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Title: Madame Putiphar, vol 1 e 2
Author: Borel, Pétrus
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Madame Putiphar, vol 1 e 2" ***


produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)



                      NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:

—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.

—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.

—La table des matièrs a été rajoutée dans ce livre électronique.

—Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et
 a^{bc}.


           LIBRAIRIE LÉON WILLEM, 8, RUE DE VERNEUIL, PARIS.

                        HUIT GRAVURES SUR ACIER

                            POUR ILLUSTRER

                            MADAME PUTIPHAR

                   GRAVÉES PAR LES PREMIERS ARTISTES

                      D’APRÈS LES DESSINS INÉDITS

                      DE MICHELE ARMAJER, ROMAIN


                                         En noir.    En bistre.
  Sur papier vélin                          8 fr.      10 fr.
  Sur grand papier de Hollande             12 fr.      14 fr.
         —        Whatman                 16 fr.      20 fr.
         —        de Chine véritable      16 fr.      20 fr.

 _N. B._—Les exemplaires sur papier de Chine et sur papier Whatman sont
 en premières épreuves.



            TABLE DES MATIÈRS



  TOME PREMIER

                                 Page

  PRÉFACE.                         ix

  PROLOGUE.                         1


  LIVRE PREMIER.

  CHAPITRE       I.                 9

  CHAPITRE      II.                13

  CHAPITRE     III.                18

  CHAPITRE      IV.                27

  CHAPITRE       V.                33

  CHAPITRE      VI.                52

  CHAPITRE     VII.                59

  CHAPITRE    VIII.                63

  CHAPITRE      IX.                67

  CHAPITRE       X.                70

  CHAPITRE      XI.                78


  LIVRE DEUXIÈME.

  CHAPITRE     XII.                87

  CHAPITRE    XIII.                94

  CHAPITRE     XIV.               102

  CHAPITRE      XV.               107

  CHAPITRE     XVI.               115

  CHAPITRE    XVII.               119

  CHAPITRE   XVIII.               129

  CHAPITRE     XIX.               134

  CHAPITRE      XX.               145

  CHAPITRE     XXI.               149

  CHAPITRE    XXII.               154

  CHAPITRE   XXIII.               157

  CHAPITRE    XXIV.               162

  CHAPITRE     XXV.               168

  CHAPITRE    XXVI.               173

  CHAPITRE   XXVII.               200

  CHAPITRE  XXVIII.               203

  CHAPITRE    XXIX.               206

  CHAPITRE     XXX.               209

  CHAPITRE    XXXI.               215


  LIVRE TROISIÈME.

  CHAPITRE   XXXII.               229

  CHAPITRE  XXXIII.               236

  CHAPITRE   XXXIV.               242

  CHAPITRE    XXXV.               261

  CHAPITRE   XXXVI.               265

  CHAPITRE  XXXVII.               269

  CHAPITRE XXXVIII.               273

  CHAPITRE   XXXIX.               276

  CHAPITRE      XL.               280



  TOME SECOND


  LIVRE QUATRIÈME.

  CHAPITRE       I.                 1

  CHAPITRE      II.                 7

  CHAPITRE     III.                12

  CHAPITRE      IV.                17

  CHAPITRE       V.                20

  CHAPITRE      VI.                25

  CHAPITRE     VII.                40


  LIVRE CINQUIÈME.

  CHAPITRE    VIII.                47

  CHAPITRE      IX.                65

  CHAPITRE       X.                70

  CHAPITRE      XI.                75

  CHAPITRE     XII.                76


  LIVRE SIXIÈME.

  CHAPITRE    XIII.                77

  CHAPITRE     XIV.                92

  CHAPITRE      XV.               148

  CHAPITRE     XVI.               158

  CHAPITRE    XVII.               178

  CHAPITRE   XVIII.               187


  LIVRE SEPTIÈME.

  CHAPITRE     XIX.               203

  CHAPITRE      XX.               211

  CHAPITRE     XXI.               221

  CHAPITRE    XXII.               241

  CHAPITRE   XXIII.               251

  CHAPITRE    XXIV.               257

  CHAPITRE     XXV.               261

  CHAPITRE    XXVI.               264

  CHAPITRE   XXVII.               267

  CHAPITRE  XXVIII.               271

  CHAPITRE    XXIX.               281

  CHAPITRE     XXX.               286

  CHAPITRE    XXXI.               291

  CHAPITRE   XXXII.               295

  CHAPITRE  XXXIII.               297

  ÉPILOGUE.                       306



                                MADAME
                               PUTIPHAR



                 PARIS. TYPOGRAPHIE DE H. DEURBERGUE,

                     Boulevard de Vaugirard, 113.

[Illustration: La femme d’un charbonnier est plus estimable que la
maîtresse d’un Roi.]



                                MADAME
                               PUTIPHAR

                                  PAR

                             PETRUS BOREL

                           (LE LYCANTHROPE)

       Seconde édition, conforme pour le texte et les vignettes
                          à l’édition de 1839

                     PRÉFACE PAR M. JULES CLARETIE

                             TOME PREMIER

[Illustration]

                                 PARIS

                         LÉON WILLEM, ÉDITEUR

                          8, RUE DE VERNEUIL

                                 1877

[Illustration]



PRÉFACE.


JE me suis toujours proposé de faire, pour quelques individualités
curieuses, originales et bizarres de ce temps-ci, une étude analogue à
celle qu’un lettré de race choisie, M. Monselet, a menée à bonne fin
sur les _Oubliés et les Dédaignés du XVIII^e siècle_. J’avais commencé
par le portrait du _Lycanthrope_ cette galerie tout à fait étrange,
et je ne réponds pas de ne point la reprendre bientôt en étudiant ces
méconnus ou ces excentriques qui s’appellent Elim Metscherski, Charles
Lassailly, Aloïsius Bertrand, et, plus près de nous, ce poëte d’un
grand talent et d’une existence si aventureuse, Albert Glatigny.

Pour aujourd’hui il ne s’agit ici que d’une préface à l’un des livres
les plus particuliers de ce genre de littérature que Nodier appelait
le _genre frénétique_. Je renverrai, pour ce qui touche à la vie même
de Petrus Borel, au petit volume que je lui ai consacré[1] et ne
m’occuperai que de l’œuvre même qu’un éditeur artiste, M. Léon Willem,
aidé de la piété _filiale_ de M. Borel d’Hauterive, le frère de Petrus,
remet en lumière en la revêtant d’une forme plus digne de la faire
apprécier des bibliophiles.

La première édition de _Madame Putiphar_ date de 1839; elle forme
deux volumes in-8 à couverture bleue (Paris, Ollivier, éditeur), avec
deux gravures sur bois, reproduites ici: la première, celle du tome
I^{er}, représentant Patrick le volume de J.-J. Rousseau à la main
et tenant tête à madame de Pompadour; la seconde (tome II), signée
Louis Boulanger, montrant Déborah à genoux, les cheveux en désordre,
devant Patrick décharné, à demi nu, un crucifix sur la poitrine. Sur la
couverture du livre un cadran d’horloge, sans aiguilles, avec deux os
de mort entre-croisés et une larme.

Ce livre, Petrus Borel l’avait écrit loin de Paris, au Baizil, en
Champagne, près du château de Montmort, dans un moment de sa vie où
il se sentait entraîné vers la production, emporté par la fièvre
créatrice. Il avait promis deux ou trois autres romans à Ollivier, son
éditeur; il avait composé, à la même époque, un drame en cinq actes,
_le Comte Alarcos_, encore inédit et qu’on pourra publier un jour. La
dureté de son éditeur eut facilement raison de cet accès d’espérance et
de foi.

Dans une lettre mise aux enchères lors de la vente des autographes
appartenant à l’éditeur Renduel, Petrus Borel se plaignait amèrement
de l’éditeur qui lui avait acheté cette _Madame Putiphar_. La lettre
est cruelle et vaut la peine d’être citée. Elle montre en quel état
se trouvait alors le Lycanthrope. «Je vous écris de mon désert, dit
Petrus Borel. J’ai vendu mes deux volumes de _Madame Putiphar_ 200
francs à Ollivier et il me refuse le troisième quart (50 francs)
quand la totalité de la copie est achevée. Ma misère est affreuse: je
suis obligé de sortir de ma _caverne_ du Bas-Baizil pour glaner ma
nourriture dans la campagne. Débarrassez-moi de cet homme.»

Ainsi, on le voit, le Lycanthrope ne souffrait pas seulement de maux
imaginaires, et il lui était bien permis de se plaindre.

Les exemplaires de cette édition _princeps_ de _Madame Putiphar_ sont
devenus, comme ceux des _Rhapsodies_ et de _Champavert_ des raretés
que se disputent les amateurs de _romantiques_. Singulière fortune
des livres! C’est à la Bibliothèque, où ils étaient depuis vingt-cinq
ans, que j’ai trouvé les deux volumes de _Madame Putiphar_. Depuis
vingt-cinq ans ils dormaient là, et nul ne les avait lus, et personne
ne les avait coupés! Le premier j’ai mis le couteau d’ivoire entre ces
feuillets que pas une main n’avait tournés! Et pourtant, il valait
d’être étudié, ce volume, ne fût-ce que pour le prologue en vers
qui précède le roman,—superbe portique d’une œuvre étrange. Cette
introduction est assurément ce qui est sorti de plus remarquable de la
plume de Petrus Borel.

Le ton navré est réellement touchant, et pour cette fois les
grincements de dents de Champavert ont cessé. Hésitant et non plus
irrité, inquiet, troublé, le poëte s’interroge, résiste tour à tour,
et s’abandonne au doute, à ses instincts divers, à cette _triple
nature_ qui compose son idiosyncrasie. Nous avons tous au fond du
cœur deux ou trois de ces cavaliers fantastiques dont parle Borel, et
que nous entrevoyons, dans les heures troublées, comme des visions
apocalyptiques.

Faut-il analyser ici ce singulier roman de _Madame Putiphar_, précédé
par une si éloquente introduction en vers? Au début du livre, mylord
et mylady Cockermouth sont accoudés à leur balcon, regardant le soleil
couchant. Milady sème mal à propos son bel esprit, comme le lui
reproche son mari; elle compare les trois longues nuées éclatantes
aux trois fasces d’or horizontales des Cockermouth, et le soleil au
milieu du ciel bleu au besant d’or parmi le champ d’azur de l’eau.
Milord laisse là cette conversation sentimentale. Il revient des
Indes et demande sévèrement à sa femme pourquoi certain fils de
fermier, Patrick Fitz-Whyte «étudie les arts d’agrément avec Déborah,
l’héritière des Cockermouth». Non-seulement ce Patrick est un petit
paysan, mais il est catholique, et lord Cockermouth a pour juron
favori: «Ventre de papiste!» Il ne badine pas avec ses convictions. La
mère défend sa fille de son mieux; mais elle n’est pas bien persuadée
non plus de l’innocence de Déborah. Que faire? Elle interroge la jeune
fille. «Déborah, mon enfant, êtes-vous une fille à commerce nocturne?»
Déborah rougit, se jette à genoux et demande grâce. Elle aime M.
Patrick Fitz-Whyte (elle l’appelle _monsieur_); chaque nuit, elle sort
par la poterne de la Tour de l’Est, elle va causer avec lui près du
_Saule creux_, mais causer, rien de plus. «Nos entretiens n’ont jamais
été qu’édifiants!» D’ailleurs, elle promet de cesser toute relation
avec ce Patrick et d’épouser l’homme que son père lui présentera.

Mais quoi! miss Déborah est de la religion d’Agnès. Le soir même, elle
sort par la poterne de la Tour, elle va jusqu’au Saule creux et crie le
mot de ralliement habituel:

«TO BE!

—OR NO TO BE!» répond Patrick, qui connaît Shakespeare.

Les deux amoureux se font rapidement leurs confidences. Ils ont eu,
l’un et l’autre, à subir les brutalités de leurs tyrans. Patrick a le
visage balafré, Déborah a l’épaule démise. Lord Cockermouth a brisé
sa cravache sur le front du jeune homme en le saluant d’un seul mot:
«Porc!» et au déjeuner il a lancé un pot d’étain à sa fille. Décidément
tout cela ne peut durer. Aussi bien les amants conviennent qu’ils
partiront, qu’ils iront en France pour y vivre heureux et libres. Leur
fuite aura lieu «le 15 du courant», le jour même de la fête de lord
Cockermouth.

Hélas! on ne s’enfuit pas facilement du manoir paternel. Nos
tourtereaux sont surveillés. Un certain Chris, qui en veut beaucoup à
Patrick, parce que celui-ci a refusé de trinquer avec lui, les espionne
et les dénonce à lord Cockermouth. Le jour de la fuite venu, et pendant
que les hôtes du lord en sont au dessert, Cockermouth et son complice,
armés jusqu’aux dents, s’en vont vers le Saule creux, se jettent sur
une ombre qu’ils aperçoivent et qui doit être Patrick,—et l’égorgent.

Quant à Cockermouth, il essuie son épée et rentre dans la salle
du banquet. Il cherche alors Déborah des yeux, ne l’aperçoit pas,
s’inquiète. On court aux appartements.

«Mon commodore, dit Chris, je ne trouve pas mademoiselle!»

On devine que ce n’est point Patrick, mais Déborah qu’ils ont
assassinée. Patrick la trouve ainsi baignée dans son sang, la remet
sur pieds, et la reconduit jusqu’au château. Ils conviennent qu’il
s’enfuira et qu’elle le suivra dès que ses blessures seront guéries.
«Mais, dit-elle, comment te retrouverai-je à Paris?»—Ce Patrick est
rusé!—«Il faut avoir recours à un expédient, mais lequel?... (C’est
lui qui parle.) Sur la façade du Louvre qui regarde la Seine, vers le
sixième pilastre, j’écrirai sur une des pierres du mur mon nom et ma
demeure.»

Après une telle trouvaille, il est bien permis de s’embrasser,—ce
qu’ils n’ont garde d’oublier. Puis on se sépare.

Cela fait, Déborah se présente aux invités de son père, pâle,
sanglante comme une autre Inès de las Sierras. Les invités se lèvent
et se retirent. Lord Cockermouth essaie de les retenir, puis les
menace de son épée,—que dis-je!—de sa _flamberge_, et la brandit sur
ses convives. Mais un vieillard, marchant vers lui, «d’un faux air
mystérieux lui dit: Milord, vous avez du sang à votre épée!»

Le livre I^{er} s’arrête sur ce coup de théâtre; il contient,—outre
certaines particularités de style, comme cette singulière expression
pour dire que Déborah but un verre d’eau: «Elle jeta un peu d’eau
sur le feu de sa poitrine»,—un passage à noter, le portrait de lord
Cockermouth, évidemment fait d’après une épreuve de sir John Falstaff.
On le cherchera et on le trouvera dans ces pages, et voilà certes
une excellente caricature. Daumier ne l’eût pas mieux crayonnée.
Ce livre de _Madame Putiphar_ abonde en rencontres semblables. Je
n’analyserai point la suite de l’ouvrage aussi scrupuleusement que
le début. D’ailleurs le lecteur de ces pages n’a-t-il pas le livre
entre les mains et ne peut-il laisser là le _préfacier_ pour courir
au conteur? Petrus se fera bien connaître lui-même. On remarquera,
soit dit en passant, l’orthographe fantaisiste du Lycanthrope, qui
tenait à ses systèmes comme cet autre original, Restif de la Bretonne.
C’est ainsi qu’il écrit _abyme_, _gryllon_, _pharamineux_, etc. «Je
ne peux me figurer, sans une sympathique douleur, dit M. Charles
Baudelaire, toutes les fatigantes batailles que, pour réaliser son rêve
typographique, l’auteur a dû livrer aux compositeurs chargés d’imprimer
son manuscrit.»

Revenons à _Madame Putiphar_. Patrick donc a quitté l’Irlande, ainsi
qu’il a été convenu. Il arrive en France et entre d’emblée dans le
régiment des mousquetaires du roi. Il n’a garde d’oublier le sixième
pilastre du Louvre, et il y écrit son adresse. Précaution excellente,
puisque Déborah le cherche déjà. Elle le rejoint. Leur folle joie
remplit une quinzaine de pages. Petrus Borel n’a pas trouvé de meilleur
mode pour exprimer leur ivresse que de les faire agenouiller dans
toutes les églises de Paris. Mais voyez la fatalité! Patrick a été
jugé en Irlande comme assassin contumax de miss Déborah; jugé, autant
dire condamné, et mieux que cela, puisqu’il a été pendu en effigie, ce
dont-il se moque au surplus profondément.

Ah! que vous avez tort d’être dédaigneux, ami Patrick! Justement,
un mousquetaire de son régiment, Irlandais comme lui, Fitz-Harris,
apprend la nouvelle de cette pendaison et en confie aussitôt le secret
à tous ses camarades. Patrick se défend comme il peut, proteste de
son innocence, et pour prouver qu’il n’a pas tué miss Cockermouth, il
présente à ses compagnons Déborah, Déborah vivante et devenue sa femme.
On s’incline profondément, et tout serait pour le mieux si le régiment
des mousquetaires n’avait pas de colonel. Il en a un, _vertubleu!_ et
_habillé de vert-naissant, têtebleu!_ et qui se nomme le marquis de
Gave de Villepastour, _mille cornettes!_ Or, ce colonel est amoureux
de la femme de Patrick. Il veut la séduire, elle ne l’écoute pas;
l’enlever, elle le repousse. Il a beau mettre Patrick aux arrêts pour
causer plus librement avec Déborah, Déborah résiste. Il a des menaces,
soit! Elle a des pistolets.

Sur ces entrefaites, Fitz-Harris, l’Irlandais qui est poëte par
échappées, est convaincu d’avoir publié un libelle contre _Madame
Putiphar_, lisez _Madame de Pompadour_. Petrus Borel appelle aussi
Louis XV _Pharaon_. Maître Fitz-Harris est mis à la Bastille, et
Patrick, toujours généreux, va demander sa grâce _à la marquise_.

Ici, j’aurais grande envie de reprocher à Petrus Borel sa sévérité
excessive pour cette reine de la main gauche qui profita de sa
demi-royauté pour faire un peu de bien, quand les autres, par habitude
et par tempérament, font beaucoup de mal. Dieu me garde de me laisser
entraîner par ce courant de réhabilitations érotiques qui, parti
d’Agnès Sorel, ne s’est pas arrêté à la Dubarry! Mais enfin, lorsque je
songe à Madame de Pompadour, c’est à son petit lever que je la revois,
souriante, entourée d’artistes, ses amis, tenant le burin et demandant
à Boucher un avis sur la gravure qu’elle vient d’achever. Muse du
rococo, elle ne se contenta pas de publier des estampes ou de peindre
des nymphes au sein rosé, elle protégea les Encyclopédistes,—et cette
petite main si forte pouvait seule peut-être arrêter la persécution;
elle _philosopha_, elle fit un peu expulser les Jésuites. Bref, il lui
sera beaucoup pardonné, parce qu’elle a légèrement aimé la liberté de
l’art et de la pensée[2].

Mais Petrus Borel ne nous la présente pas ainsi. C’est une louve
affamée, une Cléopâtre sur le déclin, et quand madame du Hausset
introduit Patrick dans le boudoir de Choisy-le-Roi, la Putiphar saisit
à deux mains,—et quelles mains!—le manteau de ce Joseph irlandais. Ce
diable de Patrick résiste au surplus éperdument. Elle parle amour,
séduction, ivresse; il répond langue irlandaise, _Dryden_, _minstrel_,
légendes de son pays. A cette femme éperdue et enivrée il réplique par
un cours de grammaire comparée, et quand elle lui déclare en face
son amour, il va froidement dans la bibliothèque prendre un livre du
citoyen de Genève et met sous les yeux de la Pompadour cette pensée de
la _Nouvelle Héloïse_:

«LA FEMME D’UN CHARBONNIER EST PLUS ESTIMABLE QUE LA MAÎTRESSE D’UN
ROI.»

La Pompadour ne répond rien, mais elle fait mettre mon Patrick à
la Bastille, pendant que le colonel marquis de Villepastour fait
transporter Déborah au Parc-aux-Cerfs. Mais si Patrick est un loup,
Déborah est une lionne. _Pharaon_ a beau prier, supplier, se traîner à
ses genoux, elle résiste, elle est superbe. «Vous finirez, dit le roi,
par me rendre brutal!» Le tome I^{er} de _Madame Putiphar_ se termine
par la lutte et la résistance dernière de Déborah.

Dans le tome II de son ouvrage, Petrus Borel sème avec prodigalité les
cachots ténébreux, les escaliers humides, les geôliers farouches, les
souterrains sanglants et les oubliettes, toutes les fantasmagoriques
des mélodrames. Déborah est enfermée au fort Sainte-Marguerite, et
parvient à s’en échapper. Patrick et Fitz-Harris, réunis par le
hasard, croupissent dans des culs-de-basses-fosses, à la Bastille ou
à Vincennes. Au surplus, il y a vraiment là des pages saisissantes
et effroyables. Les longues heures des deux martyrs sont comptées
avec une cruauté sombre qui commence par faire sourire et qui finit
par terrifier. Telle scène ou Fitz-Harris meurt en maudissant ses
bourreaux, où le délire le gagne, où il revoit, moribond en extase,
son comté de Kerry, Killarney la hautaine, le soleil, les arbres,
les oiseaux; où Patrick demeure bientôt seul dans l’ombre, avec le
cadavre de son ami, cette scène vous étreint à la gorge comme une
poire d’angoisse. Petrus prend ainsi comme un violent plaisir à vous
inquiéter et à vous torturer.

Quant à la fin même de l’histoire, la voici. Déborah a eu un fils,
le fils de Patrick. Elle l’a appelé _Vengeance_. C’est une façon de
désespéré taillé sur le patron d’Antony, ou de Didier, un des mille
surmoulages pris sur les statues des bâtards romantiques. Déborah,
poussée par les lamentations de son fils, lui confie le secret de sa
naissance, lui montre son père emprisonné, torturé, maudit, et lui met
une épée à la main en lui disant: «Va le venger!» _Vengeance_ descend à
l’hôtel du Villepastour et l’insulte, le frappe au visage, le contraint
à se battre. Le marquis prend son épée, tue d’un coup droit ce jeune
imprudent, fait attacher le cadavre sur le cheval qui à amené Vengeance
vivant, et lâche le nouveau Mazeppa à travers champs. La course
nocturne du cheval de _Vengeance_ vers le château où attend Déborah est
un des bons, des beaux morceaux du livre. C’est une façon de ballade
où, comme un refrain, passe le cri de l’auteur au coursier: «Va vite,
mon cheval, va vite!»

Lorsque Déborah voit son fils mort, elle sent soudain sont cœur se
fendre, la vie lui échapper, le doute l’envahir. Elle désespère de Dieu
après avoir désespéré des hommes.

Ici la plume semble tomber brusquement des mains de Borel. Un accent
de sincérité poignante traverse son livre et le démenti final donné à
son roman, la justice envahissant ce foyer d’horreurs, la revanche des
bons sur les méchants,—c’est la prise de la Bastille par le peuple, le
renversement du trône par les faubourgs, le meurtre du passé par la
liberté. Il a réussi, ce Petrus Borel, à peindre en couleurs fortes,
et sous un aspect nouveau, les triomphants épisodes du 14 juillet. Sa
plume s’anime, court, étincelle, maudit, acclame, renverse; son style
sent la poudre. Il y a là quelques pages vraiment dignes des écrivains
embrasés qui vivaient dans la fournaise même, oui, dignes de Loustalot
ou de Camille Desmoulins.

Au fonds d’un puits, dans la boue, dans la nuit, le peuple retrouve
enfin un vieillard balbutiant des paroles d’une langue inconnue. C’est
Patrick, Patrick hâve, décharné, lugubre. Déborah le reconnaît, elle
se jette à son cou, elle lui parle, elle l’appelle par son nom. Il
n’entend pas. «Fou! dit-elle. Il est fou!...» Elle se recule effrayée,
tombe de toute sa hauteur et meurt.

Le livre s’arrête. Un meurtre de plus était impossible.

Je viens de nommer Camille Desmoulins. Ce n’est pas seulement le
style même de Camille que le dénouement de _Madame Putiphar_ nous
rappelle: l’idée même de ce roman a été fournie au Lycanthrope par
l’histoire.—Petrus Borel (ceci paraîtra intéressant aux curieux), a
emprunté son livre aux _Révolutions de France et de Brabant_ de Camille
Desmoulins. Je lis, en effet, dans le n^o 40 des _Révolutions_[3],
page 34, une lettre d’un certain _Macdonagh, gentilhomme irlandois,
capitaine_, lequel se plaint d’avoir été persécuté, offensé par son
colonel, mis en prison, non pas à la Bastille, mais dans la tour des
îles de Sainte-Marguerite, absolument comme dans _Madame Putiphar_
Petrus Borel nous montre l’Irlandais Patrick offensé par son colonel,
persécuté et jeté dans un cul-de-basse-fosse. Même caractère et même
aventure. Le colonel enlève la femme qui s’appelle Déborah dans le
roman, Rose Plunkett dans l’histoire.

La lettre de Macdonagh à Desmoulins est datée du 15 Juillet 1790.
L’auteur raconte comment Rose Plunkett, qu’il a épousée en Irlande
et qu’on lui a enlevée pendant qu’il était dans le cachot de l’Homme
au Masque de Fer, est aujourd’hui la femme du marquis de Carondelet.
Aussitôt, le Marquis d’écrire à Camille: «Monsieur, quelle a été ma
surprise de voir dans votre journal une lettre signée Macdonagh,
contenant une histoire infâme sur ma femme, dont il n’y a pas un mot
de vrai! A peine cet homme l’a-t-il vue au travers des grilles d’un
couvent, etc., etc.» A cela, Desmoulins répond qu’il ne regrette pas
d’avoir publié la lettre de l’Irlandais, que la publicité est la
sauvegarde du peuple et des honnêtes gens. «La dénonciation, dit-il,
si elle est vraie, démasque des fripons; et si elle est fausse, un
calomniateur; dans tous les cas, elle tourne ainsi au profit de la
société, sans faire de tort à son client, car quel mal vous fait une
imposture dont il vous est si facile de confondre l’auteur et de lui en
faire porter la peine?»

Il y avait eu grand bruit à la suite de la lettre de Macdonagh, et
le marquis de Carondelet, chevalier de Saint-Louis avait adressé
aussitôt contre «l’intrigant» une requête à Messieurs de l’Assemblée
nationale, au roi, à ses ministres, à tous les tribunaux du royaume:
«C’est un scélérat qui file sa corde», y était-il dit en parlant de
Macdonagh. A cela Macdonagh répond par une visite à Camille Desmoulins
et lui conte l’affaire _qui est atroce_, dit l’auteur des _Révolutions
de France et de Brabant_, Macdonagh a épousé Rose Plunkett qui,
après lui avoir vainement offert une somme d’argent pour obtenir son
désistement, «a trouvé,» dit Desmoulins, «qu’il lui en coûterait
bien moins de se démarier par lettre de cachet, et moyennant 24,000
livres, a fait enfermer son mari,—non son futur, mais le passé—aux îles
Sainte-Marguerite pendant douze ans et sept mois.» Et, comme pièces
de conviction, Desmoulins insère dans son journal des lettres de la
marquise de Carondelet où Rose Plunkett appelle le capitaine irlandais:
«Mon cœur et mon âme.»

On pourrait chercher ce qu’il advint de cette affaire Macdonagh;
toujours est-il que Petrus Borel y a trouvé le sujet de _Madame
Putiphar_, et que modifiant le rôle de Rose devenue Déborah,
agrémentant son récit d’une visite à la Pompadour et d’une prise
de la Bastille, il a choisi, ce jour-là, Camille Desmoulins pour
collaborateur.

Le public sera heureux, je n’en doute pas, de retrouver, dans une
édition faite pour les bibliothèques choisies, un livre aussi célèbre
et aussi caractéristique que _Madame Putiphar_.

Celui qui l’écrivit fut un homme de conviction et de talent qui eût pu
marquer plus profondément encore sa trace dans l’histoire des lettres
si la fortune lui eût souri. Comme il rêvait de grandes choses! Je
retrouve dans la collection de _l’Artiste_ ces vers non réimprimés qui
montrent bien ce qu’étaient ses espoirs et ses rêves:

  9 octobre.

  Tout ce que vous voudrez pour vous donner la preuve
  De l’amour fort et fier que je vous dois vouer;
  Pas de noviciat, pas d’âpre et dure épreuve
  Que mon cœur valeureux puisse désavouer.

  Oui, je veux accomplir une œuvre grande et neuve!
  Oui, pour vous mériter, je m’en vais dénouer
  Dans mon âme tragique et que le fiel abreuve
  Quelque admirable drame où vous voudrez jouer!

  Shakspeare applaudira; mon bon maître Corneille
  Me sourira du fond de son sacré tombeau!
  Mais quand l’humble ouvrier aura fini sa veille,

  Éteint sa forge en feu, quitté son escabeau,
  Croisant ses bras lassés de son œuvre exemplaire,
  Implacable, il viendra réclamer le salaire!

  PETRUS BOREL.

C’est à madame Paradol, la belle madame Paradol de la
Comédie-Française, mère de Prévost-Paradol, que ce sonnet était adressé
et Petrus lui dédiait en outre le roman que M. Willem réimprime
aujourd’hui. Ces vers décèlent bien un fier état d’âme, un courage
tout prêt à tenter l’_œuvre grande_, un immense désir d’escalader les
sommets. Ces folies et ces ardeurs vaillantes, ces explosions et ces
fumées du romantisme valaient mieux encore que les fanges du réalisme,
dont on sourira tout autant quand la mode en sera passée, et qui
rentrent aussi dans le «genre frénétique» dont parlait Charles Nodier.

A propos du romantisme et de ses fièvres, M. Philarète Chasles
écrivait un jour. «C’était une belle époque éperdue. Elle voulait trop,
elle espérait trop, elle comptait trop sur ses forces, elle jetait
trop de sa séve aux vents du midi et du nord. Elle ne s’arrêtait pas
pour s’écouter vivre; mais elle vivait. Elle avait l’ardeur, la séve
et l’élan. Partout singularités et phénomènes: femmes émancipées,
phalanstériens, vintrassiens, saint-simoniens; on faisait des drames en
trente actes et des vers de quarante pieds. _Trialph_ jaillissait de
la plume de Lassailly, et le pauvre Petrus Borel, qui est allé mourir
de douleur en Algérie, se disait lycanthrope. On imaginait qu’une loi
votée pourrait ouvrir le paradis sur la terre; un seul noble discours
allait de la tribune retentir dans toutes les poitrines....» Ah! le
beau temps et le temps des glorieuses chimères! C’était folie? Soit.
Nous sommes devenus trop sages. Nous analysons, critiquons, cherchons,
fouillons çà et là: nous sommes des chimistes, des médecins, oui; mais
nous ne sommes plus des créateurs. L’imagination s’est enfuie. La folle
du logis a mis la clef sous la porte. Il nous reste des conteurs qui
décrivent,—mi-partie peintres de genre et commissaires-priseurs. Il ne
nous reste plus de génies qui inventent. Et il y avait certes plus de
salpètre chez le dernier de ces insensés d’autrefois que chez plus d’un
homme célèbre d’aujourd’hui.

Et voilà pourquoi nous disons aussi en feuilletant le livre éperdu du
Lycanthrope: «_Poor Yorick, alas!_—Hélas! pauvre Yorick!»

Il y avait quelque chose là!

  JULES CLARETIE.
  Février 1877.

[Illustration]



  A

  L. P.

  CE LIVRE

  EST A TOI ET POUR TOI

  MON AMIE.

[Illustration]



PROLOGUE.


  _Une douleur renaît pour une évanouie;
  Quand un chagrin s’éteint c’est qu’un autre est éclos;
  La vie est une ronce aux pleurs épanouie._

  _Dans ma poitrine sombre, ainsi qu’en un champ clos,
  Trois braves cavaliers se heurtent sans relâche,
  Et ces trois cavaliers, à mon être incarnés,
  Se disputent mon être, et sous leurs coups de hache
  Ma nature gémit; mais, sur ces acharnés,
  Mes plaintes ont l’effet des trompes, des timbales,
  Qui soûlent de leurs sons le plus morne soldat,
  Et le jettent joyeux sous la grêle des balles,
  Lui versant dans le cœur la rage du combat._

  _Le premier cavalier est jeune, frais, alerte;
  Il porte élégamment un corselet d’acier,
  Scintillant à travers une résille verte
  Comme à travers des pins les crystaux d’un glacier,
  Son œil est amoureux; sa belle tête blonde
  A pour coiffure un casque, orné de lambrequins,
  Dont le cimier touffu l’enveloppe et l’inonde
  Comme fait le lampas autour des palanquins.
  Son cheval andalous agite un long panache
  Et va caracolant sous ses étriers d’or,
  Quand il fait rayonner sa dague et sa rondache
  Avec l’agilité d’un vain toréador._

  _Le second cavalier, ainsi qu’un reliquaire,
  Est juché gravement sur le dos d’un mulet,
  Qui feroit le bonheur d’un gothique antiquaire;
  Car sur son râble osseux, anguleux chapelet,
  Avec soin est jetée une housse fanée;
  Housse ayant affublé quelque vieil escabeau,
  Ou caparaçonné la blanche haquenée
  Sur laquelle arriva de Bavière Isabeau.
  Il est gros, gras, poussif; son aride monture
  Sous lui semble craquer et pencher en aval:
  Une vraie antithèse,—une caricature
  De carême-prenant promenant carnaval!
  Or, c’est un pénitent, un moine, dans sa robe
  Traînante enseveli, voilé d’un capuchon,
  Qui pour se vendre au Ciel ici-bas se dérobe;
  Béat sur la vertu très à califourchon.
  Mais Sabaoth l’inspire, il peste, il jure, il sue;
  Il lance à ses rivaux de superbes défis,
  Qu’il appuie à propos d’une lourde massue:
  Il est taché de sang et baise un crucifix._

  _Pour le tiers cavalier, c’est un homme de pierre,
  Semblant le Commandeur, horrible et ténébreux;
  Un hyperboréen; un gnôme sans paupière,
  Sans prunelle et sans front, qui résonne le creux
  Comme un tombeau vidé lorsqu’une arme le frappe.
  Il porte à sa main gauche une faulx dont l’acier
  Pleure à grands flots le sang, puis une chausse-trappe
  En croupe où se faisande un pendu grimacier,
  Laid gibier de gibet! Enfin pour cimeterre
  Se balance à son flanc un énorme hameçon
  Embrochant des filets pleins de larves de terre,
  Et de vers de charogne à piper le poisson._

  _Le premier combattant, le plus beau,—c’est le monde!
  Qui pour m’attraire à lui me couronne de fleurs;
  Et sous mes pas douteux, quand la route est immonde
  Étale son manteau, puis étanche mes pleurs.
  Il veut que je le suive,—il veut que je me donne
  Tout à lui, sans remords, sans arrière-penser;
  Que je plonge en son sein et que je m’abandonne
  A sa vague vermeille—et m’y laisse bercer.
  C’est le monde joyeux, souriante effigie!
  Qui devant ma jeunesse entr’ouvre à deux battants
  Le clos de l’avenir, clos tout plein de magie,
  Où mes jours glorieux surgissent éclatants.
  Ineffable lointain! beau ciel peuplé d’étoiles!
  C’est le monde bruyant, avec ses passions,
  Ses beaux amours voilés, ses laids amours sans voiles,
  Ses mille voluptés, ses prostitutions!
  C’est le monde et ses bals, ses nuits, ses jeux, ses femmes,
  Ses fêtes, ses chevaux, ses banquets somptueux,
  Où le simple est abject, les malheureux, infâmes!
  Où qui jouit le plus est le plus vertueux!
  Le monde et ses cités vastes, resplendissantes,
  Ses pays d’Orient, ses bricks aventuriers,
  Ses réputations partout retentissantes,
  Ses héros immortels, ses triomphants guerriers,
  Ses poètes, vrais dieux, dont, toutes enivrées,
  Les tribus baisent l’œuvre épars sur leurs chemins,
  Ses temples, ses palais, ses royautés dorées,
  Ses grincements, ses bruits de pas, de voix, de mains!
  C’est le monde! Il me dit:—viens avec moi, jeune homme,
  Prends confiance en moi, j’emplirai tes désirs;
  Oui, quelque grands qu’ils soient je t’en paierai la somme!
  De la gloire, en veux-tu?... J’en donne!... Des plaisirs?...
  J’en tue—et t’en tuerai!... Ces femmes admirables
  Dont l’aspect seul rend fou, tu les posséderas,
  Et sur leurs corps lascifs, tes passions durables
  Comme sur un caillou tu les aiguiseras!_

  _Le second combattant, celui dont l’attitude
  Est grave, et l’air bénin, dont la componction
  A rembruni la face: Or, c’est la solitude,
  Le désert; c’est le cloître où la dilection
  Du Seigneur tombe à flots, où la douce rosée
  Du calme, du silence, édulcore le fiel,
  Où l’âme de lumière est sans cesse arrosée:
  Montagne où le chrétien s’abouche avec le Ciel!
  C’est le cloître! Il me dit:—Monte chez moi, jeune homme,
  Prends confiance en moi, quitte un monde menteur
  Où tout s’évanouit, ainsi qu’après un somme
  Des songes enivrants; va, le seul rédempteur
  Des misères d’en bas, va, c’est le monastère,
  Sa contemplation et son austérité!
  Tout n’est qu’infection et vice sur la terre:
  La gloire est chose vaine, et la postérité
  Une orgueilleuse erreur, une absurde folie!
  Voudrois-tu sur ta route élever de ta main
  Un monument vivace?... Hélas! le monde oublie,
  Et la vie ici-bas n’a pas de lendemain.
  Viens goûter avec moi la paix de la retraite;
  Laisse l’amour charnel et ses impuretés;
  Romps, il est temps encor; ton âme n’est pas faite
  Pour un monde ainsi fait; de ses virginités
  Sois fidèle gardien; viens! et si la prière,
  La méditation ne pouvoit l’étancher,
  Alors tu descendras dans la sombre carrière
  De la sage science, et tu pourras pencher
  Sur ses sacrés creusets ton front pâle de veilles,
  Magnifier le Christ—et verser le dédain
  Sur la Philosophie outrageant ses merveilles
  Du haut de ses tréteaux croulants de baladin;
  Tu pourras, préférant l’étude bien aimée
  De l’art, lui rendre un culte à l’ombre de ce lieu;
  Sur ce dôme et ces murs, fervent Bartholomée,
  Malheureux Lesueur, peindre la Bible et Dieu!..._

  _Le dernier combattant, le cavalier sonore,
  Le spectre froid, le gnôme aux filets de pêcheur,
  C’est lui que je caresse et qu’en secret j’honore,
  Niveleur éternel, implacable faucheur,
  C’est la mort, le néant!... D’une voix souterraine
  Il m’appelle sans cesse:—Enfant, descends chez moi,
  Enfant, plonge en mon sein, car la douleur est reine
  De la terre maudite, et l’opprobe en est roi!
  Viens, redescends chez moi, viens, replonge en la fange,
  Chrysalide, éphémère, ombre, velléité!
  Viens plus tôt que plus tard, sans oubli je vendange
  Un par un les raisins du cep Humanité.
  Avant que le pilon pesant de la souffrance
  T’ait trituré le cœur, souffle sur ton flambeau;
  Notre-Dame de Liesse et de la Délivrance,
  C’est la mort! Chanaan promis, c’est le tombeau!
  Qu’attends-tu? que veux-tu?... Ne crois pas au langage
  Du cloître suborneur, non, plutôt, crois au mien;
  Tu ne sais pas, enfant, combien le cloître engage!
  Il promet le repos; ce n’est qu’un bohémien
  Qui ment, qui vous engeole, et vous met dans sa nasse!
  L’homme y demeure en proie à ses obsessions.
  Sous le vent du désert il n’est pas de bonace;
  Il attise à loisir le feu des passions.
  Au cloître, écoute-moi, tu n’es pas plus idoine
  Qu’au monde; crains ses airs de repos mensongers;
  Crains les satyriasis affreux de saint Anthoine:
  Crains les tentations, les remords, les dangers,
  Les assauts de la chair et les chutes de l’âme.
  Sous le vent du désert tes désirs flamberont;
  La solitude étreint, torture, brise, enflamme;
  Dans des maux inouïs tes sens retomberont!—
  Il n’est de bonheur vrai, de repos qu’en la fosse:
  Sur la terre on est mal, sous la terre on est bien;
  Là, nul plaisir rongeur; là, nulle amitié fausse;
  Là, point d’ambition, point d’espoir déçu...—Rien!...
  Là, rien, rien, le néant!... une absence, une foudre
  Morte, une mer sans fond, un vide sans écho!...—
  Viens te dis-je!... A ma voix tu crouleras en poudre
  Comme aux sons des buccins les murs de Jéricho!—_

  _Ainsi, depuis long-temps, s’entrechoque et se taille
  Cet infernal trio,—ces trois fiers spadassins:
  Ils ont pris—les méchants pour leur champ de bataille,
  Mon pauvre cœur, meurtri sous leurs coups assassins,
  Mon pauvre cœur navré, qui s’affaisse et se broie,
  Douteur, religieux, fou, mondain, mécréant!
  Quand finira la lutte, et qui m’aura pour proie,—
  Dieu le sait!—du Désert, du Monde ou du Néant?_

[Illustration]

[Illustration]



LIVRE PREMIER.

I.


JE ne sais s’il y a un fatal destin, mais il y a certainement des
destinées fatales; mais il est des hommes qui sont donnés au malheur;
mais il est des hommes qui sont la proie des hommes, et qui leur sont
jetés comme on jetoit des esclaves aux tigres des arènes; pourquoi?...
Je ne sais. Et pourquoi ceux-ci plutôt que ceux-là? je ne sais non
plus: ici la raison s’égare et l’esprit qui creuse se confond.

S’il est une Providence, est-ce pour l’univers, est-ce pour l’humanité,
et non pour l’homme? Est-ce pour le tout et non pour la parcelle?
L’avenir de chaque être est-il écrit comme l’avenir du monde? La
Providence marque-t-elle chaque créature de son doigt? Et si elle
les marque toutes, et si elle veille sur toutes, pourquoi son doigt
pousse-t-il parfois dans l’abyme, pourquoi sa sollicitude est-elle
parfois si funeste?

Les savants, pour qui rien n’est ténébreux, diront que la destinée de
l’individu dérive immédiatement de son organisation; que l’homme sans
perspicacité sera dupe, que l’homme fin sera dupeur, et saura éviter
les pierres d’achoppement où le premier trébuchera.—Mais, pourquoi
celui-ci est-il rusé, et celui-là est-il simple? Être simple et bon
est-ce un crime qui vaille le malheur et le supplice?—A quoi les
savants répondront: Celui-ci est simple, parce qu’il a la protubérance
de la simplicité; et celui-là est fin, parce qu’il a la protubérance de
la finesse.—Bien, mais pourquoi celui-ci a-t-il cet organe qui manque
à l’autre? Qui a présidé à cette répartition? Quel caprice a donné à
l’un la bosse du meurtre, et à l’autre la bosse de la mansuétude? Si
dès la procréation, ce caprice a départi les bonnes et les mauvaises
qualités des êtres, il a départi leurs destinées: les destinées sont
donc écrites; il y a donc un destin! L’animal n’a donc pas son libre
arbitre: il n’a donc pas le choix d’être doux ou d’être féroce, de
souffrir ou de faire souffrir, d’aimer ou de tuer.—Les savants se
lèveront et répondront encore:—Il n’y a ni bonne ni mauvaise passion:
c’est la société qui postérieurement est venue, et qui a dit: Ceci
est mal, ceci est bien. Ceci est bon parce que ceci m’est profitable;
ceci est mauvais parce que ceci m’est nuisible.—Soit: mais si les
hommes doivent vivre en société, pourquoi la Providence en fait-elle
d’insociables, pourquoi va-t-elle contre son but? Est-elle donc
extravagante? Une Providence ne sauroit l’être. D’ailleurs cette
raison n’explique rien, car il est des hommes sociables victimes de la
société; car il est des hommes bons dont l’existence est affreuse; car
il est des hommes victimes d’événements indépendants de leur volonté,
d’événements que leur esprit ne pouvoit prévoir, que nulle vertu
humaine ne pouvoit parer.

Pour détourner du désespoir, on a, il est vrai, inventé la vie
future, où le juste est récompensé, et le méchant puni; mais pourquoi
récompenser le juste, qui n’a pas eu à opter entre la justice et
l’iniquité? mais pourquoi châtier le méchant, qui n’a pas eu à choisir
entre le crime et la bienfaisance? On ne doit récompenser et punir que
les actes volontaires. C’est Dieu, et non pas le créé qu’il faudroit
glorifier quand il a fait une bonne créature, et qu’il faudroit
supplicier quand il en a fait une mauvaise. Il étoit bien plus simple,
au lieu de faire deux existences, une seconde pour redresser les torts
de la première, d’en faire une seule convenable.

Si le péché originel est une injustice, la destinée fatale originelle
est une atrocité. La loi de Dieu seroit-elle pire que la loi des
hommes? seroit-elle rétroactive?

Je ne m’arrêterai pas plus long-temps à ces pensées fatigantes
et révoltantes: je ne chercherai point à expliquer ces choses
inexplicables: si je m’y appesantissois longuement, je me briserois
le front sur la muraille. J’étourdis ma raison toutes fois qu’elle
interroge, et je m’incline devant les ténèbres.

Souvent j’ai ouï dire que certains insectes étoient faits pour
l’amusement des enfants: peut-être l’homme aussi est-il créé pour les
menus plaisirs d’un ordre d’êtres supérieur, qui se complaît à le
torturer, qui s’égaie à ses gémissements. Beaucoup d’entre nous ne
ressemblent-ils point par leur existence à ces scarabées transpercés
d’une épingle, et piqués vivants sur un mur; ou à ces chauve-souris
clouées sur une porte servant de mire pour tirer à l’arbalète?

S’il y a une Providence, elle a parfois d’étranges voies: malheur à
celui marqué pour une voie étrange! il auroit mieux valu pour lui qu’il
eût été étouffé dans le sein de sa mère.

C’est à vous, si vos cœurs n’y défaillent point, d’approfondir et de
résoudre: quant à présent, pauvre conteur, je vais tout simplement
vous développer des destinées affreuses entre les destinées. Bien plus
heureux que moi vous serez, si vous pouvez croire qu’une Providence ait
été le tisserand de pareilles vies, et si vous pouvez découvrir le but
et la mission de pareilles existences.

[Illustration]



II.


MYLORD, venez donc au balcon: le beau soleil couchant! Ah, vous êtes
fortuné, mylord! tout jusques au ciel même qui se fait votre vassal
et porte votre écusson au flanc. Regardez à l’occident; ces trois
longues nuées éclatantes ne semblent-elles pas vos trois fasces d’or
horizontales? et le soleil, votre besant d’or, au champ d’azur de votre
écu?

—Mylady, vous semez mal à propos votre bel esprit: vous voulez, suivant
votre coutume, détourner une conversation qui vous pèse, par un
incident, par quelque mignardise; mais, vous le savez, je ne me laisse
pas piper à vos pipeaux, et vous m’écouterez jusqu’au bout.

Je vous disois donc que si vous n’y prenez garde il arrivera malheur à
votre fille. Je vous disois que dès l’origine j’avois prévu tout ce qui
est survenu, que j’avois pressenti ce que vous auriez dû pressentir;
et ce que toute autre mère à votre place eût pressenti. Vos flatteurs
vous appellent naïve, mais vous êtes obtuse. Comme un nouveau-né, vous
ignorez toutes bienséances. Sur mon épée, madame! vous n’avez de noble
que mon nom.

Avant mon premier départ pour les Indes, ayant déjà remarqué en eux
une lointaine inclination, et un commencement de liaison, je vous
avois fortement recommandé et fait bien promettre de ne plus leur
laisser aucun rapport; en tout point vous m’avez désobéi. Plus tard,
lors de mon entrée en campagne, je vous renouvellai formellement le
même ordre et vous me désobéîtes encore plus formellement. A mon
retour de l’armée, je trouvai Déborah compagne de Pat; je trouvai Pat
presque installé ici; Pat traité comme vous eussiez traité un fils; Pat
assistant à toutes les leçons des maîtres de Déborah, et étudiant avec
elle les arts d’agrément. Étiez-vous folle! Vous avez fait un joli coup
en vérité! vous avez rendu un bon service à ce pauvre père Patrick!
Aujourd’hui, il ne sait que faire de son garnement de fils, qui s’en va
labourer un solfége à la main, un Shakspeare sous son bras. N’eût-ce
été que par respect pour ma maison, vous n’eussiez pas dû attirer ici,
et traiter de telle sorte, l’enfant d’un de vos fermiers, et d’un de
vos fermiers irlandois et papiste!

—Cher époux, vous savez combien je vous suis soumise en toutes choses.
Ce n’étoit point pour braver vos commandements, ce que j’en fis, mais
purement pour l’amour de votre fille: seule, avec moi et quelques
domestiques grondeurs, sans distraction aucune dans ce beau, ce
pittoresque, mais taciturne, mais funèbre manoir, la pauvre enfant se
mouroit d’ennui, et ne cessoit de redemander son Pat, qui l’égayoit de
sa grosse joie, qui l’entraînoit dans le jardin et dans le parc; qui
inventoit, pour plaire à sa noble petite amie, toute espèce de jeux et
d’amusements.

Partageant ses jeux, ne devoit-il pas partager ses études? N’auroit-ce
pas été cruel de le renvoyer à l’arrivée des professeurs de Debby?
Puisqu’il étoit son compagnon, ne devois-je pas prendre à tâche de
l’instruire et de le polir pour le rendre plus digne d’elle? Il avoit
si bonne envie d’apprendre, et tant de facilité, le pauvre garçon! Cela
donnoit de l’émulation à la paresseuse Debby. Puis, vous le savez,
il étoit si gentil, si doux, si prévenant! Ah! que je souhaiterois à
beaucoup de gentilshommes d’avoir de pareils héritiers!

—Toujours vos mêmes parades de générosité, toujours vos belles idées
sur les gents de basse condition; vous aurez beau argumenter, un mulet
et un cheval de race feront toujours deux, comme un Irlandois et un
homme.

Où toutes ces prouesses de vertu vous conduiront-elles? Vos largesses
envers les mendiants et les paysans vous feront, à la première
rencontre, couper les jarrets par ces infâmes catholiques. Votre
conduite à l’égard du petit Pat, où vous mènera-t-elle, où vous
a-t-elle poussée? Debby et Pat, grandissant ensemble, se sont pris
d’étroite amitié, puis à l’amitié a succédé l’amour: la jeune
comtesse Déborah Cockermouth est amourachée du gars de votre fermier:
mademoiselle en feroit volontiers son époux! Dieu me damne! cela
me fait dresser les cheveux sur la tête! Mademoiselle refuse tout
brillant parti; mademoiselle repousse tout noble requérant: J’ai fait
vœu de chasteté, dit-elle. Ventre de papiste! quel est ce catholique
baragouin? Dieu me damne! ça tourne à mal....

—Pourquoi vous enflammer ainsi? à quelle occasion tant de violence?
Cette fantaisie de garder le célibat n’est qu’une lubie de jeunesse,
qui lui passera, et tout d’abord qu’elle aura rencontré un cavalier de
son choix et de son gré. Quant à Patrick, vous savez bien que tout est
rompu entre elle et lui depuis long-temps; et que depuis votre farouche
sortie contre lui, il n’a pas remis le pied au château.

—Tout est rompu entre elle et lui!... Il n’a pas remis le pied au
château!... Qui vous a si bien informée? Madame, relâchez de votre
surveillance, elle est vraiment trop rigide. Ah! tout est rompu entre
elle et lui?... parole d’honneur?... C’est pour cela que mon fidèle
Chris, maintes fois, l’a vu rôdant près du château; c’est pour cela
qu’il a entendu plusieurs fois ce que vous eussiez dû entendre, la
nuit, Déborah se relever, sortir et descendre du côté du parc. Ah!
tout est rompu entre elle et lui!... vraiment?... C’est bien, restez
dans votre quiétude: pour moi, je vais redoubler de sévérité; Chris
l’espionnera; et si le malheur veut que cela soit, je prendrai des
mesures qui ne seront pas douces à votre pimbêche de fille.... Quant au
paysan, c’est la moindre affaire.

—Vous êtes maître, mylord, et surtout maître de vos actions; je ne suis
que votre humble servante, et je m’incline. Faites à votre guise; on
recueille ce qu’on a semé.

—A vos souhaits, comtesse.

[Illustration]

[Illustration]



III.


LE lendemain, après sa toilette, lady Cockermouth fit prier Déborah de
vouloir bien se rendre auprès d’elle, par l’escalier dérobé, le plus
secrètement possible, pour ne point attirer l’attention de son père.

Aussitôt Debby, très-inquiète, arriva mystérieusement; d’un pas
craintif et d’un air caressant, elle s’approcha de sa mère pour la
saluer d’un baiser, mais ses lèvres ne pressèrent que ses deux mains
qui soutenoient son front abattu.

—Je vous remercie, mademoiselle, d’avoir bien voulu vous rendre avec
empressement à mon invitation, lui dit la comtesse en découvrant
son visage mélancolique; cédez toujours ainsi à mes douces et sages
prières, vous ferez le bien, et vous épargnerez à vous et à votre mère
infortunée de grands chagrins et de grands remords. J’ai tant besoin de
consolation!... et toute consolation ne me peut venir que de vous.

Une seule fois, dans votre enfance, Debby, je cédai à un de vos
caprices: cette foiblesse maternelle, bien pardonnable, a déchiré
ma vie, déjà tant empoisonnée: vous vous étiez éprise de belle
amitié pour Pat, le fils du granger Patrick, vous recherchiez
toujours sa société, vous l’invitiez à vos récréations, vous lui
offriez vos jouets, vous agissiez avec lui comme avec un frère, vous
deveniez maussade quand on l’éloignoit de vous; au lieu de m’opposer
rigoureusement, et comme je l’eusse dû, à votre fréquentation de
ce petit rustaud;—fréquentation tout à fait messéante et blessant
violemment votre père, qui plusieurs fois m’avoit intimé l’ordre,
de l’empêcher durement. Pour ne point vous enlever votre compagnon
unique, pour ne point vous affliger, j’écoutai vos désirs instants,
et je favorisai vos entrevues. J’avois pensé que ce n’étoit qu’un
enfantillage de peu de durée, mais vous vous êtes montrée tenace en
vos goûts; et, plus tard, je ne pus jamais vous convaincre qu’il étoit
opportun et décent de rompre avec ce paysan devenu jeune homme; vous ne
voulûtes pas comprendre que vous dérogiez à votre rang.

Vous n’avez pas oublié, sans doute, mon cœur en saigne encore, toutes
les tempêtes que cette condescendance m’a fait essuyer, toutes les
fureurs qu’elle a fait tomber sur vous et sur moi; n’étoit-ce pas
assez?...

Je croyois mon péché expié, je croyois cette guerre lasse; je croyois
éteint ce brandon de discorde; hélas, me serois-je abusée grossièrement?

Voici que la colère de votre père s’est réveillée plus véhémente que
jamais: hier, affirmant que vous avez toujours des rapports avec M.
Pat, il a invectivé contre vous, il m’a chargée de blâmes. J’ai tâché
de l’appaiser, en témoignant de toutes mes forces de votre innocence.
J’ai essayé de lui prouver que par méchanceté, sans doute, quelqu’un
avoit égaré sa bonne foi. Je l’ai prié de ne point calomnier ma
Déborah. J’ai repoussé loin cette perfide accusation. Non, Déborah,
vous n’êtes point une fille à commerce nocturne: c’est une calomnie!
Me démentirez-vous?... Non, Déborah, vous n’avez pu prolonger, au
péril de votre avenir, une liaison impardonnable, une liaison funeste
à l’orgueil de votre père, une liaison funeste à mon repos! Me
démentirez-vous?...

—O ma mère, ma mère, pardon!... s’écria Déborah, tombant alors à ses
genoux et cachant sa figure dans les plis de sa robe.

—Cessez vos cris, Déborah, craignez qu’ils n’attirent votre père,
sortez de devant moi. Est-ce ainsi, mauvaise âme, que vous faites ma
joie?

—O ma mère, pardon! ne me chassez pas, ce seroit me maudire, et je ne
suis criminelle que de vos chagrins.... Veuillez m’entendre?...

—Debby, ma fille, que vous êtes cruelle! Déjà ne m’aviez-vous pas assez
causé de tourments? En quoi ai-je donc si peu mérité votre pitié?
N’eût-elle pas été coupable votre inclination, que du jour où elle
appesantissoit sur moi le bras de plomb de votre père, et sur vous sa
malédiction, vous eussiez dû en faire le sacrifice. Prenez garde, qui
ne sait pas faire un sacrifice souvent est sacrifiée.

—C’est qu’aussi souvent il est plus facile d’être immolé que de
s’immoler. On ne tient pas compte des efforts vains, des luttes
impuissantes, des combats secrets: en vérité, croyez-vous qu’il soit
si aisé de s’arracher du cœur une amitié qui date du berceau, un amour
développé avec la vie, une passion se reposant sur un être parfait,
sur un être d’élection? Croyez-vous qu’un amour sans bornes, soit si
commode à arracher, quand il est basé sur une profonde estime, et
surtout quand le bien-aimé n’a d’autre crime que celui d’être né dans
une crèche?

S’il en est qui peuvent à un signal donné désaimer ou prendre de
l’amour, ce n’est pas moi. J’ai tout tenté; je me suis tout dit pour
surmonter ma passion; et tout ce que j’ai fait pour la détruire n’a
fait que la consolider. Enfin, j’ai cessé ce duel inégal avec la
nature; et je me suis abandonnée au courant; dût-il m’entraîner dans un
gouffre, résignée à tout, je le suivrai.

—A quelle école, s’il vous plaît, avez-vous appris un langage aussi
odieux? Est-ce à l’école de votre paysan?

—Mon paysan n’est point un homme de scandale; et si mon langage est
odieux, c’est que mon cœur est odieux, car il part de mon cœur.
D’ailleurs je ne suis plus une enfant, je touche au tiers de la vie, et
j’ai eu pour maître le malheur.

—Quels malheurs?... Dieu du ciel! si votre père vous entendoit, vous
seriez morte!...

—Ne suis-je pas résignée à tout?

—Les soupçons du comte votre père sont donc fondés?

—Oui, ma mère.

—Vous revoyez donc le garçon Pat?

—Oui, ma mère, je revois M. Patrick Fitz-Whyte.

—Depuis quand?...

—Depuis un an environ.

—Effrontée!... Où pouviez-vous voir ce garçon?

—M. Patrick est venu quelquefois au château, en votre absence; mais
habituellement nous nous rencontrons la nuit dans le parc. Je prends
ici Dieu à témoin que pourtant nous n’avons jamais forfait à nos
devoirs, et que nos entretiens n’ont jamais été qu’édifiants! M.
Patrick est un noble homme, croyez bien!

—S’il m’étoit venu à la pensée que vous eussiez pu faillir, je serois
plus coupable que vous ne le seriez vous-même, ma fille, si vous
eussiez succombé: j’ai de l’estime pour vous, ma fille; ôter son estime
a quelqu’un, c’est applaudir à ses vices, ou c’est le mettre dans le
cas de se jeter au mal par dépit.

Votre père n’a encore que de vagues soupçons, et il est déjà possédé
d’une colère outrée; prenez garde de les confirmer, je ne sais à quelle
rigeur il pourroit être conduit. A la prolongation de vos liaisons
avec Patrick, il attribue, fort justement sans doute, vos refus des
divers gentilshommes qui vous ont été offerts. Prochainement il vous
présentera un nouvel époux: si vous répondiez encore par un refus, son
projet est de vous faire emprisonner dans une maison de correction
d’Angleterre, jusqu’à ce que vous soyez revenue à des sentiments plus
sociaux.

—Emprisonnée!... Est-ce à dire que je sois une folle, une
prostituée!... Quant à un époux, seroit-ce Charles-Edward, je le
repousserai! J’ai fait ce vœu que je tiendrai, ou d’être à mon Patrick
ou d’être à Dieu.

—Déborah, vous êtes une mauvaise femme! Si vous respectez l’amour, vous
ne respectez guère la piété filiale. Vous avez peu d’égards pour moi,
pour moi votre tendre mère.

—Quoique je sois aigrie, ô ma mère! croyez à ma piété profonde. Mais
il est inconcevable qu’on puisse se figurer que l’amour filial ne
vive pas d’échanges et de soins; que dans l’amour filial les charges
soient toutes pour l’enfant qui ne peut l’entretenir en bon point que
par l’abnégation de soi-même, que par l’abnégation de sa raison, et,
souvent, par la destruction de sa jeunesse et la ruine de sa vie.
Croyez-vous qu’un amour puisse tenir, puisse exister à de pareilles
conditions?

—Je ne pense pas que ces réflexions s’adressent à votre malheureuse
mère: les charges entre nous deux ont été mutuelles, j’espère? Même,
sans vous faire de reproche, je crois ma mesure plus comble que la
vôtre. Que n’ai-je pas supporté, que n’ai-je pas souffert à cause de
vous!

Parce que dans votre bas âge, involontairement j’avois favorisé vos
rapports avec un enfant, on m’a fait coupable de ce qui s’en est suivi
jusqu’en votre âge mûr. Ah! Déborah, vous aussi n’accusez pas votre
malheureuse mère! oh! très-malheureuse!... Vous parlez d’amour filial
acheté par l’abnégation de soi-même, et par la ruine de son existence:
c’est moi qui l’ai acheté à ce prix. Oh! tous mes rêves dorés de mon
enfance!... oh! la Providence fait bien de nous taire l’avenir!...

—Si vous pouviez lire en mon cœur, ma pauvre mère, vous verriez à quel
point je vous aime. Laissez-moi baiser vos pieds, laissez-moi pleurer
sur votre front! car il est des faits bien atroces dans la vie: vous
que j’aime profondément, vous à qui je n’aurois voulu apporter que
joie et bonheur; vous dont j’aurois voulu alléger les tortures; par un
funeste sort, par je ne sais quel hasard, quelle fatalité, je vous ai
toujours plongée dans le chagrin et le remords. C’est affreux à penser!

—Ma bonne fille, combien tes caresses épanouissent mon âme. Qui sait si
des jours heureux ne nous sont pas réservés? Tu peux encore me faire
goûter à la félicité. J’ai tant souffert, prends pitié de moi, ne me
fais pas souffrir davantage, j’y succomberois! Promets-moi, c’est
l’unique et dernier sacrifice que je te demande, promets-moi de ne plus
revoir M. Patrick.

—Ne plus revoir M. Patrick!... répéta Déborah consternée.

—Je sens bien qu’il est douloureux de renoncer à l’objet de ses
affections; je sens bien que je vous demanderois là une chose
difficile, si la renonciation étoit toute volontaire; mais n’est-il
pas bien séant de prévenir une rupture inévitable et de la préparer
soi-même? mais n’est-il pas habile de faire d’un événement, tout à fait
en dehors de notre pouvoir, un acte de notre volonté plénière. Votre
père, sachez bien, vous fait surveiller scrupuleusement depuis quelques
jours, depuis qu’on lui a donné du soupçon. Vous ne tarderiez pas à
être surprise par ses espions;... que Dieu vous en garde! vous seriez
perdue, et votre mère aussi.

—Hélas! que ne me demandez-vous une chose possible.

—Je n’exige rien de vous, ma fille; je vous prie seulement d’éviter un
piége, je vous prie seulement de vous garder d’un abyme de maux; je
vous supplie d’avoir pitié de moi!

Oppressée et sanglotante, Déborah tomba aux pieds de sa mère, et, dans
cette pose, demeura taciturne et morne comme une sculpture. Après ce
long silence, relevant la tête et soulevant ses paupières, elle dit
froidement: Je ferai selon votre désir, ma mère, je me garderai de cet
abyme de maux; accordez-moi seulement une grâce?

—Parlez, ma fille.

—Permettez-moi de revoir encore une seule fois M. Patrick, pour lui
dire adieu, pour lui apprendre son arrêt au moins de ma bouche? Cette
nuit, nous avons rendez-vous dans le parc: j’irai, je lui dirai tout!...

—Déborah, laissez que je vous presse sur mon cœur! je savois bien que
vous étiez bonne. Ainsi, dorénavant, vous cesserez toute entrevue?

—Je vous le jure.

—Puissiez-vous toujours vous maintenir en aussi sage disposition;
puisse ce changement ne pas être passager, votre mère sera bien
heureuse! Ainsi vous ne démentirez pas mes dénégations? J’ai répondu à
votre père de votre bonne conduite. Bientôt ses soupçons tomberont, et,
honteux de vous avoir accusée faussement, peut-être reviendra-t-il à la
douceur.

Il est juste, en effet, de prévenir ce pauvre garçon, et de le prévenir
avec ménagement; ce seroit mal en effet de rompre malhonnêtement avec
lui, et de le jeter dans l’inquiétude. Allez, une dernière fois, à
votre rendez-vous; mais prenez garde de vous laisser surprendre par les
gents de votre père.

Voici la cloche du déjeûner. Vite, retournez dans votre appartement:
de là, comme de coutume, vous vous rendrez à la salle. Évitez d’avoir
l’air embarrassé; il faut que votre père ignore ce qui vient de se
passer entre nous.

Durant ces dernières paroles la comtesse Cockermouth tenoit embrassée
Déborah, qui, préoccupée, restoit froide, semblant souffrir de ces
caresses, et les recevoir de l’air paterne avec lequel on reçoit des
félicitations non méritées.

[Illustration]

[Illustration]



IV.


DÉBORAH passa quelques instants devant son miroir à rajuster sa robe
froissée et ses attifets en désordre; elle s’en éloignoit, elle s’en
rapprochoit; elle se regardoit et se regardoit encore; elle cambroit sa
belle taille, et tournoit sa tête sur l’épaule pour voir si sa démarche
se rassuroit. Elle essuyoit ses joues rayées par les larmes. Enfin, au
second appel du déjeûner, croyant avoir assez bien dissimulé les traces
de son émotion, elle prit le chemin de la salle. Pour gagner plus de
calme, elle marchoit lentement encore et s’arrêtoit à chaque degré de
l’escalier, échauffant de son haleine son mouchoir et l’appliquant sur
ses yeux comme un collyre pour boire l’humidité de ses paupières.

—Vous vous faites attendre, Debby, dit la comtesse, lorsqu’en entrant
elle faisoit la révérence à son père, qui, tout en affectant de ne
pas s’occuper de son arrivée, laissoit tomber sur elle un regard lui
enjoignant de supprimer ses politesses.

Sans plus de présages, Déborah pressentit la tempête; et, tremblante
comme un oiseau surpris par l’orage, vint se blottir sur sa chaise.

Le comte Cockermouth acheva de la décontenancer en la considérant
sévèrement, et en chuchotant tout bas à l’oreille de la comtesse:

—Ne remarquez-vous pas, mylady, l’extérieur fatigué de mademoiselle
votre enfant? ses yeux ternes, ses paupières rouges? Tout cela sent la
veille. Je suis sûr, quoique Chris ne l’ait pas entendue, qu’elle a
passé cette nuit à la belle étoile. Tant va la cruche à l’eau qu’enfin
elle se brise. Ventre de papiste! ça tourne à mal!...

Vous n’avez donc pas appétit, mademoiselle? vous ne mangez pas, vous
pignochez.

—Il est vrai, je n’ai pas faim, mon père.

—Cela est très-simple, dit tout bas le comte à son épouse, quand on a
fait un médianoche.

Êtes-vous malade, mademoiselle?

—Non, mon père.

—Alors, quel train menez-vous donc, vous avez la mine d’une déterrée.

—Je ne suis pas malade, mais je suis indisposée. Tout à l’heure il m’a
pris une défaillance dont je ne suis pas bien revenue.

—Cela est très-simple, dit encore tout bas le comte à la comtesse: tant
va la cruche à l’eau qu’enfin.... Ventre de papiste! ça tourne à mal!
Si je ne me retenois j’écraserois cette petite....

Ah! mademoiselle a des défaillances!... Madame, faites sortir votre
fille; je ne veux pas de cette catin à ma table! Allons, sortez! Je
vous défends de remettre les pieds n’importe où je pourrois être; je
vous défends de reparoître ici. Sortez donc!

—Mon père! mon père!... répétoit Déborah baignée de larmes.

—Sortez donc!... répétoit Cockermouth.

—Mais, que vous a fait ma fille, monsieur le comte?...

—Vous tairez-vous, madame la souteneuse!...

En criant ses dernières injures, il lançoit contre sa fille, à
l’instant où elle sortoit, un pot d’étain qui l’atteignit à l’épaule et
lui fit pousser un long gémissement. Dans sa fureur, il se leva de sa
chaise avec tant de violence que la table soulevée par sa panse énorme
fut renversée. Puis, il se précipita hors de la salle en brisant tout
sur son passage, et s’enferma dans son appartement.

Échappée à cet esclandre, Déborah se retira chez elle. Là, accablée
de douleur, elle tomba sur un canapé, où l’obsession des fantômes du
désespoir l’assoupit. Ce n’étoit pas cependant qu’un pareil spectacle
fût chose nouvelle pour ses yeux et pour son cœur; dès son enfance elle
avoit assisté au martyre de sa mère; mais ici, elle étoit plus que
figurante, elle se voyoit au premier acte d’un rôle dont elle redoutoit
le dénouement.

Le valet qui vint lui apporter son dîner la trouva dans le même
désordre, encore endormie sur le canapé. Sous sa serviette elle
découvrit un billet non signé, mais de la main de sa mère, contenant
ceci seulement:

«Si vous avez besoin de quelque chose, faites-le-moi demander par
qui vous apportera votre nourriture? Si vous allez cette nuit où
vous devez aller, vous ne sauriez trop prendre de précautions: vous
risquerez beaucoup. Ne seroit-il pas prudent de vous en abstenir, et
demain de faire parvenir votre congé à M. Patrick? Au nom du ciel,
faites cela!»

—Ton congé!... Patrick, mon amour, ma vie!... Te donner congé,
Patrick!—s’écria Déborah en achevant de lire ce billet.—Oh! c’est là
de ces choses auxquelles mon esprit se refuse, c’est là de ces devoirs
que ma foible intelligence ne peut comprendre, c’est là de ces pensées
dont mon âme s’effarouche!... Te donner congé, Patrick! conçois-tu?...
Contremander ma passion: on contremande ce qu’on a commandé? qu’ai-je
commandé? dites-moi? On congédie ce qu’on possède, ce dont on est las.
Mais donner congé au vautour qui nous tient dans sa serre, au geôlier
qui nous charge de chaînes; mais donner congé à la puissance qui
nous possède, non!...—L’enfant peut briser son jouet, mais le jouet
peut-il briser l’enfant?... Eh! que suis-je!...—Une meule peut-elle se
broyer elle-même? Un arbre peut-il se déraciner? Une vallée peut-elle
dominer le mont qui la domine?... Et moi! puis-je engouffrer l’abyme
qui m’engouffre?...—Oh! c’est là de ces choses auxquelles mon esprit
se refuse! Oh! c’est là de ces pensées dont mon intelligence bornée
s’effarouche?—Moi! te donner congé, Patrick! comprends-tu?

Après avoir rongé un morceau de pain trempé de ses pleurs, et jeté un
peu d’eau sur le feu de sa poitrine, Déborah s’enveloppa d’un manteau,
et suivit un long corridor aboutissant à une antique tourelle,
encastrée dans des constructions modernes et nommée pour sa position
_Tour de l’Est_; de fortification qu’elle avoit été, elle étoit devenue
belvédère, et ses créneaux avoient cédé place à une riche balustrade.
On découvroit de cette terrasse excessivement élevée un sombre et
lugubre paysage: au midi et à l’est, une plaine infinie, noire et
rouge; noire à l’endroit des tourbières, rouge à l’endroit des _bogs_;
peu d’arbres, des genêts et des bruyères et quelques huttes informes à
demi enterrées.—Au nord et à l’ouest des chaînes de rochers chauves,
semblant de hautes murailles ébréchées par la foudre, bordoient
l’horizon; çà et là des ruines de tours, d’églises et de monastères,
charmoient le regard et plongeoient l’âme dans le passé.

De ce côté un déchirement dans les rochers, forme une gorge profonde,
étourdissante à voir. Dans le creux de cette _Gorge du Diable_, comme
on l’appelle, coule un torrent étroit, n’ayant qu’une seule rive, ou
passeroit à peine un chariot. A mi-hauteur des roches il s’élance avec
fracas de la bouche d’une caverne, ce qui ajoute encore au caractère
infernal de ce lieu.

L’eau de ce torrent, froide en été, chaude en hiver, jouit d’une grande
célébrité parmi les villageois des environs, qui lui attribuent toutes
sortes de cures merveilleuses. Mais sa propriété la plus incontestable
est celle, quand on a l’imprudence de s’y baigner, de guérir de la vie.

La description ne pourroit donner qu’une idée ingrate du bel effet d’un
soleil couchant apparoissant à l’extrémité de cette gorge rétrécie
encore par la perspective, du bel effet de ce long corridor sombre,
terminé par un portail d’or resplendissant, dont le disque étincelant
du soleil semble la rose gothique.

C’est là le merveilleux spectacle que Déborah se plaisoit à venir
contempler du haut de la _Tour de l’Est_, spectacle dont, autrefois
avec Patrick, elle ne s’étoit jamais rassasiée.

Que d’heures ils avoient passées là, touts deux, dans la méditation
et l’exaltation! Quels lieux auroient pu lui être plus chers? Pas une
pierre, pas une dalle où Patrick n’eût gravé leurs chiffres entrelacés,
ou quelques dates pleines de souvenirs et de regrets.

Là haut, montés sur cette tour, ils ne pouvoient être entendus que du
Ciel: le Ciel est discret confident, le Ciel n’est pas railleur, le
Ciel n’est pas perfide.

Et puis, du haut de cette tour, l’œil de Déborah tissoit une toile de
rayons d’or pareille à une toile d’araignée: un rayon partoit de la
grange de Patrick, un autre du _Saule creux du Torrent_, un autre des
ruines du Prieuré devenu cimetière, cent autres de cent autres lieux
où ils avoient herborisé ensemble, où ils avoient lu quelque livre de
prédilection.

[Illustration]

[Illustration]



V.


LE timbre fêlé du manoir ayant dit une heure du matin, Déborah, jetée
toute vêtue sur son lit, se leva sans bruit et sans lumière, longea le
grand corridor de la _Tour de l’Est_, et descendit jusqu’à une poterne
ouvrant sur les fossés à sec du château. Vers l’entrée du parc, à
l’aide de quelques arbustes, elle gravit sur la contrescarpe, puis,
pour n’être point dépistée, au lieu de suivre la route ordinaire,
menant directement à la _Gorge du Diable_, elle prit un sentier
tortueux et presque impraticable.

Plusieurs fois il lui sembla entendre un léger bruit sur ses traces, et
s’étant retournée, et n’ayant rien apperçu, elle imagina que ce pouvoit
être quelque animal sauvage, ou simplement l’écho de ses pas. Le ciel
étoit clair, mais il étoit impossible de rien distinguer à travers les
buissons de ce sentier inculte. Parvenue au torrent, elle reconnut dans
le lointain la voix de Patrick, qui chantoit une ancienne mélodie sur
l’attente. A ce chant elle tressaillit de joie, et quand elle ne fut
plus qu’à peu de distance du _Saule creux_, leur rendez-vous, elle cria
le mot de ralliement habituel:

—TO BE!...

—OR NOT TO BE!...

répondit la voix qui chantoit. Et aussitôt un grand jeune homme
enveloppé d’une cape sortit des halliers et lui vint au-devant.

—Je vous salue, Déborah pleine de grâce et d’exactitude, dit-il
affectueusement en lui prenant une main, qu’il baisa.

—_My lord_ est avec moi, répliqua-t-elle en s’inclinant, je suis bénie
entre toutes les femmes.

Pat, mon doux ami, qu’il me tardoit de vous revoir! Oh! si vous saviez!
j’ai tant de choses à vous apprendre! tant de choses se sont passées
depuis notre dernière entrevue! Pauvre ami, vous chantiez, vous aviez
du contentement au cœur. Pourquoi faut-il que je vienne troubler cette
félicité! Haïssez-moi, Patrick; je suis votre mauvais Génie.

—Non, vous êtes mon Ange, et je sais tout. Ce soir j’errois à
l’entrée du parc, tourné vers la _Tour de l’Est_, où je croyois vous
appercevoir, quand, dans l’allée d’Ifs, je rencontrai madame la
comtesse votre mère, qui se promenoit seule. Après m’avoir fait le plus
gracieux accueil, peu à peu, avec de grandes préparations, elle en vint
à me parler de ce qui se passoit, et à me prier de rompre à jamais
avec vous, puis, elle en vint à me faire de violents reproches pour
avoir conservé des rapports secrets, et pour avoir trompé sa vigilance;
puis, enfin, elle m’intima, elle m’ordonna solemnellement de cesser nos
relations. «Je ne suis pas insolente, je ne veux pas vous humilier,
m’a-t-elle dit en me quittant, mais quand on s’oublie jusqu’au point où
vous vous oubliez, il est bon de faire ressouvenir! Pat, ajouta-t-elle
en me tutoyant d’un air de mépris, où en veux-tu venir? Déborah, c’est
ma fille! c’est la comtesse Cockermouth! Et toi, Pat, tu n’es qu’un
lourdaud!»

—Vous, maltraité ainsi, Patrick! Oh! je vous demande pardon des calices
amers que je vous fais boire. Et c’est pour moi, et c’est à cause
de moi que vous souffrez de telles angoises!... Mais, grand Dieu!
qu’avez-vous donc, Patrick? votre visage est tout balafré?

—Madame la comtesse votre mère venoit de s’éloigner: je m’enfonçois
plus avant dans le parc, tête basse, marchant plongé dans de fâcheuses
rêveries, quand j’entendis le galop d’un cheval remontant la même
avenue: c’étoit le comte, qui faisoit manœuvrer Berebère, sa belle
cavale. Aussitôt qu’il m’apperçut; il piqua des éperons, vint droit à
moi, me frôla au passage en me saluant d’un seul mot, _porc_! et me
brisa sa cravache sur le front.

—Pauvre ami!... De grâce, Patrick, ne vous appuyez pas sur cette
épaule; je suis blessée.

—Vous aussi, Debby?...

—Ce n’est rien: une chute.... Non, Pat, je vous trompe, c’est aussi
une violence de mon père. Ce matin, au déjeuner, il m’a lancé un pot
d’étain, qui, heureusement, ne m’a frappé que l’épaule.

—Noble amie, vous le voyez, c’est de moi que découlent touts vos maux;
il est temps enfin que je tarisse la source de vos douleurs.

—Non, en vérité, vous n’êtes point la source de mes maux, non plus que
moi la source de vos souffrances. Maux et souffrances, joie et bonheur
nous sont communs comme à toute double existence confondue, comme à
toute vie accouplée. Ma destinée s’est mêlée à la vôtre, la vôtre
s’est mêlée à la mienne; si l’une des deux est fatale, elle entraînera
l’autre: tant pis! Qui vous frappera me heurtera, qui vous aimera
m’aimera; tout est doublé et allié par l’amour, mal et bien. L’orage
qui renverse le chêne renverse le gui; le chêne ne dit pas au gui, je
suis cause de tes maux; le gui ne dit pas au chêne, j’ai enfanté ta
ruine; ils ne disent point, je souffre et toi aussi: ils disent, nous
souffrons.

Patrick, ne demeurons pas en ce lieu touffu; ma mère m’a fait promettre
que nous nous tiendrions sur nos gardes. Si par hasard nous avions été
suivis, on pourroit, se glissant parmi ces taillis, nous approcher et
surprendre notre conversation. J’ai des choses à vous demander qui
veulent un profond secret. Gravissons sur le coteau, montons à la
clairière, nous nous y assiérons sur ce roc isolé, où nous ne pourrons
être ni approchés, ni trahis.

—Nous ne sommes encore que dans l’adolescence, Debby, et voici déjà
que, semblables aux vieillards, désormais nous n’allons vivre que de
souvenirs. Depuis long-temps notre bonheur déclinoit; aujourd’hui, il a
passé sous l’horizon; aujourd’hui, notre astre s’est couché. La nuit
et toutes ses horreurs va descendre en notre âme.—Mais l’avenir comme
le présent est à Dieu: que sa volonté soit faite!

Combien il est déjà loin de nous ce temps où nous pouvions ensemble
prendre librement nos ébats; ce temps où l’aristocratie n’avoit point
encore tracé un sillon entre nous, et n’avoit point dit: Ceci est
noble, et ceci est ignoble; ceci est de moi, et ceci est du peuple; ce
temps où mes caresses n’étoient point une souillure, où ma compagnie
n’étoit point un outrage; combien il est loin de nous aussi ce temps
postérieur où, durant les absences de votre père, quoique avec réserve
et discrétion, il m’étoit permis de vous aimer, de vous voir, d’étudier
dans vos livres et d’herboriser avec vous par les bois et par les
montagnes. Qu’avec plaisir je me rappelle nos petites querelles
botaniques, nos controverses sur le classement de nos herbiers, sur le
genre, la famille et les vertus pharmaceutiques de nos simples. Que
de soins nous apportions à nos jardinets, que de sollicitude pour nos
pépinières!...

Aujourd’hui, un fossé est creusé entre nous! fossé que la noblesse a
tracé autour d’elle, comme Romulus autour de sa ville naissante; fossé
que l’on ne peut franchir comme Rémus qu’aux dépens de sa vie. Ce n’est
pas que je reculerois devant un abyme, si je n’entraînois une femme en
ma chute, et si cette femme, Debby, n’étoit vous! Que Dieu me garde à
jamais d’être pour vous une pierre de scandale!

—Mais, c’est maintenant que nous sommes dans le profond de l’abyme, et
qu’il faut que nous en sortions touts deux; me comprenez-vous Patrick?

—Aussi bien que vous m’avez compris.

En disant cela il se leva, et se mit à marcher à grands pas et
silencieusement dans la bruyère. Déborah, silencieuse aussi, resta
accoudée sur le roc.

A la pâle lueur de la lune, errant dans les broussailles, il
apparoissoit comme une figure cabalistique, ou comme l’inévitable
voyageur pittoresque dont les peintres animent la solitude de leurs
paysages.

Mac-Phadruig, ou Patrick Fitz-Whyte, étoit grand et d’une noble
prestance; il avoit de beaux traits, des yeux bleus, un teint blanc,
une chevelure blonde; des manières polies et bienséantes; rien de
rustique, ni dans son port, ni dans sa voix. Pour posséder tout à fait
l’allure d’un fils de château, il ne lui manquoit qu’une seule chose,
un peu de grossière impudence.

Son costume simple, mais d’une riche tournure, se rapprochoit de
l’ancien costume du pays. Il portoit de longues tresses blondes, en
manière de _gibbes_ ou _coulins_, et un bouquet de barbe sur la lèvre
supérieure, en manière de _crommeal_. Ces modes irlandoises, proscrites
depuis Henri VIII et depuis long-temps abandonnées, lui donnoient un
air étranger au milieu de ses compatriotes _dressés_ à l’angloise.

Cette chose si louable, de se rapprocher le plus possible de ses ayeux
qu’on aime, de se faire le culte vivant d’un temps qu’on regrette,
n’étoit ni comprise ni goûtée; loin de là, elle le faisoit passer pour
un fou. Déborah seule l’applaudissoit en cela; pour tout au monde elle
n’auroit pas voulu voir son _Coulin_ affublé en Londrin, en _cokney_.

Les jeunes filles, autrefois, appliquoient ainsi le nom de _Coulin_ à
leur bien-aimé. Déborah, éprise de ce vieux mot d’amour, se complaisoit
à le donner à Patrick; et ce mot, dans sa bouche, devenoit une caresse.
Celui qui a surpris sur les lèvres d’une Provençale le doux nom de
_Caligneiro_, celui-là seul peut concevoir touts les charmes de
_Coulin_ dans la bouche de Debby. Il y a de certains mots si suaves,
modulés par une amante, que nul instrument ne pourroit soupirer une
note plus mélodieuse. Ce sont de dangereux parfums qui enivrent. Ce
sont les plus terribles armes des Dalilah.

Autant les petites modes hebdomadaires, créées à l’usage des
mirliflores et des muguets, sont pitoyables choses, autant les modes
autocthones ou indigènes, patrimoniales et nationales, sont de hautes
et de graves questions. Les tyrans et les conquérants les ont toujours
envisagées ainsi, et ils les ont justement envisagées. Un peuple en
captivité qui ne parle point la langue de ses vainqueurs, qui garde
religieusement le costume de ses pères, est un peuple libre, un peuple
invaincu, un peuple indomptable. Ce ne sont pas les citadelles qui
défendent un territoire, ce sont les mœurs de ce territoire. Si les
législateurs avoient eu la finesse des tyrans, ils auroient classé
dans les traîtres à la patrie, et puni de mort, quiconque change et
modifie le costume de sa nation ou singe celui des peuples étrangers.
L’incorporation du peuple conquis au peuple conquérant ne se fait
point par l’alliance et le croisement des races, mais par l’unité du
costume et du langage. Quand les Moscovites défendoient leur barbe et
leur robe contre le czar Pierre, ce n’étoit pas leur barbe et leur robe
qu’ils disputoient, mais leur liberté. L’abandon de leur costume, où
a-t-il conduit les Polonois? Quand Henri VIII proscrivoit les _gibbes_
des habitants de la verte Erin, quand il proscrivoit leur langue et
leurs _minstrels_, ce n’étoit pas cela qu’il proscrivoit, c’étoit la
liberté de l’Irlande qu’il assassinoit sans retour. Quand aujourd’hui
le sultan Mahmoud se morfond à _russifier_ et à _franciser_ ses Turks,
il ne s’agit pas de turban ou de chapeau, de redingote ou de caftan,
d’hydromel ou de vin, il ne s’agit rien moins que du meurtre de
l’Orient!

Si le plus grand soin d’un tyran est de niveler les aspérités
nationales et locales qui enrayent les roues de son char, le premier
soin aussi d’une nation qui se réveille, d’une nation qui s’essaye
à briser ses fers, est de reprendre ses dehors primitifs: ainsi les
Moréotes évoquèrent jusqu’à leur nom d’Hellènes.

Lorsque les étudiants allemands cherchèrent à ressusciter l’ancienne
allure germanique, ce que blâmoit fort M. de Kotzbue, ils frappèrent
au cœur la tyrannie; et les tyrans, à ce manifeste, tremblèrent sur
leurs trônes augustes, et décrétèrent de par Dieu la tonte des longues
chevelures et des fines moustaches.

Le costume est la plus frappante manifestation des sentiments et
de la volonté de l’individu et de la nation, c’est une permanente
réclamation de leur valeur et de leurs droits.

Patrick avoit tout le bon du caractère des Irlandois, doux,
polis, hospitaliers, généreux, patients à la souffrance, hardis à
l’entreprise, courageux et impétueux à l’exécution; d’une naïveté
spirituelle, et parfois satirique; plus faciles à tromper qu’à
détromper; aimants, attachés, fidèles et vrais; ne se tenant jamais
pour battus, ne pactisant jamais avec l’iniquité; la gorge sous le pied
de leur ennemi rêvant encore l’insurrection. Pâte mauvaise à faire
des esclaves, mais plantureuse à faire des commensaux. Religieux par
désespoir, comme touts les opprimés; n’appréciant pas la vie, comme
touts les misérables; de là, soldats inappréciables.

Le séjour de Patrick au château pendant son enfance, son contact avec
des gents de qualité, l’éducation féminine qu’il avoit partagée avec
son inséparable Déborah, lui avoient donné l’exquis du bon ton: une
élocution facile et choisie, de la représentation et de la réserve:
toutes choses contrastant avec ses vêtements rustiques.

Son amour pour Déborah n’étoit point le fruit de l’orgueil ou d’une
sotte présomption. Il étoit fort antérieur à tout raisonnement,
il datoit des premiers pas dans la vie. Une attraction fortuite,
magnétique, avoit rapproché deux êtres isolés et frêles, voilà tout.
Ils étoient passifs et sympathiques d’amour, mais non pas savants
en amour. L’aimant subit sa loi naturelle sans plus de malice, sans
savoir un mot de magnétisme: ce sont les savants, et non l’aimant,
qui raisonnent. Quoique leur sentiment fût inaliénable, ils n’avoient
eux-mêmes aucun document sur son intensité: ce n’est que par
l’expérience et la comparaison qu’on arrive à fixer en son esprit la
valeur des choses: toute valeur n’est que relative.

Leur amour n’avoit point les dehors d’une passion; il n’avoit point
de symbole extrême et violent; c’étoit un état doux, égal, constant;
c’étoit une affection stagnante qu’ils croyoient sans doute inhérente
à leur nature, et, comme le souffle et la nutrition, une condition
absolue de leur existence. Mais, non, à parler plus simplement, ils
ne croyoient rien; nonchalants du _pourquoi_? ils n’analysoient rien;
c’est moi rétheur, qui crois et qui analyse. Ils étoient passifs
d’amour, et voilà tout!

Si la compagnie de Déborah avoit efféminé Patrick, celle de Patrick
avoit donné à Déborah un peu de ce maintien cavalier, qui, bien loin de
déparer les grâces pudiques, les rend plus amènes.

Déborah s’exprimoit mieux que Patrick, mais elle comprenoit moins
bien; mais elle ne saisissoit pas un ensemble, mais elle ne résumoit
pas. Elle s’enflammoit et exécutoit tout d’abord: Patrick pesoit tout
d’abord, exécutoit quelquefois, et s’enflammoit à la longue. Toutes
ses sensations étoient extrêmes, joie et douleur; elle se laissoit
abattre volontiers: toutes les sensations de Patrick étoient profondes;
le doute pouvoit l’atteindre et l’affecter, mais nulle chose au
monde n’avoit puissance de l’abattre. De la sensibilité spontanée
et exclamatoire de Déborah découloit sa raison: la raison de Patrick
engendroit sa sensibilité tardive et froide: l’une étoit concrète et
l’autre abstraite.

Les lignes des traits de Patrick étoient tangentes à la terre; celles
des traits de Déborah tangentes à l’opposite. Son incarnat étoit brun
pour une Anglo-Irlandoise, ses yeux et ses sourcils étoient noirs; et
si ses cheveux n’avoient pas été échafaudés, saupoudrés, enrubanés,
elle auroit eu le plus beau diadême, une longue chevelure de jayet.

En somme, elle étoit plus constamment active que Patrick, plus
déterminée par moins de prévoyance et, comme lui, rêveuse d’aventures.

Après un long intervalle silencieux, Patrick, cessant d’errer dans les
genêts, s’approcha de sa noble amie, toujours immobile et toujours
accoudée sur le roc, comme une pleureuse de marbre sur un cénotaphe,
comme une des lugubres statues des tombeaux de Canova.

Et, lui prenant doucement la main, il s’assit auprès d’elle.

—Oh! combien la nuit et l’ombre portent au recueillement, Debby! Oh!
qu’à regret on trouble de ses causeries son beau silence! L’influence
des scènes extérieures sur notre âme est telle, que, dans le calme des
nuits, involontairement on parle à voix basse, comme, sous les voûtes
sombres d’une église, un impie saisi malgré lui de respect par la
majesté du lieu.

—Oui, cela est vrai, l’obscurité nous fait rentrer en nous-mêmes,
notre corps s’y amoindrit, s’y resserre, et l’expansion même y prend un
caractère mystérieux.

—Tantôt, Debby, lorsque je vous parlois par figures, lorsque je vous
faisois de belles phrases, je vous disois que la morgue de la noblesse
avoit creusé entre nous deux un fossé que nous ne saurions franchir
qu’au prix de notre vie comme Rémus; je ne parlois pas juste: n’est-il
pas toujours quelque moyen d’éluder la loi la plus textuelle? Obliquité
et longanimité font plus qu’emportement et bravade. Si nous comblions
ce fossé au lieu de nous risquer à le franchir, n’agirions-nous pas
beaucoup plus sagement?

—Oui, sans doute.

—Je partirai, Déborah!

—Nous partirons!... Béni soit Dieu, qui nous a inspiré à touts les deux
la même résolution! Oui, Patrick, il faut que nous partions!

—Ce qui me fait un devoir de partir, me fait aussi le devoir de partir
seul. S’il seroit mal à moi de ne pas m’éloigner de vous maintenant,
il seroit encore plus mal à moi de vous entraîner, de vous arracher à
votre famille, de vous enlever à l’opulence, pour ne vous offrir en
échange que le sort hasardeux d’un malheureux exilé, et les chances de
misère qui m’attendent peut-être. Je me sens capable de tout endurer,
excepté de vous voir souffrir.

—Ceci, Phadruig, est une fausse générosité: vous ne pourriez endurer
me voir souffrir, dites-vous? et vous pourriez endurer me savoir
souffrante. Votre générosité ressemble fort à celle de l’assassin qui
frappe en détournant la vue.

—Avant de me juger si sévèrement vous auriez dû au moins me laisser
achever ma proposition, et vous auriez compris alors que, si dans mon
fait il n’y a pas de générosité, au moins y a-t-il de la sagesse. Un
enlèvement, un rapt est certainement une fort belle aventure de roman;
mais, je vous en prie, devenons graves. Nous voici conspirateurs,
mon amie, laissons le merveilleux de côté. Au point où en sont les
choses aujourd’hui, l’heure de prendre un parti est venue. Il nous
seroit impossible dorénavant de conserver sans périls le plus rare
et le plus secret rapport, et toute rupture nous est impossible tant
que touts deux nous habiterons cette terre; quittons-la; nos pas n’y
fouleroient plus que des ronces. J’avois donc pensé qu’il seroit bien
que je partisse seul et le premier, et que je me rendisse en France,
où les gents de notre pays sont aimés et accueillis; où je compte
quelques compatriotes amis dans l’armée, dans les régiments irlandois
surtout, et dans le clergé. Avec leur secours et leur recommandation
je trouverai facilement place dans une compagnie, où, avec la grâce de
Dieu et mon épée, je tâcherai de faire mon chemin. La France n’est pas
ingrate envers ces adoptifs, envers ceux qui comme moi lui vouent leur
courage et leur sang. Aussitôt que j’aurai un emploi, aussitôt que je
me croirai solidement établi, je vous le ferai savoir secrètement, et
vous pourrez alors venir me rejoindre en toute sécurité.

—Non, Patrick, non; quelle que soit la sagesse de cet arrangement,
je n’y consentirai jamais. Nous partirons ensemble, je ne puis être
séparée de vous; je vous en supplie, ne me laissez pas ici, je
mourrois! D’ailleurs, je ne puis pas! c’est impossible! il faut que je
m’arrache à cet enfer! Mon père doit prochainement me présenter encore
un futur, un prétendu de son goût. Si je jette mon refus à celui-là
comme aux autres, il a le projet de me faire incarcérer dans une maison
de correction d’Angleterre. Vous le voyez, ceci ne nous laisse pas le
choix; il faut absolument que je parte et bientôt.

—S’il en est ainsi, Déborah, je n’ai plus qu’un seul mot à dire: fuyons!

—De mon côté, aussi, j’avois fait maints projets, et quand je demandai
à ma mère à venir encore à ce rendez-vous, qui seroit le dernier,
c’étoit pour y dresser avec vous le plan de notre fuite. Je m’étois
dit! si mon bien-aimé Pat veut consentir à s’exiler avec moi, quand
j’aurai pu rassembler mes bijoux et mes objets les plus précieux,
quand lui-même sera prêt, et que nous n’aurons plus aucun obstacle,
une belle nuit, nous nous évaderons de Cockermouth-Castle et nous
ferons voile pour la France. J’avois aussi pensé à la France. Là, nous
vivrons d’abord du peu que nous aurons pu emporter. Quand nous aurons
épuisé nos ressources, nous donnerons des leçons d’anglois; nous ferons
n’importe quoi, jusqu’à ce que je sois majeure pour demander compte à
mon tuteur des donations de biens de mon grand-père.

—O Debby, ma Debby, quel bonheur! conçois-tu?... Comme sous un beau
ciel notre amour va déployer ses ailes!... Là du moins nous serons
tout à nous; là du moins notre amour ne sera plus un crime commis dans
les ténèbres; nous pourrons nous aimer devant touts; nous pourrons
sortir tête haute dans la ville, nous pourrons paroître touts deux aux
fenêtres. Tu pourras dire: Celui-ci, qui s’en vient, est mon époux. Je
pourrai dire: Cette mère si belle qui allaite un enfant est mon épouse,
et cet enfant est notre fruit. Là ton amour portera sur un homme, et
non sur un hilote abject. Là, qui me coupera la face de sa cravache, je
lui couperai la gorge! A ces seules espérances, je sens déjà mon âme
qui se redresse avec la violence d’un peuplier courbé jusqu’à terre par
une rafale.—Hélas! je ne puis croire que tant de joie me soit réservée!
Tout cela n’est qu’un rêve: attendons le réveil; tout cela n’est que de
la poésie que le moindre vent balayera comme des fanes d’automne...

—Taisez-vous, Patrick, pourquoi ces doutes injurieux envers l’avenir?
Pourquoi, au moment où notre bonheur se réalise, le traiter de faux
espoir? Qu’avons-nous fait à Dieu, pour qu’il nous refuse cette
félicité?

L’horloge sonne; écoutons: déjà deux heures. Le temps nous presse,
Patrick, hâtons-nous de nous occuper de notre fuite: vous le savez,
c’est notre dernière entrevue. Quand partirons-nous?

—Je suis prêt et tout à vos désirs: quand vous voudrez; dans huit
jours, plus tôt même.

—Nous partirons la nuit, pour plus de sûreté.

—A minuit: voulez-vous?

—Patrick, une bonne pensée me vient! Maintenant que nous allons être
espionnés rigoureusement, nous ne saurions prendre trop de soin pour
ne point faire échouer notre entreprise à l’instant de l’exécution;
le quinze de ce mois est l’anniversaire de la naissance de mon père;
ce jour-là le château est tout en fête: comme tu sais, il y a grande
affluence d’étrangers: les domestiques ont de l’occupation à en perdre
la tête: la surveillance sur nous sera impossible. Je pourrai à mon
aise dresser mes préparatifs. Le soir, il est d’usage de servir un
grand souper à toute la noblesse de la contrée.... Prenons ce moment
pour notre fuite, elle sera sûre: dans la foule on me perdra de vue, et
nous serons déjà loin sur la route quand on s’appercevra seulement de
mon absence.

—Bien, Debby, très-bien! merveilleusement pensé.

—Ainsi, Phadruig, le quinze de ce mois, à neuf heures précises,
trouve-toi à l’entrée du parc: j’y serai.

—Oui, à l’entrée du parc, au pied de la terrasse, dans le chemin des
saules.

—Cela est entendu?

—Irrévocablement.

—Patrick, me voici à toi, je me donne à toi!... A genoux,
inclinons-nous:—Dieu, qui habitez en notre cœur, bénissez notre union,
bénissez notre amour; bénissez Déborah, qui se fait devant vous
servante de Patrick, de Patrick, votre fidèle serviteur, son époux
d’élection parmi les enfants des hommes! Dieu, protégez-le! dirigez-le
et emplissez-le de votre esprit; car l’épouse suivra l’époux, mais
l’époux, qui suivroit-il!

—Nature, terre, ciel, soyez témoins: pour la vie et pour l’éternité,
que Déborah soit mon épouse et ma compagne; que je sois l’époux de mon
épouse: ce sont nos vœux! Dieu, défends-moi! Dieu, protége-moi! et je
défendrai et je protégerai celle qui se donne à moi sans défense.

—Donne-moi ton doigt, Patrick, que j’y passe cette bague: mon
grand-père la portoit, et en expirant il me l’a léguée comme dernier,
comme suprême souvenir: c’est une relique sacrée pour moi; j’y tiens
comme à ma vie, et c’est pour cela que je te la donne: porte-la.

—Je vous remercie, mon amie. Oh, maintenant que je suis glorieux! Dans
la vie et dans la tombe, que cette alliance demeure à mon doigt, où
vous l’avez rivée! Oh! je suis fier de cette emprise comme un paladin.

—Voici déjà le ciel qui se blanchit à l’orient; ne nous laissons pas
surprendre par l’aube; séparons-nous, Patrick: adieu, mon ami, adieu!
jusqu’au jour où nous romprons nos fers.

—Adieu, Debby, adieu ma grande amie! adieu, mon amante; veillez bien
sur vous. Si nous avons à nous écrire, nous déposerons nos lettres
toujours au même lieu.

Solitudes, c’est pour la dernière fois que nous sommes venus vous
troubler; vous ne serez plus éveillées par nos gémissements. Merci à
vous, qui nous avez prêté tant de fois vos discrets ombrages! Nous vous
délaissons à jamais pour une terre lointaine, qui comme vous nous sera
hospitalière, et où notre amour trouvera, même au sein des villes et de
la foule, le désert et la liberté que nous venions chercher au milieu
de vos roches!

Un baiser, Debby.

—Mille!... Patrick! Patrick, mon beau Coulin!

Déborah, éplorée, avoit jeté ses bras autour du col de Patrick, qui
la pressoit sur sa poitrine palpitante, et qui promenoit ses lèvres,
encore timides, mais brûlantes, sur son front rejeté en arrière. Ils
ne pouvoient rompre leur étreinte; ils ne pouvoient surmonter une
attraction qui les lioit.

C’étoit leur premier embrassement, il fut long: entrelacés de leurs
bras, bouche à bouche, ils descendirent la clairière dans un si fol
enivrement qu’ils dépassèrent le rivage, et entrèrent dans le lit
du torrent jusqu’à mi-jambes. Ce péril détruisit le charme qui les
possédoit.

Patrick s’enfonça dans le parc, et Déborah reprit le sentier inculte
par lequel elle étoit venue. Plusieurs fois, encore, il lui sembla
entendre marcher sur ses traces; elle s’arrêtoit pour écouter, mais
le bruit cessoit: comme, dans les prés, les cris des gryllons cessent
aussitôt que des pas approchent. Plusieurs fois ce froissement la
précéda, et des cimes de buissons parurent agitées d’une façon
surnaturelle. Une ronce qu’elle frôloit lui enleva son écharpe flottant
sur ses épaules: elle rebroussa chemin pour la reprendre; la ronce se
balançoit, mais l’écharpe avoit disparu. Sa frayeur devint grande,
et précipita sa marche. Arrivée aux derniers taillis du sentier, une
explosion d’arme à feu éclata sur sa tête; l’étonnement lui fit jeter
un cri et fléchir les genoux: mais, reprenant aussitôt courage, elle
descendit dans les fossés du château pour regagner la _Tour de l’Est_.
Là, grands dieux, quelle fut sa stupeur! la poterne qu’elle avoit
refermée sur elle, en sortant, se trouvoit ouverte.

[Illustration]

[Illustration]



VI.


A huit heures du matin Chris entra dans la chambre du comte
Cockermouth, lui apportant, suivant l’ordinaire, son dentifrice,
c’est-à-dire un carafon de rum, qu’il vidoit avant le déjeûner. C’étoit
là le seul cosmétique dont son maître faisoit usage.

—Eh bien, Chris, cette nuit, avons-nous fait vigie?

—Mon _commodore_, depuis que vous m’avez donné des lettres-de-marque,
je n’ai pas cessé ma croisière; aussi, ai-je fait bonne chasse et bonne
prise.

—Ventre de papiste! est-ce que...?

—Le doute n’est plus possible, mon commodore. Vers une heure du matin,
j’entendis marcher dans le corridor de la _Tour de l’Est_, puis
ouvrir et refermer la poterne; je m’élançai aussitôt à la poursuite
de qui ce pouvoit être, suivant la même direction, mais à quelque
distance. Quand, après avoir descendu par le sentier, j’arrivai à la
grille du parc, je vis clairement, et de près comme je vous vois,
mademoiselle Déborah qui côtoyoit le torrent. Lorsqu’elle fut proche
du _Saule-creux_, un jeune homme parut tout à coup, et lui vint
au-devant: c’étoit, je reconnus de suite sa chevelure et sa voix,
monsieur le bouvier Pat!—Ah! mille trombes! si je ne m’étois retenu,
mon commodore, sauf votre respect, j’aurois volontiers logé quelques
balles dans les reins de ce mirliflore!... A travers les broussailles,
je m’approchai d’eux le plus possible, et j’écoutai: au bout d’une
séquelle de choses qui n’étoient pas très-claires pour moi, j’entendis
mademoiselle Déborah dire à Patrick: «Ne restons pas ici; ma mère m’a
recommandé de nous tenir sur nos gardes: si, par hasard, nous étions
espionnés, on pourroit, caché dans ces taillis, nous écouter et nous
entendre; montons à la clairière.»

—Ventre de papiste! as-tu bien ouï cela?

—Oui, mon commodore, mot à mot. Ils montèrent donc sur la colline et
allèrent s’asseoir sur la roche, au milieu des genêts; là, obligé,
pour ne pas me découvrir, de rester assez loin, j’entendois mal leurs
dialogues; cependant je puis vous affirmer, mon commodore, que ce
brigand de Pat.... Ah! si je ne m’étois retenu!...

—Ventre de papiste! ça tourne à mal...

—Voici, mon commodore, le mouchoir de _my lord_ Pat, oublié dans la
bruyère, et l’écharpe de mademoiselle Déborah. Je suivois de près
mademoiselle à sa rentrée, et, avec votre excuse, mon commodore, je
lui ai fait une fameuse peur: caché dans un buisson au moment où elle
passoit, j’ai tiré en l’air ma carabine: quelle frayeur! mon commodore,
je crois que ça la dégoûtera des maraudes nocturnes.

—Chien-de-mer! imbécile! au lieu de Déborah, c’est Pat qu’il falloit
suivre pour lui décharger ta carabine dans la tête....

—Mon commodore, je ne fais rien sans votre ordre; si je n’avois craint
de vous déplaire, volontiers, très-volontiers, j’aurois étranglé
_master_ Pat, à qui je garde rancune depuis long-temps. Tout à votre
service, mon commodore!

Le comte rugissoit de colère, ses pieds rompoient les panneaux de son
lit; ses poings frappoient la muraille.

—God-damn!... Et tu n’as pas tué Patrick!... hurloit-il. Lâche!
va-t’en, va-t’en!

Tout à coup, il se jeta à bas du lit, en brisant sa table de nuit sur
le plancher. Il ne se possédoit plus; son sang avoit reflué vers sa
tête; ses regards étoient des coups de lance; il arpentoit la chambre
traînant ses draps à sa suite; il agitoit ses jambes comme s’il eût
voulu écraser quelque chose. Chris demeuroit pétrifié.

—Et tu ne l’as pas tué, Chris! hurloit-il de plus en plus avec rage; il
écumoit. Va-t’en! te dis-je, va-t’en! je te briserois!... Ne vois-tu
pas ma colère? Va-t’en, je te tuerois!...

Chris sortit.

Lord Cockermouth, resta immobile un instant, puis soudain se saisit
d’un cordon de sonnette, et l’agita violemment en se laissant tomber
sur un fauteuil.

Presque aussitôt la comtesse accourut; appercevant le désordre de son
époux et le désordre de la chambre, elle demeura stupéfaite à l’entrée.

—Ne m’avez-vous pas sonnée, mylord? Grands dieux! que vous est-il
arrivé? Qu’est-ce donc que tout ceci?

Cockermouth, à la voix de son épouse, releva sa tête abattue sur
sa poitrine; vainement, il essaya de s’arracher à son fauteuil, la
violence l’avoit exténué; sa voix, cassée par la colère, étoit sourde
et rauque.

—Ah! c’est vous, madame!... Bien! toujours votre petit air candide qui
vous sied à ravir. Je crois qu’à la potence même vous feriez l’ingénue.
Bien! maintenant, prenez l’air patelin, _Saint hearted milk-soup!_

—Milord....

—Mylady.

—Qu’avez-vous, mon ami, parlez?

—J’ai à me louer de vous, _mistress_; vous êtes franche, sincère,
soumise, obéissante; vous avez de nobles manières de voir et d’agir;
vous ne sauriez déroger à votre rang ni à vos devoirs, vous ne sauriez
forfaire à l’honneur de ma maison; vous êtes bonne mère, et de bon
conseil et de bonne vigilance; recevez mes félicitations empressées.

Toutes ces congratulations étoient dites avec emphase et ornées de
rires outrageants.

—Comte, vos plaisanteries sont amères.

—Qui se sent blessé porte la main à sa plaie.

—Expliquez-vous.

—Vous comprenez très-bien.

—Mylord, c’est de l’apocalypse.

—Ah! vous vouliez me jouer, madame l’ingénue! Vous vous êtes toujours
fait une loi d’enfreindre mes commandements; vous vous êtes toujours ri
de mes désirs; vous n’avez jamais voulu conserver la moindre dignité,
ni observer la plus populaire bienséance; prenez garde! vous me poussez
à bout!

—Mylord, je ne sais en quoi j’ai pu pécher.

—Ah! vous vouliez me jouer! Ah! vous vous êtes fait une loi de
prostituer ma fille! Vous ne la prostituerez pas!... Combien
l’avez-vous vendue?

—Mylord, je suis mère! vous parlez d’une façon exécrable.

—Combien l’avez-vous vendue à M. Pat? Vous complotiez avec lui, vous
facilitiez ses attentats, tandis que vis-à-vis de moi vous protestiez
de son innocence, et repoussiez loin mes trop justes soupçons. Vous
appelez cela de la finesse, sans doute. Madame, cette finesse-là mène à
Newgate.

—Comte, vous m’outragez!.... vous m’accusez à faux!...

—Vous mentez, madame!

—D’où vous viennent ces idées monstrueuses?

—Monstrueuses! vous l’avez dit... Chris, cette nuit, a suivi votre
fille dans le parc, et l’a vue avec Pat faire la tourterelle; il
l’a entendue disant à ce bouvier: «Ne restons pas ici, ma mère m’a
bien recommandé de nous tenir sur nos gardes...» Voici, mylady, d’où
viennent ces idées monstrueuses! Qu’en dites-vous?

