Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Madame de Ferneuse
Author: Lesueur, Daniel
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Madame de Ferneuse" ***


                      NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:

—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.

—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.

—Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et
 a^{bc}.



                           LE MASQUE D’AMOUR

                             Madame

                               de Ferneuse



                                ŒUVRES

                                  DE

                            DANIEL LESUEUR


                        ÉDITION ELZÉVIRIENNE

  POÉSIES.—_Visions divines._—_Visions antiques._—_Sonnets
  philosophiques._—_Sursum Corda_/1 vol. avec portrait.            6  »

  LORD BYRON. (Traduction). Tome I^{er}: _Heures d’Oisiveté._
  —_Childe Harold._ 1 vol. avec portrait                           6  »

  Tome II: _Le Giaour._—_La Fiancèe d’Abydos._—_Le Corsaire._
  —_Lara_, etc. 1 vol.                                             6  »

ÉDITION IN-18 JÉSUS

ROMANS

  MARCELLE. 1 vol.                                                 3 50

  AMOUR D’AUJOURD’HUI. 1 vol.                                      3 50

  NÉVROSÉE. 1 vol.                                                 3 50

  UNE VIE TRAGIQUE. 1 vol.                                         3 50

  PASSION SLAVE. 1 vol.                                            3 50

  JUSTICE DE FEMME. 1 vol.                                         3 50

  HAINE D’AMOUR. 1 vol.                                            3 50

  A FORCE D’AIMER. 1 vol.                                          3 50

  INVINCIBLE CHARME. 1 vol.                                        3 50

  LÈVRES CLOSES. 1 vol.                                            3 50

  COMÉDIENNE. 1 vol.                                               3 50

  AU DELA DE L’AMOUR. 1 vol.                                       3 50

  _Lointaine Revanche._—L’OR SANGLANT. 1 vol.                      3 50

     —           —      LA FLEUR DE JOIE. 1 vol.                   3 50

  L’HONNEUR D’UNE FEMME. 1 vol.                                    3 50

  FIANCÉE D’OUTRE-MER. 1 vol.                                      3 50

  _Mortel secret._—LYS ROYAL. 1 vol.                               3 50

     —       —     LE MEURTRE D’UNE AME. 1 vol.                    3 50

  LE CŒUR CHEMINE. 1 vol.                                          3 50

  _Le Masque d’Amour._—LE MARQUIS DE VALCOR. 1 vol.                3 50

      —         —        MADAME DE FERNEUSE. 1 vol.                3 50


 _Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les
              pays, y compris la Suède et la Norvège._



                           _DANIEL LESUEUR_


                           LE MASQUE D’AMOUR


                             Madame
                                de Ferneuse

[Illustration]

                                                                _PARIS_

                                              ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
                                         23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31

                                                              M DCCCCIV



[Illustration]



Madame de Ferneuse



I

_UNE RENCONTRE_


L’IMMENSE paquebot _La Vendée_, parti de Bordeaux pour Buenos-Ayres,
atteignait la région équatoriale.

On avait quitté, quelques jours auparavant, l’Europe assombrie par les
brumes et les longues nuits de novembre, et, chaque matin, sur la mer
pourtant toujours déserte et semblable à elle-même, on sentait monter
plus éclatante et plus forte la puissance victorieuse du soleil. Déjà
les passagers auraient souffert de la chaleur, sans le souffle des
vents alizés et sans l’aménagement confortable du luxueux navire.
Quotidiennement, dès l’aube, l’équipage arrosait la dunette. Et les
frais planchers, sous l’ombre des toiles tendues, gardaient pendant
quelques heures, autour des longs sièges d’osier, le bienfait de cette
ablution. Quand les rayons, plus verticaux, achevaient de dévorer la
dernière trace humide, et rendaient le bois et les cuivres si brûlants
qu’on n’y pouvait poser la main, les pensionnaires de la maison
flottante descendaient dans les salons clos, non sans avoir, presque
tous, passé par l’une des salles de douche. Ils s’assoupissaient,
lisaient ou causaient à voix indolente, auprès des plateaux chargés de
boissons glacées. Une somnolence régnait partout, et semblait gagner
jusqu’à l’équipage—dont la manœuvre était sommaire sur ces eaux vastes
et magnifiques,—jusqu’au gigantesque bateau lui-même, qui s’avançait
rapidement, mais insensiblement, d’une marche d’enchantement et de
rêve. Le soir tout se réveillait. Les tentes se repliaient sous les
étoiles. Le spardeck se peuplait à nouveau. Des robes élégantes
frôlaient les bastingages, tandis qu’en bas, par les fenêtres ouvertes
sur la galerie du premier pont, des bouffées de musique, et, parfois,
des trépidations de danse, partaient, s’envolaient sur les eaux
luisantes, s’éteignaient dans la muette immensité.

S’il est une réunion d’êtres humains où la médisance, les cancans,
la curiosité, sévissent avec une virulence particulière, c’est le
petit monde fortuitement composé pour une traversée en commun. Ces
quelques centaines de personnes, que le hasard rassemble, pour
plusieurs jours ou pour plusieurs semaines, entre les parois d’un
navire, s’offrent un réciproque intérêt d’autant plus vif, qu’elles se
trouvent momentanément séparées du reste de l’univers, distraites de
leurs occupations habituelles, livrées à la monotonie et à l’ennui.
Elles deviennent donc, les unes pour les autres, l’unique pâture
intellectuelle, sentimentale ou divertissante. Elles s’observent, se
groupent, se critiquent, se recherchent ou se méprisent, se jalousent,
s’espionnent, et ne pensent pas plus au contraste de leurs misérables
préoccupations avec l’abîme indifférent qui les berce, qu’elles
ne songeront, rentrées au tumulte des villes, à cet autre abîme
sur lequel se suspend, entre la naissance et la mort, la vanité de
leurs existences. Une vie humaine sur l’éternité, une traversée sur
l’Océan... Courtes étapes, que raccourcit encore la galopade effrénée
des passions, sans apaisement ni trêve, sans fraternel armistice d’une
seule minute.

Sur le paquebot _La Vendée_, deux voyageurs avaient le don d’exciter
au plus haut point l’intérêt des autres, et le privilège,—si c’en est
un,—de susciter les commentaires et d’alimenter les conversations: un
religieux et une femme.

Le religieux portait la bure grise liserée de noir, et le manteau noir
des Octaviens. Son ordre ne s’était pas soumis aux conditions désormais
imposées par le Gouvernement pour être autorisé en France. Il s’en
allait. Ou?... Nul ne savait au juste.

On assurait qu’il était grand dignitaire de cette congrégation fameuse.
Sa physionomie, laide mais imposante, le donnait à croire. Il avait,
autour de sa tonsure, les cheveux presque blancs de la soixantaine,
un regard large dans des yeux bridés, un nez trop court, trop éloigné
d’une bouche épaisse en une barbe d’apôtre, mais une admirable
expression de bonté pensive, et une voix qui devait couler comme le
plus suave des baumes sur les plaies brûlantes des âmes.

La femme qui, sans le connaître, partageait avec lui l’attention du
bord, s’appelait la comtesse de Ferneuse. Elle voyageait seule avec sa
femme de chambre, s’isolait constamment, et paraissait obsédée par un
chagrin fiévreux. Sur son visage de blonde effleuré par la quarantaine,
mais d’une beauté encore intacte et d’une distinction frappante, on
ne lisait pas la mélancolie de quelque tristesse inguérissable. On y
constatait une ardeur douloureuse, l’élan d’une âme tendue vers un but,
où elle se brisera peut-être, mais qu’elle veut atteindre à tout prix.

Le rang social de la comtesse de Ferneuse et le caractère religieux du
père Eudoxe, l’octavien, les rapprochaient aux repas, par la proximité
des places d’honneur, qui leur étaient assignées près du commandant.

Un soir, à table, le moine, pour la première fois, se mêla à la
conversation de ses voisins.

Jusqu’alors, Gaétane de Ferneuse et lui, sans qu’aucun lien les
rapprochât, observaient la même attitude: une courtoisie distante
à l’égard des autres convives, et, en fait de paroles, l’échange
de quelques phrases banales, sur la santé, le temps ou le service,
indispensables à des gens dont le silence voulu se tempère d’une
parfaite éducation.

Cette soirée-là était violemment belle, par les flamboyantes ardeurs
du couchant, où des brumes, peut-être annonciatrices d’orage,
emmagasinaient les derniers rayons du soleil. La chaleur était lourde.
Par les fenêtres grand’ouvertes de la salle à manger, donnant sur la
galerie circulaire du premier pont, s’apercevaient une mer immobile,
glacée d’améthyste, d’incarnat et de soufre, puis le double horizon,
mauve et cendre à bâbord, ruisselant à tribord sous une pluie de sang
mêlé de feu.

—«Quelle splendeur!» s’écria l’un des passagers.

Un autre questionna:

—«Cela ne nous présage-t-il pas une tempête, commandant?»

Le marin éclata de rire, moins pour railler le propos que pour en
atténuer l’effet.

Mais l’inquiétude ne s’éveillait pas pour si peu. L’heure était douce,
le dîner réussi. Un de ces moments où les plus poltrons narguent le
danger, parce que, physiquement, ils n’y croient pas.

On vanta la sécurité qu’offrait _La Vendée_ et l’habileté du capitaine.
Un plaisantin prononça gravement:

—«Cela ne nous empêchera point de passer dans l’autre monde.»

Et comme, malgré tout, il y eut un petit sursaut et un certain froid,
le bel esprit ajouta:

—«Oui, dans l’autre monde,—le nouveau,—puisque nous allons en Amérique.»

Ce pitoyable jeu de mots fit, par un ricochet inattendu, tourner la
causerie vers la métaphysique.

Quand ils entendent dire: «l’autre monde», les plus légers rêvent un
instant, s’interrogent, réfléchissent: «Tout de même...»

Quelqu’un prononça sérieusement:

—«L’autre monde... C’est le but de toutes les religions, et c’est aussi
leur négation.»

Le double aphorisme sonnait de façon si singulière, au moins dans sa
seconde partie, que le moine, malgré son détachement volontaire des
bavardages environnants, tressaillit et regarda celui qui venait de
parler.

—«Vous ne sauriez y contredire, mon Révérend Père,» continua le
passager,—un écrivain allemand connu, qui s’exprimait parfaitement en
français, et qui s’empressa de surprendre la muette interrogation de
l’octavien.

Le Père Eudoxe ouvrit la bouche. Ses voisins se tournèrent vers lui
curieusement, et, d’ailleurs, furent aussitôt sous le charme de sa voix.

—«Je ne devine pas votre pensée, monsieur,» dit-il avec douceur.
«Elle est certainement paradoxale, mais encore devez-vous pouvoir
l’expliquer. Comment la vie éternelle,—assurée aux hommes par la
religion,—démentirait-elle cette religion même?

—Parce que cette vie éternelle est un article de foi primordial, et que
nul cœur humain ne saurait l’admettre absolument. Si nous comptions
vraiment sur le paradis, nous souhaiterions la mort. Elle serait la
plus belle fête sur cette terre. Puisque ce dogme de la vie éternelle,
qui pourtant flatte notre plus fervent espoir, ne peut s’implanter en
nous, comment prêter à la religion une puissance divine, agissante?
Comment admettre qu’elle existe dans nos âmes autrement qu’à la
surface, qu’elle soit jamais autre chose qu’un simulacre sublime?

—Il y a les martyrs,» fit le moine.

—«Ceux-là se réjouissent de la mort, c’est vrai. Mais encore la leur
impose-t-on. Et puis...»

Il s’arrêta.

—«Achevez,» dit le Père Eudoxe.

—«Pardon, mon Révérend. Je ne voudrais pas vous froisser.

—J’exercerais un triste ministère si je devais me froisser d’une
objection.

—Eh bien,» reprit le psychologue germanique, «la science nous démontre
que le martyr qui sourit dans les supplices, est en état d’hypnose, et
qu’il ne souffre même pas.»

Le religieux eut un lent sourire.

—«C’est parce que la science suffit au vieux continent que je m’en vais
dans le nouveau,» prononça-t-il.

—«Puisque vous ne craignez pas la franchise, mon Père,» dit
l’incrédule,—qui, par politesse employait cette appellation opposée
à son indépendance d’esprit,—«je vous demanderai si c’est une
capitulation.

—De la religion devant la science?... Non, monsieur. Nous ne capitulons
pas en portant à des peuples primitifs la nourriture spirituelle que
vous n’acceptez plus. Le christianisme fut la manne qui permit à vos
ancêtres de traverser les déserts de la barbarie et de vous amener aux
jardins merveilleux de la civilisation. Vous vous nourrissez d’autre
chose... _pour le moment_.» (Le moine souligna fortement les trois
derniers mots.) «Trouvez bon que nous offrions ce que vous rejetez aux
pauvres âmes incertaines en marche vers l’avenir.»

La chaude mélodie de l’accent, comme la tranquille sérénité des
phrases, gagnèrent la sympathie des auditeurs. Le sceptique lui-même
fut séduit. Voulant donner à son contradicteur une marque d’intérêt
déférent, il lui demanda:

—«Est-ce que vous vous rendez en mission dans des régions dangereuses,
Révérend Père? Vous parlez de porter votre doctrine à des peuples
primitifs.

—Aux plus primitifs qui restent encore sur ce globe,» répliqua le moine
avec un air joyeux. «Mais je n’y ai nul mérite, et j’y courrai moins de
dangers que dans le pays, pourtant si cher, dont je m’éloigne.

—Oh! cependant...

—L’injure, la calomnie, l’arrachement d’une séculaire demeure, la
séparation d’avec mes frères, furent des peines plus vives que ne m’en
imposeraient ces sauvages, dussent-ils me mettre à la torture. Mais
ils n’en feront rien. Ce sont des peuplades craintives et douces, à
quelques exceptions près.

—Et ces peuplades habitent?...

—La grande Selve amazonienne... La plus vaste forêt du monde, et la
plus inexplorée. Une forêt plus étendue que l’Europe, et moins pénétrée
que le cœur de l’Afrique, parce qu’elle n’a pas encore offert à la
cupidité du monde les trésors du continent noir.»

A ce nom «la Selve amazonienne», la comtesse de Ferneuse n’avait pu
retenir un mouvement.

Elle connaissait, pour en avoir étudié la situation sur les cartes,
pour avoir lu le récit des rares explorations qu’on y dirigea,
cette mystérieuse région des forêts vierges de l’Amérique du Sud.
Elle la connaissait pour d’autres raisons peut-être. Son imagination
avait parfois tenté de se représenter ces formidables solitudes, où
les évaporations torrides montant des marécages et des cours d’eau
épandus largement sous le soleil tropical, développent une végétation
tellement touffue que les fauves mêmes n’y peuvent circuler et vivre.
C’est le domaine des oiseaux. Les plumages les plus merveilleux et
les plus variés voltigent parmi les hautes branches. Au-dessous, dans
l’étouffement indescriptible et inextricable des fourrés, c’est le
silence, la fièvre et la mort.

Étranges contrées. Dernier refuge de la sauvagerie humaine. Car, là où
les quadrupèdes ne sauraient s’accommoder des conditions d’existence,
les Indiens trouvèrent un asile au moment brutal de la conquête
espagnole. Au long des fleuves, dans leurs villages bâtis sur pilotis,
des peuplades ingénues existent encore, plus étrangères au reste du
monde que si elles habitaient une autre planète. Elles se nourrissent
de poissons, d’oiseaux, de graines et de fruits, se vêtent d’écorce,
se parent de plumes et de baies séchées, s’arment de flèches trempées
aux poisons dont abonde la vénéneuse forêt. Elles connaissent le délire
des passions. Elles savent comment le désir, l’orgueil, l’amour et la
haine, font palpiter le cœur. Et le peu de notions chuchotées de l’une
à l’autre sur la civilisation entrevue leur en inspire le mépris et
l’horreur.

C’est à ces simples créatures que songeait le Père Eudoxe, lorsque, à
la table d’honneur de _La Vendée_, devant le luxe des cristaux et de
l’argenterie, sous l’étincellement des ampoules électriques brusquement
allumées dans le crépuscule, il parla des régions que traverse le
Haut-Amazone.

D’autres pensées venaient de faire frémir et pâlir la comtesse de
Ferneuse.

Quand le repas eut pris fin, les yeux de la grande dame suivirent la
robe de bure grise bordée de noir, et ses pas aussi s’en allèrent dans
le mouvement de cette robe, comme entraînés par une fascination.

L’octavien monta sur la dunette.

Le vaste spardeck, délivré de la prison de toile de sa tente, luisait
sous la nuit bleue, avec ses longs fauteuils de toile, que les mousses
commençaient à replier et à ranger. Il était à peu près désert. Une
séance de musique se donnait au salon, qui retenait la jeunesse et les
femmes, tandis que les hommes mûrs jouaient, buvaient le café ou des
liqueurs, le cigare à la bouche, dans le fumoir.

Accoudé au bastingage d’arrière, le moine semblait contempler le
sillage du navire, où dansaient des gouttes d’argent tombées des
étoiles.

—«Pardon, mon Père,» dit la comtesse de Ferneuse, en s’approchant.

—«Madame...»

Il s’inclina, sans surprise. Il avait observé cette femme, la devinait
chargée d’un lourd souci. Et sa connaissance de la vie et des cœurs
lui donnait conscience de cette attraction qu’exerce sur un mystère
féminin trop obsédant l’âme à la fois ouverte et secrète du prêtre.

—«Mon Père, je suis peut-être importune...»

Il fit un geste de dénégation.

—«... mais vous avez dit, à table, que vous vous rendiez dans la
Selve...

—Certainement, madame la comtesse.

—Oserais-je vous demander par quel chemin vous y parviendrez, de quel
côté vous comptez aborder cette région des forêts?

—Par la Bolivie.

—Oh!» s’écria-t-elle avec une émotion singulière. «C’est donc la
volonté du Ciel.

—Tout se fait, madame, par la volonté du Ciel.

—Sans doute. Mais... je veux dire... Notre rencontre est, pour moi, une
grâce de la Providence.

—Elle en sera une pour moi aussi, madame, si je puis vous servir en
chrétien.

—Vous pouvez, mon Père, m’être d’un incroyable secours.

—Est-ce possible?

—Je me rends moi-même en Bolivie. Je voudrais, moi aussi, pénétrer dans
la forêt amazonienne.»

L’étonnement laissa le moine sans paroles. Quel étrange projet pouvait
conduire cette femme appartenant à la plus haute société française,
parisienne peut-être, habituée à tous les raffinements de la vie, dans
des pays aussi éloignés de tout ce qui devait l’intéresser, vers des
aventures au moins hasardeuses, et sans même un compagnon de route?

Devant le silence de l’octavien, Gaétane de Ferneuse craignit d’être
mal comprise.

—«Oh!» dit-elle vivement, «je n’ai pas la prétention de vous imposer
une présence qui, dans un tel voyage, serait un embarras pour vous,
mon Père. Peut-être, sans me montrer indiscrète, pourrais-je profiter,
jusqu’à La Paz, de votre expérience, de votre connaissance de la
langue espagnole, des indications pratiques que vous voudrez bien me
donner. Mais c’est la moindre des choses. Le bienfait considérable que
j’attends de votre bonté chrétienne, s’accorderait, j’espère, avec
votre mission.»

Véritablement intrigué, le moine la pressa d’éclaircir des paroles si
imprévues.

—«C’est une bien longue histoire,» murmura la comtesse de Ferneuse,
avec une hésitation soudaine.

—«S’il n’est pas nécessaire que je la sache, ne croyez pas, madame, que
je prétende la connaître pour mettre mon dévouement à votre service.
Dans le cas contraire, je l’écouterai en confident respectueux et sûr,
ou, si vous le souhaitez, en confesseur.

—En confesseur,» dit-elle, d’une voix défaillante. «Car c’est ma faute
que vous apprendrez, mon Père, avant de savoir à quel point je l’expie.»

Le moine vit ce beau visage qui se décolorait et s’amincissait de
douleur dans la bleuâtre lueur de la nuit claire. Il fut remué,
percevant l’humiliation qui, soudain, courbait cette créature de
fierté. D’une voix paternelle, il vint en aide à son trouble.

—«Confiez-vous au prêtre, ma fille. J’ai reçu les ordres majeurs. Dieu
a déposé dans mes mains les trésors de son pardon. C’est lui-même qui
vous écoute, dans l’humilité de son serviteur.

—Je l’ai tant prié en vain!» dit Gaétane.

Elle cacha de sa main ses yeux qui se remplissaient de larmes.

—«Nulle prière n’est vaine,» observa le moine.

L’admirable tête se releva, comme une fleur sous une rosée d’espérance.

—«Je le crois, ce soir, puisqu’une intervention divine vous a placé sur
ma route.»

D’un mouvement simultané, tous deux gagnèrent des sièges proches,
et s’assirent. Ni l’un ni l’autre ne songea seulement à remettre au
lendemain la confidence. Et pourtant, elle serait longue, d’après ce
qu’avait annoncé la comtesse. Mais quel moment, quel endroit, plus
favorables que cette heure nocturne, solennelle, que cette dunette
élevée au-dessus des eaux immenses, dans une solitude qui allait
devenir complète, lorsque le dernier flâneur attardé serait descendu
dans sa cabine?

La comtesse Gaétane de Ferneuse prononça d’une voix basse et pénétrée
les paroles de pénitence, puis se recueillit un instant.



II

_LA CONFESSION_


«MON Père,» commença-t-elle, «si détaché de ce monde que vous soyez,
vous avez entendu parler de l’Affaire Valcor?

—Sans doute. Qui ne s’est ému de ce déplorable scandale? Un néfaste
signe des temps! Il est du même ordre que ces proscriptions devant
lesquelles nous sommes obligés de fuir, nous autres religieux. Vos
frères de l’aristocratie, madame la comtesse, sont devenus suspects
comme mes frères de l’Église. Nous représentons des choses hautes. On
n’en veut plus. La foule abat ce qui la dépasse. Son règne est celui du
matérialisme et de la médiocrité.

—Vos paroles m’effraient, mon Père, non point dans leur sens général,
que je n’aborde même pas, mais par une idée préconçue qui s’opposera
peut-être à toute compréhension de ce que j’ai à vous dire. Que
savez-vous donc de l’Affaire Valcor?

—Ce que j’en sais?... Mais,» répondit l’octavien étonné, «ce qui est
de notoriété publique. Ce qui a tenu palpitante, pendant des mois,
la curiosité du monde, partagé l’opinion, soulevé des discussions
passionnées, presque des divisions civiles. Renaud, marquis de Valcor,
fut accusé de n’être pas le véritable héritier de ce nom ancien et
illustre, mais de s’être substitué à lui pendant un long voyage
d’exploration dans des contrées mystérieuses,—précisément, madame, dans
ces forêts presque inconnues du bassin de l’Amazone, où j’essaierai
de porter quelque étincelle de la civilisation chrétienne, et où vous
prétendez conduire votre délicatesse, votre fragilité de grande dame.

—C’est bien cela,» dit-elle. «Il y eut un jeune homme, beau, noble et
ardent, un être d’exception, une âme d’élite, qui s’appelait Renaud de
Valcor. Un désespoir d’amour le jeta hors de sa patrie.

—Ah!» s’écria le moine. «Un désespoir d’amour?»

La comtesse inclina la tête, évitant le regard aigu qui cherchait ses
yeux.

—«Son énergie,» poursuivit-elle, «fit sortir une belle œuvre de sa
douleur. Il partit pour l’Amérique du Sud, pénétra dans cette zone
des forêts tropicales, qui passait pour mortelle et impénétrable. Il
gagna la confiance de certaines peuplades indiennes, leur enseigna
à défricher leurs territoires, appliqua une méthode nouvelle à
l’exploitation du caoutchouc, trésor naturel de ces contrées, matière
devenue si précieuse par l’évolution de l’industrie moderne.

—En un mot,» interrompit le Père Eudoxe, «il fonda la Valcorie. Ce nom,
devenu populaire, désigne plus qu’un domaine, pourtant immense. Il
évoque une conquête morale, aussi bien sur la barbarie des primitifs
que sur la routine des civilisés. Et c’est un pareil homme,» ajouta
le moine avec feu, «que des parents cupides, aidés par d’indignes
manœuvres politiques, ont tenté de déshonorer, de dépouiller!

—Renaud de Valcor avait à peine vingt-deux ans quand il partit. Il
en avait près de trente quand il revint en France,» dit lentement la
comtesse. «Il en avait trente-deux quand il reparut en Bretagne, quand
il amena dans son château ancestral cette Laurence de Servon-Tanis,
qu’il avait épousée à Paris. Pendant les dix années qui transforment
le plus un homme,—surtout quand il les vit au milieu des aventures et
sous des climats excessifs,—nul de ceux qui l’avaient connu enfant ou
adolescent, n’ont posé leurs yeux sur lui.

—Certes, madame. Et sur ce fait s’est basée l’imputation atroce. Le
vrai marquis de Valcor, assurait-on, aurait péri au cours de son
expédition. Celui qui jouit aujourd’hui de son rang, de sa fortune, de
sa célébrité, qui recueille les fruits de ses héroïques travaux, serait
un imposteur audacieux, son habile sosie, son assassin peut-être.»

Un visible frisson secoua M^{me} de Ferneuse. Dans la clarté nocturne,
Eudoxe vit, contre la jupe blanche, les blancheurs des mains qui
tremblaient.

—«Serait-il possible, madame la comtesse, que vous crussiez, vous,
une femme de votre nom, de votre race, à cette abominable légende,
inventée, prétend-on, par un valet congédié—un métis!—exploitée par
l’avidité d’un parent pauvre, et magnifiée par la passion envieuse
d’une certaine tourbe politique, par ceux qui ont la haine de
l’aristocratie, qui souhaiteraient de voir crouler une noble maison
dans la boue?»

Le moine mit tant de véhémence à cette apostrophe, qu’il n’entendit
pas, ou ne voulut pas entendre, une faible protestation de Gaétane,
murmurant:

—«C’est en pénitente que je vous ai prié de m’écouter.»

Il poursuivit, avec une netteté un peu tranchante:

—«D’ailleurs, la question est jugée.

—Pas par les tribunaux, mon Père.

—Mieux que par les tribunaux,» riposta vivement l’octavien. «Par un
vote éclatant de la Chambre, validant l’élection du marquis de Valcor,
député du Finistère. Et vous n’ignorez pas après quel incident. La
fameuse lettre, base de l’accusation, arguée de faux par le marquis,
reconnue authentique par les experts officiels, fut dénoncée à la
tribune comme écrite sur un papier postérieur de dix-huit ans à sa
date. Le filigrane trahissait la fabrication récente. Le document
venait d’être créé de toutes pièces. Et cette découverte, étouffée
d’abord par la perfidie du parti au pouvoir, éclata si manifestement,
que personne ne s’est essayé, depuis, à y contredire.»

Le Père Eudoxe reprit haleine et s’écria:

—«Les tribunaux! Mais ils n’auront même pas à prononcer. Il paraît que
monsieur de Plesguen, le soi-disant héritier du nom, se désiste, retire
sa plainte.

—Vraiment?» dit la comtesse d’une voix altérée. «J’ignorais ce détail.
En êtes-vous sûr?

—Je le tiens,» dit le Père, «d’une de mes parentes, Mère économe dans
une maison de nos excellentes sœurs, les Géraldines. Cette religieuse a
reçu la visite de mademoiselle Françoise de Plesguen, qui, désespérée,
souhaite de prendre le voile.

—Françoise au couvent!» s’exclama Gaétane.

A ce cri, le Père Eudoxe fut assuré de ce qu’il devinait déjà. La
comtesse de Ferneuse devait être mêlée d’une façon étroite—et, sans
doute, tragique, d’après son attitude—au drame de Valcor. Elle s’était
donnée comme une coupable. Aurait-elle trempé dans la machination
dont il s’indignait? Était-elle alliée aux adversaires du marquis?
Détenait-elle le secret de cette intrigue? Un peu d’ironie perçait dans
son accent quand il repartit:

—«Hé quoi! madame la comtesse, serait-ce moi qui vous apprendrais
quelque chose sur un sujet dont vous me supposiez à peine informé?
Oui, mademoiselle de Plesguen, ne voulant, pas plus que son père,
d’ailleurs, demeurer complice de faussaires—car tous deux étaient,
semble-t-il, de bonne foi—renoncerait à ce fameux héritage de Valcor.
Mais, avec le nom et l’apanage, il lui faudrait perdre l’amour
intéressé de son fiancé. Le prince de Villingen ne la recherchait
que parce qu’il croyait à ses droits. La malheureuse, humiliée et
abandonnée, songerait à se réfugier dans un cloître.

—Je la plains,» soupira Gaétane. «Mais il est des souffrances pires que
la sienne.»

Une si intense tristesse s’exhalait de l’accent et de toute la personne
de cette femme, si belle et si désolée sous la nuit, parmi le bruit
mélancolique des flots remués, sur ce navire, désert maintenant en
apparence et silencieux comme un vaisseau-fantôme, qu’une pitié ardente
étreignit le cœur du moine. Il regretta ses soupçons.

—«Ma fille,» dit-il, reprenant sa voix onctueuse et paternelle,
«j’oublie, sous le souffle trop âpre des contestations humaines, que
vous attendez de moi un soutien moral, jusqu’à ce que, rentré dans la
lutte, je puisse vous servir, comme vous me l’avez fait espérer, par
les faibles moyens d’action que Dieu me donne. Je vous écoute avec la
fraternité profonde d’un prêtre, et, si vous le permettez, d’un ami.
Découvrez-moi le secret qui vous torture. Nous trouverons sans doute un
remède à votre peine, et, à coup sûr, l’apaisement de votre conscience.»

Un recueillement solennel enveloppa ces deux êtres pendant une minute,
où ils se turent.

Qu’il était donc difficile, l’aveu que cette femme avait à faire! La
vide immensité du ciel et des eaux n’était pas un gouffre assez muet à
son gré. Avait-elle peur d’éveiller un écho dans ce formidable espace,
où ne comptent pourtant pas les plus déchirantes clameurs humaines?
D’une voix éteinte, elle murmura:

—«J’ai aimé Renaud de Valcor. Pour lui j’ai oublié mes devoirs
d’épouse. Il est le père de mon fils.»

Pressentant autour de cette faute quelque chose de plus irréparable
qu’une criminelle passion, le religieux, stupéfait, demanda:

—«Mais alors, je me trompais donc, en vous imaginant parmi ses
adversaires?

—Mon fils a vingt-cinq ans,» dit-elle. «J’ai aimé monsieur de Valcor
lorsque le marquis avait vingt ans et moi dix-sept. Un devoir plus
rigoureux à mon égarement que la seule fidélité conjugale eut raison de
ma folle tendresse. Je brisai la chaîne adorée. C’est alors que Renaud
partit pour l’Amérique.»

Le Père Eudoxe, bouleversé, se pencha:

—«Et depuis?...

—Depuis... je doute de l’avoir jamais revu.

—Mais... celui... celui dont nous parlions tout à l’heure?

—Oh! celui-là, durant les quinze dernières années, j’ai vécu presque de
sa vie. Je suis devenue l’amie de sa femme. Nos enfants ont grandi côte
à côte. Les terres de Valcor, en Bretagne, confinent avec celles de
Ferneuse.»

Le moine interpréta suivant sa persuasion préconçue ce qu’impliquaient
ces phrases, amèrement prononcées.

—«Ma fille, prenez garde... La rancune, l’esprit de vengeance, la
jalousie, sont des ennemis abominables de l’âme. Cette accusation
qui ressort de vos paroles, pourquoi l’énoncez-vous aujourd’hui? Si,
pendant quinze ans, vous avez vécu dans l’intimité de cette famille,
c’est que vous ne soupçonniez pas son chef. Quel revirement de la
passion s’est donc, en vous, rencontré avec l’écho d’une campagne de
calomnies, dont justice est faite désormais?

—Mon Père, écoutez-moi... Vous ne savez rien. Il vous reste à entendre
le pire.»

La comtesse de Ferneuse ferma un instant les yeux, comme pour évoquer
ses souvenirs ou rassembler ses forces. Puis elle les rouvrit
lentement. L’octavien les vit briller dans l’ombre azurée de cette
admirable nuit. Leur clarté lui sembla lointaine et sincère comme celle
des étoiles.

—«Mon Père... Avoir aimé comme j’ai aimé... S’être arrachée à ce qui
vous était plus précieux,—je m’en confesse, je m’en accuse!—que la
sainte éternité même. Avoir dit adieu à l’être uniquement cher, au
moment où l’on s’était crue près d’être unie à lui pour toujours... Le
perdre... Ignorer pendant longtemps où il est, si son cœur vous reste
fidèle, et même s’il existe encore... Puis apprendre qu’il revient dans
sa patrie, mais sans chercher à vous revoir, et qu’il en épouse une
autre... Compter ensuite des jours, des mois, des années... Se trouver
enfin face à face avec lui...»

Elle s’arrêta, pour répéter d’un ton indescriptible:

—«Lui!...»

Puis continua:

—«Un «lui» tellement changé, à l’aspect si distant, au souvenir si
bien mort, à la physionomie si différente, qu’on doute... oh! non
pas d’abord de son identité matérielle, mais de la survivance de
son âme ancienne, cette âme jadis adorée et qu’on ne retrouve plus.
Voir, sous des traits qui semblent les siens, un autre lui-même!...
Hélas! je n’avais pas la honteuse pensée de réveiller un amour
plus interdit que jamais. L’obstacle qui m’avait séparée de Renaud
existait toujours. Et maintenant lui-même était marié. Trop docile
à mon injonction d’oublier, de se consoler, de refaire sa vie, il
paraissait avoir accompli ce programme jusqu’au plus intime de
lui-même, jusqu’à ces régions mystérieuses et sacrées de l’être, où les
tendresses impérissables bravent les efforts de la volonté. Mais cette
transformation était vraiment trop inouïe, certes, trop inouïe pour
moi qui avais tenu ce cœur dans mes mains et qui croyais le connaître.
Je la constatai, sans jamais rien surprendre qui la démentît, et dans
des instants où la voix du passé ne pouvait pas rester muette pour cet
homme, qui m’avait aimée à en mourir, qui était le père de mon fils,
et qui le savait. Ce fut, pour moi, un phénomène d’une étrangeté si
tragique, que je l’observai avec une sorte de mystérieuse horreur.»

Elle se tut, et le moine prononça doucement:

—«Votre souffrance était une expiation, ma fille. Certes, elle dut
être douloureuse. Mais je ne m’explique pas l’espèce d’impression
surnaturelle que vous en éprouviez. Monsieur de Valcor agissait en
homme loyal. Son absence avait duré jusqu’au jour de sa guérison. Et
cette guérison se manifestait par son mariage. Le passé n’existait plus
pour lui. Qu’il craignît de le ressusciter, fût-ce par un regard, par
un signe, je me l’explique... Car je sens dans vos moindres paroles
vibrer votre âme inconsolable et inconsolée. Pour vous-même, pour lui,
pour la femme qui avait maintenant sur lui des droits d’épouse, il
devait garder l’attitude que vous me dépeignez.

—Soit, mon Père,» reprit sombrement Gaétane. «Aussi, veuillez croire
que cette épreuve me trouva égale en fierté. La grâce divine, je pense,
mais aussi, mais surtout mon orgueil de femme, soutinrent ce que vous
appelez si justement mon âme inconsolable et inconsolée. Si j’ai essayé
de vous décrire un sentiment extraordinaire, une espèce d’angoisse
frissonnante, qui me glaçait devant le silence surhumain de cet homme,
qui me faisait presque défaillir parfois en sa présence, comme si
j’eusse frôlé un spectre, c’est parce que, dans une si invraisemblable
histoire, chaque détail est essentiel. Vous le verrez par la suite.
D’ailleurs, ce fut un si étrange supplice, que mon cœur tremble et
s’émeut à le remémorer.

—Ne craignez point de tout dire,» fit l’octavien.

—«Vous vous étonniez, tout à l’heure,» reprit la comtesse de Ferneuse,
«que j’aie pu étouffer pendant quinze ans un soupçon terrible.
Mais, mon Père, vous venez de répondre vous-même à votre objection.
Pouvais-je déduire de la conduite, en apparence correcte et loyale, du
marquis de Valcor, qu’il était véritablement pour moi l’étranger qu’il
feignait d’être? De ce qu’il paraissait ne plus se souvenir que nous
nous étions aimés, allais-je tout de suite conclure qu’il ne s’en
souvenait pas, en effet, qu’il ne pouvait pas s’en souvenir, n’étant
point celui qui m’avait tenue sur son cœur, qui m’avait adressé les
inoubliables serments?...»

Le Père Eudoxe eut un geste. Cette ardente nature féminine l’effarait
un peu.

Gaétane comprit, atténua le frémissement de sa voix.

—«L’horrible pensée entra en moi,» reprit-elle, «un jour que le marquis
de Valcor, analysant la nature rêveuse, fine, sensible, de mon fils,
qu’il devait croire sien, me dit:—«Cet enfant tient uniquement de vous.
Il n’a rien de son père. Qui reconnaîtrait en lui ce comte Stanislas de
Ferneuse, farouche et violent comme ses ancêtres du moyen âge?» Cette
parole était vraiment trop cynique. Nous étions seuls. Je regardai
fixement monsieur de Valcor. Pas un reflet de trouble ne passa sur son
visage. Et, pour la première fois, ce visage me parut autre. Ce que
j’y distinguai, ce n’était plus la marque des années, la coloration
accentuée du teint, plusieurs cicatrices, ni la barbe virile au lieu
de la jeune moustache,—tout ce qui différenciait l’homme en pleine
maturité de l’adolescent dont je gardais l’impérissable souvenir.
Non... Ce fut un je ne sais quoi de révélateur, quelque chose qui,
s’accordant avec la monstrueuse phrase, fit monter en moi-même, dans un
tourbillon d’effroi, ce cri invincible: «Ce n’est pas Renaud! Ce n’est
pas lui!»

—Excusez, de ma part, une réflexion,» prononça Eudoxe. «Vous me voyez
très ému de votre récit, madame la comtesse. Je voudrais vous exprimer
ma pensée avec toute la délicatesse que le sujet réclame.

—Parlez,» fit-elle, «Ne ménagez rien. Je vous ouvre mon cœur comme à
Dieu même.

—Eh bien, les paroles qui, dans la bouche de monsieur de Valcor, vous
firent un effet si atroce, et qui, en effet, eussent été abominables
au cas où cet homme aurait eu la certitude de sa paternité, ne
s’expliquent-elles pas par un doute de cette paternité. Pardonnez-moi,
madame. Il n’était pas le mari. Et son jugement si âpre contre ce mari
même me paraît en situation. Car l’amour peut périr. La jalousie ne
périt jamais.

—Mon Père, vos déductions ne sauraient ni me blesser ni m’étonner.
Elles viennent de ce que vous ignorez encore les circonstances de
mon mariage et de ma faute. La constatation du caractère de monsieur
de Ferneuse représentait une opinion banale, bien au-dessous de la
réalité. Personne dans le Finistère n’ignore quelle nature violente
et rude était celle du comte Stanislas. Ce fut mon excuse, lorsque
devenue la femme de cet homme, à l’âge où l’on est encore une enfant,
j’eus à souffrir, loin de tout conseil et de toute tendresse familiale,
dans cette sombre Bretagne où il m’emmena, de ses goûts brutaux, de
ses infidélités avec des servantes et des filles de ferme, de ses
perpétuelles absences à la chasse ou en mer. J’avais dix-sept ans.
Renaud de Valcor, dont le domaine était limitrophe du nôtre, en avait
vingt. Je ne résistai pas à la séduction de cet être jeune comme moi,
qui m’apporta d’abord sa pitié tendre, puis m’enivra par la splendeur
de son âme et la fougue passionnée de son cœur. A partir du jour où je
me donnai à lui, je n’appartins plus à monsieur de Ferneuse. Ce fut
l’honneur de Renaud de n’en point douter. L’homme qui pouvait en douter
un jour, qui osait m’exprimer ce doute sacrilège, n’était pas Renaud de
Valcor.»

Etonnante fierté. Était-ce une pécheresse que le remords inclinait? Le
moine lui-même ne s’en pouvait convaincre. Oubliant la rigueur des lois
divines, dont il était le représentant, il goûtait la noblesse de cette
âme altière, jusque dans les écarts qu’il aurait dû réprouver.

Gaétane de Ferneuse poursuivait:

—«Lorsque je compris que j’allais être mère, je révélai tout à mon
mari, et j’attendis son arrêt. Il ne me tua pas. Notre séparation
fut résolue. Déjà l’on prévoyait le rétablissement du divorce, et je
pouvais espérer...

—Le divorce!» protesta le moine.

—«La miséricorde céleste me soit clémente, mon Père, si je m’égarais
en pensant que mon devoir et la vérité s’accordaient à ce moment
avec mon bonheur, et m’enjoignaient de me rendre libre pour épouser
le père de mon enfant. L’Église même, dans une situation pareille,
m’eût prise en pitié. Sans doute eussé-je obtenu l’annulation de mon
mariage en cour de Rome. Je croyais réparer plutôt qu’aggraver mes
torts, en m’efforçant de sortir du mensonge, en donnant, à l’enfant qui
allait naître, son véritable père. Cependant l’acte ne suivit pas ma
résolution. Le jour même de mon aveu, mon mari, après une scène dont je
ne vous dépeindrai pas les phases cruelles, quitta le château, dans
son équipement de chasse. Quelques heures plus tard, on le rapportait
sans connaissance, la face ensanglantée, l’os frontal fracassé par la
balle de son fusil. «Accident,» dit-on. «Suicide,» murmurait en moi
une voix que je ne parvenais point à étouffer. Stanislas de Ferneuse
ne mourut point, mais il perdit les deux yeux. Quand il sortit du
délire prolongé où l’avait jeté son affreuse blessure, mon mari avait
oublié ma confession. Il acceptait sans révolte les raisonnements des
médecins, lui représentant comme une consolation à sa cécité l’espoir
de sa paternité prochaine. Fut-ce une feinte du malheureux, pour garder
près de lui, dans sa nuit désormais éternelle, la femme pour qui son
amour s’était éveillé dans les convulsions de la jalousie et le fils
que la loi et les hommes lui attribuaient? Fut-ce une amnésie réelle,
causée par la blessure? Jamais je ne le sus, mon Père... Jamais!

—Pauvre femme!... Et ainsi, vous ne l’avez pas quitté?...

—Le pouvais-je désormais, sans commettre un crime infiniment plus
odieux que ma trahison? Pouvais-je frapper cet être, qui avait,—j’en
étais certaine,—voulu mourir à cause de moi, et à qui ma faute coûtait
la lumière du jour? Pouvais-je répéter à l’aveugle la révélation
qui, déjà, avait foudroyé le clairvoyant?... Je restai comtesse de
Ferneuse, et mon fils, qui naquit bientôt après, fut l’héritier de ce
nom. Je rompis avec le marquis de Valcor, lui ordonnai de m’oublier,
de s’éloigner, de ne reparaître que lorsqu’il aurait étouffé en lui
jusqu’au souvenir.

—Son obéissance devait vous satisfaire, ma fille. Et même si, plus
tard, le doute s’éleva en vous quant à sa personne, qu’importait? Vous
n’aviez pas le droit de pénétrer dans cette existence, d’en fouiller
les ténèbres, au nom d’un passé qui devait être aboli.

—Au nom du passé, mon Père?... J’en conviens. Vous vous refusez à
tenir compte de ce qu’en ces tragiques alternatives pouvait éprouver
un cœur de femme, où rien n’avait changé...—apprenez-le, dussiez-vous
ne pas m’en absoudre...» (Elle répéta:)—«où rien n’avait changé...
C’était le châtiment. Je n’ai même pas le droit de m’en plaindre.
Mais, déjà, il ne s’agissait plus du passé. Un présent se levait, non
moins rempli d’angoisse. Presque à l’époque où j’acquis, peu à peu, à
force d’observation patiente, de rapprochements, de subtils pièges, la
certitude que le marquis de Valcor était un prodigieux imposteur, j’en
acquis une autre.

—Laquelle?

—Mon fils, mon Hervé, aimait sa fille, Micheline.

—Ciel!...» s’écria le moine.

—«L’un et l’autre n’étaient guère encore que des enfants. Mais le
sentiment qui, en moi, restait plus fort que la vie et que la mort, ne
datait-il pas de l’âge qu’atteignait mon fils? Mille indices, lorsque
j’eus ouvert les yeux,—de ces indices qui ne trompent pas une mère,—me
prouvèrent que, dans ce cœur si semblable au mien, était née la
tendresse unique, impérissable, à laquelle s’attache la seule chance
de bonheur de toute une existence.

—Alors?...» demanda avidement l’octavien.

—«Alors, ce qui m’avait consternée me rassura. La conviction, acquise
jour à jour, par un travail que je vous indique à peine, mais qui
aboutissait, dans mon âme épouvantée, déchirée... la conviction que
Renaud de Valcor était... un autre, me préserva de cette pensée—plus
infernale—que mon enfant s’était épris de sa propre sœur. Enfin, le
fait même de cet amour réciproque, qui s’épanouissait naïvement,
devint la suprême pierre de touche où ma certitude s’affirma.
Monsieur de Valcor s’en apercevait comme moi-même. Le jour vint
des allusions tendrement malicieuses, puis des projets esquissés.
Lui-même, entendez-vous, mon Père, lui-même, Renaud—ou du moins celui
qui portait ce nom—me parla, à moi, de la possibilité d’unir nos
enfants. Pouvez-vous admettre, même en faisant la part des illusions
à travers lesquelles je l’avais vu dans ma jeunesse, que l’homme de
loyauté, d’honneur, à qui j’avais donné toute mon âme, pût combiner de
sang-froid, sans intérêt, sans but, et pour une fille qu’il idolâtre,
le plus révoltant des incestes?

—Est-ce possible?...» s’exclama le Père Eudoxe, confondu. «Mais
dans quel tourbillon d’idées contradictoires me jetez-vous, madame
la comtesse! Jusqu’ici, je vous ai suivie, je l’avoue, plein de
circonspection, de doute. Le cœur d’une femme qui aime est sujet à
caution. Les chimères y ont tant de prise! Et ma persuasion était si
forte! Mais en face de quelle déconcertante énigme me placez-vous?...
Comment! ce sont des faits? Le marquis de Valcor se sait le père de
votre fils, et il se propose de lui donner sa fille!...

—Ou il n’est pas le marquis de Valcor,» ajouta la comtesse.

—«Ou il n’est pas le marquis de Valcor,» répéta le moine.

—«A moins,» reprit-elle «qu’une troisième version,—la sienne,—ne soit
vraie. Nous ne sommes qu’à l’entrée du mystère.

—Auriez-vous donc autre chose à m’apprendre?» questionna l’octavien.

—«J’ai tout à vous apprendre. Car aujourd’hui je ne sais plus,
avec le mirage des années, avec la lente substitution en moi de la
personne présente au souvenir qui va s’effaçant, avec les déclarations
extraordinaires entendues récemment de cette bouche, je ne sais plus à
quel moment la vérité m’est apparue, je ne sais plus,—imaginez cela,
mon Père!—je ne sais plus que croire...

—Mon Dieu!...

—Comprenez-vous, maintenant, que ce n’est pas la rancune, que ce n’est
pas la vengeance, que ce n’est pas ce procès, qui ont influencé ma
pensée intime, qui inspirent à présent mes paroles?

—Oubliez ce jugement téméraire, madame la comtesse. Votre sincérité est
hors de question. Mais malgré tout, je ne puis admettre une imposture
si audacieuse, si invraisemblable. Je ne puis m’imaginer que la
personnalité du marquis de Valcor soit usurpée. Vous m’annoncez une
autre version,—la sienne. D’avance mon sentiment s’y rattache.

—Mon Père, cette version concorde avec un étrange revirement
d’attitude, qui vous la rendra suspecte. La réserve que vous avez louée
dans la conduite de monsieur de Valcor cessa un jour, brusquement,
après quinze ans d’indifférence et de silence. Ce jour-là—c’était l’été
dernier—le marquis sollicita de moi une entrevue, dans une grotte,
au bord de la mer, où jadis nous avions eu des heures de coupable
mais indicible enivrement. Je m’y rendis, pressentant une explication
décisive. Renaud de Valcor éveilla le passé, tout le passé.»

La voix de Gaétane trembla et s’éteignit.

—«Vous m’épouvantez!» s’écria le moine.

—«Rassurez-vous, mon Père. Si cette évocation fut ardente au point
de me troubler encore aujourd’hui, je ne montrai rien alors d’un tel
trouble. Cependant, je l’avoue, tout mon être y fit secrètement et
violemment écho. Le vertige fut si fort que, pendant quelques minutes,
mes soupçons s’évanouirent. Je crus voir à mes genoux le Renaud que
j’avais tant aimé.

—Mais si ce n’était pas lui, comment pouvait-il évoquer ce souvenir?

—J’ai beaucoup réfléchi. Voici ce que j’ai entrevu: je suppose que ce
génie du mal, qui porte aujourd’hui le nom du plus pur des êtres—ma
raison m’atteste son crime, encore que mon cœur hésite par moments—aura
tardivement connu le roman de notre jeunesse. Un hasard le lui a
révélé. Des lettres retrouvées, sans doute... Car pas une bouche
humaine ne lui en aurait pu faire le récit. Je n’avais pas réclamé à
Renaud les miennes avant qu’il quittât l’Europe. Ne les aurait-il pas
détruites? Seraient-elles tombées entre les mains... de l’autre, et
seulement après ces quinze ans? Que sais-je? Ce qui me donne l’idée
de ces lettres, c’est une bizarre scène de jalousie que m’a faite,
vers cette époque, la marquise de Valcor. N’a-t-elle pas, elle-même,
découvert quelque preuve? Une preuve qui n’existait nulle part, sinon
dans ces billets passionnés.

—Mais,» objecta l’octavien, «pourquoi, en ce cas, le marquis n’eût-il
pas continué à se taire?

—Parce que, mon Père, un phénomène psychologique dont votre grande
connaissance du cœur va reconnaître la possibilité, se serait passé en
lui. Cet homme, suggestionné par un brûlant passé, m’aurait vue tout
à coup avec les yeux de celui qu’il représente. Habitué à se glisser
dans la personnalité de son modèle, il se serait enflammé au contact
de l’ancienne passion. Peut-être son orgueil s’est-il pris au piège?
Cette conquête d’autrefois, conquête qui dut sembler flatteuse et rare
à ce comédien sorti d’on ne sait quel bas-fond, l’a fait se piquer
au jeu. La femme, pour tous inaccessible, que son noble devancier
avait possédée, lui, pour s’affirmer égal, voulait la reprendre. Ce
qui fut pris, ce fut son cœur, ou—ne profanons pas ce mot—du moins,
son imagination, son désir, sa volonté infernale. C’est ainsi que je
m’explique la flambée soudaine de passion dont il m’enveloppa. Ce
fut un voile de feu, l’éblouissement du passé... Ah! mon Père, quel
déconcertant mirage! Cet homme jouait au vrai son rôle ardent. Jamais
il ne m’avait donné à ce point l’illusion de celui qu’il prétendait
être. Je l’ai fui, mon Père... Je l’ai fui... parce que j’ai eu peur de
le croire! De tous les masques qu’il a mis sur son visage, celui qui
tient le mieux, celui que j’arracherai pourtant, et qui fera tomber
tous les autres, c’est le masque d’amour!»

Un silence suivit. Les étoiles avaient tourné dans le ciel. Au loin,
vers l’avant, un choc de bronze vibra dans l’espace. La vigie piquait
l’heure. Était-ce une demie? Était-ce une heure du matin?

—«Mais,» reprit le moine, «puisque monsieur de Valcor ressuscitait le
passé, il se reconnaissait le père de votre fils?

—Oui.

—Avait-il pu découvrir cette paternité dans les lettres auxquelles vous
faisiez allusion tout à l’heure?

—Certainement. De la façon la plus claire.

—Mais alors? Sa fille? Il abandonnait le projet de la marier à...?

—Non. Pourquoi l’eût-il fait, s’il n’était pas Renaud, s’il n’était
pas le père de mon Hervé? Comme moi pour mon enfant, il ne voulait pas
briser le cœur de la sienne.

—Cependant...

—C’est ici qu’il me présenta une inconcevable légende. Obligé, pour
soutenir son personnage, de se reconnaître le père d’Hervé, il
prétendit ne pas être celui de Micheline.

—Comment! N’est-ce pas sa fille et celle de la marquise?

—Suivant l’état civil, oui. Mais monsieur de Valcor me confia, sous
le sceau du secret, que leur propre fillette était morte peu d’heures
après sa naissance, alors que la jeune mère était elle-même mourante.
On avait, pour sauver celle-ci, caché cette mort, en substituant une
enfant vivante au petit cadavre. La supercherie, de momentanée, devint
durable, quand, au cours d’une lente convalescence, la marquise se prit
si fortement à l’illusion maternelle qu’il sembla trop barbare de la
lui enlever. Renaud lui-même, réalisant à peine la substitution dont
il était pourtant l’auteur, s’attachait à l’étrangère comme il l’eût
fait à l’être de sa chair et de son sang. Cette petite créature était
l’enfant d’une faute, sans parents reconnus, sans nom. Elle garda ceux
que le hasard lui dispensait si miraculeusement.

—L’aventure est singulière, mais non sans précédents,» observa le Père
Eudoxe. «Dans ma carrière de prêtre, j’ai connu des secrets de ce
genre. Il y a d’étranges mystères dans les berceaux.

—Je ne puis croire à celui-ci, mon père.

—Pourquoi?

—L’agencement des circonstances serait trop fabuleux. Si telle était
la vérité, le marquis de Valcor eût-il attendu si longtemps pour me la
dire?»

L’octavien se tut, réfléchissant. La comtesse reprit:

—«Je ne puis sans confusion vous entretenir de l’amour que cet homme
m’avoua l’année dernière avec une fougue inouïe. Toutefois, je suis
forcée d’y insister pour vous éclairer sur l’abîme ténébreux de cette
âme. Est-il, dans les données psychologiques, qu’une passion s’enflamme
ainsi de nouveau après être demeurée si complètement éteinte? Je
conçois bien qu’une étincelle fortuite ait pu l’allumer, si elle
n’existait pas ou si elle existait en s’ignorant encore. Mais comment
se fût-elle ignorée avec le miroir de feu du souvenir? Non... non... En
ce cas elle n’aurait pu se taire ou se serait tue pour toujours.

—Qu’en savons-nous?» dit profondément le moine. «La passion de l’amour
est une puissance imprévue et redoutable, qui se joue des cœurs humains.

—Mon Père, vous persistez à croire que le marquis de Valcor est bien
lui-même? Rien, dans mon récit, n’a fait éclater à vos yeux l’imposture?

—A-t-elle absolument éclaté pour les vôtres, madame la comtesse?
Avez-vous la certitude?»

Gaétane murmura:

—«Non, je ne l’ai pas.»

Le religieux dit:

—«Je l’ai compris.

—Croyez-vous,» fit-elle, «qu’il existe une destinée semblable à la
mienne? Un damné, dans l’enfer, souffre, mais il connaît la cause et la
réalité de sa torture.

—Ma fille, vous blasphémez. La cause de votre torture et sa réalité,
voulez-vous que je vous les dise?

