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Title: Histoire de Jane Grey Author: Dargaud, Jean Marie Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de Jane Grey" *** book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.) ┌───────────────────────────────────────────────────────────────────┐ │ Note de transcription: │ │ │ │ Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été │ │ corrigées. L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été │ │ conservée et n'ont pas été harmonisées. │ │ │ │ Voir la note plus détaillée à la fin de ce livre. │ └───────────────────────────────────────────────────────────────────┘ HISTOIRE DE JANE GREY OUVRAGES DU MÊME AUTEUR UNE PROMENADE A CLUNY, in-8o. NOUVELLE PHASE PARLEMENTAIRE, in-18. HORIZON POLITIQUE DE 1844, in-8o. LE DUC DE BORDEAUX ET LA FRANCE, in-18. TRADUCTION DES PSAUMES, in-8o. — DE JOB, in-8o. — DU CANTIQUE DES CANTIQUES, in-8o. SOLITUDE, 1 volume in-8o. LA VALLÉE DE CHARMON, 1 volume in-18. LA FAMILLE, 1 volume in-8o. VOYAGE AUX ALPES, 1 volume in-18. VOYAGE EN DANEMARK, 1 volume in-18. HISTOIRE DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE, 4 volumes in-18. HISTOIRE DE MARIE STUART, { 2 volumes in-8o; { 1 fort volume in-18. Paris.—Imprimerie de Ch. Lahure et Cie, rue de Fleurus 9. HISTOIRE DE JANE GREY PAR J. M. DARGAUD Elle est belle, savante, modeste, et en tout, comme dit Platon, possédée d'un Dieu. (_Lettre de Pierre Martyr Vermigli à Henri Bullinger._) [Illustration] PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N⁰ 77 1863 A GEORGE IRETON. Vous pensez peut-être, mon cher Ireton, que je vous écris de Paris; eh bien! non; je vous écris de la forêt des Ardennes où je viens de finir mon _Histoire de Jane Grey_, en quelques mois de villégiature studieuse chez une amie qui, par l'élégance des habitudes, la noblesse du cœur et la distinction de l'esprit, est partout un centre littéraire. N'allez pas vous imaginer toutefois qu'il n'y ait où nous sommes que des publicistes, des métaphysiciens et des artistes. Il y a aussi autour de notre monastère de famille et de philosophie des chasseurs que n'aurait pas désavoués Robin-Hood. J'en connais un qui a tué de sa main cent trente-deux sangliers parmi lesquels il a choisi les plus sauvages têtes pour en décorer son manoir. Sous les voûtes consacrées à saint Hubert, on voit ces têtes noires ou fauves, avec leurs blanches défenses d'ivoire; et, dans les chenils treillissés, on entend aboyer les meutes terribles. Cela me reporte naturellement aux chasses des lords du seizième siècle et singulièrement des marquis de Dorset, les proches de Jane Grey et vos voisins du comté de Leicester; cela ne me reporte pas moins à vous, mon cher Ireton. Dans votre agreste maison de la forêt de Charnwood, vous avez été mon hôte affectueux et le premier confident de ce livre: voilà pourquoi il me plaît de vous le dédier de la forêt des Ardennes. Que cet hommage vous rappelle la prairie de Bradgate où nous avons erré ensemble les pieds dans les marguerites et dans les ruines, tandis que le soleil d'Angleterre teintait d'une lueur pâle ce paysage de Jane Grey. «_Hic locus, hæc patria est_,» me disiez-vous avec Virgile: «C'était là sa demeure, c'est là sa patrie.» Je le sentais bien, et Bradgate me toucha beaucoup, Bradgate dont l'herbe recouvre des médailles, et où la végétation des décombres est l'emblème de l'espérance qui ne trompe point. Nous eûmes là, près des ormes de Charnwood, à propos de Jane Grey, un de ces sévères entretiens métaphysiques, trop rares aujourd'hui, et qui pourtant sont le fond de la vie humaine. Vous regardiez le gazon plein de fleurs, moi, je regardais le ciel plein d'astres et je concluais qu'il n'y a de Dieu que le Dieu personnel, le seul qui soit intelligence, liberté, providence; le seul qui habite hors de nous et au dedans de nous; le seul que l'on puisse prier; le seul avec lequel on n'est pas quitte en disant: «le divin,» si l'on n'achève et si l'on n'ajoute: «le Dieu vivant!» Car d'où le divin s'épancherait-il, si ce n'est du Dieu vivant et d'où les sources idéales s'échapperaient-elles, si ce n'est encore du Dieu vivant en nous? Ce Dieu vivant n'anéantit rien de ce qu'il a enfanté une fois, ni un grain de sable, ni une personne. Le grain de sable se brise et persiste comme poussière; la personne se sépare et persiste comme âme. Étant par soi, Dieu nous continue parce qu'il nous a commencés et nous, qui sommes par lui, il nous réserve aux ascensions et aux intimités de lui-même. Quand donc nous lui demandons de vivre au delà du sépulcre, comment ne nous aurait-il pas exaucés d'avance, puisque l'une de ses lois est de conserver, puisqu'il a en autorité et en bonté plus que nous n'avons en aspiration? Ainsi des évidences merveilleuses nous traversèrent à Bradgate, mon cher Ireton. Dans l'allégresse dont nous enivrait la logique de la création et à travers les prophéties que cette logique nous déroulait, nous affirmâmes sans hésitation le souverain Être et nos destinées futures, sauf à nous démêler ensuite des difficultés, toutes infimes, du raisonnement. Platon, Leibniz et Newton conversaient avec nous entre les anciennes métairies de Jane Grey et ses arbres toujours verts, tandis que la vieille et bruyante féodalité de Charnwood et de Bradgate, désorientée par la civilisation, se taisait dans les solitudes de ramée. C'est sans doute le génie du lieu, _genius loci_, qui m'a dicté le livre que je vous envoie. Cette Jane Grey dont nous avons tant parlé, je souhaite de la rendre plus vôtre en la retraçant fidèlement. Je désire qu'elle intéresse les Anglais dont elle mérite d'être l'héroïne; je désire particulièrement que vous soyez content de moi, vous, mon cher Ireton, surtout si nous bien comprendre est pour nous une raison de nous mieux aimer. J. M. DARGAUD. Boutancourt, ce 20 octobre 1862. HISTOIRE DE JANE GREY. CHAPITRE I. Origine de cette histoire.—Visite à Bradgate.—Naissance de Jane Grey.—Ses ancêtres.—Marie, sœur de Henri VIII et femme de Louis XII, la grand'mère de Jane.—Henri VII.—Élisabeth d'York.—Veuve de Louis XII, Marie Tudor épouse Brandon, qui est créé duc de Suffolk.—Ils ont une fille qu'ils unissent à Henri Grey, marquis de Dorset, et qui donne le jour à Jane Grey.—Éducation de Jane à Bradgate.—John Aylmer.—Henri VIII.—Esprit de rénovation au seizième siècle.—Noces de Henri VIII et de Catherine d'Aragon, veuve d'Arthur.—Difficultés théologiques.—Avénement de Henri VIII.—Caractère du nouveau roi.—Henri et Catherine sacrés à Westminster.—Agitation du roi.—Il interprète son serment par une clause singulière. Les impressions involontaires de l'âme ne fécondent pas moins l'histoire que la poésie. Le temps les assoupit au fond de la conscience, où elles semblent ensevelies à jamais. Cependant, à des souffles soudains et lorsqu'on les croit mortes ou du moins endormies, elles s'éveillent comme des inspirations de ce monde mystérieux que tout homme porte en soi. Dans la poésie, les impressions n'ont besoin que d'idéal; dans l'histoire il leur faut avant tout la vérité, à laquelle on ne parvient qu'à trois conditions: l'observation du cœur humain, l'érudition des sources, la réflexion des effets et des causes. Le reste sera donné par surcroît. Les détails innombrables, les récits, les portraits, les aperçus philosophiques jailliront successivement d'une grande impression. Sans l'impression, la science ne suffirait pas. La science est la lumière, elle brille; l'impression est le feu, elle échauffe, elle pénètre, elle vivifie. Je me souviens qu'à l'époque où je poursuivais en Angleterre les aventures de Marie Stuart, un jour, un autre nom m'entraîna dans un doux horizon d'innocence et de paix. Ce nom était celui de Jane Grey. Cette princesse, du même sang que Marie Stuart, descendait de la plus jeune sœur de Henri VIII, comme la reine d'Écosse de la sœur aînée de ce monarque. Toutes deux issues de Henri VII, leur aïeul au même degré, devaient être livrées au bourreau par les filles féroces de Catherine d'Aragon et d'Anne Boleyn. La protestante Élisabeth fit trancher la tête de Marie Stuart dans le comté de Northampton, un quart de siècle après que la catholique Marie Tudor avait immolé Jane Grey entre les murs funèbres de la Tour de Londres. Un instant attiré par cette touchante princesse Jane, je l'avais contemplée au milieu des perspectives de Bradgate et de Charnwood, puis je l'avais bientôt quittée pour ressaisir les traces de Marie Stuart, jusqu'au château de Fotheringay, jusqu'à la fosse de Peterborough, jusqu'au caveau de Westminster. Maintenant, libre de l'Écosse et de la nièce des Guise, je reviens à Jane Grey dont l'exquise adolescence renferme, sous un linceul, un rayon de beauté, une flamme d'amour, un parfum de vertu et une certitude d'immortalité. Jane naquit dans le comté de Leicester en 1537. Par les Grey, ses ancêtres paternels, son blason se perdait, au delà de la conquête de Guillaume, dans la nuit des blasons normands. Par ses ancêtres maternels, elle appartenait, on le sait, à Henri VII. La plus jeune des filles de ce roi, la princesse Marie d'Angleterre, qui épousa Louis XII, fut la grand'mère de Jane. Marie, de la complexion des Tudors, dans le sang de laquelle il y avait une étincelle de ce brasier qui brûlait le sang de Henri VIII, avait été comme fiancée à Charles-Quint. Destinée par la politique à ce premier prince, la politique encore la poussa violemment dans les bras de Louis XII, tandis que Marie était éperdûment éprise de Charles Brandon, plus tard duc de Suffolk. Brandon avait une haute distinction aristocratique. Il ne charmait pas à demi. C'était la fleur des courtisans et des lords, un homme fait pour séduire les femmes; mais c'était là tout son génie, et il eût été incapable de gouverner les peuples. Marie ne pouvait s'arracher de Londres à cause de son sentiment pour Brandon. Vaincue cependant par l'obstination de son frère, elle partit désespérée. Henri VIII l'accompagna jusqu'aux blanches falaises de la dernière grève. La princesse sanglota plus haut que les flots en se séparant des rivages d'une patrie où elle aimait follement. Le duc de Norfolk, qui avait avec lui Anne Boleyn, sa petite-fille, âgée de sept ans, conduisit Marie désolée jusqu'à Abbeville. C'est dans la cathédrale de cette cité de Picardie que fut béni le mariage de la princesse avec le vieux roi de France, le 9 octobre 1514. Le lendemain, toute la suite anglaise de la reine fut congédiée, excepté Anne Boleyn et deux autres dames de l'intimité de Marie. Elle pleura beaucoup, l'impétueuse princesse, en subissant cette contrainte, elle pleura surtout en disant adieu à lady Guildford, qui l'avait élevée et qu'elle chérissait. Louis emmena sa jeune femme à Saint-Denis. Peu à peu les gémissements de la reine cessèrent. Il y eut de grandes fêtes à son couronnement. Les joutes furent magnifiques. Plusieurs Anglais, entre autres Charles Brandon et le marquis de Dorset, qui s'y étaient rendus, se signalèrent avec éclat. Le duc de Valois, qui fut depuis François Ier, connaissait la passion de Brandon pour la reine. Craignant les assiduités de ce seigneur auprès de Marie, il le faisait surveiller pour qu'il ne donnât pas un héritier au trône de France. Ce n'est pas sans lutte qu'il se dissuada lui-même par intérêt d'une entreprise galante qu'il eût tentée par goût, tant la reine Marie était piquante et pleine d'agréments! Dans un tournoi donné à Paris, le malicieux duc de Valois suscita à Charles Brandon un adversaire terrible. C'était un chevalier allemand d'une taille gigantesque, d'une force extraordinaire et d'une adresse incomparable. Brandon, animé par la présence de la reine dont le visage exprimait toutes les perplexités, triompha héroïquement. Marie ne put retenir sa joie, quoique le vieux roi fût là, étendu sur un lit de repos. Louis était amoureux. Il dédaigna les précautions qu'il s'était prescrites. Il changea toutes ses habitudes: «Car où il souloit disner à huit heures, dit un historien, il convenoit disner à midy; et où il souloit se coucher à six heures du soir, souvent se couchoit à minuict.» (_Chronique de Bayard._) Bien plus, il voyageait en cette mauvaise saison, empressé de faire à sa jeune femme les honneurs de quelques-unes de ses résidences. Marie visita particulièrement Vincennes, Étampes et Compiègne, d'où elle alla, par le château de Pierrefonds, au château de la Fère, sur l'Oise. (V. l'_Itinéraire des rois de France_, et une gravure de 1514, cart. de M. Fourniols.) Bâti de 1390 à 1405, selon les ordres de Louis d'Orléans, aïeul de Louis XII, le château de Pierrefonds était le plus pittoresque et le plus formidable des châteaux du royaume. Encore aujourd'hui, il domine de ses belles ruines trois forêts de cinquante lieues de circonférence: la forêt de Compiègne, la forêt de Laigues, la forêt de Villers-Cotterets. Il se dresse au-dessus des abbayes penchées sur les sommets comme Saint-Pierre, ou noyées dans les profondeurs comme Saint-Nicolas de Courson. De ses tours gothiques, il regarde son village riant, son petit lac, les rives plus éloignées soit de l'Aisne, soit de l'Oise, et les chênes mérovingiens de Saint-Jean-au-Bois, des chênes incommensurables de plus de mille ans. La cour étant allée de Pierrefonds à la Fère, puis étant retournée à Paris, la reine, qui avait parmi ses bijoux les portraits de son père Henri VII, et de sa mère Élisabeth d'York, les suspendit aux parois de sa chambre, dans le palais des Tournelles, où elle logeait. Ce fut une occasion pour les seigneurs de faire bonne contenance de royalistes et de sujets: car lorsque les dames anglaises de la reine, Brandon et les lords qui venaient de l'autre côté du détroit, se moquaient un peu de la parcimonie de Louis XII, le Père du peuple, les gentilshommes de France raillaient en face de son portrait l'avarice bien autrement sordide de Henri VII. «Il a la mine chiche,» disait le duc de Valois en montrant la toile accusatrice. Le mot n'était pas noble, mais dans sa familiarité gauloise, il était incontestable. Henri VII était brave et habile. Comte de Richmond, il avait vaincu Richard III, ce scélérat difforme qui était sorti du ventre de sa mère avec des dents toutes grandes et une mâchoire de bête féroce. Henri semblait n'avoir conquis le trône de ce redoutable antagoniste que pour amasser des richesses. Son portrait n'est pas moins parlant que l'histoire, et révélerait à lui seul ce fondateur de dynastie. Henri VII, dans son cadre vermoulu, est beau, mais triste, ménager de ses vêtements et quelque peu mesquin. D'où glisse et s'épaissit le nuage qui obscurcit son front? de son insatiabilité. Henri a rançonné, confisqué, pillé, volé, rapiné par la force ou par la ruse. Il a fait grâce de la vie à des lords séditieux pour s'emparer de tous leurs biens, meubles et immeubles. Il a emprunté à ses amis et pris à ses ennemis tout ce qu'il a pu emprunter ou prendre. Il n'est pas encore content. Tous ses coffres ne sont pas combles. Il a une mélancolie d'usurier. Ses soucis d'argent lui ont retiré les joues comme un parchemin. Des rides de convoitise sillonnent ce visage du menton aux cheveux. Sa bouche aux lèvres minces se retranche dans des réserves captieuses avec ses débiteurs et avec ses créanciers, avec les évêques et avec le pape, avec son Parlement et avec son peuple. Ses yeux inquiets s'allument à la pensée de l'or qu'il a et à la fascination de l'or qu'il aura. Il invente des prétextes d'acquérir. Ses expédients sont inépuisables. Sa passion inextinguible du gain est son génie. C'est Shylock couronné. Élisabeth d'York était plus respectée à la cour de France que Henri VII. Son portrait éclate en noblesse autant que celui de son époux en cupidité. Sous son voile de dentelle, avec son collier et sa croix de perles, sa robe d'hermine, son manteau de velours, Élisabeth est bien la fille d'Édouard. Elle garde empreinte sur sa physionomie jeune la majesté de sa race. Des siècles semblent enroulés autour de sa tête. La légitimité resplendit en elle. Ses regards, effarés depuis le meurtre de ses frères par Richard, son oncle, sont néanmoins pleins d'éclairs. Ils étincellent d'une fierté royale, que sa bouche timide n'ose avouer: car des roses nouées au-dessus de sa chevelure, la blanche, symbole de son droit, fait honte à la rouge, symbole de la bâtardise et de l'usurpation du comte de Richmond. Marie, femme de Louis XII, n'avait pas les scrupules de sa mère Élisabeth. Le temps, le pape et l'esprit public, fatigué de secousses, avaient consacré également les deux roses dans les armoiries de Henri VIII et des Tudors. La reine de France était d'ailleurs assez occupée. Ses jours et ses nuits s'écoulaient à sentir et à dissimuler sa passion pour Charles Brandon et son dégoût pour Louis XII. Le malheur du roi était d'oublier trop sa vieillesse auprès de sa jeune femme, dont l'ennui superbe, les caprices soudains, l'accent étranger, la parure insolite et la grâce insulaire l'enivraient. Au lieu d'un sage régime mêlé de travail, de promenade et de conversation, Louis s'abandonnait à tous ses désirs. Il était sourd aux avertissements des médecins. De longs épuisements succédèrent bientôt à ses courtes ardeurs, et, comme dans la danse d'Holbein, la mort de gambade en gambade atteignit le roi de France au bout de trois mois. Le duc de Valois devint François Ier, et Marie d'Angleterre ne fut plus enchaînée à un trône odieux. Brandon, qui avait sans cesse passé et repassé le détroit pendant cette fin d'année 1514, accourut. La veuve de Louis XII accueillit le brillant lord avec bonheur. Plus amante que princesse, elle était impatiente de se dérober par de promptes noces à une seconde immolation. Elle redoutait un nouveau calcul politique dont elle serait la nouvelle victime. Elle voulut cette fois céder à son cœur. Elle se jeta dans la passion comme Guillaume dans la conquête, en brûlant ses vaisseaux. Malgré les défenses de Henri VIII, Marie épousait Brandon deux mois après la mort de Louis XII et prosternait avec joie sa couronne de reine devant l'amour. D'abord irrité, Henri VIII pardonna aux téméraires amants qui l'avaient bravé. Il les traita affectueusement en Angleterre. Leur mariage accompli à Paris dès le mois de mars 1515, fut célébré publiquement à Greenwich le 13 mai, et Brandon fut créé duc de Suffolk. La jeune reine douairière avait emporté avec elle de la cour de France une valeur de plus de deux cent mille écus en bagues, en peintures, en vaisselle plate et en tapisseries. François Ier regretta beaucoup un diamant connu sous le nom de _Miroir de Naples_ et que la duchesse de Suffolk s'obstina résolûment à ne pas restituer.—«Eh bien, qu'elle le garde! dit enfin François Ier; foi de gentilhomme, elle le peut, en retour d'un joyau plus précieux qui a coûté cher au feu roi.» Henri VIII institua grand maître du palais le duc de Suffolk, qui fut un favori pour son beau-frère, une idole pour sa femme en même temps que l'arbitre de la mode et le législateur de l'étiquette. Le duc et la duchesse eurent une fille qui donna le jour à Jane Grey. Jane était entrelacée à la royauté, non-seulement par sa mère, par sa grand'mère veuve de Louis XII, par son bisaïeul Henri VII, c'est-à-dire par les Tudors, mais encore par les Grey. Avant le mariage de Henri VII avec Élisabeth d'York, les Grey avaient fourni une reine à l'Angleterre: car la mère d'Élisabeth d'York et des pauvres petits princes immolés dans la tour de Londres par Richard, cette mère de douleurs était une lady Grey, veuve d'un des seigneurs de ce nom. Elle avait épousé Édouard IV. Par ses fils du premier lit, elle perpétua la lignée des Grey, tandis que par la fille du second lit, après le crime de Richard III, elle légitima pour ainsi dire les Tudors. Henri VII n'était pas en effet l'héritier des Lancastre, l'héritier légal du moins; il n'était que le petit-fils d'un petit-fils bâtard et adultérin de Jean de Gand, duc de Lancastre. Voilà ce qu'était Henri Tudor, comte de Richmond. La rose rouge n'était pas pure à son diadème royal, et c'est pourquoi, malgré sa victoire à Bosworth, il se hâta d'épouser, le 8 janvier 1436, dans l'église de Westminster, Élisabeth d'York dont la rose blanche était sans tache. Jane Grey était du sang de lady Grey, femme d'Édouard, par deux ruisseaux distincts: par les enfants du premier lit, les Grey, marquis de Dorset; et par l'enfant survivant du second lit, Élisabeth d'York. Cette généalogie serrée par tant de nœuds autour du trône était une tentation permanente. Jane y résista, mais ses proches n'y succomberont-ils pas? c'est ce que l'avenir ne dévoilera que trop. Ce fut au château de Bradgate que Jane vit sa première aurore. Ce vaste et somptueux château, situé à quatre milles de Leicester, avait un parc de trois lieues de tour qui confinait à la forêt de Charnwood. Les grandes portes du manoir étaient ornées de têtes de cerf et les portes des écuries de têtes de renard, trophées féodaux cloués alors à toutes les demeures des nobles. La mère de Jane et son père Henry Grey, marquis de Dorset, allaient souvent à la cour où les retenaient leur naissance, leur goût et leurs charges. La duchesse de Suffolk était morte dès 1534, mais le duc de Suffolk continuait ses fonctions de grand maître de la maison du roi. Lui et son gendre, le marquis de Dorset, furent l'un et l'autre chevaliers de la Toison d'or, du Saint-Esprit et de la Jarretière. Dans les cérémonies, ils tenaient le premier rang. Au couronnement des reines et au baptême des enfants de Henri VIII, le duc portait la longue baguette blanche de sa dignité, le marquis portait le sceptre, et la marquise éclipsait tout de son luxe. Pendant que les illustres et frivoles parents de Jane Grey vaquaient à leurs intrigues et à leurs vanités, la petite Jane demeurait à Bradgate. Après les limbes des premières années et la période des nourrices, elle y eut un train de princesse, une gouvernante, un précepteur, des femmes de chambre et des serviteurs nombreux. Le docteur John Aylmer, qui depuis sous Élisabeth fut évêque de Londres, visitait souvent Jane. Ce fut de tous les amis qui entourèrent soit l'enfance, soit la jeunesse de l'héritière des Dorset, l'homme qui eut sur elle le plus d'autorité. D'un caractère très-doux, d'une âme exaltée et mystique, d'un génie subtil, souple, insinuant, et d'une profonde érudition, il ajoutait à tous ces dons la tendresse. Il veillait de loin ou de près, mais toujours d'une manière décisive, sur cette pupille de son choix et de son cœur. Jane était ravie de sa présence, et rien ne valait pour elle soit une promenade, soit une conversation avec le bon Aylmer. Un séjour du théologien et de l'humaniste à Bradgate, un séjour de quelques semaines était pour Jane une direction de plusieurs mois. Elle se rappelait ses récits, elle se conformait à ses conseils. Laissons au bord de la vaste forêt de Charnwood, dans le silence des cors et des fanfares de chasse durant l'absence des seigneurs, les habitants de Bradgate, Jane, ses femmes et ses maîtres, afin de rejoindre le duc de Suffolk, le marquis et la marquise de Dorset, dans les orageux manèges et dans les tragiques cabales de la cour. Il faut même reprendre les choses de plus haut, un peu avant et pendant l'adoption par Henri VIII d'une réforme religieuse partielle qui influa tant sur les destinées de Jane Grey. Et d'abord, quel est le fait moral qui domine tout, qui colore tout dans ce siècle, à Bradgate et hors de Bradgate, en Angleterre et hors de l'Angleterre? Il y a partout un signe. Sous les traités d'alliance, sous les fêtes, sous les serments, sous les plus belles apparences de paix, il y a une guerre intérieure. Et cette guerre intérieure est bien plus qu'une guerre territoriale ou qu'une guerre politique: c'est une guerre religieuse, une guerre civile et étrangère, une guerre des esprits. Cette guerre trouble l'Europe, l'Amérique, chaque continent, chaque État, chaque famille, chaque âme individuelle. Il s'agit de choisir son Dieu. Les uns veulent conserver leur foi, la foi où le monde s'abrite depuis dix-huit siècles. Les autres aspirent à quitter cette foi maternelle qui enchante les berceaux, qui fortifie la vertu, la piété, la charité, et qui dore d'une espérance immortelle les sépulcres. Apportée par le Christ, qui en est le fond, l'ancienne foi ne suffit plus à beaucoup. Ils sentent des flammes de raison qui brûlent des fragments de légende, et ils vont bravement en avant. Ils ne savent pas alors, excepté les plus hardis, que la légende sera consumée. Non, ils ne le savent pas. Ils commencent; d'autres persévéreront, jusqu'à ce que le génie moderne ait monté de degré en degré et par mille angoisses de l'oppression à la liberté du cœur. Il y a une légende, mais il y a aussi une philosophie dans le christianisme. Les unitaires, les sociniens comprirent cela de très-bonne heure et s'efforcèrent de gravir les sommets de cette philosophie divine. Qu'avaient-ils à craindre dans cette évolution successive? Rien, selon leurs docteurs (V. Schoman et les deux Socin). Ils ne redoutaient aucun précipice. En s'élevant au-dessus des dogmes, ils croyaient ne risquer, après une longue route, que de surgir en pleine splendeur sur les cimes. Il leur semblait qu'ils traversaient la nuit et qu'ils allaient au jour. Et que leur importaient les cultes positifs? Est-ce que par delà tous ces cultes il n'y avait pas le Dieu infini, éternel? Ce n'était donc pas le vide, ce n'était donc pas l'abîme qui les attendait; c'étaient l'intelligence et l'amour. La question ne fut pas ainsi posée, au seizième siècle, par les autres protestants. Ils ne se hasardèrent pas d'un premier bond en dehors des textes consacrés. Ils s'y retranchèrent. Ils dirent: L'Église n'est pas dans le pape et les cardinaux; elle est dans la Bible. Qui interprétera la Bible? Toute communauté, tout foyer, tout homme! malgré bien des restrictions, tel était l'axiome qui devait entraîner si loin. Le prince de Galles, qui fut ensuite Henri VIII, avait un frère aîné, le prince Arthur. Avant la mort de ce frère, il était destiné à l'archevêché de Cantorbéry, et il reçut l'éducation d'un prélat. Arthur mort, Henri poursuivit ses premiers travaux. Il était très-précoce d'aptitudes, de manières, de passions. Il se fiança à Catherine d'Aragon, la femme de son frère aîné Arthur, veuve après quatre mois de mariage. Henri VII, ce roi ladre sous le plus riche diadème de l'Europe, avait imaginé ces noces incestueuses avec son second fils pour ne pas restituer à Ferdinand d'Espagne les cent mille couronnes qu'il en avait reçues comme une moitié de la dot de l'infante Catherine. Cette cérémonie des fiançailles est de 1503; le prince de Galles avait douze ans. J'ai rencontré à Londres (galerie de M. Fourniols) un vieux tableau enfumé qui se rattache juste à cette date et qui a eu pour moi le plus vif intérêt. Il représente le château de Greenwich. La Tamise roule au pied. La terrasse, sablée, est semée de fleurs et entourée de grands arbres. Le roi Henri VII se promène sous des massifs entre deux hommes vénérables que l'on reconnaît. C'est Warham, archevêque de Cantorbéry, et Fox, évêque de Winchester. Le roi a une admirable crinière grise et semble écouter Warham avec attention. Près d'eux, Marguerite, la fille aînée de Henri VII, celle qui fut la souche de la branche écossaise, la grand'mère de Marie Stuart et de Darnley, joue avec sa sœur cadette, la petite Marie, celle qui sera la femme de Louis XII, puis de Suffolk, et la grand'mère de Jane Grey. Le groupe qui attire le plus les regards est assis très-près de l'escalier par lequel le palais communique avec le fleuve. Ce groupe, à quelques toises des deux autres, se compose de la comtesse de Richmond, la mère de Henri VII, d'Élisabeth d'York, sa femme, du prince de Galles, depuis Henri VIII, et d'Érasme. La comtesse avec sa figure imposante, Élisabeth avec sa physionomie tragique, prêtent l'oreille à la conversation du jeune prince et du philosophe. Henri de Galles, dont les yeux bleus étincellent, dont les cheveux blonds flottent au souffle de la Tamise, parle sans doute en latin à Érasme, qui sourit d'un air spirituel et amusé. Dans un enfoncement, à l'écart, sous un grand arbre, une femme qui devient peu à peu l'unité du tableau se recueille profondément: c'est Catherine d'Aragon. Elle est toute vêtue de deuil. Elle a dix-sept ans, cinq ans de plus que son nouveau mari, le prince de Galles. Elle regrette peut-être Arthur, Henri l'attire peut-être. Elle soupire peut-être après le soleil d'Espagne, les orangers embaumés et les fontaines mauresques de Valladolid, de Séville et de Grenade. Peut-être songe-t-elle seulement à ses devoirs de chrétienne, à ses jeûnes du vendredi et du samedi, à son cilice, à ses repas au pain et à l'eau, à ses fréquentes confessions, à ses communions ferventes, à ses travaux en tapisserie, à la Vie des saints, sa bibliothèque presque unique et de beaucoup préférée à toutes les autres. Quelles que soient d'ailleurs les pensées de la princesse, elle est si belle, si douce, si fière et si sombre, qu'elle finit par absorber toute l'âme. Ses yeux noirs et ses cheveux noirs la couvrent de ténèbres plus que de rayons. Sa bouche est énergique, et son front tout enveloppé d'un nuage de tristesse. Il y a dans la gravité castillane de Catherine une constance religieuse, un orgueil invincible, une monotonie vertueuse qui inspirent le respect, mais qui à la longue pourraient verser l'ennui. Tous les personnages de ce tableau sont des portraits. Ils sont même si frappants, que je les attribuai d'un premier coup d'œil à Hans Holbein. Je reconnus bientôt mon erreur, non que les portraits d'Holbein soient plus ressemblants: ils ont seulement plus de perfection, et ils sont un peu postérieurs. Cependant Warham avait réprouvé d'abord l'union de Catherine avec son beau-frère le prince de Galles; Fox, pour plaire au roi, la conseillait au contraire. Le pape Jules II la consacra par une bulle à laquelle se soumit Warham. Les raisons de ce prélat avaient été si fortes néanmoins, qu'elles inquiétèrent la conscience de Henri VII, malgré la bulle. Sous l'aiguillon du remords, le 23 juin 1505, le dernier jour de la treizième année du prince de Galles, le roi le contraignit au palais de Richmond à protester contre un mariage qui violait la loi de Dieu inscrite dans le Lévitique. Cette protestation ne fut pas signifiée à la princesse et demeura secrète. Elle ne fut pas toutefois sans conséquence. Car, en calmant les terreurs de Henri VII, elle laissa dans l'esprit mobile du prince de Galles un doute dangereux. A son avénement (1509), Henri VIII avait dix-huit ans, et sa fiancée, qui était sa belle-sœur, en avait vingt-trois. Beaucoup plus que cette différence d'âge, les différences de caractère et de goût étaient redoutables. Henri VIII avait une prodigieuse exubérance de vie. Il était aussi capable de mal que de bien, et de lui si l'on pouvait tout espérer, on pouvait tout craindre. D'une activité dévorante, déjà docteur non moins qu'amant, il était aussi près d'être le fléau que l'appui, soit de sa femme, soit de l'Église. Il avait une grande propension à l'exégèse. C'était un commentateur de la Bible et un casuiste. Ses génies de prédilection étaient Aristote, l'un des deux philosophes sublimes de l'antiquité, et saint Thomas d'Aquin, le gigantesque métaphysicien du moyen âge. Ce double enthousiasme de Henri donne la mesure de ses facultés. Il avait une singulière portée et une sérieuse culture. Celui qui sera François Ier, et qui aura le beau surnom de père des lettres, n'était pas l'égal de Henri VIII pour la diversité de connaissances. François avait étudié en prince, et Henri en prêtre. L'un fut un chevalier, l'autre un théologien. Du reste, Henri s'habillait bien, dansait bien, faisait des armes et domptait un cheval à merveille. Il chassait infatigablement. Il excellait dans toutes les adresses et dans toutes les hardiesses du gentilhomme; mais la Logique d'Aristote et la Somme de saint Thomas se mêlaient à chaque heure, à chaque circonstance de sa vie. Il était aussi prodigue que son père était avare, ce qui est tout dire. Il s'adonnait à la musique presque autant qu'à la dialectique, et il composait des messes pour sa chapelle. Il recélait dans les profondeurs de son âme des vices pleins de catastrophes. Ces vices, toujours sur le point d'éclater, étaient une vanité âpre, une prétention à l'infaillibilité et une rage de volupté insatiable. La moindre restriction dans l'éloge l'offensait, la plus légère contradiction l'exaspérait, un regard soudain de femme le rendait fou. Toutes ses résolutions, et jusqu'à ses plaisirs, étaient assaisonnés de scolastique. Dès ce temps-là, il était disposé soit à châtier une ironie, soit à clore une discussion, soit à légitimer une maîtresse avec l'aide du bourreau. La hache plus que l'épée devait être l'insigne de sa puissance, l'instrument de son règne. Il était facile de prévoir que si les syllogismes ne lui réussissaient pas contre un obstacle ou contre un adversaire, il emploierait l'acier, et que ce serait là le suprême argument soit de sa politique, soit de sa théosophie. L'ambassadeur de Ferdinand, le comte de Fuensalida, ne se souciait guère, à la mort de Henri VII, du bonheur de Catherine d'Aragon, la fille de son maître; mais il se préoccupait fort de son mariage. Il se présenta sans retard au palais, et demanda au jeune souverain deux choses: le renouvellement du traité de paix entre l'Espagne et l'Angleterre, puis l'accomplissement immédiat de l'union conclue entre lui, le nouveau monarque de la Grande-Bretagne, et la princesse Catherine. Henri accueillit bien cet empressement de Fuensalida, et déféra la discussion des noces à son conseil. Elle fut promptement terminée. Warham, archevêque de Cantorbéry, soutint son ancienne opinion. Le roi ne devait pas épouser la femme de son frère. Le Lévitique le défendait; le Pentateuque était formel. Le pape lui-même avait-il bien pu dispenser du droit divin? Fox, évêque de Winchester, répondit que le pape avait jugé, qu'il était le vicaire de Jésus-Christ, et que ce n'était pas à un ministère anglais, en infirmant une bulle romaine, d'oser plus que n'oserait un concile. Les débats furent courts. Henri VIII était impatient. Le conseil vota le mariage tant désiré. Il fut célébré le 11 juin à Greenwich. La princesse ne pleurait plus Arthur, elle adorait Henri; ses larmes avaient séché; sa joie éclatait malgré elle; ses cheveux avaient un éclair comme ses yeux, ses lèvres et son teint; son sang espagnol bouillonnait sous ses scapulaires. Elle quitta le deuil et se revêtit d'une robe blanche. C'était la couleur des vierges, et, selon son témoignage, elle la méritait. Arthur n'avait été que son frère. Henri, qui connaissait la complexion de son rival toujours expirant avant la mort, crut la princesse sur parole, et sa passion redoubla pour elle. Le 21 juin 1509, il la mena, par la Tamise, de Greenwich à la Tour, où ils habitèrent une semaine. Le 29, il la conduisit au milieu d'une foule émue, dans une litière attelée de six chevaux blancs, et sous une pluie de fleurs, à Westminster. L'archevêque de Cantorbéry, Warham, en costume pontifical, avec sa mitre et sa crosse de primat, l'attendait. L'autel resplendissait d'or, de pierreries et de cierges. L'encens répandait dans l'abbaye ses nuages et son parfum mystiques. Le roi s'agenouilla devant le prélat, qui, debout, dit d'une voix profonde en abaissant son regard sur le monarque prosterné: «Vous jurez de maintenir les priviléges qu'Édouard le Confesseur et les princes ses ancêtres ont octroyés à l'Église et au clergé d'Angleterre? —Je le jure, répondit Henri Tudor. —Levez-vous, reprit l'archevêque, et soyez fidèle à votre promesse.» Le roi se releva brusquement. Il avait le diadème au front, l'anneau enchâssé des deux roses au doigt, le sceptre dans la main. Il était fort pâle. Que se passait-il dans son âme? Était-il humilié de cette cérémonie où un prêtre lui avait parlé de haut? Eut-il l'ambition du sacerdoce royal? Rêva-t-il la dictature des consciences? Fut-il agité des pressentiments d'un chef de culte? Quoi qu'il en soit, il abrégea la séance, se retira dans une salle de l'abbaye, et, s'étant fait apporter l'acte de serment, il y ajouta des corrections capitales. Elles se résument dans un complet arbitraire. Il ne rétracta pas son engagement, mais il le réduisit à un caprice par cette formule insolite: «Je jure de maintenir les priviléges de l'Église et du clergé d'Angleterre, _en tant qu'ils ne préjudicieront ni à ma juridiction, ni à ma dignité_.» Rien de plus élastique assurément qu'une telle charte. Rome apprendra plus tard le sens de cette clause énigmatique. Henri sortit de l'abbaye plus que roi, roi absolu, et presque pape. Dans l'ombre des arceaux gothiques, il avait essayé la tiare. Elle lui parut sans doute légère, même par-dessus la couronne. [Illustration] CHAPITRE II. Le précepteur de Henri VIII, John Skelton.—Les humanistes d'Angleterre.—Leur faveur et leur influence.—Érasme.—Son portrait par Holbein.—Wolsey.—Henri VIII se déclare contre Luther et reçoit de Léon X le titre de _défenseur de la foi_.—Ambition de Wolsey.—Il console le roi des insultes de Luther.—Attaques de Skelton contre Wolsey et contre le clergé.—Henri, tout en les blâmant, s'amuse des satires du poëte.—Anne Boleyn.—Son séjour en France.—Son retour en Angleterre.—Sa beauté, sa grâce, son esprit.—Elle devient fille d'honneur de Catherine d'Aragon.—Elle est aimée de lord Percy et l'aime.—Portrait d'Anne.—Lord Percy épouse Marie Talbot.—Anne quitte la cour.—Elle y revient.—Amour croissant de Henri VIII.—Diplomatie d'Anne Boleyn.—Le roi la veut pour femme légitime.—Plan de divorce.—Négociation avec la cour de Rome.—Wolsey nommé légat.—Clément VII désigne un second légat, le cardinal Campeggio.—Système de temporisation entre les légats et le pape contre Henri VIII. Le précepteur de Henri VIII avait été John Skelton qui ne lui avait pas enseigné le respect. Skelton, au fond, se moquait de la Bible et du sacré collège. Il était de bonne maison, et on le comprend à sa hardiesse. Prêtre, bouffon et poëte, il aimait la licence, et l'inspirait. Il n'admettait de lois que celles du rhythme. Il était effréné en tout le reste. Dès le début de son règne, Henri VIII prit ses précautions avec Rome, et jeta au peuple les têtes d'Empsom et de Dudley, deux ministres des prévarications paternelles. Il était terrible et séduisant. Tandis que la reine se macérait, faisait de la tapisserie, écoutait des sermons et grondait ses filles d'honneur, lui, le roi, courait les tournois et les conciles épiscopaux, les joutes d'épée et de syllogisme. Son idéal multiple, c'était d'être tour à tour le prince Noir et le chevalier aristotélique, le serviteur des dames et le disciple de saint Thomas. Il protégeait, enrichissait les humanistes. Il appelait Érasme, qui enferma dans une boîte de cèdre sa correspondance avec le monarque. Henri recevait à sa table Thomas Morus, qui expliqua saint Paul, Linagre qui commenta Horace et Virgile, Colet qui proposa de donner à Platon la moitié du trône qu'occupait seul Aristote dans le moyen âge. Skelton égayait les repas, Érasme les illustrait. Presque tous ces humanistes d'Angleterre avaient passé les monts, et revenaient d'Italie. Ils rapportaient aux pieds de Henri VIII les souvenirs de la tradition et les tentatives de l'innovation. Ils racontaient Rome et les papes, Florence et les Médicis. Henri éprouvait une émulation de doctrine, d'audace et de luxe. Il voulait surpasser tous les princes et tous les pontifes du monde. Il prodiguait l'or et les encouragements à tous les arts. Érasme était le dieu des humanistes, Holbein en fut le peintre. Henri aspirait à en être le roi. Il s'inclinait devant Érasme, car c'est Érasme qui décernait la célébrité. Qui ne connaît Érasme, soit par ses œuvres, soit par le portrait d'Holbein? Le grand artiste a fixé dans une toile immortelle la personnalité du philosophe. Cette toile (c'est celle du Louvre) retrace bien plus qu'un visage, elle retrace toute une âme. Érasme est en robe de chambre brune et en toque noire. Assis devant une table, il écrit avec un roseau taillé très-fin. La figure est de profil. Le regard est ferme comme la main, le nez est aigu comme la pointe du roseau. Le front renferme dans ses rides mille pensées; la bouche exprime dans ses plis mille prudences. Et cependant un diabolique esprit étincelle sous la peau, perce la circonspection, déborde les réticences et compromet ce sage trop pusillanime. Il n'ose aller au delà de la malice, et c'est sa honte; sa gloire eût été d'aller jusqu'à la conscience. Érasme alors serait le Voltaire du seizième siècle. Il n'est qu'Érasme, très-grand encore néanmoins. Henri VIII régna ainsi pendant dix-huit années, depuis son couronnement, au milieu des hommages d'Érasme et des lettrés. Il était infidèle à Catherine d'Aragon sa femme, mais il gardait le décorum. Il gouvernait; il s'occupait un peu d'affaires et beaucoup de plaisirs; il s'abandonnait à ses ministres, surtout à Wolsey; il brillait à des entrevues splendides, négociait, combattait dans quelques rencontres, et se satisfaisait toujours. Il avait la prétention d'être un Père de l'Église autant qu'un héros. Luther s'insurgeant, il attaqua ce lion de la théologie. L'Arminius de Wittemberg résista, riposta et asséna de rudes coups à son adversaire auguste. Mais Henri avait les apparences de la victoire. Le moinillon d'Allemagne était bafoué par les courtisans de Windsor, par Wolsey, par Fisher, par tous les cardinaux et par le pape. Deux exemplaires de l'_Assertio_ magnifiquement imprimés et reliés furent remis solennellement par l'ambassadeur d'Angleterre au pape Léon X, qui accueillit ce précieux chef-d'œuvre en présence du sacré collège, avec une reconnaissance éloquente. Paul Jove, l'historiographe de Léon X, inscrivit ce mémorable événement dans ses annales. Sadolet et Bembo applaudirent à la réponse cicéronienne que le pontife avait faite à Henri VIII. Ce prince fut au comble de ses vœux. Lui, qui avait reçu la rose d'or de Jules II, il recevait de Léon X le titre de défenseur de la foi. Son obéissance n'eut plus de limites. Il se déclara le roi-lige du pape. Thomas Morus l'avertit qu'il allait trop loin, que le chef du catholicisme était aussi un souverain temporel, et qu'il convenait de ne pas abaisser le diadème d'Édouard le Confesseur devant la triple couronne de saint Pierre. Henri VIII se frappa la poitrine, et soutint qu'il ne pouvait jamais être assez soumis à sa très-sainte mère l'Église. Il était aussi plein de déférence pour Catherine, sa femme, et pour Wolsey, son premier ministre. Il y avait de quoi trembler, car Henri était plus inconstant que la courtisane, plus fantasque et plus soudain que le vent, plus mobile que la mer; sa parole était un jeu, son amour un sable mouvant qui engloutissait ceux qui s'y confiaient. N'importe, ni Rome, ni Catherine, ni Wolsey ne doutèrent du roi. C'était un si bon chrétien, un si bon mari, un si bon maître! Wolsey lui-même, un homme de tant de pénétration, y fut trompé. Il crut ce qu'il espérait. Il s'enchanta de mille chimères. La plus obstinée de ses illusions était la tiare. Il la voyait dans la veille et dans le sommeil, dans les fêtes, à l'autel, dans ses charmilles de York-Palace ou de Hampton-Court, sous les ogives des cathédrales lorsqu'il officiait en grande pompe, ou dans les perspectives vastes des forêts lorsqu'il suivait les chasses royales. Wolsey s'était insinué peu à peu dans l'esprit et dans les passions de Henri VIII. Il était très-souple, très-savant, très-retors, très-poëte et très-théosophe. Ce fut Fox, l'évêque de Winchester, qui le donna au roi comme aumônier. Wolsey était dissolu et ascète, humble et orgueilleux, désirant toujours au delà de ce qu'il avait, mais par degrés; de sorte que son ambition, mesurée et sans bornes, haletante quoique réglée, alla toujours croissant, depuis le bonnet de laine qu'il portait chez son père l'éleveur de bétail jusqu'au bonnet de docteur, jusqu'à la mitre d'évêque, jusqu'au chapeau de cardinal, et enfin jusqu'à la tiare; accumulant de plus tous les pouvoirs civils, chancelier et premier ministre. La tiare était la seule de ses ambitions qu'il n'eût pas encore atteinte, et voilà pourquoi elle éclatait partout devant lui, pourquoi elle était partout le point lumineux de ses horizons, de ses calculs et de ses songes. Au moment où Luther répondait aux insultes que lui avait lancées le roi par delà l'Océan, où le moine de Wittemberg, après avoir lu dans l'Assertio de Henri VIII ces outrages: _Doctorculus, sanctulus, eruditulus!_ renvoyait à son superbe adversaire de stridents éclats de rire, des tonnerres de dialectique et d'éloquence mêlés d'objurgations, et s'écriait: «Mon roi, c'est le Christ; le roi d'Angleterre est un pourceau de thomiste, un menteur et un maraud;» à ce moment pénible, Wolsey enivra Henri VIII de flatteries. Son titre de roi, lui insinuait-il, était un hasard heureux, mais c'était le moindre de ses mérites. Homme incomparable, il était le prince des théologiens et des beaux génies. Henri se laissait convaincre facilement. Il était touché d'estime pour le goût de Wolsey. Il lui rendait éloge pour éloge. Accusait-on le luxe du cardinal? le roi l'approuvait hautement. Selon Henri, Wolsey devait participer de son maître, avoir des gardes, des pages, des lords, des prélats pour serviteurs, des palais, des chevaux chargés d'or, un cortége de cinq ou six cents personnes autour de sa mule noire ou blanche, toute caparaçonnée de velours, tout étoilée d'escarboucles et de pierreries. Henri n'était pas mécontent. Son premier ministre méritait tout cela, seulement il écoutait parfois Skelton disant: «Le cardinal a passé aujourd'hui dans la cité. Quelqu'un s'étant informé si c'était le roi, une voix a répondu: «Non, c'est trop brillant. Ce doit être M. le légat.» Henri entendait cela, et ceci encore: «C'est à peine si l'on pourrait compter les nombreux clients qui servent de cortége à Sa Grâce. Vous y trouverez des évêques, des abbés mitrés, des ducs, des comtes, des chevaliers, des juristes, des théologiens, des maîtres d'école, des valets de pied, des palefreniers. La procession est longue.—Ah! voici le cardinal, dit un homme du peuple;—c'est l'archevêque d'York, dit un autre;—c'est le légat _a latere_ de notre très-saint-père le pape, dit un troisième.—Place, place à milord d'York, place au chancelier, place au légat, crient les valets de service: arrière, manants, ne voyez-vous pas la douce figure de Sa Grâce?» Et ailleurs, c'est le cardinal qui parle: «Ma demeure, dit-il, est somptueuse; l'or brille sur mes toits comme le soleil en plein midi; des arabesques en ronde bosse serpentent sur les murs, affectant les figures les plus fantasques; mes galeries, larges et spacieuses, ressemblent à des parterres; dans mes jardins protégés par d'épaisses murailles, des fleurs aux mille couleurs embaument l'odorat. J'ai des bancs ombragés de chèvrefeuille pour me reposer, des labyrinthes pour égarer mes pas; plus loin de vastes allées pour rêver à loisir. Voyez mon salon, quelles belles tapisseries! C'est la main d'un artiste qui en a dessiné les sujets: on dirait de la peinture! Quand vient l'heure du repas, ma table étale des mets exquis; je dîne dans une atmosphère de parfums; ma vaisselle est l'œuvre de ciseleurs habiles; je bois dans des coupes précieuses. Si je sors, deux croix d'argent me précèdent; devant moi marchent des valets une hache dorée sur l'épaule; on me contemple comme un saint quand je parais sur ma mule empanachée.» Skelton, que M. Philarète Chasles a traduit avec l'originalité d'un créateur, est inépuisable sur les désordres du clergé: «Bâtiments royaux, domaines splendides, tours, tourelles, tourillons, salles, bosquets, palais qui fendent la nue, fenêtres à vitraux, tapisseries d'or et de soie, où l'on voit Mme Diane nue, Vénus la gaillarde prenant ses ébats, Cupidon le dard à la main, Pâris de Troie dansant avec Mme Hélène.... Ce sont là leurs maisons, leurs soins et leurs plaisirs, tandis que les églises négligées se vident et que les cathédrales sont en ruines.» Selon Skelton, Wolsey encourage et résume en lui tous ces luxes, tous ces vices. «Pourquoi ne vous voit-on pas à la cour? demande-t-on au poëte.—Pourquoi? C'est qu'il y a près du roi un homme plus grand que le roi, si élevé dans la hiérarchie de son arrogance, que l'on ne peut le regarder en face. Au conseil d'État, dans la chambre étoilée, savez-vous comment il se tient? Sa baguette frappe la table; toutes les bouches se ferment, nul n'ose prononcer un mot; tout fait silence, tout plie. Wolsey parle seul; nul ne le contredit; et quand il a parlé, il roule ses papiers en s'écriant:—«Eh bien! qu'en dites-vous, messeigneurs? Mes raisons ne sont-elles pas bonnes,—et bonnes,—et bonnes?» Puis il s'en va, sifflant l'air de _Robin-Hood_. C'est là l'homme qui nous gouverne, que la pompe et l'orgueil environnent de toutes parts, et qui, pour garder mieux le vœu de chasteté, ne boit que le fin hypocras, ne se nourrit que de gros chapons cuits dans leur jus, de perdrix, de faisans merveilleusement assaisonnés, et n'épargne ni femme ni fille. Belle vie pour un apôtre!» Henri VIII feignait parfois de l'indignation, mais au fond il s'amusait de l'audace de son ancien précepteur, et il ne le faisait pas taire. Wolsey, assuré de son ascendant sur Henri, vivait dans le mirage de la papauté. Il traitait les rois et les empereurs en égal, sans cesser un instant de préparer le jour où il les traiterait en supérieur. Il avait dans son oratoire un plan du Vatican, son futur château. Il s'y créait d'avance toutes les mollesses d'un épicurien, toutes les puissances d'un prêtre, tous les fastes d'un satrape, toutes les délices d'un sultan catholique, toutes les joies d'un demi-dieu. Quelquefois, à travers son inextinguible cupidité des clefs, le cardinal rappelait son humble enfance, ses lents travaux, chaque échelon de cette échelle de Jacob qu'il avait gravi jusqu'à l'avant-dernier, lui, le pauvre écolier d'Oxford, le secrétaire de Fox, le précepteur des fils du marquis de Dorset! Il venait de loin. Ces moments de modestie étaient courts, et Wolsey, il est vrai, en sortait plus superbe qu'un Titan. Il était le roi du roi, lorsque Anne Boleyn reparut en Angleterre. Nous avons laissé à Paris cette enfant d'un peu moins de huit ans alors. Elle avait accompagné avec son grand-père le duc de Norfolk et son père Thomas Boleyn la princesse Marie. Quand cette princesse, veuve de Louis XII, se fut unie au beau Suffolk et partit pour Londres, elle eut soin de recommander la petite Anne à la reine Claude, femme de François Ier. La reine fit avec le temps d'Anne Boleyn une de ses filles d'honneur. Anne était d'une famille picarde, qui, après la conquête de Guillaume, se transplanta des environs de Péronne dans le comté de Norfolk. Le bisaïeul d'Anne, Geoffroy Boleyn, fut lord-maire. Il avait amassé dans le commerce une immense fortune. Il obtint la main de la fille de lord Hastings. Son fils, William Boleyn, épousa la fille du comte d'Ormond, et son petit-fils, Thomas Boleyn, père d'Anne, épousa à son tour Élisabeth, fille du comte de Surrey, depuis duc de Norfolk. Voilà de grandes alliances. Anne naquit et fut élevée au château de Blickling, dans le comté de Norfolk. Ses premiers compagnons dans les prairies de Blickling furent sa sœur aînée Marie, son frère George et le poëte Wyatt. Elle suivit son père dans le comté de Kent, au château de Hever, où Thomas Boleyn s'établit plus près de la cour. Anne avait dès lors une gouvernante française. Elle vécut trois mois chez la reine Marie, femme de Louis XII, et huit ans soit chez la reine Claude, soit chez la duchesse d'Alençon, la sœur de François Ier. Elle rentra en Angleterre à seize ans. Elle fut fort admirée. Ce n'est point en 1525 qu'elle quitta la France, comme le prétendent certains historiens, ni en 1524, à la mort de la reine Claude, qu'elle fut admise parmi les filles d'honneur de la duchesse d'Alençon. Car elle revit les foyers paternels de Hever à la fin de 1522, époque où, sur les instances de Thomas Boleyn, le cardinal Wolsey la fit admettre parmi les filles d'honneur de la reine Catherine, femme de Henri VIII. Henri avait trente-deux ans. Il avait eu beaucoup de maîtresses, entre autres Élisabeth Blount, veuve de sir Gilbert Talbois, et Marie, sœur aînée d'Anne Boleyn. Anne n'eut d'abord que de la répulsion pour le séducteur de Marie. Le poëte Wyatt fut moins heureux encore que le roi. Car le roi du moins avait la haine d'Anne, et Wyatt n'eut que son amitié. Ce fut lord Percy, fils du comte de Northumberland, qui eut tout son amour. Percy et Anne s'étaient avoué leur passion mutuelle, à York-Palace, chez Wolsey, dans une de ces fêtes où le cardinal prodiguait les fleurs, les lumières, l'or, les collations, toutes les magnificences. Les amants se cherchèrent dès lors et se rencontrèrent dans les soirées soit de Hampton-Court, soit d'York-Palace, soit de Greenwich. Bien plus, lord Percy, que son père avait attaché à la personne de Wolsey, profitait de toutes les affaires d'État qui amenaient le cardinal chez Henri VIII. Pendant que Wolsey s'entretenait d'administration, de finances ou de politique avec le prince, lui Percy, sous prétexte de rendre ses hommages à la reine Catherine, ne manquait pas l'occasion d'enchanter Anne et de s'enchanter lui-même par des confidences à voix basse, par les perspectives de leur bonheur, lorsqu'ils seraient l'un à l'autre, à la face de la cour et du monde. Le mariage serait leur Éden. L'année 1523, dans ses deux premières saisons, fut l'aube riante de la vie d'Anne Boleyn. Elle aimait, elle était aimée. Elle avait été fille d'honneur soit de la reine Claude, soit de Marguerite, la duchesse d'Alençon, qui plus tard fut reine de Navarre. Elle avait respiré cette fleur de civilisation française, dont elle emportait le parfum en Angleterre. Anne Boleyn avait plu à Marguerite, et Marguerite avait été adorée d'Anne. Il tomba des conversations de la princesse sur la fille d'honneur des étincelles d'esprit, des hardiesses de conscience et le goût de toutes les nouveautés. Anne profita vite à cette école de galanterie et de philosophie. Elle connut le roi chevalier, les jeunes seigneurs et les penseurs audacieux de Paris et de Nérac. Elle préluda par les escarmouches de Saint-Germain, de Chambord, de Fontainebleau et du Louvre, aux sérieux combats qui l'attendaient à York-Palace, à Hampton-Court, à Greenwich et à Richmond. Elle fut la grâce de la France en Angleterre, la grâce moins insouciante et plus réfléchie. Lorsqu'elle fut devenue fille d'honneur de Catherine d'Aragon, une reine ignorante, superstitieuse, hautaine comme il convenait à une fille de Ferdinand le Catholique et à une tante de Charles-Quint, Anne Boleyn ne succomba point à la monotonie castillane. Elle fut dans la cour de Catherine une sédition à elle toute seule. Elle eut des coquetteries pour plusieurs, et pour lord Percy de l'amour. Elle contait bien, elle se moquait encore mieux. Un mot lui suffisait pour graver à jamais un ridicule. Son ironie pleine d'imagination se jouait à tort et à travers à coups de pinceau. Anne n'avait pas de pareille, soit pour sa mise assaisonnée très-habilement des modes de deux nations, soit pour sa danse aérienne, soit pour son accent d'une vibration légère ou tragique, selon l'heure. La voix d'Anne Boleyn avait des notes singulièrement électriques. Il en sortait des effluves ardentes qui donnaient la fièvre, ou des caprices de gaieté qui communiquaient l'ivresse. Nul ne restait froid auprès d'elle: nul ne l'aimait, nul ne la haïssait à demi. Et, avec tant de dons, une mollesse de poses, ou un agrément de dignité, ou des fantaisies d'attitudes à rendre fous les plus sages. Les témoignages contemporains sont unanimes. Les portraits varient sans se contredire. Ils sont nombreux et quelques-uns d'Holbein. Ils m'ont tous paru plus délicats que celui de Windsor, un peu endommagé et massif. Les cheveux châtains avaient poussé au roux. La physionomie était aussi mobile que la taille était souple. Anne avait le front élevé, le nez droit, les yeux brillants, la bouche railleuse, en tout un visage où, sous la fluctuation des sentiments, les rayons devaient succéder aux ombres. Ce visage rose comme le sein était ordinairement surmonté d'un béret de velours d'où retombaient des dentelles, des glands d'or et des perles sur un cou de cygne par la blancheur, par la flexibilité et par la ténuité. Voilà Anne Boleyn. Tout le monde fut frappé de cette beauté un peu provoquante, le roi plus que personne. Il devina dans lord Percy un rival, et ne le ménagea pas. Il chargea Wolsey de lui imposer un prompt mariage avec une autre que Anne Boleyn. Telle était la décision du roi. Wolsey eut une explication avec le jeune lord, qu'à sa grande surprise il trouva résolu dans son amour et tout frémissant de colère contre Henri VIII. Le cardinal manda aussitôt le comte de Northumberland, qui dompta son fils et le contraignit à épouser Marie Talbot, fille du comte de Shrewsbury. Ces deux pères, qui étaient de si grands seigneurs, furent dénaturés sans hésitation et sans remords. Plaire au roi n'était-il pas leur plus saint devoir? Après cette longue guerre civile entre les maisons d'York et de Lancastre, sous Henri VIII, qui avait hérité les deux roses réconciliées par les noces de Henri VII, la pente à l'obéissance était glissante, et les fronts les plus fiers se courbaient d'eux-mêmes à la servitude. Lord Percy mena donc Marie Talbot à l'autel, au mépris de ses serments et malgré son cœur. C'est le 12 septembre 1523 qu'il accomplit solennellement ce crime contre Marie Talbot, contre Anne Boleyn et contre lui-même. Ce fut chez lui faiblesse; pour son père et son beau-père, ce fut abjection. Cette date de 1523 fixe avec certitude l'entraînement du roi vers Anne Boleyn. La jeune Anne cessa d'être fille d'honneur de la reine Catherine. Thomas Boleyn, un autre père courtisan, s'empressa de quitter Greenwich. Il emmenait Anne dans son château de Hever. Il était désolé d'avoir manqué cette belle alliance avec lord Percy, le plus éclatant parti d'Angleterre, mais il contenait l'expression de son cruel désappointement. Anne, elle, indignée contre son amant, contre le roi et contre Wolsey, les maudissait tour à tour. L'exil des Boleyn dura seulement quelques mois. Anne fut bientôt réintégrée dans ses fonctions de palais. Elle avait eu le temps de sécher ses larmes. Elle n'avait plus d'amour, elle n'avait que de l'ambition. Elle était prête à l'avenir qui allait se dérouler devant elle, lorsque son père fut nommé vicomte de Rochefort en passant de Hever à Greenwich. Anne accepta de beaux présents du roi. Il se sentit encouragé et se hasarda plus loin. Mais il trouva une jeune fille invincible à ses audaces, comme à ses soumissions. Ce qui la rendait irrésistible, c'est qu'elle semblait, en refusant, lutter contre son propre amour autant que contre celui du roi. Quatre ans après les premiers stratagèmes de Henri, son goût était une passion effrénée. Anne avait attisé le feu sans se laisser atteindre. Elle avait dit à Henri VIII, comme autrefois Élizabeth Grey à Édouard IV: «Je serais heureuse d'être votre femme, mais je ne serai pas votre maîtresse.» Le roi croyait à la sensibilité d'Anne autant qu'à sa vertu inébranlable. Il la plaignait, il la respectait et il l'en aimait davantage. La jeune fille, cédant à l'émotion et ne cédant pas à la passion, avait irrité, exaspéré les sens du roi. En refoulant les désirs de Henri dans l'âme du prince, comme on comprime la poudre dans le canon d'une arme, elle avait lentement préparé une explosion terrible. Henri est tout entier à sa convoitise d'Anne Boleyn, et cette convoitise est formidable. Elle s'est aiguisée par les retards. Il lui faut Anne enfin, et il l'aura. Qu'a-t-il obtenu jusque-là? des paroles; plus que des paroles, des complaisances, les avant-dernières faveurs peut-être. Mais il veut Anne elle-même, et il ne la veut pas comme maîtresse, il la veut comme femme légitime: il la veut sans cesse et à toujours. Ce n'est pas trop pour satisfaire les violents transports, les longues soifs dont il est consumé. La volupté, voilà le fond de cet homme. Il y joint la théologie. C'est une belle science, à laquelle il s'est livré dès sa jeunesse. Elle aussi lui sera propice. Son amour est son unique pensée. Malheur à sa femme Catherine, puisqu'elle est un obstacle à cet amour. Et si Wolsey ne l'aide pas, si Rome le retient, malheur à Wolsey, malheur à Rome! Son premier, son meilleur secours lui vient des Écritures. Dans quel état de péché il avait vécu! cela faisait frémir. Le Lévitique a dit: «Tu n'épouseras pas la femme de ton frère.» Le Lévitique a dit encore: «Celui qui prendra la femme de son frère mourra sans postérité.» Et saint Thomas, le plus grand des hommes, l'ange de l'école, saint Thomas, son ami, son guide, qu'il a médité dès l'enfance, saint Thomas a gravé ces mots sacramentels: «La loi du Lévitique sur le mariage et sur les degrés défendus est obligatoire. Le pape peut bien dispenser de la loi de l'Église, mais non des prescriptions du Lévitique, car ces prescriptions sont la loi des lois, la loi de Dieu.» Quand il songeait à de telles autorités, Henri était glacé de terreur. Il était incestueux non moins que Catherine d'Aragon; et leur fille Marie était un fruit incestueux. Henri respirait l'inceste, il nageait dans l'inceste. Il avait, malgré le Lévitique, la femme de son frère Arthur. Il méritait d'être puni. Tous ses enfants, excepté un, étaient morts en bas âge. La prophétie du Lévitique l'avait déjà frappé. Elle s'accomplirait toute. Lui, Henri, mourrait sans postérité. Ah! il comprenait trop tard les scrupules de Warham, archevêque de Cantorbéry, contre ce mariage, les scrupules de son père Henri VII, qui lui conseilla dans ses derniers moments de rompre ce lien funeste. S'il passa outre, c'est son conseil qui l'entraîna. Il s'en repentait. Catherine, d'ailleurs, était vieille. Elle ne pouvait plus lui donner d'héritier et contenter par là le vœu de son peuple. Si elle le pouvait, cet héritier tardif serait retranché. Ne serait-il pas souillé de l'inceste paternel et maternel? Henri ne demeurerait pas plus longtemps ainsi dans l'opprobre et dans l'anathème. Catherine était bornée et vertueuse; elle ne se faisait guère lire que des prières et la Vie des saints. Elle occupait toutes ses journées en matrone féodale. Elle assemblait des laines, travaillait à des ouvrages de tapisserie au milieu de ses filles d'honneur, ou bien elle filait comme la reine Berthe, rêveuse, au bruit des fuseaux et des rouets. Elle était dévouée à son époux, à la princesse Marie, à tous les devoirs; Henri le reconnaissait plus que personne. Il lui rendait justice. Il supporterait même cette monotonie, cet ennui des habitudes domestiques de la reine, il les supporterait; mais ce qu'il ne supportera pas, ce que sa tendresse même pour Catherine lui interdisait de supporter davantage, c'était l'inceste dans lequel ils étaient plongés l'un et l'autre. A ce mal, il y avait un remède douloureux, mais souverain, et ce remède, quoiqu'il lui en coûtât, il y aurait recours héroïquement. Il obtiendrait le divorce. S'il n'eût pas eu déjà la pensée du divorce, les États de Castille, le premier président du parlement de Paris et l'évêque de Tarbes, depuis cardinal de Gramont, la lui auraient suggérée, en contestant la légitimité de la princesse Marie, à l'occasion des noces projetées entre elle et successivement Charles-Quint, puis François Ier, puis le duc d'Orléans, second fils du roi chevalier. Henri VIII ne fit pas jouer la comédie à l'évêque de Tarbes, comme l'a prétendu superficiellement un écrivain moderne, car, avant l'évêque de Tarbes, le premier président du parlement de Paris et les États de Castille, je le répète, s'étaient gravement prononcés. Convaincu d'ailleurs, et pressé par sa passion bien autrement que par sa science, le roi se mit une seconde fois à l'œuvre. Il avait écrit un livre contre Luther; il en écrivit un pour saint Thomas d'Aquin et pour le Lévitique. Ces deux autorités prescrivaient au roi de réclamer le divorce, qui seul dénouerait, à la gloire de Dieu et à la satisfaction d'Anne Boleyn, le mariage incestueux de Catherine d'Aragon. Le divorce! quand il se fut dit et redit ce mot, il ne cessa plus de se le redire. Ce mot fiévreux lui battait dans le cœur et dans les tempes. Il manda Wolsey et le lui cria sur tous les tons. Wolsey fut étourdi d'une telle responsabilité! Certes, il ne se souciait pas de Catherine, mais c'était une reine commode qui ne lui disputait ni le roi, ni le pouvoir. Le cardinal appréhendait un changement. Néanmoins, il fut entraîné par l'impétuosité de Henri. C'eût été trop risquer à la fois que de ne pas s'incliner devant le roi, devant saint Thomas d'Aquin et devant le Lévitique. Wolsey sembla persuadé par les arguments du prince théologien. Mais quand Henri eut déclaré qu'après le divorce il épouserait Anne Boleyn, le cardinal se précipita aux genoux de son maître, le suppliant de ne pas commettre une telle mésalliance. Henri dissimula. C'était beaucoup pour lui d'avoir enlevé la question du divorce. Il feignit d'entrer dans les vues de Wolsey. Il lui donna même la mission occulte de demander pour lui la duchesse d'Alençon, et, s'il n'était pas agréé par elle, la princesse Renée. Le cardinal partit pour la France. Il sollicita la main de Marguerite à Paris, et à Compiègne la main de Renée. Vains efforts! Marguerite et Renée, en nobles femmes qu'elles étaient, répondirent que, fussent-elles libres, jamais elles ne consentiraient à remplacer Catherine vivante. Elles ajoutèrent que leur parole était engagée. Marguerite, en effet, était promise au roi de Navarre, et Renée au fils du duc de Ferrare. Wolsey fut confondu. Son maître s'était moqué de lui. Si le cardinal avait ignoré que les princesses fussent enchaînées déjà, le roi le savait. Il l'avait aventuré méchamment dans ce rôle ridicule, et il en riait probablement avec Anne. Le cardinal eut l'air de ne pas deviner l'astuce de Henri, et il revint fort triste en Angleterre, quoique calme en apparence et même enjoué. Il allait entamer avec la cour de Rome la négociation du divorce. C'était pour lui une nécessité. Wolsey se trouvait pris dans un dilemme à deux tranchants. S'il échoue, il sera la victime du roi; s'il réussit, il sera la victime d'Anne Boleyn. «Je suis l'oiseau de jour, disait-il à l'un de ses confidents; si j'installe au chevet de Henri cet oiseau de nuit, il me supplantera.» Le cardinal comptait sur les mois, sur les années, sur l'inconstance du roi, sur les mille incidents de la casuistique, de la politique et sur son étoile. Le pape avec lequel il allait se concerter tendrait à peu près au même but que Wolsey et seconderait probablement le ministre dans les détours de ce labyrinthe inextricable, où l'un et l'autre essayeraient de tromper le Minotaure, sous beaucoup d'apparences de zèle, pour n'en être pas dévorés. Ce pape était un Médicis, Clément VII, aussi poltron que Jules II était intrépide. Il avait échappé comme par miracle au siège et au sac de Rome. Frundsberg n'avait pu se servir de la chaîne d'or qu'il apportait à son cou pour étrangler le pape. Le terrible chef de lansquenets était tombé de son cheval de guerre, avant l'assaut de la ville éternelle. Le connétable de Bourbon avait été frappé pendant l'assaut et il avait rendu le dernier soupir sur les marches de la cathédrale de Saint-Pierre. Le pape, qui l'avait tant redouté, le regretta. Il trembla plus convulsivement dans son palais à cette nouvelle et les clameurs d'une soldatesque sans chef montèrent plus menaçantes jusqu'à lui. «Sang! sang!» criaient à l'envi les Allemands et les Espagnols. Ils pillèrent tout. Ils violèrent les filles et les femmes. Ils massacrèrent les enfants à la mamelle, et les vieillards à l'agonie. Ils couchèrent avec leurs maîtresses d'une nuit sur les tapis des autels, sur les vêtements de pourpre des prélats, sur les soutanes blanches du vicaire de Jésus-Christ. Ils burent jusqu'à l'orgie dans les vases consacrés. Ils tentèrent de faire administrer le viatique à des chevaux malades. Ils crachèrent au visage des cardinaux, après les avoir dépouillés, et les promenèrent par les rues et les carrefours avec leurs barrettes et leurs robes rouges, sur des ânes et la face tournée vers la queue. Le jeune prince d'Orange nommé généralissime au milieu de ce chaos, rançonna le pape avant d'être lui-même chassé de Rome par la peste ainsi que ses bandits «plus diables, dit un contemporain, que les diables d'enfer.» Les Allemands de Luther avaient plus profané Rome que les Espagnols de la Vierge Marie, mais ils l'avaient moins ensanglantée. En un mot, ce que les uns osèrent en blasphêmes, les autres l'osèrent en atrocités; il y eut entre eux une émulation de férocités et de sacriléges. Clément VII, évadé de Rome, se réfugia tout effaré d'horreur et de peur à Orviette. Il y fut encore prisonnier de Charles-Quint, mais avec plus de sécurité. Ce fut là qu'il donna audience aux ambassadeurs et aux agents de Wolsey. Les plus éminents dans l'intrigue, Casale et Knight avaient les mains pleines et leurs instructions étaient de tout corrompre autour du pontife. Les prélats n'avaient jamais eu si grand besoin d'argent. Ils avaient été ruinés par les insatiables bandes du connétable de Bourbon. Knight avait offert une somme énorme au cardinal des Santi-Quatri, le favori du pape. Wolsey voulant tenir ce prélat à sa discrétion écrivait à Casale: «Tâchez d'avoir un entretien particulier avec lui et démêlez adroitement ce qui pourrait me le conquérir. Dites-moi s'il aurait envie de riches vêtements, de vases d'or, de chevaux.» Voilà ce qu'un cardinal tentait sur un cardinal pour l'amener doucement à la plus effroyable des simonies. C'était au mois de décembre 1527. Les négociateurs anglais réclamaient du pape deux décisions rédigées d'avance par Fox, aumônier de Henri VIII. La première de ces décisions était la nomination de Wolsey comme juge suprême du divorce, la seconde était une conséquence de la première, c'est-à-dire l'autorisation conférée au roi de se remarier après la répudiation de Catherine. Le pape hésita, distingua. Il était dans une odieuse alternative entre le roi d'Angleterre qui le menaçait sourdement d'un schisme et l'empereur Charles-Quint dont il était le captif et qui le menaçait d'une déposition. Clément VII était fils naturel de Julien de Médicis, et, les clefs étant incompatibles avec la bâtardise, Charles pouvait en effet les lui faire arracher honteusement par un concile, situation cruelle et qui explique bien les tergiversations du pape! Il penchait tantôt du côté du roi, tantôt du côté de l'empereur, selon les oscillations d'effroi qui lui venaient du mari ou du neveu de Catherine d'Aragon. A travers des perplexités diverses, des rédactions, des rétractations, des amendements et des formules innombrables, Clément finit par décerner à Wolsey qui consulterait des docteurs de son choix, l'arbitrage souverain de toute la cause. Le cardinal deviendrait ainsi pape dans ce débat. Wolsey fut épouvanté. Il ne désirait pas le divorce dont il redoutait si âprement les suites. Il ne pouvait cependant pas se récuser. Il était serf de cette glèbe de la faveur royale. Il était condamné à suer et à tracer en gémissant le dur sillon sous l'aiguillon redoublé de Henri. Il dit au roi néanmoins qu'une sentence émanée de lui seul Wolsey, ne paraîtrait pas assez impartiale à l'Europe, qu'il serait opportun de faire nommer un autre légat, le cardinal Campeggio, par exemple. L'arrêt prononcé alors par un légat anglais et par un légat romain ne serait pas moins sûr et serait plus imposant. Il ajouta qu'il exigerait du pape une «pollicitation» ou promesse de ne jamais révoquer la commission des deux légats et une bulle décrétale qui confirmerait d'avance leur verdict, c'est-à-dire l'annulation certaine du mariage de Henri avec Catherine d'Aragon. Le roi vit une bonne intention et une profonde politique dans ce stratagème inventé par Wolsey pour gagner du temps. Traîner les choses en longueur était aussi la préoccupation de Clément VII. L'intérêt du pape et du cardinal était le même; ils s'entendaient. Éviter le divorce par des retards, le tuer à doses de minutes et d'heures, tel était leur effort réciproque. Aussi Clément se hâta-t-il d'accorder Campeggio pour collègue à Wolsey. Mais ce fut sa seule précipitation. Le légat italien devait être comme eux l'homme des temporisations. Il se mit en route pour Paris où il n'arriva que le vingt-sixième jour depuis son départ. Il alléguait pour excuser ses lenteurs sa mauvaise santé. Il avait la goutte et mille autres infirmités dont il se proposait de faire autant de protocoles diplomatiques. [Illustration] CHAPITRE III. La peste en Angleterre sous le nom de _suette_.