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Title: Le chevalier Sarti
Author: Scudo, Paul
Language: French
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NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:

—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.

—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.

—Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et
a^{bc}.


LE

CHEVALIER SARTI



TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE

Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation rue de Vaugirard, 9



LE

CHEVALIER SARTI

PAR P. SCUDO

_Amor mi mosse, che mi fa parlare._ C’est l’amour qui me fait parler.

DANTE.

PARIS

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C^{ie}

RUE PIERRE-SARRAZIN, N^o 14 (Près de l’École de médecine)

1857

Droit de traduction réservé



A

GIACOMO MEYERBEER


CHER GRAND MAITRE,

Vous m’avez permis d’attacher votre nom illustre à ce livre modeste
où il est souvent question de l’art admirable qui n’a pas de secrets
pour vous. Les hasards de la vie m’ont rapproché d’un homme intéressant
qui m’a honoré de sa confiance, et dont les nombreuses vicissitudes
m’ont paru dignes d’être racontées au public. La longue carrière du
chevalier Sarti, ses voyages, la nature de son esprit, la variété
de ses lumières, son goût pour la musique, dont il a fait une étude
approfondie, ont excité ma curiosité et m’ont fourni les matériaux
d’une histoire où l’amour, l’art et la poésie se croisent et se
confondent incessamment.

Publié, pour la première fois, dans la _Revue des Deux-Mondes_, par
fragments qui ont paru à de longs intervalles, ce livre contient le
récit d’une période bien déterminée de la vie du chevalier Sarti.
L’action qui se passe à Venise s’arrête avec le XVIII^e siècle, à la
chute de la république de Saint-Marc.

Si les dieux et la fortune me le permettent, je reprendrai plus tard
l’histoire d’un homme que j’ai rencontré, pour la première fois, dans
le pays qui vous a vu naître, c’est-à-dire dans la patrie de Sébastien
Bach, d’Haydn, de Mozart, de Beethoven et de Weber, votre condisciple
bien-aimé. En me faisant l’interprète fidèle des idées et des
sentiments du chevalier Sarti, qui avait un si grand culte pour l’art
et la littérature de l’Allemagne, je pourrai alors caractériser l’œuvre
profonde et si originale de votre génie éminemment dramatique.

Car vous savez, cher grand maître, que je vous aime autant que je vous
admire.

P. SCUDO.

Paris, ce 15 mars 1857.



LE

CHEVALIER SARTI.

HISTOIRE MUSICALE.



I

UNE SONATE DE BEETHOVEN.


«Que pensez-vous de Beethoven? demandais-je un jour à un homme d’un
esprit original, avec qui j’aimais à m’entretenir de l’art qui est
l’objet constant de mes études.

—Ce que je pense de Beethoven? répondit-il en jetant sur moi un regard
inquiet et soupçonneux; où voulez-vous en venir?

—Mais ma question vous l’a dit: à connaître vos idées sur ce génie
immortel dont, malgré tant de jugements divers, il semble que le
caractère soit encore méconnu.»

Après un long silence dont j’avais peine à m’expliquer la cause:
«Suivez-moi,» me dit cet homme singulier. Arrivé chez lui, il ouvrit
son secrétaire, prit un papier, et me le remit en disant: «Lisez ce
brouillon si vous pouvez, et, lorsque vous l’aurez déchiffré, vous
comprendrez pourquoi j’ai dû hésiter à répondre à une question qui vous
paraissait toute simple.»

Le brouillon que j’emportai chez moi contenait en langue italienne le
récit qu’on va lire.

       *       *       *       *       *

Il est donc vrai, vous partez; vous allez vous marier! Vous quittez
le doux climat où je vous ai connue; vous brisez la chaîne invisible
qui, malgré les complots des méchants, nous attachait l’un à l’autre,
et vous allez disposer d’un cœur dont j’ai respiré les premiers
parfums! Que la destinée s’accomplisse! Je m’attendais au coup qui
me frappe; depuis longtemps j’avais pressenti le triste réveil qui
devait succéder à mon rêve de bonheur. Au milieu des rares qualités
qui vous distinguent, à travers ce tissu de grâces et d’attraits qui
vous enveloppe comme d’un voile magique, mes yeux éblouis avaient
pourtant su découvrir les imperceptibles défaillances de votre riche
nature. Oui, enfant adorable que le Seigneur a illuminée d’un rayon de
sa miséricorde, vous aussi vous portez témoignage de la fragilité de
la femme et des temps malheureux où nous vivons. Avant de recevoir mon
adieu suprême, écoutez-moi, je vous en conjure.

Il y aura bientôt six ans que j’ai reçu de vous l’aveu d’un sentiment
qui a fait depuis le charme et le tourment de ma vie. C’était par une
belle soirée d’automne, si vous vous en souvenez encore; car pour moi
j’ai consigné les moindres particularités de cet instant mémorable.
Vous étiez dans le petit salon de votre tante, les fenêtres ouvertes
sur le parc qui encadre cette magnifique habitation. Il pouvait être
huit heures du soir. Votre tante et le reste de la compagnie se
promenaient d’un côté et de l’autre, respirant le frais et s’égayant à
dire de ces propos aimables qui n’ont rien de précis et qui s’échappent
de nos lèvres comme une vibration involontaire de la fantaisie. Nous
étions restés seuls dans l’intérieur du château, ainsi que cela nous
arrivait souvent. Vous étiez à votre piano, laissant errer vos doigts
agiles et distraits sur le clavier, tandis que moi je feignais de
lire, assis à quelques pas de vous. Le soleil allait disparaître de
l’horizon, et nous envoyait ses derniers rayons adoucis et tremblants.
Les ombres du soir descendaient lentement de la colline prochaine, et
la lune, comme une vierge pudique, se dégageant péniblement du fond
lumineux encore qui la contenait, s’épanouissait avec une coquetterie
timide au-dessus de la forêt. Le petit salon où nous étions tous deux
était rempli de mystère et de parfums que nous apportait la brise
attiédie du soir. Rien ne venait rompre le cours de notre pensée
solitaire, si ce n’est quelques éclats de rire des promeneurs ou bien
le sifflement mélancolique d’un bouvier traversant la grande route.
L’obscurité, qui gagnait peu à peu l’intérieur de l’appartement, ne
me laissait plus apercevoir ni vos tresses blondes retombant comme
une gerbe de fleurs sur un cou plein de suavité, ni vos yeux bleus
aux reflets mélancoliques, ni cette taille élégante et pleine qui
semblait accuser la force tempérée par la grâce et la volupté épurée
par l’élévation de la pensée et la chasteté du cœur. Tout à coup vos
doigts, qui jusqu’alors avaient glissé au hasard sur les touches
dociles, traduisant ces vagues aperçus qu’on appelle rêveries,—divins
préludes de l’âme qui semble se voiler de mystère comme à l’approche
du Seigneur,—vos doigts se fixèrent presque involontairement sur un
thème dont les notes mélancoliques et profondes me firent tressaillir:
c’était la sonate pour piano, en _ut dièse mineur_, de Beethoven.

Dès les premières mesures de cette composition admirable, je fus
saisi comme d’un frisson douloureux. Ma tête s’inclina sur le livre,
qui me glissa doucement des mains. Ces longs et lugubres accords
retentissaient au fond de mon âme et y réveillaient les échos endormis
de ma triste destinée. Lorsque le thème conduit par le mouvement
périodique de la basse s’élève au ton relatif de _mi majeur_, un
rayon de la lune, perçant de légers nuages qui avaient contrarié son
essor, vint effleurer votre taille charmante et traduire en quelque
sorte cette belle modulation du génie. Mon émotion s’accroissait avec
le développement de cet andante qui semble un écho des plaintes du
Golgotha recueilli par l’ange de la douleur. Les larmes gagnaient
insensiblement mes paupières lorsque à la quinzième mesure, en écoutant
ces notes déchirantes et cette dissonance de _septième_ qui exprime
un si profond désespoir, je ne pus contenir mes sanglots: Beethoven
venait de trahir le secret de mon cœur. O poëtes, artistes inspirés par
la grâce divine, vous avez le don des miracles, vous seuls possédez
la science de la vie, et, en chantant les peines et les plaisirs
qui traversent votre âme, vous chantez la joie et la tristesse de
tous! Vous aviez interprété dans une langue sublime cette immortelle
inspiration, dont le thème, après avoir été présenté dans le ton d’_ut
dièse mineur_, disparaît sous un réseau de modulations pénétrantes et
surgit de nouveau avant d’aller expirer tristement dans la tonalité
primitive; et vous meniez avec énergie l’allégro impétueux qui en
forme la seconde partie, où le délire de la passion éclate, se brise
et se soulève en imprécations pathétiques qui vont échouer dans un cri
suprême et désespéré. Electrisé par ce choc terrible, je fis un bond,
et, me levant précipitamment, j’allai à la fenêtre cacher le trouble
qui m’agitait. Après quelques minutes de silence, pendant lesquelles
je cherchais à ressaisir le fil de mes idées en plongeant mon regard
distrait dans les profondeurs de la nuit, vous me dites d’une voix qui
trahissait aussi une émotion que vous auriez voulu réprimer:

«Qu’avez-vous, monsieur?

—Je souffre, vous répondis-je, de la douleur de Beethoven, dont je
viens d’entendre les profonds déchirements. Pauvre et sublime génie,
que tu as dû verser de larmes dans ta longue agonie qui a duré autant
que ta vie!

—Est-ce que Beethoven a été malheureux?

—Pouvez-vous en douter? Comment aurait-il pu écrire la sonate en _ut
dièse mineur_, la ballade d’_Adélaïde_, l’andante de la symphonie
en _la_ et tant d’autres pages admirables que vous connaîtrez plus
tard, s’il n’en avait trouvé la source au fond de son propre cœur?
Croyez-vous donc que l’art soit un vain jouet de l’esprit, un luxe
d’imagination qu’on acquiert ou qu’on rejette à volonté, un savant
édifice de mensonges dont les écoles et les livres peuvent enseigner
la recette? Oh! ce sont là les détestables doctrines qu’on proclame
aujourd’hui pour flatter la foule jalouse de toute autorité supérieure
qui s’impose à ses respects. On voudrait bien que les acclamations
confuses d’un peuple ignorant, qui donnent la puissance politique,
eussent aussi la virtualité de créer la souveraineté du génie; mais
ici la volonté de l’homme vient se heurter contre un impénétrable
mystère de la vie. Non, non, mademoiselle, on ne parvient point à
simuler l’accent de la passion qu’on n’a jamais éprouvée; on ne touche
point les hommes par l’expression factice d’un sentiment qui n’a point
traversé votre cœur, et l’art, dans sa magnificence et la diversité
de ses modes, est à la fois la transfiguration de la réalité et un
pressentiment de nos futures destinées. Si je ne craignais de passer
à vos yeux pour un pédant, je vous citerais de bien grands noms, des
poëtes et des penseurs immortels, qui ont tous soutenu le principe de
la vérité de l’art, et prouvé qu’il est impossible à l’homme de faire
partager un sentiment qu’il n’a pas ressenti. Horace n’a-t-il pas dit
après Aristote:

....Si vis me flere, dolendum est Primum ipsi tibi?....

Et ce précepte, qui a été répété par Boileau et par tous ceux qui se
sont mêlés d’enseigner l’art d’écrire et de parler, n’est pas seulement
une règle d’esthétique; c’est une vérité générale qui s’applique à
tous les actes de la vie. Savez-vous ce que c’est qu’un sophiste?
C’est un homme qui, ne croyant à rien, prêche le pour et le contre
avec une égale ferveur, et qui s’imagine faire illusion sur l’état de
son cœur et de son esprit par les froids artifices de la dialectique.
Savez-vous ce que c’est qu’un rhéteur? C’est encore un artisan de
paroles qui s’efforce de suppléer à l’inspiration qui lui manque
par d’ingénieuses combinaisons de mots. Partout où vous verrez les
machines et les procédés du métier se substituer à l’action directe
de l’esprit humain, soyez certaine qu’il y a pervertissement de notre
nature, abaissement de nos facultés. Les sophistes, les rhéteurs,
les histrions, et tous ceux enfin qui mettent des mots à la place
d’idées, des formes vides et des simulacres inanimés à la place de
sentiments, sont, dans l’ordre intellectuel, ce que les hypocrites sont
dans l’ordre moral: ils mentent à la vérité des choses, ils trompent
le prochain comme ils essayent de tromper le Créateur. Ce sont des
faux-monnayeurs qui achètent la puissance et les voluptés de la terre
avec des titres falsifiés; mais leur règne est de courte durée. Dieu
n’a pas voulu que l’homme pût se passer de lui, et il a dit à la
liberté comme à la mer: _Nec plus ultra_, tu n’iras pas plus loin, et
tu ne franchiras pas les limites où il m’a plu de circonscrire le jeu
de ton action. Non, la volonté et ses savants artifices ne peuvent
pas tenir lieu de l’inspiration absente, et c’est bien vainement que
l’homme essaye de suppléer par les calculs de la pensée à la voix
mystérieuse du sentiment. La vie de Beethoven, et particulièrement
l’histoire de la sonate que vous venez de jouer avec une émotion si
pénétrante, prouveraient la vérité de ce principe bien mieux que de
vagues généralités.

—Pourquoi, monsieur, n’auriez-vous pas la bonté de me dire quelle
est l’origine de cette sonate en _ut dièse mineur_, que je préfère
entre toutes celles que nous devons au génie vaste et profond de
Beethoven? Je ne connais rien de l’existence de ce grand homme, et
vous savez combien j’aime à vous entendre parler de l’art qui fait le
charme de ma vie. Je n’avais rien compris à la musique avant qu’une
heureuse combinaison du sort vous eût amené dans ce pays. Ma tante,
qui apprécie votre esprit et vos connaissances autant qu’elle estime
votre caractère, est charmée de voir que je me plaise à vos causeries
attachantes. Elle prétend que votre manière d’envisager les arts et les
considérations que vous inspirent les œuvres des maîtres contiennent
des préceptes aussi utiles pour la pratique de la vie que pour la
formation du goût.

—Mme la comtesse de Narbal, votre tante, est une femme trop supérieure
pour ne pas avoir senti que ce qu’on appelle vulgairement le goût est
un résumé de toutes les nuances délicates de l’esprit et du cœur. Les
arts, je le répète, ne font que reproduire l’idéal qui est en nous
et que nous voudrions réaliser sur la terre, si les inconséquences
ou les faiblesses de notre nature ne venaient y mettre obstacle. En
voulez-vous un exemple? Regardez autour de vous, et voyez l’ordre et
l’élégance exquise qui éclatent partout dans cette belle habitation:
tout ici accuse l’influence d’une femme d’élite, qui a su donner à
son existence l’harmonie qui règne dans son âme. Le goût de Mme de
Narbal se reconnaît dans l’éducation brillante et solide qu’elle vous
a donnée, mademoiselle, aussi bien que dans l’usage qu’elle fait de
sa fortune. La main discrète et pieuse qui se glisse furtivement
dans la demeure du pauvre, les livres choisis, les gravures, les
objets précieux qui ornent ces appartements, ainsi que la musique
qu’on y entend et les plaisirs délicats qu’on y cultive, sont les
manifestations diverses d’une noble créature, dont l’esprit et le
cœur concourent harmonieusement au vrai but de la vie: la réalisation
du beau! Ah! que de souvenirs douloureux et charmants réveille en
moi le spectacle de cet intérieur paisible où je reçois un accueil
si bienveillant!... Mais j’allais oublier Beethoven et la sonate en
_ut dièse mineur_ dont vous désirez connaître l’origine. Aussi bien
il est encore de bonne heure, et Mme de Narbal, qui aime à prolonger
ses promenades tant que l’atmosphère conserve sa douce moiteur, nous
laisse plus que le temps nécessaire au récit que vous exigez de moi. Et
comment pourrions-nous mieux employer les heures propices de cette nuit
sereine qu’à nous entretenir du musicien sublime qui a si bien compris
les harmonies de la nature!

«L’auteur de la _Symphonie pastorale_ est né à Bonn le 17 décembre
1770. Son grand-père était originaire de Maëstricht; sa mère,
Marie-Madeleine Keverich, était de Coblentz, et son père, Jean Van
Beethoven, chantait la partie de ténor à la chapelle de l’électeur
de Cologne. Issu d’une pauvre famille d’artistes, Beethoven eut une
enfance agitée, et son éducation se ressentit de l’impétuosité de son
caractère. Il apprit les éléments de la langue latine dans une école
publique de sa ville natale, et son père lui enseigna les principes de
la musique. Il fallut le contraindre d’abord à étudier l’art qui devait
immortaliser son nom. Il répugnait à s’asseoir tranquillement devant
un piano et à soumettre ses mains à un exercice purement machinal. Sa
résistance ne fut pas moins vive pour l’étude du violon, dont il n’a
jamais pu surmonter les difficultés. Il passa ensuite sous la direction
de Pfeiffer, _oboïste_ distingué, dont les conseils ont eu la meilleure
influence sur le développement de son goût, ainsi qu’il se plaisait à
le proclamer plus tard, tandis qu’il a toujours nié devoir la moindre
reconnaissance à l’organiste de la cour électorale, Neefe, dont il
reçut également des leçons[1]. Van der Eder lui apprit à jouer de
l’orgue, et cet instrument magnifique, qu’il a toujours beaucoup aimé,
a dû éveiller dans son âme encore novice les sonorités puissantes et
diverses qu’il a introduites dans la symphonie.

«Jamais grand homme n’a eu plus que Beethoven le caractère de son
génie ou le génie plus conforme à la nature de son caractère. Dès ses
premières années, il révéla les inégalités maladives de son humeur
misanthropique et l’insubordination glorieuse de son esprit. Il
n’apprit rien comme les autres. Les déductions logiques effarouchaient
cette imagination ravie du spectacle de la nature. Il restait sourd
aux préceptes scolastiques, et son cœur ne s’ouvrait et ne s’emplissait
d’émotions fécondes qu’en étudiant les œuvres concrètes des maîtres
préférés. Il procédait par l’intuition, qui est la méthode du génie. Il
aimait à s’abreuver aux sources vives, et, comme un oiseau du ciel, à
tremper ses ailes dans les eaux des torrents. Bach, Haendel et Mozart
furent ses véritables instituteurs. Il déchiffra leurs œuvres et s’en
appropria les sucs inspirateurs. Il prit à l’un son harmonie âcre et
sauvage et le savant badinage de ses fugues charmantes; au second,
l’allure pleine de majesté de sa phrase mélodique; au troisième, le
rayon de sa grâce divine, dont il ressentit longtemps l’influence
secrète. La jeunesse de Mozart et celle de Beethoven présentent déjà
le contraste qu’on remarquera dans leur destinée: l’un, doux et
humble, reçoit avec piété les conseils de ses maîtres et s’épanouit
harmonieusement et sans douleur au sein de la famille où le nimbe de
la béatitude couronne déjà son berceau, tandis que l’autre, inquiet et
révolté, s’élève le front sillonné par l’éclair des tempêtes.

«Toutefois, celui qui apprit à Beethoven à parler la langue des
mystères, ce fut le maître des dieux et des hommes, comme dit
Platon[2], celui qui naquit après le chaos qu’il soumit à l’harmonie:
ce fut l’amour. Croiriez-vous, mademoiselle, qu’il y a des pédants qui
se sont demandé sérieusement si l’auteur de la sonate en _ut dièse
mineur_ et de la symphonie en _la_ avait jamais éprouvé de tendres
préoccupations? Oh! les doctes ignorants, qui s’imaginent que des
hommes comme Gluck, comme Weber et Beethoven, se forgent dans les
ateliers de contre-point! Pauvres critiques que ceux-là qui n’ont
jamais vu dans la musique que la _science des sons_, comme ils disent,
et non pas l’art de moduler _i dolci lamenti_ de la passion!

«Il y avait dans la ville de Bonn une noble famille appelée de
Breuning, où le jeune Beethoven était accueilli avec bonté. Dans cette
famille aussi distinguée par les dons de la fortune que par le goût et
la culture de l’esprit, le caractère inquiet et l’imagination ardente
du jeune artiste trouvaient un asile paisible. Il y allait presque tous
les jours, tantôt avec une composition nouvelle qu’il venait faire
entendre, tantôt avec un visage sombre et le cœur contristé par une
de ces douleurs sans nom qui sont l’aliment et le privilége du génie.
On l’écoutait avec bienveillance, on l’encourageait, on cherchait à
dissiper les nuages qui s’élevaient de son âme troublée; on était
plein d’indulgence pour les inégalités de son caractère. Quelquefois
il disparaissait pendant des semaines entières, et, lorsqu’il revenait
au bercail, on le recevait sans rancune, en lui adressant seulement de
tendres reproches. C’est dans l’intérieur de cette famille éclairée,
dans la réunion des personnes élégantes qu’on y rencontrait et les
conversations spirituelles qui s’y engageaient, que Beethoven puisa le
goût de la société d’élite qu’il aima toujours à fréquenter, et les
premières notions qu’il ait recueillies sur les poëtes et les grands
écrivains de son pays. Parmi les personnes qui venaient habituellement
dans la famille de Breuning, il y avait une jeune fille blonde, vive,
spirituelle, tendre et légèrement coquette, qui s’appelait Jeanne de
Honrath. Elle était de Cologne, et plusieurs fois par an elle venait
passer quelques jours dans cette maison amie. Mlle de Honrath était
petite, mais d’une tournure élégante, instruite, d’un caractère
enjoué, fort bonne musicienne et chantant avec goût. Beethoven, qui
pour Mlle Honrath n’était encore qu’un enfant, était cependant déjà
vivement épris d’elle. Il trahissait le trouble de son cœur par des
emportements qui amusaient beaucoup la charmante personne qui en était
la cause, par des improvisations sur le piano qui la ravissaient,
la faisaient rêver et parfois la touchaient jusqu’aux larmes: car
tel est le privilége du génie fécondé par l’amour, qu’il fait tout
oublier, les différences d’âge aussi bien que celles de rang et de
fortune. Oui, quoique Mlle de Honrath fût déjà fiancée à un homme
qu’elle épousa plus tard, et qu’elle eût au moins dix ans de plus que
le jeune Beethoven, elle ne pouvait pas l’entendre impunément jouer du
piano, docile interprète de sa douleur ou de ses vagues espérances.
L’émotion la gagnait alors, et cet enfant, qui était déjà l’un des plus
admirables improvisateurs qui aient existé, grandissait tout à coup à
ses yeux sous les feux de la passion naissante. Mlle de Honrath était
bien plus à l’aise en causant avec Beethoven, dont elle provoquait les
emportements naïfs par une raillerie galante: on aurait dit une gazelle
se jouant avec un lionceau. Un jour, en quittant la maison de Breuning
pour se rendre à Cologne, Mlle de Honrath fit ses adieux à son jeune
amant par ces trois vers d’une chanson connue:

Mich heute noch von dir zu trennen Und dieses nicht verhindern kœnnen
Ist zu empfindlich für mein Herz[3]!

Mlle de Honrath n’en épousa pas moins un capitaine autrichien,
Charles Greth, qui est mort, le 15 octobre 1827, maréchal de camp et
commandant-propriétaire du 13^e régiment de ligne.

«Beethoven conserva longtemps dans son cœur les traces sanglantes de
ce premier amour. Quoiqu’il fût d’un âge où les enfants ordinaires
dorment encore du sommeil de la gestation maternelle, il ressentit
profondément ce qu’il appelait l’infidélité de Mlle de Honrath, et ni
les années, ni les distractions de la gloire et de nouvelles et plus
fortes douleurs ne purent effacer entièrement l’image de cette jeune et
gracieuse fille qui, aux premiers jours de la vie, était venue se mirer
dans son âme encore vierge. Il est si vrai que l’amour est la source
de toute poésie et de toute grandeur morale, que ce qui distingue les
hommes supérieurs de ce troupeau de scribes et de pionniers vulgaires
qui sont chargés des gros travaux de la société matérielle, c’est un
cœur toujours jeune, qui, comme l’oiseau fabuleux, brûle, se consume et
renaît incessamment de ses cendres à peine attiédies. Les vrais poëtes
et les artistes prédestinés n’ont presque pas d’enfance et jamais
de vieillesse. Leur âme s’épanouit comme le calice des fleurs aux
premiers rayons de l’aurore, et la mort seule peut tarir la séve qui
les agite. Michel-Ange a été amoureux jusqu’à l’âge de quatre-vingts
ans d’une femme qu’il n’a jamais possédée, et Goethe, au déclin de sa
longue existence, reçut les offrandes d’un cœur de seize ans qui devra
l’immortalité au baiser que le chantre de Marguerite a déposé sur son
front virginal. C’est ainsi qu’une goutte d’ambre éternise le papillon
fragile. Alfieri, Byron, Canova, ont tous avoué que le souvenir d’une
première affection d’enfance avait survécu, dans leur cœur attristé,
à toutes les traverses de la destinée. Alfieri dit de ces affections
précoces: _Effetti che poche persone intendono e pochissime provano; ma
a que, soli pochissimi è concesso l’uscir dalla folla volgare in tutte
le umane arti_; «émotions que peu de personnes comprennent et que peu
sont en état d’éprouver; mais à celles-là seulement il est donné de se
faire un nom dans les beaux-arts.» Toutefois le plus grand miracle d’un
amour précoce, durable et fécond, que présente l’histoire, est celui de
Dante. C’est à l’âge de neuf ans que l’auteur de _la Divine Comédie_
ressentit cette terrible secousse qui devait décider de sa destinée
et créer l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Dans
un petit livre intitulé _Vita Nuova_, qui est aussi curieux pour le
philosophe qu’intéressant pour l’artiste, le poëte raconte que ce fut
dans le mois de mai de l’année 1276 qu’il vit pour la première fois,
dans une maison de Florence, celle qui devint l’objet de ses rêves
immortels. En apercevant cette jeune fille qui avait quelques mois de
moins que lui, il s’écria, dit-il, au fond de son âme ravie: _Ecce
deus fortior me, qui veniens dominabitur mihi._ «Voilà un dieu plus
fort que moi, qui va me subjuguer!» Neuf ans plus tard, il rencontra
Béatrix dans une rue de Florence, accompagnée de deux nobles dames.
Vêtue d’une robe blanche et marchant avec une distinction imposante,
elle tourna la tête et fixa sur le jeune homme silencieux et tremblant
ses regards _pietosi_. Depuis cet instant suprême, et surtout depuis la
mort de Béatrix, arrivée en 1290, Dante résolut de consacrer toutes ses
facultés à perpétuer dans le souvenir des hommes le nom de cette femme
qui, en traversant la vie, avait projeté sur lui son ombre charmante.

«Beethoven, dont le sombre génie a tant de rapports avec celui du
premier poëte italien, quitta la ville de Bonn en 1792 pour aller
achever ses études musicales à Vienne, le centre où s’étaient
développés la symphonie et tout le grand mouvement de la musique
instrumentale. Il avait déjà visité la capitale de l’Autriche dans
l’hiver de l’année 1786 à 1787, et il avait eu la bonne fortune d’être
présenté à Mozart, qui lui prédit sa gloire. L’auteur de _Don Juan_,
l’ayant entendu improviser sur un thème qu’il lui avait donné, fut
émerveillé de la fécondité hardie de son imagination, et c’est alors
qu’il dit à quelques personnes qui se trouvaient présentes: «Voilà
un jeune homme dont vous entendrez parler!» Beethoven, qui avait en
1792 vingt-deux ans, ne s’était encore fait connaître que par des
productions légères, des chansons, des cantates et quelques morceaux
de piano où l’on remarque l’imitation presque constante de la manière
de Mozart et certaines lueurs qui accusent l’enfantement pénible
de sa propre originalité. Il fut accueilli à Vienne avec une rare
bienveillance par le docteur Van Swieten, ancien médecin particulier de
l’impératrice Marie-Thérèse, et grand amateur de musique. La maison du
docteur Van Swieten était une sorte d’académie où se réunissaient trois
fois par semaine grand nombre d’amateurs et d’artistes éclairés, pour
y étudier en commun les chefs-d’œuvre de l’art. C’est là que le jeune
Beethoven eut l’occasion de se familiariser de plus en plus avec les
divines compositions de Bach, de Haendel, d’Haydn et de Mozart, sans
en exclure les grands maîtres de l’école italienne, dont il remonta la
chaîne jusqu’à Palestrina.

«Vers ce même temps, Beethoven fit aussi la connaissance du prince de
Lichnowsky, qui avait été élève de Mozart et dont la femme était fille
de ce comte de Thoun, chez qui l’auteur de _Don Juan_ et du _Mariage
de Figaro_ était descendu à Prague, lorsqu’il visita cette ville pour
la première fois, en 1786. Dans la maison du prince de Lichnowsky,
le jeune Beethoven rencontra la tendre sollicitude qu’il avait déjà
trouvée chez la famille de Breuning. Il y était traité comme un enfant
de génie qui a besoin de conseils et de consolations. Un quatuor
composé des artistes les plus célèbres qu’il y eût alors à Vienne était
mis à la disposition du jeune musicien pour y exécuter les conceptions
de son génie à mesure qu’elles se produisaient à la lumière. Les avis
de ces hommes distingués furent très-utiles à Beethoven, qui apprit
ainsi à connaître la nature et le mécanisme de chaque instrument. Il
reçut aussi des conseils d’Haydn et d’Albrechtsberger, savant et rigide
contre-pointiste qui effaroucha l’imagination ardente de son élève au
lieu de l’éclairer; car il paraît que Beethoven ne trouva point dans
ce dernier ni dans le créateur de la symphonie le maître qu’il fallait
à son génie, plus spontané que patient et soumis. Beethoven a souvent
déclaré à ses amis, dans les dernières années de sa vie, que l’homme
qui lui a été le plus utile pour la connaissance des procédés matériels
de la composition fut Schenk, musicien aimable, connu par un opéra qui
a eu du succès: _le Barbier de village_.

«La révolution française, en portant au dehors le trouble qui la
dévorait, vint ravager l’Allemagne et détruire toutes ces principautés
charmantes qui faisaient des bords du Rhin un pays enchanté. L’électeur
de Cologne fut chassé de ses États. Fils de Marie-Thérèse, Maximilien
d’Autriche était un prince généreux et galant, quoique prêtre, qui
avait fait de sa cour le séjour des arts et des plaisirs délicats.
Protecteur du vrai mérite, il avait su apprécier le génie précoce du
jeune Beethoven, qu’il avait nommé organiste de sa chapelle, en lui
accordant une pension pour aller achever ses études à Vienne. La chute
de l’électeur de Cologne, en privant Beethoven de sa place d’organiste
et de la pension que lui faisait ce prince généreux, le fixa pour
toujours à Vienne, où il dut chercher des moyens d’existence. Il y fut
bientôt rejoint par ses deux frères, dont les misérables discussions
furent pour lui une source d’amertume qui empoisonna son existence.

«Vers le commencement de ce siècle, alors que Beethoven était dans
la plénitude de la vie et de ses facultés, il fut atteint de la plus
horrible infirmité qui puisse affliger un musicien: il devint sourd.
Ce mal, qui commença à se faire sentir en 1776, ne fit que s’accroître
avec les années, et l’ignorance des médecins dont il suivit les
conseils le rendit incurable. Voilà donc un compositeur, voilà un génie
grandiose qui enfante tout un monde nouveau, condamné à ne jamais
entendre ce qui fera le charme éternel de la postérité! Voilà un poëte
grand comme Homère, grand comme Dante, Michel-Ange ou Shakspeare, dont
il possède la fantaisie féconde, qui ne pourra jamais pénétrer dans
cette forêt enchantée qu’il fait surgir d’un coup de sa baguette et
qu’il remplit de sonorités mystérieuses! Vous imaginez-vous quelle dut
être alors la douleur de ce grand homme! Un sombre désespoir s’empara
de son âme. Honteux de son infirmité, qu’il n’osait avouer, il fuyait
la société des hommes, et, ne pouvant plus communiquer avec le monde
extérieur, il se repliait sur lui-même pour écouter la seule voix qu’il
pût entendre, la voix de ce génie familier qui visitait Socrate, et qui
parle à la conscience de tous les êtres supérieurs. Dans un testament
que Beethoven fit en 1802, et dont on a trouvé le brouillon après sa
mort, on remarque ces paroles: «Hommes qui me croyez méchant, fou ou
misanthrope, vous me calomniez parce que vous ignorez la cause qui
dirige mes actions. Mon cœur et ma raison étaient faits pour comprendre
et goûter les douces relations de la vie, si une affreuse infirmité que
des médecins ignorants ont rendue à jamais incurable ne m’eût séparé du
monde que j’aimais. Né avec un tempérament de feu et une imagination
qui se plaisait au milieu de causeries aimables et d’épanchements
affectueux, je suis condamné à vivre comme un proscrit. Que de pensées
amères sont venues m’assaillir dans cette solitude profonde! que de
fois j’ai conçu le funeste projet de trancher violemment le fil de ma
destinée.... si l’art, l’art immortel, n’eût arrêté la main homicide!
Il me paraissait indigne de quitter ce monde avant d’avoir accompli
tout ce que je rêvais.... O Dieu tout-puissant qui vois le fond de mon
cœur, tu sais que la haine et l’envie n’y ont jamais pénétré. Et vous
qui lirez ces lignes, pensez que celui qui les a écrites a fait tous
ses efforts pour se rendre digne de l’estime de ses semblables.»

«Ne dirait-on pas une page de Rousseau, une de ces pages où l’auteur
de _la Nouvelle Héloïse_ a raconté dans ses rêveries solitaires les
tristesses dont son âme fut assaillie aux approches de l’heure suprême?
Pourquoi Rousseau n’a-t-il pas eu la foi de Beethoven lorsqu’il
laissait échapper ces paroles navrantes: «Un tiède alanguissement
énerve toutes mes facultés. L’esprit de vie s’éteint en moi par degrés,
mon âme ne s’élance plus qu’avec peine hors de sa caduque enveloppe,
et sans l’espérance de l’état auquel j’aspire, parce que je m’y sens
avoir droit, je n’existerais plus que par des souvenirs. Aussi, pour
me contempler moi-même avant mon déclin, il faut que je remonte au
moins de quelques années au temps où, perdant tout espoir ici-bas et ne
trouvant plus d’aliment pour mon cœur sur la terre, je m’accoutumais
peu à peu à le nourrir de sa propre substance et à chercher toute sa
pâture au dedans de moi[4].» Beethoven, cent fois plus malheureux que
Rousseau, n’a point succombé, lui, au vertige de la solitude. Son génie
l’a retenu au bord de l’abîme et lui a dit: «Marche, marche, accomplis
ta destinée!» ce que le grand musicien a fait en luttant contre les
souffrances physiques, contre les chagrins domestiques, contre l’envie
des méchants et les défaillances intérieures. Il a ainsi traversé le
monde, où il a laissé une trace impérissable.

«Beethoven a presque toujours vécu à Vienne ou dans les environs de
cette ville pittoresque. En 1809, trois amateurs distingués, l’archiduc
Rodolphe, les princes de Kinsky et Lobkowits, voulant empêcher qu’un
si grand musicien ne quittât l’Autriche pour aller remplir les
fonctions de maître de chapelle à la cour de Jérôme Bonaparte, roi de
Westphalie, se cotisèrent pour lui faire une pension de 4000 florins,
qui ne lui fut payée ni très-exactement ni dans sa totalité. En 1810,
il fit la connaissance de Mme Bettina d’Arnim, qui le mit en relation
avec Goethe, pour lequel il professait la plus vive admiration. Ces
deux grands poëtes se rencontrèrent pour la première fois aux eaux de
Tœplitz, en Bohême, dans l’été de l’année 1812. Beethoven a raconté,
dans une lettre très-connue à Bettina, la piquante anecdote où Goethe,
un peu trop courtisan peut-être pour l’auteur de _Faust_, joue un rôle
si ridicule à côté du grand compositeur, qui n’a jamais voulu humilier
son génie devant personne: «Car,» dit Beethoven dans cette lettre,
«les rois et les princes peuvent bien créer des conseillers intimes et
des titres de toute espèce; mais les hommes supérieurs sont l’œuvre de
Dieu.»

«En 1816, Beethoven eut un long procès à soutenir contre sa belle-sœur,
la femme de son frère aîné, qui était mort l’année précédente, pour
revendiquer la tutelle d’un neveu dont la conduite indigne a fait le
tourment de ses dernières années. Pendant le congrès de Vienne, 1815,
Beethoven fut l’objet des attentions les plus délicates de la part des
princes coalisés, et après une longue maladie qu’il fit en 1825, miné
par les chagrins domestiques, par le délaissement de l’opinion que
Rossini occupait alors tout entière, usé par les secousses et la fièvre
de son génie, il mourut à Vienne le 26 mars 1827, âgé de cinquante-six
ans trois mois et neuf jours. Beethoven était d’une forte stature,
qui rappelait celle de Haendel et de Jomelli. Sa tête puissante, ses
cheveux abondants et fortement enracinés, son front ample, ses sourcils
épais et fauves sous lesquels on voyait luire son regard dominateur,
ses traits vigoureusement dessinés comme ceux de Gluck, tout, dans
Beethoven, annonçait la passion, la fougue et la ténacité victorieuse.
Il y avait du Mirabeau dans cet homme-là, et parfois du Danton.

«L’auteur de _Fidelio_ ne s’est jamais marié. Malgré son infirmité,
qui aurait exigé les soins d’une femme simple et dévouée, il ne voulut
point contracter un lien qui pouvait gêner son essor et limiter le jeu
de la destinée. Il aimait les hasards de la fortune, et son cœur, comme
son imagination, redoutait la discipline et le joug de la loi admise.
D’ailleurs son caractère difficile, son tempérament nerveux, son humeur
sauvage et cette mélancolie indéfinissable, qui est le partage de
tous les hommes supérieurs, ainsi que l’a remarqué Aristote[5], parce
que les hommes supérieurs ont bien vite compris que cette vie n’est
qu’un mirage fallacieux; toutes ces aspérités enfin n’auraient pu être
supportées que par une main délicate et pieuse. Beethoven recherchait
la solitude, où se conçoivent les grandes choses; car le bruit de la
foule vulgaire effarouche la pudeur de l’âme et dissipe les idées
fécondes, qui s’envolent alors comme une troupe d’oiseaux à l’approche
du voyageur. Il fuyait dans les bois, dont il aimait à respirer les
senteurs enivrantes et à écouter le mystérieux _susurrement_, ces
soupirs de la nature qui semble tressaillir sous les baisers de
l’homme qui la féconde. Il a passé les trois quarts de sa vie dans les
riants villages de Bade et de Hetzendorf, qui bordent la forêt de la
résidence impériale de Schœnbrunn. C’est sous les ombrages de cette
belle forêt qu’il a composé, en 1800, l’oratorio du _Christ au mont des
Oliviers_, et, en 1805, son opéra de _Fidelio_. Beethoven connaissait
les grands poëtes de tous les pays; Homère, Goethe, Schiller et surtout
Shakspeare, étaient ceux qu’il lisait le plus souvent. Il travaillait
beaucoup, et surtout pendant les heures avancées de la nuit. Sa pensée,
lente à s’élaborer, n’arrivait à son terme qu’après de nombreux
tâtonnements dont ses manuscrits conservent la trace. Il y a tel
ouvrage, _Fidelio_ par exemple, qu’il a écrit en entier jusqu’à trois
fois. Le caractère de Beethoven, comme celui de son génie, c’était
la fierté et l’indépendance. Il ne fut jamais décoré d’aucun ordre,
ni revêtu d’aucun titre. Il aimait la liberté; il estimait les âmes
fières comme la sienne, et il est mort plein de foi dans le Dieu des
chrétiens et dans les béatitudes d’une vie future.

«L’œuvre de Beethoven est l’un des plus considérables qui existent
en musique. Par la diversité aussi bien que par la grandeur de ses
formes, on ne peut le comparer qu’à l’œuvre de Michel-Ange ou à celui
de Shakspeare. Il a traité tous les genres, et écrit pour toutes
sortes d’instruments, depuis le _lied_ jusqu’à l’opéra, depuis le
simple caprice jusqu’à la symphonie, où tous les dialectes et tous
les styles viennent se fondre dans un tableau puissant. Quelles que
soient les beautés qu’on remarque dans _Fidelio_, dans le _Christ au
mont des Oliviers_, dans la grande messe en _ré_, dans les cantates
et dans cette admirable ballade d’_Adélaïde_ que vous chantez si
bien, Beethoven est très-inférieur à Mozart et même à Weber dans la
musique vocale et dans le drame lyrique. Son génie fougueux et son
inépuisable fantaisie ne pouvaient s’astreindre à respecter les limites
de la voix humaine, dont il exigeait des efforts impossibles. Il y
a des choses inexécutables aussi bien dans sa symphonie avec chœurs
que dans ses cantates et dans _Fidelio_. La surdité de Beethoven ne
lui permettait pas d’ailleurs de juger par lui-même de l’effet que
produisait un passage écrit dans les cordes inusitées de la voix. Un
jour qu’on répétait, sous sa direction, l’oratorio du _Christ au mont
des Oliviers_, Mlle Sontag et Mlle Unger, qui chantaient, l’une les
solos de soprano, et l’autre ceux de contralto, eurent avec Beethoven
une discussion plaisante. Ne pouvant atteindre à certaines cordes trop
élevées, elles demandèrent à l’auteur de vouloir bien les changer: «Non
pas, dit-il, je vous prie de chanter exactement comme cela est écrit.
J’avoue que ma musique n’est pas aussi commode à interpréter que les
jolis lieux communs de messieurs les Italiens; mais je désire qu’on
l’exécute telle qu’elle est.

«—Mais si c’est impossible, maître!

«—Si, si! répondit Beethoven en secouant la tête.

«—Vous êtes le tyran des pauvres chanteurs,» lui répliqua Mlle Unger
avec vivacité; et les deux cantatrices, s’entendant comme deux larrons
en foire, modifièrent sans rien dire les passages en question, laissant
Beethoven dans l’ignorance de leur espièglerie.

«C’est dans la musique instrumentale qu’éclatent la puissance et
l’originalité de Beethoven. Poëte lyrique, âme religieuse et profonde,
imagination grandiose et charmante, il n’est complétement lui-même
qu’au milieu de ces instruments qui parlent toutes les langues et qui
reproduisent toutes les sonorités de la nature. La sonate, le concerto,
le trio, le quatuor, toutes ces formes de la poésie des sons, que
Bach, Haydn et Mozart semblaient avoir fixées pour toujours, reçoivent
de Beethoven une physionomie nouvelle: il en agrandit le cadre et en
fait des tableaux où la fantaisie la plus vagabonde se combine avec le
sanglot de la douleur et l’imprécation dramatique. Oui, le caractère
distinctif de la musique instrumentale de Beethoven, c’est d’avoir été
conçue sous l’influence d’un sentiment réel, dont elle trahit le secret
et raconte les vicissitudes. Ce sont de véritables drames où la passion
se développe au milieu de toutes les richesses de l’imagination, dont
elle provoque le rayonnement; on y trouve tous les accents, depuis le
simple récitatif jusqu’à l’explosion pathétique du désespoir. Aussi
chacune de ses œuvres se rapporte-t-elle à un épisode de sa vie, dont
elle perpétue le souvenir. C’est ainsi, par exemple, que la _Symphonie
héroïque_ (la troisième), terminée en 1804, avait été conçue pour
célébrer la gloire de Napoléon, en qui Beethoven avait cru voir, comme
l’Europe, le génie de la liberté. La première idée de ce lugubre et
magnifique poëme lui avait été inspirée par le général Bernadotte,
ambassadeur de la république française à la cour de Vienne. Le quatuor
_opera_ 132, dans lequel se trouve un _adagio_ d’une mélodie si
pénétrante, fut composé dans le printemps de l’année 1825, après une
longue maladie que fit Beethoven, et dont il a consacré le souvenir par
cette épigraphe: _Canzone di ringraziamento in modo lidico, offerta
alla Divinita da un guarito_.

«Au milieu de l’œuvre colossal de Beethoven, que dominent ses neuf
symphonies, les sonates pour piano, au nombre de 54, occupent une
place à part; elles sont à son génie ce que les _lieder_ sont à
celui de Goethe: l’expression d’un sentiment éprouvé, l’idéalisation
d’un épisode de la vie. Ce sont des poëmes intimes qui ont tous une
histoire, dont l’amour est toujours le sujet. Beethoven n’a pas cessé
un seul instant d’avoir le cœur rempli par un objet aimable, et c’est
parce qu’il craignait de rompre le cours de ses enchantements qu’il
n’a jamais voulu se marier. En cela, je l’approuve. Il ne faut pas
que l’artiste, que le poëte inspiré se laisse emprisonner dans les
liens de la société civile: qu’il vive, comme le prêtre, dans la
solitude, dans la contemplation des choses saintes, et que son âme,
dégagée de toute servitude, puisse prêter l’oreille aux bruits qui
viennent d’en haut! Plusieurs femmes distinguées, appartenant toutes
à l’aristocratie, ont eu l’art de fixer l’attention de Beethoven,
dont elles ont accueilli les hommages. Parmi ces femmes, on cite Mme
la comtesse Marie Erdœdy, à qui il a dédié les deux admirables trios
qui portent le chiffre d’_opera_ 70. Cette dame, qui habitait la
Hongrie, avait fait construire au milieu de son parc un petit temple où
personne n’avait le droit de pénétrer qu’elle, et qui était consacré
au génie de son amant. Il est si vrai que la musique de Beethoven et
particulièrement ses sonates pour le piano sont l’expression dramatique
d’un sentiment éprouvé, la peinture idéale d’un fait de la vie, qu’il
avait soin de recommander à ses éditeurs de conserver à toutes ses
œuvres les qualifications esthétiques qu’il leur avait données. «Ma
musique, disait-il souvent, doit s’interpréter avec le cœur et non
pas avec le _métronome_. Il faut la sentir et la déclamer comme un
morceau de poésie, et non pas la _jouer_ avec de simples doigts.» Que
celui qui ne sait pas comprendre ce que veulent dire ces mots: les
_adieux_, l’_absence_ et le _retour_, ne s’attaque jamais à la sonate
_opera_ 81! Quel est le véritable artiste qui ne devinera pas que le
_largo_ de la troisième sonate en _re mineur_ est le rêve d’une âme
mélancolique que rien ne fixe et ne satisfait, qui se débat au milieu
d’ombres insaisissables qui l’enveloppent et la troublent? Voulez-vous
connaître l’idée fondamentale des deux sonates _opera_ 27 et 29? lisez
_la Tempête_ de Shakspeare.

«Tous les biographes de Beethoven ont divisé son œuvre en trois grandes
catégories qui correspondent à trois époques différentes de la vie
de ce grand homme. Pendant la première période, qui s’étend depuis
1790 jusqu’en 1800, il imite, avec plus ou moins d’indépendance, les
maîtres qui l’ont précédé et surtout Mozart, dont il a eu de la peine
à repousser la _dolce maestà_. Dans la seconde phase, qui commence
avec le siècle et se prolonge jusqu’en 1816, Beethoven déchire les
liens qui le retenaient captif sur les bords du passé, et il développe
les magnificences de sa propre nature. Dans la troisième et dernière
période, qui se continue jusqu’à la mort, il exagère certains procédés
de facture qui trahissent plutôt le système que l’épanchement naïf
d’une inspiration nouvelle. Ces trois _manières_, comme disent les
savants, se remarquent chez tous les hommes de génie qui ne sont pas
morts trop jeunes, comme Tasse, Raphaël et Mozart; elles sont la
manifestation des trois grandes périodes que parcourt incessamment
l’esprit humain avant d’arriver au terme fatal: la jeunesse, la
maturité et la décadence. Dans la première période, l’homme prélude
et s’essaye aux combats de la vie sous les yeux de sa mère; puis il
s’épanouit glorieusement sous le feu des passions; enfin il décroît
et il meurt. Ce sont là les trois âges du monde dont parlent les
poëtes. Pour les hommes voués au culte de la beauté, l’âge d’or, c’est
l’âge de l’amour, passion sublime et sainte qui n’éclate dans toute
sa puissance que vers le milieu _di nostra vita_. Tant que la flamme
scintille sur l’autel sacré, il n’y a pas dépérissement dans les
facultés créatrices de l’homme, et ses œuvres inspirées jaillissent
du cœur empreintes d’une éternelle jeunesse. Gluck n’a-t-il pas
composé son opéra d’_Armide_ à l’âge de soixante ans? En voulant
suppléer à la défaillance de l’amour par les savantes combinaisons de
l’esprit, on s’élève peut-être dans la hiérarchie des êtres pensants,
mais on décline comme artiste créateur; car, ainsi que le disaient
les troubadours qui avaient conservé la tradition des doctrines
platoniciennes: «Pour bien chanter et pour _trouver_, il faut _aimer_.»
Heureux le poëte, heureux l’artiste qui ne double pas le cap des
tempêtes, et qui expire, comme Raphaël, le Tasse, Mozart et Byron, au
sein de la fleur divine dont il avait aspiré les sucs enivrants!

«C’est ainsi que pensait Beethoven, qui n’a produit les plus belles
œuvres de son génie que pendant l’époque bienheureuse qui s’étend de
1800 à 1816. C’est alors qu’il fit la connaissance d’une femme qui a
joué un grand rôle dans sa vie, et dont le souvenir traversera les âges
avec les sombres et mélancoliques accords de la sonate en _ut dièse
mineur_ qui lui est dédiée. Elle s’appelait Giulietta di Guicciardi,
et, par l’élégance de sa personne, par sa blonde et riche chevelure
et la vivacité de son esprit, elle vint raviver dans le cœur de
Beethoven l’image voilée de Mlle de Honrath. A vrai dire, l’homme ne
saurait aimer profondément qu’un seul type de femme, dont il cherche
constamment l’idéal parmi les fragments épars que lui présente la
réalité. Il se passe au fond de notre cœur quelque chose de semblable à
la greffe des plantes, dont la vieille séve sert à produire des fruits
nouveaux. C’est ainsi que les nouvelles affections prennent souvent
racine dans les souvenirs du passé, dont elles semblent raviver les
rêves évanouis. Hélas! plus que personne, je puis témoigner de la
vérité de cette résurrection de nos sentiments.

«La passion de Beethoven pour Giulietta di Guicciardi fut des plus
ardentes, et paraît avoir survécu, dans cette âme incessamment agitée,
à d’autres séductions de la fortune. Jamais il ne put oublier le nom
de cette femme qui avait gouverné son cœur pendant la période la
plus glorieuse de sa vie, et, jusqu’au moment suprême, ses lèvres
expirantes murmuraient ce nom. C’est surtout vers l’année 1806 que
cette liaison semble avoir été dans sa plus grande intensité. Trois
lettres de Beethoven, dont on a trouvé le brouillon après sa mort, nous
prouvent d’une manière incontestable que ce magnifique génie était
bien différent du sauvage faiseur de symphonies dont nous parlent
les biographes. Ces trois lettres, dont j’ai retenu les passages
les plus saillants, parce que j’y trouvais la confirmation de mes
principes, ont été écrites pendant une absence de quelques mois que
fit Beethoven. Étant allé prendre les eaux dans je ne sais plus quel
village de Hongrie, il écrivait à sa Giulietta, le 6 juillet 1806: «Mon
ange, ma vie, mon tout, je ne puis t’adresser aujourd’hui que quelques
lignes que je trace avec ton propre crayon. Pourquoi cette tristesse?
l’amour n’est-il pas une loi de sacrifice? Mon cœur est si rempli de
ton image, que la langue est impuissante à exprimer ce que j’éprouve.
Console-toi, ma bien-aimée, sois-moi fidèle, et laissons aux dieux à
faire le reste....»—«Tu souffres, tu souffres, ma bien-aimée! Et moi,
si tu savais quelle vie affreuse je mène loin de toi!... Je ne puis
fermer les yeux; loin de toi, je ne suis plus qu’une ombre errante.
Quand pourrai-je donc, enlacé dans tes bras, m’élancer vers les sphères
éternelles? O Dieu tout-puissant! pourquoi séparez-vous deux cœurs si
nécessaires l’un à l’autre? Ton amour, ma Giulietta, fait le charme
et le tourment de ma vie. Avec quelle anxiété j’attends le moment où
je pourrai accourir auprès de toi pour ne plus nous séparer! Amour,
amour, dieu tout-puissant, tu es ma force, tu es la source de toute
inspiration!»

«Mais qui pourra jamais sonder l’impénétrable mystère du cœur de la
femme? Quelques mois après cette correspondance, qui semble révéler les
impatiences et les béatitudes d’un amour partagé, Beethoven apprend que
l’objet de son culte, que celle qui l’a comblé tout récemment encore
des plus vifs témoignages de sa tendresse est fiancée à un homme obscur
dont elle doit bientôt partager le sort. Rien ne saurait dépeindre le
profond désespoir qui s’empara de ce grand homme. Il s’éloigna de
Vienne alors comme un lion blessé qui porte dans ses flancs un trait
empoisonné, et s’en alla chercher un refuge en Hongrie auprès de sa
vieille amie, la comtesse Erdœdy; mais, ne pouvant rester en place,
il disparut tout à coup du château, et, pendant trois jours, il erra
dans la campagne solitaire, en proie à sa douleur, que rien ne pouvait
apaiser. Il fut trouvé gisant aux bords d’un fossé par la femme du
professeur de piano de la comtesse Erdœdy, qui le ramena au château.
Beethoven a avoué à cette femme qu’il avait voulu se laisser mourir
de faim. Obsédée par les conseils de sa famille, et surtout par les
instances de sa mère, qui voulait que sa fille épousât un homme titré,
Giulietta di Guicciardi devint la femme d’un comte de Gallemberg,
pauvre gentilhomme qu’elle avait connu avant Beethoven. Ce comte de
Gallemberg était aussi musicien et vivait exclusivement de son talent.
Il a composé la musique de plusieurs ballets qui ont eu du succès.
En 1822, la comtesse de Gallemberg, succombant sous le poids de ses
remords, vint, les larmes aux yeux, implorer le pardon de son glorieux
amant, qui, après l’avoir regardée d’un œil courroucé, détourna la tête
sans lui répondre un mot[6].

«Le nom de cette femme, qui n’a pas su se maintenir à la hauteur du
sentiment qu’elle avait inspiré, survivra cependant à sa fragile
enveloppe par la sonate en _ut dièse mineur_, où Beethoven a versé,
comme dans un calice d’amertume, les sanglots de sa douleur[7].»

J’avais à peine terminé ce récit, que votre main tremblante,
mademoiselle, étreignant timidement la mienne, vint me révéler que
vous aviez pénétré le secret de mon cœur. L’arrivée de Mme de Narbal
et des personnes qui l’accompagnaient refoula brusquement dans sa
source l’émotion qui nous gagnait tous deux comme un fluide électrique.
Six ans se sont écoulés depuis cette soirée fatale, cause de tant
d’événements que je ne vous rappellerai pas et que le temps a déjà
entraînés dans la nuit éternelle. Hélas! elles n’existent plus que
dans mon souvenir, ces heures bienheureuses où vous chantiez à côté de
moi la musique des maîtres et surtout celle de Mozart, dont le génie
mélancolique et tendre répondait si bien à la nature de vos sentiments.
Vos soupirs, mêlés à ses divins accords, répandaient dans mon âme une
ivresse impossible à décrire. Que sont-ils devenus, les serments que
vous me faisiez alors de rompre tous les obstacles qui s’opposeraient à
notre amour? Hélas! ils se sont évanouis avec le bruit de vos paroles.
Vous subissez la loi du destin, le monde triomphe, et vous allez aussi
sacrifier la poésie du cœur à des arrangements matériels; mais vous ne
tromperez pas le Dieu tout-puissant qui vous a pétrie de la substance
la plus pure, et vous ne trouverez pas le bonheur là où l’on vous a dit
de le chercher. Non, non, les voluptés de la matière ne peuvent pas
tenir lieu des béatitudes infinies du sentiment. On ne donne pas plus
le change à son propre cœur qu’on ne fait illusion par des simulacres
inanimés. Une vie sans amour, c’est une œuvre sans inspiration. Avant
de nous séparer pour toujours, permettez-moi de vous demander une grâce
dernière. Pendant les heures solitaires que vous pourrez arracher
à votre nouvelle existence, pendant le calme de la nuit, alors que
l’âme se dégage des bruits de la terre et s’emplit de mystérieux
pressentiments, je vous en conjure, mettez-vous quelquefois au piano,
jouez la sonate en _ut dièse mineur_ de Beethoven, et donnez quelques
larmes au souvenir d’un cœur que vous avez brisé et qui vous crie du
rivage: «Frédérique, Frédérique, adieu pour jamais!»

Pour moi, il ne me reste plus qu’à terminer ma triste vie en chantant
avec le poëte que nous lisions ensemble:

En vain le jour succède au jour, Ils glissent sans laisser de trace:
Dans mon âme rien ne t’efface, O dernier songe de l’amour!

Le récit qu’on vient de lire, dans lequel la biographie de Beethoven
sert de cadre à un épisode de la vie intime, n’est pas, je l’ai dit,
une fiction de ma fantaisie, ainsi qu’on pourrait être tenté de le
croire. Ce n’est pas un de ces pastiches à la mode, où l’histoire de
l’art s’enveloppe d’une forme romanesque pour se faire mieux écouter
d’un public distrait ou indifférent. J’ai peu de goût pour ce genre de
littérature qui altère la vérité sans grand profit pour l’imagination.
J’aime mieux aborder franchement la vie des grands maîtres, et traduire
aussi fidèlement que possible la poésie de leurs œuvres immortelles.
Les pages qu’on vient de lire racontent un épisode _vrai_ de la
vie d’un homme qui n’est pas tout à fait inconnu des lecteurs qui
connaissent mon étude sur le _Don Juan_ de Mozart[8]. On se rappellera
peut-être encore ce passage où, à propos de l’adorable duo de _Là ci
darem la mano_, il est fait allusion à une personne qui le chanta
devant moi. J’eus alors occasion de faire connaissance avec celui que
la maîtresse de la maison appelait familièrement _caro cavaliere_. Son
goût exquis pour la musique, ses connaissances profondes et variées
sur les arts en général, et, plus que tout cela, sa qualité d’italien
établirent entre nous une liaison d’autant plus solide, qu’il était
peu communicatif de sa nature, et qu’il accordait difficilement sa
confiance. Dans les longs épanchements qui depuis survinrent entre
nous, frappé de l’originalité de son esprit, de l’abondance de ses
souvenirs et de l’intérêt que présentaient plusieurs événements de sa
vie, je lui disais souvent:

«Chevalier, vous devriez écrire vos mémoires.

—Eh! pourquoi donc écrirais-je ce que vous appelez mes mémoires? me
répondait-il avec insouciance. Je ne suis ni un homme politique,
ni un artiste, ni un philosophe de profession, pour avoir le droit
d’importuner mes semblables du récit de mes escapades. Si j’avais une
patrie, une famille, je pourrais du moins m’imaginer que le récit de
mes interminables fantaisies pourrait intéresser un cœur dévoué, et
alors seulement je pourrais me décider à faire ce qui m’a toujours paru
la chose la plus pénible de ce monde: m’asseoir devant une table pour
noircir du papier; mais, triste débris d’un temps qui n’est plus, ne
tenant plus à rien sur la terre et ne vivant que de souvenirs intimes,
à qui pourrais-je parler si, par impossible, il me prenait envie de
couler en bronze mes bavardages?

—Vous parleriez à cet être mystérieux et tout-puissant qui s’intéresse
à tout ce qui est beau et vrai, à cet être éternellement jeune qui est
partout et qui n’oublie jamais rien de ce qui est digne de mémoire,
le public. Je suis étonné, mon cher chevalier, ajoutai-je, de vous
entendre professer de telles maximes, vous qui êtes un esprit
éminemment religieux et qui pensez que, sans l’amour et le sacrifice,
ce monde que nous traversons serait une caverne de voleurs.

—Ah! vous me battez avec mes propres armes, me répondit-il un jour
en me prenant affectueusement la main. Au fait, vous avez mille fois
raison. En laissant tomber de mes lèvres les paroles dédaigneuses et
amères que vous avez si justement relevées, je ne cherchais qu’un
sophisme pour excuser mon incurable dégoût de tout ce qui est œuvre
et prétention littéraires. La chose que j’ai toujours le plus admirée
dans les annales de la révolution française, c’est la magnifique
réponse de Vergniaud à ceux qui l’accusaient de soulever par sa
correspondance les provinces contre la domination de Paris: «Je n’ai
qu’un mot à dire pour détruire ces calomnies,» répondit avec un
dédain suprême le grand orateur: «c’est que, depuis que je siége à la
Convention nationale, je n’ai pas écrit _une seule lettre_.» Je n’ai
pas l’éloquence du chef de la Gironde, pour me permettre de pousser
aussi loin que lui cette glorieuse indifférence pour les colifichets
littéraires; mais je puis me vanter du moins de n’avoir jamais écrit
que des lettres tout empreintes de l’expression d’un sentiment éprouvé.
Tenez, continua-t-il en ouvrant un tiroir de son secrétaire, voici
l’histoire toute palpitante de ma vie.» C’étaient de nombreux paquets
de lettres de toutes les grandeurs, étiquetées avec le soin minutieux
d’un archiviste. «Voici la dernière lettre que j’ai écrite: elle se
rattache à un épisode douloureux dont vous connaissez quelques détails,
et, comme il y est beaucoup question de musique, je vous autorise à la
lire.»

J’emportai le brouillon de cette longue épître en langue italienne, qui
contenait le récit qu’on a lu.

«Et quelle est la fin de cette histoire? demandai-je au chevalier
quelques jours après.

—Ah! me répondit-il en soupirant, c’est la fin de toute chose en
ce monde; le rêve divin s’est dissipé, et a fait place à la triste
réalité. Si cette histoire peut vous intéresser, je ne demande pas
mieux que de vous la dire; mais alors il faut que vous me permettiez
de remonter le cours de mes souvenirs, car tout se tient et tout
s’enchaîne dans mon obscure existence. Aussi bien, vous me rendrez
un vrai service d’ami en écoutant avec indulgence le récit de mes
divagations. Il n’y a rien de plus pénible dans la vie que d’être le
seul confident de ses douleurs. Que vous êtes heureux, vous autres
artistes, de pouvoir chanter vos peines, comme l’oiseau sur la branche
flexible, et de dissiper en magnifiques accords les orages de votre
cœur!

—Chevalier, lui répondis-je, je vous remercie du témoignage de
confiance que vous voulez bien me donner; mais, prenez-y garde, vous
allez parler devant un indiscret qui a de fréquentes communications
avec le public.

—A votre aise, me dit-il en me tendant la main; je me fie à votre goût
et à la délicatesse de vos sentiments.»

C’est dans la conversation du chevalier, dans sa nombreuse
correspondance, qu’il finit par me communiquer aussi, et dans des
renseignements qui me sont venus d’autre source, que j’ai puisé
l’histoire de cet homme intéressant. J’ai redressé les dates et
complété tous les passages relatifs à l’art musical, qui joue un
très-grand rôle dans la vie du chevalier Sarti, que je vais raconter.



II

BEATA.


Dans une province de l’ancienne république de Venise vivait, vers
la fin du siècle dernier, un prêtre de cinquante ans, qui, par
l’austérité de ses mœurs et l’abondance de ses aumônes, s’était acquis
la réputation d’un saint. Fils d’un grand seigneur, on disait que,
pour expier une passion qui contrariait les vues ambitieuses de son
père, il avait passé quinze ans dans une prison d’État. Il n’en était
sorti qu’à la mort de la femme qui avait été la cause innocente de ses
malheurs. Il embrassa alors la carrière ecclésiastique; mais, fatigué
par les chagrins et les privations d’une longue captivité, il lui avait
été impossible d’accepter un rôle actif dans la milice de l’Église.
Il vivait avec un frère qui par sa sollicitude cherchait à cicatriser
les profondes blessures de la tyrannie paternelle. On disait dans le
peuple des environs que ce prêtre ne se nourrissait que de cendres et
de prières. Il était grand, d’une maigreur effrayante. Un visage jaune,
des yeux éteints, la tête constamment penchée sur sa poitrine, tout
accusait en lui les ravages d’une grande douleur. Jamais on ne l’avait
vu sourire, jamais il ne cherchait à égayer le fond de ses tristes
pensées. Toujours taciturne, il ne répondait que par des monosyllabes
et s’enveloppait dans sa douleur. Sa charité, sa douceur, ses
souffrances, le mystère de son amour, avaient inspiré à tout le monde
une tendre pitié. Sévère pour lui-même, il était plein d’indulgence
pour les autres, surtout quand il s’agissait des faiblesses du cœur.
On allait le consulter comme un oracle, on implorait sa bénédiction.
Tous les jours de l’année, quelque temps qu’il fît, il passait par le
village de La Rosâ pour se rendre dans une petite ville voisine, où
était enterrée celle que le nombre des années et les consolations de
la religion n’avaient pu lui faire oublier. Là, se prosternant sur la
pierre de sa tombe, qu’il couvrait de fleurs et de larmes, il passait
des heures entières dans une profonde méditation; puis il s’en revenait
silencieux et triste, les yeux tout rouges et le visage défait. Lorsque
les enfants de La Rosâ l’apercevaient de loin, ils s’écriaient: _Ecco
il santo, il santo_, «voici le saint!» et ils couraient au-devant de
lui, touchant du bout des doigts les plis de sa soutane et faisant
ensuite le signe de la croix.

Parmi les enfants qui accouraient ainsi au-devant de l’abbé, il y en
avait un surtout qui était toujours le premier à guetter son passage.
Il s’agenouillait sur la route, et, les mains jointes sur sa poitrine,
il lui disait avec une grâce charmante: «_Santo padre_, bénissez-moi!»
Ce joli enfant avait fait impression sur le pauvre abbé; c’était
comme un rayon de soleil qui avait pénétré dans son âme. Un jour que
Lorenzo, c’était le nom de l’enfant, demandait à l’abbé sa bénédiction
ordinaire, il lui offrit quelques fleurs en disant: «Tenez, _santo
padre_, ajoutez-les aux vôtres.» Vivement ému, le pauvre abbé fondit
en larmes, prit l’enfant dans ses bras, le couvrit de baisers, et le
remit à sa mère sans proférer une parole. Depuis ce jour, il souriait
en passant aux doux regards de Lorenzo, et s’arrêtait pour le caresser.
Tout le monde fut émerveillé de cet incident, toutes les mères
enviaient le bonheur de Catarina Sarti.

Catarina était la veuve de l’un de ces petits nobles vénitiens à
qui les grands seigneurs du Livre d’or abandonnaient volontiers les
fonctions subalternes de l’État. Son mari était mort consul de la
république dans un port de l’Orient, et l’avait laissée avec un enfant
et sans fortune. Catarina, encore jeune, était une très-jolie personne,
d’une rare distinction de manières et de sentiments. Elle vivait d’une
petite pension que lui faisait un riche sénateur dont son mari avait
été le client. Son enfant, Lorenzo, était à la fois le charme et la
grande préoccupation de sa vie. Une jolie tête blonde, de beaux yeux
noirs, un visage qui s’épanouissait avec bonheur, et une peau d’un
tissu si délicat que la moindre émotion la colorait d’un vif incarnat,
telles étaient les qualités extérieures du jeune Lorenzo.

La vivacité de son esprit qui se prenait à toutes choses, la sagacité
de ses reparties et la gentillesse de ses manières, faisaient du fils
de Catarina un enfant vraiment intéressant. Aussi, lorsqu’il jouait
devant sa porte, ses longs cheveux blonds flottant sur les épaules, on
s’arrêtait pour le voir, et les jeunes filles le prenaient dans leurs
bras, le caressaient comme un _bambino_. Catarina était idolâtre de
son enfant; un regard, un baiser de Lorenzo, la consolaient de toutes
ses peines. Rien ne lui coûtait, aucun sacrifice ne lui paraissait
impossible quand il s’agissait de ce fils bien-aimé. Elle aurait voulu
lui alléger le poids de la vie et le couvrir de son amour comme d’une
tunique sacrée qui le préservât des outrages de l’homme et de la
nature. Qu’elle était heureuse lorsque, vers le soir, elle s’asseyait
à la porte de sa jolie petite maison, sous l’ombrage frais d’une vigne
généreuse et d’un grand figuier tout chargé de fruits délicieux!
Les derniers rayons du soleil venant expirer sur les feuilles de la
treille infiltraient dans ce réduit paisible une lumière douce et
mélancolique. Un pauvre chardonneret aveugle chantait tristement
dans sa cage et semblait regretter la clarté du jour qu’il ne devait
plus revoir. Catarina, tenant Lorenzo sur ses genoux, pressant entre
ses mains sa tête charmante, lui disait de ces jolis riens, de ces
ravissantes niaiseries de la tendresse maternelle, dans le dialecte le
plus mélodieux qu’il y ait au monde, le dialecte vénitien. «_Tesoro
mio_, lui disait-elle, m’aimes-tu bien? J’ai rêvé que tu voulais me
fuir, est-ce bien vrai, _viscere mie_?» Et, prenant au sérieux son
propre badinage, elle fixait sur lui des regards attendris et pleins
d’inquiétude. Le plus souvent ces mots sans suite étaient ajustés sur
une cantilène suave très-répandue parmi les habitants de La Rosâ.
Pieuse et dévote comme une Italienne, Catarina mettait un soin extrême
à remplir le cœur de son enfant de principes consolateurs. Dans
l’effusion naïve de son âme, elle ne cessait de lui répéter: «_Lorenzo
mio_, il faut être obéissant et laborieux, parce qu’ainsi l’ordonne
celui qui est mort pour nous. Oh! c’est qu’il aime bien les petits
enfants, notre Seigneur Jésus-Christ! Et quand ils sont sages et qu’ils
disent bien leurs prières, il les reçoit en paradis.

—Qu’est-ce qu’on voit en paradis, ma mère? demandait Lorenzo.

—On y voit des anges et on y mange du pain d’or qui est plus doux
que le miel, et si tu veux y aller aussi, il faut t’agenouiller soir
et matin devant la _madonna_ et la prier de te prendre sous sa divine
protection.»

Au nombre des qualités aimables qui distinguaient le jeune Lorenzo,
nous aurions tort d’oublier une très-jolie voix de soprano et une
mémoire heureuse qui retenait facilement les mélodies les plus
fugitives. Sa mère, qui avait quelques notions de musique, avait
préparé son instinct en lui chantant de ces jolies barcarolles
vénitiennes dont elle était abondamment pourvue. Souvent la voix de
la mère et celle du fils s’attiraient et se mêlaient ensemble comme
deux rayons de lumière d’intensité différente. Ces petits concerts de
famille, où dominaient les intervalles caressants de _tierce_ et de
_sixte_, avaient établi la réputation de Lorenzo dans le village de La
Rosâ. Il n’y avait point de fête à laquelle il ne fût invité, il n’y
avait point de cérémonie où Lorenzo ne fît entendre sa jolie voix.

Parmi les petits camarades qu’il fréquentait, il y en avait un qu’il
affectionnait plus particulièrement que les autres. Il s’appelait Zopo
et appartenait à une famille honorable qui demeurait juste en face de
la maison de Catarina. Toujours ensemble, ces deux enfants échappaient
souvent à la surveillance maternelle, et ils couraient au loin dans
les champs, se roulant dans les prés et furetant les buissons pour
y dénicher des oiseaux. Lorsque la faim les prenait, ils grimpaient
sur un mûrier et se rassasiaient de ses fruits savoureux, puis ils
descendaient et venaient s’endormir sous son ombrage hospitalier. Les
heures s’envolaient ainsi rapides, emportant avec elles cette béatitude
des premiers jours de la vie qu’on ne retrouve plus. Très-souvent
aussi Lorenzo et son jeune ami, prenant chacun deux morceaux de bois
en guise de violon, allaient marmottant de maison en maison une espèce
de _canzonetta_ populaire qui se terminait par ces paroles: _Ahi! che
partenza amara_! «Hélas! quel départ douloureux!» Les jeunes filles
accueillaient Lorenzo avec une prédilection marquée et lui faisaient
chanter tout seul le refrain connu. «Bravo, lui disaient-elles en le
couvrant de baisers, bravo, _anima mia_, tu chantes comme un ange _del
paradiso_.»

Un jour de Pâques de je ne sais plus quelle année, il faisait un
temps admirable. Le souffle du printemps épanouissait de sa chaude
haleine le bourgeon des plantes et le cœur des jeunes filles. Toute
la population de La Rosâ était sur pied, joyeuse, éclatante de mille
couleurs. Les femmes avaient leurs cheveux noirs roulés en tresses
pressées, sur lesquelles brillaient quelques épingles d’or qui en
affermissaient l’élégant édifice. Une petite quenouille d’argent
faisait saillie du côté gauche de la tête, et son léger fuseau, attaché
par une chaînette du même métal, se balançait avec grâce. Un bel œillet
de couleur pourpre, la fleur favorite des Vénitiennes, ornait le
côté opposé de la tresse et penchait galamment sur l’oreille droite.
Un corsage bleu étreignait la taille et montait en s’évasant pour
cacher dans ses replis moelleux de charmants trésors. Les plus riches
avaient le cou enlacé d’une chaîne d’or à petits anneaux, au bout de
laquelle pendait une croix. Un bas très-blanc, parsemé de petitefleurs
idéales, un soulier de soie rose à grands talons, un _zenzale_ ou
voile gracieusement fixé sur le haut de la tête, complétaient le
costume très-coquet de ces _villanelle_. Les hommes portaient un habit
à grandes basques, un gilet de drap rouge, des culottes de velours
bleu, de gros souliers à boucles d’argent, une belle ceinture de soie
cramoisie nouée au flanc gauche et cachant le manche d’un stylet. Le
tout était surmonté d’un chapeau à larges bords retroussés. Sous le
chapeau posé crânement sur l’oreille, on voyait un bonnet de soie
à raies rouges et blanches, dont la houppe descendait jusqu’à la
poitrine. Tout ce monde était sur la place du village, emplissant l’air
d’éclats de rire et attendant l’heure de la messe. La fête devait être
magnifique. On avait fait venir l’organiste de Bassano, et Lorenzo
devait chanter un petit motet que lui avait enseigné le curé de La
Rosâ, assez bon connaisseur en musique. Une vingtaine de jeunes filles
choisies parmi les plus habiles avaient appris un cantique à l’unisson,
qui devait aussi faire partie de la cérémonie.

Tout à coup la cloche sonne, la foule s’ébranle et se dirige vers
l’église, dont le campanile élégant pointait au loin dans l’horizon.
L’église était aussi revêtue de ses plus beaux ornements. Chaque saint
était paré de ses habits de fête, qu’il tenait de la pieuse libéralité
de ses adorateurs. Les mystères du sacrifice divin s’accomplirent avec
un ordre parfait, et, après quelques simples accords qui répandirent
dans l’église une sonorité vague, après que les jeunes filles eurent
murmuré leur cantique de grâce, dont l’expression était aussi chaste
que le fond de leur cœur, Lorenzo chanta d’une voix limpide ces mots
consolateurs: _O salutaris hostia!_ et tout le monde fut ravi du
sentiment naïf et touchant dont il semblait pénétré. Catarina fut bien
heureuse du succès de son enfant. Le reste de la journée se passa en
jeux divers, à rouler des œufs dorés sur une pente de terre glaise,
à danser sur une pelouse fleurie, à se parler tout bas au coin d’une
haie parfumée, à se presser la main à la clarté discrète de la lune. O
printemps de la vie, aspirations douces et charmantes de la religion et
du premier amour, pourquoi vous envolez-vous si vite?

Parmi les notables habitants du village de La Rosâ, où s’écoulait
l’enfance de Lorenzo, il y avait un certain Giacomo Landi, qui jouait
un rôle assez important. Il était barbier de son état, et joignait
à cette profession utile un goût très-vif pour la musique, dont
il ne connaissait pas une note. C’était un homme trapu, au visage
rubicond, sur lequel s’épanouissait un nez énorme dont les racines se
dilataient chaque jour à cause de la grande quantité de tabac qu’on
lui faisait absorber. De grosses lèvres qui ne pouvaient se joindre,
une demi-douzaine de dents plantées au hasard, comme des quilles sur
un terrain raboteux, et quelques rares cheveux gris qui grimpaient
péniblement autour de la tête, formaient une physionomie des plus
singulières. Ce corps, que la nature avait traité un peu sans façon,
était animé d’un esprit à la fois jovial et sentencieux, dont le
mélange était assez piquant.

Giacomo Landi avait passé une partie de sa jeunesse près du curé de
Cittadella en qualité d’enfant de chœur, et, bien qu’il n’eût jamais
su lire très-couramment, sa mémoire n’en était pas moins remplie de
toute sorte d’éléments, de vers, de cantiques, de chansons, de légendes
mystérieuses, et surtout d’un grand nombre de fragments des sermons
du curé de Cittadella. Il paraît que ce bon curé avait l’habitude de
citer souvent dans ses homélies les épîtres de saint Pierre et de saint
Paul, car le nom de ces deux apôtres était resté aussi grand dans la
mémoire de Giacomo qu’ils le sont dans l’histoire du christianisme.
Il n’y avait rien de plus curieux que de voir Giacomo, entouré d’un
groupe de paysans dont il était l’oracle, pérorant d’un ton plein
d’importance sur quelques rares nouvelles politiques qu’il plaisait au
gouvernement de la république de Venise de laisser pénétrer dans les
provinces soumises à sa domination. Une grande poignée de tabac sur le
haut du pouce, les yeux écarquillés et les sourcils froncés, Giacomo,
d’une voix solennelle, terminait toutes ses harangues par cette phrase
invariable: _Ecco cosa dicevano san Pietro e san Paolo._ «Voici ce que
disaient saint Pierre et saint Paul.»

C’était le plus souvent au cabaret que Giacomo aimait à étaler les
bribes de son érudition sacrée. Là, attablé devant un _fiasco_ de bon
vin de Bassano, excité par le choc des verres et les applaudissements
de ses nombreux admirateurs, sa verve éclatait comme un feu d’artifice
aux gerbes les plus bizarres.

Nous avons dit que Giacomo avait un goût prononcé pour la musique, dont
il ignorait jusqu’aux plus simples éléments; mais son oreille était
si juste, sa mémoire si heureuse et si bien fournie de refrains, de
_canzonnette_ et de noëls de toute espèce et de toutes les époques,
qu’il semblait improviser tout ce qu’il chantait de sa voix de basse
peu étendue, mais sonore et assez agréable. Aussi Giacomo était-il
l’organisateur de toutes les fêtes, la joie des enfants et des jeunes
filles, dont il excitait la gaieté par des propos galants et des
contes malicieux qu’il inventait à leur intention, en mêlant à ces
fictions de sa fantaisie, quel qu’en fût le caractère, son invariable
citation: _Ecco cosa dicevano san Pietro e san Paolo._ Aux longues
veillées d’hiver, Giacomo visitait les étables des cultivateurs aisés,
où il était attendu et accueilli avec empressement. Dans ces réunions
paisibles, qui avaient pour but apparent quelques travaux de ménage, et
qui étaient pour la jeunesse un prétexte à des loisirs plus charmants,
Giacomo trouvait toujours un auditoire empressé d’entendre ses sermons
et ses improvisations burlesques, où l’histoire sacrée et profane, la
légende et le conte quelquefois libertin se mêlaient dans un désordre
pittoresque qui n’était pas, je vous l’assure, un effet de l’art.
Lorsqu’il arrivait à l’une de ces veillées, c’était à qui s’emparerait
de lui pour savoir les nouvelles du jour ou pour se faire dire la bonne
aventure: car Giacomo, comme les bardes primitifs, réunissait tous les
dons de la sapience et du gai savoir. Le plus souvent il apportait avec
lui une vieille guitare fêlée dont il s’accompagnait par des fragments
d’accords empruntés à la _tonique_ ou à la _dominante_, ces deux pivots
de l’harmonie antédiluvienne. Giacomo affectionnait beaucoup le jeune
Lorenzo, qu’il amusait par ses chansons et ses contes à dormir debout.

Un soir que Giacomo s’était rendu à la veillée chez son compère
Battista Groffolo, un des plus riches fermiers de La Rosâ, il y trouva
très-joyeuse compagnie. Dans une vaste et belle écurie très-proprement
tenue, où ruminaient une douzaine de grands bœufs étendus sur une
litière fraîche et odorante, il y avait un grand nombre de jeunes
gens des deux sexes diversement occupés. Des lampes en fer à la forme
antique, suspendues à une corde au milieu de l’étable, éclairaient
à peine d’une lumière jaunâtre les groupes les plus rapprochés, et
projetaient sur tout le reste une ombre vacillante propice aux doux
mystères. Les femmes filaient, cousaient, tricotaient; les hommes
écossaient des pois ou dévidaient de la laine, occupations légères
qui laissaient à l’esprit une liberté suffisante. C’était le moment
favorable pour les longues histoires, les vieux contes et les tendres
déclarations. Dans un coin de l’étable, plusieurs jeunes filles
s’étaient groupées autour de l’une de ces lampes dont nous venons de
parler: elles travaillaient, riaient, chuchotaient, échangeant de
doux regards et d’agaçantes paroles avec quelques jeunes _contadini_
délurés qui se tenaient près d’elles. La plus éveillée de ces jeunes
filles, celle qui paraissait dominer les autres par son esprit et sa
gaieté bruyante, était Zina, la fille de Battista Groffolo, le maître
de la maison. Elle tenait sur ses genoux Lorenzo, qu’elle caressait
et faisait babiller comme un sansonnet. A l’apparition de Giacomo au
milieu de tout ce monde si bien disposé à la distraction, il se fit un
grand brouhaha.

«_Sapientissimo dottore_, lui dit aussitôt Zina d’un air moqueur, que
nous apprendrez-vous de nouveau aujourd’hui? Quels sont les mariages
et les fêtes qui se préparent, et comment se portent les habitants de
Cadolce, où vous allez si souvent prêcher à l’_osteria della Luna_?

—Vous êtes la plus malicieuse jeune fille de La Rosâ, lui répliqua
Giacomo avec bonhomie, et, pour vous punir de l’indiscrétion de votre
langue, qui s’exerce si souvent à mes dépens, je ne vous dirai pas un
secret qui vous concerne et qui m’a été confié par un beau jeune homme
de Bassano.

—Ah! vous voulez détourner la conversation en excitant ma curiosité
féminine, répondit Zina un peu intriguée; mais vous n’y parviendrez
pas, _dottor mio_. Tenez, je vous offre la paix, si vous voulez nous
chanter une belle _canzonetta_ bien longue, et que nous puissions
retenir pour vous faire honneur.

—Non, non, répliquèrent les autres jeunes filles; contez-nous plutôt
une belle histoire d’amour, une histoire qui ne se trouve pas dans les
épîtres de saint Pierre et de saint Paul.»

A ces mots, Giacomo éprouva une joie secrète qu’il ne sut pas contenir.
Il était ravi qu’on lui offrît l’occasion de faire briller sa faconde
et de tirer de sa mémoire un de ces vieux contes qui s’y trouvaient
enfouis depuis son enfance.

«Que vous raconterai-je? dit-il d’un air important. Je voudrais trouver
un sujet qui fût digne des beaux yeux qui me regardent.

—Pas mal commencé, répondit Zina en riant.

—Ma foi, je vais vous dire une vieille histoire que je tiens du
vénérable curé de Cittadella, et qui remonte à je ne sais plus quelle
génération. Je désire qu’elle vous intéresse; ce sera une preuve en
faveur de mon goût.

—De mieux en mieux, repartit encore l’intarissable Zina; nous vous
écoutons toutes, _le orecchie spalancate_.»

Après avoir aspiré une large prise de tabac, Giacomo commença ainsi
d’une voix sonore:

«Il y avait autrefois un roi....

—Et une reine, sans doute, dit tout bas Zina en se pinçant les lèvres.

—C’est possible, mais l’histoire ne le dit pas. Je le répète, il
y avait un roi qui, chassé de sa patrie par un peuple ennemi, vint
aborder les côtes de la mer Adriatique. Heureux d’avoir échappé à
l’inconstance de la fortune et à celle des flots, ce roi s’avança dans
les terres de la Vénétie, et vint fonder une ville qui existe encore
et que vous connaissez tous, Padoue. Ce prince s’appelait Antoine, et,
comme c’était un prince pieux et reconnaissant, il fit bâtir une église
magnifique en l’honneur de son patron. C’est depuis lors que _il
Santo_ de Padoue est vénéré dans toute l’Italie.

«A quelque distance de la ville, dans les fermes du roi, il y avait un
jeune pâtre d’une figure intéressante, plein de grâce et de modestie.
Il était chargé de conduire un nombreux troupeau de chèvres, et il
passait sa vie au milieu des forêts sombres et des vastes prairies.
Lorsque la solitude pesait trop à son cœur, il détachait une branche
de bouleau, s’en faisait un chalumeau qui répandait sa tristesse en
sons plaintifs et doux que la brise emportait au loin et que l’écho
répétait. Très-souvent aussi il cherchait à soulager son âme agitée
par de vagues désirs en implorant la protection de saint Antoine. Quel
était donc son mal, et de quoi se plaignait-il?

«Un jour le jeune pâtre vit au penchant d’une colline, à l’ombre d’un
bois d’oliviers, une jeune femme qui paraissait écouter avec intérêt
la mélodie suave que murmurait son chalumeau: c’était Nisbé, la fille
unique du roi. Elle fuyait le bruit de la ville, et venait respirer
l’air des champs en marchant au hasard le long d’un ruisseau dont les
eaux limpides reflétaient son image. Frappée des sons mélodieux qui
se faisaient entendre, Nisbé s’arrête, prête l’oreille, et cherche à
découvrir la cause du plaisir qui la charme. Elle voit le jeune pâtre,
remarque sa beauté, et s’étonne de rencontrer tant de distinction
dans un homme d’une condition aussi obscure. Nisbé s’assied au bord
du ruisseau, fixe ses beaux yeux sur l’objet qui la captive et
s’abandonne au cours de ses pensées. Elle revient le lendemain, puis
le jour suivant, et puis tous les jours, entraînée qu’elle était par
une force fatale. Enfin Nisbé s’approche de Silvio (c’était le nom du
jeune pâtre), le questionne sur sa famille, s’intéresse à ses travaux,
à ses espérances, et lui promet la protection de son père. Vous le
savez mieux que moi, _care mie_, ajouta Giacomo d’un air qui voulait
être malicieux, l’amour est un grand maître, qui mène loin ceux qui
fréquentent son école. Silvio et Nisbé n’ignorèrent pas longtemps le
sentiment qu’ils avaient conçu l’un pour l’autre; de doux regards les
eurent bientôt initiés au mystère de leurs cœurs. On a vu des rois
épouser des bergères, dit un vieux proverbe; mais j’ignore s’il y a
jamais eu des princesses qui aient épousé des bergers: saint Pierre et
saint Paul se taisent complétement sur ce sujet. Tout ce que je puis
vous assurer, c’est que le père de Nisbé ne voulait pas de Silvio pour
son gendre; il reprocha à sa fille la bassesse de son inclination, et
lui défendit de sortir de la ville en lui annonçant que, sous peu de
jours, elle deviendrait la femme d’un prince son ami.

«Or, il faut que vous sachiez que Nisbé était née bien loin, bien loin
d’ici, presque au bout du monde, tout près de la demeure du soleil,
dans un pays où règne un éternel printemps, où coulent incessamment des
ruisseaux de miel, où les figues mûrissent en un jour, où les oiseaux
au plumage d’or chantent des hymnes ravissants, où la vie s’écoule
comme un fleuve docile, et où chaque heure apporte une félicité
nouvelle. Dans cette terre de béatitude qui touche au paradis, les
dieux communiquent souvent avec les hommes pour se reposer du poids
de leur immortalité. Une déesse de l’Olympe avait conçu une passion
ardente pour le roi qui est le sujet de cette histoire, et la charmante
Nisbé était le fruit de cette union mystérieuse. Sa mère lui avait
légué le don funeste de ne jamais mourir, et peut-être aussi un cœur
sensible et trop disposé à se laisser toucher par un homme que la
destinée avait placé si loin d’elle. En recevant de son père l’ordre
de ne plus voir Silvio, Nisbé en fut tout attristée. Un voile sombre
s’étendit sur sa vie, jusque-là si douce et si sereine. Dans l’excès de
sa douleur, Nisbé suppliait sa mère d’arrêter le nombre de ses jours.
«Bienheureuses les femmes, disait-elle, que la mort vient arracher aux
peines de leur cœur! car, sans amour, l’immortalité est le plus cruel
des supplices. O ma mère, tranche le fil de ma vie, transforme-moi en
une fleur des champs, en un arbre de la forêt, ou bien fais de moi et
de Silvio deux oiseaux du ciel, pour que nous puissions nous aimer en
liberté.»

«Soulagée par cette prière, Nisbé s’endormit. La déesse, touchée du
sort de sa fille, lui envoya des rêves consolateurs qui lui firent
espérer une délivrance prochaine. Le lendemain Nisbé, se trouvant moins
rigoureusement surveillée, quitta furtivement le palais de son père
et courut auprès de Silvio. Leur joie à tous deux fut extrême. Assis
l’un près de l’autre, ils se comblaient des plus chastes caresses de
l’amour, lorsqu’ils aperçurent des gardes du roi qui venaient à eux:
«Idole de mon âme! s’écria tout à coup Nisbé, tu le vois, il faut nous
quitter. Les hommes sont jaloux de notre bonheur, et il n’y en a plus
pour nous sur cette terre; mais, console-toi, une voix secrète me dit
que nous nous reverrons ailleurs ...» Et Silvio vit alors s’échapper de
ses bras palpitants une blanche colombe qui s’envola vers les cieux. Il
resta immobile d’étonnement et de frayeur. Les mains levées comme pour
saisir l’objet adoré, sa langue ne put proférer une parole. L’histoire
ajoute que les dieux, touchés de la douleur de ce jeune mortel,
changèrent Nisbé en une étoile charmante, la plus belle de la voûte
céleste, celle qui se lève avant l’aurore, qui se couche la dernière
pour servir de flambeau aux amants heureux, et qu’on appelle depuis
lors _l’étoile du berger_.»

La légende qu’on vient de lire, et que Giacomo avait racontée dans
toute la naïveté de son âme, était très-répandue dans les provinces de
la république de Venise. C’est un commentaire de ces vers bien connus
du premier livre de l’_Énéide_:

  Antenor potuit, mediis elapsus Achivis,
  Illyricos penetrare sinus....

dans lesquels le poëte latin raconte l’histoire d’Anténor, qui pénétra
heureusement dans le golfe d’Illyrie, s’avança jusqu’au fond du royaume
des Liburniens, où il fonda la ville de Padoue, qui devint le refuge
des Troyens fugitifs. Ce conte, où se mêlent et s’entre-croisent les
ressouvenirs de l’antiquité avec l’histoire moderne, et dans lequel la
poésie de la nature comme la comprenaient les Grecs se confond avec
les pieuses légendes du christianisme, est un trait caractéristique
de la double civilisation dont l’Italie a été le théâtre. A vrai
dire, le paganisme n’y a jamais été complétement vaincu, et Dante, en
choisissant Virgile pour le guider à travers les cercles mystérieux de
la cité catholique, a exprimé d’une manière saisissante et profonde ce
double caractère toujours persistant de la civilisation italienne.

Parmi les fêtes populaires des provinces de la Vénétie où l’on
retrouvait encore les traces de cette civilisation complexe, la fête
de la Nativité était une des plus pittoresques. La veille au soir du
saint jour de Noël, la principale auberge de La Rosâ était éclairée
d’une manière tout à fait inusitée. Une partie de la population s’y
trouvait réunie dans l’attente d’un grand événement. Au milieu de la
cuisine, assez spacieuse, on avait dressé une estrade sur laquelle
était placé un fauteuil recouvert d’un vieux tapis qui simulait la
pompe d’un trône royal. Une étagère qui montait jusqu’au plafond était
chargée de vaisselle et de vases reluisants qui reflétaient la flamme
joyeuse d’un foyer devant lequel tournaient, comme des âmes en peine,
une demi-douzaine de belles oies onctueuses et appétissantes. Une
longue table couverte d’une nappe blanche, de brocs remplis de vin et
de tous les autres objets nécessaires, indiquait les préparatifs d’un
festin qui devait bientôt avoir lieu. Au coup de dix heures, Battista
Groffolo, le riche fermier dont nous avons parlé plus haut, fit son
entrée dans la salle de l’auberge; affublé d’un manteau rouge, la tête
ornée d’une espèce de couronne dentelée en papier doré, il ressemblait
à l’une de ces vieilles figures de rois bibliques qui servent
d’enseigne aux hôtelleries rustiques dans presque toute l’Europe.
Battista Groffolo monta sur l’estrade, s’assit avec gravité, et, à un
signe qu’il fit de la main, tous les assistants s’inclinèrent avec
respect. Après quelques instants de silence, on entendit frapper à la
porte de l’_osteria_ et l’on vit apparaître trois figures étranges, un
vieillard, une jeune fille et un enfant, habillés comme des magiciens
de théâtre: c’était Giacomo, Zina, la fille de Battista Groffolo,
et Lorenzo, qui représentaient les trois mages de l’Évangile, avec
le caractère distinctif que la tradition accorde à chacun de ces
personnages vénérables. Giacomo avait pris avec lui sa vieille guitare,
et tous trois portaient, suspendu au cou par un large ruban de soie
rouge, un petit coffret qui contenait l’offrande consacrée par la
légende.

Les trois mages s’approchèrent du trône du roi, et Giacomo demanda
d’une voix respectueuse: «Où donc est le roi des Juifs qui vient de
naître? car nous avons vu son étoile en Orient, et nous venons pour
l’adorer.» A ces paroles, un grand murmure s’éleva du milieu de la
foule. Hérode et sa cour parurent consternés. Cependant on fit asseoir
les trois mages, on leur rendit les devoirs de l’hospitalité, on leur
lava les pieds, et puis on les invita à prendre des forces pour la
continuation de leur saint pèlerinage. Le roi Hérode, les trois mages
et les principaux dignitaires de la cour prirent place à la table du
festin. Giacomo, animé par de copieuses rasades, oubliant le rôle dont
il était investi, voulut haranguer l’assemblée au nom de saint Pierre
et de saint Paul, et déjà il avait lancé sa fameuse citation: _Ecco
cosa dicevano_..., lorsqu’on lui fit observer qu’en sa qualité de
mage, il lui était impossible d’invoquer les deux grands apôtres dont
les épîtres sont postérieures à la mort de Jésus-Christ. Sans être
parfaitement convaincu de la justesse de cette observation, Giacomo
consentit à suspendre son discours. Après ce petit épisode, on se leva
de table; le roi Hérode remonta sur son trône, et il dit aux mages
qui l’écoutaient: «Allez, informez-vous de l’enfant, et, lorsque vous
l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que j’aille aussi l’adorer.»

Les mages s’inclinèrent avec respect et sortirent de la salle. Ils
trouvèrent le village illuminé. Les fenêtres des principales maisons
étaient garnies de flambeaux et de jeunes filles déguisées sous les
costumes les plus bizarres et les plus divers, qui criaient aux
voyageurs: «Ohé! ohé! voici le roi des Juifs que vous cherchez!» et,
avec ces cris insultants, elles jetaient à la tête des voyageurs une
sorte de mannequin en paille qui simulait un enfant au maillot. Les
mages traversèrent toute cette foule de mécréants dans un profond
silence, paraissant insensibles aux injures dont ils étaient l’objet.
Ils arrivèrent ainsi en pleine campagne, suivis d’une cohue d’enfants
et de femmes, et précédés de loin par un char à deux roues et de forme
antique qui était traîné par des bœufs. Sur ce char, qui ressemblait
assez à celui que montaient jadis les triomphateurs romains, il y avait
quatre jeunes gens tenant chacun à la main une longue torche de résine
dont la flamme pétillante s’élançait dans les airs. Les ombres que
projetait cette lumière épaisse enveloppaient le char et dérobaient
entièrement aux yeux de la foule les détails de cette naïve mise en
scène, par laquelle on voulait représenter la mobilité de l’étoile
prophétique.

C’était par une nuit d’une sérénité admirable que s’accomplissait
cette pieuse et touchante cérémonie. Le firmament était radieux, les
étoiles scintillaient d’une manière extraordinaire, l’air était doux,
l’obscurité et le silence régnaient dans la nature. On n’entendait de
temps en temps que les bêlements des moutons enfermés dans les fermes
du voisinage, que le cri plaintif de quelque oiseau mal abrité, que
les sons expirants d’une voix lointaine. Une douce et vague tristesse
remplissait les cœurs, lorsque, Giacomo frappant quelques accords
sur sa vieille guitare, les trois mages se mirent à chanter une
naïve complainte, en continuant leur chemin. Cette complainte était
un fragment d’une litanie de Lotti, célèbre compositeur vénitien du
commencement du XVIII^e siècle, et dont la mélodie suave s’était égarée
dans les contrées riantes des bords de la Brenta, où elle avait été
apportée sans doute par quelque noble dame, et y avait germé, comme
ces grains de semence que laissent tomber les oiseaux voyageurs,
messagers dociles d’une volonté mystérieuse. La mélodie de Lotti,
arrangée à deux parties par une main inconnue, était très-populaire
dans les provinces de terre ferme, où elle passait pour un de ces
chants naïfs qui semblent s’exhaler de la terre féconde comme les
parfums de l’aubépine en fleur. Giacomo était chargé de rendre la
partie de basse, tandis que Zina et Lorenzo chantaient à l’unisson la
partie de soprano. Voici quelles étaient les paroles de ce charmant
noël:

 Étoile mystérieuse, dont nous suivons depuis si longtemps les traces
 mobiles et toujours nouvelles, conduis-nous enfin vers le berceau
 de l’enfant qui a été promis au monde pour la félicité des hommes.
 Avertis par ta clarté propice, nous venons des extrémités de l’Orient
 pour adorer le Christ annoncé par les prophètes, et nous lui apportons
 de l’or, de l’encens et de la myrrhe, ce que renferme de plus précieux
 le pays de nos pères. Courbés sous le fardeau des ans, nous venons à
 toi, enfant miraculeux, pour que tu dissipes les ténèbres qui nous
 enveloppent de toutes parts, pour que tu arraches de nos cœurs flétris
 ce doute funeste, que nous a légué le génie du mal. Sois mille fois
 béni, ô roi d’Israël! Que ta lumière s’élève sur l’abîme de nos
 misères, que ta parole sainte purge nos âmes souillées et qu’elle nous
 réconcilie avec le Dieu créateur! O Christ rédempteur, que ton nom
 soit béni à jamais!

La voix mordante de Giacomo, celles plus agréables de Zina et de
Lorenzo, harmonieusement groupées ensemble, s’exhalaient ainsi en doux
accords, pendant que le cortége continuait sa marche et que les mages
entraient dans chaque maison un peu importante qu’ils trouvaient sur
leur chemin. Ils y étaient reçus avec une pieuse cordialité, et ils
allaient se prosterner, dans un coin de l’étable, aux pieds de l’enfant
Jésus couché dans la crèche et entouré de la sainte famille.

Après ces diverses stations, les mages reprirent le cours de leur
pèlerinage, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés devant la grille d’un
château, où ils furent introduits par un domestique en livrée. On les
conduisit dans un grand salon, rempli de seigneurs et de nobles dames.
Giacomo salua humblement la compagnie, et, après avoir frappé sur sa
vieille guitare les deux seuls accords qui lui fussent familiers, tous
les trois recommencèrent à chanter le noël dont nous avons traduit les
paroles. La noble compagnie parut satisfaite de l’effet de l’ensemble,
mais on remarqua surtout la voix fraîche de Lorenzo, dont la grâce
enfantine avait déjà attiré les regards. Une jeune demoiselle, qui
paraissait parler avec autorité, fit approcher Lorenzo, et lui demanda
avec douceur:

«Avez-vous des frères et des sœurs, mon bel enfant?

—_No, signora_, répondit-il en rougissant un peu, je suis le seul
enfant de ma mère.

—Aimez-vous bien votre mère?

—Autant que j’aime le bon Dieu, dit-il sans la moindre hésitation.

—Voilà une réponse qui annonce un cœur aussi pur que votre front.»

Et un murmure d’approbation générale accompagna cet éloge.

La _gentildonna_, attirant alors Lorenzo plus près du canapé où elle
était assise, lui dit avec un doux sourire:

«Sans doute vous ne voudriez pas la quitter, cette mère que vous aimez
tant?

—Si c’était pour son bonheur! répondit avec empressement Zina, qui
avait compris toute la portée de cette question.

—Par exemple, répliqua la noble demoiselle en jetant les yeux sur un
vieillard silencieux qui était assis en face d’elle, de l’autre côté du
foyer, vous plairiez-vous avec nous, mon bel enfant?

—_O santa Maria!_ s’écria encore Zina, qui, dans son affection pour
Lorenzo, devançait ses réponses, ce serait bien heureux pour l’enfant
et pour sa mère!

—Eh bien! nous causerons de cela plus longuement demain,» reprit la
noble demoiselle; et, à un signe gracieux de sa main, les trois mages
se retirèrent.

A une petite lieue de La Rosâ, sur la belle route qui conduit de Padoue
à Bassano, toute parsemée de hameaux pittoresques, de nombreuses
hôtelleries et de riches vergers, se trouvait le charmant village de
Cadolce, et dans ce village on remarquait une des habitations les
plus délicieuses de la terre ferme. Elle était assise sur le penchant
d’une colline, adossée à la lisière d’un bois qui répandait au loin sa
fraîcheur et son ombrage tutélaire. Le château, entouré de portiques,
était vaste et d’une architecture élégante. Son toit à l’italienne
se détachait de la verdure qui l’environnait et s’épanouissait au
soleil, comme un caprice de fée. Ce château était du XVI^e siècle; il
avait été construit par Palladio, avec les débris de vieux monuments
de la Grèce. Le château était séparé de la route par un large fossé
rempli d’eau et par une longue grille dorée qui laissait entrevoir un
riche parterre rempli de citronniers et des fleurs les plus rares, que
rafraîchissaient des jets d’eau toujours abondants. Une grande quantité
de jolis pigeons et de paons au chatoyant plumage étaient constamment
perchés sur le toit du château, qu’ils remplissaient du bruit de leurs
cris mélancoliques et de leurs roucoulements amoureux. L’intérieur
de ce château répondait à la magnificence de l’extérieur. De grands
appartements somptueusement décorés, des tableaux, des statues, une
bibliothèque choisie, une chapelle, un théâtre, un nombreux domestique,
tout annonçait la résidence d’un grand seigneur. Le village enveloppait
le château et s’étendait le long de la route en jolies maisonnettes
blanches, habitées par une population laborieuse. Cadolce était le
village le plus propre qu’il y eût entre Padoue et Bassano. Ses
habitants avaient une grande réputation de jovialité; ils étaient fous
de plaisir, et il était passé en proverbe que lorsqu’on s’ennuyait,
il fallait aller à Cadolce. Aussi y accourait-on en foule les jours
de fête; on y dansait, on y buvait à perdre haleine. L’auberge de la
_Luna_ était remplie de bons compagnons qui frappaient sur les tables
et brisaient les vitres de leurs dissonances _non préparées_.

Dans une grande et belle pièce de la villa Cadolce, ornée de vieux
portraits de famille, parmi lesquels on remarquait plusieurs doges,
deux personnages s’entretenaient paisiblement. L’un de ces personnages,
enveloppé d’une longue robe noire, les mains croisées derrière le
dos, sa tête blanche légèrement inclinée sur la poitrine, marchait à
pas lents et mesurés. De temps en temps il poussait de gros soupirs
entremêlés de quelques rares monosyllabes qui semblaient s’échapper
avec peine de ses lèvres minces et serrées. «C’est fait, disait-il tout
bas, oui, c’est fait de l’indépendance et de la grandeur de Venise.»

Après un long silence, pendant lequel il ne cessait de marcher, il
reprit, en élevant la voix et en redressant un peu sa tête sexagénaire:
«Cependant, si le sénat voulait m’écouter, nous pourrions voir briller
encore quelques beaux jours; nous aurions des alliés, de l’or, et des
soldats pour nous défendre.»

Il se tut de nouveau, et, ralentissant sa marche, dont il paraissait
fatigué: «Mais, hélas! dit-il, nous sommes vieux, et tout le monde
nous abandonne. Les patriciens sont plus corrompus que le siècle où
nous avons le malheur de vivre; ils tiennent plus à leurs richesses et
à leur lâche oisiveté qu’à l’indépendance de la patrie. Pourvu qu’on
les laisse se promener au Broglio et souper dans leurs _casini_, ils
tendront la gorge au destin qu’on leur prépare.

—Il me semble que Votre Excellence s’exagère beaucoup les dangers
qui menacent la république, dit l’autre personnage, qui était assis
nonchalamment sur un canapé de velours, tenant à la main un vieux
bouquin entr’ouvert dans lequel il essayait de lire de temps en temps.
Les puissances ennemies de l’indépendance de Venise sont trop occupées
de leurs propres affaires pour songer à nous inquiéter.

—Ah! ce ne sont pas les armes des nations intéressées à notre perte
que je redoute pour ma patrie, répliqua le premier interlocuteur;
c’est l’esprit nouveau qui s’élève de tous les coins de l’horizon. Nos
vieilles institutions sont minées par un principe funeste qui échappe
à toute surveillance; les provinces s’agitent, les patriciens sont
désunis, et les citadins aspirent ouvertement à une réforme de l’État.
Il n’est pas jusqu’à nos bons gondoliers qui ne rembrunissent leur
visage; ils nous saluent avec moins de respect et ne chantent plus les
stances du Tasse avec la bénigne gaieté d’autrefois. Oui, mon ami, nous
marchons évidemment à une dissolution de toutes choses.

—Votre Excellence sait mieux que moi que la république est un vieux
vaisseau dont la quille plonge trop avant dans le sein des ondes pour
carguer ses voiles à la moindre brise. Qu’elle se rassure donc, _per
Bacco!_ les lois de Venise sont l’œuvre d’une politique consommée, et
Horace semble avoir prévu les événements qui se préparent lorsqu’il
dit....

—Abbé, tu te trompes. Horace est assurément un grand poëte, qui a dit
des choses admirables sur l’homme et sa destinée; mais, malgré ton
savant commentaire, je doute qu’il ait entrevu les événements dont nous
sommes menacés. Crois-en ma vieille expérience: nous sommes destinés
à voir l’une des plus grandes révolutions de l’histoire. Rien de ce
que tu as lu ne peut être comparé à ce que je redoute. C’est un monde
qui s’écroule. Venise, qui a bravé tant d’orages, et dont les lois
sont l’œuvre du temps et de sa justice, se brisera contre l’écueil
que j’aperçois de loin. Je le répète, nous sommes vieux, la vie nous
échappe, Venise est une lampe près de s’éteindre et qui ne projette
plus qu’une flamme vacillante. On dirait que la nature elle-même
participe à cette évolution mystérieuse; car les saisons, et surtout
le printemps, ne sont plus ce qu’elles étaient pour nos pères. Oui,
oui, mon ami, la terre aussi se refroidit dans l’espace; le soleil se
voile de sinistres nuages, et l’homme perd de sa chaleur et de sa douce
gaieté. Il ne nous reste plus qu’à mourir dans la miséricorde de Dieu.»

En proférant ces dernières paroles, le vieillard se laissa tomber sur
une chaise en couvrant ses yeux de ses mains décharnées.

«_Per Bacco!_ Votre Excellence m’étonne, répliqua l’abbé. Je ne vois
pas que le soleil soit moins éclatant, que les fleurs soient moins
parfumées et le vin de Chypre moins généreux que par le passé. _Eh
vîa! eh vîa!_ laissez là vos sombres présages. Dieu et la nature
sont toujours les mêmes; le mal n’est que dans l’esprit de l’homme.
N’empoisonnons pas l’heure présente par des prévisions malheureuses;
laissons-nous aller doucement au courant qui nous entraîne, en chantant
avec Horace:

  Lætus in præsens animus, quod ultra est,
  Oderit curare, et amara lento
  Temperet risu. Nihil est ab omni
        Parte beatum[9].

Le premier de ces deux interlocuteurs était Marco Zeno, noble Vénitien
dont la famille illustre remontait aux premiers temps de la république.
Toutes celles qui avaient de semblables prétentions historiques
étaient appelées _familles électorales_, parce qu’elles croyaient
descendre des douze tribuns qui, en 679, élurent le premier doge.
Marco Zeno pouvait avoir soixante ans à l’époque où nous place notre
récit. C’était un homme grand et sec, au front large et dépouillé.
Il avait une physionomie expressive, mais sévère; son abord calme,
son regard froid et redoutable vous inspiraient ce respect mêlé de
crainte qui est le propre des hommes habitués au commandement. Quoique
rempli de bienveillance pour toutes les personnes qui vivaient dans sa
familiarité, ses manières n’avaient rien de communicatif. On lisait
dans l’impassibilité de son visage qu’il était né dans une caste
privilégiée et souveraine dont il voulait qu’on respectât les droits.
Les grandes démonstrations répugnaient à sa froide raison. Il ne
pouvait supporter ni la joie bruyante ni la sensibilité trop expansive.
Il aimait les intelligences qui se dominent et qui se manifestent
avec mesure. Il connaissait trop les hommes pour se laisser prendre
aux apparences, et ne croyait facilement ni au dévouement absolu ni à
la méchanceté gratuite. C’était un esprit vaste et rompu au maniement
des affaires. Ayant été ambassadeur de la république de Venise dans
presque toutes les cours de l’Europe, il y avait étudié le mécanisme
des gouvernements, dont il connaissait le fort et le faible. Marco Zeno
n’avait aucun enthousiasme; il se méfiait des mensonges de la parole,
il voulait des faits positifs avant de prendre une détermination;
alors il agissait sans scrupule et sans hésitation. Il croyait à
l’amour, à la haine, à l’amitié, comme à des forces de la nature
humaine qu’on peut utiliser. Acteur profond, il était doué d’une âme
assez impressionnable pour bien jouer un rôle dans le drame de la vie
politique, qui avait été la grande préoccupation de sa vie. C’était
un de ces hommes d’État comme Venise en possédait beaucoup, une de
ces intelligences italiennes lucides et fortes, qui était arrivée à
ce point élevé de l’horizon de la vie où tout est clair, mais d’une
tristesse navrante.

Cependant, sous la sèche enveloppe de ce vieux sénateur, dans cet
homme sombre et désabusé par une longue expérience de nos misères,
il y avait un recoin mystérieux où s’était réfugié tout ce qui lui
restait de vitalité: c’était l’amour de la patrie. Homme politique
un peu de l’école de Machiavel, dont le livre fameux n’est, après
tout, que la glorification du succès, Marco Zeno avait été élevé dans
les préjugés de cette oligarchie pour qui la nation se résumait tout
entière dans l’État, et l’État dans les mains d’une minorité choisie.
Ce mot abstrait, _l’État_, était alors pour les hommes politiques ce
que le mot _âme_ est encore de nos jours pour certains esprits, un
dieu jaloux, silencieux et voilé, qui semble n’avoir créé le monde que
pour l’absorber et l’anéantir. Bien que Marco Zeno eût habité la France
sous le règne de Louis XV, et qu’il eût vécu au milieu de la phalange
philosophique qui s’efforçait de dégager de l’histoire la grande loi
du progrès continu de l’esprit humain, il était resté impénétrable
à ce qu’il appelait les folles idées des temps nouveaux. Selon lui,
le pouvoir devait être toujours le partage des classes élevées de la
société, à la condition cependant qu’il fût exercé pour le bien de
tous. Il disait souvent que la loi devait être comme le soleil, qu’elle
devait éclairer les peuples sans qu’ils y pussent toucher. Pour Marco
Zeno comme pour toute l’aristocratie de Venise, la science politique se
résumait dans cette formule bien connue: _Pane in piazza, e giustizia
in palazzo_.

Le second des deux interlocuteurs était l’abbé Zamaria, le secrétaire
et l’ami de Marco Zeno. Il l’avait suivi dans ses ambassades, et avait
partagé toutes les vicissitudes de sa fortune. C’était un tout petit
homme écourté, vif, d’un caractère doux et charmant, d’où s’épanchait
une gaieté bénigne et presque inaltérable. Son imagination sereine
ne réfléchissait que la partie lumineuse et consolante de la vie.
Très-versé dans les langues anciennes, sachant presque toutes celles
de l’Europe moderne, poëte, philosophe et surtout grand musicien,
l’abbé Zamaria réunissait toutes les connaissances de son temps, dont
il cachait la profondeur sous le rire d’un enfant. Il appartenait à
cette famille d’esprits aimables et fins, de philosophes pratiques
aux passions tempérées, aux goûts délicats, aux croyances molles et
flottantes, qui se laissent aller au courant qui les entraîne sans
projets lointains, sans ambition, goûtant à tous les fruits de la
route sans soucis et sans regrets. L’abbé Zamaria était un de ces
hommes contenus et sages qui trouvent le bonheur dans la modération des
désirs, dans un coin paisible, à côté d’un objet aimable, un de ces
joyeux abbés du XVIII^e siècle, plus dévots à la morale d’Horace qu’à
celle de l’Évangile, humant la vie _piano_, _piano_, et secouant les
chagrins comme l’oiseau secoue les gouttes de rosée qui tombent sur ses
ailes.

Marco Zeno et l’abbé Zamaria étaient deux caractères parfaitement
opposés, qui représentaient assez fidèlement les deux grands éléments
de la société vénitienne, c’est-à-dire la minorité oligarchique qui
possédait les bénéfices et les soucis de la puissance, et le peuple
doux et spirituel qui se berçait mollement sur les lagunes, laissant
couler la vie comme une gondole légère _sul mare infido_. Marco Zeno
était veuf depuis longtemps. Une fille unique était l’héritière de sa
tendresse et de sa fortune. C’est dans un coin de la villa Cadolce
que vivait dans le recueillement le saint abbé dont il a été question
au commencement de cette histoire: il était le frère cadet du vieux
sénateur.

Le château où s’est passée la scène que nous venons de raconter est
celui où avaient été reçus les trois mages dans la nuit de Noël. La
jeune personne qui avait accueilli avec tant de grâce l’enfant de
Catarina Sarti était la fille du vieux sénateur, et la nièce par
conséquent du prêtre vénérable dont Lorenzo avait su toucher le cœur.
En entrant dans cette illustre famille vénitienne, le jeune Lorenzo
héritait pour ainsi dire de la destinée de son père, qui avait été le
client de Marco Zeno, dont la protection s’était étendue sur la veuve,
à qui il faisait une pension. Lorsque la fille de Zeno questionna
Lorenzo sur le nombre de frères et de sœurs qu’il pouvait avoir, elle
ignorait qu’il fût le fils de Catarina Sarti. L’intérêt tout instinctif
qu’elle ressentit d’abord pour cet enfant qu’elle voyait pour la
première fois prit un caractère plus sérieux lorsqu’elle apprit quels
étaient les liens qui existaient depuis longtemps entre le père de
Lorenzo et sa propre famille. Admis dans la maison de Zeno sans autre
titre que celui d’une bienveillance généreuse, le fils de Catarina
Sarti ne tarda point à s’attirer l’affection du vieux sénateur, et
surtout celle de sa fille.

Beata, fille unique du sénateur Marco Zeno, pouvait avoir à peu près
quinze ans à l’époque où Lorenzo fut reçu dans sa famille. Elle était
assez grande pour son âge, d’une taille élancée et fine, dont tous les
mouvements trahissaient la distinction de la race. Sa tête charmante,
d’une expression à la fois douce et sévère, reposait sur un cou
flexible, dont les lignes onduleuses allaient expirer mollement sur des
épaules délicates qui tressaillaient à la moindre émotion. Ses yeux
étaient d’un noir bleuâtre, ornés de longues et soyeuses paupières
qui en tempéraient l’éclat. Son regard profond et tendre, presque
toujours enveloppé d’un nuage mélancolique, révélait une âme sérieuse,
et son maintien noble, mais un peu sévère parfois, était adouci par
les signes d’une bonté compatissante qui lui attirait l’affection
respectueuse de ses domestiques et de ses inférieurs. Une chevelure
abondante et presque blonde, relevée derrière la tête en un bouquet
charmant, contenait une fleur naturelle dont Beata aimait à se parer
comme d’un symbole de la jeunesse et de ses espérances. Ayant perdu sa
mère de très-bonne heure, Beata avait été élevée sous la surveillance
de son père et par les soins particuliers de l’abbé Zamaria. Aussi son
instruction, variée et plus forte que ne l’était celle des femmes
ordinaires de son pays et de son temps, se ressentait un peu de la
pensée sérieuse qui en avait dirigé le cours. Beata connaissait la
langue française, qu’elle parlait avec une certaine facilité. On se
doute bien que les arts n’avaient point été oubliés dans l’éducation
d’une noble Vénitienne. La fille du sénateur dessinait un peu, peignait
agréablement, et surtout elle connaissait à fond l’art musical, dont
l’abbé Zamaria lui avait révélé les secrets les plus intimes. Sa voix
de _mezzo soprano_, d’un timbre suave et pénétrant, se colorait des
plus vifs reflets du sentiment, dont elle savait exprimer les nuances
les plus délicates. Ce qui paraîtra assez bizarre, c’est que Beata
avait un goût particulier pour le violoncelle, dont elle jouait avec
infiniment de grâce. Cette prédilection pour un instrument qui ne
semble pas convenir à la délicatesse d’une femme s’expliquait alors par
les mœurs de Venise, dont les écoles de musique étaient exclusivement
consacrées à l’éducation de pauvres jeunes filles. Celles-ci y
apprenaient à jouer de tous les instruments nécessaires pour former un
petit orchestre qui servait aux exercices de la maison. Nous aurons
l’occasion de faire remarquer plus tard combien cette organisation des
conservatoires de Venise a eu d’influence sur le goût musical de la
société vénitienne.

Les talents aimables, les charmes et la rare distinction qu’on
remarquait dans cette noble jeune fille n’étaient cependant que
des accessoires, et comme la splendeur de qualités d’un ordre plus
élevé. Son esprit, d’une trempe peu commune, avait été nourri de
lectures sérieuses et diverses, et son jugement, mis en éveil par le
spectacle d’une société en décadence, avait acquis une maturité tout
à fait au-dessus de son âge. Héritière unique de la fortune et de la
tendresse de Marco Zeno, son père avait voulu qu’elle fût digne de
l’illustration de sa maison et du rang qu’il occupait dans l’État.
Dans les idées de ce vieux sénateur, qui étaient celles de la haute
aristocratie vénitienne, la femme d’un patricien devait être au-dessus
des autres femmes, non-seulement par les avantages de la naissance,
mais par l’élévation des sentiments. Il disait souvent que toute
prérogative sociale qui n’est point justifiée par une supériorité
morale est une véritable usurpation. Aussi n’avait-il épargné aucun
effort pour que Beata fût digne du nom qu’elle portait, et de
très-bonne heure il avait exercé son jeune esprit à lire, sans trop se
troubler, dans les profondeurs du cœur humain.

Cette direction sévère donnée à l’éducation de Beata n’avait point
altéré, heureusement, la simplicité de son âme. Née dans un siècle
téméraire, au milieu d’une société en décadence, elle sut entendre
tout ce qui se disait contre les plus saintes vérités sans jamais
donner lieu de croire que le doute eût pénétré dans sa conscience.
Le commerce des hommes supérieurs et la lecture des livres les plus
hardis n’avaient porté atteinte ni à la modestie de son langage, ni
à l’accomplissement de ses plus humbles devoirs. Elle savait écouter
et se taire, et son dégoût profond pour les discussions arides et
pointilleuses de l’esprit l’avait fortifiée dans l’idée que la mission
de la femme était de relier et de concilier les hommes par l’attrait du
sentiment. Aussi les passions turbulentes se calmaient à son approche,
la sérénité de son front se répandait sur tous ceux qui la voyaient,
et les caractères les plus antipathiques se groupaient autour de sa
personne en acceptant avec amour le joug de son empire. La science de
la vie, si l’on peut donner ce nom à de simples pressentiments d’une
nature bien douée, avait traversé son cœur sans y déposer une goutte
de son amertume. A son regard doux et mélancolique, à cette adorable
langueur qui se trahissait par les sons voilés de sa voix expressive,
et qui lui faisait pencher la tête comme celle d’un épi d’or sous
la brise du matin, à ce mélange de tendresse et de raison, de joie
enfantine et de préoccupation sérieuse qui faisaient le fond de son
caractère, on reconnaissait une femme d’élite, une de ces créatures
privilégiées que Dieu semble envoyer sur la terre pour y raffermir le
culte de l’idéal. Lorsque, vers les heures paisibles du soir, Beata
promenait sa langueur dans le beau jardin de la villa Cadolce, au
milieu des orangers et des fleurs, préservant sa tête d’une ombrelle
de soie rose dont les reflets adoucis allaient se confondre avec ceux
de sa robe blanche et flottante, le cœur rempli de murmures confus,
laissant échapper de ses lèvres indolentes ce demi-sourire qui sied à
la grâce, et regardant au loin dans l’atmosphère les chaudes vapeurs
qui annoncent la fin du jour, on eût dit la personnification de Venise
ayant le pressentiment de sa destinée.

Beata avait une amie d’enfance qu’elle aimait beaucoup: c’était
Tognina, la fille du médecin de Cadolce, petite et gracieuse personne,
vive, enjouée, spirituelle. Au moindre mot, le frais et blanc visage de
Tognina s’épanouissait de joie, et un doux sourire se jouait sur ses
lèvres de rose comme un rayon de soleil dans un vase rempli de lait.
Légère et un peu malicieuse, Tognina était une Vénitienne pure et sans
mélange, dont le caractère formait un heureux contraste avec celui
de Beata. Cette diversité dans les goûts et dans les instincts avait
resserré davantage l’affection qui existait entre ces deux jeunes
filles, qui n’avaient point de secrets l’une pour l’autre.

Lorsque le jeune Lorenzo Sarti fut admis dans l’illustre famille dont
nous venons de faire connaître les différents membres, il ne tarda
point, nous l’avons dit, à devenir l’objet de la préoccupation de
Beata. De quelques années plus âgée seulement que cet enfant, qui avait
éveillé son intérêt par la gentillesse de ses manières et la naïveté
de ses réponses, Beata sentit croître en elle chaque jour les germes
d’une affection dont il était aussi difficile de définir le caractère
que de prévoir les développements. Il semblait que Lorenzo fût venu à
propos apporter un aliment à l’activité de cette noble fille, dont le
cœur sommeillait encore du doux sommeil de l’adolescence. Son père,
qui, hors de la politique, n’avait de volontés que celles de Beata, fut
très-heureux de la voir s’attacher le fils d’un bon Vénitien qui avait
été un client dévoué aux intérêts de la famille Zeno. Elle prit soin
de son éducation, lui fit donner des maîtres, et se plut à diriger son
esprit et à faire jaillir de son âme les bons instincts qu’elle pouvait
contenir. Toujours à ses côtés, Lorenzo était devenu comme le frère de
Beata. Il l’accompagnait partout, à l’église, à la promenade, dans les
cercles, portant son ombrelle, un livre de messe, ou bien un bouquet
de fleurs. Or, de toutes les séductions innocentes qui peuvent exister
entre deux êtres d’âge et de sexe différents, il n’y en a pas de plus
subtile que le plaisir qu’on éprouve à communiquer à une créature de
Dieu le souffle de la vie morale. Voir s’épanouir sous ses yeux un
jeune esprit qui se débat dans les limbes de l’instinct, dissiper peu à
peu les nuages qui enveloppent son berceau, le nourrir de sa substance,
le sentir tressaillir sous vos étreintes et le voir répondre à vos
efforts par ce premier sourire qui annonce l’arrivée du jour et le
triomphe de l’intelligence, c’est un bonheur qui égale presque celui
de la maternité, c’est un mystère qui participe du grand mystère de
la création. Aussi l’histoire est-elle féconde en exemples de cette
nature, et l’on peut affirmer que les plus belles fictions de la poésie
reposent sur cette donnée d’une vérité profonde, que l’amour n’a pas de
plus puissant auxiliaire que l’attrait de l’esprit[10]. On sait comment
Dante a traité ce sujet dans l’admirable épisode de Françoise de Rimini.

