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Title: Picrate et Siméon Author: Beaunier, Andre? Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Picrate et Siméon" *** NOTES SUR LA TRANSCRIPTION: --Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. --On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes. --Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et a^{bc}. PICRATE ET SIMÉON DU MÊME AUTEUR _Les Dupont-Leterrier_, roman 1 vol. _Notes sur la Russie_ 1 vol. _Bonshommes de Paris_ 1 vol. _La Poésie nouvelle_ 1 vol. _Les Trois Legrand_, roman 1 vol. EN PRÉPARATION: _Le Fils du Roi_, roman 1 vol. _Il a été tiré de cet ouvrage 5 exemplaires numérotés sur papier de Hollande._ Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norvège ANDRÉ BEAUNIER PICRATE ET SIMÉON TROISIÈME MILLE PARIS BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER EUGÉNE FASQUELLE, ÉDITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11 1905 Tous droits réservés PICRATE ET SIMÉON PREMIÈRE PARTIE I LA RENCONTRE On entendit crier: --Arrêtez-le! arrêtez-le!... Et encore: --Arrêtez-moi! arrêtez-moi!... Dans ces éclats de voix, il y avait de la terreur et de la blague. Un vacarme de roulettes forcenées, endiablées, étonna. Les gens qui se trouvaient au bas de la rue de Rome, vers l’angle de la gare Saint-Lazare, regardèrent et virent dévaler, au long du trottoir, un cul-de-jatte qui avait pris le mors aux dents. Il filait vite. Le buste penché en avant, il ramait à droite et à gauche et, de ses mains trop courtes, tâchait, mais en vain, de s’agripper au sol qui lui échappait. Il criait: «Arrêtez-moi!» Les gens répliquaient: «Arrêtez-le!» et, craintifs, se garaient sur son vertigineux passage. Il renversa un jeune pâtissier, fit peur à un chien qui le poursuivit en aboyant, saisit la basque d’une redingote flottante: le porteur de ce vêtement dégringola. Le cul-de-jatte tourna sur lui-même. Un instant, le chariot fut immobile, et aussitôt repartit, entraînant, cette fois, son voyageur à reculons. Et la course reprit, frénétique. Un groupe de cochers, ému d’altruisme, se tassa pour faire obstacle ou, mieux, tampon. Mais, à l’approche de cette avalanche, inquiet, il s’ouvrit et laissa passer. Ainsi alternent dans le cœur humain les velléités charitables et le naturel instinct de la conservation. Devant le kiosque d’une marchande de journaux, le cul-de-jatte emballé butta contre une petite table plus grande que lui et qui était toute chargée des nouvelles du jour. Elle tomba, et ses pieds pourvus de barreaux entourèrent le buste du bout d’homme qui l’emporta dans sa course, involontairement. A la descente du trottoir, le chariot sursauta; puis il vint heurter le trottoir suivant, avec une telle violence que son contenu chancela et s’abattit. On le crut mort, ce contenu. On s’empressa autour de lui, avec la hâte officieuse qu’ont les moutonnières foules. Mais, soudain, le cul-de-jatte se redressa. Ses yeux étincelaient de rage, et sa bouche grinçait. Il retroussa ses manches: de sérieux biceps apparurent. Alors, à poings fermés, il se mit à taper sur les jambes du rassemblement. Et il clamait: --Tas de voyous! tas de crapules!... Voyous et crapules s’écartèrent, riant à gorge déployée. Il avait perdu ses petites béquilles, en forme de fer à repasser, au moyen desquelles il manœuvrait d’habitude avec aisance. Un gamin les lui présentait: il menaça de le tuer. Il les prit et alors, agile, sembla un torpilleur qui évolue. Il distribua des coups sur des tibias et des mollets, tant qu’il put, injuriant, jurant, sacrant. On allait se fâcher, lorsqu’un sergent de ville sortit du kiosque aux voitures et dit: --De quoi? de quoi? Il avait le calme qui sied à un fonctionnaire municipal. Sarcastique et amer, le cul-de-jatte lui lança ce simple mot: --Carabinier! --De quoi?--répéta l’agent, homme paisible. --Bien sûr!--expliqua le cul-de-jatte.--Si c’est maintenant que vous venez m’arrêter, c’est un peu tard. Et de ricaner. --Tâchez de ne pas faire de désordre; ou je vous mène au poste, en cinq sec, vous savez, Picrate! Picrate? Il s’appelait Picrate, et la police le connaissait. Ce renseignement intéressa les cochers qui étaient là, en station. Picrate fit un effort manifeste pour se maîtriser. Il recula contre le mur de la gare, tira de sa poche de quoi faire une cigarette, la roula, l’alluma, la fuma. Mais il lançait aux cochers de mauvais regards. Le sergent de ville leur conseilla de grimper sur leurs sièges: il avait trouvé ce moyen pour séparer Picrate de ses ennemis. Puis il réintégra la petite cabine qu’il aimait, parce qu’elle était propice au doux sommeil administratif. De leur siège inaccessible, les cochers ne craignaient point de narguer Picrate. L’un disait: --Tu n’y avais donc pas serré le frein, à ton automobile? Un autre: --Et ton block-system? Un autre, plus méchant: --Eh! va dire à ta mère qu’elle te recommence!... Picrate rageait. Il bondit, résolu, puisqu’il le fallait, à escalader un fiacre, afin de se mettre au niveau de l’odieux ennemi. Celui-ci, de son fouet, cingla. Picrate dédaigna les coups. En peu d’instants, suivi de son chariot comme un colimaçon de sa coquille, mais leste des bras comme un singe, il eut accompli son ascension. Le cocher, qui ne voulait pas le jeter bas et qui cherchait à se délivrer de ce démon, descendit de l’autre côté sur la chaussée, en toute hâte, abandonnant son fouet. Picrate saisit le fouet et, drôlement enchâssé entre le siège et le tablier, il fouetta autour de lui, en cercle, aussi loin que ses bras, bien allongés, pouvaient aller. Et il vociférait, à l’adresse de tout le monde, et de la destinée, et de la providence, de mortelles injures. On méprisa les injures; même on en rit, et, pour se garer des coups de fouet, on s’écarta. Mais Picrate, de la main gauche, tint les guides, prêt à utiliser le fiacre comme un char de combat. Il fallut qu’on se précipitât sur le cheval, qui s’agitait, et qu’on se précipitât aussi sur Picrate et qu’on le déposât sur le trottoir. Ce ne fut point aisé. Un attroupement se forma, que le sergent de ville eut peine à dissiper. Ensuite, cet effort ayant épuisé toute l’activité qu’il possédait, le fonctionnaire municipal s’avisa de retourner à son kiosque sans regarder seulement Picrate. Picrate avait conscience de la limite de ses forces; il s’irritait en silence ou peut-être réfléchissait. Grâce à l’arrivée d’un train, beaucoup de fiacres furent pris et s’en allèrent. La file se renouvela, sauf le cocher de tête; et Picrate fut délivré de ses ennemis. Alors il s’occupa de réparer le dérèglement de sa toilette. Il serra sa cravate, qui appartenait au genre dit «La Vallière», mais dont les coques se refusèrent à bouffer congrûment, car l’usage l’avait réduite à l’état d’une maigre corde. Il vérifia que sa montre n’avait pas souffert de cette agitation saugrenue et, pendant qu’il y était, la remonta; il la remit à l’heure exacte, ayant sous les yeux, pour le consulter, le cadran du kiosque aux voitures. Ensuite, il serra la boucle de son gilet et fut heureux de constater que les boutons ne branlaient pas; ceux du veston non plus. Ce costume était d’une étoffe élimée, noire probablement à l’origine, mais devenue par l’inclémence des saisons verte, jaune et mordorée, tout à fait propre d’ailleurs, lavée, brossée. Picrate ne portait pas de chapeau ni de casquette. Son abondante chevelure frisée, épaisse, le garantissait. Au fond de son gousset il trouva un petit miroir de forme ronde et de la taille d’une pièce de cent sous, l’appliqua contre la paume de sa main gauche et le promena devant son visage, du nord au sud, de l’est à l’ouest, cependant que de sa main droite il insistait pour que la raie médiane de ses cheveux fût correcte en toute sa longueur et pour que sa moustache se retroussât pareillement à droite et à gauche. Il eut du mal, à cause de l’humidité. Picrate était fier de son poil, encore que grisonnant, et il le soignait. Au moyen d’un peu de salive, il précisa la ligne de ses sourcils. D’un tapotement léger des doigts, il fit mousser au-dessus des oreilles les deux ailes de sa toison crépue ... Ayant achevé ce manège de bienséance et de coquetterie, Picrate revint à des pensées plus pratiques et sérieuses. Il fallait qu’il songeât à son commerce. Et alors il puisa, dans une sorte de giberne qu’il avait sur le ventre, des choses innombrables: il semblait une sarigue; il semblait aussi un prestidigitateur singulier qui du néant suscite, à sa convenance, les objets les plus divers. Ce furent d’abord des lacets pour souliers. Les uns étaient jaunes et les autres noirs, certains en soie ou en coton, certains en cuir. Il les éleva, tenus par le milieu de leur longueur, assez haut, et de la main les caressa comme une tresse de femme aimée; puis il se les mit autour du cou. Ce furent ensuite des anneaux brisés. Ils formaient une chaîne brillante; Picrate se la mit autour du cou et devint analogue à quelque bedeau d’église ou appariteur en Sorbonne. Et ce furent enfin des liasses d’images variées. Le stock était réparti en plusieurs paquets sous des élastiques: Picrate choisit. Il y en avait, parmi ces images, qui évoquaient des scènes religieuses, telles que la Crucifixion, la Sainte-Cène, le Sacré-Cœur saignant sur la robe bleue du Sauveur, l’Assomption de la Vierge, la Crèche avec l’âne et le bœuf. Celles-là, Picrate savait bien qu’elles n’étaient de vente qu’à la porte des églises: il les fourra de nouveau sur son estomac. D’autres, au revers de cartes postales, représentaient de fâcheuses frivolités, décolletages excessifs, voire nudités complètes en des poses peu chastes; ailleurs, même, l’artiste s’était livré à de condamnables facéties, touchant l’amour et ses pratiques habituelles. Picrate n’offrait ces gaudrioles qu’à la terrasse des cafés, passé minuit. Pour l’après-midi, dans les quartiers honnêtes, il avait des collections intermédiaires, aussi éloignées de la mysticité que de la pornographie. Les monuments de Paris, par exemple. Et il avait soin de bien approprier son étalage à sa clientèle. Pour ce quartier de l’Europe, la gare Saint-Lazare était tout indiquée, la statue d’Alexandre Dumas père, le parc Monceau, le Maupassant insoucieux de la dame qui flâne au pied de son socle, l’Ambroise Thomas qui est insensible aux chansons d’une petite fille, etc ... Ces photogravures anodines, Picrate les disposa devant lui, à l’intérieur du chariot, appuyées sur le bas de son corps; il en prit à la main quelques-unes, en éventail ... Il ne lui restait plus qu’à guetter l’acheteur éventuel. Satisfait de ces justes préparatifs, il regardait vaguement en face. Ses yeux tombèrent sur le cocher qui était en tête de file, et flamboyèrent, car ce cocher l’examinait avec une insistance amusée, qui lui parut narquoise, blessante. Il sentit que sa haine de la corporation tout entière se réveillait et se concentrait sur cet homme. Il fulmina: --Eh bien?... Le cocher ne bronchait pas. --Eh bien, eh bien? C’est-il que je suis une curiosité?--hurla Picrate. Et il rassembla, d’un geste brusque, l’éventail des cartes postales illustrées. Allait-il, de nouveau, bondir? Il frémit, dans sa boîte, immobilisé par le bas, mais les poings agités. Cependant le cocher souriait à la vaine exaspération de Picrate. Picrate lui jeta tout son mépris, en termes véhéments ... --Ne te dérange pas,--dit enfin le cocher, du haut de son siège, sans bouger, sans décroiser les bras, sans que s’altérât sa quiète physionomie. Et il dit ces quatre mots avec une telle assurance souveraine que Picrate subit le prestige d’une si magistrale sérénité: Picrate se tut. Après un instant de silence, le cocher dit encore: --Ne te dérange pas. Picrate regardait fixement cet homme paisible; et ses bras pendirent et son visage parut stupide. Un peu plus tard, il demanda: --Est-ce que tu étais là, tout à l’heure? --Quand ça? fit le cocher. --Tout à l’heure ... Et le cocher riait, en demandant à son tour: --Et toi? Certes, il riait, mais point méchamment, avec bonhomie. Si bien que Picrate, au lieu de se fâcher, fut confus. Ses nerfs fatigués se détendaient, et son cœur, après tant de colère inutile, s’amollissait. Même, il lui vint aux yeux de l’émotion. Le cocher affirma: --Il n’y a pas de honte, tu sais!... Comme si cette petite phrase leur en donnait la permission, de lourdes larmes se détachèrent des cils de Picrate et rebondirent sur ses joues. Du revers de sa manche il s’essuya les yeux et demeura, la tête basse, à considérer sur le sol de la philosophie douloureuse. Le soir de fin d’hiver tombait. Les autres cochers étaient, dans les caboulots voisins, à dîner. Un contrôleur notait les numéros des fiacres qui stationnaient. Les vagues passants affairés ne faisaient pas attention au dialogue furtif de ces deux bonshommes. Dans cette foule éparse, une sorte d’intimité fut possible. Le cocher descendit de son siège et, s’approchant de Picrate mélancolique, lui déclara: --Je le savais bien, que tu n’étais pas une brute. Picrate eut un sursaut d’orgueil et répliqua: --Plus souvent! Je n’ai pas toujours été cul-de-jatte. --J’en suis bien sûr,--répondit le cocher poliment. Car il comprit que, pour Picrate, il y avait, à posséder des jambes, de la dignité. Mais Picrate dit, et, cette fois, avec un peu d’emphase et d’exaltation, avec le pauvre désir d’étonner: --Tel que tu me vois, je suis ancien élève de l’École centrale. Et il insista: --Comme je te le dis! Seulement, le cocher ne fut pas émerveillé le moins du monde. Donc, Picrate essaya de ce commentaire: --Je peux me qualifier d’ingénieur civil! Le cocher conclut simplement: --Ça te fait une belle jambe!... --Ça m’en a coûté deux!--s’écria Picrate. Et il voulut raconter son accident. Sorti de l’École, avec ce titre somptueux d’ingénieur, il entre dans une compagnie de chemins de fer en qualité de mécanicien, à douze cents francs par an. Une nuit, il dégringole de sa machine et, sur les rails, il a les jambes coupées. Voilà!... Picrate expliqua ce fait divers, au moyen de termes techniques. Il s’aperçut bientôt que son interlocuteur se désintéressait des détails. Lui-même, ayant fait depuis vingt ans ce récit mille et mille fois, n’éprouva pas le besoin de s’y éterniser. --Voilà!...--conclut-il. Et ils restèrent tous les deux en présence de cette constatation, dont il n’y avait rien à tirer: Picrate n’avait plus de jambes. Ils se turent ... --Et toi?--dit enfin Picrate, pour dire quelque chose. --Eh bien, moi, tu vois, je suis cocher. --Comment te nommes-tu? --Siméon, si tu veux, pour abréger. --Il y a longtemps que tu conduis? Le cocher imita le ton de Picrate affirmant sa grandeur passée et déclama: --Je n’ai pas toujours été cocher!... --Probable,--remarqua Picrate,--que tu n’es pas né avec un fouet! --Tel que tu me vois,--continua Siméon,--je suis ancien élève de la Sorbonne et de l’École des hautes Études ... --Farceur!--cria Picrate, qui hésitait à rire de la plaisanterie ou à s’en fâcher. --Et même, et même, je puis me qualifier, s’il me plaît, de philologue et d’archiviste-paléographe. Picrate observa que la seule connaissance de ces mots révélait un homme instruit: il crut à la véracité de Siméon. Il se sentit en bonne compagnie et s’excusa: --Je vous demande pardon ... Je ne savais pas ... --Pourquoi pardon?... Est-ce ma philologie qui t’impose? Elle est loin, ma philologie! Mon pauvre Picrate, ta mathématique peut tutoyer mon érudition. --Si vous voulez,--répondit Picrate, respectueux malgré lui. Et Siméon tendit à Picrate sa main de cocher, noircie, durcie, gercée par le cuir des guides. Picrate dit: --Je suis très heureux d’avoir fait votre connaissance. Haussant les épaules et sifflotant n’importe quoi du bout des lèvres, Siméon remonta sur son siège, fut soigneux de se bien sangler dans sa couverture et de ne pas s’asseoir sur un pli. Puis il parut, en somme, méditer ... Picrate l’admirait. Il eût aimé que la causerie entre eux continuât; mais il n’osait pas en prier Siméon, parce que Siméon, sous sa vieille capote à boutons métalliques et son chapeau de toile cirée dévernie, lui semblait plus majestueux qu’un roi. Il le contemplait. C’était, ce Siméon prestigieux, un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux châtains qui commençaient à blanchir. Sa barbe, peu fournie, allongeait l’ovale de son visage. Ses traits n’avaient rien de caractéristique. Ils étaient réguliers, ni gros ni très fins, quelconques: nez moyen, bouche moyenne, yeux gris, comme dans les signalements. Mais sa physionomie était singulière. Presque toujours, il souriait. Seulement, on ne savait pas si ce sourire signifiait de la gaieté, de la moquerie, de l’affabilité, ou s’il ne résultait pas de la forme des lèvres, un peu pincées naturellement et relevées au coin. Car, en même temps que ses lèvres souriaient, il y avait dans son regard de la gravité et, dans le pli des longues joues, de la tristesse désespérée. Les gestes qu’il faisait n’avaient ni ampleur ni énergie; il réduisait au minimum l’effort que toute activité réclame, et cela lui donnait un air de judicieux dédain. Sa voix était variée, parfois douce et chantante et parfois rude ... Un vieux «collignon» cramoisi revint de souper et, se léchant encore les babines, adressa la parole à Siméon: d’ineptes jovialités, qu’il accompagnait d’un gros rire. Picrate fut choqué de voir que l’on traitait si familièrement Siméon, déconcerté de voir que Siméon s’y prêtait volontiers. Siméon, dérangé de son repos, consacrait à l’allumage de ses lanternes ces minutes sacrifiées et, d’ailleurs, se montrait cordial. Il suivait les récits du vieux avec complaisance. Il les approuvait. Le vieux lui tapait sur le ventre, et Siméon plaçait son mot, son mot d’argot, dans ce hideux bavardage. Même, il renchérissait. Et Picrate en était surpris. Il ne savait pas si le Siméon qu’il avait présentement sous les yeux était le vrai Siméon, ou bien si l’autre, l’érudit, le philologue, était réel; mais il ne concevait pas que ces deux Siméon pussent coexister et faire bon ménage ... Par moments, le visage de Siméon reprenait son air sérieux et pensif, et puis, soudain, rigolait: Picrate se désolait, dans l’incertitude. Il souffrait aussi de constater que Siméon l’avait si prestement lâché, tout à l’heure, et maintenant s’attardait avec ce camarade imbécile. Un client se présenta pour le fiacre de Siméon, dit une adresse. Siméon ferma la portière, grimpa sur son siège, assembla les guides. Picrate le regardait avec chagrin qui s’en allait, sans faire attention à lui, qui le laissait au pied de son mur, petit homme ridicule et négligeable surtout. En fouettant son cheval pour démarrer, Siméon fit à Picrate un signe de tête, gentiment, et dit: --Au plaisir, Picrate! Picrate fut si troublé qu’il ne sut répondre ... ...Par la suite, ils se retrouvèrent, ici ou là, au hasard des courses que Siméon faisait. Et Siméon ne manquait pas de descendre de son siège pour serrer la main de Picrate, lui demander de ses nouvelles et l’interroger sur le résultat de ses affaires. Picrate eût souhaité causer longtemps à cœur ouvert, s’épancher. Siméon, dès que la causerie allait s’épanouir, devenait soudain moins chaleureux. Picrate s’en affligea d’abord et bientôt espéra comprendre que Siméon l’étudiait en vue d’une amitié véritable. Donc il se surveilla, mais alors parut guindé, prétentieux, et s’affligea d’être timide. Un jour, Siméon l’aperçut à la porte de Saint-Germain-l’Auxerrois, en dispute avec des mendiants. Chacun de ces pauvres diables avait sa place attitrée, qui à la grille, qui sur les marches, qui auprès d’un pilier. Or, Picrate s’était octroyé la place d’une vieille bossue, qu’on appelait la «mère Millions», à cause d’un réel petit avoir qu’elle accumulait depuis des années, patiemment. Les autres la respectaient, en vertu de ce sortilège qu’exerce toujours la fortune. L’impertinence de Picrate indigna. Peu s’en fallut qu’on ne lui fit un mauvais parti; mais on devait, en présence des paroissiens dont on sollicitait la générosité, garder l’attitude confite et geignarde des miséreux. La vieille n’entendait pas qu’un intrus la dépossédât de son fief: elle fit rage, menaça Picrate de ses pieds, l’insulta. Picrate retroussa ses manches. Elle se sauva vers le refuge, ouvert à tous, de l’église. Il la poursuivit, il l’attrapa, la saisit par sa robe et fut ainsi traîné par elle dans l’église. Il y eut du scandale. Un suisse expulsa le sacrilège; Picrate, dehors, lui secoua sa hallebarde. Un sergent de ville survint qui emmena Picrate au poste, en dépit de ses protestations. Picrate l’aurait, d’ailleurs, traité comme les autres, s’il n’avait vu, tout à coup, Siméon, qui stationnait là, le regarder avec son grand air souverain. Il s’abandonna, fila doux. Une semonce du commissaire fut le seul châtiment qu’il reçut de la police. Que lui importait, du reste? La grosse affaire était pour lui qu’il avait encouru le mépris de Siméon, qu’il n’oserait plus prétendre à l’amitié de Siméon, qu’il n’oserait plus, s’il le rencontrait, lever les yeux vers lui. Cependant il le rencontra. Siméon s’approcha, la mine enjouée, et dit à Picrate qui rougissait: --A propos, Picrate, quelles sont tes opinions politiques? Picrate hésita d’abord à répondre, tant il avait honte de lui-même en face de Siméon. Puis la joie de constater que Siméon s’intéressait à sa notion de l’État fut telle qu’il ne se put contenir: et il proclama fièrement: --Je suis socialiste! --Ça ne m’étonne pas,--dit Siméon, qui souriait. Ce sourire troubla Picrate. Embarrassé, il risqua: --Et vous? --Oh! moi, je ne suis pas socialiste, vois-tu, étant dénué d’optimisme et de naïveté ... Siméon, qu’une dame hélait, partit. Picrate dut se contenter de cette phrase mystérieuse et par trop concise, qu’un petit commentaire eût éclairée utilement. De ses rapides entrevues avec Siméon qu’un hasard fâcheux venait toujours interrompre, Picrate conservait ainsi des lambeaux de discours, des maximes, des réflexions, hélas! incomplètes. Ces fragments lui étaient, certes, précieux. Il y rêvait; il regrettait leur brièveté ... Quelques-uns exprimaient une idée entière: Picrate aimait à se les répéter ... Oui, Siméon, un soir, lui avait dit: «Tu t’irrites de tout, Picrate, comme si une chance délicieuse t’avait induit à croire au bonheur. Cela est ridicule, dans ton cas! Songes-y ...» Picrate y avait songé, et, raisonnant avec lui-même, il s’était rendu à cet argument. Mais, dans la pratique, il agissait selon son caractère, qui était irascible à l’excès ... Une autre fois, Siméon lui avait dit: «Les femmes jolies prennent, en général, pour amie assidue une femme sans beauté, afin de paraître encore plus jolies et de se figurer qu’elles le sont. Ainsi les gens heureux,--ou, du moins, assez heureux,--ont intérêt à savoir qu’il y a des gens malheureux. Toi, au contraire, Picrate, tu ne peux rien gagner à toujours comparer ton sort et le bonheur ...» Picrate, en effet, s’aperçut, en réfléchissant à lui-même, que le bonheur était sa préoccupation perpétuelle. Il s’en étonna, mais vérifia que c’était plus fort que lui ... Et, une autre fois, Siméon lui dit: --Entre toi et moi, Picrate, entre tes opinions et les miennes, entre ta philosophie et la mienne, c’est-à-dire entre ta conception de la vie et la mienne, il y a cette différence: moi, de mon siège élevé, je regarde les choses de haut en bas; toi, tout proche du sol, tu les regardes de bas en haut. Sa voix, en prononçant ces paroles, s’adoucissait et s’attendrissait. A partir de ce jour, ils furent amis. C’était un doux soir de mars, lumineux et pur, où un peu de tiédeur passait dans l’air léger, où le printemps se pressentait. Et Siméon disait à Picrate: --Pauvre Picrate terre à terre, je t’enseignerai à considérer les choses et la vie du haut d’un siège élevé. Picrate fut ému. Très humble, il murmura: --Mais toi, Siméon, qui possèdes toute sagesse, qu’auras-tu à gagner en ma compagnie? --Tu me raconteras ce que tu vois sur le sol dont tu es si proche. Tu me raconteras ce que tu sais des gens dont tu frôles les pantalons et les robes. Et moi, j’estimerai s’il faut tenir compte de ces toutes petites choses. Parmi elles, n’y en a-t-il pas de très précieuses que je néglige?... Allons prendre un verre, Picrate, provisoirement. ...Ils décidèrent de se retrouver, quotidiennement, la journée finie. Leur rendez-vous était aux Batignolles, dans un modeste cabaret. Ils cassaient une croûte dans du café noir et causaient, une petite heure, avant de s’en aller chacun chez soi. On hissait Picrate sur la banquette, avec son chariot; Siméon s’asseyait en face de lui ... Ils n’avaient de famille ni l’un ni l’autre, et leur amitié réciproque leur fut agréable à tous deux. II HISTOIRE DE SIMÉON --Si j’entreprends de te raconter mon histoire, Picrate, ce n’est pas qu’elle me paraisse admirable ni singulière; seulement, il n’y en a pas d’autre que je connaisse mieux. »Tout est dans tout; il tient beaucoup d’humanité dans une courte vie humaine, même modeste et dépourvue d’extraordinaires accidents. Les annalistes ont tort de n’enregistrer que des batailles, des entrevues de souverains et des conclusions de traités: la destinée d’un pauvre homme est plus significative et poignante ... »Quoi qu’il en soit, au surplus, d’Alexandre le Grand, de Charlemagne et de Louis XIV, je suis né, voici quarante ans à peu près, dans une petite ville beauceronne, composée d’une cathédrale et de quelques maisons autour. Je ne sais pas de lieu, sur terre, plus excessivement silencieux que celui-là. »Ailleurs, dans la campagne, on entend des rumeurs confuses, des chants d’oiseaux, des cliquetis de feuilles. La campagne est vivante; on y travaille, elle-même travaille à produire les moissons. Tandis que ma ville natale est morte: elle était morte bien avant que je vinsse au monde. Les gens qui continuent d’y demeurer ne vivent qu’à peine: on les dirait soigneux de ne pas faire de bruit, comme dans une chambre mortuaire. »Les rues sinueuses, bordées de vieux murs moussus, ont de l’herbe entre leurs pavés. Et il n’y passe guère personne qu’aux jours de marché. »C’est une ville, pourtant, immémoriale et qui eut son temps de magnificence. Cette cathédrale prodigieuse indique évidemment que cette ville fut un centre de richesse et d’activité, autrefois, il y a six siècles environ. Quand on la construisit, on ne disposait pas de moyens commodes et expéditifs. La pierre en était prise à des carrières éloignées. On transportait les blocs sur des chars que des hommes traînaient au chant des cantiques. Le soir, on s’arrêtait et campait. Et la Notre-Dame pour qui ces gens peinaient les gratifiait de miracles suaves. Ainsi s’édifia cette masse énorme et gracieuse, où se résume le labeur de plusieurs milliers d’existences anonymes. »Or, si l’on fouille au pied de cette cathédrale, on découvre les fondations d’églises plus anciennes, toujours plus anciennes, à mesure qu’on enfonce davantage dans le sol; les derniers vestiges que l’on remarque proviennent, sans doute, d’un temple païen et d’un sanctuaire druidique. »Ah! Picrate, tu te figures que je suis loin de mon propos? Mais cette cathédrale a tant pesé sur mon enfance que j’en sens, aujourd’hui encore, l’ombre fraîche et l’odorante humidité autour de moi. Picrate, je ne saurais te rendre intelligible ma vie sans t’avoir expliqué cette cathédrale!... »Ces ouvriers qui l’ont bâtie, ces gens qui vinrent y prier, il y a six siècles, et ceux aussi qui avaient bâti, pour y prier, les églises antérieures, faut-il dire qu’ils sont morts? Le trépas ne les a point anéantis. Il ne reste rien de leurs corps qu’un peu de poussière méconnaissable mêlée à la terre; et de l’aventure de leurs âmes dans les paradis ou les purgatoires, je ne sais rien. Mais leur fantôme, je l’affirme, est toujours là. Pas leur fantôme, si tu veux. Je ne te parle point d’apparitions: ne prends pas mon récit pour un conte de revenants! Quelque chose d’eux, que je ne sais nommer et qui ressemble à eux-mêmes singulièrement, subsiste à jamais dans la vieille ville qu’ils ont occupée. On ne les voit pas, et l’on vit en leur compagnie sans apercevoir leur présence. Ce n’est peut-être que leur souvenir ... Encore ce souvenir est-il étonnant en ceci qu’il échappe à la claire conscience. Ainsi la plupart de mes compatriotes, qui ignorent tout du passé, se souviennent d’eux et ne savent pas qu’ils ont existé. »Ces morts vivants, j’ai grandi parmi eux, pareil à eux. J’ai suivi, dans les nefs de la cathédrale et dans la crypte noire, des processions qu’ils menaient, occultes pèlerins. Et j’ai récité des prières qu’ils me soufflaient, et j’ai fait les signes de croix qu’ils ont voulu. »La petite âme avec laquelle j’étais né, ils ne l’ont pas laissée s’ouvrir, selon sa guise, à la vie nouvelle. Ils l’ont façonnée, ils l’ont travaillée. Ah! que de fois, Picrate, quand une ingénue velléité allait s’éveiller en moi, j’ai senti qu’ils étaient là, prêts à contenir mes beaux élans! Alors je n’avais plus qu’à leur obéir docilement. Ils m’avaient ravi ma force jeune, pour m’asservir mieux. »De ma mère, Picrate, je ne te dirai rien. Je ne l’ai pas connue. Elle est morte très peu d’années après ma naissance: quelque effort que je fasse, il m’est impossible de me la rappeler. Jamais on ne me parlait d’elle, ni mon père ni ma grand’mère. A mes questions, plus tard, on ne répondit que d’une manière évasive. J’ai soupçonné qu’il y avait un mystère sur sa mort; j’ai deviné qu’avant de mourir, prématurément, elle avait été frivole assez pour qu’en prissent ombrage la jalousie de mon père et l’austérité de la famille. Quel fut son péché? je l’ignore. Elle était Provençale. On l’avait exilée de sa gaie patrie dans la sombre ville beauceronne, dans la vieille maison grise et morne de mes grands-parents. J’imagine que son allégresse méridionale ne put s’accoutumer à cette existence privée de soleil et de joie ... »Je ne possède nulle image de ses traits; je l’ignore autant que nul être au monde. Et pourtant sa pensée m’obsède. Je songe souvent à elle. Il me plaît de me la figurer plus frivole que peut-être elle ne le fut, spirituellement jolie, coquette, désireuse de vivre. »Et moi, quand je naquis, j’étais sans doute pareil à elle; j’aurais sans doute adoré vivre, si ma ville natale, par sa quotidienne influence, ne m’en avait ôté le goût. »Il me semble que mes spontanéités enfantines étaient, en moi, la persistance de sa frivolité. Une sévère discipline les étouffa. Les fantômes de la cathédrale beauceronne n’ont point voulu que se développât selon sa nature cet enfant qui, dans les veines, avait le sang d’une gaie Provençale ... »Mon père était professeur au collège. Lui, je me le rappelle. Il ne souriait jamais. Il portait une longue redingote noire, une cravate noire et des gants noirs. Gardait-il le deuil de ma mère? Je ne sais; je ne me représente pas qu’il lui eût été possible de s’habiller autrement qu’en noir. La tristesse était dans sa complexion. Entre lui et moi, il n’y eut aucune intimité. Du reste, il ne sortait guère de son cabinet de travail, où je n’avais point accès. A table, il ne m’adressait la parole que pour m’enseigner une bonne tenue et m’avertir si je péchais contre les lois de la civilité. Il le faisait sans rudesse, mollement, comme pour s’acquitter d’un devoir, d’une formalité plutôt. Il s’en était remis à ma grand’mère des soins qu’il me fallait. Il lui témoignait une extrême déférence, cérémonieuse même, et froide. »Je ne sais pas s’il m’aimait. Je ne le crois pas. Peut-être avais-je le tort de lui trop évoquer le souvenir de sa femme. Pour la mémoire de celle-ci, éprouvait-il de la haine ou du regret?... Quand il est mort, j’avais sept ou huit ans; je ne me suis posé que plus tard ces questions troublantes et qui parfois, ensuite, m’ont angoissé. Le souvenir de la petite Provençale lui était-il, malgré l’amertume, voluptueux? Dans ces heures de solitude qu’il passait enfermé entre les quatre murs de son cabinet, de quelle façon se souvenait-il de ses deux ou trois ans de mariage? Il était rigoureusement pieux. Chaque matin, été comme hiver, avant d’aller au collège, il assistait à la messe. Je le vois encore, agenouillé, ne levant pas la tête de son gros paroissien noir. Avait-il des scrupules de conscience, des remords? Je ne sais pas: je ne sais rien de lui. Son âme m’a toujours été fermée ... Est-ce que je l’aimais?... Non, Picrate, il m’est impossible de croire que je l’aimais. »Il fut tué à la guerre, étant garde national, par une balle perdue, sans avoir tiré lui-même un seul coup de fusil. On m’a souvent raconté que, le matin de ce jour-là, quand il partit, il avait le pressentiment certain de sa mort. Il nous fit, à grand’mère et à moi, ses adieux avec plus d’émotion que d’habitude. Il dit: «Vous prierez pour moi et pour que mes péchés me soient remis!» Il me souleva dans ses bras de telle manière que mon visage fût à la hauteur du sien; il fixa son regard sur mes veux et, avec une solennité singulière, une assurance dogmatique et didactique, il énonça: «La vie ici-bas est par elle-même absurde et affreuse; elle n’a d’autre sens que d’aboutir à la vie céleste et de la préparer.» »Trente-deux ans se sont écoulés depuis cette scène rapide. Mais je te certifie, Picrate, que ces paroles me furent dites exactement telles que je te les rapporte. Je ne les ai jamais oubliées; et, quand je les répète ainsi, j’entends la voix sifflante et rèche qui les prononça. Je me rappelle l’intonation, l’accent. Elle ne se sont aucunement déformées dans mon souvenir; elles y demeurent telles que les prononça cet homme qui était mon père, qui allait mourir et qui le savait. »Quand il eut dit ces mots, mon père continua, quelques secondes, à regarder au fond de mes yeux, comme pour s’assurer que sa pensée s’inscrivait bien dans mon esprit. Puis, sans plus m’embrasser, il me déposa sur le sol, prit son fusil, son képi, vérifia qu’il avait dans ses poches tout ce qu’il lui fallait; il embrassa grand’mère et il partit. Je ne l’ai plus revu. »Dans quel trouble il me laissa! Je ne comprenais pas la raison de cette emphase inaccoutumée. Grand’mère s’enferma dans sa chambre. Ma bonne me recommanda d’être sage. Je le fus. Tout l’après-midi, la phrase me gêna. Elle me gêna bien souvent, depuis lors ... »J’étais si péniblement consterné que la mort de mon père n’ajouta presque rien à ma tristesse. On me tint à l’écart des cérémonies funèbres. L’absence de mon père ne modifia pas ma vie journalière: il ne s’y mêlait que si peu! Mais, s’il avait disparu, lui, la phrase restait. Elle me fut une compagne incessante. »Je n’en ai pas saisi tout de suite la signification. Je ne l’ai que longtemps après analysée, étudiée. Aujourd’hui encore, que j’y ai réfléchi des années durant, une chose m’échappe: je ne sais pas avec une certitude parfaite quel était, au sujet de cette doctrine chrétienne, le sentiment de celui qui l’exprimait ainsi, en termes formels, absolus. Etait-ce chez lui sérénité mystique et piété fervente? Éprouvait-il une consolante douceur à espérer les joies définitives de l’outre-monde? Ou bien n’aboutissait-il qu’avec désespoir à ce mépris violent de l’ici-bas?... Sa voix n’était ni tendre ni féroce ... Nous étions là, pourtant, les yeux dans les yeux, ce père et ce fils, à la minute décisive de nos existences. Il a fait un immense effort pour que communiassent nos deux âmes dans une identique foi: il m’a seulement appris par cœur une formule impersonnelle qu’en effet j’ai, mot pour mot, retenue; son âme m’est restée étrangère ... »Mais la formule avait, à elle seule, sa valeur et sa vertu redoutable. Elle suffit à me gâter la joie de vivre. »Sur les murs jaunes et nus des couvents, les moines qui cheminent, en cortège las, lisent de noires inscriptions où le siècle est dénigré péremptoirement. Les trappistes, chaque fois qu’ils se rencontrent, se doivent dire l’un à l’autre: «Frère, il faut mourir!» Ces devises sont appropriées le mieux du monde à l’état qu’ils ont choisi. Elles les réconfortent et les encouragent à persévérer dans leur farouche renoncement. Les règles monastiques composent une discipline forte et minutieuse, dont les détails sont cohérents, dont l’énergie est efficace. Si tu acceptes le principe de la croyance, obéis. »Mais moi, je n’avais renoncé à rien. Je voulais vivre!... »Je fus un petit enfant qui voulait vivre et à qui l’on enseignait une formule de mort. »Si le souvenir de la désolante parole avait pu s’effacer, sache qu’elle m’était à chaque instant renouvelée, sinon en sa teneur même, du moins en son esprit, par la rigoureuse mélancolie de mes journées. C’est ainsi que je m’en imprégnai, qu’elle pénétra jusqu’au fond de moi. »Il ne me fut pas donné d’être gourmand avec délices, comme je crois que c’est, pour les autres enfants, un bonheur. Une tartine dérobée avait l’inconvénient terrible d’une faute qui aventurait ma destinée éternelle. Aucun plaisir n’était pour moi pur d’inquiétude et de scrupule. »Ma grand’mère vivait aussi retirée qu’une nonne. Elle consacrait des heures longues à des lectures pieuses, à des prières, auxquelles elle m’associait soir et matin. Je ne les comprenais pas toutes. J’ai mille et mille fois répété que le Verbe était en Dieu, que le Verbe était Dieu, sans trop savoir de quoi il retournait. Et même une confusion se fit, dans ma puérile pensée, entre ce Verbe-là et ces autres--actifs, passifs ou neutres--dont une pédagogie routinière m’enjoignait la conjugaison. Que de fois, assis à ma table de travail, les jambes ballantes, n’ai-je pas médité sur les mystérieux rapports du Verbe qui était Dieu et de tel subjonctif dont m’échappait la qualité divine! Je rongeais le bois de mon porte-plume; avec l’ongle, j’en détachais des brindilles, que je trempais rêveusement dans l’encrier. Cependant j’échafaudais de bizarres théologies, à dérouter un «Ange de l’École». »Mais je te fais grâce de ces dialectiques déraisonnables. »Ma grand’mère occupait son loisir à tricoter des bas et des brassières pour les œuvres de charité. La grosse pelote de laine tombait de ses genoux sur le tapis et là sautillait à chaque petit coup que la vieille dame donnait de son aiguille. Il me plaisait de m’acouffler par terre, de tenir entre les mains la pelote épaisse et molle, de rester ainsi longtemps à ne rien faire, à ne guère penser, tandis que bourdonnaient des mouches dans les rideaux des fenêtres et que, sur les chevrotantes lèvres, les _Pater_ et les _Ave_ du rosaire se marmonnaient. Si j’étais sage, ma grand’mère ne semblait pas s’apercevoir de ma présence, tant son esprit demeurait ailleurs, au pays du Verbe, ou peut-être s’assoupissait dans la monotone lenteur des _oremus_. Nous étions proches à nous toucher; mes doigts se posaient sur le bas de sa jupe: seulement, nos âmes étaient l’une à l’autre tout à fait étrangères, parce que ma petite âme ne pouvait accompagner la sienne aux régions supra-sensibles. »As-tu remarqué, Picrate, que, dans les tableaux religieux, les personnages, côte à côte, ne se connaissent pas? Ils n’ont pas de gestes mutuels; ils ne se regardent même pas les uns les autres. S’ils sont groupés, c’est en vertu d’un pareil sentiment qui anime chacun d’eux et tous les dirige vers Dieu. »J’étais donc isolé. Ma petite âme faisait de vains et timides efforts pour aller retrouver, si loin, là-haut, à l’infini où se joignent les parallèles, l’âme de ma grand’mère. »Quelquefois, excédé de désœuvrement, je poussais un grand soupir. L’orante s’inclinait vers moi et me disait: »--Qu’est-ce, mon petit?... Joue! »Alors, comme ravi de la permission, je bondissais, et mon entrain me lançait à de folles gambades. Mais bientôt j’apercevais, fixé sur moi, le regard triste de ma grand’mère. Sans qu’elle fît à mes jeux une objection, je voyais dans ses yeux un amer reproche, une inquiétude douloureuse. Il n’en fallait pas plus pour me rappeler que j’abusais de la vie présente et négligeais mon éternité. Sans doute, aussi, la pauvre femme s’effarait à diagnostiquer en moi les signes d’une allégresse condamnable, oui, de la gaieté maternelle, légère et païenne un peu ... »Si je persistais dans mon tumulte exubérant, une voix craintive et dolente m’accablait de ces mots: »--Ne fais pas trop de bruit. Sois un bon petit garçon. »Toute mon ardeur tombait. Je concevais qu’un bon petit garçon ne joue pas. Je revenais à mon ennui sempiternel. Il me semblait que la plus grande faute et celle qui compromettait le plus dangereusement mon salut consistait à faire du bruit. J’identifiai le silence et la sainteté. Mais le silence m’était insupportable. »En outre, il me faisait peur; la sainteté aussi. La sainteté, le silence et la mort étaient liés dans ma puérile imagination. Le soir, au fond de mon alcôve, j’évoquais les défunts nombreux de la famille, mon père lugubre, ma mère indistincte, des oncles et des tantes, des aïeux et des aïeules dont je ne savais rien, sinon qu’ils avaient autrefois vécu, dans cette chambre, et qu’il fallait prier pour eux, afin de leur valoir le suprême repos. »Picrate, la maison de mon enfance était pleine de morts. Il y avait aux murs, le long des glaces, au-dessus des cheminées, leurs portraits, daguerréotypes miroitants où apparaissaient de pauvres visages, et photographies à demi effacées par le temps. Des anecdotes relatives à leur passage ancien sur la terre sanctifiaient chaque meuble. Un petit fauteuil de tapisserie, que j’aimais parce qu’il était bien à ma taille et qu’on nommait «le fauteuil de l’oncle Bernard», un jour me devint odieux, l’oncle Bernard m’ayant troublé, la précédente nuit, en rêve, à l’état de squelette. »Cette famille antérieure m’était quotidiennement rappelée par l’énumération que ma prière en faisait. Aux princes héritiers on enseigne leur généalogie, afin qu’elle leur soit un motif d’orgueil; moi, j’ai connu mon ascendance à force de supplier Dieu que ses péchés lui fussent remis. »Tous ces morts!... Il me semblait que ma grand’mère et moi n’étions vivants que par hasard. La singularité de cet accident m’étonnait. J’en vins à me figurer que nous avions été laissés ici-bas en vue de quelque mission rédemptrice. »Ah! Picrate, je donnerai un libre cours à tout le lyrisme qui m’oppresse!... Je n’imagine rien de plus pathétique au monde que ma vie d’enfant. Si elle m’émeut ainsi, c’est peut-être de par l’inévitable égoïsme; mais plutôt elle me paraît émouvante de résumer en sa durée courte la millénaire angoisse humaine. Quand le soir tombait de la cathédrale en nappes d’ombre, Picrate, je me sentais environné de siècles morts, qui autour de moi subsistaient. Du fond des lointains funèbres, des âmes abolies d’ancêtres anonymes, suscitées comme par un prestige impérieux, s’agitaient en moi et me tourmentaient. »J’étais une tombe consciente de ses cadavres! »Seule me fut douce et bienfaisante l’église. J’y ai goûté des heures délicieuses, certes dangereuses et qui alarmaient mon cœur excessivement! Des heures de volupté charmante. »Les chants, l’alternative savamment ménagée de la musique et du silence entretenaient ma ferveur. Le luxe des cérémonies me divertissait. L’illumination de l’autel me ravissait. Et les vitraux peints, éclairés de soleil, me composaient le plus beau des livres d’images. »Tu sais, Picrate, l’objet de ces verrières magnifiques que des artistes pieux ont placées au fenestrage des églises: elles étaient destinées à l’enseignement du peuple. On célébrait l’office en latin; les symboles de la liturgie ne sont point accessibles à l’intelligence des pauvres diables; et même les sermons risquent de dépasser l’entendement des multitudes. Les images sont mieux persuasives, et leurs riches couleurs attirent l’attention du populaire. Enfin, les vitraux eurent dans les églises médiévales un peu la même utilité que, de nos jours, dans les casernes, les tableaux de la propagande anti-alcoolique. »L’Évangile, la vie des saints, les dévotes légendes, figurés sur les belles verrières éblouissantes, je les connus et les aimai. J’appris ainsi l’aventure de saint Hubert et son histoire de chasse qui tourne si bien à l’édification. Ce fut mon cher espoir de rencontrer, plus tard, en quelque course forestière, un cerf porteur, entre ses amples ramures, d’une croix lumineuse. Je rêvai d’être un saint, pour le plaisir de tels incidents merveilleux. Cependant l’histoire de l’enfant prodigue avait toutes mes préférences, à cause des jeunes filles élégantes qui, penchées sur l’adolescent, le couronnent de roses et le festoient. Leur geste souple et amical, la gentillesse de leur procédé, la courtoisie de leurs manières me les rendaient plus sympathiques, sans doute, que ne l’avait voulu l’artiste pieux. Une pareille compagnie m’eût agréé tant et si bien que je ne fusse pas revenu vers la demeure paternelle au mépris de telles félicités. Plutôt, j’aurais gardé, de temps à autre, les cochons afin d’expier, par périodes, mes délices ... Et je voyais encore, dans la transparence des vitres, Roland qui donne de son épée illustre sur la roche de Roncevaux et qui souffle, à s’en rompre le cou, l’appel du cor d’ivoire. Que j’eusse volontiers suivi ce fier exemple! »Ainsi se mêlaient à mes piétés de profanes désirs, du reste vagues et ingénus. Je n’osais pas m’y arrêter, craignant les perfides embûches du Tentateur et sachant qu’il se dissimule, lui si laid, sous les dehors les plus alliciants. »J’étais enfant de chœur; et je dois à l’exercice de ces modestes fonctions quelques-uns des souvenirs qui me sont le plus précieux. J’aimais surtout les messes matinales. Il faut dès l’aurore être debout, s’habiller vite et se laver en hâte. L’eau est froide et vous réveille bien. Dehors, il n’y a personne dans les rues. Les marchands ouvrent à peine leurs boutiques. On sent qu’on se dévoue au service du Seigneur, qu’on est son Éliacin. Cette pensée vous anime: et vous courez, heureux d’être pur et consacré aux divines tâches. Le bedeau vous accueille avec bonhomie à la porte de la cathédrale, plus silencieuse que jamais, vaste et sublime. »Le lourd battant de cuir feutré faisait, en retombant sur son cadre, un bruit sourd et bientôt perdu dans la déserte immensité des voûtes; et alors le monde extérieur n’existait plus. Le soleil levant, radieux aux vitres multicolores, semblait émané d’elles. La cathédrale était la seule réalité; le reste avait sombré dans le néant, et moi, j’accomplissais une mission d’ange. »Qu’il m’était doux de revêtir le costume prescrit, la robe rouge, très longue, et le surplis de batiste blanche orné de dentelle! Habillé ainsi, je me croyais plus pur encore et plus digne de Dieu. »Avec quelle foi sincère et absolue je suivais les péripéties de la messe! Car la messe, Picrate, est, pour le vrai fidèle, un drame terrible et glorieux. Songe à l’émoi sublime de tenir entre ses mains les saintes burettes et de verser dans le calice le vin qui, tout à l’heure, à n’en point douter, sera le sang du Christ. »Un instant m’emplissait de religieuse épouvante, celui de l’élévation, quand le prêtre, prenant l’hostie qui est le corps authentique du Rédempteur, se tourne vers l’assistance et lui dévoile le mystère incarné. Mais le spectacle est trop prodigieux pour les yeux humains: ils se cachent au creux des paumes, ils s’humilient vers les dalles. Et la solennité de l’acte est si extraordinaire qu’à peine en peut-on supporter l’angoisse. Le silence redouble. Et moi, je secoue la sonnette argentine; et une sorte de terreur me saisit à percevoir ce bruit dont je suis le maître; et je frissonne jusqu’aux moelles, de ce vacarme frénétique par lequel je signale la présence de Dieu. »Tu me demanderas, Picrate, comment je me figurais Dieu. D’une manière confuse, je l’avoue, et indistincte. Pourquoi ne pas tout dire? J’avais peur de lui plus que je ne l’aimais. Sa rigueur me décontenançait. Je ne doutais pas de son existence; mais si j’eusse, un jour, acquis la certitude qu’il fût mort, et pour ne point ressusciter de longtemps, j’aurais accueilli cette nouvelle avec satisfaction, pourvu que Satan, son adversaire insidieux, disparût aussi. Tandis que j’éprouvais une tendresse infinie pour la Sainte Vierge. »Elle, je la savais compatissante et miséricordieuse, indulgente aux erreurs que l’on commet sans méchanceté, prête à intercéder toujours en faveur de qui l’implore. »Au moyen âge, Picrate, ce fut ainsi. Dieu était la justice, et la Vierge la charité. Ces deux principes ne s’accordent guère. Et c’est pourquoi, dans les légendes, la Vierge brouille un peu les décrets de la simple justice. Elle a recours à de fins stratagèmes pour épargner à des larrons les conséquences de leurs méfaits. Elle s’est déguisée en nonne pour remplacer à la chapelle une nonne qu’avait emmenée son galant; elle a substitué des mannequins spécieux à des misérables qu’on allait pendre. »Elle, je l’aimais de tout mon cœur enfantin. Je l’admirais, et sa belle robe de soie dorée, et son diadème orné de pierreries. Je lui apportais souvent l’hommage d’un petit cierge, dont il me plaisait que s’ajoutât la jaune lueur aux feux des cires plus resplendissantes. Et je récitais à Dieu les prières obligatoires; mais à elle je confiais mes tristesses et mes ennuis, la conjurant d’intervenir et d’arranger tout cela ... III PICRATE INTERROMPT LE RÉCIT Depuis quelque temps. Picrate donnait tous les signes d’une irritation violente. Il ne put contenir sa mauvaise humeur, il s’écria: --A bas la calotte! Cette devise éclatait inopinément. Siméon, surpris, demanda: --Compterais-tu, Picrate, parmi nos «libres penseurs»? --Que oui!--répliqua l’autre;--et je m’en flatte! --Tu as tort--reprit Siméon--de t’en flatter. Il est vain de s’enorgueillir des opinions que l’on a, car de nulle chose nous ne sommes moins les maîtres que de nos opinions. Elles nous sont insinuées par les circonstances; et tantôt nous acceptons celles de nos éducateurs naturels, tantôt nous réagissons contre leur influence. Dans l’un comme l’autre cas, nous sommes incités par notre caractère, par le hasard quotidien de la vie, à prendre tel ou tel parti. Le rôle de notre raison n’est pas, en tout cela, considérable. Picrate, un esprit humain n’est pas un endroit paisible où les idées font entre elles de la logique. --A bas la calotte!--recommença Picrate,--mort aux curés! --Je vois--continua Siméon--que tu tiens à tes opinions. C’est une assez bonne chose, qui parfois suscite des héros, des confesseurs et des martyrs, toutes personnes qui résolument ont limité leur rêverie et sacrifié à l’orgueil de la certitude le plaisir de la dialectique. C’est un don. Le scepticisme en est un autre. Le dogmatisme est plus fécond en actes d’énergie; le scepticisme est une source d’idéologies plus belles. Picrate s’agitait. Siméon lui dit: --Tu es sur le point de crier encore: «A bas la calotte!» Cela est convenu, enregistré. Ne te fatigue pas à de telles répétitions. Laisse-moi plutôt te pourvoir de plusieurs motifs d’humilité. Cette doctrine que tu préconises si fougueusement t’est commune avec une quantité d’imbéciles. Elle est à la portée de bien du monde. As-tu vu quelquefois, à la procession Dolet, la figure de tes camarades? Ne te contrarie-t-elle pas? Ce sont des gens qui mangent du curé de la façon la plus irréfléchie. Ils ont exprimé toute leur philosophie quand ils ont prononcé ces quatre mots: «A bas la calotte!» --Mais enfin, ça veut dire quelque chose, ces quatre mots!--objecta Picrate, avec impatience. --Quelque chose--répondit Siméon--de rudimentaire. Ils affirment qu’ils sont libres penseurs. Je les crois, en effet, libres de toute pensée. Par ailleurs, ils ressassent, en des estaminets, de vieilles diatribes anticléricales, dépourvues d’intérêt ... Tu as, Picrate, de fâcheux coreligionnaires ... --Je n’admets pas--gronda Picrate--que tu dises: «coreligionnaires», puisque nous réprouvons, en principe, toute religion. A bas, disons-nous, toutes les calottes! --Mais non!... Vous substituez un dogme à un autre. Vous avez une religion: c’est bien là le comique de votre aventure. Une vieille religion, traditionnelle presque autant que l’autre. Vous remontez au delà de ce pauvre Dolet, que vous attifez si plaisamment en précurseur. Et même il vous parut indispensable d’avoir vos martyrs: c’est à quoi vous servit encore ce même Dolet, médiocre sire que bientôt vous diviniserez. Il eut maille à partir avec des tribunaux ecclésiastiques: telle fut l’origine, pour lui, d’une renommée sur laquelle il ne comptait pas. Ses délits, de nos jours, relèveraient de la correctionnelle, tout simplement, et il ne tirerait du fait de sa condamnation banale aucun profit posthume. Mais vous avez organisé sa légende et, en somme, son évangile ... Votre foi se contente d’affirmations gratuites; elle se définit en peu de mots; elle se refuse à toute discussion; elle est intolérante, cruelle, tracassière: elle est une véritable religion ... --Secondement,--reprit Picrate, qui suivait son idée et n’écoutait pas son interlocuteur,--secondement, si tu blagues la figure des libres penseurs, c’est donc que tu n’as point regardé des Ignorantins?... --J’en ai vu de piteux,--dit Siméon,--je l’accorde. --Piteux?... Pouah! leur bedaine qui bombe sous la robe, leur frimousse tondue, leurs cheveux trop longs, leurs yeux hypocrites qui lorgnent à droite et à gauche, jamais en face!... N’est-ce pas une pitié de les voir conduire, à travers les rues, le misérable troupeau des gamins qu’on leur donne à éduquer, qu’ils abêtissent et rendent pareils à eux? Pauvres petits êtres! On déforme leur intelligence, on leur impose une croyance qu’ils n’ont pas choisie. C’est un abus de pouvoir, c’est un viol! --Picrate, laisse-moi t’interrompre pour aller plus loin que toi dans ce sens. »Un vieux maître que j’eus, et qui était un savant digne d’estime, a écrit: «Heureux les peuples qui n’ont pas de livres sacrés!» C’est une belle et morne parole, plus tragique de se trouver où il l’a mise, dans la préface d’une histoire de la Scolastique. L’ouvrage entier la commente, et de la plus émouvante manière. Car peut-être sais-tu, Picrate, de quel poids ont pesé sur l’esprit de notre moyen âge l’Ancien Testament et le Nouveau. Tout essor intuitif était empêché par l’autorité du texte; toute hardiesse de la dialectique était contenue par la rigueur du dogme. Ah! si jamais la lettre fut meurtrière, c’est bien alors. Pour s’évader de cette discipline âpre et jalouse, il fallut que l’on inventât un curieux stratagème mental: ce procédé nommé allégorie et qui dédouble, en quelque sorte, la pensée. De mauvais écrivains, depuis, l’ont employé pour le ridicule ornement de leur style. Mais, au temps dont je te parle, sous le règne de Philippe-Auguste ou de saint Louis, l’allégorie était un moyen de libération prudente, auquel devaient recourir les plus audacieux idéologues et qui devint la forme de leur jugement. On s’astreignait, d’une part, aux servitudes nécessaires et, de l’autre, on manifestait le plus possible d’indépendance. Certes, une telle contrainte est funeste au fier épanouissement des âmes vives. Et c’est pourquoi l’esprit médiéval nous apparaît comme si tourmenté, contourné, souffrant, dénué d’allégresse et de joyeuse spontanéité ... Oui, heureux les peuples qui n’ont pas de livres sacrés!... --Tu vois bien!