—Relation du cardinal du Bellay.—Situation de la cour pendant la suette.—Henri VIII.—Anne Boleyn.—Wolsey.—Lettres, courriers du roi.—Visite de Henri à sa maîtresse (sept. 1528).—Le roi plus amoureux que jamais après le fléau.—Il poursuit son divorce.—Campeggio à Londres et Clément VII à Rome se jouent de Henri VIII.—Wolsey cherche vainement à concilier l'inconciliable.—Procès du divorce à Blackfriars.—Entrevue des légats et de Catherine d'Aragon à Bridewell.—La reine leur apprend son appel au pape.—Fureur de Henri VIII.—Traité de Clément VII et de Charles-Quint.—Voyage de Henri à Grafton.—Commencement des disgrâces de Wolsey.—Le docteur Cranmer à Waltham-Abbey.—Il trouve la solution des difficultés du roi.—Henri le confie au vicomte de Rochefort, père d'Anne Boleyn.—Cranmer conspire théologiquement contre la reine et contre le pape. Pendant le voyage du cardinal Campeggio la peste s'abattit sur l'Angleterre qu'elle décima. Anne Boleyn n'était plus à la cour depuis le mois de mai (1528), quand le fléau commença à sévir au mois de juin. C'était le roi qui, sur le conseil de Wolsey, avait arrangé le départ de Mlle de Boleyn. Le cardinal avait persuadé Henri. Il lui avait démontré la convenance d'une éclipse d'Anne, aux approches du grand jugement qui allait abolir le mariage du roi. Henri approuva son ministre, et, pour écarter tout prétexte de blâme, il avait ménagé l'éloignement momentané de sa maîtresse. Anne, fort irritée de cette complaisance du roi pour Wolsey, se retira en protestant qu'elle ne reviendrait plus. Henri inquiet lui adressait de Hampton-Court message sur message, soit à Londres, soit à Hever. Telle était la situation agitée des deux amants, lorsque la _suette_ éclata. Le cardinal du Bellay, ambassadeur de France, écrivait le 18 juin: «La _suée_ est une maladie survenue ici (Londres) depuis quatre jours, la plus aisée du monde pour mourir. On a un peu de mal de tête et de cœur; soudain on se met à suer. Qui se découvre un peu ou se couvre un peu trop, en deux, trois, ou quatre heures est dépêché sans languir.» Le 30 juin le cardinal du Bellay écrivait encore: «La Damoiselle (Anne Boleyn) est chez son père. Le roi s'en va changeant de logis pour cette peste: assez de ses gens en sont morts.... Depuis mes lettres, j'ai été averti que le frère du comte de Derby et un gendre du duc de Norfolk sont morts subitement chez M. le légat (Wolsey) qui s'est coulé par derrière avec peu de gens et n'a voulu qu'on sçeût où il allait pour n'estre suivy de personne. Le roi s'est arrêté à vingt milles d'icy.» Le 21 juillet M. du Bellay écrivait de nouveau: «Mademoiselle de Boleyn et son père ont sué, mais sont échappés. Le jour que je suai chez M. de Cantorbéry, dix-huit moururent en quatre heures. Ce jour-là, ne s'en sauva guères que moi qui ne suis pas encore bien ferme.... Les notaires ont eu beau temps deça: je crois qu'il s'est fait cent mille testaments.» Plusieurs historiens ont accusé Henri VIII d'avoir complétement oublié Anne Boleyn pendant la durée de l'épidémie, tant il était absorbé par la terreur! Ces historiens, estimables du reste, n'ont eu qu'un tort, c'est d'avoir négligé les sources. Ils ont été, par ignorance, des calomniateurs. Henri est bien assez coupable de ses propres vices et de ses crimes avérés. Il n'est pas nécessaire de le flétrir à faux. Il y a de lui, soit en français, soit en anglais, dix-sept lettres à sa maîtresse qui furent volées dans un coffret d'Anne Boleyn et expédiées à Rome par un des agents du pape. Copiées avec soin par M. Méon, elles ont été pendant dix-huit ans à la bibliothèque impériale, de 1797 à 1815, époque à laquelle toutes furent restituées à la bibliothèque du Vatican. On distinguera facilement à la vétusté de l'idiome ce qui dans ces lettres a été écrit en français par Henri VIII. Tout ce qui a été traduit est en langue moderne. C'est dans ces confidences que la vérité est toute vive. Or, la troisième de ces dix-sept lettres rassure Anne. Le roi y est fort tendre: «Une chose, dit-il, vous peut comforter. Peu ou nulle fame ont cette malady. Par quoy je vous supply, ma entière aymie, de ne avoir point peur, ny de nostre absence vous trop ennuyer, car, où que je soy, vostre suy.» La quatrième lettre est fort curieuse. Elle précise la date où le goût du roi devint passion. En 1523, lorsque Henri fit manquer le mariage de Mlle de Boleyn avec Percy, elle lui plaisait, sans doute, mais il ne l'aima d'amour que depuis 1526 ou 1527, «ayant esté, écrit-il, en 1528, plus que une année attaynt du dart d'amours.» Dans la douzième lettre, le roi se désole. Sa maîtresse a été malade; ce sera probablement un prolongement de séparation. La treizième lettre de Henri s'adresse à une convalescente presque guérie. Il la désire plus près de Hampton-Court dans une maison qu'il lui a choisie. «Quant à votre demeure à Hever, je vous laisse libre de vos actions; vous savez quel air vous convient le mieux, mais je voudrais que ni l'un ni l'autre de nous deux n'eût besoin de cela, car je vous assure que le temps me dure bien. Suche est tombé malade de la suette, et c'est pour cette raison que je hâte cet autre messager. Je pense que vous êtes impatiente d'avoir de nos nouvelles comme nous le sommes d'en recevoir des vôtres. Écrite de la main de votre seul. «H. REX.» On le sent, le roi n'abandonnait pas sa maîtresse. Il avait été la voir au mois de septembre (1528). Ce fut alors et sous les yeux de Henri qu'elle écrivit une lettre à Wolsey. Anne se réjouit de l'arrivée prochaine du cardinal Campeggio. Elle espère tout de lui et de Wolsey particulièrement. «Je prie Dieu, monseigneur, de vouloir bien vous accorder pour longtemps la santé et cette prière n'est que de la reconnaissance! En effet tous les tourments que vous vous êtes infligés pour moi jour et nuit ne pourront jamais être récompensés de ma part qu'en vous aimant, après le roi, plus que tout autre.» Henri prit la plume à son tour et traça ce post-scriptum: «Celle qui vous écrit cette lettre n'a point de cesse que je n'y mette aussi la main. Je vous assure que nous souhaitons beaucoup tous deux vous voir et que nous éprouvons un véritable plaisir en pensant que vous avez évité la peste qui perd maintenant de sa violence, surtout envers ceux qui observent une diète rigoureuse, comme je ne doute point que vous ne le fassiez. Nous sommes un peu troublés de ne savoir point encore l'arrivée du légat en France. Nous comptons cependant que par votre zèle et votre activité (et avec l'aide du Tout-Puissant) nous serons bientôt rassurés là-dessus. Je ne vous en dis pas davantage pour le moment, si ce n'est que je prie Dieu de vous départir une aussi bonne santé et autant de bonheur que vous en souhaite, «Votre affectionné maître et ami, «Henry REX.» Après le départ du roi d'auprès d'elle, Anne écrivit une autre lettre au cardinal Wolsey. «Monseigneur, je remercie Votre Grâce dans toute l'humilité de mon pauvre cœur, pour votre lettre obligeante et votre magnifique présent, que je ne croirais jamais mériter sans votre indulgence. Vous m'en avez si pleinement gratifiée jusqu'à ce jour, que tant que j'existerai, je me regarderai comme celle de toutes les créatures qui doit le plus aimer et servir Votre Grâce après le roi: vous suppliant de ne jamais douter que je puisse avoir d'autres sentiments tant qu'il me restera un souffle de vie. Et quant à la maladie dont a été attaquée Votre Grâce, je remercie Dieu que les personnes, c'est-à-dire le roi et vous, pour la vie desquelles je n'ai cessé de former des souhaits, aient échappé au fléau de la peste, ne doutant pas que Dieu ne vous ait conservés tous deux pour de grandes raisons qui ne sont connues que de sa haute sagesse. Je désire beaucoup l'arrivée du légat, et je prie Dieu d'amener promptement cette affaire à une bonne fin. Alors, monseigneur, j'espère m'acquitter en partie des grandes peines que vous vous êtes données pour moi. En attendant, je vous supplie de recevoir l'hommage de ma bonne volonté, à défaut de celui de mon pouvoir qui doit provenir en partie de vous. J'adresse des vœux au ciel pour qu'il vous accorde une longue vie et la continuation de tous les honneurs. Écrite de la main de celle qui est entièrement «Votre humble et obéissante servante, «Anne BOLEYN.» Le roi, à cette époque, était comme Anne au mieux avec Wolsey, dont ils connaissaient l'ascendant sur Campeggio, et dont ils attendaient une sentence de divorce. Tous les nuages étaient dissipés. Wolsey n'était pas, mais paraissait réconcilié avec les amants. Henri n'avait jamais été si épris de sa maîtresse. Avant et après la peste, il lui envoyait des bijoux et des chevreuils; pendant l'épidémie il lui envoya des médecins, des messagers et des déclarations. Il vint même la visiter, et il y avait, il faut le redire, du danger à se déplacer: le fléau enlevait en trois ou quatre heures. Quand la foudre éclate dans l'orage, les troupeaux effarés se dispersent, et ils se cachent la tête sous les buissons. L'homme, au contraire, prévoit et use de son intelligence, de son courage pour se disposer un abri. Ses précautions bien combinées, il se soumet plus paisible au destin. C'est ce qu'exécuta le roi. Plus de deux mille personnes périrent à Londres en quarante-huit heures. Henri confina sa maîtresse sous les auspices de Thomas et de George Boleyn, un père et un frère dans leur château très-salubre de Hever, au milieu des prairies du comté de Kent. Il leur adjoignit Butts, le médecin en qui il croyait. Il lui nomma plus tard un coadjuteur. Butts, qui était l'Ambroise Paré des Tudors, eut ordre de s'enfermer à Hever avec Anne Boleyn, et de veiller assidûment sur cette jeune fille dont Henri se proposait de faire une reine. Lui, partit de Hampton-Court avec sa femme Catherine, sa fille Marie, et se réfugia à quelques milles de Londres, de résidence en résidence, jusqu'à une résidence définitive que Wolsey avait préparée pour la famille royale et pour lui-même. Butts y manquait. Henri y suppléa par d'autres médecins et par sa direction attentive. Il fut lui-même le médecin des médecins. Il prescrivit à tous et à toutes la diète et la chambre, à quelques-uns le lit. Il donnait l'exemple. Il complétait cette hygiène par la prière, par la lecture, par la confession, par les communions fréquentes. Il rédigea son testament en compagnie de Wolsey. Son amour pour Anne Boleyn semblait suspendu, mais cette interruption, nous l'avons prouvé, ne fut pas réelle. Les messagers allaient et venaient du roi à sa maîtresse. Cet amour contenu ne fut que plus fort. Le poids du fléau en centuplait, par la compression, la profonde intensité. Au sortir de la crise, cet amour fera sauter Rome, si Rome tente de l'étouffer. Dès que la peste diminua, le roi reprit son livre et ses citations des Pères, de saint Thomas et du Lévitique. C'étaient autant d'arguments contre son mariage avec Catherine d'Aragon et pour le divorce. Ses dispositions sont les mêmes qu'à la veille de l'épidémie, lorsqu'il écrivait à sa maîtresse: «Mon petit cœur, cette lettre est pour vous avertir du chagrin que j'ai éprouvé depuis votre départ.... Je pense que votre bonté et la ferveur de mon amour en sont cause, car autrement je ne croirais pas possible qu'une aussi courte absence ait pu me causer tant de douleur. Mais maintenant que je vais vous joindre, mes peines disparaissent à moitié, et j'ai aussi une grande consolation à composer mon livre qui rentre dans mon amour. Aujourd'hui même j'y ai consacré plus de quatre heures, ce qui, outre un mal de tête, fait que je vous écris si peu, désirant surtout le soir me trouver dans les embrassements de ma mignonne....» On ne peut citer textuellement les deux dernières lignes du roi. L'histoire dédaigne le scandale, pourvu qu'elle ait l'information exacte. Ici Henri VIII est Henri VIII. Son audace, quoique très-grande, a des bornes. Il éprouve des amours de casuiste et de moine comme François Ier des amours de chevalier et de soudard. Henri VIII est à coup sûr le moins entreprenant et le plus corrompu. Au mois de mai 1529, à l'ouverture du procès royal, Henri écrivait à sa maîtresse: «La maladie de ce légat (Campeggio) a mis quelque retard à la visite qu'il se propose de vous faire; il ne manquera pas de réparer ce retard.» Il se jouait à ce moment-là dans le monde un grand drame d'idées, le drame de la Réforme, au-dessus du drame privé de la cour d'Angleterre. La tragédie royale du divorce se rattacherait-elle à la tragédie universelle de la liberté humaine? l'affranchissement par Luther et les autres initiateurs entraînerait-il le schisme de Henri VIII, et ce tyran agiterait-il son drapeau contre Rome? telle était la question. Campeggio, à Londres, se concertait astucieusement avec Wolsey. Tandis que les deux légats méditaient des délais interminables et ourdissaient des lenteurs fabuleuses, trois personnages aspiraient dans un tumulte intérieur à une conclusion. Anne Boleyn avait toutes les ardeurs du trône. Elle enflammait Henri, elle l'enivrait par les filtres d'une coquetterie savante. Elle réservait certainement quelque chose. Elle ne lui livrait pas la dernière coupe des voluptés. Elle le rendait fou de convoitise. Cette convoitise du roi était diabolique. Lui, un prince et un docteur, il était sensuel et orgueilleux. Il voulait triompher comme amant et comme théologien. Si Rome cède, à la bonne heure; si elle s'obstine, et que Henri en cherchant passionnément une femme, trouve par surcroît une tiare, il embrassera la femme d'une étreinte hardie, et ramassera la tiare qu'il rivera au-dessus de sa couronne. Il sera pape et roi. Il aura toutes les délices: le plaisir inextinguible et la domination absolue des âmes. Catherine d'Aragon aussi brûlait d'impatience. Le cardinal Campeggio, qui souffrait de la goutte, fut reçu le 1er octobre 1528, par le duc de Suffolk. Le 22, il rendit une première visite au roi; le 27, il alla chez la reine avec Wolsey. Campeggio avait pressé le roi de renoncer au divorce, et ne l'avait pas persuadé. Il insinua le couvent à la reine. C'eût été une solution admirable. Par cela seul, le schisme était conjuré. Catherine était bonne catholique, mais elle était meilleure Espagnole et meilleure mère. Sa fierté et sa tendresse se révoltèrent à la fois. «Non, milords, dit-elle aux deux légats, je ne déshonorerai volontairement ni moi, ni ma fille. J'ai été une fiancée vierge et une épouse pure. Depuis bientôt vingt ans je suis la reine respectée de cette île. Mon mariage s'est formé sous les auspices de Henri VII, mon beau-père, de mon père Ferdinand et de Jules II, le souverain pontife de la catholicité. Ce mariage est donc sacré. Jamais je ne consentirai soit à le rompre, soit à le dénouer; jamais je n'abdiquerai les titres qu'il me confère.» Puis elle s'adressa particulièrement à Wolsey qu'elle croyait à tort l'instigateur du divorce: «Cardinal d'York, c'est vous que j'accuse.... J'ai été trop franche sur vous. J'ai approuvé Charles mon neveu de ce qu'il n'a pas favorisé vos brigues mondaines pour obtenir les clefs. Je n'ai dissimulé ni votre arrogance, ni vos exactions, ni vos désordres. Vous vous vengez maintenant de moi et de l'empereur. Vous vous vengez trop.» Le cardinal pouvait se justifier; il l'essaya, mais la reine se déroba vivement à des excuses qu'elle tenait pour autant de mensonges. Le roi se montrait fort aimable. Il caressait Campeggio. Il lui offrit le riche évêché de Durham, et nomma chevalier l'un des fils du cardinal. Directement et indirectement, le roi sollicitait deux choses de Campeggio: une visite à lady Anne Boleyn, comme on l'appelait depuis peu, et la sentence du divorce. Le rusé cardinal était tout prêt à complaire au roi, seulement il était si incommodé de la goutte, qu'il se voyait obligé d'ajourner toute courtoisie envers Mlle de Boleyn. Quant à la sentence du divorce, il se flattait qu'elle ne serait pas nécessaire. Il la remettait de semaine en semaine. Henri s'irritait, s'emportait, puis il se calmait, lorsque Clément VII à Rome et Campeggio à Londres, disaient: «Un peu de patience, nous réservons au roi une surprise.» Or, quelle était cette surprise? Ils la laissaient deviner avec la ferme intention de manquer de parole au dernier instant. Le pape épiait l'occasion d'annuler le mariage du roi, et de lui en permettre un autre sans procès. Voilà ce qui leurait Henri. Voilà le mirage qui flottait pour lui à l'horizon, et qui se dissipa enfin. Ne pouvant parvenir au divorce sans procès, il résolut d'y arriver par le procès. Il somma Wolsey et Campeggio de décider la question du divorce, comme ils y étaient autorisés par la _pollicitation_ du pape, dont la bulle décrétale avait confirmé d'avance le jugement des légats. Forcés dans les retranchements, inextricables pendant dix mois, de leurs manèges, de leurs stratagèmes et de leurs ambages, ils fixèrent au monastère de BlackFriars, et au 18 juin 1529, le lieu et la date de leurs assises ecclésiastiques. Une salle fut préparée pour ces augustes et redoutables séances. Les deux trônes surmontés de leurs dais dominaient tout. A la droite du trône du roi était le fauteuil de Campeggio, et à la droite du trône de la reine, le fauteuil de Wolsey. Les deux cardinaux avaient choisi pour coadjuteurs: Longland, évêque de Lincoln et confesseur du roi; Clerk, évêque de Bath; John Islip, abbé de Westminster, et John Taylor, maître des rôles. Le secrétaire de ce tribunal exceptionnel était Gardiner, et l'appariteur, Cook, un jurisconsulte, un humaniste et un commentateur biblique. Les avocats du roi étaient Trigonel et Peter, John Bell et Richard Sampson. Les conseillers de la reine étaient Warham, Fisher et Standish, trois évêques. Les simples fauteuils des légats étaient moralement plus élevés que les trônes du roi et de la reine. Car, que représentaient les trônes? des sièges d'accusés ou de parties; et les fauteuils? des sièges de juges. La cour se fonda dans la première séance. Le confesseur du roi présenta la _pollicitation_ du pape. Campeggio la lut. Cette pollicitation était l'acte constitutif du tribunal des légats. Pleins pouvoirs leur étaient donnés. Mais la bulle décrétale par laquelle Clément VII s'engageait, dans l'hypothèse d'un arrêt de divorce, à casser le premier mariage du roi et à lui en permettre un autre, la bulle décrétale montrée à Wolsey et à Henri, où était-elle? probablement Campeggio l'avait brûlée. Le pape et lui s'étaient raillés du roi et ourdissaient artificieusement, à force de mensonges, de réticences, d'hypocrisies accumulées, une comédie d'intrigue devant l'Europe. Clément VII ne cherchait qu'à endormir et à duper Henri VIII, jusqu'au traité que le saint-père élaborait mystérieusement avec l'empereur. La cour des légats était un piége flagrant pour Henri. Elle cita le roi et la reine à comparaître dans son enceinte. La reine se présenta, le 18 juin 1529, et déclina la compétence des légats. Elle se présenta de nouveau le 28 juin. Le roi prit place sur son trône, elle sur le sien et les deux légats occupèrent leurs fauteuils. Les autres assistants étaient soit sur des chaises, soit sur des tabourets, soit debout. Cook, qui remplissait les fonctions d'appariteur, appela le roi, et le roi répondit: «Me voici.» La reine fut appelée à son tour; elle descendit silencieusement de son trône, et, se rapprochant du trône du roi, elle en monta les degrés. Alors tombant à deux genoux devant Henri, et les mains suppliantes comme la voix, elle dit avec une inexprimable émotion: «Sire, pitié et justice, voilà ce que j'implore. Soyez pour moi, car tous ici sont contre moi. L'un des légats est votre chancelier, l'autre votre évêque de Salisbury. Je ne suis qu'une femme, seule, sans parents, sans amis, sur une terre étrangère. Je n'ai d'autre protecteur que vous. En quoi, monseigneur, ai-je pu vous offenser? Depuis plus de vingt ans j'ai presque oublié Dieu et ses saints, tant j'ai été absorbée en vous. Je n'ai mis aucune borne à ma tendresse, à mes complaisances. Vous avez eu de moi plusieurs enfants. Quand j'entrai dans votre couche, j'étais vierge, vous le savez, et je suis restée pure. Comment ose-t-on attenter à un mariage cimenté par votre père Henri VII, par mon père Ferdinand le Catholique et par le pape Jules II, de glorieuse mémoire? Nul n'a le droit de briser les liens qui nous unissent. Les légats sont mes ennemis, je les récuse. Sire, je ne veux que vous pour juge. Ah! soyez miséricordieux. Rendez-moi mes droits anciens, mes droits sur votre cœur, mes droits d'épouse, de reine et de mère. Si vous m'abandonnez, Sire, je n'aurai plus que Dieu. Ah! mon Seigneur, mon bien aimé Henri, pitié pour votre compagne fidèle, pitié et justice!» Un frisson d'intérêt agita l'assemblée. L'impression produite par ces paroles fut électrique d'abord, mais Henri se taisant, cet auditoire de flatteurs se glaça peu à peu. La reine se releva tout éperdue de douleur, salua le roi, et, s'appuyant sur le bras de Griffith, un officier de sa maison: «Retirons-nous, dit-elle, mon cher Griffith, il n'y a pas ici d'équité.» Le trône de la reine demeura vide. Le roi fut impassible. Il fit l'éloge de Catherine, rendit hommage à ses vertus, et déclara que sa conscience éveillée par de saints évêques l'avait jeté dans ces procédures. «Le Lévitique, ajouta-t-il, défend le mariage entre un frère et la femme de son frère. J'ai commis ce péché. Le même Lévitique menace de mort les enfants qui naîtront d'un tel mariage. Hélas! j'ai subi ce malheur. Tous les enfants hors un que m'a donnés Catherine, je les ai perdus. C'est que la loi de Dieu a été violée par mon mariage. Elle sera réhabilitée par mon divorce. Quelle que soit d'ailleurs la sentence de la cour, je m'y soumettrai.» Les débats s'ouvrirent contre la reine, qui fut reconnue contumace. Les avocats du roi démontrèrent avec facilité que le mariage avait été consommé entre Catherine et Arthur, frère aîné de Henri. Comment ne pas admettre cette évidence? Catherine et Arthur avaient à l'époque de leurs noces quinze ans accomplis. Ils n'avaient eu qu'un toit et souvent qu'un lit pendant quatre mois, au château de Ludlow, dans le comté de Shrop. Il était naïf à la reine et à ses partisans de soutenir qu'elle était restée vierge; il était grossier et sauvage au roi de prouver le contraire. C'est cependant ce qu'il fit. Car plus son mariage serait déclaré incestueux, plus le divorce paraîtrait indispensable. Il manda donc des témoins qui affirmèrent la co-habitation du prince Arthur et de Catherine. Robert, vicomte de Fitz-Water, Thomas, duc de Norfolk, et le chevalier Antoine Willoughby déposèrent avec serment que le lendemain des noces, le prince Arthur leur avait dit: «Milords, j'ai été cette nuit tout à travers l'Espagne.» Ni le roi, ni les évêques, ni les avocats ne respectèrent aucune bienséance. Henri dévoilait les mystères du premier lit nuptial de sa femme pour la chasser du second. Il s'obstinait à s'en délivrer à tout prix. Il importait au roi que le divorce fût prononcé en Angleterre par le tribunal des légats et confirmé par le pape, selon sa pollicitation et sa bulle décrétale. Rien n'aurait désolé Henri comme un appel de Catherine au souverain pontife, puisque cet appel aurait aidé les fourberies de Clément VII en lui suggérant d'évoquer la cause à Rome. Dans de telles conjonctures, il était urgent de déterminer Catherine à se confier de tout au roi. Henri ordonna impérieusement par Thomas Boleyn à Wolsey d'incliner la reine à cette résolution. Wolsey obéit. Il se rendit par la Tamise avec Campeggio à Bridewell, résidence de Catherine. La pauvre reine était entourée de ses filles d'honneur. Elles brodaient, faisaient de la tapisserie et causaient tout ensemble. La reine filait, selon sa coutume. On lui annonça les cardinaux. «Que voulez-vous, milords,» leur dit-elle, en les rejoignant dans le salon d'attente. «Entretenir un instant Votre Altesse dans son oratoire,» répondirent les légats. Catherine avait passé la quenouille et le fuseau à l'une de ses filles. Elle avait les mains libres. Elle présenta la droite à Campeggio, la gauche à Wolsey et elle les introduisit, suivant leur vœu, dans son oratoire. Quand ils sortirent tous trois, les filles de la reine remarquèrent sur leurs visages des traces profondes d'émotion. La reine avait beaucoup pleuré. Campeggio était triomphant et Wolsey soucieux, abattu. La reine leur avait appris, au milieu des larmes, des soupirs et des sanglots, qu'elle avait envoyé déjà au Vatican sous un pli fermé de son sceau et par un de ses gentilshommes son appel au pape. Assuré de cet appel, certain par Campana, l'un des secrétaires de Clément VII, que le saint-père venait de conclure un traité avec Charles-Quint, Campeggio escamota le jugement des légats en ajournant dérisoirement le procès au 1er octobre. C'était le 23 juillet. Les avocats réclamèrent en vain, malgré leur véhémence, l'arrêt des légats. Wolsey était accablé, Campeggio inébranlable. Le roi, caché dans une pièce voisine, entrevoyait tout et entendait tout. Il s'efforçait de se contenir, mais sa figure bouleversée et ses brusques mouvements trahissaient sa fureur. Ceux qui le connaissaient comprirent que Wolsey était perdu, que Campeggio serait outragé et le pape vomi. La physionomie de Henri VIII fut pendant toute une semaine farouche et tragique. Il dissimulait pourtant de son mieux. Sa rage intérieure excitée par l'appel de Catherine, par la perfidie de Wolsey, par l'audace de Campeggio, redoubla aux nouvelles de Rome. Le pape avait conclu son traité avec Charles-Quint. L'empereur avait signé ce traité à Barcelone, le 29 juin 1529. Il y avait une clause secrète par laquelle Charles renonçait à poursuivre devant un concile la déposition de Clément VII pour raison de bâtardise. L'empereur restituait au saint-père Ravenne, Cervia, Modène et Reggio. D'autres avantages étaient encore stipulés. Le plus grand de tous aux yeux du pontife était la réintégration de la maison de Médicis dans le gouvernement de Ferrare. Le bâtard de cette maison la relèverait de l'abaissement. Clément VII ne pouvait payer assez cher un tel honneur. Il risqua le schisme d'Angleterre sans balancer. Il lança dans le monde catholique sa bulle d'évocation qui, en déracinant le tribunal des légats, violait, par le pape, la _pollicitation_ et la bulle décrétale émanées du pape. Henri VIII était bafoué. Il s'en souviendra. Si Clément VII eût sauvegardé l'inviolabilité du mariage, au nom du principe évangélique et de la morale de l'Église, cette noble inflexibilité eût racheté même le dommage d'un schisme en pleine éclosion. Mais il n'en fut pas ainsi. Tels furent les démentis que se donna le pontife, ses circuits, ses embûches, ses lâchetés, qu'il n'eut guère sur le roi, en cette circonstance, que la supériorité d'un fourbe sur une dupe. Les légats aussi eurent bien des astuces, Henri bien des duplicités, de sorte qu'il serait difficile de dire quel vêtement, dans cette longue négociation, recouvrit plus de trahisons et de vices, de la tunique blanche du pape, de la robe rouge des cardinaux, ou du manteau d'hermine du roi! Henri VIII ne fit pas d'abord explosion. Mais il était ulcéré contre Catherine qui s'opiniâtrait à demeurer reine d'Angleterre, et contre Wolsey qui avait misérablement louvoyé entre Rome et Greenwich. Le roi était exaspéré aussi contre Campeggio et contre le pape. Il ne se gênait pas dans l'expression de son mépris. Les ducs de Norfolk et de Suffolk, le vicomte de Rochefort fomentaient les colères du roi. Lady Anne exaltait l'ambition pontificale de Henri. Elle lui montrait une tiare anglaise en perspective. «Le pape n'est qu'un évêque, l'évêque de Rome,» disait-elle. «Oui, répondait Henri, Clément n'est qu'un évêque et un évêque ignorant. Il est de plus un bâtard, un charlatan et un parjure.» Wolsey cependant vivait dans une tempête. Ses ennemis avaient hâte d'en finir avec lui. Anne «l'oiseau de nuit» chantait à l'oreille du roi contre le cardinal une chanson de mort. Elle était bien dangereuse: car elle était toute-puissante. Les courtisans s'inclinaient devant lady Anne comme devant une reine et un premier ministre. Wolsey qui l'avait combattue dans l'ombre, qui l'enviait en favori, qui la haïssait comme son mauvais génie, elle allait le précipiter. Elle lui rendait guerre pour guerre. Les grands seigneurs de la cour, Norfolk et Suffolk en tête, poussaient lady Anne. Wolsey était un obstacle à leurs rapines. Ils s'adjugeaient, après sa chute, les propriétés des monastères. «La fantaisie de ces milords, écrit du Bellay, est, que le cardinal mort ou ruiné, ils déferont incontinent l'Estat de l'Église, et prendront tous ses biens. Ils le crient en pleine table.» Les rancunes du roi contre Wolsey qui n'avait pas été net avec Rome, correspondaient à l'animosité des lords contre le cardinal. Henri, qui avait besoin de se distraire, fit un petit voyage avec une partie de sa cour et avec sa maîtresse dans le Northampton-shire. Il s'y installa à sa résidence de Grafton. Cette résidence plaisait au roi, qui avait là ses plus beaux haras et ses plus riches forêts. Mlle de Boleyn était très-friande des cerises de ce comté, les meilleures d'Angleterre. Quand elle ne pouvait plus les manger sur l'arbre, elle les mangeait en conserves. Aujourd'hui encore le pays est planté de cerisiers, mais il a moins de bois. Ces bois sont en grande partie remplacés par des pâturages. Je connais un de ces pacages, le plus grand de tous, appelé _Peterboroughfen_ où plus de trente communes nourrissent leurs troupeaux de moutons et leurs vaches grasses. Le comté de Northampton est encore féodal. Il l'était beaucoup plus, lorsqu'au mois de septembre 1529, Henri VIII s'y établit avec sa maîtresse, dans sa maison de chasse de Grafton. Il paraît que le roi avait dès lors en sa possession une lettre de Wolsey soit au pape, soit à un prélat italien, par laquelle le cardinal légat conseillait la bulle d'évocation. Cette lettre que Henri ne pouvait pardonner à son ancien favori, il l'avait serrée précieusement dans son pourpoint et ne l'avait pas même confiée à lady Anne. Il attendait l'occasion d'en écraser le cardinal. Elle se présenta naturellement à Grafton où Wolsey avait suivi la cour. Le soir de son arrivée, comme le cardinal saluait le roi dans la chambre de parade, Henri l'attira à l'écart, sous la tenture d'une fenêtre. Un dialogue s'engagea entre eux. Wolsey baissait les yeux et répondait timidement aux questions amères du roi. Soudain le roi s'animant, tira de son sein un papier qu'il déplia et qu'il secoua convulsivement devant la face pâle du chancelier. «Lisez, lisez, disait Henri, est-ce bien votre écriture?» Le cardinal balbutiant et tremblant, le roi se calma un peu, et déroba Wolsey aux regards avides des courtisans. Il l'emmena dans son cabinet où la conversation continua. Le cardinal essaya-t-il de nier? Henri, soit doute, soit commisération, remit la justification au lendemain. Le chancelier rentra dans la chambre de parade où, par la dignité de son maintien et par la sérénité de sa physionomie, il dérouta les curiosités. Toutefois ses ennemis ne furent pas longtemps dans l'anxiété. Le duc de Suffolk, aïeul de Jane Grey, beau-frère du roi et grand maître du palais, fit dire au cardinal, qu'il n'y avait pas d'appartement pour lui au château. Wolsey fut atterré. La nuit était noire et orageuse. Il fut obligé de remonter sur sa mule et d'aller s'abriter à plus d'une lieue de Grafton dans la maison d'un ami. Le lendemain, lorsqu'il vint au château, le roi partait pour la chasse. De la selle de son cheval, Henri dit au cardinal, s'il avait à lui parler, de s'entendre avec ses ministres. Il l'invita cruellement à ne pas l'attendre et à ne pas quitter le légat Campeggio, qui avait pris congé. Le roi s'enfonça ensuite dans les hautes futaies, accompagné de lady Anne et d'une troupe de joyeux chasseurs. Il dîna à Harewell-Park, et ne revint que fort tard au château pour être certain de n'y plus trouver Wolsey. Le chancelier s'était éloigné, en effet, le cœur brisé, en compagnie de son collègue le cardinal Campeggio. C'est à ce moment précurseur du schisme que je découvre pour la première fois sous les voûtes de Waltham-Abbey un homme encore obscur, mais qui exercera une influence prodigieuse. Cet homme est le docteur Cranmer. Il était né dans le comté de Nottingham à Aslacton. Son nom était ancien, sa famille illustre. Son père, retiré dans un manoir modeste, était aimé du peuple et fort considéré de la noblesse. Il avait soigné l'éducation de son fils. Le jeune Cranmer se distingua bientôt à Cambridge. Un mariage d'amour, que la mort trancha vite, ne fut pas un long obstacle à sa carrière ecclésiastique. Oxford et Cambridge se le disputèrent. Il opta pour Cambridge, où il reçut le grade de docteur. Cranmer avait une âme élevée, un esprit lumineux, le goût de la vérité et le talent de la controverse. Il était très-savant. Il haïssait le moyen âge. Il était révolutionnaire, sans le vouloir, par une pente naturelle de son intelligence. Il croyait que son devoir envers Dieu était de substituer le bon sens et l'Écriture sainte à la scolastique et aux traditions. En 1529, il avait quarante ans. Réfugié, loin de la peste qui dévastait Cambridge, à Waltham-Abbey, chez sir Cressy, ami de son père, il instruisait les enfants de son hôte, et payait ainsi une hospitalité passagère. Gardiner et Fox, qui visitèrent sir Cressy après que Wolsey eut quitté Grafton, rencontrèrent le docteur Cranmer au château. Il y était traité en égal, presque en supérieur. Ses belles manières, son attitude fière et modeste, son tact exquis annonçaient sa condition. L'insinuation et la justesse de sa parole révélaient un initiateur. C'était un gentilhomme sacerdotal. Il avait lu les novateurs allemands et suisses. Il admirait Luther, et il devait le dépasser en hardiesse sur la grande question de la présence réelle; mais il s'enveloppait de prudence, et il voilait l'audace du fond sous les convenances de la forme. Le moine de Wittemberg, au contraire, rachetait parfois ses timidités de doctrine par les éclats et les fougues d'une téméraire éloquence. Fox et Gardiner prirent un singulier plaisir à causer de toutes choses, à Waltham-Abbey, avec Cranmer. Un jour, à dîner, ils déroulèrent toutes les difficultés que suscitait au roi le divorce qu'il poursuivait à Rome contre Catherine d'Aragon. Cranmer, d'abord silencieux, se laissa entraîner à la logique de ses idées. Il dit sans effort le mot de la situation. Gardiner et Fox furent éblouis. «Comment pouvez-vous être embarrassés? D'un côté, le Lévitique, la loi divine qui condamne le mariage du roi; d'un autre côté, Jules II qui l'a permis, Clément VII qui le maintient. Ici la Bible, là le pape! N'est-ce pas la Bible qui doit l'emporter? —Et qui, reprit Fox, prononcera entre la Bible, le livre sacré, et le pape, le chef de l'Église visible? —Qui? s'écria Cranmer, plein déjà du principe vital de la Réforme; qui? le premier chrétien venu, armé du texte souverain. Dans cette grande cause du roi et du pontife, si la conviction individuelle ne suffit pas, pourquoi ne pas consulter toutes les universités de l'Europe? Leur science biblique ferait bientôt fléchir l'autorité très-faillible du pape.» Gardiner et Fox, le lendemain, rejoignirent la cour. Ils racontèrent au roi leur bonne fortune à Waltham-Abbey. Gardiner avait tenté de donner l'expédient comme de lui et de s'en attribuer l'honneur, mais Fox ne le souffrit pas; il ne consentit pas à omettre Cranmer. Henri VIII fut pénétré de joie. «Ah! docteur Cranmer, docteur Cranmer, dit-il, de quel labyrinthe vous avez le fil? Oui, nous interrogerons les universités. Je vaincrai par là. Cette fois, je tiens Rome! je tiens la truie par l'oreille.» Le roi manda aussitôt Cranmer, qui répéta ses arguments et qui réitéra son conseil. «C'est bien, c'est bien, dit Henri; mais il faut écrire ces bonnes preuves.» Et s'adressant au vicomte de Rochefort, qui était là: «Emmenez le docteur Cranmer, ayez soin de lui et qu'il ne manque de rien. Installez-le dans votre hôtel à Durham-House, sous le toit de lady Anne, et qu'il compose là un traité sur la nécessité de mon divorce, sur sa légitimité, autant que sur l'opportunité de consulter à cet égard les universités, soit anglaises, soit étrangères.» Cranmer ne recula point; il était d'un siècle qui avait une séve vigoureuse, d'un siècle héroïque et inventeur, d'un siècle antiromain, du siècle des penseurs et des novateurs. Machiavel avait écrit (1516) ces lignes froidement implacables et mathématiquement prophétiques, à la veille de la Réforme de Luther: «On ne peut donner une plus forte démonstration de la décadence de Rome et de sa chute prochaine, que de voir les peuples les plus voisins de la capitale de l'Église d'autant moins religieux qu'ils en sont plus près. «Puisque certaines personnes estiment que la prospérité de l'Italie dépend de l'Église de Rome, qu'il me soit permis d'apporter contre cette opinion quelques raisons, dont deux, entre autres, me paraissent sans réplique. Je soutiens d'abord que le mauvais exemple de cette cour a détruit en Italie tout sentiment de piété. C'est le premier service qu'elle nous a rendu; mais elle nous en a rendu un plus grand qui entraînera la ruine de l'Italie: elle nous a toujours maintenus divisés. «Un pays ne peut véritablement prospérer que lorsqu'il n'obéit en entier qu'à un seul gouvernement, soit monarchie, soit république. Telle est la France, telle est l'Espagne. Si le gouvernement de toute l'Italie n'est pas ainsi organisé, c'est à l'Église seule que nous en sommes redevables.... N'ayant jamais été assez puissante pour s'emparer de toute l'Italie et n'ayant pas souffert qu'un autre l'occupât, l'Église a été cause que ce pays n'a pu se réunir sous un chef de gouvernement; il a été divisé entre plusieurs petits princes et seigneurs. De là son fractionnement et sa faiblesse, qui l'ont livré en proie non-seulement à des étrangers puissants, mais à quiconque l'a attaqué. «Or, tout cela, c'est à la cour de Rome que nous le devons.» (_Discours sur Tite-Live_, t. II, p. 445-446.) Voilà ce que démêlait Machiavel avec l'infaillibilité de son coup d'œil d'aigle italien, et voici ce que criait Luther du fond de son tourbillon germanique. Il appelle le pape «monstre papalin.» «Le pape, dit-il, est une tête d'âne qui ne saurait être la tête de l'Église; car l'Église est un corps spirituel qui ne peut ni ne doit avoir de tête officielle. Christ seul est le seigneur et le chef de l'Église.» Il écrit au pape Adrien (1523): «Je suis fâché de donner de si bon allemand contre ce pitoyable latin de cuisine dont vous faites usage.» Il répond au pape Clément, qui annonçait dans deux bulles un jubilé pour 1525: «Cher pape Clément, toute ta clémence ne te sera comptée. Nous n'achèterons plus d'indulgences. Chères bulles, retournez à Rome d'où vous venez; faites-vous payer par les Italiens. Qui vous connaît ne vous achète plus. Nous savons, Dieu merci, que ceux qui croient le saint Évangile ont à toute heure un jubilé. Bon pape, qu'avons-nous affaire de tes bulles? Épargne le plomb et le parchemin; cela est désormais d'un mauvais rapport.» (Luth., Werke IX, p. 204.) Le réformateur disait du pape Jules II: «C'était un diable incarné,» et du pape Clément VII: «Il n'y a jamais eu de plus rusé trompeur sur la terre que ce pape-là.» Érasme disait à son tour de Luther: «Il est insatiable d'injures et de violences; c'est un Oreste furieux.» A quoi Luther répliquait: «La colère m'est bonne; je ne sais si de sang-froid je pourrais aussi bien dire. Dans la colère, mon tempérament se retrempe, et toutes les tentations, tous les ennuis se dissipent. Je n'écris et ne parle jamais mieux qu'en colère.» La papauté chancelait donc sous les assauts redoublés de l'intelligence moderne, lorsque le docteur Cranmer (1529) attira Henri VIII dans le courant électrique des temps. Henri ne doit pas être confondu néanmoins avec les philosophes et les protestants qui résistaient au nom de leurs lumières ou de leur conscience, car lui ne résista qu'au nom de ses voluptueux caprices aiguisés de scrupules. C'est ce qui justifie les réformés de ne le pas reconnaître pour un des leurs. Il n'est guère à leurs yeux qu'un «catholique révolté.» Il a été le tyran de l'Église anglicane; c'est Cranmer qui en fut le père, le fondateur. Moins indifférent que Machiavel, moins impétueux que Luther, le docteur Cranmer condamnait comme l'un la papauté temporelle, et comme l'autre la papauté spirituelle, mais il n'insultait pas. L'ardeur du théologien s'alliait chez lui avec la courtoisie du gentilhomme. Il sera un réformateur de cour. Aussi s'empressa-t-il d'obéir aux ordres du roi, qui correspondaient en lui à une conviction. Il accepta un appartement à Durham-House, chez le vicomte de Rochefort, père d'Anne Boleyn. Il devint l'hôte, l'ami, le chapelain de cette maison. Il faisait de petits séjours à Waltham-Abbey, dans la demeure de sir Cressy. C'est sous ces deux toits qu'inspiré tour à tour par les conversations de lady Anne et par le recueillement de la solitude, il préparait savamment le schisme de l'Angleterre et le divorce de Henri VIII. Pendant qu'il travaillait ainsi à la ville et à la campagne, il entendit de ses retraites l'écroulement de Wolsey. [Illustration] CHAPITRE IV. Wolsey se sépare à Londres de Campeggio, son collègue.—Le légat romain fouillé à Douvres et insulté par la police.—Wolsey accusé devant le Parlement et absous.—Malgré son acquittement, le cardinal découragé, déchu.—Le roi le dépouille peu à peu, lui donne et lui retire l'espérance.—William Cavendish.—Patch.—Norris.—Russel.—Butts.—Wolsey à Esher, à Richmond, à Peterborough, à Newark, à Cawood.—Le _Minster_ d'York.—Wolsey arrêté à Cawood par le comte de Northumberland et sir Walter Walsh.—Il est conduit à Sheffield.—Kingston, le constable de la Tour, joint le cardinal à Sheffield et l'escorte avec vingt-quatre gardes jusqu'à l'abbaye de Leicester.—Cette abbaye, voisine de Bradgate, le château des Grey.—Maladie de Wolsey.—Sa mort.—Sa légende.—Bonté du marquis de Dorset.—Douleur énigmatique du roi.—Thomas Morus.—Suffolk, Norfolk.—Lady Anne Boleyn, Clément VII, Henri VIII, Catherine d'Aragon, Charles-Quint.—Cranmer et son livre.—Ambassade du père de lady Anne auprès du pape et de l'empereur.—Thomas Cromwell et la question du divorce.—Le clergé et le Parlement cèdent.—Henri VIII relègue Catherine d'Aragon à Ampthill.—Anne Boleyn installée à sa place. Le cardinal Wolsey n'avait pas revu Henri VIII depuis Grafton. «Mlle de Boleyn, écrit du Bellay à Montmorency, a fait promettre à son amy que il n'escoutera jamais monseigneur d'York.» Wolsey s'était séparé à Londres de son collègue. Campeggio allait s'embarquer à Douvres, lorsque son appartement fut envahi par la police. Ses malles furent fouillées. On l'accusait d'emporter les trésors de Wolsey afin de les soustraire aux confiscations. La vérité, c'est qu'on cherchait dans les bagages du légat la bulle décrétale qu'il avait brûlée, et les lettres de Henri VIII à Anne Boleyn que Rodolphe, l'un des fils de Campeggio, avait déjà déposées à Rome, où elles sont encore. Campeggio se plaignit; mais le roi, content de l'avoir effrayé et outragé, défendit qu'on lui fît aucune réparation. Wolsey ne fut pas quitte pour si peu. Il fut accusé devant le Parlement, et difficilement libéré sur les habiles discours de Thomas Cromwell. Le cardinal n'était plus que l'ombre de lui-même. Les lords, qui lui devaient tout, l'abandonnaient. Le roi le dépouillait successivement de ses palais, de ses mobiliers, de son or. Wolsey buvait l'ingratitude et l'insulte jusqu'à la lie. Tout son orgueil s'était évanoui. Il était si accablé de son malheur, qu'il ne gardait plus ni le moindre courage ni la moindre dignité. Sa racine était coupée. Le roi manquant, Dieu lui-même ne le soutenait pas. Tous ses rêves de domination universelle s'étaient envolés. «J'ay esté voir le cardinal en ses ennuis, écrit du Bellay. J'y ay trouvé le plus grand exemple de fortune. Il m'a remonstré son cas en la plus mauvaise rhétorique: cueur et parolles lui failloient entièrement. Il a bien pleuré.... De légation, de sceau, d'auctorité, de crédit, il n'en demande point; il est prest à lâcher tout, jusqu'à la chemise, et qu'on le laisse vivre en un hermitage, ne le tenant le roi en sa malle grâce. Je l'ay réconforté au mieulx que j'ay pu, mais je n'y ay su faire grant chose.» Après la scène de Grafton, voilà Wolsey à York-Palace, son riche hôtel de Londres! Le 17 octobre (1529), les ducs de Suffolk et de Norfolk se présentèrent chez le cardinal et lui demandèrent le grand sceau de chancelier. Wolsey leur répondit qu'il ne le rendrait que sur une cédule du roi. Ils revinrent le jour suivant avec la cédule, et le cardinal remit le sceau. Les ducs le transmirent à Thomas Morus. Henri VIII voulait York-Palace pour en faire une demeure royale sous le nom de Westminster-Hall; il voulait York-Palace comme il avait voulu Hampton-Court. Le cardinal ne chicana point avec le destin. Il ordonna d'étaler dans ses galeries ses statues, ses tableaux, ses coupes ciselées, ses bagues, ses bijoux, les présents de François Ier, de Charles-Quint, de Jules II, les chefs-d'œuvre des plus sublimes artistes de la Renaissance. Sir William Gascoigne, l'intendant du cardinal, vida tous les coffres en soupirant. Quand il livra tant de magnificences aux officiers du grand maître, le duc de Suffolk, sir William ne put cacher son émotion. Des gouttes de sueur coulèrent de son front et de grosses larmes de ses yeux. Cependant le cardinal commanda sa barge, traversa la Tamise, monta sur sa mule, et suivit avec Cavendish, le serviteur des derniers jours, de la dernière heure, et Patch, son fou, le chemin de sa maison d'Esher, dont le roi ne s'était pas encore emparé. C'était une demeure féodale bâtie par Wolsey, à quelques milles de Londres. Des tours gothiques on apercevait la Tamise, les prairies et les cottages qui la bordent. Le cardinal espérait vaguement trouver dans son parc, d'une noble simplicité, et dans le recueillement de ce refuge champêtre le calme qui n'était plus en lui. Du reste, quand le roi avait exercé contre Wolsey une violence, ou une rapine, ou une menace, quand il avait cédé soit à ses propres rancunes, soit aux perfidies des seigneurs, soit aux récriminations de lady Anne, il avait des réveils d'affection pour son aumônier d'autrefois, pour son ministre tombé. Henri lui adressait alors quelque consolation. Il obéit à l'un de ces bons mouvements le jour où Wolsey quitta York-Palace pour Esher. Le cardinal allait mélancoliquement au pas de sa mule, lorsqu'il entendit derrière lui une petite troupe de cavaliers. S'étant retourné, il reconnut Norris et plusieurs valets du palais, vêtus aux livrées des Tudors. Norris aborda respectueusement le cardinal. —Milord, dit-il, je vous apporte de la part de Sa Majesté une bague et une lettre. Prenez, milord; mon message est un augure. —Ah! Norris, Norris, attendez un peu.» Et descendant de sa mule, tandis que son écuyer tenait la bride, le cardinal s'agenouilla dans la boue du chemin pour recevoir la bague et la lettre. Puis s'étant relevé, il détacha une chaîne d'or terminée par une relique de la vraie croix.—Acceptez ce souvenir, mon cher Norris, dit le cardinal tout en pleurs, et prononcez quelquefois mon nom à l'oreille de mon maître bien-aimé. Emmenez mon fou, qui lui rappellera aussi Wolsey. Oui, je lui donne Patch. Adieu, mon gai compagnon; ne m'oublie pas auprès de Henri dans ses instants de bonne humeur.» Mais Patch, criant et gesticulant, refusant avec colère et sanglots de quitter Son Éminence, Norris fut obligé de le faire lier d'une longue courroie et de le conduire ainsi en croupe derrière un écuyer jusqu'à Hampton-Court. Wolsey se confina dans sa maison d'Esher. Il y répondit au roi. Le cardinal se dévorait en silence. Il avait une maladie d'entrailles. Le chagrin le dévastait. Il reçut un nouveau message du roi. C'était encore une bague, que lui remit en signe de bienveillance sir John Russel. Le cardinal, sous le magnétisme royal, se ranima. Henri VIII avait réellement des retours d'amitié vers Wolsey. Cromwell ayant sauvé la tête du cardinal à la Chambre des communes, où un bill d'accusation formidable avait été présenté le 1er décembre 1529, le roi, loin de sévir contre l'orateur intrépide du malheur, loua son éloquence et son courage. Il récompensa un autre dévouement à Wolsey. Fitz-William, un protégé du cardinal, redoubla de respect pour lui au moment le plus vif de la colère de Henri. Il orna de fleurs l'escalier de son hôtel, afin d'y accueillir selon son cœur le grand chancelier banni. Il le célébra en tout lieu, exaltant le génie du ministre, la bonté de l'homme. Le roi, instruit des témérités de Fitz-William, le fit venir à Hampton-Court. «Comment, lui dit-il sévèrement, avez-vous osé donner asile à un coupable? Ne saviez-vous pas que je l'avais exclu du pouvoir et qu'il avait encouru ma disgrâce? —Je le savais, sire, répondit Fitz-William. Aussi ce n'est pas votre criminel d'État que j'ai attiré, salué sous mon toit; c'est mon bienfaiteur, celui à qui je dois tout, mon pain et ma fortune. Sire, soyez clément pour lui,» ajouta Fitz-William dans l'effusion et avec la hardiesse de la reconnaissance. Le roi non-seulement ne punit pas Fitz-William, mais, au grand étonnement des courtisans, il le créa chevalier et lui ouvrit son conseil. Ce n'est pas tout. Au milieu des fluctuations de son désespoir à Esher, Wolsey fut saisi d'une fièvre ardente. Il eut le délire; il touchait à l'agonie. A Hampton-Court, on le regardait comme mort. Le roi eut un élan de sensibilité. Il envoya un troisième messager au moribond. Ce ne fut plus un gentilhomme, mais son médecin le plus éminent. —Butts, mon ami, hâte-toi. Guéris le cardinal comme tu me guérirais moi-même. Dis-lui que je suis toujours son bon maître. Je ne l'aime pas moins qu'autrefois. Offre-lui ce rubis où mon portrait est gravé, ajouta-t-il en ôtant de son doigt un troisième anneau.—Et vous, madame, dit-il à sa maîtresse, ne lui enverrez-vous pas aussi quelque chose pour l'amour de moi?» Mlle de Boleyn détacha de son sein un médaillon qu'elle tendit à Butts. Le médecin partit avec tous ces témoignages de l'intérêt du roi. Wolsey en fut ressuscité. Les paroles surtout de Henri furent un dictame pour le malade. «Vraiment, disait le prélat, mon maître veut que je vive! Eh bien, je vivrai, Dieu aidant et vous, mon très-cher Butts.» Wolsey confiant ou rétabli, le roi écoutait Anne et les lords. Il perdait ses bonnes intentions. A chaque anneau qu'il donnait au cardinal, il lui prenait un palais, un musée, une terre. Enfin, il confisqua les revenus de l'évêché de Winchester. Comment Wolsey allait-il vivre? il l'ignorait. Le roi lui enlevait capital, revenus, dîmes et fermages. Aucune de ses pensions ne lui était plus payée. Il enfonçait par degrés dans un abîme de dérision et de pauvreté. Et puis Esher, où il avait passé la mauvaise saison, lui était odieux. Il avait besoin de changer de place. Il soupirait après sa résidence de Richmond. Il obtint l'agrément du roi pour s'y établir. Là, il était moins loin de Henri. La Tamise, le même fleuve, les mêmes eaux baignaient les jardins du monarque et du cardinal. Une espérance envahit Wolsey. Pendant les trois mois qu'il vécut à Richmond, pas un jour ne s'écoula sans qu'il épiât sur les flots, à l'horizon, la barge royale surmontée de la bannière des Tudors. Hélas! son maître ne venait pas; il ne vint jamais. Ici le cardinal est pathétique. Wolsey était un mauvais prêtre, un évêque impudique, un ministre vénal, un chancelier prévaricateur. Je le haïssais au pouvoir, pourquoi donc m'émeut-il? Je ne l'estime pas. Il n'a pas de vertu, de constance. Il n'a plus même d'orgueil. Et cependant il me remue. Ne serait-ce pas qu'il me représente dans son ignominie complète la misère humaine? Ce cardinal légat, qui a été tout, n'est plus rien. Il n'était qu'un rôle. Son rôle fini, il n'y a plus d'homme. Il a un découragement complet. Il est plongé dans un entier abandonnement. Il a toujours sa grande intelligence, et c'est une torture de plus. Il ne songe pas sérieusement au ciel, il ne songe qu'à la toute-puissance. Il l'avait, il ne l'a plus. Un vide immense l'enveloppe. Dieu lui-même ne saurait pour lui remplacer le roi. Il voudrait prier, il ne le peut. Il ne sent l'existence que par le regret de n'être plus chancelier. Désormais c'est un néant, un néant douloureux vêtu de pourpre. Il renonce même à l'espérance de voir arriver le roi à Richmond. Car cette espérance de Wolsey est une crainte pour Anne Boleyn. Elle fait intimer au cardinal l'ordre de résider dans le diocèse d'York, le diocèse du prélat. Il n'y avait rien à dire, et Wolsey silencieusement s'éloigna de Richmond. Suivons parmi les riants paysages de l'Angleterre la mule du cardinal. Suivons-la, le journal de Cavendish sous les yeux, l'esprit appliqué aux traditions populaires, aux lieux, aux temps, aux circonstances, à la philosophie qui pèse, au poids de la sagesse, le bonheur et l'adversité. Ce pèlerinage de Richmond à York, à Cawood, au monastère de Leicester, je l'ai déjà fait comme voyageur d'étape en étape, faisons-le comme historien, d'autant mieux que la générosité de Wolsey attirerait seule. _Mihi et Vobis_ (à moi et à vous), cette belle devise du cardinal était empreinte sur le frontispice de toutes ses résidences. Chaque passant y avait droit à la bienvenue, selon son rang. Celui qui ne pouvait aspirer à la société du prélat ou de ses officiers, trouvait une tranche de bœuf et un pot de bière à toute heure. Le cardinal était l'hôte permanent de l'Angleterre. Errant et dépossédé qu'il sera désormais, toute maison, même étrangère, où il se logera, se montrera bienfaisante, et les gens du prélat n'oublieront nulle part la devise: _Mihi et Vobis_; devise, du reste, plus chrétienne qu'individuelle, car je l'ai retrouvée dans plus d'un château et dans plus d'un presbytère du Nord. La charité qu'elle indique, tout humaine chez Wolsey et gâtée de forfanterie, n'en est pas moins un des meilleurs prestiges du cardinal. Au déclin de ses grandeurs, Wolsey rencontra un ami qui fut son consolateur et son biographe: ce fut William Cavendish. Que ne puis-je honorer dans ce modeste annaliste toute une classe d'hommes excellents dérobés à la gloire par leur vertu même. Je veux parler de ces serviteurs qui s'effacent dans la bonne fortune, et, qui, dans la mauvaise, deviennent les providences domestiques de leurs maîtres, qu'ils réchauffent de leur dévouement comme d'une flamme de l'ancien foyer, qu'ils enveloppent de sollicitudes aussi tendres que les caresses maternelles. Charles I eut sir Thomas Herbert, Louis XVI eut Cléry. Avant eux, le cardinal Wolsey presque un roi et presque un pape, eut Cavendish, l'ancêtre humble et sublime des comtes puis des ducs de Devonshire et des ducs de Newcastle. William Cavendish, le chef d'une si puissante famille, n'était pourtant qu'un simple garde de la porte dans la maison de Wolsey. Il a servi le cardinal et il l'a raconté avec une fidélité touchante. Quiconque désire connaître Wolsey doit lire Cavendish. Ç'a été pour moi une douce tâche. Wolsey, l'âme blessée à mort de la disgrâce, allait à petites journées au pas de sa mule. Il se complut à Peterborough. Il logeait dans l'abbaye, près de la grande cathédrale. Il assista le dimanche des Rameaux (1530) à la procession. Le jeudi saint, il lava les pieds à douze enfants pauvres. Il se confessa et il prêcha. Il entretint les moines de questions théologiques très-profondes et il retrouva des éclairs d'éloquence sacrée si longtemps voilés en lui par les nuages accumulés de la politique des cours. Il se pliait aux habitudes des frères, mangeant au réfectoire, chantant au lutrin, se couchant à l'angélus. Seulement lorsqu'il y avait de la lune, il se relevait pour faire une longue promenade soit dans les jardins de l'abbaye, soit dans le parterre qui entoure encore la cathédrale. On m'a désigné un petit tertre de verdure où il s'oublia une nuit entière à sonder les vicissitudes humaines, tout en contemplant les lueurs argentées le long des arceaux gothiques du couvent, jusque sur les monuments funèbres du cimetière. De Peterborough, le cardinal pénétra de ville en ville, de hameau en hameau, par les comtés de Northampton et de Nottingham à sa résidence de Newark. Là, près de la Trent et de la forêt de Robin-Hood, il était dans son beau diocèse d'York. Il se résolut à y trôner en prélat et en grand seigneur. Il reçut avec grâce, bon avec les paysans et les bourgeois, poli avec les nobles, savant avec les humanistes et les artistes qui passaient par hasard. Il fit des tournées archiépiscopales, termina des procès héréditaires, réconcilia des ennemis mortels et séduisit toute la province par le charme inexprimable de sa courtoisie, par les fascinations inépuisables de son esprit aussi souple que brillant. Mais hélas! il se lassa vite à ce métier. Il était pour lui un objet de compassion. Il rougissait de sa déchéance. Le théâtre de ses succès, ce n'était plus l'Europe, c'était un comté d'Angleterre. Ses interlocuteurs, ses correspondants n'étaient plus des rois et des empereurs, c'étaient des abbés ignorants ou des gentilshommes buveurs, ou des lords traqueurs de renards. Tout ce qui avait une vraie distinction habitait la cour. Et lui qui avait dit et écrit: «Moi et le roi,» lui qui avait été chancelier et qui avait du être pape, il n'était plus qu'un archevêque sans autorité politique. Il se proposa du moins d'avoir les apparences de cette autorité par une entrée solennelle à York. Il s'était rapproché de sa capitale. Le _Minster_, c'est ainsi qu'on appelle la cathédrale, lui donna une courte illusion de grandeur. Cette cathédrale de cinq cent vingt-quatre pieds de longueur, de cent sept pieds de largeur, est la plus belle église de l'Angleterre et l'une des plus exquises de l'Europe. Elle a trois tours et des façades admirables. L'intérieur est un poëme en dentelle de pierre, en rosaces et en ogives de vitraux coloriés, en pavés de mosaïque. C'est plus qu'un chef-d'œuvre, c'est un miracle d'architecture. De son château de Cawood, à deux heures d'York, Wolsey combinait tous les préparatifs des fêtes soit du _Minster_, soit de la ville, pour sa réception, lorsque le comte de Northumberland et sir Walter Walsh se hâtèrent à petit bruit. Ils étaient chargés de se saisir du cardinal. Suffolk, Norfolk et lady Anne avaient accusé Wolsey auprès de Henri de continuer ses intrigues avec Rome et d'affermir le pape dans sa résistance au divorce. Le roi n'avait pas balancé à lui dépêcher lord Northumberland et sir Walter Walsh pour le conduire à Londres. «Quand il sera à la Tour, dit le roi, je le ferai juger. Il sera certainement acquitté, s'il est innocent.» A l'arrivée des commissaires à Cawood, le cardinal, qui était à table, se leva pour les recevoir. Il se flatta qu'ils lui apportaient un agréable message comme Norris, John Russel et Butts. Il se trompait cruellement. Northumberland hésitait, car il avait été le disciple du cardinal. Il ne rompit le silence que dans la chambre à coucher de Wolsey. «Milord, lui dit-il, avec ménagement, vous êtes soupçonné de haute trahison, vous vous justifierez. Je suis obligé de vous arrêter au nom du roi.» Wolsey eut un tremblement de surprise et d'épouvante. Il comprit ce que signifiait ce mot de haute trahison. La Tour de Londres avec toutes ses terreurs se dressa devant l'imagination du cardinal. La fièvre et la dyssenterie le reprirent et ne le quittèrent plus. Après une nuit peuplée de mille fantômes, le captif avait vieilli d'un demi-siècle. On le transporta de son appartement dans un fauteuil. On le hissa sur sa mule; il ne s'y soutint qu'en chancelant. L'air le ranima un peu. Northumberland était plein d'égards et se conformait à la faiblesse du prélat. On abrégeait les traites et on couchait le cardinal qui ne pouvait se tenir debout. Lord Shrewsbury l'accueillit à Sheffield dans le même château où plus tard devait être enfermée la reine d'Écosse Marie Stuart. Au premier souper, Wolsey se trouva mal. Il ne demeura pas moins de quinze jours à Sheffield. La fièvre avait redoublé. Quelquefois sa langue s'embarrassait, son cou se gonflait et se glaçait. Il ne mangeait plus, il maigrissait à vue d'œil. Il était méconnaissable. Il répétait avec plus de ferveur son chapelet. Lorsque le bon Cavendish, son seul ami, lui annonça dans la galerie de Sheffield que sir William Kingston l'accompagnerait avec un détachement de vingt-quatre gardes, le cardinal fut consterné. «Où est maître Kingston? dit-il.—Au château, milord,» répondit Cavendish, et il l'introduisit aussitôt. Kingston mit un genou en terre, mais le cardinal lui cria de se relever. «C'est donc le roi, maître Kingston, qui vous envoie à ma rencontre?—Oui, Milord, reprit le brave officier. Mes instructions d'accord avec mon cœur me recommandent les plus affectueuses déférences pour Votre Grâce. Vous serez absous par le tribunal. Comment vous condamnerait-on? Vous êtes si éloquent et vous n'êtes assurément pas coupable.» Wolsey se tut. Kingston était honnête, respectueux, mais il était constable de la Tour. Tragique présage! Le cardinal ne put aller plus loin que l'abbaye de Leicester. En franchissant la porte du couvent, sa mule broncha et il dit: «C'est un avertissement. Je ne repasserai pas ce seuil.» On le plaça dans une chambre bien chaude. On bassina son lit et on le coucha. Au moment suprême de toutes les détresses de Wolsey, sur le bord de sa tombe, lorsqu'il était prisonnier d'État, et que Henri VIII lui avait extorqué Hampton-Court, York-Palace, ses richesses artistiques, sa vaisselle, son argent, ses pensions, les revenus de l'évêché de Winchester, le cardinal était encore le plus grand personnage de l'Angleterre. Dans son château de Cawood qu'il habita les deux derniers mois de sa vie, il lui restait cent quatre-vingts officiers ou domestiques à ses gages. Le monde était toujours en admiration, mais lui, le prélat, était désabusé. Il savait que son feuillage se flétrissait de minute en minute; il n'avait plus de séve. Wolsey était au monastère de Leicester, le 26 novembre 1530. Le lendemain, dans l'intervalle de ses crises, il contempla les arbres du parc vers la direction de la forêt de Charnwood, voisine du couvent. Il y avait erré autrefois avec ses élèves, les jeunes marquis de Dorset, lorsqu'il était leur précepteur au château de Bradgate, le futur berceau de Jane Grey. «Ah! dit le cardinal, j'étais joyeux à Bradgate, quoique je fusse un bien petit compagnon. Je poursuivais dans la forêt plus de songes que de gibier. J'avais tous les honneurs devant moi et je les ai derrière moi maintenant. Je ne retournerai plus dans l'Éden d'Adam où j'avais enfoncé mes tentes, et ce n'est pas un archange qui m'en barre le sentier, c'est le bourreau de la Tour avec sa hache.» Le cardinal, au lieu de monter son rêve, le redescendait lugubrement. Lui, qui avait aspiré au Vatican pour demeure et à l'univers pour royaume, il gisait dans une étroite cellule et il allait glisser dans une fosse plus étroite encore. Les chênes qu'il avait vus dans sa jeunesse et dans leur printemps, il les revoyait dans son agonie et dans leur hiver, pareils à des squelettes. Le 28 novembre, au crépuscule du soir, Wolsey demanda l'heure à Cavendish, à ses domestiques et aux frères. «Huit heures, lui fut-il répondu—Non, pas encore, reprit-il: à huit heures vous n'aurez plus ni maître, ni hôte.» Le 29, au matin, il respirait toujours. Ayant entrevu Kingston, il lui dit: «Soyez auprès de Sa Majesté l'interprète de mes sentiments. Qu'elle daigne se ramentevoir ce que je lui ai conseillé au sujet de la bonne reine Catherine, et elle me rendra justice. Le roi est un prince opiniâtre. Puisse-t-il ne pas mépriser tout frein. Plus d'une fois je me suis humilié jusque dans la poussière, afin de modérer ses passions, et c'était vainement. Ah! si j'avais servi mon Dieu comme j'ai servi mon roi, je serais plus tranquille.» Ici des spasmes violents interrompirent le cardinal qui s'écriait par instants: Jésus, Jésus! Enfin, il regarda d'un fixe regard Kingston, les frères du couvent, les serviteurs de son infortune, et ce regard se reposa sur Cavendish. Ce fut la récompense de cet infatigable ami qui avait quitté sans murmure, pour son vieux maître suspect, femme, mère, enfants et foyer. Il s'était penché tendrement sur la main de Wolsey et il la baisa pendant que le cardinal expirait. Il aida ainsi cette main crispée du prélat à tourner le feuillet redoutable au delà duquel est le mot éternel. Le vent gémissait et les corbeaux croassaient dans les ifs et dans les sapins. La neige tombait à flocons sur la forêt de Charnwood, sur le château de Bradgate et sur le cloître de Leicester. On habilla en toute hâte ce pauvre cadavre qui avait été Wolsey. Toutes les fenêtres furent ouvertes à la bise froide de la saison. La putréfaction du cardinal était horrible. On le laissa peu sous son catafalque, sous sa mitre d'or, sous sa robe écarlate, avec sa crosse de légat et son anneau pastoral. Le frère médecin du cloître déclara qu'une épidémie était imminente, si l'on ne s'empressait d'inhumer le prélat. Le 30 novembre, le cardinal dormait son dernier sommeil dans un triple cercueil au fond d'un des caveaux de l'abbaye. Ce parvenu audacieux avait été cupide, débauché, pervers dans sa colossale personnalité. Il eut cependant une sorte de patriotisme. Semblable en cela à tous les ministres de fortune, Wolsey voulait la suprématie de son maître et de son pays, mais il voulait cette suprématie royale et nationale en la subordonnant à la sienne propre. Sa politique était de soumettre l'Europe à l'Angleterre, l'Angleterre à Henri VIII et Henri VIII à Wolsey, qui gouvernerait son siècle anarchique et féodal avec le génie de l'unité. Le visage du cardinal était fort compliqué. Ses yeux plongent au loin, son front est dominateur, sa bouche fine, fière, oratoire à la fois et diplomatique. De tous les portraits que j'ai vus de Wolsey, le plus remarquable est un profil en marbre. Ce profil, qui n'a pas reproduit les mille nuances de cette physionomie mobile, en a conservé les linéaments simples et majestueux. Cette ressemblance sculpturale laisse dans l'imagination le type d'un Richelieu britannique, moins héroïquement positif, prudent et ferme que le Richelieu français, mais plus imposant par l'essor d'une ambition inassouvie dans son île, d'une ambition aussi haute que le dôme de Michel-Ange, aussi vaste que Rome et le monde. Les frères du couvent répandirent que saint Pierre avait consolé le cardinal à son chevet et lui avait dit: «Voici les clefs. Tu ne les as pas reçues au Vatican, mais je te précéderai avec elles et je t'ouvrirai les parvis du ciel.» Les protestants, déjà nombreux, affirmaient que c'était Satan, et non saint Pierre, qui avait visité le cardinal. C'est le diable lui-même, racontaient-ils, qui a assisté le prélat, qui lui a arraché l'âme du corps, et qui l'a emportée dans un tourbillon de fumée. Depuis cette mort, dans les villages des environs du couvent de Leicester et du château de Bradgate, on crut généralement à l'une ou à l'autre de ces interprétations populaires, selon qu'on était catholique ou protestant. L'ancien précepteur des marquis de Dorset devenu légat, chancelier et cardinal, n'était plus qu'une légende pour tous. Les paysans de Bradgate tinrent longtemps encore pour certain qu'il revenait sous la forme d'un spectre rouge, et que, de minuit au petit jour, il se promenait à l'amble de sa mule, par la forêt de Charnwood. Jane Grey, vingt ans après les obsèques du cardinal, disait à Aylmer: «C'est offenser Dieu que d'admettre de telles superstitions.