S’il y a un charme tout-puissant à communiquer l’étincelle de la
vie à un esprit qui s’ignore, si la science possède un attrait qui
fascine celui qui la donne aussi bien que celui qui la reçoit, en
effaçant quelquefois les contrastes les plus vifs de l’âge et de la
fortune, les arts, surtout la musique, opèrent des miracles bien plus
surprenants encore. La musique, ce langage mystérieux de l’âme, dont
l’empire commence où finit celui de la parole, comme l’ont très-bien
dit quelques Pères de l’Église; la musique, qui est à la fois une
science très-compliquée et un art prodigieux qui satisfait la raison
et qui la dépasse par son rayonnement infini; la musique remue les
fibres les plus ténues de notre sensibilité, et amène à la surface du
cœur des accents ignorés qui nous révèlent tout entiers à ceux qui
nous écoutent. C’est ainsi que la mer agitée par la tempête se soulève
jusque dans ses profondeurs, et jette sur les rivages des débris
inconnus. Telle femme vous attire par sa beauté et vous charme par sa
conversation, qui semble trahir une créature délicate et conforme à
l’idéal que vous poursuivez: écoutez-la chanter, et, si votre oreille
est exercée à démêler la bonne note, vous serez étonné de la différence
qui existe souvent entre ces deux manifestations d’une seule et même
personne. C’est que dans le son musical, dans ce qu’on appelle le
timbre de la voix humaine, il y a ce qu’on trouve dans l’arome des
fleurs, la quintessence de la nature des choses. Une voix qui chante,
c’est un écho de l’âme, qui vous en dit plus en quelques minutes que
les plus longs discours. On peut mentir en parlant, on ne peut pas
tromper en chantant.

C’est Beata qui enseigna à Lorenzo les premiers éléments de la musique,
et cette tâche lui fut aussi douce que facile à remplir, parce que
son élève était déjà tout préparé à la culture de cet art admirable.
Lorsqu’il eut surmonté les premières difficultés, que sa voix de
soprano fut assouplie à franchir les intervalles les plus ardus, et
qu’il eut une connaissance suffisante des signes phonétiques et de leur
valeur, Lorenzo passa sous la direction de l’abbé Zamaria, qui du reste
avait la haute main sur toute son éducation intellectuelle. L’abbé
Zamaria était un profond musicien, un érudit qui connaissait l’histoire
et la théorie de l’art presque aussi bien que le P. Martini de Bologne,
dont il était l’ami et le correspondant. Élève de Benedetto Marcello,
dont il admirait plus que personne le génie simple et grandiose, l’abbé
Zamaria avait suivi d’un œil curieux et intelligent les révolutions
qu’avait subies la musique depuis la grande époque de la Renaissance
jusqu’à la fin du XVIII^e siècle. Il avait surtout fait une étude
particulière de l’histoire de la musique à Venise, de ses théâtres
et de toutes les institutions qui s’y rattachaient, et, à force de
sagacité, d’érudition aussi variée que minutieuse, il était parvenu à
saisir le caractère de ce qu’il appelait l’école vénitienne, qu’il
croyait aussi réel et aussi tranché en musique que dans la peinture
et dans l’architecture. La partialité de l’abbé Zamaria pour tout ce
qui pouvait intéresser la gloire de son pays, son penchant à faire
ressortir l’influence particulière de Venise sur le développement de
l’esprit humain, en s’exagérant peut-être la part qu’elle pouvait
revendiquer dans l’histoire de la civilisation italienne, étaient
chez lui des sentiments naturels qui s’étaient fort accrus par le
désir d’être agréable à son ami le sénateur Zeno. Ce vieux patricien,
dont l’intelligence lucide et forte ne se faisait aucune illusion sur
l’affaiblissement de la république et sur les événements probables qui
d’un jour à l’autre pouvaient emporter son indépendance, s’était pris
d’une tendresse vraiment filiale pour la grandeur éclipsée de la reine
de l’Adriatique. Il s’était retourné vers le passé pour y chercher
une distraction à sa douleur actuelle, comme nous aimons tous, au
déclin de la vie, à réjouir nos regards attristés par le spectacle de
nos belles années. Cette passion jalouse pour la gloire de sa patrie,
qui réchauffait le cœur du vieux Marco Zeno, était partagée par toute
la haute noblesse de Venise; à vrai dire, elle forme un des traits
caractéristiques de l’aristocratie dans tous les pays du monde. On
a pu voir de nos jours que la démocratie fait assez bon marché des
limites territoriales qui séparent les différentes nations de l’Europe;
et cela se conçoit aisément: car l’esprit qui anime la démocratie
moderne participe un peu de la nature de l’esprit religieux, dont le
point d’appui est dans la conscience, et non plus dans les fictions
arbitraires de la pensée. L’aristocratie vit de traditions, parce que
c’est dans la tradition qu’elle trouve les titres de sa puissance,
tandis que la démocratie ne s’élève qu’au nom d’un principe de justice
que le temps a mûri, et dont il exige impérieusement la réalisation.
Aussi l’histoire nous montre-t-elle l’aristocratie partout et toujours
fidèle au culte des dieux domestiques, défendant jusqu’au dernier
soupir la nationalité dont elle est l’expression vivante, tandis que
la démocratie déborde comme un fleuve impétueux qu’agite le souffle
de Dieu. Cette lutte héroïque du patriciat et de la démocratie, qui
est le nœud de l’histoire universelle, a été surtout remarquable et
très-décisive dans la république de Venise, dont l’indépendance n’a pas
survécu d’une heure à la chute du gouvernement oligarchique.

Ce sentiment profond d’attachement pour le sol natal, qui remplissait
l’âme tout entière du vénérable sénateur, se révélait autour de lui
d’une manière ingénieuse et frappante. Dans son palais de Venise
aussi bien que dans sa villa Cadolce, il n’y avait que des meubles
et des objets d’art provenant soit de la capitale, soit d’une ville
quelconque des États de la république. Il suffisait que le moindre
objet de luxe eût été fabriqué par un Vénitien ou par un sujet de la
république, pour qu’il eût à ses yeux un prix inestimable. Dans ses
deux magnifiques habitations, il n’avait admis que des tableaux et des
gravures de l’école vénitienne, depuis Jean Bellini jusqu’à Tiepolo,
qui ferme la série des grands artistes qui ont illustré cette terre de
la poésie et de la volupté, jusqu’aux petits tableaux de genre et aux
caricatures innombrables que produisait un peintre de mœurs alors très
à la mode et assez inconnu de nos jours, Pierre Longhi, mort à Venise
en 1780, qu’on voyait figurer dans les appartements de Marco Zeno au
milieu des chefs-d’œuvre des demi-dieux de la peinture. Les tableaux,
les gravures, les objets d’art, et en général toutes les productions
de l’esprit, étaient classées, non d’après leur mérite respectif et
reconnu, mais selon le degré de consanguinité qui les rapprochait de la
_cara Venezia_. Et d’abord, Marco Zeno plaçait au premier rang dans son
affection et dans son estime les artistes qui étaient nés dans la ville
même des lagunes, sur l’_isola madre_, comme il aimait à la qualifier.
Venaient ensuite les œuvres des sujets de la république, puis enfin
tout ce qui avait été créé à Venise par la main des étrangers. Il
suffisait qu’un livre eût été imprimé dans cette ville chérie pour
avoir droit à son intérêt, et alors il lui était bien difficile de le
juger sans un peu de partialité.

Pour répondre à cette passion profonde et presque sacrée de Marco
Zeno, l’abbé Zamaria avait organisé la grande bibliothèque de son
palais de Venise et celle, moins considérable, qui se trouvait à la
villa Cadolce, dans un esprit tout aussi exclusif. Sur le premier
plan étaient classés par ordre chronologique les historiens, les
philosophes, les moralistes et les voyageurs vénitiens, si nombreux et
si curieux; puis venaient les poëtes qui ont illustré le dialecte doux
et charmant qu’on parle dans les lagunes, suivis de tous les livres
importants et célèbres qui ont été publiés depuis l’introduction de
l’imprimerie à Venise, en 1467. La partie la plus intéressante de
cette bibliothèque était celle qui était consacrée aux œuvres de l’art
musical, rangées d’après un plan systématique qui était le résultat
d’une grande érudition accompagnée d’une rare sagacité. On y voyait
figurer d’abord de nombreux recueils de _canzonnette_ populaires
sans nom d’auteur, et qui étaient presque aussi anciennes que la
république de Saint-Marc. Après ces monuments curieux de l’instinct
et de la poésie populaire qu’on trouve à l’origine de toutes les
nations modernes, l’abbé avait placé les chansons à deux, à trois
et même quatre parties, qu’on appelait _frottole_, et qui étaient
le produit d’un art qui commençait à devenir intéressant. Après
ces diverses manifestations de la fantaisie plus ou moins libre et
populaire, venaient les madrigaux savants d’Adrien Willaert, qui passe
pour le vrai fondateur de ce qu’on appelle l’école de Venise; ceux de
Costanzo Porta, les œuvres des deux Gabrielli, de Cipriano di Rore,
de Jean Croce, surnommé _il Chïozzetto_, de Claudio Merulo, de Lotti,
de Donato, etc., famille nombreuse de compositeurs originaux parmi
lesquels Benedetto Marcello occupe le premier rang. Dans la section
consacrée à la musique dramatique, on voyait figurer les premiers
opéras de Monteverde, qui peut être considéré comme le véritable
créateur du drame lyrique; ceux de Cavalli, de Cesti, de Legrenzi, de
Caldara, de Gasparini, de Galuppi, suivis de tous les opéras composés
à Venise par les nombreux musiciens qui, depuis Scarlatti jusqu’à
Cimarosa et Paisiello, ont visité cette ville des merveilles. Les
théoriciens n’y étaient pas oubliés non plus, depuis Zarlino et Nicolas
Vicentino jusqu’à Zacconi et Tartini, que l’abbé Zamaria avait connus
personnellement. Il avait même poussé le scrupule patriotique jusqu’à
mentionner par une note qu’il avait intercalée dans la compilation
de l’abbé Gerbert, _Scriptores ecclesiastici de musica sacra_, les
manuscrits d’un fameux théoricien de la fin du XIII^E siècle, Marchetto
de Padoue, dont le nom était emprunté à la ville qui lui a donné le
jour.

On s’imagine bien que, sous la direction d’un pareil maître,
Lorenzo dut faire des progrès rapides dans l’étude de la musique.
Non-seulement l’abbé Zamaria lui apprit à chanter d’après les principes
alors en vigueur dans toutes les bonnes écoles d’Italie, il lui
enseigna aussi à jouer du clavecin, et compléta son éducation en lui
donnant les notions d’harmonie qui sont indispensables à tous ceux qui
veulent comprendre les lois d’un art plus compliqué qu’on ne le croit
communément. Du reste, l’abbé Zamaria procédait avec son jeune élève
comme il l’avait déjà fait avec Beata, en suivant la méthode de son
maître Benedetto Marcello, qui consistait à faire marcher de front
la lecture et la vocalisation avec la théorie dans des proportions
plus ou moins grandes et selon le degré d’aptitude de l’élève qu’on
instruisait. Les leçons de l’abbé Zamaria, auxquelles Beata assistait
toujours, étaient fort intéressantes par l’esprit et la passion qu’il
mettait à développer ses idées sur l’art qu’il aimait, et par les
rapprochements ingénieux et quelquefois profonds qu’il savait établir
entre la musique et les diverses connaissances de l’esprit humain. La
jovialité de son humeur, son érudition, aussi piquante que variée,
jaillissaient au moindre choc, et jetaient la lumière sur les objets
les plus obscurs.

«Vois-tu, Lorenzo! lui disait souvent cet aimable abbé, la musique ne
s’apprend pas comme les _matematiche_. La voix est moins nécessaire
pour bien chanter que le sentiment; et pour devenir un compositeur
comme l’illustre Marcello ou le joyeux Buranello, il faut bien autre
chose que de savoir écrire sur la _cartella_[11] quelques leçons de
contre-point. Un grand poëte que tu ne connais pas encore, et qui
s’appelait Horace, a prouvé que, pour faire de beaux vers ou de la
bonne musique, il fallait le concours de la nature et du travail; ce
qui veut dire que, sans la permission du bon Dieu, qui se révèle à nous
par le sentiment,

  C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur
  Pense de l’art des vers atteindre la hauteur.»

«Ce serait vraiment trop commode, ajoutait un jour l’abbé Zamaria en
effleurant de sa main les joues de Lorenzo, si l’on pouvait élever
de jolis virtuoses comme toi, ainsi qu’on apprend à un _papagallo_ à
bégayer péniblement quelques mots confus. Non, non, me disait souvent
mon maître le grand Benedetto Marcello, on ne va pas en paradis avec
des coffres remplis de _zecchini_ d’or, et, pour pénétrer dans le monde
des belles choses, il faut être armé du rameau fatidique sans lequel on
ne franchira jamais les rives éternelles. N’est-ce pas, signora Beata,
que ces principes vous paraissent aussi vrais qu’à moi? Lorsqu’il
s’agit des beaux-arts, et surtout de musique, l’opinion des femmes est
très-importante à consulter.»

Beata répondit à cette interpellation par un sourire gracieux qui
éclaira son beau visage d’un rayon lumineux. A ces causeries pleines
de substance et d’incidents comiques succédaient des scènes plus
animées, où l’abbé Zamaria donnait l’exemple, pour ainsi dire, des
principes qu’il venait de développer. Il fallait le voir alors assis
à son vieux clavecin, frappant de ses mains osseuses et jaunâtres sur
un petit clavier qui ne dépassait pas cinq octaves, et dont les sons
aigrelets ressemblaient à ceux d’une mandoline. «Allons, mon ami,
disait-il à Lorenzo, chantons ensemble ce joli duo de Clari que tu
as appris l’autre jour, et qui a pour objet l’éloge de la musique.
_Do, re, mi, che bella cosa che la musica!_ quelle belle chose que la
musique! Sur ces paroles fort simples, l’abbé Clari a fait un morceau
exquis, un canon à la sixte inférieure, d’une facture ingénieuse et
savante. Tu n’as pas oublié, je l’espère, ce qu’on entend en musique
par un canon? C’est une phrase plus ou moins longue, qui, après avoir
été exposée par une voix, est reproduite par les autres jusqu’à la
cadence qui forme le point d’arrêt; puis les phrases recommencent et
se poursuivent ainsi jusqu’à la conclusion, comme un écho qui répète
à des intervalles marqués le son qui l’a frappé. Il y a des canons
à deux, à trois, à quatre et même à six parties. C’est une forme un
peu vieillie aujourd’hui, qui était fort à la mode du temps de l’abbé
Clari, vers la seconde moitié du XVII^e siècle. Ce savant compositeur,
dont l’imagination était remplie de grâce, est né à Pise en 1669. Il a
été maître de chapelle à Pistoie, où il a publié en 1720 une nombreuse
collection de duos et de trios avec un simple accompagnement de basse
chiffrée qui sont des chefs-d’œuvre d’élégance. L’abbé Steffani, un
_nostro Veneziano_, puisqu’il a vu le jour à Castelfranco, sur le
territoire de la république, a imité avec bonheur la manière de l’abbé
Clari; mais les duos de l’abbé Steffani, qui a vécu longtemps à Munich,
puis à la cour de l’électeur de Brunswick, où il a connu Haendel, et
qui est mort à Francfort en 1730, les duos de l’abbé Steffani, je suis
forcé d’en convenir, ne valent pas ceux de l’abbé Clari, dont ils
reproduisent les formes sans la grâce qui les caractérise. Allons,
voyons, _caro Lorenzo_, attaque la première partie de soprano; moi,
je chanterai celle de contralto: _Do, re, mi, che bella cosa che la
musica! do, re, mi, che bella cosa che la musica!_»

Et l’abbé Zamaria, de sa voix chevrotante qui avait dû être jadis un
ténor, s’animait, s’exaltait comme un enfant qui joue pour la première
fois d’un instrument dont il ne connaissait pas la puissance.

«Bravo! Lorenzo, c’est cela; glisse rapidement sur cette syncope qui
précède la conclusion du thème proposé; pas de sons de gorge, la voix
pure et franche, mais sans efforts.... _Do, re, mi, che bella cosa_....
Oh! oui, la musique est une belle chose! s’écria l’abbé Zamaria après
avoir achevé de chanter ce charmant duo, et en jetant par-dessus le
clavecin la petite calotte de velours qui lui couvrait la tête. Va,
mon cher enfant, tu as une organisation heureuse qui te rend digne de
comprendre l’art admirable que nous aimons tous dans cette maison, et
qui est le plus grand charme de la vie.»

Ces éloges adressés à Lorenzo par l’abbé Zamaria, qui n’en était pas
prodigue, firent tressaillir le cœur de Beata, qui ne put comprimer
entièrement l’émotion qu’elle ressentait. A mesure que Lorenzo
grandissait et que son jeune esprit répondait aux soins dont il
était l’objet, l’affection de Beata pour cet enfant que la fortune
lui avait amené par la main grandissait aussi et remplissait son
cœur d’une satisfaction pleine de charme, qui l’entraînait doucement
vers un sentiment plus énergique dont elle ignorait la nature et
la toute-puissance. Elle était tout simplement heureuse de voir
s’épanouir cette jeune plante que Dieu avait commise à sa sollicitude;
elle était heureuse de voir ses efforts couronnés de succès et de
pouvoir se dire que son instinct ne l’avait pas trompée en lui
inspirant la pensée de s’attacher le fils de Catarina Sarti. Cette
adoption, qui avait été plutôt l’œuvre du hasard que le résultat
d’une détermination préméditée, était d’ailleurs conforme aux
habitudes de la haute aristocratie de Venise, qui aimait à étendre
les rameaux de son autorité et à couvrir de sa protection tous ceux
qui en réclamaient le bénéfice. Beata se laissait donc aller à son
penchant sans se préoccuper de l’avenir et sans craindre que le
sentiment confus qu’elle éprouvait pour Lorenzo pût jamais acquérir
un caractère dangereux pour la sérénité de son âme. Fille d’un grand
seigneur, fière de son nom et habituée dès l’enfance au respect qui
était dû à l’illustration de sa famille, Beata ne pouvait s’alarmer
de ces relations avec un jeune garçon qui avait quatre ans de moins
qu’elle, et dont la naissance modeste eût été d’ailleurs un obstacle
suffisant à des rêves impossibles. La différence de l’âge, bien plus
sensible dans le Midi que dans le Nord, la distance que la fortune
avait mise entre Beata et Lorenzo, distance qui, malgré l’altération
des mœurs et l’affaiblissement des vieilles institutions, était encore
plus respectée à Venise que dans aucun autre pays de l’Europe, toutes
ces raisons, jointes au caractère de Beata et à la rare distinction
de sa nature, ne lui permettaient point de s’inquiéter sur l’avenir
d’un penchant qui se présentait sous les apparences d’une affection
fraternelle. Aussi ne craignait-elle point d’avouer la joie que lui
faisaient éprouver les succès de Lorenzo et de réclamer, avec une
naïveté charmante, la part qui lui revenait dans son éducation. Elle
l’avait entouré d’une sollicitude où se mêlait à son insu l’attraction
mystérieuse des sexes, qui se fait toujours sentir, même entre les
différents membres de la famille la plus chaste. Beata se disait tout
bas, en voyant les rayons de la jeunesse effleurer le front de Lorenzo:
«C’est moi qui l’ai fait ce qu’il est; c’est moi qui l’ai soustrait
aux rigueurs d’une aveugle destinée! Il est mon œuvre, c’est l’écho de
mon âme. S’il tient de sa mère la vie du corps, il me doit celle de
l’esprit.»

C’est ainsi que Beata laissait échapper les premiers murmures de son
cœur sans en approfondir la cause; c’est ainsi qu’elle voguait sur le
courant facile qui l’entraînait, sans prendre garde aux dangers de
la route. Bercée par des rêves charmants, les paupières mi-closes,
elle écartait le jour qui aurait pu l’éveiller: il est si doux, le
sommeil du matin! En grandissant sous la tutelle de Beata, Lorenzo, en
effet, développait chaque jour les plus heureuses dispositions, qui
le rendaient de plus en plus digne de l’intérêt de ses protecteurs.
Docile, studieux et très-reconnaissant pour les soins qu’on lui
prodiguait, son aimable caractère s’épanouissait sans efforts et
semblait répondre à toutes les espérances qu’on avait conçues de
lui. La musique, les langues et l’histoire formaient les principaux
éléments de l’instruction qu’on lui avait donnée, et sur ce fond
solide, qui ne pouvait que s’élargir avec le temps, l’imagination
hardie de Lorenzo jetait les plus vives couleurs. Il se sentait heureux
de vivre dans le milieu où l’avait conduit la fortune; il s’élançait
dans la carrière qu’on lui avait ouverte avec une joie radieuse où se
trahissait l’orgueil bien légitime d’une émancipation inespérée. Sa
vive intelligence avait franchi presque sans douleur les obstacles de
l’initiation, et il travaillait avec une telle ardeur, qu’on était
souvent obligé de modérer son zèle.

La littérature française du XVIII^e siècle, qui était répandue dans
toute l’Europe, et que l’abbé Zamaria lui avait fait connaître,
commençait cependant à déposer dans l’esprit de Lorenzo quelques
germes de ces doctrines nouvelles qui devaient soulever le monde
et en changer les destinées. Les œuvres de Locke, de Condillac, de
Voltaire, surtout celles de Rousseau, furent dévorées successivement
et produisirent sur son imagination une fermentation que les pieux
conseils de sa mère, qui venait souvent le visiter à la villa Cadolce,
ne parvenaient pas toujours à calmer. Ce côté alarmant du caractère de
Lorenzo, qui aurait pu briser en un instant l’édifice encore fragile
de sa fortune, ne se révélait qu’à travers les lueurs d’une exaltation
juvénile qui ne manquait point de grâce, et qui était plutôt de nature
à charmer le regard attristé du vieux sénateur. Sans rien perdre du
respect qu’il devait à ses protecteurs, sans oublier la distance qui
le séparait de sa bienfaitrice, dont il était bien loin de soupçonner
le sentiment tendre et voilé, Lorenzo était fier néanmoins d’avoir
franchi le cercle fatal que le destin et les institutions humaines
avaient tracé autour de son berceau. Avide de connaissances, il
harcelait l’abbé Zamaria de mille questions qui annonçaient l’activité
de son intelligence. Lorenzo était naïvement glorieux d’être entré dans
ce monde enchanté, de parler la langue des patriciens, et de sentir
quelque chose en lui qui le rapprochait de la race des demi-dieux. Tout
souriait à ses désirs, tout s’aplanissait sous ses pas; il naviguait
à pleines voiles, et son cœur débordait d’espérances infinies. Aussi
comme il bénissait la main qui l’avait soulevé de terre! comme il
adorait l’ange qui lui avait ouvert les portes du paradis!

La vie qu’on menait au palais Cadolce était remplie de nombreux
incidents qui venaient varier presque chaque jour le plaisir de la
villégiature. C’étaient de fréquentes réceptions des plus grands
personnages de la terre ferme, des collations splendides, des concerts
et de longues promenades, tantôt à pied, tantôt en carrosse, qui
aboutissaient presque toujours à quelque habitation seigneuriale, où
demeurait une famille de connaissance qu’on allait visiter. On faisait
aussi de petits voyages dans les villes environnantes, à Bassano,
à Trévise, à Vérone, à Vicence, et surtout à Padoue, où Marco Zeno
était souvent entraîné par son vieil ami Foscarini, qui remplissait
alors dans cette ville la charge de provéditeur. Dans ces excursions
agréables, où Beata et Lorenzo avaient si souvent occasion de se
rapprocher et de se communiquer les sensations que faisait naître en
eux l’aspect de lieux inconnus, leur cœur trouvait un aliment nouveau
à la passion naissante dont ils commençaient à sentir les atteintes.
Si l’amour est le sentiment le plus profond et le plus impérieux de
la nature humaine, si, comme l’oiseau fabuleux, il naît et se consume
dans le mystère, sans qu’on ait pu découvrir encore ni le principe qui
le fait vivre ni la cause qui le fait mourir, il est certain du moins
que la variété des phénomènes qu’il rencontre sur son passage avive son
ardeur et prolonge son illusion.

Lorsque Marco Zeno, accompagné de sa fille, de l’abbé Zamaria, de
Lorenzo, de Tognina et d’une partie de sa maison, se rendait dans une
ville voisine appartenant à la république, il fallait voir avec quelle
prostration était reçu par les autorités et les populations empressées
ce simple sénateur, qui semblait enfermer dans un pli de sa toge la
destinée du moindre citoyen. Depuis l’antique Rome, jamais puissance
politique n’avait su imprimer son autorité sur les peuples vaincus
avec autant d’énergie que le gouvernement aristocratique de Venise.
Un noble Vénitien, en quittant les lagunes où son influence était
limitée par celle de ses confrères et de ses rivaux, devenait, dès
qu’il posait le pied sur la terre conquise, un proconsul dont les plus
grands seigneurs ambitionnaient la protection. Cette toute-puissance
de l’autorité, qui n’excluait ni l’attachement pour la métropole ni
le respect sincère pour ses institutions, n’était pas encore beaucoup
affaiblie, malgré le travail des idées nouvelles et l’approche des
temps difficiles. A son arrivée dans une ville, toutes les portes
s’ouvraient devant Marco Zeno, qui n’avait qu’un mot à dire pour
faciliter à l’abbé Zamaria l’accès des bibliothèques, des musées et de
tous les établissements scientifiques, où celui-ci pouvait satisfaire
amplement sa curiosité d’érudit. Aussi l’abbé usait-il largement de
son crédit, et, suivi de Lorenzo, de Beata et de son inséparable
amie Tognina, il ne manquait pas une occasion de montrer sa vaste
instruction, qui charmait son auditoire en l’éclairant. On pense bien
que la musique tenait une grande place dans les causeries savantes
de l’abbé Zamaria, qui n’avait garde d’oublier une date ou un fait
important de nature à flatter sa double passion de Vénitien et de
mélomane.

En passant à Vicence et en visitant quelques-uns des admirables palais
qui embellissent cette charmante ville, vraiment digne d’être le
séjour d’un peuple de patriciens: «Toutes ces merveilles, dit l’abbé,
qui s’adressait particulièrement à Lorenzo, dont l’attention naïve
plaisait beaucoup au savant _cicerone_, toutes ces merveilles sont
l’œuvre de Palladio, qui est né dans cette ville en 1518, et dont le
génie grandiose et simple n’est pas sans quelque analogie avec le
génie de Palestrina, son contemporain, le sublime restaurateur de la
musique religieuse. Je te ferai sentir une autre fois toute la justesse
de ce rapprochement que je ne puis qu’indiquer aujourd’hui, et je me
contente seulement d’ajouter que c’est également dans cette même ville
de Vicence qu’est né, en 1511, Nicolas Vicentino, savant musicien qui
vécut à Rome, où il souleva, dans l’année 1551, une discussion qui
partagea le monde savant en deux camps ennemis. Nicolas Vicentino,
dont le caractère était fort irascible, prétendait que les genres
diatonique, chromatique et enharmonique de l’ancienne musique des Grecs
pouvaient être soumis à l’harmonie moderne, telle qu’elle existait
au XVI^e siècle. Pour donner plus d’évidence à sa démonstration, il
fit construire un instrument auquel il donna le nom d’_arcicembalo_,
qui contenait plusieurs claviers où se trouvaient reproduites les
différentes échelles de la musique grecque avec les intervalles qui
les caractérisaient. Cette question, qui a été si souvent débattue
depuis, fut jugée au désavantage de Vicentino, qui fut condamné à payer
deux écus d’or à son antagoniste Vicenzo Lusitano. Il n’en est pas
moins vrai que Nicolas Vicentino a joui de son temps d’une très-grande
renommée, puisqu’on a frappé plusieurs médailles en son honneur,
dont une représente un orgue avec cette légende: _Perfectæ musicæ
divisionisque inventor_.»

En visitant Padoue, que Lorenzo voyait pour la première fois, l’abbé
Zamaria conduisit aussitôt ses joyeux disciples dans la vieille église
de Saint-Antoine, dont la chapelle était l’une des plus renommées
de l’Europe. Cette chapelle, richement dotée par la munificence de
la république et la générosité de plusieurs nobles familles, était
composée alors de quarante musiciens, huit violons, quatre altos,
quatre contre-basses, quatre instruments à vent et seize chanteurs,
parmi lesquels il y avait huit _sopranistes_. Le chœur contenait quatre
grandes orgues dorées qu’on touchait alternativement et quelquefois
toutes ensemble, ce qui produisait une sonorité immense qui couvrait
les voix, au lieu de les accompagner. La chapelle du _Santo_, comme on
dit à Padoue, avait été dirigée pendant un demi-siècle par le célèbre
Tartini, violoniste du premier mérite, théoricien ingénieux, qui mourut
dans cette ville, le 16 février 1770. Tartini était né à Pirano, en
Istrie, d’une famille honorable, qui l’avait envoyé à l’université de
Padoue pour y étudier la jurisprudence; mais la musique et une aventure
romanesque qui faillit lui coûter la vie en décidèrent autrement, et
firent de Tartini un des plus grands artistes de son temps. Il fonda à
Padoue une école célèbre de violon, qui a fourni à l’Europe et surtout
à la France les virtuoses les plus habiles, parmi lesquels on doit
citer L. Nardini, Mme de Sirmen, Pagin et La Houssaye. Il a composé
pour son instrument beaucoup de musique, et ses œuvres renferment de
telles difficultés de mécanisme, qu’on ne les a guère surpassées de nos
jours.

Tartini était à la fois maître de chapelle et premier violon solo de
l’église Saint-Antoine, car il faut bien qu’on sache que depuis le
commencement du XVII^e siècle, c’est-à-dire avant Corelli, l’usage
s’était établi dans presque toute l’Italie de jouer des morceaux de
violon dans les églises pendant l’office divin. Cette manière de louer
Dieu doit paraître au moins singulière aux peuples du Nord, qui ne
vont guère à l’église que pour y pleurer les plaisirs et les joies de
ce monde. Les peuples du Midi, au contraire, et particulièrement les
Italiens, considèrent le temple comme un lieu consacré au culte des
sentiments aimables, et ils s’y rendent pour remercier la Providence
de les avoir fait naître sur une terre ornée des plus divins trésors.
Ils sont heureux de vivre, et c’est pourquoi ils offrent à l’auteur
de toutes choses un cœur rempli de concerts et de bénédictions.
Aussi la musique religieuse qu’on exécutait à la chapelle de Padoue
n’avait-elle rien de la gravité touchante qui caractérise les
admirables compositions de Palestrina et celles de l’école romaine en
général; cela ressemblait un peu trop au style souriant et maniéré des
tableaux de Tiepolo, qui sont en très-grand nombre dans l’église de
Saint-Antoine.

C’était pendant la foire qui a lieu dans le mois de juin que Zeno et
sa suite s’étaient rendus à Padoue; époque brillante où cette grande
ville, ordinairement silencieuse, était remplie d’étrangers et surtout
de Vénitiens qui venaient prendre part aux fêtes qui s’y donnaient
pendant trois semaines. Le théâtre de Padoue était alors desservi
par les plus célèbres virtuoses de l’Italie, qu’on y faisait venir à
grands frais, et la chapelle déployait toutes ses pompes pour célébrer
dignement la fête de son patron. Le jour où l’abbé Zamaria, le sénateur
Zeno et le reste de la compagnie allèrent à l’église Saint-Antoine,
tous les musiciens de la chapelle, sous la direction du P. Valotti,
élève et successeur de Tartini, étaient réunis pour contribuer à
l’éclat de l’office divin. Après un prélude sur les quatre grandes
orgues, qui se répondirent en variant successivement le même thème,
emprunté à une mélodie de plain-chant, on exécuta une messe avec
accompagnement d’orchestre, de la composition du P. Valotti. Cette
messe, d’un style un peu trop fleuri, n’était pas dépourvue de mérite,
et se rapprochait beaucoup du style de la musique religieuse de
Jomelli. Au milieu de la cérémonie, et après un chœur à quatre parties
dont l’effet avait paru agréable, on vit apparaître à la tribune
de l’une des orgues le violoniste Pasqualini, qui venait jouer une
sonate _di chiesa_. Pasqualini était un gros homme d’une cinquantaine
d’années, d’une taille ramassée, d’une figure joviale, qui reluisait
sous sa large perruque poudrée à frimas, comme un de ces mascarons
grimaçants dont se sert l’architecture pour varier la nudité des
lignes. Pasqualini se mit en mesure d’attaquer son _andante religioso_
avec l’emphase d’un _buffo caricato_. Lorsqu’il fut arrivé à la partie
brillante de son morceau, où se trouvaient condensés tous les artifices
du violon, les _staccati_, les effets de doubles cordes et les arpéges
les plus étendus, Pasqualini se démenait comme un diable dans un
bénitier, et à chaque coup d’archet qu’il donnait il s’échappait de sa
perruque un nuage de poussière qui allait enfariner l’organiste et les
chanteurs qui garnissaient la tribune. A cette scène, plus digne d’une
comédie que de la gravité d’une cérémonie religieuse, l’abbé Zamaria
ne put s’empêcher d’éclater de rire en disant tout bas à Lorenzo, qui
était assis près de lui: «Voilà un vieux _parrucconne_ qu’on devrait
envoyer à la foire pour amuser les gens de la campagne; il y serait
mieux à sa place que dans une église.»

Fort heureusement, après cet épisode burlesque, qui ne dura que
quelques minutes, une voix suave, dont le caractère étrange frappa
Lorenzo d’un grand étonnement, vint chanter un motet qui était mieux
approprié à la circonstance. Jamais Lorenzo n’avait rien entendu de
comparable à cette voix qui ressemblait à une voix de femme sans en
avoir la limpidité. Il semblait interroger du regard l’abbé Zamaria,
qui s’amusait beaucoup de son étonnement, dont il n’avait ni le temps
ni la volonté de lui expliquer la cause. A mesure que le chanteur
développait la puissance de son talent et que cette voix mystérieuse
s’élevait dans les cordes supérieures, l’émotion remplaçait la
surprise dans le cœur de Lorenzo, et cette émotion était partagée par
Beata, dont l’oreille était cependant moins inaccoutumée à de pareils
phénomènes. Le morceau que chantait le virtuose était d’un très-beau
caractère; c’était un air à la fois religieux et pathétique qu’on
attribuait à Stradella, compositeur et chanteur célèbre du XVII^e
siècle, qui l’aurait écrit, s’il faut en croire un peu la légende, pour
exprimer ses propres sentiments dans une circonstance bien connue de
sa vie aventureuse. Lorsque le chanteur fut arrivé à la seconde partie
du morceau qu’il interprétait, à cette belle phrase en _sol majeur_
dont les notes lourdes et douloureuses semblent s’élever vers le ciel
comme un cri de miséricorde longtemps retenu au fond du cœur, il fut si
pathétique, il déploya une si grande manière de phraser, sa respiration
était si bien ménagée, et il parut si pénétré des sentiments qu’il
exprimait avec une si rare perfection de style, que Beata, malgré ses
efforts pour dominer l’émotion qui la gagnait, ne put contenir de
grosses larmes qui sillonnèrent son beau visage. Son âme, déjà riche
par son propre fonds et plus riche encore par le souffle divin qui
commençait à l’agiter, s’ouvrait au moindre contact, comme une fleur
généreuse qui livre aux rayons du jour l’arome dont elle est remplie.
C’est ainsi que la jeunesse prête volontiers aux premiers objets qui la
captivent la vie surabondante qui est en elle; c’est ainsi que l’amour,
qui est la jeunesse éternelle, couvre la nature de la poésie qui forme
son essence, et qu’il croit entrevoir partout des horizons infinis
qui ne sont bien souvent que le mirage de ses propres illusions. Quel
est l’homme éclairé, quel est l’artiste devenu célèbre qui ne se
rappelle avec bonheur la simple histoire, l’image naïve ou la mélodie
rustique qui ont charmé son enfance et dont l’impression lui est restée
ineffaçable, malgré tout ce que son goût a pu lui dire depuis contre
ces bégayements de la muse populaire? Ces contrastes sont bien plus
fréquents en musique que dans les autres arts, et tel grand compositeur
qui remplit le monde du bruit de ses chefs-d’œuvre ne peut s’empêcher
de rêver et de s’attendrir en écoutant le refrain plaintif qui lui
apporte un souvenir du pays qui l’a vu naître.

L’illusion de Beata n’était pas tout à fait de la même nature, car le
virtuose qui avait eu le pouvoir de lui arracher des larmes n’était
rien moins que le fameux Guadagni, l’un des plus admirables sopranistes
de la seconde moitié du XVIII^e siècle, le chanteur favori de Gluck,
qui avait composé pour lui le rôle d’Orfeo. Lorenzo, qui ne pouvait
encore s’expliquer la nature de la voix que possédait Guadagni, et
dont l’admiration pour le virtuose était mêlée d’une vague inquiétude,
demanda à l’abbé Zamaria, en sortant de l’église Saint-Antoine:

«_Maestro_, comment s’appelle le chanteur que nous venons d’entendre,
et quelle est cette voix qu’on dirait sortir de la bouche d’un ange?

—C’est un _canarino_, répondit l’abbé en riant, un oiseau rare qu’on
élève à grands frais pour l’amusement des oisifs et des _gentildonne_,
qui le préfèrent au rossignol des bois, parce qu’il est moins farouche
et qu’il chante toute l’année. Du reste, tu auras le plaisir de le
voir de près et de mieux apprécier son mérite, car Son Excellence m’a
chargé de l’inviter à venir à la villa Cadolce.»

Bien que l’abbé Zamaria ne fût point un amateur très-passionné de
peinture, cet art, qui a eu un si grand éclat à Venise, occupait dans
son esprit et dans son patriotisme une place trop importante pour
qu’il négligeât les occasions d’en admirer les chefs-d’œuvre, qui lui
donnaient lieu à des rapprochements ingénieux. Aussi, avant de quitter
Padoue, l’abbé voulut-il visiter la vieille église _Dell’Arena_, où
se trouvent des fresques remarquables de Giotto, ce génie précurseur
qui vint arracher la peinture au joug de la tradition hiératique. En
examinant ces premiers linéaments d’un art qui a tant de rapports avec
la musique, l’abbé Zamaria fit observer à ses auditeurs habituels qu’à
l’époque où Giotto opérait la grande révolution que l’histoire lui
attribue, l’art musical était encore dans les langes, comme on peut
s’en convaincre par les écrits de Marchetto de Padoue, qui vivait à la
fin du XIII^e siècle.

Pendant ces excursions aux environs de Cadolce, entreprises uniquement
pour visiter quelques amis, le sénateur Zeno, toujours préoccupé du
sort de la république, ne se laissait distraire par aucun incident
vulgaire. Retenu sur la terre ferme depuis quelques années par
l’affaiblissement de sa santé, il cherchait à utiliser le repos forcé
que lui avaient imposé les médecins en surveillant le mouvement des
esprits, en excitant la vigilance des magistrats contre les menées des
novateurs, qui devenaient de jour en jour plus nombreux. En traversant
les villes de Brescia, de Vérone, de Vicence, de Padoue, Zeno ne
voyait que les hommes importants du pays, qu’il savait être dévoués
à la domination de Venise. Il encourageait leur zèle, il cherchait
à dissiper leurs craintes sur les événements fâcheux qui pouvaient
survenir, et, comme un homme d’État habitué à contenir le secret de sa
pensée, il ne laissait transpirer que ce qu’il croyait utile au but
qu’il se proposait. Autour de ce personnage sombre et vénérable, dont
aucune illusion ne pouvait fasciner le regard pénétrant, Beata, Lorenzo
et l’abbé Zamaria lui-même s’agitaient comme des enfants qu’un rien
amuse, et qui portent avec eux la lumière dont ils éclairent l’horizon
qui les enchante. Malgré son âge, la sagacité de son esprit et sa vaste
érudition, l’abbé Zamaria n’était guère qu’un artiste plus occupé
des détails que du fond de la vie, et dont l’heureuse insouciance ne
s’était jamais arrêtée devant des problèmes redoutables. Un vieux
livre, un mur écroulé par le temps, et quelques pages de musique
ignorées, étaient pour lui des objets bien autrement importants que
la politique et ses vicissitudes. Était-il possible que Venise cessât
jamais d’être la reine de l’Adriatique? Oserait-on porter la main sur
ce nid d’alcyons qui flottait depuis tant de siècles sur la cime des
flots amers? Non, non, les sinistres présages de Marco Zeno n’étaient
pour l’abbé que des nuages sans consistance, qui passaient au-dessus
de sa riante imagination sans obscurcir la limpidité de ses jours; si
parfois il était amené à coordonner les faits de l’histoire et à voir
une loi au-dessus des phénomènes qui en agitent la surface, c’était
lorsqu’il voulait se rendre compte des progrès de l’art musical, afin
de mieux en caractériser les périodes décisives. C’était le seul côté
de son esprit par lequel il entrevoyait un plan, une certaine unité
dans cette succession d’images rapides qui forment le spectacle de la
vie.

Pour Lorenzo et Beata, que leur âge mettait à l’abri de ces tristes
prévisions de l’avenir, ils étaient tout entiers sous le charme de
l’heure présente et des belles choses qui s’offraient à leurs regards.
Tout ce qu’ils voyaient, tout ce qu’ils entendaient, servait à
développer le sentiment qui les attirait l’un vers l’autre, comme deux
notes qu’une attraction secrète dispose à former un accord mystérieux.
Ils s’ignoraient encore eux-mêmes; aucun incident extérieur n’était
venu troubler leur sécurité, et, si Beata se méprenait sur la nature de
l’affection que lui inspirait le fils de Catarina Sarti, Lorenzo était
encore moins en état de comprendre quel ferment dangereux se mêlait à
la vive reconnaissance qu’il éprouvait pour sa noble bienfaitrice. Ils
s’enivraient tous deux de la séve de la jeunesse; ils écoutaient avec
ravissement le concert de leur cœur sans en comprendre le sens, et les
beautés de l’art aussi bien que les magnificences de la nature, qu’ils
rencontraient sur leur passage, prolongeaient pour eux l’illusion
bienheureuse de cet instant unique de la vie. Beata, qui trouvait un
plaisir secret dans ces promenades qui amusaient son esprit et son
cœur sans en troubler la sérénité, promenades qui étaient d’ailleurs
favorables à la santé de son père, cherchait à les multiplier par des
raisons plus ou moins ingénieuses, que Marco Zeno acceptait volontiers.
En quittant Padoue, elle le décida à visiter dans les environs quelques
amis, parmi lesquels se trouvait la famille Grimani, dont la villa
était située sur la rive gauche du canal de la Brenta.

La vaste et magnifique plaine sur laquelle est assise la ville de
Padoue, et qui descend par des pentes ménagées des Alpes tyroliennes
à l’embouchure de la Brenta, forme l’un des plus beaux pays qu’il
y ait au monde. Couverte d’une végétation vigoureuse, d’un nombre
considérable de petites villes, de bourgs et de hameaux pittoresques
qui semblent y avoir été semés par la main d’une muse, cette terre
grasse et forte donne tout ce qu’on exige d’elle, et, au moindre
souffle de l’activité humaine, elle s’épanouit avec amour en produisant
des moissons miraculeuses. L’olivier, le citronnier, le figuier, le
mûrier, des fruits de toute espèce, des vins généreux et divers, tout
y vient en abondance et presque sans efforts. Dans ces campagnes
lumineuses que rafraîchissent incessamment les brises qui s’élèvent
des montagnes et celles qui traversent l’Adriatique, la vigne étale sa
magnificence en festons élégants qui égayent le regard et enchantent
le cœur. Le blé, le seigle, le maïs à la tige élancée, croissent
sans entraves au milieu de ces champs fortunés, dont l’horizon est
successivement resserré par des collines adoucies qui versent autour
d’elles l’ombre et la fraîcheur. Des pâturages abondants, de nombreux
troupeaux de moutons, de bœufs à la haute encolure, des fermes
joyeuses, une population active, tout révèle la force et la fécondité
de cette terre de promission. Je ne sais plus quel poëte de l’antiquité
a dit que le printemps semble avoir fixé son séjour dans cette heureuse
vallée, dont le paysage enchanteur faisait dire également à un empereur
grec que, si on n’avait la certitude que le paradis terrestre était
situé en Asie, on pourrait croire que c’est dans ce coin de la Vénétie
que Dieu a placé sa première créature pour lui donner une idée de la
félicité suprême. Tout y est si frais et si joyeux, la nature y est
si féconde et si charmante, que les nombreux poëtes qu’a produits le
dialecte de Padoue n’ont rien pu imaginer de plus beau que la réalité
puissante qu’ils avaient sous les yeux. Tous ont chanté les plaisirs
de la vie champêtre et les épisodes de l’économie domestique. C’est
la ferme et sa gaieté bruyante, c’est la moisson avec ses guirlandes
de bluets et de pavots, ce sont les vendangeurs joyeux, couronnés de
pampres et bondissant dans la plaine au son d’un instrument rustique;
c’est un rendez-vous au clair de la lune; c’est un baiser donné sous
une treille parfumée. Tels sont les sujets qu’aiment à traiter les
poëtes qui se sont produits dans le dialecte de Padoue. On dirait, à
les entendre, une fête perpétuelle de la nature sans douleur, sans
mystère et sans idéal.

Dans cette plaine magnifique, au milieu de cette riche végétation
qui présente partout les riants aspects d’un jardin fabuleux, les
nobles de Venise avaient fait construire des palais élégants, où l’on
retrouvait toutes les somptuosités et toutes les délicatesses de la
civilisation. Les peuples du Midi, particulièrement les Italiens,
aiment à transporter aux champs les plaisirs et les illusions de la
ville. Comme les Grecs et comme les Romains, dont ils procèdent, ils
n’ont pas de la nature ce sentiment profond et religieux qu’elle
inspire aux peuples du Nord. Ce sont les conquêtes de l’esprit, ce
sont les joies et les voluptés de la vie qui excitent avant tout leur
admiration et qui stimulent leur activité. Les bois, les prés, les
eaux et la terre bien-aimée, ne sont, pour les races méridionales, que
des éléments propres à embellir l’existence de l’homme, des jouets
de sa fantaisie, qui ne s’élève guère au-dessus de l’horizon visible
qui borne ses regards. Les races du Nord, au contraire, dans leurs
courses vagabondes à travers les steppes immenses et les vastes forêts
où elles ont si longtemps séjourné avant d’aborder la civilisation
méridionale, semblent y avoir puisé une connaissance plus approfondie
de la nature et de ses mystères sacrés. Aussi leur imagination toute
lyrique se plaît-elle à reproduire les harmonies diverses du monde
matériel, qui est pour elles le symbole d’un monde supérieur et infini.
Les Vénitiens, dont le génie tenait à la fois du génie politique des
Romains et de la molle élégance des peuples helléniques, avaient
transformé la vie des champs en une fête de l’art; du fond des bois
solitaires où ils allaient se réfugier pendant les fortes chaleurs de
l’été, ils aimaient à entendre les éclats de rire et les concerts de la
sociabilité.

En quittant la plaine de Padoue pour se rendre à Venise, on trouve
le canal de la Brenta, qui forme comme un trait d’union entre la
terre ferme et la mer Adriatique. Ce canal, qui parcourt un trajet
de six lieues, et dont on suivait le courant facile sur des barques
légères qu’on appelait des _péotes_, présentait, à la fin du siècle
dernier, un coup d’œil vraiment enchanteur. Les deux rives de ce fleuve
étaient garnies de maisons, de _casini_ et de villas délicieuses, où
l’aristocratie de Venise avait étalé toute sa magnificence. Construits
par les plus célèbres architectes vénitiens de la Renaissance, tels
que Sanmicheli, Sansovino, Scamozzi et surtout Palladio, ces palais,
tous ornés de statuettes élégantes et joyeuses qui semblaient danser
sur le toit comme les heures d’un jour sans nuages, s’épanouissaient
au soleil de distance en distance jusqu’à l’entrée des lagunes, et
formaient ainsi un horizon magique, au bout duquel on voyait surgir
lentement du sein des ondes ce rêve de poésie qu’on appelle Venise.
Les plus célèbres de ces villas qui se miraient dans les eaux de la
Brenta étaient celle qui appartenait aux Foscarini, et, plus que
toutes les autres, la villa Pisani, qui avait coûté plus de quatre
millions de francs. Le jardin de cette habitation princière s’avançait
en amphithéâtre jusqu’aux bords du canal, d’où les passagers
pouvaient admirer les fleurs les plus rares, les citronniers, les
grottes artificielles, les doux ombrages où venaient s’abriter les
_gentildonne_ au crépuscule du soir. Les rives de la Brenta ont été
chantées par tous les poëtes, surtout par les poëtes populaires de
Venise, qui leur avaient donné le nom si bien mérité de nouvelle
Arcadie, l’_Arcadia de’ tempi nostri_!

La villa Grimani, où se rendaient Marco Zeno et sa suite, était située
à une lieue de Padoue, sur la rive gauche de la Brenta, où le jardin,
terminé par une balustrade de marbre blanc, venait aussi aboutir. Une
charmille ombreuse régnait le long de cette balustrade, d’où l’on
voyait passer les barques chargées de voyageurs qui allaient à Venise
ou qui en revenaient. Attendu par la famille Grimani, Marco Zeno fut
reconnu de loin, et tout le monde fut bientôt au bas de l’escalier, où
vinrent aborder les deux _péotes_ qui contenaient les visiteurs. La
famille Grimani, une des plus illustres de la république, était depuis
longtemps alliée à la famille Zeno. Un fils du sénateur Grimani, qui
pouvait avoir vingt-cinq ans, laissait entrevoir la possibilité de
resserrer encore davantage les intérêts des deux nobles familles. La
réception fut cordiale et splendide. Beata, entourée par la nombreuse
compagnie qui se trouvait réunie à la villa, fut entraînée à parcourir
le jardin, qui était magnifique, pendant que les deux vieux sénateurs
s’entretenaient des affaires de la république. Après le dîner, qui
eut lieu dans une vaste galerie où l’on remarquait de belles fresques
de Paul Véronèse, galerie qui ouvrait sur un parterre émaillé de
fleurs, ayant pour horizon les rives de la Brenta, l’abbé Zamaria,
dont la bonne humeur était toujours prête à déborder, éleva tout à
coup sa voix flûtée au-dessus de ce bourdonnement général qui forme la
péroraison d’un joyeux festin.

«_Signori_, dit-il, il me vient une singulière idée! En regardant le
beau jardin qui est devant nous, en regardant ce fleuve qui enferme
l’horizon, les villas somptueuses qui témoignent si hautement du goût
et de la grandeur de notre chère patrie, je pense à ces populations
errantes que les Barbares chassèrent devant eux comme un troupeau
de moutons, et qui, vers le commencement du v^e siècle, vinrent
chercher un refuge sur les îlots solitaires de la mer Adriatique.
Que diraient-ils, ces pères conscrits de Venise, s’ils voyaient
aujourd’hui la ville miraculeuse dont ils ont été les fondateurs, et
s’ils pouvaient apprécier les changements que le temps et la main de
l’homme ont fait subir à ces campagnes de la Brenta, dont ils fuyaient
les rives désolées? Les fictions des poëtes ont-elles jamais égalé
le tableau qui se déroule sous nos yeux? et la Grèce, dans ses rêves
enchantés, n’a-t-elle pas été surpassée par le génie de Venise, qui
a fait des bords de la Brenta un séjour digne vraiment des dieux de
l’Olympe?

—Très-bien dit, mon cher abbé, et très-bien pensé, répliqua d’une voix
grave le sénateur Zeno. Tu rends à notre patrie la justice qui lui est
due; mais il ne faut pas oublier d’ajouter que c’est l’aristocratie qui
a fait la grandeur de Venise, comme c’est le sénat de Rome qui a créé
la puissance de la ville éternelle. Rome et Venise, qui ont eu à peu
près la même origine, puisque ce sont des fugitifs, des _fuorusciti_,
qui en ont posé les premiers fondements, auront aussi, je le crains
bien, la même destinée, et, le jour où la plèbe jalouse qui aspire au
pouvoir aura triomphé des obstacles qu’on lui oppose, ce jour-là la
république de Saint-Marc aura cessé d’exister. C’est ainsi que la plèbe
romaine, ameutée par des tribuns factieux, a ruiné l’empire qu’avait
édifié la sagesse des patriciens.

—Que Votre Excellence me pardonne si je ne partage pas ses tristes
prévisions, ajouta bien vite l’abbé Zamaria, qui craignait de voir la
conversation tourner au sérieux de la politique; malgré les bavardages
de quelques _chiachieroni_, les bons citadins de Venise n’ont pas
l’humeur assez sombre pour revendiquer un pouvoir dont ils seraient
fort embarrassés. Pourvu qu’ils vivent en paix, qu’ils chantent et
qu’ils vendent leurs drogues, que leur importe d’où vient la lumière
qui les éclaire et la justice qui les protége? Ils sont vraiment trop
sages pour vouloir perdre leur temps à siéger dans le grand conseil
et s’occuper des affaires de la république au lieu de veiller à leur
négoce. _Panem et circenses_, demandait la plèbe romaine; du pain, des
spectacles et _una chichera di cafè_, voilà tout ce qu’il faut aussi au
peuple de Venise.

—Bravo, _signor abate_! s’écria le chevalier Grimani, jeune homme de
vingt-cinq ans qui se trouvait assis près de Beata, dont il était tout
préoccupé. Je partage entièrement votre sécurité, et je ne crois pas
que nous soyons arrivés à la fin du monde, parce qu’il plaît à quelques
bilieux de murmurer tout bas contre le gouvernement _della Signoria_.
N’est-il pas juste que la tête commande au corps et que _il maestro di
capella_, pour me servir d’un exemple que vous approuverez sans doute,
dirige l’œuvre qu’il a conçue à la sueur de son front? Il ferait beau
voir _i bottegaj_ de la place Saint-Marc deviser de la politique de
l’Europe! Mais laissons là ces craintes vaines et occupons-nous d’un
sujet plus intéressant. Le temps fuit, _e tu fuggir lo lasci_, mon
cher abbé, sans penser que nous serions heureux d’entendre la voix
de la signorina Beata, qu’on dit être admirable. Aussi bien voilà
le soleil qui pâlit et Vesper qui s’approche, continua le brillant
chevalier, dont l’esprit ne manquait ni de grâce ni de culture, et la
musique est le complément nécessaire d’une journée heureuse comme celle
qui vient de s’écouler.»

En prononçant ces derniers mots, le chevalier jeta un regard dérobé
sur Beata, qui lui répondit silencieusement par une inclination de
tête. On se leva de table, et les convives, disséminés en groupes
divers que le hasard ou l’instinct avaient formés, commencèrent à se
promener dans le jardin qui conduisait à la charmille par une pente
adoucie. Beata, Tognina et le chevalier Grimani se perdirent dans une
allée solitaire, tandis que Lorenzo, que l’abbé Zamaria tenait par
la main, écoutait d’une oreille distraite les interminables discours
de son maître, qui pérorait au milieu de cinq ou six personnes qui
le suivaient en riant aux éclats. La nuit cependant commençait à
surgir du sein de la terre et à couvrir l’horizon de ses ombres
transparentes. La lune se dégageait lentement d’une atmosphère brumeuse
qui l’enveloppait comme un voile de gaze parsemé d’étincelles d’or,
et son disque projetait cette lumière douce et mystérieuse qui touche
les cœurs les plus endurcis et poétise les intelligences les plus
ternes. La noble compagnie, après avoir erré çà et là en sens divers,
s’était réunie sous la charmille autour d’une table demi-circulaire,
sur laquelle il y avait quelques livres et une mandoline, instrument
à cordes de la famille du luth, alors très-répandu en Italie. A voir
cet essaim de belles dames armées de grands éventails coloriés et
illustrés de légendes pittoresques et galantes, dont elles jouaient
avec coquetterie, vêtues de longues robes à ramages de couleurs vives
et diverses, causant, riant et se laissant aller à cette variété de
poses qui trahit le bien-être du corps et la gaieté de l’esprit, on eût
dit une grande volière remplie d’oiseaux au plumage d’or, de pourpre et
d’azur, qui s’égayent, au déclin du jour, par un _bisbiglio_ mélodieux.

Il faisait une de ces nuits sereines qui évoquent la fantaisie des
natures les plus avares et les font s’épanouir en dégageant la note
mystérieuse que Dieu a déposée au fond de tous les cœurs. Une lumière
blanche et discrète s’infiltrait à travers le feuillage épais de
la charmille, et les ombres vacillantes qui enveloppaient la noble
compagnie faisaient mieux ressortir la façade de la villa Grimani, qui
s’élevait au fond du paysage, sur lequel se dessinaient les statuettes
élégantes qui en formaient le couronnement. L’air était doux, _l’onda
placida e tranquilla_, lorsque le chevalier manifesta de nouveau le
désir d’entendre la signora Beata, qui, après en avoir conféré avec
l’abbé Zamaria, se leva ainsi que Tognina, son amie. Placées l’une
à côté de l’autre et regardant la Brenta par-dessus la balustrade
qu’elles dominaient, ces deux jeunes filles se mirent à chanter un duo
de Clari qu’elles savaient par cœur, et que l’abbé Zamaria accompagnait
sur la mandoline. C’était un morceau agréable, un frais madrigal
parfaitement choisi pour la circonstance, et dont la mélodie légère
flottait à la surface de l’âme comme une fleur à la surface d’un lac
paisible:

  Cantando un di sedea
  Laurinda al fonte.

«Un jour Laure chantait assise au bord d’une fontaine;» et ces
paroles étaient emportées sur l’aile d’une phrase rapide que les deux
voix répétaient tour à tour avec une extrême délicatesse. Arrivée à
ce passage où Laure demande au zéphyr de «rafraîchir de son haleine
l’air embrasé,» la voix de Beata fit ressortir avec un goût exquis
cette modulation qui rend si bien l’affaissement qu’on éprouve pendant
les fortes chaleurs de l’été; et, appuyant avec grâce sur la note de
_ré_ naturel qui ramène le motif au ton de _la_ majeur, les deux voix
recommencèrent leur charmant badinage, qu’on aurait pu comparer à une
églogue de Virgile mise en musique par Cimarosa[12]. Ces deux jeunes
filles aussi pures que les rayons de la lune qui les éclairait, debout
en face d’une rivière dont les eaux limpides reflétaient leur image,
chantant une mélodie suave que la brise disséminait comme un parfum
dans l’espace, formaient un tableau qu’on ne voit qu’une fois dans
la vie, et qui laisse dans l’imagination des souvenirs ineffaçables.
Chaque note qui s’échappait de la bouche de Beata tombait dans le
silence de la nuit comme une étoile d’or qui se détache de la voûte des
cieux, et les deux voix, d’un timbre différent, se mariaient dans un
accord harmonieux.

Un long silence succéda à ce morceau. Chacun semblait vouloir conserver
le plus longtemps possible l’émotion exquise dont il était pénétré,
lorsqu’on entendit au loin, sur le canal, un murmure de voix confuses.
Les voix s’étant approchées de la villa Grimani, on reconnut que
c’était une barque remplie d’ouvrières en soie qui retournaient à
Venise après avoir achevé leur journée. Elles chantaient une mélodie
populaire d’un accent mélancolique, dont les paroles, en dialecte
vénitien, étaient la traduction libre d’une strophe de la _Jérusalem
délivrée_[13]: «La fleur de la jeunesse ne dure qu’un instant et
s’enfuit avec le jour qui passe. Le printemps reviendra, mais la
jeunesse ne reviendra pas avec lui. Cueillons la rose de la vie qui
perd si vite sa fraîcheur; aimons, aimons, tandis que nous pouvons être
payés de retour.»

La barque glissa rapidement et disparut comme un rêve de bonheur.

La scène que nous venons de retracer avait produit sur Lorenzo une
très-vive impression. La voix de Beata, l’élégance de sa personne,
la familiarité avec laquelle le chevalier Grimani lui avait adressé
la parole, avaient excité dans son cœur un sentiment de peine qu’il
n’avait pas encore éprouvé. De retour à Cadolce, il n’y avait pas
retrouvé la joie paisible d’autrefois. Une distraction involontaire
venait traverser ses études, un malaise indéfinissable altérait
son caractère, jusqu’alors si doux et si humble. Qu’éprouvait-il
donc? Était-ce le tressaillement de la jeunesse, ou bien un levain
de jalousie qui mêlait déjà son amertume aux espérances de la vie
naissante? Se trouvait-il humilié de ne point appartenir à ce monde
d’élite où il n’était admis que par une faveur généreuse, ou était-ce
le premier éveil d’un sentiment exquis qui le remplissait tout à coup
de son ivresse, comme une essence qui s’échappe brusquement du vase qui
la contenait? Il y avait de tout cela dans le trouble qu’éprouvait le
jeune Lorenzo, dont le caractère commençait à se dessiner. Il en est
des sentiments comme des autres facultés de l’homme: après un sommeil
plus ou moins long destiné par la nature à en favoriser la germination,
il suffit de la moindre secousse pour les faire sortir de terre. Jamais
Lorenzo ne s’était encore trouvé au milieu d’un si grand nombre de
personnes distinguées. La vie qu’il avait menée jusqu’alors, studieuse
et recueillie, ne lui avait laissé entrevoir que le côté favorable
de sa position. L’affection presque paternelle que lui témoignait
l’abbé Zamaria, l’intérêt tendre et discret qu’il inspirait à Beata,
la bienveillance des subalternes l’avaient ébloui et lui avaient
dérobé la réalité du monde et des choses. Jusqu’au vieux Bernabò, le
camérier de Zeno, qui se plaisait à lui dire quelquefois: «Bravo,
Lorenzo; continuez à bien étudier; Son Excellence est très-contente de
vous!» Ce premier enchantement s’était un peu dissipé depuis la soirée
mémorable passée aux bords de la Brenta. La vue du chevalier Grimani et
sa contenance auprès de la signora avaient donné l’éveil à son esprit.
C’était comme une pierre qu’on eût jetée au fond d’une source limpide,
et qui va remuer la vase amoncelée dans ses profondeurs.

Pourquoi l’avait-on laissé entièrement de côté pendant cette soirée de
délices? Personne n’avait paru s’inquiéter de sa présence, pas même la
charmante Tognina, qui se plaisait d’ordinaire à le poursuivre de ses
agaceries mutines; pas un regard ne s’était fixé sur lui, et la signora
Beata, qui l’enveloppait toujours de sa sollicitude, avait paru ignorer
qu’il fût là, tout près d’elle, au milieu de cette société ravie de sa
grâce et de sa voix touchante. N’était-il donc dans la maison de Zeno
qu’un objet de distraction, qu’un témoignage vivant de la munificence
d’un grand seigneur, qu’on repousse dans l’ombre aussitôt que le
cercle de l’intimité s’élargit? Telles étaient les questions que se
faisait sourdement ce jeune homme, et qui remplissaient son cœur d’un
trouble infini. Saturé de lectures diverses, qui n’avaient pas toujours
été dirigées par un goût très-sévère, puisant à la fois dans les romans
à la mode, dans les poëtes, surtout dans les philosophes français que
l’abbé Zamaria livrait à sa curiosité, la pâture dont il était avide,
l’esprit de Lorenzo laissait apercevoir les symptômes d’une activité
inquiète et prompte à s’alarmer. C’était une imagination ardente qui
se plaisait aux combinaisons romanesques, une sensibilité extrême qui
fermentait et cherchait une issue, un cœur rempli de tendresse, qui,
après avoir été longtemps contenu par le respect et le sommeil de
l’adolescence, se réveillait tout à coup et s’épanchait bruyamment,
comme pour s’assurer de sa propre vitalité. Rien n’est moins simple
que la jeunesse; tous les germes de la vie future se trouvent entassés
dans le cœur d’un enfant, et c’est avec ces premières sensations,
confusément perçues, que la destinée ourdit sa toile. Aussi prenez
bien garde, et ne vous oubliez pas devant ces regards mobiles qui
semblent glisser sur toutes choses! ne laissez rien apercevoir d’impur
ou d’équivoque à cette petite créature qui s’exerce à comprendre les
phénomènes qui se déroulent devant elle. Guidée par l’instinct et par
une intuition divine, elle saisira plus tard le sens caché de vos actes
et de vos paroles; comme cette plaque de métal préparée par l’art pour
y réfléchir la lumière, l’âme d’un enfant se laisse pénétrer par les
accidents du monde extérieur, qui s’y incrustent pour ainsi dire, et y
dessinent des images que le temps viendra dégager.

Lorenzo lisait enfin dans son propre cœur; il se sentait ému à
l’aspect de Beata, et il comprenait le sens de cette émotion, dont il
était effrayé. Oserait-il jamais avouer un sentiment si téméraire?
Que dirait-on si l’on venait à découvrir que le fils de Catarina
Sarti avait osé lever les yeux sur une noble fille de Venise, qui
avait recueilli son enfance et sa pauvreté? Il fuyait les occasions
de la voir; il était timide, interdit en sa présence, il balbutiait
en répondant aux questions bienveillantes qu’elle lui adressait.
Il recherchait la solitude et les livres qui pouvaient nourrir
et accroître ses illusions. La nature, le paysage et ses beautés
mystérieuses, qui sont inaccessibles au vulgaire, et qui ne se révèlent
qu’aux yeux éclairés par le foyer intérieur du sentiment, parlaient à
son imagination un langage nouveau. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il
lisait et tout ce qu’il entendait, prenait la forme de l’objet aimable
qui s’élevait dans son âme comme un astre radieux. Dans une telle
disposition d’esprit, Lorenzo trouva sous sa main _la Nouvelle Héloïse_
de Rousseau. Ce livre fameux, qui a ému le XVIII^e siècle, et qui a été
traduit dans toutes les langues de l’Europe, exerça sur l’imagination
de ce jeune homme une action puissante. Le monde un peu factice
que s’était créé Rousseau, ce mélange d’idéal et de réalité où les
sentiments éternels du cœur humain se mêlent aux sophismes de l’esprit,
où les discussions philosophiques entravent souvent l’épanchement
de l’âme, où les caractères semblent plutôt la personnification de
principes abstraits que des êtres pris dans la nature, tous ces
défauts, qui ont été souvent relevés dans le roman de Jean-Jacques,
n’empêcheront pas qu’il ne soit recherché et lu avec avidité par les
organisations tendres et poétiques. On a beau faire, la jeunesse
n’écoute point les sermons et se rit des froids pédagogues qui parlent
de l’amour comme d’un poison dont ils n’ont pu goûter les délicieuses
amertumes. Loin de se laisser effrayer par le danger qu’on lui signale,
elle s’y précipite, et ce n’est qu’après s’être sauvée du naufrage
qu’elle est disposée à entendre les avis qu’on lui a prodigués avant
l’heure. C’est ainsi que chaque génération recommence le même voyage et
chante l’éternelle chanson du _renouveau_. La jeunesse d’ailleurs n’est
point accessible à la vérité pure et sans alliage. Ce qui l’intéresse
avant tout, c’est le spectacle de la grandeur morale aux prises avec
le destin, c’est la lutte des sentiments contre les préjugés, c’est
le triomphe de la passion sur l’égoïsme de famille. Telles sont aussi
les qualités qui font de _la Nouvelle Héloïse_ un livre d’un attrait
singulier pour les cœurs tendres et les imaginations ardentes. Le
caractère de Saint-Preux, sa position subalterne dans la famille de
Julie, les moyens par lesquels il parvient à toucher son cœur, les
obstacles qu’il rencontre, ces deux jeunes filles si étroitement
unies et d’une tournure d’esprit si différente, les personnages
secondaires qui se groupent autour des deux amants, les idées hardies
que l’auteur soulève, l’admirable paysage où Rousseau a placé les rêves
de son génie, tous ces détails de l’économie domestique et de la vie
bourgeoise, où la musique et la poésie italienne occupent une si grande
place, devaient frapper notre adolescent. Aussi se mit-il à dévorer ces
pages éloquentes, qui semblaient traduire les émotions secrètes de son
cœur. Il s’identifiait avec le héros dont il aurait voulu partager la
destinée. Il le suivait dans les bosquets de Clarens, et se laissait
conduire avec lui dans les bras de Julie, qui lui imprimait sur les
lèvres le fatal et divin baiser. Tous les incidents de cette fable
touchante, où Rousseau a esquissé comme un tableau de la société que
pressentait son âme, excitaient d’autant plus l’intérêt de Lorenzo,
qu’il y trouvait une certaine analogie avec sa propre situation dans la
maison du sénateur.

Derrière le bois qui couronnait les hauteurs de la villa Cadolce,
il y avait un petit chemin, un _stradotto_ tortueux et solitaire,
qui conduisait jusqu’au village de la Rosâ, et de l’autre extrémité
allait aboutir à la grande route de Cittadella. Ce chemin était bordé
d’un côté par le talus du parc et par un ruisseau qui en baignait
les contours, et de l’autre côté par une haie vive, touffue et
fort irrégulièrement plantée, qui déversait en tous sens sa riche
végétation. Des rameaux d’aubépine et de mûrier sauvage s’échappaient
de la haie, qui ne pouvait les contenir, et allaient s’entrelacer aux
branches folles des arbres, formant ainsi une voûte de verdure qui
préservait le chemin de l’ardeur du soleil. Une grande allée traversait
le parc, et au fond de cette avenue on apercevait le toit de la villa,
où les paons étalaient leur plumage d’or, remplissant les échos de
leurs cris plaintifs.

Par une belle matinée de printemps, Lorenzo se promenait dans la grande
allée du parc de la villa Cadolce. Le cœur rempli d’inquiétude et de
cette fièvre de bonheur que donne la première atteinte du mal sacré,
il avait quitté brusquement sa chambre, et marchait sans but devant
lui, respirant à longs traits l’air fluide et chargé d’aromes que
l’aurore répand autour d’elle, comme pour annoncer l’arrivée du jour.
Les feuilles des arbres, encore trempées de rosée, jetaient mille
reflets divers qui égayaient le regard et provoquaient une délicieuse
sensation de fraîcheur. Les oiseaux babillaient dans les bocages, et
du milieu de leur concert, toujours le même et pourtant toujours
nouveau, s’élevaient quelques notes pénétrantes qui semblaient révéler
une joie plus vive, une sensibilité plus exquise. Je ne sais quel
poëte indien a dit que le langage des oiseaux fut compris un jour par
un couple d’amants qui promenaient leur bonheur à l’ombre des forêts,
et qu’ils parvinrent à s’entretenir avec les plus éloquents de ces
chantres merveilleux. Cette fiction ingénieuse, comme toutes celles de
la poésie primitive, renferme une observation profonde, et l’histoire
touchante de Philomèle et de Progné nous offre, ainsi que toutes les
métamorphoses de la fable antique, un témoignage de cette croyance
universellement répandue, que l’amour est la source de la poésie, de la
musique et de la science des choses divines.

Le soleil s’élevait sur l’horizon et commençait à traverser ces légers
nuages du matin qui l’entourent comme une auréole. Une atmosphère déjà
tiède, toute saturée de parfums, d’étincelles et de bruits joyeux,
remplissait l’âme du jeune Lorenzo d’un bien-être ineffable. Arrivé
au bout de la grande allée, il franchit le ruisseau qui servait de
limite au parc, prit le chemin qui conduisait à la Rosâ, et se perdit
sous des arceaux de verdure. La fleur blanche des cerisiers jonchait
le chemin, et dans les éclaircies des buissons lumineux on voyait
reluire et s’agiter des myriades d’insectes, de papillons et de timides
fauvettes qui voltigeaient autour de leur couvée nouvelle. L’ombre,
la fraîcheur et le silence conviaient à la rêverie, et laissaient
errer l’esprit au milieu de ce pétillement sourd et mystérieux qui
est la vie de la nature, et que le génie de Beethoven a pu seul
reproduire dans la deuxième partie de la _Symphonie pastorale_. Lorenzo
cheminait lentement, savourant en lui-même les plus douces espérances,
lorsqu’une voix un peu fruste se fit entendre au loin. _Trà, là là_....
Et ce refrain, qui terminait une cantilène villageoise, se répandit
dans les sinuosités du chemin comme la vibration prolongée d’un
instrument rustique.

Après un instant de silence, la voix reprit son élan et fit entendre
de nouveau les mêmes notes, _là.... là_, ... lesquelles, suspendues
longtemps dans les airs, exhalèrent un parfum de gaieté franche et
naïve qui fixa l’attention de Lorenzo, parce qu’il crut reconnaître la
voix de Giacomo. C’était lui, en effet, qui s’en venait à califourchon
sur un âne en chantant comme un bienheureux. «_Eh! viva, il nostro
caro Lorenzo!_ lui dit-il en l’apercevant. Qu’il y a longtemps qu’on
ne vous a vu, _per Bacco_! et comme vous voilà grandi! Pourquoi donc
oubliez-vous ainsi vos amis de La Rosâ, où nous parlons si souvent
de vous? Hier encore je disais à Zina, que vous connaissez: «Que je
voudrais voir ce brave Lorenzo depuis qu’il est devenu un _bel signore_
et aussi savant, dit-on, que le curé de Cittadella!—Ah! répondit-elle,
il ne pense guère à nous, _povera gente_; nous n’avons ni le langage ni
les belles manières des _cavalieri_ parmi lesquels il vit.»

—Vous me faites injure, mon cher Giacomo, en me prêtant de tels
sentiments, répliqua vivement Lorenzo. Je ne suis point un _signore_,
comme vous voulez bien le croire, et je suis loin d’avoir oublié les
bonnes gens qui m’ont vu naître et qui ont entouré mon enfance d’une
affection si cordiale.

—Il ne faut pas vous fâcher de mes paroles, répondit Giacomo avec
bonhomie, car je ne pensais point à mal en vous rapportant les
caquetages de cette mauvaise langue de Zina, qui vous aime bien
pourtant, et qui est toute fière d’avoir été pour quelque chose dans
votre bonheur. Vous rappelez-vous, _caro Lorenzo_, cette belle nuit
de Noël où nous fûmes introduits pour la première fois à la villa
Cadolce? Avec quelle présence d’esprit Zina répondit aux questions
que lui faisait la signora sur votre compte! Dame!... il y a déjà
quelques années de cela, et vous avez bien changé depuis lors, _per
Bacco_! Vous voilà comme le fils de Son Excellence, et, puisqu’on a
vu des rois épouser des bergères, pourquoi donc la fille du sénateur
n’épouserait-elle pas....

—Est-ce que tu t’imagines, Giacomo, que les choses de ce monde se
passent comme dans la belle histoire de Silvio et de Nisbé, que je t’ai
entendu raconter si souvent? répondit Lorenzo en coupant brusquement la
parole à son interlocuteur. Ce sont là des folies qu’il faut laisser
dans les contes de nourrices où tu les as puisées. La signora Beata
est trop grande dame pour penser à un pauvre garçon comme moi, sans
autre avenir que la protection que lui accorde son père. La fille d’un
sénateur de Venise est bien autrement difficile que la fille d’un roi,
fût-elle née, comme la charmante Nisbé, du baiser d’une immortelle.

—Bah! bah! dit Giacomo, on a vu des choses moins surprenantes, et
_san Pietro e san Paolo_ disent positivement qu’il n’y a que les
montagnes qui ne se rencontrent jamais. _Addio_, signor Lorenzo, voilà
le jour qui s’avance, et il faut que j’aille au marché de Cittadella.
Au revoir, _arri malandrino_,» dit-il en frappant des deux talons sur
sa piteuse monture, qui trottinait conformément au proverbe: _Chi va
piano, va sano_.

Et Giacomo s’éloigna en lançant par-dessus les arbres son joyeux
refrain, qui retentit dans les airs et s’éteignit peu à peu comme
le frais gazouillement de l’alouette matinale «qui se balance dans
l’espace, puis s’interrompt tout à coup pour s’écouter elle-même et
jouir de la douceur de ses propres concerts.»

  Qual lodoletta che ’n aere si spazia
  Prima cantando, e poi tace contenta
  Dell’ ultima dolcezza che la sazia[14].

Tout ému de la conversation qu’il venait d’avoir avec Giacomo, qui
avait touché à la corde sensible de son cœur, Lorenzo, au lieu de
poursuivre son chemin et d’aller à La Rosâ ainsi qu’il en avait
l’intention, s’en retourna tristement au château. La matinée était déjà
fort avancée, et le soleil radieux inondait la grande allée du parc
de ses rayons pénétrants, qui faisaient rechercher les coins ombreux,
propices au recueillement. Arrivé près du palais, il se détourna à
main gauche et prit une petite allée transversale qui aboutissait à
un bosquet où Beata avait l’habitude de se réfugier pendant certaines
heures de la journée. Ce bosquet, entouré de bancs de repos, était
formé par un taillis épais entremêlé d’arbres fruitiers de toute
espèce, qui donnaient à ce réduit l’aspect d’un verger délicieux où
l’utile se mêlait à l’agréable, conformément à la poétique de Palladio
sur les maisons de plaisance. Un treillis tapissé de chèvrefeuille
et de plantes grimpantes ne laissait pénétrer dans ce sanctuaire
qu’une lumière attiédie, qui colorait le feuillage sans le traverser.
Des statues représentant les muses avec leurs différents attributs
longeaient l’avenue, au bout de laquelle le regard se reposait sur un
parterre où des roses, des œillets et des citronniers encadraient un
bassin de marbre que remplissait bruyamment un jet d’eau intarissable.
Ce lieu semblait avoir été disposé pour convier aux doux épanchements
de l’âme, pour évoquer cette fantaisie aimable qui est le rayonnement
des natures bien douées. Contenue ainsi dans des limites qui la
charmaient sans l’étonner, l’imagination satisfaite n’entrevoyait pas
de plus vastes horizons ni un monde meilleur.

Lorenzo, qui s’avançait lentement vers le bosquet où il s’était trouvé
tant de fois avec Beata, crut apercevoir à travers le feuillage les
reflets d’une robe blanche qui le firent tressaillir. Il n’osait plus
faire un pas, ses jambes tremblaient sous lui, et son cœur battait
violemment dans sa poitrine. Il essaya de se raffermir et de passer
à côté sans y jeter les yeux, feignant une indifférence et une
tranquillité dont la passion s’enveloppe souvent pour mieux dissimuler
sa faiblesse; mais il ne put aller plus loin et resta immobile derrière
un bouquet de lilas qui, fort heureusement, le dérobait à la vue.

Quelle est donc cette mystérieuse puissance d’une première affection
qui transfigure tout à coup l’objet aimé et l’enveloppe d’une
atmosphère magique qui se communique à tout ce qui l’approche? Cette
robe blanche, dont les reflets lointains font tressaillir Lorenzo, il
l’avait vue bien souvent sans aucune émotion et sans se douter qu’elle
pût jamais devenir pour lui un signe d’ineffables souvenirs. Maintenant
il ne l’oubliera jamais, et jusqu’à son dernier soupir elle flottera
devant ses yeux comme un symbole de sa jeunesse et de ses divines
espérances. O savants qui ne croyez point aux miracles, pas même à
ceux que Dieu accomplit chaque jour par vos mains, qu’est-ce donc que
l’amour, si ce n’est un miracle permanent qui est aussi vieux que le
cœur de l’homme?

Son trouble s’étant un peu calmé, Lorenzo regarda timidement à
travers les interstices du treillis; il vit Beata et Tognina, qui
causaient ensemble. Beata était vêtue en effet d’une robe blanche un
peu traînante qui lui dessinait la taille, et un fichu de soie noire,
jeté négligemment sur ses belles épaules, couvrait imparfaitement
d’inappréciables trésors, en faisant ressortir l’éclat et la
morbidesse de son teint. Une rose fixée au milieu du sein, deux
boucles de cheveux qui descendaient sur son cou gracieux, donnaient
à sa physionomie pleine de charme je ne sais quel air sérieux et
attendri qui se combinait heureusement avec la gaieté du jour et la
fraîcheur printanière du paysage. Elle tenait à la main une ombrelle
de soie à ramages, qui la préservait de ces mille petits insectes qui
tourbillonnent follement à la suite d’un rayon de soleil. Tognina,
moins grande et plus vive dans ses allures, portait une robe à fond
blanc varié d’arabesques aux couleurs saillantes, et sa belle chevelure
noire était ornée d’une petite branche de jasmin qui s’inclinait sur
l’oreille gauche. Ces deux jeunes filles, dont la mise révélait assez
bien le caractère, formaient une de ces légères dissonances d’esprit et
de mœurs avec lesquelles il semble que la nature se plaise à nouer les
affections les plus douces et les plus durables. A les voir se promener
ainsi nonchalamment au milieu d’un paysage enchanteur que l’art avait
soumis à ses lois, ces deux charmantes personnes, dont l’ombre se
dessinait par intervalles dans l’allée solitaire, où l’on n’entendait
que le bruit de l’eau jaillissante, présentaient une scène exquise
de la société polie dans un siècle de loisirs. Pour rendre toute la
suavité d’un pareil tableau, pour exprimer l’harmonie qui résulte du
contraste de deux femmes élégantes et bien nées, qui livrent à l’heure
qui passe le secret de leurs cœurs, il faudrait la musique de Mozart,
par exemple le duo du _Mariage de Figaro_ entre la comtesse et Suzanne,
lorsque, sur une phrase aussi transparente que le plus beau jour, elles
chantent en badinant:

  Che soave zefiretto
  Questa sera spirerà!

«Sais-tu bien, ma chère, dit Tognina en jouant avec son éventail, que
Lorenzo devient, ma foi, un beau garçon, et qu’il n’est plus permis de
le traiter sans cérémonie?

—Je ne le sais que trop, répondit Beata avec un accent de tristesse.

—Je ne vois pas qu’il y ait lieu à prendre le deuil pour un fait
aussi simple, répondit Tognina, et tu n’as pu croire que ton pupille
resterait toujours un agneau de Pâques à la toison immaculée!

—Non, sans doute, répondit Beata, mais je vois arriver avec peine le
moment où il faudra me séparer de lui.

—Te séparer de Lorenzo! et pourquoi donc? Tu es riche, fille unique,
maîtresse de faire tout ce que tu veux: il faudrait être furieusement
mélancolique pour gâter une si belle existence.

—Tu en parles bien à ton aise, chère Tognina, et tu ignores les
difficultés de ma position. La fille d’un sénateur de Venise appartient
d’abord à la république, et puis à sa famille, qui en disposent selon
les intérêts de l’État ou les convenances de la société. Tu es cent
fois plus libre que moi, et il y a des jours où j’envie le sort de
Teresa, ma camériste, qui peut, du moins, suivre les inspirations de
son cœur.

—On dirait, à t’entendre, que Lorenzo a pénétré fort avant dans le
tien, répliqua Tognina avec malice. Après tout, où serait le mal que
tu fusses touchée par les qualités d’un jeune homme que tu as élevé et
qui a répondu à tes espérances? Tu n’as guère que quatre ans de plus
que lui, et on surmonte bien des difficultés quand on aime, témoin
l’histoire de la fameuse Bianca Capello.»

Sans répondre directement à cette dernière observation, qui touchait à
la plus vive de ses préoccupations, Beata feignit de prendre le change
et détourna la conversation sur un autre sujet. Les jeunes amies les
plus intimes ne se laissent pas ravir sans défense le mot suprême qui
résume leurs plus chères pensées, et ce n’est que par distraction ou
par le besoin qu’elles éprouvent de se voir encouragées dans leurs
sentiments qu’elles trahissent leur secret. Beata surtout était d’une
grande réserve, et l’idée qu’elle avait de sa dignité la rendait
très-circonspecte dans ses paroles. Après un instant de silence que
Tognina se garda bien d’interrompre, Beata, entraînée malgré elle vers
le sujet qui remplissait son cœur, ajouta négligemment:

«J’ai eu hier un long entretien avec mon oncle, dont tu sais
l’affection pour Lorenzo.

—Eh bien! que t’a dit le saint abbé?

—Qu’il était temps de s’occuper de l’avenir de ce jeune homme, et
qu’on ferait bien de l’envoyer à l’université de Padoue y terminer ses
études. «Nous allons partir pour Venise, lui ai-je répondu, et là, nous
prendrons un parti définitif.—Que ce soit le plus tôt possible, ma
nièce,» a-t-il dit en m’étreignant doucement la main.»

Quelques jours après ce dialogue significatif, dont Lorenzo n’avait pu
saisir que quelques mots sans suite, il y eut grande réception à la
villa Cadolce. La famille Grimani était venue rendre visite au sénateur
Zeno, et Guadagni se trouvait au nombre des invités. Le célèbre
virtuose pouvait avoir alors soixante et quelques années. Après avoir
parcouru l’Europe, après avoir visité successivement Paris, Londres,
Lisbonne, Vienne, Munich, Berlin et les principales villes de l’Italie,
en excitant partout la plus vive admiration, Gaetano Guadigni, qui
était né à Lodi vers 1725, était venu se fixer à Padoue en 1777, où
il s’était fait admettre parmi les chanteurs de la chapelle, et où
il devait mourir en 1797. Sa voix, qui avait eu jadis le caractère
et l’étendue d’un _mezzo soprano_ d’une douceur extrême, avait perdu
quelques notes dans le registre supérieur; mais l’âge avait épuré son
goût, et sa grande manière de dire le récitatif et de chanter les
morceaux expressifs en faisait encore le premier virtuose de son temps.
On allait à Padoue tout exprès pour l’entendre, et il se montrait aussi
facile au désir des _dilettanti_ qu’il était magnifique dans l’usage
qu’il faisait de sa grande fortune. Guadagni avait connu les plus
illustres compositeurs du XVIII^e siècle. Il avait connu Haendel lors
de son premier voyage en Angleterre, en 1749, et ce maître lui avait
confié une partie dans l’exécution de ses deux grands oratorios, _le
Messie_ et _Samson_. Il avait eu aussi des relations avec Piccini, qui
avait composé pour lui plusieurs opéras, et surtout avec Gluck, dont le
mâle et vigoureux génie sut trouver des chants pleins de tendresse pour
la voix exceptionnelle et le talent extraordinaire de son virtuose de
prédilection. Doué d’une belle figure, comédien assez distingué pour
avoir mérité les éloges de Garrick, qui lui donna même des conseils,
musicien excellent, puisqu’il s’était composé plusieurs scènes qu’il
intercalait souvent dans les opéras qui lui étaient confiés, Guadagni
avait un caractère irascible, et il était quelquefois d’une insolence
extrême envers les _impressarii_ et les pauvres compositeurs sans
renommée dont il daignait chanter la musique. Piccini, malgré l’extrême
douceur de son caractère, sut imposer à Guadagni sa volonté, et jamais
il ne lui permit de changer une note aux rôles qu’il lui confiait.
Quant à Gluck, qui préludait déjà à la grande révolution qu’il devait
opérer dans le drame lyrique, il n’était pas homme à souffrir qu’un
chanteur osât modifier la pensée dont il était l’interprète.

D’une taille moyenne, chargé d’embonpoint comme l’étaient presque tous
les sopranistes après la première jeunesse, Guadagni, avec son teint
de cire jaune, sa poitrine grasse et son cou enfoncé dans les épaules,
avait un peu l’air d’une vieille marquise. Il tenait toujours à la main
une magnifique tabatière d’or, enrichie de diamants, qu’il roulait
entre ses doigts et qu’il montrait avec complaisance. C’était un cadeau
du grand Frédéric, et le plus riche qu’eût jamais fait ce roi, aussi
économe que mélomane. Guadagni avait eu l’honneur de chanter devant lui
à Potsdam en 1776. Il était fort curieux à entendre quand il se mettait
à parler des grands personnages qu’il avait approchés, et ses jugements
sur les compositeurs, les artistes célèbres de son temps, étaient d’une
parfaite justesse.

«De tous les maîtres que j’ai connus dans ma longue carrière,
disait-il à l’abbé Zamaria, qui le harcelait de questions, les deux
plus illustres ont été Haendel et Gluck. Allemands tous les deux,
ils avaient dans le physique, dans le caractère, aussi bien que dans
le génie, de nombreux traits de ressemblance. Grand et fort comme un
Turc, Haendel avait une figure pleine de noblesse et un caractère
d’une violence extraordinaire. Il ne fallait pas lui résister, ni se
permettre le moindre changement à sa musique, si on ne voulait pas
avoir avec lui de terribles discussions. Un jour il faillit jeter la
Cuzzoni par la fenêtre, et sa lutte avec le célèbre Senesino a partagé
la haute société de Londres en deux camps ennemis. Pour moi, je n’ai eu
avec ce grand musicien que de très-bons rapports. Appelé à Londres pour
chanter dans ses deux magnifiques oratorios, _le Messie_ et _Samson_,
dont je n’oublierai jamais l’effet prodigieux, je me suis acquitté de
ma tâche à la grande satisfaction du maître, qui me dit un jour avec la
rude familiarité qui lui était propre: «A la bonne heure, voilà comment
il faut dire ma musique! Tu n’es pas un _asino d’orecchiante_, toi; tu
connais la composition, et tu comprends qu’on ne chante pas un morceau
d’un style sévère et religieux comme un air de Bononcini, avec le
sourire sur les lèvres et la bouche en cœur.» J’avoue cependant, ajouta
Guadagni, que je n’aimais pas beaucoup à chanter les airs et les duos
de Haendel, qui manquent de charme et qui sont constamment écrits, je
parle des duos, dans un style fugué, où l’expression des paroles n’est
qu’un prétexte à la science des imitations; mais ses récitatifs, et
particulièrement ses chœurs, sont admirables, et je n’oublierai jamais
l’émotion que me fit éprouver _le Messie_, lorsque j’entendis pour la
première fois, au théâtre de Covent-Garden, ce chef-d’œuvre qui a été
composé dans l’espace de vingt-quatre jours!

—Cela est peut-être moins extraordinaire que vous ne le croyez,
mon cher Guadagni, répondit l’abbé Zamaria, dont l’érudition et le
patriotisme n’étaient jamais en défaut. Haendel, que nous pourrions
presque revendiquer comme un élève de l’école de Venise, puisqu’il a
été le disciple et l’imitateur de l’abbé Steffani, notre compatriote,
qui était maître de chapelle à la cour de Hanovre, Haendel a fait
entrer dans l’oratorio que vous admirez avec juste raison un grand
nombre d’idées mélodiques qu’il avait déjà émises sous une autre
forme. Accueilli avec bonté par l’abbé Steffani, qui jouissait à la
cour de Hanovre d’une grande considération, Haendel a publié dans
cette ville, vers 1711 ou 1712, un recueil de dix-huit _duetti_ et
_terzetti_ avec accompagnement de basse continue, qu’il a dédiés à la
princesse Caroline, et dont il existe plusieurs éditions. Dans ces
duos remarquables, dont les paroles sont aussi d’un abbé italien,
Ortensio Mauro, on reconnaît la manière de l’abbé Steffani, et l’on
trouve le germe de presque toutes les grandes compositions que Haendel
a produites plus tard. En voulez-vous la preuve? ajouta l’abbé Zamaria.
Cela n’est pas sans intérêt, suivez-moi.»

Quand ils furent rendus à la bibliothèque, l’abbé dit à Lorenzo:
«Prends ce gros cahier que tu vois là-haut, c’est la partition du
_Messie_, et voici le recueil de _duetti_ dont je parlais tout à
l’heure.»

S’étant assis au clavecin, l’abbé Zamaria se mit à feuilleter le
recueil qu’il avait à la main en disant:

«Tenez, du premier motif du second duo que voici:

 No, di voi non vuò fidarmi,

Haendel en a fait le chœur de la première partie du _Messie: Un enfant
nous est donné_. Le troisième motif de ce même duo:

  Sò per prova i vostri inganni.

est devenu le thème principal du chœur de la seconde partie: _Nous
sommes dispersés comme un faible troupeau_. Dans le troisième duo, pour
deux voix de soprano, le motif qui accompagne ces paroles:

  Quel fior che all’alba ride,

n’est-il pas exactement le même que celui du chœur qui termine la
première partie du _Messie_? Avec le quatrième motif de ce même duo,
Haendel a composé le premier duo de son oratorio, _Judas Machabée_.
Je pourrais poursuivre cette vérification, et il me serait facile de
vous prouver encore que le thème de la première fugue qu’on trouve
dans _la Fête d’Alexandre_, et d’autres morceaux de cette admirable
cantate, sont aussi indiqués dans ce recueil de _duetti_ que Haendel a
composés sous l’influence incontestable de l’abbé Steffani. Du reste,
ajouta l’abbé Zamaria, Haendel, dont le génie n’est pas sans quelque
ressemblance avec celui de notre Benedetto Marcello, son contemporain,
a procédé comme tous les hommes supérieurs, qui puisent dans les
souvenirs et dans les émotions naïves de la jeunesse le thème des
savantes conceptions de leur maturité. N’est-ce pas ainsi, après tout,
que se développe toute chose en ce monde, et la civilisation n’est-elle
pas comme un arbre séculaire dont la séve, renouvelée sans cesse par la
culture, porte des fruits toujours nouveaux?

—A l’appui de votre observation aussi profonde que judicieuse,
répondit Guadagni, je puis vous citer aussi l’exemple de mon illustre
ami, _il cavaliere_ Gluck. Les ouvrages qui lui ont valu en France une
si grande renommée ne sont, pour ainsi dire, que la transformation de
ceux qu’il avait composés dans sa jeunesse. L’ouverture d’_Armide_,
par exemple, est la même que celle de son opéra de _Telemaco_, qu’il a
écrit pour moi il y a de cela une trentaine d’années, et avec le motif
d’un chœur de ce même opéra il a fait l’introduction de l’ouverture
d’_Iphigénie en Aulide_. Je n’ai pas besoin de vous apprendre que
l’_Alceste_ et l’_Orphée_, qu’il a arrangés pour l’Académie royale
de musique de Paris, sont, à peu de chose près, les mêmes ouvrages
qu’il a composés à la cour de Vienne de 1762 à 1764. Ah! que de
souvenirs réveille en moi l’année mémorable de 1762 qui vit naître
la partition d’_Orfeo_[15], dont je puis me flatter d’avoir au moins
inspiré l’idée! J’étais jeune alors, ajouta Guadagni en poussant un
gros soupir, dans la plénitude de mes facultés, et je pouvais affronter
sans crainte les regards d’un public avide de m’entendre. Il me semble
voir encore la belle Marie-Thérèse dans sa loge impériale, entourée de
sa cour, passant son mouchoir sur ses yeux remplis de larmes pendant
l’exécution de cette musique divine! Gluck était dans le ravissement,
il m’embrassait dans les coulisses comme un enfant, et lorsque après la
huitième représentation l’impératrice le fit appeler dans sa loge pour
lui témoigner sa satisfaction en lui disant: «Où avez-vous donc trouvé,
_maestro_, toutes les belles choses que nous venons d’entendre?—Dans
le désir de plaire à Votre Majesté et _là_,» dit-il en posant la main
sur son cœur.»

Pendant que l’attention de l’abbé Zamaria était tout entière concentrée
sur Guadagni, Beata, qui faisait les honneurs de sa maison avec une
grâce parfaite, réservait tous ses soins pour la famille Grimani.
Le chevalier ne la quittait pas d’un instant, et elle paraissait
écouter avec plaisir les propos agréables qu’il lui adressait avec
cette aisance et ce contentement de soi-même que les gens bien élevés
comptent parmi leurs priviléges. Lorenzo, en voyant Beata, si attentive
pour son hôte, incliner la tête pour mieux entendre ce qu’il lui disait
et répondre par un sourire aux paroles du chevalier, éprouvait un
sentiment confus de jalousie et d’humiliation qu’il faut avoir ressenti
pour en connaître l’amertume. Ni l’esprit ni même le génie reconnu
et proclamé de tous ne peuvent tenir lieu, dans un certain monde, de
cette grâce de manières, de cette urbanité de langage que vous donnent
l’éducation et la naissance. Il y a tel homme médiocre qui marche sans
efforts et foule d’un pied léger le parquet d’un salon où tremble dans
un coin le poëte ou le penseur illustre. Voyez-vous ce jeune homme aux
formes délicates qui indiquent la race, à l’intelligence débile qui
effleure toutes choses sans rien pénétrer, au cœur tempéré par les
convenances, et qui laisse tomber de ses lèvres de rose quelques rares
monosyllabes sans accent et sans vie? C’est le fils de famille, c’est
le héros des femmes de haut lieu, qu’il séduit par la coupe de son
habit et une imperturbable assurance. Le chevalier Grimani appartenait
à cette lignée des Léandre, des Lindor et des don Ottavio, qui devient
si nombreuse dans les sociétés défaillantes, et dont le type, d’une
grâce suprême, a troublé le repos de la Grèce. Oui, c’est le faible
Pâris qui a tourné la tête de la belle Hélène et qui l’a enlevée à ses
dieux domestiques, et c’est également à ce débile rejeton de la race du
vieux Priam que les trois immortelles ont soumis le jugement de leur
querelle. Ah! les femmes, pour être des déesses, n’en restent pas moins
de leur sexe, et la sage Minerve elle-même n’a jamais pardonné au beau
Pâris son verdict en faveur de Vénus.

Le chevalier Grimani, qui était jeune et de haute naissance, avait
toutes les qualités aimables d’un homme du monde. D’un extérieur
agréable, l’esprit assez cultivé et d’une parfaite distinction, il
était digne assurément d’attirer l’attention de Beata. Aussi Lorenzo
ne pouvait le voir sans en être douloureusement affecté, et, sans se
rendre bien compte de ce qu’il éprouvait, il regardait d’un œil d’envie
ce noble et brillant Vénitien qui venait troubler par sa présence les
rêves innocents de son cœur. Soit que Beata fût réellement sensible
aux soins empressés que lui rendait le chevalier, soit qu’elle voulût
rompre des habitudes qui lui paraissaient maintenant dangereuses, il
est certain qu’elle était depuis quelque temps d’une extrême réserve
avec Lorenzo, et c’est à peine si devant le monde elle avait l’air
de s’apercevoir qu’il était là, dans un coin, épiant ses moindres
mouvements. Il faut avoir été pauvre et jeté par la destinée au milieu
d’une société jalouse de ses priviléges, il faut avoir aimé une femme
que le prestige de quelques années de plus, celui de la naissance et
de la beauté, dérobaient à toutes vos espérances, pour comprendre la
situation pénible du jeune Lorenzo. Il se sentait mal à l’aise dans ce
palais où il avait été accueilli avec tant de bonté; il était humilié
de la place qu’il occupait dans la famille Zeno, et son caractère,
aigri par un sentiment qu’il n’osait avouer à personne, commençait à
développer les idées amères qu’il avait puisées dans les livres, et
surtout dans ceux de Rousseau.

Les personnes de distinction qui habitaient les environs de Cadolce
furent invitées à venir passer une journée au château. On voulait
fêter dignement la famille Grimani, qui partait le lendemain, et clore
d’une manière brillante la saison de villégiature. On savait que, la
santé du sénateur Zeno s’étant raffermie, il devait quitter bientôt la
terre ferme et retourner à Venise, où l’appelaient de graves intérêts
politiques. Aussi personne ne manquait au rendez-vous, et c’était un
beau coup d’œil que de voir le parc de Cadolce parsemé de belles dames
et de _cavalieri_ qui portaient leurs ombrelles et les divertissaient
par des propos galants qui les faisaient rire aux éclats. Il existe un
joli tableau de Tiepolo qui représente une scène pareille de galanterie
aimable et de doux _far-niente_, au bas duquel le comte Algarotti a
placé ces deux vers qui renferment à peu près toute la morale de la
société vénitienne à la fin du siècle dernier:

  Vario è il vestir, ma il desir è un solo,
  Cercan tutti fuggir tristezza e duolo.

«Sous des costumes différents, ils n’ont tous qu’un même désir: c’est
de fuir la tristesse et la douleur.» Oh! que les temps sont changés!
et que nous sommes loin de cette sérénité d’esprit qui ne s’occupe que
de l’heure présente et s’attarde à goûter le bonheur sous un frais
ombrage, sans souci du lendemain!

La soirée venue, toute la compagnie s’était réunie dans le salon, qui
était fort spacieux et qui donnait de plain-pied dans le jardin. En
face de la porte étaient le jet d’eau, la grande allée et le bois
qui fermait l’horizon. En attendant le souper, qui ne devait avoir
lieu qu’à minuit, selon les habitudes de la noblesse vénitienne, qui
aimait à prolonger ses veilles jusqu’à l’aurore, on se reposait en
respirant la fraîcheur du soir. La journée avait été très-chaude, et
l’atmosphère, traversée par une brise qui venait des montagnes du
Tyrol, conservait encore cette douce moiteur qui vous dispose à la
volupté. Le sénateur Zeno, la tête couverte d’un large chapeau de
paille d’Italie, ses deux mains appuyées sur une longue canne à pomme
d’or, était assis en face de la porte, au centre d’un demi-cercle que
formaient les nombreux invités. Beata causait avec le chevalier, ayant
à sa gauche son amie Tognina, tandis que l’abbé Zamaria s’entretenait
avec Guadagni, dont il s’efforçait d’évoquer les souvenirs.

«Mon cher Guadagni, s’écria tout à coup l’abbé, les plus belles
paroles du monde ne valent pas, quand il s’agit de musique, un petit
exemple. Pour nous faire mieux apprécier la différence qui existe
entre l’_Orfeo_ de Gluck et celui que notre compatriote Bertoni a fait
représenter à Venise avec tant de succès en 1776, et dans lequel opéra
vous avez intercalé un air de votre composition qui a été remarqué par
les connaisseurs, dites-nous quelque chose de la belle partition de
l’illustre _Tedesco_. Ce sera pour la noble compagnie une bonne fortune
que d’entendre un virtuose qui a fait les délices de l’Europe pendant
quarante ans.»

Après s’être fait un peu prier et avoir beaucoup insisté sur
l’insuffisance de ses moyens, Guadagni, qui n’était pas fâché qu’on lui
fît une douce violence, se rendit à l’invitation de l’abbé. Il s’assit
au clavecin qui était placé à droite de la porte qui conduisait au
jardin. Le salon n’était point éclairé; les étoiles scintillaient et
projetaient sur le fond bleuâtre de la nuit ces lueurs incertaines
qui ouvrent à l’imagination des perspectives infinies. L’arome des
citronniers, le murmure de l’eau jaillissante, je ne sais quelle douce
langueur et quel mystérieux silence, donnaient à cette scène improvisée
un caractère presque religieux qui s’harmonisait admirablement avec
le génie de Gluck. Au fond du bois, sur la cime de l’arbre le plus
élevé, un rossignol faisait éclater sa touchante mélopée qui formait
un heureux contraste avec l’art merveilleux du virtuose. Après un
prélude insignifiant, Guadagni, dont on ne pouvait distinguer les
traits, se mit à déclamer d’une voix nasillarde et un peu chevrotante
l’admirable récitatif qui précède l’air du troisième acte d’_Orfeo_.
A mesure que le récitatif développait les plaintes immortelles de
l’époux infortuné, la voix du virtuose se raffermissait aussi, et les
défaillances de l’âge semblaient disparaître sous les magnificences
d’un style incomparable. Avec quelle émotion profonde Guadagni poussa
le cri lamentable d’_Euridice! Euridice!_ ... qui retentissait dans le
silence de la nuit comme s’il eût été répercuté par les échos des lieux
ténébreux! Et lorsqu’à la fin de cette belle invocation Orfeo s’écrie:
_Son disperato!_ ... chacun se sentit tressaillir au fond du cœur. Il
serait impossible d’exprimer par des paroles la manière dont l’artiste
sut rendre le cantabile sublime qui suit le récitatif:

  Che farò senza Euridice?
  Dove andrò senza il mio bene?

Ce vieillard ridicule, dont les manières efféminées étaient plutôt
de nature à exciter le dégoût que l’admiration, paraissait un dieu
inspiré en chantant cette mélodie pathétique, ce qui fit dire à l’abbé
Zamaria qu’après avoir entendu un pareil morceau, il n’y avait plus
qu’à s’écrier avec le poëte:

  Ah! miseram Eurydicen, anima fugiente vocabat,
  Eurydicen toto referebant flumine ripæ.

Lorenzo avait écouté Guadagni avec le double intérêt de la curiosité et
de la passion qui trouvait dans les plaintes d’Orphée un aliment à ses
propres sentiments. Debout sur le palier de la porte, les yeux fixés
sur Beata dont il épiait les mouvements, refoulant la jalousie qui le
dévorait, il s’identifiait avec le personnage, et la musique de Gluck
ainsi que le talent de son interprète excitèrent son émotion jusqu’aux
larmes. Il s’enfuit de honte et alla se cacher derrière un gros
citronnier pour donner un libre cours à sa douleur. Inquiète de cette
disparition, retenue par les convenances et la crainte de se trahir,
Beata se leva lentement, et, feignant d’avoir besoin de marcher un peu,
elle prit le bras de Tognina et s’en alla dans le jardin. Elle aperçut
Lorenzo qui sanglotait dans un coin. Sans oser l’aborder, comme elle
le faisait autrefois, elle errait autour de lui comme une âme indécise
qui hésite à franchir le dernier degré qui sépare la pudeur de l’amour.
Elle l’observait de loin, jetant sur lui un regard plein d’inquiétude
et de tendresse.

Le lendemain de cette soirée, la famille Grimani quitta la villa.
On était au mois d’octobre. Le départ du sénateur pour Venise était
irrévocablement fixé et devait avoir lieu sous peu de jours. Lorenzo,
qui était resté quelque temps sans voir sa mère, préoccupé qu’il était
par le nouveau sentiment qui remplissait son âme, résolut d’aller lui
faire ses adieux et de passer une journée à La Rosâ, où il n’avait
fait que de rares apparitions depuis son entrée dans la famille Zeno.
Le bruit de l’arrivée de Lorenzo s’étant répandu dans le village,
une foule de curieux accourut bientôt et remplit la petite maison
de Catarina Sarti. Zina, qui était mariée depuis quelques mois, son
père Battista Groffolo, et Giacomo furent invités à partager un repas
modeste que Catarina avait préparé pour fêter la présence de son fils.
Au milieu de la joie et de la cordialité qui présidaient à cette
réunion presque de famille, chacun des convives adressait à Catarina
des compliments sur Lorenzo, sur ses belles manières, sur l’instruction
qu’il avait acquise et le brillant avenir qui l’attendait. La pauvre
mère, toujours craintive dans ses prévisions, n’accueillait ces
compliments qu’avec tristesse: elle ne pouvait pas se dissimuler que
le départ de Lorenzo allait la priver de la plus grande joie de sa
vie, et que, si elle avait déjà beaucoup souffert depuis qu’il avait
été adopté par le sénateur Zeno, elle souffrirait encore davantage
d’une séparation dont elle n’entrevoyait pas le terme. Sans doute il
lui serait facile d’aller de temps en temps le voir à Venise; Lorenzo,
de son côté, pourrait accourir auprès de Catarina au moindre désir
qu’elle lui en manifesterait; mais de pareilles raisons ne sont jamais
suffisantes pour dissiper les inquiétudes d’une mère. Aussi est-ce les
larmes aux yeux qu’elle écoutait toutes les belles choses qu’on disait
de son fils, et c’est en vain que Giacomo lui citait doctoralement
l’autorité de saint Pierre et de saint Paul, pour lui apprendre à se
soumettre avec résignation à la volonté de Dieu: elle ne répondait rien
et pleurait en silence.

Après le dîner, qui se prolongea assez tard dans l’après-midi, après le
départ des convives et leurs joyeuses félicitations, Catarina, prenant
Lorenzo par la main, le fit asseoir auprès d’elle, sur le banc de
pierre qui était sous la treille, devant sa maison. Une belle soirée
d’automne commençait à peine, et le soleil couchant dardait sur la
treille, et sur le figuier qui en était le soutien, ces rayons dorés et
affaiblis qui donnent à tous les objets un aspect doux et mélancolique.
La porte de la maison entr’ouverte laissait apercevoir un intérieur
modeste, mais d’une propreté exquise. Au chevet du lit, on voyait un
christ d’ivoire avec un bénitier au-dessous et une branche de buis; sur
la cheminée, une image de la _Madonna_ avec l’enfant Jésus, un portrait
du sénateur Zeno et une vieille gravure représentant un doge de la
république de Venise. Une mandoline était suspendue avec un tambour de
basque du côté opposé, et le plafond était garni de grappes de raisin
attachées par un fil, en prévision des besoins de l’hiver. Tenant
Lorenzo par la main, assise sur ce banc de pierre où elle l’avait si
souvent couvert de ses baisers, Catarina, d’une voix émue, lui adressa
de simples paroles qui restèrent gravées dans la mémoire du chevalier,
et qui eurent sur sa vie une grande influence:

«Mon fils, vous allez partir, vous allez quitter ce beau pays où
votre enfance a été si heureuse et si sereine, loin de cette maison
où Dieu me fit la grâce de vous donner le jour. Je ne sais combien de
temps nous serons séparés l’un de l’autre, ni s’il me sera donné de
vous revoir encore une fois avant de mourir; mais, quelle que soit la
volonté de Dieu à cet égard, je m’y soumettrai sans murmures, si ce
n’est sans douleur. Vous avez été et vous serez jusqu’à mon dernier
soupir l’unique objet de mes plus vives préoccupations. Ayant eu le
malheur de perdre, trop tôt, hélas! votre père, j’ai concentré sur vous
toutes les tendresses de mon âme. J’ai pris un soin particulier de
votre éducation, j’ai versé dans votre cœur la semence des plus pures
doctrines, je l’ai nourri du pain fortifiant de l’Évangile, et ces
pieux sentiments, qui vous ont déjà valu des protecteurs si généreux,
vous attireront partout la bénédiction de Dieu et l’estime des honnêtes
gens. Conservez donc précieusement, mon fils, ce trésor toujours
inaltérable au fond de l’âme. Que la religion soit le guide de toutes
vos actions: c’est le moyen le plus sûr d’être heureux dans ce monde et
dans l’autre; car «mon joug est léger, a dit le Seigneur, et quiconque
me confessera devant les hommes, je le confesserai devant mon Père, qui
est aux cieux.»

«Restez humble de cœur, rendez aux grands le respect qui leur est
dû, et n’enviez aucune supériorité, car c’est la volonté de Dieu
qu’il y ait dans ce monde des riches et des pauvres, des faibles et
des puissants. Je ne prétends pas vous dire qu’il faille supporter
l’injustice sans se plaindre, ni voir avec indifférence le triomphe
de l’iniquité. Au contraire, il est bon que la conscience ne tombe
jamais dans un lâche engourdissement, et qu’elle flétrisse, au moins en
silence, les actes coupables qui échappent pour un jour à la justice
des hommes; mais il faut prendre garde de confondre l’indignation
que doit toujours exciter le mal avec l’orgueil qui, en troublant la
sérénité de l’âme, empêche de voir la vérité. Tout se tient en nous,
mon fils, et un vice du cœur produit bientôt une erreur de l’esprit.
N’est-ce pas ainsi que les anges rebelles, pour n’avoir pu supporter
la gloire de Dieu, ont méconnu sa toute-puissance et ont dû à la plus
mauvaise des passions la perte de la félicité suprême?

«Je ne suis qu’une simple femme et n’ai reçu qu’une instruction
modeste; mais votre père, qui était fort éclairé et qui avait beaucoup
étudié pour se rendre digne des emplois de la république, me disait
souvent que ce qu’on appelle la science est d’un bien faible secours
dans les épreuves de la vie. C’est par le caractère que les hommes
sont grands et forts, disait-il, et le caractère se forme lentement
par la discipline et les bons exemples. Il importe donc de s’habituer
de bonne heure à aimer le bien et surtout à le pratiquer, car des
principes qui n’aboutissent pas à des actions efficaces ressemblent à
cet arbre stérile dont parle l’Évangile, qui n’est bon qu’à être jeté
au feu. Aussi défiez-vous des belles paroles, «n’ouvrez pas votre âme à
toutes sortes de personnes,» comme dit l’_Ecclésiaste_: soyez prudent
et réservé avec les inconnus. Une page de la vie d’un homme vous en
apprendra plus sur son caractère que les plus beaux discours. L’esprit
est un flambeau qui a besoin d’un support, et dont la lumière ne
projette qu’une clarté douteuse, si elle n’est alimentée par le souffle
du sentiment.

«Jésus se trouvant un jour assis à table dans la maison d’un nommé
Simon, il survint une jeune femme portant un vase d’albâtre tout rempli
de parfums exquis qu’elle versa sur la tête du Seigneur. Les disciples
se récrièrent contre cet élan irréfléchi, disant qu’on aurait pu faire
un meilleur emploi d’une chose aussi précieuse. Jésus, qui les avait
entendus, leur répondit: «N’affligez pas cette femme, qui a bien agi
envers moi.» Par cet exemple, Notre-Seigneur a voulu confondre la
prudence des sages et montrer combien la raison est impuissante à
comprendre les miracles de l’amour. Oui, mon fils, «il n’y a rien au
ciel et sur la terre de plus doux et de plus fort que l’amour...,» et
nous serions bien peu de chose sans la grâce qui suscite et féconde nos
volontés.

«En déposant au fond de notre cœur la notion du bien et du mal, Dieu
l’a mise à la portée de la plus humble de ses créatures et à l’abri de
toute controverse. Écoutez donc cette voix intérieure qui accompagne
comme un écho chacune de vos actions: elle ne vous trompera jamais.
Il importe à notre bonheur autant qu’à notre salut de préserver le
cœur de toute souillure et de purifier la volonté par la prière, comme
la flamme purifie l’or de tout faux alliage. C’est là qu’est notre
force, c’est là qu’est la source de notre grandeur morale. C’est dans
ce grand foyer que vous puiserez, mon fils, l’inspiration pour vous
guider dans la vie et celle qui communique au génie le germe des plus
belles conceptions, car _le royaume de Dieu est au-dedans de nous_, dit
l’Évangile.

«Ayez toujours présente à l’esprit cette grande vérité, qui est le
fondement de toutes les autres, qu’il y a un Dieu tout-puissant,
créateur du ciel et de la terre, dont la Providence veille sur nous
et juge nos cœurs. Si nous n’avions la certitude de l’existence d’un
être suprême par la révélation, par l’Évangile et par l’Église vivante,
nous en trouverions la preuve dans le spectacle de l’univers, dans les
nobles sentiments que nous inspire la vertu, dans l’horreur que nous
fait éprouver le vice triomphant, dans l’enthousiasme qu’excitent en
nous les belles actions et les œuvres du génie. Ce sont là les diverses
manifestations d’une âme immortelle qui se ressouvient de son origine
céleste. Nés dans le péché, nous avons été rachetés par le sang de
Jésus-Christ, dont l’intercession divine nous a reconquis notre libre
arbitre. Maître de choisir maintenant entre le bien et le mal, l’homme
est d’autant plus responsable de ses actes qu’il peut fortifier sa
volonté par le secours de la grâce qui descend dans le cœur de tous
ceux qui l’invoquent avec sincérité.

«Soyez ferme dans vos bonnes résolutions, mon fils; marchez hardiment
dans le droit sentier de Jésus-Christ, et, quoi qu’il arrive, ne vous
laissez intimider ni par les railleries des esprits forts, ni par les
menaces des méchants. «Que votre paix intérieure ne dépende pas de la
langue des hommes.» Faites le bien, et comptez sur la justice de Dieu.
«S’il y a quelque joie en ce monde, elle est le partage d’un cœur
pur, et, s’il y a un endroit où règnent l’affliction et l’inquiétude,
c’est dans une mauvaise conscience.» Attendez-vous à des revers, à des
mécomptes dans vos projets; préparez votre âme à subir l’injustice
et votre corps à supporter la douleur. Cette vie n’est qu’une
préparation à une vie supérieure, une épreuve qui nous est imposée pour
essayer notre courage. Tout ce qui vient des hommes est imparfait et
transitoire; les plaisirs des sens s’épuisent vite et passent comme une
ombre; il n’y a d’infini que les plaisirs de l’esprit, qui cherche à se
prouver à lui-même les grandes vérités que nous tenons de la foi et du
sentiment.

«Avant de finir cet entretien où mon cœur s’épanche avec tant
d’abandon, comme si j’avais le pressentiment que je vous vois pour la
dernière fois, et où il me semble que Dieu m’ait inspiré des idées et
un langage fort au-dessus de mon intelligence, comme s’il eût voulu
vous parler par ma voix, laissez-moi vous prémunir encore contre un
danger sans doute imaginaire, mais qu’il est de mon devoir de vous
signaler. Ai-je besoin de vous dire combien doit être respectée par
vous la noble fille qui vous a recueilli et qui vous a honoré d’une
affection de sœur? Vous lui devez tout, l’instruction que vous avez
reçue, le bien-être dont vous jouissez, et le brillant avenir qui
vous attend. Si jamais vous sentiez votre cœur envahi par des rêves
impossibles, j’aime à croire que vous repousseriez loin de vous une
idée coupable qui ferait votre honte et votre malheur. Je ne m’explique
pas davantage,» ajouta Catarina en jetant sur son fils un regard
scrutateur qui le fit pâlir.

Après un moment de silence qui parut bien long à Lorenzo:

«Et maintenant je n’ai plus rien à vous dire, mon fils, reprit-elle, si
ce n’est de garder le souvenir de cette soirée. Restez fidèle à la foi
de votre mère, méditez sur les belles maximes de votre père, honorez sa
mémoire. N’oubliez jamais que, sous cette terre bénie que vous foulez
d’un pied si distrait, gémissent les méchants dans la nuit éternelle,
et qu’au-dessus de votre tête, par delà ce soleil qui nous éclaire et
nous inonde de sa clarté, est le séjour des bienheureux, celui des
anges et du Seigneur.»

Catarina se leva alors, et, après avoir béni son fils, elle le pressa
contre son cœur avec effusion. Ayant fermé la porte de sa petite maison
et mis la clef dans sa poche, ils sortirent tous deux de dessous la
treille où le pauvre chardonneret aveugle ne chantait plus depuis
longtemps. Arrivés aux dernières maisons du village, ils quittèrent la
grande route et prirent un chemin qui conduisait à travers champs à la
villa Cadolce. C’était la saison des vendanges. La population de La
Rosâ était répandue dans les vignes hautes et touffues qui sillonnent
ces belles campagnes, et qui s’enroulent amoureusement autour d’arbres
vigoureux plantés de distance en distance, comme les colonnes d’une
arcade. Du milieu de cette verdure déjà ternie et jaunissante
s’élevaient des bruits, des éclats de rire et des chants joyeux qui
attristaient la pauvre mère, dont le cœur était si rempli d’angoisse.
Les passants, qui s’en retournaient au village, saluaient Catarina et
s’arrêtaient pour féliciter Lorenzo de son départ, dont tout le monde
était instruit; c’étaient des _addio_ et des souhaits de bonheur à
n’en plus finir. La soirée était avancée; le soleil ne lançait plus
que ces lueurs intermittentes et rougeâtres qui donnent au paysage
une teinte sombre et religieuse. La terre, dépouillée de ses fruits,
exhalait un parfum salutaire et doux au cœur du laboureur. Catarina
et Lorenzo marchaient sans se dire un mot, sans oser interrompre ce
silence éloquent qui s’établit entre deux âmes quand elles se sentent
à l’unisson l’une de l’autre. Ils étaient arrivés ainsi, sans s’en
apercevoir, dans une grande plaine remplie de chaume, où un troupeau de
moutons errait et broutait çà et là jusqu’au pied d’une colline qui en
limitait l’horizon. L’_Angelus_ venait de sonner au clocher de La Rosâ,
et aucun bruit humain ne se faisait plus entendre au milieu de ces
champs où l’infini de la nuit s’ajoutait à l’infini du silence, lorsque
s’éleva la voix monotone d’un pâtre qui était couché nonchalamment sur
le penchant de la colline, d’où il observait son troupeau: il charmait
ses loisirs par un de ces chants traditionnels dont personne ne connaît
l’origine. Composée de quelques notes qui n’accusaient aucune tonalité
bien précise, cette mélodie agreste, que le pâtre laissait échapper
de ses lèvres indolentes, se dilatait comme un soupir de la nature
sur des paroles qui en exprimaient la poésie: «Oiseau, bel oiseau, où
vas-tu si loin de moi? Tu t’envoles vers l’aurore, emportant sous tes
ailes ma jeunesse et mon amour.» Et la _canzone_ se terminait par ce
refrain mélancolique:

  Ahi!... partenza amara!

«Ah! s’écria le chevalier Sarti après m’avoir raconté cette première
partie de sa vie, quels tristes et doux souvenirs vous avez réveillés
en moi!»



III

VENISE.


Lorenzo Sarti avait quinze ans lorsqu’il se rendit à Venise avec la
famille Zeno, dans le mois de novembre 1790. Le moment était favorable
pour visiter cette ville célèbre. Un nombre considérable d’étrangers,
surtout d’émigrés français, étaient accourus dans cette métropole
du plaisir pour y attendre la solution prochaine, croyaient-ils, de
ce grand drame qui devait durer cinquante ans. La présence de ces
étrangers, appartenant presque tous à la classe élevée de la société
européenne, faisait alors de Venise un foyer d’intrigues politiques et
galantes, où les projets de contre-révolution se discutaient au milieu
de folles mascarades et de joyeux festins.

La révolution française de 1789 venait d’éclater au milieu de la
paix générale et de l’heureuse concorde qui commençait à s’établir
entre les peuples et les gouvernements; elle avait tout à coup divisé
l’Europe en deux camps ennemis. Généreuse à son début comme une
inspiration de sentiment depuis longtemps préparée par les études des
esprits éclairés, elle ne tarda point à s’altérer dans son principe
et à dépasser le but que lui avaient assigné les vrais besoins de la
nation. Après la compression de la classe moyenne et la chute de la
monarchie, qui, pendant des siècles, avaient travaillé de concert à
cette glorieuse émancipation de la raison publique, la France devint
la proie d’une horde de sophistes qui livrèrent la société et la
civilisation aux fureurs de la basse démagogie. Ces trois périodes
décisives de la révolution française, qui se résument dans l’assemblée
constituante, dans la législative et la convention, marquent aussi les
différents degrés de sympathie qu’inspira à l’Europe ce grand mouvement
national. Il avait épuisé et dépassé les idées les plus hardies du
XVIII^e siècle.