--s’écria Picrate. --Je vois bien--reprit Siméon.--Oui, je vois bien qu’il est terrible pour un peuple tel qu’était le nôtre au temps de Philippe-Auguste ou de saint Louis, de subir la lourde oppression d’un culte oriental, transcrit en latin par les successeurs ecclésiastiques des Césars quelque mille ans plus tôt. Ce culte qui s’imposait si violemment n’était pas fait pour nous; il n’était pas né sur notre sol, et il ne répondait pas à nos aspirations particulières, à nos besoins. Il venait du dehors, en conquérant; et sa tyrannie fut, à cause de cela, plus gênante. Seulement, Picrate, disons: «Heureux les peuples qui n’auraient pas de livres sacrés!...» Car ils en ont tous. Cherche avec moi, dans l’histoire des civilisations. Eh bien?... il y a les Grecs, que Renan définit: «le seul miracle de l’histoire». Platon, dans son _Timée_, raconte à leur sujet une anecdote merveilleuse et que je t’engage à méditer. Donc, Timée visita l’Égypte,--l’Égypte millénaire, emmaillottée de traditions, comme de leurs bandelettes ses momies.--Il rencontra le prêtre d’un temple très ancien. Ce vieil homme lui dit: «Vous êtes des enfants, vous, les Grecs, vous êtes la jeunesse du monde; tandis que nous, un immémorial passé nous accable. Chez nous, rien ne s’est aboli au cours de la durée. Nos temples et nos bibliothèques conservent éternellement les plus lointains souvenirs. Vous avez eu, vous, le déluge de Deucalion qui ravagea et rénova tout le pays; il ne laissa subsister que les pâtres, au sommet des montagnes, les pâtres étrangers aux Muses et qui ne savent pas l’histoire. Chez nous, le Nil déborde avec régularité; il épargne nos monuments. Aussi sommes-nous vieux et êtes-vous, ô Grecs, des enfants ...» »Cet admirable discours, d’un si délicieux anarchisme, est poignant. Songe, Picrate, qu’il nous fait remonter à plus de quatre siècles avant notre ère: alors déjà l’on s’attristait de la vieillesse de la Terre! »Or, aujourd’hui, le soin des savants a trouvé que les Grecs eux-mêmes, ce peuple privilégié, subit l’influence des civilisations orientales, qu’il leur doit, en bonne partie, sa religion, que l’hellénisme n’est pas autochtone comme il se vantait de l’être. »Ainsi s’atténue et se gâte le «seul miracle de l’histoire». Picrate, il n’y a pas de miracle dans l’histoire. Un fait la domine toute: la survivance des idées bien au delà des hommes qui les inventèrent pour leur usage ou leur agrément. Après qu’elles n’ont plus de raison d’être, après que sont morts leurs promoteurs, après qu’ont changé les circonstances qui les légitimaient, elles demeurent, elles s’obstinent à régner ... --Il faut qu’on les tue!--s’écria Picrate. --Seulement,--répliqua Siméon,--elles sont pareilles à ces monstres de la Fable, que l’on ne peut tuer et qui renaissent de leurs cadavres ... M. Combes, ministre des Cultes et qui ne rêve que de les détruire tous, a dit un jour une parole pleine de sens: «On ne supprime pas, d’un trait de plume, quinze siècles d’histoire ...» La vérité, Picrate, c’est qu’on ne supprime de l’histoire absolument rien. Certains faits sont plus riches que d’autres en conséquences durables; les plus menus augmentent quelque peu les complexités ultérieures. Il est vain de prétendre, une fois, décréter: «Nous allons faire comme si le christianisme n’avait point eu lieu.» C’est une simagrée. Il est fou de vouloir vivre comme si d’innombrables générations humaines n’avaient essayé, bien avant nous, mille et mille manières de vivre. »Que cette pensée soit mélancolique, je l’avoue. Que l’on puisse n’en pas tenir compte, je le nie. »Un seul homme, vois-tu, Picrate, eut ici-bas le privilège de vivre une vie neuve, de l’arranger à sa guise et d’en goûter la parfaite fraîcheur: c’est Adam! »Je songe souvent à lui. J’imagine qu’il dut lui être exquis de vivre sans que nulle hérédité lui donnât le sentiment qu’il ressassait. Il a vu le premier lever de l’aube, il a vu le premier printemps. Il s’est enivré des premières fleurs et du baiser de la première femme. Il lui était impossible de rien prévoir; son ingénuité protégeait sa ferveur du désastre de l’habitude, et il allait de surprise en surprise: il put s’émerveiller sans cesse. La douleur même lui dut être charmante. Il ignorait qu’elle fût la douleur; il ignorait la signification des larmes: qui sait s’il ne leur trouva pas une saveur délicieuse? Il ne dépendait que de soi; rien n’était, autour de lui, galvaudé. Chacune de ses impressions lui appartenait et ne s’altérait pas d’un vieil usage séculaire. Telle fut sa destinée unique. »Ses fils héritèrent de lui son expérience; il leur avait déjà gâté la nouveauté de vivre. Lui-même n’en profita qu’une saison, sans doute. Il s’accoutuma vite à ses entours. Il eut bientôt la certitude qu’un jour suivrait une nuit achevée; l’aube cessa de l’étonner et dès lors perdit son principal attrait. »La douceur de vivre la vie nouvelle est ce qu’on nomme, en langage biblique, le paradis terrestre,--lequel ne pouvait être qu’éphémère.--Adam fut chassé de ce beau paradis, c’est-à-dire que l’habitude avait gâté son fin bonheur. La faute originelle, irrémédiable, fut d’avoir vécu. Elle se transmit de génération en génération, de par l’hérédité funeste. Et le paradis terrestre est fermé pour jamais. D’aventureux rêveurs en ont cherché la porte, inutilement. »Excuse-moi, Picrate, d’avoir recours à des symboles de l’ancienne Loi. Fais-moi l’amitié de ne crier point, là-dessus: «A bas la calotte!» En échange de quoi je te concède que cet Adam, que je suppose, est une hypothèse désuète. Si tu y tiens, j’accorde qu’il fut une espèce de brute, incapable de profiter de son incomparable privilège. Traitons-le d’anthropopithèque et n’en parlons plus. »Mais, si je renonce volontiers aux termes de ma métaphore, je n’abandonne pas mes conclusions, et j’insiste, Picrate, pour que tu prennes conscience du passé. --Pas du tout!--s’écria Picrate.--Le passé, je le supprime. L’avenir seul me préoccupe. Je suis un homme de progrès, et tu es un homme de réaction. --Crois-tu? --Je ne crois pas, je suis sûr! --Cela revient au même,--fit observer Siméon;--entre tes assurances et mes présomptions, il n’y a que la différence de nos tempéraments: la certitude est l’opinion des nervoso-sanguins, comme le probabilisme est la philosophie des lymphatiques. Omettons, si tu veux, les particularités du vocabulaire et limitons à l’essentiel notre dispute ... Tu m’appelles réactionnaire et me traites de clérical. Ton erreur me désole et m’amuse. Elle me prouve combien vous autres, les libres-penseurs, êtes pourvus d’un caractère religieux. Votre secte est intransigeante comme les sectes rivales, et vous dites aussi: «Quiconque n’est point avec moi est contre moi.» C’est le point de départ de tout évangile. »Tu me dis clérical parce que je m’applique à parler doucement des vieux rêves humains, parce que j’embaume avec sollicitude le souvenir de mes ferveurs et de mes puériles cosmologies. Que veux-tu?... Une colère pareille à celle qui t’exalte serait la marque d’un moindre détachement. »Mon nihilisme est souriant et se plaît à une sorte de déférence impartiale et courtoise pour l’universelle erreur. »Tu me trouves une particulière indulgence à l’égard des dogmes que tu combats. C’est esprit de justice, tout simplement. En présence d’un clérical, je parlerais de tes dogmes avec aménité. Conclus que j’ai le goût de la contradiction. Je l’avoue. Elle donne, au total, un assez bon résultat; elle tient compte de la thèse et de l’antithèse et dispose l’esprit à éviter les solutions catégoriques. »Enfin, si j’ai peut-être une légère préférence pour les dogmes les plus anciens, c’est qu’ils ont passé depuis longtemps l’ère des violences. Ils se sont assagis peu à peu; ils renoncent à l’offensive, ayant assez à faire de se défendre. Ils ont cessé d’être provocants; ils ne demandent plus qu’à être laissés tranquilles.... Ne les agacez pas, ils dorment. »Mais si vous les éveillez en sursaut, ils vous grifferont. Voilà votre fâcheuse imprudence, à vous autres, les énergumènes. »Je ne vous aime pas. Votre succès récent vous a rendus intrépides et farouches; vos ardeurs m’offensent. Vous êtes à l’âge ingrat. La sagesse de l’esprit et la douceur du geste ne vous sont pas encore venues ... --Et moi--dit Picrate--je te déteste! --Tu as tort,--répliqua Siméon,--de me détester pour des divergences d’opinion. Plus tard, Picrate, tu sauras que nulle idée ne vaut la peine qu’on lui sacrifie un ami. Tant que la science ne sera pas achevée, ni la bisbille des métaphysiciens terminée, aimons-nous provisoirement, au delà des systèmes. IV SUITE DE L’HISTOIRE DE SIMÉON Siméon dit à Picrate, un soir: --Les jeunes hommes de Platon, qui méditaient de discourir sur quelque thème ingénieux, choisissaient un paysage qui convînt à leurs propos. Et, par exemple, pour épiloguer de l’âme immortelle et de ses destinées magnifiques, un bois sacré auprès d’un fleuve aux belles rives leur offrait l’asile charmant d’une ombre fraîche et peuplée de légendes. »Il m’aurait plu, Picrate, quand je voulais te raconter mon enfance dévote et sans joie, de t’emmener vers le parvis d’une cathédrale ancienne, d’installer ton chariot contre un arc-boutant de pierre grise, roussie par endroits de soleil et lavée de pluies séculaires. Je n’avais pas de cathédrale à ma portée; et toi, tu n’aurais pas toléré ce voisinage clérical. »Mais aujourd’hui, pour te narrer ma vie de collège, quel paysage conviendrait à la mélancolie de ce propos? Celui-ci, somme toute, illogique, absurde et fou!... C’est un favorable hasard. Vois quel désordre, ce soir de fête nationale, bouleverse autour de nous ce carrefour et ce cabaret vulgaire où nous nous sommes réfugiés. Des tambours, des clairons se font martiaux en pure perte. Cette foule paraît secouée d’un étrange délire que ne motive pas suffisamment la prise d’une Bastille, à l’époque des rois. Illuminations fâcheuses: les couleurs en sont criardes et les courbes mal ordonnées. Il me semble que les auteurs de nos programmes scolaires ont dû travailler au milieu de ce vacarme inepte: ainsi s’expliquerait la merveilleuse incohérence de leurs idées. »Ma grand’mère mourut, et je fus placé comme interne dans un lycée parisien. Lequel? Peu importe, puisqu’ils sont tous pareils; tu sais que l’uniformité de l’enseignement sur toute la surface du territoire est la grande pensée--stupide!--d’un temps qui aima la centralisation. Je te dis, Picrate, qu’en dépit de nos toquades variées et de nos fougues, nous sommes, en ce pays, simplistes souverainement. Un ministre, jadis, se réjouissait de déclarer, montre en main, qu’à cette heure exacte tous les garçons de quatorze ou quinze ans, provençaux, bretons, lorrains ou auvergnats, à qui leurs parents ou l’État pouvaient offrir le luxe d’une éducation classique, composaient en version latine: de cette manière, ils se préparaient tous identiquement aux plus dissemblables existences. En fait, ils ne se préparaient à rien du tout. Mais ils composaient en version latine, et cela suffisait à ravir l’orgueil ministériel. On range, chez nous, les enfants dans des classes numérotées, comme tel maniaque range sa bibliothèque selon la reliure de ses livres: cela met des poèmes libertins à côté de contes édifiants, du Royer-Collard à côté du _Thomas Graindorge_ de Taine. Tant pis! L’ordre règne, ou semble régner. »J’avais douze ans. Le peu de latin que je savais, un vicaire me l’avait appris, qui ne possédait pas beaucoup de science en réserve. Je connaissais l’_Epitome historiæ sacræ_, les soixante premières pages de la grammaire, environ. Quant au reste, mon ignorance était absolue. Seulement, j’avais, au cours de mes longues et mornes journées, un peu plus réfléchi que la plupart des gamins de mon âge. Oh! réfléchi ... rêvé, plutôt; et ma sensibilité surtout s’était affinée dans ma solitude orpheline. La religion m’occupait, l’espoir des paradis et la terreur des infernaux supplices. La maison natale, sombre et silencieuse, que dominait l’ombre majestueuse de la cathédrale, m’avait peu à peu formé une âme analogue à la sienne, recueillie, craintive et mélancolique. »Un grand-oncle, mon dernier parent, qui demeurait dans le Midi et qui n’avait nul souci de s’empêtrer de moi, considéra qu’un bon internat parisien le débarrasserait d’un pupille gênant. »Picrate, j’ai, de ma vieille vie, de mauvais souvenirs. Il y a, dans mon passé, des jours que rien ne me déciderait à revivre, quand même la promesse d’une divine récompense, d’une féerie de voluptés, serait au bout de l’épreuve. Mais, de tous, les plus éperdument douloureux ont été ceux de mon entrée au collège. C’est dans la cour carrée, encadrée d’un promenoir monacal, de cet ancien couvent génovéfain que j’ai senti l’amertume gagner mon cœur et la haine s’y installer. Oui, c’est là que je suis devenu pessimiste et misanthrope. Il m’a fallu longtemps ensuite pour adoucir l’âpreté de ma rancune et me rasséréner à force de désespoir. Alors je n’étais point à l’âge ou l’on soigne avec de la philosophie sa peine, où l’on use de dialectique pour transformer en badinage sa tristesse. »Il me sembla que j’étais au bagne injustement; et, en moi-même, mon inconscient cherchait le crime que j’expiais. Je n’apercevais pas de terme à mon supplice. Des semaines, des années, des siècles, qu’en savais-je? La durée avait perdu pour moi ses limites habituelles, ses stades qui permettent de la mesurer, de la détailler. Elle s’allongeait, indéterminée, devant ma nostalgie et l’exaspérait. »On doit distinguer, Picrate, deux sortes de tempéraments humains: ceux qui souffrent et ceux qui ne souffrent pas de la longueur du temps. Ceux-ci peuvent être patients et résignés; ils n’ont presque pas de mérite à ne pas geindre. Ceux-là passent leur existence dans un perpétuel martyre; l’attente les torture. Certains esprits, exacts et nets, font à l’infortune sa part et, lucides, en voient le terme; d’autres l’exagèrent. Il y a, si tu veux, des âmes en papier très sec, où la vie s’inscrit avec justesse; et il y a des âmes en papier buvard, où la moindre tache s’étend, s’étend et gâche tout. »A l’époque dont je te parle, j’avais une âme en papier buvard, ah! molle et sans résistance. Je me suis plus tard réformé, volontairement: j’y eus beaucoup de mal. »Les camarades que le hasard me procurait me houspillèrent. Ma gaucherie de solitaire, soudain jeté dans le tumulte de leurs jeux et de leurs cris et de leur nombre, me désignait à leurs lazzi et me laissait parmi eux sans défense. Mon costume provincial et négligé, mon air souffreteux excitèrent leurs rires. Mon orgueil les irritait et augmentait leur rage de m’humilier. Ils me furent méchants et lâches. Je les ai haïs de tout mon être offensé. S’il m’avait été possible de les tuer, je les aurais tués. »Les enfants sont «déjà des hommes». C’est avec mes jeunes condisciples de collège que j’ai fait l’expérience de l’humanité. En vieillissant, je n’ai que vérifié mon diagnostic. »Chacun de ces garçons, séparé des autres et replacé dans sa famille, avait sans doute ses gentillesses. Leur réunion formait une tourbe affreuse. Il en est toujours ainsi des hommes agglomérés. Ce qu’ils ont de joli, c’est ce qu’ils ne sauraient mettre en commun. Ce qu’ils ont de commun, c’est la brutalité, la grossièreté, l’instinct trivial, l’appétit vilain. Car voilà toute la psychologie des foules. Et de là, Picrate, les inconvénients du parlementarisme. »Les heures sonnaient, lourdes et lentes, à une horloge lamentable. Un carillon dont le mécanisme grinçait les aggravait de sa piteuse jérémiade. Une note surtout, qui achevait la ritournelle, et qui se traînait en plainte vibrante, me fendait l’âme. »Le lendemain de mon entrée dans ce lieu d’horreur, mon oncle vint me voir. Il utilisait ce prétexte pour un bref séjour à Paris. La «récréation» battait son plein. C’est-à-dire que mes camarades menaient leur tapage, et que, moi, je m’étais relégué dans un coin de la cour, guettant la minute de la délivrance: l’«étude», malgré sa torpeur, m’était un refuge; là, au moins, je ne redoutais que le pion, ses remontrances inutiles, ses encouragements à ne point flâner; mes camarades me laissaient tranquille, et j’arrivais à m’isoler ... Une porte de fer s’ouvrit. Un domestique sale hurla mon nom, tout de travers. Cela suffit à exciter mille quolibets. En outre, un jeune espiègle me ravit la petite toque fourrée, trop enfantine, que je conservais d’autrefois. Ahuri, les mains crispées dans les poches de ma veste, je restais là, ne sachant que faire, n’osant aller au parloir tête nue, n’osant bouger. On me criait: «Au parloir, tout petiot! Maman t’appelle!...» Je frissonnais de colère, de chagrin vague ... Mon oncle m’aperçut et s’approcha. La scène l’avait égayé: un gros rire le secouait. Je le vis et j’éclatai en sanglots. Il fut cordial et bourru. Il me dit que je n’étais pas une petite fille, pour pleurer comme ça ... «Et je ne jouais donc pas avec mes copains?... Et qu’est-ce que c’était que ces lamentations?... Voyons, voyons, un peu de courage, mon bonhomme!...» Je sanglotais sans pouvoir me retenir. Et, plus j’aurais voulu me maîtriser, à cause de l’humiliation d’être surpris en si misérable posture, plus abondaient mes larmes sur mes joues, sur mes mains, dans mon nez et dans ma bouche. Les exhortations de l’oncle ne réussissaient qu’à m’impatienter davantage. A bout d’arguments, il déclara: «C’est ta folle de grand’mère, avec ses dévotions, qui t’a rendu petite fille à ce point!...» --Il avait raison!--affirma Picrate. --Peut-être; mais surtout il avait tort. Et il me fut odieux. Cette façon de traiter ma pauvre grand’mère défunte m’offensa, comme un outrage abominable. Dès lors, je m’attachai de tout mon cœur à la mémoire de la disparue. L’oncle, les camarades, le lycée constituèrent l’ennemi. Elle, au contraire, était l’amie très douce et très bonne; et je m’attendris sur sa mort plus que le jour où je l’avais perdue. Je me rappelai son visage, que la tristesse indélébile ornait d’un charme pénétrant; je me rappelai sa voix, le toucher de ses mains et sa démarche grave et silencieuse. Mille détails se précisèrent et m’émurent: les nodosités de ses doigts, les rides de son front, les papillottes blanches qui encadraient sa figure, le tremblement perpétuel de ses lèvres minces et la lenteur de son regard. Il me sembla que je ne l’avais point aimée comme elle le méritait, que je lui avais mal témoigné mon affection déférente, que j’aurais dû dorloter mieux ses vieux jours. Ce scrupule me tourmentait. J’oubliai tout le reste. »Dans ma pensée, elle s’idéalisa bientôt, au point d’y devenir presque une sainte auréolée, une compagne de la Sainte Vierge. Ma piété redoubla, et elle unit dans un même sentiment ces deux célestes personnes. Au fond de mon cœur elles eurent leur chapelle privilégiée, où je les honorais secrètement comme, au temps des persécutions, les chrétiens reléguaient au creux obscur des catacombes leur culte harcelé. »Ma vie quotidienne me fut moins pénible quand j’eus organisé, hors de l’atteinte des barbares, ma rêverie. Et peu à peu leur méchanceté se lassa. »Je devins une sorte de bon élève, afin de me préserver mieux de l’ennemi. La révolte excite la férocité des vainqueurs; les esclaves dociles ont moins à souffrir que les autres. Je crois qu’il y avait dans mon calcul de la bassesse, de la servilité: n’est-ce pas la conséquence naturelle d’une discipline quasi militaire appliquée à des garçons que ne requinque nulle ardeur belliqueuse? »J’appris le grec et le latin. »Picrate, as-tu réfléchi quelquefois à la prodigieuse absurdité de notre enseignement classique? »Alors, dis-moi, je t’en conjure, pourquoi les enfants mâles de ce pays doivent passer les plus beaux jours de leur aimable adolescence à étudier ces langues mortes? Dis-le-moi! »A étudier ces langues mortes et non, par exemple, le mède et l’éthiopien!... Parce que la littérature latine et la grecque sont riches en souveraines beautés? Heu! pour les cinq ou six volumes latins qui méritent d’être lus, est-ce la peine, en vérité, de languir, des années durant, sur des grammaires et des lexiques? Non!... Les grecs sont, assurément, plus dignes d’un tel effort; mais, quoi qu’il en soit, un fait domine cette discussion: sur vingt bacheliers, frais émoulus de nos lycées, il n’y en a pas deux qui puissent lire une églogue virgilienne; pas un,--tu m’entends, Picrate, pas un!--qui puisse lire une tragédie de Sophocle!... Tel est le résultat final des études classiques: le néant. Cette seule constatation devrait suffire à éclairer nos pédagogues. Pas du tout! Ils s’acharnent. »On affirme que jadis les jeunes Français étudiaient volontiers ces idiomes désuets et parvenaient à les bien entendre. Jadis, peut-être; aujourd’hui, non. Et l’on continue néanmoins à prendre le grec et le latin comme base de l’enseignement national. Voilà! »Il faut un prétexte. Alors, on dit que notre langue vient directement du latin,--ce qui n’est pas vrai;--et que notre vocabulaire doit beaucoup aux racines grecques,--mais je te demande à quoi peuvent servir ces étymologies: «voix au loin», «écriture au loin», pour l’intelligence des mots _téléphone_ ou _télégramme_? »Ces pitoyables arguments prêtant à rire, on inventa le cliché de ces «vertus éducatives» que possèdent exclusivement, dit-on, le grec et le latin,--l’une des plus comiques fariboles que l’on ait imaginées pour légitimer un état de choses grotesque, mais auquel on tient fort.--Selon ces messieurs, le grec et le latin jouiraient d’une efficacité si merveilleuse qu’il serait inutile de les savoir jamais pour profiter de les avoir appris, etc ... J’aurais honte, Picrate, d’arrêter là-dessus ton esprit. »La vérité, c’est que l’on veut, coûte que coûte, épargner un désastre à des spécialistes trop âgés pour recommencer leur carrière. Il y a des marchands de grec et de latin qui, la clientèle abolie, seraient dans la misère, pauvres diables! De même, on a depuis longtemps reconnu la parfaite inutilité des sous-préfets; on ne supprimera pas les sous-préfectures: que faire de bons jeunes hommes qui ne sont pas capables d’autre chose que de parader en habit à broderies d’argent? Et quand il n’existera plus d’autre raison d’écarter l’hypothèse du désarmement général, celle-ci sera concluante: que faire de messieurs les officiers, dès lors qu’on n’aura point de soldats à leur offrir? »On sacrifie, de cette manière, des milliers et des milliers d’adolescents au corps estimable, mais restreint, des professeurs. Que veux-tu?... »Note encore, Picrate, pour t’amuser, que les règlements universitaires sont élaborés par des universitaires bien en place. Espères-tu que ces braves gens pousseront l’amour de l’abnégation jusqu’à se suicider? Soyons raisonnables, Picrate!... Songe à ces gros bonnets qui ont vieilli et qui ont acquis tous les honneurs dans un état de choses où les feues langues dominaient la culture classique. Déclareront-ils, en supprimant les feues langues, cet état de choses ridicule et suranné? Autant vaudrait, pour eux, se reconnaître périmés, archaïques et, en quelque sorte, paléontologiques. Ils n’y sauraient souscrire aucunement. J’imagine que, si l’on avait consulté la faune du terrain tertiaire sur l’opportunité de passer au quaternaire, nous serions toujours ichtyosaures ou plésiosaures, mon ami, sans plus! »Et voilà pourquoi les petits garçons de France continueront à étudier--mais à ne point apprendre--le grec et le latin. Cela gaspille leur jeunesse, mais conserve une suffisante actualité aux grands lamas de l’_alma mater_! »Le goût excessif des littératures anciennes est un héritage de la Renaissance. L’antiquité, que l’on retrouvait, séduisit alors les délicats par sa récente nouveauté. Elle a perdu cet agrément. Au sortir du moyen âge et de la discipline chrétienne, elle apparut comme libératrice de la pensée, qui était lasse de sa longue soumission. Elle a perdu cette raison d’être. Mal connue, elle sembla réaliser la perfection de l’esprit humain. La méthode historique l’a remise à sa place: elle n’est plus, pour nous, qu’une époque, entre bien d’autres, qui eut ses qualités et ses tares. Elle a perdu, à n’être plus seule, le meilleur de son prestige. »Les jésuites du Grand Siècle l’ont su transformer en une copieuse matière pédagogique ... --Les jésuites!--s’écria Picrate;--tu vois, toujours eux!... --Toujours eux, Picrate! Ils ont fait de Virgile et d’Homère des auteurs «classiques». Et nous vivons encore sous le régime d’enseignement que les jésuites constituèrent selon les besoins des petits grands seigneurs du Grand Siècle. Oui, c’est cela que notre démocratie contemporaine offre à ses rejetons!... Sourions, Picrate, avec un peu de tristesse. »Si jamais enseignement fut mal adapté à son objet, c’est bien celui-là. Réfléchis. Tâche de te faire une idée nette des «vertus éducatives» que peut avoir, pour la jeunesse d’aujourd’hui, une littérature antérieure au christianisme, et qui, au point de vue social, admet l’esclavage; au point de vue moral, admet, vante des pratiques qui, de nos jours, relèvent de la correctionnelle ou des assises; au point de vue scientifique, admet que la terre est le centre du monde et l’homme la fin suprême de la terre; une littérature qui contredit tous les principes fondamentaux de la pensée moderne. »Elle reste, je le sais, une assez belle littérature. Mais il est bien curieux de voir notre démocratie occuper ses adolescents à de pareilles vanités. La population de nos lycées n’est point aristocratique comme la clientèle des jésuites d’autrefois. Elle se compose de candidats à la lutte pour la vie, qui devront gagner leur pain quotidien, faire leur trou, agir. Les doux enfants comprennent à merveille que tout ce grec et ce latin ne leur seront de nul usage; en conséquence, ils ne font rien, mais rien du tout. La proportion des «cancres» au regard des «bons élèves» est énorme et devrait suffire à décourager le professeur, si le professeur avait le souci d’autre chose que de «faire sa classe» et de toucher, le mois fini, les appointements nécessaires à l’entretien de sa famille et de lui. »Parmi les «bons élèves», il y a pas mal de benêts dont la docilité stupide s’accommode de «_rosa_, la rose» comme de la liste des sous-préfectures. Ils apprennent ce qu’on veut, ainsi que les canards mangent n’importe quoi ... Il y a aussi des esprits délicats, des rêveurs, qui se plaisent à de jolies combinaisons verbales, que ravit l’étude des civilisations diverses et qui s’amusent à la discordance des successives opinions humaines. Oh! les fins dilettantes que l’on fait de ces jeunes hommes! Ils sont les seuls sur qui soit efficace l’enseignement public,--et comme on les éloigne gentiment de toute activité féconde!... Connais-tu, Picrate, ce mot si profond et inquiétant de Sénèque: «Nous mourons d’un excès de littérature»?... Ce fut le prélude de la décadence romaine ... Est-ce que nous ne sommes pas un peu malades, Picrate, d’avoir un enseignement public qui n’est bon qu’à former des littérateurs? »Je fus l’un de ces jeunes hommes. Et si, pour mon compte personnel, j’ai le bonheur d’être arrivé à la plus agréable comme à la moins novice des philosophies, il faut bien que je reconnaisse en moi un citoyen des plus inutiles à l’État. »Singulier contact, celui de ma dévotion chrétienne avec le paganisme de mes classiques auteurs! A quinze ans, mon intelligence était analogue à cette étonnante cité d’Alexandrie où les cultes anciens et nouveaux se rencontrèrent autrefois. Dangereuse rivalité de systèmes contradictoires, d’idées hétérogènes! Petites concessions, tentatives d’accord subtil, interlopes combinaisons ... Moi aussi, tel que les sophistes d’alors, je tirais de mon mieux Homère à la doctrine de Jésus; et de Virgile je faisais un sincère prophète qui avait annoncé la Vierge et le Rédempteur. »Il n’était point aisé de maintenir, hélas! cet illusoire compromis. Et, peu à peu, très doucement, mon christianisme s’éteignit et disparut. Il ne m’est rien resté de lui qu’une habitude de pitié respectueuse pour les croyances mortes, une façon découragée de voir la vie, et le don de m’analyser avec scrupule. Il ne fit pas de bruit en s’en allant, et je ne me suis aperçu de son absence que plus tard, tant il s’était discrètement retiré. »Cependant je devenais un rhéteur païen, d’esprit cultivé, d’humeur emphatique. En 1789, j’aurais commis l’erreur où tombèrent si drôlement nos glorieux ancêtres, trop hantés de Plutarque, trop férus de stoïcisme oratoire, et qui conçurent l’État sur le modèle, ou peu s’en faut, de la République romaine. »Que faire, dans l’existence pratique, de ces bizarres résultats de mon éducation? De la réalité vraie je ne savais rien; je n’avais été mis en rapport qu’avec les livres. En fait de métier, je n’en connaissais qu’un: celui de professeur; mes professeurs étaient les seuls hommes que j’eusse vus dans l’exercice de leur métier. »Je fus ainsi voué fatalement au professorat. Et, en effet, Picrate, notre enseignement classique ne peut former que des professeurs. Il passe son temps à se recruter; il est, en quelque sorte, autophagique. Il y a du déchet: on s’en moque. Un bon rhétoricien se destine à l’enseignement, et c’est tout naturel: il se confine dans sa spécialité. Le reste, il l’ignore. S’il ne veut pas avoir travaillé pour rien, s’il désire utiliser la science dont on l’a pourvu, il est logique, il est indispensable qu’il s’établisse professeur: ailleurs, il n’aurait pas l’emploi de son classicisme. »Pédagogues de ce pays singulier, nous n’avons pas d’autre mission que d’organiser, aussi peu mal que possible, notre lignée professionnelle, de constituer notre stérile hérédité. Ainsi nous sommes une vaste généalogie de pédagogues en pure perte!... »Cela, Picrate, est ridicule énormément. » ... Voilà comment ma destinée, au jour le jour, me conduisit à gorger de grec et de latin de pauvres petits diables qui rechignaient à cette nourriture. V HISTOIRE DE PICRATE --Siméon,--dit, un soir, Picrate,--une chose m’étonne. Tu as reçu l’éducation la plus absurde, et tu es la sagesse même. Et moi, qui fus élevé suivant les principes mêmes de la raison, je manque de philosophie et vis au hasard, je l’avoue. C’est déconcertant! --C’est bien consolant, au contraire,--reprit Siméon,--puisque la majeure partie de nos compatriotes sont élevés comme je le fus, à l’écart de toute logique et au mépris du plus élémentaire bon sens. --Je ne sais pas--continua Picrate--comment j’ai pu ne pas devenir un sage. Je suis coupable, ou bien des fatalités s’en mêlèrent. Ma mère était la fille d’un intime ami d’Auguste Comte. Du reste, le disciple renia le maître, quand celui-ci, cédant à l’influence exaltée d’une femme qu’il aimait trop, tomba dans une fâcheuse religiosité; le disciple demeura fidèle, sinon à l’homme, du moins à la doctrine: il fut «comtien», jusqu’au X^e livre exclusivement. J’ai connu ce grand-père. C’était un terrible bonhomme, si ferme dans ses opinions qu’il vivait dans la crainte perpétuelle de transiger. A chacune de ses phrases il ajoutait: «Je l’ai toujours dit et je ne me dédis pas!» L’apostasie de son maître l’avait rendu très ombrageux. Il pouvait bien paraître têtu. Je crois qu’il l’était, mais pour le bon motif. Il pratiquait la religion de l’humanité avec rudesse, par principe plutôt que par mol épanchement du cœur. Il fallait bien qu’il fût féministe, puisque sa philosophie le lui commandait. Mais il avait, à cause de madame de Vaux, une persistante rancune contre les femmes. Il l’appelait, elle: «Cette aliénée!» et, pour commenter l’aventure d’Auguste Comte, il narrait la légende d’Aristote, qui, dans ses vieux jours, fut couvert de ridicule par la fantaisie d’une hétaïre. »J’avais une dizaine d’années lorsqu’il mourut. Quelques heures avant son trépas, il voulut qu’on m’amenât à lui. Aussitôt il se hâta de me faire une double démonstration. D’abord il m’enjoignit de regarder une image coloriée, qu’il avait fabriquée lui-même avec un soin minutieux. Elle représentait une belle dame, en toilette très somptueuse, parée de bijoux, décolletée et les bras nus, les lèvres rouges, les yeux câlins. Je ne pus qu’admirer cette jolie personne et ses attraits évidents. Mais alors le vieillard austère souleva de l’ongle la robe. Elle s’ouvrit en deux petits volets par le milieu. J’étais innocemment curieux du contenu des magnifiques atours: que vis-je? Un hideux squelette, qui se délabrait, qui portait encore des lambeaux de chair saignante, et qui se disloquait d’une terrible façon! La surprise me fut désagréable et la déception telle que, très longtemps ensuite, j’ai eu peur des femmes. Pour rien au monde je n’aurais consenti à ce qu’elles entr’ouvrissent devant moi leur robe. C’est bien là ce qu’avait souhaité mon misogyne aïeul ... Ensuite, à vrai dire, je me suis hasardé ... --Tu as bien fait, Picrate,--dit Siméon;--les plus succinctes voluptés sont des consolations provisoires qu’il y a de l’orgueil à refuser. --Secondement, mon grand-père, ayant veillé à ce que l’on rangeât son didactique emblème, ordonna qu’on me laissât seul avec lui quelques instants. Je suppliai que l’on n’en fît rien. Mais on n’eût point osé lui désobéir: mes parents s’éloignèrent. Le vieillard me dit, d’une voix ferme: «Regarde-moi. Je vais mourir. Tu comprends? Je ne respirerai plus; je serai une chose inerte et froide ...» La gravité de ce discours m’imposait. En outre, je craignis que l’événement ne se produisît sous mes yeux, en l’absence de mes parents: je tremblai. Mon grand-père s’en aperçut, et il reprit: «Cela t’émeut, et c’est ce qu’il ne faut point. La mort est la conclusion normale de la vie. Plus tard, j’espère que tu le comprendras. Mais souviens-toi que tu as vu ton grand-père rentrer dans le Grand Tout et qu’il n’en était pas troublé! Maintenant, va.» Je ne me le fis pas dire deux fois et je me sauvai ... --Ton grand-père, Picrate, dont je respecte infiniment la mémoire, était bien illogique,--fit observer Siméon.--D’ailleurs, il serait malveillant de le lui reprocher, et je n’attribue point à l’inquiétude de la mort prochaine cette légère incohérence: du moment qu’on s’est mis en tête de démontrer deux choses à la fois, d’une manière un peu saisissante, il est indispensable qu’on arrange les faits selon les nécessités de la cause. Mais note qu’il insista sur le hideux squelette de la belle dame et fit en sorte d’éluder l’horreur du sien, qui menaçait. Il risquait de te donner l’illusion que les philosophes et les belles dames ne se désagrègent point de même. Or, les fouilles d’Antinoé révélèrent également décharnés et ratatinés, la bouche ouverte comme pour un semblable cri d’angoisse, le cadavre de la courtisane Thaïs et celui de l’anachorète Sérapion ... --J’y consens!--dit Picrate.--Quant à mon grand-père, il prétendit échapper à l’offense de la décomposition souterraine, par le moyen de la crémation. Cette pratique n’était pas encore usitée en France: les cléricaux, alors régnant, s’y opposaient, afin sans doute de ne point compliquer la tâche divine lorsqu’il faudrait, pour le dernier jugement, ressusciter les corps ... --Peuh!--fit Siméon. --Mon grand-père fut expédié en Italie et, là, réduit en cendres. Cela coûta fort cher, paraît-il; mais, de cette façon, le vieux lutteur manifestait jusqu’au delà du tombeau ... --De l’urne, tu veux dire?... Que le vocabulaire est suranné! --De l’urne! J’ai conservé le souvenir de ses paroles dernières: ainsi je lui assure la seule forme de survivance posthume qu’il ait souhaitée. Pour ce qui est de la leçon, j’avoue qu’elle ne m’a profité nullement. J’ai horreur de la mort; la certitude du néant ne me réconforte pas. J’évite d’y penser. Si, par hasard, j’y pense, c’est la migraine! --Infortuné Picrate! Tu aimes la vie? --Non! Mais je déteste la mort ... Ah! je ne vaux pas mon grand-père! C’était un homme robuste, capable d’imposer autour de lui ses idées: mes parents lui furent soumis corps et âme, et après son décès encore; moi seul tournai mal, à cause de mon fâcheux caractère. »Mon père avait commencé par être ouvrier typographe. Il ne reçut, enfant, d’autres leçons que celles de l’école primaire; il améliora seul une instruction qui lui permit de jouer son rôle dans le Positivisme militant. Ma mère fut sa collaboratrice dévouée. Ils travaillèrent tous les deux à faire disparaître les vestiges derniers de l’âge théologique. »Au 2 Décembre, mon père avait été proscrit. Le tyran ne supportait pas, dans le pays qu’il opprimait, la présence d’un homme libre. Eugène Dufour prit le chemin de l’exil. C’est à Bruxelles qu’il s’établit, avec d’autres républicains irréductibles et vaillants, libres penseurs décidés et citoyens intègres. Il était pauvre. Il n’avait pour vivre que sa paye de prolétaire. Il laissa la blouse noire et le composteur; la misère, en pays étranger, le menaçait ... Siméon, c’est une grande satisfaction, disons le mot: c’est un motif d’orgueil pour moi, que d’être le fils d’un ancien ouvrier typographe! L’imprimerie ... --Oui,--reprit Siméon;--il y a là-dessus deux pages de Michelet qui sont fort belles, encore qu’un peu emphatiques. Il raconte qu’il n’entre jamais dans un atelier de typographie sans émotion respectueuse: il songe à la pensée humaine qui s’y prépare à prendre son essor. L’ouvrier typographe se transforme à ses yeux en une sorte de prêtre auguste. Je ne dénigre pas cette façon d’exagérer les choses: Michelet lui doit le meilleur de sa poésie, qui est magnifique. Toutefois, en ce qui concerne l’ouvrier typographe, n’omettons pas qu’il imprime ce qu’on lui donne à imprimer,--bien du fatras, voire de la pornographie. Je ne dis pas cela pour M. Dufour, évidemment. --Non, il faisait ce que l’on nomme «travaux de ville»: menus, quittances, prospectus, cartes de visite, etc ... »Donc, à Bruxelles, la misère le guettait. Il l’évita. Et même, grâce à la justice immanente qui corrige l’injustice des hommes, il réussit à trouver un emploi. Il écrivit à Victor Hugo, sans le connaître, reçut du grand poète une sublime réponse et, fort de ce témoignage d’estime, se présenta chez un proscrit de marque. Sur la terre d’exil, les inégalités sociales disparaissent: le proscrit célèbre, et d’ailleurs riche, accueillit avec complaisance le travailleur aux mains noires, l’engagea comme secrétaire,--logé, nourri, appointements fixes. C’est ainsi que mon père entra dans la noble compagnie de ces ... --Républicains en exil ... --...qui, loin de la patrie ingrate, sauvegardaient l’intégrité de l’idéal glorieux. Et c’est ainsi que, longtemps après, il rencontra mon grand-père. Celui-ci, je ne sais pourquoi, n’avait pas été chassé de France: Badinguet le voulut épargner, ou l’oublia. Vers 1860, de son propre mouvement, mon grand-père s’exila. Il vint, avec sa fille, douce Antigone, se retirer à Bruxelles. Il y trouva ses compagnons de jadis, partagea leur infortune; la solitude, à Paris, lui pesait, et je crois qu’il avait conçu quelque dépit d’être négligé par l’Empereur. --Il avait hésité, d’ailleurs, huit ans?... --C’était un homme réfléchi et qui n’agissait point à la légère. Eugène Dufour épousa la fille du proscrit volontaire. Et je naquis, là-bas, en exil, dans les derniers temps de l’Empire. Je dois à cette circonstance d’être inscrit sur les registres de l’État pour une petite rente qui m’aide à vivre ... --Le 2 Décembre a fait d’heureuses victimes, Picrate! Quand M. Paul Deschanel, l’ancien Président de la Chambre, alors jeune homme politique plein d’avenir, sollicita le suffrage des électeurs, il rédigea ses affiches ainsi: PAUL DESCHANEL NÉ EN EXIL »C’était, à vrai dire, plutôt la profession de foi de M. Deschanel le père qu’il formulait en ces termes laconiques, que la sienne propre. Car on est exilé pour ses opinions, mais on naît en exil involontairement. Le mérite n’appartenait qu’au père d’avoir, malgré les tristesses de l’absence, augmenté d’un bon citoyen le chiffre de la population française ... Le fils voulut signifier, sans doute, qu’il serait fidèle à l’exemple héroïque du père et, dans l’hypothèse d’un nouveau coup d’État, affronterait l’hostilité de Napoléon IV. Les électeurs le comprirent bien, et le Parlement compta un orateur de plus, un orateur élégant et disert, et qui, de sa naissance bruxelloise, n’a conservé nul accent belge ... Et toi, Picrate, tu es récompensé pour les mérites paternels. Je n’y trouve rien à redire,--sinon que tu hérites, en quelque sorte: ce qui est contraire, il me semble, aux règles de ton socialisme. M. Deschanel, lui, n’est pas socialiste, et ce n’est donc qu’à toi que j’adresse cette timide objection. --Je n’y avais pas songé,--dit Picrate.--D’ailleurs, tu sais notre réponse en pareil cas: tant que la société collectiviste ne sera point réalisée, il nous faut bien accepter les conditions de la vie actuelle. --Cela vous donne une assez belle latitude,--acquiesça Siméon.--Cela permet, en outre, à certains de vos plus vaillants propagandistes de capitaliser fort agréablement ... --Peut-être!...--fit Picrate, d’une manière évasive. Toujours est-il qu’après le 4 Septembre, nous revînmes à Paris et prîmes un petit appartement dans le quartier du Luxembourg. Mes souvenirs datent de cette époque. Le reste me fut raconté maintes fois, durant les soirées familiales. J’ai grandi, je me suis formé ma conscience d’homme, parmi les narrations généreuses des proscrits. Mon grand-père récitait volontiers ces vers de Hugo: J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme... »Il ne l’avait pas, lui, accepté, mais revendiqué. Ma mère me fit comprendre que c’était encore plus beau. »Les superbes enseignements que j’ai reçus! Je ne puis, sans rougir, y songer ... D’un mot je les résume: «Raison». Toute la doctrine dérive de là. Mon père était la raison même, la raison faite homme, la raison sans cesse agissante, présidant aux graves démarches de la pensée, déterminant les moindres détails de la vie, organisant, réglant, voulant ... Quand il avait dit: «C’est la raison!» chacun s’inclinait. La raison lui servit à éloigner de notre demeure les superstitions et les préjugés. Elle lui dicta la coupe de son costume. Il s’habillait d’une façon très particulière, au mépris de la mode et des usages courants. Son pantalon n’était ni trop large ni trop étroit: il avait calculé les dimensions exactes qui assurent, autour des jambes, une suffisante aération sans excès de flottement. Il revêtait une blouse de lainage boutonnée au cou, aux poignets, serrée à la taille d’une ceinture en caoutchouc. Il se coiffait, l’hiver, d’une toque de drap, qui lui entrait jusqu’aux oreilles; l’été, d’un chapeau vaste, aux grands bords ronds, en étoffe légère que tendait un ingénieux système de joncs très fins. Sa chaussure, il la fabriquait lui-même, ainsi que celle de ma mère et la mienne (j’avais alors des pieds), conformément à des principes fixes: pas de talons, car il est vain de se prétendre hausser; pas de tiges, qui gênent l’articulation des chevilles, mais un juste agencement de courroies, afin que la semelle n’abandonne pas la plante des pieds. Il portait la barbe et les cheveux courts; et cependant, malgré son vœu de supprimer le poil inutile, jamais il n’usa du rasoir, jugeant convenable qu’un menton mâle fût velu. Il avait combiné pour ma mère un costume qui sacrifiait à la raison toute coquetterie. Notre habitation, notre table étaient soumises à des règlements analogues, la température de nos chambres fixée avec précision, le menu de nos repas composé selon les théories hygiéniques, la quantité du pain, de la viande, des légumes, du sel, déterminée, au renouvellement de chaque décade, selon la saison, l’état hygrométrique de l’atmosphère, le quartier de la lune et le poids de nos individus, préliminairement vérifié, enregistré, comparé, trouvé en baisse ou bien en hausse. Comme j’avais une propension fâcheuse à engraisser, je devais rester sur mon appétit, ce qui m’affligeait, je l’avoue. J’avoue aussi que l’extrême rigueur de cette existence systématique m’importunait ... Oui, je rechignais aux préceptes de la raison. Siméon, je n’ai qu’ensuite estimé mon père à sa valeur; je ne l’ai vraiment admiré qu’après sa mort. C’est mon regret. --Que veux-tu, Picrate!--dit Siméon;--tu manquais de perspective. On apprécie mal ce dont on pâtit. Cela explique que l’on juge avec plus de sérénité la douleur d’autrui que sa propre douleur. Cela explique qu’il y ait des consolateurs éloquents, capables d’arriver, dans leurs discours, à la sérénité du stoïcisme, mais, quand il s’agit d’eux, douillets ainsi que des femmes nerveuses. Cela explique qu’il y ait des conquérants: ils évaluent à peu de prix l’existence humaine, tandis que, d’une hauteur bien choisie, ils dominent les masses où se perdent les souffrantes unités ... »Sois sans remords, Picrate. A peine te fut-il loisible d’échapper au minutieux gouvernement de la raison, tu l’honoras comme il convient, j’en suis sûr ... Reconnaissons-le, du reste: l’entreprise d’Eugène Dufour, intéressante et méritoire, avait le tort d’omettre un fait essentiel, à savoir que la raison est une chose et que la vie en est une autre. Je ne dis pas seulement la vie humaine, mais la vie, ou, si tu veux, la nature, ou, si tu veux, la réalité. Quand tu observes le Cosmos, as-tu l’impression qu’il soit cohérent à ravir? Si l’accord était si parfait entre le Cosmos et la raison, les philosophes, ces professionnels détenteurs de la raison, depuis longtemps auraient compris le Cosmos: il n’en est rien! On n’a pas encore déniché l’idée directrice de ce monde où nous sommes logés. Les hypothèses que l’on a faites là-dessus ont échoué très piteusement. L’une des plus jolies est celle, sans doute, de ce subtil Bernardin de Saint-Pierre, qui consacra toute l’ingéniosité de son esprit et de son cœur à essayer d’introduire un peu d’ordre dans ce désordre. Il y prodigua les trésors de sa mauvaise foi et de sa bonne volonté; ses explications prêtent à rire. Il n’était pas un métaphysicien. Les métaphysiciens négligent, pour plus de commodité, le détail des apparences: ils construisent de vastes idéologies, dont le seul tort est de ne point s’adapter au concret. Lui, attentif à ne rien oublier, examinait, tenait compte de tout, et, à mesure qu’avançait son enquête, il imaginait l’interprétation requise. Il tomba dans la saugrenuité. Son échec est bien lamentable: d’abord pour lui, dont le zèle était digne d’un meilleur sort; et puis pour l’intelligence humaine, qui s’est, en la personne de ce commentateur, couverte de ridicule. La grosse bévue de Bernardin, ce fut de croire que rien n’existe qui n’ait sa raison d’être. Partant de ce principe faux, il devait aboutir à de comiques résultats. Pauvre garçon, dupe de ce respect qu’il eut pour le Cosmos! »Picrate, si le monde, la vie et la réalité dépendaient de quelque idée directrice, quelqu’un l’aurait bien aperçue, ne fût-ce que par hasard, depuis cinq mille ans, au moins, qu’il y a des philosophes et qui hasardent des systèmes. La vérité, je vais te la dire; mais ne la répète pas, afin de ne décourager personne. Ne t’aventure pas à la confier même aux roseaux du fleuve: ils sont bavards, ils l’ont prouvé. Garde-la pour toi, dans le secret de ta mémoire. Et, si tu sens qu’elle t’afflige excessivement, efforce-toi de n’y plus penser. Ce n’est pas une opinion bonne à répandre: le jour où elle serait connue et adoptée, il y aurait sous les cieux plus de tristesse qu’en cette nuit lugubre où une voix qui courait sur les flots attesta que le grand Pan était mort. Les cloches des églises, qui sonnent à la volée en l’honneur de tel démiurge, s’immobiliseraient dans un farouche silence; et elles sembleraient folles d’avoir jadis sonné. Les austères savants regretteraient avec tant d’amertume la rigueur de leur discipline qu’on les verrait, de rage, se frapper le front contre les murs de leurs laboratoires. Les processions Dolet, décontenancées, se disloqueraient et se réfugieraient, éparses, chez des marchands de vins, en vue de noyer leur confusion dans les pots. Picrate, sois discret: »Cosmos, le roi Cosmos est absurde! »Ne me dis pas que tu étais sur le point de t’en douter. Si tu l’avais seulement présumé, ton irascible humeur ne saurait s’excuser: car l’irritation suppose un fond d’optimisme ... »Mais revenons à Eugène Dufour. Aperçois-tu la vanité de sa généreuse tentative? Le monde, dans son magistral ensemble, est absurde. Et cependant Eugène Dufour détache de ce Tout absurde cet épisode qu’est la vie humaine et ce frêle incident qu’est une existence individuelle. Et il décide de régler, selon les lois de ce qu’il nomme la raison, l’existence d’Eugène Dufour, ton existence à toi, celle de madame Dufour et de tel disciple docile qu’il pourra recruter. Hélas! autant vaudrait distinguer, dans un fleuve, une goutte d’eau et lui conseiller en un langage persuasif de remonter vers sa source, vu que le fleuve, mal dirigé, l’entraîne à des désastres!... C’est au fleuve qu’il faudrait s’adresser. C’est le Cosmos qu’Eugène Dufour devait premièrement réformer. Et, sauf tout le respect que j’ai pour l’intrépide confiance de ton père, mon cher Picrate, vois-tu ce terrible croquis: d’une part, Eugène Dufour, armé de sa raison humaine, et, de l’autre, ce prodigieux imbécile de Cosmos, gigantesque, immense et qui rit bêtement?... VI PICRATE PLEURE ET SIMÉON LE CONSOLE Siméon se tut. La chaude nuit, claire d’étoiles, palpitait. Par-dessus le talus des fortifications, il la regardait. Il s’amusait à suivre, grâce au repère d’une lointaine cheminée, la montée lente et graduelle de Véga, que le reste de la Lyre accompagne à distance pleine et qui semble entraîner avec elle toute la céleste géométrie. Il laissait s’apaiser en lui le tumulte de son discours. Et il rêvait, heureux de la détente de ses nerfs et du silence de son esprit. Mais il aperçut Picrate, qui tirait de sa poche un gros mouchoir de coton bleu à carreaux et s’en essuyait les paupières. --Tu pleures, Picrate? Picrate ne répondit pas. Il soupira, fit de la tête un signe de dénégation, se mordit la lèvre et pleura encore. --Ne dissimule pas que tu pleures, Picrate, et ne regrette pas de pleurer. Assure-moi seulement que tes larmes n’ont pas pour origine quelque souffrance personnelle: nulle rage de dents ne t’éprouve, nulle migraine ne t’accable?... Non! je le savais. Ton espoir s’identifie à celui de l’humanité désabusée. Qu’il est grand et qu’il est pathétique! Cher Picrate, enfantin comme l’humanité, on t’a cassé ton beau jouet!... Donne-moi ta main, mon Picrate ... Mais Picrate secoua, de droite à gauche, son buste large et refusa sa main, sans mot dire. Il écrasa son mouchoir sur ses yeux et parut bouder. Siméon reprit: --J’admire, Picrate, comme tu as l’esprit religieux. Tu t’irrites contre moi, ainsi que les chrétiens fervents maudissent les exégètes, qui leur découvrent, dans l’Évangile, des interpolations. Au moyen âge et pourvu de quelque autorité en Sorbonne, tu m’aurais fait engeôler et brûler. Moi, je ne t’en aurais pas voulu, car il est naturel que, possédant une croyance, on la défende _unguibus et rostro_. Si j’en possédais une, tu me verrais fort malcommode à son endroit. Pauvre vieil enfant chimérique, Picrate, j’ai des remords: peut-être ne fallait-il pas te révéler l’irrémissible absurdité du Cosmos. Toi, tu croyais que la raison domine le jeu mouvant des apparences, et tu considérais comme un insignifiant détail, dans l’universelle économie, ta médiocre destinée. Il te plaisait de te fâcher contre toi-même, d’assumer la responsabilité de ton cas et de te dire que l’ordre général n’en était pas troublé. Enfin, tu limitais le désastre ... Et moi, voilà que je surviens, satanique, et que je dévaste le grand ciel de ta raison pure. Je suis un méchant, il est juste que tu m’en veuilles. L’humanité est trop jeune pour qu’on la sèvre. Seules lui sont encore bienfaisantes les bonnes nourrices babillardes, qui lui chantonnent les douces complaintes infinies où les mots reviennent, qui lui sont familiers ... Mais, vois, Picrate, il n’y a rien de changé. Nous sommes ici deux camarades qui ont uni leur infortune et qui, en ce petit cabaret, l’allègent, au moyen de liqueurs presque agréables. Regarde: la vaste nuit d’été rayonne; le clignement des étoiles semble fiévreux d’un beau désir; la voie lactée est une écharpe gracieuse indolemment défaite. La tiédeur de l’air engage à quelque mollesse. N’aimes-tu pas ce paysage?... Et regarde-moi; suis-je si lugubre? Je me réjouis de la belle nuit d’été, comme si les coïncidences auxquelles nous devons son exquise douceur avaient été préméditées depuis longtemps par un obligeant démiurge, ou amenées par un concert de causalités raisonnables, et je la goûte peut-être mieux ainsi, libre d’idées et d’intentions. Un démiurge entre elle et moi m’en gâterait la solitude, et la raison me la profanerait ... Je la préfère hasardeuse et vaine, avec ses étoiles en folie et sa limpidité. »Si le Cosmos était raisonnable, Picrate, il conviendrait de le vouloir comprendre. Songe à l’effort perpétuel qu’il nous faudrait y dépenser. Combien il est plus avantageux de se dire que tout cela n’a point de sens, et de s’abandonner au charme de l’inutile fantasmagorie!... Je vois que tu ne pleures plus; tu es sage. »A présent, nous irons, chacun chez soi, nous coucher, parce qu’il est tard. Tu dormiras. Tu as déjà sommeil. Tu oublieras; et demain je veux te trouver souriant. L’affliction, de même que la joie, est un sentiment excessif et dont le caractère absolu me choque: la vie ne comporte pas cela. Pleurer, de même que rire, c’est simplifier par trop. Seul le sourire convient à la diversité des circonstances ... Tu dors, Picrate?... --Un peu ... --A la bonne heure! VII SUITE DE L’HISTOIRE DE PICRATE --Je n’ai presque plus envie, Siméon, de te continuer mon histoire. Tu me l’as d’avance dénigrée. --Que non, Picrate! Tu me désoles par ta promptitude à mal conclure ... Quel motif nouveau de chagrin te connais-tu? Qu’y a-t-il?... Ta vie est ratée; il me semble que c’est un fait sur lequel tu avais déjà des lumières: te voilà, dépourvu de jambes, qui bois une anisette faubourienne en compagnie d’un cocher de fiacre. Ce n’est pas moi, Picrate, qui