—Sans doute, répondait le bon docteur. Votre père a fait mieux que cela en recueillant plusieurs des domestiques du prélat.» A la mort du cardinal, beaucoup de ses serviteurs, en effet, furent dénués et languirent. Quand les montagnes croulent, elles engloutissent ou elles blessent tout ce qui s'abritait sous leur cime. Le marquis de Dorset pourvut généreusement au sort de quelques domestiques du prélat, qui avait été son précepteur et celui de ses frères. Voilà comment, dans son jeune âge, Jane Grey entendit beaucoup parler à Bradgate de Wolsey, par des serviteurs du cardinal devenus les serviteurs de la princesse. Henri VIII ne fut pas aussi compatissant que le marquis de Dorset. Quand il apprit de Kingston les derniers moments de son grand ministre, il eut néanmoins une explosion de sensibilité. Il ne put retenir ses larmes, soit que chez ce tyran, l'un des plus noirs qui furent jamais, l'amitié eût des réveils subits et fugitifs, soit qu'il fût jaloux d'une mort naturelle qui attentait à ses droits et qui l'empêchait de faire couper la tête au cardinal. Le roi avait beau se distraire de la politique par la théologie et par la musique, son divorce l'inquiétait, le troublait. Il y eut des jours où il brûla jusqu'à dix volumes, où il brisa jusqu'à trois flûtes, où il lassa jusqu'à six chevaux. Au milieu des plaisirs, il était obsédé par les affaires, par sa grande affaire surtout. Comment se passer de Wolsey? Comment suppléer au puissant ministre? Comment combler le gouffre immense que le trépas du cardinal laissait après lui? Thomas Morus avait succédé au chancelier. C'était un homme savant et habile. Il aurait pu être très-utile, s'il n'eût pas été si attaché aux traditions catholiques. Suffolk et Norfolk n'étaient que des courtisans. Lady Anne Boleyn, le vrai premier ministre, n'était pas assez grave. Ce n'était pas par elle, c'était pour elle qu'il fallait manœuvrer avec Rome. Les difficultés ne s'aplanissaient pas. Le fond de Clément VII, comme de Henri VIII et de lady Boleyn, était l'égoïsme le plus âpre. Clément ne voulait pas être déposé pour bâtardise et il voulait garder le gouvernement de Florence. Il songeait moins aux intérêts du saint-siège qu'à ses propres intérêts. Il était plus Médicis que pape. Il craignait moins de perdre l'Angleterre par le schisme que d'offenser l'empereur dont les armées couvraient l'Italie. Henri VIII voulait le triomphe de sa passion pour lady Anne. Mlle de Boleyn voulait la couronne d'Angleterre. Catherine d'Aragon et l'empereur étaient plus nobles. L'une s'obstinait afin de sauver son honneur et l'honneur de sa fille en maintenant ses droits d'épouse; l'autre, en conjurant la répudiation de sa tante, sauvegardait la dignité du sang royal d'Espagne. Henri VIII était à bout d'intrigues, d'efforts, de menaces. Les tergiversations de Clément VII, sa fausseté dont il avait eu tant de preuves, lui fermaient toute issue vers une solution. Que faire? Deux hommes se présentaient, le premier un homme religieux, l'autre un homme politique. Ils avaient tous deux le secret du destin. Ils s'appelaient Cranmer et Cromwell. Cranmer avait composé son livre. Le mariage entre le beau-frère et la belle-sœur est interdit, démontrait-il, le Lévitique à la main. Il y joignit l'opinion des théologiens de toute l'Europe, des universités de l'Angleterre, de l'Allemagne et de l'Italie. Il parcourut ces contrées, répandant son livre, le développant dans des discours, le fortifiant par des duels de paroles où il se montrait tout ensemble exégète, casuiste, logicien et orateur. C'était le chevalier de la Bible. Il fit une campagne retentissante où il proclama fièrement à la face du monde le grand principe de la Réforme, le principe qui la contient tout entière: la supériorité de l'Écriture sur les bulles. Il contesta, limita et sapa dans cette question brûlante du mariage de Henri VIII, la suprématie du pape. Il avait été de l'ambassade du comte de Wiltshire à Bologne, où le pape et Charles-Quint résidaient dans le même palais. Le père de lady Anne, nommé récemment comte de Wiltshire, était un négociateur adroit. Il avait toutes les élégances. Il était homme du monde et homme de cour. Il avait vécu à l'étranger, beaucoup observé et beaucoup appris. D'un extérieur séduisant et d'une bouche d'or, il plaisait à tous soit qu'il se tût, soit qu'il parlât. Il avait un mélange de douceur et de fermeté. Il flattait ou menaçait à propos. Il avait toutes les éloquences de la diplomatie: la justesse, la grâce, le tact. Il avait le don de s'insinuer et le talent de réussir à moins que le succès fût impossible. Clément VII reçut très-bien cet ambassadeur. Lui, le pape, ignorant de son propre aveu et simoniaque de l'aveu de tous, lui qui, laissé à son inspiration personnelle, répétait à l'évêque de Tarbes: «Je serais content que le mariage du roi et de lady Anne fust jà faict, mais que ce ne fust par mon autorité ny aussi par diminution de ma puissance;» lui, qui n'aurait demandé qu'à se réconcilier avec Henri VIII, fit fête à l'ambassade d'Angleterre et particulièrement au comte de Wiltshire. Il n'en fut pas de même à l'audience de Charles-Quint. Ce prince, si compassé et si patient d'ordinaire, eut un mouvement d'irritation à la vue du comte de Wiltshire qui se disposait à le haranguer: «Monsieur, s'écria l'empereur avec amertume, cédez la parole à vos collègues; vous êtes partie dans la cause.» Le comte ne se résigna point à une insulte lancée de si haut. Il revendiqua son droit, disant qu'il n'était pas à Bologne comme père, mais comme ambassadeur. Il déclara, au nom de son souverain, que l'approbation de l'empereur serait précieuse à Henri VIII, mais que nulle force humaine ne ferait renoncer le roi à sa résolution d'obtenir justice du pape. Les diplomates anglais exprimèrent à Charles combien son consentement serait désirable dans cette conjoncture. Ils offrirent quatre cent mille couronnes, la restitution de la dot de Catherine et une pension viagère convenable au rang d'une telle princesse. L'empereur répondit: «Je ne suis point marchand, pour vendre l'honneur de ma tante. Le procès est devant son tribunal naturel: c'est au pape de prononcer.» Clément VII aurait bien souhaité de s'abstenir, mais il était entre l'enclume et le marteau. Le marteau, c'était l'empereur, et, sous la terreur d'un coup mortel, le pape défendit à Henri de se remarier jusqu'à ce que la sentence pontificale fût rendue. L'ambassade du comte de Wiltshire échoua donc. Le comte revint à Londres. Lady Anne éclatait malgré elle. L'ironie acérée envenimait sa colère contre Rome. Henri était furieux et embarrassé. C'est alors que Thomas Cromwell sollicita une audience du roi. Ce Cromwell était né pour fouler la délicate tunique de la papauté, comme son père le foulon foulait le drap grossier du matelot anglais. Thomas Cromwell était avant tout un aventurier: un aventurier de guerre, il avait été l'un de ces soldats du connétable de Bourbon qui mirent Rome à sac et qui battirent en brèche le château Saint-Ange; un aventurier de loi, il remplacera dans les îles Britanniques, par le roi Henri VIII, le successeur de saint Pierre. Il ajusta deux fois de son arquebuse et de sa politique la papauté, et il renversa dans les décombres des monastères la dictature romaine. Il avait le crâne dur, le front hardi, le nez acéré, les yeux fixes, la bouche déterminée, la physionomie opiniâtre, l'attitude populaire, la tête penchée du taureau lorsqu'il va donner un coup de corne. Il entama sans préambule avec le roi la question du divorce. Il avait l'élan d'un reître et les ressources d'un légiste. Ce n'était certes pas trop pour défaire un pape sacré et pour faire un pape profane. «Sire, dit Cromwell à Henri, vous devriez remercier Dieu de la situation qu'il vous a préparée. Tout vous favorisera, si vous le voulez.—Je le veux, répliqua Henri.—Eh bien, reprit Cromwell, vous avez contre vous l'évêque de Rome, vous avez pour vous l'Ecriture, les universités, saint Thomas, le droit et la force. Pourquoi hésitez-vous? Ne vous serait-il pas facile d'être déclaré par votre Parlement chef de l'Église dans votre royaume?—Comment! s'écria Henri; mais le clergé?—Le clergé, répondit Cromwell, est à votre discrétion. Les évêques, tous les jours, prévariquent. Leur serment au pape, à un souverain étranger, est une forfaiture envers leur souverain national.» Alors Cromwell démontra au roi que le clergé n'était pas à craindre. Il y avait de vieux statuts des règnes d'Édouard III et de Richard II renouvelés sous Henri IV en 1401. Ces statuts de _præmunire_ ou, ce qui serait mieux, de _præmonere_, défendaient de poursuivre des provisions en cour de Rome ou de déférer aux tribunaux ecclésiastiques des causes séculières sans une autorisation spéciale de la couronne. Les infracteurs du _præmunire_ étaient passibles de la confiscation des biens et de l'emprisonnement. Or, le clergé tout entier était coupable de la violation de ces bills. «Sans doute, dit Cromwell en se résumant, ils sont tombés en désuétude, mais il faut les faire revivre. » Henri VIII fut ravi et nomma Cromwell de son conseil privé. Le nouveau ministre, dans une convocation spéciale (janvier 1531), prouva judaïquement devant le clergé que le clergé vivait en pleine forfaiture. Il cita les lois violées. Le clergé, pour se racheter, vota cent mille livres. Le Parlement ne fut pas plus récalcitrant. A l'exemple du clergé, il conféra, le même mois et la même année, au roi Henri VIII, le titre de «seul chef de l'Église anglicane.» Le roi fut oppresseur, le clergé et le Parlement furent timides. Cependant la violence et la peur n'expliquent pas tout. En réalité le gouvernement, les évêques et les Chambres ne s'entendirent si vite que parce que leur foi à tous s'était modifiée. Le roi et les lords avaient prêté l'oreille aux récits fantastiques des richesses monacales. Le prince qui avait maintenu les traditions contre Luther retirait peu à peu la tête de son nimbe orthodoxe et se courrouçait contre Rome. Il avait reçu bien des confidences d'humanistes et souri à bien des épigrammes d'Anne Boleyn. Il se disait en lui-même et il avouait aux admirateurs de sa science que son infaillibilité valait certes celle du Vatican. Il ne disconvenait pas qu'il ne fût un autre théologien que tous ces pontifes caducs des bords du Tibre. Ils lui semblaient en comparaison de lui de bien petits cuistres sous la tiare. Les uns avaient été bergers, les autres professeurs, les autres moinillons. Clément VII était un bâtard. Avaient-ils eu le temps ou le goût de s'instruire? Qui, parmi eux, aurait vaincu le docteur de Wittemberg? Parmi eux, qui avait eu l'intelligence d'Aristote, l'intuition de saint Thomas? Et tandis que le roi, malgré sa modestie, ne pouvait s'empêcher de se rendre cette justice, les nobles, les bourgeois, les prêtres s'enhardissaient contre le joug romain. Tous avaient causé soit avec un protestant, soit avec un philosophe. La raillerie d'Érasme, la véhémence de Luther, l'héroïsme de Zwingle avaient pénétré avec l'air par-dessus l'Océan. Les ouvrages des réformateurs étaient partout, dans les palais, dans les universités, dans les monastères. Cranmer, presque inconnu, amoureux de l'étude et de l'obscurité, s'imbibait comme d'une huile de lutteur des doctrines nouvelles et s'assouplissait au rôle d'initiateur. Henri VIII, au milieu de tant de fluctuations, n'avait qu'un but: le divorce. Il aurait payé bien cher l'assentiment de Catherine, qui eût tout arrangé. Dès que le clergé et le Parlement lui eurent donné leur adhésion solennelle, il avertit Catherine par des commissaires chargés de la plier aux vœux du roi, des évêques et des lords; mais Catherine fut inflexible. «Que Dieu, dit-elle, donne à Henri le repos de l'âme! Quels que soient les desseins de mes ennemis, quels que soient leurs subterfuges, ils ne pourront faire que je ne sois pas la femme légitime du roi. C'est un pape qui nous a unis; jusqu'à ce qu'un pape nous désunisse, je ne résignerai pas, je soutiendrai au contraire, avec l'aide de mon Sauveur, ma triple dignité de reine, d'épouse et de mère.» Les commissaires n'eurent pas d'autre réponse. Henri avait estimé Catherine à toutes les époques; mais elle avait peu d'esprit et il s'était ennuyé auprès d'elle. En vieillissant, d'ailleurs, elle lui avait déplu et, en résistant à ses ordres, elle l'avait irrité. Cette dernière obstination de l'appel au pape l'avait endurci contre elle. Le 13 juillet 1531, il l'exclut de tous ses palais et lui assigna pour résidence le château d'Ampthill. C'est à Windsor qu'il lui notifia cette cruelle déportation. Le duc de Suffolk, grand maître, insinua à Catherine d'Aragon, à ses officiers, à ses filles d'honneur miss Parr et miss Askew, entre autres, qu'il serait séant à Ampthill de substituer les titres d'altesse et de princesse au titre de reine. Catherine releva hautainement ces prescriptions du grand maître. Elle déclara qu'elle ne s'y soumettrait point et qu'elle ne souffrirait pas que personne s'y soumît dans sa maison. Elle partit de Windsor sans sa fille, qui fut confiée à lady Salisbury. Elle s'éloigna des demeures souveraines, ulcérée et indomptable, s'enveloppant dans la pourpre de son droit plus majestueusement que dans le manteau royal dont une maîtresse effrontée se drapait. Anne Boleyn remplaça ce jour-là Catherine sous tous les toits de Henri VIII. Elle avait enfin triomphé. [Illustration] CHAPITRE V. Diplomatie d'Anne Boleyn.—Elle supplante Wolsey et Catherine d'Aragon.—L'orthodoxie décline en Angleterre.—Thomas Cromwell vient en aide à Henri VIII.—Morus donne sa démission de chancelier.—Audley le remplace.—Anne Boleyn, pairesse du royaume, marquise de Pembroke.—Elle décide l'ambassadeur de France, le cardinal Jean du Bellay, à solliciter entre les deux rois, soit à Boulogne, soit à Calais, un rendez-vous où seraient la marquise de Pembroke avec Henri VIII, la reine de Navarre avec François Ier.—Du Bellay échoue.—Le rendez-vous a lieu, mais la reine de Navarre n'y est pas.—Bal à Calais.—Retour en Angleterre.—Grossesse de la marquise de Pembroke.—Son mariage à York-Palace.—Thomas Cromwell, le légiste de Henri VIII.—Cranmer, archevêque de Cantorbéry.—Catherine d'Aragon vainement sommée de comparaître à Dunstable.—Arrêt qui casse son mariage.—Autre arrêt qui valide le mariage de la marquise de Pembroke avec Henri VIII.—Le couronnement.—Notification des sentences à Catherine.—La nouvelle reine accouche à Greenwich d'Élisabeth.—Excommunication.—Henri VIII.—L'archevêque de Cantorbéry.—Son portrait.—Le schisme. Lady Anne Boleyn avait connu les splendeurs de la cour de France. Confondue parmi les filles d'honneur de la reine Claude, au camp du Drap d'or (1520), elle avait vu la reine d'Angleterre appuyer ses pieds sur un tapis bordé de perles fines. Ce luxe, cette puissance, ces pompes dont Catherine était entourée effleurèrent de vagues désirs l'imagination de Mlle de Boleyn. Plus tard elle avait remarqué l'amour du roi pour elle, et son astuce fut d'exploiter cet amour, de façon à devenir épouse en sacrifiant l'épouse. Cette jeune étourdie développa son plan comme un homme d'État. Elle déploya une adresse rare, une patience inouïe. Elle attira Henri avec l'amorce de la vertu; elle le tenta sans cesse avec tous les artifices combinés d'une Française et d'une Anglaise. Henri, subjugué, enivré, ne reculera devant rien, pas même devant Rome. Anne s'était introduite dans la maison royale. Elle s'y glissa comme l'eau. Elle usa en le caressant le ciment de cette maison. Elle en détacha peu à peu les deux pierres des deux angles principaux: l'ami et la femme, Wolsey et Catherine d'Aragon. Ces deux pierres étaient des pierres vives, pleines de gémissements. Qu'importait à Mlle de Boleyn? L'ami était mort de la disgrâce, la femme mourait de la répudiation. Lady Anne s'en réjouissait. Elle redoubla ses assauts et ses outrages. Elle se nourrit de sanglots. Elle se fit redire les paroles, les pleurs, les désolations de Catherine chassée de Windsor. Les temps étaient bien changés. Elle, la fille d'honneur, qui s'était présentée avec de timides évolutions et de doux entrelacements au foyer de la reine, elle avait expulsé la reine de ce foyer. C'est elle, Anne Boleyn, qui serait la seule reine! Catherine n'était plus que princesse. Anne a vaincu et, ce qui est horrible, elle a vaincu sans remords du mal qu'elle a fait, du supplice qu'elle a infligé, de la dégradation qu'elle a accomplie. La femme est féroce pour la femme. Elle tue en souriant, elle sourit en tuant. Mais il y a une logique divine ici-bas. On est puni par où l'on a péché, et le plus souvent dès cette vie. Catherine d'Aragon sera vengée. En attendant, l'étoile de l'orthodoxie s'éteignait dans le ciel de l'Angleterre et l'étoile d'Anne Boleyn s'y allumait. Le schisme tombait des plis flottants de la robe de cette nouvelle Ève. Cromwell n'était pas homme à s'arrêter en chemin. Il avait obtenu du clergé et du Parlement la suprématie de l'Église anglicane pour Henri VIII. Il attaqua Rome sans relâche dans les points les plus vulnérables. Il fit décréter par le Parlement de 1532 l'abolition des annates, impôt du revenu d'une année sur tous les bénéfices dont une bulle inaugurait la possession. Cet impôt supprimé, une ordonnance royale défendit aux prêtres et aux évêques, sous des peines aussi indéfinies que l'arbitraire, toute correspondance avec Rome. Un comité de trente-deux membres, moitié clercs, moitié laïques, fut érigé en sacré collège pour toutes les affaires de l'Église nationale. Le roi, placé au sommet de ce comité, fut désormais le vrai pape (1532). Thomas Morus donna la même année (16 mai) sa démission de chancelier. Les sceaux furent remis à Audley, le président des Communes. Morus, l'ami d'Érasme, l'hôte vénéré d'Holbein, le père admirable, l'intègre magistrat, eût été le sage le plus vertueux de son siècle s'il n'avait pas été persécuteur. Il eut le malheur d'incliner Henri aux rigueurs contre les hérétiques, afin de l'enfermer par ces rigueurs mêmes dans l'orthodoxie. Le roi se prêta gaiement aux bûchers pour prouver que sa haine du pape ne dégénérait pas en luthéranisme. La perversité de Henri et le sophisme de son ministre furent bien funestes à l'humanité. Trois protestants: Bilney, Bayfield et Baynam, furent brûlés vifs, immolés à la politique. On voudrait effacer de l'hermine pure du chancelier ces tâches de sang: car en appliquant des lois barbares dans une arrière-pensée ultramontaine, il crut obéir à un devoir. Il est à plaindre autant qu'à blâmer, tandis que Henri VIII n'est qu'à exécrer. Lady Anne cependant, qui n'était pas reine de fait, l'était en réalité. Tous les hommages lui étaient rendus. Henri, si hardi à l'intérieur, voulant être prudent au dehors, demanda une entrevue en France au roi chevalier. Le Tudor méditait de consolider son alliance avec le Valois et de le pousser aussi au schisme. Anne désirait être du voyage de Calais. Elle était pairesse du royaume. «Le 1er septembre 1532, dit un procès-verbal authentique, la vingt-quatrième année du règne de Henri VIII, au château de Windsor, Sa Grâce le roi étant accompagné des ducs de Norfolk et de Suffolk, de plusieurs autres seigneurs, comtes et barons, de l'ambassadeur de France et des membres du conseil; le dict roi étant dans la chambre de réception, lady Anne Boleyn fut amenée en sa présence, précédée de plusieurs seigneurs marchant deux à deux, des officiers d'armes et du roi d'armes ayant la patente de création, et de lady Marie, fille du duc de Norfolk, laquelle portoit la couronne et le manteau de velours cramoisi fourré d'hermine. Venoit ensuite la marquise, tête nue et vêtue aussi d'une robe cramoisie aussi fourrée d'hermine, ayant à sa droite la comtesse de Rutland, à sa gauche la comtesse de Sussex, et suivie de plusieurs autres dames et seigneurs. En s'approchant du roi, elle s'agenouilla, la dame qui tenoit le manteau et la couronne placée à sa droite, et le roi d'armes de l'ordre de la Jarretière placé à sa gauche. Ce dernier présenta au roi les lettres patentes de la nouvelle marquise. Le roi les remit à l'évêque de Winchester, qui les lut à haute voix. Toutes les dames restèrent à genoux jusqu'à ce que l'évêque eût prononcé le mot _investimus_. Alors le roi reçut le manteau de la marquise; et après qu'il lui eut posé la couronne sur la tête, et délivré les lettres, l'une du titre et l'autre d'une donation de mille livres sterling par an, pour soutenir sa dignité, elle remercia le roi, et se rendit dans son appartement avec tout cet appareil et la couronne sur la tête. La marquise donna au roi d'armes huit livres sterling, aux officiers d'armes onze livres sterling, treize shillings et quatre pence; le roi donna aux officiers d'armes cinq livres sterling.» Lady Anne était donc marquise (marquise de Pembroke). Elle allait être reine. Elle qui, au camp du Drap d'or, n'était que simple fille d'honneur, souhaitait vivement de se montrer à la cour de France dans ses splendeurs croissantes. De concert avec Henri VIII, elle s'assura de l'ambassadeur du cabinet de Fontainebleau. C'était le cardinal Jean du Bellay, l'un des prélats les plus spirituels du monde. Il protégeait les lettres avec une sorte de passion et il les cultivait avec supériorité. Favori du roi chevalier, c'est sur son instance et sous ses auspices qu'avait été fondé le collège de France, l'année précédente (1531). La famille du cardinal était fort distinguée. Son frère Guillaume du Bellay, seigneur de Langey, général et diplomate de François Ier, a laissé de curieux mémoires qu'acheva leur cadet, Martin du Bellay, homme de guerre aussi et négociateur. Ce qui complète la gloire des trois frères, c'est leur parenté avec Joachim du Bellay, le plus grand disciple de Ronsard et son émule. De cette maison si bien douée, le plus illustre était certainement le cardinal. Fort libre penseur, Rabelais, dont il fut toujours le Mécène, était son chapelain dans la gaie science. Ce choix révèle son humeur. Aussi n'était-il pas insensible aux avances de Mlle de Boleyn, ni hostile à sa fortune. Plus courtisan que prêtre, il s'employa de bon cœur dans une négociation où la vanité de lady Anne était engagée tout entière. Solliciter un rendez-vous entre les deux souverains de France et d'Angleterre, soit à Boulogne, soit à Calais, et déterminer promptement ce rendez-vous, c'était chose facile à du Bellay; mais persuader à François Ier d'amener sa sœur, la reine de Navarre, pour honorer Mlle de Boleyn, c'était beaucoup hasarder. Le galant évêque s'adressa au grand maître Montmorency, depuis connétable, afin de dénouer par lui l'inextricable nœud. «Monseigneur, je sais véritablement et de bon lieu que le plus grand plaisir que le roi pourroit faire au roi son frère et à Mme Anne, c'est que ledit seigneur m'écrive que je requière le roi son-dit frère qu'il veuille mener ladite dame Anne avec lui à Calais pour la voir et pour la festoyer, afin qu'ils ne demeurent ensemble sans compagnie de dames, pour ce que les bonnes chères en sont toujours meilleures; mais il faudroit que en pareil le roi menât la reine de Navarre à Boulogne pour estre festoyée du roi d'Angleterre. Je ne vous écrirai d'où cela vient, car j'ai fait serment. Monseigneur, je crois que vous entendez bien que je ne vous l'écris sans fondement. Quant à la reine (Catherine d'Aragon), pour rien le roi ne voudroit qu'elle vînt: il déteste cet habillement à l'espagnole tant, qu'il lui semble voir un diable.... Surtout je vous prie que vous retranchiez de la cour deux sortes de gens: ceux qui sont impériaux, si aucuns y en a, et ceux qui ont la réputation d'être moqueurs et gaudisseurs: car c'est bien la chose en ce monde la plus haïe de cette nation (la nation anglaise). «Tout le long du jour, je suis seul à seul avec lui (Henri VIII) à la chasse, là où il me conte privément ses affaires, prenant autant de peine à me vouloir donner plaisir à sa chasse, comme si je fusse un bien grand personnage. Quelquefois il nous met, Mme Anne et moi, avec chacun son arbalète, pour attendre les daims à passer, et les chasser. Quelquefois sommes, elle et moi, tous seuls en quelque autre lieu pour voir courir les daims; et quand nous arrivons en quelques maisons des siennes, il n'est pas sitôt descendu, qu'il ne m'explique ce qu'il a fait et ce qu'il veut faire. Cette dame Anne m'a fait présent de robe de chasse, chapeau, trompe et lévrier. Ce que je vous écris, Monseigneur, n'est pas pour vous persuader que je sois si honnête homme que je doive être tant aimé des dames, mais afin que vous connoissiez comment l'amitié de ce roi s'accroît et continue avec le roi.» Du Bellay ne réussit pas, malgré les instances de Montmorency: car François Ier arriva à Boulogne sans cortége de femmes. Henri VIII, qui avait débarqué à Calais le 14 octobre (1532) avec la marquise de Pembroke et les plus célèbres beautés de la cour de Greenwich, joignit François à Boulogne. La reine de Navarre n'y était pas. Sa fierté n'avait pu s'accommoder d'une déférence à Mlle de Boleyn et sa bonté d'une insulte à Catherine d'Aragon. La marquise de Pembroke et Henri VIII furent piqués au vif. Ils dissimulèrent néanmoins leur dépit et entraînèrent François Ier à Calais. Là, les dames de la cour d'Angleterre se montrèrent déjà les sujettes de la marquise de Pembroke. Les plus superbes lui cédaient partout. Un soir, au bal, douze d'entre elles parurent masquées et choisirent autant de danseurs. Elles se jetèrent comme de jeunes déesses, dont elles avaient le costume olympien, dans l'éclat des lumières et dans les mélodies de la musique. Elles furent l'épisode le plus charmant de la fête. A un signe de Henri, les masques furent ôtés et l'on reconnut la marquise de Pembroke au bras de François Ier. Le galant monarque envoya le lendemain à son aimable danseuse un diamant de la valeur de quinze mille écus. A Boulogne et à Calais, Henri VIII tenta de lancer aussi dans le schisme François Ier. Mais le prince n'avait pas l'intrépidité d'esprit de sa sœur la reine de Navarre. Il se contenta de blâmer sévèrement Clément VII, qui avait manqué à tous les rois en osant citer à son tribunal le roi d'Angleterre. François Ier conseilla cependant à son frère de Greenwich une réconciliation avec le pape. Tout pouvait encore se terminer sans bruit. Henri VIII consentit, mais sa propre ambition théocratique, l'orgueil d'Anne Boleyn et la logique de Cromwell le précipitaient. Les deux cours se séparèrent le 29 octobre. Pendant que Henri faisait voile pour Douvres, François ne tarissait pas sur l'infortune de ce monarque. Il était en veine de bons contes. Il appelait la marquise de Pembroke: la haquenée de Henri. Il laissait entendre qu'il la lui avait bien dressée. Il était inépuisable en railleries. Il s'amusait à ces diableries soldatesques, à ces noirceurs intimes de roi à roi, de Valois à Tudor, de cavalier à théologien. Ce n'était au fond que vanteries de libertin et de bravache. François mentait comme un de ses gendarmes: car la marquise de Pembroke ne lui avait rien accordé, même lorsqu'elle était Anne Boleyn. Elle n'ignorait pas son charme et elle s'évaluait très-cher. Elle était décidée à ne se donner qu'au prix d'un trône. Elle s'était relâchée de ses premières résolutions. Après avoir été, non pas austère, ni même sage, mais prudente avec Henri pour l'enflammer, elle succomba pour l'enflammer davantage. Ce double calcul lui réussit à merveille. Trois mois s'étaient à peine écoulés depuis l'entrevue de Boulogne et de Calais, que la marquise ne pouvait plus celer sa grossesse. Quoique son mariage avec Catherine d'Aragon ne fût pas annulé, Henri ne balança pas à épouser lady Anne. Le 25 janvier 1533, le docteur Roland Lee célébra ce deuxième mariage du roi. La cérémonie fut secrète. Elle s'improvisa fort matin dans une des salles occidentales de York-Palace, un château de cardinal qui, par son adjonction au domaine, fit deux châteaux de roi: Westminster-Hall et White-Hall. Fatalité tragique et dont l'ombre de Wolsey dut tressaillir douloureusement! ce fut dans le palais du prélat que son ennemie mortelle fut bénie comme reine d'Angleterre. Les témoins du roi furent deux de ses valets de chambre, Norris et Heneage. Les seules femmes de la marquise de Pembroke en cette grande conjoncture étaient Anne Savage et lady Berkeley. Le comte et la comtesse de Wiltshire, le vicomte de Rochefort et le duc de Norfolk composaient toute l'assemblée, qui se retira avant l'aurore. Le vicomte de Rochefort porta cette nouvelle à François Ier. Henri promettait le silence jusqu'au mois de mai, époque où François tenterait un rapprochement entre le roi d'Angleterre et le pape. Mais l'état de la reine étant trop visible, le roi déclara son mariage. Le divorce était dès lors nécessaire. Il aurait même été convenable qu'il fût prononcé plus tôt. Henri ne perdit pas de temps. Cromwell était son légiste et son sicaire politique; il lui fallait un personnage plus imposant, un primat du royaume. Warham étant mort à propos, Henri, qui n'avait point oublié Cranmer, le nomma archevêque de Cantorbéry. Le docteur Cranmer était alors en Allemagne. Il s'y était remarié mystérieusement avec une sœur d'Osiander, le grand adversaire de la transsubstantiation. A l'exemple de son maître Luther, il niait la moitié du dogme et il retenait l'autre. «Oui, disait-il, le corps de Jésus-Christ est dans le pain et le vin, mais comme le feu est dans le fer chaud: ils subsistent ensemble. Aussi il n'y a pas transsubstantiation, c'est-à-dire évanouissement de la substance du pain et du vin en Dieu: il y a coexistence, impanation, invination, consubstantiation.» Cranmer ira plus loin encore. Ultérieurement il rejettera la présence réelle, et l'eucharistie ne sera pour lui qu'une simple commémoration, qu'un symbole touchant de la Cène, du dernier repas des disciples et du Sauveur. Cranmer, en un mot, était en voie de devenir sacramentaire, il était de plus remarié: deux circonstances dont une seule aurait suffi pour que Henri VIII le livrât au bûcher sans miséricorde. Le hardi docteur haïssait d'ailleurs les pompes officielles et les dignités. On comprend par tous ces motifs comment il refusa six mois la crosse de primat d'Angleterre. A la fin, les intérêts de la Réforme le décidèrent, et il accepta la mitre d'archevêque de Cantorbéry, au risque de la voir se transformer pour lui en couronne de martyr. Soit habitude, soit sarcasme, soit reflet mourant de catholicisme, Henri demanda des bulles pour Cranmer. Le Pape se hâta d'en expédier onze, qu'il passa au meilleur marché, à neuf cents ducats. Ces onze bulles étaient toutes relatives à la consécration du primat et leur multiplicité était un des innombrables abus qui avaient soulevé la révolution religieuse dans toute l'Europe. L'archevêque d'York et l'archevêque de Londres furent chargés de fixer aux épaules de Cranmer le pallium. Il eut pour assistants, le 30 mars 1533, à Westminster, les évêques de Lincoln, d'Exeter et de Saint-Asaph. Un quart d'heure avant l'onction, il manda quatre témoins et un notaire dans la chapelle de Saint-Étienne. Il les adjura d'être ses garants que le serment qu'il allait prêter au saint-père n'était que fictif. Ce serment ne préjudicierait en rien ni au serment préalable qu'il avait prêté au roi, ni à la loi divine, ni aux droits de l'État, ni aux innovations futures. Cranmer étant rentré dans l'église, revêtit tous ses insignes de primat, et lut aux trois évêques, ses assistants, qui l'avaient attendu au maître-autel, la protestation qu'il venait de dicter solennellement. Après quoi, l'onction s'accomplit. Cruelle nécessité des temps qui inflige aux caractères la flétrissure de la feinte, qui force les initiateurs à battre le passé pour s'en dégager, et qui, par les fatigues de cette lutte préliminaire, diminue la vigueur de l'étreinte dont ils auraient embrassé l'avenir! On s'en souvient, Cranmer doutait déjà de la présence réelle dans l'eucharistie. Il taisait une partie de sa doctrine et ménageait le roi, qui, en dehors du pape, était toujours délicat et frémissant sur l'orthodoxie. Cranmer se proposait de fonder par gradation sa foi entière. Il comptait sur les occurrences, sur les hasards, sur les mois et sur les années comme sur autant d'auxiliaires. Selon lui, c'était beaucoup, d'avoir déjà tranché le câble qui rattachait les colonnes de Westminster aux piliers du Vatican. Cela fait, Cranmer évoqua la grande cause du divorce devant sa cour archiépiscopale. Il l'évoqua, lui, le maître de toute juridiction spirituelle dans le royaume; il l'évoqua avec l'agrément du roi, le pape de l'Angleterre, «qui n'est soumis à l'autorité de nul être créé et qui obéit à Dieu seul.» Voilà comment Henri VIII et Cranmer parlaient de la suprématie religieuse. Le roi laissa toute initiative à Cranmer, qui se concerta vite avec Cromwell et qui ouvrit immédiatement ses assises à Dunstable, à moins de deux lieues d'Ampthill, résidence de Catherine d'Aragon. Le 8 mai 1533, Gardiner, évêque de Winchester, Longland, évêque de Lincoln, et plusieurs docteurs éminents siégeant à Dunstable au-dessous du primat, Catherine fut sommée de comparaître. Catherine dédaigna de répondre. Durant quinze jours, elle fut sommée une seconde et une troisième fois; même silence de la reine, qui ne se regardait comme justiciable que du pape. La cour ne fit pas une quatrième notification. Elle jugea Catherine par contumace. Voici la sentence que prononça le primat d'Angleterre: «Au nom de Dieu, le mariage entre Catherine d'Aragon et Henri Tudor est dissous. Nous le déclarons nul comme ayant été contracté et consommé en violation de la loi divine.» Un autre arrêt était indispensable. Il était urgent de désarmer la médisance, qui ruinait le mariage de lady Anne. Comment ce mariage, signé avant l'annulation du mariage de Catherine, était-il valable? on l'attaquait par des raisons qu'on assaisonnait de moqueries. Cranmer transféra son tribunal à Lambeth. Il informa sommairement et proclama qu'il reconnaissait la légitimité de l'union entre Anne Boleyn et Henri Tudor: au besoin, il la confirmait en sa qualité de primat. Le couronnement eut lieu le dimanche 2 juin 1533. Le jeudi précédent, lady Anne Boleyn avait remonté de Greenwich à la Tour par la Tamise. Elle était dans la barge royale avec toute une cour des plus grandes dames de l'Angleterre. Trois cents bateaux naviguaient après la barge de la nouvelle reine. La rivière était toute sillonnée de barques pavoisées aux mille couleurs, tandis que la musique exécutait ses fanfares et que l'artillerie, soit de la Tour, soit des forts, soit des palais, tonnait de toutes parts. La reine, s'étant établie dans ses appartements du vieux donjon, se reposa le reste du jeudi et le vendredi. Le samedi elle se promena. Le dimanche, elle marcha sur un drap qui formait un immense tapis de la Tour à Westminster. Le duc de Suffolk, grand maître et grand connétable; le duc de Norfolk, grand maréchal, et son frère milord William, les ambassadeurs de France et de Venise, l'archevêque de Cantorbéry, le chancelier, les évêques, les ducs, les marquis, les comtes, les barons, les duchesses, les marquises, les comtesses, les baronnes faisaient escorte à la reine. Dans les carrefours se jouaient des mystères sur des tréteaux, et, le long des rues, des fontaines jetaient du vin et de l'hypocras. Arrivée à l'église de Westminster avec son cortége, la reine fut placée en face de l'autel sous un dais étincelant de pierreries. Un office et une messe furent célébrés. L'archevêque de Cantorbéry mit la couronne sur la tête de lady Boleyn et la sacra. Le roi était radieux. Le duc de Suffolk ne s'éloigna pas un instant du dais pendant la cérémonie. Il tenait dans sa main droite sa longue verge de grand maître. Le marquis de Dorset brillait au premier rang. Il y eut, à l'occasion du couronnement, le plus splendide qu'on ait encore vu, des galas, des danses, des tournois. Ce qui rendit cette solennité grandiose et ce qui en fait une page d'histoire, c'est qu'elle fut une démonstration contre Rome, un défi de pape à pape. Des commissaires, un mois après, le 3 juillet 1533, à travers le retentissement des fêtes renaissantes, apportaient dans la retraite de Catherine d'Aragon les sentences fatales: celle qui cassait son mariage et celle qui légitimait le mariage de Mlle de Boleyn. Les commissaires qui passèrent ainsi des plaisirs de Greenwich aux lamentations d'Ampthill furent sir Robert Dymmok, Griffith Richard, Thomas Vaulx, John Tyrrell et lord Mountjoy. Catherine était couchée, malade, abîmée dans une douleur inconsolable. Ce fut Mountjoy qui lut à cette femme vertueusement inexorable l'acte du divorce, cet acte de sa déchéance. Au nom de princesse douairière de Galles qui lui était donné, elle se leva soudain sur son séant et protesta contre cet outrage. La lecture finie, elle prit des mains de lord Mountjoy, qui avait été son page, l'acte de divorce, demanda de l'encre, et, tout en relisant les lignes odieuses, elle biffa de coups de plume indignés cette insultante dénomination de princesse douairière partout où elle était. «Milord, dit-elle, en présentant à Mountjoy l'acte sacrilége, je ne cesserai pas d'en appeler à l'empereur mon neveu, au pape et à Dieu. Sachez de plus que jamais je ne renoncerai à mon titre de reine, inséparable de mon titre d'épouse. Je ne suis point guidée en cela par une vanité mondaine. Ce que je défends, en gardant ma dignité, répétez-le à Henri, ce n'est pas une gloire humaine, c'est la pureté de mon honneur et la légitimité de mon enfant.» Pendant que cette reine du droit divin se noyait dans les larmes qu'elle essuyait et séchait au feu de la prière, la reine de l'amour, Anne Boleyn, accouchait à Greenwich d'une fille qui fut baptisée dans la chapelle du château. Cette fille prédestinée, conçue dans l'orage de toutes les passions, sera la reine Élisabeth d'Angleterre. Quand le serment dérisoire de Cranmer, la sentence de Dunstable sur le mariage ancien et la sentence de Lambeth sur le mariage nouveau, quand les magnificences du couronnement d'Anne Boleyn, de ce couronnement inaccoutumé où l'injure à Rome éclatait dans les splendeurs de Londres, quand ces choses furent connues au Vatican, il y eut d'abord sous ces voûtes séculaires une indescriptible détresse. Le pape et les cardinaux, un instant muets de surprise, se réveillèrent en sursaut de leur abattement aux cris d'aigle de Charles-Quint. Clément VII désavoua hautement Cranmer, et, le 11 juillet 1533, il fulmina l'excommunication contre Henri et Anne Boleyn, à moins qu'ils ne fussent séparés dans le mois de septembre. Il accorda ensuite le mois d'octobre. Ces foudres tombèrent sans force au pied des falaises de la Grande-Bretagne. Le Parlement vota des lois audacieuses, travaillé qu'il était par l'esprit luthérien, par l'influence de Cromwell, un Annibal politique, et de Cranmer, un Annibal religieux. La Carthage moderne accabla sous des bills formidables la moderne Rome. Le premier de ces bills affranchissait les hérétiques du droit canon et leur appliquait la législation anglaise. Un second bill exigeait l'autorisation royale pour la convocation des synodes et enchaînait à un comité de seize membres laïques et de seize membres ecclésiastiques désignés par Henri VIII l'examen de toutes les constitutions du clergé. Un autre bill maintenait l'abolition des annates, repoussait la sanction du pape pour la création des évêques, accordait l'omnipotence au roi, sur l'indication duquel un archevêque ou à son défaut quatre évêques donneraient l'investiture. Un autre bill supprimait le denier de Saint-Pierre et toute intervention de Rome; il accordait au primat, sous le bon plaisir royal, la dispensation des grâces et la solution des affaires. Enfin, le 20 mars 1534, les sentences de Cranmer furent enregistrées et légalisées par les deux Chambres. La succession fut réglée selon l'inconstance de Henri VIII. Les enfants nés ou à naître d'Anne Boleyn furent déclarés héritiers de la couronne, au préjudice de la princesse Marie, fille de Catherine d'Aragon. Les lords et les membres des Communes avaient perdu tout respect. Ils ne se gênaient pas. «Le pape, disaient-ils entre eux, n'a pas plus de droits hors de son diocèse de Rome que Gardiner hors de son diocèse de Winchester, ou Longland hors de son diocèse de Lincoln.—Il vaut mille fois mieux, s'écriait Cranmer en plein chapitre de Cantorbéry, que nos évêques remontent au Parlement plutôt qu'aux apôtres. La tradition en ferait des instruments dociles d'un prince étranger; la loi en fera des citoyens.» Le schisme fut ainsi irrévocablement consommé, aux acclamations du peuple qui alluma des feux partout, et aux applaudissements de l'épiscopat qui venait en foule échanger ses bulles romaines d'institution contre des bulles royales. Skelton, le moine en orgie comme notre Rabelais, avait été le précurseur burlesque, cynique et bachique du schisme anglais. Il était savant, railleur, perpétuellement insurgé contre son couvent et contre le pape. Il avait été le maître de quelques-uns des réformateurs, et, on ne l'a point oublié, le précepteur, l'amuseur de Henri VIII. Il chantait au roi et à la nation le sensualisme, la bombance et le plaisir. Il sonnait la charge contre le clergé. Sa verve était intarissable, sa jactance indomptable; ses petits vers, saccadés, aigus, retentissants, partaient comme d'une fronde et pleuvaient comme des cailloux. Toutes ses diatribes sont en vers. Il est un pamphlétaire ailé. Il avait le sentiment de sa popularité. «Ma rime est en haillons, et avec cela elle est une reine,» vociférait-il à table, entre des brocs de bière écumeuse. Ce moine poëte allait au cœur de Henri VIII par une familiarité ancienne. Gloutonnerie, volupté, fureurs moqueuses contre les cathédrales, les couvents, les cardinaux et le pape, le roi riait de tout cela, aux accents rhythmiques de Skelton. Skelton fut le diffamateur de Wolsey et de l'Église romaine que Henri VIII frappa et sapa tour à tour. Skelton était le bourreau de plume du roi, un bourreau de plume aussi terrible que son bourreau de hache. J'appuie à dessein sur l'influence occulte de Skelton, qui paraissait méprisé et qui était écouté. Sans conspiration, par une entente instinctive, le moine, mort en 1529 et peu regretté, avait préparé de longue main le roi et le peuple au schisme. Jamais ni Anne Boleyn, ni Cromwell, ni Cranmer, ni le clergé national ne surent ce qu'ils devaient à la primitive action de Skelton sur Henri VIII. Le schisme fut plus qu'un grand moment en Angleterre, ce fut une date, la date la plus mémorable de l'île. L'Angleterre s'appartint à elle-même. Lady Anne Boleyn respira. Elle n'était plus une pauvre gentille-femme, mais une reine; ni une maîtresse, mais une épouse. Cromwell n'était plus un soldat, ni un jurisconsulte de fortune, mais un premier ministre. Les deux principaux personnages de ce schisme furent beaucoup plus changés encore. Henri VIII se recueillit profondément dans sa victoire. Il ne fut plus moqué du pape. Il étancha sa soif de volupté dans la coupe que lui présentait lady Anne, la reine de son choix. Et ce qui n'a pas été assez remarqué, assez scruté, soit par les historiens, soit par les poëtes, aux dernières profondeurs de l'âme du tyran insatiable, sa plus folle joie peut-être fut la joie d'être pape. Lui, le disciple d'Aristote et de saint Thomas, lui le métaphysicien, lui le théologien, il transforma délicieusement Windsor en Vatican. C'est avec un enivrement inexprimable qu'il saisit l'encensoir et qu'il se couronna de la tiare pour gouverner les esprits et les corps. Sa monarchie fut une théocratie, et sa vanité monstrueuse se dilata au sommet de cette double cité des lois divines et des lois humaines. Il fut l'oracle vivant, l'interprète absolu des Écritures, le rival de Clément VII, le Christ sous le Christ, le prince sacerdotal, le supérieur des rois, des prêtres, des couvents et des peuples. Il gravit la plus haute cime de tous les orgueils. Les passions, les convoitises, les despotismes, les spoliations, les meurtres profanes et sacrés se précipitèrent en torrents de ce faîte inaccessible. Le trône de cet hiérophante cruel et dissolu fut passagèrement le trône du vertige. Heureusement pour la Grande-Bretagne, Cranmer demeura dans des sphères plus sereines. Sa philosophie était chrétienne et tolérante. Il avait embrassé le schisme sans hésitation et sans scrupule. Sa conviction était loyale, irrésistible. Il repoussait l'autorité du pape, au nom de l'Angleterre et au nom de la Bible. Le pape n'était pas seulement un souverain étranger, mais un usurpateur de la parole. Il plaisait à Cranmer de briser la crosse de l'héritier des apôtres. Son patriotisme et sa logique étaient d'accord contre Clément VII. Albion ne serait plus sujette de Rome. Lui, Cranmer, serait l'inspirateur d'une foi plus rationnelle, le législateur religieux de sa patrie. Un rayon nouveau percerait l'île brumeuse. Le palais archiépiscopal de Cantorbéry serait l'asile des réformateurs, l'académie des savants, de la liberté d'examen, et des vastes conclusions. Ce rêve était beau, et il eût été réalisable sans Henri VIII, sans ce dialecticien féroce dont le dernier argument contre ses femmes, contre son Parlement, contre ses amis et ses ennemis sera toujours un coup de hache. Holbein s'est surpassé dans le portrait de Cranmer. L'initiateur est très-noble sous le velours et sous l'hermine du primat, mais sa mitre étincelante courbe un peu sa tête. La terreur de Henri Tudor pèse sur lui. Cranmer est soucieux, son front se plisse, ses tempes battent de sinistres pressentiments, ses yeux d'où jaillit l'intelligence ont un regard inquiet, sa bouche mélancolique craint de se taire autant que de parler, sa barbe qui couvre sa poitrine frissonne comme à l'approche d'un péril, et cependant sous l'angoisse de cette physionomie il y a plus de dévouement que de peur, plus de hardiesse que de timidité, plus de détachement que d'égoïsme. Ce primat est le théologien d'une idée; il croit, il veut, il pense. Les incertitudes de la destinée qu'il interroge voilent sa face d'une sombre tristesse; il aimerait mieux être un studieux humaniste, un paisible philosophe; mais, s'il en est besoin, il sera un héros, un martyr. La lueur dont Holbein a éclairé les ténèbres de ce visage auguste n'est-elle pas fallacieuse? n'est-elle pas déjà la réverbération prophétique du bûcher? L'Angleterre de Henri VIII et de Cranmer est un chaos fécond. Ce chaos bouillonne, fume et fermente: le bien et le mal, les vices, les crimes, les vertus, tous les éléments ensemble se heurtent; ce pêle-mêle est une révolution théocratique: l'esprit s'en dégagera peu à peu, l'esprit moderne, pieux sans superstition et sans fanatisme, généreux sans ostentation, éloquent sans emphase. Il s'insinuera des âmes dans les mœurs, des mœurs dans les lois, et il ira croissant du protestantisme à la philosophie, à la fraternité universelle. Cranmer, le plus doux des humanistes anglais, estimait que le premier des devoirs est d'étendre sans cesse en soi l'idée de Dieu. C'est le principe du progrès appliqué à la théologie. Il en est de la lettre de la Bible comme des eaux de l'Océan. Le regard de l'homme n'embrasse qu'une immensité au delà de laquelle il y a d'autres immensités invisibles. Il faut que les yeux de la raison remplacent ceux du corps pour atteindre cet infini qui ferme de son poids les paupières de chair. Cranmer eut un grand but, une grande idée. Cette idée ne fut jamais dans sa vie ni un moyen, ni un jouet, ni un prétexte, ni un masque, ni une hypocrisie, ni une proie. La réforme d'Angleterre était un germe du temps. Il le couva en lui et hors de lui. Plus chaste que Henri VIII, plus modéré que Cromwell, son intervention fut désintéressée. Il ne songea pas à soi, il ne songea qu'à l'affranchissement de son pays. Il s'efforça de le soustraire au joug du moyen âge. Lui qui avait substitué, selon ses forces, le bon sens à la scolastique, il essaya de substituer la liberté et les Écritures à l'autorité du pape. Tel fut le dessein de Cranmer. Il se trompa souvent, il fléchit souvent; il commit plus d'une faute, mais il aspira toujours à un magnifique idéal. Voilà pourquoi c'est lui, et non Henri VIII, qui fut le véritable réformateur de l'Angleterre. Henri VIII est un grand inquisiteur; Cranmer est un initiateur, dont le tort fut de ne pas deviner quel effroyable despotisme cachaient ces mots: Henri VIII, pontife et roi! Au reste, s'abusa-t-il dans l'ensemble de son plan? Diminua-t-il l'Angleterre en l'arrachant à Rome? Le despotisme de Henri VIII passé, la réaction de sa sanguinaire fille Marie expirée, que les prospérités britanniques répondent! Qu'elles répondent en face de l'Italie opprimée, de l'Espagne dégénérée, de la France décimée par la révocation de l'édit de Nantes, et condamnée aux révolutions par l'ultramontanisme! Le protestantisme a redoublé le sentiment religieux en Angleterre. Plus il y a de sectes, plus il y a d'élan; moins il y a de religion officielle, plus il y a de religion sincère et de foi. Cette première émancipation de la pensée moderne, le protestantisme, agita puissamment la race anglo-saxonne et l'agite encore. Le protestantisme refit l'âme de l'Angleterre. Il la mit au large. Il lui inspira la poésie, la philosophie, l'éloquence, les voyages, les colonies lointaines, les propagandes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Shakspeare, et Milton, et Byron, et Raleigh, et Bacon, et Newton, et Chatam, et Walter Scott, brilleront successivement au-dessus de l'île rebelle comme autant d'astres. L'Inde sera envahie. Les parages de la Chine et du Japon seront semés de Bibles, de comptoirs, de soldats, de trafiquants et de missionnaires. Les États-Unis, cette Angleterre démocratique et turbulente, prolongeront la traînée de feu du protestantisme. Les Anglo-Saxons des deux hémisphères rempliront de leurs entreprises, de leur langue et de leur génie l'immense continent de forêts qui mugit de l'océan Atlantique à l'océan Pacifique. Leurs pavillons flotteront dans des citadelles redoutables sur le littoral de l'Australie. Un commerce prodigieux reliera les mondes, les archipels. Les câbles et les fils électriques s'ajouteront à la vapeur. La traite des noirs sera battue en brèche. Toutes les terres et toutes les mers seront sillonnées, illustrées par l'Angleterre et par les États-Unis. Voilà, depuis plus de trois siècles, les développements des contrées protestantes. Cranmer ne prévit pas tous ces développements, mais il les prépara en déchaînant le principe de la liberté. Il creusa le lit profond de cette source intarissable qui devait être le grand fleuve de la sociabilité anglaise. C'est assez pour la mémoire du réformateur. Si François Ier eût écouté Henri VIII et brisé ses liens avec Rome, un livre, fût-ce la Bible, ne nous aurait peut-être pas suffi comme aux Anglo-Saxons. Qui sait si ébranlés, nous aussi, nous n'aurions pas dépassé le protestantisme, si nous n'aurions pas accompli dans les idées le même 89 que dans les faits, et si un théisme, moralement chrétien, respectueux pour tous les cultes, mais ferme en lui-même, ne serait point la religion de notre patrie, de notre race? Il n'en devait pas être ainsi. François Ier n'était pas assez théologien; Henri VIII l'était trop. Tout lui avait réussi. Il était à l'apogée de ses désirs. Son mariage avec Catherine d'Aragon était brisé, son mariage avec lady Anne Boleyn était conclu. La succession au trône avait été transportée des enfants du premier lit à ceux du second, de la princesse Marie à la princesse Élisabeth. Bien plus, le souverain pontife avait été dégradé en Angleterre et Henri VIII était pape contre le pape. Il était le seul pape de la Grande-Bretagne. Tous ses vœux, si longtemps contenus ou traversés, le Parlement les avait sanctionnés, les avait rédigés en lois du royaume. Henri aurait dû se contenter de l'obéissance à ces lois, mais il exigea sous peine de mort bien autre chose que l'obéissance: il exigea le consentement intérieur. Il viola le sanctuaire. Il fut un tyran abominable. Et c'est là, quoi qu'en dise l'Angleterre, qu'éclate l'imperfection de sa réforme. Cette imperfection radicale, c'est l'union du sacerdoce et de l'empire. L'alliage du spirituel et du temporel est mauvais à Londres et à Saint-Petersbourg non moins qu'à Rome. La séparation des deux pouvoirs, impossible à de certaines époques, s'accomplira partout enfin, n'en doutons pas; elle sera l'effort et le chef-d'œuvre de la civilisation. Les princes ne seront plus papes, les papes ne seront plus rois, et les peuples ne seront plus froissés dans ce qu'ils ont de plus précieux: la conscience. Alors les âmes se réjouiront, car elles ne relèveront que de Dieu. [Illustration] CHAPITRE VI. Premières victimes du pape Henri VIII: Élisabeth Barton, ses instigateurs et ses complices.—La suprématie du roi.—Statut, serment.—Fisher et Morus.—Leur refus d'adhésion.—Emprisonnement de Fisher.—Son portrait.—Son dénûment, son courage, son exécution.—Morus à la Tour.—Sa gaieté avec Kingston.—Sa fermeté.—Ses extraits des Psaumes.—Tendresse de sa fille, Marguerite Roper.—Condamnation de Morus.—Ses épreuves.—Sa famille.—Son supplice.—Ses portraits.—Marguerite Roper recueille la tête de son père.—Cranmer pour la clémence, Cromwell contre.—Henri VIII impitoyable.—Cromwell vicaire général.—Désorganisation des couvents.—Confiscations.—Mort de Catherine d'Aragon.—Joie d'Anne Boleyn.—Amour de Henri VIII pour Jeanne Seymour.—La reine Anne est certaine de son malheur.—Sa jalousie.—Ses anxiétés. Les premières victimes du roi-pontife furent Élisabeth Barton et ses complices. Élisabeth Barton était une jeune fille d'Aldington, dans le comté de Kent. Sa complexion était délicate et nerveuse. Elle tombait parfois en de longues convulsions pendant lesquelles son imagination surexcitée prophétisait. Le curé d'Aldington et quelques moines partisans de Rome exploitèrent cette pauvre fille malade. Ils lui persuadèrent d'entrer comme religieuse dans un des couvents de Cantorbéry. Élisabeth Barton fut reçue par les sœurs avec admiration. Les extases de la novice redoublèrent. On l'appelait «la nonne de Kent.» Elle devint célèbre à la cour et à la ville. Fisher et Morus la virent. Enclins aux légendes, ils ne louèrent que sa piété. Tout alla bien d'abord. Mais lorsque les patrons de cette fille lui sifflèrent à l'oreille des prédications politiques, ils la mirent et ils se mirent avec elle en grand danger. Voici, par exemple, l'une de ses prophéties: «Que le roi Henri ne répudie pas Catherine d'Aragon, ou il expirera au bout de sept mois et la princesse Marie héritera de la couronne.» Cette prophétie ne fut pas la seule. Élisabeth Barton, moitié illusion, moitié fraude, croyait jouer avec le roi; elle jouait avec le bourreau. Traduite devant la Chambre étoilée, elle confessa ses impostures et celles de ses directeurs: Masters, Brocking, Deering, Gold, Rich et Risby. Masters était curé d'Aldington et les autres étaient des clercs papistes. Ils s'étaient servis d'Élisabeth Barton comme d'un instrument. Ils s'étaient flattés d'effrayer le roi et de prévenir soit le divorce, soit le schisme. Ils payèrent de leur vie cette ridicule intrigue. Eux et la pauvre Élisabeth Barton furent éventrés à Tyburn (21 avril 1534), supplice hors de toute proportion avec l'attentat! Pour Henri VIII, le sang était un plaisir. Il n'admettait pas une échelle de peines correspondante à une échelle de délits. Quand il avait résolu de punir, il tuait. Il n'y avait qu'un article dans son Code criminel et c'était l'immolation. Plusieurs innocents furent compromis dans cette cause pour non-révélation, Fisher et Morus entre autres. S'étant disculpés de cette accusation, ils succombèrent aux embûches légales du serment. Fisher, évêque de Rochester, et Thomas Morus, l'ancien chancelier, étaient les deux plus illustres dissidents de toute l'Angleterre. Henri VIII les avait beaucoup aimés. Il souhaitait leur adhésion. «S'ils reconnaissent ma suprématie, disait-il, personne ne la méconnaîtra.» La suprématie, c'est-à-dire la papauté de Henri VIII, était alors la grande affaire. On déférait le serment de suprématie à tout le monde; on le déféra donc à Fisher et à Morus. Sans s'être concertés, ils firent la même réponse. Le statut de suprématie était un statut fort compliqué: il touchait politiquement à la succession, et théologiquement au divorce; ou, en d'autres termes, à la nullité du mariage de Catherine et à la validité du mariage d'Anne Boleyn. Par-dessus tout, le statut établissait le sacerdoce du roi et impliquait la déchéance du pape. Fisher et Morus ne refusaient pas le serment à la succession, mais ils demandaient à garder le silence sur le reste. Cranmer s'efforça de convaincre Cromwell que le serment de ces grands personnages devait être accepté tel qu'ils l'offraient; il supplia Henri VIII de ne pas exiger davantage. Mais ni Cromwell ni Henri ne se rendirent aux arguments de l'archevêque de Cantorbéry. Ils intimèrent à Fisher et à Morus le serment complet ou l'échafaud. Les deux amis se laissèrent conduire à la Tour de Londres. Fisher était un vieillard dont la vertu était plus vénérable encore que les cheveux blancs. Il avait la figure fervente d'un évêque. Il était très-imposant sous la mitre. On aurait souhaité à son front plus d'ampleur, mais ses yeux clairs étaient intrépides et sa bouche exprimait la foi. Il parlait du billot avec dédain, comme d'un détail insignifiant. La mort n'était pour lui qu'une transition à une vie meilleure. Il ne croyait qu'à la vie éternelle, et cette conviction communiquait à son visage ascétique une sorte de beauté. Le prélat avait été le directeur de la comtesse de Richmond, grand'mère du roi. Elle lui avait recommandé son petit-fils. Henri, qui n'ignorait pas cette circonstance, s'était prêté de bonne grâce aux soins et aux leçons de Fisher, dont il estimait la science et l'onction. La bienveillance du roi égalait la fidélité de l'évêque. Le schisme seul pouvait les séparer. Henri relégua dans un cachot humide de la Tour celui qu'il avait appelé son maître, un prêtre généreux, le confesseur de son aïeule. Fisher ne se démentit point. Il languit des mois et des mois sous ces lourdes voûtes. Bientôt il manqua de tout. Sa détresse fut extrême. On le priva de viande et de vin. Ses vêtements étaient sordides et déchirés. Il eut faim, il eut froid. Kingston, le lieutenant de la Tour, était surveillé et avait les ordres les plus rigoureux. Le noble prélat n'avait ni encre, ni plume, ni papier. Kingston lui en fournit un jour, et Fisher écrivit à Cromwell pour réclamer de sa charité un adoucissement à ce long jeûne, une soutane, une fourrure et un livre d'heures. Ces demandes furent exaucées. Le Parlement, au mois de novembre 1534, avait déclaré traîtres tous ceux qui ne s'inclineraient pas devant le roi comme devant le chef de l'Église d'Angleterre. Le nom du pape avait été rayé de tous les paroissiens. Chaque dimanche, les curés de tous les presbytères du royaume devaient monter en chaire et déclarer que le roi était le vrai pape. C'était une forfaiture irrémissible que de ne pas jurer pour la suprématie de Henri Tudor. La terreur aidait partout aux apostasies. Interrogé le 14 juin 1535, Fisher persista dans un serment conditionnel. Il ne repoussait pas la loi de succession, mais il réservait les mariages et la suprématie du roi, sur lesquels il était décidé à se taire. C'en fut assez pour être condamné à Westminster-Hall, par un tribunal où Henri avait mêlé aux juges des commissaires qui avaient toute sa confiance. Fisher fut proclamé coupable d'attaques sacriléges contre les attributions royales. Son arrêt ne l'étonna point et ne lui arracha que ces magnanimes paroles: «J'ai quatre-vingts ans. Je remercie mes juges d'abréger un peu mon dur pèlerinage.» Quand, le 22 juin, Kingston lui annonça en tremblant que le fatal moment était venu, il était cinq heures du matin. Le prêtre demanda au soldat l'instant précis de l'exécution. «Neuf heures, répondit le lieutenant.—Je vais donc dormir encore,» repartit Fisher; et, à l'admiration de Kingston, le prélat sommeilla sur son oreiller jusqu'à sept heures. Des songes ineffables le visitèrent sans doute, car son visage était radieux. Rare privilége et récompense merveilleuse des convictions profondes! Fisher pensait trouver le ciel avec la même certitude qu'il aurait eue de trouver son palais de Rochester, s'il eût été acquitté. S'étant levé à sept heures, il s'agenouilla, médita, puis choisit dans ses pauvres habits tout ce qui pouvait parer sa sublime décrépitude. «Cette recherche vous surprend, dit-il à Kingston. Ah! c'est que je me marie avec la mort. C'est elle qui me présentera aujourd'hui à mon Sauveur.» Fisher se vêtit donc de son mieux, et passant à son cou son chapelet, il mit sous son bras le Nouveau Testament, après quoi il monta en chaise. Il lut l'évangile de saint Jean depuis sa chambre jusqu'à Tower-Hill. Un assez grand concours de peuple y était. Avant de se livrer au bourreau, il promena des regards calmes sur l'assemblée et dit: «Que le Seigneur protége l'Angleterre et le roi Henri VIII! J'expire, comme j'ai vécu, pour notre antique religion.» Alors, tout en se baissant pour le supplice, il entonna le _Te Deum laudamus_, comme autrefois dans sa cathédrale. La hache interrompit son chant. Son corps fut inhumé sans linceul et sans cercueil. Sa tête fut exposée sur le pont de Londres. Elle ne chantait plus, raconte la légende, mais elle remuait les lèvres et priait. Elle fut jetée le cinquième jour à la Tamise. Elle ne fut jamais ornée du chapeau, quoique Paul III, qui avait remplacé Clément VII, eût fait cardinal l'évêque de Rochester. Le messager de Rome s'arrêta en Picardie, où il apprit le trépas de Fisher. Ce trépas fut même précipité par le don de la barrette. Lorsque le roi sut que le pape honorait de cet insigne son prisonnier, il proféra ce mot féroce: «Fisher ne recevra sa barrette que sur les épaules, car lorsqu'elle arrivera en Angleterre, il n'aura plus de tête.» Morus, captif aussi à la Tour, interrogea Kingston et fut instruit du sort tragique de son ami. Il en fut ému, mais loin de craindre la même destinée, il y aspira de plus en plus. «Fisher, disait-il, était un juste. Il a fait son devoir, je ferai le mien, et nous nous rencontrerons bientôt dans les demeures du Christ.» (V. les _Biographies du chancelier par Roper, son gendre, et par Stappleton_.) Les souffrances de Thomas Morus à la Tour furent autres que celles de l'évêque de Rochester. Il eut des manteaux, un bon lit, du feu, une nourriture suffisante. Sa fille Marguerite veillait sur lui comme une providence, et Kingston se prêtait à toutes les tendresses. Le lieutenant avait lui-même ses ruses de cœur. Il aimait Thomas Morus, qu'il avait connu grand chancelier et qui avait été son bienfaiteur. Il s'en souvenait. Malgré les défenses ministérielles, Kingston portait, au crépuscule, les mets les meilleurs de sa propre table à son captif. Il se cachait pour n'être pas compromis. Il avait toujours peur de faire trop et de ne pas faire assez. Sa reconnaissance était plus vive néanmoins que ses appréhensions. «Vous êtes mal ici, monsieur le chancelier, disait Kingston. Vous n'avez pas un ordinaire convenable.—Vous vous trompez, Kingston. Vous agissez en ami avec moi. Je suis très-content de vous et de votre cuisine! Au reste, quoique je ne me plaigne jamais, ajoutait-il, en plaisantant, selon son habitude, ne vous gênez pas, mon cher Kingston, et mettez-moi à la porte de la Tour.» Kingston ne se lassait pas d'admirer la fermeté indomptable de Morus. Il lui dit un jour: «Votre prédécesseur, le cardinal Wolsey, n'avait pas votre sérénité au couvent de Leicester.—Non, répondit Morus; cela vient, mon cher Kingston, de ce qu'il redoutait le roi plus que Dieu; moi, je crains plus Dieu que le roi.» Thomas Morus n'était pas mieux muni pour l'étude que Fisher. Mais Kingston qui observait presque en tout ses consignes, oubliait cependant tantôt du papier, tantôt une Bible, tantôt des charbons. Le prisonnier ramassait les charbons, et, par un frottement assidu contre le mur, il en faisait des crayons. Il lisait la Bible, les Psaumes surtout, et il copiait avec bonheur les versets les plus conformes à la situation de son âme. Il y ajoutait des commentaires pleins de ferveur. Voici quelques-uns de ces versets que transcrivait Morus et qui le soutenaient comme un cordial divin: «C'est vous, Seigneur, c'est vous qui êtes mon rocher. «Qui méritera d'habiter votre tabernacle? qui méritera de reposer sur votre montagne sainte? «Celui qui aura marché dans l'innocence et qui aura pratiqué la justice. «Mon Dieu, vous m'armerez d'un bouclier de force. «Mes ennemis se sont entendus pour me perdre; ils ont conspiré ma ruine. «Et moi, Seigneur, j'ai espéré en vous. «Faites luire sur moi votre lumière; couvrez-moi de votre miséricorde; sauvez-moi parce que je vous ai invoqué. «J'ai été jeune et j'ai vieilli; je n'ai point encore vu le juste délaissé, ni ses enfants mendier leur pain. «Sa postérité sera bénie.» Rien de plus pathétique, de plus attendrissant que les préoccupations paternelles de Morus. Il avait peu de fortune, à peine cent cinquante livres sterling de rente, lorsqu'il donna sa démission de chancelier. Que deviendrait sa famille après lui? Elle était nombreuse. Sa femme, son fils John, ses trois filles et ses trois gendres remplissaient sa maison. Cette maison tapissée de rosiers, flanquée d'une petite chapelle et entourée d'un jardin, fleurissait à Chelsea, au bord de la Tamise. Elle avait reçu au milieu de ses parfums tout ce que l'Europe comptait de plus illustre. Érasme en avait passé le seuil; Holbein en avait été l'hôte. Les cardinaux et les légats, les lords et les docteurs l'avaient visitée. Les ducs de Suffolk et de Norfolk s'y étaient assis de longues heures. Le roi lui-même s'y était arrêté souvent. C'est là que Morus avait présenté Holbein à Henri, et c'est là que Henri avait nommé Holbein son premier peintre. Le roi ne dédaignait pas de faire amarrer sa barge en face de l'humble cottage. Il était assez instruit pour apprécier la science de Morus et assez spirituel pour applaudir aux saillies dont le chancelier égayait les sujets les plus sérieux. Chelsea était joyeux alors. Depuis la rupture avec Rome, il était triste. Plus de bienveillance extérieure, plus d'empressement avec la famille. Elle était solitaire et abandonnée. Morus habitait la Tour et soit sa femme, soit son fils John, soit ses trois filles, soit ses gendres étaient sans cesse en pleurs ou en route. Marguerite Roper, la plus aimée et la plus aimante des filles de Morus, celle dont Érasme admirait l'exquise latinité et le génie facile; celle dont Holbein avait multiplié partout les portraits, tant sa physionomie l'inspirait; celle que Henri VIII se plaisait à entretenir, restait autrefois à Chelsea pour suppléer son père au besoin. Maintenant elle était dans un continuel mouvement. Elle couchait à Chelsea, mais elle vivait autant qu'elle pouvait à la Tour, près de son père dont elle avait toujours été l'enchantement. Marguerite s'était assurée d'une barge qui la menait de Chelsea à la Tour et qui la ramenait de la Tour à Chelsea par la Tamise. Le roi avait permis à Marguerite de voir Morus à toute heure. L'ardente femme était, sans le savoir, la coadjutrice du despote. Ils s'entendaient dans une même conspiration contre le prisonnier. Henri VIII voulait le déshonorer et Marguerite voulait le sauver par le serment de suprématie. Cette fille adorable et cet astucieux tyran, livraient un furieux assaut à Morus. Henri habilement la laissait dire et faire. Quand Morus avait embrassé Marguerite, à son arrivée, elle lui donnait des nouvelles de Chelsea, elle l'enveloppait de souvenirs, puis elle lui disait avec des larmes dans les yeux et dans la voix: «Mon père, vous n'aurez pas la barbarie de rendre ma mère veuve, et votre fils, vos filles, vos gendres orphelins. Pourquoi ne prêteriez-vous pas le serment de suprématie? le royaume l'a prêté avant vous. Seriez-vous plus sage à vous seul que toute une nation?» Tantôt Morus disait: «Marguerite, ne me tente pas.» Tantôt il disait: «Ne rougis-tu pas, ma fille, de te liguer avec mes ennemis et de préférer la vie de ton père à sa conscience?» Quelquefois il tendait à Marguerite les fragments de psaumes qu'il avait écrits au charbon sur des feuilles volantes et il disait: «Lis, ma fille, lis-moi ces beaux versets du roi-prophète, et prends ta part du courage qu'il a versé dans mon cœur.» Marguerite parcourait les pages, et finissait par éclater en gémissements. Elle se calmait peu à peu pourtant et feignait de se distraire soit aux contes, soit aux plaisanteries de Morus, avant de le quitter. Elle lui ménageait ainsi de meilleures nuits, mais elle, anxieuse sur son bateau, retournait à Chelsea, seule, ou avec son mari, ou avec son frère John dans les brouillards et dans les mélancolies de la Tamise. Parmi ces allées et venues, parmi ces lamentations du cœur de Marguerite et des flots de la rivière, un ordre formel fut articulé à Morus. Le tribunal de Westminster-Hall le mandait à sa barre. C'était le 1er juin 1535. Les juges de Morus connaissaient tous son innocence. Ils étaient au nombre de neuf dont les plus considérables, sir Thomas Audley, lord chancelier, Thomas duc de Norfolk et sir Fitz-James avaient témoigné en plus d'une occasion au prisonnier leur admiration sincère. Le solliciteur général Richard Rich, au contraire, avait été un envieux de Morus dès l'université! Le généreux captif se rendit de la Tour à Westminster. Une estampe dont j'ai vu trois exemplaires à Londres a consacré ce douloureux itinéraire. Morus s'avance dans les rues, au milieu de la foule. Des gardes le précèdent et le suivent. Coiffé d'un chapeau d'où pend une croix, un long bâton à la main, un manteau sur les épaules, l'ancien chancelier, un peu courbé mais très-imposant, marche avec la lenteur d'un malade et avec la majesté d'un martyr. C'est ainsi qu'il parut devant la cour de Westminster. Ceux qui se le rappelaient avant son emprisonnement remarquèrent vite que son dos s'était voûté et que ses cheveux avaient blanchi. Morus écouta tranquillement le diffus et interminable réquisitoire de Richard Rich. Ce réquisitoire peut se résumer en quatre chefs. Morus avait désapprouvé le mariage d'Anne Boleyn avec le roi. Il avait dénié à son souverain le titre de chef suprême de l'Église. Il avait encouragé Fisher dans son opposition. Il s'était défendu par les mêmes arguments que l'évêque de Rochester, ce qui prouvait entre eux une complicité de conspirateurs. Le prévenu répondit sur le premier chef qu'il s'était borné à donner un conseil au monarque, et que ce conseil était non-seulement son droit, mais son devoir. Sur le second chef, il affirma que son crime unique était son silence et que jusqu'à présent aucune loi n'avait fait du silence une trahison. Quant aux deux derniers chefs, il les repoussa avec une énergique dénégation, et il défia le solliciteur général de les démontrer par le moindre document. Sir Thomas Morus parla plusieurs fois avec une supériorité de raison, un accent de vertu et une adresse d'éloquence incomparables. Mais il était condamné d'avance. Il ne pouvait être absous qu'au prix du serment de suprématie, et ce serment il le refusa. Comme Fisher, il admettait bien le nouvel ordre de succession; ce qu'il n'admettait pas, sans le blâmer pourtant si ce n'est par réticence, c'était le divorce du roi et son usurpation de la papauté. Chose remarquable! Morus dans ces débats où il déploya tant de logique et tant de magnanimité, ne manqua jamais, à travers ses audaces de héros, à la prudence du jurisconsulte. Il ne se dédommagea de sa contrainte qu'après sa condamnation. «Milords, s'écria-t-il, votre arrêt me délie la langue. Je puis maintenant, sans encourir le reproche de témérité, caractériser le statut et le serment de suprématie. Ce statut et ce serment sont iniques.» Soulagé par cet aveu public d'une vérité qu'il avait retenue jusque-là, Morus ne fut plus que clémence et mansuétude. «Ce monde, dit-il, est le monde de la guerre et des disputes: le monde de la paix est ailleurs. Je souhaite, milords, nous que la terre a divisés, que le ciel nous réunisse comme il a réuni Étienne et Paul, le martyr aussi et le proscripteur!» Après ces paroles, Morus salua ses juges et descendit les degrés du prétoire. Il était environné de ses gardes et le bourreau le précédait, le tranchant de la hache tourné vers le visage du condamné. Au bas de l'escalier du tribunal, Morus rencontra son fils qui, fléchissant un genou, le conjura de le bénir. «Oui, John, je te bénis, toi et tous les nôtres. Maintenant plus que jamais sois bon pour ta mère et pour tes sœurs.» Les gardes interrompirent cette scène. Une autre plus émouvante attendait Morus. A quelque distance de Westminster, il aperçut sa famille éplorée, sa femme, ses filles, ses gendres que John avait rejoints. Le patriarche changea de main son bâton et posa sa droite sur son cœur. Les gardes allaient passer avec le prisonnier, lorsqu'une belle personne, se détachant du groupe domestique, fendant la multitude, peuple et soldats, se jeta dans les bras de Morus qui l'y serra longtemps. C'était Marguerite Roper, la fille de ses prédilections. Il la bénit ensuite comme John et lui dit: «Ma chère fille, résigne-toi et pardonne à nos ennemis aussi sincèrement que je leur pardonne. Adieu; et reporte ce baiser à ta mère.» Marguerite obéit et le cortége s'ébranla de nouveau. Il avait fait à peine quelques pas, quand ces mots: «Mon père, mon père,» échappés avec des sanglots d'un sein haletant, l'arrêtèrent encore. Les soldats émus s'ouvrirent devant Marguerite qui se précipita d'un essor désespéré vers son père. Elle se colla à lui, le pressant, le couvrant de caresses, de cris et de pleurs. Morus la remit tout évanouie à John et à Roper. L'escorte alors, se refermant sur le prisonnier, poursuivit son chemin jusqu'à la Tour. Morus dit à Kingston: «Pauvre Marguerite! Elle fut toujours pour moi ce qu'était Rachel pour Laban. Puisse son enfant la consoler!» Il répéta plusieurs fois pendant les jours qui lui restèrent: «L'odeur de ma fille est pour moi comme l'odeur d'un champ de blé mûri par le Seigneur.» Il lui écrivit: «Ma fille bien-aimée, que Dieu te bénisse ainsi que je t'ai bénie! Qu'il bénisse ton mari, ton enfant, et tous les nôtres, et tous ceux que j'ai tenus sur les fonts de baptême.... Tu ne m'as jamais causé tant de bonheur que lorsque dans le trajet du tribunal tu t'es élancée vers moi. Adieu, ma chère fille. Au revoir dans le ciel.» Cette pensée du ciel et la pensée de Marguerite le préoccupaient uniquement. «Ma fille, disait-il à Kingston, son interlocuteur habituel, ma fille ne peut plus entrer ici, depuis mon jugement. Elle se désole à Chelsea avec tous les miens. Ce Chelsea de la famille, je ne m'asseoirai plus à son foyer, je m'en irai bientôt à un Chelsea meilleur où je retrouverai l'évêque de Rochester, où je prierai pour vous, cher Kingston, et pour lady Kingston, où j'attendrai ma femme et notre fils et nos filles et nos gendres et tout ce que je regrette dans cette vallée sombre.» Le 4 juillet, avant-veille de sa mort, une chauve-souris s'étant introduite dans sa chambre, Morus suspendit sa lampe de prisonnier à la fenêtre et donna la chasse au sinistre oiseau. Ce ne fut qu'après des détours sans nombre et des circonvolutions étranges que la chauve-souris s'envola. Tout événement est interprété par un captif. En racontant cette petite circonstance à Kingston, Morus ajouta: «La chauve-souris est une messagère. J'en ai tiré un augure de délivrance.» Le lendemain 5 juillet, Kingston en effet reçut des ordres. Morus, lui, eut une conversation avec Pope un de ses amis. C'est Henri VIII qui l'envoyait. Pope prépara Morus, qui, le devinant, lui dit: «Mon bon Pope, le roi ne pouvait pas m'adresser un ambassadeur plus miséricordieux, ni une nouvelle plus agréable.