—Non, non!» gémit-elle en levant des mains suppliantes.

Impitoyable, il poursuivit:

—«Un désir coupable vous consume. L’amour n’est point mort en vous.
Peut-être, dans les années où vous constatiez le dédain de l’infidèle,
puis dans celles où vous avez préféré l’imaginer anéanti, disparu,
plutôt qu’oublieux, la fierté d’abord, la haine de celui que vous
supposiez son meurtrier ensuite, vous ont armée contre le vertige. Mais
quand le marquis de Valcor est retombé à vos pieds avec des prières
brûlantes, la passion ancienne a repris son empire, et alors vos doutes
ont faibli. Vous avez souhaité de croire en l’homme pour retrouver
l’amant.»

M^{me} de Ferneuse cacha son visage dans ses mains.

—«Faites pénitence, ma fille,» dit le moine.

Elle releva la tête.

—«J’ai fait pénitence,» reprit-elle. «J’ai prié. J’ai pleuré. Mais
Dieu n’a pas eu en grâce mon repentir. Il me frappe aujourd’hui plus
durement que jamais.

—Comment cela?

—Hélas! mon acharnement à démêler ce mystère coûte peut-être la vie à
mon fils.

—A votre fils! Le malheureux connaît-il vos erreurs et le secret de sa
naissance?

—Non. Il ignore tout, sinon qu’il existe dans la famille de Valcor un
secret qui, s’il n’est éclairci, le séparerait à jamais de celle qu’il
aime. Avec ce fragment de vérité, j’ai chargé mon Hervé d’une mission
dont, peut-être, n’ai-je pas assez prévu tous les périls. Depuis
longtemps je n’ai plus de ses nouvelles. C’est à sa recherche que je
vais, prête à braver moi-même tous les dangers. Voici pourquoi, enfin,
je me suis confiée à vous, mon Père. Il se peut que, là où vous allez,
vous retrouviez la trace de mon pauvre enfant.

—Dans les forêts de l’Amazone?

—Oui, dans ces régions se passa le drame où périt, sans doute, le
véritable marquis de Valcor. Cette Valcorie, son domaine, ses fameuses
exploitations de caoutchouc, confinent à la Selve sauvage.

—Et vous avez envoyé votre fils?...

—Je l’ai envoyé pour suivre, pour surveiller un messager secret, que
monsieur de Valcor expédiait lui-même là-bas. J’avais réclamé au
marquis, comme preuve de son identité, un anneau d’or, souvenir de
notre amour. Cet anneau, que le Renaud d’autrefois m’avait donné, je
le lui avais rendu lors de nos adieux. Il l’avait passé à son petit
doigt, jurant de ne s’en séparer jamais. Je le savais homme à tenir ce
serment. Le Renaud d’aujourd’hui me déclara qu’il possédait toujours
ce gage et qu’il le placerait sous mes yeux. Sur mon insistance, il
me demanda du temps, me parla d’un endroit sûr où il avait laissé le
bijou en dépôt. Déjà marié, il était retourné en Amérique, et, pour que
jamais le souvenir sacré, mais embarrassant, ne tombât aux mains de sa
femme, il l’avait mis en sécurité là-bas. Il allait, m’assura-t-il,
charger un messager de confiance de le lui rapporter. Je sus ensuite
qu’il fit partir aussitôt un individu d’assez fâcheuse réputation,
un contrebandier sans peur et sans scrupule, capable, d’ailleurs, de
se faire tuer pour lui, ou de commettre des crimes sur son ordre. Je
soupçonne ce Mathias Gaël d’avoir emporté des instructions atroces. Le
véritable marquis de Valcor, assassiné jadis, dut être enseveli avec
cet anneau qu’il avait juré de garder à son doigt.

—Son assassin l’en aurait dépouillé.

—Non... Un simple anneau, semblable à la plus unie des alliances. Le
marquis actuel en a saisi la valeur caractéristique seulement lorsque
je le priai de me répéter l’inscription gravée à l’intérieur, ce qu’il
ne put faire.

—Il ne le put?» s’exclama Eudoxe. «Ah! voici peut-être, madame, la
charge la plus sérieuse.

—Vous le pensez comme moi. Dans la bague, il y avait une date et nos
deux noms, suivis de ces mots: «_De ce jour à toujours._» Pensez-vous
qu’on oublie une telle devise et une telle date?

—Ce fait est particulièrement impressionnant,» déclara l’octavien.

—«C’est ce fait qui m’arracha, mon Père, à la suprême tentation. Il y
eut—vous l’avez deviné—une minute où j’aurais tout donné pour croire...
pour entrevoir encore le mirage du plus merveilleux amour qui jamais
éblouit un cœur de femme... Cet anneau perdu, cet anneau béni... me
sauva.

—Mais, cet anneau, où supposez-vous donc qu’il se trouve?

—Dans une tombe, au doigt d’un mort... ou plutôt, parmi sa poussière.
Ah! mon Père... Accomplir une pareille découverte! Ce serait la
délivrance du doute le plus effrayant, du vertige le plus abominable
qui jamais ait broyé, affolé un cœur de femme. Ce serait l’assurance
que mon fils ne risque pas sa paix en ce monde et dans l’autre par
l’entraînement d’une passion incestueuse. Ce serait enfin la juste
vengeance, la revanche lointaine d’une noble victime, l’écroulement
d’un scandaleux destin. Songez, mon Père, songez au triomphe récent de
cet homme. Titre, réputation, fortune, puissance, il aurait tout volé!
Il n’aurait en propre qu’une audace et une habileté de démon. Et la
foudre dont il mérite d’être écrasé dormirait, je vous le répète, dans
le cercle étroit d’un anneau d’or, au fond d’une sépulture inconnue!

—Mais cet anneau, si son émissaire le lui rapporte, scellera, au
contraire, son succès infâme,» s’écria le moine.

Le Père Eudoxe entrait dans l’hypothèse. Il y paraissait converti.
Cet esprit, plein de circonspection, lent à évoluer, que ses
renseignements, ses préjugés, et aussi sa défiance de l’exaltation
féminine, inclinaient en faveur du marquis de Valcor, qui, si
obstinément, venait de repousser la théorie accusatrice, oscillait
sur sa ferme assise, au choc d’une frêle bague, à l’écho d’une devise
d’amour oubliée. Ce détail lui paraissait plus lourd de signification,
plus définitif que tout le reste. Ou, plus exactement, c’était tout ce
reste qui, peu à peu, l’avait influencé, malgré qu’il en eût, jusqu’à
ce point particulier, d’où jaillissait une si brusque lueur.

—«Oui,» appuya-t-il. «Seul l’émissaire du marquis de Valcor possède les
données indispensables pour retrouver, si elle existe, la dépouille
d’un être que vous ne croyez plus au nombre des vivants. S’il y eut une
victime, qu’advint-il de ses restes? Furent-ils seulement ensevelis?
Cette tombe, perdue dans quelque solitude sans point de repère,
serait-elle même reconnue par celui qui la creusa?

—Dieu la voit,» dit la comtesse.

—«Voudra-t-il nous y conduire?

—«Nous?» mon Père. Songeriez-vous donc à partager ma tâche, à venir en
aide à l’enfant que j’espère rejoindre là-bas?

—Pourquoi pas, madame la comtesse? Je demandais au Seigneur de
m’indiquer une œuvre à entreprendre.

—Priez-le qu’il vous permette d’accomplir un miracle.

—Ne l’a-t-il pas commencé, le miracle, en nous réunissant sur ce
navire?»



III

_MARCHE FUNÈBRE_


UN matin de décembre, vers onze heures, les personnes—elles étaient
nombreuses—qui avaient affaire rue du Bac, se répandaient en
commentaires et en récriminations, tandis que les gardiens de la paix
les obligeaient à un détour par les rues adjacentes.

Depuis un moment, les voitures et les omnibus étaient ainsi entravés.
Lorsqu’on approcha de midi, les piétons mêmes durent montrer un
coupe-file, ou déclarer qu’ils demeuraient dans le tronçon intercepté.

Cette manœuvre n’allait pas sans encombre, dans une rue si passante, et
à cette saison, où la proximité des étrennes enfiévrait la circulation.
Mais ce qui compliquait les choses, c’était la curiosité de la foule
pour le spectacle dont on l’éloignait. Elle s’amassait contre les
cordons d’agents, malgré les représentations des chefs.

—«Vous ne resterez pas là,» disaient ceux-ci. «Faudra bien ouvrir les
rangs lorsque le cortège se mettra en marche.»

Tout ce que les mieux placés apercevaient pour l’instant était un
somptueux char mortuaire, sur lequel on accrochait d’immenses couronnes
de fleurs naturelles, la file des voitures de deuil, et les draperies
funèbres contre la porte extérieure d’un hôtel, d’ailleurs invisible
au fond de sa cour. Sur le fronton de drap noir se détachaient, en
couleurs héraldiques, les écussons accouplés des Servon-Tanis et des
Valcor. Les housses des sièges, à chacune des berlines, portaient un
grand V d’argent, surmonté d’une couronne, à fleurons alternés de
perles.

On enterrait la marquise de Valcor, née Laurence de Servon-Tanis.

—«Le procès fait à son mari l’a tuée,» affirmaient les badauds.

—«Heureusement elle a vécu juste assez pour lui voir rendre justice,»
observaient quelques-uns.

—«Oh! l’affaire n’est pas finie,» déclaraient les autres, en hochant la
tête.

—«Saura-t-on jamais la vérité?» soupiraient les sceptiques.

Tous voulaient contempler le héros de cette aventure inouïe.

Quel roman! Et au début du XX^e siècle, avec la rapidité de
communications qui rapproche les continents, avec tous les moyens
d’information dont on dispose! Un homme appartenant à l’élite du monde
civilisé, aussi bien par l’éclat de son nom, l’ancienneté de sa race,
que par son œuvre, ayant porté le progrès dans des régions lointaines,
fondé une colonie, ouvert des sources de richesse industrielle, se
voyait contester sa personnalité, n’arrivait pas à établir de façon
indiscutable qu’il était _lui_, et non un aventurier usurpant sa propre
apparence! La manifestation de toute une province en sa faveur, l’élan
de son pays breton l’envoyant à la Chambre, la validation de son
mandat en une séance fameuse, où le document accusateur, sur lequel
s’appuyaient ses adversaires, était, en pleine tribune, déclaré un
faux et prouvé tel, le désistement de son parent, Marc de Plesguen,
qui renonçait à se prétendre le véritable héritier du marquisat de
Valcor, tout cela ne suffisait pas à fixer l’opinion, à désarmer les
attaques. Un doute subsistait. L’étrange accusation avait trop frappé
les esprits, s’était formulée de façon trop romanesque, pour qu’une
partie du public n’en gardât pas l’ineffaçable empreinte. La politique,
d’ailleurs, s’y mêlait. Le triomphe de Renaud de Valcor, étant celui de
l’opposition réactionnaire, restait suspect aux partis avancés.

—«Avec l’immense fortune de cet homme, que n’achète-t-on pas?»
grommelaient les irréductibles. «Sans ses millions, il serait au bagne.

—Tout de même,» glapit un gavroche, comme le corbillard s’ébranlait,
«on ne voit pas beaucoup ce type-là sous la casaque d’un détenu,
faisant des chaussons de lisière.»

Le marquis de Valcor s’avançait, isolé, conduisant le deuil.

Dans l’atmosphère sèche et froide de cette matinée d’hiver, il
marchait, son chapeau couvert de crêpe à la main, un fin par-dessus
noir passé sur son habit. Sa silhouette, haute et mince, malgré le
développement robuste des épaules, se dessinait avec élégance. Sa
tête énergique et superbe, à la barbe aiguë, aux cheveux épais, bien
taillés, sans une touffe blanche, accusait moins de quarante ans,
bien qu’il fût près de la cinquantaine. C’était une figure hautaine,
captivante, d’un prestige immédiat.

Ce prestige s’exprimait dans la remarque blagueuse du gamin de Paris.
Un apprenti pâtissier ou un petit télégraphiste n’a pas l’enthousiasme
lyrique. Mais une voisine du gavroche ne sut pas mettre au point, et
lui dit avec une voix qui tremblait d’émotion:

—«Vous ne savez pas de qui vous parlez, mon enfant. Plût à Dieu, que,
pour nous autres malheureux, il y eût beaucoup d’admirables cœurs comme
celui-là!»

Le gamin tourna la tête, ricanant un peu, impressionné tout de même. Il
vit une toute jeune femme, excessivement jolie, mais pâle, vêtue ainsi
qu’une ouvrière, et qui tenait un petit enfant dans ses bras.

Comme il reportait les yeux sur le marquis de Valcor, il observa que
celui-ci, malgré le recueillement de sa douleur, vraie ou feinte,
venait—attiré, eût-on dit, par un aimant secret—de tourner son regard
de leur côté.

Une sorte d’éclair moral jaillit entre ce grand seigneur et la modeste
spectatrice de son malheur pompeux. La même commotion les secoua.
Quelque chose d’infiniment triste, plus poignant à observer que son
chagrin d’apparat, passa sur le visage du marquis. Il eut, lui qui
suivait le cercueil de sa femme, un incroyable, bien qu’imperceptible,
mouvement, comme pour s’arrêter, avec un appel muet de toute la
physionomie.

Ce fut une seconde...

Le grand char couvert de fleurs avançait, avec une légère oscillation
de son dôme empanaché. Le dos si droit, la tête un peu inclinée du
veuf, se virent encore un instant. Puis ce fut le piétinement d’un long
troupeau, formes sombres, épaissies de lourds vêtements, pelisses de
fourrure, cols relevés, tubes de soie coiffant également tant de têtes
inégales.

Dans la double haie, au bord des trottoirs, coururent des noms de
personnages connus: des députés, collègues du marquis, des sénateurs,
des académiciens plus ou moins ducs.

Le gavroche, gouailleur, examinait sa voisine:

—«Mince!» lui dit-il tout à coup, «je parie qu’en ce moment il pense à
vous plus qu’à sa défunte, le beau marquis.» Et il ajouta, se tapant la
cuisse, comme réjoui intérieurement:—«C’est rigolo, ça, tout de même!»

La jeune ouvrière, avec un peu de rose maintenant sur sa pâleur,
s’occupa de son bébé sans avoir l’air d’entendre. Elle aurait voulu
s’en aller, mais les rangs se serraient derrière elle, tandis que, sur
la chaussée, défilaient un équipage, avec ses lanternes allumées sous
le crêpe, et dont les chevaux s’impatientaient d’aller au pas, puis les
lourdes voitures de deuil, que dominaient les chapeaux napoléoniens des
cochers et leurs épaules à aiguillettes d’argent.

Tout cela disparut peu à peu, lentement, au tournant d’une petite rue
qui conduit à Saint-Thomas d’Aquin.

Sur l’étroite place, devant l’église, les curieux se pressaient. Sous
le porche, des commissaires réclamaient les lettres d’invitation pour
permettre d’entrer.

—«J’ai oublié la mienne,» dit un jeune homme fort élégant, «Mais peu
importe.

—Pardon,» fit le suisse avec majesté, «la consigne est formelle.

—Laissez donc, prince,» dit un individu à teint olivâtre, qui
accompagnait le jeune homme. «Qu’avons-nous besoin d’assister à la
cérémonie?»

A ce mot de «prince», les aiguillettes noires frémirent sur la grande
tenue funèbre du suisse. Un commissaire s’avança, obséquieux.

—«Mon Dieu... Si ces messieurs veulent passer. Mais en se dépêchant un
peu. Voici le cortège qui arrive.»

Le prince Gilbert Gairlance de Villingen, et son compagnon, le métis
bolivien, José Escaldas, pénétrèrent dans la nef, puis, tournant
aussitôt, s’enfoncèrent dans un des bas-côtés.

—«C’est de la folie!» murmurait le second. «Que pensera-t-on de nous
voir ici?»

L’autre ne daigna même pas répondre. Une expression tendue, âpre,
sardonique, gâtait cette physionomie de joli garçon à la mode, qui
devait sa séduction, outre ses beaux yeux câlins et sa brune moustache
conquérante, surtout à sa grâce cavalière, que sa mine maussade
compromettait fort pour le moment.

Dans l’église fourmillante de monde, entre les hautes draperies noires
écussonnées, parmi le palpitement des petites flammes jaunes des
cierges, le parfum lourd de l’encens et des fleurs, sous le cri des
orgues, s’avança Renaud de Valcor.

—«Je l’écraserai, ce bandit! Je le briserai sous mon talon!» murmura le
prince entre ses dents serrées.

—«Taisez-vous... Allons-nous-en,» fit Escaldas, pris de peur.

—«Ah!» s’écria sourdement Gilbert, «j’en ai assez de votre
couardise!... Sans vos perpétuels tremblements, nous aurions eu raison
de ce misérable.

—Mon cher,» dit l’autre, «n’oubliez pas que je sors de prison,—une
prison préventive, qui a failli devenir effective. Et je sens qu’il
m’arrivera pire. Cet homme est le diable.

—Chut!...» protesta le public autour des deux causeurs.

Au-dessus d’eux, la plaintive lamentation d’un violon éclata. Une voix
magnifique de douleur dit la révolte éperdue de l’âme humaine devant la
mort. Puis ce furent des accents religieux, des clameurs de repentance
et des éclats de colère divine. Mais tous ces êtres assemblés là
n’étaient déchirés que par les notes où pleurait le regret de passer si
vite et de disparaître.

Dans un silence, un assistant toucha légèrement le prince de Villingen.

—«Pardon, monsieur... Vous paraissez connaître la famille... Qui donc
est la dame toute en crêpe, qui reste à genoux tout le temps, à la
première place, du côté des femmes?»

On voyait, en effet, une forme indistincte, tellement voilée de longs
plis funèbres, que la curiosité générale s’était trouvée déçue, quand
elle avait discrètement glissé de sa voiture jusque-là.

—«C’est mademoiselle de Valcor,» dit sèchement l’interpellé.

—«La fille du marquis et de la marquise?

—Oui.

—On la dit si belle!»

Gairlance de Villingen tourna le dos.

Des tintements de clochette vibraient. Les femmes s’agenouillèrent
toutes, tandis que les hommes se levaient, baissant le menton, l’air
condescendant et contraint.

Beaucoup, toutefois, plièrent aussi les genoux à l’élévation.
Quelques-uns égrenaient des chapelets. A ces détails seuls, on
eût constaté une majorité appartenant à la noblesse catholique et
réactionnaire.

Villingen, poursuivant l’idée suggérée tout à l’heure par son
compagnon, chuchota:

—«Quelle absurdité de dire: «Cet homme «est le diable!» Je l’ai tenu à
la pointe de mon épée, et si j’avais voulu...

—Vous auriez percé son corps, qui est peut-être de chair et de sang,»
riposta Escaldas, très bas. «Mais son âme est infernale. Songez qu’il
m’a fait inculper de faux, pour une lettre écrite sur un papier
fabriqué il y a dix-huit mois, alors que je l’avais vue, cette lettre,
que je l’avais tenue dans mes mains il y a quatre ans, et que je l’ai
reçue d’un témoin qui la connaissait depuis vingt. Et c’était la
même... Et ce témoin est mort mystérieusement. Et vous voulez qu’il
n’y ait pas d’intervention diabolique dans cette damnée affaire!»

La voix s’éleva un peu dans l’animation de la dernière phrase. De
nouveau, ceux qui les entouraient manifestèrent leur mécontentement.

On s’étonnait de ces deux hommes, si peu faits, d’après l’apparence,
pour frayer ensemble, et qui semblaient apporter là des préoccupations
singulièrement profanes.

Mais le susurrement d’autres conversations particulières montait de
divers points de l’église dès que les orgues se taisaient. Ce troublant
procès Valcor avait mis en jeu tant de passions! Dans ce lieu sacré
même, et devant un cercueil, elles s’agitaient, se heurtaient.

Cependant le maître des cérémonies, s’inclinant à droite, puis
s’inclinant à gauche, engageait, par une mimique muette, les membres de
la famille à poursuivre la mise en scène funéraire.

Renaud de Valcor prit le goupillon, et, d’un geste respectueux, mais
impassible, traça dans l’air une croix devant le monceau de fleurs où
se cachait le catafalque. Puis il remit à sa fille l’objet consacré.
Micheline le souleva d’une main défaillante. Sous son voile de crêpe,
on ne distinguait pas ses larmes. Mais toute sa personne souple,
svelte, aux lignes mouvantes et expressives, semblait chancelante et
écrasée de désespoir.

Le défilé commençait. La _Marche funèbre_ de Chopin exhalait ses
magnifiques et effrayants soupirs, qui s’arrachent du tréfonds des
entrailles humaines et ne s’éteignent qu’à bout de souffle.

Le prince de Villingen et son compagnon se hâtèrent vers la sortie.

Sous le porche, n’osant, ne pouvant entrer, mais, absorbant des yeux et
des oreilles tout ce qui s’exhalait hors de cette nef endeuillée, avec
les lueurs des cierges contre les noires tentures et la voix poignante
des violons, une jeune femme se tenait. C’était la jolie ouvrière,
portant un bébé dans ses bras, qui, tout à l’heure, dans la rue du Bac,
avait éveillé l’observation malicieuse d’un gamin.

Gilbert de Villingen vit cette femme, tressaillit, hésita, puis fit
deux pas vers elle, le visage contracté.

—«Bertrande, que fais-tu là?» dit-il durement.

Elle pâlit, mais ne bougea pas, levant sur lui ses grands yeux clairs,
dont les prunelles glauques scintillaient comme de l’eau traversée de
soleil.

—«Ce que je fais, Gilbert? Que vous importe? Est-ce que je compte
pour vous? Et cet enfant... _notre_ enfant... est-ce qu’il compte
davantage?...

—Comment?... Un esclandre!...» s’écria-t-il.

—«Non, non, ne craignez pas cela,» répliqua-t-elle, baissant davantage
sa voix très douce, et reculant avec une sorte de farouche dignité.

Sa grâce touchante calma l’égoïste méfiance du jeune homme.

—«Viens... Je voudrais te dire deux mots,» reprit-il moins rudement.
Et il ajouta:—«Escaldas, ne me quittez pas,» en se tournant vers ce
compagnon à figure exotique et à tournure vulgaire, qui formait avec
lui un si frappant disparate.

Tous trois se dégagèrent un peu du flot humain qui sortait de l’église.
Parvenus à l’écart, Gilbert dit à celle qu’il avait appelée Bertrande:

—«Il te faut pourtant choisir?. Es-tu, ou n’es-tu pas avec mes ennemis?

—Vos ennemis!...

—Oui. J’en ai assez de t’apercevoir ainsi de temps à autre, comme un
reproche vivant. Ton premier mot pour moi, tout à l’heure, c’était
une accusation. De quoi te plains-tu?... Je ne t’abandonnerai pas, je
n’abandonnerai pas l’enfant, si tu renonces à jouer ton double jeu. Et
pourtant ce n’est pas moi qui peux vous rendre la vie heureuse. Je suis
dans un enfer. Avec mon titre de prince et mes habits du bon faiseur,
je suis plus bas que toi dans l’existence, ma pauvre Bertrande!»

L’amertume de sa dernière phrase, le demi-attendrissement faisant
fléchir sa voix, remuèrent le cœur qui l’aimait.

—«Gilbert, si vous souffrez, pourquoi ne venez-vous pas à nous? Un peu
d’amour, c’est tout ce que nous demandons de vous pour être heureux,
mon petit Claude et moi.»

Son geste tendit légèrement le bébé, qui, d’un gentil mouvement, tourna
sa petite tête.

Le prince vit un mignon visage, dont les traits commençaient à se
débrouiller hors de l’ébauche incertaine des premiers mois, des yeux
arrondis, que les prunelles sombres emplissaient presque entièrement,
une bouchette rose, une boucle soyeuse et dorée, échappée de la
capeline de laine.

—«Il est gentil, ce mioche,» observa-t-il en souriant.

Escaldas intervint, obséquieux et blagueur:

—«Vous ne pouvez pas le renier. Il a déjà vos yeux. Il vous ressemblera.

—Ce n’est pas ce qu’on vous demande,» dit le prince brusquement. «Si
je vous ai enjoint de rester, Escaldas, c’est que je veux avoir une
explication avec vous. Et je dois en avoir une avec Bertrande, qui se
trouvera sans doute être la même.»

La jeune femme regarda presque avec répulsion ce métis à figure
olivâtre, à la barbe taillée en rectangle sous le menton, comme un
rabat, ou comme celle de certains dieux égyptiens, et qui semblait
avoir de la bile dans le blanc des yeux. Elle balbutia tout bas:

—«J’aimerais mieux vous parler seule à seul, Gilbert.

—J’ai besoin, ma chère, de te démontrer l’infamie des gens pour qui tu
veux me trahir.»

Elle sursauta, ouvrit la bouche, se tut. Un découragement profond se
peignit sur son visage, qui eût été radieusement beau dans le bonheur
et le bien-être, mais que la fatigue, les privations, les souffrances
morales et physiques, fanaient déjà.

A présent, le prince de Villingen fendait résolument la cohue. De temps
à autre, il rendait des coups de chapeau, sans s’inquiéter si les gens
de connaissance remarquaient la suite étrange que lui composaient José
Escaldas et Bertrande. Sans doute, son expérience parisienne lui
garantissait qu’on ne s’en apercevait même pas, aucun lieu n’étant,
plus que la foule, propice pour égarer les curiosités. Les personnes
marchant dans son sillage ne se trouvaient pas nécessairement de sa
société.

Un peu plus loin, il jeta un prudent regard circulaire, avant de se
laisser rejoindre par ses deux compagnons, auprès d’un fiacre qu’il
venait d’arrêter, et dans lequel il s’engouffra avec eux.

Il avait donné l’adresse d’un restaurant de la rive droite. Bertrande,
timidement, demanda:

—«Vous ne venez donc pas chez moi?

—Qu’y ferions-nous?» dit Gilbert.

Il voulait s’épargner le spectacle de l’unique chambre, la constatation
peut-être qu’il y manquait encore un meuble, un bibelot, un dernier
débris du luxe, déjà si modeste, dans lequel il avait installé la
petite dentellière, la sauvageonne des landes de Bretagne, la pauvre
fille séduite, prise comme un jouet brillant, et devenue si encombrante
par sa folie de maternité, d’honnêteté.

Dire qu’elle aurait pu devenir une des reines du demi-monde, et qu’elle
préférait bercer un poupon, le nourrir avec son aiguille ou son crochet
à dentelle! Elle refusait même les minces subsides de son amant, parce
qu’elle n’était pas nécessaire à son cœur, pas même à son plaisir, et
qu’elle le savait. D’ailleurs n’était-il pas plus pauvre qu’elle-même
de toutes les dettes et de tous les besoins qu’il avait.

—«Qu’y ferions-nous, chez toi?» répéta le prince décavé, d’une voix
presque mauvaise. Puis il se détendit un peu, dans un rire. «Il est
plus d’une heure. J’ai faim. Je vais vous offrir à déjeuner. Est-ce que
ce jeune homme ne nous fera pas des drames?» ajouta-t-il avec un coup
de menton vers le bébé.

—«Mon Claudinet?» sourit Bertrande. «Il est si sage! Vous me permettrez
de lui donner d’abord son déjeuner, à lui,» ajouta-t-elle (avec une
rougeur qui décela que ce déjeuner était en réserve dans son corsage).
«Ensuite, on l’étendra sur un coussin quelconque, et il dormira tant
qu’on voudra.»

Ce programme fut rempli, dans le salon particulier où le prince de
Villingen s’enferma avec ses invités bizarres.

Un rastaquouère, une jolie fille du peuple, un poupon au maillot,
singuliers convives, dont les garçons durent sourire en secret, sous
leurs masques imperturbables et glabres. Mais, dans ce restaurant,
comme dans les autres cabarets chics de la capitale, on connaissait
l’espèce d’enfant terrible qu’était ce Gilbert, petit-fils du fameux
Gairlance, maréchal de l’Empire, fait prince de Villingen par Napoléon,
après cette victoire fameuse. Du grand-père illustre, ce descendant
avait bien la témérité physique, l’esprit hasardeux, le fond brutal.
Mais de telles dispositions ne paraissent d’héroïques vertus que
lorsqu’elles trouvent un certain emploi. En temps de paix et de
régularité sociale, elles font d’un homme, sans discipline intérieure
suffisante pour les contrôler, le duelliste, le joueur, le viveur,
qu’était le séducteur de Bertrande.

De quel amour elle l’aimait, la pauvre fille! Avec quelle joie
tremblante elle s’asseyait à la même table que lui, pour cette
intimité d’un repas commun qui semble un si doux fragment de rêve
familial aux femmes sans foyer, nostalgiques des tendresses de «la
maison». C’était la première fois,—depuis ce dîner dans un restaurant
du boulevard, auquel assistait également Escaldas, et où elle avait été
la cause involontaire d’une si terrifiante révélation. Que d’événements
depuis lors!... La naissance de son petit Claude... Sa tentative de
suicide... Les journées de douceur et de doute, sous le toit du marquis
de Valcor... Le duel de celui-ci avec Gilbert... Ces deux hommes,
ces deux êtres, tellement au-dessus d’elle, et en qui, pourtant,
s’incarnait son humble destin, à qui, diversement, elle avait voué
toute son âme, tout son amour,—face à face, dans une ivresse de haine,
pour un combat meurtrier.

Hélas! nulle réconciliation n’avait eu lieu. La lutte actuelle se
poursuivait plus férocement encore que sur le matériel terrain de la
rencontre. Elle en eut la preuve lorsque, enfin, Gilbert et Escaldas
parlèrent, une fois les garçons congédiés, la porte close, les liqueurs
et les cigares posés sur la table.

Sur le divan du cabinet particulier dormait le petit Claude, sous la
glace rayée d’inscriptions par les diamants des filles de plaisir.

Bertrande ne se troublait pas du contraste entre cette innocence et le
cadre vicieux. Elle ne savait pas. Fleur sauvage de la lande, n’ayant
respiré depuis sa naissance que les souffles de l’Océan, elle avait
suivi l’étoile néfaste, mais pure, de son amour. Elle ignorait le mal.
Son chemin de détresse et de ruine l’avait conduite tout au bord de
l’égout qui roule au bas-fond des grandes cités. Elle avait effleuré la
souillure sans la voir, les yeux en haut.

Tandis que ses deux compagnons allumaient leurs cigares, elle
s’approcha du bébé, pour constater s’il n’avait pas trop chaud. Elle
écarta la capeline, ôta le petit béguin, essuya avec son mouchoir la
moiteur du mignon visage.

Le prince de Villingen se leva, vint se planter devant la couchette de
cet ange, faite avec les coussins de la débauche. Il savait, lui. Un
étrange et triste sourire flotta sous sa moustache brune.

—«Il est beau, n’est-ce pas?» fit Bertrande.

Beau... Le mot ne disait pas assez, malgré toute la fierté maternelle.
L’enfant endormi était délicieux comme le _bambino_ que Raphaël met aux
bras de ses madones. Et l’impression de cette grâce était plus forte
que la beauté, parce que la vie, le malheur et le mystère de l’avenir
sur un petit être, émeuvent encore plus que les prodiges de l’art.

Gilbert se pencha, baisa le front, charmant sous les bouclettes
fines,—des bouclettes de ce blond puéril, si chaud, qui va devenir brun.

Bertrande fondit en larmes, prit la main de ce jeune père, qui, par ce
baiser, semblait reconnaître le fils qu’elle lui avait donné.

Assis à table, Escaldas, gêné, taillait un londrès, l’air ailleurs.

Mais le prince n’était pas homme à prolonger un attendrissement. Il
revint à sa place, demanda du feu au Bolivien, lança quelques bouffées
en silence, puis dit à Bertrande:

—«Ma petite, écoute-moi bien. Je ne me refuse pas à rester ton ami et
celui de cet enfant...»

Elle eut un geste, au mot «ami», qui lui sembla si froid. Mais la
présence d’un tiers arrêta sa protestation d’amoureuse.

—«Beaucoup d’hommes, dans ma situation, n’en feraient pas autant,»
continua Gilbert. «Combien se croient obligés de prendre au sérieux une
amourette? Quand tu t’es sauvée de chez ta grand’mère pour me rejoindre
à Brest...

—Vous me l’aviez demandé,» s’écria-t-elle.

—«Oui, pour une journée,» répliqua-t-il cruellement.

Bertrande jeta un regard vers Escaldas.

—«Par pitié... devant monsieur!...» balbutia-t-elle.

—«Eh oui... pardon!» reprit Gilbert avec impatience. «Aussi bien ne
s’agit-il pas de récriminations oiseuses. Je ne t’accuse de rien,
Bertrande. Tu m’as aimé plus que je ne pouvais t’aimer moi-même... Ce
n’est notre faute, ni à l’un ni à l’autre. Je reconnais volontiers ton
désintéressement, ta discrétion. Tu as trouvé moyen de te suffire à
toi-même, en faisant de la dentelle. Tu nourris bravement ton bébé...
Tu ne m’as jamais relancé chez moi. Mais aussi, à quoi cela t’aurait-il
servi d’agir autrement? Je suis ruiné, archi-ruiné, ma pauvre fille.
Tu ne sais pas ce que cela veut dire?... Le jeu m’a été fatal. Je
me suis endetté pendant l’Affaire Valcor. Et maintenant que cette
affaire paraît close à l’avantage de ton damné marquis, la meute de
mes créanciers me hurle aux chausses. Je me trouve dans un effroyable
pétrin.

—Qu’espériez-vous donc tirer de cette affaire?» demanda-t-elle, la
figure soudain durcie. «Vous n’êtes pas un parent du marquis. Vous ne
pouviez avoir de droits sur son titre ou sa fortune, comme monsieur de
Plesguen?

Gairlance éclata d’un rire strident.

—«Regardez-la,» cria-t-il à Escaldas. «Voyez ce que devient cette
créature si soumise, si douce, quand on aborde ce sujet-là. Et elle
veut garder mon amour! Elle prétend ne pas appartenir à mes ennemis!

—Mon Dieu!...» gémit Bertrande. «N’ai-je pas deviné la vérité? Ne
sais-je pas que vous deviez épouser mademoiselle de Plesguen, si vous
parveniez, avec monsieur Escaldas, à faire restituer à son père un
nom et des biens héréditaires qu’il croyait siens. Car il y croyait,
lui... Il était de bonne foi, lui... Puisqu’il vient de se désister en
découvrant un faux parmi les soi-disant preuves avec lesquelles on l’a
tenté.»

Gilbert, les mâchoires en avant, les yeux enflammés, la face verdie,
s’inclina vers sa maîtresse:

—«Assez!...» rugit-il. «Qui les avait fournies, ces preuves? Moi,
n’est-ce pas? Et Escaldas. Nous sommes des faussaires, alors? Je savais
bien que c’était ton opinion... Je savais que tu me trahissais... Eh
bien, soit!... va-t’en... Emporte ton mioche, et va-t’en!...»

Sa violence atterra Bertrande. Elle tendit ses mains jointes, secouant
la tête, comme pour nier, mais dans l’impossibilité d’articuler une
parole.

Escaldas mit une main sur le bras du prince, et, avec son accent à la
fois zézayant et guttural, s’interposa:

—«Voyons, voyons... Gairlance... que diable!... Un peu de liant...
Comment voulez-vous qu’on s’explique?... Faut-il s’emporter pour des
propos de femme jalouse?...

—Oh! s’il n’y avait que la jalousie!...» grommela Gilbert.

Bertrande se renversait sur le dossier de sa chaise, oppressée, sans
souffle. Elle essaya de parler. De nouveau, le son mourut dans sa gorge.

—«Ne la maltraitez pas,» fit le Bolivien. «Pensez que c’est une mère,
qui nourrit.»

Prenant une carafe, il versa de l’eau dans un verre, y jeta quelques
gouttes du cognac, dont l’étiquette arborait une date plus ancienne que
sincère, et poussant le breuvage vers la jeune femme:

—«Buvez,» dit-il. «Et ne vous mettez pas dans cet état. Il est moins
méchant qu’il n’en a l’air, votre prince.»

Bertrande méprisait et redoutait cet homme. Elle le considérait comme
un bas intrigant, comme l’artisan maudit de l’affreuse trame où elle se
débattait. Pourtant elle ressentit le bienfait de son bon mouvement et
le remercia d’un faible sourire.

Gilbert, décidé à se contenir, reprenait en maîtrisant sa voix:

—«Je sais bien, Bertrande, que ta position est douloureuse. Toutes
ces preuves, que tu repousses, et dont quelques-unes—Escaldas va te
les dire—sont pourtant de nature à te convaincre,—toi, plus que
personne,—toutes ces preuves établissent que le marquis de Valcor, cet
homme vers lequel une fascination t’attire, sur le chemin de qui tu
t’es mise encore tout à l’heure, pour le contempler dans l’ostentation
de son deuil, dans le luxe insolent de sa mise en scène, parmi la
servilité des politiciens, le fanatisme d’une aristocratie décrépite et
la stupeur des foules... oui, que cet éclatant marquis de Valcor, est
l’obscur matelot Bertrand Gaël, jadis gradé infime dans la maistrance
de l’Etat, disparu il y a une vingtaine d’années avec tout l’équipage
du transport _le Triton_, fils aîné de Mathurine Gaël, du Conquet,
et... ton père.

—Comment serait-ce possible?» balbutia Bertrande.

—«Tu le sais bien, comment ce serait possible. Bertrand Gaël, échappé
du naufrage, aurait rejoint,—par hasard ou avec intention,—le marquis
Renaud de Valcor, son jeune maître, son frère de lait,—son vrai frère
peut-être,—car il y a eu plus d’un doux lien entre le château et la
chaumière, depuis qu’existent sur la côte d’Ouessant, des Gaël et des
Valcor. Où était Renaud? En exploration dans les contrées sauvages et
dangereuses de l’Amérique du Sud. Il y resta longtemps... Il y resta
toujours... Il y est mort. Celui qui revint, c’était... l’autre.
C’était celui qui l’avait connu dès l’enfance, qui possédait ses
secrets, qui l’avait étudié, confessé, dépouillé de sa personnalité
morale pour la lui prendre,—avant de lui prendre la vie,—celui qui
pouvait jouer son rôle, car il lui ressemblait de cette ressemblance
célèbre à travers les siècles entre vos deux familles, de cette
ressemblance qui fait qu’on t’a prise quelquefois, toi, Bertrande, pour
l’orgueilleuse héritière, pour Micheline de Valcor. D’ailleurs, on peut
s’y tromper, car celle-là, elle est bien de ton sang, elle est bien ta
sœur.

—Pourquoi donc m’en voulez-vous de ne pas admettre cette fable?»
demanda Bertrande. «Quel crime est-ce que je commets envers vous,
Gilbert, de n’y pouvoir ajouter foi? Ne serait-ce pas mon intérêt, au
contraire?...

—Ton intérêt?... Ah! pauvre fille! Personne ne te soupçonnera jamais
d’agir par intérêt. Ce que je ne tolérerai pas, tu m’entends, c’est que
tu joues double jeu... C’est que tu rôdes autour de moi en traîtresse,
en espionne... C’est que, parmi tes caresses d’amour, tu cherches
à surprendre mes secrets, pour aller les livrer à ce bandit, que
j’exècre... que tu sais... oui, que tu sais ton père... et que tu veux
préserver du châtiment dont je dirigerai sur lui la foudre, quoi que tu
fasses, je te le jure!»

Un silence se fit dans ce petit salon de restaurant, dont les tentures
sournoises et fanées n’étouffaient pas souvent des échos si tragiques.

Escaldas n’osait lever les yeux sur cette figure de femme, dont
il sentait, sans la voir, la surhumaine pâleur, la contraction de
suppliciée. Il entendit tout à coup la voix tremblante, qui murmurait:

—«Je n’ai pas un cœur double ni perfide, Gilbert. Je t’aime. Pourquoi
te trahirais-je?

—Pour sauver cet homme!

—Justice ne lui a-t-elle pas été rendue?

—Ma justice, à moi, l’atteindra, sois tranquille.

—Qu’avez-vous donc contre lui?

—Je le hais.

—Pourquoi?»

Un sourire féroce tordit la bouche de Gilbert, enlaidit redoutablement
sa séduisante figure.

—«Il y a plus d’un compte à régler entre lui et moi. Ce serait trop
long à te dire. Qu’il te suffise de savoir ceci: il me déplaît qu’un
aventurier se pare d’un titre plus ancien dix fois que le mien, et se
vautre dans l’or, quand moi, petit-fils du héros de Villingen, prince
de l’Empire, je crève de misère, et serai bientôt réduit à fuir la
société, et peut-être la vie, pour échapper à mes créanciers.

—Vous aimeriez mieux leur échapper en épousant Françoise de
Plesguen, que vous auriez fait reconnaître héritière de Valcor,» dit
douloureusement Bertrande.

—«Certes!» affirma le prince avec une cruauté et un cynisme que la
malheureuse venait de provoquer.

Elle se tut, à bout de souffrance.

—«Tu vois bien,» reprit-il, un peu honteux, «que nos chemins sont
trop divergents, ma pauvre petite. Ton amour est avec moi et contre
moi. Ton cœur m’appartient, mais ton espoir, tes vœux, sont avec mes
ennemis. Tu me traites tacitement de faussaire et de menteur, et tu
sais que je dis vrai. Tu souhaites de me croire, tout en repoussant
avec horreur ce que j’affirme. Au fond, tu voudrais te persuader que
c’est ton père, cet être superbe, qui passait devant toi dans une
apothéose. Tu ne réfléchis pas qu’un père comme celui-là, tu devrais
mille fois le maudire. Ses énergies merveilleuses, qui pouvaient te
mettre si haut, te conquérir tant de privilèges, il les a fait servir
à sa seule ambition, à sa cupidité, à son infernal orgueil. Ce bras si
fort, où t’a-t-il laissée rouler, malheureuse?... Dans la boue, dans le
désespoir... sous les roues de sa voiture, où tu t’es précipitée pour
qu’elle t’écrasât!

—Taisez-vous!...» implora Bertrande.

—«Pense à ta mère, dont les larmes du veuvage avaient affaibli
l’esprit, et qui est devenue folle après une apparition mystérieuse?
N’a-t-elle pas déclaré qu’elle avait rencontré son mari dans la
lande,—ce mari qu’elle pleurait depuis des années, qu’on croyait mort.
Il lui avait fait, assurait-elle, d’étranges menaces. Que s’était-il
passé entre eux?... Elle l’avait vu, reconnu... Mais la scène fut
si effroyable qu’elle en resta hébétée pour le reste de ses jours.
Une hallucination, affirmait-on... Peu de temps après, le soi-disant
marquis de Valcor réintégrait son manoir héréditaire.

—Taisez-vous!...

—Et toi-même, Bertrande, que nous as-tu révélé? Que ton père portait
au bras gauche, tatouées, ses initiales, de part et d’autre du dessin
d’une ancre. Escaldas, que voici, eut la confidence d’une Indienne,
jadis esclave favorite du soi-disant Valcor, et qui avait surpris,
pendant qu’il dormait, ces signes, soigneusement cachés d’habitude par
un brassard...»

—«Le marquis de Valcor les a?» interrogea la jeune femme en haletant.

—«Il les a eus. Sais-tu pourquoi je l’ai blessé au bras, dans notre
duel? Pour le forcer à découvrir cette place de son corps, que nul,
sauf son vieux valet de chambre, Firmin, qui ne parlera pas, n’avait
vue depuis vingt ans peut-être. (Exceptons sa femme, cette Laurence,
morte aujourd’hui de doute, de honte et de chagrin.) Sais-tu,
Bertrande, ce que les médecins, ce que mes témoins, ont aperçu dans la
chair de ce bras traversée par mon épée?

—Non,» fit-elle, près de s’évanouir.

—«Une cicatrice... Une horrible cicatrice... trace d’une large
brûlure... Il dit, lui, qu’il appliqua le fer rouge sur une plaie faite
par une flèche empoisonnée... Cautérisation héroïque, à laquelle il dut
la vie. Je dis, moi, que cet homme doué d’une volonté infernale, eut
le courage de brûler dans sa chair les signes tatoués qui criaient si
dangereusement et si clairement son imposture.

—Oh!

—Mais il ne pensa pas à d’autres signes que la nature a mis là... Il
ne pensa pas que jamais quelqu’un constaterait certains grains de
beauté,—ah!... grains de fatalité, de justice,—et que quelqu’un d’autre
en aurait gardé le souvenir. Ta grand’mère Mathurine, interrogée à
l’improviste par Escaldas, avoua que son fils Bertrand portait, juste
au-dessus de son tatouage, trois signes bruns en triangle. Ces trois
signes, ils existent, au-dessus de l’équivoque cicatrice, sur le bras
du marquis de Valcor.

—Ma grand’mère!...» soupira Bertrande.

L’image austère, mélancolique, de l’aïeule, se leva en elle. Ah!
pauvre vieille, si ferme en son orgueil familial, l’âme raidie dans
l’idée du devoir, malgré les pires détresses, comme elle devait
souffrir! Sa faute, à elle, Bertrande, si atroce pour cette fin
d’existence désolée, n’en serait donc pas le dernier tourment?

—«Veux-tu d’autres preuves?» poursuivait Gilbert. «Veux-tu que je
t’apprenne ceci: que cet homme, au cours de la scène furieuse qu’il est
venu me faire, et dont résulta notre duel, m’a offert telle dot que
j’exigerais pour t’épouser.

—Est-ce possible?...

—Non, ce ne serait pas possible, qu’un marquis de Valcor offrît de
doter une petite ouvrière en dentelles, issue d’une famille de marins
qu’il protège vaguement. Non, ce ne serait pas possible, si cet homme
ne tenait pas à toi par les liens que tu sais, s’il n’avait pas senti
se tordre ses entrailles devant la déchéance de sa fille.»

Bertrande cacha son visage dans ses mains.

—«Je te remercie, ma pauvre enfant, de ne pas demander pourquoi j’ai
refusé. Si je pouvais faire de toi une princesse de Villingen, je
n’attendrais pas qu’on me payât pour y consentir.»

De nouveau, un silence tomba.

La fumée du cigare d’Escaldas—Gilbert avait laissé éteindre le
sien—imprégnait la pièce exiguë. Le prince se leva, pour entr’ouvrir la
fenêtre, donner un peu d’air. Car tous trois suffoquaient, et non pas
seulement à cause des vapeurs du tabac.

Bertrande se leva aussi. Elle rabattit sur la tête de l’enfant, qui
dormait toujours, la capeline de laine.

En se tournant, elle se trouva face à face avec Gilbert. Leurs yeux se
rencontrèrent longuement.

—«Je n’ai qu’à partir,» dit-elle.

—«Ah!... Tu as choisi?

—Que veux-tu dire?»

Le tutoiement des heures d’amour revenait parfois à ses pauvres lèvres
tremblantes.

—«Je veux dire que tu es convaincue. Je t’ai persuadée que le marquis
de Valcor est Bertrand Gaël, ton père. (Quel père!... Enfin!...) Tu
prends parti pour lui, pour son effroyable imposture... Et alors tu
sens qu’il ne peut plus rien y avoir de commun entre toi et moi. C’est
un adieu.

—Je ne te dirai jamais adieu de mon plein gré, Gilbert. Je t’aime.
Partout où je serai avec ton fils, à toute heure, n’importe quand, tu
trouveras deux cœurs fidèles.»

Il lui prit la main, remué.

—«Ma pauvre petite!... Comme je t’ai fait du mal!...»

Elle nia, de la tête, retenant les sanglots qui l’étouffaient. Ses yeux
clairs, d’eau et de soleil, où palpitaient les reflets de la grève
natale, s’enfonçaient dans les prunelles brunes de son séducteur,
jusqu’à l’âme du jeune homme, pour y porter cette certitude qu’elle
préférait son amour, sa chute, sa détresse, le déchirement actuel de
son cœur et de sa conscience, à une vie paisible qu’il n’aurait pas
traversée.

Et lui, le viveur au cœur sec, le jouisseur tombé à l’intrigue pour une
fin de lucre et d’ambition, exaspéré jusqu’à la haine parce que ce but
lui échappait, cuirassé de méfiance et d’égoïsme, il reçut pourtant le
doux choc. Il s’émut dans la tendre clarté de ces beaux yeux.

—«Bertrande...»

Mais, tout à coup, les intonations roulantes d’Escaldas vibrèrent.

—«Sapristi! On se sent vraiment de trop entre des amoureux. Dites donc,
Gairlance, pourquoi diable m’avez-vous fait venir?»

Le prince tressaillit et se retourna. C’était un avertissement.
La présence de ce tiers devait empêcher les défaillances et les
concessions.

Pourtant, son intervention fut mal reçue.

—«Libre à vous de vous en aller, mon cher.

—Comment!» s’écria le Bolivien. «Mais nous avions à nous entendre...
Depuis qu’ils m’ont relâché, nous n’avons pas pu...»

Gilbert se mit à rire, et, plaisamment, dit à Bertrande:

—«Tu sais qu’il sort de prison, ce pauvre Inca.»

Il se vengeait par des railleries de son alliance avec l’équivoque
individu. Ce titre «d’Inca», rappelant qu’une assez forte dose de sang
indien coulait sous la peau bistrée du métis, jetait celui-ci hors de
lui.

Cette fois, l’injure fut pour peu de chose dans la fureur qui verdit la
face et enténébra le regard d’Escaldas.

—«En prison!...» rugit-il. «En prison préventive, pour faux!... Oui,
mademoiselle...» (Un jet de haine fusa de ses prunelles charbonneuses,
fit presque reculer la jeune femme, surprise). «Or, savez-vous qui
est l’auteur de ce faux, dont on n’a pu me convaincre? C’est celui
qui vous touche de si près... C’est le bandit que vous défendez parce
que vous le savez votre père... quand vous devriez le renier à cause
de cela même. Il nous a joués, le misérable!... Comment? je l’ignore.
Mais je sais une chose, c’est que je me vengerai de lui... C’est que
je reconstruirai patiemment l’édifice de conviction qu’il a fait
crouler... J’ai encore de quoi le perdre... On verra bien... On verra...

—Assez, Escaldas!» cria Gilbert.

Il soutenait Bertrande, prête à s’évanouir. Et le fait de tenir dans
ses bras cette créature charmante, qu’il avait doublement désirée, pour
elle-même et pour sa ressemblance avec une autre, réveillait un trouble
mal éteint.

Mais la violence du Bolivien, une fois déchaînée, ne se calmait pas
d’un mot.

—«Un faux», répétait-il, «un faux! Cette pièce que j’ai vue il y a
quatre ans, qu’on a cherchée pour moi dans des cartons où elle dormait
depuis vingt ans. Là-bas, à des milliers de lieues... Et qui se
retrouve ici, écrite avec une encre presque fraîche, sur un papier dont
le filigrane date de dix-huit mois!... Ah! ah! mais c’est par là que
je le repincerai, le démon!... Il a dû ravoir sa véritable lettre et y
substituer l’autre. Un coup de génie! Mais il n’est pas tiré d’affaire
pour ça, monsieur le marquis de Valcor. Je le tiens, moi!... oui,
moi, Escaldas. Nous sommes à deux de jeu, monseigneur! Monseigneur de
carton, matelot déserteur, assassin, voleur et faussaire!... Je lui
intenterai un procès en diffamation. Je ferai ouvrir une enquête. Il
faudra bien retrouver l’homme qui a dépouillé le vieux Pabro, qui l’a
tué, peut-être.»

Ce débordement de rage avait pour cause la peur soudaine d’une
réconciliation entre Gilbert et Bertrande. Tant que l’amour avait
été trop opposé à l’intérêt chez le jeune viveur, les beaux yeux et
les tendres paroles de la pauvre fille ne pouvaient constituer des
obstacles très redoutables. Mais José Escaldas venait d’apprendre
une chose dont il était à mille lieues de se douter: la proposition
qu’avait faite au prince décavé le marquis de Valcor de doter la jeune
fille. Et comment? D’une façon royale, à coup sûr, si la somme se
mesurait aux exigences de Villingen et à la fortune immense du père
supposé. Certes, le prince parlait de cette offre avec un magnifique
dédain. Il l’avait repoussée, non sans insolence, puisqu’un duel s’en
était suivi. Mais alors Gilbert ne doutait pas d’épouser Françoise
de Plesguen, dont le père serait reconnu le véritable héritier du
marquisat de Valcor. Maintenant que ce rêve s’envolait, qui sait si
l’on ne verrait pas venir à composition la fierté du jeune homme? Après
tout, il l’aimait, cette délicieuse Bertrande. La beauté de l’enfant
qu’elle lui avait donné le touchait. Être riche, avec cela... Échapper
à la meute hurlante des créanciers...

En une vision rapide, tandis que le prince et sa naïve maîtresse
étreignaient leurs mains, les yeux dans les yeux, Escaldas aperçut
le dénouement de l’idylle. C’était, avec le désistement de Marc de
Plesguen et l’espoir brisé de sa fille, la véritable fin de l’Affaire
Valcor. Malgré ses vantardises, que pouvait-il, à lui tout seul, contre
le marquis? Et qu’obtiendrait-il? Rien. Si même, avec un adversaire
pareil, il n’y laissait pas sa peau.

Cependant, sa violente sortie, qui, d’abord, avait terrifié Bertrande,
semblait finalement produire un autre effet sur la jeune femme. Elle
s’était redressée, se tournant à présent vers lui, toute sa personne
suspendue à ces phrases, dont le sens lui échappait, mais dont elle
saisissait avidement chaque mot.

Quant à Gilbert, avec un air de résignation railleuse, il attendait que
le Bolivien perdît le souffle. Lorsque cette circonstance se produisit,
il dit tranquillement, tutoyant le métis, comme il le faisait
quelquefois par familiarité dédaigneuse:

—«Tu as fini?»

L’autre roula des yeux furieux, et haussa les épaules.

—«Eh bien! tu sais,» reprit le jeune homme, avec le même air de blague
méprisante, «je trouve ton éloquence de mauvais goût. Je t’ai invité
pour m’aider à convaincre cette enfant, mais non pour lui servir,
au dessert, le venin avec lequel tes ancêtres empoisonnaient leurs
flèches. Je vais la reconduire chez elle. Tu n’as pas besoin de nous
attendre.

—Alors,» fit Escaldas, «le plan de campagne que je voulais vous
soumettre?...

—Nous verrons cela un autre jour. Si ton second plan ne vaut pas mieux
que le premier, je te conseille de le mûrir encore un peu, mon vieil
Inca.»



IV

_CŒURS ALTIERS_


JOSÉ Escaldas sortit du restaurant. Son sang de «pays chaud» lui
bouillait dans les veines. Mais la colère, chez lui, n’était pas
aveugle. Son esprit astucieux dominait vite les mouvements intérieurs
désordonnés, remettait les choses en place, prévoyait et réglait le
parti à tirer des plus exaspérantes conjonctures.

La marche le calma peu à peu.

D’abord il allait au hasard. Puis son pas se ralentit, hésita, et
finalement changea de direction. Après avoir traversé les Tuileries, il
franchit le pont Royal, et pénétra dans la rue du Bac.

De loin, comme il se préparait à tourner dans la rue de Verneuil, il
jeta un coup d’œil vers l’hôtel de Valcor, croyant découvrir quelques
indices de l’événement du matin. Mais il ne distingua même pas la
grande porte, cachée dans un retrait cintré, entre les bas avant-corps
des communs. Les tentures funèbres avaient été retirées. Devant, la
foule passait, indifférente. Pas une tête détournée, pas un regard, ne
rappelait la fièvre de curiosité qui palpitait là, tout à l’heure.