—Je vous supplie seulement de m’écouter, monseigneur; et vous verrez,
malgré ces apparences, que ma conduite à été pure.—Quoique je ne pusse
croire aux rapports de Chris, votre valet, craignant toutefois que
vos soupçons ne vinssent à se confirmer, par foiblesse maternelle,
j’avertis Déborah de vos doutes à son égard pour lui épargner les
peines que lui feroit porter votre juste colère. Je l’interrogeai; elle
m’avoua toute sa faute: depuis un an elle revoyoit Patrick, surtout au
parc, dans des rendez-vous nocturnes: mais, en tout respect et tout
honneur.

—Vous croyez!... Baste!...

—Ne calomniez pas ma fille, mylord; faites le joli plaisant,
n’avez-vous pas honte de votre esprit grossier? Jamais vous n’avez
pu comprendre le chaste commerce de deux âmes; pour vous l’amour n’a
jamais été qu’un faune ou un satyre.

—Un faune ou un satyre, en tout respect et tout honneur, mylady.

—Après les reproches et les avis que mes devoirs de mère me dictèrent,
je la suppliai de rompre avec Patrick: elle me le promit à une seule
condition: celle d’aller pour la dernière fois à un rendez-vous qu’elle
avoit hier au soir même, afin de lire à Patrick son arrêt et de lui
dire un éternel adieu. Elle m’accordoit tant que je ne pouvois lui
refuser si peu. Je lui recommandai donc de se tenir sur ses gardes
pour éviter vos espions, et ne pas perdre, par maladresse dans cette
dernière entrevue, le fruit de ses bonnes résolutions. Voilà tout mon
crime, j’en prends Dieu à témoin! jugez-le dans votre cœur. Quant à
Déborah, je réponds d’elle, sur ma tête, à l’avenir.

—Sur votre tête!

—Elle a rompu à jamais ses relations avec Patrick; pour ce qui est de
ses liens moraux,... je ne sais: Dieu seul peut lire en notre âme!

—Elle a rompu à jamais ses relations!

—Oui, mylord.

—Vous croyez?

—Pour certain!

—Je suis ravi de cela, comtesse.

—On obtient plus par la douceur et les prières, que par les menaces et
les mauvais traitements.

—Vous croyez?

—Pourquoi ces airs goguenards, mylord, je vous parle sérieusement: vous
riez.

—Je souris du contentement que j’éprouve à penser que voici Déborah
changée tout à mes vœux, tout à la gloire de ma race.

—Vous avez été mauvais fils: vous êtes mauvais époux, vous serez
mauvais père, mylord.

[Illustration]

[Illustration]



VII.


LORD Cockermouth avoit touts les dehors d’un vrai pourceau d’Épicure.
Quoique grand, il étoit d’une circonférence inconnue sur le Continent:
deux hommes n’auroient pu l’entourer de leurs bras. Sa panse retomboit
comme une outre énorme et lui battoit les jambes: il y avoit bien
quinze ans qu’il ne s’étoit vu les genoux. Sa tête, tout à fait dans le
type anglois, sembloit une caboche de poupard monstrueux. La distance
de sa lèvre supérieure à son nez, court et retroussé, étoit hideusement
démesurée, et son menton informe se noyoit dans une collerette de
graisse. Il avoit le visage violet, la peau aduste et rissolée, les
yeux petits et entrebâillés; et suoit le _roastbeef_, le vin et _l’ale_
par touts les pores. En un mot, cette lourde bulbe humaine se mouvant
encore avec assez d’aisance et d’énergie, étoit un de ces polypes
charnus, un de ces gigantesques zoophytes fongueux et spongieux,
indigènes de la Grande-Bretagne.

Pour raviver ses revenus, épuisés par une jeunesse crapuleuse, lord
Cockermouth, sur le retour de l’âge, quoique Anglois de pur sang,
avoit épousé la fille d’un riche Anglo-Irlandois.

Sir Meadowbanks, son beau-père, s’étoit promptement repenti de lui
avoir livré sa fille par vanité d’une _alliance honorable_; et pour
réparer ses torts avoit déposé une généreuse affection sur Déborah.
Durant les absences de son gendre, plusieurs fois il étoit venu habiter
Cockermouth-Castle, et plusieurs fois il avoit emmené ses enfants dans
son manoir de Limerick. Il avoit été long-temps consul des marchands
anglois à Livourne, parloit parfaitement l’italien, et s’étoit plu
à l’enseigner à Déborah, qui l’avoit à son tour enseigné à son ami
Patrick. A sa mort, par testament olographe, sir Meadowbanks lui avoit
fait la donation de touts ses domaines et le legs de sa bibliothèque
italienne et de sa collection de tableaux, dont quelques-uns, des
grands-maîtres, valoient leur pesant d’or. Enfin, sans déférence pour
lord Cockermouth, il avoit donné la curatèle de cet héritage à un
membre du barreau irlandois, M. Chatsworth, jeune homme d’un caractère
probe et d’une fermeté inflexible, dont le nom seul faisoit trembler le
vieux commodore.

Depuis son mariage, lord Cockermouth avoit été nommé gouverneur de
plusieurs places dans les Indes, et, plusieurs fois, commandant ou
commodore de petites escadres. Ces années d’absence avoient été les
seules années de trêve et de consolation de son épouse. Dans touts ses
gouvernements, il s’étoit fait abhorrer, lui, son nom et sa mémoire.
Non pas qu’il fût injuste, mais parce qu’il avoit, au suprême degré,
le caractère national, parce qu’il étoit inhumain. Il n’auroit point
frappé l’innocent, mais il éprouvoit une joie sourde et féroce à
suivre la loi le plus littéralement possible. Il n’auroit pas poussé
au crime; mais, quand on avoit failli, il n’y avoit pas d’échappatoire
possible, il poussoit à la mort. Dans touts les cas, il infligeoit le
maximum des peines et des supplices.—Sur mer, il s’étoit acquis une
réputation non moins effroyable. La seule vue de sa cornette rouge au
grand mât, donnoit l’horripilation aux écumeurs. Malheur aux forbans
qui se laissoient capturer par lui!—Aussitôt pris, aussitôt pendus.
En vérité il étoit rare de voir son brick, en chasse ou en croisière,
sans quelques douzaines de squelettes flottants parmi les vergues et
les mâtures. Son fidèle Chris, ancien corsaire converti, et rentré
dans le sentier de la vertu, étoit, par goût naturel, un de ses plus
fervents pendeurs de pirates. Souvent, aussi, pour se donner quelques
plaisirs, lord Cockermouth s’étoit fait octroyer des lettres-de-marque,
et à ses frais et risques avoit armé en course.—Il posoit en principe
philosophique que la race humaine est la race la plus féconde, et par
conséquent celle de moindre valeur, et que sa fécondité étant toujours
en raison du sang humain versé, il faut regarder à deux fois, non pour
abattre un homme, mais un chêne.—Au demeurant, comme tous les êtres
cruels envers les autres, il était fort complaisant pour sa personne
et d’un égoïsme qui le faisoit remarquer même par ses compatriotes,
passés maîtres en égoïsme. Éternellement gorgé de bonne chair, et
presque toujours entre deux vins, dans ses moments d’abandon et de
fines facéties, quelquefois, avec un rire, véritable onomatopée d’une
serrure de prison de mélodrame, il se frappoit sur la panse en disant:
Maudit ventre! déjà tu me reviens à plus de cent mille livres sterling.

Ajoutez à tout cela des prétentions aristocratiques outrées; un orgueil
impudent; une morgue insoutenable; et une gravité phlegmatique, qui
l’eût fait prendre pour un penseur, à ceux qui estiment profonds les
gents taciturnes, et qui, à ce prix, sans doute, eussent faits moins de
cas de saint Anthoine que de son compagnon.

Voilà, tout au juste, le brutal auquel on avoit donné à pâturer la
pauvre miss Anna Meadowbanks, à peine âgée de seize ans;—mon esprit
répugneroit à s’arrêter aux maux qui l’accablèrent.—Sans expérience
aucune, ignorante de ses droits, douce, bonne, timide, l’âme emplie
de terreur, cette enfant s’étoit courbée sans retour sous le sceptre,
ou plutôt la massue de son époux. Et son cœur ardent, qui n’avoit pas
trouvé à user ses passions, avoit répandu tout son amour concentré sur
Déborah, seul lien qui le rattachoit à l’existence.

[Illustration]

[Illustration]



VIII.


UNE semaine s’étoit écoulée depuis leur dernière entrevue dans le
parc; et, chaque jour, Déborah n’avoit pas manqué de diriger sa
promenade vers le _Saule-creux du Torrent_, où, vainement, elle avoit
déterré et ouvert un petit coffret d’acier, dépositaire habituel de
leurs messages. Ce silence de Patrick l’auroit jetée dans une grande
inquiétude, si, du haut de la _Tour de l’Est_, elle ne l’avoit apperçu
plusieurs fois dirigeant sa charrue dans les terres en labour de la
plaine.

Le 10, en approchant du saule, son cœur tressaillit de joie: la terre,
à l’endroit du coffret, étoit fraîchement remuée; Patrick venoit d’y
déposer ce billet.

«J’admire votre silence; et j’en tire bon augure: les bavards ne sont
pas gents d’honneur. Si jamais on publioit votre correspondance, elle
seroit certainement authentique.»

Le 11, Déborah confia au coffret cette lettre.

«Si vous admirez _votre silence_, moi, j’admire votre épigramme; et je
trouve, dans ses monologues, votre esprit trop sévère envers lui-même.

»Loin de trembler maintenant à l’heure de l’exécution, je demeure
inébranlable convaincue que notre vie et notre bonheur ne dateront que
de notre fuite, comme l’islamisme n’a daté que de l’hégire de Mahomet.
Vous le voyez, je vous rembourse votre sel attique en fleur d’Orient;
quitte à quitte.

»A parler plus sérieusement, j’ai presque des remords, quand je pense
à tout ce que je vais faire à ma pauvre mère. Souvent, lorsqu’elle me
prodigue ses caresses, je me détourne pour laisser tomber quelques
larmes arrachées par l’idée de ma trahison. Pourquoi n’est-elle pas
cruelle comme mon père? on souffre moins à tromper un méchant. Je
l’avouerai, dussiez-vous me traiter de folle ou de foible, tellement
poussée à l’effusion par ses épanchements, tellement touchée de sa
résignation, maintes fois, la pensée m’est venue de me jeter à ses
pieds, et de lui dire: Ma mère, je suis bien criminelle envers vous....
Il me semble que cela me soulageroit d’un poids énorme qui m’étouffe;
mais soyez tranquille, Patrick, je n’en ferai rien. Croyez bien que
j’ai assez de force pour résister à l’impulsion d’un sentiment qui
nous perdroit, et qu’une impression passagère ne détruira pas l’œuvre
délibérée de ma raison.

»Je suis toujours enfermée dans ma chambre, et ne vois point mon père,
que maman espère bientôt appaiser. Il doit, assure-t-elle, m’accorder
une amnistie générale pour sa fête; d’autant plus qu’il y est presque
obligé pour la présentation de mon nouveau prétendu.»

Le 12, Déborah trouva ce mot.

«J’accuse réception de votre lettre. De grâce, noble amie, si vous avez
quelques préparatifs à faire pour votre départ, faites-les dans le plus
grand secret: craignez l’activité des espions de votre père, puisque
vous êtes toujours en guerre ouverte. Vous savez à quel jeu nous jouons
et vous connoissez notre enjeu.

»Ma vie n’est plus qu’une palpitation continuelle; mon âme est comme
une hirondelle qui se balance sur un rameau flexible, battant des
ailes, essayant son vol, avant de prendre son essor pour un rivage sans
hiver.

»La face tournée vers l’Orient, je demeure debout comme un Hébreu
mangeant la Pâque; les reins ceints, appuyé sur un bourdon.»

Le 13, Déborah répondit:

 «_My dear Coulin_,

 »Mon esprit reste ébahi, quand je songe à ce que peut une volonté
 invincible; et quand je songe que l’homme ne fait aucun usage de sa
 volonté, qui pourroit toujours être invincible. Sans doute cela est
 pour le bien de la société, car, si chacun de ses enfants avoit une
 volonté formelle, individuelle, spontanée, demain la société seroit
 morte.

 »Les trompettes au son desquelles s’écroulèrent les murs de Jéricho,
 sont les symboles parlants de la volonté; sonnez-là, et les plus
 épaisses murailles tomberont.

 «Après demain, les fers qui doivent enchaîner notre vie, les murs du
 cachot où elle devoit pourrir crouleront au son de notre volonté, et
 combleront l’abyme qui nous sépare.»

       *       *       *       *       *

Le 14, Déborah ne put sortir qu’à la tombée du jour:
entre-chien-et-loup, elle se glissa par les avenues détournées jusques
au _Saule-creux_, et, avec l’empressement de la joie, elle s’agenouilla
pour exhumer le coffret d’acier; mais son couteau entra dans la terre
tout entier, sans aucun choc:—point de coffret!

Cette déception fut d’autant plus stupéfiante que la joie pressentie
avoit été vive. Ses bras s’appesantirent, sa tête s’abandonna à son
propre poids, son regard immobile resta fixé sur la terre; le travail
de sa pensée, comme une horloge dont la chaîne s’est brisée, s’arrêta.

Revenue de ce premier étonnement, cette disparition s’expliqua
simplement à son esprit:—Patrick, se dit-elle, n’aura pas voulu
laisser enfoui ce coffret auquel il tenoit beaucoup, il n’aura pas
voulu abandonner ce confident fidèle et secret, ce bijou qui pour nous
exhalera toujours un doux parfum de souvenirs! Patrick sera venu le
déterrer, Patrick a bien fait!

Et, satisfaite de la bonne action de son ami, elle regagna le château.

[Illustration]

[Illustration]



IX.


QUI va là?—s’écria lord Cockermouth entendant marcher dans son
appartement, où, depuis le dîner, il s’occupoit avec lady de
l’ordonnance du banquet du lendemain. Qui va là?

—C’est moi, mon commodore.

Et Chris, s’approchant par derrière, se pencha à l’oreille du comte.—Il
y a du nouveau, dit-il, j’ai quelque chose à vous communiquer.

—Madame, voulez-vous me faire la faveur de vous retirer? j’ai besoin
d’être seul avec Chris.

La comtesse, qui avoit remarqué le chuchotement mystérieux et insultant
du valet, se leva avec un geste d’indignation et sortit.

—Mon commodore, tout à l’heure, en promenant Bérébère, votre cavale,
j’apperçus, rôdant sur les bords du torrent, _master_ Pat: je descendis
aussitôt de cheval, et je me glissai dans les broussailles pour
l’épier; je le vis s’arrêter sous le _Saule-creux_, fouiller la terre,
en retirer une boîte, puis la remettre en terre et s’éloigner.

Alors, avec précaution, je me glissai au pied du saule, je creusai au
même endroit, et je déterrai ce coffret d’acier que voici: le fermail
est à secret, il m’a été impossible de l’ouvrir.

Après bien des efforts, à coups de hache, ils parvinrent à effondrer le
couvercle. Un billet fraîchement cacheté s’y trouvoit seul: Cockermouth
s’en saisit avidement. Pendant qu’il le parcouroit du regard sa figure
changea plusieurs fois d’expression; la curiosité fit place à la
surprise, la surprise à la rage étouffée.

       *       *       *       *       *

Le soir, lorsque Chris vint pour le débotter du comte, il le trouva au
milieu de sa chambre, debout, immobile comme un Hermès dans sa gaine,
la tête penchée et les yeux engloutis sous ses sourcils refrognés; il
fumoit.

—Chris, tu as donc de la rancune, tu as donc une rancœur contre Pat?

—Oui, commodore, un vieux levain de haine que je garde là, et qui n’en
démarrera pas!

—Et d’où vient cette haine?

—D’un affront sanglant, mon commodore. Il y a bien de cela deux ans;
un dimanche, j’offris à Pat, d’entrer avec moi à la taverne. En pleine
place, Pat me fit un refus, prétendant qu’il avoit pour habitude de ne
boire qu’à ses repas, et de l’eau.—Tu ne veux pas boire avec un vieux
matelot? lui dis-je, tu fais bien le gros-bonnet, mon bouvier!—Monsieur
Chris, puisque vous faites l’insolent, me répliqua-t-il, je vous
déclarerai que je n’ai jamais bu et ne boirai jamais avec un Anglois,
si ce n’est dans son crâne.—Là dessus, mon commodore, enflammé par ces
injures, oubliant que le temps étoit loin où je brisois un François sur
mon genou comme une baguette, je m’élançai sur lui et je le frappai
violemment; mais lui, jeune et vigoureux, de deux ou trois coups de
poing m’assomma, aux grands applaudissements de tout le village, qui
crioit: Mort à l’Anglois!

Oh! j’ai cela sur le cœur! ça m’y pèse comme un boulet, mon commodore.
Chris, avaler un pareil affront! Chris, un ancien flibustier! Chris,
_le tigre d’abordage_! Chris, _l’anthropophage!_ comme on m’appeloit.
Dieu me damne! je ne veux pas qu’on enterre ma haine! je ne partirai
pas de ce monde sans avoir mis le genoux sur sa poitrine et mon couteau
dans sa chienne de gorge!

—Veux-tu associer ta haine, Chris?

—Vous me faites trop d’honneur, commodore.

—Veux-tu associer ta vengeance?

—Vous me faites trop d’honneur, mon commodore.

—Va chercher deux bouteilles de rum et ta pipe.

—Chris revint aussitôt garni de provisions, et le comte referma sur lui
les portes aux verrouils....

       *       *       *       *       *

Les gents du château remarquèrent de la lumière, toute la nuit, dans la
chambre de leur seigneur.

[Illustration]

[Illustration]



X.


LES extorsions du comte, sa haine publique pour les Irlandois, la
cruauté avec laquelle il avoit traité les malheureux tombés entre ses
mains, dans les soulèvements du midi de l’Irlande, ne lui avoient pas
gagné les cœurs des montagnards de Kerry, que le clergé entretenoit
chaleureusement dans leur mauvaise disposition; car le clergé de
toute l’Irlande exécroit Cockermouth, et pour bonne raison: en 1723,
au Parlement, soi-disant Irlandois, c’étoit lui qui avoit proposé,
sérieusement et tenacement dans un long discours, de faire revivre le
supplice de castration contre les prêtres catholiques. Cette motion,
accueillie avec transport, adoptée par le Parlement, transmise en
Angleterre _et fortement recommandée à sa majesté_, n’avoit été rejetée
que par l’interposition du cardinal Fleury auprès du ministre Walpole.

Aussi la journée du 15, anniversaire de la naissance du _Head-landlord_
de Cockermouth-Castle, fut-elle comme à l’ordinaire un jour de calme
et de travail. Les villageois ne prirent aucune part aux fêtes du
château, les cloches ne fatiguèrent point l’écho de leur tintement
solemnel. Seulement, les fermiers, tenanciers et ouvriers vinrent, dès
le matin, faire leur indispensable salutation; seulement, une centaine
de mendiants de la contrée vinrent au son de la cornemuse, rendre
hommage-lige à la cuisine.

La comtesse fit dresser une table dans une salle basse du château,
et servir à ces derniers un déjeûner copieux, dont elle et Déborah
firent les honneurs. C’étoit d’un bel exemple: cette noble dame et sa
belle jeune fille élégamment vêtues, mais simples de manières, dans
cette salle enfumée, au milieu d’une horde de misérables, veillant
avec sollicitude à ce que chacun eût une égale pitance; réservant
les pâtisseries aux enfants et les pièces délicates aux vieillards;
répondant à touts avec bonté; donnant aux plus souffrants des paroles
de consolation, et des vêtements aux plus dénués.

Durant tout le festin, bruyant comme un festin de gueux, des tostes
fréquents furent portés à lady Cockermouth et à miss Déborah. Au
dessert les cornemuses recommencèrent à sonner de plus belle; et un
vieux d’entre ces truands, qui avoit qualité de _minstrel_, chanta des
chansons populaires et des chants à la gloire de leurs nobles hôtesses.

Dès la nuit tombante, l’avenue et la grande cour du château furent
illuminées; et les piétons, et les cavaliers, et les carrosses
arrivèrent en foule.

Les conviés se composoient des châtelains et des gentilshommes des
environs et de quelques villes à la ronde. Le falot à la main, une
troupe de valets attendoient sur le porche, et introduisoient dans le
grand salon d’été où recevoient le lord comte Cockermouth, en grand
costume de commodore, et la comtesse, belle encore et d’une beauté
intéressante même à travers une forêt d’atours. Déborah, belle comme
sa mère, mais sans chamarrures, pour échapper aux simagrées de bon ton
dont son âme préoccupée auroit eu beaucoup à souffrir, se perdoit le
plus possible dans la foule, et s’y tenoit modestement cachée comme une
violette sous une touffe de feuilles.

Mais à l’arrivée de l’époux de convention, elle fut arrachée à sa
solitude et présentée à toute sa future famille, venue pour conclure le
marché. Déborah, d’une façon affable, les salua touts sans dire mot, et
paya simplement en révérences leurs congratulations et les madrigaux de
son prétendu.

C’étoit un gentilhomme du comté, jeune premier de quarante ans, issu
d’une famille qui avoit été recommandable, autrefois, sous Charlemagne,
et qui jadis avoit suivi Guillaume le Conquérant. Ce noble rejeton
n’avoit pas dégénéré; l’ambition de ses ayeux l’animoit toujours;
seulement, au lieu de conquérir des nations, il conquéroit des filles.
Sa vie étoit vouée aux bonnes fortunes. Depuis peu d’années, il étoit
revenu de Londres habiter dans le sein de sa famille pour rétablir
santé, fort détériorée par ses travaux; et, depuis son retour, la
population à l’entour des domaines paternels s’étoit presque doublée.
Les paysannes le fuyoient comme la peste, ou comme Daphné fuyoit
Apollon; mais, comme Daphné, les pauvres bergères ne se changeoient
pas en lauriers. Pour mettre fin à ses débordements, on avoit avisé de
lui donner Déborah, qui, en vérité, n’étoit considérée que comme un
liniment; et notre graveleux gentillâtre s’étoit prêté volontiers à
cette manigance qui lui livroit entre les mains une femme admirable, et
de l’argent pour prolonger ses conquêtes sur son déclin. L’argent est
le nerf de la guerre.

Déborah ne le connoissoit que par les renseignements qu’on lui avoit
insinués. Mais à la première vue de ce galant, qui exhaloit une forte
odeur de libertinage, la plus novice enfant eût ressenti un dégoût
insurmontable. Notre nature se révolte d’elle-même au contact de ce qui
peut lui être funeste, comme les lèvres répugnent au poison.

A peine soustraite à l’impertinence obséquieuse de son _préposé_,
Déborah se glissa hors du salon, et courut à son appartement. Là, en
grande hâte, elle arracha ses fanfreluches de fête, alluma plusieurs
bougies, qu’elle plaça près des croisées, s’enveloppa d’un manteau, et,
marchant sur la pointe des pieds et retenant son haleine, descendit au
jardin, où elle disparut au milieu de l’obscurité.

De temps en temps, au salon, lord Cockermouth tiroit sa montre: il
étoit dans son fauteuil comme dans un siége de torture, et ne prenoit
aucune part aux conversations. A huit heures trois quarts sonnées il
se leva, et se promena parmi les groupes de causeurs, laissant errer
ses regards sur l’assemblée, qu’il paroissoit dénombrer tacitement;
puis il sortit, et se rendit dans la seconde cour intérieure.

—Qui marche par ici? Est-ce vous, mon commodore?

—Ah! c’est toi, Chris, parlons bas. Es-tu prêt? l’heure approche.

—Oui, mon commodore.

—As-tu ta carabine?

—Chargée jusqu’à la gueule, mon commodore.

—L’as-tu vue?

—Non, commodore.

—Elle n’est plus au salon.

—Regardez, son appartement est éclairé: sans doute elle fait ses
préparatifs.

—Va fermer le guichet de la _Tour de l’Est_ et la porte du grand
corridor, et nous la tenons prisonnière. Pas de bruit. Fais vite. Je
t’attends ici.

—Maintenant tout est fermé, mon commodore.

—Bon! suis-moi: prenons l’allée des ifs.

—Bombardement de sort! mon commodore, le ciel économise sur les
chandelles, cette nuit: j’y vois autant par-devant que par-derrière.

—Tais-toi.

Arrivés à l’extrémité du clos, il montèrent sur une terrasse ronde qui
flanquoit une de ses encoignures; c’étoit une ancienne tourelle presque
rasée et remblayée de terre à l’intérieur; à ses pieds se croisoient
deux sentiers.

—J’entends marcher, mon commodore, là, dans le chemin de Killarney.

—Ne vois-tu pas quelque chose qui passe de long en large?... Chris, ne
te penche pas tant sur le parapet, tu pourrois nous trahir.

—C’est lui!

—Le voici qui s’approche. Vois-tu assez clair?

—Assez pour le frapper au cœur!

—Va donc! as-tu peur, Chris?

—Oui, mon commodore, de le manquer.... Ouf!... Il l’a dans de ventre!

—Bien joué! bravo!

—Allons, le coup de grâce! dit Chris en sautant dans le chemin.

Mylord resta penché sur le parapet, lorgnant son valet à la besogne,
outrageant sa victime et blasphémant Dieu.

—God-damn! mon commodore, que les papistes ont la vie dure!—Ah!
monsieur Pat, vous ne voulez pas boire avec les Anglois, mais vous
voulez.... Tien! entends-tu!... c’est Chris qui t’éventre!...

—De la part de lord Cockermouth.

—De compte à demi. En as-tu assez?

—Tu ne l’acheveras jamais à coups de crosse. Tiens, Chris, prends mon
épée.

—Va donc! va donc! va donc! En veux-tu encore?

—Assez, assez, Chris! tu fais comme harlequin, tu t’amuses à tuer les
morts.

Neuf heures sonnent: ou m’attend pour le banquet. Essuye mon épée:
rends-la-moi; et va changer de vêtement.

       *       *       *       *       *

Lord Cockermouth rentra au salon, s’excusa de son absence, et pria
ses hôtes de vouloir bien passer dans la salle du festin. Immense
galerie de toute la profondeur du château, aboutissant au jardin, et y
communiquant par un vaste perron en éventail. La voûte en tiers-point
étoit ornée entre les nervures d’un semis d’étoiles sur fond
d’outremer. Les parois étoient revêtues de lambris de chêne sculptés
grossièrement. Des débris d’armures et de pertuisanes rouillées
couvroient les piliers alternant les grandes fenêtres à meneaux de
pierre et à vitraux coloriés.

Dans la longueur de cette galerie une table de cent cinquante
couverts se trouvoit dressée avec un luxe royal. Au milieu lord comte
Cockermouth étoit placé vis-à-vis de lady; à la gauche de laquelle
on avoit réservé une place pour Déborah, que redemandoit sans cesse
son aimable futur. Comme la comtesse s’inquiétoit fort aussi de cette
absence, le comte appela Chris, et lui dit, en faisant quelques
signes d’intelligence:—Allez voir si ma fille ne seroit point en son
appartement, et blâmez-la de son impolitesse.

Chris, la mine ébahie, revint presque aussitôt, en s’écriant:—Mon
commodore, je n’ai point trouvé mademoiselle!

Cockermouth fit un mouvement de surprise. Chris s’approcha de lui, et
ajouta tout bas:—Pourtant les portes étoient fermées, et les bougies
brûloient encore....

A ces mots, il pâlit, et son bras, avancé pour saisir un flacon, tomba
inerte sur la table.

Toute l’assemblée remarqua le trouble étrange de son hôte.

[Illustration]

[Illustration]



XI.


A peine lord Cockermouth et Chris s’étoient-ils éloignés de leur
victime, que Patrick arriva au rendez-vous par le chemin creux de
Killarney. En approchant de la terrasse, son cœur gros d’inquiétude,
tressaillit d’ivresse: dans le silence, un léger bruit d’haleine et de
soupirs venoit caresser son oreille.

—TO BE!... dit-il alors: mais nulle voix n’acheva la phrase de
ralliement. TO BE! répéta-il avec plus de force.

Un râlement partit à ses pieds, et une voix mourante murmura: OR NOT TO
BE.

—Qui donc m’a répondu? est-ce l’ombre d’Hamlet, ou est-ce vous, Déborah?

Alors, il apperçut un corps étendu en travers du chemin, et s’écria,
tombant à deux genoux:—Debby assassinée!

Baignée dans son sang, elle avoit encore la face tournée contre terre.
Il la releva et la fit asseoir sur l’herbe, en la soutenant dans ses
bras, et cherchant par ses baisers à ranimer ses paupières closes.

—Debby! ô ma Debby! jette un dernier regard sur Patrick. C’est moi!
c’est ton bien-aimé! M’entends-tu? Parle, où sont tes blessures?

—Patrick? Hélas! c’est toi! Va-t’en, ils te tueroient aussi les
cruels!...

—Qui?

—Va-t’en! ne les vois-tu pas? ils vont te tuer! Fuis!... Ils ont juré
ta perte.

—N’aie pas peur. Dis où sont tes blessures, que je les étanche!... Dis,
connois-tu tes meurtriers?

—Tes soins seront vains, Patrick, je n’ai plus qu’à mourir.... Ne me
demande pas le nom de mes assassins! Il est de ces choses qu’on ne
peut dévoiler: c’est un secret entre le ciel et moi.—Mon ami, avant
que j’expire, pardonne-moi et bénis-moi! Pardonne-moi! Tout à l’heure,
quand je suis tombée atteinte d’un coup de feu, mon esprit a conçu une
horrible pensée dont le souvenir me glace de honte: oui! il faut que je
te le dise!... Je t’ai accusé de mon meurtre: oh! que je suis ingrate
et coupable envers toi! et si mes égorgeurs m’eussent frappée en
silence, j’aurois cru mourir par tes mains. Patrick, ne me maudis pas!

—Abomination! moi t’égorger, Déborah! vous n’avez pas foi en moi,
Debby; cette pensée est l’œuvre du doute qui règne en votre âme.

—Non, Patrick, elle fut l’œuvre de mes esprits éperdus et de mes
douleurs.

—Ce n’est pas l’instant, ce n’est pas l’heure des reproches, Déborah,
je t’aime et te pardonne. A toi mon âme! à toi mon sang! à toi
ma vie!... Dis, que faut-il que je fasse?... nomme-moi donc tes
assassins! Pour la première fois mon cœur comprend le meurtre! pour la
première fois la vengeance le déborde!... J’ai besoin d’anéantir!... je
tuerai!...

—Vous oubliez Dieu, Patrick.

Ces simples mots éteignirent subitement sa passion, et chassèrent son
délire.

—Votre voix est un baume qui calme, Debby, et vos paroles sont de la
rosée.

Il me semble, Debby, que vos forces reviennent? Sans doute vos
blessures sont moins graves que vous ne le pensiez? vous ne pouvez
rester plus long-temps sans secours: dites, où faut-il que je vous
conduise.

—En effet, je me sens mieux; la balle ne m’a frappée qu’à la jambe;
l’obscurité m’a sauvée presque entièrement des coups d’épée. Aidez-moi
seulement à me relever, je suis encore assez forte pour me traîner
jusqu’au château. Mais, toi, mon Patrick, au nom du Ciel, je t’en
supplie, va-t’en! tu n’es pas en sûreté ici: on en veut à tes jours, te
dis-je! c’est toi qu’on a cru frapper en me frappant. Fuis!...

—Fuir! Et quoi donc?... La mort? Non, qu’elle vienne! je la recevrai
avec joie. Sans toi que me peut être la vie?

—Patrick au nom de Dieu cède à mes prières. Sur une terre étrangère,
on a besoin d’or: prends cet écrin plein de joyaux que j’emportais; et
pars en France, comme nous devions le faire touts deux. En cet état,
je ne puis te suivre; mais crois à mon serment: sitôt que j’aurai
recouvré quelque vigueur, je t’y rejoindrai.

—Fuir sans toi! plutôt la mort!

—Écoute mes prières: tu ne peux demeurer en ce pays plus long-temps, tu
te perdrois et tu me perdrois. Si ce n’est ce soir, demain tu serois
immolé! Que t’importe de me devancer en France de quelques jours. Pars;
va tout préparer pour ma réception, pour la réception de ton épouse.

—Ne peut-il pas être des obstacles qui t’empêcheront de me rejoindre en
mon exil?

—Il n’en peut plus être, Patrick; tout est changé, je ne m’enfuirai
plus, je partirai devant touts, en plein jour. Je n’ai plus à trembler,
maintenant c’est devant moi qu’on tremblera.

Tu viens de trahir ton secret, Debby, je connois ton meurtrier, qui
devoit être le mien: tu me l’as nommé: c’est celui devant qui tu
tremblois.... Celui-là même a versé son propre sang! celui-là même a
assassiné sa fille! C’est ton père!...

—Aide-moi à marcher, mon ami, et reconduis-moi jusqu’à l’entrée du clos.

—Tu souffres affreusement, pauvre amie, ne fais pas d’efforts pour
me cacher tes douleurs; laisse passer tes soupirs, laisse couler
tes pleurs. Mon Dieu! jusques à quand amoncelerai-je sur sa tête
malheur sur malheur!—Je te l’avois bien dit, je suis maudit et
funeste. Mes bras amoureux n’ont enlacé à toi qu’une lourde pierre qui
t’entraîneroit d’abyme en abyme. Crois-moi, divisons nos destinées:
que la tienne soit heureuse! que la mienne soit atroce!... Je veux
bien fuir loin de cette patrie, mais oublie-moi, mais ne viens pas me
rejoindre, ne viens pas recoudre le tissu brillant de ta vie à mon
manteau de deuil!

—Quand j’aurois besoin de tant de consolations, ce sont là vos paroles
de reconfort: accablez-moi, Patrick, abreuvez-moi d’idées amères!

Pat, on pourroit te voir, ne m’accompagne pas plus avant; me voici
dans la grande avenue. Vois-tu là-bas les croisées de la galerie
resplendissantes du feu des bougies? Entends-tu le choc des verres et
les éclats de joie?... Je marcherai bien seule jusque-là. Donne-moi
seulement une branche d’arbre pour assurer mes pas.—Adieu, Patrick,
adieu! Sois tranquille, ni l’absence, ni le temps, ni l’espace n’auront
pouvoir sur mon amour. Mon âme te suivra en touts lieux. Adieu! bientôt
je serai près de toi.

—Adieu, Debby! A toi seule pour la vie! et, si Dieu veut, à toi seule
pour l’éternité!...

—Comment te retrouverai-je à Paris?

—Il faut avoir recours à un expédient: mais lequel?... Sur la façade du
Louvre qui regarde la Seine, vers le sixième pilastre, j’écrirai sur
une des pierres du mur mon nom et ma demeure.

Leurs lèvres se rencontrèrent alors, et restèrent long-temps accolées.
Déborah, évanouie sous ce baiser déchirant, étoit renversée dans les
bras de Patrick, qui chanceloit et s’appuyoit contre un des tilleuls
de l’avenue. Enfin, ils s’arrachèrent à cet embrassement.

Patrick remonta la salle d’ombrage; il pleuroit abondamment, il se
soulageoit; car il avoit refoulé dans son cœur touts ses sentiments de
désespoir, pour ne pas accabler son amie.

Pleure, pauvre Patrick! soulage-toi!... Pleure sur ton sort, il n’en
peut être de plus affreux. Pauvre ami! à vingt ans t’enfuir seul de ta
patrie, trempé des pleurs et teint du sang de ton amante!...

Déborah, courbée sur un bâton, se traînoit péniblement vers le château.
Elle avoit renfermé ses souffrances et épuisé ses forces morales pour
dissimuler à Patrick l’horreur de son état. Ses blessures saignoient
toujours. Sa foiblesse augmentait à chaque pas.

       *       *       *       *       *

Le festin s’avançoit. Lord Cockermouth affectoit une gaîté et une
affabilité maladroites, qui faisoient transpirer d’autant plus sa
préoccupation et son désappointement. Plusieurs fois il avoit été
remarqué parlant tout bas à Chris. Lady s’agitait dans la plus violente
inquiétude: elle étoit allée elle-même à la recherche de Déborah,
dans son appartement et dans tout le château, et l’avoit fait appeler
plusieurs fois dans le jardin et dans le parc. Touts les convives
s’étoient apperçu de son absence, et prenoient un air mystérieux pour
en causer. Beaucoup de propos méchants et moqueurs se promenoient de
bouche en bouche. Le futur, accouplé à une chaise vide, paroissoit
assez décontenancé: il ne savoit quoi penser de la disparition de sa
prétendue, et se travailloit l’esprit pour découvrir en sa personne ce
qui avoit pu lui inspirer une si énergique aversion.

Tout à coup, dans un intervalle de silence, on entendit à l’extérieur
des pas sourds sur le perron: touts les regards se tournèrent de ce
côté, et le calme devint général.

La porte agitée et ébranlée se ployoit comme sous le poids d’un corps.

—C’est elle!... s’écria-t-on de toutes parts, c’est elle! ouvrez donc!

Chris alors se précipita sur la porte et l’ouvrit à deux battants.—Des
cris d’horreur et d’épouvante retentirent dans la salle.

Déborah, pâle et couverte de sang, dans un désordre affreux, entra, fit
quelques pas encore, et tomba de sa hauteur sur les dalles.

La terreur étoit au comble.

La comtesse, éperdue, poussant des plaintes et des cris désespérés,
s’étoit jetée sur le corps de sa fille, qu’elle étouffoit sous ses
embrassements.

Le comte appela les valets, et fit emporter Déborah.

La consternation régnoit dans l’assemblée: pleins d’effroi, les
convives désertoient leurs places, et s’enfuyoient avec tant de hâte
qu’ils se blessoient l’un l’autre.

Lord Cockermouth, lui seul, manifestoit du calme et du sang-froid, et
vouloit retenir les fuyards.

—Messieurs, remettons-nous à table, s’il vous plaît? Ce n’est qu’un
accident fâcheux qui n’aura point de suites graves: qu’il ne trouble en
rien notre fête. Allons, mesdames, de grâce, à vos sièges.

Sans avoir égard aux prières de mylord, la foule se retiroit toujours.

—Messieurs, je vous en prie, à table! qui fuyez-vous? qui vous chasse?
est-ce le malheur de miss Déborah? vous m’en voyez comme vous pénétré
de douleur. Pauvre enfant!—Mais achevons le festin. A table, vous
dis-je! M’entendez-vous, messieurs! Je suis touché de vos marques de
condoléance pour ma fille; mais votre déférence, mais votre sensibilité
va trop loin. Me laisserez-vous seul au milieu de la fête que je
vous donne? Vous ne partirez pas, messieurs! Trembleriez-vous pour
vos chers personnages? Vous n’êtes point ici dans un coupe-gorge,
je crois! Vous êtes chez le _Head landlord_ de Cockermouth-Castle,
un vieux soldat, que vous outragez! Ah! vous me faites, messieurs,
l’affront le plus insigne, l’affront le plus cruel: vous reniez votre
hôte, vous repoussez son pain et son sel! C’est insulter à mes cheveux
blancs, c’est insulter à la gloire de ma race! Vous ne partirez pas,
vous dis-je, moi, je vous le défends, sans avoir rendu raison d’un tel
outrage à votre hôte!... Mais non: vous êtes touts des lâches! Sortez!
sortez donc! je vous l’ordonne; vous souillez ma demeure, j’ai honte de
vous!

Hurlant ces derniers mots, le comte, écumant de rage et de dépit,
dégaina sa flamberge et la brandit autour de lui en s’avançant sur les
convives retirés vers la porte; l’un d’eux, un vieillard, lui vint
au devant d’un pas assuré, et lui dit, avec un faux air mystérieux:
Mylord, vous avez du sang à votre épée....

A ces paroles, frappé en sursaut comme de la foudre, Cockermouth,
refroidi, s’arrêta court, et de sa main laissa choir son épée, rouge
encore du sang de Déborah.

[Illustration]

[Illustration]



LIVRE DEUXIÈME.

XII.


APRÈS avoir quitté Déborah, Patrick s’abandonna au désespoir: il
désespéroit d’elle, il désespéroit de lui-même, il désespéroit de
l’avenir et de la vie. Devoit-il partir, devoit-il demeurer? Quoi
résoudre? C’étoit d’un lâche de délaisser son amie mourante, c’étoit
d’un lâche de fuir le couteau des assassins, et cependant, si elle
devoit succomber, il ne pourroit l’approcher à son lit de mort, il
ne pourroit veiller et pleurer à son chevet; ce n’est point dans ses
bras, ce n’est point sous ses baisers qu’elle exhaleroit l’âme: il ne
pourroit que hurler dans le chemin comme un chien au seuil de la maison
où son maître agonise. Et cependant, s’il tomboit sous le poignard et
que Dieu la sauvât.... Cruelle alternative! quoi faire? quel parti
prendre?

Indécis, irrésolu, en proie à ce doute angoisseux, il alloit, et
rôdoit à l’aventure, comme un loup, dans les champs de Killarney. Ses
forces, épuisées, tout à coup lui manquèrent, ses genoux fléchirent, il
s’évanouit sous le poids d’un sommeil de plomb.

A son réveil, l’éclat du jour l’éblouit: le soleil doroit déjà la
cime des rochers de la _Gorge du Diable_, et les tours et les hautes
murailles de Cockermouth-Castle. Ses regards étonnés s’égarèrent autour
de lui: glacé de froid dans son manteau humide des brumes de la nuit
et ruisselant de rosée, il étoit couché au pied d’un arbousier sur le
bord du lac profond. Peu à peu ses membres engourdis sur le sol se
déroidirent, et, chancelant, il se releva tout brisé et tout endolori.

La nuit avoit porté conseil: sans hésitation il tourna le dos à
Cockermouth-Castle, et s’éloigna.

Le surlendemain, à la même heure, il étoit penché à la proue d’un
_sloop_, sortant du port de Waterford; il envoyoit ses adieux à
la verte Érin, à l’Irlande, sa mère infortunée, qui s’effaçoit à
l’horizon, comme elle s’efface du livre des nations, et de ses yeux,
attachés aux rives natales, tomboient de grosses larmes qui se noyoient
dans l’Océan.

       *       *       *       *       *

Sitôt qu’il fut arrivé à Paris, Fitz-Whyte alla saluer la plupart
de ses compatriotes au service de France: ils étoient nombreux.
Depuis deux siècles, depuis sa réunion à l’Angleterre, l’Irlande
gémissoit écrasée par les persécutions les plus inhumaines; toutes
ses tentatives pour briser ses fers n’avoient fait que les river
et les souder plus profondément; pour échapper à ce joug odieux, au
bourreau ou à la misère, ses malheureux enfants émigroient. De là,
cette foule d’Irlandois aventuriers, dont l’histoire du continent et du
Nouveau-Monde proclame la valeur et le génie.

Celui de touts qui l’accueillit le mieux et qui prit le plus vif
intérêt à son sort, ce fut monseigneur Arthur-Richard Dillon, qui
depuis peu venoit de passer de l’archevêché de Toulouse à celui de
Narbonne, mais qu’il eût été plus juste de nommer, _in partibus
infidelium_, archevêque de l’Opéra.

Ce beau prélat n’étoit guère plus connu de ses ouailles, que le
prince Louis-René-Édouard-de-Rohan-Guéméné, évêque de Canople, de ses
Égyptiens de Bochir.

Monseigneur Arthur-Richard étoit né à Saint-Germain-en-Laye, d’une
famille originaire d’Irlande; et conservoit pour la terre infortunée
trempée du sang de ses ayeux, une affection sentimentale, si naturelle
à tout cœur aimant et sensible.

Aussi, lorsque Fitz-Whyte se présenta pour la première fois à son
hôtel, se faisant annoncer comme un jeune pélerin du comté de Kerry,
quoiqu’il fût de fort bonne heure, et que monseigneur ne fût point
encore visible, il le fit introduire aussitôt dans sa chambre à
coucher, et le reçut familièrement en peignoir de basin.

Les courtines de l’alcôve étoient soigneusement tirées, et sans
quelque bruit d’haleine qui s’en échappoit, sans de jolies petites
babouches et d’élégants vêtements de femme épars sur les meubles, on
auroit pu le croire en dévote oraison.

Son affabilité chassa promptement la timidité et l’embarras de Patrick.

—Vous arrivez de notre chère patrie, mon jeune ami, lui dit-il, en
lui prenant affectueusement la main et le faisant asseoir près de lui
sur un canapé;—c’est bien à vous, et je vous en remercie, de vous
être ressouvenu de moi comme compatriote et de m’avoir présumé de
l’attachement pour mes frères d’Irlande; votre démarche auprès de moi
est un témoignage d’estime qui m’honore et qui me pénètre. Parlez sans
crainte, je vous suis tout dévoué.

Monseigneur étoit ce matin-là plus que jamais en disposition de
tendresse et de générosité: vous le savez, et le plus brave poète l’a
dit: _Le plaisir rend l’âme si bonne._ Fitz-Whyte parla longuement de
ses malheurs d’une façon naïve et touchante qui le captiva tout à fait.

Durant son récit, ses regards émerveillés se promenoient sur le luxe
et l’ameublement mondain de cette chambre. Quel constraste, hélas!
avec l’abjection des prêtres irlandois! Ce qui surtout lui jetoit du
désordre dans les idées, c’étoient ces parures féminines étalées au
milieu des aumuces, des mîtres et des rochets, c’étoit une mantille
jetée sur une crosse, et des jupons mêlés avec un _pallium_; il
trouvoit bien une solution à ce problême, mais comme elle entachoit la
chasteté de monseigneur Dillon, sa candeur ne pouvait l’admettre.

Tout à coup l’énigme s’expliqua d’elle-même, les rideaux de l’alcôve se
soulevèrent, une jeune fille folâtre en sortit; et frappée d’étonnement
à l’aspect de Patrick Fitz-Whyte, demeura en contemplation devant sa
belle figure d’Ossian.

—Monsieur, s’écria-t-elle, vous êtes aussi beau que votre cœur! Le
récit de votre infortune m’a touchée jusqu’aux larmes; et sur cette
terre où vous êtes étranger vous pouvez déjà compter une amie, qui vous
sera sincèrement dévouée.

—Et un ami, reprit aussitôt monseigneur de Narbonne, qui vous offre son
appui et sa sollicitude.

—Dillon, dit la jolie fille en le caressant et le baisant au front,
tu viens de faire une promesse, par-devant moi, qu’il faudra que tu
tiennes; c’est un engagement sacré, je t’en ferai ressouvenir si tu
l’oublies. Monsieur dès ce moment est mon favori....

—Et votre heureux esclave, madame, murmura timidement Patrick.

Monseigneur l’engagea à revenir incessamment, en lui assurant qu’à
toute heure sa porte lui seroit ouverte. Alors Patrick fit une
génuflexion pour baiser son émeraude archiépiscopale, et pour lui
demander sa bénédiction, qu’il reçut avec recueillement.

Les bonnes grâces de monseigneur Dillon ne se démentirent pas dans
les visites suivantes: Patrick le trouva toujours aussi empressé à le
servir. Il est croyable, à la vérité, que la Philidore qui s’étoit
éprise pour Fitz-Whyte d’un véritable intérêt, ne fut pas sans
influence dans cette conduite.

Il n’est pas d’âmes plus généreuses, plus sensibles, plus
compatissantes, que celles des pécheresses: habituées à suivre sans
calcul, sans restrictions, touts leurs penchants, toutes leurs
inclinations, touts leurs mouvements de nature; à subir la loi de leurs
impressions, et à s’abandonner à touts leurs sentiments; elles font le
bien comme elles font le mal. Si elles livrent leurs corps en péage à
des bateliers, elles versent des parfums et des larmes sur les pieds de
Jésus.

Quoique fils d’un paysan, Patrick, appartenant à une famille noble
d’origine, ruinée par les saccages et les confiscations, entra
peu de temps après dans les mousquetaires avec les plus ferventes
recommandations au colonel et la protection distinguée de monseigneur
Arthur-Richard Dillon, de Fitz-Gérald, brigadier d’armées;
d’O-Connor, d’O-Dunne, du comte O-Kelly; de lord comte de Roscommon,
de lord Dunkell, du comte Hamilton, de lord comte Airly-O-Gilvy,
maréchaux-de-camp; et du duc de Fitz-James.

Sous un pareil patronage, il trouva son colonel, M. de Gave de
Villepastour, plein d’égards, de dispositions favorables, de
prévenances et de petits soins.

Étranger, parlant à peine le françois, jeté sans aucune étude
préalable dans une carrière nouvelle, et si différente de sa vie
passée, Patrick eût été très-isolé, très-décontenancé, et auroit eu
sans doute beaucoup à souffrir de toutes les roueries soldatesques,
si le hasard n’eût fait qu’il trouva dans ce même régiment un de ses
anciens camarades d’enfance, Fitz-Harris, neveu de Fitz-Harris, abbé de
l’abbaye de Saint-Spire de Corbeil.

Cette rencontre inattendue fut une grande joie pour Patrick; il accabla
de caresses et de témoignages d’amitié ce vieux compagnon, qui les
reçut aimablement et lui promit son dévouement et ses conseils.

[Illustration]

[Illustration]



XIII.


QUELQUE temps après l’épouvantable scène du festin, lady Cockermouth
mourut étouffée par une congestion sanguine. La commotion de son
cerveau avoit été si violente qu’elle avoit aliéné sa raison.

Déborah, dont on avoit d’abord désespéré, se rétablissoit lentement,
et, avec instance, redemandoit sa malheureuse mère, dont elle ignoroit
la perte:—Une indisposition grave la retient alitée, lui disoit-on;
aussitôt qu’elle sera mieux vous aurez sa visite.

L’air faux et embarrassé de ceux qui lui répondoit ceci l’avoit jetée
dans le trouble, et avoit fait naître en son esprit un sombre soupçon
qu’elle n’osoit pas manifester, mais qui la dévoroit. Chaque jour elle
appeloit sa mère avec plus d’impatience, chaque jour on lui faisoit
la même réponse. Quelques domestiques en habit de deuil ayant eu
l’imprudence de se présenter en son appartement, elle vit clairement
qu’on la trompoit, dissimula son chagrin, et saisissant un instant
où par hasard sa garde s’étoit éloignée et l’avoit laissée seule,
elle s’arracha de son lit, et malgré sa grande foiblesse, se traîna
en s’appuyant contre les murailles, jusqu’à la chambre de sa mère.
En entrant son anxiété l’oppressa: son cœur battoit à fracasser sa
poitrine, elle ne respiroit plus.... Des meubles _poussiéreux_, du
froid et du silence.... Personne!... Les courtines du lit fermées!...
Dort-elle!... Doucement elle s’approcha de l’alcôve, doucement elle
souleva les rideaux: le lit désert!... Personne!... Elle poussa un cri
d’horreur et tomba évanouie.

On ne la retrouva, glacée et mourante, sur ce parquet, qu’après de
longues recherches dans tout le château. Ses blessures s’étoient
rouvertes; son mal se compliqua dangereusement, et sa guérison devint
plus languissante encore.

La disparition de Patrick Fitz-Whyte et les traces de sang trouvées
dans le sentier de Killarney firent penser sans aucun doute qu’il
avoit été assassiné. Cet événement répandit l’effroi aux alentours
de Cockermouth-Castle. Quel pouvoit être l’auteur de ce meurtre? Les
paysans n’ignoroient pas les rapports de leur frère avec la fille
de leur seigneur; et leur bon gros jugement leur ayant toujours
fait pressentir une fin malheureuse à cette liaison, ils savoient
parfaitement à quoi s’en tenir dans le secret de leur cœur: un seul
homme avoit pu avoir quelque intérêt d’assassiner Patrick; mais ils
n’osoient qu’en frémissant murmurer le nom exécré de cet homme.

La scène du banquet fut promptement divulguée: la plupart des
gentilshommes qui s’y étoient trouvés professoient pour lord
Cockermouth non moins de mépris et de haine que les paysans; mais,
comme rien ne leur commandoit la même circonspection, le bruit se
répandit bientôt que, le comte, ayant surpris Patrick et Déborah en
un rendez-vous d’amour, avoit tué celui-ci et blessé dangereusement
celle-là; et qu’à la face de l’assemblée, dans un accès de colère, il
avoit, au retour de son embuscade, dégaîné son épée encore tachée de
sang. Ce récit confirma les paysans dans leur opinion, et les enhardit
à parler.

Un ancien usage des Celtes s’est conservé jusqu’à ce jour dans les
campagnes d’Irlande, comme dans celles d’Espagne: chaque personne qui
passe près d’un lieu où quelqu’un a été tué ou enterré, ramasse une
pierre, et la jette religieusement à cette place: petit à petit, cet
amas de cailloux forme un tertre élevé qui, souvent, à la longue, finit
par se couvrir de terre et de végétations, et ne plus sembler qu’un
monticule naturel. Il n’est pas rare, même en France, de rencontrer,
surtout dans les provinces armoricaines, de ces témoins de la piété
de nos pères. Les savants les classent parmi les monuments gaulois,
keltiques ou druidiques; et bien qu’en les fouillant on y ait souvent
retrouvé des débris d’ossements humains, ces messieurs s’accordent fort
mal entre eux sur l’origine de ces _tumulus_.

On voit encore aujourd’hui, dans ce sentier de Killarney, le monceau de
pierres jetées au lieu trempé du sang de Déborah; et on le nomme encore
la tombe de Mac-Phadruig, ou la tombe de l’amant.

Les clameurs qui s’élevèrent alors contre lord Cockermouth devinrent
si générales et si directes, qu’il crut ne pouvoir sans danger les
supporter plus long-temps, et qu’il falloit par n’importe quel moyen
qu’il se lavât et se blanchît solemnellement aux yeux du public du
crime atroce qu’on lui imputoit. On poussoit l’animosité jusques à
l’accuser d’avoir empoisonné lady, et il ne pouvoit plus se montrer
hors du château sans essuyer les huées des enfants, qui lui crioient,
sans miséricorde: _Mylord Caïn, qu’as-tu fait de Patrick?_

Par des pratiques insidieuses, ayant arraché à Déborah le secret de
l’existence et de la retraite de Fitz-Whyte, il déposa contre lui entre
les mains de la Justice, le dénonçant et poursuivant comme assassin de
sa fille.

La cause devant être jugée aux sessions qui alloient s’ouvrir à Tralée,
dans les premiers jours de mars, il y entraîna la pauvre Debby, à peine
convalescente.

Et justement ils arrivèrent à Tralée le jour de l’entrée des juges
venus pour la tenue des Assises.

La besogne qui attendoit ces magistrats étoit assez honnête: sans
compter la cause de Patrick, ils avoient à dépêcher une sixaine
d’homicides, et une bonne douzaine de voleurs: ces formidables
meurtriers irlandois n’étoient autres, les malheureux, que de bons
paysans papistes qui avoient eu la monstruosité de se revancher sous
les bastonades de leurs tenanciers anglois, et ces insignes larrons,
que d’infortunées familles, plongées dans la misère par les dernières
confiscations, qui, poussées par la faim et le froid, avoient dérobé
quelques paniers de tourbe et quelques boisseaux de patates.

Déborah se trouvoit avec son père au balcon de l’hôtellerie, lorsque
passèrent, se rendant à la Cour, les deux juges—_justices_—master
Templeton et master Gunnerspoole, en grand et coquet costume de satin
blanc à falbalas couleur de rose, et perruques colossales saupoudrées
à blanc. Leur cortège se composoit du maire, des officiers municipaux,
et de laquais en livrée blanche, portant de gros bouquets à leur
boutonnière. Il ne manquoit plus qu’un tambourin et un galoubet pour
achever de donner un air grivois à cette mascarade.

Toute la ville, l’œil caressant, le sourire sur les lèvres, étoit en
mouvement comme par un jour de fête, et les rues, endimanchées, étoient
pleines d’élégantes blanches, de bourgeois bleus et de soldats rouges.

La durée des sessions dans les petites villes, par le grand concours
que les affaires civiles et criminelles occasionent, est un temps de
foire et de réjouissance.

Lorsque les deux juges apperçurent à la croisée le comte Cockermouth,
ils lui firent une gracieuse salutation. Pour se ménager leur
prévarication, il étoit allé, dès leur arrivée, les visiter et leur
faire sa cour assidûment. Une sympathie d’ivrognerie et de gloutonnerie
avoit aussitôt établi entre eux une espèce de compagnonage; et presque
chaque soir ils soupoient ensemble et plantureusement.

La coquetterie et l’air jovial de ces magistrats frappèrent
d’étonnement Déborah, qui pour la première fois voyoit des juges: elle
ne pouvoit se figurer que ce fussent là des _pourvoyeurs de la mort_.
M. Templeton et Gunnerspoole étoient fleuris, replets, obèses, patus
et râblus. Il faut, se disoit-elle, que ces messieurs aient une bien
parfaite estime de leur infaillibilité, car assurément ni appréhension,
ni regrets, ni remords ne les rongent. La gaîté du peuple, engendrée
par la seule présence d’hommes venus pour le décimer, ne surprenoit pas
moins péniblement Déborah. La foule veut des spectacles; tout ce qui
fait spectacle lui est bon: prêtres, soldats, bateleurs, juges, rois et
bourreaux.

La seconde cause appelée par la cour fut celle de Patrick.—Lord comte
Cockermouth l’accusoit d’avoir séduit sa fille, de l’avoir engagée à
s’enfuir avec lui, munie de ses bijoux et de ses pierreries, de l’avoir
assassinée au rendez-vous fixé pour le départ, et de s’être enfui en
France chargé de ses dépouilles pour échapper _au glaive de la Justice_.

Les faux témoins, achetés avec profusion, ne manquèrent point à leur
devoir; ils mirent en vérité une conscience scrupuleuse à mériter leur
salaire.

Deux faits évidents venoient fatalement à l’appui de ces accusations;
la disparition des bijoux et des diamants de Déborah, et le billet
renfermé dans le coffret d’acier déterré par Chris, que Cockermouth
déclara avoir trouvé dans l’appartement de sa fille. Il ne contenoit
que peu de mots, mais si accablants!

«Encore quelques heures, et nous n’appartiendrons plus qu’à Dieu: nous
serons libres!

»A demain, _my dear_ Déborah, comme il est convenu, quoi qu’il arrive,
à neuf heures précises au pied de la terrasse dans le sentier creux de
Killarney; venez sans crainte, votre Patrick y sera.

»N’oubliez pas, dans le trouble du départ, ce que vous possédez de
précieux; pour vous j’ai horreur du besoin.»

Placée dans la plus douloureuse alternative, ne pouvant justifier son
amant qu’en dévoilant son père, et ne pouvant sauver son père qu’en
immolant son amant, Déborah se renferma inexpugnablement dans cette
obscure dénégation: «Patrick est innocent, Patrick ne m’a ni volée ni
assassinée. Mon père n’a pas tué Patrick, car Patrick est en France.»
Il fut impossible de lui arracher une syllabe de plus.

Après quelques débats insignifiants, la Cour, trouvant sa religion
assez éclairée, entra lestement en délibération, et lestement, l’heure
du dîner approchoit, prononça la sentence condamnant par contumace
Patrick, convaincu de séduction, de rapt, de vol et d’assassinat, à la
peine capitale.

A la lecture de cet arrêt, Déborah se jeta à genoux au milieu du
tribunal, en criant: Grâce pour Patrick, il est innocent!...

Les juges levèrent la séance, et le comte fit emporter sa fille
évanouie.

       *       *       *       *       *

Sur le soir, MM. Templeton et Gunnerspoole accoururent au souper
magnifique que lord Cockermouth avoit fait préparé pour célébrer
l’arrêt mémorable de leur justice éclairée et pure. Il poussa la
barbarie jusqu’à vouloir y faire assister Déborah, mais elle se révolta
ouvertement, et n’y parut point.

Toute la nuit, cependant, elle fut dans la nécessité d’entendre, de son
lit, où elle gémissoit, leurs éclats de rire, leurs propos effrénés,
leurs joies de bas lieux.

Au point du jour elle se leva sans bruit. Pour sortir, il falloit
passer par la salle de l’orgie: le spectacle qu’elle y rencontra
n’ébranla pas sa résolution, mais il remplit son âme d’une douloureuse
pitié. Les deux juges, ivres-morts, avoient roulé sous la table; Chris
était enveloppé dans la nappe parmi un monceau de bouteilles; et son
père, tout couvert de sanies, dans le désordre de Noé, dormoit étendu
sur le carreau.

Ayant trouvé place dans un carrosse public qui partoit, elle y monta
pour s’éloigner au plus tôt de Tralée, et se rendre à Dingle-i-Couch,
où on lui avoit fait espérer qu’elle trouveroit plusieurs bâtiments
appareillant pour les côtes de France.

Peu de temps après son départ de Tralée, à la clôture des Assises, sur
la grande place, Patrick Fitz-Whyte fut pendu en effigie.

[Illustration]

[Illustration]



XIV.


ABSORBÉE par la joie inquiète de revoir Patrick, Déborah, les yeux
bandés, traversa la Normandie comme un amoureux mélancolique traverse
la ville pour aller saluer sa bien-aimée. Que lui importoit Dieppe,
son Saint-Jacques, ses Poletois et ses ivoiriers! que lui importoit la
vallée d’Arques, son château et ses ruines! que lui importoit Rouen,
son Saint-Ouen et son Bourg-Théroulde! que lui importoit Gisors, son
église et sa tour! que lui importoit les odorantes pommeraies, les
maisons de bois, les collines solitaires, le beau ciel bleu-turquin de
ces vallées! Son âme n’aspiroit qu’à Patrick; son regard immobile ne
cherchoit à percer le désespérant horizon que pour venir mourir à ses
pieds. Voir sans Patrick, éprouver sans Patrick, admirer sans Patrick,
c’eût été mal, si c’eût été possible. Il n’y a qu’un cœur désert ou
un cœur meurtri qui puisse seul s’en aller voyageant et musant par
le monde: le cœur désert pour combler son vide, le cœur meurtri pour
essayer à oublier.

Comme une heure du matin sonnoit, le coche arrivoit aux portes de
Paris: du sein de la nuit Déborah entendit alors s’élever la voix
du rossignol qui chantoit. Ce gazouillis mélodieux, semblant fêter
sa bienvenue et de la part de Dieu lui présager du bonheur, caressa
voluptueusement son âme, et chassa les rêveries chagrines qui
l’agitoient. Depuis ses derniers rendez-vous nocturnes, depuis que
toute félicité lui avoit été enlevée, depuis l’excès de ses maux, elle
n’avoit point ouï chanter le rossignol, le _rossin-ceol_; elle se
crut retournée au temps où elle avoit passé de si belles nuits avec
Patrick, assise au bord du torrent, parmi les rochers de _la Gorge du
Diable_, ou errante dans les genêts épineux de _Dove-Dale_, le val de
la tourterelle, élevant son âme par la contemplation de la nature et
par le culte de l’amitié.

Dès les premières lueurs du jour, Déborah, dévorée d’inquiétude, et
que les fatigues même du voyage n’avoient pu assoupir sur le lit
où elle s’étoit jetée, sortit, accompagnée, pour la conduire, d’un
garçon de l’auberge des Messageries. En arrivant au quai du Louvre,
elle ressentit une violente émotion, à l’aspect de cette galerie qui
borde au loin la Seine; cette longue façade insignifiante, à quelques
mensonges près, se dérouloit pour elle comme un immense papyrus: elle
le parcouroit du regard, elle y cherchoit l’hiéroglyphe dont elle seule
avoit la clef. Ces murailles, muettes pour la foule, avoient une voix
pour elle, une voix douce ou déchirante, une parole arbitre de son sort.

Une, deux, trois, quatre, cinq.... Elle compte les pilastres:
soudain sa joie éclate, elle apperçoit près du sixième, comme il
avoit été convenu, des caractères tracés sur une des pierres du
soubassement; elle s’approche, elle lit: PATRICK FITZ-WHYTE, _hôtel
des Mousquetaires_.—Dans l’enivrement, elle chancelle, elle balbutie;
elle n’a plus ni raison, ni bienséance, elle couvre de baisers ce mur
dépositaire fidèle, elle passe sa main douce sur cette inscription,
elle la caresse; elle pleure, elle sourit; elle parle irlandois; elle
s’agenouille, elle prie.... Puis, crayonnant quelques mots sur un
portefeuille, elle le donne au domestique, ébahi:—Allez, s’il vous
plaît, lui dit-elle, et de suite, à l’hôtel des mousquetaires; vous
demanderez M. Patrick Fitz-Whyte, et lui remettrez ceci, à lui-même;
tâchez de l’amener avec vous, je retourne à l’hôtellerie.

S’étant égarée plusieurs fois dans son chemin, en rentrant elle
trouva Patrick, qui depuis long-temps l’attendoit; follement, ils
s’élancèrent dans les bras l’un de l’autre, et confondirent, dans un
savoureux baiser, leurs pleurs et leur ivresse. Ils se couvroient des
plus tendres caresses, ils échangeoient les mots du plus pur amour.
Patrick, après ces premiers transports, s’apperçut du deuil de Déborah;
sa joie en fut troublée, des sentiments tristes, des regrets s’y
mêlèrent. Déborah demeuroit en admiration devant l’élégance de son ami;
la soubreveste de mousquetaire rehaussoit sa riche taille, et faisoit
paroître dans touts ses avantages sa belle tête blonde.

Pendant le déjeûner, tour à tour, ils se racontèrent tout ce qui avoit
marqué leur existence, tout ce qui leur étoit survenu depuis leur
séparation. Déborah, pour détourner l’affliction et le désespoir du
cœur de Phadruig, passa sous silence un seul fait,—priant Dieu qu’il
fît qu’il l’ignorât toujours,—le jugement des juges de Tralée, et sa
condamnation au gibet.

Ce jour même Patrick instala Déborah dans un petit logement de l’hôtel
Saint-Papoul, situé rue de Verneuil.

Leur soin le plus empressé fut d’aller remercier le Seigneur, qui
avoit protégé leur fuite et leur réunion, et de le prier de bénir
leur alliance, de veiller sur eux, jeunes, sans appui, jetés sur
une terre étrangère et dissolue, et de les confier à la vigilance
de ses Anges, afin qu’ils les détournassent de tout scandale, et
qu’ils les gardassent dans touts leurs chemins. Ils passèrent ainsi
toute la soirée en dévotion, dans une chapelle obscure de l’abbaye
Saint-Germain-des-Prés; l’église étoit placide et solitaire, une seule
lampe veilloit comme eux.

Patrick consacroit à Déborah touts les instants, touts les loisirs que
lui laissoit son service militaire: il les employoit auprès d’elle à
savourer les voluptés inépuisables de l’amour, de l’amitié, de la vie
domestique, de la retraite. Fitz-Harris venoit très-rarement dîner avec
eux, ou passer quelques heures en leur compagnie. Depuis long-temps il
s’étoit fait un grand refroidissement dans leurs rapports. Les faveurs
du colonel pour Patrick, et les marques publiques d’estime qu’il
lui donnoit, avoient envenimé le cœur de Fitz-Harris, naturellement
envieux. Il le jalousoit pour sa beauté, son esprit, son savoir, et
même aussi pour Déborah. D’un autre côté, Patrick n’avoit pas été long
à sentir qu’on ne pouvoit faire son ami qu’avec beaucoup de restriction
et de réserve d’un homme aussi parleur, aussi conteur que Fitz-Harris:
bavard mystérieux, ayant toujours quelque secret à promener d’oreille
en oreille, s’épenchant à tout venant, honorant l’univers de ses
confidences, et divulgant souvent même à son grand dommage, entraîné
par sa monomanie de récit, ses plus délicates intimités, qu’il eût dû
enfouir dans le plus profond de son cœur.

[Illustration]

[Illustration]



XV.


QUAND le ciel étoit serein, ils sortoient, ils s’en alloient prier dans
quelque église qu’ils ne connoissoient point encore, ou visiter quelque
monument, quelque musée, quelque promenoir: ils se plaisoient surtout
à parcourir les environs de Paris, leurs bois, leurs palais, leurs
châteaux.

Un jour, comme ils entroient dans le jardin des Tuileries, ils furent
apperçus par M. de Gave de Villepastour, le colonel de Patrick, qui se
promenoit sur la terrasse des Gardes.

—Quel heureux mortel que ce Fitz-Whyte! manger du pain des dieux!... Le
voyez-vous passer là-bas,—dit-il à Fitz-Harris, qui se trouvoit auprès
de lui,—avec cette corbeille de fleurs au bras?

—Quelle corbeille, mon colonel?

—Quelle corbeille?... lourdaud!... Cette Égérie! cette Dryade qui
l’accompagne toujours. Vous devez savoir, sans doute, Fitz-Harris, vous
qui êtes son Pylade, quelle est cette nymphe aux cheveux d’ébène.

—Aux cheveux d’ébène?... Mon colonel, le signalement n’est pas
très-positif: la famille des ébénacées est très-nombreuse; les
naturalistes, mon colonel, distinguent l’ébénier, l’ébénoxyle, le
plaqueminier, le paralée, le royen,..... et de plus, mon colonel,
l’ébène rouge, l’ébène verte, l’ébène grise, l’ébène noire, l’ébène
blanche. Entendons-nous, la nymphe a-t-elle des cheveux d’ébénier,
d’ébénoxile, de plaqueminier, de paralée ou de royen? la nymphe
a-t-elle les cheveux rouges, verts, gris, noirs, ou blancs?

—Fitz-Harris, vous faites à pure perte le mauvais plaisant: vous
postulez sans doute la place de fou de la Cour? mais, depuis la mort de
l’Angely, et du stupide Maranzac, bouffon de feu monseigneur, fils de
Louis XIV, l’économat des folies est supprimé.

—Les princes, mon colonel, font aujourd’hui leurs affaires eux-mêmes.

—Déjà plusieurs fois, je les ai rencontrés ensemble. La beauté de cette
créature est _enchanteresse_! Un col blanc comme un cygne!...

—Pardon, mon colonel, si je vous interromps, mais vous n’avez donc pas
vu, au château de Choisy-le-Roi, les cygnes noirs de madame Putiphar?

—Si fait: mais ce sont des cygnes mauvais teint, ce sont des cygnes de
Cour.

Plaisanterie à part, cette fille est une Vénus!...

—Une Vénus!... Alors, mon colonel, elle est bonne à faire des pipes
turkes.

—Que veux-tu dire?

—Je veux dire des pipes d’écume-de-mer.

—Oui! tout en elle est séduisant: taille fine, petits pieds, peau
d’albâtre!...

—Entendons-nous encore, mon colonel, les naturalistes distinguent
l’albâtre qui est brun, de l’alabastrite, qui est blanche: si vraiment
elle avoit une peau d’albâtre, je vous en demande pardon, elle auroit
là un détestable parchemin!

—Mauvais Scaramouche! vous m’assommez avec vos pasquinades! Vous
oubliez, je crois, que vous parlez à M. de Gave de Villepastour, votre
colonel? Vous me manquez de respect!

—C’est vous qui me manquez,... mon colonel; suis-je votre proxénète!
Vous vouliez me faire trahir l’amitié: j’ai fait la sourde-oreille.
Mais puisque vous le prenez ainsi, après tout, elle est assez grande
pour se défendre, je m’en lave les mains: voici donc ce qu’à tout prix
vous voulez savoir;—c’est une jeune Irlandoise, d’une haute et noble
famille, qui s’est amourachée de Patrick, et l’a suivi en France;
elle a vingt ans, elle est belle, elle est chaste:—vous y perdrez
votre mythologie, mon colonel; passez outre;—elle habite l’hôtel
Saint-Papoul, rue de Verneuil; et si vous désirez la voir, la chose est
simple: elle est touts les dimanches à l’abbaye Saint-Germain-des-Prés,
à la messe de midi.

—Tout en faisant le Romain, Fitz-Harris, vous êtes un perfide! A votre
œil je vois la secrète joie que vous éprouvez à trahir un homme qui
vous aime; plus que moi de savoir, vous brûliez de me dire ce que
vous feigniez vouloir me taire. C’est une mauvaise action que vous
avez faite là. Ce n’est pas la première fois que, sous le masque de
l’amitié, vous avez cherché à nuire à Patrick ou à le perdre en mon
esprit. Vous êtes un lâche envieux! Ce n’est pas ainsi que Patrick a
acquis mon estime, que vous n’aurez jamais.

En disant cela, le colonel lui tourna le dos et s’éloigna.—La leçon
étoit dure: Fitz-Harris se mit à siffler en la dévorant.

M. le marquis de Gave de Villepastour étoit le produit incestueux
d’un amour de la Régence; la chronique scandaleuse disoit que du sang
superfin couloit dans ses veines. Pour certain, un bras puissant,
un bras presque royal, dans l’ombre, l’avoit poussé et protégé, et,
quoique à peine âgé de vingt-cinq ans, en avoit fait un colonel. Bon
chien chasse de race; aussi chassoit-il bien, mais avec un voile
et des mitaines, c’est-à-dire qu’il conservoit, jusques en ses
déréglements, un décorum que les courtisans fouloient aux pieds. Il
lui restoit encore dans ses débauches une façon de pudeur dont les
francs roués auroient rougi, et quelques traditions,—je n’ose dire
sentiments,—du bien et du mal, du juste et l’injuste, entièrement
perdues à la Cour; et qu’il devoit à son précepteur, homme du grand
règne, dont, après tout, les leçons rigides n’avoient abouti qu’à faire
une espèce d’hypocrite.—En somme, M. le marquis n’étoit qu’un fat, un
gentillâtre, plein d’afféterie dans ses manières et dans ses paroles,
cérémonieux, complimenteur, faux, ridicule et musqué; un exemplaire
bipède du _Voyage en Italie_ de Dupaty, ou des _Lettres à Émilie sur la
Mythologie_, de Dumoustier.

Fort satisfait des renseignements que lui avoit donnés Fitz-Harris,
il ne l’avoit gourmandé si rudement que pour ne lui point avoir
d’obligation de sa trahison, et pour faire de la dignité avec un homme
qui ne savoit point mettre de frein à ses goguenarderies.

Le dimanche suivant, à midi précis, tout odoriférant comme un bouquet,
tout emmitoufflé de dentelles, tout habillé de satin vert-naissant,
emblême de son amoureux espoir, il accourut à Saint-Germain-des-Prés,
et fut se placer contre un pilier de la nef, auprès de lady Déborah.

A force de minauderies, il parvint bientôt à attirer un de ces regards.
Ce premier succès l’enivra et le rendit plus obséquieux encore. Ses
Heures lui ayant échappé des mains, il s’agenouilla précipitamment pour
les ramasser, et ne les lui rendit qu’après les avoir couvertes de
baisers. Il se penchoit sans cesse à son oreille, en murmurant:

—Vous êtes adorable! je vous adore! vous êtes un Ange! vous êtes
divine!... D’autres fois, avec une ferveur indécente, il lui adressoit
presque directement des strophes de psaumes ou des passages de prières
pouvant faire allusion. _Rosa mystica_, rose mystique! lui disoit-il;
_Turris eburnea_, tour d’ivoire! _Domus aurea_, habitacle doré! _Vas
insigne devotionis_, vase éclatant de dévotion! _Janua cœli_, porte du
ciel! _Stella matutina_, étoile matinière, étoile du berger, étoile
de Vénus! _Fœderis arca_, arche d’alliance!... _Columba mea_, ma
colombe!... _Sic lilium inter spinas, sic amica mea inter filias_, tel
un lys parmi des ronces, telle mon amie parmi ses compagnes!...

Déborah, de peur de se faire remarquer, n’osoit ni se plaindre ni
changer de place, et supportoit avec une résignation évangélique toutes
les impudences et touts les manèges du marquis; elle affectoit de n’y
faire aucune attention, et y demeuroit aussi insensible et aussi froide
qu’une statue aux agaceries d’un enfant.

A la sortie de la messe, M. de Villepastour la poursuivit, et l’accosta
sur le porche:

—Mille pardons, mademoiselle, mais ne seroit-ce pas à votre jolie main
ce joli gant que je viens de trouver à votre place?

—Pardon, monsieur; vous me l’avez dérobé pendant le lever-Dieu.

—Trouvé ou dérobé, qu’importe!... veuillez croire seulement que la
restitution de ce talisman seroit pour moi un douloureux sacrifice, si
ce sacrifice ne m’avoit pas fait ouïr le son mélodieux de votre voix.

—De grâce, monsieur, passez votre chemin; laissez-moi.

—Vous laisser! hélas! l’acier peut-il s’éloigner de l’aimant qui
l’entraîne?

—Ayez pitié de moi, monsieur; ne me couvrez pas de honte. N’étoit-ce
donc pas assez de vos impiétés dans la maison de Dieu!

—Mes impiétés?... je vous adorois, je me croyois au temple
d’Amathonte!... A deux genoux, faut-il que je vous en supplie, ne me
repoussez pas. Dès la première fois que je vous vis, miss, votre beauté
me frappa, me ravit, m’embrasa du plus ardent amour; j’ai fait de longs
efforts pour l’étouffer; je n’étois pas assez présomptueux pour oser
aspirer à vous, trésor de perfections; lutte inutile! je n’ai fait
qu’enfoncer plus avant la flèche que je voulois arracher. Je le sens
bien maintenant, l’amour ne peut se guérir que par l’amour. Ne soyez
pas inhumaine, ne soyez pas sourde à tant de passion! un sourire, qui
ne soit pas de mépris, un regard, qui ne soit pas de dédain, un mot,
qui ne soit pas de colère, et vous verserez un peu de calme et de joie
dans l’âme d’un désespéré, et du plus infortuné des amants vous ferez
le plus heureux.

—Monsieur, de grâce, je vous le répète, retirez-vous! Me voici dans la
rue que j’habite: voulez-vous me perdre aux yeux du monde, aux yeux de
mon époux? Il n’est qu’un homme dangereux et pervers qui puisse ainsi
se faire un jeu de l’honneur d’une femme!...

—Votre honneur m’est aussi cher que le mien, mademoiselle: Dieu me
garde de jamais l’entacher, j’en aurois un remords éternel! Je me
retire, espérant que cette déférence sera appréciée à son prix, et
rendra votre cœur plus miséricordieux pour moi, qui dépose à vos pieds
mystère, amour, obéissance.

Toutefois, le marquis de Villepastour ne s’éloigna point entièrement;
il la suivit à quelque distance pour s’assurer de la vérité des
rapports de Fitz-Harris. Après l’avoir vue entrer à l’hôtel
Saint-Papoul, il continua sa route d’un air de parfait contentement,
d’un air presque badin.

[Illustration]

[Illustration]



XVI.


A cette même époque, Fitz-Harris reçut de Killarney une lettre de
son frère, dans laquelle il lui étoit conté que leur ancien camarade
Patrick Fitz-White, disparu du pays, venoit d’être, aux assises,
condamné à mort par contumace, et d’être pendu en effigie sur le
port de Tralée, pour séduction, assassinat et vol de la fille de
lord Cockermouth. Cette affreuse nouvelle, bien loin de causer de
l’affliction à Fitz-Harris, je répugne à le dire, n’éveilla en son
cœur plein d’envie qu’une secrète joie. Il s’empressa d’acquiescer au
jugement calomnieux des juges de Tralée: il éprouvoit trop de plaisir
à trouver Patrick coupable pour ne pas ajouter foi à cette incroyable
condamnation.

Aussitôt il communiqua cette lettre à ses camarades intimes, disant à
chacun qu’il l’honoroit seul de cette confidence, et qu’il eût ainsi à
en garder le secret. Mais, comme lui, touts avoient des confidents, et
ces confidents en avoient touts d’autres; si bien qu’en peu de jours
ce secret devint, au régiment, le sujet général de la conversation, et
parvint aux oreilles de Patrick, qui en fut navré de douleur.

A la pension des sous-officiers, au dîner, devant touts ses compagnons,
il ne put se défendre d’adresser de vifs reproches à Fitz-Harris.

—Que vous ai-je donc fait, lui dit-il, pour avoir mérité tant de
haine ou si peu d’égard? Moi, votre compatriote, moi, votre ami,
vous m’avez traité bien méchamment! Ce n’est pas à ces messieurs que
vous eussiez dû faire connoître premièrement la lettre que vous avez
reçue d’Irlande, c’étoit à moi. Vous eussiez dû mettre au moins plus
de circonspection, et ne point vous en rapporter si témérairement au
dit-on d’une correspondance. Le fait est-il controuvé, le fait est-il
faux? vous l’ignorez. Je dois à la vérité de vous dire, messieurs,
qu’il ne l’est pas. Mais il est une chose que vous n’ignoriez point,
vous, mon ami, vous, introduit dans mon intimité.... Ici, messieurs,
pour me laver de l’infâme condamnation qui pèse sur moi, il faudroit
que je vous fisse des révélations que l’honneur me défend et me
défendra toujours de faire. Il doit être suffisant de vous dire pour
vous faire sentir toute l’énormité de ce jugement, que la femme qu’on
m’accuse d’avoir assassinée et volée, miss Déborah, comtesse de
Cockermouth-Castle, est ma bien-aimée et mon épouse.—La plupart de
vous, messieurs, l’ont vue à mon bras.

Je sais que pour le meurtrier il n’est pas de pitié; je sais que rien
n’excite plus notre dépit et notre indignation, que les déceptions
d’estime; quand nous sommes désabusés sur le compte d’un homme que
nous honorions et que nous cultivions comme vertueux, je sais combien
est grande notre colère; je sais que notre devoir est de le démasquer
et d’appeler sur lui la réprobation: mais, Fitz-Harris, vous n’avez
pu douter un seul instant de moi; vous n’avez pu et vous ne pouvez me
croire criminel, non, cela est impossible! Vous à qui mon cœur étoit
ouvert comme un livre, quelque effort que vous fassiez pour vous
aveugler, pour étouffer la voix qui dans le fond de votre conscience,
vous crie que je suis pur et juste!—Je croyois à votre amitié,
Fitz-Harris!

—Messieurs, que pensez-vous de cette complainte? s’écria alors
Fitz-Harris d’un air moqueur.

—Messieurs, que pensez-vous de cette perfidie?... Harris, je vous
accuse de trahison!

—N’avez-vous pas une épée, Patrick?

—Messieurs, ceci est un cri de sa conscience: on provoque en duel qui
on estime pour son égal, et non point un homme d’opprobre digne de
l’échafaud qui le réclame, un assassin!

Je ne me venge pas avec le fer, Fitz-Harris!

—Vous vous battrez!

—Je ne me bats pas.

—Alors vous m’égorgerez au détour d’une rue.

—Je ne me venge pas avec le fer.

—D’une heure à autre, Fitz-Harris, l’estime et l’amitié que je porte
à un homme ne se détruisent pas: mon amitié se fonde sur de l’estime,
mon estime sur de nobles qualités, et les nobles qualités, vous le
savez, ne sont ni passagères ni volages. Parce qu’un ami dans un moment
d’erreur m’a blessé, cet ami n’est pas moins, en dehors de cette
faute toute personnelle, avant comme après, à mes yeux comme aux yeux
de touts, un galant homme, rempli de bons sentiments et digne d’être
estimé. L’amour et l’amitié ont un flux et reflux de peines et de
plaisirs, de maléfices et de bénéfices: j’aurois le plus profond mépris
pour moi-même, si mon amour ou si mon amitié croissoit et décroissoit
suivant ce flux et ce reflux, s’ils n’étoient pas, une fois donnés,
inaltérables.

Fitz-Harris, déconcerté, ne répliqua pas à ces dernières paroles; il se
fit seulement quelques chuchotements indécents autour de la table.

Le bruit se répandit bientôt dans la caserne, et Fitz-Harris contribua
de touts ses efforts à l’accréditer, que Patrick avoit refusé de se
battre, que Patrick étoit un lâche qu’il étoit impossible de faire
aller sur le terrain. Non content d’en faire un poltron, on en fit un
sot: la scène du dîner fut falsifiée et ridiculisée et devint un thême
de dérision.

[Illustration]

[Illustration]



XVII.


LE marquis de Gave de Villepastour étoit fort inconstant dans ses goûts
satisfaits, mais très-fidèle à ses désirs. Quelques jours après la
messe de Saint-Germain-des-Prés, résolu à faire une nouvelle algarade,
et sans autres justes motifs, ayant condamné Fitz-Whyte aux arrêts,
il s’enveloppa d’un manteau qui le déguisoit parfaitement, et vint à
l’hôtel Saint-Papoul, sonner à la porte de lady Déborah.

Elle attendoit Patrick, elle ouvrit précipitamment.

—M. Mac-Whyte, s’il vous plaît? dit-il en contrefaisant sa voix.

—Il est absent, monsieur, mais il ne tardera pas à rentrer.

—En ce cas, veuillez me permettre de l’attendre, j’ai grand besoin de
le voir et de lui parler.

—Entrez, monsieur.

A peine la porte refermée sur lui, M. de Villepastour, faisant
l’agréable, s’écria:—Ma belle miss, vous avez introduit le loup dans la
bergerie; il n’est plus besoin de houlette ni de hoqueton!—Et, rejetant
au loin son chapeau et son manteau, il se montra comme la première
fois, dans son brillant costume vert-naissant.

A cette vue, Déborah poussa un cri de frayeur, et s’enfuit au fond de
son appartement: il l’y suivit, et se jeta à ses genoux.

—Par votre petite babouche que j’embrasse, et votre joli pied qui
l’habite, et pour lequel je donnerois touts les trônes et touts les
sceptres des rois, ne me fuyez pas, mademoiselle! Ne craignez rien,
vous êtes avec moi en noble et sûre compagnie. J’aimerois mieux perdre
la vie à l’instant que vous causer la moindre douleur. Ne vous offensez
pas de la ruse que j’ai employée pour pénétrer auprès de vous; je sais
bien tout ce que ma conduite a d’effronté et d’indélicat; mais quand
la passion commande, quand la raison est foulée aux pieds, pourroit-on
écouter la froide bienséance? Je languissois; il falloit que je
vous visse, que j’entendisse votre voix; que je m’enivrasse de vos
émanations, car vous êtes une fleur de beauté, cruelle miss, une tulipe
emplie de nectar: heureux les frelons qui boivent à votre calice!...
Hélas! où m’entraîne mon délire?... Hélas! hélas! je suis fou, fou
d’amour....

Non, M. de Villepastour n’étoit ni délirant ni fou; il jouoit seulement
la comédie avec assez d’adresse. Il n’avoit pas le plus léger sentiment
pour Déborah, son âme étoit froide, sa tête brûlante. Son pouls
battoit, les désirs sensuels l’entraînoient: l’ardeur de la volupté
l’animoit; il caressoit en imagination un corps admirable, que ses
regards de faune devinoient; toute sa pensée étoit là; étreindre ce
beau corps, labourer de baisers ces charmes nus.

L’innocente Déborah, trompée par ces faux-semblants, fut émue un
instant, la force lui manqua pour repousser durement un beau jeune
homme qui lui paroissoit plus malheureux que coupable. Quelle que soit
la candeur d’une femme elle ne peut se défendre d’un secret orgueil
lorsqu’un amoureux courbé à ses pieds lui révèle la puissance de sa
beauté.

—Relevez-vous, monsieur, lui dit-elle alors avec un accent d’émotion;
elle étoit si troublée qu’elle ne put en ajouter d’avantage.

—Qui relève, pardonne. Oh! vous me pardonnez. Oh! vous êtes bonne,
comme vous êtes belle! Tant d’attraits, tant de perfections ne
sauroient recéler une âme inhumaine. Oh! je vous remercie; laissez que
je vous baise les mains! J’avois par l’excès de ma flamme mérité tout
votre courroux; mais vous avez daigné comprendre, vous êtes si bonne,
que la faute en est à vos charmes séducteurs, et qu’il seroit mal de
punir en moi un tort qui procède de vous.

—Si je vous ai prié de vous relever, monsieur, c’est parce qu’il
m’étoit importun de vous avoir à mes genoux, dit sèchement Déborah,
blessée profondément de l’air déjà triomphant et du chant de victoire
du marquis; et si je vous prie de vous retirer, c’est parce qu’il m’est
importun que vous soyez ici. Sortez, je vous en prie!

—Oui, je le sens, je dois vous être importun, je vous suis tout
étranger encore. En effet, rien n’est plus insipide que de se trouver
seul à seul avec un être indifférent; mais de cet être indifférent
et étranger que je vous suis, tel est le pouvoir de l’amour: avec un
seul regard, un seul mot vous pouvez, sublime métamorphose! faire un
esclave, un ami, un amant lié à vous par des chaînes de fleurs. Allons,
laissez tomber sur moi ce regard initiateur, dites ce mot magique, que
je change de sort!

—Monsieur, vous perdez auprès de moi votre merveilleuse jactance;
soyez-en plus ménager; un muguet comme vous doit souvent en avoir
besoin. Croyez-moi, je ne vous serai jamais rien, pour cent raisons, et
parce que, vous ne devez pas l’ignorer, je suis liée non par des liens
de fleurs, mais par des liens indissolubles.

—Des liens indissolubles, _my dear miss_, sont de lourdes chaînes, qui
pour être supportables ont besoin d’être cachées sous des guirlandes de
roses.

—Mais, c’est tout franc, du Marmontel! Monsieur fait sans doute un
poème d’opéra?

—Dont vous êtes l’héroïne farouche, ma belle dame.

—Et vous, sans doute, le héros galantin non moins que fastidieux.
Mais, je vous en supplie, monsieur, vous m’obsédez, retirez-vous!
Vous le savez, j’attends mon époux; je tremble à chaque instant qu’il
ne vienne; partez! je vous en supplie, qu’il ne vous trouve pas ici.
Épargnez-vous un esclandre, épargnez-moi une scène horrible à voir: il
est si violent, si jaloux, il vous tueroit!

—Ho! ho! mais vous en faites un ogre: je suis curieux de savoir comment
il me dévorera, et je demeure....

—Partez, de grâce, je vous en supplie à genoux, monsieur....
Grands-Dieux! on sonne.... C’est lui! vous êtes perdu! je vous l’avois
bien dit....

—Qu’il soit le bien-venu céans.

—Que faire?...

—Ouvrez.

—Non, monsieur; je serai plus généreuse que vous n’en êtes digne,
j’aurai pitié de vous: tenez, voici la porte d’un escalier secret,
prenez-le; partez, fuyez!

—Partir? fuir?... Non, merci: à d’autres votre escalier dérobé, pour
moi, je me plais fort ici, et n’en bougerai pas. Ouvrez à l’ogre.

—Vous le voulez? soit! Mais ne vous en prenez qu’à vous de ce qui va
suivre.

—Ouvrez à l’ogre.

—Assez, monsieur!...

Un moment après, seule, d’un air chagrin, Déborah reparut tenant
ouverte une lettre décachetée.

—Hé bien! qu’avez-vous donc? ce n’étoit donc pas lui, ma belle mylady?

—Non, pas encore.

—Mais ce billet est de sa main, je reconnois l’écriture. Il vous
annonce, sans doute, qu’il est empêché de venir. Il ne viendra pas
effectivement. Je gage que le libertin aura été _bloqué_ aux arrêts.

—Vous savez donc?... Seriez-vous aussi mousquetaire?

—En ai-je l’air?

—Non pas, mais l’insolence.—Mon Dieu! mon Dieu! faut-il qu’il ne puisse
venir, quand j’aurois tant besoin de lui! Mais, Saints du Ciel! qui me
délivrera de vous?...

—Personne.

—J’ai reculé long-temps devant un scandale, vous me poussez à bout:
sortez, ou j’appelle au secours, par la croisée.

—Vous n’appellerez pas.

En disant ceci, M. le marquis la repoussa de la fenêtre, puis ferma les
serrures au double tour et mit les clefs dans ses poches.

—D’ailleurs, vous voici enfermée avec moi; on n’entrera ici qu’en
effondrant les portes: résignez-vous.

Déborah, désespérée, se jeta presque évanouie sur un sopha.

—Mais vous êtes un enfant de vous faire tant de mal pour si peu; mais
vous êtes une folle de vouloir faire une scène nocturne, voici neuf
heures bientôt, une scène qui vous perdroit de réputation. Nous sommes
seuls ici, tout à nous, rien qu’à nous! Personne au monde ne sait
ni ne saura que je suis auprès de vous: jamais amours furent-elles
plus secrètes, jamais amours furent-elles plus environnées de nuées,
et promirent-elles plus de plaisirs! car il n’y a de plaisirs vrais
que dans le mystérieux et le soudain. Allons, ma Diane, laissez-vous
aller, laissez aller ce beau corps au spasme du plaisir! le plaisir
est rare et infidèle, souvent on se donne beaucoup de peines et de
fatigues pour le goûter enfin: vous l’avez à vos pieds, qui se consume,
cueillez-le!... Follement, vous combattez contre vous-même: je vois
bien que vous êtes enflammée aussi; votre front est pâle, vos yeux
étincellent de désirs, votre sein bat doucement dans sa prison, vos
mains comme des charbons brûlent mes lèvres, vous frémissez à mes
attouchements! Ah! je meurs! rendez-moi caresse pour caresse!... mêlons
notre âme, notre vie, notre jeunesse!... Un baiser, un seul,... et je
serai un demi-dieu!

Que vous êtes cruelle, madame!...

—Que vous êtes dangereux!

—Que vous me faites souffrir! Caresses, pleurs, menaces, désespoir,
rien ne peut donc sur vous?

—Rien; Dieu m’assiste, je ne succomberai pas.

—Vous êtes une muraille!

—Contre laquelle vous vous brisez, monsieur.

—Je vois avec peine que vous avez votre éducation à refaire, madame;
vous avez toujours vécu éloignée de la Cour, vous êtes garnie de
préjugés bourgeois et de mœurs provinciales; vous auriez un beau succès
de ridicule à Versailles.

—C’est le seul qu’une honnête femme puisse envier en ce lieu.

—Pourtant si ce n’étoit votre sauvagerie, votre beauté vous y donneroit
de tout autres droits, ce n’est que là que vous pourriez paroître dans
toute votre splendeur.

—Recevez mes compliments, votre luth de séduction n’est pas monotone:
sans résultat vous avez touché la corde de la passion, maintenant vous
essayez celle de l’orgueil.

—Votre amant, ou votre époux comme vous le nommez, n’est qu’un simple
mousquetaire; je suis mieux que cela: ma parole est de poids, mon
bras est puissant; si vous lui portez quelque intérêt, à ce pauvre
garçon, si votre destinée est liée à la sienne, pourroit-il vous être
indifférent de le voir prospérer, de le voir monter au faîte des
faveurs et de la fortune?

—A merveille! Maintenant, voici que résonne la corde de l’ambition.

—Auriez-vous fait, par hasard, des projets de fidélité conjugale, en
quittant votre île? Mon Dieu! qu’on est arriéré dans votre Irlande!
Mais ce seroit un meurtre que tant de perfections, tant de beautés, si
bien faites pour être célèbres, passassent incognito sur cette terre.
La femme est le plus bel instrument créé; mais abandonnée à elle-même,
c’est le meuble le plus morne et le plus insignifiant. Pour mettre en
jeu la poésie et l’harmonie qu’elle recèle, il faut, comme au clavecin,
qu’une main habile se promène sur son clavier d’ivoire; il faut qu’une
bouche amoureuse l’anime de son souffle, comme un haut-bois.

—Vous êtes infatigable.

—Ce n’est qu’un titre de plus, mylady.

—Vous êtes impudent!

—Qui n’est pas impudent ne sera jamais seigneur en amour.

—A ce compte, vous devez y être roi.

—Roi et roué, madame.

Petit à petit le marquis s’étoit glissé doucement sur le canapé, aux
côtés de Déborah, et cherchoit à lui saisir la taille et les mains.

—Laissez-moi, monsieur, ne m’approchez pas; je vous le dis, touts vos
efforts sont vains. Allez-vous recommencer vos assauts? Vous êtes un
fou!

—Ah! que n’êtes-vous une folle, nous serions plus sages touts les
deux: moi, je ne m’acharnerois pas à vouloir attendrir un cœur de
marbre, et à semer mon grain parmi les pierres; vous, mistress, vous
ne laisseriez pas s’écouler en paroles et en simagrées, un temps qui,
pour notre bonheur mutuel, pourroit être si délicieusement employé.
Que de caresses déjà nous eussions dû échanger! que de baisers déjà
nous eussions dû cueillir, que de pâmoisons!... A propos, aimez-vous
les estampes, belle miss? Tenez, j’ai là sur moi un livre plein
d’excellentes gravures, dont les dessins sont attribués à Clodion.
Approchez la bougie, tenez, voyez.

Le marquis de Villepastour avoit tiré de sa poche un petit livre
richement relié, et il le présentoit ouvert à Déborah; c’étoit une
de ces compositions dégoûtantes d’obscénité, ornées de dessins, pour
l’intelligence et l’illustration du texte, comme il s’en fabriquoit
et s’en consommoit tant à cette époque immonde. Elle laissa tomber
dessus un regard confiant, qu’elle détourna aussitôt, en jetant un
cri d’horreur, et en repoussant au loin cette ordure. Le marquis
courut la ramasser soigneusement, en riant jusqu’aux larmes de sa fine
plaisanterie.

—Voilà donc le cas, belle dame, que vous faites des _Heures de
Cythère_?...

—Monsieur, vous avez tout mon dégoût et tout mon mépris!

—Ces gravures sont vraiment fort belles; à la Cour, elles ont été
très-goûtées: les Dames du Palais de la Reine en ont fait leurs
délices; et je tiens celui-ci d’une Dame d’honneur.—M. le maréchal
prince de Soubise, maréchal surtout en cette matière, avoit souscrit, à
lui seul, pour deux cents exemplaires.

Si madame veut en accepter l’hommage?...

—Vous me faites horreur! Ne m’approchez pas, ou je crie au feu. Partez,
laissez-moi, vous vous êtes fourvoyé; vos pareils n’ont que faire ici.
Je vous l’ai dit: je ne vous serai jamais rien!

—Pardon, vous me serez une victime.

Il est déjà dix heures passées, volontiers je coucherois en votre lit,
si, auprès d’une inspirée Judith comme vous, je n’avois à redouter la
parodie d’Holopherne. Bonsoir!

Le marquis, s’étant renveloppé de son manteau, fit plusieurs
salutations dérisoires et se retira, gonflé de colère et de dépit,
qu’il s’étoit efforcé à déguiser.

[Illustration]

[Illustration]



XVIII.


QUAND le lendemain Patrick vint visiter Déborah, il la trouva agitée et
désolée encore des affronts et des terreurs de la veille.

—Qu’avez-vous, que vous est-il donc arrivé, mon amie? lui dit-il en la
baisant au front; vous avez l’air chagrin.

—Hier, mon bon Pat, j’ai bien souffert de votre absence.

—J’aime votre tendresse, et pourtant je la blâmerai: vous n’eussiez pas
dû vous alarmer à ce point, la chose n’avoit rien de grave: pour un
mot, pour une peccadille, M. de Gave de Villepastour m’avoit consigné
au quartier, et mis aux arrêts pour vingt-quatre heures, comme je vous
l’ai écrit: c’est là tout, en vérité!

Déborah se garda bien de rendre franchise pour franchise, et de
dévoiler l’attentat dont elle avoit été l’objet. La sensibilité de
Patrick en auroit été trop affectée; son esprit ombrageux en auroit
conçu trop de crainte et de colère, et se seroit consumé dans de
mortelles angoisses. A quoi bon d’ailleurs troubler la paix de son
âme? Une amante peut être excusable de semer de la jalousie dans un
cœur, pour réveiller un amour qui s’y éteint, mais en semer à plaisir
dans un cœur exalté et pénétré d’une passion profonde, c’eût été d’une
barbarie dont les femmes légères ne se rendent que trop coupables, mais
impossible à Déborah. Au surplus, non par calcul, mais par devoir, se
fût-elle crue dans l’obligation d’en faire l’aveu, qu’elle ne l’eût
pas fait en ce moment, de peur de l’accabler; car lui-même paroissoit
soucieux.

—Vous êtes préoccupé de quelque sombre pensée, Patrick: quelqu’un ou
quelque chose vous a blessé? Quand vous avez l’âme froissée, vous le
savez, cela se lit couramment dans vos yeux.

—Je suis, il est vrai, encore tout consterné d’un événement
qui m’a rempli de tristesse: Fitz-Harris hier a été arrêté par
lettre-de-cachet, et conduit à la Bastille.

—Pour quel crime?

—Fitz-Harris, vous êtes injuste envers lui, n’est point capable d’un
crime. Son forfait est assez imaginaire, mais probable. Vous savez
combien il est indiscret, bavard, médisant; vous connoissez son
application à colporter des épigrammes et des anas scandaleux; il
appelleroit, je crois, un bon mot, une parole même qui lui feroit
tomber la tête. Dernièrement, à s’en rapporter à l’accusation, il
auroit dans un salon récité un quatrain diffamatoire sur madame
Putiphar; ce quatrain sans doute depuis long-temps traînoit à la Cour
et à la ville. Malencontreusement un agent secret de M. de Sartines se
trouvoit à cette soirée, et l’a vendu.

—Je ne vois pas là de quoi vous désoler. Il manquoit aux fables de
Fitz-Harris une morale qu’il a trouvée enfin: la Bastille. Il y gagnera
peut-être un peu de réserve: c’est une leçon salutaire.

—Dites une leçon terrible: une fois entré, nul ne sait s’il en sortira.

—Ah! ce seroit affreux!...

—Au déjeûner, ce matin, j’ai été déchiré de l’air facétieux avec
lequel nos compagnons, et ses soi-disant amis même, ont parlé de sa
mésaventure. Ils ont poussé la lâcheté jusqu’à le blâmer d’avoir
poursuivi de ses sarcasmes la candide madame Putiphar, qu’ils ont
plainte tendrement; ils sont allés jusque-là d’en faire l’apologie,
eux qui avoient l’habitude de la couvrir chaque jour de la fange
de leurs injures. Oh, mylady, que les hommes sont méprisables!—Je
sais bien qu’il n’en est peut-être pas un seul que l’esprit envieux
de Fitz-Harris n’ait blessé dans quelque coin du cœur: mais a-t-on
jamais droit d’être féroce? Ces messieurs, qui se font une loi de
se venger par l’épée, se vengent aussi fort bien par la langue. Ces
messieurs, qui se font une loi d’honneur de chercher à arracher la vie
à quiconque, même à un ami, qui par hasard les froisseroit, ne se sont
pas fait, à ce qu’il paroît, une loi d’honneur de ne point accabler un
absent, et de ne point frapper un homme abattu. Pas un n’a exprimé un
regret, pas un n’a eu la moindre pensée louable en sa faveur. Malheur
à celui qui ne s’est fait des amis que par la terreur que son bras
ou sa bouche répand! S’il fait une chute on applaudira. A peine les
bûcherons ont-ils abattu un chêne sous lequel venoit se ranger au
moindre orage le bétail craintif, qu’il accourt aussitôt brouter et
détruire les rameaux qui tant de fois lui avoient prêté un généreux
ombrage.

Cette méchanceté, cette hilarité, ce délaissement général, ont fait sur
mon cœur de douloureuses impressions, qui m’ont déterminé à prendre le
ferme parti de sauver Fitz-Harris.

—Je vous reconnois là, Patrick, toujours noble et grand; mais je doute
que cette bonne œuvre soit couronnée de succès.

—Vous savez parfaitement ce que peut la volonté et l’opiniâtreté; vous
me l’exprimâtes fort bien autrefois dans un billet. Si je ne réussis
pas à lui faire recouvrer sa liberté entière, peut-être réussirai-je à
lui abréger sa captivité, et si j’échoue complètement, j’aurai au moins
une satisfaction intime; je serai sans reproche.

—Que vous êtes généreux, Patrick!

—Demain, sans plus de retard, j’irai à Choisy, me jeter aux genoux de
madame Putiphar: je ferai tant, je l’implorerai si bien, qu’il faudra
que son cœur vindicatif se laisse toucher, et qu’elle pardonne, pour la
première fois, peut-être.

—Que vous êtes généreux, Patrick! je vous loue; mais ne le faites
bien que pour votre satisfaction intime, comme vous disiez tantôt.
N’attendez pas que jamais votre générosité soit payée de retour; la
générosité n’est pas une monnoie de change: c’est un écu d’or sans
effigie; celui qui le reçoit le met à la fonte; c’est une clef d’or qui
ouvre aux hommes notre cœur, et qui nous ferme le leur impitoyablement.
Quand j’entends une personne en dénigrer ou en calomnier une autre, je
suis toujours tentée de lui dire: Vous êtes son obligée, sans doute?...
Ce n’est pas que je veuille détruire en vous un haut sentiment, celui
de touts qui rapproche le plus la créature du Créateur: la générosité
c’est une parcelle de la Providence. Allez! sauvez Fitz-Harris! mais
soyez convaincu que nul au monde ne feroit pour vous ce que vous allez
faire pour lui; et Fitz-Harris moins que tout autre assurément.

—Grands-Dieux! Sauriez-vous donc?...

—Je ne sais rien. Mais Fitz-Harris est un être de la pire espèce, un
bavard, un homme qui met la lampe sous le boisseau, et qui dit _racha_
à ses frères.

—Qui vous a donc appris?

—Je ne sais rien, vous dis-je; que ce que me dicte mon cœur.

—Alors vous avez une perspicacité qui tient de l’astrologie; vous êtes
éclairée par de divins pressentiments; Dieu vous a douée d’une seconde
vue.

—Non: Dieu a seulement emprisonné mon âme dans un instrument frêle
et sensitif; tout ce qui le heurte l’ébranle et le fait résonner
longuement, et ce sont ces vibrations que mon âme écoute.

[Illustration]

[Illustration]



XIX.


EN effet, le lendemain matin, Patrick, plus résolu que jamais dans sa
courageuse entreprise de tirer Fitz-Harris de sa basse-fosse, se rendit
de fort bonne heure au château de Choisy-le-Roi, qui avoit, comme
beaucoup d’autres choses royales, passé des mains de feu mademoiselle
de Mailly, marquise de Tournelle, duchesse de Château-Roux, aux mains
de la Poisson, femme Lenormand, dame Putiphar.

La favorite n’étoit pas encore levée: on vint lui annoncer qu’un
mousquetaire du Roi lui demandoit audience. Surprise et intriguée de
cette visite si matinale, elle envoya aussitôt sa femme de chambre,
madame du Hausset, voir ce qu’il pouvoit être et ce qu’il pouvoit
désirer.

—Je n’ai point de message à remettre à madame Putiphar, dit Patrick, je
n’ai rien à demander pour moi, si ce n’est qu’il lui plaise de me faire
la faveur de la voir et de lui parler un moment, faveur dont je lui
garderai une reconnoissance éternelle, moment qui sera le plus doux de
ma vie.

Madame du Hausset courut reporter de suite à sa maîtresse ces
paroles mêmes. Il m’a dit cela, ajouta-t-elle, avec un ton d’onction
et d’excellente courtoisie qui m’a séduite. Il est tout jeune, vingt
ans au plus; il est beau, d’une beauté rare, plus beau que M. de
Cossé-Brissac, que M. le comte de Provence; plus beau que vous! beau
d’une beauté inconnue, beau à se mettre à genoux devant; c’est un Ange!
c’est un mousquetaire du _Paradis-Perdu_.

—Quel enthousiasme, madame du Hausset, mon Dieu! Ce matin vous êtes
tout salpêtre! dit madame Putiphar, affectant une profonde indifférence.

—Je n’exagère rien, vous verrez, madame.

Faut-il le faire introduire?

—Non, ma bonne; dites-lui que je suis indisposée et ne peux recevoir
personne.

C’étoit une fausse nonchalance pour déguiser ses désirs impatients, car
elle brûloit de le voir.

—Quoi, vous seriez assez cruelle, madame!...

—Je gage que c’est encore quelque jeune sot amoureux de moi, comme il
m’en est si souvent tombé des nues, quelque jeune fat qui vient me
faire une déclaration à la Don Quichotte.

—Oh! non, madame, il y avoit sur sa figure de la raison et du chagrin.

—Assez. Qu’on l’introduise!

Quand Patrick entra, madame Putiphar, étendue gracieusement sur son
lit, fit un mouvement d’admiration, et demeura quelque temps à le
contempler d’un regard langoureux.

—Madame, je vous demande pardon à deux genoux, dit alors Patrick
avec une sensible émotion et avançant de quelques pas timides, si je
viens vous troubler jusqu’en la paix du sommeil, et effaroucher de mes
tristes prières vos rêveries du matin.

—J’accepte votre visite, mon cher monsieur, comme un heureux présage de
la journée qui se lève.

—Je vois avec attendrissement, madame, que j’étois loin d’avoir trop
présumé de votre bonté en osant espérer d’arriver jusqu’à vous.
Veuillez croire que ni l’orgueil ni une vaine présomption ne m’ont
guidé en cette démarche.

—De grâce, monsieur, approchez, prenez un siége et asseyez-vous près de
moi.

Sur le velours rouge d’un vaste fauteuil où il s’étoit assis, la belle
figure blanche et blonde de Patrick se dessinoit merveilleusement et
se coloroit de reflets de laque qui sembloient donner à son incarnat
la transparence d’une main présentée à la lueur d’une bougie. Près de
lui, sur un petit meuble de Charles Boule, étoient semés, pêle-mêle,
des crayons, des pastels, des dessins, quelques planches de cuivre,
quelques burins, et _Tancrède_ de M. le gentilhomme ordinaire, ouvert à
sa _courtisanesque_ dédicace.

En ce moment, madame Putiphar travailloit à graver une petite peinture
de François Boucher. Déjà elle avoit gravé et publié une suite de
soixante estampes d’après des pierres-fines intaillées de Guay, tirées
de son cabinet. Aujourd’hui ce recueil in-folio est fort rare, n’ayant
été imprimé qu’à un petit nombre d’exemplaires d’amis.

Ainsi, elle s’étoit toujours fort occupée aux beaux-arts, surtout à
la peinture. Et c’est ce qui lui avoit attiré, certain jour que M.
Arouet de Voltaire l’avoit surprise dessinant une tête, ce madrigal si
_trumeau_:

  PUTIPHAR, ton crayon divin
  Devait dessiner ton visage,
  Jamais une plus belle main
  N’aurait fait un plus bel ouvrage.

Patrick paroissoit fort embarrassé; pour le rassurer et pour lui
épargner les ennuis d’une première phrase d’ouverture, elle lui dit
avec affabilité:—Vous êtes étranger, sans doute?

—Je suis Irlandois, madame, et j’ai nom Patrick Fitz-Whyte.