—Il vous saurait gré, dit Pope, de ne pas parler au peuple du haut de votre échafaud.—Je me conformerai, reprit Morus, au vœu de Sa Majesté! De son côté, voudra-t-elle bien permettre que je sois enseveli dans ma bière par ma fille Marguerite?—Le roi ne vous sera pas contraire en cela, puisqu'il consent que tous les vôtres accompagnent votre cercueil de Tower-Hill à la chapelle de Saint-Pierre.—C'est bien,» répondit Morus, et il réitéra ses recommandations de mourant à Pope, qui se sépara de son ami en soupirant et en gémissant. Le plus calme des deux était Morus. La nuit du 5 au 6 juillet, cette dernière nuit du captif fut tranquille. Il s'agenouilla sur son lit dès six heures du matin. Il pria longtemps, lut son extrait et son commentaire des psaumes, puis s'habilla, tout en causant avec Kingston. C'est lui, le grand magistrat qui encourageait l'officier et qui fortifiait de sa parole stoïque le lieutenant de la Tour. A neuf heures, Morus marcha d'un pas ferme jusqu'à l'esplanade de la tragique forteresse. Il monta les degrés de son échafaud, embrassa le bourreau qui balbutiait des excuses au chancelier et lui donna dix schellings. Il se dépouilla d'un manteau neuf de camelot qu'il donna encore à l'exécuteur, puis se tournant vers le peuple il s'écria: «Mes amis, adieu. Je meurs en sujet fidèle et en loyal chrétien.» Morus s'agenouilla sur le parquet de l'échafaud comme il avait fait sur son lit et posa son cou, en l'abaissant, dans l'échancrure du billot. Le bourreau s'apprêtait à frapper, lorsque Morus, relevant brusquement la tête, dit à l'exécuteur: «Ma barbe était engagée avec mon cou, je la dégage et la rejette hors de l'échancrure, car elle est innocente du crime de trahison et ne doit pas être coupée.» S'étant remis, après ce bizarre incident, le cou nu sur le billot, Morus murmurait: «_Miserere mei, Domine_,» quand la hache s'abattit. La tête se détacha et fut arborée sur le pont de Londres. Ce fut Marguerite qui, puisant dans sa piété filiale une force plus qu'humaine, ensevelit le corps de son père. Ce pauvre corps fut suivi par toute la famille, de l'esplanade à la chapelle de la Tour. Mais la tête, la noble tête de Morus, exposée au dessus d'une pique, Marguerite ne la laissa pas lancer à la Tamise comme celle de l'évêque de Rochester. Non, avec la toute-puissance de la tendresse et de la nature, elle la réclama comme son héritage. Elle l'emporta, la fit embaumer, et ce fut son trésor dans la vie et dans le trépas. Cette tête qu'elle avait conservée au fond de son oratoire, fut enterrée avec elle, d'après son désir, sous la même pierre du même sépulcre. Indépendamment du portrait que nous avons déjà mentionné et des deux portraits de Windsor, il subsiste un autre portrait à l'huile de Thomas Morus (musée du Louvre). Ce portrait définitif fut retouché après le supplice du chancelier. Holbein, l'ami et le peintre de Morus, a répandu dans sa petite toile autant de cœur que de génie. Morus est enveloppé d'une pelisse noire garnie de fourrure. Cette pelisse recouvre un vêtement vert. Une chaîne d'or, à laquelle est suspendue une croix, lui tombe sur la poitrine. D'une main Morus tient la croix, et de l'autre main un papier qu'il semble serrer,—peut-être les versets des psaumes qu'il crayonna dans son cachot avec un charbon. La figure est pleine de candeur dans sa sévérité. Le front rêveur pressent et résiste. Le nez un peu gros est socratique. Les yeux profonds ne regardent pas le roi, ils ne regardent que Dieu. Les joues sont affaissées, mais le menton est d'airain. La bouche proteste avec une douceur invincible et un fin sourire, indices de sérénité intérieure; si elle raille, c'est à la manière du maître de Platon. Cette physionomie a la suprême beauté. Elle exprime avec un mélange inouï d'austérité, d'onction et d'imperceptible ironie, une seule chose, mais sainte: la conscience. L'assassinat juridique de Morus, de Fisher et de beaucoup d'autres catholiques sera éternellement exécrable. Henri VIII, Cromwell et l'Angleterre avaient certes le droit de s'affranchir de Rome, mais ils n'avaient pas le droit d'opprimer en s'affranchissant. Cranmer eut la gloire de prêcher et de pratiquer l'humanité. Son camail resta pur de sang. Il conseilla chaleureusement et obstinément la clémence. Quel malheur que Morus, dont je viens de retracer la mort, n'ait pas gardé intacte la doctrine de sa jeunesse qu'il déposa dans son roman d'_Utopie_! Cette doctrine était la liberté religieuse. Le grand chancelier s'en écarta et fut un moment persécuteur. J'ai indiqué les rigueurs de Morus. Fisher les approuva. Ils eurent, malgré cette tache sur leur tunique, des qualités incomparables d'abnégation, de sacrifice, d'héroïsme, d'humilité. Ces qualités étaient bien à eux; leurs imperfections étaient plutôt de leur siècle. Blâmons-les quand ils furent inquisiteurs, louons-les quand ils furent martyrs. Revendiquons tous les martyrs indistinctement. Nimbes catholiques ou protestants, qu'importe, si la lumière de l'auréole est divine? Hélas! nous sommes encore si étroits, si sauvages! Quand nous supporterons-nous? quand nous aimerons-nous les uns les autres? quand respecterons-nous mutuellement nos plus sublimes instincts? quand le Dieu de chaque âme sera-t-il sacré pour une autre âme? quand le même Dieu infini en puissance et en bonté sera-t-il adoré librement dans toutes les langues spontanées du cœur? quand chaque nation, chaque ville, chaque bourgade auront-elles, comme Athènes, des autels pour des religions inconnues? quand les peuples, les familles, l'homme individuel, auront-ils droit de chapelle, ou de temple ou d'église pour l'universelle Providence, quel que soit son nom? Ce jour-là seulement, le jour où le frère donnera l'hospitalité à son frère et au Dieu de son frère, sans restriction, sans limite, sans arrière-pensée, ce jour-là seulement commencera le règne de la tolérance et ce sera le plus beau jour de la création! Morus et Cranmer, les plus éclairés soit des catholiques, soit des protestants, n'éprouvaient pas ces sentiments modernes. Henri VIII les comprenait encore moins, lui qui était un tyran. Il aurait pu affermir son pontificat par la persuasion et par le poids traditionnel de son autorité royale. Il eut recours à la violence, à la fraude, à la corruption. A défaut de Cranmer dont la mansuétude était souvent impuissante, Cromwell, un partisan doublé d'un légiste, ne reculait pas. Il avait fait du roi le chef suprême de l'Église, _supremum ecclesiæ caput_. Il avait recueilli comme une moisson les innombrables serments du clergé, de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple. Restaient les moines qui étaient la milice de Rome. Henri VIII les haïssait et il en était haï. Il savait que leur souverain, ce n'était pas lui, mais le pape. Il résolut de les disperser et de confisquer soit leurs richesses mobilières, soit leurs propriétés foncières qui englobaient une vaste étendue de territoire. Il chargea Cromwell de cette exécution hardie. Il le nomma son vicaire général, et, comme tel, il lui conféra la préséance sur tous les lords, même sur le duc de Norfolk, même sur l'archevêque de Cantorbéry. Cromwell avait plus de prétextes qu'il ne lui en fallait. Les moines étaient séditieux autant que superstitieux. Ils agitaient les populations des villes et des campagnes. Ils présageaient au roi, s'il ne rappelait Catherine d'Aragon et s'il ne se soumettait au pape, toutes les catastrophes. Ils s'écriaient que Henri serait égorgé s'il persistait dans sa révolte, et que les chiens lécheraient son sang comme ils léchèrent le sang d'Achab. Les fanatiques lançaient ces prophéties au grand effroi des indifférents et des épicuriens qui formaient la majorité des couvents. Ces couvents étaient presque tous situés dans des lieux de délices, les uns au fond des vallées, les autres sur les collines. Ils étaient traversés pour la plupart d'eaux jaillissantes. Des parcs et des forêts environnaient ces abbayes. Des rivières coulaient en méandres par les hautes futaies, de telle sorte que la chasse et la pêche étaient aux portes et même entre les murs des monastères. La contemplation, le travail des mains, la confection des paniers et des corbeilles par les religieux, des tapisseries par des religieuses, étaient censés remplir leurs jours. Peu de ces maisons étaient ascétiques, beaucoup étaient dissolues. Dans de certains comtés les couvents d'hommes et les couvents de nonnes communiquaient entre eux. Les courtisanes envahissaient les cloîtres, erraient entre les pilastres des corridors et gagnaient les cellules sous des capuchons de frères lais. Et c'étaient là les abbayes les moins souillées. Celles qui étaient fermées aux femmes étaient des cloaques de Sodome. Les procès-verbaux des commissaires de Cromwell soulèvent tantôt la commisération, tantôt l'horreur, tantôt le dégoût. Armé de documents fort détaillés et accablants, soutenu par le roi qui ajouta la terreur aux raisons de son ministre, le vicaire général obtint du Parlement la suppression de trois cent quatre-vingt-huit monastères au profit de la couronne (mars 1536). Les prieurs de ces monastères reçurent chacun une pension à vie. Les moines de moins de vingt-quatre ans furent rejetés dans le monde; les autres furent enrégimentés dans les grands monastères ou placés soit par Cranmer, soit par Cromwell. Les religieuses furent renvoyées avec une seule robe qu'on nomma par dérision «la robe du roi.» Le trésor fut doté par cette mesure révolutionnaire d'un capital en argent et en vaisselle de cent mille guinées et d'un revenu annuel de trois cent vingt mille livres sterling. L'injustice politique et morale de Henri et de Cromwell fut, en reprenant aux couvents ces biens de mainmorte, de ne pas assurer l'existence des moines et des nonnes par un dédommagement équitable. C'est au milieu de l'écroulement des monastères que Catherine, privée de tout, même d'un cheval pour la promenade, désolée des trépas de Fisher et de Morus, déclina lugubrement. L'immolation de Forest, son confesseur, l'acheva. Elle avait été transférée de Ampthill à Buckden et de Buckden au château de Kimbolton. C'est là qu'elle mourut, le 7 janvier 1536, à deux heures après midi. Les dernières habitations de la Reine furent très-insalubres. Ampthill est humide comme le Comté de Bedford, mais moins submergé que Buckden dans les brouillards. Buckden était surtout alors presque pestilentiel par les flaques d'eau croupie qui couvraient le Lincolnshire et dont un grand nombre a été desséché. Catherine s'étant obstinément refusée d'aller à Fotheringay où plus tard fut décapitée Marie Stuart, on dirigea la reine douairière sur Kimbolton, dans le comté de Huntingdon. Ce séjour ne fut pas plus sain que Buckden. La multiplicité des marécages, le voisinage du lac appelé _Whitlesea-Mere_ et les brumes épaisses qui s'en exhalent, enveloppèrent la reine espagnole de froid et d'ennui. De noires tristesses lui venaient de l'âme encore plus que du pays. Sans soleil et sans joie, elle s'éteignait peu à peu. Une douleur fixe la transperçait. Elle ne cessa pas d'aimer Henri VIII, et une autre le lui avait dérobé, une autre qui était reine à sa place, amante à sa place, femme à sa place. L'éloignement de sa fille Marie ajoutait sans doute à ses tourments; mais le fond de son mal fut la répudiation, la répudiation, cet exil d'un cœur, la plus étroite, la plus chaude des patries; cet exil empoisonné par une jalousie incessante, par le sentiment amer d'un droit violé, d'un amour méconnu, d'un sanctuaire profané. C'est dans ce puits de colère et de ténèbres de la répudiation qu'expira Catherine, fervente devant Dieu, son témoin; douce à Henri, son bourreau; farouche, implacable à lady Anne Boleyn, la sirène méprisée et maudite, l'impudique usurpatrice de son lit, de sa table, de son trône et de son toit. A la lugubre nouvelle Henri versa quelques larmes impies, puisqu'elles n'étaient pas sincères, puisque ce comédien d'une sensibilité officielle n'accomplit aucun des souhaits du testament de la reine. Il éluda jusqu'à la demande qu'elle avait exprimée d'être enterrée dans un couvent de franciscains. Il ordonna qu'elle serait inhumée à Peterborough. C'est là que j'ai heurté, sans le savoir, de mon pied poudreux la dalle funéraire de la pauvre reine. Sur une désignation de mon guide, je considérai respectueusement la pierre qui scelle ce tombeau. Elle n'est ornée d'aucune sculpture. Je retrouve dans mon journal de voyage une note que je restitue ici: «La cathédrale de Peterborough, un peu massive, mais imposante, a recueilli les restes de Catherine d'Aragon qui y fut déposée malgré sa volonté dernière. Son sépulcre est à gauche dans la nef; le sépulcre de Marie Stuart est à droite. En me retournant, j'ai aperçu au-dessous de l'orgue un portrait de vieillard. C'est Scarlett, l'ancien fossoyeur de Peterborough. Il est vêtu de rouge. Il a la tête chauve et la barbe blanche. Si, au lieu d'une bêche, il tenait une faulx, il ressemblerait au Saturne de la mythologie antique. Et ce ne serait pas à tort; car ce fossoyeur était vieux comme le Temps, et, à cinquante ans de distance, il creusa de ses mains dans son église les caveaux diversement tragiques de deux reines.» Par habitude d'étiquette, et par une sorte de déférence à l'opinion des cours de l'Europe, Henri VIII décida que l'on porterait à Greenwich le deuil de Catherine d'Aragon. Lui-même donna l'exemple. Anne Boleyn seule ne se soumit pas à cette convenance. Elle se para d'une robe de soie jaune, et, le diadème au front, le visage animé, les narines palpitantes, elle dit à ses femmes avec des tressaillements d'orgueil: «C'est maintenant que je suis bien la reine d'Angleterre. Enfin je n'ai plus de rivale!» Vanité des calculs humains! au moment où triomphait Anne Boleyn, elle avait une rivale bien autrement redoutable que Catherine d'Aragon et cette rivale était sans cesse à ses côtés. Elle s'appelait Jeanne Seymour. Elle était une de ses filles d'honneur. Jeanne avait deux frères qui marqueront de leurs dissensions et de leur sang cette histoire. Leur père était un chevalier du comté de Wilt. C'était un gentilhomme très-considéré qui recevait chez lui avec une politesse rare et une dignité plus rare encore les plus grands seigneurs. Il les traitait magnifiquement et ne se contraignait point en leur compagnie, libre entre les lords comme s'il eût été leur égal. Il avait fait la guerre. Il s'était créé une belle demeure aux environs de Salisbury. Sa fortune, qui consistait en terres couvertes des moutons gras et des porcs blancs à longues oreilles particuliers à ce comté, s'était un peu fondue au déclin de son âge. Ses fils et sa fille durent beaucoup à son caractère liant qui leur ménagea par ses nombreuses et hautes relations un bon accueil dans le monde et à la cour. Anne Boleyn avait pressenti déjà l'amour de Henri pour Jeanne Seymour, elle avait deviné les démarches, les regards, les présents, mais c'était une appréhension vague qui tout à coup devint une foudroyante certitude. La reine surprit dans un salon du palais où elle entrait inopinément Jeanne assise sur les genoux du roi. La fille d'honneur se leva en rougissant. La reine pâlit au contraire et se retira précipitamment dans sa chambre. Elle était grosse et son émotion fut si profonde qu'elle accoucha avant terme d'un fils mort. Henri, qui aurait cédé le tiers de son royaume pour avoir ce fils vivant, ne cacha pas son irritation. Il reprocha ce malheur à la reine, comme s'il n'en eût pas été la cause. L'expiation commença pour Anne Boleyn; elle commença soudaine et terrible. Au récit des obsèques de Catherine d'Aragon, Anne avait éprouvé que le diadème était désormais affermi sur sa tête; puis à la vue de Jeanne Seymour aimée du roi, elle se sentit découronnée et décapitée. En un éclair, sa pensée roula du faîte à l'abîme. [Illustration] CHAPITRE VII. La Réforme menacée en même temps qu'Anne Boleyn.—État du protestantisme en Angleterre.—Rumeurs contre la reine.—La vicomtesse de Rochefort.—Dénonciation.—Le vicomte de Rochefort.—Norris, Brereton, Weston.—Mark Smeaton.—Joutes de Greenwich.—Explosion de Henri VIII.—La reine, prisonnière à Greenwich, puis à la Tour.—La vicomtesse de Rochefort espionne après avoir calomnié.—Lettre d'Anne à Henri.—Le vicomte de Rochefort, Norris, Brereton, Weston décapités.—Mark Smeaton pendu.—Jugement de la reine.—Incidents de la Tour.—Le Bourreau de Calais.—Lettre de Kingston.—Marie Wyatt.—Lettre de la reine.—Son exécution.—Ses juges.— L'un d'eux, son oncle Norfolk; l'autre, le comte de Wiltshire, son père.—Conduite de tous les Boleyn avec Henri VIII.—Élisabeth, solution du problème.—Mariage du roi et de Jeanne Seymour.—Portrait de Jeanne.—Portrait de Henri. Le protestantisme était moins menacé qu'Anne Boleyn. Toutefois c'est sur une pente glissante qu'il se débattait. La reine d'ailleurs, qui avait toujours soutenu le drapeau de la réforme, allait lui manquer. Les idées nouvelles comptaient des amis et des ennemis. Il y avait un parti conservateur qui réprimait tout mouvement progressif et qui se flattait même d'une réconciliation avec Rome. Un autre parti se recrutait contre le pape et poussait la théologie anglaise vers les hardiesses de l'Allemagne. Les chefs de la première faction étaient Gardiner évêque de Winchester, Stokesley évêque de Londres, et Lee archevêque d'York. La seconde faction obéissait à des chefs non moins éminents, à Cranmer archevêque de Cantorbéry, à Latimer évêque de Worcester et à Fox évêque de Hereford. Les deux antagonistes dirigeants de ces sectes hostiles étaient Gardiner et Cranmer. Ils s'appuyaient sur des hommes d'État laïques, Gardiner sur le duc de Norfolk, Cranmer sur Cromwell. La reine Anne Boleyn était avec les protestants. Elle avait été leur auxiliaire, leur héroïne et elle continuait d'incliner Henri VIII dans le sens de l'avenir. Les catholiques étaient frémissants. Ils attendaient l'occasion et ils la préparaient. Malveillants pour la reine, ils semaient les calomnies autour d'elle. La reine était la complice de ses ennemis. Elle se montrait légère, imprudente. Elle se compromettait avec enjouement, sans crainte et sans prévoyance. Tout alla bien jusqu'à l'amour du roi pour Jeanne Seymour. Mais dès lors le thermomètre de la cour changea. Les protestants eurent de sérieuses inquiétudes, les catholiques, une ardente espérance. Henri VIII était enivré d'une jeune passion. Il aimait éperdument. Depuis qu'il était pape, il ne pouvait plus avoir une maîtresse. Sa maîtresse devait être sa femme légitime. Henri était logique. Il avait une conscience délicate. Il était la proie de tous les scrupules. Le duc de Norfolk et tous les partisans de Rome en avaient pitié. Il n'y avait qu'un moyen de le secourir, c'était de le délivrer de la reine Anne. Le feu s'ouvrit contre elle. Lady Marguerite, vicomtesse de Rochefort, se plaignit au roi d'avoir aperçu à l'improviste son mari, le propre frère d'Anne Boleyn, penché sur l'oreiller de la reine dans une attitude suspecte. A peu d'intervalles, d'autres dénonciations accablèrent Anne Boleyn, et non-seulement le vicomte de Rochefort, mais un musicien de la chapelle de la reine, mais Brereton et Weston, des pages, mais Norris, un favori du roi. Des créatures de Gardiner, de Norfolk et de Rome répétaient ces noms à Henri et autour de Henri. Lui, tout blessé qu'il fût de ces aveux, il les encourageait. Il les soudoya même. Il posa et fit poser des trappes sous les sentiers de la reine. Quand il avait tendu les piéges, il jetait de la poussière sur ses propres pas pour les dérober. Ce qu'il y a d'indubitable, c'est que les espions de la reine et ses délateurs étaient tous des partisans du pape ou des courtisans du roi. Henri dissimulait, se réservant d'éclater à propos. Ses fureurs s'ébruitaient cependant. L'effroi se respirait comme l'air. Le 1er mai 1536, il y eut des joutes à Greenwich. Les principaux tenants étaient le vicomte de Rochefort et Norris. Le roi et la reine regardaient de leur balcon. Or, dans un des repos du combat, la reine laissa tomber son mouchoir. L'un des adversaires, on ne sait pas lequel, ramassa le mouchoir et s'en essuya la sueur du visage. Soudain le roi se leva. Les joutes furent interrompues. La reine ayant voulu accompagner Henri, d'un geste farouche il la fixa où elle était, lui intimant de ne pas quitter Greenwich sans son commandement. Il descendit le grand escalier du château s'élança à cheval et partit pour Whitehall avec six gentilshommes. Norris en était un. Le roi, ayant ralenti sa course et s'approchant de lui, mit un espace entre eux et les autres gentilshommes de son escorte. Il avait du goût pour ce favori. Il le pressa de dire la vérité et de ne pas justifier la reine. A ce prix, il aurait son pardon. Mais Norris, sans être tenté une minute et sans hésiter, jura qu'il n'était pas coupable et que la reine était innocente. Henri, qui avait fait arrêter le vicomte de Rochefort en partant de Greenwich, fit arrêter Norris en arrivant à Whitehall. Weston, Brereton et Mark-Smeaton furent arrêtés aussi dans la soirée. La reine eut une nuit d'affreuse insomnie. Le lendemain, on lui servit un déjeuner auquel elle ne toucha pas. Elle était à table, rêveuse, lorsqu'un messager vint lui dire que le roi la mandait à Whitehall et lui avait expédié sa barge. Elle suivit l'officier, s'installa dans la barge royale et remonta la Tamise. A une certaine distance de la Tour, la reine distingua sur l'esplanade quatre hommes qu'elle reconnut bientôt. C'étaient le duc de Norfolk, le grand chancelier Audley, le vicaire général Cromwell et Kingston. Les trois premiers se dirigèrent vers la barge du duc. Ils ramèrent droit à la reine et la rejoignirent sous son dais. Audley paraissait indifférent, Cromwell triste, et Norfolk joyeux avec une gravité de circonstance. Norfolk pourtant était bien proche à la reine, le frère de sa mère qui était une Howard. Mais alors on était courtisan avant tout, puis après homme de parti pour ou contre Rome, puis après on était père, fils, oncle, ami. La nature, le devoir ne parlaient bien bas que si l'ambition était satisfaite. Il y avait des héros d'égoïsme, d'ignominie. Ce fut Norfolk qui s'adressa sans préambule à la reine et qui lui dit: «Madame, vous êtes accusée d'avoir profané le lit du roi.» Anne changea de couleur, et, tombant à deux genoux sur un coussin de la barge, elle s'écria: «Si je suis coupable, que je ne voie jamais la face de Dieu!» Les lords conduisirent la reine à la Tour. Ils la livrèrent à Kingston qui la reçut à la porte des traîtres. Pendant que Norfolk et ses collègues s'éloignaient par eau, le lieutenant de la Tour menait la reine dans l'appartement qu'elle avait occupé à l'époque de son couronnement. Elle en fit la remarque et dit: «Tout ce luxe n'est plus fait pour moi.» Elle se jeta sur les fauteuils, les cheveux dénoués, les yeux hagards, elle se roula sur les tapis, sanglotant et gémissant et criant: «Je n'ai pas plus trahi le roi avec un autre homme qu'avec vous, monsieur Kingston, je le jure sur le salut de mon âme.» Kingston, cherchant à la calmer, lui dit: «Madame, si vous n'étiez pas une grande reine, si vous n'aviez pas porté le sceptre des Tudors, si vous n'étiez qu'une simple bergère avec une quenouille, n'ayant gardé qu'un troupeau au coin d'un pré, vous auriez encore droit à la justice de Sa Majesté.—Ah! reprit Anne, en frissonnant, je sais ce que c'est que la justice de Henri.» La pauvre reine fut prise d'une suite d'attaques de nerfs effrayantes. Elle restait absorbée en elle-même, et soudain elle versait des torrents de larmes auxquels succédaient des éclats de rire. Le vicomte de Rochefort et Norris avaient précédé Anne Boleyn à la Tour, Brereton, Weston et Mark Smeaton y furent écroués quelques heures après elle. La prisonnière se rasséréna peu à peu. Elle eut bien des phases diverses. Son âme se révoltait et se résignait successivement, dans cet horizon de la Tour, horizon lugubre de cachots, de billots et de tombes! Trois femmes, ses ennemies mortelles, se renfermèrent avec elle, notant le jour et la nuit ses soupirs, ses moindres paroles et les transmettant avec un zèle de police au conseil du roi. Ces femmes aristocratiques, je ne les tairai point. J'inscrirai ici leurs noms afin de river à leurs mémoires un blason de honte. C'est le devoir de l'histoire de flétrir le vice et le crime en haut comme en bas; elle est la justice impartiale, la justice de la postérité. Ces trois trotteuses du lord prévôt, ces trois pourvoyeuses du bourreau furent lady Marguerite, vicomtesse de Rochefort, belle-sœur d'Anne Boleyn, mistress Cosyns, et mistress Stonor. Kingston, par ses respects affectueux, lady Kingston, par son dévouement, et Marie Wyatt, sœur du poëte, par sa tendre amitié, firent un contre-poids de bonté pour la captive. Elle appuyait son front chargé de soucis et d'obsessions sur le sein de sa chère Marie, et elle le relevait moins lourd. Dans un de ces moments de détente et de liberté d'esprit qu'elle devait à Marie Wyatt, elle écrivit à Henri une lettre que je cite pour authentique avec Hume, Mackintosh et Burnet. La voici: «Sire, la colère de Votre Majesté et mon emprisonnement sont des choses si étranges, que j'ignore de quoi il faut que je me justifie. J'en suis d'autant plus embarrassée que vous m'envoyez dire d'avouer la vérité pour obtenir ma grâce à ce prix, par une personne que vous savez être mon ancienne ennemie déclarée. En la voyant chargée de ce message, je n'ai que trop bien pressenti vos dispositions à mon égard. S'il est certain, comme vous le dites, que des aveux sincères puissent me sauver, j'obéirai à vos ordres avec joie et avec soumission. «Mais que Votre Majesté n'imagine pas que sa malheureuse épouse se laissera persuader de confesser une faute dont elle n'eut de ses jours seulement la pensée. J'atteste cette même vérité qu'on interpelle, que jamais prince n'eut une femme plus attachée à ses devoirs, ni plus tendre que le fut pour vous Anne Boleyn. Je me serais bornée volontiers à ce nom, je me serais tenue sans regret à ma place, si Dieu et Votre Majesté n'en avaient décidé autrement. Je ne me suis pas tant oubliée sur le trône où vous m'avez fait monter, que je ne me sois toujours attendue à la disgrâce que j'éprouve. Je me suis rendu assez de justice pour me dire que mon élévation n'étant fondée que sur un caprice de l'amour, une autre femme pouvait à son tour séduire votre imagination et votre cœur. Vous m'avez tirée d'un rang obscur pour me décorer du titre de reine, et du titre plus précieux encore de votre compagne; l'un et l'autre sans doute étaient fort au-dessus de mon mérite; mais puisque vous m'avez trouvée digne de cet honneur, qu'une humeur légère ou de mauvais conseils ne me privent pas de vos bontés; que la tache, l'odieuse tache qui me resterait d'être soupçonnée d'avoir été perfide pour Votre Majesté, ne souille jamais la gloire de votre fidèle épouse et de la jeune princesse Élisabeth votre fille! Que l'on me juge, Sire, j'y consens; mais que ce soit à un tribunal légitime; que mes ennemis ne soient pas mes accusateurs et mes juges. Oui, Sire, que l'on m'interroge ouvertement, juridiquement, car je n'ai rien à craindre de mes réponses. Vous verrez mon innocence dévoilée, vos inquiétudes et votre conscience satisfaites, la calomnie et la méchanceté forcées au silence, ou vous verrez mon crime entièrement à découvert. De quelque façon alors que vous puissiez décider de mon sort, Votre Majesté ne sera du moins exposée à aucun reproche; quand ma faute aura été ainsi prouvée, vous aurez droit devant Dieu et devant les hommes non-seulement de punir une femme parjure, mais encore de suivre votre nouvelle affection déjà fixée sur la personne qui m'a réduite où je suis. Je connais depuis longtemps votre penchant pour elle, et Votre Majesté n'ignore pas quelles étaient mes transes à ce sujet. «Si vous avez déjà pris une résolution à mon égard; s'il faut que, non-seulement ma mort, mais une odieuse calomnie vous assure la possession de celle en qui vous avez mis votre bonheur, je souhaite que Dieu vous pardonne ce grand péché, ainsi qu'à mes ennemis qui en auront été les instruments. Qu'il daigne ne vous pas demander, au jour du jugement universel, un compte rigoureux de votre cruauté envers moi! Nous paraîtrons bientôt l'un et l'autre à son tribunal, où, quelque chose que le monde pense de ma conduite, mon innocence sera pleinement démontrée. «Puissé-je porter seule ici-bas le poids de votre colère! puisse-t-elle ne pas s'étendre sur les irréprochables et malheureux serviteurs que l'on m'a dit être en prison, comme mes complices! C'est l'unique et la dernière prière que j'ose vous adresser. Si jamais je trouvai grâce devant vos yeux, si jamais le nom d'Anne Boleyn fut agréable à vos oreilles, accordez-moi la faveur que je sollicite et je ne vous importunerai plus ni de mes gémissements, ni de mes vœux. Je me contenterai de les élever au ciel pour qu'il vous prenne sous sa garde, et qu'il dirige toutes vos actions. «Votre loyale et toujours chaste épouse, de sa triste prison de la Tour. «Anne BOLEYN.» Le 6 mai 1536. Le roi ne répondit que par un acte d'accusation contre la reine et ses prétendus complices. Le 12 mai 1536, sept juges et seize jurés se réunirent à Westminster pour prononcer leur verdict sur Norris, Brereton, Weston et sur Mark Smeaton. De ces jurés, huit étaient du comté de Kent et huit du comté de Middlesex, parce que les adultères imputés à la reine avaient été commis, selon l'_indictment_, tantôt à Hampton-Court dans le territoire de Middlesex, tantôt à Greenwich dans le territoire de Kent. Les trois gentilshommes Norris, Brereton et Weston affirmèrent hautement leur innocence et celle de la reine. Ils eurent tous dans la voix l'accent chevaleresque. Norris, par un timbre plus sonore d'honneur et de conscience, toucha plus vivement son auditoire. Mark Smeaton fut un lâche. Il déclara que lui et la reine étaient coupables. On lui avait promis la vie pour cette calomnie et on ne lui confronta pas Anne Boleyn, tant on craignait qu'il ne se rétractât ou qu'elle ne le confondît! Les juges et les jurés étaient sous la terreur. Ils feignirent de croire que les prévenus avaient couché chacun plusieurs fois avec la reine soit à Greenwich, soit à Hampton-Court, qu'ils avaient mal parlé du roi et ourdi un complot contre lui. Ces crimes avérés, ils condamnèrent Norris, Brereton et Weston, comme nobles, à être décapités; et Mark Smeaton, comme roturier, à être pendu. Ce ne fut que trois jours après, le 15 mai, que la reine et son frère furent jugés dans une salle de la Tour, par une commission spéciale. Cette commission se composait de vingt-six lords parmi lesquels siégea le comte de Wiltshire, père de la reine et du vicomte de Rochefort. Le duc de Norfolk, en qualité de grand sénéchal, présidait l'assemblée. Il avait à sa droite le chancelier Audley, à sa gauche le duc de Suffolk. La reine fut accompagnée à la barre du prétoire par Kingston, lieutenant de la Tour, par lady Rochefort, une furie homicide, par lady Kingston, une femme généreuse, par Marie Wyatt, une amie d'enfance, de prison et d'agonie. La reine n'avait pas de défenseur. Elle marcha lentement jusqu'à son fauteuil. Son maintien était grave, son regard modeste, mais assuré. Quand elle fut assise, sur un signe du duc de Norfolk, l'acte d'accusation déroula tous les attentats de la reine. Ces attentats si longuement énumérés peuvent se ramener à deux: adultères répétés de la reine avec son frère le vicomte de Rochefort, et avec Norris, Brereton, Weston, Mark Smeaton; machinations de tous et de chacun avec la reine contre la vie du roi. Anne était brave et spirituelle. Elle ne le fut jamais autant que dans cette formidable conjoncture. Sous l'ombre de l'échafaud son âme resplendit. Le péril ne l'offusqua point, il l'inspira plutôt. Elle se justifia mieux que ne l'eût fait un avocat. Elle fut éloquente, persuasive, irrésistible. Elle fut aussi mesurée qu'habile. Kingston la crut sauvée. Les lords cependant votèrent le bûcher ou le billot, au choix de Henri VIII. Lorsque la reine entendit sa sentence, elle ne s'avilit par aucune faiblesse. Seulement elle joignit les mains et s'écria: «O mon Dieu, vous savez, vous, que je ne mérite pas cette mort.» Elle s'adressa ensuite au tribunal: «Milords, dit-elle, j'ai toujours été une épouse fidèle. Que le Christ vous pardonne ce que vous venez de faire! Ceux que je plains plus que moi, c'est mon malheureux frère et ce sont ses compagnons non moins que lui. Mais puisque telle est la rigueur du destin, eux et moi nous nous retrouverons au ciel où nous prierons pour la prospérité du roi et du royaume.» Ce discours achevé, sur l'injonction du sénéchal, Anne renonça aux titres de marquise et de reine que Sa Majesté lui avait conférés. Elle détacha son manteau, elle déposa sa couronne avec facilité, et, de reine devenue femme, elle se retira simplement et fièrement, sans abattement et sans emphase. Son frère la remplaça aussitôt à la barre. Il subit le même arrêt. Il fut intrépide comme en un champ clos ou comme sur un champ de bataille. Ce beau jeune homme était un poëte et un soldat. Il reste de lui d'admirables vers et de vaillantes actions. Il n'avait jamais tremblé devant l'ennemi; il ne trembla pas davantage devant ses juges et devant le bourreau. Deux jours après son arrêt et celui de sa sœur, il électrisait ses compagnons sur l'échafaud. Il fut décapité avec Norris, Brereton et Weston. Aucun d'eux n'inculpa la reine. Mark Smeaton persista, lui, dans ses offenses. Il espérait échapper par là. On l'avait déçu. Il n'évita pas la corde. Il fut pendu, supplice ignoble dont il était bien digne, non comme plébéien, mais comme faussaire et comme imposteur. La reine, en apprenant son obstination contre elle, n'eut pas une imprécation, elle n'eut qu'une pitié. «J'ai peur pour son âme, dit-elle, car il a menti!» Le jour même de ces cinq exécutions, Henri arracha le divorce à Cranmer qui avait tenté de ferventes supplications pour la reine. Un stratagème qui révèle bien Henri VIII, c'est qu'il fit condamner Anne Boleyn en qualité d'épouse pour crime d'adultère, et qu'après l'arrêt de mort il fit prononcer le divorce, ce qui effaçait le mariage et par conséquent l'échafaud. Mais le féroce Tudor maintint cette contradiction. Ce fut lui qui l'avait inventée, afin de déshonorer la reine en la tuant. Par le premier arrêt il l'immolait comme sa femme; par le second, il la flétrissait comme sa concubine. Double torture pour elle, et pour lui double plaisir! Cranmer souffrit en rédigeant la sentence de divorce. Anne Boleyn était la providence du schisme. Le primat était attaché à la reine, mais il l'était encore plus à la révolution religieuse. Il avait d'ailleurs un tempérament de diplomate. Il obéit donc au roi et proclama le divorce pour sauver la réforme du naufrage d'Anne Boleyn. L'héroïsme eût mieux valu à Cranmer et même à la réforme que cette habileté. Le divorce ne fut pas motivé dans le dispositif du jugement. Henri n'était pas embarrassé d'une inexactitude, quand elle le servait. Sa logique était toujours prête. Il fondait le divorce, selon les uns, dans ses liaisons précédentes avec Marie Boleyn, sœur d'Anne, ce qui rendait son mariage incestueux et partant nul; selon les autres, le roi supposait un engagement antérieur entre Anne Boleyn et Percy, malgré les dénégations du noble lord. La vraie cause était son caprice infernal qui l'emportait dans les bras de Jeanne Seymour. Sa fantaisie était sa seule loi. Dès qu'il l'avait reconnue, il se hâtait de la sanctifier par un sophisme et ensuite par un meurtre. Tel était ce Tudor, ce scélérat multiple auquel Bossuet ne reproche, avec le schisme, que la passion pour les femmes et dont il ose dire de sa bouche d'évêque: «Prince en tout le reste accompli.» Adulation coupable d'un superstitieux grandiose de la royauté, flatterie envers le crime, plus vile que le crime même! Voilà pourtant où le goût nouveau de Henri, la perversité de lady Rochefort, et les déclarations à l'article de la mort d'une Mme Wingfield, amplifiées frauduleusement par des témoins de seconde main, avaient réduit Anne Boleyn! Son frère n'était plus, ni ses complices supposés, sa fille était bâtarde par le divorce, et elle, elle était à l'avant-veille de l'échafaud (17 mai). Henri avait été bon prince. Il avait substitué le billot au bûcher. Il avait même désigné pour le supplice le plus expéditif et le plus adroit des bourreaux de l'Europe, le bourreau de Calais. Ce bourreau s'était embarqué le matin du 17, et il était le soir à Londres. Kingston en avait instruit la captive comme d'une diminution de peine. Ce fut Cranmer qui confessa la prisonnière. Elle était dans une émotion extraordinaire. Le crucifix ne la quitta pas un instant. Elle l'avait suspendu au mur de sa chambre et elle l'invoqua à toute heure. Le 18, elle lut et se fit lire par Marie Wyatt le psautier en vers, son livre de la Tour. Marie ressemblait à Wyatt son frère. Elle avait les traits fins, la tempe palpitante, la physionomie enthousiaste. Sa figure, si bien peinte par Holbein, était frémissante comme une lyre ou comme une âme. Marie était poëte et compagne. Elle rappelait à la reine les jours de la jeunesse, ces jours trop vite écoulés, où elles vivaient ensemble à Blickling avec leurs deux frères, et où tous les quatre se communiquaient soit leurs sentiments, soit leurs songes, soit les sonnets qu'ils avaient composés. Car ils étaient également les disciples de Pétrarque et de la reine de Navarre. Et maintenant que le psalmiste avait tout remplacé, Anne Boleyn trouvait plus doux le prophète hébreu sur les lèvres de Marie Wyatt. Elle regretta ses torts envers la reine Catherine d'Aragon et la princesse Marie. Dans un mouvement de cœur, elle s'agenouilla devant lady Kingston qu'elle avait forcée de s'asseoir, et elle lui dit: «Allez, madame, de ma part chez la princesse Marie, et, agenouillée devant elle comme je le suis devant vous, implorez le pardon de toutes mes offenses.» Elle mêlait de la grâce à tout. C'est le témoignage du lieutenant de la Tour. Elle disait de temps en temps: «Jésus, ayez pitié de moi.» Elle disait encore: «C'est injustement que je périrai.» Quand elle s'attendrissait, elle nommait sa mère et s'écriait: «Ah! ma mère, ma bonne mère, toi, tu mourras de ma mort.» C'est ici qu'il faut laisser parler Kingston. Parmi ses lettres à Cromwell, je rapporterai celle du 19 mai, jour de l'exécution: «Milord, «Vous me marquez de faire sortir de la Tour les étrangers. Mais le nombre des étrangers ne passe pas trente, la plupart désarmés. L'ambassadeur de l'empereur y avait un domestique lequel on a écarté poliment. Milord, si nous n'avons pas une heure fixe qui soit sue dans Londres, je pense qu'il y aura peu de monde (à l'exécution), et il me semble que ce peu de spectateurs serait le mieux, car je crois qu'elle protestera.... «Ce matin, elle m'a fait venir pour être présent quand elle a pris le bon Dieu, afin que je fusse témoin de sa justification. Et comme j'écrivais cette lettre, elle m'a mandé et m'a dit:—«Monsieur Kingston, on m'annonce que je ne mourrai pas avant midi; j'en suis fâchée, car j'espérais être morte à cette heure-là et délivrée de tous mes maux.» Je lui ai dit que l'exécuteur était habile et qu'elle n'avait point de douleur à craindre, à quoi elle m'a répondu:—«On m'a avertie, en effet, que ce bourreau est savant dans son métier, et j'ai le cou petit.» Elle a mis ses mains autour en riant de tout son cœur. «Milord, j'ai vu bien des hommes et bien des femmes condamnés à mort. Ils étaient dans de grandes angoisses. Mais il me paraît que cette dame a beaucoup de joie à mourir. Son aumônier est continuellement avec elle depuis deux heures du matin. Voilà tout ce qui s'est passé. Je vous souhaite une santé parfaite. «Tout à vous, milord, «Guillaume KINGSTON.» Avant midi, elle s'assit à son bureau de prisonnière et elle traça rapidement ce dernier billet au roi: «Sire, «Vous m'avez toujours grandie. De simple demoiselle vous me fîtes marquise, de marquise reine, et de reine aujourd'hui vous me faites martyre.» A midi, elle sortit de sa chambre pour le supplice. Elle avait à la main son psautier en vers. Sa robe était de soie noire, son collet de dentelle comme ses manchettes. Elle portait un manteau de velours, et son bonnet de velours aussi était rejeté pittoresquement sur la nuque à la mode de la cour. Kingston marchait à la droite de la reine et derrière elle un groupe de quelques femmes, parmi lesquelles on distinguait lady Kingston et Marie Wyatt. Il y avait près du gazon vert de la Tour, où l'échafaud était dressé, des artisans de la cité, des bourgeois et des lords. Au premier rang, Anne distingua le duc de Suffolk, le duc de Richmond bâtard du roi, Audley le chancelier, Cromwell dont le fils avait épousé la sœur de Jeanne Seymour, et qui cependant n'était pas venu par plaisir, mais par ordre. Le lord-maire, les shérifs et les aldermen, tous les représentants des corporations qui avaient acclamé le couronnement de la reine étaient les spectateurs de sa ruine. Anne Boleyn, aussi majestueuse sur son échafaud que sur un trône, regarda la foule du haut des degrés qu'elle avait gravis sans l'aide de Kingston. Elle se recueillit un instant et dit: «Bon peuple chrétien, je vais mourir selon la loi. Je n'accuserai personne et je ne me justifierai pas des choses qui m'ont été imputées. J'aime mieux recommander le roi à Dieu. Que Dieu le protége et lui accorde un long règne. C'est un noble prince, le plus indulgent qui ait jamais été. Pour moi, il s'est toujours montré généreux. Ne vous mêlez pas de ma cause, ô bon peuple! En prenant congé de vous, je ne vous demande que vos prières.» Se tournant ensuite vers ses femmes, Anne leur dit: «Je vous exprime à toutes du fond de mon cœur ma reconnaissance. Ne m'oubliez pas; néanmoins soyez fidèles au roi et à celle qui sera demain votre nouvelle reine. Adieu, et suppliez le Seigneur Jésus qu'il me reçoive dans ses demeures.» Anne détacha son manteau, son collet, serra d'un ruban ses cheveux, et, attirant Marie Wyatt à qui elle avait donné son psautier et son anneau, elle la pressa d'une suprême étreinte. Elle se mit ensuite à genoux, se banda les yeux, posa la tête sur le billot en répétant avec de grands élancements vers l'invisible ami du ciel: _Deus meus, misericordia mea!_ «O mon Dieu, ma miséricorde!» La lourde hache alors tomba sur ce cou délicat et le trancha comme la tige d'un lis. La face d'Anne Boleyn eut des convulsions, ses paupières et ses lèvres remuèrent tragiquement quelques secondes, puis se glacèrent dans l'immobilité de la mort. Les spectateurs s'écoulèrent lentement sous l'effroi de ce qu'ils avaient vu. Les restes de la pauvre Anne furent ensevelis dans un coffre de bois d'orme et inhumés à la chapelle de Saint-Pierre. Minuit, pendant cette dernière cérémonie, sonna sinistrement à l'horloge de la Tour. C'en était fait d'Anne Boleyn. Elle n'avait été coupable qu'envers Catherine d'Aragon. Et encore ses fautes étaient des fautes de femme. Les crimes pour lesquels des lords barbares la condamnèrent étaient tous illusoires. Ces lords de Henri VIII descendirent aussi avant dans la bassesse et dans les attentats que les sénateurs de Tibère. Norfolk, conspirateur pour le parti catholique, fut le plus infâme de tous, lui, le frère de la comtesse de Wiltshire, et l'oncle d'Anne Boleyn. Mais n'y eut-il pas un juge plus infâme encore que Norfolk? N'y eut-il pas le comte de Wiltshire, au lieu d'un oncle, un père? C'est là, en effet, la plus grande énigme de ce procès plein d'énigmes. La présence du comte de Wiltshire parmi les juges de son fils, le vicomte de Rochefort et de sa fille Anne Boleyn, est incontestable. Le comte fut muet et morne sur son siège. Des historiens frivoles ou fanatiques ont maudit ce père impassible. Les plus indulgents ont gardé le silence. Je le romprai ce silence, et je dévoilerai ce mystère afin de rapporter des ténèbres à la lumière du jour l'honneur d'une famille. Comment a-t-on parlé d'un Brutus du despotisme? Comparaison fausse et d'un ordre trop différent! Brutus d'ailleurs montait sur son tribunal pour condamner son fils; le comte de Wiltshire monta sur le sien pour absoudre ses enfants, pour assurer, stoïcien de la tendresse paternelle, deux votes à l'indulgence, à l'équité. Interrogeons la situation et la diplomatie imperturbable de ces Boleyn. Il sera plus juste de les comprendre que de les insulter. Le vicomte de Rochefort meurt en héros et se tait sur le roi. Anne meurt en héroïne et ne se tait pas seulement sur le roi, elle le loue, elle le flatte. Le comte de Wiltshire entend les sentences capitales contre son fils et contre sa fille, et il ne cherche pas même à publier ses votes favorables: il les laisse dans l'ambiguïté. La comtesse de Wiltshire apprend le double arrêt de mort et elle se contient, elle n'éclate pas. Lâcheté, dites-vous;—non, c'est amour, magnanimité. Vous ne sentez donc pas pourquoi ceux qui connaissaient Henri VIII ont retenu leurs sanglots ou leurs mépris? c'est qu'ils songèrent à Élisabeth; ils se domptèrent pour ne pas lui nuire. Voilà le mot de cette grande énigme. Anne Boleyn a été mal attaquée et quelquefois mal défendue. Les choses humaines ne sont pas simples: elles sont très-complexes et très-enchevêtrées. Il ne faut pas briser le fil de l'histoire, il vaut mieux le démêler au milieu des inextricables nœuds des passions et des événements. Une critique impartiale et perçante à force de patience, rencontre les solutions les plus difficiles. Il y a souvent bien des larmes sous un sourire, et sous une soumission bien du pathétique. Le plus grand crime d'Anne Boleyn fut sa guerre à Catherine d'Aragon, dont elle déroba le trône et le bonheur domestique à la pointe de ses coquetteries françaises. Du reste, une femme charmante, enjouée, sérieuse et piquante, une amie des poëtes, une protectrice des arts, des sciences, des lettres et de la Réforme. Son frère, le vicomte de Rochefort était un jeune homme héroïque; son père, un ambassadeur consommé en fermeté, en adresse, en intelligence; sa mère, une grande dame, une Howard, chez qui la distinction n'étouffa jamais la générosité. Une préoccupation, je la constate, explique tout ce qui paraît inexpliquable dans des personnages si divers, et cette préoccupation du cœur, c'est la princesse Élisabeth. Pourquoi Anne Boleyn s'abstient-elle d'affirmer son innocence et d'accabler le Roi? Pourquoi le vicomte de Rochefort se borne-t-il à se disculper, sans récrimination contre son beau-frère? Pourquoi le comte de Wiltshire écoute-t-il le verdict fatal sans commentaire, ni cris, ni imprécations? Pourquoi la comtesse de Wiltshire, une mère, une Niobé chrétienne, réprime-t-elle les transports de sa douleur insondable? Pourquoi? c'est que tous évitent d'irriter Henri VIII. Ils craignent d'attirer la foudre sur la tête enfantine et sacrée de cette Élisabeth qui est la vierge prédestinée de leur race, et dont la jeune étoile, allumée déjà, sera l'étoile glorieuse de l'Angleterre. Voilà pourquoi les Boleyn souffrent en dévorant leur colère. Le coup de canon qui annonça le coup de hache frappé par le bourreau de Calais, à la tour de Londres, sur la reine Anne, désespéra le comte et la comtesse de Wiltshire; ils traînèrent quelque temps et ils moururent à peu de distance l'un de l'autre, dans leur château de Hever. Le même coup de canon soulagea Henri VIII en l'affranchissant. De la forêt d'Epping, où il chassait, le roi prêta l'oreille à la commotion lointaine. «Tout est fini,» dit-il, et il continua de chasser. Le soir, il soupa de grand appétit. Le lendemain, 20 mai 1536, Henri épousait Jeanne Seymour dans l'église de Tottingham. A cette distance de vingt-quatre heures entre un billot et un autel, il était tout habillé de blanc pour cette fête du mariage. Sire John Russel décrit avec complaisance l'auguste couple. Nous préférons à la plume du courtisan le pinceau d'Holbein, et ce sont les toiles du grand artiste que nous essayerons d'interpréter par la parole. Catherine d'Aragon était morte à quarante-huit ans au château de Kimbolton. Anne Boleyn avait été décapitée à trente ans dans l'intérieur de la tour de Londres. Jeanne Seymour, dont la naissance n'a pas de date exactement fixée, était à peu près de l'âge de la princesse Marie, et pouvait avoir, à l'époque de ses noces, une vingtaine d'années. Henri VIII avait quarante-cinq ans. Il profanait d'un regard hardi et curieux les teintes de pêche du visage de Jeanne et les ondes dorées de ses cheveux. Sous ce regard impatient, la belle fiancée baissait modestement ses yeux bleus voilés par de longs cils. La figure de Jeanne (crayons de Windsor) est d'un ovale exquis, la peau d'une délicatesse diaphane. Les joues sont fraîches et vermeilles, d'un velouté éclatant, d'un jeune duvet. Le nez est aquilin. Les sourcils sont d'un dessin léger. Les prunelles vives, pures, suaves, brillent dans leurs orbites de saphir d'une lueur vacillante et sont timides comme les pupilles du faon. La bouche virginale voudrait parler, mais elle n'ose. Un effroi secret erre sur ces lèvres écarlates. Jeanne voit-elle la hache entre elle et le roi? Craint-elle d'interroger celui qui promet le trône et qui donne la mort? Voilà cette incomparable Seymour dont Anne Boleyn fut si jalouse. Voici maintenant Henri Tudor. Le temps l'avait touché de sa main pesante. Il était beau encore, et, bien qu'alourdi, il n'était pas pétrifié. Il avait sous les plumes de sa toque où les deux roses s'entrelaçaient réconciliées, l'aspect imposant, blasé, vitreux et farouche d'un empereur romain. Ce roi de Windsor, le palais aux tours colossales, était cependant un moderne de la Renaissance. Il n'avait qu'un rival en lubricité, c'était son frère, le roi de Fontainebleau, la résidence olympienne aux pavillons de brique et de porphyre. L'un et l'autre prince, le Tudor et le Valois, ont visages d'hommes, mais ils ont les jambes velues du dieu Pan. Ce sont des faunes couronnés. François Ier a été peint par Titien; Henri VIII par Holbein. Les grands artistes sont redoutables: ils mettent les âmes sur leurs toiles. François Ier n'est qu'un libertin gentilhomme. Henri VIII est un libertin diabolique. Le plaisir irritait en lui la cruauté; ses caresses étaient des préludes d'agonie, et faisaient jaillir du sang. Du chevet où sa tête reposait près de la tête des reines, il rêvait pour le cou blanc de cygne de ses femmes le billot de la Tour de Londres. Henri est très-massif en 1536; il porte plusieurs poids accablants, le sceptre, la tiare, et, avec ces fardeaux de roi et de pontife, beaucoup de chair et beaucoup de scolastique. Il n'est pourtant pas écrasé; il n'est que surchargé. La vie est puissante en lui comme un élément; elle surabonde de vices qui bouillonnent jusqu'au crime; son moindre caprice, soit de tendresse, soit de théologie, le rend assassin. Il faut l'aimer uniquement et penser comme lui sous peine de mort. Son front a des plis impitoyables; ses yeux humides, voluptueux et faux, guettent le moment fatal; son nez respire les cachots et le carnage; ses sourires sont des amorces perfides; sa bouche n'a pas moins de condamnations que de baisers; ses lèvres en feu, ses fortes mâchoires et son menton palpitant décèlent à la fois l'impudicité, la gloutonnerie et la vengeance. Toute cette physionomie est très-dure; elle est rugissante dans la colère, surtout par le renflement de la gencive inférieure, qui est comme le signe de la bête féroce. Les paroles de ce tyran sont mortelles. Quand il ne peut convaincre, il tue; il tue quand il n'aime plus. Quand il aime, il torture. Le ministre qui se glisse dans son palais, le primat qui pénètre dans sa chapelle, la femme qui entre dans son lit ne savent point s'ils sortiront vivants. Le bruit de ses pas, le son de sa voix, l'éclair de son regard, le tressaillement de sa face, sont autant de terreurs. Le peuple, le parlement, la cour, la maîtresse, l'épouse, les enfants de ce Tudor sont toujours dans la crainte. Tout le monde tremble devant ce despote comme devant un fléau de Dieu. Ni la peste n'est plus insidieuse, ni la foudre plus prompte. Henri VIII ne se réjouissait que dans le mal qu'il colorait d'orthodoxie. Selon la légende, il avait sept démons: le démon de la jalousie, le démon de la cruauté, le démon de l'embûche, le démon de la théologie, le démon de l'orgueil; il avait par-dessus tous ces démons, le démon de l'or, Mammon, et le démon de la luxure, Astarté. Il s'éprit sensuellement de sa nouvelle compagne qu'il préférait hautement à celles qui avaient déjà partagé sa couche. «Catherine, disait-il, était une Espagnole, Anne une Française. Jeanne est une Anglaise, une Anglaise de teint, d'origine, de manières, de vertu; et il n'y a vraiment qu'une Anglaise qui convienne à un roi d'Angleterre.» Henri ne se lassera point de Jeanne. Il ne la conservera pas assez pour cela. Elle, du moins, évitera le prétoire, les cachots et l'exil. [Illustration] CHAPITRE VIII. Paul III dédaigné par Henri Tudor.—La princesse Marie domptée.—Jeanne Seymour et les deux filles du roi.—Acte du parlement sur la succession à la couronne.—La jeune reine console Henri VIII de la mort du duc de Richmond et de la révolte du Nord.—Naissance d'Édouard.—Mort de Jeanne Seymour.—La duchesse de Longueville, mère de Marie Stuart.—Les couvents.—Leurs superstitions, leurs fraudes.—Henri VIII les dépouille et les disperse.—Il vole jusqu'aux morts.—Thomas Becket.—Le roi maintient son schisme entre le pape et Luther.—Ce schisme, une arme terrible avec laquelle Henri tue à droite et à gauche.—Cranmer et la Bible.—Lambert, son opposition, son supplice.—Lettre de Paul III.—Le cardinal Reginald Polus.—Ses frères, sa mère.—Les six articles.—Courage de Cranmer.—Norfolk.—Gardiner.—Son portrait.—Catherine Howard.—Cromwell et Cranmer.—La princesse de Clèves.—Son portrait.—Hans Holbein.—Quatrième mariage du roi.—Les courtisans et les évêques.—Répudiation de la princesse de Clèves.—Disgrâce et exécution de Cromwell.—Amour du roi pour Catherine Howard.—Elle promet à son oncle, le duc de Norfolk, son intervention pour le pape auprès de Henri VIII. A la mort d'Anne Boleyn, Paul III avait recommencé à espérer. Au lieu de lancer contre Henri la bulle d'excommunication qui dormait au Vatican, il lui envoya des messages d'adulation que le roi dédaigna. Il fut inflexible aussi pour sa fille Marie, à moins qu'elle ne se soumît entièrement. Elle lui écrivit plusieurs fois par l'intermédiaire de Cromwell et finit par désarmer son père aux trois conditions qu'il exigea impérieusement. Elle le reconnut, lui Henri Tudor, pour le seul chef de l'Église. Elle relégua le pape au rang de simple évêque de Rome, et, chose plus impie! elle consentit à déclarer que sa mère Catherine d'Aragon n'avait été qu'une concubine, puisque le premier mariage du roi était incestueux. A ce prix, la princesse Marie rentra en grâce et Jeanne Seymour l'accueillit en sœur. La reine fut plus tendre encore pour la petite Élisabeth si tragiquement orpheline, et auprès de laquelle il lui semblait qu'elle devait remplacer Anne Boleyn. Le roi lui-même traitait bien ses filles, tout en les flétrissant de bâtardise, et en assurant par un acte du Parlement la couronne aux enfants de Jeanne Seymour ou de toute autre femme qu'il pourrait épouser. Dans sa servilité plus que dans sa politique, le Parlement prévoyant le cas où le roi n'aurait pas de postérité, l'investit du droit de se choisir un héritier ou une héritière par testament. La jeune reine se laissait conduire de résidence en résidence. Elle tenait successivement sa cour dans tous ces palais où elle obéissait autrefois, où elle commandait maintenant. Le roi la promenait à cheval dans ses forêts féodales, ou en bateau sur la Tamise, le fleuve de presque toutes ses demeures. Jeanne Seymour était une perpétuelle et charmante distraction pour Henri, très-éprouvé alors par la mort de son fils naturel le duc de Richmond qu'il adorait, et par les troubles qui agitèrent le nord du royaume. Dans ses douleurs et dans ses ennuis, Henri redoublait de passion pour Jeanne. Il était de complexion amoureuse, et malgré l'embonpoint, malgré un ulcère dont il était affligé, malgré les soins du règne et de l'Église, il se livrait en jeune homme au plaisir en y mêlant étrangement les élans d'une sensibilité hypocrite et les arguties d'une casuistique barbare. Il oublia peu à peu le duc Richmond, et il pacifia l'insurrection des paysans et des seigneurs soulevés par les moines contre sa suprématie. Tandis que les révoltés, qui s'étaient confiés aux diplomates du roi, étaient pendus ou décapités par ses bourreaux, la reine Jeanne Seymour, après seize mois de mariage, accoucha d'un fils auquel Henri donna le nom d'Édouard (12 octobre 1537). Le roi était transporté d'aise. Il ne se possédait pas. Il répandait à poignées les grâces autour de lui. Il créa comte d'Hertford sir Édouard Seymour, le frère aîné de la reine, qu'il avait déjà fait lord Beauchamp. Sir John Russel devint lord Russel, sir William Fitz Williams, comte de Southampton, et sir William Paulet, lord St John. Le roi proclama son fils Édouard prince de Galles. Ce fils n'était pas d'une maîtresse comme le duc de Richmond qu'il avait pleuré; non, il était de la reine. Il avait perdu un bâtard et il retrouvait un successeur légitime, à l'abri de toute attaque. Il avait donc enfin un autre lui-même à qui il pourrait léguer le trône. Cette main d'Édouard saisirait son sceptre, cette tête ceindrait sa tiare. Sa dynastie se perpétuerait de mâle en mâle dans les siècles. Quelle perspective éclatante! Elle fut obscurcie tout à coup par un malheur. La reine Jeanne mourut quelques jours après ses couches (24 octobre). Le roi fut navré. François Ier l'ayant complimenté de la naissance d'Édouard, Henri le remercia comme père en gémissant comme époux. «La Providence, écrivit-il à son frère de Fontainebleau, a meslé cette grande joye avec l'amaritude du trépas de celle à qui je devais ce bonheur.» Henri, du reste, ne tarda point à se résigner. Un fils lui eut semblé plus irréparable qu'une femme. Dès le mois de novembre, après quelques semaines de deuil, il demanda la duchesse douairière de Longueville, Marie de Lorraine, qui fut la mère de Marie Stuart. La duchesse, au grand étonnement de Henri VIII, le refusa. Elle préféra sans hésiter à ce Tudor vieux et implacable le jeune et chevaleresque Jacques V. Henri fut si surpris et tellement offensé du choix de Marie de Lorraine, qu'il lui interdit de débarquer à Douvres et de traverser l'Angleterre pour se rendre en Écosse. Il passa sur les couvents sa mauvaise humeur. Il avait obtenu du Parlement de 1536 la propriété de tous les biens meubles et immeubles des abbayes. Il acheva son œuvre. Il avait dissous les petits monastères, il dispersa les grands. C'était un admirable plan, s'il l'eût exécuté avec tous les dédommagements aux moines et tous les tempéraments que Cranmer lui conseillait. Mais la spoliation des établissements de main morte qu'il aurait justifiée par l'équité, il l'envenima par la dérision et par la violence. Les prétextes ne lui manquaient pas. Il les exploita très-habilement et très-âprement. Les mœurs des couvents étaient dissolues, leurs entreprises sur l'héritage des familles incessantes. Les fraudes pieuses s'étaient multipliées à l'infini et les escroqueries burlesques avaient usurpé partout une sorte d'autorité traditionnelle. Le sanctuaire était une caverne de négoce et d'astuce. Chaque monastère avait sa légende et chaque légende était un impôt avilissant sur la crédulité publique. Les registres notés par lord Herbert sont curieux à consulter. Onze couvents montraient la ceinture de Notre-Dame, et huit son lait incorruptible. Ici, c'était le canif de saint Thomas, là ses bottes, ailleurs son feutre. Ailleurs encore le fer de lance qui perça le sein du Christ, ailleurs son sang divin dans une fiole transparente; ailleurs aussi l'oreille de Malchus et mille autres amulettes sacrées. Ces choses ne guérissaient pas les malades et remplissaient les coffres des abbayes. Le roi se fit un grief de tous ces manèges. Il confisqua les abbayes, garda les meilleures et distribua les moindres. Il en donna au poëte Wyatt, au chancelier Audley, à Culpepper, à sir Thomas Cheney, à Cromwell et à cent autres. Il revendiquait pour lui les angelots, les statuettes, les mitres et les crosses d'or, les émeraudes, les rubis, les saphirs, les vases de vermeil, les burettes, les calices, les chandeliers, les soleils d'argent, les missels et les crucifix précieux. Il était très-amateur de perles fines. C'était un acte de bon courtisan que de lui en indiquer. Parmi celles qu'il reçut des commissaires, il y en avait une qui fut estimée plus de sept mille livres sterling. Il y eut des fondations que Henri VIII ruina complétement; des abbés et des moines qu'il poursuivit avec d'atroces rigueurs; des évêques, des archevêques, morts depuis des siècles, sur lesquels il s'acharna particulièrement. Thomas Becket lui avait toujours déplu comme séditieux. Il le fit juger et condamner dans son sépulcre. Il le dégrada de sainteté. Il l'expulsa souverainement de l'almanach. Il le chassa du ciel. Il défendit qu'on le priât ou qu'on l'appelât bienheureux, sous peine de la potence ou du billot. Cette censure posthume infligée à Thomas Becket, Henri dépouilla la châsse de l'archevêque enseveli et porta au doigt sur une bague le plus illustre diamant de cette châsse, un diamant qui avait été offert au prélat par le roi de France Louis VII. Sous le gouvernement de cet audacieux Tudor, six cent cinquante monastères, deux mille chapelles et plus de quatre-vingts collèges suspects furent abolis. Il accrut par là ses revenus de plus d'un million et demi de livres sterling, et il enrichit ses palais des chefs-d'œuvre d'art les plus achevés de l'Angleterre. Entre Gardiner qui essayait de remonter du schisme à l'orthodoxie romaine et Cranmer qui s'efforçait de descendre du schisme à l'hérésie allemande, Henri VIII oscillait. Il était le schisme même, le schisme vivant, incarné. Il haïssait également le pape et Luther. Il avait l'air de croire tantôt Gardiner, tantôt Cranmer, ces deux rivaux d'influence, et il ne croyait ni l'un ni l'autre. Il demeurait à la même place. Seulement il lui était agréable de pendre ou de décapiter, selon les rangs, soit les papistes, soit les hérétiques. Il était un bourreau féodal, un bourreau de cour, fort scrupuleux sur l'étiquette et sans souci de l'humanité. Henri VIII était l'homme de l'immobilité. Il retint dans les constitutions de l'Église anglicane, la présence réelle, l'invocation des saints, le purgatoire et le célibat des prêtres. Il ne refusait presque à Gardiner, le chef du parti rétrograde, que Paul III pour pontife. Et cependant il inclinait aux persuasions de Cranmer, le chef des novateurs. Il n'était pas insensible au charme, à l'onction, à la candeur du primat qui eut assez d'autorité pour faire décréter, sans la désapprobation du roi, dans l'assemblée du clergé, ce principe de vie de la Réforme: «L'Écriture sainte doit être la seule règle de la foi.» Cranmer poussa plus avant. Il s'efforça de convaincre le roi qu'il fallait favoriser en Angleterre la traduction, l'impression et la circulation de la Bible. Henri VIII avait soumis le livre saint, comme l'Église, aux caprices d'un despotisme qui permettait et qui défendait tour à tour. Il se vendait à peine entre deux persécutions quelques centaines d'exemplaires de cette Bible que le même peuple répand aujourd'hui à plus d'un million d'exemplaires dans tous les idiomes et dans toutes les contrées. L'archevêque de Cantorbéry obtint pour chaque paroisse, puis pour chaque famille une Bible en anglais. Cette Bible était celle de Tyndale, autrefois proscrite, et que l'on réhabilita par le nom apocryphe de Thomas Matthew. Cranmer protégea ainsi et accéléra plus qu'aucun autre réformateur la multiplication de la Bible. Il avait deviné la portée immense d'une telle propagation. Ce n'est pas un de ses moindres mérites d'avoir tant contribué à la diffusion des Écritures dans tout l'univers. C'était dès lors encourager, étendre, consacrer le premier des droits: le droit d'examen, et la première des libertés: la liberté de conscience. Hélas! Henri VIII n'écoutait pas souvent Cranmer. Si Gardiner n'était pas tranquille, le primat ne l'était guère davantage. Le roi avait contre les deux opinions des fantaisies exterminatrices. Il promenait de l'une à l'autre la corde, la hache ou le feu. L'une des exécutions qui soulevèrent le plus la pitié publique fut celle de Nicholson qu'on nommait aussi Lambert. Il avait étudié pour être prêtre. Il était resté en route, tandis que beaucoup de ses condisciples étaient arrivés au sacerdoce des âmes. Son génie lui sembla supérieur à sa fortune. Il n'était qu'un maître d'école fort pauvre, mais il se croyait un grand théologien. Il parlait au peuple avec une chaleur singulière. La fièvre était son inspiration. Il était célèbre dans son quartier et même dans Londres. Sa voix, ses gestes, ses hardiesses de doctrine plaisaient à la foule et alarmaient le clergé. Lambert avait déjà plus d'une fois payé de la prison ses imprudences. Rien ne le corrigeait de la dialectique religieuse. Sa question de prédilection était _la présence réelle_. Ce dogme lui paraissait une erreur monstrueuse contre laquelle il ne cessait de s'élever. Protester était son devoir, et il l'accomplissait à ses risques et périls. Malgré son indulgence, l'archevêque de Cantorbéry, à qui on avait dénoncé Lambert, ne put se dispenser de le citer à son tribunal. Il aurait craint de se trop compromettre. Lambert comparut et l'archevêque se contenta de lui adresser une réprimande. Lambert ne l'accepta point. Moitié fanatisme, moitié orgueil, il voulait être jugé. Il en appela au roi. Contristé de cette témérité dont il prévoyait les suites, Cranmer eut une conversation intime avec le maître d'école. Il lui représenta tout le danger de sa détermination. Il lui conseilla doucement, avec effusion, de s'en tenir à la juridiction archiépiscopale. Il lui prédit que le roi ne se bornerait pas à un blâme et pourrait bien lui infliger la mort. Lambert fut aveugle et sourd. Il persista dans son appel. Henri VIII saisit avec plaisir cette occasion de trôner comme pape. Il rassembla autour de lui dans la grande salle de Westminster tous les dignitaires de la couronne, les magistrats, les pairs laïques et ecclésiastiques. Avant de s'asseoir, il dit en montrant ses évêques anglicans: «Voilà mon sacré collège.» Chacun était vêtu avec pompe comme pour une solennité. Le roi était coiffé d'un diadème surmonté des deux roses. Il était habillé de satin blanc, et les gardes aussi étaient en blanc, selon le costume de parade. Lambert fut amené. Le roi lui demanda s'il convenait que le corps du Christ fût dans l'eucharistie. «Non, répondit Lambert, le Christ n'est pas physiquement dans l'hostie, car il ne saurait être en même temps au ciel et sur la terre.» Le roi reprit: «Il est écrit: «Ceci est mon corps.» Ces paroles t'accablent.» Henri fit signe alors à Cranmer de continuer le débat. Lambert disputa contre dix évêques. Les prélats louaient le roi et foudroyaient Lambert. Gardiner, Sampson et Stokesley luttèrent de sophismes, de barbarie et d'absurdités. Henri VIII qui avait commencé la discussion la termina. «Es-tu convaincu? s'écria le logicien de Windsor. —Je recommande mon âme à Dieu et ma vie au roi, dit Lambert. —Recommande-toi à Dieu seul, dit le farouche Tudor. Choisis: Il te faut penser comme moi ou mourir. —Je mourrai donc,» reprit Lambert. Le malheureux sectaire fut condamné au bûcher. Gardiner excitait le roi à la rigueur. Cranmer l'inclinait à la clémence. L'archevêque de Cantorbéry avait tout le mérite de sa bonté, car à cette époque il admettait, à l'exemple de Luther, la présence réelle; il ne la rejeta qu'en 1543. Le roi prononça le supplice. Cromwell formula et lut l'arrêt fatal. Le pauvre Lambert fut brûlé vif (1538). Quand les flammes lui eurent consumé les jambes et les cuisses, deux des gardes du roi le soulevèrent du poteau à la pointe des lances et le laissèrent retomber sur les charbons ardents où il fut réduit en cendres. Un ministre presbytérien qui retournait en Écosse tandis que je revenais en Angleterre, me raconta à Berwick, touchant le martyre de Lambert, une particularité qui ne sera pas déplacée ici. Le généreux sacramentaire avait une sœur qu'il chérissait et dont il était aimé tendrement. Elle lui avait donné une branche de myrthe arrachée à un arbuste de leur mère. Lambert, en