Cependant une voiture, entre toutes celles dont le flot remontait la
rue, avec des ressauts et des arrêts d’encombrement, fixa soudain
l’attention d’Escaldas. Il reconnut le coupé sombre, aux panneaux
discrètement armoriés, à la livrée de grand deuil, au nerveux
attelage, qu’il avait remarqué dans le cortège. Les lanternes étaient
débarrassées de leur crêpe et éteintes. Sous le store à demi baissé
de la portière, Escaldas vit de longs voiles ténébreux. La tache
blanche d’une manchette d’homme lui fit reconnaître le geste de deux
mains gantées de noir, une plus petite, l’autre plus forte, qui
s’étreignaient. Il devina. Le marquis de Valcor et sa fille Micheline
revenaient ensemble de la déchirante cérémonie, où l’usage avait
maintenu séparées leurs deux douleurs.

«Vous en verrez bien d’autres!» gronda férocement le Bolivien en
tournant sur ses talons.

Il suivit le trottoir de la rue de Verneuil et pénétra sous une porte
cochère, encombrée par la voiture à bras d’un emballeur. On sortait des
caisses en bois blanc, aux dimensions bizarres. D’autres caisses en
formation résonnaient, dans la cour, sous des coups de marteau.

Cette cour, de proportions charmantes, s’encadrait de façades aux
jolies fenêtres Louis XIII. La maison était l’ancien hôtel de Plesguen,
aujourd’hui divisé en appartements, qui ne se louaient pas très cher,
à cause de leur distribution hétéroclite et du manque absolu des
commodités modernes.

Sans demander à la concierge si les personnes qu’il allait voir se
trouvaient chez eux, Escaldas gagna l’escalier B, au fond de la cour,
à droite, monta deux étages, sur des marches parquetées et cirées qui
n’étaient pas les nobles degrés de pierre, à rampe de fer forgé, de
l’escalier principal. Il sonna à une porte, que protégeait un battant
de drap vert.

Une bonne vint ouvrir.

—«Monsieur de Plesguen, s’il vous plaît?»

La femme rougit, balbutia, comme embarrassée par une consigne, qu’elle
n’avait pas la présence d’esprit d’exécuter.

—«Si Monsieur n’est pas là, pourrai-je parler à mademoiselle de
Plesguen?»

Il pénétra sans façon dans l’antichambre, ajoutant très haut:

—«J’ai des choses de la plus haute importance à lui dire.»

Sa voix de clairon, aux notes roulantes, vibra contre les boiseries.

Une porte intérieure, poussée contre, seulement, s’écarta, laissa voir
une silhouette mince, un visage pâle, des cheveux d’un blond délicat.

—«Chut!... monsieur Escaldas... Si mon père vous entend, il va vous
défendre d’entrer.

—Mademoiselle, par pitié pour vous, recevez-moi. Vous ne savez pas de
quel intérêt il s’agit,» insista le Bolivien, baissant le ton.

La jeune fille restait interdite, ne voulant pas, n’osant pas... A la
fin le désir de savoir fut le plus fort.

—«Venez par ici,» fit-elle, tout en mettant un doigt sur sa bouche à
l’intention de la domestique.

Ils suivirent un corridor obscur—court d’ailleurs. Puis la clarté
reparut. M^{lle} de Plesguen introduisit le visiteur dans une petite
pièce qui tenait de la lingerie, de la salle d’études et du cabinet
de débarras. De hautes armoires, fixées au mur, en remplissaient
une partie. Il y avait un petit bureau, où l’on avait dû récemment
écrire, et, devant la fenêtre, une table à ouvrage avec une tapisserie
commencée. Le bruit du marteau scandait la paix vieillotte et attristée
de cette espèce de boudoir pauvre, et de cette demeure tout autour,
calme dans une rue calme, avec l’amas des souvenirs entre ses murs
noircis.

La jeune maîtresse de céans ferma la croisée, ouverte malgré la saison
pour faire reprendre le feu dans la grille d’une petite cheminée. Les
coups de marteau résonnèrent plus sourds.

—«Asseyez-vous, monsieur,» dit la jeune fille avec une politesse froide.

Françoise de Plesguen avait perdu cette grâce mignarde et rieuse,
qui, à seize ans, lui donnait l’air d’une espiègle figure de Watteau.
Elle en avait moins de vingt, et, déjà, la jeunesse s’effaçait sur ce
fin visage, par l’expression fiévreuse, douloureuse, tendue. Le teint
plombé, l’éclat durci des yeux clairs, gâtait irrémédiablement une
beauté qui n’eût été, au mieux, que celle «du diable», mais qui aurait
paru réelle avec de la fraîcheur et de la gaieté.

Les yeux d’Escaldas s’attachèrent, en un étonnement visible, sur la
robe noire, sans un fil de lingerie blanche, qui amortissait encore
cette physionomie éteinte.

—«Je porte le deuil de ma tante, qu’on a enterrée aujourd’hui, sans
que je puisse me joindre à ceux qui la pleurent,» expliqua M^{lle} de
Plesguen, avec une amertume rancunière.

—«Votre tante!» s’exclama le Bolivien.

—«Le marquis de Valcor est mon oncle à la mode de Bretagne, le cousin
germain de mon père,» reprit-elle, les lèvres pincées.

—«Alors, moi,» dit Escaldas ironiquement, «j’ai échafaudé une histoire
insensée, j’ai fait des faux pour vous réintégrer, vous et votre père,
dans une fortune et dans des droits héréditaires que j’aurais prétendu
à tort vous avoir été escroqués. Pourquoi?... Pour une commission sans
doute. A-t-il jamais été question, entre nous, d’une telle commission?

—Si le fait eût été exact, naturellement, notre reconnaissance...»

Escaldas ricana.

—«Mais,» poursuivit-elle, «vous nous avez entraînés dans un abîme de
honte et de remords. Mon père en meurt. Quant à moi...»

Un affreux tressaillement de souffrance passa sur cette jeune figure.

—«Mademoiselle,» dit le Bolivien, avec un accent d’une force
impressionnante, «je ne puis vous faire des serments. Vous ne croiriez
pas aux invocations les plus sacrées, dans la bouche d’un homme qui
n’est ni de votre race, ni de votre caste, sortant de prison sous une
inculpation qu’on n’a pu prouver, d’ailleurs, mais à laquelle vous
croyez, vous; d’un homme, envers lequel vous n’avez maintenant que
défiance et mépris. Cependant, regardez-moi, écoutez-moi... Aussi vrai
que j’ai eu une mère, aussi vrai que rien ne me ferait blasphémer
sa mémoire, je suis absolument certain qu’il n’y a pas de marquis
de Valcor, en dehors de votre père, monsieur de Plesguen. L’homme
qui porte ce titre est un imposteur. En apparence, et seulement en
apparence, il a réfuté ou esquivé les preuves que je vous avais
fournies. Ces preuves restent intactes. Et je les reconstituerai. Si ce
n’est pas pour vous, ce sera pour moi. J’y laisserai plutôt ma vie.»

L’âpre sincérité de son accent troubla Françoise. Elle regarda l’homme
en silence, puis elle eut un geste découragé.

—«Vous êtes convaincu, peut-être,» dit-elle. «Admettons que la fausse
lettre n’ait pas été fabriquée par vous...

—Merci!... Vous n’admettez, d’ailleurs, que l’évidence, puisque le
Parquet a rendu une ordonnance de non-lieu.

—Mon père ne l’admet pas, lui, cette évidence. Jamais il n’aura plus
affaire avec quelqu’un qui lui a fourni des documents aussi équivoques.
Songez donc qu’on a failli l’arrêter, lui aussi! Son revolver ne le
quittait plus. Il se serait tué. Je l’ai empêché une fois de le faire.
Le soupçon dont son nom reste sali le rend fou.

—Raison de plus pour chercher la lumière.

—Il ne peut croire que vous la déteniez.»

Escaldas eut un mouvement qui signifiait: «Nous verrons bien!» Puis,
changeant de ton, il reprit:

—«Je pensais me buter à cette obstination. Aussi ne suis-je pas venu
pour plaider la cause de votre intérêt.

—Et quelle cause donc?

—Celle de votre cœur, mademoiselle Françoise.»

Elle se redressa. La pudeur offensée fit monter le rose à ses joues
pâles. De tels mots dans la bouche d’un être pareil! Son cœur, son
amour, servant de ressort aux intrigues de ce vil personnage!

—«Je vous en prie, monsieur!...»

Cependant la formule d’interdiction s’exhala sans énergie. Cet
Escaldas, malgré son âme louche, ne possédait-il pas les secrets de
Gilbert? Ne vivait-il pas dans son intimité?

—«Ne vous révoltez pas, mademoiselle Françoise,» reprenait-il d’une
voix insidieuse, nuancée d’un hypocrite respect. «Ne vous rappelez-vous
pas cette soirée de fête, au château de Valcor, où je vous ai surprise
dans le dépit de voir le prince danser le cotillon avec une autre que
vous?

—Avec ma cousine Micheline.

—Avec celle qui n’est pas votre cousine... Avec la fille de
l’aventurier. Que vous ai-je dit alors?

—Que vous amèneriez le prince à mes pieds.

—L’ai-je fait?

—Oh!» dit-elle, «si j’avais su par quel moyen! Mais j’étais une petite
folle. Vous aviez jadis ébloui mon enfance par des récits de pays
lointains et fantastiques. Pour un peu, je vous aurais cru magicien.
Ce soir-là, je perdais la tête. D’ailleurs, j’étais une enfant. J’ai
depuis vécu plus d’années qu’il ne s’est passé de mois. Je connais la
vie et les hommes. Vous avez décidé le prince à demander ma main parce
que vous avez eu l’habileté de lui faire voir en moi la véritable
héritière de Valcor.

—Pardon. Je vous savais aimée du prince. Il ne courtisait Micheline
que parce que sa situation lui interdisait d’épouser une jeune fille
pauvre. Réfléchissez. Se fût-il donné corps et âme à votre cause sans
amour pour vous? Avec la moindre préférence pour celle dont vous étiez
jalouse, il n’avait qu’à lui garder son dévouement. N’a-t-il pas été
l’arbitre de cette affaire? Sans lui, votre père ne s’y serait jamais
lancé.»

Raisonnement spécieux. Comment n’aurait-il pas porté la persuasion
dans un cœur aussi désireux de croire? Il y manquait un élément,
dont l’absence faussait tout: la conviction chez Gilbert, repoussé
par M^{lle} de Valcor, que jamais celle-ci ne consentirait à
l’épouser,—conviction qui n’allait pas sans haine et désir de
vengeance. Françoise avait entendu, de ses propres oreilles, les
déclarations et leur nette réplique. Mais cette idée que le prince
était contraint à un riche mariage, lui semblait suffisante pour
atténuer aujourd’hui ce cuisant souvenir de son empressement auprès de
Micheline.

—«Je n’ai pas besoin de vous rappeler,» continuait le Bolivien d’un
accent moelleux, «que Villingen a risqué dans la partie dont vous
étiez l’enjeu, les débris de sa fortune. Davantage même. Il s’est
couvert de dettes. Ce n’est pas monsieur de Plesguen, ce n’est pas moi,
qui pouvions faire certaines dépenses: honoraires des gens de loi,
recherches exécutées en Amérique, déplacements de témoins, tels que ce
Pabro, qu’on a si étrangement supprimé en route.

—Supprimé?...

—Certes. Ne vous ai-je pas dit que je réunis de nouveaux indices, de
nouvelles preuves? Mais vous ne voulez rien écouter sur le fond de
l’affaire.»

La pauvre amoureuse ne fit même pas attention à cette dernière phrase.
Tout entière aux préoccupations que l’adroit métis avait suscitées en
elle, Françoise murmura:

—«Si le prince de Villingen poursuivait autre chose que la chimérique
fortune dont il me supposait l’héritière, il n’aurait pas cessé de nous
voir dès que tout a semblé perdu. Depuis la validation par la Chambre
de l’élection de Valcor, et le désistement de mon père, il n’a pas mis
les pieds chez nous.

—C’est ce désistement qu’il ne vous pardonne pas.

—Que lui importe, si ses sentiments sont désintéressés?

—Désintéressés! Ah! ma pauvre enfant,» s’écria le Bolivien, tombant à
la familiarité, avec une jeune fille qu’il avait vue grandir, et qui,
en un moment pareil, ne s’en formalisait pas. «Comment voulez-vous
qu’il se désintéresse de vos droits, de votre avenir? Qu’il supporte
sans irritation une pareille reculade? Puis, qui est-ce qui est
absolument désintéressé en ce monde? Vous exigez l’impossible. Même
désintéressé d’intentions, le prince ne peut plus l’être de fait. Je
vous répète qu’il s’est follement endetté dans l’assurance de notre
commune réussite—follement. Le crédit s’offrait de lui-même quand on
le considérait comme le champion autorisé des véritables ayants droit
au marquisat de Valcor. Il a eu le tort d’en abuser, de ce crédit.
Maintenant sa situation est inextricable.»

M^{lle} de Plesguen, dont, malgré son assurance de tout à l’heure,
les vingt ans ignoraient beaucoup de la vie et des hommes, ne se
douta pas que le beau Gilbert s’était moins servi de ce crédit pour
les dépenses du procès que pour ses plaisirs, et surtout que pour le
jeu, où il avait fait de lamentables pertes. Mais elle s’énerva de ces
considérations d’argent, alors qu’elle attendait autre chose.

—«Enfin,» dit-elle sèchement, «qu’y puis-je? Le prince de Villingen ne
peut attendre que nous compensions ses sacrifices. Nous aussi, à cette
navrante aventure, nous avons perdu le peu que nous possédions.

—Ne le prenez pas ainsi, mademoiselle Françoise. Le prince ne connaît
rien de ma démarche auprès de vous. C’est un galant homme. Mais il y a
un proverbe qui dit: «Nécessité n’a pas de loi.» J’ajouterai: «pas même
celles de la chevalerie.» Vous allez perdre celui que vous aimez et qui
vous aime. Et cela faute d’un peu de caractère et de persévérance.
Vous allez jeter votre Gilbert dans les bras d’une rivale.

—D’une rivale!...»

La secousse galvanisa la taille frêle de Françoise. Le calme voulu
de sa physionomie disparut dans la pâleur accentuée des traits, la
convulsion des lèvres.

—«Et d’une rivale indigne de vous,» appuya le Bolivien, satisfait de
l’impression produite.

—«Alors ce n’est pas Micheline!» s’écria Françoise.

Même dans sa haineuse jalousie contre cette compagne d’enfance, qui
toujours l’avait emporté sur elle, comment ne pas attester la rare
valeur de cette créature d’exception?

Escaldas eut un rire bref.

—«Micheline?... Je ne vois pas bien le soi-disant Valcor donnant sa
fille à l’homme qui lui dénie sa personnalité sociale, et qui allongea
un si sensible coup d’épée dans sa personnalité physique. Sa fille?...
J’entends celle qui consacre si magnifiquement son usurpation, celle
qui mêle son sang de malandrin à l’illustre sang des Servon-Tanis. Pour
ce qui est de l’autre...

—Que voulez-vous dire?

—Vous rappelez-vous, mademoiselle Françoise, une petite pauvresse,
fille de pêcheurs, qui a certainement rôdé autour de vous dans le parc
de Valcor, quand vous y jouiez, avec votre pseudo-cousine, admettant
parfois à vos parties la marmaille du voisinage?... Une nommée
Bertrande?...

—Bertrande?» répéta M^{lle} de Plesguen en interrogeant ses souvenirs.
«Bertrande?... Attendez donc... Vous ne voulez pas parler de Bertrande
Gaël?

—Si, précisément.

—Oh! celle-là ne se confondait pas avec ce que vous appelez «la
marmaille du pays». Elle appartenait à une famille très protégée du
château. Seulement mon oncle...—je veux dire monsieur de Valcor—la
tint de plus en plus à distance à mesure qu’elle grandit. Cette petite
ressemblait à Micheline d’une façon que les parents de celle-ci
trouvaient gênante.

—Parbleu!

—Comment?

—Monsieur de Plesguen ne vous a donc pas appris qu’au moment de ce coup
de théâtre à la Chambre, et de son absurde désistement, nous tenions
une piste, nous établissions que le soi-disant marquis n’était autre
que le marin Bertrand Gaël, disparu à la suite d’un naufrage, et père
de cette petite fille?...

—Mon père m’a dit un jour: «Ils font fausse route. Chercher qui est
cet homme, c’est se créer autant d’énigmes qu’il y a d’êtres disparus
depuis vingt ans. Tenons-nous-en donc à prouver ce qu’il n’est pas.» Et
comme je lui demandais: «Ils mettent donc un nom en avant. Lequel?»

—«Je me garderai de le prononcer. C’est trop redoutablement grave,»
répliqua-t-il. Ensuite je n’eus plus l’occasion de le demander, car la
catastrophe arriva.

—Ce nom, c’était: Bertrand Gaël.

—Et vous osez appeler sa fille, cette fille de rien, «ma rivale»?
prononça hautainement Françoise qui, dans le drame où se jouait leur
destinée, ne voyait que son amour.

—Je vous demande pardon de ce que je vais vous apprendre, mademoiselle.
Le prince de Villingen a séduit cette Bertrande Gaël, qui l’a suivi
ici, à Paris. Elle y travaille comme dentellière.»

Le pâle visage de M^{lle} de Plesguen s’incendia. Elle demeura une
minute interdite. Puis elle dit, d’un ton méprisant:

—«Séduite?... Est-ce qu’on séduit des misérables de ce genre? Qu’il ait
répondu à ses effronteries par un caprice, je n’ai pas à le savoir.
Ce sont choses qui n’existent pas pour ma pensée. Je vous trouve osé
de m’en entretenir. Cela me punit de vous avoir reçu et écouté. C’est
assez, n’est-ce pas, monsieur.»

Elle se leva, presque belle à cet instant, par la virginale fierté, la
dignité de race, la vibrante révolte de sa fine personne, à l’élégant
maintien héréditaire.

Le Bolivien se leva aussi, mais pour insister, très humble.

—«Mademoiselle, croyez bien que je ne vous manquerais pas de respect
jusqu’à vous apporter un racontar vilain et inutile. Mais il y a une
vérité que vous devez connaître. Le moment est sérieux. Ce n’est pas
seulement votre fortune, c’est votre bonheur, c’est votre amour, qu’une
prompte résolution de vous sauverait sans doute aujourd’hui.

—Comment, monsieur, mêlez-vous le mot d’amour à la basse aventure que
vous me révélez?

—Si l’aventure est basse, elle peut mener à un dénouement assez haut.
Le marquis de Valcor offre à Gilbert Gairlance la dot que celui-ci
voudra—vous entendez, qu’il voudra—pour faire de Bertrande une
princesse de Villingen.

—Il l’épouserait!» cria Françoise.

Son terne visage, ses yeux pâles, étincelèrent, transfigurés d’effroi,
d’indignation.

—«Ce ne serait pas le vil marché, impossible à conclure pour un homme
qui n’a pas abdiqué tout sentiment d’honneur. Cette jeune fille est
belle, irréprochable—du moins pour lui—et, de plus, il y a un enfant.

—Un enfant!» murmura M^{lle} de Plesguen.

Elle retomba sur sa chaise. Ses jambes ne la soutenaient plus. Un
égarement douloureux changeait de nouveau sa physionomie. L’éclat
passager s’effaçait comme sous la tombée d’un linceul.

—«Ne vous désolez pas, que diable!» dit un peu brutalement Escaldas,
que le remords et la pitié prirent à la gorge, malgré sa grossière
nature. «Vous jugiez mieux tout à l’heure en appréciant comme une
escapade sans conséquence cet épisode presque inévitable d’une vie
de garçon. Les conséquences... c’est à vous d’empêcher qu’il ne
s’en suive. Mais, dame, quand un intérêt d’argent aussi immédiat
s’accorde avec ce que certaines consciences peuvent considérer comme
un devoir et certains cœurs tendres comme une... hé! hé!... comme une
sollicitation... très douce... peut-on savoir ce qui se passera dans
l’esprit d’un être charmant, mais un peu léger, très friand de joies
positives, tel que notre aimable prince?»

Le métis parlait d’abondance, encouragé par la muette ardeur et le
regard fixe, halluciné, qui semblaient, chez Françoise, les signes
d’une attention intense.

C’était bien peut-être cela. Car la malheureuse voulait tout savoir.
Mais c’était encore autre chose. C’était la montée étourdissante des
sentiments inconnus d’elle-même, déchaînés tout à coup dans le fond de
son être, comme par l’arrachement d’une digue, en cette foudroyante
irruption de la vie à travers son rêve ignorant de vierge. Elle
écoutait les grondements de désastre, dans sa pauvre âme violentée,
saccagée, sans prévoir encore ce qui flotterait d’héroïsme ou de
lâcheté, de désespoir ou de force vengeresse, parmi la poussière des
décombres.

Toutefois, comme Escaldas lui répétait que toutes les péripéties du
lendemain dépendaient d’elle seule, M^{lle} de Plesguen demanda, d’une
voix aussi brisée que toute sa personne:

—«Mais que puis-je? Vraiment, je ne comprends pas.

—Vous ne comprenez pas? Mais vous n’avez qu’à décider votre père à
reprendre ses poursuites contre le gredin qui vous a dépouillés.
Tout est là. Le prince de Villingen n’a pas encore douté une minute
de votre bon droit, ni de l’imposture infâme. Il exècre Valcor. Il
le méprise. Pour lui, c’est un brigand déguisé en marquis. Supposez
que cette conviction s’émousse. Pourquoi alors ne pas accepter d’un
gentilhomme la main d’une jeune femme que ce gentilhomme saurait
rendre acceptable, même socialement, et la dot? Quel serait son tort
envers vous? N’est-ce pas vous-même qui le repousseriez, en renonçant
à cet héritage que vous deviez conquérir pour lui, avec lui? Votre
abdication, votre froideur, le découragent. Tandis que d’autre part...

—D’autre part?» répéta Françoise haletante.

—«Ah!» reprit Escaldas. «Il y a des liens bien attrayants qui risquent
de retenir un homme pour toujours. La femme est belle et passionnée.
L’enfant est délicieux. J’ai vu Gilbert se pencher sur ce petit avec
des airs vraiment paternels.

—Assez!... assez!...» ordonna Françoise.

De nouveau elle se redressait, se soulevait de son siège, s’érigeait
avec des raideurs et des frissons de martyre, mais dans un effort de
volonté souveraine.

Le Bolivien regardait cette frêle figure avec étonnement. Il ne savait
plus qu’attendre de ses lèvres pâles. Il ne la reconnaissait plus. Ce
n’était pas la Françoise, aux grâces espiègles, menues et coquettes,
mais cachant sous ces légers dehors une vanité malade et une féroce
jalousie, qu’il avait vue jouer dans le parc de Valcor avec Micheline,
et darder de poignardants regards dans le dos de cette cousine trop
privilégiée. Ce n’était pas la Françoise agressive du procès de Valcor,
traînant son père dans les cabinets d’hommes de loi, les dents serrées,
les traits tirés par l’effort constant de la lutte, marchant vers le
but avec la vaillance tenace d’une femme qui vise une triple conquête:
revanche, fortune et amour. Ce n’était même plus la Françoise de tout
à l’heure, si troublée au nom de celui qu’elle adorait, rougissante
sous sa pâleur, et n’écoutant même pas les plans de combat soi-disant
infaillibles de leur ancien allié, dans son naïf désir d’apprendre ce
que devenait le fiancé oublieux. Elle le savait, maintenant, ce qu’il
était devenu. Une personnalité nouvelle surgissait dans son âme sous
le choc de la destinée,—ou plutôt non, la personnalité plus haute que
toutes ces ébauches de la jeunesse, une conscience lentement préparée
au cours des siècles par l’orgueilleuse vertu de toute sa race, se
dégageait en elle d’un seul bond.

—«Monsieur,» dit-elle à Escaldas, «puisque vous voyez souvent le prince
de Villingen, voulez-vous accepter une commission pour lui?

—Comment? bien volontiers...» balbutia l’autre, démonté sans savoir
pourquoi, rien qu’à l’accent et à l’air de cette mince figure figée
dans l’inaccessible.

Tous deux, de nouveau, se tenaient debout. La petite chambre, d’une
intimité mesquine, où le bureau, la table à ouvrage, disaient les vains
travaux des heures vides, difficiles à remplir parce que l’espérance ne
les enchante pas, commençait à s’assombrir par la tombée du crépuscule
d’hiver dans la cour sans horizon. Les coups de marteau montaient d’en
bas avec des rythmes obstinés, des résonances méchantes comme des
mots. Que clouait-il, ce marteau têtu? Une caisse?... Un cœur?... Un
cercueil?

—«Vous direz à Gilbert,» prononça lentement Françoise, «qu’il doit
épouser la mère de son enfant.

—Vous n’y pensez pas!

—Et,» ajouta-t-elle, «que moi, Françoise de Plesguen, je le lui
conseille.»

Escaldas restait béant. Il éprouvait la stupeur d’un homme qui aurait
mis une allumette enflammée sur de l’amadou et qui en verrait surgir
une fleur humide de rosée.

—«Mademoiselle, songez à ce que vous décidez en ce moment. Vous vous
perdez, vous perdez votre père, vous assurez le triomphe d’un criminel
monstrueux. C’est au marquis de Valcor, ou, du moins, c’est au bandit
qui se prétend tel, que vous sacrifiez vos droits, votre bonheur, votre
amour, l’honneur de monsieur de Plesguen.

—L’honneur de mon père est intact.

—Vous savez bien que non. Vous savez bien ce qui reste, dans l’opinion,
après cette histoire de faux, si infernalement machinée par votre
spoliateur. Monsieur de Plesguen en a failli mourir. Vous me l’avez dit
vous-même.»

Elle se tut. Le Bolivien reprit:

—«Si vous abandonnez Gilbert à votre vulgaire rivale, si vous dénouez
l’engagement qui le lie à vous, au moment même où votre père renonce
à revendiquer votre patrimoine, le prince perdra d’un seul coup sa
foi dans vos sentiments pour lui, dans votre cause, et ses scrupules
quant aux serments qu’il vous a faits. Je doute alors qu’il hésite
à se rapprocher du marquis et à épouser Bertrande. Leur alliance et
votre désistement après la validation sensationnelle que vous savez,
consacreront le triomphe définitif du plus audacieux gredin qui jamais
ait bravé la justice humaine et la justice divine. Vous et votre
père, vous roulerez dans la boue. Chacun verra en vous des intrigants
abjects, qui ont essayé, par les plus répugnants moyens, d’escroquer un
titre et une fortune.»

Un sourd cri de détresse et d’horreur jaillit de la gorge de Françoise.
Elle tremblait, elle se tordait les mains. Qu’allait-elle répondre?

Escaldas, croyant l’avoir convaincue, attendait la rétractation de
l’ordre qu’elle lui donnait tout à l’heure. Il ne pouvait se persuader
qu’elle l’avait dicté sincèrement, cet ordre. Certaines données
psychologiques échappaient à sa mentalité inférieure. Il tenait
compte de ce qu’il devinait et comprenait dans cette fille de race:
la jalousie, l’ambition, la passion, la vanité, ce qu’elle partageait
avec toutes ses sœurs du même sexe, et ce qu’elle détenait à un plus
haut degré qu’aucune d’elles. Mais il ignorait aussi bien le puissant
ressort de fierté que l’impulsion de l’antique droiture. Ces notions-là
demeuraient indiscernables pour le métis.

Jamais, d’ailleurs, il ne sut quel emportement soulevait cette âme
bouleversée. M^{lle} de Plesguen n’eut pas le loisir de lui répondre.
Une porte venait de s’ouvrir, dans l’embrasure de laquelle apparaissait
Marc de Plesguen, attiré par la voix du visiteur, celui-ci ayant
inconsciemment haussé le ton.

Escaldas, à le voir, se demanda si sa détention préventive avait
duré six semaines ou six ans, tant son ancien allié lui parut changé
moralement et physiquement. M. de Plesguen avait vieilli. Sa moustache
et ses cheveux étaient aujourd’hui presque tout à fait blancs. Son long
visage maigre semblait s’être vidé du peu de chair conservé jusque là.
Ses yeux ternis s’emplissaient d’une tristesse obscure. Mais ce qui fit
presque reculer le Bolivien fut l’expression menaçante que prit cette
physionomie spectrale, quand la conscience de sa présence, à lui-même,
y apparut.

—«Hors d’ici!» cria le vieux gentilhomme, qui, après ce mot, resta trop
suffoqué pour en prononcer un autre.

—«Mon père,» dit Françoise en lui saisissant la main, «c’est moi qui ai
fait entrer monsieur Escaldas.

—Toi!»

Il avait pris d’abord l’émotion de sa fille pour la révolte devant une
intrusion grossière.

—«J’avais si formellement défendu...» s’écria-t-il.

Cependant il ne savait rien blâmer de ce qui convenait à sa fille. Le
fait qu’elle recevait le Bolivien de son plein gré le calma quelque
peu. D’un accent plus mesuré, il reprit:

—«C’est la dernière fois que vous mettez les pieds ici, monsieur.
Mademoiselle de Plesguen ne m’infligera plus la mortification de vous
accueillir malgré moi. Vous vous êtes glissé dans notre existence
paisible et digne, comme un reptile venimeux. Vous l’avez à jamais
troublée, souillée, empoisonnée. Ce qui est abominable, c’est que,
vil tentateur, vous avez tourné la tête de cette pauvre enfant par
vos fallacieux mirages. Moi, je les avais repoussés avec dégoût.
Rappelez-vous notre conversation dans le parc de Valcor. C’était fini
là, si vous n’aviez lâchement égaré l’esprit d’une jeune fille. Vous
essayez encore la même tactique. Prenez garde! Si je vous retrouve
jamais en train de causer avec mademoiselle de Plesguen, soit ici, soit
ailleurs, de son consentement ou par surprise, je vous tuerai ainsi
qu’une vermine malfaisante. On me condamnera comme meurtrier, soit,
mais non pas comme faussaire et comme votre complice.»

José Escaldas manquait de bravoure physique. La seule menace de la
mort lui donnait la chair de poule, et il ne douta pas un instant que
celle-ci ne fût sérieuse. Il ne fit donc pas beaucoup de cérémonie pour
sortir, et abrégea les politesses qui ne lui furent pas rendues.

Lorsqu’il traversa la cour, les coups de marteau de l’emballeur
meurtrirent ses fibres, où tressaillaient des illusions de chocs,
de déchirements, de blessures. Il ne se rasséréna que dans la rue.
Mais alors il se fit la réflexion que c’était dur d’avoir risqué sa
peau contre Valcor pour s’exposer à la faire trouer par Plesguen. Ces
gens-là parlaient de le tuer avec une désinvolture vraiment intolérable.

«Et dire,» pensa-t-il, «que j’en entendrai peut-être autant de Gilbert,
un jour ou l’autre! Il évitera ainsi de régler nos comptes. Car enfin
il me doit quelque chose. J’ai perdu ma bonne sinécure au château
de Valcor, je me démène depuis plus d’un an et finalement j’ai été
coffré, tout cela pour échafauder sa fortune, à lui. S’il s’enrichit en
épousant sa Bertrande, il n’aura pas le cœur, j’espère, de me laisser
crever de faim. Mais crever pour crever, il y a une satisfaction que
je me donnerai avant de passer dans l’autre monde, c’est de démasquer
ce marquis du diable. Ah! celui-là m’offrirait maintenant un million
que je cracherais dessus. Je veux voir cet homme-là au bagne. Je l’y
verrai, nom de D...!



V

_LES DEUX COUSINES_


DEVANT le portail du Père-Lachaise, un coupé de maître,—superbe
attelage à deux, grande livrée de deuil,—s’arrêta. Le valet de pied
sauta du siège, ouvrit la portière. Une jeune femme descendit, haute
et souple, de lignes un peu incertaines sous le long voile de crêpe et
le collet uni doublé de fourrure, mais dont la grâce, la distinction,
s’affirmaient au moindre mouvement. Elle se tourna vers l’intérieur.

—«Passez les fleurs à Lucien, Céline,» dit-elle à une femme de chambre
vêtue de noir, et d’une correction qui lui donnait presque l’air d’une
gouvernante.

—«Mademoiselle ne veut pas que je l’accompagne?

—Non. Je préfère être seule. Et Lucien suffit à porter cela.»

Le domestique avait les bras encombrés par d’énormes gerbes
de chrysanthèmes, et tenait dans ses mains des bouquets de
violettes,—pâles violettes de Parme, aplaties et tassées en un disque
odorant, somptueuses violettes russes, en touffes pourprées et sombres.
A quelques pas, il suivait sa jeune maîtresse, avec cet attentif
respect qu’elle inspirait autour d’elle, et qui n’était pas seulement
l’attitude imposée, souvent hypocrite, des gens de service.

Le crêpe, bordant très haut la jupe, balayait sur le fin gravier un peu
de neige sèche. L’après-midi était froid et splendide. Les tombes les
plus neuves paraissaient jaunes dans la sertissure immaculée qui les
entourait. Celles de bronze ou de marbre noir s’enlevaient en un dessin
vif et dur. Partout, dans les jardinières et dans les vases, la gelée
avait flétri les offrandes fidèles. Ce n’étaient que corolles brunies
et comme brûlées, faisceaux de tiges mortes. A l’abri des petites
chapelles, à travers les portes ajourées, on apercevait toutefois des
palmes et des feuillages d’un vert intact. La plupart étaient de ces
plantes naturalisées, qui ne sont pas artificielles, mais qui ne sont
plus vivantes, momies végétales, mettant un peu de durée sur les corps
fragiles, que l’humanité ne se soucie plus de momifier comme leurs
rameaux.

Après avoir quitté l’avenue principale pour prendre un chemin plus
étroit, la visiteuse allait s’engager dans un couloir entre deux rangs
de tombes, lorsqu’elle s’arrêta, saisie.

A quelques mètres d’elle se dressait un édifice sépulcral qui devait
être celui d’une riche famille, à en juger par son importance et par
le style de son architecture. C’était un monument pseudo-gothique, à
clochetons, à colonnettes et à fenêtres ogivales, dans lesquelles
brillaient des reflets de vitraux. Un jardinet relativement large,
entouré d’une grille basse en fer forgé d’un beau travail, lui assurait
un aristocratique isolement.

Ce qui clouait sur place la jeune fille, c’était d’apercevoir devant
ce caveau, où, de près, on distinguait les armes des Servon-Tanis, et
où maintenant reposait sa mère, une personne en deuil, agenouillée.
L’attitude humblement fervente de cette personne indiquait une émotion
profonde, plus que de la douleur, un élan désespéré. Qui donc pouvait
pleurer ainsi, dans ce cimetière d’où le froid éloignait les plus
persévérants, et sur cette Laurence de Valcor que sa fille se croyait
seule le droit et le devoir d’honorer d’un pareil hommage? Déjà
s’alarmait la tendresse ombrageuse de l’orpheline. Ce fut bien pis
quand elle crut reconnaître celle qui priait, le front contre la grille
glacée.

—«Posez les fleurs ici, Lucien. Je les porterai moi-même jusqu’à la
tombe,» dit-elle au domestique, d’une voix trop basse pour troubler, à
cette distance, le recueillement de l’étrangère.

La grande silhouette noire du valet s’inclina sans mot dire. Il
plaça les gerbes et les bouquets sur un rebord de pierre, afin que
Mademoiselle n’eût pas trop à se baisser pour les prendre. Puis,
mettant la main à son chapeau à cocarde de crêpe:

—«Dois-je attendre au coin de l’allée, comme d’habitude?

—Non. Retournez jusqu’à la voiture. Dites à Prosper qu’il peut promener
les chevaux pendant un bon moment. Vous... attendez-moi à la grille.»

Il s’éloignait. Elle le rappela:

—«Ne restez pas en place. Vous gèleriez. Il suffit que je puisse vous
apercevoir en sortant.»

Il s’inclina, remit son chapeau, et partit avec cette pensée, qui
venait à tous à chaque marque de cette habituelle sollicitude:

«Ah! il n’y en a pas beaucoup comme elle.»

La jeune fille ne songea même pas à se munir des fleurs destinées
à renouveler la parure quotidienne de la chapelle funèbre. Elle
se dirigea vers la personne agenouillée, qui, le front contre ses
mains crispées à la clôture de la tombe, demeurait plongée dans un
recueillement impossible à distraire.

La nouvelle venue, en s’approchant, vit que la toilette noire, d’une
élégance simple, n’était pas à proprement parler une toilette de deuil.
Elle distingua une taille presque invraisemblablement mince prise dans
une jaquette d’astrakan, et des cheveux d’un blond délicat, pâle comme
l’avoine mûre, sous un toquet de velours.

—«Françoise!» dit-elle.

Un sursaut secoua la frêle forme sombre. Un visage effaré se
tourna,—non sans charme, mais d’une jeunesse indécise, d’une jeunesse
qui ne sait plus ou qui ne veut plus être jeune. Et deux yeux clairs,
aux paupières rougies de larmes, s’élargirent presque avec effroi.

L’autre jeune fille avait écarté son grand voile de crêpe. Elle
montrait une figure admirable, aux lignes pures, d’une blancheur un peu
anormale peut-être, mais qui, sans doute, venait de se décolorer dans
l’émoi. Des prunelles sombres, noyées, pleines d’une ardeur triste,
étoilaient de splendeur et de mystère ses traits charmants.

—«Françoise, qu’est-ce que tu fais ici?... Devant la tombe de ma
mère... Toi qui l’as tuée!...»

Il n’y avait ni emphase, ni violence, ni cruauté agressive, dans
l’intonation dont fut formulée ce terrible reproche. La prostration
désespérée de la coupable ne laissait guère de champ à l’indignation.
Une seconde phrase, aussitôt, l’attesta:

—«Si je t’avais trouvée devant cette tombe dans une autre posture qu’à
genoux et en larmes, je t’eusse chassée!

—Un cimetière est à tout le monde,» dit M^{lle} de Plesguen en se
relevant. Et elle ajouta: «Je veux bien m’agenouiller devant _elle_,
qui fut si bonne pour mon enfance, et à qui j’ai fait tant de mal sans
le vouloir... Mais non devant toi, Micheline.»

Elles se tenaient face à face, dans le silence blanc du cimetière. Et
elles demeurèrent un instant silencieuses elles-mêmes, ayant trop de
choses au fond du cœur pour essayer de les dire, et des secrets plus
sinistres en leur jeune chair vivante, que ces sépulcres sous leur
dalle glacée.

Qu’il était loin le soir de fête où elles avaient dansé le menuet dans
une salle illuminée du château de Valcor, toutes deux éblouissantes de
grâce et de joie, toutes deux grisées d’un rêve d’amour, l’une pensant
à Hervé de Ferneuse, l’autre se croyant aimée par Gilbert de Villingen!
Elles s’imaginaient être amies, alors, les deux cousines, grandies
côte à côte. Même celle qui jalousait l’autre, en souhaitant quelque
revanche de l’avenir, aurait reculé d’horreur si elle avait pu prévoir
à quelle œuvre sombre l’entraîneraient les complicités du destin.

—«Il serait inutile, en effet,» prononça Micheline, «de t’humilier
jusqu’à me demander pardon, car je ne te pardonnerai jamais. Retire-toi
maintenant. Nous n’avons rien à nous dire.»

Françoise jeta un coup d’œil vers les fleurs,—sans doute si coûteuses
pour la saison,—qu’elle venait de remarquer, déposées à quelques pas.
Ses yeux se reportèrent vers un petit bouquet de roses du Midi, celles
qu’on appelle en Provence du _safrano_, que Micheline vit alors, elle
aussi, jonchant les marches devant le caveau.

—«Je les ai lancées par-dessus la grille, ne pouvant entrer,» dit
Françoise, «pour qu’elles soient aussi près que possible de ma pauvre
tante. Ne veux-tu pas me permettre de les placer dans la chapelle?

—Non,» fit durement Micheline, «tu profanerais ce lieu sacré, en y
pénétrant.»

Ni l’une ni l’autre n’avaient bougé. M^{lle} de Valcor semblait ne
pas vouloir approcher de la tombe de sa mère tant que celle qu’elle
accusait d’avoir fait mourir cette mère de chagrin en resterait si
proche. Elle ajouta:

—«Puisque tu appelles «ta tante» la victime qui repose ici, c’est donc
que tu reconnais l’abomination des calomnies qui devaient ruiner,
déshonorer mon père, et dont le scandale n’est pas près de s’éteindre.
Quels ne doivent pas être tes remords, en effet!»

Françoise de Plesguen répondit:

—«La vie m’a fait plus de mal que je n’ai voulu en faire à toi ou
aux tiens. Je ne sais pas si je me repens. J’ignore même si j’ai à
me repentir. Mais je souffre au delà de mes forces. C’est la douleur
qui m’a amenée devant cette tombe, pour prier et pleurer. Celle qui
vient d’y descendre m’a aimée quand j’étais petite. Je lui ai dû les
joies enfantines qui compteront comme ma seule part de bonheur en ce
monde. Te rappelles-tu quand elle m’invitait, en été, à Valcor?...
Quelle fête!... Mon enfance était si triste auprès de mon pauvre papa
mélancolique, dans la médiocrité de notre logis, rue de Verneuil.

—Tu as pourtant oublié cela quand tu nous as déclaré la guerre.

—Oui, je l’ai oublié. Parce que j’étais ivre d’espérances plus fortes
que ces pâles souvenirs. Mes espérances ne sont plus. Alors je me
souviens.»

Micheline eut un sourire amer.

—«Te moques-tu de moi avec une pareille théorie?... Ce serait facile de
se disculper, à ce compte-là.

—Je ne fais pas de théorie. Je ne me moque pas. Je ne me défends pas.
Je dis la vérité.

—C’est assez. Va-t’en.

—Soit! Adieu, Micheline.

—Adieu.»

Elles étaient fières l’une et l’autre. Dans les pires conflits, de
telles natures se gardent une sorte d’estime réciproque qui peut
s’accorder même avec la haine. Micheline crut voir flotter autour de
la frêle silhouette, qui se détournait maintenant, une telle ombre
de détresse, que, malgré tout, elle en fut émue. Elle appela presque
doucement:

—«Françoise!»

La tête blonde regarda en arrière, montrant de nouveau, sous le velours
noir de la toque, un mince visage pâle et comme pétri de chagrin.

—«Que veux-tu?

—Pourquoi disais-tu que la vie a été plus cruelle envers toi que tu
n’essayais de l’être envers nous?

—Qu’importe!» répliqua Françoise. «Sache seulement que ton splendide
domaine de Valcor, sur lequel je me croyais des droits, et que ton
nom, dont j’étais jalouse, pourraient me revenir aujourd’hui sans rien
changer à mon sort.

—Comment?

—Parce que ce patrimoine magnifique ne m’empêcherait pas de me faire
religieuse.

—Toi, religieuse!...

—Cela t’étonne.

—Certes, tu aimais tant la vie! Et tu veux y renoncer, à vingt ans!

—Ne t’ai-je pas donné la mesure du mal qu’elle m’a fait? Je la hais
maintenant, la vie.

—Est-ce le regret d’avoir écouté, d’avoir suivi des suggestions
criminelles?...

—Oh!...» murmura M^{lle} de Plesguen avec une expression étrange.

—«Tu crois peut-être encore à ton bon droit?

—Ne me force pas à te répondre. Rappelle-toi ce que je t’ai déclaré: je
n’ai pas de remords.»

Les grands yeux sombres de Micheline étincelèrent. Françoise eut un
petit rire, un de ces rires qui font mal.

—«Laisse donc... Sois satisfaite. Écoute... Si j’ai souhaité d’être une
héritière comme toi, c’était pour contenter l’ambition de celui que
j’aimais.

—Je savais bien qu’on t’armait contre nous, qu’on te poussait à agir.
Malheureuse!...

—Oh! j’ai bien agi par moi-même. Je ne décline pas les responsabilités.
J’aimais. J’ai combattu pour mon amour. Peut-être ai-je commis de
mauvaises actions. J’aurais fait pire. Tu vois, je suis franche...

—Eh bien?...

—Eh bien, celui pour qui j’entreprenais ces choses hasardeuses, pour
qui j’entraînais mon père à une lutte dont il avait horreur,—mon pauvre
père, qui en mourra sans doute, comme ta mère en est morte,—pendant
ce temps, celui qui était mon but, ma conscience, mon tout, celui qui
m’avait donné sa foi, mon fiancé... me trompait, me mentait... Il
commettait la pire vilenie qu’un homme puisse commettre. Il séduisait
une jeune fille... Une jeune fille qu’il a rendue mère...»

M^{lle} de Plesguen s’arrêta, puis, presque aussitôt, reprit avec
son même rire de tout à l’heure, ce rire qui faisait mal, mais plus
strident cette fois:

—«Il l’épousera peut-être... Il l’épousera, cette fille... si, à son
tour, elle ramasse dans la boue assez d’argent pour payer une couronne
de princesse.

—Ah!» murmura Micheline, «c’est le prince de Villingen.

—Lui-même,» fit ironiquement Françoise.

Des images d’autrefois surgirent en M^{lle} de Valcor... Le bal qui
avait marqué le commencement de leurs malheurs à tous,—ce bal où, sans
deviner qu’elle excitait la jalousie furieuse de sa cousine, elle avait
conduit le cotillon avec Gilbert. Puis, peu après, la partie de tennis,
et l’apparition, au détour d’une charmille, de cette pâle petite
figure, contractée d’angoisse, de haine. Là, elle avait compris.

—«Tu dois souffrir, en effet,» dit-elle, «Je te plains de toute mon âme.

—Tu me plains?

—Oui.

—Tu ne te réjouis donc pas d’être si bien vengée?

—Je n’ai pas souhaité la vengeance, je t’assure.

—Tu m’interdisais d’approcher de la tombe de ta mère.»

Micheline resta un instant pensive. Puis, d’une châtelaine en acier
noirci qui pendait à sa ceinture, sous son mantelet de crêpe doublé de
loutre, elle détacha deux petites clefs. Elle ouvrit d’abord la grille
du monument, se baissa, ramassa sur le seuil les roses de Françoise et
les lui rendit.

—«Viens les lui offrir toi-même,» reprit-elle en ouvrant la porte de la
petite chapelle.

C’était une véritable niche de verdure et de fleurs. Les feuillages
naturalisés laissaient pendre des grappes d’orchidées artificielles,
d’une imitation merveilleuse. Parure d’hiver, en attendant que le
printemps permît à un jardinier d’entretenir là des plantes vives. Dans
les vases, les bouquets de la veille étaient flétris par le froid.
Micheline enleva l’un d’eux, et tendant à sa cousine un cornet en verre
de Venise irisé d’or:

—«Mets tes roses là-dedans,» lui dit-elle.

Françoise obéit. Elle fit le signe de la croix. Ses larmes jaillirent.
Alors elle alla s’agenouiller au dehors, à l’angle des marches, et
s’abîma dans une prière.

M^{lle} de Valcor ôta toutes les fleurs fanées des autres vases. Puis
elle alla chercher les chrysanthèmes et les violettes, que son valet
de pied avait déposés à quelques pas de là. Elle les arrangea avec
autant de soin pour sa mère morte qu’elle le faisait jadis dans le
boudoir de cette mère vivante. Elle se tint ensuite debout, recueillie,
contemplant les corolles frileuses qui allaient périr là, loin de tous
les yeux, dans la nuit glacée, pour qu’une pensée de tendresse filiale
s’exhalât, à travers l’insondable inconnu, vers l’âme enfuie. Elle
murmura: «Maman!...» Et, sanglotante, elle s’agenouilla, elle aussi,
mais dans l’intérieur de la chapelle.

Dix minutes plus tard, comme les deux jeunes filles se retrouvaient
dans l’allée, tandis que Micheline refermait la grille, Françoise lui
dit simplement:

—«Merci.

—Nos deux chemins ne se croiseront peut-être plus,» dit gravement
M^{lle} de Valcor. «Veux-tu accepter de moi un conseil?

—Parle.

—N’entre pas au couvent par désespoir, Françoise. Tu n’as pas la
vocation. C’est un coup de tête, un suicide moral. Refais ta vie. Tu
n’as que vingt ans.»

M^{lle} de Plesguen hocha la tête.

—«Essaie de guérir.

—Comment?

—Par l’oubli.

—Micheline... Oublies-tu Hervé de Ferneuse?»

Le beau visage se couvrit de rougeur.

—«Il ne s’est pas rendu indigne de moi,» dit hautainement M^{lle} de
Valcor.

—«Qu’en sais-tu? Il est à l’étranger, au loin. Pourrais-tu seulement
dire dans quel pays? S’il ne revient pas, c’est que, à ses yeux aussi,
les Valcor...

—Tais-toi!... tais-toi!...» cria Micheline. «Est-ce pour cela que je
t’aurai admise à prier avec moi sur la tombe de ma mère?...»

Une émotion moins âpre détendit un peu l’âme en révolte de Françoise.

—«Pardon! Je ne te souhaite aucun mal. Ce que tu souffriras encore, ma
pauvre Micheline, ne te viendra pas par moi, sois-en certaine.»

Elle se tourna un peu en arrière, et, étendant une main vers le caveau:

—«En son nom, à _elle_, je te le jure.»

Sans répondre, le cœur étreint d’une angoisse, M^{lle} de Valcor
s’éloignait. Françoise la rappela.

—«Un mot encore, et je te quitte. Pourrais-tu me dire où demeure une
ouvrière à qui ta famille s’intéresse? Vous ne l’avez sans doute pas
perdue de vue.

—Qui donc?

—Bertrande Gaël.»

Micheline répéta ce nom avec étonnement.

—«Bertrande Gaël! Son adresse?... Mais... en Bretagne, chez sa
grand’mère, au Conquet.

—Tu me réponds cela de bonne foi?

—Pourquoi veux-tu?...

—Alors, informe-toi auprès de ton père. Il en sait plus long que toi,
lui qui l’a recueillie et soignée quand elle s’est jetée sous les roues
de son automobile.

—Sous les roues!... Quand cela?... Où donc?...

—L’année dernière. Aux Champs-Élysées.

—Comment?... Bertrande a donc été à Paris?

—Elle y est toujours.

—Qui l’y a fait venir?

—Le prince de Villingen.

—Oh!...»

Un silence. Les yeux chauds et sombres de Micheline, les yeux froids et
clairs de Françoise, se disaient toutes les choses que leurs lèvres ne
prononçaient pas. La première demanda enfin:

—«C’est elle?...

—Oui.»

Une pause haletante. Puis Micheline:

—«Mais, en ce cas, comment mon père protège-t-il encore cette
misérable?...

—Ne me demande pas,» dit Françoise, «quel rôle elle a pu jouer entre
le marquis de Valcor et le pire adversaire du marquis, Gilbert de
Villingen, son amant.»

Les lèvres pâles et pures scandèrent terriblement le mot qui leur était
si terrible.

—«D’ailleurs,» ajouta M^{lle} de Plesguen, «je ne le vois pas moi-même
clairement, ce rôle. Il y a là un gouffre effrayant, un trou d’ombre
et de mystère. Ton bonheur y sombrera peut-être aussi, ma pauvre
Micheline. Et, je te le répète, ce ne sera plus par ma faute.»

Si ferme et si fière que fût M^{lle} de Valcor, elle frissonna. Mais
aussitôt:

—«Pourquoi donc demandais-tu l’adresse d’une pareille créature?
T’abaisserais-tu à entrer en lutte avec elle?

—Peux-tu le croire?

—Tu veux donc lui arracher des secrets qui pourraient encore te servir
contre nous?

—Micheline, je n’ai plus d’ambition, de projets, ni de haine. J’ai
désarmé. N’en ai-je pas fait le serment sur la tombe de ta mère?...

—Alors?...

—Je voudrais...» dit Françoise, blême, raidie, les yeux fixes, «je
voudrais voir l’enfant... Son enfant, à lui... comprends-tu?

—Non...» fit rêveusement Micheline. «Je ne comprends pas. Cependant,»
ajouta-t-elle, «si je découvre le renseignement que tu me demandes, je
te le ferai parvenir.

—Merci. Et, cette fois, adieu pour de bon.»

M^{lle} de Valcor n’eut même pas le temps de répondre, tant fut soudain
le départ de sa cousine. Peut-être Françoise voulait-elle ainsi éviter
l’embarras d’une main tendue et refusée, l’impulsion d’un baiser
impossible, ou la gêne de se garder de tout cela. Peut-être n’était-ce
qu’un retour de sa preste vivacité d’autrefois, quand, fillette
bondissante, elle narguait, à tous les jeux de plein air, la grave
indolence de Micheline. Celle-ci la vit disparaître entre les tombes,
fragile et noire silhouette, plus noire de toute cette blancheur, plus
fragile de toute cette immutabilité.

M^{lle} de Valcor revint lentement vers l’entrée principale du
cimetière. Un poids affreux lui écrasait le cœur, comme si tous ces
marbres, toutes ces dalles, tous ces bronzes funèbres s’y fussent
appesantis. Elle était venue ici avec la seule pensée de sa mère, de
cette douce Laurence, dont elle voyait sans cesse les grands yeux
noirs, pleins d’une mélancolie résignée. Douleur profonde, certes,
pour sa fille, après une séparation si récente, et quand aucune des
fibres saignantes n’était encore cicatrisée dans la fraîche blessure.
Mais cette douleur vaste, unie et tendre, Micheline la regrettait
presque dans le trouble plus torturant où la laissait sa rencontre
avec Françoise. Dieu! quel nuage plein de foudre pesait encore sur
leur destin? Que signifiaient les réticences de son infortunée
cousine?—réticences d’autant plus impressionnantes que les velléités
pacificatrices de M^{lle} de Plesguen ne pouvaient être mises en doute.

«Mon père!... mon père!...» pensait Micheline.

Eh quoi! Devait-elle, après le triomphe, après la lumineuse apothéose,
entrevoir encore un coin d’ombre où puissent se blottir les ennemis de
ce père tant admiré, tant chéri! Mais n’y avait-il pas pire? Serait-ce
possible, qu’à la fin, en elle-même, un doute se glissât, quelque chose
d’indicible, de sournois, d’obscur... Oh! non, pas cela!... Toute son
âme s’insurgeait contre un tel supplice!... N’était-ce pas celui dont
sa mère était morte?...

Pour n’en pas même admettre la crainte, elle s’interdit d’y penser.
Elle évoqua le cher amour dont elle goûterait tôt ou tard le bonheur.
Qu’importait l’absence? Qu’importait le temps? Hervé était fidèle. Il
lui avait demandé d’accepter comme lui l’épreuve. Elle l’accepterait,
quelle qu’en fût la durée, sans laisser fléchir en elle ni l’espoir ni
la foi.

Était-ce bien sûr? Sur ce domaine encore passaient des souffles
méchants.

Oh! pourquoi donc, devant la tombe de sa mère, avait-elle rencontré
cette triste Françoise, dont les illusions déçues, dont l’affreuse
expérience, avaient empoisonné le cœur, et qui ne pouvait prononcer que
des paroles corrodées d’amertume.