L’esprit du XVIII^e siècle, tel qu’il se dégage de l’ensemble de ses
travaux et de ses actes, fut un esprit de liberté ayant pour but
l’émancipation de la nature humaine. Sous la main du christianisme et
la tutelle de l’Église, l’homme n’avait été qu’un instrument de la
Providence, un jouet de la grâce, dont il ne lui était pas permis de
sonder les voies mystérieuses. Le XVIII^e siècle le relève de cette
irresponsabilité aveugle, il brise les sceaux qui fermaient le livre
de la vie, et c’est dans la volonté éclairée par la raison qu’il place
désormais l’unique point d’appui de notre destinée. Telle est la
donnée générale de ce qu’on appelle la philosophie du XVIII^e siècle,
qui continue l’œuvre de la Renaissance, dont elle est la conséquence
logique. En effet, le mouvement de la Renaissance, si bien caractérisé
par Descartes dans son _Discours sur la Méthode_, s’arrête un instant
au XVII^e siècle pour essayer une sorte de compromis avec l’autorité
traditionnelle, d’où il ne résulte qu’une réforme timide de la
discipline intérieure du catholicisme. Après cet essai infructueux de
conciliation, le souffle libérateur reprend de nouveau son cours et
renverse tout ce qui lui fait obstacle. Bientôt enfin s’accomplit le
glorieux hyménée de l’esprit humain et de la nature prédit par Bacon,
et dont il avait préparé d’avance l’épithalame. De ce mariage fécond et
si longtemps retardé par la jalousie de l’Église doit naître «une race
de géants et de héros qui étoufferont le syllogisme de la scolastique,
délivreront le genre humain de l’ignorance et purgeront la terre de
toute injustice.» Voilà en quels termes magnifiques le génie de Bacon
annonce l’avénement de la science moderne qui inspire tout le XVIII^e
siècle, depuis Voltaire jusqu’à Kant.

C’est alors qu’on vit se lever comme par enchantement un groupe
d’intelligences vives, audacieuses, pleines de confiance dans les
ressources de l’esprit humain dont elles croyaient avoir reculé les
bornes, s’attaquant à tous les objets, brisant tous les liens de
l’antique discipline, réformant les vieilles méthodes, et dédaignant le
passé, qui avait accumulé tant d’erreurs et de si profondes injustices.
Les hommes éminents du XVIII^e siècle conçurent le vaste projet de
changer la face de la civilisation et de commencer une ère nouvelle.
Histoire, législation, finances, politique, morale, littérature,
sciences, tout fut remanié et refondu par un principe nouveau qui,
partant de la sensation, allait aboutir à la souveraineté de la raison.
De là la prodigieuse activité de cette époque mémorable. S’appuyant
sur la volonté comme sur un levier dont on avait méconnu la puissance,
le XVIII^e siècle s’élance avec ravissement au-devant de l’avenir, où
il entrevoit dans un lointain lumineux le règne de la justice et de
l’amour. Aussi quelle joie, quels cris d’allégresse, quel enthousiasme
s’échappent du milieu de cette folle génération, qui semble sortir
d’un cachot et respirer pour la première fois l’air pur et fortifiant
de la liberté! Chacun secoue ses langes, chacun dénoue sa ceinture,
chacun s’empresse de rejeter la vieille enveloppe, comme un cilice de
mortification trop longtemps imposé à la crédulité de l’esprit humain.
La vieille société est attaquée de toutes parts, les distinctions
de naissance et de fortune font place à celles de l’esprit; on se
rapproche, on se réunit, on se répand au dehors, on se livre sans
contrainte aux plaisirs aimables de la vie en rêvant au bonheur des
générations futures. Tout change, tout se transforme, tout prend un air
de fête et de jeunesse. Les arts, la poésie, et surtout la musique,
s’empreignent d’une sensibilité plus pénétrante, et les femmes, qui
ont joué un rôle si important dans un siècle qui a proclamé que «les
grandes pensées viennent du cœur[16],» ne semblent-elles pas accuser
la révolution profonde qui se fait alors dans les idées et dans les
mœurs, non-seulement en se livrant avec plus d’abandon aux sentiments
qui les inspirent, mais aussi en repoussant ces vieux costumes qui
emprisonnaient leurs charmes, en revêtant ces robes élégantes aux
couleurs joyeuses et printanières, où l’on voyait briller un goût
exquis et une fantaisie adorables? Deux mots sacramentels, qui étaient
dans toutes les bouches, peuvent résumer l’esprit et les tendances
de cette grande époque d’émancipation: le mot _humanité_, qui fut
jeté dans la circulation par un écrivain obscur[17], et qui exprimait
admirablement les besoins de justice, d’égalité et de réformes
sociales, qui étaient dans le cœur de tous; et le mot _nature_, par
lequel se manifestait le mouvement scientifique qui poussait l’esprit
humain à étudier les phénomènes du monde extérieur.

De ce désordre fécond où s’élaboraient les éléments d’une société
nouvelle, de cette bruyante insurrection contre le moyen âge et
les institutions du passé, il nous est resté un monument curieux,
l’_Encyclopédie_, vaste dépôt de connaissances un peu confuses, mais où
s’agite l’esprit divin, comme il s’agitait sur le chaos qui a précédé
la naissance du monde. En effet, cette tour de Babel fut élevée par une
génération de travailleurs intrépides, qu’animait une foi ardente dans
le triomphe de la raison par les progrès de l’esprit humain. L’idée
de progrès, c’est-à dire d’une extension successive de nos facultés
et de nos connaissances, d’une amélioration de notre destinée, n’est
pas sans doute une idée entièrement nouvelle, puisqu’elle résulte du
sentiment de notre activité intérieure et du spectacle de l’histoire.
Elle a été entrevue par l’antiquité, et il y a plus de deux mille ans
le philosophe Xénophane a pu dire: «Non, les dieux n’ont pas tout donné
aux mortels, c’est l’homme qui avec le temps et le travail a amélioré
sa destinée.» Cependant l’idée de progrès que saint Augustin, que Vico,
Pascal et surtout Leibnitz ont affirmée avec plus ou moins d’évidence,
n’a été formulée d’une manière scientifique que dans la seconde moitié
du XVIII^e siècle par Turgot, d’Alembert et Condorcet en France, par
Herder et Lessing en Allemagne.

Doué de facultés perfectibles, éclairé par sa raison et servi par sa
volonté, l’homme est le maître de sa destinée. Contenu jusqu’alors par
de fausses abstractions qui lui avaient caché la vérité des choses,
aveuglé par de prétendus principes métaphysiques que lui avait imposés
l’autorité jalouse de perpétuer son ignorance, l’homme est parvenu à
dissiper ces vains fantômes de la scolastique qui lui dérobaient le
spectacle admirable de la nature. Mis en contact direct avec le monde
extérieur par ses organes, averti par la sensation de l’existence
des phénomènes, il en étudie les lois, et c’est dans ces lois qu’il
trouvera le secret de dompter la matière, de l’animer de son souffle
et de la faire servir à sa grandeur. La notion du bien et du mal,
du juste et de l’injuste, dont le germe est resté enfoui dans les
limbes de l’instinct, se développera à la clarté de l’entendement, et
la conscience, devenue plus délicate et plus rigoureuse, étendra sa
juridiction sur un plus grand nombre de rapports. La morale ne sera
plus un amas confus de préceptes arbitraires et variables, mais un
code de lois précises sanctionnées par la raison et le sentiment. Le
dieu mystérieux de la légende, conception remplie de contradictions
et de contes fabuleux, fera place à une intelligence suprême, dont
l’existence nécessaire sera prouvée par l’ordre de l’univers et les
lois de l’esprit humain, et qui couronnera l’édifice de la connaissance
au lieu d’en être la négation. Telle est la profession de foi de ce
XVIII^e siècle d’où est sortie la révolution de 1789, qui a changé la
face de l’Europe et posé les principes d’une nouvelle civilisation.
Qu’on lise l’admirable chapitre qui termine le livre de Condorcet,
_Esquisse d’une histoire des progrès de l’esprit humain_, et l’on y
trouvera, écrit de la main d’un martyr, le testament d’une génération
héroïque qui a cru avec Bacon et les grands esprits de la Renaissance
aux miracles de la science que nous voyons s’accomplir sous nos yeux.

Né en France, propagé par les écrits de Voltaire, de Rousseau, de
Montesquieu, de Buffon et par l’_Encyclopédie_, ce mouvement de
rénovation se répandit dans toute l’Europe. De tous côtés, on se mit à
prêcher l’abolition des vieux abus, à ridiculiser les usages consacrés,
à bâtir des utopies qui avaient toutes pour objet la régénération
du genre humain. Les souverains les plus jaloux de leur autorité,
Catherine de Russie, le grand Frédéric, Joseph II, les rois de Suède,
de Portugal et d’Espagne, entraînés par l’esprit du siècle, essayèrent
tous d’améliorer l’administration, de simplifier, d’humaniser les
lois civiles et criminelles, de dégager l’action du gouvernement des
entraves de la féodalité, de répandre l’instruction en conviant les
peuples à un meilleur avenir. L’Italie ressentit aussi très-fortement
l’influence des idées nouvelles. Cette vieille terre de Saturne, qui a
vu s’accomplir tant de révolutions mémorables, était alors gouvernée
par des princes débonnaires que la mode du bel esprit philosophique,
la douceur des mœurs, la sécurité profonde dont ils jouissaient depuis
la paix d’Aix-la-Chapelle, autant que la raison d’État, avaient imbus
d’un esprit d’équité qui se manifestait chaque jour par des réformes
salutaires. On remarquait le gouvernement économe du Piémont et celui
de Parme, où régnait un élève de Condillac sous la tutelle d’un
ministre capable et tout-puissant. Beccaria écrivait à Milan son livre
hardi _Des Délits et des Peines_, dont les principes généreux étaient
transformés en lois par Léopold, grand-duc de Toscane. Rome voyait
s’asseoir sur le siége apostolique un Clément XIV, un Ganganelli,
un Pie VI, princes éclairés qui s’efforçaient de mettre la morale
de l’Évangile dans la politique; à Naples, dans la patrie de Vico,
de Giannone et de Filangieri, qui occupait un poste important dans
l’administration, le goût des réformes s’était emparé même du roi
Ferdinand IV, qui, pour varier ses plaisirs, avait fondé une sorte de
société idéale sur le modèle de la Salente de Fénelon[18].

Surgie comme Vénus du sein de la mer, Venise, après avoir été la
première puissance maritime du moyen âge et avoir possédé _un quart et
demi de l’empire romain_, après avoir sauvé la civilisation chrétienne
de la barbarie des Turcs et avoir échappé à la jalousie des rois de
l’Europe ligués contre elle au commencement du XVI^e siècle, avait été
dépouillée successivement d’une partie de ses conquêtes lointaines,
des îles de Chypre, de Candie, et enfin de la Morée. La reine de
l’Adriatique s’était endormie tout doucement au bruit de ses grelots
et de ses loisirs charmants. En effet, depuis la paix de Passarowitz,
conclue en 1718, qui mit fin à la dernière guerre que Venise eut
à soutenir contre l’empire ottoman, une langueur mortelle s’était
emparée de cette fière république de patriciens qui avait bravé tant
d’orages. Accroupie au fond de ses lagunes, elle laissa passer tout
le XVIII^e siècle sans se mêler à aucun des événements politiques qui
s’accomplirent en Europe, n’ayant d’autre souci que de garder son
repos, en se préservant du contact des idées nouvelles qui germaient
de toutes parts en Italie. Énervée par les voluptés et l’inaction,
Venise fut réveillée tout à coup de son long assoupissement par la
révolution française, qui devait être bien autrement redoutable à sa
puissance que la découverte du cap de Bonne-Espérance, qui lui avait
enlevé le monopole du commerce du monde. Deux partis divisèrent
alors le gouvernement de la république: l’un, très-nombreux, qui
avait la majorité dans le grand conseil, voulait la continuation de
la neutralité; l’autre, plus énergique, conseillait d’abandonner un
système désastreux jugé par l’expérience, en prenant part à l’action
qui allait inévitablement s’engager entre les grandes puissances de
l’Europe. Ce dernier parti se subdivisait en deux fractions, dont l’une
voulait une alliance avec l’Autriche, et l’autre avec la France. Le
sénateur qui a déjà figuré dans la première partie de ce récit, Marco
Zeno, était l’un des partisans les plus écoutés de l’alliance avec
l’Autriche.

Dans les premiers temps de son arrivée à Venise, Lorenzo fut tout
ébloui du magnifique spectacle qu’il avait sous les yeux. Ce qu’il
avait lu et ce qu’on lui avait dit sur cette ville unique était fort
au-dessous de l’impression qu’il en recevait; son imagination ardente
et romanesque ne lui avait fait pressentir rien de comparable à la
place Saint-Marc, au palais ducal, au _Canalazzo_, cette voie lactée
qui traverse la ville et la divise en deux parties inégales rattachées
ensemble par le pont du Rialto, image de la volonté puissante qui avait
présidé aux destinées de la république. Son cœur se gonflait d’orgueil
en regardant ces magnifiques palais, dont chaque pierre atteste la
gloire de ce peuple de gentilshommes, d’artistes et de marins. Il se
mit à étudier avec passion l’histoire de Venise, qui présente l’intérêt
d’un poëme et d’un poëme épique, où la grandeur des événements se
combine avec l’héroïsme des caractères et la variété des épisodes.
Il se sentait fier d’appartenir à une nation qui a joué un rôle si
original dans les annales du monde, et, dans sa vanité de jeune homme,
il n’était pas fâché de tenir par un lien quelconque à cette fière
aristocratie qui considérait la gloire et la puissance de Venise comme
son patrimoine.

Ces distractions de l’esprit, ce premier épanouissement de l’instinct
de connaître et d’admirer, loin d’affaiblir le sentiment que Lorenzo
éprouvait pour Beata, en accroissaient l’intensité. Dans ce caractère
à la fois ambitieux et tendre, l’amour se nourrissait de toutes les
aspirations de la vie, et les concentrait comme dans un foyer qui en
doublait la puissance. Depuis qu’il était à Venise, Lorenzo se sentait
plus fort vis-à-vis de lui-même. Placé sur un plus grand théâtre, il
paraissait aussi moins étonné de la distance qui le séparait de sa
bienfaitrice, et au fond de son cœur il ne désespérait pas de surmonter
un jour les difficultés qu’on opposerait à ses désirs. Sans doute ces
rêves d’un jeune homme de quinze ans étaient aussi vagues que le but
qu’il se proposait d’atteindre. C’était comme une sorte de mirage qui
lui faisait entrevoir au loin une source désirée, récompense suprême de
ses efforts. Aussi Lorenzo marchait-il hardiment dans la carrière que
lui ouvrait son imagination. Enchanté de l’heure présente, fier d’être
déjà du petit nombre des élus, heureux de vivre et de développer ses
facultés, il s’élançait dans l’avenir avec cette confiance et cette
allégresse bruyante de la jeunesse qui franchit en riant les plus
grands obstacles.

Lorenzo travaillait avec la patience d’un bénédictin et l’ardeur d’un
néophyte qui veut conquérir sa place au banquet de la vie. L’histoire,
la littérature ancienne et moderne, la philosophie et surtout la
musique, étaient les sujets qui attiraient de préférence son attention.
Parmi les livres nombreux que la curiosité insatiable de Lorenzo lui
mit sous les yeux, les _Dialogues_ de Platon et la _Divine Comédie_ de
Dante étaient, avec les œuvres de Rousseau, ceux qui avaient le plus
vivement frappé son imagination. Platon et Dante, le poëte de l’idéal
antique et celui de l’idéal chrétien, qui étaient si loin des tendances
et des préoccupations du XVIII^e siècle, répondaient admirablement
à la nature réfléchie et affectueuse du jeune Vénitien. Son heureux
instinct le portait à réduire les faits à un petit nombre de principes,
à n’absorber de ses lectures que les parties vraiment nutritives, à
dégager ces parcelles d’or qui forment l’essence des vérités générales,
et, dans le peintre sublime et touchant du paradis et de l’enfer,
Lorenzo trouvait un poëte qui flattait sa passion, un poëte qui avait
consacré sa vie et un admirable génie à éterniser un rêve de l’amour.

Cependant la contenance de Beata vis-à-vis de Lorenzo était bien
changée depuis son retour à Venise. Effrayée de la consistance qu’avait
prise l’affection, toute sereine d’abord, que lui avait inspirée
le fils de Catarina Sarti, surprise par un sentiment sérieux dont
elle n’avait pas dû prévoir les atteintes, elle résolut de couper
court à des relations équivoques qui ne pouvaient avoir pour elle
qu’une solution malheureuse. Comment faire cependant pour rompre
brusquement, et sans trahir son secret, les rapports de bienveillance
et de protection qui s’étaient établis entre elle et Lorenzo? Ce jeune
homme, dont la physionomie heureuse l’intéressait au moins autant que
l’aménité de son caractère et la vivacité de son esprit, n’avait point
mérité qu’on cherchât à l’éloigner d’une famille qui l’avait adopté
spontanément. Quel prétexte prendre pour mettre entre elle et Lorenzo
quelques années de séparation qui lui donneraient le temps d’étouffer
ou d’amortir un sentiment qui menaçait de devenir une passion orageuse
et funeste? Le prétexte qu’avait suggéré la pénétration de son oncle,
le saint prêtre, d’envoyer Lorenzo terminer ses études à l’université
de Padoue, eût été le plus convenable sans les objections que Beata
redoutait de la part de l’abbé Zamaria, qui s’était attaché d’autant
plus vivement à son élève, que celui-ci montrait un goût prononcé
pour la musique, et une grande aptitude à profiter de ses leçons.
Beata aurait pu sans doute surmonter ce dernier obstacle en faisant
intervenir la volonté de son père; mais en employant ce moyen extrême,
elle craignait de laisser deviner sa faiblesse. Excepté Tognina, qui
avait saisi comme à la dérobée quelque chose de ce roman mystérieux
qui commençait à se développer dans le cœur de son amie, personne dans
la maison ne soupçonnait à quelle source profonde s’alimentait la
sollicitude de Beata pour son frère d’adoption.

Dans cette perplexité, entre la crainte de faire un éclat et la ferme
volonté où elle était de prévenir un danger qui alarmait sa pudeur,
Beata prit une résolution qui rassurait sa conscience sans lui imposer
un sacrifice trop douloureux: elle ordonna sa vie de manière à éviter
le plus possible la présence de Lorenzo; elle se fit un maintien sévère
et composa son visage pour mieux cacher à tout le monde, et surtout à
celui qui en était l’objet, la tendresse qui s’était glissée dans son
cœur. Renfermée ainsi en elle-même, cette noble créature, dont l’âme
était aussi élevée que l’intelligence, et qui joignait au sérieux du
caractère cette grâce des formes et cette adorable langueur qui sont
le plus bel attribut de son sexe, Beata souffrait silencieusement et
consumait son ardeur dans une lutte qui altérait son repos. Ce n’est
pas la naissance modeste de Lorenzo, ni aucun préjugé vulgaire, qui
avaient déterminé la fille du sénateur Zeno à combattre une affection
qui avait surpris son inexpérience: des idées aussi graves et aussi
arrêtées ne s’étaient même jamais présentées à son esprit. Elle
craignait d’affliger son père par une inclination qui aurait ajouté une
douleur domestique à la grande tristesse que lui faisaient éprouver les
affaires de l’État; mais elle était surtout retenue par un sentiment
de dignité personnelle, et ce sentiment exquis avait quelque chose
des chastes scrupules d’une sœur ou d’une mère. Elle rougissait de sa
faiblesse pour un jeune homme qu’elle avait pour ainsi dire vu croître
sous ses yeux.

Elle s’indignait à l’idée d’avoir pu oublier son âge et les devoirs
qu’elle s’était imposés, en se laissant envahir le cœur par un trouble
délicieux qui avait endormi sa vigilance. Aussi que d’efforts il lui
fallut faire pour rompre le charme qui l’avait attirée insensiblement
au bord du précipice, pour dégager son âme du piége innocent que
lui avait tendu l’amour! Lorsqu’elle rencontrait Lorenzo, Beata le
saluait d’un mot froid et digne, puis elle s’enfuyait comme une ombre
en tressaillant. Elle ne s’informait pas ostensiblement de ce qu’il
faisait; elle ne lui adressait plus la parole que pour répondre à ses
questions d’un ton indifférent qui repoussait toute confiance. Son
regard évitait celui de Lorenzo, et ce n’est que de loin que ses beaux
yeux bleus remplis de tendresse osaient le suivre avec inquiétude. Dans
le monde, dans les _conversazioni_ où elle se trouvait forcément avec
Lorenzo, Beata était d’une gaieté extrême. Elle cherchait à s’étourdir,
à dissiper sa tristesse en vains propos, à dérouter l’attention par de
petits manéges de coquetterie féminine qui répugnaient à la sincérité
de son caractère.

Ces artifices de la passion étaient une énigme pour Lorenzo, qui ne
savait comment s’expliquer ce changement de conduite à son égard. Il
avait beau s’interroger et se demander par quelle étourderie, par
quel manque de respect, il avait pu s’attirer la disgrâce d’une femme
supérieure qui mesurait ses moindres paroles, il ne trouvait rien
qui justifiât la froideur et l’air presque dédaigneux qu’on prenait
à son égard depuis quelque temps. Voulait-on lui faire comprendre
d’une manière indirecte qu’il fallait enfin ouvrir les yeux sur la
vraie position qu’on lui avait faite? Il n’avait jamais oublié ce
qu’il devait à sa bienfaitrice, ni la distance qui séparait le fils
de Catarina Sarti d’une _gentildonna_ vénitienne. Quelle pouvait
être la raison secrète de la réserve excessive de Beata à son égard?
Ne serait-ce pas une sorte de jalousie aristocratique qui se serait
emparée de la fille du sénateur en voyant Lorenzo grandir dans la vie,
et voudrait-on refouler ses aspirations pour conserver une supériorité
relative dont il essayait de s’affranchir? On se trompait fort si on
espérait attiédir son courage et contenir son ambition dans le cercle
étroit où le hasard l’avait fait naître. Il prouverait par son activité
et son intelligence qu’il était digne de l’intérêt qu’on lui avait
témoigné, et qu’en lui tendant la main pour l’aider à sortir de la
foule, on avait accompli un acte de justice. Ces bouffées d’orgueil
et de vanité plébéienne qui traversaient l’esprit de ce jeune homme
redoublaient son ardeur de connaître, de s’épandre et de grandir
dans l’estime de la femme dont il méconnaissait si grossièrement les
vrais sentiments. Il voulait attirer l’attention de Beata, adoucir sa
rigueur, et la forcer de voir en lui autre chose qu’un pauvre client de
sa famille qu’elle avait bien voulu honorer de sa protection.

Le palais Zeno était situé sur la rive gauche du Grand-Canal, à
très-peu de distance du vieux palais Grimani. C’était une des œuvres
les plus remarquables de Scamozzi, l’élève de Palladio, dont il avait
imité le style élégant et grandiose. Construit en pierres d’Istrie vers
la seconde moitié du XVI^e siècle, comme presque tous les monuments qui
bordent les deux côtés de cette longue et magnifique voie triomphale,
le palais Zeno était composé de trois étages couronnés d’une terrasse
d’où s’élançait un groupe de statuettes mythologiques. L’une, placée
au milieu de la façade, représentait le Silence, symbole de la
politique mystérieuse de Venise, qui semblait dire aux passants, en
appuyant l’index sur la bouche: _Guardate, ma non tocate_, et surtout
_taisez-vous_! Deux entrées, l’une sur le Grand-Canal, et l’autre
du côté opposé, conduisaient à ce palais, où l’on voyait éclater la
magnificence d’une famille patricienne qui comptait dans ses annales
un doge, un héros, plusieurs cardinaux, un grand nombre d’ambassadeurs
et de procurateurs de Saint-Marc. Au fond d’un large vestibule où se
tenaient les gondoliers et les _facchini_ de la maison, un escalier
d’une légèreté admirable conduisait à un palier de marbre, sur lequel
débouchait un corridor long et spacieux qui se reproduisait à chaque
étage et le divisait en deux parties. Un grand salon carré qui
occupait le milieu du premier étage, et une salle à manger qui aurait
pu contenir aisément deux cents personnes, indiquaient les habitudes
d’une oligarchie puissante qui aimait à s’entourer de ses clients et
de ses égaux. D’un côté du salon était l’appartement de Beata, et de
l’autre celui de son père. L’abbé Zamaria demeurait au second étage,
ainsi que Lorenzo, dont la chambre était immédiatement au-dessus de
l’appartement de Beata. Les domestiques étaient logés au troisième
étage, à l’exception de Teresa, qui couchait dans un _camerino_ près
de sa maîtresse. En face du salon était la bibliothèque, une des
curiosités de Venise par la rareté des livres qu’elle renfermait et
l’ordre qu’y avait mis l’abbé Zamaria; à gauche de la bibliothèque se
trouvait la chapelle. Le salon, la salle à manger, la bibliothèque et
même la chapelle, étaient garnis de tableaux de maîtres représentant
des épisodes de l’histoire de Venise où avait figuré un membre de
la famille Zeno. Les moindres détails de ce palais accusaient la
munificence et la personnalité d’un vieux patricien qui a conscience de
ses droits aussi bien que de ses devoirs.

Le palais Zeno était une des maisons les plus fréquentées de Venise.
C’était le rendez-vous de la meilleure compagnie, des femmes élégantes
et des hommes à la mode qui brillaient par l’esprit, les manières, ou
par des talents aimables. Il n’arrivait point à Venise un étranger de
distinction qu’il ne se fît aussitôt présenter à l’abbé Zamaria, qui
était le grand majordome et le juge de tout ce qui se rattachait aux
plaisirs de la maison. Il en conférait d’abord avec Beata, et, après
avoir obtenu son assentiment, tout était dit, car le vieux sénateur
n’entrait jamais dans ces menus détails de la vie domestique. Ce qui
attirait au palais Zeno un si grand nombre de personnes illustres,
c’était moins l’hospitalité magnifique qu’on y trouvait que la haute
distinction de Beata, le savoir et la grande érudition musicale de
l’abbé Zamaria. Membre de la Société Philharmonique de Bologne, ami
et correspondant du P. Martini, élève de Benedetto Marcello, l’abbé
Zamaria était non-seulement un contrapointiste du premier mérite,
mais aussi un homme de goût dont on recherchait les conseils. Tous
les compositeurs et les virtuoses célèbres de la seconde moitié du
XVIII^e siècle ont été reçus au palais Zeno, où ils étaient sûrs de
rencontrer l’élite de la société vénitienne. C’est là qu’on vit tour
à tour Sacchini, Paisiello, le doux et infortuné Cimarosa, à côté des
Caffarelli, des Pacchiarotti, des Marchesi, de la Gabrielli et des plus
fameuses cantatrices qui venaient se recommander à la bienveillance de
l’abbé, dont la protection valait un succès. _Che ne dice l’abate_?
(qu’en pense l’abbé?) se demandait-on à Venise, lorsqu’il était
question d’un chanteur inconnu ou d’un opéra nouveau dont on attendait
la représentation. Fallait-il un point d’orgue, une _cabaletta_
brillante, quelques _gorgheggi_ compliqués pour faire ressortir la
bravoure d’une _prima donna_, on allait trouver l’abbé Zamaria, qui,
d’un trait de plume, calmait les plus grandes inquiétudes ou excitait
des jalousies féroces. Que de morceaux de sa composition ont été
intercalés dans les opéras des maîtres les plus illustres! Combien il a
jeté sur le papier de ces lieux communs qu’on appelait _arie di baule_,
airs de voyage que les virtuoses emportaient au fond de leurs malles,
et qu’ils chantaient dans toutes les villes, quel que fût l’ouvrage
dans lequel ils débutaient!

Les noms les plus illustres de la république, les Pisani, les
Foscarini, les Grimani, les Tiepolo, retentissaient dans ce palais
au milieu des savants, des artistes, des poëtes et des critiques les
plus renommés de Venise et même de l’Europe. Goethe, Alfieri, le
comte Algarotti, Pindemonte, Cesarotti, le traducteur d’Homère et
d’Ossian, qui occupait une chaire de littérature grecque à l’université
de Padoue, étaient venus dans ce salon, où ils avaient laissé des
témoignages de leur satisfaction dans un magnifique album que l’on
conservait précieusement. C’était un spectacle unique que d’assister
à l’une de ces brillantes _conversazioni_ qui avaient lieu toutes les
semaines au palais Zeno, et de voir réunis dans un même salon les
caractères les plus antipathiques, Goldoni et les deux frères ennemis
Charles et Gasparo Gozzi, par exemple, qui partout ailleurs se seraient
pris aux cheveux, au lieu de se combattre à coups d’épigrammes;
Francesco Pesaro, Giuseppe Farsetti, Antonio Cappello, qui avait été
ambassadeur de la république en France lorsque éclata la révolution
de 1789, grand amateur de beaux-arts et protecteur de Canova qu’il
a deviné; Francesco Gritti, Cornelia Barbaro, sa belle-sœur, femme
de la plus haute distinction, qui fut l’amie de Métastase; la jeune
et charmante comtesse Benzoni, assise à côté du poëte Lamberti, qui
en était éperdument amoureux, et qui l’a chantée dans cette jolie
barcarolle connue de toute l’Europe:

  La biondina in gondoletta,
  L’altra sera go menà.

C’était la gloire de Beata d’avoir su triompher ainsi des rivalités qui
divisent trop souvent les hommes qui cultivent les arts de l’esprit.
Le sens exquis de cette jeune fille lui avait appris de très-bonne
heure combien il importe à la femme de cacher sa raison sous la grâce
et la modestie de son sexe. Silencieuse, recueillie, d’une discrétion
profonde, elle savait écouter avec indulgence les bavardages des gens
médiocres, et n’accordait son approbation explicite, mais toujours
avec réserve, qu’aux choses vraiment belles qui touchaient son âme.
On aimait à la consulter, on avait confiance dans la rectitude de
son jugement, qui ne se manifestait jamais que par des observations
de détail qui indiquaient plutôt une préférence de sentiment qu’un
blâme de l’esprit. Elle régnait naturellement sur les cœurs par le
charme divin de son regard mélancolique, par l’élégance de sa taille
et de ses manières, qui révélaient une nature supérieure digne de tous
les hommages. Aussi un sourire de sa bouche adorable suffisait pour
dissiper les plus gros nuages, et lorsque sa tête blonde s’inclinait
pour gronder un ami ou pour écouter une confidence qu’on avait à
lui faire, on était ravi de voir tant de séductions relevées d’une
si grande simplicité. C’était une muse qui inspirait tous ceux qui
l’approchaient, et non point une sirène qui cherchât à séduire par le
faste de sa beauté.

L’abbé Zamaria était fort répandu dans la société de Venise. Les
cantatrices et les _gentildonne_ dilettante s’arrachaient à l’envi
ce petit abbé, qui n’avait de la morale du Christ que l’habit. On le
voyait partout, dans les théâtres, dans les _ridotti_, dans les cafés,
dans les églises, et ce n’était pas pour y faire pénitence. Partout où
il y avait du plaisir, de l’esprit et de la musique, on était sûr de
rencontrer le charmant abbé, qui bavardait comme une pie et riait comme
un enfant. Ami de Carlo Gozzi, son confrère à l’académie bouffonne des
_Granelleschi_, il se moquait avec lui des vieux classiques embourbés
dans les ornières des _Seicentisti_, qu’il appelait des _parrucconi_,
des _brontoloni_ insupportables. Il n’était guère plus favorable aux
novateurs qui, comme Goldoni, s’efforçaient d’introduire à Venise
la dignité et la vérité du théâtre français. «Ils veulent nous
étouffer, disait-il en parlant de ces novateurs, avec des _chiacchere
filosofiche_, des bavardages philosophiques, et des _urli francesi_.
Conservons notre esprit, nos mœurs, notre gaieté, et restons Vénitiens.
Nous n’avons que faire de la _musica tedesca_ ni de la littérature
française, _impastate_ (farcies) de réflexions et de modulations
_melancoliche_.»

Lorenzo suivait l’abbé Zamaria dans les méandres de la vie vénitienne,
comme Dante suit Virgile dans les cercles ténébreux de la cité
divine. L’abbé était flatté de produire dans le monde un jeune homme
intelligent, au regard vif, à la physionomie ouverte, qui chantait
comme un ange, et dont il s’était plu à former l’éducation musicale
avec un soin tout paternel. Il le présentait comme son élève aux
femmes du monde, aux virtuoses, aux compositeurs, et tirait vanité
des succès de son disciple, qu’on appelait partout _il maestrino_.
Il l’introduisait dans les premières maisons, chez les Mocenigo, les
Dolfin, où Lorenzo était reçu avec une certaine déférence à cause de
l’affection que lui portait l’abbé Zamaria, et peut-être aussi parce
qu’on supposait que le sénateur Zeno avait des vues particulières sur
l’avenir de ce jeune homme. Lorenzo, dont les femmes remarquaient déjà
la taille svelte, le front épanoui et les beaux yeux noirs remplis
de feu et de désirs, jouissait avec bonheur de la nouvelle existence
qui s’ouvrait devant lui. Il courait les salons, les théâtres, les
_casini_, les académies, tantôt accompagné de l’abbé Zamaria, qui ne
cachait pas sous sa perruque la sagesse de Minerve, tantôt sans autres
guides que l’instinct des belles choses et la crainte de l’inconnu,
qui est la pudeur des jeunes gens. Comme il était ravi de se voir
dans cette ville d’enchantement, de s’attarder le soir sur la place
Saint-Marc, au milieu de cette foule joyeuse de promeneurs de tout rang
et de tous pays, de parcourir le Grand-Canal couché mollement dans une
gondole légère, et de s’enfuir au loin vers l’une de ces _isole beate_,
nids d’amour et de volupté qui entourent Venise comme des satellites
qu’elle entraîne dans son tourbillon! «Est-ce bien le fils de Catarina
Sarti, se disait-il tout bas avec ravissement, qui chante des duos avec
une Badoer, qui accompagne au _cembalo_ une Dolfin dont la main blanche
et potelée se pose gracieusement sur son épaule, qui s’entretient de
philosophie et de littérature avec un Mocenigo, et que le compositeur
Furlanetto daigne admettre dans sa familiarité?»

Le bonheur d’être et de vivre dans une sphère supérieure, les
tressaillements sourds de la sensibilité qui s’éveille, un vague
pressentiment des idées du siècle, la confiance qu’il commençait à
avoir dans son activité, l’ivresse de l’amour, tout cela avait gonflé
le cœur de Lorenzo, tout cela faisait sourdre de son âme exaltée ces
mille désirs, ces mille espérances infinies qui montent, s’ébruitent et
se répandent dans l’espace en chantant à l’imagination le poëme divin,
la symphonie merveilleuse de la jeunesse, que nous avons tous entendue
une fois dans la vie, et dont il n’appartient qu’au génie de retenir un
écho lointain.

Mais aussi dans quel temps et dans quelle société avait été jeté
Lorenzo! Venise se mourait; elle se mourait de langueur comme une
courtisane épuisée, le front couronné de roses, le sourire sur les
lèvres, banquetant, festoyant, entourée de _ruffiani_, de chanteurs,
de _ballerini_, d’improvisateurs, d’escrocs et d’espions, dernière
ressource des gouvernements avilis. Sous une aristocratie sombre,
taciturne, soupçonneuse, qui avait accaparé les bénéfices et les soucis
de l’autorité suprême, s’agitait un peuple d’enfants qui riait de tout,
s’amusait de tout, et ne s’occupait que du plaisir de l’heure présente.
Qu’avait-il besoin de travailler, de réfléchir et de s’inquiéter de
l’avenir, ce peuple doux et charmant qui vivait de sportules, de
_confetti_, de café, de sonnets, de musique et d’amour? Tant que
la république fut puissante au dehors, le peuple, prenant part aux
événements politiques, se nourrissait au moins de vanité nationale,
et la passion de la gloire relevait et ennoblissait son courage; mais
depuis que l’oligarchie de Venise, méconnaissant la marche du temps
et les principes de sa grandeur, s’était refusée à tout mouvement et
à toute transaction avec les idées nouvelles, le peuple, refoulé sur
lui-même, sans expansion au dehors et sans liberté au dedans, s’était
abandonné à l’une de ces effroyables anarchies de mœurs qui précèdent
la chute des empires. Les lois, les institutions, en conservant les
apparences de la force qui les avait créées, étaient impuissantes
à diriger les esprits, et la police du conseil des Dix, plus
inquisitoriale qu’elle ne l’avait jamais été, était presque le seul
appui de l’État. Cette profonde décadence n’était visible cependant
qu’aux yeux du philosophe ou d’un homme politique comme Marco Zeno. La
foule, les étrangers et la jeunesse, étaient captivés et éblouis par un
spectacle unique dans les annales du monde.

Qu’on se figure une succession de fêtes magnifiques rappelant les
grands souvenirs de l’histoire de Venise! Un carnaval qui durait trois
mois, huit théâtres presque toujours ouverts, quatre conservatoires
ou écoles de musique, des _casini_, des _ridotti_, des cafés où l’on
jouait et causait toute la nuit; une population qui se déguisait
une grande partie de l’année comme pour échapper au sérieux de la
vie; l’inviolabilité des masques protégée par la loi et les usages,
servant à cacher l’inquisiteur d’État, le prince de l’Église, le
riche, le pauvre, le mari et l’amant, le confesseur aussi bien que la
pénitente; des académies de toute sorte, des couvents où l’on dansait
et chantait plus qu’on ne priait; des femmes charmantes, blondes,
tendres, voluptueuses, faciles, parlant un dialecte mélodieux qui
enivrait l’oreille; des loisirs infinis, une sociabilité exquise, de la
gaieté sans malice, de l’esprit, du goût, du faste, de l’instruction,
un _estro_ charmant, un _non so che_ plein de grâce et d’abandon; de
la musique partout, de la musique toujours: tels étaient les éléments
et les épisodes de cette fête merveilleuse de la fantaisie et de la
sensualité qui a terminé l’existence de Venise.

«Quel est donc ce personnage singulier qui se dandine sur une jambe
effilée en chiffonnant son jabot d’un air d’importance? demanda Lorenzo
à un inconnu qui se trouvait assis à côté de lui dans un café de la
place Saint-Marc, à l’heure où toute la société de Venise venait y
étaler la variété piquante de ses costumes et de ses mœurs.

—C’est le comte Lazara de Padoue, lui répondit-on, l’amant avoué
de la belle _gentildonna_ qui marche à côté de lui en tournant le
dos à son mari, qui les suit comme un _facchino_ chargé des gros
travaux du ménage: ce sont trois personnes de distinction qui vivent
en parfaite harmonie. Plus loin, continua l’inconnu, qui n’était pas
fâché de saisir l’occasion qu’on lui offrait d’esquisser en passant les
types de cette société étrange, voyez-vous ce monsieur long, maigre,
_attempato_, coquettement attifé, donnant le bras à une dame qui est
presque aussi âgée que lui? C’est le frère cadet d’un membre du conseil
des Dix, qui depuis vingt-cinq ans est amoureux de la femme qu’il
promène ainsi tous les jours avec une rare constance. Il a sacrifié une
brillante carrière à cette relation, qui n’est cimentée par d’autres
liens que les souvenirs du passé et l’habitude de se voir. Ce couple
heureux est suivi de trois personnes qui sont dans tout l’éclat de
la jeunesse: ce sont deux nouveaux mariés avec le _cicisbeo_ de la
signora, qui attend que la lune de miel soit un peu rognée pour prendre
possession de sa charge. C’est un amant en perspective que le mari
a placé lui-même au fond de la corbeille de noces comme un gage de
bonheur domestique. Regardez donc ce petit homme rondelet et mignon en
habit de fantaisie de couleur jaunâtre, le chapeau sur l’oreille, une
fleur à la boutonnière, riant en lui-même, et qui affecte de marcher
isolément pour être mieux remarqué? C’est le _cavaliere_ Zerbinelli,
homme d’esprit, poëte agréable, qui vient de publier un sonnet sur _les
serins_ (_i canarini_), qui a beaucoup de succès. Tenez, il est coudoyé
à l’instant par ce gros personnage que vous voyez s’avancer comme un
_stralunato_, le chapeau rabattu sur les yeux, le cou enfoncé dans les
épaules, enveloppé dramatiquement dans un manteau rouge _strappazzato_,
frippé, passé, usé: c’est _il signor Strabotto_, poëte classique et
rébarbatif fort maltraité par la critique, et qui médite assurément
quelque bonne épigramme contre ses ennemis. Derrière lui vient un
groupe de quatre personnes que vous voyez rire aux éclats. Cette
joyeuse _brigata_ est composée d’un évêque qui tient un éventail à la
main, d’une cantatrice qui fait fureur au théâtre _San-Samuele_, d’un
procurateur de Saint-Marc qui partage avec _monsignore_ les faveurs
de la _prima donna_, dont ils sont tous les deux éperdument amoureux,
et du vieux castrat Grotto, qui donne des conseils à la _diva_ et
ramasse les miettes du festin. Ils souperont ce soir ensemble, et ne se
quitteront probablement qu’aux premiers rayons du jour.

—De grâce, monsieur, dit Lorenzo à son voisin, si ce n’est pas trop
abuser de votre complaisance, dites-moi donc le nom de ce monsieur
que je vois là-bas en habit vert et à boutons d’or, dont les jambes
longues et les bas de soie mal rattachés s’affaissent sur les talons et
semblent chercher un point d’appui? Il regarde toutes les femmes d’un
air attendri qui pique ma curiosité.

—Je le crois bien, répondit l’inconnu; c’est le plus aimable original
de Venise. _Il signor_ Frangipani, qu’on a surnommé _l’Innamorato
morto_, l’amoureux transi de toutes les femmes, qu’il adore de loin
comme les madones en leur baisant délicatement le bout des doigts,
comme il dégusterait un sorbet à petites cuillerées. C’est un homme
de qualité, dilettante distingué qui a composé les paroles et la
musique d’une foule de jolies _canzonette_ qu’il chante lui-même avec
beaucoup de goût. Il y en a qui sont devenues populaires, telles que
_il Sospiro_ (le Soupir), _il Zefiro e la Rosa_ (la Rose et le Zéphyr),
_il Canto degl’Augelletti_ et _il Lamento degl’Agneletti_ (le Chant des
Oiseaux et la Plainte des Agneaux), _la Gondola incantata_ (la Gondole
enchantée), _il Papagallo felice_ (le Perroquet heureux), et beaucoup
d’autres. Regardez, monsieur, continua l’interlocuteur, cette belle et
splendide créature qui s’avance en attirant tous les regards: c’est
la Zanzzara, fameuse courtisane qui vit somptueusement des dépouilles
des grands seigneurs, qui se disputent au poids de l’or la possession
de ses charmes. C’est une femme d’esprit qui parle latin comme le
cardinal Bembo et protége les artistes. Sa maison est une véritable
académie toujours ouverte aux malheureux et aux poëtes sifflés qu’elle
réchauffe de sa charité. Elle est suivie de près par un groupe de
cinq ou six personnes de la plus haute distinction, qui hument la vie
comme un verre d’excellent _rosoglio_, et parmi lesquelles se trouve
la _contessina_ Zoppi, jolie blonde qui rit toujours, comme si on la
chatouillait, de ce joli petit rire à coups redoublés qui ressemble au
gazouillement d’un oiseau. Voyez comme elle joue coquettement de son
éventail en regardant d’un air moqueur ce gros balourd, à la démarche
solennelle, aux sourcils hérissés comme les soies d’un porc-épic. C’est
un savant en _us_, grand collecteur de médailles et de brimborions
historiques, ce qui l’a fait admettre dans deux ou trois académies.
Doué de la patience d’un bœuf et rétif comme un âne, _il signor_
Stentato est le type de ces esprits qui passent leur vie à ramasser
des coquilles et à prouver, à force de citations, de quiproquos et
de _spropositi_, que les enfants d’Athènes, du temps de Socrate,
pleuraient quand on les fouettait.... Tenez, monsieur, dit encore
l’inconnu, il vaut mieux fixer votre attention sur cette belle personne
qui s’avance là-bas du côté de la _Piazzetta_. Voyez quelle noble
démarche, quel maintien sévère et doux qui inspire le respect et la
confiance! Aussi remarquez comme tout le monde s’écarte pour la laisser
passer! On dirait que la lumière de son âme rejaillit sur tout ce qui
l’approche et projette autour de sa personne une clarté divine. C’est
la fille du sénateur Zeno, une des femmes accomplies de Venise. Elle
donne le bras à son père, grand seigneur digne du rang qu’il occupe
dans l’État. Elle est accompagnée du chevalier Grimani, jeune patricien
plein d’agréments, qu’on dit être son fiancé.»

A ces mots, Lorenzo perdit contenance. Le cœur oppressé, la respiration
haletante, il ne savait que dire et que répondre, et faillit se trouver
mal, lorsque son voisin se leva de sa chaise et lui dit sans façon:
«Jeune homme, le spectacle que vous avez sous les yeux et que vous
voyez sans doute pour la première fois, car je m’aperçois que vous
êtes nouveau dans cette ville, est unique dans le monde. La société
qui se déroule sur ce magnifique théâtre, où se sont accomplis tant
d’événements remarquables, est le fruit avancé d’une civilisation
merveilleuse qui n’a plus de séve. Ces femmes élégantes que vous voyez
briller au soleil comme des papillons aux ailes diaprées, ces hommes
aimables et polis qui s’enivrent de loisirs et de galanterie, ces
patriciens fastueux devant qui tout le monde s’incline, ce peuple doux
et charmant qui ne s’occupe que de _canzonette_ et de prières à la
Madone, cette foule de poëtes, de musiciens et d’artistes éphémères,
cette immense et joyeuse cohue que le plaisir emporte dans son
tourbillon, cette mascarade infinie qui cache tant de mystères et qui
semble la réalisation d’un rêve fantastique.... tout cela sera balayé
bientôt par le souffle de Dieu!»

En prononçant ces paroles, l’inconnu fit un geste menaçant et disparut.

Jeté dans ce tourbillon, étourdi par l’immense éclat de rire que
poussait cette société expirante, Lorenzo eut à se défendre contre
mille séductions qui s’offraient à lui à chaque pas. Libre d’aller et
de venir sans que personne lui demandât jamais compte de l’emploi de
son temps, sa figure, son esprit et sa jeunesse l’exposaient à des
dangers sans cesse renaissants qu’il était impossible de prévoir. Parmi
les connaissances nouvelles qu’il avait faites depuis qu’il était à
Venise, il y avait une jeune cantatrice du théâtre San-Benedetto,
qu’on appelait la Vicentina, parce qu’elle était née à Vicence
d’une très-pauvre famille. C’était une brune piquante de dix-huit
ans, qui avait une voix magnifique et de l’esprit comme un démon.
Il l’avait vue pour la première fois dans les coulisses du théâtre
San-Benedetto, où l’avait conduit imprudemment l’abbé Zamaria. Elle
venait de débuter tout récemment dans un opéra de Galuppi, et y avait
obtenu un grand succès qui faisait honneur à son maître, le castrat
Grotto, ainsi qu’à l’institution où elle avait été élevée, la _Scuola
de’ Medicanti_. Ils s’étaient retrouvés depuis chez Pacchiarotti,
sopraniste célèbre qui était alors à Venise, où il termina sa brillante
carrière. L’abbé Zamaria voulant que Lorenzo prît quelques leçons de
chant de cet admirable virtuose, le jeune Vénitien vit souvent chez
lui la Vicentina, qui venait aussi profiter des conseils de ce maître
consommé. La Vicentina était protégée par un vieux seigneur Zustiniani,
qui l’avait remarquée un soir sur la place Saint-Marc, où tout enfant
elle chantait devant un café. Frappé de la physionomie intelligente et
de la voix limpide et douce de cette jolie petite fille, Zustiniani
l’avait fait admettre à la _Scuola de’ Mendicanti_, dont il était un
des administrateurs.

C’est ici le lieu de faire connaître l’organisation de ces écoles de
musique qui ont eu une si grande célébrité en Europe pendant tout le
XVIII^e siècle. Parmi les nombreuses institutions libérales qu’il
y avait à Venise et qui témoignaient de la munificence de cette
république de patriciens, on remarquait quatre hospices ou maisons
de refuge dont la fondation remontait au XVI^e siècle. Ce n’étaient
à l’origine que de pieux asiles où l’on recueillait les orphelines,
les infirmes et les pauvres filles abandonnées, qu’on y élevait aux
frais de l’État et avec le concours de la charité particulière. Vers
le milieu du XVII^e siècle, la musique devint une partie essentielle
de l’instruction qu’on donnait à ces jeunes filles, et le succès
ayant répondu à l’attente des novateurs, ces institutions prirent
insensiblement le caractère de véritables écoles, où l’art musical
était enseigné dans toutes ses parties par les maîtres les plus
illustres de l’Italie. Ces quatre _scuole_ dont Rousseau parle avec
enthousiasme dans le septième livre de ses _Confessions_, étaient
_la Pietà_, la plus ancienne de toutes, celle _de’ Mendicanti_,
_degl’Incurabili_, et _l’Ospedaletto_ de Saints-Jean-et-Paul. Elles
étaient administrées par une société de grands seigneurs et de citadins
que le goût de la musique et l’esprit de charité réunissaient pour
accomplir une œuvre généreuse et belle. Cet heureux mélange d’utilité
pratique et de munificence, où la poésie se dégage de la réalité comme
un parfum, se retrouve dans toutes les institutions de Venise, et
forme, à vrai dire, le trait saillant de son histoire.

Chacune de ces écoles renfermait un nombre plus ou moins considérable
de jeunes filles, nombre qui s’élevait quelquefois jusqu’à cent,
et qui était rarement au-dessous de cinquante. A la _Pietà_ et aux
Incurables, il y eut presque toujours soixante-dix élèves. Pour être
admise dans l’un de ces asiles, la jeune fille devait être pauvre,
affligée de quelque infirmité, et avoir vu le jour sur le territoire de
la république; cependant cette dernière condition n’était pas toujours
nécessaire, car avec des protections et une belle voix on faisait
fléchir aisément la rigueur des statuts. Les élèves y recevaient une
instruction très-soignée, dont la musique formait l’objet principal.
Elles y restaient jusqu’à l’âge où elles pouvaient se marier ou trouver
l’emploi de leurs talents. Elles entraient dans les théâtres, dans les
chapelles, ou se destinaient à l’enseignement. Quelques-unes restaient
dans l’institution où elles avaient été élévées, y prenaient le voile
et remplissaient alors les fonctions de répétiteurs. On divisait les
élèves de chacune de ces écoles en deux grandes catégories: les
novices et les _provette_ ou anciennes, qui avaient déjà quelques
années de séjour dans l’établissement.

Celles-ci enseignaient aux autres les premiers éléments de l’art sous
la surveillance du maître, dont elles étaient les coopérateurs. Les
jeunes filles qui avaient de la voix se vouaient particulièrement à
l’art de chanter. Les autres apprenaient à jouer d’un instrument, l’une
du violon, de la viole, l’autre de la basse; celle-ci donnait du cor,
celle-là s’exerçait sur le hautbois, sur la clarinette, sur le basson,
et l’ensemble de ces divers instruments formait un orchestre complet.
Presque toutes jouaient du clavecin et savaient l’harmonie, ce qui
les mettait en état de remplir à première vue une basse chiffrée et
d’accompagner la partition. Comme ces écoles étaient des espèces de
couvents, il y avait une église attenant à l’hospice, où les élèves,
cachées derrière une grille, assistaient à l’office et prenaient
part aux cérémonies du culte. Deux fois par semaine, le samedi et le
dimanche au soir, sans compter les fêtes extraordinaires, on chantait
les vêpres en musique ou quelque motet composé expressément pour ces
jeunes filles par le maître qui dirigeait l’école. Ces jours-là,
l’église était remplie d’une foule de curieux et de dilettanti qui
venaient admirer ces voix virginales inspirées par le plus pur
sentiment de l’art. On y exécutait des chœurs, des motets à une, deux
et trois voix, tantôt sans accompagnement, tantôt avec le concours
de l’orchestre ou de l’orgue. Très-souvent aussi la voix connue et
déjà célèbre de l’une de ces jeunes filles se produisait seule avec
un simple accompagnement de violon ou de violoncelle. Des espèces
d’intermèdes symphoniques, d’un style plus ou moins religieux, venaient
reposer l’oreille de la continuité des mêmes effets et suspendre
agréablement l’action du drame liturgique. Aux grandes solennités, à
la fête patronale de l’institution ou de tout autre saint personnage,
on exécutait des oratorios dont le libretto, imprimé avec luxe et
contenant le nom des élèves les plus remarquables, était distribué
gratuitement à la porte de l’église. C’est ainsi qu’en 1677 eut lieu à
l’hôpital _degl’ Incurabili_ l’exécution d’une scène dramatique de ce
genre pour la commémoration de saint François _Saverio_, qui avait fait
son noviciat dans ce pieux asile. Cet usage, qui était dans le goût de
la Renaissance et conforme d’ailleurs à l’esprit du catholicisme, s’est
perpétué jusqu’aux derniers jours du XVIII^e siècle.

Dans les grandes cérémonies de l’État, ou lorsqu’il arrivait à Venise
un personnage illustre que la république avait intérêt à bien recevoir,
on faisait un choix parmi les élèves de chaque établissement, et,
sous la direction d’un chef désigné, on exécutait avec pompe quelque
grande composition. Bertoni, maître de chapelle aux _Mendicanti_, fut
chargé de composer une cantate qui fut chantée au palais Rezzonico,
devant l’empereur Joseph II, par cent jeunes filles, dont chaque
école avait fourni son contingent. Le doge, les procurateurs de
Saint-Marc qui avaient la surveillance de ces écoles, les nobles et
les riches citadins qui en étaient les administrateurs, faisaient
venir souvent dans leurs palais de Venise, et même dans leurs villas,
quelques-unes de ces jeunes filles pour contribuer à l’éclat de leurs
fêtes particulières. Avec une faible rétribution, dont une partie
servait à leur établissement dans le monde, on organisait assez
facilement un concert composé des élèves les plus habiles de l’une de
ces institutions; elles étaient accompagnées alors d’une maîtresse
d’un âge respectable qui dirigeait l’exécution. C’était un spectacle
assez curieux que de voir dans un salon ou dans un beau jardin, sur
les bords de la Brenta, dix à douze jeunes filles, les unes chantant
des duos, des trios, les autres jouant d’un instrument et formant un
petit orchestre. Il était défendu par les statuts qu’aucun homme,
excepté le maître qui enseignait les élèves, pénétrât dans l’intérieur
de ces établissements; mais il en était de cette règle comme de
beaucoup d’autres: on l’éludait facilement avec des protections.
Rousseau fut admis à visiter la _Scuola de’ Mendicanti_, et il nous
raconte dans ses _Confessions_ quelle fut sa surprise en voyant de
près la figure de ces sirènes, dont la voix harmonieuse l’avait tant
ému lorsqu’il les entendit pour la première fois dans l’église. Son
imagination s’était formé de plusieurs de ces pauvres orphelines un
idéal de grâce et de beauté qui fut dissipé par la réalité. Trente ans
après Rousseau, en 1770, Burney eut aussi la permission de visiter
l’école _de’ Mendicanti_, qui était alors dirigée par Bertoni. On
lui donna un petit concert dont il nous a transmis le récit dans son
_Voyage_. Le premier violon était joué par _Antonia Cubli_, d’origine
grecque; _Francesca Rossi_ tenait le clavecin et dirigeait le chœur;
_Laura Rifregari_, _Giacoma Frari_, chantèrent des airs de bravoure
d’une étonnante difficulté, tandis que _Francesca Tomj_ et _Antonia
Lucowich_ firent entendre des morceaux d’un style plus élevé. Burney
ajoute qu’il fut aussi édifié de la tenue et de la décence de ces
jeunes filles qu’il avait été charmé de leurs talents[19]. Le succès
de chacune de ces écoles variait selon le mérite et le goût plus ou
moins sévère du maître qui en avait la direction. C’est par la partie
instrumentale et la bonté de son orchestre que se distinguait surtout
la _Pietà_, tandis que la _Scuola de’ Mendicanti_ fut toujours célèbre
par le nombre des belles voix et la perfection de l’art de chanter.
C’est aux _Mendicanti_ que fut élevée la fameuse Faustina Bordoni, une
des grandes cantatrices de la première moitié du XVIII^e siècle, et
c’est également de la même école qu’est sortie Rosana Scalfii, pauvre
fille du peuple que l’illustre Marcello, séduit par la rare beauté de
sa voix, épousa secrètement. Galuppi, qui a dirigé longtemps l’école
_degl’Incurabili_, lui avait donné un grand éclat vers les dernières
années du XVIII^e siècle. Burney en parle avec le plus grand éloge.
Il dit en propres termes: «Plusieurs élèves de cette institution ont
de rares dispositions pour le chant, particulièrement la Rota, Pasqua
Rossi et Ortolani. Les deux dernières chantèrent un cantique sous la
forme de dialogue et avec accompagnement de chœurs. L’introduction
instrumentale, écrite pour deux orchestres, était remplie de détails
charmants, et les deux chœurs, soutenus de deux orgues, se répondaient
l’un à l’autre comme un écho. Je fus enchanté de l’exécution, ainsi que
le nombreux auditoire qui se trouvait avec moi dans l’église.» Sous la
direction de Sacchini, _l’Ospedaletto_ eut aussi un moment d’éclat qui
cessa d’exister après le départ de ce grand maître.

On allait à l’église de ces écoles comme à un concert; on en parlait
huit jours à l’avance comme d’un spectacle qui promettait d’être
amusant, et, après une belle cérémonie qui avait attiré la foule aux
_Mendicanti_, à la _Pietà_ ou à _l’Ospedaletto_, on s’entretenait de
l’œuvre qu’on y avait entendue, on louait l’exécution de l’ensemble, et
si quelque _scolara_ s’était fait remarquer par une qualité saillante,
son nom devenait aussitôt la proie des poëtes à la mode, qui le
lançaient dans le monde et lui donnaient ainsi une célébrité précoce.
«Avez-vous entendu la _Rosalba_ aux _Mendicanti_? se disait-on dans les
_conversazioni_ de bonne compagnie. Quelle voix magnifique et quelle
flexibilité! _È un prodigio_, c’est un prodige de la nature.—J’ai été
à la _Pietà_, répondait une autre personne, où j’ai été émerveillé de
la _sinfonia_ et surtout de l’Albanese, qui a exécuté sur le violon une
sonate de Locatelli avec une rare _maestria_ de coup d’archet.—Moi,
répliquait un dilettante d’un goût plus difficile, je n’ai pas voulu
manquer l’occasion d’aller entendre à la chapelle des Incurables le
fameux _Miserere_ que Hasse a composé pour cette école, dont il a été
directeur au commencement de ce siècle. Ce morceau remarquable n’y est
chanté qu’une fois par an, et je tenais à m’assurer si on y a conservé
intacte la tradition du _Sassone_.»

Telle était l’organisation des institutions musicales de Venise,
qui ont eu une si grande renommée, et dont parlent avec éloge tous
les voyageurs de l’Europe; elles ont été dirigées tour à tour par
les premiers maîtres de l’Italie et surtout de l’école napolitaine,
tels qu’Alexandre Scarlatti, son fondateur, Porpora, Hasse, Jomelli,
Sacchini, Anfossi, Cimarosa, Sarti; les compositeurs vénitiens Caldara,
Gasparini, Lotti, Galuppi, Bertoni, Furlanetto, ont aussi puissamment
contribué au succès de ces pieux établissements, où l’art s’était
épanoui insensiblement comme un luxe de la charité. Les conservatoires
de Naples pour les hommes et les _scuole_ de Venise pour les femmes
ont été les deux grands foyers de l’art de chanter pendant le XVIII^e
siècle. Si Naples a produit les Farinelli, les Caffarelli, les Gizzielo
et presque tous les sopranistes célèbres qui ont émerveillé l’Europe,
c’est des écoles de Venise que sont sorties les grandes cantatrices
qui ont illustré l’Italie depuis la naissance de l’opéra jusqu’à la
révolution française.

A l’époque où nous sommes arrivés dans ce récit, les écoles musicales
de Venise se ressentaient de l’affaiblissement général de toutes les
institutions. La _Pietà_, la plus ancienne de toutes, survécut aux
trois autres, et finit par disparaître aussi quelques années après
la chute de la république. Sous la direction de Francesco Caffi,
il s’éleva en 1811 un institut philharmonique qui donna quelques
espérances qui s’évanouirent bientôt; une école de chant fut créée en
1822 pour fournir à la chapelle de Saint-Marc de jeunes enfants de
chœur; dirigée par un élève de Furlanetto, Ermagora Fabio, cette école
est le dernier écho d’un magnifique concert qui a duré deux cents ans.

Après Bianca Sacchetti, la Vicentina a été la dernière cantatrice de
mérite qui soit sortie de l’école _de’ Mendicanti_; elle possédait une
voix magnifique, d’une grande flexibilité, qui avait été fort bien
dirigée par son maître, le vieux Grotto. Ses débuts avaient eu de
l’éclat; mais, depuis l’arrivée à Venise de Pacchiarotti, elle avait
compris que les conseils d’un pareil virtuose seraient pour elle d’un
prix inestimable; aussi, du consentement de Grotto et de Zustiniani,
qui payait les leçons, elle venait deux fois par semaine chez le
célèbre sopraniste, et là elle se rencontrait avec Lorenzo. Celui-ci,
dont la voix fragile se ressentait encore du travail de l’adolescence,
était obligé à de grands ménagements. On sait que pendant cette
opération mystérieuse qu’on appelle vulgairement la _mue_, l’organe
vocal de l’homme subit une véritable transformation; il descend d’une
octave et passe du diapason féminin à la partie inférieure de l’échelle
musicale. Pendant cette révolution, plus ou moins longue, dont la
physiologie ignore les lois et n’a pu encore prévoir le dénoûment,
l’élève qui se consacre à l’art de chanter doit s’interdire toute
espèce d’exercice. Il y a surtout un moment critique où l’organe vocal,
ayant perdu le caractère propre à l’enfance, n’a pas encore celui de
la virilité, où le jeune homme hésite entre les deux registres, et ne
sait littéralement sur quelle note chanter, ni même parler. Le moindre
effort peut compromettre alors l’avenir de la plus belle voix du monde.
Dans les conservatoires de Naples aussi bien que dans les écoles de
Venise (car les jeunes filles n’échappent pas entièrement à cette
crise de la _mue_, beaucoup moins dangereuse pour elles que pour les
garçons), les élèves employaient le temps que durait cette métamorphose
à étudier la composition ou à jouer de quelque instrument. Il leur
était défendu de chanter et même de parler trop haut, de manière à
fatiguer l’organe, dont on attendait patiemment la résurrection. La
première fois que la Vicentina se fit entendre à Pacchiarotti dans
quelques morceaux de musique contemporaine que Lorenzo accompagnait au
clavecin, il admira beaucoup la force, l’étendue et la souplesse de sa
voix de _soprano sfogato_.

«_Cara mia_, lui dit le célèbre virtuose après un air de Nasolini
qu’elle avait _exécuté_ avec une bravoure étonnante, vous me rappelez
la fameuse Gabrielli, la cantatrice la plus extraordinaire qui ait
existé par la beauté de sa voix et sa prodigieuse vocalisation;
elle avait comme vous un clavier admirable de presque deux octaves
et demie, d’une égalité parfaite et d’une puissante sonorité. La
nature l’avait richement douée: elle était belle, spirituelle, assez
bonne musicienne, fantasque et capricieuse comme un démon, _una
matta_, une vraie folle qui faisait le désespoir des directeurs et
des intendants; aussi eut-elle de fréquents démêlés avec l’autorité
et fut-elle mise plusieurs fois en prison pour ses incartades et sa
désobéissance aux ordres du public. C’est elle qui fit cette réponse
si connue à Catherine de Russie, qui s’étonnait du prix de _quarante
mille roubles_ que demandait la cantatrice pour chanter à sa cour.
«Quarante mille roubles! s’écria l’impératrice; mais c’est la paye
d’un maréchal de l’empire.—Que Votre Majesté fasse donc chanter un
maréchal de l’empire!» répliqua la _prima donna_, qui n’était pas moins
absolue que la tzarine dans son royaume de caprice et de fantaisie.
La Gabrielli a dû une grande partie de sa renommée à Guadagni, qui a
été longtemps épris de ses charmes. Il lui enseigna l’art de respirer
à propos, de modérer les éclats de sa voix, d’adoucir les aspérités
de sa fastueuse vocalisation, qui s’échappait comme un torrent
écumeux, en lui apprenant à lier les sons au fond de la gorge au lieu
de les _marteler_ et de les frapper isolément à coups de menton,
comme font la plupart des cantatrices modernes. Ce défaut dont vous
n’êtes pas exempte, ajouta Pacchiarotti avec douceur, est connu dans
les écoles par le sobriquet de vocalisation _cavallina_, parce que
l’effet qui se produit à l’oreille est semblable au hennissement du
cheval. Malgré les conseils d’un si excellent maître, la Gabrielli
n’a pu être qu’un prodige qui a étonné l’Europe par les artifices
d’un gosier incomparable. Elle manquait de goût et de style, et
ne chantait volontiers que la musique des compositeurs médiocres.
Elle affectionnait particulièrement les productions d’un certain
Mysliweczek qui a souvent écrit pour elle, et dont elle faisait valoir
les maigres inspirations. Dans un opéra de ce compositeur obscur,
l’_Olympiade_, qui fut représenté à Naples en 1779, il y avait un
air, _Se cerca, se dice_, dans lequel la Gabrielli produisit un effet
étourdissant; elle le chantait partout et disait cavalièrement aux
Jomelli, aux Piccini, aux Sacchini, c’est-à-dire aux plus grands
musiciens de l’Italie, qu’aucun compositeur n’avait aussi bien que
Mysliweczek compris la nature de son talent.

«Je vous parle un peu longuement de la Gabrielli, continua
Pacchiarotti; mais c’est que cette femme célèbre a jeté un si vif
éclat, que vous pourriez être tentée d’imiter un si dangereux modèle.
Vous avez quelques-unes de ses qualités, _cara_ Vicentina, n’en ayez
pas les défauts. Le chant est peut-être la partie la plus délicate de
ce vaste ensemble qu’on appelle l’art musical. La voix, le physique,
la facilité naturelle, le mécanisme si difficile et si compliqué de
la vocalisation ne sont que des moyens pour atteindre le vrai but de
l’art, qui est l’expression des sentiments dans une situation donnée.
Il faut que le virtuose, ainsi que le compositeur, considère les
sons qu’il produit ou qu’il assemble, comme le poëte et le peintre
considèrent les mots et les couleurs dont ils ont besoin pour réaliser
leurs conceptions. Ce sont des éléments qui n’ont de valeur que par
l’idée ou le sentiment qu’ils manifestent. Je ne prétends pas dire
qu’il n’y ait pas dans les sons pris isolément et envisagés comme de
simples phénomènes de la nature une qualité matérielle dont il faille
se préoccuper: ce serait nier la clarté du jour et tomber d’un extrême
dans l’autre. Nous sommes des êtres sensibles et raisonnables, et,
pour toucher notre cœur ou convaincre notre esprit, il faut passer par
nos sens, ces portes d’ivoire de la cité divine.

—Bravo! s’écria avec enthousiasme l’abbé Zamaria, qui assistait
à cette curieuse leçon dont il ne perdait pas un mot, c’est de
la plus haute philosophie. Vous parlez comme un ancien, mon cher
Pacchiarotti; Horace ou Quintilien ne diraient pas mieux. C’est là
une vérité générale qui s’applique à tous les arts, à la poésie, à
l’éloquence aussi bien qu’à la musique, et dont l’antiquité était
si pénétrée, qu’elle en faisait une règle essentielle de toutes les
manifestations de l’esprit humain. Aristote, Théophraste, Longin,
Denys d’Halicarnasse, Cicéron, les plus grands philosophes et les plus
fameux rhéteurs de la Grèce et de Rome, se sont très-longuement occupés
de la partie matérielle du langage, et ils attachaient une si grande
importance à ce que nous pourrions appeler la _mélodie_ du style,
qu’ils allaient jusqu’à désigner les mots et même les syllabes qui
devaient concourir au charme de l’oreille. Ces observateurs judicieux
de la nature avaient parfaitement compris que l’homme n’est pas un,
comme le dit excellemment Hippocrate, et que notre âme est enveloppée
d’un réseau d’organes délicats où elle vit et s’agite comme l’araignée
au milieu de sa toile. Aussi les vrais poëtes, les orateurs et les
écrivains dignes de ce nom ont-ils fait tous une large part aux besoins
de nos sens; ils nous ont présenté la vérité comme le Tasse veut qu’on
présente à l’enfant le breuvage salutaire. Telle était la doctrine de
l’antiquité qu’on trouve résumée dans cet adage connu:

  Gratior et pulchro veniens in corpore virtus.

«La vertu est plus gracieuse quand elle habite un beau corps.» Cette
heureuse pondération entre le beau et le vrai a été troublée par
l’avénement du christianisme, qui a nié une moitié de la nature humaine
pour exalter la puissance de l’esprit. La Renaissance, ce mouvement
prodigieux que l’Italie a vu naître et qu’elle a communiqué à toute
l’Europe, a été une réaction légitime contre l’ascétisme de l’Église et
une revendication de la sensibilité méconnue.

—Il ne m’appartient pas, monsieur l’abbé, répondit avec modestie
Pacchiarotti, de vous suivre dans ces hautes régions de l’histoire. Mon
domaine est heureusement beaucoup plus restreint, et je m’en réfère à
des autorités qui sont plus à ma portée. Dans son excellent livre de
l’_Opera in musica_, Planelli a donné une définition des beaux-arts qui
entre parfaitement dans vos vues et dont je puis apprécier la justesse:
«Les beaux-arts furent ainsi nommés, dit-il, parce qu’ils cherchent
à nous émouvoir en flattant nos sens. Ils ne sont pas, comme les
sciences, nés d’une pensée calme et réfléchie; ils ont été conçus par
l’esprit humain dans le trouble des passions.» Cela est vrai surtout de
la musique et de l’art de chanter, qui en est la partie la plus exquise
et qui agit directement sur notre sensibilité. Aussi nos maîtres les
plus estimés, Pistochi de Bologne, son élève Bernachi, Tosi et Mancini,
qui en ont résumé les principes dans leurs écrits, Porpora de Naples
et ses glorieux disciples, tels que Farinelli et Caffarelli, ont-ils
recommandé au virtuose une étude longue et patiente du mécanisme vocal
avant d’aborder l’expression des paroles et de franchir le seuil du
sanctuaire. Qui ne sait que le vieux Porpora a tenu pendant des années
son élève Caffarelli sur une page de _solfeggio_, sans lui permettre
de chanter même une simple _canzonetta_? L’élève, s’ennuyant de
gazouiller comme un oiseau toujours la même chose, demanda un jour
au _maestro_ quand il lui serait au moins permis de tourner la page.
«Quand tu sauras ton métier,» lui répondit brusquement Porpora. Et
deux ans après il lui dit en le prenant par les oreilles: «Maintenant
tu peux chanter ce que tu voudras, car tu es le premier virtuose de
l’Italie.»

«Sans donner plus d’importance qu’il ne faut à de pareilles anecdotes,
ajouta Pacchiarotti, il est certain que les plus grands effets de l’art
tiennent à des artifices d’exécution sans lesquels le génie le plus
heureusement doué manque le but qu’il se propose. Un mot, un coup de
pinceau, un accord placé à propos, changent quelquefois la physionomie
de toute une œuvre. L’oreille surtout a des voluptés mystérieuses qui
se confondent souvent avec l’émotion du cœur, et dont il n’est pas
toujours facile d’indiquer la source. Que de choses en effet dans une
gamme bien faite, dont chaque son se détache sur un fond mélodique qui
ne se brise jamais, dans un trille lumineux qui scintille comme un
diamant, dans une simple note qu’on remplit successivement du souffle
de la vie! Et que de nuances dans ce qu’on appelle le timbre de la
voix, dans le tissu (_tessatura_) plus ou moins fin d’une vocalise,
dans cet heureux _empâtement_ des sons qui forme un tout harmonieux
et remplit l’oreille d’une sonorité suave, comme un fruit savoureux
parfume la bouche! Sans doute on a beaucoup abusé de ces délicatesses;
au lieu d’en faire un ornement de la vérité et du sentiment, on les
a prodiguées sans goût et sans mesure, comme les mauvais écrivains
prodiguent les images et les _concetti_ de l’esprit. N’existe-t-il
pas des peintres qui se jouent de la couleur, ainsi qu’il y a des
musiciens qui ne peuvent écrire trois mesures sans moduler? Faut-il
pour cela dédaigner la couleur et la modulation, comme le prétendent
certains anachorètes aussi dépourvus de bon sens que de sensibilité?
Voilà pourtant où conduirait l’exagération de certains principes émis
par un illustre compositeur. Je veux parler du chevalier Gluck, dont le
beau génie valait mieux que la fausse théorie qui s’est propagée sous
son nom. Parce qu’il avait rencontré des cantatrices extravagantes,
comme la Gabrielli, qui, ne tenant compte ni de la pensée du maître,
ni du caractère de la situation, donnaient une libre carrière à leurs
caprices et ne visaient qu’à éblouir l’oreille, il aurait voulu que
le virtuose aussi bien que le compositeur oubliassent pour ainsi
dire qu’ils étaient des musiciens pour devenir les instruments du
poëte et les interprètes passifs de la vérité logique. Si un pareil
système pouvait jamais prévaloir, ce serait la négation de tous
les arts. Est-ce qu’un Farinelli, un Guadagni, un Millico, pour
être d’admirables virtuoses, en étaient moins pathétiques et moins
touchants? On a fait grand bruit au delà des monts de ce qu’on appelle
_l’expression dramatique_, qu’on semble confondre avec l’émotion du
cœur, ce qui me paraît être une grande erreur. Je laisse à de plus
savants que moi à décider si le compositeur dramatique doit exiger de
la voix humaine des efforts qui en détruisent le charme, et pousser
la peinture des passions jusqu’au cri de la bête. Tout ce qu’il m’est
permis d’affirmer, c’est que Gluck a exagéré un principe vrai, et que
son système n’a pu réussir que chez une nation dépourvue d’instinct
musical, où il n’a produit en définitive qu’une école d’insupportables
déclamateurs.

—C’est _soublime_, c’est _souperbe_, s’écria avec emphase le vieux
Grotto, qui était blotti dans un coin où il gesticulait comme un
possédé en roulant ses gros yeux de chouette; Pacchiarotti, tu es le
premier homme de notre temps, _tu sei il primo uomo della nostra età_,»
dit-il en se levant de sa chaise et avec un accent qui n’était pas
moins comique que le singulier compliment qu’il adressait au célèbre
sopraniste.

Après cette sortie, qui amusa beaucoup la Vicentina: «Il est
certain, dit l’abbé Zamaria, qu’il est impossible de professer des
idées plus saines et plus élevées sur un art qui semblerait devoir
échapper à toute considération générale, et vos paroles ont d’autant
plus d’autorité, mon cher Pacchiarotti, que vous êtes parfaitement
désintéressé dans la question que vous défendez si bien, puisque
c’est par la sobriété du style, par la grande manière de chanter le
récitatif et d’exprimer la passion, que vous l’emportez sur tous vos
rivaux, et particulièrement sur le froid et beau Marchesi. Du reste,
continua l’abbé, il n’est pas inutile de dire en passant que l’abus des
fioritures et des oripeaux de la vocalisation, contre lesquels Marcello
s’est élevé bien avant Gluck dans son charmant opuscule _il Teatro alla
moda_, est plus ancien qu’on ne croit. On a prétendu (particulièrement
le comte Algarotti) que c’étaient Bernachi et Pasi, tous deux élèves
de Pistochi, qui avaient introduit dans la musique italienne, vers le
commencement du XVIII^e siècle, ce luxe de _gorgheggi_ qui sont un peu
à l’art de chanter ce qu’étaient à la composition les combinaisons
ingénieuses des contrapointistes du XVI^e siècle. Il me serait
très-facile de vous prouver que les Grecs n’étaient point étrangers aux
artifices du gosier, qui soulevaient déjà le blâme des philosophes,
et que, même dans le chant ecclésiastique appelé _cantofermo_,
on trouve des signes nombreux qui, reproduits dans la notation
moderne, représentent des effets assez compliqués de vocalisation.
Gui d’Arezzo, qui vivait au X^e siècle, ne parlait-il pas, dans le
quinzième chapitre de son _Micrologue_, d’un certain tremblement de la
voix qui est exactement le même effet que nous appelons aujourd’hui
_vibrato_, espèce de tressaillement qu’on imprime à l’organe vocal pour
simuler l’émotion de l’âme? On trouverait dans un autre théoricien du
XIII^e siècle, Jérôme de Moravie, l’explication d’une foule d’ornements
et de fredons qui se pratiquaient d’instinct sur la large mélopée du
plain-chant grégorien. Il est d’une bonne critique de ne pas attribuer
à des causes éloignées ce qui s’explique tout naturellement par le
jeu de nos facultés. Dans tous les temps et chez tous les peuples, on
a usé plus ou moins des artifices de la vocalisation; mais il vrai
de dire qu’au commencement du XVIII^e siècle, alors que la mélodie
s’épanouissait comme une fleur radieuse qui avait été longtemps
comprimée sous les broussailles du contre-point et les subtilités de
la musique madrigalesque, le chant fit tout à coup un pas énorme, et
donna naissance à cette merveilleuse bravoure de gosier qui a ébloui
le monde. Bernachi, Pasi, l’étonnant Caffarelli, la Gabrielli dont
vous parliez tout à l’heure, Marchesi et tant d’autres prodiges que
je pourrais citer, n’ont point inventé ce qui est dans la nature des
choses; mais ils ont perfectionné et poussé jusqu’au raffinement l’art
d’amuser l’oreille par les caprices de la vocalisation. Ne croyez
pas, mon cher Pacchiarotti, que ce soit là un phénomène particulier
à l’art que vous enseignez avec une si grande distinction. On l’a vu
se produire également ailleurs, et la poésie a ses virtuoses aussi
bien que l’éloquence. Il y a de certains moments, dans l’histoire des
œuvres de l’esprit, où l’homme, tout glorieux d’une conquête récente
qu’il vient de faire, se joue avec la forme matérielle comme un enfant
avec un hochet qui excite sa curiosité. On dirait d’un parvenu qui ne
peut s’empêcher d’étaler aux yeux de tous les marques de sa nouvelle
opulence. L’homme s’amuse alors à combiner des mots et des rimes
sonores, à grouper des images ou des couleurs étranges qui frappent
ses sens et le détournent du but où il aspirait d’abord. Ces moments
précèdent et suivent les grandes époques de l’art, les époques de
pleine maturité qui portent le nom de siècles d’or. Avant ou après
cette heure suprême de civilisation, il n’y a guère que des artisans
occupés à créer la langue ou des bateleurs qui en forcent les effets.
Les nombreux et admirables chanteurs que l’Italie a vus naître depuis
le commencement de ce siècle jusqu’à nos jours étaient des fantaisistes
qui se sont exagéré la part de liberté qui revient au virtuose dans
l’exécution d’une œuvre musicale. Il n’y a rien de plus difficile à
l’homme que d’éviter les extrêmes et de rester dans les limites de la
vérité ornée.»

Ces réflexions de l’abbé Zamaria surprirent un peu Lorenzo, qui avait
entendu rarement sortir de la bouche de son maître des paroles aussi
constamment sérieuses et d’une si grande portée. Son intelligence
s’ouvrait facilement aux considérations générales qui ramènent les
questions d’école et de métier à un principe générateur qui les
simplifie; elle suivait avec un vif intérêt une discussion qui
répondait aux tendances de sa nature. Aussi ne perdait-il pas un mot de
ce que disaient Pacchiarotti et surtout l’abbé Zamaria, dont l’esprit
enjoué et le caractère enfantin ne retrouvaient un peu de gravité que
lorsqu’on touchait à l’objet de sa passion. L’abbé ne voyait le monde
qu’à travers l’art musical, et les questions de goût étaient pour lui
les seules vérités importantes de la vie. La Vicentina, au contraire,
qui n’entendait pas grand’chose à cette métaphysique de l’art de
charmer, dont elle n’appréciait que les effets, commençait à s’ennuyer
de servir ainsi de sujet à de savantes argumentations, et elle semblait
dire à Lorenzo, de ses beaux yeux étonnés et remplis de malice: «Est-ce
un philosophe ou bien une cantatrice qu’on veut faire de moi?»

Pacchiarotti, qui aperçut sur le front de sa belle élève de légers
nuages dont il devina la cause, lui dit aussitôt: «_Figlia mia_,
il faut chanter de meilleure musique que le morceau de ce pauvre
Nasolini que vous nous avez fait entendre. Un virtuose qui ne
connaît que les œuvres des maîtres contemporains ne saurait avoir de
style, c’est-à-dire une manière large, soutenue, aisée, où la phrase
mélodique se développe avec noblesse, et exige de la prévoyance,
de la composition, une distribution intelligente des ombres et des
lumières. Or, pour obtenir ce résultat, il faut absolument remonter
à la tradition qui commence au XVIII^e siècle avec les œuvres et les
cantates de Scarlatti, de Porpora, avec la musique pénétrante et suave
de Leo et celle de Jomelli, son immortel disciple. Par-delà cette
époque mémorable, il y a eu sans doute quelques chanteurs de mérite,
tels que Stradella et Baldassar Ferri au XVII^e siècle, mais point
d’école et aucun ensemble de doctrines dont il faille se préoccuper.
C’est avec la musique dramatique, qui n’a pris une forme appréciable
pour nous qu’à partir du XVIII^e siècle, que commence l’art moderne;
quant aux chanteurs de la Renaissance, à ces nombreux interprètes
de la musique madrigalesque et des _canzoni a liuto et a ballo_ qui
ont précédé la naissance de l’opéra, c’est un point d’histoire qui
n’intéresse que des érudits comme M. l’abbé Zamaria ou _il padre_
Martini. Par exemple, continua Pacchiarotti, essayez un peu de nous
dire une de ces cantates de Porpora qui sont là sous les yeux de
Lorenzo, et qui ont servi à l’éducation des plus grands virtuoses
qu’ait formés ce maître, tels que les Farinelli, les Caffarelli, les
Salimbeni, il Porporino, la Mingotti et la Gabrielli, qui a reçu
aussi du glorieux élève de Scarlatti des conseils dont elle n’a guère
profité. Cela intéressera d’autant plus M. l’abbé Zamaria, que Porpora
a passé les plus belles années de sa vie à Venise, où il a publié ses
meilleures cantates et dirigé _l’Ospedaletto_.»

Pacchiarotti se mit alors à feuilleter du doigt un recueil de cantates
de différents auteurs, de Carissimi, de Scarlatti, de Marcello, de
Bassani, de Barbara Strozzi, noble Vénitienne, d’Astorga le Sicilien;
puis il arrêta son regard sur l’une des plus charmantes inspirations
de Porpora. C’était une cantate pour voix de soprano, précédée
d’un récitatif fort simple en apparence, mais dont le virtuose fit
comprendre la difficulté par les nuances infinies qu’il y apercevait:

      Fra gl’amorrosi lacci
  Come s’arda e s’agghiacci
      A un punto sol,
  Tu m’insegnasti, o cara[20]!

Sur ce texte un peu précieux, qui exprime non pas les vicissitudes de
l’amour, mais les velléités d’une fantaisie légèrement émue, Porpora a
écrit une déclamation élégante et très-accidentée par la modulation
qui sert de préface à un joli _cantabile_.

La Vicentina, de sa voix puissante, se mit à déclamer avec pompe et
fracas ce simple récitatif, qui ne demandait au contraire qu’à être
effleuré des lèvres comme un léger prélude où l’âme s’essaye à trouver
le mot suprême qu’elle n’ose articuler. Aussi Pacchiarotti lui dit-il
après quelques mesures: «Vous n’y êtes pas, mon enfant, et vous donnez
à ce récit un accent passionné et _baldanzoso_ qui conviendrait tout
au plus à la musique de Gluck ou à celle de Jomelli. Il n’y a pas dans
l’œuvre de Porpora ni dans celle des premiers maîtres napolitains une
seule page qui comporte un tel luxe de sonorité. J’avais donc bien
raison de vous dire qu’un chanteur qui ne remonte pas à la tradition de
son école ne possédera jamais la variété de style qui est nécessaire
à un grand artiste. Écoutez-moi,» lui dit-il. Et, joignant l’exemple
au précepte, Pacchiarotti chanta le récitatif que nous venons de citer
et que Lorenzo accompagnait au clavecin. Il ne fit entendre d’abord
qu’un son à peine musical, plus voisin de la parole que de la mélodie
proprement dite. A mesure que le récit exprimait une nuance plus vive
de sentiment, le son s’épanouissait davantage et s’élevait en sonorité.
Lorsqu’il fut arrivé à ce passage où l’amant conjure sa bien-aimée de
le traiter avec moins de rigueur, promettant à ce prix d’oublier le
passé, l’admirable virtuose développa une phrase pleine de grâce qu’il
suspendit un instant sur un accord de _septième diminuée_, pour en
faire mieux désirer la conclusion, qu’il acheva d’un accent ému, mais
toujours tempéré.

L’_aria_ fui exécutée aussi par le virtuose avec une coquetterie et une
fluidité de style inimitables qui étaient bien en rapport avec ces
paroles d’une aimable galanterie:

  Ch’io mai vi possa
  Lasciar d’amare,
  No, nol credete
  Pupille care,
  Ne men per gioco
  V’ingannerò[21]!

Ce madrigal de Métastase a éveillé aussi de nos jours la fantaisie
de Rossini. Il forme le premier morceau des _Soirées musicales_,
chef-d’œuvre de grâce mélodique et d’harmonie exquise, qui est au génie
de l’auteur de _Guillaume Tell_ ce que les _capitoli_ ou élégies sont à
celui de l’Arioste. En comparant l’_aria_ de Porpora à la _canzone_ de
Rossini, on voit à cent ans de distance, et à travers les modifications
et les progrès de l’art, la persistance du génie italien, facile,
élégant et toujours lumineux. Dans la cantate du maître napolitain,
remplie d’étincelles et de trilles innombrables qui jaillissent
d’une mélodie coquette et fort ingénieusement accompagnée, on sent
comme la fraîche haleine d’une muse qui a plus de caprices que de
passion[22]. Dans celle de Rossini, si admirablement modulée, et dont
presque chaque note reflète une dissonance qui fuit comme un désir, il
semble qu’on entende l’aveu d’un sentiment qui sourit et badine pour
ne point effaroucher l’oreille qui l’écoute. On dirait une scène de
villégiature, un doux entretien dans une allée ombreuse, au déclin d’un
beau jour.

«Avez-vous bien saisi les différentes nuances que j’ai fait ressortir
dans le récitatif de Porpora? dit Pacchiarotti à la Vicentina, qui
avait écouté avec ravissement l’admirable virtuose. En passant
successivement d’un récit qui se rapproche presque de la parole
ordinaire à une sonorité plus intense qui va s’épanouir en une forme
vraiment musicale, j’ai suivi la tradition des grands chanteurs qui
avaient appliqué d’instinct une loi essentielle du goût. Cette loi
est bien simple, et quelques mots suffisent pour l’expliquer. Toutes
les fois que le récitatif révèle des faits qui tiennent plus à la vie
matérielle qu’à celle du sentiment, il faut parler plutôt que chanter.
Le récit s’élève-t-il au-dessus des vulgarités qui nous entourent, le
son doit être plus musical que prosaïque, et s’il entre enfin dans
la région de l’âme, la voix doit éclater et couvrir la parole de sa
magnificence. Cette progression de sonorité, qui répond à la logique
des passions, forme la grande difficulté du récitatif, qu’on déclame de
nos jours avec une fastueuse monotonie.

—Admirablement dit! s’écria l’abbé Zamaria; et si je ne craignais
de vous interrompre encore une fois par des réminiscences de pédant,
j’ajouterais que les anciens ont professé une doctrine à peu près
semblable, qu’ils étendaient non-seulement à la mélopée, mais au
débit oratoire et à toutes les formes de la poésie. Or il n’est
pas indifférent d’avoir les anciens pour soi dans une question de
goût, car il n’y a pas d’art moderne qui ne puisse être ramené à un
principe de vérité connu de l’antiquité. Dans le dixième livre de ses
_Confessions_, saint Augustin rapporte que saint Anastase faisait
chanter les psaumes d’une voix si modérée, que l’effet ressemblait plus
à la parole qu’à la musique; ce qui faisait croire à saint Isidore de
Séville que c’est ainsi que les premiers Pères de l’Église voulaient
qu’on célébrât les louanges de Dieu. Ce qu’il y a de certain, mon cher
Pacchiarotti, c’est que les trois degrés de sonorité dont vous venez de
nous expliquer la loi n’ont point échappé à la sagacité de Quintilien,
qui recommande positivement à l’orateur d’éviter les accents extrêmes
et de se tenir sur le milieu de l’échelle vocale, _mediis igitur
utendum sonis_, entre la musique proprement dite et la parole ordinaire.

—Je suis heureux d’apprendre, monsieur l’abbé, que les préceptes
de notre art pourraient au besoin s’appuyer de si graves autorités,
répondit Pacchiarotti; mais comme il est peu probable que la Vicentina
lise jamais les _Confessions_ de saint Augustin, je dirai que les
plus célèbres cantatrices du XVIII^e siècle, que j’ai presque toutes
entendues, confirment par leur exemple les principes que je viens
d’émettre, et qui ont mérité votre approbation. Quel siècle que
celui qui a vu briller tour à tour la Faustina, d’une grâce et d’une
coquetterie de style inimitable; la Cuzzoni, sa rivale, dont la voix
enchanteresse excitait des transports; la Mingotti, leur contemporaine,
qui n’avait point d’égale dans l’expression des sentiments élevés;
l’Astrua, d’une bravoure merveilleuse; la Bastardella (Lucrezia
Agujari), dont la voix surpassait en flexibilité et en étendue celle de
la Gabrielli; la Mara, Allemande d’origine comme la Mingotti, et comme
elle grande musicienne, qui a partagé avec la Gabrielli l’étonnement
de l’Europe; la belle Mme Grassini et la Todi, dont la voix expressive
de contralto lui a disputé la palme _del canto di portamento_; la
Morichelli, excellente comédienne et d’une jovialité charmante; la
Billington, la Banti, qui comme vous, _cara mia_ Vicentina, a eu
une origine modeste, et a été surnommée _cantante di piazza_, parce
qu’elle a commencé par chanter dans les rues. Bien que son éducation
ait été fort négligée, et qu’elle soit presque aussi ignorante qu’elle
est laide, la Banti possède une voix si délicieuse et un instinct si
parfait, qu’elle est aujourd’hui la dernière grande virtuose qui nous
reste d’une époque miraculeuse.»

«Où allez-vous, Lorenzo? lui dit un jour la Vicentina en sortant de
chez Pacchiarotti, où pour la première fois ils s’étaient rencontrés
seuls et sans aucune des personnes qui avaient l’habitude d’assister à
ces leçons intéressantes.

—Je retourne au palais Zeno, lui répondit-il.

—Vous êtes donc bien pressé d’aller vous enfoncer dans vos livres et
de revoir la signora Beata, pour laquelle je vous soupçonne d’avoir
plus que du respect?

—Oh! pour cela, vous vous trompez beaucoup, dit-il en rougissant.

—Eh bien! si je me trompe, prouvez-le-moi en me donnant le bras. Vous
m’accompagnerez un instant chez moi, et puis nous irons nous promener
un peu, si votre philosophie ne s’y refuse pas. Je suis entièrement
libre aujourd’hui, je n’ai point de répétitions et ne chante pas ce
soir.»

Surpris d’une invitation à laquelle il était loin de s’attendre,
Lorenzo ne sut d’abord que répondre. Balbutiant quelques mots
insignifiants, il suivit la Vicentina, poussé par la fausse honte de
paraître impoli s’il refusait, et par cette émotion confuse qu’éprouve
la jeunesse à la vue d’un danger qui l’attire. Arrivés chez la
Vicentina, qui demeurait tout près du théâtre San-Benedetto, dans un
appartement somptueux où éclatait le luxe frivole d’une _diva_ du jour:

«Asseyez-vous là un instant, _maestrino mio_, lui dit-elle en le
conduisant dans un boudoir élégant tout rempli d’objets de séduction;
je vais donner quelques ordres, et je suis à vous pour toute la
journée.»

Resté seul dans ce petit sanctuaire, d’où s’exhalaient des parfums
de toute nature, assis sur un sofa moelleux qui ne disposait point
à la contrition, Lorenzo parcourut d’un regard étonné ces mille
colifichets précieux qui forment l’arsenal de la coquetterie féminine.
En face d’une grande et belle glace de Murano enchâssée dans un
cadre d’or finement sculpté, il y avait un joli clavecin incrusté de
nacre, où la _prima donna_ pouvait se voir étudier, afin de ne point
contracter d’habitudes vicieuses et de conserver toujours sur ses
lèvres de rose un sourire inaltérable. Un grand nombre de gravures,
représentant différents épisodes de la vie galante, d’après Pierre
Longhi, peintre de mœurs et caricaturiste ingénieux, garnissaient les
murs et traduisaient aux yeux de tout le monde les pensées secrètes
et peu mélancoliques de la Vicentina, dont le portrait était suspendu
à une guirlande de fleurs que soutenaient deux Amours. L’un de ces
Amours joufflus et bien portants jouait de la trompette, et l’autre
du flageolet, emblème significatif de la double célébrité que déjà
s’était acquise la belle protégée de Zustiniani. Ce qui attira plus
particulièrement l’attention de Lorenzo, ce fut une série de petits
tableaux, d’un goût au moins équivoque, qui reproduisaient les
différentes situations d’un roman célèbre intitulé: _la Ballerina
infelice_ (la Danseuse malheureuse). On la voyait naître sous le
chaume, grandir sous la tutelle d’une fée invisible qui l’avait douée
de tous les charmes, quitter son village avec un beau seigneur,
s’élancer sur le théâtre aux applaudissements d’un public enthousiaste,
entourée d’adorateurs et au comble de la félicité humaine; puis,
frappée au cœur par un sentiment sérieux qui était venu la surprendre
au milieu de ses voluptés faciles, elle redescendait précipitamment la
colline fatale. Flétrie avant le temps, pauvre, vieille et délaissée,
on la voyait accroupie derrière le pilier d’une église où, d’une
main défaillante, elle jetait dans le tronc, pour le soulagement des
trépassés, la dernière obole qui lui restait. Alors s’accomplissait
un vrai miracle: cette obole de la charité s’échappait du tronc sous
la forme d’un ange qui allait délivrer une âme du purgatoire, et la
conduisait radieuse au séjour des bienheureux.

Étonné de trouver une idée aussi sérieuse dans une fable vulgaire,
Lorenzo s’était levé pour examiner de plus près le tableau qui
représentait la danseuse au milieu de ses admirateurs, lorsque la
Vicentina entra sans bruit, et, s’appuyant gracieusement sur l’épaule
de Lorenzo, qui tournait le dos à la porte, elle lui dit tout bas à
l’oreille: «Que dites-vous de cette triste histoire, mon ami? Voilà
quelle sera peut-être aussi ma destinée, sans que je puisse même
espérer qu’un ange viendra un jour me délivrer de mes peines.

—Qu’avez-vous donc à vous faire pardonner, que vous ayez à
craindre une si longue expiation?» répondit Lorenzo en se tournant
précipitamment du côté de la Vicentina, qui était ravissante sous le
nouveau costume qu’elle avait revêtu.

Un joli manteau de soie rose enveloppait sa taille courte et souple,
que contenait à peine un corset à ramages aux vives couleurs. Un voile
en point de Venise, fixé par un grand peigne en écaille qui surmontait
l’édifice de sa chevelure abondante, faisait un joyeux contraste avec
le manteau rose, et redescendait en plis onduleux sur un sein adorable
que soulevait fréquemment un souffle généreux. Un bel œillet de couleur
de pourpre, ornement caractéristique de toute femme vénitienne, faisait
saillie du côté gauche de sa belle chevelure noire, qui garnissait
ses deux tempes d’un petit crochet qu’on appelait le carquois de
l’Amour. Joignez à cet ensemble deux beaux yeux pétillants d’esprit et
de malice, une bouche vermeille aux lèvres effilées qui distillaient
un sourire _inzucherà_, comme disent les poëtes des lagunes, et plus
exquis que l’ambroisie des dieux, un petit pied mignon contenu dans des
mules de velours où brillait une rose sans épine, et vous aurez une
idée bien imparfaite de cette charmante créature, qui semblait exprimer
par tout son être la poésie du caprice et de la volupté facile.

«Vous êtes mordant, dit la Vicentina en baissant un peu les yeux pour
simuler une tristesse qui était bien loin de son cœur, car elle était
ravie de l’effet qu’avait produit sur Lorenzo son joli costume. Et
si j’avais à vous conter mon histoire, ajouta-t-elle en poussant un
petit soupir hypocrite, vous verriez que je n’ai d’autre faute à me
reprocher que d’avoir été trop sincère dans mes affections. Que n’ai-je
rencontré, comme la _Ballerina_, une âme qui répondît à la mienne! Je
ne craindrais ni la misère, ni les peines de l’autre vie.»

Il serait assez difficile de dire ce qu’il y avait de vrai dans cette
petite scène de sentiment jouée par la Vicentina, qui depuis longtemps
avait jeté sur Lorenzo un regard de convoitise. Ce jeune homme qui
s’épanouissait avec bonheur au souffle de la vie, et qui semblait
impatient d’aborder des rivages inconnus, avait d’abord excité la
curiosité et puis l’intérêt de la brillante _prima donna_, qui, venue
en plein vent ainsi qu’un arbre abandonné, n’avait point fleuri à
l’heure désirée. Flétrie par des passions séniles qui avaient dévoré
son enfance, peut-être n’avait-elle pas encore ressenti cette secousse
intérieure qui soulève des montagnes et comble des abîmes. Lorenzo
était probablement pour la Vicentina ce qu’elle avait été elle-même
pour les artisans de sa fortune, une fleur matinale dont on aime à
respirer le premier parfum. Mais, si le cœur de la femme est une énigme
qui défie la sagacité de l’observateur le moins crédule, qu’est-ce
donc que celui d’une cantatrice adulée qui peut, comme Jupiter, faire
trembler l’Olympe d’un coup de sa prunelle? Où s’arrête la fiction dans
ces monstres charmants, et quel est le point imperceptible

  Ove le due nature son consorti[23],

où le caprice des sens vient se mêler au sentiment de l’âme? Ce n’est
pas Lorenzo qui était en état de résoudre un problème si difficile, et
si la Vicentina avait réellement arrangé cette scène pour s’emparer
de l’imagination de notre adolescent, il faut avouer qu’elle en avait
admirablement combiné les épisodes.

«Fiorilla, s’écria la Vicentina à sa camériste, la gondole est-elle
prête?

—Oh! _signora_, il y a plus d’un quart d’heure que Tonio et Giuseppe
sont là à vous attendre, répondit une voix argentine en ouvrant la
porte du boudoir.

—Puisqu’il en est ainsi, répliqua la _prima donna_, nous pouvons
partir.»

Elle prit un masque qui était sur sa toilette au milieu de cahiers de
musique et de plusieurs éventails, et descendit légèrement l’escalier
de marbre au bas duquel était amarrée la gondole. Les barcaroles
s’empressèrent d’ouvrir la petite porte par où l’on pénètre à reculons
dans cette conque de Vénus, _conchiglia di Venere_; et après avoir
fait entrer Lorenzo, comme pour s’assurer de sa proie: «A Murano, dit
la Vicentina aux barcaroles, _all’orto di San Stefano_, au jardin de
Saint-Stephan.»

La porte refermée et les deux barcaroles ayant pris leur place, l’un
à la proue, et l’autre à la poupe, la gondole s’éloigna rapidement.
On était au mois de juin. Après le carnaval et avant que la saison de
villégiature ne fût arrivée, la société vénitienne avait l’habitude
de se répandre au dehors, et d’aller rompre le jeûne de la pénitence
vers l’une de ces petites îles qui l’entourent et qui parsèment le
golfe Adriatique comme autant de bosquets enchantés. Murano, à deux
lieues au couchant de Venise, était le rendez-vous préféré par la bonne
compagnie. C’est dans cette île célèbre par ses verreries connues de
toute l’Europe, où il y avait un grand nombre de couvents, de casinos,
de jardins et de joyeuses académies, que les grands seigneurs avaient
leurs maisons de plaisance, avant que la république eût mis le pied sur
la terre ferme et fait la conquête de Padoue, au commencement du XIV^e
siècle. Murano était considéré comme le berceau de la civilisation
vénitienne. Les Vivarini y avaient fondé les premières écoles de
peinture, et Paul Véronèse, Tintoretto, Bassan et beaucoup d’autres, y
ont laissé de nombreux témoignages de leur génie. Après avoir traversé
le petit canal _de’ Mendicanti_, la gondole voguait en pleine mer
par une de ces journées où il semble que la nature ait conscience de
la vie qui la pénètre, et nous invite à partager son bonheur. Le
soleil radieux n’avait pas encore assez de force pour incommoder de
sa chaleur, et ses rayons, attiédis par des brises chargées d’aromes
printaniers, glissaient sur les vagues en les colorant de mille
reflets. Quelques oiseaux voltigeaient à l’horizon d’azur; des algues
marines, des fragments d’herbes et de fleurs qui décelaient le passage
récent des _fruttaioli_, ou marchands de fruits, qui tous les matins
venaient des îles approvisionner la capitale, flottaient çà et là sur
la cime des flots amers, comme si l’aurore les eût laissés tomber par
mégarde du haut des cieux. Assis mollement près de la Vicentina, qui
le couvait du regard, Lorenzo parut inquiet et comme troublé de la
situation où il se voyait pour la première fois. Ne sachant trop que
dire, respirant à peine, il cherchait à démêler dans la confusion de
ses idées la cause du léger malaise qu’il éprouvait. La Vicentina, qui
lisait plus clairement dans ses yeux que Lorenzo ne lisait dans son
propre cœur et qui jouissait intérieurement de l’empire de ses charmes,
semblait lui dire en voyant son émotion:

  O jeune adolescent! tu rougis devant moi.
  Vois mes traits sans couleur; ils pâlissent pour toi:
  C’est ton front virginal, ta grâce, ta décence;
  Viens. Il est d’autres jeux que les jeux de l’enfance[24].

Se rapprochant de Lorenzo et lui passant un bras derrière le cou:
«_Carino_, lui dit-elle d’une voix caressante, qu’avez-vous donc?
Regretteriez-vous de m’avoir consacré cette belle journée et
voulez-vous que nous retournions à Venise pour tranquilliser la signora
Beata sur votre sort?

—Je vous ai déjà dit, répondit Lorenzo avec vivacité, que la noble
fille du sénateur Zeno n’a droit qu’à mon respect, et qu’elle ne
s’inquiète guère de l’usage que je puis faire de mon temps.

—Pardonnez-moi, répliqua malicieusement la cantatrice, de supposer
l’existence d’un sentiment bien naturel dans votre position. Toute
grande dame qu’elle est, la signora Beata ne pourrait que se féliciter
d’inspirer une affection qui ferait envie à bien des femmes.... car,
mon cher Lorenzo, vous n’êtes pas un jeune homme ordinaire. J’ignore
quels sont vos projets d’avenir et quelle carrière vous comptez
embrasser; mais, avec votre esprit et vos connaissances, vous pouvez
hardiment aspirer à vous faire un nom qu’on serait heureuse de porter.»

Ces paroles d’une fine coquetterie dissipèrent un peu l’embarras de
Lorenzo, dont la vanité n’avait pas besoin d’être si adroitement
excitée pour se prendre facilement à l’amorce qu’on lui jetait. Dans
ce caractère encore indécis, où l’imagination et la sensibilité
s’alliaient à des velléités précoces d’indépendance, un mot suffisait
pour éveiller l’ambition de paraître moins timide et moins soumis
qu’il ne l’était en effet. Cependant le nom de Beata, prononcé par la
Vicentina dans une pareille situation, souleva dans le cœur de Lorenzo
un trouble d’une nature différente. Une voix secrète lui disait que,
pour mériter l’estime de la femme qu’il adorait, il ne prenait pas
un bon chemin. Il comprenait vaguement qu’en se laissant aller à des
relations si fragiles, il profanait le noble sentiment qui était à ses
propres yeux le seul titre qu’il eût à l’amour de Beata. Pendant ce
combat intérieur, le front de Lorenzo se couvrit de légers soucis dont
la Vicentina devina promptement la cause. Experte comme elle l’était
dans les artifices de la séduction, elle se garda bien de faire des
questions importunes. Se penchant vers lui en souriant et sans proférer
un mot, elle se mit à murmurer tout bas à son oreille une _canzonetta_
dont les paroles exprimaient indirectement ce qu’elle ne voulait pas
lui dire dans un langage plus familier:

    Coi pensieri malincolici
    Non ti star a tormentar;
  Vien con mi, montemo in gondola,
  Ce n’andremo in mezzo al mar.

  Passeremo i porti e l’isole
    Che contorna la città
  E sul mare senza nuvole
    La luna nascerà[25].

La voix de la Vicentina, tempérée par une émotion qui pouvait être
sincère, exhalait lentement la mélodie suave qui servait de véhicule
aux vers que nous venons de citer, et qui n’étaient que le commencement
d’une longue litanie au plaisir. Formée de larges notes que reliait
ensemble un rhythme flottant qui suivait le balancement de la gondole,
la _canzonetta_ exprimait admirablement cette volupté sereine mêlée
d’un léger nuage de mélancolie, qui forme le caractère de l’art et
de la poésie de Venise. Enlacé presque dans les bras de la jeune et
belle _prima donna_, bercé par les molles cadences de la gondole
qui effleurait les vagues comme un cygne amoureux, enivré par les
sourds tressaillements de cette voix dont les vibrations sonores
s’évaporaient et lui revenaient amorties comme un chant de sirènes
s’égayant dans les profondeurs de la mer, Lorenzo s’oublia dans un rêve
prestigieux, et la divine image de Beata se voila dans son cœur. Ce
n’était plus l’humble fils de Catarina Sarti, écoutant d’une oreille
pieuse les exhortations maternelles. Le nimbe de l’enfance bénie
n’entourait plus sa tête; il avait secoué ses langes, et ses désirs,
comme des coursiers impétueux, hennissaient d’impatience de franchir la
carrière qui s’ouvrait devant lui. «Sonnez, sonnez la fanfare joyeuse,
ô belles années de ma jeunesse! se disait-il dans son ravissement.
Vivre, c’est jouir; les passions sont un feu divin qui échauffe et
dilate l’intelligence. Vaines terreurs d’une éducation puérile,
scrupules d’une piété étroite, sous lesquels on voudrait étouffer la
nature humaine, vous avez disparu comme un nuage qui m’interceptait
la lumière de la vérité! Je suis un homme enfin, je sens, je vois, je
comprends que ce monde factice où j’ai été élevé est une fiction de
l’ignorance et de l’hypocrisie intéressées à perpétuer l’enfance du
genre humain. Mes yeux sont dessillés, l’infini est devant moi qui
excite mon activité, et où il n’y aura obstacle à mon ambition que ceux
de ma volonté. En avant donc, en avant, suivons nos désirs que je vois
tourbillonner là-bas, dans la plaine lumineuse, en chantant l’hymne de
la vie au milieu des belles passions de la nature humaine qui dansent
en chœur et font retentir les airs d’harmonies ineffables!» Et son
esprit s’élançait en effet, comme un cavalier intrépide qui

  Dinanzi polveroso va superbo[26],

et s’évanouit dans l’espace. Après cette vision qui traversa
l’imagination de Lorenzo comme un éclair de la sensibilité qui, en
s’épanouissant brusquement, met en relief le fond du caractère, se
sentant plus fort vis-à-vis de la Vicentina, il acheva la _canzonetta_
interrompue, qu’il connaissait aussi depuis longtemps:

 En rêvant l’autre jour que je voyais Vénus voguer sur la mer dans une
 conque d’or, n’était-ce pas toi, ô ma bien-aimée, qui m’apparaissais
 dans une gondole légère comme ton cœur?

 Tu es belle, tu es jeune et fraîche comme une fleur; écarte les
 tristes pressentiments qui t’assiègent, ris et fais l’amour.

  Ridi adesso
  E fa l’amor.

Sur ces dernières paroles qui terminaient la _canzonetta_, la mélodie
plaintive qui les accompagnait s’épanouissait comme un sourire radieux
de la volupté[27].

En voyant cette barque se balancer sur l’onde azurée, en voyant ce
couple charmant que le hasard avait formé invoquer le plaisir en
effeuillant à ses pieds les premières heures du jour, en écoutant leurs
voix émues chanter alternativement une mélodie éclose sur les lèvres
de je ne sais quel gondolier qui en avait combiné le rhythme sur les
palpitations de son cœur; en plongeant le regard dans cet archipel
d’îles fortunées qui semblent avoir été ainsi groupées par la nature,
comme les notes diverses d’un accord harmonieux, ce n’est point une
fiction de la fantaisie qui se déroule sous vos yeux enchantés, mais
un épisode ordinaire de la vie vénitienne. On dirait une marine du
Canaletto illustrée par le poëte Lamberti, qu’on a justement surnommé
l’Anacréon des lagunes.

Arrivés à Murano, la Vicentina fit aborder la gondole à un palier
de marbre sur lequel ouvrait une porte basse d’un accès mystérieux.
C’était le jardin de Saint-Stephan, où les voluptueux, les amants
discrets et les politiques allaient faire des parties fines à l’ombre
des frais bocages qui, pour les Vénitiens, avaient l’attrait d’une
chose rare. Autour d’un assez beau jardin, il y avait des _camerini_ ou
cabinets élégamment meublés, où l’on se faisait servir des collations
et des soupers délicats. Abrités sous une treille touffue qui longeait
une partie du jardin, ces cabinets, qui pouvaient contenir jusqu’à
six personnes, donnaient sur la mer, qui présentait aux regards des
convives un horizon varié d’incidents agréables. On ne pouvait y
pénétrer qu’après avoir frappé trois coups à la porte, pour donner le
temps à ceux qui voulaient se dérober à la curiosité des subalternes de
se couvrir du masque qu’en pareilles circonstances on portait toujours
avec soi. Du reste, la discrétion était la qualité non-seulement des
gondoliers, qui s’en faisaient un point d’honneur, mais de tous les
gens qui exerçaient une profession mercenaire. Sous un gouvernement
soupçonneux, qui cachait sa faiblesse sous l’appareil d’une pénétration
qu’on croyait infaillible, le silence et la réserve devenaient une loi
nécessaire dans les relations de la vie. Aussi le caractère du peuple
vénitien était-il un mélange de finesse et d’aimable étourderie.

S’étant fait servir une _merenda_ ou goûter, composé de fruits, de
pâtes diverses, et un excellent vin de Chypre, qui était pour les
Vénitiens ce que le vin de champagne est pour nous, l’assaisonnement
nécessaire d’un rendez-vous galant:

«Je voudrais bien savoir, dit Lorenzo d’un air dégagé, en buvant à
petites gorgées dans un verre de Murano qu’il tenait de ces deux mains
comme un calice, les coudes appuyés sur la table, ce que ton protecteur
Zustiniani dirait s’il nous voyait ici ensemble! Penses-tu qu’il fût
disposé à nous donner sa bénédiction?

—Eh! pourquoi pas? répondit la Vicentina, un peu surprise de la
désinvolture avec laquelle il lui adressait une pareille question. Je
ne suis ni sa femme, ni sa fiancée, et mon cœur n’appartiendra qu’à
celui qui saura me plaire.

—Je veux bien croire, répondit Lorenzo avec plus de malice qu’il ne
pensait, que Zustiniani n’a pas la prétention de t’épouser, et qu’il
est assez raisonnable pour ne pas exiger l’impossible; mais enfin tu
lui dois beaucoup, et, n’eût-il que le droit de surveiller ta conduite
comme cantatrice, il serait vraisemblablement peu édifié de nous savoir
seuls et _soletti_ dans ce _camerino_, d’où nous voyons comme d’une
loge de théâtre poindre à l’horizon le campanile de Saint-Marc qui nous
regarde comme un curieux qu’il est.»

La _prima donna_ ouvrit de grands yeux étonnés à cette repartie; toute
bonne comédienne qu’elle pouvait être, elle ne s’était pas attendue à
une métamorphose aussi prompte de la part d’un jeune homme dont elle
venait, pour ainsi dire, de délier la langue. Dissimulant la peine que
lui faisaient les paroles de Lorenzo, pour qui elle aurait voulu être
aussi pure maintenant que Vénus sortant de la mer, car il n’y a pas de
femme, quelque déchue qu’elle soit, qui ne désire capter l’estime de
celui qui possède ses faveurs du moment, et qui ne s’efforce au moins
de jeter un voile sur un passé douloureux:

«Si vous connaissiez ma vie, lui dit-elle avec une émotion concentrée,
vous seriez plus indulgent pour une pauvre fille qui, dès l’âge de
six ans, a dû mendier son pain sur des grandes routes en chantant des
chansons. Je n’ai pas été élevée par une fée bienfaisante comme la
_Ballerina_, ni sur les genoux d’une mère jalouse de mes douleurs.
Ainsi qu’un oiseau, il m’a fallu quitter le nid ayant à peine des ailes
pour chercher ma pâture dans les chants du bon Dieu. Que j’ai souffert
et combien j’ai pleuré intérieurement pendant que sur mes lèvres
endolories errait un sourire trompeur! il me fallait bien simuler la
joie et l’insouciance qui n’étaient pas dans mon âme, pour attirer les
regards du monde, qui ne s’intéresse guère qu’à ceux qui paraissent
heureux. C’est ainsi qu’à travers mille vicissitudes je suis arrivé
à Venise, où j’ai trouvé dans Zustiniani un protecteur généreux. Je
ne veux pas me faire meilleure qu’une autre, ajouta-t-elle d’une voix
moins émue, en me donnant à vos yeux pour une victime sans tache de la
destinée. Si j’ai failli, c’est que des péagers cruels ont prélevé sur
mon innocence un droit que je ne pouvais acquitter autrement. Hélas!
j’ai bien expié ces fautes involontaires, puisque mon cœur n’a jamais
connu l’amour!»

Lorenzo fut touché du simple récit de la Vicentina, qui est, à peu de
chose près, l’histoire de la plupart de ces pauvres reines de théâtre
que les froids moralistes jugent avec tant de rigueur. N’ayant aucune
expérience de la vie et des cruelles nécessités qu’elle impose, c’était
bien plus la vanité de paraître au-dessus de la nouvelle position
qui lui était faite que l’intention de mortifier la charmante _prima
donna_ qui lui avait arraché les paroles blessantes que nous venons de
rapporter.

«_Idolo mio_, lui dit-il en se levant précipitamment de table et en
attirant la Vicentina auprès de la fenêtre, dissipe la tristesse qui
ternit l’éclat de tes beaux yeux, et pardonne-moi les suppositions
gratuites qui me sont échappées. Je ne voudrais pas payer d’ingratitude
le bonheur dont tu m’as comblé aujourd’hui. Que veux-tu? continua-t-il
en lui pressant la taille et en s’appuyant avec abandon sur le rebord
avancé de la fenêtre encadrée de verdure. Je suis trop jeune encore
pour mesurer la portée de mes paroles, et tes baisers troubleraient
l’esprit à de plus forts que moi.»

Il avait à peine prononcé ces mots, qu’un masque passa la tête hors
d’un cabinet voisin et se retira brusquement après les avoir observés
tous deux un instant. Ils étaient trop préoccupés l’un de l’autre
pour remarquer cette apparition qui les aurait rendus sans doute plus
circonspects. Penchée sur la fenêtre, et le regard éperdu sur le front
de son jeune amant, qui lui tenait toujours la taille enlacée:

«Que la vie me serait un paradis, dit la Vicentina d’une petite voix
caressante, si je pouvais la passer avec toi! Tu serais mon maître
et mon conseil, et nous irions à travers le monde, moi en chantant
les œuvres de ton génie, qui puiserait peut-être dans ma tendresse
des inspirations qui feraient ta gloire. Tous les jours je reçois
de magnifiques propositions d’engagement pour Londres, Madrid,
Saint-Pétersbourg et les principales villes de l’Italie, et rien ne
s’oppose à ce que je les accepte, si tu voulais me suivre et partager
ma fortune. Eh bien! mon ami, lui dit-elle après un moment de silence,
que penses-tu de mon projet? La perspective d’agrandir ton esprit en
voyant sans cesse des pays et des hommes nouveaux ne te paraît-elle
pas une compensation suffisante à l’ennui de quitter Venise, où nous
pourrions revenir riches et indépendants?

—Il ne manque à ton beau rêve pour devenir une réalité, répondit
Lorenzo en posant ses lèvres sur celles de la Vicentina, que le génie
que tu m’accordes avec tant de générosité. Je ne suis encore qu’un
écolier, et si l’on décide que je dois parcourir la carrière si
difficile de compositeur, il me faudra apprendre bien des choses que
j’ignore.

—Ne peux-tu étudier ailleurs qu’à Venise, et n’y a-t-il que l’abbé
Zamaria au monde pour t’enseigner ce fastidieux _contrapunto_ dont je
vous entends parler si souvent? Est-il bien nécessaire de passer sa
jeunesse à grouper de grosses notes sans _bécarres_ ni _bémols_, pour
savoir écrire un de ces _duetti_ qui excitent l’enthousiasme du public
et font la réputation d’un _maestro_? Les Cimarosa, les Paisiello, les
plus grands compositeurs de l’Italie n’ont pas commencé autrement, et
si tu veux m’en croire, tu laisseras là ces gros livres de grimoire que
je te vois toujours entre les mains, et qui doivent être aussi inutiles
à l’inspiration du compositeur que le sont aux chanteurs modernes les
réflexions savantes et abstruses de Pacchiarotti. Je le laisse dire et
n’ai garde de perdre mon temps et ma peine à écouter ces dissertations
à perte de vue sur des nuances d’expression que les anges peuvent seuls
apprécier. Moi, je chante avec mon cœur et ne vais pas demander à saint
Augustin la permission de lancer _un’occhiata_ ou une volatine qui
plaisent au public que je veux charmer. Pacchiarotti et Zamaria sont
vieux, et nous sommes jeunes; ils ont les soucis de l’expérience de
leur âge, ayons les caprices, l’imprévu et l’espérance du nôtre. Viens,
partons ensemble, cher Lorenzo, soyons heureux avant d’être sages, et
nous pourrons chanter un jour avec Lamberti, ce poëte de l’amour et des
joies faciles:

    Dov’è quei dì beati
  Che un merendin bastava
  Che ambrosia el deventava
    Solo da tè tocà?

    Ne ranghi, ne tesori
  Te dava allora el cielo
  Ma el fresco, el bon, el bello
    E un cuor inzucherà[28].»

En distillant ces jolis petits vers du bout des lèvres comme un rayon
de miel, la Vicentina rapprocha sa bouche de celle de Lorenzo, et leur
âme se fondit dans un long baiser harmonieux. Pendant ce court instant
d’ivresse, le masque reparut à la fenêtre du cabinet voisin, comme s’il
eût été inquiet du silence qui avait succédé au dialogue qu’on vient de
lire. Il regarda les deux amants, et s’évanouit à un mouvement que fit
Lorenzo pour se dégager des étreintes de la _prima donna_.

Cependant la journée s’avançait, et le soleil pâlissant avertit la
Vicentina qu’il était trop tard pour aller dîner à Venise. «Finissons
cette fête improvisée par l’amour, dit-elle à son ami, en prenant un
léger repas qui nous permettra d’attendre les ombres propices du soir.
Trempons encore une fois nos lèvres dans ce vin généreux à qui je dois
le premier instant de bonheur que j’aie goûté dans ma vie. Toi qui
es savant, continua-t-elle en appuyant ses bras sur les épaules de
Lorenzo, dis-moi donc si ce vin exquis n’est pas la liqueur consacrée
à Vénus. Je ne sais plus où j’ai lu que l’île de Chypre avait appartenu
autrefois à la blonde fille de Jupiter, qui ne l’a cédée aux Vénitiens
qu’à la condition d’être toujours dévoués à son culte charmant. Voilà
pourquoi, assure-t-on, elle est si souvent chantée par nos poëtes et
nos musiciens; voilà pourquoi il n’y a pas un peintre de Venise qui
n’ait reproduit plusieurs fois sur la toile le type radieux de la mère
des plaisirs.»

On fit servir un dîner substantiel et délicat; puis l’on attendit
ainsi, entre de joyeux propos et des _brindisi_ provoquants, que les
heures du jour eussent entièrement disparu derrière l’horizon qui se
couvrait peu à peu de teintes plus adoucies.

La nuit s’approchait en effet avec son cortége d’étoiles d’or, qui
scintillaient au firmament, comme pour l’éclairer dans sa course
mystérieuse; un léger zéphyr sillonnait les vagues et poussait hors de
Venise un essaim de gondoles qu’on voyait s’ébattre au milieu de la
mer, chargé de _gentildonne_ et de _cavalieri_ qui venaient respirer
la fraîcheur du soir. Des bruits divers, des éclats de voix, le salut
joyeux qu’échangeaient entre eux les mariniers, les cloches de Murano
et des îles voisines qui disaient au jour un mélancolique adieu, tout
cela disposait l’âme au plus douces contemplations. Accoudés à la
fenêtre du _camerino_, Lorenzo et Vicentina admiraient ce spectacle
sans dire un mot, laissant leur esprit errer à l’aventure et s’emplir
de rêves féconds. Cependant les ombres grandissaient et couvraient
la mer d’une obscurité moins transparente, les bruits s’éteignaient
comme des dissonances à l’approche d’un accord qui les résout en les
absorbant, et le calme de la nuit succéda enfin aux efforts du jour.
Pendant ce court intervalle d’une obscurité complète qui sépare
le soir de la nuit sereine, au milieu du recueillement qui précède
le réveil des plaisirs, la lune apparut discrètement aux bords de
l’horizon, élargissant peu à peu son disque argenté, comme une divinité
coquette qui aurait voulu s’assurer qu’aucun astre jaloux n’épiait sa
course vagabonde. Alors, du fond de la mer qui présentait à l’œil la
transparence et les contours d’un lac paisible, on entendit s’élever
de différents côtés des concerts de voix et d’instruments qui se
mêlaient, s’entre-croisaient et se répandaient dans l’espace et le
silence en bouffées sonores d’un charme infini. On ne distinguait
d’abord que quelques syllabes mieux accentuées que les autres dans
ce murmure harmonieux qu’on aurait dit être l’écho lointain d’une
fête prestigieuse. Étaient-ce les Muses qui, assises en cercle dans
la voûte céleste, faisaient entendre cette harmonie des sphères qui
ravit Pythagore et le divin Platon, ou bien les Néréides avaient-elles
quitté leurs grottes profondes pour venir s’égayer à la surface des
flots? Non: c’était Venise, Venise tout entière qui voguait sur les
lagunes en chantant le bonheur de vivre et de respirer. Aussi, en
prêtant une oreille plus attentive à ce bourdonnement mystérieux, on y
discernait bientôt des rhythmes et des sonorités joyeuses qui berçaient
l’imagination, et lui ouvraient des perspectives moins grandioses que
charmantes. Des violons, des guitares et des mandolines entremêlées
de quelques instruments à vent jouaient des symphonies, et les voix
dialoguaient entre elles et se répondaient d’une barque à l’autre de
ces mots simples qui laissaient sous-entendre plus de choses qu’ils
n’en expriment: _Vieni nice_, viens respirer le frais sur la lagune,
_la fresc, aura a respirar_. Et ces paroles heureuses d’une langue
bénie s’envolaient des lèvres comme une essence de poésie qui vous
pénétrait d’une douce langueur.