souvenir de la famille, ne quitta ce talisman domestique ni en prison, ni à Westminster, ni même au supplice. Pendant qu'il brûlait, sa branche qu'il tenait brûla aussi. Seulement la branche et les feuilles crièrent en se tordant parmi les étincelles du brasier; lui, pria sans pousser un gémissement. Pensant à sa mère, à sa sœur et au Christ, il confessa obstinément sa vérité et il la scella de son trépas volontaire. Magnifique destinée que celle des martyrs! Qu'ils se nomment Fisher, Morus ou Lambert, dans une foi diverse ils ont la même bonne foi et ils sont les meilleurs d'entre les hommes. Il est doux de les admirer ces héros de l'immortalité et de Dieu; il serait beau de leur ressembler, fût-ce aux plus humbles! Nous avons constaté que Paul III, depuis le billot d'Anne Boleyn, comptait sur une réconciliation avec Henri VIII. Il ne négligea aucun manège pour surprendre et séduire le roi. Il ne recula devant aucune honte. Dans une lettre à Casale, l'ambassadeur britannique, il exalta le bourreau des moines et des saints. «Il est impossible, écrit le pape, qu'un prince qui réunit en sa personne tant de vertus, qui a rendu tant de services à la république chrétienne soit abandonné du ciel.... «Qu'il ne doute pas de mon cœur! Jamais je n'eus l'intention de désobliger en rien Sa Majesté, bien que depuis quelque temps je n'aie pas à me louer des actes du roi envers le siège apostolique. Si j'ai conféré le chapeau de cardinal à Fisher, c'était par témoignage d'affection envers le roi et non pour le menacer. J'avais besoin dans mon collège de cardinaux d'hommes distingués par leurs lumières: c'est l'usage que chaque nation y soit représentée par un cardinal, et je jetai les yeux sur un évêque anglais dont le livre contre Luther jouissait d'une grande autorité. Je m'étais trompé, je l'avoue....» Henri VIII méprisa ces avances trop obséquieuses de la papauté, et il n'y répondit qu'en cherchant de nouveau à entraîner François Ier dans le schisme. Paul III eut alors recours à d'autres moyens. Il entoura de toute sa bienveillance Reginald Polus. C'était un cousin de Henri VIII. Son père avait épousé Marguerite, comtesse de Salisbury, une nièce d'Édouard IV. Reginald avait donc dans les veines le sang des Plantagenets. Il était resté fidèle à Rome contre les révoltes de Henri VIII. Il avait même composé un livre où il foulait aux pieds la suprématie du roi. Il y disait qu'il était plus méritoire de faire la guerre à ce Tudor qu'aux hérétiques et même au Turc. Sous ce zèle catholique très-sincère il y avait une ambition. Élevé au cardinalat, Polus aspirait plus haut. Il était de la maison d'York par sa mère. Pourquoi ne porterait-il pas à son tour la couronne? Pourquoi ne choisirait-il pas pour femme lady Marie, avec des dispenses du pape? C'était une princesse orthodoxe. Une fois sur le trône de l'Angleterre, elle et lui pourraient enfin restituer la tiare à Paul III et lui rendre tous ses droits sur l'île schismatique. Ces plans du cardinal Polus étaient approuvés à Rome. Il entretenait des correspondances innombrables. Il conspirait par de hardis agents en Angleterre. L'un des frères du cardinal, sir Geoffrey Polus, dénonça secrètement à Henri VIII tout le complot. Le roi ne se croisa pas les bras. Il se hâta de tout abattre par un bill d'_attainder_ de son Parlement et par les haches de son prévôt. Les députés, les pairs et les bourreaux étaient également dociles. Sur un geste de Henri, ils condamnèrent et décapitèrent après lord Courtney, lord Mountague, un autre frère du cardinal Polus, et leur mère, la comtesse de Salisbury elle-même, une Plantagenet, la dernière de cette illustre race. Chose tragique entre toutes! elle périt à soixante-dix ans, sur l'ordre de Henri Tudor, son cousin, par la main du bourreau, et selon les révélations de sir Geoffrey Polus, l'un de ses fils. Henri VIII était le schisme fait homme. Il se précipitait tantôt à droite, tantôt à gauche, frappant à coups redoublés hérétiques et papistes. C'était le théologien de la mort. Quand, après le supplice de Lambert, il eut décimé la maison et la faction du cardinal Polus, il tenta de prouver au monde qu'il était le plus impartial des princes et le plus ferme des catholiques. Or le catholicisme pour lui consistait à renier le pape autant que Luther, mais à ne pas toucher aux dogmes. Ces dogmes que repoussait l'Allemagne, Henri VIII les dressa en six articles et les imposa barbarement à tout son peuple sous peine du gibet, du billot ou du bûcher. Jésus-Christ est corporellement dans l'eucharistie. La communion sous les deux espèces n'est pas indispensable, puisque le Sauveur est tout entier dans chacune des espèces. Le prêtre ne doit pas avoir de femme. Les vœux de chasteté sont inviolables. Les messes privées sont bonnes et d'accord avec l'Écriture. La confession auriculaire est utile et même nécessaire. Voilà le statut de sang que le Parlement rendit en 1539, à l'unanimité moins une voix. Cette voix fut celle de Cranmer. Il combattit trois jours le bill à la chambre haute, et, malgré un avertissement de Henri VIII qui lui fit dire de s'absenter, l'archevêque demeura, s'excusant de désobéir sur ce motif que son devoir n'était pas moins de voter que de parler. Ce moment de la vie de Cranmer fut héroïque. Il fallait que Henri VIII eût une grande estime pour le prélat; car il lui laissa la tête sur les épaules après cette résistance magnanime. C'était l'évêque de Winchester, Gardiner, qui avait insinué et même rédigé le bill. Il avait voulu ruiner la Réforme dans ses principes et perdre Cranmer qui était marié. Le primat, qui avait combattu la loi, lorsqu'elle était en discussion, y déféra, dès qu'elle fut promulguée, et renvoya sa femme en Allemagne. Le roi écarta les accusations de Gardiner contre l'archevêque de Cantorbéry. «Je le connais, dit Henri VIII, Cranmer vaut mieux que vous tous. Il a la candeur d'un enfant et le zèle d'un apôtre. Il a rejeté mon bill, j'en conviens: C'est que sa conscience l'y forçait, car il est naturellement pour moi.» Gardiner fertile en piéges et adroit aux noirceurs, échoua plus d'une fois devant l'affection du roi pour le primat. L'évêque de Winchester très-lié avec le duc de Norfolk voulut pousser loin la fortune des six articles. Il désirait ruiner Cranmer et le duc désirait de son côté ruiner Cromwell. Comment parvenir à leurs buts? Ils ne le pouvaient sans l'amour. Ils songèrent naturellement à une charmante nièce du duc de Norfolk, à Catherine Howard pour auxiliaire. Norfolk, le plus illustre des lords anglais par sa naissance, son crédit et ses territoires, avait besoin de Gardiner comme d'un second. Gardiner était orateur, écrivain, casuiste et légiste. Sous ses respects officiels pour le duc, il cachait une domination réelle. Après avoir contribué par ses insolences contre Rome à faire l'Angleterre schismatique, il aspirait par ses brigues à la refaire papiste. Il était persévérant. Au premier abord, il attirait l'attention et même la crainte. Son aspect répandait autour de lui une sombre inquiétude. La taille de Gardiner était ployée sous les années comme sous des fardeaux. Cependant il savait la redresser, dès qu'une passion le piquait au cœur. Son attitude voûtée était enveloppée, presque dissimulée par une longue robe très-ample dont chaque pli recelait des stratagèmes. La tête osseuse du prélat, non moins courbée que sa taille, paraissait s'incliner sous un poids prodigieux d'ambition. Ses cheveux ras étaient recouverts d'une calotte noire surmontée d'un chapeau souple rabattu sur le front. Ce front est aussi hardi pour braver que l'oreille est grande pour écouter, que les yeux sont clairs pour observer. Sont-ce des pensées de dogme ou des pensées de vengeance qui étincellent dans ces regards redoutables? Leur expression à la fois égoïste et sacerdotale provoque autant d'aversion que de terreur. Les pommettes saillantes et sauvages, les joues creusées par l'envie, le nez bas comme un museau, le mouvement de tout le visage vers la terre donne à la physionomie déprimée quelque chose de moins qu'humain. Sous la moustache grise, la bouche perfide et violente ne s'entretient pas avec Dieu; elle semble parler à des démons, à des espions ou bien encore au bourreau. Cet évêque n'inspire aucune confiance, malgré la majesté de cette longue barbe blanche qui lui descend sur la poitrine et qui rendrait tout autre que lui si vénérable. Quoi qu'il en soit, ce grave personnage combinait avec le duc de Norfolk l'avenir. Ils avaient décidé qu'ils gouverneraient le roi par Catherine Howard et que par cette enfant pétrie de grâce et d'audace ils restitueraient l'Angleterre au pape. Cromwell les prévint. Il cherchait, lui aussi, à sauvegarder la Réforme par une femme. Approuvé de Cranmer, il s'adressa à la sœur du duc de Clèves, l'un des princes luthériens d'Allemagne. Le vicaire général avait envoyé au duc un négociateur habile et à Madame Anne un grand peintre, Hans Holbein. Pendant que le diplomate sondait le terrain, l'artiste traçait le portrait. Ce portrait sur ivoire qu'Holbein reproduisit ensuite sur une toile immortelle (musée du Louvre), Cromwell en fut ravi. Qui ne connaît ce chef-d'œuvre? La princesse est très-jeune, beaucoup plus jeune que les vingt-quatre ans qu'elle avait. Elle est debout; ses mains jointes prient Dieu qu'il la protége. Son visage est pur et ingénu. La mélancolie allemande y respire. Les yeux rêveurs d'Anne songent à la nuageuse Tamise qui ne vaudra peut-être pas les flots bleus du Rhin. Un doute erre sur la bouche mystérieuse et colore les joues naturellement pâles de cette fille du Nord. Elle est revêtue de velours et coiffée par anticipation d'un bonnet à la mode d'Angleterre. Le bonnet, qui n'est pas un colifichet mais presque un diadème, ajoute à la beauté de la princesse une majesté qui la rehausse. Ce portrait d'Anne de Clèves a le calme et la profondeur de certaines eaux dormantes. Comme tous les portraits d'Holbein, il est une résurrection, qui pour être tranquille, n'en est pas moins saisissante et souveraine. Cromwell montra cette peinture à l'archevêque de Cantorbéry, puis au roi. Henri VIII se passionna. Le vicaire général multiplia les protocoles et les noces furent arrêtées. La princesse débarqua à Douvres le 31 décembre 1539. Henri ne put contenir son impatience. Il partit sous un déguisement pour Rochester. Il y vit la princesse avec consternation. Il la trouva gauche, vieille, étrange. Dans son dépit, il oublia de lui offrir la fraise de dentelle, le manchon et la fourrure de martre zibeline qu'il avait choisis pour elle. Il la salua, la regarda et se retira vite. «Holbein est un traître, disait-il au duc de Suffolk et à lord Russell. Et Cromwell! comment a-t-il pu m'abuser de la sorte?» Il retourna seul à Greenwich. Le lendemain, la princesse l'y suivit. Il ne voulait point l'épouser. Il ne s'y décida que par des considérations politiques. Il ne fallait point outrager les princes d'Allemagne. «C'est une cavale de Flandres, s'écriait Henri. Un gibet pour Holbein! Moi, le roi, je suis trompé; vierge ou non, elle me déplaît.» Le mariage s'accomplit lugubrement, le 6 janvier 1540. Le roi coucha avec la reine, mais le lendemain, il dit à Cromwell: «Elle est aujourd'hui ce qu'elle était hier. _Talem eam reliqui qualem inveni._» Malgré son dégoût, Henri ne chassa pas la reine de sa chambre. Ils n'y eurent même qu'un lit. Ils étaient époux selon l'étiquette et nullement selon la nature. Quelle vie que celle d'Anne de Clèves! Dédaignée la nuit, elle était insultée le jour. Le roi ne l'emmenait avec lui ni à la promenade ni à la chasse. Elle ne savait ni chanter, ni danser comme Anne Boleyn ou Jeanne Seymour; elle ne savait que coudre et broder comme Catherine d'Aragon. Elle faisait du matin au soir de la tapisserie ou d'autres ouvrages à l'aiguille. Elle ne parlait à personne et personne ne lui parlait. Elle ignorait l'anglais et tout le monde autour d'elle ignorait l'allemand. Les courtisans et ses propres dames d'honneur s'en moquaient. Elle avait toujours envie de pleurer. Cette situation ne pouvait durer au delà de quelques mois. La princesse, en travaillant, en faisant sa tâche, était offusquée d'images mornes ou funèbres. Tantôt l'isolement terne de la répudiation, tantôt les éclairs de la hache obsédaient sa pensée. Le roi n'était pas moins soucieux. Il tourmentait les solutions de ce mariage et il aspirait à une issue. Au milieu de cette impasse, il devint amoureux. Il avait aperçu souvent Catherine Howard. Il la remarqua et s'en éprit à un dîner chez Gardiner. Ce prélat s'était entendu avec Norfolk pour remettre en présence le roi et la jeune fille. Elle avait été bien instruite et elle n'était pas novice. Elle eut des coquetteries irrésistibles. Elle joua son rôle à merveille. Henri sentit alors le poids de Cromwell et le poids d'Anne de Clèves. Comment s'en alléger? Jusque-là il n'avait pas cédé à son ressentiment contre Cromwell. Il l'avait même créé comte d'Essex. Ce fils du peuple avait la préséance sur tous les lords. Il n'était primé que par les princes du sang. Le duc de Norfolk le méprisait et le haïssait de toute la morgue aristocratique de la maison des Howard. Animé par Gardiner, il dénonça le vicaire général au roi, comme coupable de haute trahison. Henri aurait éconduit l'évêque de Winchester et le duc de Norfolk, il aurait peut-être résisté à sa propre vengeance; mais comment affliger Catherine Howard? Elle lui demandait si agréablement la tête de Cromwell! Le roi la lui livra. Le 12 juin 1540, Norfolk en pleine chambre des pairs s'approcha de Cromwell tout investi d'une faveur croissante. Le duc saisit le bras du vicaire général et lui dit: «Au nom du roi, milord, je vous arrête.» Cromwell regarda le duc en face et le suivit sans aucun trouble à la porte de la chambre. Là, Norfolk confia le vicaire général au shérif qui conduisit l'accusé à la Tour. Le 19 juin, le prisonnier était condamné à mort. Le Parlement refusa de l'entendre. Corruption, usurpation d'autorité, concussion, hérésie, on lui supposa tous les crimes. Le seul Cranmer intercéda pour lui auprès du roi, et ce fut en vain. Henri n'avait pas le temps de compatir à d'autres peines que les siennes. Il aimait Catherine Howard. Comment l'épouser? Car il fallait bien qu'il l'épousât, puisqu'il l'aimait. Il n'y avait qu'un obstacle, Anne de Clèves. Les courtisans plaignaient le roi. N'était-il pas inouï qu'une princesse de Clèves s'opposât au bonheur d'un si grand monarque? Tous étaient navrés. Ils se désespéraient des chagrins de leur maître. C'étaient des lâches et des flatteurs plus abjects que des laquais abjects. Ni un vice, ni un crime ne leur coûtait, si par là ils espéraient plaire. Ils avaient toutes les complaisances. Ils dévoraient tous les dédains. Il y avait en eux de l'imprévu à force de vileté. La scélératesse les sauvait de la fadeur. Ils ne rougissaient que d'une fausse mesure. Le succès même infâme était leur morale. Peu leur importait d'être moqués, bafoués du roi, pourvu qu'ils en fussent distingués. Ils eussent préféré un soufflet à un oubli. Ils admiraient Henri VIII dans le bien et dans le mal; ils l'admiraient d'avance dans le possible et dans l'impossible. Ils avaient le culte du roi et ils l'adoraient avec ignominie. Ils avaient même la fatuité de leur bassesse et de leur zèle. Ils s'inquiétaient tout haut de l'embarras du roi entre Anne de Clèves et Catherine Howard. Leur devoir était de l'en tirer. Ce fut l'un d'eux qui prononça le premier le mot de divorce. Henri VIII fut enchanté. Il avait bon cœur, et le divorce le dispensait du billot. Le divorce fut adopté par le roi et gagna comme un incendie. Henri avouait familièrement, avec bonhomie, à l'oreille des évêques, des pairs et des dames qu'il avait été surpris, et qu'il n'avait pas donné à son mariage un consentement intérieur. Le divorce était trop juste. C'était à qui l'indiquerait ou le voterait. Il y eut une émulation universelle. Les courtisans avaient été les prophètes serviles de la turpitude anglaise à cette époque. Il se passa alors entre le roi et le clergé une comédie prodigieuse que le parlement se hâta de sanctionner et dont le dénoûment fut le divorce. Le 9 juillet 1540, cent cinquante évêques et docteurs, après mûre délibération adressaient leur conclusion à Henri VIII. «Sire, «Nous pensons que le mariage entre Votre Majesté et la noble dame Anne de Clèves est vicié, annulé, invalidé par un contrat antérieur entre la princesse et le marquis de Lorraine (hypothèse commode mais chimérique). «D'après des preuves qu'on nous a fournies, lors de ce mariage avec Anne, il n'y a pas eu de la part de Votre Majesté consentement parfait, entier; vous avez été trompé, lorsqu'on en dressa les conditions, par des récits exagérés d'une beauté imaginaire, par des tableaux hyperboliques d'attraits fabuleux; l'acte de la célébration vous a été comme arraché par des considérations politiques, quand au dedans vous luttiez contre cette union. «Considérant d'ailleurs que le mariage entre les deux époux n'a pas été consommé d'abord et n'a pu l'être plus tard, par un véritable empêchement, ce que nous savons pertinemment; «A ces causes: Nous archevêques, évêques, doyens, archidiacres et autres membres du clergé, par la teneur des présentes, déclarons que Votre Majesté n'est aucunement liée par un mariage nul et invalide, et que, sans prendre d'autres conseils, et s'en rapportant à l'autorité de l'Église, elle peut contracter une autre union avec quelque femme que ce soit. C'est notre sentence à nous qui représentons le clergé et la docte communion de l'Église anglicane, sentence que nous tenons pour vraie, juste, honnête et sainte.» Le roi délié par son clergé, le fut aussi par son Parlement et rentra dans la plénitude de sa liberté. Henri était à Greenwich et la reine à Richmond. Le 11 juillet, les ducs de Norfolk et de Suffolk, Audley le chancelier, et Gardiner se présentaient à la résidence d'Anne de Clèves. Ils étaient venus sur la barge du duc de Suffolk. Ils annoncèrent à la princesse avec précaution la dissolution du contrat qui l'avait unie à Henri VIII. Elle perdit connaissance. Cet évanouissement dura peu. La princesse retrouva bientôt son flegme et écouta tranquillement la communication des lords. Le duc de Norfolk lui apprit que le roi lui faisait don du château et du parc de Richmond et lui constituait une rente perpétuelle de quatre mille livres sterling. Le duc de Suffolk ajouta que Sa Majesté au lieu du titre de sa femme lui décernait le titre de «sa sœur adoptive.» La princesse, réfléchissant qu'il valait mieux être répudiée que décapitée, accepta toutes ces faveurs du roi. Elle lui écrivit pour le remercier, lui rendit son anneau et manda sans amertume à son frère que tout s'était fait de bonne intelligence entre elle et Henri. Le roi lui laissant la faculté de retourner à Clèves, elle préféra Richmond, soit qu'elle ne voulût pas affliger sa première patrie du spectacle de son humiliation d'épouse, soit qu'elle crût sa pension viagère plus assurée en Angleterre qu'en Allemagne. Anne avait d'abord été si malheureuse comme femme, qu'elle ne tarda pas à se féliciter de n'être que sœur. Elle s'établit avec bienséance dans ce nouvel état. Elle l'ennoblit par son affabilité et par ses vertus. Elle était aussi instruite que naïve. Son caractère droit et vrai ne touchait à la diplomatie que par les lenteurs. Comme elle n'avait de vivacité sur rien, sa vanité souffrit moins de sa déchéance. Elle aimait à faire des politesses et à en recevoir. Tout le monde les lui avaient refusées à Greenwich et les lui accorda à Richmond par imitation du roi. Cette princesse du reste était bien Allemande. Elle lisait au coin de son feu, l'hiver; dans la belle saison, elle songeait sous ses arbres séculaires à l'ombre desquels elle s'asseyait et d'où elle regardait couler la Tamise, un autre Rhin. Elle eut la philosophie de la répudiation, comme Catherine d'Aragon en avait conservé jusque dans l'agonie l'indignation opiniâtre et pour ainsi dire la fureur sacrée. Thomas Cromwell ne fut pas moins courageux à sa manière. Ce fut le 28 juillet (1540) qu'il monta sur l'échafaud de Tower Hill. Sa dernière et pathétique lettre à Henri VIII était demeurée sans réponse. Il avait inutilement imploré la pitié du prince qui néanmoins fut remué. Près du billot et de la hache, Cromwell dit au peuple: «J'ai offensé Dieu et le roi. Priez pour Henri VIII et pour le prince Édouard; priez pour moi, pauvre pécheur. Je ne suis pas un luthérien; je meurs orthodoxe.» Ces derniers mots étaient à l'adresse du roi et signifiaient, dans le langage du temps: catholique anglican ou schismatique. Après ces paroles, le vicaire général subit son supplice avec intrépidité. Il avait proféré tout ce qui devait rejaillir en grâce sur son fils et émouvoir le roi. Il avait visé juste aux prétentions théologiques et aux sentiments de Henri. Aussi quelques mois étaient à peine écoulés, que Gregory Cromwell, l'aîné des enfants du vicaire général, fut fait baron et pair du royaume. L'ancien soldat du connétable de Bourbon avait commencé en aventurier. Ministre de Henri VIII, il vécut en politique plein d'initiative, de décision, et de vigueur; il mourut en père. Il sauva l'avenir de son cher Gregory par l'humilité et les adresses de ses suprêmes discours. Sous la pesanteur d'un flibustier, Cromwell avait les sagacités d'un légiste et les prestesses d'un courtisan. Il avait eu le goût plutôt que la foi de la Réforme. Il ne la propagea pas par conscience, mais par entraînement de hardiesse. Il le prouva avant le supplice, sur l'échafaud où, lui luthérien, préféra son fils à Dieu et se rétracta pour attirer sur sa race les faveurs du roi. Le duc de Norfolk s'empara de toute l'influence de Cromwell sur Henri. Gardiner l'excitait. Tous deux regrettaient le schisme et se proposaient de l'user dans une évolution vers le Vatican. Cranmer et la Réforme se turent. Une ennemie plus dangereuse que Gardiner et Norfolk les menaçait. Cette ennemie était une jeune fille d'un aspect plus adolescent encore que son âge. Elle avait dix-huit ans et n'en paraissait pas plus de quatorze. Son père était Edmond Howard. Orpheline de bonne heure, elle avait été élevée par sa grand'mère, la douairière de Norfolk. Elle s'occupait fort peu de théologie et ne se souciait guère plus du catholicisme que du protestantisme, mais elle avait promis au duc de Norfolk de faire une rude campagne pour le pape. Il était digne d'une patricienne de combattre au profit de la tradition. C'était le sentiment du vieux duc et Catherine le partageait. Il lui semblait charmant surtout d'être reine, et, tout en s'amusant, de mener le roi et le royaume. [Illustration] CHAPITRE IX. Cinquième mariage du roi.—Catherine Howard.—Son portrait.—Illusion de Henri VIII.—Dénonciation de Lassels.—Lettre de Cranmer au roi.—Procès de la reine.—Son courage, sa mort.—Supplice de lady Rochefort.—Le catholicisme perd en Catherine Howard sa meilleure espérance.—Cranmer.—Affection de Henri VIII pour son primat.—Le roi épouse Catherine Parr, sa sixième femme.—Elle est calviniste.—Le danger de sa théologie avec Henri.—Comment elle se sauve.—Jane Grey à Bradgate.—La forêt de Charnwood.—Légende sur lord Thomas Grey.—Tendresse de la reine pour Jane.—Arrivée de la princesse à la cour.—Derniers mois de Henri VIII.—Le comte de Surrey.—Son portrait.—Prison de Norfolk.—Mort du roi et délivrance du duc.—Henri VIII. Catherine Howard avait ensorcelé Henri VIII. Selon son habitude, il l'avait épousée un peu trop tôt. Il allait vite en passion. Dès le 8 août 1540, quelques semaines après son divorce avec Anne de Clèves et le trépas de Cromwell, le roi déclara son nouveau mariage. Alourdi d'embonpoint, rongé d'un ulcère à la jambe gauche, il se réveilla tout à coup de ses défaillances. Catherine l'avait ressuscité. Il ne la quittait presque pas. Il prodiguait pour elle les fêtes, les galas, les bals, les voyages. Lui qu'une lèpre dévorait, il s'habillait de damas, il se coiffait de plumes, il se parait de diamants. Il se faisait beau à merveille. Car il se croyait aimé non comme roi, mais comme homme, aimé pour lui-même. Catherine le lui persuadait, elle le flattait, le caressait, l'enchantait, l'exaltait, le rendait insensé. Elle avait une expérience précoce et des ardeurs impétueuses. Elle déployait des ressources et des témérités de courtisane. Son caractère avait un tour unique de nonchalance et de pétulance. Elle semblait endormie et elle éclatait soudain de coquetterie et de résolution. Aimable, gaie, entreprenante, elle avait parfois des langueurs redoutables. Elle était un composé de pavots et de salpêtre dont les infiltrations se succédaient en elle pour assoupir ou pour illuminer ses heures. Elle avait un instinct de débauche, un esprit frivole, lorsqu'il n'était pas diabolique, un tempérament d'imagination autant que de sens et de volupté. Elle était partout un souffle de vie. Elle électrisait les promenades, la table, la musique, les danses, les comédies, jusqu'à l'étiquette. Elle était héroïque aux rendez-vous de galanterie. Elle avait alors une bravoure de champ clos. Elle était folle de son âme et de son corps. Holbein ici, selon sa coutume, achève l'histoire d'un coup de pinceau. Il a laissé un délicieux portrait de Catherine Howard. Elle n'était pas d'une beauté fière comme Catherine d'Aragon, ni d'une beauté piquante comme Anne Boleyn, ni d'une beauté suave comme Jeanne Seymour, ni d'une beauté naïve comme Anne de Clèves, mais d'une beauté mobile, insidieuse, imprudente. Son front est aristocratique, son nez à la Roxelane est étourdi. Son teint s'allume à la fièvre du plaisir, ses yeux couleur des lacs lancent des flammes humides. Ses cheveux d'un blond roux étincellent. Sa bouche est amoureuse et diplomatique: elle brûle et elle trompe. Elle jure et elle se parjure. Elle promet et elle ment. Elle appelle les baisers. Elle se moque d'un tyran trop mûr et elle sourit aux pages, aux lords, aux artistes, les instruments de son caprice insatiable, les jouets de ses rapides désirs. Le roi ne s'apercevait de rien et ne doutait pas de Catherine. Il la désignait aux comtés qu'il parcourait avec elle. Il la présentait partout avec effusion. N'était-ce pas la perle de la noblesse et de la royauté? Henri VIII était convaincu de la tendresse de Catherine. Il se flattait que pas une des pensées de la reine ne s'égarait hors du cercle de sa personne et qu'elle était absorbée en lui comme en un Dieu. Ce despote blanchissant serait ridicule, s'il n'était pas si tragique. Son séjour à York et dans tout le diocèse d'York fut une ovation perpétuelle. Henri se rendait le témoignage d'avoir atteint l'apogée de la gloire et du bonheur. Il convenait qu'il était le plus éminent pontife, le plus sage roi, le mari le plus heureux du monde entier. C'est du tourbillon de ces chimères qu'il rentra dans son palais d'Hampton-Court. L'effroi s'était emparé des réformateurs et des réformés d'Angleterre. Aussi implacable que le duc de Norfolk et que l'évêque de Winchester, Catherine Howard était plus dangereuse. Elle était toute-puissante. Que ne tenterait-elle pas? Elle avait obtenu la tête de Cromwell. Qui l'empêcherait de solliciter la ruine du protestantisme? Voilà ce que se disaient entre eux les novateurs. Au plus fort de leur épouvante, un homme obscur demanda une audience à l'archevêque de Cantorbéry. Cet homme s'appelait Lassels. Il avait une sœur qui, assurait-il, était restée longtemps au service de la duchesse douairière de Norfolk et qui savait sur Catherine Howard des choses à perdre la reine et à sauver le saint Évangile. «Quelles sont ces choses, dit le primat?—Eh! bien, répondit Lassels, miss Catherine, n'ayant plus ni père ni mère, recueillie par son aïeule, a fait du château de ses ancêtres un lupanar. Dès l'âge de quinze ans, elle y a eu plusieurs amants à la fois et parmi eux Culpepper son cousin, Mannoc un musicien et Deheram un page. Ce dernier «a couché plus de cent nuits avec elle.» Qu'on arrête les coupables et qu'on les interroge, ajouta Lassels. Moi, je me constitue prisonnier pour soutenir ma dénonciation et pour les confondre.» Cranmer était bon et noble. Son premier mouvement fut de se taire. Mais il était responsable de l'avenir de la Réforme. Il alla trouver ses amis Audley, le chancelier, et Édouard Seymour, comte d'Hertford, le beau-frère du roi. Tous deux furent d'avis de tout révéler à Henri VIII. Cranmer s'étant rallié à leur sentiment, stipula du moins qu'en préservant la Réforme par cette accusation, ils chercheraient tous à préserver la reine. Il n'y avait qu'à supposer un contrat antérieur avec l'un de ses amants pour faire prononcer le divorce, au lieu de la mort. Cette délibération finie et Lassels captif, le primat chargé d'annoncer au roi la terrible vérité, la raconta dans une lettre. A l'issue de la messe, il remit lui-même au monarque le pli scellé de son sceau. Le roi fit voler le cachet, lut, pâlit, hésita quelques secondes et ordonna l'enquête. Il ne s'emporta pas contre le primat qu'il respectait et qui avait fait son devoir. Il lui dit seulement qu'il méprisait la calomnie, et que, s'il ouvrait une procédure, c'était afin de connaître tous les calomniateurs de sa chère Catherine et de les exterminer. Deheram, Mannoc, Culpepper furent aussitôt saisis et conduits à la Tour. Deheram se confessa coupable. Mannoc dévoila plus d'horreurs que le primat n'en soupçonnait. Culpepper se réfugia dans le silence. Le roi foudroyé sous l'évidence cria, pleura et sanglota. Il souffrit plus encore dans son amour-propre que dans son amour. Il relégua la reine à Sion-House, une ancienne abbaye que Henri avait donnée et reprise à l'évêque de Londres. La prisonnière nia tout d'abord, mais il fut prouvé qu'elle s'était livrée comme fille et comme reine à plusieurs. Elle avait gagné trois de ses femmes et lady Rochefort qui, près de l'alcôve où elle recevait ses favoris, veillaient sur ses plaisirs. Lady Rochefort, pendant que le roi était à Lincoln avait introduit dans la chambre de la reine, à onze heures du soir, le brillant Culpepper et il ne s'était retiré qu'après quatre heures du matin. Catherine lui avait fait présent cette nuit-là d'un bonnet de velours brodé de sa main. Il n'en fallait pas tant à Henri VIII et à son Parlement pour multiplier les supplices. Deheram et Mannoc furent pendus; Culpepper fut décapité. Les têtes de ces malheureux séchèrent à la pointe des hallebardes sur le pont de Londres. La douairière de Norfolk, sa fille la comtesse de Bridgewater, le lord William Howard et sa femme furent, soit ruinés par la confiscation de leurs biens, soit jetés dans les cachots. La reine et la vicomtesse de Rochefort furent condamnées au billot. Le 10 février (1542), le duc de Suffolk descendait la Tamise de Sion-House à la Tour. Il avait dans sa barge une femme enveloppée de longs voiles. C'était la reine d'Angleterre. Elle fut écrouée dans la sombre prison. Elle n'atténua pas ses fautes de jeune fille, mais elle affirma solennellement qu'elle n'avait point trahi Henri VIII. Ce fut Longland, évêque de Lincoln qui assista la jeune reine à ses derniers moments (12 février). Elle se repentit en Jésus-Christ et mourut avec l'héroïsme des hommes de sa maison. C'était une moins vive intelligence que sa cousine Anne Boleyn, mais ce fut un étonnant courage. Elle fut très-brave devant le bourreau et regarda sans frisson la hache d'acier qui allait teindre de son sang le gazon de la Tour. Lady Rochefort, maudite et méprisée de tous, fléchissant sous le remords de ses jours et de ses nuits, s'écria: «Je vais enfin expier le crime d'avoir poussé injustement à cette place où je suis mon mari et Anne Boleyn, le frère et la sœur innocents.» Catherine Howard ne se reprochait qu'un vice, et lady Rochefort se reprochait un forfait atroce: voilà pourquoi son repentir fut mille fois plus poignant que celui de la reine. Le trépas de la cinquième femme de Henri VIII raffermit l'hérésie. Gardiner fit le mort. Le duc de Norfolk, en courtisan, se détourna de Catherine Howard, la fille de son frère, comme il s'était détourné d'Anne Boleyn, la fille de sa sœur. De parent il ne connaissait plus que le roi. Ce dévouement aussi faux qu'abject fut son bouclier. Cranmer respira. Il regrettait seulement de n'avoir pas réussi à substituer le divorce au billot. Il voulut obstinément sans la pouvoir, la réduction de la peine. Le Tudor fut implacable. L'archevêque de Cantorbéry était le prélat que Henri chérissait et honorait le plus. Le roi le défendait au besoin. Un jour, il força un membre des communes qui avait insulté le primat en pleine assemblée, à se rétracter et à faire des excuses à l'archevêque. Un autre jour, il feignit d'accueillir une pétition contre Cranmer. A l'instigation de Gardiner et du duc de Norfolk, des chanoines de Cantorbéry et des juges de paix du comté de Kent offrirent au roi de démontrer la complicité du primat dans l'hérésie. Henri ne refusa pas leur mémoire, ce qui combla de joie Norfolk et Gardiner, mais au lieu de méditer ce mémoire dans son cabinet, il demanda sa barge. Il le parcourut en attendant et dépêcha un message au primat afin de l'avertir de sa visite. Cranmer était à son palais de Lambeth sur la rive opposée à Whitehall. Il se hâta vers le bord de la Tamise pour recevoir le roi qui le prit dans sa barge, en l'invitant à une promenade sur l'eau. Le prélat ne fut pas plutôt assis, que Henri lui dévoila tout le complot et les auteurs du complot au nombre desquels il rangeait Gardiner et Norfolk. «Voilà, dit le roi, vos accusateurs, faites-en des accusés. Je ratifierai leurs juges lorsque vous les aurez choisis. Leur châtiment sera certain et je ne m'y opposerai pas.» Cranmer s'efforça de calmer le roi et de lui persuader que son secret désir était de ne pas se venger. Un autre jour encore, Gardiner et Norfolk étant revenus à la charge, entraînèrent Wriothesley, lord chancelier par la mort d'Audley, le comte de Surrey, et Bonner, évêque de Londres. Tous insinuèrent au roi d'envoyer Cranmer à la Tour. Ils affirmèrent que non-seulement il était hérétique, mais qu'il n'y avait pas dans toute l'île un plus ardent fauteur d'hérésie. Henri VIII consentit à ce que les lords de son conseil fissent une citation à l'archevêque, se réservant, lui, de le remettre à la garde de Kingston, s'il y avait réellement culpabilité. Pendant que Gardiner dressait ses batteries contre son rival, le roi manda Cranmer de Lambeth à Whitehall. Il lui révéla tout et lui dit: «Comment repousserez-vous leur réquisitoire.—Sire, par la vérité.—Elle ne suffit pas. Ils auront de faux témoins. Vous avez la candeur d'un enfant et je sens bien que mon intervention sera nécessaire. Présentez-vous, demandez à être confronté avec vos dénonciateurs. On ne vous exaucera pas: Déclarez alors que vous en appelez à moi. Si cet appel est rejeté, montrez mon anneau que voici.» Henri daignant passer cet anneau redoutable au doigt du primat, Cranmer se rendit à la sommation des lords. Ils le laissèrent à dessein dans l'antichambre comme un criminel parmi les valets. Admis enfin devant ses collègues, ils essayèrent de l'intimider et de l'écraser sous une horreur factice. Ils repoussèrent toutes ses supplications, la confrontation avec les dénonciateurs et l'appel au roi. Ils se disposaient à le diriger sur la Tour d'où un seul prisonnier sortit de tous ceux qui entrèrent dans cette forteresse durant le règne de Henri VIII. Soudain Cranmer étendit le bras et l'anneau royal étincela aux yeux des lords. Ils levèrent aussitôt la séance et se rendirent avec le primat dans le cabinet du monarque. Henri ne leur ménagea pas les objurgations. «Ce n'est pas facilement que vous m'ôterez mon plus honnête serviteur, s'écria-t-il en désignant l'archevêque. Nul d'entre vous ne saurait lui être comparé. S'il condescend à vos avances, à vos excuses, ne tardez pas.» Tous s'empressèrent autour du primat qui leur tendit successivement la main. Le duc de Norfolk ayant dit au roi que les lords du conseil et lui-même ne voulaient que donner à l'archevêque l'occasion d'une justification éclatante: «C'est bien, reprit le roi; si vous traitez ainsi vos amis, je ne souhaite pas d'en être.» Cranmer ne négligea pas de fixer les bonnes dispositions de Henri en se fortifiant auprès de lui par une sixième femme qu'il lui fit épouser au mois de juillet 1543. Cette femme était Catherine Parr, fille du chevalier Thomas Parr, veuve de lord Latimer. Elle avait beaucoup de réserve et ne manquait cependant pas d'élan. Elle était sacramentaire dans le cœur. Elle avait des affinités d'opinions avec Anne Ascew qui avait quitté Kyme son mari pour prêcher dans les carrefours et dans les salons. Anne fut un des plus séduisants apôtres de l'hérésie. Elle avait emporté dans son courant la belle duchesse de Suffolk, mère de Jane Grey et la reine Catherine Parr. Cette généreuse Anne Ascew, ne compromit pas ces grandes dames et ne livra pas leurs noms aux captieux interrogatoires de Wriothesley. Elle souffrit la torture et le supplice du feu plutôt que de se démentir. Ce qui est admirable, c'est qu'elle n'entraîna personne dans le martyre. Elle se contenta de le subir avec une constance surhumaine. Catherine Parr sauvée par le silence d'Anne Ascew, était une providence pour Henri VIII. Elle le soignait. Elle pansait elle-même l'ulcère qu'il avait à la jambe gauche. Elle le servait à table où il mangeait plus qu'aucun de ses courtisans, et, comme son régime de glouton l'avait fort appesanti, la reine suivait le fauteuil roulant qui transportait le roi des appartements aux jardins du palais. Partout Catherine l'entretenait de sa douce voix et l'amusait par des discussions théologiques où elle excellait. Le rôle était périlleux. Catherine se laissait aller de temps en temps aux nouveautés et ne le cachait pas assez. Une après-dînée, lord Gardiner engagea l'escarmouche avec la reine. Henri s'en mêla. Catherine répondit d'abord à l'évêque de Westminster, puis elle résista même au roi et se retira. Le Tudor resta quelques minutes taciturne. S'adressant ensuite à Gardiner: «Je suis, dit-il, inquiet de la conscience de ma femme. —Et moi autant que vous, sire, reprit l'évêque de Winchester. La reine est sur la limite de l'hérésie.» A ce moment, Wriothesley s'étant glissé dans le cabinet du roi, fut mis au courant de tout et interrogé par le prince. Le chancelier appuya l'évêque, ajoutant que la reine était un centre d'opposition religieuse et peut-être politique. «Que faire donc? dit le roi. —L'enfermer quelques semaines sous la garde de Kingston, répliqua Wriothesley. Elle aura peur et sera plus sage.» Henri VIII, qui avait de l'humeur, commanda au chancelier d'écrire le warrant d'emprisonnement et le signa. Wriothesley, en retournant chez lui, lâcha par inattention ce warrant qui tomba dans un corridor du palais. Le papier fut ramassé et porté à la reine. Elle le lut et fut prise d'une subite attaque de nerfs. Elle se calma peu à peu et résolut de conjurer par son adresse le danger où elle était. Le soir, elle vint comme à son ordinaire chez le roi. Tandis qu'elle versait de l'huile sur la jambe gauche et qu'elle l'entourait de linges, Henri, soulagé par ce pansement, essaya de recommencer la discussion. Catherine s'en défendit, se déclarant assez éclairée par l'argumentation du prince. «L'homme, dit-elle, est fait à l'image de Dieu et la femme à l'image de l'homme. C'est à elle à s'incliner devant son mari. Moi surtout, continua-t-elle avec une insinuation affectueuse, je dois une soumission particulière aux inspirations de Votre Majesté. N'êtes-vous pas le plus grand roi et le plus grand théologien du monde? Vous avez vaincu François Ier sans doute, mais n'avez-vous pas aussi vaincu Luther et le pape? Qui oserait soutenir avec vous une lutte sérieuse? —Vous, docteur Cath, répondit le roi fort apaisé. —Non, non, dit Catherine, ni moi, ni personne. Si je discute avec Votre Majesté, c'est pour animer la conversation qui languirait sans cet artifice, c'est pour vous distraire de vos douleurs, c'est pour provoquer votre logique digne de saint Thomas et pour entendre des principes qui m'enseignent et qui m'édifient. Ah! sire, je sens tout mon bonheur et je remercie Dieu que mon devoir soit précisément de croire celui que j'aime et que j'admire le plus. —Est-ce cela, mon cher cœur, s'écria le roi attendri, nous voilà bien reconciliés.» Et attirant la reine il l'embrassa. Le lendemain, le roi était dans ses jardins avec Catherine, lorsque Wriothesley arriva pour arrêter la reine et la mener à la Tour. Il avait laissé à la porte une petite troupe armée. Henri se souvint du warrant, et lançant son fauteuil à roulettes au-devant du chancelier: «Que veux-tu? imbécile, triple niais, indigne coquin. Va-t'en, va-t'en, ou c'est toi que je logerai à la Tour.» Wriothesley disparut aussitôt, et la reine invitant le roi au pardon: «Pauvre Cath, dit Henri, ne me parle pas de cette figure patibulaire. Ce n'est pas à toi, mon amour, d'implorer pour ce drôle ma clémence.» Catherine Parr fut dès lors beaucoup plus circonspecte. Si j'approfondis le délicieux portrait que nous avons d'elle, elle n'eut pas beaucoup de violence à se faire. Catherine Parr est vêtue avec modestie. Sa robe est montante. Un double rang de turquoises descend chastement sur sa poitrine voilée. Elle arrange sa fraise de dentelle et sa couronne de diamants avec simplicité. Son front est vaste comme la science de la théologie, lumineux comme la science de la cour et du monde. Ses oreilles écoutent; ses yeux n'observent pas seulement, ils épient, ils guettent. Sa bouche sourit aux problèmes, aux difficultés de l'étude et de la vie. Sa physionomie exprime une finesse enjouée. Elle en avait besoin avec Henri VIII. Elle n'esquivait la hache du roi qu'en se faisant son disciple. Elle portait dans les questions religieuses les subtilités d'un docteur, les précautions d'un diplomate, les grâces et la docilité d'une femme. Elle charmait le féroce pédantisme du roi, le désarmait et le dominait. L'esprit de Catherine était toujours présent sur ce formidable champ de bataille de la Bible où, menacée de mort le matin, le soir elle se sauvait en badinant. Catherine Parr a pour moi un grand attrait. C'est près d'elle que je retrouve Jane Grey. Je m'étais interrompu à dessein et j'ai laissé Jane sur la lisière de sa forêt de Charnwood. Il me fallait reprendre d'un peu plus haut le cours des temps, afin de mieux éclairer cette jeune héroïne de l'érudition et du martyre, dans la tradition de ses ancêtres, dans l'atmosphère et en quelque sorte dans l'orage d'idées où elle apparut. Je vais la ressaisir au point où je l'ai quittée pour ne plus l'abandonner désormais. Depuis le mariage de Catherine Parr avec le roi, Jane Grey, adorée de la nouvelle reine, résidait plus souvent soit à Whitehall, soit à Hampton-Court, soit à Greenwich. Elle avait perdu son grand-père de Suffolk en 1545. Sa grand'mère, veuve de Louis XII, était morte quelques années auparavant. Son père et sa mère, à l'exemple de son aïeul, furent les amis de Cranmer et penchèrent tous deux vers le protestantisme autant que leurs devoirs de courtisans le permettaient. Jane, elle, qui ne subordonnait pas Dieu au roi, fut plus ferme que ses proches dans la foi réformée. Elle s'y était initiée de bonne heure à Bradgate, le lieu de sa naissance, sous les auspices du bon Aylmer, son précepteur. Bradgate était un vaste château carré, construit moitié en pierres de taille, moitié en briques. Ce château où l'on entrait par un pont-levis, puis par une porte monumentale, avait quatre ailes dont les angles étaient flanqués de quatre tours et de seize tourelles. L'intérieur des appartements n'offrait aucune trace du luxe moderne. Les châssis des fenêtres ornés de vitres, les tapisseries, les meubles sculptés, les armes damasquinées d'or et d'argent annonçaient cependant, non moins que l'étendue des murs, que Bradgate était la demeure d'un puissant lord (V. une estampe de 1560; Londres, cartons Fourniols). Le parc, de neuf ou dix milles de circonférence, était planté d'arbres magnifiques. Plusieurs bassins y dormaient entre les joncs. Ces bassins servaient d'abreuvoirs au gibier, et ils étaient des viviers entretenus avec soin, de telle sorte que les propriétaires et les hôtes du château pouvaient se livrer en même temps et dans le même parc, les uns à la pêche, les autres à la chasse, selon leur goût. Ce qui faisait la valeur incomparable de ce parc, c'était sa situation. Il touchait à la forêt de Charnwood qui en était comme le prolongement. Les lords de tous les comtés connaissaient la forêt de Charnwood et l'hospitalité de Bradgate. Les marquis de Dorset étaient renommés pour leur courtoisie et pour leur générosité autant que pour leur bravoure. Jane Grey qui, on le sait, naquit à Bradgate, y fut élevée aussi. Sa famille avait des établissements dans le Nord, mais cette famille s'était entièrement fixée dans le Leicestershire, depuis que le grand-père de Jane, Thomas Grey, y avait gravé sur le granit gothique son écusson. C'est à Bradgate que Jane passa la meilleure partie de sa vie si courte et si pleine. Et maintenant que le château est en ruines, que les tours sont abattues, que les fossés sont taris, que les chenils et les écuries n'ont plus d'aboiements ni de hennissements, que le palais n'a plus de voix, dans ces débris silencieux ensevelis parmi les orties et les lierres, c'est encore Jane que l'on évoque, belle comme aux jours où du milieu des limbes de l'idiome saxon que Shakspeare ne tarda pas à illustrer, elle écrivait en latin de Cicéron aux humanistes, lisait en hébreu le roi-prophète et en grec le grand disciple de Socrate, ce Platon qui composait de parfums sa philosophie comme les abeilles de l'Hymète leur miel. Là, dès l'enfance, elle entendait du fond de son cœur l'éternelle harmonie aux notes de laquelle elle accordait ses pensées qui étaient du génie et ses actions qui étaient de la vertu. La morale n'était ainsi pour elle qu'une musique divine. Des chroniques catholiques se mêlent aux origines de Bradgate et teignent d'une lueur légendaire cet Éden féodal de Jane Grey. L'année même où le château fut terminé, l'aïeul de Jane revenait d'une grande chasse. Il s'était écarté de ses compagnons et de ses serviteurs à la poursuite d'un cerf. Le cerf s'était dérobé dans les fourrés, et lord Thomas Grey se reposait un instant, les jambes pendantes hors des étriers: immobile, il respirait la fraîcheur humide du soir qui commençait, bien qu'il ne fut pas encore nuit. Le marquis s'était arrêté dans un carrefour de la forêt de Charnwood. Huit routes vertes partaient de ce carrefour et y aboutissaient. Par une de ces routes, la plus montueuse, il vit accourir un chevalier qu'il ne reconnut pas. Il l'attendit de pied ferme. A une longueur de lance, le chevalier dit au marquis: «Milord, vous avez sur vos terres la plus belle fille de la Grande-Bretagne. C'est une de vos vassales. Elle a résisté à bien des séductions. Les uns disent que c'est par chasteté, les autres que c'est par amour pour Votre Grâce. Je suis de cette dernière opinion. Quoi qu'il en soit, je l'ai aperçue cette semaine à la foire de Leicester, et, que vous l'aimiez ou non, je vous préviens que j'en veux faire ma maîtresse. —Avant cela, s'écria le marquis de Dorset, je t'aurai creusé une fosse dans ce carrefour. Tu mens par la gorge en attaquant la jeune fille. Sur mon honneur, elle est aussi sage que belle, et ce n'est pas moi, c'est un de mes archers qu'elle aime.» En achevant ces mots, le marquis s'apprêtait à fondre l'épée au poing sur le chevalier. «Saint-George!» s'écria-t-il en enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval. Mais le bon cheval ne bougea pas et l'épée du marquis ne sortit pas du fourreau. C'est que par une autre route du carrefour un autre chevalier s'élançait sur l'étranger et le renversait d'un coup flamboyant. Le vaincu ne se releva point. Seulement il se dissipa en cendres, en soufre et en fumée. «Par le ciel! qui êtes-vous donc? demanda le marquis de Dorset. —Je suis saint George, le patron de l'Angleterre et le protecteur de ta maison, reprit le chevalier inconnu. Mon fils, je suis venu à ton invocation. Cet homme que j'ai terrassé n'était pas un homme, c'était Satan lui-même. Il te tentait. Il cherchait à exciter ta passion pour une de tes vassales que tu cherchais à corrompre. Elle est si honnête qu'elle mérite au contraire tous tes bienfaits.» Et le saint disparut. Le marquis de Dorset fit un signe de croix et rentra tout rêveur au château. Il ne ferma pas l'œil, et sa nuit ne fut qu'une insomnie. Il sauta de son lit dès l'aube et il s'en alla chez son vassal. Il appela doucement la fille du fermier et ne lui parla pas d'amour comme il avait fait plusieurs fois à mauvaise intention. Il s'informa auprès d'elle et sérieusement de celui qu'elle préférait pour mari, ce qu'elle avoua en rougissant. Le marquis de Dorset aplanit toutes les difficultés en dotant la vierge de Bradgate, et la noce se fit gaiement dans le mois. Jane Grey n'implorait plus saint George ni les autres saints: elle n'implorait que Dieu. Elle n'en aimait pas moins la forêt de Charnwood. Qu'elle était grandiose cette forêt des rois d'Angleterre avant et après la conquête; cette forêt où Richard Cœur de Lion avait abattu le sanglier, où Henri VIII avait tué le daim! La petite Jane y pénétrait par les allées de son parc. Elle prêtait l'oreille aux cors lointains. Elle s'asseyait sur les mousses avec Aylmer et ils causaient soit d'un théologien, soit d'un philosophe, soit d'un fabuliste, sous l'obscurité mystérieuse des chênes. A l'âge de neuf ans, Jane étonnait Aylmer et tous ses maîtres. Elle ne croyait pas, à l'exemple des vassaux de son père, que le cardinal Wolsey sortît chaque nuit de son sépulcre de l'abbaye de Leicester pour se promener sur sa mule parmi les bois de Charnwood, mais dans son goût de paganisme classique, elle s'inspirait des contes mythologiques de la Renaissance et sa forêt lui paraissait pleine d'oracles. Le plus grand souffle qui l'animât cependant était le souffle chrétien et ce souffle portait la jeune fille vers tous les horizons de l'infini. Elle avait des élans de tendresse religieuse, et elle embrassait Dieu par mille entrelacements inextricables comme la vigne embrasse un arbre séculaire. Ainsi la forêt de Charnwood, cette forêt des Plantagenets et des Tudors, aussi primitive et aussi imposante qu'une forêt des Mérovingiens, ainsi la forêt de Charnwood qui était un monde de vénerie pour les marquis de Dorset, fut pour Jane Grey un monde de poésie et de prière. Peut-être la princesse, attentive selon les années et les événements, aux langues, à l'histoire, à la réforme, aux récits tragiques, entrevit-elle par surcroît dans ses retraites du comté de Leicester l'amour chaste, si doux aux vierges. S'il est permis d'interpréter un personnage réel d'après un lieu comme on le reconstruit d'après un texte, je conjecture que telles durent être les impressions de Jane Grey à Charnwood. Je quitte à regret ce refuge végétal de Bradgate aux délices duquel s'arrachait Jane Grey, lorsqu'elle se rendait à la cour auprès de Catherine Parr qui l'amusait à des questions théologiques où s'exerçait déjà le précoce esprit de la petite fille. Accompagnons Jane à Whitehall dans les derniers mois de la vie de Henri VIII (1546). Elle fut reçue maternellement par la reine dont les entretiens littéraires et bibliques avec elle égayaient fort le roi. Henri VIII (V. ses portraits de cette époque) était alors vêtu, selon la saison, d'une robe de chambre en soie ouatée ou d'une peau d'ours blanc. C'est dans ces costumes qu'il traversait les allées de ses jardins de Whitehall, assis sur son fauteuil à roulettes, Cranmer, Gardiner, Longland, ou un autre évêque à sa gauche, Catherine Parr à sa droite, en avant ou en arrière ses deux grands lévriers, la princesse Marie, âgée de trente ans, la princesse Élisabeth, de quatorze ans, le prince Édouard, âgé de dix ans comme Jane Grey, et lui donnant presque toujours le bras (V. deux estampes de 1548; cartons Fourniols). Ces derniers mois de sa vie (1546-1547), Henri fut anxieusement agité entre les deux factions de son règne: les papistes et les hérétiques, les uns dirigés par Gardiner, les autres par Cranmer. Gardiner avait au-dessus et autour de lui le duc de Norfolk, le comte de Surrey, et tous les clients des Howard. Cranmer était fortifié des Seymour et de John Dudley, vicomte de Lisle. La reine Catherine Parr et les Dorset se ralliaient à ce grand parti. Le roi qui n'était plus préoccupé que de la passion de transmettre la couronne à Édouard, inclinait vers les Seymour, les oncles du jeune prince, et se méfiait des Howard parents des Tudors et assez puissants, assez riches, assez déterminés pour usurper le trône d'Angleterre. Sous le prétexte que le comte de Surrey, fils du duc de Norfolk, désirait épouser la princesse Marie et qu'il avait écartelé son écusson des armes d'Édouard le Confesseur, il fut condamné à mort comme coupable d'avoir aspiré au sceptre (19 janvier 1547). Six jours après il fut décapité. C'était un brave lord et un poëte éminent. Ses ballades où il célébrait la fée Géraldine couchée parmi les fleurs, ses sonnets où il chantait l'amour et l'héroïsme étaient fort à la mode dans toute l'aristocratie. Le vieux Norfolk, qui avait été incarcéré comme complice de son fils, apprit dans la Tour que ce fils venait d'être immolé à quelques pas de lui, à Tower-Hill. Surrey avait été calomnié par sa sœur, la duchesse de Richmond, veuve du fils naturel de Henri VIII. Cette cruelle sœur fut une fille impitoyable. Elle qui avait accusé son frère, elle accusa son père. Ce père infortuné qui pleurait son fils, Surrey, fut accablé sous les imputations accumulées par sa fille dénaturée, par sa femme la duchesse de Norfolk et par sa maîtresse Élisabeth Holland. Le vainqueur de Flodden, au déclin, fut presque éclaboussé par le sang de Surrey, et il éprouva trois trahisons inouïes dans l'espace intime mesuré par l'étreinte de ses bras autour de sa poitrine indignée. Il ne reposait plus son âme et ses yeux, après de telles catastrophes, que sur un portrait de son fils, de son cher Surrey, le seul de tous les siens qui lui eût été fidèle. Ce portrait, dont la gravure a répandu les estampes, est aussi noble que simple. Vêtements sans rubans, toque sans plumes, manteau sans diamants et collet sans pierreries, tout annonce une recherche exquise de modestie et le mépris du luxe. Ce front est très-vaste, ces tempes battent des notes inspirées, elles scandent une prosodie intérieure de poésie et de gloire. Ces regards étincellent. Cette bouche a l'éloquence de la tendresse, de la politique et de la guerre; elle a prouvé l'innocence de Surrey et de Norfolk; maintenant le dédain la ferme. Le nez aquilin, les joues délicates, les cheveux fins décèlent une distinction personnelle et traditionnelle qui n'a pas besoin d'art pour se faire accepter. Aussi la physionomie est-elle tranquille dans la grandeur. Des angoisses de sa prison, où il se repaissait du portrait et du souvenir de son fils, le duc de Norfolk attendait l'échafaud. Sa tête devait tomber le vendredi 28 janvier 1547 sous la même hache et par le même bourreau qui avaient tranché la tête de Surrey. Tout était prêt à neuf heures du matin. Le duc s'était recommandé au Christ dans un épanchement suprême, tout résigné à quitter le monde impie de sa fille, de sa femme et de sa maîtresse, pour le monde pur de son fils martyr. Une rumeur sourde, puis un ordre secret suspendirent le supplice auquel Henri agonisant avait apposé sa griffe. Le roi n'était plus. Il avait expiré à deux heures du matin, le jour fixé pour l'exécution du duc que cet événement sauvait. Ce fut sir Antony Denny qui eut le courage d'avertir le roi que les médecins n'avaient plus d'espérance. Henri ne fut pas pusillanime. Il domina son âme et la posséda, balbutiant comme un remords le nom d'Anne Boleyn et implorant la miséricorde infinie. Denny lui ayant demandé lequel de ses évêques il souhaitait: «Cranmer, répondit le roi; mais pas encore; quand j'aurai un peu dormi.» Il s'assoupit en effet. A son réveil, il s'informa de Cranmer qui accourait de sa maison de campagne de Croydon. Le primat ne fut pas plutôt à ce chevet de mourant, que le roi perdit la parole. Il entendait cependant. Cranmer l'exhorta au repentir et sollicita de lui un témoignage de persévérance dans la foi protestante. Le roi fit un effort, étendit le bras et saisit d'une main crispée la main amie du primat. C'est dans ce mouvement et dans cette attitude qu'il rendit l'esprit en son palais de Whitehall, entouré de Catherine Parr, des deux Seymour, du vicomte de Lisle, de quelques autres seigneurs, d'Anne de Clèves et de ses médecins Butts et Wendy. C'est ainsi que passa ce tyran, ce meurtrier et cet avilisseur des hommes, cet assassin de ses femmes, ce tourmenteur de ses enfants qu'il déclarait tantôt incestueux, tantôt bâtards, tantôt légitimes, selon le caprice du moment! Henri VIII fut un Héliogabale théologique; et néanmoins, pour avoir secoué le joug de Rome et conservé les parlements, il obtient encore des Anglais une certaine indulgence. Cranmer, en effet, n'eut qu'à continuer d'entretenir la séve religieuse, et le peuple qu'à vivifier sa représentation nationale, cette vieille institution dont les formes étaient intactes. A tout prendre pourtant et malgré son initiative, ses retranchements d'abus, ses facultés souvent supérieures, Henri Tudor fut un monstrueux despote, redoutable par sa haine, plus redoutable par son amour. Immédiatement après son dernier soupir, il fut bien jugé: car alors il y eut dans ses châteaux et dans toute l'Angleterre un immense soulagement, une vaste respiration comme après un fléau de Dieu: une famine ou une peste. [Illustration] CHAPITRE X. Testament de Henri VIII.—Les deux conseils.—Édouard VI est proclamé roi.—Le comte de Hertford fait protecteur, puis duc de Somerset.—Jalousie de son frère Thomas Seymour.—Dudley, vicomte de Lisle, comte de Warwick.—François Ier attristé de la mort de Henri VIII.—Prospérité de la Réforme en Angleterre.—Cranmer, défenseur du schisme est favorable à l'hérésie.—Ambition du comte de Warwick.—Caractères du duc de Somerset et de Thomas Seymour.—Leurs portraits.—Leurs dissensions.—Thomas Seymour aime la princesse Élisabeth.—Il épouse Catherine Parr, veuve de Henri VIII.—Jane Grey et Élisabeth sous le toit de la reine douairière.—Amours de Thomas Seymour et d'Élisabeth.—La reine se sépare de la princesse.—Mort de Catherine Parr.—Thomas Seymour veut la main d'Élisabeth.—Il désire marier Jane Grey avec Édouard VI.—Il complote contre Somerset.—Il est arrêté.—Sa prison.—Sa mort.—Chagrin d'Édouard VI et de Jane Grey.—Douleur d'Élisabeth.—Vers de Harrington.—Impopularité du duc de Somerset.—Sa déchéance.—Cranmer et les anabaptistes.—Le duc de Somerset se relève.—Le comte de Warwick le précipite de nouveau.—Artifices de Warwick.—Il est créé duc de Northumberland.—Procès de Somerset.—Son supplice.—Influence fatale de sa femme.—Le duc de Northumberland remplace les deux Seymour auprès d'Édouard VI.—Il est plus roi que le roi. Henri VIII avait profité des lâches complaisances de la Chambre des communes et de la Chambre des lords pour prolonger sa volonté au delà du sépulcre. Son testament régna. Ce testament, qui fut modifié peu à peu, prévalut dans ses principales dispositions. Il désignait pour les héritiers du trône: d'abord le prince Édouard; puis, en cas de mort, la princesse Marie, puis la princesse Élisabeth, puis la branche anglaise de Suffolk, à l'exclusion des branches écossaises de Stuart et de Lennox. Le même testament constituait deux conseils: le premier, de seize tuteurs du roi, le second soumis à l'autre, et formé de douze membres, les subordonnés en quelque sorte des régents qui devaient exercer l'autorité pendant la minorité d'Édouard. Voici les noms des seize régents: Cranmer, archevêque de Cantorbéry; Lord Wriothesley, grand chancelier; Lord Saint John, grand maître; Le comte de Hertford, grand chambellan, frère de Jeanne Seymour et par conséquent oncle du jeune roi; Lord Russell, chancelier du sceau privé; Le vicomte de Lisle, grand amiral; Tunstal, évêque de Durham; Sir Antony Brown, grand écuyer; Sir Édouard Mountague, président des plaids communs; M. Bromley, l'un des douze juges du royaume; Sir William Paget, secrétaire d'État; Sir Antony Denny et sir William Herbert, premiers gentilshommes de la Chambre; Sir Édouard Wotton, trésorier de Calais; Le docteur Wotton, doyen de Cantorbéry et d'York. Le conseil inférieur dont l'unique prérogative était d'exprimer un avis, sur l'invitation des régents était ainsi composé: Le comte d'Arundel; Le comte d'Essex, frère de la reine Catherine Parr; Sir Thomas Cheney, trésorier; Sir John Gage, contrôleur du palais; Sir Anthony Wingfield, vice-chambellan; Sir William Petre, secrétaire d'État; Sir Thomas Seymour, frère cadet de Jeanne Seymour et oncle du roi au même degré que le comte de Hertford; Sir Richard Southwell; Sir Richard Rich; Sir Édmond Peckham; Sir John Baker; Sir Ralph Sadler. La signification évidente de ces noms était le progrès du protestantisme. La Réforme allait marcher de victoire en victoire sous des chefs tels que Cranmer et le comte de Hertford. Gardiner avait été biffé par Henri VIII de la liste des régents, les Howard avaient été foudroyés. Le primat, Catherine Parr et les Seymour étaient maîtres du champ de bataille. La souveraineté reprit vite son aplomb. Le 28 janvier 1547, jour de la mort de Henri VIII, le prince Édouard était avec sa sœur Élisabeth à Hertford, chez son oncle, l'aîné des Seymour. Ce fut le 31 janvier que lord Wriothesley annonça au Parlement le trépas de Henri VIII et que le comte de Hertford alla chercher dans son propre château son neveu Édouard VI. Le comte mena son auguste pupille à Enfield, où il lui rendit tous les hommages d'un sujet et il le conduisit ensuite à la Tour de Londres. Édouard VI y fut aussitôt proclamé roi d'Angleterre, de France et d'Irlande, défenseur de la foi et chef suprême de l'Église. Les partisans de la Réforme ne perdirent pas de temps. Le 1er février, au sein du conseil, les régents élurent presque à l'unanimité protecteur du royaume le comte de Hertford. Le chancelier Wriothesley attaché au culte ancien, l'adversaire astucieux des Seymour, protesta, mais dans le désert. Les régents confièrent à l'aîné des oncles du roi le soin de représenter le roi auprès des populations britanniques et des cabinets étrangers. Seulement le protecteur s'engageait à ne pas agir sans l'assentiment de la majorité du Conseil. Quinze jours après, le comte de Hertford était duc de Somerset, lord grand trésorier et comte maréchal; sir Thomas Seymour fut fait baron de Sudley; Essex, frère de Catherine Parr, devint marquis de Northampton; Lisle, comte de Warwick; Wriothesley comte de Southampton; Rich, Willoughby et Sheffield furent créés barons. Des manoirs et des terres qui avaient appartenu aux couvents s'ajoutèrent aux titres et se distribuèrent à propos. Cranmer, Paget, Herbert et Denny furent pourvus. Il n'y eut que Sheffield et Willoughby qui refusèrent le bien des abbayes. Sir Thomas Seymour, oncle du roi aussi, était ulcéré de la préférence accordée à son frère, soit par Henri VIII, soit par les régents. S'il n'était que le cadet de sa maison, n'était-il pas l'aîné en talents. Il ne pouvait contenir son mécontentement et l'exhalait partout avec amertume. Dudley, autrefois vicomte de Lisle, maintenant comte de Warwick, eut alors une initiative trois fois habile. Sous le masque d'un désintéressement antique, il proposa de céder à sir Thomas Seymour la charge de grand amiral. Il fut pris au mot et reçut en échange de sa dignité la place de grand chambellan. Il fut fort loué de sa modestie. Sa conduite avait tiré tout le monde d'embarras. Son nouveau poste le rapprochait du roi; et il avait plu à sir Thomas Seymour par sa déférence, autant qu'au duc de Somerset par son abnégation. Le comte de Warwick est tout entier dans ce petit fait. Il plante déjà ses jalons. Soutenu par le primat et par le protestantisme, le duc de Somerset affermit et agrandit sa situation. Il élimina du conseil Wriothesley. Il se donna, avec l'approbation du jeune roi, des lettres patentes scellées du grand sceau qui confirmaient son protectorat et qui lui attribuaient toute l'autorité de la couronne. Il transforma les deux conseils du testament en un conseil privé qui ne le contraignit plus. Le protecteur demandera encore des avis, mais il décidera selon son bon plaisir. A dater de ces lettres patentes (13 mars 1547), le duc de Somerset entra dans toute la plénitude du gouvernement. François Ier fut très-frappé de la mort de Henri VIII. C'était un présage. Il se fit raconter les cérémonies funèbres. Henri VIII avait été déposé dans la chapelle de Whitehall, toute tendue de noir. Douze lords en grand deuil veillaient près du roi, autour duquel brûlaient et brillaient quatre-vingts cierges de cire blanche. Le 14 février, Henri fut conduit à Sion-House, le 15 à Windsor, et le 16, il fut couché pour l'éternité au milieu du chœur de la chapelle, à côté de Jeanne Seymour, la seule de ses six femmes qu'il n'eût ni menacée, ni répudiée, ni décapitée. Le roi de France hochait tristement la tête à ces détails lugubres et disait du roi d'Angleterre: «Il dort à Windsor et moi je dormirai bientôt à Saint-Denis.» François Ier ne se trompait pas. Il ne survécut à Henri VIII que de deux mois. C'est ici qu'il importerait d'esquisser les quatre personnages les plus historiques du nouveau règne. Ces personnages sont: Cranmer, le comte de Warwick, le duc de Somerset, et son frère le baron de Sudley, lord grand amiral. Cranmer est assez connu. Il est le vrai réformateur de l'Angleterre, le diplomate obstiné du schisme, toujours en évolution lente vers l'hérésie. Le comte de Warwick, naguère vicomte de Lisle, était fils de ce Dudley d'abord jurisconsulte éminent, puis ministre exacteur de Henri VII. Ce ministre avait accru sa fortune et celle du fisc en pillant la fortune publique. Henri VII avait encouragé les dilapidations de Dudley: Henri VIII ne l'ignorait pas. Il livra donc moins à la justice qu'à la popularité le ministre de son père. Cette tête, jetée à la foule pour lui plaire, regardait sans doute au dedans Henri VIII et lui communiquait par l'éclair des yeux un remords: car le roi arracha le jeune Dudley à l'obscurité, et c'est par des grâces redoublées qu'il parvint à désarmer le spectre opiniâtre. John Dudley fit ses débuts à la cour en 1523. Il s'attacha successivement à Wolsey et à Cromwell; il les abandonna au moment précis où ils furent malheureux. Vicomte de Lisle en 1541, gouverneur de Boulogne en 1543, grand amiral en 1545, tout lui fut aplani par Henri VIII, qui le fit, en 1547, l'un de ses exécuteurs testamentaires, l'un des régents du royaume. Le vicomte de Lisle, nommé par le grand conseil de ses collègues comte de Warwick, n'était, sous le manteau d'un lord, qu'un bandit féroce. C'était un débauché, un conspirateur et un fripon noyé de vices, impatient de réaliser son ambition effrénée, même par le crime. Il n'y avait pour lui ni amitié, ni famille, ni religion. C'étaient des sentiments dont il jouait afin d'ensorceler ses dupes et ses victimes. Il se servait de Dieu, du diable et des hommes pour tout usurper autour de lui. «Sire, disait-il à Édouard VI, votre père a tué le mien. Il a cru bien faire. Moi je ne voudrais pas mourir par vous, mais pour vous. Éprouvez mon zèle. Quand tous les vôtres se réuniraient contre vous, seul je vous demeurerai. Comptez sur Warwick.» Ces paroles, souvent répétées à l'oreille du petit roi, l'avaient persuadé et charmé. Jane Grey, l'amie et la confidente d'Édouard, ne doutait pas non plus de la fidélité chevaleresque du grand chambellan. Le comte de Warwick ne songeait qu'à précipiter les Seymour. Il épiait les occasions d'aider le destin. Édouard Seymour, vicomte de Beauchamp, comte de Hertford, duc de Somerset, lord protecteur, et Thomas Seymour, baron de Sudley, grand amiral d'Angleterre, n'étaient pas d'une très-haute naissance, ils n'étaient que de bons gentilshommes; mais ce qui les entourait d'une auréole, c'est qu'ils étaient les frères survivants de la reine Jeanne Seymour et les oncles du jeune roi. Le duc de Somerset, l'aîné des deux, avait été investi d'un pouvoir presque absolu. Il exerçait une sorte de dictature. Il était naturellement doux; ses portraits le dévoilent. Rien de plus noble que son aspect. Les ordres dont il est décoré, sa barbe majestueuse, sa pelisse bordée de fourrure, sa toque de velours ornée de plumes indiquent un personnage officiel. Il a une intelligence droite et un caractère faible. Son front placide, ses joues immobiles, son teint pâle, ses yeux ternes, sa bouche muette n'annoncent aucune énergie. Ce qui se dégage de cette physionomie, c'est une mélancolie incurable, la mélancolie de l'impuissance. Le duc de Somerset n'avait que de la vanité, une vanité de parvenu. Sa femme, elle, avait de l'orgueil et le plus intense de tous les orgueils, un orgueil anglo-saxon, l'orgueil d'une Woodstock. Le duc sera l'instrument aveugle de cet orgueil. Lui, le lord débonnaire qui répugne à voir périr un insecte, il sera entraîné par sa femme, d'excitation en excitation, sur une pente tragique. Son frère, Thomas Seymour, est un turbulent esprit. Il en veut à la fortune. Sa première rage contre le sort, c'est d'être un cadet. Toutes les conséquences de ce hasard, il les déduit, les aigrit et les envenime. Il rugit de ne pouvoir être l'aîné de sa maison, et un feu de jalousie contre le duc de Somerset le consume. Thomas Seymour est beau, brave, téméraire. Ses cheveux sont une crinière parfumée; sa figure est armée de séductions infinies; sa bouche sourit à l'amour et au danger; ses regards fascinent; son front commande; son charme captive les hommes et subjugue les femmes. S'il ne succombe pas en chemin, dans le labyrinthe de ses intrigues et de ses séditions, il ira loin. A l'avénement d'Édouard VI, Thomas Seymour eut l'idée d'épouser la princesse Élisabeth. Il s'en fit aimer. Il ne rencontra qu'un obstacle, mais invincible. Il ne put conquérir l'approbation du conseil de régence, sans laquelle, d'après le testament de Henri VIII, le mariage dépouillait ses filles de tout droit au sceptre. Thomas Seymour, qui souhaitait contre son frère un grand établissement, renonça soudain à la princesse et emporta d'assaut le cœur de la reine douairière. Il l'amena par la passion à des noces si promptes, que, si elles eussent produit immédiatement leur fruit, on n'eût pas su discerner quel eût été le père, du roi mort ou du grand amiral vivant. Quoi qu'il en soit, ces noces improvisées restèrent cachées d'abord. Les assiduités de Thomas Seymour s'expliquaient par la bienveillance qu'il avait toujours inspirée à la reine. Devenue veuve de Henri Tudor en 1547, Catherine Parr était une douairière fort désirable. Elle était charmante de corps et d'esprit. Elle s'était retirée avec la princesse Élisabeth et Jane Grey, soit à Chelsea, soit à Hauworth. Ces deux résidences, près de Londres, étaient les résidences préférées de la reine, et elles faisaient partie de son douaire. Elle était très-bonne pour