Ainsi rêvait Micheline de Valcor, dans le coupé qui l’emportait à
travers le Paris froid et fiévreux de février, et où elle s’enfonçait,
isolée sous son crêpe, à côté de la muette femme de chambre. Sur
le crépuscule hâtif s’allumaient les cônes blancs des réverbères
à incandescence. L’électricité jaillissait aux devantures. Un
fourmillement humain couvrait les trottoirs. Par la vitre à demi
ouverte de la portière entrait un air aigre, brumeux, sentant la
violence et la tristesse. Puis ce fut la blafarde trouée de la Seine
entre ses quais, le fleuve livide, piqueté d’étoiles mouvantes, et les
masses ténébreuses, comme d’un fusain écrasé, au long de ses bords, des
palais, des flèches, des tours.

La voiture enfila la rue du Bac. Sur l’appel du cocher, la porte
haute et cintrée de l’hôtel s’ouvrit. Le gravier cria dans la cour. On
s’arrêtait devant le perron.

—«Monsieur est chez lui?» demanda Micheline au laquais d’antichambre.

—«Non, mademoiselle. Monsieur le marquis n’est pas encore rentré du
Palais Bourbon.»

«C’est vrai, il y a séance aujourd’hui,» pensa la jeune fille.

Elle monta chez elle, subit les soins de sa seconde femme de chambre,
qui la débarrassa du pesant voile de crêpe et de ses vêtements de
ville. Elle passa une robe d’intérieur entièrement blanche, et ne put
s’empêcher de murmurer:

—«Si ce n’était pour mon père, comme je préférerais rester en noir,
même à la maison!

—Mademoiselle m’excusera, mais je suis tout à fait dans les idées de
monsieur le marquis,» dit la camériste. «Ce n’est pas le costume qui
fait la sincérité du chagrin. D’ailleurs, le blanc, c’est deuil.»

Micheline ne répondit pas. Elle savait bien que si sa mère eût laissé
dans un autre cœur des regrets aussi cuisants que dans le sien, Renaud
de Valcor ne se fût point préoccupé des effets d’une étoffe pour la
beauté de sa fille ou l’agrément de ses yeux.

—«Je ne t’aurai sans doute plus si longtemps près de moi,» lui avait-il
dit. «Tu te marieras bientôt. N’aie pas la cruauté de gâter mon bonheur
de te voir, en t’assombrissant de ces chiffons affreux. Quel gré t’en
saurait notre pauvre morte? Porte le deuil en blanc, quand nous sommes
tous deux seuls chez nous.»

Sa toilette achevée, Micheline passa dans son petit salon.

Tout de suite, sur son joli bureau à cylindre, resté ouvert, elle
aperçut son courrier. Il y avait des journaux illustrés, des réclames
de couturiers et de modistes, des lettres. La plupart contenaient
encore des condoléances. La grande écriture tremblée d’une enveloppe,
timbrée du Conquet, attira son attention.

Elle ouvrit le papier commun, vit quelques lignes tracées d’une main
peu habituée à tenir la plume, et tressaillit en lisant la signature:
«_Mathurine Gaël_.»

C’était la grand’mère de Bertrande, cette vieille, à la curieuse figure
d’austérité, d’orgueil, taciturne comme une vraie Bretonne, fataliste
comme toute fille, femme et mère de marins, pour avoir tant regardé la
mer sans voir revenir ceux qu’elle attendait.

Micheline se la rappelait bien. Toute fillette, quand elle rencontrait
cette femme, dans le parc, sur la grève ou sur la lande, elle avait un
peu peur de ses terribles yeux clairs dans son visage bronzé. Mais la
petite Bertrande, qui parfois alors jouait avec elle, lui disait:

—«Mère-grand n’est pas méchante. Seulement, elle a eu trop de misères
dans la vie, n’est-ce pas? Surtout depuis que papa a disparu, là-bas,
sur l’eau, et que maman n’a plus sa tête.»

«Pauvre créature! Que me veut-elle?» pensa Micheline.

Voici quelle était l’épître:

  «_Mademoiselle_,

 «_Vous avez perdu votre mère. Rien au monde ne la remplacera pour
 vous. Votre cœur est bon. Tous le savent dans ce pays-ci. Votre
 douleur doit vous disposer à la pitié pour les autres. Aussi, moi qui
 voudrais sécher les larmes de vos yeux, je vous supplie de ne pas
 repousser les miennes._

 «_Ma petite-fille Bertrande est à Paris, sans que je sache rien
 d’elle, sinon qu’elle est coupable. Elle doit être plus malheureuse
 encore que coupable. Elle n’a jamais connu son père. Sa mère,—vous
 vous en souvenez peut-être,—ne put la garantir du mal, car Dieu lui a
 aveuglé l’esprit. Ce sont les excuses de la brebis égarée._

 «_Je pleure nuit et jour sur elle. Je voudrais savoir ce qu’elle
 devient. Je voudrais qu’un ange compatissant s’inclinât vers elle au
 fond de l’abîme._

 «_J’ai pensé que si vous étiez ce bon ange, mon infortunée Bertrande
 pourrait encore être sauvée._

 «_Au moment où la douleur ouvre votre âme, j’ai cru que cette prière
 y pourrait pénétrer. Je vous l’adresse, Mademoiselle Micheline, en
 vous envoyant la bénédiction de mes vieilles mains, bien faibles, bien
 humbles, mais qui pourtant peuvent écarter de vous la tempête en se
 croisant sur votre front._

  «MATHURINE GAËL.»

M^{lle} de Valcor relut plusieurs fois ces lignes. Quelque chose de
solennel et de bizarre s’en dégageait. Elle s’étonnait de leur fierté.
Malgré les prérogatives d’un grand âge, cette femme de condition
infime, et qui l’implorait, aurait pu lui exprimer du respect, tout au
moins du dévouement.

La hautaine fille du marquis était accoutumée à des égards, que la
bassesse et l’intérêt poussaient souvent jusqu’à la servilité. Et
c’était fait pour la surprendre, la prétention de cette paysanne, qui
assurait la préserver d’une fatalité quelconque, en la bénissant, elle,
Micheline de Valcor. Sans doute la pauvre aïeule se faisait quelque
illusion sur le prestige des cheveux blancs.

Un sourire dédaigneux flotta sur les belles lèvres de la jeune fille.
Malgré sa généreuse nature, la prière qu’on lui adressait n’était pas
de celles qui pouvaient l’attendrir, ni par son objet, ni par sa forme,
qu’elle jugeait emphatique et ambiguë.

Cependant, l’impression s’ajoutait à celle du cimetière, s’y enchaînait
même par une déconcertante coïncidence. Le cœur de Micheline se
serrait, oppressé d’un malaise qu’elle n’aurait pu définir.

«Je voudrais que mon père rentrât,» se dit-elle. Et, comme sept heures
sonnaient: «Pourvu qu’il n’y ait pas séance de nuit!»

Cette exclamation mentale venait à peine de lui échapper, qu’elle
crut entendre se refermer la porte cochère. Elle s’approcha d’une
fenêtre, et vit tourner dans la cour les deux lumières électriques de
l’automobile.

Un «ah!» soulagé jaillit de sa gorge. Renaud de Valcor était de retour
à la maison.



VI

_UNE NUIT D’HIVER_


DANS son empressement à rencontrer son père, à voir sa figure
énergique, à dissiper auprès de lui les vagues inquiétudes dont elle
sentait l’étreinte, Micheline gagna le cabinet de M. de Valcor sans
faire prévenir celui-ci. S’il n’y était pas encore, il y viendrait en
quittant sa chambre, après avoir changé de vêtements. A cette heure-ci,
au moment où allait sonner le dîner, elle ne le dérangerait pas. C’est
pourquoi elle négligea de lui faire demander, comme d’habitude, s’il
était seul et si elle pouvait entrer chez lui. Au lieu de passer par
le palier, elle traversa la bibliothèque et le fumoir, puis ouvrit une
porte intérieure donnant sur le cabinet du marquis.

Un son de voix la cloua derrière une portière qu’elle allait écarter.
Son père disait:

—«Ne vous ai-je pas défendu de mettre les pieds ici? A quoi cela vous
avance-t-il? Vous y risquez autant que moi.»

Dans l’état d’âme où était Micheline, ces paroles lui causèrent un choc
pénible. A tout autre moment, elle n’y eût prêté aucune attention. Tant
de gens gravitaient autour du puissant maître de la Valcorie lointaine,
du député de fraîche date, déjà influent! Il maniait tant d’âmes
et tant d’intérêts! Il avait à parler tant de langages, depuis les
courtoises formules de la diplomatie jusqu’au rude jargon des affaires.
Le sens d’un mot, d’une phrase détachée, pouvait se rapporter à tant
de complications incompréhensibles pour une jeune fille! Mais, depuis
l’après-midi, Micheline se sentait comme enveloppée d’équivoques. Et
voici que le mauvais sortilège continuait d’opérer. L’intonation de son
père lui parut aussi étrange que les paroles. Frissonnante, elle fit ce
que, de sa vie, elle n’avait fait. Elle inclina un peu la tête jusqu’à
l’écartement du rideau, et regarda sans se montrer.

L’homme qu’elle aperçut, face à face avec le marquis de Valcor, lui fit
peur.

C’était un gaillard à visage et à costume faubouriens, un bellâtre
vulgaire et avantageux, roux de cheveux comme de moustache, le menton
rasé dessinant la mâchoire bestiale, les yeux petits sous le front bas,
la taille haute, souple, de musculature redoutable, un de ces fauves
de barrière comme justement M^{lle} de Valcor en avait entrevu ces
jours-ci, par les glaces de son coupé, dans les quartiers excentriques,
autour du Père-Lachaise.

—«Excusez-moi... Ça pressait, monsieur le marquis,» répliqua ce
singulier visiteur. «Je vous dis qu’ils sont sur la voie. Quand ils
m’auront fait coffrer, vous serez empêtré encore plus que Bibi, s’pas?

—Taisez-vous,» dit M. de Valcor. «Partez, j’irai rue de Ravignan.
Disons... ce soir, à onze heures.

—Faites pas ça. Ils connaissent la cambuse. La môme a ramené l’autre
jour un bonhomme en pain d’épices, un type fouinard, qui lui a posé un
tas de questions. Elle a dû jaspiner, la mâtine!... Je lui ai flanqué
une râclée, mais... trop tard. Un mouchard, sûrement, ce pistolet-là.
Dame! Elle ne reçoit pas tous les jours des ambassadeurs. C’est le
métier qui veut ça.»

Derrière la porte, Micheline tremblait comme la feuille. Elle ne
pouvait comprendre l’abomination des paroles. Mais avec quelle
audacieuse familiarité l’inquiétant personnage s’adressait au marquis.
L’expression insolente et gouailleuse de ce drôle lui faisait un effet
plus sinistre que si les murailles eussent oscillé.

Le timbre extérieur de l’hôtel vibra.

Cette brusque sonorité rappela Micheline au sentiment de sa situation.
Elle, M^{lle} de Valcor, aux écoutes derrière une porte, comme une
servante curieuse! Une révolte la redressa. Elle s’enfuit, rentra dans
son boudoir.

Plus d’un quart d’heure s’écoula sans qu’elle parvînt à démêler ce
qu’elle éprouvait. Deux fois encore elle entendit les sonneries
annonçant des visiteurs. Puis on frappa chez elle. Un domestique parut.

—«Monsieur le marquis fait avertir Mademoiselle qu’il y a trois de ses
amis à dîner.

—Comment?...»

Elle allait s’écrier: «Dans notre deuil!» Mais elle retint le
commentaire devant le valet.

Celui-ci reprit:

—«Monsieur le comte de Prézarches, l’ancien ministre, monsieur
Raymond Varouze, président de la Cour de cassation, et le cousin de
Mademoiselle, monsieur Amaury de Servon-Tanis.

—Priez monsieur le marquis de m’excuser. Dites-lui que je suis
souffrante, que je ne descendrai pas.»

Le domestique s’inclina, disparut.

Deux minutes plus tard, Renaud entrait chez sa fille.

Quand elle le vit, elle se dressa, courut d’un élan se jeter dans ses
bras. Il la sentit trembler—elle, sa Micheline, altière et forte comme
lui-même.

—«Ma chérie!... qu’as-tu?...

—Père!... si vous saviez!... J’avais tant à vous dire! J’avais tant
besoin d’être seule avec vous!

—Tu m’en veux d’avoir demandé à Prézarches et à Varouze de dîner avec
nous?... C’est la politique, mon enfant. Je dois avoir ces gens-là dans
la main. Eux et moi, nous aurons à causer, aux cigares.

—Et mon cousin?

—Amaury?... Il ne compte pas.

—Vous savez bien qu’il me fait la cour?

—Eh! eh!...

—Oh! père. Ne dites pas que vous souhaitez de me voir sa femme.

—Pourquoi non?

—Vous savez bien que mon cœur s’est donné.

—Au petit de Ferneuse. Hélas!...»

Un nuage passa sur le front du marquis. Il écarta sa fille, marcha
par la chambre. Malgré l’heure soucieuse, elle eut une palpitation de
fierté en contemplant ce père qu’elle adorait, et qui lui parut de si
haute allure dans sa simple jaquette noire, gardée pour bien marquer
l’intimité du repas.

Il redressa vers elle son visage de fine énergie, aux yeux bleu sombre,
attirants et profonds.

—«Il ne s’agit pas de ton mariage. Et tu ne vas pas me dire que tu as
peur d’un flirt.

—Un flirt!...» s’écria-t-elle en se raidissant. «Moins de deux mois
après avoir enseveli ma mère.»

M. de Valcor contint à peine un geste d’impatience.

—«Voyons, fillette... Pas de grands mots! Que penses-tu donc que je
prémédite? Seigneur! Amaury est de la famille. J’ai prié deux amis
intimes de venir causer avec moi, parce que nous n’avions que ce
moment. Si tu trouves que c’est manquer à la mémoire de ta mère, nous
serons d’avis différents pour la première fois.»

Il parlait d’un ton ennuyé. Mais il ajouta plus sèchement:

—«Si tu ne viens pas à table, je jugerai que tu veux me donner une
leçon. Et, je t’en avertis, je ne les tolère pas.»

Micheline réfléchit une seconde et dit:

—«Père, à quelle heure ces messieurs s’en iront-ils? Je vous répète que
j’ai des choses très graves à vous communiquer. Pourrez-vous m’entendre
ce soir?»

Une extrême contrariété se peignit sur la figure de Renaud.

—«Non,» répondit-il. «J’ai à sortir.»

Sa fille eut un cri:

—«Oh! père, n’y allez pas! J’ai peur!

—Tu as peur?... De quoi as-tu peur?» dit-il en marchant vers elle,
stupéfait.

Elle murmura:

—«N’y allez pas!... Je vous en prie, n’y allez pas!

—Mais, où donc?» fit-il, presque avec violence.

Comme elle le regardait, fixement, sans répondre, il reprit, d’un ton
très bas, empreint de sa volonté terrible:

—«Ma petite fille, assez! n’est-ce pas? De telles explications sont
hors de propos lorsque nous avons des étrangers, chez nous, que mon
absence étonne, sans doute. Nous reprendrons cela plus tard, dans la
mesure qui me conviendra. Pour le moment, agis à ta guise.»

Il la quitta.

Elle passa dans son cabinet de toilette, sonna sa femme de chambre.

—«Ma robe de mousseline de soie noire et crêpe... Vite!»

Un instant après elle paraissait au salon.

Son père eut un mouvement lorsqu’il la vit entrer, toute en noir,
avec son admirable visage d’une pâleur qui justifiait le prétexte de
maladie, que, déjà, il avait donné, pour son absence. Les grands yeux
d’ombre, sous le front si blanc, avaient de longs rayons tristes, mais
aucune langueur. Leur regard, même affligé, exprimait la fermeté de
cette âme juvénile.

On s’empressa.

—«Ce n’est rien... Je vais mieux... Merci.»

Puis, plus bas, à son cousin:

—«Amaury, soyez gentil. Ne me forcez pas à parler ce soir. C’est la
première fois qu’il y a quelqu’un à notre table depuis que maman n’est
plus là... Ça me fait mal.»

Celui à qui elle fit cette recommandation l’observa religieusement.
C’était un joli jeune homme, n’ayant guère pour lui, avec son
gracieux physique, qu’une fortune point trop écornée et son beau
nom de Servon-Tanis. Il avait contre lui son cœur tendre et timide.
Désespérément épris de Micheline, il n’eût point même osé, avec elle,
ce flirt auquel M. de Valcor encourageait plaisamment sa fille.

Le marquis ne le favorisait pas autrement d’ailleurs, s’étant dit
seulement que si Micheline pouvait oublier Hervé de Ferneuse, elle
s’épargnerait peut-être bien des souffrances. Puis il eût été heureux
de la marier tôt, de faire d’elle une Servon-Tanis, comme sa mère.

Dans la salle à manger, vaste et somptueuse, autour de la table au
service sévère, sans fleurs, sans bougies, sous la seule lumière
électrique tombant du plafond, le dîner fut dépourvu d’entrain.

«Un vrai repas d’enterrement,» pensait ce vieux beau, le comte de
Prézarches, dépité de ne pouvoir étaler une galanterie sénile devant
l’adorable, mais trop sérieuse jeune fille, qui présidait en face de
son père.

Des pensées de convoitise, soigneusement dissimulées d’ailleurs,
faisaient quelquefois baisser les paupières de Varouze, sur ses
yeux trop noirs et trop flambants de Méridional, entre ses favoris
déjà pointillés du givre de la cinquantaine. «Ah! quand elle sera
mariée!...» se disait-il, vicieusement. «Surtout si elle épouse ce
benêt de petit cousin, qui roule des yeux de carpe en lui versant de
l’eau à côté de son verre!...»

Il pouvait rire des mésaventures des maris, ce président de la Cour
suprême, qui avait frôlé, lui, sans le savoir, la plus effroyable
aventure de ce genre. Sa femme, cette Claire Varouze, dont la vie
intime avec lui était un enfer, affolée de l’avoir trop aimé pour
en tant souffrir, n’avait-elle pas noué une intrigue de hasard
avec un inconnu? Et cet inconnu n’était-il pas ensuite arrêté sous
l’inculpation d’assassinat et de vol. C’était ce fameux Michel Occana,
convaincu d’avoir tué une femme galante pour la dépouiller, et
soupçonné de crimes plus mystérieux, qui n’avait échappé à l’échafaud
qu’en s’étranglant dans sa prison. Jamais on n’avait établi l’identité
véritable de cet homme, dont M^{me} Varouze fût devenue la maîtresse
s’il avait été arrêté seulement trois jours plus tard, et qui aurait
pu crier le nom de cette mondaine aux assises, s’il n’avait été un
chevaleresque bandit. Le juge d’instruction, non moins chevaleresque,
avait rendu à la malheureuse ses lettres passionnées, au cours d’une
scène atroce, où elle tourna contre elle-même un revolver, et d’où elle
faillit sortir folle.

Ce qui n’empêchait pas ce soir son mari, haut magistrat, de réputation
intègre, assis à la table du marquis de Valcor, d’escompter les futurs
déboires conjugaux de la fille de son hôte.

En même temps, d’ailleurs, il prêtait à cet hôte une oreille attentive,
cherchant à découvrir, embusqué sous les phrases ronflantes ou
banales, le mot qui lui livrerait un peu de ce marquis cousu d’or,
pétri d’orgueil et de génie, mais peut-être préoccupé de rendre à la
magistrature de son pays quelques-uns de ces services dont on ne parle
jamais et qu’on n’oublie pas.

Justement Renaud parlait de ses immenses exploitations de caoutchouc.
Il allait mettre la Valcorie en actions. Il commençait à trouver trop
lourde la direction d’une telle entreprise, surtout de si loin. Puis il
pouvait disparaître. Il ne voulait pas que son œuvre s’en ressentît.
Donc sa décision était prise. Une Société allait être constituée.

L’idée des actions prochainement émises, de leur hausse assurée dans
l’avenir, des parts de fondateur, des situations dans le conseil
d’administration, de tous ces flots d’or qui allaient couler,
allumèrent les yeux fatigués, ternis, du vieux de Prézarches, les
prunelles charbonneuses de Varouze. Tous deux, pour un instant,
oublièrent la beauté de Micheline.

Autour de la table glissaient les pas assourdis des domestiques en
livrée de deuil. Une argenterie massive couvrait la nappe. Aux murs se
déployait la sombre magnificence des tapisseries anciennes. Il y avait
dans ce lieu comme une solennité de richesse.

«Quel morceau à dévorer, si l’Affaire Valcor devait se rouvrir!...»
pensa involontairement le président de la Cour de cassation. Mais il se
hâta d’imposer silence en lui-même à cette voix indiscrète. Certaines
choses ne sont pas bonnes à se dire, surtout quand on se sait capable
de les faire.

«Le gaillard a l’air pourtant rudement sûr de lui!» songea encore
Varouze, en observant ce type extraordinaire, cet homme d’un attrait
viril et superbe, digne de faire dédaigner la jeunesse par toutes les
femmes, et d’une valeur intellectuelle si forte, avec un don d’autorité
tellement irrésistible.

—«Ne pensez-vous pas retourner en Amérique, mon cher Valcor?» demanda
l’ancien ministre des Relations Industrielles.

—«Mais si... peut-être... quand ma fille sera mariée,» répondit Renaud,
qui venait de rencontrer le regard inquiet de Micheline.

Sa phrase fit rougir Amaury de Servon-Tanis.

Mais, comme les autres convives le questionnaient encore sur la
Valcorie, voulaient lui faire préciser ses projets et ses plans, il eut
un sourire.

—«Oh! tout à l’heure, messieurs, au fumoir. Je n’ai pas habitué
mademoiselle de Valcor à ces arides questions.»

Ils s’excusèrent. Le repas s’achevait, d’ailleurs. On se leva. Le comte
de Prézarches vint offrir son bras à la fille de la maison.

Le café pris, tous montèrent au premier étage. Dans la bibliothèque,
Micheline dit à leurs convives:

—«Mon père va vous conduire savourer ses cigares. Je vais prendre congé
de vous.

—Nous ne vous reverrons pas, mademoiselle?»

Malgré leurs regrets de convenance, ils se hâtèrent vers la pièce où
l’on pourrait enfin parler sérieusement.

—«Vous ne les suivez pas, Amaury?

—Je préfère vous tenir compagnie, si vous le permettez, ma cousine.

—Je le permets, bien entendu. Mais je vous serai reconnaissante de ne
pas profiter de la permission. Je me sens très lasse.

—Alors je me retire.

—Allez retrouver ces messieurs.

—Je les gênerais. Mon oncle me traite en enfant.»

Un éclair de malice fit briller le charmant visage de M^{lle} de
Valcor. Pas si enfant que cela, pour le marquis, puisqu’il lui
donnerait volontiers sa fille. Amaury interpréta mal ce sourire.

—«Vous vous moquez de moi, Micheline. Je vous semble ridicule.

—Non, mon cher cousin. Ce qui rend les hommes ridicules, c’est la
coquetterie des femmes. Or, je ne suis pas coquette avec vous,
reconnaissez-le.

—Hélas!

—Ne soupirez pas pour moi. C’est inutile. Et cela me fait de la peine.

—Vous ne voulez pas me laisser au moins un peu d’espoir?

—Pas l’ombre, mon gentil cousin.

—Eh bien, j’en garderai malgré vous.

—Je vous l’interdis.

—Qu’importe! Cela ne suffit pas de m’interdire l’espoir. Il faudrait
m’en guérir. C’est moins facile.

—Et si je le faisais?

—Je vous en défie.»

Il y avait de la mélancolie sous ce badinage. La loyauté de Micheline
crut devoir une entière confiance à un sentiment qui risquait de
devenir trop profond.

—«Amaury, c’est à votre délicatesse que j’en appelle contre vous-même.
Je vais vous révéler un secret que vous respecterez, qui vous empêchera
de me reparler jamais comme tout à l’heure. Je suis fiancée.

—Vous!... Fiancée!... Et à qui, grands dieux?...

—A Hervé de Ferneuse.

—Pourquoi n’est-ce pas officiel? Pourquoi ne le voit-on jamais ici?
Qu’attendez-vous pour l’épouser?

—Voilà bien des questions,» dit Micheline avec hauteur.

—«Pardonnez-moi, ma cousine. Chez les Servon-Tanis, quand un homme a
reçu l’engagement d’une jeune fille, le service seul de sa patrie, s’il
est marin ou soldat, peut le tenir éloigné d’elle. Lorsque la jeune
fille est telle que vous, pareil honneur supporte mal d’être tenu caché.

—Chez les Servon-Tanis,» repartit Micheline âprement, «on n’a pas
l’habitude des insinuations sournoises. Je le sais, car j’en suis.
Veuillez donc parler ouvertement, mon cousin.

—Alors, acceptez un conseil.

—S’il est l’explication de vos paroles, soit.

—Continuez à garder soigneusement par devers vous le secret que vous
m’avez confié.

—Celui de mes fiançailles?

—Oui.

—Pourquoi?

—Le bruit en avait couru, il y a plus d’un an, à Valcor. Vous vous
rappelez, le soir de votre fête?... Ce bal si brillant, si gai?... On
chuchotait en vous voyant danser avec monsieur de Ferneuse. L’opinion,
pourtant, se dérouta, parce que ce ne fut pas lui, mais le prince de
Villingen qui conduisit avec vous le cotillon. Cette circonstance vous
épargna plus tard de pénibles commentaires.

—Je ne comprends pas, Amaury.

—Voyons... Si l’on considérait Hervé de Ferneuse comme votre mari
futur, quelle explication donner à sa retraite au moment des embarras
qu’a traversés le marquis?»

Pour la seconde fois de la journée, Micheline entendait ce
raisonnement. Son amour pour l’absent compromettait son père. Qu’elle
était douloureuse et mystérieuse, en effet, cette absence! Où était-il?
que faisait-il, celui à qui elle avait donné sa vie? Est-ce qu’on
finirait par la faire douter de ce cœur si sûr, et des serments
prononcés sur la falaise, après l’escalade hardie, où le jeune homme
lui apparaissait toujours, suspendu au roc ainsi qu’un oiseau sauvage,
la bouche et les yeux pleins de cris sublimes, dont s’emplissait
l’immensité du ciel et de la mer? La vision passa en elle, avec un
souffle d’Océan. Sa gorge haleta. Puis elle entendit son cousin qui lui
disait:

—«Ah! Micheline... Vous quitter, si j’avais eu le bonheur d’être votre
fiancé. Jamais!... Vous quitter dans l’épreuve... Vous quitter, même
si l’univers entier vous avait accablée!... Jamais!... jamais!...
vous dis-je. On s’est un moment détourné de mon oncle Valcor, dans ma
famille. Ma grand’mère, la duchesse de Servon-Tanis, n’est revenue
qu’après la validation par la Chambre. Je me rappelle qu’elle était
avec vous, dans la tribune, à la séance qui suivit, quand on acclama
votre père. Mais, pendant longtemps, elle s’est demandé qui elle avait
introduit dans notre famille. Si vous aviez assisté à ses crises de
terreur!... Moi, je défendais mon oncle contre elle. Au fond, cela
m’était bien égal. Même abattu par ses ennemis, il m’eût trouvé à son
côté. Je ne sais si une affreuse impulsion égoïste ne me portait pas
à souhaiter sa ruine. Oui, c’est abominable, n’est-ce pas? Mais ainsi
j’eusse été seul à vous défendre, seul à vous sauver, à vous aimer...
Je n’aurais pas disparu, moi, au moment du péril, comme Hervé de
Ferneuse. Ah! Micheline, qu’est-ce que je dis?... Je ne sais plus... Je
suis fou!...»

Le jeune homme s’abattit sur une chaise et couvrit son front de ses
mains.

Dans la grande bibliothèque, où tous deux se tenaient, un silence se
fit. L’hôtel paisible, au fond de sa cour, à distance de la rue, avec
ses murs épais, ses tentures lourdes, enfermait une paix profonde.
Paix des chambres soyeuses, emplie de calme lumière ou de nuit fragile,
suivant le jeu des boutons électriques,—mais non point paix des âmes.
A côté, dans le fumoir, les fauves intérêts s’épiaient, se mesuraient,
parmi les sourires et la fumée des cigares, comme des bêtes rivales
dans une jungle fleurie. Ici, l’amour broyait aussi ses proies.

Micheline regardait les cheveux châtains, divisés par une raie fine,
au-dessus des deux mains longues, presque féminines d’élégance, dans
lesquelles Amaury cachait son visage. Elle n’en voulait pas à son
cousin. Il lui était trop indifférent. Par loyauté, pour lui éviter
des tourments vains, elle lui avait déclaré qu’elle ne s’appartenait
plus. Tout ce qu’il avait dit ensuite ne pouvait faire qu’il prît à ses
yeux de l’importance. Il ne gardait même plus celle que sa pitié, tout
à l’heure, lui donnait. Mais il avait avivé trop de choses en elle.
Micheline ne souhaitait que d’être seule pour y penser, à ces choses
d’inquiétude, à ces choses de regret, à ces choses de sacrifice et de
tendresse.

—«Amaury,» prononça-t-elle, «je ne vous tiendrai pas compte des
extravagances que vous venez de débiter. Ni mon père ni monsieur de
Ferneuse ne peuvent être atteints par des appréciations que vous
dictent la jalousie et le dépit. Mais c’est la dernière fois que vous
aurez l’occasion de les énoncer en ma présence. Retirez-vous.»

Il leva un visage blême, des yeux mouillés de larmes.

—«Vous me chassez?

—Je ne vous chasse pas. Je vous prie de me quitter ce soir, et de ne
plus chercher à me parler en tête à tête. Vous n’y réussiriez point.»

Puis, comme il restait devant elle, hébété, éperdu:

—«Allons, mon petit cousin, allons... Au revoir!» lui dit-elle, comme
en congédiant un enfant,—l’enfant qu’il s’était plaint d’être pour son
oncle, et qu’il était bien davantage pour elle.

Il voulut se précipiter, pour au moins lui baiser la main. Mais,
avant qu’il en ait eu la présence d’esprit, elle avait déjà disparu,
refermant la porte qui donnait sur son petit salon.

Quand elle fut seule, M^{lle} de Valcor sentit tourbillonner en
elle-même toutes les émotions de cette journée. Leurs ondes mouvantes
se mêlaient. L’image dont s’était accompagnée l’une s’emplissait
du frémissement de l’autre. Ainsi, elle se trouvait en pensée dans
le cimetière blanc, et c’était le souvenir d’Hervé qui lui faisait
défaillir le cœur. Où était-il?... Où était-il?... Pourquoi ce long,
cet inexplicable silence?... Ne pouvait-il, au moins, lui faire
transmettre de ses nouvelles par sa mère? Mais M^{me} de Ferneuse aussi
avait disparu de leur existence.

Soudain, Micheline tressaillit. Elle revoyait, en un éclair, cet
individu répugnant qui parlait à son père sur un pied d’égalité,
avec plus d’aisance qu’un Luc de Prézarches ou un Raymond Varouze.
A son père, si prompt à marquer aux gens leurs distances! C’était
ce personnage louche qu’un Renaud de Valcor irait retrouver cette
nuit! Car elle avait entendu le rendez-vous,—sauf l’endroit, que la
prudence du drôle modifiait. Un piège, sans doute! Son père courait
un danger. Il n’irait pas!... Non, il n’irait pas! Elle s’attacherait
à lui, avouerait son indiscrétion, ce qu’elle avait surpris, elle le
supplierait... Il faudrait bien qu’il la rassurât ou qu’il restât!

M^{lle} de Valcor toucha une sonnerie.

—«Dites qu’on me prévienne aussitôt que ces messieurs seront partis.
Aussitôt, n’est-ce pas?

—Bien, mademoiselle,» répondit la femme de chambre.

Une heure plus tard, elle crut entendre battre la grande porte de la
rue. La camériste revint.

—«Ces messieurs viennent de s’en aller.

—Ah!... Mon père est seul. Où est-il?

—Monsieur le marquis est sorti également.

—Comment, sorti?

—Oui, mademoiselle.

—Avec ses amis?

—Avec ces messieurs, oui, mademoiselle.

—Je n’ai pas entendu de voiture.

—Monsieur le marquis est parti à pied.

—Bien.

—Mademoiselle ne veut pas encore se mettre au lit?

—Je vous sonnerai. Allez.»

Micheline était résolue à rester debout jusqu’au retour de son père,
pour lui demander un entretien, à quelque heure de la nuit que ce fût.

«S’il rentre...!» pensait-elle avec les tressaillements d’une
inquiétude qui craignait tout sans savoir au juste quoi.

Bientôt la diversité de ses préoccupations se fondit dans cette peur
irraisonnée, torturante.

Craignait-elle un guet-apens tendu à son père par des malfaiteurs?
Craignait-elle davantage une alliance de mystère, de scélératesse,
entre ce père, qu’elle mettait si haut jusque-là, et des êtres pareils
à celui dont elle avait entrevu tout à l’heure la figure de gredin,
dans le cabinet même du marquis de Valcor? Elle ne définissait pas ce
qui la faisait trembler. Ses nerfs se nouaient d’angoisse. Le silence
lui faisait mal. Et les vagues bruits, soulevés lointainement dans le
vaste hôtel, lui faisaient plus mal encore.

Vers minuit, elle fit venir dans son petit salon Firmin, le vieux valet
de chambre du marquis, l’homme qui passait, à tort ou à raison, pour
posséder quelque grave secret de son maître.

—«Mon père ne vous a pas prévenu de l’heure où il rentrerait, Firmin?

—Non, mademoiselle. Mais ce ne sera pas très tôt, car monsieur le
marquis m’a défendu de l’attendre.»

Elle se tut, ne voulant pas éveiller les commentaires, en trahissant un
état d’esprit que rien, peut-être, ne justifiait.

—«Mademoiselle ne compte pas veiller jusqu’au retour de monsieur le
marquis?» demanda l’ancien serviteur avec une familiarité respectueuse,
permise à lui seul.

—«Je ne sais... Cela se peut. J’ai quelque chose d’urgent à lui
communiquer.

—Oh! mademoiselle...» dit le vieil homme. «Que Mademoiselle m’excuse...
si j’ose faire une réflexion... Mais cela pourrait contrarier... gêner
Monsieur. Que Mademoiselle réfléchisse.

—Assez, Firmin. Je ne vous demande pas votre avis. Bonsoir!» dit
sèchement Micheline, froissée, sans toutefois comprendre la pensée du
valet.

Un instant après, elle congédiait également sa femme de chambre.

Tout s’endormit.

Micheline, en s’approchant d’une croisée, vit qu’il neigeait. La nuit
de la cour s’éclairait d’un reflet pâle. Elle distingua les flocons qui
dansaient dans un rayon, venu du vestibule, où l’électricité veillait
avec elle, pour le retour du maître.

Renaud de Valcor rentra entre deux et trois heures du matin. Micheline
entendit sa voix, dans le profond silence ouaté de neige, tandis qu’il
criait au concierge:

—«C’est moi, Hilaire, ne bougez pas.»

Elle sortit sur le palier, comme il gravissait la dernière marche de
l’étage.

Il eut un recul à son apparition, puis s’écria, d’une voix de colère
qu’elle n’avait jamais entendue:

—«Micheline!... Es-tu folle?

—Père... J’étais inquiète.

—Dis que tu étais curieuse. C’est indigne de toi. Rentre.»

Pour mieux l’accueillir, et non pas dans cette curiosité qu’il lui
supposait, elle tourna un commutateur. L’électricité jaillit juste en
face de lui. Et alors sa fille vit son effrayante pâleur, l’étrange
expression de ses yeux, le vieillissement de ses traits, la boue
souillant ses chaussures et dont il était éclaboussé jusque sur sa
pelisse, l’humidité ternissant l’éclat soyeux de son haut-de-forme.
Elle ne put retenir un cri.

Il la saisit par le bras, la poussa dans l’intérieur du boudoir d’où
elle sortait.

—«Eh bien, quoi?...» fit-il avec une espèce de brutalité, dont s’effara
la jeune fille.

Puis comme elle ne répondait pas, il marcha vers une glace.

—«Qu’ai-je donc, enfin?... Ma figure n’est pas changée, pourtant!»
prononça-t-il d’une voix rauque.

Et, se retournant avec des gestes saccadés, aussi différents de ses
habituelles allures que cet accent bizarre:

—«Va te coucher, ma petite fille... Va te coucher,» reprit-il avec une
douceur contrainte.

Éperdue, déconcertée, elle allait obéir, quand il la rappela.

—«Qu’avais-tu donc de si important à me dire, pour m’attendre jusqu’à
trois heures du matin?»

Elle ne voulut pas l’irriter en avouant son trouble, ses
pressentiments. Elle balbutia:

—«J’avais fait une étrange rencontre! Et j’avais reçu une lettre plus
étrange encore.

—Quelle rencontre?... Quelle lettre?...» demanda-t-il.

—«J’ai vu Françoise, au cimetière. Elle priait sur la tombe de maman.»

Le marquis haussa les épaules.

—«Et la lettre?

—La vieille Mathurine Gaël m’écrit...

—Mathurine Gaël!...»

Écho tellement vibrant que Micheline en resta saisie. A voir le geste
indifférent aux noms de Françoise et de sa mère morte, eût-elle pensé
que celui de cette paysanne produirait un pareil effet?

—«Mathurine Gaël t’a écrit?... A toi?...

—Oui, mon père.

—Que te dit-elle?... Montre-moi cette lettre.»

Renaud de Valcor s’assit. Et, comme il se laissait tomber sur un siège,
sa fille eut le sentiment sinistre qu’il s’écroulait d’émotion.

Quand elle lui tendit le papier, elle vit un presque imperceptible
tremblement agiter la main dont il le saisit, et elle l’entendit
murmurer:

—«Aujourd’hui!... aujourd’hui!...»

Il lut.

Un visible soulagement parut sur ses traits lorsqu’il parvint à la
dernière ligne. Mais ensuite il garda longtemps ouvert sous ses yeux ce
feuillet de papier commun, couvert d’une grosse écriture laborieuse.

Micheline ne distinguait plus l’expression de sa face penchée. Tout à
coup, elle entendit un léger choc. Une goutte d’eau venait de s’écraser
sur la page. Était-ce une larme?... Elle qui n’avait jamais vu pleurer
son père, pas même au chevet d’agonie de la pauvre Laurence, elle
s’agenouilla près de lui, secouée d’épouvante.

Renaud tourna vers sa fille un visage étonné, hagard. Sans doute, il
avait oublié sa présence.

—«Va dormir, mon enfant,» lui dit-il d’une voix somnambulique. «Va.
Nous causerons demain.»

Elle n’osa pas répondre un seul mot, n’osa même pas lui tendre son
front pour recevoir le baiser qu’il ne songeait point à y mettre.
Fuyant l’intolérable oppression de cette scène, elle se réfugia dans sa
chambre, le laissant dans son boudoir, à elle, où il ne paraissait plus
d’ailleurs se douter qu’il fût.

Du seuil, elle le regarda encore. Il était retombé dans son attitude si
lugubrement pensive. Sa tête s’inclinait, ses yeux se fixaient toujours
sur cette lettre,—la lettre où la pauvre vieille paysanne pleurait sa
petite-fille perdue, où l’aïeule, abreuvée de douleurs, implorait pour
Bertrande égarée la protection de la pure Micheline.



VII

_AUTOUR D’UNE TOMBE_


LE lendemain, Micheline hésitait à se présenter chez son père. Ce fut
lui qui, vers onze heures du matin, fit demander si Mademoiselle était
levée, et si elle voulait bien venir le trouver dans son cabinet.

Elle y entra, le cœur étreint d’appréhension.

M. de Valcor marchait de long en large, en fumant une cigarette. Tout
de suite, sa fille se rassura en voyant que ce fier visage ne gardait
aucune trace des troubles de la nuit. Elle y retrouvait l’habituelle
expression,—mélange de force calme, d’ironie subtile, de ferme douceur,
qui charmait, en subjuguant. La fugace accentuation de l’âge s’était
effacée. Les traits avaient quelque chose de retrempé, de rajeuni, que
soulignait l’éclat du linge, éblouissant dans le veston de velours, à
la coupe dégagée, si seyant à cette élégante silhouette.

—«Eh bien, ma chérie, causons un peu,» dit le marquis. «Nous dirons
des choses qui en vaudront la peine. Tandis qu’à trois heures du matin,
quand je rentre harassé d’une difficile séance et que tu es toi-même
énervée par une veille déraisonnable...

—Si j’ai veillé, père, c’est que j’avais aperçu ici un individu dont
l’aspect me laissait une véritable frayeur.

—Ah!... Quel individu?

—Certainement un de ces «Apaches» de faubourg, capables de donner des
coups de couteau pour la belle «Casque d’or».

M. de Valcor sourit.

—«Tu lis donc le _Petit Journal_?

—Ma pauvre maman le lisait. Elle m’y a montré ce roman vécu, aussi
extraordinaire que les feuilletons qui amusaient ses longues journées
de maladie.

—Mais où l’as-tu vu, cet «Apache»?

—Ici, dans votre cabinet, père. J’allais entrer... Je me suis arrêtée
en découvrant que vous n’étiez pas seul.

—Tu as mal jugé ce brave homme,» prononça le marquis, en lançant
complaisamment une bouffée de cigarette. «C’est un ouvrier qui n’a
rien de commun avec les «Apaches», sinon son domicile sur la Butte,
son costume sans prétention, et son bagout de faubourien. Il venait,
au nom de ses camarades, me prier d’assister à une réunion, où des
orateurs populaires devaient les entretenir des débouchés qu’offrent
les colonies aux énergies surabondantes de la métropole. On me
demandait de parler de la Valcorie, de l’industrie du caoutchouc, et
peut-être espérait-on que je proposerais du travail là-bas à ceux qui
n’en trouvent point ici. C’était un guêpier où l’on pouvait me prendre.
On m’attaque beaucoup dans les cercles ouvriers, sous prétexte que
j’emploie sur mes plantations des Indiens que je rétribue d’une façon
dérisoire, alors que les bras de nos compatriotes manquent d’ouvrage.
En somme, c’était une occasion de m’expliquer là-dessus, dans un milieu
très spécial. Je n’en aurais pour rien au monde manqué l’occasion.

—Oh! papa!... papa...» s’écria Micheline.

Et, avec un élan aussi enfantin que l’appellation, elle se jeta dans
ses bras.

Il l’écarta, toujours souriant, mais la perçant du regard jusqu’au fond
de l’âme.

—«Qu’as-tu donc supposé?

—Rien... Des idées... Je m’étais fait tant de mal! Et toi, tu faisais
du bien...»

Vivement, comme par une protestation plaisante, il lui mit la main sur
la bouche. Mais, si brusque fut le geste, que Micheline sentit les
doigts nerveux se crisper sur ses joues et ses lèvres délicates. Elle
en rit, soulagée, détendue, presque heureuse.

—«Alors la réunion s’est prolongée tard?...

—Jusqu’à près de deux heures. Comme je ne prends jamais ma voiture pour
aller chez les pauvres, et que leurs quartiers ne sont pas visités par
les fiacres, je suis descendu de la Butte à pied, avec la neige... Tu
as vu dans quel état je suis rentré.

—Pauvre père! Et le public? Comment était-il?... Houleux, sans doute.
Grossier?... Non?...

—Pas commode, mais intéressant. Je te décrirai cela plus tard. Parlons
plutôt...»

Elle l’interrompit par une exclamation de remords attendri:

—«Et moi qui prenais ton visiteur pour un assassin!...»

Renaud de Valcor eut un tressaillement. Il se détourna vite,—sa
fille ne put voir l’éclair de ses yeux, la crispation de sa face,—et
marcha vers la cheminée pour y lancer le bout de sa cigarette. Puis,
lentement, il en ralluma une autre.

—«Voyons,» reprit-il enfin, «qu’avais-tu à me dire cette nuit?

—Père, j’ai rencontré Françoise.»

Le marquis étendit le bras, comme pour arrêter ce qui suivrait.

—«Ne me nomme pas cette coquine.

—Elle se repent, mon père. Elle expie, allez. Elle entre en religion.

—Belle acquisition pour le couvent qui la recevra. Mais comment le
sais-tu?

—Elle me l’a dit.

—Tu lui as parlé!...»

L’indignation de ce cri fit légèrement pâlir Micheline. Elle s’y
attendait. Mais elle avait le courage de ses actes et de ses sentiments.

—«La malheureuse m’a fait pitié. Elle se traînait en pleurant sur la
tombe de ma mère.

—Je l’y eusse écrasée!» fit Renaud.

Ses dents grinçantes, son talon tournant sur le tapis, broyaient
l’ennemie, si frêle! Micheline revit la silhouette gracile, la mince
figure dévastée de regret. Son cœur se crispa. La lutte, entre cet
homme et cette enfant, apparaissait trop inégale.

—«Sans cette petite vipère,» déclara le marquis, «sans sa frénésie
jalouse contre toi, sans sa folie vaniteuse et son acharnement à
devenir princesse, l’odieux complot contre ma situation, mon honneur,
notre nom, ne se fût jamais formé. Et c’est à elle, c’est à cette
créature de perfidie, que tu adresses la parole, devant la tombe de ta
mère!

—Elle est si cruellement punie!»

M. de Valcor eut un ricanement féroce.

—«Elle ne le sera jamais assez. Et alors tu as pris ses contorsions de
rage pour du repentir? Ses convulsions de serpent vidé de son venin!...
Ne reviens jamais me dire que tu as adressé la parole à cette indigne
créature, Micheline! Je ne te le pardonnerais pas.»

Il darda vers sa fille un regard de sombre mécontentement.

Elle, à présent, restait muette, de confusion plutôt que de
crainte, ne s’expliquant plus la généreuse impulsion qui l’avait
apitoyée sur Françoise. Celle-ci ne feignait pas même le repentir,
comme le supposait son oncle, mais lançait encore de sournoises
allusions,—vipère blessée, non désarmée, suivant la comparaison de tout
à l’heure. Et cependant Micheline n’arrivait pas à la haïr au gré du
vouloir paternel.

—«Maintenant,» fit le marquis, changeant de ton, «cette lettre de
Mathurine Gaël, comment l’as-tu comprise?

—Je n’ai pas essayé de la comprendre. C’est insensé d’audace!

—Qu’est-ce que tu dis?

—Je dis que cette vieille folle m’offense, moi, Micheline de Valcor, en
essayant de m’intéresser aux aventures d’une fille perdue.

—Toi!... Micheline de Valcor!... Toi!... Cette vieille folle!...»
répéta son père, devenu blême et balbutiant, comme un homme frappé
d’horreur.

—«Certes.

—Je te défends te t’exprimer ainsi... Je te le défends!...»
s’écria-t-il, plus menaçant que lorsqu’il s’irritait de l’entrevue avec
Françoise.

Micheline allait s’insurger, ayant hérité de ce même caractère de fer
qui se dressait aujourd’hui pour la dominer. Entre ces deux êtres,
nulle opposition ne s’était encore élevée où ils pussent mesurer leurs
forces. Leur immense tendresse mutuelle, et l’idolâtrie entourant
l’enfant gâtée, la fille unique, avait reculé l’épreuve. Elle devait
venir, un jour ou l’autre.

Pas encore, pourtant. La délicate sensibilité de la jeune fille lui fit
pressentir comme une souffrance dans la colère inusitée de son père.
Elle redouta de l’avoir froissé.

—«Je vous demande pardon. J’oubliais que Mathurine Gaël est estimée de
notre famille pour je ne sais quels services anciens. N’a-t-elle pas
été votre nourrice, mon père?

—Quelque chose comme cela,» dit-il d’une voix plus étrange que cette
étrange réponse.

—«Ah!» reprit Micheline, «voilà donc la raison du grand intérêt que
vous portez à sa petite-fille.

—Explique-toi. Pourquoi ce ton?

—Je ne me permets pas de vous juger, mon père. Mais il m’est pénible
d’entendre votre nom lié à celui d’une aventurière qui est la maîtresse
du prince de Villingen.

—N’emploie donc pas, mon enfant, des mots de femme au courant de la
vie, au moment même où tu montres combien—Dieu merci!—tu l’ignores.

—C’est le mot «maîtresse» qui vous choque?

—Dans ta bouche, oui.

—La chose vous répugne donc moins que le mot, même en ce qui me
concerne, puisque vous paraissiez trouver bon que je m’occupasse de
cette Bertrande.»

M. de Valcor regarda sa fille avec une tristesse inexprimable, puis il
alla s’asseoir devant son bureau, et s’y accouda, le front dans sa main.

Micheline vint à lui, toujours un peu hautaine, mais assouplie par la
bonté. Elle lui toucha l’épaule d’un geste caressant.

—«Je vous ai fait de la peine, mon père.

—Ce n’est pas ta faute.

—Comme vous dites cela! J’ai donc heurté en vous, sans le vouloir, des
sentiments bien profonds?»

Le visage du marquis se ferma, impénétrable. Ses sourcils se
contractèrent. Il dit seulement:

—«Je n’aime pas voir ma fille manquer de cœur.

—Envers qui?

—Envers une vieille grand’mère, qui t’adresse la plainte la plus
touchante. Envers une pauvre enfant abusée...

—Oh! mon père... On n’abuse que celles qui le veulent bien.

—Comment peux-tu juger?»

La fière jeune fille se dressa. Ses admirables yeux étincelèrent.

—«D’après moi-même.

—Ne compare pas...

—Je m’en garderai bien!» s’écria-t-elle, tandis que l’arc délicat de sa
bouche se courbait de mépris.

—«Pauvre petite!» dit son père. «Pauvre ignorante!»

Elle demeura un peu interdite sous cet accent d’autorité. Il reprit:

—«C’est une belle chose que la pureté. Mais la charité est plus haute.»

L’impétueuse nature de Micheline eut un ressaut.

—«Vous trouviez que j’en avais trop envers Françoise.

—Françoise nous eût écorchés vifs pour s’emparer de notre titre, de
notre fortune patrimoniale. La noble jeune femme dont je plaide la
cause refuse l’argent de l’homme qui l’a perdue, pour ne pas donner un
intérêt à sa faute d’amour. Et seule, sous l’injustice, le préjugé, le
dédain, elle travaille pour élever son enfant.

—Noble, avez-vous dit? Peut-il y avoir de la noblesse dans le vice?

—Y a-t-il vraiment du vice dans un égarement du cœur?

—Oh! du cœur...

—Mon enfant, quand le cœur n’est pas en cause, quand ce sont les bas
instincts, le goût du plaisir, l’ambition, une fille coupable n’agit
pas comme Bertrande. Une fois le péché commis, elle ne le répare pas...
elle en profite. L’action réputée mauvaise varie de tous les degrés
qui séparent une âme haute et illusionnée d’une âme calculatrice et
abjecte. C’est la suite qui en donne la mesure morale.

—Tout crime, à ce compte, pourrait avoir son excuse,» dit Micheline,
qui enfonça son regard vif et franc jusqu’à l’âme de son père.

Elle s’étonna de l’effet de sa phrase. M. de Valcor sembla comme
pétrifié, les yeux attachés à ses yeux, où il cherchait peut-être une
pensée lointaine et secrète. Sa physionomie, en même temps, s’altérait,
sans que Micheline pût discerner le sens de ce changement bizarre. Il
ouvrit la bouche, retint la parole prête à sortir, rêva un instant,
puis dit enfin:

—«Qu’est-ce qu’un crime? Il faudrait s’entendre. Sous un uniforme
chamarré et un chapeau à plumes, on a le droit de tuer cent mille
hommes. On est un conquérant. La destinée supprime tous les jours des
êtres dont la mort profite à d’autres. Faire acte de souverain, faire
acte de dieu, changer la marche de la fatalité,—cela peut apparaître
exécrable, antihumain. Cela n’est pas toujours vil.

—Un paradoxe, père. Vous ne parlez pas sérieusement?»

Renaud eut un sourire, et ne répondit pas. Presque aussitôt, leur
conversation revint à Bertrande.

—«Par égard pour votre opinion, mon père,» dit M^{lle} de Valcor,
«j’éviterai de juger sévèrement cette malheureuse en votre présence,
et même à part moi. Si le hasard la met sur mon chemin, je ne me
détournerai pas d’elle en lui marquant mon mépris, comme je l’eusse
fait auparavant. Mais ne me demandez pas d’intervenir en quoi que ce
soit dans cette existence qui me répugne.

—Alors tu ne répondras pas à sa grand’mère?

—Je m’en garderai bien.

—Elle termine en imposant ses vieilles mains sur ton jeune front. C’est
la bénédiction d’une aïeule que tu rejettes.»

Micheline lança en fusée un léger rire moqueur.

—«Ne ris pas!... Ne ris pas!...» cria son père en lui saisissant le
poignet.

—«Soit, père,» fit-elle. «Je renonce à vous comprendre. Vous voilà
presque hors de vous, puor une vieille nuorrice radoteuse et une petit
paysanne dévoyée. Je ne vous ai jamais vu ainsi, vous si superbement
calme. Non, jamais. Pas même au plus fort de votre lutte affreuse, pas
même au lit de mort de ma mère. Gardez donc vos secrets. Je tiendrai ma
promesse.»

Elle le quitta avec une exagération de dignité,—mélange d’orgueil
féminin et d’enfantine bouderie. Le caractère, si élevé qu’il fût,
n’atteignait pas son complet équilibre chez cette jeune fille dà peine
vingt ans. Et son jugement avait l’intransigeance d’un idéal trop haut,
qui ne s’est jamais mesuré aux réalités de la nature humaine et de la
vie. D’ailleurs, comme il arrive, précisémente dans la très grande
innocence, elle imaginait l’excès du mal dès qu’elle cessait de le
nier tout à fait. Ainsi, les allusions et les réticences de Françoise,
combinées avec l’incompréhensible attitude de son père, finissaient
par lui faire croire,—non pas que celui-ci entretenait une galante
intrigue avec la jolie Bertrande, mais qu’il le donnait à supposer,
qu’il se prêtait imprudemment à cette monstrueuse interprétation de
sa bienveillance. Cette idée exaspérait Micheline. Tout souffrait en
elle à la concevoir. Sa pudeur virginale, son culte pour la mémoire
maternelle, sa filiale jalousie, et aussi sa fierté. Quoi! l’on
affirmait à bon escient que le marquis de Valcor portait quelque
intérêt à la maîtresse de son diffamateur, de ce Gilbert de Villingen,
qui s’était efforcé de le déshonorer! Sans la délicatesse invincible
qui scellait les lèvres de Micheline, et sa crainte de blesser
cruellement son père, elle lui aurait opposé d’autres arguments et une
autre résistance.

Quoi qu’il en fût, elle avait pris un engagement. Elle le regretta
presque une semaine environ plus tard, lorsqu’elle se trouva face à
face avec cette Bertrande qu’elle avait promis de ne pas rudoyer.

Ce fut encore à l’occasion d’une de ses visites au cimetière. M^{lle}
de Valcor ne sortait guère que pour ce pieux pèlerinage.

Françoise, lorsqu’elle était venue, dans une crise de désespoir, sinon
de remords, apporter une prière et un hommage à l’innocente qu’elle
considérait comme sa victime, à cette pauvre douce marquise Laurence,
morte en se taisant et en aimant, comme elle avait vécu,—ne cherchait
pas à rencontrer sa cousine. Elle ignorait que, deux mois après les
funérailles, Micheline vînt encore fleurir elle-même, chaque jour, la
tombe de sa mère.