—J’avois cru le reconnoître à votre accent. Vous revenez sans doute des
guerres de l’Inde, avec le baron Arthur Lally de Tollendal?

—Non, madame; je n’ai quitté ma patrie que depuis un an.

—Comment cela se fait-il que vous ne soyez point dans le régiment
irlandois du comte Arthur Dillon?

—Pour ne point m’éloigner de Paris, j’ai préféré entrer aux
mousquetaires; et cela m’a été facile, avec l’auguste protection de mes
seigneurs François Fitz-James et Arthur-Richard Dillon.

—Si vous êtes ambitieux, si vous voulez arriver à de hauts
commandements, vous agiriez sagement de vous faire naturaliser, comme
feu le duc James de Berwick.

—Oh! non, jamais, madame. On peut avoir deux mères comme deux patries;
mais renier les entrailles qui nous ont conçu, la terre qui nous a
donné le jour, ce ne peut être que d’un cœur dénaturé. A l’Irlande
mes souvenirs, mes larmes et mon amour; à la France mon dévoument, ma
fidélité, ma reconnoissance; mais je décline devant la prostitution,
car c’en est une, de feu M. le maréchal duc Fitz-James de Berwick,
Irlandois, francisé, grand d’Espagne.

—Je vous loue de ces nobles sentiments, qui pourtant seront trouvés
austères.

—Je n’ignore pas, madame, que l’on traitera cela de préjugé. Si
toutes les impulsions et touts les penchants spontanés de l’âme
sont des préjugés, je reconnois sincèrement en avoir beaucoup, et
quoi que puissent dire nos sophistes et leur vaste philanthropie,
un Irlandois sera toujours pour moi plus qu’un Italien; un genêt de
Macgillycuddy’s-Reeks, plus qu’un marronnier des Tuileries, les belles
rives du Loug-Leane, où s’essayèrent mes premiers pas, me seront
toujours plus chères que les rives du lac de Genève. Et c’est ce
sentiment indéfinissable, mêlé à de l’amitié et de la commisération,
madame, qui m’a conduit à vos pieds.

—Parlez sans trouble, mon jeune ami, pour vous je ne suis que charité.

—J’avois aux mousquetaires un seul compatriote, un seul compagnon,
un seul ami; madame, il vient par vos ordres d’être plongé dans les
cachots de la Bastille.

—Qui donc?

—Un nommé Fitz-Harris, neveu de Fitz-Harris, abbé de Saint-Spire de
Corbeil.

—Fitz-Harris.... Ah! je sais, cet homme infâme!... Comment
pourriez-vous, sans honte, vous intéresser à un scélérat?... s’écria la
Putiphar, avec un accent de colère et de rancune.

—En effet, madame, vous jugez bien de mon cœur, il ne pourroit
s’intéresser à la scélératesse; aussi vient-il vous demander grâce pour
Fitz-Harris.

—Grâce pour un pamphlétaire, un libelliste, allant partout souillant
par ses insultes la majesté du trône! un vil calomniateur, qui pousse
la lâcheté jusques à outrager une foible femme que Pharaon daigne
honorer d’un regard de bienveillance! Non, point de grâce pour cet
homme!... Les assassins ne sont pas les criminels les plus dangereux
pour une monarchie: le coup de canif de Damiens a gagné autant de cœurs
à Pharaon, que les coups de plume de Voltaire lui en ont aliéné. C’est
Damiens qu’il eût fallu envoyer à la Bastille, et monsieur votre ami
qu’il auroit fallu écarteler.

—On a égaré votre justice, madame: je vous atteste, par Dieu que
j’adore, et par tout ce que vous vénérez, que Fitz-Harris n’est point
un malfaiteur, un suppôt ignoble et dangereux, un libelliste, un odieux
pamphlétaire. Votre police, sans doute, pour faire la zélatrice et
faire valoir sa capture, vous l’a dépeint sous des couleurs atroces;
mais Fitz-Harris est un homme pur et un fidèle serviteur du Roi.

—Vous niez donc qu’il m’ait outragée publiquement, en déclamant contre
moi un poème injurieux.

—Vos agents, madame, sont à coup sûr de Gasgogne ou de Flandre? car
ils ont un goût prononcé pour l’amplification et l’hyperbole: ce long
poème, cette Iliade diffamatoire se borne simplement à un quatrain,
qu’on m’a dit plus mauvais que méchant. Non-seulement, comme vous
le voyez, je ne nie pas la faute, mais je ne cherche pas même à
l’atténuer: l’atténuer ce seroit la détruire.

Fitz-Harris, il est vrai, et je l’en blâme violemment, a eu un tort,
qui, si vous n’étiez pas si bonne, pourroit être impardonnable, celui
de répéter dans un salon une épigramme, partie dit-on de la Cour, et
qui depuis long-temps couroit le monde; mais il l’a fait, comme on
répète une nouvelle, sans intention hostile, sans arrière-pensée,
inconsidérément, follement, comme il fait tout. Ayant la vanité
d’être des premiers au courant des bruits de ville, il va quêtant
des nouvelles à tout venant, et va les remboursant à tout venant,
comme on les lui a données; il n’est, vous me passerez cette bizarre
comparaison, qu’une espèce de porte-voix, de cornet acoustique,
transvasant machinalement tout ce qu’on lui confie; pour être juste,
ce n’est pas lui, instrument, qu’il faudroit punir, mais ceux qui
l’embouchent.

—A merveille, vous faites de sir Fitz-Harris un parfait perroquet, un
fort aimable vert-vert.

—Je vois avec satisfaction, que vous avez daigné me comprendre,
madame, et j’ose espérer que vous ne ferez pas Fitz-Harris victime,
comme Vert-Vert, de la grossièreté des bateliers.

—Votre générosité si flexible, monsieur, vous ouvre mon cœur et mon
estime. Parlez de vous, tout vous sera accordé; mais oubliez cet homme:
un trucheman semblable, à une époque de _vilipendeurs_ comme celle-ci,
est un être pernicieux qu’il est bon de séquestrer du monde.

—Au nom de Dieu, madame, au nom de votre frère, que vous aimez!...

—Vous n’obtiendrez rien. Ne suis-je pas déjà assez environnée
d’ennemis, ameutés pour me perdre! Si non quelques artistes et quelques
poètes qui m’ont voué à la vie, à la mort, leur affection intéressée,
je ne compte pas un seul cœur qui batte pour moi; je n’entends au loin
que les aboiements de la haine, je n’ai autour de moi que des chiens
muets.

—Ah! madame, ne vous laissez pas abattre ainsi par la mélancolie. Sans
doute, les hommes sont ingrats et injustes, mais il vous reste encore
tout un monde d’amour et d’amis.

—Vous croyez?... Hélas! ce que vous dites là me fait du bien!
soupira-t-elle, en lui prenant la main, et la lui serrant tendrement.
Quel sort plus cruel! être déchue de tout, de la jeunesse, de l’amour,
du Pouvoir.... Ah! ce que vous m’avez dit là m’a rafraîchi le cœur! Si
vous pouviez sentir ce que l’on souffre à être l’exécration de tout un
royaume? car, je le sais bien, la France m’abhorre: elle se prend à
moi de touts ses malheurs, elle m’en fait la source. Pauvre France! tu
verras quand je ne serai plus, si tu seras plus heureuse! C’est à moi
qu’on reproche les désastres de la guerre de sept ans; tout m’accuse,
tout m’accable, jusques à ce cardinal de Bernis!... C’est un serpent
que j’ai réchauffé dans mon sein!... Ne réchauffez jamais de serpent
dans votre sein, mon beau jeune homme.

En ce moment, la Putiphar, ayant peu à peu rejeté son édredon,
se trouvoit sur son lit presque entièrement à découvert. Sa fine
chemise de batiste et de dentelle, en désordre, laissoit se dessiner
voluptueusement l’ampleur de ses hanches, et sa belle taille dont
elle étoit si fière. Bien qu’elle eût à cette époque quarante et un
ans, son col avoit encore un galbe majestueux, et ses seins étoient
blancs et fermes; ses traits seuls avoient subi plus d’altération, non
pas l’altération de la vieillesse, mais la décomposition du remords.
Appuyée sur son oreiller, elle avoit la tête penchée vers Patrick: son
sourire constant, sa contemplation langoureuse avoient une expression
de convoitise qui eût fait douter si son regard étoit humide de regrets
ou de désirs.

Patrick crut l’instant favorable pour un dernier effort: il se jeta à
genoux, couvrant de baisers le bras que la Putiphar laissoit pendre au
bord du lit avec coquetterie.

—Au nom de Dieu, madame, au nom de touts ceux qui vous aiment,
pardonnez à Fitz-Harris, ne soyez pas inexorable.

—Hélas Dieu! où me ramenez-vous?... Non! ne me parlez pas de cet homme.

—Quoi! madame, oh! non; c’est impossible! vous êtes si bonne! Quoi!
pour un mot, pour un rien, pour une inconséquence, pour une erreur,
vous arracheriez à la nature, à l’amour, à l’existence, un enfant, un
fou?... Quoi! vous feriez pourrir dans un cachot un bon et beau jeune
homme, entrant à peine dans la vie? Non, non, c’est impossible! votre
cœur n’a pu concevoir cette vengeance, votre âme n’a pu se faire à
cette idée: grâce, grâce pour Fitz-Harris!...

—Non: tout pour vous, rien pour lui.

—Ah! vous êtes cruelle, madame, vous me déchirez, vous me faites un mal
horrible. Grâce, grâce, sauvez-le!...—Hé bien, oui, cet homme vous a
blessée, cet homme est un lâche, un assassin, que sais-je? Il ne mérite
que le bourreau! Mais soyez grande, pardonnez-lui. Le plus bel apanage,
le plus beau fleuron de la couronne, c’est le droit de clémence; vous
l’avez, ce droit! Pardonnez-lui, soyez royale! car Dieu vous a donné un
sceptre; car Dieu vous pèsera dans la balance des rois; car Dieu vous a
fait Souveraine!

—Tout à vous et pour vous, Patrick; qu’il soit libre!... Vous avez sa
grâce; mais dites-lui bien que ce n’est pas à lui que je la donne, mais
à vous.

—Merci, merci, madame! merci à Dieu! Je ne sais, dans mon délire,
comment vous exprimer ma reconnoissance.

—Point de reconnoissance, Patrick. En m’épanchant dans votre sein comme
je ne l’avois fait avec personne au monde, je n’ai point fait de vous
un serviteur, mais un ami.

—Bien indigne de vous, madame.

—Laissez Dieu en être juge.

Au revoir, monsieur. Venez après-demain à Versailles où je serai, et je
vous remettrai la lettre de grâce de cet homme.

Alors, la Putiphar sonna madame du Hausset et fit éconduire Patrick.

Il étoit dans un état d’émotion indéfinissable, tout ce qui venoit
de se passer lui revenoit en foule dans la tête. Une pensée, qu’il
chassoit loin de lui, reparoissoit toujours au milieu de ce vertige; il
lui sembloit, mais cela répugnoit à sa raison, qu’au moment où, dans
son transport de reconnoissance, il avoit couvert de baisers les bras
de la Putiphar, deux lèvres brûlantes s’étoient posées sur son front.

[Illustration]

[Illustration]



XX.


LA bienfaisance est la seule volupté de l’âme qui soit sans mélange.

Dans cette plénitude d’esprit, dans cette satisfaction douce qui
rayonne dans le cœur après une bonne action, Patrick accourut à son
retour apporter à Déborah la nouvelle de ses succès.—Il est sauvé!
s’écria-t-il en se jetant dans ses bras; demain, j’aurai sa grâce,
demain il sera libre!

Déborah partagea sincèrement sa joie. On est si heureux de voir ceux
qu’on aime faire le bien; on est si sensible de leur sensibilité; on
est si grand de leur grandeur.

Il n’en fut pas de même à la Compagnie: quand, au dîner, Patrick
annonça qu’il avoit obtenu la liberté de Fitz-Harris, ces messieurs,
tombés dans la stupéfaction, s’efforcèrent, à l’envi l’un de l’autre,
d’en montrer du contentement; mais ce contentement étoit froid et
guindé. Cette noble action faite par un homme qui leur prenoit de
vive force leur estime, pour un homme qu’ils redoutoient, leur étoit
profondément douloureuse; d’ailleurs elle leur reprochoit leur dureté
et leur fainéantise.

Dans l’après-dîner, M. le marquis de Gave de Villepastour fit appeler
Patrick. Il le reçut dans son bureau avec une froideur glaçante et lui
parla d’un ton hautain et sec qu’il n’avoit pas coutume de prendre avec
lui.

—Monsieur Fitz-Whyte, lui dit-il, depuis quelques jours il court dans
la Compagnie des bruits infamants sur votre compte. La source de ces
bruits est une lettre écrite du comté de Kerry à Fitz-Harris. J’en ai
là une traduction, qu’il a bien voulu me faire.

En effet, Patrick reconnut l’écriture de son ami.

—Les faits sont flagrants. Vous avez vingt-quatre heures pour votre
justification. Si dans ce temps vous ne vous êtes pas lavé de ces
accusations ignominieuses, vous serez chassé des mousquetaires. Je ne
saurois sans manquer au Roi laisser plus long-temps un malfaiteur parmi
ses gardes-gentilshommes.

Voyons, qu’avez-vous à répondre?

—Rien. Je ne me suis jamais abaissé et je ne m’abaisserai jamais
jusqu’à me laver d’une calomnie. La conduite de l’honnête homme est une
permanente justification, et c’est la seule qui lui convient.

—Ainsi vous traitez de calomnie ces rapports?

—Ce ne sont point ces rapports que je traite de calomnie, mais c’est
le jugement des juges de Tralée que je dis calomnieux. J’en appelle à
Dieu, notre Seigneur.

—Comme il vous plaira; pour moi, je m’en rapporte à la justice des
hommes.

—C’est-à-dire, monsieur, à la justice qui a condamné Marie-Stuart,
Thomas Morus, Jane Grey, Enguerrand de Marigny, Jeanne d’Arc, Charles
I^{er} et qui a crucifié Jésus.

—Assez; vous avez encore vingt-quatre heures.

Plongé dans une profonde tristesse, Patrick alla s’enfermer dans sa
chambre. En son abattement, plein encore d’espoir en la bonté de
Dieu,—qui souvent, pour éprouver la grandeur de leur foi, se plaît à
frapper ses plus justes serviteurs,—bien loin de blasphémer, à peine
osoit-il se plaindre de son sort. Il se résignoit; il songeoit à
ceux accablés doublement de plaies d’âme et de corps, et remercioit
Dieu, qui le ménageoit jusqu’en son affliction. Parfois, pourtant, le
courage lui défailloit; et il versoit des torrents de larmes lorsque
son esprit, assailli par les fantômes du souvenir, lui montroit dans
le chemin de Killarney Déborah ensanglantée, expirante sous le fer de
ses assassins, et lui dressoit sur le port de Tralée une potence rouge
où pendoit son effigie. Il passa toute la nuit dans l’agitation, sans
pouvoir goûter le plus léger sommeil: quand, affaissé par la fatigue,
il se jetoit sur son lit, ses paupières demeuroient ouvertes et ses
yeux fixes comme les yeux des oiseaux nocturnes; son sang bouilloit de
fièvre comme s’il eût été emporté au loin par un cheval. Quand il se
relevoit, il alloit à grands pas dans sa chambre, ouvroit sa fenêtre,
s’agenouilloit et prioit la face tournée vers les cieux, promenant ses
regards dans les étoiles. La prière de l’homme n’est jamais plus pure
et plus douce que lorsque, sur la terre où il gémit, rien ne le sépare
des cieux, où il aspire; que lorsqu’entre lui et le firmament, il n’y a
rien que l’immensité.

Il lut aussi, pour tuer le temps, quelques _Nuits_ d’un poème qui
depuis peu venoit de s’élever tout à coup des brumes de la Tamise.
Méditations lugubres sur la mort, le néant, l’Éternité, qui flattoient
le marasme de son esprit.

[Illustration]

[Illustration]



XXI.


EN s’éveillant, Déborah trouva Patrick assis au pied de son lit.—Il la
contemploit.

—Vous, déjà ici, Phadruig! s’écria-t-elle, vous m’avez fait peur!

—Levez-vous, et habillez-vous, mon amie; j’ai besoin que vous veniez
avec moi.

—Vous avez l’air abattu! comme vous êtes pâle! Phadruig, vous souffrez?

—Oui.

—Qu’avez-vous, mon amour?

—J’ai, hélas! que si Dieu ne me soutenoit, j’aurois le désespoir et
la mort dans le cœur.... Ah! ne me baisez pas au front! Mon front est
couvert d’ignominie! les juges l’ont souillé, le bourreau l’a marqué de
son fer! Je suis un meurtrier, un lâche assassin, un contumax!...

—Non! non! mon Patrick, vous n’êtes rien de cela.

—Si! vous dis-je; demandez-le au peuple de Tralée, qui m’a regardé
pendre.

—Quoi! vous savez donc? Maudit soit celui qui vous l’a dévoilé!...

—Encore, s’il ne l’avoit fait qu’à moi!... Je sais tout depuis quelque
temps, ma bien-aimée, et je vous le taisois, et j’espérois vous taire
toujours ce que vous n’ignoriez pas vous-même: qui donc vous en avoit
instruite aussi?

—Je ne quittai l’Irlande qu’au moment de cet attentat. J’ai assisté aux
Assises et j’ai entendu la sentence des juges. Et à mon arrivée je vous
l’avois caché pour vous épargner le chagrin où vous voici.

—Mais qui me poursuivoit à ce tribunal?

—Mon père.

—Ah, l’infâme!

—Et qui est venu vous l’apprendre, Patrick?

—Le bruit public. Il y a quelques jours, Fitz-Harris reçut une lettre
de son frère qui l’en informoit; vite, il la communiqua à touts ses
camarades; et M. de Villepastour, chez qui nous allons de ce pas, en a
même une traduction.

—Ah, l’infâme!... Patrick, je vous le disois bien avant-hier, que vous
étiez généreux et que vous alliez faire quelque chose que nul au monde
ne feroit pour vous, et Fitz-Harris moins que tout autre.

Irez-vous encore, après cela, aujourd’hui, chercher à Versailles sa
lettre de grâce?

—Oui.

—Patrick, Patrick, vous êtes trop généreux.

—Et vous, Debby, pas assez chrétienne.

—Oh! je ne le serai jamais jusque-là, de tendre une joue après l’autre;
jusque-là, de lécher la main qui me frappe; jusque-là, d’embrasser
tendrement l’ennemi qui m’étouffe.

Tout en causant des détails du procès et du jugement, ils arrivèrent à
l’hôtel du marquis de Villepastour.

En entrant Déborah le reconnut aussitôt pour son impudent, son inconnu,
son fat au costume vert-naissant; et ne put retenir un cri de surprise
et d’effroi. Pour en dissimuler la cause à Patrick, elle feignit s’être
heurtée contre un meuble.

—Qui vous amène, monsieur Fitz-Whyte? lui dit le marquis d’une façon
brutale.

—Vous m’avez donné vingt-quatre heures pour me justifier, monsieur, si
j’ai bonne mémoire.

—Te justifier devant cet homme?... Non! va-t’en, va-t’en!... s’écria
Déborah se pendant au bras de Patrick et l’entraînant vers la porte.—Te
justifier, mon agneau, devant la gueule béante de ce loup!... La vertu
est ici à la barre du crime.—Non! non! viens-t’en, Patrick; viens-t’en,
mon ami!...

—Debby, laisse-moi parler, je t’en supplie.

—Parler! Et à qui?... Mais il n’y a personne ici, Patrick, personne
qui puisse t’entendre. Cet homme n’est pas un homme; il n’a ni foi, ni
loi, ni Dieu, ni cœur, ni âme! C’est moins qu’un tigre, moins qu’un
singe, moins qu’un chien! C’est un serpent qui souille de sa bave
venimeuse.... Viens-t’en!

Pendant que Déborah, égarée par son ressentiment, crioit ces mots
terribles, poignante réprobation du crime par l’innocence, qui auroit
déchiré un cœur moins vieilli dans la débauche, le marquis de
Villepastour, accoudé nonchalamment sur sa table, accueilloit chacune
de ses paroles d’un sourire injurieux.

—Je vous demande pardon, monsieur, de la sortie que madame vient de
faire contre vous; j’en suis dans l’étonnement et la douleur. Son
esprit est troublé sans doute.

Bien que l’orgueil, l’honneur et d’affreuses conjonctures me défendent
toute justification, monsieur le marquis, comme un seul mot renverse et
détruit de fond en comble l’échafaudage de ma condamnation, et montre
toute l’énormité d’un jugement si absurde qu’il répugne à la raison la
plus sotte, j’ai cru devoir vous le dire ce mot; le voici:

Cette femme qui pleure à mes côtés, jeune, belle, bonne, fidèle et
pure; cet Ange, que Dieu, dans sa bonté infinie, m’a donné pour guide
et pour amie dès mes premiers ans; cette parcelle du Dieu qui me l’a
donnée, pour laquelle je verserois goutte à goutte mon sang, et pleur
à pleur ma vie, pour laquelle j’expirerois lentement dans les tortures
de la question, seulement pour lui épargner la plus légère douleur;
cette femme que j’avois, que j’ai, que j’aime, que j’adore, mon idole,
mon culte; cette femme-là, ma colombe, ma bien-aimée, mon épouse, vase
sacré, dont mes lèvres n’approchent qu’en frémissant, c’est celle-là
même dont on m’a fait le meurtrier, l’égorgeur! C’est celle-là même,
miss Déborah, comtesse Cockermouth-Castle, que j’ai tuée, que j’ai
lâchement assassinée, et dans le sang de qui, farouche cannibale, j’ai
lavé mes mains et abreuvé ma soif!... Ah! c’est atroce!... Oh! cela me
brise et m’anéantit!...

—Rien ne me dit, monsieur, que ce soit en effet la comtesse Déborah de
Cockermouth-Castle.... Pardon, mon travail m’appelle, je ne puis vous
entendre plus long-temps.

Et d’un air importuné M. de Villepastour, passant dans une autre
chambre, dont il referma la porte sur lui, laissa grossièrement Patrick
et Debby, qui pleuroient et se tenoient embrassés.

Patrick fit quelques interrogations à Déborah sur ses emportements
contre M. de Gave; mais elle n’y répondit que d’une façon vague et
obscure.

[Illustration]

[Illustration]



XXII.


MIDI sonnoit comme Patrick entroit au château de Versailles, dans les
appartements de madame Putiphar.

La séance du conseil venoit d’être levée, et les ministres se
retiroient en grande agitation.

—Il fut aussitôt annoncé et introduit auprès d’elle. Entourée
d’écritoires, de rouleaux de papiers et de paperasses, elle étoit
seule, en riche toilette; atournée avec ce soin recherché qui ne peut
être celui de touts les jours; ce soin de parure qui trahit le premier
sentiment de la jeune fille, comme le dernier sentiment de la femme.

—Monsieur Patrick, lui dit-elle avec l’air le plus affectueux, voici
les lettres de grâce que votre voix et vos paroles touchantes m’ont
arrachées pour M. Fitz-Harris, votre ami; si vous avez le désir de me
plaire, comme j’ai celui de vous être agréable, il doit perdre à jamais
ce titre qui vainement l’honore, et qui à mes yeux vous compromet
gravement. Cessez, croyez-moi, toute relation avec cet insensé.

C’est la première fois que je signe le pardon d’une semblable injure:
il est vrai de dire, puisque c’est pour vous que je le fais, que si
c’eût été vous qui m’eussiez demandé les autres, celui-ci sans doute ne
seroit point le premier.

Mon cœur, qui souffriroit de vous faire un refus, vous avoit accordé la
liberté de ce petit monsieur Fitz-Harris, sans condition aucune; mais
la sûreté de l’État et la mienne exigent que sous huit jours il ait
quitté la France.

—Vous aviez fait une digne et large action, madame; pourquoi fallut-il
qu’un remords vînt la restreindre? Mais vous avez agi selon votre
sagesse, devant laquelle mon esprit se prosterne, comme je me prosterne
à vos pieds.

Tandis qu’ainsi à genoux, Patrick exhaloit comme il pouvoit sa
gratitude, et couvroit de baisers la robe de madame Putiphar, une voix
d’homme cria d’une chambre voisine:—Pompon! le conseil est levé, je
crois! ne vas-tu pas venir! tout mon déjeûner est prêt.

Puis, une porte s’entr’ouvrit.

La même voix dit alors avec un accent satirique:—Ah! pardon, madame; je
ne vous savois pas occupée.

—Non, non, entrez sans gêne; il n’y a point d’étranger ici, répliqua la
Putiphar, monsieur est mon ami, comme vous voyez, et tout à fait digne
d’être le vôtre.

Ensuite, elle ajouta tout bas à Patrick: J’aurois encore beaucoup de
choses à vous dire, mais venez demain au soir à Trianon: vous souperez
avec moi. Adieu, partez.

—Ma friture est faite, reprit la même voix, et je venois pour vous
faire goûter à mes œufs au jus.

Patrick alors, se relevant et se retournant pour se diriger vers la
porte, fit un mouvement de surprise et une génuflexion, en appercevant
Pharaon, en costume royal, cordon-bleu, croix et plaques, avec un
tablier de toile blanche, une cuillère dans une main et dans l’autre
une énorme casserole.

—Relevez-vous, monsieur, dit gaîment Pharaon à Patrick; et sur ce, je
prie Dieu qu’il vous tienne en sa sainte-garde.

Je vois avec plaisir, Pompon, que mon image est si bien gravée dans le
cœur de mes sujets, qu’ils me reconnoissent même en marmiton!

Ainsi Pharaon, pour égayer sa vie privée, toute vide et toute nulle, se
plaisoit quelquefois à faire.... ma plume se refuse à l’écrire.... la
CUISINE!

Sitôt que Patrick fut dehors, de grosses larmes coulèrent de ses
paupières! sensible et grand, il avoit été remué jusqu’en ses
entrailles, en voyant ce qu’on avoit fait de son Roi.

Et son cœur se brisa, et ses pleurs redoublèrent, lorsqu’en traversant
une galerie ornée de peintures, il rencontra du regard Louis IX et
Charlemagne!

[Illustration]

[Illustration]



XXIII.


MUNI de son exprès, Patrick se rendit sur-le-champ à la Bastille, et
pénétra dans le ventre de ce taureau de pierre, semblable au taureau
d’airain de Phalaris, où les victimes étoient jetées vivantes.

Il se fit conduire à Fitz-Harris, qu’il trouva dans une petite cave, si
basse, qu’il falloit s’y tenir courbé; humide, sale, n’ayant d’autre
air que les exhalaisons putrides des fossés, et d’autre jour qu’une
foible lueur s’échappant d’une meurtrière.

Il étoit couché sur quelques brins de paille moisie, la face tournée
contre terre. Assoupi ou engourdi par le froid, il n’entendit pas
ouvrir ses verrouils. Patrick lui adressa quelques mots en irlandois: à
cette voix amie qui faisoit retentir ce lieu d’horreur de son langage
natal, il tressaillit et souleva la tête.

—Lève-toi, Fitz-Harris; tu es libre!

—Toi ici, Patrick! Ah! malheureux, plutôt mourir!...

—Je viens te chercher, tu es libre; m’entends-tu? lève-toi, te dis-je!

—Moi libre! Oh! non, c’est un rêve! C’est une folie!... Je ne puis
croire?... Plus de fer, plus de pierre, plus de bourreaux? De l’air, du
ciel, des fleurs, des femmes?... Oh! non, cela ne se peut pas, cela ne
m’est pas réservé!... Je sais bien que je suis un homme perdu; cette
nuit j’ai entendu l’horloge de la mort!

—Allons, viens, Fitz-Harris; partons sans retard. Le vent capricieux
qui ouvre les portes les referme souvent aussitôt: hâtons-nous!

—Mais elle est donc morte?

—Qui?

—L’infâme! La Putiphar!

—Tais-toi, Fitz-Harris; deviens plus sage. Tu viens d’en dire
encore assez pour que si tu en étois sorti, on te rejetât dans ce
cul-de-basse-fosse; et, n’en étant point dehors, pour qu’on te plonge
dans la citerne-aux-oublis.

Allons, viens; suis-moi, je t’en supplie! Tiens, voici ta lettre de
grâce.

—Fitz-Harris la lui prit des mains et la froissa sans la regarder.
Puis, en chancelant, il s’avança jusqu’à la porte; et là s’arrêta
court, en disant:

—Te suivre, Patrick?... Oh! non pas! La raison me revient: je t’ai
offensé; je t’ai trahi; j’ai été lâche envers toi; tu es mon ennemi!
tu m’en veux! tu as soif de te venger!... Non, non, je ne te suivrai
pas!... Geôlier, refermez mon cachot; je ne sortirai pas d’ici.

—Fitz-Harris, je ne suis point ton ennemi, tu ne m’as point offensé,
ou si tu l’as fait, j’en ai perdu mémoire. Nous sommes enfants
malheureux de la même terre; je suis ton compagnon, ton frère dévoué.
Ah! tes doutes me déchirent le cœur!... Viens, suis-moi sans crainte;
viens, ami, viens avec ton frère.

—Non! non! Les murs d’un cachot sont de bons conseillers, qui font
soupçonneux et prudent: je ne te suivrai pas, mon ennemi!... Qui me dit
que ce n’est point un piège, et qu’au bout de ce long corridor sombre
ne sont pas quelques affidés qui m’attendent la hache au poing?... Ah!
tu sais te venger, Patrick!...

Tu seras sans doute allé dire à ceux qui m’ont plongé dans ce repaire:
«Vous avez là un homme qui vous gêne, il me gêne aussi; voulez-vous que
ma haine serve la vôtre? voulez-vous de mon bras? je m’en charge.» Puis
tu viens m’annoncer ma liberté, et c’est la mort qui m’attend derrière
cette muraille.... Ah! tu sais te venger, Patrick!

Après tout, tu es loyal, tu ne me trompes pas; car si la mort m’attend
derrière cette muraille, derrière la mort m’attend la liberté. Oui!
c’est là, seulement, que l’homme peut concevoir quelque espérance de la
rencontrer; si toutefois, comme tant d’autres prestiges, ce n’est point
un creux simulacre. Va! je te suis!... Survienne ce qu’il voudra! Je ne
serai point un lâche; plutôt vingt coups de poignard dans ma poitrine
que pourrir en ce cachot! Va, je te suis!

Avec l’anxiété d’un esprit empli de fantômes et de visions par
l’exaspération de la souffrance, il suivit Patrick, et vit en effet,
avec un étonnement toujours croissant, toutes les grilles, toutes
les portes tomber devant eux. Quand ils eurent passé le dernier
pont-levis, ses craintes s’étant tout à fait évanouies, sa joie éclata
en transports fous.... Alors, portant les yeux sur sa lettre de
grâce qu’il tenoit encore froissée dans ses mains, et lisant: _A la
requête de M. Patrick Fitz-White, et en sa seule considération, nous
octroyons_.... il se jeta aux genoux de Patrick en criant:—Patrick,
Patrick! que vous êtes généreux! Oh! je vous dois la vie! Oh! comment
vous témoigner assez de reconnoissance! Je vous ai tant outragé!...
Que je suis indigne! que je suis misérable! Je doutois de vous! Je ne
pouvois croire.... L’enfer peut-il comprendre le Ciel!

Pardon, pardon de tout le mal que je vous ai fait! Ma vie entière
désormais ne sera consacrée qu’à me laver de mes crimes envers vous. Je
ferai tout pour rentrer en votre estime; car celui qui est estimé de
vous doit l’être de Dieu. Quant à votre amitié, ne me la rendez jamais,
ce seroit la profaner! Gardez-la pour des cœurs plus droits que le
mien. Oh! vous avez ma reconnoissance éternelle!

—Fitz-Harris, point de reconnoissance. Vous ne me devez rien, je vous
ai dit que je ne me vengeois point avec le fer; mais je ne vous ai
point dit que j’étois sans vengeance; la voici donc ma vengeance: un
bienfait pour un outrage. Celle-ci est plus cruelle, je crois, que la
vengeance avec le fer, qu’en dites-vous? forcer quelqu’un qui vous hait
à vous bénir, même malgré lui, dans le for de sa conscience; forcer un
homme à rougir, à crever de honte devant son semblable; c’est là, si je
ne me trompe, une vengeance! Qu’en dites-vous, Fitz-Harris? Nous sommes
quitte à quitte, ce me semble?

[Illustration]

[Illustration]



XXIV.


PENDANT que Patrick étoit à Versailles auprès de madame Putiphar, M.
le marquis de Grave de Villepastour, pour tenter nouvelle aventure, se
hasarda de retourner à l’hôtel Saint-Papoul.

Contre son attente, Déborah le reçut avec une politesse, une aisance,
un aplomb élégant qui le déconcerta quasi au premier abord.

Elle l’introduisit avec cérémonie, en le qualifiant de touts ses noms,
prénoms, seigneuries, grades et titres, dans le même petit salon, peu
de jours auparavant témoin de ses assauts et de sa courte honte.

—Je n’ai pu résister au besoin que j’éprouve de vous remercier, mylady,
de votre indulgente discrétion à mon égard, dit-il d’un air patelin
en s’asseyant sur le sopha; car si j’ai bien compris ce matin, M.
Fitz-Whyte m’a semblé ignorer tout à fait mes poursuites et ma petite
algarade de l’autre jour; votre surprise en me reconnoissant avoit
failli me trahir; mais votre générosité et votre présence d’esprit ont
racheté aussitôt ce mouvement involontaire; comtesse, c’est plus de
bonté que je n’avois lieu d’en attendre de vous, qui m’aviez traité
tant inhumainement. Cela vient de me verser un peu de baume dans le
cœur; je me crois, dans ma joie, moins dédaigné, et mon orgueil et ma
présomption ont poussé leur audace jusque-là de rallumer le flambeau de
mon espérance à l’autel de l’amour qui n’avoit pas cessé et ne cessera
jamais de brûler pour vous en mon sein!

—Monsieur, si j’avois caché à mon époux les affronts dont j’ai été
abreuvée par vous, et si ce matin même je ne lui ai point montré du
doigt l’homme qui s’est fait un devoir assidu de m’outrager, c’est
pour lui et non pour vous, pour lui seul, que j’ai craint d’accabler
de ce nouveau chagrin dans un moment où le cœur lui défailloit sous le
désespoir. Veuillez, s’il vous plaît, ne point interpréter autrement
ma conduite, surtout ne point l’interpréter en votre faveur; ce qui,
non-seulement seroit injurieux pour moi, mais ce qui vous rendroit
merveilleusement ridicule, ce à quoi vous devez être plus sensible.

—Savez-vous, inhumaine, que ce matin, devant Fitz-Whyte, vous
m’avez maltraité, vous m’avez interpellé avec beaucoup d’aigreur. A
vous entendre, moi, si naïf et si candide, je suis une montagne de
crimes.... Soit! toutefois reconnoissez au moins que je ne suis pas
avare, car je donnerois volontiers touts les crimes qui chargent
ma conscience pour vous voir ma complice dans certain petit péché
mignon.... Mais on perd son langage avec vous.

Vous êtes une petite déesse, mais une déesse de marbre, bonne à mettre
dans un temple de marbre. Vous ne voulez point du temple vivant de
mon cœur; pourtant dans ce sanctuaire vous seriez aussi à l’ombre,
puisque vous tenez à sauver les apparences, que Joas dans le temple
du Seigneur; et peut-être comme lui, passeriez-vous de ce sanctuaire
au trône. Je vous l’ai déjà dit, si belle! partout ailleurs qu’à
Versailles vous serez toujours déplacée; maintenant, vous y auriez
belle chance; laissez-moi faire seulement; madame Putiphar est
surannée; elle a perdu sa faveur; son crédit branle dans le manche;
Pharaon en a par-dessus les épaules; une étrangère auroit bien de
l’attrait pour lui; un peu de chair exotique feroit bien à son palais
blasé.

—Allez, monsieur le marquis de Villepastour, allez!... Voyons jusqu’où
vous descendrez! Je vous tenois pour infâme, maintenant je vous trouve
ignoble!

—Vous agissez cavalièrement avec moi, mylady; vous me menez à la
hussarde. Je ne vois pas pourquoi, quand vous retroussez vos manches,
je mettrois des mitaines; allons, guerre pour guerre, et cartes sur
table!

Vous n’ignorez pas le jugement qui vient de flétrir en Irlande
M. Fitz-Whyte votre ami, votre amant ou votre époux, n’importe!
vous n’ignorez pas non plus sans doute que la place d’un contumax
n’est point parmi les gardes gentilshommes de sa majesté? Il faut
que M. Fitz-Whyte parte, il faut que pour l’exemple je le chasse
solemnellement.

Vous n’ignorez pas, d’autre part, mon amour ou mon caprice pour vous!
caprice que vos dédains ont irrité et rendu persévérant; caprice dont
les obstacles ont fait une passion véhémente. Je vous aime, _my fair
lady_, je vous aime! et voyez jusques à quel point: voulez-vous sauver
Fitz-Vhyte?...

—Assez, assez! monsieur; je comprends de reste. Que ne doit-on pas
espérer d’un aussi noble cœur que le vôtre! Vous êtes venu ici pour
maquignonner de la vertu d’une malheureuse femme? Peine vaine,
monsieur! Vous êtes venu pour m’envelopper, moi crédule et foible,
dans les replis d’un marché tortueux? Je ne serai point abusée, Dieu
m’éclaire!

Vous voudriez que dans l’espoir de sauver mon âme de l’opprobre
que vous lui préparez, car Patrick est mon âme, je me livrasse
angoisseuse......... Je ne comprends pas le dévouement jusque-là. Et
quand vous m’auriez souillée et que je vous réclamerois le salaire de
ma honte, vous me ririez à la face, satan!

—Ce n’est point un marché que je vous propose, _my fair lady_, c’est
simplement un échange de déshonneur contre déshonneur.

Pour vous rendre à mes désirs, il faut que vous manquiez à votre
honneur d’épouse; moi, pour sauver Fitz-Whyte, il faut que je manque à
mon devoir de capitaine: forfait pour forfait, nous n’aurons point à
rougir l’un devant l’autre.

Croyez-moi, soyez sage; descendons ensemble dans l’abyme du mal,
et descendons-y en habit de fête; descendons-y joyeux. On dit que
tout au fond il est jonché de fleurs où s’enivrent des plus rares
plaisirs, des plaisirs proscrits, ceux qui ont osé franchir ses abords
épouvantables et descendre ses ravins affreux. Ne faisons pas fi du
crime: il est, comme certaines femmes au masque laid, repoussant pour
le vulgaire; mais souvent aussi comme elles il a des beautés secrètes
qui recèlent des plaisirs ineffables.

—Avec votre duplicité, vos sophismes, vos cajoleries, pour toute femme
abandonnée de Dieu, vous pourriez être dangereux; mais pour moi, je
vous le répète, vous n’êtes qu’un importun. Sortez, monsieur le marquis!

—Alors, avec de l’audace et de la violence, voyons ce que je vous
serai....

—Arrêtez, monsieur!... ce cas je l’ai prévu: je ne suis plus seule ici
comme l’autre jour; ma tranquille contenance auroit dû vous l’apprendre.

Disant cela, Deborah s’étoit saisie de deux pistolets cachés sous un
coussin du canapé.

—Si vous faites un pas vers moi vous êtes mort! Sortez, vous dis-je;
sortez, je vous l’ordonne!... Allez ailleurs traîner vos vices! Ne
revenez jamais ici. Veuillez me croire femme de résolution. Aujourd’hui
je m’en suis tenue aux menaces, une autre fois je les supprimerois....

—Ma belle, puisque vous le prenez ainsi, je me retire. Calmez-vous, je
vous prie; ce que j’en voulois faire c’étoit pour votre bien; c’étoit,
comtesse, pour vous tirer de la bourgeoisie où vous êtes embourbée, et
sauver généreusement M. Fitz-Whyte de l’opprobre qui l’attend.

Soyez tranquille, je ne vous importunerai plus désormais; ou si par
hasard la fantaisie belliqueuse m’en prenoit, je ne le ferois que dans
l’armure d’un de mes ayeux, la dague d’une main et la lance de l’autre.

—Monsieur le marquis, le fait me paroît aventuré, si j’en crois la
chronique; vos ayeux nettoyoient les armures, mais n’en portoient point.

Monsieur de Gave marquis de Villepastour n’attendoit pas si bonne
réplique à sa gasconnade; bouche clouée et l’air assez penaud il se
retira; et lady Déborah le reconduisit avec ses pistolets aux poings et
beaucoup de politesse.

[Illustration]

[Illustration]



XXV.


EN rentrant chez lui, notre merveilleux reçut une lettre fort aimable
de madame Putiphar: elle le prioit de venir la saluer le plus tôt
possible. Ceci le remit un peu de sa déconvenue.

Le lendemain, en courtisan heureux, il accourut à son petit lever.

—Ah! marquis, lui dit-elle, je suis enchantée de l’empressement que
vous avez mis à vous rendre à ma semonce.

—Puissé-je, madame, n’en recevoir jamais que d’aussi douces.

—Dites plus vrai, que de moins indifférentes. Un gentilhomme à bonnes
fortunes, comme vous, n’a pu trouver ce billet fort tendre, ou s’il
l’a trouvé tel, ce ne peut être qu’en en pressurant le texte et tout
à fait contre mon bon plaisir. Je vous proteste, marquis, que je ne
suis point amoureuse de vous! Ceci vous surprend, sans doute, vous que
toutes les femmes adorent! Mais veuillez, je vous prie, faire exception
de moi; les exceptions font valoir les règles. Rassurez-vous marquis;
mettez-vous à vos aises! Sur l’honneur, je n’aie point l’intention de
vous séduire! S’il n’y avoit eu que moi pour vous débaucher, assurément
vous mourriez comme Newton ou comme sainte Agnès ou sainte Rose de Lima.

—Mais est-ce là, madame, car je suis peu docte en ces matières, ce
qu’on entend _par le système de Newton_. En ce cas, M. Arouet de
Voltaire aurait fort bien pu se dispenser d’en donner un abrégé à
l’usage des dames. D’ailleurs, en thèse générale, les dames ne sont pas
pour les abrégés.

—Marquis, vous allez trop loin; vous mettez les pieds dans le plat et
la mariée sur les toits!

—C’est vous, madame, qui tout-à-l’heure avec vos sarcasmes impitoyables
me cassiez mes vitres d’une façon tant soit peu effrontée.

—Pardieu! marquis, de quoi vous plaignez-vous? n’êtes-vous pas un fat,
et tout fat ne mérite-t-il pas d’être _persiflé_?

—Non pas touts par une bouche aussi jolie que la vôtre.

—Voici une flatterie qui me coûtera cher, n’est-ce pas, _maître renard_?

—Non, madame; une lettre de cachet au plus, elle est tout à fait
désintéressée.

—Marquis, venons au fait; car ce n’est point pour baguenauder ainsi que
je vous ai prié de venir.

Vous avez dans vos mousquetaires, je crois, un jeune Irlandois nommé
Patrick Fitz-Whyte?

—Oui, madame.

—Quel est cet homme?

—Un grand _dégingandé_.

—Baste! il m’avoit semblé fort beau.

—Une espèce d’idiot dans le sens grec et françois de ce terme,
c’est-à-dire, un niais et un _ours_.

—Tant pis; je le trouvois d’un esprit séduisant.

Et ses beaux cheveux blonds, marquis, de quelle couleur sont-ils?

—Laids et roux.

—Oh! pour le coup, marquis, sous la peau du lion je vois les oreilles
de l’âne. Vous avez l’esprit antiché. Que vous a fait ce pauvre garçon?
Qu’avez-vous contre lui?

—Moi, quelque chose contre lui! non, madame, au contraire c’est lui qui
a une fort belle femme contre moi.

—Une femme?

—Femme ou fille.

—Fort belle?

—Oui.

—Tant pis.

—Après vous, madame, c’est la personne la plus accomplie que j’aie vu.

—Avant ou après vous, marquis, c’est le plus bel homme et le plus
aimable homme que je connoisse. Vous êtes amoureux de sa maîtresse?

—Juste. Et vous amoureuse de l’amant de cette maîtresse?

—Juste.

—C’est un mauvais garnement.

—C’est une pimpesouée.

—Avant ou après vous, madame, c’est la fille la plus digne et la plus
pleine de chasteté.

—Chasteté!... Comprenez-vous ce mot marquis?

—Ma foi! pas trop; mais cependant plus que la vertu qu’on lui fait
signifier.

—Marquis, croyez-moi, cette vertu n’est qu’un mot.

—Alors, madame, si ce mot exprime une vertu qui n’est qu’un mot
elle-même, ma pauvre raison commence à perdre pied; de grâce, c’est
trop de métaphysique!

—Je vous déclare donc ce jeune homme mon protégé. Vous le traiterez
avec distinction; vous lui accorderez toutes faveurs possibles.

—Madame, je le chasse demain.

—Non, vous me mettriez dans la nécessité de lui donner asyle.

—Mais c’est un meurtrier; mais c’est un contumax! Il vient d’être pendu
en Irlande pour avoir assassiné la fille du comte de Cockermouth-Castle.

—En effet, si cela étoit, marquis, ce seroit un jeune homme de
mauvaises mœurs; ce seroit un amant périlleux. Il l’a tuée, dites-vous?

—Oui, tuée; mais un peu comme on tue à la comédie; car c’est pour elle
que je me meurs.

—Marquis, je vous défends de l’expulser; je vous défends de lui faire
la plus légère avanie.

—Mais, madame, je ne puis garder, quel que soit mon désir de vous
plaire, un assassin dans ma compagnie un homme flétri par les lois:
l’honneur du corps s’y oppose.

—L’honneur des mousquetaires!... Voyez-vous ça!... Marquis, ces deux
mots hurlent de se trouver ensemble. D’ailleurs, si l’honneur de ce
corps s’y oppose, l’honneur d’un autre vous l’ordonne; entendez-vous,
marquis!

—Madame, je suis votre plus humble et votre plus dévoué serviteur; mais
cependant....

—Pas de restriction; attendez au moins quelques jours que je vous
l’abandonne, ou que je pourvoie à son sort. Jusque là, entendez bien
ceci, vous m’en répondez sur votre tête.

Sur ce, monsieur le marquis je prie Dieu qu’il vous tienne en sa sainte
garde. Allez et faites ce que je vous ai dit.

Et M. le marquis de Gave de Villepastour, après un baise-main, se
retira.

[Illustration]

[Illustration]



XXVI.


A neuf heures précises, Patrick arrivoit à Trianon.

Un valet guettoit sa venue; il fut aussitôt conduit par lui dans un
petit salon, où madame Putiphar, abandonnée nonchalamment sur un divan,
promenoit plus nonchalamment encore ses doigts sur les cordes d’une
mandoline.

A ses pieds brûloient des parfums d’Arabie.

La fenêtre, tapissée de clématites et de liserons, étoit ouverte à la
brise embaumée du soir, ou pour parler _synchroniquement_ un langage
contemporain, à la tiède haleine de l’amant de Flore.

Le divan, le sopha, l’ottomane, faits sur les dessins de François
Boucher, étoient assurément ce qu’avoit produit de plus fantasque
l’école du Borromini, c’est-à-dire l’école de la ligne tourmentée.

Pour arriver à _chantourner_ et à _tarabiscoter_ ces surfaces et ces
galbes,—qu’on me passe ces mots techniques,—la puissance d’imaginative
qu’il avoit fallu devoit tenir de fort près au génie, en étoit
peut-être.

Ce que je n’oserai affirmer jusqu’à ce qu’un concile, composé de
Sophocle et de l’abbé de Voisenon, de Théocrite et de Vadé, de Leonard
de Vinci et de Watteau, de Michel Cervantes et de saint Augustin, ait
décidé irrévocablement sous quelle forme invariable le génie se révèle,
et si cette forme est la ligne droite ou le _tarabiscot_.

La table, le guéridon, les consoles et les jardinières étoient chargées
de vases en porcelaine de la manufacture de Sèvres de madame Putiphar,
touts remplis de fleurs rares et odorantes. Un lustre de crystal de
roche, des bras de vermeil, plus _tarabiscotés_ encore que les meubles,
et chargés de bougies guillochées, illuminoient ce _harem_ délicieux.
Oui, _harem_, et non pas boudoir, car tout cela avoit quelque chose
d’oriental, peu dans la forme, mais beaucoup dans la pensée.

Ce n’étoit pas comme dans Crébillon fils, du _rococo_, sous un dehors
oriental, c’étoit de l’oriental sous un dehors _rococo_.

Nous avons vu quelquefois rechercher ce qui à cette époque si peu
orientaliste, avoit pu tourner les regards des François vers l’Asie;
ce qui avoit pu imprimer à leur esprit une direction si générale; ce
qui avoit pu donner naissance à un engouement tel, que toute production
de l’imagination, de l’esprit ou de la pensée, toute œuvre d’art ou
de luxe pour obtenir un peu d’accueil, étoient dans la nécessité de
s’empreindre ou de s’imprégner plus ou moins d’une couleur ou d’une
forme persane, chinoise, hindoue, turke ou arabe.

Les uns attribuent cette monomanie à la traduction des _Mille et une
Nuits_ de l’abbé Galland; les autres à la guerre de l’Inde, ou à
quelques causes équivalentes.

Cette question, pour être bien éclaircie, demande des recherches et un
examen que nous ne saurions faire et surtout en ce lieu. Il me semble
toutefois que ce n’est point dans les faits éventuels qu’il faudroit
chercher une raison que la nation et la Cour avoient en elles-mêmes.

Un relâchement tout à fait asiatique dans les mœurs avoit fait seul ce
rapprochement et cette sympathie.

La mollesse, les voluptés, l’inceste, la polygamie, la pédérastie, la
joie, la galanterie mauresque et non plus chevaleresque; l’esclavage et
enfin le sans-souci de l’esclavage, avoient assimilé ainsi deux peuples
si différents en tant d’autres points.

Jusques à Pharaon même qui avoit sa sultane favorite, son
Parc-aux-Cerfs, ses lettres-de-cachet, tout aussi bien que Mustapha son
_harem_ et ses cordons.

Le dogme chrétien qui avoit réhabilité Ésope étoit anéanti. Hercule
et Vénus, la force et la beauté physique, étoient le seul objet du
culte. Plus de mélancolie, plus de chasteté, plus de modestie, plus
de méditation, plus de rêverie; plus rien de grand, de profond, de
triste, de sublime! La contemplation éternelle de la splendeur de Dieu,
ridicule! mais, Mahomet et sa joie, Mahomet et sa sensualité, Mahomet
et ses houris.

L’Islamisme pur régnoit de fait: en vérité, sous les perruques et les
paniers on étoit aussi musulman que sous le turban et la basquine.

Des fleurs, des bougies, des parfums, des canapés, des vases, des
rubans, du damas, une voix mélodieuse, une mandoline, des miroirs,
des joyaux, des diamants, des colliers, des anneaux, des pendants
d’oreille, une femme belle, gracieuse, languissamment couchée!...
L’imagination pourroit-elle concevoir rien de plus séducteur? et
n’étoit-ce pas assez pour jeter le trouble dans une jeune âme, si
facile à l’enthousiasme, et pour la première fois se trouvant dans un
boudoir? Qui de nous, assez heureux pour pénétrer dans ce lieu le plus
secret du gynécée, n’a ressenti sous la puissance d’un charme inconnu
une voluptueuse émotion?

Frappé, ébloui, par tant d’éclat, d’apparat et de magie, Patrick
demeura quelques instants dans l’admiration et l’hésitation; puis, tout
d’un élan, il vint s’agenouiller aux pieds de madame Putiphar et coller
ses lèvres tremblantes sur ses babouches indiennes, brodées d’or et de
pierres fines.

Jouissant de ses transports enfantins et de l’agréable impression
qu’elle avoit faite sur son esprit, elle laissa tomber sur lui, du haut
de sa nonchalance, un regard aussi riant que sa bouche.

Un sentiment suave, dont elle avoit perdu le souvenir et qui pour cela
lui sembloit aussi nouveau que le premier battement d’amour au cœur
d’une jeune fille, humectoit son âme décrépite. Son corps, usé par
les débauches, pour qui le plaisir n’avoit même plus d’assez fortes
titillations, se pâmoit aux chastes attouchements d’une bouche posée
sur son pied.

Il n’y avoit plus de doute possible; un amour qui par les sens s’étoit
timidement approché du cœur de cette femme, venoit tout-à-coup d’y
pénétrer profondément, et d’y éclater en maître.

Sur le déclin du jour, à l’heure où les ténèbres descendent,
quelquefois le ciel semble renaître soudainement à la splendeur; ces
derniers feux sont plus étincelants et plus embrasés que les feux du
midi.

Ce n’étoit pas un amour plein de confiance, d’illusion, de folie,
d’enthousiasme, semblable à celui qui s’éveille dans la jeunesse.
C’étoit de l’amour jaloux, de l’amour inquiet, de l’amour savant, de
l’amour goulu de jouissances; c’étoit de la passion matérielle. Cet
amour-là est si loin des premiers, qui élèvent la pensée, qui déroulent
l’intelligence, qui ennoblissent, qui dévouent, qui émancipent, qu’il
n’a pas une sensation assez noble, assez délicate pour qu’elle puisse
être exprimée; pas une idée qui puissent s’exhaler comme un parfum; pas
de vague, point de rêverie; les sens seuls y parlent d’une voix rauque;
enfin c’est un amour creux, inerte et stupide quand il n’agit pas;
éhonté, persévérant, implacable quand il est blessé ou dédaigné.

Patrick, lui ayant donné les marques d’un respectueux hommage, se
releva; elle lui commanda, avec un air de grandeur familière, de
s’asseoir à ses côtés, et Patrick obéit en disant:

—Tout-à-l’heure, entrant dans ce séjour de fée, au milieu de mon
enivrement, des sons harmonieux de voix humaine et de guitare ont
caressé mon oreille. Vous chantiez, madame? Pourquoi faut-il que je
sois venu, comme un grossier pâtre, troubler du bruit de mes pas la
vallée solitaire et le chant de philomèle!... Pardonnez-moi, madame,
cette idylle et le rôle malencontreux que j’y joue.

—A la fois poète et galant, poète comme M. Dorat, galant comme M. de
Richelieu. Vous êtes un esprit accompli, sir Patrick.

—Vos louanges et votre indulgence ont autant de largesse que votre
cœur, madame; mais permettez-moi de décliner le diplôme de poésie
et de chevalerie que vous daignez m’octroyer; si Dieu m’eût fait de
semblables dons, ce n’est point, veuillez le croire, M. Dorat ni M. de
Richelieu que j’eusse pris pour émules. Plutôt Yung et Bayard.

—Yung, ce nouveau songe-creux?

—Oui, madame.

—Et Bayard, cette bégueule?

—Sans peur et sans reproche, madame.

—Vous avez d’étranges idées sur la vie. Je ne sais, monsieur, quel
lucre vous pourrez en tirer, répliqua la Putiphar d’un ton de dépit,
froissée qu’elle étoit par ces paroles austères.

—Toutefois, madame, je ne serai point déçu; je n’ai jamais songé
à tirer un lucre de mes sentiments ni de ma conduite; je demeure
simplement convaincu que le bien mène à bien.

La conversation prenoit une teinte sérieuse qui contrarioit les
desseins de la Putiphar; elle l’interrompit tout net par une brusque
interrogation.

—Vous êtes musicien, sans doute, sir Patrick?

—Moins que je le voudrois pour mon contentement.

—Oh! dites-moi quelque chant de votre pays!

—Quoique souvent, ainsi qu’un Hébreu sur les bords du fleuve de
Babylone, je m’asseye et je pleure quand je me souviens de Sion, je
n’ai point suspendu ma harpe aux saules, et je ne vous répondrai
point, madame: _Comment chanterois-je un cantique du Seigneur dans une
terre étrangère?_ car je ne suis point ici auprès d’une ennemie de
mon Dieu. Je vous chanterai tout ce qui pourra vous plaire, madame;
mais je crains que nos airs populaires, simples, lents, expressifs, ne
vous soient insupportables, accoutumée comme vous l’êtes aux ariettes
d’opéra.

En retour, je ne vous demande qu’une seule faveur, celle de daigner
achever la romance que mon arrivée a interrompue.

—Oh! ce n’est que cela, sir Patrick?... Je vous avertis qu’il ne me
restoit plus qu’un seul couplet, que voici:

Madame Putiphar, ayant préludé sur sa mandoline, se mit à soupirer
d’une voix perlée, pleine de sentiment, de cadence et d’afféterie:

  Iris, de tant d’amants qui vivent sous vos lois,
        A qui donnez-vous votre voix,
        A la perruque blonde ou brune,
        Au plus chéri de la fortune?
        Hélas! que je serois heureux
        Si c’étoit au plus amoureux.

Cette musique est pleine d’agrément, n’est-ce pas? elle accompagne
merveilleusement la délicatesse de cette poésie.

—Pourtant, s’il m’étoit permis de m’exprimer, à moi profane, elle
m’avoit semblé mieux dans l’éloignement. N’est-elle pas un peu fade et
maniérée? Ne trouvez-vous pas ces paroles assez sottes.

—Ouais! que dites-vous là, mon cher? vous vous feriez un tort
considérable si le monde vous entendoit. Une romance de notre poète le
plus distingué et de notre compositeur le plus comme-il-faut et le plus
en vogue!

—Madame, je vous l’ai dit, je ne suis que le paysan du Danube.

—Je ne sais quel fut le choix d’Iris, mais le mien en pareil cas ne
seroit pas douteux, sir Patrick; mon cœur ne balanceroit pas long-temps
entre la perruque blonde et la perruque brune. Fi de la perruque brune!

—Fi de la perruque blonde!

—Ah! Patrick, ne traitez pas ainsi votre belle chevelure de Phœbus!
Vous n’êtes pas assez infatué de vous-même. Je vois bien qu’il faut
qu’on vous aime pour que vous soyez aimé. Laissez au moins qu’on vous
aime.

—Madame, je ne me défends pas de l’amour.

—Il fait ce soir une chaleur accablante, n’est-ce pas?

—Moins accablante cependant que ces soirées dernières.

—J’étouffe pourtant, et, tenez, je suis à peine vêtue de ce mince
peignoir.

En disant cela, madame Putiphar faisoit des minauderies engageantes:
elle soulevoit, elle entr’ouvroit comme par étourderie son peignoir, et
complaisamment laissoit voir à Patrick ses épaules potelées, ses beaux
seins, sa belle poitrine et ses jambes blanches, jeunes et gracieuses
de formes, qui depuis vingt ans faisoient les délices de Pharaon.

A ce spectacle Patrick en apparence demeuroit assez froid; cependant
ses regards subitement enflammés s’arrêtoient parfois amoureusement
sur ces éloquentes nudités; et la Putiphar, qui devinoit son émotion,
souffloit sur cet embrasement par les poses les plus excitantes et
l’abandon le plus coupable. Il y avoit en lui un combat violent entre
sa fougue et sa raison, entre son appétit et son devoir. Il comprenoit
parfaitement toutes les invitations tacites de la Putiphar; ses sens y
répondoient, son sang bouilloit, il trembloit de fièvre. Comme une main
invisible le penchoit sur elle ainsi qu’on se penche sur une fleur pour
en aspirer le parfum. Lorsque, l’esprit éperdu, il se sentoit sur le
point de se jeter sur ce corps ravissant et de lui appliquer de longs
baisers, ses mains s’agrippoient au canapé, et il se retenoit avec
violence.

Puis, lorsqu’un peu de calme lui revenoit et qu’il songeoit à toutes
les souillures qu’avoit dû subir ce corps, sur lequel il n’y avoit
peut-être pas une seule place vierge pour y coller ses lèvres, un
rideau de fer tomboit entre elle et lui, ses sens se glaçoient, sa
raison comme un marteau brisoit et pulvérisoit ses désirs, et l’image
de Déborah s’élevoit alors comme une apparition au-dessus de ces ruines.

Fatigué par cette lutte, craignant à la fin de foiblir et de se trouver
enlacé dans une séduction irrésistible, pour trancher brusquement le
charme, il se leva et se mit à se promener au pourtour du boudoir, en
examinant un à un les tableaux et les peintures des boiseries.

Mais pour ramener à l’autel et au sacrifice la victime qui s’échappoit,
madame Putiphar dit à Patrick:—Revenez, s’il vous plaît, auprès de moi,
monsieur; je ne vous tiens pas quitte: payez-moi de retour, rendez-moi
ariette pour ariette, vous m’avez promis une chanson irlandoise.

—Madame, je n’ignore point tout ce que je vous dois.

—Allons, venez ici, lutin!...

Patrick ne pouvoit sans une impolitesse manifeste se tenir plus
long-temps éloigné. Il revint donc s’asseoir sur le divan à la même
place, prit la mandoline, et chanta une longue ballade.

Durant tout le temps de cette psalmodie, madame Putiphar, dans une
sorte d’extase, lui donna toute son attention et touts ses regards:
elle le contemploit avec l’air de satisfaction d’une mère ravie des
gentillesses de son enfant, ou d’une amante qui se félicite en son
esprit du bel objet de son heureux choix. Elle étoit fière de sa
conquête, pour sa beauté, pour sa jeunesse; elle se complimentoit de ce
que, sur le retour de l’âge, le sort lui avoit réservé une si fraîche
proie.

Quand Patrick eut achevé son chant, elle le remercia avec des
démonstrations presque phrénétiques, lui serrant les mains et les
appuyant sur sa poitrine, qui bondissoit.

—Tout est parfait en vous, mylord, votre voix captive et séduit; elle
est suave et facile; vous la modulez avec un goût, un talent vraiment
exquis. Avant d’avoir éprouvé le plaisir de vous entendre, je croyois
qu’un gosier semblable ne pouvait être que Napolitain.

—Les Irlandois, madame, ont toujours eu une très-grande aptitude à la
musique, et l’ont toujours honorée et cultivée. Dans les temps les plus
antiques, comme le rapporte Dryden, ils excelloient à pincer de la
harpe, et il n’y avoit pas une maison où l’on n’apperçût en entrant cet
instrument suspendu à la muraille, soit à l’usage du maître du logis,
ou à celui des visiteurs et des hôtes.

Les paysans les plus grossiers sont encore au plus haut point sensibles
à ses charmes. Tout honneur et toute hospitalité pour celui qui se
présente au bruit d’un luth à la porte d’une cabane; la famille ouvre
aussitôt son cercle; tout pélerin chanteur est un enfant de plus, il
prend place autour du chaudron de patates, et a sa part de lard et de
lait. Le _minstrel_ est comme l’alouette, on ensemence pour lui.

Avec cette mandoline, je ferois, madame, le tour de l’Irlande dans
l’abondance, et chaque hutte seroit pour moi un capitole où j’aurois un
triomphe, non aussi théâtral que ceux d’Italie, mais plus touchant et
plus doux à mon âme, simple, modeste, ombrageuse.

—Votre langue est harmonieuse et pleine de voyelles et de désinences
sonores. Je la croyois, dans mon ignorance, maussade et crue comme le
patois anglois; je vous en demande pardon, sir Patrick.

Effectivement la langue irlandoise, qui ne tardera pas à disparoître
comme tant d’autres,—l’anglois a déjà envahi plusieurs comtés,—est
une langue superbe, elle a tout le génie d’une langue méridionale; ce
n’est que dans l’espagnol qu’on peut trouver des mots aussi beaux,
aussi sonores, aussi majestueux. Voyez seulement les noms propres;
connoissez-vous rien de plus pompeux que ces mots de Barrymore!
Baltimore! Connor! Magher esta Phana! Orrior! Slego! Mayo! Costello!
Burrus! Killala! Ballinacur! Kinal-Meaki! Pobleobrien! Offa! Iffa!
Arra! Ida! Killefenora! Inchiquin! Rossennalis! Banaghir! Corcomroe!
Tunnichaly! Clonbrassil!...

Toutefois, c’étoit moins parce qu’elle étoit frappée de ces beautés,
que par une pensée insidieuse, que madame Putiphar flétrissoit
l’anglois, et réchauffoit par sa flatterie dans le cœur de Patrick
l’amour glorieux de la patrie. Elle savoit que touts les amours
sont frères, et qu’une âme où s’agite l’enthousiasme est un navire
ordinairement peu difficile à capturer.

—Si je ne craignois, mon bel ami, de trop exiger de vous, je laisserois
paroître une curiosité, que vous me pardonneriez sans doute, vous êtes
si courtois; je vous laisserois voir combien je désire de connoître
le sens de ces paroles que vous venez de chanter si langoureusement:
ce doit être de l’amour? quelque amante brûlant d’enlacer dans ces
bras un insensible, un ingrat, qui semble la dédaigner, qui semble ne
point comprendre ce que lui dise ses regards enflammés, et ce que lui
révèlent ses caresses.... Pauvre Sapho, qui rêve à Leucade! pauvre
nymphe, pauvre naïade, qui s’épuise à briser la glace d’un étang!...

Patrick crut pouvoir, sans témérité, par l’accent de reproche avec
lequel elles avoient été dites, soupçonner ces gratuites suppositions
de madame Putiphar de faire directement allusion à sa position et à sa
conduite. Blessé d’une pareille impudeur, il répondit sèchement à ses
agaceries: Madame en voici la traduction:

       *       *       *       *       *

«Mac-Donald passa de Cantir en Irlande, avec une troupe des siens,
pour assister Tyrconel contre le grand O’Neal, avec lequel il étoit en
guerre.

»Mac-Donald, en traversant le _Root_ du comté d’Antrim, fut reçu avec
amitié par Mac-Quillan, qui en étoit le maître.

»Mac-Quillan faisoit alors la guerre aux peuples qui habitoient au-delà
de la rivière du Bann.

»L’usage des habitants de cette contrée étoit de se dépouiller
réciproquement; et comme le plus fort avoit toujours raison, le droit
ne servoit de rien.

»Le même jour que Mac-Donald partit pour joindre son ami Tyrconel,
Mac-Quillan rassembla ses _Galloglohs_, pour se venger des outrages que
lui avoient faits les puissantes peuplades du Bann.

»Mac-Donald, qui avoit été accueilli avec tant d’hospitalité par
Mac-Quillan, crut qu’il ne seroit pas bien d’abandonner son hôte dans
cette expédition périlleuse, et lui offrit ses services.

»Mac-Quillan accepta cette offre avec plaisir, en déclarant que lui
et sa postérité en seroient reconnoissants. Les deux guerriers réunis
attaquèrent l’ennemi, qui fut forcé de restituer au double tout ce
qu’il avoit enlevé à Mac-Quillan.

»Ainsi se termina cette campagne, qui fut très-heureuse pour
Mac-Quillan: il n’y perdit pas même un seul homme, et les deux partis
rentrèrent chargés d’un butin considérable.

»L’hiver approchoit, et l’Irlandois invita l’Écossois à hiverner avec
lui dans son château, et à loger sa troupe dans le _Root_. Mac-Donald
y consentit; mais cette invitation devint funeste pour l’hôte.

»Car sa fille fut séduite par l’étranger, qui l’épousa en secret, sans
son consentement. De ce mariage viennent les prétentions des Écossois
sur les biens de Mac-Quillan.

»Les soldats d’Écosse furent logés chez les fermiers du _Root_; on les
plaça de manière que dans chaque maison il y avoit un Écossois et un
_Gallogloh_.

»Les paysans de Mac-Quillan donnoient à chaque _Gallogloh_, outre sa
pitance, une jatte de lait. Cet usage fit naître une rixe entre un
Écossois et un _Gallogloh_.

»L’étranger ayant demandé la même chose au fermier, le _Gallogloh_,
prenant la défense de l’hôte, lui répondit: _Comment osez-vous,
gueux d’Écossois, vous comparer à moi ou à un des_ Galloglohs _de
Mac-Quillan_!

»Le pauvre paysan, qui désiroit se voir débarrasser de touts les deux,
leur dit: _Mes amis, je vais ouvrir les deux portes; vous irez, dans le
champ, vider votre querelle, et celui qui reviendra vainqueur aura le
lait._

»Cette lutte fut terminée par la mort du _Gallogloh_, et l’Écossois
revint tranquillement chez le fermier, et dîna de fort bon appétit.

»Les _Galloglohs_ de Mac-Quillan s’assemblèrent immédiatement après ce
meurtre pour venger le sang de leur frère. Ils examinèrent la conduite
des Écossois, leur prépondérance dangereuse, et l’affront que leur chef
avoit fait à leur chef en séduisant sa fille.

»Il fut arrêté que chaque _Gallogloh_ tueroit son compagnon pendant la
nuit, et qu’on n’épargneroit pas même leur capitaine. Mais la femme
de Mac-Donald, ayant découvert le complot, avertit son époux, et les
Écossois s’enfuirent dans l’île de Raghery.

»Depuis cette époque, les Mac-Donald et les Mac-Quillan se firent une
guerre qui dura près d’un demi-siècle, et qui ne fut terminée que
lorsque les deux partis portèrent leurs plaintes à Jacques I^{er}.

»Jacques favorisa son compatriote l’Écossois, et lui donna quatre
grandes baronnies, et touts les biens de Mac-Quillan: mais, pour voiler
cette injustice, il accorda à Mac-Quillan la baronnie d’Enishoven, et
l’ancien territoire d’Ogherty: cette décision royale lui fut portée par
sir John Chichester.

»Mac-Quillan, mécontent de ce jugement, et plus encore des difficultés
de transporter tout son clan à travers le Bann et le Lough-Foyle, qui
séparoient ses anciennes possessions des nouvelles, accepta l’offre du
porteur des offres du Roi, qui lui proposoit ses propres terres.

»Mac-Quillan céda son droit sur la baronnie d’Enishoven contre des
possessions plus à sa portée; et depuis lors les Chichester, qui par la
suite obtinrent le titre de comtes de Donegal, sont possesseurs de ce
pays considérable; et l’honnête Mac-Quillan se retira dans des terres
de beaucoup inférieures aux siennes.»

Comme il achevoit la dernière strophe, on heurta à l’une des portes et
l’on avertit madame Putiphar que le souper étoit servi.

Elle se leva aussitôt, et prit Patrick par la main pour le conduire.

—Je vous demande pardon, lui dit-elle avec coquetterie, si je prends la
liberté de demeurer en un pareil négligé, mais je suis si paresseuse
que je n’aurois pas le courage de faire une toilette.

Elle se mit donc à table comme elle étoit vêtue sur le canapé,
c’est-à-dire nue dans une espèce de peignoir ou de robe-de-chambre de
satin blanc que les dames du temps appeloient un _laisse-tout-faire_.

J’ai tort, peut-être, de rapporter ici ce mot impudique, mais il
exprime si bien le dévergondage régnant à cette époque. N’est-ce pas,
il dit plus, à lui tout seul, et résume mieux ses mœurs négatives que
dix in-folio. C’est un de ces mots renfermant en eux-mêmes toute la
chronique d’un autre âge, et qui demeurent à travers les siècles comme
des monuments accusateurs des temps qui les ont fait naître. Celui-là
porte en outre son étymologie en évidence, et n’est pas de ceux qui
préparent des tortures aux Pierre Borel et aux Ménage futurs.

Étoit-ce une salle, un boudoir, un salon ou une chambre, la seconde
pièce où ils se rendirent pour le souper? A quel usage étoit-elle
destinée? Cela étoit difficile à reconnoître. Il y avoit de toute
espèce de meubles, jusques à un lit dans une alcôve, jusques à une
petite bibliothèque que Patrick un instant s’amusa à fouiller du
regard pendant que la Putiphar faisoit quelques préparatifs. Tout
au pourtour s’étaloient de larges sophas couvrant presque tout le
parquet, et laissant à peine de quoi circuler autour de la table. Si
en se balançant sur sa chaise ou sur ses jambes, troublé par un léger
surcroît de boisson, on venoit à se renverser, on ne pouvoit faire
qu’une chute délicieuse.

Patrick avoit imaginé qu’au souper il trouveroit nombreuse compagnie;
quand il se vit, dans ce cabinet mystérieux, enfermé seul, en
tête-à-tête, il commença à croire sérieusement, ce que son peu de
présomption jusque là lui avoit empêché de faire, que madame Putiphar
avoit sur lui des projets, et qu’il étoit en partie fine.

Son cœur se serra, son esprit s’emplit de dégoût en découvrant ce
manège effronté pour circonvenir un homme, et pour le placer dans une
nécessité. Il comprit alors toute sa position fausse et dangereuse. Il
se maudissoit d’avoir accepté cette invitation. Se retirer étoit chose
impossible: comment? pas de portes visibles, elles étoient cachées sous
des tentures; où? Il ignoroit les aitres et les alentours de cette
demeure. Puis les affidés le laisseroient-ils s’enfuir? Mille aventures
galantes et sinistres lui repassoient alors dans l’esprit; d’ailleurs
fuir ne le sauveroit pas du ressentiment de cette femme. Il se résigna
donc puisqu’il étoit tout à fait à sa merci, déterminé à s’abandonner
pour sa conduite à l’inspiration du moment, et se confia à la garde de
Dieu.

Madame Putiphar étoit ce soir-là d’une amabilité obséquieuse et d’une
facile gaieté, un courtisan l’auroit trouvée divine. Par tout ce
qu’elle avoit d’agréable en son pouvoir elle essayoit à dérider le
front soucieux de Patrick, et à lui mettre au cœur un peu de joie
communicative.

Retranché derrière une douce politesse et une affabilité pleine de
réserve, il conservoit toujours une dignité désespérante, que ne purent
lui faire perdre ni les mets aphrodisiaques dont elle l’appâtoit, ni
le vin-rancio qu’elle lui versoit à rasades. L’aisance et l’aplomb de
Patrick la dépitoient surtout, ne lui permettant pas d’attribuer sa
froideur à de la timidité ou de l’ingénuité.

Habituée, à grand renfort d’anecdotes et d’aventures licencieuses, à
bercer et à mettre en belle humeur Pharaon, amateur de contes comme
Scha-Baham, mais de contes bien scabreux, elle essaya du même procédé
sur Patrick. Toute la cour fut passée en revue; maison du Roi, maison
de la Reine, maison de la Dauphine, maison de Madame et de Mesdames,
maison de monseigneur le duc d’Orléans; enfin tout le clergé et toute
la ville.

Justement, la veille, elle avoit reçu le journal que lui tenoit de
tout ce qui arrivoit d’étrange et de célèbre en son _abbaye_ la
Gourdan—_alcahueta_—de la rue Saint-Sauveur; le journal que M. de
Sartines lui dressoit pareillement de touts les faits scandaleux et
atroces ressortissant de la police de Paris et du Royaume; et le
journal de sa police à elle, particulière, occulte et non moins active
que celle du charlatan M. de Sartines.

Les drôleries les plus divertissantes, les historiettes les plus
libidineuses, les énormités à faire tomber le feu du ciel ne manquèrent
pas; mais, loin de produire le même effet sur l’esprit de Patrick que
sur le royal esprit de Pharaon, ces turpitudes lui soulevèrent le cœur
de dégoût, et l’affectèrent douloureusement.

Ainsi, tout le repas s’écoula en ces causeries entremélées de propos
fort lestes, et d’agaceries sans ambiguïté.

Au dessert elle demanda cinq ou six flacons de champagne mousseux à
madame du Hausset, qui seule avoit fait le service.

—Cinq ou six flacons de vin de champagne!... répéta Patrick d’un air
émerveillé; madame, que voulez-vous faire de cette provision?

—Qu’est-ce que cela, mon bel ami, pour un grand garçon comme vous! Vous
avez si peu voulu boire en mangeant que vous devez être oppressé?

—Bien loin de là, madame, j’ai bu, plus qu’à ma suffisance; j’ai
accoutumé de vivre fort sobrement.

—N’allez-vous pas me faire accroire qu’avec deux bouteilles de
champagne on vous avineroit comme feu le Régent. Allons, tendez votre
verre; ne seriez-vous pas honteux de me laisser boire seule?

—Madame, vous allez m’enivrer, je ne suis point buveur.

—Vous n’êtes point buveur: qu’êtes-vous donc? qu’aimez-vous donc? Car
un homme, un jeune homme surtout, impétueux, ne peut être sans aucune
passion. Cela ne se voit point, cela n’est pas possible, cela seroit
monstrueux! Mais quoi vous ronge! quoi vous domine? qu’aimez-vous? que
faites-vous enfin! Seriez-vous joueur?...

—Joueur!... madame, je n’ai jamais mis les pieds dans un brelan.

—Vous n’êtes pas buveur, vous n’êtes pas joueur.... Aimez-vous les
spectacles?

—Je ne m’y ennuie pas; mais ce n’est point un besoin pour moi.

—Vous n’êtes ni joueur, ni buveur, ni friand de spectacles...
Aimez-vous la danse et le bal?

—Madame, je ferois le sacrifice de danser pour une femme que je
chérirois, si le premier sacrifice que j’exigerois d’une femme
semblable n’étoit pas celui de renoncer à la danse.

—Êtes-vous chasseur?

—Madame, je n’ai point en moi d’instinct féroce à assouvir. J’éprouve
un trop constant sentiment d’admiration pour les fauves et les
oiseaux, ces parfaites créatures, louanges vivantes de Dieu, pour
prendre jamais à tâche de les anéantir. Je ne me crois pas meilleur
bûcheron que chasseur: je rêverois sous un tilleul; j’écouterois
chanter une alouette, mais je ne saurois les frapper, j’ai horreur de
toute destruction.

—Vous faites par trop la bégueule, mon pastoureau; sans être, je pense,
plus sanguinaire que vous, cette main, que vous avez couverte de
baisers si tendres, aux chasses de Pharaon a plongé le couteau dans le
cœur de plus de mille cerfs aux abois.

Récapitulons: vous n’êtes ni buveur, ni chasseur, ni joueur, ni amateur
de bals et de spectacles.... Mon Dieu! qu’êtes-vous donc? qu’aimez-vous
donc? parlez?... Ouvrez-vous?... Cela ferait venir de laides
pensées.... auriez-vous de ces goûts honteux?... Non, c’est plutôt
quelque penchant secret que vous n’osez avouer. Courage! parlez: on
est bonne, on vous pardonnera, on vous pardonnera tout. Cela est bien
pardonnable en effet: un jeune homme plein d’ardeur et de vie peut bien
s’éprendre d’amour pour une femme, non sans quelques charmes encore,
qui s’est laissée aller à lui, qui s’est plu à nourrir en lui un espoir
peut-être orgueilleux; mais, non, ce jeune homme n’a point porté ses
vues trop haut: il est aimé: tout est dit. Qu’il soit heureux!...
Mais parlez donc; confiez-vous à moi, dites enfin quelle est cette
passion?...

—J’aime....

—Qui?

—J’aime les femmes.

—Les femmes? Ah! c’est bien heureux!... Les femmes?... mais cela est
fort vague. Les femmes, c’est un univers; n’y avez-vous point de patrie?

—Pardon, madame, j’en ai une qui remplit mon cœur, et qui le remplira à
jamais.

—Belle?

—Belle!

—Noble et riche?

—Noble et riche.

—Jeune encore?

—Toute jeune.

—Vous êtes un adroit flatteur, Patrick. Allons, ce compliment vaut bien
du champagne sans doute; allons, donnez votre verre.

Vertugadin! quelle bague avez-vous donc au doigt? quelle antiquaille!
d’où sortez-vous cela? Mon Dieu! c’est quelque anneau trouvé dans le
ventre d’un requin!

En poussant ces exclamations, madame Putiphar se leva de table, alla
fouiller dans un coffret de laque de Chine, et revint auprès de Patrick.

—Donnez votre doigt, lui dit-elle; laissez que je vous ôte cette
ridicule bague, et que j’y passe celle-ci plus digne de vous.

—Madame, tout-à-l’heure, ne vous ai-je pas dit qu’entre les femmes
j’avois une amie?

—Oui.

—Jeune, belle, noble?

—Oui.

—Eh bien, madame, cette femme....

—Quoi! cette femme?...

—Pardon! il faut donc vous le dire, madame?... Eh bien, cette femme
n’est pas marquise.

—N’est pas marquise!

—Et elle se nomme Déborah!

—Déborah!... Patrick! ah! vous êtes cruel!

—Cette bague, que vous vouliez m’arracher, est le signe de notre
alliance; c’est son ayeul qui en expirant la lui donna. Déborah tenoit
à ce gage autant qu’à sa propre vie; elle m’a confié l’un et l’autre.

La nuit, sous le ciel, en présence de Dieu et de la nature, j’ai tout
accepté, femme et gage; et j’ai fait un serment que vous ne voudriez
pas me voir parjurer.

—Autrefois, une petite fille vous a donné cette breloque, c’est bien;
vous y tenez, gardez-la; mais qu’importe! Est-ce une raison pour que
moi, aujourd’hui, à mon tour, je ne puisse vous offrir cet anneau
précieux? Laissez, ils tiendront bien touts deux.

—Madame, je ne puis; je ne saurois avoir deux amours.

—N’en ayez qu’un, et faites-en deux parts.

—L’amour que j’ai, madame, ne se partage point.

—Qui vous parle d’amour? prenez seulement cette bague.

—Une bague est une alliance, madame.

—Hé, c’est bien pour cela.

—C’est un serment.

—Hé, c’est bien pour cela.

—L’un et l’autre sont faits, madame. Il est une femme, vous dis-je,
à qui j’ai donné un amour éternel; ne vous obstinez pas, vos prières
seroient vaines.

—Comprenez-vous que vous me faites un affront, jeune homme? Qui vous
parle d’amour? qui vous demande de l’amour? imbécille!—Vous m’outragez,
entendez-vous? vous m’outragez doublement en refusant cet anneau, et en
me prêtant des intentions qui me couvrent de honte! Vous allez sortir,
monsieur!

Mais c’est vraiment une pitié! Qui a pu vous faire croire que je
voulois de vous, malheureux?... Moi, moi! vouloir de vous! m’abaisser,
m’avilir jusque là!...

Bientôt on ne pourra plus faire l’aumône à un mendiant sans qu’il ne
croie qu’on lui veuille acheter son amour!

Vous allez sortir, monsieur.

D’Hausset! d’Hausset! holà! faites monter mes gents, qu’on me jette cet
homme à la porte!

J’étois folle, je crois!... Un mauvais Anglois, un petit mousquetaire,
un homme de rien, de néant, un homme d’où je ne sais où, sur qui je
répandois mes grâces, que j’élevois jusques à moi, que je voulois
sauver!... car je voulois te sauver, misérable! car ton infamie n’est
pas à terme!

Qui pouvoit donc me donner tant de dévouement et de confiance? Je
savois tout. Je m’aveuglois sur toi. Lâche, tu fais donc le métier
d’égorger et d’outrager les femmes! Tu es un assasin! Ton effigie
pend sans doute encore au gibet de Tralée. Baisse donc ton front
ignominieux, misérable contumax!

—Contumax!... Il est vrai, madame, que je suis aussi malheureux que
juste. Contumax!... mais ce mot n’a-t-il pas d’écho en votre cœur?
n’éveille-t-il point chez vous de souvenirs, et ne vous commande-t-il
point de la pitié? Avez-vous donc perdu la mémoire, mademoiselle
Poisson, madame Lenormand? Ne vous souvient-il plus de votre père le
boucher des Invalides, qui, chargé de vols et de déprédations, s’enfuit
on ne sait où pour éviter le glaive de la loi? Si vous savez si bien
qui je suis, je sais quel il est et quelle vous êtes: vous savez que je
suis innocent, et je sais qu’il ne l’est pas....

—Mon Dieu! mon Dieu! personne ne me délivrera donc de cet infâme! me
laissera-t-on briser toutes les sonnettes!

Ah! vous voilà, messieurs, arrivez donc! entrez, et jetez-moi cet homme
dehors.

En ce moment se montroient à l’une des portes quatre grands molosses en
livrée.

—Ho! ho! messieurs, tout beau! Attendez, s’il vous plaît, j’ai
encore un mot à dire à madame, leur cria Patrick! et, prenant dans
la bibliothèque un volume de la _Nouvelle Héloïse_, il en feuilleta
quelques pages, et ajouta: Ce mot que j’ai à dire n’est pas de moi, il
est du citoyen de Genève; le voici:

LA FEMME D’UN CHARBONNIER EST PLUS ESTIMABLE QUE LA MAÎTRESSE D’UN ROI.

—Mon Dieu! mon Dieu! on ne me chassera donc pas cet homme!...

Les quatre valets s’avancèrent alors pour se saisir de lui.

—Holà, messieurs les laquais, ne m’approchez pas! Je suis entré
ici avec les honneurs de la guerre, et je n’en sortirai qu’avec
les honneurs de la guerre! s’écria Patrick, en tirant son épée: Ne
m’approchez pas; le premier qui s’avance, je le tue!

Allons, laquais, des bougies!—Éclairez-moi,—montrez-moi le chemin,—je
vous suis.

[Illustration]

[Illustration]



XXVII.


PATRICK avant de sortir fit une profonde salutation à madame Putiphar.

Pantelante de colère, l’œil hagard, elle s’étoit renversée sur un
sopha, où elle demeura assez long-temps dans la plus morne immobilité.

Puis, subitement, l’énergie lui étant revenue, comme une effarée
elle alla s’asseoir à un bureau; mais son agitation étoit encore si
forte que sa plume trembloit dans sa main comme un panache au vent.
D’impatience elle la rejeta au loin, et appela sa femme de chambre.

—Du Hausset! asseyez-vous là, lui dit-elle; allons, écrivez, s’il vous
plaît, sous ma dictée.


_A M. le marquis de Gave de Villepastour._

  «Marquis,

»Vous aviez raison, ce petit M. Fitz-Whyte est un niais, un ours, un
assassin, tout ce que vous voudrez.... Vous me l’aviez abandonné, je
vous le rends; je vous avois défendu de l’expulser de votre Compagnie,
je vous enjoins de le chasser au plus tôt ignominieusement.

»Tel est, marquis, notre bon plaisir à cette heure.

  »Votre servante»

D’autre part, maintenant.


_A M. Phélipeaux Saint-Florentin de la Vrillière._

  «Mon petit saint,

»Venez me voir aussitôt réception de la présente. J’ai besoin de
vous, c’est-à-dire de votre ministère affectionné. Il me faut deux
lettres-de-cachet; je révoque la révocation en grâce du mousquetaire
Fitz-Harris, et je veux la prompte incarcération au Donjon du
mousquetaire Patrick Fitz-Whyte.

»Venez vite, mon bon petit; pour tout cela il est nécessaire que nous
nous concertions.

  »Votre fidèle amie.»

       *       *       *       *       *

Donnez, que je signe.

Vous allez les cacheter de suite, et les faire remettre à mon coureur,
pour que, dès le matin, il ait à les porter à leur adresse.

Ceci fait, elle se sentit quelque peu soulagée. Déjà elle éprouvoit
cette satisfaction qui survient après la vengeance, satisfaction bien
douce au cœur de l’offensé, mais satisfaction féroce.

Importune à elle-même, désappointée, comme on l’est à un rendez-vous
où l’on se trouve seul; désorientée, comme on l’est lorsqu’une partie
longuement préméditée vient à faillir à l’heure de son exécution, et
qu’il reste un loisir à tuer; d’une humeur _massacrante_, sans besoin
de sommeil, elle se mit au lit, où elle ne goûta point un repos qu’elle
ne cherchoit pas.

Sur le feu de sa poitrine embrasée sa haine bouillonnoit dans son cœur,
chaudron d’airain!

Dans le dépit on aime à grossir encore ses souffrances, on se plaît au
mal qu’on a et qu’on se fait, on a du bonheur à ronger son frein; on
veut le ronger long-temps; on veut de l’insomnie; la pensée y fermente
à l’aise et cette fermentation est un courant rapide d’idées sur lequel
on se laisse dériver, ainsi qu’une barque sans voiles et sans rames.

C’est ainsi que s’écoula toute une nuit qu’elle avoit marquée à
l’avance pour ses débauches.

 Quien cuenta sin huesped, cuenta dos.

[Illustration]

[Illustration]



XXVIII.


PATRICK, de son côté, passa cette nuit dans une grande agitation, mais
qui n’avoit ni la même source ni le même caractère.

Après avoir été éconduit si brutalement de Trianon, au lieu de rentrer
dans la ville, où, à cette heure avancée, il n’eût point trouvé
d’auberge ouverte, il se résigna très-volontiers à errer dans la
campagne en attendant le jour.

Ayant pris à l’aventure un chemin, il se trouva, après un peu de
marche, sur la lisière d’un bois où il s’enfonça avec ce saint
frémissement qui saisit toujours une âme rêveuse pénétrant dans un lieu
profond, sombre, silencieux; et il alla s’asseoir sous un orme touffu,
dont les branches, inclinées jusqu’à terre, formoient un pavillon de
verdure sur le bord escarpé d’un étang.

Perdu dans l’obscurité sous ces branchages il se plaisoit à voir passer
et folâtrer, et brouter autour de lui dans une sécurité parfaite, les
lièvres, les biches, les chevreuils; il ressembloit à ces frontispices
de fables où se voit Ésope, Phèdre ou La Fontaine, environné de bêtes
en familiarité.

Quand son esprit n’étoit point dissipé par un follet glissant à fleur
d’eau, par un effet de lune à travers le feuillage, par la société de
quelque fauve, ou par le chant de quelque oiseau nocturne, il tomboit
dans une grande tristesse.

A peine au tiers de la vie, comme un voyageur lassé, déjà il faisoit
halte, et se retournoit pour mesurer la route qu’il avoit parcourue.
Il se sondoit pour voir ce qu’il lui restoit de force pour achever son
douloureux pélerinage.

Touts ses maux, toutes ses douleurs, toutes ses peines, toutes ses
fatalités lui revenoient en foule à la mémoire. Il essayoit de les
peser avec ses joies et ses bonheurs, mais en vain; les poids étoient
trop inégaux.

Son passé étoit horrible; et son présent douloureux ne lui promettoit
rien de bon pour l’avenir.

Mon Dieu! mon Dieu! s’écrioit-il dans son désespoir! Que ne m’avez-vous
fait semblable à ces hommes qu’on appelle méchants! Au lieu d’être ici
à gémir, solitaire, je m’abreuverois de plaisir et de volupté dans les
bras d’une espèce de reine; et, demain, au lieu d’être courbé, comme
je le serai sans doute, sous le poids de son ressentiment; au lieu
peut-être de voir retomber sur moi la trappe d’un cachot, je monterois
quatre à quatre les degrés de la fortune.

Mon Dieu, ne seroit-il pas possible que je pusse être heureux sans
changer de sentiments?

Mon Dieu, que me réservez-vous donc en l’autre vie pour me faire
celle-ci tant cruelle?

Puis, quand il avoit beaucoup pleuré, il se consoloit, comme cherchent
à le faire touts les malheureux en comparant leurs misères à des
misères plus affreuses. Sa dernière infortune surtout lui paroissoit
bien légère lorsqu’il songeoit au roi Lear, ce bon vieillard, jeté
par ses enfants dénaturés à la porte de son palais; durant une nuit
orageuse, sans abri, errant dans la campagne, à demi-nu, transi de
froid; son front chauve et ses cheveux blancs battus et trempés par la
pluie.

Dès l’aube du jour il rentra dans Versailles où, sur la place d’armes,
il apperçut le coureur de madame Putiphar qui partoit en dépêche.

De retour à la caserne, il donna ses ordres à son brosseur, et se jeta
sur son lit pour prendre enfin un peu de repos.

Son sommeil fut peu long, son réveil peu affable: au nom de M. le
capitaine, sans motiver autrement son arrestation, on vint l’arracher
de sa chambre pour le mettre au cachot et au secret.

[Illustration]

[Illustration]



XXIX.


LE lendemain, sur le midi, du fond de sa prison, il entendit les
trompettes sonner trois fois une chamade; cet appel extraordinaire le
jeta dans un grand étonnement, et comme il se creusoit la tête pour
s’en expliquer la cause, la grille de son cachot s’ouvrit. On le pria
d’en sortir et de monter à son logement pour endosser son habit et son
fourniment de grande tenue.

Quand il fut prêt, l’officier et les deux gardes qui, mousquet au bras,
l’avoient accompagné le conduisirent dans la cour d’honneur.

Là, quelle fut sa stupéfaction, en voyant la Compagnie en armes, rangée
tout au pourtour et formant un carré évidé.

A son arrivée les trompettes sonnèrent de nouveau, et on l’amena dans
le milieu réservé, où se tenoient à cheval le capitaine-colonel et son
état-major.

Il comprit seulement alors ce qui alloit se passer, et que c’étoit pour
lui que la scène se préparoit.

A cette pensée, son âme se révolta; et, promenant autour de lui ses
regards hautains, il fit un geste de défi comme pour appeler au
combat, et porta la main à son épée; mais subitement un froid glacial
parcourut ses veines, et un tremblement visible le saisit. Une sueur de
moribond transpiroit sur son visage pâli; il chanceloit, ses oreilles
bourdonnoient et siffloient, ses yeux ne voyoient plus, son esprit
étoit anéanti.

C’est à ce moment qu’on le fit mettre à genoux.

M. de Villepastour ordonna au lieutenant rapporteur de faire la lecture
de l’arrêt expulsant, lui, Patrick Fitz-Whyte, des Mousquetaires de la
Garde comme un homme flétri par les lois, convaincu d’assassinat et
pendu par contumace en Irlande.

Pendant le rapport de cette sentence la perception et le sentiment
lui étant revenus, il avoit caché sa face dans ses mains. De grosses
larmes filtroient à travers ses doigts, et des sanglots déchirants
s’échappoient de sa poitrine oppressée.

—Mon Dieu! mon Dieu! murmuroit-il comme la nuit précédente dans la
forêt, que me réservez-vous donc en l’autre vie, pour me faire celle-ci
tant cruelle!

Après la lecture de l’arrêt, le lieutenant qui l’avoit faite s’avança
vers Patrick, et lui enjoignit de se relever pour procéder à sa
dégradation.

D’abord, on lui ôta par les pieds son sabre, ses aiguillettes et son
baudrier; puis on lui arracha ses parements et ses revers, et un à un
ses boutons aux armes royales. Puis on le dépouilla de son habit; puis
on lui coupa les cheveux ras, comme à un condamné au dernier supplice,
et on le revêtit d’une blaude et d’une capuce de grosse toile.

Les trompettes firent retentir l’air de leurs insultantes fanfares.

Et M. de Villepastour alors s’approcha de lui, et du haut de son cheval
le frappa trois fois sur les reins du plat de son épée en criant trois
fois:—Va-t’en,—sois banni!

[Illustration]

[Illustration]



XXX.


HONTEUX de se trouver par la ville dans cet ignoble costume, Patrick
accourut en toute hâte à l’hôtel Saint-Papoul.

—Me reconnois-tu? dit-il en entrant à Déborah, qui demeuroit
consternée. Regarde, vois ce que les hommes ont fait de ton époux!...

L’ont-ils assez avili? l’ont-ils assez souillé, dis?...

Il n’en put proférer davantage, et tomba évanoui.

—Eh! que vous est-il donc arrivé, mon bon ami? Parlez, Patrick,
qu’avez-vous? que vous ont-ils fait, ces méchants? Qui t’a revêtu ainsi
de ce bonnet et de ce sac?... Parle-moi, réponds-moi, mon ami!

—Votre ami!... pauvre femme!... Gardez-vous bien de me donner ce nom,
que je ne saurois plus accepter; je suis trop chargé d’opprobre!
L’infamie est contagieuse, laissez-moi, fuyez-moi désormais!

Vous, noble et pure; moi, bas et ignominieux; moi flétri et
flétrissant, nous ne pouvons être liés touts deux. Séparons, il en est
temps encore, nos destinées: que la vôtre soit heureuse! que la mienne
soit ce qu’il peut plaire à Dieu!... Autrefois, déjà, je vous l’avois
bien dit de renoncer à moi; je suis funeste, voyez-vous! Laissez-moi
seul rouler d’abymes en abymes; n’enlacez pas votre vie, qui sans moi
seroit belle, à ma vie, qui ne sera qu’affreuse jusqu’au bout.

—Pas de désespoir, Patrick, calme-toi. Sois bon pour moi; ne dis plus
de ces vilaines choses qui me font tant de mal, et que plus que toi
peut-être j’aurois droit de dire. Va, si l’un de nous deux est funeste
à l’autre, je ne suis pas assez aveuglée pour ne point sentir que c’est
moi: c’est moi qui te nuis; c’est moi la cause première et unique de
tes maux; c’est moi qui te suis fatale! Sans moi tu serois encore
content et paisible aux bords du Lough-Leane, auprès de ta vieille et
tendre mère, qui, sans doute, pleure ton éternelle absence!...

D’ailleurs, que penserois-tu d’un amour qui s’éteindroit avec le
bonheur de l’objet aimé? Crois-moi, ce n’est point de l’amour profond
et véritable celui qui tombe devant le dévouement. Mon amour pour toi,
tu le sais, est durable; il est à l’épreuve de l’adversité; ne le
repousse pas.

Va, il n’est pas de plaie dont le ciel puisse frapper l’humanité, qui
auroit le pouvoir de m’éloigner de toi. Si tu dois être malheureux, si
ton existence doit être à toujours dévorée par les chagrins, comme tu
le dis, ce que je répugne à croire, ce qui ne peut être, laisse-moi
près de toi. La Providence m’a placée là pour essuyer tes larmes, pour
te soutenir dans tes abattements, pour alléger le faix de tes maux en
les partageant. Garde-moi!... La solitude double le malheur.

Une compagne c’est un vase que Dieu donne à l’homme pour y verser le
trop-plein de ses afflictions.

—Seigneur, répétoit Patrick en se heurtant le front, que je suis
coupable! Frappe-moi, sois sans miséricorde! Tu m’as fait le don le
plus grand et le plus beau que tu puisses faire à l’homme; tu m’as
donné un de tes Anges; et je t’accusois, et je te blasphémois! Pardon,
pardon, c’est la dernière fois!... Va, que tes saintes volontés
s’accomplissent, je m’incline. Désormais tu peux m’accabler, tu me
trouveras résigné à toute heure.

—Écoute, Patrick; après tout, j’aurois tort peut-être de m’imposer à
toi, de vouloir m’attacher à ta suite. Si je pouvois penser que mon
éloignement te rendît le bonheur, je m’éloignerois, non sans douleur,
mais sans murmurer.—Écoute, si tu veux tu me laisseras, tu m’oublieras
quand tu seras dans la joie et la félicité; mais, seulement, chaque
fois que tu seras malheureux, tu reviendras te jeter dans mes bras,
dans les bras de ton amie; je te consolerai.

—Mais toute joie, toute félicité ne me peut venir que de toi, généreuse
amie!

Puisque tu veux bien t’immoler, demeure, demeure auprès de moi; ne
m’abandonne pas; n’écoute pas ce que je te dis; quand je souffre,
alors, vois-tu, je suis fou! Je te dis de me quitter, parce que je
voudrois mourir; sentant bien que c’est toi seule le chaînon qui me
rattache à l’existence; sentant bien qu’il n’est au monde que toi, mon
amie, dont mon âme ne soit pas lasse.

—Si, par un mouvement de générosité que je blâme et que je repousse, tu
avois pu exiger notre séparation, tu avois pu désunir notre sort, je ne
t’aurois demandé qu’une grâce, une seule que j’aurois implorée à deux
genoux: la grâce de venir de temps en temps apporter à tes baisers le
fruit de notre amour, l’enfant que je porte en mon sein.

—Terre et ciel! mais que dis-tu,... Déborah?...

—Il ne m’est plus permis d’en douter, Patrick, je suis mère!

—Ah! béni soit Dieu, Déborah, béni soit Dieu! qui m’envoie tant
d’allégresse; béni soit Dieu, qui me donne un fils!... s’écrioit
Patrick, qui venoit soudain de passer des larmes à la plus folle
joie. Il arrachoit et déchiroit son sarrau, et le fouloit aux pieds,
il se jetoit dans les bras de Debby, il se pendoit à son col, il
l’étreignoit, il lui baisoit le front, il lui baisoit les pieds.

—Ah! je ne croyois pas, ma chère Debby, que tant de bonheur me fût
réservé. Insensé que j’étois!... car Dieu m’a-t-il jamais fait un
refus! N’est-ce pas lui qui m’a donné une amie et des amours; une amie
que les hommes ont voulu m’arracher; des amours qu’ils ont traversées
et empoisonnées?

Je le vois bien, maintenant, Dieu est la source de toutes voluptés;
le monde, la source de toutes tribulations. Toute la lutte, toute la
fatigue est là, vois-tu!—Défendre et sauver des atteintes des hommes
les biens que Dieu nous a donnés.

Oh! ce bien-là, je saurai mieux le défendre, ils ne me le détruiront
pas!... D’ailleurs, le monde n’a que faire entre un père et son fils:
nous le cacherons, nous le déroberons à ses regards comme un trésor
qu’on enfouit; nous le tiendrons dans l’ombre et à l’abri de tout
contact.

Mon Dieu! mon Dieu! que je suis heureux!... et toi, Debby, l’es-tu
heureuse?

—Heureuse et fière, Patrick!

—Tu ne comprends pas peut-être, Déborah, toute l’étendue de ma joie?
tu me trouves peut-être léger, puéril; mais, vois-tu, mon plus ardent
souhait vient de s’accomplir, mon plus beau rêve se réalise; mon vœu,
mon désir constant étoit celui d’avoir un fils dans ma jeunesse. Oh!
que m’importeroit d’être père sur le tard de l’existence, d’avoir des
fils qui ne me connoîtroient qu’ennuyeux et caduc, qui entreroient
dans la vie quand je descendrois dans la tombe; à qui je manquerois
juste à l’heure où ils auroient besoin de ma sollicitude; des fils que
je ne verrois jamais hommes, que je ne pourrois point suivre en leur
carrière, que je ne pourrois point soutenir dans l’adversité.

Je ne veux point de fils qui tremblent à ma voix austère, et qui
prennent en pitié mes cheveux blancs, et fassent feu éteint devant moi.
C’est un ami que je veux, un compagnon de ma vie qui m’aime et me suive
en touts lieux; qui soit jeune comme moi, moi fougueux comme lui; qui
partage mes jeux, mes travaux, mes illusions, mes peines, mes plaisirs
et même mes débauches; enfin qui n’ait rien de secret pour moi en son
cœur, et moi rien dans le mien de secret pour lui.

Comprends-tu mon bonheur, maintenant? Vois, quand j’aurai quarante ans
il en aura vingt.

Grand merci, mon Dieu! merci! tu me vois satisfait. Voilà de quoi
compenser bien des peines.

Il sera beau comme toi, Déborah; il sera beau comme ton âme! Vous
jouerez ensemble; ce sera ta poupée; nous jouerons touts les trois,
sans nous contrarier jamais.

Et si le Seigneur fait que ce soit une fille, cela te donnera une
amie, une compagne; j’en serai joyeux également; nous la nommerons
Kentigerne, autrement ce sera Kildare.

[Illustration]

[Illustration]



XXXI.


APRÈS le dîner, Patrick dit à Déborah: Te plais-tu en cette ville, mon
amie? te plais-tu en ce pays? regrettes-tu l’Irlande?

—Non, mon ami, je ne regrette point l’Irlande, mais je regrette le
ciel, l’air, les arbres et les rochers de Cockermouth-Castle; les
courses dans les bois, dans les montagnes; les promenades sur le lac de
Killarney; les soleils-couchants de la _Tour de l’Est_, et surtout nos
nuits dans le parc et sous le _Saule-creux du Torrent_. Je ne regrette
que ce que l’on regrette toutes les fois qu’on quitte les campagnes
pour les villes; je ne regrette que ce que j’aurois regretté également
à Dublin, si pour y habiter j’eusse quitté nos âpres montagnes de Kerry.

Le séjour des villes est rétrécissant; ces boîtes, ces cages où l’on
s’étiole emprisonné, compriment et sanglent l’âme comme un corset:
notre esprit se borne entre deux planchers et quatre murailles;
notre regard, qui ne peut percer au-delà, se brise et se rabat sur
nous-mêmes; nous prenons l’habitude de nous complaire en nous, de nous
satisfaire de nous, nous nous amoindrissons, nous nous raccornissons.
La vue continuelle des ouvrages des hommes nous rend mesquin et
bourgeois comme eux: nous oublions les grands spectacles de la nature,
nous oublions l’univers, nous oublions l’humanité, nous oublions tout,
hormis nous, et quelques goûts à satisfaire: toute la création n’est
plus représentée pour nous que par quelques meubles, quelques chaises,
quelques tables, quelques lits, quelques morceaux de toile ou de soie,
dont nous nous amourachons, auxquels nous nous attachons comme l’huître
au rocher, sur lesquels nous végétons et rampons comme un lichen.

Mon ami, demande-moi si je me plais avec toi, et je te répondrai oui,
partout, en touts lieux; mais jamais, je le sens bien maintenant, ni le
séjour de cette ville, ni d’aucune autre, ne saura me plaire.

—Ainsi, Déborah, s’il falloit que tu quittasses Paris, tu le ferois
sans peines?

—Partant avec toi, je le ferois volontiers, je le ferois joyeuse même,
car mon corps languit ici dans l’inertie, et mon âme dans le trouble.
D’ailleurs, quoi veux-tu qui m’attache à cette terre? elle m’est aussi
étrangère que les steppes de l’Ukraine; je lui suis aussi étrangère
qu’un Indien: elle ne porte ni la tombe de mes ayeux, ni le berceau de
mes enfants; elle ne me garde pas un seul souvenir.

—Que je suis content, chère amie de te trouver en cette bonne
disposition: car, vois-tu, je ne suis plus en sûreté ici; il faut que
nous quittions Paris en toute hâte; comme nous nous sommes enfuis
d’Irlande, il faut que nous nous enfuyions encore de France.

—S’il en est ainsi, partons, partons, sauvons-nous! J’accepte cette
fuite avec joie. Partons, laissons cette terre inhospitalière; je suis
prête, Patrick; mais dis-moi, quel danger nous environne, quel péril
nous menace, qui nous proscrit?...

—Aujourd’hui, à midi, tu sais, quand j’accourus couvert de ce sarrau de
toile me jeter à tes pieds, je venois d’être expulsé ignominieusement
des Mousquetaires; et la nuit dernière, cette nuit même, madame
Putiphar m’a chassé de Trianon.

Depuis quelque temps, M. de Gave de Villepastour étoit changé pour moi:
même avant l’arrivée de la lettre de Fitz-Harris j’avois remarqué cette
altération. Tantôt il m’accabloit de caresses, tantôt il me parloit et
me traitoit brutalement. Puis, il avoit fini par n’être plus que dur et
cruel, et par me poursuivre impitoyablement de sa haine, que je ne sais
pas avoir méritée. Il sembloit éprouver une secrète joie à me faire
souffrir; il sembloit goûter une vengeance. Et de quoi se vengeoit-il
sur moi? l’avois-je jamais blessé, cet homme? Aussi saisit-il avec
empressement et colère l’occasion si belle qui vint s’offrir à lui de
me persécuter. Il y a un mois il auroit mis autant de soins à étouffer
ces accusations qui couroient contre moi, qu’il a mis d’acharnement
à les proclamer, à me faire un esclandre ignominieux, à me couvrir
d’infamie; mais ce n’est pas là tout encore, mais ce n’est pas là le
plus affreux.

En implorant la grâce de Fitz-Harris j’avois eu, chose flatteuse et
fort honorable, le don de plaire à madame Putiphar; en un mot, j’avois
fait son avantageuse conquête. D’abord je m’étois refusé à croire à
tant de succès malgré ses manifestations non équivoques; mais cette
nuit mes doutes scrupuleux se sont envolés à tire d’aile pour faire
place à la plus solide conviction.

Mon rendez-vous d’hier au soir n’étoit rien moins qu’une partie fine,
un souper fin, un bec-à-bec, un duel d’amour. Tout étoit parfaitement
combiné pour ma séduction: rien ne manquoit au guet-apens. Je ne sais
vraiment comment ma vertu a pu s’échapper saine et sauve à travers
tant de pièges, de filets, de traquenards, de collets, de miroirs, de
pipeaux, de nasses et de gluaux. Je surmontai tout, je résistai à tout:
ma résistance négative l’enflamma: elle voulut me forcer comme on force
une fille d’honneur. Peine vaine! je demeurai inexpugnable. Dépitée,
ses chaudes amours se métamorphosèrent en colère, en rage, en fureur;
elle sonna et fit monter quatre laquais pour me jeter à la porte; mais,
grâce à mon épée, j’ai fait une sortie plus triomphante.

Je le sens bien, mais la droiture de mon cœur ne m’a pas laissé libre
de ma conduite, j’ai fait à madame Putiphar un de ces affronts que les
femmes ne pardonnent jamais: à plus forte raison elle, si haineuse, si
rancunière, si vindicative, si inhumaine. Non-seulement je lui ai fait
un affront, mais je l’ai bravée dans sa colère; je l’ai narguée; je lui
ai rendu sarcasme pour sarcasme. Sans nul doute ma perte est jurée
maintenant; je suis un homme détruit, je suis sous le poids de son
ressentiment, et son ressentiment est toujours terrible. Cette femme a
tout pouvoir en main, tout se ploie à sa parole; elle n’a qu’à daigner
faire un signe, et sa volonté est faite; elle n’a qu’à dire, cet homme
me gêne, et cet homme disparoît du monde ou de la scène du monde.

Ce qu’il y a de plus fatal pour moi, c’est qu’elle connoît le jugement
de mes juges d’Irlande et ma condamnation. Dans son emportement, elle
m’a poursuivi du mot de contumax, et m’a rappelé le gibet de Tralée.

Comment cela est-il déjà parvenu à ses oreilles? Il faut qu’elle ait
une police bien active, des espions bien aux écoutes, ou plutôt qu’elle
en ait été informée par M. de Villepastour: plusieurs choses qui lui
échappèrent dans la conversation me porteroient à le croire avec assez
de fondement. Elle avoit des projets sur moi; elle sera allée aux
renseignements, comme on fait lorsqu’on veut mettre un garçon en ménage.

Grâce à cette circonstance, elle pourra, ce n’est pas qu’elle y tienne,
masquer sa vengeance d’un masque honnête; elle pourra sévir contre moi
avec plus d’effronterie, sinon avec plus de rigueur.