te révèle la médiocrité d’un pareil sort. J’ai tâché de t’expliquer ton échec,--et de telle façon qu’il n’y eût pas de ta faute le moins du monde. J’ai rendu le Cosmos responsable! S’il est absurde, tu n’y peux rien. La famille Dufour, qui le voulut réformer, assuma un rôle écrasant, mais généreux ... Picrate, tu sors de là grandi. Ta biographie n’est pas diminuée; au contraire! Conçois de l’orgueil, Picrate. Ton ascendance s’employa contre l’absurdité du réel. Que de familles nobles et décorées de noms illustres envieraient de tels états de service!... Vous êtes une lignée de grands rêveurs ... --Tu crois? Ce ne fut point une manie? --Une manie sublime! --Eugène Dufour n’avait pas d’ambition personnelle. Il consacrait son temps et son étude au bien public. Il n’espérait pas voir se réaliser de son vivant le règne universel de la raison: le positivisme distingue, dans l’histoire de l’humanité, des périodes si longues que la patience est de rigueur. Mais il croyait à l’efficacité des moindres causes, en vertu de l’adage: «Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.» Il considérait que les causes de ralentissement, dans la marche du monde, sont innombrables et qu’il importe de multiplier les causes de progrès, afin que celles-ci, les bonnes, l’emportent sur celles-là, les mauvaises. Et il y travaillait constamment. S’il organisa notre vie quotidienne avec la ponctualité que je t’ai dite, c’était surtout afin de constituer une sorte de famille modèle, qui pût servir d’exemple. »En outre, il comptait sur moi ... Pauvre homme!... Enfant, j’ai donné des signes d’intelligence, Siméon. Mon père me disait: «Tu me continueras, tu seras un bon serviteur de l’humanité. Tu es mieux doué que moi. Tu auras encore l’avantage de l’instruction. Tu étendras beaucoup plus loin que je n’ai pu le faire l’œuvre modeste que j’ai entreprise avec des moyens imparfaits ...» Et il me préparait à cette activité mentale qui devait être si féconde! »Il ne négligea rien. Ma nourrice, m’ayant chanté, pour m’endormir, je ne sais quel noël flamand, fut chassée, comme capable de m’insinuer avec le lait de fausses idées, du cléricalisme. On n’en trouva pas une autre dont la liberté d’esprit fût avérée: on m’éleva donc au biberon. --Les Romains--dit Siméon--n’apportaient pas moins de vigilance à la formation de leurs orateurs. Quintilien recommande de ne pas donner à l’enfant une nourrice dont le parler soit provincial ou incorrect ... Eugène Dufour ne s’inquiéta-t-il point de cette vache qui fournit le lait de tes biberons? Depuis que saint François, sur les collines ombriennes, prêcha les animaux, on peut les soupçonner de cléricalisme ... --On préserva mon enfance des atteintes de la superstition, comme d’autres parents veillent à garder leur fils du danger des épidémies. On fortifiait mon esprit, afin qu’il fût mieux prêt à résister, en cas de contagion. Tout jeune, j’ai appris que l’histoire humaine est la lutte de deux classes d’hommes: les libres penseurs et les prêtres; et que les libres penseurs sont les justes, les prêtres les méchants; et que les prêtres persécutent les libres penseurs, mais qu’ils seront enfin réduits à néant. J’ai appris que Socrate était libre penseur et que des magistrats dévots le condamnèrent à mort. Et pareillement Galilée: _e pur si muove_ me fut raconté maintes fois. Le soir, après notre frugal repas, mon père se plaisait à nous narrer l’édifiante vie de quelque grand homme: un inventeur, un philosophe, un savant. Il choisissait, dans sa bibliothèque modique mais triée, un livre et nous lisait des pages où flambaient les bûchers des inquisiteurs, des tyrans. Il commentait cette lecture, tandis que ma mère, silencieuse, cousait sous la lampe ou taillait l’étoffe d’un costume simple. Et moi, j’écoutais, attentif à ces récits émouvants; je guettais la maudite intervention des prêtres et de leurs séides,--avec sécurité, car jamais ils ne manquaient leur entrée. A mesure qu’approchait ce dénouement, la voix de mon père s’animait, devenait violente, âpre, dure ... La nuit, j’ai bien souvent rêvé que des tortionnaires d’Église m’avaient jeté dans leurs cachots ou me conduisaient au supplice. Je criais que la terre tourne: les bourreaux redoublaient de cruauté. Je hurlais que la terre tourne: et nulle souffrance de ma chair en lambeaux ne m’aurait fait convenir que la terre ne tourne pas ... Cependant, éveillé, je m’interrogeais sur la qualité de ma certitude. Pour rien au monde je n’eusse avoué mon doute: autant me rallier aux prêtres et renier les libres penseurs. Mais j’avais beau raisonner, discuter avec moi-même, il m’était impossible de concevoir que ce grand voyage quotidien par l’espace se fit à mon insu. Si l’on tire la nappe, la lampe tombe; et je restais immobile, sur un pied, durant que la rotation vertigineuse du globe tirait le sol sous mon soulier!... Mon père m’avait expliqué _grosso modo_ le phénomène, au moyen d’une pomme qu’il promenait autour d’une bougie allumée; seulement, mon imagination n’arrivait point à élargir le fruit emblématique jusqu’aux mesures de la terre. Un jour, aux environs de Paris, je remarquai la forme en dos d’âne des routes: tu sais qu’on les bombe pour que l’eau s’écoule à droite et à gauche, dans les ruisseaux. Je crus, un instant, saisir là une preuve évidente que la terre est, en effet, ronde. Je signalai ma découverte à mon père: il me la démolit en un clin d’œil. J’ai beaucoup regretté la perte de cet argument. Il ne me restait pas d’autre ressource que de croire: je crus à la terre ronde et tournante ... --Comme je crus en l’Évangile, mon Picrate!... --Oui, mais j’ai fortifié plus tard ma croyance par l’étude; et toi, l’étude t’obligeait à délaisser la tienne! --Mettons, Picrate, que la terre tourne, puisqu’on le dit, et puisque, si elle ne tourne pas, ce n’est pas notre opinion là-dessus qui la fera tourner ... --Mais elle tourne! --Elle tourne, Picrate, et inutilement, puisqu’il n’y a plus d’héroïsme à s’en apercevoir. Ah! qu’il est loin, le temps où la rotation de la terre vous composait une philosophie totale!... Les idées, somme toute, ne valent que par la difficulté de les défendre. C’est le bienfait des tyrans: ils nous procurent le sentiment du subversif. Tu me dis que la terre tourne, et cela m’est égal affreusement. Je regrette l’Inquisition, grâce à qui j’aurais trouvé délicieuse et enivrante la pensée que la terre tourne. --On t’aurait brûlé, tenaillé, martyrisé ... --Oui, mais j’aurais crié, comme toi en rêve, que la terre tourne; et alors, que m’eût importé le reste?... --Siméon, tu préconisais la tolérance ... --Oui, par lassitude ... Mais continue ton histoire. --Nous appartenions à un groupe positiviste intitulé «la Raison du VI^e». Mon père en était le président. Chaque semaine avaient lieu des réunions familiales et instructives. Des conférences servaient à la commémoration de l’Humanité, des origines obscures jusqu’à notre temps: l’Égypte, la Grèce, Rome, le Moyen Age, l’Ancien Régime, la Révolution, l’Empire, la République ... L’orateur procédait à peu près comme mon père à la maison,--c’était souvent lui l’orateur,--mais avec plus de solennité. Je cède volontiers au charme de l’éloquence: ces beaux discours me ravissaient. Au mois de janvier, nous célébrions l’anniversaire d’Auguste Comte. Cela consistait en une visite à son tombeau du Père-Lachaise, auquel nous apportions une couronne d’immortelles, l’usage ne s’étant pas encore répandu de l’églantine radicale. Le soir, un banquet cordial nous assemblait autour d’une table décente, vers la Porte Maillot. C’était le seul jour de l’année où il me fut loisible de manger au delà de mes strictes nécessités. La discipline, en l’honneur du maître, se relâchait. J’ai conservé un précieux souvenir de hors-d’œuvre, d’anchois surtout, dont le luxe m’émerveillait, de saumons mayonnaise qui firent mes délices. Au dessert, quelques brèves allocutions donnaient une forme oratoire à des idées qui m’étaient familières, telles que la suprématie de la laïcité sur le pouvoir ecclésiastique, la fin prochaine de l’ère «théologique ou fictive», la grandeur d’Auguste Comte et l’insigne médiocrité de ses adversaires ... Ensuite, on chantait. La _Marseillaise_, d’abord. A cette époque dont je te parle, il ne faut pas oublier que la _Marseillaise_ semblait encore une chose «avancée», capable d’agacer les cléricaux. Nous l’entonnions de grand cœur, accentuant les mesures où «de la tyrannie l’étendard sanglant» est flétri. La _Carmagnole_ et l’_Internationale_ ont aujourd’hui relégué très loin l’hymne de Rouget de l’Isle. Elles ne faisaient point partie de notre répertoire: nous n’étions pas des hommes de désordre ... Après la _Marseillaise_, nous chantions: Saint bienheureux dont la divine image... --Un cantique?... --Mais non! C’est le choral de la _Muette de Portici_. Nous le détournions du sens frivole et vulgaire qu’on lui attribue: nous le consacrions à la gloire de Comte ... Quelques chansonnettes, ensuite, folâtres sans grivoiserie, terminaient de la façon la plus aimable ces bonnes journées joyeuses et commémoratives ... »Il fut décidé que je recevrais une instruction solide, exempte de futilité, complète ou, comme disait mon père, «intégrale». Certes, les programmes classiques étaient loin de répondre au vœu d’Eugène Dufour. Il se chargea de me donner les premiers éléments du français, de l’histoire et du calcul. Mais il fallait, pour aller plus avant, recourir à l’enseignement national, faute de mieux. En tout cas, on me dirigea vers les sciences, afin que mon esprit positif ne fût point altéré par les vanités littéraires. Eugène Dufour méprisait la littérature. Il la considérait comme dangereuse et même un peu perverse. Il disait: «La parole, écrite ou orale, est destinée à l’expression pure et simple des faits réels; et ce qu’on appelle littérature est le déguisement de la vérité.» Il s’emportait contre les fictions des poètes; il les accusait d’avoir répandu, à toute époque, des idées religieuses. Il traitait volontiers Homère de menteur, et il ne voulait pas que son fils fût la dupe de ces fallacieux personnages. Il ne comptait, pour assurer l’avenir de l’humanité, que sur la science. --Il y a longtemps qu’il est mort?--demanda Siméon. --Vingt-cinq ans,--répondit Picrate.--J’ai perdu, le même jour, mon père et ma mère: ils furent tués tous les deux en chemin de fer, le train qui les emmenait ayant déraillé. Dix ans plus tard, une locomotive me broyait les jambes. Nous sommes trois victimes des chemins de fer! --Vous êtes--reprit Siméon--trois déplorables victimes de la science. Comment n’être point ému d’une telle rencontre?... Au temps de ma dévotion, j’aurais expliqué cette double catastrophe comme un châtiment du Ciel, infligé à ses contempteurs. Aujourd’hui encore, il m’est impossible de ne pas voir, dans l’accident où succomba ton père, une sorte de symbole narquois et désolant. Eugène Dufour comptait sur la science et la raison. Sa vie, il l’avait organisée d’une manière scientifique et rationnelle, réglée avec tant de rigoureuse minutie qu’elle devait marcher à la façon d’un chronomètre. Il ne faisait pas un geste qu’il n’eût, de le faire, un juste motif. Pour arriver à cette précision quasi mathématique, il se privait de toute fantaisie, de toute folie: c’est-à-dire qu’il se refusait le principal amusement de vivre. Il fut austère comme un théorème. Il mit en branle une formidable méthode, afin d’expulser de son destin le hasard,--lequel lui semblait une sorte de dieu ou, du moins, de la graine de dieu. Voilà! Et il put croire qu’il avait tout prévu. Seulement, une mouche se posa sur le nez de l’aiguilleur à l’instant même où cet employé allait accomplir son office; ou bien une idée légère, le souvenir d’une petite amie voluptueuse, que sais-je? effleura l’esprit du mécanicien, hors de propos, quand il fallait renverser la vapeur. Et le train dérailla, contrairement à ce qu’on attendait de lui. Et Eugène Dufour fut tué! »Il n’y a pas de hasard, Picrate: tu bouillonnes de ne point me le démontrer, tandis que je précipite mon discours en monologue ininterrompu. Il n’y a pas de hasard, cela est convenu. Mais l’infinie multiplicité des causes, leur jeu complexe et le méli-mélo de leur efficience embrouillent si bien les conditions de ce qui est que nous pouvons nommer hasard, pour abréger, l’origine des choses. »Et c’est pourquoi vous m’étonnez, vous autres hommes de science!... As-tu remarqué, Picrate, quand tu étais au collège, ceci? Le professeur de chimie annonce qu’il va faire une expérience. Il a théoriquement établi qu’en vertu de telle et telle loi, d’une application certaine, il faut qu’étant données telles et telles circonstances, tel phénomène se produise: «Voyez plutôt!...» Et il combine ses circonstances; un préparateur zélé le seconde et s’acquitte exactement des formalités prescrites. Il chauffe, électrise, cuisine, dose les bases et les sels. «Regardez, j’introduis dans ce liquide blanc quelques gouttes d’un autre liquide blanc: vous allez voir le mélange se transformer, sous l’action de la chaleur, en un liquide pourpre d’un vif éclat ...» Les crédules élèves ouvrent de grands yeux ... «Voyez!...» Il est vert, merveilleusement vert, comme une eau d’émeraude, comme une perruche fondue!... Toutes les expériences qu’on fait ratent. Oh! plus ou moins; mais toujours un peu. Si bien qu’un illustre savant imagina des règles fort minutieuses pour le calcul des inévitables erreurs que chaque expérimentation comporte. Et il serait bon qu’un autre savant calculât encore les inévitables erreurs qu’entraîne un tel calcul; et ainsi de suite, jusqu’à la consommation des siècles, afin que la pauvre humanité, beaucoup plus tard, le jour où la planète usée sera près de se démolir et de rentrer dans le chaos, approche un peu d’un petit commencement de vérité! Son effort patient mérite cette récompense suprême ... --Alors, quoi?--dit Picrate,--la «banqueroute de la science»? --Picrate,--répondit Siméon,--le penseur auquel tu fais allusion présentement eut le tort de combattre un dogmatisme au moyen d’un autre dogmatisme et au profit de ce dernier dogmatisme. Cela manquait de badinage. D’ailleurs, il pouvait se réclamer de Pascal, qui utilise le scepticisme de Montaigne en faveur de la religion;--de Descartes, qui fait semblant de douter pour affirmer ensuite plus librement;--et de Kant lui-même, qui employa la raison pure à tout détruire afin de faire la place nette aux constructions nouvelles qu’il projetait ... Tous ces gens-là sont des démolisseurs provisoires, qui ont des âmes d’architectes et ne rêvent que de bâtir ... --Mais toi,--reprit Picrate,--tu es un démolisseur acharné, tu ne veux que démolir? --Oh! moi, Picrate, je ne pratique pas. Je regarde. Il me paraît que les démolisseurs font, en général, un ouvrage assez bon. Ce qu’ils jettent par terre ne tenait plus et menaçait de dégringoler sur les passants. Et puis, si l’on examine les décombres, on s’aperçoit que les matériaux ne valaient rien; on se demande comment l’équilibre durait; on vérifie qu’il serait vain de regretter une si vieille, caduque et laide bâtisse, toute délabrée jusqu’au cœur ... Quant aux architectes, ils m’ont toujours l’air de préparer aux démolisseurs de la besogne. --De sorte qu’il n’y a plus rien? Tu nies la raison, la science; tu nies tout!... --Du moins, je n’affirme rien; et c’est presque la même chose, je l’accorde ... On objectait aux sceptiques grecs qu’ils devaient, sous peine de se contredire gravement, n’affirmer point leur scepticisme: ils devaient douter de leur doute, s’ils étaient vraiment soucieux d’éviter toute espèce de dogmatisme. On les taquinait ainsi:--Dire _Il me semble_ ... n’est point assez. _Il me paraît qu’il me semble_ ... recule la difficulté. _Je crois qu’il me paraît qu’il me semble_ ... la recule encore. On ne l’évite pas ... Il y a dans toute pensée qui se formule une tare indélébile. »Mais les splendides fleurs d’été, qui sont radieuses, qui boivent les flots du soleil et se répandent en parfums, ne commettent aucune erreur; elles bornent leur vie à _être_, elles évitent l’insanité de _connaître_. »Picrate, n’admets-tu pas que la pensée soit une sorte de maladie fâcheuse qui atteint quelques organismes? Quant à moi, j’envisagerais volontiers la conscience comme un accident analogue à la rouille du seigle ou au phylloxéra de la vigne. Elle résulte de la mémoire néfaste. Sans la mémoire, la vie serait une succession d’instants sans lien; l’individualité douloureuse ne réussirait pas à se constituer. Picrate, je t’ai dit un jour--je m’en souviens et, toi, tu l’as sans doute oublié--que la faute originelle, c’était le fait même de vivre. J’entendais: vivre d’une vie individuelle. La faute originelle, c’est la vie consciente de l’individualité que la mémoire crée. Le Tout, lui, est indemne de cette faute; les splendides fleurs d’été, que notre seule méditation détache du Tout, sont indemnes de souffrance et d’erreur. Ah! qui nous guérira de la maladie de penser? La mort, unique rédemptrice!... --Tu es décourageant, Siméon! --Crois-tu?... Mais je t’empêche, avec mes bavardages éperdus, d’achever ton récit. Ton père et ta mère sont morts; tu étudies, au lycée, les sciences expérimentales et mathématiques. Tu en es là. Ensuite? --Eh bien, ensuite, j’ai passé avec succès les examens de l’École centrale. Je suis devenu ingénieur. Que te dirai-je? J’eus le sort commun, deux ou trois ans. Et puis mes jambes me lâchèrent, et ce fut la débâcle. A quoi bon te raconter le détail de mes misères successives?... Siméon, je ne voudrais pas te mentir, et je ne voudrais pas non plus te mettre au courant de plusieurs aventures d’où je sortis, coûte que coûte, fort déconfit. Si tu savais mes torts, tu ne pourrais plus m’estimer, en dépit de ta dédaigneuse indulgence ... J’ai commis de graves erreurs, Siméon ... De déchéance en déchéance, me voici marchand de lacets, d’anneaux brisés, par les rues, presque mendiant ... Quelquefois il me semble que je vais rencontrer Eugène Dufour, qu’il me reconnaîtra! Que veux-tu que je te dise? Je n’ai pas eu de chance. Et puis, les femmes m’ont perdu. --Les femmes, Picrate? --Oui, les femmes. Toutes les femmes! Je les désirais toutes; j’en obtenais pas mal ... J’y gaspillai mon temps, mon argent, ma réputation. J’étais un joli homme, et pourvu d’un tempérament vif. En outre, sentimental et jaloux ... Oh! je me suis, avec l’âge, bien assagi. Mes jambes me manquent, tu le conçois ... Et cependant il m’est resté de l’ardeur, malgré les avanies. L’été, les belles femmes dont les robes me frôlent, quand elles marchent portant devant elles la gloire de leur poitrine libre sous l’étoffe légère, m’enivrent, Siméon, me rendent fou; et je suis obligé de serrer mes poings contre le bord de mon chariot pour ne pas saisir le bas de leur jupe, qui sautille à chacun de leurs pas et marque le rythme de leur allure ... Il y en a d’admirables, des femmes; et il y en a de bien attrayantes encore, quoique imparfaites. J’ai calculé que j’en désire à peu près vingt pour cent, à Paris. --C’est énorme, Picrate. --Et toi, Siméon? --Moi, j’étais occupé à me dire que tu allais me prendre pour un pessimiste, et je m’en affligeais. Je ne suis pas un pessimiste, ni un optimiste non plus ... Seulement, tu songeais à tout autre chose déjà, grâce à la bienheureuse frivolité de ton esprit. Tu es excellemment doué pour n’être pas un logicien. Quel dommage qu’on ait voulu te consacrer à la science, te soumettre aux disciplines de la raison!... »Ah! Picrate, une fois pour toutes, dénigrons, de propos délibéré, la raison!... »Zénon d’Élée m’est précieux entre les philosophes pour avoir inventé l’argument d’Achille et de la tortue. C’est une merveille! On dit: «La tortue est partie la première; elle a quelque avance, si peu que ce soit: eh! bien, Achille ne saurait aucunement la dépasser. La tortue est le plus lent des quadrupèdes et Achille va comme le vent. Non, Achille ne saurait dépasser jamais la tortue. Car--raisonnons!--il faudra d’abord qu’Achille rattrape la tortue devant que de la dépasser. Mais, tandis qu’Achille parcourra cette portion du stade, la tortue, si lente qu’on la suppose, aura fait un petit bout de chemin. Ce petit bout de chemin, Picrate, Achille le devra parcourir; cependant la tortue ..., etc ...» N’est-ce point évident? »Voilà ce que démontre la raison, de telle manière qu’on a vainement essayé de trouver une faute dans cette argumentation stricte. La raison démontre qu’Achille ne dépassera point la tortue ... A présent, faisons une expérience. Va devant. Moi, je monte sur mon siège; je fouette mon cheval. Tu te hâtes. Et moi, je n’ai pas plus tôt donné deux coups de fouet à mon cheval que je suis déjà loin ... ...Picrate vit s’éloigner Siméon, qui ne lui avait même pas dit adieu. Il l’appela. Mais Siméon ne se retournait pas. Il était parti. Picrate demeura penaud, décontenancé, triste et ne comprenant s’il avait irrité son ami ou bien si son ami était soudain devenu fou ... VIII SUITE DE L’HISTOIRE DE SIMÉON --Pourquoi donc--demanda, le lendemain, Picrate à Siméon--t’es-tu sauvé ainsi? --Pour rien,--répondit Siméon.--Parce que je me sentis soudain l’esprit chimérique. Pour être déraisonnable. Pour me démontrer que je ne suis pas un philosophe à système. Et, si je ne me trompe, aussi pour te contrister. Enfin, pour mille et mille raisons subtiles, que je n’aperçus point et qui n’en furent pas moins efficaces. D’ailleurs, qu’importe?... Tu as la manie de vouloir tout expliquer, Picrate; c’est un reste de tes superstitions positivistes: tu es atteint de la recherche des causalités. Respectons, que diable, les faits! Ayons conscience de notre inconscient!... »Il me plaît, ce soir, de me rappeler une période de ma vie qui fut charmante, infiniment paisible et un peu cocasse. J’étais philologue! »Le professorat m’eut bientôt ennuyé. C’est un métier pénible et véritablement fastidieux si l’on n’est soutenu par quelque idée d’apostolat. Or, le moyen de se croire un apôtre quand on a pour mission d’apprendre aux petits Français d’aujourd’hui des littératures qui ont cessé de les émouvoir? Je m’y efforçai vainement ... Pauvres gamins, ils me faisaient pitié: n’étais-je pas leur bourreau? Je vois encore leurs mines affligées, leurs attitudes de résignation difficile, tandis qu’au renouveau je les oblige à peiner sur des épîtres d’Horace, d’une vulgarité non pareille, et sur des harangues de Démosthène, qui moi-même m’assomment. Dehors, il fait beau. C’est l’exquise saison que la lumière n’est pas encore alourdie de chaleur, mais, pure, se répand en ondes égales sur le frémissant miracle des plaines. Dans la petite salle hideuse où nous sommes enclos, mes victimes et moi, un rayon de soleil, tiède et doré, filtre et tombe sur le plancher. Des poussières y jouent, vont et viennent, s’éclairent un instant comme, dans l’étendue céleste, les astres tour à tour passent et reçoivent une furtive illumination ... Les puérils captifs regardent, par-dessus les livres pédantesques, ce peu de soleil qui les visite. Et des velléités de libre joie s’éveillent en eux. Leurs seize ou dix-sept ans battent dans leurs veines. Ils rêvent; et ils souffrent de ne pouvoir bouger. Moi, je leur explique, hélas! que Philippe est aux portes d’Athènes et qu’il convient de déjouer ses plans ... »Un après-midi, l’un de mes infortunés gamins poussa un tel soupir de frénétique ennui, de détresse, d’horreur, que toute la classe en frissonna. Moi aussi. Cela se passait dans une agréable cité tourangelle ... Je me levai; je pris mon chapeau; je dis à ma classe: »--En voilà assez. Fermez vos livres. Allons nous promener ... »Et, jusqu’au soir, nous goûtâmes, le long des chemins forestiers, non loin de l’indolente Loire, la douceur du printemps. »Cette façon d’entendre la pédagogie universitaire n’est point admise par l’Administration. Le proviseur, au lycée, attendait avec colère notre retour ... Il y eut des histoires!... Je fus tancé, admonesté. L’inspecteur d’Académie, furieux, réclama du ministère que je fusse remplacé par un fonctionnaire sérieux et capable de rétablir parmi mes élèves la discipline ... On m’annonça qu’on m’envoyait en disgrâce au collège de Ploërmel et, comme j’étais las de tourmenter des adolescents avec du grec et du latin, je démissionnai. »C’est alors que je consacrai mon existence à la philologie; ce zèle me dura quelque cinq ans. »Je possédais de menues rentes que m’avait léguées ma grand’mère; oh! menues, mais suffisantes à l’entretien d’un philologue. Je revins à Paris et demeurai dans le quartier du Panthéon. »Je me disais: «Nous sommes, nous autres philologues, les chastes gardiens, les vestales de la culture gréco-latine. L’inutilité de notre sacerdoce est absolue et peut sembler, dans le présent état social, presque insolente. Mais à cette inutilité même il y a quelque beauté paradoxale et pathétique!...» »Voilà comment je m’instituai philologue. »C’est un métier parfait pour des gens qui ne sont pas des utopistes, qui ont perdu le goût d’agir et renoncent à influer sur les réalités ambiantes. C’est un refuge pour les découragés de leur temps ... Je trouve absurde et coupable même d’infliger ces vieilleries à des enfants, naïfs et gais, qui s’élancent vers la vie avec une confiante fougue. Mais l’hellénisme, Picrate, offre aux âmes timides, que la vie a déçues, des joies gentilles et calmes, appropriées à leur délicatesse! »L’actualité a des inconvénients. Elle est criarde, exubérante, tumultueuse. On ne saurait l’apprécier avec détachement: on y est pris. Elle vous choque, avec ses façons désinvoltes et grossières; elle vous bouleverse, avec son imprévu, comme on dit, «sensationnel»: le mot n’est pas joli, mais il est juste. Oui, l’actualité vous donne de grosses sensations, triviales et confuses. Elle s’aboie dans les rues, fait des rassemblements, se vend un sou. »Eloignons-nous de cette gourgandine. »Que l’antiquité, au contraire, est belle et sereine! La patine du temps lui confère une dignité merveilleuse ... Je ne te parle pas d’une époque réelle, où des hommes vécurent, analogues à nous, laids sans doute et sujets à de quotidiennes douleurs. Je crois que les hommes, en tout pays et toujours, sont un spectacle médiocre. Mais l’antiquité, telle qu’à distance elle se transfigure, c’est la réunion des poètes et des sages:--Homère, qui interrogeait la Muse: «Muse, dis-moi combien les Akhéens possédaient de vaisseaux», et, la Muse s’étant prononcée, chantait: «Les Akhéens avaient trois cents vaisseaux»;--Héraclite, qui, s’affligeant sur la fuite perpétuelle de tout, définissait ainsi sa mélancolie: «Tout s’écoule, on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve», et, le premier, songeait à faire du Devenir l’essence de l’Être;--Démocrite, qui dédia sa longue existence à la recherche d’un stratagème pour arriver à la félicité dès ici-bas: il abandonna l’héritage de son père, prit le bâton du voyageur, affronta le mauvais accueil de l’étranger, supporta de dures fatigues, afin qu’au retour le pain bis lui parût délicieux et la pierre qui lui servait d’oreiller molle et douce;--Anaxagore, qui méprisa la matière et devina l’esprit comme la substance des choses;--Socrate, personnage un peu baroque et humoriste impénitent, qui, de son bâton mis en travers, arrêtait les gens dans la rue pour leur démontrer l’illogisme de leurs idées et, polémisant avec les sophistes, usa de leur dialectique si bien qu’on le prit pour l’un d’eux et lui fit boire la ciguë;--Platon ... »Tu excuseras, Picrate, cette énumération désordonnée. Il fallait que fussent dits quelques noms anciens et rappelés quelques souvenirs helléniques, si je voulais te préparer à comprendre mes ferveurs de philologue. »Je ne suis jamais allé en Grèce. Je n’ai cure de rencontrer au pied de l’Acropole des touristes anglais et des dames munies d’appareils photographiques. Il me serait pénible de trouver moins noble que je ne l’imagine la ligne des horizons qu’Athênê disposa, moins magnifique la mer dont Eschyle a vanté le sourire innombrable!... D’ailleurs, que m’importe l’authenticité de ces choses? Je n’exige, pour mon idéal, qu’une sorte de demi-réalité. Certes, il faut qu’il ne soit pas un simple conte forgé par un poète. Il m’est précieux de savoir qu’en un coin privilégié du monde, il y eut quelques années où vécurent Périclès, Anaxagore, Sophocle, Euripide et Platon. »Picrate, l’antiquité est une époque sans seconde, où la terre n’était hantée que d’écrivains et de philosophes ... --Tu prétendais, l’autre jour, Siméon, que les travaux des historiens ont privé l’antiquité de son prestige?... --Je prétendais cela? C’est donc, Picrate, que je me contredis: je ne néglige ni l’une ni l’autre des deux faces de la vérité; je choisis l’une ou l’autre selon l’opportunité. Je tiens divers propos et veille à ce que chacun d’eux soit cohérent. Tu ne peux exiger de moi davantage: je ne suis pas un doctrinaire; et songe que tout cela s’arrange dans l’absolu!... » ...Lorsque les barbares survinrent et imposèrent au monde leur domination brutale, l’antiquité s’enveloppa dans le linceul du silence et de l’oubli. Craignant les profanations, elle fit la morte, comme ces ingénieux insectes que de mauvais enfants taquinent. Les barbares la bousculèrent; mais elle eut soin de ne pas exciter leur détestable folie en résistant. Ils l’oublièrent. La barbarie triomphante s’épanouit, régna, constitua ses empires de frénésie et de fureur; cependant, la pensée sereine et pure d’Athênê, qui semblait abolie, hibernait dans l’asile sûr des bibliothèques et des sarcophages. La destinée ne lui fut point injurieuse. »Combien il me plaît, Picrate, que l’approche soit difficile de cette pensée persistante! Parce que de sots pédagogues risquèrent de la galvauder, ne te figure pas que le sacrilège soit accompli. C’est une fausse image d’Athênê qu’ils divulguent; l’âme en est absente. Athênê n’a point à souffrir de cette vulgarisation: vraiment il ne s’agit pas d’elle! »Mais admirons l’artifice pieux de la destinée! »Tandis que les barbares sévissent inutilement, elle prévoit la menace plus dangereuse des pédants et des pédagogues, et qu’il sera plus malaisé de déjouer leur malice. Alors elle s’avise de dissimuler mieux et de bien travestir le précieux trésor de l’âme antique. Il fallait, à tout prix, donner le change à ces barbares nouveaux et inquiétants qui, à la brutalité des autres, substitueront l’irrévérence de leur insigne vulgarité. »Elle prit pour auxiliaires les moines très sots et innocents. C’est à eux qu’incomba la tâche singulière de préserver des familiarités blessantes la païenne idéologie. »Or, il ne suffisait point qu’ils lui offrissent la cachette de leurs cellules et la sécurité de leurs couvents, construits parfois comme des forteresses: il n’est de forteresse que l’on ne force, de retraite que n’envahisse la multitude malfaisante ... La destinée leur inspira--sans les en avertir--un stratagème bien meilleur: ce fut de déguiser les textes anciens jusqu’à les rendre méconnaissables à peu près. Ah! comme ils s’employèrent volontiers à cette œuvre excellente, dont la portée leur échappait! Instruments de la destinée, ils accomplissaient une formidable besogne et ne songeaient point à se demander la signification secrète qu’elle pouvait avoir. Cette besogne leur était merveilleusement indifférente: cela n’affaiblissait pas leur fatale ardeur. Ainsi les abeilles font leur miel, sans savoir qu’il ne leur sert de rien. Voilà comme la destinée se procure de parfaits esclaves. »Ils copièrent et ils recopièrent; et, à chaque copie, des fautes nouvelles défiguraient un peu plus le texte premier. Cela dura des siècles. La plupart des vieux manuscrits s’égarèrent. On préférait les copies récentes: on n’avait pas encore le respect des vieilles choses. Ainsi se perpétuaient, en s’altérant, les ouvrages antiques. Les contemporains étaient insoucieux dos bonnes lettres, de sorte que le lent travail des moines put s’effectuer sans trouble ... Et tout fut prêt lorsque l’indiscrète Renaissance voulut y regarder. La curieuse ne trouva pas Athênê dévêtue et manifeste. Elle tenta de la surprendre et ne vit la vierge divine qu’à travers le manteau fallacieux et hermétique des contresens et des erreurs où les chastes moines l’avaient enroulée. »Telle cependant, elle était encore si belle que, de l’avoir seulement aperçue, on demeurait épris. »Picrate, les érudits de la Renaissance eurent des jours de magnifique émoi ... Mais ils furent intempérants; et la hâte de leurs appétits gâta leur volupté. Ces gens manquèrent de délicatesse attentive. Ils se ruèrent, étant pressés. Confiante en son manteau tutélaire, Athênê leur accorda des privautés illusoires et, souriante, se gardait de leurs entreprises. »Sans métaphore, si tu le préfères, les érudits de la Renaissance se précipitent sur toutes les copies des œuvres antiques. Ils choisissent celles dont l’écriture leur est le plus commode à lire, les dernières et donc les plus corrompues. Ils ont à leur disposition, depuis peu, l’imprimerie. Ils se dépêchent d’imprimer tout ce qui leur tombe sous la main, de Sophocle, d’Aristote, de Platon, de Diogène Laërce et d’Aristophane; les Latins aussi. Ces éditions princeps des auteurs classiques, que se disputent les bibliophiles, sont très médiocres. On les réimprima; elles fixèrent pour longtemps la vulgate de l’antiquité ... »La subtile Athênê trompa, de cette façon, le désir de ses adorateurs. Pénélope ouvragère usa d’un autre artifice; mais, si Ulysse avait par trop tardé, il eût fallu que la modestie de Pénélope succombât. Et note que les amoureux de cette dame furent étonnants de longanimité: la _furia francese_ n’aurait point admis ces délais!... »Qu’ils sont comiques et touchants, ces moines que voici très assidus à leur office de gardiens de l’âme païenne! La destinée les désigna, un peu comme les jaloux sultans asiatiques confient la vertu de leurs femmes à des serviteurs incapables de nuire. Athênê n’avait rien à craindre des moines; ils vivaient en sa compagnie familière, sans seulement savoir qu’elle était là. Ils l’habillaient; leurs doigts la touchaient sans frémir. Et, elle, je la devine, Picrate, docile à leurs vaines manigances et qui s’amuse de leur quiète placidité. »Les vois-tu, les bons petits moines très ignorants, assis sur l’escabeau de bois, penchés sur le pupitre, un calame entre les doigts, copiant l’éloge des dieux de l’Olympe et marmonnant des _oremus_? Ils ont acheté, aux frais du couvent, du parchemin très cher à la foire de Saint-Denis, de belles feuilles blanches et immaculées. Si la communauté manquait d’argent pour l’emplette, ils ont arraché, de quelque volume inutile, des pages; et ils effacent de leur mieux le premier grimoire, afin d’en accomplir un autre. Ils tracent des lignes parallèles, peu espacées, en haine du gaspillage. Ils emploient, dans la même intention, des signes abréviatifs, qui leur permettent d’entasser beaucoup de texte sur une modique étendue. Ils sont économes et pourtant s’appliquent à une belle exécution. Jamais ils ne raturent: s’ils se trompent et le remarquent, ils posent de petits points discrets sous les mots erronés, de telle sorte que l’ouvrage conserve bon air. Et ils ornent avec adresse plusieurs lettres initiales. Mais s’il y a, dans le parchemin, des trous, ils en font le tour: on ne doit pas perdre un feuillet pour ce détail ... »Ils ne comprennent pas grand’chose à ce qu’ils transcrivent. Que leur importe? C’est une tâche à quoi ils s’astreignent; le sens des mots n’est pas leur affaire. Pareillement, les imprimeurs d’aujourd’hui se moquent de ce qu’ils composent: ils gagnent leur vie au mille de lettres. Les copistes dévots du moyen âge gagnaient au mille de lettres leur vie future ... Et quelquefois ils ignorent absolument le grec; ils ne connaissent de latin que le _Pater_ et l’_Ave Maria_. Grand bonheur pour eux! Ils évitent ainsi d’être choqués. Ils le seraient, sans nul doute. Car ils copient ceci ou cela, des philosophies matérialistes et des élégies licencieuses. Ils n’en savent rien ... »J’ai rencontré au cours de mes recherches, Picrate, un manuscrit d’Aristophane bien plaisant. Une comédie des plus obscènes y est placée sous l’invocation de la Vierge Marie. Mais oui!... Le moine commença cette copie le jour de la Nativité de Notre-Dame. Son âme était toute occupée de ce pieux anniversaire. Il avait assisté, depuis l’aube, aux offices nombreux et aux belles cérémonies; il avait chanté les répons, les litanies, entendu les exhortations du prieur, avivé de lectures dévotes sa croyance. Et maintenant, le soir venu, il était las et vainement tentait de soutenir l’effort de la dévotion mentale. L’odeur de l’encens demeurait attachée à la bure de sa robe, et le murmure des cantiques continuait dans ses oreilles, et sa ferveur ne l’abandonnait pas; mais son intelligence ne voulait plus méditer ... Il sent qu’il n’est plus bon qu’à un travail matériel. Il se souvient de l’évangile de Marthe et de Marie. Certes, la contemplative Marie est plus agréable au Seigneur que Marthe avec toute son activité. Le pauvre moine s’humilie à songer qu’il n’est pas capable d’une contemplation très longue; et il se met à la besogne. Du moins, il offre à la benoîte Dame le labeur de ses yeux et de ses doigts. Il lui dédie, en termes simples et candides, les pages qu’il recouvrira de son écriture soignée: «_Die Nativitatis Beatæ Virginis Mariæ incipio_ ...» etc., Picrate. Et il copie _Lysistrata_, qui n’est pas virginale. Mais il n’a pas la moindre idée de ces choses. Son âme n’en est aucunement souillée, car on ne lui a point enseigné le grec: à peine lui apprit-on l’alphabet, afin qu’il pût servir de copiste diligent. Et il s’applique à ne rien oublier. Il est soucieux de chaque mot: ceux qui désignent des objets honteux ou des pratiques messéantes, il les trace avec le même zèle scrupuleux que s’il s’agissait des louanges de Jésus, très agréables à sa Mère ... Ensuite, plusieurs jours après, quand il eut achevé son œuvre, le moine inscrivit sur le parchemin blanc deux lignes, où il remercia la Sainte Vierge qui l’avait soutenu dans son travail et lui avait permis, protectrice, de le mener à bien. »Et, tandis que la vierge Athênê sourit des fautes tutélaires dont le moine la vêt pudiquement, la Vierge Marie indulgente sourit à la candeur de son fidèle. Ce double sourire de la beauté païenne et chrétienne, Picrate, ressemble à celui de Joconde, de Monna Lisa, de Lucrezia Crivelli et de sainte Anne, dans les tableaux profanes et divins de Léonard. »Délicieux et ambigu, il éclaire pour moi l’ombre médiévale. Je le compare tout ensemble à ces lueurs de l’aube qui devancent la prochaine aurore et à ces reflets indécis qui subsistent dans les nuées crépusculaires. Annonciateur du jour ou de la nuit, commencement ou fin, naissance ou mort, on ne sait! Il unit à la douceur des timides promesses la mélancolie aimable du souvenir, et son incertitude est pleine de grâce. »Picrate, je n’ai jamais touché sans émoi ces vieux volumes manuscrits dont le dos se disjoint et dont les feuillets de vélin se recroquevillent. L’âme antique y fut ensevelie par les soins complaisants d’une autre âme qui, elle aussi, depuis, est morte; et le sourire des deux vierges s’y devine. Je ne les ai pas remués familièrement. Je les ouvris avec respect, craintif de les offenser et cependant curieux de leur ravir le secret qu’ils contiennent. Je fus un philologue aux mains tremblantes et voluptueuses. »J’ai lu des écritures difficiles, et sur lesquelles nuls regards humains ne s’étaient portés après que les eut tracées un moine ignorant de leur signification. N’est-ce point émouvant de se dire qu’une pensée très ancienne fut déposée là par qui la méconnut et qu’elle y demeura, des siècles durant, lettre morte, telle que si elle n’eût pas été, jusqu’à moi qui surviens et soudain l’éveille et lui donne la vie, un instant, et puis la laisse de nouveau s’endormir et mourir, pour des années ou à jamais? Ainsi, dans un foyer qui se consume, les cendres quelquefois se raniment et bientôt s’éteignent; une étincelle qui y tombe leur communique un bref embrasement ... »L’ami de ces volumes désuets n’omet point d’évoquer aussi le temps où on les composa et les entours de leur jeunesse. Les bibliothécaires les classent au moyen de numéros. Ainsi l’ordonne le goût administratif d’aujourd’hui. Peu importe: ils ont leur individualité, leur histoire, et l’on peut suivre les péripéties de leurs aventures variées. Celui-là naquit à l’époque de Louis IX, vers l’année où le chevalier du Christ abandonna pour la première fois son royaume afin d’aller reconquérir au Christ le royaume de Terre Sainte; les murailles de Notre-Dame étaient encore toutes blanches et l’on posait les vitraux peints de la Sainte-Chapelle. Il séjourna longtemps, parmi d’autres, au fond d’un monastère silencieux. Un roi de France, qui pressurait les couvents, le posséda. Sur la reliure sont empreintes des armoiries; et, sur les pages de garde, diverses gens signèrent leurs noms ou collèrent leurs _ex libris_. Et il n’appartient plus à personne, mais, ô terreur! à tous. Il est à la disposition des érudits. Les rayons d’une bibliothèque publique ne lui offrent qu’une hospitalité hasardeuse. Il sera peut-être volé; en tout cas, des paléographes le manieront. »Non, Athênê n’a plus de sûr asile. On l’a tirée de ses retraites; on l’a divulguée ... Ah! Picrate, je veux te conter les périls nombreux d’Athênê, et comment son intégrité farouche fut menacée, et comment elle esquiva, l’industrieuse et la pudique, les tentatives redoutables. Picrate, je vais te dire les embûches des savants et la victoire d’Athênê!... »Elle n’avait pas encore subi de tels assauts. Les Renaissants, tu l’as compris, étaient trop fougueux et ardents pour triompher de ses fines astuces. Mais voici que, vers la seconde moitié du dernier siècle, se forme une plus dangereuse armée. Ce sont les philologues!... Ils ne sont pas les dupes du manteau d’erreurs où la vierge se dissimule. Ils ont flairé la fraude spécieuse et juré de dévêtir Athênê de ses voiles. Aux ruses naïves et involontaires des moines ils vont opposer les perfides ruses de leur science. »Ils sont pourvus d’une patience à toute épreuve. Ils possèdent une méthode déliée, qui leur permet de ne s’embrouiller point au milieu des confusions et des pièges. »D’abord, ils ont reconnu ce fait: «On nous trompe; le texte des écrivains antiques nous fut légué sous une forme mensongère.» »Et ils se mirent au travail ... «Nous allons découvrir ces fautes nombreuses, les corriger, restituer le texte primitif, le dégager de la gangue qui l’enveloppe.» »Ils colligèrent tous les manuscrits, et ils s’avisèrent bientôt de les classer, de telle sorte que certains, de mauvaise lignée, pussent être vite éconduits: ceux-là dérivent d’autres et multiplient l’erreur initiale. Certains, au contraire, sont plus dignes de foi, plus anciens, plus proches des origines: c’est à eux qu’il convient de s’adresser. Mais avec précaution! Plusieurs centaines d’années les séparent du texte primitif; une série d’intermédiaires, plus ou moins imbéciles, leur a fourni une tradition sans cesse altérée qu’ils altèrent eux-mêmes ... »Picrate, je t’enseignerai la critique verbale! »Les règles en sont minutieuses; en outre, il faut les appliquer avec tact. C’est un art charmant, qui se donne pour une science, qui en a l’aspect rigoureux et fier, et qui demande beaucoup d’adroite imagination. »Et quelle perspicacité! Quelle finesse de jugement!... »En premier lieu, il sied de bien établir la psychologie du copiste, de discerner le genre d’homme à qui vous avez affaire. S’il est un sot complet et un ignorant absolu, ses bévues seront très faciles à surprendre, grâce à leur énormité superbe: un tel homme est béni des philologues; il ne les induit pas en erreur, sa bêtise est un gage de sa bonne foi. Mais il y a le copiste un peu intelligent, à demi lettré. Celui-là est terrible. On ne peut avoir en lui nulle confiance. Il fait le malin, prend avec son auteur des libertés, arrange à son gré ce qui ne lui plaît point, corrige, perfectionne, ajoute ici ou là ses réflexions personnelles, approuve, conteste, enrichit d’une glose sa lecture, que sais-je?... Ah! le perfide! Et il est habile, quelquefois; il accomplit sa petite œuvre de faussaire avec tant d’art que l’on y coupe. Il vous présente un texte qui, somme toute, se laisse lire d’un bout à l’autre aisément; ailleurs, on ne trouve qu’incohérence et abracadabrance: alors, on est tenté de choisir le limpide faussaire. Tu vois le danger? Sache-le, ô Picrate: très souvent, un texte absurde en apparence contient plus de vérité qu’un texte tout de suite intelligible. Seulement, il se peut aussi qu’un stupide copiste ait eu pour minute le texte d’un fallacieux copiste antérieur. Ainsi, les bévues de l’un s’ajoutent aux malices de l’autre. Comment démêler ce compliqué réseau d’inexactitudes? »Chaque copiste a ses manies particulières, ses infirmités spéciales et enfin sa pathologie. On distingue des sortes nombreuses de distraction: tel passe des mots, et tel en agglutine deux, par hasard; tel se fatigue au bout de quelques pages et, attentif d’abord, perd bientôt la tête; et tel autre est un étourdi fieffé qui bouleverse tout ... »Le philologue éminent considère avec sérénité ce chaos. Il ne se rebute jamais. Il domine la situation. Quand il a travaillé des heures et des heures, compulsé ceci et cela, cela encore et cela surtout, discuté avec lui-même, avec l’auteur, avec son interprète, pesé le pour et le contre dans une balance très juste et très sensible, évoqué toutes les hypothèses possibles, d’autres encore, vérifié que son désir de précaution ne l’a pas rendu trop timide, son impatience trop audacieux, interrogé les commentateurs, réfuté maints et maints collègues, il lui arrive--que veux-tu?--d’éprouver un embarras cruel et d’être dans le doute irrémédiablement. Mais il lui arrive aussi, par bonheur, d’aboutir à une solution très plausible. Et il est dans la joie!... Oh! presque rien: un verbe, un adjectif qu’il a remplacé par un verbe ou un adjectif nouveau; une syllabe qu’il a changée!... Ce n’est rien? Tu n’imagines pas, Picrate, combien un petit mot peut nuire à une belle phrase!... »Tu bâilles, Picrate? Ton âme ne s’est point élevée aux calmes et philosophiques régions de l’inutilité ... En quelque sorte, je t’en complimente. C’est que tu es un optimiste et crois encore à l’efficacité de l’action. Tu appartiens à l’ordre des sciences appliquées. Tu as une âme d’ingénieur, et tu conçois que le bonheur de l’humanité ici-bas dépend de quelques ponts, voies de transport et travaux de canalisation. Tu es le zélateur du progrès. Tu y as perdu tes deux jambes, et il te serait insupportable de penser que le jeu n’en valait pas la chandelle. Disciple, en outre, d’Eugène Dufour et des positivistes de naguère, tu attaches beaucoup de prix à la causalité, tu te préoccupes des efficiences et tu évalues les rendements. Tu ajoutes à tes intrépidités de nature la notion du progrès ... Il est vrai, la philologie n’est pas faite pour toi! Mais il y a des âmes moins robustes, et qui n’ont point une telle assurance; des âmes inquiètes, et qui n’oseraient pas se figurer qu’elles font une œuvre de conséquence; des âmes douloureuses, et qui craignent un grand remuement; des âmes mélancoliques, et qui ne veulent de plaisirs que modérés; des âmes enclines au désespoir, et qui tâchent de se donner le change ... A ces âmes, Picrate, la philologie est bonne. »Si j’écrivais, je ferais un livre et l’appellerais _la Consolation philologique_. »Le jardinage, la menuiserie ou la pratique du tour servent de passe-temps à de vieux capitaines retraités. Ils se divertissent à ces besognes de leurs nostalgies martiales; ils y consacrent de leur mieux le zèle que jadis ils employaient à traîner derrière leur cheval une compagnie de soldats énergiques, ou à ranger le magasin d’habillement ... Les petits garçons qui approchent de l’adolescence sont en proie à de vains désirs dont l’imprécision n’affaiblit pas l’intensité; ils souffrent et présument qu’ils s’ennuient; leur malaise est vague et poignant: on leur donne, pour détourner leur attention d’eux-mêmes, un jouet quelconque et, par exemple, un bilboquet. La difficulté de réussir à cet exercice suffit à vite accaparer leur chimérique ardeur et leur esprit qui battait la campagne. »Ah! sois le bilboquet des grands enfants malades, bonne philologie, ingénieuse et délicate occupation pour les âmes en peine!... Parce que tu as en vue, somme toute, la découverte de la vérité, certaines gens te veulent identifier à la Science. Ils disent que tu contribues à la conquête des temps nouveaux. Ils exagèrent, ayant l’habitude de l’emphase ... Bonne philologie, nous n’en demandons pas tant, nous autres! La Science, affirme-t-on, prépare l’universelle félicité humaine. Tu la laisses faire et tu n’es pas dupe de ces illusions: si elle se leurre, il ne t’en chaut. Toi, tu es inutile, et tu le sais, et n’est-ce pas là l’un de tes mérites? Tu n’as de rapport avec nul intérêt contemporain; tu ignores qu’il y a des hommes et une question sociale et des gouvernements et, pour quiconque vit, de quotidiennes douleurs. Ta splendide sérénité provient de ce dédain des contingences. Tes ennemis vont insinuant que tu manques de cœur. Il se pourrait: tu y gagnes une admirable ataraxie ... Tu es un précieux exercice spirituel. Tu enseignes à tes amis l’art de se détacher de la vie sans faire de scandale. On ne t’en donne point à croire, ô désabusée; tu amortis, ô endormeuse, le choc des réalités brutales; et, ô tonique, tu fortifies les caractères!... »Picrate, quand j’eus recours aux soins de cette Dame, j’étais malade plus que je n’aimerais te le conter. Un immense dégoût m’avait pris, de l’existence journalière. Que te dirai-je? le sentiment de vivre m’exaspérait. Les causes? Ah! variées et, d’aucunes, médiocres! Mais, depuis mon enfance dévote, j’avais essayé plusieurs doctrines et de l’une après l’autre je m’étais féru; et puis, l’une après l’autre, elles se sont, entre mes doigts, fanées, de telle sorte qu’au lieu de la fleur merveilleuse je ne possédais plus qu’une chose flétrie, mal odorante et de couleur vilaine. Et mes doigts gardèrent l’odeur de ces morts successives, au point d’incommoder ma tête ... Si je me sers de métaphores pour te révéler mes tristesses, Picrate, ce n’est pas que je te refuse ma confidence. Mais à quoi bon ternir de turpitudes cet entretien? Il y a du cynisme à déshabiller sa conscience; et nulle intimité n’exige un tel abandon des pudeurs principales. Du reste, il t’est loisible d’interpréter la métaphore humainement. Mets-y du rêve et de la sensualité, de l’amour et de la jalousie, de l’orgueil et de la faiblesse; mets-y deux ou trois femmes que j’ai pareillement adorées, croyant toujours adorer la même,--une surtout, blanche et langoureuse, et qui avait une voix si câline qu’à seulement l’écouter on était enseveli en elle. Je l’ai entourée d’une tendresse si perpétuelle que l’ennui lui en vint; et, soucieuse de liberté, pauvre petite, un jour, elle m’abandonna, pour vivre de sa vie, parce que, moi, je n’avais pas songé à elle ... Enfin, suppose ce que tu voudras: mon aventure est celle de la plupart, avec des vilenies, je te l’indique. »Une rancune singulière contre tout m’incitait à des violences farouches, et peu s’en fallut que mon nihilisme ne demeurât point théorique, en l’espèce. De jeunes hommes, alors, avaient le goût de faire éclater des bombes parmi le mal universel. Je fus tenté de me joindre à eux ... Et puis, il me parut qu’ils généralisaient indûment leurs opinions individuelles et abusaient de leur désespérance ... »Je me suis enfermé, Picrate, dans une étroite et vulgaire chambre, analogue aux cellules des moines, sauf quelques meubles Restauration, d’un acajou plaqué, que je tenais de ma famille. J’ai rassemblé autour de moi Platon, ses éditeurs et ses exégètes, toutes les recensions de ses manuscrits, tout l’attirail de sa critique. J’ai assigné à mon labeur cette tâche: établir le texte du _Timée_. J’ai renié carrément ce qui n’est pas le texte du _Timée_. Je me suis retranché de la vie. »Et alors, peu à peu, je méritai l’apaisement philologique. Ah! oui, les premiers temps, erraient dans ma cellule des bouffées mortelles de souvenirs, comme, les nuits d’été, vous arrivent des aromes de roses lointaines et que l’on ne voit pas: et le cœur vous chavire. Un fantôme habitait avec moi. Je l’avais, sans le vouloir, enclos entre les quatre murs de mon réduit. Et parfois, il se précisait, et je sentais sur mes cheveux son souffle et sur mon front ses belles mains. Cette douceur m’était si alarmante que vite je m’acharnais à mon travail. »Je me rappelle un soir de septembre,--un ciel bleu vert où des lueurs circulent ... Dans le jardin sur lequel mes fenêtres s’ouvraient, les massifs s’emplissaient d’ombre et les marronniers étaient noirs. Les platanes embaumaient. Des vols d’hirondelles ivres de légèreté passaient, jouaient, très haut, avec des sifflements stridents; les chauves-souris faisaient leurs cent tours. J’eus l’imprudence de m’abandonner au charme délicieux de l’heure, de négliger ma discipline et de laisser le cher fantôme m’environner de ses caresses ... Ensuite, de lourds nuages couvrirent le ciel, et les feuillages immobiles furent plus pesants. La chaleur augmenta, l’air devint fiévreux, chargé d’orage. En gouttes rares et larges, la pluie tomba. Des effluves voluptueux montèrent du sol mouillé. Un piano, je ne sais où, se mit à bruire. Une femme chanta, je ne sais quelle romance italienne, lascive et pâmée. Et mon âme, emportée au cours de cette mélodie d’extase, en suivait la folie vibrante et s’exaltait à quelquefois la devancer. Une note, soudain, parut émerger du milieu des autres et s’éleva si haut, si haut, s’amenuisant, qu’une terreur me prit de la voir se briser en éclats et se précipiter. Une horrible angoisse m’étreignait. Un coup de tonnerre retentit, qui tua la frêle note au ciel!... Il me sembla que le monde croulait. »J’ai souffert de cette soirée plus que d’un tragique accident!... Picrate, si je t’ai conté cette anecdote un peu niaise, c’est afin que tu saches l’état quasi pathologique de ma sensibilité lorsque j’en vins à me soigner par la philologie. Ainsi, après la guérison, les malades reconnaissants attestent l’efficacité d’un remède au moyen de leur photographie «avant» et «après». »J’ai consacré de nombreux jours à me persuader de l’extrême intérêt qu’avait pour moi le texte du _Timée_. A vrai dire, j’aurais pu tout aussi bien m’appliquer à des