Élisabeth, qui avait alors plus de quatorze ans et très-tendre pour Jane Grey, qui entrait dans sa onzième année. La marquise de Dorset avait confié Jane à la reine comme à une seconde affection maternelle. Chose singulière! entre Catherine Parr, cette femme supérieure rompue à la cour, et Jane Grey, cette noble enfant qui ignorait tout de la vie, sinon l'étude, il y avait un lien presque impossible et cependant réel. Ce lien était la théologie. Le naïf enthousiasme de Jane, qui sortait de son parc de Bradgate et de sa forêt de Charnwood avec des yeux aussi sauvages et aussi purs que ceux des biches, sa beauté, son ardeur de comprendre et d'aimer intéressaient la reine douairière. Elle éveillait en souriant dans l'intelligence ingénue et sublime de sa petite-nièce la curiosité de l'infini. Elle répondait aux questions inépuisables de Jane avec autant de certitude et plus d'agrément que M. Aylmer. Jane avait perdu la forêt de Charnwood, mais elle avait trouvé les bords de la Tamise. Quelquefois la reine allait à cheval avec Jane seule et deux ou trois serviteurs, de chaumière en chaumière, sous un ciel gris, au milieu de cette vapeur légère qui voile le paysage en Angleterre. Jane sentait et pensait tout haut. Elle passait de la nature à la science enfantine qu'elle avait déjà, et demandait à Catherine Parr tantôt le nom des plantes, tantôt le sens des livres, tantôt le mot des mystères, s'accoutumant dans l'intimité de la reine à tous les mouvements de l'âme, à toutes les évolutions de la dialectique. La veuve de Henri Tudor, étonnée des énergies et des grâces de cette jeune imagination, lui facilitait toutes les hardiesses. Elle ne la retenait que rarement. Car Jane, qui recherchait les nouveautés, ne s'appliquait pas moins aux traditions et la règle lui plaisait autant que la liberté. Les princesses s'arrêtaient aux cottages. Elles distribuaient aux pauvres l'aumône, aux riches les courtoisies, à tous des Bibles dont les serviteurs de la reine avaient une provision (Voy. une estampe de M. Fourniols). Elles revenaient ensuite soit à Chelsea, soit à Hauworth, Catherine plus contente qu'à Windsor, Jane qu'à Bradgate. En dehors de ces jours réservés, la reine faisait ses promenades avec Jane et lady Élisabeth. Elles côtoyaient les rives de la Tamise. Montées toutes trois sur des haquenées d'un grand prix, elles étaient entourées d'un cortége d'amis dont le plus illustre était lord Thomas Seymour de Sudley, qui, indépendamment de son château baronnial, possédait des manoirs et des terres dans dix-huit comtés différents. Oncle du roi, frère du duc de Somerset, il était en outre le mari clandestin de la reine douairière. Il semblait fort épris de Catherine Parr et il ne l'était que de la princesse Élisabeth. La reine excellait à détourner les conversations d'amour par des conversations théologiques dont Jane se mêlait, au vif plaisir de Catherine. Ces conversations à l'air libre, le long de la rivière, sur des sentiers sablés, à travers les prairies ombragées d'ormes et de cèdres, enivraient Jane de bonheur. Sa santé se fortifiait, sa beauté s'épanouissait. Au lieu de sa forêt agreste, rude et négligée, elle avait des horizons de parcs successifs qui paraissaient un seul parc. Les troupeaux erraient çà et là dans l'herbe. Les arbres dessinaient leurs ombres sur la pelouse immense et jetaient irrégulièrement leur verdure variée entre le ciel et la terre. Tout cela souriait à Jane par le contraste des bords de la Tamise avec les perspectives forestières de Bradgate et de Charnwood. L'étiquette, son ennemie, était moindre aussi chez sa tante Catherine que chez son père le marquis de Dorset, et elle révérait chez la reine douairière l'érudition profonde, l'infatigable indulgence d'Aylmer, son professeur et son directeur. Jane Grey chérissait Catherine Parr et ne lui donna que des joies. Il n'en fut pas de même de la princesse Élisabeth. Elle était très-attachée à Thomas Seymour. Quand le mariage du grand amiral et de la reine douairière eut été déclaré, la position devint délicate pour Élisabeth. Elle demeurait sous le toit de Catherine Parr et de Seymour. Lui ne se contenait pas. La princesse se défendait, mais elle souffrait de résister. Les témoignages de mistress Ashley, sa gouvernante, et de Parry, son trésorier, ne sauraient être récusés. Selon mistress Ashley, lord Seymour, le matin, «en robe de chambre et les jambes nues,» pénétrait dans l'appartement d'Élisabeth. Lorsqu'elle était au lit, «il ouvrait les rideaux. La princesse s'enfonçait du côté du mur pour n'être pas atteinte.» Lorsqu'elle était levée, «l'amiral s'informant de sa santé la frappait doucement et familièrement sur les épaules....» Parry répéta les aveux de mistress Ashley. «Elle m'a appris, dit-il, que l'amiral aimait beaucoup trop lady Élisabeth, que la reine était jalouse d'elle et de lui, et que, soupçonnant les fréquentes visites de l'amiral, elle était entrée subitement quand ils étaient seuls au moment où la princesse était dans les bras de lord Seymour.» Il y eut alors une scène très-orageuse entre la reine et lady Élisabeth. Des paroles irréparables furent échangées entre elles: après quoi, une séparation définitive fut résolue et accomplie. Le bruit courut qu'Élisabeth était enceinte de l'amiral et même qu'elle en avait eu un enfant. Ce qui ajoute une authenticité aux récits de mistress Ashley et de Parry devant le conseil privé, c'est l'affection inaltérable qu'Élisabeth, princesse et reine, conserva, malgré leurs dépositions, à ces deux serviteurs. Par delà ces récits, il y avait probablement un arrière-secret qu'ils ne violèrent pas. Quel était ce secret? Peut-être quelque chose de plus que ce qui fut révélé; peut-être le dessein formé contre toute espérance d'un mariage entre l'amiral et Élisabeth. Il existait bien deux empêchements insurmontables: l'opposition certaine du protecteur et la vie de la reine douairière, femme de Thomas Seymour. Mais les amants s'acharnent à l'impossible. Le plus radical de ces empêchements cessa, du reste, inopinément par une catastrophe. La reine mourut en couches, le 30 septembre 1548. Ce trépas fut si opportun aux projets de l'amiral, qu'on répandit partout qu'il avait empoisonné Catherine. C'était une atroce calomnie. L'amiral était un séducteur et un aventurier de cour. Il n'avait rien d'un meurtrier. La reine morte, Jane Grey retourna chez ses parents au château de Bradgate. Elle était désolée. Élisabeth n'éprouvait pas le même sentiment dans sa résidence de Hatfield où elle reçut la funèbre nouvelle, et Thomas Seymour aspira plus que jamais à la main de la princesse dont il eut le premier et le plus ardent amour. Il organisa un plan pour se soustraire à la nécessité d'une approbation soit du conseil, soit du protecteur. Il n'y avait plus que cet empêchement qui subsistât. Thomas Seymour avait commencé la guerre au duc de Somerset par son mariage avec la reine douairière. Ce mariage rendu public, sous la sauvegarde d'une lettre d'Édouard VI, avait excité une fureur chez la duchesse de Somerset et chez le duc une colère de reflet. La duchesse, la femme du lord protecteur, fut obligée de céder le pas à la femme du grand amiral, ce cadet présomptueux qui avait eu la jactance de s'unir à une reine. De là des passions d'Atrides! La duchesse de Somerset saignait d'être moins que sa belle-sœur et Thomas Seymour frémissait, écumait de ce que son frère le lord protecteur était plus que lui. Pendant la campagne d'Écosse, où Somerset avait pour lieutenant le comte de Warwick, et où il voulait enlever la petite Marie Stuart pour Édouard VI, Thomas Seymour ne fut pas oisif. Tandis que le duc, aidé de Warwick, gagnait la bataille de Pinkey, l'amiral captivait le jeune roi son neveu. Il lui persuadait que c'était assez pour Somerset d'être le protecteur du royaume, et que c'était à lui, Thomas Seymour, d'être le gouverneur du roi. L'amiral était le plus aimable des oncles, et sa proposition ravit Édouard. Il lui écrivit une lettre favorable, et Thomas Seymour était près de s'en appuyer au Parlement, lorsque Somerset le manda devant le conseil privé. L'amiral fut très-hautain de langage et d'accent, mais il recula. Menacé de la Tour et du billot, il se réconcilia cette fois avec son frère et reçut un accroissement de dix mille livres sterling de rente à ses revenus. Il reprit ses complots après la mort de sa femme. Son intention était de supplanter le lord protecteur et d'épouser la princesse Élisabeth. En même temps qu'il entretenait une liaison avec la fille d'Anne Boleyn, il redemandait Jane Grey qui pleurait à Bradgate la reine douairière. Catherine Parr ne fut profondément regrettée que de cette vierge de son adoption et de toutes ses complaisances. Elle seule porta son deuil dans le cœur. L'amiral, qui demeurait avec sa mère, insista pour avoir Jane qui serait sous cette surveillance auguste. Le marquis et la marquise de Dorset hésitant, Seymour avança beaucoup d'argent au marquis, lequel renvoya la muse adolescente de Charnwood dans la maison de l'amiral. Thomas Seymour avait deux buts en réintégrant chez lui Jane Grey. Il l'arrachait au lord protecteur qui la désirait pour son fils aîné le comte de Hertford. Bien plus, l'amiral souhaitait de la marier au jeune roi qu'il tiendrait alors doublement à discrétion. C'était le destin de Jane, cette âme sublime et ce beau génie, d'être le jouet de la faiblesse de ses proches et de l'ambition de leurs amis. Ainsi l'amiral, soit par son mariage, soit par sa tendresse pour Élisabeth, soit par son influence sur lord et sur lady Dorset, allait dans toutes les directions à la puissance. Il redoubla ses trappes. Il prodiguait l'argent au roi, il flattait ses désirs, il comblait ses fantaisies, il soudoyait des bandits, il engageait des pirates, il enrôlait la noblesse, il enrégimentait les députés des communes et les lords dans une croisade contre le protecteur. C'est au milieu de ces intrigues sans doute exagérées par la police du duc de Somerset, que Thomas Seymour fut arrêté. Il fut enfermé à la Tour sous la prévention d'une conjuration contre le roi et contre la forme du gouvernement. L'amiral ne se déconcerta point. Il nia les accusations et défia les accusateurs. Il embarrassa les juges d'instruction, les commissaires, le conseil privé lui-même qui se transporta un matin à la Tour afin d'interroger le prisonnier. Thomas Seymour fut véhément, logique, impérieux et dédaigneux, ne réclamant pour toute grâce que d'être confronté avec ses dénonciateurs et de se défendre en personne devant le Parlement. Il fit peur au duc de Somerset et au conseil privé. Il était dans toute la vigueur de son courage et de son esprit. Sa trahison, s'il y avait trahison, n'était pas manifeste. Il avait eu le jeune roi pour complice. Élisabeth serait impliquée dans la procédure. Le prestige de l'amiral, sa beauté, ses ressources, son éloquence et son audace pouvaient arracher un acquittement qui serait la déchéance du lord protecteur. Toutes ces craintes poussèrent le duc de Somerset et ses partisans à provoquer un bill d'_attainder_, d'après lequel Thomas Seymour fut jugé sans être entendu. Le 17 mars 1549, l'ordre de la décapitation fut signé par les lords du conseil et par le lord protecteur. Le 20 mars, l'illustre captif marcha bravement à l'échafaud où il protesta de son innocence avant de poser sa tête sur le billot. Le bourreau trancha d'un seul coup cette tête de dandy et de héros, cette tête belle comme la tête d'Antinoüs, martiale comme celle du jeune Hotspur. Jane Grey avait quitté une seconde fois le seuil ravagé de Seymour. Elle séjournait successivement soit à Bradgate, soit au palais Dorset, à Londres, chez son père, soit à Hampton-Court, à Greenwich ou à Windsor, près de son cousin Édouard VI qui pleurait avec elle le grand amiral dont il n'avait pas osé abolir la sentence à jamais tragique. Des larmes bien autrement amères que celles de Jane et d'Édouard furent celles d'Élisabeth. L'amiral avait été le premier amour de la princesse. Elle étouffa ses gémissements dans sa solitude de Hatfield. Elle s'enveloppa de silence et de prudence. Elle s'entoura pieusement des souvenirs de Seymour. Elle s'attacha de plus en plus à mistress Ashley et à Parry qui étaient des agents entre elle et l'amiral. Elle nomma dans la suite à l'un des postes de sa maison Harrington qui avait été fort dévoué à Thomas Seymour et qui composa sur lui pour la princesse ces vers jaillis du cœur: «Homme rare, doué d'une force supérieure et d'une mâle beauté; fait pour briller et sur terre et sur mer; d'une amitié constante dans le bonheur ainsi que dans l'adversité; sage dans la paix, habile et intrépide dans la guerre. A pied ou à cheval, au milieu des périls comme au milieu des jeux, il était toujours sans rival; plusieurs essayèrent de l'égaler, mais vainement. Sujet fidèle de son roi, serviteur généreux, ami de Dieu et de la vérité, ennemi des fanatiques de Rome, magnifique chez l'étranger pour l'honneur de son pays, modéré chez lui, quoique l'abondance y régnât, il nourrissait dans sa noble maison plus d'infortunés que beaucoup de ceux qui étaient élevés au-dessus de lui. Tel était l'homme qui, sans s'être rendu coupable, sans aucune cause légitime, fut condamné à périr et dont le sang fut versé contre toutes les lois de la nature, de la raison et de la justice.» L'exécution de Thomas Seymour retentit comme un fratricide et le sentiment universel fut hostile au lord protecteur. Il y eut un cri sourd dans toutes les poitrines. On disait que Thomas Seymour aimait son neveu et que, s'il était coupable, ce n'était pas envers le roi, mais seulement envers le duc de Somerset. C'est le comte de Warwick, le plus perversement réfléchi des ambitieux, qui attisa l'amiral et qui endurcit le protecteur, afin d'immoler l'un, de déshonorer l'autre et de s'élever sur la ruine de tous les deux. Maintenant il n'avait plus que Somerset à renverser. Il y travailla sans relâche et le protecteur lui aplanit les voies. La misère était inouïe. Il y eut des révoltes dans beaucoup de comtés. Les plus graves furent celles du comté de Devon qu'apaisa lord Russel, et surtout l'échauffourée du comté de Norfolk où Warwick déploya une foudroyante habileté. Il dissipa les insurgés, en tua deux mille, s'empara de Ket, un tanneur, le général des paysans et le châtia du gibet. Ce succès rehaussa les autres succès militaires du comte de Warwick. Sa gloire s'en accrut: celle de Somerset diminua. Le protecteur foula toutes les prétentions de la noblesse. Il amnistia les séditieux. Cette indulgence parut aux uns de la complicité, aux autres de la pusillanimité: ce pouvait être de la commisération et de la politique. Quoi qu'il en soit, le comte de Warwick s'était simplifié l'avenir par la mort de Thomas Seymour. Il n'avait plus qu'un adversaire, le duc de Somerset, et cet adversaire était odieux. Warwick accumula bientôt sur lui des rumeurs sinistres. Ses espions les semaient et les propageaient dans tous les quartiers de Londres et dans tous les comtés. Le protecteur, disaient-ils, avait traité avec les ambassadeurs, distribué des gouvernements et des évêchés sans l'avis du conseil. Il avait falsifié les monnaies et dilapidé le trésor. Il avait persécuté l'aristocratie et favorisé les rébellions. Il avait négligé l'armée, calomnié les lords ses anciens collègues, isolé le roi, soit du Parlement, soit de la nation, et circonvenu son neveu trop docile par les serviteurs de la domesticité! Il bâtissait dans le Strand un palais trop splendide pour un sujet, un palais dont les escaliers descendaient jusqu'à la Tamise, dont les terrasses dominaient le fleuve, dont les galeries ne comptaient que des chefs-d'œuvre. Il en avait posé les assises sur l'emplacement de trois palais épiscopaux et d'une église paroissiale et il l'avait construit avec les matériaux de deux chapelles et d'un cloître. Rien ne lui coûtait. Il dépensait pour son architecture personnelle mille guinées par jour. C'était un scandale qu'un tel luxe au sein de la détresse de tout un peuple. Quand l'opinion fut incendiée, le comte de Warwick, qui avait gagné la majorité des lords du conseil, arma un grand nombre de ses partisans. Il se rendit avec eux dans l'immense hôtel de l'évêque d'Ély, au centre du quartier d'Holborn. C'était le 6 octobre 1549. Le duc de Somerset emmena le roi à Hampton-Court, puis à Windsor. Warwick s'assura du concours des officiers municipaux, du lord-maire et du gouverneur de la Tour. Le 9 octobre, tous les conseillers privés, moins deux étaient autour de Warwick. Le roi était seul à Windsor avec le protecteur, Cranmer et Paget. Alors le primat s'adressant à Édouard et à Somerset, les invita l'un et l'autre à ne plus résister. Le roi ne demandait pas mieux. Le protecteur était découragé. Le 10, il se résigna. Le 13, Warwick et ses collègues étaient à Windsor. Ils firent conduire à la Tour Somerset, contre lequel ils entassèrent vingt-neuf chefs de criminalité. Le protecteur ne montra pas dans ses revers l'audace de son frère le grand amiral. Il confessa tout ce que lui dictèrent Warwick et ses ennemis. Il eut recours à la clémence du roi. A ce prix il eut la vie sauve. Il fut condamné à une amende de deux mille livres sterling de revenu, à la confiscation de tous ses biens mobiliers et à la déchéance de toutes ses dignités. Le duc de Somerset sortit dégradé de la Tour, le 6 février 1550. Le comte de Warwick, maître absolu de l'autorité, toucha profondément le roi en ne le forçant pas à répandre le sang de son oncle. Édouard crut que ce calcul de Warwick était de la générosité et il lui en sut un gré infini. Les réformés tremblèrent pour leurs dogmes. Le duc de Somerset avait été leur providence. Que ferait le comte de Warwick? Ce rusé politique devinait toutes les pensées. Il avait conquis le roi en n'exigeant pas le supplice de Somerset; il cimenta sa prépondérance en ménageant les protestants qui étaient les préférés du jeune monarque théologien. Le comte de Warwick jouait un jeu double; car d'un autre côté il n'offensait pas les espérances des catholiques. Cranmer continuait son œuvre, une œuvre de douceur et de charité autant que de foi. Dès le nouveau règne, le primat s'était empressé d'assurer par des pensions le sort des moines sans asile et sans pain. Il avait modifié les ordonnances cruelles de Henri VIII. Il avait obtenu l'amnistie de toutes les condamnations religieuses antérieurement prononcées. Il fit rapporter la loi inquisitoriale des six articles. Il remplaça la liturgie romaine par la liturgie anglaise. Il publia un catéchisme dans lequel, tout en constatant les devoirs des citoyens, il n'omettait pas de rappeler parallèlement les devoirs des gouvernements. Voici son commentaire sur le deuxième commandement: «Tu ne déroberas pas: quand les magistrats chargent leurs sujets outre mesure et requièrent d'eux plus qu'il n'est besoin pour le payement des obligations publiques, cette exaction est un vol et un crime devant Dieu!» Cranmer correspondait avec Calvin et avec les réformateurs les plus éminents de l'Europe. Il avait fait le pas des sacramentaires et rejeté la présence réelle de l'Eucharistie. Il restitua aux fidèles le calice, et la communion fut célébrée sous les deux espèces. Il supprima le culte des images, retrancha les fêtes superflues, composa un recueil de prières et couronna tant de travaux en donnant aux pasteurs une famille. Le mariage des prêtres fut permis. Les pères du concile de Trente suscitèrent à l'unité de la Réforme anglicane de redoutables embarras. Ils eurent l'art de dépêcher des anabaptistes dans la Grande-Bretagne. Une lettre à Gardiner prouve ce fait machiavélique. Les anabaptistes arrivèrent. Ce n'étaient pas les sectaires féroces et dissolus de Jean de Leyde, non, c'étaient des sectaires pacifiques. Sous beaucoup de subtilités, leur religion était un théisme. Pour eux le Christ n'était pas Dieu, c'était seulement un homme inspiré. Ils n'admettaient pas le baptême des enfants: ils en conféraient un autre aux adultes qu'ils régénéraient dans une nouvelle ablution. D'ailleurs ces anabaptistes d'Angleterre étaient inoffensifs, bons, miséricordieux, les ancêtres, selon l'esprit, des quakers de la Grande-Bretagne et de l'Amérique. Cranmer devait à ces sectaires la même tolérance qu'il accordait aux savants, aux artistes, aux réfugiés allemands, florentins, génois, vaudois, vénitiens, milanais et calabrais. Il était naturellement disposé à l'indulgence, mais poussé par les violents de son Église, il eut le malheur de laisser allumer les bûchers de Jeanne de Kent, et de Von Parris, un Hollandais qui exerçait la chirurgie à Londres (1551). Siècle formidable que celui où Thomas Morus, le meilleur des catholiques, faisait brûler trois hérétiques, et, où Cranmer, le meilleur des protestants, faisait brûler à son tour deux anabaptistes! Le crime est plus grand chez Cranmer, parce qu'il est plus illogique. Le catholicisme en effet n'est que par l'autorité; au contraire, si le protestantisme est sous le soleil, c'est par la liberté de discuter et de conclure. Comment donc qualifier le protestantisme inquisiteur? En persécutant, le catholicisme n'est qu'inhumain; en persécutant, le protestantisme est inhumain et absurde, plus qu'absurde: idiot. Le duc de Somerset cependant, dépouillé de tout, avait tout retrouvé en quelques mois. Il n'y avait que le titre et la puissance de protecteur qu'il n'eut pas. Il rentra dans ses biens. Il fut lord du conseil et lord de la chambre du roi. Le comte de Warwick, le ministre dictateur, consentit même, pour satisfaire Édouard, à donner son fils lord Lisle à l'une des filles de Somerset. L'harmonie toutefois était loin de ces émules. La haine sous des dehors de courtoisie couvait entre eux. Ils n'étaient pas égaux. Le duc de Somerset n'était que mollesse et violence; le comte de Warwick avait la souplesse de la force, la dissimulation, la patience, la décision. Il frappait sans menacer à la différence du mobile duc qui menaçait sans frapper. Le comte de Warwick connaissait toutes les rodomontades de Somerset. Il faisait parvenir au roi par des espions de tous les âges, de tous les rangs, et de tous les sexes, les moindres imprudences du duc. Somerset entretenait une bande nombreuse. Il avait autour de lui des spadassins déterminés. Il parlait de soulever la cité, de reconquérir le jeune roi, d'exterminer sir Williams Herbert, le comte de Wiltshire, et surtout le comte de Warwick. Le roi était instruit à mesure et indirectement par des créatures de Dudley qui en même temps captivait Édouard et les lords du conseil. Le comte de Warwick édifiait le roi en accélérant les progrès de la Réforme, en répondant avec modération aux outrages de Somerset et en comblant ses collègues des faveurs de la cour. Il ne s'oubliait pas lui-même. Ainsi, Thomas Percy, le frère du lord Percy qui avait aimé Anne Boleyn, ayant été décapité et ses enfants mis hors de la noblesse, lord Percy ne put léguer à ses neveux le titre de comte de Northumberland. Ce grand titre vacant, Dudley le travestit et l'arracha au roi, mais il est le seul de sa famille qui en fut décoré. Ce nom de Northumberland, un instant usurpé, refleurit plus tard dans l'antique maison des Percy. Édouard VI, après avoir créé duc de Northumberland le comte de Warwick, créa, par l'insinuation du nouveau duc, d'autres dignités. Il institua duc de Suffolk le père de Jane Grey, le marquis de Dorset dont les deux beaux-frères, fils du dernier lit du vieux Suffolk, avaient succombé à l'épidémie de la _suette_. Le comte de Wiltshire fut déclaré marquis de Winchester; sir Williams Herbert, comte de Pembroke; Cecil, Cheek, Sidney et Nevil furent faits chevaliers. Northumberland distribua partout des grâces, se fortifiant auprès du roi par sa bienveillance hypocrite envers Somerset, auprès des lords par ses largesses d'argent et de charges. Pendant ce temps, Somerset se permettait les jactances, les insultes, les mépris. Tout chez lui se bornait aux paroles. Il se berçait de vaines illusions de vengeance et de domination, lorsque, le 17 octobre 1551, comme il se rendait en grande pompe à Westminster, il fut arrêté et conduit à la Tour. La même prison d'État se referma bientôt sur les partisans du duc. Crane et sa femme, sir Thomas Holcroft, sir Michel Stanhope, sir Thomas Arundel, sir Miles Partridge, lord Paget, le comte d'Arundel, lord Dacres y furent successivement écroués. La duchesse de Somerset ne fut pas épargnée non plus. Elle avait toujours été le mauvais ange de son mari, l'ange de l'orgueil. Le marquis de Winchester fut nommé lord sénéchal dans le procès. Le duc de Northumberland et le comte de Pembroke, les ennemis de Somerset, ceux qu'il avait voulu assassiner furent parmi ses vingt-neuf juges. L'acte d'accusation contenait deux chefs principaux: Le duc avait médité la déposition du roi, son neveu. Il avait comploté de s'emparer du duc de Northumberland mort ou vif. Les pairs l'acquittèrent sur le premier chef; ils le condamnèrent sur le second. Après sa sentence, Somerset demanda pardon au duc de Northumberland, au marquis de Winchester et au comte de Pembroke des desseins qu'il avait formés contre eux. Cette humiliation que l'ancien protecteur s'infligea spontanément à lui-même me semble prouver assez l'intention d'un triple meurtre dévoilé du reste par plusieurs témoins. L'ordre de l'exécution ne fut pas immédiat: il ne fut signé que le 22 janvier 1552. Le duc de Northumberland inventa tous les délais imaginables. Il avança de degré en degré. Il n'approcha que peu à peu de la main du roi la plume fatale. Il avait circonvenu le jeune prince par des prêtres, par des familiers qui soulevaient la conscience de l'adolescent contre sa sensibilité. Northumberland avait l'air de pencher plutôt vers l'indulgence et de subir les mêmes combats qu'Édouard. Le roi se détermina enfin. Le duc de Somerset dut se souvenir de son frère, le grand amiral, dont il avait répandu le sang sur le même échafaud où le sien allait être versé. Il déplora sans doute au dedans son implacabilité; car ses lèvres murmuraient tout bas des prières en marchant à Tower-Hill. Là, il retrouva en face du bourreau son courage de soldat. Il fit un discours touchant à la multitude qui avait envahi l'intérieur de la Tour. Il avait favorisé la Réforme et le pauvre peuple. Il en fut récompensé à cette heure suprême. Il fut entouré d'un respectueux attendrissement. Toutes ces rudes poitrines vibraient pour lui. Sir Anthony Broon s'étant présenté à cheval, et quelques voix ayant crié: «La grâce, la grâce,» il y eut une explosion de joie. Somerset lui-même eut un court mirage. Détrompé vite, il reprit son discours avec calme, recommandant aux spectateurs en larmes la fidélité au roi et à l'Église nouvelle. Il se tut un moment, regarda une dernière fois le ciel, salua l'immense auditoire, et, ployant ses deux genoux, il emboîta son cou palpitant dans l'échancrure du billot; sa tête roula et rougit le drap noir de l'échafaud au milieu d'un vaste gémissement. La mort du duc de Somerset fut plus noble que sa captivité. Il eut d'abord trop de bonheur et son étoile avait été trop éclatante. Il en fut ébloui. Ni son intelligence, ni son caractère n'étaient faits pour porter sa fortune. Elle était trop supérieure à son génie. Pour l'achever, il eut une femme hautaine, une de ces femmes pour qui l'étiquette est plus que l'affection, plus que le devoir et qui poussent les leurs jusqu'au trône ou jusqu'à l'échafaud dans l'unique but de tout écraser autour d'elles sous une insolente personnalité. Lord Thomas Seymour et le duc de Somerset ensevelis, Northumberland gouverna seul. Il n'avait pas le nom de protecteur, mais il en avait l'omnipotence. Il l'avait conquise par sa flexibilité, par ses tempéraments non moins que par l'opportunité rapide de son initiative et de son action. Il était le vrai roi d'Angleterre. [Illustration] CHAPITRE XI. La cour d'Édouard VI.—Influence de Cranmer.—Les réformateurs d'Allemagne favorisés.—Les jeunes seigneurs et les jeunes filles de la plus haute aristocratie très-adonnés aux lettres.—Les ladies Somerset.—Mildred Cecil.—Mistress Clark.—Lady Vaughan.—La comtesse de Pembroke.—La princesse Élisabeth.—Lady Jane Grey.—Amitié du roi pour Jane qui protège Élisabeth.—La princesse Marie.—Cassette de Jane Grey.—La Bible et Platon.—Les dialogues.—La Renaissance.—Souvenirs personnels—Les philosophes.—Les réformateurs.—Jane païenne et chrétienne.—Ses habitudes.—Ses parents et Aylmer.—Deux récits.—Le Phédon.—Attractions multiples de Jane Grey. En dehors de la politique, la cour d'Édouard VI était charmante. C'était un couvent libre d'adolescents et de vierges dont Cranmer, l'archevêque de Cantorbéry, était comme l'abbé. Il y avait innocence, courage, beauté, lutte de science et de vertu parmi cette élite de l'aristocratie anglaise. Les intrigues des oncles du roi, le duc de Somerset et le grand amiral, les cabales coupables de Dudley, duc de Northumberland, le tentateur des deux Seymour et de sa propre famille, n'avaient cessé de planer au-dessus et autour de la jeune cour, moitié érudite, moitié élégante. Mais cette cour plongée dans toutes les études de la Renaissance, passionnée de théologie et d'art, doit être indiquée avec son originalité dans cet intervalle efflorescent de 1550 à 1553. Il faut saisir dans les documents secrets de cette époque et singulièrement dans les lettres latines soit d'Ascham, soit d'Aylmer, non moins que dans les Mémoires de Strype, la physionomie de cette cour où le primat d'Angleterre et ses amis les humanistes étaient plus respectés, plus admirés, plus applaudis que les lords. Le roi donnait l'exemple. Il rougissait d'aise lorsque Cranmer lui parlait de créer des chaires de théologie et d'éloquence à Cambridge et à Oxford pour Bucer et pour Pierre Martyr Vermigli. «Mon père, disait le jeune roi, j'autorise tous vos desseins. C'est m'honorer que de protéger les lettres et ceux qui les cultivent avec éclat. Ne vous y épargnez pas. Si l'argent manque à mon trésor, réduisez plutôt mes écuries et les dépenses de ma bouche.» Il travaillait en même temps, le noble jeune prince, autant que le permettait sa santé. «Jamais la noblesse d'Angleterre, écrit en 1550 Ascham à Sturmius, recteur de l'université de Strasbourg, n'a été plus savante qu'à présent. Notre illustre roi Édouard surpasse en talent, en habileté, en persévérance et en instruction le nombre de ses années et ce que l'imagination peut supposer. Il faut accorder aussi de justes éloges à cette foule de jeunes seigneurs élevés avec notre prince dans les littératures grecque et latine.» Ascham rend hommage aux deux précepteurs du roi, Antony Coke et John Cheek. On sent qu'il s'estime profondément lui-même qui, après la mort de son ami Grindal, s'est chargé de l'éducation de la princesse Élisabeth. Il est plein d'enthousiasme pour elle, ce qui ne l'empêche pas de rendre justice aux dames soit de la cour, soit de la ville que recommande l'ardeur des lettres. Il cite au premier rang les filles du duc de Somerset et Mildred Cecil, la fille d'Antony Coke, la femme de William Cecil, déjà secrétaire d'État, déjà le plus grand politique de l'Angleterre, déjà digne qu'on lui appliquât les paroles dont Thucydide sacre Périclès: «Il avait le sentiment de toute convenance, le tact pratique et utile de toute théorie.» La petite-fille de Thomas Morus, mistress Clark, rappelait intellectuellement sa mère mistress Roper et le chancelier son aïeul. Lady Vaughan et la comtesse de Pembroke, sœur de la reine Catherine Parr, étaient des personnes tout à fait littéraires à la cour; Ascham les célèbre. Seulement ses prédilections étaient pour la princesse Élisabeth et pour Jane Grey. Jane Grey surpassait toutes ses compagnes soit par son intelligence, soit par sa modestie. Elle ne tenait qu'à la science et à la vertu. «Un jour, dit Aylmer, lady Jane ayant reçu de lady Marie une parure brillante, des vêtements d'or et de velours et toutes les somptuosités de la toilette, elle s'écria en les voyant: «Que ferai-je de ceci? —Ces vêtements, lui répondit-on, iront bien à une personne de votre rang. —Vraiment, repartit Jane, ce serait une honte à moi d'obéir à lady Marie contre la volonté de Dieu et d'abandonner lady Élisabeth qui s'y conforme religieusement.» Une telle petite scène peint bien la cour d'Édouard VI, vers 1550. Cette cour était rigide. Le jeune roi était plus sévère même que l'archevêque, et rien ne lui plaisait comme la simplicité des costumes, image de la décence des mœurs. Il y avait deux tendances: la tendance au luxe imposée par lady Marie aux dames en qui survivaient les souvenirs catholiques; la tendance à un puritanisme poli recommandé par la princesse Élisabeth et par Jane Grey, toutes deux protestantes. Le roi aimait beaucoup Jane qui était la femme selon son idéal, une jeune fille accomplie en grâce, en chasteté, une vierge qui éclairait et qui charmait à la fois. Édouard ne pouvait souffrir Marie sa sœur aînée; il avait plus de penchant pour Élisabeth; mais sa tendresse la meilleure était pour Jane Grey qui apaisait son humeur contre la fille de Catherine d'Aragon et qui tournait son cœur de plus en plus vers la fille d'Anne Boleyn. On sent l'influence de lady Jane dans les condescendances croissantes d'Édouard pour Élisabeth, et dans les honneurs dont il permettait qu'elle fût entourée, lorsqu'elle lui faisait visite. On lit dans les Mémoires de Strype, à la date du 17 mars 1558: «Lady Élisabeth s'est rendue à cheval au palais de Saint-James. Elle était accompagnée d'une suite de lords, de gentilshommes, de dames du premier rang au nombre de deux cents.» A la date du 19, on lit encore: «Tout le chemin que la princesse traversa avec son cortége, depuis la porte du parc jusqu'au château, était couvert de sable fin.» La princesse Marie avait alors trente-quatre ans, la princesse Élisabeth en avait dix-huit et Jane Grey quatorze, l'âge du roi. Jane, soit à la cour, soit dans le Leicestershire, à Bradgate, avait avec elle une cassette dont le fond était toujours Platon et la Bible. C'étaient ses deux livres. Elle méditait la Bible en hébreu ou en anglais, Platon en grec. Ce qui la pénétrait avec la poésie des prophètes et la morale du Christ, c'était la philosophie de Platon. Son âme était imbibée de ces odeurs et on les respirait auprès d'elle. Les humanistes comme Ascham et Aylmer, les réformateurs comme Bucer et Vermigli, les évêques comme Thirleby et Cranmer, les jeunes seigneurs comme les Dudley, les Norfolk, les Seymour, Édouard VI lui-même, étaient captivés, ensorcelés. Car cette princesse se montrait la plus séduisante jeune fille de la cour, de la ville et des champs. Partout lady Jane était la première. Par delà tous ses goûts, son goût le plus vif était pour Platon. Elle suivait en imagination les traces du grand philosophe dans les détours innombrables de ses dialogues, comme dans autant de forêts sacrées plus enchantées que sa forêt de Charnwood. Là, ce n'étaient pas de cruels chasseurs, poursuivant et tuant de faibles animaux. C'étaient des troupes de jeunes hommes, tantôt dans une palestre, au milieu des divertissements; tantôt à l'ombre des orangers; tantôt sur l'herbe fraîche, au bord de l'Ilissus, au murmure du flot, au chant des cigales. Socrate passait et repassait dans ces groupes, s'adressant soit à l'un, soit à l'autre, interrogeant et répondant, démasquant les sophistes, dévoilant les égoïsmes, suscitant les vertus, enlevant à travers les évolutions d'un génie inépuisable toutes ces intelligences exquises de l'Attique. Tout est pur aux purs. Jane s'égarait et se retrouvait au milieu des dialogues. Elle ne comprenait pas les fanges de la Grèce, ni ses mœurs infâmes, et la pensée de la vierge n'en était pas plus ternie que le rayon n'est souillé par la boue des carrefours sur laquelle il luit. Jane répétait après Diotime, la Mantinéenne: «O, mon cher Socrate, ce qui peut donner du prix à cette vie, c'est le spectacle de la beauté éternelle.» Socrate était le guide de Jane et la préservait de toute profanation. Jane Grey se risquait avec confiance sur les ailes du philosophe. «La vertu des ailes, dit Socrate, est de porter ce qui est pesant vers les régions habitées par les Dieux, et elles participent plus que toutes les choses corporelles à ce qui est divin. Or, ce qui est divin, c'est le beau, le vrai, le bien, et tout ce qui leur ressemble. Voilà ce qui fortifie principalement les ailes de l'âme.» Et ailleurs: «Le lieu qui est au-dessus du ciel, aucun de nos poëtes ne l'a encore célébré; aucun ne le célébrera jamais dignement. Voici pourtant ce qui en est, car il ne faut pas craindre de publier la vérité, quand on parle sur la vérité. L'_Essence_ sans couleur, sans forme, impalpable, ne peut y être scrutée que par l'intelligence, ce flambeau de l'âme. Autour de l'Essence est la place de la science. Or, la pensée des Dieux, qui se nourrit d'intelligence et de science sans mélange, comme celle de toute âme qui doit remplir sa destinée, aime à voir l'Essence dont elle est depuis longtemps séparée, et se livre avec délices à la méditation de cette Essence, jusqu'au moment où le mouvement circulaire reporte les Dieux au point de leur départ. Dans ce trajet leur pensée a contemplé la justice; elle a contemplé la science, non point celle où entre le changement, ni celle qui paraît différente dans les différents objets qu'il nous plaît d'appeler des Êtres, mais la science telle qu'elle existe dans ce qui est l'Être par excellence. Après quoi, les Dieux replongent dans l'intérieur du ciel et reviennent à leur palais; aussitôt qu'ils arrivent, le cocher conduisant les coursiers à la crèche, répand devant leurs naseaux l'ambroisie et leur verse le nectar. Telle est la vie des Dieux. Parmi les autres âmes, celles qui s'éloignent le moins des âmes divines n'éprouvent jamais aucun mal.» Ce sont là quelques-uns des fragments, que Jane Grey copiait de sa main. Quand elle les avait retenus et récités, elle s'écriait en grec, à l'exemple de Socrate et à la joie d'Aylmer: O Pan, donne moi la vertu intérieure de l'âme! voilà tout mon vœu.» Chose singulière! une jeune fille anglaise pouvait prier dans Platon comme Aylmer et Ascham sans cesser d'être biblique. En cela, les humanistes ne s'écartaient pas des Pères de l'Église si fervents pour le disciple de Socrate. Dans ces jeux surprenants du seizième siècle, l'antiquité et la Réforme se confondaient; seulement sous des mots anciens les sentiments étaient nouveaux. L'écorce de ce grand arbre de la Renaissance était païenne, mais la séve était chrétienne, et, par elle, reverdissait le vieux tronc presque desséché. Je l'entrevois cette Renaissance, telle qu'elle brillait alors. Car d'un même coup d'œil que ses initiés, j'ai regardé ses horizons. Au commencement de ce siècle, à une heure de renaissance aussi, n'avons-nous pas feuilleté, nous spiritualistes, avec un saisissement religieux les dialogues de Socrate? Nous étions quelques amis, entre autres George Farcy, un héros de la liberté mort dans les journées de juillet et Eugène Burnouf, un héros de la science mort dans des labeurs sacrés sur les livres primitifs de l'Inde. Eux et moi, à vingt ans que nous avions, nous emportions sous les tilleuls du Luxembourg les volumes de Platon, et, le long d'une allée où se promenait souvent Royer-Collard solitaire, nous lisions et nous causions dans les lueurs philosophiques d'une aube ineffable. La réverbération de l'antiquité était sur nous, en nous, et je puis interpréter par nos extases l'extase du seizième siècle. Je ne crains pas de le dire, c'est de la sorte qu'il faut avoir senti l'antiquité, au matin, dans une fraîcheur de rosée, pour la juger, le soir, sans sécheresse à travers la douce réminiscence des jeunes impressions; c'est de la sorte que l'on doit découvrir l'Angleterre d'Édouard VI aux splendeurs de la Renaissance et de l'analogie. Les réformateurs avaient tellement christianisé Platon et tellement platonisé la Bible, ils avaient tellement échauffé la Grèce par la Judée, tellement illuminé la Judée par la Grèce, qu'ils avaient réconcilié en eux les génies du mont Horeb et du cap Sunium. Par la perception de l'_Essence_ que Socrate révèle, ils avaient même touché à la partie ontologique de la métaphysique, partie transcendentale, réalité objective, dont Kant, Fichte, Schelling et Hegel ont indiqué naguère les secrets, tandis que Locke, Condillac et tout le dix-huitième siècle réduisirent la métaphysique à la simple analyse de l'entendement, à la psychologie. Platon, lui, n'avait rien omis de la totalité de l'Être. C'est pourquoi, s'il a été développé et traduit, il n'a encore été ni dépassé, ni surpassé. La philosophie, dans son expression la plus sainte, est une aspiration au delà des systèmes, l'aspiration directe d'une âme individuelle vers un Dieu infini. Des génies incomparables nous éclairent la route: Platon d'abord. Aucun n'est au-dessus de Platon. Jane Grey le soupçonnait et nous le savons, nous qui avons aiguisé nos esprits contre l'algèbre sceptique et stérile de Fichte, de Schelling et de Hegel, nous qui avons successivement vécu de la moelle de Bacon, de Descartes, de Leibniz et de Kant, ces quatre-là les plus grands des modernes, nous, qui du sein de tant de systèmes, retenons le privilége d'aspirer toujours plus haut. Cette aspiration, la faculté ailée de l'homme, où est-elle mieux que chez Platon? ni chez les philosophes que nous avons nommés, ni chez Aristote, ni chez Pythagore, ni chez personne. Toutefois la métaphysique est comme la terre; elle gagne à être labourée et il est bon, malgré tout, que les Allemands de ce siècle aient construit leurs monuments d'abstractions. Non pas que je sois avec eux. Kant, le plus original, est sceptique. Tous les autres sont panthéistes. Leur doctrine consiste dans la soudure de Dieu et de l'univers. Par cette coexistence, ils ressuscitent le chaos. Je ne les accepte pas, je les constate. Je constate Fichte, ce Germain ivre du _moi_ jusqu'à ensevelir Dieu dans cet atome. Je constate Schelling, ce panthéiste armé du thyrse qui, absorbant l'univers en Dieu, sombre dans le mysticisme; je constate Hegel ce panthéiste épique dont l'effort est de confisquer Dieu dans l'univers, dans l'homme, et qui par là sombre en plein athéisme. Je ne ferai pas difficulté d'écouter de Hegel son évolution de l'idée, sa théorie de l'histoire, du _devenir_, du progrès, mais à une condition, c'est qu'au-dessus de la poussière qu'il soulève, j'aurai pour appuis ces granits inébranlables: le _cogito, ergo sum_ de Descartes, ce qui implique l'âme; l'unité substantielle de Platon et de Leibniz, ce qui implique Dieu; puis après tout comme avant tout, le moi personnel avec son invincible gravitation vers l'infini personnel, ce qui implique l'immortalité. Voilà de quelles précautions je m'entoure contre Hegel, le plus surfait des hommes, ingénieux sans doute et intrépide dans l'absurde, mais inférieur à Kant qui lui-même était inférieur à Leibniz, le premier des modernes comme Platon est le premier des anciens. Platon a mérité le nom de Divin et Leibniz vécut tellement dans l'intimité de Dieu, qu'il en reçut pour ainsi dire la confidence et qu'il put expliquer les plans de la Providence calomniée. «Les perfections de Dieu, dit ce grand homme, sont celles de nos âmes, mais il les possède sans bornes: il est un océan et nous ne sommes que des gouttes. Il y a en nous quelque puissance, quelque connaissance, quelque bonté, mais elles sont tout entières en Dieu... Toute la beauté est un épanchement de ses rayons. «... En réalité point de mort, mais un progrès incessant et spontané du monde vers ce comble d'idéal et de sublimité dont les œuvres de Dieu sont capables. «Ainsi tous les êtres sont immortels et en voie de progrès perpétuel et indéfini: mais entre tous les êtres, il y en a un susceptible de connaître tous les autres, d'embrasser le dessein de l'univers et de le rattacher à son principe divin. Bien plus, cet être privilégié a un avantage plus précieux encore: il concourt à l'accomplissement des desseins de Dieu. Cet être n'est pas une chose, il est une personne. Il est dans son petit monde une Providence, image de la Providence universelle. Un tel être non-seulement ne peut perdre sa substance, mais il ne peut pas perdre ce qu'il y a en elle de singulièrement propre et divin, la personnalité. Et ce n'est point là une simple espérance dont le sage s'enchante innocemment, c'est une vérité certaine où concourent toutes les sciences de la nature et du monde moral. C'est le dernier mot de la philosophie. «.... Il ne faut donc point douter que Dieu n'ait ordonné tout en sorte que les esprits (qui sont quasi de sa race) non-seulement puissent vivre toujours, ce qui est immanquable, mais encore qu'ils conservent toujours leur qualité morale, afin que sa cité ne perde aucune personne comme le monde ne perd aucune substance.» Ce n'est pas lui, Leibniz, la tête la plus incommensurable de toutes les grandes têtes humaines, ce n'est pas lui qui eût repoussé comme Hegel le Dieu personnel et l'immortalité de l'homme. Qu'on lise et qu'on relise la _Théodicée_ de Leibniz, ses _Essais_, sa correspondance, toutes ses pages, et l'on verra au contraire de quel accent il affirme les dogmes suprêmes. Il s'échappe de ce génie librement sacerdotal un souffle d'infini à travers les siècles et à travers les âmes, un souffle doux et fort qui épanouit la vérité en même temps qu'il sèche et flétrit l'erreur de quelque nom qu'elle s'appelle, superstition, panthéisme, scepticisme, positivisme, athéisme. Leibniz excepté, je préfère Kant à tous les philosophes allemands, à Fichte, à Schelling, à Hegel, à Schopenhauer qui dans son opposition à eux procède d'eux et qui se jette dans le nihilisme. Kant du moins, qui a déchaîné l'idéalisme, s'est attaché au devoir. Il a dit: «Il y a deux choses dont l'admiration augmente sans cesse en mon âme: la vue du ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale au dedans de moi.» Le philosophe de Kœnigsberg est touchant lorsqu'il prononce ces paroles, parce qu'elles ont une portée poignante sur ses lèvres. Elles sont un démenti dont il se frappe; elles signifient: mon instinct vaut mieux que ma métaphysique, ma métaphysique me donne un Dieu subjectif, une nature subjective; mon instinct me donne une nature objective, un Dieu objectif. Ma métaphysique ne me donne que le _moi_, mon instinct me donne encore le _non-moi_. Cette pensée ainsi commentée est bien pathétique chez Kant. Voilà un métaphysicien qui confesse la nature, la morale et par conséquent Dieu, malgré la métaphysique. Son âme ne peut se détacher de la cause première et paternelle, son âme ne peut pas plus se passer de Dieu que ses poumons d'air. Pour qu'il vive, il lui faut Dieu. Son cerveau faiblissant dans l'affirmation de ce Dieu qui lui est nécessaire, sa poitrine parle. Cette intelligence est très-grande et pourtant elle fléchit devant le problème de Dieu; c'est le cœur qui conclut. Le vieux Teuton trahi par la formule, lui le père des formules, est sauvé par le sentiment. C'est sa honte comme philosophe, et, comme homme, c'est sa gloire. La foi de Kant est tragique; celle de Leibniz est sereine, car il atteste métaphysiquement et moralement Dieu, la nature et plus que la liberté: l'immortalité. La philosophie allemande, fille de Kant, s'est retournée contre la logique de Kant. Elle a cru rectifier cette logique et aller plus loin que Platon et Leibniz en allant au panthéisme. Hegel, le Spinosa du dix-neuvième siècle, a tué sous lui par cet excès la métaphysique, si bien que l'Allemagne elle-même, après tant d'orgies d'idéalisme, incline au théisme, la philosophie et la religion du genre humain. On dirait que le spiritualisme va renaître par l'instinct. Qui vaincra les sophistes? qui sera Socrate aujourd'hui? qui désignera les principes indéfectibles de la philosophie, ceux qui doivent surnager toujours? Ce sera l'instinct, l'instinct qui a dompté Kant et qui gouverne l'humanité. La plus grande grandeur des métaphysiciens, c'est de ne pas contredire l'instinct, tout en l'élevant à la dignité de la science. L'_essence_ de Platon, qui produit les notions du beau, du vrai et du bien, est Dieu; l'_absolu_ de Leibniz est Dieu aussi. «Il n'y a, dit-il, qu'un seul absolu, à savoir, Dieu.» Et le Dieu de Leibniz est personnel, et l'immortalité qu'il en dégage garde la conscience du moi. La science trop souvent s'efforce de dominer l'âme; elle l'enveloppe, elle est près de l'obscurcir à force d'assembler autour d'elle des nuages. Mais la science a moins de nuages que l'âme n'a de rayons. L'âme, au moment où elle paraît enténébrée et comme étouffée, rejaillit en torrents lumineux, et, lors même qu'elle ne dissipe pas entièrement les brouillards accumulés, elle se manifeste par des percées sublimes vers le ciel. Si la science est bonne pour aller à Dieu, l'âme est meilleure. La science est sujette à s'embarrasser dans d'inextricables paradoxes, l'âme qui ne calcule pas si froidement le chemin, le devine, franchit les obstacles et touche au but. L'Allemagne de notre siècle a mis le rêve dans la science, elle y a mis la caricature et le mélodrame. Le monde qui avait résisté à Malebranche et à Spinosa, l'un le plus aimable, l'autre le plus profond des panthéistes, tous deux issus de Descartes, le monde a eu peur de Schelling et de Hegel, ces récents panthéistes issus de Kant. Il a pris au sérieux les étudiants aux longs cheveux blonds, enthousiastes du tabac, de la bière et de l'absolu, qui pendant cinquante années ont poussé des _hourras_ de mépris sur Bacon, Descartes, Leibniz, et se sont désabusés successivement de Kant, de Fichte, de Schelling même, pour ne plus jurer que par Hegel, naufragé à son tour. Le monde, qui ne comprenait pas bien, eut un moment d'effroi et de lâcheté. L'Allemagne, cette nation sentimentale et d'une bonhomie grandiose, le surprit par des bouffissures, des exagérations, des bizarreries et des charlatanismes quelquefois sincères. Intimidé un instant devant ces tréteaux tudesques, le monde faillit céder Dieu, la liberté et l'immortalité. Si peu qu'ait duré l'illusion, c'est trop. Elle aura été salutaire au moins en ramenant virilement à l'austère et sobre vérité. L'autorité métaphysique de l'Angleterre et de la France, je la trouve dans Bacon, dans Newton et dans Descartes; l'autorité métaphysique de l'Allemagne, je la trouve dans Leibniz, et à beaucoup d'égards dans Kant. Les autres sont de faux grands hommes de classes et de paradoxes. Les vrais grands hommes sont ceux dont la science souveraine suit la ligne ascensionnelle de l'âme. Impuissante contre l'âme, la science est toute-puissante avec elle. Les réformateurs du seizième siècle, tous plus ou moins admirateurs de Platon, étaient dans cette belle direction de spiritualisme, et ils y avaient mis la cour d'Édouard VI. Parmi les jeunes filles et les jeunes seigneurs de cette cour, Jane Grey se distinguait par son naturel. Elle était exempte d'affectation. Tandis que Platon surchargeait tant d'autres de syllogismes, elle, il la parfumait d'un peu de son huile athénienne. Cette tête charmante était le sanctuaire le plus accompli de la Raison. Une inspiration spiritualiste battait ses pulsations dans ces tempes harmonieuses, et rendait ses oracles dans ce front virginal. Cette princesse avait la mesure des choses. Elle conservait le respect, et elle déployait l'audace. Elle était la Béatrix, non d'un poëte, mais de tous les théologiens et de tous les princes. Sage et réfléchie elle s'appliquait à personnifier le bien, à user le mal. Elle cultivait la philosophie à la veille de la passion, et la métaphysique à la veille de l'amour. Elle avait une organisation magnanime. Elle eut une éducation très-bonne au fond par la double épreuve des plaisirs et des peines. Les sévérités, les préjugés, les inintelligences, les rigueurs même de la famille n'auront pas cette puissance sur Jane de l'aigrir ou de la révolter, mais seulement de redoubler son zèle pour l'étude. L'étude ne fut pas une distraction pour la princesse, elle fut une vocation de son âme, une consolation des tristesses de son foyer splendide et orgueilleux. Aylmer, le compagnon de ses travaux intellectuels, lui fut mieux que la famille, il lui fut une providence. Il la dirigeait dans les plus humbles et dans les plus hautes recherches. Jane chérit comme un père ce vénérable maître. Lui, il adora Jane, tout en l'initiant aux lettres et aux arts. Elle apprit toutes les langues classiques et presque toutes les langues vivantes. Après la Bible et la philosophie, ce qu'elle préférait c'était la poésie et l'histoire. Platon était son grand homme. Elle l'abordait familièrement et face à face sans traducteurs pédantesques. Elle le lisait en grec comme David en hébreu. Homère, Virgile et Plutarque la délassaient des génies austères. Le plus souvent, soit à Londres au palais des Dorset dans Grey's-Place, soit à Bradgate, les proches de Jane la trouvaient dans son cabinet toute préoccupée de Platon. Elle ne pouvait s'arracher à ces grandes pages. Plutôt que d'y renoncer, elle négligeait ses promenades les plus riantes à cheval ou en barge ou à pied. Ordinairement, lorsqu'on chassait dans le parc de Bradgate, Jane se cachait en quelque recoin du château; et lorsqu'on chassait dans la forêt de Charnwood, Jane se cachait sous les ramures du parc. Ces inconvenances chez une personne d'un rang si élevé impatientaient le marquis et la marquise de Dorset, qui ont droit d'être appelés maintenant, par décision d'Édouard VI, le duc et la duchesse de Suffolk. Ils s'offensaient des fantaisies de leur fille aînée. Il y avait à Bradgate des orages domestiques dont Jane souffrait, mais qui ne la corrigeaient pas. Les faits sont nombreux et caractéristiques. Je n'en citerai que deux. Dans l'été de 1550, il y avait grande compagnie à Bradgate. Une chasse dans la vaste forêt de Charnwood avait été arrêtée. Tout le monde était disposé dès le matin. Le château était d'un joyeux tumulte. Les chevaux, tout sellés et harnachés, piaffaient et hennissaient dans les cours. Au moment de partir, les dames et les seigneurs s'aperçurent de l'absence de Jane Grey. Où était-elle? Voilà ce qu'on se demandait, après l'avoir vainement cherchée. Ses deux petites sœurs ayant dit qu'elle était dans le parc, toute la compagnie s'élança sur les traces de la belle Jane. On joua, on folâtra par les sentiers sablés, et l'on trouva sous un saule, au bord de l'eau, la charmante princesse. Entourée de biches et de chevreuils, elle se penchait sur un Platon dans lequel elle était absorbée et qu'elle noyait des boucles de ses cheveux. Au bruit, Jane se levant du gazon, remercia ses proches et leurs hôtes de leur courtoisie. Elle referma en rougissant les dialogues divins, les confia à l'une de ses femmes, et, rejoignant les chevaux, elle galopa avec ses amis, à l'ombre de la forêt, aux aboiements des chiens et au son des cors. (Estampes, cartons de M. Fourniols.) Elle fut grondée au retour par sa mère, l'impérieuse duchesse de Suffolk. Un autre jour, en 1551 (Jane avait quatorze ans), la chasse ne retentissait pas dans la forêt de Charnwood, mais dans le parc de Bradgate, fort pittoresque encore et d'une étendue de plus de trois lieues. Le duc et la duchesse de Suffolk se livraient avec impétuosité à ce grand plaisir que Jane réprouvait et auquel d'ailleurs elle préférait ses livres. Ce jour-là, Roger Ascham, le même qui fut précepteur d'Élisabeth, venait, avant son pèlerinage d'Allemagne, prendre congé des seigneurs de Bradgate. Arrivé au château, il se disposait à attendre dans la salle de parade la fin de la chasse dont il entendait au loin les fanfares, lorsqu'une suivante de lady Jane l'avertit que la princesse était dans son appartement. Ascham, qui respectait le duc et la duchesse de Suffolk, mais qui admirait et aimait Jane uniquement, s'empressa de monter chez elle. Introduit dans le cabinet de la princesse, il l'aperçut établie à une petite table sur laquelle il y avait un livre ouvert. Après la première joie et les premiers compliments, Ascham s'informa de lady Jane quel était ce livre, et, s'en approchant, il lut ce nom: le _Phédon_, pendant que Jane Grey le prononçait en lui répondant. Entre cette jeune fille et cet humaniste, le _Phédon_ est émouvant. C'est la question de l'immortalité; il n'y en a pas de plus grande. L'homme est âme et corps. L'âme, supérieure au corps jusqu'à le sacrifier complétement, peut exister et d'autant mieux exister sans lui. Elle se sépare de ses organes et les contrarie, elle réprime ses passions, elle les soumet pour entrer, d'abstraction en abstraction, dans l'austère profondeur des idées. Ces idées, comment sont-elles en nous? N'étions-nous pas avant d'être, puisqu'en sortant de Dieu, où notre âme était enveloppée, cette âme trouve en ce monde, où elle n'est plus essence, où elle est personne, les notions nécessaires, universelles, au milieu desquelles elle a vécu dans la substance. L'âme, en apprenant, se souviendrait-elle? Dans cette hypothèse, l'âme qui aurait précédé le corps pourrait lui survivre; l'âme, qui aurait primordialement une racine dans la substance, participerait de cette substance: elle serait immortelle. Comment d'ailleurs l'âme se dissoudrait-elle, puisqu'elle n'est pas composée, mais simple, identique et fixe en soi? Les âmes, ces unités vivantes dont Dieu est le centre, le père et l'idéal, tendent à la perfection dont elles ont été pénétrées dans le sein sacré de la substance, leur obscur et primitif berceau. Platon, qui est à Socrate ce que le génie métaphysique est au bon sens et à l'héroïsme, s'efface ici, et, adoptant la manière de son maître, il n'insiste pas sur la probabilité indubitable que nous renaîtrons avec la conscience, non-seulement de notre vie présente, mais encore de notre existence ou de nos existences sourdes, lointaines, à l'aide desquelles nous avons surgi des gouffres de l'être, par tous les degrés de l'être, jusqu'à la personnalité de plus en plus libre et vaste. S'il ne se fût subordonné à Socrate, Platon aurait bien pu prédire aux âmes qu'elles joindraient à leur plénitude future la mémoire active de leur ténébreuse croissance, la réminiscence claire de leur séjour reculé au plus épais de l'essence, et la perception radieuse de leurs apparitions anciennes, maintenant oubliées. Par déférence pour Socrate, il a un peu réduit la trame intellectuelle du _Phédon_. Moins orientale, elle n'en est que plus saisissante dans son insinuation hellénique. Quoi qu'il en soit, le _Phédon_ sur la table de Jane Grey fut une surprise et une allégresse pour Ascham. Car ce livre était, comme l'âme de Socrate, tout rempli des rhythmes de la Pythie et du dieu de Delphes. On y respire la métaphysique grecque et déjà la morale évangélique dans un mélange d'instinct et de science; on y respire l'éternité de Dieu et l'indestructibilité de l'homme. Le _Phédon_, c'est le chant du cygne, la prière du soir; c'est le dernier mot de la dialectique et de l'enthousiasme: l'immortalité. C'est l'hymne irréfutable et consacré du spiritualisme. Les matérialistes, ces prophètes de la nuit éternelle, ces dévots du néant, réclament toutefois et disent que les arguments antiques, si forts dans leur naïveté, n'ont rien de décisif. Ils répètent leur argument à eux, leur argument le plus spécieux que sa brutale logique n'empêche pas d'être faux. Le voici cet argument: «Pourquoi nous vanter et nous accroître, puisque nous sommes destinés à diminuer et à périr? Nous n'étions pas avant la vie, donc nous ne serons plus après la mort.» Je n'affaiblis pas l'objection. Je réponds que l'homme n'est qu'un atome par son corps, mais que par son âme il déborde le monde. Il contient le passé, le présent, l'avenir. Il est plus immense que toutes les planètes ensemble, plus durable que les astres. L'apparence de petitesse est vaincue par une réalité de grandeur dans la succession et dans l'étendue, dans le temps et dans l'espace. Il suffit du moindre acte de mémoire pour me livrer le passé qui n'est plus, du moindre acte d'intelligence pour me livrer le présent qui est; il suffit du moindre acte de pressentiment pour me livrer l'avenir qui n'est pas encore. Nous touchons dès ici-bas plus que l'immortalité. Notre réveil des profondeurs de la substance s'appelle naissance, notre réveil de la mort s'appelle résurrection. La résurrection qui accomplira notre pressentiment pourrait bien nous restituer le passé primitif en dissipant les ombres de notre mémoire. Même si je renonce à cette belle théorie des existences antérieures, rien ne m'embarrasse avec les matérialistes. Je suppose que nous ne fussions originairement ni dans la vie, ni dans le principe de la vie, cela ferait-il que notre âme ne fût pas immortelle quand elle est pleine d'immortelles pensées? Allez, tristes rêveurs, prêtres d'une pincée de cendres, débiles apôtres du vide, il ne sera pas plus difficile à Dieu de conserver cette âme que de la créer. Continuez de balbutier votre paradis souterrain et de mener votre songe d'argile au bruit de la pioche du fossoyeur, non, vous ne persuaderez pas le genre humain. Il sait que Dieu ne lui a pas mesuré, comme vous, six pieds de sépulcre pour infini; il sait que si Dieu a formé l'âme, ce n'est pas pour l'Érèbe, c'est pour la lumière; ce n'est pas pour la mort, c'est pour la vie. Il sait qu'elle sera certainement, l'immortalité, par cette autre raison péremptoire qu'elle est plus digne de Dieu et de l'homme. Or c'est toujours ce qui est le plus beau qui est le plus vrai. Je poursuis et je dis: Dieu étant, et c'est pour moi une évidence, il est le principe du devoir de l'accomplissement duquel se déduit comme loi le bonheur. Or c'est le contraire de cette loi qui arrive souvent. Le héros et le saint ne trouvent ordinairement ici-bas que l'infortune. Donc l'ordre moral, troublé par cette iniquité apparente dans ce monde, sera rétabli ailleurs par le Dieu de tous les mondes, et l'immortalité est infaillible. La justice n'est pas refusée, elle n'est qu'ajournée. Et puis, n'est-il pas aussi bon qu'il est équitable, le Dieu des âmes, et l'immortalité ne jaillit-elle pas de cette bonté? Car où serait la bonté divine, si le moi n'était pas perpétuel? Où serait la bonté divine, si l'être immuable en qui elle réside gardait à la confiance de l'homme une déception et tarissait cette source inépuisable à laquelle aspire notre soif? Ah! le _Phédon_ mérite d'être achevé. Platon en a fait avec son génie le poëme de l'espérance; faisons-en avec notre cœur, avec notre méditation et avec notre Dieu, le poëme de la certitude. Ascham, content comme philosophe, le fut aussi comme humaniste. Le _Phédon_ de Bradgate, en effet, n'était pas un _Phédon_ quelconque, un _Phédon_ traduit; c'était le _Phédon_ original, le _Phédon_ grec. «Ainsi voilà, s'écria Ascham avec transport, les plaisirs que vous préférez à cette chasse barbare? —J'estime, dit Jane en souriant, que tout leur divertissement dans le parc n'est rien auprès des délices que j'éprouve à la lecture de Platon. Hélas! qu'ils sont loin de connaître les véritables biens!» Ascham lui ayant demandé comment ces goûts si nobles lui étaient venus. «Je vais vous le dire, reprit-elle, et probablement vous étonner. Une des plus grandes miséricordes de Dieu sur moi, c'est de m'avoir donné, en même temps que des parents si impérieux, un professeur si bienveillant; car lorsque je suis en présence soit de mon père, soit de ma mère, quand je veux parler ou me taire, m'asseoir, rester debout ou marcher, ou manger, ou coudre, ou danser, ou faire tout autre chose, il faut que je tâche d'observer une à une les tyrannies de l'étiquette. Autrement je suis grondée, quelquefois même maltraitée; alors me voilà triste et malheureuse jusqu'au moment où paraît M. Aylmer. Cet indulgent ami me prodigue, lui, ses leçons avec tant de condescendance affectueuse, qu'elles passent comme des éclairs et que l'étude est pour moi un ravissement. Vous pouvez juger, d'après cela, si mes livres ont été mes consolateurs. Chaque jour, ils m'apportent des félicités que je ne saurais trouver autre part.» Ces révélations d'Ascham sont, dans leur sincérité, d'une haute importance historique. On comprend Jane, ses habitudes, sa vie à la campagne, ses luttes contre ses parents, qui consentaient bien à ce qu'Aylmer amusât leur fille avec de vieux livres, mais à la condition qu'elle resterait princesse et qu'elle n'oublierait pas son rôle à la cour. Jane avait beaucoup d'égards pour les siens et s'efforçait de ne les désobliger en aucune circonstance. Seulement elle défendait sa liberté, son âme, ses admirations; et la jeune princesse féodale, adorant à la fois le Christ et les Muses à la manière de Mélanchthon, est par ce croisement même, dans lequel excella plus tard notre Fénelon, l'une des figures les plus originales de la Renaissance. Elle s'était vouée merveilleusement à la philosophie, dont elle habitait tous les sommets, soit avec les Pères de l'Église, soit avec les métaphysiciens antiques, soit avec les grands réformateurs, hommes augustes qu'elle confondait presque, malgré leur diversité, dans un même culte. Le protestantisme laissa Jane Grey sur ces hauteurs. Ame vastement religieuse, de cette élévation, par son ample doctrine, elle dominait les sectes et présageait à son insu la raison moderne. [Illustration] CHAPITRE XII. Lady Jane Grey pendant l'année 1551.—Sa grâce avec les seigneurs, son érudition avec les humanistes.—Ardeur de Jane pour l'étude.—Aylmer.—Sadder.—Bucer, Vermigli: leurs portraits.—Par ces deux réformateurs Jane connaît Bullinger.—Elle fait amitié avec lui.—Les trois lettres de la princesse au réformateur conservées dans la bibliothèque de Zurich.—Bullinger.—Sa doctrine, sa vie, ses correspondances.—Quel pouvait être le lien entre Jane Grey et Bullinger? la théologie.—Missions du pasteur de Zurich à travers la Suisse.—Son influence sur Jane Grey.—Son portrait.—Une remarque d'Aylmer.