Tu pleures, Déborah!... N’aie pas peur, mon amie, ne t’effraie point:
je ne cherche pas à nous dissimuler le péril où nous sommes; mais
quelque proche et quelque imminent qu’il soit, il n’y a pas lieu à
désespérer. Devançons le mal qu’assurément on nous prépare dans
l’ombre. Sans retard quittons cette ville, fuyons: fuyons! c’est là
notre seule ressource, mais elle est infaillible. Il est facile encore
de nous soustraire; il ne faut pour cela qu’une prompte détermination
et du courage; nous avons l’un et l’autre. Ne pleure pas, ne t’affecte
pas, ma bien-aimée; prends confiance en Dieu, qui nous envoie cette
tribulation; sa bonté est un océan, n’ayons pas le ridicule de vouloir
la sonder avec notre courte intelligence. A qui a-t-il été donné
jamais de comprendre ses desseins? Qui sait si le malheur n’est pas un
bienfait caché? Qui sait si le pire n’est pas le précurseur du mal,
si le mal n’est pas le précurseur du bien, si le bien n’est pas le
précurseur du mieux?

—Je te remercie, Patrick, des soins que tu apportes à me consoler,
lorsque toi-même as l’esprit plein de désolation. Je te sais gré
des efforts que tu as faits tout-à-l’heure pour prendre légèrement,
indifféremment, une douloureuse et funeste aventure; tes souffrances
ont transpiré à travers ton faux enjouement, et ton sourire contraint
m’a fait mal à voir comme un spasme.

Tu ne veux pas que je pleure, Patrick, tu veux, cela est-il possible?
que je demeure froide aux maux qui t’accablent, et dont je suis
la source, car c’est encore de moi que te viennent tes nouvelles
infortunes.

—Toi, Debby, la cause de mes infortunes! quelle folie!...

—Oui, sans moi, sans l’amour que tu crois me devoir, tu te serois
laissé aller à la passion que ta beauté, que tes grâces, que ton
bien-dire avoient fait naître si violemment en cette femme; au lieu
d’être aujourd’hui poursuivi de sa haine, tu serois son jeune favori;
tu goûterois à toutes les voluptés, à touts les plaisirs raffinés
d’une Cour somptueuse; tu serois le plus honoré et le plus caressé
de Versailles; à tes pieds bourdonneroit la troupe flatteuse des
courtisans qui viendroient becqueter dans tes mains les faveurs de ta
maîtresse. Gloire, fortune, titres, joies, tu aurois tout acquis, tout
conquis: ton avenir seroit fait, ton avenir seroit beau! C’est moi qui
t’ai détruit tout cela! c’est encore pour moi que tu es immolé!...

—Vous venez, Debby, de me supposer deux sentiments, l’un me rend
glorieux et l’autre me fâche tout-à-fait. Il est vrai que pour vous,
comme vous m’avez fait l’honneur de le pressentir, je repousserois
la femme la plus belle du monde, la plus riche, la plus puissante,
l’intrigue la plus _avantageuse_ et qui me feroit le sort le plus
brillant; mais il n’est pas vrai, pardonnez-moi cette dureté, que sans
vous je me fusse laissé aller à cette Putiphar, que je lui eusse vendu
ma jeunesse pour la distraction de ses remords, mes baisers au poids,
au marc d’argent, et ma pauvreté, dont je suis fier, pour une opulente
infamie. Je ne nie pas que vous ayez développé le bon de mon cœur, que
votre amour exquis ne l’ait ennobli; mais j’ai la présomption de penser
qu’il y avoit en moi assez de noblesse native pour que, sans vous, sans
votre influence, je n’eusse pas été vil et méprisable.

—Vous êtes acerbe avec moi, Patrick.... Veuillez croire que je sais
vous estimer; je ne suis point assez impertinente pour me supposer
l’auteur de votre délicatesse et présumer que sans vos rapports avec
moi vous eussiez été un malhonnête homme; mais, sans fatuité, il
m’étoit bien permis de penser que, livré à vous-même, sans liens, sans
serments, sans dilection emplissant votre cœur, placé dans la fatale
alternative où vous vous êtes trouvé, vous auriez pu préférer manquer
à l’exigence de vos vertueux principes et forcer votre répugnance
plutôt que de faire un affront sanglant à cette Frédégonde, dont la
haine n’est pas d’un assouvissement facile. Eussiez-vous donc été si
coupable de préférer des débauches aimables, du faste, des honneurs, à
des persécutions cruelles? jeune comme vous l’êtes, de préférer la Cour
à un cachot! la vie à la mort, peut-être!

Quoi que ta bonté puisse me dire, elle ne pourra m’ôter la conviction
que c’est moi la source unique et funestement féconde de touts tes
maux: si tu viens d’être expulsé ignominieusement des Mousquetaires,
n’accuse que moi, c’est encore moi la cause de cet atroce supplice;
ce n’est point une folie! écoute: Il est une chose que, jusques ici,
j’avois cru devoir te taire pour ne point détruire la paix de ton âme,
pour ne point te mettre de trouble en l’esprit et de colère au cœur; tu
me pardonneras ce silence, qu’il étoit de mon devoir de garder comme il
l’est aujourd’hui de le rompre.

Tu ne savois à quoi attribuer le changement survenu tout-à-coup chez
M. de Villepastour, son empressement à s’emparer de la lettre de
Fitz-Harris, son acharnement à te trouver coupable, à te condamner à
la dégradation, à te chasser de sa Compagnie? tu ne savois comment
t’expliquer son inhumanité envers toi, qui, si long-temps, avois été
l’objet de sa prédilection et de sa protection? tu ne savois d’où
pouvoit venir la joie qu’il sembloit goûter à te punir et l’esprit de
vengeance qui sembloit l’animer contre toi? Eh bien, Patrick, tout
cela venoit de moi seule!... Où, comment et pourquoi, je ne sais;
depuis quelque temps il s’étoit épris de désirs et de passion brutale
pour ma personne et il me poursuivoit sans cesse de ses honteuses
propositions....

—Grand Dieu! que dis-tu? lui, aussi, infâme!... Grand Dieu, n’as-tu
donc plus de colère!...

—Ici même, là, sur ce sopha, il m’a livré plusieurs fois d’impudents
assauts, il m’a violenté; mais, grâce à Dieu, grâce à mon courage, je
l’ai vaincu, je l’ai chassé plein de dépit et de ressentiment, et c’est
sur toi qu’il a passé sa rage, et c’est sur toi qu’il s’est vengé!

—Le lâche!...

—Maintenant, tu dois comprendre ces cris d’étonnement que je jetai
lorsque tu me conduisis à lui; tu dois comprendre mon emportement
et mes invectives contre ce monstre de luxure qui se posoit en juge
austère et qui faisoit avec toi de la religion et de la majesté.

Maintenant, tu dois comprendre l’empressement que j’ai mis à accepter
ton projet de départ: pouvois-je accueillir indifféremment un moyen
si opportun de mettre fin à une intrigue qui commençoit à m’effrayer,
qui m’enveloppoit, qui se jouoit de ma résistance et de moi; lutte
pénible dans laquelle je pouvois succomber, dans laquelle j’avois tout
à perdre, soit que par générosité je te la tinsse secrète, soit que
je t’appelasse à mon secours. Ton esprit honnête ne peut se faire une
idée de cet homme, d’autant plus redoutable qu’il est têtu; c’est un de
ces déterminés pour lesquels il n’est rien de sacré que leurs désirs,
et que ni prières, ni pleurs, ni pitié, ni foiblesse, ni justice, ni
honneur, ne sauroient toucher et arrêter.

Oui! oui! Patrick, partons, partons en toute hâte! tu as bien résolu;
ne demeurons pas plus long-temps en cette Babylone, en cette Capoue;
nous nous sommes fourvoyés, nous n’avons que faire ici.—Il faut hurler
avec les loups, qui bêle parmi eux sera leur proie!

—Ne crains pas, chère Déborah, que ma détermination s’ébranle;
aujourd’hui que je sais que nos ennemis nous sont communs et peuvent se
liguer pour mieux nous perdre; aujourd’hui que je te sais mère et que
ma tutelle a doublé, aujourd’hui que nous ne nous devons plus à touts
les deux seulement, mais au fils que Dieu nous envoie.

Partons, allons chercher au loin une terre moins dissolue, où, si les
hommes n’y sont pas meilleurs, au moins y sont-ils moins puissants;
une terre où nous n’aurons point à rencontrer d’hommes de notre
patrie, de Fitz-Harris, qui viendroient divulguer mon infortune,
m’appeler contumax et me reprocher mon gibet de Tralée; où nos enfants
n’auront jamais à rougir de leur père et ne seront point flétris de sa
flétrissure. Vois-tu même, pour leur faire perdre toute trace de leur
origine, nous changerons de noms et nous les tromperons sur le pays de
leurs ayeux.

Pour accomplir de pareils desseins il faut une force, une volonté, un
courage rare: mais Dieu nous l’a donné ce courage.

Ceux qui en ont eu assez pour s’arracher du toit où ils étoient nés,
pour s’arracher aux bras de leur mère, aux rives du lac de Killarney,
aux solitudes de Kerry, en auront encore assez pour renoncer au monde,
pour divorcer avec tout ce qu’ils avoient connu jusque là, pour
renoncer à ce qu’ils ont été et à ce qu’ils pourroient être, pour aller
demander une part de soleil, de terre et de fraternité à une de ces
peuplades ignorées que la société d’ici appelle sauvages.

Nous puiserons alors en nous-mêmes et dans la nature sublime qui nous
entourera des joies et des consolations qui compenseront touts nos
sacrifices, qui compenseront toutes nos renonciations, et nous ne
demanderons plus à la société des plaisirs faux pour nous étourdir sur
les maux qu’elle fait.

La haine est vigilante; sans délai mettons à exécution notre départ. Il
faut, Déborah, que demain ne nous trouve plus ici.

—Ordonne, mon ami, je suis prête à te suivre en touts lieux.

—Avant qu’il soit plus tard, huit heures viennent de sonner à l’Abbaye,
je vais courir aux Messageries; je retiendrai n’importe quelles places,
dans n’importe quel carrosse, pourvu qu’il parte au point du jour, et
se dirige vers le midi. Nous nous rendrons à Marseille, ou à Gênes, ou
à Livourne; et là nous nous embarquerons pour le lieu de l’univers que
nous aurons choisi.

—Va, mon Patrick, et reviens promptement. Montre-toi le moins possible;
couvre-toi de ton manteau.—Pendant ce temps, pour distraire mon
inquiétude, je préparerai toutes nos valises, que nous clorrons à ton
retour. Va, veille bien sur toi, et que Dieu t’accompagne.

—Un baiser, Debby?

—Non, cela donne à la plus brève séparation l’air d’une longue absence.
Sois prompt, et tu l’auras au retour.

—Ta main au moins, mon amie?

—Non, tout au retour.

—Partir! sans avoir baisé ce front qui pense à moi, ces mains qui me
caressent, Debby; oh non! tu ne le voudrois pas! Cela me porteroit
malheur.—On dit que le fer n’entre pas où se sont posées les lèvres
d’une amante.

—Oh! alors, que je t’embrasse partout, Patrick, laisse-moi, que je te
rende invulnérable! Laisse-moi que je te baise sur la place du cœur.

Déborah s’étoit jetée au col de Patrick; elle l’étreignoit avec
passion; elle écartoit, elle ouvroit ses vêtements, et promenoit sa
bouche accolée sur sa poitrine.

—Va, pars, maintenant, je suis sans crainte; je t’ai couvert de
talismans.

A peine Patrick venoit-il de sortir, à peine la porte de l’hôtel
s’étoit-elle refermée sur lui, qu’un bruit confus et des cris répétés
au secours! à l’assassin! frappèrent l’oreille de Déborah.

Elle ouvrit précipitamment la fenêtre, et elle reconnut la voix de
Patrick et des cliquetis d’épées.

Mais dans la profondeur de la rue obscure elle ne distinguait rien.

Une idée soudaine jaillit en son esprit: elle arracha un rideau,
l’embrasa au flambeau, et le jeta par la croisée; sa chute l’enflamma
encore; il éclairoit horriblement le lieu de la scène.

Elle apperçut quatre hommes acharnés sur Patrick, quatre fers
étincelants dirigés sur sa poitrine; il se défendoit comme un lion.

Déborah à ce spectacle poussa un cri déchirant, et appela Patrick.

—Adieu, Debby, adieu!... Je suis perdu, lui répondit-il!... Adieu pour
la vie! Debby, songe que tu es mère!...

—Oui! d’un fils qui te vengera!

Courage, tiens bon; frappe, frappe! je vole à toi, je descends!...

A ce moment Patrick recevoit un coup d’épée dans les reins, et tomboit
la face sur le pavé.

Tout cela se passa avec la rapidité de l’éclair.

Quand Déborah sortit à la tête des gents de l’hôtel, le rideau, brûlant
encore, jetoit une foible lueur; la rue étoit silencieuse: personne!...

Seulement, dans l’éloignement, un carrosse fendoit l’air.

Elle voulut s’élancer à sa poursuite: mais l’effroi l’avoit brisée,
elle tomba évanouie.

Dans sa chute elle heurta et fit sonner un fer; c’étoit une épée
ensanglantée: celle de Patrick.

On ramassa l’une et l’autre.

[Illustration]

[Illustration]



LIVRE TROISIÈME.

XXXII.


REVENUE de son évanouissement, Déborah avoit été transportée en son
appartement.

Elle exigea qu’on la laissât seule, pour trancher court à ces insipides
consolations, que peuvent prodiguer des personnes étrangères,
consolations aussi banales que les salutations consacrées par la
politesse; et elle refusa, malgré toutes sollicitations, les soins
d’une garde, pour éloigner d’elle un témoin auquel il auroit fallu
qu’elle donnât sa douleur en spectacle, si sa présence ne l’avoit
comprimée péniblement.

Elle passa toute la nuit dans un trouble voisin de la folie, accusant
de ses malheurs le monde, la Providence, le Destin; leur adressant
tour à tour d’amers reproches, les maudissant; et quand elle avoit
bien promené sa colère du Ciel à la terre, des hommes à Dieu, elle
la tournoit contre elle-même, et faisoit retomber un à un sur sa tête
les blasphêmes qu’elle avoit proférés. Elle regrettoit d’avoir reçu
l’existence, d’être entrée dans la vie; elle invoquoit la mort. Par un
mouvement naturel dans le désespoir, elle se heurtoit le front comme
pour le briser, et en laisser échapper les pensées horribles qui s’y
entrechoquoient, et elle se frappoit la poitrine comme un prisonnier
frappe le mur de son cachot, pour la briser et ouvrir un passage à son
âme captive, révoltée contre le corps qui la forçoit à la vie.

Une fois même, dans un paroxysme de délire, elle ouvrit une fenêtre
pour s’y précipiter; mais un tressaillement dans ses entrailles lui
ayant rappelé subitement qu’elle étoit mère, elle avoit ressenti une
profonde horreur de son action, et étoit revenue se jeter sur son lit
trempé de larmes.

Toutefois elle se disoit:—Mon fils me saura-t-il gré dans l’avenir du
sacrifice que je lui fais aujourd’hui. Après tout, est-ce un don si
désirable que l’existence? ne me maudira-t-il pas de lui avoir donné
ce jour qu’il ne m’a pas demandé, et pourtant qu’il seroit un crime de
lui ravir? et ne me dira-t-il pas, comme je dirois à ma pauvre mère,
pourquoi plutôt ne m’avez-vous pas étouffée dans votre sein?

Sur le matin, accablée de lassitude, elle étoit dans un léger
assoupissement, quand le bruit de sa sonnette agitée avec force vint
l’arracher à ce repos. Craignant que ce ne fût quelque importun
personnage; d’ailleurs, étant dans un désordre et dans une absorption
d’idées à ne pouvoir faire même le moins faux accueil, elle hésita
à ouvrir; mais la pensée, tout absurde qu’elle lui sembloit, que
ce pourroit être Patrick sauvé de la mort, lui fit surmonter cette
répugnance, et lui donna assez de force pour se traîner jusques à la
porte.

Son étonnement fut grand de trouver là Fitz-Harris.

—Quoi! c’est vous, misérable! lui cria-t-elle. Venez-vous chercher
encore une victime? Vous n’entrerez pas!...

Elle voulut alors refermer la porte; mais Fitz-Harris plaça son corps
dans l’ouverture et l’en empêcha.

—Madame, par pitié ne me chassez pas ainsi!... je suis condamné à
quitter la France, je pars; mais avant je viens dire à Patrick, mon
vieil et véritable ami, un adieu, peut-être éternel! je viens, le cœur
plein de honte, de remords et de reconnoissance, lui embrasser au moins
les pieds, lui demander une dernière fois pardon de tout le mal que je
lui ai fait, et le remercier de tout le bien qu’il m’a fait en échange.
Je lui dois la vie!

—Et lui vous doit la mort!... Fourbe, c’est cela, outragez-moi dans ma
douleur! Tournez à plaisir le fer dans ma plaie!... Quel raffinement de
barbarie! venir à l’épouse demander à saluer son époux qu’on a tué: car
assurément vous en étiez, vous, digne ami, de ceux qui l’ont égorgé?

—Patrick assassiné!... que dites-vous?... O mon Dieu!...

—Lâche, tu joues bien la surprise; tu ne le savois pas, n’est-ce pas,
misérable hypocrite, que tu l’as tué, toi ou les tiens, hier, sous mes
fenêtres!—Mais tu vas bien toi, tu n’as pas de blessures; ce n’est donc
pas dans ton sang qu’il a teint son épée que voici? Ah! pourquoi plutôt
ne te perça-t-elle pas au travers de ton cœur perfide!

Fitz-Harris, dès ces premiers mots qui lui confirmoient la mort de
Patrick, avoit ressenti une violente commotion; ses jambes avoient
fléchi sous lui, et presque en défaillance il étoit tombé à genoux.

La tête abattue sur sa poitrine, il demeura quelque temps silencieux;
puis, la relevant et fixant sur Déborah un regard attendri, il lui dit
avec un léger accent de reproche:—Je sais que j’ai été très-coupable
envers votre époux, madame; que j’ai été mauvais ami, mauvais frère;
que j’ai appelé sur lui la dérision et le malheur. Il est vrai que je
l’ai trahi, lui si bon et si loyal.—Ma perfidie m’a fait connoître
l’étendue de sa générosité! Oh! si du mal que je lui ai fait vous
saviez quel remords va sans cesse me déchirant!... Je sens que je porte
avec moi un regret qui empoisonne ma vie dans sa source et qui sans
doute avant peu la tarira!—Il est vrai que, poussé par mon instinct
envieux, j’ai été traître, bassement traître; mais est-ce une raison,
madame, pour me charger de son meurtre? Du méchant à l’assassin n’y
a-t-il pas quelques degrés?...

Moi, ton meurtrier, Patrick! horreur!... Oh! le ciel m’est témoin que
je n’avois autre désir que de racheter ma conduite passée envers toi,
que d’expier ma trahison par toute ma vie!

Pauvre ami, je ne te reverrai donc plus! Quoi! je t’ai perdu sans que
tu m’aies accordé un solemnel pardon! Mais du haut du Ciel, comme de
la terre, tu peux me pardonner, et je t’implorerai si bien que tu
m’exauceras!...

Il y a de ces cris du cœur, de ces accents de vérité auxquels on
ne peut être trompé, parce qu’ils ne sauroient être contrefaits:
aussi, Déborah sentit-elle à ces paroles prononcées avec effusion
qu’elle étoit allée trop loin dans sa colère contre Fitz-Harris,
et lui dit-elle avec plus de modération:—J’en conviens, monsieur,
j’ai mis sans doute trop de véhémence dans mes suppositions; mais
vos actions antérieures n’y avoient-elles pas donné lieu, et ne les
justifient-elles pas? L’assassin n’est pas celui-là seul qui se sert
d’un poignard ou qui frappe le coup; et dans l’horrible catastrophe
qui vient de me ravir mon époux, votre noirceur à son égard n’a
certainement pas été sans influence.

Fitz-Harris fit alors quelques questions sur la mort de Patrick; mais
Déborah n’y répondit point.

—Pourquoi faut-il, madame, que je sois proscrit à cette heure, et que
je ne puisse, dans cette pénible circonstance où vous restez tout
à fait isolée sur une terre étrangère, peut-être même environnée
d’ennemis, vous offrir ce que tout homme peut et doit offrir à une
femme: appui et défense! Cependant, dans ma disgrâce, si vous aviez
le désir de quitter la France, je pourrois, ce me semble, vous rendre
quelques services; je serois heureux et glorieux que vous daignassiez
les accepter.

Je retourne en Irlande; votre intention seroit-elle d’y retourner
aussi? Je pourrois vous accompagner durant le voyage, et vous épargner
touts les soins matériels, et surtout toutes les positions désagréables
où se trouve quelquefois en pareil cas une jeune et belle personne
comme vous.

Souhaiteriez-vous de vous retirer ailleurs? Pour vous je renoncerois
avec joie à revoir ma patrie; je vous suivrois n’importe en quel lieu
pour vous plaire; je m’attacherois à vos pas, à votre destinée!... Tout
mon orgueil et toute ma félicité seroient d’être votre esclave humble
et obéissant!...

Disposez de moi, je me livre à vous en expiation.

—Je l’avoue, il me seroit doux, abandonnée, esseulée comme je le suis,
d’avoir un ami qui m’aideroit à me retirer de l’abyme où me voici
plongée; j’avoue que cet ami me seroit bien agréable, ayant le projet
de me rendre à Genève pour soustraire à la rage des ennemis de Patrick,
qui sont les miens, moi et l’enfant que je porte. Dieu veuille que ce
soit un fils, et qu’il soit le vengeur de son père! Mais je ne puis
rien accepter de vous, que j’abhorre. Toute relation avec vous seroit
criminelle.

Portez ailleurs votre perfidie. Je vous défens formellement, en quel
temps et en quel lieu que ce puisse être, de vous représenter devant
moi, et de me souiller de votre voix et de votre regard.

—Au nom de Dieu, madame, soyez plus humaine! Jetez un voile épais sur
mon passé, dont je gémirai secrètement toute ma vie! Acceptez sans
scrupule mon dévouement; ne m’ôtez pas ce seul moyen en mon pouvoir de
réparer mes torts si grands envers vous.

—J’ai dit; je n’en ferai rien; ne vous obstinez point; partez, vous
avez toute mon exécration!

—O mylady, que vous êtes loin d’avoir la générosité de votre époux!

—Je ne pardonne jamais.

—Au nom du ciel, mylady, pardonnez-moi. Pardonnez une faute dont je
suis repentant! Ne me laissez pas partir chargé de votre ressentiment.
Grâce! grâce!

—Non, jamais!... Si j’étois homme, je vous frapperois de cet épée; je
suis femme, je n’ai que les armes des vieillards; je vous maudis!...
Sortez!... Abomination sur vous!

—Mêler aux remords qui me rongent, mylady, votre malédiction, c’est me
tuer!... Vous répondrez de ma vie devant Dieu.

[Illustration]

[Illustration]



XXXIII.


APRÈS l’expulsion de Patrick, M. le marquis de Gave de Villepastour
vint trouver madame Putiphar.

—Bonjour donc, adorable marquis, lui dit-elle agréablement en lui
tendant à baiser une main si chargée de bagues qu’elle sembloit un
écrin.

—Je vois avec plaisir, madame, que je ne suis point encore tombé en
votre disgrâce: vous faites si lestement toilette neuve de sentiments
qu’avec vous on est toujours dans l’anxiété de savoir si l’on est
dessus ou dessous le pavois.

Ce pauvre Patrick a fait promptement une rude cascade de votre
tendresse à votre haine. Savez-vous que vous n’avez pas été longue à
vous en désenamourer. Que peut donc vous avoir fait ce brave garçon?

—Marquis, foi de Reine, il m’a manqué de respect.

—Fi, le vilain!... Jusques où, madame?...

—Jusques à la ceinture.

—Ah! l’éhonté.... Vous avez fort bien fait, madame, de châtier ce
libidineux: c’est une carie pour la Cour et la ville que ces gents
contagieux. Il est temps, ou le monde va tomber en dissolution, de
mettre un frein aux mœurs équivoques, et de les arrêter dans leur
débordement. Avant peu, madame, si tout marche des mêmes erres, on
n’osera plus, par n’importe quelle anse, toucher à une femme, croquer
des pastilles, ouvrir un livre, s’asseoir dans un fauteuil; et, pour
n’être pas violé, il faudra s’enfermer dans une cuirasse. Dernièrement
dans un prône, voyez jusques où s’étend la perversité de notre âge de
fer,...

—Marquis, dites plutôt de vif-argent.

—....un frère prêcheur crioit:—C’est par pur libertinage que les
enfants d’aujourd’hui vont en nourrice.

—Qu’y faire? Ce sont nos philosophes qui perdent tout.

—Surtout nos philosophes économistes.

—Il faut se donner de garde en échenillant un arbre d’en faire choir
les fleurs: en secouant les préjugés, ils ont secoué la vertu.

—Ils ont tout secoué, madame.

Ma visite, noble Reine, je ne veux point biaiser, n’est pas tout à fait
désintéressée: je vous ai aidée avec dévouement à venger les mœurs, je
viens vous prier de daigner m’aider à les venger à mon tour.

—Que voulez-vous?

—Une lettre de cachet.

—Pour qui?

—Pour une femme.

—Sans doute, l’amante de notre sauvage? Vous auroit-elle aussi manqué
de respect, marquis?

—Justement.

—Jusques où, marquis?

—Jusques où vous voudrez, madame.

—Et vous voulez faire claquemurer cette bégueule, sot que vous êtes,
maintenant qu’elle est libre? Qui vous gêne? Un homme ne peut-il pas
toujours vaincre une femme? Du cœur, marquis, et vous en viendrez à
honneur.

—Merci, madame; qu’un plus habile marin débouque ce pertuis; pour moi
j’en ai donné ma part aux chiens, j’y renonce.

—Mais c’est donc une forteresse?

—Oui, madame, et sans pont-levis. C’est une impénétrable forêt de
préjugés et de vertus provinciales à égarer et à lasser la plus rude
meute de chasse.

—Ah! la belle fait ainsi l’inviolable.... Nous la formerons, marquis.

Dites-moi, est-elle vraiment belle?

—Très-belle, madame, pleine de grâce et d’esprit.

Tenez, voici son portrait, qui a été trouvé à la caserne dans la
chambre de Patrick.

Elle a surtout cette hypocrisie angloise qui a tant d’attraits pour
nous autres François blasés du dévergondage de nos femmes.

—Si cette miniature ne ment pas, c’est tout de bon une charmante
enfant. Marquis, je me charge de votre vengeance, et j’y ajoute la
mienne: car je ne suis pas pour elle sans quelque rancune. Laissez-moi
faire, et vous serez bien vengé.

—Madame, je vous baise les mains, et me repose sur vous: vous êtes
experte en cette matière: ma cause ne sauroit avoir meilleur défenseur;
mais seroit-ce une indiscrétion de vous demander quel châtiment vous
réservez à la coupable?

—Oh! ceci, mon beau, est un secret.

—Un secret, bellissime, entre vous et moi?

—Que vous importe? vos mœurs seront vengées!

—Ma présomption m’avoit poussé à me croire plus près de votre
confiance; madame, ne vous complaisez pas à vous faire des demi-amis:
les demi-amitiés, c’est ce qu’il y a de plus funeste au monde.

—Tout doux, marquis, ne vous blessez pas; vous savez que nous vous
aimons, on vous dira tout, vilain curieux!

Mes ennemis, et ils sont nombreux, outrés de la faveur et de l’empire
que, malgré la perte de son amour, j’ai conservés chez Pharaon, chaque
jour font de nouveaux efforts et de nouvelles trames pour me perdre
auprès de lui. Depuis un mois surtout ils se sont acharnés de plus
belle, et ont imaginé, c’est la vingtième fois peut-être, pour le
détacher de moi, de lui ménager des rapports avec une certaine jolie
intrigante. J’en ai d’abord pris de l’alarme, mais aujourd’hui j’ai
presque l’assurance qu’elle ne me supplantera pas: Pharaon m’en a mal
parlé; il la trouve sans esprit; elle l’ennuie. Pour l’en dégoûter
parfaitement, la moindre nouveauté suffiroit; mais nous sommes dans
la disette; au Parc il n’y a que deux ou trois petites filles que l’on
élève à la brochette, mais rien de mur à cueillir. Ne vous semble-t-il
pas....

—Oh! la délicieuse idée! Oh! la divine inspiration, madame!

—Vous ne pensez pas que cette fille puisse être ou puisse devenir
dangereuse pour moi? Ce n’est pas une personne habile, dissimulée,
ambitieuse?

—Soyez tranquille, madame, c’est une enfant ignorante de tout;
d’ailleurs, pauvre, étrangère, abandonnée, que voulez-vous qu’elle
fasse? Je redouterois plutôt son sot orgueil.

—Que ceci ne vous inquiète point: c’est l’affaire de _La Madame_, elle
la dressera. Allez, beau merveilleux, on en a dompté de plus rebelle.

Madame Putiphar sonna, et fit alors appeler le valet de chambre Lebel,
intendant secret des plaisirs honteux et royaux, et lui dit: Nous avons
enfin trouvé chaussure à notre pied! Vous ferez dès aujourd’hui même
prendre....

Marquis, la demeure?

—Hôtel Saint-Papoul, rue de Verneuil.

—Une jeune personne, Irlandoise ou Angloise.... Son nom, marquis?

—Elle se nomme Déborah de Cockermouth-Castle: mais, là, elle doit être
appelée simplement lady Patrick Fitz-Whyte.

—Vous entendez bien ceci, mon cher Lebel; allez, et ne laissez pas
échapper cette proie: vous m’en répondez sur la vie.

—Madame, nos ordres seront ponctuellement exécutés.

—Eh bien, marquis, êtes-vous satisfait?

—Madame, je suis aux Anges! et ne sais comment vous exprimer ma
gratitude. Permettez que j’embrasse vos pieds!...

—Non: donnez votre bouche discrète, que je la baise; et pour l’amour
qui depuis si long-temps vous brûle, venez ce soir souper avec moi.

—Oh! J’en mourrai, madame!...

—Non, marquis, vous n’en mourrez pas.

[Illustration]

[Illustration]



XXXIV.


AYANT définitivement arrêté son projet de se retirer à Genève,
Déborah se rendit à l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, son église de
prédilection, pour prier Dieu de bénir son dessein ou de lui en
inspirer un autre si celui-là ne lui pouvoit être agréable.

A l’entrée du chœur, agenouillée, prosternée jusques à terre, le front
appuyé sur ses doigts entrelacés, elle pleuroit, et le pavé devant elle
étoit mouillé de ses larmes.

Quatre hommes à mine sinistre rôdoient à l’entour, et de temps à autre
chuchotoient entre eux. Celui qui sembloit le capitaine promenoit sans
cesse ses regards de lady Déborah à une miniature qu’il tenoit à la
main, comme s’il eût été occupé à faire une confrontation.

Une querelle s’étant élevée entre eux, le bruit de leur voix arracha
Déborah à son abstraction; elle se releva, jeta les yeux de leur côté
et les détourna aussitôt avec un mouvement de surprise et d’effroi.

A peine s’étoit-elle prosternée de nouveau contre les dalles, afin de
cacher son trouble, qu’un des hommes s’approcha doucement et lui jeta
dessus un vaste manteau. Ils la roulèrent dedans, l’enveloppèrent comme
on fait d’un cadavre, et l’emportèrent sur leurs bras malgré ses cris
et ses sanglots étouffés.

Au portail, ils la jetèrent dans un carrosse qui les attendoit, et les
chevaux partirent au galop.

Ensevelie ainsi, Déborah seroit morte; ils la désenveloppèrent
aussitôt, et lui mirent seulement un bandeau sur les yeux.

Quand ses esprits lui furent revenus, elle demanda en quels lieux on
la conduisoit; les hommes ne lui répondirent point, et durant toute la
route ils ne proférèrent pas une parole.

Après avoir fait mille détours et mille circuits, sur la fin du jour
le carrosse s’arrêta; une porte et la portière s’ouvrirent; on invita
Déborah à descendre, en la guidant par la main, mais elle s’y refusa
en disant: Je ne bougerai pas que je ne sache où vous m’entraînez.—On
l’emporta de force jusque dans un vestibule; là, entendant un lourd
guichet se refermer derrière elle, épouvantée, elle poussa un cri
déchirant, et tomba défaillante sur les genoux.

—Au nom de Dieu, répétoit-elle, joignant ses deux belles mains, ayez
pitié de moi, ne me tuez pas sans m’entendre! car je sais bien que je
suis destinée à la mort, car je sais bien qu’elle est suspendue sur ma
tête; j’ai senti le vent de la hache. De grâce, ayez pitié de moi! Ce
n’est pas que je redoute le trépas, ce n’est pas que je tienne à la vie
maintenant qu’on m’a tué mon époux! Ce n’est pas que je sois lâche;
non! non! j’ai assez de courage pour mourir! ce n’est pas pour moi que
j’implore pitié, c’est pour l’enfant que je porte en mes entrailles,
car je suis mère!... ayez pitié de lui!...

Tout resta muet autour d’elle, et sa voix seule, grossie par l’écho,
gronda long-temps dans l’escalier sonore.

—Suis-je au désert que rien ne répond à mes larmes, ou parlé-je à
des tigres!... On ne vous a point commandé un double meurtre; grâce
pour mon enfant! Vous n’avez pas à craindre que votre proie échappe;
jetez-moi dans un cachot jusques à l’heure de ma délivrance, et sitôt
que mon fruit sera sorti de mon sein, vous y plongerez vos couteaux!

Comme elle achevoit les derniers mots, un bras entoura ses épaules, une
bouche se posa sur la sienne et couvrit ses joues de baisers. Déborah
poussa un cri, et ce long râlement guttural expression violente du
dégoût. Alors une voix de femme lui dit:—Ne craignez rien, madame, on
n’en veut point à vos jours, on ne vous conduit point au supplice;
vous n’êtes entourée ici que de gents qui vous aiment. Relevez-vous et
calmez-vous, ma bonne amie. Allons, valets, conduisez mylady en son
appartement.

Après avoir monté l’escalier et entendu crier plusieurs serrures,
tout-à-coup son bandeau fut enlevé, et elle se trouva au milieu d’une
chambre, face à face avec deux vieux domestiques en livrée verte, si
laids et si difformes qu’elle recula épouvantée et fut se jeter le
visage sur un sopha.

—Mademoiselle, nous vous appartenons, nous avons l’honneur d’être
choisis pour votre service, lui dirent alors ces deux magots en lui
faisant la révérence, nous vous sommes dévoués à toute heure. Lorsque
vous aurez besoin de nous, vous n’aurez qu’à sonner. Désirez-vous
quelque chose en ce moment?

—Oui. Je vous somme de me dire en quel repaire je suis, et quels
animaux vous êtes?

—Appaisez-vous, mademoiselle, vous n’êtes point ici en péril. Nous
sommes d’honnêtes serviteurs.

Dans une heure nous vous apporterons à souper.

—C’est inutile, messieurs; à d’autres votre poison!

Au bout d’une heure, en effet, les mêmes valets servirent à Déborah
un excellent souper; malgré leur instance, elle ne voulut pas s’en
approcher, et quoiqu’elle fût mourante de soif elle n’accepta pas même
un verre d’eau. Le couvert enlevé, une duègne vint l’inviter à se
coucher; et l’ayant aidée à se déshabiller et à se mettre au lit, elle
lui souhaita une bonne nuit, et emporta la bougie.

La fatigue et le chagrin l’assoupirent bientôt; mais dans le milieu
de la nuit elle s’éveilla au dénouement d’un rêve pénible, et dans la
solitude tout l’affreux de sa position se peignit à ses yeux et la
replongea dans la plus vive inquiétude. Elle se creusoit la tête pour
découvrir en quel lieu, en quelles mains, et au pouvoir de qui elle
pouvoit être. Le luxe des meubles, les valets, les soins, l’égard avec
lequel on sembloit la traiter, ne lui permettant pas de se croire
en une prison, et en outre un air pur de campagne, et une odeur de
vacherie, qui plusieurs fois l’avoient frappée dans le carrosse durant
le trajet, lui ayant donné la presque certitude qu’elle étoit éloignée
de Paris, elle s’étoit mis en l’esprit qu’elle avoit été enlevée par
les ordres de M. de Villepastour, et transportée dans une de ses
maisons de plaisance.

D’heure en heure, elle s’attendoit à le voir paroître, et se préparoit
à la plus opiniâtre résistance. Résolue à subir la mort plutôt que
le moindre outrage, elle étoit désolée de se trouver sans armes, et
poursuivie du regret de n’avoir point dérobé un couteau sur la table du
souper.

Pour éviter toute surprise, et se tenir mieux sur ses gardes, elle
se leva, ouvrit la fenêtre, qui donnoit sur un jardin, passa toute
la nuit à faire le guet contre la porte de sa chambre et à écouter
attentivement sonner les heures pour voir si elle ne reconnoîtroit
point le timbre de quelque horloge. Personne ne vint: et dans la
profondeur du silence, elle n’entendit au sommet des tours que des voix
étrangères mesurer le passé, qu’elle maudissoit, et annoncer l’avenir
qui l’emplissoit de terreur.

Le matin, quand les duègnes entrèrent dans sa chambre, elle la
trouvèrent endormie sur le sopha, où, sans doute, le sommeil l’avoit
surprise; elles lui mirent au pieds de jolies pantoufles brodées, en la
priant de vouloir bien descendre avec elles, ce qu’elle ne fit pas sans
hésitation.

Après avoir passé par un bel escalier et des corridors ornés de
sculptures et de fleurs, elle se trouva dans une petite salle de bain
revêtue de stuc et de marbre d’Alep.

Une baignoire de marbre pareil fut aussitôt emplie d’une eau tiède et
parfumée, et les duègnes l’y plongèrent.

Peu d’instants après, en riche négligé du matin, entra une dame, sur le
retour de l’âge, dont la figure étoit commune mais les manières fort
distinguées. A un signe qu’elle fit les deux servantes se retirèrent,
et alors elle vint s’asseoir tout à coté du bain.

Dès les premières paroles qu’elle prononça Déborah reconnut sa
voix pour être celle de la femme qui la veille lui avait parlé en
l’embrassant.

D’abord elle s’informa d’un air affable de l’état de sa chère santé, et
comment elle avoit passé la nuit, puis elle l’engagea à se défaire de
toutes ses craintes.

—Vous êtes ici en sûreté, ma charmante comtesse, vous n’avez pas à
redouter la plus légère égratignure, lui disoit-elle d’une bouche
mielleuse, je suis la surintendante de cette maison, et je vous le jure
sur l’honneur; bien loin de là, vous ne trouverez ici que des gents
empressés à vous plaire et à satisfaire vos caprices et vos désirs.

Avez-vous quelque soupçon de la ville que vous habitez et du lieu où
vous êtes?

—Non, madame.

—Êtes-vous allée quelquefois à Fontainebleau ou à Versailles?

—A Versailles, seulement, madame.

—Avez-vous été présentée à la Cour? Connoissez-vous le Roi? l’avez-vous
vu?

—Jamais, madame.

—Puisque vous vous prétendez enceinte, vous avez sans doute un amant?

—Avant-hier on me l’a tué!

—Pauvre enfant!... allons, courage, nous ferons tout pour vous consoler.

—Permettez-moi de récuser à l’avance toutes consolations, je les
considérerois comme autant d’outrages.

J’ai répondu avec franchise et complaisance à vos questions, madame;
j’espère que vous voudrez bien me traiter avec un pareil égard, et que
vous daignerez répondre à celle que je vais vous adresser. Suis-je
accusée ou coupable de quelque crime?

—Non pas, que je sache, mylady.

—Alors de quel droit, contre toute justice, s’est-on emparé de moi et
m’a-t-on entraînée et emprisonnée dans cette demeure?

—Pour vous sauver de l’abandon où vous étiez, isolée et étrangère; et
du besoin où vous auriez pu tomber, et où il n’est pas séant de laisser
tomber une fille de noble et haute famille.

—L’intérêt qu’on me porte est trop violent, madame; c’est un zèle
indiscret et insultant que je blâme et repousse. Mais pourrois-je au
moins savoir qui professe une si exorbitante bienveillance pour moi? Au
nom de qui m’a-t-on conduite en ce refuge? quel est ce refuge et quel
sort m’y attend?

—Vous le voyez, j’en suis désolée, mylady, mais je ne puis encore vous
satisfaire sur touts ces points. Dans quelques jours vous saurez tout.

—Ce mystère ne sauroit être que ridicule ou criminel, et je vous fais
l’honneur de vous estimer trop grave pour prendre part à une stupide
mascarade, ou trop honnête pour vous prêter à un infâme complot.
Suis-je ici, répondez-moi, en une prison d’État?

—Ce séjour, mylady, a-t-il l’air d’un donjon? et moi, ai-je l’air d’un
geôlier?

—Serois-je dans un couvent?

—Peut-être.

—Je vous en prie, madame, ne me laissez pas dans cette mortelle
inquiétude. C’est un tourment affreux. C’est une angoisse que je ne
pourrois supporter long-temps. Vous prétendez n’avoir rien à cœur que
mon bien-être et ma joie: je ne vous demande qu’un peu de pitié. Votre
silence confirme mes soupçons: allez, je sais tout; faites du secret
tant que bon vous semblera!—Je suis ici au pouvoir de votre sieur le
marquis de Villepastour.

—Non, mylady, il n’est rien de cela.

Ici, _La Madame_, feignant l’indécision, se tut et parut se recueillir
quelques instants. C’étoit une fine bohême. Depuis long-temps elle
brûloit d’impatience de faire un de ces mensonges ordinaires dont
elle usoit avec ses _élèves_; mais elle tardoit, et se faisoit prier
et supplier afin de lui donner un air plus grand de vérité et de
confidence. Enfin, elle reprit:—Écoutez, ma chère amie, j’éprouve pour
vous un sentiment de tendresse que dès l’abord vous m’avez inspiré;
vous me semblez bonne, je veux l’être avec vous. Mais promettez-moi
une entière discrétion; car, en révélant ce qu’il seroit de mon devoir
de vous taire encore long-temps, je cours le plus grand danger. Pour
vous complaire je vais commettre une grosse faute, ma noble amie,
mais je vous aime trop pour vous faire un refus. Un riche seigneur
françois, le comte de Gonesse, vous ayant vue plusieurs fois je ne
sais où, et ayant conçu pour vous l’amour le plus ardent et le plus
généreux, afin de vous soustraire à la méchanceté de vos ennemis, et
de vous mettre hors des périls qui vous environnoient, vous a fait
amener ici mystérieusement; vous êtes aux Trois-Moulins, aux portes
de Melun, dans une de ses retraites d’été dont j’ai la garde et
l’intendance. Il seroit impossible de vous découvrir en ce lieu aussi
secret qu’inviolable. Vous pourrez maintenant dans cette paix profonde
goûter une vie délicieuse, et abandonner votre âme à toute la volupté
du regret et de la mélancolie.

—Madame, vous me permettrez de ne point croire à cette fable.

—Mylady, je vous proteste devant Dieu et sur les cendres de mon père
que cela est la vérité pure.

—Refuser de me rendre à un pareil serment ce seroit vous accuser d’une
perfidie et d’une scélératesse dont la pensée seule m’épouvante: je
préfère, madame, ajouter foi à votre histoire. Mais quelles vues
a-t-il sur moi, ce comte de Gonesse? Que me veut-il?

—C’est un homme sensible et magnifique, il n’a d’autres désirs que de
vous couvrir de sa protection.

—Les hommes pleins d’un pareil désintéressement ne sont pas abondants
aujourd’hui. J’ai l’orgueil de me croire capable d’apprécier à son prix
tant de vertu et de lui vouer toute l’admiration et la reconnoissance
qu’elle mérite. Mais me donner sa protection n’est pas un but: quels
sont ses projets?

—Son ambition est de vous faire partager son amour.

—Je ne le partagerai jamais! mon âme est descendue dans la tombe de mon
époux.

—Et par la suite, lorsqu’il en sera digne à vos yeux, il vous offrira
sa fortune et sa main.

—Que je repousserai. J’ai fait des vœux que je ne parjurerai point.
J’ai mon époux à venger, et je me dois à l’enfant que je porte.

—Quelle que soit l’excellence de vos sentiments austères, vienne le
temps et ils seront modifiés. On ne peut demeurer toujours en un triste
et déraisonnable veuvage.

Allons, ma belle, si vous ne voulez vous affoiblir, il est temps de
sortir du bain.

Reposez-vous sur ma bienveillance. Ma bonté et ma prévenance pour vous
seront sans borne. Mon cœur et ma main vous sont ouverts. Soyez en
paix, il ne vous arrivera rien de fâcheux tant que vous serez auprès
de moi. Je vous aime tant! vous êtes si jolie! Laissez que je dérobe
un baiser sur votre front candide. Que votre col est gracieux! vit-on
jamais épaules plus blanches?

_La Madame_ pour capter son amitié s’efforçoit ainsi de paroître
affable. Elle la traitoit avec touts les soins possibles et touts les
égards imaginables pour se ménager ses faveurs dans la suite, et la
mettre dans la nécessité de faire sa louange auprès de son maître.

Alors elle l’aida à sortir de l’eau, et quand elle fut levée elle
voulut lui faire tomber le linge qui l’enveloppoit, mais Déborah le
retint de ses deux mains.

—Allons, ma fille, rejetez ce linge humide, pour que je vous essuie.
Auriez-vous peur de paroître nue devant moi, devant votre mère? Que
vous êtes enfant!

Déborah devint pourpre et baissa les paupières.

—Fi donc! rougir! la pudeur est faite pour les laides, mais non pour
vous. Soyez glorieuse de tant de beautés. Ne craignez pas de faire
connoître touts vos avantages. Quel dommage d’ensevelir tout cela dans
un fourreau de toile! quel dommage de cloîtrer dans un corset ce beau
sein, qui glisse sous ma main et lui résiste comme un marbre poli! Je
ne puis m’empêcher d’y porter mes lèvres! Pardonnez-moi ces baisers,
c’est l’admiration qui me les arrache.

—Je vous en prie, madame, laissez-moi me vêtir; et calmez, s’il vous
plaît, cet excès d’admiration. Vos regards s’arrêtent sur moi avec trop
de complaisance. Vous me couvrez de honte.

—Mylady, vous êtes faite d’une façon divine, vous êtes faite comme
un vase précieux: votre taille est semblable à son col évasé, et vos
hanches à son renflement. Vos hanches sont si amples, que c’est tout au
plus si je puis les entourer de mes bras....

—Laissez-moi, madame! vous vous oubliez, arrêtez! vous dépassez toutes
bornes!...

Déborah, la main appuyée sur le front, repoussoit la tête de _La
Madame_, qui s’étoit agenouillée devant elle, et l’étreignoit comme si
elle eût imploré une grâce.

—Ne vous fâchez point, ma bonne amie, je n’ai pas le moindre désir de
vous blesser. Le hasard seul a égaré ma bouche. Je vous en demande
pardon. Je sais trop le respect qu’on doit aux jeunes filles, pour
jamais chercher à en abuser. Mais ne défendez pas au moins quelques
privautés sans conséquences à votre surintendante prête à se consacrer
entièrement à vous; mais ne lui défendez pas au moins les regrets.
Hélas! que ne suis-je ce que je voudrois être, un beau jeune homme aimé
de vous. Heureux comte de Gonesse! que de charmes délicieux vous sont
réservés! quel choix plus délicat eussiez-vous pu faire? Oh! je suis
jalouse de ce choix!...

A quoi bon ce vœu stérile d’être un beau jeune homme? les jeunes hommes
qui n’ont pas en leur pouvoir touts les amours, toutes les voluptés.
Mon souhait devoit être de vous plaire. Je vous en avertis, je tiens à
votre affection, et je ferai tout pour la gagner.

—Je n’ai jamais refusé mon affection à quiconque m’en a semblé digne,
et j’ose espérer, madame, que vous y aurez beaucoup de droits.

—Si vous voulez, mylady, de votre gardienne que je suis vous ferez
votre esclave. Au revoir, ma belle, j’irai vous rendre visite
incessamment, peut-être ce soir. Appelez vos suivantes, qu’elles vous
reconduisent chez vous, où votre déjeuner doit être servi. Vous aurez
aujourd’hui la compagnie de mes deux sous-maîtresses.

Déborah trouva effectivement dans sa chambre une table de trois
couverts abondamment pourvue de viandes froides, de hors-d’œuvre et de
bouteilles. En attendant ses deux convives elle s’accouda pensive à
la fenêtre. Réfléchissant à ce qui venoit de lui être révélé, elle se
demandoit si elle devoit croire à ce comte de Gonesse; ce que pouvoit
être cet homme; si réellement, dans son abandon, le ciel lui avoit
envoyé un protecteur puissant, et, si ce n’étoit par générosité, quel
sentiment avoit pu pousser cet inconnu à la faire enlever; quel sort
lui étoit préparé, et quel salaire lui seroit demandé en retour de ce
dévouement.

La conduite de _La Madame_ au sortir du bain lui repassoit aussi dans
l’esprit. Ses caresses, ses compliments outrés, ses attouchements,
ses regards enflammés, ses baisers indiscrets, son trouble, ses
spasmes, ses galanteries, tout cela lui sembloit bien étrange. Dans son
souvenir, elle ne pouvoit le comparer qu’aux caresses amoureuses de
Patrick, et pour elle ce n’en devenoit que plus inexplicable; la noble
enfant étoit ignorante de toute dépravation.

Rarement celui qui plante et qui sème a les prémices de la récolte. Les
fruits et les graines qui se vendent en nos marchés ne sont que les
restes des insectes, des bêtes fauves et des oiseaux. C’est ainsi que
Pharaon, en se fondant, à grands frais, un _harem_, n’avoit fait autre
chose que d’en élever un à _La Madame_, qui prélevoit une grosse dixme
anticipée sur ses odaliques. Il n’arrivoit à sa couche royale que le
dessert de la servante.

Après un moment de rêveries, il vint dans l’esprit de Déborah la
fantaisie soudaine d’examiner son appartement, qu’elle n’avoit point
encore visité. Les murailles étoient couvertes de gravures encadrées et
de peintures; elle s’en approcha, et recula d’étonnement et de dégoût;
ce n’étoient que des nudités, des débauches, des scènes lascives, dont
une lui donna l’intelligence des manières de _La Madame_ à son égard,
et de ses paroles ténébreuses.

Ces ordures ne lui permirent plus de croire à la vertueuse générosité
du comte de Gonesse. Elle comprit qu’elle étoit tombée entre des mains
infâmes, et peut-être même en un lieu de prostitution. A cette idée,
son âme se révolta; son énergie naturelle lui revint, elle résolut de
tout braver, d’opposer à tout une volonté opiniâtre et indomptable, et
de lasser tellement par son humeur farouche qu’on fût dans la nécessité
de lui rendre son indépendance.

Pleine de colère et de désespoir, elle courut à la porte d’entrée,
la ferma au double tour et au verrouil, puis décrocha un à un les
tableaux et les précipita par les fenêtres. Leur chute et le bruit des
glaces qui se brisoient firent un vacarme effroyable. Sur la cheminée
et sur les meubles étoient des statuettes et des groupes de biscuit de
porcelaine représentant aussi des obscénités, elle les brisa avec non
moins de fracas. Dans un des coins du logement se trouvoit une armoire
vitrée emplie de livres licencieux; lorsqu’elle en eut parcouru les
intitulés, elle les envoya touts rejoindre les tableaux en débris sur
le pavé de la cour.

A ce vacarme extraordinaire, les domestiques et _La Madame_ accoururent
à la porte de l’appartement de Déborah, et heurtèrent à coups
redoublés.—Ouvrez, mylady, dit _La Madame_; que vous est-il donc
arrivé, ma belle enfant? qu’avez-vous? ouvrez-moi donc, à moi, s’il
vous plaît!

—Je n’ouvrirai point! répondit-elle.

—De grâce, dites-moi, que voulez-vous? on vous obéira. Si quelque chose
vous déplaît en votre logement, on vous le changera. A-t-on manqué aux
égards qui vous sont dus? Je vous en supplie, ne jetez plus rien par
les croisées. Appaisez-vous. Mais répondez-moi donc, mylady! ouvrez-moi!

—Oui, je vous répondrai que vous êtes une femme abominable, et que vous
faites un métier aussi abominable que vous! Vous êtes mal venue avec
moi, vous n’aurez pas toutes vos aises. Je vous foule aux pieds vous
et vos piéges! Vous avez beau entourer ma jeunesse d’images obscènes,
vous ne la corromprez pas! Vous m’avez menti, je ne suis point chez le
comte de Gonesse, un honnête homme, je suis chez un gueux! Je suis dans
une de ces maisons qui n’ont point de nom pour une bouche pudique, et
vous me destinez sans doute au trafic de mon corps et aux plaisirs des
passants.

—Au nom des saints Anges, mylady, je vous l’affirme, croyez-moi, toutes
vos appréhensions sont fausses et injustes. Vous êtes impitoyable pour
moi; je suis une femme d’honneur au service d’un homme d’honneur, qui
vous a donné asyle en son domaine: voilà la vérité devant Dieu! Qui a
pu vous mettre au cœur si grande colère et si affreux soupçons? Est-ce
l’indécence de ces tableaux que vous avez brisés? Ils appartenoient
à la personne qui occupoit dernièrement votre chambre. J’avois tant
recommandé à vos valets de les ôter, mais les maudits exécutent si mal
mes ordres! je vous en fais mes humbles excuses. Pourquoi, mylady, ne
voulez-vous pas ouvrir, à moi, si bonne pour vous? Oh! vous feriez
perdre patience! Ouvrez donc, vous dis-je!...

—Madame, je n’en ferai rien.

—On ouvrira de force.

—Peut-être.

Voyant qu’il n’y avoit rien à obtenir d’un esprit si irrité et si
ferme, _La Madame_ se retira.

Le bain et la colère avoient épuisé les dernières forces de Déborah,
qui depuis la veille dans l’après-midi n’avoit pris aucune nourriture:
elle se mit à table. Malgré son grand appétit, elle mangea avec
beaucoup de réserve, pour ne point trop attaquer le peu de provisions
qu’elle se trouvoit avoir, et d’où devoit dépendre la durée du siège
qu’elle se préparoit à soutenir. Plusieurs fois, dans la journée,
_La Madame_ revint heurter à la porte et renouveler ses instances.
Déborah ne répondit point. Le lendemain matin trois coups frappés
très-violemment la réveillèrent en sursaut.—Qui est là? demanda-t-elle.
Cette fois une grosse voix d’homme cria: De par le Roi et la Justice,
ouvrez! Déborah répliqua de son lit: Le Roi et la Justice sont-ils
tout-puissants?

—Oui, certes! répondit _M. de Cervière_, car c’étoit lui.

—Eh bien, alors qu’ils ouvrent, et qu’ils entrent.

—Mylady, soyez plus raisonnable, ne me contraignez pas à agir avec
rigueur.

—Qui êtes-vous pour avoir de la rigueur à votre service?

—Je suis le gouverneur de ce château.

—Le gouverneur de ce château ne sera jamais le mien.

—Trève de plaisanterie, mylady.

—Alors trève de vous, monsieur.

—Mais, dites-moi, dans quel but vous enfermer ainsi?

—Vous auriez pu, monsieur le gouverneur, vous dispenser d’une question
aussi sotte.

—Que gagnerez-vous à cette résistance? vous serez tôt ou tard dans la
nécessité de baisser le pont. Vous êtes une folle, de vouloir sans
munitions soutenir un siège: et un siège contre qui? contre des gents
qui vous chérissent. Cédez enfin, je vous en prie, il ne vous sera fait
aucun reproche, aucune punition, je vous le jure sur l’honneur: vous
pouvez croire un vieux soldat.

—Jeune ou vieux, soldat ou citadin, je vous crois, monsieur, mais
veuillez croire aussi que je ne me rendrai point à vos harangues. Je
vous le déclare, je suis inébranlablement résolue à ne sortir d’ici
que pour sortir de ce repaire, et je n’ouvrirai qu’à M. Goudouly, le
maître de l’hôtel Saint-Papoul, que j’habitois. Allez rue de Verneuil,
chercher M. Goudouly, ou laissez-moi en repos.

—Corps-Dieu! voilà comme vous répondez aux ménagements qu’on apporte
avec vous! cria alors M. de Cervière avec un accent de colère brutale!
Vous voulez qu’on vous maltraite, on vous maltraitera! Croyez-vous donc
qu’il soit si difficile de pénétrer jusques à vous et d’effondrer votre
porte? Nous allons voir....

Il se tut, et Déborah l’entendit s’éloigner dans le corridor et
descendre l’escalier; un moment après des pas lourds et réglés
ébranlèrent le plancher et s’arrêtèrent contre la porte: là, plusieurs
mousquets résonnèrent en tombant sur le carreau.

—Encore une fois, mylady, au nom du Roi et de la Loi, ouvrez!

—Encore une fois, monsieur, au nom du Roi et de la Loi je n’ouvre pas,
le Roi ne peut vouloir l’infamie de ses sujets, et la Loi ne peut
prêter appui à l’injustice.

—Soldats! faites votre devoir....

A ce commandement, on donna de violents coups de crosse qui agitèrent à
peine la porte massive, et soutenue par des meubles que Déborah avoit
amoncelés contre.

—Monsieur le gouverneur, écoutez-moi, dit-elle, se voyant ainsi poussée
à bout; je me ris de vous, je vous brave et je braverai la mort. Si
c’est pour vous emparer de moi que vous prenez toutes ces peines, il
est inutile, vous ne me toucherez point; quand vous aurez renversé
la porte et les barricades qui me défendent, et que je n’aurai plus
d’autre refuge, j’implorerai Dieu, et je me précipiterai par la fenêtre
la tête la première sur le pavé.

On frappa encore quelques coups, mais avec moins de force et
d’acharnement. La voix de _La Madame_ se fit entendre au milieu de
cette rumeur; le bruit cessa; elle disoit à M. de Cervière:—«C’est une
enfant capable de tout; je vous en prie, ne l’exaspérez point. S’il
arrivoit malheur, c’est à moi qu’on s’en prendroit; ne faisons plus
rien sans ordre supérieur.»

Après quelques chuchotements les assiégeants se retirèrent, et le
corridor redevint silencieux.

[Illustration]

[Illustration]



XXXV.


IL y avoit déjà trois jours que Déborah se tenoit insurgée dans sa
forteresse, lorsqu’en rôdant par sa chambre elle apperçut tracés
au crayon sur la boiserie, ces mots italiens: CERCA QUI, TROVERAI.
Le ton mystérieux de ces paroles la frappa; il lui sembla qu’elles
n’avoient pu être écrites là sans une intention formelle, et qu’elles
devoient contenir un sens secret. Minutieusement elle examina touts les
lambris de la chambre, pour voir si elle ne trouveroit point quelque
autre phrase explicative de la première; mais n’ayant rien rencontré,
elle revint à sa sentence «CERCA QUI, TROVERAI.» Cherche ici et tu
trouveras.—Est-ce simplement une maxime évangélique? Est-ce une pensée
figurative ou positive? CERCA, cherche. L’ordre n’est pas ambigu. QUI,
ici. Est-ce en ce logement? en cette maison? en ce bas-monde? ou dans
cet endroit même? TROVERAI, tu trouveras. Tu trouveras quoi? c’est
là le gros du mystère; c’est là la récompense de l’esprit heureux ou
subtil qui pénétrera la proposition. Cherchons donc....

Alors elle promena ses regards sur touts les alentours, en frappant
sur la boiserie pour s’assurer s’il n’y avoit point quelque endroit
creux qui résonneroit sous le choc. Tout-à-coup elle apperçut, juste
au-dessous de l’inscription, un panneau de la frise disjoint près
du parquet. Elle introduisit ses doigts dans la fissure; le panneau
flexible s’entr’ouvrit; sa main passa tout entière et heurta quelque
chose qu’elle saisit en tremblant et tira dehors. C’étoit simplement
un petit livre italien, les rimes de Petrarca; elle en secoua la
poussière, et le parcourut sans rien trouver parmi les feuillets.
Quoique cette découverte lui fît plaisir, et vînt fort à point pour
la distraire dans cette solitude et lui parler une langue dont elle
raffoloit, elle ne put croire que ce fût là le mot entier de l’énigme,
et de nouveau glissa la main derrière la boiserie, mais cette fois
sans y rien rencontrer. Elle reprit son Pétrarque, et alla s’asseoir
sur le sopha pour relire ses sonnets favoris. En l’ouvrant ses regards
tombèrent sur la garde blanche qui précédoit le frontispice: elle étoit
chargée d’une petite écriture serrée et ronde semblable à l’inscription
du lambris. A grande peine voici ce que peu à peu elle déchiffra:

«Qui que tu sois, toi qui as compris le secret de mes paroles, je
t’aime et je te demande ton amitié. Je souhaite que ce livre puisse
te donner tout le plaisir que j’y ai puisé, et te faire oublier
quelquefois le chagrin qui te ronge peut-être. Sans doute tu es ici
captive comme je le fus quatre années. Demain je pars, demain je serai
libre! Sans doute tu ignores quel sort t’est réservé, et l’inquiétude
ne te laisse aucun repos. Va, sois tranquille; jouis en paix, ta
destinée est belle, bien belle! Un valet indiscret m’a tout révélé et
m’a faite bien heureuse; je veux à mon tour te faire le même bonheur:
Tu as dû, comme moi, avoir été enlevée à ta famille; et l’on a dû te
dire, comme à moi, que c’est un riche seigneur épris de bel amour qui
te retient cachée dans un de ses manoirs, jusques à ce qu’il puisse
t’épouser? Rien de tout cela n’est vrai: Tu es ici à Versailles, dans
la maison du Parc-aux-Cerfs; le seigneur que tu as déjà reçu, ou que tu
dois recevoir dans ta couche, est Pharaon, Pharaon lui-même! Comprends
toute ta félicité. Moi, je suis enceinte de lui, enceinte d’une
Majesté, quel bonheur! Pauvre Maria, qu’as-tu fait pour mériter tant
de gloire? Le ciel m’a exaucée, j’ai tant prié pour avoir ce bâtard!
Que le ciel t’en accorde un aussi, je te le souhaite de toute l’ardeur
de mon âme! Fais semblant d’ignorer ce que je viens de te dévoiler:
si l’on venoit à te soupçonner si savante tu serois perdue, ton sort
brillant seroit détruit sans ressource. Cache bien ce livre et déchire
ce feuillet.

»Ne m’oublie pas dans tes prières, n’oublie pas _Maria-degli-Angeli_,
c’est le nom qu’on me donnoit à Ferrare; je ne t’oublierai pas non
plus, ma belle inconnue, car tu dois être belle comme moi, puisque
comme moi tu as été choisie. Que ne puis-je te donner des baisers!»

Étonnée, épouvantée de ce qu’elle venoit d’apprendre, Déborah versa
beaucoup de larmes et demeura long-temps dans un triste abattement.
Après de trop sombres réflexions, tout-à-coup, comme après un orage,
le ciel de ses pensées s’éclaircit, et elle s’estima moins infortunée,
après tout, que d’être au pouvoir du marquis de Villepastour. A la fin
même il lui sembla que c’étoit une circonstance favorable et qui devoit
la sauver, et elle prit la résolution soudaine de changer totalement
de conduite, de faire l’enfant soumise, bonne, aimable, honorée, pour
hâter autant que possible le jour de la venue de Pharaon.

Ayant arraché et déchiré en menus morceaux le feuillet du Pétrarque,
qu’elle cacha prudemment dans la cheminée, elle se mit à genoux et
remercia Dieu de ne l’avoir point abandonnée dans son affliction, de
lui avoir fait connoître les embûches dressées sous ses pas, et le
supplia de bénir la folle Maria-degli-Angeli, instrument généreux de
ses volontés.

Puis elle se releva et sonna pour appeler les domestiques.—Une duègne
accourut japper à la porte.—Déborah lui ordonna d’aller prier la
surintendante de vouloir bien se rendre auprès d’elle.

[Illustration]

[Illustration]



XXXVI.


MARIA-DEGLI-ANGELI disoit vrai: l’infortunée Déborah étoit en lieu
royal et impur.

Pour garder ainsi qu’en Orient les femmes du _harem_, là, pour
garder les _élèves_, c’est le nom qu’on donnoit aux captives du
Parc-aux-Cerfs, on avoit, en place d’eunuques-à-fleur-de-ventre, une
certaine quantité de vieux monstres, de vieux phœnomènes démesurément
laids.

Les _halvagis_ employés à servir les filles de qualité, étoient vêtus
de vert comme des cigales. Les _baltagis_ ne portoient simplement que
des livrées grises. Pharaon lui-même avoit réglé ceci, et tout ce qui
concernoit l’étiquette, suivie en cette maison plus strictement qu’à la
Cour.

En outre de ces affreux _agiam-oglans_, il y avoit le _kislar-aga_
ou kutzlir-agasi,—le gardien des vierges—nommé dérisoirement _M.
de Cervière_, et marchant presque de pair avec le capou-agasi,
capiaga. C’étoit un ancien major d’armée, un croque-mitaine, chargé
du gouvernement de la place et de la surveillance supérieure des
_bostangis_, des _capigis_, des _atagis_, des _halvagis_, des
_baltagis_. Son devoir étoit d’appaiser les séditions des sultanes,
de repousser les tentatives extérieures, de s’emparer des _sélams_, et
de chasser et de punir les audacieux qui oseroient pénétrer jusqu’aux
odaliques. En cas de besoin, il pouvoit requérir assistance d’un poste
de _spahis_ placé dans le voisinage, et qui avoit la consigne d’obéir à
son premier commandement.

Pour régler les dépenses, maintenir le bon ordre, veiller à ce que les
odaliques n’employassent pas leur loisir d’une manière inconvenable,
et surtout ne se fréquentassent pas entre elles, il y avoit un
_Kutzlir-agasi_ femelle, nommée, je crois, madame Dumant, mais qu’on
n’appeloit jamais que _La Madame_. C’étoit une femme de bas lieu, douée
d’un esprit d’ordre si rare, que Pharaon en faisoit le plus grand cas,
et disoit souvent:—Si jamais en sautant un fossé elle se fait homme,
j’en ferai mon _Chaznadar-baschi_.

Après elle venoient immédiatement deux sous-madames, pour tenir
compagnie aux odaliques adultes, pour dîner parfois avec les nouvelles
et leur enseigner les belles manières et assister aux leçons de danse,
de musique, de littérature, de peinture qu’on leur donnoit.

Une douzaine de duègnes, créatures d’un rang inférieur, à toute fin et
à tout service, espionnoient les _élèves_ rigoureusement.

Les viles travaux et les travaux de peine étoient faits par des
servantes et des _baltagis_, choisis aussi par prudence vieux et hideux.

Toute cette valetaille immonde étoit largement salariée; mais à la
moindre indiscrétion on l’envoyoit pourrir dans un cul-de-basse-fosse.

Il y avoit des odaliques de tout âge, depuis neuf ou dix ans jusques
à vingt. Lorsqu’elles avoient atteint leur quinzième année on ne
leur faisoit plus mystère de la ville qu’elles habitoient; mais on
les détournoit le plus possible de croire qu’elles fussent destinées
à la couche de Pharaon. Quand on les soupçonnoit de connoître leur
destination, qu’elles avoient apprise, soit par hasard, soit par des
confidences, on les renvoyoit en les faisant entrer dans un cloître ou
dans un chapitre, ou, lorsqu’elles étoient enceintes, en les mariant.

La dépense de ce sérail étoit d’environ cent cinquante mille livres
par mois, seulement pour la nourriture et l’entretien du _harem_ et
les émoluments des employés et des domestiques. On soldoit à part les
Bachas-recruteurs, les indemnités accordées aux familles ou le prix de
la vente des enfants, la dot qu’on leur donnoit, les présents qu’on
leur faisoit et la prime des bâtards. Tout cela faisoit un gaspillage
de plus de deux millions par an. Chaque année le Parc-aux-Cerfs coûtoit
à la France aux environs de cinq millions.

Il a duré trente-quatre ans.

La surintendante qui succéda à madame Dumant, peu de temps après la
mort de madame Putiphar, appartenoit à une des meilleures familles de
Bourgogne, et étoit une ci-devant chanoinesse d’un chapitre noble.

Dès que les courtisans avoient connu la formation de ce _harem_, ils
avoient brigué à l’envi le titre de _capiaga_; mais Pharaon avoit pris
en pitié leur prétention et leur bassesse, et, à leur grand crève-cœur,
en avoit laissé la direction au fondateur Lebel, son _hazoda-baschi_,
sous la suzeraineté du Bacha Phélipeaux de Saint-Florentin.

[Illustration]

[Illustration]



XXXVII.


PEU d’instants avant l’arrivée de Déborah au Parc, madame Putiphar
avoit adressé cette lettre à _La Madame_:

«Vous recevrez sans doute ce soir, ma chère surintendante, une jeune
comtesse irlandoise, nommée Déborah, que je vous envoie pour élève. Je
n’ai vu que son portrait; elle m’a paru bien, très-bien. Quelqu’un qui
la connoît plus particulièrement m’a donné l’assurance qu’elle a mille
grâces et mille attraits, et qu’elle doit plaire à coup sûr à Pharaon.
Donnez-lui touts vos soins; _formez_-la de suite; mon désir est qu’elle
lui soit offerte avant peu. Son _éducation_ vous coûtera sans doute
beaucoup d’assiduité; j’aurai égard à vos peines, car, m’a-t-on dit,
elle n’a pas le caractère aisé, et de plus, c’est une fille bouffie
de vertu et à cheval sur le devoir. Il faut que vous la retourniez
complétement. Ne négligez rien pour la séduire; ni flatteries, ni
mensonges, ni promesses. Tâchez surtout de détruire en elle tout
sentiment de pudeur. Peut-être est-elle froide par l’ignorance où elle
est de touts les plaisirs qu’on puise dans la débauche; découvrez-les
lui touts. Attisez continuellement en elle l’appétit de la chair en ne
l’environnant que de tableaux excitants, et en ne lui mettant entre les
mains que des livres corrupteurs, et des aliments prolifiques. Par ces
moyens, je l’espère, vous la vaincrez et vous opérerez une heureuse
révolution en son tempérament. Le jour convenu pour la première visite
de Pharaon, faites en sorte de mêler à sa boisson quelques substances
aphrodisiaques.

»Je vous demande pardon de vous envoyer tant de besogne. Veuillez,
pour me plaire, user en cette occasion de toute la patience, de toute
l’adresse, de tout l’esprit que je suis heureuse de vous reconnoître,
et que vous déployâtes tant de fois.

»Agréez, à l’avance, touts mes grands remercîments.»

Pour faire réponse à cette lettre d’envoi, et informer madame Putiphar
de l’insurrection de Déborah, _La Madame_ se hâta de lui faire parvenir
ce message:

«J’ai reçu avant-hier au soir, affectionnée maîtresse, votre jeune
Irlandoise. Elle est vraiment jolie, je l’ai vue nue, dans le bain; son
corps est beau, parfaitement fait; sa taille est élégante, le son de
sa voix agréable, ses manières on ne peut plus distinguées. Assurément
elle charmera Pharaon, si je puis la subjuguer; mais j’en désespère
quasi. C’est une vierge alarmée et récalcitrante, il sera difficile de
la dresser. En ce moment elle est en pleine rébellion. Suivant votre
désir, j’avois garni son logement de figures, de tableaux et de livres
obscènes; mais hier, à l’heure du déjeuner, la pudibonde ayant apperçu
ces objets scandaleux, entra en si grande fureur qu’elle s’enferma et
se vérouilla, et les jeta touts par les fenêtres. Mes prières, mes
supplications n’ont pu ni l’appaiser, ni la décider à ouvrir. M. de
Cervière vient à l’instant d’éprouver le même échec. Ni ses raisons, ni
ses menaces n’ont pu l’ébranler dans sa résolution, elle s’est moquée
de lui. Dépité, il a fait venir la force armée pour l’effrayer et
enfoncer la porte barricadée par derrière avec des meubles; la porte
et la fille sont restées inexpugnables, et mylady a déclaré que si on
pénétroit par violence dans sa chambre, plutôt que de se rendre elle
se précipiteroit par la croisée. J’ai suspendu le siège à ce point,
et coupé court à l’ardeur belliqueuse de M. de Cervière; car, poussée
à bout, la luronne auroit été capable d’exécuter sa menace. Dans une
circonstance aussi périlleuse, je n’ai voulu rien prendre sur moi;
j’attends donc vos conseils et vos ordres.»


_Réponse de madame Putiphar._

«Prenez-la par la famine; avant peu, exténuée d’inanition, elle se
trouvera dans la nécessité de se rendre à votre merci. Ayez pour elle
une bonté démesurée, ne la grondez pas, ne la punissez pas. Désormais
ne contrecarrez plus ouvertement ses opinions honnêtes; ne rompez plus
en visière avec sa vertu. Vous ne capterez cette virago que par la
ruse et le subterfuge. Ayez recours aux moyens obliques et occultes.
Biaisez, dupez-la, subornez-la; mais n’entrez pas en lice avec elle.»

[Illustration]

[Illustration]



XXXVIII.


AUSSITÔT que Déborah l’eut fait prier de venir _La Madame_ accourut, et
fut fort émerveillée de trouver la porte débarricadée et toute large
ouverte.

—Si je me rends, ce n’est point par disette, voyez, madame, cette table
est encore chargée de provisions, lui dit Déborah doucereusement,
mais par un bon sentiment qui part de mon cœur, et que vous daignerez
apprécier, je l’espère. Je vous demande humblement pardon de la colère
où je me suis laissée emporter, et du scandale que j’ai donné en cette
maison. Mais élevée comme je l’ai été dans un farouche rigorisme, et
pleine de dégoût, comme on m’en a emplie, pour l’impudicité, j’ai été
blessée profondément des images dont on avoit orné ces murailles.
Désormais, je vous le proteste, je serai moins fanatique.

—Ce retour que je ne saurois trop louer, mylady, m’enchante plus
qu’il ne me surprend; j’étois fermement persuadée que vous étiez
bonne, et que ce n’étoit qu’une heure d’égarement produit par une
colère bien justement motivée. Je vous prie de m’excuser pour les
objets inconvenants que vous avez trouvés en cet appartement, et que
vous avez fort bien fait de briser; comme je vous l’ai déjà dit, ils
appartenoient à un vieillard qui occupoit ce local il y a quelques
mois, et j’avois ordonné aux domestiques de les enlever; mais on est si
mal obéi. Je vous demande surtout de vouloir bien n’en jamais parler à
M. le comte de Gonesse; c’est un homme si sévère pour les mœurs, il ne
me pardonnerait pas de sa vie cette malencontreuse négligence.

—Madame, vous pouvez compter sur ma discrétion.

—Votre pauvre ventre depuis trois jours a dû beaucoup souffrir de
votre bouderie? Vous allez me faire l’amitié de l’amener dîner avec
moi; en compensation je veux le traiter somptueusement comme un enfant
prodigue; mais avant, il faut que nous nous parions. Vos beaux habits
sont déjà prêts.

_La Madame_ fit alors apporter une robe de _triomphante_ couleur de
pain brûlé, faite dans un goût charmant; Déborah la passa, elle lui
alloit et lui seyoit à ravir. Dans l’enivrement _La Madame_ tournoit
et retournoit à l’entour en l’ajustant, en l’agitant pour le faire
bouffer; elle sembloit jouer à la tour-prends-garde. Elle lui prenoit
la taille entre les doigts, elle lui passoit une main voluptueuse sur
ses hanches et sur sa poupe arrondie; elle lui baisoit les bras, les
épaules et le dos dans ce vallon formé par la saillie des omoplates et
sur la ravine des vertèbres. Toutes ces minauderies étoient entremélées
de flatteries et d’exclamations. Quand elle eut épuisé son catalogue
admiratif:—Il ne vous manque plus qu’un joyau, lui dit-elle, et vous
serez le plus beau des chérubins.—Une servante à qui elle avoit parlé
bas, revint aussitôt et lui remit une capse à bijoux. Elle en tira une
longue chaîne d’or, qu’elle lui mit au col; à cette chaîne pendoit un
médaillon, celui de Pharaon en costume de galant aventurier.—Ceci,
ma charmante, est un cadeau du comte de Gonesse; cette miniature est
son portrait; il a voulu, puisque lui-même en ce moment est éloigné
de vous, que son image vous fût sans cesse présente, et il a passé
procuration à ce bijou pour reposer sur votre cœur, en attendant qu’il
puisse y reposer lui-même.

—Monseigneur le comte a trop de courtoisie et de bonté; je suis confuse
de tant de faveurs, en vérité, je suis indigne de lui et de ses
sentiments.

—Ses traits vous plaisent-ils? Comment le trouvez-vous?

—Il me semble beau et bien, sa figure est noble et douce, et son regard
plein d’amitié.

—Venez, venez, ma chère mylady, vous êtes divine! vous êtes un amour!

[Illustration]

[Illustration]



XXXIX.


DÉBORAH joua si bien la bénigne, qu’elle rentra promptement dans les
bonnes grâces de _La Madame_, beaucoup plus avant même qu’elle ne
l’auroit souhaité. Elle étoit poursuivie sans cesse de ses petits
soins obséquieux, de ses prévenances, de ses flatteries, et accablée
de sa compagnie, de sa cour; car c’étoit une vraie cour d’amant, une
cour assidue, faite avec une galanterie exquise; cette galanterie
chevaleresque dont aujourd’hui les hommes ont perdu toute tradition.
Elle goûtoit un plaisir très-grand dans touts ces riens qu’un amoureux
dérobe au corps de sa bien-aimée; elle recueilloit précieusement toutes
ces babioles que Déborah laissoit à l’abandon, et touts les bouquets
qui s’étoient fanés à sa ceinture et dans ses cheveux. Plusieurs fois,
s’étant laissée aller à une expression trop passionnée de sa tendresse,
elle avoit été sèchement rudoyée; aussi, n’osant plus espérer de
faire partager son inclination, elle s’étoit retranchée dans des
bornes respectueuses, et s’en tenoit à une espèce de culte plus que
contemplatif et moins que platonique. Déborah, souvent le matin, étoit
réveillée par de doux gémissements, de gros soupirs, et trouvoit une
main posée sur son sein, et à côté d’elle _La Madame_ tout en émoi,
assise comme sur un rivage et penchée sur elle en extase comme si elle
se miroit dans des flots.

On s’empressa d’informer madame Putiphar de l’issue de l’insurrection
de Déborah et de sa conversion. Dès lors, Lebel commença à entretenir
son maître de la nouvelle élève du Parc, jeune comtesse irlandoise,
charmante, accomplie, ravissante, et à en faire l’éloge le plus pompeux
et le plus propre à l’en rendre curieux. Elle fut peinte plusieurs fois
dans différents costumes; ces portraits furent placés sous ses yeux,
et eurent le don de lui plaire. Ainsi émoustillé et alléché, Pharaon
manifesta le désir de la posséder incessamment.

Comme la grossesse de Déborah devenoit de plus en plus apparente, on
fut enchanté de l’empressement de Pharaon, et l’on se rendit de suite à
sa velléité. Tout fut préparé pour sa réception. Le matin du jour fixé
pour leur première entrevue, mylady fut priée de descendre à la salle
de bain, et là ses duègnes passèrent plusieurs heures à la peigner et à
la parfumer. _La Madame_ l’invita à déjeûner avec elle, et durant tout
le repas l’exhorta à se conduire de la façon la plus gracieuse, à user
de toutes les ressources de son esprit et de sa beauté pour enivrer son
adorateur; elle lui exaltoit son bonheur, et la congratuloit d’avoir
fait la conquête d’un homme si noble, si riche, si puissant, et lui
peignoit touts les plaisirs, toute la fortune et toute la gloire qui
l’attendoient; enfin elle termina par ces conseils qu’une mère glisse,
au coucher des nouveaux époux, dans l’oreille innocente de sa fille.

Après déjeûner elle la reconduisit dans son appartement, qu’on avoit
délicieusement décoré, et la vêtit légèrement d’un surtout de satin
rose, sans oublier la chaîne d’or au médaillon. Lorsque deux heures
approchèrent, c’étoit le temps que Pharaon avoit choisi pour sa visite,
_La Madame_, pour obscurcir le grand éclat du jour et jeter du mystère,
baissa les stores, en souhaitant mille félicités à la pauvre Debby,
dont le cœur battoit douloureusement et qui trembloit comme une feuille
morte, et frémissoit comme une liqueur sur un feu ardent; puis elle la
baisa sur le front en lui serrant tendrement les mains et sortit.

Aussitôt qu’elle fut seule, Déborah attacha à son bras gauche un long
crêpe noir.

Elle étoit dans la plus cruelle angoisse, et presque défaillante,
quand tout-à-coup elle entendit un craquement d’escarpin dans le
corridor et heurter foiblement du doigt sur la porte; elle accourut
ouvrir, et Pharaon entra vêtu d’une façon magnifique, qui rappeloit
le commencement du siècle et plus encore les beaux temps de l’amant
de La Vallière. Il portoit une casaque de velours noir chargée de
brandebourgs d’or, une veste de brocart de soie à ramage d’argent, des
hauts-de-chausses amples comme des brayes de matelots et un feutre gris
ombragé de plumes et entouré d’un large bourdaloue.

Sa figure étoit superbe, sa prestance majestueuse; éblouie, subjuguée
par cet abord imposant, et sans doute par la pensée prestigieuse
qu’elle étoit là, face à face avec un de ces hommes que le crime ou
l’hérédité du crime fait berger d’une nation, Déborah se mit à genoux
et inclina le front jusques à terre; mais Pharaon lui prit la main et
lui dit:

[Illustration]

[Illustration]



XL.


SUIS-JE donc l’aquilon, que je courbe ainsi les fleurs? Relevez-vous,
mylady, et permettez à mes lèvres de restituer à votre bouche touts
les baisers infidèles que, dans la tristesse de l’absence, elles ont
prodigués à cette effigie, qui loin de vous brilloit sur ma poitrine
comme une étoile dans l’ombre, et qui vient de s’évanouir devant le
soleil de vos charmes.

Qu’il me tardoit d’être à vous! qu’il me tardoit d’être débarrassé des
affaires diplomatiques, et surtout insipides, qui me retenoient aux
frontières quand mon âme étoit auprès de vous.

Enfin, je vous vois, je vous presse en mes bras; je vous parle d’amour;
je suis heureux!

Vous êtes généreuse, mylady, vous comprenez à quoi peut entraîner
l’excès de la passion; vous me pardonnerez ce qu’il y a pu avoir de
tyrannique dans ma conduite envers vous. Je vous ai ravie au monde; je
vous ai faite ma prisonnière: c’est mal! très-mal! mais je vous aime
tant! Toute ma vie désormais sera une expiation.

Vous avez dû sans doute vous ennuyer beaucoup dans cette morne demeure?

—Je languissois. J’espérois ardemment après votre venue.

—Naïve enfant! Mais quelle est donc cette écharpe noire que vous avez
au bras?

—C’est le deuil de Patrick, mon époux infortuné; de mon époux, qu’on
m’a assassiné la veille de mon rapt. Et qui me l’a assassiné? un
marquis de Villepastour, un capitaine du Roi; parce que je n’avois pas
voulu de lui, et la concubine du Roi, parce qu’il n’avoit pas voulu
d’elle! C’est une abomination! Monsieur, j’attends de vous justice. Ah!
vous me vengerez!

—Je ne suis pas puissant.

—Vous parlez au Roi, vous le lui direz!

—Et le Roi me répondra:—Que ces dames gardent mieux leurs amants, si
elles y tiennent. D’ailleurs, pour un de perdu deux de retrouvés. Je
n’y puis rien. Quand un chien est égaré on l’affiche; quand il est mort
on n’en parle plus.

—Fi, monsieur! vous le calomniez, le Roi! Le Roi est justicier; il a le
cœur droit et la parole noble; le Roi hait le crime et le punit.

—Je suis flatté de l’opinion avantageuse que vous avez de lui. Soyez
tranquille, vous aurez satisfaction. Mais oublions un moment toutes
ces choses pénibles: j’ai l’esprit ombrageux, la moindre pensée sombre
m’affecte et m’emplit de terreur. La mélancolie est un poison et la
joie un élixir.

Venez, Déborah, venez, mylady; venez sur ce sopha, et causons d’amour.

Laissez vos mains dans les miennes, et laissez-moi m’asseoir plus près
encore de vous.

Vous êtes bien tout ce que j’avois pressenti, une personne divine! Je
suis fou de vous! Si toutes les Irlandoises avoient votre beauté et
votre grâce, et que je fusse Roi de France, je troquerois vite ma terre
ferme contre votre île.

—Que Dieu préserve ma patrie d’un fléau tel que vous! Subir le joug de
l’étranger victorieux, obéir à la loi du plus fort, c’est un malheur!
Mais avoir pour maître un mauvais homme sorti du sein de la nation, ou
choisi par elle, c’est un opprobre!

—En vérité, mylady, vous me faites trop d’honneur de me croire un
fléau; quand vous me connoîtrez plus, assurément vous m’estimerez moins.

Oh! ne bougez pas de comme cela! la tête ainsi penchée, vous êtes
ravissante. Que vos épaules sont blanches et belles! Oh! j’ai besoin
de toute ma civilisation pour ne les dévorer que de baisers. Avec ces
épaules-là, ma mignonne, je ne vous conseille pas d’échouer à l’île de
Tovy-Poenammou.

Ce sont de vrais pièges à hommes que ces robes ainsi décolletées.
Certes, les robes _décolletées_ sont bien, mais des collets _dérobés_
seroient encore mieux; ce seroit à coup sûr plus commode. Je n’aime
pas les obstacles; mais chez nous on a la manie des enveloppes; et une
femme seroit mal réputée si elle n’étoit pas enveloppée de linges comme
une plaie.

Dernièrement deux belles dames descendirent de carrosse et entrèrent
dans le jardin des Tuileries; elles s’étoient avisées d’un moyen
délicieux de satisfaire à l’usage et à la raison: entièrement nues,
elles n’étoient seulement vêtues que d’une robe de la gaze la plus
claire, qui laissoit apparoître leurs formes parfaites et leur bel
incarnat. On les voyoit comme on voit les melons au travers de leurs
cloches de crystal; cela étoit délicieux!...

De ma vie je n’ai éprouvé ce que je ressens auprès de vous; je le vois
bien, l’amour véritable m’étoit resté jusques à ce jour tout-à-fait
étranger. Oh! mylady, si vous saviez quelle passion votre candeur a
fait éclore en mon sein, et de quel feu je brûle auprès de vous! Ma
raison se trouble,... j’étouffe.... Restez, restez enlacée dans mes
bras!... Cette résistance est puérile et vaine. O ma belle, mourons de
plaisir!

—Arrêtez! de grâce, monsieur! N’avez-vous pas de honte! Vous jouez ici
un rôle indigne de celui que Dieu vous a confié.

—Dieu m’a fait homme.

—Et vous vous faites chien!

—Vous êtes impolie, mignonne, et traitez mal ce pauvre comte de Gonesse.

—Grâce! grâce! monsieur! Je sais qui vous êtes; vous n’êtes point le
comte de Gonesse;—Sire, vous êtes Pharaon!

—La belle, vous rêvez.

—Sire, ah, laissez-moi! c’est infâme! vous me brisez! Vous n’obtiendrez
rien!...

C’est donc là l’hospitalité qu’une fille étrangère trouve en votre
Royaume! on lui tue son époux, et puis on la traîne en un lieu
sans nom, et on l’engraisse pour les plaisirs du Roi, et le Roi la
viole.—Mais c’est une abomination!—Majesté, n’en crevez-vous pas de
honte?—Oh! vos ayeux n’étoient pas ainsi, ils ne répandoient pas la
corruption sur leur Empire; ils gouvernoient leur peuple, et vous,
Sire, vous le polluez! Ne craignez-vous pas de voir surgir ici,
échappés à leur sépulcre et pleurant, les ombres de saint Louis, de
Robert ou de Charlemagne!...

Mais Pharaon sans l’écouter l’enveloppoit de ses bras et la courboit
sous lui.

—Sire, ayez pitié de moi! Mon Dieu! pourquoi tant désirer une pauvre
enfant maussade? N’avez-vous pas à votre merci les mères, les sœurs,
les femmes et les filles de vos courtisans, qui hennissent après vous
comme des cavales? N’avez-vous pas toute la Cour? n’avez-vous pas toute
la ville? n’avez-vous pas cette maison toute pleine d’odaliques qu’on
vous dresse, qui se meurent dans l’attente, qui me jalousent sans doute
pour mes cris de désespoir qu’elles prennent pour des cris de bonheur?
Ah! Sire, Sire, grâce! grâce!...—Vous voulez de la volupté: je ne suis
qu’une ronce, qu’un buisson épineux dont les feuilles et les fleurs
sont tombées au souffle de l’infortune. Je ne suis qu’une étrangère
sans agrément et sans bien-dire, triste, morne, fanée, le cœur plein de
fiel et de dégoût et d’abattement, regrettant ses montagnes natales,
pleurant sa mère dont la fosse est encore fraîchement remuée, et son
époux dont le sang fume encore.—Grâce, grâce, Sire! laissez-moi: vous
demandez des plaisirs à une urne, vous demandez des caresses à un
cyprès! Voyez! je suis froide et glacée comme un mort!—Pitié! pitié!
humanité, Sire! mes entrailles sont pleines: ne donnez pas à l’orphelin
que je porte pour mère une prostituée!...

—Ma belle hautaine, mon amour anoblit, ennoblit et ne prostitue pas.
Que votre orgueil soit tranquille; allez, si l’un de nous déroge,
assurément ce n’est pas vous;—car, tu l’as dit, je suis Pharaon, et
je donnerois volontiers mon Royaume de France pour celui de ton cœur.
Mais, non, je puis unir ces deux couronnes. Prends-moi pour amant, et
touts tes rêves de félicité et de grandeur se réaliseront. Justice,
vengeance, réparation te seront faites. Ton présent et ton avenir
seront si beaux, qu’ils obscurciront ton passé. Je puis tout, tu le
sais? eh bien, tu domineras ma puissance! Je possède tout, et tout sera
pour toi! Opulence, bruit, courtisans, esclaves, fêtes, spectacles,
triomphes, festins, volupté, jours de plaisirs et nuits d’orgie,
parfum, musique, amour, ivresse!... tout ce que l’univers produit de
suave, de précieux et d’envié viendra s’abattre à tes pieds; ton nom
retentira dans le monde, et la foule à ton passage s’écrasera et battra
des mains.—Tu regrettes tes montagnes, on t’en fera de pareilles.—Tu
regrettes ton vieux château, on le transportera à la place que tu
marqueras du doigt!...

—Se vendre pour un royaume ou pour un écu, Sire, l’opprobre est
le même. Sire, vous m’outragez!—Vos séductions se noyent dans ma
tristesse: je n’envie que la solitude des forêts ou la paix de la
tombe. Sire, justice et protection! Sire, vous me le devez! Sire,
rendez-moi la liberté et sauvez-moi l’honneur!...

—Cédez, vous serez Reine!

—Et votre épouse?...

—Je ne l’ai jamais aimée.

—Et votre concubine?...

—Je ne l’aime plus.

—Et moi, Majesté, je vous hais.

—Rien n’est si près de l’amour que la haine.

—Grâce, grâce, Sire! épargnez-moi!... Mais que faut-il vous dire?...
Peut-être m’exprimé-je mal? Mes paroles sont peut-être de perfides
truchemans? Je ne sais pas votre langage; je suis une pauvre étrangère.
Oh! si vous compreniez la langue de ma patrie, je vous dirois de ces
choses si bonnes et si douces que vous seriez attendri; mais vous êtes
féroce comme un sourd qui frappe sans entendre les cris de sa victime.

—Allons, soyez plus raisonnable. La résistance est vaine, ma mignonne,
et ne fait que m’embraser.—Vous finiriez par me rendre brutal!

—Majesté! ah! c’est mal de frapper et de tordre ainsi une veuve débile,
une mère souffrante!—Grâce! grâce! à deux genoux, mon Roi!—Grâce!
grâce! Oh! vous n’êtes pas chevalier!...

Voilà donc ce que c’est qu’un représentant de Dieu sur la terre! mon
âme se révolte et ma raison s’intervertit.—Roi, vous êtes infâme!
malheur sur vous et sur votre race! abomination!

—Ah! vous faites la Romaine, je me vengerai de vous, Lucrèce!

—Tarquin! quelqu’un me vengera!

—Qui?

—Dieu et le peuple.


                         FIN DU TOME PREMIER.

[Illustration]

[Illustration: Fou!!! répéta lentement Déborah, en poussant un cri
terrible.]



                                MADAME

                               PUTIPHAR

                                  PAR

                             PETRUS BOREL

                           (LE LYCANTHROPE)

       Seconde édition, conforme pour le texte et les vignettes
                          à l’édition de 1839

                     PRÉFACE PAR M. JULES CLARETIE

                              TOME SECOND

[Illustration]

                                 PARIS

                         LÉON WILLEM, ÉDITEUR
                          8, RUE DE VERNEUIL

                                 1878

[Illustration]



LIVRE QUATRIÈME.


I.


UNE grande cheminée de marbre blanc en arc d’Amour. A gauche, madame
Putiphar brode; à droite, Pharaon s’ennuie.

Il bâille.

Elle bâille.

Quelle sympathie!

—Sire, allons, déridez-vous un peu. Si vous n’êtes pas plus gentil
que cela, mignon, je ne vous conterai pas les grosses histoires
que je sais.—Qui a pu, bon Dieu! vous plonger dans une si profonde
mélancolie?... Vous avez au dîner mangé comme un goulu. Avez-vous une
indigestion?

—Oui, une indigestion de la vie!

Puisque vous demeurez là comme un catafalque, je vais envoyer chercher
mes musiciens pour vous jouer une messe de _requiem_.

—Non, s’il vous plaît; laissez mes oreilles en repos.

—_Requiem_ à part, je veux que vous entendiez plusieurs nouvelles
_ariettes_ languedociennes de Mondonville; elles sont délicieuses! cela
vous distraira.

—Non, vous dis-je, point de musique! Cela fait mal à ouïr et pitié à
voir: des hommes à l’état de raison, des hommes mûrs qui sur différents
tons vagissent comme des enfants en sevrage, ou frottent avec un grand
trémoussement et un grand sérieux une queue de cheval sur des boyaux de
mouton, ou tapent sur une peau d’âne ou soufflent dans un bâton troué.

—Majesté, que vous êtes bourrue!

A propos de bourru, M. le duc d’Ayen vous a-t-il parlé de la plaisante
anecdote qui a fait tant de bruit aujourd’hui? L’aventure est vraiment
merveilleuse.—A ce qu’on rapporte, la semaine dernière, madame de
Flamarens et madame de Combalet vinrent à parler des avantages de
leur personne. La première vantoit beaucoup ses seins, et la seconde
prétendoit en avoir tout autant. Là-dessus il s’éleva un violent débat
entre elles. Pour mettre fin à cette contestation elles parièrent, et
convinrent de s’en référer à MM. de Brissac, de Chaulnes, de Cucé et
de Rochechouart. Ces messieurs acceptèrent cette mission; et le jour
du jugement fut fixé pour le surlendemain chez la Flamarens. Chacune
envoya des circulaires à touts ses amis pour les prier de se trouver
à la séance et d’assister à son triomphe. A l’heure précise touts
s’y trouvèrent. En outre des quatre juges, il y avoit, dit-on, une
vingtaine de gentilshommes, clercs et laïques. De part et d’autre,
comme à une course de chevaux, on établit des paris; et il fut convenu
que la perdante donneroit à toute la compagnie présente un magnifique
souper. Le signal est donné, ces dames ôtent leur corps-baleiné, et
mettent leurs seins au vent.

       *       *       *       *       *

La comtesse de Flamarens est à grands cris proclamée vainqueur, non
pas à la satisfaction du plus grand nombre.—Cinq, trompés par les
apparences du corset, avoient gagé pour votre grande louvetière,
et quinze pour la Combalet.—On dit que monseigneur l’archevêque de
Toulouse, Richard-Arthur Dillon, à perdu à ce jeu trois mille livres;
et que monseigneur l’archevêque d’Orléans, Sextius de Jarente, qui
vouloit gager six mille livres pour madame de Combalet, a été évincé
sous prétexte qu’il parioit à coup sûr.—Le souper a eu lieu hier, et
a été, assure-t-on, prodigieusement fou. Madame de Flamarens a rempli
avec beaucoup de grâce les formalités prescrites, et madame de Combalet
a fait faire à son corset contre mauvaise fortune bon cœur.

Sire, allons donc, laissez-vous sourire. L’invention de la cuillère à
potage n’est-elle pas divine? Oh! pour moi, quand on me l’a contée,
j’en ai été ravie, et j’en ris encore jusqu’aux larmes!...

Ici la Putiphar ricana et Pharaon gémit.

—Mignon, dites, est-ce que vous êtes fâché?... En quoi vous ai-je
déplu; parlez, je vous en demande pardon?

Ici Pharaon se leva nonchalamment et se promena avec indolence.

—Oh! gouverner un peuple! quel supplice! quel enfer! Quel fardeau qu’un
sceptre! Je romprai sous le poids.

—Mignon, ne suis-je plus là pour vous aider à supporter votre couronne?
Vos ministres vous ont-ils donc touts abandonné?

—Oh! l’Espagnol Charles-Quint fit bien d’abdiquer l’Empire!... Je
l’abdiquerai comme lui!

On empoisonne mes jours. Cette nuit, on avoit oublié mon _en-cas_; ce
matin j’ai fait un _déjeûn_ détestable.

La royauté est chose dure et cruelle en ces temps mauvais! Tout se
regimbe contre elle, elle n’a plus de _subjects_, elle n’a plus de
serviteurs. Où chercher du respect et de l’obéissance?

Le _thrône_ a perdu son prestige, ce n’est plus rien: maintenant un
_thrône_ est un _thrône_, un Roi est un Roi, pas plus!

Désormais qu’on ne me serve plus à dîner de la rouelle de veau; le veau
est une viande visqueuse; elle me fait mal.

Le présent est sombre, mais l’avenir m’effraye plus encore. La
_philosopherie_ a corrompu le peuple. Tout me brave!... Je suis
malheureux!...

Ma personne inviolable et sacrée a été outragée.... Pompon, toi qui es
soigneuse de ma gloire, venge-moi!

—Sire, vous outragé! Eh! par qui?

—Oh! par rien, par une enfant, une sotte, une élève du Parc, une
pimbêche!

—J’en étoit sûre. Une Irlandoise, n’est-ce pas?

—Elle savoit que j’étois le Roi, et elle m’a repoussé et m’a maudit.

—L’indigne! ce ver de terre vous dédaigner? Ah! vraiment j’en sue de
colère!... Et qu’avez-vous dit à _La Madame_?

—Que je la chasserois si jamais pareille avanie m’arrivoit; qu’elle ait
à mieux dresser ses élèves, et qu’on marie de suite cette virago avec
une forte dot pour l’appaiser.

—Sire, cela ne se peut pas. Une femme semblable est un être dangereux.
Elle ne peut plus rentrer dans le monde, il faut que pour la vie elle
soit enfermée dans une prison d’État, et la plus secrète! Reposez-vous
sur moi, Sire, votre affront sera lavé.

—Vit-on jamais prince plus malheureux en peuple?

—Sire, vous oubliez que cette fille n’est point de votre peuple. C’est
une étrangère, une sauvage! Vos _subjects_ valent mieux que cela.

—Mon Dieu! mon Dieu! que de soucis rongent la royauté! C’est un métier
pénible aujourd’hui que le métier de Roi. La vie me pèse; qu’un autre
prenne soin de la France, elle m’ennuie; tout m’ennuie, je ne veux plus
gouverner, il faut que j’abdique!

—Mignon, sois tranquille; allons, calme-toi: cette fille impudente
sera punie. Chasse toutes ces pensées noires. Ce n’est rien que cela!
Le lion a été piqué par un insecte! nous l’écraserons cet insecte!
Sire, allons, égayez-vous, amusez-vous. Pourquoi ce soir ne faites-vous
pas du café? Tenez, voici votre marabout et votre moulin, et du moka
dont le parfum est suave. Tenez, flairez, n’est-ce pas qu’il fleure
délicieusement?

Allons, mignon, ne faites plus la moue; soufflez le feu, je vous
conterai encore une histoire.

[Illustration]

[Illustration]



II.


LE lendemain matin, madame Putiphar fit appeler _La Madame_ et M. le
comte Phélipeaux de Saint-Florentin de la Vrillière; et ils eurent
ensemble une longue conférence où il fut décidé que lady Déborah seroit
envoyée au fort Sainte-Marguerite.

En quittant Déborah, Pharaon, furieux de sa mésaventure, avoit fait les
plus violents reproches à _La Madame_ sur la mauvaise éducation de son
élève.

—Sire, pardonnez-moi, répétoit-elle, en lui embrassant les genoux, j’ai
été trompée comme vous. C’est une femme fausse; elle m’a jouée. C’est
une hypocrite! Sire, cela n’arrivera plus. Oh! la catin, elle me paiera
cela!...

Aussitôt après qu’il fut parti, elle vint trouver Déborah, et
quoiqu’elle fût étendue sur le parquet et sans connoissance, elle
l’accabla d’injures en la secouant brutalement comme pour l’éveiller.
Sa tête, abandonnée à son poids, heurtoit lourdement sur le plancher et
jetoit le bruit sourd d’un crâne humain qui se choque sur une muraille.

Sur ces entrefaites, M. de Cervière accourut ayant encore sur le cœur
l’insuccès et la courte-honte de son siége. Il ajouta aux invectives
de _La Madame_ des injures de corps-de-garde, et relevant de terre
Déborah, il la força à coups de canne à se tenir debout malgré sa
défaillance. Puis, leur première furie passée, il lui ôtèrent ses beaux
habits et l’entraînèrent et l’enfermèrent dans un caveau servant de
prison, n’ayant de lumière que la foible lueur qui pénétroit à travers
les toiles d’araignées du soupirail, et d’autre couche qu’une litière
de paille et de foin.

Il y avoit plusieurs jours que Déborah languissoit en cette cave et
sans avoir vu personne, et sans aucun espoir d’en sortir,—on lui
jetoit sa nourriture par un judas,—quand un matin, de très-bonne
heure, elle fut réveillée en sursaut par un bruit de pas et de voix.
A travers les planches mal jointes de la porte elle apperçut une
lumière assez vive qui projetoit des taches et des filets étincelants
sur les murs noirs de son cachot. Ces flammes phantasmagoriques
grandissoient et rapetissoient et vacilloient de l’aire à la voûte,
et passoient sur elle et la zébroient de lames de feu. L’effroi la
saisit; elle se ramassa sur elle-même, se cacha la face dans la paille,
et recommanda son âme à Dieu comme si sa dernière heure étoit venue.
La porte s’ouvrit alors tout-à-coup, et M. de Cervière, portant une
lanterne, entra suivi de _La Madame_ et de quelques valets, et lui dit
brusquement, en la touchant du pied: Levez-vous, mylady, et suivez-moi.

Déborah, reconnoissant la voix du Kislar-Aga, fit un effort pour se
mettre sur les genoux; mais la force lui manqua, ses jambes s’étoient
enroidies sur cette terre humide, et elle retomba pesamment.

Au commandement de M. de Cervière, deux domestiques l’enlevèrent et la
portèrent dans un carrosse qui stationnoit à la porte extérieure du
Sérail.

En entr’ouvrant les paupières Déborah vit deux hommes armés qui lui
prirent les bras et les lui attachèrent sur le dos. Une bise glaçante
souffloit; à demi vêtue, Déborah grelottoit comme un agneau; elle
demanda des habits. On lui répondit:—vous vous chaufferez au soleil.—La
portière se referma, le fouet claqua comme des baguenaudes, les chevaux
agitèrent leurs sonnettes et partirent au galop.

Quand Déborah se vit au milieu de la nuit, et jetée dans un carrosse,
en la compagnie de deux hommes, à figure sinistre, basse, ingrate et
louche, faite exprès pour la police ou pour le bagne, elle ressentit
une terreur profonde, et le froid de la peur se glissa jusque dans ses
entrailles.

Ne voulant point entrer en communication avec ses gardes, elle ne les
questionna point, et lors même qu’ils essayèrent de lui adresser la
parole elle feignit de ne point comprendre, et ne leur répliqua qu’en
irlandois. Toutes précautions furent inutiles; ces hommes, dont le cœur
étoit aussi ignoble que la figure et l’emploi, ne furent pas long-temps
seuls avec elle sans l’assaillir de mauvais propos et d’agaceries, qui
peu à peu devinrent outrageux. Ils l’asseyoient de force entre eux; et
là, comme Suzanne entre les deux vieillards, la pauvre Déborah étoit
contrainte de subir leurs dialogues infâmes, leurs baisers et leurs
attouchements.

Après une semaine et plus de tortures et d’affronts, de froid, de faim
et d’insomnie; après avoir traversé la France dans presque toute sa
longueur, enfin elle arriva à Antibes, _άντὶπολις_, _άντὶϐιος_, la
vieille colonie marseilloise, assise à l’extrémité de la Provence, au
pied des Alpes maritimes, sur le beau rivage de la mer de Ligurie.

Le carrosse traversa la ville en grande hâte, et se rendit sur le
rivage. A la simple exhibition de leur mandat, le capitaine du port
mit à la disposition de nos deux agents de police quelques rameurs et
une barque où Déborah fut contrainte de prendre place. Lorsqu’elle
vit s’éloigner les rives de Provence, une vive inquiétude la saisit:
elle ne pouvoit s’expliquer ce qu’enfin elle alloit devenir. Comme
il n’étoit pas présumable que dans une embarcation si frêle et sans
vivres, on pût faire un assez long trajet pour l’exporter jusque dans
une terre étrangère, il lui vint naturellement en l’esprit qu’on
alloit la noyer au large. Résignée, elle attendoit le moment avec
calme, mesurant du regard l’étendue de son linceul; mais, après avoir
traversé le golfe de Juan et atteint le cap de Croisette, tout-à-coup
sa destinée s’expliqua: elle étoit face à face avec une forteresse qui
s’élançoit d’une corbeille de verdure et se dessinoit carrément sur le
bleu de ciel. La barque voguoit droit; elle atteignit bientôt au pied
de ce château-fort une petite baie où se trouvoient mouillées quelques
barques de pêcheurs de corail.

Là, ils prirent terre. Le pont-levis se baissa, on introduisit les deux
exempts auprès du gouverneur, et aussitôt un guichetier emmena Déborah
dans un cachot qui attendoit sa proie, comme une gueule vide.

C’étoit un cabanon de pierre nue. Dans un coin il y avoit un châlit,
sur ce châlit il y avoit un sac de paille et une couverture de laine,
couleur d’ocre, trouée comme un crible. Dans un autre coin gisoient
consternées une table à jambes torses, et deux chaises de bois
semblables à une boîte à sel. Percés et ruinés, ces meubles tomboient
du haut-mal, et pour peu qu’on les ébranlât ils répandoient autour
d’eux une poussière jaunâtre, comme des étamines de maïs. Une petite
fenêtre placée très-haut, fermée par un châssis et des barreaux de fer
éclairoit foiblement cet affreux intérieur: Déborah traîna la table
tout auprès, et monta dessus pour regarder d’où venoit ce jour.

La vue plongeoit au loin, elle étoit grandiose, mais morne; on ne
voyoit que deux ciels ou deux mers, car le ciel est l’image de la mer,
car la mer est l’image du ciel.

[Illustration]

[Illustration]



III.


LORSQUE le gouverneur vint le lendemain visiter Déborah, elle étoit
accoudée sur sa table et pleuroit abondamment. Il la salua d’une façon
gracieuse, et lui dit: Ne vous laissez point abattre par le chagrin,
vous n’aurez point à souffrir en ce lieu.

—Si je pleure, répondit-elle, c’est sur mes maux passés, et non sur le
présent ou l’avenir; trop de douleurs m’ont rendue insensible, je suis
faite au malheur comme on est fait à un climat, il n’a plus de pouvoir
sur mon âme.

—Je suis venue, mylady, pour vous prier de me faire connoître ce dont
vous pouvez avoir besoin. Demandez sans crainte, tout le possible vous
sera accordé.

—Monsieur, je n’ai besoin de rien.

—Mais, ma belle dame, vous manquez de tout.

—Ah! c’est vrai, monsieur.

Il prit alors la liberté de s’asseoir, et lui dit, après beaucoup de
paroles de consolation:

—Ne vous effarouchez point, mylady, de l’intérêt vif que je vous
porte: j’aime touts mes prisonniers. Veuillez ne point voir en moi un
geôlier, mais un bon châtelain hospitalier. Quoique ce soit le Roi
qui me fasse ma famille, elle n’en a pas moins touts mes sentiments
paternels. Je tiens beaucoup, mylady, à ce que vous ne refusiez pas mes
soins, et à ce que vous m’accordiez votre confiance et votre affection,
que je tâcherai de mériter de toutes mes forces. En cette île déserte,
dans ce château, sans épouse et sans enfants, je n’ai d’autres liens
qui me lient à l’existence que l’attachement des infortunés confiés à
ma garde. Tout mon bonheur est là; répandre la satisfaction autour de
moi. J’éprouve une joie profonde à me voir aimé de gents qui devoient
me haïr. Ceci montre qu’il n’est pas de position dans la vie qu’on
ne puisse ennoblir et sanctifier. Le Roi m’a fait argousin; eh bien!
avec l’aide de Dieu j’ai revêtu le caractère le plus beau: celui
de patriarche. Quelquefois dans mes instants d’orgueil je me dis,
peut-être suis-je un humble instrument de la Providence, qui m’a placé
ici pour réparer un peu du mal qu’on fait là-bas.