Pour Bertrande, c’était différent. Instruite par un inoffensif
espionnage, elle savait à quoi s’en tenir. Avec intention, cet
après-midi, elle se tenait dans l’intérieur du Père-Lachaise, à
la bifurcation où celle qu’elle attendait devait quitter l’allée
principale.

La neige avait fondu dans le cimetière. Des souffles presque tièdes
traînaient sous les nuages bas dans une continuelle menace de pluie.
La jeune Bretonne, assise sur un banc, goûtait l’heure silencieuse et
mélancolique. L’endroit, quoique funèbre, lui paraissait accueillant,
salutaire. Se reposer, laisser un instant son cœur et ses membres
s’engourdir, oublieux de l’effort, de l’angoisse, du travail... Cela
lui semblait bon.

Elle avait confié son petit Claude à la garde d’une voisine. Maintenant
qu’elle occupait, non plus le garni du faubourg Saint-Honoré, mais
une pauvre chambre, dans une très pauvre maison, en plein quartier
ouvrier, au fond de Clichy, elle connaissait la touchante fraternité
des humbles. Dans sa Bretagne, elle n’avait guère su ce que c’était. Le
paysan, le pêcheur, est concentré, replié sur soi-même. S’il ne refuse
pas son aide, il ne l’offre pas non plus.

Aucune population au monde n’exerce la solidarité avenante, joyeuse et
bonne, comme l’ouvrier français, dans les faubourgs des grandes villes.
Depuis qu’elle s’était réfugiée dans cette chaude fourmilière, la
pauvre Bertrande ressentait moins son isolement et son malheur. Elle
avait enduré avec tant de peine, en cette maison à demi équivoque du
quartier Saint-Honoré, les airs de dénigrement affectés à son passage
par des figures maquillées de cocottes ou des physionomies vinaigrées
de bourgeoises. L’honnête cordialité populaire créait autour d’elle un
air plus respirable après cette atmosphère oppressante.

Pour venir se placer sur le chemin de Micheline, elle n’avait pas
emporté son enfant, que, pourtant, elle ne quittait guère. Bien qu’en
elle le sentiment qui la faisait rougir de sa maternité s’atténuât,
parmi la discrétion bienveillante de son nouvel entourage, quoiqu’elle
commençât même à goûter le juste orgueil de posséder, d’élever un
fils, devant l’admiration que le bébé inspirait aux braves femmes des
alentours, Bertrande n’avait pu supporter la pensée de paraître devant
la «demoiselle du château», la noble et pure jeune fille qui l’avait
connue dans leur commune innocence, avec ce petit être, «le fruit de sa
faute».

Elle était donc là, dans sa solitude, plus pauvrement vêtue que jamais.
Ses mains nues et roses de froid, mais fines, toujours soignées à
cause de leur délicat travail,—la dentelle—reposaient sur sa mince
robe noire. Son petit châle de laine lui suffisait, car sa robuste
et rustique jeunesse restait presque insensible à la rigueur de la
température.

Cependant, n’était sa sauvage fierté, elle aurait eu de quoi se parer
avec plus de luxe. Naguère, après le déjeuner au restaurant, Gilbert
repris à sa douceur, à sa tendresse, à sa beauté, qu’une âme vive
éclairait et faisait briller malgré les épreuves physiques, l’avait
accompagnée dans son modeste logis, lui avait donné la fête de quelques
heures d’intimité, d’oubli, d’amour. Même, le soir, il n’avait pas
voulu se séparer d’elle, et l’avait encore emmenée dîner, en tête à
tête cette fois, dans une échappée de luxe, de griserie, de lumière, de
baisers. L’heure de l’adieu était venue, toutefois, déchirante pour la
malheureuse qui ne s’illusionnait pas sur la fragilité de ce caprice.
A ce moment-là, le jeune viveur, avec toutes les précautions dont il
était capable, tâcha de faire accepter à la mère de son fils le peu
d’or et le billet de banque solitaire demeurés dans son gousset, toute
sa fortune d’ailleurs, sans compter ses dettes. Bertrande refusa,
dans une révolte affolée. Recevoir de l’argent, après une journée
comme celle-ci, une journée qui ne reviendrait peut-être pas! Ah! si
de telles heures ne restaient pas le plus désintéressé des rêves,
elles devenaient la flétrissante déchéance. Ah! pas cela... pas cela!
L’insistance de Gilbert avait galvanisé l’amante, lui avait donné la
force d’abréger l’adieu, de s’enfuir, l’horrible force de s’arracher au
mirage pour retourner à la réalité lamentable.

Dieu! quelle tristesse au lendemain de ce jour trop délicieux!

Heureusement, elle avait son fils. Pour lui, du matin au soir, et
jusque très avant dans la nuit, elle avait manié le fin crochet dans le
fil de neige, et les fleurs de dentelle avaient éclos sous ses doigts,
la dentelle, qu’hélas! elle n’était pas sûre de vendre, ou céderait à
vil prix. Ainsi, elle n’avait pas eu le loisir de pleurer.

Elle y rêvait encore durant la patiente station au cimetière.

Quand elle aperçut enfin M^{lle} de Valcor qui s’avançait dans
l’avenue, Bertrande se leva de son banc.

Micheline s’approchait, seule, un simple bouquet de violettes à la
main. Le fleuriste, qui soignait les plantes de la tombe, et chez qui
elle s’était arrêtée, comme d’habitude, lui ayant dit qu’il avait placé
dès le matin les branches lourdes, elle n’avait pas eu besoin de se
faire suivre par son valet de pied.

Elle allait passer, ne regardant même pas Bertrande. Celle-ci l’arrêta.

—«Mademoiselle Micheline!»

La riche héritière devina, plutôt qu’elle ne reconnut, son ancienne
petite camarade de la grève bretonne. Elle demeura tellement stupéfaite
que pas un mot ne lui venait. Malgré ce que lui avait dit son père
de la fière pauvreté voulue par l’amoureuse coupable, elle n’avait
rien imaginé de semblable à ce qu’elle voyait. Dans cette jeune tête
ignorante, l’idée de l’irrégularité féminine s’alliait avec celle
du luxe, d’un luxe criard. Puis, comment se fût-elle doutée que le
séducteur de Bertrande, le prince Gilbert, son élégant conducteur de
cotillon, fût—suivant l’argot que lui-même employait—dans la dèche. Une
vision confuse lui représentait la coquette pécheresse en falbalas,
sous des oripeaux insolents. Et c’était elle, cette piteuse personne,
moins pimpante, oh! infiniment moins, que la jolie paysanne de
jadis, surtout quand elle portait la coiffe blanche aux miraculeuses
broderies. C’était elle! C’était Bertrande, l’aventureuse héroïne!
C’était là une maîtresse de prince!

—«Ne m’en veuillez pas de ma h pas, vous, mademoiselle Micheline! Ne
faites pas cela! Il en résulterait des malheurs.

—«Pourquoi m’imposez-vous cette conversation? Laissez-moi,» dit la
jeune fille en se détournant. Car le souvenir de sa promesse et la
violence de son préjugé se heurtaient en elle.

—«C’est dans l’intérêt de votre père.»

Micheline sursauta.

—«Mon père!... Quelle familiarité!... Puisque vous connaissez si bien
votre place, ne pourriez-vous dire «monsieur le marquis»?

Un sourire crispa la bouche de Bertrande. Sourire d’énigme, d’amertume,
et souligné par quel regard! Micheline, comme fascinée, contemplait
cette bouche pâlie, ces prunelles couleur de mer, où passait une
expression si étrange.

—«Répondez.

—Je veux bien dire «monsieur le marquis», mais pas en vous parlant, à
vous.

—Pourquoi?

—N’exigez pas que je vous réponde.

—Et si je l’exigeais.»

Bertrande se tut.

—«Que cela suffise!» reprit M^{lle} de Valcor. «Je ne vous reconnais
pas le droit d’intervenir dans notre existence, même pour nous rendre
ce que vous appelez des services. Je ne vous ai pas cherchée. Ne me
cherchez plus. Brisons là.»

Elle s’éloigna. Une exaspération qu’elle allait ne plus pouvoir dominer
montait en elle.

«Encore du mystère, encore de l’ironie, et chez cette créature de
rien... En voilà trop!»

Son caractère, sans être emporté, était impérieux et prompt. Si elle
prolongeait l’entrevue, elle ne pourrait plus tenir l’engagement pris
auprès de son père. Elle traiterait rudement celle qui osait, avilie
par un misérable, et infectant la calomnie, lui faire des avances
fallacieuses. La maîtresse de Villingen! Et tombée plus bas encore,
sans doute, avec cette chétive figure de misère! Quelle audace!

Derrière la silhouette hautaine qui s’en allait dans un glissement
d’étoffes noires, Bertrande restait immobile, mais non pas calme. Une
effervescence brûlante, un tumulte de sentiments et de pensées, animait
sa pâleur, étincelait dans ses yeux, lui rendait cet éclat qui jadis
rivalisait avec celui de la superbe fille des Valcor.

Pourtant, ce n’était plus la ressemblance extraordinaire d’autrefois.
Toutes deux avaient dépassé l’impersonnalité de l’extrême jeunesse.
La vie, en pétrissant leurs cœurs, avait aussi mis son empreinte
différente sur leurs traits.

Bertrande suivait Micheline du regard.

Ce qu’elle voulait apprendre à M. de Valcor, c’étaient les menaces
lancées contre lui si furieusement par Escaldas. C’étaient les
projets que le Bolivien avait indiqués, lorsque, dans sa colère de
voir Gairlance se réconcilier avec elle, il avait parlé sans mesure.
Surtout, elle tenait à prévenir le marquis que ses adversaires
semblaient être sur la trace de l’homme mystérieux, par l’intermédiaire
duquel était parvenue au Parquet la fameuse lettre, pivot du procès.
Cet homme, Escaldas se faisait fort de le retrouver, et, suivant le
cas, de l’acheter ou de le livrer à la justice. C’était de la plus
haute importance pour M. de Valcor d’être informé que ses ennemis
relevaient cette piste.

Depuis plusieurs jours, Bertrande vivait dans la fièvre, ne pouvant se
résoudre à garder par devers elle un secret d’où dépendait peut-être
le salut de cet homme,—de cet homme à qui l’attachaient des liens
de gratitude s’il était innocent, des liens de chair et de sang,
s’il était coupable,—mais toutefois trop loyale envers Gilbert pour
rentrer de nouveau en rapport direct avec le marquis. A son amant,
elle avait juré de ne pas revoir M. de Valcor. Elle savait trop qu’en
le revoyant elle traverserait à nouveau les cercles infernaux de tous
les doutes, le conflit le plus affreux de sentiments. Puis, par une
si équivoque démarche, elle risquait de perdre complètement le triste
amour dont la moindre parcelle suffisait encore à lui faire accepter la
vie, l’empêchait d’en finir, comme à l’heure funeste où elle s’était
précipitée sous l’automobile avec son enfant dans les bras.

Et maintenant elle regardait Micheline qui déjà tournait l’allée, non
pas dans la direction du caveau des Valcor, mais vers la sortie.

Micheline partait. Elle venait de déposer sur une tombe inconnue,—pour
y avoir lu l’inscription «_A ma mère_,»—le bouquet de violettes
qu’elle apportait à la sienne. Elle n’irait pas prier et se recueillir
aujourd’hui. Elle ne le pourrait pas. Elle fuyait. Bertrande perdait
sans doute pour jamais l’occasion de lui parler.

Or, maintenant, des choses palpitaient au cœur de la pauvre fille,
qui n’étaient pas seulement des velléités de dévouement. Des choses
tumultueuses et suffocantes, soulevées par le mépris de celle qui s’en
allait là-bas, raidie d’orgueil, sous l’élégance onduleuse des étoffes
noires balayant le sol, vers le faste de son équipage armorié.

—«Si je voulais!...» murmura-t-elle, tandis qu’une flamme s’allumait
dans ses yeux clairs, «Si je voulais!...»

Elle songea,—oh! comme elle y avait songé depuis quelques jours!—à ce
que lui avait dit Gilbert: «Ta grand’mère Mathurine sait bien que cet
homme est son fils Bertrand. Elle a décrit les mêmes signes que j’ai
remarqués sur son bras, le jour du duel.»

—«Si je voulais!...» répéta la dédaignée, celle qu’attendait un enfant
sans père, dans un logis sans feu, presque sans pain.

Tout à coup, elle se mit à marcher très vite, courant presque. Ses pas
agiles eurent bientôt rattrapé l’orgueilleuse lenteur de la silhouette
en deuil.

—«Micheline de Valcor!»

Il y avait un ordre dans ce nom ainsi jeté, un ordre si net, si
pressant, que, de surprise, celle qu’on appelait s’arrêta.

—«Ecoutez... Je n’ai qu’un mot à vous dire. Votre mépris, je ne veux
pas l’accepter. J’ai le droit de vous le renfoncer jusqu’à l’âme. J’ai
ce droit-là. Peut-être en ai-je d’autres. Mais c’est le seul dont je
veuille user. Je vais vous apprendre pourquoi vous ne devez pas me
mépriser, Micheline de Valcor.»

Stupéfaite, la fille altière et charmante de la marquise Laurence
ouvrait ses grands yeux foncés dans une figure pâlie. D’où venait
une pareille arrogance chez celle que la honte et le respect auraient
dû courber? D’où venait surtout la vibration de sincérité dans ses
étranges paroles? Presque malgré elle, Micheline écouta:

—«Un mystère nous rapproche plus étroitement que vous ne croyez,»
disait Bertrande. «Le même sang coule dans nos veines. Quelle en est
la source? Vous le saurez un jour ou l’autre. Les ennemis du marquis
de Valcor disent-ils vrai en affirmant qu’il est le fils de Mathurine
Gaël et mon propre père? Ou bien veulent-ils exploiter à leur profit un
autre secret qui existerait entre nos deux familles?... Je l’ignore.
Mais quelqu’un connaît la vérité... quelqu’un qu’on a voulu tenter par
tous les appâts qui entraînent les cœurs: par le sentiment maternel,
par l’orgueil, par l’intérêt... Et qui résiste, et qui garde le
silence, parce qu’une parole de sa bouche ferait tomber la foudre sur
votre maison.

—«Qui donc?» demanda Micheline avec des lèvres blanches.

—«Ma grand’mère.

—La vieille Mathurine!...

—Appelez-la donc aussi «grand’mère», mademoiselle de Valcor. Cela
vaudra mieux que de me faire dire «monsieur le marquis». Et bénissez-la
de vous préférer, vous, l’innocente, à moi, la pécheresse, parce que
votre sécurité repose sur l’injustice qui m’est faite. En se taisant,
elle vous maintient sur le sommet et me laisse dans l’abîme...

—Vous divaguez!» s’écria Micheline. «C’est pour me raconter une
pareille fable que vous m’attendiez dans ce cimetière!

—Non. Je vous attendais pour faire transmettre à votre père—qui
peut-être est le mien—un avis grâce auquel le marquis de Valcor serait
mieux armé contre ceux qui le traquent. Rappelez-vous. Votre fierté m’a
refusé le privilège de défendre votre nom. Mais je ne vous ai abordé
que pour cela.

—C’est vrai...» dit rêveusement Micheline.

Elle regardait la jeune Bretonne, dans une stupeur qui lui ôtait toute
pensée.

—«Oui... Regardez-moi bien,» fit Bertrande avec un douloureux sourire,
«puis, en rentrant, placez-vous devant votre miroir. Vous retrouverez
encore cette ressemblance qui nous rendait jadis pareilles à deux
sœurs. Elle s’effacera bientôt tout à fait. Le chagrin et la misère
achèveront de me défigurer. Mais ne l’oubliez pas, vous, si de nouveau,
à ce chagrin, à cette misère, vous étiez tentée d’ajouter votre mépris.

—Je ne vous méprise pas,» dit vivement M^{lle} de Valcor, bouleversée
au point que sa voix s’étranglait. «Je ne vous méprisais pas tout à
l’heure. Seulement nos deux chemins m’apparaissaient tellement séparés!
Vous affirmez qu’ils se touchent... Comment le croire sans soupçonner
mon père?... Ses ennemis vous ont abusée. Mais je vous rends justice.
Vous ne profitez pas des pièges qu’ils tendent. Vous avez parlé
noblement.»

Comme Bertrande se taisait, Micheline ajouta:

—«Que puis-je pour vous?»

Une âcre saveur de revanche monta aux lèvres de la déshéritée. Déjà
elle avait, du fond de son humiliation, surgi au-dessus du dédain dont
on l’écrasait. Elle avait, suivant ses propres paroles, renfoncé le
mépris jusqu’à l’âme aveugle qui prétendait l’en accabler. Cela ne
lui suffit pas. Elle voulait bien laisser celle-ci jouir d’un destin
usurpé. Mais elle ne résista pas au désir de faire passer dans la chair
délicate de cette belle Micheline, vertueuse et riche, le frisson du
crime paternel.

—«Ce que vous pouvez pour moi?» répéta-t-elle. «Mais, la seule chose
que je sollicitais de votre part. Transmettre un avis à votre père.
Recommandez-lui de rester bien d’accord avec l’assassin du vieux Pabro,
avec l’homme de la lettre. Par cet individu, Escaldas espère encore le
perdre.»

Ce n’est pas sous cette forme que Bertrande préméditait de faire
parvenir le précieux avis à M. de Valcor. Mais le mouvement des
passions humaines est impétueux et incertain comme celui de la mer.
Tout ce qui s’était dit là, depuis un moment, n’avait pas été prévu
davantage. Un vertige amer dicta les dernières paroles, si terriblement
significatives: «L’assassin du vieux Pabro, l’homme de la lettre...»

Aussitôt une image s’évoqua dans l’esprit de Micheline... La sinistre
figure de celui qu’elle avait nommé un «Apache», ne croyant pas si
bien dire, de ce garçon louche, à qui son père—elle l’entendait
encore—adressait l’étrange phrase: «Ne vous ai-je pas défendu de me
relancer ici? _Vous y risquez autant que moi._»

La malheureuse jeune fille était devenue pâle, de la pâleur qu’avaient
autour d’elle toutes ces dalles funèbres sous le ciel d’hiver. Elle
répondit:

—«Je ne ferai pas une telle commission.

—Pourquoi?... Vous m’avez mal comprise,» balbutia Bertrande, effrayée
elle-même du sens pris dans sa bouche, et ensuite seulement dans sa
pensée, par cette brutale traduction des hypothèses d’Escaldas.

—«Je n’ai rien compris et ne veux rien comprendre,» dit M^{lle} de
Valcor. «Mon père n’a pas à s’entendre avec des assassins. Il n’a que
faire d’un pareil message. Même si son salut en dépendait... Que le
destin s’accomplisse!...»



VIII

_AUTOUR D’UN BERCEAU_


BERTRANDE A MATHURINE GAËL

  Avril 1902.

«GRAND’MÈRE, _est-ce vrai que vous avez un secret? Est-ce vrai qu’on
est allé vous trouver pour vous l’arracher du cœur?... Est-ce vrai que,
lorsque le soir tombe, et que l’Océan se lamente, et que vous vous
asseyez sur le banc de pierre, devant la porte, ce ne sont pas les
spectres des morts, mais des fantômes de vivants, qui viennent rôder
dans l’ombre autour de votre âme?..._

«_Grand’mère, je souffre trop de votre douleur. Ayez pitié de la
mienne! Pardonnez-moi! Du moins, si ma faute vous désespère, sachez
que, dans cette faute, il n’y a rien d’ingrat, de révolté, ni même
d’indifférent à votre égard._

«_Me croirez-vous si je vous assure qu’il n’y a non plus rien de vil.
Je n’oserais pas vous l’écrire si je ne pouvais vous en donner une
preuve. Mais cette preuve, maintenant, je la possède. Sachez qu’on
m’a tentée comme on vous a tentée vous-même. On m’a révélé ce que
vous savez, et que vous le savez. J’ai senti planer autour de moi la
grandeur de votre silence. Moi aussi, je me suis tue. Je me tairai
toujours. On ne sait donc pas ce que c’est que les mères, puisqu’on a
cru que vous trahiriez votre chair et votre sang?..._

«_Grand’mère, j’ai un fils aussi... Un petit enfant dort dans son
berceau, à côté de la table où je vous écris._

«_Hélas! vous pensez que c’est une honte pour moi qu’il soit là,
respirant de ce doux souffle que je n’avais pas le droit de lui donner.
Je ne puis pas le croire._

«_On prétend que c’est un péché! Quoi donc? D’avoir créé son cœur avec
les battements du mien?... Mais, quand je le prends sur ma poitrine,
que je verse entre ses lèvres le lait de mon sein, ce serait alors un
péché aussi?... Où donc commence le mal, et où finit-il, dans l’œuvre
de la vie?..._

«_Être une mère... ce n’est donc pas sacré en soi?... Comment alors se
fait-il que j’en ressente si profondément l’exaltation délicieuse?...
Comment se fait-il que la force mystérieuse du cœur des mères soit
descendue dans le mien?_

«_Je ne vaux quelque chose, grand’mère, que par ceci qu’on appelle ma
honte. C’est par là que j’existe, que je travaille, que je lutte, que
je goûte l’ivresse de l’abnégation et du sacrifice._

«_C’est par là que je vous ai comprise, ô vous, mère sublime! qui vous
interdisez de crier: «Mon fils!» parce que ce cri ferait tourner sur
leurs gonds les portes de l’enfer, et qu’il s’y enfoncerait, celui que
vous appelleriez._

«_Mais ce mot, que vous ne criez jamais, vous le dites à vous-même,
n’est-ce pas?... Vous le dites, à voix très, très basse... Vous le
murmurez, le soir, sur le banc de pierre de la porte... quand la mer
mugit et le couvre de sa clameur._

«_Oh! quand vous le dites, pensez à moi, et pardonnez-moi, grand’mère.
Moi, qui le prononce tout haut, près du berceau de mon enfant, ce mot
de «fils», j’en chuchote un autre... Car votre secret est le mien.
Aussi, accordez-moi votre pardon._

«_Je suis si pauvre, oh! si pauvre, que vous pouvez être quand même
un peu fière de moi. Je n’ai vendu ni mon silence, ni mon amour.
Reconnaissez à cela votre petite-fille, mère-grand._

«_C’est elle qui vous embrasse avec des larmes, et qui fait tendre vers
vous de petits bras innocents._

«_Ne nous repoussez pas. Je suis deux maintenant pour vous aimer._

  «_Votre_

  «BERTRANDE.»

       *       *       *       *       *

Quand la jeune mère eut achevé cette lettre, elle voulut aller
sur-le-champ la jeter à la poste.

Combien elle avait hésité avant d’écrire! Mais, à présent que les
lignes étaient tracées, que, sous cette enveloppe, son cœur bondissait
et palpitait, il ne pouvait plus attendre, ce cœur frémissant, pour
s’élancer là-bas, vers la chère vieille, vers la maison de la grève,
vers le pays inoubliable, dont le souffle se levait tout à coup dans
l’humble chambre parisienne, avec l’odeur sauvage de la lande, avec
l’odeur salée de la mer.

Bertrande s’approcha du berceau où dormait son petit Claude.

Le sommeil du bébé était si profond, si paisible, qu’elle pouvait bien
le quitter quelques minutes, le temps de descendre et de remonter
aussitôt. Elle s’attardait à le contempler, avant de ramener entre lui
et le jour le rideau léger d’indienne à fleurettes bleues.

—«Qu’il est beau! Si grand’mère le voyait, pourrait-elle donc lui en
vouloir d’être au monde?»

C’était vrai. La fierté maternelle ne l’illusionnait pas. L’enfant
était adorablement beau. Issu de deux souches vigoureuses,—celle de ces
marins bretons, les Gaël, célèbres dans tout le Finistère pour leur
type superbe et leur hardiesse, et celle des Gairlance, qui donnèrent à
la Révolution, puis à l’Empire, le prodigieux guerrier que Napoléon fit
prince de Villingen,—le petit Claude, l’enfant de l’amour, réunissait
en lui le meilleur de leur double sève.

Sa première année s’achevait. Les dons que la Nature lui avait
prodigués, suivant ses traditionnelles largesses aux êtres nés de
sa volonté seule, en dehors des conventions sociales, s’affirmaient
en traits plus distincts. La tête mignonne qui s’abandonnait sur
l’oreiller dans la profusion des boucles d’un blond brunissant,
rappelait les anges merveilleux dont Raphaël entourait la Madone. Tout
à l’heure, quand les grands yeux s’ouvriraient, on croirait voir un de
ces deux chérubins qui suivent du regard l’ascension de la Vierge sur
la toile fameuse du Musée de Dresde.

Pour ne pas l’éveiller, Bertrande résista au désir de poser ses lèvres
sur le front blanc et moite, ou sur l’une des joues, colorées par le
sommeil, savoureuses comme un fruit. Elle jeta un fichu de laine sur
ses épaules et descendit en courant ses cinq étages.

Quand elle revint, de son pas agile, elle vit une jeune femme, vêtue de
sombre, d’une distinction évidente malgré la simplicité de sa mise, qui
parlementait avec sa concierge. Celle-ci s’écria:

—«Ah! _mame_ Bertrande... Je savais bien que vous alliez revenir. Quand
vous sortez sans vot’ bichon, ça n’est jamais pour longtemps. Aussi on
n’a pas idée d’un amour d’enfant comme ça! Un Jésus, quoi!

—Est-ce que Madame me demandait?» fit la jeune ouvrière.

Elle s’étonnait de l’immobilité de la visiteuse, qui, venue pour elle,
la dévisageait sans mot dire, appuyée sur la poignée de son en-cas,
avec une physionomie défaillante.

Cette personne, qui paraissait avoir à peine l’âge, et point du tout
l’assurance, impliquée par ce titre de «madame», se reprit avec un
visible effort.

—«Vous êtes mademois... madame Bertrande Gaël?

—Oui.

—Vous raccommodez les dentelles?

—Pas toutes les dentelles.

—Si vous vouliez bien me recevoir, je vous montrerais ce que
j’apporte,» dit l’inconnue en soulevant un petit paquet. «Nous verrions
si vous pouvez faire le travail.

—Avec plaisir, madame. Vous ne craignez pas de monter un peu haut?»

La singulière cliente eut un geste, comme pour dire que cela lui
était indifférent. Toutefois, Bertrande se faisait une conscience de
l’obliger à gravir une centaine de marches, tant cette mince figure
pâle donnait une impression de lassitude et de débilité.

Elle en provoquait une autre chez la petite dentellière bretonne.
Celle-ci sentait comme un souvenir, impossible à préciser, s’éveiller
dans les régions lointaines et confuses de sa mémoire, auprès de cette
jeune dame.

Peut-être l’autre éprouvait-elle quelque appréhension d’être reconnue.
Car sa première émotion sembla se calmer quand elle se convainquit
qu’on l’accueillait tout à fait en étrangère.

Mais Bertrande se rappelait trop peu Françoise de Plesguen, entrevue
parfois au château de Valcor, durant les séjours qu’y faisait la nièce
du marquis, et la joyeuse fillette de jadis avait trop changé, pour que
l’humble maîtresse du prince de Villingen se doutât qu’elle recevait la
fiancée de celui-ci.

Fiancée... M^{lle} de Plesguen ne se considérait plus comme telle, et
ne l’avait même jamais été officiellement. N’importe, c’était bien
là son rôle, c’était l’aspect sous lequel l’eussent considérée les
soupçons et la rage douloureuse de sa rivale, si la mère du petit
Claude eût deviné son nom.

Toutes deux arrivaient maintenant à l’étage le plus élevé de l’espèce
de grande caserne pauvre où l’ouvrière en dentelle occupait une chambre.

La clef tourna dans la serrure, et elle apparut, cette chambre,—bien
mesquine et dénudée, mais presque riante, à cause d’un rayon de soleil
printanier glissant à travers la percale du rideau, et surtout à cause
de la bercelonnette, dont la présence attendrissante et la miraculeuse
propreté formaient une image aussi douce à l’âme qu’au regard.

—«Votre enfant!...» murmura Françoise, qui, à peine entrée, ne sembla
plus voir que cette légère nacelle, sous la fraîche draperie à
fleurettes bleues.

Bertrande était trop mère pour s’étonner de cette préoccupation si
prompte, plutôt bizarre chez une cliente. Elle pensa que l’éloge
du bébé par la concierge éveillait l’intérêt de la visiteuse.
D’ailleurs, elle n’eut pas le temps de réfléchir. Le bruit de leur
entrée,—peut-être aussi l’heure de son repas,—troublait le sommeil du
petit homme. Il y eut une agitation sous la percale fleurie, puis un
gazouillement, comme la rumeur indistincte d’un nid jaseur.

La jeune mère courut, écarta le rideau.

Et alors le délicieux tableau apparut,—l’éternel et incomparable
ravissement, tel que rien n’émeut de la sorte en ce monde,—un petit
enfant, très beau, qui se débattait sur la couchette, et riait sous ses
boucles tièdes, plus lourdes et frisées à cause d’un peu de moiteur.
Une carnation de fleur, des yeux larges comme des étoiles, mais
veloutés et sombres entre leurs cils épais, une toute menue bouche de
corail mouillé, où brillaient les grains de riz des premières dents, de
petits pieds, de petits poings battant l’air (car une solide attache
nouait le milieu du corps), et cet éveil dans la gaîté,—un délice!

—«Vous permettez, madame?...» disait Bertrande. «Je suis vraiment bien
confuse. Vous voyez, il rit. Mais si je ne m’occupais pas tout de suite
de lui, il commencerait une vie terrible. Nous ne pourrions pas nous
entendre.

—Faites donc... Je vous en prie... Faites comme si je n’étais pas là.
Je ne suis pas pressée,» répondit l’étrange cliente.

Elle ne songeait pas à prendre la chaise aussitôt avancée pour elle.
Debout, les yeux attachés sur cet enfant, blanche comme un linge, elle
semblait changée en statue. Une statue, certes, du Regret, ou de la
Mélancolie, ou de l’Impossible et de l’Inaccessible, tant la brisure
du Désir qui renonce faisait fléchir ses frêles épaules et vaciller la
lueur indécise de ses prunelles.

Tout d’abord, Bertrande, en son égoïsme maternel, ne s’aperçut pas de
cette attitude. Profitant de la permission qui lui était donnée, elle
sortit Claude de son berceau. Puis, murmurant, en guise d’excuse:—«Il
n’y a qu’une chose pour le calmer. Sans cela, il ne nous laissera pas
la paix,» elle défit rapidement deux ou trois boutons de son corsage,
et, avec une discrétion pleine de pudeur, elle montra un peu de sa
chair blanche, que son fils cacha d’ailleurs aussitôt en y jetant sa
tête bouclée.

S’étant assise pour cette opération, que la coquetterie lui aurait
inspirée si elle avait eu de la coquetterie, tant elle y offrait, si
charmante elle-même, avec son bel enfant, un gracieux spectacle, elle
s’avisa que sa visiteuse restait debout, et la supplia d’accepter un
siège. Elle vit alors toute la tristesse de cette physionomie, et
demanda timidement:

—«Vous n’avez pas perdu un bébé, j’espère bien, madame?»

Françoise secoua la tête, tandis qu’elle s’asseyait enfin.

—«Vous n’en avez pas encore, peut-être? Vous êtes si jeune!

—Non, je n’en ai pas.

—Oh! alors, vous ignorez comme on les aime. Je dois vous paraître
ridicule, inconvenante, de vous faire attendre pour que ce petit
gourmand ait son goûter à l’heure.

—Ne croyez pas cela. Vous agissez très bien. D’abord cela me repose.
J’avais des battements de cœur en montant.»

C’était vrai que ce pauvre cœur tumultueux, qui battait si
douloureusement, et non à cause des cinq étages, trouvait une paix
inattendue dans la simple scène.

La voilà donc, cette maternité, que sa jalousie avait maudite. Maudite
d’autant plus que sa rigoureuse morale lui interdisait toute lutte. A
contempler la réalité de ce qui la torturait, cette réalité prenait un
caractère attendrissant où s’adoucissait l’horrible mal. La douleur
perdait un peu son corrosif venin de haine. Haïr cette mère qui
donnait le sein à cet enfant... Haïr ce petit être, d’une si adorable
innocence... M^{lle} de Plesguen avait beau faire, elle ne le pouvait
pas. Et alors elle s’emplissait les yeux de ce tableau, parce qu’elle
y puisait une espèce d’abnégation involontaire, qui violentait ses
révoltes les plus furieuses, la détachait d’elle-même, la préparait à
l’acceptation finale.

Au fond, cette fille du rigide Marc était une créature de principes.
Elle respectait le droit. Elle pensait être restée chrétienne, même
dans cette guerre mortelle ouverte contre son oncle et sa cousine. Car
le christianisme s’accommode avec certaines férocités de sentiments,
quand on peut prétendre détester l’injustice sous la figure des êtres
qui vous gênent. Renaud de Valcor et Micheline étant à ses yeux les
usurpateurs de son nom et de ses biens, Françoise se jugeait dans la
vérité en exécrant non seulement leur crime mais leurs personnes.

Dès qu’elle avait douté de sa cause, l’épouvante de son rôle l’avait
saisie. C’est dans une crise de regret sincère qu’elle était allée
prier et pleurer sur la tombe de la marquise, sa malheureuse tante,
dont elle supposait avoir hâté, sinon causé, la mort. Et ici, en face
de Bertrande, une pensée inflexible la préservait de traiter celle-ci,
même secrètement, comme une rivale. Gilbert avait séduit cette fille,
et l’avait rendue mère. Gilbert, tout prince qu’il était, devait
épouser cette paysanne. Pour elle, Françoise, il n’était plus rien.
Un orgueil effréné soutenait, sur ce point, la netteté intransigeante
des théories. L’homme qu’elle aimait lui avait préféré une créature
vulgaire,—du moins elle la qualifiait ainsi:—sa seule vengeance, et la
meilleure, était de le laisser à cette bassesse.

Mais, dans sa démarche d’aujourd’hui, brûlait la passion dont elle
croyait faire taire à son gré les suggestions éperdues. Elle avait
voulu voir cette femme. Surtout elle avait voulu voir cet enfant.
Toutefois elle serait morte de honte plutôt que de dévoiler en cette
mansarde qui elle était, et ce qu’elle y souffrait.

Elle avait eu l’adresse de la maison par Micheline, qui, le jour de son
entrevue avec Bertrande, ne s’était pas séparée de celle-ci sans savoir
où elle logeait. Fidèle à la double parole donnée à Françoise de lui
envoyer cette adresse, et à son père de ne plus avoir aucun entretien
avec Françoise, M^{lle} de Valcor avait simplement expédié l’indication
sous enveloppe, sans un mot.

Cependant la jeune mère, interrompant le repas du bébé lorsque celui-ci
tendait encore ses petites lèvres gloutonnes, le posa par terre, sur
un carré de moquette commune, seul luxe de la chambre, et réservé aux
ébats de Claudinet.

Quelques cris de réclamation trahirent une vigueur de poumons peu
ordinaire, chez le jeune gaillard. Mais Françoise, se penchant, fit
danser devant lui les breloques de sa châtelaine, puis, les détachant
de sa ceinture, les plaça dans les menottes avidement levées.

—«Vous avez déjà le cœur d’une maman,» observa Bertrande.

—«Je ne serai jamais une maman. Je n’aurai jamais un chérubin comme
celui-ci à moi,» dit Françoise, dont, malgré toute sa fierté, la voix
fléchit, se brisa.

—Pourquoi donc?

—Je vais entrer en religion.

—En religion!»

Un flot rose anima les joues amaigries de l’ouvrière. Ce mot rouvrait
en elle le passé, sa Bretagne, le couvent de Quimper, asile de son
adolescence, la vocation qu’on essaya de nourrir dans son âme.

—«Moi aussi,» dit-elle, «j’ai failli prendre le voile. Je ne
connaissais pas la vie.

—Vous est-elle donc si douce?» demanda la visiteuse avec une nuance de
dédain.

—«Elle m’a donné mon fils.»

L’orgueil qui sonnait dans cette réponse déconcerta M^{lle} de
Plesguen. Ce qui lui semblait la plus effroyable déchéance, ce qui
l’eût jetée à la folie ou au suicide, pouvait enivrer une autre de joie
altière! Il est vrai que cette autre... Mais non... Fille du peuple,
soit, Bertrande n’était pas vile. Comment la mépriser sincèrement? La
mépriser!... De loin, du haut des préjugés et des conventions... oui...
peut-être... c’était possible. Mais ici, dans la douceur et la chaleur
de l’amour maternel, dans la pauvreté, l’effort et le sacrifice, la
virginale vertu elle-même n’arrivait pas à ce mépris.

Bertrande devinait-elle, au moins en partie, ce qui s’agitait sous le
silence rêveur de son incompréhensible cliente. Elle reprit:

—«Madame, je suppose que c’est un grand chagrin qui vous pousse au
couvent. Pardonnez-moi ce que je vais vous dire. J’ai connu la paix du
cloître. Et ensuite j’ai traversé des épreuves terribles. Eh bien, je
ne donnerais pas un de mes jours de douleur pour des années de cette
paix qui ressemble à celle de la mort. Cela dépend des natures. Il y a
des vivants qui ne sont pas faits pour vivre. Mais ne vous trompez-vous
pas sur vous-même? A la façon dont vous regardez mon enfant, il me
semble que vos bras ne sont pas destinés à se croiser toujours sur une
robe de bure, ni vos lèvres à presser uniquement l’ivoire d’un crucifix.

—Taisez-vous!» s’écria Françoise, qui tremblait violemment. «Vous ne
savez pas à qui vous parlez! Vous ne vous doutez pas de ce que vous
dites!

—Je vous demande pardon,» balbutia Bertrande.

—«Voilà ce que je venais vous demander,» fit M^{lle} de Plesguen,
changeant de ton et ouvrant le petit paquet dont elle s’était munie.
«Je possède quelques vieilles dentelles de famille. Or, mon intention
d’entrer au couvent est tellement arrêtée, que je veux précisément
faire réparer ces dentelles pour qu’elles m’y suivent. Je compte en
orner la chapelle, en faire présent à la communauté. Ainsi je ne m’en
séparerai pas. En même temps, j’augmenterai de cette donation le peu
que j’apporterai comme valeur pécuniaire, car ma famille est ruinée.
Ces morceaux ne sont que des échantillons. Voyez si vous pouvez les
remettre en état. Je vous confierai tout le reste, au cas où vous
exécuterez bien ce travail.»

Bertrande se mit en devoir d’examiner les dentelles. Mais le petit
Claude, las d’être sage, menaçait de ne pas lui en laisser le
loisir. Il avait jeté loin de lui les bibelots d’argent composant la
châtelaine de la jeune dame, et qui avaient cessé de faire son bonheur.
Maintenant, il se traînait à quatre pattes, ou plutôt à trois,—car, ne
sachant pas encore se soutenir sur ses petits membres, il avait imaginé
un moyen comique de locomotion, rampant sur ses menottes et sur un
genou, tandis qu’il tirait derrière lui son autre jambe, dont il ne
trouvait pas l’usage. Cheminant de la sorte, il était arrivé près de sa
mère, et commençait à la tracasser, riant et pleurant à la fois, pour
qu’elle le prît sur ses genoux.

Quelque chose, à ce moment-là, fondit dans le cœur de Françoise. Une
irrésistible douceur l’envahit. Ses bras, que Bertrande ne croyait pas
faits seulement pour les manches de bure, s’ouvrirent dans une envie
éperdue d’étreindre l’enfant de Gilbert. Ses lèvres, que le baiser de
l’ivoire n’avait pas encore glacées, brûlèrent de caresser ce front
d’ange. Elle s’inclina.

—«Laisse maman tranquille, mon mignon, viens avec moi.»

Elle le saisit, le souleva, l’emporta, avec des mines pour le faire
rire, s’assit et le balança, lui chantonna une chanson. Et le petit,
point sauvage, fou de jeu et de câlineries, fit bientôt entendre des
gazouillis apprivoisés, puis de grands éclats de plaisir.

Pendant ce temps, l’ouvrière étalait sur sa table les morceaux de
dentelle et les retournait minutieusement, pour se rendre compte du
point.

Mais, soudain, des pas retentirent au dehors, dans la sonorité du long
couloir nu. Ils s’arrêtèrent devant la porte. On frappa.

—«Entrez!» dit machinalement Bertrande.

Elle supposait que c’était sa voisine, une brave femme qui raffolait de
Claude, et pour qui c’était une distraction d’en prendre soin.

«Tant mieux!» pensait la jeune mère. «Elle m’en débarrassera un
instant. Je suis vraiment honteuse de l’ennui qu’il cause à cette dame.»

Comme on semblait attendre, elle répéta plus haut: «Entrez!...» sachant
la clef sur la serrure. Cette clef tourna. La porte s’ouvrit. Une
silhouette d’homme se dessina dans la baie.

Les deux jeunes femmes se tournèrent vers lui, et, de stupeur,
restèrent muettes. C’était, au seuil de cette pauvre chambre, Gilbert
Gairlance, prince de Villingen.

D’un coup d’œil il vit toute la scène. Il reconnut sur les genoux de
qui jouait son enfant. Abasourdi, il jeta une exclamation:

—«Françoise!...»

Alors Bertrande fit volte-face, et regarda celle qui, affolée,
étreignait le petit Claude, comme pour se garantir par lui contre
quelque chose de trop pénible.

Machinalement, Gilbert avait fait un pas, refermant la porte derrière
lui.

Et maintenant c’était, dans l’humilité de cette pauvre chambre, un
silence profond jusqu’à en être tragique. On eût presque entendu battre
les trois cœurs, si violemment, si diversement remués.

M^{lle} de Plesguen parla la première. Malgré la suffocation de son
émoi, elle puisa ce courage dans sa pureté, dans sa fierté. Posant
l’enfant sur les bras instinctivement ouverts de Bertrande, elle dit:

—«Je n’ai rien à vous reprocher, monsieur. J’ai eu le tort de m’allier
à vous pour une œuvre de rapine. Ne me fallait-il pas conquérir à tout
prix l’argent nécessaire pour acheter votre amour? Je me suis abaissée
jusqu’à devenir votre complice. Vous vous êtes joué de moi. C’était
dans la logique des choses.»

Le prince de Villingen eut un geste de protestation. Mais il se tut.
Comment se disculper auprès d’une de ces femmes sans meurtrir l’autre?
Une telle alternative n’était pas faite pour émouvoir sa sensibilité,
mais le mécanisme de son éducation, sa superficielle délicatesse
d’homme du monde en demeuraient entravés. La fille noble comme
l’ouvrière avaient droit ici aux mêmes égards. Sa désinvolture de jeune
homme à la mode ne l’empêchait pas de manifester toute la gaucherie
masculine en pareil cas. Il haussa les épaules, marcha autant que lui
permit l’étroitesse de la chambre, et passa un fin mouchoir sur son
front, où le bord du chapeau avait laissé une moiteur, à moins que ce
fût une sueur de malaise.

Un sentiment dominait Bertrande: celui de cette extraordinaire
coïncidence, qui amenait à ce moment même l’amant, peu coutumier
cependant de visites inattendues. La pâleur de Gilbert ne lui donnait
pas à penser qu’un événement grave changeait ainsi ses habitudes
d’indifférence. Elle ne voyait, sur cette physionomie altérée, que la
désagréable surprise d’avoir rencontré M^{lle} de Plesguen. Mais enfin,
de toute cette scène, pour elle, la maîtresse, et qui était mère,
se dégageait une espèce de triomphe. Elle en éprouvait la sensation
instinctive, certaine. Ce fut donc sans amertume, presque avec pitié,
qu’elle dit à Françoise:

—«Pourquoi êtes-vous venue ici, mademoiselle, si ce n’était pas en
ennemie?»

La malheureuse jeune fille eut une rougeur, pour devenir aussitôt plus
blême encore. Pouvait-elle avouer, ou seulement laisser pressentir,
son âcre fièvre d’amour, qui, à bout de souffrance, voulait souffrir
davantage,—son avidité de s’enfoncer au cœur la réalité comme un
couteau, son morbide désir de voir celle qui avait osé se donner à
Gilbert, cette chair qu’il avait possédée, cet enfant né du mystère de
passion où se torturait et s’effarait son âme de vierge? Elle répondit:

—«Je voulais être sûre... Pour qu’il ne pût point me mentir. Je voulais
voir si votre fils lui ressemblait. Et puis...»

Elle se crispa, se raidit, presque convulsée dans l’effort, comme
ces infortunés qui, sous les pinces et les fourchettes rougies de la
question, réservaient jusqu’au bout leur secret intérieur.

—«Et puis,» reprit-elle, «ma résolution d’entrer au couvent étant
définitive, je pensais avoir un peu le devoir et l’autorité d’accomplir
une mission digne de mon futur état.

—Quelle mission?» balbutia Bertrande.

Gilbert ne prononça pas ces deux mots. Mais on les lisait dans son
regard interrogateur, tandis que, surpris, il se tournait vers
Françoise. Et la double attente de l’homme et de la jeune mère se
suspendit avec une espèce d’anxiété respectueuse autour de cette
infortunée qui souffrait si visiblement, si atrocement.

Françoise de Plesguen, à cette minute, montra quelles ressources de
grandeur gisent dans les âmes qui, même débiles, emportées, secouées
par toutes les convoitises, ont, pour les soutenir, la force d’une
race, tendue depuis des siècles vers la domination de soi-même. Sans
doute racheta-t-elle, en un pareil instant, toutes les mesquineries,
toutes les vilenies qu’avait charriées sa pensée quand elle s’acharnait
à déshonorer et à dépouiller ses cousins de Valcor, quand elle
souhaitait la fortune pour obtenir un titre de princesse et lier à elle
un homme de qui elle savait n’être pas aimée. Elle prononça doucement,
avec une dignité impressionnante:

—«Je voulais voir,—et j’ai vu,—Bertrande, si l’épouse du Seigneur, que
je serai bientôt, pouvait, sous sa sainte invocation, léguer à une
autre le fiancé terrestre dont elle se sépare à jamais. Vous êtes digne
de porter le nom du père de votre enfant, ce nom fût-il celui d’un
prince. Je vous rends de tout mon cœur cette justice. Et je supplie
Gilbert d’accomplir son devoir envers vous, comme envers le fils que
vous lui avez donné. Moi, je ne suis déjà plus de ce monde. Adieu.»

D’un geste rapide, elle se pencha vers le petit Claude, que sa mère
tenait toujours, mit un baiser sur son front. Puis, avant que les deux
autres eussent recouvré le sang-froid nécessaire pour agir ou pour
parler, M^{lle} de Plesguen sortit de la chambre.

Son pas léger vibra, s’éteignit dans le corridor.

Gilbert se tenait debout, les bras croisés, évitant de regarder
Bertrande. Celle-ci se laissa tomber sur une chaise et, bouleversée
d’émotion, fondit en larmes. Le prince, à son tour, s’assit, s’absorba
dans de soucieuses réflexions.

Sur les genoux de sa mère, Claude s’endormait. Elle se mit à le
bercer machinalement. Ses yeux, qui se séchèrent en contemplant le
bébé, se levaient parfois, tâchaient de rencontrer ceux du jeune
homme. Vainement. Le cœur de la triste amante se serra. Comme elle
l’aimait!... Oh! si elle était en haut de l’échelle sociale, et lui en
bas, quel ne serait pas son bonheur d’anéantir la distance en prenant
sa main pour ne plus la quitter! Mais il ignorait, lui, cet aveuglement
du cœur, pour lequel rien n’existe au monde qu’un seul être adoré.
Avait-il entendu seulement la voix, cette voix si noblement généreuse,
qui s’élevait là, tout à l’heure? L’épouser?... Elle?... Quel rêve
insensé!... D’ailleurs, Bertrande, aujourd’hui, n’en demandait pas
tant. Il était loin, le rêve de la petite Bretonne ingénue, croyant
que la vie tissait des contes bleus, comme on en voit dans les livres
à images, comme on en dit à la veillée, et que les princes Charmant y
prenaient pour femmes les jolies filles dont ils se faisaient aimer.

Tout à coup, elle tressaillit, tant fut brusque la question de Gilbert:

—«Comment savait-elle? Qu’était-elle venue faire ici?

—J’ignorais que ce fût mademoiselle de Plesguen,» dit Bertrande. «Elle
s’est présentée comme une cliente, sans dire son nom. Tiens, voici
encore ses échantillons de dentelles à réparer. Elle a oublié de les
reprendre.

—Je ne la savais pas si bonne comédienne,» ricana Gairlance.

—«Oh!» fit Bertrande, scandalisée. «Je ne crois pas qu’elle ait joué la
comédie.

—Allons donc! Cette façon de me rendre théâtralement une parole que je
ne lui ai jamais donnée... Elle a trouvé ça chic, jugeant la partie
perdue. Enfin, soit! C’est d’une belle joueuse. Je me demande seulement
si elle pouvait connaître...

—Quoi donc?

—A quel point elle est perdue, cette partie qu’elle abandonne.

—Que veux-tu dire?

—Je veux dire, Bertrande, que Renaud de Valcor,—ton père, ou le
marquis, ou le diable, pour ce que j’en sais maintenant,—est hors
d’affaire, et pour toujours, et que ce n’est plus moi,—ni personne
d’ailleurs,—qui lui contesterai son titre.»

La jeune femme posa son fils endormi dans le berceau, et se dressa,
palpitante.

—«Que se passe-t-il donc?

—Il se passe ce que je venais t’apprendre, ou plutôt ce dont je venais
me remettre ici, auprès de toi. Car ta présence m’est douce. Et
j’étais atterré. N’étais-tu donc pas surprise,» ajouta-t-il avec une
cruauté inconsciente, «de me voir arriver ainsi, sans raison?»

«Sans raison!» se répéta intérieurement la pauvre fille. «En effet,
le désir de me voir n’est pas pour lui une raison.» Mais un impétueux
courant d’idées dispersa l’amertume.

—«Est-ce que je te comprends bien, Gilbert? Tu ne crois plus à la
double personnalité du marquis de Valcor? Toutes ces preuves, dont tu
m’accablais, que sont-elles devenues?

—Ce n’est pas moi qui les détenais, qui les ai rassemblées, qui en
connaissais la source, qui pouvais les mettre en œuvre.

—Non, c’est Escaldas.

—Oui... Escaldas!» répéta Gilbert avec une espèce de rire lugubre.

—«Il se faisait fort d’en découvrir d’autres.

—Eh bien, ma chère, non seulement il n’en découvrira pas d’autres, mais
il a réduit à néant celles dont il faisait tant de cas.

—Est-ce possible?... Après ce qu’il déclarait, à ce déjeuner, tu sais
bien?... le jour des funérailles de la marquise? Te souviens-tu?...
Quelle résolution forcenée! C’est lui qui abdique?

—Oh! il abdique d’une façon tellement nette, qu’après ce désistement
par trop significatif, nul au monde n’osera relever la cause.

—De quelle façon?

—La plus irrévocable. Il s’est tué.

—Escaldas s’est tué!...

—Parfaitement,» dit le prince, chez qui une détente se produisait,
et qui, maintenant, devenait livide, avec des gouttes de sueur aux
tempes, une contraction du gosier, où les mots se hachaient. «Il s’est
pendu... Et c’est moi qui... tout à l’heure, en allant... m’entendre...
avec lui... l’ai trouvé... dans sa chambre. Donne-moi... un verre
d’eau... Bertrande.»



IX

_L’APACHE_


LE Bolivien José Escaldas avait bien cru, pendant quelque temps, que
l’«Affaire Valcor» allait ressusciter. Il avait mis la main sur des
données imprévues, si extraordinaires, que Marc de Plesguen lui-même,
en dépit de tous ses scrupules, n’hésiterait pas à recommencer le
procès.

D’ailleurs, on pouvait se passer du vieux maniaque. C’était maintenant
lui, Escaldas, qui tenait le dénouement du drame. Il agirait pour
son compte. On l’avait accusé de faux, il déposerait une plainte en
diffamation, sûr de démontrer maintenant où était le faussaire. Même
sans se porter partie, il pourrait faire agir directement le Ministère
public, tant les charges qu’il développerait contre son adversaire
apparaissaient graves. Cette fois, le pseudo-marquis serait pris à son
crime comme dans une souricière. Ce qu’on appelle en jurisprudence le
«fait nouveau» venait de se produire. Et quel fait! Lourd de quelle
signification formidable! Et par quel miracle du hasard Escaldas ne
l’avait-il pas découvert!

Le métis, en se fixant à Paris, s’était logé aussi près que possible
du prince de Villingen. Mais, comme celui-ci habitait rue Cambacérès,
dans un quartier élégant, où ne se trouvent guère les garnis à bon
marché tels qu’en cherchait son acolyte, celui-ci avait dû se réfugier
plus haut, vers les boulevards extérieurs. Il avait fini par louer
une petite chambre dans une maison meublée de la rue de Lévis, aux
Batignolles, demeure dont la malpropreté n’était pas pour gêner ce
demi-Indien, et dont la louche apparence ne l’offusquait pas davantage.

Ce qui lui semblait plus pénible, à lui qui avait couru les forêts
infinies de l’Amérique, et vécu à l’aise dans le château seigneurial de
Valcor, c’était l’étroitesse de son gîte. Les ailes de son imagination
en crevaient les murs. Il se revoyait bientôt, dans ce domaine
splendide de Bretagne, non plus en parasite toléré, sans cesse sous
la menace d’un soupçon ou d’un caprice du maître, mais en bienfaiteur
adulé, en Providence tutélaire, s’engraissant du tribut de ceux qui lui
devaient leur patrimoine.

Les primitifs sont comme les enfants. Ils ne voient pas de distance
entre leur rêve et sa réalisation. Ce métis, encore si près de
la sauvagerie, vivait embusqué dans son intrigue, au sein de la
civilisation parisienne, comme un de ses fauves ancêtres dans un fourré
inextricable de la Selve: l’œil guettant la proie, la main remplie de
flèches empoisonnées.

Sa brutale nature s’arrangeait des basses mœurs faubouriennes,
qu’éclairaient, non loin de sa demeure, les becs de gaz allumés dès que
la nuit tombe, entre les ormes rabougris des excentriques boulevards.

Chaque soir il s’en allait du côté de Montmartre, se grisant à l’odeur
de l’asphalte imprégné de poussière ou de pluie, aux relents des cafés,
des restaurants, des mastroquets, des beuglants, de tous ces antres
violemment éclairés, où l’on mange, où l’on boit, où l’on chante, sous
la grande ombre lugubre de la Butte, coiffée par sa basilique-fantôme.

Surtout, la bête mal domptée que ce «pays chaud» sentait gronder dans
ses veines, s’alléchait aux rencontres hasardeuses, aux provocantes
occasions, pullulant devant ces repaires de bas plaisirs. Même s’il
n’en profitait pas, il en humait avec une immonde satisfaction l’odeur
de vice. L’argent seul lui faisait défaut pour se rouler à sa guise
dans ce torrent de débauche.

Une nuit, José Escaldas monta par les ruelles tortueuses de la Butte,
vers un paradis momentané où le guidait ce qui avait peut-être été un
ange, mais ce qui n’y ressemblait plus guère, une pauvre créature,
encore presque jolie sous des cheveux blonds en broussaille et dans un
corsage en satinette cerise. Elle lui dit s’appeler la Môme-Cervelas,
et ce nom parfumé de poésie acheva de subjuguer le cœur inflammable du
Bolivien.