rébus ou à des logogriphes, comme «l’Œdipe» de tel «café de l’Univers». L’essentiel est que l’on s’applique: c’est le premier point du régime. Ce travail, à cause de l’attention qu’il exige, m’absorba. Tant de minutie indispensable ne permet pas que l’on dérive vers d’autres pensées. Il en resultedes vertus aimables, qui ne font pas de bruit, pas beaucoup de besogne non plus. »J’ai connu de charmants philologues. »Un Bollandiste ferait un livre édifiant et joli, s’il racontait, avec simplicité, leurs existences. Comme les saints, presque tous ont, à l’origine de leur vocation grave, une petite période de péché. Le renoncement implique que l’on renonce à quelque chose d’attrayant; ou bien il est dépourvu de valeur. De pauvres diables, qui sont nés sans chimère et qui ne s’éprirent de nulle volupté, se mettent philologues ou bureaucrates et continuent jusques au dernier jour à n’être ni voluptueux ni chimériques. Il y a aussi des saints de ce modèle, des saints médiocres. Mais François d’Assise, avant que de vêtir le froc, mena, par les chemins d’Ombrie, une vie très folâtre et même un peu dévergondée. Il aima, dit-on, chevaucher en compagnie de camarades opulents, ordonner avec eux de riches cortèges, se parer d’étoffes luxueuses et jouir de la beauté des femmes. C’était une âme d’une surprenante gaieté. Plus tard, quand il fut ascète, ni la rigueur de la règle, ni la fatigue des méditations, ni le prestige des stigmates ne vinrent à bout de son allégresse: elle s’épura et, se dégageant des fâcheuses souillures, se spiritualisa. Comme la chair, encore émue des voluptés de naguère, se rebiffait, il la meurtrit, il se rua sur des rosiers épineux. Et ces rosiers, désormais sans épines, furent marqués de sang; les feuilles en sont rouges: on le peut vérifier dans le petit jardin qui est au creux de la vallée d’Assise, non loin de la Portiuncule. »J’ai vu, Picrate, de semblables gouttes de sang parmi les études critiques de quelques philologues!... »L’un d’eux était un grand corps maigre et gauche, qui marchait en rasant les murs comme une ombre peureuse. Il tenait toujours baissée sa tête, d’une pâleur étrange, et qu’encadraient de fins cheveux jaunes, et qu’allongeait une barbiche. Il avait les plus frémissantes mains que j’aie connues. Il semblait importuné d’une perpétuelle inquiétude, et l’on prenait pour de la timidité maladive le silence où il s’enfermait. A peine pouvait-on l’approcher: il se sauvait, effaré, vers sa lointaine solitude. Il me supportait mieux que d’autres, parce que je limitais la causerie à des questions de grammaire. Nous avons travaillé ensemble, un mois peut-être; et je n’ai vu ses yeux qu’une fois. Ils se levèrent du livre et regardèrent devant eux une image illusoire, comme hantés ... Des yeux tels qu’il n’y en eut pas d’autres, verts ainsi qu’une eau profonde, et d’une mélancolie effrayante! Je me tus. Aussitôt, apercevant que je l’épiais, il fit un brusque effort, écarta le rêve et s’inclina de nouveau sur le livre ... Il est mort très jeune, laissant une œuvre abondante, d’une érudition formidable et d’un jugement très sûr. Et l’on m’a raconté, plus tard, que son adolescence avait été très romanesque. Peu s’en fallut qu’il n’eût le sort d’un grand amoureux légendaire et, par exemple, de ce Paolo que Dante Alighieri montre, aux Enfers, enlacé à Francesca; et le vent les emporte tous deux, unis par leur amour coupable et plus fort que la mort!... »En vérité, Picrate, je me figure que Paolo Malatesta, s’il avait été philologue, eût évité la fin tragique qui fut la sienne. Comment l’idée ne lui vint-elle pas de préparer une édition du _Lancelot_? Elle serait aujourd’hui précieuse. »J’ai rencontré à Oxford, jadis, un latiniste excellent. Il se consacrait à Catulle. Et rien au monde n’existait pour lui que Catulle. Son ignorance de tout le reste lui permettait de ne point se disperser. Aux environs de 1880, un jour, comme nous causions, il interrompit l’un de mes propos où la République, je ne sais comment, se trouvait nommée par cette phrase que j’ai retenue: »--L’empereur Napoléon III n’est donc plus sur le trône de votre pays?... »Je lui répondis que l’empereur Napoléon III était mort en Angleterre, il y avait sept ans: il m’en témoigna de la surprise ... Il demeurait au fond d’un collège, dans une petite chambre aux fenêtres gothiques, encadrées de lierre et bordées de géraniums. Il vivait là depuis longtemps et oubliait que le monde s’étend hors des limites d’une quotidienne promenade. En suivant les fraîches allées de Magdalen, les rives du Cherwell où des libellules jouent, il me confiait son opinion sur les mérites respectifs des manuscrits divers de son auteur: certains étaient ses particuliers ennemis: il me les dénigrait, il déblatérait contre leurs abominables vices, il me disait qu’il n’était point leur dupe; d’autres avaient son adoration: ainsi le _Bodleianus 129_, qui contient le texte le moins altéré. »Oxford est une ville docte et agréable, composée de palais, de jardins et de pelouses. Sur les murailles sculptées des chapelles et des tours, sur les crénelures des faîtes, les feuillages mêlent leur verdure sombre aux tons gris et roux des pierres anciennes. Je regrette que des étudiants nombreux en gâtent le silence. Autrement, il serait très doux de s’y installer, en bon humaniste, à «courre d’un trait _l’Iliade_ d’Homère»!... »Ce latiniste de qui je te parle y était professeur. Les élèves ne le gênaient pas, et d’ailleurs rien ne le gênait: il négligeait le monde extérieur. Il jouissait d’une incomparable faculté d’isolement. »Et ne crois pas qu’il fût un ascète. Oh! que non pas!... Et même il se plaisait à des discours licencieux. Je vais te dire, Picrate ... il était avec Lesbie!... »Il empruntait à Catulle sa maîtresse. Du reste, nulle jalousie ne l’animait contre ce rival; et ils vivaient en bonne intelligence; c’est le plus curieux ménage à trois que j’aie connu. »Mon ami s’accommodait sans peine du partage et, si je ne me trompe, s’en flattait à part lui. T’affirmer qu’il était exempt de toute bassesse, je n’oserais: la situation d’amant de cœur oblige à bien des complaisances. Il poussait la désinvolture jusqu’à s’approprier les mots d’amour que Catulle adressait à Lesbie. Il avait adopté ce passionné poème: «Donne-moi mille baisers, puis cent et puis encore mille; donne-moi tant de baisers que nous n’en sachions plus le nombre!...» »En outre, il n’était pas discret. Il n’attendit pas de me connaître depuis une heure pour me mettre au courant de sa liaison. Même, il me révéla sans pudeur les charmes particuliers de la belle, me raconta ses formes ni grêles ni lourdes, le grain de sa peau brune et duvetée, la chaleur de son corps et l’entrain de son abandon. Quand il était sur ce chapitre, ses regards s’allumaient. »Il trompait Catulle, mais non Lesbie. J’ai l’assurance qu’il lui était fidèle et n’accordait qu’à elle sa ferveur. Elle lui suffisait; et je conserve de lui le souvenir de l’un des hommes les plus sensuels qui m’aient livré leur confidence ... Il y a des vers de Catulle qui sont fort innocents: il leur trouvait un sens voluptueux, dont il se délectait ... »Je le condamne pour cela. Il faisait un mauvais usage de la philologie. Je veux dire qu’il la détournait de son objet principal, qui est l’apaisement de la sensibilité. Cependant il lui fut redevable d’une diversion très avantageuse: Dieu sait ce qu’il serait advenu de lui s’il avait prodigué à de vivantes Lesbies les fougues de son tempérament!... »Mais un véritable philologue ne se prodigue pas ainsi. Attentif à la seule correction du texte, il en néglige les trop vifs attraits. Il ne se monte pas la tête; il est calme et indifférent aux luxures d’Athènes ou de Rome. Il ne se mêle point à ces caresses de jadis, pas plus qu’il ne prend parti pour Eschine contre Démosthène ou réciproquement. Il domine ces choses; il ne s’occupe que des phrases, et il les traite à peu près comme un digne médecin ses plus belles clientes: nous méprisons, Picrate, le docteur à qui le négligé indispensable d’une dame suggère d’autres idées que médicales! »Le véritable philologue a de si chastes yeux qu’il ne s’aperçoit même pas des tendresses incluses dans les vieux livres. Le texte auquel il accorde ses soins peut être ennuyeux, pédantesque, imbécile ou luxurieux: n’importe! c’est du grec contemporain de Périclès ou d’Hiéron, tyran de Syracuse: il suffit! »Le modèle des philologues, le voici. Ce fut mon vieux maître: et je voudrais, pour te parler de lui, emprunter aux meilleurs hagiographes un langage de gratitude et de vénération. Je l’admirais et je l’aimais. »C’était un cœur vraiment dévasté. Souviens-toi de ces paysages africains où jadis se dressaient des capitales musulmanes, et qui avaient de beaux jardins, des citadelles et des fontaines fraîches. La vie y fut passionnée et superbe. Tout a disparu; le désert s’est installé sur la ruine ambitieuse. Si l’on retrouve, en déplaçant le sable, quelques pierres des monuments, on ne sait plus où elles furent posées: elles sont mortes. »C’était un cœur vraiment désespéré. Picrate, je voudrais que tu comprisses bien ce mot ... Il ne subsistait plus en lui nul espoir,--songe à cela!--pas même l’un de ces espoirs inavoués que tous les hommes cachent au fond d’eux-mêmes et qui sont imprécis, une sorte de raison vague de ne pas mourir, afin d’être là pour le cas où, demain, qui sait?... Il n’attendait rien de l’avenir, pas plus qu’il ne gardait rien du passé. Il usait sa vie. »Certains pessimistes sont des gens à peu près joyeux. Leur indignation ne prouve que leur exigence. Mon maître, lui, ne s’indignait aucunement. Je pense qu’il avait cessé de croire à la distinction du mal et du bien. »Je ne l’ai connu que très vieux. Il n’avait pas de patrie. Il était né dans la Pologne russe d’une mère italienne et d’un père français. Il étudia dans les universités allemandes et vint à Paris de bonne heure. Il enseigna quelque temps à Cambridge, ensuite à Bonn, puis à Bruxelles; et c’est à Paris qu’il passa les vingt dernières années de son existence, dans une solitude complète, bien qu’il fût notoire parmi les savants. »Il ne parlait pas de sa jeunesse. Mais j’ai su qu’elle avait été magnifique,--utopiste et métaphysicienne!... Féru d’hegélianisme, il se figura que les synthèses idéologiques correspondent à des réalités. En outre, les doctrines de Saint-Simon, de Fourier, l’exaltèrent. Il rêva d’un humanitarisme supérieur qui unirait tous les microcosmes particuliers dans une même possession du Cosmos idéal et réel. Et il échafauda les grands palais dialectiques de sa philanthropie spirituelle; il construisit, en blocs d’idées, ses phalanstères. Que te dirai-je? Il eut à pâtir des prisons allemandes. Ce n’est point elles qui le déçurent; mais davantage la part qu’il prit à des révolutions chez nous. Il vit la foule d’assez près pour renoncer à la conduire au delà de ses appétits journaliers. Il me semble aussi que le seul effort d’une si lucide pensée devait par lui-même aboutir à l’inévitable désastre ... Mon maître fut la victime d’une double illusion lorsqu’il s’imagina que les métaphysiques concordent avec des substances transcendentales et humaines. Il s’en aperçut, et le réveil lui dut être rude!... Dès lors, comme si un grand coup de vent avait passé au travers de son âme, saccageant tout, il renonça au double rêve intuitif et actif dont il s’était épris fougueusement. »A la fin de sa vie, n’avait-il pas oublié ces grandes envolées de son audace juvénile? Personne n’eut moins l’air d’un Prométhée que ce révolutionnaire vaincu. Tu l’aurais pris, en le voyant trottiner par les rues, pour un quelconque petit vieillard qui occupe à des promenades vaines le désœuvrement de ses derniers jours. Cependant il se dépêchait, soucieux de l’heure, car il avait réglé de la façon la plus rigoureuse l’emploi de son temps. »Il habitait, rue Geoffroy-Saint-Hilaire, le rez-de-chaussée d’un ancien hôtel seigneurial, déchu de sa splendeur et divisé en pauvres logements. Je ne suis jamais entré chez lui; jamais il ne m’y invita. Je le rencontrais au Jardin des Plantes, où, chaque après-midi, d’une heure à deux, il venait. Je lui disais: «Bonjour, maître», et il me répondait: «Je vous salue!» Il me donnait le bras, s’excusait de l’importunité grande et, s’il avait plu, me priait de lui faire éviter les flaques d’eau. Car il était d’une extrême propreté. Son costume, très élimé, toujours le même quelle que fût la saison, n’était endommagé d’aucune tache ... Je le guidais. Il n’y voyait guère, et il profitait de ma conduite pour se couvrir les yeux de grosses lunettes très noires, à peine transparentes: «Économisons, disait-il, notre vue!» »Nous suivions, tous les jours, les mêmes allées; nous nous asseyions sur un banc, du côté des ours, un banc moins élevé que les autres et qu’il avait choisi. C’était le seul où ses jambes fussent assez longues pour toucher le sol. Mais il fallait, faute de dossier, qu’il appuyât son menton sur ses deux mains, au sommet de sa canne solide. Et il restait là, immobile, la tête en avant, silencieux. De temps en temps, il se soulevait un peu, tirait de sa poche un chronomètre à répétition qu’il faisait sonner. Il me disait: «Pardonnez-moi, je suis à l’heure. Mais nous avons encore quelques minutes ...» Je regardais son fin visage, entièrement rasé. Deux longues rides descendaient de ses narines jusqu’au bas de ses joues. La ligne de sa bouche était droite, nettement marquée, et n’indiquait ni amertume ni résignation. Je m’efforçais de retrouver, en sa physionomie, quelque trace des vieux espoirs ou la souffrance de l’échec. Non, rien!... »Je ne sais pourquoi, un jour, ce mystère m’irrita. Je hasardai un bout de phrase sur Hegel. Mais il m’interrompit, et, d’une voix calme, il me signifia: »--Hegel n’importe pas, ni les autres philosophes non plus. Aucune abstraction n’importe. Cela est nul et non avenu ... »Il ajouta, pour lui-même: »--Et le reste pareillement. »Comme je voulais en avoir le cœur net, je m’aventurai: »--Maître, et la philologie? »Et j’attendais sa réponse avec un peu d’irritation, sans doute, mais surtout avec angoisse. Il ne répondit pas. Il ne bougea même pas et je crus voir qu’il appuyait plus énergiquement son maxillaire sur le dos de sa main ... »C’était un jour de la fin de l’automne, gris et humide, où il ventait et où il faisait froid, une de ces journées de détresse morne où l’ennui vous pèse, où la solitude vous étreint. Les petites filles d’un orphelinat passèrent, deux à deux, en rangs, la tête coiffée d’un bonnet noir, les épaules couvertes d’un châle noir par-dessus le tablier de toile violet. Et elles étaient sages, à pleurer. J’eus la sensation d’une telle tristesse, universellement répandue parmi toutes les possibilités monotones de la vie, que j’en aurais crié. Je me contins, et c’est à peine si je pus articuler ces mots: »--Et la philologie, maître? Répondez-moi!... »Il fut inflexible et s’obstina dans son silence ... »La grêle clochette d’un couvent ou d’un hôpital commença de tinter, lamentable, agaçante. A ce signal, le vieillard se leva et, courtois comme d’habitude, me demanda: »--Demeurez-vous? Moi, je m’en vais. Ne vous dérangez pas pour me reconduire, s’il vous plaît!... »Nous sommes partis ensemble, lui à mon bras et moi nerveux, impatient de sa lenteur. Il me dit: »--Vous allez un peu trop vite, je vous laisse ... »Il ôta ses lunettes, me salua de son coutumier: «Serviteur!...» où il mettait toute sa politesse, qui était surannée et jolie. J’aurais voulu l’accompagner, je n’osai pas. Ma pensée le suivait, confuse de l’avoir chagriné peut-être. Un peu plus tard, je l’évoquais assis à sa table et travaillant. »Le lendemain, je le revis, et je l’abordai timidement. Il fut affable et cérémonieux ainsi que toujours, et il ne fit aux incidents de la veille aucune allusion. Quand nous fûmes arrivés à notre banc, je l’interrogeai sur un passage du _Phédon_; il m’exposa son opinion volontiers. Depuis vingt ans, il corrigeait le texte de Platon. Je risquai: »--Cette philosophie est-elle la vôtre? »Il me répondit: »--La philosophie de Platon m’est indifférente!... »Et, comme désireux de couper court à d’autres questions, il ajouta: »--Je ne m’occupe que du texte de Platon. Cela est concret. Voilà tout! »Je lui dis: »--Maître, quand vous avez choisi Platon pour l’objet de vos études, est-ce le philosophe ou le poète qui vous tenta?... »Il me répondit: »--Ce n’est ni l’un ni l’autre, mais un texte à corriger. D’ailleurs, il ne s’agit pas, en l’occurrence, de tentation, veuillez le croire: ces besognes auxquelles nous consacrons notre vain loisir n’admettent nulle concupiscence, même spirituelle. »Un jour, il ne vint pas. Je crus l’avoir importuné par mes questions. J’en conçus un vif chagrin. Le jour suivant, il m’apprit qu’il avait dû, la veille, aller chez son médecin: ses yeux étaient plus malades. »--C’est une merveille!--s’écria-t-il;--le médecin voudrait m’interdire l’usage de mes yeux: il prétend ainsi me les conserver jusqu’à la fin de ma vie, à condition que j’aie la bonne grâce, évidemment, de ne me pas éterniser!... »Je m’affligeais. Il reprit: »--L’homme de l’art pose cette alternative. Si je m’engage à ne lire que mon journal, vingt minutes tous les matins, je garde assez de vue pour me vanter de ne pas être aveugle; si je m’obstine à mon travail, c’est une affaire réglée: dans six mois,--un, deux, trois, quatre, cinq, six,--le noir! »Je m’écriai: »--Maître, maître!... »Il continua, riant presque: »--Mais moi, subtil, je sais qu’en quatre ou cinq mois j’aurai terminé mon travail; alors, vous comprenez, je m’en moque!... »--Maître, vous ne ferez pas cela! Ménagez-vous!... »Il répliqua: »--Pourquoi m’acharnerais-je à posséder des yeux inutiles? »Je lui citai ce vers poignant que prête à son Iphigénie moribonde le poète ancien: «Il est doux de voir la lumière du jour!...» Il me répondit en souriant: »--Cette petite Iphigénie est une enfant gracieuse et crédule; en outre, à la veille de se marier. Il convient qu’elle s’imagine que les paysages sont beaux. Mais que ferais-je, étant ce vieillard, des maximes où se complaît l’âme d’une gentille fiancée, dont le père est le Roi des Rois et le promis ce jeune héros d’Akhilleus? Cette parole de _l’Imitation_ me vaut mieux: «Qu’y a-t-il à voir? De l’eau, de la terre, de l’air, du feu et les divers composés de ces quatre éléments!...» »Je m’écriai: »--Maître, vous vous sacrifiez à la Science!... »Il me dit: »--Évitons l’emphase et méfions-nous de ces grands mots abstraits auxquels on met des majuscules: car ils sont, en général, très pauvres de signification. Qu’est-ce que la Science? Il existe des sciences nombreuses, qui diffèrent les unes des autres par leur méthode et par leur objet. Chacune d’elles a ses infirmités. Surtout je n’aperçois aucune raison de penser qu’elles doivent jamais se réunir pour former un tout cohérent: la Science. Il faudrait supposer que chacune d’elles se puisse achever parfaitement et que leur totalité corresponde à la totalité de ce qui est. Le hasard serait prodigieux!... Laissons de côté la Science et les illusions de la petite Iphigénie. »--Maître, vous ne croyez pas à la Science? »Sans élever la voix, du même ton qu’il avait pour me dire bonjour ou constater que deux heures allaient sonner, il me répondit: »--Non. »J’argumentai: »--Alors, pourquoi lui sacrifier vos yeux, votre vie?... »Je n’obtins plus un mot de lui, ce jour-là. Il se mura dans ce silence auquel je m’étais heurté déjà. »Picrate, c’est alors qu’une catastrophe étonnante bouleversa le monde des philologues. Il faut que je te la raconte, puisqu’elle eut sur ma destinée une véritable influence. Elle fut terrible; et si je suis prêt à la trouver, avec toi, un peu comique maintenant, c’est que les choses, à distance, perdent beaucoup de leur gravité. »Voici. Un jour, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, un jeune helléniste des plus distingués annonça une grande et bonne nouvelle. Un savant anglais venait de découvrir, au cours de fouilles qu’il pratiquait en Égypte, à Gurob, un papyrus qui contenait un texte fragmentaire du _Phédon_. »Le papyrus est, tu le sais, le papier de l’ancienne Égypte. On le composait d’une plante admirable, que les Grecs nommaient _byblos_ et qui abonde dans le Delta. La racine de cette plante servait de nourriture aux gens du commun. Avec les fleurs on faisait des guirlandes pour les autels des dieux. On employait les fibres à fabriquer des tissus solides, voiles de navires, étoffes variées, et des cordages et même des chaussures, enfin du papier. Les livres n’étaient alors que des rouleaux de papyrus: on les développait à mesure qu’on les lisait ... Quelques-uns de ces rouleaux sont parvenus jusqu’à notre époque; ils se cassent et se détériorent quand on les manie, l’écriture en est souvent effacée; ils sont précieux pourtant. La plupart ont disparu, soit que leurs possesseurs primitifs aient négligé d’en prendre soin, comme il l’aurait fallu, soit que les aient depuis longtemps dérobés les Bédouins violateurs de tombeaux. C’est dans les sarcophages, en effet, que se réfugia, précautionneuse, Athênê égyptienne, le sol de ce pays ayant la noble qualité de garantir de la corruption les objets qu’on lui confie. Et tu verras quelle fut l’intention subtile et narquoise de la Vierge antique lorsqu’elle imagina ce plus fin de ses stratagèmes. »D’ailleurs, c’est, il me semble, une charmante sollicitude, que celle de ces gens qui voulaient avoir auprès d’eux, pour dormir leur dernier sommeil indéfini, les beaux livres où leur âme s’était exaltée durant leur vie éphémère. On entourait leurs corps de bandelettes, on leur sanglait étroitement les bras, on appuyait sur leurs cuisses leurs mains rigides. Ils savaient bien que leurs doigts ne dérouleraient plus les papyrus mémorables et que leurs yeux n’éveilleraient plus, au long des lignes régulières, la virtuelle pensée. Athênê égyptienne leur inspirait, pour ses fins à elle, ce pieux amour superflu de quelques-uns de ses écrits. »Mais elle devina que les voleurs de livres s’empareraient de ce trésor et le gaspilleraient. Or, écoute! On entourait les momies de cartonnages qu’ensuite on recouvrait de peintures. Eh bien! ces cartonnages sont faits de papyrus collés les uns contre les autres: de sorte qu’il suffit de les détacher avec prudence les uns des autres pour retrouver, parmi de vaines écritures, comptes de cuisine, circulaires ou prospectus, des poèmes, Picrate, et des philosophies! »Ce n’est pas tout. L’industrieuse Athênê eut recours aux crocodiles! Cet animal méchant et glouton jouissait, en certains nomes et, par exemple, au Fayoum, d’un culte dévot. Il avait ses temples, ses prêtres et ses adorateurs. Quand il mourait, on le momifiait devant que de le conduire, en pompe solennelle, à son sépulcre. Et, pour cela, on le vidait de ses entrailles,--comme un homme!--Mais afin que son cadavre sacré conservât bon air et put encore, si j’ose dire, plastronner, on ne manquait pas de le bien rembourrer, ainsi qu’un empailleur habile restitue des formes replètes à la perruche, hélas! défunte, de quelque vieille fille. Pour rembourrer le divin crocodile, on employait des papyrus, on les lui fourrait dans le corps en guise de boyaux inaltérables. Ces ventres de reptiles amphibies étaient une cachette excellente que ne méconnut pas Athênê. »Songe, Picrate, à ces défilés funèbres! Un cortège, réglé selon le rite, conduit au seuil de l’hypogée ce crocodile du Fayoum ou ce bourgeois de Gurob. D’abord, les prêtres. Et puis les pleureuses, autour de la momie luisante de peinture neuve. Des chants et des cris. Une liturgie somptueuse ... Ils croient qu’ils mènent le deuil de ce crocodile ou de ce bourgeois: ils dissimulent pour longtemps et sauvegardent les textes anciens qu’Athênê inspira. Et l’épervier divin, qu’a tracé sur le cartonnage un artisan, c’est le symbole de la résurrection,--oui, le symbole d’Athênê qui ressuscitera!... »Bref, mon Picrate, on a déniché dans ces papyrus fragmentaires et mortuaires des poésies de Bacchylide que maints siècles ne lurent point, un plaidoyer d’Hypéride qui est un chef-d’œuvre de sournoise dialectique, les mimes d’Hérondas, d’un réalisme surprenant, et Ménandre ... De Ménandre, je ne dis rien; je l’aimais mieux quand je ne savais de ce comique que ce vers dont la mélancolie est ravissante: «Celui que les dieux aiment meurt dès sa jeunesse!...» »Donc, un jour, cette nouvelle se répandit: on possédait un papyrus du _Phédon_. Il est possible que tu éprouves, Picrate, de la difficulté à t’émouvoir de cette annonce. Réfléchis que ce papyrus nous était donné comme antérieur d’onze ou douze siècles au _Bodleianus_, que le _Bodleianus_ est le plus ancien manuscrit de Platon que l’on connaisse, et que ce papyrus enfin devait être à peu près contemporain de Platon! »Le jeune savant ayant fait cette communication, la sérieuse assemblée se félicita. Les bonshommes las s’animèrent; leurs visages, soudain, parurent vivifiés un peu. Et l’on épilogua. Les spécialistes furent verbeux, voire éloquents. »L’Europe érudite s’agita. Les journaux doctes, en tous pays, célébrèrent cet événement considérable. »Pendant quelques jours, les hellénistes eurent un air de fête, en vérité. Leur existence morne et routinière était embellie. On les vit souriants, gais, comme ravigotés. Quoi! Platon ne devait-il pas les visiter? Platon lui-même, revenu des âges lointains, Platon!... Lui, réellement lui!... Il leur faisait cette politesse. »Picrate, imagines-tu l’arrivée aux enfers d’un vieux philologue qui, cinquante ans, n’a fait que travailler sur le texte des écrivains antiques? Il n’a cure du dieu Pluton, ni des trois juges, Minos, Éaque et Rhadamante. Il ne songe qu’à rencontrer les ombres vénérables et sublimes des poètes, des historiens et des philosophes, à les voir, à les entretenir, à les complimenter. Eh bien! cette fois, sur terre, Platon faisait toutes les avances ... On allait connaître Platon! »Je partageai cet enthousiasme. Du moins, j’en ressentis quelque chose ... Il me sembla que mon vieux maître, lui, se réjouirait plus encore et trouverait là sa récompense. »Je guettai sa venue au Jardin des Plantes. J’attendis que nous fussions installés sur notre banc, pour lui annoncer la miraculeuse nouvelle et assister à son plaisir. Qu’il m’eût été doux, Picrate, de voir, à mes paroles, un peu de joie entrer dans l’âme du cher homme et l’éclairer! Ce résultat de mon propos, je l’escomptais avec une sorte d’égoïste ardeur. L’immensité de son découragement terrible m’avait torturé au point d’exciter ma haine et ma fureur: j’en voulais à son nihilisme,--non à lui! mais à son nihilisme,--comme à un ennemi qu’on aperçoit qui vous gagne et vous conquerra. Dans mon désir d’imposer au vieillard un motif de bonheur, il y avait, je crois, un peu de la méchanceté qui pousse certaines gens à gâter le bonheur d’autrui parce qu’il les offense. Oui, son désespoir définitif et adopté résolument me provoquait!... »Je m’assis auprès de lui. Avec lenteur, ménageant l’effet, le préparant, l’amenant de loin pour le faire éclater, je savourai l’approche de cette minute où l’immobile visage, appuyé sur la canne lourde, frémirait. Tel fut mon cabotinage passionné. L’immobile visage semblait figé, mais j’épiais le sursaut final qui le secouerait, j’en avais l’assurance. »Il ne broncha point. »Quel agacement j’éprouvais à le trouver invulnérable et comme cuirassé de triple ataraxie! Je lui dis, piteux: »--Maître, c’est une grande nouvelle! _Plato redivivus._ Le monde savant se réjouit. »Il répliqua, tout uniment, sans bouger: »--Le monde savant déchantera. »Je crus--ah! contre toute vraisemblance--qu’il se faisait un jeu de me narguer. Furieux, j’oubliai le respect qui lui était dû et, sur le ton pressant d’un interrogatoire, je lançai: »--Parce que? »Sans marquer le moindre étonnement de ma véhémence insolite, il me répondit: »--Parce que le monde savant est frivole. Aussi bien, mon ami, vous verrez. »Il me fut inintelligible, ce jour-là, affreusement. Je le compris bientôt. Et alors, la lucidité de ses terribles certitudes m’épouvanta. »Picrate, je ne sais si la suite de mon récit ne te paraîtra pas comique et dérisoire. Elle l’est peut-être. Mais quoi! le tragique des événements humains ne tient pas à la gravité des intérêts débattus,--lesquels, au regard d’une pensée un peu haute, se valent et ne valent pas le trouble qu’ils occasionnent. Qu’il s’agisse du texte du _Phédon_ ou de la conquête des empires, toutes choses qui se résorbent dans l’espace et dans le temps, le drame n’est poignant que par l’intensité continue d’un effort et la brutalité d’un échec, parce qu’alors il est un emblématique épisode de la grande débâcle humaine. »Il arriva que, le premier émoi passé, les philologues réfléchirent. A leur félicité naïve et sincère, une petite inquiétude se mêla qui, de jour en jour, grandit et devint menaçante. Ils avaient fait un retour sur eux-mêmes. Ils se demandèrent s’il n’était pas humiliant d’avoir besoin d’un hasard tel pour que le texte de Platon fût rétabli en sa teneur exacte. Leur science n’y suffisait donc pas? Ils s’accusèrent de tant de faiblesse. Ils essayèrent de croire que Platon ne revenait qu’afin de confirmer leurs hypothèses. Ils se flattèrent de l’espoir d’être couverts désormais par l’autorité de Platon. Quel succès pour leurs méthodes!... Ce paléontologique animal que Cuvier, si je ne me trompe, reconstitua sur un fragment de son ossature, imagine, Picrate, qu’on annonce à Cuvier que le voici, émergeant de la préhistoire, désireux de contrôler son portrait. S’il dit: «Oui, je me reconnais; c’est bien moi!» Cuvier triomphe. Mais, s’il affecte d’avoir le dos plus rond, le ventre moins bombé, les jambes plus courtes, les oreilles moins évasées, la queue autrement faite que le supposa Cuvier, Cuvier y perd sa réputation. Cuvier, en tout cas, passera de mauvais moments, cependant que le redoutable archétype, signalé dans les glaces de quelque pôle par des Esquimaux vagues, sera en route vers nos climats. Le voyage est long. »Autant en advint de nos philologues. Leur archétype s’éternisait dans les brouillards jaunes d’Albion. »Son possesseur ne se hâtait aucunement de le divulguer. Il n’était point hélléniste assez pour le lire avec sûreté, le publier: il s’adjoignit un technicien. Le temps durait. Et ces deux hommes apparurent, de loin, dans le mystère de la distance, tels que des prêtres sublimes qui accomplissent une cérémonie occulte. Ils préparaient la redoutable épiphanie du Dieu ... Des prêtres, oui; mais démoniaques bientôt. Et le Dieu,--ah! satanique! Les dévots qui attendent une révélation se méfient, craignent l’erreur; et leur émoi combine avec l’amour du Dieu la peur du Malin. »Le texte de Platon n’est pas le même selon le savant M. A., le subtil M. B., le timide M. C., le compliqué M. D., le raisonnable M. E., l’indolent M. F., et ce casse-cou de M. G. En temps ordinaire, chacun de ces messieurs porte à la boutonnière son originalité, s’enorgueillit de ne ressembler à personne et enfin ne dédaigne pas un peu de fantaisie ingénieuse. Corriger un gros pataquès, ce n’est rien; certes, une «jolie conjecture», bien hasardeuse, fait plus d’honneur à qui la trouve. Et il y a, dans les académies, assez de place pour la grande variété des philologues ... »L’hypothèse est libre, multiple, accueillante aux diversités. Mais la vérité, non pas! Avec elle, point d’accommodements; c’est tout ou rien. Elle est impérieuse, ennemie des nuances, brusque! »Eh bien! Picrate, on n’y songeait plus, à la vérité; on n’y songeait, du moins, presque pas. Les militaires, pour peu que se prolonge l’ère pacifique, oublient complètement l’éventualité de la guerre, qui est pourtant la raison de leur discipline. Alors, ils s’occupent à des parades, à de belles manœuvres où se déploie leur virtuosité ... Les philologues, pareillement, insoucieux d’un retour offensif de l’ennemi, s’amusaient à de bien charmants exercices, témoignaient d’une magistrale audace en pure perte et hasardaient n’importe quoi avec plaisir ... Or, tout à coup, la vérité, comme la guerre, éclate!... On était si tranquille! Une pensée vaillante et généreuse vous anime d’abord: l’espoir des galons à conquérir. Et puis on réfléchit que le succès de l’aventure est douteux: on s’inquiète. Et puis on s’affole; et puis on déteste cette calamité qui survient à l’improviste; et puis, si l’on était libre, on s’esquiverait. Impossible: on est engagé!... Ah! Picrate, comment t’expliquer cette haine que soulevèrent les deux Londoniens maléfiques? »Réfugiés là-bas dans leur île, avec leur brandon de malheur, comme on les maudissait, comme on les chargeait d’imprécations et de rancunes! Comme on aurait voulu, au moyen de ces sortilèges meurtriers qui franchissent toutes distances, les tuer!... Picrate, de bons et doux vieillards qui ne feraient pas de mal à une mouche devinrent enragés et féroces. J’en connais qui eussent percé d’un fin poignard, au cœur, l’effigie de l’égyptologue et de son exécré complice. J’en connais qui eussent, avec de fausses clés, des pinces-monseigneur et l’attirail des malandrins, cambriolé le papyrus pour le détruire et pour se délivrer de sa menace. Des velléités criminelles et absurdes hantèrent ces pauvres âmes ingénues! »Chacun des bonshommes craignit, non moins qu’un échec personnel, le triomphe insolent d’un collègue. Quel serait l’élu de Platon? A., B., ou C., ou F.? Ah! qui? Mais, à coup sûr, un autre!... L’attente de la vérité prochaine donnait à chacun des scrupules, une conscience plus nette de ses torts, de ses libertés excessives. Subitement on se rendait compte de sa désinvolture. _Mea culpa, mea culpa!_ Hélas! par actions et par omissions, j’ai péché ... Si tard s’en repentir? Oui, à l’heure du châtiment. A l’heure où survient Platon vengeur, les mains irritées, jaloux d’arracher les broderies vertes des parures académiques, les plaques, les cordons, les cravates des ordres illustres sur les poitrines orgueilleuses! Dégradation, déchéance!... Eloignez de moi, Platon, ce calice. S’il faut à votre colère des victimes, Platon, prenez A., B., C., D., E., F., etc. Pas moi, pas moi! Surtout, pas moi tout seul! S’il vous faut moi, n’épargnez personne; principalement, n’épargnez pas un tel ni un tel. »Ah! Platon détestable!... Ce revenant!... Qu’est-ce qu’il avait, à surgir de sa tombe? Est-ce que le passeur de l’onde stygienne l’écartait de son bac? Avait-on négligé l’obole suprême du péage, ou les sacrifices propitiatoires? Au Styx, Platon, au Styx! Tu dois laisser tranquilles les vivants. Ce n’est pas la place des morts ici-bas. Au Styx, les morts! Va-t’en boire l’eau du Léthé. Ce breuvage convient aux défunts en peine d’oubli. Bois du Léthé: tu oublieras un peu ton texte, auquel tu sembles attaché plus vaniteusement qu’il ne sied à une ombre!... »Ils se tourmentaient ainsi. »J’allai trouver mon vieux maître. Je lui racontai la grande tribulation des philologues. Il sourit un peu: »--Je vous l’avais dit. »Certes, ils déchantaient. Mais lui? »--Je me dépêche. Mes yeux me faussent compagnie. Je les fatigue, mais j’emploie tout leur effort. J’ai besoin d’eux encore cinq semaines. Je pense qu’ils pourront aller jusque-là. »Une question me tentait,--et je n’osais pas la formuler:--si Platon était à la veille de tout démolir, pourquoi bâtir encore? si le désastre était imminent, pourquoi s’acharner à augmenter les prochains décombres? Je hasardai: »--Maître, vos collègues ne travaillent plus. Ils attendent. »Mon maître dit: »--Ils sont frivoles! »Avait-il donc en soi tant d’assurance? Était-ce l’orgueil qui l’encourageait, la certitude de tenir la vérité?... »--Maître, vous n’avez pas d’inquiétude? »Il me répondit: »--Non. »Je compris toute son âme et son absolu détachement. »Les autres, cependant, s’agitaient. Ils publiaient, dans les périodiques spéciaux, des articles prodigieux, où par avance ils dénigraient le papyrus. Ils se voulaient garder, comme on dit, à carreau. Ils indiquaient, ils démontraient--car tout se démontre!--qu’un papyrus, somme toute, est sujet à caution, que celui-ci précisément pourrait bien ne guère avoir d’importance. «On le disait ancien: qui sait? Et puis l’antiquité d’une copie n’est pas une irréfutable preuve de son excellence ... Une copie égyptienne, peuh!... Etc ...» »Tandis qu’ils épiloguaient là-dessus avec une malveillance opiniâtre, un beau jour, le texte parut. »Ah! Picrate, quelle débâcle!... »Rien, rien, rien! pas une seule, tu m’entends, pas une seule conjecture ne se trouvait vérifiée, pas une! »Total et universel fiasco! Ni A. ni B. ni C. ni D. ni E. ni F. ni G. ni personne, à Paris ni à Berlin, à Londres ni à Rome, à Madrid ni ailleurs, n’avait deviné rien. »Des bêtises! Des calembours vains! Des calembredaines! Pas une minute, pas une seule toute petite minute dans la série laborieuse des années philologiques n’avait été utilement employée! Pas une idée exacte n’était venue, une fois, se loger dans la tête appesantie d’un helléniste zélé. Les quarts de siècle, les demi-siècles qu’ils avaient, les uns et les autres, consacrés à la persévérante besogne, se révélaient stériles, gâchés, nuls ... En pure perte, en pure perte!... Que dis-je? Aux erreurs des scribes médiévaux, ils ajoutaient, jour par jour, leurs âneries particulières, avec méthode, à force de réfléchir, à la sueur de leurs fronts. Que n’avaient-ils, au lieu de cela, joué à la manille, par exemple, ou au trictrac, ou profité de la facilité des courtisanes, plutôt que d’offusquer, de leurs sottises, le beau visage d’Athênê, plutôt que d’aboutir à ce résultat ridicule? »Ah! Picrate, Picrate, songe encore que leurs seins chétifs étaient constellés des récompenses nationales, impériales et royales, des croix de Sainte-Anne et de Saint-Ildefonse, du Soleil-Levant, du Caroubier d’Or, de l’Étoile des Braves et du Christ de la République d’Andorre!... Il fallut étouffer l’affaire, sous peine de nuire à la respectabilité générale. On y parvint. »Mais que les premiers jours furent pénibles! »Je voulus voir mon maître, lui faire part de la catastrophe. Tout de suite, quand je possédai le texte du papyrus, je vérifiai que ses conjectures à lui, comme les miennes et comme celles de tous les autres, étaient démenties. Et alors je fus épouvanté du sacrifice inutile de ses yeux. Je résolus de l’arracher à cette duperie. Ou bien fallait-il le laisser pénétrer dans la nuit et mourir sans connaître la vérité lugubre?... Non, il devait savoir!... Plusieurs jours, je le guettai. Il ne vint pas. Il travaillait, il se hâtait. Enfin, je l’aperçus. Voilà! je lui crierais: «Maître, maître! Ce n’est pas la peine. Brûlez vos notes, vos écrits, tout. Gardez vos yeux, vos pauvres yeux presque usés à la tâche menteuse! Nous étions dupes!...» »Mais, quand je fus à son côté, le courage me fit défaut. Il devina. Mon trouble; un pressentiment. Il me dit: »--Eh bien! ce papyrus?... »Alors, je ne pus contenir mes sanglots de rage. »--Gardez vos yeux, maître, gardez vos yeux!... »Il souriait. »Bientôt, il se leva: »--Excusez-moi. Je n’ai pas de temps à perdre. Au revoir ... Ou bien m’accompagnez-vous, mon ami? »Une révolte me prit. Pourquoi ne m’interrogeait-il pas sur le papyrus meurtrier? Pourquoi n’était-il pas curieux d’apprendre le détail de la mauvaise aventure? Pourquoi souriait-il? »Mais il s’en allait. Je n’eus pas la charité suprême de le guider, de lui économiser dix minutes de vue. Je le regardai qui s’éloignait, à petits pas, craintivement, soigneux d’éviter les arbres et, sur le sol, les flaques d’eau. Il s’éloignait, il s’éloignait; au bout de l’allée, il disparut. Je sais qu’il rentra chez lui, qu’il se remit au travail, que cela dura des jours et des jours. Il corrigeait les épreuves de son livre. »Picrate, j’étais en ce temps-là un peu trop jeune encore pour accueillir cette philosophie impassible et stoïquement sereine: on n’arrive que peu à peu à la suprême désolation. L’image de mon maître ne m’est qu’ensuite devenue un emblème d’apaisement. Il me semble qu’aujourd’hui, s’il vivait, il pourrait me gagner à sa discipline. Alors j’avais de farouches ardeurs qui secouaient ma forte musculature; alors, en dépit des doctrines de désespoir et d’abnégation, il traînait en moi d’invincibles désirs de vivre. Je les ai durement réduits, à mesure que j’ai mieux aperçu qu’ils étaient la source de mes maux, à mesure aussi que se calmait, en vieillissant, mon organisme. Maintenant même, j’ai mes jours de déraison: la sagesse absolue n’appartient qu’aux morts. Mon maître fut un sage parmi les hommes, parce qu’il devança de quelques années le néant final ... »Après le krach de la philologie, les savants patentés, en fin de compte, se reprirent. Ils devaient à l’État ce grand effort d’inconséquence ... Messieurs, la science continue! »Mais moi, que faire?... Quand ma colère eut déchiré mes paperasses, elle en jeta dans la cheminée les lambeaux, alluma le feu et regarda se consumer ces ridicules choses avec plus de rage et de fureur blessée qu’un amant acharné à réduire en cendres les trompeuses lettres de la maîtresse décevante. Les flammes jaillissaient en chrysanthèmes de lumière. Les feuillets, suscités par elles, s’envolaient, comme si les animait éperdument la joie de s’anéantir. Moi, que cette allégresse insolente irritait, je voulais empêcher leurs élans fous et, de mes pincettes, je tapais sur le tas brûlant, je comprimais le foyer dense où éclosaient les fleurs de feu mouvantes. Ah! que m’exaspérèrent ces vestiges de mon labeur morne, quand je les vis exaltés soudain de ce délire de délivrance!... »Et puis, les flammes pâlirent, et leur fièvre devint une langueur qui s’abandonne et se gaspille. Il y avait de courtes recrudescences: ainsi, dans une âme qui s’endort, remuent les velléités de la veille. Plus d’une fois, je crus que la dernière embrasée avait lui; elle tombait; une autre encore surgissait; et la dernière de toutes, frêle, hésitante et furtive, je la vis sans plus croire qu’elle fût la dernière, sans la discerner, comme il m’aurait plu de le faire, parmi toutes les autres. Je ne suis pas sûr de me souvenir d’elle et peut-être que je l’invente. Pourquoi me figurè-je qu’elle était plus précieuse que les autres et contenait l’âme de mes années abolies? De même, le dernier soupir des moribonds est pathétique, bien qu’il ne soit qu’un soupir après tant d’autres, et qu’à chaque soupir de la longue vie on meure un peu jusqu’à mourir tout à fait. La somme des nombres décroît par unités successives; et la perte n’est pas plus grande de l’ultime unité que des autres ... »Enfin, lorsque se fut consumée toute la substance vive, du feu courut encore dans les feuillets noirs, qui craquaient, crépitaient avec un bruit métallique. Des franges rouges bordèrent ces petites choses défuntes. Mon écriture se dessina en blanc, nette, fine, sur les pages brûlées, telle que je pus encore la lire. Elle me fut odieuse! Je remuai, de mes pincettes, ce fatras obstiné: une légère fumée grise monta. »Je pris dans un journal ces fragiles débris et prétendis les jeter par la fenêtre, aux quatre vents. Il en vola de tous côtés, dehors, en papillons laids. Et l’air de la rue me les renvoyait. Ils frôlèrent mes mains et mon visage. Ils s’acharnèrent à rentrer chez moi. Ils se blottirent dans les coins et les recoins, sous les meubles, entre mes livres. Ils emplirent ma chambre de leur odeur âcre et mortuaire. Je ne pouvais me défaire d’eux et, si je soufflais sur eux, ils s’éparpillaient, jouaient, se multipliaient et me tourmentaient! »Je passai des jours détestables à lutter contre la résistance du néant. »Telle fut, Picrate, la fin de ma philologie. Athênê, déconcertante, me repoussa. »Et, pour ne plus parler ensuite de cette vierge trop jalouse de soi, glorifions le stratagème de sa virginité victorieuse. Vois comme elle a déçu l’effort présomptueux des philologues; vois comme elle s’est échappée avec mépris des lacs où ils pensaient la captiver. «Ah! vous pensez m’avoir surprise? dit-elle à peu près. Eh bien, regardez ce très petit espace de ma vérité, entre ces deux plis de mon voile que j’écarte. Est-ce pareil à vos conjectures? Inutiles pédants et vieillards fats, je n’écarterai pas davantage le voile où se complaît ma nudité ...» »Au cours des siècles nombreux et divers, n’a-t-elle pas trouvé, parmi les empressés dévots de son mystère, une âme digne d’elle et à laquelle il lui fût doux de se révéler, sereine et belle et nue?... Qui sait? Celui qu’elle favorisa peut-être de son indulgence ne la voulut point trahir. Il nous est loisible de le supposer si ébloui de la merveille et si intimement épris de sa possession qu’il la dissimula, comme un amant veille à éloigner des regards d’autrui son bonheur. »J’imagine plutôt que la vierge antique n’a point eu de charitable défaillance. Dans le silence des cloîtres, dans l’immobilité somnolente des bibliothèques, dans le ventre embaumé des crocodiles millénaires, au contact glacé des momies vieillissantes qui se décharnent et noircissent, j’imagine qu’elle a gagné le désir âpre de la mort, le goût nostalgique du néant, et que, pour en finir, elle a suscité ces fléaux: les insectes rongeurs de livres, les conquérants destructeurs de cloîtres, les Bédouins violateurs de tombeaux et les philologues imbéciles. »O Athênê, tu as choisi la bonne part: elle ne te sera pas retirée! De ton voile, tu as fait un linceul. Et puis, jalouse de ton cadavre après avoir été jalouse de ton corps, tu as souhaité que s’en éparpillassent et s’en perdissent les lambeaux précieux! O Athênê réduite à rien, sois saluée de ceux que désole l’amertume de vivre et, pour plus tard, l’horreur d’avoir vécu!... »Picrate, mon Picrate, que nous voici loin des réalités quotidiennes! Revenons à moi, si tu veux. »Que te dirai-je?... Je n’ai plus qu’à te faire connaître ce dernier épisode de ma vie: comment je suis devenu cocher. Cette aventure n’est pas extraordinaire. Nombre de mes collègues furent autrefois professeurs, magistrats, curés, banquiers, etc. Ils connurent les avantages, et aussi les inconvénients, des professions dites, je ne sais pourquoi, libérales; et ils en vinrent à ce métier vulgaire. »Je ne suis pas, Picrate, un égalitaire acharné. Il y aura toujours des malins et des niais, de jolies femmes et de laides. Les législateurs n’y peuvent rien. Du reste, il ne m’importe, quant à moi. Je fais trop peu de cas des grandeurs humaines pour m’indigner de les voir réservées à quelques veinards. Mais j’admire l’état de cette société contemporaine qui se réclame de plusieurs révolutions, des grands Principes, de la Déclaration des Droits de l’homme, que dis-je? et du citoyen, qui inscrit sur ses monuments une devise où l’Égalité, entre la Liberté et la Fraternité, fait figure,--et qui, cependant, hiérarchise les métiers. »Notre bourgeoisie française, qui n’est pas, il faut le reconnaître, unanime sur beaucoup d’idées, l’est sur celle-ci, par exemple, que «l’on n’est pas cocher!...» Dogme, axiome! On est employé dans un ministère, on gratte ici ou là du papier, on place du champagne, on établit des polices d’assurance contre l’incendie; mais cocher, ah!... »De sorte qu’il me serait malaisé de faire croire que j’aie choisi cette profession librement, sans être d’abord tombé dans l’infamie, sans être non plus réduit à l’extrémité. C’est vrai, pourtant: mon casier judiciaire est intact et je possédais un peu d’argent. Je pouvais, à la rigueur, m’établir bourgeois. »Mais quoi! j’avais vu le krach de la philologie, et je prévoyais,--aujourd’hui, comme je l’appelle de mes vœux!--le krach de la respectabilité ... Oui, oui, les bonshommes de l’institut, j’avais assisté à leur grande panique, puis à leur lamentable déconfiture. J’avais vu se détraquer leur magnifique importance. Je crus qu’ils allaient s’humilier, logiquement, se dévêtir de leurs glorioles et demander pardon de leur prestige usurpé. Pas du tout! Ils firent, comme disent les paysans madrés de Normandie, «mine de rien, mine de peler des œufs»; ils prirent un petit air naïf et souriant: «Quoi? qu’est-ce? qu’y a-t-il? Nous ne savons pas ce que vous voulez dire ... Cet incident? Peuh!...» Ils subirent l’avanie avec tant de sérénité maligne qu’ils parurent n’avoir point reçu cette gifle au tournant de l’érudition. Ils continuèrent leur imposture et ils siègent dans les académies, avec la même pompe qu’autrefois, la même dédaigneuse affabilité, la même faconde molle et prétentieuse. Ils sont complices. Si l’un d’eux avait triomphé, il eût démoli les autres. Mais, comme ils se sentirent tous atteints, ils s’entendirent pour faire tous semblant de n’être point touchés. Ils n’eurent pas besoin de pourparlers ni de négociations: un pareil désir de surmonter la crise les animait; ils ne bronchèrent pas. »Il faut les voir, dans les grandes séances!... J’ai plus de peine à imaginer l’attitude qu’a chacun d’eux en présence de soi, dans le silence de la solitude. » ... Est-ce tout? Ah! s’il n’y avait que la philologie, Picrate, de flanquée à terre, on s’en pourrait consoler. Mais nous avons vu, Picrate, toi et moi, les gens de cette époque convulsive, nous avons vu la Guerre, le Boulangisme, le Panama,--et tout le reste!... »Aucune de ces histoires, où était engagé l’honneur de nos plus magistrales corporations,--les juges, les militaires, les politiciens, que sais-je?--aucune ne s’est liquidée. »Des non-lieu, des grâces, des amnisties: l’éponge! »Un peu de brouhaha, d’abord. Des imprudents jettent l’alarme. Et puis, motus! L’affaire est classée. Quoi? qu’est-ce?... Rien du tout! Il vous paraît, cependant ... vous croyez bien vous souvenir?... Non, non: illusion, rêve, cauchemar. Éveillez-vous; regardez: l’ordre règne. Regardez: les stratèges sont sur leurs chevaux, les politiciens à la tribune, les juges au prétoire. Vous dormiez; évidemment, vous dormiez! »Picrate, imagine un chirurgien. Cet homme de l’art, examinant ce ventre, y diagnostique des corruptions. Il l’ouvre. Il donne du bistouri, des ciseaux. Et, à mesure qu’il avance dans son travail, il découvre plus de bobo ... Il a peur! Il s’effraye lui-même de son audace première. Vite, vite, il referme la plaie, il la recoud du mieux qu’il peut; et il enclôt, avec la vieille maladie, les blessures nouvelles dans ce ventre ... Eh bien! notre corps social, mon ami, est couvert de ces cicatrices hâtives: dedans, cela pourrit horriblement!... »Imagine encore, Picrate, un indiscret mari qui est trop tôt rentré chez lui. A l’improviste, il entr’ouvre sa porte et voit, sur un canapé, son déshonneur qui s’amuse. Il regrette d’en avoir trop aperçu, referme doucement la porte, affecte de tout oublier: son bonheur, que dis-je? son honneur exige qu’il respecte avec assiduité cette fiction consolante. »Moi, je veux bien. Seulement, que les cicatrisés me laissent tranquille! Je ne refuse pas de rendre hommage à l’ingéniosité de leur hypocrisie. Ce que je leur refuse, c’est la complicité de ma déférence: moi, j’ai vu; je sais que j’ai vu; j’ai distinctement vu le canapé folâtre; j’ai distinctement vu, à la faveur d’une imprudente laparotomie, les entrailles rongées d’ulcères; j’ai vu cela. Je n’irai pas le crier sur les toits, c’est tout ce que je puis faire pour l’ordre social. »On raconte, Picrate, que, dans certaines villes d’eaux où le jeu fleurit, il y a des employés fort experts à escamoter les victimes de la malchance: un suicidé ne traîne pas longtemps sur le perron du trente-et-quarante; il a disparu en quelques secondes. Les joueurs ne sont pas attristés de ce spectacle répulsif, et ainsi les intérêts du patron ne souffrent pas. Eh bien! un pareil travail de prestidigitation nécessaire est quotidiennement exécuté, chez nous, par les gardiens de l’ordre social. On supprime vite les cadavres, on lave les dalles, on feint de rire et de baguenauder sur le lieu du crime. On cache les turpitudes: elles n’en existent pas moins. »Alors, moi, que veux-tu? j’ai du dégoût. Quand je passe à côté des Respectables, je me bouche le nez. » ... Picrate, je m’exalte, ce soir, un peu plus fort que de coutume. Oui, je sors de mon caractère, s’il est question de ces gens et de ces choses. Tu admires peut-être que je badine à propos de l’absurdité du Cosmos et m’indigne si violemment au sujet de ces ridicules bonshommes et de leur illusoire magnificence. C’est que, vois-tu, le Cosmos n’importe guère, somme toute. Nous ne vivons pas dans le Cosmos, à bien y réfléchir, mais en ce petit coin de terre où les hasards nous ont logés: nos yeux ni nos désirs ne vont au delà d’un cercle restreint. Tandis que la respectabilité est quotidiennement nocive! Picrate, Picrate, elle détruit la précieuse merveille des existences individuelles. Et s’il n’y a de philosophie que du général, il n’y a de vie que du particulier. »N’as-tu pas vu cela mille et mille fois, des âmes qui n’ont pas fleuri selon la spontanéité de leur nature, à cause de la respectabilité? Ni l’audace des belles entreprises ni l’ardeur des grandes amours ne résistent à l’oppression de ce dogme ... Tu allais t’élancer à de délicieuses joies, tu allais obéir à ton instinct,--j’appelle ainsi l’essence même de ton être,--tu allais conquérir un bonheur non pareil, et la respectabilité te le défend!... Petite femme, petite femme, on t’a fait signer un engagement solennel: tu appartiens à monsieur; monsieur désormais a la libre disposition de toi, de ton corps, de tes seins jolis et de tout le secret de ta pudeur. Et voilà que tu n’aimes plus monsieur: tant pis pour toi, s’il t’aime ou seulement s’amuse à la possession de tes rondeurs blanches. Tu ne peux plus lui refuser cela, ni le donner à qui tu aimes, parce que cela--qui est toi--n’est plus à toi. Que faire? Tu as signé. C’est, d’ailleurs, un contrat frauduleux qu’on utilise contre toi. Quand tu as signé, tu ne savais pas de quoi il retournait, tu ignorais absolument les réalités conjugales; en outre, on avait négligé de t’apprendre comme le cœur des hommes et des femmes est soumis à des changements capricieux et qu’une femme n’est renseignée sur soi-même qu’un peu de temps après avoir cessé d’être fille ... Iras-tu ailleurs, où tu aimes? Que non! à cause de la respectabilité. Ou bien, alors, en cachette et de telle façon qu’en soit flétri le charme de ton nouvel amour. »Il n’y a de baisers vilains que donnés à qui l’on n’aime pas. Il n’y a de faute abominable que contre soi. Petite femme, tu es démoralisée si tu cèdes à ton mari dont le voisinage a cessé de te plaire ... Seulement, la respectabilité le veut! »Ah! combien j’ai pitié des victimes innombrables que fait la respectabilité!... Je t’ai dit les petites femmes et leur misère. Ce n’est pas tout. Je te voudrais citer encore ... ah! tout le monde, ah! tous ceux comme toutes celles qui négligent de vivre selon soi, pour mériter l’estime universelle. * * * * * Picrate interrompit Siméon: --C’est la base de la Société, Siméon, que tu sapes. Tu démolis la Société! --Le beau malheur!