Qu’est-ce donc que la musique et qu’exprime-t-elle? Est-ce un désir,
un pressentiment, la réminiscence d’une béatitude éprouvée, ou bien
l’intuition d’un avenir promis à nos espérances? Êtres finis que nous
sommes, pourquoi le fini ne nous suffit-il pas, et pourquoi, au sein de
la satiété et des plaisirs, quelques accords rustiques entendus de loin
nous font-ils tressaillir, et remplissent-ils notre âme d’un trouble
sans objet? En écoutant ce concert de la vie joyeuse, en écoutant ces
bruits, ces chants et ces mélodies limpides qui semblaient glisser
sur les vagues et s’y confondre avec les rayons de la lune dont elles
imitaient le _tremolo_ mystérieux, en laissant errer sa pensée à
travers ces méandres d’étoiles qui peuplaient la profondeur des cieux,
Lorenzo fut saisi d’une vague mélancolie qui emplit son cœur de rêves
charmants. Oh! qu’il est doux de rêver ainsi au départ de la vie et de
se laisser bercer par de folles espérances! Elles sont bien heureuses,
les natures qui aiment à s’attarder le soir au coin d’un bois ou sur
une plage solitaire, à écouter le murmure de la brise, à suivre le
nuage qui passe, à interroger l’étoile qui brille, à se perdre dans
l’infini de leurs désirs et à se nourrir d’immortelles chimères! les
rêves d’or de la jeunesse se transforment en sources de poésie où
s’alimente l’inspiration des hommes supérieurs. Le génie ne serait-il
pas un rêve qui se perpétue, et le monde l’éclosion d’un rêve divin?

Une voix douce et sonore, qui s’épanouit peu à peu et s’éleva comme
un soupir au-dessus de ces bourdonnements joyeux, fixa tout à coup
l’attention de Lorenzo, et vint dissiper les fantaisies de son
imagination. Il écouta d’abord avec quelque distraction cette voix
dont le timbre pénétrant ne lui était pas entièrement inconnu; mais
à une note prolongée et pleine d’émotion qui retentit sur la mer et
traversa le silence comme une clarté fugitive, il se sentit tressaillir
à ce _lamento_ d’une âme solitaire qui disait à la nuit: «O nuit,
prolonge ton cours et laisse-moi rêver encore! Que je ne voie pas, que
je ne voie jamais ce que tu caches peut-être sous ton ombre, et emporte
avec toi, si c’est possible, mes tristes pressentiments!»

A ce chant large et plaintif qui formait un si grand contraste avec ce
qui avait précédé, Lorenzo, se réveillant comme d’un long sommeil, dit
brusquement à la Vicentina: «Allons-nous-en, il ne fait pas bon ici.

—Tu as raison mon ami, lui répondit-elle, il vaut mieux aller nous
mêler à ces joyeuses gondoles qui dansent là-bas au clair de la lune.»

Je ne sais quel philosophe d’Alexandrie, Plotin, je crois, a comparé
la vie humaine à un concert de voix diverses qui s’élèvent en même
temps. Au milieu de ces bruits confus qui l’assaillent de toutes parts,
l’âme n’entend plus cette voix divine qui retentit au fond de son être.
Il lui faut résister au charme qui l’entraîne et fermer quelquefois
l’oreille aux sonorités du monde extérieur, pour écouter le chant
_che nell’anima risuona_. C’est ce chant de l’âme que Lorenzo venait
d’entendre à travers l’enivrement où il était plongé depuis le matin.

Descendus dans la gondole qui les attendait au bas du petit escalier
de San-Stefano, Lorenzo et la Vicentina s’acheminèrent lentement
vers Venise. Le temps était magnifique, la lune éclatante, et sur la
mer endormie on voyait errer çà et là des barques nombreuses qui se
rapprochaient, s’éloignaient les unes des autres, et se lutinaient
comme des hirondelles qui rasent les flots et se poursuivent de leurs
gazouillements joyeux. C’étaient des éclats de rire, des _addio_ et
des _felice notte_ à n’en plus finir. Les gondoliers se provoquaient,
s’appelaient de leur nom patronymique et se renvoyaient des _lazzi_ où
respiraient l’insouciance et la gaieté bénigne de ce peuple charmant.

«_Guarda sta furbetta_, dit Giuseppe, l’un des deux gondoliers de la
Vicentina, regarde cette petite fourbe de lune, comme elle nous fait de
l’œil, _come ci fa l’occhietto_!

—Ne t’y fie pas, _compare_, car elle est presque aussi trompeuse que
la mer, _che il mare infido_.

—Oh! on n’en conte pas à Giuseppe Fieramosca, répliqua le premier
interlocuteur en riant.

—_Taci, bricone_, tais-toi donc, répondit Antonio d’une voix discrète,
tu vas réveiller nos deux jeunes gens, qui dorment, je crois, comme
deux oiseaux dans leur nid.

—_Che bella vita!_ répondit le premier d’une voix encore plus basse,
et qu’ils sont heureux, _per Bacco!_ de pouvoir lire sans lunettes dans
le livre d’amour.

—Et toi, _birbante_, répliqua Antonio en se penchant sur la rame avec
un air de mystère, est-ce que tu as besoin d’un _cannocchiale_ ou
lunette d’approche pour observer les deux beaux yeux de ta blondine que
je t’ai vu _cocolare_ ce matin, comme si tu avais dû t’embarquer pour
le pays du gingembre et de la cannelle!»

Ces saillies innocentes d’un peuple d’improvisateurs qui jouait au
naturel cette _comedia dell’arte_ que les Italiens ont colportée
dans toute l’Europe, et dont notre ancien théâtre de la Foire n’est
qu’une pâle imitation, n’empêchaient pas des _conversazioni_ et des
monologues d’un ordre plus élevé.

«_Che vita beata!_ disait-on plus loin, et que Venise est heureuse de
posséder un ciel aussi pur! C’est ici qu’est _il paradiso_, et nous
n’avons que faire de l’aller chercher dans l’autre monde.

—Est-ce qu’il y a un autre monde que celui où nous avons le plaisir de
vivre? est-ce que le bon Dieu a pu créer quelque chose de plus beau que
nos lagunes?»

A ces propos sans suite, qui s’échappaient des lèvres comme d’un vase
qui déborde, se mêlaient des soupirs, des aveux, des déclarations, des
agaceries et des _rimproveri_ aussi légers que l’air qui effleurait
les gondoles de sa fraîche haleine. Il n’y a que Paisiello qui, dans
son introduction du _Roi Théodore_, ait su rendre _il dolce mormorio_
et le flou harmonieux de l’une de ces nuits voluptueuses de Venise,
qui faisait dire à Sansovino dès le XVI^e siècle: «La musique avait
véritablement son siége dans notre ville!» (_La musica aveva la sua
propria sede in questa città!_)

Ces barcarolles et ces _arie di batello_, qui formaient la musique
populaire de Venise, se divisaient en deux familles très-distinctes.
Les unes étaient des mélodies larges et flottantes, d’un caractère
mélancolique, et qui étaient au moins aussi anciennes que la
république. Écrites presque toutes dans les tons mineurs, on les
croyait des lambeaux de la musique des Grecs que le temps avait
épargnés. Marcello s’en est inspiré dans plusieurs de ses psaumes,
et Rossini en a imité le caractère dans l’admirable _canzone_ que
chante le gondolier au troisième acte d’_Otello_. Les autres, plus
gaies, plus vives, mieux rhythmées et beaucoup plus modernes, étaient
le fruit de l’instinct ou de quelques compositeurs aimables qui ont
cultivé ce genre facile. Tels étaient _il Chiozzetto_ (Jean Croce),
Bassani, Bonagiunta, chanteur de la chapelle ducale, Angelo Colonna,
et ce barbier Apollini, qui maniait le violon non moins dextrement
que le rasoir, et qui au commencement du XVIII^e siècle eut une vogue
étonnante que M. Perruchini, le dernier des Vénitiens, a presque
renouvelée de nos jours. Ces deux genres de mélodies étaient comme
les deux éléments qui composaient la société vénitienne. Les unes
reflétaient le caractère noble et sérieux de l’aristocratie; les
autres, la gaieté et l’insouciance d’un peuple qui vivait de rêves, de
sorbets et de concerts.

Enveloppée d’une sorte de vapeur sonore qui s’élevait de toutes ces
gondoles joyeuses, celle de la Vicentina s’approchait de Venise sans
que Lorenzo eût osé proférer un mot. Silencieux, triste et mécontent
de lui-même, il cherchait à retenir l’accent de cette voix solitaire
qui avait retenti au fond de son cœur. Déjà les lumières du Grand-Canal
brillaient dans le lointain, déjà le _bisbiglio_ et les frémissements
de la ville devenaient plus distincts, lorsqu’au passage d’un
_traghetto_ Lorenzo crut reconnaître Beata, qui fuyait dans une gondole
et disparut comme un rayon de l’idéal.

  ............_Ave
  Maria_, cantando; e cantando vanio
  Come per acqua cupa cosa grave[29].



IV

FARINELLI ET LES SOPRANISTES.


Pendant que Lorenzo épanouissait sa jeunesse dans le tourbillon de
Venise et s’abandonnait aux séductions de la Vicentina, la tristesse
de Beata s’accroissait chaque jour, malgré les efforts qu’elle faisait
pour étouffer le sentiment qui s’était glissé dans son cœur. Ni les
distractions du monde, ni les devoirs qu’elle avait à remplir auprès de
son père, dont les préoccupations politiques accablaient la vieillesse,
ne parvenaient à affaiblir l’intérêt que lui avait inspiré Lorenzo.
Elle avait beau se dire intérieurement qu’une pareille affection ne
pouvait avoir de satisfaction légitime et qu’elle serait dans sa vie
une source d’amertumes et de douleurs: plus elle sentait avoir raison
contre sa propre faiblesse, et moins elle réussissait à s’en guérir.
C’est qu’il en est de l’amour comme de toutes les choses belles; rien
ne semble le justifier complétement aux yeux de la raison pratique.
C’est un élan généreux, un luxe de l’âme qui plaît d’autant plus qu’il
paraît inutile, et qu’on s’efforce vainement à lui trouver des titres
qui légitiment son empire. _Il est parce qu’il est_, comme la fleur des
champs et le Dieu créateur.

Les dissipations où Lorenzo était entraîné depuis qu’il se trouvait
à Venise, les dangers qu’il courait au milieu de tant de séductions,
et la jalousie dont Beata ne pouvait se défendre, en voyant un
jeune homme, qu’elle avait jusqu’alors conduit par la main comme
une fée bienfaisante, échapper à sa tutelle et jouir avidement de
l’indépendance qu’il avait conquise, tout cela remplissait son cœur
d’une affliction d’autant plus grande qu’elle n’avait personne à qui
se confier. Discrète, réservée, attentive à se préserver des regards
curieux, elle gémissait en silence sans oser prendre un parti décisif.
Les femmes, qui ont une si grande force d’inertie pour supporter les
douleurs présentes de la vie, manquent, en général, de l’énergie
nécessaire pour les éviter. Elles savent souffrir avec résignation
et n’ont pas le courage de repousser la main qui s’appesantit sur
elles. Victimes souvent admirables, elles n’osent articuler un mot
qui pourrait les sauver. Ce mot suprême, Beata n’aurait pu le dire ni
à l’abbé Zamaria, qui en aurait plaisanté comme d’une velléité sans
importance, ni à son père le sénateur Zeno, dont elle pouvait craindre
d’éveiller la susceptibilité aristocratique. Refoulée ainsi sur
elle-même, cette noble fille se consumait dans une lutte douloureuse
dont rien ne pouvait la distraire, ni les conseils d’un ami, ni le
recours à des consolations d’un ordre supérieur. Nous touchons ici à un
point très-délicat du caractère de Beata.

Privée des soins d’une mère qu’elle avait perdue presque en naissant,
la fille du sénateur avait été élevée par des subalternes, sous la
direction de son père et de l’abbé Zamaria. Dans cette éducation un peu
sévére où le zèle des instituteurs avait eu plus de part que l’instinct
de la nature, Beata avait puisé une instruction variée, l’habitude de
se recueillir et de se rendre compte des actes qu’elle accomplissait.
La fréquentation des hommes supérieurs, les livres et le monde qui
l’entourait, avaient développé ce penchant à la réflexion, sans altérer
ni la modestie de son langage, ni la soumission de son esprit aux
règles qui imposent à notre curiosité un frein salutaire. Mais si
Beata pratiquait avec mesure les grands principes du christianisme,
qui traverse l’histoire de Venise sans jamais absorber sa politique,
si elle suivait sans ostentation les offices et les prescriptions de
l’Église, si elle admirait la pompe de ses fêtes et la profondeur
touchante de ses rites, enfin si elle acceptait sans murmure les
usages de son temps et de son pays, c’était bien moins de sa part la
manifestation d’une foi naïve que l’effet d’une piété éclairée. La
religion contentait son âme sans la dominer; elle s’en exhalait comme
un parfum de poésie, et Beata y voyait une discipline nécessaire de
la vie, une solution consolante du problème de notre destinée, plus
encore qu’une vérité supérieure aux doutes de la raison. Recueillie et
aussi chaste par la pensée que dans ses actions, elle ne se rendait
pas compte de la nature de ses sentiments sur des questions aussi
redoutables. Elle priait, s’humiliait, mais sans trouver peut-être dans
l’accomplissement de ce devoir de bienséance publique l’apaisement
intérieur qui faisait la force et le bonheur de Catarina Sarti. Mélange
de grâce et de tendresse, d’abandon et de dignité, le caractère
de Beata répugnait à tout ce qui est extrême, et elle apportait
dans toutes ses actions cette réserve pleine de charmes où l’on
reconnaissait la fille d’un patricien. Sa religion, qui n’avait rien de
bien précis ni d’austère, était comme l’épanouissement d’une âme élevée
qui se complaît dans le culte des sentiments aimables; ses prières
montaient au ciel comme un encens et se confondaient avec le souffle de
l’amour.

Lorsque Beata s’aperçut que Lorenzo était moins assidu à ses études
et qu’il passait des journées entières hors du palais, elle fut
saisie d’une inquiétude extrême. N’osant pas questionner directement
l’abbé Zamaria sur les nouvelles relations qu’avait pu contracter son
jeune élève, elle prenait des détours ingénieux pour s’éclairer sur
le sujet qui la préoccupait si vivement. Le soir, elle épiait avec
anxiété l’arrivée de Lorenzo: si elle ne l’entendait pas marcher dans
sa chambre, qui était au-dessus de son appartement, elle était agitée
et sonnait sa camériste sous un prétexte ou sous un autre, pour avoir
occasion de parler de lui.

«Teresa, dit-elle un soir au moment de se coucher, Lorenzo est-il
rentré?

—_Signora_, répondit la camériste sans se douter de l’effet produit
par ses paroles, _il signor_ Lorenzino n’a plus besoin qu’on s’inquiète
de son sort ni qu’on lui indique son chemin. Il connaît maintenant
Venise mieux que vous et moi, et, si jamais il se perd et tombe dans
les lagunes, soyez sans crainte, les _gentildonne_, et surtout la
belle Vicentina du théâtre San-Benedetto, iront le pêcher elles-mêmes
jusqu’au fond de l’Adriatique.»

Demeurée seule après cette remarque de Teresa, qui avait projeté dans
son cœur une clarté sinistre, Beata se sentit défaillir. Elle se jeta
sur un canapé qui était auprès de son lit, se couvrit le visage de ses
deux mains, et resta comme anéantie par le coup qu’on venait de lui
porter. Elle aurait voulu pleurer, mais sa douleur était trop forte
pour laisser un passage à des larmes qui l’auraient soulagée. Oh!
qu’elle eût été heureuse si elle avait pu s’agenouiller aux pieds
d’une madone et lui confier le secret de sa vie!

Le lendemain de cette nuit qui parut un siècle à la noble fille, ne
voyant pas Lorenzo à dîner, Beata ne put y tenir davantage. Elle prit
un masque, entra furtivement dans un gondole de place, et se mit à
parcourir Venise comme une âme désespérée. Où voulait-elle aller? Elle
n’en savait rien. Poussée par l’instinct de la jalousie, elle ordonne
aux _barcaroli_ de la conduire vers Murano. Elle descend machinalement
au _casino di San-Stefano_, bien étonnée de se trouver pour la première
fois dans un lieu aussi suspect. Elle entre toute tremblante dans un
_camerino_, se fait servir quelques rafraîchissements, et s’abandonne
à ses tristes pensées. Elle y était à peine depuis quelques minutes,
que son attention fut éveillée par un bruit de voix venant du cabinet
voisin. Elle écoute en tressaillant, met son masque, s’avance vers
la fenêtre, et croit apercevoir Lorenzo avec une femme. Ses yeux se
troublent, ses genoux fléchissent, et elle tombe évanouie sur le
carreau. Elle se relève cependant d’un bond fiévreux, essaye d’humecter
ses lèvres ardentes dans un verre d’eau, et ne peut avaler une goutte,
tant l’émotion avait contracté son gosier. L’oreille collée contre
la cloison qui sépare les deux cabinets, Beata s’efforce de saisir
quelques-unes des paroles échangées entre ses deux voisins; mais sa
respiration haletante l’empêche de percevoir autre chose que des sons
inintelligibles. Tout à coup il se fait un grand silence. Beata s’en
inquiète, revient se placer à la fenêtre du cabinet, et voit Lorenzo
dans les bras de la Vicentina! Elle recule à ce spectacle, et se sauve
épouvantée, en jetant sur la table sa bourse remplie de _zecchini_ d’or.

Enfermée dans la gondole, Beata fut quelque temps immobile sans dire
un mot aux _barcaroli_ qui lui demandaient où il fallait la conduire.
«Où vous voudrez,» répondit-elle après un assez long silence. Puis,
se reprenant aussitôt: «Non, non, dit-elle, laissez-moi ici; dussé-je
y mourir de douleur,» ajouta-t-elle tout bas, répondant à son cœur
déchiré. Elle resta ainsi en face du jardin de San-Stefano jusqu’à
la nuit, les yeux attachés à la fenêtre où Lorenzo et la Vicentina
étaient voluptueusement accoudés. Lorsque les ombres du soir lui eurent
dérobé la vue de ce triste spectacle, Beata s’éloigna lentement de ce
lieu funeste, comme une colombe blessée aux sources de la vie. Prenant
le chemin de Venise, elle s’arrêta un instant au milieu de la mer
silencieuse, où son âme brisée exhala ce chant plaintif qui réveilla
Lorenzo de son ivresse.

Quelle nuit que celle qui succéda à cette fatale journée! La honte, le
remords, l’amour trahi dans ses plus chastes espérances, déchirèrent le
cœur de Beata. Rentrée furtivement dans son palais sans que personne se
fût aperçu de son absence, elle se jeta sur son lit tout habillée sans
répondre un mot aux questions pleines de sollicitude que lui adressait
Teresa, sa camériste. «Laisse-moi, lui dit-elle, je n’ai besoin de
rien; tu peux te retirer.»

Obéissant à regret à l’ordre de sa maîtresse, dont elle ne pouvait
s’expliquer l’état extraordinaire, Teresa resta dans l’antichambre
une partie de la nuit à épier le moment où l’on pourrait réclamer ses
services. Beata ne pleurait pas. Les yeux fermés et les mains croisées
sur sa poitrine, comme si elle eût voulu retenir son cœur prêt à
se briser, elle poussait de gros soupirs entremêlés d’exclamations
douloureuses, qui seules décelaient l’agitation extrême de son âme. Sa
vie, si courte encore, et pourtant si remplie, se déroulait devant
elle comme une vision de bonheur évanoui. Elle se rappelait cette belle
nuit de Noël où Lorenzo lui était apparu conduit par la destinée, et
cette soirée charmante où son frère d’adoption pleurait derrière un
citronnier de la villa Cadolce, larmes délicieuses qui avaient éveillé
sa pudeur endormie, et qu’elle aurait voulu essuyer de ses baisers!
«Mais, se disait-elle au fond de sa conscience troublée, après avoir
épuisé tous les griefs de la passion, ne l’ai-je pas rebuté par la
froideur de mon maintien? N’ai-je pas refoulé dans son cœur l’aveu
d’un sentiment dont ses regards timides me révélaient chaque jour
l’existence? N’est-ce pas moi qui l’ai poussé dans l’abîme, quand
un mot de ma bouche eût suffit pour l’enchaîner à mes pieds, docile
et tremblant? L’amour aurait préservé son innocence des séductions
vulgaires dont il est devenu la victime. Pauvre Lorenzo, s’écria-t-elle
en sanglotant, c’est moi qui t’ai perdu! Malheureuse que je suis!»

Elle se leva brusquement de son lit après cette involontaire explosion
de douleur, et Teresa ne put contenir plus longtemps son inquiétude.
«Signora, dit la camériste en ouvrant discrètement la porte de sa
maîtresse, pardonnez à mon zèle si je viens vous importuner encore de
ma présence. Qu’avez-vous donc, chère maîtresse? continua Teresa, tout
attendrie de l’agitation extrême où elle voyait Beata, ordinairement si
calme et si sereine. Je ne vous reconnais plus.

—Tu as bien raison de ne plus me reconnaître, répondit Beata en se
laissant tomber sur une chaise et en se couvrant le visage de ses
deux mains, mouvement qui lui était naturel. Je ne suis plus la même,
reprit-elle d’une voix étouffée.

—Oserai-je demander à la signora si le chevalier Grimani est pour
quelque chose dans ce changement si extraordinaire?

—Plût à Dieu! _volesse il cielo!_ s’écria Beata avec vivacité; je ne
serais pas si à plaindre!»

Effrayée de cette réponse et des soupçons qu’elle fit naître tout à
coup dans son esprit, Teresa n’osa plus continuer ses questions, et
resta muette devant sa maîtresse désolée. Un long silence succéda à
cette scène douloureuse. Beata n’était pas moins étonnée de son aveu
involontaire que Teresa de ce qu’elle venait d’apprendre; et ces
deux femmes, si différentes et si éloignées l’une de l’autre par le
caractère et la condition, confondaient maintenant leur âme dans une
préoccupation commune. La passion comme la flamme a besoin d’aliment,
et ne peut être longtemps comprimée dans le cœur où elle a pris
naissance sans le dévorer ou le briser en éclats. Beata avait laissé
échapper le secret de sa vie, que Teresa était bien loin de soupçonner:
consternées l’une et l’autre par cette clarté sinistre qui s’était
faite tout à coup entre elles, elles semblaient craindre de se regarder
en face et de se dire tout haut ce qu’elles éprouvaient. Plongées
dans une demi-obscurité propice aux tendres aveux, et dans un silence
éloquent qui n’était interrompu que par quelques cris joyeux qui
s’élevaient du Grand-Canal comme un dernier écho de la nuit profonde,
ces deux femmes, montées comme deux harpes à l’unisson d’un sentiment
presque analogue, formaient un de ces doux et mystérieux accords qui
absorbent les dissonances de l’âme en laissant subsister le contraste
des caractères. La douleur de Beata, les tristes pressentiments et
la sollicitude de Teresa pour sa noble maîtresse, se peignaient dans
leurs regards, dans l’accablement et la molle langueur qu’exprimaient
leurs attitudes diverses. Rossini seul, dans le duo du premier acte
d’_Otello_ entre Desdemona et sa confidente, a su traduire, dans un
ensemble exquis, cette mélancolie touchante de l’amour qui ne peut se
contenir et qui cherche dans les épanchements de l’amitié un aliment à
sa propre douleur:

  Quanto son fieri i palpiti,
  Che desta in noi l’amor!

Quelque temps après cette fatale journée de Murano et la scène
douloureuse qui l’avait suivie entre Beata et Teresa, Lorenzo prit une
résolution qui n’était pas moins hardie que son émancipation précoce.
Honteux de sa chute et plus épris que jamais de la femme supérieure
qu’il avait outragée en s’abandonnant à de faciles voluptés qui avaient
déposé dans son cœur une amertume ineffaçable, il conçut la pensée de
se jeter aux pieds de sa bienfaitrice et d’implorer son pardon; mais,
en réfléchissant à ce projet assez audacieux qui lui était inspiré par
son amour, par le respect et la reconnaissance qu’il devait à Beata, il
comprit, non sans peine, qu’une pareille démarche de sa part laisserait
supposer que la noble fille du sénateur Zeno avait pu s’inquiéter de
sa conduite et en blâmer les irrégularités. La contenance de Beata
à son égard, la froideur de son maintien, les rares paroles qu’elle
daignait lui adresser, n’étaient-elles pas des signes évidents de son
indifférence pour le fils de Catarina Sarti, dont elle avait bien pu
s’occuper un instant dans les loisirs de la villégiature, mais qui ne
pouvait pas fixer son attention au milieu des grandeurs et des plaisirs
de Venise? Dans cette perplexité cruelle, entre la crainte d’essuyer
un affront qui aurait humilié son orgueil et l’amour dont la voix
impérieuse soulevait son cœur à la hauteur de son ambition, Lorenzo
transigea avec sa première idée, et dans un moment de transport et de
fiévreuse impatience, il écrivit à Beata la lettre qu’on va lire:

«Signora, permettez à un malheureux qui ne saurait vivre plus longtemps
sous le poids de votre disgrâce, d’implorer son pardon et de vous
demander ce qui a pu lui attirer un châtiment si rigoureux! O vous,
ange consolateur, qui avez tendu à ma pauvreté une main si généreuse,
ayez encore pitié de moi et sauvez mon âme, après avoir soustrait
mon corps aux vicissitudes de la fortune! Que vos regards _pietosi_
ne se détournent plus de moi! Ne repoussez pas les hommages et la
reconnaissance d’un cœur plein de votre image, et dont le plus grand
crime est de trop vous adorer. Si quelques irrégularités de ma conduite
ont mérité votre désapprobation, si ma présence dans votre palais
vous est importune, parlez, signora, ordonnez, j’expierai mes fautes,
j’obéirai à vos ordres, et je retournerai auprès d’une mère chérie
dont j’ai pu oublier, hélas! la tendre affection. Noble femme, Beata,
pleine de grâce et de douce majesté, achevez votre œuvre, ne repoussez
pas dans l’abîme une âme qui aspire à votre lumière, et soyez pour moi
comme cette divine créature dont parle le poëte de l’expiation et du
paradis:

  A noi venia la creatura bella
  Bianco vestita e nella faccia quale
  Par tremolando mattutina stella[30].»

Cette lettre, si remplie d’exaltation juvénile, et qui exprimait
assez heureusement les sentiments et les tendances d’esprit de notre
adolescent, fut remise par lui à Teresa, mais avec une gaucherie
timide qui éveilla la malice de la soubrette.

«D’où vient cette lettre? demanda Teresa d’un ton ironique et avec
cette jalousie secrète d’une femme et d’un subalterne qui voit un
parvenu occuper le cœur de sa maîtresse.

—Que t’importe? dit Lorenzo, dont la fierté était si facilement
irritable. Fais ton devoir, et n’en demande pas davantage.

—Voyez-vous ce _bambino_! dit Teresa tout bas en elle-même après le
départ de Lorenzo, qui s’était éloigné sans attendre sa réponse: il
fait déjà _il padron della casa_.» Teresa, qui était après tout une
assez bonne fille fort attachée à sa maîtresse, déposa la lettre de
Lorenzo sur la toilette de Beata, ne voulant pas la remettre elle-même,
pour éviter un embarras et des explications qui répugnaient au
caractère réservé de la _gentildonna_.

Beata lut cette lettre le soir en se couchant et ne put contenir
d’abord l’expression de sa surprise et de son ravissement. «Il a osé
m’écrire, s’écria-t-elle avec une joie adorable, il m’aime, il est
digne de moi! O Dieu puissant de l’amour et des nobles âmes, tu n’es
donc pas un vain nom? dit-elle en pressant la lettre sur son cœur et
les yeux remplis de douces larmes. Lorenzo, cher Lorenzo, non, je ne
te repousserai pas, tu ne quitteras pas ce palais où tu fais la joie
de ma vie. Tu seras ici, toujours à côté de moi, et puissé-je être la
_stella mattutina_ qui éclairera les jours fortunés! O le bien-aimé
de mon cœur, cher et beau Lorenzo, tu seras à moi!...» En proférant
ces paroles avec une gaieté enfantine, Beata changea tout à coup de
visage. Elle jeta la lettre sur sa table de nuit et murmura entre ses
lèvres: «Malheureuse que je suis! Et mon père, que dirait-il s’il
apprenait jamais que sa fille unique et chérie a le cœur rempli d’une
passion funeste? Donnerai-je à sa vieillesse le triste spectacle
d’une affection si contraire à ses idées et à ses préjugés, que je
dois respecter? N’est-ce pas assez que, sous les prétextes les plus
frivoles, je retarde de jour en jour mon alliance avec le chevalier
Grimani, qui est, après le salut de l’État, le plus cher de ses
vœux? Mon âge, ma naissance, le bonheur de mon père et l’intérêt de
la république, ne sont-ils pas des obstacles insurmontables à la
réalisation de mon rêve insensé?»

Retombée ainsi dans la perplexité de ses sentiments, poussée par
l’amour et contenue par le devoir et les bienséances, Beata ne changea
presque pas de conduite. Si son maintien avait quelque chose de moins
sévère, et si, dans ses regards attendris, on pouvait lire l’intérêt
toujours croissant que lui inspirait Lorenzo, elle ne fut pas moins
avare de ses paroles et laissa la lettre sans réponse. Cette lutte
intérieure, qui minait chaque jour la santé de Beata, échappait
complétement à l’inexpérience de Lorenzo. Il ne savait comment
s’expliquer le silence obstiné de Beata et la réserve de ses manières,
qui impliquaient le dédain ou la désapprobation de la démarche qu’il
avait osé faire. S’étant assuré que Teresa avait remis exactement la
lettre, il passa tour à tour de l’abattement à l’espérance, épiant un
regard de Beata qui pût lui révéler sa destinée et mettre fin à la
cruelle incertitude qui l’agitait.

Une grande fête ou _accademia_ devait avoir lieu, sous peu de jours,
au palais Grimani. Le prétexte de cette _accademia_, où était invitée
toute la haute société de Venise, était l’anniversaire de la naissance
de Galuppi, compositeur illustre dont l’abbé Zamaria devait prononcer
l’éloge; mais en réalité la fête était donnée à l’intention de la
famille Zeno et surtout en l’honneur de Beata, dont le chevalier
Grimani cherchait à gagner les bonnes grâces en luttant contre la
résistance silencieuse qu’elle opposait à l’union projetée, depuis
quelques mois, par les deux familles. Le vieux palais Grimani était
situé sur le Grand-Canal, en face du palais Mocenigo. Œuvre remarquable
de Ludovico Lombardi, il était d’un style plus sévère que le second
palais Grimani, appartenant à une autre branche de la même famille,
joyau de la plus rare élégance, sorti des mains de l’ingénieur et
architecte véronais Sammicheli. L’architecture est celui de tous
les arts qui constate avec le plus d’évidence la civilisation d’un
peuple. Suscité par un besoin impérieux de la vie, il se développe,
grandit avec cette civilisation, et porte le double témoignage de
la réalité primitive et des transformations que le temps et le goût
lui ont fait subir. A Venise surtout, la nature particulière du sol
et les événements politiques qui donnèrent naissance à cette société
miraculeuse, imprimèrent à l’architecture un caractère indélébile
de solidité et d’élégance fastueuse qu’on ne retrouve nulle part
ailleurs au même degré. Deux grandes époques peuvent se remarquer
dans l’histoire de l’architecture vénitienne: l’une qui commence
avec la république même et dont l’église de Saint-Marc, bâtie au X^e
siècle, est le plus curieux monument; puis la Renaissance, où l’on vit
surgir comme par enchantement la plupart des magnifiques palais qui
garnissent les deux rives du _Canalazzo_. Dans la première époque,
on voit régner l’influence de la Grèce antique, celle de la Grèce
chrétienne et du monde oriental, qui se reconnaît non-seulement dans la
basilique de Saint-Marc, construite sur le modèle de Sainte-Sophie de
Constantinople, mais sur d’autres monuments qu’il est inutile de citer
ici. La seconde époque, qui a sa date aux XVI^e siècle, est le produit
de cette ère glorieuse de rajeunissement et d’immortelle émancipation.
C’est alors que Sansovino, Palladio, Sammicheli, Scamozzi, Antonio
da Ponte, qui a construit le Rialto, fra Giocondo, à qui on doit le
_Fondaco dei Tedeschi_[31], c’est alors, disons-nous, que ces grands
artistes, animés tous par l’esprit nouveau qui réjouissait le monde,
firent de Venise un lieu d’enchantement et

  Del genio uman la più sublime figlia,

comme l’a qualifiée Alfieri.

La famille Grimani, une des plus illustres de la république, était
particulièrement connue par son goût et la protection généreuse
qu’elle avait toujours accordée aux arts pendant le cours de sa longue
prospérité. Non moins ancienne que la famille Zeno, elle comptait aussi
dans ses annales domestiques trois doges, deux cardinaux, un grand
nombre de procurateurs de Saint-Marc, d’ambassadeurs et de personnages
considérables qui, presque tous, s’étaient fait remarquer par l’éclat
et la magnificence des habitudes. C’est à un Grimani qu’avait appartenu
ce fameux bréviaire enrichi d’or et de pierres précieuses où les
peintres flamands qui vinrent à Venise vers le milieu du XV^e siècle,
Hemmelinck de Bruges, Gérard de Gand et Livien d’Anvers, déposèrent
les premiers germes de l’alliance antique et encore mystérieuse qui a
existé entre la patrie de Titien et celle de Rubens. C’est également
au cardinal Domenico Grimani qu’appartenait la riche bibliothèque
du couvent Sant-Antonio qui fut brûlée en 1687. La famille Grimani
avait fait construire trois théâtres à ses frais, et c’est sur le
théâtre particulier du palais Grimani que fut représenté le 25 avril
1569 _i Pazzi amanti_, un des premiers opéras bouffons que mentionne
l’histoire. Du reste toutes les grandes familles vénitiennes avaient le
goût des choses de l’esprit, et considéraient comme un devoir de leur
haute position de protéger les arts qui relèvent et embellissent la
vie. Leurs palais étaient de véritables académies où la peinture, la
poésie, l’art dramatique et surtout la musique, concouraient à l’éclat
de l’existence, dont les nobles faisaient un moyen de gouvernement.
Parmi les protecteurs les plus zélés de l’art musical, qui fut toujours
si florissant à Venise, nous pouvons citer Sébastien Michele, ami de
Pierre Aaron, l’auteur célèbre du _Toscanello della musica_, qui a
précédé Zarlino dans la théorie du contre-point; Cornaro, évêque de
Padoue sur la fin du XVI^e siècle, qui attira dans la cathédrale de
cette ville les meilleurs chanteurs et instrumentistes de son temps;
Veniero, qui, pour se distraire de la goutte qui le tourmentait,
faisait venir chaque jour autour de son lit de douleur une _brigata_
d’habiles musiciens; un autre membre de la famille Cornaro, qui,
ambassadeur à Vienne dans les premières années du XVIII^e siècle,
protégea Porpora et la jeunesse d’Haydn; Contarini, qui, dans sa villa
de Piazzola, avait un théâtre charmant où l’on jouait l’opéra tout
l’été; enfin Andrea Erizzo, dont la villa délicieuse de Pontelongo
était le rendez-vous des meilleurs _dilettanti_ et des virtuoses les
plus célèbres de l’Italie.

Il était également dans les habitudes des grandes familles vénitiennes
d’avoir à leur service un compositeur renommé pour diriger leur
chapelle particulière et présider aux fêtes qu’elles donnaient
souvent dans leurs somptueux palais. Galuppi avait été l’organiste
de la famille Gritti; il avait été aussi l’ami et le commensal de la
famille Grimani, qui le considérait comme un client de la maison.
L’anniversaire de sa naissance était donc le prétexte de l’_accademia_
qui devait avoir lieu sous peu de jours au palais Grimani, et où
l’abbé Zamaria, qui avait beaucoup connu Galuppi, devait lire un éloge
de l’illustre maestro que Venise pleurait encore. Cent jeunes filles
choisies dans les quatre _scuole_, l’_Ospedaletto_, _i Mendicanti_,
_gl’Incurabili_ et _la Pietà_, plusieurs chanteurs et instrumentistes
de la chapelle Saint-Marc, devaient exécuter, sous la direction de
Bertoni, un choix des meilleurs morceaux de Galuppi. Toute la société
de Venise, les Pisani, les Foscarini, les Contarini, les Balbi, les
Malipieri, les Zustiniani, les Cornaro, les Loredano, les Capello, noms
illustres qui sont l’histoire vivante de la république, se trouvaient à
cette réunion à côté du sculpteur Canova, du poëte élégiaque Lamberti,
de Mazzola, auteur du poëme ingénieux _i Cavei di Nina_ (les cheveux
de Nina), de François Gritti, auteur de charmants apologues pleins de
gaieté et de finesse, parmi lesquels on distingue _la Briglia d’oro_
(la bride d’or), de Pierre Buratti, autre poëte vénitien, non moins
exquis et non moins joyeux que les précédents, et dont M. Perruchini
a mis en musique, de nos jours, presque toute l’odyssée de _concetti
amorosi_.

Oh! le ravissant spectacle qu’offrait alors le salon du palais Grimani,
rempli de si grands noms et de si belles dames nonchalamment assises,
causant, riant, jouant de l’éventail et cachant derrière ce masque
mobile de la coquetterie les sourires, les œillades et les mines les
plus expressives et les plus délicieuses! La naissance, l’esprit, l’art
et la beauté, se trouvaient représentés dans cette réunion d’élite, où
Beata ressortait comme une rose mystique qui attirait invinciblement
le regard et répandait autour d’elle un parfum de poésie divine. Qui
aurait dit alors, en voyant ces groupes animés, ces _gentildonne_
éclatantes, ces beaux seigneurs, ces artistes, ces poëtes et ces
chanteurs insouciants et enivrés de la vie, qu’un coup violent de
la destinée viendrait bientôt renverser la barque séculaire qui les
portait sur l’onde azurée? Il n’y avait que le vieux sénateur Zeno
qui, assis dans un coin du salon où il était entouré de sa fille et du
chevalier Grimani, portât sur son front vénérable l’expression d’une
noble tristesse.

Dans un groupe des plus animés, on voyait s’agiter, comme une branche
d’aubépine en fleur au milieu d’un frais buisson, la longue et
belle chevelure noire d’une jeune femme qui tournait en tous sens
des regards avides et curieux. Chargés de fleurs et de parfums, ces
cheveux, qui se déroulaient en tresses vigoureuses, retombaient sur
un cou gras, onduleux, et parsemé d’un léger duvet qui trahissait
un sang généreux. Un sourire, qui était plutôt l’expression de la
santé et du bien-être que l’indice d’un esprit malicieux, s’égayait
sur ses lèvres humides et toujours entr’ouvertes, comme un rayon de
soleil sur des gouttes de rosée matinale. Vêtue d’une robe de brocart
semée de joyeux dessins, elle tenait à la main un riche éventail
dont elle jouait avec _maestria_, en l’ouvrant et en le fermant avec
fracas. Sur cet éventail, qui était un objet d’art assez curieux, on
avait reproduit une scène galante tirée d’une comédie vénitienne, et
dans laquelle on voyait une _gentildonna_ entourée d’un cercle de
_zerbinotti_ ou petits maîtres, qui la lutinaient de leurs propos
agaçants. Cette jeune femme très à la mode, à qui Lorenzo avait été
présenté par l’abbé Zamaria dès son arrivée à Venise, s’appelait Hélène
Badoer. Elle était mariée depuis quelques mois seulement, et son mari
avait complétement disparu derrière l’épanouissement radieux de sa
belle épouse. D’une stature plus forte que délicate, avec deux grands
yeux noirs ardents et peu discrets, un visage rayonnant, où l’ombre
d’un souci ne pouvait se fixer, des bras somptueux que terminait une
main blanche et potelée, Hélène Badoer ressemblait à ces types de
femmes vénitiennes qu’on voit dans les tableaux de Titien et de Paul
Veronèse. Excellente musicienne, possédant une voix de soprano étendue
et très-sonore, elle chantait avec plus de _brio_ que de sentiment, et
dans ses manières, dans ses goûts comme dans les instincts naïfs de
sa nature, Hélène Badoer exprimait les attraits et le contentement de
l’existence. Elle gazouillait comme un oiseau, et les syllabes amorties
tombaient de ses lèvres de rose comme des gouttes de miel qu’on eût
voulu recueillir dans une coupe d’or. Aussi ne répondait-elle aux
mille propos aimables qu’on lui adressait que par quelques paroles
insignifiantes, accompagnées d’une petite toux à pulsations légères,
qui faisaient résonner sa poitrine sonore et rebondir ses hanches
voluptueuses. Plus passionnée qu’intelligente, et moins accessible aux
séductions de l’esprit qu’à celles de la beauté extérieure, Hélène
Badoer ne pouvait voir un homme élégant et bien tourné sans le regarder
curieusement et tressaillir, comme tressaille une fleur à l’apparition
du jour. Ce n’est pas que les mœurs et la conduite de cette charmante
créature eussent jamais été l’objet d’aucune observation maligne; si
elle était coquette et cherchait à exercer la puissance de ses charmes
sur les hommes qui l’entouraient constamment, c’était bien moins de sa
part le désir de nouer une intrigue que le besoin de satisfaire les
instincts de sa nature galante. Elle aimait le monde et ses tourbillons
enivrants, elle aimait les joies et les fêtes de la vie. C’était une
Grecque légèrement modifiée par le christianisme qu’Hélène Badoer,
c’est-à-dire une Vénitienne pure et sans mélange.

Lorenzo avait été fort bien accueilli par Hélène Badoer lors de son
arrivée à Venise. Présenté par l’abbé Zamaria, il allait souvent faire
de la musique avec elle, l’accompagnait au clavecin et se montrait tout
fier de la familiarité aimable avec laquelle on le traitait. Plusieurs
fois il s’était même enhardi jusqu’à saisir et porter à ses lèvres la
petite main blanche qu’elle posait volontiers sur son épaule en signe
d’un affectueux abandon, et, bien que ce témoignage de galanterie
respectueuse fût dans les usages de la société polie de Venise, ce n’en
était pas moins, de la part de Lorenzo, un acte assez significatif
d’émancipation précoce. Hélène Badoer fut d’abord pour notre adolescent
une agréable diversion à son amour pour Beata, une sorte de dérivatif
de la séve qui surabonde dans la jeunesse chaste et recueillie.
Cependant, depuis qu’il avait rencontré la Vicentina chez le célèbre
Pacchiarotti, Lorenzo avait un peu délaissé la belle _gentildonna_,
qui, l’apercevant au palais Grimani pour la première fois depuis
son mariage, lui dit avec gaieté: «Signor Lorenzo, est-ce que vous
composez un _opera buffa_ ou un _opera seria_, qu’on ne vous voit
plus au palais Badoer? Que c’est mal d’abandonner ainsi ses amis pour
des infidèles peut-être! ajouta-t-elle avec malice et en fixant ses
regards avides sur Lorenzo, dont la contenance était assez embarrassée.
Si vous étiez venu me voir ces jours-ci, continua-t-elle, je vous
aurais prié de me faire répéter un air de Galuppi que je dois chanter
ce soir. J’ai été forcée d’avoir recours au vieux Grotto, qui m’a fort
ennuyée de ses jérémiades sur la décadence de l’art. Tous ces vieux
maîtres s’imaginent que la bonne musique et le bel art de chanter ont
disparu de la terre avec leur jeunesse, dont ils voudraient nous faire
porter le deuil. _Io me ne rido!_ je me moque bien de ces lamentations
égoïstes, et je leur préfère de beaucoup celles que Lotti a mises en
musique et qu’on chante une fois tous les ans à San-Geminiano.»

Un éclat de rire suivit cette boutade d’Hélène Badoer et s’éleva du
groupe de beaux esprits qui l’entouraient, comme le gazouillement d’une
troupe d’oiseaux voletant autour d’un rosier en fleurs. Lorenzo était
sur les épines d’être forcé de prêter l’oreille à ces vains propos,
tandis que son cœur était tout rempli de Beata, qu’il voyait causer
familièrement avec le chevalier Grimani. Il craignait d’ailleurs de
paraître trop bien dans les bonnes grâces d’Hélène Badoer, dont le
caractère était si différent de celui de Beata. Aussi ces deux femmes
n’avaient-elles aucun goût l’une pour l’autre, et ne se voyaient, par
convenance, qu’à de rares intervalles.

Un grand bruit qui se fit tout à coup à l’extrémité du salon vint
interrompre cet aparté joyeux et délivrer Lorenzo de ses angoisses:
c’étaient les jeunes élèves des _scuole_ qui faisaient leur entrée et
se plaçaient sur une estrade qu’on avait dressée pour la circonstance.
Vêtues d’un uniforme très-simple, qui indiquait l’établissement auquel
elles appartenaient, et précédées d’une dame respectable qui les
surveillait, elles s’assirent sur des banquettes en velours rangées en
amphithéâtre. Deux orchestres peu nombreux étaient composés l’un des
instrumentistes de la chapelle ducale, l’autre de jeunes filles qui
jouaient du violon, de la viole, du violoncelle, de la contre-basse et
même de plusieurs instruments à vent. Ces orchestres étaient placés au
milieu de l’estrade, en face de Bertoni, qui les dirigeait. Parmi les
élèves de l’école des _Mendicanti_, on remarquait la Vicentina, qui
n’avait eu garde de manquer une si belle occasion de se trouver avec
Lorenzo, car ils ne s’étaient pas revus depuis la journée de Murano.
Grotto, Pacchiarotti et Furlanetto étaient aussi parmi les auditeurs de
cette _accademia_, consacrée à l’un des plus heureux génies de l’école
vénitienne.

Le compositeur dont l’abbé Zamaria allait prononcer l’éloge, Baldassaro
Galuppi, surnommé _il Buranello_, parce qu’il était né dans l’île de
Burano en 1703, fut élève de Lotti; mais il n’est pas sorti de l’école
_degl’Incurabili_, comme l’ont affirmé à tort quelques biographes,
puisque les _scuole_ de Venise n’admettaient que des filles. Tout jeune
encore, il s’essaya dans la musique dramatique, et se fil remarquer par
la vivacité et le naturel de ses heureuses inspirations. Nommé maître
de chapelle de l’église Saint-Marc, où il succéda à Saratelli en 1762,
directeur de l’école des _Incurables_ quelques années après la mort de
l’illustre Lotti, son maître, Galuppi dut à sa grande renommée d’être
appelé à la cour de Russie par l’impératrice Catherine II. De retour
dans sa patrie, en 1768, il ne la quitta plus jusqu’à sa mort, arrivée
dans le mois de janvier 1785. C’était un homme vif, plein d’esprit et
de bonne humeur, que Galuppi. Sa taille mince, sa petite figure fine,
blanche et osseuse, ressortaient au milieu de sa nombreuse et belle
famille. Adoré de ses jeunes élèves des _Incurables_, fort recherché
dans le monde, qu’il amusait par ses saillies et un talent remarquable
sur le clavecin, entouré d’aisance et d’une haute considération,
Galuppi vécu heureux en conservant jusque dans son extrême vieillesse
la gaieté, le _brio_ et le feu qui caractérisent ses compositions.
Burney, qui le vit à Venise en 1770, en parle avec beaucoup d’intérêt,
et la définition qu’il lui attribue de la bonne musique peut être
considérée comme la qualification du génie vénitien lui-même. «La bonne
musique, disait Galuppi, consiste dans _la beauté_, _la clarté_ et _la
bonne modulation_.» N’est-ce pas aussi par la beauté des formes, par la
clarté du plan et la bonne modulation, c’est-à-dire le coloris, que se
distinguent les chefs-d’œuvre de la peinture vénitienne?

Galuppi a écrit des opéras _seria_, des oratorios, divers morceaux de
musique religieuse pour la chapelle Saint-Marc, et surtout un nombre
considérable d’opéras _buffa_, où son imagination riante et facile
était particulièrement à l’aise. Ce n’est pas que la distinction des
genres soit bien tranchée dans l’œuvre de Galuppi, et que le style
de ses oratorios et de ses opéras sérieux, par exemple, diffère
beaucoup de celui de ses opéras bouffes; il règne dans toute sa
musique, comme dans les tableaux de Tiepoletto, son compatriote et son
contemporain, une sorte de lumière _blonde_ et souriante, qui n’est
pas toujours en harmonie avec la gravité du sujet. D’ailleurs cette
puissance de transformation, qui peut passer tour à tour du grave au
doux et du plaisant au sévère, n’est dans les arts que le partage de
quelques génies souverains. C’est donc dans le genre comique et de
demi-caractère que le joyeux Buranello, comme on l’appelait à Venise,
a particulièrement réussi, et cela n’a rien de surprenant, puisque
l’opéra _buffa_ est presque né à Venise, vers le milieu du XVI^e
siècle. On peut en trouver les germes dans les madrigaux burlesques
de Jean Croce, surnommé _il Chiozetto_, qui vivait à la fin du XVI^e
siècle; dans l’_Anfiparnasso o comedia armonica_, d’Horace Vecchi, et
surtout dans l’opéra que nous avons déjà cité: _I Pazzi amanti_, qui
fut représenté au palais Grimani en 1569.

Comme directeur de l’école _degl’Incurabili_, dont la belle église, qui
n’existe plus de nos jours, était l’œuvre d’Antonio da Ponte, Galuppi
composa sur des paroles latines de Pierre Chiari un grand nombre
d’oratorios qui eurent beaucoup de succès. Sa _Maria Madalena_, à six
voix, fut exécutée aux Incurables en 1763, pour servir d’introduction
au fameux _Miserere_ de Hasse, qui avait été également directeur
de cette école au commencement du XVIII^e siècle. _Daniel dans la
fosse aux lions_ fut exécuté en 1773. Galuppi avait divisé cette
composition en deux chœurs, et on y avait surtout remarqué le chant
du prophète plongé dans la fosse, qui formait un contraste saisissant
et très-dramatique avec celui du roi. L’année suivante, en 1774, il
composa _Tres pueri hebraei in captivitate Babylonis_, où le cantique
des trois Hébreux excita l’enthousiasme des auditeurs. Le dernier
oratorio que Galuppi écrivit pour cette école, qui eut un si grand
éclat sous sa direction, c’est _Moïse de retour du mont Sinaï_, qui
fut exécuté en 1776. A l’arrivée à Venise du pape Pie VI, en 1783, on
chanta aux Incurables, devant Sa Sainteté, une cantate de Galuppi:
_Il Ritorno di Tobia_, dont les paroles italiennes étaient de Gasparo
Gozzi. Lotti, Marcello et Galuppi sont les trois grands compositeurs
vénitiens du XVIII^e siècle.

Lorsque l’abbé Zamaria eut fini de lire son éloge de Galuppi, qui fut
souvent interrompu par les acclamations enthousiastes de l’assemblée,
et qui lui valut cette haute approbation du sénateur Zéno: «Tu m’as ému
jusqu’aux larmes, cher abbé, en parlant si dignement d’un enfant et
d’une gloire de Venise!» les jeunes filles des _scuole_ chantèrent avec
un ensemble parfait ce cantique des trois Hébreux dont nous venons de
parler. Elles étaient divisées en deux chœurs qui se répondaient l’un
à l’autre, et que rattachait ensemble un récit chanté, dans l’origine,
aux Incurables avec un immense succès par la Serafina, une des
meilleures élèves du Buranello. C’est la Vicentina qui fut chargée de
cette partie du coryphée biblique, et elle ne manqua pas de l’embellir
d’exclamations et de _portamenti_ ambitieux qui firent tressaillir
Pacchiarotti sur sa chaise curule. _Poveretto me!_ s’écria tout bas
le vieux sopraniste désespéré, en levant au ciel ses mains desséchées
comme du parchemin; mais la _prima donna_ était trop préoccupée de
Lorenzo, qu’elle ne perdait pas un instant de vue, pour prendre garde
aux gestes et aux regards effarés que Pacchiarotti échangeait avec
Grotto, son voisin. Elle voulait avant tout briller, avoir du succès,
et susciter dans le cœur de son jeune amant l’ambition de partager son
sort et sa gloire.

Après d’autres morceaux d’ensemble exécutés par les chœurs et les deux
orchestres, réunis sous la conduite de Bertoni, l’abbé Zamaria, tout
guilleret et plein d’empressement, vint offrir la main à la belle
Badoer et la fit monter sur l’estrade en lui présentant un cahier de
musique orné de faveurs bleues et roses. Ce cahier contenait un air
de soprano d’un opéra _buffa_ de Galuppi, _la Calamita dei cuori_
(le malheur des cœurs), tout rempli de _gorgheggi_ et de caprices
mélodiques d’un raffinement ingénieux. L’air fut accompagné par
l’orchestre des jeunes filles, composé des meilleurs élèves _della
Pietà_, et consistant dans le quatuor, une contre-basse, un cor, un
basson et un hautbois. Il fallait entendre comme la voix splendide et
facile d’Hélène Badoer se déroulait avec aisance et tombait de point
d’orgue en point d’orgue, pareille à une cascade d’eau limpide qui
reflète dans ses lames écumantes les mille caprices de la lumière! Elle
accompagnait ses trilles, ses gammes et ses arpéges scintillants de
petites mines, de _vezzi amorosi_ et d’œillades assassines qui étaient
bien en harmonie avec ces paroles, d’un goût un peu risqué:

  Noi altre femine,
  Che siamo dritte,
  Vogliamo gli uomini
  Un poco storti.
  Per le consorti
  Non suono buoni
  Quei dottoroni
  Que fan zurlar[32].

En chantant cet air très-connu et très-populaire à Venise, comme
l’était presque toute la musique de Galuppi, Hélène Badoer excita
la gaieté de l’assemblée, qui partit d’un grand éclat de rire à
certains passages scabreux dont elle commentait le texte par une
pantomime expressive. L’abbé Zamaria se balançait sur sa chaise comme
un bienheureux en s’écriant de temps en temps: _Brava, Delinda!_
C’était le nom du personnage qui dans l’opéra de Galuppi disait l’air
en question. L’abbé était si content de la manière dont Hélène avait
rendu la musique et l’esprit de Buranello, il chiffonnait son rabat et
roulait ses petits yeux malins d’une façon si comique, que Grotto ne
put s’empêcher de dire tout haut: «_Signori_, regardez un peu l’abbé!
voyez, il se prélasse, se rengorge et fait le gros dos _come un gatto
amoroso_, comme un chat amoureux!» A cette saillie toute vénitienne du
vieux sopraniste, l’assemblée fut prise d’un fou rire, et la gaieté
générale gagna jusqu’à Beata, qui jusqu’alors avait conservé la noble
sérénité de son maintien.

Furieuse du succès que venait d’obtenir Hélène Badoer en présence de
Lorenzo, la Vicentina s’avança avec assurance du fond de l’estrade,
et vint chanter aussi un air d’un autre opéra _buffa_ de Galuppi, _il
Mondo alla roversa_ (le monde à l’envers). D’un style non moins fleuri
que le précédent, l’air de la Vicentina peignait les vicissitudes de
l’amour dans toutes les positions de la vie humaine et chez tous les
êtres inanimés:

  La pecora, la tortora,
  La passera, la lodola,
  Amor fa giubilar.

Ces dernières paroles furent accentuées par la _prima donna_ avec un
_brio_ et une puissance de vocalisation qui excitèrent l’admiration du
public. Après un duo très-brillant pour deux sopranos que la Vicentina
et Hélène Badoer chantèrent ensemble, l’_accademia_ se termina par un
quatuor également tiré d’un opéra de Galuppi.

En sortant du palais Grimani, vers une heure du matin, une grande
partie de la société qui s’y était réunie alla se promener sur la place
Saint-Marc. Beata monta dans la gondole de son père avec le chevalier
Grimani, et Lorenzo avec l’abbé Zamaria dans celle de la belle
Badoer, qui fut pendant le trajet d’une gaieté folle. Arrivés sur la
_Piazetta_, qui était remplie de promeneurs, Beata accepta le bras du
chevalier selon l’usage de Venise, et Lorenzo donna le sien à Hélène,
dont le mari était dans un autre groupe avec la Vicentina, Grotto
et Pacchiarotti. La soirée était délicieuse, et la place Saint-Marc
offrait un spectacle enchanteur à cette heure avancée de la nuit. Des
cafés ouverts, des _casini_ remplis de convives, des concerts en plein
vent, des causeries, mille bruits divers et des épisodes nombreux de
galanterie facile, égayaient ce vaste tableau de la vie vénitienne
qui se renouvelait tous les soirs et qui tous les soirs présentait un
attrait nouveau. Beata cependant paraissait soucieuse au milieu de
cette foule étourdie, où elle ne voyait pas un ami qui pût l’aider
de ses conseils et partager les peines de son âme. Elle ne prêtait
qu’une oreille distraite aux propos du chevalier, qui l’entretenait des
différents épisodes de la soirée, et surtout d’Hélène Badoer, dont il
critiquait la tenue, plaisantant sur l’empressement qu’elle avait mis à
saisir le bras du jeune Lorenzo. Cette observation maligne du chevalier
fit tressaillir la noble fille, qui ne put se défendre d’un mouvement
de jalousie dont les natures les plus élevées ne sont pas exemptes.
Elle craignait d’ailleurs que le chevalier ne devinât en partie son
secret, et qu’il ne finît par comprendre la raison du retard qu’elle
apportait à leur union. A cette perplexité cruelle, qui empoisonnait
sa vie, venait s’ajouter le chagrin de ne pouvoir répondre à la lettre
que Lorenzo lui avait écrite, et qui l’avait si vivement touchée.
Pendant toute la soirée elle l’avait observé avec inquiétude, épiant sa
contenance vis-à-vis de la Vicentina, qu’elle ne perdit pas un instant
de vue. Elle avait été heureuse de voir Lorenzo rester insensible aux
agaceries de la _prima donna_, et aurait voulu pouvoir récompenser par
un témoignage de satisfaction cette réserve mêlée de tristesse qu’elle
avait remarquée chez son frère d’adoption, et dont elle comprenait
si bien la cause. Cet hommage tacite que lui avait rendu Lorenzo au
milieu de tant d’objets de distraction avait flatté son âme: tant il
est impossible à la femme même la plus chaste d’échapper aux instincts
de sa nature, qui est d’aimer et de régner par l’amour qu’elle inspire.

Après une heure de promenade, le chevalier Grimani proposa à la
compagnie d’aller achever cette belle nuit au _Salvadego_, célèbre
_osteria_ qui donnait d’excellents soupers, et où aimaient à se
retrouver les plus grands personnages de l’État. L’invitation fut
acceptée avec empressement par l’abbé Zamaria et communiquée par lui
à quelques personnes qui avaient assisté à l’_accademia_ du palais
Grimani. Une table de vingt couverts fut bientôt servie, dans une
grande salle éclairée par des lampes suspendues à de petites corbeilles
de fleurs qui tempéraient l’éclat de la lumière. Beata était assise
entre son père et le chevalier, Lorenzo à côté d’Hélène Badoer et
du poëte Lamberti, la Vicentina entre Grotto et l’abbé Zamaria, qui
occupait le milieu de la table en face du vieux sénateur Grimani et de
Pacchiarotti. Plus loin était Canova à côté du poëte François Gritti.
Les mets délicats, les pâtes légères arrosées de vins généreux, et
surtout de vin de Chypre, eurent bientôt ému l’imagination des convives
et établi entre eux cette familiarité décente qui est le plus grand
plaisir de la table. Les dieux eux-mêmes oubliaient dans les festins
leurs querelles immortelles.

«Est-il vrai, _signori_, dit un convive d’une voix discrète, qu’il est
arrivé à Venise un prince illustre, un frère fugitif du roi de France?»

Surpris d’une pareille question, tout le monde leva les yeux sur celui
qui avait osé la faire dans un lieu public. C’était Girolamo Dolfin, le
mari d’Hélène Badoer, qui n’avait point ouvert la bouche de la soirée,
et dont quelques vers de vin de Samos avaient dissipé la timidité
naturelle. Après un moment de silence, où chacun semblait interroger
son voisin sur l’opportunité d’un tel sujet de conversation: «C’est
très-vrai, répondit le chevalier Grimani, _il conte_ d’Artois est à
Venise depuis quelques jours, et la république se dispose à le recevoir
comme elle a reçu jadis son aïeul Henri III, avec les honneurs dus à
son rang et à son infortune.

—_Ma_, dit un autre interlocuteur, les choses vont donc bien mal en
France pour qu’un prince du sang soit obligé de venir chercher un
refuge en Italie?

—Ce n’est pas seulement la France qui est malade, répondit le sénateur
Grimani, père du chevalier, c’est toute l’Europe, et vous verrez
que l’Italie n’échappera qu’avec peine aux convulsions des idées
subversives qui circulent de toutes parts.

—Je bois à la santé de la république, s’écria l’abbé Zamaria en levant
en l’air un verre de Murano rempli d’un excellent _rosoglio_ de Zara, à
la fermeté de son gouvernement qui ne se laisse point imposer par les
sophistes, _al nostro serenissimo principe_, Ludovico Manini, le cent
vingtième doge qui a l’honneur de présider aux destinées de ce pays, et
qui certes ne sera pas le dernier à porter la corne ducale et à jeter à
la mer Adriatique son anneau d’éternelle alliance.

—Peut-être, répondit d’une voix basse et creuse un convive qui
jusqu’alors avait été peu remarqué. Si la république persiste à fermer
les yeux à la lumière, à vouloir s’isoler des grands événements qui se
préparent et qui menacent surtout le repos de l’Italie, elle pourra
bien succomber sous les artifices d’une politique égoïste, couarde et
surannée.»

Celui qui eut la témérité de prononcer ces paroles hardies était un
membre de la minorité du grand conseil, un ami intime de François
Pesaro, de cet homme courageux qui voulait forcer la république à
secouer la torpeur d’une neutralité funeste. Une stupeur muette se
peignit sur tous les visages à cette sortie audacieuse contre le
gouvernement de la république, et tout le monde sut gré à Girolamo
Dolfin d’oser interrompre le cours de ces idées sombres en disant:
«On parle aussi de l’arrivée prochaine, dans nos lagunes, de la reine
Caroline de Naples, et il ne serait pas impossible, assure-t-on, que
son frère, l’empereur Léopold vînt à sa rencontre jusqu’à Venise.

—Connaissez-vous, messieurs, s’écria le poëte fabuliste François
Gritti, un conte charmant de Voltaire, intitulé _Candide_?

—Oui, vraiment, répondit l’abbé Zamaria, c’est de la philosophie la
plus profonde cachée sous les grâces d’un esprit inimitable.

—Eh bien! ajouta Gritti, il y a dans ce chef-d’œuvre de fine raillerie
le récit d’un certain souper dans une auberge de Venise, qui pourrait
bien se renouveler de nos jours. Peut-être que ce pauvre roi Théodore,
qui n’avait pas même de quoi payer son écot, ne serait pas le plus à
plaindre aujourd’hui.

—Je le crois bien, répondit vivement l’abbé, qui ne pouvait guère
s’empêcher de faire une allusion à son art favori, les rois n’ont pas
tous le bonheur d’être chantés par un poëte comme Casti et mis en
musique par un Paisiello!

—Non, non, le malheur de ce temps-ci, c’est qu’il n’y a plus de
castrats, et, _senza castrati_, l’Italie est perdue, _l’Italia è
perduta_!»

A cette incroyable naïveté du vieux Grotto, à qui le marasquin avait
un peu brouillé les idées, les convives poussèrent un éclat de rire
vraiment homérique. Grotto était plongé dans une sorte d’extase; il
gesticulait, se parlait tout bas à lui-même et poursuivait un soliloque
au milieu de la conversation générale. L’abbé Zamaria, qui se roulait
sur sa chaise comme un fou et qui n’était pas homme à laisser échapper
une si belle occasion de ramener les esprits sur un sujet plus
agréable, lui dit de son plus grand sérieux: «_Ma, caro mio_, il me
semble que nous ne sommes pas aussi à plaindre que vous voulez bien le
dire; qu’en pensez-vous, Pacchiarotti?»

Cette remarque maligne de l’abbé n’était pas de nature à tempérer
l’hilarité des convives, parmi lesquels la Vicentina et Hélène Badoer
se faisaient surtout remarquer par leur gaieté bruyante. «Écoutez
donc, _signori_, reprit Grotto sans se déconcerter, et poursuivant
son idée fixe, quand on a entendu comme moi les plus admirables
sopranistes qu’ait produits l’Italie, lorsqu’on a vécu dans la
familiarité d’un Farinelli, qui est mort presque dans mes bras,
lorsqu’on a parcouru l’Europe et qu’on a pu apprécier le style et la
manière qui distinguaient chacun de ces incomparables virtuoses qui ont
émerveillé le monde, alors seulement on comprend toute la profondeur
du mal où nous sommes tombés! J’en appelle au témoignage de l’illustre
Pacchiarotti que voici, le dernier représentant qui nous reste de
la grande école. Qu’il dise si mes craintes sont exagérées et s’il
n’est pas juste de reconnaître que nous sommes à la veille de voir
disparaître un des plus beaux titres de gloire que possède l’Italie;
car c’est à la piété de l’Italie qu’on doit ces lévites consacrés, en
naissant, au dieu de la mélodie.

—O mon cher Grotto, s’écria l’abbé Zamaria, la bouche souriante et
toute pleine de paroles, votre gloire est bien plus ancienne que vous
ne croyez! Il est déjà question de vos ancêtres dans la Bible, et,
s’il faut en croire un historien, il y en avait beaucoup à la cour de
Sémiramis. La Grèce les a connus, et ils étaient si nombreux à Rome,
qu’ils furent souvent l’objet de la préoccupation du législateur. Je
pourrais même vous citer des vers très-irrévérencieux d’Horace contre
eux. On en a vu commander des armées, gagner des batailles et gouverner
l’empire romain, comme on assure que votre ami Farinelli a gouverné
les Espagnes; mais il n’est pas probable que le général de Justinien,
que le rival heureux de Bélisaire chantât aussi bien que l’élève de
Porpora. Ce qui est certain, c’est que, vers le milieu du XV^e siècle,
les sopranistes étaient déjà admis dans la chapelle du pape, qu’on les
trouve également installés dans notre chapelle ducale de Saint-Marc,
dans celles de Saint-Antoine de Padoue et de plusieurs princes de
l’Europe, parmi lesquels il faut distinguer le duc de Bavière Albert
V, le protecteur d’Orlando di Lasso, qui avait à son service huit
sopranistes pour chanter les œuvres de son musicien favori, le
contemporain de Palestrina.

—On apprend toujours des choses nouvelles avec vous, monsieur
l’abbé, répondit Grotto, un peu étourdi d’une érudition aussi prompte
qu’abondante. Mes souvenirs ne remontent pas aussi haut et s’arrêtent
à Bernachi, cet élève de Pistocchi, qui a fondé à Bologne une école
célèbre de chant, où mon ami Farinelli a rencontré un rival redoutable.

—Mais où donc et en quelle année avez-vous connu Farinelli? répliqua
l’abbé, alléché par la curiosité.

—A Londres, en 1736, où il luttait victorieusement avec son maître
Porpora contre Haendel et Senesino, et puis à Madrid, au comble de la
fortune. Je l’ai revu à Bologne quelques mois avant sa mort, arrivée le
15 juin 1782, et dont personne mieux que moi ne sait la cause.

—_Per Bacco!_ s’écria l’abbé, il est mort de soixante-dix-sept ans
bien sonnés.

—Il est mort d’ambition, dit Pacchiarotti, de regret de n’être plus
le favori du roi d’Espagne. Ce grand homme a eu la faiblesse d’oublier
l’art qui avait fait sa gloire pour les honneurs fragiles du courtisan.
Il était plus fier de son titre de chevalier de Calatrava, dont l’avait
décoré la reine d’Espagne, femme de Ferdinand VI, que d’avoir été le
chanteur le plus étonnant du XVIII^e siècle. Il a passé ses dernières
années dans une tristesse profonde, bourrelé de regrets au milieu
d’une existence princière. Au moins, son condisciple et son rival,
Caffarelli, a-t-il eu le bon esprit de placer son orgueil, qui était
excessif, dans les succès de sa brillante carrière, et je lui pardonne
volontiers d’avoir fait mettre sur la façade d’un palais construit peu
de temps avant sa mort, cette inscription ambitieuse: _Amphion Thebas,
ego domum_.

—Ce qui fit dire à un mauvais plaisant, ajouta l’abbé Zamaria: _Ille
cum, tu sine_.

—Je n’entends pas le latin, dit Grotto; mais ce que je sais
positivement, c’est que Farinelli est mort d’une peine de cœur!...

—D’amour, répliqua l’intarissable abbé.

—Oui, dit Grotto avec une certaine emphase, mon illustre ami Farinelli
a succombé à une passion funeste qu’il avait conçue pour la femme jeune
et belle de son neveu, qui était son héritier.

—_Oh! questa è bella!_ s’écria l’abbé en se renversant sur sa
chaise. Le voilà donc connu, ce secret plein d’horreur! Mais cette
histoire doit être remplie d’intérêt, et je suis sûr que la compagnie
entendrait avec plaisir le récit d’une passion aussi chaste que
malheureuse.

—Oui, bien certainement, dit la belle Badoer, nous écouterons avec
intérêt une histoire qui paraît devoir être si piquante.

—Contez-nous donc, reprit l’abbé, les circonstances qui vous ont
rapproché de l’admirable virtuose qui, pendant vingt-cinq ans de sa
vie, a consacré ses talents à endormir les rois d’Espagne Philippe V,
de triste mémoire, et son fils non moins cacochyme, Ferdinand VI.

—_Signori_, dit Grotto après s’être longtemps frotté les yeux comme
un homme qui, réveillé en sursaut, aurait de la peine à saisir le fil
de ses idées, les circonstances qui m’ont mis en relation avec Carlo
Broschi, connu dans le monde entier sous le nom de Farinelli, sont
bien simples, et quelques mots suffiront à vous les expliquer. Je suis
né dans un village près de Naples, dans le pays même de Farinelli,
de Caffarelli, de Gizzielo, de Millico, d’Aprile, je ne sais dans
quel mois de l’année 1718. Je suis le fils d’un pauvre marchand
d’oiseaux qui, toutes les semaines, allait vendre sur le marché de la
capitale des merles, des pinsons, des sansonnets, des _canarini_ et
des _cardeletti_ ou chardonnerets apprivoisés. Ma mère eut un rêve
où la vierge Marie lui apparut du haut des cieux et lui ordonna de
faire aussi de son enfant un rossignol des quatre saisons, agréable au
Seigneur. Pieuse et très-dévote à la _santa vergine Maria_, ma mère
obéit, et, à l’exemple du patriarche Abraham, elle leva le glaive sur
le fruit de ses entrailles, sans qu’un ange vînt du ciel, cette fois,
empêcher le sacrifice.

—Bravo! dit l’abbé Zamaria; belle image biblique!

—Je fus donc un sopraniste, et, à l’âge de onze ans, j’entrai au
conservatoire _di Santo-Onofrio_ de Naples, alors dirigé par Léo,
d’illustre et douce mémoire. J’y appris la musique, la composition,
et j’étudiai l’art de chanter avec Domenico Gizzi, qui avait été le
maître de Gioachino Conti, devenu si célèbre sous le nom de Gizzielo.
Après cinq ans de réclusion et d’études, trompant les espérances de ma
mère qui voulait me faire entrer dans une chapelle, je m’élançai dans
la carrière en débutant au théâtre San-Bartolomeo dans un opéra de
Pergolèse, _Adriano in Siria_. J’y remplissais un rôle de femme, et,
malgré la beauté du diable dont j’étais doué, car j’avais à peine seize
ans, on me trouva le nez trop gros pour représenter une coquette qui
devait enchaîner à ses pieds un empereur romain.»

A cette naïveté, la Vicentina partit d’un grand éclat de rire en
s’écriant: «Ah! _maestro_, que vous deviez être beau cependant sous le
riche costume d’une princesse orientale!

—Après d’autres tentatives plus ou moins heureuses, continua Grotto
sans se déconcerter, je quittai Naples deux jours après la mort de
Pergolèse, dont le tendre et mélodieux génie s’éteignit à Pozzuoli le
16 mars 1736. Je fus à Rome, où je m’essayai dans un opéra d’Orlandini,
_Ercole amante_, en chantant pour la première fois _da primo musico_.
Je représentai le fils de Jupiter et d’Alcmène; mais, dans une scène
capitale où je provoquais mes amis à partager mes travaux, je restai
court.... et ne pus achever cette phrase: _Compagnons d’Alcide,
avez-vous du cœur?_ En me voyant la bouche toute grande ouverte,
tremblant et muet, le public m’accabla de moqueries cruelles et
s’écria: _Si, si, abbiamo cuore_, nous avons le courage de t’attendre,
_Ercolino innamorato!_ Je m’enfuis de la scène épouvanté, et partis
le soir même pour l’Angleterre. J’arrivai à Londres dans le courant
de l’année 1736, et j’allai me présenter immédiatement à Farinelli,
pour qui j’avais une lettre de recommandation. Il m’accueillit avec
bonté, m’encouragea de ses conseils et de sa bourse, car il n’était pas
moins généreux que sublime dans son art. Il est vrai qu’il gagnait des
sommes fabuleuses et qu’il était vraiment l’idole de l’Angleterre. On
le comblait de cadeaux, et les plus grands personnages se disputaient
l’honneur de le posséder dans leurs palais. Il allait souvent chanter
à la cour, où les princesses de la famille royale ne dédaignaient pas
de l’accompagner au clavecin. Pour donner une idée de l’enthousiasme
que Farinelli a excité à Londres pendant les deux années qu’il a
passées dans cette ville, de 1734 à 1736, il me suffira de citer ce
mot qu’un Anglais prononça à haute et intelligible voix, pendant une
représentation de l’_Artaxerxès_ de Hasse: _Il n’y a qu’un Dieu et
qu’un Farinelli!_

«Il avait alors trente et un ans, étant né à Naples le 25 janvier
1705. D’une figure charmante, grand, élancé, plein de grâce et de
distinction, sa personne ajoutait au prestige de la plus belle voix de
soprano qui ait jamais existé. Elle avait une étendue de presque trois
octaves, depuis le _do_ au-dessous de la portée jusqu’à son homonyme
supérieur, et cet immense clavier de notes aussi pures que le cristal
était d’une égalité parfaite. Aucune difficulté, aucun artifice de
vocalisation ne lui était impossible: il accomplissait les tours les
plus scabreux et les plus _intrecciati_, le sourire sur les lèvres,
et sans que son beau visage trahît jamais l’effort. Son trille était
lumineux comme celui de l’alouette, et sa respiration si longue et si
puissante, qu’aucun instrumentiste ne pouvait lutter avec lui. Tout le
monde sait que lorsque Farinelli débuta à Rome en 1722 dans un opéra
de son maître Porpora, il soutint, contre un trompette allemand fort
célèbre, un assaut de ce genre qui excita l’enthousiasme de ce public
atrabilaire et capricieux, dont j’ai eu tant à me plaindre. Dans un
air avec accompagnement de trompette obligé, que Porpora avait composé
expressément pour la circonstance, il y avait un point d’orgue sur une
note culminante qui, après avoir été attaquée, insensiblement enflée,
et longtemps suspendue dans l’espace par la trompette, fut reprise par
le chanteur avec tant de grâce, d’éclat et de vitalité, qu’après de
nouveaux efforts, l’instrumentiste dut s’avouer vaincu. Porpora ménagea
encore à son élève chéri un triomphe de ce genre à son début à Londres
en 1734, où il éclipsa non-seulement Senesino et Carestini, le chanteur
favori de Haendel, mais aussi la Cuzzoni et la délicieuse Faustina.
A ces dons de la nature, à ces miracles de bravoure d’un gosier
incomparable où il n’a été surpassé que par Caffarelli, il joignait une
sensibilité exquise, un goût si pur et un style si élevé, qu’il n’y a
que Pacchiarotti qui l’ait égalé de nos jours dans cette partie morale
de l’art de chanter. Ah! _signori_, s’écria Grotto avec émotion en se
frappant le front de ses deux mains comme pour en faire jaillir des
souvenirs ineffaçables, il fallait lui entendre dire: _Pallido è il
sole_ et _Per questo dolce amplesso_, deux airs de Hasse, que le roi
d’Espagne Philippe V se faisait chanter tous les soirs, pour avoir une
idée de ce virtuose admirable qui aurait charmé les anges du ciel!

«Dégoûté de la carrière dramatique pour laquelle je ne me sentais
plus de vocation, j’acceptai avec empressement la proposition que me
fit Farinelli de le suivre en Espagne en qualité d’accompagnateur;
car, bien qu’il fût assez habile claveciniste, il n’aimait point à
s’accompagner lui-même en public. Nous arrivâmes à Paris dans les
derniers jours de l’année 1736. Farinelli fut aussitôt mandé à la
cour de Versailles, où il chanta devant le roi Louis XV, qui fut si
émerveillé de son talent, qu’en témoignage de sa satisfaction il lui
envoya son portrait enrichi de diamants. Quatorze ans après, en 1750,
Caffarelli fut aussi appelé à Paris par la grande-dauphine, princesse
de Saxe, qui était passionnée pour la musique; il chanta plusieurs
fois au concert spirituel, avec non moins de succès que son rival
Farinelli, mais il se conduisit avec beaucoup moins de modestie et de
prudence. Blessé de n’avoir reçu de la part de Louis XV qu’une simple
boîte d’or, l’orgueilleux sopraniste dit au gentilhomme chargé de lui
remettre ce cadeau: «Eh quoi! le roi de France n’a rien de mieux à me
donner? Si encore on y avait ajouté son portrait!—Monsieur, répondit
le gentilhomme, Sa Majesté ne fait présent de son portrait qu’aux
ambassadeurs.—De tous les ambassadeurs du monde,» répondit l’élève de
Porpora, «on ne ferait pas un Caffarelli!» Ce fait ayant été rapporté
au roi, Louis XV s’en amusa beaucoup; mais la grande-dauphine, plus
sévère, manda le chanteur dans ses appartements, et, après lui avoir
donné un riche diamant, elle lui remit un passe-port en disant: «Il
est signé du roi et n’est valable que pour dix jours; je vous engage à
en profiter.» Caffarelli dut quitter Paris plus promptement qu’il ne
l’aurait voulu.

«Après quelques mois de séjour dans la capitale de la France, nous
partîmes pour l’Espagne, non sans avoir été plusieurs fois à l’Académie
royale de musique, où nous entendîmes un opéra barbare d’un certain
Rameau, intitulé _Castor et Pollux_, je crois, et une prétendue
cantatrice, Mlle Fel, qui criait son amour comme si on l’eût écorchée
toute vive. «Sauvons-nous,» me dit Farinelli en riant, «car le feu
doit être à la maison!» Arrivé à Madrid, où il ne devait rester qu’une
saison, Farinelli y fut retenu vingt-cinq ans par la faveur la plus
étonnante que mentionne l’histoire.

«Je ne vous dirai pas, _signori_, reprit Grotto après avoir aspiré
une large prise de tabac, ce qui est connu de toute l’Europe, et par
quel concours de circonstances Farinelli devint un instrument de la
politique. Tout le monde sait que le roi d’Espagne Philippe V était
frappé, dans les dernières années de sa vie, d’une sorte de mélancolie
noire voisine de la folie, qui le rendait impropre aux affaires. La
reine Élisabeth de Parme, cette princesse ambitieuse que l’adroit
Alberoni lui avait fait épouser en secondes noces, ne sachant plus
comment vaincre l’apathie de son triste époux, dont elle punissait
si bien les caprices dans les mystères de l’alcôve, eut recours à
Farinelli. Elle fit préparer un concert dans les appartements du
roi, où l’admirable sopraniste chanta plusieurs morceaux d’un tendre
caractère qui émurent jusqu’aux larmes ce nouveau Saül de la lignée de
Louis XIV. Il se réveilla comme d’un long sommeil, combla de caresses
son jeune David, consentit à se laisser faire la barbe, et reprit sa
place au conseil. Sous Ferdinand VI, qui avec la couronne de son père
avait hérité aussi de ses infirmités, Farinelli devint un personnage
si important, qu’il eut presque l’autorité d’un premier ministre. Créé
chevalier de Calatrava dans une circonstance tout à fait analogue à
celle où il avait conquis la faveur de Philippe V, Farinelli acquit
une si grande influence sur l’esprit du nouveau roi, qu’elle s’étendit
jusqu’aux affaires de l’État. Dispensateur de toutes les grâces, comblé
d’honneurs et de richesses, il se voyait courtisé par les grands
d’Espagne, par les _hidalgos_ et les plus jolies femmes du royaume.
Le ministre La Ensenada ne prenait aucune mesure sans le consulter.
Pour vous donner une idée de la faveur dont il jouissait à la cour
d’Espagne, qu’il vous suffise de savoir que Marie-Thérèse lui a écrit
de sa propre main une lettre que j’ai lue, et qui était des plus
flatteuses.

—Je puis attester la vérité de ce fait, dit le sénateur Grimani. Me
trouvant à Vienne vers 1762 en qualité de secrétaire d’ambassade,
j’entendis un soir au cercle de la cour l’impératrice Marie-Thérèse
répondre au reproche qu’on lui faisait d’entretenir une correspondance
avec Mme de Pompadour: «Eh! messieurs, la politique a de cruelles
nécessités; _j’ai bien écrit à Farinelli_!»

—Il faut dire à son honneur, reprit Grotto, qu’il supporta cette
prospérité inouïe avec calme et beaucoup de modestie. Il fut généreux,
protégéa le mérite inconnu et n’usa jamais de son crédit pour se
venger des injures dont il fut souvent l’objet. Directeur général du
théâtre et des fêtes au palais de Buen-Retiro, il fit venir à Madrid
les artistes les plus renommés, tels que Gizzielo et la Mingotti,
sans manifester jamais une ombre de jalousie. Seulement Farinelli
était d’une sévérité extrême pour les virtuoses qu’il avait sous sa
dépendance. Il leur était expressément défendu de chanter hors des
réunions de la cour, et il exigeait même qu’ils fissent calfeutrer
les fenêtres de la chambre où ils étudiaient leurs rôles. Un jour,
il poussa la rigueur à cet égard jusqu’à refuser à une grande dame
qui se trouvait dans un état des plus intéressants la permission
d’entendre la Mingotti dans son propre appartement. Il fallut un ordre
exprès du roi pour lever l’obstacle. Qui ne connaît l’anecdote de ce
tailleur mélomane qui, pour se payer d’un habit magnifique qu’il lui
apportait, ne demandait que le plaisir d’entendre chanter une seule
fois l’admirable sopraniste? Après avoir satisfait au désir de ce brave
homme, Farinelli lui remit une bourse qui contenait le double de la
somme que pouvait valoir l’habit, en lui disant pour vaincre son refus:
«Je vous ai cédé, il est juste que vous me cédiez à votre tour.»

«Rappelé à Naples par une maladie que fit ma pauvre mère, j’assistai à
l’inauguration du théâtre San-Carlo, qui eut lieu le 4 novembre 1737,
le jour même de la fête du roi Charles VII, qui depuis a été Charles
III d’Espagne. Ce fut un spectacle magnifique. Commencé dans le mois
de mars de la même année, d’après un plan de l’architecte Madrano, ce
théâtre, qui est le plus grand et le plus beau de l’Europe, fut achevé
dans le mois d’octobre sous la direction d’un certain Angelo Carasale,
dont il fit la fortune et le malheur. A son entrée dans la salle, le
roi, frappé d’admiration, appela l’architecte et lui posa la main sur
l’épaule en témoignage de sa haute protection. «Je regrette seulement,»
dit le roi à Carasale, «que le théâtre ne communique pas directement
avec mon palais. S’il était possible d’établir une galerie intérieure,
ce serait plus commode pour moi et ma famille.» Carasale, inclinant
la tête, disparut. Après la représentation, il s’approcha du roi et
lui dit: «Sire, votre désir est accompli; Votre Majesté peut rentrer
maintenant dans son palais sans sortir du théâtre.» Dans l’espace de
trois heures qu’avait duré la représentation, l’architecte avait fait
abattre de gros murs et improvisé un escalier qu’il fit recouvrir de
riches tapisseries. Pendant huit jours, cet incident fut le sujet de
toutes les conversations, ce qui n’empêcha pas le pauvre Carasale,
quelque temps après, d’être renfermé au château Saint-Elme, où il
est mort sous une fausse accusation de péculat[33]. En 1744, à ce
même théâtre Saint-Charles, j’assistai à une solennite bien autrement
intéressante. Le roi, pour célébrer la victoire de Velletri, qu’il
venait de remporter sur les impériaux commandés par le prince de
Lobkowitz, avait fait venir à Naples Caffarelli et Gizzielo. Jamais
ces deux grands virtuoses n’avaient chanté ensemble, car l’un, plus
âgé de onze ans que l’autre, puisqu’il est né à Bari le 16 avril 1703,
tandis que Gizzielo a vu le jour à Arpino le 18 janvier 1714, était
déjà célèbre dans toute l’Europe et ne reconnaissait de rival que son
condisciple Farinelli. Aussi leur rencontre dans un opéra de Pergolèse,
_Achille in Sciro_, fut-elle un événement dans l’histoire de l’art de
chanter. Caffarelli, qui représentait le personnage héroïque d’Achille,
venait de chanter un air de bravoure qui avait excité l’étonnement du
public, lorsque parut Gizzielo sous le costume de l’astucieux Ulysse.

—Pas mal, répondit l’abbé Zamaria; _per Bacco!_ vous avez donc lu
Homère, mon cher Grotto?

—Tremblant comme l’oiseau à l’approche du vautour, continua le
vieux sopraniste, Gizzielo se recommanda intérieurement à la vierge
Marie, et fit vœu de lui consacrer un vase lacrymatoire de l’argent
le plus fin, s’il sortait sain et sauf d’une lutte aussi terrible. Il
commença d’une voix émue, et puis, encouragé par quelques murmures
approbateurs, il se raffermit et développa les notes les plus suaves
avec un style si pathétique et si touchant, que la salle retentit de
bruyantes acclamations. La victoire resta indécise entre la prodigieuse
flexibilité qui caractérisait surtout la manière de Caffarelli et la
grâce mêlée de tendresse qui était le partage de Gizzielo.

—C’est à peu près mon histoire avec la Gabrielli que vous venez de
raconter, interrompit Pacchiarotti. Lorsque je me rencontrai pour la
première fois à Venise, en 1777, avec cette puissante et fantasque
prima donna, que tant de rapports de ressemblance rapprochaient de
Caffarelli, je me crus perdu. _Poveretto me_, m’écriai-je, _questo
è un portento!_ c’est un prodige! Je ne dus mon salut, dans cette
circonstance, qu’à un peu de sentiment dont la Gabrielli était
complétement dépourvue.

—Je revis Gizzielo à Madrid, continua Grotto, où il fut appelé
par mon ami Farinelli en 1749. Les conseils de l’élève de Porpora
perfectionnèrent son goût, et je n’oublierai de ma vie la manière dont
il chantait un air de la _Didone abbandonata_ que Vinci avait composé
pour lui à Rome, en 1730, ainsi qu’un autre admirable morceau de
l’_Artaserse_, du même compositeur:

  E pure sono innocente....

dans lequel Gizzielo faisait pleurer son auditoire. Rappelé à la cour
de Lisbonne, où il avait déjà été une première fois en 1743, il y
est resté jusqu’en 1754. Comblé de richesses par le roi de Portugal,
Gizzielo s’est retiré à Rome, où il est mort presque à la fleur de
l’âge, en 1761[34].

«Farinelli dut quitter aussi l’Espagne en 1761, peu de temps après la
mort de Ferdinand VI. Charles III, en congédiant le grand virtuose avec
une pension considérable, lui rendit ce témoignage, qu’il avait usé
avec modération de la faveur dont l’avaient honoré ses prédécesseurs.
Il eut ordre, je crois, de se retirer à Bologne, dans cette ville
studieuse et paisible où trente ans plus tôt il avait rencontré
Bernachi, dont l’exemple et les sages conseils eurent une si grande
influence sur sa destinée d’artiste. Il aimait à reconnaître qu’après
Porpora, qui avait dirigé son enfance, les deux hommes qui avaient le
plus contribué à épurer son goût et son style, c’étaient l’empereur
Charles VI et le sopraniste Bernachi. Retiré dans une belle habitation
qu’il avait fait construire à une lieue de Bologne, entouré de sa
sœur et de ses deux enfants, qu’il affectionnait beaucoup, il y vécut
somptueusement, en exerçant l’hospitalité d’un grand seigneur. Il
recevait nombreuse compagnie, et pas un voyageur de distinction ne
passait à Bologne sans désirer lui être présenté. Ses appartements
étaient remplis d’un grand nombre de clavecins, dont chacun portait le
nom d’un peintre célèbre. Tantôt il jouait sur le _Rafaello d’Urbino_,
et tantôt sur le Titien, le Guide ou le Corrége. Plus souvent encore
il se plaisait à chanter en s’accompagnant de la viole d’amour. Parmi
les tableaux remarquables qu’il possédait, il y en avait un de son ami
Amiconi, où l’artiste avait groupé, dans une composition pleine de
grâce, le portrait de Farinelli, de Métastase, de la Faustina, et celui
du peintre Amiconi lui-même. Sa conversation, abondante en anecdotes
curieuses sur les grands personnages qu’il avait approchés, intéressait
les visiteurs et les convives qu’il avait constamment à sa table. Il
parlait volontiers de son séjour en Angleterre, où il avait connu
beaucoup d’hommes distingués, particulièrement lord Chesterfield. Un
jour, je l’ai entendu confirmer le fait si souvent rapporté de son
entrevue avec Senesino. Engagés, l’un au théâtre de Haendel, l’autre à
celui de Porpora, où ils chantaient tous les soirs, les deux célèbres
virtuoses n’avaient pu trouver l’occasion de s’entendre, lorsque je
ne sais trop quelle représentation extraordinaire les mit en présence
dans une scène combinée à cet effet. Senesino représentait un tyran
furieux et implacable, et Farinelli un prisonnier chargé de chaînes.
S’approchant humblement de son oppresseur, Farinelli chanta un air si
touchant et avec une voix si pure, que Senesino, oubliant le caractère
de son rôle, courut embrasser son rival aux applaudissements d’un
public ravi.

«Parmi les voyageurs de distinction que j’ai vus chez Farinelli, je
dois citer l’électrice de Saxe, qui était venue tout exprès en Italie
pour voir et entendre l’incomparable sopraniste. C’était, je crois, en
1772. Après un déjeuner splendide qu’il avait donné à la princesse, il
se plaça au clavecin, et, d’une voix affaiblie par l’âge, il dit cet
air si fameux de Hasse:

  Solitario bosco ombroso....

avec un si grand style, que la princesse, non moins émue que l’avait
été Senesino, se précipita dans ses bras en s’écriant avec exaltation:
«Ah! je mourrai contente désormais, puisque j’ai eu le bonheur de vous
entendre!»

«Hélas! continua Grotto en poussant un soupir, la gloire, la fortune,
l’amitié du P. Martini, l’estime dont il était entouré, la vénération
que j’avais pour lui, n’ont point empêché ce grand homme de terminer
tristement une existence qui avait été si complétement heureuse
jusqu’alors. Il ne pouvait se consoler d’avoir été forcé de quitter la
cour d’Espagne, dont il ne parlait jamais sans pleurer comme un enfant.
Joignez à ce chagrin d’une grandeur éclipsée la passion funeste que lui
inspira la femme de son neveu, et vous aurez une idée de l’amertume
de ses dernières années. Cette femme jeune, belle et distinguée,
appartenant à une des plus nobles familles de Bologne, repoussa avec
dédain le sentiment que Farinelli éprouvait pour elle. Lui qui, dans sa
jeunesse, avait été recherché et adoré, je puis l’affirmer, des plus
grandes dames de l’Europe, il me dit un jour d’un accent désespéré:
«Je donnerais ma fortune, ma vie et jusque ma part de paradis, pour
quelques jours de bonheur passés avec _Luccinda_!» Il chantait devant
elle, d’une voix chevrotante, les morceaux les plus touchants de son
répertoire, sans pouvoir adoucir son inhumaine. Enfin il s’oublia
jusqu’à éloigner son neveu et se fit le tuteur jaloux et tyrannique
d’une jeune femme dont la fierté a empoisonné et abrégé certainement sa
vie.

—On pourrait appliquer à ce pauvre Farinelli, répondit l’abbé Zamaria,
ces deux vers de l’Arioste:

  Che la cagion del suo caso empio e tristo,
  Tutto venia per aver troppo visto,

ce qui veut dire que «trop d’expérience nuit au bonheur.»

—Je possède une fort belle gravure d’Amiconi, dit Canova, où Farinelli
est représenté assis au milieu d’un portique, ayant à ses pieds un
groupe de petits Amours qui chantent et folâtrent autour de lui. Une
muse lui pose une couronne sur la tête, tandis qu’au fond du tableau
on aperçoit la Renommée qui s’élève au-dessus d’un nuage pour annoncer
l’avénement du grand artiste. Jeune, beau et plein de grâce, Farinelli
tient à la main une guirlande de roses dont il admire la fraîcheur, et
au bas de cette gravure, qui a été publiée à Londres, on lit ce vers
tiré de l’Énéide de Virgile:

  Primam merui qui laude coronam.

—_Signori_, reprit Grotto avec une certaine dignité, Farinelli et
Caffarelli, dont le véritable nom était Majorano, comme vous le savez
sans doute, sont les deux sopranistes les plus admirables qu’ait
produits l’Italie, si féconde pourtant en semblables merveilles. Nés
dans la même contrée, l’un à Naples en 1705, l’autre à Bari en 1703,
tous les deux élèves de Porpora qu’ils ont laissé dans la misère, ils
ont vécu près d’un siècle et sont morts riches et glorieux, mon ami en
1782, et Caffarelli l’année suivante, dans son duché de Santo-Dorato.
Doués tous les deux d’un physique charmant et d’une voix de soprano
étendue, sonore, limpide, que leur maître avait assouplie dès l’enfance
par des exercices si bien gradués, qu’en sortant de ses mains ils
purent aborder les plus grands théâtres de l’Europe, ils déployèrent
des qualités différentes avec une égale habileté, et laissèrent le
monde indécis, ne sachant auquel des deux _usignuoli_ donner la
préférence. Si Farinelli se distinguait par la sensibilité, par un
goût sévère et contenu, Caffarelli éblouissait par les prodiges de sa
vocalisation luxuriante, qu’aucune femme, même la Gabrielli, ne pouvait
égaler. L’un touchait le cœur par l’expression des sentiments, l’autre
étonnait l’oreille par les caprices et les sensualités de son gosier;
le premier vous arrachait des larmes, le second des cris d’admiration;
et si Farinelli a été le chanteur des rois, des princes, des femmes
sensibles, des grands professeurs et des hommes distingués par la
culture de leur esprit, Caffarelli a été celui de la foule ébahie au
spectacle de la difficulté vaincue. L’un pourrait être comparé au
Tasse, et l’autre à Marini.

—Et pourquoi pas à Homère et à Virgile? répondit l’abbé Zamaria en
riant. Puisque vous les avez déjà comparés à deux oiseaux, continua
l’abbé avec malice, Farinelli pourrait être assimilé au cygne, l’oiseau
favori des muses, qui chantait sur les ondes du Pénée les louanges
d’Apollon, et Caffarelli au phénix, dont le plumage d’or, de pourpre et
d’azur, selon Pline, faisait l’admiration des hommes et des dieux.

—Quoi qu’il en soit, continua Grotto, Farinelli et Caffarelli doivent
être considérés comme les deux sopranistes les plus extraordinaires
qui aient existé, l’un dans le chant tempéré et _di mezzo carattere_,
l’autre dans le style de bravoure. Autour de ces deux illustres élèves
de Porpora, qui se sont partagé l’empire de l’art de charmer les hommes
par les inflexions de la voix, on pourrait classer en deux familles
distinctes tous les sopranistes célèbres qu’a produits notre pays:
dans la lignée de Farinelli, Bernachi d’abord, qui a fondé l’école de
Bologne; son savant élève Mancini; Orsini, dont la voix de contralto
plaisait tant à l’empereur Charles VI et à son maître de chapelle, Fux;
Senesino, qui a eu l’honneur de chanter avec Marie-Thérèse lorsqu’elle
n’était encore qu’une enfant, et dont la voix de _mezzo soprano_ et le
beau visage ont fait les délices de la cour de Dresde, où Haendel est
allé le chercher; Carestini, dont la modestie n’était surpassée que par
le goût, le talent et l’expression qui distinguaient ce chanteur favori
de Haendel; Guarducci, non moins touchant, et qui était si remarquable
dans la _Didone_ de Piccini; Salimbeni, beau comme l’Amour, élève
aussi de Porpora, et dont la voix enchanteresse de soprano avait le
privilége de toucher le grand Frédéric; Guadagni, que vous connaissez
tous, le chanteur inspiré de Glück, l’amant fortuné de la Gabrielli;
Millico, qui l’a peut-être égalé, l’ami intime de l’auteur d’_Orfeo_
et d’_Alceste_; Aprile, qui fut aussi un excellent professeur; _il
Porporino_, dont la belle voix de contralto n’était pas à dédaigner,
non plus que celle de Rubinelli; enfin Pacchiarotti que voici, le
sublime Pacchiarotti, qui est, hélas! le dernier grand sopraniste qui
nous reste.

—En vous remerciant des éloges que vous voulez bien m’accorder,
répondit Pacchiarotti, permettez-moi de ne pas désespérer de l’avenir.
J’ai entendu à Rome, il y a quelques années, un certain Crescentini
qui promet de devenir un virtuose digne de perpétuer la tradition de
Farinelli et de Guadagni.

—Dans la famille des sopranistes qui ont surtout brillé par les
artifices de la vocalisation, reprit Grotto, on pourrait classer,
avant Caffarelli, Pasi, qui chantait au commencement du siècle; puis
Gizzielo, dont j’ai déjà parlé, et dont la voix de soprano égalait au
moins celle de l’élève de Porpora; enfin l’idole du jour, Marchesi, que
nous avons entendu à Venise, et qui possède, avec une figure charmante,
une voix de soprano dont la merveilleuse souplesse excite l’admiration
de l’Europe.»

Grotto avait à peine terminé son récit, que la porte de la salle
s’ouvrit avec fracas, et l’on vit entrer un homme vêtu de noir, portant
une barrette ornée d’un gland d’or. A son aspect, tout le monde se
leva précipitamment, excepté le sénateur Zeno, qui ne bougea pas de
sa chaise. C’était un familier du conseil des dix, qui, en apercevant
le père de Beata, s’inclina et disparut sans proférer une parole. On
reconnut à cette scène muette et à la contenance du sénateur qu’il
était un des trois inquisiteurs d’État. Quelques jours après, on
apprit, non sans terreur, que le convive qui avait osé blâmer la
politique du gouvernement avait été enlevé de sa maison sans qu’on pût
savoir ce qu’il était devenu.

Les convives se retirèrent un peu en désordre, plus ou moins préoccupés
de l’incident qui avait mis fin à ce souper improvisé. Il était trois
heures du matin. La lune resplendissante éclairait encore quelques
promeneurs attardés sur la place Saint-Marc. Lorenzo, dans la confusion
de cette scène, voyant Beata seule et séparée du chevalier Grimani,
la suivit en silence et l’accompagna jusqu’à la gondole de sa maison,
qui était amarrée au _traghetto_ de la Piazzetta. Son père s’y étant
placé le premier, Lorenzo offrit son bras à Beata pour l’aider à y
monter, et se disposait à se retirer lorsque le sénateur lui dit:
«Vous pouvez entrer.» Heureux et confus d’une faveur si inusitée,
Lorenzo obéit. Il s’assit humblement en face de Beata et du sénateur,
sans dire un mot, mais le cœur agité. A un mouvement que fit la
_gentildonna_ pour ramener les plis de sa robe qui traînait à ses
pieds, Lorenzo, allant au-devant de ses désirs, rencontra sa main qu’il
saisit fortement. Elle ne répondit point à son étreinte, mais elle
ne retira pas sa main, et laissa Lorenzo la presser longtemps avec
transport, nuance exquise d’une âme aussi pure que le ciel. Lorenzo
était ivre de bonheur. C’était le premier témoignage d’affection qu’il
recevait de Beata; ce contact innocent qu’il avait provoqué, et dont
il s’exagérait certainement la portée, fit épanouir ses plus chères
espérances et entr’ouvrit à son imagination un avenir de béatitude.
Il tremblait, ses genoux s’entre-choquaient, et sans la demi-obscurité
qui le dérobait aux regards du sénateur, son exaltation extraordinaire
aurait éveillé peut-être les soupçons du père de Beata. Oh! comme le
souvenir de la Vicentina lui était odieux dans cet instant de suprême
félicité! qu’il était honteux de sa chute, et combien les baisers de
la volupté lui paraissaient amers et décevants, comparés à l’extase du
véritable amour! Toute la soirée, Lorenzo avait imploré vainement, par
sa contenance recueillie et triste, un signe bienveillant de Beata,
sans se douter que cette noble créature était joyeuse comme un enfant
de le voir ainsi préoccupé d’elle et indifférent à tout autre objet.
Elle lui savait gré surtout de n’avoir point répondu aux agaceries de
la _prima donna_, ni aux propos aimables d’Hélène Badoer. Assise en
face de Lorenzo, elle le sentait tressaillir, et son cœur en éprouvait
une douce commotion. Elle était heureuse et à la fois étonnée de la
témérité de Lorenzo; sa conscience parfaitement tranquille épanchait
ses illusions et s’entr’ouvrait au bonheur. «Pourquoi, se disait-elle
recueillie en elle-même à côté de son père silencieux, et en attachant
sur Lorenzo un regard sérieux et attendri, pourquoi la destinée
briserait-elle une union si charmante qu’elle s’est plu à former?
Ne l’a-t-elle pas confié à ma sollicitude, cet enfant bien-aimé qui
a répondu à tous mes vœux, et ne suis-je pas assez riche pour fixer
irrévocablement son sort? Mon père pourrait-il trouver un fils plus
affectueux et plus digne de soutenir l’éclat de sa maison? et que sont
quelques années de plus, quand l’amour s’unit à l’amour?»

Lorenzo, qui tournait le dos à la proue où était placée la lanterne
qui, ainsi qu’une étoile polaire, éclairait les mariniers à travers
les lagunes, se pencha un peu de côté et laissa pénétrer ainsi dans
la gondole un rayon furtif de lumière: il put voir alors deux grosses
larmes sillonner le beau visage de Beata. Oh! que n’était-il seul pour
tomber à ses pieds et les essuyer de ses lèvres, ces larmes précieuses
qu’il recueillit au fond de son cœur! Ému jusqu’au transport, Lorenzo
aurait peut-être fait un éclat irréparable, si, dans les profondeurs
d’un petit canal, une voix harmonieuse n’eût soupiré ces jolis vers
d’une chanson de Lamberti:

  La troppo cara imagine
  Sempre xe viva in mi,
  Non vedo altro che ti,
      Ti sola sento.

«Ton image chérie vit toujours dans mon cœur; je ne vois que toi, je
ne pense qu’à toi.» Ce sentiment si conforme à ce qu’il éprouvait
calma Lorenzo et le plongea dans une douce rêverie, où la légende de
Silvio et de Nisbé, dont Giacomo avait bercé son enfance, traversa
heureusement son esprit.

Rentré au palais, Lorenzo ne put dormir de la nuit. Il marchait à
grands pas dans sa chambre avec une agitation extrême, se parlant tout
haut, couvrant de baisers ses propres mains qui avaient pressé celle
de Beata, et qui lui paraissaient encore empreintes du parfum de la
femme aimée. Tantôt il s’asseyait au clavecin et improvisait des chants
pour exhaler son bonheur; tantôt il récitait avec emphase des vers de
son poëte de prédilection, Dante, qu’il savait presque tout entier
par cœur. Il voulait écrire à Beata une seconde lettre pour lui dire
sa joie, son respect, son amour, son profond repentir, et, comme il
entre toujours un peu d’imitation dans tout ce que fait la jeunesse,
Lorenzo, en écrivant de nouveau à la fille du sénateur, pensait
indirectement à la fameuse lettre de Saint-Preux à Julie, dont il
n’avait pas oublié le début éloquent: «Puissances du ciel! vous m’avez
donné une âme pour la douleur; donnez-m’en une pour la félicité!»
Son bon instinct le préserva heureusement d’une faute qui l’aurait
compromis dans l’esprit de Beata, dont la fierté et la délicatesse
auraient été blessées d’un pareil langage.

Le lendemain, Lorenzo resta toute la journée au palais sans presque
sortir de sa chambre, tant il était heureux de se trouver près
d’elle, de respirer le même air, de fouler la trace de ses pas. Il
prêtait l’oreille au moindre mouvement qui se faisait au-dessous de
lui dans l’appartement de Beata, et à chaque porte qu’on fermait, à
chaque bruit, son cœur bondissait, croyant entendre, dans les longs
corridors, le frôlement d’une robe de soie. Puis il se mettait à la
fenêtre, espérant que Beata serait à son balcon, d’où elle se plaisait
à contempler les incidents du Grand-Canal. Le palais s’était transformé
pour Lorenzo en un séjour enchanté; tout lui paraissait changé. Il
s’y sentait plus libre et plus fort, les domestiques étaient plus
respectueux à son égard, Teresa, la camériste, moins revêche, et le
sénateur Zeno lui-même n’avait pu, sans intention, lui accorder la
faveur de l’admettre dans sa gondole avec sa fille chérie, quand le
chevalier Grimani s’en retournait seul avec son père.

Cependant Lorenzo n’était pas sans appréhension sur l’accueil que
lui ferait Beata. Son bonheur était si grand et si inespéré, qu’il
craignait de le voir s’évanouir comme un songe à l’apparition du jour.
«Elle n’a pas répondu à mon étreinte, se disait-il avec confusion;
j’ai saisi sa main comme une proie qu’on dérobe, et peut-être ne me
l’a-t-elle abandonnée un instant que par distraction, par pitié ou
indifférence? Ces larmes divines, que j’ai vues couler de ses beaux
yeux, est-ce bien moi, pauvre insensé, qui en suis la cause? Ah! c’est
l’absence du chevalier qu’on pleurait et le peu d’empressement qu’il
a mis à la suivre dans sa gondole!» Passant d’un extrême à l’autre,
Lorenzo, après s’être humilié ainsi devant la fortune, se relevait
avec orgueil, et trouvait qu’après tout il valait bien le chevalier
Grimani, dont le mérite consistait à porter avec grâce le nom de son
père. Ces alternatives de tendresse et de vanité, de soumission et de
révolte, d’aspirations généreuses et de susceptibilité démocratique,
comme on dirait de nos jours, étaient les affluents divers dont se
composaient le caractère de Lorenzo et la société où le sort l’avait
jeté. A dîner, où il vit Beata pour la première fois de la journée,
Lorenzo fut timide et embarrassé. Il n’osait lever les yeux sur elle,
de peur de rencontrer un visage sévère, où il aurait lu la condamnation
de sa témérité et l’anéantissement de ses espérances. Il ne répondait
que par monosyllabes aux questions que lui adressait l’abbé Zamaria, ne
voulant pas prolonger une conversation qui aurait pu trahir l’anxiété
de son esprit. Beata, au contraire, sans être moins réservée dans ses
manières, regardait Lorenzo avec une curiosité naïve, comme si elle
eût découvert en lui des qualités et des défauts qui lui eussent été
inconnus jusqu’alors, ou qu’il fût revenu d’un long voyage, empreint
de ce caractère d’étrangeté que donne l’absence. C’est que la femme
chaste et pure qui accorde un témoignage d’affection, ou qui s’est
laissé surprendre une faiblesse, éprouve une secousse intérieure qui
déchire le voile de sa pudeur alarmée. Elle contemple alors avec
des yeux étonnés celui qui l’a éveillée du bruit de ses ailes ou du
souffle de son haleine. Dans le regard profond, tendre et soucieux de
la fille du sénateur, il y avait comme une révélation de sa destinée.
Son âme confiante et généreuse s’était légèrement épanouie à ce premier
contact de l’amour, et, malgré son bon sens, elle était disposée à
croire que son père n’avait point agi sans intention en permettant à
Lorenzo d’entrer dans sa gondole. Elle voyait dans ce fait, bien simple
pourtant, une lueur d’espérance, un encouragement à ses vœux les plus
chers; tant elle est vraie, cette pensée de Pascal: «Que le cœur a ses
raisons, que la raison ne connaît pas.» Sur la fin du dîner, Teresa
vint parler tout bas à sa maîtresse, qui s’écria: «Ah! Tognina est ici!
Sans doute elle vient passer quelques jours avec nous pour voir la
fête de l’Ascension.» Elle se leva précipitamment de table, et courut
embrasser son amie d’enfance.



V

PROMENADE A MURANO.


Il y avait à Venise un grand nombre de fêtes qui avaient toutes pour
objet la commémoration d’un événement important de l’histoire de
la république. C’était un succession de scènes dramatiques, où la
religion se mêlait à la politique pour perpétuer un souvenir glorieux
et entretenir dans l’imagination du peuple le respect de sa propre
tradition, source de l’amour de la patrie. L’homme, qui ne vit pas
seulement de pain, ne tient au sol qui l’a vu naître que par les
souvenirs du passé; sans tradition, il n’y a pas plus de famille que
de nationalité: c’est ce dont était bien pénétré le gouvernement de
Venise, et sa profonde sagacité avait transformé les annales de la
république en un spectacle magnifique qui se déroulait incessamment aux
yeux de la foule enchantée. Aussi de tous les peuples de l’Italie le
peuple vénitien est-il celui qui connaît le mieux son histoire, et on
a pu voir dans les événements de 1848 combien le culte du passé est un
puissant levier pour secouer le joug de l’étranger.

Parmi ces fêtes, aussi nombreuses que variées, qui rappelaient divers
anniversaires (depuis la fondation de Venise et la translation du
corps de saint Marc jusqu’à la bataille de Lépante et à la peste de
1576), une des plus remarquables, et sans contredit la plus importante
de toutes, était celle de l’Ascension, instituée vers l’an 997 pour
rappeler la conquête de la Dalmatie par le doge Urseolo. On y rattacha
plus tard le souvenir de la concession faite par le pape Alexandre III
au doge Sébastien Ziani, en reconnaissance de l’asile que lui avait
accordé la république contre son persécuteur l’empereur Barberousse. En
remettant au doge un anneau, le pape prononça ces paroles: «Recevez-le
de moi comme une marque de l’empire de la mer. Vous et vos successeurs,
épousez-la tous les ans, afin que la postérité sache que la mer vous
appartient par le droit de la victoire, et doit être soumise à votre
république comme l’épouse l’est à l’époux[35].» Tel est le principal
fait historique qui servait de prétexte à l’une des plus belles
cérémonies qu’ait pu inventer l’imagination d’un peuple politique qui
considère l’art et la pensée comme faisant partie des éléments de sa
grandeur.

La veille du jour de l’Ascension, _le Bucentaure_, grand et magnifique
vaisseau dont le nom, aussi bien que la forme, indiquait ce mélange
du christianisme et de ressouvenirs de l’antiquité fabuleuse qui
caractérisait la civilisation de Venise, sortait de l’arsenal et venait
aborder à la _Piazzetta_ sous la conduite de trois amiraux, placés
l’un à la poupe, l’autre à la proue, et le troisième dans une petite
galerie ornée d’arbustes et de fleurs, près du gouvernail. Quelle
est l’origine de ce nom bizarre du _Bucentaure_? Dérive-t-il, comme
le prétendent quelques-uns, de la corruption d’une phrase insérée
dans le décret du sénat qui ordonna, en 1311, qu’on fit construire un
vaisseau propre à contenir deux cents hommes, _ducentorum hominum_?
Ou bien a-t-on voulu désigner un vaisseau deux fois grand comme ce
navire, appelé _le Centaure_, dont parle Virgile dans un passage de son
_Énéide_? Quoi qu’il en soit de cette origine, il est certain que le
dernier _Bucentaure_, construit en 1729 sous le doge Mocenigo, était
un monument aussi curieux par la richesse des détails qu’imposant
dans son ensemble. Long de cent pieds sur vingt-quatre de large, ses
flancs s’ouvraient à la lumière par quarante-huit fenêtres ornées de
festons et d’ornements précieux. Il était divisé en deux étages, comme
la société qu’il représentait. Dans l’étage inférieur se trouvaient
les rameurs de l’arsenal, au nombre de cent soixante-huit; dans
l’étage supérieur venaient s’asseoir le doge, les dignitaires de
l’État, les ambassadeurs des puissances étrangères et les princes qui
se trouvaient à Venise. La longue et vaste nef qui contenait tout le
personnel du gouvernement de la république était également divisée en
deux compartiments qui se communiquaient. Des figures ingénieuses, qui
représentaient les vertus morales et politiques, la Justice, la Force,
la Prudence, les Sciences, les Arts utiles, les Muses, les Heures du
jour et de la nuit, ornaient le pourtour de cette magnifique salle,
au bout de laquelle siégeait le prince de Venise sur un trône d’or,
comme Jupiter au milieu des dieux de l’Olympe. Les divinités de la
mer, Neptune apaisant les flots de son trident, Éole enchaînant les
tempêtes, Téthys et ses nombreuses filles sortant de l’Océan pour
venir s’égayer à la clarté des cieux, Vénus sur sa conque légère,
qu’emportaient les Zéphyrs, un grand nombre de Tritons embouchant la
trompette, toutes ces créations charmantes de l’imagination grecque,
qui se plaisait à personnifier les phénomènes de la nature, se
déroulaient sur les deux faces extérieures du _Bucentaure_. La proue
du navire était ornée d’un gros lion assoupi par l’Amour, et la poupe,
portant l’étendard de la république, était soutenue par deux géants
qui plongeaient leurs pieds dans la mer. Le toit, recouvert de velours
cramoisi relevé de crépine et de _fiocchi d’oro_, réjouissait le regard
et indiquait un _sposalizio_ princier.

Le jeudi 17 mai de l’année 1792, les cloches de Saint-Marc, lancées
à grande volée, annoncèrent la solennité de l’Ascension à un peuple
enchanté, pour qui la vie était un spectacle continuel. Le doge Luigi
Manini, ce pâle et dernier représentant d’un pouvoir occulte qui
ne lui avait laissé que la pompe extérieure de l’autorité suprême,
descendit lentement l’escalier des Géants du palais ducal, précédé de
ses estafiers portant l’ombrelle historique, le siége et les autres
insignes de la puissance, suivi de sa cour, des membres du conseil
des Dix, du sénat, du grand conseil, des ambassadeurs et des princes
étrangers qui se trouvaient à Venise. Il traversa la place et entra
dans _le Bucentaure_, qui l’attendait depuis la veille au soir. Au
moment où se mit en marche cette grande machine, qui, par le nom et la
forme qu’on lui avait donnés, par les souvenirs qui s’y rattachaient et
les ornements symboliques qu’on y avait ajoutés, était encore une image
véritable de la république, des coups de canon, partis des vaisseaux
qui l’escortaient, signalèrent à la foule qui encombrait la place, _la
Riva dei Schiavoni_ et le _Canalazzo_, le commencement de la cérémonie.
Toute la population et les étrangers accourus à Venise pour voir ce
spectacle unique dans le monde suivaient le cortége dans d’innombrables
gondoles qui voltigeaient autour du vaisseau national, comme des
satellites entraînés dans son tourbillon lumineux. Le ciel était
magnifique, et, à voir ces barques pavoisées de mille couleurs suivre
le sillage du _Bucentaure_, qui se balançait sur les vagues dociles,
on aurait dit une de ces théories de la Grèce sortant du Pirée sur une
trirème symbolique et allant porter le tribut annuel aux dieux des îles
Fortunées. Passant devant l’arsenal, les mariniers saluèrent une image
de la Vierge très-vénérée du peuple, et après s’être arrêté un instant
à l’île Sainte-Hélène, où il y avait un couvent de pauvres moines qui
offrirent au doge, selon un antique usage, un déjeuner frugal composé
de châtaignes bouillies, le cortége s’avança vers le Lido. Alors, _le
Bucentaure_ faisant halte en pleine Adriatique, le prince de Venise, du
haut d’une balustrade dorée qui bordait la poupe, prononça les paroles
sacramentelles d’une perpétuelle domination, et jeta à la mer l’anneau
nuptial. Mille cris d’allégresse, mêlés au bruit du canon, des cloches
et des fanfares, annoncèrent l’accomplissement de la cérémonie. Les
chanteurs de la chapelle ducale, qui avaient leur place assignée dans
la partie supérieure du _Bucentaure_, entonnèrent un madrigal à quatre
parties que Lotti avait composé expressément pour la circonstance,
en 1736. Ce morceau eut un tel succès à l’époque où il fut exécuté
pour la première fois, que tout le monde s’empressa de le copier et
qu’il se répandit dans toute l’Italie. Les paroles, qui étaient d’un
noble vénitien, Zaccharia Valaresso, exprimaient une pensée à la fois
politique et religieuse. Le poëte demandait à Dieu de protéger et
d’étendre la domination de Venise sur la mer jusqu’au jour funèbre où
la lune s’éclipserait aux yeux du monde qu’elle éclaire. C’était une
paraphrase de ces mots de la Genèse: «Dieu a posé un fondement au
milieu des eaux;» _posuit firmamentum in medio aquarum_. Le madrigal
de Lotti, par la couleur religieuse et mondaine qui le caractérise,
n’étant franchement écrit ni dans la tonalité moderne, ni dans celle du
plain-chant, semble un nouveau témoignage de la civilisation complexe
de Venise, où le paganisme n’a jamais été vaincu[36]. Après avoir
entendu la messe à la petite église de Saint-Nicolas du Lido, le doge
et sa suite remontèrent sur _le Bucentaure_, qui, toujours escorté
par de nombreuses péottes, des galères et une nuée de gondoles d’où
s’échappaient des _e viva San Marco, evohé! evohé!_ regagna la citée
glorieuse des plaisirs, née, comme Vénus, de la blanche écume de la mer
fécondée par un rayon de poésie.

Arrivée au palais ducal, Sa Sérénité réunit les grands de l’État, les
ambassadeurs et les princes étrangers à un banquet vraiment royal, dans
une salle uniquement destinée à cet objet, et qui portait le nom de
Salle des banquets. On en donnait cinq tous les ans, le premier jour
de l’année, les jours de l’Ascension, de _San Vito_, de _San Stefano_
et de _San Marco_. Un service d’argenterie, qui était une merveille
de la Renaissance, des porcelaines et des cristaux de Murano, dont le
travail exquis excitait l’admiration des étrangers, ornaient la table
où le prince traitait ses égaux, ses sujets et ses maîtres. Alors,
pendant que les regards des convives contemplaient un beau portrait
d’Henri III du Tintoretto, une _Adoration des Mages_ de Bonifacio, et
toute cette magnificence d’une république de patriciens, les chanteurs
de la chapelle ducale de Saint-Marc exécutèrent une cantate sans
accompagnement de Lotti, _il Tributo degli Dei_, qui fut suivie d’une
pastorale à quatre voix du même compositeur, _Sono duce in trono
assiso_, morceaux composés, comme le madrigal déjà cité, dans l’année
1736, et empreints de ce caractère de grandeur et de suavité qui
distingue l’art de Venise, et particulièrement le génie de Lotti.

Beata et Tognina, Lorenzo et l’abbé Zamaria avaient suivi le cortége
du _Bucentaure_ jusqu’au Lido. Le sénateur Zeno ne les avait pas
accompagnés: il était retenu ce jour-là au palais de la seigneurie, où
il veillait, avec ses confrères les inquisiteurs, au salut de l’État.
Le hasard avait poussé la gondole de Beata tout près de la balustrade
du haut de laquelle le doge prononça les paroles historiques que
nous avons rapportées, lorsqu’une voix, partie d’une péotte voisine,
s’écria: «Va, va, épouse-la, cette mer trop docile, que tu ne sauras
pas défendre contre les destins qui se préparent!» Lorenzo fut assez
étonné de reconnaître dans la personne qui avait proféré ce pronostic
menaçant le même individu qu’il avait rencontré sur la place Saint-Marc
quelque temps après son arrivée à Venise, et qu’il n’avait pas revu
depuis. Dans la confusion inséparable d’une pareille fête, qui mettait
en mouvement toute la population de Venise, personne autre que Lorenzo
et l’abbé Zamaria n’entendit ce propos séditieux, qui aurait pu coûter
cher à celui qui avait osé le laisser échapper de sa bouche imprudente.

Confondue dans la foule des petits bâtiments qui accompagnaient le
nouvel époux de la république à son retour du Lido, la gondole de Beata
s’arrêta à _la Riva dei Schiavoni_, où l’abbé Zamaria se fit descendre.
L’abbé prévint ses compagnons qu’il ne dînerait pas au palais et qu’il
ne fallait pas s’inquiéter de son sort; puis, ramenant à lui son petit
manteau de soie, il s’envola comme un oiseau à qui on ouvre la cage
où il était renfermé. Une idée traversa alors rapidement l’esprit de
Beata, qui dit à Tognina:

«Connais-tu Murano?

—Non, répondit l’amie; car les deux seuls voyages que j’aie faits à
Venise ont été de trop courte durée pour me laisser le temps de tout
voir.

—Eh bien! répliqua Beata avec une joie qu’elle ne sut pas contenir,
si tu veux, nous irons nous y promener. Mon père est occupé et passera
probablement la journée au palais de la seigneurie. Allons donc à
Murano, où nous trouverons de beaux jardins en fleur et tout ce qui est
nécessaire à l’agrément de la vie. Je ne vous retiens pas, dit-elle
d’un ton plus sérieux à Lorenzo, et si vous avez des projets, vous êtes
libre.

—Il est trop poli et trop aimable cavalier, répondit Tognina avec
gaieté, pour laisser deux femmes seules. J’aime à me flatter,
continua-t-elle, que notre société lui est plus agréable qu’importune.

—Je n’ai pas mérité, signora, répondit Lorenzo avec un accent ému, que
vous puissiez douter de mon zèle et de mon obéissance.

—Il ne s’agit ni d’obéissance ni de zèle, répliqua vivement Tognina,
mais du plaisir que vous pouvez trouver dans notre compagnie.

—Je vous répondrai encore, dit Lorenzo en baissant les yeux, que je
n’ai pas mérité qu’une pareille question me soit adressée.

—A la bonne heure! répondit Tognina en lui tendant la main, voilà qui
est parler en vrai Vénitien; c’est clair et concis.»

Sur un ordre de Beata, les gondoliers prirent le chemin de Murano.
C’était bien une idée de femme que celle qu’eut la fille du sénateur
de revoir les lieux où son cœur avait tant souffert, et d’y conduire
enchaîné celui qui l’avait si cruellement outragée. C’est que le
bonheur se compose bien moins de la possession tranquille et absolue
de ce qu’on aime que du sentiment que donne la préférence dont nous
sommes l’objet. Nous avons besoin de montrer au monde les marques de
notre félicité, et l’envie qu’elle excite accroît notre jouissance et
en perpétue la durée. Beata, qui n’avait pas prévu les incidents de la
journée, et qui ne pensait pas surtout que l’abbé Zamaria, après avoir
amené Lorenzo avec lui au Lido, s’en irait tout seul prendre ailleurs
sa part de la joie commune, saisit avec empressement l’occasion qui lui
était offerte de constater sa victoire sur le théâtre même où avait
eu lieu la chute. La présence de Tognina la rassurait d’ailleurs et
lui permettait de savourer sans scrupule son innocente malice. Après
avoir traversé plusieurs canaux étroits et assez obscurs, la gondole
vogua bientôt en pleine mer par une de ces journées qui doublent le
prix de l’existence en nous rapprochant de la nature, dont la vie se
mêle à la nôtre et nous fait ressentir ses moindres tressaillements.
C’est dans de pareils moments que l’on comprend cette belle pensée d’un
philosophe, qui a comparé le monde à une lyre dont on ne peut toucher
une corde sans faire vibrer l’harmonie de l’ensemble[37]. Assises l’une
près de l’autre comme deux colombes et rapprochées par une affection
d’enfance que rien n’avait troublée, Beata et Tognina échangeaient des
regards surpris; toutes deux étaient étonnées de se retrouver ensemble
avec Lorenzo après quelques années de séparation.