Cette aventure ne serait certes pas de celles qu’un Escaldas même se
soucierait de raconter, si une coïncidence presque fantastique n’y
avait donné une importance capitale.

Le logis où la Môme-Cervelas conduisit sa conquête se trouvait comme
perché dans un chaos de vieilles constructions bizarres, au-dessus de
jardinets inégaux, vrais jardins suspendus, sans rien de babylonien,
à l’angle de la rue de Ravignan. Dans la plus belle des deux chambres
décorées avec un luxe de foire, Escaldas aperçut avec stupéfaction
une espèce de panoplie formée d’armes et de parures indiennes, qu’il
reconnut immédiatement pour des objets authentiques, provenant de
quelque tribu du bassin de l’Amazone.

Cela l’intéressa, naturellement. Il questionna la jeune femme, qui,
aussitôt, prit un air d’importance.

—«Ah! vous avez du flair, vous,» déclara-t-elle. «Tous ceux qui
viennent ici» (et elle ne rougit pas de ce pluriel multiple et candide)
«se fichent de ça. Ils prétendent que j’ai dû chiper ce fourbi à de
faux sauvages de l’Exposition. Mais c’est pas du toc. Mon petit homme a
rapporté ça des pays pour de vrai.

—De quels pays?

—Ah! pour les noms, je suis pas trop calée, vous savez. C’est pas comme
lui, qui a une mémoire!... Il parle toutes les langues, et la preuve,
c’est qu’il voyage comme interprète.»

Par un brusque rappel de souvenirs, ce mot d’interprète évoqua chez
Escaldas la pensée de l’introuvable individu, compagnon de bord du
vieux Pabro, et peut-être son mystérieux assassin, qui, n’ayant pas
été, faute de preuves, retenu par la justice, avait disparu sans
laisser de traces. Dans sa déposition à Bordeaux, l’homme avait dit
s’appeler Mindel et venir de Buenos-Ayres, où il était employé comme
interprète dans un hôtel. Il avait présenté d’acceptables références.
On l’avait relâché. Pourquoi aurait-il jeté à la mer un vieillard
pauvre, inoffensif, dont le mince bagage et les maigres valeurs avaient
été retrouvés intacts? Plus tard, bien des commentaires avaient
couru, quand ce personnage avait spontanément envoyé au Parquet la
lettre dérobée à Pabro, cette lettre sur laquelle Escaldas, Gairlance
et Plesguen comptaient pour accabler le marquis de Valcor, et qui,
reconnue fausse, les avait si terriblement accablés eux-mêmes. Mais la
police, à ce moment, fut impuissante à dépister l’homme. D’ailleurs, ça
n’avait pas d’importance, la lettre étant identique à la photographie
faite par Escaldas lui-même et ayant été formellement reconnue par lui.
Ces détails vivaient d’une vie trop violente dans l’esprit du métis
pour que le moindre rapport, même le plus lointain, ne les évoquât pas
immédiatement. Avec une spontanéité qui l’étonna lui-même, il lança
coup sur coup:

—«Interprète?... Ton ami était interprète?... Où cela?... A
Buenos-Ayres?... Et ne se nomme-t-il pas Mindel?...»

La foudre tombée devant cette fille ne l’eût pas pétrifiée plus
complètement. Toutefois, une espèce d’instinct de conservation la fit
se reprendre et précipita les paroles dans sa bouche.

Quelle blague! Jamais de la vie! Il ne s’appelait pas Mindel, son petit
homme. Mindel? Où prenait-on ça? Quel bête de nom! D’abord, ce n’était
pas son nom. La preuve, c’est qu’il s’appelait Sornières, Arthur
Sornières.

Mais Escaldas avait vu son trouble. Escaldas était hors de lui
d’espérance.

—«Mon enfant... Ecoute... ne mens pas. Si jamais ton ami s’est appelé
Mindel, sa fortune est faite. La tienne aussi. Tiens, voilà un louis,
deux louis, tout ce que j’ai en poche. Dis-moi la vérité et je te
les donne. Je te donnerai bien autre chose. Pas moi. Des gens qui le
pourront mieux que moi. Tiens, me croiras-tu? Je vais écrire ici mon
nom... mon vrai nom... José Escaldas. Montre-le à ton ami. Si jamais il
s’est appelé Mindel, il saura ce que cela veut dire. Engage-le à venir
me parler. Voilà aussi mon adresse. Maintenant qu’il a marché d’un
côté, il marchera de l’autre. Qu’est-ce que ça peut lui faire? Je te
jure que c’est sa fortune! La somme qu’il voudra.»

Les yeux de la fille brillèrent.

—«Je lui ferai toujours la commission.

—Il s’est donc bien appelé Mindel!»

Elle trembla, tout éperdue.

—«C’est comme ça que je mettais quand je lui écrivais là-bas. Mais ne
le dites pas, monsieur! Ne lui dites pas. Si ça lui plaît, il vous le
fera savoir lui-même. Sans cela, il me tuerait. Oh! je vous assure, il
me tuerait!»

La Môme-Cervelas n’exagérait qu’à peine. Sans connaître les secrets
de son «petit homme», elle savait qu’entre tous le plus grave se
rapportait à son retour de l’Amérique du Sud et à ce nom de Mindel,
qu’il avait porté là-bas. La circonspection qu’il montrait à cet égard
devait tenir, suivant l’opinion avisée de sa compagne, non seulement à
ce qu’il avait fait «quelque sale coup», mais encore à ce qu’il voulait
en garder le bénéfice pour lui seul, sans le partager avec elle. A
un moment donné, elle lui avait vu de l’or et des billets plein les
poches. Puis, aussitôt après lui en avoir dispensé quelques bribes,
il avait disparu, suivant sa coutume quand il était en fonds. Elle
connaissait ses habitudes. Il allait dépenser au loin l’argent dont
l’abondance inexplicable aurait pu le compromettre ici. Et surtout il
allait le jouer.

Cette nuit-là, quand Escaldas l’eut quittée, la triste fille n’attendit
pas sans crainte le retour d’Arthur Sornières.

Arthur, surnommé à Montmartre «le Beau Rouquin», à cause de son
irrésistible physique, ou encore le «Baladeur», allusion à ses mœurs
errantes, ne se distinguait ni par la courtoisie ni par la patience.
Avant même d’avoir écouté jusqu’au bout le récit d’Angèle, dite la
Môme-Cervelas, rien que sur l’air embarrassé de la misérable créature
et sur le soupçon qu’elle avait eu la langue trop longue, il commença
par la rouer de coups.

Ce solide gaillard, aux drus cheveux roux, à la mâchoire bestiale, aux
larges épaules musclées sur une taille souple de félin, d’une superbe
vigueur de brute, tapait dur. La pauvre Môme-Cervelas crut que, cette
fois, les terribles poings lui feraient à jamais passer le goût de sa
charcuterie favorite. Et quand Arthur, s’asseyant pour se reposer de
cet exercice, lui dit: «Maintenant, explique-toi...» elle mit cinq
bonnes minutes à retrouver son souffle.

Quand elle eut raconté les choses, non sans des réticences que
ponctuèrent quelques taloches, le Beau Rouquin s’enferma dans un
mutisme écrasant.

—«Alors, comme ça... j’ai pas trop gaffé? Je t’ai pas causé trop
d’embêtements, mon pauv’ Tutur?» risqua-t-elle avec humilité quand elle
put espérer que la séance de tout à l’heure ne recommencerait pas.

—«Je crois que je t’ai montré que je savais m’y prendre pour tuer
tes puces,» répliqua-t-il. «Eh bien, dis-toi, la môme, que je leur
ai simplement chatouillé l’épiderme auprès de la façon dont je les
aplatirais sur ta peau si tu repiques au truc. Tâche de ficeler ces
satanés deux liards de mou que t’as dans la margoulette.»

Ce langage imagé parut limpide à la Môme-Cervelas. Désormais, elle
tiendrait sa langue.

Aussi, le lendemain, se garda-t-elle de poser d’indiscrètes questions
au charmant Arthur, lorsqu’il lui dit, vers cinq heures du soir, sur un
ton d’ailleurs gracieux:

—«Brosse mes frusques, Cervelette. Et puis tu me feras mon nœud de
cravate. Je vais dans le monde.»

Elle obéit. Le Beau Rouquin soigna sa toilette. Puis, consultant sa
montre:

—«Allons... Ils doivent avoir fini de juter leurs bêtises, ces
salivards de la Chambre. V’là le moment de se trotter chez les marquis.»

Il partit, adressant à sa compagne une cynique recommandation quant au
travail qui leur ferait une soirée fructueuse.

Il rentra vers les deux heures du matin. Son inquiétante figure
d’Apache parisien portait un air si sombre que la tremblante Angèle
se recroquevilla, réduisit sa mince personne au plus petit volume
possible, trouvant qu’elle offrait encore trop de surface aux coups qui
ne manqueraient pas de pleuvoir.

Mais non. Arthur se secoua comme un chien qui sort de l’eau. Ses dents
claquèrent. Il dit d’une voix rauque:

—«Fais-moi un vin chaud.»

Le verre fumant apporté, il le vida d’un trait, puis, le reposant sur
la table, si brutalement qu’il le fit voler en morceaux:

—«Ah! tonnerre!... la sale besogne!... la sale besogne!...»

Chauffé par le vin, une minute après, il ricana:

—«Bah! pour trente mille balles! Sans compter ce qu’on le fera chanter
plus tard, ce rossignol! Il en aura de la voix, quand je lui battrai la
mesure!»

S’égayant à cette musicale perspective, le Beau Rouquin embrassa
Angèle, que cette tendresse enchanta:

—«Viens, poupoule... Il fait meilleur ici que sur la terrasse du
Sacré-Cœur? Ah! je te réponds que c’est un endroit pour jaspiner
tranquillement après minuit sonné.»

       *       *       *       *       *

Depuis sa visite à la rue de Ravignan, José Escaldas ne bougeait guère
de sa chambre. A chaque son qu’il entendait dans la maison meublée,
pleine d’allées et venues, il se levait à demi, s’apprêtait à ouvrir sa
porte.

«Pourvu qu’il vienne!» se disait-il.

Mais chaque fois il éprouvait un déboire. Aussi, malgré sa faiblesse
indulgente pour le beau sexe, l’inflammable Bolivien pestait contre
les trop hospitalières jeunes personnes, émules de la Môme-Cervelas,
dont les mœurs accueillantes et les amitiés fugaces, mais multiples,
contribuaient pour beaucoup à l’animation de cette demeure.

Des semaines passèrent, et il commençait à désespérer, lorsque, un
après-midi, des pas masculins, gravissant l’escalier, se dirigèrent
vers sa chambre, et des coups heurtant le bois s’adressèrent à son huis.

Il ouvrit.

Pas une seconde—louange en soi à sa perspicacité—Escaldas ne douta de
l’identité du visiteur, que, cependant, il voyait pour la première fois.

Melon à bords plats, cravate rose, complet à carreaux, et ces cheveux
roux poussant bas, cette moustache faraude, ces yeux de vice, cette
mâchoire bestiale, ce corps de chat-tigre, musclé, agile. C’était bien
«le petit homme» de la Môme-Cervelas.

La présentation réciproque fut rapide. L’entrée en matière encore plus.

Arthur Sornières ne se possédait pas de joie. Dire que le hasard
l’avait mis en rapport avec cet Escaldas, qu’il cherchait depuis si
longtemps!

—«Car j’ai eu la folie, moi, monsieur, de penser que mon intérêt serait
de servir le marquis de Valcor. Si vous saviez comment j’en ai été
payé! Vous ne vous doutez pas de ma situation! Cet homme-là veut ma
mort. Oui, parce que, en somme, j’ai été son complice. Je vais vous
expliquer. Oh! quant à l’argent... il m’en a donné beaucoup, il m’en
donnerait encore si j’allais lui en demander. Mais j’ai la certitude
que, pour sa sécurité absolue, il veut me faire disparaître. Plus que
la certitude. J’en ai la preuve, car il a déjà essayé.

—Parbleu!» dit Escaldas. «Ah! je le connais, le démon. Croyez-vous que
j’aurais vingt-quatre heures à vivre s’il apprenait aujourd’hui quels
secrets je détiens et que vous allez m’en livrer un de plus?»

Quelque chose de fugitif... ombre? sourire?... grimace?... passa sur
les traits du Beau Rouquin, dit également le Baladeur.

—«Vous ne vous étonnerez pas alors,» dit-il, «si je prends mes
précautions. C’est autant pour vous que pour moi, vous comprenez,
monsieur Escaldas. Ainsi, je n’ai pas demandé votre nom, en bas, à la
concierge. J’ai attendu le moment où rentrait une des locataires, et
j’ai eu l’air de la suivre. Votre immeuble est habité par d’aimables
personnes. On ne s’étonne pas que des messieurs viennent les voir.»

Le métis éclata d’un gros rire.

—«J’ai bien pensé,» reprit l’Apache, «que votre carte de visite
serait clouée sur votre porte. Comme ça, vous n’êtes pas exposé à ce
qu’on vous réveille en sursaut quand on croit frapper chez Irma ou
chez Rosalinde. Elles ont des noms délicieux, vos voisines. C’est
Rosalinde, celle que j’ai suivie. J’ai lu ça, non sur sa carte, mais
sur sa pancarte. Ça couvre la moitié de sa porte. J’irai la voir, cette
enfant. Elle m’a lancé un œil! Pour elle, je suis capable de faire des
traits à la Môme-Cervelas.»

Tout en débitant ces phrases, avec un air de bon garçon farceur, Arthur
Sornières, renversé sur sa chaise, le nez en l’air, semblait intéressé
par quelque chose au plafond. Ses regards erraient sur la surface
jaunâtre et souillée. Une attention singulière les aiguisait, malgré
qu’il tâchât d’en éteindre la lumière rousse. Machinalement, ceux du
Bolivien prirent la même direction. Le Beau Rouquin, alors, changea
d’attitude, ramena le buste en avant, planta ses prunelles dans celles
de l’autre.

—«Voilà ce que je venais vous dire, monsieur Escaldas. La lettre
que j’ai envoyée au Parquet—au moment où je l’ai envoyée—était bien
pour moi celle que j’avais subtilisée à Pabro, celle que (j’ai suivi
l’affaire Valcor dans les journaux, je suis au courant de tout) vous
aviez vue en Amérique.

—Moi-même, la tenant dans mes mains, je l’ai cru. Cette falsification
merveilleuse, qui l’avait faite? Ce n’était donc pas vous?

—Je ne suis pas si fort.

—Mais qui, alors? Pabro?

—Cette vieille bête!

—Parlez donc!

—Le Valcor en personne.»

Escaldas bondit.

—«Il a possédé la vraie lettre?

—Pendant vingt-quatre heures.

—Comment cela?

—C’est moi qui la lui ai livrée. C’est là ce que je viens vous dire.
J’avais su que Pabro vous l’apportait pour perdre le marquis. J’ai
pensé que le marquis me la paierait cher.

—Misérable!

—Qui cela?

—Vous!

—Allons donc!» fit l’Apache en haussant les épaules.

Son air détaché interloqua le métis. Encore une fois les yeux d’Arthur
se dérobaient, erraient vers le haut de la chambre. Tout à coup, un
éclair y brilla. Ils s’attachèrent à un énorme crochet, qui, fixé dans
le mur, au-dessus du lit, devait avoir soutenu la flèche ou la couronne
de rideaux désormais absents.

—«Vous n’avez pas l’air à ce que vous dites,» observa Escaldas.

—«Moi? Comment donc!

—C’est vrai! Vous me révélez une chose prodigieuse avec un air de bayer
aux mouches. Elle est bien exacte, au moins, votre histoire? Ce n’est
pas un piège que vous venez me tendre?

—Oh! par exemple!

—C’est que je le connais, le patron pour qui vous avez travaillé.

—Puisque je vous dis que j’ai lâché son service.

—Donnez-m’en la preuve.

—La preuve?» dit le bandit, revenant ardemment à la question, après
un dernier coup d’œil à ce crochet fascinateur, «la preuve? Écoutez si
ça s’invente, ce que je vais vous dégoiser, mon bonhomme. Il y a une
vingtaine d’années, Renaud de Valcor,—le vrai,—écrivit une lettre à la
banque Perez Rosalez, de la Paz, pour présenter une espèce de chargé
d’affaires, qu’il donnait comme un autre lui-même et dont il signalait,
par surcroît, l’extrême ressemblance physique avec sa personne. Cet
individu, probablement, se substitua ensuite à lui, après sa mort,
naturelle ou provoquée. Il serait l’homme qui joue son rôle et qui
jouit de ses biens, de son prestige, de son titre, depuis une vingtaine
d’années. Sinon, si le marquis de Valcor actuel est le vrai Valcor,
qu’il nous explique cette lettre, qu’il nous dise qui était et ce
qu’est devenu ce sosie, surgi en cette occasion, puis englouti dans les
mystères des forêts d’Amérique. L’un de ces deux êtres si semblables a
dévoré l’autre. Lequel? Pourquoi? Cette lettre était donc l’écueil où
devait se briser le marquis. Vous le saviez, Escaldas, vous qui l’aviez
découverte, en fouillant les archives que vous avait obligeamment
communiquées la maison Rosalez. Vous qui, aidé par le vieux caissier
Pabro, avez surpris une photographie de cette lettre, la signalant
d’ailleurs aux chefs de la banque, afin d’avoir des témoins qui n’en
ignorassent pas.

—Bon. Vous avez lu tout ça dans les journaux, au moment du procès. Ça
ne m’apprend rien.

—Ai-je lu aussi dans les journaux que Pabro—avec qui le hasard m’a fait
voyager de Buenos-Ayres en France—crut accomplir un coup de maître en
vous apportant cette fameuse lettre, quand les échos au monde entier
lui eurent appris ce qu’était l’affaire Valcor. L’imbécile ne se
rendait pas compte que le document valait pour vous surtout parce qu’il
se trouvait dans les archives de la banque Rosalez. Quand il m’eut
raconté que vous lui achèteriez cette lettre le prix qu’il voudrait, je
me suis dit que quelqu’un d’autre la paierait bien davantage. Et comme
je tenais, par une chance incroyable, cette lettre dans la main, quand
Pabro est tombé à la mer...

—Ou que vous l’y avez jeté, canaille,» gronda Escaldas.

—«Bah!» dit cyniquement l’ami de la Môme-Cervelas, «vous allez voir
que c’est tout bénéfice pour vous. Si Pabro n’était pas mort,»
poursuivit-il, «vous auriez eu la lettre, et rien ne prouve que
l’instruction l’eût trouvée si concluante. Mais aujourd’hui, quand je
viendrai dire et démontrer irréfutablement que le marquis de Valcor m’a
payé des mille et des cents pour avoir pendant vingt-quatre heures ce
chiffon de papier entre les mains, doutera-t-on de l’importance qu’il
devait y attacher?

—Ainsi Valcor a eu cette lettre? Il en a fait ce qu’il a voulu. Mais
pourquoi ne l’a-t-il pas simplement détruite?

—Ah! monsieur Escaldas, comme la mécanique d’une cervelle est donc
lente à se mouvoir! La vôtre, tenez, à vous qui êtes un malin pourtant,
est tout ébaubie de découvrir _subito_ un nouveau point de vue. Eh
bien, je vais vous ouvrir les «mirettes», moi, qui ai ensuite suivi
le procès. Quand votre éblouissement sera passé, vous apercevrez comme
c’est simple. Un enfant de deux jours s’y retrouverait tout de suite.

—«Allez donc!» fit le Bolivien.

Il s’impatientait d’autant plus qu’à toute minute, le fuyant personnage
qui lui parlait semblait prêt à perdre le fil de son discours. Arthur
Sornières avait des distractions. Quelque chose le préoccupait,
qui devait concerner la personne même de son interlocuteur ou la
disposition de la chambre, les particularités du mobilier crasseux.
Tout à l’heure, Escaldas avait cru qu’il observait un clou dans le mur.
Maintenant, il supposa que c’était sa cravate. Il y porta machinalement
la main, s’assurant que l’épingle était en place. L’Apache détourna les
yeux obstinés qu’il fixait sur son cou. En même temps, il reprit:

—«Supprimer la lettre? Ça pouvait tourner mal, un jour ou l’autre. Il
en restait des souvenirs, des traces. Et surtout la photographie que
vous en aviez. Mais refaire cette lettre, la même, avec l’écriture,
qu’il imiterait facilement puisque c’était la sienne, avec les signes
caractéristiques, les taches, etc., et refaire cela sur un papier
semblable, mais de _filigrane récent_, puis l’adresser au Parquet.
Voilà le coup de génie! Cet homme, que je qualifierai de sublime, l’a
si bien exécuté que vous avez vous-même reconnu la lettre, et qu’elle
se trouvait authentiquée plus sûrement encore que par vos yeux... par
la photographie prise autrefois et qui la reproduisait exactement. Vous
avez poursuivi à fond votre campagne sur cette lettre. Et quand vous
avez cru tenir Valcor, quand tout le monde le supposait accablé, quand
la Chambre s’apprêtait, devant le scandale, à invalider son élection,
le monsieur a dit: «Pardon... Veuillez examiner d’un peu plus près le
filigrane du papier. Il est de dix-huit mois, et l’on m’accuse d’avoir
écrit cette lettre il y a vingt ans. Ce sont mes adversaires qui ont
fabriqué ce faux pour me perdre.»

—«Tonnerre...!» cria Escaldas, en abattant son poing sur la table.

Il demeura un instant comme suffoqué, puis murmura lentement, dans un
effort pour embrasser tous les aspects de la question.

—«Je me doutais, parbleu, bien, d’une infernale machination de
ce genre! C’est pourquoi je voulais vous retrouver, vous, qui
aviez envoyé cette lettre au Procureur de la République, avec une
explication suspecte. Vous, qui prétendiez la tenir de Pabro, disparu
si mystérieusement. Mais, cornes du diable! je n’imaginais pas que la
scélératesse pût être aussi ingénieuse.»

—«Elle peut l’être encore davantage,» fit Sornières en ricanant.

—«Que voulez-vous dire?

—Oh! presque rien. Mais,» ajouta l’Apache en détournant avec prestesse
l’attention d’Escaldas, «il y a un point obscur pour moi, dans cette
Affaire Valcor, que j’ai des raisons pour connaître si bien. Le
filigrane du papier datait de dix-huit mois, et votre photographie de
quatre ans... Alors?

—Ma photographie ne portait pas sa date. On a pensé que je l’avais
faite après coup.

—Mais vous aviez des témoins, en Amérique... à la banque Perez Rosalez.

—Je n’avais guère eu affaire qu’à Pabro. Les chefs de la maison, à
ce moment-là, n’avaient aucun motif pour s’occuper de cette vieille
correspondance dépourvue d’intérêt. Comment auraient-ils deviné mes
soupçons et le but de mon enquête? C’est moi qui ai dû, non sans peine,
leur mettre la lettre sous les yeux, afin de m’assurer, pour plus
tard, leur témoignage. Mais je l’aurais soustraite, comme l’a fait
ensuite leur caissier, sans qu’ils en prissent le moindre souci. Je
n’étais pas si bête. C’étaient eux qui, le moment venu, garantiraient
l’authenticité du document, réclamé à leurs archives par l’instruction,
durant le procès que j’allais faire ouvrir. L’imbécillité avide de
Pabro et votre propre gredinerie, mon cher, ont bouleversé mes plans.

—Mais, chez Perez Rosalez, personne ne pouvait donc attester?

—Quoi?... La teneur générale de la lettre, son aspect, le fait que je
l’avais photographiée, que Pabro l’avait dérobée et emportée?... Oui...
Et après? Pour eux, celle que possédait l’instruction et dont on leur
a communiqué la photographie, était bien la même qu’ils avaient eue.
Elle l’était bien pour moi! Le seul résultat de leur témoignage fut une
certaine obscurité restée sur cette histoire et dont je bénéficiai.
Sans cette obscurité, j’étais gardé en prison sous l’inculpation du
faux. Le non-lieu rendu en ma faveur ne me justifiait pas, démontrait
simplement l’impuissance des magistrats à établir mon crime, dont tout
le monde est resté convaincu.

—Pauvre innocent!» railla Sornières.

—«Vous...» dit Escaldas d’un air sombre, «vous êtes un fameux gibier
de potence. Je devrais me méfier de vos intentions. Qui sait si vous
n’êtes pas de mèche avec le Satan que vous avez déjà servi? Cet
homme-là est capable de tout. Et il a rencontré un joli instrument
dans votre personne. Vous viendriez me tendre un piège que ça ne
m’étonnerait pas.

—Si on peut dire!» s’exclama l’autre, avec une gaieté d’autant plus
horrible qu’elle était sincère.

—«Dame!

—Voyons... Est-ce que je ne vous l’apporte pas pieds et poings
liés, votre Valcor? Et moi-même, ne suis-je pas à votre merci? Vous
connaissez tout de moi... mon nom...

—Vos noms... deux au moins.

—Ce sont les seuls qui vous importent. Vous savez où je perche. Vous
pourriez me faire arrêter ce soir si bon vous semblait.

—Heu! heu!

—Ne faites pas le malin. Vous n’y songez guère. Entre les pattes des
flics, je nierai tout ce que je vous ai dit, tandis que, si vous
m’offrez des propositions raisonnables, on pourra s’entendre.»

Escaldas réfléchit, les yeux fixés sur cette face patibulaire, non
dépourvue d’une séduction de vice et de vigoureuse animalité, qui
donnait plus d’une rivale, heureuse ou non, à la Môme-Cervelas.

—«Voyons,» reprit Arthur Sornières, «sur quel pied pouvons-nous partir?
Que m’offrez-vous?

—Personnellement, je ne puis rien vous offrir,» dit Escaldas. «Et pour
une excellente raison, c’est que je ne possède pas un radis.»

Ce fut lui qui, sur cette phrase, jeta un éloquent regard autour de
l’affreuse chambre garnie. Même il souligna par un geste circulaire la
signification de ce regard.

Celui de l’Apache avait suivi, gouailleur d’abord devant cette sordide
médiocrité, puis, soudain vacillant, furtif, en effleurant la paroi
au-dessus du lit, là où surgissait le gros crochet de fer, presque
agressif dans son inutilité. Un mouvement brutal, incompréhensible,
secoua Sornières. Puis il observa Escaldas et dit d’un ton rogue:

—«N’essayez pas de me fiche dedans avec cette façon de vous dérober
quand je vous demande «Que m’offrez-vous?» Je ne m’adresse pas au
claquedent que vous êtes. Je parle de votre parti, de vos aristocrates
et de vos princes. De tous ceux qui se partageront la galette quand
le Valcor fera des chaussons de lisière, ou cultivera les légumes de
l’État, à la Nouvelle.

—J’ai bien compris,» fit le Bolivien, «Mais il faut que je m’entende
avec eux.

—Tâchez voir que ça ne traîne pas. Parce que je suis pressé,» dit le
Beau Rouquin, qui projeta la mâchoire inférieure en avant, dans une
mimique singulièrement féroce.

—«J’aurai vu mon plus important associé dès ce soir,» calcula tout haut
le métis, désignant ainsi Gilbert de Villingen, à qui le titre eût fait
faire un haut-le-corps. «Nous sommes tout aussi pressés que vous pouvez
l’être. Voulez-vous revenir demain?

—Revenir... ici?...» interrogea Sornières, avec une expression voulue
de méfiance.

—Pourquoi pas?

—Vous savez ce que je risque... Le Valcor est un homme à entretenir une
police privée. S’il apprend que je vous rends visite...

—Voulez-vous que nous nous rencontrions autre part?

—Oh!...» fit l’Apache avec une moue d’hésitation. «Après tout, on est
tranquille dans votre cambuse. L’important est qu’on ne m’y dépiste
pas. Ne dites donc à personne, pas même à votre fameux prince, que j’y
suis venu et que je dois revenir.

—Comme vous voudrez... Ça ne change rien à l’affaire.

—Tiens!» s’écria, comme frappé d’une idée subite l’amant de la
Môme-Cervelas, «je vais demander un rendez-vous à votre voisine
Rosalinde. Ça me créera un alibi.»

Escaldas se tordit de rire, tant l’idée lui sembla drôle.

—«Fixez-le pour avant de passer chez moi,» suggéra-t-il, grossièrement
facétieux. «Les charmes de la donzelle vous troubleront le cerveau.
Vous ne serez plus de force à me rouler ensuite.

—Ne t’y fie pas, mon vieux lapin,» lança le voyou, qui déjà filait
par un couloir, où, des portes mal jointes, suintaient des relents
nauséabonds de parfumerie à bon marché.

A peine seul, Escaldas courut chez Gilbert.

Il ne réfléchissait pas qu’on était un dimanche, et l’un des premiers
du printemps, jour de courses. Comment le Bolivien eût-il reconnu la
journée dominicale ou la saison du renouveau? Il n’existait pas de
repos hebdomadaire pour cet homme à la fois désœuvré et affairé, ce
parasite social, ignorant de toute régularité laborieuse. Et quant
au printemps, il faut avouer que, dans la brume fondue d’averses, et
sous l’aigre vent d’un avril parisien, il se déguisait singulièrement
en hiver, surtout pour la frileuse appréciation d’un indigène des
tropiques.

—«Monsieur le prince n’est pas à la maison,» dit à Escaldas le
majestueux portier, qui, un jour de l’année précédente, avait paru si
redoutable à la pauvre Bertrande.

—«Je vais monter pour lui laisser un mot.

—C’est inutile. Son domestique est absent.

—Dites que je reviendrai ce soir, que c’est extrêmement important.
Priez le prince de m’attendre.

—Que Monsieur soit tranquille. La commission sera transmise.»

Si la commission ne fut pas transmise, Escaldas n’en put accuser
l’irréprochable concierge. Le prince de Villingen ne rentra pas chez
lui ce soir-là. Et lorsque le Bolivien, après être revenu à deux
reprises inutilement, se rendit compte,—cette fois par l’attestation
navrée du vieux serviteur,—que le jeune homme n’avait pas reparu au
logis, il se remémora encore une autre coutume. Quand Gilbert gagnait
aux courses, il se hâtait de goûter en quelque fête la saveur de sa
chance. Avoir de l’argent en poche n’était rien pour l’enragé viveur,
s’il n’en dépensait aussitôt une partie,—et souvent la plus grosse.

Hélas! ce n’était pas auprès de la triste Bertrande qu’il songeait à
porter sa joie. Bertrande... c’était bon les jours de découragement,
de nostalgie... de remords peut-être. Puis, à Bertrande, il fallait si
peu pour être heureuse... Rien même... D’abord parce que sa fierté s’en
trouvait mieux. Et aussi parce qu’elle avait son Gilbert plus à elle
quand il arrivait les mains vides, sans projet de distraction, sans le
désir de quelqu’une de ces escapades dont elle ne jouissait qu’à demi,
par la nécessité de quitter le petit Claude, par l’étourdissement des
choses extérieures, qui dissipent le parfum d’amour. Puisque l’argent
ne comptait pas auprès de Bertrande, inutile d’aller la trouver quand
l’or tintait au gousset et que les billets de banque gonflaient le
portefeuille. Il y avait tant d’autres joies désirables qui coûtaient
cher, et qu’il fallait saisir quand on pouvait les payer. Et ce qu’il
y avait surtout d’attirant, de tentateur, c’était le tapis vert des
tripots.

—«Allons,» se dit Escaldas vers onze heures du soir. «N’espérons pas
que Gairlance revienne avant d’avoir laissé au baccara, ou ailleurs, ce
qu’il a bien pu empocher sur le turf. Patientons jusqu’à demain matin.»

Il traça quelques lignes sur sa carte, pour avertir le prince qu’il
y avait urgence à ce qu’il le vît le plus tôt possible. Qu’il
l’attendrait chez lui le lendemain toute la journée, sauf de une à
trois. Puis glissant ce mot sous une enveloppe qu’il cacheta, le
Bolivien quitta la rue Cambacérès.

S’il avait excepté une couple d’heures dans l’après-midi, c’est parce
qu’il escomptait la visite d’Arthur Sornières. Celui-ci ne voulant
pas être aperçu à son domicile, pourquoi ne pas lui donner cette
satisfaction? En faisant la large mesure de temps, on s’assurait contre
toute rencontre. D’autant que la conférence ne serait pas longue.
Si Gilbert ne se présentait pas dans la matinée, ou ne faisait pas
venir son acolyte, celui-ci ne pourrait que renvoyer à plus tard les
négociations avec le Beau Rouquin.

«Il ne se sera pas dérangé inutilement,» se dit Escaldas avec un
ignoble rire, «puisqu’il doit présenter ses hommages à ma voisine,
Rosalinde. Elle ne me dit rien à moi, cette colombe. Les aventures
porte à porte, ça n’est pas intéressant. Quand on abat du gibier, c’est
pour le plaisir de la chasse. Ah! si je n’étais pas un galant homme, je
ne manquerais point d’aller raconter à la Môme-Cervelas les frasques de
son «petit ami». Quel beau parti je tirerais des circonstances!»



X

_UNE FIN TRAGIQUE_


GILBERT DE VILLINGEN avait beaucoup gagné, cet après-midi-là, aux
courses. Il ramena d’Auteuil chez elle une jolie personne de sa
connaissance, qui suivait de loin son jeu sur les hippodromes, et se
trouvait sur son chemin, comme par hasard, lorsqu’elle le voyait en
veine. Tous deux dînèrent joyeusement au cabaret, achevèrent la soirée
dans un music-hall, et, quand le prince eut remis la belle à sa porte,
il courut au cercle.

Il y traversa les alternatives ordinaires de gain et de perte, se
trouva décavé vers cinq heures du matin, et se rappela l’hospitalité
offerte par sa compagne de rencontre. Maussade et harassé, il alla
chercher près d’elle l’insouciance fanfaronne que la solitude ne lui
inspirait pas, mais à laquelle il se forçait nerveusement dès qu’il
avait un spectateur et surtout une spectatrice. Cette diversion lui
épargnait l’heure mauvaise qui suit l’abrutissante et ruineuse partie
nocturne.

Il ne rentra chez lui que, précisément, vers une heure de l’après-midi.

«Quelle chance!» pensa-t-il en lisant le mot d’Escaldas, «je ne peux
plus le voir qu’à trois heures. Bon. J’irai moi-même dans son taudis.»

Il se réjouit de ce moment de répit, comme un écolier d’une récréation.
Il se fit préparer un bain, s’y prélassa longuement, puis s’étendit, en
peignoir, sur le divan de son cabinet de toilette, où il s’endormit.

Lorsqu’il s’éveilla, la demie de trois heures sonnait.

«Diable! Ce pauvre Inca va supposer que je ne le prends plus au
sérieux, lui et son roman valcorien. Il ne se tromperait pas de
beaucoup. Ça m’étonnerait bien s’il nous menait maintenant à la
victoire. Et pourtant... Il garde la foi qui transporte les montagnes.
Aussi longtemps que ce limier-là flairera la voie, moi je galoperai
derrière. Ce serait un si magnifique hallali! Valcor aux abois, tête
aux chiens... Bigre! Il en éventrerait encore plus d’un. Mais quelle
curée ensuite! Tant qu’Escaldas tiendra, je tiendrai. D’ailleurs,
je peux dire: tant qu’Escaldas vivra. Car, si cet emballé-là devait
renoncer à la poursuite, il en crèverait de rage. Quand je le verrai
mort, c’est que sa dernière preuve lui aura claqué dans la main.»

Gilbert sonna son valet de chambre, s’habilla, puis, allumant une
cigarette, descendit et prit le chemin de la rue de Lévis.

Il y arriva vers quatre heures et quart.

C’était la seconde ou la troisième fois, tout au plus, qu’il venait
voir le Bolivien dans sa louche demeure. Une grimace involontaire
plissa ses lèvres, retroussa ses narines, lorsqu’il pénétra dans le
corridor d’entrée, laissant retomber derrière lui la demi-porte à
claire-voie, dont la sonnette faussée grinça faiblement.

Ce corridor, long de six à huit mètres, sans ouvertures latérales,
aboutissait à une cour, dans laquelle se trouvait, sur la droite, une
espèce de loge ou bureau, généralement désert.

Le prince se rappelait avoir vainement attendu, puis appelé, puis
erré dans les divers escaliers sales, avant d’avoir pu obtenir un
renseignement, lors de sa première visite.

Cet après-midi, toutefois, il aperçut dans la loge un visage renfrogné
de vieille, qui se dressa pour le dévisager. Sa tournure élégante
faisait événement dans un tel lieu.

—«Monsieur Escaldas est-il chez lui, madame?

—Certainement,» dit-elle, presque déridée par une grâce d’aspect et
de ton si peu coutumière en ces parages. «Monsieur peut monter sans
crainte. L’escalier A, à gauche, numéro 27.»

Elle ajouta, loquace:

—«J’ai porté moi-même, à une heure, le déjeuner de monsieur Escaldas.
Il m’a dit qu’il ne le prenait pas dehors parce qu’il attendait
quelqu’un, et qu’il ne bougerait pas tant qu’on ne serait pas venu.

—Parfait!» murmura Gilbert, qui se rappela le mot sur la carte.

Il ignorait que le Bolivien eût compté sur une autre visite que la
sienne. La concierge l’ignorait aussi. L’escalier A échappait, en
effet, presque totalement, à la surveillance de cette dignitaire du
cordon. Car il s’ouvrait de l’autre côté de l’entrée, symétriquement à
la loge, dans le bâtiment de façade, mais en arrière, sur la cour.

Deux étages, un long couloir avec des portes mal jointes, d’où
sortaient d’indéfinissables odeurs: laines crasseuses des ameublements
vétustes, parfums rancis, éther et tabac. Cela prenait à la gorge. Le
prince secoua sous son nez son mouchoir imprégné de fine violette.

Il découvrit le numéro 27, s’arrêta, frappa à la porte.

Point de réponse.

Gairlance frappa de nouveau, sans plus de succès.

«Voilà qui est curieux!» pensa-t-il. «Puisqu’il m’attend.»

Il regarda la serrure. Elle n’avait pas de bouton extérieur. Se
penchant un peu, il remarqua le point lumineux du trou, ce qui prouvait
que la clef n’était pas en dedans.

Il heurta plus fort.

—«Escaldas! Vous dormez? C’est moi, Gilbert!»

Une porte voisine s’ouvrit. Une femme avança la tête avec curiosité.
Voyant le charmant garçon qui restait en détresse, elle s’empressa,
se montra tout entière, en peignoir d’un bleu cru, garni d’horribles
dentelles cotonneuses, les pieds nus dans des savates.

Elle n’eût pas été laide, en paysanne ou en servante. Mais sa
fraîcheur commune, et même sa jeunesse, disparaissaient sous un atroce
maquillage. Une poupée de bazar à bon marché. La voix humaine sortant
de ce masque faisait un effet presque sinistre.

—«Vous demandez monsieur Escaldas?» fit-elle en minaudant. «Il n’est
pas sorti, j’en suis sûre. Car il a fait un vrai potin, cet après-midi.
Il a dû changer ses meubles de place.

—Vers quelle heure?

—Une heure et demie peut-être. Je le sais parce que j’ai reçu un ami
vers deux heures. Et je lui ai même dit: «J’espère bien que mon voisin
va enfin rester tranquille.»

—Mais monsieur Escaldas a pu sortir ensuite.

—Ça n’est pas probable. Je l’aurais entendu. Il frappe toujours sa
porte assez fort.

—C’est drôle,» dit Gilbert en regardant cette porte close.

Un sentiment bizarre l’envahissait. Le Bolivien lui avait recommandé
de ne pas venir entre une heure et trois. Cependant il ne sortait
pas, puisqu’il avait dit à la concierge qu’il ne bougeait point de sa
chambre. Pourquoi ce bruit, à ce moment, chez lui? A quelle occupation
tapageuse réservait-il donc ces deux heures?

Maintenant, dans l’esprit du prince, l’obstination avec laquelle
Escaldas avait cherché, la veille, à le rencontrer, le mot pressant
écrit sur sa carte et les circonstances d’aujourd’hui, formaient un
ensemble inquiétant.

Que se passait-il?

Sans éprouver des sentiments bien chaleureux pour le métis, Gilbert
avait trop étroitement lié partie avec cet homme pour se désintéresser
de ce qui pouvait lui advenir. D’ailleurs, que pouvait-il advenir à
Escaldas qui ne touchât à l’Affaire, objet de leur association?

Le prince qui, pourtant, n’espérait pas grand’chose, tout à l’heure,
de l’entrevue réclamée si instamment par son acolyte, commençait à y
attribuer de l’importance, maintenant qu’un hasard déconcertant la
reculait encore.

—«Je vais aller m’informer plus amplement auprès de la concierge,»
fit-il, comme se parlant à lui-même.

La poupée de bazar, sur la porte de laquelle on pouvait lire de loin
ces mots, en capitales azur sur fond rose:

 MADEMOISELLE ROSALINDE

s’offrit à faire la commission.

—«Ne redescendez pas, monsieur. Je vais chercher _mame_ Plu. Elle a
peut-être la clef du 27.»

La jeune personne s’élança avec une rapidité prouvant que ses
articulations étaient de qualité plus saine et moins factice que son
teint.

Elle revint d’une démarche alentie, réglant son impétuosité sur
l’ankylose de M^{me} Plu.

—«Je n’ai pas la clef,» dit la vieille concierge. «Mais je suis sûre
que monsieur Escaldas n’est pas sorti. Peut-être bien qu’il est malade.

—Personne n’est venu le voir?

—Personne qui l’ait demandé, toujours. Maintenant, il reçoit
quelquefois des dames de connaissance. Une supposition qu’une serait
montée tout droit, qui connaîtrait son numéro, et qu’elle soit là,
encore. Ça se pourrait bien qu’il ne veuille pas ouvrir à cause d’elle.
C’est délicat.»

Gilbert pensa au: «Ne venez pas de une à trois.» Il hocha la tête.
C’était possible. Pourtant on approchait de cinq heures. Que diable!...

Malgré la claire journée d’avril, un perpétuel crépuscule envahissait
le corridor. Dans l’ombre relative, le trou de serrure du 27 brilla
plus distinct, comme un petit œil de clarté, sinistrement railleur.

M^{lle} Rosalinde, qui, évidemment n’avait pas reçu son éducation au
Sacré-Cœur ou à Saint-Denis, se pencha vers ce trou, y risqua un regard.

—«Oh!» s’écria-t-elle, triomphante, «je disais bien qu’il avait
bousculé ses meubles.

—Laissez voir,» fit la concierge, tandis que le prince, pris d’un
irrésistible intérêt pour cet espionnage de commères, tant les
surprises de la vie piquent la curiosité des plus dédaigneux, demandait
à Rosalinde:

—«Qu’avez-vous donc vu dans la chambre?

—Le lit est tiré au milieu, à la place de la table. Ça n’a jamais été
comme ça. Je le sais bien. J’ai assez souvent passé devant, quand sa
porte était ouverte.»

Le prince n’eut pas le temps d’apprécier la pudeur imprévue de la
dernière phrase, ni de se demander si M^{lle} Rosalinde avait des
raisons plus sérieuses de connaître l’orientation des meubles chez
son voisin. M^{me} Plu redressait presque agilement sa maigre échine
rhumatisante, dans l’émoi qui la bouleversait:

—«Ah! Seigneur... Seigneur Jésus!... Qu’est-ce qui lui est arrivé à ce
pauvre monsieur?... Y a de quoi vous tourner les sangs!...

—Quoi donc?... Mais je n’ai rien remarqué de si terrible,» s’exclama
Rosalinde, en se précipitant de nouveau sur la serrure.

—«Sa cervelle!... sa cervelle!...» gémit la vieille.

Un frisson d’horreur sillonna la chair de Gairlance.

Plus tard, malgré l’épouvante réelle qu’il devait éprouver ensuite, il
ne pouvait se rappeler sans un soubresaut nerveux le comique lugubre de
cette exclamation.

Des portes s’ouvrirent. Des gens parurent, dont les faces pâlirent au
cri de M^{me} Plu.

Mais elle continua, haletante:

—«Sa cervelle!... que je lui ai fricassée pour son déjeuner, et qui est
sur le tapis, à côté de l’assiette, avec le bondon de son dessert. Tout
est jeté là. Qu’est-ce qui s’est passé, mon Dieu?»

Le quiproquo manifeste laissait intact le mystère. Aussi les assistants
ne pensèrent-ils même pas à rire, lorsqu’ils surent que ce qui gisait
dans la chambre muette était une cervelle de mouton frite, et non la
partie pensante d’un être humain. Quelque chose de tragique avait dû
se passer là dedans, de l’autre côté de cette porte, dont la banalité
prenait tout à coup une physionomie poignante, avec l’obstination de
son panneau immobile, et le scintillement, à sa serrure, d’un petit œil
de lumière.

—«Il faut faire ouvrir cette porte. Je le prends sur moi,» déclara le
prince.

—«Je vais aller chercher mon mari,» dit M^{me} Plu.

Un temps se passa. Puis on vit arriver Hippolyte Plu, commissionnaire,
la plaque de cuivre au côté de sa veste comme un crachat de grand-croix.

Il hocha une bonne grosse tête grise, après avoir longuement regardé
la porte du 27. Puis il émit l’idée que ça n’avait pas de bon sens,
qu’il n’y avait pas de quoi se flanquer la frousse, que ses locataires
étaient libres d’aller se promener, ou même de cuver tranquillement
leur vin chez eux, après avoir fichu tout en l’air, sans qu’on eût pour
ça le droit de violer leur domicile.

—«Je ne m’en irai pas,» dit Gairlance, «avant qu’on ait ouvert. Allez
chercher le commissaire de police, si bon vous semble. Je vous dis que
je le prends sur moi.»

L’autorité de ses façons, la distinction de sa personne, en imposèrent.
M. Plu se rappela qu’il devait avoir une autre clef, ouvrant le 27.
Pendant qu’il allait la quérir, quelqu’un de plus curieux que les
autres ramena le serrurier d’en face.

—«Est-ce que vous êtes monsieur le commissaire?» demanda l’ouvrier au
prince de Villingen.

—«Allez toujours. C’est mon affaire,» répliqua celui-ci, qui
s’enfiévrait.

On entendit grincer les passe-partout. La serrure, très grossière,
fermée par la simple retombée automatique du pêne sans tour de clef,
s’ouvrit tout de suite. La porte, poussée en dedans, s’arrêta à moitié
de course contre un obstacle.

M^{lle} Rosalinde, plus preste que les autres, se glissa dans
l’ouverture.

Elle se rejeta en arrière, hurlant, les bras battant l’air, sa grosse
figure mal peinte convulsée d’un tel effroi que son masque artificiel
s’anima de vie intense, humaine, tragique. Une âme épouvantée surgit
sur cette face de poupée de bazar.

Les autres, effarés, hésitaient maintenant.

On soutint la pauvre fille, qui s’évanouissait.

Gilbert alors, le cœur lui battant jusque dans les oreilles, à coups
assourdissants, plus pâle que son plastron de chemise, fit un pas,
pénétra par l’entre-bâillement de la porte.

—«A l’aide!... à l’aide!... Un médecin!... Ce malheureux n’est
peut-être pas mort,» cria-t-il d’une voix qu’il crut retentissante, et
qui, presque éteinte, passant à peine ses lèvres, ne parvint qu’à ses
voisins immédiats.

Le désordre de la chambre était indescriptible,—spectacle d’autant
plus piteux, que la misère des meubles apparaissait davantage dans
leur bouleversement, comme apparaissaient, sur l’horrible papier, d’un
grenat flétri, les traces, noires de saleté ou jaunes d’usure, que ces
mêmes meubles y avaient marquées à la longue.

Mais l’abomination suprême n’était pas dans cette clameur hideuse et
muette des choses.

Contre la paroi du fond, au-dessus de l’endroit où se trouvait
d’habitude la tête du lit, le corps de José Escaldas dessinait une
effroyable pantomime raidie, suspendu par une forte cordelière bleue à
un crochet qu’on distinguait, près du plafond, dans la fausse corniche
peinte. Une convulsion d’agonie, en recroquevillant les jambes du
malheureux, l’avait laissé dans une position dansante, comme un pantin
dont on aurait tiré la ficelle. Sa face, remontée par la corde, était
un objet terrifiant... Gonflée, violacée, avec la langue jaillie au
dehors. Les yeux figés dans la sclérotique élargie semblaient encore
regarder, d’un surhumain, d’un atroce regard.

—«Qu’on coupe la corde!» balbutia Gilbert.

Ce bretteur, ce descendant de soldat, chez qui le courage physique
était naturel et spontané comme la respiration, ne pouvait surmonter
un étourdissement de faiblesse devant cette vision d’horreur, dans
l’écœurante atmosphère de ce lieu, et sous la suffocante poussée
des gens qui, s’amassant derrière lui, par la porte entr’ouverte,
l’écrasaient à moitié contre le châlit.

Une scène inénarrable se passait maintenant dans le corridor, qui, peu
à peu, s’emplissait des locataires et des voisins. Les femmes criaient
au secours. Les hommes se querellaient pour savoir si l’on devait
toucher à un pendu, même pour le sauver, avant l’arrivée du commissaire
de police. La vieille mère Plu faisait entendre un jappement monotone,
et semblait subitement hébétée.

Son mari montra quelque sang-froid. Avec l’autorité de ses
attributions, l’énergie de sa poigne, le concierge parvint à déblayer
un peu la porte et à pénétrer dans la chambre. Son premier soin fut
d’ouvrir la fenêtre. Une bouffée d’air, sinon pur, au moins à peu près
respirable, entra.

Cette manœuvre produisit sur le prince un effet salutaire. Il se
reprit, et, tirant de sa poche un canif, s’avança résolument dans
l’intention de couper la corde.

—«Monsieur,» lui dit le père Plu, qui palpait une des mains raidies,
«il est glacé. Que voulez-vous faire? Prenez garde. Pour atteindre la
corde, il vous faut écarter cette table renversée, relever une de ces
chaises... Vaudrait mieux laisser les choses en l’état.

—Allons donc! Notre devoir est de tout tenter pour rappeler ce
malheureux à la vie. On en a fait revenir de loin avec des tractions de
la langue.»

Le voyant décidé, les autres maintenant poussaient le lit, dégageaient
la porte, redressaient les meubles. Deux ou trois s’avancèrent pour
soutenir le corps, afin qu’il ne glissât pas à terre.

—«Voilà de la belle besogne!» grommela le portier. «Et tout cela
pour secouer un cadavre! Comment voulez-vous que les magistrats
reconnaissent ensuite s’il y a crime ou suicide? La distance au sol, la
façon dont les pieds avaient repoussé la table, la direction où elle
était tombée, toutes ces machines-là, c’est ça qui aurait pu montrer si
ce pauvre bougre s’est accroché lui-même ou non.»

Cette réflexion fit hésiter Gilbert, qui, monté sur une chaise, allait,
en se haussant, trancher la corde.

—«Vous êtes sûr qu’il est mort?» demanda-t-il. Car sa répugnance
l’empêchait de toucher lui-même à ces membres convulsés.

—«Pour être froid, il est froid,» dit le serrurier, qui, avec un maçon,
maintenait déjà le corps, attendant qu’il leur tombât dans les bras.

Mais, à cette seconde, une de ces hallucinations fréquentes devant
les visages d’où la vie vient de fuir, surprit Gilbert. Il crut voir
palpiter les paupières d’Escaldas. Avec une exclamation étouffée, il
éleva son canif, entama la solide cordelière, scia, non sans peine...

—«Hardi!... encore un peu!...» fit le maçon comme s’il commandait une
manœuvre sur son chantier.

Soudain, le pendu s’abattit, les bras jetés à droite et à gauche, la
tête oscillant comme une boule inerte, tandis que, sous le poids, les
deux ouvriers fléchissaient des jarrets.

On étendit Escaldas sur son lit.

A peine essayait-on de lui administrer gauchement les premiers soins,
qu’un médecin fut amené, suivi presque aussitôt par le commissaire de
police.

Le praticien eut bientôt déclaré qu’il n’y avait rien à faire. La mort
remontait à deux heures au moins.

Quant au magistrat, il inspecta sommairement les lieux et posa quelques
questions, de l’air du monde le plus dédaigneux et le plus détaché.
Quel intérêt pouvait offrir cette banale aventure? Un pauvre diable,
logé en garni,—et dans quel garni!—sans doute à bout de ressources,
à qui le vice, l’alcool, ont ôté tout ressort pour la lutte et le
travail, qui attache une corde à son ciel de lit, se passe la tête dans
le nœud coulant, et envoie promener d’un coup de pied la table sur
laquelle il s’était juché pour cette opération, cela se voit tous les
jours, et ça n’a de conséquence vraiment regrettable que de déranger
les commissaires de police.

Toutefois, le point de vue du fonctionnaire changea quand il se fut
avisé d’interroger le jeune homme qui, venant rendre visite au suicidé,
avait amené la découverte lugubre.

—«Votre nom, monsieur?» demanda-t-il.

—«Gilbert Gairlance, prince de Villingen.»

La voix eut beau se faire basse, les plus proches entendirent, et le
mot: «Un prince!... un prince!...» vola de bouche en bouche, à travers
le corridor et l’escalier, jusqu’à l’attroupement, dans la rue.

Le commissaire de police leva les sourcils, étonné.

—«Sans doute, vous apportiez quelque secours à ce malheureux?

—Mais non. José Escaldas n’était pas dans le dénûment. Ce n’est
certainement pas par misère qu’il s’est tué. Il travaillait pour le
compte de gens qui ne l’eussent pas laissé sans pain. Cet homme est un
Bolivien, ancien intendant du marquis de Valcor.

—Oh!» s’écria le commissaire, «serait-il l’Escaldas du procès Valcor?

—Lui-même.

—L’auteur de la fameuse lettre fausse?»

Gilbert se tut.

—«Ah! mais, voilà qui est différent,» reprit le magistrat. «Je vais
faire transporter le corps à la Morgue, aux fins d’autopsie, mettre
ici les scellés... Je ne pense pas que cette mort ait une grande
signification. Le diffamateur s’est fait justice. Mais enfin...»

L’évidence de cette réflexion tomba lourdement sur l’âme de Gilbert.
L’émoi de l’horrible scène se calmait en lui. La signification en
surgissait nette, indéniable. Le suicide d’Escaldas, c’était la
justification définitive de Valcor, l’aveu du mensonge, désormais
démasqué, impuissant, sur lequel avait été échafaudée toute la
retentissante Affaire. L’inventeur de la fable calomniatrice, le
mystificateur audacieux, se voyant acculé à une catastrophe imprévue,
à une ignominieuse défaite, au châtiment sans doute, abandonnait la
partie en quittant l’existence.

«Et voilà de quelle savante gredinerie je me suis fait complice!...»
pensa Gilbert.

Lui, il avait combattu de bonne foi. Il avait été convaincu par cet
ensemble inouï de présomptions que lui présentait le métis. Il avait
été persuadé que le père de Micheline était un faux marquis de Valcor.
Il avait cru au bon droit de Marc de Plesguen. Mais qui en conviendrait
maintenant? Qui ne l’accuserait d’avoir participé sciemment à un
complot de bandits? Qui ne le mettrait, lui, petit-fils du vainqueur
de Villingen, au rang de ce vil produit de races inférieures, de cet
être dépourvu par naissance de toute moralité, de celui qu’il nommait
plaisamment, mais avec un si véritable dédain, «l’Inca».