--répliqua Siméon.--Qu’est-ce que c’est que la Société, sinon la collection pure et simple des individus? Et qu’est-ce que c’est que cette Société au nom de laquelle on persécute les individus?... Mais je te range, toi, socialiste, avec les royalistes, les impérialistes, les républicains de gouvernement,--les étatistes, quels qu’ils soient! Encore la tyrannie d’un autocrate a-t-elle plus de sens: elle sacrifie les citoyens à ce privilégié personnage; lui, du moins, en profite. Vous, les socialistes, vous sacrifiez les individus ... à rien, à cette notion vague et vide et nulle de la Société, à rien, je te dis, à rien! --Tu es un anarchiste!--s’écria Picrate. --Appelle, si tu veux, anarchisme--reprit Siméon--ma haine des institutions meurtrières et mon souci de l’individualité précieuse ... --Tu détruis tout! --Oui, quant à moi! mais, par ailleurs, je suis une sorte d’anarchiste, en effet, qui ne pratique pas. »Imagine, Picrate, ce qu’il naîtrait de beauté sur la terre, si seulement on négligeait la respectabilité. Vois les âmes, toutes les âmes redevenir sincères et recouvrer leur spontanéité charmante. Plus de contraintes inutiles. Et les voilà, toutes les âmes, qui chantent de plaisir, et qui se développent joliment et qui trouvent leur volupté. Ah! comme elles chantent, les petites âmes humaines, désormais libres! Ce sont, en vérité, des oiseaux que l’on a lâchés de leur volière ... »Mon doux Picrate, je ne suis pas un anarchiste dangereux. J’ai renoncé, depuis toujours, à mes réformes magnifiques. Je n’avais pas l’envergure d’un apôtre. Et je laisse le monde souffrir, n’y pouvant rien. Mes mains n’ont pas la force qu’il faudrait et ma parole n’est pas persuasive pour les masses. »Mais, si j’avais été Jésus, au lieu de dire aux hommes: «Aimez-vous les uns les autres», je leur aurais crié: «Laissez-vous donc tranquilles les uns les autres!...» Ce fut la grande erreur de Jésus. Il ne vit pas l’imprudence qu’il y a, si je ne me trompe, à confondre les individualités. Sous prétexte de bien s’aimer les uns les autres, on se mêle passionnément des affaires du prochain; on l’asservit. C’est, affirme-t-on, dans son intérêt. Ah! que de droits abusifs on s’arroge sur autrui, sous couleur de l’aimer!... Les collectivités organisent «le bien public»; et cela suffit pour que les individualités succombent sous le faix de la tyrannie générale. »Oui, Picrate, c’est entendu; tu me répliques: «Solidarité!» Connu, connu! C’est le vieil «amour du prochain» qu’on a laïcisé; et on lui a donné ce nom, d’aspect scientifique et pédantesque. L’apôtre allait disant: _Nos credimus caritati_. »Amour, charité, solidarité, fraternité même, que de crimes on a commis, que de crimes plus graves on va commettre en votre nom! »Les devoirs envers le prochain, ce sont des droits que l’on prend sur lui. Et moi, cette chose m’étonne et m’indigne qu’un être pense avoir des droits sur un autre être ... »J’aurais traversé les villes et les bourgs, prêchant aux hommes: «Laissez-vous tranquilles les uns les autres. Anéantissez l’ordre social. Éparpillez-vous. Il y a pour tout le monde de la place sur terre. Allez-vous-en, où vous voudrez, vivre selon la fantaisie de vos moments!» Oui, tel serait mon évangile libérateur. »Et j’y ajouterais quelques miracles, si possible; les miracles enfreignent excellemment les lois de l’univers: c’est d’un bel anarchisme ... »Oh! non, ne t’attends pas, Picrate, à me voir, un jour, assumer le rôle apostolique. Ceci m’empêche: oui, je sais que j’échouerais tristement, car il y a dans les âmes humaines un désastreux instinct de servitude; et nul n’affranchira ces vieux esclaves!... J’ai borné la réforme à moi-même; elle m’a réussi: je suis un homme libre. »Seulement, moi, je n’ai plus grand’chose à faire de ma liberté. Cet ancien philologue en rupture de ban n’est pas un admirable échantillon qu’il me plaise d’offrir à ton examen. Je le regrette. Ne juge pas sur mon exemple ma méthode. »J’emploie ma liberté de mon mieux. Telle qu’elle est, je la préfère aux esclavages respectables. La vie que je mène a ceci pour me contenter: elle ne suppose résolue aucune des questions de la métaphysique, de la sociologie ni du reste. Elle implique des négations, je le concède,--oui, la négation provisoire de ce qu’affirment les autres avec une intrépidité offensante. Elle n’est pas oppressive; elle dédaigne un chacun volontiers. »Les gens de Passy vont au Jardin des Plantes; ceux du Jardin des Plantes vont à Passy. Du nord au sud, de l’est à l’ouest, ainsi se font des échanges frivoles entre les divers quartiers de cette ville. Ces gens sont fous et j’aide leur folie. Je les promène, je les véhicule, je les conduis à leurs amours, je les voiture à leurs désirs. Et j’aime qu’ils ne trouvent pas que je vais assez vite. Je fouette mon cheval au risque d’écraser les piétons nonchalants: gare, c’est la folie qui passe, la belle folie humaine, gare, gare, et place à nous!... --Siméon,--dit Picrate,--tu es toqué! --Mais oui!--répliqua gaiement Siméon. --Et subversif!--continua Picrate. --Mais oui, mais oui! Plaçons des bombes sous les doctrines!... DEUXIÈME PARTIE I MARIE GALANDE Picrate, qui demeurait aux Ternes, et Siméon, qui demeurait à Levallois, avaient pris l’habitude de se retrouver, le matin, sur les sept heures, à la terrasse d’un petit café de la barrière, pour le déjeuner du réveil. Siméon, vu la saison chaude, remplaçait par un veston d’alpaga sa houppelande et par un canotier son chapeau de cuir bouilli. De telle sorte qu’on eût dit un bourgeois quelconque, n’eût été son fouet qu’il portait comme une badine. Tandis que Picrate absorbait un bol de café noir, puis un cognac, Siméon, sans hâte, trempait dans du café au lait deux croissants. Il n’allait chercher son fiacre qu’ensuite, quand il lui plaisait: car il était son maître, ayant, sur ses économies, acheté ses instruments de travail,--fiacre d’été, fiacre d’hiver et le cheval. * * * * * Il fait beau. C’est la fin de juillet. Après une soirée d’orage, il a plu, la nuit, longuement, en déluge; et, ce matin, l’atmosphère est allégée. Il traîne au ciel des bouts de nuages, mais haut, pacifiques et qui s’en vont. Sur le sol, des flaques subsistent, de place en place; elles n’ont pas fait de boue; elles sont là, dans les creux de la route, comme dans des bassins minuscules. Un peu de vent les ride; elles reflètent de la clarté mate. On respire de la fraîcheur. On se hâte d’en jouir, car le soleil, qui déjà monte, est menaçant. L’après-midi sera torride et lourd; on profite du doux relâche. Les gens qui vont à leur travail ouvrent la bouche pour goûter l’air délicieux. Picrate est arrivé, contre son habitude, avant Siméon. Il a mal dormi, à cause de l’orage. Il se frotte les yeux; il est de méchante humeur. Il a commandé son café noir; il le déguste, l’aimant très chaud. Il guette Siméon, s’impatiente, calcule que son bol sera vide quand Siméon viendra et que, pour tenir compagnie à ce camarade inexact, il lui faudra un second café noir: ennui de dépenser trop. Siméon paraît. Il est dispos et presque joyeux. Il sourit et ses yeux sont vifs. Picrate l’accueille par ces mots: --On a fait la grasse matinée?... --Pas du tout!--riposte Siméon.--Je me suis levé dès l’aube ... Bonjour, Picrate ... Oui, et je me suis promené. C’était charmant. Il y avait de la rosée. Les feuilles, au Bois, luisaient; et de petites gouttes brillantes s’en détachaient, tombaient sur l’herbe parmi d’autres. La terre buvait, peu à peu, tout cela. Et les oiseaux menaient un grand vacarme dans les cimes. Certains, parfois, descendaient et se plongeaient dans la mousse humide, pépiant et les ailes frémissantes. Quel magnifique instinct de volupté anime ces petits êtres, les précipite à leur plaisir et les fait palpiter à toutes les occasions agréables! Je les ai longtemps admirés et je suis revenu en flânant. Voilà. Picrate dit: --Tu t’intéresses à de petites choses. --Ce n’est pas une petite chose, Picrate, cette allégresse de la nature matinale. Si tu avais été, comme moi, dès l’aurore, voir les oiseaux du Bois s’éveiller et faire leurs ablutions pour la commençante journée, tu n’aurais pas cette figure chagrine et mal contente. Qu’y a-t-il? --Rien ... j’ai sommeil. L’orage ne m’a pas laissé dormir. --Médiocre mélancolie, Picrate! Il ne faut pas s’affliger pour de tels accidents. Participe à la douceur qui t’environne, et ris! Permets que je t’offre un peu de café encore, en l’honneur du beau temps, et tâche de te dérider. La vie, mon Picrate, est meilleure que tu ne l’imagines. Allons, allons!... Et Siméon continua de bavarder. Picrate se désattristait. Une chanson, gentille et bien rythmée, éclata soudain: Du mouron pour les p’tits... zoiseaux! Régalez vos p’tits... zoiseaux! Les deux amis y furent attentifs. Ils se turent et regardèrent. On ne voyait pas la chanteuse. Mais sa claire voix avait empli l’air de gaieté. La chanson reprit, cette fois plus proche; et l’on eût dit qu’elle naissait de l’atmosphère, comme les anciens se figuraient que les abeilles sont produites par la chaleur de l’été. Picrate et Siméon, charmés, guettaient le retour des notes vibrantes et, lorsque la mélodie recommençait, souriaient et s’amusaient de la cadence. Puis, au tournant de la rue, parut la chanteuse, en plein soleil, auréolée de cheveux de lumière, environnée de lumière vaporeuse, toute jeune, son panier au bras, cambrée, la tête en arrière, et annonçant éperdument le «mouron pour les petits oiseaux». On distinguait à peine, dans l’éblouissement du soleil, son visage. Ce n’était que blondeur chantante et approchante. La claire silhouette avait des pas vifs et allègres qui marquaient le rythme accéléré du refrain. La voix jeune riait. Puis, la chanteuse entra soudain dans l’ombre. Ses cheveux et sa robe secouèrent le soleil; et il tomba comme de l’eau ruisselante, à ses pieds. Dans l’ombre, elle devint, sembla-t-il, de joyeuse, mélancolique, et de rapide, lente. Son allure s’apaisa et sa voix s’alanguit. Son vêtement perdit le luxe de la lumière et elle fut un papillon qui a plié ses ailes magnifiques et n’en montre plus que l’envers incolore. Plutôt, elle se ternit comme ces mares des villages, où le ciel se reflète un instant et qu’il laisse ensuite brunes et obscures. Elle s’amusa de la métamorphose et en joua subtilement. Elle se fit indolente, et chanta doucement, en traînant les mots de la complainte, en minaudant sur les «petits oiseaux». Elle assourdit sa voix et amollit la cadence des sons, à mesure qu’elle marchait moins vite. Picrate et Siméon la regardaient et admiraient son bel enfantillage. Siméon dit: --La petite folle! --Est-elle gentille!--répondit Picrate. Elle aperçut leurs yeux émerveillés et, inclinant la tête, un peu narquoise, un peu câline elle continua de chanter, mais pour eux, et modula l’air en sourdine. Elle s’arrêta devant eux, silencieuse. Elle demeura immobile quelques secondes. Et Picrate lui demanda: --Veux-tu prendre le café avec nous? De la tête, elle fit signe que oui. Elle laissa glisser le long de son bras, vers sa main, le panier de mouron et vint s’asseoir auprès des deux amis. Elle déposa le panier, tendit à Picrate une main, l’autre à Siméon, et, comme à de vieilles connaissances, dit: --Bonjour. Ça va?... Picrate s’informa de ses goûts: --Café noir, café au lait, autre chose? --Une prune!--répondit-elle. Elle considérait Picrate et Siméon, curieuse, étonnée. Elle dit à Siméon: --Tu es cocher?... Je vois ça à ton fouet. Autrement, tu n’en as pas l’air. Tu es rigolo, tu sais ... Et toi?--demanda-t-elle à Picrate. --Moi, négociant. --Ah!... Et qu’est-ce que tu vends? --Pas grand’ chose,--avoua-t-il, à cause de Siméon. Elle les examinait tous deux alternativement; et elle éclata de rire, en petite fille mal élevée, mais de si naturelle façon que Siméon se mit à rire, lui aussi. Picrate se fâchait: --On t’invite, et tu te moques de nous?... --Mais non, mais non!--fit-elle.--Je ne me moque pas. Je ris parce que vous êtes rigolos; je vous gobe. L’arrivée de la prune, baignée d’alcool, la ravit. Elle battit des mains et elle fit claquer sa langue. --Petite gourmande!--dit Picrate. Et il lui expliqua le danger de l’alcool pris à jeun. --Des bêtises!--répliqua-t-elle.--Moi, ça ne me grise pas; ça me réchauffe les idées et ça me donne de la philosophie. --Tu es philosophe?--s’écria Picrate, gouailleur. --Tiens!--répliqua-t-elle,--comme une autre! --Qu’est-ce que c’est, ta philosophie? --Dame! de ne pas me faire des misères à propos de rien. De rire, quoi?... C’est pas ça, la philosophie? --Tout à fait ça et rien de plus!--affirma Siméon, tandis que Picrate plaisantait. --Bien sûr,--dit-elle.--Et qu’est-ce qu’il a, lui, à me chiner? Elle toisa Picrate, malicieuse, et affecta d’examiner le chariot de bois hissé sur la banquette. Picrate fit semblant de ne rien remarquer. Il roula une cigarette, en sifflant, et prit son air crâneur. Siméon s’était accoudé à la table et, le menton dans la paume de sa main, contemplait le visage enfantin, rieur, les cheveux blonds ébouriffés, d’une pâleur singulière, les doigts fins et longs, mal entretenus, le corsage de toile bise qui dessinait le buste souple, et surtout les yeux, qui étaient grands et d’un vert glauque. Les regards de la jeune fille et ceux de Siméon se rencontrèrent. Siméon fut intimidé, il sourit gauchement. Elle dit: --Tu me reconnaîtras! --Comment t’appelles-tu?--lui demanda Siméon. --Devine!--fit-elle. --Que sais-je? --C’est un nom d’île, à ce qu’il paraît. Et d’une île très loin, mais je ne sais pas où. A l’école, on me l’a montrée sur la carte. Ça ne m’a rien dit, moi, tu comprends ... Marie Galande, tu connais ça?... Picrate triompha: --Parbleu! c’est dans les Antilles! Et il rectifia: --Marie-Galante, du moins. --Galante ou Galande, moi, ça m’est égal ... Je suis une enfant trouvée. On m’a ramassée rue Galande, proche Notre-Dame. Alors, on m’a nommée Marie Galande, pour rire, il faut croire. C’est rigolo, j’y pense quelquefois, à cette île!... --Tu fais bien!--reprit Siméon.--C’est une île très mémorable. Elle vit une aventure merveilleuse, il y a cinq siècles passés ... Imagines-tu cela, cinq siècles? Suppose que vingt-cinq petites filles comme toi vivent l’une après l’autre, l’une survenant quand l’autre est partie, le temps que tu as vécu: voilà cinq siècles à peu près. Eh bien! avant la naissance de ces vingt-cinq petites filles, une nuit, Marie-Galante,--l’île, par delà les Océans,--vit approcher une petite lumière, presque au ras de l’eau, toute petite et si vacillante qu’à chaque instant il semblait que les vagues allaient la mouiller et l’éteindre. Elle sautait et s’enfonçait et revenait à la surface ... C’était une lanterne qu’avait mise au mât de sa barque fragile Christophe Colomb. Marie-Galante, après le terrible voyage, lui fut hospitalière, et, en reconnaissance, il lui donna le nom de sa barque, la plus précieuse chose qu’il eût, la _Sainte-Marie_ ... --Il n’a pas fait naufrage? --Non ... Que veux-tu?... --C’est loin, dis? Et on y est nègre? --Très loin, si loin que je ne sais pas t’expliquer ces distances!... Loin dans l’espace comme, dans le temps, l’histoire que je t’ai racontée ... Et il y a des nègres, en effet ... --Tous les nègres viennent de là? Picrate riait. Elle se fâcha et dit: --Tu fais le malin, et tu n’en sais peut-être pas plus long que moi. Picrate s’esclaffait avec orgueil. Mais Siméon continua: --Non, pas tous; mais il y en a beaucoup, dans ton île, et des arbres qui ne ressemblent pas à ceux d’ici, et de grandes fleurs rouges qui sont du poison, et des oiseaux de paradis, et des singes ... --Je voudrais y aller!--dit-elle. Et elle fut rêveuse, une minute. Puis elle admira Siméon: --Tu es savant, toi! Pourquoi que tu ne t’établis pas maître d’école, plutôt que cocher? --Et toi,--répondit Siméon,--Marie Galande qui es si gentille, pourquoi n’es-tu pas autre chose qu’une petite marchande de mouron? --Ah!--dit-elle,--ça n’est pas l’occasion qui m’a manqué, mais j’ai mauvaise tête ... --Tu aimes la liberté, petite Marie Galande? --Oui. --Et moi!... Ils devinrent silencieux, tandis que Picrate fumait et affectait l’insouciance. Mais, à la dérobée, il regardait la jeune fille avec entrain. Et, si leurs yeux se rencontraient, il souriait. Marie Galande n’y fit guère attention. --Si j’aime ma liberté!...--reprit-elle.--Tiens, j’avais un ami. Je l’ai quitté parce qu’on s’aimait trop: je n’étais plus libre ... --Il était méchant?--demanda Picrate. --Non! pas du tout!--répondit-elle.--Ça n’est pas lui qui m’enlevait ma liberté. C’est moi, parce que je l’aimais trop. Je ne pensais plus qu’à lui. Je me suis dit: «Ça ne vaut rien, ces affaires-là. Pense à toi, Marie Galande, et même pas trop ...» Voilà. Picrate voulut objecter: --Si tu l’as quitté comme ça, c’est que tu ne l’aimais pas, évidemment. Tu ne l’aimais pas!... --Je te dis que si!--répliqua-t-elle avec colère.--Je le sais mieux que toi! J’en ai eu assez de chagrin!... Comme Picrate allait argumenter, elle tapa de ses deux mains rageuses sur la table de tôle et répéta, pour qu’il se tût: --Je te dis que si! je te dis que si!... Elle fut sur le point de pleurer. Picrate consentit: --Je veux bien, moi. Qu’est-ce que ça peut me faire? Picrate vaincu, elle se calma peu à peu ... Un marchand de fleurs passa. Siméon fit l’emplette d’une belle rose et l’offrit à Marie Galande. Elle eut vite arraché les épines et fourré dans ses cheveux la tige longue, de telle façon que s’inclinât vers sa tempe la rose, de nuance plus vive que ses cheveux et de même couleur. Elle fut habile à ce jeu de coquetterie et demanda: --Je suis jolie? Les yeux de Picrate et de Siméon lui répondirent. Elle se leva, reprit à son bras son panier, tendit à Picrate sa main libre et dit: --Toi, tu es méchant!... Puis à Siméon, et dit: --Toi, tu es gentil!... Et elle s’éloigna. --On se reverra?--criait Picrate. --Oui, oui!--fit-elle. Et elle recommença, de sa voix claire et gaie, la chanson du «mouron pour les petits oiseaux». Les deux camarades la regardaient et l’écoutaient. Elle tourna au coin d’une rue, bientôt. Ils ne la virent plus et entendirent, décroissant, le refrain monotone. --Elle est aussi un petit oiseau!--dit Siméon. --Bien!--répondit Picrate. Il était d’une terrible humeur. Il partit brusquement, sans permettre que Siméon payât son deuxième café noir ni son cognac. Il grogna dans ses moustaches: --Si j’avais encore mes jambes, ça ne se passerait pas comme ça ... Et puis, si tu la veux, je te la laisse! Siméon dédaigna de répliquer. II LES AMOURS DE SIMÉON Elle revint les matins suivants, variable selon le temps qu’il faisait, bien que sa chanson fût a la même et le même aussi son costume. Et Siméon lui savait gré d’être changeante ainsi; il l’appelait: «Petite Marie couleur du temps ...» Un jour, elle arriva toute trempée, par la pluie battante. Elle courait et s’amusait à chanter le mouron, pour rien, sans regarder si des clients lui faisaient signe; les rues étaient désertes. Siméon la gronda: --Petite folle! les rhumes ... les bronchites ... Mais elle dit: --C’est bon, la pluie. J’aime ça. Les gouttes d’eau vous font froid aux épaules, et ensuite chaud; on sent le chien mouillé ... Et ton ami?--demanda-t-elle. Picrate n’était pas venu, à cause de l’averse, sans doute. --Tant mieux!--fit-elle;--je ne l’aime pas. Comme elle frissonnait, Siméon voulut qu’elle se réfugiât auprès du fourneau de la cuisine. Elle se divertit des vapeurs qui montaient de sa robe humide. La servante lui prêta un fichu de laine, et elle s’y emmitoufla, douillette, avec des mines ... Et puis elle prit un punch, pour se réchauffer. Elle affirmait: --C’est rudement délicieux! A demi-voix, elle ajouta: --Merci ... Et ses yeux se firent très doux et gentils vers Siméon. Il s’attendrit et eut peur de le laisser voir. Elle était pâle et tremblante; elle éternua. --Tu seras malade!--dit Siméon. Elle fit l’enfant gâtée et répondit: --Certainement. Un rhume, s’il vous plaît!... Et je mourrai ... Mais oui, je mourrai: ça me changera ... Tu auras du chagrin? dis, un peu de chagrin?... Siméon devint sérieux, non qu’il craignît cette extrémité: il constatait seulement qu’il avait pour cette petite fille plus de goût déjà qu’il n’osait se l’avouer à lui-même. Elle continuait son jeu mutin: --Un tout petit peu de peine pour Marie Galande qui est morte ... Et c’est toute la peine que fera Marie Galande en mourant. --Tu n’as personne?--demanda Siméon. --En fait d’amoureux? Non, personne, pour le moment. Pas de parents non plus, puisque je t’ai dit que je suis une enfant trouvée ... J’ai bien ma grand’mère, avec qui je demeure: ce n’est pas ma grand’mère; je l’appelle comme ça pour lui faire plaisir. Elle est vieille comme tout ... et pas bonne!... --Pourquoi restes-tu avec elle? --Parce qu’il faut bien qu’on me surveille. Ça m’empêche de faire trop de bêtises ... J’en fais tout de même! La pluie avait cessé. Sur les vitres du cabaret, de grandes traînées humides achevaient de couler et des gouttelettes parfois se détachaient et se précipitaient, avec le reflet des maisons en miniature. Marie Galande tâchait de se regarder au petit miroir de l’une d’elles, puérilement: elle aperçut Picrate, qui traversait la rue, cahin-caha, et charriait avec lui de la boue. Elle se recula et, riant aux éclats, cria presque: --Un colimaçon! Et, tandis que Siméon, surpris de cette gaieté soudaine, se penchait pour en vérifier la cause, elle continuait: --Tu sais, après l’orage, les colimaçons qu’on voit sortir de leurs trous et traverser les chemins ... Siméon, malgré lui, s’égaya. Mais, de la rue, Picrate avait remarqué le manège; et, quand ses yeux croisèrent ceux de Siméon, ils étincelaient de fureur. Un instant, il fut sur le point de s’en retourner. Il s’arrêta et disposa ses fers à repasser pour une volte. Puis il se décida brusquement et, de son mieux, fonça sur le cabaret. Il en grimpa les trois marches d’un seul coup; il se dirigea vers le comptoir et mit toute sa violence à commander son café noir, sans s’occuper de ses amis. Siméon l’appela: --Picrate, nous sommes ici! Il ne répondit pas. Marie Galande dit: --Laisse-le, s’il boude. Siméon insistait. Picrate déclara majestueusement: --Je ne veux pas être de trop. Si je gêne votre intimité!... --Viens donc, Picrate,--reprenait Siméon.--Nous sommes entrés à cause de la pluie et nous te guettions ... --Et puis, tu sais,--dit Marie Galande impatientée,--on ne fait rien de mal: faudrait pas avoir l’air ... Picrate haussa les épaules, avec mépris. Siméon dut apaiser Marie Galande, qui se fâchait. Picrate resta devant le comptoir, comme qui se dépêche et n’a point le cœur à baguenauder. Il trempa ses moustaches dans le bol, se brûla, souffla et but à petits coups rapides. Il régla et sortit, sans bonjour ni bonsoir, l’air farouche et digne à l’excès. --Il est fou!--décida Marie Galande. --C’est un pauvre diable,--répondit Siméon,--qui n’a pas eu de chance dans la vie. Il serait volontiers coureur, et il manque de jambes. Qui sait s’il ne t’aime pas? Il a le cœur sensible et le tempérament prompt. Peut-être qu’il pleure, maintenant, par ta faute, tel que je le connais ... --Vrai?--fit-elle. Marie Galande et Siméon, tous deux émus de sentiments divers et qu’ils ne songeaient plus à exprimer, se turent. Siméon regardait, dehors, le ciel s’éclaircir et le soleil luire déjà; Marie Galande, avec sa petite cuiller, étendait sur la toile cirée de la table des gouttes de punch en dessins nonchalants. Elle conclut tout haut: --Il ne serait pas vilain garçon, s’il avait des jambes ... --Certes!--dit Siméon;--je le crois digne d’être aimé. --Ça,--répliqua-t-elle,--c’est autre chose. Mais tu penses qu’il pleure à cause de moi? --C’est possible,--répondit Siméon. Car il ne pouvait douter du désir de Picrate. Seulement, il aperçut Marie rêveuse et troublée; il redouta qu’elle ne fût inquiète de scrupules trop charitables et de projets qui lui déplurent. Il ajouta très vite: --Je n’en sais rien; je n’en sais rien du tout ... Et il sentit que son cœur chavirait. Il voulut parler, pour interrompre ce silence qui l’angoissait; et il dit: --Au revoir. Allons travailler!... A peine eut-il prononcé ces mots qu’il les regretta. Il lui sembla que toute la journée sans elle serait longue et affreuse. Mais Marie Galande s’était levée, avait repris son panier, rendu le châle à la cuisinière. Elle partait. Siméon, quand il la quitta, fut touché de sa gentillesse. --Tu es--lui dit-il sans y songer--une très bonne petite fille. Ensuite il se désola de cette phrase: Marie n’y verrait-elle pas un encouragement à trop de bonté?... Siméon crut que son cœur se pinçait. Et il épiloguait avec lui-même: «On cause, on bavarde; on ne sait pas si l’on répond à des paroles énoncées ou bien à des pensées que l’on devine: on embrouille tout ... Et de là vient le malentendu, plus redoutable si les âmes sont plus proches et commencent à causer lorsque les lèvres continuent leur bavardage ...» Cependant une voix profonde et impérieuse répétait en lui: «Je ne veux pas! Je ne veux pas!...» Une autre ripostait: «Que t’importe? Cette petite fille n’est pas ta maîtresse!...» Une autre riait; une ricanait. Mais une autre encore dominait cette discordance, d’un murmure confus où des mots d’amour balbutiaient; elle tremblait ... Et Siméon se dit, narquois envers lui-même: «Si tout le monde parle à la fois, dans mon subconscient, à qui vais-je entendre?...» Jusqu’à la nuit tombée, il promena des gens à travers Paris. A chaque instant, il croyait rencontrer Marie Galande. Il savait bien que ce n’était pas elle; mais, occupé de son souvenir, il prêtait à maintes femmes sa ressemblance. Et il se demandait: «L’aimé-je, en vérité?» Aussitôt, les voix nombreuses et diverses résonnaient à qui mieux mieux. Pour les obliger à se taire, il affirmait: «Je suis un vieux fou!» Et il s’efforçait de divertir son attention. «_Turpe_, se disait-il, parfois, _turpe senilis amor_!...» Mais il se sentait jeune, avec émoi. La journée finie, il résolut d’aller, comme à l’ordinaire, rejoindre Picrate. Car il aimait ce camarade, somme toute, et ne voulait pas se l’être aliéné ... Picrate n’était pas à leur rendez-vous habituel. Picrate n’était pas non plus chez lui. Siméon le chercha, l’attendit, et l’aperçut enfin qui cheminait, la tête basse. Il l’approcha. Picrate, en le découvrant, secoua ses poings et grogna; de bonnes paroles l’amadouèrent un peu. Il consentit à revenir en arrière, à s’attabler pour un bock et une anisette. Mais il demeura sombre et silencieux. Tout le temps qu’ils furent à la terrasse du café, il ne desserra guère les dents que pour fumer, boire et bâiller. Siméon renonça bientôt à le tirer de son mutisme, et il pensait à part lui: «Souffre-t-il ou veut-il m’en faire accroire?... Et, s’il souffre, est-ce dans son orgueil ou dans son cœur?... Et cela, le sait-il lui-même?... S’il ne voit pas plus clair en soi que je ne fais, je l’interrogerais en vain ...» Mais il lui fut donné de voir, à plusieurs reprises, le visage de son ami se contracter et ses paupières frémir comme pour des larmes qui ne coulaient point. «Il ne sait pas lui-même sa misère,--conclut Siméon;--moi, je la devine: elle est toute de vanité blessée douloureusement ...» Siméon s’attrista de Picrate et eut pitié de lui. Quand ils se séparèrent, quand il eut la main de Picrate dans la sienne et la sentit chaude de fièvre, cette pitié qu’il éprouvait augmenta jusqu’à le gêner; il dit, à contre-cœur: --Tu sais, elle te trouve joli garçon!... Picrate eut un sursaut de joie et demanda: --Elle te l’a dit? --Certainement!--répondit Siméon;--je ne l’invente pas. Cette fois, ce fut Siméon qui rompit l’entretien. Picrate l’eût prolongé volontiers. Siméon brusqua les adieux: --A demain,--fit-il,--à demain!... Tandis qu’il regagnait son logis, une voix chicaneuse discutait en lui: «Elle n’a pas dit qu’il fût un joli garçon, mais: pas vilain. Pas vilain, seulement; et encore, s’il avait des jambes!...» Il condamna cette subtilité. D’ailleurs, il n’arriva point à chasser la hantise d’images impures et qui le tourmentaient. En vain, ses pas scandaient l’alternance de ces deux mots: «Vieux fou!... vieux fou!...» que ses lèvres bientôt articulèrent distinctement. Et sa tête lui pesa. * * * * * Il eut de la peine à s’endormir. Mais, à l’aube, il se réveilla dispos et lucide. Les voix confuses du tréfonds de sa pensée se taisaient, et il avait assez de silence dans l’esprit pour se parler à lui-même comme à un interlocuteur attentif. Il se tenait des propos sages: «Hier, Siméon, tu battis la campagne. Crains de te perdre. A ton âge, tu serais malhabile à te retrouver. Tu n’es pas amoureux, Dieu soit loué! Mais tu as été sur le point de croire que tu l’étais; et cette simple erreur pouvait te mener à des bêtises. C’est la même chose, pour un instant, d’être amoureux ou de se figurer qu’on l’est. Note que tu risquais de le devenir. Et te vois-tu, Siméon, tenter encore l’aventure d’être heureux? Tu as l’expérience, cependant, de ces turlutaines: tu ne t’en es tiré jadis qu’à ton détriment. Cette philosophie que tu t’es composée et qui, tout compte fait, te réussit, est fragile: veille à ne la point risquer ... Laisse cette petite fille, Siméon! Elle est gentille? Raison de plus! Elle est mélodieuse et spontanée? Laisse-la!... Picrate? Eh bien, Picrate et toi, cela fait deux. Renonce à gouverner Picrate. Gouverne-toi, c’est assez. Et, quant à ce matin, va prendre ton café au lait ... ailleurs, où tu voudras, excepté là-bas justement où tu rencontrerais cette petite fille et, sans doute, aussi ce Picrate. Va, mon Siméon!...» Il se leva et s’en fut chercher, de très bonne heure, sa voiture. La matinée était belle, sereine et chaude. Il attela son cheval gaiement; il lui parlait comme à un camarade et l’encourageait. Monté sur le siège, il sortit. Il fit le tour de la place Péreire, suivit l’avenue de Villiers, rebroussa chemin. Les clients dormaient ... Il n’en avait cure. Puis il calcula: «Dans vingt minutes à peu près, la petite arrivera ...» Il n’était pas à cinq minutes de cette rue où elle viendrait: il se méfia de lui-même et crut qu’il l’irait rejoindre. N’irait-il pas?... Un couple embarrassé de valises et de cartons à chapeaux l’appela, grimpa dans son fiacre et sembla honteux d’avouer une destination lointaine: --Gare de Lyon!... --Très volontiers!--acquiesça Siméon, de telle sorte qu’il émerveilla les voyageurs. Et pendant qu’il les conduisait, au trot régulier de sa bête, il songeait: «Monsieur et Madame, vous êtes les instruments de la destinée. Comment n’obtempérer point à vos désirs? Vous avez, sans le savoir, reçu la mission de m’éloigner d’ici précisément à l’heure où Marie Galande y apparaîtra, chantant au soleil le mouron des petits oiseaux. Vous croyez que je vous conduis à la gare de Lyon: c’est vous qui m’y conduisez.» Mais, à mesure qu’il s’éloignait, une mélancolie pénétrante comme l’humidité d’automne tombait sur lui. Place de la Concorde, il consulta sa montre et pensa: «Elle arrive. Elle dit bonjour à Picrate ...» Puis il pensa: «Ils causent. Elle a pitié de Picrate; et Picrate, malin, s’applique à lui faire pitié davantage ...» Siméon, sans le vouloir, imaginait la scène. A la gare de Lyon, ses clients débarqués, il marauda quelque temps. Puis, soudain, la tristesse lui fut trop amère d’avoir à passer toute la journée loin de Marie Galande, sans la revoir. Il supputa qu’en se dépêchant beaucoup il arriverait peut-être à temps, qui sait?... Il fouetta son cheval ... Non, impossible: elle serait partie. Impossible!... Impossible, à moins que Picrate ne l’eût retenue à causer plus tard que de coutume ... Lui faisait-il la cour?... Cette seule idée suffisait à exalter Siméon. Et la rage le prit d’être là-bas. Il galopait ... Une automobile risqua de le détruire: il n’entendit même pas les injures de l’impatient chauffeur et des passants ... Ensuite, des gens pressés que tentait son allure lui firent signe. Il répondit qu’il s’en allait relayer. Et il claqua son fouet et il sourit d’une telle escapade. Parlant haut, il disait: --Place à l’amour!... Laissez passer l’amour!... Je suis un bien jeune amoureux qui s’en va retrouver sa belle. Gare, gare! Il se narguait lui-même et, se narguant, se jouait à lui-même la comédie, car il était cet amoureux, en vérité. Il se demanda: «Ne suis-je pas un peu fou?--Qu’importe?...» se répliqua-t-il ... A mesure qu’il approchait, sa nervosité croissait. Il n’osait plus regarder l’heure; il n’osait plus s’interroger sur les chances de l’entreprise ... Le cheval glissa; il le retint par les guides, tendues de toute sa force. Il détesta la bête, qui, en tombant, l’eût retardé par trop. Il la cingla de son fouet frénétique. ...Marie Galande n’était plus là; Marie Galande était partie,--depuis combien de temps? il n’eut pas le courage de s’en informer ... Il commanda un café, par respect humain. Puis tel fut son poignant ennui qu’il se déclara tout bas: «Je suis ridicule.» Il essaya de calmer le frémissement continu de ses nerfs. Ses mains saisirent les guides avec impétuosité. Le cheval secoua la tête et, las, se mit en branle. Siméon, qui l’aimait, s’attrista de le voir si vieux. «Où irons-nous, ce vieux cheval et moi?--se demandait-il.--Comme d’habitude, un peu partout, au gré de fantaisies étrangères. Comme d’habitude, nulle part, en somme!...» Et il se répéta maintes fois ce «nulle part», qui, contre l’habitude, l’affligea. Il se disait: «Nous irons nulle part, toute la matinée et l’après-midi. Tel est le vide affreux de nos destins. Pourquoi n’être pas au soir déjà? Qu’est-ce que cette vie si lentement usée et sans ferveur?...» Le soir, il rencontra Picrate. Picrate, joyeux et cordial, l’accueillit le mieux du monde et le remercia: --Je te remercie de n’être pas venu, ce matin. Siméon sentit affluer le sang à ses joues et à ses tempes. --Pourquoi?--fit-il. --A cause de la petite,--répondit Picrate.--Je vois que tu me la laisses: c’est gentil à toi ... Tu sais, je l’adore! Hier, j’ai cru que tu voulais me la prendre. Maintenant, je peux bien te le dire: je t’aurais tué, Siméon, si tu me l’avais prise ... Tu n’as pas besoin de rire: c’est comme ça. Quand je suis toqué d’une femme, il me la faut, à moi!... Mais, puisque tu y renonces ... Tu y renonces, n’est-ce pas?... Il parlait avec volubilité. Siméon répondit: --Je n’ai pas à y renoncer. Elle n’est pas à moi, pas plus à moi qu’elle n’était hier à toi. Si elle s’est donnée à toi aujourd’hui ... --Tu n’y renonces pas?--lança Picrate. --Je te répète que, si elle s’est donnée à toi aujourd’hui, je n’ai pas à y renoncer, pas plus que tu ne renonces à mes jambes: on renonce à ce qu’on possède. La possèdes-tu?... --En tout cas, je la posséderai. --Eh bien! alors, mais alors seulement, tu pourras renoncer à elle. Provisoirement, tu l’espères. Voilà. --Mais toi? --Moi, je ne renonce à rien, je te l’ai dit, devant que de posséder rien ... Quant à espérer, non, tout compte fait, non!... Siméon s’étonna d’avoir ainsi ergoté sur des mots; et il comprit la passion violente qui est au fond de la scolastique. Mais Picrate s’inquiéta d’une telle taquinerie. Et il revint à son propos: il réclamait une réponse nette, tandis que Siméon, par fine méchanceté, s’obstinait à des circonlocutions. Alors Picrate se mit à geindre, à se lamenter sur son triste sort, à se dire infirme et digne de pitié:--certes, il n’aurait pas attendu de Siméon cette dureté de cœur; Siméon, sans doute, avait beau jeu à rivaliser avec lui, à lui ravir ses amours ... Eh bien! il était las de vivre, s’il ne trouvait même pas en son meilleur ami un peu de commisération ... --Prends-la!--conclut-il.--Je te l’abandonne; prends-la! Il dit ces mots d’une si pathétique voix qu’il en fut ému lui-même et fondit en larmes. Il bredouillait des plaintes dans son mouchoir. Bientôt il sanglota. Siméon le voulut consoler. Il y tâcha longtemps en vain. Puis, entre autres choses, il certifia que de Marie Galande il ne se souciait guère ... --Guère?--mendia Picrate, pleurant toujours. --Guère; mais oui, guère!--reprit Siméon. --Guère, ou pas du tout?--précisa Picrate. --Pas du tout, si tu veux. --Oui, je le veux!--Et Picrate insistait:--Oui, je le veux! Mais je ne veux pas que tu me le dises, je veux que ce soit vrai. Dis?... Siméon dut consentir à des affirmations réitérées, sous la menace perpétuelle des sanglots de Picrate. Il ajouta: --D’ailleurs, tu l’as vue ce matin: tu dois bien savoir si tu as des chances. As-tu le sentiment que tu lui plais? --Oui, beaucoup! Picrate s’était requinqué. Soudain, sa fatuité lui rendit son courage et sa belle assurance. Ses yeux séchèrent tout seuls. Il se lissa les moustaches, il fit bouffer ses cheveux et joua le joli garçon. Il raconta la scène et la modifia, comme procèdent les amants vainqueurs, à son avantage. Et Siméon pensait: «Pauvre Picrate un peu vil et très vaniteux ... au demeurant, bien misérable!... Tu m’as vaincu par tes sanglots médiocres; et comme tu triomphes, à présent, avec impertinence!... Oui, j’ai pitié de toi ...» Et il pensait encore: «... Quoique tu me dégoûtes un peu. Du reste, l’anecdote est cocasse. Ma générosité n’est pas moins absurde que ta prétention. Tu revendiques cette petite fille; moi, je te la donne ... Et elle n’appartient ni à toi ni à moi; nous ne l’avons seulement pas consultée ... Ne se fût-elle pas moquée de nous deux?...» * * * * * Le lendemain, Siméon décida qu’il verrait Marie Galande une dernière fois. Il voulait liquider cette aventure; il accordait à son regret la joie d’un adieu sentimental.--«A quoi bon?» se disait-il; et aussi: «Pourquoi pas?...» Il croyait limiter à cette entrevue innocente la permission qu’il avait prise d’être ému, tous ces jours, plus que de raison. De bonne heure, il partit, afin de rencontrer Marie Galande sans que Picrate le sût. Il remonta la rue par où, d’ordinaire, elle arrivait. Mais ensuite, à droite ou à gauche?... Où demeurait-elle? et d’où venait-elle, le matin, toute rose? Siméon l’ignorait. Il craignit de s’engager dans une direction fausse. Il compta que le chant joyeux l’avertirait, lui signalerait l’approche de Marie Galande. Il attendit, l’oreille aux écoutes, devinant l’éclosion de la voix mélodieuse dans la sérénité matinale de l’air. Il en était, par avance, charmé. Les minutes s’écoulèrent, trop lentes à son gré, et puis trop rapides après que l’heure probable de la belle apparition fut passée. Déjà Siméon n’espérait plus, lorsque le chant se fit entendre, mais sans éclat, presque morne, battant de l’aile lourdement, comme un oiseau mouillé. A la reprise, il parut plus lointain.--Siméon s’en étonna;--toujours plus lointain: Siméon courut après lui ... Siméon courait et, par instants, s’arrêtait, incertain de sa piste et guettant l’indice intermittent du refrain, que l’espace et les rumeurs de la rue dissipaient. --Bonjour, petite Marie Galande!--fit Siméon. Elle eut peur. Elle jeta autour d’elle des regards anxieux. --Il n’est pas là?--demanda-t-elle, éperdue. --Qui?... Mais non, personne n’est là que moi ... Pardonne-moi si je t’ai fait peur. Je ne voulais que te dire bonjour ... --Toi!--dit-elle,--non, je n’ai pas peur de toi ... C’est l’autre, ce Picrate!... J’ai horreur de lui. Je crois qu’il est le diable. Je ne veux plus le voir. Jamais, jamais!... Tu sais qu’il m’aime? Hier, il m’en a raconté, je ne peux pas te dire!... Moi, j’essayais d’être gentille, parce que tu m’avais dit qu’il fallait ... --Comment?--fit Siméon.--Moi? Pas du tout!... --J’ai cru ... Je me suis donc trompée?... C’est drôle! je me figurais ... A cause de toi, ça m’aurait fait plaisir d’être bonne, et que tu me complimentes, comme l’autre jour, quand tu m’as dit, en me quittant: «Tu es une bonne petite fille ...» Oui, tu m’as dit ça si bien, avec une voix si douce, que j’en ai pleuré presque ... C’est qu’on ne me parle jamais ainsi, à moi. On ne m’accoste que pour de vilaines choses. Toi, tu n’es pas comme les autres, et c’est pour ça que j’aurais voulu t’obéir. --Mais non, mais non!--répétait Siméon,--je ne t’ai rien conseillé de pareil. Pour qui me prends-tu? --Pour toi, que je ne connais pas bien. --Alors ... tu as cédé? Siméon, en prononçant ces mots, s’étranglait. --Non, non: je n’ai pas pu ... Il me caressait la main, et ça m’a donné le frisson comme si je touchais une bête affreuse. Je me suis sauvée. Toute la journée, j’ai cru qu’il me rattrapait et qu’avec ses mains il tirait le bas de ma jupe. J’en ai encore mal à la tête ... Bien sûr que je ne serais jamais retournée là-bas; et j’avais beaucoup de chagrin de ne plus te voir. --Pourquoi? --Si tu ne le sais pas,--répondit-elle,--alors, moi non plus. Et elle eut un joli sourire qui éclaira tout son visage. Puis elle rougit un peu et continua: --Ça ne te fait pas plaisir? Siméon, troublé, s’excusait: --Je suis vieux, petite Marie Galande; j’ai deux fois ton âge; et plus, même! Elle dit: --Mais non, tu n’es pas vieux. Et d’abord, ça m’est bien égal!... Tu ne veux pas qu’on soit amis? Elle lui prit le bras et ajouta: --Si, je sais que tu veux bien!... Ils firent, en silence, quelques pas. Tout à coup, elle se mit à chanter le mouron, gaîment ... --Je suis consciencieuse, moi,--dit-elle;--je n’oublie pas mon métier. Tandis que toi, tu es un drôle de cocher: tu n’as jamais ta voiture; qu’est-ce que tu en fais?... Et ils bavardèrent, comme des amoureux aux primes jours. Marie Galande disait à Siméon: --Il y a quelque chose en toi qui vous étonne et vous intimide. On n’a pas peur de toi, parce que tu es gentil et bon. Mais on n’ose pas être comme tu ne voudrais pas. Tu imposes. Les premiers jours, je me demandais ce que c’était. Ensuite, j’ai vu: c’est que tu as l’air triste, même quand tu ris. Moi, j’aime ça, la tristesse: je trouve que c’est plus beau que tout, je ne sais pas pourquoi ... Siméon répondait: --Ne dis pas cela, petite Marie Galande! N’aime pas la tristesse: elle est un sentiment affreux. Écarte-la de ta pensée, qui est enfantine et charmante. Il y a en toi quelque chose de très joli et d’infiniment précieux: la gaieté! Toi, tu es gaie, même quand tu es triste. Tu as une petite âme légère, chantante et dansante, comme la lumière sur l’eau. Marie Galande reprenait: --Aime-moi gaie; et moi, je t’aime triste ... Et Siméon: --J’aurai la bonne part. Mais ne t’attriste pas à aimer ma tristesse. Laisse que ta gaieté la dissipe ... Ainsi alternaient leurs mutuelles louanges. Ils allaient, au long des rues, d’un pas rapide, tant les exaltait la ferveur dont ils étaient épris nouvellement. Quelquefois, ils se regardaient, et une agréable gêne leur donnait à rougir. Marie Galande oubliait de chanter le mouron; les gens ne songeaient pas à l’aborder: le panier ne désemplissait pas. Siméon s’en aperçut et dit: --Petite Marie Galande, je t’empêche de gagner ta journée. Il faut que je m’en aille. Autrement, les petits oiseaux vont mourir de faim!... Marie Galande devint sérieuse. Elle hésita: --Pas les petits oiseaux, la petite Marie Galande. Oui!... Mais je ne veux pas que tu t’en ailles!... C’est vrai, il y a aussi ta voiture. Quel ennui! --Au revoir,--fit Siméon. --Non, pas tout de suite. J’aurais trop de peine, si tu t’en allais. Pas toi?... Reste: je n’ai pas faim ... Siméon lui dit, en tremblant: --Écoute: tu me vendras ton mouron ... tout le panier? --Qu’est-ce que tu en feras?--demanda-t-elle, rieuse. --Mais j’ai des quantités de petits oiseaux, chez moi! Elle le dévisagea, et, malicieuse, un doigt levé, elle répliqua: --Je sais très bien que tu inventes. Mais ça m’est égal. Seulement, tu es donc riche? Le panier de mouron fut confié à quelque marchande de journaux: on le prendrait, en passant, plus tard. Quand ils en furent délivrés, ils se sentirent penauds, et Siméon plus que Marie Galande. Elle demanda: --Où irons-nous? --Je ne sais pas,--avoua Siméon. Ils se regardèrent alors, les yeux troublés et, comme Marie Galande souriait d’un petit air entendu, Siméon se hâta de dire: --Nous irons dans les bois, si tu veux, nous promener ... Elle sembla confuse, un instant. Puis, répondant à elle-même, elle décida: --Oui, c’est mieux! Siméon, gauchement, s’informait: --Mieux que quoi? Mais elle demeura silencieuse, la tête baissée; et, d’un geste tendre, elle se mit au bras de Siméon, toute proche de lui. Ils prirent le bateau, au Point-du-Jour, vers Meudon. Marie Galande aima l’horizon de belles collines, couvertes d’arbres, au loin, comme d’une mousse. Elle se plut aux jeux de la lumière sur l’espace large et au reflet du ciel dans l’eau. La chaleur rayonnait et vibrait dans l’atmosphère épaissie. Un petit restaurant leur offrit le régal d’une friture renommée, et puis un bifteck. Et Marie Galande battit des mains en l’honneur de ce bon repas, des bateaux qui défilaient et de la compagnie de Siméon. Mais elle détesta les sifflets criards des remorqueurs; elle se bouchait les oreilles et disait: --Ils gâtent tout! Et Siméon s’amusait de la voir ... Ensuite, par les sentiers en lacets, ils grimpèrent, Marie Galande au bras de Siméon, tous deux allègres en dépit du soleil lourd. Ils arrivèrent au bois. Quand ils y furent entrés, la douceur de l’ombre les enchanta. Le silence se fit autour d’eux. Ils ralentirent leur marche; et Marie Galande devint songeuse, à se sentir environnée de calme immobile. --A quoi penses-tu?--lui demanda Siméon. --Je ne sais pas,--répondit-elle.--A tout!... Et, de son petit bras, elle eut un geste vers l’infini des feuillages. Puis elle dit, mettant un doigt sur ses lèvres: --Écoute ... Qu’est-ce que c’est?... Le bruit léger d’une source l’étonnait. Siméon proposa de chercher dans l’herbe, derrière les broussailles, ce brin d’eau murmurante. Marie Galande refusa: --C’est bien plus beau--dit-elle--quand on ne sait pas où c’est caché ... Tu ne trouves pas? Attentif à son gracieux enfantillage, Siméon veillait à ne la point contrarier. Elle écoutait. Elle disait: --C’est drôle de penser que, quand on n’est pas là pour l’entendre, la petite source fait le même bruit ... Elle travaille: elle est consciencieuse. A quoi travaille-t-elle?... Est-elle gaie ou triste? Tu ne sais pas?... Crois-tu qu’elle remue quand on n’est pas là?... Peut-être que non et que tout ça n’est que par jeu?... Elle voulut que Siméon répondît. --Oui, par jeu, il me semble. Tu dois avoir raison ... Alors, encouragée, elle reprit: --Qu’est-ce que c’est que les fées? --Tu dois le savoir, puisque tu le demandes en ce moment où la présence de l’une d’elles est probable. Il y en a de toutes sortes. Celle que nous pressentons ici est l’âme de la petite source. --Qu’est-ce que c’est, l’âme? --Une petite fée qui est dans les choses qui remuent. --Seulement dans les choses qui remuent? --Dans les autres aussi: tu as raison. --Tu dis ça; mais ça n’est pas vrai, les fées?... --Si. Presque vrai!... Du reste, n’aie pas peur: on ne les voit jamais; on devine qu’elles sont là, voilà tout. Marie Galande était rêveuse, inquiète de nouveautés qu’elle n’avait pas prévues et qui transformaient son idée de la nature. Une sorte de panthéisme vague naissait, peu à peu, dans son esprit, l’émerveillait et le troublait. Elle toucha l’écorce d’un bouleau, avec précaution, comme si elle avait soin de ne pas le blesser; et sa main se fit caressante, afin de témoigner aux arbres qu’elle était émue d’amitié pour eux. A ce contact, on eût dit qu’elle s’exaltait davantage. Sa robe se prit à des ronces et y laissa de pauvres effilochures. Elle cueillit des feuilles et les mit à ses cheveux. Elle s’inclina vers de fines mousses; elle en arrachait de petites touffes et sur ses joues les appuyait. Elle trouva parmi l’herbe de minuscules fleurs, jaunes et bleues, et s’attendrit en son cœur de leur débilité. Elle brisa des tiges vertes, les pressa entre ses doigts, en fit fluer la sève de lait blanc. Longtemps elle joua dans la minutie nombreuse des végétations, les dévastant et enfonçant ses doigts jusqu’à la terre humide, dont la fraîcheur lui plut. Elle avait oublié Siméon, qui, sans bouger, la regardait en communion secrète avec la nature. Puis elle se dressa, secoua d’un hochement de tête ses cheveux enchevêtrés de feuilles; animée de soudaine ardeur, elle bondit comme un chevreau qui s’égaye. Elle courut par le chemin, revint sur ses pas, s’arrêta, rieuse, un peu folle, devant Siméon, repartit, revint, et cela maintes fois, les bras écartés, arrondis. A chaque fugue, elle s’avançait plus loin, ses retours étaient plus joyeux, son visage plus coloré, ses yeux plus brillants. Hardie, elle poussa jusqu’à la lisière du bois. Là, elle vit, de cette hauteur des collines, la plaine immense, illuminée de grand soleil. C’était trop vaste: elle en fut décontenancée. Son allégresse tomba. Ses bras devinrent mous et pendirent. Elle s’immobilisa, un instant, comme si s’ébauchait en son esprit quelque pensée. Et puis, elle y renonça: elle se tourna vers Siméon, sourit timidement, l’appela, comme pour implorer son aide en présence de cette étendue où se perdait sa rêverie. --Tu aimes ce paysage?--lui demanda-t-il. --Je ne sais pas,--répondit-elle:--j’aime mieux les arbres et l’herbe. Ça, c’est trop loin. Elle s’assit. Avec son mouchoir, elle essuya son visage en sueur. Elle n’était plus la petite dryade frénétique de tout à l’heure; elle avouait qu’elle avait chaud, qu’elle se sentait un peu fatiguée. Elle ouvrit son col, le rabattit, et défit même deux boutons de son corsage; et Siméon vit la blancheur de ce cou flexible. Il recommandait: --Ne prends pas froid, petite folle! Dans le ciel, de gros nuages s’accumulaient, lourds, bruns, soufrés aux bords. Ils arrivaient en masses compactes et menaçaient le soleil, que bientôt ils recouvrirent. Marie Galande s’amusait de leur stratégie. Mais Siméon déclarait l’orage imminent, et qu’il fallait rentrer. Ils flânèrent longtemps encore, en dépit des conseils urgents de Siméon, Marie Galande refusant de se hâter. Les premières gouttes de pluie survinrent quand ils prenaient le bateau pour Paris. Puis le tonnerre s’en mêla, et tous les tombereaux du ciel se déchargèrent, l’un après l’autre, de leurs blocs pesants. Dans le vacarme formidable, Marie Galande fut pareille à un oiseau qui se blottit. Elle s’approcha de Siméon, se serra contre lui. La pluie redoubla, battit les toiles tendues en toit sur le bateau; et la surface du fleuve grésillait. Des rafales jetaient l’averse jusqu’au milieu du pont. Marie Galande releva le bas de sa jupe, l’enroula autour de ses jambes, qu’elle appuyait à la banquette. Ils avaient choisi la place la mieux garantie. Autour d’eux, l’inondation gagnait. Siméon fut d’avis de se réfugier dans la cabine; Marie Galande n’y voulut point consentir. Elle affirmait que c’était beau, plus beau que tout au monde ... Ils étaient seuls, tous les deux, sur le pont, tandis que la dévastation céleste faisait rage. --Nous avons l’air de deux émigrants,--dit Siméon. Marie Galande s’informa ... --Des émigrants,--expliquait Siméon,--ce sont de pauvres gens qui s’en vont chercher ailleurs une patrie. Ils ne savent pas trop ce qui les attend, au delà du voyage qu’ils entreprennent. On leur a dit des choses et des choses; ils ont peur de rien espérer. Ils s’abandonnent au vent qui les pourchasse; et ils s’en vont sans curiosité vers l’inconnu. Ils n’osent pas se retourner. --Je voudrais aller avec eux! dit-elle. --Pourquoi?--demanda Siméon. --Pour rien ..., comme eux ... Mais avec toi!... Veux-tu? Imagine que nous nous en allons, très loin, tous les deux, je ne sais pas où, plus loin que la mer. Ferme les yeux, pour croire cela, et que nous sommes dans des pays impossibles!... Tu y es? Je te raconterai. Il n’y a au monde que Siméon et Marie Galande. Tous les autres sont morts; on ne se les rappelle plus. Voilà. C’est la mer. Et puis, nous arriverons dans une forêt sans personne. Il ne fera pas froid. Nous demeurerons dehors, et jamais, jamais nous ne verrons personne ... Alors, c’est naturel que Siméon aime Marie Galande, et Marie Galande Siméon. Elle dit ces derniers mots presque bas, et elle approcha peu à peu son visage de celui de Siméon. Mais il avait les yeux fermés,--par ordre,--et il ne vit pas qu’elle souhaitait un baiser. Elle se retira, sans comprendre; et, quand Siméon rouvrit les yeux, il la vit fâchée et qui pleurait à petites larmes. Il s’affligea: --Qu’y a-t-il? Pourquoi ce chagrin?... Elle répondit sèchement que ce n’était rien. Comme la pluie avait cessé, elle s’aventura jusqu’à la balustrade du bateau, s’agenouilla sur la banquette et se pencha vers le fleuve. Elle suivait des yeux le sillage rapide qui s’élargissait en flots divergents. Son regard cherchait à se fixer sur quelque détail de l’eau fugitive, une bulle, un remous, une ondulation que soulevait le glissement de la carène; et, à mesure que disparaissait au loin ce repère, elle en trouvait un autre et le filait. Elle déclara bientôt qu’elle était étourdie. Elle n’avait plus d’entrain ni de gaieté. Au ciel, les nuages dégonflés tendaient une vaste et morne draperie ... Siméon, le soir, quand il l’eut quittée, se sentit seul avec tant d’amertume qu’il n’osait pas se rendre compte de son état. Il tâcha de se divertir à d’autres pensées. Mais il lui était impossible de songer à rien sans que, par un détour, l’image lui revînt de la jeune fille vite émue. Ce qu’il voyait, il eût voulu qu’elle le vît: les lumières des rues, l’incendie de l’horizon crépusculaire et la naissance des étoiles dans l’échancrure des nuées orageuses. Il lui sembla que le spectacle naturel ne lui était plus, elle absente, intelligible et que tout cela se faisait en pure perte si elle n’y assistait pas. Il se rappela les paroles qu’elle disait, l’après-midi, lorsque la source, au creux du bois, murmurait; et il pensa: «Non, petite Marie Galande, les choses, quand tu n’es pas là, ne vivent plus. C’est toi, leur âme!... Si elles continuent à n’être pas immobiles, leur vaine agitation n’a plus de sens ni de beauté: elles t’attendent, et leur langueur n’est secouée que de réflexes vains. Petite Marie Galande, tu es l’âme universelle!...» Lorsque la nuit fut avancée, Siméon rentra chez lui. Dans l’obscurité de sa chambre, il évoqua son amie. Et il réfléchissait qu’il n’était pas amoureux d’elle, puisque nul désir de la posséder ne le tourmentait. A peine se fut-il interrogé sur ce mystère, qu’un trouble inquiétant le saisit. Il appela: --Marie Galande! Marie Galande!... Le son de sa voix l’étonna. Son souvenir se précisait, et il voyait Marie Galande toute proche, là, dans cette chambre close où il était couché, Marie Galande qui riait et qui faisait des mines attrayantes. Comme elle s’apprêtait, en image, à se dévêtir, il eut honte et il écarta l’idée voluptueuse. Même, il la devina grêle et enfantine, de telle sorte qu’il s’attendrit sur tant de gracieuse chétivité. Il se souvint de ses pauvres vêtements, de ses petites mains et de la maigreur de ses bras, sous l’étoffe légère, quand elle courait. Sa robe brune et son corsage bleu fané lui parurent tristes et lamentables. Il médita de l’habiller de couleurs claires. * * * * * Le lendemain matin, il la retrouva, ainsi qu’ils en étaient convenus. Elle fut gentille et simple, et affirma que, la veille, elle avait eu plus de plaisir que jamais. Seulement, ce ne serait pas ainsi chaque jour: il fallait être raisonnable. Le dimanche, oui, le dimanche, elle voulait bien qu’on se promenât: à cette espérance, elle applaudissait. En semaine, on se verrait le matin, peut-être une heure, mais pas plus, avant d’aller au travail l’un et l’autre. Elle marquait de petits gestes nets les articles de son programme. Siméon dut consentir. On n’était qu’au mardi encore: il énuméra et il compta les jours de l’attente. Mais elle dit, d’un ton résolu: --Voilà ce que Marie Galande a décidé, monsieur Siméon! Ils rirent de «monsieur Siméon». Puis ils cheminèrent par des rues quelconques, sans trop savoir où ils allaient. Une pauvresse, qui tenait un enfant dans ses bras, chanta, pour mendier, une romance,--une romance ridicule à cause du sentiment excessif et de la galanterie fade.