«Signor Lorenzo, dit Tognina pour rompre un silence qui est toujours
plus embarrassant pour des jeunes filles que les hasards de la
conversation, je suis chargée d’un message auprès de vous. Giacomo,
ayant appris que je venais passer quelques jours à Venise, est accouru
chez moi pour me prier de le rappeler à votre souvenir. Il désire même
que je vous embrasse de sa part; mais vous voudrez bien me dispenser de
cette partie de ma mission.

—Le devoir d’un ambassadeur, répondit Lorenzo en regardant Beata,
qui souriait, est de remplir strictement la volonté de celui qu’il
représente.

—Et ne savez-vous pas, répondit Tognina, qu’il y a des cas imprévus
qui sont laissés à l’appréciation de l’envoyé? Pour un futur
ambassadeur de la république peut-être, vous me paraissez peu au
courant de toutes les difficultés de votre charge, bien que Giacomo
m’ait assuré que vous étiez devenu beaucoup plus savant que le curé de
Cittadella.

—Nous sommes dans un jour de fête où toutes les plaisanteries sont
permises, dit Lorenzo avec fermeté, et vous auriez raison de vous
moquer de ma future grandeur, si j’avais manifesté des prétentions
aussi ridicules.

—Mais sérieusement, Lorenzo, que comptez-vous faire? Est-ce la
carrière de compositeur, de poëte, de philosophe ou de fonctionnaire,
que vous voulez parcourir? On m’a dit que vos connaissances vous
donnent le droit d’aspirer à toutes les gloires.

—D’aspirer à toutes les gloires! répondit Lorenzo; c’est la plus
sanglante satire que vous puissiez m’adresser, chère Tognina! En
étourdie que vous êtes, vous venez de mettre le doigt sur l’infirmité
de ma nature. Je ne sais ni ce que je veux, ni où je vais. Mon esprit
est composé, comme le bouclier d’Achille, d’éléments divers, qui n’ont
pas été fondus par une main souveraine. J’erre au crépuscule de ma vie,
attendant qu’un ange vienne éclairer ma voie.»

En prononçant ces dernières paroles, Lorenzo baissa les yeux ainsi que
Beata, qui tremblait de bonheur en écoutant un si noble langage, dont
le sens ne lui avait point échappé. Gardant le silence, Tognina comprit
aussi, à la contenance de Beata et du fils de Catarina Sarti, que leurs
cœurs n’avaient plus besoin d’interprète pour s’entendre. Arrivées à la
petite porte du casino _di San Stefano_, Beata et Tognina descendirent
de la gondole; elles montèrent l’escalier de marbre qui conduisait
au jardin, pendant que Lorenzo était resté en arrière à parler aux
gondoliers.

«Il est bien remarquable, ton frère d’adoption, dit Tognina. Et tu
l’aimes?

—Ah! répondit Beata avec un soupir, en prenant la main de son amie
qu’elle pressa sur son cœur, je l’adore!»

Lorenzo vint bientôt les rejoindre au jardin du casino, qui était
tout resplendissant de fleurs printanières, et dont la charmille,
qui longeait la terrasse donnant sur la mer, offrait déjà un abri de
verdure contre l’éclat du soleil. Il les trouva se promenant et causant
le long de ces petites allées, fort soigneusement entretenues.

«Cela ne vaut pas le parc et le jardin de Cadolce, où j’espère bien te
voir cette année, dit Tognina à son amie.

—Je ne partage pas ton espoir, répondit Beata. Je vois mon père trop
préoccupé et trop soucieux des affaires de l’État pour croire qu’il
puisse quitter Venise de sitôt.

—Et vous, Lorenzo, reprit Tognina d’un air malicieux, ne viendrez-vous
pas faire une visite à votre mère, que vous n’avez pas revue depuis
votre départ de La Rosâ?

—Ce serait le plus vif de mes désirs, répondit-il, si j’étais le
maître de mon temps, et si l’abbé Zamaria voulait y consentir.

—Mais, dit Tognina, à quoi employez-vous donc ce temps si précieux,
que vous ne puissiez vous donner quelques jours de répit? L’abbé
Zamaria est-il devenu si exigeant, qu’il ne consente à vous laisser un
peu de liberté? Cela m’étonnerait bien de sa part.

—Je ne manque ni de liberté ni de loisirs, et je suis plus embarrassé
de l’indépendance qu’on me laisse que je ne le serais du joug que je
recherche.

—Cela est trop subtil pour mon esprit, répliqua la jeune fille avec
gaieté, et c’est probablement dans Platon ou dans les poëmes de Dante
que vous avez puisé ce beau langage que je ne comprends pas. On m’a
assuré que ces deux vieux radoteurs, que je n’ai jamais lus, grâce à
Dieu, sont toujours sur votre table de travail.

—Et qui donc vous a si bien instruite de mes lectures? répondit
vivement Lorenzo. On vous a dit vrai; je lis et relis sans cesse ces
radoteurs, comme vous les qualifiez. Joignez-y Homère et Rousseau, que
vous ne connaissez pas davantage, et vous aurez le nom de mes meilleurs
amis, avec qui j’aime à m’entretenir dans les heures de solitude et de
tristesse.

—Ah! mon Dieu, s’écria la malicieuse jeune fille, la tristesse d’un
_bambino_ de dix-sept ans! Et quel remède trouvez-vous dans ces auteurs
favoris contre la noire mélancolie qui dévore vos jours?

—J’y trouve des rêves divins qui consolent de la réalité; j’y trouve
la poésie, qui vaut mieux que l’histoire, répliqua Lorenzo avec
exaltation.

—_Gesù Maria!_ s’écria Tognina, il parle comme un prédicateur! Si
Giaccomo vous entendait maintenant, il vous placerait au moins à côté
de _san Pietro_ et de _san Paolo_. Pour moi, qui dors fort bien et qui
n’ai pas de chagrins, je n’ai pas besoin d’avoir recours à la poésie
pour me guérir, et j’ignore quel goût elle a et de quel pays elle vient.

—Elle est aussi douce qu’auraient été pour moi vos baisers, si vous
aviez rempli le message dont on vous a chargée, dit Lorenzo; elle est
de tous les pays et de tous les temps, et se trouve aussi bien dans
les fleurs que nous admirons ici que dans vos beaux yeux noirs, qui
révèlent les tendres sentiments dont votre cœur est rempli.

—Qu’en savez-vous? répondit Tognina avec entrain. Et croyez-vous donc
que je vous aurais donné trente-six baisers, pour vous laisser le temps
de les déguster?»

Cette repartie fit sourire Beata, tandis que Lorenzo, poursuivant son
idée avec enthousiasme: «Oui, dit-il, la poésie est l’essence de toutes
les choses grandes et belles; elle rayonne avec la lumière, elle éclate
dans un ciel étoilé: nous la respirons avec la brise; elle flotte comme
une vapeur dans l’espace infini, dans l’horizon de la mer profonde,
dans une vallée riante, au fond d’un précipice qui vous donne le
vertige, dans le mouvement et dans le repos, dans le bruit et dans le
silence extrêmes; on la trouve dans un tableau, dans un livre, dans un
cœur épris d’un objet unique et charmant: car la poésie, c’est l’amour!

—Peste! dit Tognina, décidément, mon cher Lorenzo, vous êtes plus fort
que _san Paolo_ et _san Pietro_, et cela vaut bien que je m’acquitte
entièrement de ma commission.»

Prenant Lorenzo par la main, elle déposa sur son front un gracieux
baiser. Beata détourna la tête pour cacher la rougeur qui vint
illuminer tout à coup son beau visage. Il y eut un moment de silence et
d’embarras pendant lequel la fille du sénateur s’éloigna pour parler
au _cameriere_, et lui demander quel cabinet on pouvait mettre à sa
disposition. Le _cameriere_ répondit, comme s’il eût deviné la pensée
secrète de la _gentildonna_:

«Je vous donnerai le _camerino_ où j’ai déjà eu l’honneur de servir _il
giovine cavaliere_ qui vous accompagne.

—C’est bien, dit Beata, celui-là ou un autre, peu importe.»

Innocent mensonge qui servait à dissimuler la véritable intention de sa
démarche! Après quelques tours de jardin, on fit une station sous un
joli bosquet, où Tognina détacha une branche de chèvrefeuille et la mit
à la boutonnière de Lorenzo en disant: «Qu’elle soit un gage de notre
amitié (_della nostra fratellanza_)!» faisant allusion à la cérémonie
du jour.

Par ces petits manéges de galanterie, Tognina cherchait à dissiper
la réserve de son amie et à exciter son cœur, dont elle possédait
maintenant le secret, à plus d’abandon: pensée délicate, qu’une femme
seule peut concevoir. Lorenzo était dans un ravissement inexprimable.
L’arrivée de Tognina à Venise, ses familiarités aimables, les questions
qu’elle lui avait adressées, la brusque disparition de l’abbé Zamaria,
la contenance moins sévère de Beata après l’épisode du serrement de
main, enfin tous les incidents de la journée lui paraissaient révéler
l’intention de confirmer son bonheur et d’enhardir ses espérances.
Aussi avait-il peine à contenir sa joie, et son imagination, toujours
un peu romanesque, se plaisait à voir dans le baiser de Tognina et dans
la branche de chèvrefeuille qu’elle avait placée à sa boutonnière une
réponse indirecte que faisait Beata à la lettre qu’il avait osé lui
écrire. Cela donnait à son esprit une liberté d’allure qu’il n’avait
jamais eue qu’avec la Vicentina, et qui surprit la fille du sénateur
non moins que son amie.

On vint avertir que la collation était prête, et tous trois se
rendirent dans le _camerino_ qui leur était désigné. C’était le
même où Lorenzo s’était trouvé avec la _prima donna_, ce qu’il
reconnut aussitôt à quelques détails d’ameublement et au campanile
de Saint-Marc, qui pointait hardiment à l’horizon d’azur. Une petite
table, placée près de la fenêtre qui ouvrait sur la mer, était chargée
de fruits, de pâtisseries, de plusieurs flacons d’un vin doré qui
pétillait comme la flamme, et de quelques vases de fleurs qui se
détachaient sur la blancheur du linge comme une aspiration généreuse
dans une vie de labeur. Ces jeunes filles, d’une physionomie si
différente, assises autour d’une table qui réjouissait le regard,
ayant en face d’elles un jeune homme de dix-sept ans, que le souffle
de l’amour épanouissait comme un arbrisseau à la séve trop vivace,
présentaient une de ces scènes de printemps telles que le Giorgione
aime à les reproduire dans son œuvre, qu’on devrait intituler _un rêve
de sociabilité élégante_.

«Signor Lorenzo, dit Tognina en lui montrant un bouquet de cerises
quelle se disposait à manger, je voudrais bien savoir s’il y a de la
poésie là dedans, puisque vous en trouvez partout!

—Sans doute, répondit-il avec assurance, car elles sont aussi belles
que bonnes, et aussi agréables au goût qu’à la vue.

—Mais, répliqua la jeune fille avec cet instinct logique qui est
le propre des femmes et des enfants, si le fruit délicieux que vous
me voyez croquer avec tant de plaisir n’était que bon, et qu’il fût
privé de cette couleur de pourpre qui semble empruntée aux rayons de
l’aurore, aurait-il encore le privilége d’être ce que vous appelez
poétique?

—Vous qui traitiez tout à l’heure Platon de vieux radoteur, répliqua
Lorenzo, visiblement préoccupé de la subtilité d’une pareille question,
vous ne vous doutez pas que vous venez de laisser échapper de vos
lèvres de rose un des artifices de sa dialectique. Vous parlez comme
Socrate, ma chère, et vos beaux yeux prêtent à l’argument que vous me
lancez à la tête une force qu’il n’avait pas dans la bouche du maître
de Platon. C’est vous dire, continua Lorenzo, que la beauté de la forme
ajoute un grand prix à la valeur des choses, et que si les cerises que
vous écrasez entre vos petites dents d’ivoire n’étaient que simplement
succulentes, elles n’auraient pas le privilége d’éveiller en nous une
image de fraîcheur et d’élégance qui sourit à notre esprit. Ce qui est
utile peut être quelquefois revêtu de beauté, tandis que le beau est
toujours utile. Le but suprême de nos efforts est d’arriver au beau à
travers l’utile.

—Mais où donc est la poésie dans tout ce verbiage? répliqua Tognina en
regardant Beata, qui découpait _una fugazza_, une brioche de Vicence.
Et comment la poésie est-elle la même chose que l’amour, deux mots
parfaitement obscurs, et que je comprends aussi peu l’un que l’autre?

—Si cela était vrai, répondit Lorenzo, vous seriez comme les roses
qui remplissent ces vases, ou comme le vin généreux qui me communique
sa chaleur bienfaisante; vous n’auriez pas conscience du parfum que
vous répandez ni du feu qui jaillit de vos regards. Tel est aussi le
caractère de la poésie, qui est l’essence de l’être, comme dirait
Platon, le parfum ou le rayonnement de la beauté, qu’on ne peut voir
sans l’aimer. Chrysalide enfermée dans sa coque d’or, la poésie s’en
échappe et devient un papillon céleste qu’on appelle l’amour. Voilà
les transformations successives que subit en nous le sentiment vague
d’abord que nous inspire la beauté, s’élevant des limbes de l’instinct
et des sensations confuses aux régions de la pure connaissance. Telles
sont aussi, assure-t-on, les épreuves diverses qui seront imposées à
notre âme avant qu’il lui soit permis de contempler face à face celui
qui est la source de l’amour éternel.

«Oui, continua Lorenzo, il n’y a que le beau qui soit impérissable
et fécond dans ses résultats; voilà pourquoi la poésie, qui en émane
et qui nous révèle son existence, est plus utile et plus vraie que
l’histoire. Que m’importe la vie d’un homme qui ne renferme pas une
heure de poésie et d’amour? Qu’ai-je besoin de consulter les annales
d’un peuple qui broute et digère comme le castor, s’il n’a pas accompli
quelques faits importants qui le recommandent à mon admiration?
Pourquoi notre esprit est-il invinciblement attiré vers la Grèce et sa
merveilleuse civilisation, si ce n’est parce que cette terre bénie du
ciel a donné le jour aux plus beaux génies de l’humanité, parce que ses
héros, ses poëtes et ses philosophes ont été les instituteurs du genre
humain? Savez-vous bien que c’est la lecture d’Homère qui a inspiré à
l’élève d’Aristote l’ambition de s’élever jusqu’à l’idéal d’Achille,
que c’est l’exemple d’Alexandre qui a suscité César, lequel a été à
son tour le père spirituel d’une nombreuse postérité d’intelligences
souveraines? L’histoire est l’écho stérile de ce qui a été, tandis
que la poésie est l’intuition de ce qui doit être et sera un jour. La
civilisation n’est pas autre chose que la réalisation scientifique
d’un rêve divin, ce qui a fait dire à Platon que _toute invention est
poésie, et que tous les inventeurs sont poëtes_. En effet, la poésie
est comme un levain qui se retrouve dans toutes les combinaisons de
l’esprit humain; c’est le dernier résultat des plus sublimes efforts
de la pensée. Dante, ce poëte de mon cœur, qui a mêlé la doctrine de
Platon à celle de l’Évangile, ne doit-il pas son génie à un sourire de
l’Amour?

  Poco s’offerse a me cotal Beatrice
  ...Raggiandomi d’un riso,
  Tal che nel fuoco faria, l’uomo felice.

«Et moi, infime que je suis, continua Lorenzo avec une exaltation
toujours croissante, si jamais je sors des ténèbres où je m’agite, si
je parviens à rompre l’enchantement de la destinée et à me faire un nom
parmi les hommes, je le devrai à la faveur inespérée dont on me comble
aujourd’hui. Cette heure fortunée marquera dans ma vie; le souvenir que
j’en conserverai traversera mon âme comme un souffle de poésie, qui
l’élèvera au-dessus d’elle-même, et sera peut-être la seule félicité
que je goûterai dans ce monde.»

A ces dernières paroles, qui furent prononcées avec un accent vraiment
touchant, Beata, jusqu’alors taciturne, la tête inclinée sur son
assiette, se leva de table, et, portant un mouchoir à ses yeux, s’en
fut à la fenêtre cacher son émotion et le ravissement où l’avait
jetée un tel langage. Tognina la suivit, la prit par la taille et
l’embrassa avec effusion. Elles restèrent ainsi pendant quelque temps
silencieuses, tournant le dos à Lorenzo, qui n’avait pas bougé de sa
chaise, où il était resté confondu, ne sachant comment interpréter
cette scène muette, qui était pourtant assez significative.

Cependant le jour pâlissait, l’horizon d’azur se teignait peu à peu
d’une vapeur rosée qui annonçait l’approche du soir et du recueillement
qui l’accompagne. La plage, presque déserte à cause de la fête de
Venise, où toute la population valide de Murano s’était rendue,
présentait au regard une surface tranquille où se réfléchissaient les
objets du rivage, et particulièrement la charmille du casino avec
son encadrement de verdure. Beata et Tognina, accoudées à cette même
fenêtre où Lorenzo s’étaient laissé enivrer par les chants d’une
sirène qui voulait l’attirer, comme l’enfant de la fable, dans le
royaume des mirages décevants, avançaient leurs têtes vers la mer, et
semblaient une apparition d’un monde bienheureux d’où nous viennent
les rêves d’or de la fantaisie, qui seule a la prescience de l’avenir.
Beata, qui n’avait point raconté à son amie l’épisode douloureux de
la Vicentina, éprouvait, au milieu des sentiments divers qui venaient
d’assaillir son cœur, une joie secrète semblable à celle du nautonier
qui contemple, du rivage, la mer profonde où il a failli périr. L’homme
qui a franchi le cap des Tempêtes, et qui revient un peu battu par
l’orage, est bien plus cher au cœur de la femme que s’il n’eût jamais
quitté le giron maternel. La femme aime le courage, les aventures;
elle aime à s’appuyer sur un cœur éprouvé et à pardonner à des lèvres
impies. Au moment où Tognina, cherchant un prétexte pour dissiper le
léger embarras où elle voyait son amie, se tournait vers Lorenzo dans
l’intention de lui adresser la parole, un _barcarol_, qui errait à
l’aventure, couché sur le dos comme un berger d’Arcadie, étreignant
à peine ses rames, humant le frais et plongeant un regard endormi
dans les méandres du ciel, se mit à chanter une complainte qui fixa
l’attention de nos trois convives:

    La luna è bianca...,
    Il sole è rosso...,
    Lo sposalizio si farà.

  La luna dice al sole:
  Il lume tuo mi schiarerà....
  E Gesù Cristo ci benirà....

 —E molti figli nascerà ... _Viva san Marco_[38]!

répondit une autre voix moins éloignée, qui était celle de l’un des
deux gondoliers de Beata. Ce chant, d’un rhythme vaguement accusé,
où les silences périodiques trouvés par l’instinct sont des éléments
nécessaires à l’effet de l’ensemble; ces allitérations, qui répondent
aux besoins de l’oreille plutôt qu’aux exigences de l’esprit; ce
mélange de rêverie enfantine et de gaieté sereine et solitaire,
qui scintille comme la lumière ou s’évapore comme un parfum; ces
ressouvenirs de la poésie antique se mêlant au spiritualisme chrétien;
enfin cette mélopée, d’un accent mélancolique et d’une tonalité
indécise, qui n’est plus du plain-chant et qui n’est pas encore de
la musique moderne, tournant incessamment dans un cercle borné sans
jamais conclure par une note caractéristique, tous ces effets, tous ces
contrastes sont autant d’exemples de l’imagination douce et charmante
du peuple vénitien. On aurait dit une églogue de Théocrite, de Bion ou
de Virgile, chantée innocemment par une vierge des premiers siècles
du christianisme comme une hymne de l’Église triomphante. Tognina,
éclatant de rire à la réplique du gondolier, dit à Lorenzo: «Puisque la
lune demande le soleil en mariage, il n’y a plus de raison pour que le
Grand-Turc n’épouse pas aussi la république de Venise.» Cette saillie à
double sens fit sourire Beata, qui dit négligemment: «Il se fait tard,
et il est temps, je crois, de retourner à Venise.» Ils partirent tous
les trois dans la gondole qui les avait amenés.

La journée avait été propice. La circonstance imprévue qui avait
rapproché Lorenzo de Beata sous les yeux d’une amie dont le charmant
caractère formait entre eux un heureux contraste était une de ces
combinaisons du sort qui décident de la destinée, et contre lesquelles
vient se briser la volonté des hommes. C’est ainsi qu’une légère
dissonance fait ressortir l’harmonie latente dans la nature des choses.
Dieu avait définitivement parlé au cœur de Beata; elle se sentait
attirée vers le fils de Catarina Sarti, comme une fleur vers la source
qui la vivifie. Quoi qu’il arrive désormais, quels que soient les
obstacles et les événements qui séparent ces deux âmes si différentes
au milieu de l’attrait qui les captive, aucune puissance ne pourra
rompre l’accord mystérieux qui s’est formé entre elles dans ce jour
fortuné. Ils se sont longtemps cherchés, longtemps ils ont erré dans
l’espace, comme deux étoiles du firmament qui oscillent autour de leur
centre d’attraction. Maintenant l’arrêt est prononcé, et ils sont
fiancés devant l’idéal, qui les éclaire de sa divine lumière. Leur cœur
est un paradis d’où s’élèvent des chants ineffables et des harmonies
célestes qu’ils n’oublieront jamais, et dont le souvenir se répercutera
à travers leur existence comme un écho de béatitude. Ce que Lorenzo
sera un jour, il le devra à cette heure d’enchantement. Les douces
larmes de Beata lui seront une rosée qui fécondera les nobles instincts
de sa nature. Reconquérir par le travail, par la science, l’art et la
vertu, le paradis que nous a fait entrevoir l’amour, n’est-ce pas là
tout le problème de la vie? Ah! qu’ils s’aiment ainsi dans ce monde et
dans l’autre! que les jours et les heures s’écoulent lentement pour
eux, que le temps et l’espace ne les séparent jamais! Protégez-les,
anges du ciel, étendez vos ailes sur cette gondole qui porte sur les
eaux l’esprit de Dieu. Le moment est solennel: le siècle va bientôt
expirer et emporter avec lui les doux loisirs, les aspirations
sereines, les saintes espérances d’une régénération pacifique, un
monde de politesse, d’élégance et de rêves enchantés! Mozart n’est
plus, Rossini vient de naître. Un horizon sanglant et troublé s’élève,
Venise est sur le penchant de sa ruine; dans quelques jours, elle ne
sera plus qu’un souvenir de l’histoire. Ralentissez, ralentissez donc
vos efforts, joyeux gondoliers! laissez Beata et Lorenzo savourer
chastement un bonheur inespéré! n’ayez pas hâte d’arriver dans cette
ville remplie de bruits, de joies et de lumières; ne frappez pas si
violemment les vagues endormies, colorées des reflets mélancoliques du
soir; laissez-les s’enivrer de la poésie du silence et de la musique
de leur cœur. Qu’ils traversent cette mer comme je leur souhaite de
traverser la vie:

  Quali colombe dal desio chiamate,
  Con l’ali aperte e ferme al dolce nido
  Volan per l’aer dal voler portate;

«comme deux colombes appelées par le désir, ouvrant et refermant leurs
ailes, volent dans l’espace, emportées par la volonté vers leur doux
nid[39].»



VI

L’ARISTOCRATIE DE VENISE.


La fête de l’Ascension était suivie d’une foire qu’on appelait la
_fiera della Sensa_, qui durait huit jours, et pendant laquelle avait
lieu sur la place Saint-Marc une sorte d’exposition générale de
l’art et de l’industrie de Venise. C’est à l’une de ces foires, qui
attiraient à Venise tous les curieux de l’Italie, que fut exposé le
groupe de _Dédale et Icare_, qui commença la réputation de Canova.
On s’y promenait tous les matins et tous les soirs à la clarté de
lanternes coloriées. Les femmes, enveloppées de leur _zendaletto_ ou
mantelet de soie noire, cachant leurs traits sous un masque de fine
dentelle nommé _baute_, s’y donnaient rendez-vous et profitaient
largement de la liberté que leur accordaient les mœurs pendant ces
derniers jours de folie, considérés comme un _festeggiamento_, une
continuation de la fête nuptiale du doge de Venise.

Quelques jours après le départ de Tognina, qui était restée jusqu’à la
fin de la foire _della Sensa_, Lorenzo entra un matin dans la chambre
de l’abbé Zamaria, lui apportant à corriger une leçon de contre-point.
C’était une fugue à six parties réelles sur un thème de plain-chant,
selon l’usage des écoles d’Italie. Quoiqu’il fût déjà tard, l’abbé
était encore au lit, car il ne se levait guère avant midi. Il venait
de prendre son café, dont la tasse vide était près de lui à côté de
sa perruque et de quelques bouquins qu’il lisait le soir avant de
s’endormir. Ses petits yeux malins scintillaient sous un énorme bonnet
de nuit que retenait un ruban de soie un peu usé. Il était, comme
toujours, d’une humeur facile et prête à déborder en une loquacité
intarissable. Après avoir parcouru d’un œil scrutateur la _cartella_
que lui avait présentée Lorenzo: «Voilà qui est bien, dit-il en se
frottant les mains. Te voilà maintenant en état de naviguer comme un
bon marin à travers vents et marées sans craindre de voir chavirer
_la navicella del tuo ingegno_, comme dit le poëte que tu préfères.
Viennent les idées, vienne l’inspiration, sans laquelle on n’est jamais
qu’un _brontolone di contrappunto_, un radoteur de contre-point,
et tu feras ton chemin comme les autres. C’est que, vois-tu, mon
cher Lorenzo, Dieu a arrangé les choses de manière que l’art sans
l’inspiration, ou l’inspiration sans l’art, sont comme un paralytique
et un aveugle qui ne voudraient point s’entr’aider: ils feraient un
_fiasco_ épouvantable et seraient condamnés à l’immobilité. Il faut
le concours de la grâce et du libre arbitre, disent les théologiens,
pour faire un bon chrétien, et Horace, qui savait tout, et que tu n’as
pas lu aussi attentivement que je l’aurais désiré, a posé cette même
question bien avant saint Augustin et les docteurs de l’Église, quand
il dit dans son _Art poétique_:

  Natura fieret laudabile carmen, an arte,
  Quæsitum est. Ego nec studium sine divite vena,
  Nec rude quid possit video ingenium: alterius sic
  Altera poscit opem res, et conjurat amice.

Cela veut dire que le génie sans l’étude ou l’étude sans le génie ne
peuvent rien créer de durable; en d’autres termes:

  Aide-toi, le ciel t’aidera;

tant il est vrai, mon cher enfant, que les principes les plus abstraits
de l’esprit humain ont leur source dans le sens commun!

«Garde-toi donc bien, continua l’abbé, d’imiter l’exemple de ces jeunes
compositeurs du jour, qui parlent avec un suprême dédain de ce qu’ils
appellent les combinaisons abstruses du contre-point. C’est absolument
comme s’ils se moquaient de la logique de l’esprit humain; car le
contre-point, dont l’étymologie, _punctum contra punctum_, indique un
vieux système de notation[40] qui a précédé les premiers tâtonnements
de l’harmonie, n’est rien moins que l’ensemble des lois qui règlent
la marche des sons entendus simultanément. Ce que les théoriciens des
IX^e, X^e et XI^e siècles, tels que Hucbald, Gui d’Arezzo, Francon de
Cologne et Jean Cotton, nommaient tour à tour _organum_, _diaphonie_,
et plus tard _dechant_ (_discantus_), est le germe des différentes
espèces de contre-points, simples ou fleuris, qui sont arrivés
jusqu’à nous et qui nous enseignent l’art de combiner les sons et de
former un concert harmonieux. Je pourrais citer telle définition de
la _diaphonie_ faite par Jean Cotton, au milieu du XI^e siècle, qui
ne s’éloigne guère de celles que donnent Zarlino et le P. Martini
d’une espèce de contre-point fleuri simple. Il dit, par exemple: «La
diaphonie est un ensemble de sons différents convenablement unis. Elle
est exécutée au moins par deux chanteurs, de telle sorte que, tandis
que l’un fait entendre la mélodie principale, l’autre, par des sons
différents, circule convenablement autour de cette mélodie, etc.» Ce
que Dante a exprimé admirablement dans les trois vers suivants:

  E come in fiamma favilla si vede,
  E come in voce voce si discerne,
  Quand’ una è ferma e l’altra va e riede[41].

Dans l’ordre de la succession, qui constitue la mélodie, comme
dans celui de la simultanéité, qui engendre l’harmonie, les sons
s’appellent et s’enchaînent d’après certaines lois d’affinité qui
n’ont pas été découvertes en un jour. Il a fallu plus de mille ans de
tâtonnements pour arriver à fixer la succession qui caractérise notre
gamme diatonique. L’épuration des intervalles, leur classification en
consonnants et dissonants, les règles qui concernent le mouvement des
différentes parties, enfin toute la dialectique musicale est l’œuvre du
moyen âge, qui se prolonge jusqu’à l’avénement de Palestrina.

—Comment! s’écria Lorenzo avec surprise, notre gamme diatonique n’a
pas toujours existé telle que nous la possédons?

—Dans la nature, oui, répondit l’abbé en souriant, mais non pas dans
la théorie. Est-ce que les astres qui roulent sur nos têtes n’ont
pas toujours obéi aux mêmes lois? Cependant, avant Kepler, Newton et
notre grand Galilée, qui les ont découvertes, la science astronomique
admettait d’autres principes de mécanique céleste. L’homme n’invente
jamais rien, il ne fait qu’apercevoir le vrai rapport des choses. Tu
le sais aussi bien que moi maintenant, continua l’abbé Zamaria en
regardant Lorenzo d’un air de satisfaction paternelle, le principe
de la composition musicale, ce qui fait la base de l’enseignement du
contre-point, c’est l’imitation, la faculté de reproduire incessamment
une phrase mélodique, d’en déduire les conséquences et d’en former
un discours qui ait son commencement, son milieu et sa fin. Ces
différentes sortes d’imitation, parmi lesquelles le _canon_ est la plus
sévère, vont se confondre dans une forme plus générale d’argumentation
qu’on appelle _fugue_, c’est-à-dire mouvement. Voilà ce grand arcane
qui effraye si fort les musiciens ignorants! La fugue, qui a son
principe dans l’imitation, comme toute la musique du reste (car la
mélodie elle-même, lorsqu’elle est un produit de l’art, se compose
d’une succession de petites phrases qui se répètent avec une certaine
symétrie qu’on nomme _carrure_), la fugue, c’est la forme suprême de
l’argumentation, c’est le syllogisme avec sa _majeure_, qu’on appelle
_sujet_, sa _mineure_ ou _réponse_ du sujet, et la conclusion, où
les motifs précédemment entendus sont rappelés dans une _stretta_
vigoureuse. Or si, toutes les fois que l’esprit humain formule un
jugement, il obéit nécessairement aux lois du syllogisme qui sont ses
propres lois, le compositeur ne peut pas écrire un morceau d’ensemble
de quelque étendue où les règles de la fugue ne trouvent implicitement
leur application. Il en est ainsi dans tous les arts, dont les
magnifiques développements reposent sur quelques vérités premières qui
sont à la civilisation ce que les pilotis qui plongent dans la mer sont
à Venise.

«La fugue n’est donc pas ce qu’un vain peuple pense, continua l’abbé
en déposant sur la table de nuit la _cartella_ qu’il tenait à la
main. Les maîtres qui ont fixé les règles de cette charpente de toute
composition musicale ne les ont pas plus inventées qu’Aristote n’a
inventé les lois du syllogisme, dont il a signalé l’existence au fond
de la raison. Seulement il est arrivé dans l’histoire de la musique ce
qu’on remarque dans l’histoire de la philosophie et de la littérature:
il y a eu une période de labeur pédantesque pendant laquelle les
doctes, absorbés qu’ils étaient par l’attrait nouveau de l’harmonie
naissante, se sont complu dans la combinaison abstraite des sons et ont
perdu de vue le but suprême de l’art, qui est de charmer l’imagination
et d’exprimer les mouvements de la vie. Pendant cette période,
d’ailleurs nécessaire, qui est une sorte d’adolescence de l’esprit
humain, les compositeurs savants, qui, chose étonnante, étaient pour
la plupart des étrangers, des _Fiaminghi_, se jouaient avec les formes
arides du contre-point, comme les docteurs de l’Église abusaient de
l’argumentation logique. Le règne de la scolastique musicale, qui a
duré à peu près trois cents ans, depuis le commencement du XIV^e siècle
jusqu’à la fin du XVI^e, a préparé l’épanouissement de la Renaissance,
où les formes élaborées du contre-point et de la fugue qui les résume
toutes, comme le syllogisme résume toute la logique, ont été mises au
service de l’imagination et du sentiment. Tel est le phénomène qui
s’est produit aussi dans les lettres et dans les arts. Palestrina
est à Okeghem[42] ce que Dante est à saint Thomas d’Aquin et Raphaël
à Cimabue, des poëtes qui succèdent à des argumentateurs, et qui
recouvrent la charpente de la scolastique des couleurs de la vie.

«Et maintenant, cher Lorenzo, il faut t’élancer dans la carrière. Tu
sais écrire, tu connais les maîtres; marche donc hardiment sur les
flots, et mets-toi à composer des opéras bouffes, des opéras seria, des
oratorios, des messes, des motets, tout ce que tu voudras, mais surtout
des opéras bouffes; car je t’avoue que la musique me paraît bien
plus destinée à réjouir le cœur qu’à nous faire porter, comme on dit
vulgairement, le diable en terre. Va, mon enfant, fais honneur à ton
maître, et puisses-tu devenir un second Buranello, qui ajoute un nouvel
éclat à la gloire de Venise!

—Je suis bien jeune encore, répondit Lorenzo d’une voix timide, pour
prendre une détermination.

—Mais la détermination est toute prise, répliqua l’abbé, et, puisque
tu dois être un compositeur, il est bon, ce me semble, de commencer à
se rompre la main aux difficultés du théâtre. Il y a une expérience
qu’on ne peut acquérir que sur le champ de bataille, et dont les
écoles n’enseignent point le secret. Les Cimarosa, les Paisiello, les
Guglielmi, étaient déjà célèbres à vingt ans.

—Sans doute, répondit Lorenzo avec embarras, ces hommes supérieurs
avaient une vocation décidée que je n’ai peut-être pas, et je
vous assure que j’ai encore besoin de réfléchir et de m’orienter
auparavant....

—Tu réfléchiras en composant, répliqua vivement l’abbé Zamaria,
et c’est en pleine mer, c’est-à-dire sur le théâtre, que tu devras
chercher l’étoile polaire pour te diriger vers le succès. Est-ce que
tu t’imagines qu’on fait de la musique comme un ver à soie file sa
coque? Le grand Benedetto Marcello n’était pas seulement un compositeur
sublime; c’était aussi un poëte, un érudit, un philosophe, un critique
mordant et plein de sagacité. Parce que l’inspiration est un don
naturel, une grâce qui descend sur nous comme la rosée du ciel, il
ne faut pas moins beaucoup réfléchir pour approprier les idées au
caractère des différents personnages et les coordonner dans un grand
ensemble où le désordre apparent de la passion est un effet de l’art.
Il y a tel madrigal de Scarlatti, _Cor mio_ par exemple, qui est une
fugue à cinq voix de la plus rare élégance; le _Miserere_ de Leo a deux
chœurs et cinq parties qui ne s’improvisent pas en un jour, et si tu
ajoutes à ces combinaisons des voix le coloris de l’instrumentation,
comme l’ont su trouver Gluck, Jomelli, Piccini, Sacchini et Paisiello,
tu seras convaincu qu’il ne faut pas une intelligence ordinaire pour
réussir dans un art qui exige autant de sensibilité que de profondeur.

—Je ne veux pas déprécier un art que j’aime et que vous m’avez
enseigné avec autant de soin que d’affection, répondit Lorenzo d’un ton
plus assuré. Je comprends qu’on ne devient pas un grand compositeur,
dramatique surtout, sans posséder des facultés éminentes où le
sentiment s’allie à la spéculation du philosophe. Il ne m’appartient
pas de viser si haut et de prétendre à une gloire musicale que je
n’atteindrai sans doute jamais.

—Et pourquoi pas? Tu as de l’imagination, du savoir, de la ténacité,
et ce sont là des avantages qu’on ne rencontre pas toujours dans un
jeune homme de dix-sept ans.

—Sans être plus modeste qu’il ne faut, on peut avoir une ambition
d’une nature différente.

—Qu’est-ce que tu entends par une ambition différente? répliqua l’abbé
non sans quelque surprise. Est-ce que tu veux faire le gentilhomme
et gouverner la république? Mon ami, il vaut mieux chanter les hommes
d’État que de se mêler de leurs affaires, et, si tu as l’ambition de
vouloir démêler l’écheveau des passions et des intérêts des hommes, tu
trouveras au théâtre de quoi occuper tes loisirs. Les sopranistes et
les _prime donne_ sont plus difficiles à diriger qu’une armée de trente
mille hommes, a dit le grand Frédéric à propos de la Mara, cantatrice
fantasque qu’il fut obligé d’envoyer à tous les diables.

—Il y a plusieurs manières d’envisager la vie et de comprendre le rôle
qu’on doit y jouer, répondit Lorenzo en inclinant la tête pour éviter
le regard de son maître.

—Ah çà! es-tu fou, ou bien amoureux? Tant mieux si c’est l’amour qui
t’échauffe la cervelle, _per Bacco!_ tu le mettras en musique, et cela
te fera faire des chefs-d’œuvre. Dis-moi, continua l’abbé en clignant
ses petits yeux égrillards, est-ce la Vicentina qui t’inspire ces
belles réflexions? Elle est jolie et vaut certes la peine que tu fasses
quelques folies pour elle, pourvu que ce soit en musique.

—Je ne songe pas plus à la Vicentina qu’à la carrière de compositeur,
qui ne saurait satisfaire aux aspirations de mon cœur et de mon esprit,
répondit Lorenzo avec une fermeté inusitée.

—Qu’est-ce que j’entends? dit l’abbé Zamaria en croisant les bras
sur sa poitrine. La musique, la gloire d’un Marcello, d’un Lotti,
d’un Buranello, d’un Cimarosa, ne sont pas dignes de fixer l’ambition
de _monsieur_ Lorenzo Sarti? _Gesù Maria!_ quel serpent ai-je donc
réchauffé dans mon sein?»

Et, sautant précipitamment hors de son lit sans se donner le temps de
prendre aucun vêtement, il se mit à cheval sur une chaise qui était
devant son clavecin, et chanta à pleine voix un fragment d’un délicieux
trio de Clari:

  Addio, campagne amene,
  Dove già lieto pascolai l’agnelle[43],

avec un feu, une passion et un entrain qui faisaient tressaillir sa
frêle charpente et la petite bosse qu’il avait sur les épaules.

«Trouverais-tu au-dessous de la dignité de pouvoir composer un pareil
chef-d’œuvre de grâce?» dit-il en se tournant vers Lorenzo, dont la
contenance était fort embarrassée en voyant la singulière posture de
l’abbé à califourchon sur une chaise.

Sur ces entrefaites, on frappa à la porte, et le vieux Bernabo entra
dans la chambre en disant: «Signor Lorenzo, Son Excellence vous demande
ainsi que monsieur l’abbé.

—Diable! répondit Zamaria un peu confus de sa toilette qui fit sourire
le _cameriere_, que nous veut-il donc?»

Lorenzo, un peu inquiet de l’invitation qu’il venait de recevoir,
descendit au premier étage et fut introduit auprès du sénateur dans la
grande bibliothèque du palais, où il se tenait le plus habituellement.
Il était assis auprès d’une table chargée de livres et de papiers,
dans un grand fauteuil de cuir noir surmonté de ses armes sculptées en
bois. Sa fille était à côté de lui, parcourant un recueil de vieilles
estampes. Sa tête blanche, sa physionomie sévère, son maintien grave,
où l’âge, l’expérience et l’autorité avaient imprimé leurs traces
indélébiles, ne faisaient que mieux ressortir les cheveux blonds,
abondants et ornés de fleurs, la grâce et la jeunesse enchantée de
Beata.

«Asseyez-vous,» dit le sénateur à Lorenzo, dont l’émotion s’était
accrue en la présence de Beata, qui n’avait osé lever les yeux sur lui.

On attendait l’abbé Zamaria, qui s’habillait, et pendant ce temps
Lorenzo, plein d’anxiété sur la scène qui allait suivre, regardait
vaguement les belles reliures qui remplissaient les rayons de la
bibliothèque, l’une des plus riches et des plus choisies de Venise.
Les bibliothèques étaient nombreuses dans une ville qu’on avait
surnommée la librairie du monde, et où l’imprimerie fut introduite dès
l’année 1459. Indépendamment de la grande bibliothèque de Saint-Marc,
qui doit son origine au don que fit Pétrarque de ses manuscrits à
la république en 1380, et de celle de Saint-Georges, fondée par la
reconnaissance de Cosme de Médicis, qui avait trouvé à Venise une
hospitalité généreuse; indépendamment des académies, des couvents et
d’autres institutions publiques qui possédaient des collections de
livres assez remarquables, les grandes familles mettaient leur vanité à
former des bibliothèques qui leur étaient un titre à la considération
générale. On citait, parmi ces bibliothèques particulières, celle de
Pier Grimani, qui fut élu doge en 1752, celle de la famille Nani, et
surtout la fameuse collection des Pisani, qui était connue de toute
l’Italie. La bibliothèque de la famille Corneri, qui s’éteignit en
1798, était remarquable par ses richesses musicales. On citait encore
la bibliothèque des Tiepolo, qui provenait de celle des Contarini,
les collections de Joseph Farsetti, de François Pesaro, d’Antoine
Cappello, de Sébastien Zeno, cousin de notre sénateur, qui possédait
les plus belles éditions des Alde, ces illustres imprimeurs et savants
de Venise.

La bibliothèque du sénateur Zeno, qui était sous la direction de l’abbé
Zamaria, formait une vaste salle carrée, divisée en compartiments, dont
chacun était consacré à une branche particulière des connaissances
humaines. Ces divisions étaient classées d’après une loi de succession
qui les reliait autour d’un principe générateur, de manière à former
un véritable tableau de la civilisation vénitienne. Au premier rang,
dans le compartiment d’honneur, qui servait de point de départ, comme
l’idée fondamentale de la hiérarchie, étaient placés les historiens,
et surtout les historiens de Venise, depuis les chroniqueurs obscurs
des premiers siècles de la république jusqu’à André Dandolo, qui
en est l’Hérodote, et depuis ce contemporain de Pétrarque jusqu’à
Bernard Justiniani, le premier historien critique de la ville des
doges. La science politique, qui a sa source dans l’expérience, venait
après l’histoire et contenait, indépendamment des œuvres de Platon,
d’Aristote et de Cicéron, celles de Machiavel et de son contradicteur
Paul Paruta, né à Venise en 1540 et mort dans cette même ville en
1598, après avoir rempli les plus hauts emplois de la république,
dont il défendit la constitution dans son livre célèbre: _Discours
politiques_ (_Discorsi politici_). A côté des œuvres de Paruta étaient
celles de Sarpi, l’historien indépendant du concile de Trente et le
théologien de la république contre les prétentions de la papauté. Les
écrits politiques de Paul et Dominique Morosini, de Luccio Durantino,
de Scipion Anmirato, de Botero, et l’ouvrage de Donato Giannoti
Fiorentino, _della Repubblica e Magistrati di Venezia_[44]; les
travaux de jurisprudence, les lois et décrets qui règlent les intérêts
de la vie civile, collections nombreuses et confuses que le temps avait
formées, et où la coutume jouait un plus grand rôle que la doctrine,
complétaient le compartiment consacré à la science politique. Dans un
rayon de ce compartiment, on voyait un grand in-folio, les _Statuts et
Fondements sur les navires et autres bâtiments_ (_Statuta et Fundamenta
super navibus et aliis lignis_), publié par le doge Renier Zeno, le 6
août 1255.

Les voyageurs vénitiens, qui ont précédé tous les autres dans
la connaissance des mœurs, des usages des peuples de la terre,
remplissaient toute une division de la bibliothèque. Les Nicolo,
Matteo et surtout Marco Paolo, étaient placés sur le premier rayon. Il
y avait là aussi le livre sur la Palestine que Marin Sanudo présenta
au pape Jean XXII, en 1321, _Liber secretorum fidelium crucis_, suivi
des ouvrages des deux Zeno, frères du fameux Charles Zeno, qui sauva
la république au combat naval de Chioggia contre les Génois. Les
aventures de Nicolas Conti, le voyage d’Alvise da Mosta en Flandre et
en Afrique, celui de Marco Caterino en Perse et de Giosafat Barbaro
en Asie, complétaient la série de ces glorieux et infatigables
aventuriers que Venise lançait sur tous les points du globe. La
médecine, la géographie, les sciences naturelles et les sciences
exactes, formaient la transition entre les moralistes, les économistes,
les financiers et la littérature proprement dite. Celle-ci, reléguée
au second plan, comme un luxe de l’esprit qui ne peut se produire
qu’après l’affermissement des sociétés civiles, remplissait une
division considérable. Le premier compartiment était consacré à la
littérature _della nobiltà veneziana_, aux ouvrages produits par de
nobles Vénitiens, parmi lesquels brillait l’_Histoire de la littérature
vénitienne_ par Marco Foscarini, monument inachevé d’érudition et de
patriotisme. Venaient ensuite les œuvres d’Apostolo Zeno, critique
et poëte fécond, qui a précédé Métastase dans le drame lyrique, et
divers poëmes, notamment en dialecte vénitien, une chanson de l’année
1277, et une autre à la louange de Venise, de 1420. Au nombre des
ouvrages en prose qu’a produits le dialecte vénitien, on voyait _il
Milione_ de Marco Paolo, et _il Libro delle Uxance dello imperio di
Romania_. Les arts avaient leurs représentants, et l’_Histoire de la
peinture vénitienne_ par Zanetti, celle des _architectes vénitiens_
par Temanza, se trouvaient au milieu des œuvres du comte Algarotti,
qui a beaucoup écrit sur les beaux-arts. La division consacrée à la
musique était incontestablement la partie la plus intéressante de
cette grande collection de livres, formée par les soins de l’abbé
Zamaria; elle renfermait des trésors d’érudition. Les théoriciens
grecs, Aristoxène, Euclide, Nicomaque, Alypius, Gaudence, Bachius,
Aristide, Quintilien, publiés par Meibomius en 1652; les travaux de
Doni et de Burette sur la musique des anciens; les théoriciens du
moyen âge réunis dans la compilation de l’abbé Gerbert, _Scriptores
ecclesiastici de Musica sacra_, qui est de l’année 1784; l’_Histoire
de la musique_ du P. Martini, celle de Burney, que l’abbé Zamaria
avait connu personnellement, l’_Histoire_ de Hawkins et le premier
volume de celle de Forkel, qui parut en 1788, occupaient le premier
rayon. Le second était rempli par les théoriciens pratiques, Vanneo,
Zarlino, Tartini, le P. Martini (_Saggio di contrappunto_), et une
infinité d’autres qu’il est inutile de citer. Les compositions de
tous les maîtres de l’école vénitienne, depuis l’invention de la
gravure par Ottavio Petrucci de Fosonbrone, qui vint apporter à Venise
sa merveilleuse invention, jusqu’à Furlanetto, qui en est le dernier
représentant, remplissaient les autres compartiments avec un luxe de
notes et de commentaires qui étaient souvent consultés par les érudits
et les amateurs. Au-dessus de cette magnifique bibliothèque, on lisait
en lettres d’or ces vers d’un poëte latin du XV^e siècle, le Mantuan:

  Semper apud Venetos studium sapientiæ et omnis
  In pretio doctrina fuit; superavit Athenas
  Ingeniis, rebus gestis Lacedemona et Argos.

L’abbé étant enfin descendu, le sénateur lui dit d’un ton affectueux:
«Assieds-toi, abbé, car ta présence est nécessaire ici.»

A ces mots, Lorenzo fut saisi d’un redoublement de frayeur.
Qu’allait-il donc se passer? Le sénateur avait-il appris quelque chose
du mystérieux roman qui s’était noué entre Beata et le fils de Catarina
Sarti? Tognina avait-elle trahi le secret de son amie? La promenade
faite à Murano avait-elle éveillé la vigilance paternelle? Pâle et
tremblant sur les suites d’une scène qui paraissait combinée pour
frapper un coup décisif, Lorenzo ne voyait plus distinctement aucun
objet, et tout son sang avait reflué dans son cœur agité. Beata, qui
n’était pas moins inquiète, était restée penchée sur le recueil de
vieilles estampes, qu’elle faisait semblant d’admirer.

«Vous savez, dit froidement le sénateur en s’adressant à Lorenzo, ce
que j’ai fait pour vous? Fils d’un ancien client de la maison Zeno, je
vous ai recueilli et j’ai payé une dette de reconnaissance à la mémoire
de votre père, en vous offrant les moyens de vous élever au-dessus
de votre condition. En cela j’ai obéi à l’esprit de l’aristocratie
vénitienne et particulièrement à celui de ma famille, qui a toujours
employé son crédit et sa fortune à augmenter le nombre de ses
serviteurs ou de ses obligés. Il y a près de six ans que vous êtes
dans ma maison, vivant de ma vie, sous la tutelle de l’abbé Zamaria,
que voici, et de ma fille, qui a bien voulu prendre soin de votre
éducation.»

Le sénateur s’arrêta, et, regardant de nouveau Lorenzo avec sévérité,
il ajouta, après un court silence qui parut un siècle au pauvre jeune
homme: «Eh bien! je suis content de vous; vous vous êtes montré
digne de mes bontés. Votre application, votre intelligence et la
soumission de votre caractère vous ont acquis de nouveaux titres à ma
bienveillance; c’est pourquoi j’ai résolu de resserrer les liens qui
vous attachent à ma famille.»

Ce fut un coup de théâtre que ces paroles, prononcées lentement, avec
autorité, et la baguette de Moïse ne fit pas sortir plus promptement
l’eau du rocher que l’espérance ne jaillit alors du cœur de Lorenzo et
de celui de Beata, qui leva sa tête charmante et projeta sur son père
un long regard, où l’étonnement se mêlait à la piété.

«J’ai obtenu pour vous, continua le sénateur, le titre de chevalier de
l’Étole d’or, qui appartient à ma famille depuis longtemps ainsi qu’à
plusieurs autres grandes maisons, et j’attache à ce titre une pension
(_una mesata_) qui vous permettra de le soutenir honorablement[45]. Dès
ce jour, vous faites donc partie intégrante de la noblesse vénitienne,
à laquelle vous teniez déjà par votre naissance, et il importe que vous
sachiez quels devoirs cette nouvelle qualité vous impose.

«De toutes les aristocraties de l’Europe, l’aristocratie vénitienne
est la seule qui ne soit pas le résultat de la conquête. Comme le
patriciat romain, auquel on l’a souvent comparée, elle est sortie des
entrailles mêmes de la société dont elle dirige la destinée. C’est là
ce qui fait sa force et la légitimité de sa domination. Ai-je besoin de
vous rappeler à quelles circonstances malheureuses cette ville, qui est
un miracle de l’industrie humaine, doit sa naissance? Qui ne sait que
lorsque des flots de Barbares se ruèrent comme des chiens à la curée
sur les débris de l’empire romain, de pauvres pêcheurs vinrent chercher
un refuge sur les îlots de l’Adriatique? Ils y étaient à peine établis
qu’ils éprouvèrent le besoin d’une police qui fut d’abord aussi simple
que leur association, et dont le premier devoir était de sauvegarder
leur indépendance. C’est de ces premiers magistrats librement élus par
les intéressés sous la pression de la nécessité, ce grand instituteur
des sociétés humaines, que descend la noblesse vénitienne. Rome a eu
à peu près la même origine. Vous apprendrez par l’histoire quelles
vicissitudes eut à traverser la république naissante, les discordes
civiles et les événements extérieurs qui modifièrent successivement ses
institutions. Ce que je puis vous affirmer, c’est que, le dernier jour
du mois de février de l’année 1297, où le gouvernement de Venise, ne
voulant plus être à la merci des flux et reflux d’un peuple turbulent,
ferma le grand conseil et limita le nombre de ceux qui devaient
participer à la souveraineté, ce jour-là la république de Saint-Marc
accomplit une révolution qui la sauva de sa ruine et lui donna la
force d’étendre sa domination sur l’Italie. La _serrata_ du grand
conseil est dans l’histoire des institutions de Venise ce que sont les
_murazzi_ qui empêchent l’Adriatique d’ensabler nos lagunes. A partir
de cette époque mémorable, Venise, débarrassée des soucis domestiques
qui entravaient son action, sortant de ce vaste chaos d’éléments confus
et de passions atroces qu’on appelle le moyen âge, s’éleva au premier
rang des nations politiques et offrit à l’Europe moderne le premier
exemple d’une société régulière gouvernée par des lois sages et des
pouvoirs non contestés. Aussi, pendant que l’Italie était la proie des
étrangers attirés dans son sein par la jalousie des factions, pendant
que Milan, Gênes, Pise, Florence, Naples et Rome même, succombaient
tour à tour sous le joug des Allemands, des Français et des Espagnols
qui venaient au secours de leurs partisans, au milieu de cette
anarchie de républiques éphémères et de monstrueux petits tyrans qui
s’entr’égorgeaient, Venise, forte par sa position, par la stabilité de
ses institutions où l’unité du pouvoir exécutif se combinait avec la
liberté des corps délibérants, fixait tous les regards, était le refuge
de tous les proscrits, et, comme Sparte jadis au milieu des révolutions
incessantes de la démocratie grecque, elle excitait l’admiration
des philosophes et des hommes d’État. L’inscription que vous voyez
au-dessus de cette bibliothèque, ajouta le sénateur en montrant du
doigt les vers latins que nous avons cités plus haut, n’est qu’un
faible témoignage de la justice qu’on s’est toujours plu à rendre à la
gloire de notre patrie. Dante, Pétrarque, Boccace, le Tasse, qui nous
appartient par la naissance de son père et la protection qu’il a reçue
de la famille Badoer, Machiavel, Galilée, les poëtes et les artistes
des peuples étrangers, ont tous considéré Venise comme la société qui
satisfaisait le plus la raison humaine, comme le foyer de civilisation
qui répondait le mieux à l’idéal qu’ils avaient conçu. On pourrait
appliquer à Venise tout entière ces paroles de Pétrarque à propos de la
place Saint-Marc: _Cui nescio an terrarum orbis parem habeat_.

«Eh bien! jeune homme, reprit le père de Beata en redressant sa tête
sexagénaire, tout cela est l’œuvre de l’aristocratie. C’est vainement
qu’on chercherait à nier son influence sur cette société, qu’elle
a faite à son image; on la trouve gravée sur tous les monuments,
et, comme dit le Psalmiste, les cieux racontent sa gloire. Ce n’est
pas seulement dans les armes, dans les fonctions publiques, dans la
magistrature et dans les ambassades, que la noblesse vénitienne s’est
distinguée, mais dans tous les ordres des connaissances humaines.
Cette bibliothèque renferme des témoignages non moins éclatants de
sa grandeur que les annales de la république, et justifie ces belles
paroles de mon ami Marco Foscarini dans son _Histoire de la Littérature
vénitienne: Appunto dalle nobile famiglie_, dit-il, _uscirono i
migliori lumi della nostra litteratura, e non solo in una, ma in
tutte le facoltà_[46]. En cela, la noblesse vénitienne, qui est la
plus ancienne de l’Europe, soit par la date de son avènement dans
l’histoire moderne, soit par la prétention qu’affichent plusieurs de
nos grandes familles, telles que les Justiniani, les Venier et les
Marcello, de faire remonter leur origine jusqu’à l’empire romain, la
noblesse vénitienne est aussi la première aristocratie du monde, parce
qu’elle a toujours marché à la tête de la nation. Le patriciat romain,
dans sa grandeur un peu sauvage, dédaignait toute autre illustration
que celle des armes, de la magistrature, de la religion et de la
parole, l’instrument de sa domination, et ce n’est guère que sous les
empereurs qu’il se mit à pratiquer les lettres, dont il avait abandonné
jusqu’alors la culture à des rhéteurs grecs et à des affranchis, qui
l’amusaient comme des histrions. L’aristocratie vénitienne, qui a eu
ses Catons, ses Régulus, ses Scipions et ses Pompées, mais qui a su
prévenir l’éclosion des Syllas et des Césars, a toujours concilié les
lumières de l’esprit avec la force de caractère qu’exige l’exercice
du pouvoir, et il n’y a pas d’exemple dans l’histoire de notre patrie
d’un barbare comme Marius parvenant aux plus hautes charges de la
république. Les princes et les barons qui forment l’aristocratie des
autres nations de l’Europe ne sont que des instruments de la force,
les représentants attardés de la féodalité, déjà à moitié vaincus par
le clergé, par les juristes et les lettrés, qui ont suivi le mouvement
de l’esprit humain. L’aristocratie de Venise, expression toujours
vivante des besoins de la société, ne s’est jamais laissé dépasser et a
toujours légitimé son droit à la souveraineté par la supériorité de ses
vertus, de ses lumières et de son dévouement à la patrie. Comme l’a dit
Paruta, un de nos plus grands publicistes, _la nobiltà veneziana_ est
la seule au monde dont l’élévation morale, la prudence et la sagacité
politiques, unies aux connaissances, à l’urbanité des goûts et des
manières, justifient ce beau titre de _nobilitas_, qui est synonyme de
civilisation.

«Mon enfant, l’expérience de la vie et l’histoire, quand vous pourrez
la consulter avec fruit, vous apprendront que le monde a toujours
été gouverné par des minorités. Quoi qu’on fasse, quelles que soient
les chimères dont se bercent aujourd’hui les factieux et les faiseurs
de systèmes, la foule, toujours absorbée par les travaux que lui
imposent ses besoins de chaque jour, n’aura jamais assez de loisirs et
d’indépendance d’esprit pour s’élever à la hauteur de la politique des
États. Heureuses les nations qui renferment dans leur sein des classes
supérieures consacrées par le temps et les services rendus! Partout
où ces classes, plus ou moins nombreuses, plus ou moins privilégiées,
qui représentent la tradition, c’est-à-dire la conscience des corps
politiques, n’existent pas, la foule besoigneuse, livrée à la mobilité
de ses instincts, est bientôt la proie d’un despote ou d’un conquérant.
Voyez la Grèce et ses fragiles démocraties tombant sous le joug de
Philippe, d’Alexandre et de ses successeurs, pour devenir ensuite une
province, une sorte de hochet de la grandeur romaine! Et cette Rome
si fière et si forte, qu’est-elle devenue, à son tour, après la chute
de son patriciat? Elle a donné le jour à une succession de monstres
qui ont effrayé l’humanité et soulevé contre ce colosse d’iniquités la
justice du genre humain. Le christianisme, pour avoir adouci le fond de
notre nature par une morale plus parfaite, n’a pu détruire les passions
qui nous agitent et les conséquences qui en résultent. L’Église a eu
ses Borgia; l’Italie, comme la Grèce, a eu des révolutions incessantes
qui l’ont conduite à sa perte, et nous voyons aujourd’hui la France en
proie à des convulsions qui menacent le repos du monde. L’Angleterre
est, après Venise, le seul pays de l’Europe où une aristocratie forte
préside aux destinées de la nation et lui conserve son indépendance et
sa liberté. Je ne me fais aucune illusion sur les dangers qui menacent
ma patrie; tu sais, abbé, qu’il y a longtemps que je suis préoccupé
des funestes doctrines qui agitent les esprits, et dont la France est
déjà la victime. Je dirai avec un grand citoyen qui a voulu sauver la
république romaine contre les démocrates de son temps: _Mihi nihil
unquam populare placuit_! Et il avait bien raison de craindre le règne
populaire, cet éloquent défenseur du patriciat et de la liberté, deux
choses qui sont toujours inséparables, puisqu’il devait payer de sa
tête l’honneur d’avoir prévu et combattu l’avénement du _magnanime
Auguste_, comme le qualifient les lâches sophistes aux gages des
Césars. Quelle que soit l’issue de la lutte où l’esprit humain est
engagé, la noblesse vénitienne aura fait son devoir. Si les passions
aveugles qu’on suscite contre sa domination légitime triomphent, elle
entraînera dans sa chute la république qu’elle a fondée, et qui, depuis
quatorze cents ans qu’elle existe, n’a pas vu un étranger troubler
l’eau de ses lagunes.

«Dans quelques jours, ajouta le sénateur en se tournant vers Lorenzo,
vous partirez pour Padoue. Vous y achèverez vos études et prendrez
vos degrés universitaires, complément indispensable à l’éducation
d’un noble vénitien. Rappelez-vous seulement que les lettres doivent
servir d’ornement à l’esprit, de nourriture à l’âme, pour l’aider à
supporter dignement les épreuves de la vie, mais ne jamais devenir une
profession. Elles vous serviront à bien remplir les emplois que la
république pourra vous confier, mais il ne convient pas qu’un homme
destiné au commandement fasse étalage de prétentions littéraires. Vous
pourrez écrire des rapports comme ceux de nos ambassadeurs, qui sont
des modèles d’observation et de sagacité politique, élucider quelques
points de droit et d’administration publique, aborder même l’histoire,
si vos connaissances vous le permettent, ou bien vous élever à des
considérations d’un ordre supérieur ayant pour objet la morale, la
religion (mais non pas la théologie), ou la police des États. Toutefois
gardez-vous des vaines spéculations dont on est si prodigue dans ce
temps-ci; tenez-vous toujours près des faits positifs, qui sont plus
compliqués et plus difficiles à comprendre que ne se l’imaginent les
inventeurs de systèmes. La vie est un roman bien autrement incidenté
que les fictions des poëtes! Puisque vous appartenez à cette minorité
intelligente et libre contre laquelle s’élèvent tant de clameurs, ayez
le courage d’en défendre les intérêts et d’en remplir les devoirs,
dont le premier de tous est de se dévouer au bien de l’État. Ce que
je fais aujourd’hui pour vous est bien moins de ma part un acte de
générosité banal qu’un service que je crois rendre à mon pays en lui
procurant un serviteur fidèle, plus jeune que moi. Dans tous les temps,
l’aristocratie vénitienne a eu la sage prévoyance de réparer ses forces
appauvries en s’infusant un sang plus généreux. Vous trouverez dans les
annales de ma famille plus d’un exemple de pareilles adoptions, qui
ont accru son influence dans la république. Aussi je ne saurais trop
vous recommander d’étudier à fond l’histoire de notre pays et de vous
pénétrer de l’esprit de la noblesse vénitienne, dont le patriotisme a
toujours été la vertu dominante. Elle a tout subordonné au salut de
l’État, jusqu’à la religion, comme vous pouvez vous en convaincre par
ce proverbe, qui résume sa politique:

  Siamo Veneziani, e poi cristiani.»

Après cette exhortation, prononcée d’une voix grave, le sénateur se
leva et dit à Beata: «Ma fille, donnez la main au chevalier Sarti.»

Étourdie par ces paroles qui semblaient sanctionner le choix de son
cœur, Beata s’avança un peu gauchement vers Lorenzo et lui tendit
la main avec une cordialité affectueuse accompagnée d’un sourire
enchanteur.

  Addio, campagne amene,
  Dove già lieto pascolai l’agnelle!

répéta l’abbé Zamaria, presque en colère.

«Que chantes-tu là, l’abbé? dit le sénateur.

—Je dis que la musique s’en va à tous les diables, et que je ne me
doutais guère que depuis six ans j’élevais un diplomate.

—Il cultivera la musique pour son plaisir, répondit le sénateur.
Marcello était un grand seigneur de Venise, ce qui ne l’a pas empêché
de devenir un compositeur de génie.» Puis le père de Beata se tourna
vers le camériste Bernabo, qu’il venait de sonner: «Faites monter ma
maison,» lui dit-il.

Les domestiques des deux sexes ayant obéi à l’ordre qu’ils avaient
reçu, le sénateur, prenant Lorenzo par la main, leur adressa ces
quelques mots: «Je vous présente le chevalier Sarti, que je vous
ordonne de considérer comme un membre de ma famille. Allez, _mon fils_,
ajouta-t-il ensuite, les yeux fixés sur Lorenzo, car ce titre vous
appartient désormais.»

Cette scène extraordinaire, que rien n’avait annoncée, dont Lorenzo ni
Beata ne pouvaient prévoir le dénoûment, produisit sur eux et sur tous
les assistants la plus grande surprise. Lorenzo était comme enivré de
ce qu’il venait d’entendre. Il interrogeait des yeux l’abbé Zamaria,
pour savoir quel sens il devait attacher à ces dernières paroles du
sénateur: _Allez, mon fils, car ce titre vous appartient désormais_.
Serait-il possible que le père de Beata, ayant deviné le secret de sa
fille, voulût approuver une alliance si disproportionnée sous tous les
rapports? Ou bien, par ces paroles affectueuses, le sénateur n’avait-il
entendu exprimer qu’un degré plus intime de parenté intellectuelle,
une adoption purement politique, sans vouloir confondre la destinée
de Lorenzo Sarti avec celle de l’une des plus illustres familles de
Venise? Le doute était au moins permis, et Beata elle-même, au milieu
du ravissement qu’elle venait d’éprouver, hésitait à croire que le nœud
de sa vie pût se délier d’une manière aussi heureuse. Cependant tout
le monde dans la maison était à peu près convaincu que Lorenzo n’était
devenu le chevalier Sarti que pour s’élever encore plus haut dans
l’estime et l’affection du sénateur, qui n’était pas homme à dévoiler
brusquement le fond de sa pensée. Dès lors une plus grande liberté
s’établit dans les relations de Lorenzo et de Beata, qui se crut au
moins autorisée à ne pas mettre autant de réserve dans la manifestation
de ses vrais sentiments. Le chevalier Sarti fut présenté successivement
à tous les membres de la famille, introduit avec plus de cérémonie
dans les maisons amies, chez les Grimani, les Dolfin et les Badoer. On
écrivit à Cadolce, au saint oncle de Beata, et celui-ci approuva de
tout son cœur cette ascension de son cher Lorenzo dans la hiérarchie
sociale, qui fît aussi la joie et le bonheur de Catarina Sarti.

Il y eut à la suite de celle journée, dans la vie de Lorenzo et de
Beata, quelques heures de cette félicité suprême que doivent goûter
les âmes qui ont franchi sans remords la rive éternelle. Tout souriait
à leurs vœux. Ils se voyaient sans contrainte; les domestiques,
l’abbé Zamaria, le sénateur, les amis, Dieu et les hommes, semblaient
approuver une union si charmante. Ils allaient ensemble dans les
cercles, aux théâtres, aux concerts, et partout ils rencontraient des
visages joyeux qui paraissaient prendre part à la fête de leurs cœurs.
L’idée du prochain départ de Lorenzo pour Padoue venait bien obscurcir
un peu l’horizon qui s’ouvrait devant eux; mais l’espoir qu’après une
absence dont on ne fixait pas la durée, ils seraient unis pour ne
jamais se quitter, dissipait ces légers nuages et gonflait la voile
qui les menait au bonheur entrevu. Le chevalier Grimani lui-même avait
accueilli Lorenzo avec bonne grâce, et ne paraissait ni surpris ni
inquiet de la nouvelle position qu’on lui avait faite dans la famille
Zeno. Il n’était pas moins empressé auprès de Beata, et sa contenance
ne trahissait aucun embarras.

Parmi les étrangers qui affluaient alors à Venise, les uns attirés par
le plaisir, les autres par les événements politiques qui préoccupaient
l’Europe et particulièrement les puissances de l’Italie, on remarquait
surtout un grand nombre d’émigrés français. La révolution de 1789,
qui, aux yeux de quelques rares philosophes et hommes d’État comme
Marco Zeno, était l’événement le plus considérable survenu en Europe
depuis la réforme de Luther, ne semblait à cette foule étourdie qu’une
fièvre passagère qui devait avoir son cours et qui s’arrêterait bientôt
devant les remèdes énergiques qu’on se disposait à lui administrer.
Les émigrés, pleins de confiance dans l’avenir, et qui s’attendaient
d’un jour à l’autre à rentrer en vainqueurs dans leur pays, qu’ils
avaient quitté comme pour un voyage d’agrément, dépensaient à Venise
le peu d’argent qu’ils avaient encore et leurs dernières illusions.
L’aristocratie vénitienne les avait accueillis avec empressement, et
les lois politiques qui défendaient aux nobles de recevoir dans leurs
palais et de fréquenter des étrangers avaient dû fléchir devant des
intérêts de caste qui se confondaient avec ceux de l’ordre social
menacé par les idées nouvelles. Aussi jamais Venise n’avait été plus
gaie; jamais ses _casini_, ses théâtres, ses canaux et la place
Saint-Marc, n’avaient retenti d’acclamations plus bruyantes, n’avaient
caché de voluptés plus exquises et de rêves plus enivrants. Lorsque
Beata et Lorenzo, dans la gondole du sénateur, qui les admettait
tous deux en sa présence, comme s’il eût voulu fêter l’avénement du
chevalier Sarti dans les hautes sphères de la vie sociale, descendaient
le Grand-Canal par une nuit éclatante, suivis de barques chargées
de musiciens dont les rhythmes, les mélodies et les joyeux accords
s’exhalaient dans l’espace et les sinuosités voisines, il n’est pas
de parole humaine qui pût exprimer la béatitude qu’ils éprouvaient.
Lorenzo ne pouvait détourner ses yeux de ceux de Beata, dont le noble
maintien était plus expansif désormais, et laissait entrevoir au fond
de son âme, ainsi que dans une source pure, l’amour s’épanouissant
comme une fleur d’espérance. O jeunesse, amour qui en féconde les
nobles instincts, poésie qui s’en dégage et monte à l’esprit comme
une essence généreuse, vous êtes la triple manifestation d’une seule
et même vérité, le principe de toute inspiration et de toute grandeur
morale! Heureux celui qui n’a point oublié les rêves de l’âge d’or!
mille fois heureux l’homme qui, sous des cheveux blanchis, entend
encore vibrer au fond de son cœur la voix d’un premier amour! Le
chevalier Sarti sera toute sa vie un grand et sérieux enfant, et
lorsqu’il rencontrera sur sa route douloureuse cette femme qu’il nomme
Frédérique, il croira se réveiller d’un long sommeil et voir se relever
devant lui l’image des jours fortunés!

Le sénateur Zeno, qui ne s’occupait jamais de ce qui se passait
dans l’intérieur de son palais, et qui laissait à Beata une entière
liberté dans l’ordonnance de ses plaisirs domestiques, manifesta la
volonté de donner un grand dîner pour lequel il fixa lui-même la
liste des invités. Les Grimani, les Dolfin, les Badoer, les Mocenigo
et les divers membres de sa propre famille, au nombre de soixante
personnes, furent réunis dans une magnifique salle à manger qui
était, après la bibliothèque, la pièce la plus remarquable du palais.
Dessinée dans le goût somptueux de la Renaissance, elle était si
spacieuse, qu’elle aurait pu contenir aisément deux cents convives.
Des crédences sculptées avec un art infini, remplies d’argenterie, de
vaisselle, des porcelaines et des cristaux les plus rares, formaient
quatre grands panneaux d’une élévation moyenne, au-dessus desquels
étaient rangés un grand nombre de portraits de famille. Celui du doge
Renier Zeno, qui avait régné de 1252 à 1268, et sous le gouvernement
duquel fut construit le premier pont du Rialto, qui était d’abord en
bois, occupait la place d’honneur. On l’attribuait à Jean Bellini,
qui l’aurait peint d’après une esquisse remontant au XIII^e siècle.
C’était une figure longue, osseuse et froide, d’une expression noble et
sévère, justifiant le jugement porté par l’histoire sur ce prince qui
vit éclater la première guerre des Vénitiens contre les Génois: _Uomo
molto accorto e esercitato nei maneggi della republica_ (homme avisé
et très-entendu dans le gouvernement de la république). Sur le panneau
opposé, en face du doge, était le portrait de Charles Zeno, le héros
de la famille, l’un des personnages les plus curieux de l’histoire
de Venise, qui sauva la république, en 1380, contre les Génois, qui
assiégeaient Chiozza. Venaient ensuite des procurateurs, plusieurs
ambassadeurs, le portrait de ce cardinal Zeno dont le tombeau occupe
une chapelle particulière dans la basilique Saint-Marc, et celui de
plusieurs femmes, parmi lesquelles on remarquait la mère de Beata,
d’une beauté frappante.

Lorenzo fut présenté à la compagnie par le sénateur, et chacun
s’empressa d’accueillir le chevalier Sarti comme un membre de la
famille Zeno, et comme un égal dans cette minorité choisie de la
société européenne. Il y avait parmi les convives quatre émigrés
français: un marquis de La Rochenoire, de la province du Vivarais,
homme fier et tout imbu des préjugés de sa caste; le comte de Narbal,
esprit éclairé et sage qui ne partageait aucune des illusions de ses
compagnons d’infortune, et qui subissait, en gémissant, un exil qu’il
s’était imposé par devoir; le baron de Laporte, d’un caractère aimable
et futile, effleurant toutes choses sans pouvoir se fixer sur rien,
aimant les arts et la petite littérature de son temps; enfin le vicomte
de Toussaint, jeune homme d’un ridicule parfait, ignorant et hâbleur,
bravache et poltron, qui, après s’être avisé de tournoyer autour
de Beata, avait été renvoyé par un regard foudroyant à son blason,
aussi équivoque que ses mœurs. Dans ce dîner, où la magnificence du
service répondait aux habitudes fastueuses et hospitalières de la
noblesse vénitienne, dont Marco Zeno avait tant à cœur de conserver les
traditions, la conversation, d’abord languissante et gênée à cause de
la présence des émigrés français, finit par se fixer sur un incident
du jour qui préoccupait tous les esprits. La maison de l’ambassadeur
de Venise à Paris, Alviso Pisani, venait d’être envahie par le peuple.
L’ambassadeur avait reçu de la république l’ordre de quitter la France
et de se rendre en Angleterre sans bruit et sans protestations, pour ne
pas rompre les relations diplomatiques des deux pays.

«C’est une lâcheté, dit François Pesaro qui était au nombre des
convives, et dont la tête forte et le visage anguleux révélaient la
ténacité du caractère. Ce n’est point ainsi que se seraient conduits
nos pères avec un peuple de gueux, de _malcalzoni_.

—Nos pères étaient forts et nous sommes faibles, répondit Antonio
Cappello, dont la sagacité avait si bien apprécié la révolution de
1789, qu’il avait vue commencer à Paris, où il était ambassadeur de
Venise. Sa figure fine et triste trahissait les appréhensions de son
âme sur le sort de son pays.

—Nous sommes faibles parce que nous sommes irrésolus, répondit le père
du chevalier Grimani, qui partageait les opinions de Marco Zeno sur la
politique intérieure de la république. Le gouvernement de la seigneurie
veut appliquer à une situation nouvelle des principes de prudence qui
ne tromperont personne, et qui ont pu avoir leur efficacité lorsque
les puissances de l’Europe se reconnaissaient solidaires d’une
civilisation commune qui formait la base de leurs alliances. Ce qui
se passe en France, les troubles qui agitent ce pays, les questions
qu’on y soulève, les hommes audacieux qui s’y produisent et dont les
noms étaient complétement ignorés il y a quelques années, tout cela me
donne à penser que nous sommes à la veille d’immenses dangers qu’on ne
surmontera qu’avec du courage et de grands sacrifices.

—Tranquillisez-vous, excellence, s’écria le marquis de La Rochenoire
d’un ton superbe, nous irons bientôt châtier les rebelles et rétablir
la monarchie sur ses bases séculaires. Nous sauverons le roi malgré
lui, nous remettrons le faible Louis XVI en possession de toute
l’autorité que lui ont transmise ses aïeux, et dont il s’est laissé
dépouiller.

—Je le désire plus que je n’ose l’espérer, répliqua le comte de Narbal
d’une voix calme. Je crois, monsieur le marquis, que vous vous faites
illusion sur l’état de notre pays, et que, pussiez-vous réussir par la
force à replacer la monarchie française sur ses vieux fondements, vous
auriez encore à lutter contre les idées qui en ont amené la chute.

—Mais ces idées sont l’œuvre des Jacobins, répondit le marquis avec
emportement. En chassant à coups de cravache ce ramassis de clubistes
et d’écrivassiers impudents, la noblesse reprendra la place qui lui
appartient dans l’État, dont elle est le plus ferme appui.

—Le marquis a raison, dit le vicomte de Toussaint de sa petite voix de
fausset aigre, organe aussi frêle que son esprit; il faut traiter ces
coquins comme Louis XIV a traité ces messieurs de la religion prétendue
réformée. La noblesse française, qui est la plus illustre du monde, car
elle a donné des rois à une partie de l’Europe et même à Venise, si je
ne me trompe, rentrera l’épée à la main dans ce grand et beau pays de
France qu’elle a conquis jadis par son courage.»

Un moment de silence suivit cette estocade du jeune émigré, qui fit
sourire les nobles convives et mit fort mal à l’aise le comte de Narbal.

«Monsieur le vicomte voudrait-il nous dire dans quelle histoire
particulière il a trouvé que la république de Venise avait eu besoin
de demander à la France des chefs pour la gouverner? dit le savant
Mocenigo avec une feinte bonhomie qui cachait autant de finesse que
de vrai savoir. Nous étions convaincus jusqu’ici par nos annales que
Venise, encore au berceau de sa grandeur, sut résister aussi bien à
la domination de Charlemagne qu’à celle de son fils Pépin, roi des
Lombards, dont elle repoussa les attaques et incendia la flotte, au
commencement du IX^e siècle. Monsieur le vicomte a interverti les
rôles: il a sans doute voulu dire que la république de Venise, qui
est le premier corps politique formé en Europe depuis la chute de
l’empire romain, a presque toujours eu de bonnes relations avec la
couronne de France. Notre politique, qui n’a jamais été, comme chez
vous, un caprice de prince, mais le fruit de la sagesse et de la
nature des choses, nous a fait souvent rechercher l’alliance de la
France, et quelquefois aussi nous a imposé le devoir de combattre son
ambition. Puisque l’histoire vous est si familière, continua Mocenigo
avec cette ironie froide et polie qui caractérisait la plupart des
grands seigneurs vénitiens, vous devez avoir lu dans Villehardouin,
votre premier historien, comment, sans le concours de notre marine,
les puissants barons de France n’auraient pas entrepris la conquête de
Constantinople, qu’ils n’ont pas su garder. Un autre de vos historiens,
Philippe de Commines, a dû vous apprendre également que le gouvernement
de Venise, dont il parle avec une admiration intelligente, n’avait pas
voulu se laisser entraîner à la remorque d’un roi aussi aventureux que
votre Charles VIII. Enfin, monsieur le vicomte, si Venise a consenti à
donner une de ses filles à un membre de la maison de Lusignan, comme
elle a sanctionné plus tard l’alliance de Bianca Cappello avec le
grand-duc de Toscane; si elle a reçu avec éclat le roi de France Henri
III, dont elle a inscrit le nom sur son livre d’or; si elle a échappé à
la ligue de Cambrai, formée contre elle par le roi Louis XII, donné des
marques de sa munificence à Louis XIV en lui envoyant un des meilleurs
tableaux de Paul Véronèse[47]; si enfin elle a tout récemment accueilli
un des descendants fugitifs de ce prince, vous m’accorderez que ce sont
là des actes politiques d’une puissance qui a toujours été maîtresse
de sa destinée, et qui n’a jamais trouvé chez la France qu’ingratitude
et souvent même hostilité, pour prix d’une pareille conduite. Un de
nos ambassadeurs près du roi de France Henri II, Giovanni Soranzo,
terminait une de ses dépêches par ces paroles dont les événements qui
s’accomplissent aujourd’hui dans votre patrie, monsieur le vicomte,
justifient la justesse: _È il proprio del Francese il pensar poco_.

—Vous êtes cruel, monsieur, et vous profitez de vos avantages en
politique plus habile que généreux, dit le comte de Narbal en souriant.
Toutefois permettez-moi de vous dire que ce qui se passe actuellement
dans mon pays est bien moins une révolution locale, comme celles qui
ont eu lieu depuis l’origine de la monarchie, qu’une évolution de
l’esprit humain qui pourrait bien intéresser toutes les puissances
de l’Europe. Ce n’est ni Voltaire ni Rousseau, comme le croient tant
d’imbéciles, qui ont amené la crise formidable où nous sommes engagés,
et dont je n’espère pas voir la fin. Ces deux grands philosophes n’ont
été que les instruments du destin, ou, si vous aimez mieux, de la
logique des idées. N’est-ce pas ainsi que, dans les arts et dans les
lettres, lorsqu’une révolution est imminente dans les goûts du public,
il se présente toujours un grand artiste pour l’accomplir?

—C’est parfait, s’écria l’abbé Zamaria, et cela est vrai surtout de
l’art musical, dont l’histoire de Venise offre plus d’un exemple.

—Est-ce que Venise possède une musique particulière? dit M. de Laporte
en s’adressant à l’abbé Zamaria.

—Comment, si Venise possède une musique particulière! répondit l’abbé
avec étonnement. Je pourrais vous répondre comme ce prêtre égyptien
à je ne sais plus quel philosophe grec: «Vous autres Français, vous
êtes toujours jeunes, parce que vous ignorez tout ce qui se passe
hors de votre pays et de votre génération. Vivant au jour le jour,
tout vous étonne, tout zéphyr vous agite.» Sans vouloir vous rappeler
que les poëtes, les peintres et les architectes italiens ont été vos
instituteurs, qu’il me suffise de vous apprendre que les premiers
opéras italiens qui ont été représentés à la cour de France pendant
la minorité de Louis XIV étaient d’un compositeur vénitien, François
Cavalli, dont vous pouvez voir le tombeau dans l’église de _San
Geminiano_, où se trouve aussi celui de Lotti.

—Je vous demande, monsieur l’abbé, répliqua M. de Laporte, qui était
après tout un homme d’esprit, si la musique vénitienne se distingue
fortement de la musique italienne proprement dite.

—Ah! ceci est différent, répondit l’abbé. La question est même
très-subtile, et ce n’est pas la première fois qu’on me l’adresse.
Pour y répondre convenablement, il me faudrait entrer dans des détails
qui seraient ici hors de propos. Ce que je puis vous affirmer, c’est
que le génie vénitien n’a pas plus failli à l’art musical qu’à aucune
manifestation du beau.

—Il serait cependant intéressant de connaître, dit Girolamo Dolfin,
dilettante distingué, en quoi nos illustres compositeurs Galuppi,
Marcello, Lotti, Caldara et Cavalli, se distinguent des autres
musiciens de l’Italie, et surtout des maîtres de l’école napolitaine.

—Signor Girolamo, répondit l’abbé, le sujet est plus difficile à
traiter que vous ne le supposez. On ne peut parler convenablement de
la musique vénitienne sans toucher à l’histoire fort embrouillée de la
musique moderne.

—Si cela intéresse la gloire de notre pays, dit le sénateur Zeno, nous
t’écouterions avec plaisir.

—On ne sait presque rien d’un art qu’a illustré Benedetto Marcello,
remarqua le chevalier Grimani.

—Si Vos Excellences le désirent, répondit l’abbé, j’essayerai de fixer
quelques idées; mais j’avertis la noble compagnie que, pour raconter
les vicissitudes de l’art musical à Venise, qui ne sont pas sans avoir
beaucoup d’analogie avec celles qu’a subies notre école de peinture, et
qui se rattachent plus qu’on ne croit aux péripéties de la civilisation
italienne, j’ai besoin de quelques jours de recueillement et de
beaucoup d’indulgence.

—Nous t’accordons tout ce que tu demandes, répondit le père de Beata.
Je ne suis pas fâché que tu prouves devant ces nobles étrangers
qu’aucune branche des connaissances humaines n’a été négligée dans
notre patrie.

—Oh! ce sera charmant, dit la belle Badoer, et je retiens ma place
d’avance.

—Nous la retenons tous,» répondit le comte de Narbal.

Le dîner s’acheva au milieu d’une causerie bruyante, traversée de
courants divers qui laissaient à chaque convive la liberté de choisir
l’interlocuteur préféré. Lorenzo, qui se trouvait à côté du comte de
Narbal, se sentit attiré vers cet esprit sage et ferme qui, avec plus
d’expérience que ne pouvait en avoir le jeune Vénitien, avait exprimé
des sentiments politiques assez en accord avec les aspirations de ce
caractère passionné, dont l’amour enchaînait les instincts.

Le bruit se répandit bientôt à Venise qu’une brillante _conversazione_
devait avoir lieu au palais Zeno. On disait que l’abbé Zamaria,
provoqué par les railleries de quelques émigrés français, avait
pris l’engagement de prouver que Venise avait eu des institutions
musicales qui ne le cédaient en rien à celles des autres États de
l’Italie. L’esprit et le savoir de l’abbé, la nature du sujet qu’il
avait à traiter, excitèrent au plus haut degré la curiosité publique.
Tout le monde voulut assister à une réunion qui avait pour objet de
glorifier le sentiment national, d’autant plus vivace qu’on avait
conscience de la situation périlleuse où se trouvait la république.
Les invitations furent très-nombreuses, et jamais on ne vit dans un
palais de Venise une réunion plus imposante, composée d’éléments
aussi divers. Indépendamment des convives qui avaient inspiré l’idée
de cette fête, on y avait admis tous les étrangers de distinction,
les familles illustres, les poëtes, les savants, les artistes et les
beaux esprits qui remplissaient alors cette ville, centre lumineux des
plus étourdissantes folies. Bertoni, Furlanetto, l’abbé Sabbattini,
maître de chapelle à Saint-Antoine de Padoue, où il avait succédé au
P. Valotti; Guadagni, Pacchiarotti s’y trouvaient, ainsi que Canova,
Gritti, Buratti, Gozzi, et Alfieri, arrivé à Venise depuis quelques
jours. La Vicentina avait trouvé le moyen de se faire inviter aussi
par l’abbé Zamaria avec Grotto et Zustiniani. Le départ de Lorenzo fut
retardé et remis après la fête, qui semblait avoir été organisée tout
exprès pour mettre le comble à la félicité des deux amants.



VII

LA MUSIQUE DE VENISE.


Rien n’était changé dans la situation des deux amants. Depuis que
le sénateur Zeno avait reconnu Lorenzo comme un membre de sa propre
famille, sans trop spécifier le caractère de cette adoption inattendue,
le chevalier Sarti était devenu aux yeux de tout le monde une sorte
de personnage qui n’en était encore qu’aux premières faveurs de
sa fortune. Aussi Lorenzo et Beata se voyaient-ils presque sans
contrainte, et savouraient ces délices de l’espérance, qui valent
souvent mieux que la possession du bonheur entrevu. Sans avoir échangé
entre eux aucune parole significative, ils s’entendaient et n’osaient
interrompre ce silence éloquent qu’impose le véritable amour. La
veille du jour où devait avoir lieu la grande réunion qui forme le
sujet de ce chapitre, Beata et Lorenzo avaient dîné ensemble chez
les Grimani avec Hélène Badoer. Le soir, ils allèrent au théâtre
San-Samuel avec le sénateur Zeno et le chevalier Grimani. On donnait
une de ces pièces de la vieille comédie italienne, où l’imagination
féerique de l’Orient se combinait avec la peinture des sentiments.
Ce genre tout particulier, dans lequel l’improvisation du comédien
joue un rôle non moins important que celle du virtuose dans les opéras
italiens de la même époque, avait résisté à la réforme de Goldoni,
et conservait toujours un grand attrait pour le public vénitien. La
pièce était intitulée: _Lesbina o la Principessa innamorata_, «Lesbine
ou la princesse amoureuse,» et la scène se passait dans un temps
et dans un pays inconnus des historiens et des géographes. C’était
l’œuvre d’un imitateur de Charles Gozzi, dont les _fiabe_ charmantes
étaient aussi puisées à la grande source des légendes populaires.
Lesbina, fille unique d’un roi puissant, s’était éprise d’amour pour
Leandro, chevalier accompli, mais pauvre, qui servait dans les gardes
de son père. Lorsque les gardes du roi Pamphile, précédés de joyeuses
fanfares, passaient à l’heure de midi devant le palais, la princesse
était toujours accoudée au balcon de marbre pour voir Leandro, dont le
bel uniforme et l’aigrette d’or qui se balançait sur sa tête l’avaient
séduite plus encore que sa bravoure éprouvée.

Un jour, Lesbina laissa tomber de son balcon un bouquet des fleurs
les plus rares, que Leandro s’empressa de ramasser et de porter à la
princesse. Celle-ci détacha une fleur de ce bouquet, et l’offrit au
chevalier courtois en lui disant: «Conservez-la en souvenir de moi
et de ce jour fortuné, où nos cœurs se sont entendus. Tant que vous
resterez fidèle à ce souvenir, la fleur que je vous donne gardera sa
fraîcheur, mais elle se flétrira aussitôt que vous m’aurez oubliée,
ou que vous changerez de sentiment.» Leandro partit bientôt pour la
guerre lointaine. Il vit des cieux nouveaux et des princesses plus
jeunes et plus belles que ne l’était Lesbina. Son cœur ambitieux, et
fragile aux séductions de la volupté, s’oublia; il fut infidèle, et
la fleur perdit son éclat printanier. Lesbina attendait le retour
de son cher Leandro. Des mois et des années s’étaient écoulés depuis
son départ, sans qu’on eût reçu de ses nouvelles. Toujours accoudée
au balcon de marbre, elle plongeait son regard dans l’horizon d’azur,
et demandait aux passants d’une voix plaintive: «Ne voyez-vous rien
venir? n’apercevez-vous pas au loin, dans un tourbillon lumineux, un
beau cavalier portant une aigrette d’or?—Non, non, répondaient les
passants: on ne voit que l’espace infini, on n’entend que le bruit du
jour qui expire.» Enfin, perdant l’espérance de revoir jamais celui qui
avait emporté son cœur, Lesbina dut se résoudre à épouser l’homme que
lui avait choisi son père. Le jour des noces arrivé, le palais du roi
se remplit de chants joyeux: seule, la princesse Lesbina était triste
et taciturne au milieu de la foule empressée; elle regardait autour
d’elle, et semblait attendre qu’un inconnu vînt interrompre la fête et
empêcher le sacrifice. Le soir, pendant que toute la cour dansait aux
sons d’une musique enivrante, Lesbina descendit dans le parc pour y
soulager son cœur; elle aperçut, sur un arbre qui était à sa portée, un
bel oiseau au plumage d’or qui tenait une fleur toute semblable à celle
que Leandro avait emportée à la guerre. Lesbina voulut prendre l’oiseau
mystérieux, qui s’enfuit devant elle, et qu’elle poursuivit d’arbre en
arbre jusqu’au bout du parc, puis au delà du royaume de son père et
jusqu’au bout du monde, qu’elle parcourut ainsi sans s’en apercevoir.
Arrivée aux confins de la terre, l’oiseau d’or disparut devant ses
yeux. Ne pouvant plus retourner sur ses pas, la princesse continua son
voyage douloureux à travers les astres qui remplissent l’immensité des
cieux. Frappant à la porte de chaque planète, elle demandait d’une
voix pleine d’anxiété: «Avez-vous vu passer un oiseau au plumage d’or,
portant une fleur?—Oui, lui répondait-on; mais il s’est envolé vers
d’autres climats!» Poussée par la force invincible du sentiment, la
princesse traversa les mondes innombrables, faisant la même question
et recevant toujours la même réponse: «Il s’est envolé vers d’autres
climats!» Elle parvint ainsi jusqu’aux portes du paradis, où l’ange qui
en gardait l’entrée lui répondit enfin: «L’oiseau que tu cherches et
que tu poursuis, ô belle enfant, n’a jamais existé. C’est une vision,
une chimère de ton cœur; mais la foi que tu as eue dans la constance
de Leandro, dont l’oiseau mystérieux représente le génie, t’a donné la
force de t’élever jusqu’à ce séjour bienheureux, qui seul renferme des
fleurs et des amours éternelles.»

Cette légende, entremêlée de lazzis populaires, traversée par les
quatre masques de la comédie italienne, renfermait des scènes
intéressantes qui avaient affecté Beata. Elle revint toute triste au
palais, et c’est l’âme remplie de douloureux pressentiments, que la
fille du sénateur assista à la grande soirée qui précéda le départ
de Lorenzo, et où l’abbé Zamaria va raconter les vicissitudes de la
musique de Venise.

De toutes les villes qui se sont élevées dans le monde par la volonté
d’un conquérant ou par un caprice de la fortune, Venise est la plus
extraordinaire. Née comme une fleur sur des rochers déserts, au fond
d’un golfe tout rempli de souvenirs mythologiques, elle s’y est
développée sous la double influence de la nécessité et d’un rayon de la
civilisation grecque, qui s’était fixée sur ces rivages hospitaliers.
Après avoir lutté contre les premières difficultés, après avoir hésité
pendant quatre cents ans sur le choix du lieu qui devait être le siége
définitif de la colonie naissante, abandonnant tour à tour Héraclée et
Malamocco, dont on avait reconnu les inconvénients, la république vit
son neuvième doge, Ange Partecipatio, fixer les destinées de Venise
sur un groupe de soixante petites îles, et faire construire, en 810,
sur la plus grande de toutes, le Rialto, un palais princier au même
emplacement qu’il occupe aujourd’hui. Telle fut l’origine modeste de
cette ville merveilleuse dont la grandeur inespérée s’explique par la
fatalité des circonstances qui la condamnaient à subjuguer ses voisins
pour sauvegarder son indépendance. Aussi, dès la fin du X^e siècle,
Venise avait purgé l’Adriatique des pirates qui l’infestaient, conquis
la Dalmatie, et pris possession de ce golfe qui lui appartenait par
le droit que donne la force qui protége et civilise. Au XI^e siècle,
elle suivit le grand mouvement des croisades, comme une puissance
politique qui se sert des sentiments religieux sans s’y abandonner
entièrement; elle établit des comptoirs dans tout l’Orient, et prit
une bonne part des dépouilles de l’empire grec. Forte alors de ses
colonies lointaines, de ses richesses et de ses institutions, qui
avaient suivi les transformations de sa fortune, la république tourna
son ambition vers la terre ferme, et devint à la fin du XIV^e siècle
un des premiers États de l’Italie. Se mêlant aux intérêts compliqués
de la Péninsule, elle sut résister à la papauté, dont elle repoussa
toujours les prétentions temporelles, combina des alliances avec les
grandes puissances de l’Europe qui se disputaient la possession de
ce beau pays, servit de barrière à la chrétienté contre la barbarie
des Turcs, gagna la bataille de Lépante, et atteignit un si haut
degré de prospérité matérielle et de grandeur morale, qu’elle excita
l’admiration des plus nobles esprits et la jalousie des puissances
rivales, dont Machiavel s’est fait l’interprète[48]. Il ne fallut rien
moins qu’une révolution dans es connaissances de l’esprit humain, la
découverte du cap de Bonne-Espérance et celle d’un monde nouveau,
pour affaiblir cette fière république de patriciens, qu’une autre
révolution plus formidable encore, celle de 1789, devait effacer de la
liste des nations. Entre ces deux époques, dont l’une ouvre l’ère de
la Renaissance et l’autre ferme le XVIII^e siècle, il s’écoule quatre
cents ans, pendant lesquels Venise, sans se faire illusion sur la
gravité des événements qui changent l’économie de l’Europe[49], déploie
toutes les magnificences de son génie industrieux, cache sa décadence
politique et commerciale sous un luxe de fêtes et de chefs-d’œuvre
incomparables, et se meurt lentement, le sourire sur les lèvres, pour
nous servir du mot de Salvien sur l’empire romain: _Moritur et ridet_.

Deux influences se font remarquer dans la civilisation de Venise et
partagent son histoire en deux grandes époques, qui lui donnent une
physionomie particulière: l’influence de l’Orient, avec lequel elle
se trouve tout d’abord en contact et qui se prolonge jusqu’au XIV^e
siècle, alors qu’elle devient une puissance territoriale; celle
de l’Occident, dont l’esprit et le goût la pénètrent sensiblement
du XV^e au XVII^e siècle, et produisent l’âge d’or qu’on appelle
la Renaissance. Touchant à la Grèce par sa position géographique,
Venise lui emprunte sa légende héroïque, et se rattache à son passé
glorieux par la poésie, par la religion, par l’art, la science et les
intérêts. Non-seulement les monuments publics, tels que la basilique de
Saint-Marc, le palais ducal et ceux de plusieurs grandes familles qui
ont été construits avant le XV^e siècle, témoignent de la prépondérance
du goût oriental aussi bien dans le style de l’ensemble que dans les
détails de l’ornementation; les institutions, les mœurs, les costumes,
et jusqu’à la langue, prouvent encore que Venise est fille de la
Grèce antique et chrétienne, dont elle s’est approprié les dépouilles
et le génie[50]. Dès le VI^e siècle, une colonie d’artistes grecs
viennent orner de mosaïques les églises de Grado et de Torcello; une
autre colonie, plus nombreuse, est appelée à la fin du XI^e siècle
par le doge Selva pour embellir l’église qui avait été élevée à la
fin du IX^e siècle au patron de la république, d’après un décret qui
ordonnait de bâtir un temple qui n’eût pas son pareil au monde, _un
tempio senza uguale al mondo_. La conquête de Constantinople par les
croisés en 1204, la prise de cette même ville par les Turcs en 1453,
la possession de la Morée, l’acquisition de l’île de Chypre, ont
maintenu entre la Grèce et la reine de l’Adriatique une filiation
historique, intellectuelle et morale, que Venise se plaisait à faire
remonter jusqu’à la grande catastrophe des temps héroïques, la chute de
Troie[51].

En fixant le siége de sa puissance politique en Italie, le
christianisme n’avait jamais pu en extirper compléte l’esprit de
la civilisation qu’il venait de renverser. La langue latine, en
devenant pour la seconde fois la langue catholique par excellence,
avait perpétué au sein de l’Église les souvenirs, les arts et presque
tous les éléments du vieux monde qu’on avait détruit. Les peuples
du Nord qui s’établirent successivement sur ce sol fatigué par tant
de vicissitudes historiques subirent l’ascendant moral des vaincus,
et, loin de vouloir transformer à leur image le pays qu’ils avaient
conquis, ils se firent les conservateurs jaloux des débris de l’empire
romain. Telle fut la mission de Théodoric, et surtout de Charlemagne,
qui essaya naïvement de reconstituer l’empire des Césars au sein du
catholicisme. Aussi le moyen âge n’eut-il pas en Italie ce caractère
étrange de brusque solution avec le passé qu’il offrit dans le reste
de l’Europe. La société nouvelle ne rompit jamais ouvertement avec
le paganisme, dont elle s’était approprié les traditions sans en
méconnaître le bienfait. Les deux plus grands génies de l’Italie
catholique, saint Thomas d’Aquin et Dante, expriment admirablement
cette alliance des deux civilisations, dont l’une se reconnaît fille
de l’autre. Si le maître de la scolastique s’appuie de l’autorité
d’Aristote pour éclaircir les mystères de la foi, Dante n’ose
s’aventurer dans la cité nouvelle sans être guidé par le doux Virgile:

  Che spande di parlar si largo fiume.

Quatre grands événements qui se succèdent dans l’espace de cinquante
ans marquent la fin de ce moyen âge ténébreux, _caliginoso_, comme le
qualifie un poëte du temps, et préparent l’éclosion de la Renaissance,
dont le nom indique si bien le caractère. L’invention de l’imprimerie
en 1450, qui arme l’esprit humain du levier que rêvait Archimède; la
prise de Constantinople par les Turcs en 1453, qui répand en Europe
les débris féconds de la civilisation grecque; la découverte de
l’Amérique en 1492, qui recule les limites de l’univers, et la réforme
de Luther en 1517, qui introduit pour la seconde fois dans le monde
catholique romain le principe de liberté qui finira par le dévorer;
ces événements, qui semblent indépendants les uns des autres, sont
la révélation d’un besoin de curiosité qui travaille les générations
nouvelles, et que l’autorité ne peut plus satisfaire.

Le mouvement de la Renaissance, qui commence en Italie au XV^e siècle
et se prolonge jusqu’à la fin du XVI^e, se caractérise par deux
tendances opposées, qui ont pour résultat l’émancipation de l’esprit
humain et le réveil de la société séculière. Si dans les arts et dans
les lettres on s’efforce d’imiter l’antiquité, dont on a retrouvé les
chefs-d’œuvre immortels, et de ressaisir les traditions d’un idéal
qu’on ne dépassera pas, dans les sciences et dans la philosophie, qui
les résume toutes, on secoue le joug du passé, on repousse l’autorité
de Platon, d’Aristote, et celle de la scolastique, pour se livrer à
l’étude de la nature. On vit alors un spectacle unique. Un souffle
de vie nouvelle circule dans le monde et transforme, comme par
enchantement, la vieille société féodale. Les murs cyclopéens et les
donjons du moyen âge s’écroulent sous le marteau des démolisseurs, les
villes changent d’aspect et deviennent aussi riantes qu’elles avaient
été étroites et sombres. Les formes maigres, confuses et pointues de
l’architecture barbare se dénouent en lignes harmonieuses, et les
temples gothiques, qui semblaient n’avoir été construits que pour y
invoquer la mort, et où la lumière ne pénétrait qu’à regret comme la
joie dans le cœur des pénitents, font place à des églises spacieuses et
sereines, où la prière circule librement et s’exhale comme un encens
de poésie pour bénir et glorifier la Providence, qui a comblé l’homme
de bienfaits. Les images traditionnelles des personnages divins,
où l’inexpérience de l’ouvrier a été qualifiée de pieuse naïveté,
dépouillent leurs formes béates et niaises pour revêtir, sous la
main de l’artiste inspiré, celles de la belle humanité, transfigurée
par un goût et un sentiment supérieurs. Les statues endormies depuis
si longtemps dans leurs froides niches se réveillent, elles ouvrent
enfin les yeux à la lumière, elles se remuent, elles respirent, et
le symbole muet et sourd de la tradition devient un être vivant qui
nous voit, nous entend, s’intéresse à nos joies et à nos misères.
Des palais magnifiques, des costumes somptueux, le culte du plaisir
et de la jeunesse, des spectacles nouveaux, la grâce du langage et
des manières, le goût de la sociabilité élégante, l’art pénétrant
partout et donnant à toutes choses le mouvement et la vie, tels furent
les premiers résultats de ce grand réveil de la fantaisie humaine.
L’antiquité fut évoquée, les divinités charmantes du polythéisme
retrouvèrent de nombreux adorateurs, et, joyeuses de cette restauration
inespérée de leur empire, elles descendirent sur la terre pour se
mêler à ces _brigate_ de poëtes, d’artistes et de beaux esprits, qui
allaient chantant par les carrefours et au penchant des collines le
plaisir de vivre et les belles passions du cœur humain. Les femmes, qui
sont toujours la manifestation la plus vraie de la sociabilité d’une
époque, secouèrent les cendres de la pénitence, brisèrent l’enveloppe
austère dont les avait entourées l’ascétisme du moyen âge, et, sortant
de leurs alvéoles monastiques, elles se mirent à voleter sur la terre
fleurie, à cultiver les arts, les lettres et même les sciences les
plus abstraites, comme pour donner un témoignage irrécusable de leurs
aptitudes diverses et de leur droit à l’émancipation[52]. Il n’est pas
jusqu’aux courtisanes qui n’aient reçu le pardon de l’Église pour avoir
mêlé aux philtres de la séduction l’amour de la poésie[53]. Dans une
édition de _canzoni à ballo_, publiée à Florence en 1568, on voyait
une gravure en bois qui représentait douze femmes dansant et chantant
devant le palais des Médicis. On ne saurait mieux peindre cette
résurrection à la vie séculière qui caractérise la Renaissance, et qui
faisait dire à un contemporain, l’Allemand Ulrich de Hütten, ébloui
d’un tel spectacle: «O siècle! les études fleurissent, les esprits se
réveillent; c’est une joie que de vivre!»

Oui, ce devait être une joie que de vivre au milieu de cette foule
de grands hommes qui remplissaient l’Italie des miracles de leur
génie, d’être le contemporain de Léonard de Vinci, de Raphaël, de
Michel-Ange, du Corrége, de l’Arioste, du Tasse, de Machiavel, de
Laurent de Médicis, de Léon X, de voir s’élever _Santa Maria dei
Fiori_ à Florence, Saint-Pierre à Rome, d’admirer pour la première
fois _la Transfiguration_, _le Jugement dernier_, _le Moïse_, _la
Cène_ de Léonard, l’_Orlando innamorato_, _la Jérusalem délivrée_, et
toutes ces merveilles d’une civilisation où le goût et les formes
plastiques de l’antiquité s’allient au spiritualisme chrétien. Dans ce
concert magnifique de la vie nouvelle, pendant que les architectes,
les peintres, les sculpteurs et les poëtes s’inspiraient à la fois
des monuments du passé, dont ils imitaient les beautés éternelles, et
de l’étude de la nature, les philosophes, tels que Telesio, Giordano
Bruno, Campanella, rompaient avec l’autorité, imaginaient des cités
idéales, des utopies divines, et préparaient l’avénement des Képler,
des Newton, des Galilée, de Bacon et de Descartes, ces maîtres de la
science positive qui gouverne aujourd’hui le monde.

Arrivée plus tard que les autres puissances de l’Italie sur ce champ de
bataille de la civilisation nouvelle, Venise, qui avait été bénie par
Pétrarque et consacrée reine de l’esprit par le cardinal Bessarion, qui
lui légua aussi ses manuscrits en 1468, Venise, au milieu d’une ligue
périlleuse, celle de Cambrai, qui faillit compromettre son existence
politique, se fit une large place au soleil de la Renaissance et y
développa les propriétés de son génie. Tous ces palais magnifiques qui
ornent les deux rives du Grand-Canal s’élevèrent alors par enchantement
sous la main de ses grands architectes, Palladio, Sanmicheli, Scamozzi,
Antonio Daponte, fra Giocondo, et furent ornés de chefs-d’œuvre par les
Belin, qui donnent la main à l’école byzantine, par Giorgione, Titien,
Tintoretto, Paul Véronèse, coloristes incomparables, peintres de la
grâce, de la vie fastueuse et sans douleurs. Glorifiée, transfigurée
par ses artistes, ses poëtes, ses philosophes et ses grands hommes
d’État, Venise renaît plus charmante et plus belle, et devient un
séjour de délices, une merveille de l’histoire, quelque chose qui
ressemble à un conte de fée réalisé sur la terre par un peuple qui eut
le sens politique des Romains, le goût et l’atticisme qui distinguaient
les Grecs.

Écoutons maintenant l’abbé Zamaria, pour savoir quel rôle a joué l’art
musical dans la civilisation de Venise et le grand mouvement de la
Renaissance.

       *       *       *       *       *

«_Signori_, dit-il du haut d’une estrade qu’on avait dressée dans la
bibliothèque du palais Zeno, et devant une assemblée où se trouvait
tout ce que Venise renfermait alors de personnes illustres et
distinguées, savez-vous quel est l’inventeur de la musique? C’est le
Créateur du ciel et de la terre, celui qui dit à la mer: _Nec plus
ultra!_ qui fit l’homme à son image, et lui imposa la nécessité de
vivre au milieu de certains éléments dont le premier de tous est l’air
qu’il respire. Cet agent indispensable de la vie est aussi la source
de la sonorité, qu’il produit par ses vibrations infinies, comme la
lumière qui nous éclaire est l’agent de la couleur. L’acoustique et
l’optique sont deux sciences qui ont pour objet l’étude des phénomènes
de l’audition et de la vision, unis entre eux par de si nombreuses
analogies.

«Dans l’échelle immense des bruits qui remplissent la nature, depuis
le murmure des ruisseaux jusqu’à l’éclat de la foudre, l’oreille ne
distingue qu’un certain nombre de sons ayant le caractère musical. Un
son possède le caractère musical lorsque l’oreille peut en apprécier
l’intensité et le classer dans une série où il soit facile de le
reconnaître et de ne pas le confondre avec un autre son qui le précède
ou le suit. Les savants se sont amusés à soumettre au calcul ces
appréciations instinctives de notre organe, et ils ont pu fixer les
deux limites extrêmes de l’échelle musicale, le son le plus grave et
le plus aigu que nous puissions percevoir distinctement; mais, entre
ces deux pôles de l’échelle musicale, soit qu’on remonte du son le plus
grave jusqu’au plus aigu, ou qu’on descende du plus aigu jusqu’à celui
que produit un tuyau d’orgue de trente-deux pieds, existe-t-il un point
d’arrêt qui oriente l’oreille, comme l’œil qui regarde un paysage pour
la première fois est forcé de choisir un point de repère pour ne point
s’égarer dans la multitude des objets qui le frappent? Oui, sans doute,
et cette division de l’étendue sonore, que l’homme n’a pas plus créée
qu’il n’a créé les sons et les couleurs, c’est l’_octave_, portion de
l’échelle renfermée entre deux notes dont l’une est la reproduction de
l’autre. Cette unité donnée par la nature, dont chaque degré est le
produit d’un nombre plus ou moins considérable de vibrations, s’appelle
vulgairement la _gamme_.

«Il se présente ici une question très-importante, qui a préoccupé
les théoriciens de tous les temps, et qui reste encore aujourd’hui
un sujet de controverse. L’espace parcouru entre un son quelconque
de la série musicale et celui qui en reproduit la sensation, cette
_consonnance_ de l’octave donnée par la nature, et que l’oreille ne
peut franchir sans être forcée de recommencer le même voyage jusqu’à
la dernière limite des sons appréciables, la trouve-t-on constituée
dans la musique primitive des peuples dont il nous reste des
monuments? La réponse n’est pas aussi facile à faire qu’on pourrait
le croire d’abord. Non-seulement il est rare de trouver dans la
musique primitive des différents peuples l’espace renfermé entre les
limites de l’octave parcourue d’un bout à l’autre, de telle manière
que l’oreille perçoive et conserve cette unité d’impression que nous
appelons le _ton_ ou _tonalité_, mais les degrés même qui remplissent
cet espace infranchissable de l’octave varient souvent et de nombre
et de grandeur. Vous avez sans doute entendu dire que les Arabes,
les Égyptiens, les Indiens, les Chinois, ne possédaient pas la même
série de sons que nous autres peuples européens; qu’ils avaient des
intervalles plus petits ou plus grands que ceux que nous admettons
dans notre gamme diatonique. Comment expliquer ce fait d’observation,
qu’il est difficile de révoquer en doute? Puisque l’homme a toujours
été constitué de même, qu’il possède partout les mêmes organes et
qu’il vit au milieu des mêmes éléments, il devrait subir les mêmes
modifications et exprimer les mêmes sensations. Je le répète, l’homme
n’a pas plus créé le son qu’il n’a créé la couleur; notre oreille
perçoit la sonorité comme notre œil perçoit la lumière, et les sept
couleurs du prisme solaire nous sont données par la nature, comme les
sept notes de la gamme qui constituent l’unité de l’octave. D’où vient
cependant la variété d’émotions, de systèmes et d’écoles qui nous
frappe dans l’histoire des peuples? De la même cause qui a produit la
variété des langues, qui toutes peuvent se réduire à un petit nombre
de sons radicaux ou primitifs diversement combinés: cette cause, c’est
la liberté de l’âme. Nous retrouvons ici ce dualisme de notre nature,
composée de corps et d’esprit, de besoins impérieux et d’aspirations
infinies, de faiblesse et de grandeur, de providence et de liberté.
Nous ne pouvons créer un fétu, et nous transformons le monde à notre
image; il nous est impossible de produire un son ni une couleur, mais
nous faisons un Raphaël ou un Palestrina, un Titien ou un Marcello.

—Admirablement dit, s’écria le sénateur Zeno; tu es toujours éloquent,
cher abbé, quand tu parles de musique.

—Sans vouloir trop insister sur ce phénomène curieux de la variété
des échelles musicales, qui toutes peuvent être facilement ramenées au
type de notre gamme diatonique, voici comment je m’explique ce fait,
qui a si fort embarrassé les historiens de la musique.

«La musique, comme nous la comprenons de nos jours, est un art
complexe qui est le résultat de trois éléments: mélodie, rhythme,
harmonie. Bien que ces trois éléments soient dans la nature, et
qu’ils s’offrent à nous presque simultanément dans une sensation
confuse, nous ne les percevons toutefois que l’un après l’autre, et,
historiquement parlant, la mélodie est le premier fait qui nous frappe
et nous saisit. La mélodie est une succession de sons quelconques qui
forment un chant compréhensible à notre oreille. Le rhythme, c’est
le mouvement qui traverse nécessairement la mélodie et lui donne un
caractère, ce qui a fait dire à Martianus Capella, un compilateur du
V^e siècle de notre ère, que la mélodie c’est la femme, et le rhythme
l’homme qui la féconde. L’harmonie résulte de plusieurs sons entendus
ensemble, et qui produisent ce que nous appelons un _accord_. Comme
succession mélodique, il peut exister un nombre plus ou moins grand
de combinaisons provenant d’un caprice de l’oreille, d’une nuance de
sentiment, ou d’une flexion particulière de l’organe dans un milieu
donné; mais aussitôt que l’harmonie intervient à l’état d’accords non
pas isolés, mais enchaînés l’un à l’autre par l’affinité des sons
qu’ils renferment et qui s’appellent, selon la belle expression d’un
Père de l’Église, cette harmonie impose à la série mélodique un ordre
nécessaire qui, de modification en modification, la ramène au type
de notre gamme diatonique. Voilà en quelques mots l’histoire de la
musique, dont la période de première maturité se caractérise par la
formation de la gamme dans les limites de l’octave et sous la pression
de l’harmonie, qui lui impose ses lois de régularité. Les différentes
échelles musicales ne seraient alors que des formes mélodiques
plus ou moins originales ou ingénieuses, des espèces de dialectes
remplis de nuances, d’exceptions et de subtilités, qui finissent
par disparaître devant la langue régulière qui les absorbe dans son
unité savante, comme la langue toscane s’est formée des différents
dialectes qui se parlaient en Italie, et dont elle a dû repousser les
nombreux idiotismes. Cette opération mystérieuse de l’instinct, qui
va de la sensation confuse et complexe à la multiplicité des aperçus
pour aboutir à l’unité savante, c’est la loi de notre développement
intellectuel qui se manifeste dans toutes nos connaissances, et surtout
dans la formation des langues littéraires.

«Aussi n’est-ce pas sans raison que j’ai comparé les différentes
échelles musicales qui ont pu exister, ou qui existent encore chez des
peuples restés en dehors de notre civilisation, aux dialectes nombreux
qui précèdent la formation d’une langue littéraire. Rousseau, qui a
remarqué cette analogie, n’en a pas compris toutes les conséquences.
C’est un fait historique parfaitement démontré, qu’une langue est
d’autant plus compliquée, remplie d’exceptions, de raffinements et de
subtilités grammaticales, qu’elle est près de sa source et loin de ce
degré de perfectionnement où elle arrive par les efforts du temps,
du peuple surtout, qui simplifie tout ce qu’il touche, et des grands
écrivains, qui la fixent par des chefs-d’œuvre. La même différence
existe entre deux langues parlées par deux peuples qui n’ont pas
le même degré de culture: la plus ingénieuse et la plus riche en
combinaisons grammaticales sera celle qui n’a pas encore atteint son
entier développement. Prenons pour exemple les langues modernes qui
sont nées de l’altération de la langue latine, c’est-à-dire l’italien,
le français et l’espagnol. A partir des VIII^e et IX^e siècles, nous
voyons l’instinct des peuples nouveaux, mélanges de barbares et de
Romains abâtardis, se débarrasser peu à peu des formes savantes de la
langue souveraine, repousser les cas, tronquer les mots, raccourcir
les phrases, altérer les rhythmes et la prosodie, dépouiller ce luxe
et cette magnificence de la langue de Cicéron, que le génie pratique
d’Auguste avait déjà condamnés, pour se créer un instrument plus
simple et mieux adapté aux besoins d’intelligences plus nombreuses
et moins cultivées. De cette première transformation, accomplie vers
le XI^e siècle, sont nés les dialectes _romans_, qui ne sont pas
encore les langues modernes, et qui occupent, dans ce travail de
décomposition et de reconstitution, un point d’arrêt d’une grande
importance dans l’histoire. Ces dialectes, dont le plus remarquable
fut celui qu’on parlait dans le midi de la France, et qu’on appelle
la langue _provençale_, ces dialectes, qui étaient le produit de
l’instinct populaire et une simplification de la langue latine, sont
plus compliqués et plus remplis d’artifices que les langues modernes
arrivées à leur complet épanouissement. Le même phénomène s’est
également produit dans la civilisation particulière de chaque peuple,
dont la langue littéraire est le résultat d’un long travail d’épuration
entre les différents dialectes qui l’ont précédée, et qu’elle n’a pu
s’assimiler qu’en les simplifiant. Tel est encore une fois le procédé
de l’esprit humain dans la formation des langues, qui semblent perdre
en variété de formes et de modes ce qu’elles gagnent en clarté,
et ne devenir un instrument de l’idée générale qu’aux dépens de
l’imagination, dont elles réfléchissent d’abord les aperçus divers et
l’enchantement matinal.

—Monsieur l’abbé, interrompit le comte de Narbal avec une parfaite
courtoisie, voulez-vous me permettre d’appuyer vos savantes
considérations d’un exemple tiré de l’histoire de mon pays, qui
prouvera combien vous avez pénétré avant dans la nature des choses?
La langue française du XVI^e siècle, de cette grande époque
d’individualités puissantes, de discordes civiles et de rénovation
sociale, où la monarchie eut tant de peine à triompher des nombreux
intérêts et des passions anarchiques de la féodalité, cette langue
naïve et piquante, pleine de séve, de courants, d’idiotismes et de
tours ingénieux, qui tient encore au patois par des racines vivaces,
perdra sans doute quelque chose de sa grâce enfantine, de sa verdeur
et de sa liberté d’allures en devenant, sous le règne de Louis XIV,
l’instrument d’une civilisation plus régulière. Comme la société dont
elle exprimait les tendances et les aspirations confuses, la langue de
Marot et de Rabelais, de Montaigne surtout et d’Amyot, en passant de
l’adolescence à la puberté, a dû s’épurer, choisir parmi les nombreux
éléments hétérogènes que lui avait légués le passé, répudier les formes
trop compliquées, les accents, les tours et les caprices particuliers,
se simplifier enfin sous la forte discipline du goût public et de la
raison générale. Dieu veuille que le siècle de Pascal et de Bossuet,
de Corneille et de Racine, de Molière et de La Fontaine, de La
Rochefoucauld et de La Bruyère, qui marque l’avénement de la société
française à son plus glorieux développement, n’ait pas été aussi le
commencement de cette décadence fatale qui, dans les nations comme dans
les individus, succède presque toujours à la maturité des facultés!

—Mille grâces, monsieur le comte, reprit l’abbé Zamaria, du secours
que vous venez de prêter à mon argumentation, puisée, comme vous
l’avez très-bien dit, dans la nature des choses. Eh bien! telle a été
précisément la marche de l’art musical, dont les différentes échelles
primitives n’ont été que des espèces de dialectes ou de patois qui ont
servi à former notre gamme diatonique sous la pression de l’harmonie.

«L’histoire des origines de la musique est partout enveloppée de
fables et de légendes qui cachent toujours, sous un voile plus ou
moins transparent, de profondes vérités. Les Chinois, ce peuple à la
fois si jeune et si vieux, si méthodique et si inexpérimenté, qui
s’est emprisonné l’esprit dans une langue symbolique, comme il a voulu
s’isoler du monde par la construction de sa grande muraille, les
Chinois racontent d’une manière fort ingénieuse comment a été fixée
la série de sons qui constitue l’échelle musicale. Sous le règne de
je ne sais plus quel empereur, qui vivait _deux mille six cents ans_
avant Jésus-Christ, le premier ministre fut chargé de mettre un terme
au désordre qui existait dans les échelles musicales. Obéissant à son
maître, le ministre se transporta sur une haute montagne qui était
couverte d’une forêt de bambous. Il prit un de ces bambous, le coupa
entre deux nœuds, enleva la moelle qui le remplissait, et, soufflant
dans le roseau évidé, il en fit sortir un son qui n’était ni plus haut
ni plus bas que le ton qu’il prenait lui-même _lorsqu’il parlait sans
être affecté d’aucune passion_. Ainsi fut fixé le son générateur de
la série. Pendant que le ministre poursuivait d’autres expériences
nécessaires au but qu’il se proposait, un couple d’oiseaux, mâle et
femelle, vint se percher sur un arbre voisin. Le mâle se mit à chanter
et fit entendre six sons; la femelle, lui répondant, en articula six
autres, et il se trouva que les douze sons réunis ensemble formaient
les douze degrés de l’échelle chromatique. Le ministre, profitant de
la leçon qu’on venait de lui donner, coupa douze bambous et en fixa
la longueur nécessaire pour produire les douze demi-tons ou degrés
chromatiques qui sont contenus dans l’unité de l’octave.

«Cette fiction charmante, qui touche au caractère moral de la musique
et à la constitution physique de l’échelle sonore, contient des vérités
fondamentales, qui ont été confirmées depuis par des expériences plus
rigoureuses et entrevues dans l’antiquité par un personnage presque
mythologique, qui joue un très-grand rôle dans l’histoire de la musique
et de la civilisation grecques: je veux parler de Pythagore. De tous
les contes dont ce grand philosophe a été le sujet, car Pythagore,
comme Socrate, n’a laissé qu’une tradition et des disciples, il reste
démontré qu’il fut le premier à soupçonner que le monde était soumis
à des lois immuables dont il appartenait aux géomètres de trouver
la formule. En conséquence de ce principe, qui a eu de si grands
résultats, Pythagore a soumis au calcul les phénomènes des corps
sonores et fixé la justesse absolue des intervalles qui sont contenus
dans les limites de l’octave. Par une expérience ingénieuse et fort
connue, Pythagore prouva qu’il avait le pressentiment de cette belle
pensée de Leibnitz: «La musique est un calcul secret que l’âme fait
à son insu.» Définition admirable, qui semble dérobée à la langue de
Platon, et qui concilie la liberté indéfinie du génie créateur de
l’homme avec l’ordre absolu qui règne dans la nature des choses:
_Mens agitat molem!_ Le système musical des Grecs a exercé une trop
grande influence sur l’origine du chant ecclésiastique pour que je me
dispense d’en dire quelques mots, sans lesquels il serait impossible de
comprendre les révolutions successives d’où est sorti l’art moderne.

«Ce peuple, prédestiné au culte des belles choses, avait pris pour
mesure de l’échelle infinie des sons perceptibles non pas l’unité
naturelle de l’octave, mais celle du _tétracorde_, formé, comme
l’indique le mot, de quatre cordes ou degrés. La manière dont ces
quatre degrés se suivaient constituaient la variété du tétracorde, et
la succession des _tétracordes_ caractérisait la nature particulière
des échelles ou des modes. Si les _tétracordes_ s’enchaînaient l’un à
l’autre sans aucune solution de continuité, l’échelle qui en résultait
était qualifiée de système _conjoint_; dans le cas contraire, elle
recevait le nom de _disjoint_. Dans l’origine, les Grecs ne possédaient
que trois principaux modes, le _dorien_, le _phrygien_ et le _lydien_,
qui se distinguaient par la place qu’occupait le demi-ton dans le
tétracorde. A ces trois modes primitifs il en fut ajouté d’autres dans
la suite, et l’ensemble de leur système musical était formé d’une
assez grande variété d’échelles, qui se caractérisaient par la place
toujours variable qu’occupait le demi-ton dans la série diatonique.
Indépendamment du genre _diatonique_, qui procédait, comme notre gamme
moderne, par intervalles de tons et demi-tons diversement enchaînés,
les Grecs avaient aussi le genre _chromatique_, composé d’une
succession de demi-tons, et le genre _enharmonique_, où il entrait des
intervalles minimes de _quarts_ de ton.