—L'étude ne suffit plus à Jane. L'année 1551, où Roger Ascham visita le duc de Suffolk à Bradgate et rencontra Jane tout absorbée dans le _Phédon_, fut une année charmante pour la jeune fille. Lady Jane était en fleur. Son puritanisme était plein de grâce. Son esprit s'éveillait. Dès qu'on l'annonçait à Greenwich ou dans toute autre résidence royale, elle était un événement. Elle plaisait à tous et surtout à Édouard VI. Le monarque adolescent consultait Jane. Elle lui donnait des conseils. Elle discutait avec la princesse Élisabeth. Elle évitait l'aigre contradiction de la princesse Marie, qui prenait avec elle, avec Élisabeth et avec Édouard, des airs de marâtre. Elle était ingénue, pensive, recueillie, mais elle n'était pas sauvage. Elle avait en elle une assurance candide qui venait de sa naissance, de son intelligence et de son naturel exquis. Elle changeait de manières et de ton, sans le vouloir, selon les interlocuteurs. Elle raillait avec Ferrers, le poëte de la cour; elle badinait avec le jeune lord Hertford, fils du duc de Somerset; elle encourageait la timidité de Guildford; elle réprimait les hardiesses de Robert Dudley, depuis comte de Leicester; elle écoutait avec une pieuse attention l'archevêque de Cantorbéry, Cranmer, et elle engageait des correspondances soit avec Ascham, soit avec Aylmer, soit avec Bullinger. Ce réformateur était l'un des favoris de Jane. Nous avons d'elle trois lettres à cet ami de Zwingle. Elles sont conservées soigneusement dans la bibliothèque de Zurich, où je les ai vues et touchées avec attendrissement. L'écriture en est ferme, nette, lumineuse et lyrique. Jane avait quatorze ans (1551) à l'époque de la première, quinze ans à l'époque de la seconde (1552), et seize ans à l'époque de la troisième (1553). C'est pendant ces trois années que Jane Grey redoubla de curiosité intellectuelle. Il y avait alors parmi les pasteurs du Leicestershire un théologien que Jane estimait autant qu'elle aimait Aylmer. Ce théologien se nommait Sadder. Si Jane le consultait, il répondait modestement le mot juste et se taisait ensuite, tandis qu'Aylmer faisait de ce mot un discours éclatant. Ces deux hommes ressemblaient aux deux horloges que les inventaires de Bradgate décrivent entre les meubles du château. L'une de ces horloges marquait les heures muettes sur le cadran avec l'aiguille; l'autre horloge marquait et sonnait les heures avec l'aiguille et avec le marteau d'acier. Aylmer avait une double faculté, ce qui le rendait supérieur à Sadder: mais dans leur contraste, ces hommes, dont l'un avait de l'intelligence et l'autre du talent, étaient les horloges morales de Jane et lui donnaient l'heure de la pensée, lorsqu'ils étaient d'accord. Lorsqu'ils différaient, Jane leur venait en aide et surpassait leur science par son instinct. Voilà les docteurs de Jane à Bradgate; à Londres, elle eut Cranmer, Bucer, Vermigli et beaucoup d'autres. Jane se plaisait à la discussion entre ses amis les théologiens et les humanistes. Cela prouve combien elle était jeune. Elle ne méprisait pas encore la discussion dont le mobile est si souvent la vanité des interlocuteurs et où tout se dit pour la galerie, rien, presque rien pour la vérité en elle-même. L'intérêt sérieux ne commence que lorsque la discussion finit. Alors, au milieu d'un auditoire ennuyé ou épuisé, on ne discute pas avec soi, on s'affirme Dieu, l'immortalité, l'amour, les seules choses qui importent. On comprend que les grands essors des peuples vers ces choses, comme les élans individuels, sont les solutions irréfragables des plus mystérieux problèmes. On n'est en plein sublime que lorsqu'on ne discute plus, que lorsqu'on a quitté la plaine et qu'on est dans les montagnes, ou devant la mer, ou devant l'invisible. Pour arriver à ces transcendances où l'on ne doute pas, où l'on ne parle pas, où l'on croit et où l'on admire, Jane recherchait tantôt la discussion, et, ce qui valait mieux, tantôt la réflexion, tantôt la simple conversation, tantôt les discours, tantôt la correspondance de ses maîtres. Après Aylmer et Sadder, Cranmer était l'ami permanent de la princesse, son oracle autant que le primat révéré de la patrie. Bucer lui fut la voix de la France et de l'Allemagne libres; Vermigli, la voix de l'Italie affranchie de la tiare. Lorsqu'en 1551, Bucer disparut pour toujours, Jane le pleura douloureusement. Il avait beaucoup occupé et inquiété la raison de la jeune fille. Bucer avait la figure franche et pourtant énigmatique. Il était homme de conscience, mais il aimait les labyrinthes et il préférait à la ligne droite les détours inextricables. Tout cela complique sa physionomie. Son front a des sillons qui s'entre-croisent dans des directions diverses. Ses yeux ne regardent pas Dieu, ils plongent dans un auditoire. Sa bouche s'exerce en parlant de l'infini, et ce n'est pas la vérité absolue qu'elle enseigne, c'est cette vérité pratique, cette vérité moyenne qui peut conduire à une conciliation. Ses joues pâles retiennent l'empreinte des insomnies que lui a causées l'anarchie des croyances. Le pli laborieux des sourcils combine des syllogismes innombrables, et accumule les modifications, les amendements. La théologie est pour Bucer une suite de protocoles qui, de négociation en négociation, doivent mener l'esprit humain à la paix. Quelle perspective! Jane, charmée par le but autant que par le subtil improvisateur, applaudissait, et pourtant ces demi-rayons ne lui suffisaient pas. Un autre réformateur qu'entendit Jane Grey et l'un des talents qu'elle admira le plus, fut Pierre-Martyr Vermigli, ami de Bullinger, et que Cranmer avait placé à Oxford, comme Bucer à Cambridge. Vermigli avait la beauté d'un orateur, d'un héros et d'un chef d'Église. Toute sa vie avait été une longue étude, un long voyage et un long dévouement. Il était né à Florence, d'une famille noble, et s'était fait moine augustin. Il savait l'italien, l'anglais, le français, l'allemand, le latin, le grec et l'hébreu. Il y avait en lui du prodige. C'était le plus érudit des novateurs; c'en était aussi le plus théologien et le plus philosophe. Par un hasard merveilleux, il connut Vittoria Colonna à Naples et Jane Grey à Londres. Plus hardi que Bucer, plus éloquent et plus savant que Bèze lui-même, il professa, il prêcha à travers l'Italie, la France, l'Angleterre, sous le poignard, près des cachots, à la flamme des bûchers, partout intrépide, aussi incapable de violence que de faiblesse. Il ne croyait pas à la présence réelle dans l'eucharistie et il ne fut pas celui qui eut le moins d'influence sur Jane Grey dans l'interprétation de ce dogme formidable. A l'occasion de la présence réelle, il bravait l'émeute et les tribunaux ecclésiastiques. Un dimanche, à Oxford, ses amis et ses ennemis, voulant empêcher l'expression de sa conviction sur la sainte Cène, lui montrèrent la foule hostile qui encombrait les rues. «Qu'importe! dit-il; moi qui n'ai pas craint l'inquisition, je ne crains pas le peuple.» Et il parla. Zurich fut son dernier asile, et l'amitié de Bullinger son dernier bonheur. Rien n'émeut, n'élève et ne moralise comme la méditation de ce caractère qui soutenait un génie. Le portrait que nous avons de Vermigli le manifeste tout entier. Son visage antique fait rêver aux primitifs initiateurs de la grande Grèce et à Pythagore. Le front est harmonieux et les nombres en ont tracé les dimensions. Les yeux semblent répandre à torrents les feux de l'Etna, dont Vermigli visita deux fois l'ouverture embrasée. La bouche intarissable verse à flots l'éloquence, non moins que les regards la lumière. Et, chose fatale, au milieu de ces épanchements, de ces effusions de l'âme, la chair frémit et les cheveux se hérissent dans une horreur sainte. C'est que les apostolats se déroulent devant les bûchers qui fument et devant les haches qui brillent. Ce furent Bucer et Vermigli qui communiquèrent à l'imagination de Jane Grey la curiosité de Bullinger. Elle lut deux ouvrages du pasteur de Zurich: le premier, _De origine erroris_; le second, _De summo gaudio summoque luctu extremæ diei_. Jane remonta des livres à l'écrivain et désira entrer en familiarité avec lui. Pour moi, avant de scruter Bullinger à propos de Jane Grey, j'avais été touché d'un des derniers traits de la vie du pasteur de Zurich. La grandeur du protestantisme à ses origines, c'est non-seulement la foi, c'est la générosité qui naît de cette foi. Le protestantisme avait vaincu par la Bible. Il prévoyait des luttes nouvelles, mais son espérance était sans bornes. Si l'esprit humain, plus redoutable que le catholicisme, survient à son tour, que fera le protestantisme? Aura-t-il recours à la force? Brisera-t-il les presses? Cherchera-t-il à réduire au silence par le despotisme la philosophie? Non. Contre tous les adversaires présents et futurs, le protestantisme dans ce coin de la Suisse où Bullinger personnifiait sa puissance n'exigeait que la libre controverse. Il est beau de sonder l'âme des apôtres au moment de leur mort, à ce moment suprême où il ne reste plus qu'une faculté, la conscience. Eh bien! quel vœu exprimait Bullinger à la veille de retourner vers Dieu? Quelles leçons laissait-il au gouvernement de Zurich en quittant la terre? Quand on décacheta son testament, apporté par ses fils à la municipalité, voici ce qu'on y lut. Il remerciait les magistrats de leur zèle pour la propagation de la piété, la première des vertus, il les remerciait de toutes les bienveillances dont ils l'avaient comblé pendant près d'un demi-siècle; puis il ajoutait cette clause magnanime: «Dieu s'est servi de l'imprimerie pour le triomphe de la vérité; voilà pourquoi les ennemis de la vérité ont juré une haine implacable à cette invention, et voudraient soit l'opprimer, soit même l'anéantir. Gardez-vous d'écouter ces hommes de ténèbres et ne croyez pas que, sans l'imprimerie, il y aurait moins de troubles et de vices dans le monde. Souvenez-vous plutôt que nous avons fait plus de bien encore par la prédication écrite que par la prédication orale, et protégez l'imprimerie. Ne renoncez jamais à ce noble bienfait de la Providence.» Souhait viril, digne d'être proposé au respect des gouvernements et des peuples! Invincible appel à l'héroïsme et à la résignation de l'esprit, qui doit être toujours préparé soit à imposer, soit à subir la raison, lorsqu'elle surgit du fond des alphabets humains! Ce réformateur, le Mélanchthon de Zwingle, que Jane avait deviné à travers l'espace, essayons de le bien reconnaître à travers le temps. Henri Bullinger était né en 1504, à trois lieues de Zurich, dans le canton d'Argovie, à Bremgarten. Tels étaient alors les désordres du clergé, que Bullinger vivait avec quatre autres frères, des bâtards comme lui, et sa mère une concubine, sous le toit du presbytère de sa petite ville. Le curé, qui était le père scandaleux de cette famille, n'avait perdu pour cette conduite ni l'affection de ses paroissiens, ni la bienveillance de l'évêque de Constance, son supérieur. Ce curé irrégulier était, du reste, bon catholique et ferme dans la foi romaine. Son fils; Henri, étudia d'abord les belles-lettres à Emmerich, dans le duché de Clèves; puis les saintes lettres à Cologne, où il se distingua par des succès. Il pénétra la philosophie, la théologie et l'exégèse avec une promptitude qu'il devait à son intelligence précoce, non moins qu'à ses notions simultanées du latin, du grec et de l'hébreu. Dès cette époque, son érudition était immense. Il avait la bibliothèque de l'Université et la bibliothèque bien plus nombreuse des Dominicains. Il passait sa vie dans ces monuments de la civilisation universelle, au milieu de l'entassement des livres et des manuscrits. Chaque rayon était comme un monde dans ces mondes ensevelis de la science. Ce fut parmi ces labeurs ardents que le jeune Bullinger lut les œuvres de Luther. Il fut frappé comme d'un coup électrique. Lui qui possédait si bien les Pères de l'Église grecque et de l'Église latine, il se demanda où ces vénérables génies avaient puisé?—A la source des saintes Écritures, se répondit-il. Et alors il s'écria: «Je sais dorénavant mon devoir. Les Pères sont bons, mais les deux Testaments sont meilleurs. La Bible est la fontaine éternelle.» De retour à Bremgarten, il approfondit ces pensées. Sans le vouloir, par la seule impulsion de la logique, il substitua le livre sacré à l'Église, et il devint protestant; plus tard, d'autres réformateurs n'auront qu'à substituer la raison à la tradition, l'esprit à la lettre, pour devenir philosophes. Henri Bullinger, dont la renommée se répandait, fut choisi par Wolfgang Joner, abbé de Cappel. Bullinger arriva dans ce couvent de Cappel, voisin de Bremgarten, comme une sorte de Messie. Les moines dissolus et ignorants, l'abbé tout le premier, furent si charmés de l'éloquence et de l'onction du jeune novateur qu'ils ne lui résistèrent pas. Ils prirent la résolution de corriger leurs mœurs, et presque tous se firent protestants. Ce couvent fut bientôt transformé en un séminaire de prédicateurs. Zwingle, ce théologien héroïque, manda auprès de lui Bullinger, qui avait signalé son début dans la carrière par une telle victoire. Dès qu'il le vit, il l'aima et en fut aimé. Ils s'entendirent sur tout, s'avançant plus loin que le grand initiateur de Wittemberg, et rejetant la présence réelle de l'eucharistie. Bullinger fut en un instant le disciple le plus cher du pasteur de Zurich. Par l'influence de Zwingle, le synode nomma Bullinger ministre de Bremgarten. Le jeune enthousiaste s'empressa de se rendre à son poste, et, comme à Cappel, il conquit au protestantisme tous ses auditeurs, c'est-à-dire sa ville natale entière qui abdiqua l'ancien culte. L'Europe était obligée de prêter son attention à la Réforme, car l'écroulement des monastères et de l'édifice traditionnel faisait beaucoup de bruit. En Allemagne et en Angleterre, les biens des couvents étaient confisqués au profit des novateurs, et partout les intérêts servaient, comme toujours, dans les révolutions, de ciment aux idées. Les spoliations, quoique moindres en Suisse, éveillaient, en même temps que les prédications, les colères des cantons catholiques. Une guerre éclata entre eux et les cantons protestants. En 1531, Zwingle périt dans un combat furieux, et scella de son sang sa doctrine. Bullinger, chassé de Bremgarten, se réfugia à Zurich. Il y fut accueilli d'un grand cœur. Ses talents et sa considération croissant avec ses devoirs, il fut salué comme le successeur de Zwingle. Il ne recula pas devant l'œuvre que les acclamations publiques lui confiaient. Cette œuvre, c'était le triomphe du zwinglisme, que le réformateur magistral de Genève marqua de sa griffe et qu'il changea en calvinisme. L'audace de Zwingle et de Calvin fut l'adoption du dogme des sacramentaires, à savoir: l'abolition de la présence réelle dans la sainte Cène. Bullinger eut à Zurich la direction de ce grand mouvement. Il s'occupa non-seulement de prêcher, mais de moraliser. Il obtint la suppression des enrôlements à l'étranger. Il parla, il agit; il donna des exemples meilleurs encore que les conseils. Il se multiplia. Il ne veilla pas qu'aux soins du gouvernement religieux. Il avait compris que l'instruction publique était la racine de l'arbre de vie. Il l'abreuva sans repos ni trêve cet arbre, et il le fit fleurir sous les rosées. Il fonda plusieurs écoles normales de prédicateurs, qu'il distribuait ensuite avec un tact supérieur là où ils étaient le plus utiles. Ce fut son infatigable tâche. Il établit partout des chaires d'hébreu et de théologie. Il fut pendant cinquante années l'âme de la prédication et de la doctrine dans le canton de Zurich et bien au delà. Il rédigea en 1564 une _Confession helvétique_. La peste ravageait les villes et les campagnes. Bullinger vivait au chevet des malades, au milieu de la mort. Tout en exerçant la charité avec une sainte imprudence, il grava de sa main le dogme nouveau, afin de laisser une instruction durable aux survivants, s'il était fauché lui-même en consolant ceux que le fléau atteignait. Cette confession mémorable fut adoptée par les théologiens de la Suisse presque entière avec cette restriction magnifique: «Avant tout nous déclarons que si l'on nous proposait quelque chose de meilleur, selon la parole de Dieu, notre ferme propos serait de le recevoir et de nous y conformer.» Bullinger se retirait par moments en un ermitage qui avait été autrefois une chapelle catholique. Cet ermitage, situé entre Cappel et Bremgarten, dominait une petite vallée étroite, obscure, fendue d'un torrent qui écume dans la profondeur ténébreuse des rochers et des arbres. Il y a sous ce toit délabré deux chambres nues. On y monte par un escalier double dont les marches sont disjointes. L'unique fenêtre qui surplombe la vallée est ouverte dans l'ogive de la vieille chapelle, au-dessus de l'abîme rugissant, avec un balcon de bois, solide ouvrage de quelque artiste de la montagne. C'est là que Bullinger se recueillait pour ses labeurs innombrables. Il a écrit plus de quarante volumes soit de sermons, soit de théologie, soit de polémique, soit d'histoire. Jean de Muller estime très-haut la chronique de Suisse en quatre tomes in-folio, tracée par le réformateur. Sa correspondance est prodigieuse, comme celle de Calvin. Il répondait aux humanistes, aux rois, aux électeurs, aux landgraves, aux avoyers, au prince de Condé, à Henri VIII, à Christian III, à Sigismond II, à Édouard VI, et à celle qu'il préférait entre toutes les princesses, entre toutes les femmes, à Jane Grey. Les conversations épistolaires de Bullinger et de Jane s'échangèrent depuis 1551 jusqu'en 1554. Le théologien avait de quarante-sept à cinquante ans, la jeune princesse de quatorze à seize ans seulement. Voici à peu près complètes trois lettres de Jane: I LETTRE DE LADY JANE GREY A HENRI BULLINGER, PASTEUR DE ZURICH, 1551. «Je vous rends aujourd'hui bien des grâces, et tant que je vivrai, je ne cesserai, homme érudit, de vous porter une vive reconnaissance. Mais comment vous la témoigner? Je vois qu'il m'est impossible de répondre à de si grands services, autrement que par la constance du souvenir. Ce n'est pas sans motif que je vous adresse des remerciements bien sincères; car, malgré votre âge avancé, malgré vos importants travaux et la distance qui nous sépare, vous avez daigné vous occuper de moi, qui mérite si peu votre attention. Les lettres que j'ai reçues de vous sont pleines d'intérêt et de savoir. Ce sont des pages d'une trempe peu ordinaire, et loin d'être faites uniquement pour amuser, elles abondent en merveilleuses maximes remplies d'instructions, d'avertissements et singulièrement appropriées à mon âge, à mon sexe, à mon rang. Dans ces lettres, comme dans toutes celles que vous avez composées pour la grande utilité de la république chrétienne, vous vous êtes montré non-seulement un savant du premier ordre, mais aussi un guide habile, prudent et religieux, qui ne peut rien approuver qui ne soit excellent, rien penser qui ne soit édifiant, rien ordonner qui ne soit profitable, et rien faire qui ne soit honnête, consciencieux, digne d'une vertu telle que la vôtre. O combien suis-je heureuse de posséder un tel ami et un aussi sage directeur! Car, selon les paroles de Salomon, «où il y a plusieurs conseils, là est le salut.» Je veux me glorifier d'être attachée par les liens d'une tendre intimité à un théologien aussi onctueux, à un défenseur aussi intrépide des véritables croyances.—A beaucoup d'égards, je suis redevable de grands bienfaits à Dieu, très-puissant et très-bon; mais c'est surtout pour m'avoir accordé, après la mort du pieux Bucer...., à sa place, un ami aussi vénérable que vous, dont le zèle, je l'espère, continuera à exciter mon zèle si je venais à me ralentir, ou si je me sentais disposée à me décourager. Ah! rien ne pouvait m'arriver de meilleur que d'être sous les auspices d'hommes dont on ne saurait assez louer les vertus et que de suivre leurs salutaires préceptes! N'est-ce pas éprouver le bonheur dont jouirent Blésille, Paule et Eustochie, instruites, dit-on, par saint Jérôme, et qui durent à ses leçons la connaissance des vérités sacrées?... Ces femmes illustres sont moins redevables de leur célébrité et de leur gloire, à la beauté de leur visage, à la noblesse de leur race et à leurs grandes richesses.... qu'à l'avantage d'avoir été menées, en quelque sorte, dans le droit sentier par la main d'un homme admirable. Daignez m'accorder une faveur semblable, vous qui n'êtes inférieur à personne en génie, en science et en piété; c'est ce que je ne cesserai de vous demander avec instance. Je peux vous paraître une jeune audacieuse en vous sollicitant avec tant d'empressement; mais quand vous considérerez que je n'ai d'autre motif que le désir de confirmer ma foi en Jésus-Christ mon sauveur, votre bonté et votre expérience ne vous permettront pas de me blâmer. Comme dans un jardin délicieux on cueille les plus charmantes fleurs, j'extrais chaque jour une belle pensée du petit volume (_de perfectione christianorum_), écrit suivant la pure et vraie doctrine que vous nous avez envoyé dernièrement à mon père et à moi.—J'arrive maintenant aux louanges que vous me prodiguez dans vos lettres; je ne les reçois ni ne les reconnais, parce que tout ce qu'il a plu à Dieu de m'accorder, je le rapporte à lui, et celles de mes actions empreintes d'un caractère de vertu, je les attribue uniquement au souverain Être qui en est le seul auteur. Intercédez-le, ami très-illustre, par vos prières assidues, afin qu'il me dirige toujours dans la même route et que je ne sois pas indigne de sa clémence. Mon noble père vous aurait déjà répondu pour vous remercier à la fois des travaux dans lesquels vous vous êtes engagé et de la courtoisie délicate que vous avez eue de lui dédier votre cinquième décade, si des affaires importantes pour le service du roi ne l'avaient appelé dans les comtés les plus éloignés de l'Angleterre. Aussitôt que ses occupations lui donneront quelque loisir, il se hâtera de vous écrire. Un mot encore: puisque j'ai commencé l'hébreu, si vous pouvez m'indiquer le moyen d'avancer dans cette langue avec le plus de vitesse possible, je vous en saurai un gré infini. Adieu, le plus brillant ornement de la chrétienté; que le Seigneur très-grand et très-bon vous conserve longtemps pour son Église. «Votre très-dévouée «Jωanna GRAIA.» Cette lettre et les deux suivantes sont écrites avec une rare élégance romaine, d'un style où la grâce qui vient de Jane relève la naïveté universitaire qui vient de ses maîtres. Cette jeune fille, aussi gentille-femme et princesse que savante, parle en se jouant le latin. On dirait sa langue maternelle. On sent qu'elle est à l'aise dans l'érudition comme d'autres le sont dans l'ignorance. Si elle cite la Bible, c'est en hébreu. Elle dit à la manière de Cicéron: «_Deus optimus-maximus_» et à l'exemple de Platon: «Par Hercule! Par Jupiter!» mêlant ainsi dans une proportion exquise, ce qui est le génie même de la Renaissance, l'antiquité au christianisme, et les traditions aux nouveautés. II LETTRE DE LADY JANE GREY A HENRI BULLINGER, 1552. «Je ne puis m'empêcher, homme accompli, de vous remercier des preuves nombreuses de votre bonté. Si je négligeais ce devoir, on m'accuserait certainement de la plus coupable ingratitude, et je paraîtrais oublieuse et indigne de vos bienfaits. Cependant, par Hercule! je ne m'engage pas dans cette entreprise sans éprouver quelque confusion. L'amitié que vous désirez entre nous, et les empressements continuels dont vous m'avez comblée, exigent plus que de simples remerciements, et c'est bien malgré moi que je ne réponds à tant de faveurs que par de vaines paroles. Ce m'est aussi une grande perplexité, lorsque je découvre en moi-même combien je suis peu capable d'écrire à un homme tel que vous; et, en vérité, je ne voudrais ou n'oserais troubler vos travaux par des discours puérils et frivoles, ni mêler mon langage incorrect à votre éloquence, si je pouvais m'acquitter autrement envers vous et si je ne savais jusqu'où va votre indulgence. Quant à la lettre que j'ai reçue dernièrement de vous, après l'avoir lue et relue (car une seule lecture me paraissait insuffisante), il me semble avoir recueilli par elle plus de fruit de vos excellents préceptes, que de la méditation journalière des meilleurs auteurs. Vous m'exhortez à chercher une foi véritable et sincère en Jésus-Christ, mon sauveur; je m'efforcerai de vous obéir aussi exactement que Dieu le voudra; car la foi étant un présent divin, je ne puis promettre que selon ce qu'il m'accordera; et cependant, je ne cesserai d'intercéder avec les apôtres pour qu'il augmente ma foi de jour en jour. A cette foi, comme vous le recommandez, et avec la bénédiction d'en haut, j'ajouterai la sainteté de ma vie, selon mes faibles puissances. Veuillez en même temps faire mention de moi dans toutes vos prières. Sachez que dans l'étude de l'hébreu, je suis la méthode que vous m'avez si bien exposée. Adieu, que le Seigneur vous protège dans la tâche que vous avez entreprise, et vous conduise heureusement à l'éternité. «Votre très-religieusement obéissante, «Jωanna GRAIA.» III LETTRE DE LADY JANE GREY A HENRI BULLINGER, 1553. «Lorsque nous tardons à remplir un devoir, homme très-érudit, nous sommes irréprochables, s'il n'y a pas négligence de notre part. Je suis bien éloignée de vous; les courriers sont peu nombreux et les nouvelles me parviennent fort tard. Cependant, puisqu'il m'est loisible aujourd'hui de profiter du départ du messager par lequel jusqu'à présent mes lettres pour vous et les vôtres pour moi ont été portées, je ne dois pas remettre à vous écrire, mais m'acquitter de cette obligation le plus promptement possible. Votre autorité chez tous les hommes est si grande, il y a tant de solidité dans vos discours, tant d'intégrité dans vos actions, comme le rapportent ceux qui vous connaissent, que les nations étrangères, non moins que vos compatriotes, sont excitées à vivre saintement, soit par l'ascendant de vos paroles, soit par l'influence de vos mœurs. Je le sais, vous n'êtes pas seulement, comme dit saint Jacques, un ardent prédicateur, un héraut de l'Évangile et des préceptes sacrés de Dieu, vous êtes aussi un ouvrier, un travailleur, et vous montrez dans votre propre vie, que vous joignez les œuvres aux leçons, ne vous trompant jamais vous-même. En vérité, vous ne ressemblez pas à ces personnes qui, contemplant leur figure dans un miroir l'oublient aussitôt qu'elles se sont éloignées, mais vous imprimez profondément la sincérité de vos préceptes et la moralité de vos exemples.—Pour faire de vous un digne éloge, j'aurais besoin de toute l'éloquence de Démosthène et de Cicéron; car vos qualités sont si éminentes que, pour les exprimer, d'un côté je n'aurais pas assez de temps, et de l'autre, une pénétration de jugement, une délicatesse et une force de style bien au-dessus de mon âge me seraient nécessaires. Dieu vous a disposé à la fois pour son royaume et pour ce monde.... Que votre piété parvienne à son but, telle est ma prière journalière au souverain maître, distributeur de tous les biens, et je ne cesserai de l'importuner pour lui demander votre longue vie. En vous parlant de cette manière, je décèle sans doute plus de hardiesse que de prudence, mais vos bienfaits ont été si grands envers moi, vous avez eu tant d'affection en écrivant à une étrangère, en me fournissant tout ce qui est propre à orner et à polir mon esprit, que je serais impardonnable si je ne faisais pas tous mes efforts pour fixer le souvenir de ce que je vous dois. J'espère en outre que vous excuserez une jeune fille ignorante qui ose s'adresser à un docteur, au père de l'érudition, et que vous absoudrez l'inconvenance qui m'a fait ne pas hésiter à interrompre vos graves études par des bagatelles et des puérilités.... Il me reste seulement à vous prier avec instance, très-illustre ami, de saluer cordialement en mon nom, l'excellent Bibliander, ce modèle de savoir, de piété et de dignité, quoiqu'il me soit personnellement inconnu. Il est si distingué par sa science dans notre patrie, son nom est si célèbre par les qualités que Dieu lui a accordées, que je ne puis résister au désir de faire connaissance avec un homme si recommandable par ses vertus et par son zèle, avec un homme qui nous a été envoyé du Christ, si je ne me trompe. Je suis également disposée à faire des vœux pour votre santé. Vous, une des colonnes de l'Église, aussi longtemps qu'il me sera accordé de vivre, je ne cesserai de vous remercier de vos bontés, de vous souhaiter mille prospérités et de prier pour votre bonheur. Adieu, homme très-savant. «Votre respectueusement dévouée, «Jωanna GRAIA.» Voilà trois lettres de cette noble princesse Jane plus éprise de l'intelligence que des grandeurs. Elle est très-jeune. Le duvet est sur ses pages comme sur sa joue et cependant déjà elle est mûre. Elle reflète les rayons de l'antiquité et les splendeurs de l'avenir. Des études variées, des instincts supérieurs attestent d'immenses progrès. Des mots d'elle qui tombent çà et là étonnent.—«En s'éloignant du mal, on s'approche de Dieu, disait-elle à Catherine Parr.» Elle disait à Ascham:—«Si le créateur du ciel et de la terre ne s'était pas révélé à moi lui-même par ses écritures, je crois fermement que je l'aurais trouvé toute seule.» Elle disait à Aylmer:—«Quand il n'y aurait pas d'autre preuve d'un souverain Être que le firmament, ce serait assez. Des étoiles à notre père éternel, il n'y a qu'un coup d'ailes.» Ces mots ne rappellent-ils pas la manière de Platon, son philosophe? Parmi les Réformateurs celui qu'elle préférait, c'était Bullinger. Quel pouvait donc être le lien entre eux? Jane Grey était une princesse presque enfant, charmée des forêts, de leurs antres, de leurs sentiers, de leurs carrefours, des abbayes qu'elles cachent sous leurs ombres, des odeurs végétales qui s'exhalent de leurs longues et vertes chevelures; une princesse de sang royal, entraînée, par les convenances de sa situation, de palais en palais, de Bradgate, la demeure féodale de son père, à Greenwich, la résidence de son grand oncle Henri VIII, contrainte à suivre la cour de son cousin Édouard VI, soit à Westminster, soit à Hampton-Court, soit à Windsor; toujours dans les lambris dorés, ou dans les parcs, ou dans les bois pleins de chants et de brumes de son île crayeuse. De ces limbes humides qu'habitait Jane Grey, son âme plongée dans d'autres brouillards, les légendes de ses nourrices, aspirait au jour, à la chaleur, à la lumière. Elle demandait la lumière à Platon qui l'avait réfléchie dans ses dialogues tout étincelants des pures splendeurs de Dieu et des magnificences du cap Sunium, initiateur sublime du haut de son promontoire, entre le bleu du ciel et le bleu de la mer! Jane demandait la lumière aux vivants, après l'avoir demandée aux grands morts. Elle la demandait au doux Bucer, un diplomate de théologie, qui, malgré ses souplesses et ses dextérités, ne parvint jamais à concilier Luther et Zwingle. Appelé par Cranmer, l'archevêque de Cantorbéry, Bucer fut installé à Cambridge où il professait la paix des sectes. Il était infatigable, et, ses leçons terminées, il passait sa vie dans la bibliothèque. Il ne s'était pas proposé moins que de feuilleter les quatre-vingt-dix mille volumes de l'Université. Enlevé à l'admiration de ses auditeurs par une maladie mortelle, Jane, à qui Cranmer l'avait présenté, le pleura comme l'un des flambeaux éteints de sa jeunesse. Bucer qui aimait la princesse et qui prolongeait volontiers des conversations littéraires dont il la sentait ravie, lui avait parlé quelquefois de Bullinger, et Vermigli l'appuyant, ils avaient suscité en elle le désir de correspondre avec l'apôtre helvétique. Quand Bucer lui manqua dans ce monde, Jane écrivit naturellement à Bullinger comme à un ami déjà ancien et comme à un guide. Bullinger, plus hardi que Bucer, avait dès l'origine préféré Zwingle à Luther et à Melanchthon. Il avait rejeté de la Cène la présence réelle. Calvin, non sans hésitation, s'étant rallié aussi au symbole de Zwingle, la Suisse devint sacramentaire. Il y eut unité de croyance sur le dogme si important de la Cène, ce qui étendit l'influence des principaux théologiens de la Réforme sur tous les Cantons. Le plus aimé, le plus écouté peut-être, fut Bullinger, qui n'avait jamais vacillé dans sa foi, et qui, disciple direct de Zwingle, n'avait aucune envie contre le calvinisme, bien que ce nom détrônât le zwinglisme, ce premier nom en Suisse du dogme nouveau. Peu importait à Bullinger, pourvu que, sous un nom ou sous un autre, triomphât la vérité évangélique telle qu'il l'avait formulée. Il ne se contentait pas d'écrire, il voyageait et il parlait. Ses missions, qu'il accomplissait à pied, étaient doublement fécondes. Elles l'inspiraient par le spectacle des contrées qu'il explorait en apôtre, et elles conquéraient des foules soit par l'éloquence, soit par le bon sens, soit par les mansuétudes qu'il déployait tour à tour. Il partait ordinairement de Zurich et longeait son lac d'une extrémité à l'autre, pendant dix lieues. Il pénétrait dans la vallée de Linth jusqu'au petit lac de Wallen, dont il parcourait les rives abruptes, les eaux houleuses, entre un abîme de profondeur et un abîme de hauteur, dans un encadrement de monts d'une élévation de six mille pieds. Quand Bullinger avait prêché les pauvres villages des environs du lac, il s'enfonçait dans les horreurs magnifiques de la contrée des Grisons, et séjournait un peu à Coire. Il prenait la vallée du Rhin et suivait le fleuve, enseignant les synodes, les populations, se plaisant au murmure héroïque des flots, et gagnant ainsi Bâle. Là, le fleuve et l'apôtre se quittaient. Le fleuve se dirigeait vers Leyde, et l'apôtre, par les gorges les plus sauvages, les plus pittoresques du Jura, s'avançait vers Bienne. Il y faisait l'œuvre théologique de la Réforme, y conférait parfois dans des rendez-vous avec Calvin, avec Bèze, et visitait pastoralement Berne, se recueillant, discutant, entraînant les esprits et les cœurs. De Berne, il descendait à Thun. Il faisait le tour du lac sacré entre tous. Il passait plusieurs jours au presbytère d'Oberhofen, en face du Simmenthal, du Stockhorn et du Niesen, au-dessus des eaux bleues et au-dessous des glaciers blancs ou roses, selon les heures. Bullinger, il l'a dit, n'a jamais prié avec plus de ferveur que dans cet horizon, le plus prodigieux peut-être du monde. A quelques centaines de pas du presbytère, on m'a désigné un banc de mousse d'où l'on aperçoit entre deux chalets rouges la Jungfrau immaculée dans ses longs voiles tournoyants. C'est là, sur ce banc, que Bullinger se prosternait devant la hauteur inviolée de ces neiges immuables, et devant les vastes palpitations des eaux que domine la grandeur du Dieu invisible, mais présent, par delà toute la chaîne des monts. «La voix du Seigneur est terrible, disait le réformateur, quand elle tonne entre ces sommets, et cependant combien elle est plus formidable quand elle tonne dans la conscience!» Du lac de Thun, Bullinger s'en allait silencieusement, diplomatiquement, autour des cités catholiques, par des lacs plus beaux que celui de Gennezareth et par des Alpes plus colossales que le Thabor. Brisé d'émotions religieuses, il s'en revenait à travers les pays protestants, où le pasteur retrouvait la parole avec les néophytes des bords de son lac de Zurich. L'apôtre rentrait pensif dans sa maison, après avoir exhorté, négocié, insinué, soit en plein air, soit dans l'intimité des foyers, soit dans le crépuscule des chalets solitaires. C'était le temps où il reprenait sa correspondance, où il écrivait à Jane Grey. Encore une fois, quelle affinité y avait-il donc entre Bullinger, le missionnaire novateur, et Jane, la princesse inspirée, lui toujours en route ou en labeur au milieu des sublimes horreurs de la Suisse, elle toujours en méditation dans les résidences royales, sous les ogives des forêts ou dans les vapeurs des parcs anglais? L'affinité entre eux, ce n'était ni la politique, ni la nature, ni l'art;—c'était la théologie à qui l'un et l'autre, la princesse avec ingénuité, le missionnaire avec science, demandaient le secret de la vie et de la mort, la certitude d'un monde futur et de la providence de Dieu. L'estime de Jane communique à Bullinger un prestige de plus. Il était par lui-même fort imposant. Bullinger avait une haute taille. Vêtu d'une sorte de soutane large et d'un manteau à longs plis, il est empreint d'une majesté rustique. On devine sous la simplicité de ce costume sévère un chef d'Église. Son chapeau à grands bords pour recevoir la neige et le givre est retenu, des oreilles au bas du menton, par un cordon de cuir. Ce détail révèle les habitudes du ministre. Il vit dans une tempête de frimas. Il est le berger des âmes par les montagnes. Il prêche entre les précipices, au bruit des torrents et des avalanches. Sa barbe fouettée par le vent annonce quel est son apostolat. Son bâton ferré raconte ses missions. Son front de granit brave les intempéries et les excommunications. Ses narines ouvertes respirent les rafales de l'Oberland. Ses joues sont hâlées par toutes les saisons. Ses yeux, qui montent des Lacs aux âmes et des âmes au ciel, électrisent de leurs regards étincelants la multitude. Sa bouche verse la parole patriarcale, le verbe biblique, avec la fécondité d'une source de la Blümlisalp. Rien ne lui résiste. Il est le maître des esprits et des cœurs. Il persuade, il touche, il convertit. Il rétablit la doctrine partout où elle chancelle. Après avoir prêché les pâtres, il prêche les prédicateurs et il les soumet. Le successeur de Zwingle est cher aux princes, aux princesses, aux peuples, et sa forte main grave la loi que ses lèvres ont prouvée dans des luttes triomphantes. Toute cette attitude et toute cette physionomie sont d'un théologien alpestre et d'un fondateur deux fois républicain, en politique et en religion. Jusqu'aux souliers à clous de ce portrait agreste ne me déplaisent point; ils rendent le réformateur solide, ils ne le rendent pas lourd. Jane avait tracé de sa main au bas du portrait de Bullinger ces mots, dont le Pentateuque peint Moïse: _Homo Dei_, un homme de Dieu. C'est ainsi que la jeune princesse considérait les théologiens et les humanistes. De là ses hommages, ses admirations. Tous étaient flattés et buvaient comme le nectar olympien les éloges sincères de Jane. Elle eut non-seulement avec Bullinger, mais avec Aylmer, Ascham, Cranmer et d'autres encore une correspondance fort active de 1551 à 1554. Ce fut une période très-studieuse pour la jeune fille. Elle approfondit les littératures grecque et latine, elle commenta Platon, se perfectionna dans l'hébreu, dans l'italien et dans le français, Elle s'appliqua de plus en plus à la théologie, sans dédaigner la politique au centre de laquelle elle vivait. Toutes ses préférences étaient néanmoins aux choses éternelles et aux hommes qui les représentaient. Cependant une ligne d'Aylmer dans une lettre datée d'octobre 1552 me semble fort importante. «Lady Jane, dit-il, est animée du même zèle pour les anciens; ses progrès continuent, malgré quelques langueurs.» Cette ligne n'annoncerait-elle pas la révolution qui s'accomplissait en Jane Grey et que son précepteur remarquait, mais ne pénétrait pas? Quelles étaient ces langueurs? comment se produisaient-elles? Jane sans doute fermait parfois ses livres. Elle se promenait seule dans les jardins. Elle poursuivait un songe. Cet automne de 1552, le duc de Northumberland, demeura quelques jours à Bradgate avec deux de ses fils: Robert Dudley, depuis comte de Leicester, et Guildford, le plus jeune de sa maison. Quel sentiment s'éveilla dans le cœur de Jane? Est-ce à ce moment précis, un peu plus tôt ou un peu plus tard, qu'elle distingua le timide Guildford? Le duc de Northumberland avait-il dès lors le dessein d'unir sa famille aux Dorset? le projet d'un mariage entre Guildford et Jane? Je n'ai pu découvrir un texte, un indice qui fixât cette circonstance douteuse. Quoi qu'il en soit des noires combinaisons du duc de Northumberland, les langueurs dont parle Aylmer, les langueurs de Jane se rattachent à un commencement de tendresse pour Guildford. A Londres, Jane dut souvent quitter soit une correspondance, soit une lecture, pour épier de l'hôtel Dorset Guildford passant à cheval dans Grey's-Place. A Bradgate, elle déserta certainement les anciens, elle ferma ses beaux volumes reliés à ses armes pour attendre aux balcons aériens le retour des chasseurs. Elle oubliait alors les dissertations d'Aylmer et d'Ascham, les lettres de Bullinger, et le bonheur était pour elle dans le tourbillon de poussière qui enveloppait les rudes seigneurs parmi lesquels elle devinait Guildford. [Illustration] CHAPITRE XIII. Les parents de Jane Grey plus tendres pour elle.—Visite des Dudley à Bradgate, en 1552.—Jane détestée de la princesse Marie et enviée de la princesse Élisabeth.—Édouard VI épris fraternellement.—Portrait de ce prince.—Portraits des Dudley.—Jane passe insensiblement de la science à l'amour.—Charme profond de Jane.—Son portrait.—Le duc de Northumberland (mai 1553) unit Jane à Guildford.—Maladie d'Édouard VI.—Le duc de Northumberland lui suggère un testament en faveur de Jane Grey.—Mort du roi.—Douleur de Jane, contrainte par ses proches à régner.—Elle s'installe à la Tour.—Elle y gouverne neuf jours.—Northumberland essaye de combattre.—Il reconnaît Marie.—Il est arrêté.—Jane se décharge du pouvoir comme d'un fardeau.—Ses partisans, son père, son mari emprisonnés comme elle.—La reine Marie et la princesse Élisabeth à cheval se rendent à la Tour.—Leurs portraits.—Northumberland décapité.—Son caractère, son administration, ses intrigues.—Jane Grey reléguée à la Tour, loin de l'appartement des reines, dans le réduit de maître Partridge. A cette époque mémorable de la vie de Jane, ses parents revinrent à elle avec une tendresse inaccoutumée et des respects singuliers. C'était dans l'automne de 1552, pendant la visite des Dudley. Il y avait eu soit des ouvertures, soit des propositions, soit des conjectures. Le roi était malade. Le présent était mal assuré, l'avenir incertain. Le père et la mère de Jane semblèrent pressentir que la fortune allait emporter très-haut sur sa roue leur fille aînée. Jane n'avait qu'une ennemie, la princesse Marie qui lui en voulait à cause de ses opinions religieuses. La princesse Élisabeth était plus propice à l'héritière de Bradgate; mais elle était jalouse et ce n'était pas sans raison: car Jane Grey, qui avait tous les jeunes lords de l'Angleterre pour admirateurs, tous les réformateurs, tous les humanistes pour enthousiastes, avait pour ami sincère le roi. Édouard VI n'était content que lorsque Jane était à la cour. Il la préférait à ses propres sœurs. C'était un prince adolescent qui rappelle François II et dont la faible tête ne pouvait non plus soutenir la couronne. Il n'était pas né viable. Sa mère, Jeanne Seymour, l'avait conçu dans la peur et lui avait communiqué cette pâleur qui couvrit son visage lorsqu'elle apprit le supplice d'Anne Boleyn, qu'elle devait remplacer. Le jeune prince fut toujours maladif, dès le berceau. Sous ses défaillances il retenait la beauté délicate des Seymour dont sa mère avait eu l'éclat. Édouard ressemblait aussi à son père, dont il avait les cheveux blonds et les yeux bleus, mais les cheveux sans le hérissement et les yeux sans la férocité. Il était au contraire caressant. Son amitié pour sa cousine Jane Grey lui donnait un agrément de physionomie, d'accent, d'attitude, qui ajoutait beaucoup d'expression à son front pur, à ses joues ovales, à sa bouche souriante. Ce prince, d'une complexion si débile, d'une âme si affectueuse sans passion, portait bien sa pelisse de velours bordée d'hermine, son ordre de la Jarretière, sa toque ornée de perles d'où retombait une plume blanche. C'était un gentilhomme qui eut été un bon et beau monarque, avec un peu plus de sang dans les veines. Des généreux instincts de la vertu, de la science, il avait la grâce; il n'en avait pas la force. Ni la santé ni le caractère n'avaient noué cette organisation étiolée, et ni la nature ni l'éducation n'avaient fixé ces facultés flottantes. Cette destinée de roi coulait lentement entre les fleurs comme un filet de ruisseau dont les flots très-limpides tarissent à quelques milles de sa source. Pendant son séjour à Bradgate, le duc de Northumberland prévoyait la fin prochaine d'Édouard VI, et il songeait probablement déjà dans les mystères de son âme à faire de Jane Grey sa belle-fille et sa reine. J'ai vu à Londres une estampe ancienne qui représente les trois Dudley. Cette estampe est saisissante. Le vieux Dudley, le duc de Northumberland, le dictateur d'Édouard VI et de tous les siens, est représenté sous son harnais de guerre. Il est bardé d'acier. Sa tête, coiffée d'un casque et en partie cachée, ne laisse entrevoir qu'un bec sanglant et des yeux durs de faucon. Ses mains, dans des gantelets très-affilés, ont l'air de serres humaines qui s'avancent pour arracher le sceptre. C'est le sceptre qu'il veut, soit pour Dudley son fils puîné, soit pour Guildford son plus jeune fils. De son cadre, il paraît dire à Robert Dudley, depuis comte de Leicester, et à Guildford ce qu'il leur dit réellement: «Toi, Guildford, attache-toi à Jane Grey; je l'instituerai notre reine.... «Toi, Robert, si j'échoue, tu pourras gouverner plus tard l'Angleterre en t'attachant de ton côté à la princesse Élisabeth.» Ses deux fils furent aimés comme le souhaitait le duc de Northumberland. Robert Dudley est plus beau que son père, et pourtant il lui ressemble. Il garde dans les splendeurs de son visage je ne sais quoi d'égoïste, d'impitoyable, d'aquilin. C'est un favori féroce, né pour charmer une reine et pour dévorer un royaume. Guildford rappelle son père et son frère, mais dans des suavités étrangères à cette race. Ce n'est plus un homme de sang, de rapine; c'est un homme de cour et de cœur. Il est brave et un peu faible, très-élégant, soumis à son père et sans nulle ambition. Son nez est d'une finesse exquise, ses yeux d'une lueur passionnée, ses lèvres, sous une moustache blonde, balbutient des mots de tendresse. Guildford est le type de l'amant et du gentilhomme. Ah! que la physionomie est infaillible! Quand le peintre a donné son coup de pinceau, l'historien peut presque toujours donner hardiment son coup de burin. Si les circonstances eussent mis Robert et Guildford Dudley sur le chemin l'un de l'autre, d'après ces portraits, les deux frères eussent été l'un Caïn et l'autre Abel. Jane choisit Abel, c'est-à-dire Guildford, le plus jeune et le plus doux des Dudley. Son amour se rencontra avec l'amour de Guildford et avec l'ambition du duc de Northumberland. Jane fut transformée. Ni la famille, ni le monde, ni Édouard VI, ni les jeunes lords, ni les réformateurs, ni les humanistes, ni même Bullinger, ce mage alpestre, lointain et d'autant plus puissant, ne l'absorbèrent désormais. Le jour, elle regardait couler les flots ou frémir les feuilles;—la nuit, elle ouvrait sa fenêtre et contemplait les étoiles. Elle négligeait pour un chant d'oiseau les versets des prophètes. A toutes les heures, elle rêvait au lieu de penser. Les hommes graves lui inspiraient toujours du respect; elle les interrogeait, mais elle n'écoutait plus leurs réponses comme autrefois. Son cou se penchait comme un lis, son haleine exhalait de tièdes et mélancoliques soupirs. Elle avait trop remarqué un jeune homme dont par pudeur elle écartait l'image, mais dont l'image obstinée la poursuivait. Guildford Dudley, un roseau flexible, un esprit novice, un adolescent comme elle, un adolescent qui rougissait au premier mot, qui ignorait la femme, et la nature, et lui-même: voilà son maître, son roi, son Dieu. O puissance de l'amour! fatalité adorable!... Tous ces essaims de doctrines qui se succèdent soit par la philosophie, soit par la réforme, de Platon à Bullinger, Jane Grey les avait entremêlés à sa vie. C'étaient des troupes ailées d'idées chastes, de causes providentielles, de théories transcendantes qui descendaient immatériellement du ciel et qui chantaient dans le beau front de Jane comme dans un nid. Or, il arriva qu'un jour les colombes s'envolèrent, les aspirations s'assoupirent. La vie passa du cerveau dans le cœur de la jeune fille, s'y alluma et remplit de feu sa poitrine, de sorte que l'amour brûla cet ange autant que la science l'avait éclairé. Ce qui était lueur en elle devint flamme: il n'y avait plus que Guildford. Jane cessa d'être une muse; elle fut une femme, la proie de l'amour. C'était sa saison charmante. Durant cet automne de 1552, à Bradgate, la princesse était, comme disait Wyatt, «en son avril.» Il y avait alors dans Jane tant d'attrait, sur son visage sans plis tant de pureté, dans son teint blanc et rose tant de fraîcheur, dans sa physionomie tant de distinction; il y avait tant de modestie dans sa démarche, tant de grâce dans sa taille souple comme une tige de saule de la Tamise, qu'on devinait du premier abord une âme supérieure et délicieuse. En examinant Jane de plus près, le ravissement croissait. Ses yeux profonds surmontés de sourcils légers avaient la limpidité de l'eau de roche. Ils semblaient dessinés et creusés pour exprimer l'amour et pour réfléchir Dieu. Sa narine, d'une rare délicatesse, respirait la bonne odeur morale de l'Évangile avec les parfums de la campagne anglaise. Ses lèvres souriaient à la vérité, à la nature, à l'amitié, à l'héroïsme, à l'amour et même à la mort dans laquelle Jane voyait l'infini. Les esprits de la Renaissance excellaient à soulever en haut l'érudition. Ils en faisaient une poésie; Jane en faisait une poésie et un amour. Tout ce qu'elle avait appris, elle en ornait Guildford. Tout ce qu'elle avait connu seule, elle le sentait en lui et avec lui. Elle douait ce jeune homme à plaisir. La science, qui pour les autres est un poids, était pour Jane une dentelle de plus ouvrée artistement: elle en était parée et non surchargée. La beauté éternelle, qui était le fond de son être, resplendissait dans la princesse sous deux voiles: une pudeur adolescente et les tresses blondes de ses cheveux. Avant de monter les degrés du trône qui sera son écueil et ceux de l'échafaud qui sera son calvaire, Jane Grey est mûre pour l'envieuse mort; car elle porte en elle la plénitude de la poésie, du sentiment et du bonheur. De retour à Londres, les Dudley, à Durham-House dans le Strand, les Suffolk, à l'hôtel Dorset dans Grey's-Place, ne cachaient pas leur intimité de plus en plus vive. Jane et Guildford étaient embrasés d'un jeune amour approuvé de leurs parents et du roi lui-même. L'hiver de 1553 s'écoula pour eux dans un enchantement. Édouard VI eut la rougeole, puis la petite vérole. Il en guérit, mais, à la suite d'un refroidissement, il contracta une pulmonie qui ôta tout sommeil à Northumberland. Le duc était le plus puissant lord du royaume. Il avait des richesses fabuleuses. Il possédait plus de vingt manoirs dans les comtés du Nord, les châteaux de Tinmouth et d'Alnwick dans le Northumberland, le château de Bernard dans l'évêché de Durham, les terres les plus magnifiques des comtés de Somerset, de Warwick et de Worcester. Il tenait les rênes du gouvernement; ses partisans remplissaient les fonctions publiques. Son frère, ses fils, ses amis étaient investis des principales dignités de la couronne. Il était tout par le roi: que serait-il sans lui? Rien. Il serait dépouillé, annulé, peut-être enfermé à la Tour, près du billot. C'était la princesse Marie, la fille de Catherine d'Aragon, qui était l'héritière légitime du trône de son frère. Or, Marie ne voulait pas de bien à Northumberland. Il avait trompé sa confiance et celle des catholiques. Elle le détestait personnellement. Le duc devait faire l'avenir, s'il le souhaitait favorable. Il se hâta. Au commencement de mai 1553, le roi eut un peu de relâche à sa toux. Northumberland profita de cet intervalle d'un mieux passager dans la santé d'Édouard pour célébrer à Durham-House le mariage de son fils Guildford avec Jane Grey. Le roi ne put assister aux fêtes, mais il écrivit à Jane une lettre fort amicale, et il la combla de présents. Ces noces consommées au palais de Durham et la maladie du roi empirant, le duc de Northumberland s'occupa d'intervertir l'ordre de succession à la couronne, en suggérant un testament à son pupille Édouard. Le terrible duc avait fait du trésor et du ministère un brigandage; il allait en faire un aussi de la royauté. C'était la seule chose, la plus précieuse de toutes, qui lui restait à voler. Si Northumberland eût été désintéressé, s'il eût accompli son usurpation sans arrière-pensée personnelle; s'il n'eût été que le héros de la Réforme et de l'humanité en supprimant d'avance le règne de Marie Tudor, il eût peut-être réussi. Mais, sous une apparence de dévouement aux institutions libérales et religieuses de l'Angleterre, tout le monde, excepté le roi, devinait chez Northumberland un monstrueux égoïsme. Ses vices seront ses obstacles. Édouard seul ne les soupçonnait pas. Aussi Northumberland n'eut pas de peine à persuader le roi, qu'il attaqua par le point juste, par la conscience. «Sire, lui dit-il, vous ne mourrez pas. Vous êtes jeune et vous avez toujours été sage. Dieu d'aileurs travaille pour les siens et vous êtes son enfant de prédilection. Cependant votre devoir est d'admettre toutes les suppositions et de pourvoir au sort de vos sujets. Si le Sauveur vous rappelait à lui, que deviendrait sa loi? Vos sœurs, toutes deux déclarées illégitimes par acte du Parlement, vous remplaceraient. Leur avénement suffirait pour soulever la guerre civile. La première en date, celle qui serait reine, c'est lady Marie. Vous la connaissez. Où son fanatisme ne nous précipiterait-il pas? Elle nous ramènerait au papisme et au pape à travers les bûchers.» C'est ce que le roi redoutait le plus. Il résolut d'écarter ses deux sœurs Marie et Élisabeth, l'une pour son catholicisme, l'autre pour sa bâtardise. La branche écossaise éloignée par Henri VIII, il la repoussa également. Il fut amené par la logique et par Northumberland à concentrer toutes ses complaisances sur la branche anglaise, inclinée de tout temps à la réforme. Françoise, marquise de Dorset, duchesse de Suffolk, fille de Marie, veuve de Louis XII, était la véritable héritière d'Édouard VI, mais ni la duchesse ni le duc de Suffolk n'étaient d'une trempe assez énergique pour préserver un trône environné de tant d'éclairs et de foudres. Le duc de Suffolk avait une taille élégante, une physionomie noble et fière. Sa figure était longue et pâle, sa bouche un peu ironique et dédaigneuse. Il pouvait être un chambellan, jamais un homme d'État. Sa femme, la duchesse, une beauté aristocratique, excellait à porter une coiffure enrichie de pierreries. Elle avait les yeux bleus, les lèvres fines, les attitudes exquises. Son portrait par Holbein est parlant. Elle était pleine de séduction et de mirage. Mais elle n'était pas héroïque. L'expression définitive du duc et de la duchesse, c'était la frivolité de cour. En une heure de conversation, Northumberland les eut décidés à céder tous leurs droits à Jane Grey leur fille aînée. Dès qu'il apprit par Dudley cette substitution de Jane à la duchesse de Suffolk, Édouard VI fut très-ardent à l'œuvre. Jane était aussi pieuse que lui-même. Elle était ce qu'il estimait et ce qu'il aimait le plus. Il s'empressa de la nommer son héritière par un testament où il déposa toute son âme et qu'il signa en haut, en bas, à toutes les pages, à toutes les marges. Du 12 au 15 juin, sir Édouard Mountague, sir Thomas Bromley, sir Richard Baker, Gosnold et Gryffyn, les magistrats les plus distingués du royaume, balancèrent, avant de légaliser ce testament par une rédaction judiciaire destinée à le constater. Ils cédèrent aux impatiences du roi et aux menaces de Northumberland. En plein palais, à White-Hall, le duc s'écria qu'il se battrait contre chacun d'eux sans cuirasse et même en chemise pour assurer le triomphe de la volonté suprême du roi. Tout en revêtant le testament des formalités nécessaires, Northumberland dressa un autre acte auquel se rallièrent les vingt-quatre principaux conseillers privés. Ils jurèrent sur l'honneur, et ils signèrent leur serment, de maintenir de toutes leurs forces le testament du roi. Ce testament et l'acte qui en consacrait l'authenticité furent scellés du grand sceau et gardés aux archives de la chancellerie. Les lords du conseil qui compromirent leur responsabilité en cette périlleuse conjoncture doivent être cités. Ce furent Cranmer, archevêque de Cantorbéry; Goodrick, évêque d'Ély; Northumberland, grand maître; Winchester, lord trésorier; John, duc de Suffolk; Bedford; Northampton; Shrewsbury; le comte de Huntingdon; Clinton, lord amiral; le comte de Pembroke; Darcy; Cheyne; lord Cobham: lord Rich; Gates; Petre, Cecil et Cheek, secrétaires; Mountague, Baker, Gryffyn et Gosnold. Cecil, qui sera lord Burleigh, dit depuis que, s'il avait apposé sa signature, c'était seulement pour constater celle d'Édouard, mais il avait recours à un subterfuge. Cranmer fut le plus anxieux des lords. Il signa le dernier, vaincu par les larmes du roi et par les dangers de l'Église qu'il avait poussée plus que personne dans le schisme d'abord, puis dans l'hérésie. Cette Église était alors une sorte de calvinisme dont les deux merveilles de science, de douceur et de vertu étaient Édouard VI et Jane Grey. Une telle affinité religieuse entre sa cousine et lui avait stimulé le roi plus encore que son affection dans tous les stratagèmes du duc de Northumberland. Édouard VI ne survécut pas beaucoup à ces précautions politiques. Il expira dans son palais de Greenwich, le 6 juillet 1553, tranquille désormais sur la Réforme puisque c'était Jane Grey qui allait régner. Northumberland redoutait les ambassadeurs Montmorency, Marnix et Renard envoyés de Bruxelles par Charles-Quint et dont la mission était de soutenir avec une prudente habileté les droits de Marie Tudor. Le duc au contraire était dans les meilleurs termes avec les ambassadeurs de Henri II: l'évêque d'Orléans, le chevalier de Gyé et M. de Noailles. Son premier soin fut de cacher la mort d'Édouard, afin de se donner la facilité d'attirer à Greenwich la princesse Marie et la princesse Élisabeth. Son intention était de les enfermer à la Tour jusqu'à l'entier accomplissement de sa révolution dynastique. Les princesses avaient été mandées par le Conseil et lady Marie était en route. Elle avait atteint déjà Hoddesdon, lorsque, sur un billet du comte d'Arundel qui lui apprenait la mort du roi et la conjuration de Northumberland, elle rétrograda vite avec son escorte jusqu'à Kenninghall, dans le Norfolk. Un mot de Cecil retint aussi lady Élisabeth dans le comté de Hertford. Cependant le duc de Northumberland, le grand conjuré de ce mouvement où il avait eu pour complice Édouard VI, consacra trois jours à ses préparatifs de politique et de guerre. Il envoya ses fils pour rassembler des troupes. Il s'installa et il installa le Conseil à la Tour comme dans la forteresse du nouveau règne. Il y concentra tout: trésor, prisonniers d'État, gouvernement. Il investit du commandement du vieux donjon le grand amiral lord Clinton, l'un de ses amis particuliers. Il obtint pour Jane Grey le serment de fidélité du lord maire, des officiers de la garde royale et des principaux aldermen de la cité. La faute ou le malheur de Northumberland fut de ne s'être pas emparé des princesses Élisabeth et Marie. Le 10 juillet, le duc fit proclamer dans les rues de Londres la mort du roi Édouard et l'avénement de lady Jane Grey. Elle ne savait rien encore. Après son mariage, Jane, qui logeait chez son père, à l'hôtel Dorset, dans Grey's place, s'était établie à Durham-House, au milieu du Strand, sous le toit de son beau-père le duc de Northumberland. Elle aurait désiré pour sa lune de miel le château de Bradgate et la forêt de Charnwood; mais cette résidence étant un peu lointaine, elle avait choisi avec la permission de son mari et de ses proches, sur les bords de la Tamise, Chelsea qu'elle avait habité déjà auprès de Catherine Parr. Elle était là sous les ombres et dans les parfums. Guildford et elle y oubliaient le monde et la cour. Ils s'y plongeaient dans toutes les délices de l'amour et de la nature. Jane ne lisait plus, n'étudiait plus: elle aimait. Elle aimait sur la rive du fleuve, dans la fraîcheur des eaux et des jardins. Elle ne pensait qu'à Guildford. Son unique passion était de lui plaire. Ses amis les réformateurs, qui la visitaient quelquefois dans cette retraite, lui avaient reproché son goût nouveau pour le luxe. Jane, tout en leur donnant raison, continuait de se faire belle et brillante pour Guildford, se promettant bien de se corriger un peu plus tard. Elle vivait dans cette ivresse de l'âme depuis deux mois, lorsque, le 9 juillet, lady Sidney, sœur de Guildford, prévint les amants qu'ils eussent à attendre les ordres du roi à Sion-House. Sion-House était un ancien monastère, à peu de distance de Chelsea. Ce monastère transformé en château royal avait été une des munificences d'Édouard à Northumberland. Northumberland était le seigneur de Sion-House. Jane et Guildford y avaient leur appartement. Ils y couchèrent, le 9 juillet, selon l'avis qu'ils avaient reçu de lady Sidney. Le 10, pendant que les carrefours de Londres retentissaient de l'avénement de Jane Grey, on lui annonça soudain, à Sion-House, la visite des ducs de Northumberland et de Suffolk, son beau-père et son père. Ils étaient accompagnés du marquis de Northampton, des comtes de Pembroke, de Huntingdon et d'Arundel. Jane échangea d'abord avec eux des paroles cérémonieuses et languissantes. Les lords, même son père et son beau-père, lui montraient un respect inaccoutumé. Elle se sentait enveloppée d'une énigme dont elle cherchait vainement le sens. Guildford tout radieux entra bientôt. Il précédait de quelques secondes la duchesse de Northumberland, la duchesse de Suffolk et la marquise de Northampton. La mère et la belle-mère de Jane lui baisèrent la main au lieu de la baiser au front, suivant leur habitude. La surprise de lady Guildford était extrême. Elle était entourée d'un secret d'État dont ses yeux, sa physionomie, sa pâleur et sa rougeur alternatives sollicitaient la révélation. Ce fut Northumberland qui rompit le silence. Il apprit à Jane la mort du roi et ses craintes pour l'avenir soit de la religion, soit de la paix publique, si la princesse Marie ou la princesse Élisabeth, l'une incestueuse, l'autre bâtarde, tenaient le sceptre. «Notre bien-aimé souverain Édouard, ajouta le duc de Northumberland, a conjuré tous les orages et pourvu à toutes les nécessités par un testament dans lequel, madame, il vous nomme son héritière. C'est donc vous qui êtes notre reine. Vous êtes reconnue par le Conseil, acclamée dans Londres; vous serez saluée avec enthousiasme par toute l'Église et par tous les comtés d'Angleterre.» Le duc alors fléchit le genou devant la nouvelle reine. Il fut imité de tous et de toutes, et des lords, et des ladies, et du père et de la mère et du mari de Jane. Le premier cri de la princesse fut un refus, un éloignement. «Le sceptre est aux sœurs du roi,» dit-elle. «Il est à vous, reprirent successivement et en particulier dans un cabinet voisin les ducs de Northumberland et de Suffolk. Seriez-vous ingrate envers Édouard, indifférente à son vœu le plus cher? Seriez-vous sourde à la voix de Dieu? Livreriez-vous l'Angleterre au papisme avec la princesse Marie, à la bâtardise avec la princesse Élisabeth?» On lui développa sous toutes les formes ces arguments qui avaient décidé Édouard VI; on l'enlaça aussi par la sensibilité, surtout par la conscience. Elle, désespérée du trépas du roi, étonnée de cette fortune qui l'arrachait à l'amour et qui la lançait dans la politique, éperdue d'émotion, de douleur et d'épouvante, trembla de tous ses membres, jeta des pleurs, des sanglots, et finit par tomber de cette crise nerveuse dans un profond évanouissement. Quand elle revint à elle-même, elle ne fit pas ces longs discours inventés par les historiens; non, elle gémit, soupira et prononça quelques paroles dignes de sa grande âme et de sa situation pathétique. «Je croyais, dit-elle, que la couronne appartenait aux sœurs du roi. S'il m'est démontré que mon devoir est de l'accepter, je la ceindrai à mon front, malgré mes appréhensions poignantes, et je la porterai pour la gloire de Dieu et pour la prospérité de l'Angleterre.» La reine Jane descendit de Sion-House à la Tour sur une barge magnifique, escortée de barges pavoisées, au son d'une musique triomphale. Les ducs et les duchesses de Northumberland et de Suffolk menaient le cortége nautique. Il y eut, le soir, souper et bal dans les appartements de gala. On dansait sur les parquets du donjon féodal, tandis que la jeune reine se lamentait au dedans et que par tous les quartiers de Londres des hérauts d'armes publiaient son joyeux avénement. Le 11 juillet, Marie, d'un ton de souveraine, écrivit aux lords conseillers qu'elle était indignée de leur conduite et qu'ils eussent à se soumettre sans retard, afin de mériter sa clémence. Le 12, les lords, pressés par Northumberland, répondirent qu'elle eût elle-même à humilier son orgueil et à faire acte de sujette aux pieds de la véritable reine d'Angleterre, Jane de Suffolk. Sous une attitude hardie, Northumberland était fort embarrassé. Il avait observé la froideur de la multitude. Les amis des Seymour se remuaient. Ils semaient partout des bruits sinistres. Ils répandaient tout bas avec horreur que Dudley avait immolé Thomas Seymour par le duc de Somerset, le duc de Somerset par Édouard VI et avait empoisonné le jeune roi. Ils prédisaient plus bas encore que Jane Grey serait une quatrième victime du cruel duc. Northumberland n'ignorait pas ces rumeurs. Il savait que plusieurs de ses collègues chancelaient. Les uns étaient des traîtres, les autres des lâches, les autres des ambitieux. Ils ne guettaient que l'occasion de passer à Marie Tudor. Lui seul les maintenait par l'effroi. Il eut un instant l'intention de demeurer à la Tour, au timon du gouvernement et d'envoyer à l'armée le duc de Suffolk. Toutefois, quand il fut certain que Marie s'était déclarée reine, qu'elle s'était avancée de son château de Kenninghall dans le Norfolk à son château de Framlingham dans le Suffolk avec une armée tumultueuse de trente mille hommes commandée par sir Édouard Hastings, les comtes de Bath et de Sussex, il comprit que le père de Jane Grey serait insuffisant et qu'il était, lui, indispensable à la tête des troupes. Jamais position ne fut plus perplexe. L'anarchie serait dans la Tour, et il allait combattre une armée beaucoup plus nombreuse que la sienne en un pays où il avait étouffé une révolte dans le sang et qui lui était hostile. Malgré tant de présages funestes qui l'assaillaient, Northumberland résolut d'entrer en campagne. Avant de monter à cheval, il recommanda l'union aux lords du Conseil, la vigueur au duc de Suffolk, la vigilance à lord Clinton. Il dépêcha dans toutes les églises paroissiales de Londres des pasteurs chargés de prêcher pour la Réforme et pour Jane Grey. L'Évêque de Londres, Bidley, se distingua entre tous par son zèle contre Marie et par son éloquence en faveur de lady Jane et de l'Évangile. Le plus mauvais de tous les symptômes pour Northumberland, celui qu'il ne cessa de remarquer et de déplorer, c'était le flegme glacial du peuple. Nul enthousiasme dans les carrefours, lorsque Dudley traversa la ville avec son état-major. Tout au plus une muette curiosité. En débouchant dans le dernier faubourg, Northumberland se penchant à l'oreille de sir John Gates, lui dit: «La foule a quitté son travail pour nous voir, mais pas un homme n'a crié: Dieu vous bénisse!» Cette indifférence que Northumberland trouva partout jusqu'à Cambridge ne lui présageait rien de bon. Il ne se laissa point abattre toutefois. Le 17 juillet, il poussa de Cambridge dans la direction de Framlingham où était Marie avec son armée et sir Édouard Hastings. Northumberland avait autour de lui lord Grey, frère du duc de Suffolk, le comte de Huntingdon, et le marquis de Northampton. Ils s'aperçurent vite non plus de l'impassibilité, mais de la haine des populations. Marie avait promis de ne pas toucher à la religion réformée et cette assurance avait électrisé les âmes. On se rappelait les exécutions, les bourreaux, les gibets de Northumberland, lorsqu'il avait réprimé l'insurrection du Suffolk et du Norfolk. On le maudissait dans les cités et dans les villages; on courait aux armes. La princesse Marie, exploitant cette passion publique, mit à prix la tête du duc. Northumberland arrivé à Bury n'avait plus d'illusion. Il n'avait que dix mille hommes, en face de trente mille, les multitudes étaient exaspérées contre lui, sir Édouard Hastings pouvait par une manœuvre lui couper toute retraite sur Londres où une réaction contre Jane Grey était imminente, si ses communications avec la capitale du royaume étaient rompues. Dans cette extrémité, il eut un moment la pensée de combattre. Son armée, si inférieure en nombre, était plus aguerrie et mieux disciplinée que celle de Marie. Northumberland était un capitaine plein de combinaisons et d'élan. Un coup d'audace le tenta. En définitive, il ne l'osa pas. Le découragement avait gagné son armée. Les chefs raisonnaient et les soldats désertaient. Northumberland commanda une évolution rétrograde sur Cambridge. Tous les historiens ont blâmé le duc, parce qu'aucun n'a calculé les fatalités qui l'accablaient. Une seule aurait suffi pour l'annuler: je veux dire le sentiment national. Quand une armée a contre elle un peuple, l'opinion pèse sur cette armée le poids du destin. Les bataillons sont énervés; au lieu d'obéir, ils discutent, et le général le plus hardi est déconcerté par une puissance qui ne semble pas humaine. C'est ce qui est arrivé, c'est ce qui arrivera souvent encore dans le monde; et c'est ce qui frappa d'asphyxie le duc de Northumberland. Dans sa détresse, il demanda du renfort au Conseil privé. Ce fut un sauve qui peut. Chacun des lords du Conseil s'en alla de la Tour sous prétexte de convoquer ses amis. En réalité ils aspiraient à changer de cocarde. Ils s'échappèrent ainsi de la forteresse et les plus illustres se rassemblèrent, le 19 juillet, au château de Baynard, chez le comte de Pembroke. Là, le comte d'Arundel avoua ses préférences pour Marie Tudor. Il fut soutenu. Le vent courait de ce côté et entraînait tout. Le maître du château, le comte de Pembroke, tira son épée, et, la brandissant dans la galerie où ils étaient en délibération, il s'écria que Marie Tudor régnerait ou qu'il y perdrait la vie. Ces conspirateurs tardifs et d'autant plus violents parcoururent Londres indécis, échauffèrent la foule, illuminèrent les places et les maisons, proclamant partout Marie d'Angleterre. Ils firent chanter le _Te Deum_ dans toutes les églises et allumer des feux de joie dans tous les carrefours. S'étant reformés en Conseil privé, ils sommèrent le duc de Suffolk de leur remettre la Tour, le premier poste du royaume. Le duc obéit, après avoir consulté Jane Grey. Quand son père tout effaré lui annonça cette réaction et cette sommation, Jane se soumit aussitôt sans manifester le moindre trouble. Elle éprouva comme une délivrance. Elle qui avait reçu le sceptre dans les larmes, elle le déposa dans une espèce de soulagement. C'était le 19 juillet au soir. Jane se coucha et dormit. Le 20, dès le matin, elle se jeta dans une barque sans armoiries et remonta la Tamise jusqu'à Sion-House. Elle en était sortie reine d'Angleterre une semaine auparavant; elle y rentrait une simple femme. Elle était pâlie et maigrie. Tourmentée des affaires publiques, elle avait souffert encore plus de ses orages domestiques. Guildford, un instant fou de l'orgueil de sa race, avait voulu être roi. Jane avait d'abord déféré à ce désir. Elle avait consenti à se laisser découronner pour Guildford par la main du Parlement. Mais, le devoir, triomphant à la fin d'un amour insensé, Jane avait déclaré qu'elle ne résignerait pas le diadème, que Guildford ne serait pas roi, qu'il serait époux de la reine et duc. Le jeune Dudley s'était oublié. Il s'était livré à une colère furieuse. Il avait quitté la table et le lit de Jane. La duchesse de Suffolk, qui regrettait peut-être d'avoir cédé le rang suprême à sa fille, lui suscita de telles scènes intérieures que Jane, malade d'émotion, crut avoir été empoisonnée par ses proches. Son règne, ou plutôt son enfer, avait duré neuf jours. Les lords du Conseil mandèrent à Northumberland de licencier ses troupes et de prêter serment de fidélité à Marie. Il avait devancé cet ordre. Il avait acclamé Marie Tudor en lançant son chapeau en l'air, sur la grande place de Cambridge, devant les soldats et devant le peuple. Le lendemain, il fut arrêté par le comte d'Arundel et conduit à la Tour. A quelques toises de la citadelle, une femme se dressa du milieu de la foule, et, secouant un mouchoir trempé dans le sang de Somerset, elle l'agita sous les yeux de Northumberland, en signe de malédiction. Il y eut beaucoup de captifs. Les principaux, saisis çà et là sur des mandats du Conseil, furent, indépendamment du duc de Northumberland: le duc de Suffolk, lady Jane Dudley; les lords Robert, Henri, Ambroise et Guildford Dudley; le marquis de Northampton; les comtes de Huntingdon et de Warwick; l'archevêque de Cantorbéry; les évêques d'Ely et de Londres; les lords Ferrers, Cobham et Clinton; les juges Mountague et Cholmeley; André Dudley, John Gates, Henri Gates, Thomas Palmer, Henri Palmer, John Cheek, John York et le docteur Cocks. Le plus coupable de ces illustres prisonniers était le duc de Northumberland. D'une famille de jurisconsultes, il chicana trop sa vie. Il était pourtant brave, mais insidieux et retors. Tout lui avait réussi jusque-là. Il aurait aimé à recommencer la partie. Ce fut son erreur et sa honte. Les hommes politiques éminents ne devraient pas rédiger protocole sur protocole avec la mort. Car ils ne l'évitent pas pour cela et ils perdent l'honneur par surcroît. Il vaut mieux tomber en héros qu'en diplomate. Northumberland n'eut pas cette gloire. Il cherchait à nouer des négociations inutiles à la Tour, lorsque Marie Tudor s'y présenta, sous des arcs de verdure et de fleurs, en fille de Henri VIII, en reine légitime. Lady Élisabeth, au lieu de rejoindre la princesse Marie à Framlingham, s'était mise au lit, attendant quelle serait la victorieuse, de sa sœur ou de sa cousine. Dès qu'elle se fut assurée que c'était sa sœur, elle accourut près d'elle et l'accompagna soit dans les rues de Londres, soit à la Tour. Le contraste était frappant entre la fille de Catherine d'Aragon et la fille d'Anne Boleyn. Élisabeth avait vingt ans (1553). Elle était blonde. Elle avait les yeux bleus, la taille belle quoiqu'un peu roide, le maintien noble sans souplesse, les mains admirables. Marie, elle, avait la stature ramassée, l'air aigre et chagrin d'une vieille fille de trente-sept ans. Ses regards étaient fixes, impitoyables. Ils faisaient trembler. Elle avait le front menaçant, les sourcils très-rudes, et le menton accentué sous une bouche aussi féroce que celle de Henri VIII. La physionomie de Marie Tudor, cette physionomie farouche, aux plis tragiques, s'adoucit un instant sous les ombres de la Tour, lorsqu'elle rendit la liberté aux prisonniers du dernier règne, agenouillés devant son cheval. Ces prisonniers étaient le duc de Norfolk, la duchesse de Somerset, Courtenay le fils du marquis d'Exeter, et Gardiner l'ancien évêque de Winchester. Marie s'éprit de Courtenay, mais il la dédaigna. Elle fit de Gardiner, dont elle connaissait les talents et les sévérités, son premier ministre. L'attendrissement de la princesse dans l'intérieur de la Tour ne fût pas long et ne s'étendit pas à ses ennemis. Elle demeura elle-même. Son caractère allait mieux éclater sous la couronne. Elle apportait, dans les plis de son manteau royal, des vengeances innombrables,—des supplices pour la conspiration de Northumberland;—des supplices à l'occasion de son mariage avec le prince d'Espagne;—des supplices encore pour la restauration du catholicisme en Angleterre. Elle était guidée de loin par Charles-Quint, dont l'ambassadeur, Simon Renard, était l'oracle de la reine, pourvu qu'il inclinât aux atrocités. Northumberland fut mis en cause avec ses complices les plus intimes: le comte de Warwick, son fils; le marquis de Northampton, sir John et sir Henri Gates; sir Thomas Palmer et sir André Dudley. Après quelques objections captieuses proposées aux juges et promptement écartées par eux, le duc s'avoua coupable. Il implora les bontés de la reine pour ses enfants et particulièrement pour Jane Grey. Il affirma qu'elle n'avait pas cessé de reconnaître le droit de Marie, et que, si elle avait touché au sceptre, c'était par contrainte. Jane et Guildford furent ajournés, malgré l'avis de Simon Renard, l'interprète de Charles-Quint. L'empereur (papiers Granvelle) pensait que Jane était de trop comme sujette dans une contrée dont elle avait été la reine, et qu'il était indispensable d'immoler cette rivale à la sécurité de Marie. Le duc de Northumberland fut condamné avec les six complices le plus âprement désignés par la réaction. C'étaient, je l'ai dit, le comte de Warwick, le marquis de Northampton, sir John et sir Henri Gates, sir André Dudley et sir Thomas Palmer. Le duc choisit, parmi les théologiens qui se disputaient son âme, un confesseur catholique, et il sollicita une conférence avec deux lords dévoués à la reine. Il désirait, insinuait-il, révéler certains secrets très-importants dont il avait été dépositaire pendant son administration. Gardiner et un autre conseiller l'entretinrent longtemps. Northumberland supplia l'évêque de Winchester de le sauver. Le prélat, sans rien promettre, feignit de se laisser convaincre, tandis que Renard poussait Marie à l'implacabilité en invoquant la raison d'État et l'opinion personnelle de Charles-Quint. Le souple Northumberland eut beau se plier, s'humilier; il eut beau se déclarer catholique et prêcher au peuple le papisme du haut de sa dernière tribune, l'échafaud; tant d'abaissement et tant d'hypocrisie ne l'empêchèrent pas d'avoir la tête tranchée à Tower-Hill, le 22 août 1553. Ses deux complices les plus énergiques et les plus ardents, sir John Gates et sir Henri Palmer furent décapités après lui par le même bourreau. Aucun personnage historique n'offre peut-être autant que Dudley le spectacle du néant de l'égoïsme machiavélique. Il avait tout subordonné à l'ambition: devoir, amitié, reconnaissance, pitié. Il avait tué l'un par l'autre ses bienfaiteurs. Il avait ourdi des trames, amassé des trésors, violé des serments, veillé, combattu, afin d'obtenir le pouvoir. Et il se trouva qu'il n'avait tant fait que dans l'intérêt de la princesse Marie dont le droit parut plus évident par l'usurpation de Dudley. Craint de ses enfants, il était avec eux impérieux et rusé. Quand il n'avait pas triomphé par la colère, il employait parfois la tendresse et alors il était irrésistible. Cet homme accoutumé à commander ne priait pas en vain. Il était très-difficile à l'émotion, impossible aux larmes. Dans l'algèbre de ses visées ténébreuses, il trafiqua de ce qu'il y a de plus divin: du premier amour de deux jeunes cœurs qui se confiaient à lui. Il n'était pas moins dépravé que dénaturé. Il y avait en lui la dureté du soldat des guerres civiles et l'astuce du juge des contre-révolutions. Il était d'origine normande; rompu à la jurisprudence et dressé aux armes, c'était un légiste subtil sous la cotte de mailles d'un capitaine expérimenté. Il était fort madré, avide d'autorité et de gain. Il était redoutable sur terre et sur mer, général et amiral tout ensemble. Il ne tenait pas à faire de grandes choses, mais des choses utiles. Le duc de Northumberland était hautain, quand il ne se contenait pas. Son orgueil était sans bornes. Il condescendait néanmoins à toutes les flexibilités pour réussir. Il était obséquieux à la cour, brave à la guerre, cupide partout. Nous avons dit qu'il était ambitieux. Il ne l'était pas seulement une heure, une semaine; il l'était sans interruption et capable des plus sinistres attentats pour avancer. Il proportionnait les efforts aux obstacles, tantôt patient, tantôt fougueux. S'il différait ses prétentions, il ne les sacrifiait jamais. Un serment n'était pour lui qu'un fil d'araignée et ne le refrénait point. Il n'avait pas d'entrailles. Il équilibra dans une sorte de balance Thomas Seymour et le duc de Somerset, puis il renversa un bassin après l'autre et jeta les deux frères au fond de l'abîme. Propre aux affaires et aux périls, il était toujours prêt. Il n'avait de bonne foi que pour stipuler ses rapines. Ses mensonges égalaient soit ses bassesses, soit ses insolences. Il ne s'interdisait rien même dans le crime. Ce fourbe cherchait à étonner, afin d'accomplir, dans l'atonie qui suit la surprise, tout ce que son imagination insatiable lui déroulait. Avec des parties supérieures pour un rôle de ministre, il avait un égoïsme intense qui lui offusquait trop le génie et la volonté. Par là, il se réduisit à n'être qu'un pirate de cour. Ne pouvant saisir le sceptre pour lui-même, il le passa, sous le prétexte spécieux de la religion, à la femme de son fils, mais il ne parvint pas à la préserver après l'avoir compromise. Il calcula bien que le peuple anglais, accoutumé à toutes les vicissitudes, irait indifféremment d'un Seymour à un Seymour, et de deux Seymour à un Dudley; où il se trompa, ce fut de croire que ce peuple blasé sur le sort de ses chefs s'arrêterait à lui, Northumberland. Erreur vulgaire! Le duc, du reste, fut malheureux autant que coupable. Ses plans bien médités avaient besoin de l'opinion et l'opinion le trahit. Il avait marché vite sur le terrain ferme d'une conjuration obscure avec le jeune roi, mais lorsqu'il rencontra le sable mouvant de l'esprit public, il y enfonça et fut submergé. Il eut de grandes qualités d'homme d'État, mais la fortune lui manqua précisément parce qu'il n'avait travaillé que pour lui-même. Les autres qu'il n'avait jamais comptés, l'abandonnèrent. Ce qu'il y eut de tragique, c'est qu'il entraîna dans la ruine cette incomparable Jane Grey dont un seul cheveu valait mieux que Dudley et toute sa famille. Le duc de Northumberland, sir John Gates et sir Thomas Palmer exécutés, plusieurs des partisans de Jane, entre autres sir Henri Gates et le marquis de Northampton, furent graciés. La captivité des autres conjurés, soit des fils de Northumberland, soit de leurs amis, soit de Jane Grey elle-même fut adoucie. La duchesse de Suffolk rentra à la cour. Fille de Marie veuve de Louis XII, elle y représentait la branche anglaise, comme la comtesse de Lennox, fille de Marguerite la sœur aînée de Henri VIII, y représentait la branche écossaise. Toutes deux, la duchesse de Suffolk et la comtesse de Lennox précédaient la princesse Élisabeth déclarée implicitement bâtarde par l'acte du parlement (1553) qui reconnaissait la légitimité de Marie Tudor et nul le divorce de sa mère Catherine d'Aragon. Moins favorisé que la duchesse sa femme, le duc de Suffolk était cependant sorti de la Tour sur parole. Jane Grey continuait d'être enfermée dans la sombre forteresse. Elle n'habitait plus l'appartement des reines. Elle avait été reléguée dans la maison de maître Partridge, un des gardes du triste donjon. Là, sous les noires silhouettes de la Tour, elle était servie par deux femmes et séparée de lord Guildford. [Illustration] CHAPITRE XIV. La reine Marie se propose d'épouser le prince d'Espagne qui plaît à son imagination.