Vous intéressez fortement mon cœur, mylady, vous êtes jeune et
belle.... Ne vous troublez point, je puis vous dire cela, moi, pauvre
vieillard qui descends au tombeau. Vous êtes femme et infortunée, et
par-dessus tout pour moi vous êtes Irlandoise. J’ai l’estime la plus
haute, mylady, pour les gents de votre nation. Autrefois je fus attaché
à la personne du comte de Thomond, aujourd’hui maréchal de France,
chevalier de l’ordre du Saint-Esprit et commandant en Languedoc. Je ne
puis songer à lui sans que mes yeux ne se mouillent d’attendrissement
et d’admiration. Je suis tout chargé de ses bienfaits! Grâce à Dieu,
qui vous envoie auprès de moi, peut-être pourrai-je acquitter un
peu envers vous la dette de soins, d’égards, de générosité que j’ai
contractée envers lui. C’est un doux espoir dont je me flatte, ne le
détruisez pas.

Déborah le remercia avec beaucoup d’affabilité, et lui dit que jusques
alors, ayant eu fort peu à se louer des hommes, elle étoit maîtresse de
son affection entière; qu’ainsi il lui seroit facile de l’acquérir et
grande et sans partage.

—Si ce n’étoit pas trop exiger de vous, mylady, je vous prierois de
vouloir bien me faire connoître la cause de votre incarcération, qui
n’est nullement motivée dans votre lettre-de-cachet. Mais pour peu que
cela vous attriste, ne le faites point.

—Comme je suis aussi jalouse de votre estime que de votre pitié,
permettez-moi, monsieur, de reprendre les faits à leur origine. Il ne
seroit pas bien que vous ne me connussiez qu’à demi. Je tiens à vous
dévoiler mon passé tout entier, assurée que je suis que je ne vous en
paroîtrai pas moins digne. L’amitié est plus délicate que l’amour, elle
ne se donne pas à l’inconnu, elle n’est pas implicite. A la face de
Dieu et par l’enfant que je porte en mon sein, je jure que la vérité
seule va sortir de ma bouche. Croyez-moi, monsieur.

Et elle lui narra avec une grande simplicité toute sa vie.

Durant le récit, plusieurs fois il s’arrêtèrent touts deux pour
pleurer, et, en le terminant, Déborah perdit connoissance. Quand elle
fut revenue de son trouble, M. le gouverneur lui prodigua toutes les
consolations les plus vraies, et lui renouvela ses protestations de
bienveillance.—Oubliez que vous êtes prisonnière, lui disoit-il, ce
n’est pas moi qui vous en ferai ressouvenir. Vous pouvez vivre ici
dans le calme, le repos et l’aisance. Vous êtes libre ici, aussi libre
que les oiseaux du ciel qui suspendent leurs nids à ces murailles. Ici
bas, ne faut-il pas que toujours nous soyons captifs en quelque lieu?
Ici ou ailleurs, qu’importe!... L’aigle même n’a-t-il pas son aire?
l’ours n’a-t-il pas sa caverne? En France il y a dix millions d’hommes
libres qui naissent, vivent et meurent sous le même toit. Ce ne sont
pas les lettres-de-cachet qui font le plus de prisonniers, ce sont les
liens de famille, la pauvreté, les travaux mercenaires, le ménage, la
nonchalance, les préjugés.

Vous ne sauriez habiter, mylady, un plus vaste et plus romantique
manoir, une île plus délicieuse, une mer plus belle sous un ciel plus
pur.

—Monsieur, j’admire les ressources de votre esprit: il me semble que
vous n’êtes pas loin de prouver qu’il n’y a d’hommes libres que dans
les cachots. Cela me rappelle ce que Horace Walpole écrivoit à un de
ses amis, avec autant de finesse que vous, monsieur, et non moins
d’exagération:

«Depuis long-temps j’ai pour opinion que les externes de Bedlam sont si
nombreux, que le plus court et le mieux seroit d’y enfermer le peu de
gents encore dans leur bon sens, qui par ce moyen seroient en sûreté,
puis de donner carte blanche à touts les autres.»

Mais, dites-moi, si cela vous est possible, pour combien de temps
suis-je condamnée à être libre en cette bastille?

—Madame,... à perpétuité.

—A perpétuité?... Les hommes poussent la cruauté jusqu’au ridicule!
ils condamnent l’avenir comme si l’avenir leur appartenoit. A
perpétuité!... comme si on ne pouvoit s’étrangler avec sa chaîne ou se
briser le front sur le pavé. A perpétuité!... Pendant que le juge épèle
ce mot, le patient glissant sa main sur sa poitrine, peut s’enfoncer
son couteau dans le cœur et rendre le dernier soupir avant le juge la
dernière syllabe. A perpétuité!... Il n’est donné qu’à l’homme d’être
sot et barbare tout à la fois, tout ensemble!

M. le gouverneur essaya de calmer Déborah en lui donnant l’agréable
espérance qu’à la mort de la Putiphar, à coup sûr elle recouvreroit la
liberté.

C’est-à-dire l’esclavage, reprit-elle en souriant. Vous vous êtes
coupé, monsieur; la vérité trouve toujours moyen de sortir de son
puits, il est inutile d’y mettre un couvercle.

Et M. le gouverneur, lui ayant rendu sourire pour sourire, lui serra
tendrement les mains et se retira.

[Illustration]

[Illustration]



IV.


PEU d’instants après un porte-clefs vint lui offrir de la part de M.
le gouverneur une corbeille de figues et d’oranges fraîches cueillies;
puis ensuite il lui apporta un matelas et du linge, un miroir, une
écritoire complète, quelques menus objets de toilette à l’usage d’une
femme, des parfums de Grasse et quelques bonbonnières en bergamote.

Ainsi que Déborah, vous venez de faire connoissance avec le gouverneur
de Sainte-Marguerite, et, comme elle, vous devez être touché de ses
nobles et bonnes manières. J’aurai peu de chose à ajouter pour vous
parfaire son portrait: le caractère des hommes sans duplicité apparoît
de lui-même: Je ne vous prendrai point la main pour vous guider et vous
faire descendre avec moi dans les replis tortueux de son cœur; nous ne
nous égarerons point à la recherche de ses sentiments ténébreux.

Monsieur de Cogolin, tel étoit, je crois, le nom de cet officier du
Roi, quoique alors âgé d’environ soixante-cinq ans, étoit encore
pétulant et vigoureux. Sa perruque rousse sur sa mine verdâtre le
rendoit bizarre au premier aspect. Deux grands yeux noirs, pleins de
vivacité, animoient ses traits, gros et ronds et assez insignifiants.
La gaieté et l’insouciance faisoient le fond de son humeur. Il avoit du
bon esprit et de l’esprit de saillie; de la culture, beaucoup d’usage
et de politesse, et, parfois, lorsqu’il s’oublioit, un peu de cette
brusquerie commune à touts les Provençaux. Il étoit réellement bon,
et mettoit touts ses soins à alléger le sort des malheureux confiés à
sa garde. Jamais il ne leur faisoit sentir son sceptre, dont il est
si facile à un gouverneur de faire une massue. Autant que possible
il éloignoit d’eux tout ce qui pouvoit leur rappeler qu’ils étoient
captifs, et leur procuroit toutes les distractions que le lieu et sa
fortune lui permettoient. Il leur donnoit des jeux, des journaux et des
livres; pour promenoir, son jardin et tout le Fort; et souvent il les
emmenoit en pleine mer faire des parties de pêche jusque dans les eaux
d’Asinara.

Aussi touts les prisonniers et touts les habitants du fort le
chérissoient-ils sincèrement, et avoient-ils pour lui une révérence et
un attachement qui, aux yeux de personnes étrangères à ses bienfaits,
auroient pu sembler du fanatisme.

Dans sa jeunesse il avoit beaucoup aimé, peut-être trop aimé les
femmes, et c’étoit dans leur commerce qu’il avoit contracté ses formes
amènes et ses manières exquises qui le distinguoient. Son regard en
avoit conservé une expression tendre, sa voix un accent flatteur et
ses gestes quelque chose de caressant. A l’amour avoit succédé en son
âme la vénération, et il rendoit aux dames un vrai culte de dulie et
d’hyperdulie. Cependant, et il en ressentoit un grand chagrin, depuis
qu’il étoit gouverneur de Sainte-Marguerite il étoit privé totalement
de leur compagnie. Il considéroit cette privation comme un châtiment de
Dieu en expiation des fautes qu’il avoit commises envers elles. Mais
pour atténuer son affliction, il s’entouroit de tout ce qui pouvoit
lui donner de douces souvenances et flatter son idolâtrie. Il faisoit
ses lectures favorites de Brantôme, de Bussy-Rabutin, de madame de
Sévigné;... sans parler de Voltaire, son pain quotidien. Les murs de
son appartement étoient couverts de portraits de femmes antiques et
modernes célèbres par leurs talents ou leur beauté. Dans le milieu de
son salon, sur un piédouche de portor, s’élevoit un buste en marbre de
Ninon-de-Lenclos, que touts les jours il couronnoit d’une couronne de
fleurs nouvelles et cueillies de sa main. Mais, par la suite, Déborah
ayant emporté toutes ses affections et troublé sa religion solitaire,
Ninon fut quelquefois oubliée, et porta quelquefois durant plusieurs
jours un chapel de roses fanées.

[Illustration]

[Illustration]



V.


PEU de temps après sa première visite, M. de Cogolin offrit à Déborah,
si elle étoit curieuse de connoître le séjour et le pays qu’elle
habitoit, de faire une excursion dans l’île, et de l’accompagner pour
lui servir de guide et d’explicateur, ou, comme on dit à Rome, de
_cicerone_. Elle accepta volontiers.

Ils montèrent premièrement sur la plate-forme la plus élevée du donjon.

Après avoir long-temps promené ses regards, Déborah dit à M. de
Cogolin: maintenant, je connois les lieux qui m’environnent, me
seroit-il possible de savoir où je suis?

—Mylady, ce n’est point un mystère; si j’avois pu penser que vous
l’ignorassiez, je me serois empressé de vous dire que nous sommes
ici dans l’île Sainte-Marguerite. Cette autre petite île, au Sud
de celle-ci, dont elle n’est séparée que par un canal étroit, est
Saint-Honorat, où, si cela peut vous plaire, je me ferai un plaisir de
vous conduire. Ces deux islettes qui sont ici tout proche se nomment
la Fornigue et la Grenille; toutes deux sont incultes et inhabitées.

Ils redescendirent ensuite dans l’intérieur de la forteresse, et le
visitèrent minutieusement. Déborah ne put se défendre d’une forte
émotion lorsqu’elle pénétra dans le cachot qui autrefois avait été
habité par le Masque de Fer.

La garnison de cette citadelle ne consistoit en temps de paix qu’en
quelques centaines d’invalides. Les degrés des escaliers, les parapets,
les terrasses et le rivage étoient semés de ces vestiges humains
étendus au soleil.

—Que font ici ces vieux braves? demanda Déborah.

—Ils font, répondit M. le gouverneur, ce que font touts les hommes,
rien! et ils attendent ce que nous attendons touts, la mort!

Alors M. le gouverneur invita Déborah à faire un tour dans son jardin,
la seule partie de l’île qui ne fût pas inculte; puis ils s’assirent à
l’ombre d’une yeuse, et, tout en égrainant et mangeant une grenade, M.
de Cogolin causoit.

—Cette île se nommoit anciennement _Lerinus_, et celle de Saint-Honorat
_Lerina_. D’où leur venoient ces noms? Je ne le sais pas, madame, et
tiens à ne le pas savoir, parce que j’ai à honneur d’être un savant, et
que n’en sachant rien, j’en sais autant que Strabon, Pline, Bouche et
Moréry.

Remarquez que par une bizarrerie de l’instabilité des choses humaines
ces deux îles ont changé de sexe, Lerina est devenue Saint-Honorat,
et Lerinus Sainte-Marguerite, vierge et martyre. Cette dernière
a appartenu aux moines de l’autre jusques en 1611, que Claude de
Lorraine, duc de Chevreuse, leur abbé, se la fit céder je ne sais plus
pourquoi.

Autrefois le cardinal de Richelieu fit mettre en état de défense toutes
les côtes de Provence, craignant une invasion des Espagnols. Ce qui ne
les empêcha pas de se rendre maîtres de ces îles et de s’y fortifier
autant que put leur permettre le séjour qu’ils y firent. Dans celle-ci,
qui compte à peine en longueur deux tiers de lieue, et un quart de
lieue de largeur ils élevèrent cinq forts dont tout-à-l’heure nous
pourrons voir les ruines. Dans celle de Saint-Honorat, ayant un quart
de lieue de longueur sur quelque six cents pas de largeur, et qui étoit
auparavant _le Paradis terrestre en gentillesse et rareté de fleurs, de
vignes et de jardinages, comme jadis en sainteté_, ils convertirent en
forts et bastions les cinq chapelles de la Trinité, de Saint-Cyprien
et Justine, de Saint-Michel, de Saint-Sauveur et de Saint-Capraise,
répandues en divers endroits de l’île. Ils les remplirent de terre par
dedans, les terrassèrent par dehors, et placèrent au-dessus de chacune
deux pièces d’artillerie.

Comme M. de Cogolin achevoit ses précis historiques, auxquels Déborah
avoit pris peu d’intérêt, ils sortoient du jardin et longeoient le
rivage du côté du golphe de Juan, où ils trouvèrent à peu près en
décombre le moindre des ouvrages élevés par les Espagnols, appelé
le Fortin. Plus avant dans les terres, ils rencontrèrent les ruines
du fort Monterey, où ils s’arrêtèrent quelques instants. Puis, à
travers les bosquets de pins, de phylarias, de bruyères, de garous,
de lentisques, de romarins, et d’alaternes, et les landes de thyms,
de cistes, de stecas, de petites bruyères et de lavandes, dont le sol
inculte étoit couvert, ils revinrent au couchant visiter la tour du
Baliguier et le fort d’Aragon.

—Mais le cinquième et le plus considérable des ouvrages des Espagnols,
dit alors M. de Cogolin, étoit le Fort-Réal, que les François ont
continué et perfectionné: c’est la citadelle que nous habitons. M. de
Saint-Marc, qui en fut gouverneur avant de l’être de la Bastille, eût
l’idée d’y faire construire des prisons pour les criminels d’État, et
il en obtint l’autorisation. Ce sont les plus sûres de la France.

—Jamais je n’aurois pensé que sous un si beau ciel; reprit Déborah,
il existât un lieu aussi morne. Ne vous semble-t-il pas que tout ce
qu’il y a de douloureux au monde s’y soit assemblé? Une terre plate,
abandonnée, stérile et sauvage; des plantes de cimetière, couleur du
sol qui les nourrit; des décombres et des ruines partout attestant la
fureur sanguinaire des hommes, et la loi désespérante du Temps; une
forteresse et des vieillards mutilés; une bastille et des geôliers, des
chaînes, des captifs, des gémissements. N’est-ce pas en vérité, l’île
de la désolation?... Mais cette désolation me sourit, elle répond à
celle de mon âme.

—Mylady, vous me faites frémir!

—Mon esprit se plaît ici....

—Un vallon amoureux vous conviendroit mieux, ma tourterelle.

—Oh! de la tourterelle les hommes ont fait un oiseau de nuit et de
proie.

[Illustration]

[Illustration]



VI.


PRÈS de l’ancien LOGIS-AUX-CHEVAUX, un batelier les attendoit et
leur fit passer le Frioul: bras de mer d’un quart de lieue environ,
séparant Sainte-Marguerite de Saint-Honorat. Sur le rivage opposé, un
Bénédictin, qui se promenoit solitairement, s’approcha d’eux, et offrit
galamment sa main à Déborah, pour descendre de la barque. M. de Cogolin
l’ayant salué et lui ayant dit qu’il venoit avec cette dame étrangère
pour visiter l’Abbaye, le saint homme demanda la permission de les
accompagner. Il les conduisit d’abord à la chapelle Saint-Capraise,
située à la pointe occidentale; puis à celles Saint-Sauveur,
Saint-Michel, et Saint-Cyprien et Justine, semées le long de la rive
Nord et se mirant dans le Frioul. Un peu plus à l’Est ils rencontrèrent
la chapelle de la Sainte-Trinité.

Déborah fut frappée de la différence si tranchée entre deux îles
aussi voisines, du complet abandon de l’une et de l’état florissant
de l’autre. Celle-ci étoit presque vivante et passante. Des pélerins
alloient d’église en église faire leurs oraisons. Dans les vignobles,
les vergers, les champs, les prés, les jardins, des moines et des
journaliers travailloient. De grandes avenues d’arbres de haute futaie
sillonnoient le sol plat, dont des bocages et des fourrés d’arbustes
odoriférants varioient l’uniformité. Des plantes et des fleurs les
plus rares et les plus exquises diaproient la verdure et charmoient
la vue. Un air pur et embaumé caressoit l’odorat. A chaque pas que
faisoit Déborah et qui agitoit l’herbe, il s’élevoit des bouffées de
parfums qui montoient comme d’une cassolette. Cette nature inconnue
qui tout-à-coup se révéloit à ses regards habitués à la végétation
septentrionale la remplissoit d’étonnement et d’admiration. Elle alloit
d’arbre en arbre, d’herbe en herbe, s’arrêtant, contemplant, flairant,
cueillant, savourant, et comme un enfant demandant le nom de chaque
plante nouvelle.

—Ces arbrisseaux rampant sur le sol et le long de ces murailles, sont
des câpriers, répondoit le Bénédictin, charmé d’avoir une occasion
d’étaler son savoir; les Provençeaux l’appellent encore en grec
_tapenos_, de l’adjectif _ταῶεινος_, qui veut dire bas, humble ou
rampant.—Voici le lentisque et le térébinthe, qui touts deux laissent
fluer une résine, et sur lesquels on greffe le pistachier, qui
appartient au même genre.

—Ici, sur le bord de la mer, vous voyez le myrthe, dont les côtes
maritimes de Saint-Tropez sont couvertes, et la belle Barba-Jovis
aux feuilles argentées.—Ceci, c’est l’elæagnus, le chalef des Turks,
que les Provençaux nomment _saule muscat_. Ceci, c’est le cassie de
Saint-Domingue, aussi frileux qu’odorant: les parfumeurs de Grasse
le recherchent beaucoup pour leurs essences. Voici l’agnus-castus,
dont le nom est un pléonasme, et que plus sottement encore on appelle
vulgairement poivrier.—Oh! pour cette plante bizarre qui vous fait
pousser des cris d’étonnement, c’est l’aloès! _aloe folio in oblongum
aculeum abeunte_; sa fleuraison est très-curieuse, mais extrêmement
rare; on assure qu’elle n’a lieu que touts les cent ans, quoique, par
un phœnomène inexplicable, en très-peu de temps sa tige s’élève jusqu’à
trente pieds et jette quelques rameaux terminés par des bouquets de
fleurs. Mais ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est la détonation qui
précède la naissance de sa tige, détonation tout-à-fait semblable à un
violent coup de tonnerre, ou une décharge d’artillerie.

A ces mots, M. de Cogolin partit d’un si énorme éclat de rire, que
mylady fit un soubresaut, et crut un instant que c’étoit une tige
d’aloès qui tout-à-coup jaillissoit.—Votre rire est impie, monsieur
le gouverneur, reprit le cénobite; est-il quelque chose d’impossible
à Dieu? N’est-ce pas une pitié de voir l’impuissance humaine vouloir
circonscrire l’omnipotence du Créateur?

Puis il continua avec le même calme sa nomenclature et ses
dissertations.—Ceci, madame, c’est l’amelanchier,_ mespilus folio
rotundiore fructu nigro_, qu’il ne faut pas confondre avec le
_mespilus folio rotundiore fructu rubro_, et le _mespilus folio
oblongo serrato_; celui-là, c’est l’ilex _aculeata cocciglandifera_,
espèce de chêne vert sur lequel se cueille la graine de kermès ou
d’écarlate; voici la camphrée, excellent vulnéraire, et le carthame
d’Égypte, d’où l’on extrait le fard végétal, dont les femmes folles de
leurs corps souillent leurs visages faits à l’image de Dieu. Voici le
jasmin d’Arabie, le sumach, l’aligousier, le bois-puant, le mahaleb
et le micocoulier. A genoux, madame, ne portez point la main à cet
arbuste sacré, c’est l’argalou, en provençal _arnavéou_, et en latin
_paliurus_. Son port et ses fleurs le font ressembler au jujubier, mais
voyez, sa tige est hérissée de deux sortes de piquants. Il croît en
abondance aux environs de Jérusalem, et a servi au temps de la Passion
à faire la sainte couronne d’épines que les Juifs enfoncèrent dans le
front de notre Sauveur. Enfin, voici l’azedarach, arbre de la Syrie,
dont on a conservé le nom arabe. C’est lui qui produit ces graines
grisâtres, dures, lisses, coriaces, appelées larmes de Job: elles
servent à faire de jolies chapelets. Voyez combien son feuillage est
beau; ses fleurs, disposées en bouquets, répandent une odeur suave. Il
est cultivé dans toutes les contrées méridionales de l’univers. Les
Américains l’appellent l’orgueil de l’Inde.

En s’avançant vers la tour du monastère, ils trouvèrent presque réunies
en un groupe la chapelle Notre-Dame, la grande église Saint-Honorat et
la chapelle Saint-Porcaire.

Le bénédictin, laissant alors de côté sa science botanique, dit à
Déborah:—Il y a ici, depuis l’Ascension jusqu’à la Pentecôte, un
concours immense de personnes pieuses qui viennent visiter ces sept
chapelles pour gagner les indulgences accordées par les Souverains
Pontifes, de la même manière qu’on les gagneroit à Rome en visitant les
sept églises basiliques.

Puis il l’emmena entre la chapelle Notre-Dame et les ruines de la
chapelle Saint-Pierre, pour lui montrer un puits miraculeux creusé dans
le roc, et dont l’eau très-limpide est excellente à boire. Ce puits,
affirmoit-il, n’a jamais plus de trois seaux d’eau, et quelque quantité
qu’on en puise, il n’en a jamais moins.

Là-dessus, M. le gouverneur sourit et railla un peu notre moine:—Si
votre miracle est curieux, lui disoit-il, toutefois il n’est pas
unique, il a quelques degrés de parenté avec les cinq sous éternels du
juif errant.

Sans répondre à cette attaque, Dom Fiacre continua en lisant à haute
voix et avec emphase une très-ancienne inscription, gravée sur une
table de marbre, et placée au plus haut d’un mur voisin du puits.

  Isacidûm ductor lymphas medicavit amaras,
  Et virgâ fontes extudit è silice.
  Aspice, ut hic rigido surgunt è marmore rivi,
  Et falso dulcis gurgite vena fluit;
  Pulsat Honoratus rupem laticesque redundant,
  Et sudis ad virgæ Mosis adæquat opus.

Sans doute, madame ne sait pas le latin?... Ces vers comparent
Saint-Honorat à Moyse, pour avoir fait sourdre de l’eau d’un rocher et
rendu potables des eaux amères. _Lymphas medicavit amaras!..._ Saint
Honorat chassa aussi de cette île les bêtes venimeuses qui la rendoient
déserte....

—Chasser les bêtes venimeuses pour y mettre des moines; pardieu! mon
révérend, s’écria M. Cogolin, c’est tomber de Nègre à Maure, de fièvre
en chaud-mal, ou de Carybde en Scylla.

—Et il y fonda notre abbaye, la première de tout l’Occident. La
réputation de sa vertu se répandit bientôt, et attira tant de
solitaires des pays les plus éloignés, que l’île devint bientôt aussi
peuplée que les déserts de la Thébaïde. Du temps de Saint-Amand, abbé,
on y comptoit plus de trois mille solitaires.

Ce fut, madame, vers l’an 375, que saint Honorat fonda cet illustre
monastère.

—Je vous demande pardon, mon révérend, mais Baillet prouve clairement
que ce ne fut qu’en l’année 391; Tillemont, que ce ne fut qu’en 401, et
l’abbé Expilly en 410. Mais, qu’importe! j’ai tant de foi, mon révérend
Dom, que je puis en ajouter à ces quatre dates, et vous assurer qu’il
m’en restera encore assez pour l’usage que j’en fais. Encore un mot: il
me revient à l’instant que Bouche dit quelque part que saint Honorat
naquit en 425. Son sentiment seroit donc qu’il fonda votre monastère
cinquante ans environ avant sa naissance: cette opinion me semble la
plus raisonnable, et je m’empresse de m’y ranger.

—Monsieur le gouverneur, je vois avec un grand chagrin, lui dit
alors Dom Fiacre d’un air pénétré, que vous êtes rongé de la lèpre
philosophique. Vous avez bu votre part de Voltaire; vous suez
l’Encyclopédie. Croyez-moi, retenez votre raison à deux mains; l’esprit
de la France est en orgie. Si ce n’est point pour moi, que ce soit pour
madame, taisez-vous! que Dieu vous garde d’être une école de scandale.

En sortant de l’église de la Sainte-Trinité, ils se dirigèrent vers
une haute et grosse tour bâtie sur le rocher, dont les pierres étoient
taillées en pointe de diamant, et la porte tournée vers le Nord.

—Mais, est-ce bien là votre abbaye? demanda Déborah à Dom Fiacre; en
honneur, je ne l’aurois jamais deviné; cette tour n’a pas le moindre
caractère abbatial.

—Ce n’est pas non plus le caractère qu’on a voulu donner à cette
merveille de la chrétienté. Elle fut commencée au dixième siècle, pour
servir tout à la fois de logement et de rempart à ses religieux contre
les Sarrasins et les corsaires, qui faisoient des courses le long du
littoral. Ce fut sous le règne de Raymond-Béranger I^{er}, comte de
Provence, qu’elle fut bâtie; mais elle ne fut amenée en perfection
que par une bulle du pape Honorius II, exhortant touts les chrétiens
à venir demeurer trois mois dans l’île, pour assister et défendre les
moines de Lerins contre les attaques des infidèles, ou à contribuer,
par leurs aumônes, à la construction de la tour, leur accordant les
mêmes indulgences plénières que ses prédécesseurs avoient accordées aux
Croisés. Cette bulle enjoignoit en outre à ceux qui s’étoient emparés
de quelques églises et de quelques biens dépendant du monastère, de ne
pas différer de les rendre.

—Sans vouloir faire le philosophe, vous me permettrez de vous dire,
mon révérend Dom, que la bulle qui renferme ces privilèges est
fort suspecte, et ne peut pas être d’Honorius II, à qui elle est
attribuée, car le pape qui est censé l’avoir donnée y parle d’Eugène
son prédécesseur: et il n’y a point de pape Honorius qui ait succédé
à un Eugène. Secondement: Vous auriez dû dire à madame que ceux à qui
il étoit enjoint de restituer les églises et les biens dérobés au
monastère n’étoient rien moins que des évêques. Pendant que nos braves
moines s’amusoient à se faire une citadelle pour garantir leurs biens
du pillage des Sarrasins, les évêques les leur voloient.

Quant à l’injonction faite à touts les chrétiens de se rendre pendant
trois mois dans une île qui n’a pas une lieue de superficie, vous
conviendrez, mon Révérend, que c’étoit une mauvaise plaisanterie.

Tout en causant, ils avoient passé deux portes, et monté quelques
degrés au haut desquels se trouvoit un pont-levis qui menoit au portail
de la tour. Là, il se présenta un escalier étroit et obscur. Comme
Déborah mettoit le pied sur la première marche, un gémissement se fit
entendre, elle recula. Et voyant venir à elle un monstre énorme, qui
descendoit en rampant, elle s’enfuit épouvantée. Dom Fiacre, pour la
rassurer, lui prit le bras et la ramena auprès de l’animal qui avoit
causé son effroi.

—N’ayez pas peur, lui disoit-il, c’est un de mes bons amis, un
veau-marin, qui depuis quelque temps vit avec nous dans le monastère,
sans avoir peur des hommes, comme vous voyez, et sans leur faire aucun
mal. Caressez-le, madame; il est très-sensible aux flatteries. Nous
l’avons pris ici, sur le bord de la mer. On en voit beaucoup, sur le
rivage de ces îles, qui s’endorment au soleil.

Après avoir visité quelques cellules, un réfectoire immense, le
logis de la garnison, une plate-forme munie de pièces de canon, et à
l’extrémité du second dortoir la bibliothèque célèbre par le grand
nombre de manuscrits et d’imprimés précieux qu’elle possédoit, ils
entrèrent dans l’église de la tour, sous le vocable de sainte Croix, où
reposoient les corps de plusieurs saints.

Dom Fiacre les conduisit premièrement devant la grande et magnifique
châsse de saint Honorat, tout incrustée de pierreries, toute sculptée
merveilleusement: ensuite, il leur présenta trois fleurs-de-lys
d’argent, où se trouvoient enchâssés des ossements de saint Pierre, de
saint Paul, de saint Jacques le majeur, de saint Jacques le mineur, et
de presque touts les apôtres; une épine de la couronne de Jésus, du
bois de la vraie croix, et plusieurs autres reliques insignes; enfin
une caisse dorée, qui contenoit les ossements de cinq cents religieux
tués par les Sarrasins, du temps de l’abbatiat de saint Porcaire, et
une autre caisse de trente religieux martyrisés avec saint Aigulfe.

—Mon révérend, de peur de vous blesser encore, je ne me suis point
permis de vous interrompre, dit alors M. de Cogolin, mais je vous prie
maintenant de vouloir bien me permettre quelques remarques. Vous auriez
dû ajouter, en parlant de saint Aigulfe, que son martyre et celui de
ses compagnons n’est point l’ouvrage des Sarrasins, comme vous le
donnez à penser à madame. Ne calomniez pas ces pauvres Sarrasins, on
leur en a déjà assez mis sur le dos. Vous auriez dû lui dire que les
moines de Lerins ayant élu pour leur abbé Aigulfe, moine de Fleury,
celui-ci voulut réformer les désordres qui régnoient dans le monastère,
et proposer la règle de Saint-Benoît, dont il avoit apporté le corps
en France; que le pieux abbé ne trouva pas un esprit docile dans ses
religieux, qui se portèrent à des excès horribles contre lui, excès
qui auroient révolté le plus farouche Sarrasin; qu’ils tournèrent leur
fureur même contre le monastère, et le ravagèrent, à faire honte à des
Vandales; qu’ils enlevèrent Aigulfe et quelques autres moines attachés
à lui, qu’ils leur coupèrent la langue, qu’ils leur crevèrent les yeux,
et qu’après les avoir laissés deux ans dans l’île de Capreria, ils les
massacrèrent dans une autre île déserte, l’an 675.

Mon Révérend, vous ne pouvez nier le fait. D’ailleurs, il n’est
pas unique, et ce _Paradisus terrestris_, ce _quies piorum_, ce
_solamen dulce_, ce _sinus tranquillissimus_, comme vous l’appeliez
tout-à-l’heure, avec Dom Vincent Barral, fut souvent un affreux
repaire.—Ce ne sont, mon Révérend, que de simples remarques
historiques, faites sans malice; ne vous en fâchez pas, je vous en
prie, et n’en accusez surtout ni Voltaire, ni l’Encyclopédie, ni les
pauvres Sarrasins!

—S’il est des gents, monsieur, assez abandonnés de Dieu pour faire
le mal, il en est d’autres qui n’ont d’autre œuvre que de le mettre
en évidence; qui voilent les parties saines, et étalent les plaies;
qui usent toute leur vie et toute leur intelligence à la recherche
de tout ce qui peut couvrir de honte l’humanité, et à déterrer les
pourritures qu’ils devroient recouvrir d’une montagne. Lequel des
deux sera le plus coupable devant Dieu, de celui qui aura fait le
mal dans l’effervescence de la passion, ou de celui qui se sera plu
à le dévoiler, dans le plat sang-froid d’une âme sans enthousiasme
et d’un cœur pervers? Je vous le laisse à juger.—Je ne dis pas cela
pour vous, monsieur le gouverneur; vous êtes un homme bon, généreux,
vertueux, que j’aime et j’honore; vous n’êtes point dans la classe des
premiers, mais vous êtes sous l’influence des seconds; et c’est ce dont
je suis grandement affligé. N’est-il pas douloureux de voir que même
les hommes les plus justes et les plus nobles n’ont pu se garantir de
la contagion; et que quelques vers seulement ont suffi pour vicier et
corrompre la France, comme quelques vers suffisent pour détruire le
plus beau fruit!

Après un moment de silence, se tournant vers Déborah, et lui montrant
le maître-autel, Dom Fiacre reprit: Madame, là repose le corps de
saint Vénant, frère de saint Honorat, celui de saint Vincent de
Lerins, si célèbre par sa doctrine et par sa vertu.

Voici encore un très-beau reliquaire, contenant des restes de saint
Patrice, apôtre de l’Irlande. Le désir de se perfectionner dans la
vie religieuse qu’il avoit embrassée, le porta à se retirer dans le
monastère de Lerins: il y demeura neuf ans.

Dom Fiacre ne put achever: Déborah, qui tout-à-coup avoit pâli et
chancelé, s’étoit agenouillée lourdement et renversée sur le pavé de
l’église.

Son évanouissement fut long.

On la transporta sous une tonnelle du jardin.

Lorsqu’elle rouvrit les paupières, M. le gouverneur lui exprimoit sur
les lèvres le jus d’une orange, et le Bénédictin étoit à genoux devant
elle, les bras étendus en croix. Un sentiment de pudeur et d’embarras
colora ses joues, et lui fit jeter un cri timide et porter ses doigts à
son corset délacé. Mais ses premières paroles furent des remercîments
pour les soins qu’on lui prodiguoit.—Ne vous alarmez pas, mes bons
seigneurs, ajouta-t-elle; ce n’est qu’une violente émotion. La vue de
ces reliques de saint Patrice a réveillé tout à la fois dans mon âme
des souvenirs douloureux de patrie et d’amour, qui m’ont brisée et
suffoquée.... Je suis Irlandoise, mon Révérend, et mon époux, qui a été
assassiné il y a quelques mois, se nommoit Patrick.... O mon pauvre
Patrick!... Tenez, mon père, le voici! c’est son portrait qui pend à
cette chaîne. N’est-ce pas, qu’il étoit beau? Eh bien! il étoit encore
plus pur et plus juste. Les cruels me l’ont tué sans me tuer!...

—Ma fille, adorez les décrets de Dieu; que savez-vous pourquoi il vous
a ôté votre époux à l’entrée de la vie? que savez-vous quel sort il
vous garde?... Vous connoissez les maux qui vous ont atteinte, mais
connoissez-vous ceux dont il vous a préservée, et dont il vous préserve?

—Maintenant, je me sens mieux mon Révérend, beaucoup mieux; je puis me
lever et marcher: achevons notre pélerinage.

M. de Cogolin, soutenant Déborah, la conduisit alors à la _calanque
de Saint-Colomban_: caverne au pied de laquelle la mer bat
continuellement. Elle étoit grosse à cette heure, ils ne purent y
pénétrer sans se mouiller à mi-jambe.—C’est ici, dit gravement Dom
Fiacre, le lieu sauvage où se cachèrent saint Eleuthère et saint
Colomban, lorsque les Sarrasins massacrèrent les cinq cents religieux
dont nous avons vu tantôt les ossements. Mais ayant apperçu les âmes
de ces saints cénobites monter au ciel, sous la forme d’étoiles
brillantes, saint Colomban sortit de cette spélonque, et alla s’offrir
à la hache des infidèles pour s’associer au martyre de ses frères.

A ces mots, M. le gouverneur éclata de rire, et comme un esprit fort,
regardant d’une air malicieux notre sérieux mystagogue:—Ah! par
la mort-Dieu! mon Révérend, s’écria-t-il, vous nous en baillez de
bonnes!... Oh! pour cette bourde-là, elle ne passera pas.—Vraiment,
si surtout ce massacre s’est fait pendant la nuit, jamais girande et
bouquet de feu d’artifice n’ont produit un plus beau spectacle que ces
cinq cents et une âmes montant au ciel, comme des fusées volantes, en
manière d’étoiles de feu. J’avoue que je serois curieux de voir un
pareil feu d’artifice d’âmes, et surtout de savoir si pour les faire
monter ainsi elles ont besoin d’une baguette d’osier comme les pétards?

En sortant de la _calanque_, profanée par les dérisions de M. le
gouverneur, à la pointe Sud-Est de l’île, ils montèrent dans une
nacelle, pour passer le pas étroit qui sépare Saint-Honorat d’un
îlot, nommé Saint-Féréol. Lorsque sous l’abbatiat de Saint-Amand,
où l’on comptoit plus de _trois mille solitaires_, ne pouvant touts
se loger dans Lerina, une partie de ces saints personnages allèrent
habiter Lerinus, Sainte-Marguerite, qui compte entre ces plus célèbres
anachorètes saint Eucher de Lyon, il s’en établit aussi dans les
autres petites îles d’alentour, à la Fornigue, à la Grenille, et dans
celle-ci, qui doit son nom à Saint-Féréol, dont ont voit encore la
cellule, qui contient à peine un homme.

Après avoir fait une assez longue station sur ce rocher sauvage,
semblant de loin une feuille morte flottante, et d’où le regard,
effleurant la surface de la mer, fuit sur son étendue, avec la vitesse
d’un lutin, jusque dans le golphe de Gènes, ils regagnèrent le Frioul
et la barque qui les avoit amenés.

Déborah adressa d’aimables remercîments à Dom Fiacre, puis elle se mit
à genoux, et lui demanda sa bénédiction.

—Soyez bénie, lui dit-il, au nom de Celui qui est le refuge des
affligés; soyez bénie à la face des trois immensités, foible image
de l’immensité de Dieu, la terre, l’océan et le ciel. Ma fille, ne
vous laissez point maîtriser par la désolation; le désespoir ne doit
point souiller une âme chrétienne; le désespoir est un grand blasphème
contre Dieu.—Priez, il ne vous abandonnera pas.—Qu’est-ce pour le
Tout-Puissant qu’une chaîne et qu’un verrouil?... Celui qui tira Daniel
de la fosse aux lions saura bien tirer sa servante,—_ancilla sua_,—de
la fosse aux hommes.

[Illustration]

[Illustration]



VII.


DEUX ou trois fois par semaine M. le gouverneur réunissoit dans son
salon touts les prisonniers, et leur donnoit des espèces de soirées,
où l’on causoit et jouoit à la bassette et à l’hombre. Déborah s’y
montroit rarement; elle n’y paroissoit que lorsqu’elle n’étoit point en
disposition de tristesse. Le vrai chagrin ne veut point de distraction:
il se renferme, il demeure face à face avec lui-même, et s’y complaît,
comme une femme devant le miroir qui répète son image; tout autre que
lui-même est laid, grimaçant et repoussant. Le chagrin, a-t-on dit, est
pareil à ces verres d’optique qui, par un jeu étrange, bouleversent,
rabougrissent ou prolongent les plus belles formes, et font une figure
grotesque d’une admirable statue. Mais peut-être, au contraire,
n’est-ce qu’un verre éclaircissant, qui nous découvre tel ce que
l’éducation, les préventions, les illusions, le trouble des passions et
l’orgueil nous présentent sous un jour faux.—Le chagrin pourroit être
comparé à la balance de la Justice, si la balance de la Justice pesoit
juste.

La forteresse ne recéloit alors que huit ou dix prisonniers. Parmi eux
se trouvoient deux vieillards en pleine santé et en pleine raison, que
leurs enfants, puissants en Cour, avoient fait interdire et enfermer
comme aliénés, pour s’emparer et jouir de leurs biens par avancement
d’hoirie.

Quoiqu’il manquât peu de chose au bien-être matériel de Déborah, elle
étoit plus sombre et plus abattue que jamais. Elle étoit poursuivie
de désirs étranges, elle aspiroit à un état autre et lointain; et
comme elle étoit captive, elle se disoit:—C’est la liberté qui me
manque. Mais ce besoin vague, l’homme le porte avec lui en tout temps
et en touts lieux: libre ou captif, en deuil ou en joie, son âme est
toujours troublée par ses élancements, vers un infini et un inconnu
inexplicables. Est-ce l’oscillation de la flamme qui brûle en notre
lampe d’argile, et qui s’essaye à remonter au foyer d’où elle a été
distraite? Est-ce l’arrière-souvenance d’une vie meilleure et passée,
ou le pressentiment d’une vie meilleure et future?... Celui qui le
premier compara la vie à un voyage et l’homme à un pélerin, jeta une
de ces grandes lueurs qui rarement s’échappent du génie humain, et
qui, comme la foudre, étalent une nappe de lumière dans les ténèbres.
L’homme en effet n’est-il pas comme le voyageur qui aspire toujours?
mais à quoi aspire-t-il?... Pour certain, ce n’est pas au néant de la
tombe.

La solitude dans laquelle vivoit Déborah exaltoit sa sensibilité, et
dégageoit en elle ces vapeurs noires qui assaillent les femmes durant
leurs gestations. La mémoire de ses maux soufferts ne désemparoit
pas de son esprit, et son cœur étoit plein de remords et de regrets.
Elle s’accusoit du trépas de sa mère et du trépas de Patrick. Il lui
sembloit que leurs ombres erroient sans repos autour d’elle et la
frôloient. Dans le grincement du verrouil de sa porte agitée, dans le
bruit du vent, dans les pulsations des psoques et des psylles, qui
frappent et percent les vieux meubles de leur tarière, elle croyoit
entendre leurs pas ou des plaintes et des gémissements. M. de Cogolin
venoit bien de temps à autre passer quelques loisirs auprès d’elle,
mais sa conversation étoit si frivole, que Déborah y goûtoit peu de
charmes et y puisoit peu de force. Dom Fiacre la visitoit aussi assez
fréquemment; mais comme il la travailloit sans miséricorde de dogmes et
de doctrines, il étoit plutôt importun qu’agréable, et jouoit plutôt
le rôle d’un persécuteur que d’un saint paraclet. Pour les autres
prisonniers, elle les fuyoit le plus possible. La vue de beaucoup de
ces victimes, qui, comme elle, jeunes avoient passé la porte de cette
forteresse, et dont les cheveux avoient blanchi sous ses voûtes,
l’attristoit profondément, lui présageoit sa destinée; destinée contre
laquelle tout ce que son âme avoit de puissance se roidissoit. Elle
soutenoit rarement une conversation, ses réponses étoient brèves,
et quelquefois même insensées. Son plaisir le plus vif étoit de se
promener dans le jardin du gouverneur, de s’y promener seule, et dans
la partie la plus sombre.

Il y avoit quatre mois que Déborah avoit été transférée à
Sainte-Marguerite, quand elle accoucha d’un enfant mâle. Sa joie
fut grande, et elle le nomma _Vengeance_. Ce nom fit trembler M. de
Cogolin; et Dom Fiacre employa tout ce que ses moyens oratoires purent
lui suggérer de persuasif pour faire substituer à ce nom impie le nom
patronal d’un saint apôtre. Mais Déborah demeura inflexible.

La naissance de ce fils lui rendit toute son énergie et tout son
courage. Dans les soins et les sollicitudes maternels elle trouvoit
l’oubli de ses malheurs. C’étoit pour elle une grande consolation que
d’être mère, et de voir revivre Patrick, dont cet enfant étoit déjà
l’image; d’être tutrice d’une créature encore plus foible qu’elle-même;
d’avoir une existence dépendante de la sienne, d’avoir une éducation
à faire. Son avenir, qui lui apparoissoit vide, sombre et sans but,
venoit tout-à-coup de se remplir. Elle avoit une tâche longue et douce,
des travaux, des devoirs, une compagnie, toutes ses affections prises,
toute sa vie occupée. Il lui sembloit qu’il pourroit être encore pour
elle quelques félicités vraies, en se livrant au culte d’un souvenir
vivant, mais pour cela il falloit s’arracher du cachot où elle étoit
condamnée à languir et à mourir, il falloit qu’elle recouvrît sa
liberté. Depuis long-temps c’étoit là ce qui la préoccupoit. L’heure de
l’exécution lui paroissant enfin venue, elle écrivit cette lettre à son
tuteur Sir John, Chatsworth, avocat à Dublin:

  «Mon cher et honorable ami,

 »J’ai besoin de vous, vous êtes mon seul refuge, ne me manquez pas,
 tout me manqueroit. Souvenez-vous avec plaisir de cette pauvre
 Debby, votre fille, comme vous l’appeliez et comme vous l’aimiez,
 dont les petits bras s’enlacèrent tant de fois à votre col, et que
 vous berçâtes tant de fois dans votre grande robe noire. Vous m’avez
 connue au berceau, vous m’avez chérie dès mon enfance; chérissez-moi
 toujours, chérissez-moi au moins encore une fois, je vous en prie
 au nom de ma malheureuse mère, je vous en prie au nom de son père,
 mon ayeul, qui vous portoit tant d’amitié. Il m’a placée sous votre
 protection, il m’a faite votre pupille, il vous a confié ma défense et
 mes biens, sauvez-moi, vous êtes maître de ma fortune et de ma vie.

 » Lorsque je quittai l’Irlande, il y a dix mois environ, je vous
 adressai un mémoire de tout ce qui venoit de se passer dans ma
 famille, et des motifs qui me forçoient à m’expatrier; ce mémoire
 étoit triste, ce mémoire étoit déchirant, votre cœur bon en a été
 très-affecté sans doute; je vous demande pardon du chagrin que je vous
 ai fait. Je croyois que l’exil alloit mettre fin à mes souffrances,
 et me donner le bonheur dont mon âme étoit avide, parce quelle
 avoit avec qui le partager. Je croyois trouver en France liberté et
 hospitalité!... Hélas! jamais déception fut-elle plus grande que la
 mienne! Que n’allai-je plutôt me jeter dans le désert de Barca!...
 Vous trouverez ci-inclus un nouveau mémoire, exact et vrai, de tout ce
 qui m’est advenu depuis ma fuite sur le Continent. Le premier étoit
 déchirant, celui-ci est affreux! Si votre cœur répugne aux tableaux
 sombres, si l’injustice vous fait mal, prenez-le, lacérez-le, jetez-le
 au feu.... Alors qu’il vous suffise de savoir qu’aujourd’hui je suis
 emprisonnée dans une bastille d’État, d’où je ne dois plus sortir que
 sur l’épaule d’un fossoyeur. Mais avec votre secours et votre aide,
 cela ne sera pas. J’ai longuement mûri des projets d’évasion, voici le
 plus sûr et le plus simple, auquel je m’arrête. Il coûtera sans doute
 des sommes considérables; allez, que ceci ne vous ralentisse point,
 Dieu merci, j’ai assez de richesses, et depuis trois jours je suis
 majeure.

_(Ici se trouvoit un plan de fuite très-hardi et parfaitement
circonstancié.)_

 »Quoique toutes ces recommandations puissent vous sembler des
 minuties, qu’aucune ne soit négligée, le sort de l’entreprise en
 dépend.

 »Je prends à ma charge touts les frais d’armement, d’équipage et de
 voyage. Si vous trouvez un sujet convenable, qui vous demande plus de
 vingt mille livres, donnez plus, n’hésitez pas. Je suis prête, s’il
 étoit nécessaire, à faire le sacrifice entier de mes biens, pour me
 tirer du lieu où je suis. Pour payer une vie, même la vie la plus
 infortunée, il n’y a pas de rançon trop chère.

 »Tout cela va vous donner beaucoup d’ennui et de peine, mon bon
 tuteur, mais croyez bien que j’apprécie l’immensité du service que
 vous allez me rendre, service au-delà de toute reconnoissance. J’en
 conserverai à tout jamais une inaltérable gratitude, qui, jointe à
 l’affection dont mon cœur est possédé, fera de vous l’homme le plus
 aimé, comme vous êtes le plus digne de l’être.»

       *       *       *       *       *

Quand Déborah eut achevé cette lettre, elle courut la porter à M. de
Cogolin, que déjà très-adroitement elle avoit entretenu de son projet
d’écrire à son tuteur, pour lui demander compte des biens que lui avoit
légués son grand-père: projet qu’il avoit approuvé et encouragé de
tout son cœur. Et elle la lui présenta toute ouverte, en le priant de
vouloir bien en prendre connoissance, certaine à l’avance de son refus,
par galanterie, par délicatesse, et surtout parce qu’il savoit à peine
quelques mots d’anglois.

—Cachetez votre lettre, ma belle amie, je vous rends confiance pour
confiance, lui dit-il, en lui prenant et lui baisant les mains,
cachetez-la et remettez-la moi de suite, quelqu’un de mes gents va
partir tout-à-l’heure pour Antibes, je l’en chargerai.

Déborah le remercia poliment, mais avec une extrême réserve, crainte de
trahir tout ce qu’elle éprouvoit de joie de ce premier succès.

[Illustration]

[Illustration]



LIVRE CINQUIÈME.

VIII.


HOLA! sentinelle, veillez-vous?

—Qui vive?

—Ordre du Roi. Faites baisser le pont.

Il se fit un long silence. Onze heures de la nuit sonnèrent au château.
L’obscurité était profonde.

—Qui vive? s’écria de nouveau une voix dans l’éloignement.

—Ordre du Roi! Jean Buot!

—Ah! c’est vous, monsieur Buot! votre serviteur très-humble. Vous nous
amenez sans doute du gibier? toutes nos cages à poulets sont pleines, à
quel croc voulez-vous que nous le logions?

Les chaînes du grand pont-levis grincèrent, il s’abaissa lourdement
et un carrosse s’avança: deux hommes en descendirent, l’un avoit une
épée au côté, l’autre des fers et des boulons aux pieds et aux mains;
et ces deux hommes en suivirent deux autres, le sergent de garde et le
concierge du donjon.

Arrivés à une enceinte de muraille d’une hauteur excessive, percée
d’une seule entrée, défendue par deux sentinelles, trois portes
énormes, scellées de distance en distance dans l’épaisseur d’un mur
ayant plus de seize pieds, s’ouvrirent et se refermèrent sur eux.

Une lampe de fer, vraiment sépulcrale, éclairoit de sa lueur mourante
leurs pas, qui retentissoient sous les voûtes et se mêloient aux
cris des verrouils et des grilles, pivotant sur leurs monstrueuses
crapaudines. Partout où l’œil perçoit il ne rencontroit, à travers
les ténèbres, qu’un effroyable spectacle de serrures, de verrouils,
d’écrous, de cadenas et de barres de fer.

Après avoir passé par un escalier à noyau, tortueux, étroit, escarpé,
allongeant le chemin, multipliant les détours, de toise en toise
obstrué de portes rigoureusement closes, au premier étage un guichet,
semblant une muraille qui va et vient, s’ouvrit, et ils pénétrèrent
dans une vaste chambre, voûtée en ogive, avec un seul pilier au centre.

Le jeune homme chargé de chaînes, soulevant alors sa tête inclinée
en victime, lut au-dessus de la porte cette inscription: CARCE
TORMENTORUM, _Salle de la Question_; et apperçut les parois des murs
et le berceau des voûtes couverts d’instruments de torture, étranges
et inconnus. Tout au pourtour se trouvoient des stalles de pierre,
environnées d’anneaux scellés dans des blocs, servant à assujétir, au
moment des épreuves, les membres des malheureux placés sur ces sièges
de douleur. Çà et là se voyoient aussi quelques lits de charpente,
où l’on enchaînoit le patient, lorsqu’anéanti par le surcroît de la
souffrance et près d’expirer, on lui donnoit un peu de relâche pour le
rendre à la sensibilité, afin de lui faire subir de nouveaux supplices.

Le lieutenant du Roi au Donjon ne tarda pas à paroître. M. Jean
Buot lui ayant remis les ordres et la lettre-de-cachet du ministre
Phélypeaux de Saint-Florentin de la Vrillière, il considéra un instant
son nouvel hôte, et, selon l’usage, ordonna aux guichetiers de le
fouiller. Pour qu’ils le fissent avec plus de zèle, il commença
lui-même par leur en donner le bon exemple. Ayant retroussé les
parements de ses manches, il introduisit ses mains dans les goussets
et dans toutes les poches; et, comme un chirurgien qui veut sonder
une hernie, il promenoit ses doigts jusque dans les lieux les
plus secrets.—Honte et dégoût!... Le prisonnier fit un mouvement
d’indignation, et détourna la tête et cracha sur la muraille. On
lui enleva son argent, sa montre, ses bijoux, ses dentelles, son
portefeuille.... On lui détacha ses fers: ses bras et ses jambes
étoient écorchés par leur frottement et bleuis par la compression qui,
arrêtant la circulation de la sève, avoit fait lever tout au tour des
bourrelets comme à un cep étranglé par des liens. Quand notre infortuné
fut débarrassé de ses entraves, M. Jean Buot s’écria avec une emphase
vraiment risible: Messieurs, cet homme est un forcené redoutable,
tenez-vous sur vos gardes; et vous, commandant, tirez s’il vous plaît
votre épée hors du fourreau.—A cette exhortation, le prisonnier ne fit
que sourire, mais d’un sourire amer.

Enfin on le dépouilla de ses vêtements, et on le recouvrit de haillons,
sans doute imbibés des pleurs et des sueurs d’agonie de quelque
infortuné mort à la chaîne.

De grosses larmes tomboient des yeux de ce pauvre jeune homme, ses
jambes fléchissoient; il se renversa sur un des sièges de torture.
Profitant de son évanouissement, deux porte-clefs le traînèrent
hors de cette salle; et, redescendant l’escalier tortueux, et
traversant au-dessous un repaire à peu près semblable, paroissant
servir de cuisine, ils le firent passer dans un affreux cachot, à
rez-de-chaussée, où on l’étendit sur un peu de litière, après l’avoir
enchaîné à la muraille. Puis comme s’il eût été en état de l’entendre,
M. le lieutenant du Roi lui fit alors l’injonction brève et hautaine de
ne pas se permettre le plus léger bruit, car c’est ici, lui dit-il, _la
maison du silence_.

En effet, c’étoit la maison du silence, mais c’étoit aussi celle de la
faim et de la mort.

Peu de temps après, il commença à reprendre possession de ses esprits;
mais à mesure qu’il recouvroit le sentiment ses larmes redoubloient.
Pour tâcher de découvrir en quels lieux il pouvoit être, il se dressa
sur son séant, palpant de ses doigts à l’entour de lui et cherchant à
déchiffrer quelques formes dans l’obscurité.—Tout-à-coup, il lui semble
entendre un bruit de respiration pénible, il écoute:—le même bruit se
prolonge.—Plus de doute, c’est un souffle!... Mais est-ce le souffle
d’un être humain ou d’une bête fauve?—L’effroi le saisit, il se penche,
il écoute encore.... Cette fois, son oreille distingue un froissement
léger et un craquement de membres étirés qui se disloquent.

—L’obscurité est si épaisse que j’échappe à mes propres regards.
Quelqu’un autre n’est-il pas en ce lieu? dit-il alors, presque à voix
basse.

Pas de réponse. Seulement un objet se mut, et un long soupir s’exhala.

—Soyez sans crainte, vous qui pouvez être près de moi! je ne suis qu’un
misérable prisonnier. Au nom de Dieu! ayez la pitié de me répondre!

—Qui donc a parlé ici? est-ce vous, guichetier?... Qui donc, à cette
heure, vient troubler la paix de mon cachot?

—_Spiorad-naom!_ Mais cette voix ne m’est pas inconnue!...

—Suis-je donc éveillé, ou suis-je en rêve!... murmura sourdement la
même voix, un accent familier a frappé mon oreille!...

—_Dia-an-mac!_ Quelle vision funèbre passe et repasse devant moi, et
abuse mon âme? Je suis fou! Ce n’est pas lui,... il est mort.... Qui
sait si l’on demeure en la tombe?... Patrick, Patrick, mon frère,
seroit-ce toi! Est-ce toi, Mac-Phadruig?...

—Fitz-Harris!... Ah!... malheureux, toi aussi dans cet abyme!

—Patrick, Patrick, mon frère, ah! je te retrouve!... Bonheur
affreux!... Si tu le peux, viens que je me jette dans tes bras, pour
que je sente, pressé sur mon cœur, que tu n’es point un fantôme! car
mon esprit troublé ne peut croire à toi; car tout ceci ne lui paroît
qu’une illusion de fièvre.

Et s’élançant dans les ténèbres, de toute la longueur de leurs chaînes,
ils se heurtèrent poitrine contre poitrine, et tombèrent à genoux, les
bras entrelacés.

Dans cette étreinte de serpent, ils se couvroient de baisers et de
larmes.

Enfin Fitz-Harris s’écria:—Patrick, j’ai tant pleuré sur ta mort!... Je
te retrouve.... Et il faut encore que je pleure sur toi!...

—Mon frère, reprit Patrick, puisque touts deux nous sommes destinés
à la souffrance, béni soit le Ciel, qui nous fait un sort jumeau, et
nous lie au même malheur comme deux esclaves à la même chiourme!—Frère,
c’est une joie de se retrouver, même sous la hache du bourreau.

Et ils s’embrassèrent de nouveau, et ils pleurèrent, et il se fit un
long silence.

—Mais Harris, tu ne me dis rien de Déborah, ne l’aurois-tu point vue
depuis ma disparition? Ne sais-tu point ce qu’elle est devenue?
Va, parle, ne crains pas d’accroître mon affliction; j’ai tout le
pressentiment de son infortune, assurément affreuse comme la nôtre!
Pauvre enfant!...

—Avant d’abandonner la France, je voulois, mon frère, te dire un long
adieu, et te demander une dernière fois le pardon et l’oubli de tout
le mal que si lâchement je t’avois fait; dans ce dessein je me rendis
à l’hôtel Saint-Papoul; mais Déborah vint m’ouvrir, seule, éperdue,
échevelée, et, m’accusant de choses dont la pensée me fait frémir, elle
me dit que tu avois été tué, et que j’en étois de ta mort!—Quand elle
fut revenue de cette idée atroce, je lui offris, pour réparer mes torts
envers toi, de me donner à elle en expiation; mais elle me repoussa, et
appela sur ma tête l’abomination. Oh! cette malédiction tomba sur moi
comme un manteau de plomb. Elle me suit partout comme une louve; elle
me mord, elle me ronge, elle surnage au-dessus de toutes mes pensées et
les empoisonne.—Je la quittai, enfin; je partis, et depuis je ne l’ai
plus revue.

—Je te tiens compte, Fitz-Harris, de cette démarche qui montre
l’excellence de ton cœur, dont je n’ai jamais douté. Je te remercie
de tes bons offices offerts à Déborah; je suis désolé qu’elle se soit
montrée si dure envers toi. Je sais qu’elle a peu de penchant à l’oubli
des injures, qu’elle garde rancœur.... Mais aussi n’étoit-elle pas
dans un moment terrible? On pardonne péniblement quand les blessures
sont ouvertes, quand le fer est dans la plaie. Ne t’afflige pas de
sa malédiction: la malédiction lancée dans la colère n’a point de
fruits. Si jamais il nous est donné de rentrer dans la vie, ou de
revoir Déborah, sois tranquille, je la ferai revenir à des sentiments
meilleurs. Quant aux miens pour toi, ils ne sont pas altérés, veuille
le croire. Jetons dans l’oubli pour toujours ce qu’il y a eu de
mauvais entre nous; ressouvenons-nous seulement des jours où nous nous
sommes aimés, et que nous sommes compagnons d’enfance, de jeunesse,
d’infortune et de patrie.—Frère, conservons bien notre amitié, nous en
aurons besoin.

—Frère, l’amitié ne peut plus exister entre nous; la mienne n’honore
pas, et je suis indigne de la tienne: je n’aspire qu’à regagner ton
estime, et je ne te demande que pardon et pitié.

Et ils s’embrassèrent encore, et ils pleurèrent, et il se fit encore un
long silence.

—Patrick, où sommes-nous ici? car le ciel étoit si noir que je n’ai pu
reconnoître où j’entrois.

—Nous sommes au donjon du château de Vincennes.

—Et quel est donc ce bruit sourd et régulier?

—Silence. C’est la ronde qui passe sous les fenêtres. Elle rôde ainsi
toutes les demi-heures, et le matin et le soir elle fait le tour des
fossés.

Mais, Patrick, apprends-moi donc, car je l’ignore encore, quelle
circonstance a pu faire croire que tu as été assassiné?

—Le jour même où je fus expulsé de la compagnie, ayant pris la
résolution de quitter la France pour des raisons que tu n’ignores pas,
et pour d’autres que je te ferai connoître plus tard, comme, sur le
soir, je sortois pour aller aux Messageries, je fus assailli au nom du
Roi par quatre hommes armés. Je fais un bon en arrière pour saisir mon
épée, déterminé à ne point me rendre: je crie à l’assassin, et j’en
frappe plusieurs. Une croisée s’ouvre, et Déborah, reconnaissant ma
voix, m’appelle et me crie: Courage! frappe, frappe! je vole à toi, à
ton secours!... Mais en ce moment un des quatre sbires me tourne et me
plonge par derrière un fer dans le flanc; je tombe, ils me relèvent
aussitôt, et me jettent avec eux dans un carrosse qui attendoit à
quelques pas.... Et voici quatorze jours que je suis dans ce cachot.
J’ai voulu écrire à Déborah pour l’informer de mon sort, mais on m’a
refusé impitoyablement du papier et de l’encre, mais on m’a tout refusé
hors un peu de pain et d’eau.

Mais toi-même, Fitz-Harris; explique-moi, par quelle fatalité es-tu
venu me rejoindre à ce donjon?

—Il y avoit trois jours que j’avois quitté Paris, j’étois à Calais,
et j’attendois à l’auberge le départ d’un paquebot, tout-à-coup un
petit homme fleuri comme un amour entra dans ma chambre et me demanda
M. Fitz-Harris. Ayant l’esprit occupé d’une idée plaisante, et
n’augurant rien de bon de cette visite, je lui rendis interrogation
pour interrogation, et lui dis:—Est-ce à lui-même que vous désirez
parler?—Oui, monsieur.—Alors, adressez-vous à lui-même.—C’est aussi ce
que je fais, monsieur, me répondit-il.—Je suis Jean Buot....—Monsieur,
vous m’en voyez charmé.—Je suis agent de police.—Monsieur, recevez-en
mes félicitations.—Au nom du Roi, de la Loi et de la Justice, M.
Fitz-Harris, je vous arrête.—Dites plutôt au nom de celle qui couche
avec le Roi, la Loi et la Justice.... Et comme il s’approchoit pour
m’empoigner, je l’enlevai de terre et le portai dans un coffre vide que
j’avois remarqué dans un coin. A l’instant où je baissois le couvercle,
il donna un coup de sifflet; trois hommes de sa suite se précipitèrent
dans la chambre, délivrèrent leur capitaine et me garrotèrent pour me
conduire à la prison. Ils me firent traverser la ville à pied; durant
tout le trajet, j’essuyai les huées et les insultes de la foule. C’est
une joie pour les hommes que de voir succomber leurs semblables.
Quelquefois, à défaut d’autres choses, ils font bien des ovations et
des triomphes, mais ce qu’ils préfèrent à tout, c’est de voir mener
pendre. Je demeurai huit jours dans cette prison où m’avoit déposé mon
exempt. Le geôlier me souffla en confidence, que M. Jean Buot avoit
fait une conquête en rôdant par la ville, et qu’il m’oublioit ainsi que
l’honneur auprès d’elle dans un surcroît de volupté. Enfin, échappé
des bras de son Agnès Sorel, M. Jean Buot reparut, me mit des fers aux
pieds et aux mains, et je montai en carrosse. Se rappelant l’aventure
du coffre, ne se trouvant point en sûreté auprès de moi, il me passa
une chaîne sous les genoux et autour du col, qui me tenoit courbé en
deux, et ne voulut jamais me délier les mains durant tout le voyage;
il aima mieux avoir la peine de me nourrir à la brochette comme un
oiseau.—Tu dormois sans doute, mon frère, quand je fus introduit dans
ce cachot? Pour moi, j’étois dans un trouble si grand qu’il ne m’en
reste aucun souvenir.

Le jour commençoit à paroître. A la foible lueur qui pénétroit peu
à peu par une sorte de meurtrière, Fitz-Harris put faire alors
connoissance avec la fosse où il étoit plongé. L’examen n’en fut pas
long: en outre d’un sol fangeux et de quatre murailles pourries,
couvertes d’un suint graisseux et noirâtre, de traînées luisantes
de limaçons, et de toiles d’araignées épaissies par la poussière,
semblables à des membranes de chauve-souris, il ne découvrit autres
choses qu’une sorte de lit creusé comme un évier dans la pierre, sur
lequel Patrick étoit étendu, et au pied ou à la tête de ce lit ou de
cette auge, un trou de latrines d’où sortoit une puanteur infecte:
c’étoit le seul endroit de cet égout où les chaînes des prisonniers
leur permissent d’atteindre.

Ce qui n’ajoutoit pas peu à la triste horreur de ce cachot, c’étoit
la voix monotone des sentinelles du dehors qui, ayant la consigne
d’ordonner aux passants de détourner les yeux de dessus le Donjon,
depuis l’aube du jour ne cessoient de répéter: _Passez votre chemin!_

Malgré ses prières réitérées, Patrick n’avoit pu obtenir les soins
d’un chirurgien pour sa blessure, restée sans aucun pansement; elle le
faisoit horriblement souffrir. Il pria Fitz-Harris de la visiter. Le
sabre avoit pénétré à une grande profondeur dans le flanc, et avoit
fait une large déchirure. La plaie étoit vive, envenimée et purulente.
Fitz-Harris la nettoya légèrement avec un brin de paille et de l’eau,
et déchira son linge pour faire des compresses et des bandes à panser.
Plein de patience et d’attention, il continua jusqu’à entière guérison,
c’est-à-dire pendant au moins six semaines ce pénible office, n’ayant
pour tout médicament que de l’eau impure et des cataplasmes de mie de
pain qu’il mâchoit.

Vers le milieu du jour, Fitz-Harris entendit au dehors les hurlements
d’un chien, qui sembloient partir du pied de la tour, au-dessous
de la meurtrière du cachot. D’abord il ne les remarqua que pour en
plaisanter:—Entends-tu ce chien qui hurle? disoit-il à Patrick; ce
pronostic m’annonce que je perdrai ma liberté et que je serai enfermé
dans un donjon. A la bonne heure! voilà un chien qui se respecte, ne
voulant pas faire de prophéties téméraires, il attend que mes malheurs
soient accomplis pour les prédire. Ne trouves-tu pas qu’il ressemble un
peu à ces tireuses d’horoscopes qui disent avec un air de perspicacité
aux jeunes filles dont le ventre énorme saille comme un balcon:—Le
valet de pique, mademoiselle, m’annonce que vous avez perdu votre fleur?

Le chien infatigable continuoit ses cris. Tout-à-coup, frappé comme
d’étonnement, Fitz-Harris s’arrêta coi, prêtant l’oreille....—Est-il
possible! il me semble que c’est la voix de mon pauvre Cork, que le
farouche M. Jean Buot n’a jamais voulu laisser monter avec moi dans
le carrosse, disant pour raison, le railleur, qu’il n’avoit mandat
que pour une tête. Est-il croyable qu’il ait pu nous suivre depuis
Calais, où cet homme l’a fait perdre? Cependant... n’est-ce pas que
c’est bien son organe tragique? le reconnois-tu? Alors il le siffla
et l’appela de touts ses poumons: Cork! _my friend Cork!_ Le chien
répondit par des aboiements de joie qui ne laissèrent plus de doutes.
Transporté d’allégresse et d’admiration pour tant d’instinct et
d’attachement, il ramassa quelques morceaux de pain sec et les lui
jeta par la lucarne, le chien se tut, et on l’entendit gruger. En ce
moment, le porte-clefs entra; il apportoit à déjeûner. Fitz-Harris lui
manifesta le vif plaisir qu’il lui feroit en lui permettant d’avoir
son chien avec lui, et le pria de le lui amener. Le porte-clefs lui
répondit rudement: _Cela ne se peut pas._ Fitz-Harris le supplia comme
on supplieroit une amante cruelle: le porte-clefs lui tourna le dos
et se retira. Fitz-Harris essuya une larme, appela Cork, lui jeta la
moitié de sa ration, et lui cria un triste adieu en l’engageant à se
chercher un nouveau maître moins infortuné. Mais le lendemain, qu’elle
fut sa surprise, à la même heure il revint aboyer au pied du Donjon.
Fitz-Harris, comme la veille, partagea encore avec lui son déjeûner, et
supplia le porte-clefs, qui lui répondit encore: _Cela ne se peut pas._

Ainsi chaque jour, par le froid et la pluie, le fidèle Cork vint gémir
et s’entretenir avec son maître, captif et invisible; ainsi chaque
jour Fitz-Harris brisa son pain avec lui, ainsi chaque jour il implora
pour lui le porte-clefs, qui, inexorable, rendit toujours le même
croassement: _Cela ne se peut pas._

C’étoit en septembre qu’ils avoient été plongés dans ce sale cachot:
sans feu et sans couverture, ils y passèrent tout l’hiver, qui fut long
et rigoureux. Dans les premiers jours de mars, M. le lieutenant pour le
Roi au Donjon vint les visiter. De Guyonet étoit assez bon, assez juste
et assez agréable pour ses prisonniers. Par méfiance il se tint d’abord
l’épée à la main hors de leur atteinte; mais ayant causé quelque temps
avec eux, ses préventions tombèrent tout-à-coup; il avoit cru avoir
affaire à des furieux, et il ne trouvoit devant lui que deux jeunes
hommes pleins d’esprit, de dignité et de résignation.

—Mes bons amis, je suis profondément chagrin de vous avoir traité avec
tant de dureté, leur dit-il, je suis vraiment désolé de ma méprise. La
résistance, que lors de votre arrestation, vous fîtes aux agents de la
police et leurs rapports m’avoient trompé. Vous m’aviez été dépeints
comme de dangereux forcenés. Je vous demande pardon de ma conduite si
mauvaise envers vous; je tâcherai de la réparer par tout ce qui est
bon en moi et en mon pouvoir. Je suis émerveillé, et je me félicite
surtout de cet heureux hasard qui m’a fait vous réunir dans le même
cachot, vous amis et compatriotes. Ce que le hasard a si bien fait, je
me garderai de le défaire; soyez sans crainte, vous ne serez point
séparés l’un de l’autre. Allons, mes amis, levez-vous et suivez-moi.

Débarrassés de leurs ferrements, nos deux infortunés le suivirent.

Après avoir tourné long-temps par la vis de l’escalier, ils arrivèrent
au quatrième étage, dans une grande salle semblable à celle de la
torture. A l’un de ses angles, trois portes, armées chacune de deux
serrures, de trois verrouils et d’énormes valets pour les empêcher de
couler, et s’ouvrant à contre-sens l’une de l’autre, de manière que la
première étoit barrée par la seconde, qui l’étoit par la troisième,
toute doublée de fer, les introduisirent dans une chambre octogone,
très-lugubre, qui au prix de la fosse d’où ils sortoient leur parut
un lieu de plaisance. Elle avoit une cheminée, deux chaises, un
grabat, une table, une cruche égueulée, et quatre vitres obscures qui
laissoient passer quelques rayons de lumière tamisée par une lucarne
étroite garnie d’un grillage, d’une rangée de barreaux et de deux
treillis de fer.

M. le lieutenant leur fit donner du feu, des livres, du papier, des
plumes et de l’encre, et les mit au régime ordinaire des prisonniers,
au vin, à la viande et aux harengs. Par un surcroît de faveur rare, il
leur accorda, pour le rétablissement de leur santé, la promenade du
jardin, de trente pas de long, entre leur geôlier et quatre sergents
de garde. La constance de Cork l’avoit touché; il permit à Fitz-Harris
de l’avoir auprès de lui, et plusieurs fois même il le caressa. Chose
inouïe!

Le soin empressé de Patrick fut d’écrire pour tâcher d’obtenir quelques
nouvelles de Déborah. Trois jours après, il reçut un coffre et une
lettre de M. Goudouly, son ancien hôtelier. Après lui avoir témoigné
beaucoup d’étonnement et de satisfaction de le savoir prisonnier à
Vincennes, lui qu’il croyoit depuis si long-temps mort, bien mort, le
brave homme ajoutoit dans sa réponse, que le lendemain du soir où il
avoit été attaqué et enlevé en sortant de l’hôtel, lady Déborah étoit
sortie et n’étoit point rentrée, et que depuis, malgré toutes ses
recherches, il n’avoit pu découvrir ce qu’elle étoit devenue; enfin,
que si jamais il parvenoit à recueillir quelque chose sur son sort, il
se hâteroit de le lui faire connoître.

Lorsque Patrick eut achevé la lecture de cette lettre, il ne proféra
pas un mot; les deux mains plaquées sur les yeux, il demeura anéanti.
Fitz-Harris, qui lui avoit passé un bras autour du corps, le serra
affectueusement contre son cœur, et lui dit doucement: Crois-moi, elle
est à Genève.

Silencieusement et froidement Patrick, alors, s’agenouilla devant le
coffre et l’ouvrit: il étoit plein de touts les vêtements de Déborah;
il les prit et les jeta aux pieds de Fitz-Harris en criant:—Tiens!
voici ses dépouilles!... Eh bien! est-elle à Genève?... Pourquoi donc
auroit-elle abandonné tout cela? Ses robes, ses bijoux?... Non, va,
elle est perdue sans retour!... Pauvre Déborah! où es-tu maintenant?
Les barbares! qu’ont-ils fait de toi?... N’est-ce pas, Fitz, tout cela
répand un parfum d’elle? Il me semble que tout cela respire, qu’elle
est près de moi. Ah! Fitz, que je souffre!... O mon Dieu!... pour
qu’un homme dise qu’il souffre, Fitz, tu sais, il faut qu’il souffre
horriblement.

Alors il s’abattit sur ce monceau de parures, et, la face enfouie,
long-temps il demeura immobile, cachant ses larmes et étouffant ses
sanglots.

Quand il eut bien pleuré, il se remit à genoux, et, prenant un à un
touts ces voiles, ces velours, ces satins, ces rubans, touts ces objets
qu’il venoit de fouler sous le poids de son corps énervé, il les
agitoit, il les montroit à Fitz-Harris, il les couvroit de baisers, il
les pressoit, il les répandoit autour de lui.—Tiens, mon Harris, voici,
disoit-il avec douleur, l’écharpe qui battoit sur ses épaules comme
les ailes d’un Ange, à notre dernier rendez-vous nocturne au torrent.
Tiens, voici tout son deuil pour sa mère, sa malheureuse mère!...
Tiens, regarde cette robe; elle est encore empreinte de ses formes.
Oh! baise-la par amour pour moi!... Voici les gants de soie de ses
petits pieds. Voici le peigne qui mordoit sa chevelure. Ces manches ont
emprisonné ses bras si beaux, si blancs, qui se mouvoient avec tant de
grâce. Ce corsage a environné sa taille ronde comme l’écorce environne
l’aubier; il a palpité des battements et des gonflements de son cœur.
A touts ces chiffons mornes et informes que de vie et que d’élégance
elle prêtoit! Tout cela appartenoit à sa pudeur; tout cela en étoit le
feuillage. La pudeur est un arbre que seulement l’hiver de l’âme et la
mort dépouillent de sa feuillée.

Je ne veux pas laisser ces dépouilles dans ce coffre; ce seroit les
mettre dans la tombe et planter un jardin au-dessus; ce seroit fermer
le livre de mon amour. Je veux que ce livre demeure ouvert pour y lire
à toute heure.

Il prit alors touts ses vêtements, toutes ses parures, et les suspendit
çà et là aux murailles et aux barreaux de sa lucarne.

[Illustration]

[Illustration]



IX.


M. le lieutenant pour le Roi étoit curieux et questionneur, et avoit
une habileté singulière à provoquer des conversations, à faire naître
des récits, à soutirer des souvenirs. Comme il venoit assez souvent
visiter nos deux captifs pour leur faire parler de l’Irlande, il ne
tarda pas à concevoir pour eux une véritable estime, et à s’éprendre
d’un sincère intérêt, inspiré par leur jeunesse et leur bon caractère.

Ce n’est pas, comme assurément on a pu le remarquer, que leurs
caractères fussent également beaux, mais ils étoient également bons.
Fitz-Harris, inconsidéré, inconséquent, léger, éventé, évaporé,
superficiel, brouillon, désordonné, avoit touts les défauts d’une
tête qui ne se possède pas, d’un esprit naturel et transparent, et
c’est justement à cause de cela, à cause de ces défauts mêmes, qu’on
lui pardonnoit tout, même ce qui étoit tout-à-fait mal. Le mal fait
par lui sembloit moins mal; on l’appeloit étourderie, et il trouvoit
des sourires, de l’indulgence, des pardons où une âme réfléchie,
grave, sage, uniforme comme celle de Patrick, n’auroit trouvé que de
l’indignation et du mépris.

Fitz-Harris étoit variable comme l’atmosphère; et, comme certaines
contrées, il n’avoit que deux saisons, le printemps et l’hiver, mai et
décembre, joie et _spleen_. Il sautoit brusquement de la plus folle
gaieté à la plus stupide hypocondrie. Patrick étoit son pondérateur.
Tour à tour il réprimoit ses excès; tour à tour il lui ôtoit ou lui
remettoit des sentiments. Le pire, c’étoit que Fitz-Harris ne savoit
point employer son temps. Patrick lisoit beaucoup dans les livres et
dans son cœur, écrivoit, recueilloit, prenoit des notes, dessinoit.
Fitz-Harris parloit, chantoit, dansoit, marchoit, rioit, balivernoit,
musoit, baguenaudoit, flagnoit, barguignoit et batifoloit avec
Cork dans ses heures de félicité parfaite; dans ses quarts-d’heure
d’abattement, il geignoit comme un caïman; il heurtoit tout et tout
le heurtoit; il se gonfloit de colère née sans semence, prenoit un
livre, en examinoit la reliûre et le rejetoit, s’étendoit sur son lit,
s’adossoit à la table, ou se promenoit de chaise en chaise ridiculement
silencieux. De jour en jour, toutefois, ses mouvements de gaieté
devenoient plus rares et de plus courte durée, et, à l’époque où nous
touchons, il étoit en proie à un désespoir presque permanent.

Le 13 avril, plus morose que jamais, il rôdoit, il tournoit dans sa
prison octogone, allant de pan en pan, d’angle en angle, lisant et
déchiffrant, pour la centième fois peut-être, les noms, les dates, les
inscriptions, les sentences, les vers tracés sur les murs par les
mains presque toujours innocentes des infortunés qui, dans d’autres
temps, avoient été plongés dans ce cachot.

 HIEMS ÆTERNUM.—1680.

 L’HORLOGE NE SONNERA JAMAIS POUR MOI L’HEURE DE LA LIBERTÉ.—1701.

 O PUR AMOUR DE DIEU!... VOICI UN MOIS QUE J’AI ÉPOUSÉ JÉSUS-CHRIST.
 DEPUIS CETTE ALLIANCE CONSIDÉRABLE, JE NE PRIE PLUS LES SAINTS,
 PAS MÊME LA VIERGE MARIE, PARCE QUE LA MAITRESSE DE LA MAISON NE
 DOIT IMPLORER LES SECOURS NI DE LA MÈRE NI DES DOMESTIQUES DE SON
 ÉPOUX.—1695.—JEANNE-MARIE BOUVIÈRE-DE-LA-MOTTE, GUYON DU QUESNOY.

 LE COMTE DE THUNN.—1703.

 LE COMTE DE THUNN.—1713.

 LENGLET-DUFRESNOY.—1725.

 1734.—CLAUDE-PROSPER JOLIOT-DE-CRÉBILLON.—_Désormais je serai
 vertueux; je ne ferai plus de_ TANZAI ET NÉARDANÉ.

 DIDEROT.

 HENRY MASERS DE LATUDE.

 _Mon esprit, soyez tranquille et souffrez en paix vos douleurs._

 MARQUIS DE MIRABEAU.

 _La vie s’enfuit, les enfermeurs d’hommes et les enfermés passent.
 Dieu seul demeure et juge._

 JE SORTIRAI QUAND CE CADRAN MARQUERA L’HEURE ET LE MOMENT.

 [Illustration]


Fitz-Harris n’avoit pas achevé cette dernière inscription, que M.
de Guyonnet entra d’un air joyeux et empressé.—Bonne nouvelle,
messieurs, s’écria-t-il, bonne nouvelle.... Voici le fait. Je viens à
l’instant d’apprendre que madame Putiphar est malade dangereusement,
très-dangereusement; abandonnée des médecins. J’ai pensé que si vous
lui écriviez pour lui demander votre grâce, en ce moment suprême, près
de descendre dans la tombe et de paroître devant Dieu, elle ne sauroit
vous refuser pardon et pitié.—Allons, il n’y a pas une minute à perdre;
faites vite vos suppliques, et je les ferai partir en toute hâte....
Faites vite; la mort est à son chevet.... Peut-être n’est-elle déjà
plus.

—Mille remerciements à vous, M. de Guyonnet; que vous êtes bon! s’écria
Fitz-Harris en lui baisant les mains.

—Bien, bien, Fitz; vous me rendrez grâce plus tard. Écrivez; je
reviendrai dans un instant chercher vos lettres. Eh bien! Patrick,
allons donc, mon ami; que faites-vous là; allons donc.... Les secondes
sont comptées.

—Merci, M. de Guyonnet, répliqua Patrick froidement.—Vous êtes
généreux, vous; mais cette femme ne l’est pas. J’aurois la certitude
d’obtenir ma délivrance, que je ne voudrois pas la lui demander. Je
suis juste, pur, innocent; le crime m’a chargé de chaînes: quand
mes chaînes tomberont, je louerai Dieu! mais la vertu n’a point de
jointures pour se ployer devant le crime.—Allez, monsieur, mon corps et
mon cœur savent souffrir; ma bouche ne dira jamais grâce.

—Vous êtes un fou, mon ami.

—Peut-être; mais, pour certain, je ne suis point un lâche.

—Laissez-le, M. le lieutenant; qu’importe, je parlerai pour deux.

—Non, Fitz; je te le défends.

—_Ne faites pas à votre frère ce que vous ne voudriez pas qu’on vous
fît._ Un jour tu as demandé grâce pour moi, et tu m’as tiré de la
Bastille; aujourd’hui, moi, je veux m’acquitter de cette dette, je veux
prier pour toi, je veux te sauver; je veux t’arracher du Donjon. Frère,
je le veux; frère, j’en ai le droit.

[Illustration]

[Illustration]



X.

_Supplique de Fitz-Harris à madame Putiphar._


  Madame,

VOUS souffrez par Dieu dans un palais; je souffre par vous dans un
cachot; j’implore Dieu pour vous et je vous implore pour moi, et je
viens en esprit me prosterner à vos pieds. Madame, celui qui ne fait
que de naître est assez vieux pour mourir; vous, qui avez passé l’âge
de vingt ans[4], la mort peut vous surprendre. Une fois venue, vous ne
seriez plus à loisir de me rendre une justice que je ne dois demander
qu’à vous, et vous me persécuteriez après votre trépas, dont Dieu
nous garde! Madame, on doit pardonner: voulez-vous que je ternisse
votre souvenir, et que je dise que vous avez été inébranlable?—Il est
un temps où nous cessons d’être injustes et barbares; c’est celui où
notre dissolution prochaine nous force à descendre dans les ténèbres
de notre conscience, et à nous apitoyer sur les chagrins, les peines,
les malheurs et les infortunes que nous avons causés à nos semblables;
peut-être touchez-vous à ce temps, madame; or, vous savez que voilà
déjà bien des mois que vous me faites pâtir et endurer mille morts au
Donjon, où les plus déloyaux sujets du Roi seroient encore dignes de
pitié et de compassion; à plus grave raison, moi, qui vous ai offensée
légèrement, involontairement, et qui vous en demande mille et mille
fois pardon, et qui implore la miséricorde de votre bon cœur. Ah! si
vous pouviez entendre les sanglots, les plaintes et gémissements que
vous me faites produire, vous me feriez bien vite envoyer en liberté de
ma personne. Madame, on doit pardonner. J’ai toujours eu un cœur humble
et respectueux à votre égard, encore plus l’aurois-je aujourd’hui, si
je devois ma chère liberté à vos bonnes grâces.

Madame, on doit pardonner. Mort, être déposé dans la tombe, c’est la
loi commune; mais, vivant, être plongé, comme vous m’avez plongé,
dans un tombeau de pierre, que cela est cruel!... Madame, je suis un
enfant; j’ai vingt ans; je suis un fou: bien et mal, tout ce que j’ai
fait jusqu’à ce jour, je l’ai fait par puérilité; ne me prenez pas au
sérieux. Je ne suis rien, rien! pas plus qu’un son achevé, ou qu’une
étincelle éteinte, pas plus qu’un fil de la Bonne-Vierge, qui voltige
en automne; pas plus qu’un fétu de paille.... De quel poids voulez-vous
que je sois dans la balance de votre destinée? Le beau lévier que je
fais pour renverser un thrône!... Madame, dites qu’on jette ce fétu de
paille à la porte... et le vent l’emportera, et il se perdra dans le
tourbillon du monde.

Madame, on doit pardonner. J’ai vingt ans. Ah! si vous sentiez combien
je tiens à la vie, vous me l’accorderiez. Je ne suis pas dangereux
à laisser vivre, croyez-moi; touts mes sentiments sont bons. J’ai
vingt ans. Si vous saviez combien j’aime les femmes; si vous saviez
que mon culte pour elles va jusqu’à l’idolâtrie, que ma révérence
et ma courtoisie s’étendent même aux femmes viles et déchues, vous
ne pourriez croire que pour vous, si noble, si belle, si grande, si
admirée, si admirable, j’aie pu trouver en moi de la méchanceté. Non,
madame, les mouvements que vos beautés et votre vaillance ont fait
naître en mon esprit ont toujours été les plus contraires à la haine.

Madame, on doit pardonner. Au nom du Dieu éternel qui nous jugera touts
les deux, qui sera votre juge comme vous êtes le mien; si vous voulez
qu’il ait pitié de vous, ayez pitié de moi! ayez pitié de ma pauvre
âme! ayez pitié de mon pauvre corps! ayez pitié de mes souffrances!...

Au nom de Dieu qui vous a faite si belle, madame, donnez mandement pour
qu’on m’ôte mes chaînes!

Madame, on doit pardonner.—Sous la même voûte, lié à la même chaîne,
souffre en silence mon ami, mon frère, mon Patrick, ce même Patrick
à qui vous accordâtes autrefois la rémission de ma faute; veuillez,
madame, reverser sur lui toutes les prières que je viens de vous
adresser en mon nom! veuillez faire comme si deux voix unies vous
eussent implorée! Je voudrois m’acquitter envers lui. Jetez-moi sa
grâce, madame, au nom de votre frère que vous chérissez, au nom du
marquis de Marigny! Soyez généreuse; pardonnez-lui! Si vous daignez
être bonne pour moi, soyez meilleure encore pour lui, je vous en
supplie! Si je l’osois, si je ne craignois de vous blesser, je vous
dirois ce qu’il vaut.... Grâce! grâce pour lui, madame! Au nom de votre
frère, grâce pour mon frère, madame! Si ces deux bonnes charités vous
étoient impossibles; si votre cœur ne pouvait faire ce double effort;
si votre pitié ne devoit couvrir de son manteau que l’un de nous deux
et laisser l’autre nu, je vous en prie, madame, oubliez-moi et soyez
toute pour Patrick.

Madame, attachez à mon pardon la condition que vous voudrez; quelle
qu’elle soit, je m’y soumettrai comme à un arrêt du Ciel: je serai
votre esclave fidèle, et vous servirai à genoux, et je coucherai en
travers de votre porte.—Je quitterai à jamais la France.—Si vous
succombiez au mal qui vous possède, je porterai ma vie durante votre
deuil, et j’irai touts les jours que Dieu fera prier à deux genoux sur
votre tombe!...

Grâce! grâce!... La face contre terre, grâce!... Madame, la prison me
tuera; le chagrin m’a déjà ruiné.... Oh! qu’il me seroit doux de revoir
un arbre, de revoir une herbe des champs, un oiseau, un cheval;...
d’entendre un clavecin, de presser la main d’une femme!... d’une
amante!...

Madame, on doit pardonner. J’ai une pauvre mère de soixante et onze
ans, qui a besoin de mon secours, et qui compte comme moi ses moments
par des larmes. Madame, daignez mettre fin à notre désolation; je
vous ai toujours souhaité du bien, et, en reconnoissance, je vous en
souhaiterai toute ma vie.

Grâce pour Patrick, madame, grâce pour moi! grâce au nom de votre frère!

Je suis, avec vénération, respect et soumission,

  Madame,

  Votre très-humble et très-obéissant
  serviteur et sujet,

  FITZ-HARRIS.

Au donjon, ce 13 avril 1764.—Le 29 de ce mois, à onze heures de la
nuit, il y aura, madame, cinq mille quatre-vingt-huit heures que vous
me tenez dans la souffrance.

[Illustration]

[Illustration]



XI.


ENFIN, le surlendemain, M. de Guyonnet entra accompagné d’un prêtre:
c’étoit le curé de la Magdelène. Ce prêtre avoit assisté à Versailles,
aux derniers moments de madame Putiphar, qui, peu d’instants avant
d’expirer, lui avoit remis une lettre.

L’espoir de Fitz-Harris se ranima. Tremblant d’émotions diverses, il en
brisa le sceau, y jeta un prompt regard, et tomba de sa hauteur à la
renverse.

[Illustration]

[Illustration]



XII.


 DU CHATEAU ROYAL DE VERSAILLES, CE 14 AVRIL 1764.

 A MESSIEURS FITZ-HARRIS ET PATRICK FITZ-WHYTE.

 NON.

  VOTRE TRÈS-DÉVOUÉE SERVANTE,
  PUTIPHAR.

[Illustration]

[Illustration]



LIVRE SIXIÈME.

XIII.


IL y avoit près d’une année que Déborah avoit écrit à sir John
Chatsworth, son tuteur, et sa lettre demeuroit sans réponse.

D’abord elle avoit attendu avec la patience d’un prisonnier; mais, à la
longue, la crainte et le découragement, goutte à goutte, avoient filtré
dans son cœur. Elle ne trouvoit à ce silence qu’une explication triste
et désespérante: ou la lettre n’étoit point parvenue, ou sir John
Chatsworth l’avoit abandonnée, ou sir John Chatsworth étoit descendu
dans la tombe. M. de Cogolin s’efforçoit de la soutenir dans son
affliction. Généreux Samaritain, il versoit du baume sur les blessures
de son âme et de l’huile dans la lampe mourante de son espoir. Mais
c’étoit surtout dans les soins et dans les sentiments maternels qu’elle
puisoit de la force et des distractions à ses maux.

Vers cette époque, inopinément, un homme, se disant lord Cunnyngham, se
présenta à la forteresse, et se fit conduire au gouverneur.

Et après que M. le gouverneur et cet étranger eurent eu ensemble un
assez long entretien, Déborah fut priée de venir.

Je ne sais si un pressentiment l’éclairoit, elle accourut avec joie
en toute hâte, et se précipita sans hésitation dans les bras de cet
inconnu en pleurant, et l’appelant mon oncle, mon bon oncle!...—Ah!
sir John m’a fait beaucoup souffrir en me laissant si long-temps sans
réponse!... Mais vous voici, tout est oublié.—Mon oncle, mon bon oncle,
je vous remercie d’avoir daigné vous ressouvenir de moi, d’avoir daigné
trouver un peu de pitié pour une femme dans l’infortune!

Bien loin de concevoir le moindre soupçon, M. de Cogolin étoit lui-même
fort ému de leur attendrissement.

Après les premiers transports et les premiers épanchements, le lord
Cunnyngham cria: John! Thom!... et deux valets rouges, chamarrés et
galonnés, entrèrent portant chacun un ballot: c’étoient des objets
destinés à faire des présents que Déborah avoit demandés avec instance.
Elle fit don, sur-le-champ, des plus précieux à M. le gouverneur,
et réserva le surplus pour le distribuer aux prisonniers et aux
guichetiers. Son désir étoit de reconnoître par ces présents les soins
et les bontés de M. de Cogolin, les services des geôliers, les égards
que les malheureux qui gémissoient sous ces voûtes avoient eus pour
son propre malheur, et par-dessus tout elle vouloit par là se disposer
favorablement les esprits, et se les rendre faciles à gagner si la
nécessité l’exigeoit.

Le gouverneur baisoit les mains de Déborah, et lui prodiguoit les
expressions les plus aimables pour témoigner de toute sa gratitude. Il
saluoit aussi de mots respectueux lord Cunnyngham, et finit même par
se risquer à lui dire, tout tremblant, que si nulle obligation ne le
forçoit à quitter l’île aussi tôt, il se regarderoit comme on ne peut
plus honoré qu’il daignât être son hôte. Il est déjà tard, ajouta-t-il,
veuillez accepter à dîner, et l’hospitalité pour cette nuit.

Cette proposition s’accommodoit trop avec leurs projets pour être
repoussée. Déborah accepta tout, et demanda, en revanche, à M. de
Cogolin, la permission de lui offrir, ainsi qu’à touts ses prisonniers,
le lendemain, avant le départ de son oncle, un déjeûner splendide, dont
elle souhaitoit faire les frais. Puis, ayant pris une poignée d’or dans
une bourse que venoit de lui remettre lord Cunnyngham, elle la jeta sur
la table, en priant M. le gouverneur de donner cela à son majordome, et
de vouloir bien le lui envoyer pour concerter avec elle tout le service.

M. de Cogolin s’inclina gracieusement en signe d’adhésion.

Déborah prit la main de l’inconnu, et le conduisit dans son cachot.

Là, elle se jeta à ses pieds, dans l’ivresse de la joie, et lui dit
avec effusion: Permettez-moi, monsieur, de vous manifester sincèrement
les sentiments vrais que votre dévouement fait naître en mon âme,
et que tout-à-l’heure j’étalois par comédie.—Monsieur, vous êtes
mon sauveur, vous êtes le sauveur de mon fils!... Ce pauvre enfant,
né dans l’esclavage, n’oubliera jamais, non plus que moi, la dette
qu’aujourd’hui nous contractons envers vous. J’ignore, monsieur, les
promesses que M. Chatsworth peut vous avoir faites, mais soyez sûr,
quelles qu’elles soient, que je les tiendrai au double. Nulle chose au
monde ne pourra m’acquitter envers vous.

—Mylady, je suis pauvre; mais Dieu dans sa grâce m’a doué de sentiments
assez riches, dont je suis fier. Je n’ai mis aucun prix à l’action que
je fais en ce moment: pour votre délivrance, madame, je ne veux aucun
salaire. Ce n’est point l’appât d’un gain qui m’a envoyé près de vous;
ce sont vos malheurs. Madame, j’ai lu le mémoire que vous avez adressé
à sir John Chatsworth, et j’ai été touché.—J’aurai usé bientôt les deux
tiers de ma vie, madame, et jusqu’ici, cependant, je suis demeuré sans
avoir fait une action louable. Ma vie étoit vide; je ne savois vraiment
pourquoi je passois sur la terre: ma vie s’explique enfin. Un enfant
naquit, il y a quarante ans, dans une cabane du comté de Sligo pour
être aujourd’hui le marteau qui va briser les chaînes d’une jeune mère
captive.—Madame, un salaire détruiroit le beau de mon action: ne me le
détruisez pas, je vous en prie; j’ai tant besoin de cette expiation.

—Monsieur, vous avez toute mon admiration, et je suis ravie d’engager
avec vous une lutte de générosité; mais remettons à plus tard ce beau
combat. Maintenant occupons-nous sans relâche de l’issue matérielle de
notre aventure.—Avez-vous, monsieur, les limes que j’ai demandées?....

—Les voici, mylady.

—Bien.—C’est sur elles qu’est fondée toute l’entreprise, qui n’en
est pas moins sûre pour cela. Voyez, et dites-moi à quoi tiennent
les destinées? Sans les rugosités presque imperceptibles de ce frêle
morceau d’acier, au lieu de reconquérir le monde et la vie comme
je vais le faire, je serois condamnée peut-être à pourrir dans ce
cachot.—Devroit-on s’étonner que la nécessité enfreigne l’honneur et
la justice quand la nécessité intervertit tout, quand elle trouble la
raison, la valeur, le rapport des êtres et des choses?—Elle fait placer
au pauvre qui a faim le pain avant l’honneur, comme elle me fait en ce
moment placer la grossière intelligence de l’artisan qui, le premier,
eut la pensée de faire ronger l’acier par l’acier, bien avant, bien
au-dessus du génie du Dante et de Shakspeare. Cette mèche de fer est
plus pour moi que Milton!—Ce blasphême, devant des juges libres qui
n’ont que faire d’une lime, ne mériteroit-il pas de me faire passer
par les bourreaux, comme devant des juges pleins de sucs de viandes
exquises, le malheureux qui a préféré un morceau de pain à l’honneur et
à l’équité?—Rétablissez chacun en sa place, et tout sera redressé. Ou
donnez-moi des juges prisonniers, et je serai absoute; ou rendez-moi
la liberté, et je replacerai Milton avant la lime, le poète avant le
forgeron; ou donnez au pauvre des juges qui aient faim, et il sera
absous; ou rassasiez-le, et il replacera le pain après l’honneur.

Voici, mylord, le plan d’évasion que j’ai mûri longuement dans le
loisir, préférablement à tout autre: il est simple. Veuillez le suivre
strictement, et nous aurons un plein succès.

Demain, aussitôt après déjeûner, mylord (c’est avec plaisir, monsieur,
que je vous donne ce nom), vous partirez et vous retournerez
sur-le-champ à La Napoule. Vous mettrez à la voile, et louvoyerez de
façon à n’arriver ici, pour plus de sûreté, que vers le milieu de la
nuit; vous descendrez sur le flanc de l’île, à l’entrée du chenal, où
vous ferez prendre terre à tout l’équipage en armes, que vous laisserez
sur le rivage, faisant le guet, prêt à venir au premier signal. Et
seulement accompagné de quelques hommes chargés des échelles, dans
le plus grand silence, vous vous glisserez à pas de loup jusqu’aux
murailles du château qui regardent le couchant. Ma fenêtre sera facile
à reconnoître dans l’obscurité; j’y suspendrai une écharpe. Pour
atteindre jusqu’ici, il faut que votre échelle ait environ quarante
pieds.... Le reste me regarde.... Cette nuit je scierai un de ces
barreaux assez profondément pour qu’il cède au premier choc.—Agissez
adroitement, mais avec la plus grande assurance. N’ayez pas de crainte;
la garde de cette forteresse n’est pas forte, comme vous pourrez le
voir. Elle se compose de quelques vieillards invalides. La nuit, il
n’y a que deux sentinelles; l’une sur la plate-forme, l’autre au
pont-levis. Habituellement leurs mousquets ne sont point chargés; et
souvent l’une est aveugle et l’autre sourde. Si, contre toute chance,
elles faisoient une alerte et crioient qui-vive? ne répondez pas. Si
elles menaçoient, ne bougez pas. Si le corps de garde s’éveilloit
et sortoit contre vous, prenez-le et faites-en ce que vous voudrez.
Seulement, ne tuez pas ces bonnes gents, je vous en prie; que le sang
ne coule pas. Mais, allez, vous pouvez être tranquille, nous ne serons
point troublés. Croyez bien que ce ne sera pas le bruit de notre fuite
qui les éveillera.

       *       *       *       *       *

Notre faux lord Cunnyngham se nommoit simplement Icolm-Kill.

C’étoit un ancien cabaretier du comté de Sligo, qui, pour avoir trempé
dans quelques troubles des _Boys_, je ne sais si c’étoit dans ceux
des _White_, des _Steel_, des _Oak_ ou des _Peep-of-day_, avoit eu sa
taverne rasée, et avoit été contraint de s’enfuir pour n’être pas pendu
sans jugement, comme cela se pratiquoit. Afin d’échapper à la pauvreté,
il s’étoit fait homme de mer, et tour-à-tour on l’avoit vu marchand
de chair-noire, corsaire et pêcheur de baleines. Avec ses manières
de cabaretier et sa tournure de marin, il faisoit un personnage
mixte assez grotesque dans son habit de velours et sa veste de drap
d’or. Mais sa qualité d’étranger sauvoit tout, et même en auroit fait
pardonner bien davantage. Être étranger est bien la chose du monde la
plus commode!

Sir John Chatsworth le connoissoit depuis long-temps pour un homme de
bon cœur et de bon courage, et, plein de confiance en son habileté,
il n’avoit pas hésité à le charger d’une mission si délicate, et à
remettre le sort précieux de sa pupille entre ses mains.

       *       *       *       *       *

Dans une transe continuelle, et dans la posture la plus gênante,
courbée sur l’embrasure de sa lucarne, Déborah passa toute la nuit à
scier dans le haut et dans le bas un énorme barreau de fer, qu’elle
avoit enveloppé de flanelle comme un malade, pour assourdir le bruit
de la lime. Ses flancs si frêles furent brisés par ce travail long et
pénible, et ses belles mains douces furent impitoyablement déchirées.

Le lendemain, dès l’aube du jour, tout dans la forteresse était en
mouvement. Les prisonniers, parés de leurs plus belles hardes, rôdant
de corridor en corridor, de cachot en cachot, s’appeloient l’un
l’autre, échangeoient de joyeux propos. Craignant de manquer d’appétit,
quelques-uns même étoient allés cueillir de la faim sur les terrasses
et sur les plates-formes les plus élevées. Dans la vie droite et
lisse de la cellule, dans la vie morne et stupide du cachot, le plus
vulgaire incident cause une émotion profonde.

Avant le déjeûner, M. de Cogolin invita lord Cunnyngham à visiter le
Fort-Réal, et à faire dans l’île un tour de promenade.

Icolm-Kill profita très-habilement de cette occasion pour reconnoître
les êtres, les abords et le site du château, et pour choisir sur le
Frioul le lieu le plus commode pour opérer son débarquement nocturne.

A table, le ci-devant cabaretier fut contraint de se placer sur une
sorte de thrône qu’on lui avoit fait préparer magnifiquement. Il étoit
traité comme une majesté, et il en avoit même tout le prestige: son
geste le plus gauche, son mot le plus lourd, émerveilloient.

On buvoit sans relâche à sa santé, et dans ces brindes, bien glorieux
étoit celui qui pouvoit choquer son verre à son gobelet. Au dessert,
après avoir proposé un toast à la prospérité de la France et de sa trop
malheureuse sœur l’Irlande, toast qui fut chaleureusement accueilli,
il demanda la permission de se retirer, et dit à M. de Cogolin qu’il
avoit résolu, au lieu de retourner de suite à Sinigaglia, où il étoit
consul des marchands anglois, de se rendre en toute hâte à Versailles,
pour implorer du Roi la liberté de lady sa nièce, et que, bien qu’il ne
reviendroit pas sans l’avoir obtenue, il espéroit sous peu de jours se
retrouver son hôte.

Chacun se leva, et, pour lui faire honneur, voulut obstinément
l’accompagner.

Les vétérans de la forteresse, qui avoient eu grande part aux largesses
de Déborah, vinrent aussi chancelants, titubants, l’arme au bras, se
mêler à ce cortége.

Au moment où lord Cunnyngham, un pied sur la rive et un pied sur
l’arrière d’une nacelle où il s’élançoit, déposa un baiser sur le front
de Déborah, l’air retentit d’une salve de mousqueterie et des cris
répétés de vive lord Cunnyngham! vive lady Déborah! vive l’Irlande!...

Vive la France! répondit Icolm-Kill.

La barque cingla à l’Est dans le golphe de Juan, doubla le Cap-Gros, et
disparut bientôt derrière le promontoire.

       *       *       *       *       *

A la nuit tombante, déjà tout reposoit dans le château, Déborah, pour
conserver son activité, n’avoit touché aux viandes et aux boissons
qu’avec la plus grande réserve. Son porte-clefs, qui apparemment
n’avoit pas donné dans cette sagesse, oublia, dans son trouble, de
clore la porte de son cachot, et, pour éviter toute surprise, elle
fut dans la nécessité de la barricader à l’intérieur avec ses deux
escabelles et son châlit.

Pendant les premières heures de la soirée, elle acheva de scier le
barreau qu’elle avoit fortement entamé la nuit précédente, et le lima
jusqu’à ce qu’il ne tînt plus, pour ainsi dire, que par un cheveu de
fer.

Elle prit ensuite son écharpe, et la fit flotter à la fenêtre comme
une voile, pour servir dans l’obscurité de signalement et de fanal.

Puis, elle écrivit et déposa sur la table ce billet, à l’adresse de M.
de Cogolin.

       *       *       *       *       *

«Que Dieu soit en aide à sa servante!...

»Le plus saint devoir du captif est de briser ses chaînes: Vous avez,
mon noble et généreux ami, le cœur trop haut pour trouver mal que
j’aie accompli ce devoir. Croyez-moi, ce n’est pas sans chagrin que je
l’ai fait. Il y a des souffrances inouïes à tromper un homme de bien
comme vous. Personne au monde est-il plus digne d’égards? mais, en
cette occasion, je n’ai pu agir selon mon cœur. Possédée du démon de
la liberté, pour qui fers et murs sont vains, pouvois-je ne pas aller
à travers des considérations? D’ailleurs, je ne m’appartiens pas: une
mère se doit à son fils.

»Je l’avoue, cela est vrai, vous aviez tant de soins pour moi; vous
m’environniez de tant de galanteries; votre humanité allégeoit si
généreusement le faix de mes maux et voiloit si bien la face hideuse
de mon sort, que ma condition n’étoit pas absolument insupportable.
Hélas! les hommes semblables à vous sont exceptionnels et ne se
succèdent point. Ce n’est pas que je veuille vous amener à une pensée
triste et vous montrer du doigt vos cheveux blancs: non; que Dieu
fasse votre vieillesse la plus longue et la plus belle, c’est mon
souhait!—Mais d’une heure à autre, n’est-il pas dans la loi commune
que vous puissiez succomber? Eh! si après Trajan étoit venu Tibère,
eussé-je donc été à la merci du crime comme j’étois à la merci de vos
bienfaisances?...

»J’emporte de vous un doux, un précieux, un vénéré souvenir, qui ne
s’effacera jamais de ma mémoire fidèle.

»Vous avez toute la reconnaisance que peut concevoir le cœur de votre
fille, mon père; bénissez-la.»

       *       *       *       *       *

Ceci fait, elle se mit à genoux près du berceau de son enfant, et pria
le bon Pasteur de veiller sur la brebis et sur l’agneau, sur la veuve
et sur l’orphelin: elle implora Dieu afin de trouver grâce devant lui
comme Agar et Ismaël, et le supplia de lui envoyer un bon Ange pour
conduire son entreprise et la couronner de succès.

Debout, palpitante d’inquiétude, immobile, l’oreille collée à la
fenêtre et la main roulée en porte-voix et collée à son oreille pour
en élargir la conque et doubler la finesse de son ouïe, elle compta
onze heures, minuit, une heure.... Vaine attente! son libérateur ne
paroissoit point. Elle n’entendoit d’autre bruit que le clapotement
et le flottement de la mer que fouettoit un violent maëstral, et les
meuglements des phoques, qui se jouoient sur le sable et plongeoient.

Le rossignol vint enfin promener ses mélodieuses broderies sur cette
pédale monotone. A ces accents elle se troubla, et se remit à genoux,
pour se rassurer en priant.

Son esprit s’étoit empli subitement de sombres appréhensions: depuis
que cet oiseau avait chanté à son arrivée aux portes de Paris, où
tant d’infortunes l’attendoient, il étoit devenu, pour son âme
superstitieuse, un objet de funeste présage.

Tout-à-coup elle jeta un cri d’épouvante.

En soulevant les yeux, elle avoit aperçu une ombre noire qui s’agitoit
et se dessinoit entre la fenêtre et l’azur du ciel.

—Silence, mylady, silence; n’ayez pas peur, c’est moi, Icolm-Kill.

—Ah! c’est vous, mylord!... Bénie soit votre venue!...

Dans son transport, Déborah s’élança contre la fenêtre et couvrit de
baisers la main de Cunnyngham qui ébranloit le barreau scié. Le barreau
se rompit au premier choc d’un maillet.

—Tout marche à souhait, mylady. Nous n’avons vu ni entendu âme au
monde. La nuit est obscure: allez, vous êtes sauvée! Conservez bien
le calme de votre esprit; vous avez besoin de sang-froid et d’agilité
pour sortir par ce sabord, pour descendre par cette longue échelle
flexible, qui tremble sous le poids du corps, et vacille comme des
haubans.—Courage, mylady, courage, hâtons-nous!

Déborah tira doucement son enfant hors de son berceau, et l’enveloppa
tout entier dans un manteau pour étouffer ses cris s’il venoit à
s’éveiller; et elle le remit à Icolm-Kill, avec les recommandations
maternelles les plus tendres.

Puis, elle se glissa sur l’échelle, et descendit avec une légèreté et
un aplomb indicibles; et, plus prompte qu’une gazelle, et plus emportée
qu’une lionne qui suit le ravisseur de son lionceau, elle traversa, sur
les traces de Cunnyngham, des fourrés de phylarias, de lentisques et
d’alaternes; et, après avoir franchi une clairière de lavandes, elle
arriva vers _l’ancien-logis-aux-chevaux_.

Là, une troupe de matelots, comme des Maures, appuyés sur leurs longues
carabines, faisoient le guet sur le bord du rivage.

A la vue de Déborah, ils ne purent retenir un cri de joie. Touts se
prosternèrent, et Déborah se jeta la face sur le sable.

Jamais cantique ne fut plus solemnel, jamais encens ne s’éleva jusqu’à
Dieu plus pur et plus suave, que ce silence d’actions de grâces.

Puis on s’élança dans les canots, on joignit le sloop, on mit à la
voile, et, avec la vélocité d’un pirate, on gagna la haute mer.

Déborah ne voulut prendre aucun repos, et, avec tout l’équipage, elle
demeura sur le pont du navire, épiant l’aube, pour solemniser le jour
de sa délivrance et voir le soleil levant éclairer de ses rayons sa
liberté.

Vingt siècles auparavant, après l’expulsion de Denys le Tyran, les
Syracusains avoient rendu ce touchant hommage à cet astre, et étoient
allés le saluer à son lever, pour lui apprendre qu’il éclairoit enfin,
et lui jurer que désormais il n’éclaireroit plus qu’un peuple libre.

Dès que les vigies eurent crié du haut des huniers: Soleil! Soleil!
Soleil! et que le roi des cieux eut levé sa tête à l’horizon et secoué
sa crinière d’or sur les mers, Déborah prit son fils dans ses mains,
et, le suspendant fièrement au-dessus de sa tête, elle le lui présenta
face à face.

Et touts les matelots, agitant leurs chapeaux et faisant flotter leurs
ceintures, entonnèrent d’une voix grave cet hymne à la patrie:

Irlande, notre mère, tu souffres, l’Anglois t’a chargée de chaînes;
mais toujours tu es belle! mais nous t’aimons toujours!