«On le voit, cette variété d’échelles musicales, où le _tétracorde_
était l’élément constitutif, les trois systèmes, _diatonique_,
_chromatique_ et _enharmonique_, qui en résultaient selon la
composition du _tétracorde_, tout cela formait un ensemble de
combinaisons artificielles qui avaient une assez grande analogie
avec les nombreux dialectes locaux qui se parlaient dans la Grèce à
l’origine de son histoire. Ces dialectes, réduits par le temps au
nombre de trois, l’_éolien_, le _dorien_ et l’_ionien_, finirent
aussi par être absorbés dans la langue générale, la langue _attique_,
formée et consacrée par les chefs-d’œuvre du génie. Cette analogie
vous paraîtra encore plus frappante quand vous saurez que le _genre
enharmonique pur_, que notre oreille aurait de la peine à supporter
aujourd’hui, fut le premier en usage dans la Grèce, et disparut devant
le genre _diatonique_, comme un dialecte plein de subtilités et de
nuances devant une langue plus simple et plus régulière. Un célèbre
théoricien grec, Aristide Quintilien, dit en propres termes que le
genre _enharmonique_ fut abandonné comme n’étant pas accessible à
l’oreille du plus grand nombre. Ce fait historique, qui se trouve
confirmé par d’autres autorités, prête un nouvel appui à cette loi
d’analogie que j’ai établie entre les formes mélodiques et les langues
qui se simplifient d’autant plus qu’elles s’éloignent de leur source et
deviennent l’instrument d’une civilisation plus générale.

—Voulez-vous me permettre de vous adresser une question? dit le P.
Sabbatini. Si j’ai bien compris le sens de vos savants prolégomènes,
les Grecs n’auraient pas connu l’harmonie, puisque la science des
accords n’est possible qu’avec le concours de notre gamme diatonique,
qui n’existait pas encore?

—_Maestro_, répondit l’abbé Zamaria avec autorité, la question que
vous me faites l’honneur de m’adresser est si bien posée, qu’elle
porte avec elle sa propre solution. Que les Grecs aient connu et
goûté quelques-uns des effets produits par la simultanéité des sons
tels que l’octave, l’unisson, la quarte, la quinte, et même l’accord
parfait, cela est incontestable, puisque ces éléments de l’harmonie
sont dans la nature et résultent de la résonnance du corps sonore; mais
il est tout aussi certain qu’ils ne pouvaient posséder ce que vous
appelez si justement la _science des accords_, enchaînement de notes
simultanées, mélange de consonnances et de dissonances qui se préparent
et se résolvent les unes par les autres et qui supposent l’existence
d’une échelle mélodique moins variable que les différents modes qui
composaient le système musical des Grecs. Du reste, nous n’avons pas
besoin de les supposer plus savants qu’ils n’étaient pour croire aux
merveilleux effets qu’on attribue à leur mélopée. Une mélodie large
formée seulement de quelques notes qui ne dépassaient guère l’étendue
d’une quinte, mariée à l’une des plus belles langues qu’aient parlée
les hommes et pénétrée par ses rhythmes nombreux et délicats, d’une
grande variété d’accents; quelques effets puissants d’unisson et
d’octave, que doublaient et soutenaient des instruments comme la lyre,
la cythare et les flûtes de différentes espèces; la variété des modes
s’alliant à la variété des dialectes, l’élévation des sentiments
exprimés par la poésie, la pompe du spectacle, l’idée religieuse ou
patriotique qui excitait l’imagination d’un peuple si merveilleusement
doué, tout cela suffit pour nous expliquer l’impression profonde que
devait produire la musique au siècle de Phidias, de Praxitèle et de
Zeuxis, de Platon et de Sophocle. Éviter les extrêmes et se tenir en
toutes choses dans un milieu tempéré, telle était pour les Grecs la
mesure du juste et du beau, qu’ils appliquaient également à la musique.

«Les Romains, qui ont emprunté aux Grecs presque tous les éléments de
leur civilisation, et dont la poésie, la sculpture et la peinture,
n’ont été qu’une imitation, un pâle reflet du génie hellénique,
n’ont pas eu, non plus, d’autre système musical que celui de leurs
prédécesseurs, qu’ils ont transmis à leur tour, sans aucune altération,
au christianisme triomphant. Si la raison et l’histoire ne nous
apprenaient que, dans le monde moral comme dans le monde physique,
la vie se compose d’une succession de phénomènes qui se modifient
incessamment sans jamais interrompre le travail de gestation, des
témoignages irrécusables nous prouveraient que les disciples de Jésus
ont pris au paganisme, qu’ils voulaient renverser, tous les instruments
matériels, toutes les formes plastiques de sa civilisation. Ils
n’apportèrent avec eux que l’esprit nouveau, qui a suffi pour changer
la face de la société. Que voulaient en effet ces humbles propagateurs
de la bonne nouvelle? Relever la nature humaine de la profonde
abjection où la tenait plongée une affreuse inégalité de richesses et
de lumières, mettre à la portée de tous la science secrète des docteurs
et des patriciens, vulgariser les grandes vérités de l’ordre moral,
qui depuis longtemps dépassaient le culte public et l’équité sociale,
illuminer l’âme de l’esclave et de l’homme libre, celle du pauvre et
du millionnaire, de l’ignorant et du philosophe, d’un même idéal de
justice et de beauté. Ces mots de l’Évangile: _Sinite parvulos venire
ad me_, donnent le vrai sens de la mission du christianisme.

«Voyez, par exemple, ce que fit saint Ambroise, évêque de Milan, vers
l’an 384. Chef spirituel de la population d’une grande ville qui était
encore à demi païenne, dont il fallait ménager les habitudes et les
vieilles idées, il choisit, parmi les chants religieux du polythéisme,
les mélodies les plus populaires et les plus accessibles à l’oreille
et à la voix inexpérimentée de la foule: il les appropria au culte du
nouveau Dieu en y adaptant des paroles liturgiques. Cette opération,
qui a souvent été renouvelée depuis, et que saint Ambroise n’est
probablement pas le premier à avoir essayée, amena une simplification
du système musical des Grecs. Il se trouva que les mélodies choisies
par le saint évêque de Milan pouvaient être contenues dans quatre
échelles différentes ayant pour limites les deux notes extrêmes de
l’octave, dont la consonnance naturelle affaiblissait, si elle ne
l’absorbait entièrement, l’unité artificielle du tétracorde. Ces
quatre échelles, qui se caractérisaient par la place qu’occupait le
_demi-ton_ dans la série diatonique, furent assimilées aux modes
_dorien_, _phrygien_, _éolien_ et _mixolydien_, de la musique grecque.
Nous savons par saint Augustin, l’ami et le néophyte de l’évêque de
Milan, et par d’autres témoignages non moins importants, que les hymnes
et les chants consacrés par ce qu’on appelle la réforme de saint
Ambroise étaient d’une grande beauté, d’une douceur pénétrante, remplis
d’accents et de modulations que leur communiquaient les rhythmes
encore intacts de la poésie latine et l’influence toujours puissante
de la musique grecque ou orientale, dont ils étaient une imitation,
_secundum morem orientalium partium_, comme le dit saint Augustin. Une
critique supérieure, qui s’appuie moins sur des témoignages historiques
toujours plus ou moins contestables que sur la nécessité des choses et
les procédés de l’esprit humain, nous prouverait au besoin que saint
Ambroise, ou tout autre réformateur du chant ecclésiastique, n’a pu
agir autrement, qu’il a dû choisir en effet, dans le système musical
des Grecs légué par le paganisme romain, les airs les plus populaires,
et par conséquent les plus simples dans leur structure mélodique.
Cette première concession faite par l’Église à l’instinct de la foule,
qui altère et simplifie tout ce qu’elle s’approprie, se renouvellera
constamment, et forme le nœud de l’histoire de la musique au moyen âge.

«Deux cents ans s’étaient à peine écoulés depuis la mort de saint
Ambroise, qu’une nouvelle réforme des chants liturgiques fut jugée
nécessaire et opérée par le pape saint Grégoire le Grand, qui monta
sur le siége apostolique en 591. Subissant de plus en plus l’influence
désastreuse des barbares, qui avaient traversé le monde romain et
s’étaient emparés de l’Italie, le peuple avait non-seulement perdu le
sentiment de la prosodie et de la valeur métrique de la langue latine;
mais, en chantant les hymnes de l’Église auxquelles cette langue
était adaptée, il en altérait le caractère mélodique, et dépassait
constamment les limites des quatre échelles fixées par l’évêque
de Milan. Voulant remédier à ce grave inconvénient, qui tendait à
bouleverser la liturgie, cette partie dramatique de la religion si
puissante sur les masses, saint Grégoire fit recueillir de nouveau ce
qui restait des anciennes mélodies grecques, et, les joignant à celles
qui avaient été choisies par saint Ambroise, il en forma un ensemble
qui fut appelé _Antiphonaire centonien_, c’est-à-dire _livre composé
de fragments_. S’apercevant bientôt que cette compilation de chants
divers ne pouvait être contenue dans les quatre échelles diatoniques
de saint Ambroise, le pape saint Grégoire en ajouta quatre autres,
qu’il rattacha aux premières par une opération des plus simples. Telle
est l’origine des huit tons ou échelles du chant ecclésiastique, qui
prit alors le nom de _plain-chant_ (_cantus planus_), parce qu’il
procédait par degrés d’égale valeur, et sans autre rhythme que celui
qui accompagne invinciblement toute émission de la parole humaine.

«Les huit tons du chant ecclésiastique, qui porte aussi le nom de
_chant grégorien_, de son dernier réformateur, se divisent en deux
catégories: les tons _authentiques_, qui sont les quatre échelles
fixées par saint Ambroise, et les tons _plagaux_, ceux que saint
Grégoire a fait dériver des premiers. Ces catégories se distinguent
entre elles par la place toujours variable qu’occupe l’intervalle
de demi-ton dans la série diatonique. Il y a d’autres accidents qui
servent à caractériser les huit modes de la mélopée ecclésiastique,
et sur lesquels il est inutile d’insister. La réforme du chant
ecclésiastique opérée par saint Grégoire est, vous le voyez, un
nouveau témoignage de cette loi de simplification qui marque l’action
de l’instinct populaire aussi bien dans la formation des langues que
dans la construction des échelles musicales. Ainsi donc les mélodies
choisies par saint Ambroise parmi les chants populaires du polythéisme
étaient encore empreintes de certaines nuances de rhythme et de
modulation que ne possède déjà plus le plain-chant de saint Grégoire,
mélopée plus voisine de la parole que de la musique. Pour en revenir
à la comparaison que j’ai établie entre les langues et les formes
mélodiques qui vont se simplifiant à mesure qu’elles étendent la
sphère de leur action, on pourrait dire, sans attacher trop de rigueur
à ce rapprochement, que le chant de saint Ambroise est à la musique
grecque du temps d’Aristoxène[54] ce que la langue de Virgile est à
celle d’Homère, et que le plain-chant de saint Grégoire est à celui de
l’évêque de Milan ce que les langues modernes du XII^e siècle sont à
celles de Tacite, un dialecte transitoire qui n’a pas encore la fixité
d’une langue vraiment littéraire.

«L’_Antiphonaire_ de saint Grégoire, ce recueil de mélodies diverses,
avec les huit échelles diatoniques qui leur servaient de base,
devint une partie intégrante de la liturgie, et on l’attacha même à
l’autel de l’ancienne basilique de Saint-Pierre par une chaîne en
fer, comme pour le préserver de toute altération et lui imprimer le
sceau de la perpétuité. Le pape compléta son œuvre en instituant pour
l’enseignement du chant ecclésiastique une école qui est l’origine de
la grande école romaine. Eh bien! malgré la chaîne en fer à laquelle
fut suspendu l’_Antiphonaire_ de saint Grégoire, malgré toutes les
précautions que prit le grand pontife pour donner à sa réforme la
stabilité d’une institution presque divine, le chant liturgique ne fut
pas plus à l’abri des caprices de la fantaisie que les vérités d’un
ordre supérieur n’ont échappé aux licences des esprits indépendants
ou téméraires. Les conciles que l’Église fut constamment obligée de
réunir, soit pour aviser aux besoins de la discipline ébranlée, soit
pour se défendre contre les hérésiarques qui niaient son pouvoir,
eurent à s’occuper avec non moins de vigilance des nombreuses
altérations du chant ecclésiastique. Cinquante ans après la mort de
saint Grégoire, vers le milieu du VII^e siècle, on ne s’entendait
déjà plus ni sur le nombre des tons, ni sur le caractère esthétique
des mélodies religieuses. Les uns admettaient huit, neuf et dix tons;
les autres en reconnaissaient douze, quatorze et jusqu’à quinze.
Non-seulement les théoriciens, plus ou moins préoccupés du système
musical des Grecs, qui avait été la source du chant liturgique,
enseignaient une doctrine qui n’était pas toujours d’accord avec la
pratique; mais chaque pays, chaque province du monde catholique où
avait pénétré l’_Antiphonaire_ de saint Grégoire, l’avait promptement
altéré par des variations et des interpolations involontaires. Qui ne
connaît la discussion mémorable qui eut lieu à Rome devant Charlemagne
entre des chantres romains et des chantres français sur la manière
d’interpréter les mélodies grégoriennes? La décision de Charlemagne est
pleine de bon sens. «Quelle est, dit-il, l’eau la plus pure, celle qui
vient de la source, ou des ruisseaux qui en dérivent?» Les chantres
français répondirent unanimement: «Celle qui vient directement de la
source.—Remontez donc, répliqua Charlemagne, à la source de saint
Grégoire, car il est manifeste que vous avez corrompu la mélodie
ecclésiastique.» Cet apologue ingénieux suffirait pour nous apprendre
que ce qu’on appelle la pureté originelle du chant grégorien est une
chimère. Si de nos jours, avec une notation compliquée et précise, qui
parle aux yeux autant qu’à l’esprit, qui fixe les moindres nuances
d’une composition musicale, il est difficile qu’on ne s’écarte pas de
la pensée de l’auteur, lorsqu’il n’est pas là présent pour diriger
lui-même l’exécution de son œuvre, comment pouvait-on empêcher que
le chant liturgique, bâti sur des échelles essentiellement mobiles,
transmis par des signes imparfaits et livré au sentiment d’interprètes
ignorants, ne fût promptement altéré et ne perdît l’accent de gravité
majestueuse qu’il avait à son origine? En général, c’est une bien
grande erreur que de chercher dans ces temps de ténèbres un principe,
une institution, une règle quelconque qui résiste à ce mouvement de
transformation qui emporte et caractérise le moyen âge. Tout est
mouvant; les éléments les plus hétérogènes se rapprochent et se
combinent un moment pour se désagréger l’instant d’après; l’Église est
un vaste théâtre où retentissent les échos de la vie extérieure, qui
troublent sa discipline et affaiblissent son autorité. Les langues
vulgaires sont à peine formées, que le peuple les introduit forcément
dans la liturgie, avec les chansons profanes et souvent obscènes qu’il
a apprises au dehors. C’est en vain que les conciles, que les docteurs
et les plus illustres personnages, comme saint Bernard, s’élèvent
contre ce scandale et réclament la sévérité des lois canoniques pour
préserver le chant liturgique des variations et des caprices de la
mode: quand tout le monde est coupable, tout le monde est innocent, et
dans les arts comme dans les questions de l’ordre moral et politique,
l’Église, ne pouvant résister aux envahissements de l’esprit séculier,
finit toujours par traiter avec la liberté.

«Du VIII^e au XIII^e siècle, qui est une époque solennelle de
l’histoire du moyen âge, il se fait dans l’art musical, ainsi que
dans l’ensemble des connaissances humaines, un grand travail de
reconstitution dont il importe de connaître les résultats. Sous la
pression toujours croissante de la fantaisie populaire, qui introduit
dans les temples chrétiens des ressouvenirs de la vie extérieure et
des lambeaux de chansons en langue vulgaire, la mélopée grégorienne
s’altère de plus en plus, se surcharge d’accidents, de modulation et de
rhythmes divers qui amènent un immense désordre dont s’effrayent avec
juste raison les maîtres de l’art et les princes de l’Église. C’est
pourtant de ce désordre fécond, où les éléments nouveaux apportés par
les peuples du Nord se rapprochent et se combinent d’une manière plus
intime avec ceux qui caractérisent les nations de race latine, c’est du
contact de la fantaisie et de l’art séculiers avec le chant liturgique
que naît un art tout nouveau, l’harmonie, en même temps que la musique
mesurée, qui en est la manifestation directe. Sous les différents
noms d’_organum_, de _diaphonie_, qui indiquent la coexistence de
deux sons d’égale valeur, de _déchant_ (_discantus_), qui signale un
progrès dans le mouvement des voix et comme une anticipation d’une
partie sur l’autre, l’harmonie, qu’Isidore de Séville définissait
déjà au VI^e siècle: _Harmonia est modulatio vocis, et concordantia
plurimorum sonorum et coaptatio_, reçoit au XIII^e siècle son premier
développement, que j’appellerai son adolescence. Aux intervalles de
quarte, de quinte et d’octave, employés antérieurement, on ajoute
ceux de tierce et de sixte. La succession des _consonnances_ et des
_dissonances_ est réglée par la résolution de l’intervalle dissonant.
A la notation diffuse de Boèce, qui consistait dans l’emploi des
quinze premières lettres de l’alphabet romain, à celle plus simple de
saint Grégoire, qui se servit des _six premières lettres_ de ce même
alphabet, au système _neumatique_, mélange d’accents, de virgules et
de points diversement combinés, où l’œil avait peine à se reconnaître,
à ces trois manières très-imparfaites d’exprimer l’intensité des
sons, succèdent d’abord les lignes de la portée, et puis la _notation
proportionnelle_, c’est-à-dire un ensemble de signes dont la figure
indique tout à la fois la place qu’occupe le son dans l’échelle et sa
durée relative. Cette immense révolution, qui ne semble au premier
abord qu’un changement de méthode, n’est rien moins que le triomphe de
l’esprit séculier sur l’art religieux. Par son ignorance des lois de la
prosodie latine, la foule avait troublé les rhythmes savants dont le
chant de saint Ambroise était encore pénétré; elle méconnaissait chaque
jour davantage le caractère respectif des huit tons de saint Grégoire,
qui sont moins des échelles régulières que des formules mélodiques
léguées par le polythéisme; elle mêlait à ces _nomes_ ou airs
religieux, qui se transmettaient imparfaitement par l’enseignement oral
des initiés, les modulations et les rhythmes des chansons populaires
qui surgissaient alors de toutes parts. De là un désordre, une
confusion, qui firent sentir à la foule la nécessité d’une règle aussi
simple que son esprit. Il se trouva des hommes studieux qui répondirent
à ce besoin et qui imprimèrent à l’art musical cette régularité un
peu grossière que l’instinct du peuple avait déjà introduite dans
le mécanisme des langues vulgaires et dans les faits de la société
civile, qui subissait alors une transformation. Telle est la véritable
signification du mouvement qui substitue au rhythme traditionnel et à
l’indécision tonale des mélodies la précision de la musique mesurée,
qui est inhérente à l’harmonie. Les hommes qui dirigent ce mouvement,
et dont les écrits nous en révèlent les phases successives, sont
Hucbald, Francon de Cologne, Marchetto de Padoue et Guido d’Arezzo, qui
n’a rien inventé de ce qu’on lui attribue, ni les lignes de la portée,
ni le nom des notes _ut_, _ré_, _mi_, _fa_, _sol_, _la_, mais qui s’est
servi avec intelligence de tous ces procédés connus avant lui, et qui a
apporté dans l’enseignement de la musique cette lucidité pratique qui
est propre au génie italien.

«Le XIII^e siècle est l’époque culminante du moyen âge. L’esprit
humain a fait une grande évolution et tend à se dégager de la tutelle
de l’autorité. Les corps politiques et la société civile, obéissant
à des principes mieux définis, commencent à avoir conscience de
leurs actes ainsi que de leur destinée. Les langues vulgaires sont
presque toutes formées et deviennent l’instrument d’une littérature
nouvelle qui répond aux sentiments de tous. Le catholicisme, plein
de séve et fort des luttes qu’il vient de traverser, s’épanouit
comme une plante généreuse, et produit chez les peuples du Nord ces
cathédrales gothiques qui frappent l’imagination par l’immensité de
l’espace qu’elles circonscrivent et la hardiesse de leurs voûtes
élégantes. En Italie, on voit apparaître successivement dans ce siècle
mémorable Brunetto Latini, Guido Cavalcanti et Dante Alighieri, qui
fixent irrévocablement la poésie vulgaire; saint Thomas d’Aquin, le
grand métaphysicien du catholicisme; saint François d’Assise, saint
Bonaventure, Thomas de Celano et Jacopone da Todi, l’auteur de la prose
du _Stabat Mater_, qui impriment au culte de la vierge Marie un éclat
inusité; Cimabüe et surtout Giotto, qui dégagent l’art de la peinture
de la tradition byzantine, et s’efforcent de lui faire exprimer les
formes et les couleurs de la vie. La musique participa à ce grand
mouvement d’émancipation, et donna naissance à ce nombre considérable
de poëtes et de musiciens populaires qu’on nomme _trouvères_ en
France, _minnesinger_ en Allemagne et _troubadours_ en Provence,
d’où nous vient le mot de _trovatori_, qui indique le premier éveil
de la fantaisie dans les arts de sentiment. Après quelques années de
ravissement, où l’imagination, satisfaite des efforts accomplis, semble
ne plus rien désirer, l’harmonie, appliquant ses procédés au chant
ecclésiastique, qu’elle dénature de plus en plus, aussi bien qu’aux
mélodies populaires, alors si nombreuses et si vivaces, réalise de
nouveaux progrès et acquiert la régularité d’un art véritable dont
les combinaisons captivent l’attention générale. Les intervalles sont
épurés et définitivement classés en _consonnants_ et en _dissonants_.
Les _consonnances parfaites_ distinguées des _consonnances imparfaites_
par le sentiment plus ou moins grand de quiétude ou de repos qu’elles
procurent à l’oreille, les parties devenues plus nombreuses, reçoivent
une nouvelle direction, et leur entrelacement est soumis à des règles
qu’on respecte encore aujourd’hui. Enfin, sous les noms de musique
figurée et de _contre-point_, que lui donna pour la première fois un
célèbre théoricien du XIV^e siècle, Jean de Muris, l’harmonie devient
un art savant et compliqué, dans lequel se distinguent une classe de
compositeurs qui méritent de nous arrêter un instant.

«Dès la fin du XIV^e siècle on voit s’élever dans les Pays-Bas, dans
le nord de la France, en Hollande et aussi en Angleterre, un nombre
considérable de musiciens célèbres qui s’appliquent à perfectionner
toutes les parties de l’art d’écrire et deviennent les premiers
harmonistes de l’Europe. Ces musiciens, que l’histoire désigne sous la
qualification commune de Flamands, _Fiaminghi_, parce que la plupart
sont originaires de la Flandre, remplissent un interrègne de cent
cinquante ans, qu’on peut subdiviser en trois différentes époques. La
première est illustrée par Guillaume Dufay, par Binchois, Dunstable
et Obrecht, ses contemporains; la seconde est surtout remarquable par
l’avénement d’Okeghem, chantre et chapelain du roi de France Charles
VII, le plus savant contre-pointiste de son temps, et le maître, à
ce que l’on croit, de Josquin Desprès, homme de génie dont la gloire
remplit toute la première moitié du XVI^e siècle. Guicciardini, dans
son _Histoire des Guerres de Flandre_, parle avec enthousiasme de ces
compositeurs célèbres, qui se répandent dans toute l’Europe, sont
recherchés par tous les princes souverains, et dirigent toutes les
chapelles, depuis celle du pape à Rome jusqu’à notre chapelle ducale de
Saint-Marc.

—Es-tu bien sûr, abbé, de ce que tu dis? Notre chapelle ducale
aurait eu des étrangers pour directeurs! s’écria en ce moment avec un
sentiment de surprise et de chagrin patriotique le sénateur Zeno.

—Très-certain, répondit l’abbé Zamaria; mais que Votre Excellence se
rassure. Ces ultramontains, qui brillent un instant dans l’histoire de
l’art et viennent fondre sur l’Italie, où ils s’emparent des meilleures
positions, ne sont guère que des _facchini_, des ouvriers laborieux et
intelligents, qui déblayent le terrain et préparent la langue dont se
servira un génie vraiment créateur qui les éclipsera tous de sa gloire
immortelle. En effet, on chercherait vainement chez ces musiciens
studieux autre chose que des formes abstraites, de la syntaxe des sons,
des combinaisons de voix, des imitations plus ou moins ingénieuses.
Les paroles liturgiques ou profanes qu’ils choisissent pour écrire
leurs morceaux ne sont qu’un prétexte à argumentations; le thème de
leurs messes ou motets, qu’ils empruntent au plain-chant ecclésiastique
et plus souvent encore aux chansons populaires, n’est qu’une espèce
de prémisse sur laquelle ils construisent le savant édifice de leurs
contre-points plus ou moins fleuris. En un mot, les musiciens flamands,
qui pendant un siècle et demi fixent l’attention générale de l’Europe,
ces barbares qui envahissent une seconde fois l’Italie, où ils fondent
des écoles et sont l’objet de l’admiration des plus nobles esprits,
remplissent, dans l’histoire de la musique européenne, cette période
curieuse qu’on appelle le règne de la scolastique. Dialecticiens
habiles, moins occupés du fond des idées que de l’ingéniosité de la
forme, distraits, captivés par les combinaisons d’une langue nouvelle,
dont ils admirent surtout les artifices, les contre-pointistes belges,
a dit Forkel avec esprit, «ressemblent à des jeunes gens sortant de
l’Université, où ils auraient montré de l’aptitude pour les discussions
logiques, qui s’empressent d’étaler leur science de fraîche date, et ne
peuvent avancer la moindre proposition sans la soumettre aux épreuves
d’une argumentation en règle[55].» Cette comparaison, faite par un
Allemand et puisée dans les mœurs de sa nation, est d’autant plus juste
qu’il l’applique à des compositeurs qui ont à peu près la même origine
et se distinguent par les mêmes qualités; car les contre-pointistes
flamands ont précisément développé dans l’art musical cette faculté
des combinaisons harmoniques qui est encore aujourd’hui le trait
distinctif de la grande école d’où est sorti Sébastien Bach. Comme les
docteurs scolastiques, qui avaient moins d’invention et de hardiesse
dans l’esprit que d’habileté à discuter sur des vérités dogmatiques
dont ils acceptaient l’autorité, et qui, dans l’histoire de la
philosophie, préparent la voie aux libres penseurs du XVI^e siècle, les
contre-pointistes belges et flamands ne se préoccupaient guère que des
procédés matériels de la composition, et ils prenaient naïvement dans
la tradition, c’est-à-dire dans le plain-chant ecclésiastique et dans
les chansons populaires, l’idée mélodique qui servait de thème à leurs
déductions canoniques. Les arts et les littératures de tous les peuples
n’ont-ils pas traversé une période semblable de labeur pédantesque, où
le sentiment et l’idée sont nécessairement subordonnés aux artifices
de la forme, qui captive alors tous les esprits cultivés? Je n’ai pas
besoin de vous apprendre, monsieur le comte, dit l’abbé en s’adressant
particulièrement à M. de Narbal, qu’il y a eu dans l’histoire de la
poésie française une époque semblable, où l’on s’ingéniait à inventer
les rhythmes et les coupes les plus bizarres, et telle pièce de vers
que je pourrais vous citer est aussi loin de la véritable poésie
inaugurée par Malherbe qu’un _canon énigmatique_ d’Okeghem ou que la
messe de Josquin Desprès sur la série de notes _la_, _sol_, _fa_, _ré_,
_mi_, dont elle porte le nom, sont loin de la messe _du pape Marcel_,
du divin Palestrina.

«Je viens de prononcer un bien grand nom, un nom qui résume toute une
époque de l’histoire de l’art! Jean-Pierre Luigi da Palestrina est né
dans cette petite ville de la Romagne dont il prit le nom, au printemps
de l’année 1524, quatre ans après la mort de Raphaël. Issu d’une pauvre
famille dont on n’a jamais pu découvrir l’origine, il se rendit à Rome
à l’âge de seize ans, en 1540, et entra dans l’école de contre-point
fondée par le Français Goudimel. Au milieu de nombreux condisciples
parmi lesquels se trouvaient Jean Animuccia et Nanini, le jeune Pierre
ne tarda point à se distinguer. Élu maître des enfants de chœur de la
chapelle Julia en 1553, il publia, trois ans après, le premier recueil
de ses œuvres, où l’on remarque quatre messes qu’il dédia au pape
Jules III. Le souverain pontife, pour témoigner sa haute satisfaction
d’un hommage dont il sentait le prix, fit entrer Palestrina parmi
les chantres de sa chapelle, en le dispensant de l’examen préalable
qu’exigeaient les statuts. Après la mort de Jules III et la courte
apparition du pape Marcel II, qui ne régna que vingt-trois jours, la
tiare échut à Paul IV, dont le caractère impérieux et sanguinaire n’est
que trop connu. Voulant réformer les nombreux abus de la cour de Rome,
si vivement attaqués par les protestants ultramontains, le pape fit
expulser de sa chapelle tous les chantres mariés, et comme Palestrina
se trouvait dans ce cas, il dut quitter une place qui le faisait vivre
plus que modestement. Nommé peu de temps après maître de chapelle de
Saint-Jean de Latran, puis de Sainte-Marie-Majeure, où il a passé dix
années qui ont été les plus fécondes de sa vie, Palestrina rentra de
nouveau à Saint-Jean de Latran en 1571. Il perdit sa femme Lucrezia,
qui lui avait donné quatre fils, en 1580. Accablé de douleur et de
misère, Palestrina vécut encore quelques années, et il termina sa
glorieuse carrière le 2 février 1594, âgé de soixante-dix ans. Homme
pieux et bon, toujours aux prises avec les plus dures nécessités de la
vie, son âme fut à la hauteur de son génie. Si, dans la dédicace de
son premier livre des _Lamentations_ au pape Sixte V, il fit entendre
une voix suppliante, c’étaient moins les souffrances matérielles
qui lui arrachèrent ce cri de détresse que la douleur de ne pouvoir
publier les œuvres qui ont immortalisé son nom. Jusqu’à son lit de
mort, il disait au dernier fils qui lui restait: «Je vous laisse un
grand nombre d’ouvrages inédits.... Grâce au grand-duc de Toscane, je
vous laisse aussi ce qui est nécessaire pour les faire imprimer....
Je vous recommande que cela se fasse au plus tôt, pour la gloire du
Tout-Puissant et la célébration de son culte.» Ces dernières paroles
sont bien dignes du musicien sublime qui le premier a su donner une
forme à la prière et à la poésie du culte catholique, et qui, par sa
merveilleuse création de la messe dite _du pape Marcel_, a sauvé la
musique religieuse.

«Deux genres de musique ont existé simultanément pendant tout le
moyen âge: le chant liturgique, formé tour à tour par saint Ambroise
et saint Grégoire, et les chansons populaires, d’abord accompagnées
de paroles latines, puis alliées aux premiers accents des dialectes
modernes. Construit avec des fragments de mélodies antiques et
d’après des ressouvenirs du système musical des Grecs, dont il était
une simplification, le plain-chant ecclésiastique était purement
diatonique, et n’avait d’autre mesure que ce rhythme vague qui est
inhérent à la prosodie, et qu’on devine plus qu’on ne l’apprend. Au
contraire, les chansons populaires qui circulaient librement dans la
foule, dont elles exprimaient les sentiments, étaient non-seulement
empreintes d’un rhythme plus fortement accusé que la mélopée
religieuse, mais elles avaient aussi une tournure mélodique qui les
rapproche beaucoup de la musique moderne. Ces deux formes musicales,
qui étaient la manifestation des deux grands éléments dont se composait
la société du moyen âge, l’Église et l’esprit séculier, se trouvèrent
presque toujours en contact, et le peuple grossier, imbu de souvenirs
et de chants contemporains, les introduisit forcément dans le temple,
où ils altérèrent le caractère esthétique et la constitution matérielle
du plain-chant grégorien. Lorsque l’harmonie vint soumettre à ses
procédés de mesure rigoureuse le chant de l’Église et les mélodies
populaires, la confusion des deux genres de musique devint si grande,
qu’on eut de la peine à reconnaître sous ce fracas de sons, de
contre-points et de _gorgheggi_, la gravité traditionnelle du chant
liturgique. Les paroles les plus obscènes des chansons populaires
retentissaient dans l’Église, et servaient d’épigraphe aux messes
que composaient laborieusement sur ces thèmes inouïs les musiciens
flamands. C’est en vain que les conciles s’occupèrent incessamment
de ce grave sujet de discipline; c’est en vain que le pape Jean XXII
publia en 1322 sa fameuse décrétale contre les innovations harmoniques
qui défiguraient la mélodie grégorienne: le désordre s’accrut chaque
jour davantage et se prolongea jusqu’au milieu du XVI^e siècle, où le
concile de Bâle d’abord, puis celui de Trente dans sa vingt-deuxième
session, flétrirent d’un blâme solennel ce mélange grossier de paroles
et de musique profanes avec le texte et le chant de l’Église. C’est
pour obéir à la volonté du concile que le pape Pie IV nomma une
commission chargée d’examiner quelles seraient les mesures à prendre
pour réformer de pareils abus. La commission, présidée par les deux
cardinaux Vitellozzi et Borromée, arrêta les deux points suivants: 1^o
qu’on ne chanterait plus les messes et les motets qui contiendraient
des paroles différentes de celles de l’Église; 2^o que les messes
composées sur des thèmes empruntés à des chansons profanes seraient
bannies de la liturgie. Après de nombreuses discussions où furent émis
les avis les plus extrêmes, la commission jeta les yeux sur Palestrina,
qui s’était déjà fait connaître, et dont tout le monde citait les
admirables _improprii_ de la pénitence comme des modèles de musique
vraiment religieuse. On lui demanda de composer une messe où les
paroles de l’Église seraient respectées et contenues dans une forme de
l’art qui en révélât le sentiment. Saintement inspiré par la foi naïve
qui remplissait son cœur et par l’importance de la mission dont on
l’avait chargé, Palestrina composa trois messes qui furent exécutées au
palais du cardinal Vitellozzi. Celle qui réunit tous les suffrages et
qui excita l’admiration des juges les plus difficiles fut la troisième,
que Palestrina publia sous le titre de _messe du pape Marcel_ (_Missa
papæ Marcelli_), probablement par un sentiment de reconnaissance pour
la mémoire de ce pontife. Lorsque le pape Pie IV entendit pour la
première fois cette messe, le 19 juin 1565, il en fut si ravi, qu’il
nomma Palestrina compositeur de sa chapelle. Telle est l’histoire d’une
composition célèbre qui sauva l’art musical de la proscription dont
voulait le frapper l’autorité ecclésiastique.

«Si maintenant, continua l’abbé, vous me demandez quelle est la valeur
absolue de l’œuvre de Palestrina, qui a touché à toutes les parties
du drame liturgique, si vous me demandez de préciser en quelques mots
le rôle que joue ce grand homme dans l’histoire générale de l’art,
je vous répondrai qu’il est le premier musicien sorti des bancs
de l’école qui ne se soit pas laissé entièrement absorber par les
artifices du métier, et qui ait considéré la forme comme l’instrument
de l’inspiration, qu’il est enfin le premier savant contre-pointiste
qui mérite la qualification suprême de _compositeur_. Il ferme l’ère de
la scolastique et ouvre celle de la Renaissance, dont il n’entrevoit
cependant que l’aurore. Élève et successeur des Flamands, qui avaient
élaboré tous les détails de la langue et préparé l’instrument
nécessaire à la manifestation du sentiment, Palestrina s’élance du
milieu de ces ouvriers patients attachés à la glèbe, c’est-à-dire à
_la lettre qui tue_; il leur apporte l’_esprit_ qui seul vivifie.
Génie éminemment italien, plein d’onction et de sérénité, il épure,
il simplifie les formes matérielles de la composition que lui ont
transmises ses maîtres, et les emplit du souffle de la vie. Il dit
des choses sublimes avec les mêmes moyens qui avaient servi de jouet
à l’esprit de combinaison; il chante, il prie au lieu d’argumenter;
il crée enfin la musique du catholicisme, entrevue seulement par les
grands esprits du moyen âge, et qu’on trouve définie dans ces paroles
de saint Bernard: _Sic suavis ut non sit levis, sic mulcet aures,
ut moveat corda, tristitiam levet, iram mitiget, sensum litteræ non
evacuet, sed fecondet_[56].

«Vous allez juger vous-mêmes, dit l’abbé en descendant de l’estrade sur
laquelle il était placé, si la musique de Palestrina, qui a donné son
nom à toute une école, et dont le style marque une date de l’histoire,
mérite les éloges qu’on lui prodigue depuis deux cents ans.»

Les chanteurs de la chapelle ducale de Saint-Marc, qui étaient réunis
dans un coin de la bibliothèque, exécutèrent alors le _Sanctus_ de
la messe à six voix dite _du pape Marcel_, morceau remarquable, qui
communique à l’âme une émotion qu’il est impossible de définir;
le _Kyrie_ de la messe de _Requiem_, d’une expression profonde;
l’_impropria_ à quatre voix, _Vinea mea electo_, qu’on chante le
vendredi saint à la chapelle Sixtine, prière d’un accent ineffable
et vraiment divin, dont Mozart seul a pu égaler l’élévation dans son
_Ave verum_. L’exécution de ce morceau produisit dans l’assemblée une
explosion d’enthousiasme et de ravissement qui dura quelques minutes
pendant lesquelles Lorenzo s’approcha de Beata, dont le regard
l’invitait, pour ainsi dire, à venir lui communiquer son sentiment.

Après le _Stabat Mater_ à deux chœurs, qui fut chanté aussi avec
beaucoup d’ensemble, on termina par le madrigal à quatre voix: _Alla
riva del Tebro_, qui est un modèle de ce genre de composition dite
_musica da camera_, musique de chambre, parce qu’elle tenait lieu, au
XVI^e siècle, de la musique dramatique, qui n’existait pas encore.

«Ai-je besoin de vous faire remarquer, reprit l’abbé, qui était remonté
sur l’estrade, le charme particulier de ce morceau, qu’on dirait avoir
été composé par un poëte qui aurait eu l’âme et le génie de Virgile,
dont il rend en effet la molle langueur et la mélancolie touchante? Et
si vous saviez avec quelle simplicité de moyens Palestrina a obtenu
de tels effets! Subissant les lois de la _fugue_, qui était alors la
forme consacrée par les maîtres de l’art, il se joue de ses difficultés
avec une aisance admirable, et c’est au moyen de quelques dissonances
produites par les mouvements de la stratégie des parties[57] que
Palestrina parvient à exprimer la douleur de ce jeune berger pleurant,
sur les bords du Tibre, un amour dédaigné:

  ....Et mœstis late loca questibus implet;

car il n’y a pas de mélodie proprement dite dans le délicieux madrigal
que vous venez d’entendre, ni dans aucune partie de l’œuvre si variée
de Palestrina. Tous les effets résultent des procédés du contre-point,
et il serait impossible d’y trouver une phrase musicale qui eût assez
de vitalité pour exister en dehors des combinaisons harmoniques qui
forment un ensemble si parfait. C’est dans ce style élevé de musique
purement vocale, dépourvu à la fois de modulations et d’accompagnements
d’aucune espèce, c’est dans le _style à la Palestrina_ qu’ont écrit le
Flamand Orlando di Lasso, son contemporain et son émule, l’Espagnol
Vittoria, Nanini, Benevoli, Allegri, Vallerano, et une foule de
compositeurs dont la tradition et l’enseignement se sont prolongés
jusqu’à nos jours, et constituent le patrimoine de l’école romaine.

«Lorsqu’au jour de Noël de l’année 1512, le pape Jules II officia
pour la première fois dans la chapelle Sixtine, dont Michel-Ange
venait de peindre la voûte, Palestrina n’était pas encore né. Les
_Loges_, les _Stances_, toutes les incomparables merveilles qui
remplissent le Vatican étaient terminées, et la Renaissance avait
accompli son évolution, quand l’auteur de la _messe du pape Marcel_,
surnommé par ses contemporains le _prince des musiciens_, vint au
monde. L’intervalle de près de quatre-vingts ans qui existe entre
la mort de Raphaël et celle de Palestrina peut servir à mesurer la
distance qui sépare encore l’art musical des arts plastiques, qui
alors étaient parvenus au point le plus élevé de leur développement.
Rien dans les œuvres du fondateur de l’école romaine, ni dans celles
d’Orlando di Lasso, ne peut être comparé aux vastes compositions de
_la Cène_ de Léonard de Vinci, du _Jugement dernier_ de Michel-Ange,
de _l’École d’Athènes_, de _l’Incendie du Borgo_ et surtout de _la
Transfiguration_ de Raphaël. Dépourvue de moyens pour accentuer la
passion et pour peindre les accidents extérieurs, la musique en est
encore à cette phase de la puberté où l’on exprime d’une manière
indécise les sentiments indéfinis qu’on éprouve. On dirait la prière
d’un enfant ou celle d’une jeune fille émue qui manque des mots
nécessaires pour préciser l’objet de ses vœux, et donner une forme
aux aspirations confuses qui agitent son âme. Un motet de Palestrina,
comme celui _Sicut cervus desiderat ad fontes_, ou comme l’admirable
antienne à six voix _Tribularer si nescirem_, peut être comparé,
pour la simplicité naïve du style et le caractère de l’expression, à
une vierge de Fra Angelico ou du Pérugin. C’est pénétrant, plein de
componction et de divine tendresse, mais d’une harmonie un peu vague,
qui laisse transpirer le sentiment général, sans permettre de saisir le
sens particulier de la parole. Un exemple fera encore mieux comprendre
quelle différence il peut exister dans les moyens qu’emploie l’esprit
humain pour exprimer un même sentiment.

«Ce n’est point une exagération de dire que le culte de la vierge
Marie a reçu en Italie un éclat de poésie qu’il n’a jamais eu chez
aucun peuple du monde catholique. Principalement dans cette partie de
la Romagne qu’on appelle l’Ombrie, sont nés quelques hommes tendres,
pieux et divinement inspirés, qui ont créé l’idéal ineffable de la
mère de Jésus-Christ: ce sont, avec saint François d’Assise, Jacopone
da Todi, Raphaël d’Urbino et Jean-Pierre Luigi da Palestrina. Sur
cette admirable séquence du _Stabat Mater dolorosa_, que Jacques des
Benedetti, connu sous le nom de Jacopone da Todi, publia à la fin du
XIII^e siècle, il a été fait un grand nombre de compositions musicales
parmi lesquelles je ne mentionnerai que la mélodie du plain-chant
romain, le _Stabat_ de Palestrina et celui de Pergolèse, que tout le
monde connaît. Il existe deux _Stabat_ de Palestrina, l’un à trois
chœurs qui est inédit, et celui que vous venez d’entendre à deux chœurs
de quatre parties. Eh bien! si l’on compare les paroles de Jacopone
à la musique de Palestrina, et si l’on rapproche cette dernière
composition du tableau de Raphaël connu sous le nom du _Spasimo_,
on a sous les yeux trois moments de l’histoire, la traduction d’un
sentiment dans trois langues différentes, qui sont loin d’avoir le même
degré de perfection. Dans le morceau de Palestrina, les deux chœurs
alternent et se répondent pieusement comme deux groupes de chrétiens
qui se raconteraient les incidents du grand sacrifice accompli sur le
Calvaire. A certains moments décisifs du récit, les deux chœurs se
réunissent comme s’ils étaient trop émus du spectacle de la douleur
maternelle pour s’écouter isolément:

  Oh! quam tristis et afflicta
  Fuit illa benedicta!

Puis ils recommencent à dialoguer pour confondre de nouveau leur
douleur au cri suprême:

  Dum emisit spiritum!

Après un changement de mesure qui sépare la partie pathétique du drame
divin de la conclusion, qui est d’une expansion toute lyrique, les deux
chœurs reprennent la même série de strophes et d’antistrophes alternant
et s’unissant tour à tour jusqu’à la glorification finale:

  Fac ut animæ donetur
  Paradisi gloria.

Cela est beau, plein d’onction et d’une piété qui vous pénètre l’âme,
qui la remplit d’une tristesse résignée et vraiment chrétienne; mais on
chercherait inutilement dans la composition de Palestrina la douleur
profonde et concentrée que Raphaël a mise dans le regard éploré de
la Vierge qui tend les bras au divin supplicié, cette diversité de
personnages qui concourent à l’action générale et trahissent leur
caractère par la variété des attitudes, ces physionomies qui parlent et
qui expriment chacune une nuance particulière de sentiment, ces tons
d’une gamme si riche, ces horizons qui éclairent la nature, enfin tous
ces détails matériels qui révèlent les mœurs, le temps et les lieux
où s’accomplit le sacrifice. La musique n’avait encore ni perspective
ni fond de paysage, ni complication d’incidents dramatiques. Elle
peignait tout sur le même plan et n’exprimait que le sentiment général
des paroles, sans pouvoir individualiser l’accent de la passion. La
révolution qui s’est opérée dans la peinture depuis l’avénement de
Masaccio jusqu’à Raphaël, qui la résume, n’avait pas encore eu lieu
dans l’art musical à la mort de Palestrina. Cette révolution mémorable,
qui doit séculariser la musique et la faire entrer pleinement dans le
mouvement de la Renaissance, nous allons la voir éclater à Venise, où
il est bien temps que je revienne[58].»

       *       *       *       *       *

Après cette première partie du discours de l’abbé Zamaria, qui fut
écoutée avec un très-vif intérêt, il y eut une sorte d’intermède qui
fut rempli par quelques morceaux de musique, dont un duo de Paisiello,
chanté par le vieux Pacchiarotti avec Beata. C’était le fameux duo
de l’_Olympiade_, composé à Naples en 1786 pour la Morichelli, qui
faisait Aristea, et pour je ne sais plus quel sopraniste célèbre
qui remplissait le rôle de Megacle. Beata, qui ne pouvait croire
entièrement au bonheur que la conduite de son père, depuis quelque
temps, semblait lui promettre, et qui ne voyait pas sans un triste
pressentiment le prochain départ de Lorenzo, mit une émotion singulière
dans ces paroles du récitatif: _E mi lasci cosi_, «et tu m’abandonnes
ainsi?» Sa voix de mezzo-soprano, d’un timbre si suave et si
pénétrant, s’éclaira comme d’un rayon d’espoir en articulant ces mots
significatifs: _Va.... ti perdono.... pur che torni mio sposo_; «va!...
je te pardonne.... si tu reviens mon époux!» Pacchiarotti, l’inimitable
Pacchiarotti lui-même, fut étonné de la manière dont cette jeune
personne chanta la phrase admirable de l’andante en _fa mineur_:

  Nè giorni tuoi felici.
  Ricordati di me!
  —Perchè cosi mi dici,
  Anima mia, perchè[59]?

Ce sentiment exquis, Beata le tirait de son propre cœur. Aussi Lorenzo
n’eut-il pas de peine cette fois à comprendre un langage si peu
équivoque, et ses yeux, attachés aux lèvres inspirées de la fille du
sénateur, exprimaient sans contrainte le ravissement où le plongeait la
certitude d’être aimé. Ce duo de l’_Olympiade_, qui faillit un instant
compromettre le secret de Beata, le chevalier Sarti ne se doutait
pas alors qu’un jour il le chanterait lui-même avec une autre femme,
Frédérique, qui devait réveiller dans son cœur flétri l’image d’un
bonheur depuis longtemps évanoui.

«_Signori_, dit l’abbé Zamaria après ce court épisode, qui ne passa
pas inaperçu, la musique commence à Venise, comme chez tous les peuples
de l’Occident, par des chansons populaires qui remontent aussi loin que
les souvenirs de l’histoire, et par le plain-chant ecclésiastique, dont
je vous ai raconté la formation aux premiers siècles du christianisme.
Ces deux éléments, qu’on retrouve partout, se distinguent d’abord assez
fortement entre eux, puis ils se rapprochent, et finissent par se
confondre dans une période de temps qui est le fond de la civilisation
moderne. Aussitôt que notre basilique de Saint-Marc fut construite, au
commencement du X^e siècle, elle devint le centre de l’art religieux
de notre pays et l’objet de la plus grande sollicitude du sénat.
Sans nous arrêter sur des faits plus ou moins authentiques, il est
certain que, dès les premières années du XIV^e siècle, l’église de
Saint-Marc possédait un service musical et des orgues qui faisaient
déjà l’admiration de l’Italie. Je ne vous parlerai ni de ce prêtre
vénitien, nommé George, qui, au dire d’Éginhard, aurait construit un
orgue pour Louis le Débonnaire à Aix-la-Chapelle, ni d’une foule de
nos compatriotes qui se sont distingués dans la fabrication de ce
bel instrument, qui n’était pas inconnu à l’antiquité. Ce qui est
hors de toute contestation, c’est que le premier organiste connu de
l’église Saint-Marc se nommait Zucchetto, et qu’il eut pour successeur
Francesco da Pesaro. A partir de cette époque, la série des organistes
et des maîtres de chapelle de notre basilique est aussi connue que
celle de nos doges et de nos patriarches. Par une ordonnance du doge
Michel Steno, publiée le 18 février 1403, huit enfants de chœur sont
attachés au service de la chapelle ducale, élevés et entretenus aux
frais de la république. A la fin du XV^e siècle, vers 1470, l’église
de Saint-Marc possède un chœur nombreux de chanteurs, deux organistes
chargés de toucher les deux grandes orgues qui depuis lors ont toujours
existé dans notre chapelle ducale, et une foule d’instrumentistes que
la république rémunère avec munificence[60]. C’est quelques années
après cette organisation qu’on voit apparaître dans nos lagunes
un contre-pointiste belge, qui vint poser à Venise les bases d’un
enseignement scientifique de la composition musicale.

«Le 12 décembre de l’année 1527, Adrian Willaert fut nommé maître de
chapelle de la basilique de Saint-Marc. Né à Bruges, dans les dernières
années du XV^e siècle, Willaert, après, avoir étudié le contre-point
à Paris sous la direction de Jean Mouton, après avoir été pendant
onze ans au service de Louis II, roi de Hongrie, était venu se fixer
à Venise, où il mourut dans le mois de septembre 1563. Willaert est
considéré comme le fondateur de l’école de Venise, qu’on peut diviser
en trois époques, dont chacune est représentée par un artiste célèbre.
Adrien Willaert et ses disciples immédiats, tels que Cyprien de
Rore, son compatriote, Nicolas Vicentino, Francesco della Viola et
le savant théoricien Zarlino, personnifient la première phase, Jean
Gabrieli la seconde, et Claude Monteverde la troisième, à laquelle se
rattachent Caldara, Lotti, Marcello, et les plus grands compositeurs du
commencement du XVIII^e siècle.

«Ce qu’on appelle dans les arts une école, c’est-à-dire un centre
d’idées, de procédés et de souvenirs qui se perpétuent à travers les
générations, est le résultat de deux mouvements qui se combinent entre
eux, du mouvement général de l’esprit humain, auquel vient s’ajouter
l’influence locale du pays où il se manifeste. L’Italie, par exemple,
tout en participant à la civilisation de l’Europe, qui est l’œuvre
du christianisme, s’en distingue cependant par un caractère propre,
comme Venise, au milieu de la _civiltà italiana_, dont elle ressent
l’impulsion, conserve une personnalité saillante qu’elle imprime à tous
ses actes. Je ne vous rappellerai pas ce qu’a été Venise, par quels
miracles de courage, de patience et de sagacité, elle s’est élevée, du
fond de ces lagunes qui ont été son berceau, au premier rang des corps
politiques. Elle est un des exemples les plus étonnants de la puissance
de l’activité humaine, dirigée par la raison. Forte et infatigable dans
la guerre, qui n’a jamais été pour elle qu’un moyen de défendre son
indépendance et de protéger son industrie, calme et somptueuse dans
la paix, qui est le but constant de sa politique, cette république de
marchands et de patriciens, d’artistes et de diplomates, de penseurs et
de poëtes insouciants, a produit une civilisation éminemment originale,
où la libéralité du génie hellénique s’allie au bon sens pratique des
Romains. L’inscription que vous pouvez lire sur un des côtés extérieurs
de la basilique de Saint-Marc, inscription qui remonte au X^e siècle,
et qui est le premier témoignage de l’existence de notre dialecte:

  Lom po far e die in pensar
  E vega que lo chi li po inchontrar,

ce qui veut dire qu’avant de parler et d’agir, l’homme doit songer
aux conséquences qui peuvent en résulter, démontre que la prudence
a été de tout temps une des qualités du peuple vénitien. Généreuse,
hospitalière, soumise au christianisme, mais indépendante vis-à-vis
de l’Église, dont elle repousse la juridiction exceptionnelle, la
république tend la main à tous les illustres proscrits: Kepler,
Galilée, aux savants, aux artistes, aux princes déshérités, qu’elle
couvre de sa protection et de sa munificence. L’histoire, la politique,
la science, les mœurs, la littérature et les arts, qui en sont
l’expression, lui donnent un caractère de nationalité qui la distingue
fortement des autres civilisations de l’Italie. Et quels sont les
traits saillants de cet esprit national qui doit nécessairement
inspirer l’école vénitienne? La grâce, l’élégance, la morbidesse des
formes et du langage, le goût du plaisir, du mouvement et de la vie,
non de la vie qui se concentre dans les profondeurs de l’âme, qui
s’épure par la méditation et s’efforce d’atteindre les hauteurs de
l’idéal, mais de la vie qui s’épanche au dehors, qui recherche l’éclat,
la joie et la lumière, et se complaît au sein de la nature et de la
sociabilité. Point de fortes douleurs, pas de grandes tristesses, mais
de la grandeur, du faste, de la sensualité, un brio étonnant, une
harmonie qui enchante, les contrastes dramatiques de la passion, et la
couleur, la couleur enfin qui sert à rendre tous ces effets, telles
sont les propriétés reconnues de notre école de peinture, depuis les
Bellini jusqu’à Tiepoletto. Eh bien! c’est précisément par le sentiment
dramatique et le coloris, c’est-à-dire par le rhythme et la modulation,
qui en sont les agents, que se distingue aussi la musique de l’école
vénitienne.

«Lorsque Adrien Willaert vint se fixer à Venise en 1527 et prit la
direction de la chapelle ducale de Saint-Marc, Palestrina était un
enfant de trois ans, et la musique religieuse n’avait pas encore subi
la grande révolution qui devait la purifier des artifices scolastiques
et des bouffonneries du moyen âge. Willaert s’était déjà signalé
par des compositions qui l’avaient rendu célèbre, puisque l’un de
ses motets, _Verbum bonum_, qu’on chantait à la chapelle de Léon X
en 1516, passait pour être du fameux Josquin Desprès: il n’était
cependant, comme tous ses compatriotes les Flamands, qu’un savant
contre-pointiste, plus habile à grouper des accords qu’à traduire le
sentiment des paroles. Le spectacle de notre glorieuse cité, la vue
des monuments qui s’y élevaient de toutes parts et des chefs-d’œuvre
qu’avaient déjà produits les deux Bellini et leurs disciples Giorgione
et Titien, les traditions orientales de la liturgie de notre basilique,
l’existence dans la chapelle de Saint-Marc de deux orgues pourvues d’un
grand moyen d’expression, la _pédale_, qu’un certain Bernardo Murer
avait inventée à Venise quelques années auparavant, cet ensemble de
faits et de circonstances produisit sans doute sur l’esprit du savant
contre-pointiste flamand une influence salutaire, qui s’est manifestée
dans ses nouvelles compositions. Il se préoccupa plus qu’on ne l’avait
fait jusqu’alors du sens général des paroles, et, dans ses madrigaux
aussi bien que dans ses motets religieux, il atteignit une certaine
expression dramatique qu’on ne connaissait pas avant lui, surtout
dans la musique d’église. Comme l’affirme d’une manière positive son
illustre élève Zarlino[61], Willaert fut le premier à introduire dans
la chapelle de Saint-Marc l’usage des grandes masses vocales divisées
en deux et trois chœurs à quatre et cinq parties, qui se répondaient
d’une extrémité de la basilique à l’autre, et produisaient une sorte
de contraste qui saisissait l’imagination des fidèles. Ce genre de
chœurs entrecoupés de silence, _choro spezzato_, ainsi que le qualifie
Zarlino, révèle une préoccupation évidente de l’effet dramatique,
et on le verra s’agrandir sous la main des compositeurs vénitiens,
dont il est la propriété. Un autre Flamand, Cyprien de Rore, élève et
successeur de Willaert comme directeur de la chapelle de Saint-Marc,
marcha sur les traces de son maître et s’acquit une grande renommée.
Dans ses madrigaux et ses motets à cinq, six et huit voix, il eut soin
de respecter la prosodie des paroles et de vivifier même l’ancienne
tonalité du plain-chant par des accidents chromatiques qui lui étaient
étrangers, et qui marquaient un nouvel effort vers le coloris et
l’expression morale des sentiments. Zarlino, que j’ai déjà cité,
Claude Merulo, compositeur éminent et organiste non moins célèbre, et
surtout Andrea Gabrieli, tous les trois maîtres de chapelle de notre
basilique, ont fécondé les traditions de Willaert, de Cyprien de Rore,
et imprimé au madrigal, mais particulièrement à la musique religieuse,
un caractère de grandeur, de variété et de complication dramatique,
qu’on ne trouve que dans l’école vénitienne.

«Jean Gabrieli, qui représente la seconde phase de l’école nationale,
est né à Venise d’une famille patricienne vers le milieu du XVI^e
siècle. Élève et neveu d’Andrea Gabrieli, il honora sa mémoire
en publiant en 1587 un recueil de ses madrigaux et de ses motets
religieux, précédé d’une dédicace, où il témoigne son admiration
pour le savoir et les inventions harmoniques de son oncle. Nommé le
7 novembre 1584 maître de chapelle de l’église de Saint-Marc, où il
succéda à Merulo, Jean Gabrieli mourut à Venise, au comble de la
gloire, en 1612. Ce sont là tous les renseignements qu’on possède sur
sa vie; mais son œuvre, qui nous reste, permet d’apprécier l’étendue
et la vivacité de son génie. Ce génie hardi et vraiment original se
révèle non-seulement dans la conception des grands morceaux d’ensemble
à deux, trois et jusqu’à quatre chœurs, qui dialoguent entre eux et
forment des contrastes saisissants, mais aussi dans la marche des
différentes parties, qui s’affranchissent de l’imitation scolastique de
la fugue pour obéir à l’esprit des paroles et distraire l’oreille par
des dessins particuliers, qui ajoutent de la variété à l’effet imposant
de l’ensemble. Le rhythme déjà riche en combinaisons qui circule à
travers ces grandes masses chorales, l’instinct de la modulation qui
perce de toutes parts, non plus par de simples accidents chromatiques,
comme dans les œuvres de Cyprien de Rore, mais par des rapprochements
pleins d’élégance établis entre les différents tons du plain-chant,
le contraste qui résulte de l’opposition des différents chœurs, les
uns écrits tout entiers pour des voix graves, les autres pour des
voix moyennes et des voix aiguës qui se superposent et remplissent
un grand espace, toutes ces inventions si précieuses ne sont pas les
seules qu’on doive à ce maître. Gabrieli poussa plus loin que tous les
compositeurs qui l’avaient précédé le sentiment des effets dramatiques,
qui est la qualité dominante de l’école vénitienne. Ainsi il choisit
avec une grande liberté d’esprit les paroles liturgiques dont il forme
le texte de ses motets religieux, les dispose avec économie et de
manière à frapper vivement l’imagination par l’opposition des grands
effets d’ensemble avec la voix d’un simple coryphée, qui vient, comme
dans le chœur de la tragédie antique, exposer le sujet de la douleur
ou de la joie commune. A ces innovations hardies, qui impriment à
la musique religieuse le mouvement et les péripéties d’un drame
hiératique, Gabrieli ajoute le coloris de l’instrumentation, ce qui
achève de caractériser son génie et celui de l’école vénitienne.

«Jusqu’à la seconde moitié du XVI^e siècle, les nombreux instruments
légués par le moyen âge n’avaient point de musique qui leur fût propre.
Divisés en quatre grandes familles (en instruments à cordes, à vent, à
clavier et à percussion), ils confondaient leurs effets avec ceux de
la voix humaine, qu’ils suivaient humblement à l’unisson, à l’octave
inférieure ou supérieure, selon la nature de leur diapason. Lorsque
le rhythme et une harmonie plus incidentée donnèrent l’éveil à la
fantaisie, les instruments furent classés en groupes moins nombreux et
plus rapprochés les uns des autres, on consulta le timbre et l’étendue
de leur échelle; mais excepté l’orgue, qui, par la variété de ses
jeux et le rôle important qu’il remplissait dans le culte catholique,
avait déjà inspiré, au commencement du XVI^e siècle, certaines formes
musicales appropriées à la nature de ce magnifique instrument, telles
que la _toccata_, la _sonata_ et les _ricercari_, tous les autres
ne faisaient qu’exécuter les morceaux qu’on écrivait pour la voix
humaine. De là cette expression mise en tête de toutes les publications
musicales: _Da cantare o da sonare_[62]. Gabrieli fut un des premiers
musiciens de son temps qui sût traiter les instruments avec goût,
tenir compte de leur timbre et de leur étendue, les assortir comme
des couleurs qui devaient relever l’effet général de ses grandes
compositions. Tantôt il écrit des morceaux à quatre et cinq parties,
exclusivement pour des bassons, des trombones, des cornets, ou pour les
différents instruments à cordes, et tantôt il oppose à un chœur de voix
humaines un chœur d’instruments qui alternent et dialoguent comme deux
personnages symboliques. Dans ces motets religieux, connus sous le nom
de _symphoniæ sacræ_, une espèce d’introduction symphonique précède le
chœur, auquel les instruments répondent ensuite, et qu’ils accompagnent
enfin avec une assez grande variété d’allures. Je pourrais vous citer
tel motet de Gabrieli, _Surrexit Christus_, composé pour la solennité
de Pâques, qui vous étonnerait par la manière dramatique dont il est
conçu. Précédé d’une symphonie à six instruments, deux cornets et
quatre trombones, le chœur à trois parties, _alto_, _tenor_ et _basse_,
chante les paroles liturgiques; une symphonie composée cette fois de
cornets, violons et trombones, répond de nouveau jusqu’à ce qu’un
coryphée intervienne en chantant:

  Et Dominus de cœlo intonuit.

Après ce fragment de mélopée mesurée, le chœur, accompagné de tous les
instruments précédemment entendus, entonne un _Alleluia_ d’une grande
variété. Gabrieli a beaucoup écrit, et dans presque tous les genres
de musique connus de son temps. Ses œuvres, exécutées avec pompe par
les chanteurs et les instrumentistes habiles qui étaient au service
de la chapelle ducale et des principales églises de Venise, mises en
circulation par la gravure, qui en multiplia les éditions, répandirent
son nom dans toute l’Europe, et particulièrement en Allemagne, où
il trouva des disciples et de nombreux admirateurs. Contemporain
d’Orlando di Lasso et de Palestrina, auxquels il a survécu de seize
années, Gabrieli occupe une place éminente dans l’histoire générale
de l’art, entre le dernier, le plus illustre des contre-pointistes
flamands, et le fondateur de l’école romaine. S’il ne possède pas la
sérénité, l’onction et la pureté sublime qui caractérisent le style à
jamais inimitable de Pierre Luigi, Gabrieli est plus hardi dans ses
combinaisons harmoniques, plus éclatant et moins respectueux de la
tradition que le doux et immortel musicien qui a fait les délices de
son siècle et mérité cet éloge:

  Hic ille est Lassus lassum qui recreat orbem,
    Discordemque sua copulat harmonia.

Placé entre l’Allemagne, où est mort à la cour de Bavière Orlando
di Lasso, et le siége de la papauté, qui fut l’asile du pauvre et
divin Palestrina, Gabrieli, noble Vénitien, vivant au milieu d’une
cité merveilleuse où aboutissaient tous les courants de l’opinion du
monde, qui était toujours remplie de bruits, de fêtes et de spectacles
de toute nature, s’inspira nécessairement du génie de son pays et
des traditions de l’école qui en était l’expression. Ce fut un hardi
novateur, prompt à employer tout moyen qui lui semblait devoir produire
de l’effet, visant à l’éclat, au coloris, aux contrastes dramatiques,
aussi bien dans la musique religieuse que dans les madrigaux et les
chansons mondaines. Dans ses grandes compositions à deux, trois et
quatre chœurs, accompagnés d’une instrumentation déjà ingénieuse,
Gabrieli, marchant sur les traces de Willaert, de Cyprien de Rore, de
Merulo, et surtout de son oncle Andrea Gabrieli, se préoccupe bien
moins des lois qui gouvernent la langue musicale de son temps que de
l’esprit des paroles, dont il s’efforce de rendre le sens général,
cherchant parfois aussi à peindre le mot saillant par des figures de
rhythme et des caprices de vocalisation. C’est là un fait important
dans l’art de la composition, qui annonce une prochaine et plus
grande émancipation du génie créateur. Organiste habile, homme d’une
imagination hardie et grandiose dans ses conceptions, Gabrieli fut le
chef d’un enseignement fécond qu’il transmit à de nombreux élèves,
parmi lesquels nous citerons l’Allemand Henri Schütz, qui porta dans
son pays la fantaisie, le coloris et l’esprit dramatique de l’école
de Venise. Dans l’œuvre très-varié de Jean Gabrieli, où l’influence
persistante du moyen âge s’accuse encore par certains détails de la
langue musicale, se trouvent les germes d’une révolution qui sera
bientôt accomplie par Monteverde.

«Claude Monteverde, qui représente la troisième période de l’école
vénitienne, est né à Crémone, on ne sait au juste en quelle année, mais
entre 1565 et 1570. Habile virtuose sur la viole, qui était alors un
instrument à la mode, il entra en cette qualité au service du duc de
Mantoue. Marc-Antonio Ingegnieri, son compatriote, qui dirigeait la
chapelle du duc, lui donna des leçons de contre-point qui le mirent
en état de révéler de plus hautes facultés. Sans pouvoir assurer si
Monteverde a succédé à Ingegnieri dans ses fonctions de directeur de
la musique du prince de Mantoue, on est certain qu’il fut appelé à
Venise et nommé maître de chapelle de la basilique de Saint-Marc le 19
août 1613, un an après la mort de Gabrieli. C’est donc à Venise, où
Monteverde a passé la plus grande partie de sa vie, où il a fait graver
et publier ses œuvres les plus importantes, et où il est mort dans le
mois de septembre 1649, que s’est accomplie et surtout affermie la
révolution musicale dont je vais parler.

«La série de sons qui composent la gamme moderne est formée, comme tout
le monde sait, de sept degrés, dont un huitième reproduit à l’octave
supérieure la sensation de celui qui sert de point de départ. Ce sont
là les deux limites extrêmes de l’espace que l’oreille ne peut franchir
sans être forcée de recommencer le même voyage, espace qui est pour
elle l’unité avec laquelle elle mesure l’échelle immense des sons ayant
le caractère musical. C’est une question posée depuis longtemps par
les théoriciens, que de savoir s’il existe un ordre nécessaire dans la
succession des degrés qui remplissent l’octave, ordre qui serait un
_a priori_ de notre nature, une loi imposée par l’organe qui perçoit
le phénomène, ou bien si les différents intervalles qui peuvent être
contenus dans l’unité primordiale de l’octave sont arbitrairement
distribués et dépendent de l’usage, du caprice ou des artifices de
l’art. Si l’on répond par l’affirmative, et qu’on reconnaisse un ordre
quelconque dans la succession des sons que renferme l’octave, il faut
alors expliquer la cause qui a produit une si grande variété d’échelles
mélodiques. Dans le cas contraire, on est forcé d’admettre toutes les
successions possibles, et cela jusqu’à l’infini. Or, il est évident
qu’il y a des successions qui répugnent à l’oreille, qui blessent même
sa sensibilité, et qu’elle ne peut supporter un instant que comme une
curiosité passagère qui lui fait désirer plus vivement le retour d’un
ordre meilleur. Donc il y a un principe qui guide notre sensibilité,
principe antérieur à la sensation que produit en nous le son musical,
et qui exige un certain ordre dans la succession et la nature des
intervalles qui sont les éléments de l’octave. Dans l’antiquité,
Pythagore et ses disciples classaient les intervalles d’après une loi
mathématique, c’est-à-dire d’après le nombre absolu de vibrations dont
ils sont le produit, tandis qu’Aristoxène et ses partisans voulaient
qu’on s’en rapportât à l’oreille, seul juge compétent des combinaisons
admissibles, comme l’œil est l’appréciateur suprême de l’harmonie
des couleurs. Ces deux manières d’envisager la question, dont l’une
caractérise le philosophe préoccupé de la cause du phénomène, et
l’autre l’artiste inquiet surtout de l’effet, ne sont pas aussi
inconciliables qu’on pourrait le croire; car s’il existe une loi qui
fixe les rapports des sons entre eux, cette loi, dont le compositeur
n’a pas plus à s’occuper que le peintre de la nature des couleurs, doit
être un jour accessible à la science des nombres, qui est la science
même des rapports.

«Quoi qu’il en soit de la solution de ce problème réservé à l’avenir,
il est certain que les Grecs construisaient leur échelle de trois
manières différentes: en y faisant entrer des intervalles de _quart_
de ton, qui donnaient naissance au genre dit _enharmonique_, le plus
ancien de tous, s’il faut en croire les théoriciens; en procédant par
intervalles de _demi-tons_, ce qui constitue le le genre _chromatique_,
ou bien par une succession de _tétracordes_, qui portait alors le nom
de genre _diatonique_ ou naturel. L’Église, en adoptant forcément
le système musical des Grecs, qu’elle trouva parmi les débris de
la civilisation romaine, écarta les deux premiers genres, qu’elle
jugeait sans doute trop difficiles pour l’oreille inexpérimentée du
peuple qu’elle voulait diriger; puis, simplifiant encore le genre
diatonique, elle en tira les huit échelles du plain-chant grégorien,
dont j’ai raconté la formation. Or, quel est le caractère respectif des
différents tons ou modes du plain-chant ecclésiastique? On pourrait
presque répondre que c’est de ne point en avoir, de créer des séries
de sons mobiles formées d’une _quarte_ et d’une _quinte_ superposées
l’une à l’autre d’une manière fort arbitraire, et qui se refusent
à une classification vraiment scientifique. En effet, les modes de
l’Église ne se distinguent que par le demi-ton qui entre dans la
composition du _tétracorde_ et qui n’occupe jamais le même degré.
Dépourvus de trois notes essentielles, de _finale_ et de _dominante_
régulières, et de la _note sensible_, qui fait pressentir et désirer
à l’oreille l’accomplissement de la consonnance d’octave, les modes
du plain-chant ne sont que des formes mélodiques léguées par les
générations primitives, des espèces de dialectes peu compatibles avec
la régularité de succession qu’exige l’harmonie; aussi n’a-t-on jamais
pu s’entendre ni sur le nombre des tons, ni sur les accidents matériels
et l’expression morale qu’on leur attribuait. Notre Zarlino lui-même,
le plus savant théoricien qui après Glarean[63] se soit occupé de
la classification des modes ecclésiastiques, n’a pu y réussir d’une
manière satisfaisante. Aussitôt que l’instinct de l’harmonie essaya de
grouper quelques accords sur les échelles diatoniques du plain-chant
grégorien, on eut beaucoup de peine à fixer la nature des intervalles
qu’il fallait admettre ou repousser du contre-point. L’accord parfait
et son premier dérivé, qui sont les combinaisons les plus simples qui
se présentent à l’oreille et qui communiquent à l’âme le sentiment du
repos, quelques dissonances passagères, timidement préparées par le
retard ou la prolongation d’une note déjà entendue comme élément de
l’accord consonnant, dissonances qui étaient bien plus le résultat du
mouvement des parties, des associations amenées furtivement par le
rhythme, que des hardiesses de l’imagination: tels étaient les seuls
groupes de sons simultanés admis par les théoriciens jusqu’au milieu
du XVI^e siècle. Il se fit alors un mouvement général d’émancipation
dans l’esprit humain qui transforma toutes les connaissances, et qui
imprima aussi à l’art musical une impulsion nouvelle.

«Le besoin de variété, de changement et de transformation des vieux
types du plain-chant grégorien, qu’on pourrait comparer aux types
traditionnels de la peinture byzantine, était si général parmi les
compositeurs de la première moitié du XVI^e siècle, que déjà Josquin
Desprès ne se faisait aucun scrupule d’en méconnaître le caractère
tonal et d’encourager ses élèves à poursuivre, avant tout, l’expression
des paroles. Cyprien de Rore, Nicolas Vicentino, élèves de Willaert,
Luca Marenzio, génie plein de ressources et d’élégance, surnommé par
ses contemporains _il dolce Cigno_, tous les trois appartenant à
l’école de Venise, cherchèrent à féconder les tons du plain-chant par
des accidents _chromatiques_ qui leur étaient étrangers, et qui étaient
des tâtonnements que faisait l’instinct de la modulation, c’est-à-dire
l’instinct du coloris et de la vie. Gesualdo, prince de Venuse dans le
royaume de Naples, dilettante et madrigaliste non moins célèbre que
Marenzio, fut plus hardi encore dans ses combinaisons harmoniques: l’un
des premiers, il osa attaquer sans préparation un genre de dissonances
qui devaient amener la ruine des formes mélodiques du plain-chant,
et faire entrer dans les conceptions de l’art l’unité primordiale de
notre gamme moderne. Cette révolution, depuis longtemps préparée par
les tentatives que je viens de signaler, fut accomplie avec plus de
suite et d’éclat par Monteverde, qui trouva à Venise un terrain tout
approprié à la fécondation de son idée.

«Vous savez, _signori_, que les grandes inventions, dans les arts,
aussi bien que dans les sciences, ne sont jamais l’œuvre particulière
d’un seul génie qui en aurait puisé tous les éléments dans la source
de ses propres facultés. Il n’y a que Dieu, parce qu’il est infini,
qui ait pu créer le monde d’un désir de sa volonté. Il est vrai de
dire cependant qu’une invention ne s’inscrit et ne prend date dans
l’histoire que lorsqu’il vient un homme qui s’en assimile les effets
d’une manière originale qui frappe tous les esprits. C’est ainsi que
la couleur à l’huile, par exemple, avait été employée bien avant le
Flamand Van Eyck, qui est pourtant celui qui l’a propagée en Europe.
Parmi les intervalles qui étaient repoussés par tous les théoriciens du
moyen âge comme incompatibles avec la série diatonique du plain-chant
grégorien, il y avait surtout celui de _triton_. Cet intervalle
horrible, qu’on appelait _diabolus in musica_, consiste dans le
rapprochement de deux notes importantes de la gamme, le _quatrième_
et le _septième_ degré. Par une cause plus physique que morale, qui
n’a pas encore été expliquée, il résulte que l’audition simultanée
de ces deux sons communique à l’oreille une vive appétence vers la
consonnance d’octave. Or, cet intervalle harmonique se trouve enclavé
dans un accord qui porte le nom de _septième dominante_, où il forme
la dissonance naturelle de _quinte mineure_, qui peut s’entendre sans
préparation, et qui se résout immédiatement sur l’accord de sixte, qui
renferme les éléments de l’accord parfait. L’effet de cet accord de
_septième dominante_ est tel, qu’il porte avec lui, comme une question
bien posée, les conditions logiques de sa propre résolution, et qu’il
transmet à l’oreille, puis par l’oreille à notre âme, le sentiment de
la série qui constitue l’unité de l’octave. Si vous contemplez pendant
quelque temps une couleur éclatante, le rouge par exemple, vous ne
tardez pas à éprouver le désir de reposer votre vue sur une nuance
moins vive, telle que la couleur complémentaire que le rouge fait
pressentir par l’auréole qu’il projette autour de lui. Cette couleur
complémentaire que le rouge projette est le _vert_, dont la sensation
peut être comparée à celle que produit _l’accord parfait_, sur lequel
l’oreille aspire à descendre après avoir entendu celui de _septième
dominante_. Tous les arts renferment de pareils contrastes de repos
et de mouvement, de consonnances et de dissonances qui s’appellent
et se répondent comme les rimes diverses de la poésie lyrique, dont
l’entrelacement avive et charme l’oreille. L’accord de _septième
dominante_, qui renferme la plus agréable des dissonances naturelles
que l’oreille puisse accepter sans avertissement ou préparation, en lui
faisant pressentir le voisinage de l’_accord parfait_ qui lui donne le
sentiment de l’unité de l’octave, avait été employé par un grand nombre
de compositeurs du XVI^e siècle, car on le trouve dans les œuvres
d’Aaron, de Cyprien de Rore, dans Palestrina même, Orlando di Lasso,
Gabrieli, surtout dans Gesualdo, dont les madrigaux sont empreints
d’une vivacité d’expression dramatique qui annonce la Renaissance.
Toutefois, cet esprit d’émancipation qui caractérise le mouvement du
XVI^e siècle a laissé une plus forte empreinte dans les compositions de
Monteverde, dont le génie audacieux ne fut pas sans avoir une certaine
conscience de la révolution qu’il venait accomplir. Guidé par son
instinct et par le sentiment dramatique qui préoccupait les poëtes et
les artistes de son temps, Monteverde osa proclamer, dans une préface
mise en tête du cinquième livre de ses madrigaux, publiée à Venise
en 1604 et reproduite trois ans après, en 1607, par son frère César
Monteverde, que la musique est faite pour charmer les oreilles et
peindre les mouvements de l’âme, non pour obéir à des règles abstraites
imposées par les théoriciens. Fort de ce principe et de l’autorité de
Platon, qu’il invoque pour soutenir que l’esprit des paroles doit être
le principal objet du compositeur, tandis que les anciens, c’est-à-dire
les scolastiques, voulaient que l’_armonia fosse signora dell’orazione_
(que l’harmonie dominât la poésie), Monteverde prélude par un grand
nombre de combinaisons hardies, puis il arrive enfin à employer, sans
préparation, ce fameux accord de _septième dominante_, qui achève de
rompre la tradition du plain-chant grégorien.

«C’est dans un madrigal à cinq voix, _cruda Amarilli_, que Monteverde
a fait apparaître pour la première fois l’accord de _septième
dominante_ sans préparation, accord dont la nouveauté, jointe à des
figures de rhythme non moins piquantes, souleva la réprobation des
vieux théoriciens. Un savant chanoine de Bologne, Artusi, se fit le
défenseur des principes admis jusqu’alors, et, dans un livre publié à
Venise en 1600[64], il combattit avec une grande vivacité de paroles
les hardiesses inouïes du novateur. Monteverde, qui avait pour lui
la jeunesse, le monde élégant et l’esprit du siècle, répondit à son
antagoniste comme celui à qui un philosophe niait le mouvement: il
marcha et entraîna la foule à sa suite. Ainsi s’opéra une révolution
qui avait pour objet d’introduire dans l’art de la composition cette
unité de l’octave que présente la nature. Il fallut un long concours
de siècles et de tâtonnements pour secouer le joug des théories
qu’on avait héritées du système musical des Grecs, et pour dégager de
la multiplicité des dialectes mélodiques cette langue générale dont
j’ai parlé au commencement de ce discours. Notre gamme moderne, avec
les deux seules séries que nous en avons tirées, le _mode majeur_ et
le _mode mineur_, est le résultat de la pression de l’harmonie, dont
les combinaisons savantes nous rendront un jour par la modulation
cette variété d’accents mélodiques qu’elle a dû absorber d’abord pour
constituer la langue régulière. Tel est, _signori_, le grand événement
qui marque la troisième période de l’école de Venise, dont Monteverde
exprime les tendances. Lui-même se plaisait à dire que «pour atteindre
le but qu’il s’était assigné, le ciel ne pouvait pas le placer dans une
ville mieux disposée à comprendre l’esprit de ses compositions.» Il
ajoutait que «les nombreux chanteurs et instrumentistes qui étaient au
service de la seigneurie lui avaient rendu sa tâche facile par le zèle
et l’enthousiasme qu’ils mirent à le seconder.»

«Monteverde a beaucoup écrit, et dans tous les genres de musique connus
de son temps, il a porté la fécondité, la hardiesse de son génie. Il
fut un des premiers compositeurs à s’essayer dans la forme dramatique,
inaugurée à Florence dans les dernières années du XVI^e siècle par un
groupe de _dilettanti_ et d’académiciens qui cherchaient à restaurer la
mélopée des Grecs, cette pierre philosophale de tous les beaux esprits
de la Renaissance. Ils furent plus heureux qu’ils ne s’y attendaient,
et, au lieu de raviver une forme qui n’a jamais existé, ils trouvèrent
une combinaison nouvelle de la fantaisie. Monteverde fit représenter à
la cour de Mantoue en 1607 un opéra d’_Ariane_, puis celui d’_Orfeo_,
qui excitèrent un grand intérêt. En 1608, à l’occasion du mariage de
François de Gonzague avec Marguerite de Savoie, il composa la musique
d’un ballet _delle Ingrate_ (des Sorcières), où l’on remarque des
effets de rhythme et d’instrumentation inconnus jusqu’alors; mais
c’est à Venise que l’instinct dramatique de Monteverde eut occasion de
se développer sous des formes qui ont lieu de nous surprendre encore
aujourd’hui. En 1624, il fit représenter au palais Mocenigo, devant les
plus grands personnages de la république, un épisode de _la Jérusalem
délivrée_, le combat de Tancrède et de Clorinde, qui, pour l’expression
des sentiments, la gradation des effets, l’intelligence des contrastes
et du coloris de l’instrumentation, est un morceau important, et
annonce l’éclosion de la musique moderne.

«La révolution opérée par Monteverde n’est point un fait isolé,
l’évolution d’un art particulier qui n’intéresserait que des amateurs
de curiosités historiques: c’est au contraire un des résultats les plus
directs du grand mouvement de la Renaissance, presque contemporain de
la peinture à l’huile, qui fut aussi propagée à Venise par un élève de
Van Eyck, de la perspective linéaire et du clair-obscur, qui permirent
à l’art du dessin de rendre le caractère de la passion avec les
accidents de costume, de lumière et de paysage qui révèlent son passage
dans le monde extérieur. L’invention de la modulation a eu les mêmes
conséquences pour l’art musical, en lui apportant le coloris nécessaire
pour exprimer les contrastes, la succession ou la simultanéité des
sentiments du cœur humain: car la mélodie, quelque développée qu’on
la suppose, n’accuse que l’existence d’une émotion intérieure, un
état, une disposition de l’âme, sans pouvoir indiquer l’âge ni le
caractère de celui qui l’éprouve, le temps et le lieu où s’accomplit
l’événement. C’est la propriété de l’harmonie, et particulièrement de
la dissonance, qui engendre la modulation fécondée par le rhythme, de
pouvoir entourer l’expression pure du sentiment, c’est-à-dire l’idée
mélodique, de tous les accessoires de temps, de lieu, d’ombre et de
lumière, qui constatent la présence de la nature dans le drame de la
passion. Telles sont, encore une fois, les conséquences de la tentative
de Monteverde, qui, dans la composition musicale, se lie étroitement
aux principes d’émancipation intellectuelle émis par les grands
philosophes de la Renaissance, Bacon, Descartes et notre immortel
Galilée. Et n’allez pas voir dans ce rapprochement un simple effet de
mon esprit préoccupé, qui voudrait trouver une base scientifique à un
art dont il s’exagère la portée! En avançant, par exemple, dans la
préface déjà citée, que l’_orazione_, c’est-à-dire le sens des paroles,
doit guider l’inspiration du compositeur et dominer les combinaisons
de l’harmonie au lieu d’en être l’esclave, Monteverde se place sur le
terrain solide de la philosophie nouvelle, qui fait de la sensation,
transformée par la raison, la source de la connaissance. Le maître
vénitien a eu parfaitement conscience de l’œuvre qu’il accomplissait,
et, s’il n’a pas prévu tous les résultats que devaient produire ses
hardiesses harmoniques, il n’ignorait pas qu’il rompait avec l’esprit
de la tradition scolastique. Cent ans après Monteverde, nous verrons
Gluck invoquer les mêmes principes dans la fameuse dédicace de son
opéra d’_Alceste_ au grand-duc de Toscane. Dans les arts, en effet,
comme dans l’ordre moral et politique, les révolutions fondamentales
ne produisent pas immédiatement toutes les conséquences qu’elles
renferment, et le temps seul peut les dégager.

«De l’invention de Monteverde et du développement de la modulation,
dont il a trouvé la source, date en Italie et en Europe la distinction
des écoles et des nationalités dans l’art musical. Jusqu’au milieu
du XVI^e siècle, on ne rencontrait une certaine originalité d’accent
mélodique et de rhythme que dans les airs de danse et les chansons
populaires, fruits de l’instinct et du caprice de l’oreille. Les œuvres
de l’art, soumises aux combinaisons de l’harmonie purement consonnante,
étaient partout les mêmes et ne se distinguaient entre elles que par
un degré plus ou moins grand d’élégance et de facilité dans le jeu des
parties qui formaient le nœud du contre-point. A l’apparition du drame
lyrique, de la mélodie savante et du coloris, qui permit de rendre
les nuances du sentiment avec les accidents de la nature extérieure,
les peuples de l’Europe purent avoir une musique nationale, comme ils
avaient déjà une littérature et une civilisation qui leur étaient
propres.

«En Italie, l’école napolitaine, fondée par Alexandre Scarlatti au
commencement du XVII^e siècle, est la fille aînée de l’école de Venise,
dont elle féconda les traditions et les procédés. Né en Sicile, vers
1657, et mort à Naples en 1725, Scarlatti fut un homme de génie,
qui, dans les opéras nombreux, dans les oratorios, les motets, dans
les cantates et les madrigaux qu’il a composés pendant une longue et
brillante carrière, a déployé une riche imagination et a su être à la
fois novateur dans la mélodie, dans le récitatif, dans les détails de
l’instrumentation, dont il classa les couleurs, non moins que dans
l’emploi de la modulation, qui ne faisait que de naître. Il forma
de nombreux élèves, parmi lesquels il faut distinguer Durante, qui
peut être considéré comme le représentant le plus savant de l’école
napolitaine, dont il a pour ainsi dire formulé les doctrines. Durante
a été, à son tour, le chef d’une nombreuse postérité de compositeurs
dont Pergolèse et Jomelli sont les plus illustres. Né à Aversa, dans le
royaume de Naples, en 1714, mort dans cette même ville le 28 août 1774,
Nicolas Jomelli ferme la première époque de l’école qui l’a produit.
Dans son œuvre, qui se compose d’opéras, de messes et d’oratorios,
Jomelli résume tous les progrès accomplis avant lui, et il ouvre
à la musique dramatique une carrière nouvelle où Gluck ne tardera
point à s’élancer. Piccinni, Sacchini, Traëtta, Guglielmi, Cimarosa
et Paisiello, sont les compositeurs napolitains qui remplissent la
seconde moitié du XVIII^e siècle; ils se distinguent bien moins par
la nouveauté de l’harmonie et la vigueur de l’instrumentation, comme
leurs prédécesseurs, que par le charme, la grâce de la mélodie, et le
sentiment comique, dont ils expriment avec bonheur toutes les nuances.

«Après la mort de Monteverde, l’école vénitienne, plus brillante que
jamais, continue à développer les propriétés de notre génie national.
On voit apparaître Baldassar Donati, qui a succédé à Zarlino comme
maître de chapelle, auteur d’une foule de _canzonette villanesque_
et de madrigaux à plusieurs voix remplis d’esprit et de jovialité;
puis Jean Crocce, surnommé _il Chiozzetto_ à cause du lieu de sa
naissance, musicien non moins bizarre, qui a laissé un grand nombre
de compositions bouffonnes. Dans le genre dramatique, on remarque
au premier rang François Cavalli, maître de chapelle de Saint-Marc,
compositeur fécond et hardi, dont les opéras eurent un succès
prodigieux, et le firent appeler en France pendant la minorité de Louis
XIV. Cesti, Caldara et Legrenzi succèdent à Cavalli comme compositeurs
dramatiques, et remplissent la seconde moitié du XVII^e siècle. Maître
de chapelle de Saint-Marc et directeur de l’école _dei mendicanti_,
Legrenzi a consacré sa vie presque exclusivement aux églises et aux
théâtres de Venise, qu’il a alimentés pendant cinquante ans. Il a
eu pour élèves Gasparini et Lotti, dont la gloire a fait oublier
celle de son maître. Né à Venise en 1667, Nicolas Lotti fut nommé
organiste du grand orgue de l’église de Saint-Marc en 1693, qu’il tint
pendant quarante ans, puis maître de chapelle en 1736, où il succéda
à Antonio Biffi. Génie sévère et grandiose, Lotti, qui a traité tous
les genres, et dont les opéras, les duos, les trios et les madrigaux
charmants ont eu beaucoup de popularité, s’est particulièrement
distingué dans la musique religieuse, où il a révélé une science et
une profondeur de sentiment peu communes. Ses messes, ses motets avec
ou sans accompagnement d’instruments, et surtout ses admirables vêpres
qu’on chante encore aujourd’hui à San-Geminiano[65], où reposent ses
dépouilles mortelles, sont des œuvres dignes de Palestrina par la
pureté de l’harmonie, par la noblesse, la clarté du style et la suavité
pénétrante des effets. Lotti, qui est mort le 5 janvier 1740, âgé de
soixante-treize ans, a joui d’une réputation qui n’a été surpassée que
par Benedetto Marcello.

«Permettez à un vieux disciple de Benedetto Marcello de s’arrêter un
instant avec respect devant l’une des plus belles gloires musicales de
notre pays. Issu d’une noble famille patricienne, qui compte dans ses
annales un doge, six procurateurs et d’autres illustrations civiles et
militaires, Benedetto était le troisième fils d’Augustin Marcello et
de Paola Cappello. Il est né à Venise le 24 juillet 1686, et fut élevé
par son père avec le soin qu’exigeait sa naissance. L’intelligence de
Benedetto ne fut pas d’abord très-accessible à la musique, qui était
généralement cultivée dans la maison paternelle, et il montra surtout
de la répugnance pour l’étude du violon. Il fallut que les railleries
de l’un de ses frères, qui jouait fort bien de cet instrument, vinssent
exciter son émulation pour un art qui devait immortaliser son nom.
Benedetto s’adonna alors avec une telle ardeur à l’étude de cet
instrument rebelle et des autres parties de la musique, que son père se
vit obligé de ralentir son zèle. Il l’emmena à la campagne, ayant soin
de l’isoler de tous les objets qui pouvaient réveiller sa passion; mais
le jeune Benedetto, qui avait alors dix-sept ans, trompant la vigilance
paternelle, se procura du papier à musique, et composa secrètement
une messe qui parut un chef-d’œuvre. Convaincu de l’inutilité de ses
efforts, son père le laissa suivre l’instinct de son génie: il lui
donna un maître de composition, qui fut Gasparini, pour qui Benedetto
a toujours eu beaucoup de déférence. A la mort de son père, Benedetto
fit un voyage à Florence, où l’attirait l’amour de la langue et de
la belle poésie italienne, et puis il revint à Venise parcourir la
carrière d’avocat, noviciat indispensable à tout grand seigneur qui se
destine au service de la république. A vingt-cinq ans, il prit la robe
prétexte, et fut nommé membre du tribunal des quarante. On l’envoya
ensuite comme provéditeur à Pola, dont le climat détestable ruina sa
santé et fit tomber toutes ses dents. De retour à Venise, Benedetto ne
put y rester longtemps, et fut nommé camerlingue à Brescia, où il est
mort le 24 juillet 1739, âgé de cinquante-trois ans.

«La vie si courte que je viens d’esquisser a été remplie par des
travaux qui attestent une activité prodigieuse. Doué d’une grande
intelligence cultivée par de fortes études littéraires, Benedetto
connaissait les langues savantes aussi bien que celle de son pays. Il
a publié différents écrits littéraires qui témoignent de l’étendue
de ses lumières non moins que de la vivacité piquante de son esprit.
Parmi ces écrits, très-nombreux et très-divers, je ne citerai que
le charmant opuscule _il Teatro alla moda_, qui est une critique
des plus ingénieuses contre les compositeurs et les chanteurs de
son temps. Publié sans nom d’auteur, cet opuscule courut l’Italie,
et fit ressortir tous les défauts que les hommes d’un goût éclairé
reprochaient dès lors à notre drame lyrique. L’insouciance du
compositeur pour la pièce et la situation qu’il avait à traiter,
l’ignorance du poëte pour les exigences de la musique, la tyrannie des
sopranistes et des _prime donne_ qui voulaient avoir partout le même
genre de morceaux et d’ornements sans aucun égard pour le caractère
du personnage qu’ils représentaient, l’insubordination des musiciens
de l’orchestre, le ridicule des costumes et de la mise en scène,
enfin toutes les invraisemblances de l’opéra italien, qui, trente
ans plus tard, déterminèrent la réforme de Gluck, y sont relevées
avec un bon sens plein de gaieté. Mais c’est dans la composition
musicale que le génie de Marcello a révélé toute sa profondeur.
Déjà il s’était fait connaître par des messes, des recueils de duos
et de trios, des madrigaux à plusieurs voix et quelques cantates,
lorsqu’une circonstance fortuite lui fit aborder un thème plus
digne de ses hautes facultés. Parmi les amis intimes de Marcello,
il y avait un noble vénitien, Girolamo Giustiniani, qui avait fait
d’excellentes études à l’université de Padoue sous la direction
particulière de Lazzarini, professeur éminent de littérature grecque.
Giustiniani eut un jour l’idée d’essayer ses talents pour la poésie
en traduisant en vers italiens les dix premiers psaumes de David, et
il vint consulter Marcello sur le mérite de sa tentative. Celui-ci
trouva la traduction fidèle et très-élégante, et engagea son ami à en
poursuivre l’achèvement, à quoi Giustiniani répondit: «Puisque mon
essai vous paraît digne d’approbation, vous devriez vous joindre à
moi et prêter à mes vers le secours de votre art.» Frappé de cette
proposition, Marcello, sans répondre d’une manière affirmative, se
mit à son clavecin, et en peu de jours il fit la musique des cinq
premiers psaumes. Il réunit aussitôt dans son palais quelques personnes
éclairées, pour leur faire entendre sa nouvelle composition. L’œuvre
des deux patriciens produisit un très-grand effet, surtout la musique
de Marcello, qui excita un enthousiasme mêlé d’étonnement. Encouragé
par le succès, Marcello conçut le projet de mettre successivement en
musique les cinquante premiers psaumes de David, qui furent exécutés
dans son palais et sous sa direction à mesure qu’il en achevait la
composition. Telle est l’origine de cette œuvre admirable. Je me
rappelle encore, comme si c’était d’hier, ces belles soirées du palais
Marcello, où se réunissait tout ce que Venise avait d’esprits cultivés,
d’artistes et de grands seigneurs. Le maître tenait le clavecin,
dirigeant de son regard sévère les chanteurs et les instrumentistes de
la chapelle de Saint-Marc qui interprétaient ses nobles et touchantes
inspirations. Il ne leur passait aucun caprice, exigeant la plus
scrupuleuse exactitude dans l’exécution matérielle de sa musique,
dont il s’efforçait de leur expliquer la pensée. C’est à l’une de ces
soirées mémorables que j’ai entendu pour la première fois la célèbre
Faustina Bordoni, à qui Marcello a bien voulu donner quelques conseils
dont elle a su profiter. Le peuple, accouru de tous les coins de
Venise, se tenait sur les places voisines du palais, écoutant avec
recueillement ces grandes et belles compositions. Un soir cependant,
après l’exécution de l’admirable chœur que tout le monde connaît
aujourd’hui, _i cieli immensi narrano_, la foule assemblée au pied du
palais, et dans les gondoles qui sillonnaient le Grand-Canal, poussa un
cri de ravissement qui retentit jusque sur la place Saint-Marc.

«Les psaumes de Marcello se répandirent promptement dans toute
l’Europe. L’empereur Charles VI voulut les entendre à sa cour; le
cardinal Ottoboni les fit exécuter dans son palais, à Rome, par les
chanteurs de la chapelle Sixtine. Composés pour une, deux, trois et
quatre voix, avec une simple basse chiffrée et quelquefois avec un
accompagnement de violoncelle ou de viole, ces psaumes forment une
succession de morceaux très-variés, où domine le sentiment dramatique,
qui est la qualité caractéristique de l’école vénitienne. Non-seulement
Marcello s’est inspiré de la poésie hébraïque, mais il a consulté aussi
les vieux chants des synagogues juives de tous les pays du monde, ainsi
que quelques rares débris de la musique grecque et du plain-chant
grégorien, pour se pénétrer de leurs tonalités diverses et en saisir
l’étrangeté. Je ne vous citerai que le second psaume pour alto et basse
sur les paroles _quare fremuerunt gentes_ (_d’onde cotanto fremito_),
d’un si grand caractère, et dont le troisième mouvement, _rompiamo
dicono_, exprime avec tant d’énergie la révolte de l’orgueil contre
le gouvernement de la Providence; le huitième, pour voix de contralto
et chœur; le dixième, à quatre voix, _come augel cui mile reti_, d’un
accent mélodique à la fois si simple et si varié dans le mouvement,
surtout la dernière strophe; le seizième, pour lequel Marcello
s’est inspiré d’un chant grec, l’hymne au soleil, de Dionysius. Les
récitatifs, les airs, les duos, les trios et les chœurs qui traduisent
les élans lyriques du roi-prophète dans l’œuvre si originale du
maître vénitien ne pouvaient être conçus que par un grand esprit, par
un compositeur dégagé de tout préjugé scolastique, qui va droit au
sentiment qu’il veut exprimer et ne s’inquiète que de l’efficacité des
moyens qu’il emploie.

«Marcello était d’un caractère non moins élevé que son génie. Pieux
sans bigoterie, généreux, il usait de sa fortune et de ses vastes
connaissances avec la munificence d’un patricien de Venise. Son palais
était toujours ouvert aux artistes, dont il aimait à se voir entouré.
Il fut le maître et le protecteur constant de la Faustina, ainsi que
de son mari, le fameux Hasse, _il Sassone_, avec lequel il n’a cessé
de correspondre. Il aimait tellement la musique et tout ce qui s’y
rattache, qu’un soir d’été, étant accoudé sur le balcon de son palais,
qui borde _il Canalazzo_, il entendit une voix de femme d’un timbre
ravissant qui chantait une de ces _arie di batello_ qui, depuis la
fondation de Venise, circulent dans nos lagunes. Il envoya chercher
cette femme, pauvre et jeune lavandière nommée Rosana Scalfi; elle lui
plut, il la fit élever avec soin, lui donna des conseils dans l’art du
chant, et puis il l’épousa secrètement. Cette femme s’est montrée digne
de la fortune que le hasard lui avait procurée, en faisant le bonheur
du maître illustre dont je viens de vous conter l’histoire.

«Après Benedetto Marcello, l’école vénitienne a produit successivement
Galuppi, Bertoni et Furlanetto, que voici présent, et qui continue avec
éclat les traditions de notre genre national.

«Ce n’est point forcer l’analogie des choses que de rattacher à
l’école de Venise le célèbre chevalier Gluck, qui est venu, il y a
trente ans, réformer si à propos notre drame lyrique, car c’est bien
moins le pays où le hasard l’a fait naître que la nature des idées qui
servent à classer un grand artiste dans l’histoire. Or, quels sont les
principes qui ont guidé le génie de Gluck du jour où il a eu conscience
de sa force? «Lorsque j’ai entrepris de mettre en musique l’opéra
d’_Alceste_,» dit-il dans la dédicace mise en tête de ce chef-d’œuvre,
«je me suis proposé d’éviter tous les abus que la vanité des chanteurs
et l’excessive complaisance des compositeurs avaient introduits dans
l’opéra italien.... Je cherchai à réduire la musique à sa véritable
fonction, celle de seconder la poésie dans l’expression des sentiments
et l’intérêt des situations.... Je crus que la musique devait ajouter
à la poésie ce qu’ajoutent à un dessin correct et bien composé la
vivacité des couleurs et l’accord heureux des lumières et des ombres
qui servent à animer les figures sans en altérer les contours.... J’ai
cru encore que la plus grande partie de mon travail devait se réduire
à chercher une belle simplicité, et j’ai évité de _faire parade de
difficultés aux dépens de la clarté; je n’ai attaché aucun prix à
la découverte d’une nouveauté, à moins qu’elle ne fût naturellement
donnée par la situation et liée à l’expression; enfin il n’y a aucune
règle que je n’aie cru devoir sacrifier de bonne grâce en faveur de
l’effet_.» Messieurs, les idées de Gluck sont les propres idées de
Marcello, celles que Monteverde a émises dans ses préfaces, les idées
de Gabrieli, de Cyprien de Rore, de Willaert, qui a fondé l’école de
Venise au commencement du XVI^e siècle. Il me serait facile de prouver
aussi qu’entre ces principes de Monteverde, de Marcello, de Gluck, qui
proclament l’indépendance du génie, la toute-puissance du sentiment
dans les arts, et le fameux discours de _la Méthode_, où Descartes se
révolte contre la tradition scolastique pour ne s’en rapporter qu’à
l’évidence du sens commun, il existe un lien des plus étroits, l’esprit
de la Renaissance qui s’élève sur les débris du moyen âge.

«Il est temps de terminer ce long discours et d’en résumer la substance
en peu de mots. La musique moderne est fille de la musique grecque,
comme les langues que nous parlons et la civilisation de l’Europe
occidentale sont issues du monde romain transformé par un principe
nouveau, qui est le christianisme. La musique a participé à toutes
les vicissitudes de l’esprit humain, passant successivement de la
multiplicité des échelles primitives à des combinaisons de plus en
plus simples, imposées par l’instinct du peuple, qui fait invasion
dans la cité savante des praticiens. Aux trois systèmes compliqués de
la musique grecque, l’Église substitue les huit échelles diatoniques
du plain-chant grégorien, qui sont plus accessibles à l’oreille
inexpérimentée de la foule, et dans lesquelles la _consonnance_
naturelle et primordiale de l’_octave_ est dominée par la fraction
du _tétracorde_. Sur ces échelles diatoniques, qui ne se distinguent
entre elles que par la place toujours variable qu’occupe le _demi-ton_,
et qui ressemblent bien plus à des dialectes où domine le caprice
qu’à une langue en possession de ce caractère de fixité qui révèle
une civilisation plus générale, les harmonistes ont créé la science
des accords, qui, du VIII^e au XIII^e siècle, arrive à son premier
développement. On voit alors se produire un phénomène des plus
curieux, on voit s’élever et se répandre dans toute l’Europe les
contre-pointistes flamands, ces dialecticiens de la scolastique
musicale, qui s’occupent moins du fond de la pensée que de la forme qui
doit la contenir, et qui s’attardent à perfectionner tous les éléments
matériels de la langue dont va se servir le divin Palestrina. Le chef
de l’école romaine ferme le moyen âge; il crée la véritable musique du
catholicisme, dont on n’égalera jamais la sublime sérénité, et il meurt
en laissant pressentir une révolution qui s’accomplira à Venise.

«Fondée au commencement du XVI^e siècle par le Flamand Willaert,
notre école musicale développa le principe qui caractérise toute
la civilisation de Venise, c’est-à-dire la notion de la réalité
pratique relevée par le goût des plaisirs délicats et du faste de
la vie. Ce principe se traduit dans les arts plastiques, surtout en
peinture, par la prédominance du coloris, qui saisit l’éclat et les
contrastes du monde extérieur, et, dans la musique, par le sentiment
dramatique, dont le rhythme et la modulation sont les agents matériels.
Obéissant à l’influence secrète du pays qu’ils habitaient, comme des
plantes qui reçoivent de la terre qui les porte les sucs dont elles
se nourrissent, Adrien Willaert, Cyprien de Rore et Andrea Gabrieli
s’ingénient à combiner de vastes morceaux d’ensemble à deux, trois
et jusqu’à quatre chœurs, qui dialoguent et se répondent d’un bout
de la basilique de Saint-Marc à l’autre. A ces tentatives sourdes du
sentiment dramatique, vivifiées par des accidents chromatiques et
des figures de rhythme inusitées jusqu’alors, Jean Gabrieli ajoute
l’accompagnement des instruments, dont il assortit les timbres ou
les couleurs avec une hardiesse d’imagination très-remarquable. Il
fortifie la puissance de ces effets par l’intelligence de la poésie
et des paroles liturgiques, dont il forme une espèce de drame ou
d’oratorio qui lui inspire des combinaisons vocales de rhythme et
d’harmonie incompatibles avec l’existence du plain-chant grégorien.
Marchant sur les traces de ses prédécesseurs de l’école de Venise et
sur celles de Gesualdo, Monteverde achève d’accomplir la révolution
commencée avant lui, en employant avec une persistance particulière
ce fameux accord de septième dominante qui communique à l’oreille le
désir de la consonnance d’octave. Ainsi fut constituée dans l’art, et
par l’influence ou par la pression de l’harmonie, l’unité de notre
gamme diatonique, qui a fait disparaître en les absorbant les échelles
du plain-chant ecclésiastique, comme les dialectes disparaissent
devant une langue plus simple, instrument de la maturité de l’esprit.
De l’avénement de la dissonance naturelle, source de la modulation,
c’est-à-dire du coloris, date en Europe la distinction des écoles
nationales; car elle fournit au compositeur les moyens matériels de
rendre simultanément l’accent des passions contraires et d’entourer
la mélodie, qui n’exprime qu’un sentiment absolu de l’âme, de toutes
les modifications de temps, de lieu, d’ombre et de lumière, qui
accusent la présence de la nature extérieure. Aussi la révolution
opérée par Monteverde n’est-elle point un fait isolé. Contemporaine
de la naissance de l’opéra et de la mélodie savante, qui s’essayait
à suivre la poésie en se dégageant des complications de la musique
madrigalesque, l’invention de Monteverde est une conséquence directe
du mouvement général d’émancipation qui entraîne le XVI^e siècle.
Artiste de génie, Monteverde obéit à l’impulsion de son temps: il
veut que l’_orazione_ ou la poésie soit la maîtresse de l’harmonie,
contrairement aux préceptes des contre-pointistes, qui ne considéraient
la parole que comme un prétexte à leurs subtiles argumentations. De ce
principe, qui constitue l’oreille juge suprême de la beauté musicale,
dérivent tous les admirables effets de l’art moderne. Lotti, Marcello
et Galuppi, chacun selon les tendances particulières de son génie,
achèvent de consolider une révolution à laquelle vient se rattacher
aussi le chevalier Gluck.

«La musique italienne se divise donc en trois grandes écoles: l’école
romaine, fondée par le divin Palestrina, qui fixa à jamais l’idéal de
la prière du catholicisme, dont elle semble révéler l’unité dogmatique,
en repoussant tout accident de modulation étranger au plain-chant
grégorien; l’école vénitienne, où éclatent le mouvement et la
fantaisie de la vie, et qui s’attache à développer les deux principaux
éléments de l’expression dramatique, le rhythme et le coloris; l’école
napolitaine, qui participe des deux autres, mais plus particulièrement
de l’école vénitienne.

«Je crois, _signori_, avoir assez longuement répondu à la question
que j’avais promis de résoudre devant cette brillante assemblée,
en prouvant que le génie de Venise a eu sur l’art musical le même
genre d’influence que sur les autres parties de la civilisation. La
musique commence à Venise, comme chez toutes les nations modernes,
par des chansons populaires et le plain-chant ecclésiastique. Ces
deux éléments, qui correspondent aux deux grandes divisions de la
société au moyen âge, se mêlent bientôt, comme l’esprit séculier
pénètre celui de l’Église, et de la fermentation qui résulte de ce
contact, que l’autorité ne peut empêcher, se dégage un art nouveau dont
j’ai raconté les vicissitudes. Dans le grand et magnifique concert
de la Renaissance, alors que Venise s’élève radieuse par la main de
ses architectes, de ses peintres et de ses sculpteurs, elle produit
des musiciens qui ajoutent à sa gloire un rayon de plus, et qui
réfléchissent non moins fidèlement les propriétés de son génie. Fondée
par un maître flamand, qui lui communique le germe des combinaisons
harmoniques, notre école de musique a eu les mêmes destinées que
notre école de peinture, qui a reçu aussi des artistes ultramontains
la première étincelle du coloris qui la distingue essentiellement.
Qui ne sait en effet qu’Albert Durer, Hemmelinck de Bruges, Gérard de
Gand, Vivien d’Anvers, et beaucoup d’autres peintres de la Belgique,
de la Hollande et de l’Allemagne, furent accueillis à Venise avec la
munificence hospitalière qui nous caractérise, et qu’indépendamment
du fameux bréviaire du cardinal Grimani, qui contenait de si nombreux
témoignages de leurs talents, les galeries de nos patriciens étaient
remplies de leurs meilleurs chefs-d’œuvre? Mais si Antonello de Messine
vint révéler à Jean Bellini le secret de la peinture à l’huile, qui
avait été trouvé récemment par Van Eyck de Bruges, l’école de Venise
eut bientôt une telle supériorité dans l’art magique du coloris,
qu’elle fut à son tour l’institutrice des peintres flamands et
néerlandais. Elle paya largement sa dette de reconnaissance, puisque
l’œuvre du Giorgione, de Titien surtout, du Tintoretto et de Paul
Véronèse, sont la source où le génie de Rubens est venu s’abreuver.
Telles ont été également l’origine et l’influence de notre école
musicale, qui, après avoir été instituée par un contre-pointiste
flamand, a formé de nombreux élèves, parmi lesquels Léon Hasler et
Henri Schutz sont allés répandre en Allemagne et dans le nord de
l’Europe la science, le coloris et les tendances dramatiques qu’ils
avaient puisés dans l’école de Venise et dans l’enseignement de leurs
maîtres, Andrea et Jean Gabrieli. Bien que ces relations fréquentes de
l’Allemagne avec l’Italie, et particulièrement de la Hollande et de la
Belgique avec Venise, puissent s’expliquer par le grand événement de
la conquête, par la position géographique de notre belle cité et le
rôle politique et commercial qu’elle a joué jusqu’au milieu du XVII^e
siècle, nous serions tenté de voir dans cet échange de procédés et
d’influence réciproque la manifestation d’un rapport plus intime de
la nature des choses. Il existe une si grande analogie entre le son
et la couleur, entre les facultés de l’artiste qui se distingue par
l’éclat du pinceau et celles du compositeur qui a le sentiment de la
modulation, source du coloris et de l’expression dramatique, qu’il
n’est pas étonnant que des peuples doués des mêmes aptitudes aient
été attirés l’un vers l’autre et qu’ils se soient communiqué les
propriétés natives de leurs génies. Ce qui est certain, c’est que les
écoles flamande et hollandaise se distinguent par le sentiment profond
qu’elles ont de la réalité, par la fidélité avec laquelle elles se
plaisent à reproduire les épisodes de la vie bourgeoise, les accidents
du monde extérieur et surtout du paysage, dont elles imitent avec une
si grande perfection les tons solides et les horizons mystérieux. Or,
ce sont là aussi les qualités où brille d’une manière incomparable
l’école vénitienne, dont le goût plus délicat choisit mieux les objets
de son imitation, et n’aime à reproduire dans les œuvres de l’art que
la poésie de la nature, les grands événements de l’histoire nationale,
l’éclat et la pompe de la sociabilité. Il est constant néanmoins que
la Néerlande et la Belgique, ainsi que les villes libres de l’empire,
telles que Nuremberg et Augsbourg, ont eu avec Venise de fréquentes
relations commerciales qui ont donné lieu à des rapports plus intimes
et à un échange d’influence du Nord sur le Midi, du Midi sur le Nord,
qui est un des phénomènes curieux de l’histoire de l’esprit humain.

«Greffé sur une abstraction teutonique, comme nos palais reposent sur
des pilotis séculaires, l’art de Venise s’est élancé de ce sol aride
comme une plante généreuse, portant des fruits d’or qui ont émerveillé
le monde. Dans la musique de chambre et les mille ramifications de la
fantaisie, dans la musique religieuse et le genre dramatique, qu’elle
a cultivé avec une prédilection significative, l’école de Venise a
été aussi féconde qu’originale. Nos églises, nos théâtres, les quatre
_scuole_ de chant, dont vous connaissez l’origine, les _accademie_,
les chapelles particulières, et jusqu’à nos places publiques, qui sont
aussi des spectacles non moins amusants que les autres, tout dans
Venise retentissait de concerts de voix et d’instruments qui faisaient
dire à Doni, en plein XVII^e siècle, qu’il n’avait appris à connaître
ce que c’était que l’harmonie que depuis son séjour à Venise. Trop
amoureux de la vie et de la lumière, du mouvement et de la passion,
pour se concentrer dans les profondeurs de l’âme ou s’élever dans les
régions sereines où planent Raphaël et Palestrina et toute l’école
romaine, le génie vénitien devait nécessairement se manifester dans
l’histoire par la recherche du coloris et l’imitation de la belle
nature: il devait produire en peinture les deux Bellini, Giorgione et
Titien leurs élèves, Tintoretto et Paul Véronèse; en musique, Willaert
et Cyprien de Rore, les deux Gabrieli, Monteverde, Cavalli, Lotti,
Marcello et Galuppi, qui se font admirer par des qualités analogues,
c’est-à-dire par le sentiment du rhythme et la modulation, par le
coloris de l’instrumentation et la fidélité de l’expression dramatique,
qu’ils introduisent jusque dans le temple du Seigneur. C’est à Venise
que se propage le secret de la peinture à l’huile, qui donne à l’art
le moyen de lutter avec la nature, d’imiter le rayonnement du monde
extérieur et la variété infinie des caractères. C’est également à
Venise que Monteverde vient consolider une révolution qui a pour objet
d’émanciper le génie, en lui fournissant les moyens matériels de rendre
l’accent de la passion et la simultanéité des effets dramatiques. Imbu
de l’esprit libérateur de la Renaissance, Monteverde ose proclamer le
principe professé avant lui en termes plus ou moins explicites par
Cyprien de Rore et Gabrieli, invoqué plus tard par Marcello et le
chevalier Gluck, que la musique doit avant tout obéir au sentiment, et
n’avoir d’autre règle que celle de colorer la poésie et d’en exprimer
la vérité. Ni Gabrieli, ni Monteverde, ni les premiers inventeurs du
drame lyrique, tels que Vincent Galilée, Jules Caccini et Peri, pas
plus que Marcello et Gluck, n’étaient de savants compositeurs selon la
doctrine admise par les écoles régnantes. Emportés par le courant du
siècle, excités par ce mouvement intérieur qui fait les grands hommes
et les grands poëtes, et que Dante a si admirablement définis lorsqu’il
dit, en parlant de lui-même: «Je suis un de ceux qui s’efforcent
d’exprimer ce qu’amour leur inspire,» ils ont dédaigné les règles
scolastiques qui les attachaient à la glèbe, et ont créé la langue de
la passion, c’est-à-dire la musique moderne. Qui sait si, au moment
où je parle, Dieu ne suscite pas un de ces réformateurs superbes, un
génie amoureux de la lumière, de la vie et de la passion, qui viendra
enchanter le monde par l’éclat du coloris, la nouveauté des modulations
et la puissance du rhythme, ces agents matériels des effets dramatiques
élaborés par l’école de Venise, dont il continuera l’impérissable
tradition?...»

L’abbé Zamaria, dans les paroles qui terminaient son discours, semblait
avoir eu le pressentiment de l’avénement de Rossini, qui, en effet, a
composé à Venise son premier et son dernier opéra italien, _Tancredi_
et _Semiramide_. L’auteur immortel du _Barbier de Séville_ et de
_Guillaume Tell_, que l’Italie n’est plus digne de comprendre, se plaît
à reconnaître que le public vénitien ne pouvait se rassasier de ce
prodigieux _crescendo_ qui éclate dans toutes ses partitions, et dont
on peut trouver les germes dans les œuvres de Monteverde et de Cavalli.
En s’enivrant ainsi du coloris puissant, du _brio_, du rhythme et de
toutes les qualités éminentes qui caractérisent la manière de Rossini,
le public de la Fenice ne se doutait pas qu’il saluait l’influence
historique de la civilisation de Venise.



VIII

LES FIANÇAILLES DE BEATA.


Lorenzo avait quitté Venise quelques jours après la brillante assemblée
où l’abbé Zamaria avait raconté l’origine et les vicissitudes de la
musique moderne. Il s’était rendu à Padoue pour y suivre un cours
d’études dont le sénateur Zeno avait fixé lui-même les différents
sujets. Il s’était séparé de Beata avec tristesse, mais sans amertume;
car non-seulement Lorenzo et Beata croyaient se revoir bientôt, mais
tout leur donnait lieu d’espérer que l’avenir couronnerait leurs vœux
les plus chers. Aucun incident, aucune parole n’étaient venus trahir
les véritables intentions du sénateur sur le chevalier Sarti, qui, aux
yeux de tout le monde, paraissait appelé à une grande fortune.

En descendant le canal de la Brenta, Lorenzo put jeter les yeux sur
la villa Grimani, dont le beau jardin et la longue charmille lui
rappelèrent de doux souvenirs. Suivi de son domestique Vecchiotto, il
arriva à Padoue dans le courant de l’année 1792. Le chevalier était
muni de nombreuses lettres de recommandation; il fut reçu dans les
meilleures maisons de la ville et traité comme un membre de la famille
Zeno. Il suivit un cours de langues et de littératures anciennes, un
autre de droit public et d’histoire, puis un cours de philosophie,
qui se composait d’un mélange hétérogène de logique, de théologie et
de mathématiques. Les premiers temps de son séjour dans cette ville
savante, qui avait été le refuge de tant d’illustres proscrits et
particulièrement de Dante Alighieri[66], s’écoulèrent assez rapidement:
le chevalier Sarti était dans l’ivresse de l’indépendance et du bonheur
entrevu. L’ardeur de connaître, l’ambition de mériter les faveurs que
la fortune semblait lui réserver, et celle de se maintenir dans les
hautes régions de la vie sociale où il se trouvait introduit presque
miraculeusement, ces divers sentiments avaient un peu surexcité la
vanité de Lorenzo et donné l’essor à son imagination romanesque. Il
lisait les poëtes, les philosophes et les historiens avec avidité,
moins pour y chercher des vérités utiles à son inexpérience que pour
y trouver des images de la beauté et des exemples de la passion
triomphante.

Après quelques mois donnés à l’étude et aux soins de son installation,
Lorenzo alla voir sa mère, qui l’attendait avec la plus vive anxiété.
Il ne l’avait pas revue depuis son départ de la Rosâ, où il retrouva
tous ses amis d’enfance, le barbier Giacomo, aussi sentencieux
qu’autrefois, et Zina la fermière, entourée d’un groupe de jolis
enfants. On se montrait du doigt le chevalier Sarti dans le village
comme un exemple à suivre pour s’élever de la plus humble condition
parmi les heureux de ce monde. Catarina était dans toute la joie de
son âme de revoir son fils grandi, beau, riche, et aussi savant que
le fameux curé de Cittadella, à ce que Giacomo assurait. De la Rosâ,
Lorenzo se rendit à Cadolce pour visiter l’oncle de Beata, le saint
prêtre qui avait béni son enfance, et qu’il retrouva aussi tendre,
aussi pieux et aussi indulgent qu’il l’avait connu. Le chevalier alla
voir aussi la compagne inséparable de Beata, la fille du médecin de
Cadolce, Tognina, qui l’accueillit comme le futur époux de sa meilleure
amie; car elle pensait bien que le sénateur Zeno n’avait témoigné
tant de sollicitude à Lorenzo que pour le préparer à une plus haute
destinée. Il ne voulut pas reprendre le cours de ses études à Padoue
sans avoir fait un pèlerinage au village d’Arquà, où reposent les
cendres de Pétrarque, l’une de ses plus grandes admirations après le
poëte catholique et gibelin du XIII^e siècle. En quittant l’heureuse
vallée, dernier refuge de l’amant de Laure, le chevalier murmurait tout
bas ces vers en s’appliquant les paroles du poëte:

  Benedetto sia ’l giorno e ’l mese e l’anno,
  E la stagione, e ’l tempo, e ’l punto,
  E ’l bel paese, e ’l loco, ov’io fui giunto
  Da duo begli occhi che legato m’hanno.

 Bénis soient le jour, le mois, l’année, la saison, l’instant et
 l’heureuse contrée où je vis les deux beaux yeux qui m’ont enchaîné!...

Les événements de la révolution française, qui se précipitaient comme
les scènes d’un drame immense conçu par une intelligence fatale
et mystérieuse, commençaient cependant à préoccuper vivement les
souverains de l’Italie. La chute de la monarchie au 10 août avait
amené dans les provinces de la Vénétie un flot de nouveaux émigrés
qui, malgré la vigilance du gouvernement, avaient répandu dans le
peuple le bruit de cette grande catastrophe. La mort de Louis XVI,
celle de la reine et la dispersion de la famille royale avaient achevé
d’exciter l’intérêt public pour de si nobles infortunes. Un nouveau
représentant de la république française était venu remplacer à Venise
celui de la monarchie. De tels changements avaient produit une stupeur
générale et profonde, mais les esprits étaient loin d’être unanimes
dans la manière d’en apprécier les conséquences. L’aristocratie, fidèle
à ses vieux errements, regrettait le passé, et ne craignait pas de
manifester ouvertement sa répugnance pour un ordre d’idées qui blessait
ses croyances et menaçait ses priviléges. Le peuple était encore
indifférent et regardait en curieux ce spectacle des vicissitudes
politiques dont il ne comprenait pas le sens. Une partie de la
jeunesse, quelques lettrés, et en général tous les hommes éclairés
des villes de terre ferme, étaient favorables aux principes de la
révolution française, dont ils attendaient une réforme de l’État et un
adoucissement dans les liens qui rattachaient les provinces à la cité
souveraine. Le gouvernement de la seigneurie, résistant à toutes les
impulsions qui lui venaient, soit de l’Italie, soit d’autres puissances
de l’Europe qui sollicitaient son alliance, s’efforçait de garder une
neutralité douteuse au milieu de la conflagration générale. Au fond, la
politique de ce gouvernement de vieillards temporiseurs était hostile
à la France, dont il redoutait l’ambition et les idées subversives. Un
parti énergique, qui était en minorité dans le grand conseil, voulait
que la république de Saint-Marc s’alliât avec l’Autriche, et prît
une part active dans la lutte prochaine qui allait s’engager, tandis
qu’un petit nombre d’esprits jeunes et mieux avisés conseillaient de
retremper les ressorts de l’État et de la politique de Venise dans une
alliance offensive et défensive avec la république française. Dans
cette alternative, le sénat, énervé par l’inaction et l’isolement où il
se tenait depuis un siècle, prenant son amour du repos pour la suprême
sagesse, et se croyant à l’abri des événements parce qu’il n’avait pas
le courage de les affronter, s’enveloppait de mystère et de sourdes
menées, au lieu de prendre un parti décisif qui lui aurait donné une
voix et des appuis dans les conseils de l’Europe.