--D’une fenêtre où il était enchaîné, un perroquet l’accompagna de cris et de roulades forcenés: il semblait rivaliser avec elle. Cette cacophonie amusait fort les passants. Si la pauvresse se taisait, l’animal se taisait aussi; au couplet suivant, il éclatait en vacarmes nouveaux. Marie Galande s’indigna: elle voulait que l’on rentrât ce perroquet stupide et insolent qui ne laissait pas une chrétienne gagner sa vie. Elle rageait quand le public s’esclaffait. --Est-ce Dieu permis! disait-elle. Siméon fit le geste de chercher quelques sous dans sa poche pour les donner à la mendiante. Un peu timide, Marie Galande lui demanda: --Ça ne te fait rien que ce soit moi qui les lui donne? Il y avait plusieurs sous: elle admira la somme. En portant cette aumône, elle rougit. Toute confuse, elle revint à Siméon, lui prit le bras et l’entraîna. Comme elle était visiblement émue, elle expliqua: --Tu sais, moi, je n’ai pas l’habitude ... Elle sourit. Siméon s’attrista de ce petit visage puéril et doux, qui souriait; et il comprit la pauvreté perpétuelle de Marie Galande, sa pauvreté qui, de l’enfance, l’avait menée à ses vingt ans, au jour le jour, sans nulles délices. A la devanture d’un magasin, dans ce faubourg, il y avait des robes dressées sur des mannequins d’osier, d’autres étalées, et des chapeaux avec des rubans et des fleurs. Siméon dit à Marie Galande: --Ne voudrais-tu pas qu’une fois je te fasse cadeau d’une robe comme en voici?... Celle-ci, par exemple?... De son doigt appuyé sur la vitre, il en désignait une qui était bleue, à volants, ornée de dentelle. Marie Galande se récria: --Tu veux rire? Est-ce que tu vois Marie Galande avec tout ce fla-fla?... J’aurais l’air d’une dame, oui, drôlement!... Siméon s’excusa: --D’une demoiselle ... --C’est ça!--reprit Marie Galande, fort égayée,--d’une demoiselle!... Est-ce que Marie Galande a l’air d’une demoiselle, voyons? Tu ne m’as donc pas regardée? Il la regardait. Il la trouvait jolie. Il se la figurait, en demoiselle, ravissante. Elle eut une petite moue de dépit. --Si tu veux me donner quelque chose,--fit-elle,--achète-moi un pain de seigle et une tablette de chocolat. Tu veux? Elle s’étonna de ses prodigalités, car il offrait une boîte entière de chocolats pralinés, dans du papier d’argent. Et puis, un bouquet de violettes l’enchanta. Mais alors elle dit: --Maintenant, c’est tout, pour aujourd’hui. Je crois que tu n’es pas si riche que ça, et que tu te gênes pour me gâter ... * * * * * Les autres matins, ce furent diverses friandises; et même, un jour, une petite broche qui ressemblait à du corail. Marie Galande, toute en joie, se souvenait: --Et il paraît que ça porte bonheur!... Siméon, scrupuleux, objecta: --Écoute, j’ai bien peur que ce ne soit pas du vrai corail ... --Tu n’as pas besoin de me le dire,--répliqua-t-elle,--si je m’y trompe: je ne m’y connais pas beaucoup. --Oui, mais ça ne te portera pas bonheur. --Tais-toi; tais-toi: ne le dis pas!--supplia-t-elle.--Si ce n’est pas du vrai bonheur, tant pis. A ça non plus je ne me connais pas beaucoup. Si je crois que c’est du bonheur, ça suffit!... Et Siméon, plus tard, conduisant son fiacre à travers Paris, se remémorait tant de sagesse. Et les propos qu’il se tenait à lui-même signifiaient: «Cette petite fille qui ne sait rien, qui ne réfléchit pas, s’est élevée très haut dans le sentiment de la relativité. Les philosophes ne vont guère plus avant ... Cette petite fille croit aux sortilèges du corail, c’est un hommage qu’elle rend au mystère dernier des choses. Elle y croit et elle n’y croit pas: elle néglige d’élucider le problème, soit qu’elle devine qu’il est insoluble, soit qu’il lui plaise de n’y point songer. Que je préfère à la fausse science des positivistes son hypothèse provisoire!... Cette petite fille a, sur les philosophes, cet avantage de s’être fait une philosophie à sa convenance. Eux ne confient qu’à leur raison le soin de leur organiser un système du monde. Mais leur raison n’est qu’une partie d’eux-mêmes et, sans doute, la moins importante dans le total de ce qu’ils sont. De sorte que les voilà pourvus de systèmes du monde qui conviennent à leur raison et n’intéressent pas le reste de l’être qu’ils sont. Et ils ne savent qu’en faire. Évidemment! Il n’y a rien à faire, pour la vie, d’un système du monde que la raison toute seule a fabriqué. Ils affirment, en manière d’excuse, que leur raison, c’est la raison même et que le reste est fantaisie. Ah! les pédants orgueilleux qui ne voient pas qu’ils sont dupes de leur orgueil! Que Marie Galande fut plus sage, en confiant à la vie le soin de lui composer le microcosme qu’il lui fallait!...» Il réfléchissait à elle, et il la trouvait analogue à l’humanité très ancienne, du temps qu’avec ses instincts et ses désirs spontanés l’humanité organisait en hâte la notion récente qu’elle avait de l’univers entr’aperçu ... «Petite Marie Galande,--disait-il, empruntant la forme de l’invocation,--tu as encore le sentiment de la fraternité naturelle: auprès des arbres, tu es émue de tendresse et, si l’on te laissait parmi eux, tu inventerais d’ingénieuses fables pour signifier que tu n’es pas indifférente aux épisodes pathétiques de leur croissance et de leurs frondaisons annuelles. Je t’ai vue, dans la nouveauté du bois feuillu, errer avec un visage intelligent et amical ... Et, peu à peu, tu arrangerais de plus nombreuses idéologies, plus savantes de jour en jour et aussi plus froides, à mesure que ta pensée entrerait mieux dans la complication des phénomènes et que diminuerait la ferveur du premier contact. Tu célèbres d’abord par des gambades et des danses ta prise de possession du réel. Et te voici qui introduis bientôt des symboles dans l’allégresse de tes cérémonies. Et puis je t’imagine qui formules des apophthegmes. Et enfin, retirée loin des apparences, que tu dis illusoires, tu deviens, sous la lampe, méditative et raisonneuse, ô petite Marie Galande analogue à l’humanité!... A quel moment siérait-il de t’arrêter, dans le progrès de ton inquiétude et dans l’espoir de ta connaissance parfaite? Ah! sans doute avant que se fût, en ton esprit, desséchée la fleur de ton émoi!...» Mais toujours revenait à Siméon l’idée de Marie Galande très pauvre. Il s’émerveillait de la voir, par sa pauvreté même, préservée de l’accoutumance qui gâte la fraîcheur des désirs, et, par la pauvreté lointaine de ses ascendants, laissée toute neuve pour la découverte de la vie un peu plus douce. Et il retournait à lui-même, disant: «On a posé la question tout de travers. La question n’est pas de savoir--en général et dans l’absolu--si la vie vaut la peine d’être vécue. Ah! ce problème!... La question n’est que de savoir s’il vaut la peine que Marie Galande, grâce à des bonbons de chocolat, grâce à de belles promenades, grâce à de tendres paroles, soit plus heureuse, un instant, quelquefois ...» Il s’éprit davantage du bonheur de Marie Galande. Il le voulut réaliser; il s’occupa de cette œuvre, désormais, avec une passion minutieuse et attentive. «Car, pensait-il, c’est toujours au bonheur qu’il faut demander la raison d’être de la vie ou, du moins, son divertissement. J’ai renoncé à mon bonheur quand j’eus vérifié que je suis dépourvu de toute aptitude à être heureux. Alors, je vécus dans une détresse d’âme telle que je m’étonne de l’avoir supportée. Marie Galande sera heureuse par le soin de mon activité incessante, comme je l’eusse été avec plaisir si les hasards s’y étaient prêtés ou les destins ... Ah! que je me fusse aimé moi-même volontiers! Petite Marie Galande, tu hériteras de ces bonnes dispositions qui n’ont pas trouvé d’emploi égoïste ... «Trop tard! trop tard!...» me rabâchait le songe de moi-même. Mais, pour toi, il n’est pas trop tard. Je serai circonspect; je saurai vaincre la méchanceté taquine des Fortunes et tenir à l’écart de leur malveillance la réussite de ton bonheur ...» Quand il était auprès d’elle, le matin, il lui parlait peu, craignant d’interrompre d’un mot le bavardage ou la rêverie enfantine qu’elle suivait; et il craignait encore d’être malhabile en ses propos, tant il avait le souci de ne point aggraver de sa pensée vieille cette jeune pensée qui s’épanouissait. Il goûtait en silence la joie de l’entendre et de la regarder. Mais, de loin, mieux à l’aise, il lui adressait mille et mille discours où entrait toute sa méditation continuelle; et il veillait à ce qu’ils fussent ordonnés. Parfois aussi s’instituaient de familières causeries, dont il était le double interlocuteur. Il disait: «Il me semble que ces souliers-là feront très bien; veux-tu cependant que nous cherchions ailleurs?...» Et il la voyait hésitante, ou bien ravie de tant de luxe ... «Voilà de beaux éclairs au café; aimes-tu mieux les babas au rhum?...» Et il se désolait de n’inventer pas assez de cadeaux à lui faire. Il regrettait amèrement d’avoir gâché sa vie avant qu’elle eût cette destination qu’il lui donnait à présent. Il s’excusait: «Que veux-tu? je ne savais pas. Je n’avais que moi: pour moi tout seul, à quoi bon m’appliquer?...» De même que, naguère, il s’efforçait d’anéantir ses journées, maintenant il ne souhaitait que de les aménager bien. Même, il apportait plus de zèle à son métier, afin que ses recettes lui permissent de mieux choyer Marie Galande. Il s’éprit, peu à peu, d’une infinie tendresse pour Marie Galande. On eût dit que cette petite fille avait éveillé en lui de merveilleuses puissances de bonté. Il la chérissait paternellement; et il dut bientôt se rendre compte qu’il avait, pour elle, aussi de l’amour. * * * * * Il s’en aperçut, à ne s’y point méprendre, le samedi de la semaine qu’ils avaient si bien inaugurée par leur promenade à Meudon. Elle était, ce matin-là, toute rêveuse. Il se figura qu’elle souffrait de quelque chagrin. Il n’osait pas lui demander la cause de tant de mélancolie. Elle-même le renseigna, le voyant inquiet: --Ce n’est rien,--dit-elle.--Tu sais, quelquefois, on est gai sans qu’on sache pourquoi; on n’a pas de raison d’être plus gai que d’habitude. On ne le remarque pas, mon Siméon, parce que c’est agréable. Mais, si on est triste sans qu’on sache pourquoi, on le remarque et ça vous fâche. On a l’idée que c’est une grande injustice; et on voudrait bien s’empêcher!... On ne peut pas ... Qu’est-ce que tu veux? Le cœur est drôle. En disant: «Le cœur est drôle», elle soupira. Triste, elle réclamait une amitié plus compatissante. Elle s’appuyait contre Siméon. Elle lui serrait le bras sur sa poitrine, tandis qu’ils marchaient, nonchalamment, au hasard, sans presque causer. De temps en temps, elle levait les yeux vers Siméon et souriait; ou bien elle touchait de sa joue l’épaule de Siméon,--ce joli geste en guise de parole. Siméon sentait, tout près de lui, ce jeune corps, gracieux avec abandon. Il voyait, à la dérobée, les jambes se dessiner, sveltes sous l’étoffe, l’une après l’autre, à chaque pas, et la petite poitrine ronde emplir le corsage, se gonfler et se hausser ou s’alanguir selon l’alternative du souffle léger. Les cheveux blonds, plus d’une fois, touchèrent son cou, et cette caresse le fit frémir. Ils suivaient des rues faubouriennes, si étroites que le soleil n’y entrait pas, ils longeaient des maisons vieilles, grises ou jaunes et qu’on devinait toutes pleines d’affliction. Aux fenêtres pendaient de pauvres loques, du linge, des vêtements de toile, accrochés à des cordes transversales. Ils arrivèrent aux fortifications. Le paysage, malgré la lumière, était triste. Des arbres malingres, déjà tout dépouillés par l’excès de la chaleur estivale, dressaient de distance en distance leur silhouette régulière. Loin, par delà les talus et les terrains vagues, des échoppes et puis de hautes bâtisses s’entassaient. La détresse du lieu contrastait avec la fête du soleil si violemment que Siméon s’en affligeait: il voulut distraire de ce spectacle Marie Galande. Il avait goûté le charme des rues pauvres et leur demi-obscurité. Mais, maintenant, il foulait des feuilles séchées qui craquaient, et son émoi, dans la splendeur du jour, le tourmentait fort. Le silence où son amie s’obstinait le gêna. --Petite Marie Galande,--fit-il,--c’est demain dimanche et congé. Où irons-nous? As-tu choisi? --Non,--dit-elle,--je ne sais pas. Sa voix était si douce, un peu plaintive et toute frêle, qu’il l’aima bien davantage. Il prit entre ses deux mains la main de Marie Galande. Marie Galande le regarda si gentiment, et elle mit dans son regard tant de gratitude et de joie soudaine qu’il eut peur de la trop aimer. Et vite il demanda: --Veux-tu que nous retournions au bois, comme l’autre jour? --Non,--répondit-elle;--il ne faut pas recommencer ce qui a si bien réussi. Peut-être que ça manquerait: et alors, tout serait gâté. Elle fut quelque temps silencieuse; et Siméon ne savait pas si elle continuait, en soi, sa pensée comme un écho prolonge les derniers sons d’une mélodie, ou si elle était attentive à quelque nouvelle idée. Elle parut hésiter à dire ce qu’elle désirait. Puis elle se décida et, en rougissant, timide, avoua: --Ce que je voudrais pour demain, devine! Mais je suis sûre que tu ne devineras pas. Voici. Je voudrais, je voudrais ... Ça t’ennuiera!... Je voudrais que tu me conduises à la fête de Ménilmontant ... --Convenu!--dit Siméon. --Oui, mais ... ce n’est pas tout ... Le plus grave, c’est maintenant; écoute!... Consulter une somnambule sur mon avenir ... Siméon ne répondit pas tout de suite. Elle se résigna: --Je me doutais que tu ne voudrais pas. Il ne demandait pas mieux; seulement, ces somnambules sont des farceuses: elles inventent ... --Elles inventent, elles inventent!... En tout cas, moi j’ai confiance. Et ça me plairait qu’on me révèle mon avenir. Marie Galande s’exaltait. Ses yeux brillaient, de joie d’abord et ensuite de crainte. Elle frissonna ... --Parce que, vois-tu, je ne suis pas tranquille. J’ai au fond du cœur qu’il va m’arriver quelque chose. Ça, j’en suis sûre. Mais je ne sais pas si c’est du bien ou du mal ... La somnambule trouvera. Elle était agitée. Elle allait de la plus vive allégresse à la plus sombre rêverie. Cajoleuse, elle risqua: --Je crois que tu ne m’aimes pas beaucoup ... Tu ne m’as jamais embrassée!... Comme Siméon, troublé, ne se hâtait guère, elle dit: --Aujourd’hui que j’ai du chagrin, il faut qu’on m’embrasse. Siméon, gauchement, demanda: --Quel chagrin as-tu, petite Marie Galande? --Embrasse-moi et je te dirai!... Elle se dégagea, fit volte-face et, preste, se campa devant Siméon, de telle sorte qu’il vint à elle malgré lui. Elle tendit sa joue et, quand Siméon s’apprêtait à lui baiser la joue, d’un prompt mouvement elle posa ses lèvres sur les lèvres de Siméon. L’instant que leur baiser dura leur fut une éternité ... Puis ils se dégagèrent, leurs yeux s’ouvrirent; et ils semblèrent étonnés de se voir, si proches, et cependant déliés l’un de l’autre:--deux êtres!... Ce fut un éclair. Marie Galande, la première, reprit conscience de soi. Elle souriait, tandis que l’extase immobilisait encore Siméon. Alors, mutine, elle lança: --Voilà. Mon chagrin, c’était que tu ne m’embrasses pas! Comme Siméon ne revenait pas de son trouble, Marie Galande fut, pour rire, courroucée. --Ce n’était pas,--dit-elle,--très doux, très doux? --Oh! si, très doux!...--répondit-il. --Seulement?... --Seulement, tu es une petite fille, Marie Galande, presque une enfant; et moi, je suis presque vieux. Je pensais t’aimer ... pas de cette façon-là ... --Et tu m’aimes de cette façon-là?--fit-elle en battant des mains.--C’est dit, c’est dit! Tu ne peux plus dire que non!... Elle saisit le bras de Siméon. Gaie, elle l’entraîna. Pour éviter le silence où elle savait bien que son ami s’égarerait comme parmi des ombres indéfinies, elle parlait, un peu au hasard. Elle s’interrompit d’un bavardage et dit avec une moue dépitée: --Ça me fait de la peine que tu sois triste, après que tu m’as embrassée. Même, je trouve que ce n’est pas très poli. Elle ne voulut pas lui laisser le temps de répondre, et, de l’embarras où elle le vit, elle se mit à rire gentiment. Elle recommença, pour occuper les trop poignantes minutes, ses vains propos: --Oui,--disait-elle,--tu es très vieux, très vieux. On ne peut plus compter ton âge, tant tu es vieux! Et Marie Galande est une si petite fille qu’on a envie de l’envoyer à l’école et, si elle n’est pas sage, de lui mettre un bonnet d’âne et un écriteau. N’est-ce pas? Elle éclata de rire. Elle tirait à elle Siméon pour démontrer qu’elle était forte et pour qu’il sentît, contre son bras, un jeune corps de femme frémissante. Elle s’écria: --Comme c’est bête, ce qu’on dit! Les baisers valent mieux. Siméon chancelait; il la serra contre lui ... Ils cheminaient lentement. Un passant qui les vit détourna la tête par obligeance. Un cantonnier les interpella: --Un joli temps, les amoureux, pour les amours! Allez, allez, vous ne faites pas de mal ... Marie Galande acquiesça; et elle dit à Siméon: --C’est vrai, qu’on est des amoureux. Est-ce que ce n’est pas agréable? Écoute, Siméon, puisque je t’aime ... Elle se fit très câline. Soudain, elle poussa un cri d’effroi. --Qu’est-ce?--demanda Siméon. Mais elle ne répondait pas. Elle tressaillait. Sa voix s’arrêtait à sa gorge. Siméon vit, à quelque distance, Picrate qui déambulait à grands coups frénétiques de ses poings qui frappaient le sol. Il s’éloignait. Marie Galande put articuler: --Sauvons-nous! Vite, vite!... Siméon dut la suivre. Ils gagnèrent une petite rue. Siméon s’efforçait de tranquilliser Marie Galande: --Calme-toi, petite. Il ne nous a pas vus: il s’en allait ... Marie Galande voulait encore se sauver: --Viens,--disait-elle d’une voix essoufflée.--Peut-être qu’il court après nous. S’il nous rattrapait!... --Mais non. Tu as bien remarqué qu’il s’en allait ... Et puis, il ne va pas vite, le pauvre Picrate ... Et puis, pourquoi as-tu si peur de lui? Il n’est pas méchant. --Il est méchant!--répliquait Marie Galande.--Il est le diable. S’il nous rattrapait, ce serait une chose effrayante!... Il fallut longtemps pour l’apaiser. Après que sa terreur se fut calmée, elle pleura et, parmi ses larmes, sourit. --Maintenant,--dit-elle,--je crois qu’il est tard: il faut que j’aille prendre mon panier. Toi, tu iras à ta voiture. Au revoir ... Je pensais, tout à l’heure, qu’on pourrait avancer le dimanche d’un jour et être, aujourd’hui, toute la journée ensemble ... --Veux-tu?--suppliait Siméon. --Non,--répondit-elle,--non. Elle réfléchissait. Elle semblait combiner ceci et cela et n’être pas sûre de son désir. Siméon la pressait ... Et puis, elle décida: --Non! Nous avons dit demain. Probablement que c’est mieux. Si tout est préparé pour demain, et pas pour aujourd’hui ... --Mais--objecta Siméon--nous n’avons rien préparé ... --Oh! pas nous, pas nous!... Il n’y a pas que les gens, qui préparent. S’il n’y avait qu’eux!... S’il n’y avait qu’eux, Siméon, je pense qu’il ne leur arriverait pas de mal ... --Alors, qui? --Je ne sais pas ... Les fées et les diables!... Non, demain! Quand ils se séparèrent, elle prétendit que Siméon lui donnât encore un baiser. Elle y apporta toute sa tendresse fougueuse et gaie. Puis elle se sauva, courut. Siméon la regardait partir et ne point se retourner. Il sentait une belle ivresse le posséder et son cœur battre. Vers le soir, le souvenir importun de Picrate le hanta. Depuis une semaine bientôt, il négligeait de le rencontrer, craignant des questions pénibles, des colères fâcheuses. Il s’était dit qu’il laisserait Picrate oublier Marie Galande. En outre, il se demandait s’il n’éprouvait pas quelques remords à l’endroit de ce camarade ... Le souvenir de Picrate le tourmenta. Il se mêla au souvenir de Marie Galande, et de manière à le gâter. Il fut impérieux ensuite ... Et Siméon, son fiacre reconduit, résolut d’aller voir Picrate. Il n’était pas au petit café de naguère, où ils causaient. Chez lui, de si bonne heure?... Siméon tenta l’aventure. Au fond d’une cour et d’un couloir, il reconnut la porte. A peine eut-il frappé qu’il le regretta: l’idée d’une interminable conversation, gênée de réticences, de mensonges, lui fit horreur. Mais une voix véhémente cria: --Entrez!... Eh bien! entrez, quoi?... Siméon ouvrit la porte. Mais, aussitôt qu’il l’aperçut, Picrate rugit: --Va-t’en! va-t’en!... Va-t’en, ou je fais un malheur!... Va-t’en tout de suite!... Il se congestionnait. Toute sa face était secouée de sa fureur, ses cheveux tressautaient de ses mouvements convulsifs. Il avait les poings fermés, les coudes bandés, prêts à se détendre en terrible ressort. Son buste, en avant, voulait bondir; l’infirmité le tenait au sol ... Siméon fit mine d’entrer, Picrate alors laissa s’exalter sa rage. Il hurla: --Si tu entres, je vais te tuer! Siméon s’efforça de l’adoucir: --Je ne te comprends pas ... Pourquoi? que t’ai-je fait?... Mais Picrate ne permit pas qu’il en dît plus long. Pâle, livide, d’une voix qui sifflait entre ses dents, il répéta: --Si tu ne t’en vas pas tout de suite, je te tue!... Et ses mains fouillaient à l’intérieur du chariot ... --Alors, Picrate, adieu!--dit Siméon. Et il partit. Au moment où il s’apprêtait à fermer la porte derrière lui, il entendit le souffle rauque de Picrate qui haletait comme une forge. Siméon, toute la nuit, ne put effacer de ses yeux cette vision qu’il avait eue de Picrate. Les images se succédaient, et la scène se reconstituait avec netteté: la chambre, petite et en désordre, qu’éclairait seulement une lampe placée sur une chaise; Picrate par terre, disposant à plat devant lui des séries de cartes postales illustrées, afin, sans doute, de les classer. Et puis l’éclat de sa fureur, quand il reconnaît Siméon; ses cris, ses menaces, sa surexcitation démente ... Siméon eut pitié du pauvre diable. Or, comme il y avait alors dans son cœur de la joie, il lui semblait--sans qu’il le sût--que tout, sur terre, ne devait être que joie. Il en voulut à Picrate de lui enlaidir, si peu que ce fût, son bel horizon. Il lui chercha chicane, à part lui, le dénigra, tâcha de l’écarter. Le sommeil lui vint en aide. * * * * * Au réveil, Siméon se leva très vite pour vérifier qu’il faisait beau temps. Il ouvrit ses persiennes: les flots du matin l’inondèrent, et la fraîcheur de l’air toucha ses mains, son front, ses joues. Le ciel était parfaitement pur de nuages; une vapeur légère en adoucissait le bleu. Des rayons de soleil s’y épanouissaient en gloire. Marie Galande devait le retrouver, sur les onze heures, au coin de telle et telle rue. L’endroit n’était pas douteux; il le connaissait ... Une malice de lui-même envers soi s’amusait à brouiller les noms de ces rues, à les confondre avec d’autres, à lui offrir divers rendez-vous inexacts. Il aperçut la manigance et, méfiant, inscrivit sur son carnet: «Au coin des rues telle et telle»; et même, flâneur, il esquissa le plan du carrefour. Et puis, il réfléchit que, jusqu’à onze heures, il avait le loisir de travailler: sa conscience lui prescrivait d’aller prendre sa voiture et de gagner au moins la nourriture de son cheval, le remisage de son fiacre. Mais une invincible nonchalance l’amollissait, et, dans l’attente du bonheur, il n’osait pas bouger. Il consacra toute sa matinée à prévoir que Marie Galande arriverait sans nul retard, à craindre qu’un hasard ne la retînt. Il se figurait la venue de Marie Galande. Et cet instant de la rencontre signifiait à lui seul assez de félicité merveilleuse pour suffire à la rêverie de Siméon. S’il s’aventurait au delà, tel était son trouble qu’en hâte il retournait aux tendresses initiales. La voix de Marie Galande le caressait et l’alarmait; et, quelquefois, il ne savait plus s’il éprouvait de la souffrance ou de la volupté. Elle arriva, toute gaie et rieuse, et dit très bas: --Bonjour, mon amoureux! Elle ajouta, bientôt: --N’est-ce pas que nous irons consulter la somnambule?... Elle fit l’enfant, capricieuse. Elle affirma qu’on s’amuserait beaucoup. Seulement, la somnambule, le souci de l’avenir et le projet de savoir plus loin que l’heure où l’on était l’empêchaient de se consacrer toute à sa joie. Nerveuse, elle augurait du bien, du mal, et se perdait en cette incertitude ... A peine le déjeuner, dans un petit restaurant, lui donna-t-il quelque distraction. Elle disait: --Ça vaut mieux d’être renseignée. Au moins, on ne risque pas d’imaginer des choses et des choses. Par exemple, selon qu’on doit vivre très vieille ou un tout petit peu, il faut qu’on s’arrange autrement. Je me figure que, si les gens étaient sûrs du temps qu’ils vivront, ils ne feraient pas tant de sottises ... Ce n’est pas ton avis? Siméon répondait que oui, mais qu’il ne croyait pas aux somnambules, et il disait encore que Marie Galande vivrait jusqu’à un très grand âge ... --Oh! je n’y tiens pas,--répliquait-elle.--Ce que je veux, c’est savoir ... Et si tu m’aimeras! et si c’est bon pour toi de m’aimer!... Le vacarme des orgues de Barbarie et des pianos mécaniques annonçait de loin la fête. Cette cacophonie, dans le désert des rues dominicales, se répandait, toujours plus distincte, plus véhémente. A la première bouffée de la folle musique, survenue par le dédale des maisons, Marie Galande avait écouté, comme si son destin là-bas s’affirmait. Et comme si son destin l’appelait, elle se dépêcha, traînant à son bras Siméon. --Viens,--disait-elle.--Autant vaut savoir tout de suite. Et puis, si c’est bon, nous n’aurons plus qu’à rire et à rire. Siméon s’efforçait de lui faire entendre qu’elle attachait trop d’importance à de tels présages. Il redoutait une imprudence de la somnambule: --Ce ne sont que des bêtises!--déclarait-il. Peu à peu, la musique augmentait. Il s’en perdait, par-ci par-là, des lambeaux, accrochés sans doute à l’obstacle d’un mur, d’une cheminée. Et puis, les instruments divers se mêlaient; et leur confusion, qui s’aggravait en même temps que leur violence, fut infernale quand Marie Galande et Siméon débouchèrent sur le boulevard. Cela criait, hurlait, meuglait, emplissait les oreilles ... Quelle bête en délire produisait cette clameur formidable? Marie Galande, une seconde, hésita; l’approche du monstre l’épouvantait. Siméon la vit, toute pâle, qui regardait devant elle, avec une sorte d’effroi douloureux. Et puis, dans le tumulte discordant, elle reconnut des ritournelles familières, des bouts de petites chansons dont elle avait appris les paroles, jadis, d’un camelot qui les vendait et, pour le même prix, enseignait la façon de les chanter. Il lui sembla que ces pauvres airs lui faisaient accueil; elle en murmura des bribes ... Un manège de chevaux de bois l’éblouit. Les bêtes en étaient fringantes, et d’aucunes, cabrées, étonnaient par la régularité de leur allure cependant. Il y avait là-dessus des hommes et des femmes qui menaient un grand tapage. Siméon plaignit cette gaieté du peuple parisien; il la vit médiocre, dépourvue de franche allégresse, prétentieuse, et qui vise à l’effet. Triste gaieté, qui se moque, se vante et se travaille au lieu de simplement s’épanouir! Pauvres âmes qui n’ont plus la naïveté du beau rire!... Marie Galande était fascinée par le spectacle étourdissant de ce manège. Les paillettes et les paillons brillaient au soleil et fuyaient, emportés dans le tourbillon général. Et fuyait aussi l’orgue forcené: son tintamarre s’en allait, on l’entendait moins; puis il revenait, avec des éclats furieux, des clameurs déchaînées, et s’en allait et revenait, infatigable. Marie Galande admirait tout cela; Siméon lui offrit de monter l’un de ces chevaux si bien dressés et caparaçonnés: --Pas maintenant,--dit-elle.--Après, peut-être; nous verrons. Ils continuèrent leur promenade. Ils étaient, par la foule, jetés d’un brouhaha dans un autre. Les gongs, les sonnettes, les cloches, les grosses caisses se succédaient; et les boniments, les parades, les pitreries compliquaient le tohu-bohu. Pour l’odeur, elle était fournie par la friture des beignets, les crêpes, les gaufres, cuisines fades; et la foule y collaborait; des cages de fauves, par endroits, y mêlaient encore leur spécialité. Marie Galande s’attardait à examiner des clowns. Elle riait de leur maladresse savante, de leurs gifles et de leurs calembredaines. Siméon pensa qu’elle en oublierait la somnambule et manœuvra si bien qu’une prophétesse extra-lucide fut esquivée. Des femmes colosses, et d’autres à deux têtes, et d’autres à la peau tigrée, et d’autres qui avalent des sabres ou mangent du feu, étaient peintes sur des affiches prometteuses. Marie Galande n’eut point envie de les connaître. Elle contempla des loteries et voulut essayer sa chance. Les lots étaient engageants,--des porcelaines coloriées, de la verrerie,--et l’on choisissait parmi des séries variées de bibelots. Mais la grosse affaire, pour Marie Galande, c’était de vérifier la bienveillance du hasard ou sa mauvaise volonté. --Nous allons bien voir! disait-elle. Siméon s’affligea de ce qu’elle fût si en peine des lendemains. Une première fois, elle perdit. Siméon lui expliqua de son mieux que cet accident n’était pas une calamité; tout au plus, si elle tenait à chercher là des présages, avait-elle le droit de conclure qu’un bonheur lui échapperait: ah! des mille et un bonheurs qui surviennent, un de moins, petite aventure!... Elle sembla persuadée, tenta l’épreuve de nouveau, et maintes fois perdit, et affirma: --Tu vois, tous les bonheurs m’échappent!... --Mais non, pas tous!--dit Siméon.--Regarde combien il reste de lots devant toi, et de jolis ... Et le marchand, sois-en sûre, en a bien d’autres en provision. Tu n’imagines pas, petite Marie Galande, quelle infinie réserve de bonheurs il y a dans la vie: c’est innombrable! Il y en a tant que tu en auras beaucoup. Joue encore, tu gagneras. Elle hocha la tête: elle ne comptait plus sur la faveur du hasard. Siméon regardait s’attrister cette petite fille qui se croyait en présence de sa destinée et qui la consultait. Au douzième coup, Marie Galande gagna. Son visage s’illumina de joie. Elle cria: --Bravo! bravo!... Elle battit des mains et négligea d’abord de s’intéresser à son lot, qu’elle devait choisir entre les plus désirables: la chance lui était venue!... --Catégorie A,--dit l’auxiliaire du Sort. Marie Galande hésita. Mais un ingénieux presse-papier lui parut digne de sa préférence. C’était une boule de verre, emplie d’eau et close hermétiquement, où un petit village se voyait: deux ou trois maisons, un arbre, un chien, deux paysans; les paysans, l’un rouge et l’autre bleu, étaient aussi grands que les maisons. Or, pourvu que l’on retournât la boule quelque temps, il suffisait ensuite de la ramener à sa juste position pour qu’une neige abondante et menue se précipitât sur le village, comme sur les véritables villages tombe la neige véritable. Elle couvrait le sol, se posait aux branches de l’arbre, coiffait d’un capuchon les paysans et menaçait d’ensevelir leur chien. --Brrr!--fit Marie Galande. Et elle s’étonna de l’invention. Siméon prit part à son jeu. --Quand le charmant hiver viendra,--dit-il,--nous irons voir dans la campagne la belle neige ... Elle répliqua: --Pourquoi dis-tu que l’hiver est charmant? J’y ai si froid! --Le prochain hiver, petite Marie Galande, tu n’auras point à souffrir!... --Pourquoi?--fit-elle, effarouchée.--Est-ce que je serai morte? --Petite folle, petite folle, quelles idées as-tu en tête? Tu n’auras à souffrir de rien, parce que j’aurai soin de toi. Mais déjà elle n’écoutait plus. Attentive à sa seule pensée, elle demanda, pour en finir avec ses calculs: --Un bonheur sur douze, est-ce beaucoup? --Beaucoup, beaucoup!--dit Siméon. Elle découvrit la baraque d’une somnambule. Son cœur bondit. Sans plus parler, elle s’approcha. Sur le tréteau, l’impresario de la pythonisse annonçait que cette dame avait la science infuse et, dans les lignes de la main, discernait des choses merveilleuses; d’ailleurs, elle n’était pas moins habile à interroger les cartes, à interpréter les rêves, à traduire les signes inclus dans le marc de café. Marie Galande écoutait avec stupeur le monologue du charlatan. Quelques sornettes un peu poussées la mirent en défiance. Mais l’homme tourna ses hâbleries vers la fatalité, la mort et les plus émouvants problèmes. --Entrons-nous?--demanda Marie Galande à Siméon. Siméon vit qu’elle avait peur. Elle le dit bientôt: --Écoute, je n’ose pas ... Et ils s’éloignèrent. Elle avouait: --Peut-être que ça vaut mieux de ne pas savoir?... Siméon l’encourageait à écarter les idées sombres. --Pourquoi,--lui disait-il,--as-tu cette crainte de l’avenir? --Parce que je suis heureuse à présent!--répondit-elle.--Avant, je ne pensais à rien ... C’est l’habitude qui me manque ... --Tu es heureuse? --Mais oui!... Tu ne t’en es pas aperçu? Méchant! Je suis heureuse avec toi. Seulement, d’être heureuse, c’est une chose dont il ne faut pas parler: chut!... Elle posa sur sa bouche son doigt et prit un air mystérieux. Elle fut la première, cependant, à rompre le silence qu’elle avait ordonné. Ses yeux se firent tendres et doux; elle dit: --Seulement, tu ne m’aimes pas assez. Pourquoi ne m’aimes-tu pas davantage? Ce n’est pas très gentil! Siméon n’osait pas lui répondre. Elle bouda ... Siméon réfléchit qu’il était vieux, qu’il avait gaspillé toute sa vie en pure perte: il s’affligea de n’avoir pas été plus économe de sa vie. Marie Galande, à son bras, se faisait traîner comme les enfants las d’une promenade ... Siméon voulut qu’elle s’intéressât à la fête qui, autour d’eux, s’exaspérait. Elle s’y refusa; elle s’abandonnait à sa langueur. «Les chevaux de bois?...» Elle se fâcha: --Je ne suis pas une petite fille! Tu te trompes, si tu crois que je suis une petite fille! Tu es méchant!... La journée tournait mal. Siméon détesta la frénésie de ces musiques endiablées qui, depuis deux heures, le torturaient: il lui sembla qu’elles chantaient le désespoir de vivre. La foule, augmentée, remuante, acharnée à ce plaisir vulgaire, lui parut célébrer le rite d’une ignoble religion, toute de folie et de vacarme. Le soleil tombait d’aplomb sur les innombrables têtes et y cuisait de la démence. --Allons-nous-en!--dit Marie Galande.--J’en ai assez, de tout ce bruit. Et toi?... Ils profitèrent d’un intervalle entre deux baraques de planches pour s’esquiver. Il leur fut agréable d’avoir un peu d’espace devant eux et de ne plus participer à ce tumulte de la joie exubérante. Mais la musique les poursuivait. Quand elle les eut enfin laissés, Siméon demanda: --Où allons-nous? --Ça m’est égal!--répondit Marie Galande.--Nous irons où tu voudras. Comment saurais-je où tu veux aller? Siméon la pria de n’avoir point d’amertume: s’il l’avait offensée ou peinée, c’était sans le vouloir. Marie Galande reprit: --Tu as probablement une amie, et je te gêne. --Je n’ai pas d’autre amie que toi,--dit Siméon. --Oh! moi ...--fit-elle;--qu’est-ce que c’est?... Si tu n’as point d’autre amie que moi, pourquoi ne m’aimes-tu pas davantage?... --Je t’aime beaucoup,--affirma-t-il. --Alors, si tu m’aimes beaucoup, aime-moi! Elle cessa d’être irritée. Elle fut enjôleuse. --Tu n’as pas encore vu--disait-elle--que, moi, je t’aime tant que je voudrais que tu me prennes dans tes bras ... comme on fait, tu sais ... C’est toujours moi qui te demande ce que tu devrais demander. Est-ce que tu me trouves laide? Non, n’est-ce pas, tu ne me trouves pas laide, et tu aurais du plaisir à me tenir dans tes bras?... Dis-le moi!... Non, ne me dis rien: je sais! Seulement, tu te figures que tu es vieux; tu te racontes des histoires tristes et qui te donnent du chagrin ... Mais tu n’es pas vieux, si tu m’aimes ... Que j’ai eu de peine à ce que tu m’accordes un baiser!... Tu te rappelles?... Eh! bien, aujourd’hui, il me faut tous les baisers, tous, tous! Voilà, je te l’ai dit; maintenant, fais comme tu voudras ... Siméon la serra contre lui. Avec ferveur, il entoura de son bras frémissant la taille de Marie Galande. Sa main, sur la hanche de la jeune fille, tremblait. --Allons chez toi,--dit Marie Galande.--Ce sera si doux d’être tous les deux! Je n’ai jamais été seule avec toi. Viens! Ils respiraient difficilement, tant les serrait à la gorge l’angoisse de la pudeur et de la volupté. Ils allaient, d’un pas rapide et fiévreux. --Tu ne me dis rien?--chuchota Marie Galande. --Je t’aime, petite Marie Galande, je t’aime!... --Dis-moi que tu es content et que tu n’as pas d’autre idée que d’être content; dis-le moi. --Je te le dis, petite Marie Galande. Je t’aime, et c’est tout ... Ils ne parlèrent pas davantage. A mesure qu’ils approchaient, leur émoi les précipitait avec plus de hâte vers l’asile de leur tendresse ... Siméon sentait battre ses tempes. Marie Galande croyait porter entre ses bras un trésor ineffable. La rue était déserte. Ils arrivèrent. Ils entraient ... Marie Galande s’affaissa sur le seuil, poussant un cri d’oiseau blessé. Une décharge de revolver avait retenti. Et puis une autre ... Et puis un bruit de roulettes folles, en fuite sur le pavé ... Siméon s’efforça de relever Marie Galande. Elle avait les yeux chavirés, la bouche ouverte affreusement. III UN MEURTRE Que Marie Galande fût tuée, ce fait n’entra pas tout de suite dans l’esprit de Siméon. Du moins, s’il la vit morte, il ne conçut point aisément que ce dût être définitif. Son intelligence, frappée de stupeur, semblait avoir des portions paralysées et d’autres où les idées viraient, viraient comme les ailes d’un moulin sous la tempête. Il avait senti Marie Galande défaillir, glisser le long de lui. Le petit bras, qu’il serrait, avait frémi d’une convulsion brève et puis s’était arraché de lui, entraîné par le poids du corps. Le corps avait tourné, puis était tombé sur le flanc. Siméon s’efforça auprès de cette chose inerte. Il appela Marie Galande. Ses mains s’effarèrent de la mollesse du cadavre. S’il tirait les épaules, la tête se renversait en arrière. Il arrondit ses bras comme un berceau, pour la soutenir toute; il ne le put. Alors: il eut un immense besoin de secours, et il cria qu’on vînt à l’aide. On vint: la concierge, des locataires ... Siméon se redressa. Il eut pleine confiance dans l’initiative de ces gens qui, plus habiles que lui, sauraient s’y prendre. Du reste, quand il s’inclinait, son crâne, brûlant et lourd, menaçait de le jeter sur le sol. Il s’arc-bouta contre le mur. Mais déjà Marie Galande était soulevée par deux hommes. La déposerait-on chez la concierge ou la mènerait-on chez le pharmacien, tout près de là? Ils hésitèrent. Quelqu’un dit que le pharmacien valait mieux. Les porteurs obéirent. Comme ils se mettaient en marche, Siméon vit la tête de Marie Galande qui pendait et se balançait misérablement. De ses deux mains il fit à la petite nuque un oreiller. Et il suivit le cortège. Dans le creux de ses paumes s’appuyaient les cheveux de l’amie. Mais le cou se ployait douloureusement et parfois, selon l’allure des porteurs, se rengorgeait ou se plissait. Siméon mit tous ses soins à lui épargner les à-coups; il s’appliquait à cheminer sans saccades. Quand ils arrivèrent devant la pharmacie, la lueur verte d’un bocal illuminé fut sinistre, sur le cadavre; bientôt une lueur rouge l’inonda comme de sang. Siméon n’avait pas conscience de ce qu’il faisait. Il agissait sans le savoir: il accompagnait un cortège. Marie Galande fut couchée sur deux chaises. Quelqu’un dit qu’elle était morte. Il entendit ce mot et ne le comprit guère. Il regardait vaguement des curieux qui étaient là, derrière les vitres de la pharmacie. Un sergent de ville entra, puis un autre. Et il y eut des pourparlers, auxquels Siméon ne se mêla point. On s’aperçut qu’il était blessé à l’oreille et saignait: on le pansa. On lui demanda qui était cette jeune fille, où elle demeurait, mille choses. Il répondit machinalement et, comme l’agent inscrivait ses réponses, il rectifia l’orthographe de son nom. Et puis, il trembla de tous ses muscles, et il eut froid au visage. On lui tendit une potion, qu’il but. Il s’assit. Dans un demi-rêve, il remarqua que l’on emportait de nouveau Marie Galande. Il ne savait pas où; il n’était pas sûr que ce fût réel. Brusquement, l’idée d’un devoir immédiat le saisit: puisqu’on emportait Marie Galande, il fallait soutenir sa pauvre petite nuque. Mais il ne put bouger. Une extraordinaire lassitude l’accablait. Sa volonté n’allait pas jusqu’à ses membres; ses velléités, courtes et faibles, remuaient dans son cerveau et s’y égaraient. Il suivit des yeux la manœuvre des gens qui s’occupaient de Marie Galande à sa place. Quand ils passèrent l’étroite porte. Siméon crut qu’ils cogneraient le corps, à droite ou à gauche; un bras, se dégageant de la pose qu’on lui avait donnée, bougea, tomba, pendit: un sursaut terrible secoua Siméon. Cependant il ne réussit point à prier que l’on fît attention, que l’on ouvrît les deux battants de la porte. Les paroles se multipliaient dans son esprit; et il ne disait rien. A cause de la foule qui était dehors, il ne vit pas ce qu’il advenait de Marie Galande. Il observa confusément qu’on s’en allait ... La rue était vide ... Ses idées s’embrouillèrent et il perdit la notion de tout ... Plus tard, en quittant la pharmacie, il se demanda ce qu’il ferait. Il hésita: la question fut de savoir s’il irait chez lui ou ailleurs. Il ne la résolut point, et partit au hasard. Sa tête brûlait; ses yeux étaient cerclés de souffrance et, chaque fois que ses paupières cillaient, une vive douleur lui tirait les tempes. La nuit l’étonna, les becs de gaz allumés lui semblèrent étranges, absurdes. A sa montre, il vérifia qu’il était huit heures et demie. Il crut qu’un cauchemar le tourmentait. Pour s’assurer qu’il veillait, il tapa sur le mur qu’il longeait et s’y écorcha les doigts. Aussitôt, comme à un signal, l’image de Marie Galande se présenta: l’image dernière, la morte. N’était-ce point une fantasmagorie? La soudaineté de l’hallucination parut à Siméon singulière. Mais, au trouble profond de son cœur, il connut qu’il n’était pas victime d’un prestige: cette image de Marie Galande, il la sentit vraie. Il en eut un choc nerveux; une sueur froide le mouilla. Où était Marie Galande? Il la chercha dans la confusion de ses souvenirs. Peu à peu, la scène tragique se reconstitua. Mais on avait pris Marie Galande; on l’avait emportée!... Siméon souffrit intimement, à la pensée que d’autres la tenaient entre leurs bras. Qu’avaient-ils fait du petit corps misérable? Où, à présent, le retrouver, pour le revoir, pour lui dire adieu? Où, dans la nuit, sinistre désormais?... Siméon retourna sur ses pas, afin de questionner le pharmacien, les gens du voisinage. Il eut beaucoup de peine à s’orienter. Dès qu’il était entré dans une rue, il la suivait, hanté par l’idée fixe; et puis il devenait attentif un instant et, de nouveau, se perdait. Il erra longtemps, comme au milieu d’une forêt compliquée. Il courait quand il arriva chez le pharmacien. --A la Morgue,--lui répondit-on. Ce mot le bouleversa, ce mot lugubre, infâme. La Morgue! Il tressaillit, ses dents claquèrent. Il se révolta, et c’est au pharmacien qu’il fit part de sa colère: --Pourquoi?--disait-il.--Pourquoi? On n’a point à la reconnaître: j’ai donné son nom, son adresse!... --Que voulez-vous? Décédée sur la voie publique: c’est le règlement. Il protestait encore. Par pitié de son désespoir, on ne lui répondait pas. En sortant, il cria: --Je saurai bien l’en tirer! Il n’eut, dès lors, d’autre idée que d’être là-bas, au plus vite. A grands pas chancelants, il se dirigea vers Paris. Il s’effraya de la longueur du chemin, de la médiocrité de son allure, que n’accélérait point à son gré l’intensité de son désir. Un fiacre passait: il le prit. Il s’étonna d’être en fiacre, autrement que sur le siège et les guides en main. Les plus futiles circonstances augmentaient le désordre de son esprit: il pensa qu’il devenait fou ... Il n’avait point osé dire au cocher: «la Morgue»; il s’était fait conduire à Notre-Dame seulement. Les derniers pas, il y suffirait. Mais bientôt il lui sembla qu’il se retardait, avec de telles irrésolutions. Il voulut avertir le cocher de son erreur; il ne le put: ses lèvres se refusaient à prononcer l’odieuse syllabe,--et elle ne cessait de se prononcer en lui. Le clair de lune rayonnait. La nuit limpide, sur les espaces découverts, sur les places, sur le fleuve, versait une lumière calme. Mais les rues étaient mi-parties d’ombre et de jour, nettement séparés. Et Siméon, dans les coins noirs, épiait une terreur vague. Quand il fut auprès de l’Hôtel-Dieu, la proximité de la maladie, de la douleur, le gêna. Il vit, à des fenêtres, des lueurs de lampes, de veilleuses, dont la mélancolie était poignante. Ensuite la silhouette vaste et précise de Notre-Dame émergea, pâle, blanche, spectrale. Elle lui fit peur ... Il descendit du fiacre. Une seconde, il regretta que la course fût achevée. Le fiacre parti, Siméon se demanda s’il oserait aller plus loin, seul, vers la Morgue. En même temps qu’il y songeait, il avançait, comme mû par une force impérieuse. Ses jambes flageolèrent, lorsqu’il aperçut, de biais, le petit bâtiment sinistre, sournois, qui le guettait et l’attendait. Bas, écrasé comme une bête qui va bondir, le repaire de la mort ignoble était là, casemate perfide, prison de cadavres. La lune coulait là-dessus, en clartés blêmes ... Marie Galande était là! Siméon trouva les portes fermées. Il gravit les marches; il appliqua ses mains aux battants clos. Une rage le prit de son impuissance. Il descendit les marches; il parcourut la façade ennemie, sur toute sa longueur, à droite et à gauche: il la vit impénétrable, gardée contre lui, dédaigneuse de sa colère. Une voix, au fond de son âme, criait: «Marie Galande! Marie Galande!...» Il revint aux portes. Il distingua une sonnette. Son premier geste fut de la tirer. Mais il ne la touchait pas, se figurant que les cadavres allaient tous se réveiller et se précipiter pour lui ouvrir. Sa frayeur fut telle qu’il se sauva. Dans ses yeux, il y avait le dessin très net et l’édifice abominable qui contenait Marie Galande,--ah! oui, la pauvre petite Marie Galande, son corps svelte et charmant, qui avait vingt ans, qui était en fleur, et qui chantait et qui chantait éperdument;--oui, là, parmi l’atrocité des cadavres, Marie Galande jeune et belle. Siméon fuyait; et les litanies de Marie Galande se dévidaient dans sa pensée, mêlées à des visions sanguinolentes ... Le retour, à pied, par les rues nocturnes, fut long, pénible, tous les cent pas découragé. La fatigue domptait le chagrin de Siméon; du moins, elle l’empêchait de s’exalter trop vivement. Siméon n’avait pas dîné: la faim le harcela. Il eut de tels moments de faiblesse et de vertige qu’il dut s’arrêter, s’appuyer contre un bec de gaz, une muraille, avant de continuer sa route ... Il arriva chez lui au petit jour. Le terrible fut de passer le seuil où Marie Galande était tombée. Tandis qu’il sonnait et attendait qu’on lui ouvrît, ses yeux s’efforçaient de trouver, sur la pierre du seuil, des gouttes de sang. Il frotta une allumette et crut voir qu’on avait lavé à grande eau ... Il frissonna; et il s’affligea du sang de Marie Galande, perdu au ruisseau: il l’eût conservé pour la pieuse douleur quotidienne. Le vestibule de sa maison lui fit horreur. Quand il eut refermé la porte derrière lui, il regretta de n’être pas resté dehors, dehors à tout jamais, sans gîte, errant, plutôt que de rentrer seul, ici,--oui, seul ici où il venait, à la fin du jour précédent, avec Marie Galande, pour s’enivrer de l’amour qu’elle offrait!... Il grimpa, le plus vite qu’il put, son escalier. Dans sa chambre, il revit en imagination l’amie câline et tendre; il entendit la voix cajoleuse ... Et alors, il pleura; il pleura longtemps et sans contrainte, abondamment; et, à mesure qu’il pleurait, il sentait ses nerfs s’apaiser, ses muscles se relâcher et son peu de force l’abandonner, au point qu’il s’endormit sur le fauteuil où il s’était abattu ... Pendant son court sommeil, il rêva de Marie Galande. Il se promenait avec elle dans les quartiers pauvres, embellis de sa jeunesse. Il lui parlait et il l’écoutait. Il s’émerveillait de ses reparties, et à ses moindres propos il attribuait une signification profonde et révélatrice. Il lui achetait de petites bottines, qui la ravissaient. Il l’entendait se moquer gentiment: «Tu es très vieux, oui, tu es très vieux, disait-elle; et moi, je ne suis qu’une enfant. Oh! le vieux bonhomme!...» Et des aventures s’organisaient, où Marie Galande avait un rôle principal ... Enfin, dans le soleil matinal que son rêve lui suscitait, retentit le chant de naguère, à pleine voix: Du mouron pour les p’tits... zoiseaux! Régalez vos p’tits... zoiseaux! si distinctement et si fort qu’il s’éveilla. Par la fenêtre de sa chambre, le réel soleil matinal entrait à flots, pareil à celui que rêvait Siméon. Et Siméon, ouvrant les yeux, n’osait bouger. Une seconde, il attendit la reprise du chant allègre. Une seconde, il eut la certitude que la mélodie allait s’épanouir encore dans la lumière radieuse. Mais, brusquement, les funèbres idées l’assaillirent. Quelque temps, il put hésiter entre les deux séries d’images, qui se présentaient à son esprit. Et puis, bientôt, les mauvaises eurent chassé les douces. Les mauvaises, hardies, intenses, fulgurantes, fondaient sur lui avec la violence d’une grêle que fouette l’ouragan. Elles se fixèrent: elles furent là! Siméon les vit, toutes proches, à les toucher. Alors, il poussa un cri de douleur. Et il fut sur le point de discerner tout le détail de la catastrophe; son attention minutieuse, excitée soudain, scrutait les épisodes divers du drame; elle cherchait, elle fouillait ... Siméon s’emparait de son chagrin. Mais l’idée fixe survint, lancinante:--revoir Marie Galande; une fois encore, examiner le cher visage; une suprême fois, emplir ses yeux de cette forme qui était à la veille de disparaître!... A la Morgue, sitôt entré, il eut en face de lui le hideux spectacle des noyés au ventre énorme, des tués que leurs blessures défiguraient. Sur une table d’exhibition, des morceaux, raccordés pour le mieux, se tuméfiaient. La chair massacrée, exsangue, ici pâle et là verdâtre, violacée par endroits et marbrée, commençait à pourrir. Il y avait, ce jour-là, présentation d’une victime dont les journaux parlaient et qui ne possédait plus ni bras ni jambes, ni nez, ni cheveux, ni oreilles, ni lèvres. On avait ramassé cette chose dans un égout, à l’état de charogne; on l’avait apportée là. Les badauds se pressaient aux vitres et regardaient. De petites ouvrières jouissaient de ce frisson exquis; de fins voyous faisaient de plaisantes remarques: la vie, en face de la mort, riait. Siméon passait vite, s’étonnait de ne pas trouver Marie Galande; et, ne la trouvant pas, il craignit de l’avoir méconnue dans la collection des cadavres: il refit l’atroce enquête, il s’exaspéra. Il dut s’informer. Un agent ne sut que répondre et lui conseilla de s’adresser au bureau. Le bureau, c’était à l’autre bout de la galerie. Siméon dut traverser encore la foule, incessamment plus nombreuse, aguichée et mise en émoi par la truculente ignominie du lieu. Un collégien vantait à un autre collégien les seins d’une morte, droits sous le suaire. Siméon tressaillit de l’impudeur, à la pensée que Marie Galande pouvait être ainsi offerte aux regards de chacun. Son instinct se révolta. Il avait la tête perdue dans l’horreur et l’ivresse morne de la mort. Il lui semblait que tout le sang de son corps affluait à son front et que son front éclaterait de cette plénitude brûlante. Au bureau, on lui enjoignit d’attendre son tour. Une vieille, démantibulée, sanglotait des renseignements parmi des jérémiades inutiles. Le fonctionnaire enregistrait, par-ci par-là, quelques mots et négligeait le reste, avec patience. Quand il eut tout ce qu’il lui fallait, la vieille voulait encore se lamenter. Il la laissa, changea de feuille et reçut un autre témoignage, celui d’un indifférent qui, paisible, constatait diverses choses. Le résumé de ces deux dépositions était identique, administrativement,--sauf les larmes insignifiantes de la vieille qui gémissait, en pure perte, et se frottait les yeux du revers de ses grosses mains. On dut l’avertir qu’on n’avait plus besoin d’elle; et, docile, toujours geignante, elle s’en fut. Siméon, tandis que ces formalités s’accomplissaient, sentit que se modifiait sa souffrance. Tiré hors de lui-même par la vue de ces misères d’autrui, il se délivrait de sa seule hantise, il s’éparpillait. Mais, quand ce fut à lui de parler, il ne sut que dire. Il balbutia. Le plus difficile fut de déterminer «à quel titre» il prétendait voir ce cadavre. Ni parent, ni rien; témoin seulement?... --Vous étiez son amant, sans doute?