Un accès de rage douloureuse saisit Gilbert. Il jeta sur le misérable
corps qui gisait là un regard de féroce rancune. Quel allié pour le
descendant d’un prince de l’Empire!

La conscience vague de son intime déchéance, de l’esclavage où le
tenaient sa paresse et ses passions, et qui l’avait conduit à prendre
un tel allié, n’était pas pour relever le jeune homme. Et, sur lui,
s’appesantissait encore la nauséabonde atmosphère de cette maison,
de ces murs, de ces souffles hors des bouches fardées ou des gosiers
brûlés d’absinthe,—car ils étaient peu nombreux, les travailleurs
honnêtes, parmi ceux que leur oisiveté rassemblait là, béants d’une
abjecte curiosité.

—«Permettez que je me retire, monsieur le commissaire,» dit le jeune
homme. «Voici ma carte, mon adresse. Je me tiens à votre disposition
pour une enquête. Mais vraiment, ici, en ce moment...»

Son geste exprima qu’il n’en pouvait plus.

—«Pardon... Quelques renseignements encore sur l’état des choses quand
vous avez coupé la corde.»

Quel supplice! Il fallut, avec le père Plu et le maçon, sous le regard
horrible et indéfinissable de cette tête tuméfiée, reconstituer à peu
près la disposition des meubles.

La table était là, renversée.

Escaldas avait tiré son lit au milieu de la pièce, afin de pouvoir
placer cette table au-dessous du fameux crochet. Mais pour y
atteindre, pour y fixer le bout de la cordelière bleue,—pièce à
conviction retenue par le commissaire de police,—il avait dû encore
rehausser d’une chaise la table insuffisamment haute. Cette chaise, on
la voyait plus loin, jetée à terre.

Les débris du déjeuner servi par la mère Plu s’étalaient sur le sol.
Escaldas y avait à peine touché.

On comprenait qu’en un pareil moment l’appétit lui eût fait défaut.

Ce qu’on arrivait moins à comprendre, c’était la façon désordonnée
dont le suicidé avait accompli son trépas. L’être le plus dégoûté de
la vie, le plus grossier, retrouve une espèce de respect de lui-même
dans le seul fait qu’il va s’anéantir. Sa résolution le rehausse à ses
propres yeux. C’est rare qu’il la suive jusqu’au bout sans un peu de
cabotinage, un apprêt de mise en scène. Du moins y procède-t-il avec
quelque convenance. Mais le saccage de la chambre, les meubles déplacés
comme en hâte, les aliments tombés avec la chute de la table, sans
qu’on les eût rangés ailleurs auparavant, l’idée de cet homme qui va
se pendre, et qui grimpe entre son assiette encore chaude et son verre
encore plein, sans quelque soin funèbre et mélancolique, éveillaient
une image de précipitation dans la mort, comme d’une attaque brusque de
folie.

—«Une telle violence ne serait explicable,» observa le commissaire,
«que si cette mort n’était pas l’effet d’un suicide.»

Gilbert tressaillit.

Si quelqu’un avait eu intérêt à supprimer Escaldas, un seul homme
pouvait être ce quelqu’un. Et alors?... La théorie se renversait. Les
preuves qu’aurait eues le Bolivien contre cette homme auraient donc été
bien redoutables!

—«Vous admettriez l’hypothèse d’un assassinat?» demanda le prince d’une
voix altérée.

—«Difficilement,» dit le magistrat, «D’ailleurs, si cette hypothèse
se base sur l’état des lieux, elle ne peut être considérée de façon
sérieuse. On a trop changé cet état des lieux, et il y a eu trop de
personnes dans la pièce, pour qu’une instruction en tienne compte.»

«Ainsi c’est moi,» se dit Gairlance, «c’est mon mouvement d’humanité
pour sauver ce malheureux, qui rendra peut-être impénétrable un
monstrueux mystère!»

Il ne songeait plus à s’éloigner, retenu maintenant par l’espoir qu’une
circonstance, un témoignage, pourrait changer les choses de face,
démontrer qu’Escaldas ne s’était pas tué, mais qu’on l’avait tué.

Ses yeux se portèrent sur cette forme effroyable, muette à jamais.
Le mort avait toujours son regard sans nom, et cette langue projetée
hors de la bouche, comme d’un damné qui ferait le geste de l’enfance
impudente et moqueuse. Raillerie de cauchemar... plus effarante
de ce qu’elle gardait véritablement un secret! Les jambes, à demi
pliées, avaient toujours leur attitude dansante. De quoi s’égayait-il
épouvantablement, ce spectre, qui, peut-être, était une victime? Un
arrêt de l’enfer le condamnait-il à ce simulacre de dérision devant la
duperie prodigieuse de sa mort?...

Spectacle insoutenable. Gilbert se détourna.

Il entendit alors qu’on interrogeait la concierge, les voisines
d’étage. Personne d’inconnu n’avait mis les pieds dans la maison depuis
midi, pour ce qu’on en savait, sauf un galant visiteur de Rosalinde,
un «type épatant», à ce qu’elle affirma. Déjà, la veille, il l’avait
suivie, ébloui de ses charmes. Et il avait, non sans peine, consenti à
patienter jusqu’à aujourd’hui pour faire plus ample connaissance.

L’effrontée se rengorgeait en parlant de sa conquête. Elle seule avait
vu le «type épatant». Mais, d’après les détails circonstanciés qu’elle
donna sur l’heure passée en sa compagnie, à en juger surtout par
l’enthousiasme reconnaissant qu’elle manifestait pour son empressement
amoureux, on dut renoncer à soupçonner d’un crime un individu capable,
à l’instant même, de tels exploits, qui supposent une liberté d’esprit
absolument incompatible avec les affres d’un meurtrier.

Une jeune personne de la même catégorie sociale que Rosalinde, et
demeurant sur le même palier, crut se rappeler d’abord, et bientôt fut
prête à jurer, qu’elle avait remarqué le tapage bizarre fait dans la
chambre d’Escaldas au moment même où elle venait d’entendre causer chez
Rosalinde.

—«Justement,» confessa la créature, avec son étrange candeur
professionnelle, «je me disais «Elle en a de la veine, Rosalinde, de
recevoir des visites à cette heure-ci!» Et patatras!... c’est alors que
j’ai sauté en l’air, par le fracas d’une table qui tombait.»

Après avoir répété deux fois cette version, toute fière de donner
son témoignage dans le drame, la donzelle n’en eût démordu pour rien
au monde. Sa sincérité était absolue. Seulement, d’avoir formulé si
nettement des impressions, d’ailleurs confuses, lui avait fait perdre
le pouvoir de se les rappeler dans un autre ordre. Qu’elle intervertît,
sans le vouloir, la succession des bruits, que ce fût chez Escaldas
qu’on eût parlé avant la chute de la table, et non pas, comme elle
croyait, chez Rosalinde, elle ne pouvait plus le vérifier dans sa
mémoire, ayant perdu à ce sujet tout sens critique, par le fait d’avoir
émis une affirmation.

La concierge répéta de son côté que M. Escaldas était sorti de ses
habitudes en se faisant apporter son déjeuner dans sa chambre,—une
cervelle frite et un bondon, avec une livre de pain et une
demi-bouteille de vin. Elle déclara qu’il avait l’air «drôle», qu’il
insistait sur son intention de rester chez lui pour recevoir quelqu’un.

—«Qu’entendez-vous par «l’air drôle»?» demanda le commissaire de police.

—«Embêté, quoi!» dit la concierge. «Et puis, impatient, hurluberlu...
Il ne tenait pas en place... Même que je lui ai demandé s’il avait des
fourmis dans les jambes. «Vous ne me direz pas ça dans quelques heures,
mame Plu,» qu’y m’a fait, «je serai bien tranquille.»

—«Ah!» s’écrièrent en même temps le commissaire et Gairlance.

Un tel mot parut décisif. Ceux qui l’entendirent ne pouvaient pas
savoir que l’infortuné s’énervait de ne pas avoir vu Gilbert avant de
se retrouver en face du «Beau Rouquin», et qu’il se consolait lui-même
en se disant que, de toutes façons, les choses s’arrangeraient sous
peu, le marché serait conclu et la victoire certaine.

—«Cette personne qu’il attendait, c’était vous, n’est-ce pas,
monsieur?» questionna le magistrat en s’adressant au prince de
Villingen.

—«C’était moi.

—Vous avait-il fixé l’heure?

—Il m’avait recommandé, très instamment, de ne pas venir entre une et
trois.

—C’est clair. Il réservait ce moment pour l’exécution de son sinistre
projet.»

Tout concourait à l’évidence. L’espoir, un instant apparu à Gilbert,
qu’il y avait eu assassinat, et que cet assassinat, une fois établi,
changerait la face de l’Affaire Valcor, vacilla, rentra dans les
ténèbres de l’insaisissable. Escaldas, sans doute à bout d’invention
et de mensonge, s’était vu perdu, s’était tué. Avec lui, la légende
mourait tout entière. L’histoire ingénieuse et romanesque d’un faux
marquis de Valcor se substituant au véritable, l’histoire qui avait
passionné le monde, était donc née de toutes pièces dans l’imagination
de ce demi-sauvage, dans ce cerveau, surchauffé jadis par le soleil des
tropiques, maintenant brisé, faussé, comme un mécanisme hors d’usage,
par le flot de sang qu’y avait chassé la corde brutale.

Peut-être l’auteur de cette fable inouïe l’avait-il crue, s’était-il
pris lui-même au piège de son désir et de sa haine. On ne joue pas
avec tant d’ardeur, et si longtemps, un rôle dans lequel on n’est pas
entré de bonne foi. Peut-être la découverte de son erreur avait-elle
affolé le Bolivien jusqu’au suicide. Quoi qu’il en fût, c’était bien
fini. Jamais Marc de Plesguen ne serait marquis de Valcor, jamais
sa fille Françoise ne serait châtelaine de la demeure historique,
des fermes, des bois, jamais elle n’aurait pour dot le patrimoine
héréditaire, grossi des intérêts composés,—fortune immense, même si
les millions d’Amérique en demeuraient distincts. Et jamais Gilbert
Gairlance, prince de Villingen, n’épouserait sans cette fortune une
fille qu’il n’aimait pas.

Les chimères de ces deux dernières années gisaient donc, grimaçantes
et mortes, avec le malheureux qui les avait fait naître. Et le peu de
crédit conservé naguère par le jeune viveur s’était usé jusqu’au bout
dans cette fâcheuse aventure.

Quand il sortit de l’horrible maison, quand il secoua le cauchemar
de tout à l’heure en même temps que le rêve de naguère, Gilbert se
retrouva en face de lui-même, seul, ruiné, diminué à ses propres yeux,
car, pour la première fois de sa vie, il réfléchissait à sa conduite.
Un abattement jamais éprouvé jusqu’alors fit fléchir son âme.

Dans sa détresse, il sentit sa pensée s’orienter comme s’orientent
toutes les pensées humaines,—chez les forts aussi bien que chez les
faibles, chez les insouciants aussi bien que chez les pusillanimes,—dès
que s’élève le souffle des regrets, ou dès que le cœur est mordu par
la souffrance. Il souhaita le refuge d’une tendresse douce, indulgente,
absolue. L’image de Bertrande s’évoqua en lui.

Il la vit, si dévouée, si aimante, si désintéressée, si sincèrement
humble. Et, avec elle, lui apparut aussi ce beau petit Claude, qui
était son enfant, à elle, et le sien, à lui-même.

Une émotion inconnue l’envahit.

Le prince Gairlance regarda autour de lui, dans les rues qu’il suivait
au hasard. Il s’aperçut qu’il avait marché vers le quartier, d’ailleurs
tout proche, de Clichy, où demeurait la pauvre ouvrière.

Le long après-midi d’avril rayonnait encore d’une clarté vive, dans
l’air piquant, presque froid.

«Elle doit être au logis, à travailler. Je vais la surprendre,» se dit
le jeune homme.

Et voilà pourquoi, rencontrant chez sa maîtresse celle qu’il pouvait
considérer comme sa fiancée, il en éprouva plus de saisissement et plus
de gêne que de consternation. Il venait, à l’instant même,—et sur quel
passage tragique!— de tourner cette page de sa vie. L’adieu de M^{lle}
de Plesguen pouvait-il le frapper, ou seulement l’émouvoir, après la
catastrophe dont tout son être restait horriblement secoué?

Il la laissa partir sans un mouvement de pitié, dans l’égoïsme de sa
frissonnante nostalgie, sans plus de pitié que n’en éprouvait Bertrande
elle-même, dans l’égoïsme de son amour.

Et Françoise s’en alla, seule pour toujours, déchirée de les avoir
vus ensemble, vainement soutenue par sa fierté, par le sentiment
d’avoir fait ce qu’elle devait faire. Une seule chose apaisait son
désespoir,—ce désespoir, profond comme le gouffre de sa vie à jamais
solitaire et vide. C’était la vision d’une figure d’enfant, la tiédeur
du petit corps qui persistait à ses mains, la douceur du petit front
qui caressait encore ses lèvres. Il l’avait appelé par un attrait
mystérieux, cet enfant d’un amour qui pourtant la torturait. Il
l’enveloppait d’un charme irrésistible. Il lui apparaissait comme la
raison suprême de son sacrifice.

Car la vie cruelle, malgré son apparente brutalité, garde cette
bienveillance mystérieuse de susciter autour des pires douleurs une
singulière effervescence de sentiments, même illogiques, qui empêche
l’âme de voir toute l’abomination de sa plaie,—jusqu’à ce que le temps
lui ait fait trouver la force de la regarder à nu. Mais alors elle n’en
mesure plus que la cicatrice.



XI

_DANS LA FORÊT MYSTÉRIEUSE_


AU bord d’une rivière dans la région des forêts du Haut-Amazone, un
village indien.

Une de ces mille rivières, un de ces mille villages, comme il en existe
dans cette contrée de végétation formidable. Des huttes de bois, de
l’eau obstruée de longues herbes. Le paysage est partout le même sur
des millions de kilomètres carrés.

Mais quel paysage!

La forêt vierge, la Selve, où s’enchevêtre le plus prodigieux fouillis
de verdure que fassent jaillir de la terre les rayons du soleil
tropical combinés avec l’humidité d’un réseau fluvial gigantesque. Des
arbres hauts comme des clochers de cathédrales. Des lianes qui les
enchaînent comme des arceaux entre des piliers. Toutes les hardiesses
des élancements et des courbes, toutes les grâces des onduleux
feuillages. Les fleurs en cascades. Les oiseaux plus éclatants que
les fleurs. Et, là-dessous, près du sol, une telle poussée de plantes
basses, des fougères si drues, des arbrisseaux tellement vivaces, tant
de germes élancés vers la vie en tiges impatientes, que nul être ne
s’y peut ouvrir un chemin, sauf de très petits quadrupèdes, tel que le
picari, fort de sa rude cuirasse, et les myriades de serpents, qui se
coulent dans l’inextricable massif.

La faune de la Selve est aérienne. Oiseaux splendides, aux ailes de
pierreries, singes agiles, rats grimpeurs, tout ce qui peut circuler
dans les hautes branches, où seulement il est possible de se mouvoir,
de respirer, pullule, chante et crie la joie de vivre. Au-dessous,
c’est l’étouffement et le silence. L’homme ne traverse ces solitudes
ou n’y peut habiter que grâce aux trouées de l’eau, fleuves, rivières
immenses, ou rios modestes, étroits canaux que les herbes obstruent,
sur lesquels les feuillages se recourbent en arceaux, mais que la
pirogue de l’Indien remonte ou descend avec une habileté incroyable.

Deux de ces pirogues s’avançaient sur la route aquatique vers une
pauvre agglomération de huttes.

Quelques-unes de ces huttes s’élevaient au-dessus de la rivière même,
soutenues par des pilotis. D’autres étaient construites sur la terre
ferme dans une espèce de clairière. Un étroit espace libre, figurant
la place publique de ce qui figurait si médiocrement un village, se
découvrait au centre.

Dans cet espace, des Indiens à peau cuivrée, à physionomie laide
et douce, à peine vêtus de pagnes faits avec la souple écorce d’un
de leurs arbres, se livraient à une occupation qui, pour des yeux
européens, pouvait paraître singulière.

Debout en cercle autour d’une sorte de bûcher qui flambait à l’air
libre, ils tenaient chacun une canne terminée en spatule. Par gestes
automatiques, chaque Indien plongeait cette spatule dans un baquet,
formé d’un tronc creux, et la retirait, chargée d’un suc blanchâtre,
à demi liquide, laiteux et lourd. Vivement il tendait son espèce de
longue cuiller dans la fumée du bûcher, et la faisait tourner entre ses
mains d’une rotation rapide. Dans ce mouvement, le suc s’arrondissait
en petite masse au bout de la canne et se solidifiait en même temps
sous l’influence de la chaleur. L’Indien trempait de nouveau dans la
cuve ce rudiment de boule, auquel s’attachait une nouvelle couche de
suc. Le bâton pivotait encore une fois rapidement au-dessus de la
flamme. La petite masse blanchâtre grossissait, accentuant sa forme
ronde. Et, quand l’opération s’était répétée un grand nombre de fois,
une sphère, double au moins d’une tête d’homme, commençait à faire
plier la canne de son poids. Le travailleur, alors, arrachait, non sans
peine, de cette masse solidifiée, l’espèce de cuiller en bois à long
manche, mettait de côté la boule ainsi obtenue. Puis, il recommençait,
tant qu’il restait du suc dans la cuve.

Pour les deux Français, un homme et une femme, qui, assis dans la
première des deux pirogues, observaient de plus en plus près cette
manœuvre, elle n’avait rien d’incompréhensible ni de mystérieux. Depuis
plusieurs semaines qu’ils parcouraient ces régions à la recherche
d’Hervé de Ferneuse, le Père Eudoxe et la comtesse Gaétane avaient
eu le loisir d’en connaître les mœurs primitives. Ils savaient que
l’épais liquide blanchâtre dont s’emplissaient les cuveaux était
une matière devenue indispensable à l’industrie moderne, et dont la
source naturelle jaillissait ici, abondante, inépuisable en apparence,
des sèves éternelles de cette forêt puissante et infinie. C’était
le _latex_, le caoutchouc frais, tel qu’il coule des veines de
l’arbre qu’on appelle là-bas le _serynga_. Et ces Indiens étaient des
_seryngueiros_.

Ils se glissaient de toutes parts dans les fourrés, avec l’agilité
des singes qui y habitent, pour récolter le suc précieux. Puis ils
le rapportaient au village, en formaient ces boules durcies, que
leurs pirogues portaient ensuite vers Manaos. A travers plusieurs
intermédiaires, elles arrivaient enfin dans cette ville, le plus grand
marché de caoutchouc de l’Amérique du Sud.

M^{me} de Ferneuse et son compagnon savaient aussi que cette façon
barbare d’exploiter le caoutchouc est encore la seule qui se pratique,
sauf dans la Valcorie, ce domaine particulier, grand comme un petit
État. Là, le génie du fondateur avait substitué la récolte méthodique
du _latex_ au saccage des arbres, et l’action des machines, pour sa
solidification, à la longue spatule rudimentaire, au feu de bois et à
la naïve gymnastique de l’Indien.

Mais ni la comtesse ni le Père octavien ne se souciaient des
perfectionnements industriels mis en œuvre par les directeurs et
les ingénieurs de Renaud de Valcor. S’ils n’avaient pu éviter
de voyager sur ses terres, c’est que ces terres immenses, mal
délimitées, contenaient les seules routes ouvertes récemment dans la
compacte solitude forestière, et les cours d’eau rendus navigables
pour y pénétrer plus facilement. La Valcorie n’était pas une
enceinte close par des barrières. C’était un morceau de la Selve,
un morceau qui s’étendait sans cesse avec les travaux civilisateurs
de son propriétaire, avec la puissance et la vigilance de son
armée d’intendants. Mais, du moins, les deux compagnons de route
s’étaient-ils gardé d’entrer dans Renaudios, l’établissement central,
véritable petite cité, chef-lieu de la colonie. Ce n’est pas là qu’ils
trouveraient Hervé.

Dès leur arrivée dans l’Amérique du Sud, ils avaient sans peine
suivi la trace du jeune homme. Accomplissant la même route que lui,
de Buenos-Ayres à la Paz, ils rencontraient partout des gens ayant
accueilli ou escorté le joli Français doré, l’_El-dorado_, comme on
l’avait surnommé plaisamment, à cause de sa charmante coiffure, un
peu romantique, la grosse mèche blonde retroussée sur le front. Ce
surnom d’_El-dorado_ changeait là de sens, dans ce pays où il désigna
le maître fabuleux des richesses aurifères, au temps de la conquête
espagnole. Les cheveux du jeune comte de Ferneuse, cette toison
tassée sur le crâne en courtes ondes dorées, frappaient ces brunes
populations, aidait leur mémoire, sous l’éveil des questions.

A la Paz encore, il fut facile de reconstituer quelques pérégrinations
du voyageur.

De cette capitale de la Bolivie datait la dernière lettre adressée par
Hervé à sa mère. Il l’informait alors qu’il y attendait Mathias Gaël,
le contrebandier breton, chargé par le marquis de Valcor d’une mission
mystérieuse, et dont il devait surveiller les démarches.

Mathias était parti bien avant lui. Cependant tout donnait à croire
que le premier des deux voyageurs avait rencontré sur sa route des
retards considérables. Accident, maladie, ou attaque de pillards. S’il
était parvenu au but, il s’y trouvait dans des conditions de secret et
d’incognito qui rendaient la tâche d’Hervé bien difficile. Le jeune
comte attendait, s’enquérait, observait.

Tel était le dernier bulletin à sa mère, après lequel commença le
silence dont s’était affolée M^{me} de Ferneuse.

Maintenant, c’était elle qui, à son tour, cherchait son fils disparu.

Le Père Eudoxe l’accompagnait.

N’était-ce pas, pour le missionnaire, le meilleur début de son œuvre
sainte, que d’aider et de protéger cette femme à travers les obscures
régions de sauvagerie où il rêvait d’apporter la lumière? En elle, les
tourments de la mère et le repentir de la chrétienne l’avaient ému.
Puis sa curiosité psychologique de manieur d’âmes se prenait au drame
étrange dont Gaétane était l’héroïne, à l’énigme passionnante dont elle
poursuivait la solution.

Pour M^{me} de Ferneuse, nul guide n’aurait valu ce moine, intrépide
comme un soldat, fin et avisé pour avoir tant étudié l’homme, et
connaissant déjà,—car il y était venu dans sa jeunesse,—le pays qu’ils
parcouraient. Le religieux parlait même les principaux dialectes
indiens. Car il se préparait de longue date à suivre son impérieuse
vocation.

—«Voilà le village de mes pères,» dit un jeune garçon, à la peau de
cuivre, aux yeux noirs un peu obliques, au nez camus, aux lèvres
épaisses et aux longs cheveux huileux, qui se trouvait dans la première
pirogue.

La seconde était occupée par une escorte guerrière appartenant à la
même tribu.

Ces Indiens sont fidèles. Quand ils ont accepté, moyennant une
rétribution, d’ailleurs dérisoire, de veiller à la sécurité d’un
voyageur, ils se feraient tuer pour lui, alors que, différemment, ils
l’eussent dépouillé ou torturé sans scrupule.

C’est sur les indications de l’adolescent qui venait de parler que
le Père Eudoxe et M^{me} de Ferneuse s’avançaient aussi loin dans la
région des forêts. Un espoir extraordinaire faisait battre le cœur
maternel. Ce jeune Indien, rencontré par hasard, et interrogé, comme
tant d’autres de qui les renseignements avaient été nuls ou erronés,
prétendait, lui, avoir vu l’étranger aux cheveux d’or.

—«Ce sont mes frères qui le servaient de leur sang,» dit-il. «Mais ils
furent attirés dans un piège. Presque tous périrent. L’homme blanc fut
blessé, après s’être battu comme un épervier de la montagne. Celui des
miens qui resta debout l’a emporté dans notre village.»

Quelle émotion s’empara de Gaétane, après sa lente navigation sur le
rio plein de méandres, où l’on avait passé devant plusieurs campements
de même aspect, lorsque enfin le jeune Indien déclara:

—«Voici les huttes de mes pères.»

Lorsque les pirogues touchèrent à la rive, aussi près du moins qu’elles
en purent approcher dans le hérissement des roseaux, les travailleurs
du caoutchouc jetèrent de leur côté un regard indifférent, sans se
déranger de leur tâche.

La vue des visages blancs n’était pas pour les surprendre. Ils ne s’en
fussent inquiétés que s’ils avaient aperçu des étrangers seuls. Mais
la présence autour de ceux-ci de gens de leur race les rassurait.
Quant à la robe du moine, et à l’espèce de court costume de chasse qui
laissait voir les chevilles guêtrées de la comtesse, c’étaient là des
détails à peine discernables pour ces êtres primitifs. Les blancs leur
apparaissaient dans des tenues trop variées pour qu’ils s’attachassent
à de telles nuances. La complication même des vêtements finissait par
leur produire un effet d’uniformité.

Le Père Eudoxe, avec sa figure énergique, sa haute taille, sa robe
grise troussée dans une large ceinture de cuir, où l’on distinguait un
revolver, un fort couteau de chasse et une pochette à cartouches, en
imposait à ces barbares.

Il voulut mettre pied à terre seul, d’abord. M^{me} de Ferneuse, malgré
son désir ardent de descendre, de courir vers ces humbles demeures, où,
peut-être, se trouvait son fils, fut obligée de lui obéir. Car elle ne
pouvait gagner la rive que portée sur les épaules d’un des hommes, à
moins qu’on ne fît accoster à sa pirogue la terrasse de bois d’une des
cabanes sur pilotis. Mais l’un ou l’autre de ces moyens exigeait une
négociation préalable pour s’assurer de la bienveillance des habitants.

Elle vit le moine se faire porter au bord par deux Indiens, qui
barbotèrent dans les roseaux, mouillés jusqu’à la ceinture. Avec son
autorité naturelle, il s’avança vers les hommes qui travaillaient
le caoutchouc, et, par sa façon dominatrice de leur parler, fixa
rapidement leur attention.

M^{me} de Ferneuse, debout dans la pirogue, haletante d’espoir et
d’angoisse, tâchait de deviner par leurs gestes le sens d’un dialogue
incompréhensible pour elle. D’ailleurs, elle n’en aurait d’aucune
façon saisi les paroles, couvertes qu’elles étaient par un bruit de
gémissements, sorte de lamentation monotone et continue. L’idée de son
fils blessé, agonisant peut-être, lui fit chercher anxieusement d’où
provenaient ces plaintes. Elle aperçut alors, contre l’une des huttes,
derrière l’un des cuveaux de caoutchouc, deux Indiens, étendus à terre
sur une couche de feuillage, et qui paraissaient beaucoup souffrir,
à en juger par leurs cris, leurs contorsions, et l’empressement de
quelques femmes, occupées à leur prodiguer des soins.

Après un moment de pourparlers, le Père Eudoxe revint vers la pirogue,
avec des signes rassurants, et un sourire de joie dans sa barbe grise.

—«Mon fils?...» cria la comtesse.

—«Il vit.

—Ah! Dieu bon!... Est-il dans ce village?

—Je le crois.

—Oh! faites-moi aborder!... Laissez-moi courir!...

—Un peu de patience, madame. Écoutez.»

Le religieux se rapprocha davantage de l’embarcation. Et il se mit
en devoir de raconter à Gaétane ce qu’il venait d’apprendre, tandis
que les calmes Indiens demeuraient impassibles, les uns immobiles sur
la rive ou dans les pirogues, les autres reprenant la fabrication de
leurs boules en caoutchouc, sans même regarder davantage ces êtres si
différents d’eux, et qui s’entretenaient dans une langue inconnue.

—«Voici,» dit le moine. «J’ai eu de la peine à tirer de ces gens
quelques renseignements. Ils sont la défiance même, surtout quand
il s’agit d’un étranger qu’ils ont accueilli. Leur hospitalité est
admirable. Elle est d’ailleurs intéressée. Car ils se figurent que
leurs dieux indignés anéantiraient un village où l’hôte aurait encouru
quelque péril. Grâce à la présence avec nous d’hommes de leur tribu, et
surtout à l’intervention de ce jeune garçon, qui nous mena ici, j’ai
pu savoir quelque chose. Mais soyons prudents. Ne heurtons pas leurs
coutumes.

—Pour l’amour du ciel, dites!... Que savez-vous d’Hervé?

—Un jeune homme dont la description répond à celle que vous m’avez
faite de votre fils est arrivé ici il y a un certain temps, plusieurs
mois, si j’ai bien compris. Il était blessé. On n’a pas pu le guérir
entièrement...

—Il a souffert si longtemps!... Le sauverons-nous, mon Dieu?...

—Ces individus que vous entendez se lamenter là-bas, couchés sur un lit
de feuilles, ont pris son mal par des sortilèges, et ce sont eux qu’on
soigne pour qu’il guérisse.

—Quelle insanité! Où est-il?...

—Je n’ai pu l’apprendre encore.

—Mon Père, fouillez ces huttes! Ou plutôt, non. Qu’on m’aide à
descendre! J’y vais moi-même.»

Elle allait sauter de la pirogue. Déjà elle enjambait le rebord,
s’élançait dans l’eau et dans les roseaux. Un cri du Père Eudoxe
l’arrêta.

—«Prenez garde, madame! Vous perdez votre fils.

—Que voulez-vous dire?» balbutia-t-elle, sans oser faire un mouvement
de plus.

—«Vous l’exposez doublement, par une hâte si peu mesurée. D’abord, si
vous le surprenez à l’improviste, une émotion tellement foudroyante
peut lui être funeste. Songez qu’il souffre depuis des mois d’une
blessure non soignée, qui doit le maintenir dans un état d’abattement
et de fièvre. Mais le pire danger serait d’irriter ces barbares, d’agir
à l’encontre de leurs usages, de froisser leur sauvage fierté. Pénétrer
malgré eux dans leurs cabanes! Y pensez-vous? Votre fils perdrait de
ce fait sa qualité d’hôte, et serait sur-le-champ mis à mort. Je vais
vous amener à terre, madame, mais à la condition expresse que vous
dominerez des sentiments si compréhensibles, et pourtant si périlleux.
Promettez, je vous en supplie, de suivre mes conseils.

—Je sens trop la raison qui les dicte. Je vous obéirai,» fit-elle.

Sur l’ordre du Père Eudoxe, des Indiens de l’escorte transportèrent la
voyageuse à la rive.

Elle remarqua aussitôt deux femmes, ayant sur l’épaule de petits
enfants, et qui, plus curieuses que les autres, la considéraient avec
une espèce d’admiration méfiante.

—«Dites-leur que je suis mère comme elles,» s’écria la comtesse
en s’adressant à l’octavien. «Ce mot les attendrira. Voyez comme
les petits bras de ces enfants s’attachent câlinement à leur cou.
Dites-leur que je cherche mon fils. Elles auront pitié de moi!»

Tout en parlant au moine, Gaétane commentait aux femmes ses paroles par
une mimique involontaire. Elle souriait aux bébés à peau de cuivre, et
leur tendait les mains, tandis qu’une ardente imploration se lisait
dans ses yeux pleins de larmes.

Sa beauté, sa tristesse et sa douceur devaient agir même sur ces
créatures bornées. L’une d’elles détacha la courroie de lianes qui
maintenait l’enfant sur son épaule, saisit le petit corps nu, et le
tendit vers l’étrangère avec un évident orgueil maternel. Mais elle
bondit en arrière comme une biche effarée, quand celle-ci fit mine d’y
toucher.

Cependant le Père Eudoxe traduisait aux Indiens la prière angoissée
de Gaétane. C’est elle qui avait eu l’intuition juste. Quand ces
primitifs surent qu’ils avaient devant eux une mère qui réclamait
son enfant, ils s’émurent. Leurs sentiments étaient d’autant plus
forts d’être plus rares et plus élémentaires. Celui de la famille, en
général, de la maternité, en particulier, emplissait leur âme simp
seul chemin à peu près praticable. Entre la grande végétation et la
rive proprement dite, une zone encombrée de fougères et de plantes
aquatiques se laissait parcourir, non sans le risque d’enfoncer
quelquefois dans la vase. Puis, enfin se présenta la voie par laquelle
on pouvait pénétrer dans la région formidable des arbres et des lianes.
Cette voie, naturellement, était un cours d’eau,—un affluent étroit,
que la caravane se mit à remonter en marchant au milieu de son lit.
L’eau montait aux chevilles, aux genoux, parfois plus haut.

Bravement, M^{me} de Ferneuse voulut se déchausser pour imiter ses
nouveaux amis. Le moine s’y opposa. Quand l’ordre qu’il donna eut été
compris, ce fut à qui des Indiens porterait l’étrangère. Deux à la fois
la soutenaient, assise sur leurs bras entrelacés.

Ensuite, ce fut une espèce de sentier à peine frayé. Puis une
clairière, autour d’un marécage.

Un peu avant, Eudoxe dit à la comtesse:

—«J’aperçois une trouée entre les arbres. Il me semble même distinguer
quelques huttes. Laissez-moi vous devancer, madame. Si l’homme blanc
n’est pas votre fils, l’affreuse déception vous doit être un peu
ménagée. Si c’est lui, votre soudaine apparition lui causerait un émoi
au-dessus des forces humaines.»

C’était juste. A de telles distances de la patrie et de toute
civilisation, dans ce monde de dangers et de verdoyants abîmes, voir
surgir brusquement celle dont la pensée sans cesse présente fait de
l’être le plus fort un enfant, cette mère qu’il appelle et qu’il
désespère peut-être d’embrasser avant de mourir, il y a de quoi faire
éclater un cœur de surprise et de joie.

M^{me} de Ferneuse s’assit en tremblant sur une puissante racine d’un
des géants de la forêt. Elle cacha son visage dans ses mains, et
attendit.

Quelle attente!

Son compagnon ne tarda pas à revenir. Elle l’avait cru parti depuis des
heures.

—«Madame, réjouissez-vous!» cria-t-il du plus loin qu’il put se faire
entendre.

Elle se dressa, puis retomba tout à coup. Mais sa défaillance fut
passagère. Il avait besoin d’elle, celui qui languissait là.

—«Ne vous hâtez pas trop, madame. Écoutez-moi,» dit le Père Eudoxe,
lorsqu’il se fut approché.

Elle pâlit. Quel air grave le moine prenait maintenant! Qu’allait-il
lui apprendre?

—«Hervé est malade? estropié? mourant?

—Rien n’est perdu... Je vous assure. Nous le sauverons. Mais nous
arrivons juste à temps,» dit l’octavien.

Il expliqua ce qu’il avait cru discerner dans un examen rapide. Le
jeune comte de Ferneuse souffrait d’une blessure au-dessus du genou.
Une balle devait y être restée, causant une espèce de paralysie de la
jambe. Mais il y avait autre chose. Cette blessure et l’atmosphère du
marécage, sous le chaud étouffement des arbres, le maintenait dans un
état fébrile persistant où s’usaient ses forces et sa volonté. Sans
doute, là était la cause de cette inertie qui le retenait depuis une
période indéterminée, mais certainement longue, dans son étrange
asile. Il y paraissait heureux.

—«Mais,» ajouta le moine, «nous ne pourrons pas nous rendre compte,
ce soir, de son véritable état d’esprit. Tous les jours, avant le
coucher du soleil, votre fils est pris d’un léger accès de délire. Je
l’ai trouvé dans cette phase. Elle ne durera pas. Les Indiens m’ont
rassuré à ce sujet, en m’expliquant le cas à leur façon. Ils m’ont dit
que j’arrivais au moment où l’âme du blanc est absente. Les dieux,
prétendent-ils, l’emmènent ainsi chaque soir dans son pays, pour que le
regret des siens ne lui soit pas trop amer.»

M^{me} de Ferneuse éclata en sanglots.

—«Mon enfant!... Mon pauvre enfant!» soupira-t-elle.

—«Courage! Vous le savez, j’ai quelques connaissances en médecine. Je
vous réponds de le tirer de là. Maintenant, venez le voir.

—Me reconnaîtra-t-il seulement?

—Qui sait?... Mais, de toutes façons, c’est une affaire d’heures.
Bientôt il aura cette immense joie.

—Est-ce bien sûr? Ne me préparez-vous pas à apprendre qu’il a perdu la
raison?...

—Non, non, madame. Par le saint nom du Christ... je vous ai dit
l’exacte vérité.»

Cette vérité était suffisamment lugubre. Quand M^{me} de Ferneuse vit
son Hervé, cet être si délicat et si beau, âme d’élite, cerveau de
savant, élégant type du gentilhomme, aujourd’hui assis au seuil d’une
cabane de sauvages, demi-nu comme les êtres qui l’entouraient, ses
cheveux blonds épars en longs anneaux jusque sur son cou et se mêlant
à sa barbe nouvellement poussée,—ce qui, avec sa maigreur et son teint
de cire, lui donnait l’aspect d’un Christ descendu de la croix,—quand
elle rencontra le regard vide de ses yeux bleus, qui se posaient sur
elle sans un éclair d’étonnement et de bonheur, quand elle entendit ses
divagations douces, elle fut saisie par une crise d’horrible désespoir.
Elle se maudit tout haut d’avoir envoyé son fils dans ce pays meurtrier.

Le Père Eudoxe s’efforça encore de la rassurer, tout en ouvrant une
petite trousse de pharmacie apportée par lui jusque-là. Il prépara une
dose de quinine.

Mais, tout à coup, la voix d’Hervé s’éleva:

—«Pourquoi pleurez-vous, ma mère chérie? Je savais bien que vous
viendriez. Car, à cette heure-ci, tous les jours je vous vois. Cette
fois, ce n’est pas mon rêve, c’est bien vous. Nous allons être
heureux. Vous n’imaginez pas comme la vie est délicieuse au sein de la
nature, avec ces Indiens dévoués et bons. Mais n’avez-vous pas amené
Micheline? Elle seule me manquait, avec vous. Quand elle sera ici, je
ne demanderai plus rien à la destinée.»

Gaétane le serrait dans ses bras, heureuse qu’il l’appelât sa mère,
fût-ce dans l’inconscience du délire.

—«Vous retrouverez un peu de ces sentiments, même lorsqu’il sera
de sang-froid,» expliqua le moine. «La douceur de la vie sauvage
engourdit et captive les nôtres, quand ils s’en trouvent enveloppés
quelque temps, surtout dans une période d’affaiblissement physique.
Beaucoup de religieux, qui ont suivi des expéditions armées au centre
de l’Afrique, m’ont raconté ce fait. Des soldats européens ayant trouvé
momentanément asile chez des indigènes, regrettaient d’être ensuite
rapatriés, prétendaient avoir passé parmi ces naïves peuplades les plus
heureux jours de leur vie.»

La nuit tombait. On ne pouvait songer à regagner les pirogues où se
trouvaient les couvertures, les vêtements de rechange, les provisions.
D’ailleurs, M^{me} de Ferneuse eût bravé toutes les privations plutôt
que de quitter son fils.

C’est alors qu’elle put expérimenter la générosité, la délicatesse
d’âme, l’hospitalité charmante des êtres sans culture chez qui son
extraordinaire aventure l’avait amenée. De tels sentiments ne sont pas
le fruit de la civilisation. Au contraire, l’orgueil et le bien-être
les étouffent souvent chez une humanité trop comblée. Ces pauvres
Indiens s’appliquèrent à la servir avec une timidité silencieuse qui
donnait plus de prix à leur bonne grâce. Une hutte fut disposée pour
elle avec le confort relatif que comportait leur dénûment. On étendit
des feuillages frais pour sa couche. On apporta pour son souper des
noix de coco, des gousses de l’arbre à pain et des baies succulentes,
dont ses hôtes mangèrent d’abord devant elle, pour la persuader qu’elle
pouvait s’en nourrir sans danger.

Mais ce qui la toucha le plus, ce furent les soins qu’ils prodiguèrent
à son fils, en la regardant comme pour lui dire: «Vois... il nous est
cher.»

Ces soins furent d’ailleurs, désormais, dirigés par le Père Eudoxe.
Le moine, qui s’était annoncé comme sachant un peu la médecine, la
connaissait en réalité fort bien. Il possédait, comme la plupart des
missionnaires de son ordre, le diplôme d’officier de santé. En outre,
sa grande habileté de main lui avait déjà permis de pratiquer des
opérations urgentes. Il déclara que, dès le lendemain, quand on aurait
transporté Hervé jusqu’aux pirogues, où se trouvaient ses instruments
et ses préparations antiseptiques, il extrairait la balle qui, chez le
malade, paralysait l’articulation du genou.

Gaétane se retira, un peu plus tranquille, sous l’abri rustique préparé
pour elle. L’octavien resta auprès du jeune comte de Ferneuse.

Les Indiens qui n’étaient pas repartis pour leur village s’endormirent
çà et là, dans les lits profonds des lianes et des fougères, après
avoir allumé au bord de l’étang des feux qui devaient tenir à distance
les moustiques et les serpents, et que chacun d’eux veilla tour à tour.

Et les chaudes ténèbres et le silence infini de la forêt vierge
descendirent sur ces cœurs ingénus, que l’amour et la bonté faisaient
si semblables, sous l’épiderme blanche comme sous la peau de bronze.



XII

_LA DÉFAITE_


HERVÉ de Ferneuse, entre sa mère et le Père Eudoxe, eut bientôt
recouvré la santé. Quand les soins les plus immédiats lui eurent été
donnés dans le village de ses amis indiens, on s’occupa de l’emmener
vers un lieu plus salubre et où rien ne manquerait des conditions
indispensables à sa guérison.

Malgré la sensation bienfaisante, presque miraculeuse, dont
l’emplissait la présence de sa mère, et sa reconnaissance éblouie
d’un si héroïque dévouement, le jeune homme ne quitta pas sans regret
l’asile primitif, où il avait passé les jours dans une langueur
voluptueuse, analogue au rêve d’un mangeur d’opium. Avec des larmes
dans les yeux, il embrassa les humbles êtres qui avaient tâché de lui
donner le bonheur tel qu’eux-mêmes le concevaient.

Assis à l’arrière de la pirogue, il regarda s’effacer dans la
profondeur verdoyante leur groupe assemblé sur le rivage et les
cabanes brunes sous lesquelles l’eau palpitait entre les piloris.
Une mélancolie lui étreignait le cœur. Débile encore et prompt à
l’attendrissement, il éprouvait la nostalgie des heures à jamais
mortes, qui ne reviendraient plus bercer sa nonchalance fiévreuse
sous la magnificence des feuillages, dans une ivresse de chaleur et
de silence, de couleurs et de parfums, parmi la dévotion de créatures
naïves.

Un peu plus tard, dans la plénitude de ses forces recouvrées, il devait
mal comprendre son état d’âme actuel. Vivre, ce serait de nouveau pour
lui l’action, la pensée, l’amour, le progrès. Pour le moment, c’était
l’abdication de l’orgueil, la passivité du songe, et cette indifférence
fataliste, dont la Nature engourdit le cœur de l’homme partout où
elle se déploie trop grandiose et trop puissante. Les chartreuses
chrétiennes, les monastères bouddhiques, les thébaïdes des solitaires
de toutes les religions, n’ont été possibles que dans les déserts, les
forêts ou les montagnes, partout où la voix éternelle de la Nature
s’élève plus haut que les clameurs éphémères des passions.

—«Mon Hervé,» dit M^{me} de Ferneuse en pressant la main de son
fils, «nous reviendras-tu complètement? Cette vision d’un monde trop
différent du nôtre ne te laissera-t-elle pas quelque dédain de la
pauvre existence humaine, si factice et si vainement agitée?»

Il sourit, ne répondit pas. Mais la tendre gratitude du regard la
rassura.

Cependant le jeune comte de Ferneuse n’avait pas encore raconté
par quelle aventure il se trouvait si avant dans la Selve, chez les
Indiens, avec cette balle en pleine chair, qui, en lui paralysant la
jambe, en le minant de fièvre, le condamnait certainement à mourir là,
loin de la civilisation, loin des siens, si le dévouement maternel
n’était venu le sauver d’une fin imminente.

Aussi bien ne recouvra-t-il pas tout de suite assez de lucidité,
d’intérêt aux événements, et même de mémoire, pour faire ce récit.
Mais, au cours du voyage de retour vers la plus proche ville de la
Bolivie, ses facultés se réveillèrent l’une après l’autre.

Il fut assez long, ce voyage en pirogue et en canot, puis à dos de
mulet, car on contourna la Valcorie, alors que le plus court chemin eût
été de la traverser.

Enfin, le jour arriva où, sur le balcon d’une maison de style espagnol,
au flanc d’une colline boisée, au-dessus d’un joli éparpillement de
toits roses, dans la verdure, Hervé redevenu lui-même, dit à sa mère et
au Père Eudoxe ce qui lui était arrivé.

L’histoire fut simple et brève.

Le jeune homme, venu en ce pays pour découvrir et déjouer les
ténébreuses démarches dont Mathias Gaël était chargé par Renaud de
Valcor, avait fini, non sans des péripéties et des difficultés inutiles
à relater, par rejoindre le contrebandier breton. Dédaigneux du rôle
d’espion ou de policier, il alla droit à cet individu. Ouvertement, il
lui déclara ses intentions.

—«Je sais,» lui annonça-t-il, «que vous êtes ici pour une louche
besogne. On vous a promis de l’argent pour l’accomplir. Moi, je vous en
offre le double pour m’y associer. Ce que vous cherchez en ce pays, je
le cherche moi-même. Voulez-vous travailler pour mon compte et renoncer
à servir les mauvais desseins de qui vous envoie?»

Mathias Gaël repoussa cette proposition avec fureur. Il ne nia pas ce
qu’on affirmait, car il n’avait nulle finesse. Mais il ne consentit pas
à trahir, car il n’était pas vil.

—«Bien. Je préfère cela,» riposta le comte de Ferneuse. «Entre nous,
c’est donc la guerre ouverte. Sachez ceci: Où vous irez, j’irai. Ce
que vous entreprendrez, je l’entreprendrai à côté de vous. Et si vous
découvrez devant moi ce que vous êtes chargé de rapporter en Europe, je
vous le disputerai les armes à la main. Celui de nous qui s’emparera du
gage mystérieux ne s’en saisira qu’en enjambant le cadavre de l’autre.»

A ce point du récit, M^{me} de Ferneuse s’écria:

—«Mon vaillant Hervé! mon pauvre enfant! Mais ce n’est pas à une lutte
pareille que j’avais cru t’envoyer. Pourquoi ne requérais-tu pas l’aide
de la police, ne faisais-tu pas surveiller cet homme par des argousins
quelconques? On m’a dit qu’en ces pays tout se paie. D’ailleurs, ce
personnage devait paraître suspect aux autorités elles-mêmes?

—La police? les autorités?» répéta Hervé en souriant. «Vous ne savez
pas, ma mère, ce que sont ces pays, où la vie humaine ne compte guère,
où chacun se fait justice à soi-même, et s’en tire ensuite avec
quelques piastres. Ici, l’ordre ne règne qu’en apparence. On y pratique
presque en toute liberté les vices et les vertus de la vie primitive,
respect de la parole et de l’hospitalité, inimitiés mortelles et
vendettas implacables. L’homme qui vous a promis fidélité, vous pouvez
vous fier à lui, fût-il un pauvre _seryngueiros_ à peau rouge. Mais si
un autre a juré votre mort, appartînt-il à la race blanche, ne vous
trouvez pas sur son chemin. N’entrez pas dans une maison quand vous
verrez son cheval attaché à la porte.

—Mais les tribunaux? Mais la justice?»

Hervé eut un léger rire et continua son récit.

Entre lui et Mathias Gaël les choses se passèrent comme il en avait
décidé. Ce fut une lutte de ruse et de violence. Chacun d’eux s’entoura
d’une troupe d’Indiens guerriers, garde incorruptible, vigilante,
qui, une fois le maître adopté, le défendrait, le servirait, jusqu’au
dernier souffle.

Ces barbares, n’ayant pas les scrupules d’un comte de Ferneuse,
n’hésitaient pas à mettre en œuvre l’espionnage. Et nul être ne
pouvait le pratiquer comme ces souples hommes couleur d’ombre, aux
sens aiguisés de fauves, à l’agilité silencieuse de singes. L’un d’eux
rapporta un jour à Hervé un chiffon de papier sur lequel il avait
vu l’adversaire blanc méditer longuement en traçant des signes. Ce
feuillet, jeté à la flamme d’un bûcher de campement, puis chassé par le
vent, à demi-consumé, fut épié par l’Indien aux aguets. Il attendit une
demi-journée et une nuit sans bouger de sa cachette, pour aller s’en
saisir lorsqu’il crut pouvoir le faire impunément.

Ce papier fut la première chose qu’Hervé rechercha en revenant à la
santé. Il le retrouva intact dans son portefeuille. Ses hôtes n’avaient
pas plus touché à ce débris sans valeur qu’aux billets de banque et aux
lettres de change l’avoisinant.

—«Le voici,» dit-il, en l’étalant sous les yeux du Père Eudoxe et de la
comtesse de Ferneuse.

—«C’est un plan. Et il est vraiment fort clair,» observa le religieux.

—«Il me parut encore plus clair,» reprit Hervé, «parce que je
connaissais déjà la vallée que figure ce contour en zigzag. Depuis
quelque temps, Mathias Gaël tournait autour de cette dépression de
terrain, qui se trouve entre Renaudios, le chef-lieu de la Valcorie,
et les premiers contreforts des Andes. C’est un vallon étroit, formant
comme un fossé entre la région des forêts et celle des montagnes. D’un
côté les arbres s’avancent jusqu’au bord. De l’autre, se dresse une
aride muraille rocheuse. Dans cette muraille, des filons de sulfure de
fer plaquent des taches rougeâtres.

—Ah! c’est cela,» interrompit Eudoxe. «Je m’explique sur le dessin ce
mot: «La pierre de sang.»

—Il est exact. A cet endroit, sur le fond blanchâtre du roc, apparaît
une sorte de traînée pourpre, qui, en vérité, semble une énorme
éclaboussure sanglante.

—En face, sur l’autre marge de la vallée, doit être un arbre
remarquable, d’après le mot et le signe que je crois déchiffrer.

—Un arbre gigantesque,» reprit Hervé. Un eucalyptus d’un âge et d’une
taille qui méritent d’être célèbres, et qui le sont, en effet, même
dans ce pays de végétation colossale, où parfois un seul fromager
couvre de son ombre plus d’un hectare. Son aspect frappe d’autant plus
que, tout autour de lui, la verdure, au contraire, se clairsème et
s’abaisse, se maintenant avec peine dans le sol pierreux.

—Qu’est-ce que cette ligne droite, tracée à égale distance de la pierre
de sang et de l’eucalyptus, et qui aboutit au fond de la vallée, à un
point marqué d’une croix?

—J’ai pensé,» répondit Hervé, «que cette ligne, tracée d’après les
indications de monsieur de Valcor, ou copiée sur un plan déjà fait par
lui, marquait l’orientation de la sépulture. Puisque, aussi bien, vous
le savez, mon Père, c’est une tombe qu’il s’agissait de retrouver... la
tombe où l’assassin du véritable marquis aurait enseveli sa victime,
et dont il aurait gardé soigneusement la position par des points de
repère. Pourquoi? Par quel scrupule? quelle précaution? quelle hantise?
Peu importe.

—Ce qu’il aurait fallu retrouver,» remarqua le moine, «ce sont les
Indiens qui ont aidé à cette funèbre besogne. Certainement, le criminel
n’a pas agi sans aide.

—Croyez-vous que j’aie négligé cette recherche?» répliqua vivement
Hervé. «Mais comment espérer qu’elle aboutît? Plus de vingt ans ont
passé. Le temps est long, la Selve immense. Et jamais, d’ailleurs, un
Indien n’a livré son secret.

—Enfin,» dit le religieux, «comment vous êtes-vous servi, mon cher
enfant, de ce tracé si net, qui vous indiquait la place même où Mathias
Gaël comptait fouiller le sol. Cette croix marque évidemment le but
suprême.

—Comment je m’en suis servi? Ne vous en doutez-vous pas?» s’écria
Hervé, regardant tour à tour sa mère et l’octavien. «Je me rendis, avec
ma petite troupe résolue, dans ce vallon, qui, par sa solitude et sa
sauvagerie, formait bien le cadre d’un tel drame. J’y trouvai, déjà à
l’œuvre, Mathias Gaël et ses gens.

—Dieu!» s’écria la comtesse, tremblante. «C’est là qu’eut lieu le
combat!

—Vous l’avez deviné, ma mère. Et vous savez ce qui suivit. Je fus
vaincu. Je fus blessé. Sans le dévouement de mes Indiens, vous
n’auriez plus de fils. Ceux qui survivaient m’emportèrent. J’étais
évanoui. Mais j’ai appris par eux que Gaël n’osa pas, devant leur
attitude, me poursuivre et m’achever. Pourquoi y eût-il risqué sa vie?
Il était maître de la place. Il ne lui restait plus qu’à accomplir
tranquillement sa mission.

—De sorte,» s’écria la comtesse frémissante, que ce misérable a violé
la tombe où reposait...»

Elle s’interrompit, effrayée du cri qui allait jaillir de son cœur.

Le moine qui connaissait ce cœur, la regarda longuement.

—«Mère,» dit Hervé avec tristesse, «j’ai fait ce que j’ai pu. Vous ne
doutez pas...»

M^{me} de Ferneuse arrêta sa phrase en l’enveloppant de ses bras.

—«Mon fils!... Mon vaillant fils! Je te remercie... Tais-toi... Je te
connais bien. Dieu m’est témoin que je ne voulais pas t’exposer à cette
horrible aventure. Je sais avec quelle vaillance tu as dû y faire face.»

Un silence suivit. Puis Gaétane murmura:

—«Ainsi, nous ne saurons jamais! L’œuvre ténébreuse du passé reste
définitive. Tous mes soupçons ne peuvent arriver à une certitude. Quel
était ce témoignage enfermé dans ce vallon sinistre? Rien de ce mystère
ne sera jamais éclairci. L’homme de là-bas reste le marquis de Valcor.
Il a triomphé de tout!

—Pardon si je ne partage pas votre déception au degré où vous paraissez
la ressentir, ma mère,» prononça le jeune comte de Ferneuse avec une
douceur pleine de ménagements. «Mais je ne puis concevoir votre état
d’âme. Que nous importe la véritable personnalité du marquis de Valcor?
J’aime sa fille, et rien ne m’empêchera de l’épouser.»

D’un ton à la fois implacable et désespéré, la comtesse s’écria:

—«Malheureux enfant! Tu n’épouseras pas Micheline, puisque je n’ai pu
me prouver à moi-même que son père n’est pas aussi le tien!»

Le père Eudoxe tressaillit et eut un geste comme pour arrêter—trop
tardivement—cette terrible phrase, au moment où elle échappait à
M^{me} de Ferneuse. Quant à Hervé, il était devenu d’une pâleur si
impressionnante que sa mère crut revoir—avec quelle angoisse!—le
spectre douloureux qui lui était apparu dans la hutte indienne, où
elle avait eu peine à reconnaître l’enfant bien-aimé.

—«Mon Dieu!... Me faut-il tuer mon fils? Ah! quel châtiment de ma
faute!» gémit-elle éperdue.