—Malgré l'opposition de l'Angleterre, elle le choisit.—Conspirations.—Pierre Carew.—De Wyatt.—Le duc de Suffolk.—Noces de la reine et de Philippe.—Gardiner.—Victimes de Marie.—La plus illustre, Jane Grey.—Visite de Feckenham à la Tour.—Il ne peut convertir Jane au catholicisme.—Loin de l'insulter, il la respecte et la loue.—Jane dans la loge de maître Partridge.—Ses sentiments, ses lectures.—Sa foi en Dieu et en l'immortalité de l'âme.—Lettres de Jane Grey à son père, à Harding, à sa sœur Catherine.—Nuit du 11 au 12 février 1554.—Mistress Tylney.—Holbein.—Légende sur la Tour.—12 février.—Jane s'habille avec soin.—Elle refuse de voir Guildford.—Elle craint de l'amollir et de s'amollir elle-même.—Guildford l'approuve et meurt bien.—Jane est conduite au supplice.—Elle rencontre la charrette qui ramène les restes sanglants de Guildford.—Son trouble.—Son courage.—Son refuge en Dieu.—Sir John Bridges.—Discours de Jane.—Son horreur soudaine du billot.—Sa mort.—Indignation de l'Europe.—Pleurs de la duchesse de Vendôme.—Lettre de Diane de Poitiers.—La reine Marie odieuse sur son trône.—Jane Grey admirable sur son échafaud. Marie Tudor cependant songeait à épouser quelqu'un, elle ignorait qui. Elle souhaitait des héritiers. Jamais elle ne s'était satisfaite. Elle avait eu des goûts qu'elle avait domptés. Son tempérament, maté par l'ascétisme, se réveillait par la toute puissance. Sa longue virginité lui pesait. Sa passion sans cesse comprimée éclatait en elle. Tout lui étant facile maintenant, elle brûlait d'autant plus, cette passion, qu'elle était la première et la dernière. La reine déployait un luxe de parure inconnu sous Édouard VI. La profusion romaine s'étalait partout à la cour et narguait la modestie protestante. On proposait à Marie le cardinal Polus: elle le trouvait trop vieux; Courtenay, comte de Devonshire, celui qu'elle avait arraché des cachots: il était trop libertin. Elle l'aima d'abord, ne fut pas payée de retour et y renonça. «Cette reine, dit l'ambassadeur de France, M. de Noailles, est en mauvaise oppinion de luy pour avoir entendu qu'il faict beaucoup de jeunesses et même d'aller souvent avecques les filles publiques.» Un troisième prétendant plus sérieux était le prince d'Espagne. «Nous ne voudrions (papiers Granvelle) choisir autre parti en ce monde, écrit Charles-Quint à Simon Renard, que de nous allier nous-même avec elle, mais, au lieu de nous, nous ne lui saurions mettre en avant personnage qui nous fut plus cher que notre propre fils.» Rien de plus impopulaire que ce projet de noces. L'orgueil anglais se roidit contre l'orgueil espagnol. Gardiner lui-même, le chancelier, ne voulait point de Philippe. La reine, elle, en voulait. Il avait douze ans de moins qu'elle. Il était castillan et papiste, du pays et de la religion de Catherine d'Aragon. Il devait avoir toutes les flammes qui dévoraient Marie Tudor sous les voiles de son orthodoxie. Dans sa colère contre l'opposition de l'Angleterre, elle manda Simon Renard, l'ambassadeur de Charles-Quint. Elle le reçut au fond de son oratoire. Elle s'agenouilla sur l'une des marches de l'autel, et, après avoir récité devant le saint des saints l'hymne: _Veni, Creator_, elle engagea sa foi comme épouse, à Philippe, prince d'Espagne. L'ambassadeur fut son témoin. Le seul pressentiment de cette union incendia l'Angleterre. Sir Pierre Carew s'efforça de soulever le Devonshire au nom de Courtenay qui n'eut pas l'audace de son désir et qui recula devant le champ de bataille. Le duc de Suffolk, s'il n'eut pas le génie d'une seconde révolte, en eut du moins le courage. Il partit avec ses deux frères, les lords John et Thomas Grey, pour ses terres du comté de Warwick. Là, il poussa son cri de guerre. Vaincu dans une escarmouche près de Coventry, il congédia ses amis et fut livré par Underwood, un tenancier qui désigna la retraite du duc dans un labyrinthe du parc d'Astley. Suffolk fut ramené à la Tour par le lord Huntingdon comme sir Pierre Carew fut mis en fuite par Bedford. Carew aspirait à faire de Courtenay l'époux de la reine, et le duc de Suffolk à préserver la réforme de l'oppression catholique. Wyatt, lui, qui avait été ambassadeur en Espagne, se proposait de défendre l'Angleterre contre la domination mesquinement et superstitieusement terrible de cette Afrique européenne. Ainsi que dans Pierre Carew il y eut une prédilection franche pour Courtenay, il y avait probablement dans le duc de Suffolk une arrière-pensée pour Jane Grey, et soit dans Wyatt, soit dans beaucoup de ses adhérents, un penchant secret vers Élisabeth. Thomas Wyatt était le fils du poëte. Il était plein d'honneur et de patriotisme. Il était catholique sans curiosité et sans colère pour ou contre aucune secte. Il n'avait d'enthousiasme que pour la vieille Angleterre. Son rêve était non de la chanter comme son père, mais de la protéger, de l'illustrer par des strophes qui seraient des actions. M. de Noailles qui parle avec mépris de Courtenay, dit de Wyatt: «Un gentilhomme le plus vaillant et assuré que j'aie oncques vu.» Wyatt en effet insurgea le comté de Kent, en haine du prince d'Espagne. Il envahit Londres le 7 février 1554. La reine, il faut lui rendre cette justice, refusa courageusement de s'enfermer dans la Tour. Elle demeura au palais de Saint-James, malgré les supplications de ses ministres. Elle diminua par sa résolution les alarmes. Wyatt pénétra jusqu'à Hyde-Park. Il avança toujours. Lord Pembroke et l'amiral Clinton le coupèrent par une manœuvre habile et l'isolèrent du gros de sa troupe. Lui, l'épée à la main, et avec une poignée de braves traversa Piccadilly et arriva jusqu'à Ludgate où lord William Howard lui barra le chemin. Wyatt criait aux bourgeois: «Mes camarades, à moi, à moi tous ceux qui ont une âme anglaise et qui ne veulent pas pour maître un prince espagnol.» Il rétrograda sur Temple-Bar combattant les soldats de la reine et adjurant la foule. A bout d'efforts, n'ayant plus que quarante compagnons et ne pouvant électriser Londres qui cependant était pour lui, environné d'ailleurs d'une armée, il se rendit à sir Maurice Berkeley, afin d'éviter un carnage inutile. En cette extrémité, il souhaita d'épargner le sang des autres, non pas le sien qui appartenait à Marie Tudor. Il fut maltraité par ses vainqueurs. A la grille de la Tour, sir Philippe Denny l'aborda du dedans. «Viens, traître, lui dit-il, jamais il n'y en eut un semblable à toi. —Tu mens, répondit Wyatt, il n'y a qu'un traître devant cette grille et ce traître, c'est toi-même. Va, un homme de cœur ne m'eût pas insulté ici.» Plus loin, au moment où il allait franchir le seuil de son cachot, sir Thomas Bridges, lieutenant de la Tour, l'apostropha brutalement: «Comment, infâme, lui cria-t-il, ton bras ne s'est-il pas séché avant de déployer un étendard rebelle contre ta souveraine? —Tu n'es qu'un malfaiteur, répliqua Wyatt, et les lois vengeront tôt ou tard tes insolences envers un gentilhomme désarmé.» Nous avons de Wyatt un portrait héroïque. Ses cheveux roux flottent épars, ses tempes battent, ses yeux sont déterminés. Il a le nez fin et aquilin, la bouche frémissante, l'attitude de la malédiction et le geste du dédain sur ce peuple sourd à la cause du peuple. Wyatt abhorrait le fils de Charles-Quint, autant que le duc de Suffolk, le pape. Leur animosité était égale, quoiqu'elle ne fût pas la même. Si la conjuration eût été victorieuse, c'est Élisabeth, ce n'est pas Jane Grey qui en eût recueilli les fruits. De tous les conspirateurs, il n'y avait peut-être que le duc de Suffolk qui eût des desseins sur Jane; et encore il était sous l'influence presque absolue de lord Thomas Grey, son frère, qui pensait comme Wyatt et presque comme tous les autres à Élisabeth. L'immobilité de Londres, le 7 février, perdit les conjurés; elle aplanit les voies à Philippe, prince d'Espagne, et au catholicisme. Marie Tudor se dévoila et son caractère éclata. Régner pour elle, ce fut persécuter. Elle avait les rancunes d'un tyran, et la haine d'un fanatique. Cette femme était une calamité permanente. Tuer les hérétiques était une double volupté de goût et de conscience dans laquelle elle se plongeait sans remords. Sa médiocrité d'esprit légitimait et rajeunissait son implacabilité de cœur. A trente-huit ans, elle épousa Philippe d'Espagne qui en avait vingt-six. Ce fut Gardiner qui les bénit à Winchester, le 27 juillet 1554. Ils eurent bientôt renoué l'Angleterre à Rome (29 novembre). Le nord et le midi s'unirent dans ce couple barbare pour des cruautés inouïes. Le bourreau fut en honneur, la hache fut sainte. Le sang était une libation royale. Indépendamment des exécutions en masse qui suivirent la conjuration de Wyatt et qui empestèrent les rues de Londres, une commission ecclésiastique créée par Marie et qui eût été digne du nom de l'inquisition, fit brûler ou décapiter successivement trois cents dissidents environ, parmi lesquels il y eut des enfants, des femmes et des vieillards. La plus illustre victime de ce règne exécrable fut Jane Grey. Condamnée après la conspiration de Northumberland, elle était restée comme un otage entre les mains de Marie Tudor. Étrangère à la conspiration où son père le duc de Suffolk fut malheureusement mêlé avec Carew et Wyatt, Jane était sous le bouclier de l'équité. Puisqu'elle n'avait pas eu le moindre soupçon du complot nouveau, l'équité voulait qu'elle vécût. Et non-seulement l'équité, mais la parenté, mais la pitié, mais la vertu, mais le charme de cette jeune et grande âme; tout parlait pour elle, tout, excepté la raison d'État invoquée par Charles-Quint et par Simon Renard. Ce n'est pas la nature, ce n'est pas la justice, ce n'est pas la bonté, c'est la raison d'État qui sera écoutée par Marie. Que lui importera un coup de hache de plus, pourvu que sa sécurité soit complète et que son plaisir sanguinaire, ce plaisir qu'elle rapportera monstrueusement à Dieu, soit savouré! Marie Tudor ne fit pas languir Jane Grey cette seconde fois. C'est le 7 février que Wyatt s'était battu dans Londres. Ce fut le 8, que Feckenham, confesseur de la reine, fut mandé au palais de Saint-James et qu'après une conférence avec sa pénitente il se dirigea vers la Tour. Jane Grey était là, non plus comme une princesse parmi les somptueux lambris des couronnements, mais comme une simple femme sur les dalles humides et entre les murs nus de maître Partridge. Elle ignorait tout du dehors. Après ses neuf jours de règne, elle avait vécu sept mois dans ce bouge en captive et en solitaire. Descendue de la galerie des reines au fond de la masure lézardée d'un pauvre gardien, elle avait eu le temps de repasser son court pèlerinage. Assise sur une chaise de paille, près de sa table de prisonnière où s'étageaient quelques livres et où s'épanouissaient dans une cruche d'eau quelques bruyères des jardins de la Tour cueillies par le petit garçon de maître Partridge, Jane lisait, écrivait ou méditait le plus souvent. Elle rêvait aussi. Elle se rappelait sans doute les délices du château de Bradgate, ses habitudes studieuses avec Aylmer, ses jeux avec ses sœurs Catherine et Marie; elle se rappelait les hautes futaies, les parterres embaumés, les pâles étangs du parc, l'allée peut-être où elle se rencontra avec Guildford et où ils balbutièrent leur premier aveu. Jane se ressouvenait des lierres qui verdissaient les façades, des mousses qui couvraient les roches, des lichens qui argentaient les arbres, et des chants d'oiseaux qui montaient sans cesse dans l'air pur, de tous les nids et de toutes les branches des bois. On peut induire des habitudes rustiques de Jane et de certaines paroles qui lui échappèrent, qu'elle songeait à tout cela. Elle avait goûté la science, puis l'amour. De l'amour elle avait été emportée dans les orages du pouvoir, des déchirements domestiques et des luttes civiles. Elle avait bu la coupe jusqu'à la dernière amertume. Il lui en était resté une soif du ciel. Son mal le plus aigu lui était venu de Guildford. Elle lui pardonna, mais elle souffrit d'avoir senti le nectar changé en lie par lui. Elle se tourna d'un élan plus austère vers les choses éternelles. Le toit de maître Partridge lui fut meilleur qu'un palais. Elle se retrempa sous ces voûtes lugubres dans la contemplation de Dieu. Elle y relut soit à la lumière terne des lucarnes, soit à la clarté plus vive d'une lampe, les homélies de Cranmer, les lettres maternelles de Catherine Parr, un catéchisme d'Aylmer, l'évangile de saint Jean, et plusieurs traités de Bullinger, spécialement: l'_Examen pour les accusés devant les inquisiteurs_; l'_Instruction sur les sacrements_; l'_Abrégé de la doctrine chrétienne_; et le volume intitulé: _De summo gaudio et de summo luctu extremæ diei_. Jane relut encore Platon. Elle ajoutait de la grâce aux réformateurs. Elle communiquait de l'ardeur au philosophe grec et achevait, pour ainsi parler, le Phédon en le passionnant. Si le nom de Jane Grey signifie un sentiment, c'est l'amour: s'il signifie une idée, c'est l'immortalité, c'est-à-dire l'amour prolongé dans l'infini. Jane appartenait à ce groupe de l'humanité dont la grande originalité est l'âme. Or l'âme, étant esprit et cœur, est douée de cette faculté double de comprendre et d'aimer simultanément un Dieu vivant qui la saisisse, par l'intuition d'une perfection substantielle, de la vérité et de l'amour, ce qui est tout l'homme, ce qui est tout Dieu. Ayons seulement, comme Jane Grey, une âme pour comprendre non moins que pour aimer, et tout ira de soi. Nos rapports étant établis avec la substance, l'essaim des idées jaillira de ce contact. La grande cause, Dieu, sera en nous notre centre et notre fond. Par elle, nous aurons trouvé l'immortalité. Car la vérité et l'amour étant nos deux lois et ce monde ne les contenant pas entièrement, comment y adhérerions-nous, si ce n'est dans un monde meilleur où la supériorité, qui est aux bourreaux ici-bas, sera aux victimes? Cette souveraine _essence_ dont parle Socrate et dont nous nous approchions par la vie, nous nous en approcherons d'autant plus par la mort et nous en jouirons d'autant plus par l'immortalité. Il y a de la substance dans toute pensée, dans toute parole, dans toute minute, dans toute seconde de nous sur cette terre, il y en aura davantage après le trépas. Pourquoi donc serions-nous tristes avant le billot? Nous remontons à notre cause, à notre Dieu; nous allons du gui au chêne, de nous à celui qui est et en qui nous sommes. Voilà ce que Socrate en philosophe, et Bullinger et les réformateurs en théologiens, insinuaient à l'oreille de Jane Grey. Elle écoutait sans se lasser jamais. Platonicienne et chrétienne, l'immortalité était son idéal. Qu'on la juge à cette mesure; qu'on l'admire pour sa beauté, pour son génie, pour son courage, qu'on l'admire pour sa foi en l'immortalité. Cette foi est la marque des plus grandes âmes. Dieu a mêlé quelques ténèbres à l'immortalité, afin que l'homme ne cédât pas au suicide et ne fût pas tenté, trop tôt, de s'élancer dans le monde futur. Mais combien le rayon intérieur dissipe ces ténèbres quand on regarde à sa splendeur! L'immortalité est l'instinct de tous les peuples, de tous les siècles, de tous les hommes. Elle est la récompense de la vie, du devoir, du sacrifice, du martyre. Elle est le sens de l'amour, son désir inextinguible. Elle nous élève vers tous ceux que nous avons perdus et qu'elle nous rendra. Elle nous améliore, nous moralise. Elle est le but immatériel vers lequel il est doux et noble de graviter avec confiance. En croyant à l'immortalité, je ne m'égare pas, je suis ma route; je marche, je vole à ma patrie divine où m'attendent mes ancêtres, mes amis et le Dieu de tous les espaces comme de tous les temps. L'immortalité est l'étoile de notre nuit, le phare de notre tempête, le port de notre traversée. Jane Grey était toute à cette contemplation, lorsque Feckenham, dépêché de Saint-James, aborda la prisonnière dans la loge de maître Partridge. Il paraissait affligé et Jane eut un pressentiment de mort. Feckenham apprit à la princesse la conspiration de Wyatt, la défaite des conjurés, la complicité du duc de Suffolk qui allait être réintégré à la Tour, le surlendemain 10 février. Le confesseur de Marie Tudor ajouta qu'il n'y avait pas une minute à négliger. Il annonça enfin que l'exécution de la sentence prononcée, le 3 novembre 1553, contre lady Jane et lord Guildford était résolue et que tout serait accompli dans vingt-quatre heures. «Ah! répondit Jane, je ne connaissais pas cette seconde conspiration; je ne connaissais pas non plus la première, mais, en m'y associant par dévouement, j'ai été coupable. Je mérite d'être frappée.» Touché d'une si grande infortune si généreusement supportée, Feckenham exhorta la princesse à se faire catholique. «C'est le salut, dit-il, et c'est la vie que je vous offre: car si vous vous convertissez, la reine vous restituera liberté, rang et biens.» Jane était calviniste à la manière d'Édouard VI. Elle répliqua sans emphase et sans hésitation, en personne prête à tout, qu'elle craignait moins la hache que l'apostasie. Feckenham approfondit la question capitale entre eux: la présence réelle dans l'Eucharistie. Comme il lui répétait le texte évangélique, elle ne l'éluda point, donna son explication et ne fut pas entamée. Alors Feckenham la quitta, retourna à Saint-James, obtint un sursis de trois jours et regagna la forteresse. Il avertit Jane de ce qu'il avait fait. «Je suis reconnaissante de votre intention, lui dit-elle, mais je n'en suis pas heureuse. J'en suis plutôt contrariée. Le poids du sort m'accable et j'ai hâte d'aller à mon Dieu.» D'autres docteurs catholiques furent adjoints par Marie Tudor à Feckenham. Ils échouèrent tous. L'un d'eux essayant d'effrayer Jane par la proximité du sépulcre: «J'ai toujours vu, reprit-elle, le billot derrière la couronne.» A ceux qui se contentèrent de raisonner, elle répondit avec bienveillance. Son intelligence était vaste, son instruction solide, son éloquence entraînante. Elle trouva même une logique plus pressante, une langue plus persuasive qu'à l'ordinaire. Elle souhaita pourtant de ne plus discuter. «J'ai consacré ma jeunesse à former ma conviction, dit-elle d'un grand cœur; ce n'est pas le moment d'argumenter, c'est le moment de prier.» Feckenham se retira respectueusement avec ses collègues. Le confesseur de Marie, je le constate ici à sa gloire, ne craignit pas de louer Jane; il parla d'elle en chevalier sous sa robe de prêtre, plutôt que de taire en courtisan la politesse, la fermeté et les talents de l'illustre captive. Seule dans sa lugubre cellule, Jane se retrancha en Dieu. Elle n'adressa aucun message à sa mère qui ne s'en serait pas souciée. La duchesse de Suffolk était vaine comme la vanité. D'une beauté rare, elle n'était occupée qu'à se parer et qu'à se regarder dans un de ces petits miroirs de Venise alors à la mode parmi les princesses, à cause de leur agrément et de leur attrayante nouveauté. Quand la duchesse n'est pas peinte avec son miroir, elle est peinte, une cravache à la main, fière et hautaine dans tous ses cadres. C'est la grande dame orgueilleuse du seizième siècle. Jane, au lieu de lui écrire, écrivit à son père. Elle savait la faiblesse du duc, elle redoutait de sa part une abjuration, et, tout en le consolant, elle s'efforçait de le prémunir. Après la conspiration de Northumberland, elle lui avait écrit: «Mon père, quoiqu'il ait plu à Dieu de se servir de vous pour abréger ma vie, lorsqu'il vous appartenait de la prolonger, je vous assure que je me soumets avec résignation.... Ainsi, mon bon père, je suis disposée à mourir. Cette mort peut vous paraître terrible, mais pour moi je considère comme très-avantageux de sortir de cette vallée de misère pour aspirer au trône céleste avec Jésus-Christ, mon Sauveur. Que le Seigneur continue à vous maintenir dans la foi inébranlable qu'il vous a accordée jusqu'à présent (s'il est permis à une fille d'écrire ainsi à son père), de manière qu'à la fin nous puissions nous rencontrer dans le ciel. «Je suis, jusqu'à la mort, votre fille obéissante, «Jane DUDLEY.» Après la conjuration de Wyatt, elle écrivit encore à son père, dont la seconde rébellion la poussait, elle et Guildford, à l'échafaud: «Mon Père, «Que le Seigneur fortifie votre grâce, puisque toutes ses créatures ne peuvent être fortifiées que par sa parole; et, quoiqu'il plaise à Dieu de vous enlever deux de vos enfants (elle et Guildford), je vous supplie très-humblement de croire qu'en échappant à cette vie périssable, ils ont conquis une vie immortelle. Pour moi, mon bon père, je prierai pour vous dans l'autre monde comme je vous ai honoré dans celui-ci. «De votre grâce, l'humble fille, «Jane DUDLEY.» Elle écrivit aussi au chapelain de son père, Harding, qui avait fait profession de catholicisme. Elle lui reprochait le mauvais exemple qu'il avait donné, et, par un blâme énergique, elle essayait de provoquer en lui le remords. La veille de son exécution, le 11 février, Jane fut fort agitée. Son père avait été ramené à la Tour le 10. Il était près d'elle et elle le sentait malheureux sans qu'il lui fût possible de l'encourager et de baiser ses cheveux blancs. Elle avait mal dormi dans la nuit du 10 au 11. Des rafales sinistres avaient sifflé de la Tamise et gémi par tous les corridors de la Tour. Une des femmes de Jane, mistress Tylney, lui ayant dit: «Avez-vous entendu cette nuit le vent dans le donjon, madame? —Oui, avait-elle répondu mélancoliquement. Il me plaisait mieux autrefois dans la cime des pins de Charnwood.» Elle se rasséréna pourtant peu à peu dans les effusions religieuses où elle était intarissable. Sur le soir, elle parcourut un Nouveau Testament grec au bout duquel il y avait quelques pages blanches. Ces pages l'invitaient. Elle y traça des lignes attendries. De ses deux sœurs lady Catherine et lady Marie, c'était lady Catherine qu'elle avait toujours eue en une amitié plus intime, et c'est à elle qu'elle transmit ce souvenir si plein de ses sollicitudes. «Le livre que je vous envoie, ma chère Catherine, sans être relié avec des ornements d'or ou avec des broderies d'un travail exquis, n'en est pas moins, par ce qu'il contient, plus précieux que les mines les plus riches de la terre; c'est, ma meilleure amie, le livre de la loi du Seigneur, son testament et la dernière volonté qu'il a léguée aux misérables pécheurs pour les conduire dans la voie du salut. Si vous le lisez avec attention et si vous suivez les excellents conseils qu'il donne, il vous mènera indubitablement au bonheur éternel; il vous apprendra comment il faut vivre et mourir; il vous apportera dès à présent une félicité plus grande que celle que vous eussiez obtenue par les biens de notre malheureux père.... «Désirez avec David, ma bonne sœur, de comprendre la loi du Seigneur notre Dieu. Ne comptez pas sur votre jeunesse pour vivre de longues années: car lorsque Dieu nous appelle, les heures, les temps et les saisons sont semblables. Bienheureux alors ceux dont les lampes sont allumées; le Seigneur est aussi bien glorifié par la jeunesse que par la vieillesse! «Permettez-moi de vous parler encore, ma chère sœur, pour vous apprendre à mourir; renoncez au monde, bravez le démon, méprisez la chair, réjouissez-vous seulement avec le Seigneur, repentez-vous de vos péchés sans jamais désespérer; ayez confiance en votre foi sans être énorgueillie, et souhaitez, à l'exemple de saint Paul, d'être avec Jésus-Christ, près duquel on jouit d'une vie nouvelle. «Ressemblez au serviteur fidèle qui veille au milieu de la nuit; veillez, de peur que la mort ne vous surprenne endormie.... Réjouissez-vous en Jésus-Christ, et puisque vous avez le nom d'une chrétienne, attachez-vous à ses pas; imitez votre maître, portez votre croix pour y déposer vos péchés et pressez-la toujours contre vous. «Maintenant, pour ce qui regarde ma mort, ne vous en affligez pas plus que moi, ma très-chère sœur: car je serai délivrée de ce corps corruptible pour revêtir l'incorruptibilité; je suis assurée qu'en échange d'une vie mortelle, j'en obtiendrai une qui sera immortelle et pleine de joie, faveur que je prie Dieu de vous accorder, selon sa bonté infinie, ainsi que celle de vivre dans la crainte du Seigneur et de mourir dans la véritable foi chrétienne. Au nom de notre Dieu, je vous exhorte à ne jamais vous en séparer ni par l'espérance de la vie, ni par la terreur de la mort; car si vous reniez sa parole.... Dieu aussi vous reniera, et par punition, abrégera la vie que vous auriez voulu prolonger au prix de votre âme; mais si, au contraire, vous vous dévouez à lui, il vous accordera de longs jours et vous associera à sa propre gloire. Que Dieu présentement me conduise à cette gloire, et vous ensuite, quand il lui plaira! Adieu pour la dernière fois, ma sœur bien-aimée, placez toute votre confiance en Dieu seul, puisque lui seul peut vous secourir. «Votre tendre sœur, «Jane DUDLEY.» Tout émue par cette lettre, Jane continua de monter sur les ailes de l'âme jusqu'aux sommets de Dieu. Elle se réfugia dans les mystères de ce grand Dieu, s'y plongea et s'y replongea, emportant avec elle dans l'infini tout fardeau mortel. Elle composa une prière admirable, où elle répandit les trésors de son cœur. Sa dernière nuit, la nuit du 11 au 12 février, était écoulée à demi lorsqu'elle posa la plume. Avertie par mistress Tylney, elle se déshabilla et se coucha pour réparer ses forces et pour soutenir les fatigues du lendemain. Je connais d'Holbein, le peintre incomparable de Jane Grey et de presque tous mes personnages, l'esquisse d'une jeune femme étendue dans l'ombre d'une alcôve. Les traits ne sont qu'indiqués. Le corps souple repose dans une courbure indescriptible. Il est enveloppé d'un chaste manteau et d'une large robe dont les plis sont pudiquement ramenés sur les pieds immobiles. Pourquoi ce dessin, à peine formé, me rappelle-t-il Jane Grey et sa nuit suprême? Je ne sais, mais il me les rappelle. Cette rapide esquisse est pour moi une évocation d'un saisissement inexprimable. Jane, au milieu de son rêve de captive, s'y enchante des délices d'un monde meilleur, et son imagination religieuse lui découvre du fond de son cachot le ciel ouvert. Dans cette nuit où nous sommes, dans cette nuit du 11 au 12 février 1554, qui fut la dernière de Jane Grey, la Tour de Londres, si l'on en croit la légende, chancela sur ses bases; les pavés et les pelouses du monument lugubre furent souillés d'une rosée rouge; une hache d'acier poli se dessina funèbrement dans les airs, au-dessus de la loge de maître Partridge, où Jane Grey était détenue. C'est ainsi que la sensibilité populaire traduisait en images l'arrêt imposé par Marie Tudor. Cependant Jane se réveilla toute magnanime: rien n'inspire comme la conscience. L'héroïque princesse eut raison de ne pas céder par peur aux théologiens de Marie; si elle eût fléchi, la reine, après l'avoir flétrie, ne l'aurait pas moins tuée. Il faut lire dans les papiers Granvelle (tome IV) la lettre de Simon Renard à Charles-Quint. L'ambassadeur approuve l'intention inébranlable de Marie et l'y confirmerait si la reine était indécise, mais elle ne l'est pas. Voici ce petit fragment de correspondance, qu'on n'accusera pas d'ambiguïté. Le diplomate est d'une netteté terrible. Londres, 8 février 1554. «Sur le commandement de la reine Marie, l'on tranche mardi la teste à Jane de Suffolk. «Plusieurs prisonniers ont écrit à la reine pour miséricorde: mais elle est déterminée de pousser ses affaires par justice et de incontinent leur faire couper le cou.» Voilà Marie Tudor, illuminée d'un de ces éclairs de l'histoire qui dissipe les erreurs autour d'un personnage, à la manière du jour lorsqu'il dissipe les ténèbres! Oui, voilà Marie Tudor, l'élève de Rome et de l'Espagne, la femme que l'on cherche encore à réhabiliter par un de ces paradoxes déplorables qui ne blessent pas moins l'équité que la vérité. Je n'appuierai pas. Je ferai remarquer seulement que si Feckenham, en offrant à Jane Grey la vie pour la conversion, pouvait être de bonne foi, Marie certes tendait un piége. Jane n'y tomba pas: l'apostasie l'épouvantait plus que la mort. Par le courage de sa conviction, elle ne sauva pas moins son honneur devant les hommes que sa droiture devant Dieu. C'était le 12 février 1554. Jane, de son lit, parla d'une voix amicale à ses deux compagnes, s'informa de leur santé, et leur désigna la robe, le bonnet, le collier, le fichu, le mouchoir, les gants et le livre convenables à la funèbre solennité. Ces détails de toilette furent préparés sous sa direction. Elle s'habilla ensuite. Sa physionomie, toute recueillie dans un mystère, n'avait que plus de charme; des lueurs d'âme en sortaient par intervalles comme d'une belle nuée. Quoique attentive à tout et affectueuse pour ses femmes, pour mistress Tylney particulièrement, on devinait qu'elle flottait dans un dialogue intérieur, et que sa conversation était déjà dans le ciel. Son père, le duc de Suffolk, avait été ramené à la Tour. Son mari allait être décapité avec elle. La reine avait d'abord décidé que lady Jane et lord Guildford seraient exécutés ensemble devant la foule. Mais les ministres ayant insisté dans le conseil sur le péril d'une exécution simultanée qui serait peut-être assez pathétique pour communiquer à la multitude une pitié séditieuse, il fut résolu que Guildford seul serait frappé en public. Quelques heures avant le supplice, il eut l'autorisation de demander à Jane une dernière entrevue. La pauvre princesse fut profondément bouleversée. Elle hésita, mais elle répondit bientôt que Guildford et elle s'aimaient trop pour s'exposer à un tel danger d'attendrissement. «Lui surtout, dit-elle au messager, aura besoin de tout son courage devant les spectateurs plus nombreux que les miens, et je ne veux pas l'amollir. La plus grande preuve de mon amour, je la lui donne aujourd'hui, qu'il le sache bien.» Lord Guildford comprit le stoïcisme de sa femme. Il s'y associa. «Sans cette prudence, dit-il, j'aurais pu être faible; maintenant je suis assuré de mourir comme il sied à un Dudley.» Il tint parole. Lorsque Guildford, conduit par Thomas Offleie, l'un des shérifs de la Cité, passa sous le pavillon de maître Partridge, la malheureuse Jane tressaillit au bruit des soldats, mais se ranimant dans une élévation religieuse, elle courut à sa fenêtre et, de là, contemplant le lamentable cortége de deuil, elle échangea un regard avec l'amant de son cœur. Lord Guildford fut fortifié par ce regard. Il ne chancela point dans sa marche avec Offleie jusqu'à l'Esplanade. Avant de la gravir, il avait reconnu quelques-uns de ses amis, entre autres sir Anthony Browne et sir John Throckmorton. Il leur serra la main à tous et parvint bravement à l'échafaud. La dignité de son attitude et sa présence d'esprit témoignèrent de son abnégation. Il salua le peuple, et, réclamant les prières de chacun, il subit sa peine en gentilhomme, sans forfanterie comme sans défaillance. Guildford Dudley décapité, les shérifs se rendirent auprès de sir John Gage, chevalier de la Jarretière et constable de la Tour. Il y avait une alliance entre lord Guildford et lui, ce qui empêcha peut-être Gage de mener Jane Grey à la place de l'exécution. C'était assez pour lui d'annoncer à la princesse que c'était le moment fatal et que les shérifs attendaient. Jane observa l'affliction empreinte sur les traits de sir John, qui n'avait cessé de lui prodiguer les plus affectueux égards. Elle lui fit un signe de tête bienveillant, comme à un loyal officier qu'elle dégageait de la responsabilité d'une telle mission et qui au contraire en était navré. Gage s'inclina et, dans sa gratitude, il sollicita de Jane un souvenir. La princesse prit ses tablettes, en déchira une page et y grava ces mots: «La justice des hommes va s'exercer sur mon corps; mais la miséricorde de Dieu se déploiera sur mon âme.» Elle remit le feuillet à sir John Gage et lui dit qu'elle était prête. Ce fut sir John Bridges, le lieutenant de la Tour, qui devait être le guide de la princesse dans le fatal trajet. Ce farouche geôlier avait accablé Wyatt d'objurgations; il fut tout autre pour la princesse. L'intrépide douceur de la prisonnière dompta en lui la rudesse du soldat. «Elle est plus brave qu'un capitaine,» s'écriait-il. Il conserva toujours pieusement un recueil de prières où la princesse avait tracé pour lui ces lignes: «Puisque vous avez désiré qu'une malheureuse femme écrivît dans un recueil si remarquable, bon lieutenant, je vous demande, comme amie et comme chrétienne, de ne pas vous fier à votre propre jugement, mais d'avoir recours à Dieu.... Vivez pour mourir, afin que, par la mort, vous puissiez acquérir la vie éternelle; souvenez-vous de Mathusalem, qui, selon l'Écriture, était l'homme le plus âgé qui eût existé, et qui finit cependant par mourir; car, d'après l'Ecclésiaste, il y a un temps pour naître et un temps pour mourir, et le jour de notre mort est meilleur que le jour de notre naissance. «Dieu m'est témoin que je suis votre «Jane DUDLEY.» Sir John Bridges n'avait jamais fait son devoir de lieutenant de la Tour avec autant d'aversion que dans cette mémorable circonstance. Après s'être concerté avec sir John Gage, il s'approcha de lady Jane, moins en chef militaire qu'en serviteur. L'auguste captive agréa les excuses que balbutiait Bridges et se montra disposée à tout. Il franchit alors la porte et s'avança le premier avec deux autres officiers. La prisonnière venait immédiatement, appuyée sur une de ses femmes, qui sanglotaient toutes deux. Ses gardes fermaient l'escorte. Jane arriva par de sombres corridors et de tortueux escaliers à la grande cour. Ni les cloches qui sonnaient, ni l'appareil sinistre de la forteresse, ni les postes armés, ni les licteurs féodaux qui la précédaient, ni la hache ni le bourreau qu'elle apercevait au loin ne la troublèrent un instant. Mais sa sérénité l'abandonna entièrement à quelque distance du gazon de la Tour où son échafaud était dressé. Un incident plus lugubre mille fois que cet échafaud la secoua soudainement comme la bise secoue une feuille. Elle rencontra le char ruisselant et recouvert d'un drap rouge qui ramenait à la chapelle de Saint-Pierre les restes mutilés de lord Guildford! Il y eut une courte halte que la princesse interrompit en accélérant le pas d'un mouvement convulsif. La voiture roula lentement vers la chapelle, tandis que Jane se hâtait vers la pelouse où sont maintenant les cailloux noirs vis-à-vis de la tour blanche. «Cher Guildford, s'écria Jane, je vais te rejoindre. Ce vil char ne contient que la plus infime partie de toi-même. La meilleure est en Dieu. Il me convie, ce grand Dieu, à des noces éternelles, et nul ne séparera ce qu'il aura réuni dans son sein.» Jane, par un puissant effort et par la certitude prompte du sépulcre, retrouva son calme héroïsme. Elle qui avait gravi tremblante les degrés du trône, elle monta en souriant les degrés de l'échafaud. Elle rassembla et concentra ses pensées. Elle accoutuma peu à peu ses yeux à tout ce qui l'entourait, aux tentures, à la paille du parquet, aux gardes, à la hache, au billot, à l'exécuteur, aux formes sinistres du monument féodal, enfin aux privilégiés, soit de l'aristocratie, soit du peuple, dont on n'avait pas déçu la curiosité. Son auditoire était moins vaste dans l'intérieur de la Tour que ne l'avait été celui de Guildford à l'Esplanade. Avant de s'adresser à cet auditoire très-redoutable, quoiqu'il ne fût pas tumultueux, Jane se tourna vers Bridges et lui dit: «M'est-il permis de parler?—Oui, madame, et à votre gré,» répondit le vétéran. Lady Jane alors affronta l'auditoire attentif. «Mylords, et vous bon peuple, ma sentence est équitable, non pas que j'aie usurpé l'autorité royale volontairement; mais j'ai consenti par entraînement à un acte coupable. En cela j'ai violé la loi et je mérite d'être punie par la loi. Mes juges ont présumé que j'avais adhéré librement. J'ai péché, il est vrai, en vivant selon les vanités du monde et Dieu m'inflige la mort avec justice. Je ne me plains pas; je remercie au contraire mon Rédempteur de m'avoir ménagé le temps d'expier mes fautes.» La princesse fit une pause, pressa fortement son livre de piété en joignant les mains et reprit à plus haute voix: «Mylords, et vous bon peuple, je vous conjure d'être mes témoins que je meurs en chrétienne, déclarant que j'ai la confiance d'être sauvée par la passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, et non par mes propres œuvres. Et à cette heure que je suis en vie et en repentir, je vous supplie de prier avec moi et pour moi.» Quand elle eut ainsi déchargé sa conscience trop scrupuleuse, lady Jane sembla transfigurée. Elle renoua en elle-même sa prière habituelle; et cette prière était un chant. Elle chantait, la noble princesse, à la manière des cygnes qui, étant devins, selon l'antiquité, chantent dans l'agonie parce qu'ils savent où ils iront. Le courage de Jane Grey croissait à mesure que l'aiguille courait sur le cadran. Elle n'avait pas encore dix-sept ans révolus. Elle était belle d'un éclat de beauté matinale. Ses traits étaient d'une distinction exquise. Son teint avait la fleur de l'adolescence. Elle brûlait d'un amour légitime, elle ne doutait pas de l'immortalité. Elle croyait fermement que le trépas allait lui rendre pour l'éternité tout ce qu'elle avait aimé et perdu ici-bas. L'ardeur de ces grands sentiments et de ces grandes idées donnait à son visage une expression si radieuse, que d'après la tradition, la Tour, cette forteresse ténébreuse, en resplendit toute de la base au sommet. Jane ayant épuisé les préliminaires du supplice, s'agenouilla et récita dévotement le psaume: _Miserere nobis, Domine_. Dès qu'elle se fut relevée, elle refusa le secours du bourreau pour se déshabiller à demi et elle accorda à ce meurtrier légal le pardon qu'il sollicitait d'elle. La princesse, s'étant retirée un peu à l'écart, accepta l'aide de ses deux compagnes et dénoua sa robe, raconte un contemporain, comme pour aller dormir. Elle ôta ensuite ses gants, qu'elle donna avec son mouchoir, son collier et son fichu à mistress Tylney. Se rapprochant alors du bourreau, elle tendit son livre à Thomas Bridges, frère du lieutenant, et s'agenouilla de nouveau sur la paille fraîche dont l'échafaud était semé. Elle eut une minute de vertige. Ce billot, qui offusquait probablement sa dernière prière lui fut en horreur. Elle s'informa auprès de l'exécuteur s'il ne pourrait pas l'écarter un instant. «Non, madame, répondit l'homme, cela ne se fait pas.—Que la volonté de Dieu s'accomplisse donc sur moi!» dit-elle, et se bandant les yeux elle-même, elle dit encore en cherchant au hasard le billot: «Où est-il?» Quelqu'un le poussa à sa portée. Elle le toucha, dit au bourreau: «Dépêchez-moi vite!» et à Dieu: «Me voici, Seigneur; je remets mon esprit entre vos mains.» Puis elle posa humblement dans l'échancrure du billot son cou flexible. Le bourreau l'abattit sous l'acier. Les assistants, et parmi eux Antoine de Noailles, ambassadeur de France, furent étonnés de l'abondance de sang qui courut sur l'échafaud (12 février 1554). L'émotion fut profonde, mais silencieuse. Un mot, un geste, un soupir, eussent été notés comme des attentats. L'effroi étouffa dans les poitrines la douleur universelle. Sur le soir, le corps de la princesse, transporté aussi dans un char à la chapelle de Saint-Pierre, fut descendu près de celui de lord Guildford, au fond d'un tragique caveau nuptial, tandis que les deux âmes nageaient ensemble parmi les étoiles du ciel de Dieu. Onze jours après, le duc de Suffolk, père de Jane Grey, puis successivement lord Thomas Grey, son oncle, sir Thomas Wyatt et un grand nombre de leurs partisans furent exécutés. Mais tous ces supplices ne consternèrent pas autant l'Europe que le supplice de Jane. Ce ne fut qu'un cri dans toutes les cours. La duchesse de Vendôme pleura entre le fauteuil de son père Henri d'Albret et le berceau de son fils Henri IV. La duchesse de Valentinois, Diane de Poitiers, ne fut pas moins attendrie. Elle écrivit à Mme de Montaigu une lettre que le premier j'ai publiée dans l'Histoire de Marie Stuart et qui manifeste dans Diane le don du style autant que le don des larmes. «Madame, dit-elle, l'on me vient d'apporter la relation de la pauvre jeune reine Jane, et ne me suis pu empescher de pleurer à ce doux et résigné langage qu'elle leur a tenu à ce supplice. Jamais fut-il si accomplie princesse? Hélas! voyez ce que c'est souvent de monter au dernier degré, qui ferait croire que l'abîme est en haut.» La France, l'Allemagne, la Suisse s'indignèrent; l'Angleterre, livrée à la réaction espagnole et catholique, gémit. Les juges de Jane Grey subirent toutes les tortures mystérieuses de la conscience. Morgan, qui les avait présidés, revoyait nuit et jour le fantôme sanglant de la princesse. Il expira sous cette vision obstinée, dans un désespoir entrecoupé de folie. Jane n'eut pas le temps, mais elle aurait eu l'intelligence et la volonté de fonder l'Angleterre en lui donnant pour loi le protestantisme, pour politique le gouvernement parlementaire, pour carrière immense l'industrie, pour messagère et pour sauvegarde la marine, une marine ailée et armée sur toutes les mers, une marine supérieure elle seule aux marines du monde entier! Ce sera l'œuvre d'Élisabeth. Moins femme que Jane Grey, d'une nature moins féconde et moins noble, Élisabeth eut pour compensation la fortune, qui suffira à faire d'elle la plus grande reine et même le plus grand roi de l'Angleterre. Jane, elle, n'appartient pas uniquement à son île: par la variété de ses prestiges, par la jeunesse, par la grâce, par la science, par la beauté, par les revers, par la tendresse, par les hautes faveurs et par les tragiques retours du sort, elle appartient à l'humanité tout entière. Elle reporte l'imagination à ces jeunes têtes sur qui s'amoncelèrent les espérances et qui tombèrent prématurément. Drusus, Marcellus, Germanicus et ce fils de Vespasien, les délices trop rapides des peuples: voilà ce que Jane Grey rappelle invinciblement. Aussi, comment ne pas s'écrier avec Aylmer, lorsqu'il apprit l'affreux supplice: «Joanna, breves «et infaustos «_generis humani_» amores!» Jane, les courtes et malheureuses amours du genre humain! Tel est, ciselé d'avance par Tacite lui-même, le cadre antique où brillera désormais et à toujours la figure immortelle de Jane Grey. Le sang de cette princesse a rejailli sur Marie Tudor, qui en est demeurée plus hideuse dans tous les siècles. Ce n'est que justice. Marie Tudor, qui tua sa cousine comme hérétique et comme séditieuse, avait défendu de prier pour Henri VIII son père, sous prétexte qu'il était schismatique. Voilà ses sentiments de famille. Elle qui fit trancher tant de têtes échappa au talion: elle ne fut pas décapitée. Mais le châtiment la visita par des voies indirectes. Elle ne fut pas mère. Épouse et reine, elle fut méprisée et abhorrée. Délaissée, presque répudiée, les exécutions des bourreaux furent ses seuls et amers plaisirs. Son unique théâtre était la Tour de Londres, Cirque odieux des Tudors, Colisée gothique dont la hache fut la bête féroce infatigable et insatiable. Dédaignée de Philippe II, Marie régna vieille fille plutôt que femme, dans la fête des supplices et dans les tourments de sa couche vide. Elle ne fut aimée de personne. Lady Jane Grey, au contraire, fut adorée. Elle reçoit une sorte de culte à plus d'un foyer de son île et du monde. Ses portraits sous les cottages, ses statues au milieu des parcs, multiplient son souvenir et le conservent, comme je voudrais l'avoir sculpté ici, dans sa blancheur inviolée. Nulle mort ne surpassa en grandeur la mort de cette princesse; nulle vie n'égala sa vie en pureté, en poésie, en droiture, en élévation intellectuelle et morale. Jane Grey représenta, dans la Renaissance, par un doux génie et une intime vertu le protestantisme et la philosophie. Elle fut une muse aristocratique, chrétienne et platonicienne, avant d'être une sainte du martyre. Elle montra, aussi bien qu'un sage, quelle chose fortifiante est la foi en Dieu, à l'heure suprême, et comment le spiritualisme peut faire d'un billot un bon chevet pour mourir. FIN. DOCUMENTS DOCUMENTS FIGURÉS. —Tableaux d'Holbein à Windsor, à Hampton-Court, partout en Angleterre. Notre Louvre ne possède que huit toiles parmi lesquelles: les portraits d'Anne de Clèves, de Thomas Morus, de Guillaume Warham et d'Érasme. Hans Holbein est né à Ausbourg et non à Bâle, en 1498. Il est mort à Londres, en 1554, la même année que Jane Grey. Il ne faut pas confondre ce grand artiste avec ses frères Sigismond et Ambros, ni avec son père, trois peintres médiocres. Hans à lui seul est un musée. Il a reproduit tous les personnages principaux des quatre règnes auxquels j'ai touché. Il était le grand peintre de la cour, le peintre à la mode. Toute l'aristocratie venait à lui. Il ne refusait personne et traçait rapidement l'esquisse des figures au crayon rouge ou à l'huile. Ses élèves copiaient ces figures et les achevaient; d'autres aussi que ses élèves s'en mêlèrent, ajoutant les accessoires, le costume, les parures. Ce n'était plus Holbein et cependant ce l'était au fond. Tels sont les modèles divers qu'a reproduits Bartolozzi. Ils remontent tous ou presque tous à Holbein. Bartolozzi était un graveur laborieux. Né à Venise en 1725, il s'établit près de Londres en 1764, et il mourut dans la grande capitale, en 1819, à quatre-vingt-quatorze ans. Je connais de lui soixante et quinze figures qui laissent beaucoup à désirer au point de vue de l'art,—mais au point de vue historique, elles sont d'un prix inestimable; car ce sont des figures vraies, des portraits authentiques. De toutes les collections que j'ai consultées pour cette histoire, la plus précieuse est celle qui se compose des esquisses primitives d'Holbein au crayon de couleur. Ces esquisses qu'il avait gardées passèrent, longtemps après sa mort, à M. le marquis de Liancourt. Un collectionneur couronné, Charles Ier, eut le bonheur de les obtenir du marquis. Il les échangea avec lord Pembroke contre le saint Michel de Raphaël. Plus tard, le comte d'Arundel les acquit de lord Pembroke, et, à la mort du comte d'Arundel, ils furent définitivement achetés par le gouvernement. George III les fit relier en deux beaux volumes de maroquin, les plus curieux peut-être de Windsor, où je les ai feuilletés, et que le prince Albert comptait avec orgueil parmi les chefs-d'œuvre du palais. Ces deux volumes renferment quatre-vingt-sept portraits, entre autres ceux de Jeanne Seymour, d'Edouard VI, d'Anne Boleyn, de Catherine Howard, du duc et de la duchesse de Suffolk, de la marquise de Dorset, de Thomas Morus, de Thomas Wyatt, de lady Audley et de lady Butts. —M. Fourniols, alors à Londres et maintenant à New York York, m'a introduit dans sa galerie où j'ai pu admirer les portraits de Henri VIII, de Jane Grey et de Catherine Parr. M. Gigoux et M. Alfred Dumesnil m'ont ouvert aussi leurs cartons avec une complaisance inépuisable. Je les prie de recevoir ici l'expression de ma reconnaissance. [Illustration] DOCUMENTS ÉCRITS. —Les actes publics d'Angleterre recueillis par Thomas Rymer. (Tomes XIII, XIV, XV.) —Art de vérifier les dates par un religieux de la congrégation de Saint-Maur. (In-fol.) —Histoire du règne de Henri VII traduite du latin de messire François Bacon. —Bayle, Dictionnaire historique. (In-fol.) —Du Bellay, seigneur de Langey, Mémoires. —Brantôme, les Vies des Hommes illustres et grands capitaines. —Bossuet, Histoire des Variations. —Burnet, Histoire de la Réforme de l'Église en Angleterre. Traduction de M. de Rosemond. —Le Grand, Histoire du divorce de Henri VIII. —Cavendish, the Negociations of Thomas Wolsey, the great cardinal of England, containing the life and death. (1 vol. in-4.) —Erasmi Epistolæ. —Les dix-sept lettres de Henri VIII à sa maîtresse. Ces lettres, volées dans la cassette d'Anne Boleyn, furent envoyées à Rome où elles sont encore, dans la bibliothèque du Vatican. —Gaillard, Histoire de François Ier. —Godwin, Annales des choses les plus mémorables arrivées tant en Angleterre qu'ailleurs, sous les règnes de Henri VIII, d'Édouard VI et de Marie, traduites par le sieur de Loigny. —Gueudeville, Abrégé de la vie de Thomas Morus. —Heylin, the History of the Reformation of the church of England. —Histoires de France de Daniel, Mezeray, Anquetil, Sismondi, Martin.—Voltaire, Essai sur les mœurs et l'esprit des nations.—Guizot, H. de la civilisation en Europe. —Histoires d'Angleterre de Rapin de Thoyras, de Hume, du docteur Lingard. —Journals of the House of lords beginning anno primo Henrici octavi. (Grand in-fol.) —Le père d'Orléans, Histoire des Révolutions d'Angleterre. —Papiers Granvelle. —Roscoë, Vie et Pontificat de Léon X. —Strickland's (miss Agnes) Lives of the Queens of England. —Strype's (John) Ecclesiastical Memorials relating chiefly to Religion and the Reformation of it. —Strype's (John) Memorials of the most reverend Father in God, Thomas Cranmer. —De Thou, Histoire universelle. —Turner (Sharon) the History of the Reign of Henri the VIII.—The History of the Reigns of Edward the VI, Mary and Élisabeth. —Fragments littéraires de lady Jane Grey, traduits en français et précédés d'une Notice par Édouard Frère. Nous avons presque adopté cette version pour les trois lettres à Bullinger. —J. M. Audin, Histoire de Henri VIII. —Ascham (Roger): Epistolæ. —Fox (Jean), de Joanna Graia, filia ducis Suffolcensis. —Holinshed, Chronicles of England, Scotland and Ireland. —Noailles, Ambassades en Angleterre. —Gauthier de Costes, seigneur de la Calprenède, Jeanne d'Angleterre, tragédie. —Nicholas Rowe, Lady Jane Grey, tragédie. —Young (Edward), the Force of Religion. —Chalmers (Alexander), the general biographical Dictionary. —Madame de Staël, Réflexions sur le suicide.—Jane Grey, tragédie en cinq actes et en vers. —Bullinger, ses Œuvres. —Doin, Notice sur Jane Grey. —Harris Nicolas, the literary remains of lady Jane Grey, with a memoir of her live. [Illustration] TABLE DES CHAPITRES. CHAPITRE I. Origine de cette histoire.—Visite à Bradgate.—Naissance de Jane Grey.—Ses ancêtres.—Marie, sœur de Henri VIII et femme de Louis XII, la grand'mère de Jane.—Henri VII.—Élisabeth d'York.—Veuve de Louis XII, Marie Tudor épouse Brandon qui est créé duc de Suffolk.—Ils ont une fille qu'ils unissent à Henri Grey, marquis de Dorset, et qui donne le jour à Jane Grey.—Éducation de Jane à Bradgate.—John Aylmer.—Henri VIII.—Esprit de rénovation au seizième siècle.—Noces de Henri VIII et de Catherine d'Aragon, veuve d'Arthur.—Difficultés théologiques.—Avénement de Henri VIII.—Caractère du nouveau roi.—Henri et Catherine sacrés à Westminster.—Agitation du roi.—Il interprète son serment par une clause singulière 1 CHAPITRE II. Le précepteur de Henri VIII, John Skelton.—Les humanistes d'Angleterre.—Leur faveur et leur influence.—Érasme.—Son portrait par Holbein.—Wolsey.—Henri VIII se déclare contre Luther et reçoit de Léon X le titre de _défenseur de la foi_.—Ambition de Wolsey.—Il console le roi des insultes de Luther.—Attaques de Skelton contre Wolsey et contre le clergé.—Henri, tout en les blâmant, s'amuse des satires du poëte.—Anne Boleyn.—Son séjour en France.—Son retour en Angleterre.—Sa beauté, sa grâce, son esprit.—Elle devient fille d'honneur de Catherine d'Aragon.—Elle est aimée de lord Percy et l'aime.—Portrait d'Anne.—Lord Percy épouse Marie Talbot.—Anne quitte la cour.—Elle y revient.—Amour croissant de Henri VIII.—Diplomatie d'Anne Boleyn.—Le roi la veut pour femme légitime.—Plan de divorce.—Négociation avec la cour de Rome.—Wolsey nommé légat.—Clément VII désigne un second légat, le cardinal Campeggio.—Système de temporisation entre les légats et le pape contre Henri VIII 27 CHAPITRE III. La peste en Angleterre sous le nom de _suette_.—Relation du cardinal du Bellay.—Situation de la cour pendant la suette.—Henri VIII.—Anne Boleyn.—Wolsey.—Lettres, courriers du roi.—Visite de Henri à sa maîtresse (sept. 1528).—Le roi plus amoureux que jamais après le fléau.—Il poursuit son divorce.—Campeggio à Londres et Clément VII à Rome se jouent de Henri VIII.—Wolsey cherche vainement à concilier l'inconciliable.—Procès du divorce à Blakfriars.—Entrevue des légats et de Catherine d'Aragon à Bridewell.—La reine leur apprend son appel au pape.—Fureur de Henri VIII.—Traité de Clément VII et de Charles-Quint.—Voyage de Henri à Grafton.—Commencement des disgrâces de Wolsey.—Le docteur Cranmer à Waltham-Abbey.—Il trouve la solution des difficultés du roi.—Henri le confie au vicomte de Rochefort, père d'Anne Boleyn.—Cranmer conspire théologiquement contre la reine et contre le pape 55 CHAPITRE IV. Wolsey se sépare à Londres de Campeggio, son collègue.—Le légat romain fouillé à Douvres et insulté par la police.—Wolsey accusé devant le parlement et absous.—Malgré son acquittement, le cardinal découragé, déchu.—Le roi le dépouille peu à peu, lui donne et lui retire l'espérance.—William Cavendish.—Patch.—Norris.—Russel.—Butts.—Wolsey à Esher, à Richmond, à Peterborough, à Newark, à Cawood.—Le _Minster_ d'York.—Wolsey arrêté à Cawood par le comte de Northumberland et sir Walter Walsh.—Il est conduit à Sheffield.—Kingston, le constable de la Tour, joint le cardinal à Sheffield et l'escorte avec vingt-quatre gardes jusqu'à l'abbaye de Leicester.—Cette abbaye, voisine de Bradgate, le château des Grey.—Maladie de Wolsey.—Sa mort.—Sa légende.—Bonté du marquis de Dorset.—Douleur énigmatique du roi.—Thomas Morus.—Suffolk, Norfolk.—Lady Anne Boleyn, Clément VII, Henri VIII, Catherine d'Aragon, Charles-Quint.—Cranmer et son livre.—Ambassade du père de lady Anne auprès du pape et de l'empereur.—Thomas Cromwell et la question du divorce.—Le clergé et le Parlement cèdent.—Henri VIII relègue Catherine d'Aragon à Ampthill.—Anne Boleyn installée à sa place 89 CHAPITRE V. Diplomatie d'Anne Boleyn.—Elle supplante Wolsey et Catherine d'Aragon.—L'orthodoxie décline en Angleterre.—Thomas Cromwell vient en aide à Henri VIII.—Morus donne sa démission de chancelier.—Audley le remplace.—Anne Boleyn, pairesse du royaume, marquise de Pembroke.—Elle décide l'ambassadeur de France, le cardinal Jean du Bellay, à solliciter entre les deux rois, soit à Boulogne, soit à Calais, un rendez-vous où seraient la marquise de Pembroke avec Henri VIII, la reine de Navarre avec François Ier.—Du Bellay échoue.—Le rendez-vous a lieu, mais la reine de Navarre n'y est pas.—Bal à Calais.—Retour en Angleterre.—Grossesse de la marquise de Pembroke.—Son mariage à York-Palace.—Thomas Cromwell, le légiste de Henri VIII.—Cranmer, archevêque de Cantorbéry.—Catherine d'Aragon vainement sommée de comparaître à Dunstable.—Arrêt qui casse son mariage.—Autre arrêt qui valide le mariage de la marquise de Pembroke avec Henri VIII.—Le couronnement.—Notification des sentences à Catherine.—La nouvelle reine accouche à Greenwich d'Élisabeth.—Excommunication.—Henri VIII.—L'archevêque de Cantorbéry.—Son portrait.—Le schisme 121 CHAPITRE VI. Premières victimes du pape Henri VIII: Élisabeth Barton, ses instigateurs et ses complices.—La suprématie du roi.—Statut, serment.—Fisher et Morus.—Leur refus d'adhésion.—Emprisonnement de Fisher.—Son portrait.—Son dénûment, son courage, son exécution.—Morus à la Tour.—Sa gaieté avec Kingston.—Sa fermeté.—Ses extraits des Psaumes.—Tendresse de sa fille, Marguerite Roper.—Condamnation de Morus.—Ses épreuves.—Sa famille.—Son supplice.—Ses portraits.—Marguerite Roper recueille la tête de son père.—Cranmer pour la clémence, Cromwell contre.—Henri VIII impitoyable.—Cromwell vicaire général.—Désorganisation des couvents.—Confiscations.—Mort de Catherine d'Aragon.—Joie d'Anne Boleyn.—Amour de Henri VIII pour Jeanne Seymour.—La reine Anne est certaine de son malheur.—Sa jalousie.—Ses anxiétés 153 CHAPITRE VII. La réforme menacée en même temps qu'Anne Boleyn.—État du protestantisme en Angleterre.—Rumeurs contre la reine.—La vicomtesse de Rochefort.—Dénonciation.—Le vicomte de Rochefort.—Norris, Brereton, Weston.—Mark Smeaton.—Joutes de Greenwich.—Explosion de Henri VIII.—La reine, prisonnière à Greenwich, puis à la Tour.—La vicomtesse de Rochefort espionne après avoir calomnié.—Lettre d'Anne à Henri.—Le vicomte de Rochefort, Norris, Brereton, Weston décapités.—Mark Smeaton pendu.—Jugement de la reine.—Incidents de la Tour.—Le Bourreau de Calais.—Lettre de Kingston.—Marie Wyatt.—Lettre de la reine.—Son exécution.—Ses juges.—L'un d'eux, son oncle Norfolk; l'autre, le comte de Wiltshire, son père.—Conduite de tous les Boleyn avec Henri VIII.—Élisabeth, solution du problème.—Mariage du roi et de Jeanne Seymour.—Portrait de Jeanne.—Portrait de Henri 185 CHAPITRE VIII. Paul III dédaigné par Henri Tudor.—La princesse Marie domptée.—Jeanne Seymour et les deux filles du roi.—Acte du parlement sur la succession à la couronne.—La jeune reine console Henri VIII de la mort du duc de Richmond et de la révolte du Nord.—Naissance d'Édouard.—Mort de Jeanne Seymour.—La duchesse de Longueville, mère de Marie Stuart.—Les couvents.—Leurs superstitions, leurs fraudes.—Henri VIII les dépouille et les disperse.—Il vole jusqu'aux morts.—Thomas Becket.—Le roi maintient son schisme entre le pape et Luther.—Ce schisme, une arme terrible avec laquelle Henri tue à droite et à gauche.—Cranmer et la Bible.—Lambert, son opposition, son supplice.—Lettre de Paul III.—Le cardinal Reginald Polus.—Ses frères, sa mère.—Les six articles.—Courage de Cranmer.—Norfolk.—Gardiner.—Son portrait.—Catherine Howard.—Cromwell et Cranmer.—La princesse de Clèves.—Son portrait.—Hans Holbein.—Quatrième mariage du roi.—Les courtisans et les évêques.—Répudiation de la princesse de Clèves.—Disgrâce et exécution de Cromwell.—Amour du roi pour Catherine Howard.—Elle promet à son oncle, le duc de Norfolk, son intervention pour le pape auprès de Henri VIII 217 CHAPITRE IX. Cinquième mariage du roi.—Catherine Howard.—Son portrait.—Illusion de Henri VIII.—Dénonciation de Lassels.—Lettre de Cranmer au roi.—Procès de la reine.—Son courage, sa mort.—Supplice de lady Rochefort.—Le catholicisme perd en Catherine Howard sa meilleure espérance.—Cranmer.—Affection de Henri VIII pour son primat.—Le roi épouse Catherine Parr, sa sixième femme.—Elle est calviniste.—Le danger de sa théologie avec Henri.—Comment elle se sauve.—Jane Grey à Bradgate.—La forêt de Charnwood.—Légende sur lord Thomas Grey.—Tendresse de la reine pour Jane.—Arrivée de la princesse à la cour.—Derniers mois de Henri VIII.—Le comte de Surrey.—Son portrait.—Prison de Norfolk.—Mort du roi et délivrance du duc.—Henri VIII 249 CHAPITRE X. Testament de Henri VIII.—Les deux conseils.—Édouard VI est proclamé roi.—Le comte de Hertford fait protecteur, puis duc de Somerset.—Jalousie de son frère Thomas Seymour.—Dudley, vicomte de Lisle, comte de Warwick.—François Ier attristé de la mort de Henri VIII.—Prospérité de la Réforme en Angleterre.—Cranmer, défenseur du schisme, est favorable à l'hérésie.—Ambition du comte de Warwick.—Caractères du duc de Somerset et de Thomas Seymour.—Leurs portraits.—Leurs dissensions.—Thomas Seymour aime la princesse Élisabeth.—Il épouse Catherine Parr, veuve de Henri VIII.—Jane Grey et Élisabeth sous le toit de la reine douairière.—Amours de Thomas Seymour et d'Élisabeth.—La reine se sépare de la princesse.—Mort de Catherine Parr.—Thomas Seymour veut la main d'Élisabeth.—Il désire marier Jane Grey avec Édouard VI.—Il complote contre Somerset.—Il est arrêté.—Sa prison.—Sa mort.—Chagrin d'Édouard VI et de Jane Grey.—Douleur d'Élisabeth.—Vers de Harrington.—Impopularité du duc de Somerset.—Sa déchéance.—Cranmer et les anabaptistes.—Le duc de Somerset se relève.—Le comte de Warwick le précipite de nouveau.—Artifices de Warwick.—Il est créé duc de Northumberland.—Procès de Somerset.—Son supplice.—Influence fatale de sa femme.—Le duc de Northumberland remplace les deux Seymour auprès d'Édouard VI.—Il est plus roi que le roi 277 CHAPITRE XI. La cour d'Édouard VI.—Influence de Cranmer.—Les réformateurs d'Allemagne favorisés.—Les jeunes seigneurs et les jeunes filles de la plus haute aristocratie très-adonnés aux lettres.—Les ladies Somerset.—Mildred Cecil.—Mistress Clark.—Lady Vaughan.—La comtesse de Pembrocke.—La princesse Élisabeth.—Lady Jane Grey.—Amitié du roi pour Jane qui protége Élisabeth.—La princesse Marie.—Cassette de Jane Grey.—La Bible et Platon.—Les dialogues.—La Renaissance.—Souvenirs personnels.—Les philosophes.—Les réformateurs.—Jane païenne et chrétienne.—Ses habitudes.—Ses parents et Aylmer.—Deux récits.—Le Phédon.—Attractions multiples de Jane Grey 311 CHAPITRE XII. Lady Jane Grey pendant l'année 1551.—Sa grâce avec les seigneurs, son érudition avec les humanistes.—Ardeur de Jane pour l'étude.—Aylmer.—Sadder.—Bucer, Vermigli, leurs portraits.—Par ces deux réformateurs Jane connaît Bullinger.—Elle fait amitié avec lui.—Les trois lettres de la princesse au réformateur, conservées dans la bibliothèque de Zurich.—Bullinger.—Sa doctrine, sa vie, ses correspondances.—Quel pouvait être le lien entre Jane Grey et Bullinger? la théologie.—Missions du pasteur de Zurich à travers la Suisse.—Son influence sur Jane Grey.—Son portrait.—Une remarque d'Aylmer.—L'étude ne suffit plus à Jane Grey 341 CHAPITRE XIII. Les parents de Jane Grey plus tendres pour elle.—Visite des Dudley à Bradgate, en 1552.—Jane détestée de la princesse Marie et enviée de la princesse Élisabeth.—Édouard VI épris fraternellement.—Portrait de ce prince.—Portraits des Dudley.—Jane passe insensiblement de la science à l'amour.—Charme profond de Jane.—Son portrait.—Le duc de Northumberland (mai 1553) unit Jane à Guildford.—Maladie d'Édouard VI.—Le duc de Northumberland lui suggère un testament en faveur de Jane Grey.—Mort du Roi.—Douleur de Jane contrainte par ses proches à régner.—Elle s'installe à la Tour.—Elle y gouverne neuf jours.—Northumberland essaye de combattre.—Il reconnaît Marie.—Il est arrêté.—Jane se décharge du pouvoir comme d'un fardeau.—Ses partisans, son père, son mari emprisonnés comme elle.—La reine Marie et la princesse Élisabeth à cheval se rendent à la Tour.—Leurs portraits.—Northumberland décapité.—Son caractère, son administration, ses intrigues.—Jane Grey reléguée à la Tour, loin de l'appartement des reines dans le réduit de maître Partridge 375 CHAPITRE XIV. La reine Marie se propose d'épouser le prince d'Espagne qui plaît à son imagination.—Malgré l'opposition de l'Angleterre, elle le choisit.—Conspirations.—Pierre Carew.—De Wyatt.—Le duc de Suffolk.—Noces de la reine et de Philippe.—Gardiner.—Victimes de Marie.—La plus illustre, Jane Grey.—Visite de Feckenham à la Tour.—Il ne peut convertir Jane au catholicisme.—Loin de l'insulter, il la respecte et la loue.—Jane dans la loge de maître Partridge.—Ses sentiments, ses lectures.—Sa foi en Dieu et en l'immortalité de l'âme.—Lettres de Jane Grey à son père, à Harding, à sa sœur Catherine.—Nuit du 11 au 12 février 1554.—Mistress Tylney.—Holbein.—Légende sur la Tour.—12 février.—Jane s'habille avec soin.—Elle refuse de voir Guildford.—Elle craint de l'amollir et de s'amollir elle-même.—Guildford l'approuve et meurt bien.—Jane est conduite au supplice.—Elle rencontre la charrette qui ramène les restes sanglants de Guildford.—Son trouble.—Son courage.—Son refuge en Dieu.—Sir John Bridges.—Discours de Jane.—Son horreur soudaine du billot.—Sa mort.—Indignation de l'Europe.—Pleurs de la duchesse de Vendôme.—Lettre de Diane de Poitiers.—La reine Marie odieuse sur son trône.—Jane Grey admirable sur son échafaud 411 FIN DE LA TABLE. Paris.—Imprimerie de Ch. Lahure et Cie, rue de Fleurus, 9. ┌───────────────────────────────────────────────────────────────────┐ │ Note de transcription: │ │ │ │ Les mots en italiques sont _soulignés_. │ │ │ │ Corrections: │ │ Page 51, Volsey ―――> Wolsey. "... et aux agents de Wolsey." │ │ Pages 55, 456, Blakfriars and 68, Blak-Friars ――> Blackfriars. │ │ Page 259, condescent ―――> condescend. "S'il condescend │ │ à vos avances...." │ │ Page 332, Charnvood ―――> Charnwood. "... dans la forêt de │ │ Charnwood...." │ │ │ │ Variante non corrigée: Antony et Anthony. │ └───────────────────────────────────────────────────────────────────┘ *** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de Jane Grey" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.