Il t’a plongé un couteau entre les deux mamelles, et sans cesse il
retourne ce couteau dans la plaie; ton sang se mêle à ton lait, et tes
larmes à ton sang.

Irlande, notre mère, tu souffres, l’Anglois t’a chargée de chaînes;
mais toujours tu es belle! mais nous t’aimons toujours!

A l’horizon, un jour se lève sur la verte Erin, où la Liberté plongera
son bras dans la gueule du lion britannique, et ira jusqu’en son ventre
lui arracher le cœur.

Irlande, notre mère, tu souffres, l’Anglois t’a chargée de chaînes;
mais toujours tu es belle! mais nous t’aimons toujours!

[Illustration]

[Illustration]



XIV.


FITZ-HARRIS ne savoit pas, le pauvre fou, ce que c’est que le cœur
d’une femme blessée, et surtout le mauvais cœur d’une mauvaise femme
blessée. Il s’étoit avisé de croire, le pauvre fou, que madame Putiphar
ne seroit pas inexorable à son égard. Il s’étoit dit: ma supplique
est si suppliante, elle se prosterne si bien à ses pieds, qu’il est
impossible que son cœur, que le cœur d’une femme, de la femme la plus
implacable même, n’en soit pas touché. Le pauvre fou! Aussi, comme
nous l’avons vu, la réponse brève et féroce de la favorite expirante
le frappa-t-elle, comme à l’improviste, d’un coup de poignard. Quant
à Patrick, il avoit, lui, trop de sens et savoit trop bien son monde
pour s’être leurré un seul instant d’un pareil espoir. Chez lui, le
monosyllabe fatal n’apporta pas le plus léger dérangement. On eût dit,
tant il se montroit peu désappointé, que sa bouche l’avoit proféré et
que sa main l’avoit écrit.—Rien ne pouvoit ramener au calme et à la
raison l’esprit égaré de Fitz-Harris: il demeuroit inconsolable. Il
lui sembloit, quoi qu’on pût dire, que c’étoit fait de lui, que c’en
étoit fait de sa liberté. Il lui sembloit, affreux pressentiment! que
la porte du Donjon venoit de se murer; il lui sembloit qu’il venoit
de contracter avec les pierres de son cachot, avec ses fers, un hymen
indissoluble, un hymen éternel, ne devant rompre qu’à la mort.

La conduite de l’honnête M. de Guyonnet, honorable en général, fut
on ne peut plus louable en cette occasion. Vivement affecté du grand
chagrin de Fitz-Harris, il s’empressa d’unir ses soins aux soins
fraternels de Patrick, pour l’ôter à sa désolation. Il n’est sorte de
bonnes paroles qu’il n’ajoutât aux caresses et aux bonnes paroles que
Patrick lui prodiguoit. Les promesses sembloient ne lui rien coûter,
et cependant les promesses de M. de Guyonnet n’étoient pas vaines,
il tenoit toujours plus qu’il n’avoit promis, sans compter qu’il
promettoit moins encore qu’il ne faisoit spontanément. A partir de
cette époque surtout, je ne sache pas que nos prisonniers aient jamais
sollicité de lui quelque grâce qu’ils ne l’aient obtenue, ni qu’il
fût une seule faveur dans le domaine de sa charge et de ses devoirs,
dont il ne les ait fait jouir. Il alloit même quelquefois au-devant
de leurs désirs, et passoit même à Fitz-Harris ses caprices d’enfant,
comme l’eût fait un père dans sa foiblesse. Lorsqu’il avoit retiré
nos deux victimes du premier cachot où elles avoient été ensevelies,
pour hâter leur rétablissement il leur avoit accordé une heure, chaque
jour, de promenade dans le jardin. Cette attention étoit rare et
délicate; cependant il fit plus encore: il permit à Fitz-Harris, pour
le distraire dans son abattement de se promener sur la plate-forme
du Donjon, d’où l’on avoit la vue la plus étendue et la plus superbe.
Quelquefois il le grondoit doucement; pour le rendre au courage il
l’accusoit d’en manquer, et lui prouvoit, ou tout au moins s’efforçoit
de lui prouver, que l’heure de désespérer n’étoit pas venue, que le
refus de Madame Putiphar devoit être sans conséquence, puisque son
règne étoit passé, et qu’il étoit impossible, quelque persévérante
que fût sa haine, qu’elle lui survécût, et qu’elle étendît ses effets
au-delà de la tombe.—Un jour, même, pour ces dernières raisons, il
voulut engager Patrick à écrire à son tour à M. le lieutenant-général
de police; mais Patrick n’en voulut rien faire.

Et il fit bien.

Qu’auroit-il obtenu? Par un mauvais charlatan en manière de magistrat,
M. de Sartine, si toutefois, contre toute vraisemblance, cet homme
eût dérogé jusque-là de lui répondre, il se seroit fait dire pour son
compte:—Bien que madame Putiphar soit descendue dans la tombe, vous
n’en devez pas moins expier jusqu’au bout l’outrage que vous avez fait
au Roi en la personne de sa servante.—Puis, pour le compte de son ami,
il se seroit fait appliquer sans doute ces tristes et honteuses paroles
répétées depuis onze ans à un loyal gentilhomme courbé sous le poids
des années et sous le poids de ses fers, qui s’éteignoit sous ces même
voûtes, pour un crime tout semblable au crime de Fitz-Harris:—Ou vous
êtes l’auteur des vers en question, ou vous connoissez celui qui les
a faits; dans le second cas, votre silence opiniâtre vous rend aussi
coupable: nommez-le, et vous êtes libre.—Fitz-Harris eût-il été capable
d’un pareille indignité, qu’il lui auroit été aussi impossible de
faire cette délation qu’à Pompignan de Mirabel: c’étoit le nom de ce
vieillard.

La mort de madame Putiphar n’apporta pas, chose atroce, absurde,
inouïe! le plus léger adoucissement au sort affreux des infortunés
qui pourrissoient à cause d’elle, dans toutes les bastilles d’État.
Pas un au Donjon ne secoua ses chaînes, pas un ne vit tomber ses
verrouils, pas un, dis-je! ni le baron de Venac, capitaine au régiment
de Picardie, qui depuis dix ans expioit le tort de lui avoir donné un
avis, qui, tout en intéressant son existence, pouvoit aussi humilier
son orgueil; ni le chevalier de la Rocheguerault, natif de la province
de Galles en Angleterre, et arrêté dans Amsterdam, que depuis dix-sept
années, ô mon Dieu! on détenoit dans cette sombre forteresse, parce
qu’il avoit été soupçonné d’être l’auteur d’une brochure, _la Voix des
Persécutés_, qui avoit déplu autrefois à madame la favorite; brochure
que le malheureux ne connoissoit même pas; ni je ne sais plus quel
certain gentilhomme de Montpellier, dont le nom m’échappe; ni vingt
autres que je ne saurois même indiquer du doigt.... La tyrannie a des
secrets impénétrables.

Combien Patrick dut-il se féliciter de ne s’être point laisser aller
au conseil de M. de Guyonnet! Combien dut-il s’applaudir de son
silence, quand, à quelque temps de là, il vint à apprendre, sans
doute, la translation de la Bastille au Donjon, et l’étroite et cruelle
réincarcération, par l’ordre de M. le lieutenant-général, de HENRY
MASERS DE LATUDE.

Ce qui fut plus efficace que les douces raisons de Patrick, et le zèle
de M. de Guyonnet, ce qui contribua le plus à tirer Fitz-Harris de
son état de mélancolie, ce qui l’en sortit même décidément, ce fut un
envoi de son oncle, l’abbé de Saint-Spire de Corbeil, qu’il reçut vers
la fin de cette année. Peu de temps après le refus et le trépas de la
Putiphar, dans le plus fort de sa douleur, Fitz-Harris, pour l’informer
de son sort, lui avoit écrit une magnifique lettre toute échevelée.

Cet abbé d’abbaye, ce vrai abbé, étoit un simple et digne homme,
qui avoit pris soin de Fitz-Harris dès son enfance, et qui l’aimoit
beaucoup. Touché mortellement des malheurs de son neveu, il lui avoit
donc fait remettre, en réponse, une lettre pleine d’affection et de
consolations pressantes: car il est quelques rares cœurs, ceux-là
Dieu ne les prodigue pas, sur lesquels le malheur d’autrui fait une
incision, comme un outil sur l’écorce du palmier, et qui, comme le
palmier, laisse fluer, par cette incision, un vin généreux. L’amitié de
cet homme, comme tant d’amitiés, ne tenoit pas seulement table ouverte
de paroles: elle avoit la bouche plus sobre que les mains. Sa lettre,
en un mot, dans laquelle il promettoit de s’employer sans repos,
et d’user de tout son crédit et de toutes ses forces pour arracher
Fitz-Harris aux harpons de la haine, où, pauvre enfant, sa vie s’étoit
fatalement accrochée; sa lettre, dis-je, étoit éloquemment accompagnée
d’un petit sac de quinze cents livres.

Dans sa joie, Fitz-Harris prit cette somme, la mit en un monceau et
en fit trois parts: une pour sa vieille mère, une pour Patrick, une
pour lui. Celle de sa mère fut promptement envoyée. Patrick, avec sa
délicatesse accoutumée, refusa la sienne.—Rien, mon doux ami, dit-il
à Fitz-Harris, ne divise notre amitié ni notre sort; ne partageons
donc point le champ de notre misère, n’y plantons point de haies. Ce
que j’ai, ce que je voudrois avoir est à toi; ce que tu as, ce que
tu voudrois avoir est à moi: cela suffit. Assis au même feu, à la
même table, emprisonnés sous la même voûte, va, sois tranquille, quoi
que tu fasses, mon frère, tu me trouveras toujours ton convive, là,
inévitablement.

Resté maître de deux parts, voici Fitz-Harris embarrassé sur l’emploi
de son argent, comme un enfant qui, au milieu d’une foire, a quelques
sous à lui dans sa main. Cette grave affaire l’occupa si fortement
qu’il en devint tout silencieux. Après y avoir rêvé tout le jour, les
deux coudes appuyés sur son trésor, il y rêva encore toute la nuit.
Enfin, le lendemain:—Mon choix est à peu près fixé, dit-il tout joyeux
à Patrick, sauf meilleur avis; voici ce que j’ai arrêté et ce qu’il
nous faut acheter avant tout. D’abord, un collier d’argent pour Cork,
une grande buire en grès de Flandre, deux pots du Japon, quelques
tableaux et un clavecin. A cette nomenclature, Patrick, qui n’avoit
pu s’empêcher de sourire, prit la main de Fitz-Harris, et, la serrant
affectueusement:—Merveilleusement trouvé! Tout cela est charmant,
dit-il, délicieux! Mais, mon bon ami, ne seroit-il pas bien de songer
aux choses essentielles dont notre corps et notre esprit peuvent avoir
faute, avant de nous donner touts ces objets de luxe? Ce mot, objet de
luxe, parut traverser les idées de Fitz-Harris et le contrarier.—Objets
de luxe! reprit-il, qu’appelles-tu objets de luxe? Un collier pour
Cork? Il y a si long-temps que je lui en ai promis un magnifique! Une
buire en grès de Flandre, pour remplacer notre ignoble cruche à eau? ce
n’est certes pas là un objet de luxe. La demi-livre de tabac que chaque
mois le Roi nous donne traîne toujours de touts côtés et se gaspille;
un pot du Japon pour la mettre et un autre pot du Japon pour mettre
des marguerites et des roses: ce n’est certes pas là de la profusion;
d’ailleurs, j’aime tant les beaux vases! j’aime tant les belles
porcelaines! Quelques estampes, quelques fêtes galantes de Watteau,
pour égayer un peu ces murailles noires et nues, ce n’est pas trop. Un
clavecin!... combien de fois touts deux avons-nous regretté de n’avoir
pas quelque instrument pour abréger les heures lentes et taciturnes
de notre captivité, pour chercher dans l’étude et les charmes de
la musique l’oubli passager de nos maux! Oui, oui, il nous faut un
clavecin! La musique fait tant de bien! Te souvient-il combien la plus
naïve mélodie vous remet de frais dans le cœur. Oui, oui, il nous faut
un clavecin! n’est-ce pas, Patrick?...

A de si invincibles raisonnements Patrick feignit de se rendre. Ces
fantaisies de Fitz-Harris pouvoient être des folies, mais dans sa
situation, mais dans l’état de son esprit, c’étoit de cela, rien que
de cela, que Fitz-Harris avoit besoin. Patrick, l’ayant compris de
suite, auroit regardé comme une cruauté de le poursuivre davantage de
ses froides représentations. Le raisonnable, tout raisonnable qu’il
est, n’en est pas moins parfois très-fâcheux et tout-à-fait à éviter.
Un homme qui s’ennuie et qui n’a pas de manteau pour cacher les trous
de son pourpoint vient-il à recevoir une somme: la raison voudra qu’il
s’achète un manteau, la folie, qu’il la suive dans les tavernes. Dans
ce manteau, il s’emmaillotteroit avec son ennui; ce manteau deviendroit
son linceul. Mais dans les tavernes, avec ses trous aux coudes et son
collet râpé, en compagnie de joyeux débauchés, il se délivrera de son
mal; il reprendra du cœur au ventre, et, bientôt remis en selle, il
rentrera à toute bride dans la vie.—Le raisonnable est très-souvent
mortel. La folie est quelquefois de la raison; la raison est
quelquefois de la folie. Il est de certains cas où vraiment la raison a
un air si bête, où la logique a une tournure si absurde, qu’il faudroit
avoir bien du sérieux pour ne pas leur éclater au nez.

Si la surprise de Patrick, lorsque Fitz-Harris lui avoit fait connoître
l’emploi qu’il désiroit faire de son argent, avoit été grande, la
surprise de M. de Guyonnet fut plus grande encore. A son tour, avec
touts les ménagements qui sont dus à un malade, il essaya de lui
adresser quelques réflexions assez sages; mais jamais il ne put en
venir à lui faire comprendre qu’il avoit des besoins plus réels et plus
pressants, et qu’un clavecin ou des pots du Japon n’étoient pas des
objets de première nécessité.

Grâce à la bienveillance de M. de Guyonnet et à sa complaisance
infatigable, Fitz-Harris eut bientôt en sa possession ce qu’il avoit
si ardemment rêvé; je vous laisse à penser dans quelle aise et quel
ravissement il dut être, et avec quelle satisfaction il dut voir la
porte de sa geôle s’ouvrir pour laisser entrer tour-à-tour chacun de
ses désirs réalisés.

Ces premières emplettes n’avoient pas absorbé touts ses fonds; mais de
nouveaux achats qu’il fît avec non moins d’empressement, à savoir: un
trictrac, un échiquier, un bilboquet, deux jeux de dominos, dont les
dés d’ivoire étoient presque in-8º, et dont un étoit destiné à M. de
Guyonnet; quelques ouvrages que Patrick avoit exigés, une provision
de cartes à jouer, du vin d’Espagne, quelques flacons de liqueur, et
quelques livres de sucre et de thé, ne tardèrent pas à mettre son
escarcelle à sec. Et si l’ordre de sa mise en liberté fut arrivé
seulement un mois après le généreux envoi de son oncle, et que pour
faire baisser le pont-levis il eût fallu seulement qu’il donnât un écu,
il seroit resté en affront. Mais cet ordre ne vint pas.

Il ne devoit jamais venir.

Au milieu de touts ses nouveaux jouets, au sein de l’espèce d’aisance
et des plaisirs qu’il venoit d’appeler dans sa prison; oublieux, léger,
inconséquent, Fitz-Harris, pendant quelques mois, vécut dans une sorte
de bonheur. Mais ce bal, mais cette mascarade, qu’il venoit pour ainsi
dire de donner à son infortune, eurent, comme toutes les fêtes, un
lendemain triste et morne. Les roses et les marguerites se fanèrent
dans leur pot du Japon, les fêtes galantes de Watteau s’enfumèrent avec
les murailles; le clavecin devint rauque. Ses ennuis, qui n’avoient
été que suspendus et non pas taris dans leurs sources, revinrent plus
acharnés et plus profonds. La liberté est un besoin inexorable.

L’estime que M. de Guyonnet avoit conçue pour les deux jeunes
privilégiés ne s’étoit point affoiblie; l’intérêt qu’il avoit pris à
leur sort ne s’éteignoit point. Le chagrin naïf de Fitz-Harris, la
résignation de Patrick, le touchoient; car la pitié habitoit dans le
cœur de cet homme. Touts les jours, depuis assez long-temps, comme s’il
s’en fût imposé le pieux devoir, il venoit passer quelques moments
auprès d’eux. Ces moments étoient consacrés au jeu ou à d’agréables
causeries. Il se plaisoit à enseigner le trictrac à Fitz-Harris et
les échecs à Patrick. Quelquefois il leur apportoit des nouvelles de
la ville et des scandales de la Cour. Le plus souvent on parlait de
l’Écosse, de l’Angleterre et de la pauvre Érin. La chronique de sa
jeunesse, les événements dont il avoit été le témoin, et les souvenirs
qu’il avoit assez bien recueillis durant une longue carrière à travers
ces temps curieux, offroient aussi une mine assez féconde. Mais
par-dessus tout, il y goûtoit un plaisir sombre, Fitz-Harris aimoit
à l’entendre raconter l’histoire et la captivité des malheureux qui
depuis cinq siècles consécutifs étoient venus tour-à-tour languir ou
mourir dans les interstices de ces épaisses murailles, dans les boulins
de ce colombier de la mort. Enguerrand de Marigny étoit l’alpha de cet
horrible alphabet d’infortunes secrètes ou dévoilées, dont Mirabeau
devoit être l’omega.

Enguerrand de Marigny!—Mirabeau! ce fut un roi qui forgea le premier
anneau de cette chaîne dont le dernier anneau étrangla la royauté.

Sur les murs de la chambre de pierre octogone qu’habitoient nos deux
compagnons, le nom du comte de Thunn se trouvoit écrit plusieurs fois,
comme on sait. Ce comte de Thunn étoit un seigneur d’une ancienne
noblesse de l’empire, qui de but en blanc fut jeté au Donjon parce
qu’il étoit l’ami d’un ennemi du lieutenant-général de police. La
comtesse son épouse fut elle-même traînée à la Bastille pour avoir
sollicité avec instance sa liberté; et son fils, qui servoit alors
le Roi dans l’armée d’Italie, pour avoir réclamé l’élargissement
de sa famille, fut à son tour mis à Vincennes, où il n’eut pas la
satisfaction de voir son père: on lui cacha qu’il étoit près de lui. Au
bout de onze années de détention, le comte de Thunn mourut, sans savoir
non plus que son fils languissoit dans le même donjon, et celui-ci
n’eut pas même la triste consolation d’embrasser son père expirant.
Un jour M. de Guyonnet, à la sollicitation de Patrick, je crois,
vint à parler de cet intéressant malheur. A peine avoit-il achevé
son récit que Fitz-Harris, qui avoit paru vivement affecté, surtout
des dernières circonstances, se leva et s’écria avec l’accent de la
colère:—Savez-vous, M. de Guyonnet, que c’est une chose abominable que
cela? On conçoit le mal fait dans un but, dans un but même criminel; on
conçoit le mal profitable; on conçoit que pour le détrousser on égorge
un homme qui passe; on conçoit que le Caraïbe rôtisse son prisonnier
et le mange, on conçoit qu’on écorche son ennemi pour faire de sa peau
une selle: cela est bien, cela est sage; mais ce qui révolte, c’est le
mal fait par bon plaisir, c’est le mal insignifiant, c’est le mal que
rien ne réclame; ce sont les petites cruautés de toutes les heures, les
petites barbaries raffinées, les atrocités mignonnes qu’on pratique
dans les bastilles! Quand la société a mis l’être nuisible hors d’état
de lui nuire, l’action de la société doit s’arrêter; et si elle a
parfois le droit, comme elle se l’arroge, d’ôter la vie, son bourreau
doit avoir une lame forte qui tranche vite et court, et non point une
épingle!... Une prison c’est une tombe, c’est un asyle de mort, c’est
un asyle sacré dont les murs ne doivent point prêter l’oreille à la
colère, dont la garde ne doit point prêter main-forte à la haine. Le
père et le fils sont prisonniers dans la même forteresse, leurs fosses
sont contiguës; cacher au père que les gémissements qu’il entend dans
la muraille sont les gémissements de son fils, cacher au fils que
les chaînes qui passent et repassent sur la voûte sont traînées par
son père; quand leur sort est commun, les laisser sur leur sort dans
une ignorance réciproque et cruelle! sous le faix de onze années de
désespoir, le vieillard succombe... ne point les réunir dans un même
cachot, pour qu’au moins le père expire dans les bras de son fils,
pour qu’au moins le fils recueille le dernier soupir de son père;
abomination!... Eh! qui demandoit cela? Étoit-ce le Roi, étoit-ce
la Loi? La Loi ne sauroit enjoindre d’aussi basses coquineries. Mon
Dieu! qu’est-ce que cela auroit donc fait que le père eût pressé la
main de son fils, que le fils eût baisé les cheveux blancs de son
père? A qui donc importoit cette lente et cruelle barbarie? Qui donc
en avoit dicté le programme?... A cette chose sans nom, cette chose
exécrable; qu’est-ce que le royaume gagnoit donc en lumières, en paix,
en grandeur, en opulence? Où donc étoit la morale de cette opiniâtre
atrocité?... Oh! c’est un fait horrible!... Malheureux comte de
Thunn!...

Mais, Saints-du-Ciel! j’y songe; puisqu’il en est ainsi, qui me dit que
ma vieille mère n’est pas derrière cette muraille, n’est pas sous cette
voûte; ma vieille mère, qui m’appelle, qui prie et qui pleure, qui se
meurt peut-être! Ah! pitié! pitié!... La mort plutôt!... Brisez-moi
la poitrine, ouvrez-moi le cœur; j’ai là un sanglot qui m’étouffe....
Mais, que dis-je? Ah! pardon, pardon, mon esprit est égaré; pardon,
M. de Guyonnet; vous, vous êtes bon, vous êtes un homme; non, non, ma
mère n’est pas là, n’est-ce pas? ma vieille mère n’est pas là, vous me
l’auriez dit. Sa majesté le lieutenant-général de police et le Roi ne
l’ont pas plongée dans cette caverne pour avoir imploré la miséricorde
de leur cœur de pierre; le Roi n’a pas dressé le menu de mon supplice,
et n’a pas dit: La mère ne verra pas le fils, le fils ne verra pas la
mère.

Après tout, n’est-il pas curieux, sinon exécrable, que certains hommes,
quand la fantaisie leur en prend, puissent accommoder ainsi leurs
semblables, et n’est-elle pas bien faite la société où de pareilles
infamies se commettent sous le couvert du Roi et dans la ruelle de
la Loi? Là, soyez franc, M. de Guyonnet, comment trouvez-vous ce
royaume?... Oh! la Loi ici n’est pas de fer; c’est un gâteau de cire
qui s’alonge, s’accourcit, se roule, se déroule, se ploie et se plie,
et prend à chaque instant mille formes nouvelles sous le pouce du Roi
ou des compères du Roi. La Loi ici c’est une courtisanne qui fait la
pluie et le beau temps. La Loi..., mais, que dis-je? il n’y a plus
de Loi: il y a long-temps que la Loi est défigurée. D’abord elle
étoit pure, elle étoit juste, comme tout ce qui vient de Dieu ou du
peuple; mais la monarchie a surpris sa chasteté; mais la monarchie l’a
subornée; mais la monarchie l’a habitée; et de cet inceste est sortie
une race de fils de la main gauche, une couvée de bâtards qui se sont
substitués à leur mère après l’avoir étouffée. Eh! voilà la hideuse
pullulée qui nous régit? voilà au nom de qui l’on nous taille et l’on
nous rogne!... La Justice autrefois vigilante fermière, faisant valoir
la Loi au profit du peuple, aujourd’hui sourde, hébétée, somnolente,
mange, dans l’écuelle du Roi, le plus pur du sang de ses sujets,
auxquels, au lieu de pain de pur froment, elle ne livre plus qu’un pain
de pavots et d’ivroie, qu’un pain amer qui donne des vertiges....—Je
vous étonne, M. de Guyonnet; ces paroles de colère vous semblent
étranges dans ma bouche; il est vrai, autrefois j’étois incapable d’une
idée qui ne fût pas frivole, mais la prison m’a mis plus de plomb dans
la tête; le malheur a consumé ma jeunesse et m’a ridé le cœur. Tout
ce qui s’est accompli sur moi et autour de moi m’a donné à penser.
J’étois heureux, j’étois bon: la souffrance m’a aigri; je sens là que
je change; je sens là que je deviens méchant.

Ainsi le comte de Thunn, parce qu’il étoit l’ami d’un homme vertueux,
M. de Brurauté, qui ne l’étoit pas d’un M. d’Argenson, un valet dont
le Roi remplissoit les poches de blancs-seings, est traîné au Donjon;
ainsi sa compagne, arrachée des bras de sa fille, est jetée à la
Bastille; ainsi son fils est chargé de chaînes; après onze années de
captivité dans un cachot contigu au cachot de son fils, ainsi le vieux
comte de Thunn meurt seul, abandonné comme une bête hydrophobe....
Eh! c’est là tout!... On plonge une famille dans la désolation; on
tue le chef, on écartèle chaque membre.... Eh! c’est là tout?.... Les
hommes en gardent ou en perdent mémoire; l’histoire le tait ou le
consigne; eh! c’est là tout?... C’est un fait passé avec d’autres faits
passés.... Eh! c’est là tout? eh! tout est dit?...—Non, non ce n’est
pas tout! non, non, tout n’est pas dit! c’est impossible, ce seroit
trop inique, ce seroit trop atroce. Patience! l’ouvrier recevra son
salaire. Après l’affront, la vengeance! Croyez-moi, le drame qui se
joue aura un dénouement! Prions Dieu qu’il ne soit pas terrible!...

Hélas! tandis que je m’apitoye sur des mânes, infortuné comte de Thunn!
tandis que je pleure sur ton sort, j’oublie le mien, non moins affreux.
Au fait: eh! pourquoi suis-je ici? Quel est mon crime? Des gents de
police qui font métier de faire des coupables, ont dit que j’avois
dit je ne sais quoi sur une pas grand’chose qui s’étoit prostituée au
Roi, et à qui le Roi prostituoit la France. Le beau dommage, oui-da!
quand j’aurois dit ce qu’on dit que j’ai dit.—Sans doute pour faire
l’empressé, pour faire l’aimable enfant, pour s’attirer sur l’épaule
un coup d’éventail protecteur, ou pour procurer de l’avancement à
quelque campagnard de sa famille, M. le lieutenant-général de police
commanda mon crime et mon arrestation. Qu’on puisse ainsi disposer de
la destinée d’un homme, que les limaces de Cour, que les suppôts de
police puissent ainsi jouer à pair ou à non avec le sort des gents
de ce royaume, c’est une perturbation! c’est une honte!... Et l’on
subit cela? et l’âne, qu’on appelle le peuple, ne rue pas?... Oh! non,
l’animal n’est pas dangereux. Accoquiné à l’écurie que la monarchie
lui a faite, qu’il ait litière fraîche et paille au râtelier, peu lui
importe le reste! Il prête volontiers le dos à l’ignominie. Le bât de
la servitude lui va mieux que le bât de la gloire.

Admettons un instant, s’il le faut, que jadis je me sois permis une
irrévérence à l’égard de la Chimène du Roi;—mais cette femme est
morte, oubliée; ses cendres depuis long-temps sont froides. D’où
vient que sa colère est debout? d’où vient que la torche de sa haine
brûle encore! Qui donc s’est fait l’héritier de ses ressentiments?...
Vengeurs posthumes de l’honneur absent d’une belle, Don-Quichottes,
valets, ardélions, magistrats irréprochables qui servez de bouclier au
putanisme, jusques à quand me tiendrez-vous dans les fers?... Pharaon
sans doute a convolé à de nouvelles amours; que fait donc la nouvelle
sultane? Tout en jouissant du présent, tout en se promettant l’avenir,
ne pourroit-elle jeter en arrière un regard de compassion, et mettre un
terme aux trop longues souffrances que sa devancière a amoncelées du
fond de l’alcôve royale? Seroit-ce que chez les filles comme chez les
rois les nouvelles dynasties ne soient que de nouvelles dynasties de
maux?

Encore un coup, répondez! au nom de qui suis-je encore à la chaîne?
Qui donc veut ma perte? Le Roi ou la France? La France n’est pas la
confidente de la Cour ni de la police; elle ignore et sans doute
ignorera toujours ma destinée. On ne lui dit pas tout à la France; on
ménage sa honte. Quant au Roi personnellement, il règne peu et gouverne
encore moins: c’est un roi de fayence! Peu lui importe qu’on fasse
paille ou foin de ses sujets. D’ailleurs, seroit-il méchant, ce que je
ne saurois croire, eût-il ordonné à ses subalternes de me faire du mal,
qu’on pourroit bien sans grand scrupule lui désobéir en ce point, comme
en tant d’autres. Il seroit si facile de tromper la voracité de Saturne!

Quand on veut un cheval on s’adresse à un maquignon; quand on veut du
vin on va au cabaret; mais à quelle porte frapper pour qu’on vous fasse
droit?... On regorge de justiciers, mais on chôme de justice; on ne la
rend, on ne la vend, ni on ne la donne.—Allons! messieurs du Parlement,
vous qui avez la main haute, de grâce, un peu de zèle pour l’innocent!
Assez de robes noires s’exterminent après les coupables. C’est assez
jongler avec Jansénius; vous êtes de grands casuistes, on le sait.
Allons, messieurs, levez-vous et partez! Pour défendre l’opprimé, pour
sauver l’innocent, il n’est besoin d’être en rang comme des chaises
d’église, sous les lambris sonores d’un palais. Hola! messieurs, hola!
vous ajusterez une autre fois les marteaux de vos perruques, laissez
là vos Philis; chaussez l’éperon, ceignez l’épée; à cheval, à cheval!
volez où l’on pleure, volez où l’on pousse d’éternels gémissements!
Pénétrez dans les bastilles, descendez dans les cachots; faites combler
les citernes; rendez à la vie, au monde, à leurs familles, les gents
d’honneur qu’on y tient ensevelis, les gents de cœur qu’on y exténue!
Et si Pharaon par hasard vous demandoit pourquoi vous avez pris sous
vos bonnets d’agir ainsi, vous lui direz, vous qui savez si bien faire
les remontrances:—Sire, c’est une sainte besogne que nous avons faite
là. Sire, nous sommes les concierges des droits de vos sujets, et non
les greffiers de votre bon plaisir. Sire, nous sommes le sceptre du
peuple et non la hallebarde du Roi. Sire, chacun son métier: notre
apostolat à nous n’est pas le vôtre; nous, Sire, nous sommes pour
défaire le mal; tant pis pour vous!

Mais non, compagnons de misère, vous qui, comme moi, avez été condamnés
à une éternelle souffrance, soyez tranquilles, pourrissez en paix dans
vos basses-fosses! Allez, messieurs du Parlement, ne vous troubleront
point; ils sont couchés sur des roses!

Beaux philosophes, vous aurez beau dire, ces temps que vous calomniez
valoient mieux que celui-ci. Là, derrière ce donjon, non loin de ce
château, venez, et vous verrez encore le tronc vermoulu du chêne sous
lequel s’asseyoit un roi chevalier pour rendre la justice à tout
venant. La justice alors émanoit du Roi. Oh! si seulement pour un
seul jour l’ombre de ce preux pouvoit rejeter son suaire, et venir
se rasseoir au pied de cet arbre, que de maux seroient réparés! De
quelle noble colère ne seroit-il pas saisi quand on viendroit lui
dire:—Sire, là-haut, dans ce donjon, on retient dans les fers un jeune
homme, que dis-je? deux braves jeunes hommes, à cause d’une femme folle
de son corps, qui vivoit avec le Roi votre fils.—Le Roi mon fils!
s’écrieroit-il! non; non, cet homme n’est pas mon fils; cet homme n’est
pas de ma tige; cet homme n’est pas de ma maison! ce n’est pas là mon
sang, ce n’est pas là ma race! c’est un bâtard!...

Je crie, je pleure, je m’épuise, je déblatère; mais à quoi bon? ma
condition est toujours là, immuable. De quel côté que je me tourne, je
me trouve toujours avec elle face à face. Je le vois bien, c’est une
chose écrite, il faut que je périsse!... Abomination!... Oh! mon Dieu!
encore une fois, que suis-je donc, qu’il faille pour l’équilibre du
monde que je sois dans ce cachot. Qu’importe qu’il soit là ou ailleurs,
le pauvre atôme! Allez, M. de Guyonnet, vous pouvez sans crainte me
mettre dehors; le soleil ne s’obscurcira point; les morts ne sortiront
point de leurs sépulcres.

Ici Fitz-Harris se tut: il n’étoit pas au bout de sa colère, mais il
étoit au bout de ses forces; la voix lui manqua. En rôdant à grands
pas dans sa prison, il avoit répandu cette longue déclamation avec un
courroux si réel, ses lèvres avoient humecté chaque parole de tant
de venin, que, comme avec une arquebuse qui a du recul en frappant
l’ennemi, il s’étoit frappé lui-même. La pierre, en s’échappant avoit
déchiré la fronde. Pour cacher les larmes qui tomboient de ses yeux
il jeta ses bras autour du col de son ami, que cette sortie avait
tristement ramené sur le terrain de son infortune, et plongé dans une
émotion presque aussi grande. M. de Guyonnet, qui avoit tout écouté
avec une patience religieuse, qui même quelquefois n’avoit pu se
défendre de sourire aux mots les plus heureux et les plus sanglants,
bien qu’un peu troublé, s’efforçant de prendre légèrement la chose,
se mit à moraliser Fitz-Harris avec toute sa bonté et toute sa grâce
habituelle.—J’étois loin, mon brave compagnon, de vous soupçonner si
mauvais, lui disoit-il; mais vous êtes, tout de bon, un misanthrope
redoutable; vous êtes fâché tout rouge contre l’univers. Votre
infortune est grande, je l’avoue; mais elle aura un terme, mais il y
a pire encore. Ne vous montez pas la tête, soyez plus résigné; vous
n’êtes, mon cher compagnon, croyez-le bien, ni le doyen ni le prince
des malheureux. A vous escrimer ainsi contre le moulin à vent de la
monarchie, prenez garde, pour vous emprunter une excellente expression,
de sembler aussi un Don Quichotte. Le manteau royal, couleur du ciel
et semé de dorures comme le firmament d’étoiles, peut bien avoir sous
quelques plis quelques trous et quelques taches, mais il n’en est pas
moins un abri vaste et sûr pour le peuple.—M. le lieutenant pour le
Roi se crut encore obligé de dire beaucoup d’autres choses semblables,
que je serois charmé de ne point répéter, que Fitz-Harris n’écouta
guère, et auxquelles, préoccupé qu’il étoit, il ne faisoit pas grande
attention lui-même.

Depuis cette fâcheuse algarade, M. de Guyonnet évita toutefois, avec
le plus grand soin, de toucher à rien dans la conversation, qui pût
éveiller chez ses jeunes prisonniers la pensée de leur malheur, et
leur remettre sous les yeux la sombre image de leur sort; et quand
Fitz-Harris cherchoit à le questionner sur quelque ancien captif du
Donjon, sur quelque détention occulte:—Laissons là ces infortunés, lui
disoit-il; parlons, si bon vous semble, du château de Beauté et de
ses orgies, d’Isabeau et de l’insolent Bois-Bourdon; mais laissons le
Donjon tranquille. Vous le savez, je suis payé pour cela. Vous m’avez
un jour fait éprouver trop cruellement la sagesse de cet adage trivial:
Qu’il ne faut jamais parler de corde dans la maison d’un pendu.

       *       *       *       *       *

L’oncle de Fitz-Harris, l’abbé de Saint-Spire de Corbeil, avec un zèle
et une persévérance vraiment apostoliques, n’avoit pas cessé, depuis
qu’il lui en avoit fait la promesse, de travailler à son élargissement.
Un genou en terre, son front chauve penché sur le seuil, il avoit
heurté à toutes les portes du pouvoir, même à la porte de Versailles;
mais on le renvoyoit de Caïphe à Pilate, de Pilate à Caïphe, de
Caïphe à Hérode. Tantôt c’étoit un refus brutal, tantôt une réponse
évasive; ici on prenoit un faux air d’intérêt et l’on faisoit des
phrases stériles; là on se bouchoit sans façon les oreilles. Partout
on s’appliquoit avec tant d’ardeur à gonfler la faute de Fitz-Harris,
à s’exagérer sa perversité, à démontrer sa profonde scélératesse, que
notre saint abbé avoit fini par ne savoir trop que penser, par douter
du caractère de son neveu, et par n’être guère éloigné de le considérer
comme un mortel redoutable, qu’il falloit tenir prudemment claquemuré
pour la sûreté et l’affermissement de l’État. Dans ses lettres, il
lui avoit toujours caché assez habilement le peu de succès de ses
démarches, et avoit toujours cherché à l’entretenir dans la consolante
idée d’une délivrance prochaine; cependant, après une longue attente,
ne voyant toujours rien venir, celui-ci avoit cru pouvoir démêler,
sous des paroles obscures et embarrassées, une vérité pénible que de
la bienveillance déguisoit. Et, cette fois encore, son désappointement
avoit été cruel, car il avoit beaucoup compté sur le dévouement et la
haute influence de son oncle. Cet espoir évanoui, il ne lui restoit
plus d’espoir au monde. Sa perte lui sembla jurée derechef. Il n’avoit
plus rien à attendre que du hasard, du temps ou de la lassitude de
ses bourreaux. Son irritabilité s’exalta, il retomba dans son premier
abattement.

Être dehors étoit la pensée unique qui absorboit tout entier
Fitz-Harris et le minoit. Avec le désir dévorant de recouvrer la
liberté, Patrick nourrissoit d’autres vautours qui, sans pitié, lui
rongeoient le cœur. Plusieurs fois, à de longs intervalles, pour
obtenir enfin des nouvelles de Déborah, ou pour pousser à faire des
recherches sur sa résidence ou sur sa destinée, il avoit écrit à M.
Goudouly de l’hôtel Saint-Papoul, et toutes ses lettres étoient restées
sans réponse. Ce silence persévérant lui avoit mis la mort dans l’âme.
Comme c’étoit par l’intermédiaire seul de cet homme qu’il lui avoit été
permis d’espérer découvrir la retraite de sa malheureuse amie, c’en
étoit fait, il le voyoit bien, elle étoit perdue pour lui sans retour;
c’en étoit fait, la dernière lueur qui brilloit devant ses pas dans le
champ de sa nuit venoit silencieusement de s’éteindre.

Juste au moment où nos jeunes amis, dans le sentier que chacun d’eux
suivoit, s’étoient vu dépouiller de toute espérance, justement à
l’heure où ils venoient de s’enfoncer plus avant dans les sables
arides du chagrin, et où ils avoient plus besoin que jamais de
consolations, de distractions et d’égards, la lieutenance du Donjon
tomba des mains de l’honnête M. de Guyonnet dans les mains d’un
avaleur de charrettes ferrées, d’un sot, d’un fat, d’un puant, d’un
pince-maille, d’un bélître, le chevalier de Rougemont. Ce chevalier de
malheur, sinon d’industrie, étoit une créature du petit duc Phélypeaux
de Saint-Florentin de la Vrillière. Il avoit épousé, je crois, la
fille du gouverneur des pages du duc d’Orléans. Ce n’étoit pas sans
raison, comme on voit, qu’il en étoit à _m’amour, que veux-tu?_ avec
le lieutenant-général de police. Je m’en tiens, pour l’instant, à ces
quelques coups de pinceau ou de massue, comme on voudra: la suite nous
fera connoître de reste ce monsieur.

Pas un prisonnier n’avoit eu encore l’avantage de voir seulement le
bout du nez du nouvel astre qui venoit de se lever sur le Donjon, que
déjà touts avoient subi sa funeste influence. Le sang s’étoit figé
dans les veines, les cœurs s’étoient glacés. Tout intrus qui arrive
au pouvoir se croit dans la nécessité de manifester son élévation par
de nouvelles remontes et de nouvelles réformes. C’est du petit au
grand. L’un aliénera les forêts de la nation, l’autre retirera une
bûche du feu de ses prisonniers; l’un refera la charte de ses sujets
et supprimera la religion de l’État, l’autre refera la carte de ses
prisonniers et supprimera les deux pommes du jeudi, et le biscuit
de deux sols du dimanche. L’un allumera la guerre civile, l’autre
éteindra une chandelle. Bref, sur la poitrine de ses subordonnés, le
nouveau gouvernement s’assit lourdement comme un sombre cauchemar.
Tout fut mis à l’étroit. On multiplia les corps-de-garde, on doubla
les sentinelles, on accumula les précautions. Les habitants du Château
furent gênés ou outragés; ceux du Donjon accablés et torturés. On fit
de l’importance; on ne voulut répondre des prisonniers qu’à telle et
telle conditions, que moyennant tant de verrouils, tant de barricades,
tant d’alguazils. Le régime fut appauvri. On ne servit plus que de la
basse viande coriace, filandreuse et visqueuse, du jarret, du collier,
du paleron, et comme on ne donnoit point aux détenus de couteau ni de
fourchette de fer, il falloit qu’ils la lacérassent avec les ongles
et la déchirassent à belle dent; il est facile de s’imaginer quelle
rude besogne c’étoit. Le vin devint fier, le pain dur et grossier, la
marée odoriférante; les légumes sembloient avoir traversé une rivière
à la nage; les mets avoir été apprêtés à coups de sabre. Plus de
faveurs, point de pitié! Fitz-Harris ne monta plus sur la plate-forme
de l’échauguette. Personne ne descendit plus au jardin; tout demeura
condamné à une ombre éternelle.

Ces améliorations étoient déjà depuis long-temps effectuées, et
Fitz-Harris, peu fait pour une vie de pénitence, plus exaspéré
qu’affoibli par ces privations et ces macérations, souhaitoit vivement
de voir un peu la mine du nouveau potentat, dont le bras invisible
s’étoit appesanti si lourdement sur leurs couronnes d’épines. Enfin,
un beau matin, ayant fait son bruit accoutumé, la porte s’ouvrit, une
voix cria dehors: M. le lieutenant pour le Roi, et un personnage entra
tout d’une pièce, suivi d’un guichetier et de deux artisans portant le
tablier de peau, la truelle à la ceinture et la pioche sur l’épaule.
Roide, empesé, guindé, il avoit quasi l’air d’un bâton ou de la verge
noire d’un sergent, à laquelle pendroit horizontalement une épée. Pour
toute salutation il hocha malgracieusement la tête en clignant les
paupières, et comme nos deux captifs se levoient avec politesse, en
signe de respect:—Bien, bien, messieurs, leur fit-il dédaigneusement,
ne vous dérangez pas, restez assis. C’est vous, je crois, qui êtes
Irlandois et mousquetaires?—Oui, monsieur, répondit Patrick avec sa
dignité, nous sommes Irlandois, nous étions mousquetaires.—Criminels de
lèze-majesté, je crois?—Prisonniers, oui! criminels, non! reprit encore
Patrick.

—Lequel de vous, s’il vous plaît, se nomme Whyte?—C’est moi,
monsieur.—L’autre alors....—L’autre alors, monsieur le commandant,
c’est Fitz-Harris qu’on le nomme; que me voulez-vous?—Rien, répliqua
plus sottement encore M. le nouveau lieutenant, en examinant d’un air
moitié figue, moitié raisin, article par article, tout l’ameublement de
la chambre. Lorsqu’il eut tout bien reluqué:—M. de Guyonnet étoit fou,
je crois! Le Roi, ma foi, étoit bien servi, se mit-il à dire avec un
geste de commisération.—Non, monsieur, s’écria là-dessus Fitz-Harris,
en lui coupant la parole, M. de Guyonnet n’étoit point fou! Plus de
retenue, s’il vous plaît, monsieur, à l’égard d’un honnête homme qui
emporte nos regrets et nos larmes, qui s’est fait aimer comme vous
vous faites haïr, dont nous vénérons la mémoire comme on exécrera la
vôtre.—M. de Guyonnet étoit fou, dis-je, poursuivit emphatiquement M.
le chevalier de Rougemont; avoir laissé accommoder ainsi un cachot! Des
vases, des estampes, un clavecin.... Mais c’est plutôt le boudoir d’une
fille d’opéra qu’un cabanon! Nous y mettrons bon ordre.—Oh! vous en
êtes bien capable, M. le lieutenant, reprit encore Fitz-Harris avec un
sourire acéré qu’on ne sauroit mieux comparer qu’à une lame.

Les artisans qui accompagnoient le nouveau monarque de Vincennes,
c’étoient, leurs outils le disoient de reste, des maçons; car cet
homme, chacun son goût, raffoloit de la maçonnerie: il avoit le cœur
sur la main pour les tailleurs de pierre; il en avoit toujours autour
de lui, après lui, chez lui, sur lui; c’étoient ses gardes-du-corps
à lui. Qu’y a-t-il à redire?—Depuis son arrivée le Donjon en étoit
infesté: il y en avoit aux portes, aux cheminées, aux gouttières, aux
fenêtres; les toits en étoient couverts; les fossés en étoient pleins.
C’étoit un assaut de plâtre, une véritable escalade de mortier. On
eût dit qu’avec lui touts les manœuvres de la terre avoient ceint le
diadème. Si M. de Rougemont, ainsi que Louis XII, n’étoit pas le père
de son peuple, en revanche, soyons justes, c’étoit bien le père des
Limousins. Or, comme il ne pouvoit bâtir donjon sur donjon, tour sur
tour, entasser Pélion sur Ossa, il occupoit toute cette gangrène à des
rabobelinages souvent inutiles, presque toujours ridicules.

Après l’échange des paroles assez âpres que nous avons rapportées
plus haut, M. le lieutenant pour le Roi laissa là ses prisonniers;
puis, mesurant la lucarne avec son épée, et se tournant vers ses deux
artistes favoris:—Compagnons, allons à notre affaire, leur cria-t-il;
vous allez, comme nous avons déjà fait dans les autres cachots, relever
cette fenêtre de façon qu’on ne puisse voir ni au-dessus ni au niveau.
Vous scellerez à l’extérieur une grille saillant en dehors, pareille
aux autres, dont vous donnerez mesure au serrurier. Vous rescellerez
dans les tableaux les barreaux croisés qui se traversent, et, dans
l’embrasure, cette même rangée de barreaux que vous ferez couper de
longueur. Ici, à l’intérieur, pour tenir la fenêtre hors d’atteinte,
vous reposerez cette grille coudée et contre-coudée, que vous ferez
ajuster à la forge suivant la demande, et que je ferai garnir ensuite,
par mon grillageur, d’un treillis de fil d’archal à mailles fines et
serrées.—Ayant donné ces ordres avec son emphase habituelle, et en
affectant d’employer quelques mots techniques, ainsi qu’un bourgeois
qui a fait bâtir, comme M. de Rougemont se retiroit, Fitz-Harris
s’approcha de lui, et, du regard lui perçant la poitrine, s’écria:—Vous
avez raison, M. le lieutenant de faire boucher ces fenêtres; vous
vous rendez justice: il ne faut pas que le ciel soit témoin des
exécrables choses que vous faites ici!... Vous vous donnez trop de mal,
croyez-moi, mon bon monsieur, pour nous intercepter le jour et l’air;
faites nous étouffer entre deux matelas, ce sera moins cher et plus
tôt fait.—Vous me manquez, jeune homme, vous oubliez sans doute que je
représente le Roi, répondit en s’enorgueillissant M. de Rougemont.—Le
Roi! c’est ma bête noire; ne me parlez pas de ça! reprit brusquement
Fitz-Harris, le toisant du haut en bas. En tout cas, monsieur, si vous
représentez le Roi, il faut avouer que Sa Majesté est grotesquement
représentée. Mais non, vous ne représentez rien, vous ne tenez lieu de
personne, vous êtes roi vous-même, vous êtes Harpagon I^{er}.

—L’insolent!... Oh! vous me payerez cela.

—Je croyois, monsieur, l’avoir payé d’avance.

       *       *       *       *       *

Le lendemain matin, à peu près à la même heure, tandis que les maçons
travailloient à la lucarne, coup sur coup les trois portes s’ouvrirent,
et M. de Rougemont, avec son air gourmé de la veille, parut, suivi
cette fois d’un porte-clefs et de deux valets à sa livrée. Touts
marchoient d’un pas martial. Ils sembloient les Argonautes partant
pour la conquête de la toison. Arrivés au milieu de la chambre, touts
s’arrêtèrent subitement comme un seul homme, et M. le lieutenant pour
le Roi, prenant solemnellement la parole comme un héros d’Homère,
envoya cette harangue à la face de l’ennemi:—Sans manquer aux devoirs
de ma charge et au Roi, je ne saurois tolérer un seul instant les abus
monstrueux introduits dans ce gouvernement par M. de Guyonnet. Je vous
l’ai dit hier, messieurs, votre prison est plutôt le boudoir d’une
fille d’Opéra qu’un cachot. Le Roi, cependant, n’a pu avoir l’intention
de faire de vous des filles entretenues; vous êtes ici pour souffrir.
Il faut qu’à chaque pulsation de son cœur le prisonnier sente tout le
poids de sa captivité, et se trouve côte à côte avec son malheur. Au
nom du Roi, donc, nous allons procéder à l’enlèvement de touts ces
objets qui hurlent de se trouver ici.—Tout beau! M. le lieutenant, dit
alors Fitz-Harris avec rage, ces objets sont à moi et avec moi, et au
nom du bon droit et de la raison, nul n’y portera la main que je ne
m’en sois déguerpi! attendez!... Se saisissant là-dessus de la pioche
d’un des tailleurs de pierre, il la brandit avec force et mit en pièces
le clavecin que les deux valets traînoient déjà du côté de la porte;
puis, avec la promptitude de la flèche, faisant le tour du cachot à
coups de pioche, il fit voler en éclats touts les tableaux accrochés à
la muraille. D’un autre assaut, ayant brisé le trictrac et l’échiquier,
il rejeta son arme, et pulvérisa sur la dalle les deux vases du Japon
que M. de Rougemont avoit mis avec soin sous son bras. Cette besogne
achevée, se dressant fièrement et frappant du pied sur les débris qui
jonchoient le sol:—Maintenant, s’écria-t-il, je vous l’abandonne; tout
cela est à vous, messieurs, ramassez! L’impétueux Fitz-Harris avoit
exécuté ce sac avec une telle vitesse que pas un n’avoit eu le temps
de se reconnoître assez pour y opposer résistance. M. le lieutenant
pour le Roi au milieu de ce fracas, dans une consternation risible,
restoit là comme une oie étonnée. Enfin, ne pouvant dissimuler son
naïf désappointement: C’est dommage! lui échappa-t-il de dire avec
l’accent d’une profonde mélancolie.—Fitz-Harris saisit l’oiseau au
vol.—C’est dommage, en effet M. le lieutenant, qu’on vous ait cassé
l’œuf que votre convoitise couvoit si tendrement! C’est dommage, en
effet, vous comptiez dessus, n’est-ce pas? vous vous étiez dit: Je
mettrai le clavecin au salon entre mes deux fenêtres, les vases du
Japon sur ma cheminée, cela sera d’un bel effet! C’est dommage, oui-dà!
la peau de l’ours étoit belle. Allons, monsieur, exécutez-vous de bonne
grâce, remboursez gaiement le prix de cette peau.—Je hais d’avance les
héritiers qui pourront se disputer mes dépouilles après ma mort, ce
n’est pas pour avoir des hoirs de mon vivant. Quand on n’a plus soif,
vaut mieux briser le verre dans lequel on a bu, que de le voir aller
aux lèvres d’un pleutre ou d’un paltoquet.

Tandis que Fitz-Harris le crossoit ainsi impitoyablement, n’ayant
pas l’air de faire grande attention à ces affronts sanglants qu’il
dévoroit comme un homme qui eût fait son métier de dévorer les
affronts, M. le lieutenant pour le Roi s’étoit approché du porte-clefs
et lui avoit glissé quelques mots à l’oreille, après quoi il étoit
sorti. Au bout de quelques instants, accompagné de quatre sergents de
garde, cet homme reparut. M. de Rougemont enjoignit sur-le-champ à ces
valeureux fantassins d’entourer Fitz-Harris et Patrick, et de ne pas
les quitter de l’œil jusqu’à nouvel ordre. Puis ses prisonniers de
guerre une fois tenus en respect, il fit enlever tout ce que la pioche
de Fitz-Harris avoit brisé ou épargné, ou plutôt il fit tout emporter,
tout, jusqu’aux jouets, jusqu’aux cartes, jusqu’aux plumes, jusqu’au
papier, jusqu’à l’encre, jusqu’aux livres. Patrick le pria instamment,
bien qu’avec dignité, de lui laisser au moins sa Bible. Sans daigner
répondre à cette prière, il ouvrit d’un air entendu le saint ouvrage;
mais comme c’étoit une version angloise son nez se cassa sur le bois
de la porte: il ne put en déchiffrer un mot. Pour sauver l’honneur de
son ignorance il le rejeta avec mépris, disant d’un air plus entendu
encore:—Bible de Huguenots, grimoire d’hérétiques, bon à mettre aux
livres à brûler; emportez ça!—Quand le cachot eut été rendu à sa nudité
première, c’est-à-dire quand il n’eut plus que deux chaises de bois,
un grabat, une table et une cruche égueulée, on se mit à fouiller
les coffres, d’où l’on retira tout le linge et toutes les hardes
que M. le lieutenant pour le Roi ne jugea pas, pour des criminels,
d’une absolue nécessité. Arrivé à la valise que M. Goudouly, l’ancien
hôtelier de Patrick, avoit autrefois renvoyée de l’hôtel Saint-Papoul,
et qui contenoit quelques riches et tristes dépouilles de Déborah,
l’étonnement de M. de Rougemont fut grand de la trouver pleine de
vêtements et de bijoux de femme. Il ne se tenoit pas de stupéfaction et
d’aise intérieure. S’il l’eût osé, je crois qu’il auroit baisé de joie
sa trouvaille.—Décidément, s’écria-t-il à la fin, refermant la valise,
après une assez longue extase, et fourrant la clef dans sa poche, sous
M. de Guyonnet c’étoit ici un donjon de cocagne. On y passoit les jours
en plaisirs, les nuits en orgies. On y dansoit, on y donnoit des bals
travestis. Dieu me pardonne! Et c’étoit là vos habits de mascarades,
n’est-ce pas, messieurs? Dérision! J’en ferai mon rapport au Roi.
Allons, guichetier, emportez ces haillons.—Au mot de haillons, Patrick
tressaillit et ne put retenir un râlement de rage. Il auroit donné sa
main droite pour conserver auprès de lui ces reliques vénérées de son
amie; il eût donné sa vie pour arracher ces reliques aux profanations
de ce laquais; mais l’accueil qu’avoit eu sa première prière lui fit
une loi de garder le noble silence qui convenoit à son orgueil. Il
essuya seulement une larme, et détourna la tête pour ne point voir.

L’expédition étoit achevée; M. de Rougemont renvoya les sergents de
garde; mais comme lui-même alloit se retirer, ayant apperçu par hasard
le chien de Fitz-Harris, le pauvre Cork, qui s’étoit blotti sous la
table, il revint sur ses pas, et lui passant son épée sous le nez,
d’un air triomphateur:—Tais-toi, mauvaise bête, lui fit-il.—Puis il
ajouta:—Il seroit de mon devoir, messieurs, de faire jeter cet animal
dehors; mais je veux manquer en ce point à mon sacerdoce; je vous le
laisserai. Comme vous paroissez y tenir et lui donner vos soins, vous
serez obligés de partager avec lui votre ration, qui sera mince; ce
sera ça de moins que vous mangerez; ce sera ça de faim de plus que vous
souffrirez; gardez-le!—A cet ignoble et dernier outrage, Fitz-Harris
jeta un cri de dégoût, et répondit avec un courroux superbe:—Nouveau
Barnaville, vous voulez, M. le lieutenant pour le Roi, nous pousser à
bout; vous voulez nous forcer, comme Jean Crônier, le frère du gazetier
de Hollande, à arracher les pierres du mur, et à les aiguiser, et à
vous casser le crâne, pour nous faire passer ensuite par une chambre
ardente, pour nous faire envoyer à la mort ou ramer sur les galères du
Roi; mais vous vous adressez mal: nous n’en ferons rien, je vous le
dis! Ce n’est pas, croyez-le bien, que nous redoutions les galères:
elles ont touts nos souhaits! Là, du moins, nous aurions de l’air, nous
verrions la mer et le ciel!...

       *       *       *       *       *

Fidèle à sa honteuse parole, comme eût pu l’être un homme d’honneur,
ce qu’il n’étoit pas, M. le lieutenant pour le Roi vérifia servilement
sa prophétie de marmiton. La part de nos jeunes amis devint mince, en
effet. Aux améliorations générales qu’il avoit apportées, il ajouta
à leur égard des améliorations particulières. Les porte-clefs avoient
eu ordre de ne plus faire, quelle que fût la rudesse de l’hiver et du
froid, que deux feux par jour aux prisonniers, c’est-à-dire de mettre,
le matin en entrant chez eux, trois bûches dans les cheminées de ceux
qui jouissoient du doux avantage d’en avoir, et trois bûches le soir
au dîner; mais pour eux, il y eût suppression universelle des six
bûches. Chaque prisonnier avoit droit, droit consacré par l’usage à six
chandelles de suif en été, et à huit en hiver; mais, chandelles d’été,
chandelles d’hiver, furent aussi pour eux mise à l’index; ce qui, vu
la petitesse de leur lucarne, garnie, comme on sait, d’une multitude
d’espaliers de fer, leur procuroit durant plusieurs saisons l’horreur
de dix-neuf heures de nuit sur vingt-quatre.—Un fois, enfin, lassé
de languir dans cette mortelle obscurité, lassé de tâtonner dans ces
ténèbres, n’y tenant plus, Fitz-Harris fit prier M. le chevalier de
Rougemont d’avoir la pitié de leur accorder un peu de chandelle; mais
celui-ci eut le cœur de faire une dérision de cette triste demande.
Il leur renvoya dire, par le porte-clefs, qu’il s’étonnoit qu’ils
demandassent de la chandelle; qu’au défaut de bougie, des gentilshommes
comme eux ne devoient brûler que du clair de lune.

M. le chevalier persévéra d’autant plus volontiers dans ce surcroît
de mauvais traitements, qu’il y trouvoit son compte. Sa sordidité y
trempoit pour le moins autant que sa vengeance personnelle, ou plutôt
ces dames s’entendoient comme deux larrons en foire. M. le chevalier
ressembloit un peu, en ce cas, à ces crasseux teneurs d’école, qui,
pour la moindre faute, heureux encore quand le budget domestique n’a
pas fait une loi de la prétexter! condamnent avec empressement leurs
élèves à la privation du dessert ou au pain sec; qui, sous couleur
d’orner la mémoire, atrophient l’estomac; qui ne châtient jamais qu’au
profit de la cuisine; et à qui leurs disciples affamés pourroient dire
à bon droit: De grâce, maître, un peu moins de morale et plus de soupe.

Ainsi que ces piètres, ce n’est pas que M. le lieutenant pour le Roi
eût un besoin urgent de ces petits tours de bâton; mais un et un
font deux; mais les petits ruisseaux font les grandes rivières; mais
il thésaurisoit; son avarice d’ailleurs l’eût fait le très-humble
serviteur d’un scheling d’Allemagne, d’un liard effacé; non, certes!
ce n’est pas qu’il en eût un besoin urgent, car sa place étoit bonne;
bonne tant que vous voudrez! mais le bon comme le beau ont-ils des
limites connues? Le beau ne peut-il pas être embelli? Le bon ne
sauroit-il être bonifié? Si le mieux est l’ennemi du bien, le meilleur
n’est pas l’ennemi du bon. Le fait est que sa bonne place, toute
bonne qu’elle étoit de son acabit, rendons-lui cette justice, il
avoit eu l’art de la pratiquer si adroitement avec certains petits
engrais artificiels, et de la féconder avec un système, à lui,
d’irrigation si parfaitement approprié, qu’il l’avoit, vraiment,
dans la sincérité de mon âme, parlant avec la plus grande ouverture
de cœur, considérablement bonifiée. Elle offroit alors l’image d’un
printemps éternel; fleurs et fruits y pendoient en toute saison. Il y
moissonnoit tout le long de l’année. Mais sous ce tapis de verdure, si
l’on avoit passé la bêche, comme dans un cimetière on eût fait sonner
des ossements.

M. le lieutenant pour le Roi au Donjon ne recevoit régulièrement,
pour son poste, que trois mille livres; mais touts les revenant-bons,
mais tout son savoir-faire, arrivoient, comme on a vu, et changeoient
bien la thèse. Il souffloit si bien la bête morte, que la grenouille
devenoit un bœuf. L’âne de carton se faisoit cheval de bronze. En un
mot, les petits mille écus du commis se métamorphosoient en vingt ou
vingt-cinq bonnes mille livres de rente, bon an, mal an. Vingt-cinq
mille livres de rente!... mais cet or étoit le prix du sang, c’étoit
les trente écus de Judas.

Vingt-cinq mille livres!... Tout bien compté, ce n’étoit pas trop, ce
n’étoit guère, même, pour un si beau dévouement au Roi, à la Royauté,
au Royaume; car la chère âme se donnoit bien du mal. Quelle vigilance!
Quelle entente des affaires! Quelle adresse! Quelle intelligence! Quel
homme à la fois de cabinet et de fourneau! Quelle tendre sollicitude
pour le bien de la chose! Comme il frappoit dru avec sa houlette! Comme
les chiens mordoient bien à sa voix!... Quel silence dans le Donjon!
quelle tristesse! comme tout y étoit bien claquemuré! comme tout y
étoit bouché hermétiquement! comme on y souffroit bien! comme on y
avoit froid! comme on y avoit faim! comme le désespoir y régnoit!...
Vingt-cinq mille livres! tout ça! ce n’étoit pas trop, ce n’étoit
guère. Eh! quel zèle! Quelle imperturbabilité! Quel cœur inaccessible!
Quel amour de ses devoirs! Quelle ferveur! Quel beau fanatisme! si
beau même, que ce serviteur à toute outrance eut plusieurs fois
la douleur de ne pas se voir assez compris par ses maîtres. M. le
marquis Paulmi d’Argenson, gouverneur du Château, un descendant du
premier surintendant de la Police du Royaume, M. Marc-Réné de Voyer de
Paulmi d’Argenson, celui-là même qui surprit la religion du Roi et de
Pontchartrain pour se venger du marquis de Brurauté sur le comte de
Thunn, comme on a vu; M. le marquis de Paulmi d’Argenson, dis-je, fut
maintes fois obligé de mettre le pied sur la queue de ce serpent pour
le rappeler à l’ordre, tant il alloit loin dans son royal enthousiasme!

La colère est un flux puissant qui soutient et entraîne. Dans sa
colère contre le nouvel ordre de choses, Fitz-Harris puisa d’abord
quelques forces; mais quand la marée se fut faite, quand le flux amorti
se retira, le flot manqua à sa barque, elle s’engrava de nouveau
profondément; le jusant la laissa à sec; et, comme au milieu d’une
grève solitaire, il se retrouva encore debout au milieu de son marasme.
Que faire pour se distraire? Qu’il soit de bois, qu’il soit de pierre,
que faire pour se distraire dans un cercueil? Parler?... Depuis dix
ans bientôt que ces deux pauvres jeunes hommes étoient seul à seul,
face à face, ils s’étoient tout dit: souvenirs d’enfance, sentiments
de jeunesse, folies, rêves, désirs secrets, pensées d’orgueil, péchés,
amourettes, amours, amour de la patrie! souvenances du village,
souvenances de leur père, souvenances de leurs frères ou de leurs
compagnons, souvenances de leur mère, souvenances de leur sœur. Ils
avoient passé et repassé mille fois par les sentiers de la montagne. En
image, mille fois ils étoient revenus jouer sur la rive du lac natal,
cueillir des roseaux verts, amasser des cailloux, lancer des pierres
aux hirondelles, ou troubler l’eau avec un long rameau de saule. Lire?
Fitz-Harris n’étoit pas un grand liseur; sa tête active ne lui laissoit
pas assez de cesse. Tandis que de l’œil il suivoit machinalement la
ligne sur la page, il bâtissoit ailleurs des choses bien plus belles
que ce que l’homme a écrit. Patrick, à la bonne heure!... Mais ils
n’avoient plus de livres. Et eussent-ils été en assez bons termes avec
M. le lieutenant de Roi, comme on disoit, pour lui en faire demander,
qu’il en eût été à peu près de même. Il n’y avoit point de bibliothèque
au Donjon comme à la Bastille. M. de Rougemont, d’autre part, n’étoit
pas un homme littéraire; il avoit bien un garde-manger, beau comme un
buffet d’orgues, mais il n’avoit pas d’armoire à livres; et il falloit
qu’un prisonnier suppliât vingt fois avant d’obtenir quelqu’un des
bouquins domestiques qui traînoient par la maison. Les prisonniers en
bonne odeur parvenoient aussi quelquefois à se faire apporter un cahier
de papier; mais chaque feuillet en étoit soigneusement numéroté, et il
falloit qu’ils justifiassent de leur emploi. Écrivoient-ils quelques
lettres: on les remettoit ouvertes à M. le lieutenant, qui les lisoit
toujours, mais les laissoit rarement sortir. Celles qui leur étoient
adressées du dehors ne pénétroient jamais jusqu’à eux, pour ainsi dire.
Dans ce désœuvrement, Fitz-Harris, c’étoit devenu sa manie, retiroit la
couverture de laine de leur grabat, l’étendoit par terre, se couchoit
dessus avec Cork, et là, dans une espèce de sommeil ou d’apathie,
qu’on eût dit procurée par de l’opium, il passoit des journées, de
longues journées, immobile, muet, la paupière baissée ou le regard
fixé sur les pierres de la voûte, examinant les compartiments et les
dessins bizarres qu’en son imagination engourdie sembloient former les
joints des claveaux et des voussures contrariés dans leur appareil;
et Patrick, durant ce temps-là, de son côté, assis devant la table
et penché dessus, la figure appuyée sur ses bras et cachée, pleuroit
quelquefois, et s’abymoit dans des rêves que Dieu lui envoyoit, sans
doute, mais que nul n’a connus, mais que nul ne connoîtra jamais.

Les soins de M. de Guyonnet pour ses deux enfants gâtés, le régime
salutaire dont on jouissoit au Donjon sous son gouvernement, avoient
contrebalancé les ravages de l’ennui chez Fitz-Harris; mais, alors,
livré à l’ennui le plus dévorant, il dépérissoit comme une herbe
annuelle sous les premiers vents froids de l’automne; il s’étioloit
et pâlissoit comme une pauvre petite herbe des champs emprisonnée; il
s’affoiblissoit, faute d’espace et d’exercice. Pour toute promenade,
de temps en temps on les faisoit passer de leur cachot dans la grande
salle commune, qui recéloit, à chacun de ses angles, une chambre
octogone pareille à la leur. Cette salle sombre et sans meubles,
voûtée en ogive, n’avoit qu’un seul pilier au centre, autour duquel
Fitz-Harris et Patrick tournoient et retournoient tristement comme
autour d’une idée fixe: on eût dit deux chevaux aveugles attelés au
manége d’un laminoir. Le dimanche, j’oubliois, ils avoient encore
quelquefois une sortie: quand l’aumônier disoit la messe à la chapelle
du Donjon on les y conduisoit; et là, du fond des espèces de cages,
toutes fermées de doubles portes, où l’on enfermoit les prisonniers un
à un comme des bêtes féroces, semblant une couple de hyènes grises ou
rayées, de Pologne ou de Coromandel, exposées à la curiosité publique,
ils assistoient, le cœur triste et serré, à la commémoration du dernier
repas que prit chez les hommes le prophète innocent, l’agneau sans
tache si lâchement crucifié.

Comme une herbe annuelle sous les premiers vents froids de l’automne,
Fitz-Harris dépérissoit, ai-je dit; et comme il avoit le sentiment de
son dépérissement, qu’il se voyoit sécher et vieillir, cela creusoit
encore son mal. Il avoit toujours la pensée de sa perte présente à
l’esprit, qu’il prît la chose follement ou gravement, qu’il acceptât
ou repoussât cette fatalité. Souvent, en regardant ses bras décharnés,
ses jambes amaigries, il se prenoit à pleurer à chaudes larmes. L’idée
sombre qui l’occupoit perçoit dans tout, empruntoit toutes les formes
pour se faire jour. Une fois, entre autres, en se versant à boire,
il cogna le col ébréché de la cruche et le mit presque en morceaux.
Ayant ensuite ramassé par hasard un des tessons, assez anguleux, une
fantaisie lui vint, et il y obéit.—Patrick! s’écria-t-il, une idée! Je
vais graver mon épitaphe! Et après avoir tracé le contour d’un sablier
et d’une faulx, il écrivit:

  CI-GIT
  KILDARE FITZ-HARRIS,
  NÉ LE 9 AVRIL 1744
  A KILLARNEY, AU COMTÉ DE KERRY, EN IRLANDE,
  ENSEVELI VIVANT DANS CE TOMBEAU DE PIERRE
  LE 21 SEPTEMBRE 1763,
  A L’AGE DE DIX-NEUF ANS CINQ MOIS
  ET DOUZE JOURS.


 AYANT SOULEVÉ LE COIN DE SON LINCEUL, D’UNE MAIN TREMBLANTE, SUR CETTE
 PAROI INTERNE, IL A GRAVÉ LUI-MÊME CES MOTS, LAISSANT A D’AUTRES, PLUS
 HEUREUX, LE SOIN DE L’ÉCRIRE SUR LE COUVERCLE.

  DE PROFUNDIS.

Patrick, avec un sourire doux et triste, la tête mollement inclinée sur
l’épaule, immobile, le regardoit faire.

—Eh bien! mon beau Pat, lui cria Fitz-Harris affectueusement, tu ne
me dis rien? Ne trouves-tu pas cette épitaphe originale, insolite,
et digne tout-à-fait de la célébrité de l’épitaphe énigmatique de
Bologne? Quant à la faulx et au sablier, je ne suis pas fort en
sculpture, je te les abandonne. Mes os en sautoir ne sont pas non plus
très-merveilleux, et mes gouttes lacrymales, aux yeux des connoisseurs,
je l’avoue, pourroient bien ressembler moins à des larmes qu’à des
poires. A ton tour, maintenant; je te cède mon burin; voyons un peu,
fais la tienne. —Non, merci, Fitz-Harris, tu es un fou de jouer ainsi
avec des choses graves; d’ailleurs, je ne suis pas de force; sans
flatterie, tu manies le ciseau comme un Grec.—Oh! mon Dieu! miss
Patrick, si vous faites la sucrée, reprit malignement Fitz-Harris,
après tout, on tâchera de se passer de votre talent; dictez seulement à
votre page; il écrira.

Et il se remit à l’ouvrage, et Patrick, par condescendance, et
peut-être aussi de peur qu’il ne gravât quelque impertinence sur son
compte, lui dicta:

  CI-GIT
  PATRICK FITZ-WHYTE;
  NÉ LE 15 JUIN 1742,
  DANS UNE CRÈCHE, AUX BORDS DU LAC DE
  KILLARNEY,
  AU COMTÉ DE KERRY, EN IRLANDE;
  ENSEVELI VIVANT, SOUS CETTE MÊME LAME,
  LE 2 SEPTEMBRE 1763,
  A L’AGE DE VINGT ET UN ANS DEUX MOIS
  ET DIX-SEPT JOURS.
  ADIEU DÉBORAH!
  NOUS NOUS REVERRONS LA HAUT!...
  DE PROF.....

Fitz-Harris ne put achever ce dernier mot, un étourdissement l’avoit
pris. Il se traîna tout chancelant jusqu’au bord de son lit, et
c’est tout ce qu’il put faire. A cette époque il étoit déjà dans
une telle foiblesse que l’application qu’il avoit mise à tracer ces
inscriptions sur la muraille l’avoit épuisé. Depuis quelque temps,
même dans l’inaction, sans qu’aucun effort apparent les provoquât,
il étoit sujet à de pareilles défaillances. Il se plaignoit aussi de
spasmes, de palpitations au cœur, de sueurs froides. Il avoit souvent
à la bouche un mouvement convulsif pénible à voir. Un frisson mortel
ne désemparoit pas de lui. Ces souffrances lui donnoient sur les
nerfs, l’agaçoient, et son irritabilité naturelle et son irrascibilité
augmentoient dans une proportion effrayante. Il faisoit attention à
tout, il s’occupoit de tout, lui qui, dans son beau temps, ne songeoit
à rien, et à qui rien n’importoit; et la plus petite chose, sans savoir
trop pourquoi, le crispoit, le révoltoit. Il se levoit morose, et tout
autour de lui et sur lui lui sembloit sale, mal fait, mal adroit, et
il s’en affligeoit sincèrement. La chaleur si ardente qu’il avoit eue
dans le cœur s’étoit refroidie. Ce qu’on pourroit appeler le pouvoir
d’aimer avoit quitté son âme; il se détachoit de tout. Il devenoit dur,
insensible, à son égard et pour autrui. Il tracassoit sans relâche les
porte-clefs. Plus de caresses pour Cork. Cork avoit toujours tort, Cork
l’importunoit, Cork étoit grondé sans cesse. Plus de bonnes paroles
pour Patrick; il le grondoit, il lui disoit des duretés. Puis, quand,
par hasard, un mouvement de tendresse renaissoit, c’étoient alors
des folies! Il caressoit Cork sans miséricorde, il le baisoit, il lui
demandoit pardon d’être resté si long-temps sans l’aimer. Il disoit
les plus douces choses à Patrick; il le cajoloit et vouloit, dans sa
prévenance, tout lui donner, même ses soins, le pauvre mourant! même sa
part de nourriture. Patrick, au demeurant, avoit beaucoup à souffrir;
car ce commerce étoit, on le sent de reste, âpre et difficile. Mais
que sa conduite étoit belle! Faisant toute abnégation de soi-même,
il laissoit passer, sans souffler mot, les reproches injustes, les
épithètes cruelles; il se ployoit, il se courboit, il se prêtoit
comme un esclave inepte; il obéissoit religieusement aux fantaisies
les plus étranges, aux caprices les plus passagers.—Au temps où nous
voici arrivés, le mal avoit fait un tel progrès chez Fitz-Harris, que
ses jambes trembloient et fléchissoient sous le poids de son corps,
qu’il avoit peine à se tenir debout. Patrick, vers le milieu du jour,
l’aidoit à se lever, l’enveloppoit bien chaudement et l’asseyoit sur
une chaise, d’où il ne bougeoit plus jusqu’au coucher. Seulement il
falloit qu’il le changeât vingt fois de place. Fitz-Harris le prioit de
l’asseoir vers la porte; puis, une fois là, il regrettoit de n’être pas
auprès de la table; puis, auprès de la table, il souhaitoit d’être plus
près de la cheminée. Quelquefois, dans ses dispositions de mélancolie
plus douce, quand il avoit bien parlé de sa patrie, de l’Irlande, il
demandoit à voir encore une fois le ciel; Patrick, alors, le chargeoit
doucement sur ses épaules, et se rangeoit le long de la muraille,
au-dessous de la lucarne. Se haussant comme il pouvoit, agrippé aux
barreaux intérieurs, Fitz-Harris parvenoit à dépasser de la tête
l’embrasure, et là, tant que Patrick ne ployoit pas sous la charge, il
demeuroit tristement à contempler, à travers les clayonnages de fer et
les vitres sales, quelques bribes d’azur, un reflet jaune ou une étoile
solitaire. Scène déchirante et sublime! Chose horrible, à faire pleurer
les pierres!... Pauvres jeunes hommes!

Fitz-Harris étoit depuis long-temps dans cet état de langueur et de
consomption, quand, un matin, le porte-clefs, en leur apportant, à onze
heures, leur pitance, leur annonça, pour l’après-midi, afin qu’ils
aient à mettre plus d’ordre dans leur chambre, la visite de M. le
lieutenant-général de la Police du Royaume.

Car M. le lieutenant-général de la Police du Royaume avoit pour
habitude de venir, ordinairement, une fois dans l’année, à la
Forteresse, pour y faire censément une soi-disant inspection. Rarement
il y manquoit. Il aimoit beaucoup ça. C’étoit pour lui comme une partie
de campagne, un rendez-vous de chasse, auquel il invitoit toujours
quelques-uns de ses bons amis. Il y amenoit même, quelquefois, sa
petite famille, en calèche, quand on avoit été bien sage. Il va sans
dire que M. le lieutenant pour le Roi étoit averti d’avance du jour
fixé par M. le lieutenant-général. A son arrivée chez le commandant,
après les _bonjour, comment vas-tu?_ exigés par la politesse, ce
dernier s’en alloit, droit comme un âne retourne au moulin, prendre
place à la table qu’il savoit lui être servie. Alors se commençoit un
somptueux, un splendide repas, où se trouvoit tout ce que l’opulence
et la délicatesse la plus recherchée avoient pu inventer et réunir. M.
le lieutenant-général baffroit, buvoit, se délectoit, s’extasioit, se
confondoit en éloges, goûtoit, dégustoit, revenoit au même plat, se
léchoit les barbes.

_Hosanna in excelsis!_ quelle fête! quelle magnificence! O Amphytrion
trois fois heureux!... Puis, une fois bien amorcé, dans le plus chaud
moment de son enthousiasme, vite on insinuoit à ce magistrat, vite on
lui couloit en douceur dans le tuyau de l’oreille que telle étoit à peu
de chose près le régime ordinaire des prisonniers, et que le cuisinier
qui venoit d’exciter ses transports étoit celui-là même du Donjon.
Il l’entendoit ou ne l’entendoit pas, il l’écoutoit ou ne l’écoutoit
pas, il y croyoit ou n’y croyoit pas, ce sera comme on voudra; cela ne
fait rien à notre affaire; mais ce qui est toutefois positif, c’est
qu’aussitôt que M. le lieutenant-général étoit bien pansu, bien repu,
bien bu, comme on diroit en anglois, on le lâchoit tout rayonnant dans
les tours, où il demeuroit à peine une heure, et ne voyoit jamais
qu’un certain nombre de prisonniers, les originaux, les plus amusants
à voir, comme il disoit, qui, les infortunés, de peur d’aggraver leurs
misères, n’osoient se plaindre du traitement qu’ils éprouvoient. A
peine, d’ailleurs, avoient-ils le temps de lui dire quelques mots sur
la liberté qu’ils attendoient de sa justice. De la justice de M. le
lieutenant-général de Police? Dérision!

Le porte-clefs avoit dit vrai: en effet, ce jour-là, M. le
lieutenant-général fit sa visite annuelle. Dans l’après-midi, en effet,
un bruit extraordinaire éclata aux portes du cachot, qui, tout-à-coup,
s’ouvrirent comme par enchantement et laissèrent entrer avec fracas une
suite nombreuse. Marchoit en tête, ou plutôt trébuchoit en tête, M.
le lieutenant-général, pour plusieurs raisons, et parce qu’en outre,
en entrant, son pied avoit heurté contre la marche qu’il falloit
monter pour entrer dans la chambre; marche que, pour plusieurs raisons
encore, il n’avoit pas vue au moment de son apparition triomphale.
Vêtu de noir, il étoit comme tout magistrat bien né doit l’être. Du
reste, personnage insignifiant. Derrière ses hauts talons venoient
immédiatement quatre autres comparses de même couleur, principaux
commis, sans doute; puis M. le lieutenant pour le Roi au Donjon, et les
siens, en habit neuf. A ce coup de théâtre, Fitz-Harris, qui, enveloppé
dans toutes ses hardes et dans la couverture, étoit assis le dos
tourné à la porte, fit faire un demi-tour à sa chaise pour se mettre
avec la cavalcade face à face. Les deux camps sont donc en présence.
Fitz-Harris regarde tout ça de son air hargneux. Si l’on en vient aux
mains, gare! la journée sera chaude.—M. le lieutenant-général, l’œil
luisant, la lèvre épaisse, après avoir balbutié inintelligiblement
quelques paroles, parvint enfin à détacher assez sa langue pour
dire d’une voix engluée:—Avez-vous, prisonniers, quelque réclamation
à faire? Êtes-vous bien nourris?—A laquelle question Patrick
répondit:—Nous le sommes assez mal, monsieur; oui, assez mal! Mais
l’affaire de notre liberté nous intéresse davantage; occupons-nous du
plus nécessaire, s’il vous plaît. C’est notre sort qu’il s’agit de
changer, et non notre pâture. Faites-nous libres d’abord. Et, quand
nous serons libres, nous vivrons comme les oiseaux du ciel, non pas
comme il vous plaira, mais comme il plaira à Dieu.—Assez mal, reprit
âprement Fitz-Harris; oui! puisqu’il faut le dire, nous le sommes assez
mal, horriblement mal! Mais, monsieur, n’avez-vous pas de honte de
venir parader ainsi la bouche pleine, dans l’antre de la faim, devant
de pauvres gents qu’on exténue par le jeûne? Oui, monsieur, vous le
savez de reste, nous le sommes assez mal! Voyez mon état; voyez comme
mes bras et comme mes joues se décharnent. M. le commandant que voici
est un valet infidèle qui fait, sans pitié, danser l’anse du panier
que le Roi lui a mis au bras. Monsieur gagne sur tout: sur le pain,
sur le vin, sur le sel, sur les fèves, sur les harengs, sur la viande
pourrie qu’il nous donne. Il nous laisse sans lumière, sans feu, sans
vêtements. Et, moyennant notre faim, notre soif, moyennant notre
misère, et le linge sale qui nous ronge, et le froid qui nous gerce,
monsieur, sans doute, monte son écurie, sème de l’or dans les tripots,
entretient des filles! Monsieur achète des prés au soleil, des robes
de moires et des angleterres à madame! Monsieur fait le bon père!
Monsieur élève sa famille! Eh! vous, le maître immédiat de ce laquais,
vous savez ça, et vous le laissez faire! vous souriez à ces bassesses!
vous connivez à ces infamies! Honte et opprobre!...

Tandis que Fitz-Harris jetoit ces dernières paroles à pleine gorge,
M. le lieutenant-général de police, décontenancé au plus haut point,
avoit prononcé quelques mots que la voix du prisonnier couvrit et qu’on
n’entendit pas; puis il avoit fait un geste comme pour se retirer et se
faire suivre. Mais, là-dessus, le pauvre malade, à qui l’indignation
venoit de rendre quelques forces, s’étoit levé tout-à-coup, et,
rejetant la couverture qui l’enveloppoit, s’étoit précipité contre
la porte. La porte, sous ce choc, s’étoit refermée, et alors sans
interruption, pour ainsi dire, et d’une façon plus téméraire encore,
il avoit poursuivi:—Audience, monsieur, s’il vous plaît? qui vous
presse? Votre festin n’est donc pas fini? Croyez-moi, ne rentrez pas
à la buvette; d’ailleurs, chacun à son tour à vous avoir; vous êtes
mon hôte à cette heure et je suis votre échanson. Oh! je le vois bien,
c’est que mes paroles vous pèsent. Vous ne vous attendiez pas à ce
bouquet de chardons que j’ai cueilli sur ces dalles. Il y a long-temps
que j’avois toutes ces choses sur le cœur; je vais mourir... mais,
du moins, je ne mourrai point sans vous les avoir dites. Quand on me
met le pied sur la gorge, comme le ver sur qui l’on marche, je me
redresse; quand on m’éperonne, je rue! Jusqu’à ce jour, j’avois fait
l’âne pour avoir du son; j’avois été gentil avec vous lors de vos
visites; à deux mains jointes, doucement, j’avois imploré de vous ma
liberté, j’en avois flatteusement appelé à votre miséricorde et à la
justice de votre cœur; mais à quoi tout cela a-t-il abouti? Quel mieux
avez-vous apporté à notre sort, depuis onze ans que vous venez honorer
notre cachot de votre présence; depuis sept ans, depuis l’arrivée au
Donjon de monsieur votre ami, que vous venez, entre deux vins, faire
le petit Vincent-de-Paule, l’homme aux entrailles de père? Pitié!...
Hypocrisie!... Otez donc ce masque, il vous déguise mal, beau sanglier
faisant le philanthrope! Monsieur le lieutenant-général de la Police du
Royaume, vous avez des héraults; envoyez-les donc, je vous en défie,
proclamer par les carrefours de la ville ce que vous nous faites ici,
et pourquoi vous nous le faites. Mais non, donnez-vous-en bien de
garde, vos crieurs seroient massacrés. Ces choses-là, d’ailleurs, ne se
divulgent pas: c’est le secret du ménage, c’est la bouteille à encre
de la Police, c’est le pot au rose du Roi.—Depuis onze ans, monsieur,
nous vous demandions la liberté ou la mort; aujourd’hui, monsieur,
que la mort habite dans mon sein, je vous demande la liberté ou qu’on
m’achève!...

Comme Fitz-Harris en étoit là, les porte-clefs, qui depuis long-temps
s’agitoient pour l’arracher de devant la porte, en vinrent enfin à leur
honneur, et comme, tout débusqué qu’il étoit de son poste, il reprenoit
haleine et brandissoit un nouvel épieu, Patrick, qui sentoit avec
douleur qu’il n’en avoit déjà que trop dit, lui mit la main sur la
bouche.... Il étoit temps. Les fumées du vin et de la colère montoient
au nez de MM. les lieutenants. Ils menaçoient, ils caracoloient.
Fitz-Harris, dans le fait, soyons francs, avoit frappé assez dru, sur
les écailles de ces reptiles pour qu’ils sifflassent et montrassent
leurs dards.—Sortons, messieurs, sortons, je n’y tiens plus, s’écrioit
M. le lieutenant-général. De grâce, ôtez-moi de ce foyer de sédition!
De grâce, ôtez-moi du spectacle de ces furieux!—M. le lieutenant pour
le Roi, vous me ferez jeter sur l’heure ces régicides dans les cabanons
de Bicêtre, en attendant pis.—Que son Excellence me laisse le soin de
venger la Couronne, et se repose sur moi, répondit avec joie M. de
Rougemont.

Et la troupe défila comme elle étoit venue, non sans trinquer, chemin
faisant, avec les murailles. M. le lieutenant au Donjon formoit
l’arrière-garde, il tordoit ses bras avec rage; ses dents claquoient.

Aussitôt que le cachot fut débarrassé et que Fitz-Harris se fut
retrouvé en face de lui-même, la raison lui revint; mais les forces que
lui avoit prêtées la colère s’évanouirent. Il s’affaissa tout-à-coup
sur les dalles, et, promenant son regard autour de lui, il se prit à
verser un torrent de larmes. Il frissonnoit. Patrick s’empressa de
le relever, le fit asseoir: et renveloppa dans ses langes le pauvre
enfant.—Oh! mon frère, lui dit alors Fitz-Harris, nous sommes perdus!
qu’ai-je fait? Que m’as-tu laissé faire? Je ne sais plus dans mon
délire, ce que j’ai dit à ces hommes, mais il me semble que je leur ai
dit des choses bien cruelles et qu’ils rugissoient. Oh! mon frère, nous
sommes perdus! Cache-moi, ils vont revenir pour me tuer!...—Non, mon
pauvre ami, lui répondit Patrick. Allons, courage, un peu de calme! Ne
crains rien; ces gents-là font mourir, mais ne tuent pas.

Environ trois heures après cette échauffourée, M. le lieutenant pour
le Roi, armé de sa canne, et les trois porte-clefs du Donjon armés
chacun d’un bâton, tambour battant, mèche allumée, se précipitèrent
inopinément dans le cachot. M. le lieutenant pour le Roi écumoit.—Holà!
A nous deux, maintenant, misérables! se mit-il à hurler, renversant
la table d’une main, et brisant la cruche d’un coup de pied pour se
donner une allure formidable. Porte-clefs, rouez-moi de coups cette
vile populace! Un noble gentilhomme, un serviteur du Roi, traité ainsi
devant son Excellence, par un petit va-nu-pied, un ver de terre,
un enfant des rues! Tu voulois donc, brigand, me faire chasser du
poste où l’estime générale m’a placé? Tu voulois donc arracher son
gagne-pain à un pauvre père de famille?... (Au mot père de famille, mot
tant exploité depuis, M. de Rougemont donna à sa voix une inflexion
sentimentale. S’il eût pu se cracher dans les yeux, je crois, dans
son attendrissement, qu’il eût versé quelques larmes.) Tu mériterois,
plat-gueux, d’être écorché tout vif, que je te fisse avaler mon poing
comme une poire d’angoisse, que je te cassasse ma canne sur les reins!
Tiens donc!—Tiens donc!—Je te tuerai,—misérable!...—Holà! monsieur,
c’est une infamie; frapper ainsi un malade! Brute vile et féroce! cria
alors Patrick en se plaçant entre M. le lieutenant et son ami, que
ces coups avoient couché par terre.—A moi! porte-clefs, à moi! reprit
M. de Rougemont; et deux porte-clefs s’élancèrent sur Patrick et le
frappèrent violemment. Patrick ne broncha pas. Haussant les épaules de
pitié, il se contenta d’arracher fièrement la canne de M. le lieutenant
pour le Roi, de la briser sur son genou, et de lui en jeter les
morceaux à la face.

Tandis que ceci se passoit, derrière Patrick se passoit une chose
plus barbare, plus ignoble encore, digne d’un Bourguignon au temps
des Armagnacs, digne du temps où, emmitouflé dans une robe de damas
doublée de martre, et le couteau en main, régnoit dans la boue le roi
Capeluche. Le troisième porte-clefs, homme de carnage, s’étant saisi
de Cork, et lui ayant brisé la tête sur l’angle de la cheminée et sur
la muraille, s’amusoit à barbouiller de sang Fitz-Harris, étendu sans
vie sur le plancher, en lui passant sur le visage le corps mort de son
pauvre ami. Patrick, tournant la tête et voyant cette lâcheté, jeta
un cri terrible; mais M. le chevalier de Rougemont y donna un sourire
d’applaudissement.

Quel cœur ne seroit soulevé! Ma plume tremble et m’échappe. A cet
endroit, ce livre tombera sans doute de plus d’une main. Qu’y puis-je?
La vérité n’est pas toujours en satin blanc comme une fille à la noce;
et, sur Dieu et l’honneur! je n’ai dit que la vérité, que je dois.
Quand la vérité est de boue et de sang, quand elle offense l’odorat, je
la dis de boue et de sang, je la laisse puer; tant pis! Ce n’est pas
moi qui l’arroserai d’eau de Cologne. Je ne suis pas ici, d’ailleurs,
pour conter des sornettes au jasmin ou au serpolet.

Ce dernier acte d’une férocité suprême avoit glacé Fitz-Harris et
Patrick: ils restoient là à demi morts, anéantis, comme attendant le
coup fatal.—Profitant de cette stupeur, deux porte-clefs ramassèrent
Fitz-Harris et l’emportèrent hors du cachot; et M. le lieutenant pour
le Roi et le troisième porte-clefs, le prenant chacun par un bras,
entraînèrent avec eux Patrick. Dans la tour de la Surintendance, il y
avoit quatre cachots de cinq ou six pieds carrés, où les lits étoient
de pierre et, tout au fond, un grand caveau où l’on ne pouvoit pénétrer
que par un trou pratiqué dans la voûte. Ce fut au bord de ce trou,
dont la trappe étoit levée, et dans lequel on avoit placé d’avance une
échelle, que furent amenées les deux victimes. Arrivé là, Fitz-Harris
revint à lui, et, voyant que c’étoit là qu’on alloit le plonger, sa
nature se révolta; il jeta un cri, fit lâcher prise aux porte-clefs, et
se dressa sur ses pieds d’un seul bond. Patrick, alors, avec un phlegme
sépulcral, se mit de lui-même à descendre l’échelle, en disant:—Il
faut mourir, mon frère; mon frère, il faut mourir quand il plaît à
Dieu! Viens!... Fitz-Harris, vaincu par ces paroles, se rapprocha de
l’ouverture pour imiter son ami; mais comme il se penchoit pour saisir
les montants de l’échelle, M. le lieutenant pour le Roi, ou peut-être
un porte-clefs, je ne saurois dire, le poussa rudement, le pied lui
manqua, et il tomba comme une masse au fond de la citerne.

L’échelle fut remontée, et la trappe s’abaissa.

[Illustration]

[Illustration]



XV.


NOUS avons laissé Déborah et Vengeance, une courageuse mère et
son enfant échappés de l’esclavage, Geneviève de Brabant et son
fils Bénoni, échappés à la hache du traître Golo, avec Icolm-Kill
l’aventurier et ses compagnons, faisant force de voile sur le sloop.
Après un séjour de près d’un mois aux îles Baléares, après bien des
bonnes et des mauvaises fortunes de mer, qui, seules, pourroient donner
matière à un livre plus gros et peut-être d’un intérêt plus palpitant
que celui-ci, mais sur lesquelles, n’entendant rien aux choses
maritimes, nous garderons un modeste silence, la vigie, ayant enfin
reconnu la plage d’Irlande, cria trois fois: terre! Et, de même qu’en
quittant Lerins, dès qu’au soleil levant elle avoit eu crié trois fois:
soleil! les matelots, tête nue, entonnèrent l’hymne à la patrie; mais
cette fois ils le chantèrent d’un air triste et presque à voix basse.
On n’étoit plus sous un ciel étranger et libre: on étoit sous le ciel
natal, en proie à l’étranger. L’esclave étoit rentré sous le fouet du
maître.

Sir John Chatsworth reçut Déborah avec une vive satisfaction. Il avoit
peu compté sur le succès de l’entreprise, malgré toute l’habileté
et toute l’audace qu’il avoit bien voulu lui-même reconnoître à
Icolm-Kill. Sir John Chatsworth n’étoit pas un homme de poésie et
d’aventure. Ce qu’on appelle le sort, le hasard, la providence, sonnoit
à son oreille comme une parole vide. Les choses ne lui sembloient
pas faciles et prospères; il ne voyoit pas en beau comme on dit; le
présent, quelque triste et quelque mauvais qu’il pût être, à ses yeux
étoit bien; l’avenir n’étoit qu’une brume épaisse au-dessus d’un abyme.
Chez lui, point d’espérance, point d’espoir, jamais! mais aussi point
de déception.

Ce qui causa surtout l’admiration de M. Chatsworth, c’étoit le
changement magnifique qui s’étoit fait dans la personne de sa pupille.
De la jeune et folâtre enfant qu’il avoit vue à Limerick pour la
dernière fois, peu de mois avant la mort de sir Francis Meadowbanks,
son grand-père, le temps et le malheur avoient fait une grande et belle
dame sérieuse. Plusieurs fois M. Chatsworth revint avec éloge sur ce
changement. Déborah, comme on le devine bien, appela à elle les mots
les plus suaves pour remercier son tuteur dans toute l’étendue de sa
reconnoissance sincère et profonde, et elle lui prodigua les marques
d’une affection si bonne et si vraie, que l’âme aguerrie de l’homme de
loi ne se put défendre maintes fois de quelque émotion. Son arrivée
répandit un peu de joie dans la maison de sir John, et lui donna,
pendant quelques jours, presque un air de fête; mais comme cette joie
étoit sévère, mais comme cet air de fête étoit grave, car la maison
de sir John étoit une de ces maisons angloises où règnent la règle
et l’austérité, cela ne déparoit pas la mélancolie séduisante que
professoit la jeune infortunée, et qui convenoit au deuil de son cœur.
Sir John crut devoir à ses amis de leur ouvrir les portes de ses salons
pour qu’ils vinssent déposer leurs hommages aux pieds de sa pupille.
Il donna plusieurs repas, il tint plusieurs cercles où Déborah, si
c’eût été possible, se fût dispensée de paroître, mais où elle brilla
dans tout son éclat. Les infortunes et le courage de cette belle
prisonnière d’État excitoient les plus vives sympathies et ajoutoient
un charme secret et irrésistible à ses charmes naturels. Les premiers
temps de son retour s’écoulèrent ainsi quelquefois dans le trouble du
monde, mais le plus souvent dans l’échange paisible des plus aimables
témoignages d’amitiés et de gratitude, et dans la confidence et le
récit du passé.

Déborah apprit alors que lord Cockermouth, son père, n’habitoit plus
l’Irlande. Sans doute, sa disparition, qui avoit détruit le bon
effet qu’il s’étoit promis du jugement de Tralée, qui pourtant lui
avoit coûté gros, l’avoit déterminé à prendre ce parti. Il n’étoit
retourné à son manoir de Killarney que pour le vendre à la hâte avant
de passer à Londres, où, depuis la mort de sa femme, quelques-uns de
ses anciens compagnons de table le sollicitoient de venir habiter;
car, depuis qu’Anna Meadowbanks lui manquoit, il nourrissoit dans
quelque coin inconnu de son cœur un chagrin assez véritable, et des
regrets qui souvent, malgré lui, avoient transpiré jusque dans sa
correspondance. Au fond de tout, lord Cockermouth n’avoit pas été sans
quelque affection pour sa femme et pour sa fille. S’il avoit fait
souffrir sa femme, ce n’étoit pas qu’il se fût donné à tâche le martyre
de cette douce créature. Il ne s’étoit pas dit: Je vais être méchant
avec elle, je vais payer d’ingratitude sa tendresse, son dévouement,
sa résignation; elle avoit eu une vie triste et pénible, par cela seul
qu’on l’avoit mise en contact avec un être lourd, grossier, brutal,
et que sa nature délicate et choisie avoit été forcée de subir les
lois d’un maître implacable et médiocre qu’elle n’avoit pas rêvé.
Par convenance de famille, la tourterelle avoit été accouplée à un
bœuf, et condamnée à tracer un sillon.—Si lord Cockermouth avoit fait
souffrir Déborah, sa fille, ce n’étoit pas non plus qu’il fût pour elle
dénué de toute espèce de tendresse et d’attachement: c’étoit à cause
de Patrick. Malgré sa rustique enveloppe et ses mœurs triviales, ce
lord, comme nous l’avons dit quelque part autrefois, entretenoit la
morgue la plus fière et les plus hautes prétentions aristocratiques.
Un sentiment mal digéré, mais inaltérable, de l’honneur de sa maison
et de son sang, vivoit en lui, et ce sentiment vivace ne lui avoit
pas permis de transiger en faveur des liaisons de sa fille. La seule
pensée que le fils d’un bouvier, d’un laboureur, pût être l’ami et
peut-être l’amant et l’époux de Déborah, le révoltoit, et allumoit
en lui une indignation, une colère pleine d’une noble passion, comme
on a pu le remarquer, à laquelle le caractère ordinaire de cet homme
n’eût pas donné lieu de s’attendre. Il avoit fallu vraiment qu’il vît
la chose bien en mal, que la tache dont son blason étoit menacé lui
eût semblé bien inévitable et bien énorme, pour qu’il en fût venu à
prêter les mains, sinon à commander l’attentat manqué sur Patrick
dans le sentier creux de Killarney; car ce bourru à l’âme dure, qui
profitoit volontiers des droits de la guerre, avoit toujours répugné
à l’injustice; et une fois cette première injustice commise, une fois
compromis par cette triste affaire, il s’étoit vu, sans doute, lui
soigneux de la gloire de sa maison et de son honneur, entraîné, pour
sortir de ce pas cruel, tout en pesant bien dans son cœur ce que valoit
cette mauvaise action, à provoquer ou plutôt à acheter le jugement
des juges de Tralée, qui avoit déclaré Patrick l’assassin absent de
Déborah. Oui, à travers tout cela, il faut bien le reconnoître, lord
Cockermouth avoit eu une affection assez réelle pour Déborah, et le
grand trouble dans lequel il étoit tombé, lors de son retour dans la
salle du festin, trouble allant jusqu’au délire, qui lui avoit fait
jouer un rôle si inconvenant par-devant ses convives, qui lui avoit
fait dégainer si inconsidérément son épée encore toute sanglante, avoit
eu sa plus grande source dans la profonde douleur qui l’avoit saisi
intérieurement à la vue de sa fille si horriblement mutilée par Chris,
cet imbécille assassin. Après ce coup pitoyable pour la rendre à la
vie, pour faire disparoître ses blessures, il lui avoit fait donner
avec joie, les soins les plus affectueux; et si, à peine convalescente,
il l’avoit emmenée aux Assises de Tralée, c’est qu’une nécessité
impérieuse, à ses yeux, ne l’avoit pas laissé libre en ce cas.

Soit que les bâtiments du château, pour la plupart de la plus vieille
date, eussent besoin de réparations trop considérables, soit que, par
une sorte de superstition, personne n’eût voulu venir habiter ce lieu
maudit, comme on le regardoit, après un phantôme, un serviteur de
Satan: car le bruit public, qui noircit et grossit tout, avoit fait
tout cela et pis que cela du vieux commodore, lord comte Cockermouth
n’avoit pu trouver un acquéreur; mais comme il s’étoit avancé, plutôt
que d’en avoir le démenti, il avoit morcelé son beau domaine, et
l’avoit livré pièce à pièce aux campagnards circonvoisins. Des fermiers
avoient acheté, comme matériaux, la demeure seigneuriale, et l’avoient
démolie, et en avoient extrait les pierres pour bâtir des murs autour
de leurs clos. Quelques salles basses avoient été seules respectées,
et servoient de granges et d’étables; aujourd’hui, c’est à peine si
l’on en trouveroit quelques vestiges, et si, au fond de quelque hutte,
on trouveroit encore quelque vieillard qui ait gardé mémoire des
Cockermouth. Ainsi finit ce castel, qui étoit là debout depuis tant de
siècles, qu’il n’avoit plus d’âge, comme les vieux chênes de la forêt.
Ainsi finit Cockermouth-Castle, comme finissent autour de nous tant de
monuments, tant de ces belles horloges de pierre, qui semblent placées
là pour compter les générations qui s’écoulent, comme un cadran compte
les heures écoulées. Ainsi finit Cockermouth-Castle, ainsi finissent
les plus saintes et les plus belles choses, sous la faulx du temps et
sous la faulx de l’homme: c’est le sort commun. L’épée du conquérant
s’en va à la ferraille; le manoir, dont les tours escaladoient le ciel,
est rasé à hauteur d’homme; l’âne brait dans la salle du thrône, et le
sépulcre royal, à demi enterré, n’est plus qu’une auge à porcs.

Un jour, Déborah étoit seule au salon; assise près de la cheminée
elle lisoit, et Vengeance jouoit et se rouloit à ses pieds sur une
peau de léopard. M. Chatsworth entra, fit glisser un siége sur le
parquet, et vint se placer à côté d’elle. Déborah ferma son livre par
respect et s’inclina, et M. Chatsworth lui prit la main, la serra
affectueusement et lui dit:—Depuis long-temps, madame, votre tuteur
avoit quelque chose à vous dire dans le secret; mais, ne voulant rien
brusquer, au lieu de provoquer une occasion favorable, il a attendu
patiemment que cette occasion se présentât. Le temps et le lieu sont
convenables; écoutez-moi:—Me croyez-vous votre ami?—En puis-je douter,
monsieur.—Me croyez-vous assez votre ami pour n’avoir rien tant à cœur
que l’intérêt de votre bien et de votre gloire?—Oui, monsieur.—C’est
que, voyez-vous, j’ai à toucher à des choses bien délicates, madame,
auxquelles nul au monde n’auroit le droit de toucher, à moins qu’il ne
fût ce que je suis pour vous, et que vous n’ayez la foi en lui que
vous daignez avoir en moi. Vous avez là, à vos pieds, un bel enfant,
madame, que j’aime comme je vous aime, croyez-le bien, et pour qui je
suis prêt à faire ce que je ferois pour vous; eh bien, votre ami va
vous dire une parole cruelle: il faut que ce bel enfant soit éloigné de
vous, il faut que cet enfant disparoisse.—Eh! qui veut cela?—Le monde,
madame.—Le monde!...—Le monde et votre honneur, madame.—Le monde et mon
honneur!... je ne comprends pas.—Le monde a des lois et l’honneur est
sévère, madame; et le monde et votre honneur, et votre avenir, exigent
de vous ce sacrifice. A ces mots, Déborah tomba à genoux auprès de son
enfant, et, le serrant contre son sein, elle le couvrit de baisers et
de larmes.—Toi, mon Vengeance, toi, mon Patrick, mon fils, mon bien,
mon âme, t’abandonner! Oh! non, jamais! s’écrioit-elle.—Il faut que
cet enfant soit éloigné de vous, madame; mais je ne dis pas qu’il
faille qu’il soit perdu pour vous.—Je comprends bien, monsieur.—La
naissance et l’existence de cet enfant est chose tout-à-fait ignorée.
Depuis votre arrivée j’ai fait en sorte, sans vous en donner le motif,
que cet enfant fût tenu à l’écart; ne divulguons pas ce que le Ciel,
dans sa bienveillance, a voilé; confiez-moi ce doux être, je le ferai
élever dans l’ombre d’abord, puis je le ramènerai près de moi, et je le
soignerai, et je veillerai sur lui, et je le chérirai comme mon propre
sang. Il passera pour l’enfant d’un parent à moi, éloigné et pauvre,
ou pour un orphelin, un adoptif.—Votre offre est grande et généreuse,
sir John, et je vous en rends grâce; mais je sens là qu’il y a en moi
quelque chose d’énorme, d’inexplicable, qui repousse la pensée seule
de ce moyen, et qui ne me permettra jamais de m’y prêter. Cela, j’en
conviens, pourroit sauver les dehors; ce qui se paie d’apparences
pourroit être satisfait; mais mon cœur ne le seroit pas, mais cela ne
me sauveroit pas du remords.—Vous voyez mal, mylady; une faute, et
c’en est une, peut donner du remords; mais on n’a pas de remords pour
avoir effacé une faute.—Une faute! mais de quoi parlez-vous? Je n’ai
pas commis de faute. Mais que voulez-vous dire?... J’avois un époux de
mon choix, un ami, un amant, je l’aimois, et voilà le fruit de notre
amour, fruit que j’aime! et ce que j’ai fait je l’ai voulu, et je
ne saurois vouloir une faute: il n’y a rien à effacer, monsieur.—En
prenant les choses d’en haut, ma bonne amie, il se peut que devant la
nature il n’y ai pas de faute; mais nous ne sommes pas ici au bord du
fleuve Saint-Laurent, et c’est une faute devant les hommes?.—Devant
les hommes? pitié! Oh! qu’ils ont bien mon mépris ceux-là!... J’ai à
me louer d’eux, en effet, je dois les ménager. Non, non, mon fils,
non, non, mon Vengeance, je ne te renierai pas! tu ne seras pas sans
mère! tu ne m’appelleras pas madame! je ne ferai pas la vierge à tes
dépens!... N’insistez pas, ô mon tuteur; vous me faites souffrir
horriblement! Je suis sa mère, sa mère, sa mère, et ne veux être que
ça! Je ne suis pas en quête d’un nouvelle alliance; qu’on me laisse
pour ce que je suis, comme je laisse les autres. C’est fini! je suis
à mon fils, et je pleure Patrick, et voilà tout!... Vous êtes bon,
sir John, je vous aime; mais brisons là-dessus; vous êtes un homme
régulier, et je suis une folle! vous êtes un archonte, et je ne suis
qu’une pauvre Sapho.

Sir John ému, attendri jusqu’aux larmes, pressa contre son cœur la mère
et l’enfant, Geneviève de Brabant et son fils Bénoni, et leur dit:
Cela peut blesser mes sentiments, cela peut froisser un coin de mon
âme; mais cela ne vous ôte ni mon amitié ni mon dévouement; à la vie,
à la mort, je suis à vous; faisons la paix; baise-moi, pauvre enfant!
embrassez-moi, pauvre femme!

Et depuis, l’honnête sir John Chatsworth, qui avoit à son service une
noble intelligence, n’insista pas, ne toucha plus à rien dans ce sens.
Là-dessus silence éternel.

[Illustration]

[Illustration]



XVI.


L’ÉCHELLE fut remontée et la trappe s’abaissa, et il se fit une nuit
profonde.

—Oh! mon Dieu!... s’écria Patrick, fléchissant les genoux et se
prosternant la face contre terre.

L’horreur et l’effroi avoient ouvert par surprise son cœur stoïque au
désespoir; mais sa courageuse raison reprit aussitôt son empire, et il
s’ôta du cœur ce mouvement de foiblesse comme on s’ôteroit de la main
une écharde.

Il se releva, et, guidé dans les ténèbres par ses gémissements, il
s’approcha de Fitz-Harris, et l’appela et prêta l’oreille. Fitz-Harris
ne répondit point. Il se pencha sur lui et lui prit la main: sa main
étoit froide. Alors il s’éloigna de lui, et, se tenant à la muraille,
il poussa du pied, dans un des coins du caveau, la paille, ou plutôt
le fumier dont on avoit eu l’attention de joncher le sol. Sur cette
litière, ayant porté doucement son ami, il l’appela de nouveau après
lui avoir posé la tête comme sur un chevet; mais toujours point de
réponse. C’étoient là touts les soins qu’il pouvoit lui donner; il se
coucha donc auprès de lui, dans une anxiété inexprimable, s’assurant
de minute en minute du battement de son cœur, écoutant silencieusement
son haleine, épiant l’instant suprême où il auroit enfin cessé de
souffrir, où il auroit passé de la condition humaine si triste, et de
la plus dure des conditions humaines, à un état digne d’envie: l’état
de la mort. Il demeura long-temps, sans doute, dans cette cruelle
position, car un sommeil de plomb, avec lequel il lutta corps à corps,
finit par l’accabler et l’assoupir. A son réveil, Fitz-Harris se
plaignoit assez fort; ses extrémités n’étoient plus froides comme le
marbre. Patrick lui passa la main sur le front et l’appela presque
à voix basse:—Harris! Harris, mon frère!... lui dit-il. Cette fois
Fitz-Harris fit un mouvement. Peu à peu il se ranima, et quand il eut
recouvré tout-à-fait le sentiment, Patrick lui dit:—Tu as fait une
chute horrible, mon frère; tu souffres, où es-tu blessé?—Je souffre
beaucoup dans les reins, et j’ai des élancements qui se croisent comme
des épées dans ma tête. Tiens, touche là à mon crâne. Patrick y porta
la main avec précaution; sous les cheveux trempés de sang, il rencontra
une saillie énorme et la bouche d’une plaie.—Sais-tu où nous sommes,
mon frère? dit ensuite Fitz-Harris.—Où nous sommes, demandes-tu, mon
frère? dans une basse-fosse.—Et que fait-on de nous?—Ne te souvient-il
plus, mon frère, que M. le lieutenant pour le Roi s’est chargé du soin
de venger la Couronne? Ce qu’on fait de nous, mon frère? on venge la
Couronne.—Dieu m’a-t-il retiré la vue, Patrick, ou sommes-nous au
milieu de la nuit?—Non, Dieu ne t’a pas affligé comme son serviteur
Tobie; mais je ne sais, mon frère, si nous sommes au milieu du jour
ou de la nuit; cette fosse n’a ni meurtrière ni lucarne.—Mais c’est
donc un tombeau?—Moins que cela, mon frère, un cloaque sans issue,
un puisard immonde.—Un puisard! répéta Fitz-Harris avec effroi: un
puisard! C’est donc avec des puisards qu’on venge la Couronne?—Avec des
puisards, tu l’as dit.