--ajouta le fonctionnaire. Siméon, somme toute, aima mieux admettre cela que d’entrer en des distinctions subtiles. Et il se tut ... Une porte qu’on ouvre. Une salle vulgaire, peu éclairée: un amphithéâtre, avec des bancs en gradins pour l’auditoire. Une odeur de chlore, de camphre. Au milieu, une table longue; de grands linges ramenés, en plis pareils, sur deux corps dont ils prennent la forme un peu et dissimulent l’individualité. Il y a deux corps parallèlement posés, identiques d’aspect sous le suaire. L’homme qui conduit Siméon ferme un vasistas, imagine qu’on l’appelle, écoute, murmure qu’il s’est trompé, ne se presse pas. Siméon regarde les deux silhouettes funèbres: il ne sait pas laquelle des deux est Marie Galande. L’homme découvre le visage, le visage de Marie Galande. Siméon ne sait pas s’il la reconnaît: une brume envahit ses yeux. L’homme attend. Marie Galande est si pâle qu’à peine se détache-t-elle sur la blancheur du linge. Il faut que Siméon s’approche. Plus il s’approche et plus fort bat son cœur, au point de lui faire mal à chaque coup; l’angoisse l’étrangle plus haut. Les cheveux de Marie Galande, dénoués, encadrent la petite figure. Les cils, sur les paupières abaissées, mettent une ombre courte. Siméon s’écarte pour respirer et, à plusieurs reprises, s’approche. De tout près, il aperçoit, dans la commissure des lèvres, un filet de sang, mince comme un cheveu et qui prolonge la ligne délicate de la bouche. Les joues, même aux pommettes, sont décolorées. --Elle ne doit pas avoir beaucoup changé?--dit l’homme, qui volontiers causerait. Cette voix, dans un tel silence, étonne Siméon, le blesse. Il ne répond pas. Changée?... Simplement, ce n’est plus elle, plus elle du tout. Et la raison de Siméon chancelle, quand il constate que, trait pour trait, voici Marie Galande et qu’il ne la reconnaît plus guère ... Siméon rêve ... Siméon se persuade qu’il la revoit, vivante, jeune, qui chante, qui chante à plein gosier «le mouron pour les petits oiseaux». Il ferme les yeux, un instant: c’est assez pour qu’il évoque Marie Galande, son panier d’herbe aux bras, par les faubourgs, dans le soleil qui l’auréole de clarté. Marie Galande!... L’homme reprend: --Elle ne doit pas avoir changé. Elle n’a pas souffert; elle est morte tout de suite, frappée au cœur ... Siméon s’informe. C’est une grande chose, qu’elle n’ait pas souffert. Est-ce qu’elle n’a pas souffert, vraiment?... L’homme veut démontrer son dire ... La blessure en témoigne. Et il ne demande qu’à le prouver: --Voyez plutôt!... Et il écarte le suaire, à gauche. La gorge apparaît, blanche comme les joues ... Ah! Siméon ne peut y regarder. Pudique, il saisit le coin du suaire et recouvre la poitrine de Marie Galande. Ce corps enfantin, ce corps joli, Marie Galande allait le lui donner. Elle lui en avait promis la volupté, quand tous les deux ils revenaient à la maison, fervents, avec la hâte du désir qui les animait. Siméon se la figure, rose de marcher vite, exaltée de belle ardeur, gentille et qui va donner son corps à qui l’aime ... A présent, tout cela est fini ... Siméon n’aura pas eu cette félicité; il n’aura vu de Marie Galande que son visage et ses mains, comme le premier venu les put voir ... A l’imaginer dévêtue, Siméon s’épouvante. Il rudoie l’homme; il lui dit: --Non, non, non!... L’autre obéit et se tient coi. Le temps s’écoule et Siméon n’y prend pas garde. Il ne songe pas à détacher ses yeux de l’immobile visage. Peu à peu, il s’y accoutume; il se familiarise avec la pâleur étrange qu’il lui trouve. Même il s’apaise à contempler ce calme et cette infinie sérénité. C’est le repos définitif et absolu; c’est la douceur d’être au delà des inquiétudes et des regrets: le seul repos ... Elle semble dormir, après avoir oublié tout!... Et Siméon, quelques secondes, n’a plus de révolte, son idée de la mort s’est dégagée des circonstances funestes. Comme si la tranquillité suprême de Marie Galande le gagnait, il s’abandonne à la fatalité. Il lui paraît que, si Marie Galande ne bouge pas, c’est à cause d’un rêve qu’elle poursuit, qui est ineffable et continu et qui, n’ayant point d’épisodes, ne marque d’aucun signe son passage ... Qu’elle est lointaine, qu’elle est sublime!... Ah! trop sublime et trop lointaine, pauvre petite Marie Galande d’ici-bas, qui palpitais si allègrement à la vie! La pensée de Siméon va et vient, d’une image à l’autre, et tantôt admire et tantôt s’afflige. La tristesse même, au lieu de le harceler comme naguère, lui est à présent lénifiante. Il ne s’indigne plus; sa frénésie est tombée. Soudain, son regard s’arrête aux narines du masque mort. Elles sont fines et bien dessinées, la mort les a pincées strictement. Et la bouche est close. Et la petite poitrine ne se soulève pas. Eh! oui, Siméon le sait bien, que Marie Galande ne respire plus. Il le sait; et cependant il souffre de le vérifier encore. De le vérifier et de le sentir! Il en est oppressé. Il en éprouve une sensation cruelle d’étouffement. Son souffle s’arrête à sa gorge et il croit qu’il va suffoquer. Sa douleur est si poignante, elle l’étreint de telle sorte qu’il a hâte de n’être plus là!... Il fait le geste de vouloir partir. L’homme, relève le suaire; et le visage de Marie Galande a disparu trop vite. Au moment où le linge recouvre le visage de Marie Galande, Siméon s’aperçoit que, dans son esprit, un grand nuage est descendu, qui voile l’effigie précieuse. Il voudrait la revoir, l’examiner encore ... Il est trop tard. L’homme, avec ses clés à la main, comme un gardien de prison, s’est mis en route; les clés tintent; il ouvre la porte. Il faut s’en aller et laisser là Marie Galande en compagnie de ce cadavre qui est parallèle au sien, pareil au sien sous un linge pareil. Siméon cède. Il sort. Ses idées se mêlent, s’embrouillent et ne font pas de bruit dans sa tête. Elles remuent comme des ombres vaines qui se touchent sans le savoir et se rencontrent sans se blesser l’une l’autre ... Dehors, Siméon respira. Il ne put se défendre de goûter l’air libre et pur. Le soleil l’éblouit; et pourtant ses yeux se réjouirent de la lumière. Ses membres aimèrent se mouvoir. Il se plut, malgré lui, à reprendre possession de la vie. Une odeur l’étonna et le ravit; c’étaient des fleurs qu’en charretée une femme poussait devant elle: du mimosa, du muguet, des violettes, de quoi parfumer un jardin! Siméon s’enivra du bel arome. Mais il se rappela les violettes qu’il donnait à Marie Galande; et il n’osa plus se délecter de celles qu’il y avait encore sur son chemin ... IV LA MORT DU SOUVENIR Siméon fut appelé chez le commissaire de police: il trouva, quand il revint de la Morgue, la convocation «très urgente» qui, depuis le matin, l’attendait. Il détesta cette corvée. Le commissaire était un petit homme frétillant, dépourvu de politesse et qui ne disait rien sans avoir l’air préoccupé de soupçons terribles. Ses courtes phrases n’avaient d’autre intérêt que de paraître pleines de perfidies. Il eut une telle manière d’interroger Siméon sur les motifs de son retard que Siméon se crut coupable d’une faute mystérieuse. Il fallut raconter la scène du crime en détail. Siméon n’y put être que médiocre et, comme il n’ajoutait rien au récit des autres témoins, le commissaire en manifesta de l’impatience. Il objecta: --Vous omettez quelque chose. Siméon fil un geste vague. Le commissaire reprit: --Est-ce que vous n’avez pas été blessé, vous-même?... à l’oreille, derrière l’oreille?... Eh bien! mais n’oubliez pas ça, vous savez; c’est important pour vous: ça vous sauve! Siméon restait ahuri. Le commissaire lui expliqua brièvement que, sauf cette circonstance, la police pouvait avoir contre lui les plus légitimes soupçons,--hé, hé!... --Vous avez bien quelque idée de l’assassin? Siméon ne savait pas si l’on se jouait de lui ... N’avait-on pas arrêté Picrate?... «Quelque idée de l’assassin?...» Mais oui! Picrate, sans nul doute! Picrate, par stupide jalousie; l’ignoble Picrate!... Siméon qui, dans tout cela, depuis la veille, ne songeait plus à Picrate, eut l’horreur de cette brute. Une bouffée de haine lui monta du cœur au cerveau. Ah! ce Picrate de malheur, il le livrerait!... --Vous avez bien quelque idée de l’assassin? --Non, pas du tout!--répondit Siméon.--Je n’ai rien vu. Il se demanda pourquoi il faisait ce mensonge, et s’il avait le droit de le faire. N’était-ce pas impie envers Marie Galande, lâchement tuée par le misérable? Mais il se souvint de la sérénité qu’il y avait sur le visage de la petite morte. Non, Marie Galande ne réclamait point d’être vengée. Une autre pensée que celle-là entretenait son extase dernière; un autre rêve, indemne des passions communes. --Je n’ai rien vu, ni personne. Je ne peux rien vous dire. Siméon sut que l’on faisait une enquête, que la vieille chez qui Marie Galande demeurait ne pouvait être inquiétée: impotente, elle ne bougeait pas de son fauteuil depuis des mois. Il devait, quant à lui, se tenir à la disposition de la justice. En outre, voulait-il, puisque Marie Galande était son amie, assumer diverses charges, telles que les frais d’enterrement, de sépulture?... Il devait, en ce cas, prévenir l’administration ... Siméon remercia. Certes, il lui serait doux d’épargner à Marie Galande l’ignominie des funérailles misérables et, dans la détresse où son activité sombrait, il escompta quelque pieux divertissement à choyer Marie Galande morte, comme naguère, hier encore, il s’ingéniait à lui donner, vivante, toute la joie. --Quand sera-ce?--fit-il. Et déjà il songeait à la petite tombe où Marie Galande serait, par ses soins, conduite pour y dormir son éternelle nuit de sommeil ininterrompu ... Une petite tombe qu’il fleurirait des fleurs de la saison et qu’à l’automne il nettoierait des feuilles que les arbres jettent. --Ce sera--dit le commissaire--un de ces jours, après l’autopsie ... A ce mot, toute l’âme de Siméon sursauta, bouleversée. Ah! cela encore, ce dernier outrage,--il le fallait? --Le faudra-t-il même si l’on trouve l’assassin? Car, pour préserver de l’injure odieuse le corps sacré de la victime, Siméon livrait volontiers Picrate ... --Il le faudra, même si l’on trouve l’assassin,--dit le commissaire,--pour établir qu’elle est morte de sa blessure, et non à l’occasion de sa blessure, par l’effet d’un autre accident ... Et il développa son commentaire. Mais Siméon n’écoutait plus. Il voyait le pauvre petit corps manié, tailladé, qu’on offense et qui saigne. Tout le cauchemar lui revint, des cadavres affreux, de la Morgue, de la chair meurtrie, en lambeaux ... C’était fini de l’espèce de douceur qu’il avait inventée à rêver d’une tombe jolie où dormirait Marie Galande. * * * * * Le soir de ce jour-là, tandis que Siméon, faute de pouvoir rester en place, vagabondait de rue en rue, comme font les chiens égarés, une nouvelle souffrance l’importuna. Ridicule, celle-là; gênante et sotte. Il lui sembla qu’une traîtrise était éparse autour de lui et, incessamment, le menaçait. Il eut peur des ténèbres et des coins obscurs, des portes béantes où peut se cacher l’ennemi, sans qu’on le voie; et lui vous guette. Il eut peur de son ombre, que les becs de gaz dessinaient et qui s’allongeaient à chacun de ses pas jusqu’à se perdre au loin, démesurée, absurde; et si, par le fait de deux lumières un peu distantes, se dédoublait son ombre, il croyait l’ennemi tout proche et prêt à sauter sur lui. Il eut peur de mille fantômes que son cauchemar suscitait. Les gens qui passaient à côté de lui l’épouvantèrent; et il n’était pas sûr que tel ou tel ne fût pas dément au point de l’étrangler entre ses doigts, si peut-être un regard importun l’y incitait. Il détournait les yeux, et il tremblait alors de manquer de vigilance. Le plus léger bruit l’effarait, dans le tumulte général des rues. Il y discernait les signes évidents d’une présence hostile; puis des glissements, des fuites, des murmures, des décharges de revolvers dissimulés parmi la foule, et des sifflements de balles, qui l’atteindraient comme l’autre avait atteint Marie Galande au cœur. Il s’efforça de secouer cette frayeur humiliante. Il argumenta contre sa lâcheté. Il se fit de vaillants discours et des reproches raisonnables: craignait-il tant de mourir? et fallait-il céder à de si mesquines alarmes? et n’avait-il donc souci que de lui-même, de ses vains périls, cependant que Marie Galande, elle, était morte en vérité?... Il ne sut se convaincre; il ne put dompter la folle agitation de ses nerfs. Les grelots et les clochettes des chevaux l’agacèrent, lui furent un odieux et redoutable tintamarre, une taquinerie qui le persécuta. Et il marchait, ignorant l’heure et la durée. Ses puissances spirituelles étaient multipliées: en même temps que le possédait sa tristesse intime, il percevait avec plus d’acuité que jamais les sons divers et les nuances de la nuit; sa douleur clamait en lui, mais il projetait au dehors une attentive et minutieuse sensibilité que nul atome ne touchait sans la blesser. Cette inquiétude éparse et nombreuse se concentra sur l’évocation précise de Picrate. C’était lui l’ennemi sournois et terrifiant. C’était lui la malignité des phénomènes. C’était lui la folie errante, battant le pavé, tintinnabulant au cou des chevaux, se décelant brusque dans les regards des gens qu’on frôle, dans les lueurs qui clignent aux quinquets, et s’esquivant comme tombe un prestige ... Et n’était-ce pas lui, ce chat qui jaillissait des ténèbres vagues et se ruait et s’engouffrait dans un soupirail?... Siméon frissonnait ... Il lui parut que Picrate le voyait. Il lui parut que Picrate était partout ... Comme s’il allait ainsi conjurer le sortilège néfaste, il prononça: --Picrate! Picrate!... Picrate!... Siméon le réalisa sous les espèces déconcertantes d’une vipère, d’un gnome, d’un démon ... «C’est le diable, le diable!...» Marie Galande, naguère, avait dit ces mots; et ils tintèrent en glas dans les oreilles de Siméon. Qu’il l’eût avec plaisir anéanti, ce diable hargneux et malfaisant! D’un coup de talon, comme une bête, un reptile!... Quand le Picrate qu’évoquait la fièvre de Siméon recouvrait une forme humaine, il affectait un air goguenard; et Siméon s’acharnait, avec plus de hâte, à le vouloir détruire ... Dans une rue déserte, une pierreuse accosta Siméon. Au contact de cette main sur la sienne, il eut si peur, un tel dégoût le prit, qu’il se sauva. La nuit insidieuse le chassait. Haletant, il rentra chez lui. * * * * * Les jours suivants, Siméon dut s’astreindre à des formalités; il dut veiller à des préparatifs. Il fut appelé derechef chez le commissaire de police, puis chez le juge d’instruction. L’enquête n’avançait pas. De plus en plus, on s’étonnait de la rareté de ses renseignements. On ne lui cachait pas que son attitude déplaisait. On lui dit: --Vous avez tout intérêt à ce que nos recherches aboutissent. Il dédaigna de répondre. On ajouta, pour essayer sur lui d’un autre moyen persuasif: --Si vous aimiez cette jeune fille, vous désirez sans doute que le coupable expie son forfait?... Et même on lui insinua qu’il avait, dans cette aventure criminelle, des responsabilités. Envers la justice? il ne lui importait. Envers Marie Galande? cette idée ne lui était pas encore venue. D’abord, il se rebiffa contre une telle accusation, que démentait son désespoir et que niait son tendre amour. Mais un chemin nouveau de douleur et de lent martyre s’ouvrait à sa pensée malade: elle y entrerait malgré elle et le suivrait, d’étape en étape, menée par les fatalités intérieures, qui sont tracassières et implacables ... S’il n’avait point aimé Marie Galande, s’il n’avait point permis que Marie Galande l’aimât, cette petite fille, aujourd’hui même, emplirait de sa chanson joyeuse et belle les rues mélancoliques dont elle fut l’âme et l’esprit. Elle continuerait à vivre comme vivent les oiseaux, dans le soleil et la limpidité du jour ... Évidemment, évidemment!... Siméon conclut qu’il a tué Marie Galande ... Il doit s’occuper de ceci, de cela, s’acquitter d’obligations diverses, passer à la préfecture de police, parlementer avec des employés qui n’ont cure de lui, s’informer du jour et de l’heure, prendre de l’argent, choisir une place au cimetière, décider que tel corbillard suffit,--tel cercueil! ...Mais il a fait ce qu’il a pu pour que Marie Galande se contentât d’une simple amitié. C’est elle qui a voulu tout autre chose!... Oui, c’est elle qui résolut de quitter la fête, d’aller chez lui; comme il résistait, elle bouda, fut exigeante ... Il s’aperçoit que, pour se disculper, il accuse Marie Galande: il s’en afflige, demande pardon, revendique tous les torts,--et ne peut pas les supporter ... C’est elle qui s’est refusée à Picrate; il se souvient même qu’ayant vu Picrate épris d’elle, il se jura de renoncer à son amour naissant ... Eh bien! il fallait y renoncer tout à fait et ne pas aller, dès le lendemain, sous le prétexte d’une dernière entrevue, s’émouvoir d’elle plus profondément! Oui, ce matin-là fut la cause de tout!... Siméon se débat contre la logique des faits. Pénible lutte, où il succombe! Il invente les arguments de l’adversaire intime et les siens propres; il les évalue; il se favorise et s’en repent, triche à son détriment et incrimine sa mauvaise foi. Il se dédouble et devient une farouche antinomie, acharnée à se détruire. Et puis, à force d’être attentif à la déduction rigoureuse des épisodes, il n’envisage plus que la nécessité tragique de l’aventure. Qu’elle fut de loin préparée, organisée, conduite à son dénouement!... Voici: il y avait Picrate et Marie Galande. Les existences de ces deux êtres semblaient étrangères l’une à l’autre, et l’on ne pouvait prévoir qu’elles dussent jamais se rencontrer. Cependant il n’arrivait rien à Picrate, il n’arrivait rien à Marie Galande, qui n’amenât, peu à peu, obscurément, sûrement, la rencontre de ces deux êtres. Picrate n’a pas fait un geste, Marie Galande n’a pas fait un geste qui n’influât sur les journées ultérieures, qui n’exigeât que Marie Galande fût tuée par Picrate, à ce jour, à cette heure, à cet instant précis où il la tuait. Et, si l’on imagine, dans les dix ans, dans les vingt ans antérieurs, de Marie Galande et de Picrate, quelque chose de changé, un petit incident modifié le moins du monde, la catastrophe est éludée. Dans les dix ans, dans les vingt ans de Marie Galande et de Picrate, et encore dans la durée millénaire du Cosmos! Comme si la prodigieuse accumulation des siècles et la minutie de leur détail tendaient à ce but, ne cherchaient qu’à y aboutir: Marie Galande tuée par Picrate!... Telle est l’adresse singulière du Destin, son étonnante sûreté. La complexité de l’œuvre n’est pas pour le dérouter; il ne s’embrouille ni ne s’oublie; il ne doute pas de sa réussite; il la manigance sans trêve et sans incertitude:--et la voilà! Siméon vit alors Marie Galande toute petite, dans la série interminable des causes. Ah! quel déploiement fou de moyens compliqués et excessifs pour tuer cette petite fille!... Il eut pitié d’elle. Il se la figura qui s’achemine, sans le savoir, à son dernier jour, et qui attribue de l’importance aux plus futiles incidents, aux plus frivoles déplaisirs, tandis qu’approche la minute pathétique qui écrase toutes les autres ... Elle va, Marie Galande, elle se hâte avec caprice; elle croit qu’elle est libre d’aller plus vite ou plus lentement; elle s’attarde et baguenaude; et, quand elle court, il lui semble qu’elle cède à sa fantaisie. Mais elle a justement l’allure que sa destinée lui assigne en prévision de l’événement suprême. Elle ne sera point inexacte au rendez-vous que lui ont donné les hasards. Elle muse: il fallait qu’elle musât. Elle se précipite: il le fallait. Elle aura mis, pour le parcours de la distance, depuis le jour qu’elle est née et malgré le va-et-vient de ses désirs, le nombre d’heures qui était fixé. Pauvre petite Marie Galande, de qui se jouent les formidables possibilités!... Cependant, elle fait la moue et rit ... A-t-elle deviné confusément, dans le secret de sa pensée, le péril imminent?... Peut-être!... Siméon se rappelle l’inquiétude qui la tourmentait, aux derniers jours, et qui plus opiniâtrement la possédait à mesure que diminuait l’intervalle entre elle et la mort. Comme elle calculait ses chances, parmi l’hypothèse infinie! Comme elle était curieuse du lendemain!... La somnambule lui dira de quoi il retourne ... Et puis, elle n’ose pas: elle a de sûrs pressentiments qui l’avertissent de ne pas s’informer davantage. Alors elle fait diligence: elle est appelée, elle court!... Innocente,--qui, pour se mettre en route vers la mort, subit l’attrait mensonger de l’amour. * * * * * ...Marie Galande fut enterrée un jour de mi-septembre que le beau temps avait soudain fait place à des brouillards avant-coureurs d’automne. On sentait le froid menaçant; on devinait la déchéance fatale de l’été. L’atmosphère, épaisse et jaune, emmitouflait la silhouette frissonnante de la vie et le nombreux aspect des choses. L’humidité avait une odeur âcre, elle poissait aux mains; elle s’attachait, en goutelettes fines, à la surface duveteuse des étoffes. Le ciel était voilé, on eût dit, à jamais. Derrière le rideau de brume, le soleil semblait le fantôme d’un astre mort qui se consume et va s’éteindre. Les gens et les objets, dans ce mystère palpable, intervenu brusquement, avaient l’air étrange, irréel, comme si les évoquaient pour de brefs instants de vagues et lointains prestiges. Et puis, le brouillard s’éclaircit, se condensa en une pluie menue qu’à peine apercevait-on, mais qui glaçait la peau. Le soleil n’existait plus, et le visage du ciel apparut chargé de la tristesse incomparable des nuées. Siméon s’étonnait confusément de ce deuil opportun qui avait saisi, pour ces heures funèbres, la nature environnante. Il arriva plus tôt qu’il ne fallait à la Morgue: le corbillard n’était pas là ... Il n’eut pas le courage d’entrer, de voir le cercueil, d’assister peut-être à de trop lugubres opérations: ensevelissait-on le corps, fermait-on le cercueil, où en était cette besogne? Il ne le savait pas ... Depuis trois jours, à cause de l’autopsie, il résistait à son désir de regarder encore Marie Galande. Il avait laissé le cadavre intact et craignait de le retrouver moins beau, de telle sorte qu’en fût altéré le cher souvenir qu’il garderait. Il ne le verrait plus. Il le reprendrait, caché dans le cercueil, pour le confier à la terre pudique. L’attente dura. Siméon ne voulait ni s’éloigner ni se tenir tout près. Il circula, passa le pont et, de l’autre rive, surveilla. La Seine coulait mollement, en masse glauque et lourde: à l’examiner, il semblait que l’on dût, en s’y jetant, ne point tomber au fond, mais écraser seulement la surface complaisante, la creuser et y demeurer soutenu par la vigueur élastique de l’eau; on serait emporté par elle, avec un bercement continu, pour dormir; et, après le voyage, entre les rives sinueuses, la vastité de la mer s’ouvrirait, immense réceptacle de vie usée, en peine de s’abolir ... Parmi les arbres, défeuillés déjà, d’un jardin, Siméon voyait Notre-Dame, gigantesque, attachée au sol par le grappin prodigieux des arcs-boutants, solides, bien bâtis, œuvre robuste d’une foi!... L’une dans l’eau et l’autre dans la terre, il contempla ces deux poupes jumelles des deux navires: la Morgue et la Basilique. L’une pour les corps, l’autre pour les âmes ... Oui, deux navires en partance éternelle et qui ne bougent pas, comme s’ils attendaient d’avoir reçu leurs passagers innombrables devant que de s’éloigner vers leurs infinis de néant!... Une cloche, dans les tours de Notre-Dame, se mit à battre, forcenée. La basilique s’impatientait; elle sonnait le rappel, criait sa hâte et harcelait au loin la langueur des retardataires. Ah! quel désir immodéré de fuir, de rompre les amarres et de gagner les horizons!... Plusieurs cloches s’animèrent. Leur frénésie multipliée emplit le ciel d’une clameur vibrante. Et, quand elles se turent, comme lasses d’un tel effort de leur exaltation déchaînée, Siméon crut voir les deux navires s’ébranler, avec leur charge d’âmes et de corps, laissant le reste ... Il redouta cette hallucination, passa ses mains sur ses yeux et fit quelques pas attentifs dans la réalité. Il aperçut le corbillard. Il se dépêcha, craignant de n’être pas là pour recevoir le cercueil de Marie Galande ... Non; il fut là. Les croque-morts parurent à la porte du bâtiment sinistre, avec le cercueil ... Une draperie noire se retroussait pour laisser libres les poignées de métal: l’aspect du bois nu blessait, comme peu chaste et presque indécent. Les porteurs allongeaient le pas, cadençaient leur allure souple. Siméon se souvint de Marie Galande, après qu’on l’avait relevée, sitôt morte; et ses mains aussi se souvinrent des cheveux appuyés sur leurs paumes ... Les curieux s’écartèrent. On regardait Siméon, le cercueil, le travail des croque-morts qui refoulaient le cercueil sur les planches du char, avaient soin qu’il fût bien en place, étendaient la draperie, en disposaient les plis et accrochaient une couronne de fleurs. Siméon n’avait pas la notion d’autre chose que de ces actes successifs, et il lui semblait que son rôle était d’en contrôler le juste accomplissement. Le char remua, partit. Une seconde, Siméon ne songea point à suivre. Et puis il avança, comme si une corde qui devait le tirer s’était tendue et l’entraînait avec le corbillard et le cercueil ... Les roues, sur le pavé, tressautaient, et la couronne oscillait à droite et à gauche: Siméon se désolait des cahots qui secouaient Marie Galande. En lui-même, il disait au pauvre petit corps: «C’est la dernière étape; et puis, tu te reposeras. Ce sera fini de toute ton agitation. Tu n’auras plus qu’à dormir. Courage, courage!...» Il lui parlait ainsi et l’exhortait. Les passants saluaient. Des femmes firent le signe de la croix. La fine pluie continuait, lente, incessante, et peu à peu pénétrait. Siméon eut froid. Son âme surtout eut froid; et elle grelotta comme une pauvresse mal vêtue. La route fut longue et fastidieuse; sur le sol humide, ses pieds glissaient. A cause de la fatigue, il eut peur de tomber sur les genoux. Sa misère criait en lui; le sentiment de sa solitude le jetait dans un infini de détresse et d’épouvante où il se perdait ... Souffrir ainsi et souffrir seul: ah! Marie Galande, Marie Galande!... Il connut que l’amour est d’abord ceci: le dédoublement de la douleur en deux douleurs jumelles qui se tiennent compagnie et se dorlotent l’une l’autre. Pour mener le deuil de Marie Galande, Siméon regretta Marie Galande; et l’absurdité de son vœu l’émut d’horreur tragique. Les gens qui saluaient ou se signaient, au passage du convoi, l’agacèrent. Des regards de commisération lui déplurent. Il repoussa cette distraite sympathie: il détesta cette inutile politesse. Tout ce qui subsistait en lui de désir, malgré la morne lassitude, se concentra sur le souhait d’une souffrance immobile et qui n’eût pas à se traîner, par le calvaire des rues, à la suite d’un corbillard et d’un cadavre émouvant. La pensée de Siméon, dolente, exténuée, allait et venait du cercueil à lui-même et confondait, avec la morte qui était dans le cercueil, cette autre morte qu’il portait en lui: son âme. Et il lui sembla que ces funérailles étaient les funérailles de lui-même. Sa pensée l’abandonnait et il s’égarait au hasard de la folle rêverie. Il s’attendrit sur Marie Galande et sur lui-même, sans distinguer entre ces deux tristesses. Il n’apercevait plus nettement le motif de son chagrin; mais quelque chose, en lui, gémissait, comme un enfant malade qui ne sait pas d’où vient son mal et qui se plaint. Il se sentait au cœur une blessure, et il se lamentait. Au cimetière, sa douleur se précisa, parmi les ifs, les tombes. L’arrêt brusque du corbillard lui fut un choc révélateur qui secoua son lugubre assoupissement. Il vit le caveau, la pierre, le trou béant, un employé pourvu des insignes municipaux. Les croque-morts ôtèrent leurs pèlerines comme qui, pour soulever un fardeau, veut avoir la liberté de ses bras. Ils décrochèrent la couronne, ils retirèrent la draperie noire; et le cercueil apparut, de nouveau, nu, chétif et pitoyable. Les croque-morts s’en emparèrent. Ah! Siméon, cette fois, put disjoindre de sa misère la misère de Marie Galande; il cessa de geindre sur lui-même, et il pleura Marie Galande!... Une terrible agitation le prit, une âpre velléité d’agir, d’empêcher tout cela!... Il lui sembla qu’il avait lâchement permis des choses qu’il n’admettait plus. On abusait de la faiblesse où son grand malheur le laissait, et les événements s’étaient, sans qu’il le sût, hâtés: comment en interrompre la terrible promptitude?... Il voulut s’approcher du trou, en vérifier la profondeur. Un croque-mort le heurta, faillit tomber; et Siméon craignit que ne chavirât le cercueil: si le front de Marie Galande se cognait aux planches, si le pauvre petit corps se déplaçait et affectait, pour l’identique éternité, une pose incommode ou laide!... Siméon redouta cet effet de son intervention maladroite. Il eut soudain le sentiment cruel de son impuissance et, dès lors, assista, sans rébellion vaine, au strict accomplissement des nécessités. Les cordes, leur glissement sur la maçonnerie, leur glissement sur le cercueil, un peu de terre et des cailloux qui tombent, qui sonnent creux; et puis, la pierre qu’on place sur le trou. Quand la pierre, grinçant sur les rouleaux, avançait, diminuait l’espace ouvert, allait enclore la nuit du trou sinistre, la gorge de Siméon s’angoissait davantage. Et, quand la pierre s’appuya de ses quatre bords contre le châssis de briques préparé pour la recevoir, la gorge de Siméon s’étrangla; ses yeux se brouillèrent et, dans sa tête, quelque chose bougea. Le corbillard, les croque-morts, les maçons, le gardien du cimetière partirent, l’œuvre faite. Siméon demeura. Il lui semblait qu’un effroyable écroulement s’était produit, qu’un désastre illimité avait englouti, autour de ce coin de terre où il se tenait immobile près de Marie Galande invisible, toute l’immensité de l’univers. Il frissonna. Il restait debout au milieu de ce néant pathétique et ne discernait plus rien, même pas la pierre. Bientôt, elle se dessina dans ses yeux, avec la forme nette et la rigueur géométrique du rectangle; il la sentit pesante. Une rage violente le saisit d’écarter cette pierre, de s’emparer d’elle, de la repousser et d’entrer dans la fosse, pour délivrer Marie Galande, la tirer à lui, la revoir. Son imagination bouleversée fit ce geste. Ses mains frémissaient, et il crut qu’aux parois de la pierre ses ongles s’étaient déchirés. Alors, les fatalités l’accablèrent; et il fallut toute leur implacable rudesse pour qu’il redevînt docile aux circonstances. Il fut longtemps à ne pouvoir s’éloigner de cette place. Ensuite, sans savoir pourquoi ni comment, il se détourna, mit son chapeau, longea des tombes et des tombes, lut des noms indifférents, examina des couronnes, des fleurs. Il ne cherchait pas son chemin, ne décidait pas de quitter le cimetière. Il se promenait et oubliait qu’il n’avait plus rien à faire en ce lieu. Cependant sa pensée se calmait. Et les milliers de tombes entrevues évoquèrent en elle une idée prodigieuse de l’universelle mort: une idée confuse, indéfinie ... Comme si la pierre et la terre étaient translucides à ses regards, il devina les cadavres innombrables, couchés là, entassés là, pêle-mêle, sans linceuls, nus, scandaleux, et si proches les uns des autres qu’ils formaient un terroir immonde de chair corrompue. Une odeur de mort lui monta aux narines. Il retint son souffle; il tâcha de respirer le moins possible l’air pestilentiel du charnier. Son dégoût lui donna l’énergie de s’évader. Il pressa le pas et, dans les sentiers étroits, évita de frôler les cyprès, de remuer leurs feuillages touffus où il flairait des nids affreux de miasmes prêts à s’exhaler ... La mort universelle!... Et il s’étonna de survivre, seul parmi la débâcle commune. Les formes vivantes qu’il apercevait, celles-ci agenouillées, celles-là qui déambulaient en silence, n’était-ce pas des ombres insidieuses, émanées du sol et qui jouaient la comédie d’exister, avant d’être absorbées de nouveau par le sol?... Dehors, Siméon vit des hommes et des femmes, dont la vérité matérielle le rassura. On s’agitait, on courait ... Mais Siméon soupçonna, sous la parure des vêtements, les horribles germes de la mort, cachés et qui font en secret leur besogne de dissolution. Il ne vit que la mort partout, arrivée à ses fins ou les préparant. * * * * * Le lendemain, tandis qu’il songeait à Marie Galande, il évoqua de belles heures dont la lumière l’éblouit. Il se rappela leur premier baiser, ce matin qu’elle avait trop de chagrin, disait-elle, pour qu’on refusât de la câliner, ses cheveux blonds que le soleil éclaire en auréole; ses yeux animés de joie ou alanguis de mélancolie gracieuse; ses lèvres qu’une moue gentille relève et qui bientôt s’abandonnent au rire enfantin:--il se la figura telle qu’il l’avait le plus aimée. Alors son mauvais cauchemar s’apaisa. Une douceur exquise se mêlait à sa tristesse. Marie Galande lui était si proche, il la sentait si présente, si véritablement là, toute jeune, toute gaie, qu’il lui parlait et qu’il entendait sa voix! C’étaient les dialogues de naguère, mot pour mot recommencés. Mais, s’il changeait quelque chose à ses phrases, Marie Galande, comme déconcertée, se taisait. Il voulut inscrire les propos d’elle qu’il avait conservés intacts en sa mémoire; il les prit sous la dictée du fantôme. Pendant qu’il les enregistrait, le ton, l’accent lui revenaient avec une si intense justesse que l’illusion de la réalité l’enchanta. Seulement, ils furent peu nombreux, les propos de Marie Galande que n’avait point altérés déjà la rouille du temps. Des autres, Siméon ne gardait que des bribes, des sons épars et dont le sens était perdu. Il se reprocha d’avoir été moins attentif qu’il ne devait, quand Marie Galande vivait ... Ah! savait-il que ces journées délicieuses seraient si vite, une fois pour toutes, finies et ne lui laisseraient bientôt qu’un peu de cendre dans la main?... Hélas! il avait gaspillé son bonheur à en jouir quotidiennement, au lieu de l’épargner comme un avare circonspect! Il se désola d’avoir été prodigue et de rester si pauvre désormais. Du moins, ce qu’il avait encore, il le défendrait avec une âpreté jalouse. Il décida qu’il veillerait, qu’il écarterait le danger, qu’il entretiendrait dans sa pensée pieuse le délicat souvenir. Marie Galande morte subsisterait ainsi, pourvue par lui d’une réalité spirituelle. L’image était précise, nette. Il l’examine longuement, afin d’en imprégner sa mémoire. Il l’analyse, l’étudie ... Elle bouge. Et, par instants, elle s’échappe. Il veut la ressaisir. Un jeu de physionomie se substitue à celui qu’il contemplait. Il ne sait lequel choisir. Le plus vif a pour lui le plus d’attrait, mais ne dure pas. Et c’est un va-et-vient perpétuel de figures analogues, non identiques. Oui, ce sont des moments divers du visage de Marie Galande. Siméon se félicite d’une telle variété, d’une telle richesse multiple ... Et il a peur de s’égarer dans ce désordre ... Car ces divers moments ne se suivent pas, ne dérivent pas les uns des autres par les nuances habituelles. Il manque des intermédiaires; les séries sont incomplètes, et leur caprice fuit toute contrainte ... Siméon s’efforce en vain d’immobiliser cette agitation. Plus il s’efforce, et plus étourdiment se dispersent les apparences. Il s’applique à les dénombrer: elles se sauvent; à les reconnaître: elles se transforment. Il se fatigue à cette lutte avec lui-même, où il est dupe de lui-même. Un artifice malveillant de son imagination le taquine, le harcèle. Et voici que se substitue aux claires et gentilles visions la soudaine épouvante. Voici Marie Galande morte, blême sinistrement, du sang aux lèvres, les yeux chavirés; et la voici par les médecins légistes ouverte, tailladée; et la voici qui, dans la terre, se décompose!... Siméon clôt les paupières, il refuse de regarder, mais le funèbre spectacle s’est fixé en lui. De ses mains fébriles, il fait le geste d’écarter une hantise. La hantise demeure; elle le nargue. Ah! qu’il souffre de ce mélange impur de la hideuse mort avec la vie! Il lui semble que celle-ci est par l’autre souillée. Comment préserver du contact malsain de la mort le doux fantôme en qui palpite encore l’illusion fervente de la vie?... Siméon s’évertue à chasser les idées laides qui l’assaillent. Avec des paroles, il tâche de conjurer le maléfice: «Allez-vous-en! Ne touchez pas à cette forme belle! Éloignez-vous!...» Et il a recours à tous les stratagèmes pour isoler de ce fatras monstrueux une Marie Galande d’autrefois qui, au soleil matinal, chante le mouron des petits oiseaux et sourit. Mais, peu à peu, l’image se désorganise; elle se défait et s’anéantit. Siméon la cherche en vain. Puis, brusquement, comme un coup de couteau dans le cœur, la voilà! Siméon croit la posséder; il concentre sur elle son attention: elle s’allonge ou se raccourcit, devient ridicule, grotesque. Siméon l’écarte, et il maudit son tourment. Les jours suivants, l’image se simplifia, se dessécha et prit une rigidité singulière, glaciale. Au lieu de se mouvoir dans le décor environnant, elle parut liée aux objets voisins, soumise à d’invariables attitudes, privée d’initiative et comme paralysée. Elle ne bougeait plus; elle semblait pétrifiée, changée en statue peinte. Et muette!... Siméon réfléchit qu’il la retrouvera, sans doute, s’il réveille en lui le souvenir des paysages où elle fut. Les arbres parmi lesquels, joueuse, elle courut la lui rendront. Il part; il recommence la promenade de Meudon. Le bateau, le fleuve, l’horizon de collines vertes et rousses ... Mais le temps est gris, le ciel chagrin; les nuages s’embrouillent, pèsent languissamment sur l’atmosphère molle et fade. Il n’y a plus de lumière sur l’eau. Le sillage du bateau ne soulève plus qu’une écharpe lourde et indolente ... Oui, c’est ici qu’ils descendirent, c’est ici qu’ils déjeunèrent; et il gravirent ce raidillon. Qu’il faisait chaud! Marie Galande s’appuyait au bras de Siméon, déclarant que la côte, en vérité, la fatiguait. Aujourd’hui, Siméon peine davantage à gagner le bois. Ils prirent cet étroit sentier: Marie Galande le choisit pour la fraîcheur de son aspect. Quand ils y furent entrés, elle se mit à parler bas, à cause du recueillement que l’ombre des arbres et leur silence lui imposaient. Et voici la source que Marie Galande écouta, soudain rêveuse ... «Oui, petite Marie Galande, la source, après que tu partis, continua son vain murmure. Il n’y a pas, dans les sources ni ailleurs, de délicates fées qui célèbrent ta venue et s’affligent quand tu t’en vas. Il n’y a que de l’eau qui coule--mécaniquement!...» Siméon s’exalte. Il a reconnu les arbres dont Marie Galande toucha l’écorce, en sœur des arbres qui veut leur témoigner sa tendresse. Il a reconnu les branches auxquelles elle arrachait des feuilles, dans sa joie familière et splendide; et les buissons qui arrachèrent des fils à sa pauvre robe. Il a reconnu la mousse où elle fouilla, la terre qu’elle s’émut de sentir froide sur ses paumes ... Les arbres, la mousse, la terre!... Et elle?... Et elle--n’est plus là!... Son fantôme? Non plus! Ce n’est point elle ni seulement son fantôme, cette indistincte silhouette qui, par instants, se dessine et, maladroite, singe les jolis gestes abolis, et puis s’évanouit sans avoir remué une feuille ... Marie Galande!... Siméon la désire et l’appelle ... Rien, rien! C’est fini de Marie Galande. Et Siméon, tandis qu’il s’en retourne, songe au cimetière et à la fosse lugubre où se corrompt le cadavre. Et en lui-même, dans son esprit, il sent qu’une autre fosse est close où se corrompt, se desagrège et tombe en pourriture le cadavre du souvenir. Et il oublie Marie Galande; mais il lui reste l’épouvante et le dégoût d’être la sépulture infâme qui ne garde pas son dépôt. V PICRATE ET SIMÉON Siméon, quelque temps, resta sous le coup de la douleur qui l’avait assailli. Son esprit continuait à frémir d’horreur. Des cauchemars, en plein jour, le harcelaient. Mais il résolut d’en finir avec ces mauvaises alarmes. Il monta de nouveau sur le siège de son fiacre, tint les guides et mania le fouet, et conduisit de rue en rue le vain désir des gens. Il lui sembla qu’un intervalle immense et vide séparait son existence en deux: le jadis et le maintenant,--le jadis lointain, reculé brusquement et qui laisse un trou à la place qu’il occupait, et ce ridicule aujourd’hui qui émerge on ne sait d’où, qui n’est pas un lendemain, qui surgit et qui choque par sa réalité crue. Siméon s’étonna d’être, les deux fois, le même homme, de reconnaître dans le passé ce même individu qu’il est encore; oui, le même, sur le siège de ce fiacre. Le même,--sauf ce grand désespoir qui avait dévasté son cœur et sa pensée! sauf cette idée de néant dont il était plein!... Certes, jadis, quand il se faisait cocher par mépris des divertissements auxquels s’adonne la stérile activité humaine, quand il acceptait, à bout d’idéologie creuse, l’absurdité paradoxale d’une telle abnégation, certes il n’était pas la dupe d’illusions bien délicieuses. Il se croyait alors au terme dernier du renoncement. Point! Il était capable encore de céder à la promesse d’une joie. Désormais, il est délivré de tout espoir, de tout mensonge. Nulle velléité d’être heureux ou d’imaginer un bonheur possible ne l’atteindra. Silence et nuit. Les alentours de sa pensée lui apparaissent comme un vaste champ de deuil et de décombres; et il s’y promène, vêtu d’un linceul. Au milieu de ce champ se dresse le sépulcre de sa pensée; les murs en sont mornes et le plafond bas: il s’y réfugie volontiers. C’est l’asile suprême où il va s’enclore, dès qu’un fantôme se lève parmi les ruines environnantes. Il habite ce lieu funèbre. * * * * * Un jour, tandis qu’il rôde par la rue de Rivoli avec son fiacre nonchalant, il rencontre Picrate, et la colère lui brûle le cerveau. Picrate, contre les grilles des Tuileries, est installé pour son négoce. Les anneaux brisés, les lacets de soie, de fil et de crin, les cartes postales illustrées s’offrent au client. Picrate est couvert de son stock. Mais il frise nerveusement ses moustaches. Ses yeux regardent le sol avec insistance et, soudain mobiles, lancent de tous côtés leur inquiétude. Picrate voit Siméon. Sa courte personne frémit; ses mains prestes attrapent les deux poignées de bois; et il se campe, la poitrine bombée, l’air provocant. Siméon, qui s’est arrêté, du haut de son siège dévisage Picrate, qu’un tremblement secoue. Entre ces deux hommes, une haine formidable s’accumule; telle qu’entre deux pôles électriques une décharge est imminente, leur rage de se détruire l’un l’autre augmente et menace d’éclater. De la gorge de Picrate, des mots veulent sortir et ne peuvent pas. En Siméon bientôt s’éveillent des sentiments divers et trop nombreux; leur tumulte ne permet pas que l’un d’eux prédomine et, au détriment des autres, se manifeste. Siméon subit des velléités brutales qui le tourmentent et ne se déchaînent pas. Il examine Picrate, au pilori,--Picrate, qui n’est-ce pas? garde cette attitude guindée à cause d’un invisible carcan: le misérable pâlit, se congestionne; il a le cou pris dans cette chose qui l’exhibe et le supplicie. Est-ce que Siméon n’a pas pitié de ce Picrate qu’il voudrait tuer?... Mais Picrate profite du désarroi de Siméon, s’esquive. Tête baissée, il fait volte-face et tâche, allant vite, de se perdre dans la foule. Alors, Siméon le déteste pour sa lâcheté, le suit et l’interpelle: --Tu veux encore te sauver, canaille?... Picrate essaye de ne pas répondre et continue son chemin, peureux, comme un chat qu’un chien relance et qui cherche un soupirail de cave où s’introduire. Siméon s’apprête à descendre de son siège: une voiture de laitier l’accroche; et puis, avant qu’il eût saisi Picrate au cou pour l’étrangler, ainsi que l’idée en vient à ses doigts, mille incertitudes l’envahiraient!... Cependant il longe le trottoir où Picrate navigue et perd, à trop se hâter, des bribes de son chargement: des cartes postales tombent de son chariot; de bonnes âmes les ramassent, les rapportent; Picrate les refuse et se dépêche. Il se fait un attroupement, qui voit Siméon d’un mauvais œil. Siméon remonte la rue à contresens: des cochers l’injurient. Malin, Picrate a guigné une porte des Tuileries: il s’y enfourne, il est sauvé. Les badauds applaudissent au stratagème et narguent Siméon, qui regarde ces gens et qui se tait. * * * * * Ensuite, ayant repris la file, chargé des clients et dispersé de rue en rue l’irritation mesquine qui se mêlait à sa grande colère, Siméon discerna le ridicule lamentable de la scène. Il s’accusa de rancune médiocre et de faiblesse: car enfin, s’il tenait à châtier Picrate, qu’il le tuât, oui! mais courir après ce cul-de-jatte, ameuter les badauds autour d’une dispute imbécile, autant valait abandonner le drôle à son remords et n’y plus penser. Seulement, le drôle était-il en proie au remords? Ah! qu’importait à Siméon? Pourtant, il avait beau se dire qu’un tel détail, dans l’immensité de sa tristesse, ne comptait pas, il ne pouvait le négliger; la question, taquine, le gêna: Picrate souffrait-il?... Siméon voulut que Picrate souffrît, et il se félicita de l’avoir torturé quelques minutes. Il revit les traits convulsés de l’assassin: oui, Picrate, pendant ces minutes, expiait! Le remords, le remords,--était-ce le remords? La peur, oui!... Picrate eut peur. La panique seule le mit en déroute, quand il s’enfuit et s’esquiva. Il redouta que Siméon ne le fît arrêter. Voilà tout: il avait peur! Cela suffisait-il? Souffrait-il assez de cette peur qui le harcelait, le giflait et le secouait? Siméon se le demanda; il apprécia le cas, évalua le crime, observa les circonstances et puis, sans décider rien, s’étonna de ce rôle de justicier qu’il assumait. «Il faut que je me venge,--pensa-t-il,--sans faire semblant d’être impartial; ou bien que je renonce à me venger ...» Et il s’efforça de ne songer plus à Picrate. Il méprisa cette fureur qui l’excitait hors de l’asile en deuil où il avait souci d’enclore sa pensée. Mais le souvenir de Picrate tenait bon; Siméon ne sut le chasser. Et il fallut, le soir, que Siméon cherchât Picrate, tant devenait impérieux le désir de le tourmenter. Il le guetta sur les huit heures, comme jadis, et il le vit qui rentrait se coucher, probablement ... Il se précipita vers lui: --Ah! te voilà!--lui cria-t-il. La tête de Picrate se leva vers Siméon, d’un mouvement brusque et tel que si elle allait tomber en arrière, le cou rompu. Dans les yeux de Picrate, Siméon put apercevoir une épouvante folle de bête traquée, éperdue. Il en éprouva soudain la contagion; et il trembla lui-même en continuant la kyrielle des insultes et des menaces que sa colère proférait: --Canaille! assassin! tu n’es pas encore en prison? Je vais t’y conduire, moi, misérable!... Il en dit très long. Mais, à mesure qu’il parlait, sa voix était moins exaltée. Il lui parut bientôt qu’il prononçait des mots de mélodrame et dont le sens lui échappait. Il balbutia. Picrate prit alors le dessus, habilement. --Si tu veux que nous discutions,--dit-il,--viens chez moi, plutôt que de faire du scandale dehors. Il voyait irrésolu l’adversaire. En possession de toute son énergie, il commandait. --Viens! Et il se mit en branle, résolument. Il avançait et ne s’occupait pas de savoir si l’autre le suivait. Siméon, d’abord, hésita. Il refusait d’obéir à Picrate et, pour marquer sa révolte, ne trouvait rien que rester coi, stupide. Et puis, il crut que Picrate se sauvait: il eut vite fait de le rattraper. Mais Picrate répétait: --Viens! Il le suivit docilement. Quand ils furent entrés dans la chambre de Picrate, la porte fermée, Siméon s’effraya des quatre murs de ce taudis, qui l’emprisonnaient seul à seul avec le meurtrier de Marie Galande ... Pourquoi n’étranglait-il pas ce meurtrier? Ses doigts, derrière son dos, en firent le geste machinal ... Dans l’obscurité, Picrate se traînait à la recherche de sa lampe. Il l’alluma. Le décor qui s’éclairait évoqua pour Siméon la scène de ce dernier jour qu’il était venu là, Picrate le chassant avec des cris de haine; il l’entendit encore qui hurlait: «Va-t’en, ou bien je te tuerai!» En lui-même, il ripostait: «Je te tuerai, je te tuerai ... Lequel tuera l’autre?...» Des phrases enragées sonnaient dans son esprit ... L’un tuera l’autre: lequel! Siméon ne décidait pas lequel; mais l’un des deux, cela sans aucun doute! L’idée du meurtre l’envahissait. «Va-t’en, va-t’en, ou bien je te tuerai!...» Oui; et Picrate, bêtement, avait tué Marie Galande. Erreur, erreur! il avait tué Marie Galande au lieu de lui, Siméon, qu’il devait tuer ... «Va-t’en, ou bien je te tuerai!» Cette phrase, tout à coup, prit une signification nouvelle. Siméon s’aperçut qu’il avait eu le choix: partir ou être tué, et qu’il était parti; or, s’il avait choisi d’être tué, Picrate ne tuait pas Marie Galande. Marie Galande vivrait!... Et Siméon s’émerveilla de l’hypothèse; mais il souffrit amèrement d’avoir été mêlé aux combinaisons louches du Destin, et sa pensée s’agenouilla devant le souvenir de Marie Galande pour lui demander pardon. Cependant Picrate achevait ses préparatifs. --Eh bien!--dit-il à Siméon,--parle, à présent. Cette voix brève et rude rappela Siméon de très loin. Certes, il devait parler, puisqu’il n’était pas venu pour autre chose. Seulement, il ne sut que dire, une seconde, tant il y avait en lui de trouble et de confusion. Mais il lança, presque au hasard: --Pourquoi l’as-tu tuée? --Qui ai-je tué?--répliqua Picrate. C’était trop de cynisme; Picrate abusait. Siméon s’approcha de lui, se pencha vers lui, le regarda aux yeux fixement et lui cria de toutes ses forces: --Marie Galande!... Marie Galande!... Tu as tué Marie Galande. Voilà qui tu as tué! Marie Galande!... Picrate se secoua, se débattit comme s’il luttait contre des bras puissants. Mais Siméon négligeait de le toucher. Simplement, la volonté farouche de Siméon le ligotait; il répondit: --Laisse-moi. Tu es fou! Mais Siméon, plus impérieux encore, affirma. --Je te dis que tu as tué Marie Galande. Tu m’entends bien? Marie Galande!... Je t’ai vu. Picrate se mit à dodeliner de la tête, ridiculement. Ses yeux se fermaient à demi. Son insolence l’abandonnait; et il fut lamentable bientôt, comme une chiffe que le vent maltraite. Il atteignit une bouteille de rhum, un petit verre et puis, par habitude, un autre; il les emplit et, pour se ragaillardir, vida l’un d’eux. Il s’efforça de nier encore; seulement, il n’avait pas d’énergie et il articulait à peine cette pauvre jérémiade: --Non, non ... tu te trompes. Ce n’est pas moi. Je t’assure que ce n’est pas moi. Pourquoi aurais-je fait cela? C’est fou, c’est absurde. Siméon, je t’assure, je te garantis ... Ce mensonge imbécile ne put qu’exciter encore la colère de Siméon qui vociféra: --Tu l’as tuée, tu l’as tuée; je te répète que tu l’as tuée! Et, à mesure que s’affaiblissait la voix de Picrate, Siméon criait davantage. Ce fut une grande clameur accusatrice qui étouffait la plainte de Picrate et, par la chambre, soufflait comme un cyclone. Picrate, là-dessous, tremblait ainsi qu’une frêle feuille et oscillait ainsi qu’un arbuste noueux quand ses racines sont à bout de résistance. --Tu es un menteur! Tu as tué Marie Galande!... Picrate redouta que les voisins n’entendissent l’effroyable parole. De ses deux mains il battit l’air en signe d’imposer silence, et, de sa voix un peu ressuscitée, il gémit: --Tais-toi! tais-toi! Je te supplie de te taire ... On va t’entendre: c’est comme si tu me livrais. Tais-toi! Mais Siméon ne voulait pas se taire, et son exaspération redoublait. Alors Picrate le saisit par les pans de sa jaquette, le tira vers lui, le fit chavirer et le maintint sur le sol, rudement. Siméon se tut et, sans violence, dit: --Lâche-moi. Picrate sembla déconcerté, ouvrit les doigts, permit que Siméon se relevât. Et puis il affecta d’être généreux: --Maintenant, tu es libre. Va! Pourquoi n’es-tu pas déjà parti? Et il se donnait un air de désinvolture, refaisant le nœud de sa cravate, veillant à la symétrie des boucles et les tapotant. Siméon l’examinait avec mépris et ne bougeait pas. Cette immobilité de Siméon gêna Picrate. Picrate ne savait que faire. Quand il eut épuisé la série des menues occupations que sa toilette lui pouvait offrir, il lampa un petit verre encore. Siméon l’imita, machinalement: il se baissa et but, deux fois. Quelques secondes de silence s’écoulèrent. Picrate boutonnait sa veste et la déboutonnait, arrangeait ses cheveux, se frisait les moustaches; finalement, il se trouva désœuvré. Sa nervosité, d’instant en instant, augmentait, et des tics bizarres contractaient les muscles de son visage, lançaient à droite et à gauche ses mains. Il cherchait une contenance, en hâte, et ne savait à quoi s’employer. Comme Siméon l’examinait sans relâche, il ronchonna: --Et puis, reste si tu veux; tu ne me contraries pas. Alors, il prit le tas de ses cartes postales et fit semblant de les ranger. Il les brouillait plutôt et, d’ailleurs, n’avait d’autre souci que de paraître attentif à sa besogne. Sur un feuillet de papier qu’il tira de sa poche et qu’avec sa paume il repassa d’abord, il inscrivit au crayon des chiffres. Il comptait ses collections et se livrait à des calculs inutiles que l’on eût dit fort mal commodes, à en juger par l’opiniâtre froncement de ses muscles sourciliers. De temps en temps, il levait la tête, pour réfléchir, combiner des nombres. La pointe du crayon sur la langue, il jetait un furtif coup d’œil à Siméon, haussait les épaules et revenait à ses écritures. Siméon, debout, suivait la pauvre comédie de Picrate sans que rien, dans son attitude ou son visage, révélât les impressions qu’il en recevait. Cette impassibilité singulière bientôt troubla Picrate plus que nuls reproches et invectives ne l’eussent fait. Il s’impatienta et laissa deviner qu’il se fâchait. Son irritation faillit éclater lorsqu’une fois, ayant voulu soutenir le regard de Siméon et lutter avec lui d’obstination forte, il dut y renoncer. Il tressaillit de colère. Mais, peu à peu, cette présence du guetteur ennemi le fascinait. L’embarras, le sentiment d’être gauche devint une insupportable souffrance qui paralysait les doigts du malheureux, lui tordait la bouche, lui serrait la gorge et, dans ses yeux, faisait danser de grandes lueurs éblouissantes, dans son cerveau de folles idées. Sa volonté s’en allait et ses idées n’étaient plus nettes ni distinctes. L’épouvante d’un vide absurde le réduisait au minimum de conscience: à peine subsistait-il de son individualité un reste misérable et douloureux, qui menaçait de se dissoudre et palpitait et durement agonisait. Siméon n’avait pas prémédité le supplice qu’il infligeait à Picrate. Ce n’était pas un châtiment qu’il eût choisi pour le drôle. Mais il l’épiait par curiosité, par bravade et machinalement. Un instant, il se demanda ce qu’il faisait dans cette chambre, en compagnie de ce meurtrier ... Il crut partir et demeura. Il n’apercevait pas tout le martyre de Picrate. Cependant il le voyait moins cynique, moins armé de mensonge et qui renonçait à ses viles fanfaronnades. Ainsi, malgré la rancune, il ne le détestait plus autant. Ils eurent tous les deux la gorge sèche, burent encore; et, peu à peu, l’alcool agissait sur leurs esprits. A mesure que se détraquait l’énergie de Picrate, la haine de Siméon s’atténuait; et, tandis que Picrate tombait à n’être que panique et vertige, Siméon, vaguement, inclinait à quelque pitié. Picrate, soudain, fut à bout de résistance. Il poussa un cri lamentable, un gémissement puéril et forcené. Ses mains fébriles balayèrent, sur la chaise qui lui servait de bureau, les cartes postales et le carnet et le crayon: tout cela, dispersé violemment, s’éparpilla sur le plancher. Il plia son coude, y appuya son front; et, parmi des sanglots, on l’entendit implorer: --Pardon! pardon! je ne l’ai pas fait exprès!... Siméon se demanda si Picrate ne lui jouait pas une nouvelle comédie. Certes sa mimique n’était pas feinte; il se tortillait affreusement. Son front sur son coude et son bassin dans son chariot, seuls, étaient fixes; entre ces deux extrémités, le corps se démenait avec des spasmes furieux. Mais Picrate allait ressassant: --Je ne l’ai pas fait exprès ... pas fait exprès ... Siméon l’interrompit: --Tais-toi! tu mens: tu étais là, comme par hasard, à guetter. Tu as visé, pour la tuer; tu l’as tuée. Picrate, sans tourner la tête, larmoyant toujours, nia: --Non, non, non, non, non! Sa voix rageuse se perdait à demi dans l’étoffe de sa manche; mais il scandait sa négation de sursauts brefs de tout son corps. --Ne mens pas! ne mens pas!