Padoue était avec Brescia et Bergame la ville de la Vénétie où les
principes de la révolution française avaient rencontré le plus de
partisans secrets. Une partie de la jeunesse studieuse, quelques
professeurs et plusieurs nobles de terre ferme, qui supportaient avec
impatience le joug des grands seigneurs du livre d’or, s’étaient laissé
gagner par les idées nouvelles d’émancipation et d’égalité, qu’ils
propageaient à leur tour clandestinement dans les classes inférieures.
Un mémoire que le chargé d’affaires de France venait de présenter au
sénat de Venise[67], pour justifier le droit qu’avait eu la nation
française de changer la forme de son gouvernement, circulait à Padoue
de main en main, et produisit une effervescence qui n’échappa point à
la sombre vigilance des inquisiteurs d’État. Le bruit qui se répandit,
quelque temps après, que l’armée républicaine avait repris Toulon et
chassé les ennemis du territoire de la France, ne fit qu’accroître
l’émotion et les espérances des novateurs.

Un soir que Lorenzo sortait de la maison du comte Corazza, où il avait
passé quelques heures avec un petit nombre de personnes distinguées qui
s’y réunissaient souvent, il fut accosté par un individu qui lui dit
familièrement: «Vous marchez si vite, monsieur le chevalier, qu’on a
peine à vous suivre. Voilà ce que c’est que d’être jeune, _per Bacco_!
On va hardiment devant soi, sans s’inquiéter des pauvres écloppés qui
restent en chemin; et cela doit être ainsi, car s’il fallait que les
générations nouvelles fussent condamnées à mesurer leur pas sur celles
qui s’en vont, le progrès dont nous parlions tout à l’heure chez le
comte Corazza, mon ami, serait un vain mot, et la vie n’aurait pas de
sens.

—J’ignorais, monsieur, répondit Lorenzo en regardant avec attention
la personne qui venait de l’interpeller et qu’il reconnut en effet
pour une de celles qu’il avait vues dans la maison Corazza, j’ignorais
qu’il vous serait agréable de m’avoir pour compagnon de voyage par une
si belle nuit, car je me serais fait un devoir de vous attendre. Aussi
bien, rien ne me presse. C’est plutôt le besoin de mouvement que le
désir d’arriver chez moi, où je n’ai que faire, qui me faisait hâter le
pas.

—Parfaitement dit..., répliqua l’inconnu en prenant sans façon le bras
du chevalier. Le besoin de mouvement, le besoin d’agir et d’exercer la
force dont on se sent doué, plus encore que la volonté d’atteindre un
but déterminé.... voilà ce qui caractérise la jeunesse dans tous les
temps, et cela suffit pour que le monde change et se transforme sans
cesse. Mais si à cet instinct permanent de la vie il s’ajoute une idée
qui en concentre les aspirations, oh! alors on enfante des miracles.
C’est ce que vous verrez bientôt, monsieur le chevalier; car le temps
où nous vivons est gros d’événements mémorables.

—Est-ce que vous croyez à une guerre prochaine? monsieur, répondit
Lorenzo d’une voix modeste.

—Non-seulement je crois à une guerre, mais j’espère une révolution.
Le monde est vieux, j’entends le monde moral; car pour la matière,
elle est ce que nous la faisons, un témoin passif de notre existence,
une conquête et une image de notre activité. Il faut donc renouveler
le viatique qui a servi jusqu’ici d’aliment spirituel à la société
européenne. Les pouvoirs publics, les institutions et les classes qui
détiennent l’autorité, sont usés et ne répondent plus aux besoins
de l’opinion. Que faire dans une pareille situation, entre un passé
qui ne peut durer qu’en empêchant l’avenir de prendre sa place?
Faudra-t-il que les générations qui portent avec elles l’esprit
de Dieu, c’est-à-dire une notion plus élevée de sa justice, de sa
providence et des limites qu’elle s’impose, faudra-t-il que ces
générations s’agenouillent devant des sépulcres blanchis, et que la
vie recule devant la mort? Ce serait inique, si fort heureusement ce
n’était impossible. Or, on n’obtiendra jamais des pouvoirs existants
l’aveu, même implicite, de leur impuissance, et leur résignation à un
ordre plus équitable où ils ne seraient plus les dispensateurs suprêmes
de la souveraineté et de la fortune publiques. Dans cette occurrence,
l’histoire nous prouve que l’humanité se comporte comme la nature:
elle brise ce qui ne cède pas, et tranche par l’épée un nœud qu’on se
refuse à délier pacifiquement. Ni le christianisme, ni la réforme, ni
la révolution française, qui les résume et en féconde les principes,
n’ont pu triompher de leurs ennemis sans le concours de la force. Le
paganisme a résisté tant qu’il a pu, et, s’il a succombé, ce n’est pas
faute de s’être défendu par tous les moyens qui étaient en son pouvoir.
Le catholicisme en a fait autant, et les annales de l’Église sont
remplies de pages sanglantes et d’horreurs _salutaires_, comme disent
les casuistes.

—Il est cependant triste de croire, dit Lorenzo, que la vérité ne
puisse être reconnue à l’éclat de son évidence, et qu’il faille le
concours de la force pour faire triompher l’esprit. A quoi servent
alors la conscience et la raison, s’il nous faut employer l’épée pour
protéger le juste et proclamer le vrai?

—Oh! _sancta simplicitas!_ répondit l’inconnu en souriant, voilà bien
le langage d’un jeune homme de vingt ans, qui explique le _Phédon_
peut-être ou _la Cité de Dieu_ de saint Augustin! Vous pensez donc,
mon cher chevalier, que le juste, le vrai et le beau, pour employer
la langue de vos maîtres, descendent du ciel comme le Saint-Esprit,
qui est venu illuminer les apôtres, et qu’il n’y a qu’à ouvrir les
yeux pour être subitement édifié? S’il en était ainsi, il n’y aurait
jamais eu de contradiction parmi les hommes, et nos premiers parents
seraient encore à s’ennuyer dans le paradis terrestre. C’est parce
que la vérité ne se présente jamais à l’état pur, c’est parce qu’il
faut l’extraire péniblement, comme l’or, des entrailles de l’histoire,
en la dégageant de l’erreur, que les hommes discutent et se font la
guerre. La conscience et la raison, que vous invoquiez tout à l’heure,
ne contiennent que la table de la loi, c’est-à-dire les principes
nécessaires dont le développement est l’œuvre du temps et de notre
libre arbitre. La conscience d’un Athénien contemporain de Socrate,
par exemple, n’avait pas d’autres vérités fondamentales que celles
qu’admettait un sujet de Marc-Aurèle ou un chrétien du moyen âge;
mais quelle différence dans les conséquences pratiques que chacun en
tirait! Lorsque le Christ disait: _Mon royaume n’est pas de ce monde_,
ce n’était là sans doute qu’une précaution de langage pour désarmer la
vigilance des pouvoirs politiques; car, aussitôt que ses disciples
ont été les plus forts, ils se sont empressés d’organiser la société
conformément à l’idéal de justice dont il les avait pénétrés. La
réforme, qui ne fut d’abord qu’une simple controverse sur quelques
points de discipline ecclésiastique, ne gouverne-t-elle pas aujourd’hui
la moitié de l’Europe et une partie du nouveau monde? L’esprit de
la révolution française, sorti de cette même source d’amour et de
miséricorde qu’on nomme l’Évangile, épuré par la réforme, agrandi par
les travaux immortels des libres penseurs de notre siècle, marque un
nouveau développement de la notion de justice, et s’applique à un
plus grand nombre de rapports. On pourrait comparer la conscience à
un tribunal dont la juridiction, d’abord très-restreinte et aussi
élémentaire que la société primitive, étend chaque jour la sphère de
son action. Devenant ainsi plus vigilant et plus rigoureux, ce tribunal
finit par soumettre à la même loi d’équité toutes les relations de
la vie. Telle est la destinée du genre humain, qui, dans l’ordre
moral comme dans l’ordre scientifique, est forcé de conquérir à la
sueur de son front cette portion de vérité relative qui constitue la
civilisation d’une époque. Eh bien! mon cher chevalier, nous sommes
précisément arrivés à l’une de ces grandes crises de l’histoire, à la
fin d’une civilisation que condamnent la conscience plus éclairée et
la raison du genre humain. Ne vous y trompez pas, c’est une religion
nouvelle qui s’avance avec l’armée française victorieuse; c’est la
religion de la jeunesse et de la vie qui vient prendre la place d’une
doctrine épuisée, d’un culte de vieillards, la religion de la mort.
Aussi voyez la misérable contenance de nos pères conscrits à la veille
de si grands événements! Irrésolus et tremblants, lâches et perfides,
ils ne savent ni conjurer le destin par des sacrifices expiatoires et
des réformes nécessaires, ni se défendre ouvertement contre le danger
qui les menace. Comme le sénat de Rome, dont il se dit l’émule, le
sénat de Venise attend que les Gaulois viennent assiéger le Capitole,
au lieu de se préparer à les combattre ou de leur tendre la main pour
partager avec eux les dépouilles de la vieille Italie. Malheureusement,
on ne trouvera pas un Camille cette fois pour défendre une cité dont
les jours sont comptés.

—Monsieur, répondit Lorenzo avec une extrême vivacité, ce ne sont pas
là les sentiments d’un bon Vénitien. J’ignore si nous devons craindre
réellement tous les malheurs que vous nous annoncez; mais dans aucun
temps il n’est permis de faire des vœux contre l’indépendance de son
pays.

—Et qui vous dit, monsieur le chevalier, qu’on souhaite la chute de
Venise plutôt que le triomphe de la justice? Contrairement à la formule
historique de l’aristocratie du livre d’or, je dirai: «Je suis homme
avant d’être Vénitien,» et le bonheur des peuples me touche un peu plus
que les intérêts d’une oligarchie odieuse et tyrannique. Je m’étonne de
voirie fils de Catarina Sarti se faire le champion d’un ordre social
plein d’iniquités, où le mérite, le courage, la vertu même, sont des
titres à la pauvreté et souvent à la proscription. Cela est d’autant
plus généreux de votre part, que cette aristocratie impuissante et
jalouse, dont vous défendez les droits usurpés, a laissé mourir votre
père dans un coin de l’Asie, loin de sa patrie, où ses grands talents
faisaient ombrage à la famille Zeno.... A propos, dit l’inconnu après
avoir fait quelques pas en silence, vous connaissez la nouvelle?

—Quelle nouvelle? répondit Lorenzo, un peu distrait par ce qu’il
venait d’entendre.

—Parbleu! les fiançailles de la signora Beata Zeno avec le chevalier
Grimani. On ne parle que de leur prochain mariage depuis quinze jours
dans tout Venise. Vous allez sans doute assister aux noces de la noble
fille de votre protecteur? Elles seront très-brillantes, à ce qu’on
assure, et les poëtes de carrefour ont déjà rimé de beaux sonnets en
l’honneur de cette alliance de deux illustres familles patriciennes.»

Parvenu au détour d’une rue étroite, qui n’était éclairée que par une
petite lampe qui brûlait aux pieds d’une madone, l’inconnu, s’arrêtant
tout court, ajouta:

«Savez-vous bien que nous sommes d’anciennes connaissances, monsieur
le chevalier? Non-seulement j’ai été fort lié avec votre père dans
ma jeunesse; mais rappelez-vous que, il y a six ou sept ans, j’ai eu
l’honneur de causer avec vous dans un café de la place Saint-Marc, et
de vous donner quelques renseignements sur le personnel et les mœurs
de cette société vénitienne dont je puis vous annoncer aujourd’hui
la chute inévitable. _Felice notte, signor cavaliere_,» dit-il en
s’éloignant de Lorenzo, et le laissant étourdi de tout ce qu’il venait
d’entendre.

Assailli par une foule de sentiments et comme frappé de stupeur,
Lorenzo resta quelque temps immobile au coin de la rue où l’inconnu
l’avait quitté; puis il se mit à marcher précipitamment et sans but,
emporté qu’il était par une sorte de fièvre qu’il ne pouvait maîtriser.

«Est-il possible, se dit enfin le chevalier en poussant une exclamation
douloureuse, est-il bien possible que cet homme m’ait dit la vérité?
Beata épouserait le chevalier Grimani, et l’on m’aurait fait un
mystère d’un si grand événement! Pourquoi me tromper ainsi, et quel
intérêt pouvait avoir le sénateur à me dire ces paroles mémorables
qui retentissent encore au fond de mon cœur: _Allez, mon fils, car
ce titre vous appartient désormais?_ N’aurait-il voulu me combler de
ses faveurs, m’élever dans la hiérarchie domestique de sa maison que
pour mieux marquer la distance qui me sépare de sa fille et détourner
mon ambition du but où elle aspire? La scène de la bibliothèque,
le long discours qu’il m’a tenu, tout cet appareil d’initiation
paternelle n’aurait donc été qu’un piége tendu à ma crédulité, un
stratagème de tyrannie pour me séparer de Beata, dont il aurait deviné
les sentiments secrets? Ah! je comprends maintenant la sécurité du
chevalier Grimani et sa courtoisie à mon égard, s’écria Lorenzo avec
rage et en précipitant ses pas. Il n’avait pas besoin de s’inquiéter
des vains honneurs dont on couvrait mon indigence, puisqu’il était
certain d’obtenir la main de Beata, qui lui est promise sans doute
depuis longtemps. Pendant qu’on m’envoyait ici à l’école étudier le
droit des gens et cet amas de puérilités qu’ils appellent la science de
Dieu ou théologie, on m’enlevait mon trésor, mon bien, ma vie, l’unique
objet de mes rêves et de mes aspirations! O mon Dieu! se dit-il tout à
coup en sanglotant, assis sur une borne devant une église, Beata aussi
m’aurait trompé! cette âme si noble et si pure se serait donc jouée
de moi, ou bien le spectacle de mon amour n’aura été pour elle qu’un
prélude agréable à une destinée plus sérieuse, une distraction de jeune
fille sans conséquence sur l’avenir de la femme et de la patricienne!
Ton souvenir, pauvre Lorenzo, restera peut-être au fond de son cœur
comme un mirage de la jeunesse, comme un rêve inachevé, comme une
goutte de poésie dont elle embellira les heures lentes et monotones de
la grandeur.»

Ces mois à peine articulés s’échappaient en désordre de son cœur
oppressé à travers les larmes qui inondaient son visage. «Mais c’est
impossible, s’écria-t-il après un court silence et par un de ces
contrastes si naturels à la passion; non, Beata n’a pu me trahir!
Jamais le mensonge ni la dissimulation n’ont approché de cette
âme digne du ciel et du respect de la terre. La main qu’elle m’a
laissé presser dans la gondole, les larmes que j’ai vues couler, la
promenade à Murano, l’accueil qu’elle m’a fait pendant les derniers
instants de mon séjour à Venise et à la grande soirée du palais Zeno,
lorsque, tout émue de la musique divine de Palestrina, elle me fit
signe de m’approcher d’elle et que je pus lui dire tout bas d’une
voix tremblante: _Ah! signora.... que ne puis-je mourir aujourd’hui!_
L’expression d’ineffable douceur que je vis éclater alors dans ses
beaux yeux.... l’accent de mélancolie qui s’exhalait de sa bouche
adorée en chantant le duo de Paisiello:

  Ne’ giorni tuoi felici
  Ricordati di me....

non, ce n’étaient pas là des artifices d’une coquetterie vulgaire. Tout
mon être me répond de la sincérité de ses sentiments: c’est bien son
cœur qui parlait au mien, car l’amour ne peut pas plus se cacher que
la lumière. On l’aura trompée comme moi, on l’aura obsédée.... elle
aura succombé, comme succombent toutes les femmes, de lassitude morale
et pour avoir la paix domestique. Après avoir tué le père, on veut
torturer et déshonorer le fils; mais ils prennent mal leur temps pour
accomplir ce second sacrifice: le fils ne se laissera pas égorger aussi
facilement que le père. J’irai à Venise, j’irai surprendre ce vieillard
hypocrite qui apporte dans sa famille les habitudes d’un inquisiteur
d’État, et je lui prouverai que le chevalier Sarti a mis à profit les
leçons qu’on lui a payées à l’université de Padoue.»

Ainsi parlait Lorenzo, troublé par une révélation si inattendue,
passant tour à tour de l’exaltation à l’abattement, de la superbe
juvénile aux larmes de l’amour, qui était la force et aussi la
faiblesse de ce caractère passionné. Il fut surpris par les premières
clartés du jour, errant encore sous les longues arcades de la ville
silencieuse. Cependant des groupes d’étudiants, qui paraissaient se
diriger vers un but indiqué d’avance, débouchaient de toutes parts en
poussant des cris joyeux. Les uns avaient à leurs chapeaux de larges
cocardes tricolores, les autres portaient des bannières illustrées
de légendes philosophiques; des bandes de musiciens précédaient
quelques-uns de ces groupes en jouant des airs nouveaux d’un rhythme
vif et entraînant. Lorenzo, épuisé par la fatigue et absorbé dans ses
réflexions douloureuses, regardait ce spectacle d’un œil indifférent et
sans y rien comprendre, lorsqu’il s’entendit interpeller.

«Eh bien! chevalier, est-ce que vous n’êtes pas des nôtres? Que
faites-vous donc là tout seul à rêver, à contempler l’_aurore aux
doigts de rose_, comme dit le vieil Homère? Venez donc avec nous, si
vous voulez arracher la belle Hélène des bras de son ravisseur; car
nous allons détrôner la race de Priam.

—Oui, oui, s’écrièrent-ils tous ensemble dans le groupe d’où partait
l’interpellation, nous allons prendre la ville de Neptune, _Neptunia
Troja_, le siége du patriciat et de la tyrannie. Joignez-vous à nous,
les dieux immortels nous ont promis la victoire!»

Sans prêter une grande attention à ces plaisanteries d’écoliers
émancipés, Lorenzo suivit le flot toujours grossissant des curieux,
et se trouva conduit machinalement sur la grande place qui est à côté
de la cathédrale. Elle était déjà remplie de nombreuses escouades de
jeunes gens qui, à un signal donné, formèrent un vaste cercle autour
de plusieurs individus parmi lesquels un surtout se distinguait par
l’autorité de son langage. Attiré par la curiosité, Lorenzo s’approcha
de la foule et pénétra dans l’intérieur du carré, où il ne fut pas
peu surpris de retrouver l’individu qui l’avait abordé pendant la
nuit. C’est sur lui que se portaient tous les regards; c’est lui qui
paraissait être l’instigateur de ce rassemblement, dont il expliqua la
cause en quelques paroles véhémentes.

«Je n’ai pas besoin de vous apprendre, dit-il, pourquoi nous sommes
réunis ici; nous allons remettre au provéditeur la pétition que vous
avez tous signée pour demander au sénat la réforme de la vieille
constitution de Venise. Les temps sont changés.... il faut que les
lois changent et deviennent l’expression des nouveaux besoins de la
société. C’est à la jeunesse, c’est à vous qu’il appartient d’organiser
la vie politique conformément au nouvel idéal de justice qui s’élève
dans l’humanité; car la jeunesse, vierge de toute souillure et de toute
préoccupation égoïste, est la voix de Dieu sur la terre, _vox Dei_,
l’organe du progrès et de la beauté morale, ainsi que le dit Aristote
dans l’admirable passage de sa _Rhétorique_ que vous connaissez tous.
Les générations s’épuisent et se nouent, comme les arbres où la séve
ne circule plus, et, si la jeunesse n’existait pas, il faudrait
l’inventer, ne fût-ce que pour transmettre intactes les notions du
juste, fécondées par l’enthousiasme toujours renaissant de la poésie
divine. Ne vous laissez ni intimider par des menaces, ni éconduire par
les promesses fallacieuses dont les pouvoirs sont si prodigues; soyez
fermes, parlez haut, et l’on vous écoulera. Vous avez pour vous le
droit.... vous aurez bientôt la force qui descend les Alpes, avec les
bataillons de cette grande et généreuse nation dont le drapeau est le
_labarum_ d’une révolution qui fera le tour du monde.

«Oui, _giovinetti_, reprit-il d’une voix plus énergique, c’est la
religion du progrès, du mouvement et de la vie, que nous apportent les
disciples de Voltaire et de Rousseau, ces deux apôtres de la raison et
du sentiment qui valent bien saint Pierre et saint Paul, fondateurs
d’une religion pervertie, d’une religion d’enfants, où le diable joue
un plus grand rôle que le bon Dieu. Savez-vous ce que c’est que le
démon? C’est le mal, c’est l’ignorance qu’il faut extirper sur la
terre; c’est l’oppression du faible par le fort, c’est l’hypocrisie,
c’est le triomphe de l’iniquité. Le Dieu que nous adorons est le Dieu
de la vérité, celui qui se dégage incessamment de la conscience et
de la raison de l’humanité, le Dieu fort de Kepler et de Bacon, de
Descartes et de Galilée, dont le philosophe florentin a pu dire à ceux
qui en niaient l’existence: _E pur si muove!_ Il se meut en effet,
il marche, il grandit sans cesse avec nos connaissances et l’amour
de la justice, le Dieu vivant dont _les perfections sont celles de
nos âmes, moins les limites qui s’y rencontrent_, comme l’a dit aussi
un contemporain de Galilée, le grand Leibnitz. Au nom de ce Dieu de
lumières, qui proclame la liberté, allons protester contre celui qui
prêche l’ignorance et consacre la tyrannie!»

Des cris tumultueux de _Viva la Francia! viva la libertà!_
accueillirent ce discours provocateur. Les étudiants s’ébranlèrent
aussitôt après et s’acheminèrent avec beaucoup de discipline vers le
palais de la _Ragione_ (l’hôtel de ville), où ils furent reçus par la
force publique et dispersés. Cette première lutte fut suivie d’émeutes
et de sanglantes collisions qui durèrent plusieurs jours. L’autorité,
loin de sévir avec la rigueur qui lui était habituelle, se montra
patiente et modérée, parce que, connaissant l’état des esprits, elle
craignait une insurrection générale des provinces de terre ferme[68].

Entraîné dans cette révolte des étudiants de Padoue, Lorenzo y déploya
une exaltation qui fut remarquée. Poursuivi par un sbire, il fut
arrêté après avoir reçu un coup de stylet au bras gauche. Reconnu fort
heureusement par un familier des inquisiteurs, Lorenzo fut relâché en
considération du sénateur Zeno, dont on le croyait parent. Le chevalier
quitta Padoue quelques jours après ces tristes événements et se rendit
à Venise. On était à la fin de l’année 1794. Il descendit au palais
Zeno vers dix heures du soir, et le trouva silencieux. Tout le monde
était sorti, excepté les domestiques, qui parurent étonnés de le voir
un bras en écharpe.

«Eh quoi! c’est vous, monsieur le chevalier? lui dit le vieux Bernabo,
les yeux écarquillés de surprise.

—Eh! oui, c’est moi, répondit Lorenzo d’un ton résolu; qu’as-tu à me
dire?

—Oh! rien,» murmura le vieillard en branlant la tête d’un air de pitié.

Lorenzo monta à son appartement et alla se coucher sans demander
d’autres explications de l’accueil qu’on lui faisait. Il passa une
nuit pénible, moins tourmenté de sa blessure, qui était pourtant
douloureuse, que des tristes idées dont il ne pouvait se défendre.

Le lendemain, de très-bonne heure, l’abbé Zamaria entra dans la chambre
de Lorenzo, et lui dit aussitôt en l’embrassant avec effusion:

«Te voilà donc, mon cher enfant! Que je suis heureux de te revoir, bien
que tu m’aies un peu négligé pendant les deux années que tu as passées
à Padoue! Ah çà! tu es blessé? m’a-t-on dit.

—Oui, cher maître, répondit Lorenzo, ému de cette marque de véritable
affection; mais la blessure n’a point de gravité.

—Tant mieux! je voudrais qu’il en fût de même de tous les autres maux
que je prévois.»

Après quelques instants de silence, l’abbé dit à Lorenzo en le
regardant avec une expression de gravité qui contrastait avec l’aimable
insouciance de son caractère:

«Qu’est-il donc arrivé, que le sénateur Zeno soit si courroucé contre
toi? Sans doute quelque folie de jeune homme dont le bruit sera venu
à ses oreilles. Je ne l’ai jamais vu aussi irrité, et cela m’étonne
d’autant plus de sa part que nous sommes à la veille d’un grand
événement qui comble tous ses vœux et répand la joie dans la maison. Tu
sais que Beata se marie avec le chevalier Grimani?

—C’est donc vrai? répondit Lorenzo en se levant brusquement sur son
séant.... Et quand doit avoir lieu ce bel hyménée?

—Aussitôt que la _signora_ sera remise d’une légère indisposition qui
la retient dans son appartement depuis une quinzaine de jours, répondit
l’abbé sans remarquer l’extrême agitation du chevalier. Elle est sortie
pour la première fois depuis trois semaines, et ne s’en est pas bien
trouvée, à ce que m’a dit Teresa ce matin.

—Je suis heureux, répondit Lorenzo avec une froide ironie, d’être
arrivé assez tôt pour joindre mes félicitations aux vôtres et prendre
ma part de la joie commune.

—Mon enfant, répliqua l’abbé d’un ton pénétré et en faisant un effort
sur lui-même, je ne dois pas te cacher que je suis chargé d’une pénible
mission. J’ignore quelle faute tu as pu commettre.... mais ta présence
dans ce palais n’est plus possible. J’ai même reçu l’ordre de te dire
qu’il fallait aujourd’hui même te chercher un logement; mais, comme
tu es malade, je prends sur moi d’obtenir quelques jours de répit. Du
reste, continua l’abbé visiblement soulagé, Son Excellence ne te retire
aucun de ses bienfaits. Tu conserveras la pension viagère qu’il a
placée sur ta tête, et avec cela, _per Bacco_! tu pourras encore vivre
_da gentiluomo_.

—Merci, mon cher maître, de votre intervention, répondit Lorenzo en se
précipitant hors de son lit. Je ne suis pas assez malade pour abuser
plus longtemps des bontés de Son Excellence. Ce que j’ai fait à Padoue,
je suis prêt à le recommencer à Venise en protestant contre l’odieuse
oligarchie qui nous opprime depuis si longtemps.

—_Gesù, Maria!_ s’écria l’abbé en portant ses deux mains sur sa
perruque ébranlée. Mon pauvre garçon, tu as donc contracté aussi la
maladie du jour? Hélas! si tu avais suivi mes conseils, tu nous aurais
composé un bel opéra pour le théâtre San-Benedetto, au lieu d’aller te
gâter l’esprit et le cœur avec cette creuse métaphysique du _Contrat
social_ de Rousseau que tu aimes tant. Mais, _per Dio santo!_ à quelque
chose malheur est bon. La musique que tu allais abandonner, ingrat que
tu es, t’ouvre ses bras et le consolera des mécomptes d’une ambition
fourvoyée. Crois-moi, mon cher Lorenzo, il vaut mieux chanter les beaux
sentiments du cœur humain que d’être un mauvais conspirateur. Tu ne
changeras pas les hommes par tes discours et ta sotte philosophie;
tu peux au contraire les adoucir en les charmant, en faisant vibrer
la bonne note qu’ils ont tous au fond de l’âme, où Dieu l’a laissée
tomber, comme une étoile de son firmament. Comme dit le divin Arioste:

  Quel che l’uom vede, amor gli fa invisibile
  E l’invisibil fa veder amor[69].

Telle est la puissance des beaux-arts, et surtout de la musique, qui
nous dispose à la bienveillance en endormant la bête féroce qui rugit
dans les profondeurs de notre être.

—J’ai à vous remercier de vos conseils et de la sollicitude paternelle
que vous m’avez témoignée depuis tant d’années, répondit Lorenzo
avec une fermeté qui surprit l’abbé; mais je ne dois pas vous cacher
plus longtemps, cher et vénérable maître, qu’en me croyant destiné à
la carrière de compositeur, vous vous êtes trompé sur ma vocation.
J’aime beaucoup la musique; c’est un délicieux et noble délassement,
qui console de bien des peines, mais qui ne peut suffire à un esprit
inquiet, avide et chercheur de grandes vérités. Je ne suis rien, et
je ne sais pas grand’chose. Mon esprit et mon cœur ne sont remplis
que de rêves, que d’aspirations confuses, que d’élans généreux, qui
peut-être n’aboutiront jamais et feront le malheur de ma vie; mais je
ne donnerais pas la liberté et la béatitude intérieures dont je jouis
pour la gloire d’un Raphaël ou d’un Palestrina, d’un Titien ou d’un
Marcello. Je vous livre le secret des infirmités de ma nature, continua
le chevalier, qui achevait de s’habiller. Je ne veux point emprisonner
mon intelligence dans quelques notes de musique qui m’empêcheraient de
voir et d’admirer la lumière des cieux. Les artistes ne sont que des
enfants divinement inspirés, qui filent leur soie d’or comme l’insecte,
sans avoir conscience de l’œuvre qu’ils accomplissent, ni du but qu’ils
se proposent. Ils aiment, ils chantent, ils existent comme l’oiseau
dans l’espace, et traversent la vie sans en comprendre les mystères.
Je ne me sens pas assez doué de la grâce pour viser à une renommée que
je n’obtiendrai jamais, et qui d’ailleurs ne me tente pas. Je suis
à la fois et plus modeste et plus ambitieux que vous ne me croyez,
cher maître. Avant tout, je veux avoir du loisir dans la pensée et de
l’horizon dans l’âme, pour comprendre et aimer tout ce qui est beau.
Étudier l’œuvre de Dieu, voir s’accomplir sa justice sur la terre,
fortifier sa raison, épurer son cœur, s’élever sur les ailes de l’amour
à la connaissance des lois et de cette harmonie du monde qui ravissait
les sages, voilà un plus digne emploi de l’activité humaine que de
passer son temps à divertir la foule avec des chansons.

—Bagatelle! s’écria l’abbé, de plus en plus étonné, en regardant
Lorenzo qui marchait à grands pas dans la chambre; il te faudra
l’échelle de Jacob pour opérer cette merveilleuse ascension et entendre
la pauvre harmonie de Pythagore, qui certes ne vaut pas celle de
Buranello. C’était bien la peine d’aller à Padoue pour y oublier le
contre-point que je t’ai enseigné et nous en rapporter toutes les
billevesées de la république de Platon!

—Avec tout le respect que je vous dois, cher maître, répondit Lorenzo
sans se laisser déconcerter par les railleries de l’abbé Zamaria, vous
ne comprenez rien à ce qui se passe en moi. Vous me prenez toujours
pour un enfant revêtu de l’aube blanche, pour un Éliacin destiné à
porter l’encens et à chanter les louanges du Seigneur. Un dieu bien
autrement puissant que le Dieu des Juifs s’est révélé à moi et parle à
mon cœur. Vous n’entendez pas le bruit de son approche, vous ne voyez
pas les miracles qu’il accomplit et la Jérusalem nouvelle qui, à sa
voix,

  Sort du fond des déserts brillante de clartés!

C’est ce dieu de la jeunesse et de l’avenir qui m’échauffe, me
transporte, et dont je veux suivre les lois.

—Mon pauvre garçon, répondit l’abbé Zamaria douloureusement affecté,
je vois et je comprends très-bien que tu es fou comme l’était ton père,
et que, comme lui, tu gaspilleras de belles facultés.»

Accompagné de l’abbé Zamaria, que cette séparation attristait fort,
Lorenzo quitta le jour même le palais Zeno. Il alla se loger dans un
petit appartement, _alla Giudecca_, avec son domestique Vecchiotto.
En proie à la jalousie et blessé dans son orgueil, Lorenzo ne sentit
pas, dans les premiers moments, toute la profondeur de sa chute. Il
se jeta dans le tourbillon de Venise, il courut les théâtres, les
casinos, cherchant à s’étourdir, à se donner de l’importance et à user
la fièvre qui le dévorait; mais après quelques semaines de dissipations
et d’enivrement, lorsque le chevalier Sarti se vit fermer toutes les
portes des maisons amies, qu’il n’entendit plus parler de Beata et
qu’il vit échouer toutes les tentatives qu’il avait faites pour la
rencontrer et lui parler, il comprit qu’un grand changement venait de
s’accomplir dans sa destinée, et qu’il était tombé d’un paradis qu’il
ne pouvait espérer de reconquérir que par l’audace et le concours des
événements politiques qui se préparaient. Ce n’est pas que le chevalier
Sarti fût animé d’aucun mauvais sentiment, et que la reconnaissance
qu’il devait à la famille Zeno fût déjà trop lourde à son cœur! Non;
ses aspirations généreuses pour une meilleure organisation des sociétés
humaines ne cachaient pas sous de vaines paroles cette haine des
supériorités naturelles qui ronge les démocraties modernes. Jeune,
ardent, ambitieux de connaître, de s’élever et d’élargir la sphère de
son activité morale, Lorenzo, dont le cœur était rempli de tendresse
et de véritable dévotion pour tout ce qui est grand et noble, s’était
formé un idéal de la vie qui se confondait avec son amour pour Beata,
l’unique et forte passion de son âme. Pour plaire à la femme qui
planait au-dessus de son imagination ravie, il était capable de tout
entreprendre et de tout supporter; mais cet amour méconnu ou dédaigné
pouvait le porter aux actes les plus désespérés. D’une intelligence
vive et fort étendue, doué à un très-haut degré de cette sagacité
d’observation qui caractérise les Vénitiens, le chevalier Sarti
tempérait ou, pour mieux dire, affaiblissait ces qualités militantes
de l’esprit par un penchant à la rêverie, par un goût excessif pour
les fictions romanesques, qui en eût fait plutôt un poëte qu’un homme
politique. Aussi n’avait-il été entraîné à la révolte des étudiants de
Padoue que par les suggestions de cet inconnu dont nous avons parlé,
et, une fois dans la mêlée, il n’était pas dans le caractère de Lorenzo
d’y jouer un rôle secondaire.

Le bruit de cette révolte était parvenu à la connaissance du sénateur
Zeno. Dans le rapport qui fut transmis aux inquisiteurs d’État,
le nom du chevalier Sarti figurait parmi les instigateurs de ce
désordre. On pense quelle dut être la surprise de ce grave personnage
en apprenant qu’un client, qu’un membre presque de sa famille, était
compromis dans une manifestation contre le gouvernement de Venise!
Les circonstances étaient trop périlleuses et l’esprit public trop
disposé à l’insubordination, pour qu’un homme comme le sénateur Zeno
hésitât à donner un exemple de sévérité. Il ordonna immédiatement à
l’abbé Zamaria d’éloigner de son palais ce jeune téméraire qui avait
pu oublier le rang où il avait été élevé et les bienfaits dont on
l’avait comblé. Les domestiques reçurent l’injonction de n’avoir plus
aucun rapport avec le chevalier Sarti, et l’abbé Zamaria lui-même dut
mettre de la réserve dans ses relations avec Lorenzo, qu’il ne voyait
plus qu’à de rares intervalles. Lorenzo, nous l’avons déjà dit, fut
également repoussé de toutes les maisons patriciennes où il avait été
introduit par la faveur du sénateur.

       *       *       *       *       *

Depuis le départ de Lorenzo pour Padoue, Beata n’avait pu se défendre
de tristes pressentiments. L’absence de son jeune ami, en laissant
un grand vide dans son cœur, lui avait fait mieux comprendre le
sérieux d’une affection qu’elle aurait pu croire plus accessible aux
atteintes du temps et de l’éloignement. Elle chercha à se distraire, à
s’étourdir; elle essaya de s’attacher sincèrement au chevalier Grimani,
toujours empressé et plein de courtoisie, et qui n’avait d’autre
défaut à ses yeux que d’être le fiancé que les convenances sociales
lui avaient destiné. Les efforts que tentait Beata pour dissiper
ses illusions et rompre l’enchantement ne faisaient qu’accroître
l’intensité de son amour. Le souvenir de la journée passée à Murano
avec Tognina, où Lorenzo lui était apparu tel que son âme l’avait
entrevu dès l’enfance, avait décidé du sort de Beata. Heureuses les
passions profondes qui n’ont pas à rougir de l’objet qui les a fait
naître! bienheureuses les natures élevées qui, au réveil de la raison,
peuvent être fières du choix qu’elles ont fait dans les ténèbres de
l’instinct et du sentiment! Ne pouvant supporter la solitude qui
s’était faite autour d’elle depuis que Lorenzo avait quitté Venise,
accablée de cet ennui mortel de l’absence, que connaissent bien ceux
qui ont aimé, pressée d’un autre côté par les instances de son père
d’accomplir enfin la promesse donnée depuis longtemps au chevalier
Grimani, Beata, surmontant la réserve toujours excessive de son
caractère, s’était décidée à écrire à Tognina en lui peignant toutes
les perplexités de son cœur. Puis, comme les réponses de son amie
se faisaient quelquefois attendre et qu’elle était chaque jour plus
impatiente d’avoir des nouvelles de Lorenzo, Beata, dont la santé était
visiblement altérée, résolut d’aller passer quelque temps à la villa
Cadolce auprès de son oncle, le saint abbé. Lorenzo était loin de se
douter que Beata fût aussi près de lui, et, dans les lettres fréquentes
qu’échangeait avec lui la charmante Tognina, celle-ci n’avait eu garde
de trahir la présence de sa noble amie. Cependant il fallut retourner à
Venise, où le sénateur rappelait sa fille pour conclure le mariage dont
il avait hâté les préparatifs en son absence. C’est sur ces entrefaites
qu’avaient eu lieu la révolte des étudiants et l’expulsion de Lorenzo
du palais Zeno.

Les espérances de Beata furent anéanties par ce funeste événement:
aucune illusion n’était plus possible sur les intentions de son père,
et son rêve de bonheur se dissipa comme un nuage d’or à l’approche de
la tempête. Refoulée ainsi sur elle-même, séparée du compagnon de sa
jeunesse, devenu pour elle à la fois un frère, presque un fils, un
amant enfin sur qui s’étaient concentrées toutes ses affections, cette
noble créature se consumait dans le silence, n’osant avouer qu’à son
amie Tognina la cause secrète de ses peines et de son dépérissement.
Tognina lui avait conseillé de s’adresser au chevalier Grimani et
d’invoquer la générosité bien connue de son caractère en lui dévoilant
la vérité. La pudeur d’une femme, qui répugne toujours à de pareils
aveux, la fierté de son âme, mais surtout la honte de révéler sa
faiblesse pour un jeune homme dont elle avait recueilli l’enfance, lui
rendaient cette démarche odieuse et impraticable. Si elle avait eu
quelques années de moins, et qu’elle n’eût pas exercé sur Lorenzo une
sorte de tutelle maternelle qui excluait tout autre sentiment, Beata
aurait été moins timide vis-à-vis du chevalier Grimani et de l’opinion
publique. C’est ce scrupule de la femme, bien plus que l’obéissance
de la fille et les préjugés de la _gentildonna_, qui empêchait aussi
Beata de se jeter aux pieds de son oncle l’abbé, si digne de compatir
à des peines qui avaient fait le tourment de sa propre existence.
Comme il arrive toujours en pareil cas aux femmes les plus énergiques.
Beata, au lieu d’agir, de prendre une décision quelconque, d’affronter
les difficultés qui la pressaient de toutes parts, s’abandonna à la
tristesse, au découragement le plus profond. Elle n’eut même pas la
hardiesse de sortir de son appartement le jour où Lorenzo fut chassé du
palais de son père: c’est cachée derrière les rideaux de sa fenètre
qu’elle le vit descendre le perron et monter dans la gondole qui
emportait toutes les joies de sa vie.

Cependant le père de Beata ne tarda pas à s’apercevoir de l’altération
de ses traits, de la langueur qui dévorait ses charmes et une santé qui
jusqu’alors avait toujours été parfaite. Il questionna sa fille sur
l’opportunité de son mariage, et lui demanda même si elle avait quelque
répugnance à une union tant désirée par les deux familles. Beata ne
répondit que d’une manière évasive, louant les qualités du chevalier
Grimani, et ne manifestant ni un très-vif désir de lui appartenir, ni
la volonté contraire. Comme le sénateur adorait sa fille et qu’il ne
pouvait pas soupçonner la véritable cause du malaise où il la voyait,
il fit retarder les préparatifs du mariage. Le chevalier Grimani
lui-même était allé au-devant de ce désir, averti par la camériste
Teresa et le médecin de Beata, qui avait ordonné de la distraire et de
l’arracher de son appartement, où elle se consumait dans une solitude
douloureuse.

Quoique sur la pente de sa ruine, Venise n’était ni moins gaie ni
moins bruyante que dans les temps de sa grandeur. Ce peuple, qu’on
avait désaccoutumé depuis si longtemps de réfléchir sur le sort et le
gouvernement de son pays, s’abandonnait comme un enfant à l’ivresse
de l’heure présente, laissant à ses maîtres, avec les bénéfices du
pouvoir, les soucis de l’avenir. On connaissait bien d’une manière
vague, par les gazettes et les nombreux étrangers qui remplissaient
Venise, les grands événements de la révolution française; mais la foule
ne s’en inquiétait que comme d’un spectacle de plus qui lui promettait
de nouveaux plaisirs. L’or, les voluptés faciles, les mascarades et
les concerts, étourdissaient ce peuple charmant qui, ainsi qu’un
alcyon, s’endormait sur la cime des flots ténébreux. Beata traînait
sa tristesse au milieu de ces fêtes et de ces bruits joyeux de la
vie commune. Elle errait comme une âme désolée le long des canaux
solitaires, sur le chemin de Murano, où elle était invinciblement
attirée par le souvenir du plus grand bonheur qu’elle eût encore goûté
dans ce monde. Accompagnée de Teresa, qui se tenait silencieuse au fond
de la gondole, Beata passait des heures entières en face du jardin de
San-Stefano, s’efforçant de ressaisir par la pensée l’instant suprême,
l’heure bénie de sa destinée. C’est là que Lorenzo lui avait donné le
douloureux spectacle de sa chute dans les bras de la Vicentina; mais
c’est là aussi qu’il avait été sauvé par la rédemption de l’amour.
Beata, qui avait appris indirectement que Lorenzo demeurait sur le
canal de la Giudecca, le traversait en gondole plusieurs fois le jour,
heureuse de se sentir près de lui, espérant l’apercevoir peut-être.
Souvent elle se faisait suivre d’une barque chargée de musiciens dont
les doux accords, épurés par le silence de la nuit, berçaient son cœur
et assoupissaient sa tristesse dans un rêve de divines espérances.
Inquiète, troublée, oubliant sa réserve et tout entière à sa passion,
la fille du sénateur se mêlait fréquemment à la foule qui, pendant le
carnaval, remplissait nuit et jour la place Saint-Marc. Déguisée et le
visage couvert d’un masque, toujours suivie de sa fidèle camériste,
qui était elle-même désolée de voir dépérir ainsi sa noble et chère
maîtresse, Beata cherchait à découvrir, au milieu de ces ombres
errantes de la folie populaire, celui qui était pour elle toutes les
délices de la vie. Chaque fois qu’elle était coudoyée par un masque qui
avait quelque chose de la taille et de la démarche de Lorenzo, elle
tressaillait. Elle prêtait l’oreille aux _lazzi_, aux propos joyeux,
aux déclarations furtives qu’échangeaient entre eux les promeneurs
inconnus, espérant y saisir l’accent aimé, le verbe de son cœur. Si
elle voyait deux individus se parler tout bas, et puis s’éloigner avec
mystère vers la _Piazzetta_, loin de ce magnifique théâtre où éclatait
l’hilarité insouciante de la reine de l’Adriatique, Beata rougissait et
se disait en soupirant: «Hélas! il n’y a que moi de seule au monde; il
n’y a que moi qui ne puisse partager avec personne les peines et les
joies de mon âme!»

A la voir ainsi repliée sur elle-même, triste au milieu de la gaieté
universelle, pensive et solitaire au milieu de la foule étourdie, le
cœur rempli d’une sainte émotion, et le regard éperdu dans l’horizon de
sa courte existence, on eût dit le génie de Venise frappé de sinistres
pressentiments et pleurant un passé glorieux qui ne devait plus
renaître.

Beata se mit à lire avec avidité tous les livres qu’elle savait être
chers à Lorenzo, surtout Dante et Rousseau. _La Nouvelle Héloïse_
produisit sur la fille du sénateur une impression d’autant plus
profonde, qu’elle y trouvait une certaine analogie avec sa propre
situation. Ce qui, dans un autre temps, aurait blessé la susceptibilité
et le goût de Beata dans les trop vives peintures du grand écrivain,
fut accepté sans réserve, et lui parut être l’expression d’une vérité
touchante. Son illusion fut encore plus grande quand elle lut l’épisode
immortel du cinquième chant de _la Divine Comédie_. Tout, dans la
destinée de Francesca da Rimini, semblait correspondre à celle de
Beata: naissance illustre, beauté, tendresse, amour invincible, et
aussi fatal peut-être dans sa fin dernière! Il n’est pas jusqu’au rayon
de grâce et de mélancolie divine dont le poëte a éclairé cette noble
victime de la passion, qui ne se trouvât être le partage de Beata.
Aussi ne pouvait-elle retenir ses larmes, lorsque, accoudée sur le bord
de son lit, elle se récitait tout bas ces vers, qui sont aujourd’hui
dans toutes les mémoires, et dont chaque mot allait remuer les fibres
les plus secrètes de son cœur:

  .....Francesca, i tuoi martiri
  A lagrimar mi fanno tristo e pio!

Ses pleurs redoublaient en proférant ces paroles miséricordieuses
qu’elle s’adressait à elle-même, et, comme une enfant qui s’attendrit
au bruit de ses propres sanglots, elle se répondait, du fond de son âme
attristée:

  .....Nessun maggior dolore
  Che ricordarsi del tempo felice
  Nella miseria....

Ce regret _del tempo felice_ était d’autant plus amer au cœur de
la noble Vénitienne, qu’elle était plus âgée que Lorenzo, et cette
inégalité dans la chaîne des jours écoulés la remplissait de confusion
et de remords innocents. Qu’on se figure la pauvre Beata errant pendant
la nuit sombre à travers les canaux étroits de la ville des lagunes,
s’arrêtant un instant sous le pont des Soupirs, _ponte dei Sospiri_,
pour écouler ce _lamento_ de l’éternelle douleur de l’amour murmuré par
un gondolier sous la dictée du plus grand musicien dramatique des temps
modernes, de l’auteur d’_Otello_, qui a pu s’inspirer à la fois de
Dante et de Shakspeare.... et on aura presque une vision _della città
dolente_, de l’empire ténébreux, telle que nous l’a laissée le _vates_
du christianisme: tant il est vrai que les intuitions de la poésie sont
les sources fécondes des grandes réalités de l’histoire, cette Arachné
laborieuse qui tisse incessamment le rêve divin!

Depuis quelque temps, la fille du sénateur, ne sachant où trouver le
repos qui la fuyait partout, allait assez volontiers à l’église. J’ai
déjà dit que les sentiments religieux de Beata n’avaient jamais eu
rien d’excessif ni de très-arrêté dans leur objet. Les croyances de la
jeune patricienne, née au déclin d’une société qui n’avait de culte
fervent que pour le plaisir, se confondaient avec les aspirations
de son âme généreuse, et se réduisaient dans la pratique au respect
des bienséances sociales, qui était la grande règle de sa conduite.
Tant que son amour pour Lorenzo fut la source de félicités intimes
qui lui laissaient entrevoir le bonheur, sa religion, qui avait le
sourire de l’espérance, était comme un hymne d’actions de grâce à
la vie et à l’être mystérieux qui la dispense; mais, en perdant ses
illusions les plus chères, Beata éprouva le besoin de tous les cœurs
malheureux, celui d’un ami discret et compatissant. Attirée à l’église
par les convenances du monde, par le désœuvrement et le spectacle des
cérémonies liturgiques qui à Venise s’accomplissaient avec beaucoup
d’éclat, Beata finit par y trouver un apaisement qu’elle n’avait point
soupçonné. Les prières publiques, en passant de la bouche du prêtre
dans celle des fidèles, qui en répercutait les accents, communiquaient
à son âme un tressaillement salutaire qui en dissipait les langueurs.

Un jour de la semaine sainte de l’année 1795, Beata se trouvait à
l’église San-Geminiano, située au fond de la place Saint-Marc, en face
de la basilique. Il pouvait être cinq heures du soir. Le jour déclinait
et les ténèbres envahissaient déjà les deux nefs latérales, où régnait
le plus grand silence. Quelques lampes disséminées çà et là dans les
chapelles particulières projetaient une lumière douteuse qui ne faisait
qu’accroître l’impression de recueillement qu’on y éprouvait. Il
n’y avait encore que peu de monde dans l’église, lorsqu’un groupe de
femmes placées dans une tribune grillée derrière le grand autel se mit
à chanter tout bas un cantique à la Vierge à deux parties, de l’effet
le plus suave. Un autre chœur de femmes également invisibles, qui se
tenaient dans une tribune semblable, du côté opposé, répondit par une
antistrophe qui complétait le sens de la première. Les deux chœurs
dialoguaient ainsi, et puis confondaient leurs accords, pour se séparer
encore et se réunir de nouveau dans un ensemble plein de tendresse et
d’onction divine. Beata, qui était agenouillée sur une chaise à côté
d’un gros pilier qui la dérobait à la vue, écoutait ces voix virginales
en s’abandonnant à une pieuse rêverie qui n’était point dépourvue de
charme. Son cœur, toujours rempli du même objet, s’appliquait naïvement
le sens des paroles sacrées et se gonflait sous la pression de la
douleur immortelle. «Mon Dieu! s’écria-t-elle, ayez aussi pitié de
moi!» En proférant ces mots entrecoupés de soupirs, Beata joignit ses
deux mains, et, laissant tomber à terre son livre de prières, resta
plongée pendant quelques secondes dans une sorte d’extase qui fit
jaillir de son âme contristée comme un éclair furtif d’espérance et
de miséricorde. Elle se levait enfin rassérénée par l’émotion qu’elle
venait d’éprouver, lorsque, voulant chercher son livre de prières
qu’elle ne trouvait plus sous sa main, elle aperçut Lorenzo qui
pleurait à ses côtés, pressant contre son cœur ce livre de l’éternel
amour, dont il s’était emparé pendant le recueillement de Beata. Il
allait s’approcher d’elle et lui parler, quand il en fut empêché par
quelques personnes de la connaissance de la _signora_, qui la saluèrent
et sortirent avec elle de l’église.

Quinze ou vingt jours après l’incident que je viens de raconter, le
_deux avril_ 1795 (car le chevalier avait fait encadrer cette date
mémorable dans un médaillon qu’il portait nuit et jour suspendu à
son cou), Lorenzo stationnait dans une gondole sur le Grand-Canal,
presque en face de l’appartement de Beata. Il avait essayé plusieurs
fois de la revoir, mais toujours inutilement, et il était encore en
possession du livre de prières, qu’il devait conserver du reste jusqu’à
son dernier soupir. Il était plus de deux heures du matin. La vie
commençait à s’éteindre dans la métropole du plaisir et de la gaieté
bruyante. Sur les lagunes silencieuses, on n’entendait plus que le
clapotement des vagues endormies venant se briser contre les escaliers
de marbre qui refrénaient leur indocilité. La lune resplendissante
versait sur le _Canalazzo_ une lumière encore adoucie par un rideau
de nuages mobiles qui l’escortaient comme une épousée se rendant
d’un pas timide au rendez-vous nuptial. La tiédeur printanière de
l’atmosphère, le silence, la nuit parsemée d’étoiles qui s’égayaient
dans les profondeurs des cieux, les nombreux palais qui bordaient les
deux rives, surmontés de statuettes élégantes qui projetaient leur
ombre dans les eaux du canal, quelques falots dont la pâle lumière
signalait au loin le _traghetto_ de la _Piazzetta_, et de l’autre côté
le pont du Rialto, tout cela formait un tableau étrange et fantastique
qui communiquait à l’âme je ne sais quelle impression de langueur et
de mélancolie attendrissante. Lorenzo, caché dans sa gondole, avait
les yeux fixés sur le balcon de Beata, qui était garni de fleurs. Il
épiait le moindre mouvement et semblait avoir le pressentiment de
quelque faveur de la fortune, lorsqu’il vit la fenêtre qui donnait sur
le balcon s’ouvrir lentement. C’était Beata, qui, vêtue d’un long
peignoir blanc et les cheveux épars sur ses belles épaules, venait
respirer la fraîcheur d’une nuit sereine. S’appuyant sur le rebord du
balcon, elle y resta plusieurs secondes inclinée sur le canal et comme
absorbée dans une pensée unique: on eût dit une apparition céleste
évoquée par la toute-puissance du sentiment. Elle se retira du balcon,
avança une chaise et s’assit sur la limite de son appartement, de telle
manière que Lorenzo ne pouvait apercevoir, du fond de la gondole,
que les plis ondoyants de sa robe blanche. Le doux frémissement d’un
instrument à cordes se fit entendre bientôt, et vint pour ainsi
dire prêter au silence son langage harmonieux. Beata avait pris son
violoncelle, dont elle jouait, nous l’avons dit, avec beaucoup de
grâce, et, préludant par quelques arpéges délicats, elle laissa exhaler
ensuite de son cœur ému cette plainte de l’amour et de la jeunesse
évanouie:

  Nel cor più non mi sento
  Brillar la gioventù.
  Amor, del mio tormento;
  Amor, sei colpa tu!

 Hélas! je ne sens plus, dans mon cœur flétri, s’agiter le printemps de
 la vie! Amour, cruel amour, tu es la cause de mes tourments!

Cette adorable mélodie de Paisiello[70] sortait de la poitrine de Beata
en notes accentuées qui se dilataient dans l’espace, comme une essence
de l’âme la plus pure qui ait jamais existé. Transporté de bonheur
aux sons de cette voix aimée qu’il n’avait pas entendue depuis son
départ pour Padoue, Lorenzo s’avança sur la gondole et lui répondit
immédiatement:

  Ti sento, sì, ti sento,
  Bel fior di gioventù!
  Amor, del mio tormento,
  Amor, sei colpa tu!

 Je te sens, je te sens, ô doux printemps de la vie! Amour, cruel
 amour, tu es la cause de mes tourments!

Lorenzo avait à peine fini de chanter ce second couplet de la même
mélodie de Paisiello, qu’il entend pousser un cri aigu, suivi d’un
bruit sourd, comme si quelque chose fût tombé à terre; il s’élance
aussitôt de sa gondole, franchit le perron, monte le grand escalier
du palais Zeno sans y rencontrer d’obstacle, et se précipite dans la
chambre de Beata, qu’il trouve évanouie sur sa chaise, le violoncelle
renversé à ses pieds. Il la prend dans ses bras, écarte ses beaux
cheveux blonds et appose ses lèvres frémissantes sur sa bouche divine.
O mon Dieu! qui pourra dire ce qu’éprouvèrent ces deux âmes confondant
leurs soupirs dans un baiser ineffable!

Beata se réveille cependant, et, soulevant peu à peu ses paupières
engourdies, elle reconnaît Lorenzo, qui l’étreignait dans ses bras.
Elle se lève brusquement, et repousse son contact avec indignation.

«Lâche que tu es, s’écrie-t-elle, qui t’a permis de franchir le
seuil de cette porte? Me prends-tu donc pour une Vicentina, que tu
oses m’outrager ainsi? Tu n’as pas encore appris à distinguer une
_gentildonna_ d’une baladine de place publique? _Ingannatore!_»
ajouta-t-elle tout bas en fondant en larmes.

Lorenzo, tout interdit et ne sachant que répondre à cette apostrophe
foudroyante, se laissa tomber sur une chaise, et, se couvrant le visage
de ses deux mains, il se mit à pleurer sans proférer une parole.

«Pardonnez-moi, Lorenzo, lui dit alors Beata, attendrie à son tour
de ce langage muet, pardonnez-moi les paroles amères qui viennent de
m’échapper.... Mais, dites-moi, qui vous a enhardi à ce point? Comment
avez-vous pu monter ici à cette heure, et que me voulez-vous?

—Ce que je vous veux? répondit Lorenzo en sanglotant. Hélas!
pouvez-vous me le demander? Voilà plus d’un an que je tourne autour
de ce palais sans pouvoir y pénétrer. Le cri que j’ai entendu sortir
de cet appartement m’ayant fait craindre quelque grand malheur, je
suis accouru, au risque de vous déplaire et de perdre le seul bien qui
m’attache à la vie.

—Je vous remercie, répondit Beata d’une voix plus calme; mais vous
avez commis une grande imprudence: car, si mon père vous surprenait
ici, vous seriez perdu.

—Eh! qu’il me surprenne donc, qu’il me chasse une seconde fois de son
palais, qu’il me fasse appréhender par ses sbires et jeter dans un
puits de la tyrannie patricienne! Je supporterai tout avec joie....
si vous daignez compatir à mes peines. Beata, ange de mon cœur, cher
et unique objet de mes pensées, ô vous qui m’avez soulevé de terre
et introduit dans les régions sereines de la vie, dites un mot et je
retombe dans le néant d’où vous m’avez tiré.... car je vous adore.»

Étonnée d’un langage si nouveau pour elle, et qui remuait toutes
les fibres de son âme, Beata resta muette et comme enivrée de sa
félicité; puis, rompant un silence qui lui pesait, elle dit d’une voix
languissante: «Ingrat que vous êtes, vous ne pensez qu’à vous!»

A cet aveu indirect échappé à la tendresse de Beata, Lorenzo, ne se
contenant plus, se lève et s’écrie avec un véritable transport: «Dieu
du ciel! ai-je bien entendu? Vous ne me haïssez pas, vous avez quelque
pitié de moi, Beata! Le spectacle de mon amour ne vous est donc pas
indifférent? Ah! s’il est vrai que vous éprouviez pour moi plus que
de la compassion, si votre cœur n’est point insensible aux vœux que
je forme depuis que la Providence m’a conduit à vos pieds, si vous ne
repoussez pas les adorations d’une âme qui est toute remplie de votre
image et qui vous sera dévouée jusqu’à la mort, eh bien! suivez-moi,
partons ensemble; allons chercher sur la terre étrangère un refuge, un
coin paisible où il me soit permis de vous consacrer ma vie. Je suis
jeune, j’ai quelques talents, je travaillerai, et je m’efforcerai de
tirer de mes facultés de quoi embellir vos jours. Venez, partons, et
que l’amour conduise nos pas vers un port fortuné!»

En prononçant ces dernières paroles, Lorenzo enlaçait la taille de
Beata, qui, de faiblesse et de bonheur, inclina sa tête charmante sur
l’épaule de son amant. Après un instant de ravissement silencieux:

«Hélas! répondit Beata en se dégageant de la douce étreinte, c’est là
un beau rêve impossible. Vous oubliez, Lorenzo, que je suis la fille du
sénateur Zeno.

—C’est vrai, répondit le chevalier Sarti blessé de cette remarque,
et j’oubliais aussi que, dans le cœur d’une _gentildonna_, tout est
subordonné aux préjugés de caste.

—Vous voulez dire sans doute au sentiment de l’honneur, répliqua Beata
avec fierté. Vous avez de l’esprit, Lorenzo, des connaissances, une
imagination brillante et des idées généreuses qui m’ont inspiré pour
vous un intérêt que je ne veux pas dissimuler; mais il ne vous est pas
moins difficile de comprendre quels devoirs imposent à une femme les
traditions d’une famille illustre. Je ne sais pas ce que je ferais, si
je n’avais à répondre de mes actes qu’à ma seule conscience; mais enfin
je suis une fille de Venise, qui compte parmi ses ancêtres un doge de
la république.

—Je comprends très-bien, _signora_, dit Lorenzo avec un mélange
d’ironie et d’émotion, que le fils de Catarina Sarti n’est pas digne
d’aspirer à un bonheur qui appartient de droit au chevalier Grimani.
Pauvre et sans aïeux, je ne puis vous offrir qu’un cœur dévoué, un
amour immense. Ah! que n’êtes-vous la fille d’un gondolier, ou que ne
puis-je mettre à vos pieds le trône de Venise, et vous verriez si mon
cœur s’inquiéterait alors de l’opinion des hommes! C’est vous, Beata,
que j’adore, et non pas le nom que vous portez. Aucune lâche convoitise
de fortune ni d’ambition ne souille la pureté de mes sentiments.

—Vous vous méprenez sur le sens de mes paroles, répliqua la noble
fille du sénateur, attristée que Lorenzo pût lui attribuer des idées
aussi mesquines. Sans me croire au-dessus des femmes de ma condition,
je sais comprendre la sainteté d’une affection et le prix qu’on doit
y attacher. Le chevalier Grimani n’a droit qu’à mon estime, et plût à
Dieu que je fusse plus digne d’apprécier les nobles qualités qui le
distinguent!

—Eh bien! répondit Lorenzo avec un redoublement de tendresse, en
saisissant de nouveau la taille de Beata, qu’il entraîna doucement sur
le balcon, qui vous arrête, et pourquoi résister à l’amour qui nous
convie à ses félicités? Y a-t-il sur la terre un bonheur comparable
à celui de deux âmes qu’une attraction divine a rapprochées malgré
les obstacles de la société? N’est-ce pas la Providence qui, de mon
humble berceau, m’a conduit à la villa Cadolce en cette belle nuit
de Noël où je vis briller dans vos yeux compatissants l’étoile de ma
destinée? Vous avez pétri mon cœur de vos mains pieuses et délicates,
vous y avez gravé votre image et l’avez rempli de vos concerts. Je ne
suis qu’un écho, qu’une statue muette qu’anime un rayon de votre grâce
enchanteresse, comme ce colosse de l’antiquité qu’un regard de l’Aurore
rendait éloquent. Parlez, Beata, qu’un souffle de votre âme féconde la
mienne et m’entr’ouvre les cieux. Rien n’est beau, rien n’est grand,
rien n’est doux comme l’amour.»

Lorenzo tremblait en disant ces mots à voix basse. Beata, les coudes
appuyés sur le balcon, cachait sa tête entre ses deux mains, comme pour
mieux se garantir contre la séduction d’un si doux langage. «Ah! le
bonheur!... répondit-elle en poussant un soupir et après avoir savouré
la chaste émotion qu’elle venait d’éprouver. Et le devoir, Lorenzo, et
mon père, qui mourrait de douleur!...»

Le chevalier Sarti fut un peu déconcerté par cette exclamation, qui
trahissait les perplexités de Beata, placée entre la voix de sa
conscience et l’élan de son cœur. Dans toute autre circonstance,
Lorenzo eût compris ce qu’il y avait de tendresse refoulée et
d’élévation de sentiments dans la plainte de la noble fille; mais,
jeune comme il était et fasciné par la passion, il répliqua avec
vivacité: «Si le sénateur Zeno aime sa fille un peu plus qu’il ne
tient à ses préjugés, il ne résistera pas longtemps à la voix de la
nature. Parlez donc, rompez ce silence funeste qui vous consume,
ayez le courage de vos sentiments, et ne vous laissez point immoler
à de prétendues convenances sociales, échafaudage d’iniquités et de
sophismes derrière lequel se cache l’orgueil implacable des familles.
Si Dieu n’avait placé au fond de notre cœur une source inépuisable
d’inspirations généreuses qui communiquent à l’esprit le pressentiment
de l’infini; si la spontanéité de l’âme, d’où nous vient la notion
du juste et du beau, n’était heureusement à l’abri de la volonté; si
la poésie, si l’amour enfin, ne protestaient incessamment contre la
réalité et les artifices de la raison, il y a longtemps que le monde ne
serait plus qu’une caverne de voleurs. Parlez, Beata, secouez le joug
des vains préjugés, suivez les conseils du cœur, qui ne trompe jamais,
et laissez-vous entraîner par l’amour, le souverain maître de la vie et
de la mort, qui seul peut nous ouvrir le royaume des rêves enchantés et
des divines chimères!»

Beata écoutait ce langage, séduisant comme une musique lointaine, qui,
sans rien lui dire de précis, la remplissait d’un trouble délicieux.
Ce mélange d’imagination et de sentiment, d’exaltation juvénile et
de subtilités, d’erreurs involontaires et de vérités morales de
l’ordre le plus élevé, qui caractérisait l’esprit du chevalier Sarti,
charmait la _gentildonna_ et endormait sa vigilance sans pourtant
la convaincre entièrement. Plongée dans une sorte de béatitude et
comme transfigurée par l’espérance, Beata resta immobile dans la même
position et sans proférer un mot. Lorenzo, se penchant alors vers son
oreille, écartant les deux mains dont elle se couvrait le visage, lui
dit, en lui montrant la lune resplendissante au milieu d’un cortége
d’étoiles qui semblaient lui sourire: «Regardez, Beata, ce globe
magnifique qui projette sur nous sa clarté propice, ces étoiles qui
remplissent l’immensité des cieux, et dont l’esprit humain n’a pu
encore ni fixer le nombre ni comprendre l’utilité, ces astres qui
s’échelonnent dans l’espace, comme les cordes d’une lyre, depuis
Saturne jusqu’à celui qu’on nomme Mercure, qui semble former la note la
plus élevée de l’harmonie des sphères; ces pléiades enfin qui servent
de point de mire au navigateur sur la vaste solitude des mers, et que
le berger contemple avec joie depuis des siècles infinis.... Eh bien!
je m’imagine que ce sont là des groupes d’âmes bienheureuses qui,
purifiées par l’amour, ont été admises dans les célestes demeures!
La légende de Silvio et de Nisbé, qui a charmé mon enfance; celle de
la princesse Lesbina, que nous avons vu jouer ensemble au théâtre
San-Samuel; ces contes merveilleux et ces fictions de l’âge d’or,
dont tous les peuples de la terre nous ont transmis le souvenir, ne
seraient-ils pas des pressentiments d’une vérité sublime, que l’homme
doit constater un jour par les efforts de son génie? Ah! tout le
prouve, la poésie et l’histoire, les religions et la philosophie:
l’amour, qui nous ouvre les portes de la vie, est aussi le dernier
terme de notre destinée. Beata, muse, ange chéri de mon cœur, ne
repoussez pas mes vœux et prononcez le mot suprême de l’existence!
Qu’en s’échappant de vos lèvres comme un rayon de lumière éthérée,
il soit pour nous l’aurore d’un jour sans nuages et d’éternelles
félicités. Venez, partons, ne laissons point écouler l’heure bénie, et
que votre âme se confie à l’amour!»

Lorenzo achevait à peine de parler, lorsque la camériste Teresa, qui
ne s’endormait jamais avant sa maîtresse, entra précipitamment dans la
chambre de Beata, en s’écriant avec terreur: «_Signora_, Son Excellence
votre père vient de ce côté!»

Il y eut alors un moment de confusion et d’extrême angoisse pendant
lequel le chevalier, ne sachant comment se soustraire aux regards du
sénateur, s’il entrait dans l’appartement de sa fille, resta immobile
à la place où il se trouvait; puis, franchissant la balustrade, il mit
un pied sur le rebord extérieur du balcon qui faisait saillie sur le
canal. Beata tremblait, et Lorenzo n’était pas moins ému, tandis que
la pauvre Teresa se tenait aux aguets devant la porte de sa maîtresse.
Cependant le bruit sourd des pas du sénateur dans le long corridor
devenait de plus en plus distinct; il fallait prendre un parti: ou
bien affronter hardiment le père de Beata et lui tout avouer, ou
se tenir caché derrière la fenêtre qu’on aurait fermée, car il n’y
avait pas moyen de s’échapper par une autre issue. Dans une situation
aussi périlleuse, Lorenzo, qui se tenait toujours cramponné à la
balustrade, sur le rebord extérieur du balcon, uniquement préoccupé de
sauver l’honneur et la paix domestique de la noble fille qu’il avait
compromise, eut comme une vision généreuse qui illumina rapidement son
esprit. Se débarrassant de son petit manteau, qu’il jeta loin de lui,
il attendit qu’on frappât à la porte, et se précipita du haut du balcon
dans les eaux profondes du _Canalazzo_. Au bruit de sa chute, Beata
poussa un cri déchirant et tomba évanouie. Son père, qui était entré
une seconde après, et qui avait tout deviné, s’empressa de la relever,
et l’étreignant contre son cœur, il lui dit d’une voix attendrie: «Vous
voulez donc me faire mourir de douleur, ma fille?»

En disant ces mots, le sénateur se laissa choir sur la chaise près du
balcon, que Beata y avait placée. Celle-ci, pleurant à chaudes larmes,
se jeta alors aux genoux de son père, qu’elle embrassait avec effusion
et sans proférer une parole; mais de son âme, oppressée par la honte,
par le respect filial, par l’amour de Lorenzo, qui venait de s’immoler
pour elle, et qu’elle devait croire perdu à jamais, semblaient sortir
les mêmes accents qu’un chantre divin a prêtés à Desdemona dans une
situation presque semblable:

  Se il padre m’abbandona,
    Da chi sperar pietà?



IX

LE DERNIER CARNAVAL DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE.


L’armée française s’avançait à grands pas en Italie, et, par une suite
de combats miraculeux, elle jetait l’épouvante parmi les puissances
coalisées contre le génie de la Révolution. Venise, menacée d’un côté
par l’Autriche, qui gardait les portes du Tyrol, et de l’autre par
les phalanges de Bonaparte, qui touchaient déjà à ses provinces de
terre ferme, était toujours indécise et prétendait faire respecter sa
neutralité douteuse par de si puissants adversaires. Ses hommes d’État,
blanchis dans les conseils, nourris dans les arcanes de la vieille
politique de l’Europe, s’ingéniaient à ourdir des ruses diplomatiques,
lorsque l’ennemi était aux portes de Scées. Ils ne se doutaient pas,
ces Pères conscrits du _Livre d’or_, que des germes de ruine étaient
depuis longtemps introduits dans la ville chère à Vénus, dans la cité
glorieuse des doges!

Parmi les étrangers que protégeait un caractère public, il y avait
alors à Venise un nommé Villetard, secrétaire de l’ambassade française.
Lallemand, qui était l’ambassadeur en titre, avait succédé à d’Henin,
qui fut le premier représentant de la république française auprès de
la seigneurie de Saint-Marc. Jeune, ambitieux, ardent propagateur des
idées nouvelles qu’il croyait destinées à changer la face du monde,
Villetard avait les qualités et les défauts d’un brouillon fanatique;
il avait attiré et groupé autour de lui tous les esprits mécontents
et s’était constitué le chef d’une opposition sourde qui, grâce aux
progrès de l’armée française, devenait chaque jour plus redoutable. On
n’a pas oublié ce personnage mystérieux que Lorenzo rencontra dans un
café de la place Saint-Marc, à son arrivée à Venise, en 1790, et qu’il
revit, à Padoue, la veille de la révolte des étudiants! C’était un
noble Vénitien, nommé Zorzi. Ami d’enfance d’Angelo Querini, sénateur
et érudit fort distingué dont il partageait les sentiments politiques,
Zorzi était de ce petit nombre d’esprits éclairés qui, avec Paul
Renier, l’avant-dernier doge de la république, avaient essayé, en 1762,
de réformer la vieille constitution, et surtout de limiter la puissance
du conseil des Dix. Leurs efforts furent combattus avec succès par
l’éloquence de Marco Foscarini, le doge alors régnant et l’une des
illustrations de Venise. Doué d’une grande intelligence, Zorzi avait
beaucoup voyagé, et, de ses courses aventureuses à travers l’Europe,
il avait rapporté dans sa patrie des vues hardies et une fortune
délabrée. Il avait connu le père du chevalier Sarti et s’était lié avec
Villetard, dont il servait les projets.

Zorzi était sincère dans l’opposition qu’il faisait au gouvernement
de la seigneurie, et, s’il désirait ardemment une réforme de la
vieille constitution de la république patricienne, il était loin de
vouloir qu’on touchât à l’indépendance de sa patrie. C’était un esprit
généreux, très-convaincu de la nécessité d’une transformation des
vieilles sociétés humaines. La philosophie du XVIII^e siècle, et la
révolution française, qui en était la conséquence, étaient pour Zorzi
comme pour Villetard l’avénement d’un nouvel idéal de justice, qu’il
fallait réaliser par la persuasion ou par la force. Les menées de
Villetard et de ses partisans n’avaient point échappé à la vigilance
des inquisiteurs d’État. Plusieurs fois le conseil des Dix avait été au
moment de le faire arrêter, ainsi que Zorzi et les jeunes gens qu’ils
avaient embauchés; mais on craignait la colère de la France, qu’on
voulait ménager pour mieux la tromper. On n’attendait qu’une occasion
favorable, un revers de l’armée victorieuse, pour mettre la main sur ce
groupe de factieux qu’on ne perdait pas un instant de vue.

Le chevalier Sarti s’était heureusement tiré des dangers qu’il avait
affrontés, dans la nuit mémorable de son entrevue avec Beata. Nageur
inexpérimenté, il n’avait écouté que son amour, en se précipitant
du haut du balcon dans le Grand-Canal, où il aurait inévitablement
succombé dans ses efforts pour gagner la rive opposée, sans la
rencontre d’un batelier, marchand de fruits, qui vint à son secours et
le transporta, presque mourant, à son appartement _della Giudecca_.
Remis, après quelques jours de repos, de la secousse violente qu’il
venait d’éprouver, le chevalier se trouva dans l’une des situations
les plus pénibles de sa vie. Non-seulement il pouvait craindre que
le sénateur Zeno, en apprenant qu’il avait osé s’introduire dans la
chambre de sa fille, ne le fît jeter dans un cachot sans autre forme
de procès, comme cela se pratiquait à Venise dans les conjonctures
difficiles; mais il comprenait que Beata était perdue pour lui, si les
événements politiques qui se compliquaient à l’extérieur ne venaient
contrarier les projets d’alliance formés entre les deux nobles
familles. Décidé à n’abandonner l’espoir de posséder la femme qu’il
adorait qu’avec le dernier souffle de la vie, Lorenzo ne se laissa pas
décourager par les difficultés qui l’enveloppaient de toutes parts.
Il résolut de revoir Beata d’une manière ou d’une autre, de pénétrer
encore une fois dans le palais de son père, et de l’enlever même, si
cela lui était possible. Un seul doute l’arrêtait: était-il assez aimé
de la _gentildonna_ pour obtenir son consentement à un parti aussi
extrême? N’avait-il pas eu lieu de se convaincre, tout récemment, que
cette âme si belle et si charmante, qui était capable des plus grands
sacrifices de résignation, n’avait pas assez d’énergie et avait trop
de hauteur pour braver ouvertement l’opinion des hommes et manquer
aux devoirs de sa position? La nature d’esprit du chevalier Sarti,
sa jeunesse et la passion dont il était enivré, ne lui permettaient
pas de tenir compte de ces diverses nuances du caractère de Beata.
Pour une imagination exaltée qui, s’inspirant de Platon, de Dante et
Rousseau, considérait l’amour comme la source de toute grandeur et de
toute félicité, pouvait-il exister un autre devoir que celui d’obéir à
l’instinct du cœur?

Lorenzo se promenait un jour sur le quai des Esclavons (_riva dei
Schiavoni_), rêvant à sa triste position et aux moyens de revoir Beata,
quand il fut heurté par une espèce de _facchino_ ou de commissionnaire
qui lui dit, en s’excusant: _Perdono, eccellenza_, et il continua son
chemin en murmurant entre ses dents le refrain d’une vieille chanson
populaire:

  Sulla riva dei Schiavoni
  Là si mangia i bon bocconi[71].

Absorbé dans ses réflexions, le chevalier avait à peine fait attention
à cet incident, lorsqu’il fut poussé de nouveau par le même individu
qui était revenu sur ses pas.

«_Balordo_, lui dit alors le chevalier avec humeur, tu ne vois donc pas
clair!

—_Eh! eccellenza_, je pourrais vous en dire autant,» répliqua le
_facchino_ en fronçant de gros sourcils d’un air mystérieux.

Arrivé sur le pont de la Paille (_ponte della Paglia_), l’homme se
retourna comme pour s’assurer si on l’avait suivi. Le chevalier
connaissait trop bien les mœurs de Venise pour ne pas deviner que cet
homme avait quelque chose à lui communiquer. L’ayant rejoint sur le
pont de la Paille, qui est l’un des plus anciens de Venise, et où le
_facchino_ l’attendait en faisant semblant de regarder le pont des
Soupirs, qui rattache le palais ducal aux prisons:

«Que me veux-tu? lui dit le chevalier, à voix basse.

—Je regarde cette arche si bien nommée _ponte dei Sospiri_, répliqua
l’homme du peuple sans paraître avoir compris la question du chevalier,
sombre et court passage qui sépare la vie de la mort, et à l’entrée
duquel on devrait écrire, en lettres de bronze:

  Per me si va nella città dolente,
  Per me si va nell’eterno dolore.

—Je vois que tu me connais, reprit le chevalier; parle, qu’as-tu à me
dire?

—Je n’ai rien à vous dire, _eccellenza_, si ce n’est que la vie
est courte et qu’il vaut mieux la passer en liberté, _passarsela in
libertà_, qu’à l’ombre de ce vieux palais mauresque.

—Me prends-tu donc pour _una spia_, un familier du conseil des Dix,
pour t’exprimer ainsi comme un oracle? répondit le chevalier avec
impatience. Qui t’envoie vers moi, et quelle est ta mission?

—Ma mission est de vous avertir de prendre garde aux griffes du lion,
qui est d’autant plus irritable qu’il se sent vieillir. Par le temps
qui court, il fait bon d’avoir des amis.

—Je ne suis pas plus avancé, répondit Lorenzo d’un air un peu
soucieux, et tes énigmes sont toujours impénétrables.

—Si vous êtes curieux d’en savoir davantage, _signor cavaliere_,
répliqua le _facchino_ d’un ton résolu, vous n’avez qu’à me suivre.»

Étonné de l’invitation, Lorenzo ne sut d’abord que répondre. Il
descendit le pont de la Paille, suivant machinalement les pas du
_facchino_, dont le langage réservé et la citation faite si à propos
décelaient une éducation supérieure à celle d’un homme du peuple. Ce
pouvait être un émissaire de l’inquisition chargé de lui tendre un
piége, ou bien un partisan déguisé des ennemis de la république, qui,
connaissant la position difficile du chevalier, voulait l’engager dans
quelque entreprise ténébreuse et coupable. Ces idées traversaient
rapidement l’esprit de Lorenzo, lorsqu’il vit cet individu prendre une
gondole au _traghetto_ du pont de la Paille et entrer en lui faisant
signe de le suivre. Le chevalier hésita, parut se consulter un peu, et
puis, réfléchissant aux deux vers de la _Divine Comédie_, que l’inconnu
ne lui avait cités évidemment que pour gagner sa confiance, il eut foi
en sa bonne étoile, et se glissa dans la gondole du _facchino_.

La gondole s’enfuit rapide comme un oiseau, en rasant les eaux
silencieuses et _torbide_ des canaux étroits. Après s’être éloigné
à tire-d’aile du pont des Soupirs et avoir fait un grand nombre de
circuits, comme une hirondelle qui, ayant longtemps poursuivi sa proie,
cherche un lieu sûr pour s’abattre, la gondole vint aborder devant une
petite porte basse que couronnait un sarment de vigne. A un signal
donné, la porte s’ouvrit discrètement, et tous deux, Lorenzo et son
compagnon, montèrent un escalier de marbre assez mal éclairé, dont
les dalles étaient usées par le temps. Ils furent introduits dans un
salon de modeste apparence, au milieu duquel était une grande table
recouverte d’un tapis à ramages, chargée de livres et de papiers.
Quelques vieux fauteuils armoriés, qui accusaient une somptuosité
éclipsée et des prétentions d’une origine historique, étaient rangés
autour de la table; des cartes de géographie et plusieurs portraits
de personnages illustres, parmi lesquels on remarquait celui de
_Fra-Paolo_, le célèbre historien du concile de Trente, étaient
suspendus aux murs lambrissés, et complétaient l’intérieur d’un homme
studieux et jadis opulent, qui avait dû subir des revers de fortune.

«Asseyez-vous là un instant, monsieur le chevalier, dit le _facchino_
en avançant un fauteuil, et vous ne tarderez pas à vous assurer que je
méritais la confiance que vous m’avez accordée en me suivant jusqu’ici.»

En parlant ainsi, il souleva une portière en velours, et disparut.
Resté seul, Lorenzo interrogeait du regard les différents objets qui
composaient l’ameublement du salon, cherchant à deviner le caractère de
la personne chez laquelle il se trouvait, et l’issue de l’aventure où
il était engagé, lorsque, la portière s’entr’ouvrant de nouveau, il vit
apparaître un personnage qui lui dit avec une cordialité empressée:

«Ah! vous voilà enfin, mon cher chevalier! Savez-vous qu’il y a au
moins dix jours que je vous cherche dans tous les coins de Venise?
Vraiment, je commençais à être inquiet de vous, car nous sommes dans un
temps où le canal Orfano est le meilleur instrument politique de nos
illustrissimes seigneurs. _Ma, pazienza_ ...» dit-il un peu plus bas en
tendant la main au chevalier, qu’il pria de se rasseoir.

L’individu qui s’exprimait avec si peu de retenue contre le
gouvernement de la république était ce noble Vénitien, nommé Zorzi,
dont nous avons parlé plus haut, et que Lorenzo n’avait pas revu depuis
l’événement de Padoue. C’était un homme d’une soixantaine d’années,
d’une figure très-distinguée, dont l’expression annonçait une volonté
et une intelligence peu communes. Des lèvres minces et serrées, un
front étroit et plissé par l’habitude de la réflexion, de beaux yeux
noirs dont la flamme tourbillonnait sous une arcade proéminente, une
taille nerveuse, souple, et des manières distinguées, formaient un
ensemble qui saisissait et qui donnait l’idée d’un homme politique
peu disposé à s’en rapporter à la Providence pour le gouvernement des
choses de ce monde.

«Je vais sans doute au-devant de votre pensée en vous expliquant
la démarche que je fais auprès de vous, dit Zorzi à Lorenzo, qui
l’écoutait, en effet, avec une certaine anxiété. Ami d’enfance de votre
père, dont le dévouement à sa patrie n’était égalé que par l’ardeur
de son esprit pour les idées grandes et généreuses que nous sommes
à la veille de voir triompher sur le vieux monde qui s’écroule, je
vous porte un intérêt d’autant plus vif, mon cher chevalier, que j’ai
peut-être contribué, sans le vouloir, à précipiter la crise au milieu
de laquelle vous vous débattez. Je sais tout ce qui vous arrive: votre
séparation de la famille Zeno, et la tentative que vous avez faite
récemment pour voir la _gentildonna_ qui vous captive et qui sera, dans
quelques jours, l’épouse du chevalier Grimani.»

Lorenzo fit un mouvement de surprise mêlée d’indignation, auquel Zorzi
répondit immédiatement: «Vous êtes jeune, chevalier, et vous êtes
amoureux; deux grands défauts qui empêchent l’esprit de bien voir ce
qui se passe dans le cœur humain. Le temps vous corrigera de l’une de
ces infirmités; mais je doute que vous puissiez jamais vous guérir de
la noble folie qui caractérise toute une classe d’intelligences qu’on
nomme des poëtes. Votre père, à qui vous ressemblez beaucoup, est mort
victime de ses propres illusions sur les prétendues vertus héréditaires
qu’il prêtait aux aristocraties. Ce qui est plus certain, c’est que,
loin d’avoir quelque indulgence pour le fils d’un homme qu’il a
sacrifié à l’ambition de sa maison, le sénateur Zeno a résolu de vous
faire arrêter, ou tout au moins de vous expulser de Venise. Voilà ce
que j’ai appris par une voie sûre et dont je tenais à vous instruire.
Il y a dix jours que mon domestique, tantôt sous un déguisement et
tantôt sous un autre, cherche à vous rejoindre; car je n’ai pas voulu,
par prudence, l’envoyer à votre domicile, où il aurait pu être remarqué
par quelque émissaire de l’inquisition.

—Que faire, monsieur, dans la position où je me trouve? répondit
Lorenzo, à qui la perspective de quitter Venise était cent fois plus
douloureuse que la crainte de la prison.

—N’être ni la dupe ni la victime de vos ennemis, répliqua Zorzi en
frappant sur la table avec un couteau d’ivoire qu’il tenait à la main.

—Des ennemis! c’est beaucoup dire, répondit Lorenzo avec modestie;
hors le sénateur Zeno, dont j’ai pu blesser les préjugés et alarmer la
tendresse paternelle, à qui donc fais-je obstacle? Je ne possède rien
qui soit de nature à exciter l’envie de personne.

—Je m’aperçois que vous êtes encore plus amoureux et plus poëte que
je ne le pensais, dit Zorzi en souriant. Vous vous imaginez donc que
les hommes ont besoin de bonnes raisons pour se haïr cordialement?
Que faisait Abel à son frère Caïn pour en être si détesté? Il était
plus beau, plus jeune et plus agréable au Seigneur. Le cœur humain
est un foyer de passions, c’est-à-dire de forces qui s’attirent,
se repoussent, s’équilibrent et se combinent de mille manières.
Mettez seulement deux hommes en présence, et il se dégagera de leur
contact, comme de celui de deux corps, une sorte d’attraction ou de
répulsion qu’on nomme sympathie et antipathie, deux mots qui expriment
admirablement cette action aveugle et fatale de la nature matérielle.
L’éducation et les institutions sociales peuvent sans doute donner à
ces forces une direction utile, comme on resserre entre deux rives
un fleuve impétueux; mais il n’est, heureusement, dans le pouvoir de
personne de les anéantir. Il n’y a que des imbéciles ou des hypocrites
qui s’indignent contre les passions, qui sont à l’homme ce que les
vents sont à la voile du vaisseau qui traverse l’Océan. Dans tous
les temps, un jeune homme intelligent qui, comme vous, chevalier, a
su se frayer un passage dans une société gouvernée par le destin, je
veux dire par le privilége de la naissance, aurait excité l’envie
des heureux de ce monde; mais, à l’heure où nous sommes, en face des
événements qui se préparent, vous devez être considéré comme un ennemi
de l’ordre public, parce que les idées que vous professez et les
sentiments qui vous animent troublent le repos de ceux qui occupent
les meilleures places au banquet de la vie. Il en est de l’ordre comme
de la définition de Dieu: chacun le conçoit dans les limites de son
égoïsme intellectuel et moral.

«Mais revenons à l’objet qui vous touche, continua Zorzi après un
instant de silence. Vous savez ce qui se passe en Italie, et, sûrement,
vous avez entendu parler des affaires de Montenotte, de Millesimo et
de Lodi? Ce sont là les premiers épisodes d’une iliade qui ne durera
pas dix ans, et qui pourrait bien se terminer, comme celle des poëmes
homériques, par la prise de Troie. Ce qui n’est pas douteux, mon cher
chevalier, c’est que la lutte est engagée entre le vieux monde et le
nouveau, et si Venise, la ville de Neptune, la citadelle du patriciat,
comme l’ont heureusement qualifiée vos condisciples de Padoue, ne se
soumet à la loi du temps en modifiant sa politique et ses institutions,
elle succombera, comme Ilion, sous la colère d’un nouvel Achille, qui
vaut bien, je crois, le fils de Pélée. Voulez-vous épouser la belle
Hélène et l’enlever au blond Ménélas que lui destine son père? ajouta
Zorzi en laissant errer sur ses lèvres un léger sourire. Joignez-vous
à nous. Nous formons un parti déjà puissant, qui a des ramifications
dans le grand conseil et dans le sénat, et qui compte sur le concours
de la jeunesse éclairée et de tous ceux qui souffrent. Nous voulons
l’indépendance et la grandeur de notre pays en forçant la vieille
république de Saint-Marc à s’allier à la jeune république française,
qui lui offre l’appui de ses armes victorieuses pour s’enrichir de la
moitié de la péninsule. Joignez-vous à nous qui sommes les précurseurs
de l’avenir, et nous vous protégerons contre la haine du sénateur
Zeno, l’un des partisans les plus obstinés des errements du passé.»

Lorenzo ne répondit pas immédiatement à cette ouverture, qui le
surprit encore plus qu’il n’en fut flatté. Il se demandait, dans son
for intérieur, de quelle importance pouvait être à un parti politique
l’adhésion d’un jeune homme de dix-huit ans sans fortune, sans
illustration personnelle, et d’une naissance modeste! Il comprenait
que Zorzi, ayant été l’ami de son père, cherchât à lui donner de bons
conseils pour le tirer de la position difficile où il se trouvait
vis-à-vis d’une famille puissante; mais entre une démarche qui lui
paraissait si simple et une sorte de conciliabule à la manière
de Catilina, il y avait une différence que saisit le bon sens du
chevalier. Cependant le noble Vénitien avait de très-bonnes raisons
pour agir comme il le faisait et pour attacher un véritable intérêt à
s’emparer de l’esprit du chevalier. Depuis la révolte des étudiants de
Padoue, où Zorzi avait joué le rôle d’un tribun, il avait été dénoncé
au conseil des Dix comme un factieux. Déjà son arrestation avait été
ordonnée, lorsqu’on avisa qu’il serait prudent de ménager encore
l’agent de la France, qu’on savait être l’ami et le protecteur du noble
Vénitien. Zorzi, qui était parfaitement édifié sur les intentions du
gouvernement à son égard, n’ignorait pas non plus que le sénateur Zeno
avait conseillé la plus grande rigueur contre tous ceux qui avaient
des opinions inquiétantes pour la sécurité de l’État. Il avait insisté
d’une manière particulière sur la nécessité de faire un exemple qui
imprimât la terreur aux sujets de la république, en sacrifiant un
personnage tel que Zorzi, qui jouissait d’une grande influence, grâce
à ses idées connues, à ses lumières et à ses nombreuses relations
dans le populaire et la _cittadinanza_. On comprend maintenant que
Zorzi eût besoin de s’entourer de mystère et que, par haine contre
le sénateur Zeno, par affection peut-être pour le fils d’un ancien
ami qu’il avait compromis, autant que pour se faire un mérite auprès
de Villetard en augmentant le nombre des partisans de la France, il
eût le plus vif désir d’attirer Lorenzo Sarti dans une faction peu
nombreuse qui se donnait comme l’expression des nouvelles générations.
D’ailleurs, la propagande est la première condition de l’existence
des partis qui aspirent à la domination, et la position critique du
chevalier, son amour pour la fille d’un patricien, pouvaient le rendre
un instrument très-utile entre les mains d’hommes aussi avisés que
Zorzi et Villetard. Zorzi était un esprit trop pénétrant pour ne pas
démêler la cause du silence et de la réserve que gardait Lorenzo, et,
allant au-devant des scrupules qui retenaient sa confiance, il lui dit:
«Vous êtes surpris, chevalier, de la démarche que je fais auprès de
vous, et vous cherchez à comprendre quels peuvent être les vrais motifs
de ma conduite? Ils sont bien simples, je vous assure: c’est l’intérêt,
c’est le plaisir de la vengeance, les deux plus puissants ressorts du
cœur humain. Comme vous, je hais le sénateur Zeno, et, comme vous, je
suis menacé d’aller finir mes jours dans un puits ou sous les plombs
du palais ducal. Vous voyez que ce n’est point une générosité d’enfant
qui me porte à rechercher votre amitié! En vous offrant l’appui de
mon expérience et celui de mes amis pour vous aider à sortir du pas
difficile où vous vous trouvez, j’entends moins accomplir un devoir que
satisfaire une passion. C’est ce qui doit vous garantir la solidité de
l’alliance que je vous propose. Je suis un homme politique et non pas
un saint, ni un philosophe spéculatif en quête d’un futur contingent.
Ce n’est point à mon âge qu’on se paye de chimères et qu’on court
après la palme du martyre. Tenez-vous à la fille du sénateur Zeno, et
voulez-vous empêcher qu’elle ne devienne la femme de ce fat de Grimani,
aux lèvres de rose et au sourire vainqueur? Je vous offre les seuls
moyens par lesquels vous puissiez atteindre le but de vos désirs.
Croyez-moi, chevalier, mettez-vous sous la protection d’un parti qui,
d’un jour à l’autre, peut gouverner Venise et régénérer l’Italie. Vous
n’avez pas d’autre espoir d’échapper à la colère du sénateur et de
surmonter les obstacles qu’on oppose à votre amour.»

Ces dernières paroles, prononcées avec l’accent de la sincérité,
ébranlèrent le chevalier Sarti, qui répondit, avec un reste de bon sens
bien rare dans un jeune homme de dix-huit ans, chez qui l’imagination
et le sentiment étaient les qualités dominantes: «J’accepte avec
reconnaissance l’offre de votre amitié; mais il me reste toujours à
connaître, monsieur, ce que vous attendez de moi, et par quels services
je puis aider au triomphe de la cause qui vous est si chère. Vous
n’ignorez pas que, depuis que j’ai quitté le palais Zeno, je n’ai plus
aucune relation avec les familles patriciennes qui, avant ma disgrâce,
m’accueillaient comme l’un des élus du livre d’or! Isolé, pauvre, en
butte à la haine d’un homme puissant, je n’ai à vous offrir que ma
jeunesse et l’ardeur de mes espérances.

—_Eh! per Dio santo_, s’écria Zorzi, ce sont les âmes qui gémissent
dans le purgatoire qui aspirent au paradis, et ce ne peuvent être que
des mécontents comme vous et moi qui désirent des changements, si ce
n’est des révolutions. N’est-ce pas à la race maudite de Caïn qu’on
doit l’invention des arts utiles et même celle de la musique qui nous
console dans nos peines? Si vous étiez le fils du sénateur Zeno, un
membre de la minorité satisfaite qui nous opprime, je n’aurais pas
plus songé à vous ouvrir ma pensée que vous n’auriez été disposé à
m’entendre. Mais vous êtes amoureux, et cela nous suffit, car c’est
l’amour qui perdit Troie, a dit un poëte charmant. Dans quelques jours,
ajouta Zorzi en se levant, je vous mettrai en relation avec un de mes
bons amis dont vous n’aurez qu’à vous louer, j’espère. Si la signora
Beata a pour vous l’affection dont vous êtes digne, il ne dépendra pas
de nous que vous ne puissiez mettre à l’épreuve son dévouement.»

Telles furent les circonstances fortuites qui rapprochèrent le
chevalier Sarti du parti des mécontents, dont Villetard et Zorzi
étaient les chefs. Ce parti peu nombreux encore ne pouvait se
recruter que parmi les jeunes gens d’une certaine distinction qui
n’appartenaient pas à l’aristocratie, parmi les citadins éclairés
et mécontents, et surtout les nobles de terre ferme qui désiraient
une réforme des vieilles institutions de la république. Par sa
position singulière entre l’aristocratie qui l’avait admis dans ses
rangs et les opinions qu’il avait puisées autant dans les traditions
de sa famille que dans ses propres instincts, le chevalier Sarti
n’était point une conquête à dédaigner pour les meneurs. Or le moyen
le plus sûr et le plus honorable d’arriver au but qu’ils avaient
en vue, c’était de pousser le gouvernement de la Seigneurie à une
alliance avec la France, dont le contact aurait pénétré Venise de
l’esprit de la révolution. C’est là précisément ce que ne voulait pas
l’aristocratie qui, depuis six cents ans, tenait dans ses mains la
destinée de l’État. Presque unanime à résister aux innovations qu’on
voudrait essayer à l’intérieur, elle était divisée sur le choix de
la politique à suivre pour se préserver du mal qu’elle redoutait le
plus. Tandis qu’une majorité considérable croyait échapper à l’orage
en gardant la neutralité, une fraction énergique voulait participer à
la lutte en s’appuyant sur l’Autriche, qui était la puissance la plus
intéressée à défendre les institutions du passé. On peut affirmer,
toutefois, qu’aucun des partis qui divisaient alors cette république
de patriciens si miraculeusement conservée au milieu des vicissitudes
de l’histoire moderne, ne mettait au nombre des éventualités possibles
de la guerre qui désolait l’Italie, la chute d’une ville merveilleuse
qui avait tant contribué à la civilisation de l’Europe. Villetard
lui-même était sincère dans ses machinations contre le gouvernement
oligarchique, et Zorzi ne lui aurait jamais prêté son concours s’il lui
avait soupçonné des intentions hostiles à l’indépendance de sa patrie.
Le peuple, très-attaché au gouvernement de son pays qui lui rendait
la vie douce, n’était point susceptible d’être remué par des idées
d’émancipation et d’égalité dont il n’éprouvait pas le besoin. Dans une
pareille situation, les partisans de la France ne pouvaient prendre
trop de précautions pour se dérober à la vue d’un pouvoir jaloux, qui
connaissait le danger dont il était menacé.

Venise, en effet, se trouvait dans un de ces moments solennels où les
opinions politiques ont la gravité et l’importance des sentiments
religieux, car elles impliquent une affirmation de l’ordre moral tout
entier, comme le disait très-bien Zorzi au chevalier Sarti. Il en
est toujours ainsi dans les grandes crises de l’histoire, telles que
l’avénement du christianisme, la réforme et la révolution française.
On ne peut toucher à l’économie des pouvoirs politiques d’une manière
aussi profonde que l’a fait la révolution de 89, sans s’appuyer sur
une nouvelle notion du droit, qui ne peut être lui-même qu’une
manifestation de la pensée religieuse. Au fond des principes qui ont
fait la révolution française et qui la caractérisent éminemment, se
trouvent les éléments d’une véritable théodicée. L’Église ne s’y est
pas plus trompée que les philosophes du XVIII^e siècle, qui, pour
accomplir l’œuvre de notre régénération politique et morale, ont dû
frapper l’arbre à sa racine. Et ce qui prouve qu’ils ont eu raison
d’agir comme ils l’ont fait, c’est que toutes les réactions qui ont
essayé, depuis cinquante ans, d’anéantir la liberté politique en
Europe, ont trouvé dans le pouvoir religieux et principalement dans le
catholicisme de zélés coopérateurs. C’est qu’il est aussi impossible
aux religions de ne point s’immiscer dans l’ordre matériel des sociétés
humaines, qu’aux philosophes politiques de se passer d’un idéal divin,
source du droit dont ils poursuivent la réalisation. Tout ce qui a
été dit depuis Descartes, Leibnitz et Montesquieu jusqu’à nos jours,
sur les prétendues limites de la raison et de la foi, de la religion
et de la société civile, sont de vaines et subtiles paroles qui
n’ont convaincu ni le prêtre, ni le libre penseur, ni les suppôts du
despotisme, ni les amants de la liberté.

Le sénateur Zeno, nous l’avons dit plusieurs fois, était, avec François
Pesaro, un des hommes les plus importants du parti de la guerre.
Éclairé par une longue expérience du pouvoir, par une connaissance
profonde des annales de son pays et des gouvernements de l’Europe qu’il
avait vus fonctionner de près, il ne s’était pas fait d’illusion sur la
gravité de la lutte que les novateurs avaient engagée contre l’ordre
des sociétés existantes. Plusieurs années avant que la révolution de
89 ne vint à dessiller les yeux des plus aveugles, le sénateur Zeno,
dans une longue conversation avec l’abbé Zamaria, avait apprécié avec
une grande sûreté de jugement le caractère de la crise politique qu’il
voyait approcher. Depuis que la monarchie française avait succombé,
autant par les fautes de ses défenseurs que par l’audace de ses
ennemis, le sénateur Zeno avait prévu que l’Italie ne tarderait pas à
devenir le théâtre d’une guerre pour laquelle il fallait se tenir prêt.
Homme des vieux jours, imbu des idées du patriciat qui avaient fait la
force de Venise et dont il possédait, plus que personne, les grandes
traditions et les sentiments élevés, le sénateur Zeno aurait voulu
qu’en résistant avec vigueur au tumulte des passions contemporaines,
l’aristocratie se montrât plus digne de l’autorité dont elle était
investie pour le bien de la nation. Il n’était point éloigné de
consentir à quelques réformes partielles de la constitution de l’État,
à faire la part des nécessités du temps en corrigeant les abus reconnus
par l’expérience, et en laissant introduire dans l’administration
tous les changements qui seraient compatibles avec la nature de la
souveraineté.

Depuis que l’armée française avait franchi les Alpes, le sénateur
avait compris, au langage impérieux du chef qui la commandait, que la
destinée de Venise se trouvait inévitablement engagée dans la lutte qui
commençait d’une manière si extraordinaire. Il avait donc conseillé
au gouvernement de son pays de s’allier à l’Autriche et de courir les
chances de la guerre, qui ne pouvaient pas être plus désastreuses,
disait-il, que celles d’une lâche neutralité qu’on n’était pas sûr,
d’ailleurs, de faire accepter par les puissances belligérantes. Il
s’était efforcé de convaincre la Seigneurie que jamais la république
de Saint-Marc ne s’était trouvée en face de plus grandes difficultés,
et qu’il fallait bien se garder de confondre la guerre actuelle avec
celles dont l’Italie a été le théâtre depuis le XIV^e siècle. «Vous
êtes dans une erreur profonde, dit-il un jour en plein sénat après
avoir longuement plaidé en faveur de l’alliance avec l’Autriche, si
vous pensez que l’armée de bandits qui est à vos portes, et qui traîne
après elle le souffle empesté d’une révolution perverse, ressemble
à aucune de celles qui ont envahi la péninsule depuis Charles VIII,
Louis XII, François I^{er}, jusqu’à Louis XIV! Vous n’avez plus à
traiter avec une vieille monarchie dont les traditions ambitieuses
étaient contenues par un droit public qui obligeait tous les peuples
de l’Europe! Que vous soyez les amis de la république française ou ses
adversaires déclarés, le danger n’est pas moins grand pour la stabilité
de cet État et des institutions qui le régissent. Menacés de périr par
la conquête ou de voir cette ville glorieuse devenir la proie d’idées
subversives de toute autorité, ne vaut-il pas mieux courir les hasards
de la guerre en défendant l’œuvre de nos pères et la civilisation
qui l’a consacrée?» Le sénat étant resté insensible à ces sages et
patriotiques paroles, le père de Beata s’était écrié, en s’appropriant
avec bonheur un passage de l’_Iliade_: «La divine Pallas les prive de
la raison. Ils approuvent qui les conseille mal, _aucun n’applaudit à
Polydamas qui leur donnait un avis salutaire_[72].»

Le sénateur Zeno était certainement une des plus nobles
personnifications de l’ordre social contre lequel s’était élevée la
révolution française. Ses idées, ses sentiments, ses vertus aussi
bien que ses erreurs, tenaient par les racines les plus profondes
à l’état de choses qui allait subir une si grande transformation.
Son âme forte et vraiment patricienne, qui s’était identifiée avec
le sort de son pays dont il avait fait la préoccupation constante
de sa vie, n’aurait pu concevoir que cette Venise, qui lui était si
chère, trouvât le bonheur et l’indépendance sous une autre forme de
gouvernement que celle que depuis six cents ans elle possédait. Toucher
à ce gouvernement de minorités choisies qui avait élevé le genre humain
et fait la gloire de sa patrie, admettre la plèbe dans les conseils
de l’État, étendre à la société civile et politique cette égalité
mystique proclamée par l’Évangile comme une vision de la vie future,
c’était, pour le sénateur Zeno, plus que le renversement de vérités
éprouvées par l’expérience des siècles, c’était une impiété, dans le
sens rigoureux de ce mot. Enfermée dans la période historique où elle
avait pris son essor, la haute intelligence du sénateur Zeno ne pouvait
comprendre l’évolution de l’esprit humain qui avait amené la révolution
française et qui allait détruire ce culte des dieux lares, qui, pour
l’aristocratie vénitienne comme pour le patriciat romain, était le gage
de la grandeur héroïque de la cité terrestre. L’ordre politique et la
société civile étaient donc inséparables, pour le sénateur Zeno comme
pour les novateurs, de ce fond d’idées, de notions et de sentiments qui
constituent la vie morale d’un peuple, c’est-à-dire sa religion. Il ne
peut pas en être autrement dans les grandes périodes de l’histoire, et
ceux qui, après cinquante ans d’essais infructueux de conciliation,
sont encore à s’imaginer que les principes qui ont amené la révolution
de 89 ne dépassent pas l’ordre politique et la société civile, n’ont
jamais compris le sens profond de cette révolution et n’étaient pas
dignes de la conduire à ses fins dernières.

Après la république, sa fille était l’objet le plus cher des affections
du sénateur. Il l’aimait d’une tendresse profonde, mais calme et
pleine de sécurité. Jamais il n’intervenait dans les actes de sa vie
intérieure, où Beata était libre d’ordonner toutes choses selon ses
goûts et ses convenances. Excepté dans les grandes solennités qui
rappelaient le souvenir d’un événement national ou celui d’un épisode
glorieux des annales domestiques, le sénateur Zeno n’avait de volontés
que celles de sa fille, qui gouvernait d’une manière absolue son palais
et ses nombreux serviteurs. Lorsqu’il vit Beata prendre intérêt à
l’avenir d’un jeune enfant qui tenait déjà à sa famille par les liens
d’un antique patronage, il fut heureux de cet incident qui venait
jeter un peu de variété dans l’isolement moral où l’avait laissée la
mort de sa mère. Quelques années plus tard, Lorenzo s’étant montré
digne des soins qu’on lui avait prodigués, le sénateur crut devoir
achever l’œuvre de sa fille en adoptant le chevalier Sarti. La révolte
des étudiants de Padoue, où le chevalier se trouva si malheureusement
impliqué, vint rompre l’enchantement du vénérable sénateur. Il n’apprit
pas sans un étonnement mêlé de tristesse qu’un jeune homme qui avait
été élevé dans sa maison, et qu’il avait comblé de ses bienfaits,
avait pu s’oublier jusqu’à tremper dans une manifestation contre le
gouvernement de Venise. Les circonstances étaient trop graves pour
que le sénateur ne jugeât pas sévèrement un acte qui blessait ses
croyances les plus vives. Il ordonna d’éloigner immédiatement de
son palais le jeune téméraire qui avait donné un si funeste exemple
d’insubordination, et défendit à sa fille, ainsi qu’à l’abbé Zamaria et
à toute sa maison, d’avoir désormais aucun rapport avec le chevalier
Sarti. On ne sait précisément à quelle cause attribuer la visite
tout à fait imprévue que fit le sénateur à sa fille, dans la nuit où
Lorenzo s’était introduit dans la chambre de Beata; cela n’était pas
dans ses habitudes. La tristesse et la langueur de la noble signora
qui frappaient tout le monde, la résistance passive qu’elle opposait à
la conclusion de son mariage avec le chevalier Grimani, avaient-elles
enfin éveillé des soupçons dans l’esprit de son père, ou bien fut-il
averti par quelque subalterne de la présence de Lorenzo? on l’ignore.
Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après la scène du balcon que nous
avons racontée et l’exclamation touchante du vieux sénateur: «Ma fille,
vous voulez donc me faire mourir de douleur?» il releva Beata qui
s’était précipitée à ses pieds, essuya ses larmes, en lui disant d’un
ton sévère mais paternel: «Je suis bien sûr, ma fille, que vous serez
toujours digne de ma tendresse et que vous n’oublierez jamais le nom
que vous portez!» Ils se séparèrent silencieusement et sans autres
explications.

Quelle que fût l’impression réelle que garda le sénateur de l’événement
domestique que je viens de rappeler, et dont il ne pouvait pas deviner
toute la gravité, il résolut cependant de presser le mariage de sa
fille avec le chevalier Grimani et de renvoyer Lorenzo Sarti à sa
mère. Cette dernière résolution ne lui était point inspirée par une
crainte personnelle qui était bien loin de son esprit, mais par une
pensée toute politique. Il voulait donner un exemple de sévérité qui
imprimât le respect et, au besoin, la terreur à la jeunesse de Venise,
dont l’autorité commençait à s’inquiéter. L’intention du sénateur étant
parvenue on ne sait comment à la connaissance de Zorzi, celui-ci voulut
en profiter pour se venger de l’homme éminent, qui était le plus opposé
au parti de la révolution; c’est alors qu’il chercha à s’emparer du
chevalier Sarti, dont la passion pour la fille du sénateur Zeno pouvait
en faire un instrument entre les mains des meneurs.

Beata, après la nuit d’angoisse et d’inexprimables félicités que nous
avons racontée, était tombée dans un abattement de sinistre augure.
Aucune illusion n’était plus possible pour son âme désolée. La volonté
de son père, et, plus encore, le spectacle de sa douleur qu’elle avait
eu sous les yeux, lui enlevaient tout espoir d’échapper à la rigueur
de son sort. Dominée par un sentiment profond qui l’avait envahie
tout entière et qu’elle savait désormais inconciliable avec la piété
filiale, il ne lui restait plus qu’à se résigner au sacrifice de ses
espérances. La vie se fermait devant elle, son rêve de bonheur s’était
dissipé au contact d’une réalité poignante, et, de quelque côté qu’elle
dirigeât ses regards, elle n’apercevait qu’un avenir désenchanté et
plein de ténèbres.

  Nulla fugæ ratio, nulla spes, omnia muta,
  Omnia sunt deserta, ostentant omnia letum[73].

Cependant, une douceur secrète lui restait au fond du cœur: celle de
se savoir aimée! Lorenzo avait tout bravé pour la voir, et avait tout
risqué pour lui sauver l’honneur! Rassurée, dès le lendemain, sur le
sort de son amant qu’elle savait hors de danger, Beata trouvait dans le
souvenir de cette nuit mémorable un charme qu’elle ne pouvait définir!
Elle pardonnait au chevalier Sarti jusqu’à ses propositions téméraires,
jusqu’au baiser qu’il lui avait imprimé insolemment sur ses lèvres
endormies, tant la femme est indulgente pour tout ce qui lui révèle le
désir de la posséder! Son âme naïve et vierge de tout grossier désir
avait conservé comme un frémissement plein de volupté de l’étreinte
où l’avait tenue, pour la première fois, celui qui avait grandi à ses
côtés comme un frère adoré. Accoudée sur le balcon et la tête entre
ses mains, il lui semblait entendre encore la voix de Lorenzo lui
racontant l’épopée divine de l’amour, évoquant de son imagination,
nourrie de la lecture des poëtes et des philosophes, les rêves d’or du
genre humain, et lui apprenant à lire dans le grand livre des cieux, où
les âmes bienheureuses chantent les louanges du souverain maître de la
vie et de la mort. «Ces fictions de la fantaisie inspirée, ces images
de béatitude venant illuminer les ténèbres d’une nature imparfaite et
misérable, ne seraient-elles pas, en effet, des pressentiments d’un
monde mystérieux promis à nos désirs infinis et se dévoilant chaque
jour davantage à nos faibles regards?» se disait Beata d’après Lorenzo,
dont toutes les paroles lui étaient restées gravées dans l’esprit.
C’est ainsi qu’avec son sens si droit, plus apte à bien juger les
choses et les rapports de la vie qu’à s’élever dans les régions des
poétiques chimères, Beata était pourtant conduite, par le sentiment,
jusqu’au seuil de problèmes redoutables. Puis, retombant de ces visions
célestes mais éphémères dans la triste réalité de sa position, elle
rapportait de son ravissement le besoin d’un aliment plus solide
pour son cœur affligé. Elle se prit alors d’un goût plus prononcé
pour les cérémonies de l’Église et les pratiques de la religion, qui
n’avaient été pour elle jusqu’ici que des objets d’une pieuse et noble
distraction, et, lisant les livres saints non plus _à la lumière sèche
de l’esprit_, selon la belle expression d’un saint personnage, mais
_à la clarté de l’âme_, Beata se sentit pénétrée, peu à peu, d’une
force et d’une onction dont les effets lui étaient inconnus. Elle
priait, chantait des hymnes, mêlait ses soupirs à la grande douleur de
tous, et, remontant la chaîne des promesses sanctionnées par le divin
sacrifice, elle fut étonnée de retrouver au bout de ses aspirations
un monde idéal aussi beau, mieux défini et plus consolant que celui
qu’elle avait entrevu dans le mirage de l’amour.

Un jour de solitude et de recueillement, où Beata, pour mieux confondre
sa vie intérieure avec celle de Lorenzo, parcourait d’un œil distrait
le poëte de l’enfer et du paradis, son attention fut arrêtée par ces
trois vers qu’elle n’avait pas encore remarqués:

  O voi ch’avete gl’intelletti sani,
  Mirate la dottrina che s’ascande
  Setto, ’l velame delli versi strani[74]!

 O vous qui avez l’esprit sain, admirez la doctrine qui se cache sous
 le voile de ces vers étranges!

Surprise d’abord par le sens mystérieux qui se dérobe, en effet, sous
l’image transparente de la poésie, Beata se sentit comme éblouie par
une clarté subite! Il lui semblait qu’un voile était tombé de ses yeux
et que, pour la première fois, elle comprenait le sens attaché aux
belles créations de l’esprit humain. Beata aurait pu s’écrier alors,
avec un philosophe non moins sublime que le poëte catholique: «Où a
passé l’amour, l’intelligence n’a que faire[75].» Ce travail intérieur
de la conscience, cette condensation, dirons-nous, des aspirations du
sentiment en une croyance plus ferme et plus pratique, se fit avec le
calme et la mesure qui étaient les traits distinctifs du caractère de
Beata; mais elle sortit de cette épreuve lente et laborieuse avec une
résolution dont on verra bientôt les suites.

Le chevalier Sarti avait déjà fait plusieurs tentatives infructueuses
pour revoir Beata et pénétrer de nouveau dans le palais de son père;
courant les théâtres, les églises et les casinos, il n’avait pu réussir
à la rencontrer nulle part. Il avait été plusieurs fois à Murano dans
l’espoir qu’un heureux hasard y conduirait aussi la noble gentildonna.
Il passait des nuits entières sous son balcon à épier le moindre
signe d’intelligence, et toujours son attente avait été frustrée. Il
lui écrivit alors, mais ses lettres restèrent toutes sans réponse.
Dans cette cruelle situation, Lorenzo, ne sachant quel parti prendre,
passait tour à tour de l’abattement à la colère, du désespoir à
l’indignation. Tantôt il voulait aller se jeter aux pieds du sénateur,
implorer son pardon et renoncer à la folle ambition de posséder la main
de Beata, pour avoir le bonheur de la voir et de passer humblement
ses jours à côté d’elle; tantôt il s’abandonnait aux pensées les plus
téméraires, il allait jusqu’à concevoir un projet d’enlèvement.

L’abbé Zamaria, qui était venu le voir clandestinement et qui avait
toujours pour lui la même affection, ne l’avait point encouragé à
suivre la première impulsion; il lui avait fait comprendre que le
sénateur Zeno n’était pas homme à revenir d’une détermination qu’il
avait prise. «Tu ferais mieux, mon cher enfant, lui dit-il d’un ton
sérieux et paternel, d’aller passer quelque temps auprès de ta mère et
de te livrer entièrement à l’étude de ton art. Dans les conjonctures
difficiles où se trouve la république, il pourrait t’arriver un
malheur plus grand et qui serait, peut-être, irréparable.» Ces
dernières paroles de l’abbé Zamaria, que Lorenzo avait trouvé,
d’ailleurs, moins expansif qu’autrefois et comme attristé lui-même de
l’état général des esprits, le confirmèrent dans l’opinion que Zorzi
lui avait dit la vérité sur le danger dont il était menacé de la part
du sénateur. Alors, ne voyant d’autre moyen de sortir de la position
qu’on lui avait faite que la protection de ses nouveaux amis, il se
jeta résolûment dans leurs bras. Il s’abandonna sans contrainte à
l’attrait de ses illusions, à la fougue de son âge et de son caractère,
où les idées de transformation politique et d’ambition personnelle
étaient confusément mêlées dans une vague aspiration de vie nouvelle,
d’amour et de poésie. Son imagination ardente, surexcitée par les
événements et la passion sincère et profonde qu’il nourrissait pour la
fille du sénateur, déploya ses voiles à tous les vents de l’horizon.
Il vit plusieurs fois Zorzi et Villetard, qui flattèrent sa vanité en
paraissant attacher un grand prix à son adhésion au parti de la France,
fortifié chaque jour de nouveaux prosélytes. On lui fit espérer, non
sans quelque raison de probabilité, que le sénateur Zeno serait bientôt
dans l’impuissance de lui nuire, et qu’alors le chevalier Sarti aurait
le pouvoir de réaliser le plus cher de ses vœux.

C’est que Venise se remplissait de plus en plus de bruit, de trouble
et de terreur. Cerné par les armées ennemies, voyant son territoire
envahi, ses provinces de terre ferme agitées par les novateurs, et
quelques-unes prêtes à s’insurger contre la cité souveraine et la
domination du patriciat, le gouvernement de la sérénissime Seigneurie
était acculé dans le labyrinthe de ses ruses diplomatiques. Il croyait
toujours pouvoir échapper à la nécessité de faire la guerre, dont
il subissait déjà tous les inconvénients, par un coup du sort ou
quelque stratagème de politique ténébreuse. Pouvant avoir de l’or, des
soldats et un général digne de ce nom pour se défendre, il laissait
tomber de ses mains débiles ces précieux instruments de l’indépendance
nationale, pour se livrer à des intrigues de cabinet. La bataille de
Castiglione, donnée le 5 août 1796, aux portes de la république, vint
accroître les perplexités de la Seigneurie et encourager l’audace des
partisans de la France. Le nom de Bonaparte commençait à circuler dans
les classes populaires et à exciter la haine des uns, l’enthousiasme
des autres, la curiosité de tous. Le chevalier Sarti, surtout, se prit
d’une grande admiration pour le héros de la démocratie française, sur
lequel Villetard lui avait donné des renseignements qui étaient encore
peu connus à une époque où la figure épique du général républicain ne
faisait que se dégager du fond merveilleux des événements contemporains.

«C’est l’homme des temps nouveaux, s’écria un jour le chevalier au
milieu d’un groupe de jeunes gens qui l’écoutaient avec déférence,
c’est l’incarnation puissante de la révolution française qui, selon de
saintes prophéties, doit faire le tour du monde. Comme Achille, dans
l’âge héroïque, et comme Alexandre, au sein de la Grèce florissante,
Bonaparte est fils de la chair et de l’idée divine du progrès dont il
est le bras séculier. Il vient aussi de l’Occident au pays de l’aurore
propager, avec son épée, les germes d’une civilisation plus humaine.
Tandis que nos vieillards, «assis au-dessus des portes de Scées,
babillent comme des cigales sur la cime d’un arbre[76],» les Grecs
envahissent la plaine lumineuse qui touche à nos rivages, et menacent
de pénétrer jusqu’à nos lagunes, dernier refuge de la race de Priam.
Eussent-ils d’ailleurs un Hector pour les défendre, nos illustres
patriciens devront livrer la beauté suprême qui est le sujet de la
lutte, et qui s’appelle aujourd’hui la liberté de l’esprit humain. Car,

  Vuolsi cosi colà ove si puote
  Ciò che si vuole[77].....

—_Bravo, caro maestrino mio_, s’écria tout à coup la voix d’une femme
qui passait sur la place Saint-Marc, tout près du groupe au milieu
duquel se trouvait Lorenzo. Tu parles vraiment comme un ange, et,
bien que je ne comprenne guère mieux ton beau langage métaphysique
que la doctrine de saint Augustin, dont nous entretenait le vieux
Pacchiarotti, notre maître, j’applaudis à tes idées que je partage avec
toute la brillante jeunesse dont tu es, ce me semble, devenu l’oracle.
_Viva la Francia, viva la libertà!_» dit-elle d’une voix argentine en
se perdant dans la foule, suivie d’un cortége d’adorateurs.

C’était la Vicentina, revenue depuis peu de temps à Venise, d’une
longue excursion qu’elle avait faite dans les principales villes de
l’Italie. Protégée par un grand personnage de l’armée française, dont
elle avait fait la conquête sur le théâtre de Bologne, elle s’était
lancée dans le courant des opinions du jour avec l’étourderie d’une
_prima donna_ et d’une jolie femme, qui est habituée à régner sur
la terre et sur l’onde. Coiffée à la Titus, ses beaux cheveux noirs
parsemés de rubans qui simulaient, avec un savant artifice, les
couleurs que portait son amant, le sein orné d’une rosette éclatante
qui attirait les regards et qu’on aurait pu prendre aussi pour un
symbole séditieux, cette frivole et charmante créature qui s’en allait
droit devant elle, écartant les indiscrets d’un coup de son éventail,
était l’expression vivante de ce monde curieux d’hommes de plaisir et
de fantaisie, de poëtes, d’artistes et d’ambitieux de toutes sortes,
de soldats sans fortune, de femmes à la mode, de citadins éclairés, de
rêveurs et de néophytes ardents qui, placés entre l’aristocratie et le
peuple insouciant des lagunes, voyaient dans la révolution française
une source d’événements merveilleux, un grand spectacle de la vie
qui frappait leur imagination et donnait l’essor à leurs plus douces
chimères.

«Quel avenir s’ouvre devant nous! disait un officier d’un régiment
d’Esclavons alors en garnison à Venise, en laissant traîner son sabre
sur les dalles de la place Saint-Marc, pour imiter la désinvolture
soldatesque des officiers français qu’il avait eu occasion de voir
sur la terre ferme. De la gloire, de l’or, des femmes et la conquête
de la vieille Italie, voilà ce qui est au bout de notre épée, si
le gouvernement de la Seigneurie se décide enfin à accepter les
propositions que lui fait l’homme du destin, comme dit M. le chevalier
Sarti.

—Déjà la trompette sonne, les escadrons s’ébranlent, les panaches
et les aigrettes d’or se balancent dans les airs, et je vois poindre
à l’horizon d’azur l’armée française conduite par le génie de la
victoire, s’écria un jeune écrivain qui visait à la poésie dramatique,
où il avait eu des succès. Venise renaîtra plus charmante et plus belle
sous le dogat de M. le chevalier Sarti, qui sera élevé à la dignité
suprême par la jeunesse et la démocratie triomphantes. Que dites-vous,
_signori_, de ma prophétie?

—Qu’elle est plus vraisemblable que ton dernier drame historique,
répliqua un critique de la presse vénitienne qui commençait alors à
s’émanciper; mais il faut la compléter en nous faisant tous membres du
sénat, à la place des vieillards impuissants qui ont usurpé les droits
du peuple souverain.

—Il s’agit bien de Venise et de sa constitution décrépite! dit un
élégant citadin d’un esprit hardi et très-cultivé; il s’agit de
l’Italie tout entière, dont il faut relever la nationalité au milieu
de cette grande régénération des peuples qui se prépare. On ne redonne
pas la vie à un corps épuisé. La destinée particulière de Venise est
accomplie; elle ne peut plus être, désormais, qu’un fleuron historique
de la patrie commune: _alma parens_.

—Mais que deviendront les princes qui, au nom du droit public, règnent
aujourd’hui dans les différentes parties de la Péninsule? répondit un
avocat qui se préoccupait beaucoup plus de la lettre que de l’esprit de
la révolution.

—Ce qu’est devenu le duc de Modène, qui s’est enfui de ses États
avec d’immenses trésors qu’il est venu cacher au fond de nos lagunes,
répondit le premier interlocuteur.

—Et le pape, qu’en ferez-vous?

—Le grand aumônier de la république universelle, ou bien nous
l’enverrons à Constantinople convertir le Grand-Turc et le consoler de
n’avoir pu épouser la reine de l’Adriatique, répliqua le citadin avec
une froide ironie. Aussi bien, son règne n’est plus de ce monde. Qu’en
pensez-vous, chevalier?

—_Le secret de l’avenir repose sur les genoux de Jupiter_, dit _il
poeta sovrano_, que j’invoquais il y a quelques instants, répliqua
Lorenzo. Sans prétendre donner mon avis sur des questions aussi
graves, il est certain qu’un nouvel idéal de la vie morale s’élève
dans l’humanité, et que la destinée de l’Italie est dans les mains de
l’homme providentiel qui est aux portes de Venise. Si son âme est à
la hauteur de son génie, il peut relever cette nation glorieuse _ove
il bel si risuona_, dont il parle la langue et porte le sang dans ses
veines.»