Je ne sais là-dessus ce qui se passa d’affreux dans leur âme; ils
gardèrent touts les deux un morne et long silence.

Ce fut Fitz-Harris qui le rompit:—Sans doute, dit-il, on nous a plongés
dans cette basse-fosse, condamnés que nous sommes à y périr de faim:
tant mieux! Il est bien temps que nos maux aient un terme. Quelle
vienne donc la mort! Elle se fait bien prier la capricieuse! Diroit-on
pas une bégueule, une mijaurée, une prude qui choisit son monde! Qu’on
nous jette des aliments ou qu’on nous laisse sans nourriture, au
demeurant, peu m’importe! C’est assez de misère comme ça, je veux en
finir; si j’approche plus rien de mes lèvres, que je sois un lâche!—Tu
parjureras ton serment, mon frère, reprit tristement Patrick, parce
qu’il est beau de se laisser tuer et qu’il est honteux de se laisser
mourir; parce que tu ne sais pas ce que c’est que mourir de faim.

Il y avoit, du moins leur sembloit-il, l’intervalle de plusieurs nuits
et de plusieurs jours qu’ils étoient là, et personne n’avoit reparu, et
ils n’avoient entendu d’autre bruit que le bruit qu’eux-mêmes avoient
produit, comme s’ils eussent été dans les entrailles de la terre. Déjà
ils étoient en proie aux souffrances de l’inanition; l’opération de la
pensée étoit déjà chez eux pénible et lente; leurs idées s’enchaînoient
mal et ne se succédoient plus. Vers ce temps-là, Patrick, qui lui-même
avoit eu plusieurs défaillances qu’il avoit cachées avec soin, prit la
main de Fitz-Harris et lui dit:—Jusqu’ici je m’étois refusé à croire
avec toi qu’on ait pu concevoir la pensée de nous plonger dans cet
abyme pour nous y laisser périr; mais je vois bien que c’est là le sort
qui nous attend; ta prévision étoit juste; et pour nous ravaler au
niveau de la brute, on nous livre à la mort sans prêtre, sans conseil,
sans assistance. Soin perdu! ceux qui ont su vivre comme nous avons
vécu, ceux qui ont su souffrir comme nous avons souffert, ceux-là
ne se dépouilleront pas, dans un moment suprême, de la dignité qui
convient à l’homme; ceux-là sauront mourir. Frère, préparons-nous à
paroître devant Dieu. Alors Patrick s’agenouilla, et, après un moment
de recueillement, il poursuivit:—Je viens de descendre en esprit, ô
mon Dieu, dans le fond de mon âme, je l’ai trouvée sans replis; j’y
ai cherché partout un crime, et je n’y ai rencontré que des fautes
dont ta miséricorde ne me refusera pas la rémission. Ce n’est pas,
sans doute, ô mon Dieu! que je sois meilleur qu’un autre, et que je
mérite plus à tes yeux; mais tu m’as laissé si peu vieillir dans le
monde que le temps m’a manqué pour le péché. Vous que le long du court
chemin de ma vie j’ai pu offenser; vous pour qui j’ai pu être un objet
de scandale, je vous en demande humblement pardon; pardonnez-moi comme
je pardonne à ceux qui se sont faits mes ennemis, comme je pardonne à
mes bourreaux.—A toi, Fitz-Harris, mon frère, qu’ai-je à dire, sinon
que je te bénis et te porte en mon cœur, comme tu me bénis et me porte
dans le tien?—Après la vie la plus dure il te plaît, ô mon Dieu! de
m’envoyer la mort la plus cruelle; que ta volonté soit faite! puisqu’il
faut mourir, j’accepte et meurs avec espérance. Tu m’avois donné une
amie, ô mon Dieu! puis tu m’en as séparé; et tu me fais mourir sans
l’avoir revue! ô mon Dieu! que cela est amer!... mourir sans l’avoir
revue!... Heu!... que cette lame est froide! qu’elle entre lentement,
et qu’elle fait de mal!—O mon Dieu!—O mon Dieu!—O mon Dieu!... Et
sa voix s’étouffa dans les larmes. Fitz-Harris reprit alors avec
audace:—Quant à moi, ô mon Dieu! je ne meurs pas résigné comme mon
frère, et je meurs sans espérance. Un bon tient vaut mieux que deux tu
auras; je suis franc, j’eusse mieux aimé, ô mon Dieu! une pomme sur ma
table qu’une orange dans le jardin des Hespérides.—Je ne reviendrai
pas sur le passé, mon frère: il est oublié, il est expié, je crois. Je
te dirai seulement, mon doux Patrick, que je t’aime, et puisqu’il faut
que je meure, et puisqu’il faut que tu meures, que je suis heureux de
mourir avec toi.—Embrassons-nous une dernière fois, mon frère, dit
alors Patrick; et, s’étant rapproché de Fitz-Harris et s’étant penché
sur lui, ils se donnèrent un long baiser, le baiser cuisant de l’adieu,
d’un adieu éternel, le baiser qu’entre le billot et la hache deux amis
se donnent sur le plancher de l’échafaud. Leurs lèvres se quittèrent
enfin; Patrick reprit place à côté de son ami, et là, sur une couche de
fumier, se tenant affectueusement par la main, semblant deux figures
taillées dans l’épaisseur d’un tombeau, l’âme brisée par la douleur,
le corps déchiré par la faim, ils se remirent froidement à attendre la
mort, qui venoit à pas lents.

Après ceci il se passa encore un long intervalle. Le mal étoit devenu
si violent qu’il arrachoit des plaintes à Patrick, et que Fitz-Harris
pleuroit.—Tu souffres donc beaucoup, mon Harris? Ayons courage!
disoit Patrick. A quoi Fitz-Harris répondoit:—Ce sont mes blessures
qui me font souffrir, et puis la faim—un peu—aussi.—Ayons courage,
Harris! encore quelques heures d’agonie, et le calice sera bu jusqu’à
la lie; tout sera fini. On ne meurt qu’une fois; ayons courage, mon
frère!—Oh! j’en ai du courage, mon Patrick; quelque cruelle qu’elle
soit, j’accepte cette mort volontiers, parce que la mort est un terme.
J’en ai du courage! je saurois mourir de même par ma volonté. Sur un
plat d’argent m’apporteroit-on la chasse la plus succulente, que je
la repousserois avec dédain.—O mon pauvre ami! ne pensons pas à ces
choses-là: cela aiguise encore la faim.

A ces paroles avoit succédé un nouveau silence, ou plutôt de nouveaux
gémissements. Nos deux martyrs se tenoient toujours attachés par
la main. La mort ne venoit pas; mais le jeûne avec son râteau de
fer leur déchiroit les entrailles. Tout-à-coup la trappe de la
voûte se leva, une foible lueur de flambeau se répandit peu à peu
dans la fosse, quelque chose qui pendoit à une corde descendit, et
une voix connue, celle d’un porte-clefs, cria à l’extérieur: Voici
votre pitance, prenez. La surprise leur fit jeter un cri. Il leur
sembloit que c’étoit du Ciel que venoit ce message. Après être demeuré
quelque temps suspendu à quelques pieds du sol, l’objet remonta,
puis un instant après on laissa choir quelque chose, et la trappe
se referma.—Qu’est-ce? s’écria Fitz-Harris.—Je ne sais, répondit
Patrick.—Va donc voir, mon frère. Patrick, non sans bien des efforts,
se traîna sur les genoux du côté où le bruit s’étoit fait, et sa main
ayant rencontré l’objet:—C’est du pain! s’écria-t-il. Du pain! répéta
Fitz-Harris avec un râlement de joie; du pain! du pain! Saints-du-Ciel!
Donne-m’en, mon frère, donne-m’en! La faim est une chose atroce! puis,
vois-tu, ce n’est pas vrai, je ne veux pas mourir.

Au bout d’un espace de temps qui leur parut assez court, le lendemain,
sans doute, la voûte s’ouvrit de nouveau, une corde descendit de même,
portant du pain que Patrick cette fois alla détacher. Depuis lors ils
eurent rarement à supporter d’aussi longs jeûnes; on leur apporta assez
régulièrement leur pitance, à savoir: de temps en temps trois ou
quatre onces de mauvais pain.

Pour compléter l’horrible de leur position, d’énormes rats, dont le
nombre sembloit aller croissant, habitoient ou hantoient le même
puisard. Ces hôtes immondes, pour qui nos deux victimes avoient la plus
violente aversion, avec une familiarité et une audace révoltantes, les
harceloient sans cesse et sans pitié. Ils s’attroupoient autour de la
cruche à eau, sur le goulot de laquelle ils déposoient leur morceau
de pain, et, dans leur acharnement, souvent ils la renversoient, ou
combloient, en s’entassant sur le corps l’un de l’autre, la distance
mise entre eux et leur proie. Pendant leur sommeil, pendant les moments
de silence et d’accablement, ces animaux leur passoient dessus, leur
rongeoient, leur déchiroient leurs vêtements, les couvroient de
morsures à la face et aux mains. Fitz-Harris, qui ne se mouvoit qu’avec
peine, en avoit le plus à souffrir; on eût dit que cette engeance avoit
le sentiment de son état: elle bravoit ses menaces et s’attaquoit à
lui sans plus de façon qu’à un cadavre. Continuellement étendu sur une
paille pourrie et sur un sol humide, ses jambes peu à peu s’enroidirent
et se paralysèrent, et, quoiqu’il eût tout le haut du corps dans un
état d’amaigrissement, d’émaciation horrible à dire, elles devinrent
comme œdémateuses, et s’enflèrent prodigieusement. Ses pieds acquirent
un volume si énorme que Patrick fut obligé de lui ôter ses chaussures,
qui les bridoient comme un brodequin de supplice. Ses pieds ainsi à
découvert, une misère plus cruelle l’attendoit. Plusieurs fois des
bandes de rats affamés se jetèrent dessus, et, malgré ses cris et les
efforts de Patrick, mal servi par l’obscurité, ils lui déchirèrent
et lui mâchèrent les orteils. Je n’insisterai pas sur l’atrocité de
cette torture; on sait de reste quelle corrélation a le cœur avec
les extrémités, et combien est aigu et foudroyant le frémissement du
tétanos. Patrick ne put mettre Fitz-Harris tout-à-fait à l’abri de
cette voracité qu’en lui enterrant les pieds dans de la litière, et en
recouvrant cette litière d’une couche de terre, qu’avec la patience
d’un captif il avoit arrachée du sol avec ses ongles.

Notre nature vivace est rétive à la mort. La mort nous enlève rarement
de haute lutte. Ce n’est qu’après bien des menées sourdes, bien des
combats, qu’elle nous terrasse. Sans employer le fer ni le poison, ce
n’est pas chose facile que de tuer un homme, un jeune homme surtout, un
brise-cou comme Fitz-Harris, né pour fournir la plus longue carrière,
sain, vigoureux, et dont touts les ressorts de la vie étoient neufs et
du plus pur acier. Dans l’état de dépérissement où il se trouvoit vers
les derniers temps de son séjour dans la chambre octogone, qui n’eût
pensé le voir s’éteindre prochainement? Un médecin l’eût ajourné au
plus à quelques semaines. Et depuis, cependant, il avoit fait une chute
terrible; il avoit supporté un jeûne de plusieurs jours, et avoit passé
bien des mois couché sur des ordures humides dans un puisard infect,
sans jour, sans air, accablé de douleurs corporelles, rongé par
l’ennui et le désespoir le plus profond, n’ayant pour mesurer le temps,
qui ne passoit pas, que son imagination, que l’imagination, cette folle
qui multiplie, qui amplifie, qui exagère; et pour toute subsistance que
de l’eau, comme on sait, et de temps à autre quelques onces de mauvais
pain. D’abord il avoit paru résister et végéter à peu près dans le
même état, sans mieux ni pire, tandis que Patrick se minoit et tomboit
en chartre à vue d’œil, comme un enfant arraché aux mamelles de sa
mère, ou plutôt, devrois-je dire, comme un homme arraché aux mamelles
fécondes de la liberté; puis tout-à-coup il avoit baissé, et baissoit
de jour en jour et déclinoit rapidement. Mais à mesure que son pauvre
corps s’approchoit de sa dissolution dernière, il perdoit de plus en
plus la conscience de sa position, et s’éloignoit en esprit de toute
idée d’anéantissement. Son état n’étoit plus qu’un mal-être passager:
il sentoit, disoit-il d’une voix mourante, sa vigueur revenir; son
horizon s’éclaircissoit, son ciel se peuploit d’étoiles, il n’avoit
plus que quelques heures à passer dans ce puits; il étoit sûr d’une
prochaine délivrance; il la voyoit venir; elle venoit en effet: mais
quelle délivrance!... pauvre jeune homme!

Bien loin de se détacher des choses de ce monde, il n’avoit la tête
remplie que de projets d’ameublement, de toilette, d’équipage,
d’équipement de chasse. D’où lui viendroit l’or qu’il faudroit pour
faire face à ce luxe? cela ne l’inquiéta pas une seule fois: cette
question étoit trop froide et trop terrestre. Pour raviver tout-à-fait
la fleur un peu froissée de sa jeunesse, désormais il ne devoit
plus quitter le cheval; il devait s’incorporer comme un centaure à
un impétueux et fringant andalou, au plus beau genet de toutes les
Espagnes. Ce genet à tout poil devoit avoir un mors bosselé, des
fers d’argent, une selle magnifique, un caparaçon du plus riche
tartan d’Irlande, une housse de velours, une émouchette en réseau
d’or; il ne devoit sortir qu’avec un bouquet de rose sur le front.
Avec cela c’étoient des bottes faites à ravir; des éperons qu’on eût
dits forgés par saint Éloi, une longue escopette turque, marquetée,
sculptée, ciselée, niellée, damasquinée; une paire de pistolets de
ceinture, des pistolets d’arçon, un couteau de chasse avec une devise
sur la lame, un huchet d’ivoire, et une trompe de sonneur. Son souci
cuisant étoit de paroître à Chantilly à la prochaine Saint-Hubert,
et pour cela il devoit se commander une soubreveste de velours vert
avec des passements d’or. Son imagination se berçoit sans cesse des
plus séduisantes rêveries. Des caprices, des fantaisies merveilleuses
naissoient et se succédoient en son esprit comme les vagues de la
mer. Il bâtissoit des enfilades de romans dont il se faisoit le
héros aventureux, et dont le dénouement le plaçoit toujours au sein
des plaisirs, au comble de la fortune; et ces romans en l’air avec
leurs additions, leurs améliorations, leurs variantes, il les contoit
naïvement à Patrick.—Le prince, chassant dans la forêt, s’acharnoit à
la poursuite d’une chevrette et de ses faons, et s’égaroit. Seul, loin
du gros des chasseurs, dans une laie détournée, un sanglier furieux se
jetoit sur lui; mais, comme il alloit être blessé, Fitz-Harris, qui
providentiellement se trouvoit là, je ne sais comment, déchargeoit
ses pistolets dans le flanc de l’animal, et lui plongeoit son couteau
dans la gorge. Le prince, ainsi miraculeusement délivré, plein d’une
splendide reconnoissance pour son hardi libérateur, l’attachoit à sa
personne, le combloit de biens, et, l’introduisant dans son intimité,
il devenoit un favori craint, puissant, admiré.—Patrick n’étoit jamais
oublié dans ces coups du sort, il lui faisoit toujours la plus belle
place dans son char.—Au loin, à l’horizon, sur un arbre jeté entre
deux roches, au-dessus d’un torrent, une femme leste comme une biche
s’élançoit; mais, parvenue au milieu de l’abyme, son pied léger se
heurtoit; elle tomboit, elle disparoissoit sous les eaux. Fitz-Harris,
qui d’aventure cueilloit des narcisses sur le bord, la voyoit; une
sympathie indicible aussitôt l’agitoit; il couroit de ce côté, il se
précipitoit dans le torrent, il plongeoit et replongeoit. Des bras
s’étant enlacés à lui, il remontoit à la surface et amenoit au-dessus
de l’onde le plus beau sein et la plus belle tête de jeune fille qu’on
eût su voir. A la lueur douteuse de la lune argentée, Fitz-Harris, dans
un ravissement céleste, contemploit éperdu cette pâle Ophélie; avec
un saint frémissement il posoit ses lèvres amoureuses sur son front
humide et renversé, et l’entraînoit sur le rivage. Là, se trouvoit une
nacelle d’osier recouverte de peaux de bisquain teintes en pourpre,
Fitz-Harris y couchoit doucement la vierge évanouie. La richesse de
ses vêtements indiquoit une damoiselle du haut parage. Fitz-Harris
s’atteloit à la nacelle, et s’en alloit frapper à la porte d’un manoir
voisin. C’étoit justement la fille unique, adorée, du châtelain de ce
château. Le seigneur pleuroit sur sa fille, pressoit Fitz-Harris dans
ses bras, il le nommoit son fils. Isabelle revenoit à la vie, et, la
reconnoissance et l’amour s’en mêlant, elle offroit à Fitz-Harris sa
main glorieuse; et Fitz-Harris passoit une vie filée d’or et de soie
dans les voluptés paisibles de l’hymen, dans les plaisirs turbulents de
la chasse.

Ces folies, ces visions, étoient l’œuvre de la fièvre lente qui
l’emmenoit: il ne put long-temps en faire la confidence. Sa voix étoit
devenue si foible que ce n’étoit plus qu’un bruit d’haleine: il avoit
peine à lier deux mots. Voyant le triste état où il étoit réduit,
Patrick conçut pour son ami les plus vives alarmes. L’heure d’une
séparation cruelle approchoit, et jusque là il s’étoit peu appesanti
sur cette idée; il n’avoit fait qu’entrevoir dans le vague, et comme
chose possible, la perte de son compagnon d’infortune. Il étoit
accablé. Il désiroit impatiemment faire connoître à M. le lieutenant
pour le Roi, dans l’espérance que peut-être il en seroit touché, le
péril où se trouvoit Fitz-Harris; mais comme il ne pouvoit le faire
savoir au porte-clefs qui venoit apporter leur nourriture sans en même
temps épouvanter le pauvre mourant et l’ôter à ses illusions, il
gardoit tristement le silence; et, comme un nocher dont la tempête a
brisé la barque, et qui de la grève où il a été rejeté se voit forcé de
demeurer le spectateur immobile d’un navire qui sancit sur ses amarres,
qui coule bas, il assistoit au naufrage de Fitz-Harris dont la nef
disparoissoit peu à peu sous le flot envahissant de la mort. Enfin, une
fois, le hasard ayant voulu que Fitz-Harris sommeillât à l’heure où
vint le porte-clefs, Patrick saisit l’occasion, et, se jetant à genoux
sous le trou d’extraction, sous la trappe:—Au nom du ciel, porte-clefs,
je t’implore! s’écria-t-il; rappelle-toi que nous sommes des hommes,
que nous sommes tes semblables, que nous sommes de chair et d’os comme
toi, et songe à ce qu’on nous fait souffrir. Au nom du ciel! si tu n’es
pas une pierre, si tu n’es pas sans quelque reste de pitié, va dire,
fais-moi la grâce d’aller dire à ton maître, M. le lieutenant pour le
Roi, que Fitz-Harris, mon frère, se meurt; qu’il est entre la vie et la
mort; s’il demeure une heure de plus dans cet égoût, il est perdu! Va,
sauve-le! va, implore M. le lieutenant pour le Roi à deux genoux comme
je t’implore; peut-être que sa vengeance est enfin assouvie, que sa
haine est repue, et qu’il ne souhaite pas ce meurtre. Mon ami, prends
une échelle, un flambeau, descends dans ce lieu d’horreur, tu verras
notre misère, et tu ne pourras plus y songer sans verser des larmes. Au
nom du ciel! porte-clefs, sauve-le, sauve mon frère! sauve ton frère:
car nous sommes des hommes! car nous sommes tes semblables! va et tu
seras béni!—Mais le porte-clefs ne fit aucune réponse, et n’en rapporta
point. Déposa-t-il le message aux pieds de M. le lieutenant pour le
Roi, ou n’en tint-il aucun compte, je ne sais. Patrick grinça des dents
d’indignation et de dépit. Honteux, il rougit en face de lui-même,
comme un homme qui vient de faire une chute dans le péché, d’avoir,
entraîné par son zèle pour Fitz-Harris, fait une humble prière, lui
qui n’en faisoit jamais, et de l’avoir faite à un valet, et de l’avoir
faite en vain.

Ce sommeil extraordinaire de Fitz-Harris se prolongea bien long-temps:
ce fut sans doute une léthargie, et quand il se réveilla il avoit
recouvré le sentiment et la parole.—Oh! mon Dieu! Patrick, dit-il d’une
voix forte, une brèche s’est faite dans la muraille de ce caveau!
Vois, comme on plonge au loin; comme la vue s’égare dans l’immensité;
quel beau spectacle! Enchâssée dans l’Océan, quelle est donc cette
verte émeraude? Oh! mon Dieu c’est la terre d’Irlande. Vois-tu, sur
son beau rivage, notre sauvage comté de Kerry, tourné comme une
fleur vers le soleil? Quel parfum m’arrive au cœur! quel baume on
respire! Ce ne sont plus les miasmes d’un puisard: c’est l’air libre
des montagnes, c’est l’air pur de la patrie:—_Spiorad-naom!_ comme
tout-à-coup le jour s’est voilé! comme tout-à-coup la nuit s’est
faite. _Spiorad-naom!_ où sommes-nous donc, Patrick? Ah! dans la
ville endormie de Killarney. Quel silence! tout repose. Reconnois-tu
Killarney, Patrick? Killarney la simple, Killarney la hautaine? Nous
voici dans une de ses rues étroites et tortueuses. Qui sort de cette
maison délabrée? _Spiorad-naom!_ c’est Donald, mon bandit de frère.
A sa main est un bâton qui tourne et qui siffle. Trois compagnons le
suivent. Comme ils sont faits, comme ils sont débraillés! Les vois-tu,
comme ils chancellent? Le bandit passera donc toujours ses nuits dans
les repaires et dans les tavernes.—Dieu! voici la rue où je suis né;
voici le toit où je suis né; voici la chambre où je suis né! Auprès
d’un feu couvert ma pauvre vieille mère veille, son rosaire à la main.
Quel calme et quelle tristesse sur sa belle figure, symbole d’une âme
sans reproche! Quelle image de la vertu! Elle veille, elle attend avec
anxiété la tendre femme, mon frère, son fils Donald, qui, sans pitié
pour elle, trôle encore à cette heure dans les rues évitées de la
ville! Elle pleure! elle pleure sur moi, sans doute. Son esprit habite
dans ma prison; elle souffre ce que je souffre; mes fers sont rivés à
ses pieds: elle traîne avec moi mes chaînes; elle me croit perdu sans
retour.—Me voici! me voici! pauvre femme! console-toi, ma mère! Les
murs de mon cachot se sont écroulés. Plus de deuil, plus de larmes! Le
fils est rendu à sa mère, la mère et le fils sont ensemble! Presse-le
sur ton cœur, pauvre mère, c’est bien lui, c’est bien Kildare, c’est
bien ton Harris. Laisse, que je baise ta bouche de miel, tes cheveux
blancs; laisse-moi m’étendre à tes pieds et reposer sur ton giron
ma tête vieillie et rembrunie, comme autrefois j’y reposois ma tête
rose et blonde.—Le jour renaît; Patrick, nous voici dans le chemin de
Kenmare; le soleil se lève; des forges semblent s’allumer sur le sommet
des montagnes, quelle splendeur! J’avois presque oublié le soleil.
Que c’est beau! Gloire à toi, Dieu du monde! trois fois gloire à toi!
Verse sur nous tes feux et tes rayons: réchauffe-nous; ranime-nous;
reverdis-nous, toi! La tyrannie nous a pourris dans l’ombre.—Salut,
roches escarpées, pitons hardus, mamelons de pierre, vallées profondes,
bois épais, où se sont aventurés nos premiers pas, où tant de fois
dans nos courses vagabondes nous jetâmes des cris déchirants pour
faire sonner l’écho, qui se répercutoit de colline en colline. Tiens,
Patrick, comme on découvre d’ici le Loug-Leane, le beau lac de
Killarney! C’est la mer apportée dans des montagnes. Quelle paix! quel
calme! c’est ton image, Patrick; des éléments divers qui se heurtent en
son sein, des combats qui s’y livrent, rien ne transpire à la surface.
Là-bas s’élèvent les hautes crêtes des Mac-Gillicuddy’s-Reeks et le
Curran-Tual; mais les tours de Cockermouth-Castle sont encore cachées
sous la brume matinale. Cet amas de pierres moussues, n’est-ce pas les
ruines solitaires du Prieuré? et non loin, ce toit qui fume, n’est-ce
pas, Patrick, la hutte de ton père? Quelle joie de revoir tout cela!
Oh! mon Dieu! que la patrie est belle!... Suis-je le jouet d’une folle
illusion? Une magnificence inconnue se déploie comme un éventail et
m’éblouit. Une brise rose et parfumée soulève une poussière d’or qui
s’épand sur toute la nature. Vois-tu dans cette forêt magique, sur
cette colline de marbre, passer Diane, la divine chasseresse, son arc
en main, son croissant d’opale sur le front? trois beaux levriers
blancs qu’on diroit découpés dans l’ivoire suivent ses pas rapides.
Comme sa tête est majestueusement tournée sur l’épaule! Phœbé, Phœbé,
ô ma déesse!... Lève les yeux, Patrick; là-haut, là-haut, vois-tu cet
ange qui traverse, comme une flèche, la voûte éthérée; ses lèvres
pressent l’embouchure d’une longue trompette d’or; quelle fanfare
éclatante il éparpille parmi les étoiles! Entends-tu au haut des airs
ces concerts de voix et d’instruments? pluie harmonieuse qui descend
des nuées, pénètre dans le cœur et le rafraîchit. Tout scintille, tout
étincelle comme une escarboucle; tout est rutilant, tout chatoie, tout
ondoie, tout poudroie. Cette magnificence, c’est la robe de Dieu! Ces
pourpris, ce sont les pourpris célestes. Une femme noire et voilée va
lentement le long d’un ruisseau de crystal; elle porte une touffe de
scabieuses passées dans un anneau d’or. Il me semble que sa démarche
m’est connue. La brise rose et fraîche a soulevé son voile. Grands
dieux! c’est Déborah! Oh! mon Dieu! qu’elle est pâle!... Un jeune homme
la suit, un tout jeune homme, ma foi. Oh! mon Dieu! Patrick, qu’il te
ressemble!... c’est ton ombre. Sur les pierres du chemin il fait sonner
une longue épée. Le voici qui lutte corps à corps avec un chêne, le
frêle arbrisseau! Oh! mon Dieu! le chêne se déracine, le chêne penche,
le chêne tombe, le chêne l’écrase!... Hélas! il est tué, le pauvre
enfant!—Qu’un grenadier en fleur est un bel arbre! Sous ce grenadier
sauvage quelle est donc cette femme si belle? Est-ce Ève ou Vénus? Que
d’abandon dans sa pose! quel feu et quelle douceur dans son regard!
que d’amour sur sa bouche! comme son sein palpite et rebondit! quelle
grâce dans ses contours! que de voluptés à cueillir! Oh! je mourrois si
j’approchois seulement mes lèvres de son pied!... Suis-je en rêve? Non,
non, ce n’est point une folie; l’orgueil ne m’égare point. Elle m’a vu,
elle me sourit, elle m’appelle!... Un charme irrésistible m’entraîne,
me précipite vers elle. L’amour renaît pour moi: bénit soit le sort!
je vais encore mourir sous un baiser. Un charme mystérieux m’attire et
m’entraîne, te dis-je; je le sens bien, je suis vaincu, il faut céder.
Viens, Patrick, suis-moi; viens, avec la liberté on recouvre l’amour.

A ces mots, Fitz-Harris, qui depuis vingt et un mois gisoit sur sa
litière, se dressa subitement sur ses pieds, et, traversant à grands
pas le caveau, il se précipita contre la muraille. Là, se tenant
accroché avec ses ongles aux angles des pierres:—Viens, Patrick,
viens, mon frère, poursuivit-il, ne m’abandonne pas dans la félicité.
Une brèche s’est faite dans le mur, te dis-je; viens, suis-moi; les
fossés sont pleins de bruyères; ce n’est qu’un pas à franchir. Viens,
suis-moi; viens, nous serons libres!

En achevant ces dernières paroles, comme une pierre de la voûte il
tomba pesamment sur le sol; puis il se fit un profond silence. Patrick
prit alors le pauvre infortuné dans ses bras; il étoit froid.

Il étoit mort!...

[Illustration]

[Illustration]



XVII.


MIEUX vaut la certitude la plus cruelle que le doute le plus léger, que
l’incertitude la plus vague; rien ne ronge comme l’incertitude, rien
ne creuse comme le doute; et Déborah vivoit dans l’incertitude la plus
profonde à l’égard de la fin dernière de Patrick. Elle avoit bien vu le
fer entrer dans son flanc, elle avoit bien entendu les cris qu’il avoit
jetés et son adieu déchirant; elle avoit bien vu sa chute, elle avoit
bien entendu rouler au loin le carrosse emportant sans doute le cadavre
et les meurtriers; mais qui l’avoit tué? mais au nom de qui l’avoit-on
tué? mais qu’avoit-on fait de ses restes? elle l’ignoroit. Aussi
brûloit-elle de rentrer secrètement en France pour tâcher de lever un
coin de ce voile, et pour recueillir les dépouilles mortelles de son
ami, comme ces courageuses femmes de l’Antiquité qui, au temps des
persécutions, se glissoient dans la nuit jusqu’aux lieux des supplices
pour ensevelir les corps des martyrs et les mettre en sépulture.

Dès que ses affaires de succession, affaires toujours interminables,
eurent été régularisées, laissant l’administration de touts ses
biens à sir John, elle prit donc congé de lui, non sans l’accabler
toutefois de nouveaux et précieux témoignages de reconnoissance. Quant
à Icolm-Kill, persévérant dans sa première et noble résolution, il ne
voulut mettre aucun prix à l’action qu’il avait faite, il ne voulut
rien accepter; il demanda seulement à Déborah, comme grâce ou comme
faveur, de s’attacher à sa fortune. Un homme habile, entendu, à toutes
mains, de l’espèce d’Icolm-Kill, étoit trop rare et d’une utilité trop
immédiate pour que l’adroite comtesse Déborah négligeât l’occasion
si belle de l’acquérir, et d’en faire un officier de sa maison.
Elle s’empressa de se rendre à son désir, et lui donna la charge de
gouverneur de son fils et d’intendant.

Un navire de France appareilloit dans le port; l’âme oppressée, le cœur
déchiré dans touts les sens, Déborah quitta Dublin, Déborah s’éloigna
à toutes voiles de son Irlande bien-aimée; mais cette fois ce n’étoit
plus pour aller renouer ses amours avec son beau Patrick au rendez-vous
qu’ils s’étoient donné sur le Continent. Une urne à la main, elle
partoit la sainte femme?...

Afin de mieux échapper au ressentiment de la Cour et de la Police, dans
le cas où son évasion de Sainte-Marguerite auroit été ébruitée, Déborah
se déguisa sous le nom irlandois de Barrymore; mais Icolm-Kill, qui, à
la Forteresse, avait joué le rôle d’un prétendu lord Cunnyngham, pour
se rendre parfaitement méconnoissable, n’eut simplement qu’à ôter son
masque. Ce ne fut pas sans effroi que notre jeune infortunée reprit
la route de Paris; cependant elle approcha ses lèvres avec courage de
ce vase rempli pour elle d’amertume, et le vida à longs traits; car
il y a dans la douleur une volupté mystérieuse dont le malheureux est
avide; car la souffrance est savoureuse comme le bonheur. Ce ne fut pas
non plus sans trouble qu’elle revit la rue de Verneuil, si placide,
si gentilhomme, où, dans la solitude, elle avoit habité avec Patrick
et goûté quelques moments d’une félicité bien rare. Elle ne posa le
pied qu’en frémissant sur le pavé de cette rue; il lui sembloit encore
couvert du sang de son ami. La scène nocturne du meurtre de Patrick,
comme une sombre tapisserie, vint alors se dérouler devant ses yeux:
elle entendoit distinctement le choc des épées.—Depuis son absence
l’hôtel Saint-Papoul avoit été tellement défiguré à l’extérieur, que
Déborah hésita long-temps avant que de le reconnoître et d’oser entrer.
La maison avoit changé de maître et de destination, et le nouveau
concierge lui donna pour certain que M. Goudouly, après avoir vendu
tout ce qu’il possédoit à Paris, s’étoit retiré dans son pays, dans le
Béarn, il y avoit déjà plusieurs années. Voilà pourquoi, sans doute,
cela paroîtroit s’expliquer assez bien aujourd’hui, toutes les lettres
que Patrick avoit adressées à ce brave vieillard, dans les derniers
temps de la lieutenance de M. de Guyonnet, étoient toutes demeurées
sans réponse, à son grand crève-cœur. Sa première démarche n’étoit
pas heureuse; c’étoit un assez fâcheux pronostic; Déborah n’en prit
que de trop vives alarmes. Elle avoit beaucoup espéré apprendre de M.
Goudouly quelque chose sur le sort de Patrick; sinon quelque chose
de bien positif, quelque chose au moins qui eût pu la mettre sur la
voie et la guider dans ses douloureuses recherches. La perte des
objets qui lors de son rapt étoient restés dans son appartement à la
discrétion de son hôte, mais que cet hôte fidèle, comme nous l’avons
vu en son lieu, avoit recueillis dans une valise et envoyés avec
empressement au Donjon, lui causa aussi un grand chagrin. Aux chiffons,
aux bijoux elle tenoit peu: donner une larme à ces choses-là eût été
indigne d’elle; ce qu’elle regrettoit, ce qu’elle regretta amèrement,
long-temps, toujours, c’étoient quelques billets de Patrick, quelques
stances que, tout jeune homme, il avoit rhythmées pour elle; c’étoient
quelques fadaises dont il lui avoit fait hommage; c’étoient quelques
babioles qu’elle lui avoit offertes en présent; c’étoient quelques
livres favoris, à lui ou à elle, excellents de soi, et excellents
aussi pour les souvenirs qu’ils éveilloient, précieux comme l’or pour
les ramilles, les feuilles de rose, les fleurs de violette séchées
et conservées entre chaque page comme entre les pages d’un herbier.
C’étoit surtout, c’étoit par-dessus tout l’épée de Patrick, cette épée
qu’il avoit trempée dans le sang de ses assassins, et qui avoit été
retrouvée à la porte de l’hôtel. Elle eût été si glorieuse de la voir
suspendue au côté de Vengeance adulte, de la voir étinceler dans la
main de Vengeance devenu homme!

L’absence de M. Goudouly laissoit Déborah dans une grande perplexité;
et que faire pour sortir de cette inquiétude dont son âme étoit si
lasse? Où creuser pour trouver le filon qui pourroit conduire à la
mine? à quelle porte heurter? Le coup avoit été frappé dans l’ombre
par des hommes aux gages de gents ayant tout pouvoir, et qui avoient
dû faire disparoître jusqu’à la moindre trace de leur forfait; pas une
tache de sang n’avoit dû rester empreinte sur la poussière du chemin
détourné conduisant à la fosse où l’on avoit dû jeter le cadavre de
Patrick. A tout hazard Icolm-Kill écrivit très-humblement à M. le
lieutenant-général de police pour lui demander s’il n’avoit pas eu
connoissance d’un attentat commis le 2 septembre 1763, sur la personne
d’un jeune Irlandois nommé Patrick Whyte ou Fitz-Whyte, servant dans
la première compagnie des mousquetaires du Roi; et dans le cas où
cette affaire ne lui seroit pas inconnue, s’il ne seroit pas possible
par ses soins de recouvrer le corps de cet infortuné, que sa famille
souhaitoit de faire exhumer et transporter au pays de ses pères. M. le
lieutenant-général de la Police du Royaume répondit à cette requête,
ou plutôt fit répondre par ses Bureaux, qu’il n’avoit eu vent d’aucun
fait semblable, et que c’étoit avec regret, le cafard! qu’il se voyoit
dans l’impossibilité de rien faire pour la consolation d’une famille au
chagrin de laquelle il prenoit sincèrement part. Cette réponse ne causa
pas une grande surprise à Déborah; elle s’y attendoit ou à quelque
chose de semblable; logiquement il devoit en être ainsi: les loups se
sont-ils jamais dévorés entre eux?

Icolm-Kill, opiniâtre, et que rien ne démontoit, prit encore sur lui
de faire une autre tentative. Il se présenta avec hardiesse chez M.
de Villepastour comme un oncle de Patrick, débarqué nouvellement,
et chargé par sa famille laissée dans une grande inquiétude, de
s’enquérir à tout prix de son sort. M. le marquis mordit parfaitement
à la grappe. Il avoua, faisant le bon prince, que Patrick étoit un
charmant jeune homme qu’il avoit beaucoup aimé, mais qu’il ignoroit
absolument ce qu’il étoit devenu; que depuis qu’il avoit été dans la
pénible nécessité de le renvoyer de sa Compagnie, c’est-à-dire des
gardes gentilshommes de sa Majesté, il n’en avoit plus eu de nouvelles,
non plus que de la jeune personne irlandoise qui l’avoit suivi en
France. M. de Gave, marquis de Villepastour, mentoit. M. le marquis en
savoit plus long, beaucoup plus long qu’il ne cherchoit à s’en donner
l’air: cela est évident pour touts ceux qui ont suivi pas à pas cette
tragédie; cela n’étoit pas aussi évident pour Icolm-Kill, mais cela ne
le satisfaisoit guère; volontiers il auroit souffleté le bélître; mais
comme il tenoit à sonder son homme jusqu’au bout, prêtant le flanc de
son mieux, il poursuivit avec candeur:—Cette jeune Irlandoise, du moins
me l’a-t-on assuré, dit-il, est détenue pour quelque raison secrète
dans une prison d’État; et pour ce qui est de Patrick, un bruit vague
et venant on ne sait de quelle source porteroit à croire qu’il a été
assassiné un soir comme il sortoit de son hôtellerie.—Assassiné!
reprit M. de Villepastour, non, je ne le pense pas: ce n’est pas
que j’en sache rien, ce n’est qu’un sentiment qui m’est personnel.
Assassiné, dites-vous; et par qui?—De lâches spadassins salariés par
de hauts personnages auxquels il avoit eu le malheur de déplaire ont
fait le coup; du moins on a cette idée, monsieur le marquis.—Cette
histoire, mon cher monsieur, est peu vraisemblable; en tout cas, à
votre place je m’adresserois à M. le lieutenant-général de Police.
Cette affaire est de son département, il lui seroit facile de vous
faire donner satisfaction. M. le lieutenant-général doit connoître
au fond et au clair le sort de M. votre neveu, cela est plus que
présumable: voyez-le.—Icolm-Kill ne vit pas M. le lieutenant-général
de Police, mais il lui fit parvenir une seconde lettre polie,
flatteuse, pressante, suppliante, déchirante; et en réponse il reçut
ceci:—«Monsieur, vous auriez dû vous en tenir à votre première demande,
après la lettre que je m’étois donné l’honneur de vous faire; vous
auriez dû sentir que toute insistance ne pouvoit qu’être fâcheuse. Que
je connoisse ou non quel a pu être le sort de M. votre neveu, j’ai dit
ce qu’il étoit de mon devoir de vous dire. Veuillez bien comprendre,
s’il vous plaît, que ma charge est de faire exécuter les ordres du Roi,
et non pas de divulguer les actes de son autorité suprême.»

Il fut parfaitement évident pour Déborah que ces deux hommes avoient
dans leur main le secret qu’elle cherchoit, et qu’ils fermoient le
poing; mais comme elle savoit au juste ce que valoient ces deux cœurs
sans pitié et sans remords, elle comprit aussi qu’il falloit s’en
tenir là. Ce n’est pas qu’elle eût perdu toute espérance d’obtenir un
jour, tôt ou tard, quelque certitude; seulement elle attendit plus de
l’efficacité du temps, du hazard ou de la Providence que de ses propres
efforts. Elle avoit quitté l’Irlande dans l’intention de se fixer en
France; l’ignorance dans laquelle elle demeuroit confinée touchant le
sort de Patrick la confirma dans cette disposition; mais elle étoit
dans la plus vive impatience de sortir de Paris, à qui elle gardoit
une franche et profonde rancune. Elle y souffroit. Paris pesoit de
tout son poids sur elle; il lui sembloit qu’on n’y respiroit que le
souffle empoisonné de la convoitise et de la haine. Pas un visage qui
ne lui parût une enseigne de prostitution, de bassesse et de lâcheté.
Cependant elle ne pouvoit non plus s’en éloigner beaucoup: il étoit
nécessaire qu’elle demeurât à portée de saisir le moindre bruit public,
le moindre vent qui pourroit la conduire sur quelques traces.

Après avoir parcouru tout le territoire riche, varié, cossu et
plein de hardes qui environne Paris, la grande mêlée d’hommes et de
pierres; après avoir fouillé dans touts les coins les plus perdus de
ce territoire, pour y surprendre quelque retraite belle, solitaire,
ignorée, et visité touts les manoirs, touts les ménils, toutes les
habitations un peu seigneuriales, libres, vides, délaissées ou
infidèles et prêtes à se vendre au premier écu d’or reluisant,
elle fit rencontre d’un assez beau pavillon ayant appartenu à un
magnifique traitant dont la fortune venoit de s’ébouler, et situé
très-heureusement, très-pittoresquement sur le sommet d’un coteau se
mirant dans un méandre de la Seine, entre Triel et Évêquemont. Séduite
par la position, la majesté, la solitude de cette demeure, Déborah ne
balança pas à en faire l’importante acquisition, et elle s’y retira
avec joie pour vivre dans son deuil et dans l’amour de son fils, pour
se consacrer toute entière à l’éducation de Vengeance.

[Illustration]

[Illustration]



XVIII.


MA tâche est triste; mais puisque je me suis engagé à dire ces
malheurs, je l’accomplirai. Je m’étois cru l’esprit plus fort, le
cœur plus dur ou plus indifférent; j’avois cru pouvoir toucher à
ces infortunes et en sculpter le long bas-relief avec le calme de
l’artisan qui façonne une tombe; combien je me suis abusé! A mesure que
j’avance dans cette vallée de larmes, mon pied soulève un tourbillon
de mélancolie qui s’attache à mon âme comme la poussière s’attache au
manteau du voyageur. Pas un outrage dont j’aie donné le spectacle,
qui n’ait allumé en moi une colère véritable; pas une souffrance que
j’aie peinte qui ne m’ait coûté des pleurs. Courage, ô ma muse! encore
quelques pages, et toutes ces belles douleurs ramassées par toi avec un
soin si religieux, toutes ces belles douleurs jusqu’à ce jour ignorées
du monde, étouffées, perdues, comme de petites herbes sous les gerbes
de faits éclatants et sans nombre qui jonchent le sol de l’histoire,
auront trouvé leur dénouement et revêtu une forme qui ne leur permettra
plus de mourir, de mourir dans la mémoire des hommes.

Devant le corps inanimé de Fitz-Harris, Patrick demeura anéanti. Ce qui
se passoit en lui étoit trop profond et trop intérieur pour que rien
en transpirât. De long-temps il ne donna pas une seule manifestation.
Non, il étoit là immobile et muet. Le coup l’avoit percé de part en
part. La douleur, comme le clou de Sisara, le tenoit adapté au sol.
C’étoient deux cadavres en présence: l’un tout-à-fait froid, l’autre se
refroidissant; l’un glacé par le désespoir, l’autre glacé par la mort.

Quand le porte-clefs vint comme de coutume apporter le morceau de
pain de ses prisonniers, le bruit qu’il fit en ouvrant la trappe
rendit tout-à-coup Patrick à l’existence. Il se souleva, et d’une voix
déchirante jeta ces mots vers la voûte:—Mon frère est mort!...

Cette visite, en obligeant Patrick à rompre le beau silence que gardoit
sa douleur, ouvrit une issue à son oppression: de profonds soupirs
s’exhalèrent de sa poitrine gonflée; jusque là il étoit demeuré l’œil
sec, et il se prit à fondre en larmes.

—O mon frère! s’écria-t-il alors, pourquoi m’as-tu abandonné? Après une
aussi longue et aussi étroite communauté, ne devions-nous pas mourir
ensemble? Pourquoi me laisses-tu seul dans cet abyme? Ne t’aimois-je
pas assez, n’avois-je pas assez de tendresse pour toi?...

Mais non, que dis-je? tu as bien fait de mourir, ô mon frère! la mort a
mis fin à tes souffrances. On a souvent tort de naître; on n’a jamais
tort de mourir. Naître pour en venir là, en venir là après être né, à
quoi bon?... La vie, qu’est-ce donc après tout pour la plupart, sinon
une longue suite, une longue multiplicité de douleurs, entre deux
énigmes, entre l’énigme de la naissance et l’énigme de la mort?

Va, tu as bien fait de mourir, tu as bien fait de te dissoudre, ô mon
frère! Quand, rendu à la liberté et au monde, tu eusses passé quelques
heures de plus sur cette terre, qu’y aurois-tu acquis? N’avois-tu pas
déjà épuisé toutes les moins pires choses humaines? N’avois-tu pas eu
un berceau et le zèle d’une mère? N’avois-tu pas traversé l’enfance
qui jouit sans arrière-pensée? N’avois-tu pas eu un premier amour?
N’avois-tu pas eu vingt ans? Ce qui te restoit à connoître, ce n’étoit
plus que des fripperies; ce qui te restoit à subir, ce n’étoit plus que
des décrépitudes. Tu as bien fait de mourir, ô mon frère!

Mais je suis ton aîné, et j’aurois dû te précéder dans le chemin de
la mort. Pourquoi, plutôt que toi, la mort m’a-t-elle épargné?... Oh!
n’en sois pas jaloux, mon frère! Dieu, sans doute, a sur moi quelque
secret dessein qu’il n’auroit su accomplir sur toi. Toi, tu pouvois
mourir, tu n’étois pas lié; tu ne laisses rien derrière toi; mais
moi, j’ai dans quelque coin perdu du monde une femme qui m’appelle,
et qui a besoin de mon secours, et un fils, sans doute, qui a besoin
que je secoure sa mère; et Dieu, qui sait? a peut-être la pensée de me
rendre à eux, qui ont besoin de moi, et de les rendre à moi, qui ai
tant besoin d’eux.—Si c’est là ton dessein, ô mon Dieu, béni soit-il?
Tu sais combien je suis résigné! Quelle que soit ta volonté sur moi,
qu’elle s’accomplisse, je me prosterne.... Mais si je ne dois jamais
les revoir, et si je dois, comme mon frère, mourir dans ce puisard, je
ne te demande qu’une grâce, ô mon Dieu! de m’envoyer comme à mon frère,
durant ma dernière heure, d’ineffables illusions, de m’envoyer la mort
au milieu d’un délire.

Patrick, en proie aux angoisses les plus cruelles, s’attendoit de
minute en minute à voir descendre un fossoyeur pour enlever le corps de
son ami; mais personne ne paroissoit; et bien qu’il redoutât beaucoup
l’instant de cette suprême séparation, où son compagnon s’éloigneroit
sans pitié et sans retour, et le laisseroit abymé dans une morne
solitude, cependant il l’appeloit de touts ses vœux. La nature a des
lois de destruction et de décomposition inexorables pour le plus bel
être comme pour l’objet le plus aimé; et Fitz-Harris étoit mort dans
un si mauvais état, et ce puits étoit si malsain, que Patrick n’osoit
plus, disons plus juste, ne pouvoit déjà plus l’embrasser, ne pouvoit
déjà plus poser ses lèvres sur son front.

Après le même intervalle de temps qui s’écouloit d’ordinaire entre
chaque apparition du porte-clefs, la trappe se soulevant enfin,
Patrick s’avança incontinent sous l’ouverture, et s’écria avec
indignation:—Monsieur le porte-clefs, ne vous ai-je pas dit que mon
frère est mort? A quoi songe donc M. le lieutenant pour le Roi?
Rappelez-lui, s’il vous plaît, qu’il est envers les hommes des derniers
devoirs.

Mais, cette fois encore, sans daigner laisser tomber une seule parole,
le porte-clefs se retira.

Abymé dans les pensées les plus amères, l’esprit brisé sous la roue de
la réflexion, et le corps affaissé par une longue veille (depuis que
Dieu avoit rappelé Fitz-Harris, il n’avoit pas fermé ses yeux remplis
de larmes), Patrick s’assoupit enfin. Sur l’aile d’une rêverie, le
sommeil l’aborda si doucement, qu’il ne put s’en défendre. Au fond de
toute mélancolie il y a toujours quelques drachmes d’opium.

Ce sommeil duroit encore lorsqu’un des hommes du Donjon penché à
l’ouverture de la voûte, et qui glissoit une échelle, enjoignit à
Patrick de monter le corps de son ami. Ébloui par la lueur répandue
dans le caveau et surpris par cette brusque arrivée, cependant Patrick
se leva aussitôt et s’excusa sur cet ordre, en prétextant son état
d’extrême foiblesse. Mais la même injonction ayant été répétée d’un
ton plus brutal encore, et quelqu’un ayant ajouté avec un accent
de raillerie:—Après tout, si monsieur ne veut pas se séparer de ce
cadavre, les volontés et les goûts sont libres. Patrick, non pour
obéir à cette insolence, mais pour les mânes de son ami, rassemblant
toutes ses forces, chargea courageusement sur ses épaules le corps de
Fitz-Harris et se mit à monter, je devrois dire à se traîner le long
de l’échelle. Écrasé sous le poids, n’ayant qu’une main disponible,
l’autre soutenant et retenant le cadavre, peu s’en fallut plusieurs
fois qu’il ne se renversât et ne fît une horrible chute. Le plus cruel,
c’est qu’il n’avoit point de chaussure; de sorte que chaque fois qu’il
s’appuyoit sur un échelon, cela lui scioit la plante des pieds et lui
causoit une douleur excessive. Lorsqu’il eut gagné le caveau supérieur,
il apperçut à quelque distance les porte-clefs et M. le lieutenant pour
le Roi au Donjon, qui touts quatre se tenoient ainsi à l’écart, pour
échapper sans doute à l’air putride qu’exhaloit le trou d’extraction.
Les trois valets portoient chacun un falot. Quant à M. le lieutenant,
il ne portoit rien; il étoit simplement coiffé d’un serre-tête et
entortillé dans les ramages d’une robe de chambre non moins spacieuse
que ridicule.

Sans lui donner le temps de reprendre un peu courage, ces quatre
misérables se mirent en peloton, et entraînèrent au milieu d’eux
Patrick, qui ployoit sous sa sainte charge.

Après avoir monté plusieurs vis, traversé plusieurs caves, plusieurs
salles, plusieurs couloirs, plusieurs galeries, ils pénétrèrent dans
un jardin, le jardin du Donjon. Le long du mur un trou assez profond
avoit été pratiqué dans la terre. Quand Patrick y eut été conduit, il
comprit de suite que c’étoit là, et déposa tout au bord son fardeau.
Sous le poids qui l’accabloit, il avoit tant employé d’efforts durant
cette longue marche à travers ces sombres détours, qu’une sueur
froide couloit de son front à grosses gouttes, et que ses jambes
fléchissoient. L’imagination pourroit-elle concevoir un spectacle plus
lugubre, une scène plus propre à glacer d’effroi? De touts côtés de
grandes murailles noires emprisonnant des ténèbres et du silence;
des hommes d’un sinistre aspect, avec des figures pleines d’ombre; un
personnage odieux dans une robe longue, comme un homme de Palais; trois
lanternes jetant quelques lueurs sourdes et n’éclairant que par-dessous
le feuillage appauvri de quelques arbres; un trou en terre, puis un
cadavre immobile porté par un cadavre mobile couvert de cheveux et de
haillons.

Ayant posé leurs falots le long de la muraille, et s’étant saisi chacun
d’une bêche, les trois porte-clefs poussèrent le corps de Fitz-Harris
dans la fosse, et déjà ils avoient jeté sur lui plusieurs pelletées
de terre, lorsque, à cette vue, retrouvant quelque force, Patrick
se releva, et avec un geste terrible leur commanda d’arrêter. Puis,
s’approchant lentement de M. le lieutenant pour le Roi, qui, les mains
sur le dos et son bonnet de nuit sur la tête, regardoit faire:—Au
nom du ciel! monsieur, lui dit-il avec la noblesse qui accompagnoit
toujours ses moindres expressions, ce n’est pas ainsi que s’enterrent
les hommes! La haine la plus cruelle s’arrête ordinairement où le néant
commence; mais la vôtre, qui passe toutes bornes, à ce qu’il paroît,
passe aussi le seuil de la tombe. Ce n’étoit donc pas assez, monsieur,
d’avoir lâchement assassiné mon frère et de l’avoir laissé mourir sans
les secours de l’art et de la religion?... Allons, qu’on le porte à la
chapelle et qu’on appelle un aumônier!...

A ce coup de hache, M. le chevalier de Rougemont répondit avec
perfidie qu’il n’y avoit point au Donjon de prêtres à l’usage des
religionnaires; mais Patrick lui ayant humblement représenté qu’ils
étoient Irlandois et catholiques:—Assez, jeune homme, lui répliqua-t-il
impudemment, je ne dois compte de ma conduite qu’à sa Majesté.

M. le chevalier savoit parfaitement que ses prisonniers n’étoient ni
Anglois ni anglicans, et la raison qu’il avoit paru vouloir donner
n’étoit que pour tenir lieu d’une plus véritable qu’il n’avoit pas
voulu mettre en avant. M. le chevalier, qui devoit à chien et à chat,
au dedans et au dehors du Donjon, à ses fournisseurs, à son boucher, à
ses porte-clefs, à ses garçons de cuisine, devoit aussi au curé de la
Sainte-Chapelle les honoraires de plusieurs inhumations; et ce dernier,
ne pouvant arracher un sou de ce fripon, venoit, poussé à bout, de
l’attaquer en justice.—Ce fut là pourquoi, ce que Patrick ignora
toujours, Fitz-Harris fut enterré sans prêtre et sans obsèques, comme
un chien.

Les expressions me manquent; la parole n’a pas assez de ressource et
de souplesse; je ne sais que dire, je ne sais quel signe employer
pour dépeindre la stupeur profonde dans laquelle Patrick retomba,
lorsqu’après ces insultantes funérailles il se retrouva seul dans
le puisard. Si la perte d’une âme qui nous est chère, au milieu du
mouvement, des soins et du fracas du monde nous porte un coup terrible
et laisse à nos côtés un vide que rien ne sauroit combler, quel vide
ne doit pas faire autour du captif, de quelle mortelle horreur ne
doit pas le cerner la perte de la seule âme sa compagne, de la seule
âme qui partage le froid de son abyme. Si Patrick n’eût été soutenu
par la pensée de Déborah, par une lointaine espérance, il auroit
sans doute succombé sous sa douleur; peut-être même que cette pensée
n’eût pas suffi pour défendre de la mort ce qu’il y avoit en lui de
périssable, s’il fût demeuré plus long-temps dans ce cachot. Mais
au bout de quelques heures, dix ou douze heures, je pense, une voix
étrangère, inconnue, vint frapper tout-à-coup son oreille. La voûte
s’étoit ouverte sans qu’il s’en fût apperçu, tant il étoit absorbé, et
la voix disoit:—Quoi! dans ce trou, au fond de ces ténèbres, il y a un
être vivant, une créature de Dieu? Lâche abomination!... Je ne sais
pas quelle a pu être la faute de cet homme qui est là dans ce gouffre;
mais ce que je sais, monsieur le lieutenant, c’est qu’il ne faut pas
se faire criminel envers le criminel; qu’il ne faut pas punir le crime
par un châtiment pire que le crime, par un crime sans fin, surtout,
et sans profit, et que ne demandent ni la loi, ni le Roi, ni mon Roi,
qui est le vôtre, monsieur le lieutenant. A ces réflexions simples
et austères qui rabrouoient un peu le chevalier de Rougemont, M. le
chevalier, empêché dans sa confusion, sans doute, ne souffla mot. Mais
la même voix, après un moment de silence, ayant ordonné qu’on plaçât
une échelle, et demandé des flambeaux, qu’on l’éclairât, craignant sans
doute que son prisonnier, s’il étoit visité, ne l’accusât, monsieur
le lieutenant recouvra soudain son éloquence accoutumée, et se prit
à dire d’un ton de candeur, le Pharisien!—De grâce, monseigneur, je
vous conjure, je me mets à vos pieds, ne descendez pas dans cette loge,
c’est un fou furieux, farouche, inabordable, qui l’habite; il iroit de
vos jours; cet homme a des heures terribles. De grâce monseigneur!...
Mais, sans paroître faire aucun compte de cette insinuation perfide, la
même personne étrangère répondit:—Bien, bien, monsieur, des flambeaux,
qu’on m’éclaire! j’en jugerai par moi-même. N’oublions jamais,
monsieur, que l’insensé et le méchant sont, avant tout, des malheureux
dignes de notre sollicitude: nous devons à l’un nos soins, à l’autre
notre pitié. Dieu ne met au monde que des hommes; c’est le monde,
monsieur, qui engendre les méchants et les fous. Les méchants et les
fous sont son œuvre, sont notre œuvre, monsieur le lieutenant.

Quand l’étranger eut descendu l’échelle et posé les deux pieds sur
la croûte noire du sol, il porta ses yeux sur la croûte grise et
luisante des murailles et de la voûte; il regarda autour de lui, il
laissa tomber son regard, et l’arrêta long-temps sur Patrick, spectre
aux cheveux et à la barbe sauvages, aux muscles affaissés et mal
cachés sous quelques restes de haillons, qui demeuroit là dans la plus
morne immobilité; et, après avoir fait bien des efforts visibles pour
rallier son cœur qui se fendoit devant ce spectacle, devant tant de
souffrances, de misère et d’abjection, il put enfin trouver assez de
calme pour dire, avec un accent plein d’encouragement qui eût gagné la
créature la plus farouche:—Ne craignez rien, prisonnier, je ne viens
point pour vous faire du mal; je viens pour vous consoler, si je puis,
et vous ôter à l’horreur de ce cachot. A ce geste d’une bienveillance
marquée, Patrick se leva et s’inclina respectueusement. Ce charitable
étranger étoit habillé de noir; une épée d’acier étinceloit à son côté.
Son air de visage étoit doux et noble, sa bouche gracieuse: son front
beau et pur déceloit un cœur sans limon et sans remords. La limpidité
de son regard proclamoit la limpidité de son âme. Tandis que Patrick
l’admiroit, il poursuivit:—Votre malheur est grand, monsieur, et me
pénètre de douleur, et surpasse à coup sûr votre faute?—Mes malheurs,
en effet, monsieur, sont inouis, lui répondit tristement Patrick,
mais je suis sans reproches devant Dieu, devant la loi, devant ma
conscience. Avoir plu et déplu à une adulteresse, voilà mon crime,
qui fut celui de Joseph, et qui, comme lui, m’a fait jeter dans une
prison où je suis condamné à mourir.—Il ne faut pas vous désespérer
ainsi, monsieur; il n’y a de condamnés que ceux que Dieu condamne.
Dieu souvent se plaît à abaisser son serviteur, pour le mieux élever.
Joseph sortit de sa prison pour régner sur l’Égypte. Depuis combien
d’années êtes-vous céans?—Ce fut le 2 septembre 1763 que je fus amené
dans ce Donjon; et depuis le mois de septembre ou de décembre 1773
j’habite cette fosse.—Quoi! depuis vingt et un mois on vous retient
dans cette abyme? O mon pauvre jeune homme! il faut vraiment que Dieu
vous réserve pour quelque grande chose, que sa main vous ait soutenu,
pour que, sous le faix de tant de maux, vous n’ayez pas succombé.—Je
n’ai pas succombé encore, moi; mais, monsieur, j’avois un ami, un
frère, un compagnon d’infortune et de captivité, qui, exténué, tué par
le désespoir, a rendu l’âme sous cette voûte. Son cadavre, il y a peu
d’heures, étoit encore là étendu. Oh! que n’êtes-vous descendu plus
tôt dans ce puisard! C’étoit un brave et bon jeune homme. La terre
l’a perdu, le ciel l’a gagné. O Fitz-Harris! ô mon ami! tout pour toi
fut cruel, ta vie, ta mort, ton destin!... L’étranger, remué jusque
dans ses entrailles, prenant alors la main de Patrick, la lui serra
affectueusement. Patrick, dans une émotion non moins vive, se mit à
genoux, et reprit:—Ce qui se passe dans votre cœur se trahit; vos
yeux sont mouillés de larmes. Je ne sais pas qui vous êtes, monsieur;
mais je vois bien que vous êtes un honnête homme; souffrez que je
me prosterne à vos pieds.—Non, relevez-vous, mon bon ami, lui dit
l’étranger, et suivez-moi. Sortons au plus vite de cet air empoisonné;
venez, vous serez libre; venez, je suis la clef qui ouvre et qui ferme
la porte de la liberté.—Vous êtes, monsieur, je le vois bien, vous
dis-je, reprit encore Patrick, avec une émotion toujours croissante,
un messager du ciel envoyé de Dieu; j’accepte volontiers ce que vous
daignez me rendre, non pour moi-même, mais à cause d’une femme, objet
de tout mon culte et de tout mon amour; mais cette liberté que je
perdis avec un compagnon, et que seul je vais recouvrer, sera toujours
pour moi bien sombre et pleine de deuil.

Quand l’étranger fut ressorti de la citerne, il prit par la main
Patrick, qui l’avoit suivi, et dit à M. de Rougemont:—Monsieur le
lieutenant, je vous présente un jeune homme dont je m’honorerois d’être
l’ami, plein de raison et de réserve, et d’une dignité qui m’édifie.
C’est mal à vous, monsieur le lieutenant, d’avoir cherché à me tromper.
Vous êtes, monsieur le lieutenant un officier cruel; tant pis! vous
ne serez jamais le beau-cousin de notre jeune Roi. Faites conduire
monsieur, s’il vous plaît, dans une chambre du Donjon, et que les soins
les plus attentifs lui soient prodigués sur-le-champ. En achevant ces
dernières paroles, l’étranger s’éloignoit avec empressement et modestie
pour se soustraire aux marques d’une touchante reconnoissance que
Patrick lui donnoit.

Mais quel étoit donc cet étranger à la voix douce et puissante, et
que tant de respects semblent entourer? C’étoit.... Eh bien, oui!
cet homme, dont la main s’appliqua à détacher tant de fers, horrible
destinée! vienne le temps, et lui-même à son tour sera chargé de
chaînes qui ne seront pas détachées. Vienne le temps, et sa tête
blanchie roulera sur l’échafaud! Cet homme..., inclinons-nous; vice,
égoïsme, indifférence, rentrez dans votre honte! cet homme, c’étoit la
vertu, c’étoit Chrétien-Guillaume Lamoignon de Malesherbes, ministre de
Paris, et plus tard—dernier conseil de Louis XVI.

Patrick avoit été conduit dans la chambre octogone, où il avoit passé
tant d’années de souffrance avec Fitz-Harris, et il étoit assis
tristement, essayant de se réchauffer aux rayons d’un feu énorme, quand
M. d’Albert, le nouveau lieutenant-général de Police, se présenta avec
affabilité et lui dit:—M. de Malesherbes n’a point voulu, monsieur,
quitter le Donjon sans vous donner, par ma bouche, un dernier mot
de courage. Soyez tranquille, avant peu vous serez libre. M. le
ministre attend de votre déférence que vous voudrez bien lui adresser
prochainement un mémoire circonstancié de votre captivité et de ses
causes. En outre, à ce mémoire, il vous en prie, vous serez assez bon
pour joindre une liste de la somme d’argent et des effets que vous
jugerez vous être nécessaires pour reparoître convenablement dans le
monde: ce sera pour M. le ministre un vrai plaisir que d’y pourvoir.

Patrick s’inclina gracieusement pour témoigner de sa gratitude, et
répondit, après avoir paru réfléchir un instant:—Ce mémoire que
M. le ministre daigne me demander, bien qu’il me fende le cœur de
redescendre dans ma pensée et d’y remuer l’amas de mes infortunes,
je le ferai selon son désir. Mais, qu’il me soit permis, monsieur,
de m’abstenir d’y joindre aucune liste; je n’ai besoin de rien. La
liberté me suffira. Il parut encore réfléchir quelques instants; puis
il reprit:—Cependant, monsieur, tant de bonté m’encourage, que je
me donnerai la hardiesse d’implorer humblement de M. de Malesherbes
une chose qui, dans mon affliction, m’a bien fait faute, dont la vue
m’aidera à supporter les dernières heures que je dois passer encore
dans ce cachot, et qu’en sa mémoire je garderai toujours saintement—UN
CRUCIFIX.

[Illustration]

[Illustration]



LIVRE SEPTIÈME.

XIX.


ADOSSÉ contre un bois, accoudé entre deux bois, le manoir de Déborah
étoit posé comme une couronne crénelée sur le front d’une colline
rapide, et se mirant amoureusement dans un méandre de la Seine, ce
qu’il me semble, si j’ai bonne mémoire, que j’ai déjà dit. Un large
fossé passoit par-devant et se replioit sur lui-même, à chaque
extrémité, comme l’ornement d’une frise grecque, pour embrasser à
droite le logis des gardes, à gauche les écuries et le chenil. Un
ponceau de pierre l’enjamboit avec son arche vis-à-vis d’une magnifique
grille ouvragée au marteau, et dont les ailes de fer, pareilles aux
ailes membraneuses de Satan, étoient scellées dans les flancs de deux
énormes piliers de briques qui supportoient sur leur tailloir des
figures de sangliers terribles, à la gueule béante, à l’œil hors de
l’orbite, aux soies hérissées. Une longue allée de sable découverte,
entre des parterres géométriques, conduisoit à la demeure seigneuriale,
dont le perron étaloit, avec grâce, son parquet de dalles, et ses
degrés, chargés d’urnes à fleurs, et sembloit dire à l’étranger de
l’air le plus aimable:—Montez, venez, entrez; soyez le bien-venu,
soyez notre hôte. Toutefois l’étranger, avant que d’arriver à la
bienveillance de ce perron, avoit à subir de rudes épreuves; et qui
n’eût été gent de courage ne l’eût jamais atteint. La longue avenue de
sable étoit garnie, sur ses deux rives, de dix en dix pas d’élégantes
petites cabanes d’où s’élançoient, au bruit de la marche la plus
légère, des chiens enchaînés, d’un volume formidable, qui ne laissoient
qu’un passage étroit entre leurs dents acérées, entre leurs aboiements
effroyables.

Ce séjour isolé, esseulé, éloigné, ceint tout à l’entour de la solitude
la plus vraie, étoit dans un si bel état de conservation et d’une
disposition si heureuse, répondant si bien au rêve de Déborah, qu’en
en prenant possession, elle n’avoit pas eu à y déranger une syllabe.
Seulement, sous l’abri d’un arbre résineux, dont la ramure horizontale
s’ouvroit comme une ombrelle au centre de la vaste pelouse, qui,
s’enclavant de toutes parts dans les bois, dérouloit le velours de
son tapis vert au pied de la façade intérieure, fidèle à sa douleur
et à son espoir, elle avoit fait élever à grand frais, sur un caveau
souterrain, un magnifique sarcophage de marbre blanc, à la mémoire de
Patrick, et destiné à recevoir sa dépouille terrestre, si jamais, selon
ses vœux, le Ciel permettoit qu’enfin elle la recouvrât. Ce sépulchre,
dont l’écusson étoit voilé et le cartouche muet, éternellement
agenouillé comme un pénitent sous le poids du remords; immobile,
impassible, inaltérable au milieu des variations et des renouvellements
sans nombre et plein de charmes de la nature, produisoit un effet d’art
superbe; et, répandant autour de lui le parfum d’une grande tristesse,
il faisoit planer et veiller sur la solitude de ces lieux la pensée
uniforme qui habitoit l’âme si grave de Déborah.

Dans les premiers temps de sa retraite au désert, notre sombre
châtelaine avoit envoyé Icolm-Kill à son castel de Limerick pour
y décrocher les peintures précieuses que son grand-père lui avoit
religieusement léguées, et les faire passer en France, ainsi que sa
bibliothèque italienne, dont il a été question autrefois, je ne sais
plus au juste dans quel ancien argument de cette triste épopée; et,
profitant de l’absence de cet homme, elle avoit amené de Paris quelques
artistes et quelques artisans qu’elle avoit occupés à des travaux
secrets, dans une pièce située à l’extrémité de son appartement,
contiguë avec sa chambre à coucher, fermée comme un coffre-fort, dans
laquelle personne au monde qu’elle ne pénétroit, et dans laquelle, pour
obéir à la loi de ce poème, nous-mêmes nous ne pénétrerons pas encore.

Il y avoit déjà plusieurs années que Déborah menoit une vie calme et
solitaire dans ce nid d’aigle, suspendu au ciel et couvert du mystère
des bois. Son cœur, où l’affection et l’enthousiasme n’étoient pas
encore desséchés, s’étoit passionné pour ces lieux pleins de séduction
et d’empire. La nature agreste, cette amie discrète, généreuse,
caressante, y mêloit son parfum et sa rosée à l’amertume de son fiel,
au sang qui couloit de sa plaie; et je ne nierai pas qu’au fond de sa
mélancolie, quelque sombre et quelque opaque qu’elle fût, un rayon de
bonheur n’essayât une pâle et craintive lueur, au feu de laquelle son
âme transie se réchauffoit.

Déborah portoit rarement ses pas au-delà des limites de son domaine,
encore son pied dénouoit-il plus volontiers les réseaux du lierre
jonchant le sol du bocage qu’il ne fouloit la fleur de la prairie
promise à la faulx: lorsque des besoins, quelque affaire indispensable
l’appeloient à la ville, à Meulan, à Saint-Germain, à Paris, elle s’y
rendoit au fond de son carrosse et, pour échapper aux regards, enfermée
sous un voile épais. Ce n’étoit pas qu’elle redoutât beaucoup l’œil
louche et rancunier de la police; c’étoit plutôt par un sentiment
de mépris et d’aversion pour ce monde qu’elle avoit repoussé, et
dont elle aimoit à se garer comme d’une bête venimeuse. Hors les
domestiques et les gents de son service, personne ne l’approchoit,
personne n’étoit reçu au château. La paix extraordinaire au sein de
laquelle se replioit, dédaigneuse de ce que la foule recherche, une
jeune femme inconnue, étrangère, d’une beauté aussi extraordinaire
que sa règle, comblée des dons de la terre et du ciel, faite pour
jeter autant d’éclat, de bruit, de retentissement qu’elle répandoit
de silence, n’avoit pas été, comme on le pense bien, sans susciter
un intérêt général de curiosité, d’étonnement, d’admiration; chez
quelques-uns même un intérêt coupable. Chacun avoit cherché à sa
manière, selon l’étendue de ses ressources, à percer le brouillard, à
écarter de ses mains la haie compacte, pour tâcher de voir par-dessus.
Les interprétations les plus inimaginables et les conjectures les plus
folles furent produites et goûtées. Long-temps touts les brillants
gentilshommes des fiefs d’alentour avoient mis leurs soins et leur
gloire à tenter de s’ouvrir un accès auprès de la mystérieuse comtesse
de Barrymore, mais, quoiqu’ils eussent provoqué maintes fois les
incidents les plus romanesques, pas un n’en étoit venu seulement à
dépasser le saut-de-loup de la porte.

Comme Déborah, pour les mânes de Patrick, alloit toujours vêtue de
deuil, les paysans l’appeloient la déesse noire, et plus volontiers
encore la bonne dame noire. Les hommes des champs ne sont pas
flatteurs: elle étoit bien acquise cette épithète de bonne. En effet,
la bonté de Déborah, comme un arbre immense et ployant sous les fruits,
abritoit sous ses rameaux toutes les cabanes d’alentour; en effet sa
bonté se partageoit comme un pain et sembloit se multiplier sous la
lame qui faisoit la part de chacun. Elle savoit habilement se faire
livrer le secret de chaque souffrance, et, tandis qu’elle restoit
fidèle à sa solitude, sa charité les mains pleines s’en alloit de
seuil en seuil. Là elle se penchoit au chevet du malade; ici elle
rallumoit le four du pauvre; là elle atteloit la charrue du laboureur,
qui pleuroit ses bœufs morts sur le sillon, ou retrempoit la hache et
les forces du bûcheron ébréchées aux pieds des chênes.

Pour ce qui étoit de l’administration du château, de ses terres et de
ses bois, Déborah s’abandonnoit entièrement à Icolm-Kill. Ses soucis,
elle les réservoit pour un objet plus saint et plus digne, pour son
fils, pour Vengeance, sur qui elle répandoit incessamment le vase
intarissable de ses soins, pour qui elle eût voulu effeuiller toutes
ses heures.—Derrière les premiers halliers du parc, il y avoit une
source qui sortoit d’une pierre et couloit sous un fourré de cresson.
Ce lieu étoit plein de repos et de charme. Dans ses moments de loisir
Déborah aimoit à venir s’y asseoir. Vengeance jouoit dans les hautes
herbes; elle, elle lisoit, ou se laissoit aller au désordre d’une
rêverie. Chaque jour aussi, sans y manquer, elle faisoit d’assez
longues absences; elle disparoissoit au fond de son appartement dans
la pièce secrète où nous ne pouvons la suivre; et souvent aussi elle y
passoit une partie de ses soirées et de ses nuits.

Le scion se faisoit l’image fidèle de l’arbre abattu. La beauté encore
enfantine de Vengeance rappeloit de plus en plus la beauté virile de
Patrick, et promettoit de l’égaler. Quant à son caractère, il sembloit
formé d’un heureux mélange. Aux qualités généreuses et solides de son
père, s’étoient jointes la résolution, la hardiesse, la spontanéité
de Déborah. Nourri dans la plus grande liberté, laissé à toute sa
fougue, sans chaîne, sans collier, sans mors, sans joug, sans devoir,
sans étude, sans rien qui pesât sur lui, sans rien qui l’opprimât ou le
réprimât, il grandissoit sauvage, irrégulier, volontaire. Rien au monde
de ce qui pouvoit développer chez lui la vigueur, la force, la fierté
n’étoit considéré avec indifférence. Déborah pensoit que l’homme n’a
besoin que de deux choses, d’une santé de fer et d’un haut sentiment
de l’honneur. L’éducation de Vengeance étoit donc toute militaire: des
rhéteurs l’eussent trouvée barbare. Icolm-Kill, l’ancien factieux,
l’ancien pirate, son gouverneur en titre, lui enseignoit à monter à
cheval, à tirer le pistolet, à nager, à ramer, à manier l’espadon, à
faire des armes; les gardes lui montroient à se servir du fusil, à
chasser au tir, à chasser à courre, à sonner de la trompe, en un mot
tout ce qui concerne le bel art de la chasse; et pour endurcir son
corps à la fatigue souvent ils l’emmenoient avec eux battre les bois.
Vengeance apportoit une disposition rare à touts ces exercices; il s’y
adonnoit de toutes ses forces et y réussissoit à ravir. Ces habitudes
turbulentes qu’on lui donnoit, ces goûts ardents qu’on lui inspiroit
ajoutoient encore à sa pétulance, à son audace, à son courage naturel:
il étoit devenu indomptable. La vive affection qu’il vouoit à sa mère
ne suffisoit plus pour l’enchaîner à ses côtés. Le salon ne l’avoit
pas souvent sous son lambris. Sans cesse en action, sans cesse dans
le tumulte, c’étoit bien le plus inexorable des démons; c’étoit un
diable! Pas de ravage, pas d’exploit qu’il n’imaginât! Il se battoit
avec ses chiens, et prenoit leur chenil d’assaut; il chassoit au
sanglier avec les porcs de la basse-cour; il brûloit la cervelle aux
carpes de la pièce d’eau; il cueilloit les fruits du verger à coups
d’arquebuse. A toutes ces algarades, qui eussent désolé tant d’autres
pauvres femmes, Déborah applaudissoit tout bas; c’étoit son œuvre;
elle en étoit fière. Déborah ne vouloit pas que son fils fût un clerc
précoce, mais un lionceau; non pas un marjolet, mais un brave. Comme
il devoit avoir à vivre avec les hommes, elle le prémunissoit contre
eux;—il se pouvoit d’ailleurs qu’il eût un jour son père à venger, et
un père ne se venge pas avec une fleur de rhétorique.

[Illustration]

[Illustration]



XX.


NEUF jours après sa sortie du puisard, Patrick reçut le crucifix
qu’il avoit demandé. Le Christ étoit d’argent; la croix étoit d’ébène
et garnie d’orfévrerie; tout au bas se lisoit, gravé, le nom de
M. de Lamoignon de Malesherbes. Patrick, acceptant ce signe avec
reconnoissance, l’approcha de ses lèvres, et se livra aux émotions
d’une joie douce, intérieure, presque exempte de tristesse, appuyée
qu’elle étoit sur une espérance certaine. L’homme puissant, généreux,
qui l’avoit tiré avec tant de zèle de sa basse-fosse, qui s’étoit prêté
si gracieusement à un simple désir, ne pouvoit manquer à une promesse
formelle. Aussi Patrick voyoit-il la liberté à sa porte. Sans cesse il
prêtoit l’oreille; au moindre bruit il l’entendoit frapper.—Cependant
l’impitoyable M. de Rougemont, avec une complaisance invraisemblable de
sa part, s’attachoit à faire prodiguer à son prisonnier, selon l’ordre
de M. de Malesherbes, les soins les plus délicats. On eût dit son cœur
tout-à-coup ouvert à l’humanité. Mais il y avoit dans cette conduite
nouvelle une sorte d’affectation et de parade qui, assurément, aux
yeux de quelqu’un moins intéressé que Patrick à prendre ce fourbe au
sérieux, eût pu le faire paroître d’une foi douteuse.—Dans le dépit on
goûte une sorte de satisfaction à faire plus qu’il n’est nécessaire.
Nous voulons accorder plus qu’on ne nous demande; nous nous plaisons à
dépasser les bornes. Condamnez un enfant qui porte son plein tablier de
fruits, à en offrir un seul contre son gré, il vous les jettera touts à
la face.

Patrick vit alors reparoître autour de lui tout ce dont on l’avoit
dépouillé; depuis ce qui lui avoit été ôté à son arrivée au Donjon
jusques aux confiscations de M. le dernier lieutenant. La bague
surannée que sir Francis Meadowbanks avoit donnée en mourant à sa fille
Debby, que Déborah avoit confié à Patrick en signe d’alliance, et que
la Putiphar n’avoit pu desceller de son lieu, étincela de nouveau à son
doigt avec orgueil! Ce fut pour lui une satisfaction bien douce que
de recouvrer tant de vieux amis perdus, dont le souvenir de plusieurs
même alloit s’effaçant de jour en jour de sa mémoire; mais son cœur
saigna aussi, et il lui resta des regrets bien amers: les joyaux et
les parures de Déborah ne se retrouvèrent pas dans la valise. M. le
chevalier de Rougemont déclaroit ignorer ce que c’étoit devenu; mais il
mentoit par sa gorge, le voleur!

Dès que les bains et le vin vieux eurent remis un peu de vie et de
sève sous son écorce desséchée, Patrick, rassemblant ses forces bien
modiques encore, s’appliqua à rédiger le mémoire que souhaitoit M. de
Malesherbes; et aussitôt qu’il l’eut achevé M. de Rougemont se chargea
avec empressement de le faire parvenir.—Patrick avoit pensé, avec assez
de raison, que sa mise en liberté suivroit de près l’envoi de son
factum. Il comptoit dessus; c’étoit chose promise, sûre, immanquable.
Ses chaînes entre ses serres, il battoit de l’aile pour essayer son
vol. Il bouillonnoit, il aspiroit, il appeloit; hors du bord, penché
à la mer, les bras nus, il étoit prêt à lever l’ancre au premier
signal. Mais les heures, biches légères pour l’homme de plaisir,
tortues paresseuses et pesantes pour l’âme en peine! s’écouloient;
mais les semaines, qui rampoient lentement comme des chars embourbés,
s’entassoient, et la voix qui devoit venir crier à travers les
barreaux: Levez-vous et soyez libre! ne retentissoit point.—Ce silence
devenant de plus en plus inexplicable, et voulant à tout prix sortir
de cet état d’attente qui le tuoit, Patrick se résolut à la fin
d’écrire à son bienfaiteur, et il lui adressa cette lettre brève, mais
superbe, mais bien propre à le faire ressouvenir, si tant est que M. de
Malesherbes eût oublié.—«Monseigneur,—Le prisonnier à qui dans votre
miséricorde vous avez bien voulu donner un Christ, le simulacre le plus
saint, attend de vous la chose la plus sainte, la liberté.»

Cette démarche fut un coup frappé à la porte d’une maison déserte:
personne ne parut à la fenêtre et ne répondit. Le silence qui régnoit
devant, régna après. L’écheveau ne se démêloit point, et le temps
passoit toujours; chaque jour amenoit plus de désespérance dans
l’espoir de Patrick. L’édifice de son bonheur prochain, lézardé de
toutes parts, tomboit pierre à pierre. Patrick, qui avoit compté sur
les doigts de rose de la liberté, les délices que la liberté alloit
lui rendre, se reprenant, les décomptoit tristement sur les doigts de
bronze du Destin.

Quelque cruelle que fût cette inquiétude dans laquelle il vécut,
durant plusieurs mois, si c’étoit vivre, elle n’arriva que trop tôt à
son terme. Un changement violent opéré dans le régime salutaire dont
il jouissoit depuis la visite de M. de Malesherbes, vint tout-à-coup
l’éclairer sur son sort. Révolté des nouveaux traitements qu’on
s’apprêtoit à lui faire subir, ayant fait porter son indignation aux
pieds de M. le lieutenant pour le Roi, celui-ci, levant enfin le
masque, lui avoit répondu:—Perdez, s’il vous plaît, je vous en prie,
tout espoir d’être jamais libre. M. de Malesherbes n’est plus au
ministère, et vous êtes mon ennemi; je vous tiens; pas de plainte; la
fosse où vous devriez être n’est pas comblée.

M. de Malesherbes, pour suivre Turgot dans sa retraite, venoit
effectivement de se démettre de son département, malgré les instances
de son Roi; mais qu’il l’eût fait sans avoir ordonné la mise en liberté
de Patrick, c’est ce qui sera toujours inadmissible. Il se peut, comme
quelques-uns l’affirment, que durant sa trop courte administration,
de douce mémoire, surchargé de travaux et d’affaires, à travers mille
devoirs et mille préoccupations, embarrassé dans la foule de détenus
qu’il vida des bastilles, M. de Malesherbes ait oublié quelques
infortunés dans les cachots, dont sa vertu auroit dû briser les fers;
mais que Patrick ait été de ce nombre,—impossible! Patrick, sur qui
sa charité s’étoit arrêtée d’une façon particulière; Patrick à qui sa
bonté paternelle avoit fait avec empressement et complaisance un don
si saint, si précieux. Non, cela, dis-je, n’est pas possible! Non, M.
le chevalier de Rougemont dut tromper M. de Malesherbes comme le pensa
Patrick, et comme il nous faut bien le penser avec lui. A coup sûr ce
méchant dut retenir entre ses mains le mémoire et la lettre de son
prisonnier; à coup sûr il dut recevoir l’ordre de son élargissement,
auquel il désobéit. Cet homme féroce, ce stupide forfante qui gardoit
dans son cœur, si toutefois il en avoit, une haine implacable pour
Patrick, surtout en mémoire de Fitz-Harris, n’avoit pu sans doute se
faire un seul instant à l’idée de perdre la proie dans les chairs de
laquelle ses ongles entroient chaque jour avec une hideuse et nouvelle
volupté.

Jusques alors l’esprit élevé de Patrick s’étoit maintenu dans sa force.
Son âme étoit demeurée belle, noble, judicieuse; son corps seul avoit
fléchi sous le malheur, et subi d’attristantes détériorations; mais ce
dernier assaut le vainquit. Sa raison en fut profondément ébranlée.
Sa sagesse s’égara et se fêla du haut en bas comme un crystal qui
reçoit un choc; et, dérogeant à son essence native, sa nature douce et
distinguée dégénéra. Tombé dans le dégoût profond de toutes choses,
il commença dès lors, peu à peu, à manquer à la culture de soi-même,
aux soins quotidiens qu’on se doit; triste symptôme!—Lui qui, dans la
souffrance, s’étoit toujours montré avare de plaintes et de pleurs,
laissoit voir sans cesse une larme arrêtée sur la rive de sa paupière,
ou dans le creux de sa joue décharnée et livide.—Prosterné devant son
épitaphe, que Fitz-Harris autrefois avoit gravée, comme on sait, sur la
muraille, la bouche accollée à son crucifix, il passoit régulièrement
toutes les heures de sa longue journée. Où l’automne l’avoit laissé,
le printemps le retrouvoit.—Neuf des plus belles années qui soient
comptées à l’homme, il les dépensa ainsi, sur ce gril, en proie à
une douleur monotone, déchiré dans touts les sens par les vexations
obséquieuses d’un geôlier infatigable et cruel. Ces neuf années qui
se déroulèrent si lentement pour Patrick, dont chaque jour fut une
coupe amère à vider, nous allons d’un seul pas les franchir.—Qui donc
trouveroit en soi assez de courage pour suivre crise à crise une telle
agonie?

Enfin, par une nuit d’hiver, le 27 février 1784, si je suis bien
servi par ma mémoire, les triples portes de son cachot s’ouvrirent
précipitamment, et M. de Rougemont paraissant avec un flambeau au
poing, s’écria:—Levez-vous, prisonnier, et suivez-moi; vous êtes libre!
Dans la cour un carrosse attendoit portière ouverte; M. de Rougemont
le pria de vouloir bien y monter.—C’est beaucoup trop de tendresse,
monsieur, lui dit alors Patrick, en souriant: je n’espérois pas,
je l’avoue, de m’en aller en carrosse à la liberté, il eût suffi,
monsieur, d’ouvrir ce guichet et de baisser le pont. Comme il obéissoit
à cet ordre, deux personnages qui se trouvoient déjà placés dans la
voiture se reculèrent à son aspect avec un geste d’effroi et de pitié;
hérissé de barbe et de chevelure, pâle, blême, décharné, les lueurs
blafardes et les ombres foncées de la nuit lui donnoient la physionomie
et la transparence d’un spectre. Deux autres personnages, de mines
communes, s’étant aussi embarqués à sa suite, la portière se ferma et
les chevaux se mirent en marche. Lorsque les deux hommes qui s’étoient
reculés à la vue de Patrick eurent repris leur assurance, ils lui
adressèrent quelques questions avec politesse. Quelles étoient-elles,
ces questions? et qu’y répondit-il, je l’ignore; mais il est à croire
toutefois qu’elles touchoient à sa misère; car, après qu’il eut parlé
quelques instants, ils lui prirent la main l’un et l’autre et la
lui serrèrent cordialement. Une commisération sincère et douce ne
se trouve guère que dans les cœurs où le malheur habite, ou par où
le malheur a passé: ces deux personnages, qui, oubliant leur propre
infortune, s’étoient si fort émus du sort de Patrick, étoient eux-mêmes
des prisonniers comme lui, qui comme lui venoient d’être retirés du
Donjon; l’un des deux, celui aux vêtements modestes, n’étoit qu’un
gentilhomme toulousain, le comte de Solages, arrêté sous le ministère
Amelot, et à la requête de son père, pour dérangement de conduite,
pour quelques folies de jeunesse; mais l’autre—c’étoit une des gloires
de la France,—un martyr qui n’arriva à son calvaire qu’après avoir
été tour-à-tour enfermé au château de Chaufour, au château de Saumur,
à la Conciergerie, au château de Miolans, deux fois à Pierre-Encise,
exilé à la Coste, incarcéré à Vincennes, puis, au temps où nous sommes,
transféré à la Bastille.

On s’obstine à vouloir faire honneur à la haute sagesse de Napoléon de
l’emprisonnement, dans la maison des fous, de cet homme célèbre entre
les célèbres; c’est écrit, c’est dit; mais on en a menti; mais on ment;
mais c’est faux! Non, cette cruauté n’est pas l’ouvrage du bon sens
imaginatif de Napoléon. Au mois de juin 1789, cet homme, à la suite
d’une scène burlesque qu’il avoit eue avec l’état-major de la Bastille,
avoit déjà été conduit au couvent de Charenton, d’où il étoit sorti
durant les troubles révolutionnaires, en vertu d’un décret qui ne le
concernoit point; et on l’y avoit déjà réintégré que Buonaparte n’étoit
pas seulement encore empereur en herbe.—C’eût été mal d’ailleurs de la
part de l’empereur corse d’accommoder ainsi un empereur romain.

Ce que j’entends par cette gloire de la France, s’il faut le dire,
c’étoit l’illustre auteur d’un livre contre lequel vous criez touts à
l’infamie, et que vous avez touts dans votre poche, je vous en demande
bien pardon, cher lecteur; c’étoit, dis-je, très-haut et très-puissant
seigneur, monsieur le comte de Sade, dont les fils dégénérés portent
aujourd’hui parmi nous un front noble et fier, un front noble et pur.

La plus grande partie des bagages déposés sur une espèce de charrette
qui suivoit le carrosse appartenoient à ce gentilhomme, qui, joignant
à ses goûts impériaux un goût impérieux pour les vêtements splendides,
possédoit une garde-robe qui se composoit bien, sans mentir, sans
exagération, de plus de deux cents habits galonnés ou chargés de
broderies,—que nous aurons bientôt le triste avantage de voir figurer
dans une sanglante mascarade.

Le carrosse rouloit lentement et toujours dans la même direction.
L’épaisseur de cette nuit de février ne permettoit guère à nos
prisonniers de se reconnoître; cependant tout les portoit à croire
qu’ils s’approchoient de Paris. Enfin, après plusieurs qui-vive qui
retentirent dans le silence, quelques sourds bruissements, quelques
bruits de ferrement et de porte, le carrosse s’arrêta court et
s’ouvrit; les deux mines basses et taciturnes qui avoient été du voyage
descendirent immédiatement, et, faisant leur fonction d’exempts de
police, elles invitèrent nos trois prisonniers à les suivre. Un groupe
d’officiers et de sergents de garde, l’épée au côté, et des geôliers
armés de flambeaux et de clefs, qui se tenoient à quelques pas de la
portière, se saisirent de Patrick comme il quittoit le marche-pied.—A
cet attentat, comprenant toute la trahison, Patrick promena un œil
hagard sur les hautes murailles qui l’environnoient, et, reconnoissant
tout-à-coup la cour intérieure de la Bastille, que, vingt-un ans
auparavant, joyeux, il avoit traversée pour porter à Fitz-Harris les
lettres de grâce qu’il venoit d’arracher à la haine de la Putiphar, il
poussa un cri terrible et tomba le front sur le pavé.

Éclairé surtout, assure-t-on, par le livre des lettres de cachets
de Mirabeau, sur les abus et le régime exécrable de la prison de
Vincennes, le nouveau ministre de Paris, M. le baron de Breteuil,
venoit d’en ordonner l’évacuation.—Commandance du Château, Lieutenance
du Donjon, M. Paulmi d’Argenson, avec son capitaine et ses trente
hommes de garde, M. le chevalier de Rougemont, avec ses guichetiers et
ses bénéfices, tout fut rasé et balayé en un clin-d’œil; et, à quelque
temps de là, après qu’on en eut dispersé touts les prisonniers dans
divers châteaux forts, après que l’intraitable Prévôt de Beaumont qui
se refusoit à subir une nouvelle translation, eut capitulé et ouvert
de bon cœur son cachot dont on avoit fait en vain le siége, cette Tour
fameuse et redoutable, demeure d’une longue suite de rois, prison
d’État pendant une longue suite de siècles, devint l’humble théâtre
d’une boulangerie qui fournissoit à Paris du pain à un sou meilleur
marché les quatre livres; et où l’on eût pu faire, pour peu qu’on eût
fouillé le sol, du pain sans froment, comme au temps de la ligue; du
pain de farine d’ossements.

[Illustration]

[Illustration]



XXI.


DONNEZ-MOI votre main, seigneur lecteur; donnez-moi votre main si jolie
encore sous son gant parfumé, ma belle dame, et remontons ensemble le
sentier rapide qui ondoie et va s’attacher comme un ruban sur l’épaule
de la colline. Déjà les chiens de garde grondent à notre approche; déjà
leurs aboiements se répandent et retentissent. Voici la grille du menil
d’Évêquemont; sonnons sans peur.—Suivez-moi.

       *       *       *       *       *

Vengeance atteignoit sa seizième année. Développé magnifiquement par
une jeunesse féodale, et maintenu en dehors de cette souillure humaine
qu’on appelle éducation, il avoit déjà la taille et la prestance
d’un homme; mais quelque chose de svelte, de candide et de fin qui
tenoit tout à la fois, si j’osois dire, de la fleur et de la vierge.
Harmonieux et placide comme une statue antique, ont eût dit un jeune
athlète grec amène et suave, un chevalier normand dont la grâce ne
s’est point encore enroidie sous l’armure. Il se livroit toujours avec
ardeur à l’art du cheval et de la chasse; cependant Déborah, sa douce
mère, commençoit à étendre sa royauté chaque jour davantage sur les
sentiments de son cœur. Il demeuroit plus volontiers auprès d’elle; il
paroissoit attacher plus de prix à sa compagnie, la rechercher souvent
et s’y plaire. Le brusque et fier écuyer se faisoit à ses côtés un ange
de douceur; un page amoureux n’eût pas été d’une prévenance plus jolie
et plus attentive. L’âme à cet âge s’amende et s’ouvre à l’approche
d’un sens, d’une passion qu’elle ignore et qui bientôt va l’envahir;
elle s’emplit de tendresse; elle se vêt de velours pour qu’on la
caresse; elle se fait des mains de velours pour mieux caresser.—Les
femmes ne sont d’abord pour le jeune homme, dans ses premières années,
qu’une vaste et douce prairie d’herbe pareille et uniforme; mais à
mesure qu’il avance dans l’allée de saules de la vie, cette prairie
s’émaille, se diapre, s’individualise, et de mieux en mieux il discerne
parmi le foin veule et fourré les fleurs élégantes qui çà et là le
dominent, ou celles qui, plus modestes, se cachent et qu’il étouffe.
Les regards du jeune homme s’arrêtent alors pour la première fois; pour
la première fois il remarque sa mère, ses sœurs, les amies de ses sœurs
et sa nourrice; alors ce n’est plus seulement sa mère qu’il aime, c’est
une femme divine; un vase d’onyx rempli des plus suaves essences; ses
sœurs se révèlent à leur tour pleines de charmes, de qualités et de
grâces; dans les amies de ses sœurs il en compte plusieurs qui sont
belles, belles à vous troubler; et sa vieille nourrice lui apparoît
toute chargée de beaux vestiges qui donnent des regrets.

L’affection si distinguée et si tendre de son fils eût été pour Déborah
une source de consolation bien douce, si la plus vive inquiétude n’eût
troublé la limpidité de cette source. Une tristesse profonde, que
surtout depuis un an Vengeance portoit peinte sur son jeune front, et
qui devenoit de plus en plus sombre, alarmoit son amour. Il paroissoit
sans cesse occupé tout bas d’une pensée secrète qui l’isoloit.
Quelquefois il demeuroit silencieux et froid à ses côtés; quelquefois
il recevoit ses baisers comme une idole insensible, ou tout-à-coup,
semblant écarter d’un geste une image fâcheuse, il la pressoit
tendrement sur son cœur; et lui donnoit dans son effusion les noms et
les caresses les plus tendres. Déborah le questionnoit-elle sur son air
rêveur, sur la cause de sa mélancolie, il répondoit nonchalamment:—Je
n’ai rien, ma mère, que voulez-vous que j’aie, moi? Je n’ai pas de
chagrin; je ne suis qu’un enfant frivole.

Les peines cachées ont une raison plus cachée encore, que l’esprit le
plus fin sait rarement pénétrer. Déborah attribuoit à la vie retirée
et monotone du château, l’ennui qu’elle remarquoit en Vengeance et
qui l’affligeoit. Afin d’y porter d’une main sûre un prompt remède,
elle résolut donc dans sa sagesse de l’engager à entreprendre, avec
Icolm-Kill, quelque long et beau voyage sous le ciel de l’Europe le
plus chéri; et elle ne balança pas à lui en faire la proposition. Tant
que ce voyage fut un projet, une chose lointaine, Vengeance parut
s’y prêter avec assez de déférence; mais enfin Déborah ayant pris
sur elle de fixer le jour du départ et donné des ordres pour qu’on
hâtât les préparatifs, Vengeance, après avoir long-temps lutté avec
lui-même, vaincu par ses propres efforts, vint la trouver un après-midi
dans sa chambre, et là, dans un trouble à fendre le cœur, il lui
dit:—Croyez-moi, ma mère, ce n’est pas l’ennui qui me ronge!... Je n’ai
que faire de passer les Alpes ou les Pyrénées! Ne m’éloignez pas de
vous, ma mère, vous me feriez mourir! J’aurois sans doute, peut-être
pour ma perte, pu conserver encore au fond de mon sein le mal que j’y
nourris; mais votre décision me pousse à bout; je n’y tiens plus! Il
faut à tout prix que je sorte de mon affreuse condition!—Ma mère,
je vous aime! vous savez combien je vous aime! eh pourtant je vais
vous faire du mal! je vais vous plonger plus d’un trait dans le cœur,
moi, qui ne voudrois être que votre bouclier; car malheur, opprobre
au fils qui n’est pas le rempart des flancs qui le portèrent! Moi,
à peine sorti des langes de l’enfance, moi, éclos sous vos baisers,
moi, grandi sous vos ailes; moi, qui vous dois tant de veilles et tant
d’amour, qui ne devrois approcher de vous qu’avec un front timide,
un regard caressant, le cœur satisfait et plein de reconnoissance;
les mains jointes par vénération; je vais me dresser contre vous, et
vous tourmenter comme feroit un méchant ou un juge. O ma mère!...
pourtant je vous aime! pourtant je ne voudrois être pour vous qu’un
sujet de gloire et de joie. Pardonnez-moi, ma mère!...—Je sais peu
de chose; j’ai lu peu de livres, mais j’ai remarqué davantage, mais
j’ai pensé beaucoup. J’ai porté mes regards partout dans la nature.
Je suis remonté à la source, à l’origine des êtres et des choses. Je
me suis penché sur chaque nid. Je suis entré dans l’étable et dans la
bergerie. Je me suis introduit dans les familles; j’ai écouté; et j’ai
vu que tout dans le monde avoit un père, excepté moi! Cette injustice
m’a navré. J’ai cherché à en pénétrer le mystère. Je me suis creusé
l’esprit; j’ai souffert; je souffre; mais pour moi, comme aux premiers
jours du réveil de mon intelligence, rien ne s’est expliqué. Voici, ma
mère, la cause de cet ennui qui m’accable, et vous comprenez bien que
ce n’est pas un voyage qui m’en peut guérir. Pourquoi suis-je ainsi
maltraité par le sort? En quoi suis-je donc indigne que je reçoive
moins du sort que la plus abjecte créature. Où est mon père? où est-il?
et quel est-il? Je vous en supplie, ma bonne mère, parlez-m’en!
montrez-le-moi! Cette ignorance dans laquelle je suis me trouble; ce
vide que j’apperçois à votre côté m’effraye!—Ne le presserai-je donc
jamais dans mes bras, cet homme qui comme vous doit être si bon, si
noble, si beau, si plein d’amour, et pour qui je dois être un objet si
précieux et si cher?—Quoi! il est un homme sous le ciel qui m’a donné
ce qu’un homme peut donner de plus grand, la vie! qui m’a donné son
sang, dont le sang coule dans mes veines, et passe par mon cœur! Eh!
cet homme! eh! ce bienfaiteur! je ne le connois pas! eh! je ne suis
pas à ses pieds! Parlez sans crainte, ma mère, vous n’y perdrez rien;
je ne partagerai pas en deux parts ma tendresse; une même piété vous
confondra touts les deux!—Autour de moi, je n’ai vu que choses obscures
et douteuses, rien qui pût me mettre sur la voie: je me suis demandé:
Suis-je orphelin? Mon père est-il mort? S’il est mort, d’où vient qu’il
ne nous reste rien de lui? où donc est son sceau? où donc est son épée?
S’il est mort, et que la tombe de la pelouse soit sa tombe, d’où vient
qu’elle n’a pas d’épitaphe, qu’elle porte un écusson voilé, et qu’elle
ne contient pas d’ossements? Poussière de mon père, avez-vous donc été
dispersée par les vents!... S’il est mort, et que vous soyez veuve,
d’où vient que vous n’en avez que le deuil, et non pas le titre? Si
mon père est mort,—le père de mon père, sa mère, votre père et votre
mère sont-ils donc morts aussi? Êtes-vous une étoile tombée du ciel
qui dans sa chute a brisé le fil qui la menoit, que sur cette terre où
je vois bien que tout est lié, pas un lien ne vous lie?...—Oh! que je
suis coupable et cruel! Ingrat que je suis, de porter une main lourde
et si hardie sur la plus sainte douleur et la plus inviolable! Ma mère,
ne pleurez pas; vos larmes tombent sur mon cœur et le brûlent comme du
feu!... Ici la vérité n’est pas ce qui se montre: on a jeté sur elle
un voile épais. Il y a derrière nous un passé qui se cache à touts les
yeux, mais dont tout révèle l’existence. O ma mère! de grâce, j’implore
cela de votre amour, ne me tenez pas plus long-temps dans cette sombre
perplexité! Pourquoi me taire qui vous êtes? qui je suis? où je vais,
d’où je sors? Suis-je donc si indigne de cette confidence? Je suis
tout jeune encore, il est vrai, mais je suis grave; mais vous m’avez
fait une âme solide; le poids et le prix des choses me sont connus;
je n’abuserai pas du secret que vous me confierez, ma mère, si tant
est qu’il y a un secret au fond de tout cela! O ma mère! dites-moi,
soyez bonne, si j’ai mon père; si je l’ai vu, si je dois le revoir; si
vous l’aimez, s’il faut que je l’aime? Oh! ne me cachez pas où il est,
sa retraite, son exil ou son refuge! Je serois si joyeux, si heureux
de voir cet homme, de lui baiser les mains et de lui dire:—Bonjour,
mon père.—Mais si le destin a voulu qu’il nous fût enlevé, qu’il soit
arraché à votre amour, et que je sois privé du sien, oh! conduisez-moi
vers son urne, et je l’arroserai de mes larmes! Oh! dites-moi son nom,
qui est le mien, que je le bénisse! dites-moi sa vie, que je marche
sur ses traces! dites-moi ses vertus que je m’efforce à les imiter! De
grâce, ma mère, ou mon père, ou son urne, et son épée!...

Cette démarche inattendue, l’émotion de Vengeance, son air pénétré,
sa voix pleine de passion, ses précautions tendres et respectueuses,
ses craintes avant que d’oser aborder son aveu, avoient fait tout
d’abord une impression violente sur l’âme de Déborah. Dans une
pénible angoisse, immobile, couvant du regard son enfant, elle
écoutoit avec anxiété, elle buvoit chaque parole. Mais quand il eut
prononcé tristement cette plainte, que tout dans la nature avoit un
père excepté lui; anéantie sous ce coup qui frappoit sans pitié sur
toute sa douleur, qui rouvroit du haut en bas ses blessures; remuée
jusqu’au fond de ses entrailles, oppressée, son cœur se renversa dans
sa poitrine comme un flambeau qu’on éteint, et de ses yeux tombèrent
d’abondantes larmes. Mais enfin, ayant repris un peu d’empire sur
elle-même, elle répondit avec bonté:—Si le passé a été caché avec
soin à tes yeux, mon cher enfant, c’est qu’il est sombre, c’est qu’il
est horrible! c’est qu’il eût été cruel, bien inutilement cruel, d’en
attrister ton jeune esprit, d’en troubler le ciel pur de ton enfance.
Jouis en paix de ta jeunesse, goûte le présent, rêve à l’avenir,
qui sera beau; mais ne jette pas tes regards en arrière. Il est des
choses qui enveniment, et le cœur du jeune homme doit être sans venin.
Vois-tu, notre passé c’est une éponge trempée de fiel: plus tu la
presserois, plus elle répandroit d’amertume. Ne cherche pas à regarder
par-dessus ta mère, à percer au-delà. Que ta mère et son amour te
suffisent. Je ne veux pas te tromper; je n’ai rien à déguiser pour
toi, attends encore; tu sauras tout un jour, il le faudra bien; mais
prie le bon Dieu que ce jour vienne le plus tard possible, car ce jour
remplira ton cœur de colère; tu grinceras des dents, et tu mordras avec
rage dans un pain de cendre et de poison. Aime-moi, pense à moi, vis
pour moi! je ne veux pas de deuil sur ton front. Laisse le passé; sois
heureux.—Les fleurs sont belles, les femmes adorables; tes chevaux ont
du sang; le chevreuil abonde au viandis. Allons, monsieur le penseur,
venez dans mes bras; venez que je vous baise! Je ne vous en veux pas de
votre incartade; je suis fière au contraire de l’excellence de votre
esprit, de votre sensibilité, de vos beaux sentiments!

Déborah avoit mis tant d’onction dans ces paroles; une douceur si
ineffable avoit coulé avec elles sur ses lèvres; son désordre avoit
ajouté tant de grâce à ses charmes, que Vengeance, troublé, attendri,
se jeta avec ivresse à ses genoux, et lui couvrit les mains de baisers;
mais, surmontant aussitôt ce spasme, son souci accoutumé reparut sur
son front; il se releva d’un air insoumis, et s’écria, avec une passion
plus grande encore:—Non, non, ma bonne mère, n’insistez pas! je ne
puis vivre plus long-temps dans l’incertitude où je suis. Je vous en
conjure, ôtez-moi de cette ignorance! Quelque sombre que soit le passé,
il ne m’atterrera pas; il me fera moins de mal que le doute; il ne
flétrira pas ma jeunesse, il n’enveloppera pas chacune de mes pensées
de sa glu âcre et fétide. Où est mon père? où est-il, de grâce, et quel
est-il? Je ne sais! affreuse condition! Sur chaque face humaine j’ai
peur de l’y démêler. Un froid mortel me saisit devant le vieillard
qui pleure au bord du chemin, comme devant le gentilhomme qui passe
magnifique. Ainsi qu’un agneau désolé cherche sa mère égarée dans le
troupeau, je cherche mon père parmi les hommes.—Au tribunal de la
nature et de la raison il n’y a qu’une sorte de père, mais je l’ai
appris; devant le monde il y a des paternités coupables et des fils
désavoués. Comment porterai-je le front dans le monde? Dois-je y entrer
par la porte ou par une issue dérobée? Me montrera-t-on au doigt, ou
s’inclinera-t-on sur mon passage. Ce n’est pas que je veuille, si je
suis marqué d’une tache originelle, prendre de l’humilité et demander
merci; non, je veux seulement marcher dans ma voie. A l’homme, selon
le monde, le chemin est tracé; il est droit, il est fait; à l’autre
appartient l’audace, la rebellion, la gloire, l’aventure! Le monde
veut que le bâtard rachette sa bâtardise. Bâtard! ce mot paroît vous
froisser, ma bonne mère; tranquillisez-vous: si je suis bâtard, l’on
ne m’en verra pas rougir. Mieux vaut être le fruit d’un amour, que le
fruit d’une habitude; j’ai entendu dire cela quelque part, et je le
tiens pour bien dit. Malheur à qui voudra m’en faire honte!...—Vous
pleurez; ces paroles vous déchirent; mon cœur ne m’avoit pas trompé: je
suis bâtard! bâtard! bâtard! Tant mieux, ma mère! Une épée! et ce monde
qui me rejette sera rempli de moi! Une épée! et l’on se courbera sous
mon pas, et je légitimerai ma race illégitime dans le sang légitime des
vaincus!

Eh bien! ma mère, maintenant que je viens de me découvrir, de me
laisser paroître tout entier devant vous, me trouvez-vous assez
mûr? Suis-je digne d’une confidence? Il en est toujours ainsi; la
mère s’obstine à voir encore l’enfant dans le fils fait homme. Qui
d’ailleurs eut jamais la mesure de ce que l’enfant sait et pense.
Tandis qu’on le croit occupé d’un hochet, il rêve à soulever le monde,
il rêve la colère d’un Luther ou la gloire d’un autre Alexandre.
Parlez, ma mère, parlez! que craignez-vous? Vous le savez, je vous aime
de toute mon âme! Rien que je sache pourroit-il me détacher de vous! Je
suis votre main droite et votre armure! vous êtes mon ciel, mon idole,
ma vie! Parlez sans crainte; fussiez-vous la plus vile pécheresse....
Oh! de grâce, parlez! vous me feriez venir d’affreux soupçons, vous
me feriez croire à des choses bien mal.... Au nom de Dieu, madame,
qu’avez-vous fait de mon père?... Je vous dis qu’il est temps de rendre
compte du passé!