--commanda Siméon.--Explique-toi, je le veux! Son ordre était catégorique au point que Picrate dut obéir. Il se dressa, lentement, et ses yeux noyés de larmes parurent offusqués par la lumière. Sa bouche contractée prononçait mal; il geignit plutôt qu’il ne dit: --Ce n’est pas elle que je voulais tuer ... --Qui donc? --Toi!... Oui, c’est toi que je voulais tuer ... Siméon fut déconcerté par cette excuse inattendue. Il sentit une étrange émotion le gagner, à laquelle se mêlait, sans qu’il comprît pourquoi, de la douceur ... Dans sa tête, les idées vacillaient ... Il s’attendrit ... Picrate, avec inquiétude, épiait sur le visage de Siméon l’effet de ses paroles; et il croyait déjà triompher lorsque Siméon se ravisa: --Ce n’est pas vrai: tu mens encore! --Je te défends de m’insulter!--essaya Picrate. --Tu n’as pas voulu me tuer, mais Marie Galande!--répliqua Siméon. (Il insistait sur chaque syllabe et détaillait avec vigueur son réquisitoire.)--Tu l’as tuée par jalousie, voilà tout. Oui, par dépit plutôt que par amour. --Si, je l’aimais!--hurla Picrate.--Je l’aimais, je l’aimais! Tu n’as pas le droit de dire que je ne l’aimais pas!... Siméon s’étonna de cette véhémence passionnée. Il réfléchit et, d’une voix plus indulgente, reprit: --Oui, tu l’aimais. Je veux bien: mettons que tu l’aimais. C’est un mot vague et dont tu peux, comme les autres, te servir ... Seulement, tu l’aimais à ta façon, qui est celle-ci. Tu as le tempérament et le caractère et la fatuité de ce qu’on appelle homme à femmes, oui, oui! et tu es dépourvu de jambes. Alors, tu t’exaspères. Tu as commis un crime, faute de posséder tous les moyens de séduction dont a besoin l’homme à femmes, pour l’exercice de ses appétits. Va, tu es ridicule surtout! Picrate se révoltait de l’outrage. Il voulut répondre. Siméon ne le lui permit pas: --Ah! joli cœur!... Mais laisse-moi ce fatras d’orgueil imbécile. Comme ça, je te plaindrai. Ils se turent tous deux. Dans le silence, Picrate, obéissant malgré lui, se dépouillait de son orgueil. L’idée que Siméon le plaindrait lui était infiniment chère. A ce dernier espoir de compassion promise il s’accrochait avec assurance ... Il vint à Siméon et lui tendit la main, disant: --Siméon, plains-moi et pardonne-moi. Siméon le vit simple désormais, et véridique: il accepta cette main meurtrière. --Siméon,--continuait Picrate,--puisque tu devines et comprends, toi, tu peux me plaindre et me pardonner. Si tu me méprises, ce n’est rien ... Méprise-moi; mais sans me haïr ... Je te supplie d’avoir pitié de moi, à cause de toute ma douleur, qui est immense, qui date de longtemps et qui, au jour le jour, m’a rendu vil comme je suis. Siméon répondit à Picrate: --Qu’as-tu à faire de mon pardon?... Mais, s’il te faut que je te plaigne, oui, je te plains autant qu’homme qui vive. Avec un peu d’horreur et de dégoût; mais je te plains! * * * * * ...Les heures passaient; l’affreuse nuit s’écoulait, vive et lente, inégale d’allure, et tantôt frénétique et tantôt morne, mais, en chacune de ses minutes, nécessaire. De puissants mouvements la soulevaient; telle se gonfle quelquefois la lourde masse de la mer, et puis elle retombe: sa torpeur apparente couvre de terribles remous. Siméon s’était assis au pied du lit de Picrate:--un matelas sur le plancher. Picrate s’appuyait le dos contre le mur. Et ils étaient là, tous les deux, face à face, dans le désordre de cette chambre, dans le désastre de leurs existences. Picrate ne songeait plus à chasser loin de lui Siméon; et Siméon ne songeait pas à fuir Picrate. Non qu’ils eussent, à se trouver ensemble, aucun plaisir, même cruel, aucun espoir d’allègement, d’oubli, d’accoutumance. Leur volonté n’était pour rien ici: seule, la destinée les immobilisait, les confrontait; et ils devaient subir jusqu’au bout cette exigence de la destinée. A quelles fins? Ils ne le savaient ni ne cherchaient à le savoir ... --Siméon,--dit Picrate,--puisque je l’aimais, pourquoi l’ai-je tuée?... Il attendait une réponse. Mais Siméon se tut. Cette parole tomba dans le silence où ils étaient, comme une pierre dans une eau profonde; le silence en fut strié de frémissantes ondes qui s’espacèrent, s’élargirent, et enfin moururent. --Siméon,--reprit Picrate,--je l’aimais trop pour ne pas la tuer!... Et, dans le silence encore ému de ses lamentations stridentes, il jeta ces cris, coup sur coup: --Voilà pourquoi je l’ai tuée: je l’aimais trop!... Et puis: --Ah! Siméon! dis-moi pourquoi on tue parce qu’on aime! Et puis: --Pourquoi la haine et l’amour ont-ils pareil effet? Siméon s’obstinait à ne pas répondre, comme si Picrate ne parlait pas à lui, et seulement proférait, en clameurs farouches, sa désolation. Ainsi éclate en vacarmes vains l’ardeur des nuits d’orage, appels perdus et qui ne font que propager au loin leur frénésie. Mais Picrate continuait: --Après que je l’eus tuée, après que je sus qu’elle était morte, j’éprouvai, Siméon, une sorte de joie telle qu’en donne la certitude de posséder une femme ... Ah! quelle femme!... Désirée, convoitée et qui se refusait ... Une sorte de joie voluptueuse et orgueilleuse, comme d’un triomphe des sens, où l’on engage tout son être et qui paraissait impossible!... Tourments, rages cruelles; et puis l’indéfectible certitude! Siméon dit: --C’est cela: c’est cela justement. Il y a dans la mort une certitude; tout l’attrait de la mort est là!... Une bizarre certitude,--rudimentaire, en somme: la simple négation des hasards que la vie comporte. Enfantillage, mais si spontané, si naturel et analogue au reste des gamineries humaines! La vie a mille et mille inconvénients: on la supprime, c’est le plus commode remède. Il vous vient à l’idée tout de suite; on n’a pas à se tracasser la cervelle pour le trouver. Les bambins qui cassent leurs joujoux l’ont inventé. Gribouille aussi ... Ah! Gribouille, Gribouille, l’essentiel Gribouille!... »Voici deux beaux amants. Ah! comme ils s’aiment et quelles parfaites délices ils goûtent à communier d’âme et de corps! L’ivresse merveilleuse de leurs pâmoisons les gagne et les exalte et les éveille à de nouveaux désirs. Chose fragile, leur amour! Il y a les malignités du sort, les aléas du lendemain; il y a surtout cette faiblesse lamentable de nos cœurs,--nos cœurs inconstants et pusillanimes qui sont vite au bout de leurs voluptés ... Les beaux amants ne veulent pas que leur ferveur décline, et, quand ils ont atteint la félicité suprême, ils ne rêvent que de n’en point déchoir. Faute d’oser prétendre à des joies plus magnifiques encore, ils ne réclament que d’éterniser cette minute glorieuse. »Éterniser, éterniser,--et la minute passe. Éterniser quelque chose d’humain! C’est le paradoxal souhait des beaux amants. Rien ne m’est plus, si la minute passe. Plus ne m’est rien, si passe la minute!... Romance, aubade, sérénade. »Oui, oui, la courtoisie des troubadours. Et mieux: l’instinct profond de l’être. L’extase d’amour est momentanée; plaisir d’amour ne dure qu’un instant. Mais il s’agit bien d’autre chose: la perpétuation de l’espèce, comme disent ces darwiniens; disons: la prolongation de l’individu par delà le temps et le temps. »Veuille, Picrate, ne pas outre mesure t’étonner de l’importance qu’ont, en chaque individu, les velléités amoureuses. A cet agrément des courtes minutes, que ne sacrifie-t-on? Certes, certes!... Admets seulement l’hérédité, qui est un fait assez plausible. Comment n’hériterions-nous point de nos pères cette inclination vers l’acte d’amour, duquel nous sommes nés? »Volupté brève et projet de durer! C’est l’irrémédiable antinomie de l’amour ... Voilà pourquoi les beaux amants s’acharnent à ne pas laisser défaillir la minute. »Alors, ils vérifient bientôt qu’il n’y a pas contre la déchéance de la minute d’autre recours que dans la mort. La plupart, il est vrai, y renoncent. Mais tous en ont l’idée, s’ils aiment bien; et certains, enlacés étroitement, se tuent plutôt que d’être par la vie désenlacés. Ils disent qu’ils ne veulent pas survivre à leur félicité; ils disent qu’ils ne veulent pas exposer au péril des lendemains leur bel amour; ils disent qu’ils veulent éterniser la minute, l’éterniser dans la mort, qui est seule éternelle et seule intangible au temps ... Crédules au lyrisme de leur émoi, Picrate, ils se tuent: voilà! »Pauvres petits!... Gribouille, pour eviter l’averse, s’est trempé dans l’eau jusqu’aux cheveux. Les beaux amants, pour éviter une diminution de leur extase, se plongent dans le néant. Le néant? Du moins, ils se privent de ceci, de cela, qui était la vie,--la vie vaille que vaille! »Le meurtre et l’amour vont ensemble. Ils travaillent ensemble. Le meurtre de soi, le meurtre de l’autre, ou le meurtre de tous les deux: nuances, nuances; mais le meurtre! »On a figuré l’amour avec un arc et des flèches. Interprétation gentille du symbole: c’est la douce blessure que les yeux de la belle font au cœur du galant. Un arc et des flèches pour tuer, oui! Ces armes sont aujourd’hui surannées: donnons au symbole d’amour un couteau de boucher, un revolver. »Les beaux amants utilisent aussi le poison ... Picrate écoutait Siméon. Il tâcha de conclure. --Mais moi,--fit-il,--je n’étais pas l’amant de Marie Galande. Alors, pourquoi l’ai-je tuée? --Tu étais son amant par le désir, par l’imagination. Tu avais la volonté d’être son amant. Tu étais son amant plus que moi. --Tu étais, en réalité, son amant. --Tais-toi,--gronda Siméon;--ce n’est pas vrai! Mais Picrate continuait, selon de grossières logiques: --Pourquoi n’est-ce pas toi qui l’as tuée, puisque vous vous aimiez tous les deux? Tandis que moi ... Et déjà Picrate, avec sa fatuité complaisante, se déguisait en bel amant, à part soi, quand Siméon, brutal et rieur, lui répondit: --C’est que tu es une brute!... Mais Picrate suivait son idée. Un scrupule lui vint: les beaux amants meurent ensemble: or, il survivait à Marie Galande, lui. --Siméon,--s’écria-t-il,--Siméon, j’aurais peut-être dû mourir? Il dit cela d’une voix si piteuse, malgré l’emphase, que Siméon le trouva ridicule et fut narquois en demandant: --Pourquoi? Pour être un bel amant!... Tu cherches une attitude, Picrate. Oui, tu voudrais bien dénicher quelque stratagème qui pût orner ton personnage un peu. Je le conçois ... Il serait plus simple, pourtant, d’y renoncer ... A ta place, il me semble que je serais cynique, tout bonnement! Mais Picrate se récusait: --Non, non, j’aurais dû mourir, je le sens. --Surtout,--répliqua Siméon,--tu aurais dû, s’il te fallait une victime absolument, te choisir, toi, de préférence. Tu étais le seul bel amant de l’aventure! --Tu te railles de moi,--dit Picrate.--Tu veux encore m’humilier, m’avilir ... --Tu aurais tort d’être orgueilleux! --Je n’ai pas l’intention d’être orgueilleux. Mais enfin, que dois-je faire? Je te demande de me dire ce que je dois faire. Et toi, au lieu de me répondre, au lieu de m’aider, tu n’as d’autre soin que de me tourmenter davantage ... On le dirait ... Moi, cependant, je consentais à t’obéir ... Je t’obéirai, Siméon, si tu veux avoir pitié de moi. J’accepterais tout!... Dans l’état où je suis, il n’y a plus de sacrifice qui me coûte. Je suis abreuvé de douleur. Si tu m’avais conseillé de mourir, je serais mort,--tu l’as vu? Il insista: --Je serais mort! Tu n’avais qu’à l’ordonner. Il poussa un soupir et, sans perdre de temps, ajouta: --Mais je comprends bien qu’il faut vivre! Et Siméon faillit éclater de rire, nerveusement, lorsque Picrate affirma, en secouant la tête: --Il faut vivre, il faut vivre!... Et Picrate, comme éperdu, reprit: --Puisqu’il faut vivre, Siméon, dis-moi comment vivre! C’est trop de sarcasmes: tu peux bien te rendre compte de ma misère. Tu es un sage, toi. Je te conjure de m’indiquer un moyen de vivre,--toi qui as lu les philosophes!... Siméon sursauta. Debout, en face de Picrate, il cria, d’une voix sifflante: --Les philosophes, les philosophes!... Est-ce que nous n’allons pas appeler les philosophes à la rescousse? Il ricanait et gesticulait. Picrate, sous l’âpre moquerie, sentait sa peau se glacer, comme si quelque bise mauvaise le harcelait. Siméon criait: --Les philosophes à la rescousse! On les réclame pour organiser l’existence d’un assassin qui n’a point, à proprement parler, de remords, mais qui trouve des difficultés pourtant à juger confortable l’ici-bas. Holà! ceux d’Élée et d’Athènes,--et y compris les délicats sophistes, eux surtout! habiles à démontrer que le noir est blanc comme le blanc est noir;--ceux d’Alexandrie et ceux de Chaldée, rêveurs et prophètes; ceux d’ailleurs: Abélard et ses camarades; n’oublions pas Scot Erigène; n’oublions pas Roger Bacon, vu qu’il a découvert la poudre, notamment, ni cet autre Bacon de Verulam, qui fut un voleur mais un logicien; ni ce Jérémie Bentham qui inventa le calcul des petits bonheurs; ni ces autres qui composèrent des méthodes pour parvenir à la vie agréable; ni les métaphysiciens allemands!... »Tu es curieux de ces gens, Picrate? Mais, choisis!... »Il y en a pour tous les goûts. En veux-tu de tristes ou de gais? Il y en a qui te conseillent la joie; il y en a qui préconisent le désespoir. Il y en a qui ne savent pas trop. Ces derniers ont l’inconvénient de vous laisser un peu le bec dans l’eau; mais ils ont aussi l’avantage d’une circonspecte prudence. Qu’en dis-tu?... Rien, rien? Tu fais la moue? Je te comprends: tu veux des dogmatiques; ces essayistes qui tergiversent ne sont pas du tout ce qu’il te faut, puisque tu es à la recherche d’une éthique ... »Alors? alors?... Décide-toi! Les tristes ou les gais? Nous avons à ta disposition d’aimables drilles pour te prêcher un bon estomac, la belle humeur et tout ce qui s’ensuit. Ils te démontreront, clair comme le jour, que le monde, mon cher, est pour le mieux. Car Dieu est bon: s’il n’était pas bon, qui le serait? Or, c’est Dieu qui a fait le monde: si ce n’était lui, qui serait-ce? Donc, le monde est une merveille, un excellent Dieu l’ayant fait. Quoi de plus évident?... Écoute bien: tu n’as qu’à te laisser vivre, en ce monde parfait; cède aux velléités de ta nature humaine. Elle t’engage à ne te point chagriner. Ah! couronnons de lierre et de violettes nos cheveux et profitons de ce fumet qu’ont les vieux vins, de cette affabilité qu’ont les femmes. Tout cela en vertu d’un syllogisme avantageux autant que péremptoire! »Mais toi, Picrate, te voici brouillé avec la vie au point que, ces dialectiques, tu les traites légèrement. Je le devine, je le sais. Tu dis: «Avec de la dialectique ingénieuse, que ne prouve-t-on?...» C’est à quoi servent, justement, les dialecticiens. Ils travaillent à installer sur des formules honorables nos prédilections. Que n’utilises-tu ces gens? »Non, non! Tu refuses. Tu boudes à tes plus chers instincts. C’est une crise. Elle passera: ensuite, tu feras comme les amis. Que diable!... Mais, en attendant, tu repousses les complaisances de la méthode déductive. Tu as le souci des réalités,--et foin des théorèmes: Dieu lui-même ne t’est pas une garantie, et tu écartes les prémisses où il figure avec son imperturbable excellence. »Des réalités? Donc, à nous la méthode expérimentale! Un philosophe anglais a écrit: «J’affirme que présentement, et à toute heure du jour,--du jour et de la nuit,--tous les hommes sont absolument heureux!...» »Tu as bien entendu? Tous les hommes! Après cela, n’essaye pas de t’excepter, sous le prétexte vain que tu serais ce spécial Picrate qu’à vrai dire le philosophe anglais n’a point connu. Tu es homme: du moment que tous les hommes sont heureux, tu es heureux. Il n’y a point à chicaner là-dessus. «Tous les hommes sont absolument heureux.» Un philosophe anglais l’a dit; et les Anglais ont l’esprit positif; nul ne l’ignore. S’il l’a dit, c’est qu’il l’a vérifié. »Je ne me souviens plus du nom de cet optimiste. S’il t’intéresse, Picrate, je le chercherai ... Ah! le crâne optimiste!... Il m’a toujours séduit, par sa belle intrépidité. D’autres sont timides et se contentent d’affirmer que le bien, somme toute, l’emporte sur le mal. Nous nous méfions de ces statistiques; et, d’ailleurs, il suffit que l’on réserve à l’infortune un petit coin de la réalité pour qu’aussitôt nous nous y logions. Mais «tous les hommes sont absolument heureux». Va-t’en donc répondre à cela!... Ah! le brave cœur de philosophe! Il en faudrait de tels à tous les carrefours. Ils vous débiteraient leurs doctrines comme du quinquina. C’est réconfortant, c’est tonique, ça vous remonte. On irait, le matin, causer avec eux dix minutes. On ferait avec eux ses dix minutes d’optimisme quotidien comme on fait des haltères ou de la gymnastique suédoise. A quelles _performances_ on arriverait bientôt, Picrate, et quels biceps intellectuels on obtiendrait, quelle santé morale!... »C’est dommage que ces optimistes ne soient pas mieux persuasifs; c’est dommage qu’ils ne récitent que sornettes et propos vains; c’est dommage que l’on ne puisse vanter un peu cette existence, louer un peu cet ici-bas sans dire des bêtises, et voilà tout, qui ne font pas illusion. Grande misère de notre état!... Car toi-même, Picrate, avec ton fort tempérament, tu ne t’y laisses prendre mie ... »Eh bien! voyons les pessimistes. Si les gaillards nous déprisent la vie un peu congrûment, tôpe là! nous aurons du dégoût pour la vie, le cœur léger ... Oui, nous prendrons le deuil de toute joie et trouverons quelque repos dans la certitude de n’être pas dupes. »Ciel morne et tendu de livides nuées, glauques marais où la lumière meurt, tocsin:--c’est le décor!... »Giacomo Leopardi, «sombre amant de la Mort», consacra son génie à démontrer l’infinie vanité de tout. Il mit en vers la doctrine de l’universelle _infelicità_ et prononça de telles paroles de néant, qu’après les avoir lues on est plein d’amertume et d’ennui. Il disait que le monde est un peu de fange. La maladie tourmentait son corps et le déformait; les trente-neuf ans qu’il vécut lui furent un quotidien supplice et son œuvre est un gémissement. Dépourvu de beauté, il n’eut en amour que des déceptions, dont pantelaient son cœur et son orgueil. Sa poésie maudit tout le réel et tout le possible ... Cependant il se laissa vivre et même se soigna pour se prolonger. Dans ses poèmes, s’adressant à soi, il s’écrie: «Désespère donc pour la dernière fois!» Il vivait dans l’attente, comme si les doux Destins lui préparaient peut-être un dédommagement délicieux,--bien qu’il sût et eût établi la nullité d’une telle hypothèse. Mais il n’arrivait point à «désespérer pour la dernière fois» ... Il fallut que la Mort prît les devants, tant se montrait le «sombre amant» peu empressé. »L’année que Giacomo Leopardi allait mourir, le choléra sévit à Naples. Il en fut singulièrement troublé. Peut-être la peur du fléau a-t-elle hâté sa fin plus que ne put le faire sa philosophie ... Il mourut un soir d’été, à l’heure où flambe le soleil bas. Il avait auprès de lui son ami fidèle, Antonio Ranieri, et la sœur de ce jeune homme, Paolina. Quelques instants avant la crise, il projetait des promenades au Vésuve, des parties de campagne, que sais-je!... Et puis, mourant, il dit à Paolina: »--Ouvre la fenêtre, fais que je voie encore la lumière! »Ainsi la doctrine de l’_infelicità_, ni la souffrance perpétuelle de la chair et de l’esprit n’empêchèrent de vivre Giacomo Leopardi. Les derniers mots de son agonie trahissent l’amour et le regret de la lumière!... »Tu me diras qu’il n’était pas un philosophe, mais un poète lyrique. Bon! Voici notre Arthur Schopenhauer: il épilogua sur la quadruple racine du principe de raison suffisante. »C’était un petit homme à favoris, au museau rasé, aux yeux perçants, au nez crochu. Un terrible petit vieux bonhomme! Il disait: «L’essence de tout, c’est la volonté ...» Pourquoi pas? Accordons-lui ça ... Mais prenez garde: volonté, donc désir; et le désir implique un besoin, donc une privation, donc une souffrance. »Conséquemment, si la volonté est l’essence de tout, la souffrance est au fond de tout. C’est cela même. Tocsins, tocsins; sur la vie et sur le reste, malédiction, malédiction! L’Ecclésiaste et Çakya-Mouni!... »A cause de cette volonté, nous allons nous jeter à l’eau. »Mais contre une telle logique Arthur Schopenhauer réagissait, quant à lui. Il avait du goût pour la clarinette, dont il jouait le matin,--tra déri déra!--et pour la bière, dont il buvait des chopes en se régalant de saucisses grillées. Et puis, il trouvait un fameux plaisir à injurier Hegel et ses hegeliens. Certes, il n’en concluait pas moins que la vie est mauvaise, puisque ainsi le voulait sa philosophie. Mais, ayant découvert des divertissements acceptables, provisoirement il vivait et se tenait en belle humeur. »Je te raconterai, Picrate, une histoire. C’était à Londres, il y a quelques années. Imagine du brouillard jaune qui dégage une odeur fade; des pianos mécaniques s’acharnent et mènent à la diable la valse de la volonté forcenée ... Une jeune fille, une quelconque jeune fille, blonde probablement et adonnée au rêve, lut Schopenhauer, par hasard. Ce lui fut une révélation pathétique. Elle connut que la souffrance est en l’âme de tout, est l’âme de tout et geint dans l’être universel. Oui, de par ce raisonnement que je t’ai dit: volonté, désir, besoin, privation, souffrance!... La petite Anglaise en fut ébaubie et désolée. La logique du philosophe l’avait convaincue tout de suite, et si parfaitement que l’idée ne lui vint même pas de demander à d’autres dialecticiens des arguments contraires: elle ignorait que les dialecticiens ont des logiques de rechange à la disposition d’un chacun ... Et Schopenhauer commentait, de la façon la plus poignante, sa théorie abstraite. A chaque page qu’elle tournait, de ses doigts chauds de fièvre, la petite Anglaise avait trouvé une raison nouvelle d’être sûre que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. »Elle en conçut un vif chagrin. »Elle était poète, à ses heures; et le pessimisme se prête excellemment au langage rythmé. Elle composa des poèmes, déchirants et subtils, où elle reprenait pour son compte la pensée schopenhauerienne. Elle la développa et la paraphrasa et l’illustra de métaphores émouvantes. »Quand elle eut assez de poèmes pour en faire un volume, elle choisit un imprimeur et lui confia son manuscrit. Elle en corrigea les épreuves avec un soin vigilant. Elle voulut qu’au frontispice une vignette fût gravée, qui représentait le coin d’une rue londonienne, d’une rue déserte et triste, nue, avec un bec de gaz pour tout ornement. Et ce coin de rue lui plaisait, pour sa grande détresse. »Le matin du jour où parut le recueil de ces mélancoliques poèmes, la petite Anglaise se pendit au bec de gaz qui était le seul ornement de ce coin de rue dont la vignette parait le frontispice du livre. Elle attestait ainsi qu’elle avait pris au sérieux la dialectique de son maître. »Schopenhauer l’eût blâmée. Il jouait, lui, de la clarinette,--tra déri déra!--mangeait des saucisses. Et, pour qu’on ne vint pas l’accuser d’illogisme parce qu’il omettait de se pendre, il organisait un raisonnement préservatif. Il disait: «Comme le blasphème est, en matière religieuse, le plus éclatant hommage que l’on puisse rendre à l’existence de Dieu, le suicide est l’affirmation la plus manifeste du «vouloir vivre»: ah! vous estimez donc la vie grandement, que vous vous pendez pour elle? c’est trop d’honneur que vous lui faites, en vérité; plutôt, laissez-vous vivre, par mépris!...» Et il préludait--tra déri déra!--très gaillardement à sa chanson matinale. »Mais moi, je songe à la petite main de cette jeune fille londonienne qui tournait les pages du livre désespérant ... Au fait, est-ce que j’y songe? Et toi, Picrate, y songes-tu?... Cette jeune fille était mal armée, la pauvrette, pour la vie. Et voilà qu’elle est morte: qu’y pouvons-nous?... Les moralistes composent des systèmes à l’usage de qui les voudra bien employer. Schopenhauer a travaillé pour quelques personnes. Il n’était pas, lui, de ce groupe. Il aimait mieux la clarinette. On n’est point forcé de se fournir chez soi, de manger son fonds. Que diable! Il y a des marchands de vin sobres jusqu’à ne boire que de l’eau. Picrate soupira. Siméon se tut un instant, puis demanda: --Eh bien! que choisis-tu? Les pessimistes ou les optimistes? Décide-toi. C’est une affaire de goût. Le goût, vois-tu, Picrate, le goût! Il faut avoir du goût, premièrement: on appelle bon goût le goût que l’on a. Mais tu hésites. »Ah! je devine, je devine. Tu n’es pas un esprit léger, frivole. Tu as été positiviste, en ta jeunesse. Et il en résulte que tu ne sais pas te décider au hasard ... Pauvre Picrate, qui as écarté de ton entendement le hasard! Que tu es dépourvu de fantaisie, Picrate!... Je te dis, avec bonne grâce: «Choisis, Picrate!...» Et toi, tu ne sais pas choisir. Tu réclames des motifs, hé! hé!... »Nous recourrons à la métaphysique; s’il te plaît. Les métaphysiciens ont énoncé des choses et des choses, concernant la raison dernière de tout ... Ils sont menteurs, par exemple!... »Oh! menteurs, c’est un bien gros mot. Disons qu’ils ont le sentiment de leurs responsabilités sociales. »Ils vous démolissent, autour d’eux, un peu tout,--le reste aussi. Ils vous invitent à douter des opinions universelles. Ils vous démontrent, clair comme le jour, que l’on n’a dit que des bêtises, avant eux; ils vous démontrent encore que c’est la faute de l’humaine raison, laquelle est un instrument pitoyable. Voici des ruines et des ruines: ces messieurs ont passé par là. »Une grande plaine ... Imagine, Picrate, une grande plaine, qui va jusqu’à l’horizon. Il y avait là des tours splendides, fières de leur isolement ... Dégringolées! De méconnaissables pierres. A peine, en les étudiant, te sera-t-il possible d’apercevoir que ces décombres-ci proviennent du spiritualisme, ceux-là du matérialisme et ceux-là du panthéisme ... Ah! c’est ici que Spinoza demeurait?... Et là Leibnitz?... Mais il fait un froid de chien, dans cette plaine que n’abrite absolument rien. Le vent siffle et le soir tombe. Où coucherons-nous?... »Le bon philosophe qui t’accompagne ne veut pas que tu t’enrhumes. Il a soin de tes poumons et de tes muqueuses nasales. Et toi, tu geins; toi, tu as peur et tu relèves ton collet. »Vite, vite, avec les vieux plâtras, le bon philosophe va te rebâtir une maisonnette. Il prend des moellons par-ci, des briques par-là, des poutres ailleurs. Il se dépêche, à cause de ce vent! Il a pitié de toi ... Là: entrez; couchez-vous!... Il te borde dans ton lit; pour t’endormir, il te raconte des dialectiques assommantes. Tu n’as point eu froid, pendant qu’après avoir démoli le philosophe rebâtissait? Il t’apporte un chaud lait de poule. »Tu es logé!... Tu n’es pas logé magnifiquement. Que veux-tu? Ça vaut toujours mieux que de coucher dehors. Remercie le bon philosophe qui t’héberge comme il peut. »Ah! Picrate, Picrate, si les philosophes perdaient, un jour, le sentiment de leurs responsabilités sociales, qu’est-ce que deviendraient leurs clients? Si les philosophes n’avaient cure, au monde, que de dire la vérité, qu’est-ce qu’ils diraient? Ils ne diraient rien que de négatif. A quel néant n’arriveraient-ils pas? Un seul d’entre eux suffirait à tout détruire. »Mais on les a jadis dressés. Ils savent ce qu’il leur en coûterait d’être véridiques imprudemment. Jadis, on a fait des exemples. On vous brûlait, emprisonnait, torturait ces penseurs libres, libertins, abstracteurs de quintessence, gens capables de découvrir,--par mégarde, qui sait?--des parcelles de vérité mal consolante. Des parcelles ou, comme disent les chimistes, des «traces». Il n’en faut pas beaucoup pour que saute la machine considérable et tant fragile de notre petit bonheur. On les a dressés! Et ils mentent;--ils mentent, avec toute la circonspection désirable. »Le souvenir de Galilée eut, Picrate, plus d’influence sur la philosophie de Descartes que la pure et simple logique. »Quand on cessa de brûler sur des fagots les métaphysiciens, ils étaient sages, ils avaient pris de bonnes habitudes. »Emmanuel Kant, bourgeois de Kœnigsberg, a composé une _Critique de la Raison pure_ qui ne dénigre pas seulement les dires de tous les autres philosophes, mais encore dénigre par avance tout ce qu’un philosophe pourra jamais aventurer; bref, il établit, péremptoirement, que la raison n’est bonne à rien. Ensuite, au nom d’une certaine «raison pratique», il affirma tout ce qu’il avait nié, ah! mais, catégoriquement. Il l’affirma, comme cela, sans preuves, sans prétextes, et démontra qu’il y aurait crime et, mieux, contradiction--crime devant la logique!--à le vouloir démontrer un peu. A grands coups de truelle, il restaura, réédifia la bicoque qu’il avait détruite. Logez-vous là. Le veilleur de nuit passe, ululant sa complainte: «Gens de la bicoque, dormez,--tout est calme!...» »Pour achever cette _Critique de la Raison pratique_,--laquelle, d’ailleurs, n’est pas du tout une critique, mais un travail de maçon qu’on presse,--il fallait à Emmanuel Kant quelque temps. Intervalle très dangereux, si le lecteur du précédent volume en adopte les conclusions sans deviner qu’on les modifiera bientôt du tout au tout. Emmanuel Kant en eut le frisson. Et c’est pourquoi il adjoignit à la redoutable _Critique de la Raison pure_ un chapitre où, d’avance, il annonce, il résume la réconfortante _Raison pratique_. »Il le fallait. Que diable! il le fallait!... Emmanuel Kant s’effraya pour son lecteur. Et même il s’effraya pour lui-même. Tel qu’on le connaît, on se figure mal ce bourgeois de Kœnigsberg signataire, pendant plusieurs mois, d’une œuvre subversive. Il en fût tombé malade. C’était un homme méthodique. En redingote brune et gilet jaune, il sortait quotidiennement à cinq heures du soir, tapant; les autres bourgeois de Kœnigsberg, quand ils le voyaient passer, mettaient leur montre à l’heure. Il n’aimait pas le changement. A la veste d’un jeune homme qui lui faisait de fréquentes visites, un bouton manquait. Emmanuel Kant s’était accoutumé à cette boutonnière oisive. Et il causait avec le jeune homme très volontiers. Or, un jour, le jeune homme fit recoudre le bouton qui manquait à sa veste. Emmanuel Kant, lorsqu’il le revit, s’aperçut de cette nouveauté: il en fut troublé, déconcerté, bafouilla. Il n’était pas un homme de changement; ses manies, je les considère comme un hommage qu’il rendait à ses idées conservatrices. Et je pense qu’il détestait la _Critique de la Raison pure_; il l’avait écrite malgré lui, sous l’empire de son génie, et tout de suite il la biffa. »Tiens-tu à Dieu, Picrate?... Autrefois, je le sais, non, tu n’y tenais point. Mais aujourd’hui, dans le grand marasme où tu es, il se pourrait que tu y revinsses: on a vu cela. Consulte sur Dieu les philosophes. Ils vous le disloquent facilement. Sacrilège!... Oh! ne criez pas! Ils appellent Dieu autre chose? ils prêtent ce nom flatteur à des syllogismes, au total des possibilités, à la somme des réalités, à n’importe quoi,--même à rien: oui, à rien, mais à rien superbifié. Hop! et le tour est joué. Qu’est-ce que vous avez à vous plaindre qu’on vous a défait votre Dieu?... Dieu? Le voilà. Sans barbe, à vrai dire: spiritualisé!... méconnaissable! »Les bons philosophes! moi, j’admire leurs façons respectueuses. Ils casseraient tout, s’ils le voulaient ... Ils le voudraient, si l’on n’avait eu soin de brûler leurs prédécesseurs. »Un beau jour, il sembla que la morale chancelait sur ses bases. La morale théorique, s’entend: car, pour la vie quotidienne, il y a les codes et les gendarmes. Elle ne chancelait pas seulement sur ses bases; mais on ne lui trouvait plus de bases. Quelle aventure!... Une base, une base au moins, pour la morale, s’il vous plaît! On cherche de tous les côtés: rien! Rien: au ciel, Dieu n’est plus qu’un syllogisme anodin; sur terre, les gouvernements ont reçu des crocs-en-jambes; dans l’homme,--eh! bien, dans l’homme, on remarque de l’égoïsme. Hélas! oui, de l’égoïsme évident: et le reste est bien aléatoire. L’égoïsme, lui, ne l’est pas. C’est juste le contraire de la morale! Qu’importe? La morale sera fondée sur l’égoïsme, puisque l’égoïsme seul est solide. Seulement,--disent les philosophes, et les voici qui s’emploient de tout cœur à exposer cela,--seulement ayez la complaisance d’observer que l’égoïsme «bien entendu» consiste à beaucoup aimer le prochain: sans quoi le prochain ne vous aimera pas, et le prochain vous est indispensable.--Je ferai semblant de l’aimer!--Point! Car il n’est de comédie si réussie que la ficelle ne s’aperçoive: aimez votre prochain réellement, et ... dans votre intérêt, mais aimez-le! »Cette fois encore, le tour est joué. Picrate, c’est tout le système de ces Anglais que l’on appelle philosophes utilitaristes. * * * * * Picrate, pendant que parlait Siméon, crut voir que sa lampe baissait. Il s’approcha, vérifia que le pétrole était épuisé. Il la voulut remplir et d’abord l’éteignit. Par la fenêtre, le petit jour insidieux apparut. Les carreaux blêmirent et la désolation de l’aube naissante se devina. Siméon dit: --Et nous avons encore Nietzsche. A ta place, je m’établirais _Uebermensch_!... Il se tut. Picrate, qui s’apprêtait à la tâche facile de mettre du pétrole dans sa lampe et de la rallumer, regarda le triste et pauvre éveil de l’aube et sentit le froid l’envahir. Ses doigts tremblaient ... Entre les buées nocturnes, un ciel verdâtre avait honte de naître. Siméon reprit: --Les Grecs de Périclès ont fait boire la ciguë à Socrate, qui n’était pas bien dangereux, quant à lui. Mais il y avait alors, par la Grèce, un tas de philosophes interlopes. Ils allaient de ville en ville, discourant avec ingéniosité. Ils s’étaient pourvus, en Asie Mineure et partout, dans les écoles ioniennes, éléates et autres, des plus spécieuses doctrines, et ils les répandaient avec leur éloquence de conférenciers agréables. Les Grecs de Périclès reconnurent le danger que les dieux couraient, leurs dieux et leur éthique et leurs traditions. Ils prirent, au hasard, ce philosophe de Socrate, curieux bonhomme, et le collèrent en prison, pour faire un exemple. C’est à peu près ainsi, plus tard, que les Juifs clouèrent au gibet Jésus, révolutionnaire ingénu. Socrate, quand il eut avalé le poison, ne se plaignit pas. Tandis que le froid mortel gagnait ses jambes, il parlait encore d’un Dieu singulier, peu conforme aux dieux de l’Olympe. Un petit nombre de disciples l’écoutaient: il pouvait raconter ce que bon lui semblait, ainsi à huis clos. Athènes, cependant, célébrait les dieux anciens et agissait au gré des méthodes ancestrales. »Les philosophes se le tinrent pour dit. Picrate avait rallumé sa lampe. Siméon criait: --Je te défie de me citer un philosophe, digne du nom de philosophe, dont le système, dégagé des indispensables mensonges, ne soit une bible de néant. C’est au néant qu’ils aboutissent tous. Au néant!... Tu réclames une certitude, Picrate! En voici une; seulement, aie la discrétion de n’en point demander une autre. La voici, cette seule certitude:--deux et deux font quatre. »Qu’elle est pathétique, dans son désert universel!... Oh! je la veux attentivement protéger. Si, par malheur, elle s’éteignait, on ne posséderait plus, ici-bas, de certitude aucune. »Qu’elle est pathétique ... et bête comme tout!... Deux et deux font quatre,--mon Dieu oui: puisque j’appelle quatre deux et deux. »Deux quoi? N’insistons pas. Deux. »Disons plutôt: A est A. Picrate, salue ici le principe d’identité. Je te le présente: c’est lui. D’ailleurs, il n’y a rien à en tirer. Il est stérile absolument. Ni toi ni moi ni personne ne le persuaderait de faire des petits. Il n’a point les idées à ça. »Et puis? C’est tout! A est A. Si seulement A n’était point A, nous verrions un peu ... Mais A est A. Regarde bien cet «A est A»: tu contemples la somme des certitudes. * * * * * Picrate se lamentait comme un petit enfant qui a trop mal à ses gencives. Il gémit: --Siméon, je n’ai rien à faire de cet «A est A». Siméon, tu es terrible et méchant. Tu n’as pas eu pitié de moi. Tu me laisses dans ce néant!... Il sanglotait et le geste de ses bras désignait vaguement l’infinité vide. Il continua sa plainte: --Tu as tout dévasté ... en moi ... et hors de moi ... Je veux mourir, à présent; je ne veux plus que mourir ... A peine eut-il prononcé ces mots de désespoir balbutiant, qu’il y devint attentif. D’une voix nette il ajouta: --Si je mourais?... Siméon restait silencieux. --Si je mourais?--reprit Picrate.--Ah! parle-moi, parle-moi. Il ne t’est plus permis d’éluder cette question suprême que je te pose. C’est toi qui m’as amené là. Parle! Il fut impérieux. Siméon, brusque, répondit: --Meurs, s’il te convient de mourir. --Eh! bien! je mourrai!--dit Picrate. Une minute s’écoula sans que l’un ni l’autre fit un mouvement. Picrate soudain s’agita: --Tu me le conseilles?--demanda-t-il à Siméon. --Je ne te le conseille pas,--répliqua Siméon;--je n’ai pas à te conseiller. Cette médiocre solution n’importe guère et tu t’exagères beaucoup la gravité de l’incident. Meurs, si tu veux. Ou bien ne meurs pas. Tu es à moitié mort déjà. Tout le monde est à moitié mort et meurt un peu plus sans cesse. Je ne sais pas s’il y a une différence réelle entre l’incessant éparpillement dont les secondes successives marquent les épisodes et le dernier éparpillement des molécules charnelles ou mentales. Ah! si la mort était une soudaine disparition de quelque chose, alors, Picrate, il faudrait voir!... --Est-ce que tu crois à la vie future? --Je te dis--continua Siméon--que, si quelque chose disparaissait,--j’entends: si quelque chose était et puis tout à coup n’était plus,--alors nous épiloguerions utilement sur l’opportunité de l’aventure. Certes!... Mais il n’est pas moins hasardeux de prétendre ceci que de prétendre cela. Et je m’abstiens d’épiloguer sur le non-être, faute de renseignements sur l’être. Quand je te parle du néant, c’est un mot que j’emploie pour abréger. Il n’a pas de sens par lui-même; il désigne la négation de je ne sais quoi que serait son contraire. Et de la mort, pareillement, je n’ai rien à te dire; pas plus qu’un aveugle-né, ignorant du jour, ne t’expliquerait la nuit. Mais il me semble qu’il y a, dans ce qu’on nomme «vie», assez de décomposition perpétuelle pour qu’on ne doive pas caractériser tout à fait autrement ce qu’on nomme «mort». Tu n’as donc jamais vu de cadavre? Ou bien n’as-tu pensé jamais à la pourriture d’un corps humain? Qu’est-ce que c’est que la matière? Je m’embrouille dans la diversité de ses fermentations. Songes-y, et tu sentiras la vie tout imprégnée de l’odeur de la mort. Au Campo Santo de Pise, une fresque d’Orcagna--ou de quelque autre--figure cette allégorie. De beaux seigneurs, parés d’atours très élégants, d’étoffes éclatantes et souples, coiffés de chapeaux merveilleux, approchent, cavaliers, de trois cercueils où des cadavres se désagrègent. Les chevaux reniflent ou se détournent; les beaux seigneurs se bouchent le nez. Ces beaux seigneurs et leurs chevaux me paraissent simplistes autant que délicats. Je les voudrais voir qui se bouchent le nez et reniflent en face de la vie comme en face de la mort. Ou bien qu’ils aient, ici et là, bonne contenance! Il n’y a rien de vil dans la maison de Jupiter. C’est-à-dire que, dans la maison de Jupiter, il n’y a rien qui soit plus vil que rien. Picrate se débattit: --Si tu me donnes de la répugnance pour la mort comme pour la vie, Siméon, que ferai-je? --Tu feras, Picrate, ce que tu voudras. --Que ferai-je? que ferai-je?--répétait Picrate. Siméon négligea de répondre, et les gémissements de Picrate tombèrent dans le silence. Bientôt, Siméon remua, prit son chapeau, sa canne. --Adieu, Picrate,--dit-il, la main tendue. Picrate redressa la tête, qu’il avait inclinée vers le sol, et se récria de toutes ses forces: --Ne t’en va pas! ne t’en va pas! Je te supplie de ne pas t’en aller. Tu ne peux pas me laisser tout seul, ainsi, dans ce désastre. Ce serait lâche et cruel. Je ne peux pas rester ici tout seul. Tu vois bien que j’ai peur. La police viendra; je serai pris!... Il frissonna; sa bouche se contractait. --Si l’on m’arrête, je suis perdu! Est-ce que tu crois qu’ils me condamneront à mort?... Ses doigts tremblèrent. --J’aimerais mieux me tuer tout de suite ... Réponds-moi! J’ai peur de la guillotine ... Ses épaules furent secouées; son cou se gonfla. --Réponds! Réponds! --Mais non! Crime passionnel: le bagne; à peine le bagne,--répondit Siméon, comme qui évalue tout au juste et ne veut rien exagérer.--Peut-être même t’acquittera-t-on ... --Je refuse! je refuse!--hurla Picrate.--Je refuse d’être acquitté. Le bagne, oui, le bagne. C’est bien. J’irai au bagne. J’aime mieux aller au bagne que d’être ici, dans ce désastre, dans ce désastre!... Qu’on m’arrête! Qu’est-ce qu’ils ont à ne pas m’arrêter? Ils sont fous, ma parole, fous!... Picrate saisit violemment ses deux poignées et, de long en large, dans la chambre étroite, il fit rouler son chariot, à grand bruit ... Et puis, il stoppa soudain et parut calme ... Il réfléchit et, d’une voix tranquille, annonça: --J’ai pris ma résolution. Siméon l’écoutait et le regardait. --Tu peux t’en aller, Siméon. Moi, je vais me livrer à la police. Je vais leur dire que c’est moi qui ai tué Marie Galande. Ils m’enverront au bagne. Voilà. Siméon dit: --Réfléchis encore. Du moment qu’on ne t’a point arrêté jusqu’à présent, tu peux très bien leur échapper. --Ce n’est pas cela!...--répliqua Picrate. --Alors? --C’est que je ne trouve pas autre chose à faire. J’irai au bagne ... C’est que tu m’as vidé de tout espoir, de tout désir, de toute idée!... Siméon se récusait. Picrate dit: --Je ne songe pas à te le reprocher, Siméon. Pourquoi?... Ne t’imagine pas que tu sois responsable du parti que je prends. Je l’aurais pris sans toi. Plus tard, peut-être. Il n’importe! Je l’aurais pris mal, stupidement, par instinct de bête traquée et qui a peur. De cette façon, c’est beaucoup mieux ... Picrate bavardait, bavardait. Une sorte de sérénité singulière lui vint, et les traits de son visage, peu à peu, se détendirent. Il sourit, en disant: --Au moins, c’est vrai, ce que tu m’as raconté? Il n’y a rien, n’est-ce pas? rien, rien? Siméon se taisait. Picrate conclut: --Absolument rien!... J’aime autant ça. S’il y avait la moindre petite chose, ça m’ennuierait!... Mais rien!... Oui, A est A. Tant pis pour «A est A»! N’est-ce pas, Siméon, que nous pouvons bien négliger «A est A»?... J’irai au bagne. Adieu, Siméon. Siméon voulut répliquer. --Mon pauvre Siméon,--dit Picrate,--ne te mets pas en peine. Mais comment peux-tu vivre, toi, dans ce désastre?... Adieu. Ou plutôt non; pas tout de suite: nous sortirons ensemble. Tu me conduiras, un bout de chemin. Veux-tu?... --Qui sait--hasarda Siméon--si tu n’oublierais pas, avec le temps, assez pour te reprendre à vivre? Mais Picrate haussa les épaules: --Attends-moi!... Il s’aperçut que le jour luisait. La lumière de sa lampe semblait une petite veilleuse. Il la souffla. Le ciel morne d’un matin pluvieux entra dans la chambre. VI ÉPILOGUE Picrate s’apprêtait. Il avait enlevé son veston, ouvert le col de sa chemise. A grande eau, il se lavait. Sa cuvette était installée par terre, devant un morceau de miroir. Ses mains, son éponge, sa tête penchée barbotaient dans l’eau, éclaboussant le mur, le plancher, Siméon ... Il se frotta d’une serviette, avec entrain. La fraîcheur de l’ablution lui fut agréable. --C’est bon,--dit-il;--et ça m’étonne que le ciel ne veuille pas en faire autant. Quelle figure!... Il souleva le petit rideau de la fenêtre. --Regarde-moi cette figure. On se débarbouille, que diable! quand on est ainsi couvert de nuages, de suie, de fumée. Connais-tu rien de plus misérable qu’un matin? Ça rechigne à naître, ça grogne ... --Il y a--repartit Siméon--des matins sublimes. On dirait qu’ils ne savent rien des précédents jours. Et telle est leur splendide innocence qu’on dirait qu’ils commencent la vie et l’inaugurent. Des matins de création, des aubes du monde, des aurores de l’ici-bas nouveau. De vierges et naïfs matins!... --Je ne tiens pas à y penser ...--murmura Picrate. --Penses-y,--insistait Siméon.--De vrais matins initiaux!... C’est comme si la vie s’était baignée aux léthéennes ondes et surgissait, éblouissante de jeunesse, hors des abîmes oubliés. _Incipit vita nova ..._ --Oui, oui,--reprit Picrate;--je me rappelle. C’est dans un tel matin rayonnant que nous apparut cette petite fille, avec le soleil à ses cheveux blonds, Marie Galande!... --Marie Galande!--répéta Siméon. --Elle chantait,--continua Picrate.--Ah! l’étonnante chanson de vie nouvelle! Une chanson légère et merveilleuse, toute pleine de bel espoir. Ils se turent tous deux. A son miroir, Picrate achevait sa toilette, arrangeait ses cheveux, cirait ses moustaches. Il soupira: --Marie Galande est morte. Je vais au bagne. Toi, que deviendras-tu? J’ai pitié de toi. Il voulut ranger un peu sa chambre. Ce ne fut pas une besogne compliquée. Ses anneaux brisés, ses lacets et le stock de ses cartes postales, qu’il assembla, firent un tas au fond d’une armoire. --On ferme!--disait-il.--Cessation de commerce! Il examina les murs, le lit, le plancher, le décor de son existence passée. Il s’attendrit: --Que c’est pauvre et laid, tout cela! Pourtant, j’ai vécu, des années nombreuses, entre ces murs. Il parut hésiter, comme si quelque chose le retenait qu’il avait peine à rompre. Il pleura. --Siméon, dis-moi pourquoi je pleure. Je n’abandonne rien que d’affreux et de douloureux. Alors, je ne sais pas pourquoi j’ai cette tristesse ... Et puis, il dit encore: --La clarinette de Schopenhauer était, sans doute, la plus désolante musique. Imagines-tu d’autres musiques pareillement appropriées à l’absurdité de la vie?... Il me semble que je l’entends qui entame des romances gaies, avec des roulades, des trilles et de prétentieux trémolos. N’est-ce pas? C’est un air sautillant, allègre et ridicule, pour accompagner mon départ. La clarinette de Schopenhauer rit et se moque. Ah! Siméon, Siméon, que j’ai envie de rire, moi aussi, de rire et de me moquer!... Seulement, le courage me fait défaut; je n’arrive pas à considérer avec détachement cette petite aventure qui est la mienne! Je pleure sur moi. --Il est bien naturel, Picrate,--dit Siméon,--que tu pleures sur toi, puisque tu es toi. Mais ta douleur est un peu de la douleur universelle; et tu pleures sur tout au monde, sans le savoir. Picrate s’essuya les yeux, vérifia que rien ne traînait plus par sa chambre ... --C’est pourtant bien plus vite fait de se tuer!--balbutia-t-il.--J’aurais mieux fait de me tuer, Siméon!... Il n’attendit pas de réponse, et, gagnant la porte: --Allons!--dit-il.--Passe le premier. Siméon sortit. Picrate le suivait. Au moment de fermer la porte derrière lui, Picrate, deux secondes, tergiversa. Puis, il tira la porte violemment et, quand elle battit en se fermant, il gémit; sa plainte dura le même temps que le bruit de la porte dans le couloir. Dehors, Picrate et Siméon marchèrent l’un près de l’autre. Il bruinait. Au ciel, de grandes nuées s’échevelaient, arrachées par le vent. La tristesse du jour se condensait en humidité froide. Tantôt Picrate se hâtait, comme si le poussait un intense désir; et tantôt il ralentissait l’allure de son chariot, comme si le désir l’abandonnait. Le long du trottoir, les boutiques n’étaient pas encore ouvertes. Seuls, les boulangers étaient à l’ouvrage. Quand on passait devant les soupiraux de leurs caves, on sentait une odeur de pain chaud. Siméon s’appliquait à marcher ainsi qu’il le fallait pour ne précéder point Picrate. Il ne voulait pas le conduire, mais l’accompagner seulement. Une crèmerie était de mine engageante. Picrate dit à Siméon: --Si nous mangions un peu? Cette occasion ne se trouvera plus. Entrons! Ils s’installèrent. Picrate regardait, autour de lui, les murs blancs, les jarres de lait et les œufs dans leurs corbeilles, la crémière aussi, son tablier blanc, ses fausses manches de toile et ses mains rouges d’être bien lavées. Une impression de confort, de placidité, de calme, lui fut douce et l’étonna. Un chat paresseux, à peine éveillé, vint et, le dos en voûte, frôla nonchalamment le pied de la table. Picrate laissa pendre sa main; le chat, câlin, s’y caressa. --Mon pauvre Siméon,--fit Picrate,--c’est la dernière fois que le café au lait nous est à tous les deux versé dans de si proches tasses. J’en ai du chagrin!... Siméon s’affligeait, à part lui. --C’est drôle,--reprit Picrate,--que toute ta philosophie t’abandonne depuis que j’y veux céder ... La responsabilité sociale, Siméon?... Tu me prends pour une petite Anglaise qui est victime de Schopenhauer? Tu as peur de ce disciple imprévu que ta désespérance a rencontré?... Siméon, Siméon, du courage!... A travers les carreaux, Picrate regardait les gens passer, très vite presque tous, de pauvres gens que des besognes matinales réclamaient. Il les voyait comme de très loin. Le spectacle de la vie était pour lui maintenant plus étrange que de coutume. Il assistait à la commençante journée avec détachement. Il dit à Siméon: --Ces gens qui passent font, tous les matins, à la même heure, ce même chemin qu’ils font aujourd’hui. A quoi bon? C’est la volonté, n’est-ce pas, qui les tracasse? --Si tu veux,--répondit Siméon. --Oui, oui: la volonté. Désir, besoin, souffrance. Comment ne se mettent-ils pas en grève? --Contre qui?--demanda Siméon. --En grève,--répliqua Picrate,--en grève contre la volonté!... Moi, je me mets en grève contre la volonté. Je refuse de me mêler à ce complot que fomente, avec le désir et la souffrance, la volonté. Je m’évade. Je tire mon épingle du jeu. Là-bas, il y aura des règlements stupides et d’affreux gardes-chiourme; ils seront les instruments de la volonté; c’est affaire à eux: moi, j’abdique. Je ferai ce qu’ils commanderont. Toute l’infamie retombe sur eux. Moi, je n’y suis pour rien ... Qu’ils s’arrangent! Cela n’est pas mon affaire!... --Schopenhauer t’aurait blâmé,--dit Siméon. Picrate reprit: --Mais toi, quand tu te consacrais autrefois à la philologie, est-ce que tu n’étais pas en rébellion contre la volonté? A présent même, quand tu annihiles, à conduire de rue en rue ton fiacre et tes clients de rencontre, ton intelligence, ton rêve et toute l’ardeur de ton individualité, que fais-tu, Siméon, que refuser d’être complice de la volonté? --Oui,--répondit Siméon,--je me gaspille en pure perte, afin que la volonté n’ait de moi rien qu’elle utilise. Picrate s’exaltait: --Réagissons contre la volonté! Il développa ce thème avec emphase. --Tu y dépenses trop d’orgueil,--observa Siméon.--Crains d’être dupe et ne sois pas la victime de toi-même pour faire la nique à la volonté. Cette révolte va te coûter cher. Le dédain suffit. Picrate s’excusait: --Je ne suis pas de nature dédaigneuse ... Dans leurs tasses, le café au lait fumait et son arôme avait du charme. Picrate n’y fut pas indifférent. Il se chauffait les doigts à la faïence et, les narines ouvertes, il aspirait cette tiédeur bien odorante. Une brioche qu’il trempa dans le café au lait le régala. Cette gourmandise le disposait à capituler. --C’est excellent!--dit-il. Ensuite, il ajouta, mi-sérieux et mi-narquois, regardant Siméon dans les yeux: --Écoute, Siméon, si tu me trouves un motif, ou même simplement un assez bon prétexte de vivre, je n’irai point au bagne!... Je rentrerai chez moi. Tu comprends? Siméon tressaillit. Éperdu, il chercha. Ses idées s’embrouillaient et, dans leur confusion vaine, il ne trouvait rien. --Parce que ... tu conçois que je ne vais pas accepter de vivre pour la saveur de ce café au lait!... --Pourquoi?--demanda Siméon. Picrate avait un air de défi. Siméon se tut ... --Eh bien?--fit Picrate.--Rien? Après un silence, Siméon répondit avec effroi: --Non, rien!... --Allons-nous-en!--dit Picrate. Ils sortirent. Dans la rue, les boutiques ouvraient. Les concierges battaient leurs tapis. Des contrevents claquaient aux murs. Les passants étaient plus nombreux. Ils évitaient le chariot de Picrate. Siméon se rangeait et ne suivait pas sans difficulté Picrate, qui lançait à grands coups son chariot. --Réfléchis, Picrate! Mais Picrate haussa les épaules et ne s’arrêta point. A quelque distance, Siméon aperçut le drapeau du commissariat, la lanterne rouge ... --Alors, adieu, Picrate! --Adieu, Siméon! Ils se donnèrent une brusque poignée de main. Siméon se détourna. Tandis qu’il s’éloignait, le bruit de roues que faisait le chariot de Picrate l’émut péniblement. Et puis il ne discerna plus rien dans le tumulte de la rue; et, sans savoir où il allait, il continua son chemin. TABLE PREMIÈRE PARTIE Page I. La rencontre 1 II. Histoire de Siméon 21 III. Picrate interrompt le récit 41 IV. Suite de l’histoire de Siméon 53 V. Histoire de Picrate 71 VI. Picrate pleure et Siméon le console 87 VII. Suite de l’histoire de Picrate 91 VIII. Suite de l’histoire de Siméon 109 DEUXIÈME PARTIE I. Marie Galande 184 II. Les amours de Siméon 196 III. Un meurtre 259 IV. La mort du souvenir 277 V. Picrate et Siméon 304 VI. Epilogue 354 2-0-04.--Tours, imprimerie E. Arrault et C^{ie}. *** End of this LibraryBlog Digital Book "Picrate et Siméon" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.