Ainsi allait devisant cette brillante jeunesse sur laquelle le
chevalier Sarti avait acquis un très-grand ascendant. Excité par Zorzi
et Villetard, et plus encore par le sentiment qui remplissait son cœur,
Lorenzo avait secoué cette sorte de rêverie tendre et contemplative qui
était la disposition habituelle et, pour ainsi dire, la grâce de son
esprit. Son caractère ouvert et généreux, son enthousiasme pour les
belles choses, ses connaissances variées, la tournure romanesque et un
peu métaphysique de son imagination, ces qualités diverses, jointes à
l’ardeur de ses convictions et à une volonté impérieuse, lui avaient
donné une prépondérance marquée sur cette portion de la population
vénitienne qui formait le parti de la France. Signalé à la police de
l’inquisition, l’arrestation du chevalier avait été ordonnée et allait
s’effectuer, lorsqu’on apprit la nouvelle de la bataille d’Arcole,
puis celle de Rivoli, qui eut lieu le 13 janvier 1797. Ces événements
prodigieux, qui achevaient la déroute de l’Autriche, excitèrent
à Venise une émotion profonde. Le gouvernement fut atterré; les
novateurs, au comble de la joie et de l’enivrement, levaient la tête et
menaçaient hautement l’aristocratie d’une prochaine déchéance. Quelques
jours après ce glorieux épisode de la campagne d’Italie qui amena la
reddition de Mantoue, Zorzi arriva un matin de bonne heure chez le
chevalier Sarti, _alla giudecca_.

«_Vittoria, vittoria!_ s’écria-t-il, à peine introduit dans la chambre
à coucher de Lorenzo. Nous serons bientôt les maîtres de Venise,
et il vous sera fait une bonne part, chevalier, dans le triomphe
des amis de la liberté. Mais en attendant que ce fait inévitable
s’accomplisse, je viens vous apprendre une nouvelle qui vous intéresse
particulièrement. La fille du sénateur Zeno épouse, dans trois jours,
le chevalier Grimani. Il s’agit d’empêcher cet odieux sacrifice, et
je viens vous en offrir les moyens. Il y a demain une grande fête au
casino du _Salvadego_, où doivent se trouver les Grimani, le sénateur
Zeno avec sa fille Beata, et leurs amis les Badoer et les Dolfin. Vous
irez aussi, chevalier, et, entouré de vos amis qui vous accompagneront
sous un déguisement qu’autorise le carnaval, vous enlèverez la belle
Hélène et vous partirez à l’instant pour la terre ferme. Villetard vous
donnera, pour le général en chef de l’armée française, une lettre qui
vous mettra à l’abri de toutes recherches.

—Êtes-vous bien certain, monsieur, répondit Lorenzo abattu, que
la signora Beata ait donné son consentement au mariage dont vous
m’annoncez la triste nouvelle?

—Puisque tout est préparé pour la cérémonie nuptiale, jusqu’à
l’appartement que doivent habiter les deux époux! répliqua Zorzi avec
impatience. Voulez-vous attendre que le fruit d’or ait été cueilli au
jardin des Hespérides, pour vous décider à prendre un parti?

—Eh bien, répondit Lorenzo tout à coup, je me rends à vos conseils, et
j’accepte l’offre de mes amis.»

Le carnaval qui précéda de quelques mois la chute de la république
de Venise ne fut ni moins gai, ni moins bruyant que ceux des années
précédentes. Cette ville unique, monument admirable d’un peuple
industrieux qui, sans l’initiative d’un législateur suprême et sans
l’aide d’un conquérant, s’était élevé, par ses propres efforts, du
sein de la pauvreté et de l’ignorance au comble de la fortune et de
la civilisation, allait s’éteindre et disparaître de la scène du
monde sans se douter presque qu’elle assistait au dernier banquet de
sa vie nationale. Et voyez, quelles combinaisons du sort! un État
indépendant consacré par les siècles, par les traités et le droit
public de l’Europe chrétienne, une puissance catholique qui avait été
le boulevard de l’Église contre l’islamisme et la barbarie des Turcs,
une république italienne qui fut une des merveilles de la civilisation
et l’alliée de la France dès le XII^e siècle, va être anéantie et
vendue à l’encan par un général républicain qui parle la langue de
Dante et de Machiavel, par le représentant d’une grande et généreuse
nation qui avait proclamé la fraternité des peuples et le respect
des nationalités! et, lorsque l’Europe indignée se soulève contre
le prodigieux génie qui avait voulu l’enchaîner à son despotisme et
qu’elle le relègue par delà les mers comme un perturbateur du repos
public, les rois de la Sainte-Alliance infirment aussitôt la portée de
l’acte accompli en manquant à leurs promesses de liberté. Ils relèvent
et restaurent tous les anciens pouvoirs qui avaient disparu dans la
tourmente révolutionnaire; mais cette glorieuse république de Venise,
qui fut le premier holocauste de l’ambition fatale de Bonaparte, reste
entre les mains de l’Autriche. Et on s’étonne ensuite de l’instabilité
des sociétés modernes et des secousses incessantes qui viennent
ébranler les gouvernements les mieux affermis! La révolution de 89 a
posé des principes qui ont pénétré dans les entrailles de la terre et
qui la soulèveront sous les pas des audacieux qui essayeraient d’en
étouffer la virtualité. Ce ne sont ni des soldats aux gardes ni des
vœux à la madone qui peuvent conjurer ces principes, et empêcher la
conscience moderne d’organiser le monde à son image.

Pendant que les destinées de la république étaient l’objet des
douloureuses préoccupations d’un petit nombre d’esprits clairvoyants,
pendant que le palais ducal était rempli de soucis, d’ombres
gémissantes et de pâles terreurs, et que le bélier de l’ennemi battait
les murs de la ville sacrée jusqu’alors invulnérable, le peuple
s’enivrait du bruit de ses grelots et de ses douces chansons. S’il
connaissait les événements extérieurs par la rumeur des gazettes et
les propos mystérieux qui échappaient aux partisans de la révolution,
il avait une trop grande confiance dans la sagesse de ses maîtres,
pour s’inquiéter sérieusement du sort de son pays. D’ailleurs le
carnaval était à Venise une fête véritablement nationale, et, plus les
circonstances politiques étaient menaçantes pour le gouvernement de
l’aristocratie, plus celle-ci mit de soin à cacher ses inquiétudes aux
yeux de la foule étourdie. Aussi voyait-on les lagunes, _il Canalazzo_,
la place Saint-Marc, les casinos, et jusqu’aux pieux réduits de la
pénitence qui étaient si nombreux à Venise, se remplir de lumières
discrètes, de mouvement et de masques joyeux et bizarres qui offraient
le spectacle d’un rêve magique, s’épanouissant au-dessus d’un abîme où
allait disparaître bientôt ce monde frivole et charmant.

  Nos delubra deum miseri, quibus ultimus esset
  Ille dies, festa velamus fronde per urbem[78].

Le soir où devait avoir lieu au _Salvadego_ la brillante réunion dont
Zorzi était venu instruire le chevalier Sarti, Beata remontait le
Grand-Canal dans une gondole avec son père, son fiancé et le sénateur
Grimani. Vaincue par les prières du sénateur Zeno et par la crainte
qu’une plus longue résistance de sa part n’accrût les dangers dont
elle savait que Lorenzo était menacé, Beata avait fini par se laisser
arracher une sorte de consentement tacite au mariage qui allait
s’accomplir sous d’aussi tristes auspices. Mais en faisant le sacrifice
de sa vie au repos de son vieux père qu’elle voyait accablé d’une si
grande douleur, en s’inclinant humblement sous la main de la destinée
qui s’appesantissait sur elle, Beata n’avait point perdu l’espoir de
retarder encore, sous un prétexte ou sous un autre, le jour funeste
où il lui faudrait renoncer aux béatitudes que l’amour lui avait fait
entrevoir. Elle conservait au fond du cœur je ne sais quelle force
secrète et quel pressentiment d’heureux augure, qui lui faisaient
affronter son malheur sans rien perdre de la dignité de sa contenance.
Elle souffrait mortellement, mais sans trahir par aucun signe extérieur
l’émotion de son âme et le secret de sa vie. Les deux sénateurs étaient
silencieux dans la gondole, tandis que le chevalier Grimani, qui était
assis à côté de Beata, lui témoignait, par son empressement et des
paroles délicates, combien il était heureux de partager le sort d’une
femme accomplie dont il n’avait pas été facile de vaincre les scrupules
et la pudique résistance.

«Que voulez-vous, chevalier? lui disait Beata d’une voix timide; il y a
des natures faibles que le bonheur effraye, et qui semblent en redouter
l’approche, comme si elles devaient y trouver le terme de leur courte
existence. Peut-être ne suis-je pas digne de toutes les félicités dont
il a plu à Dieu de me combler.»

Le chevalier, qui ne pouvait voir dans ces paroles de Beata que
l’expression d’une douce tristesse et d’une chaste inquiétude faciles
à comprendre en pareille circonstance, s’efforçait de rassurer la
gentildonna sur l’avenir qui les attendait, en protestant de son amour
et de sa soumission aux moindres désirs qu’elle pourrait manifester.
La gondole s’avançait vers la _piazzetta_ au milieu d’un cortége de
barques toutes éclairées par des lanternes de couleurs diverses,
projetant sur l’eau profonde du _Canalazzo_ une lumière mystérieuse
qui frappait l’imagination en lui ouvrant des perspectives infinies.
Des cris, des éclats de rire, des instruments, des voix mélodieuses,
retentissaient au fond de ces méandres de la ville enchantée. Arrivés
au _traghetto_, les quatre personnages descendirent sur la _piazzetta_,
dont la foule encombrait tous les abords. Ils étaient revêtus d’un
domino noir qui était le déguisement le plus commode et celui que
préféraient les gens de qualité. Beata, donnant le bras au chevalier
Grimani, suivit tristement les deux sénateurs, qui avaient de la peine
à se frayer un passage à travers les flots de la multitude qui se
précipitait sur la grande place.

Quel spectacle offrait alors ce grand et magnifique théâtre de la
grandeur vénitienne, où tous les siècles, tous les styles et toutes
les civilisations du monde se trouvent représentés! L’histoire de
Venise n’est-elle pas écrite sur ces monuments qui racontent les
vicissitudes d’un peuple admirable par sa patience, son activité, par
son génie des arts et de la vie politique? Quelle gaieté, quelle folie
charmante, quel enivrement de l’heure qui passe et quelle insouciance
du lendemain on voyait éclater au milieu de cette place où les masques
et les costumes les plus bizarres donnaient un échantillon de toutes
les conditions de la société, mêlées aux caprices d’une fantaisie
adorable: paysans, gentilshommes, docteurs enfarinés de théologie,
médecins courbés sous une large perruque et le front armé de lunettes
redoutables, _cicisbei_, _monsignori_ élégants, turcs, _zingari_,
chinois, soldats du pape portant un parapluie à la main, charlatans,
devins, moines de tous les ordres suivis et raillés par la nombreuse
famille des arlequins, des pierrots, des colombines et des pantalons,
ces types de la vieille comédie italienne, qui forment un monde à part
dont on ignore l’histoire! D’où viennent-ils, en effet, ces beaux
Léandre, ces Lindor à l’habit bleu céleste, ces Scaramouche, ces
Brighella et ces princesses à la robe de pourpre, à la voix d’ange et
au cœur de colombe, qu’on voit danser et rire au clair de la lune et
s’ébattre dans un carrefour enchanté, comme des ombres bienheureuses?
Qui donc a pu imaginer ces _brigate_ joyeuses d’hommes et de femmes
de loisir, ces chœurs de farfadets et d’_innamorati_ courant sur la
pointe des pieds à un rendez-vous promis sous une fenêtre _bénie_, où
ils restent jusqu’à l’aurore? Est-ce un rêve, une fiction de la poésie,
un ressouvenir du passé, ou bien un pressentiment de l’avenir? c’est
tout cela ensemble, c’est de la féerie et de l’histoire, de la poésie
et de la réalité: c’est le carnaval de Venise aux derniers jours de son
indépendance. Pendant que ce festin de Balthazar déroule ses pompes et
ses folles mascarades sur cette place de Saint-Marc qui est une des
merveilles du monde, le destin de la république siége au palais ducal
dans la personne du faible Louis Manini, qui pleure, en s’écriant
devant quelques conseillers aussi faibles que lui:

          .... Divum, inclementia divum
  Has evertit opes, sternitque a culmine Trojam.

 C’est le courroux, l’impitoyable courroux des dieux, qui renverse cet
 empire et qui précipite du faîte Ilion[79].

Beata traversait avec peine cette cohue bruyante, l’âme remplie d’une
tristesse indéfinissable, enveloppée dans un domino noir qui laissait
apercevoir l’élégance et la souplesse de sa taille divine, ses beaux
yeux abrités sous un masque de velours qui lui permettait de tout
voir sans trahir sa propre émotion; elle s’appuyait légèrement sur le
bras du chevalier Grimani, prêtant l’oreille aux _lazzi_ de la foule,
aux _aparté_ des couples heureux. Au détour du campanile, au moment
d’entrer dans la grande place, Beata fut assez rudement poussée par
un flot de masques venant dans le sens contraire, et se trouva tout à
coup séparée du chevalier Grimani. Elle voulut ressaisir immédiatement
le bras de son fiancé; mais, heurtée par les divers courants de
cette foule innombrable, elle fut comme enfermée dans un cercle
qu’elle ne put franchir. Ce cercle, allant toujours se rétrécissant
autour d’elle, la poussait vers la _piazzetta_ et le Grand-Canal,
malgré les efforts qu’elle faisait pour résister à cette impulsion.
La liberté dont on jouissait à Venise, pendant le carnaval, était
si grande, le masque était si respecté et le déguisement autorisait
tant d’intrigues et d’espiègleries innocentes, que Beata ne fut pas
trop alarmée d’un incident qui n’avait rien de bien extraordinaire,
au milieu d’une multitude qui se soulevait et s’apaisait comme les
vagues de l’Adriatique. Cependant son inquiétude devint un peu plus
vive lorsqu’elle se sentit prendre le bras par un des masques qui
l’approchaient et qu’il lui dit à l’oreille:

«Où vas-tu, _anima affannata_? et que cherches-tu dans ce tourbillon de
folies et de vaines paroles? est-ce la paix, la lumière, et l’idéal de
ta noble vie?

  ...._Beata_, i tuoi martiri
  A lagrimar mi fanno tristo e pio.

Si tu veux me suivre, je te conduirai dans les bras de celui que tu
adores et qui est digne de ton amour.»

En prononçant ces mots qui trahissaient un ami de Lorenzo, le masque
inconnu pressait les pas de la gentildonna et l’entraînait de plus en
plus vers le _traghetto_, où, sans doute, devait se trouver une gondole
prête à les recevoir. Éperdue, indécise, ne sachant comment échapper
à la contrainte dont elle se voyait l’objet, Beata fit de nouveaux
efforts pour remonter le courrant de la foule, en repoussant la main
qui étreignait son bras. Le masque, reprenant alors son bras avec plus
de violence, lui dit: «Pourquoi veux-tu fuir ton bon génie qui te parle
par ma voix? Sais-tu bien l’avenir qui t’attend, ô noble fille de
Venise?

  Amor ch’a nullo amato amar perdona

te suivra comme une ombre jusque dans le lit nuptial, où tu ne pourras
étouffer des souvenirs vengeurs de la foi trahie! le temps presse,
l’heure est propice, écoute les conseils d’un ami: car dans quelques
jours, peut-être il sera trop tard.»

Le masque n’avait pas achevé de prononcer ces dernières paroles, que
le cercle qui enfermait Beata fut rompu par un courant de nouveaux
venus qui remontait la _piazzetta_.

Libre alors, la pauvre gentildonna s’éloigna rapidement du lieu où
elle avait été entraînée et se perdit dans la foule. Elle tremblait,
et regardait sans cesse derrière elle pour s’assurer si on ne la
poursuivait pas. Son trouble, qui était grand, provenait bien moins
du danger qu’elle avait couru d’être enlevée, pensait-elle, que des
paroles mystérieuses qu’on lui avait adressées. Ce ne pouvait être
évidemment qu’un ami de Lorenzo, qui, pour se faire connaître de la
fille du sénateur, lui avait appliqué les vers de _la Divine Comédie_
que nous avons cités, et que Beata savait par cœur. Que voulaient dire
surtout ces mots sinistres: _Dans quelques jours, il sera peut-être
trop tard_? Lorenzo serait-il menacé d’un grand malheur, comme elle
avait tout lieu de le craindre? Cette pensée était la plus amère de
toutes au cœur de la noble signora. Ce n’est qu’au _Salvadego_ que
Beata retrouva les siens et le chevalier Grimani, qui l’avait cherchée
vainement au milieu de la foule, et qui commençait à s’inquiéter de son
absence. Elle se garda bien de parler à son fiancé de l’aventure qui
lui était arrivée, et, attribuant son éloignement à la violence de la
multitude qui l’avait arrachée au bras du chevalier, elle contint son
émotion et refoula dans son âme ses tristes pressentiments.

La célèbre _osteria_ du _Salvadego_ (le sauvage) était située au fond
de la grande place, à l’angle à main droite, lorsqu’on tourne le dos
à la basilique de Venise. Elle avait deux issues, l’une sur la place
même, l’autre par derrière, ouvrant sur un petit canal. _L’osteria_
était plus particulièrement fréquentée par l’aristocratie qui, dans
les dernières années de la république, y donnait souvent des fêtes
où elle pouvait se rencontrer avec les ambassadeurs des puissances
étrangères sans éveiller les soupçons des inquisiteurs d’État. Pendant
le carnaval, les vastes et somptueux appartements du _Salvadego_
étaient transformés en un casino public, dont chaque salle avait une
destination particulière. On dansait dans l’une, on jouait au pharaon
dans l’autre, on soupait ici, on tenait la _conversazione_ plus loin,
et toutes ces pièces, communiquant de plain-pied, formaient un grand
et bel ensemble où l’on pouvait circuler facilement. Des _camerini_
étaient mis à la disposition des personnes qui voulaient s’isoler de
la foule et jouir de la fête sans en subir les inconvénients. Le salon
qui avait été choisi pour la réunion de la noble compagnie était l’un
des plus spacieux de l’établissement et dominait toutes les autres
pièces. Quatre de ses fenêtres avaient jour sur la place, et, du fond
d’un cabinet de repos qui en était la partie extrême, on pouvait
plonger le regard dans une longue enfilade d’appartements lumineux, ou
bien contempler, du haut de la fenêtre qui s’y trouvait, le spectacle
unique qu’offrait la place Saint-Marc. C’étaient les Dolfin qui avaient
organisé cette fête au _Salvadego_, pour y célébrer l’alliance des deux
nobles familles. Un souper de cinquante couverts avait été commandé
pour une heure du matin. L’abbé Zamaria, retenu dans son lit par une
indisposition assez grave, n’était pas au nombre des convives.

Comme il était encore de bonne heure, les personnes qui se trouvaient
déjà réunies eurent le désir de se mêler un instant à la foule qui
emplissait les différentes salles du casino. On se rendit d’abord
à la salle de jeu, où plusieurs tables chargées de _zecchini_ d’or
excitaient la convoitise des passants. Un personnage masqué, assis au
centre de chaque table et entouré de deux associés qui partageaient
sa fortune, remplissait les fonctions de banquier. Un râteau d’ivoire
à la main, ce banquier, qui était presque toujours un membre de
l’aristocratie, renvoyait aux gagnants ou ramenait à lui des piles de
_zecchini_ d’or, sans proférer un mot. Les ponteurs, debout autour
de la table et non moins silencieux que le banquier et ses deux
associés, chargeaient la carte qu’ils avaient devant eux de la somme
qu’ils voulaient risquer, gagnaient ou perdaient, s’en allaient ou
revenaient sans qu’on pût lire sur leur visage les émotions diverses
qu’ils devaient éprouver. A voir ces costumes variés, ces masques
impénétrables qui représentaient différents types de la nature humaine,
moins la vivacité du regard et ces tressaillements involontaires de la
physionomie qui accusent la vie, à les voir groupés silencieusement
autour d’un tapis vert où présidait une sorte de Rhadamanthe un sceptre
à la main, on eût dit un troupeau de larves évoquées un instant sur la
terre pour y goûter encore le plaisir qui leur avait coûté si cher.

Beata, donnant le bras au chevalier Grimani, s’était arrêtée un moment
devant l’une de ces tables de jeu. Tout émue encore de l’épisode de
la place Saint-Marc, dont elle craignait les suites, elle regardait
avec distraction les joueurs qui se disputaient l’or amoncelé sur le
tapis, lorsqu’elle remarqua un masque qui semblait la regarder avec une
attention particulière.

Elle détourna la tête pour échapper à l’obsession dont elle se voyait
l’objet; mais le masque inflexible suivait tous ses mouvements sans
lui laisser de répit. Beata fit alors un effort pour quitter la salle
où elle se sentait mal à l’aise, quand le masque dont elle cherchait à
éviter le regard scrutateur, ayant été favorisé par la fortune, étendit
une main blanche et délicate sur le tapis vert pour ramasser l’or qu’il
venait de gagner. A la vue de cette main, Beata se troubla si fort que
le chevalier Grimani s’en aperçut et lui demanda avec sollicitude:
«Qu’avez-vous, _signora_?—Allons-nous-en, répondit-elle d’une voix
étouffée; ces joueurs me font mal.» Ce n’étaient pas les passions des
joueurs qui avaient ému la noble fille, mais la présence de Lorenzo
dont elle avait cru reconnaître la main.

Beata entraîna le chevalier dans la salle de danse, contiguë à celle
qu’on venait de quitter. C’était la plus grande et la plus magnifique
du casino. Un orchestre nombreux était placé dans une galerie élevée,
où il planait au-dessus de la foule, qu’il enivrait de ses rhythmes
agaçants. Les _sonatori_ étaient masqués et déguisés comme tout le
monde, et le costume dont chacun était revêtu formait un contraste plus
ou moins comique avec l’instrument qu’il jouait. Celui qui donnait du
cor représentait un ours, les violons des singes, les contre-basses
des arlequins; le hautbois était un berger des Abruzzes; la flûte
un polichinelle, la clarinette le docteur Pandolfo de la comédie
italienne, le basson un loup, et le trompette un soldat de l’armée
vénitienne. De beaux lustres, chargés de bougies qui étaient contenues
dans des globes de couleurs joyeuses, jetaient une lumière adoucie
que de nombreuses glaces de Murano réfléchissaient à perte de vue.
Le coup d’œil était d’un effet magique, et un étranger, qui serait
entré dans cette salle splendide sans posséder aucune notion du pays
qu’il aurait visité pour la première fois, aurait eu de la peine à
distinguer s’il assistait à une scène de la vie réelle, ou si son
esprit était le jouet d’une fascination étrange. L’homme éprouve un
si grand besoin d’échapper à sa condition ordinaire, quelque élevée
qu’elle puisse être, de franchir les limites du monde connu où il
s’agite sous le regard de tous, que le masque et le déguisement sous
lesquels il peut se dérober un instant à son esclavage sont pour lui
comme une transformation de son être, une métamorphose qui semble lui
prêter des facultés nouvelles et le faire participer aux jouissances de
l’infini, où il aspire par le sentiment et la connaissance. Le sommeil
qui nous arrache aux soucis de la réalité, le rêve qui nous transporte
sur ses ailes divines, l’ivresse qui multiplie nos illusions, le jeu
qui déchaîne dans notre âme les passions terribles de la convoitise,
l’ambition, la gloire, la religion, la poésie et l’amour qui nous
transfigurent, ne sont-ils pas des modes différents par lesquels son
être, borné dans sa substance, mais grand par ses désirs, essaye de
trouver une issue au fini qui l’étouffe, comme l’oiseau vient frapper
de la tête aux barreaux de la cage où il pleure sa liberté native? Un
bal comme celui qui avait lieu au _Salvadego_, à l’heure suprême où
était arrivée Venise, ces tourbillons d’esprits frivoles et sérieux
que soulevait une musique enchanteresse, ces masques et ces costumes
de toutes les formes, ces carrés de danseurs éperdus où le patricien
coudoyait le gondolier, où le pauvre était aussi libre que le riche,
et le prince souverain soumis à la même loi de sociabilité polie que
le dernier _facchino_ de ses États, où l’amour, le caprice et la
curiosité trouvaient un aliment qui se renouvelait sans cesse sans
s’épuiser jamais; c’était comme une vision de ce monde d’enchantements
et d’éternels loisirs que les contes de fées, qui ne sont pas ce
qu’un vain peuple de philosophes pense, nous ont fait entrevoir dès le
berceau.

En entrant précipitamment dans la salle du bal, Beata regardait de
tous côtés, avec anxiété, si elle n’était pas suivie. La rencontre
qu’elle avait faite sur la place Saint-Marc, et le nouvel incident qui
venait de se passer à la table de jeu où elle était certaine d’avoir
reconnu Lorenzo, lui faisaient craindre quelque catastrophe dont elle
et son jeune amant pourraient être les victimes. Si elle eût osé
communiquer au chevalier Grimani ses appréhensions sans mettre à jour
la source de ses peines, elle se serait retirée du milieu de cette
foule dont la gaieté turbulente et le contact la faisaient tressaillir
jusqu’au fond de l’âme. Cependant, ne pouvant résister plus longtemps
au trouble qui s’était emparé de son esprit, Beata feignit d’être
inquiète de l’absence de son père, qui était resté à causer avec le
sénateur Grimani dans le salon où devait avoir lieu le souper, et
manifesta le désir d’aller le rejoindre. Elle allait revenir sur ses
pas, lorsqu’elle fut abordée par trois masques représentant les trois
rois mages de l’Évangile avec l’encens, l’or et la myrrhe. L’un des
mages, ayant une guitare suspendue à son cou, en fit jaillir quelques
accords, et tous trois se mirent à chanter la complainte naïve dont on
a pu lire le texte dans la première partie de cette histoire. C’était
la reproduction exacte de la scène charmante qui s’était passée à la
villa _Cadolce_ pendant cette nuit de Noël, où le jeune Lorenzo fut
accueilli avec tant de grâce par la fille du sénateur Zeno! Aux sons
de la guitare et de ces trois voix harmonieuses qui s’élevèrent tout
à coup au-dessus du bruit général, le bal fut comme suspendu, et tout
le monde s’approcha du groupe qui entourait les mages. Beata, de plus
en plus troublée par cette scène dont elle ne pouvait méconnaître la
signification, voulut faire un effort pour échapper à ce spectacle
douloureux, et tomba évanouie dans les bras du chevalier Grimani.
On s’empressa d’ôter le masque à la gentildonna, et, pendant que le
chevalier Grimani était allé chercher du secours, les trois mages
enlevèrent Beata dans leurs bras comme pour la transporter dans une
pièce plus convenable à sa situation.

Quand ils furent parvenus à la porte du casino qui ouvrait sur le petit
canal, il y eut un effroyable tumulte et des cris douloureux, dont
les personnes qui étaient restées dans la salle du bal ne pouvaient
s’expliquer la cause. C’est que les mages venaient d’être arrêtés, et
l’un d’eux presque tué sur place par un coup de stylet. Beata, toujours
évanouie, fut transportée dans le cabinet de repos qui touchait au
salon du banquet. Là, étendue sur un canapé, entourée de son père,
de son fiancé et de ses amis, elle reprit lentement ses sens; mais,
fatiguée de l’horrible secousse qu’elle venait d’éprouver, Beata, ayant
auprès d’elle sa camériste Teresa qu’on avait envoyé chercher, pria
qu’on la laissât seule un instant, et tout le monde se retira.

Que s’était-il passé dans la salle du bal depuis l’apparition des trois
mages? Beata l’ignorait complétement. Elle interrogea Teresa pour
savoir si elle avait entendu parler de Lorenzo, et la camériste ne put
rien lui apprendre de précis.

Un bruit vague s’était seulement répandu dans le casino, qu’on avait
fait des arrestations, et qu’un nommé Zorzi avait été tué d’un coup
de stylet par un sbire. Le nom de Zorzi était bien connu de la
_Signora_; mais elle ne soupçonnait pas les relations qui s’étaient
établies entre ce personnage politique et le chevalier Sarti. Cependant
l’épisode de la place Saint-Marc, celui de la table de jeu, la scène du
bal et les pressentiments de son propre cœur lui faisaient craindre que
Lorenzo ne se trouvât impliqué dans quelque complot sinistre dont elle
ne s’expliquait pas la nature. Aurait-il voulu l’enlever pour empêcher
l’odieux mariage qui allait briser toutes ses espérances? Cela était
d’autant plus probable, qu’à la dernière entrevue qu’il avait eue avec
Beata sur le balcon de son palais, Lorenzo avait osé lui conseiller de
quitter son père et sa patrie, et de s’enfuir avec lui sur la terre
étrangère. Cette idée avilissante, qu’elle n’aurait pas pardonnée
à tout autre, émanée de la bouche du chevalier Sarti, lui devenait
presque un titre de plus à l’affection profonde de cette admirable
créature. Pour apaiser l’inquiétude de sa maîtresse autant que pour
satisfaire sa propre curiosité, Teresa demanda la permission d’aller se
mêler à la foule qui emplissait plus que jamais les salles du casino,
afin d’y recueillir quelques éclaircissements sur les événements de la
soirée.

Restée seule dans le cabinet dont la porte entr’ouverte lui permet de
plonger un regard furtif dans cette longue suite de salles lumineuses,
Beata, qui était fatiguée des vives émotions qu’elle venait d’éprouver,
et par la crainte toujours persistante d’un plus grand malheur,
s’affaissa sur elle-même et fut saisie d’une espèce d’engourdissement
physique et moral qui n’était plus la vie, et n’était pas le sommeil.
Étendue sur le canapé, le coude appuyé sur un coussin de velours,
les yeux à demi fermés, et plongée dans cet état indéfinissable où
l’âme survit encore à la défaillance des organes matériels, Beata
entendait bruire au loin les flots de la gaieté populaire. Les
sonorités joyeuses de l’orchestre, qui lui parvenaient adoucies par
l’espace qui la séparait de la salle du bal, l’enivrement de la foule
que la danse emportait dans un tourbillon infini, les jets de lumière
qui pénétraient furtivement dans le réduit où elle s’était réfugiée,
les cris qui s’élevaient de la place Saint-Marc, les masques qui
passaient devant la porte du cabinet et dont l’ombre fugitive décelait
le rapprochement, ces incidents, ces bruits, ces harmonies de la vie
heureuse et insouciante, formaient un contraste si douloureux avec la
situation de Beata, qu’elle se réveilla en sursaut, se mit à sangloter
amèrement en s’écriant «Oh! mon Dieu, mon Dieu, ayez enfin pitié de
moi!» Après un instant de silence qui succède d’ordinaire aux crises
violentes: «Ah! dit-elle, les yeux inondés de larmes, et son beau
visage caché entre ses deux mains, selon son habitude de recueillement,
qu’elle est vraie et profonde cette pensée du poëte de l’amour, que mon
cher Lorenzo m’a appris à admirer:

  ....Nessun maggior dolore
  Che ricordarsi del tempo felice
  Nella miseria....»

Concentrée ainsi sur elle-même et pleurant comme un ange de lumière
égaré dans un lieu de ténèbres (_in un luoco d’ogni luce muto_),
elle se rappelait avec ravissement les doux souvenirs de sa courte
et noble vie, l’arrivée de Lorenzo à la villa Cadolce, le duo chanté
avec Tognina aux bords de la Brenta, la promenade à Murano, la nuit du
balcon et _il disiato riso.... baciato da cotante amante_, l’ineffable
baiser cueilli sur ses lèvres innocentes qui en conservaient encore un
chaste frémissement. Beata était plongée dans ce mirage d’un bonheur à
jamais évanoui, lorsque Teresa entre précipitamment dans le cabinet, et
lui dit avec une émotion qu’elle ne sut pas contenir: «Signora, Lorenzo
est arrêté, et l’on croit qu’il est enfermé dans les plombs du palais
ducal.»

A cette triste nouvelle, que son cœur pressentait depuis longtemps,
Beata se leva brusquement, prit son masque et quitta le casino sans
prendre congé de la compagnie. Le sénateur Zeno et les Grimani se
retirèrent aussi peu d’instants après, en laissant les autres convives
fort préoccupés de ce qui venait de se passer.

Dès le lendemain matin, Beata se rendit chez le chevalier Grimani.
Elle lui raconta sa vie, son amour, son désespoir, en lui manifestant
sa ferme résolution de ne point contracter une alliance dont elle ne
se croyait pas digne. «Dieu a disposé de mon cœur, lui dit-elle avec
une énergie qui contrastait singulièrement avec sa réserve ordinaire,
et je vous estime trop, chevalier, pour vous donner les restes d’une
existence vouée au malheur. Non-seulement, ajouta-t-elle, je viens
vous conjurer de m’aider à rompre le nœud qui devait nous unir, mais
j’attends plus encore de votre générosité. Je vous demande, à genoux,
d’employer votre crédit et celui de votre puissante famille pour faire
mettre en liberté le chevalier Sarti. Je vous aurai une reconnaissance
éternelle de cet acte d’abnégation qui n’est pas au-dessus de l’idée
que je me suis faite de votre caractère.»

Touché, vaincu par les larmes de Beata et l’expression d’un sentiment
si profond dont il apprenait l’existence pour la première fois, le
chevalier Grimani se montra digne de la confiance qu’il avait inspirée.
Il promit son concours à tout ce que désirait la noble fille du
sénateur Zeno.

«Quelque pénible que soit le sacrifice que vous exigez de moi, signora,
répondit le chevalier Grimani avec une émotion qu’il ne chercha point
à comprimer, j’obéirai à vos ordres, comme j’eusse été heureux de le
faire toute ma vie. Malheureusement, les obstacles que rencontrera
votre désir de la part de votre père et du mien ne sont pas les seuls
qu’il faille prévoir. J’ignore quelle est l’accusation portée contre
le chevalier Sarti, et, dans les circonstances graves où se trouve
la république, il se peut que la Seigneurie soit peu accessible à la
clémence.

—Sauvez-le, sauvez-le, s’écria avec exaltation la gentildonna, si vous
avez encore quelque pitié pour une femme qui vous fut destinée et qui
ne peut vous donner, hélas! que son estime et son amitié.»

Et, tendant au chevalier une main qu’il baisa avec respect, la fille du
sénateur se retira.



X

CHUTE DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE.


Sous prétexte de servir la passion du chevalier Sarti et d’enlever
Beata, Zorzi et Villetard avaient organisé un vrai complot politique.
On voulait s’emparer de plusieurs personnages importants de la
république, tels que François Pesaro et le sénateur Zeno, dont on
connaissait l’hostilité contre les idées nouvelles, et intimider
par un coup d’audace les ennemis de la démocratie et de l’alliance
française. C’est Zorzi qui avait abordé Beata sur la place Saint-Marc
où il faillit l’enlever, et c’est lui aussi qui avait eu l’idée de
la mascarade des rois mages, dont l’apparition au _Salvadego_ avait
produit sur Beata une si grande émotion. Pendant ce temps-là les
autres conjurés, disséminés dans les différentes salles du casino,
s’efforçaient de mettre à exécution le plan qui avait été conçu par
Zorzi, sans se douter que depuis plusieurs jours ils étaient surveillés
par la police de l’inquisition. Les deux portes du casino étaient
gardées à vue par des sbires déguisés, et c’est à l’une de ces entrées
que Zorzi reçut dans le côté droit un coup de stylet qui fit manquer
l’entreprise. L’instinct de Beata ne l’avait pas trompée: c’était bien
Lorenzo qui se trouvait à la table de jeu, au moment où la fille du
sénateur s’y était arrêtée au bras du chevalier Grimani. Ce masque qui
la poursuivait d’un regard impitoyable, c’était le chevalier Sarti,
qui l’avait attendue à la sortie de son palais, et qui n’avait perdu
ses traces que sur la place Saint-Marc. Il n’y a pas de déguisement
qui puisse cacher aux yeux d’un amant la femme qu’il aime. La taille
élégante de Beata, sa démarche noble et les molles langueurs de
sa contenance, auraient suffi au chevalier Sarti pour lui révéler
la présence de la signora, quand même l’encombrement de la place
Saint-Marc ne lui eût pas permis de l’approcher assez pour respirer le
parfum de sa blonde chevelure. Après la scène muette de la salle de
jeu, Lorenzo, ayant ramassé l’or qu’il venait de gagner, était sorti du
casino pour aller changer de déguisement et prendre le costume de l’un
des rois mages; il fut arrêté à la porte du _Salvadego_ et conduit sous
les plombs du palais ducal.

Le chevalier y passa une nuit horrible. Aucune explication ne lui fut
donnée sur les imputations dont il était l’objet. Était-ce le sénateur
Zeno qui avait voulu se débarrasser d’un jeune téméraire qui avait osé
lever les yeux sur sa fille, ou bien le chevalier Grimani aurait-il eu
quelques soupçons du complot qui se tramait contre sa fiancée?

Pourquoi Beata avait-elle opposé une si vive résistance au masque qui
l’avait abordée sur la place Saint-Marc en lui parlant un langage dont
elle ne pouvait méconnaître l’origine? Est-ce que l’odieux mariage qui
allait s’accomplir et auquel on voulait la soustraire ne lui répugnait
pas autant que se l’était imaginé le pauvre Lorenzo, qui avait cru
trouver dans une fille de Venise une de ces créatures chimériques
nées d’un souffle de la fantaisie? Qu’était-ce donc que la vie de ce
monde, si rien ne résistait au contact du malheur, et si un caractère
aussi noble que celui de Beata pouvait succomber lâchement aux préjugés
d’une société avilie? «Ah! les femmes, se disait Lorenzo, ce sont des
monstres de volupté et de sentiment, d’égoïsme sordide et d’abnégation
héroïque, moitié anges et moitié démons, où la vérité et le mensonge,
la force et les plus honteuses faiblesses se combinent et s’entremêlent
d’une si étrange manière, qu’on ne sait si on doit les bénir ou les
mépriser, les haïr ou les adorer!»

Le lendemain de la nuit qui suivit son arrestation, Lorenzo essaya
d’obtenir du geôlier, qui vint lui apporter un déjeuner plus que
frugal, quelques éclaircissements sur sa situation. On ne lui répondit
que par des monosyllabes insignifiants, en lui recommandant la patience
et la soumission aux ordres de la Seigneurie.

«Mais de quoi m’accuse-t-on? répliqua Lorenzo avec vivacité.

—Je l’ignore, répondit le familier de l’inquisition, et ma mission
n’est point de m’enquérir de la cause qui m’amène ici tant d’illustres
convives.

—Pensez-vous qu’on me retienne longtemps dans ce lieu de misère?

—_Dio lo sà_,» répondit le geôlier en se retirant et en fermant la
porte avec fracas.

Les prisons si connues dans l’histoire sous le nom de _plombs_ de
Venise étaient des espèces de mansardes placées sous le toit du palais
ducal, et recouvertes en feuilles de zinc ou de plomb. C’étaient des
cellules où l’air et l’espace étaient assez rigoureusement mesurés. Le
plus grand supplice qu’éprouvaient ceux qui s’y trouvaient renfermés,
c’était, après l’incertitude du sort qui les attendait, une chaleur
étouffante pendant l’été et un froid excessif en hiver. Casanova, dans
ses mémoires plus véridiques qu’on ne pense, a laissé une description
des plombs de Venise dont on ne peut contester l’exactitude. Dans ce
palais mauresque, bâti en 1355 par le doge Marino Faliero, sur les
débris de celui qui avait été construit à l’origine de la république,
en 807, par Angelo Participazio, se trouvaient réunis tous les
pouvoirs, tous les rouages du gouvernement de Venise, depuis le
représentant viager de la souveraineté sur son trône d’or, le grand
conseil, le sénat, l’inquisition, les tribunaux, jusqu’à l’exécuteur
des ordres rigoureux pourchassant devant lui les _anime dannate_ et
qui, après avoir traversé le pont des Soupirs, les faisait descendre de
cercle en cercle dans ces puits ténébreux, _bolgie infernali_, où l’on
entendait:

  Diverse lingue, orribili favelle,
  Parole di dolore, accenti d’ira[80].

Peu de jours après l’arrestation du chevalier, qui avait eu lieu à la
fin du mois de février 1797, le geôlier, qui s’était montré d’abord si
laconique, entrant un matin dans la cellule de Lorenzo, qu’il trouva
plus triste et plus abattu que la veille: «Eh! bien, signore, lui
dit-il, car on voit à vos manières distinguées que vous appartenez sans
doute à quelque illustrissime famille de Venise, que faites-vous donc
là, accroupi sur la fenêtre, par un temps aussi froid? Par _San Marco
Benedetto_, n’allez-vous pas contracter aussi cette vilaine maladie du
désespoir qui ne sert à rien, et qui a laissé ici tant de victimes?
Tenez, ajouta-t-il avec un air de bonhomie, voici de quoi vous
distraire un peu. Ce sont quelques vieux livres qui m’ont été légués
par un de vos prédécesseurs, qui n’a quitté ces combles, où l’on voit
briller au moins la lumière du ciel, que pour descendre dans un lieu
moins favorable à la lecture.»

Le geôlier remit alors à Lorenzo trois ou quatre volumes reliés avec un
certain luxe.

«Vous êtes bien légèrement vêtu pour la saison où nous sommes,
reprit le geôlier avec sollicitude, et, puisqu’on a égaré le manteau
que vous portiez au moment de votre arrestation, j’ai pensé à vous
offrir cette robe de chambre en velours, qui vous tiendra un peu plus
chaud que votre bel habit de soie. C’est un cadeau que m’a fait une
gentildonna en reconnaissance des petits services que j’ai pu rendre à
son mari, qui a été six ans mon pensionnaire. Voyons, continua-t-il,
enveloppez-vous à l’instant dans cette bonne douillette, et croyez bien
qu’on n’est pas un Turc pour être chargé d’une si pénible mission.»

Ces prévenances, ces attentions presque délicates de la part d’un
gardien de ces tristes demeures, étaient fort extraordinaires. Lorenzo,
enveloppé dans la riche robe de chambre qu’on lui avait apportée, et
dont les cordons de soie entremêlés de fils d’or entouraient plusieurs
fois sa taille, se mit à feuilleter les livres que le geôlier avait
déposés sur une petite table aux pieds vermoulus qui, avec une chaise
et un lit délabré, formaient tout le mobilier de sa chambre. Les
volumes contenaient les _Dialogues de Platon_, la _Divine comédie_ et
la _Nouvelle Héloïse_. Ce choix d’œuvres préférées, fournies par le
hasard, étonna le chevalier. Il lut quelques pages du _Phédon_, du
_Philèbe_, où le maître essaye de donner une définition du souverain
bien, qu’il ne faut pas confondre avec le plaisir, et se plut
davantage à la lecture de la _République_, où la description de la
fameuse caverne, image de la vie humaine, avait une certaine analogie
avec l’état de son âme et de sa situation. Mais la froide dialectique
de Socrate et de son divin disciple, ces subtilités d’un art suprême,
qui avaient pu intéresser le chevalier Sarti alors qu’il était libre
et plein d’espérance, n’étaient pas de nature à le distraire longtemps
de l’unique objet qui remplissait son cœur. C’était Beata, Beata dans
les bras de son époux et rayonnant de bonheur, qu’il avait sans cesse
devant les yeux! Son imagination exaltée lui retraçait tous les détails
de ce mariage inique. Il voyait la fiancée à l’église, prononçant le
mot irrévocable, assise au banquet au milieu de ses nombreux amis, et
puis se glissant furtivement dans la chambre nuptiale.... Horrible
pensée dont il ne pouvait supporter l’obsession!

«La voilà, s’écria-t-il avec désespoir, cette noble patricienne que je
croyais au-dessus de la caste odieuse où elle est née, la voilà qui
répudie devant Dieu les sentiments de sa jeunesse! Elle ment, elle
ment en promettant au compagnon de sa vie un cœur virginal où n’aurait
pénétré aucun désir de la terre: car c’est moi qui en ai respiré les
premiers parfums! Oui, elle m’aime, j’en suis certain, et la poésie
de l’amour l’avait tellement transfigurée à mes yeux éblouis, que je
n’avais aperçu ni la tache originelle de sa naissance, ni les honteuses
défaillances de sa nature. Mais rendue à elle-même et dépouillée de
l’éclat que lui avait prêté mon fol enthousiasme, la fille du sénateur
Zeno n’est plus qu’une femme comme les autres, une esclave des préjugés
et des somptuosités de la société. Maintenant tout sourit à ses désirs.
Après une jeunesse enchantée par un amour passager qui aura déposé,
au fond de son âme, quelques souvenirs voilés qu’elle pourra évoquer
dans les jours d’ennui sans se compromettre au yeux du monde, la voilà
en pleine possession de tous les avantages de la vie! tandis que moi,
pauvre insensé, qui avais pris au sérieux un sentiment qui n’était pour
elle qu’une fantaisie de gentildonna, je suis condamné, peut-être, à
passer mes jours dans une prison d’État. Ah! que n’ai-je suivi les
conseils de l’abbé Zamaria? le culte de l’art m’aurait guéri d’une
passion funeste qui empoisonnera toute mon existence.»

Dans les premiers jours du mois de mars, le geôlier, dont les
prévenances pour le chevalier Sarti devenaient de plus en plus
délicates, entra dans sa cellule avec un vase rempli de branches de
lilas. «Je vous apporte, lui dit-il d’un air tout joyeux, les prémices
du printemps. Je sais, par une longue expérience, que la vue des fleurs
produit toujours une impression agréable sur les prisonniers, et, comme
je tiens à ce que vous soyez content de mes petits services, j’ai fait
venir de Murano ces premières pousses de lilas dont l’odeur parfumera
votre chambrette. Dame! monsieur le chevalier, on n’a pas de ces
attentions-là pour tout le monde.»

Tout en remerciant Girolamo (c’était le petit nom du geôlier) de sa
bonne volonté, le chevalier ne parut pas étonné qu’on eût de pareils
soins pour un détenu sans appui et sans nom. Sans expérience de la
vie, et l’imagination frappée du lâche abandon dont il se croyait
l’objet, Lorenzo était resté presque insensible à ces témoignages
réitérés d’un cœur compatissant qui cherchait à lui alléger le poids
de la solitude. Il ne s’était pas demandé une seule fois, dans son
aveuglement, quelle main pieuse et discrète avait pu introduire dans
une prison aussi rigoureuse des livres si bien choisis pour les
besoins de son esprit, et tant de douceurs incompatibles avec le régime
de ces lieux sinistres. Cette riche robe de chambre dans laquelle il
était encore enveloppé, ce linge blanc qui recouvrait son grabat,
ces fleurs qui répandaient dans sa cellule un parfum d’espérance et
de liberté, ne parlaient-ils pas assez clairement? Le hasard est-il
donc si intelligent qu’on puisse lui attribuer les effets d’une âme
miséricordieuse? Un peu désappointé de l’inutilité de ses efforts pour
distraire son prisonnier, qu’il voyait toujours plongé dans une morne
tristesse, Girolamo, en se retirant, dit à Lorenzo avec un accent tout
particulier: «S’il y a des anges en paradis, monsieur le chevalier, il
y a sur la terre des femmes qui leur ressemblent.»

En effet, c’était l’âme de Beata qui avait opéré ces miracles; c’était
elle qui, avec le concours du chevalier Grimani, constamment généreux,
et par le crédit de sa propre famille, avait obtenu d’adoucir la
captivité de Lorenzo, et de faire pénétrer dans ces lieux de misère
un rayon de sa pieuse sollicitude. Ce n’était plus cette femme timide
que le moindre mot équivoque faisait tressaillir, et qui cachait son
amour comme un avare cache son trésor. Marchant la tête haute, et le
front rayonnant d’innocence, la fille du sénateur Zeno ne s’était
interdit aucune démarche pour intéresser les amis de son père au sort
du chevalier Sarti. Elle avait gagné le geôlier à prix d’or et en lui
promettant de lui faire obtenir un emploi supérieur à celui qu’il
remplissait, s’il consentait à faire tenir à son prisonnier les objets
dont il pourrait avoir besoin. Munie d’un ordre des inquisiteurs d’État
que lui avait obtenu, non sans de grandes difficultés, le chevalier
Grimani, Beata allait tous les matins s’informer, auprès de la femme
du geôlier, de la santé de Lorenzo. Plus d’une fois même elle avait
supplié Girolamo de lui permettre de monter avec lui dans la cellule
qui renfermait toutes les joies de sa vie; mais Girolamo répondait par
un refus invariable à une demande qu’il n’eût pu satisfaire qu’au péril
de sa tête.

L’arrestation du chevalier Sarti avait été pour Beata une de ces
catastrophes qui transforment et mûrissent promptement les caractères
qui les subissent. Cette nature élégante et fière s’était laissé
envahir par un sentiment vague, plein de charme et de rêverie
innocente, où la pitié avait au moins autant de part que l’attrait
mystérieux du sexe. Lorsque plus tard elle sentit s’élever du fond
de son cœur ce trouble délicieux qui nous enivre et nous transporte
au-dessus de nous-mêmes, elle en fut effrayée et s’efforça de le
refouler dans sa source, ou tout au moins de le contenir dans de justes
limites. Gouvernant sa vie avec la prudence et la dignité qui lui
étaient propres, elle crut avoir atteint le but qu’elle désirait en
conciliant son amour pour Lorenzo avec les exigences de sa position,
son rêve de bonheur avec son devoir de fille et de patricienne. Elle
s’endormit ainsi, pendant quelques années, comme un alcyon sur la cime
des flots amers, bercée par leurs murmures décevants. Mais survint
un orage qui souleva les eaux de l’abîme, et Beata se réveilla en
sursaut, tout émue du danger qu’elle avait couru. Après le renvoi de
Lorenzo du palais de son père, son cœur, fortement éprouvé, chercha
des consolations dans l’art, dans la poésie que Lorenzo lui avait fait
comprendre et dans les cérémonies de l’Église, qui sont elles-mêmes un
long poëme en action, racontant les plus grands miracles de l’amour.

Beata resta pendant quelque temps encore dans une sorte d’indécision
douloureuse, attendant je ne sais quel coup du sort qui vînt éclaircir
sa destinée. L’arrestation du chevalier Sarti mit un terme à ces
cruelles perplexités, et Beata sortit de ces épreuves du malheur avec
une résolution inébranlable. On aurait dit que ce n’était plus la même
femme timide, réservée, tendre, compatissante, mais fière, et tenant à
dérober au vulgaire le secret de son ravissement intérieur. Le voile
était déchiré, et le souffle de l’amour avait élevé son cœur au-dessus
des vanités de la société.

Un soir que Beata était seule avec son père dans le grand salon du
palais Zeno, elle contemplait ce noble vieillard assis devant une
table, où il examinait des papiers d’État qu’on venait de lui apporter.
Une lampe posée sur la table du sénateur éclairait à peine ce vaste
salon carré, rempli de portraits de famille parmi lesquels se trouvait
celui de la mère de Beata. Celle-ci, émue à l’aspect de cette tête
blanche qui succombait sous le poids des soucis politiques, s’approcha
de lui en silence et tomba à ses genoux qu’elle mouilla de larmes. Le
sénateur, presque aussi touché que sa fille, l’attira doucement sur son
cœur, et, lui baisant le front avec une effusion qui ne lui était pas
habituelle:

«Oui, oui, ma fille, je vous comprends, lui dit-il d’une voix étouffée;
je ne vous forcerai jamais à contracter une alliance qui ne répond pas
à vos désirs.»

Ce n’était pas là la réponse que Beata avait espéré tirer de la bouche
de son père. Lorenzo était toujours en prison, et, malgré ses démarches
incessantes et les nombreux appuis qu’elle avait acquis à sa cause,
elle n’avait pu réussir encore à l’arracher de sa captivité. Un mot
de son père aurait peut-être aplani toutes les difficultés, et c’est
ce mot qu’elle n’osait lui demander ouvertement, essayant de le faire
jaillir, par ses caresses, de son cœur paternel. Le sénateur Zeno,
eût-il deviné tout l’intérêt que prenait sa fille au sort du chevalier
Sarti, n’était pas homme à faiblir sur une question aussi grave.
Les circonstances où se trouvait la république exigeaient toute la
vigilance et la rigueur de l’autorité.

Les jours s’écoulaient, et les événements extérieurs de la guerre
devenaient de plus en plus menaçants pour Venise, sans que les
démarches de Beata en faveur du chevalier Sarti eussent amené aucun
résultat. Sa santé, déjà fort altérée, aurait eu besoin de repos et
de cette sérénité d’esprit qu’elle avait perdue et qu’elle ne devait
plus retrouver. Dans cet état d’alanguissement que venait augmenter
encore la tristesse profonde où elle voyait son père plongé, l’âme de
cette noble fille se repliait sur elle-même, comme si elle eût cherché,
pour ainsi dire, à condenser ses espérances, à donner une forme plus
arrêtée aux vagues aspirations vers un idéal entrevu, à ces hymnes que
chante la jeunesse à la beauté du jour, à ces douces chimères de la
poésie dont elle s’était nourrie jusqu’alors. Beata allait donc souvent
à l’église, et particulièrement à celle de _San-Geminiano_, située,
nous l’avons dit, au fond de la place Saint-Marc, et qui n’existe plus
aujourd’hui. Elle y était attirée par le souvenir de la scène touchante
qui s’y était passée une année avant, lorsque Lorenzo, caché derrière
un pilier, se précipita sur le livre de prières que Beata avait laissé
tomber à terre, dans un moment de contrition.

Une après-midi où elle se sentait plus désolée qu’elle ne l’avait
jamais été, parce que depuis plusieurs jours elle n’avait pu pénétrer
chez Girolamo le geôlier, dont la conduite commençait à éveiller
les soupçons des inquisiteurs d’État, Beata se rendit à l’église
San-Geminiano. On était dans le mois d’avril, et rien ne laissait
espérer à Beata la délivrance possible du chevalier Sarti. Il devait
y avoir ce jour-là, à San-Geminiano, je ne sais plus quelle cérémonie
à laquelle devaient prendre part plusieurs jeunes élèves des _scuole_
de Venise. Beata, qui était connue du maître de chapelle et du plus
grand nombre des jeunes personnes qu’il avait sous sa direction,
monta à la _cantoria_, tribune grillée qui se trouvait derrière le
maître autel. Un orgue de petites dimensions était placé en avant de
la tribune, qu’il divisait ainsi en deux compartiments, dont chacun
était occupé par un chœur de voix virginales. Après quelques préludes
sur l’orgue, exécutés par le maître de chapelle auprès de qui Beata
était assise, ayant à ses côtés sa camériste, les jeunes filles
commencèrent à chanter des litanies de Lotti, célèbre compositeur de
l’école de Venise, dont les cendres reposaient dans l’église même
de San-Geminiano. Chacun de ces chœurs, à deux parties, et sans
accompagnement, disait une strophe que l’autre reprenait ensuite avec
la même onction pénétrante, et puis les deux groupes confondaient leurs
accents isolés dans un ensemble harmonieux. Ces pieuses lamentations,
d’une harmonie aussi pure que les voix qui les murmuraient, ces doux
accords qui se dilataient lentement et répandaient dans le vaisseau
de l’église une sonorité mystérieuse si bien appropriée au sens des
paroles liturgiques, cette poésie de la prière qui remonte au berceau
du genre humain et qui résume en quelques mots, accessibles à tous,
les plus grandes vérités de l’ordre moral, produisirent sur Beata une
impression profonde et décisive. Son cœur s’entr’ouvrit comme si
une secousse violente en eût brisé les ressorts, et qu’un rayon de
miséricorde en eût éclairé les replis les plus cachés. Elle tomba à
genoux presque machinalement, et un déluge de larmes vint inonder son
visage fatigué par les angoisses. Saisie tout à coup par un besoin
d’expansion et de prières plus fort que sa volonté, ce qui est bien
le signe de la vraie douleur, Beata, sans proférer un mot et comme
dominée par l’émotion qui remplissait son âme, fit signe au maître de
chapelle de se lever de son siége et se mit à sa place. C’était pendant
un de ces moments de silence où le chœur se taisait pour laisser aux
fidèles quelques minutes de recueillement. Beata promena hardiment
ses doigts sur l’un des claviers du petit orgue, et en tira une
succession d’accords dont elle n’avait pas trop conscience, mais qui
répondaient à ces divins murmures du sentiment, _venas divini susurri_,
que la parole est impuissante à traduire. Elle tremblait, pleurait
amèrement, et, dans cet état d’exaltation extraordinaire, Beata ne
put s’empêcher de donner un libre cours à sa douleur en chantant ce
qui lui venait à l’esprit. Elle se rappela, ou plutôt son cœur lui
dicta une belle phrase d’un _Miserere_ de Stradella, pour une seule
voix de ténor, qu’elle avait souvent chanté avec l’abbé Zamaria. Cette
phrase de quelques mesures seulement, mais touchante et pathétique,
Beata se l’appropria avec une telle puissance d’émotion religieuse,
qu’elle la fit éprouver à toutes les personnes qui l’entouraient. On
ne s’expliquait pas cet étrange épisode qui venait interrompre la
cérémonie du jour!

_Miserere mei, Domine_, disait-elle en levant ses beaux yeux au ciel
comme pour y chercher la force qui lui manquait, tout en regrettant les
joies de la terre. _Miserere mei secundum magnam misericordiam tuam._

Puis reprenant les premières paroles qui exprimaient le grand besoin
de son cœur défaillant: _Miserere mei..., miserere mei, Domine_,
s’écria-t-elle à plusieurs reprises, en poussant un sanglot qui
retentit dans l’église et produisit un étonnement général.

Chacun se demandait tout bas ce que cela voulait dire, lorsqu’au milieu
de la stupeur silencieuse qui avait succédé à cette scène émouvante
qui s’était passée derrière le treillage de la _cantoria_, on vit un
inconnu fendre la foule qui remplissait la grande nef en criant tout
haut comme un insensé: «C’est elle.... c’est elle.... je l’ai reconnue
à sa voix touchante, c’est l’ange de ma vie.... laissez-moi passer.»

Celui qui causait un pareil scandale n’était autre que le chevalier
Sarti, sorti de prison depuis quelques jours.

       *       *       *       *       *

La république de Venise, resserrée presque aux limites de ses
lagunes, berceau de sa puissance, n’avait plus que quelques jours
à vivre. Travaillée au dedans par le parti démocratique que les
agents de la France y avaient suscité, pressée au dehors par les
armées ennemies qui occupaient ses provinces de terre ferme, elle
attendait que le sort se fût prononcé sur elle, sans essayer de se
le rendre favorable par une détermination courageuse qui l’eût, au
moins, amnistiée devant l’histoire. C’est en vain que des hommes
énergiques, comme François Pesaro et le sénateur Zeno, conseillaient
depuis longtemps au gouvernement de la Seigneurie de secouer les
ténèbres dont il était enveloppé, et d’opposer au danger imminent
qu’ils lui signalaient une résistance plus efficace que des ruses
diplomatiques. Ce gouvernement de vieillards, qui possédait plus de
ressources qu’il n’en fallait pour braver les menaces de Bonaparte
et tenir en échec sa fortune, retombait toujours dans cette léthargie
fatale qui a perdu la république. Cependant, ni le caractère du chef
de l’armée française, ni la haute portée de son génie et l’influence
qu’il pouvait avoir un jour sur les destinées du monde, n’avaient
échappé à la sagacité de l’aristocratie vénitienne. Dès les premiers
rapports que les ambassadeurs de Venise eurent avec cet homme
redoutable, ils furent frappés de l’étendue et de la profondeur de
son coup d’œil, et communiquèrent au sénat l’impression qu’ils en
avaient reçue. «La variété des objets, dirent les commissaires envoyés
près le général Bonaparte dans le mois de juin de l’année 1796, la
finesse de ses observations, l’étendue de ses vues, la manière dont
il les développait, ses aperçus sur les intérêts de sa nation et des
autres; tout cela nous autorise à penser, non-seulement que cet homme
est doué de beaucoup de talent pour les affaires politiques, mais
qu’il doit avoir un jour une grande influence dans son pays[81].»
Depuis cette conférence, les événements de la guerre n’avaient que
trop confirmé les prévisions des deux patriciens. Le 25 mars 1797, le
procurateur François Pesaro et le _Sage de terre ferme_ Jean-Baptiste
Cornaro furent envoyés à Goritz, où se trouvait le général Bonaparte,
pour se plaindre de l’oppression qu’exerçait l’année française sur
les provinces de la république. Dans cette longue entrevue, les
commissaires vénitiens eurent lieu de se convaincre que le sort de leur
pays dépendait de l’intérêt qu’aurait Bonaparte à le sacrifier à son
ambition, dont ils avaient sondé l’égoïsme implacable.

De retour à Venise, François Pesaro propagea l’alarme et, avec le
concours de son ami le sénateur Zeno et des autres partisans d’une
alliance ouverte avec l’Autriche, il poussa le gouvernement à prendre
des mesures énergiques. On ordonna secrètement la levée en masse des
paysans du Véronais et du Bergamasque, dont la diversion pouvait être
fatale à l’armée française. A la première nouvelle qu’eut le général
Bonaparte de ces préparatifs d’armement, il envoya à Venise un de ses
aides de camp, Junot, avec une lettre menaçante pour le doge, Louis
Manini. Junot fut introduit dans le grand conseil présidé par le doge,
le 15 avril 1797. Il lut à haute voix la lettre du général en chef;
puis le ministre du Directoire, inspiré par les conseils de Villetard,
son secrétaire, demanda la mise en liberté de tous les partisans de
la France, qui remplissaient les prisons de la république. C’est à
l’occasion de ces événements politiques que le chevalier Sarti sortit
des plombs de Venise, où il était resté renfermé un peu plus de six
semaines.

Rendu à la liberté, Lorenzo fut bientôt instruit, par la voix publique,
de tout ce qui s’était passé pendant le temps de sa captivité. Il
apprit alors quelle avait été la conduite admirable de Beata, la
rupture de son mariage avec le chevalier Grimani, les démarches hardies
et compromettantes qu’elle n’avait pas craint de faire en faveur des
prisonniers. Tout Venise était persuadé que c’était à l’influence de la
noble fille du sénateur Zeno qu’on devait l’élargissement des victimes
de l’inquisition. Saisi de honte et de remords d’avoir pu méconnaître
un seul instant le caractère angélique de cette femme qui se révélait
à lui sous une face toute nouvelle, le chevalier Sarti courut au
palais Zeno, résolu de tout braver pour implorer son pardon. Hélas!
il trouva la maison tout en deuil! L’abbé Zamaria était mort depuis
quelques jours. Cet esprit charmant, qui reflétait la gaieté bénigne et
l’insouciance du peuple vénitien, s’était éteint sans douleur, comme
_una lucciola di mare_ qui s’est épuisée à bourdonner et à s’ébattre
autour du rayon de lumière qui l’avait portée. Plusieurs fois il
avait demandé à voir son cher Lorenzo, dont il ignorait la captivité.
Beata avait ordonné aux domestiques de lui cacher ce malheur, qui
aurait attristé inutilement ses dernières heures qui furent douces et
sereines. N’ayant trouvé au palais que le vieux Bernabo, dont l’accueil
froid et morose fut loin de l’encourager à renouveler la tentative, le
chevalier Sarti eut le pressentiment qu’il pourrait rencontrer Beata
à l’église San-Geminiano, où il y avait, ce jour-là, une cérémonie
extraordinaire. Après l’avoir cherchée inutilement dans tous les coins
et recoins de l’église, Lorenzo reconnut sa voix, et, traversant la
foule comme un fou, il monta précipitamment à la _cantoria_, où il
vit Beata entourée de toutes les jeunes _scolare_ qu’elle avait émues
et qui pleuraient avec elle, en ignorant la cause de sa douleur.
L’arrivée de Lorenzo, le désordre de ses traits et de ses paroles,
l’étonnement, le ravissement de Beata à la vue du chevalier, qu’elle
croyait encore et pour longtemps sous les plombs, donnèrent à cette
scène la signification qui lui manquait. Ce fut bientôt l’histoire de
tout Venise et, au milieu de cette ville remplie de soldats, de bruit
et d’anxiété, on ne s’entretenait que de l’amour touchant et romanesque
du chevalier Sarti pour la fille du sénateur Zeno.

Les partisans de la révolution, qui, depuis l’apparition de Junot à
Venise, avaient relevé la tête et parlaient haut comme les maîtres
futurs de la république, exaltaient la conduite généreuse de Beata.
«Fille d’un patricien, disaient-ils avec enthousiasme, elle n’a point
dédaigné les vœux du chevalier Sarti qui lui doit tout, jusqu’à la
liberté qu’il vient de récupérer. Voilà un signe éclatant du triomphe
des idées nouvelles, ajoutaient-ils, et il appartenait à notre brave
chevalier de pénétrer le premier dans le cœur de l’aristocratie.» Ces
propos et d’autres encore témoignent de la popularité du chevalier
Sarti parmi la jeunesse qui formait le noyau du parti démocratique.

L’imagination de Lorenzo, le charme de sa personne, la position
singulière où il se trouvait entre l’aristocratie qui avait accueilli
sa jeunesse et les instincts de sa nature avide de mouvement, de
justice et de lumière, lui avaient acquis un grand nombre d’amis
dévoués. On s’intéressait à son amour comme à un épisode du drame
politique, dont on attendait impatiemment le dénoûment.

La délivrance inespérée du chevalier Sarti fut, pour la fille du
sénateur, un événement qui précipita la crise où son âme était engagée.
En voyant apparaître Lorenzo au moment où elle laissait échapper ce
cri de miséricorde qui avait retenti dans l’église San-Geminiano,
il lui semblait que Dieu, dont elle venait d’invoquer le secours,
avait répondu à son appel! Étourdie d’abord par ce coup inattendu,
puis enivrée du bonheur de savoir Lorenzo hors de tout danger, Beata,
après ces secousses réitérées qui lui avaient donné une énergie dont
on ne la croyait pas capable, retomba dans une sorte de langueur qui
effraya son père. La lutte intérieure qu’elle soutenait depuis si
longtemps avait épuisé les forces de la gentildonna. La mort récente
de l’abbé Zamaria, la situation de la république et la tristesse que
son père et tous les siens en éprouvaient, achevèrent de briser sa
constitution. Ses relations avec la famille Grimani étaient rompues,
et ce n’est pas sans étonnement que leurs amis communs apprirent que
l’alliance projetée entre les deux illustres familles était sacrifiée
à M. le chevalier Sarti! La malignité du monde aristocratique, qui
se trouvait blessé d’une préférence si choquante, n’épargna pas les
suppositions offensantes pour expliquer une inclination si peu digne
d’une patricienne. De telles injures, si elles fussent parvenues
jusqu’aux oreilles de Beata, n’auraient point atteint le but que s’en
proposaient les méchants. Son âme, après de nombreuses hésitations,
était entrée dans un ordre d’espérances qui la plaçaient au-dessus des
misères de la vie. La lumière s’était faite en elle, et le mot suprême,
le _fiat lux_, avait été prononcé par l’amour. Ses doutes s’étaient
dissipés, les contradictions de son cœur et de sa raison, dont elle
avait eu tant à souffrir, de ses devoirs comme fille et de sa tendresse
pour Lorenzo, s’étaient enfin conciliées dans une vérité supérieure,
qu’elle entrevoyait depuis longtemps. Dieu, en se révélant à elle dans
une de ces visions du sentiment qui témoignent autant de son existence
que le spectacle merveilleux du monde extérieur, lui avait expliqué
l’énigme de sa destinée. Aussi, dans la défaillance physique où elle
était tombée depuis quelque temps, Beata éprouvait une douceur infinie,
une sécurité profonde. Elle avait désormais une conscience nette du
but où elle aspirait. Loin de répudier aucune illusion de sa jeunesse,
elle s’en faisait un appui pour se raffermir dans sa nouvelle croyance.
Ce qui n’avait été jusqu’alors pour Beata que le pressentiment d’une
nature bien douée lui parut une certitude, et le bonheur qui échappait
ici-bas à son âme contristée, elle crut l’entrevoir dans un meilleur
avenir. Dieu enfin, tel que Beata l’avait senti surgir de son cœur ému,
loin d’être la contradiction du sentiment qui avait rempli sa vie, en
était la conséquence et le couronnement.

Un soir Beata, se trouvant plus faible que les jours précédents, était
restée dans sa chambre seule avec son père, dont l’inquiétude pour
la santé de sa fille était devenue extrême. On avait déjà consulté
plusieurs médecins, qui tous avaient déclaré que ce n’était qu’une
maladie de langueur pour laquelle il fallait surtout des distractions.
Le sénateur était assis au chevet de sa fille, dont il contemplait
les traits altérés avec une tristesse silencieuse. Une lampe ombragée
de fleurs, posée sur un guéridon, éclairait à demi cette scène simple
comme les grandes douleurs de la vie. La tête blanche du vieux
sénateur Zeno s’inclinait sur le lit où reposait Beata, et, de son
regard attendri, il semblait interroger le cœur de sa fille. Aucune
explication n’avait eu lieu entre eux depuis la rupture du mariage
projeté avec le chevalier Grimani. Comme cela arrive souvent en
pareilles circonstances, le sénateur était presque le seul à ignorer ce
qui était connu de tout Venise. Son esprit était trop préoccupé de la
situation de la république et trop imbu des préjugés de l’aristocratie,
pour avoir deviné que l’inclination de Beata pour le chevalier Sarti
était la véritable cause du mal qui avait dévoré une santé aussi
florissante. Cependant, il n’avait pas échappé à la sagacité du
sénateur que le renvoi du chevalier Sarti de sa maison et sa détention
sous les plombs du palais ducal avaient été de tristes événements
pour sa fille. Sans attacher au chagrin de Beata plus d’importance
qu’il n’en avait à ses propres yeux, il comprenait que l’éloignement
d’un jeune homme intelligent, qu’elle avait vu croître à ses côtés
comme un frère, et dont elle avait soigné l’enfance, avait dû lui être
extrêmement pénible.

«Comment vous trouvez-vous, ma fille? dit le sénateur en prenant la
main de Beata, qui avait la moiteur de la fièvre.

—Je me sens beaucoup mieux, mon père, répondit la gentildonna d’une
voix affaiblie. Tout me donne lieu d’espérer que je serai bientôt en
état de me rendre à Cadolce, dont le bon air achèvera de me guérir.

—Que Dieu vous entende, ma fille!» répliqua le sénateur en portant
la main de Beata à ses lèvres. Après un moment de silence et
d’attendrissement comprimé: «Vous savez, dit le sénateur, que le
chevalier Sarti a été mis en liberté!

—Oui, mon père, j’ai appris cette bonne nouvelle qui m’a rendue bien
heureuse!»

Un nouveau silence succéda à cet aveu, qui surprit le sénateur par
la fermeté d’accent que Beata avait mise dans ses paroles. Ils se
regardèrent tous deux, le père et la fille, comme deux êtres qui se
seraient révélé, involontairement, un secret important!

«Je ne doute pas, ma fille, répondit lentement le vieux sénateur, que
le sort du chevalier Sarti ne doive vous intéresser; mais je suis bien
certain aussi que vous n’avez jamais oublié que vous êtes l’héritière
d’une grande maison.

—Hélas! je n’ai que trop sacrifié à ces chimères de la vanité humaine,
dit Beata d’une voix plus ferme encore. Je sais ce que je vous dois,
mon père, mais je sais également ce que je dois au sentiment profond
que Dieu a gravé dans mon cœur.»

Le sénateur eut à peine le temps d’exprimer l’étonnement qu’il
éprouvait, lorsque Bernabo vint l’avertir qu’un messager d’État était
venu lui apporter l’ordre de se rendre immédiatement au palais ducal.

Cette scène domestique se passait dans la soirée du 30 avril 1797,
quinze jours après la délivrance du chevalier Sarti. Les événements
politiques s’étaient compliqués depuis d’une façon sinistre.
L’insurrection de Vérone, au 17 avril, et les épisodes sanglants qui
s’en étaient suivis, avaient excité l’indignation du général Bonaparte,
qui déclara la guerre à la république. Vérone fut reprise par l’armée
française, Padoue occupée, et une division s’avança jusqu’au bord
des lagunes. La consternation était dans la ville de Saint-Marc. Le
rapport des commissaires envoyés récemment près de Bonaparte était
parvenu au doge dans la soirée du 30 avril, et ce rapport ne laissait
plus aucun doute sur les intentions du général en chef, de changer la
constitution de Venise. Le doge épouvanté, au lieu de communiquer ce
rapport au sénat, comme le prescrivait la constitution, réunit dans
ses appartements un conseil privé de quarante-trois personnes, parmi
lesquelles se trouvaient François Pesaro et Marco Zeno[82]. Il était
dix heures du soir quand le sénateur, quittant précipitamment la
chambre de sa fille, arriva au palais où siégeait éperdu le dernier
représentant d’une illustre république de patriciens. Il monta
péniblement l’escalier des Géants, et traversant une longue file
d’appartements somptueux, il pénétra jusqu’à celui qu’occupait le
souverain de Venise.

  Apparet domus intus, et atria longa patescunt;
  Apparent Priami et veterum penetralia regum.

Louis Manini, tenant à la main le rapport des commissaires, était
assis sous un baldaquin orné d’arabesques d’or et sculpté de ses
armes. Les quarante-trois personnes qu’il avait réunies formaient
un demi-cercle autour de son trône chancelant. Un silence profond
régnait dans cette assemblée clandestine, dont chaque membre appréciait
l’importance et l’illégalité. On se regardait avec terreur, et personne
n’osait prendre la responsabilité de proposer le premier une chance de
salut.

«La gravité des circonstances, dit enfin le doge d’une voix oppressée,
a fait juger cette réunion nécessaire, pour que chacun de vous pût
indiquer les moyens les plus convenables d’exposer au grand conseil la
situation de la république. Mais avant de faire vos propositions, je
vous prie d’entendre le chevalier Daniel Delfino.»

Le chevalier Delfino, prenant alors la parole, raconta que, pendant
son ambassade à Paris, il avait eu occasion de faire la connaissance
d’un financier qui avait une grande influence sur le général en chef
de l’armée française. Or, comme ce financier se trouvait maintenant
en Italie, le chevalier Delfino proposait de l’aller trouver et de
réclamer ses bons offices pour apaiser la colère de Bonaparte, et en
obtenir de meilleures conditions pour la république.

A cette incroyable puérilité d’un vieux diplomate qui, pour sauver son
pays contre une armée envahissante, n’avait rien de mieux à proposer
qu’une intrigue d’antichambre, le procurateur François Pesaro s’écria
avec indignation: «Ce sont des armes qu’il nous faut, et non pas de
vaines paroles! Défendez-vous donc, si vous voulez, au moins, être
dignes de la mort qu’on vous prépare.»

Cette sortie vigoureuse d’un noble caractère ne fit qu’accroître la
terreur de l’assemblée, dont François Capello exprima les sentiments
secrets en disant: «Que personne ne connaissant encore le traité de
Leoben, qui venait d’être signé entre la France et l’Autriche, il était
prudent de ne pas s’écarter du système de temporisation qu’on avait
suivi jusqu’alors.»

Un murmure approbateur s’éleva dans l’assemblée à ce conseil
pusillanime d’un patricien, qui avait été aussi ambassadeur à la cour
de France lorsque éclata la grande révolution de 1789, dont il avait
apprécié admirablement l’esprit novateur: tant il est vrai que, dans la
vie publique comme dans la vie privée, l’intelligence est une faible
garantie de la sagesse des hommes! Enfin, le doge, déployant le rapport
des commissaires qu’il avait à la main, se mit en devoir d’en lire le
contenu d’une voix entrecoupée par des sanglots. Lorsqu’il fut arrivé
à ce passage du rapport où le général Bonaparte dit aux commissaires
de la république: «Je viens de conclure la paix avec l’empereur;
je pouvais aller à Vienne, j’y ai renoncé; j’ai quatre-vingt mille
hommes.... je ne veux plus d’inquisition, plus de sénat.... _je serai
un Attila pour Venise_[83]:—Misérable, s’écria tout à coup le vieux
sénateur Zeno, qui ne put contenir plus longtemps l’indignation qui
s’était amassée dans son cœur, misérable bandit, digne représentant
d’une révolution perverse! Il ose porter la main sur un édifice
politique qui a résisté à tant d’orages, et qui est une merveille de
la civilisation! Ah! si Dieu veut exaucer les vœux que je forme contre
le soldat audacieux qui nous tient un pareil langage, c’est lui qui
sera traité un jour comme un Attila, c’est lui que le monde civilisé
expulsera de son sein comme un perturbateur du repos public. Puisque
vous ne savez pas vous défendre, je lègue la vengeance de ma patrie à
la vieille aristocratie de l’Europe.»

Ces paroles, et l’accent avec lequel elles furent prononcées,
produisirent sur l’assemblée un effet extraordinaire. La lecture du
rapport fut interrompue; chacun cherchait à deviner sur la physionomie
de son voisin l’impression qu’il avait reçue. Sur ces entrefaites,
on vint apporter au doge une lettre du commandant de la flottille,
qui annonçait que l’ennemi avait commencé les hostilités contre les
Vénitiens. En effet, on entendait dans le lointain des coups de canon
qui retentissaient sourdement dans ce palais du patriciat comme la voix
du destin. Le doge, plus tremblant que jamais, marchait à grands pas
dans la salle du conseil, en disant tout haut et les larmes aux yeux:
«Cette nuit même, nous ne sommes pas sûrs de dormir tranquillement
dans notre lit.» Alors, François Pesaro laissa échapper de sa poitrine
oppressée ces mots que l’histoire a recueillis: «Je vois que c’en
est fait de ma patrie. Je ne puis la secourir, mais un galant homme
trouve une patrie partout[84].» Après quelques secondes d’un silence de
sinistre augure, le sénateur Zeno se leva de son siége et, tendant la
main à son ami, il lui dit avec une tristesse profonde qui fut partagée
par tous ceux qui étaient dignes de le comprendre:

  Venit summa dies et ineluctabile tempus
  Dardaniæ. Fuimus Troes; fuit Ilium et ingens
  Gloria Teucrorum.

 Hélas! il est venu ce jour.... le dernier jour de cet empire! Ilion
 n’est plus, ils ne sont plus les Troyens et leur gloire immense.

Il était quatre heures du matin quand le sénateur Zeno rentra dans son
palais, l’âme navrée de tout ce qui venait de se passer. Il se rendit
immédiatement dans la chambre de sa fille, qu’il trouva entourée de
serviteurs et de deux médecins, qu’on avait mandés pendant une crise
qui avait excité les plus vives inquiétudes. Le sénateur s’assit au
chevet de Beata, et, à la vue de ce beau visage endolori, le pauvre
père ne put contenir son émotion, et de grosses larmes silencieuses
s’échappèrent de ses yeux. Il passa le reste de la nuit à veiller à la
conservation du seul bien qui lui restait désormais.

Cependant une amélioration sensible s’était produite dans la santé
de Beata au commencement du mois de mai. La crise qu’elle avait
traversée paraissait être un effort de la nature pour ressaisir la
plénitude de ses facultés. Très-faible encore, mais soutenue par
l’espoir d’une convalescence prochaine, Beata se disposait à partir
pour la terre ferme. Tout était prêt à la villa Cadolce pour la
recevoir. Une après-midi qu’elle se sentit comme vivifiée par l’éclat
d’un beau soleil de printemps, Beata manifesta le désir de faire une
courte promenade pour essayer ses forces, disait-elle, et se préparer
à entreprendre un plus long voyage. On fit préparer une gondole
découverte qu’on remplit de ouate, et sur laquelle on jeta un large
tapis de velours bleu à franges d’or. Des coussins de satin rose lui
formaient une espèce de lit de repos, sur lequel elle put s’étendre
sans trop de fatigue. Beata mit ce jour-là une robe blanche et un fichu
de crêpe noir, vêtement simple qu’elle aimait à porter, parce qu’il
plaisait à Lorenzo. Son père voulut l’accompagner, mais elle le pria de
n’en rien faire et de la laisser aller seule avec Teresa, la camériste.
Beata emporta un grand bouquet de fleurs diverses. Elle en détacha une
branche de chèvrefeuille qu’elle mit à son sein par-dessus le fichu
de crêpe noir. Étendue dans la barque, ayant en face d’elle la bonne
Teresa qui lui était si dévouée, ses beaux cheveux blonds déroulés sur
les coussins de satin rose qui soutenaient son corps amaigri, la fille
du sénateur offrait comme une image mélancolique de Venise expirante,
qui lutte contre la destruction dont elle sent les atteintes, en se
disant, tout bas, avec la jeune captive du poëte:

  Je ne veux pas mourir encore....

Beata se fit conduire à Murano et s’arrêta longtemps en face de la
charmille _di San Stefano_, qui lui rappelait à la fois des souvenirs
poignants et le plus beau jour de sa noble vie. Puis elle ordonna à
l’un de ses gondoliers de lui chanter la jolie complainte qui avait
excité l’hilarité de son amie Tognina, voulant compléter le tableau de
son rêve de bonheur:

  La luna è bianca.....
  Il sole è rosso....
  Lo sposalizio si farà....

  La luna dice al sole:
  Il lume tuo mi schiarerà....
  E Gesù Cristo ci benirà....

«Oui, oui, répondit Beata avec un sourire de tristesse; il nous bénira
dans ce monde ou dans l’autre.

—Ah! signora, répliqua Teresa, que l’exclamation de sa maîtresse avait
émue, pouvez-vous penser à la mort, quand tout vous parle de la vie et
des félicités qui vous attendent?»

Après avoir satisfait au désir de son cœur ingénu, Beata retourna
paisiblement à Venise. La journée était déjà fort avancée. Le soleil,
qui commençait à quitter l’horizon, projetait sur la ville merveilleuse
ces beaux rayons jaunes d’un soir d’été, qui sont comme le dernier
adieu du jour qui s’en va. Les cloches de Saint-Marc tintaient dans
le lointain, et leurs notes mélancoliques étaient en harmonie avec
l’aspect de la nature et les sentiments de Beata. Au lieu de franchir
le petit canal _de’ Mendicanti_, qui est en face de Murano, faisant
un détour par l’_isola di San Pietro_, la barque qui portait un si
précieux trésor traversait lentement le canal _di San Marco_, qui
forme l’entrée magnifique de cette longue voie triomphale qu’on
appelle _il Canalazzo_. Il était à peu près huit heures du soir. Les
ombres s’allongeaient derrière la gondole silencieuse, dont le sillage
ressemblait à un brasier d’étincelles d’or. A gauche, la belle église
_di San Giorgio Maggiore_ se dégageait de la pénombre qui enveloppait
l’île tout entière, tandis que le quai des Esclavons, _la Riva dei
Schiavoni_, était rempli d’une foule curieuse qui faisait face à la
mer, comme si elle eût été frappée de quelque spectacle inattendu.
Tous les regards étaient dirigés sur la gondole de Beata, dont la
pâleur et la défaillance inspiraient une douloureuse compassion.
Arrivée près de la Piazzetta, Beata crut apercevoir Lorenzo au milieu
d’un groupe de personnes qui se tenaient sur le Traghetto; elle fit
approcher la gondole et, ayant reconnu en effet le chevalier Sarti
entouré de plusieurs de ses amis, elle posa une main sur son cœur et,
de l’autre, elle lui envoya un baiser, comme pour lui dire un éternel
adieu.... Et la barque disparut dans l’ombre de la nuit naissante. Un
cri d’admiration s’éleva du milieu de cette foule attendrie par le
témoignage d’un amour si profond et si naïf.

Ce fut là le dernier effort de la pauvre Beata. Au lieu du soulagement
qu’elle avait espéré, sa faiblesse ne fit que s’accroître chaque jour
davantage, et bientôt il ne resta plus le moindre doute sur sa fin
prochaine. Elle ne souffrait pas, elle s’éteignait comme une flamme
qui n’a plus d’aliment. L’intérêt qu’on prenait à cette noble créature
était si grand à Venise, surtout parmi les partisans de la révolution
qui allait s’accomplir, que la foule encombrait le palais Zeno pour
avoir de ses nouvelles. Le chevalier Grimani fut l’un des premiers à
accourir auprès de la femme qui lui avait été destinée, et dont il
avait pu apprécier le caractère élevé. Après avoir reçu les sacrements
de l’Église avec une sérénité qui excita l’admiration du prêtre et des
serviteurs de sa maison qui assistaient à cette pieuse cérémonie, Beata
éprouva un soulagement moral dont son pauvre corps ressentit pendant
quelques heures la douce influence. Sans se faire aucune illusion sur
son état, Beata profita des instants de répit que lui accordait la
nature pour accomplir un vœu de son cœur. Elle pria son père de faire
venir le chevalier Sarti. Le sénateur acquiesça au désir de sa fille
sans hasarder la moindre observation. On n’eut pas besoin d’aller
chercher bien loin le chevalier: car, depuis huit jours, il n’avait pas
quitté le palais où Teresa l’avait introduit et le tenait caché par
pitié. Mais, avant qu’il fût permis à Lorenzo d’entrer dans la chambre
de la signora, Beata fit un effort pour se vêtir de la robe blanche
et du fichu de crêpe noir qu’elle portait le jour de la promenade à
Murano. Elle mit aussi une branche de chèvrefeuille à sa ceinture, et
fit placer sur sa table de nuit une Bible et _la Divine Comédie_ de
Dante Alighieri. Lorsque tous ces préparatifs furent terminés et que
Beata, étendue dans son lit, put lire sur tous les objets dont elle
s’était entourée l’expression de son âme, le sénateur Zeno, précédant
le chevalier Sarti dans la chambre de sa fille, lui dit avec émotion:

«Venez contempler votre ouvrage, monsieur le chevalier!

—Non, mon père, répondit Beata, c’est l’ouvrage de Dieu.»

Le sénateur se retira en laissant la camériste Teresa avec Beata et
le chevalier. La chambre était remplie de de fleurs et éclairée comme
s’il se fût agi d’une fête nuptiale. «Asseyez-vous là, près de moi,
Lorenzo,» dit Beata avec un sourire charmant.

Lorenzo, tombant à genoux, saisit la main de Beata, la couvrit de
baisers et de larmes. «Pourquoi pleurez-vous, mon ami? lui dit-elle
avec douceur. J’ai un si grand plaisir à vous voir, et j’ai tant de
choses à vous dire! Asseyez-vous, Lorenzo, et écoutez-moi.»

Lorenzo se releva avec peine et s’assit tout près du lit de Beata. La
camériste, qui se tenait debout derrière le chevet de sa maîtresse,
allait se retirer dans le fond de la chambre, lorsque Beata lui dit:
«Tu peux rester, car je n’ai plus de secrets pour toi, ma bonne Teresa.
Savez-vous, mon ami, dit Beata, après avoir appuyé sa tête languissante
sur sa main droite, pendant que Teresa prenait soin d’écarter de son
visage les longues mèches de ses cheveux dénoués; savez-vous qu’il y a
bien longtemps que j’aspire au bonheur que je goûte en ce moment! Du
jour où la Providence vous a conduit à la villa Cadolce, dès ce jour
bienheureux, qui est le premier de mon existence morale, je me suis
sentie attirée vers vous par une force invincible contre laquelle je
n’ai cessé de lutter. Je vous vois encore apparaître dans le salon
de mon père pendant cette belle nuit de Noël; je vous vois avec vos
cheveux blonds et la grâce touchante du jeune âge, et je sens encore
au fond de mon cœur le doux frémissement que me firent éprouver les
réponses naïves qui s’échappaient de vos lèvres innocentes! Quoique
je fusse plus âgée que vous de quelques années, je n’étais pas moins
ignorante sur la nature des sentiments qui peuvent nous agiter. Je
n’avais jamais rien senti de semblable à ce que votre présence me fit
éprouver! J’étais à la fois charmée et confuse en vous voyant. Absent,
je m’inquiétais de vous et je vous recherchais.... présent, vous me
troubliez jusqu’à la confusion de moi-même. Je ne savais comment
gouverner mon pauvre cœur. Élevée par des hommes, puisque je n’ai pas
connu ma mère, hélas! habituée dès l’enfance à contenir l’expression de
mes pensées, je n’avais personne autour de moi à qui je pusse demander
un conseil. Mon amie Tognina était d’un caractère trop opposé au mien
pour m’encourager à lui ouvrir mon âme. Sa gaieté bruyante effarouchait
ma timidité naturelle. Un jour que je me promenais avec elle dans une
allée ombreuse du parc de Cadolce, elle me fit tressaillir par les
questions indirectes qu’elle me faisait à votre sujet. Ce fut aussi
pendant le soir de ce même jour, qu’après avoir entendu chanter à
Guadagni l’admirable morceau de Gluck:

  Che farò senza Euridice?
  Dove andrò senza il mio bene?

je vous vis pleurer à la porte du salon où nous étions tous réunis,
et puis disparaître tout à coup. Vos larmes me touchèrent, je fus
inquiète, je sortis du salon pour m’assurer de ce que vous étiez
devenu, et, en vous apercevant accoudé derrière le citronnier de la
grande allée, je sentis dans tout mon être une commotion si profonde,
qu’elle éveilla mon instinct. Je compris alors, pour la première fois,
ce que j’étais pour vous et quel genre d’intérêt vous m’aviez inspiré!
je devins triste, soucieuse de l’avenir et mécontente de moi-même.
J’eus honte de ma faiblesse, je cachai mon secret au fond de mon cœur
avec l’inquiétude et la vigilance d’un coupable, et je pris la ferme
résolution de vous éloigner de moi, ou de réprimer vos illusions par la
froideur de mon maintien.

«Ce que j’ai souffert, mon ami, dans cette lutte homicide contre le
sentiment le plus pur de la nature, Dieu seul le sait! ma position
était affreuse. Fille unique d’un patricien austère qui a conservé
toutes les idées des temps qui ne sont plus; fiancée à un homme de
mon rang et qui était digne de mon affection, je me sentais captivée
par un enfant, pour ainsi dire, que j’avais vu croître à mes côtés
et dont j’avais pris plaisir à développer la belle intelligence. Que
penserait-on de moi, que dirait le monde si l’on venait à découvrir ma
faiblesse pour un jeune homme confié à ma sollicitude? L’idée qu’on
pourrait mal apprécier le sentiment étrange que j’éprouvais pour vous
me rendait surtout malheureuse! Le moindre regard, la moindre parole un
peu équivoque qu’on m’adressait à votre sujet, me faisaient rougir; je
ne savais quelle contenance prendre pour ne pas trahir le secret de mon
cœur. Plus je faisais d’efforts pour étouffer une passion insensée qui
ne pouvait que troubler ma vie, et moins je réussissais à vous oublier.
Pardonnez-moi, Lorenzo, ces aveux qui n’ont rien de blessant pour vous:
car c’est votre âge, bien plus que la condition où Dieu vous a fait
naître, qui me paraissait un obstacle infranchissable. D’autres sujets
de tristesse vinrent encore aggraver ma position, ajouta Beata d’une
voix plus faible en baissant les paupières. Je me reprochai la trop
grande sévérité de ma conduite à votre égard, et je craignis d’avoir
contribué peut-être à vous jeter dans un monde indigne de vous.»

A cette manière discrète et touchante de lui rappeler les fautes qu’il
avait commises, le chevalier Sarti saisissant avec transport la main de
Beata qu’il pressa contre son front humilié: «Ah! signora, dit-il avec
douleur, je n’étais pas digne de troubler par mes erreurs une âme aussi
pure que la vôtre!

—La lettre que je reçus de vous quelque temps après, continua la
gentildonna en entr’ouvrant ses beaux yeux et en laissant errer sur
ses lèvres pâles un sourire de joie enfantine, cette lettre qui ne
m’a pas quittée depuis, ajouta-t-elle en tirant de son sein un papier
tout froissé, me rendit en partie le calme intérieur que j’avais
perdu. Je fus touchée de l’expression de vos sentiments, je fus
heureuse d’avoir été comprise, mais je n’eus pas le courage de vous
répondre, ni la force de prendre une résolution. Contente du présent,
j’oubliai l’avenir et les inextricables difficultés de ma position,
et mon cœur se remplit de vagues et lointaines espérances. Je laissai
courir le temps, jouissant avec délices des témoignages discrets de
votre affection, dont je me rappelle les moindres particularités. La
promenade à Murano que nous fîmes ensemble avec Tognina est surtout
présente à mon souvenir! A partir de ce jour, le plus beau de ma vie,
ma destinée fut irrévocablement fixée. En écoutant les belles paroles
qui sortaient si abondamment de votre bouche inspirée, j’éprouvai je ne
sais quel ravissement intérieur où mon âme s’éleva à la hauteur des
idées que vous veniez d’exprimer avec tant d’éloquence. Je dérobai à
vos regards les larmes de bonheur que je ne pus m’empêcher de verser,
et je revins à Venise, comme transfigurée par la poésie de vos nobles
sentiments. J’hésitais cependant à rompre le silence que j’avais
imposé à mon cœur depuis tant d’années. Mon père qui avait en moi
une si grande confiance et dont je craignais, avant tout, d’affliger
la vieillesse, m’obligeait à garder vis-à-vis de vous une extrême
réserve. J’ai eu pendant un moment quelques lueurs d’espérance sur les
intentions de mon père à votre égard, et je compte parmi les instants
heureux de ma vie les quelques jours qui précédèrent votre départ pour
l’université de Padoue. Hélas! mon illusion fut de courte durée. Je ne
vous dirai pas, mon ami, tout ce que j’ai souffert pendant votre longue
absence, ni les innocents stratagèmes qu’il m’a fallu employer pour
retarder, de jour en jour, mon mariage avec le chevalier Grimani; je
ne vous rappellerai pas non plus tout ce qui est survenu depuis votre
retour à Venise, ajouta Beata en posant sur ses yeux la main qui lui
restait libre. Mais, pour que vous puissiez comprendre la conduite que
j’ai tenue depuis le jour fatal où vous avez quitté le palais de mon
père, je dois vous dire ce qui se passait dans mon âme, pendant que je
luttais ainsi contre la destinée que je m’étais faite.»

En prononçant ces dernières paroles, Beata, fatiguée par les efforts
qu’elle venait de faire, fut prise d’une toux sèche et si persistante
qu’on fut obligé de la soulever de son lit et d’humecter ses lèvres de
quelques gouttes d’essence. Le chevalier tremblait en tenant dans ses
bras le corps épuisé de cette femme adorée, qui lui dit, en tournant
vers lui ses yeux presque éteints: «Si vous manquez déjà de courage,
mon ami, que sera-ce donc plus tard?...»

Lorenzo, pour toute réponse, se mit à sangloter si fort, que Teresa,
effrayée, sonna le médecin qui veillait dans l’antichambre. La crise ne
dura pas longtemps: Beata soulagée fut remise dans la position qu’elle
avait auparavant, et le médecin se retira ainsi que les domestiques qui
l’avaient suivi.

«Mon ami, reprit la gentildonna avec un doux et charmant sourire qui
vint éclairer subitement ce beau visage déjà flétri par la souffrance,
après le bonheur de vous avoir connu, je vous dois encore les plus
pures jouissances que j’ai goûtées dans ce monde. Oui, cher Lorenzo,
j’ose vous le dire aujourd’hui pour la première fois, le sentiment
que vous m’avez inspiré a été pour moi la source d’une vie nouvelle.
Vous avez réveillé mon âme endormie et vous lui avez communiqué une
impulsion pour laquelle je vous devrai une éternelle reconnaissance.
C’est un devoir pour moi de vous raconter comment s’est opéré, dans les
dispositions secrètes de mon cœur, un si grand changement.

«Vous le savez, mon ami, ayant perdu ma mère de très-bonne heure, j’ai
été élevée par des serviteurs dévoués, sous la surveillance de mon
père et de l’abbé Zamaria, qui prit un soin tout particulier de mon
instruction. On m’enseigna plus de choses que les femmes de mon temps
et de ma condition n’avaient coutume d’en apprendre, et les livres
eurent plus de part à mon éducation que l’instinct de la nature. Je
manquai de cette discipline qu’insinuent dans le cœur d’un enfant les
baisers de la femme qui lui a donné le jour, et dont rien ne saurait
suppléer la tendresse. Heureusement les arts et surtout la musique,
ce langage mystérieux du sentiment qui nous révèle ce que la parole
est impuissante à exprimer, vinrent tempérer par leur douce influence
ce qu’il y avait de trop sévère, de trop aride peut-être, dans la
nourriture qu’on donnait à mon esprit.

«Vivant au milieu d’une société brillante qui ne pensait qu’au plaisir,
adorée de mon père qui, pour me rendre plus digne de l’héritage qu’il
me destinait, aimait à m’entretenir du spectacle de l’histoire et des
problèmes redoutables qui touchent au gouvernement des hommes, sa
principale occupation, je grandissais comme une plante qu’on soigne
trop et à qui l’on mesure l’air vivifiant, ou comme un oiseau qui, dans
la cage d’or où il est éclos artificiellement, ignore les vicissitudes
de la liberté. Soumise aux devoirs de mon sexe, à ceux de ma position,
j’accomplissais tout ce qui m’était prescrit par les bienséances du
monde que j’avais sous les yeux, sans en comprendre bien le sens. Les
arts, la littérature, et même les pratiques extérieures de la religion,
me paraissaient des distractions aimables, l’ornement nécessaire d’une
société polie. Ainsi s’écoulaient les jours paisibles de mon existence,
et mon âme, bornée dans ses désirs parce qu’aucun accident de la route
n’avait éveillé encore sa noble curiosité, ne s’élevait pas au-dessus
de l’horizon de la vie matérielle.

«C’est alors que la Providence vous a conduit à la villa Cadolce.
Je pris soin, à mon tour, de votre éducation, et, sous la haute
surveillance de l’abbé Zamaria, je me plaisais à cultiver votre belle
nature et à en faire jaillir les sources généreuses. On eût dit que mon
cœur inoccupé avait saisi avec empressement l’occasion de satisfaire
ses besoins d’affection, et que vous étiez pour moi comme un jeune
frère, sur lequel une sœur plus âgée aime à exercer ses instincts de
maternité. Je ne vous dirai pas, mon ami, quel bonheur j’éprouvai à
voir se développer chaque jour votre intelligence si docile aux soins
qu’on lui prodiguait, de quel ravissement je fus saisie lorsque je vis
éclater dans vos yeux et sur votre front si pur l’étincelle de la vie
morale. Une émotion confuse et inexplicable m’agitait à votre aspect;
une joie intime et délicieuse, qui doit ressembler au tressaillement
de bonheur qu’éprouve une mère, alors qu’elle voit l’âme de son enfant
se dégager—_qual mattutina stella_—des limbes de l’instinct, me
pénétrait aussi aux moindres paroles que je vous entendais proférer!
Il me semblait que tout se renouvelait au dedans de moi, qu’une séve
printanière circulait dans mes veines, et que mon cœur s’emplissait
d’un souffle régénérateur. Éclairée par cette lumière intérieure
que je ne savais comment qualifier, je promenais sur le monde des
regards curieux. Chaque chose m’apparaissait sous un aspect nouveau.
La société, les arts et la nature me parlèrent un langage que je
comprenais pour la première fois, et l’horizon de la vie s’agrandit
tout à coup devant mon âme enchantée.

«Ah! Lorenzo, quels jours d’inexprimable félicité succédèrent pour
moi à ce réveil de mon cœur! Quels moments délicieux je passai à la
villa Cadolce, en assistant aux leçons que vous donnait l’abbé Zamaria
avec un entrain et une ardeur de jeune homme! Combien j’étais heureuse
de vous sentir à mes côtés, pendant ces promenades charmantes que
nous faisions à Vicence, à Padoue, et sur les bords de la Brenta! Je
n’ai point oublié la visite que nous fîmes à la villa Grimani et la
scène qui s’ensuivit le soir, sous la charmille. En chantant avec
mon amie Tognina le duo si frais et si élégant de Clari, que le cher
abbé Zamaria accompagnait sur la mandoline, je croyais exprimer mes
propres sentiments. J’étais comme enivrée de l’écho de mon âme, et,
en contemplant la lune qui s’égayait au-dessus de nos têtes, et dont
la lumière mystérieuse éclairait discrètement ce paysage enchanté, je
compris ce qu’était la poésie de la vie. Je vous voyais, Lorenzo, sans
vous regarder. L’inquiétude que vous éprouviez me révéla l’existence
d’un sentiment analogue au mien, et, lorsque la barque des ouvrières
en soie remonta le canal de la Brenta, et que leurs voix mélodieuses
emplirent le silence de cette nuit sereine en chantant la jeunesse et
la brièveté des jours qui nous sont accordés, mon cœur s’ouvrit tout
entier à la douce espérance! Je ne savais trop ce que je voulais, ni
vers quel avenir tendaient mes aspirations; mais j’étais heureuse de
vivre, et tout souriait à ma faible raison, qui n’apercevait rien au
delà de la sphère étoilée et des heures fugitives.

«J’emportai mon bonheur à Venise. Malgré les sages conseils de mon
oncle, ce prêtre vénérable qui a tant souffert et qui avait pour vous
une si grande affection; malgré les pressentiments et les scrupules
de ma conscience, je m’abandonnai aux rêves décevants qui charmaient
mon imagination. Je résolus de surveiller mon cœur, de vivre à côté
de vous sans trahir ma faiblesse, et de laisser faire la destinée. Ma
timidité naturelle, la réserve que m’imposait une situation unique,
la tendresse de mon père, la sévérité de ses idées, les engagements
qu’il avait contractés pour mon avenir, et d’autres circonstances que
j’ai oubliées.... n’empêchaient pas mes illusions de se maintenir,
de s’enraciner, pour ainsi dire, dans la substance de mon être,
et de m’envelopper de nuages d’or qui me cachaient la réalité. Je
vous admirais, Lorenzo! votre intelligence si vive, l’ardeur de
connaître qui s’était emparée de vous, la tournure romanesque de
votre imagination et, je puis tout vous dire maintenant, l’élégance
de votre personne et l’expression de vos traits, me causaient une
émotion de tendresse et d’orgueil. J’étais fière de vos succès dans
le monde, je vous voyais grandir dans la vie avec une joie secrète.
Vos goûts devenaient les miens; les livres que vous préfériez, je
m’efforçais aussi de les comprendre, et le paradis était dans mon
cœur. Mais comment vous expliquer, mon ami, ce que j’ai éprouvé le
jour où Tognina nous conduisit à Murano? Cette journée bénie du ciel
décida de ma destinée. En entendant sortir de votre bouche tant de
belles paroles, en vous écoutant définir la poésie, que vous appeliez
l’_essence_ de tout ce qu’il y a de grand et de beau sur la terre,
je fus comme éblouie de l’éclat de votre esprit, je ne pus contenir
l’impression de ravissement que vous aviez excitée en moi. Je me
dérobais à vos regards, et, appuyée sur la fenêtre du _camerino_, je
savourais la béatitude d’un rêve de-bonheur. Les autres incidents de
cette soirée mémorable achevèrent d’élever mon esprit jusqu’à l’idéal
que vous m’aviez fait entrevoir, et je revins à Venise en bénissant la
Providence de vous avoir conduit sur mon chemin.

«Vous savez le reste, ajouta Beata, visiblement fatiguée de l’effort
qu’elle venait de faire. Votre départ pour l’université de Padoue, la
tristesse de l’absence, l’irritation de mon père contre vous, et les
malheurs qui en furent la suite, tout vint m’accabler à la fois. Je
résistai pendant quelque temps à la pression des événements, par la
patience et l’inertie naturelle de mon caractère. Je me réfugiai dans
mon for intérieur, et je fortifiai mon âme par la lecture des livres
qui vous étaient chers, surtout par celle de _la Divine Comédie_,
dont vous m’aviez fait connaître tant d’admirables passages. Par un
artifice de la douleur, que vous ignorez sans doute, je m’identifiai
avec l’adorable _Francesca da Rimini_, dont le sort me paraissait
digne d’envie. Je me mis à chanter aussi la musique qui vous plaisait;
enfin, j’évoquai toutes les forces de mon être pour vivre avec votre
pensée, et cela ne me suffisait pas! Je sentais au dedans de moi un
vide affreux que je ne savais comment combler. J’eus recours alors à
la prière solitaire et aux pratiques de la religion que je n’avais
jamais négligée, mais qui n’avait jamais été pour moi un objet de
méditation. Je ne trouvai pas d’abord dans le recueillement ni dans
le spectacle des cérémonies du culte l’apaisement que j’y avais
cherché: il me fallut de plus grandes douleurs pour faire jaillir
de mon âme l’étincelle divine qui m’entr’ouvrit le royaume des
éternelles espérances. L’événement qui eut lieu dans ce palais, et
votre arrestation au casino du _Salvadego_ me donnèrent une force
de résolution dont je ne me croyais pas capable. En vous apercevant
agenouillé à mes pieds dans la _cantoria_ de San Geminiano, pendant que
mon pauvre cœur vous cherchait sous les plombs du palais ducal, je vis
clairement que ce miracle ne pouvait être que l’œuvre de Dieu.

«Je ne suis pas une savante comme vous, mon ami. Je ne pourrais pas
analyser l’espèce de révolution qui s’est faite en moi depuis les
derniers événements que je viens de rappeler. Ce que je puis seulement
vous affirmer, c’est que l’émotion que j’ai ressentie dans l’église
San Geminiano a achevé d’initier mon esprit aux mystères de béatitude
infinie que la journée passée à Murano m’avait fait pressentir. La
poésie dont vous avez rempli mon âme ce jour-là m’a fait comprendre
Dieu, l’amour m’a rendue chrétienne. Ah! soyez mille fois béni,
Lorenzo, pour tout le bien que vous m’avez fait! Sans vous, je
serais restée une créature bien misérable! Vous avez éveillé les
plus nobles instincts de ma nature, vous avez suscité dans mon cœur
le besoin d’aimer, et le sentiment profond que vous m’avez inspiré
a été la cause de tout le bonheur que j’ai pu goûter dans ce monde
et me sera un titre, je l’espère, devant la miséricorde de Dieu.
Je regrette pourtant la vie..., ajouta Beata, dont la respiration
haletante indiquait l’épuisement des forces. Oui, je regrette la vie
que j’aurais partagée avec vous et la douce lumière du ciel qui aurait
éclairé notre bonheur! Cher Lorenzo, pourquoi Dieu ne s’est-il pas
révélé plus tôt à mon âme insouciante? Il m’aurait donné le courage de
surmonter tous les obstacles qui nous séparent sur cette terre! mais
que sa volonté soit faite. Nous nous reverrons dans un monde meilleur.
N’est-ce pas, Lorenzo, que vous croyez avec moi à cette vie future
qu’ont pressentie les poëtes et les philosophes de tous les temps, me
disiez-vous, et qui nous est promise par le Maître divin qui a dit: _Il
sera beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé_? Oh! je le sens mieux
que je ne puis l’exprimer, ce monde que nous traversons si rapidement
ne peut être qu’un passage, une station, que sais-je? une épreuve qui
nous est imposée par le créateur de tant de merveilles! Toutes choses,
ici-bas, nous parlent d’un juge rémunérateur du bien et du mal; tout
nous atteste la destinée immortelle de notre âme. L’éclat du jour,
les magnificences de la nature, nos désirs infinis et la rapidité des
heures qui nous sont départies, l’idéal de justice et de beauté qui
s’élève et subsiste en nous malgré les iniquités et les imperfections
des hommes que nous avons sous les yeux, l’insatiable curiosité de
notre esprit jointe à la faiblesse de nos organes, des aspirations vers
le bonheur et la perfection dans un être fragile et périssable....
tout cela peut-il se concevoir sans une vie future? Non, cher Lorenzo,
Dieu n’a pu mettre dans mon cœur le sentiment profond que vous m’avez
inspiré, pour m’abandonner ensuite! Vous l’avez dit, vous l’avez dit,
cher compagnon de ma courte existence, l’amour est le souverain maître
de la vie et de la mort. Il a élevé mon âme jusqu’à la poésie qui m’a
fait comprendre la grandeur de Dieu, comme le dit aussi Béatrix dans
ces beaux vers que vous m’avez fait connaître:

  Questo decreto, frate, sta sepulto
  Agl’occhi di ciascun il cui ingegno
  Nella fiamma d’_amor_ non è adulto[85].»

Une pâleur mortelle, suivie d’une transpiration abondante et d’un
affaissement qui dura quelques minutes, avertirent le chevalier que la
pauvre Beata était suspendue dans l’abîme par un dernier souffle de
vie. Il sanglotait bruyamment en pressant la main déjà froide de la
gentildonna contre ses lèvres, et il allait appeler du secours, lorsque
Beata, entr’ouvrant péniblement ses beaux yeux, lui dit tout bas,
comme si elle eût deviné sa pensée: «Pas encore, mon ami.... j’ai une
prière à vous adresser. Tenez, lui dit-elle, en lui offrant une mèche
de ses cheveux qu’elle avait cachée dans un évangile qui était sous
sa main, conservez cela en souvenir de moi. Lorenzo, ô vous que j’ai
tant aimé, ne m’oubliez pas! quel que soit le nombre de jours qui vous
sera départi par la Providence, que mon nom reste doux à vos lèvres....
Réjouissez-vous, comme dit le saint prophète, _de la femme de votre
jeunesse_.»

Puis, tirant de son sein un christ en ivoire qu’elle embrassa avec
effusion, elle le présenta au chevalier en lui disant: «Imitez-moi, mon
ami, et que nos âmes se confondent à travers Jésus-Christ.»

Le chevalier s’empressa de satisfaire au désir de Beata, qui, ayant
remis le christ sur sa poitrine, ajouta: «Maintenant je suis heureuse!
nous nous reverrons.... je vous attendrai; je serai la _stella
mattutina_ que vous invoquerez dans les grandes difficultés de votre
vie, Lorenzo,» murmura-t-elle de ses lèvres contractées par le frisson
de la mort.

A ce spectacle le chevalier se mit à crier: «Au secours! au secours!»
Les domestiques, les médecins, un prêtre et le sénateur entrèrent
précipitamment dans la chambre de la gentildonna agonisante. Le
sénateur s’approcha du lit de sa fille qui, faisant un effort suprême,
s’écria: «Jésus, mon Dieu, ayez pitié de moi ...» Ce furent les
dernières paroles qu’elle put articuler. Lorenzo éperdu se précipita
sur la main glacée de Beata et dit dans une sorte d’extase:

 Ita nè _Beata_ nell’alto cielo, nel reame ove gl’angeli hanno pace.

 Beata s’est envolée comme un ange dans le royaume des cieux[86].

Beata était morte dans la nuit du 10 au 11 mai 1797. Quelques jours
après, le 16 mai, une flottille amenait sur la place Saint-Marc une
division de l’armée française, et la république de Venise avait cessé
d’exister.


                                 FIN.



                          TABLE DES MATIÈRES.


  DÉDICACE                                            Page v

  I.    Une sonate de Beethoven                            1

  II.   Beata                                             35

  III.  Venise                                           137

  IV.   Farinelli et les sopranistes                     212

  V.    Promenade à Murano                               267

  VI.   L’aristocratie de Venise                         290

  VII.  La musique de Venise                             327

  VIII. Les fiançailles de Beata                         415

  IX.   Le dernier carnaval de la république de Venise   458

  X.    Chute de la république de Venise                 509

                     FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.



                       TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE
             Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
                          rue de Vaugirard, 9



                              FOOTNOTES:

[1] On retrouve ces détails sur la jeunesse de Beethoven, qui
redressent tant d’erreurs, dans la _biographie_ de M. Antoine
Schindler.—Leipzig, 1845.

[2] Dans le _Banquet_.

[3] Me séparer encore aujourd’hui de toi, sans pouvoir l’empêcher,
c’est pour mon cœur une bien vive douleur!

[4] _Rêveries d’un Promeneur solitaire._

[5] Dans ses _Problèmes_.

[6] Des journaux allemands ont révoqué en doute ce fait de la vie de
Beethoven; nous pouvons assurer qu’il est incontestable et puisé à
bonne source.

[7] Giulietta di Guicciardi est morte à Vienne depuis 1840.

[8] Voir mon premier volume de _Critique et littérature musicales_.

[9] «Content du présent, que notre esprit évite de s’inquiéter de
l’avenir! que par une douce gaieté il tempère l’amertume de la vie!
Ici-bas il n’est pas de parfait bonheur.» (Horace, ode IV, livre II.)

[10] «L’amour donne de l’esprit, et il se soutient par l’esprit.»
(Pascal, _Discours sur les passions de l’amour_.)

[11] Morceau de peau d’âne préparée pour y écrire de la musique.

[12] Le duo de l’abbé Clari dont il est question ici est connu à Paris
depuis une trentaine d’années. Chanté d’abord aux exercices de l’école
Choron, les amateurs et les artistes l’ont ensuite répandu dans les
salons et dans les concerts publics.

[13] La quinzième strophe du chant XVI^e.

[14] Dante, _Paradiso_, canto XX, terzina 24.

[15] _Orfeo ed Euridice_ fut représenté à Vienne le 5 octobre 1762
dans le théâtre près Hofburg, en présence de toute la cour impériale.
Guadagni chantait le rôle d’Orfeo; une cantatrice nommée Bianchi
remplissait celui d’Euridice, et Glebero-Clavarau celui de l’Amour,
écrit pour voix de soprano. Voy. _Christoph Willibald Ritter fougluck_,
par Antoine Schmid, p. 992 et 98.

[16] _Pensées_ de Vauvenargues.

[17] L’abbé de Saint-Pierre.

[18] La colonie _di San-Leucio_ fut fondée en 1789 par un décret du
roi de Naples où l’on remarque les passages suivants: «Le mérite seul
distingue entre eux les colons de San-Leucio. Le luxe est absolument
interdit, et une parfaite égalité règne dans les vêtements. Les jeunes
époux se choisissent librement, et les parents n’auront pas le droit de
s’opposer à leur union, etc.» Voy. l’_Histoire du royaume de Naples_,
par le général Colletta, t. I^{er}.

[19] _Voyage de Burney_, t. I^{er}, p. 158 de la traduction française.

[20] «Tu m’as appris, ô ma belle, comment un cœur épris passe, en un
instant, de l’abattement à l’espérance.»

[21] «Ne croyez pas que je puisse jamais cesser de vous aimer, ô mon
cœur! Pas même en badinant, je ne voudrais vous tromper.»

[22] Dans un roman de Mme Sand qui a été beaucoup lu, _Consuelo_, on
trouve sur le premier plan de ce joli tableau de la vie vénitienne
la figure du vieux Porpora. Nous n’étonnerons sans doute personne en
disant que Mme Sand a prêté au maître napolitain les couleurs de sa
belle imagination. Mme Sand est moins un historien qu’un poëte; aussi
le Porpora qu’elle a créé n’a-t-il presque rien de commun avec l’auteur
de la cantate dont il est question ici.

[23] Dante, _Enfer_, chant XII.

[24] André Chénier, _Idylles_.

[25] «Ne te laisse pas tourmenter ainsi par des idées mélancoliques;
viens avec moi dans ma gondole, nous irons nous promener au loin
dans la mer! Nous laisserons derrière nous les ports et les îles qui
entourent la ville, et là, sous un ciel sans nuage, la lune nous
sourira.»

[26] Dante, _Enfer_, chant IX, terzina 23 et 24.

[27] La _canzonetta_ dont il est question dans ce passage a été trouvée
manuscrite dans les papiers du chevalier Sarti. C’est une mélodie
délicieuse en sol mineur, d’un rhythme onduleux, qui se termine par une
cadence en _sol_ majeur d’un effet ravissant.

[28] «Où sont ces jours heureux où nous goûtions ensemble un repas
modeste qui, partagé avec toi, devenait une ambroisie? Tu ne possédais
alors ni rang ni richesses, mais de la jeunesse, de la beauté et un
cœur aimant.»

[29] Dante, _Paradiso_, chant III, terzina 40.

[30] Dante, _Purgatorio_, chant XII.

[31] Fra Giocondo fut appelé par Louis XI en France, où il a construit
le vieux pont de Notre-Dame, puis à Rome, où Léon X, après la mort
de Bramante, l’adjoignit à Raphaël pour diriger les travaux de
Saint-Pierre.

[32] «Nous autres femmes qui sommes sincères, nous voulons que les
hommes soient un peu soumis. Ces grands docteurs pédants et ridicules
ne font jamais de bons maris.»

[33] Voy. Coletta, _Histoire du royaume de Naples_, t. I^{er}, page 129
de la traduction française. Le théâtre Saint-Charles, avec les belles
peintures de Nicolini, fut brûlé en 1816 et reconstruit immédiatement
par l’ordre du roi Ferdinand IV, fils de Charles VII de Naples.

[34] Grétry, qui se trouvait alors à Rome, dit dans ses _Mémoires_,
p. 116: «Un fameux chanteur que j’ai vu à Rome, Gizzielo, envoyait
son accordeur dans les maisons où il voulait montrer ses talents,
non-seulement de crainte qu’il ne fût trop haut (le clavecin), mais
aussi pour la perfection de l’accord.»

[35] Voy. Daru, _Histoire de Venise_, t. I^{er}, p. 170, et le charmant
livre, _Origine delle feste Veneziane_, de Giustina-Renier-Michel.

[36] Le madrigal de Lotti, dont il est parlé ici, se trouve dans la
_Collection de musique vocale et classique_ de M. le prince de la
Moskowa.

[37] Plotin.

[38]     La lune est blanche....
         Le soleil est rouge....
         Le mariage se fera.

       La lune dit au soleil: Ta lumière m’éclairera.... Et Jésus-Christ
       nous bénira....

    —Et beaucoup d’enfants il en naîtra.... Vive saint Marc!

[39] Dante, _Inferno_, chant V.

[40] Le système _neumatique_.

[41] «Comme on voit une étincelle dans la flamme et comme on discerne
une voix au milieu d’autres voix, lorsque _l’une reste en place et que
l’autre se joue autour_.» _Paradiso_, chant VIII.

[42] Célèbre compositeur belge de la fin du XV^e siècle.

[43] «Adieu, paysage enchanté où j’aimais à conduire paître mon
troupeau.»

[44] Roma, 1541.

[45] Le titre de chevalier de l’Étole d’or était purement honorifique.

[46] «C’est des familles nobles que sont sorties, dans tous les genres,
les plus grandes lumières de notre littérature.»

[47] _Le Repos chez Simon le pharisien_, au musée du Louvre.

[48] Voy. son poëme de _l’Ane d’or_.

[49] A la nouvelle qui se répandit à Venise que les Portugais avaient
trouvé une nouvelle route pour aller aux Indes, la république vit
que la branche la plus importante de son commerce était près de lui
échapper. Voy. Daru, t. III, p. 295.

[50] Le dialecte vénitien renferma dès l’origine un grand nombre de
mots grecs, empruntés au dialecte ionien, dont il a la douceur.

[51] La petite île de Saint-Pierre di Castello, qui ne tenait à Venise
que par un pont en bois, portait jadis le nom de _Troie_, en souvenir
des Troyens qui seraient venus s’y réfugier.

[52] Un nombre considérable de femmes distinguées ont cultivé en Italie
la littérature vulgaire grecque et latine, et les mathématiques pendant
les XV^e et XVI^e siècles.

[53] La plus célèbre de ces _meretrici_ fut la belle Imperia, qui a
été célébrée par Béroalde et Sadolet jeune, et qui reçut des leçons de
poésie de Nicolas Campano. Sa table de toilette était toujours couverte
de livres savants. Elle a été inhumée dans l’église Saint-Grégoire
à Rome, et sur son tombeau on grava cette inscription: _Imperia,
cortisana Romana, quæ, digna tanto nomine, raræ inter homines formæ
specimen dedit, Vixit annos XXVI, dies XII, obiit 1511, die 15 augusti_.

[54] Philosophe et théoricien grec, disciple d’Aristote, qui vivait
trois cents ans avant Jésus-Christ, auteur d’un livre estimé sur la
musique, _Traité des éléments harmoniques_.

[55] Forkel, _Histoire générale de la Musique_, t. II, p. 69.

[56] _S. Bernardus, epist. 1312 ad Guidonem._ «Chant plein de gravité,
qui est doux et pas mondain, qui charme les oreilles et touche le cœur,
qui dissipe la tristesse, calme la colère, et qui, au lieu d’éviter le
sens des paroles, en féconde l’esprit.»

[57] Telles que les dissonances de _neuvième_ et de _septième_.

[58] Il y aurait aussi un curieux rapprochement à faire entre le
_Stabat_ de Palestrina, que vient d’analyser l’abbé Zamaria, celui de
Pergolèse au commencement du XVIII^e siècle, et le _Stabat_ que Rossini
a composé de nos jours, avec tous les moyens d’expression que possède
l’art moderne. Ce serait raconter l’histoire de la musique depuis trois
cents ans et les vicissitudes éprouvées par le sentiment religieux et
la poésie catholique.

[59] «Dans tes jours de bonheur souviens-toi de moi.—Pourquoi me dis-tu
cela, mon bien-aimé, pourquoi?»

[60] Voy. l’ouvrage de Winterfeld, _Johannes Gabrieli und sein
Zeitalter_ (_Jean-Gabriel et son temps_), partie I, p. 33, gr. in-4^o.

[61] _Instituzioni armoniche_, 1 vol. in-folio.

[62] Adrien Willaert a publié à Venise en 1554 un recueil de ses
compositions portant ce titre: _Fantasia, ricercari, contrapuncti
appropiati per cantare o sonare d’ogni sorte di strumenti_.

[63] Savant théoricien allemand du XVI^e siècle, mort à Fribourg en
1563.

[64] _L’Artusi, ovvero delle imperfezioni della moderna Musica_, etc.,
in-folio.

[65] L’église de San-Geminiano, qui n’existe plus, était l’une des
plus anciennes de Venise. Elle s’élevait au fond de la grande place
de Saint-Marc, en face de la basilique. Lotti, dans son testament,
avait ordonné qu’on ne chantât ses vêpres qu’une seule fois par an,
le jour de la fête de San-Geminiano. Après l’exécution, on déposait
le manuscrit dans les archives de l’église, où il était soigneusement
gardé.

[66] On a la certitude que Dante était à Padoue dans l’année 1306. Voy.
Cesare Balbo, _Vita di Dante_, p. 246, éd. de Florence.

[67] Le 6 juin 1793.

[68] Voy. Daru, t. VI, p. 346.

[69] «L’amour cache la vérité à l’homme et lui fait voir les choses
Invisibles.» Arioste, canto 1^{er}.

[70] Dans l’opéra de la _Molinara_, composé à Naples en 1786.

[71] Sur le quai des Esclavons, on mange de bons morceaux.

[72] L’_Iliade_, chant XVIII.

[73] Point de salut, point d’espoir! Partout le silence, le désert, la
mort.

[74] _Enfer_, chant IX, tergina 21.

[75] Plotin.

[76] Homère, _Iliade_.

[77] Dante, _Inferno_, chant III.

[78] Et nous, nous malheureux, dont c’était le dernier jour, nous
parions de guirlandes, comme un jour de fête, les temples de Troie.
(Virgile, _Énéide_, liv. II.)

[79] _Énéide_, liv. II.

[80] Dante, Inferno, chant III.

[81] Ces commissaires étaient les patriciens Nicolas Bataja et Nicolas
Erizzo. Voy. Daru, VII, v, p. 19.

[82] Voy. Daru, VII, v, p. 137.

[83] Voy. Daru, VII, v, p. 144.

[84] Daru, VII, v, p. 161, 162.

[85] Cette loi est incompréhensible pour celui qui n’a pas été éclairé
par l’amour. Dante, _Paradiso_.

[86] Dante, _Vita nuova_.





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