Déborah, dans une agitation dont il est facile de se faire l’image,
se leva alors avec courage, et, après avoir ouvert avec empressement
la porte qui donnoit sur la pièce secrète, et qui étoit fermée comme
un coffre-fort, elle prit Vengeance par la main et l’entraîna sur ses
pas. Arrivée vers un portrait devant lequel brûloit une lampe:—Tiens,
cruel, s’écria-t-elle d’une voix déchirante, voici ton père, voici
Patrick,—mort assassiné!

—Assassiné! et par qui, s’il vous plaît, ma mère? reprit lentement
Vengeance avec énergie et en la regardant fixement comme un juge
terrible.

Froissée, étonnée, épouvantée peut-être, devrois-je dire, de la
violence et de la rebellion de ce tout jeune enfant, l’âme accablée
sous le poids de bien des souvenirs sombres, affreux, amers, que
cette scène fatigante avoit provoqués, brisée, affoiblie, anéantie,
Déborah tomba alors sur les genoux, puis s’affaissa, puis les bras
pendants et fermés ainsi qu’un bracelet, la tête tristement inclinée,
demeura désolée et muette comme l’image de Magdelène au pied de la
croix.—Debout, non loin d’elle, Vengeance, qui avoit jeté le feu de
son emportement, promenoit çà et là des regards pleins d’effroi. Un
spectacle étrange s’étoit offert subitement à sa vue et le dominoit.
Cette chambre mystérieuse, dans laquelle il venoit d’être entraîné
par sa mère, où personne, pas plus que nous-mêmes, n’avoit jusque là
pénétré, où Déborah avoit vu s’écouler tant d’heures silencieuses,
étoit toute tendue de draps noirs, murs et plafond, tandis que la lampe
d’argent qui brûloit devant la ressemblance de Patrick, étoit la seule
lueur qui diminuât l’épaisseur des ténèbres de ce lieu de réflexion.

Dans sa posture si touchante, Déborah paroissoit s’oublier depuis
quelque temps, quand tout-à-coup, se relevant avec dignité:—Monsieur,
reprit-elle d’une façon sévère, le fils est donné à la mère pour
l’honorer et la vénérer, et non pour l’interroger! Un doute, un
soupçon, de la curiosité à son égard, c’est une chose laide et
condamnable! Vous êtes bien coupable envers moi, monsieur; je devrois
vous punir, et élever entre nous une barrière infranchissable!... Mais
je suis bonne.... Daignez cependant croire, s’il vous plaît, que si
je balance, ce n’est pas qu’il y ait rien dans le passé qui soit à ma
honte!—Vous le voulez, monsieur?—Vous l’exigez?—soyez satisfait!—Qu’il
en advienne ce qu’il plaira à Dieu!

Elle s’avança alors jusque vers le lit de repos, y prit place, et fit
signe à Vengeance de s’y asseoir. Vengeance ayant obéi, leurs mains se
rapprochèrent, se serrèrent tendrement; puis la mère dit au fils:—Je
vais reprendre les choses à leur origine, je ne passerai pas un iota;
la vérité entière va sortir de ma bouche: regardez chacune de mes
paroles comme inaugurée dans le sang de Patrick.

Déborah cependant revint encore au silence. Sa bouche éclose se
referma encore devant la révélation pénible qu’elle alloit faire,
comme certaine fleur sensitive à l’approche des ombres du soir; elle
se recueilloit sans doute; tout bas elle s’essayoit aux flots, comme
le baigneur craintif, avant que d’oser se plonger dans l’onde du passé
amère et saumâtre; comme un pêcheur d’Ischia, assis au cap Misène, et
qui rêve et projette son regard amoureux et sévère sur la mer azurée
de Baya, de l’île de Caprée au golphe de Naples, de la rive au fond de
l’horizon; attendrie, elle promenoit ses regards dans touts les sens
sur ses années écoulées; elle en mesuroit le deuil.—Enfin, cédant sous
le poids du souvenir comme une touche sous le doigt qui la presse,
après s’être entourée encore de quelques douces précautions, elle
commença le récit simple et fidèle de ses malheurs, dont le sillon,
prenant sa source au pied de son berceau dans le castel de Cockermouth,
s’avançoit en replis tortueux, creusé par une main fatale, jusques au
ménil d’Évêquemont,—et n’étoit pas achevé.

Déborah, dont l’esprit se montroit si fin dans ses ressources, apporta
une extrême habileté dans cette ouverture si délicate. Guidée par son
sens exquis, judicieux, elle s’efforça de s’appesantir sur toutes
les circonstances qui ne pouvoient éveiller chez l’âme de son jeune
révolté que des sentiments doux et tristes, elle laissa aller jusqu’à
l’éloquence sa phrase naturellement pleine de séduction; mais avec
toute l’adresse d’un vieil écuyer, chaque fois aussi qu’elle avoit
vu s’approcher quelque incident, quelque choc cruel, elle avoit su
réprimer sa parole, et l’avoit faite sobre et modérée.—Pendant tout
le temps qu’avoit duré cette douloureuse confidence, accoudé sur
les sculptures du lit de repos, le front appuyé dans sa main, l’œil
fixe, Vengeance avoit écouté dans l’apparence d’un grand calme, avec
une application qui n’étoit pas de son âge, et lorsqu’elle avoit été
achevée, sans empressement, sans marque de passion, il s’étoit mis
aux genoux de sa mère, lui avoit pris les mains, les avoit approchées
plusieurs fois amoureusement de ses lèvres, et levant sur elle un
regard mêlé de chagrin et d’admiration, après avoir balbutié quelques
remerciements et quelques douces formules de consolations:—Regardez-moi
bien, ma mère, lui avoit-il dit, je ne suis plus cet enfant
d’autrefois! je suis un homme—que l’inquiétude a mûri, que tout ce
qu’il vient d’ouïr mûrira plus encore!...—Ne craignez rien, ma mère; du
secret que vous me confiez ma jeunesse n’abusera pas!...

Lady Barrymore, qui s’étoit attendue, après l’état d’exaltation dans
lequel Vengeance s’étoit d’abord montré, à quelque violente explosion,
se laissant prendre à ce dehors de sagesse et de réserve, rapporta tout
l’honneur de cette amélioration aux ménagements qu’elle avoit su mettre
dans ses confidences; elle se félicitoit tout bas de son adresse et de
sa politique.... Pauvre femme! pauvre mère!...—Hélas! la face humaine
est un rideau de théâtre chargé de peinture et de fard, au travers
duquel rien ne transpire, pas même les apprêts de la plus sombre
tragédie.

Il fallut que la cloche du manoir vînt deux fois les tirer doucement
par l’oreille et les semondre au souper pour les arracher enfin
aux doux propos qui avoient succédé, et dans lesquels touts deux
ils se reposoient de leurs émotions si réelles et si diverses.
En quelques heures quel changement s’étoit fait! Les deux camps
s’étoient rapprochés et mêlés.—L’assiégeant avoit ouvert sa tente,
et la place assiégée sa porte.—L’épée sortie pour immoler avoit
donné l’accolade.—La mère éplorée, qui, véhémente comme une ménade,
avoit entraîné son fils emporté et terrible dans la chambre funèbre,
maintenant quittoit cette chambre, calme et radieuse, lui glorieux et
caressant. Ils alloient maintenant comme deux personnes amoureuses et
pleines de sympathie, heureuses, orgueilleuses l’une de l’autre, se
cherchant du regard à chaque pas.—Le bras mollement enlacé à la taille
élégante de Déborah, la tête appuyée sur sa belle épaule, Vengeance
marchoit sous une pluie de baisers.

La soirée, comme d’habitude, Vengeance la passa au salon, auprès
de sa mère, dans un aimable désœuvrement; Déborah travailloit à de
la broderie, tandis que lui, nonchalamment jeté dans une causeuse,
tenoit un livre à la main qu’il ne lisoit pas.—Sauf, peut-être deux
ou trois questions insignifiantes en apparence, et qu’il fit d’un
air d’indifférence, peut-être même un peu trop affecté, ce à quoi
Déborah ne prit pas garde, il n’y eut pas un mot de retour sur les
choses si graves qui venoient d’être agitées, pas un coup de pioche
donné derechef dans l’amas de décombres fraîchement remué. En voyant
l’extérieur d’un si parfait oubli, on eût dit qu’un mois entre le
midi et le soir s’étoit écoulé; que le temps avoit effacé sous son
pas des impressions faites dans le sable. Sur la surface unie de
l’onde retrouve-t-on les traces des vagues appaisées!—Chaque fois que
Vengeance aiguillonné par sa mère reprenoit la parole, il ne manquoit
pas d’enjouement; mais comme s’il eût été en proie à un reste de souci
intime qu’il auroit eu peine à déguiser, souvent il laissoit en beau
chemin sa période, donnoit seulement deux ou trois coups de serpe à
son idée, et par une pente insensible revenoit promptement au silence;
mais dans le silence même la fierté nouvelle qu’ils avoient dans l’âme
se trahissoit. On voyoit, cela perçoit comme le bourgeon sur l’écorce,
qu’ils venoient de grandir dans leur estime mutuelle; qu’ils venoient
en leur faveur réciproque d’entériner dans leur cœur de nouvelles
lettres d’anoblissement et de crédit. On voyoit, cela transpiroit par
touts les pores, que l’enfant étoit devenu tout-à-coup pour sa mère
un homme sûr, une âme droite, éprouvée et d’une riche complexion;—une
épée d’une trempe forte et choisie, pénétrante, acérée;—un champ prêt
à s’ouvrir sous le soc du monde, prêt à jeter moisson;—un terrain
ferme où fonder l’édifice d’une vie remplie par la gloire;—et que de
son côté la mère pour l’enfant n’étoit plus une femme sans avenues et
sans issues;—un caillou arrondi autrefois dans le lit de on ne sait
plus quel fleuve;—un lambeau déchiré au pavillon du ciel, ou sorti du
limon;—une femme, en un mot, avec une flétrissure creusée au diamant
sur le front; cavale de Cour réformée dans une remonte, défroque
de quelque princelet coulé bas ou fait ermite; Aspasie tombée en
désuétude, catin abdiquée!

A onze heures, Vengeance se leva pour prendre congé de sa mère: ils
s’embrassèrent long-temps savoureusement, avec délices; mais, au lieu
de se retirer comme de coutume dans son appartement, Vengeance, ayant
gagné le perron, se glissa doucement dans le parc, sur les bords
préférés de la source.—La brise répandoit une senteur de chêne;—le
firmament étoit du bleu le plus pur;—Phœbé regardoit amoureusement la
terre;—et les étoiles scintilloient comme si Dieu les eût nouvellement
refourbies.

Là, l’esprit tout-à-fait isolé au milieu de ce spectacle sublime,
pensif, silencieux, souvent assis sur une pierre, quelquefois marchant
à grandes enjambées dans les broussailles, la tête plus fièrement
portée, le poing fièrement sur la hanche, notre jeune orphelin
demeura fort avant dans la nuit, comme ces moucherons qui s’oublient
à jouer dans les rais argentés de la lune.—Puis, tout d’un coup,
comme s’il avoit enfin cueilli dans les genévriers la fleur si rare
de la résolution, quittant brusquement le parc, il se rendit dans
sa chambre, où sa lampe qui l’attendoit à demi voilée, inondée des
splendeurs nocturnes, sembloit le flambeau d’une veille funèbre.—Ayant
pris sur la muraille son épée, ses pistolets, et sa fidèle carabine,
puis une miniature de sa mère qu’il couvrit de baisers et plaça sur
son cœur, il écrivit quelques mots à la hâte qu’il laissa sur la
table, s’enveloppa dans son manteau, et ressortit aussitôt avec une
extrême précaution. Arrivé sur la pelouse, auprès du cénotaphe de
Patrick, il mit alors le genou en terre,—le plombeau d’acier de son
épée brilloit à son côté dans l’herbe comme une luciole,—et s’appuya
sur le fût de son mousquet. Après avoir gardé quelque temps cette
attitude pieuse, il se releva avec enthousiasme, et s’écria:—Dites, mon
père, est-ce pas que je fais bien?—que c’est votre conseil?—eh! que
je serois un lâche, indigne des entrailles de ma mère!... Mais cela
ne sera pas! cela ne peut pas être!... Est-ce pas, poussière de mon
père? est-ce pas?—Jamais! vois-tu, mon père, pensée ne s’est offerte
à mon esprit avec plus de charmes! sans cesse elle s’en revient vers
moi, cette pensée, plus jeune et plus séduisante!... Rose, amoureuse,
fraîche, elle m’aborde couronnée de pampre et de fleurs! elle me baise
sur le front! elle pose ses lèvres sur mes lèvres! elle me serre
voluptueusement la main, et me dit:—Courage!—va!—va!...—au fond de
cette action, vois-tu, tu trouveras une satisfaction ineffable, un
assouvissement, une estime de toi-même, que rien autre au monde ne
t’apporteroit!... va!...—Bien! bien! ombre de mon père!—Bien! bien!
mon esprit, plus de calme; allez! je connois et je comprends mon
devoir, et je saurai l’accomplir!... Étrange chose que le monde! il y
a quelques heures encore, si l’on m’eût parlé de cet homme, j’aurois
écouté avec bienveillance; si je l’eusse rencontré sur mes pas je lui
eusse donné mes respects; que de fois ainsi, dans la vie, ne doit-il
pas arriver que la victime serre affectueusement le bras qui forgea
son malheur! que l’opprimé et l’oppresseur, inconnus l’un à l’autre,
se donnent le baiser de paix; que l’infortuné courbe révérencieusement
la tête devant l’auteur de son abjection; que le pauvre pleure à la
porte du carrosse où se fait mener triomphalement le fils de ceux qui
dépouillèrent ses ancêtres!...—Oh! mais, moi, mon père! béni soit le
ciel! tout m’est révélé! je ne serai pas de ce nombre! je remonterai
jusqu’à la source de mon mal, et je la tarirai!...—Étrange chose que la
haine! cela gonfle tellement le cœur, que la terre, si vaste pour ceux
qui s’aiment, manque d’espace et ne peut contenir deux cœurs remplis de
ce venin!...

En achevant cette obscure invocation aux mânes de son père, Vengeance,
qui chanceloit, appuya son front brûlant sur le marbre, et attacha
ses lèvres avec ardeur sur l’écusson voilé, taillé dans le couvercle
du sépulchre.—Comme l’amant qui a jeté son bras autour du col de son
amante, il ne pouvoit se séparer de cette froide pierre.

Enfin, ayant gagné après un long détour le bâtiment des écuries, et
sellé en un tournemain son palefroi, à petits pas, sans bruit, il entra
dans une allée de sycomores, bien sombre, au bout de laquelle existoit
une petite porte basse qui donnoit sur des terres empouillées.

D’un bond ayant franchi cette barrière, il piqua des deux, et fendant
l’espace avec la vélocité de Wilhelm emportant Lénore, il disparut
bientôt au loin, parmi les masses d’ombre, dans la plaine.

[Illustration]

[Illustration]



XXII.


QUAND Vengeance entra dans Paris, le jour succédoit tout d’un coup
à la nuit, ainsi que cela se voit à la comédie; et des coulisses
commençoient à sortir les personnages:—Crispin et Sbrigani, Oronte
et Mascarille, Chrysalde et Lucinde, Dandin et Dorine, Sganarelle et
Scapin:—chacun pour son rôle mettant le pied en scène.—A travers toute
cette foule d’acteurs vigilants, Vengeance traversa comme une flèche
décochée. Entraîné par la pensée qui s’étoit emparée de son cœur avec
force, il se jetoit en avant. Il avoit en lui un besoin impérieux qui
entendoit être obéi. Mais dans quel val écarté, quel ravin rapide, sous
quel ombrage épais, sous quel tablier d’herbes vertes, gisoit la source
empoisonnée et mortelle où le cerf altéré devoit trouver à étancher sa
soif?... Comme un homme réveillé en sursaut par un bruit, qui, l’épée
à la main, s’avance et tâtonne pour tuer dans les ténèbres, Vengeance
marchoit—aveuglément—arquebuse au poing.—La colère étoit prête; mais
la victime manquoit!—La lame s’agitoit dans le fourreau, impatiente
de creuser une plaie; mais où battoit la poitrine exécrée? mais
s’offriroit-elle jamais sous les coups!....

La passion sait aller au but sans être informée et sans qu’on la guide!
elle trouveroit un anneau tombé dans l’Océan! Les fumées de la bête
forlancée qu’elle poursuit ne s’effacent jamais pour elle. Avec elle
pas de gîte sûr pour le lièvre!—pas de bauge pour le sanglier!—pas de
tanière pour le lion!...

Au quartier de MM. les Mousquetaires du Roi, l’adjudant de service
répondit à Vengeance que M. de Villepastour avoit pris sa retraite
depuis le nouveau règne; mais que s’il souhaitoit d’arriver jusques
à lui, qu’il le trouveroit en son hôtel, rue de l’Université.—Et à
l’hôtel de la rue de l’Université, le suisse répondit que M. le marquis
habitoit pour la saison son château de Colombes.

Jusque là Vengeance avoit ignoré s’il ne couroit pas après une ombre
vaine; s’il ne chassoit pas une bête morte, un renard dont la peau
étoit déjà chez le fourreur: aussi quand il eut acquis la certitude
que son ennemi ne lui manqueroit pas, quand il eut dans la main le
fil qui le devoit conduire sûrement à son repaire, un commencement de
satisfaction s’ébaucha au fond de son âme. Son esprit gagna un peu
de calme, et sa précipitation se ralentit; car il alloit comme un
éperdu.—Tranquille alors, comme s’il eût eu devant lui une tâche sans
péril, il ne repartit de Paris qu’après avoir fait reposer sa monture,
et s’être donné à lui-même quelques heures d’un bon sommeil.

Les flèches de feu du midi tomboient du carquois embrasé du soleil, les
gryllons seuls remplissoient de leur cliquetis l’air silencieux des
campagnes, lorsque Vengeance atteignoit la sombre tonnelle de verdure
qui, s’avançant dans la plaine comme une jetée dans la mer, comme une
couleuvrine hors du rempart, conduisoit au château de Colombes; vieux
castel, de féodal devenu Louis-Quinzesque;—casque de pierre peinturé,
enrubanné, et plein de fleurs.

A l’entrée de l’avenue la lice de bois, couleur vert-naissant ou
vert-pomme, étoit ouverte;—au fond de l’avenue la grille aussi
étoit ouverte. Vengeance s’avança donc sans hésiter; et, comme
il s’approchoit sous les fenêtres, il apperçut dans les jardins,
descendant les degrés d’une terrasse, une dame dans un galant et riche
appareil. D’une main elle relevoit une basque de sa robe, de l’autre
elle hochoit un éventail avec grâce. Elle se renversoit avec majesté,
se dodelinoit comme une rose que Zéphire agite, et jetoit avec élégance
comme un aviron son pied qui soulevoit les flots transparents de sa
jupe, son petit pied, grand à peine comme un biscuit, captif dans un
soulier de soie jaune, haché par des zébrures plus sombres, et qui,
échafaudé au haut d’un haut talon et la pointe prosternée, terminoit
une jambe divine par une douce déclivité.—Une suivante, ravissante
soubrette, venoit derrière, flairant une branche de romarin, et portant
nonchalamment, repliée sur son bras, la queue démesurée de sa maîtresse.

A la vue de cette grande dame inattendue, Vengeance tourna court, et
chevaucha plein de fierté jusques auprès de la terrasse.—Là, ayant mis
pied à terre, tenant sa bête par la bride, il se découvrit, et saluant
plusieurs fois de son chapeau, en bon gentilhomme, avec une suprême
courtoisie, il demanda M. le marquis de Gave de Villepastour, à cette
délicieuse personne, qui lui répondit d’une façon suave et d’une voix
sucrée:—Mon mari, monsieur, est en ce moment dans le parc.—Veuillez
prendre en face cette allée, et d’honneur vous l’y trouverez.—Sur
quoi Vengeance s’inclina de nouveau en signe de remerciement.—Pendant
toute cette brève entrevue, tandis qu’ils avoient parlé ou s’étoient
fait leurs révérences ils avoient eu l’œil attaché l’un sur l’autre,
leurs regards s’étoient cherchés; il y avoit eu de part et d’autre un
mouvement d’admiration inopinée. On eût dit que le dieutelet Cupidon,
ce petit archerot malin, les avoit sur-le-champ férus tous deux de la
même sagette.—Vengeance étoit le beau jeune homme antique que vous
savez!—La marquise, d’une taille élevée, femme de trente ans toute
jeune encore, étoit bien belle aussi!—Une tête noble et superbe,
comme on en voit sur des médailles de Syracuse; un col d’un galbe
imaginaire, animé et flexible, avec un doux balancement; une poitrine
à rendre Junon jalouse, et deux admirables commencements de sein,
car le surplus étoit caché; de la prestance, une parure rare, une
abondance majestueuse de costume;—mi-partie reine et déesse!—Comment
Vengeance auroit-il échappé à tant de prestige si bien à sa mesure!
Quel derviche même y eût échappé!... Enfin, ayant rompu le charme qui
le lioit et le retenoit encore après la réponse reçue, il remonta avec
beaucoup d’aisance sur son impatient palefroi, et s’enfonça à toute
bride dans le parc par l’allée indiquée.

—Célimène, dit alors la marquise à sa caudataire, ne trouves-tu pas
ce jeune homme un enfant superbe? Quel port! quelle grâce! quel
visage!—Oh! j’en suis toute bouleversée!

La soubrette fit un petit bruit de lèvres railleur, et répondit après
un silence plus moqueur encore:—Mon cœur sur la main, ma foi, madame,
je le trouve un charmant berger.—Si charmant! que, s’il daignoit
vouloir m’offrir des nids de tourterelle et m’orner de fleurs ma
houlette,—je lui laisserois volontiers m’offrir et m’orner tout ce
qu’il voudroit.

—Célimène, que vous êtes terrestre! Vous ne pouvez rien voir sans
penser de suite à votre lit. Oh! je n’aime pas ce genre d’esprit
grossier!—Mais venez, et suivons ce chérubin dans le parc. J’ai besoin
de le revoir, ce bel ange!—Oh! s’il le veut, ce bel amour, il verra
bien des défaites!...

Au détour d’une petite allée Vengeance rencontra M. le Marquis de Gave
de Villepastour, qui, l’épée nue à la main, poursuivoit un papillon
d’un riche plumage qui fuyoit effaré devant lui, voltigeoit et se
posoit de branche en branche.—Un valet à quelques pas plus avant tenoit
au bout d’une chaîne d’argent un singe en frac de velours, portant
suspendue à son col une petite corbeille de figues qu’il ravageoit.—M.
le marquis, s’il vous plaît, s’écria alors Vengeance en réprimant
brusquement sa course.—C’est moi, monsieur, que me voulez-vous?

Prompt comme la foudre, ayant sauté à bas de son cheval, et rejeté son
manteau, Vengeance dégaîna son épée. Puis, l’œil enflammé et marchant
droit sur lui:—Marquis, ce que je veux, reprit-il avec force, ce que je
veux, infâme! c’est ta vie! çà, défends-toi!—Je viens de la part de mon
père et de ma mère!

—Que voulez-vous dire?

—Je veux dire, misérable! regarde-moi bien! que je suis le fils de
Patrick! et que Déborah est ma mère! et que je viens demander le
paiement des outrages que ma mère a subis, et le prix du sang de mon
père que tu as assassiné.

—Décidément, c’est donc une manie de famille, mon jeune brave, de
vouloir que Patrick soit mort, et que moi j’en sois l’auteur!—fit alors
le marquis d’un air tout-à-fait calme et réjoui;—puis il poursuivit
avec indifférence, en froissant dans ses doigts les plis d’une
dentelle:—Ah! vous êtes, mon cher, le fils de madame Déborah! une
charmante, une adorée personne, ma foi!... Comment va-t-elle?... Oh! je
me la rappelle parfaitement! vous lui ressemblez: cependant plus encore
à M. votre père, aussi je me disois en vous regardant tout à l’heure:
Mais, c’est étonnant! je connois ce garçon-là.

—En garde! monsieur, vous dis-je:—Mais défends-toi donc!... misérable!

—Hola! tout beau! vous faites bien l’emporté, mon mignon! Quelle mouche
vous a donc piqué?—Venez à la maison; qui sait? peut-être j’aurai bien
des choses à vous dire: nous causerons tranquillement.

—Tu railles, infâme!... Défends-toi, ou tu es mort!

—Mort!—non.—Tout beau.—Pas si vite....

—O mon père! je n’en finirai donc pas avec ce lâche!...

Vengeance frappoit du pied la terre.—se heurtoit le front;—et
brandissoit son épée d’une façon terrible.

Ah! tu ne savois donc pas, mirliflore imbécile, qu’il ne faut insulter
ni l’enfant ni la femme!—Parce que la femme devient mère, parce que
l’enfant devient homme!

En garde!—Encore un coup, te dis-je, défends-toi donc!

—Mon pauvre apprentif, c’est de la vraie folie! vous voulez donc
mourir, mon cher, vous n’y pensez pas? vous voulez donc me forcer à
vous faire du mal?

—Mourir! moi! non, monsieur le marquis, non, je n’en crois rien. Moins
de tendresse, je vous prie. Dans ceci, ne voyez-vous pas que la justice
et Dieu sont avec moi!

—Dieu?... mon garçon, ceci auroit fait bien rire M. d’Holbach. Vraiment
vous êtes délicieux!

Comme Vengeance se précipitoit sur lui, et qu’il n’y avoit plus
de temporisation possible, M. de Villepastour, se retournant vers
son valet, lui dit alors d’une façon résignée:—Tu vois, Jasmin, que
monsieur m’y oblige.

Les fers étoient croisés, Vengeance attaquoit comme un lion.—Le vieil
homme d’armes se contenta d’abord de parer élégamment; mais, peu à peu,
animé par l’ardeur et l’audace de son implacable adversaire, il prit
une part plus active à cet horrible jeu, et devint à son tour terrible.

Ils en étoient là, tantôt rompant, tantôt allant à fond avec fracas,
quand tout-à-coup la marquise éperdue apparut au détour de l’allée,
et, poussant des cris de grâce, vint se jeter entre les combattants,
essayant de couvrir Vengeance de sa protection,—ce qui le perdit.

Une botte portée trop brutalement par M. le marquis, et qu’il ne put
modérer, se fit jour sous le fer de son ennemi, lui cloua sur la
poitrine l’éventail d’ivoire de la marquise dont elle s’efforçait de
faire un bouclier, lui perça le cœur, et s’insinua sous le poids du
bras jusques à la garde.

Vengeance recula d’un pas, jeta un long regard sur la marquise. Et
criant: O ma mère!—Il étoit mort.

—Barbare! quoi! vous avez tué ce bel enfant!... s’écria alors madame de
Villepastour avec un geste d’effroi—horrible, et se laissant tomber sur
la poitrine de Vengeance, que déjà le sang inondoit.

—Jasmin, dit là-dessus M. le marquis, sans aucune marque d’altération
ni de trouble,—j’ai la main meilleure encore que je ne pensois.

Madame de Villepastour fut détachée du corps de Vengeance, qu’elle
tenait embrassé en versant d’abondantes larmes, et ramenée au château
par Célimène, où les plus tendres soins ne pouvoient la rendre à ses
esprits, tandis que Jasmin, aidé de M. de Villepastour, conduisit le
cheval de Vengeance dans l’épaisseur d’un bosquet, l’y attacha,—cacha
sous un fourré le jeune mort,—et poussa du sable avec le pied sur la
mare de sang répandu.

—Ceci, Jasmin, n’est que provisoire.... La cloche appelle; viens.—Nous
reviendrons ce soir quand nous aurons avisé à ce que nous devons faire
de ce butin.

A la nuit, en effet, M. le marquis et Jasmin reparurent.—Après avoir
tiré du bosquet le cheval, ils chargèrent sur la selle le cadavre,
puis, l’ayant lié avec de bonnes cordes, ils conduisirent hors du parc,
par une porte pour ainsi dire dérobée, ce lugubre équipage.—Là, ayant
frappé chacun avec un caillou sur les flancs du cheval, l’animal, qui
hennissoit à l’odeur du sang, s’emporta et s’enfuit—épouvanté.

En regardant partir cette triste cavalcade, M. de Villepastour ne put
se défendre d’un mouvement de regret.—Pauvre garçon!... fit-il.—Est-ce
pas, après tout, Jasmin, qu’il étoit beau et brave! Que c’étoit après
tout un jeune preux!

—Preux ou non, rentrons, monsieur le marquis, et souhaitons-lui un bon
voyage.—Bonne chance, mon drôle! En voilà un du moins, cher maître,
qui, voyageant à dos de mulet, ne craint pas qu’on lui prenne ou la
bourse ou la vie.

—Connois-tu, Jasmin, l’histoire de Mazeppa?

—Non, maître.

—La besogne que nous venons de faire m’y fait songer:—je te conterai ça.

Le cheval ne sembloit déjà plus au fond de la plaine qu’un corbeau
voletant sur la crête d’un sillon.—Le maître et le valet rentrèrent
dans l’enceinte du castel:—la chose avoit réussi; ils étoient
satisfaits.

[Illustration]

[Illustration]



XXIII.


QUAND je pris la plume pour écrire ce livre j’avois l’esprit plein de
doutes, plein de négations, plein d’erreurs;—je voulois asseoir sur le
trône un mensonge,—un faux roi! Comme le peuple, sujet à la démence,
pose quelquefois le diadème impérial sur un front dérisoire, et que
devroit plutôt fleurdelyser le fer rouge du bourreau, je voulois
ceindre du bandeau sacré une idée coupable, lui mettre une robe de
pourpre, lui verser sur le chef les saintes huiles,—l’élever sur le
pavois ou sur l’autel,—la proclamer Cæsar ou Jupiter—et la présenter à
l’adoration de la foule, qui a moins besoin de pain que de faux dieux,
que de faux rois, que de fausses idées, que de phantômes!—Mais je ne
sais par quelle mystérieuse opération, chemin faisant, la lumière s’est
faite pour moi.—Le givre qui couvroit ma vitre et la rendoit opaque
comme une gaze épaisse, s’est fondu sous des rayons venus d’en haut,
et a laissé un plus beau jour arriver jusques à moi.—Où l’eau étoit
bourbeuse, j’ai trouvé un courant limpide.—A travers les roseaux j’ai
plongé jusque sur un lit du gravier le plus pur, sillonné par l’ombre
fugitive des poissons argentés qui passent entre deux ondes comme un
trait,—comme une barque qui a mis toutes voiles dehors,—comme une
navette qui courroit sans repos de la main droite à la main gauche,
de la main gauche à la main droite de Neptune.—Le brouillard s’est
déchiré, et la cîme des monts, pareille à une armure gigantesque dorée
par les flammes du soleil, au fond de la gerçure ouverte dans la brume,
s’est offerte à mes yeux.—Au travers de cette vapeur d’eau bouillante,
mon regard a philtré, et la ville assise sur la colline et la forêt
étalée dans la plaine, qu’elle céloit, m’ont enfin apparu dans toute
leur beauté.

Oui! il y a un Destin!

Oui! il y a une Providence pour l’Humanité et pour l’homme!

Non! les méchants ne triomphent pas sur la terre!

—Non, sur la terre chacun reçoit le salaire de ses œuvres.

Non, il n’y a pas besoin d’une seconde vie pour redresser les torts
de la première,—pour faire la part du juste, et refaire la part du
méchant.—Rien ici-bas ne demeure impuni!

Non, il n’y a point de désordre dans le gouvernement du monde!

Non, les bons ne payent point pour les mauvais,—la vertu pour le vice!

Non, il n’y a point d’hommes qui soient donnés en proie aux hommes sans
que Dieu n’en ait la raison.

Les bons qui souffrent ne sont des bons qu’en apparence, ou si ce sont
des bons réels,—comme le fils du mauvais peut être juste,—c’est qu’ils
expient les torts de leur race.

Oui, je crois à l’expiation!

Non, la destinée fatale originelle n’est point une atrocité! mais une
loi sublime!

Dieu est un Dieu vengeur!

Sa vengeance est quelquefois invisible, souvent elle est longue et
tardive, mais elle est sûre!—Dieu a devant lui l’espace; rien ne le
presse; rien ne lui fait un devoir de punir le prévaricateur dans
soi-même plutôt que dans la postérité qui doit sortir de son flanc.

Nous qui ne sommes que d’un jour, si la vengeance n’est pas au bout de
notre courte et fragile épée, elle nous échappe!—mais rien n’échappe à
l’épée éternelle de Dieu!

Cette opinion, j’en conviens, est une opinion terrible! Soit! tant
mieux! Qu’elle aille trouver le crime heureux dans le bain de ses
prétendues délices, qu’elle lui troue la poitrine avec sa vrille de
fer, qu’elle s’y insinue, et lui fasse égoutter le cœur!...

La vérité est un jeune arbre inflexible que nulle force au monde ne
peut ployer, et dont rien ne sauroit faire un arc!—C’est un rocher qui
retombe sur celui qui le déplace!

Je me suis efforcé tout le long de ce livre à faire fleurir le vice,
à faire prévaloir la dissolution sur la vertu; j’ai couronné de roses
la pourriture; j’ai parfumé de nard la lâcheté; j’ai versé le bonheur
à plein bord dans le giron de l’infamie; j’ai mis le firmament dans
la boue; j’ai mis la boue dans le ciel; pas un de mes braves héros qui
ne soit une victime; partout j’ai montré le mal oppresseur et le bien
opprimé....—Eh tout cela, toutes ces destinées cruelles accumulées,
n’ont abouti après tant de peines qu’à me donner un démenti!

Lord Cokermouth, un méchant cœur, fils peut-être d’un cœur plus
condamnable encore, n’expie-t-il pas ses torts par lui-même et par sa
race. Il est puni en soi. Il est puni dans sa compagne. Il est puni
dans sa fille. Sa fortune se détruit, et vivant il assiste à la ruine
de sa maison. Le bras de Dieu le poursuit jusque dans sa descendance,
et ne s’arrête qu’après avoir tout effacé.

Lady Cokermouth, la pauvre tourterelle accouplée à un bœuf; c’étoit
une âme droite; mais elle dut payer pour son père, un marchand
parvenu.—Vous savez, messieurs, si c’est l’honnête homme qui parvient!

Quant à Déborah! n’étoit-ce pas la dernière raison d’une race
doublement maudite, et qu’on vient de voir s’éteindre dans la personne
de Vengeance, son jeune fils, enfant appartenant à deux souches
condamnées; car Patrick que nous voyons étendu sur le plus dur
chevalet, procède d’une antique famille dégradée après des troubles
populaires durant lesquels cette famille séditieuse avoit trempé sans
doute dans plus d’un forfait.

Pour Fitz-Harris, n’auroit-il eu contre lui que sa trahison envers son
ami, envers son frère Patrick;—la trahison est le crime le plus grand
aux yeux de Dieu,—qu’il n’eût reçu que son salaire.

O vous, que mon sophisme flattoit, berçoit, caressoit, consoloit!...
qui vous êtes si follement réjouis de me voir mener dans un char de
triomphe la corruption; qui avez pu voir avec joie souffrir ce qui est
honnête, car tout ce qui est honnête souffre dans mon livre, et qui
avez pu croire un instant avec moi au destin aveugle, à l’impunité!
mettez sous vos pieds ce doux mensonge!—voilez votre face hideuse dans
vos mains coupables!—Tremblez! oui, tremblez! car l’heure approche où
toutes ces infortunes que j’ai chantées et des montagnes d’autres vont
faire pencher le plateau de la colère de Dieu!—car Dieu à cette heure
attise un châtiment comme le forgeron le feu de sa forge!—car l’heure
d’une immense expiation va sonner sur un timbre funèbre, épouvantable,
horrible! car Dieu et le peuple,—ces deux formidables ouvriers, vont se
mettre à la besogne!—et car leur besogne comme eux sera terrible!

La monarchie décomptera longuement devant Dieu ses orgies!—et ses
suppôts! le peuple les tordra dans ses mains puissantes comme un
haillon!

Pas une plainte secrète, pas une larme dans l’ombre, pas un soupir
étouffé, pas une goutte de sang que Dieu ne recueille—et ne pèse—et
ne venge! Ce sont autant de grains de poudre qui s’amassent sous le
projectile, et qui font le coup d’autant plus fort, d’autant plus
redoutable au jour de l’explosion!—De là vient, de ces causes infimes
et partielles, le bouleversement des empires.

Au jour de ces bouleversements avec sa propre massue Dieu tue
Hercule.—Alors il divise les nations en deux parts: à l’une il met une
toison, à l’autre il met une gueule: et suscite ces deux parts l’une
contre l’autre jusqu’à ce que la part qui a la gueule ait dévoré la
part qui n’a que la toison!

Quand l’expiation est enfin accomplie, et que Dieu n’a plus besoin de
son outil, il le brise!

Dieu, tout-à-l’heure, se servira du peuple; mais dès que cet outil sera
ébrêché dans sa main et sera teint de sang, à son tour il le rejetera!

Il enverra alors un homme sorti d’où l’on ne sait où, qui lavera le
sang dans le sang, qui à mesure que les mères enfanteront prendra leurs
fils et les écrasera sur la pierre!—Puis à son tour cet outil sera
brisé! Alors les dernières ombres d’une race qui doit disparoître de la
terre reparoîtront. Mais Dieu, pour achever l’holocauste, derechef se
choisira un outil dans la propre maison de cette race, et fera régner
sur le peuple, jusqu’à ce qu’il ait expié ses nouveaux forfaits et
sa nouvelle trahison, ce dernier outil; un homme aux mains crochues
portant pour sceptre une pince;—une écrevisse de mer gigantesque;—un
homard, n’ayant point de sang dans les veines,—mais une carapace
couleur de sang répandu!

[Illustration]

[Illustration]



XXIV.


LORSQUE le vase de la colère de Dieu est plein, une larme de femme,—et
le vase déborde!

Le roi Don Rodrigue força Florinde, et il perdit l’Espagne!

Pharaon força Déborah, et il perdit la France!

Ce n’est pas que sur une faute isolée Dieu se résolve jamais à rayer
un empire,—mais c’est qu’il est temps enfin de porter la hache sur une
nation lorsqu’elle en est venue à ce point d’ignominie, que d’avoir
pour maître un homme qui pratique le crime ou qui l’organise!

Florinde en appela à son père, et son cri de vengeance trouvant un
horrible écho dans le cœur du comte Julien, celui-ci, égaré par un
soin farouche de son honneur, en appela aux Maures, et leur livra
traîtreusement la clef de sa patrie!

Mais Déborah, plus sage que Florinde, la Cava! ainsi que la nommèrent
les Maures eux-mêmes, c’est-à-dire la Mauvaise! comme nous l’avons vu,
s’en remit simplement au peuple et à Dieu!—Des philosophes étoient
déjà suscités, et le peuple déjà buvoit avidement le venin qu’ils
suintoient;—la France, assise alors sur son arrière-train comme une
bête vorace, fouilloit déjà du museau dans ses propres entrailles et se
mâchoit le cœur!

Ainsi finit en France, ainsi finit en Espagne, la domination des rois
Goths,—DE LOS GODOS!

       *       *       *       *       *

Hélas! au temps funeste où voici que notre esquif aborde, pareille
au roi Don Rodrigue après la bataille, chassée de sa tente royale,
seule et pitoyable, si abattue qu’elle en avoit perdu le sentiment,
mourante de faim et de soif, si teinte de sang qu’elle sembloit un
brasier, portant des armes bossuées, brisées, jadis de pierreries,
une épée faite scie sous les coups qu’elle avoit reçus, un casque
fracassé, enfoncé dans sa tête, la face couverte de poussière, image
de sa fortune tombée en poudre, sur son cheval Orelia, harassé,
poussant à peine sa respiration courte, baisant parfois la terre, la
MONARCHIE s’en alloit par les campagnes de Xerez,—nouvelle et pleurante
Gelboé!—s’enfuyoit avec de tristes spectacles sous les yeux, avec la
peur dans l’oreille et un grand bruit de guerre confus; craignant tout,
redoutant tout, ne sachant que faire de son regard: le lever au ciel,
le ciel étoit gros de colère! le jeter sur la terre, la terre n’étoit
plus sienne, elle étoit foulée, elle étoit aliénée! le plonger dans
soi-même, dans ses souvenirs, dans son âme: un plus grand champ de
bataille encore s’y trouvoit!...

La tête gonflée par la peine qu’elle enduroit, comme le roi Don
Rodrigue, elle monta aussi, vers la fin du jour, sur le sommet de la
colline; et de là, cherchant ses gents vaincus, ses bannières, ses
étendards gisants, et que la terre couvroit, ses capitaines disparus,
son camp trempé de sang qui couroit par ruisseaux, triste de voir ce
désastre, en proie à sa douleur profonde, les yeux baignés de larmes,
elle s’écria comme lui:—Hier j’étois reine d’un royaume, aujourd’hui
pas une ville!—Hier villes et châteaux, aujourd’hui rien!—Hier des
serviteurs, aujourd’hui personne!—Maintenant je n’ai pas un créneau que
je puisse dire mien!—Maudite soit l’heure où je naquis, où j’héritai
d’une si grande seigneurie, puisque je l’ai perdue, puisque j’ai tout
perdu en un jour!—O malheureuse! si ceci tu l’eusses fait en d’autres
temps, si tu eusses fui de tes désirs au pas dont maintenant tu vas!
si aux assaults de la passion tu n’eusses pas montré une lâcheté
indigne d’une Gothe, et plus encore d’une reine qui gouverne, la France
jouiroit de sa gloire! et de cette formidable puissance qui là, sur
le sol, gît et change la couleur de l’herbe!—Maudits soient l’instant
et l’heure où mon destin me donna au monde!... Mamelles, qui me
donnâtes du lait, que ne me donnâtes-vous plutôt le sépulchre!...—O mes
ennemis! ô vous les vengeurs dont Dieu se sert! oh! tuez-moi à coups de
poignard, et bien vous ferez!... Mais le traître est un couard, jamais
il ne fait une bonne action!

Puis son cheval Orelia étant tombé mort, étendue entre ses jambes, elle
fit aussi, comme le roi Don Rodrigue, en attendant que se dissipassent
les ténèbres, un oreiller de ses arçons, en disant: Adios, España, que
el barbaro señorea!... Adieu, France, que la barbarie seigneurise!...

Auprès de son Orelia chéri ainsi elle attendit la lumière ennemie.

Puis encore, comme le roi Don Rodrigue, qui s’enferma vivant dans la
tombe, la couleuvre du remords la dévora, et, dans l’excès de ses
tortures,—son cœur fournissant de l’eau à ses yeux qui pleuroient,
ses yeux à sa bouche qui buvoit des larmes,—comme lui encore elle
cria:—Mords-moi, couleuvre! achève-moi! découvre-moi la face de la
mort!...—Hélas! mon déshonneur sera éternel! la renommée me maintiendra
pour mauvaise, comme elle en maintient d’autres pour bons! Oh! si
la renommée, la mémoire, le monde, pouvoient devenir muets! les
chroniqueurs aveugles, afin que ceci ne fût pas écrit!...—Oh! si ma
vie s’achevoit! oh! si la mort venoit!... Mais je crois que je suis si
méchante que la mort même ne me veut pas!—déjà pourtant mon haleine
s’affaisse! déjà pourtant mes dents se serrent! Déjà pourtant ma langue
inerte et pendue darde la pointe!... Mords-moi, couleuvre, achève-moi!
découvre-moi la face de la mort!...

[Illustration]

[Illustration]



XXV.


LA fin si douloureuse de Fitz-Harris dans le puisard, après vingt-un
mois de débats avec la mort, après une agonie déchirante et tenace;
la perte de ce frère d’infortune, de ce compagnon d’enfance et de
misère, et pour surcroît l’inefficacité de la promesse si formelle de
M. de Malesherbes, promesse qui sembla n’être venue rallumer le pâle
flambeau de son espérance que pour donner l’occasion à M. le chevalier
de Rougemont de le lui souffler sous le nez avec son insolence et sa
cruauté habituelles; la prolongation de sa captivité, qui décidément
n’offroit plus que le mirage d’une plaine aride et mortelle, sans
horizon et sans bornes; tout cela, toutes ces amertumes, toutes ces
odieuses manœuvres, toutes ces afflictions profondes avoient fini,
comme nous l’avons vu, par ébranler la raison de Patrick, qui, jusques
alors s’étoit sans cesse maintenue élevée, noble et fière, qui jusques
alors comme un mât robuste, n’avoit pas oscillé un seul instant au
milieu des orages et des sinistres les plus sombres.

La translation du Donjon à la Bastille porta le dernier coup. Ce fut
un choc, un désappointement terrible pour l’âme de Patrick, qui s’étoit
encore ouverte naïvement à l’espoir d’une délivrance (tant l’âme du
malheureux est disposée comme le faucon à venir sur le leurre le plus
grossier); lorsqu’au lieu de la liberté qu’on venoit tout-à-coup de lui
promettre, il s’étoit vu derechef dans une enceinte de murailles et
sous la voûte d’une nouvelle fosse.

Les neuf dernières années de son séjour au Donjon, Patrick les avoit
passées dans l’état d’esprit le plus veule et le plus morne, abymé
en Dieu et abymé dans la prière. Cette dévotion extrême s’exagéra
encore. Il rompit alors entièrement tout commerce avec les hommes.
Sourd à toutes questions, n’adressant aucune demande, se défendant
rigoureusement toute parole, il ne s’entretint plus qu’avec le Ciel.
A genoux ou accroupi, pelotonné pour ainsi dire autour de son Christ,
il demeuroit sans cesse dans la triste immobilité d’un loir engourdi.
L’obligeoit-on à sortir de son cachot pour aller respirer un peu sur
les terrasses des tours, il s’asseyoit tristement sur l’affût d’un
canon et n’en quittoit plus. Quelquefois, après avoir suivi long-temps
du regard un ramier qui voloit librement au haut des airs, son cœur se
gonfloit et il se prenoit à fondre en larmes. Il avoit alors dans le
cœur un besoin si réel et si impérieux d’isolement et de mystère qu’il
ne s’adressoit même jamais à Dieu, comme s’il eût oublié tout-à-fait la
langue qui se parloit autour de lui, que dans l’idiôme de sa chère et
malheureuse patrie.—«O thiarna, répétoit-il souvent en se prosternant
contre terre, dean trocaire ormsa morpheacach!»

Certes, Patrick avoit reçu du Ciel une âme forte, un esprit solide;
mais tant de douleurs l’avoient abreuvé, tant de souffrances l’avoient
épuisé.... Hélas! qui de nous n’eût pas succombé comme lui sous le
faix d’une pareille peine, et l’horreur d’une éternelle prison!...
Quand on songe, ô mon Dieu! rien qu’à cette pensée mon sang se glace
dans mes veines, qu’il y avoit, à l’heure où nous sommes, vingt-cinq
ans dix mois et onze jours qu’arraché au monde, à la liberté, à son
amie, Patrick avoit été chargé de fers et habitoit l’ombre mortelle des
cachots!

Pauvre martyr!!!

Mais tandis que Patrick s’éteignoit dans ce calme et qu’un silence
sépulchral régnoit au fond de sa prison, de grandes rumeurs s’élevoient
au dehors. Toute une nation s’agitoit comme une armée; tout un peuple
parloit et s’enivroit au bruit de ses propres paroles; et dans son
ivresse et son abêtissement, ce troupeau d’esclaves crioit:—«Nos
bergers sont velus comme nous! prenons des ciseaux! si nous tondions un
peu nos bergers!»

Patience! encore quelques jours.... Et quand nous descendrons notre
seau dans le puits, il remontera plein de sang! Et quand nous
chercherons une pierre pour reposer notre front, ou notre vieux père
pour le guider dans les ténèbres, notre main ne rencontrera partout que
des poitrines ouvertes et des têtes coupées!...

[Illustration]



XXVI.


L’HEURE du châtiment approchoit donc!

Oh! de grâce, avec moi, mes frères, croyez à l’expiation!—croyez à un
Dieu punisseur ici-bas!—Sans cette croyance, hélas! rien n’a sa raison,
rien n’a sa loi. Le monde n’est plus qu’un saccage éternel; l’Humanité
un culbutis odieux et inextricable; la société un coupe-gorge, et la
terre une lâche complice.

Sans cette croyance, tout demeure obscur, secret, ténébreux, honteux,
pitoyable! Cette vie n’est plus qu’une énigme sans mot, un logogriphe
défectueux, une charade ridicule et impossible! Tout revêt une image
grotesque et absurde, depuis les plus infimes jusques aux plus grandes
choses, depuis l’adversité solitaire du citoyen jusqu’à la chute
retentissante des empires.

Sans cette croyance à l’expiation qui nous met dans la main la clef de
touts les arcanes, on en arrive insensiblement aux déductions les plus
bouffonnes, aux inductions les plus risibles, aux plus inimaginables
folies; on en vient, par exemple, comme certain esprit de ce temps,
qui passeroit quasi pour attentif, comme M. Thiers en un mot, à
assigner à l’un des plus grands événements humains, à la Révolution
françoise, je veux dire, pour cause immédiate et pour origine, une
espèce de mauvais calambour fait en l’air par un petit conseiller au
Parlement, un boute-feu, un bavard, un noblion dont le nom n’avoit même
pas d’orthographe, M. d’Espré... ou d’Epréménil, un misérable bavard,
dis-je, une lèpre, une plaie, car le bavard est le pire des fléaux, un
histrion travesti en robin, un polichinelle, qui, dans les écuries du
Roi, eût mérité de recevoir le fouet à c.. nu sous sa toge!

Je ne suis point un personnage, je ne suis ni grave ni important;
je ne vise ni au timon de l’État, ni aux filles des receveurs de la
gabelle, ni à la trompette de Clio; je ne suis qu’un simple romancier,
pas un cheveu de plus! mais j’avoue cependant que si jamais il avoit
été possible qu’un quolibet eût provoqué quelque événement, quelque
cataclysme, je n’eusse voulu à aucun prix m’en faire l’historien!

Seize volumes sur les suites d’un jeu de mots, non, jamais! Je sais
trop ce je me dois!

Io soy que soy!—comme diroit un Castillan.

[Illustration]

[Illustration]



XXVII.


A l’extrémité d’un ancien boulevard qui jadis protégeoit la ville, et
qui peu à peu, entouré par elle, s’est efféminé dans son sein, dans
le sein de cette reine du monde, comme autrefois Hercule aux pieds de
la reine de Lydie, et qui comme Hercule s’est laissé dépouiller par
son Omphale de sa massue et de sa peau de lion; au bout de ce vieux
boulevard, dis-je, pareil aujourd’hui à une berceuse qui chante au
soleil et file sa quenouille, il existoit un immense cachot de pierre,
avec lequel nous avons déjà fait connoissance, hideux et sombre,
édenté, infect et décrépi, qui, la figure sale, d’un air hébêté,
immobile, avec de petits yeux louches, garnis de cils de fer, et qu’on
eût dits percés à la vrille, regardoit fixement autour de lui comme un
cayman demi pourri dans la fange d’un marais, qui hume des miasmes et
aspire une proie.—Ce vestige d’un temps qui n’étoit plus, qui sembloit
rester là debout comme un vieillard qui auroit refusé de descendre dans
la tombe afin de dévorer sa race,—c’étoit!... A ce nom, se répandent
d’abord dans notre pensée des bruits de chaînes et des gémissements,
puis un bruit de guerre et des cris de triomphe.—C’étoit un lieu
d’odieuse mémoire!—c’étoit la Bastille!

Ce repaire, qui avoit prêté main-forte à tant d’iniquités, qui avoit
trempé dans tant de crimes, qui avoit bu tant de larmes et tant
de sueurs d’agonie, étoit l’objet de l’exécration publique. Cette
hache éternellement levée sur la tête de l’innocent, toujours prête
à décimer, remplissoit le cœur de haine et de terreur. Le peuple ne
songeoit à cette prison qu’avec effroi: c’étoit pour lui l’entrée du
Ténare. Il n’osoit longer ces murailles sans épouvante, comme si ces
murailles eussent eu des appendices invisibles pour attirer à soi,
comme si elles eussent été béantes.

Bouc émissaire chargé des torts et des crimes de soixante rois, tant de
colères s’étoient amoncelées sur ce monstre et le poursuivoient qu’il
touchoit enfin à son heure suprême.—Des cahiers demandoient aux États
son abat.—Le peuple avoit juré sa perte!

Il y avoit alors déjà près d’un an que Paris, que toute la France
même, dans l’anxiété et le trouble, s’agitoient. Le sol se mouvoit
souterrainement, se crevassoit et craquetoit comme la crête d’un mont
volcanique à l’approche d’une éruption. Le peuple, poussé par les
suggestions d’une misère prétendue plus profonde, par les suggestions
d’une faim factice et par d’autres suggestions plus ténébreuses et plus
terribles encore, se faisoit de plus en plus actif et indocile. Sa
chaîne cassée et sa muselière arrachée pendante au col, il rôdoit sans
repos nuit et jour comme un dogue échappé, ou comme un loup du Désert,
qui cherche le lieu d’un meurtre pour s’ébaudir dans le sang.

Mais ce qui acheva de le dénaturer, ce peuple, ce fut le misérable
spectacle qu’on lui donnoit aux États de Versailles, où ses
représentants se heurtebilloient et se colletoient sans pudeur entre
eux et avec leurs maîtres, se tirailloient comme Pasquin et Marforio,
comme deux polissons.—Hélas! à cette triste parade il avoit compris de
suite qu’il n’avoit pour roi qu’une solive; que tout roi n’est qu’une
solive du moment qu’on se fait charpentier, qu’on prend le compas et la
hache, et, chose plus funeste encore, qu’un gentilhomme n’est pas si
fort qu’un porte-faix.

Les deux camps s’inondoient sans relâche d’un flux de paroles. La cour
et le tiers-état bavardoient et se formalisoient comme deux vieilles
loquaces, comme deux huissiers, comme deux pies. On se passoit au fil
du discours.—Pauvre chose! car c’est là justement ce que le peuple
exècre!...

Enfin Dieu trouvant sans doute son outil suffisamment trempé et affûté,
décidément l’emmancha, et le mit à la besogne.

Quand un peuple se révolte contre ses divinités, son premier geste est
d’en briser les images; son premier geste quand il se redresse contre
ses maîtres, c’est d’en briser les symboles. Or, la Bastille étant
le symbole le plus manifeste d’une tyrannie antique et abhorée, le
peuple naturellement ne pouvoit manquer de se dire:—Rasons cet affreux
symbole comme nous effaçons les armes sur la porte des carrosses, et
les panonceaux sculptés dans la pierre des hôtels.

Le 14 juillet donc! tandis qu’on se tirailloit comme de coutume à
Versailles, l’aurore promettant une journée superbe,—le peuple,
qui avoit déjà fait l’essai de ses forces, qui avoit appris déjà à
envisager la mort, qui savoit déjà comment s’enfonce une lame, se
leva courageux, regarda autour de lui, retroussa ses manches; puis
s’écria:—L’heure est venue! car le ciel nous est propice.—Holà!
compagnons!—Aux armes!...

Et comme il n’avoit pas envie, de son côté, de jouer aux phrases, à
peine avoit-il achevé ce cri, qu’il courut à l’hôtel des Invalides. Là
il se saisit de touts les instruments de guerre qui s’y rouilloient,
puis quand il se vit une épée au poing, il la brandit de joie et de
colère, et vint se ranger sous les murailles de la Bastille.

Du haut de cet antique masure ce devoit être une curieuse armée à voir
que cette foule composée d’éléments si divers; ce mélange d’hommes de
tout métier et de toute espèce, dans les équipages les plus bizarres.
Des enfants portoient des sabres qui les dépassoient d’une coudée; des
clercs de procureur bandoient des arbalètes; des charretiers au lieu
de fouets faisoient sonner des carabines; des abbés, des femmes et des
moines s’exerçoient aux fusils; et comme la veille le Garde-Meuble
avoit été saccagé, ici on appercevoit un déchireur de bateaux avec
un cuissard au bras; là un perruquier perdu sous le casque de Charles
IX; plus loin un revendeur dans la panoplie de François I^{er}, ou un
maçon, plein de vin et de sueur, dans l’armure auguste de Bayard.

A la vue de cet étrange saturnale, hélas! quel songeur ne se fût pris
d’une sombre et profonde rêverie?

[Illustration]

[Illustration]



XXVIII.


QUAND la multitude avec sa fronde à la main, comme le jeune David,
eût été quelque temps en présence du géant, elle fut emportée par son
ardeur habituelle; et dans sa turbulence, pour entrer promptement en
matière, elle demanda impérieusement qu’on lui livrât sur l’heure son
ennemi, c’est-à-dire l’abandon des armes et de la place.

Le gouverneur étoit un brave. Il avoit avec lui un renfort de
trente-deux petits Suisses qu’on lui avoit envoyés secrètement la nuit
précédente, soixante invalides et quatre canonniers. C’est vous dire
quelle put être sa réponse.—Il n’ignoroit pas que Turenne et Condé
avoient jugé autrefois ce rempart imprenable, et d’ailleurs comme
la Cour, qui avoit rassemblé des forces considérables aux portes de
Paris, se promettoit de faire dans la nuit du 15 au 16 une formidable
camisade, il ne s’agissoit après tout que de gagner un peu de temps.

Le peuple, qui avoit pris grand ombrage des troupes étrangères et
nationales campées insolemment sous son nez, et qui avoit le vent
des machinations occultes et du coup qu’on méditoit, n’étoit guère
disposé à se prêter à aucun barguignage. Il comptoit les heures. Aussi
dès qu’il eut à peu près la certitude qu’il n’auroit rien qu’avec les
ongles, engagea-t-il le combat.

—Ce fut de la rue Saint-Antoine que partit la première attaque.

La foule ayant investi les premières cours, quelques audacieux
pénètrent dans la cour du Gouvernement. Mais alors, poussé à bout,
ramassant enfin le gant qu’on lui jetoit, le gouverneur fait lever
brusquement le pont-levis de l’avance et riposte par une sévère
fusillade.—Déjà le sang coule à flots.

D’abord consterné, puis exaspéré, le rassemblement accroît sans
cesse. Des munitions, des armes, des combattants apparoissent de
toutes parts.—Des faubourgs entiers descendent.—Les canons enlevés
à l’Hôtel-des-Invalides arrivent après avoir traversé la ville en
triomphe.—De vieux militaires, des soldats de marine, des soldats
aux Gardes et des déserteurs mêlés depuis plusieurs jours à la cause
populaire s’emparent du commandement, gouvernent le siège et dirigent
les batteries.—On place du canon sur le bord du fossé; on attaque par
les jardins de l’Arsenal; on s’avance dans la cour des Salpêtres; on la
traverse; on parvient derechef en face du pont-levis de l’avance; on
envahit le corps-de-garde et le logis des invalides, et le combat se
poursuit avec furie.

A ce fracas de guerre et au récit de cette tuerie, les bavards
frissonnent; et, voulant substituer à cette lutte sanglante une
guerre de paroles, ils envoient, pour parlementer, députation
sur députations. Mais, perdus dans le tumulte et la bagarre, ces
parleurs ont beau se démener et agiter leurs personnages, assiégés ni
assiégeants ne les remarquent, et leurs discours se perdent dans le
bruit de la mousqueterie. Dès le matin déjà, avant même qu’un seul coup
eût été porté, un électeur du district de Saint-Louis-de-la-Culture, M.
Thuriot, étoit venu solliciter M. le gouverneur et faire des ronds de
jambe sur les plates-formes, _coram populo_.

Les canonniers foudroyoient le pont-levis dont on avoit cherché
vainement à briser les chaînes à coups de hache. Le gouverneur, de son
côté, eut-il recours à son artillerie? Je ne sais, mais ce qu’il y a de
certain, c’est que le canon tonnoit sans relâche, qu’il ébranloit la
ville et le sol, grondoit dans les airs et jetoit de près et de loin
l’épouvante.

Il y avoit déjà trois heures qu’on en étoit aux mains, plus de
trois cents cadavres mordoient la poussière; de toutes parts on
emportoit des blessés; mais le peuple, loin de tiédir, bien qu’il
ne vit encore aucune issue et que tout lui défendit de compter sur
la victoire, devenoit de plus en plus terrible. Embusqués de touts
côtés, des fenêtres et du haut des toits mille tirailleurs ajustoient
paisiblement; et dès qu’un assiégé se montroit à travers les créneaux,
sur les tours, il tomboit sous la pluie de leurs balles.—Une ruse de
guerre vint alors servir à souhait ceux d’en-bas, et protéger leurs
manœuvres. Deux chariots de fourrages ayant été renversés, on y mit
le feu, et la fumée épaisse que le vent rejetoit sur la forteresse
aveugla complétement l’ennemi.

Enfin, sous les efforts du canon, le pont-levis de l’avance tombe, et
au milieu des hourras et des cris de mort et de colère le peuple se
précipite, comme un fleuve qui a rompu ses digues, dans la cour du
Gouvernement. Là, à la vue des cadavres des premières victimes de la
guerre, sa rage augmente; il décharge sa fureur contre les murailles,
il incendie les logements du gouverneur;—mais le soleil est si
rutilant, mais le jour a tant de splendeur, que cet embrâsement, qui,
au milieu d’une nuit sombre, eût répandu tant de flammes, jette à peine
une pâle lueur.

Tout-à-coup une jeune fille s’offre aux regards. On la dit fille du
gouverneur; on s’en saisit. On l’étend sur un lit de paille, auquel
on met le feu, et l’on menace de l’y brûler vive sous les yeux de
son père si la capitulation tarde davantage. Mais au même instant un
vieillard, M. de Monsigny, le père véritable de cette pauvre enfant, se
penche pour l’appeler, et, poussé par le désespoir, comme il va pour
se précipiter du haut des remparts, un coup de mousquet l’atteint, et
il tombe mort dans le fossé; tandis qu’un brave, qui avoit déjà sauvé
une première fois la jeune infortunée, l’arrache des mains de ses
bourreaux, l’enlève, la met en un lieu de sûreté, puis revole au combat.

Le canon, braqué de nouveau contre le second pont-levis, faisoit un feu
terrible et le fracassoit.

Voyant qu’il ne pouvoit plus tenir et qu’il avoit laissé perdre le
poste que son Roi avoit confié à sa garde, le gouverneur désolé veut
faire sauter sa citadelle, et déjà il s’approchoit mèche allumée de
vingt milliers de poudre, quand quelques lâches soldats le retiennent
et s’opposent à cet horrible exploit.

Sur ces entrefaites, la petite porte qui se trouvoit au bout du
petit pont de service, et qui donnoit accès dans l’intérieur de la
forteresse, s’entr’ouvre doucement, mais au nom de quel ordre? On ne
sait.

Aussitôt quelques braves s’élancent. Le peuple se rue à leur suite,
renverse tout ce qui se présente, frappe sans pitié, et pénètre enfin
dans le corps du monstre.—Ainsi les couards qui avoient tout bas
entre-bâillé la porte tombèrent les premiers, et reçurent sur le coup
le prix de leur honteuse trahison.

Le grand pont-levis s’abaisse, la tourbe se répand dans la cour
intérieure. On s’étouffe, on se foule dans les escaliers, dans
les corridors, dans les tours; on se méprend, on s’entretue, on
s’entr’égorge!... une horrible boucherie s’achève!

Hélas! nous savons par bonne expérience combien il est moins à craindre
dans les guerres civiles, dans les guerres des rues, de tomber sous les
coups de l’ennemi que sous les coups de ses propres compagnons d’armes.

Au haut de la tour de la Comté et de la Bazinière, déjà quelques
vainqueurs paroissent et plantent leurs drapeaux aux applaudissements
de la foule immense qui les suit d’en-bas.

Tandis que les uns effondrent les portes, brisent les verrouils,
visitent les cachots, parcourent en frémissant touts les lieux inconnus
et impénétrables de cet horrible labyrinthe, et cherchent des captifs
à rendre à la liberté, d’autres, tout entiers à leur victoire, chargés
de trophées et de dépouilles opimes, s’empressent d’aller annoncer au
loin les grands travaux d’Alcide, la gloire, l’événement de la journée,
ou, entourant leurs prisonniers de guerre et les protégeant contre la
fureur commune, sortent lentement et forment des cortéges.

La rue Saint-Anthoine, qui aboutit à la Grève, devient le canal
par lequel se dégorgent tout ce qui sort de la Bastille, car les
vainqueurs, pour consacrer leur butin, veulent le déposer aux pieds des
Électeurs assemblés dans l’Hôtel-de-Ville, et conduire à ce tribunal
populaire les vaincus.

Mais çà et là, le long de la route, la plupart de ces malheureux
succombent sous les coups d’une populace forcenée. Cela est horrible à
dire, mais il y a toujours, en toute occasion, des lâches, des brigands
touts prêts à égorger les gents sans armes, tout prêts à achever ceux
que la fortune trahit. Aux abords de l’arcade Saint-Jean, malgré les
prodiges de valeur que fait pour le sauver le marquis de Pelleport,
dont ce brave avoit été le consolateur pendant une captivité de cinq
années, le major de la place est mis en pièces; et comme il posoit le
pied sur le perron de la Ville, le gouverneur se voit traîtreusement
massacré, et son corps, criblé de blessures, déchiré dans touts les
sens, est livré aux outrages d’une crapule ignoble et féroce.—Ce preux
se défendit pendant plusieurs minutes comme un lion! Jamais homme de
cœur ne mourut avec plus de courage! Ce fut une scène horrible!...
Si seulement dix hommes de cette complexion se fussent conduits de
même dans la Bastille, jamais la Bastille n’eût été prise!—Mais cela
n’entroit pas dans les desseins de Dieu.

Poussée par un instinct de curiosité, par un besoin de dévastation et
de vengeance, la foule se précipitoit sans cesse dans la Bastille.
Chacun vouloit donner le coup de pied de l’âne. Chacun vouloit voir
sous le nez le croque-mitaine qui si long-temps avoit été l’objet de
l’effroi général et le plat valet du despotisme et du bourreau. On
éprouvoit une satisfaction étrange à passer librement sous des voûtes
secrètes où jamais jusques alors n’avoit retentit le pas d’un homme
libre.

Pas un coin, pas une cache, pas un bouge n’échappoit à la recherche,
à l’avidité de la foule.—Un vieillard qui, quoique enfant alors,
prit une part active à ce siége, me racontoit il y a quelques jours
qu’il se rappelle encore parfaitement une grande salle ovale, dont
l’entrée avoit été condamnée et dans laquelle il s’étoit glissé l’un
des premiers, toute couverte d’une boiserie noire, ornée de panneaux
de peinture représentants des supplices, et dans les murs de laquelle,
tout autour, de grands crochets de fer étoient scellés. A l’un de ces
crochets il y avoit, m’assura-t-il, accroché par la nuque, un squelette
d’homme qui avoit dû y avoir été suspendu vivant. Mais il étoit là
depuis bien long-temps sans doute, car il n’avoit plus sur les os que
quelques lambeaux de vêtements; le reste, fusé et presque réduit en
poussière, étoit tombé au-dessous sur les dalles, ainsi qu’une croix de
chevalier de Saint-Louis.—Quel avoit pu être cet homme? quel avoit été
son crime? qui commanda ce forfait? on l’ignore! Le regard de Dieu seul
peut suivre la tyrannie dans ses derniers et impénétrables replis.

Ce même vieillard me racontoit aussi, d’une manière fort enjouée,
qu’ayant pénétré le premier, à cause de sa fine encolure, par un
judas ou une espèce de meurtrière dans la salle des armes, il s’étoit
empressé naturellement de se saisir, non pas d’une bonne carabine,
mais, pour son étrangeté, d’une sorte de massue ou de casse-tête
de fer. Le soir, vers les sept heures, comme d’un pas belliqueux
il revenoit chez sa mère avec son instrument sur l’épaule, au
coin de la rue Caumartin, une patrouille de la milice bourgeoise
malencontreusement le rencontra.

Le caporal lui demande d’une voix sévère d’où il vient, et comment il
se fait qu’il porte cet arme.—Je viens de la Bastille, répond-il d’un
air superbe; je suis un des vainqueurs!... C’en est fait de nos tyrans
et de ce dernier asyle du despotisme!... Quant à cette hache, je l’ai
conquise de mes propres mains, au risque de ma vie; c’est le fruit de
notre triomphe, c’est mon butin, à moi!—J’allois encore en défiler bien
davantage, ajouta mon vieillard, quand le caporal, coupant court à mon
dithyrambe, m’enleva mon casse-tête, et, m’appelant petit vagabond, me
donna un grand coup de pied que, si je m’étois retourné, j’aurois reçu
dans le ventre.—Ce fut là, hélas! poursuivit-il, touts les honneurs
civiques qui me furent décernés! ce fut là tout le lucre que je retirai
de la victoire.

S’il vivoit encore de nos jours, de la petite aventure de ce jeune
patriote ne vous semble-t-il pas qu’Ésope pourroit accommoder un fort
bon apologue?

Mais revenons à la Bastille.—Dans la tour du Puits ou de la Liberté, je
ne sais plus au juste, tout-à-coup des gémissements se font entendre.
On prête l’oreille. C’est du fond d’un cachot qu’ils paroissent sortir.
L’effroi se répand, puis l’effroi fait place à une généreuse colère.—On
brise les portes du cachot, et, à la lueur que donne une meurtrière, on
apperçoit accroupi, dans un coin, une sorte de squelette qui demande du
pain.

Le trouble qui avoit régné dans la forteresse avoit empêché les
porte-clefs de s’occuper de leurs prisonniers, et depuis la veille ils
étoient restés sans nourriture.

A cette vue on recule d’abord; puis à la consternation succèdent des
larmes. On se saisit doucement de la pauvre victime et on l’entraîne
dans la cour. Là, alors au grand jour, au milieu des cris de terreur et
de pitié, on voit un être humain presque nu, d’une maigreur horrible,
pouvant à peine se soutenir sur ses jambes desséchées, et la tête
cachée sous de longs cheveux blancs. Une barbe énorme lui descend
jusqu’à mi-corps. Sur sa poitrine, dont on compte les cercles, un
crucifix d’ébène est suspendu. Les ongles de ses mains et de ses pieds
sont plus longs que les griffes d’une bête sauvage. Mais sans paroître
ni ému ni étonné de ce qui se passe autour de lui, l’œil vitreux et
égaré, le spectre demeure immobile.

Fier de sa conquête, de cette vivante accusation, le peuple en un
instant forme une espèce de pavois avec quelques débris de meubles et
des arbres arrachés dans le jardin du gouverneur. On y place le pauvre
captif; puis, ce pavois élevé et porté sur les épaules, des vainqueurs,
affublés par dérision des habits dorés du comte de Sade, armés ou
chargés d’instruments inconnus et bizarres, qu’ils ont pris dans la
Chambre des tortures, portant de vieux étendards ou des haillons au
bout de leurs lances, se serrent à l’entour; puis, ivre de joie et
d’orgueil, ce convoi grotesque et sinistre s’ébranle, se met en marche,
descend de la Bastille au milieu des applaudissements et des clameurs,
et va répandre au loin sur son passage l’étonnement, l’épouvante et
l’enthousiasme.

—Combien y a-t-il que vous étiez prisonnier? crie-t-on de toutes parts
au phantôme.

—Pourquoi fûtes-vous arrêté?

—Qui êtes-vous? Comment vous nomme-t-on?

Mais Patrick,—toujours morne et impassible,—la tête baissée et enfouie
sous sa barbe et sa chevelure, garde inexorablement le silence.

[Illustration]

[Illustration]



XXIX.


PLUS le cheval qui emportoit le corps de Vengeance précipitoit sa
course, plus son épouvante augmentoit, plus sa course devenoit terrible
et bizarre: la tête, abandonnée à son poids, rouloit sur la croupe et
la heurtoit; les jambes, molles et inertes, qui pendoient à droite et
à gauche, et alloient et venoient comme des étriers vides, frappoient
les flancs; et cela aiguillonnant sans relâche la pauvre bête, comme
eût fait un dresseur féroce, la peur dans l’oreille, l’effroi au
cœur, la sueur sous le poil, elle bondissoit, elle franchissoit comme
un fossé, comme le ravin d’un torrent, de longs espaces de terrain
solide;—tantôt, comme un couteau fermant ouvert dans toute sa longueur,
et lancé contre une poitrine ennemie, elle glissoit au-dessus du sol,
tantôt elle rasoit le sol comme une faulx.—Ce n’étoit plus de la
vitesse, c’étoit de la phrénésie!

Défais-toi de cette épouvante qui t’égare, ô coursier noble et fidèle!
Ces ténèbres, ne vois-tu pas que ce n’est que la nuit? la nuit, cette
intermittence de la fièvre qu’on appelle le jour! Le poids qui te
charge, ne vois-tu pas que c’est ton jeune maître, ton compagnon
d’enfance, que la mort a réduit à l’état d’un fardeau stupide?—Hélas!
de cette tête qui roule sur tes hanches, et que ta course agite comme
si elle étoit coupée et suspendue à l’arçon d’une selle, il ne sortira
plus cette voix aimée qui te faisoit tressaillir comme le son de la
trompette!—Oh! de grâce! à quoi bon tant de hâte, coursier noble et
fidèle? qui te presse? Va, tu n’atteindras que trop tôt le terme de
cette course rapide!... Tu ne portes pas, toi, comme le cheval cosaque
sur lequel autrefois fut lié le beau page du roi de Pologne, un hetman
à l’Ukraine! Tu n’es point une clef, toi, qui s’en va ouvrir le champ
brillant d’un avenir!—Une barque qui traverse d’une côte désolée vers
une côte orientale!—Ce n’est pas Mazeppa que tu portes, te dis-je, mais
un cadavre! ce n’est pas le destin d’une nation, mais une destinée
tranchée! Ce n’est pas vers un thrône que tu marches, mais vers une
tombe!—Vers la tombe!... insensé que je suis, mais n’est-ce donc pas
là le thrône digne d’envie! Oh! va vite! va vite! noble coursier!—La
couronne de pavots que pose la mort sur notre tête est la plus douce
couronne, le plus doux règne c’est le sommeil du sépulchre!—Oh! va
vite! va vite!—Le royaume de la mort est à coup sûr le plus doux, car
pour lui nous quittons touts la vie; et qui vit jamais parmi nous un
transfuge de la mort!...

L’obscurité protégeoit cette fuite,—mais nul corbeau ne vint se
suspendre au-dessus du coursier et voltiger comme un phalène autour
d’un flambeau; point de troupes de loups ravissants, remplissant les
airs de leurs hurlements lointains, ne s’acharnèrent à sa suite;
ni déserts de sable, ni solitudes désolées, ni steppes aux arbres
rabougris, ne se découvrirent devant ses pas:—Seulement après quelques
werstes de campagne cultivée, de champs en rapport, il atteignit
bientôt, peut-être par hasard, la rive de la forêt de Saint-Germain,
d’où, s’orientant comme un pilote habile, il se dirigea vers les
hauteurs de Triel. Alors escaladant avec la rapidité d’un izard le
penchant de la colline et gagnant le plateau, il vint enfin se poster
avec un grand fracas devant la grille du ménil d’Évêquemont.

Là, le col étendu et le front renversé comme un cygne effrayé qui bat
de l’aile, et claquète à la vue d’une buse qui plane au-dessus de sa
couvée, les nazeaux collés aux barreaux de la grille, piaffant et
passageant avec force, écorchant la terre, il se mit à hennir, ainsi
qu’un voyageur de nuit appelle et frappe à la porte d’une hôtellerie.—A
ce bruit les chiens de garde réveillés s’élancèrent au bout de leurs
chaînes et répondirent aux hennissements par des aboiements à pleine
gueule.—Ce fut un vacarme terrible, on eût dit que dans les nuées une
chasse infernale passoit.

Déborah veilloit encore à cette heure.—Penchée tristement sur le balcon
de sa fenêtre, elle écoutoit le silence de la nuit avec l’attention
qu’on prête à une symphonie. Au plus léger mouvement des feuilles,
au plus doux murmure du vent, elle tressailloit, y croyant trouver un
présage du retour de son fils qui, le cruel, tardoit bien à revenir!
Dans touts les bruits et les soupirs nocturnes elle l’entendoit,
elle entendoit le galop de son cheval.—Après les confidences de la
veille, comment la disparition de Vengeance et l’absence de ses armes
n’eussent-elles pas donné les plus vives inquiétudes, n’eussent-elles
pas causé les plus vives alarmes? Le billet que Vengeance avoit
écrit et laissé sur la table en partant, ne pouvoit guère d’ailleurs
contribuer à rassurer Déborah; car il ne contenoit que cette phrase
mystérieuse:—«Soyez tranquille, ma mère, je reviendrai.»—Lorsque
certaines questions isolées que lui avoit faites Vengeance, se
représentoient en faisceau dans son esprit, il lui sembloit qu’elle
entrevoyoit les choses, que les choses s’expliquoient: alors son
anxiété devenoit extrême; elle pleuroit; quelquefois, tremblante comme
un lâche sous le fer d’une hache, elle tomboit sur les genoux, et
levant ses bras au ciel, d’une voix déchirante elle imploroit:—O mon
Dieu! s’écrioit-elle, vous qui êtes un Dieu juste, veillez sur mon
enfant! veillez sur mon fils!... O mon Dieu! n’exigez pas de moi un
trop grand sacrifice!

Aussi dès qu’elle eut entendu les pas et les hennissements du cheval,
ne doutant pas que ce fût son fils adoré qui revenoit, remerciant Dieu
qui le lui rendoit, et se hâtant de s’avancer à sa rencontre, tout bas
elle s’étoit dit:—Il s’en revient triomphant!

Les gents du château couroient devant ses pas avec des flambeaux; car
au château touts les valets avoient partagé les inquiétudes de Déborah,
et avoient refusé de prendre aucun repos avant le retour de leur jeune
maître; et lorsque Déborah arriva vers la grille, déjà les gardes
l’avoient ouverte.—Mais alors ce fut un coup terrible! au lieu de ce
fils enivré par la victoire, revenant fièrement, la tête de son ennemi
suspendu au poing,—comme elle se l’étoit imaginé,—ne trouvant qu’un
cadavre garrotté et couvert de sang, son cœur se renversa, et elle se
précipita contre terre en poussant des sanglots affreux.

Les gardes ayant tranché promptement les liens avec leur épée, le
corps de Vengeance fut transporté aussitôt dans la chambre de sa
mère;—et là ce fut un spectacle plus déchirant encore que cette pauvre
femme cherchant à découvrir quelque reste de chaleur sur un cadavre,
arrachant les vêtements qui lui cachoient la plaie, promenant partout
ses lèvres et ses larmes!...

Quand il ne lui fut plus permis d’espérer, qu’elle eut bien vu qu’il
étoit sans vie, qu’elle eut mis le doigt dans le trou de sa poitrine,
un froid mortel la glaçant subitement:—O mon Dieu! dit-elle, dans une
horrible défaillance, ce grain de mil étoit-il donc nécessaire pour
combler ta mesure!...—Ils me l’ont tué! tu me l’as tué, ô mon Dieu!—O
mon Dieu! que vous êtes cruel!

[Illustration]

[Illustration]



XXX.


APRÈS avoir pleuré amèrement sur le corps de son fils, Déborah le
fit porter dans le cénotaphe de la pelouse. Hélas! en le voyant
s’agenouiller sur ce marbre destiné à recevoir la dépouille de son
père, car chaque jour Vengeance y venoit prier, qui eût dit que le
pauvre enfant s’agenouilloit sur sa propre tombe? Comme elle avoit
pleuré assidûment sur le corps, Déborah pleura d’abord assidûment sur
le sépulchre; puis sa douleur, s’étant peu à peu creusé un lit profond
et resserré, cessa de se répandre, et ne coula plus que silencieusement
sous des aulnes touffus, sous des fourrés de ronces et de joncs, dans
le secret et le mystère.—Mais pour être devenu plus intérieur, plus
intime, le chagrin de cette femme infortunée ne perdit rien de sa
réalité ni de sa violence. La perte qu’elle avoit faite n’avoit pas de
mesure. Elle étoit du nombre de celles qui jamais ne s’effacent. Le
temps n’y pouvoit suppléer. Le monde, cette triste cité de gents qui
ne sont plus et de gents qui doivent cesser d’être, avec sa mémoire
courte et sa tête éventée et bruyante, n’y avoit que faire. Qu’avoit
d’ailleurs de commun le monde avec ce cloître, avec ce refuge d’une
grande douleur! C’est à peine si son bourdonnement y parvenoit jusques
au pied des murailles.

C’en étoit fait! la vie de la pauvre veuve étoit détruite une seconde
fois, détruite sans retour. Son dernier espoir étoit brisé net. Même en
image le bonheur le plus vague et le plus lointain ne pouvoit désormais
s’offrir à ses regards affoiblis. De quelle main eût-elle pu alors
essuyer ses larmes? De quel côté se fût-elle penchée sans trouver un
abyme?... Bien qu’elle parût encore appartenir en quelque sorte à la
vie, et n’avoir pas encore achevé tout-à-fait sa carrière, bien qu’un
fossoyeur ne l’eût point encore descendue dans la fosse, elle n’en
habitoit pas moins sous la terre avec ses deux morts. Elle étoit morte,
morte avec ceux qu’elle aimoit, avec ceux qu’elle avoit aimés, morte
avec Patrick et Vengeance, avec son époux et son fils, morte et clouée
dans le même cercueil!

Dans les jours qui suivirent le fatal événement, du fond de sa douleur,
Déborah fit faire avec énergie les plus vives et les plus habiles
recherches pour découvrir l’assassin cruel qui avoit frappé son enfant.
Mais ces instances furent aussi vaines, aussi stériles que celles
qu’autrefois elle avoit faites à l’égard de Patrick. Les ténèbres qui
planoient sur la fin incertaine du père planèrent sur la fin tragique
du fils.—Il étoit donc écrit, murmuroit tout bas Déborah dans son cœur,
que ces deux âmes me seroient enlevées par un bras plus invisible que
le vent qui passe et emporte la feuille! et que je n’aurois pas même
la satisfaction d’avoir un ennemi palpable sur lequel je pusse déposer
ma colère et ma haine!... Comme quelques heures à peine séparoient
l’instant du meurtre de Vengeance des révélations qu’il avoit arrachées
à sa mère sur le passé et sur la source de leurs maux, Déborah ne put
douter un seul instant (il s’étoit montré en cette dernière occasion si
téméraire et si terrible) qu’il fût allé se commettre avec quelqu’un
de leurs persécuteurs; et de ce nombre il n’avoit guère pu compter que
M. de Villepastour ou les héritiers de Pharaon ou madame Putiphar.
Villepastour surtout réunissoit sur sa tête les plus raisonnables
suspicions. C’étoit avec lui que la chose étoit le moins inadmissible.
Aussi fut-ce surtout autour de lui et contre lui que furent pratiquées
les poursuites les plus suivies. Mais il fut impossible, quelque
ténacité qu’on y voulût mettre, de ramasser une preuve un peu valable.
Icolm-Kill n’en vint pas moins trouver cet homme, afin de sonder sous
ses pieds le terrain, afin de confronter sa conviction avec la face
malheureusement trop habile du vieux courtisan.

Quand le fidèle intendant demanda au marquis s’il n’avoit point vu un
tout jeune homme, de telle et telle sorte, qui peut-être étoit venu
lui chercher une folle querelle, la marquise, qui se trouvoit là,
assise à son clavecin, dans le salon, tomba doucement évanouie; mais
Villepastour répondit avec assurance qu’il ne savoit ce qu’on vouloit
dire. Puis, se remembrant tout-à-coup le personnage, il l’éconduisit
brusquement.—Vous vîntes, il y a quinze ans, monsieur, lui dit-il,
je vous remets parfaitement, me réclamer un nommé Patrick chassé des
mousquetaires; aujourd’hui c’est d’un enfant que vous venez me demander
compte! Où voulez-vous en arriver, monsieur?... Je ne comprends pas le
métier que vous faites!

Icolm-Kill fut encore obligé cette fois de dévorer sa colère et
de baisser le front.—N’ayant aucune certitude acquise de ce qu’il
soupçonnoit, il n’osa point éclater. Pour condamner sur une simple
apparence, il manqua de courage, il ne fut pas un juge assez terrible.

Quelquefois Déborah s’accusoit tout d’un coup de la mort prématurée
de Vengeance. Dans sa douleur elle vouloit assumer sur elle cette
perte.—Pourquoi, pensoit-elle, développai-je dans ce jeune esprit
les qualités si dangereuses de l’audace et de l’honneur! Hélas! si
j’en avois fait une brebis, il seroit encore à mes côtés, il seroit
encore là sous mes caresses!... Le sens de ma vie est maintenant à
jamais effacé! C’est moi, moi insensée, qui lui ai mis le couteau à
la main,... moi qui l’envoyai à la boucherie!!! Oh! pourquoi, cœur
foible et imbécile, cédai-je à des prières qui auroient dû seulement
me remplir d’épouvante!...—Puis, revenant aussitôt à la vérité de son
caractère et à sa mâle vertu:—Non! non! s’écrioit-elle, tu as bien
fait, Vengeance. La fortune a trahi ton courage: la fortune a eu tort,
mais non pas toi! Va! je suis tranquille, tu as dû mourir comme un
brave! Va! je suis sans regret, parce que tu es mort assez tôt pour
mourir sans souillure, sans avoir trempé dans la boue de ce monde!
Ta mort m’a perdue; ta mort m’emporte la vie! Je succomberai sous ma
peine, mais ma peine est glorieuse, n’importe!... Il ne sera pas dit du
moins que de mon flanc est sortie une race de lâches.

[Illustration]

[Illustration]



XXXI.


DANS la double solitude de sa retraite et de son cœur, non moins clos
et non moins désert l’un que l’autre, Déborah demeura inébranlablement
confinée depuis le meurtre de Vengeance. Elle attendoit impatiemment
la fin de son supplice. Elle étoit dans l’état cruel d’une âme qui
voudroit en avoir fini avec la terre, et qu’une juste crainte de Dieu
empêche de se porter à un attentat. Ses habitudes mélancoliques, le
chagrin, le désespoir, avoient répandu sur sa personne le même ravage
que dans son esprit. Ce n’est pas qu’elle eût enlaidi; mais elle avoit
perdu cette beauté absolue qui l’avoit fait autrefois distinguer
d’entre toutes et de touts. Ce n’étoit plus la fière amazone! ce
n’étoit plus une Penthésilée!—Pâle, lente et pensive, inclinée, elle
avoit la joue creuse et l’air tout-à-fait abattu. Sa voix, devenue
sourde et confuse, sembloit sortir d’entre les pierres d’une voûte.
Comme une malade ou un phantôme, elle n’avoit plus que l’éclat blafard
d’une statue de marbre ou d’un vase d’agathe.

Pour Icolm-Kill, conservant encore quelques restes de ses goûts
séditieux qui l’avoient autrefois entraîné dans tant d’aventures
et de malheurs, il ne vivoit pas, lui, dans un recueillement aussi
austère que Déborah. De loin en loin il s’occupoit du monde et de ses
contentions. A la querelle des Parlements il avoit pris un plaisir
assez vif; cependant il faut penser toutefois qu’il n’étoit pas entré
fort avant dans le mouvement public de l’époque, et n’y apportoit pas
une grande sollicitude; car il y avoit bien près d’un mois que la
Bastille étoit tombée entre les mains du peuple qu’on l’ignoroit encore
au ménil d’Évêquemont.

Enfin, un matin cependant, d’un air de satisfaction étrange et sauvage,
Icolm-Kill vint trouver brusquement Déborah, qui prioit au pied du
sépulchre de la pelouse, et là, agitant une Gazette qu’il tenoit à
la main:—O madame, s’écria-t-il, tandis que nous vivons ici dans un
calme si grand, la France se débat dans le plus grand trouble! Nous
sommes, à ce qu’il paroîtroit, sur le seuil d’une révolution qui
promet d’être horrible et sanglante! Un affreux désordre règne à
cette heure dans Paris. Le peuple, insurgé au nom de la vengeance,
y promène la mort.—Tenez! voyez! Voici quelque chose qui, je crois,
nous regarde!—«Dans la précipitation de notre rédaction, lisoit-il,
nous avons omis, au milieu de tant de faits glorieux qui ont signalé
chaque instant de cette immortelle semaine, qui d’âge en âge fera
jusques au dernier jour du monde l’étonnement et l’admiration de nos
neveux, quelques épisodes trop importants pour que nous puissions
les passer plus long-temps sous silence.—Dans la journée, dans la
grande et mémorable journée du 14, entre autres, comme il sortoit de
Paris, dans une espèce de carrosse de voyage, travesti en laquais,
ayant à ses côtés sa femme, travestie en ravaudeuse, portant la figure
pâle et blême du lâche qui a peur, un contempteur du peuple, un vil
_aristocrate_, M. le marquis de Gave de Villepastour, ci-devant
capitaine-colonel des mousquetaires du feu Roi, et si connu pour
son insolence envers la classe la plus honorable des citoyens, ce
qu’il appeloit la canaille, fut arrêté, et, comme il étoit porteur
de papiers qui sembloient le compromettre, amené par quelques braves
et quelques _soldats de la patrie_ à l’Hôtel-de-Ville. Là, au moment
où il débouchoit du quai sur la grève, la foule, guidée par cette
intelligence qui jamais ne lui défaillit, se précipita sur le carrosse
de ce privilégié du despotisme, le renversa et le brûla sur la place.
Quant à M. le marquis, comme on le pense bien, son compte fut court
et bon; en un clin d’œil il fut arraché de sa chaise, pendu à cette
potence de lanterne devenue depuis si célèbre, dépendu et livré enfin à
la fureur de ces hommes de courage (qu’on s’efforce en vain de flétrir
du nom de Cannibales), qui l’éventrèrent, lui tirèrent le cœur de la
poitrine, lui tranchèrent la tête et la portèrent au bout d’une pique,
afin que ce grand exemple allât répandre de toutes parts un effroi
salutaire dans le cœur endurci de nos tyrans et des traîtres!...

—O mon Dieu! s’écria là-dessus Déborah, se cachant le visage dans les
mains, et frissonnant d’étonnement et d’horreur,—ô mon Dieu! que la
justice du peuple est terrible!!!

[Illustration]

[Illustration]



XXXII.


MAIS voici une chose qui nous touche plus vivement encore, madame, et
que je ne sais comment vous dire! J’ai peur de faire éclater dans votre
cœur tout à la fois des sentiments trop violents et trop divers....

Dans la même journée qui vit périr si cruellement M. le marquis de
Gave de Villepastour, on trouva, le fait est positif, à ce qu’il
paroîtroit au fond d’un cachot, dans la Bastille, après que les
insurgés s’en furent emparés et eurent passé par les armes les traîtres
qui y tenoient garnison, un prisonnier, horrible chose! couvert d’une
longue chevelure et d’une longue barbe, avec des ongles comme un
lion, et réduit par la souffrance à l’état d’un squelette.—Le peuple
dans l’ivresse de son triomphe, a promené pendant plusieurs jours
cet infortuné par toute la ville; l’a montré dans touts les lieux
publics comme l’irrécusable victime d’un ordre de choses qui doit à
jamais cesser d’être!... Eh bien! cet homme, madame!... oh! je n’ose
vous le dire!... eh bien! ce doit être quelqu’un qui vous est cher
et que vous croyez descendu dans la tombe, un homme, madame, que
nous avons bien cherché, mais en vain; la tyrannie a des gouffres
si sombres!—Comprenez-vous, hélas! madame, qui ce peut-être que cet
infortuné?... Oh! aidez-moi, je ne puis seul vous enfoncer en même
temps un tel poignard et une telle joie dans le cœur!

Mais Déborah, sous le coup d’une émotion trop forte, demeuroit là
regardant fixement, et sans pouvoir trouver une parole.

—Eh bien, madame, cet homme, cet infortuné, c’est lui! c’est votre
malheureux époux! nous n’en pouvons douter!...

—Patrick!... reprit Déborah, tombée tout-à-fait dans la surprise la
plus tragique.

—Oui! madame, Patrick!... Tenez! voyez!—Cet homme déclare se nommer
Whyte, ou Fitz-Whyte, ou quelquefois Phadruig. On ignore absolument qui
il est, et depuis combien de temps il étoit détenu dans cet abyme. Il a
été impossible de rien apprendre de lui-même. Seulement, comme il parle
fort bien l’anglois et une autre langue inconnue, tout porte, dit-on, à
croire qu’il doit être né en Irlande.

Déborah n’y tenoit plus! Dans le trouble qui la tuoit, se jetant à
genoux, les bras étendus vers le ciel, à travers des sanglots et des
rires de joie:—Merci, ô mon Dieu! s’écria-t-elle, merci, toi qui veux
bien enfin me le rendre!!!—Patrick! Patrick, ô mon Patrick!!! Qui eût
dit que je dusse te revoir!...

[Illustration]

[Illustration]



XXXIII.


A peine Déborah fut-elle un peu remise de ce premier trouble, qu’elle
souhaita de partir avec un empressement terrible. L’idée qu’il se
pouvoit que l’homme qu’elle avoit tant pleuré, et dont en vain elle
avoit cherché si long-temps les ossements et la sépulture, foulât
encore la terre sous ses pas; cette idée, dis-je, l’accabloit,
l’enveloppoit, l’enivroit!—Hâtons-nous! songeoit-elle, ce pauvre ami
doit avoir bien besoin que je vienne essuyer ses larmes! Hâtons-nous!
car c’est lui le plus malheureux à cette heure. Moi, je sais que
nous allons nous retrouver et nous revoir, mais lui ne le sait pas!
Peut-être aussi, à son tour, cherche-t-il à cette heure ma tombe comme
j’ai tant cherché la sienne!...

Rendue à son ancienne énergie, Déborah ne balança pas long-temps, et,
sans perdre en préparatifs un temps si précieux, elle fit atteler
immédiatement ses deux meilleurs chevaux à sa voiture la plus simple.
Puis, vêtue d’un habit de campagne pour ne point jalouser les regards,
accompagné seulement d’Icolm-Kill, elle se mit en route sur-le-champ.

Sa pensée ardente rouloit cependant plus vîte encore autour de son
essieu que la roue du carrosse qui l’entraînoit. Son cœur battoit
d’impatience avec plus d’emportement que les flancs de ses chevaux de
feu qui fendoient l’air et dévoroient l’espace.

Il y avoit bien des années que Déborah n’avoit mis les pieds dans
la ville; et, depuis cette dernière visite, Paris s’étoit tellement
transformé, que, sans quelques grands édifices qui demeurent
éternellement là comme un sceau sur un acte pour en attester
l’authenticité, elle ne l’auroit que difficilement reconnu. Au lieu
de retrouver son Paris d’autrefois vivant, élégant, aimable, opulent,
prodigue de beautés et de richesses, elle entroit par une barrière
incendiée, dans une bourgade morne, désœuvrée, ayant l’air hagard et
penaud d’un chien perdu qui cherche un nouveau maître. On eût dit
qu’un fléau venoit de s’y abattre et y régnoit. Les maisons sembloient
vides, les rues désertes. Les portes et les contre-vents étoient
partout strictement fermés. Au lieu d’habits reluisants, couverts
de cannetilles et de dorures, au lieu de visages grivois, fleuris,
enjoués; des haillons et des figures mornes ou patibulaires; des flots
de cocardes et de drapeaux rouges et bleus; puis çà et là quelques
miliciens et quelques bourgeois mal affublés et mal appris à porter
leurs armes, s’entredévorant du regard.—Après tout, rien cependant
n’étoit changé; d’où venoit donc cet aspect sinistre? Avoit-on subi une
invasion étrangère? Israël avoit-il été emmené en captivité à Ninive ou
à Babylone? Sept plaies avoient-elles frappé l’Égypte?... Non, non!...
seulement la verge de la vertu de Dieu avoit battu les eaux de l’étang
social, et la bourbe du fond étoit remontée à la surface!

Icolm-Kill s’adressa avec persévérance à toutes les espèces de
magistrats populaires qui, depuis l’insurrection, s’étoient constitués,
et s’efforçoient, les pauvre gents, de mettre de l’eau dans un crible.
Mais pas une de ces nouvelles créatures ne put lui fournir le moindre
renseignement. Touts avoient eu parfaitement connoissance du prisonnier
qu’Icolm-Kill réclamoit, mais aucun ne savoit ce que pour lors il
étoit devenu. Déborah déjà commençoit à se repentir d’avoir cru si
volontiers à une chose si vague et pour ainsi dire impossible. Déjà
elle avoit mis son espoir sous ses pieds, et retrempé ses lèvres dans
l’amertume, quand un Électeur, monsieur Éthis de Corny, je crois, se
prétendant parfaitement informé, leur donna l’assurance que l’infortuné
qu’ils cherchoient, après avoir été pendant quelques jours l’idole des
Parisiens, et avoir rempli touts les cœurs de la plus sombre compassion
et de la plus violente aversion pour la tyrannie, avoit dû être (il ne
savoit pas au juste pour quelle cause) conduit au couvent des Frères de
Charenton.

Dans l’excès de sa joie et de sa reconnoissance, Déborah couvrit de
baisers les mains de l’Électeur; lui souhaita une douce et longue
carrière, et partit de suite pour le lieu qui recéloit son bien-aimé,
et devoit enfin le lui rendre.

Comme elle remontoit la rue Saint-Anthoine, Déborah entendit tirer
le canon, et des salves répétées de mousqueterie; puis, appercevant
une foule immense qui se pressoit autour de la Bastille à peu
près entièrement détruite, elle fut saisie un instant de frayeur,
s’imaginant que le peuple en étoit aux mains, et qu’elle alloit
assister à quelque scène de sang. Mais le silence et l’ordre,
et le respect qui se montroit sur chaque front, la rassurèrent
bientôt. Elle poursuivit courageusement son chemin, et ne tarda
pas à comprendre qu’on rendoit simplement des honneurs funèbres et
militaires.—D’entre les ruines de l’horrible forteresse, huit cents
ouvriers qui travailloient à sa démolition, et auxquels s’étoient
joints les députations de quelques districts et quelques officiers
révolutionnaires, sortoient en cortége, touts le chapeau bas, touts
la pioche sur l’épaule, touts l’air grave et pénétré.—A leur tête,
quatre d’entre ces artisans portoient, sur une planche, deux squelettes
humains après lesquels pendoient encore des chaînes et un énorme
boulet de fer.—Les restes de ces deux victimes de la plus monstrueuse
barbarie qui ait jamais flori sur la terre, avoient été trouvés par
les démolisseurs enterrés dans une couche de chaux et de plâtre sous
des marches, dans l’escalier d’une tour; et par un élan généreux, une
commisération rarement absente du cœur humain, le peuple avoit voulu
donner une marque publique de sa sympathie aux mânes de ces deux
captifs, assurément innocents, tombés, il y avoit peut-être plusieurs
siècles, sous les coups obscurs d’une tyrannie lâche et pleine de
ténèbres, leur rendre les derniers devoirs et les porter solennellement
dans un lieu de repos.

Il est certain, cela ne sauroit être mis en doute, qu’à la Bastille
il se fit autrefois des exécutions secrètes. On y découvrit encore
quelques autres squelettes; eh! d’ailleurs n’y trouva-t-on pas des
latrines sèches, pleines de détritus humain, d’os et de poussière
d’ossements!

Le spectacle de cette lugubre cérémonie, et la pensée que son
sort et le sort de Patrick avoient été si voisins de celui de ces
deux prisonniers, qui peut-être s’étoient vu sceller vivants dans
l’épaisseur d’une voûte, déchira violemment le cœur de Déborah et
acheva de la plonger dans une fâcheuse émotion.

Bien triste et bien pensive, brisée par la fatigue de la route,
abattue sous les efforts des sentiments si divers qui depuis quelques
heures s’étoient succédé dans son sein, enfin elle arriva aux portes
du couvent de Charenton. Là, comme elle passoit le seuil, des
pressentiments vagues, mais cruels, s’emparèrent violemment de son
âme, et en chassèrent la pâle espérance qui s’y agitoit. Ses jambes
fléchissoient à chaque pas, tout annonçoit dans sa personne le trouble
excessif de ses esprits.

Deux moines que la cloche extérieure avoit appelés s’avancèrent
aussitôt à sa rencontre, et, avec une bonté et une grâce vraiment
hospitalières, la conduisirent au parloir.—A peine eut-elle la force de
gagner un siége.

—Qu’avez-vous, madame, qui peut vous mettre à ce point au supplice?
lui dit alors l’un des deux religieux, frère Prudence, directeur
de l’hospice, en lui prenant tendrement la main, et en s’efforçant
d’adoucir sa voix, que l’habitude de commander avoit rendue sévère.

—Ce n’est rien, mon père, fit Déborah;—de la fatigue, une joie
inquiète, une anxiété profonde, mais d’où, je l’espère, avec votre
grâce, avant peu je serai sortie.

—Parlez, madame.

—Vous devez avoir ici, mon révérend père, cela nous a été fortement
assuré, depuis quelque temps, quelques jours peut-être, un pauvre
infortuné que le peuple a trouvé dans les cachots de la Bastille, et
qu’au nom du ciel, mon père, je désire revoir? C’est mon époux; il
se nomme White ou Patrick, et voici bientôt vingt-sept ans que des
malheurs inouïs nous séparent.

—Je ne sais, madame; nous avons reçu depuis quelques semaines plusieurs
nouveaux pensionnaires; mais nous ignorons absolument qui ils sont,
et d’où ils sortent. Cependant, madame, si vous pensez pouvoir le
reconnoître, je m’en vais faire monter des catacombes ces derniers
venus, et, si votre époux se trouve parmi eux, soyez tranquille,
madame, il vous sera rendu.

Frère Prudence donna alors tout bas quelques ordres.

—Qu’appelez-vous catacombes, mon père? reprit en frissonnant Déborah,
dont le sang s’étoit glacé à ce mot terrible.

—On appelle ainsi, madame, dans notre maison, la galerie inférieure
où sont les loges de fer destinées à renfermer les pensionnaires
furieux.—Tenez, écoutez!... ces hurlements et ces bruits de chaînes que
vous entendez en ce moment partent justement de cet affreux repaire.
C’est un lieu fort triste à voir; et c’est pour cela, madame, que j’en
épargnerai à à votre sensibilité le hideux spectacle.

Comme frère Prudence achevoit ces paroles, le second moine rentra dans
la salle accompagné d’un homme couvert d’une casaque de bure, gros et
trapu, ayant le visage aduste et enluminé, et l’œil à demi fermé et
hébété comme un Silène. Le grand jour paroissoit le consterner.—Il
répandoit autour de lui la puanteur d’une bête fauve.

A cette vue, Déborah détourna la tête.—Otez, de grâce, mon père, de
devant moi cet horrible objet! s’écria-t-elle; non, non, mon père, ce
n’est pas là Patrick!—Patrick, mon père, c’est un homme grand, beau,
noble et fier!

Deux autres personnages plus abjects encore, et faisant un bruit
terrible, passèrent encore devant elle. A peine osa-t-elle lever sur
eux son regard.

Enfin, comme elle trembloit d’impatience et d’horreur, elle vit
tout-à-coup s’avancer gravement un homme presque entièrement nu,
d’une maigreur excessive. Entre ses cheveux touffus et sa barbe, deux
grands yeux fixes étinceloient. Un crucifix d’ébène et d’argent étoit
suspendu sur sa poitrine.

Malgré la misère et l’état affreux de cet homme, un reste de dignité et
de distinction se montroit dans toute sa personne et frappoit dès son
abord.

Sous le coup d’une impression indicible, Déborah se leva brusquement,
et, sans le quitter un instant du regard vint se placer devant le
spectre, où long-temps dans une attitude indécise, mêlée d’incertitude
et d’épouvante, elle l’examina comme si elle eût douté si c’étoit une
créature ou un phantôme.

Il y avoit déjà quelque temps que duroit cette scène effroyable et
muette,—quand, soudain, appercevant au doigt décharné du spectre,
et retenu par un fil qui venoit s’attacher au poignet, la bague
qu’autrefois elle avoit donnée à Patrick, en présence du ciel et de la
nature, dans la bruyère de Cockermouth-Castle, Déborah s’écria d’une
voix déchirante:—Eh quoi! c’est toi! mon ami! toi, dans cet état!...
toi, mon Patrick!...

Et comme elle se jetoit dans ses bras pour le couvrir de baisers et
de larmes, gardant toujours la même impassibilité et le même silence,
l’homme la repoussa,—si violemment même, qu’après avoir chancelé
quelque temps elle alla tomber sur les genoux à quelque distance.

Nonobstant l’oppression qui l’étouffoit, et sa douleur, la pauvre
femme trouva encore en soi assez de force pour s’écrier de nouveau,
d’une façon plus déchirante encore: Mais tu ne me reconnois donc pas,
Patrick? Je suis Déborah! ton amie! O mon pauvre ami! ô mon bien-aimé!
tu ne reconnois donc plus cette voix qui t’appelle et t’implore!...
Patrick! Patrick! Patrick!!! ah! tu es bien cruel!

Se traînant à ses pieds, Déborah fit encore quelques efforts extrêmes
pour se faire reconnoître, mais vainement! Patrick, toujours immobile,
sans prendre garde à ce qui se passoit, levoit les yeux vers la voûte
et répétoit implacablement d’une voix sépulchrale:—«O thiarna, dean
trocaire ormsa morpheacach.»

—Vous le voyez, madame, fit alors un des moines, cet infortuné ne
sauroit ni vous reconnoître ni vous répondre.... Cet homme est fou!

—Fou!!! répéta lentement Déborah, en poussant un cri terrible. Cela
jusques alors n’avoit pu lui venir à la pensée; ce mot l’avoit frappée
comme un coup de foudre.—Rentrant subitement en soi-même avec la
vitesse d’une épée qui rentre dans le fourreau, Déborah s’affaissa
pesamment contre terre, poussa d’affreux sanglots, puis un râlement
horrible.

La douleur l’avoit tuée....—Elle étoit morte!

Mais qu’elle fut bien vengée!!!

[Illustration]

[Illustration]



ENFIN voici ma tâche achevée, me voici au bout de ce livre qui m’a
causé plus de peines encore qu’il ne m’en a coûté, et qui sans doute
va m’en causer encore bien davantage. Les infortunes si réelles et
si grandes que ma plume ou plutôt que mon cœur s’est plu à consigner
longuement dans ces pages, ne sont rien au prix des aventures et des
malheurs presque romanesques qui ont traversé cette œuvre tout le long
de sa carrière; ce seroit une chose curieuse à faire que la biographie
de ce livre.—Pour ne nous occuper que du matériel, quelques erreurs
typographiques qui ne m’appartiennent pas et quelques inadvertances
qui m’appartiennent, m’ont échappé à la correction des épreuves,
ce dont j’éprouve un grand chagrin. J’espère qu’on voudra bien ne
point m’imputer ces errata à crime ou à ignorance. J’avoue que ceux
qui essaieroient de s’en faire une arme contre moi se rendroient
parfaitement ridicules aux yeux de mes amis, aux yeux de touts ceux
qui me connoissent ou connoissent mes études, et mes prétentions à cet
égard. Quant à moi, qui ai dans ma main leur mesure, ils ne me feroient
que pitié.

Je vous remercie, mon cher lecteur, de l’intérêt que, durant un
demi-siècle environ, vous avez bien voulu prendre à cette sombre
histoire, de l’attention que vous avez bien voulu me prêter jusqu’ici.
C’est bien aimable à vous. Cette bonté, je ne l’oublierai jamais.

Je vous remercie aussi avec empressement, ma chère belle et douce
lectrice. Maintenant vous me connoissez à fond; je vous ai fait
descendre jusque dans les replis les plus secrets de mon cœur; je ne
sais si je vous plais, mais je sais, moi, que je vous aime beaucoup.
Vos charmes et votre indulgence m’ont si bien habitué à votre personne
que, je ne puis le cacher, c’est avec une grande tristesse que je me
sépare de vous.

Adieu, madame,—je me mets à vos pieds.—Je vous rends grâce de votre
bienveillance; j’espère que vous voudrez bien me la continuer; je
vous la retiens même d’avance pour mon prochain livre, qui se nommera
Tabarin.

A TABARIN, donc!

Oh! si jamais, après m’avoir entendu, le public, cet autre prince
Hamlet, pouvoit me dire:—Soyez-le bien-venu, monsieur, à Elseneur!


                   FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME.

[Illustration]



                                NOTES:

[1] _Petrus Borel le Lycanthrope, sa Vie et ses Œuvres_, chez René
Pincebourde (Bibliothèque Originale, 1865).

[2] On vient tout récemment de vendre (février 1877) à l’hôtel Drouot,
une collection de Lettres autographes de femmes célèbres des XVII^e
et XVIII^e siècles, parmi lesquelles figurait une suite de lettres
de madame de Pompadour qui pourraient donner lieu à une publication
fort intéressante. Ce sont des lettres d’Antoinette Poisson à son père
(de 1741 à 1753), et à son frère M. de Vendières, marquis de Marigny
(de 1749 à 1762). On y voit madame de Pompadour jouant _Alzire_ à son
théâtre de Choisy, se faisant peindre par Boucher et représenter au
pastel par Liotard; parlant de son _petit Cochin_ (Charles Cochin, le
dessinateur), des tableaux de Joseph Vernet, de la folie du peintre
La Tour. Elle appelle M. de Vendières _frérot_ ou _Monseigneur de
Marcassin_, en déclinant le nom en latin et se décerne à elle-même le
petit nom de _Reinette_. Reinette, cela ne veut-il point dire _petite
reine_, ô marquise? Toujours est-il que ces trente-neuf lettres mises
en vente, formant ensemble une soixantaine de pages, composent une
piquante, alerte et charmante chronique du temps passé, et que madame
de Pompadour s’y montre fort aimable et très-attirante (voyez le
Catalogue de cette vente rédigé par M. Gabriel Charavay). C’est tout
ce qui reste de cette précieuse collection du cabinet d’un amateur où
figuraient aussi Louise de la Fayette, la duchesse de la Châtre, Marie
de Hautefort, la princesse de Conti, la duchesse de Porsmouth, etc.,
etc.:—une Académie de femmes, le Décaméron de l’histoire.

[3] Voir notre travail sur _Camille Desmoulins, Lucile Desmoulins et
les Dantonistes_ (1 vol. in-8, chez Plon, 1872).

[4] Adroite flatterie: Madame Putiphar avoit alors quarante-deux ans.





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