En même temps, elle glissait sur ses genoux chancelants, comme prête à
se prosterner devant lui.

Le moine vint en aide à ces âmes bouleversées.

—«Madame, reprenez courage. Ne vous croyez pas ainsi toujours sous
la malédiction du Ciel. Il n’est pas question de châtiment pour nous
autres, faibles humains, que broierait la colère divine. Le châtiment,
un Autre l’a supporté pour nous. Le Seigneur n’a-t-il pas expié sur la
Croix? Et vous, mon fils, ouvrez les bras à votre mère. Si la vérité
qu’elle vous fait entrevoir brise votre amour terrestre, supportez
vaillamment votre douleur pour l’en consoler, elle, cette mère, qui en
souffrira plus que vous.»

Hervé n’avait pas attendu ces mots pour prendre sa mère contre son cœur
et lui chuchoter les plus tendres consolations.

Brusquement, M^{me} de Ferneuse s’arracha de ses bras:

—«Dites-lui tout, mon Père,» supplia-t-elle.

Et elle s’élançait en même temps, comme pour fuir l’horreur de l’aveu.

Hervé cria:

—«Ma mère, restez... Ne me dites rien. Je ne veux rien savoir.»

Mais, déjà, elle avait quitté la véranda, le laissant seul en face du
missionnaire.

Le jeune homme cacha son visage d’une main et écouta le long récit du
prêtre.

Ce ne furent pas les atténuations ni les explications de celui-ci
qui allégèrent pour ce fils la douleur d’apprendre qu’il n’avait pas
dans les veines le sang de l’homme dont il portait le nom. D’autres
attestations, qui s’élevèrent du plus profond de son âme, l’empêchèrent
d’éprouver même l’ombre d’un sentiment qui l’eût torturé plus que
tout le reste: le mépris de sa mère, de cette mère qu’il admirait et
vénérait comme une créature d’élite, d’exception. La mépriser!... La
blâmer!... Dieu, non! Il n’en eut même pas l’impulsion inconsciente,
qu’il ne se fût point pardonnée.

—«Mon Père,» dit-il à l’octavien, lorsque Eudoxe, avec une incomparable
délicatesse, eut tout dit de façon à ce que cet ombrageux cœur filial
pût tout entendre, «allez, je vous prie, rassurer ma mère. Annoncez-lui
qu’elle m’est plus chère et plus sacrée que jamais. Je fus témoin du
long martyre de sa jeunesse, alors qu’elle se dévouait pour le comte
Stanislas de Ferneuse, aveugle. Je me suis interdit de juger cet homme
égoïste et brutal, tant que j’ai cru à un lien qui m’imposait envers
lui le respect. Mais laissez-moi vous le dire, si choquant que ce
puisse vous paraître...»

Le moine voulut l’interrompre. Il continua:

—«Écoutez donc cette pensée en confession. Elle est mauvaise, soit. Je
m’en accuse. Mais je suis heureux de ne pas tenir la vie d’un être à
qui la fatalité seule avait enchaîné celle dont il fit sa victime. Ma
mère... ma pauvre mère!... Ah! qu’elle a dû souffrir!... Et comme je
vais l’aimer!»

Les larmes jaillirent des yeux du jeune homme. Eudoxe lui dit:

—«Je vous approuve, mon enfant, de trouver pour elle un tel élan dans
votre cœur, au moment où vous auriez le droit de pleurer sur le chaste
rêve de votre jeunesse.

—Comment?

—Sans doute. Ce rêve de fiançailles est désormais ruiné par un soupçon
dont l’âme s’épouvante. Il vous est interdit de penser à mademoiselle
de Valcor.»

Hervé eut un sourire incrédule et doux. Puis il resta rêveur.

—«Vous m’effrayez, mon fils,» reprit l’octavien. «Que dois-je augurer
de votre silence?

—Mon Père,» dit le jeune homme avec une assurance tranquille,
«Micheline n’est pas ma sœur.

—Ah! prenez garde,» s’écria sévèrement le religieux. «Une illusion
volontaire...

—C’est une certitude.

—Votre mère elle-même ne l’a pas.

—Je la lui donnerai.

—Comment?

—Je ne sais pas encore. Mais ne craignez rien, mon Père. Je ne reverrai
cette jeune fille, je ne penserai à elle comme à ma femme future que
lorsque j’aurai trouvé cette preuve, qui échappe toujours, et que
je saurai découvrir. En attendant, tout me dit que le sort ne m’a
pas condamné à une erreur monstrueuse, et que l’unique amour de ma
vie n’est pas criminel. C’est impossible. Le marquis de Valcor que
ma mémoire me peint, n’est pas l’homme qui avait juré à ma mère une
fidélité éternelle. Je ne suis pas son fils. Cependant, fût-il un
démon d’astuce plus habile encore que nous ne le soupçonnons d’être,
il n’aurait pas formé le projet de me donner sa fille, s’il me savait
le frère de cet ange pur, qu’il adore. Non, mon Père, ces crimes-là ne
sont pas humains. Nous n’avons pas le droit d’en accuser même celui qui
nous paraît chargé de bien étranges et mystérieux forfaits.

—Votre raisonnement est juste, mon enfant. Mais le raisonnement ne
suffit pas en pareille occurrence. Il faut que la vérité éclate d’une
façon absolue.

—Ce sera mon but et ma tâche,» dit le jeune comte de Ferneuse.



XIII

_LA PIERRE DE SANG_


LA comtesse de Ferneuse, son fils et le Père Eudoxe avaient hâte de se
rendre dans le vallon où s’était livrée une véritable bataille entre
Hervé et Mathias Gaël, secondés par leurs Indiens.

Ils ne prévoyaient que trop ce qu’ils y trouveraient. La solitude
sauvage et muette, le sol ouvert à l’endroit qu’une croix indiquait
sur le plan, et où, sans doute, fut jadis enfoui le corps d’un homme
assassiné.

Mais rien ne leur dirait plus si les pressentiments de Gaétane
l’avaient guidée sur la voie juste, si une victime avait jamais été
ensevelie là, ni quelle était cette victime, et si une main fidèle, en
se détruisant sous cette terre, avait gardé sur ses os dénudés le gage
d’amour, l’anneau rendu au moment de l’adieu, et que l’amant désespéré
jura de ne jamais ôter de son doigt.

Cette dépouille, cet anneau, brutalement arrachés du sol par des mains
violatrices, ne révéleraient plus leur terrible secret. Mathias
Gaël avait dû jeter aux vents du désert et aux flots des torrents
les ossements desséchés—profanation abominable!—Maintenant il était
en route vers l’Europe, rapportant au faux marquis de Valcor la
bague si imprudemment laissée par lui à l’homme qu’il avait tué. Et,
cette bague, le misérable imposteur aurait sans doute l’audace de la
présenter à Gaétane, rappelant à celle-ci sa parole: «Montrez-moi cet
anneau, et je vous croirai. Je verrai en vous le Renaud que j’ai aimé.»

Que ferait-elle à ce moment-là?

Ah! elle arracherait à l’infâme ce gage sacré, elle lui crierait son
imposture, elle le tuerait à son tour!...

Le tuer?... Non. Impossible. Gaétane était chrétienne... Puis, il
y avait son fils... il y avait Micheline... que ce meurtre et ce
scandale sépareraient pour toujours. D’ailleurs, où était la certitude
absolue qui pourrait la transformer en justicière? L’horreur suprême
n’était-elle pas qu’un doute planerait toujours sur son âme?

Ces pensées déchiraient M^{me} de Ferneuse, tandis que leur petite
caravane se dirigeait vers la vallée, dont son fils connaissait le
chemin.

Ils voyageaient à dos de mulets, suivis par l’inévitable escorte des
Indiens, qui, eux, allaient à pied. On se rapprochait de la région
montagneuse. La forêt n’apparaissait plus que par lambeaux. Les cimes
des Andes se dressaient à l’horizon. Le paysage, si nouveau qu’il fût
à ses yeux, n’intéressait pas Gaétane. Elle regardait son fils, qui
chevauchait en avant. A ses côtés, le Père Eudoxe, devinant tout ce
qui s’agitait de douloureux et d’attendri dans cette âme maternelle,
respectait sa rêverie silencieuse.

Il fallut camper en route, pour une nuit. Car le seul établissement
européen voisin du but, était Renaudios, chef-lieu de la Valcorie,
et les pèlerins de ce singulier pèlerinage ne se souciaient pas d’y
demander asile.

Ce fut aux premières heures de la matinée suivante qu’ils descendirent
dans le vallon. Matinée resplendissante de ce pays de lumière, où les
lignes et les couleurs vibraient dans une atmosphère dorée.

Tout de suite, le Père Eudoxe et la comtesse reconnurent les lieux
décrits par Hervé. L’âpre gorge s’allongeait entre deux parois
inégales, l’une très haute, abrupte et rocheuse, l’autre couronnée de
verdure, et surmontée vers son milieu par le splendide eucalyptus.
Les racines de l’arbre gigantesque s’agrippaient à la crête même, et
quelques-unes descendaient en se tordant comme des serpents monstrueux.
Presque directement en face de l’arbre, sur la muraille opposée,
se voyait la trace rouge produite par le filon de sulfure, et qui
semblait, en effet, une traînée de sang.

Il était difficile de marcher au fond de cette tranchée naturelle,
à cause de l’amoncellement des pierres. De gros quartiers de roches
attestaient des éboulements plus ou moins récents.

—«Cette terre est sans cesse en travail,» observa Eudoxe. «Tantôt elle
est agitée par des mouvements sismiques, tantôt elle est ravagée par
les déluges que forment, en crevant contre la Cordillère, les nuages
condensant ici toute la formidable évaporation des eaux amazoniennes.»

En donnant cette explication, il examinait la teinte vive de cette
trace rouge, tranchant sur la grisaille des roches. Il se baissa
ensuite pour ramasser un fragment qui gisait à ses pieds. L’expression
de son visage s’aiguisa dans une attention soudaine. Mais, aussitôt, il
fut distrait par un cri de Gaétane.

Celle-ci, qui devançait ses compagnons vers le fond de la vallée, là
où avait dû être enseveli l’être à jamais cher, le véritable époux
de sa jeunesse, s’arrêtait, saisie d’horreur. Sous ses pas venait de
surgir une lourde forme ailée qui la frôla presque en fuyant. C’était
un vautour, occupé à chercher s’il restait encore un lambeau de chair
sur un squelette humain, étalé là, dans la pierraille, et que M^{me}
de Ferneuse n’avait pas tout d’abord distingué du sol poudreux dont il
avait la couleur. La vue de ce squelette, coïncidant trop fortement
avec les préoccupations de Gaétane, la bouleversa au point que, malgré
son extraordinaire énergie, elle faillit s’évanouir. Son fils accourut
et la soutint.

—«C’est,» dit-il, «un des pauvres diables d’Indiens, qui se sont battus
ici, pour ou contre moi, sans rien savoir d’ailleurs, sinon qu’ils
avaient engagé leur sang et qu’ils devaient le verser loyalement
d’après leur contrat.

—Est-ce un Indien?... En es-tu sûr?» balbutia la comtesse, émue jusqu’à
l’affolement.

—«Ma mère... ma mère... Ne vous troublez pas ainsi. Certes, c’est un
Indien. Un coup d’œil à la stature de ce malheureux, à la forme de son
crâne, m’en assure. Nous en trouverons d’autres. Huit ou dix peut-être
sont restés sur le carreau. Et les vautours seuls se sont chargés de
leur sépulture.»

Il entraîna M^{me} de Ferneuse et la fit asseoir à l’écart.

—«Demeurez là, mère. Je vais ordonner à notre escorte de rassembler
ces tristes restes. Je les ferai déposer dans une fosse sur laquelle
on roulera un fragment de roc. Le Père Eudoxe bénira leur tombe. C’est
tout ce que nous pouvons pour eux.

—Je veux t’accompagner... Je veux les voir tous,» dit la comtesse avec
agitation.

Hervé la comprit.

—«Ayez confiance en moi,» murmura-t-il. «Ne craignez ni une négligence
ni une affreuse erreur. Celui auquel vous pensez n’est-il pas mon père?»

Elle cacha son visage dans ses mains.

Il poursuivit, avec une douceur pleine de caresse et de pitié:

—«Hélas! Plût au ciel que sa dépouille sacrée fût encore ici, même
ignominieusement exposée comme ces pauvres corps! Mon respect et votre
tendresse lui rendraient plus doux son lit éternel. Mais nous ne le
verrons pas, lui! Vous pensez bien que les profanateurs ont fait
disparaître jusqu’au moindre vestige de ce qui serait pour nous une si
chère relique.»

Le jeune homme quitta sa mère, près de laquelle il laissa le religieux.
Il revint au bout d’une heure.

—«Nos Indiens rendent les derniers devoirs aux leurs. Je n’interviens
pas dans leur cérémonial. Qu’ils suivent leurs coutumes.» Et il ajouta
la citation évangélique: «Laissons les morts ensevelir leurs morts.»

—«Tu as été jusqu’au fond de la vallée?» demanda la comtesse.

Hervé inclina tristement la tête.

—«Qu’as-tu vu?

—Hélas! ne vous en doutez-vous pas? Le bandit a bien rempli sa mission
et gagné pleinement l’argent qu’on a dû lui promettre. Une énorme
excavation a été pratiquée là-bas, à l’endroit même que marquait la
croix sur le plan. Ma déduction n’était que trop sûre. Là se trouvait
ce que Mathias Gaël est venu chercher de si loin. Et qu’était-ce?
Sinon les restes d’une victime, et, sans doute, cette bague dont la
signification fut révélée par vous, ma pauvre mère adorée, à l’assassin.

—Ainsi, tout est donc bien fini,» murmura Gaétane.

Elle voulut voir, elle aussi, les traces de ces fouilles, qui restaient
si hautement accusatrices, tout en supprimant la preuve tant cherchée.
Quelle ne devait pas être l’importance du secret enfoui là, dans
l’éternel silence de cette vallée farouche, pour que le marquis de
Valcor eût envoyé si loin, à tant de risques, et dans un tel mystère,
un émissaire si résolu, afin de détruire ou de rapporter le témoignage
que gardait ici la terre!

Gaétane de Ferneuse la regardait, cette terre bouleversée, retournée,
fouillée. Son regard parcourait les moindres interstices de la fosse
béante. Espérait-elle y découvrir un vestige de ce qui fut tout l’amour
de sa jeunesse et l’enchantement passionné de sa vie? Cet espoir
insensé fut déçu. Elle ne vit rien que le cailloutis blanchâtre, le
poudreux éventrement de ce sol sec et rocheux.

Son fils l’entraîna.

Ils retrouvèrent le Père Eudoxe, qui, ayant tiré de sa sacoche
une paire de jumelles, s’en servait pour examiner avec attention
l’escarpement au-dessus duquel poussait l’eucalyptus géant.

—«Regardez,» dit-il à ses compagnons, quand ils le rejoignirent. «Il y
a une autre «pierre sanglante». Seulement elle est du côté de l’arbre,
celle-ci, et non en face, comme la première.

—Oh!» remarqua Hervé, «celle-ci est plus pâle, moins distincte.

—Moins distincte, parce que le fouillis de plantes s’est avancé jusque
là. Et depuis peu, sans doute. Cet échevèlement de lianes représente
une poussée jeune, de moins de vingt années, à coup sûr.» En prononçant
ce chiffre, le moine regarda M^{me} de Ferneuse, qui tressaillit. «Et
si elle est plus pâle,» reprit-il, «c’est que l’action du soleil et de
l’air ont atténué la coloration de sa surface.

—Mais l’action du soleil et de l’air a été la même sur l’autre, dont la
nuance est si vive,» s’exclama le jeune comte.

Les derniers mots moururent presque sur ses lèvres, sous le coup d’œil
que lui lança Eudoxe. Ce coup d’œil, tellement expressif, faisait
surgir en lui une idée qui l’éblouissait.

—«Comment?... Vous penseriez?...» balbutia-t-il.

—«Vous avez étudié la géologie, mon enfant,» lui dit le religieux.
«Regardez ces fragments de roche...» (Il en ramassait un à terre.)
«Je vais vous donner ma loupe.» (Et il tirait cet instrument de la
précieuse sacoche, réceptacle participant de la pharmacie et du
laboratoire.) «Examinez ces cristaux. Dites-moi combien d’années vous
croyez qu’ils puissent subir, sans s’altérer, au moins extérieurement,
les effets de la lumière et de l’humidité. Rappelez-vous que des pluies
diluviennes inondent cette région à une certaine époque de l’année.

—Je vous en prie,» s’écria la comtesse, «expliquez-vous en termes plus
simples pour l’ignorante que je suis. Pendant que mon fils vérifie
votre théorie scientifique, dites-moi, mon Père, si elle peut changer
quelque chose à ce que nous avons cru voir.

—Tout... madame... Tout peut changer d’aspect. Écoutez. Depuis que
nous avons mis le pied dans ce vallon, des indices m’ont frappé, que
j’étudie, et qui, de minute en minute, accentuent ma conviction. Cette
«pierre sanglante», en face de l’eucalyptus, ne devait pas être visible
il y a vingt années. Un éboulement récent l’a mise à nu. La seule tache
rouge importante qui existait avant elle dans ce vallon, serait donc
celle que je viens de vous montrer, sur la paroi que surmonte l’arbre.
En ce cas, la ligne qu’il faudrait tirer entre la pierre rouge et ce
même arbre, serait perpendiculaire à la direction de la vallée, au lieu
de lui être parallèle. Son extrémité toucherait la muraille latérale
que vous voyez là, en face de l’eucalyptus, et non celle du fond. La
sépulture que nous cherchons serait donc sur un côté du vallon et non à
son extrémité.

—Mon Dieu!... mon Dieu!...» murmura Gaétane, dans une espèce d’extase
reconnaissante.

Hervé, moins prompt à l’espoir, dit à Eudoxe:

—«Pourquoi, cependant, Mathias Gaël n’aurait-il pas tenu compte de
cette seconde pierre rouge?

—En teniez-vous compte vous-même?» riposta le moine. «L’éclat de la
première ne vous a-t-il pas trompé, jusqu’à ne pas même remarquer
l’autre, dont la coloration vous aurait frappé sans cela? Ce Gaël n’est
qu’une brute ignare. Comment aurait-il démêlé ce qui échappait à un
homme cultivé, tel que vous? à un savant même... Car votre vocation...

—Un pauvre savant,» sourit Hervé. «Mais, mon Père, alors, selon vous,
Mathias n’aurait rien trouvé là-bas?

—Rien. Et ce qui me confirme dans cette idée, c’est que le sol est
remué sur une étendue beaucoup plus considérable qu’il n’eût été
nécessaire avec un point de repère exact. Ces fouilles représentent un
travail énorme, désespéré.

—On le recommencera. Gaël reviendra ici.

—Prévenons-le!» s’écria Gaétane. «Hervé, ordonne à tes Indiens de
creuser la terre immédiatement.

—Laissez-moi prendre l’orientation précise,» dit l’octavien.

Après les calculs préliminaires et au moment du premier coup de pioche,
les trois amis échangèrent quelques réflexions sur ce qu’ils pouvaient
avoir à craindre d’un retour offensif du contrebandier. Probablement,
Gaël ne reviendrait pas de sitôt. Il devait avoir redemandé de
nouvelles instructions au marquis de Valcor. Il les attendait dans
quelque cité bolivienne, où il goûtait les plaisirs d’une existence
désormais large et assurée. Nulle hâte ne le pressait maintenant. Il
avait vu le jeune comte de Ferneuse emporté mourant par les Indiens
vers leurs retraites pleines de miasmes et de fièvres. Pourquoi le
craindre? Celui-ci n’en savait d’ailleurs pas plus que lui-même sur
l’emplacement secret, puisque Hervé en avait été réduit à l’épier et à
le suivre.

—«Il y a déjà deux ou trois mois que nous nous sommes battus dans cette
vallée,» observa le jeune homme. «Mathias peut être en possession des
renseignements du marquis.

—Ce serait un bien étrange hasard qu’il survînt justement aujourd’hui,»
fit la comtesse.

—«N’importe!» dit le moine. «Nous allons faire garder par des
sentinelles la trouée qui donne accès au vallon.

—Vous ne craignez rien, n’est-ce pas, mère?» demanda tout bas Hervé, en
entourant celle-ci de ses bras.

—«Moi, craindre?...» sourit-elle.

Son fils la considéra avec une tendre fierté. Elle était si belle, si
vaillante, et même si jeune, dans son costume de chasse à jupe courte,
le revolver à la ceinture, ses admirables cheveux blonds ombragés par
le feutre gris à larges bords, le _sombrero_ du pays.

Cependant les pics des Indiens fouillaient la terre, faisaient sauter
les mottes sèches, les cailloux sonores, avec parfois des étincelles,
pâles dans l’éclatante clarté du jour tropical.

Leur travail n’était pas encore très avancé, quand ils le suspendirent,
pour sauter sur leurs armes. Là-haut, vers l’entrée du sentier, des
coups de feu venaient de retentir.

La plupart des Indiens n’étaient armés que de zagaies, d’arcs et de
flèches. Quelques-uns pourtant connaissaient le maniement des fusils et
en portaient. Le Père Eudoxe les rassembla, et se hâta de remonter le
vallon, avec la décision et la bravoure d’un vieux capitaine, tandis
qu’Hervé s’énervait, partagé entre le désir de courir en avant et
celui de ne pas quitter sa mère. Celle-ci mit fin à son hésitation, en
s’élançant elle-même du côté du danger. Rien n’aurait pu la retenir.
Son fils n’avait qu’à la suivre.

Cette fois, cependant, il n’y eut point de bataille. En arrivant à
l’entrée du vallon, sur l’espèce de ravine qui formait sentier en y
donnant accès, les trois amis eurent la surprise de se trouver devant
le cadavre de Mathias Gaël.

Ils eurent vite reconstitué la scène telle qu’elle venait de se passer.
Le contrebandier breton arrivait avec trois ou quatre compagnons
indiens seulement. Car, depuis la disparition d’Hervé,—qu’il devait
croire mort après tant de semaines,—il ne prévoyait pas que personne
pût le déranger dans ses perquisitions en cet endroit désert. Peut-être
y revenait-il fréquemment, acharné à découvrir le secret. Peut-être
avait-il attendu et reçu enfin des instructions précises. Le fait est
qu’il s’avançait en toute sécurité, lorsqu’il avait vu se dresser
en travers de sa route l’Indien qu’Hervé avait placé en sentinelle.
Mathias avait menacé l’indigène de son revolver, sachant l’argument
irrésistible sur ses pareils. Le pauvre diable n’eût pas manqué, en
effet, de s’y rendre, s’il n’avait eu ce stimulant de la foi jurée,
qui rend ces barbares inaccessibles à toute crainte. Fidèle à sa
consigne comme un grenadier du Petit Caporal, l’Indien avait épaulé
un mauvais fusil, dont il était armé. Avant même qu’il eût achevé le
geste, l’Européen l’abattait d’un coup de revolver. C’est alors qu’un
compagnon de l’Indien, posté sur une éminence, et que Gaël ne voyait
pas, envoya à celui-ci une flèche, qui, pénétrant dans l’œil droit, tua
le Breton tout net. Les détonations entendues ensuite provenaient d’une
décharge faite au hasard par les guerriers sauvages des deux escortes.

Ceux de Mathias n’étant pas en nombre se replièrent, en
emportant,—suivant leur inéluctable coutume,—le corps de leur chef,
et en protestant qu’ils le vengeraient. On les laissa faire. De même,
Hervé donna aux siens toute liberté d’ensevelir à leur guise la
sentinelle morte.

Quelques-uns d’entre eux remontèrent avec le corps en haut de
l’escarpement, pour enterrer leur frère au pied d’un arbre, afin que
son âme, en quittant le corps, trouvât les échelons naturels des
branches pour s’élever plus aisément au ciel. Et, naturellement, ils
choisirent l’eucalyptus géant, dont la cime touchait au séjour des
esprits heureux.

En bas, tâchant de devancer les ombres du soir, qui, déjà,
envahissaient le vallon, le jeune comte de Ferneuse et sa mère
activaient le travail des fossoyeurs. Une émotion indicible les
étreignait. Maintenant ils avaient la certitude de toucher au but. Le
retour de Mathias Gaël ne signifiait-il pas que cette solitude rocheuse
gardait toujours son mystérieux dépôt. La mort de cet adversaire
qui avait failli ôter à Gaétane son fils,—mort que, d’ailleurs, ils
n’eussent pas ordonnée, s’ils avaient pu saisir Mathias vivant,—ne leur
laissait guère de regret ou de remords.

Toutefois l’incident tragique solennisait encore cette heure, déjà
si solennelle. Le devoir lugubre et sacré qui les amenait ici de la
France lointaine, l’espoir mêlé d’une espèce d’horreur qui les tenait
haletants, la sauvagerie du lieu, les silhouettes étranges des Indiens,
l’air vibrant de souffles jamais respirés, les dernières flammes du
jour déclinant dans un ciel inconnu, tout contribuait à multiplier leur
sensation jusqu’au vertige. Ils éprouvaient cette impression de rêve
qui remplit l’âme quand un émoi trop extraordinaire la soulève, pour
ainsi dire, au-dessus de la vie. Et telle était l’exaltation de tout
leur être qu’ils accueillirent comme une chose simple, dans ce domaine
de l’inouï, l’apparition de ce que leur désir appelait si fortement.

Un coup de pioche mit à jour un ossement humain.

—«Arrêtez ces hommes! Arrêtez-les!» cria M^{me} de Ferneuse.

Le Père Eudoxe transmit son ordre aux Indiens, puis la regarda, étonné,
comme pour lui en demander l’explication.

—«C’est à nous, maintenant, de continuer,» dit-elle, «Mon Père, Hervé,
aidez-moi. Enlevons cette terre miette à miette, avec précaution. Et
que nulle main étrangère ne touche plus à ce qui gît ici.»

A partir de cet instant, les trois Européens, seuls, continuèrent
la fouille,—Dieu sait avec quel soin, quel respect minutieux, ils
enlevaient par toutes petites masses la terre sèche et friable!—une
terre que le Père Eudoxe déclara saline et propre à conserver ce qu’on
lui confiait.

D’ailleurs, il avait déjà observé que la disposition de la sépulture
devait préserver une dépouille humaine de la dispersion par les eaux, à
la saison des pluies, car on remarquait au-dessous un lit de roc creusé
légèrement en forme de vaisseau, dans lequel ne pouvait se produire
qu’un tassement protecteur.

Autour de cette femme et de ces deux hommes qui, dans leur émotion
grave, paraissaient accomplir un rite religieux, les Indiens, curieux
peut-être, mais ne laissant voir aucune impression sur leurs visages
immobiles, contemplaient cette scène étrange. Bientôt vint un instant
où ces âmes lointaines durent, même en leurs ténèbres fatalistes,
sentir passer le souffle d’une vie plus profonde, chargée de douleurs
et de joies qu’ils ignoraient, de passions plus subtiles et plus
ardentes que les leurs. Autour de la fosse béante, le religieux, la
comtesse et son fils étaient tombés à genoux.

Sur le lit de terre grise, s’étendait un squ elette,
dont la forme générale demeurait distincte,
tant on lìavait découvert avec délicatesse. Tous
les os gardaient leurs places respectives. Sur le
crâne, quelques touffes de cheveux restaient
encore. Autour de la taille apparaissait un lambeau
noirâtre, qui devait être le débris d’un
ceinturon de cuir, dont on distinguait vaguement
la boucle. Vers les pieds, également se
reconnaissaient del débris de chasseures.

Mais que ce qui attirait surtout les yeux, c’était
au petit doigt de la main gauche, autour de l’os
fin, qui formait la phalange, un anneau d’or à
pein terni par quelques adhéerences poudreuses,
et qui brillait mystérieusement dans un dernier
rayon du soir.



XIV

_LE MOT INTERDIT_


UN jour de la Semaine Sainte, les rares passants de la longue route
qui, à travers des landes arides, mène de Brest au Conquet et à la
Pointe Saint-Mathieu, s’arrêtaient, regardaient, surpris par le passage
vertigineux d’une automobile.

Les gens du pays, secoués dans leur lente vie rêveuse, par cette
foudroyante manifestation d’un mode d’existence nouveau, ne s’en
seraient pas émus, accoutumés déjà à ce spectacle, s’ils n’avaient
reconnu le chauffeur, élégant malgré son masque et ses fourrures, ainsi
que la charmante silhouette féminine à son côté.

—«C’est le marquis de Valcor et mademoiselle Micheline,» disaient les
hommes, portant la main à leur chapeau sans avoir le temps de saluer.

—«Ils vont trouver de la peine en rentrant au château,» observaient
les femmes. «C’est la première fois qu’ils y reviennent depuis la mort
de cette pauvre madame la marquise.»

Telle était aussi l’appréhension du domestique placé sur le siège
d’arrière, un Breton dévoué à ses maîtres, qui venait de les chercher à
la gare, et qui s’impressionnait de leur tristesse silencieuse.

Le père et la fille n’échangeaient pas un mot. Et ce n’était pas
seulement la rapidité de leur course folle qui suspendait les phrases
sur leurs lèvres. Entre ces deux êtres avait cessé la tendre communion
d’autrefois. Sans doute, ils s’aimaient toujours. Mais d’étranges
murailles d’ombre s’étaient dressées entre leurs cœurs. Cela devenait
évident, même pour des yeux peu familiers.

Renaud de Valcor avait changé moralement aussi bien que physiquement.

Ses cheveux blanchissaient. Le feu de ses regards était moins direct,
moins étincelant. L’homme semblait avoir perdu de sa confiance en
soi. Puis, maintenant, il négligeait d’exercer cette grâce altière et
câline, qui subjuguait mieux encore que son prestige d’autorité. Il
se repliait en lui-même, ne pouvant plus, ou ne voulant plus répandre
autour de lui ces sortes d’effluves magnétiques où se prenaient les
âmes. Il se murait dans une indifférence faite de lassitude, de
mépris—d’autre chose peut-être... Mais qui saurait les pensées encloses
sous ce front assombri?

On les pénétrait d’autant moins que—chose singulière—cette
transformation du brillant lutteur de jadis en un rêveur soucieux,
coïncidait avec son triomphe. Le suicide de José Escaldas avait
définitivement réduit au silence ses ennemis. Depuis cette mort
retentissante, significative, nul, sauf quelques esprits extravagants
ou amateurs de paradoxes, ne contestait plus la personnalité du
marquis de Valcor. Toutefois, c’est à dater de ce suicide qu’il était
devenu taciturne et inquiet. La victoire remportée lui semblait-elle
achetée trop cher? Avait-il tendu son énergie jusqu’à la briser? A la
Chambre, il décourageait les espérances de son parti. Non seulement
il se dérobait à un premier rôle, mais, déjà, il parlait de donner
sa démission. A quoi songeait-il, la face bizarrement voilée par son
masque de chauffeur, tandis que l’automobile filait sur la route bien
connue?

A côté de lui, Micheline voyait se lever sur le cher paysage tout un
monde de frais souvenirs. Son enfance gardait l’odeur verte de la lande
balayée par le vent d’avril. Le grand souffle, venu de la mer, avait
gonflé les rêves de son adolescence comme des voiles d’esquif sur les
golfes bleus de ce ciel. Sa mère lui apparut, muette et douce, avec des
yeux noirs trop larges dans une figure maladive. Puis l’image d’Hervé
s’évoqua au tournant d’un chemin, et ne la quitta plus. Elle se rappela
leurs aventures puériles. Son amour s’approfondissait de toutes les
années où elle ne savait pas encore qu’elle aimait. Les impressions
de ces années-là, aujourd’hui qu’elle s’en expliquait le charme,
l’attendrissaient plus que tout le reste.

Des massifs d’arbres, aux branches encore nues, que rosaient des
milliers de bourgeons, surgirent d’un côté de la route.

—«Voilà Ferneuse,» murmura M^{lle} de Valcor, à peine consciente
d’avoir parlé tout haut.

Son père tressaillit. Le train de l’automobile se ralentit tout à
coup. Le mur du parc se développa. Les piliers de l’entrée principale
apparurent. On passa. Mais point assez vite pour que certains détails,
en frappant les deux voyageurs, ne leur fissent échanger ensuite un
regard involontaire. Malgré l’épaisse voilette couvrant le visage de
Micheline, et le masque à lunettes cachant à moitié celui du marquis,
leur émotion se répercuta de l’un à l’autre.

—«Vous avez remarqué, père?» dit la jeune fille.

—«Il y a quelqu’un à Ferneuse, assurément,» dit le marquis.

—«N’est-ce pas? La grille d’honneur est ouverte.

—Et les croisées des appartements particuliers ont leurs persiennes
rabattues au large. Tu n’as pas vu?»

Était-ce le détail des persiennes ou quelque autre circonstance? Le
fait est que la façade du château de Ferneuse, au bout de sa longue
avenue, offrait un air «habité», auquel ne s’étaient trompés ni le
marquis ni sa fille, et qu’ils ne constataient plus depuis près de deux
ans.

Quelle signification n’avait pas ceci pour l’un et pour l’autre! Ils ne
s’en dirent plus rien, après avoir contrôlé réciproquement la sûreté de
leur observation.

«Hervé serait-il de retour? N’a-t-il rien découvert qui le sépare de
moi?» songeait Micheline, palpitante.

Quant à Renaud, bouleversé d’un trouble plus violent, il oubliait, à
cette minute, que le bonheur de sa fille était en jeu. La présence
possible de Gaétane réveillait toutes ses fièvres d’audace et de
passion. Vainement avait-il convaincu l’univers, s’il ne persuadait pas
cette femme. Que venait-elle faire, sinon lui réclamer la preuve,—cette
preuve qui la forcerait, non seulement à s’incliner, mais à se donner?
Ah! la contraindre à croire, la dangereuse adversaire, c’était
indispensable. Question de vie ou de mort. Et non moins impérieuse la
nécessité de briser son orgueil jusqu’au sanglot de l’amour. Car elle
ne renoncerait à méconnaître l’amant d’autrefois que dans les bras de
l’amant d’aujourd’hui.

Cette victoire-là, Renaud la voulait. Il la voulait avec frénésie.
Non seulement parce qu’il y voyait le salut, mais pour autre chose
encore, pour quelque chose de plus désirable qu’une vie dont il était
las,—pour l’assouvissement d’un vœu passionné qui s’exaspérait en
lui depuis longtemps, que, tout à coup, des mirages inouïs avaient
enflammé jusqu’à la démence. Il voulait posséder à présent la comtesse
de Ferneuse, comme, dans le passé, l’avait possédée Renaud de Valcor,
jeune, héroïque, charmant, dont les brûlantes lettres retrouvées lui
avaient fait revivre l’orageuse et délicieuse idylle.

«Cette femme est à moi!» rugissait-il dans un transport de désir,
d’angoisse et d’illusion.

Comme il l’avait aimée, jadis, sans oser le lui déclarer, quand
il la considérait comme inaccessible! Quel déchaînement de passion
s’était produit en lui quand la destinée, à travers la révélation
de l’autrefois, sembla lui dire: «Tu n’as qu’à la reprendre.» Fou!
Triple fou qu’il avait été, pendant des années de silence, alors qu’il
pouvait, qu’il devait, réclamer comme son bien, à lui, cette beauté si
pure et si fière!... Et il avait parlé trop tard!

Ce tumulte de sentiments, d’espoirs, de regrets, soulevé plus violent
par l’aspect de Ferneuse, empêcha le marquis de donner un souvenir à sa
femme morte, lorsqu’il rentra dans ce château de Valcor, où tout devait
la lui rappeler. Il n’eut pas même un de ces mots que les convenances
lui eussent inspiré, s’il eût possédé son sang-froid.

Micheline en fut amèrement affectée. Cette attitude augmenta la
distance qui s’élargissait entre le père et la fille.

M^{lle} de Valcor se rendit à la chambre de sa mère, qui n’avait pas
été ouverte depuis le jour où la marquise l’avait quittée, à son départ
pour Paris, l’automne précédent. Elle s’y enferma pour manier et ranger
tous les petits objets dispersés sur les tables, dans les tiroirs.
Chacun ressuscitait une habitude, un geste, une préférence, de celle
qui n’était plus. Déchirante éloquence des choses! La jeune fille baisa
quelques-unes de ces reliques—les plus modestes, les plus familières,
celles qui avaient un petit air usé. Elle pria. Elle pleura. Ce fut
l’occupation de sa première journée à Valcor.

Ils étaient arrivés le matin. Tout de suite, le maître du logis
s’était vu en proie aux sollicitations d’audience. Ses intendants
voulaient lui rendre leurs comptes. Ses fermiers tenaient à lui
représenter combien l’année avait été mauvaise. Ses électeurs lui
apportaient une bienvenue intéressée. En outre, des dépêches et
des lettres d’Amérique l’attendaient. Il les ouvrit fiévreusement.
C’étaient les résultats des dernières ventes de caoutchouc. Ses boules,
fabriquées mécaniquement, plus homogènes et compactes que celles des
_seryngueiros_, avaient fait prime sur le marché. Le bénéfice était
énorme. Renaud marmotta négligemment des chiffres:

—«Cent soixante-quinze mille... Deux cent mille...» Puis, changeant de
voix, haussant le ton, bien qu’à ce moment il fût seul:

—«Qu’importe!... Qu’est-ce que cela fait?» s’écria-t-il en froissant
rageusement les papiers.

Il ouvrit d’autres enveloppes.

—«Rien de Mathias... Rien... C’est incompréhensible.»

Il sonna. Une porte s’ouvrit, par où vint la rumeur des gens qui
attendaient.

—«Renvoyez tout le monde. Faites seller un cheval,» ordonna-t-il au
valet qui se présenta.

—«Monsieur le marquis m’excusera...» commença cet homme.

—«M’entendez-vous? Obéissez-moi!...» interrompit M. de Valcor, sans
rien écouter.

Il rappela cependant le domestique, qui s’éloignait.

—«Est-ce que les maîtres sont de retour, à Ferneuse?

—A Ferneuse?» répéta l’autre, interdit par la question brusque et par
l’accent.

—«Oui... la comtesse?...

—On l’attend, je crois. Et le comte Hervé aussi.

—Ils ne sont pas là?

—Pas encore, monsieur le marquis. Mais on dit, dans le pays, qu’ils
vont revenir d’un jour à l’autre.

—Bon. Un cheval, n’est-ce pas? Et prévenez que je ne recevrai personne
avant demain matin.

—Qu’est-ce qui nous l’a changé?» murmuraient un instant après les
serviteurs, en regardant s’éloigner le cavalier, qui déjà trottait,
même avant d’avoir franchi la grille.

La question resta sans réponse.

Quelqu’un dit encore:

—«Ça, c’est vrai, il n’est plus le même.»

Puis le respect et la placidité campagnarde retinrent les langues.
D’ailleurs, comment définir ce qui était indéfinissable?

Le marquis de Valcor prit la route du Conquet. Il montait un excellent
trotteur, et il s’en allait à grande allure, avec l’aisance du cavalier
accompli, soulevé à peine à la cadence des longues foulées nerveuses,
les yeux fixés sur cet horizon de landes, de mer, de rochers, moins
sauvage que les perspectives de son âme. Il atteignit le sentier
descendant à la petite crique, où se trouvait la maison des Gaël. Il
le descendit avec précaution, tout en laissant l’encolure libre à sa
fine monture, qui posait ses sabots avec une adresse et une sûreté de
chèvre.

La demeure, noircie par l’âge et les rafales, lui apparut silencieuse
et comme déserte.

Il attacha son cheval à la barrière, traversa le jardinet, souleva le
loquet de la porte.

Rien n’était fermé à clef. Il entra.

Les deux femmes étaient là, Mathurine, et l’Innocente, sa belle-fille.

Celle-ci raccomandait ses éternel filets, en murmurant une complainte
que quelque barde rustique avait faite sur ses propres malheurs. Elle
chantonnait sans comprendre:

  _«J’ai cru le voir, à la brune,
  Sur la lande, un soir sans lune,
  Bertrand, mon époux si cher.
  De sa mort affreux présage,
  C’était, prenant sob visage,
  Un noir esprit de l’enfer._»

Elle répéta les derniers mots:

  _«Un noir esprit de l’enfer._»

—«Tais-toi, malheureuse! Assez! Ne chante pas cela!» ordonna celui qui
entrant.

Il avait parlé sans colère. Cependant la figure de la folle devint
hagarde d’effroi. Elle jeta un cri, repoussa la masse del filets, et
s’enfuit hors de la chambre.

Le marquis restait en face de Mathurine.

Il rencontra les yeux toujours clair et vifs de la vieille femme.
Mais il lui sembla que ce regard d’un vert miroitant restait la seule
étincelle de vie dans le visage brun et recroquevillé comme une algue
sèche.

L’aïeule parassait maintenant d’un âge surnaturel. Ce n’était pas de
la décrépitude, c’était de l’immatérialité, une vision de poète, qui
rêverait de symboliser la vieillesse. Ce long buste si droit, cette
tête ciselée dans une substance que nulle sève ne semblait nourrir,
ces cheveux de neige, et, par-dessus tout, ces admirables yeux d’eau
ensoleillée, n’éveillaient pas l’idée d’une décadence physique, mais
d’une beauté définitive.

Mathurine se dressa devant le visiteur.

—«Que venez-vous faire ici? Retirez-vous, monsieur le marquis de
Valcor!» s’écria-t-elle, en scandant ce nom avec force.

—«Maman Gaël, écoutez-moi!...» implora-t-il.

Etait-ce bien l’aventurier intrépide, le maître de la Valcorie, le
grand seigneur impérieux, qui s’adressait de cette voix de prière, avec
ce ton soumis, à une pauvre vieille paysanne?

Elle fit un geste pour le repousser, détournant la tête, mais sans
répéter son injonction.

—«Maman Gaël, je suis venu vous parler de Bertrande.»

L’aïeule se tut, évitant de ramener les yeux vers ce visage, comme
s’il eût été trop odieux... ou trop cher. Mais de ces yeux qu’elle
détournait obstinément, des larmes commencèrent à couler.

—«Bertrande...» murmura-t-elle.

—«Vous lui pardonnez, n’est-ce pas?

—Je n’ai pas le droit, _moi_...» (et elle appuya sur le mot) «de lui
refuser mon pardon.»

Renaud ne releva pas l’ambiguïté de cette phrase. Il reprit avec
chaleur:

—«Alors il est encore une possibilité de bonheur pour cette infortunée,
et pour vous-même. Appelez la pauvre enfant à vous, ou bien allez la
retrouver, maman Gaël. Acceptez la vie large que je voulais lui faire,
mais qu’elle ne consent pas à me devoir. De vous, elle prendra ce
qu’elle ne saurait prendre de ma main, car son cœur appartient à mon
mortel ennemi. Mais par pitié pour elle, pour son fils innocent, vous
me laisserez, n’est-ce pas? refaire votre destinée. Mon désir est de
vous voir réunies de nouveau, vous, Bertrande, et cette pauvre créature
qui chantait et travaillait là, tout à l’heure. Votre petite-fille
s’épuise à un labeur au-dessus de ses forces. Je ne puis le souffrir.
Aidez-moi à l’en empêcher. Prenez telle part de ma fortune que vous
jugerez nécessaire. Comprenez-vous?... Je ne sais comment dire... Vous
avez tant de fierté!»

Mathurine continuait à se taire. Sur ses joues ridées roulaient des
larmes lentes.

—«Oh!» dit le marquis d’une voix altérée, «ne pleurez pas ainsi. C’est
affreux pour moi de voir ces pleurs sur votre visage. Ayez pitié de moi
aussi. Accordez-moi cette grâce suprême de réparer, dans la mesure où
je le puis, les fatalités du sort!»

L’aïeule tressaillit. Les tragiques sanglots—plus tragiques d’être
faibles et contenus—qui agitaient sa maigre poitrine, se suspendirent.
Son regard revint à Renaud en un fulgurant éclair.

—«Les fatalités du sort!...» répéta-t-elle.

L’intonation fut indescriptible.

M. de Valcor eut un mouvement de recul. Il était blême.

Cet homme, qui avait tenu tête à une Chambre hurlante, qui avait
défié l’opinion et les lois, et déployé peut-être de plus redoutables
audaces, courba le front devant une humble vieille femme.

—«Qu’avez-vous fait de Mathias?» reprit-elle. «Auriez-vous perdu
celui-là aussi?

—Mathias?» répéta-t-il vivement. «J’espérais trouver ici de ses
nouvelles.

—Il n’en a pas donné depuis son départ. Comment l’aurait-il pu? Vous
l’aviez chargé d’une mission secrète. Sans doute il ne devait pas
trahir le but où il se rendait.

—Quelle idée! Ne saviez-vous pas parfaitement qu’il partait pour
l’Amérique? Je lui donnais un poste dans mes établissements de là-bas.
Préfériez-vous qu’il fît de la contrebande ici?

—Répondez-moi,» demanda-t-elle. «Le reverrai-je? Reverrai-je mon fils
Mathias?

—Sur mon honneur, je le crois, je l’espère.»

Elle sentit l’inquiétude qu’il ne pouvait dissimuler. Inquiétude qui
n’avait pas pour objet l’absent lui-même, mais qu’elle devina sans en
pénétrer le motif. Elle hocha sa tête blanche.

—«Ah!» murmura-t-elle, «ai-je donc eu tort d’arrêter le châtiment de
Dieu?»

Comment analyser ce qui s’exprimait dans cette phrase? Comment décrire
ce qui se passait dans cette âme.

Renaud, sans doute, entrevit cet abîme d’incertitude, de désespoir, et
aussi de tendresse invincible. Ses mains se joignirent. Ses yeux—qui,
pourtant, ne connaissaient guère les larmes,—se mouillèrent.

—«Laissez-moi faire quelque chose pour vous, pour Bertrande, je vous en
conjure!» supplia-t-il.

—«Non!» dit énergiquement l’aïeule. «Je n’accepte rien du marquis de
Valcor.

—Du marquis de Valcor, soit!» fit-il. «Mais... mais de... votre...»

Il s’approcha d’elle jusqu’à l’effleurer. Ses yeux entraient dans
les yeux transparents, élargis, qui s’emplirent d’une angoisse
extraordinaire.

Allait-il prononcer un mot de plus? Allait-il saisir les vieilles
mains qui se levaient tremblantes? Allait-il tomber à ses genoux? Il
eut dans les gestes, sur les lèvres, comme la velléité de ces choses.
Toutefois il n’osa pas. Et s’il s’arrêta, brisé, comme sur un obstacle
infranchissable, c’est que la volonté de l’imposante vieille heurta
la sienne, la dompta. Elle ne voulut pas de l’horrible aveu. Et il
le vit, il le sentit, il en fut comme terrassé. Certes, il était sûr
d’elle. N’avait-elle pas traversé l’épreuve?... Elle ne le trahirait
pas, cette martyre d’un affreux et sublime amour maternel? Mais elle ne
voulait pas devenir sa complice. Du fond de sa misère matérielle et de
sa torture morale, elle ne tendrait pas la main vers cette puissance
et vers cette richesse, vers cette éblouissante source de toutes les
joies de la terre. Non, pas même pour sauver Bertrande. Pas même pour
tenir dans ses bras son arrière-petit-fils, l’innocent inconnu, dont
la pensée hantait maintenant son vieux cœur, dévasté, solitaire. Non,
celui qui était là, devant elle, haletant de lui crier le mot où il
croyait trouver une goutte de paix, de fraîcheur, de pardon, dans la
fournaise de son enfer, cet homme de lutte et de rapine, qui avait si
audacieusement triché contre le Destin, et qui s’épouvantait à la fin
de ses monstrueuses victoires, cet homme-là n’aurait pas le soulagement
divin de l’appeler: «Ma mère!» D’un regard, d’un redressement farouche,
elle avait fait hésiter les syllabes sur ses lèvres. Profitant de son
silence interdit, elle reprit la parole:

—«Retirez-vous, monsieur le marquis de Valcor! N’ajoutez rien. Vous ne
me décideriez pas à toucher un centime de votre richesse. Et peut-être,
si vous osiez dire... Ah! ce serait un sacrilège! Cela n’est pas vrai!
Je ne le crois pas!... Je ne le veux pas!... Allez-vous-en!...»

Alors il se passa une chose extraordinaire. Le marquis Renaud de
Valcor s’agenouilla. Les mains jointes, la bouche muette, mais tordue
et convulsive, plus éloquente que si une irrésistible prière en avait
jailli, les yeux enflammés de larmes qui ne coulaient pas, il implorait
cette pauvre vieille femme.

Invraisemblable scène, qui eût fait douter n’importe quel spectateur du
témoignage de ses sens.

Et que demandait cet homme, ce puissant de la terre, qui, une heure
auparavant, congédiait sans façon une foule de parasites et de
solliciteurs? Il ne voulait qu’appeler cette humble créature «ma
mère», et pleurer contre sa débile épaule. Un peu de paix, un peu de
pardon, lui descendrait alors dans le cœur. Il oublierait un instant la
vertigineuse route sur laquelle il avait marché de crime en crime, par
un enchaînement auquel n’avait pu échapper sa redoutable volonté même.
Pour avoir tenté de maîtriser le Destin, il en était devenu l’esclave.
Jusqu’où irait-il dans cette œuvre implacable, qui semblait ne jamais
finir?... Ah! du moins, pouvoir réparer quelque chose, ici, dans cette
maison pleine de désastres, dans cette maison où la cruelle misère
s’ajoutait à tous les autres fléaux qu’il y avait déchaînés!

En entrant, il l’avait constatée, cette misère. Il avait remarqué la
salle vide. On avait dû vendre les vieux meubles familiaux. Sur les
murs, la place qu’ils avaient occupée pendant la durée des générations
se distinguait en lignes pâlies. Était-ce pour aider Bertrande?
Était-ce pour acheter son pain quotidien, que l’aïeule avait consommé
le sacrifice? Comme il avait dû lui en coûter! Si elle voulait! Ah! si
elle voulait... Un peu de bonheur renaîtrait pour elle en même temps
qu’un peu de miséricorde descendrait sur le front maudit, avec la
caresse de ses vieilles mains. Et Renaud, marquis de Valcor, tendait
son front, ce front d’infernal orgueil, pour y sentir se poser, fût-ce
une seconde, les doigts noués par l’âge, cordés de rides et de veines,
les doigts tremblants de la paysanne.

Elle s’écarta de lui, et, d’une voix hoquetante de martyrisée:

—«C’est donc ma mort aussi qu’il te faut? Ne vois-tu pas que tu me
tues?...» gémit-elle.

Il sentit qu’elle allait expirer de cette torture, mais qu’elle ne
céderait pas. Peut-être, au fond du cœur, son vœu d’amour maternel
répondait-il au vœu de celui qui se courbait à ses pieds. Le mot qu’il
voulait dire, elle eût voulu l’entendre. Mais elle résista. Elle ne
serait pas sa complice. Aussi malgré le tutoiement farouche, qu’elle
lui avait adressé, il retint son cri: «Mère!... mère!...» Car il
craignait de la voir succomber d’horreur et d’émotion.

Il se redressa, fit un geste de désespoir, et sortit.

Puis, là-haut, sur la route, emporté par son cheval à travers ce pays
dont il était le maître, il s’en alla, plus faible, plus effaré, plus
orphelin, que le dernier des mendiants qui lui demanda l’aumône.

Le châtiment commençait.



XV

_FERNEUSE ET VALCOR_


«MA mère,» dit Hervé à la comtesse, «nous voici de retour. Pendant
toute la durée de notre voyage, dans vos longues journées silencieuses
en face de l’Océan, j’ai respecté le secret de vos méditations. Que se
passait-il en vous, pauvre mère?... pauvre femme!...»

Le jeune homme prononça doucement ce mot, avec une pitié, un respect,
une tendresse infinis. Puis, d’une voix plus ferme:

—«Mais aujourd’hui, votre décision doit être prise. Il importe que
vous m’en fassiez part. Celui qu’on appelle le marquis de Valcor est
au château en ce moment, avec sa fille. Nous-mêmes, nous voici à
Ferneuse...»

Il s’interrompit, pour jeter un regard autour de lui sur ce domaine
dont il était l’héritier, dont il portait le nom.

Sa mère et lui marchaient, en ce moment, côte à côte, d’un pas lent
de promenade, le long de l’immense avenue qui descend à la grille
principale. Au delà de cette grille, la falaise, creusée par une espèce
de trouée, laissait apercevoir la mer. Un printemps frileux, tout
frissonnant encore de l’hiver, enveloppait ces belles perspectives
d’une atmosphère vaporeuse.

Hervé y posait des yeux nouveaux. Il se sentait comme un intrus sur
cette terre familiale, qu’avaient possédée les ancêtres dont le sang
ne coulait pas dans ses veines. L’image du dernier d’entre eux lui
apparaissait. Il revoyait celui qu’il avait appelé «son père», le
comte Stanislas, l’aveugle lamentable, dont il craignait, enfant,
la rencontre, au détour de ces mêmes avenues, à cause de sa face
taciturne, sans regard, dévastée d’une horrible cicatrice, et aussi
à cause de son humeur brutale. Combien le dévouement dont sa mère
entourait ce tyran domestique le touchait alors! Humilité, abnégation,
patience, chez cette femme vive et fière. Et la claustration totale,
l’absence de toute sortie, de tout plaisir, même de toute coquetterie.
Le monde avait perdu le souvenir d’un beauté faite pour y briller.

«Ah! ma mère... ma mère...» pensait Hervé, «bénie sois-tu d’avoir mis
en moi le spectacle de ta longue expiation, avant de m’avoir révélé ce
qui fut—hélas!—ta faute. Moi, ton fils, je n’aurais, de toutes façons,
pas le droit de te juger. Mais tu m’as laissé celui de t’admirer, de
t’adorer, de te vénérer... Ma mère... ma mère!...»

Il la regardait dans une exaltation de tendresse, n’osant convenir
avec lui-même qu’il ne l’aurait pas préférée impeccable, et qu’elle lui
était plus chère dans la tragique poésie de son passé.

Gaétane de Ferneuse pressentait en partie ce qui se passait chez son
fils. Elle se serait bien gardée de l’interroger. Il ne l’aimait pas
moins. Elle en était sûre. Cette certitude lui était trop douce pour
qu’elle risquât de chercher autre chose dans cette jeune âme troublée.

Cependant Hervé se reprenait, après un instant d’émotion muette.

—«Vous avez dû arrêter une résolution, ma mère. Il est temps que je la
connaisse.

—Tu aimes toujours Micheline?» demanda M^{me} de Ferneuse.

Elle avait pris un temps avant de poser cette question, et la profonde
gravité de son accent y mit une espèce de solennité.

Le jeune homme répondit avec force:

—«Oui.

—Tu veux toujours l’épouser?

—Oui.»

Il y eut un silence. Puis Hervé murmura:

—«Est-ce que je vous blesse, ma mère? Est-ce que votre vengeance?...»

Elle l’interrompit:

—«Ma vengeance!...»

Une minute encore de suspens. M^{me} de Ferneuse vit pâlir affreusement
le beau visage de son fils.

—«Connais-tu si mal mon cœur, mon enfant? Il y a une justice
nécessaire. Elle sera faite. Mais la vengeance!...»

Ses yeux exprimèrent on ne sait quel détachement. Mépris, pitié,
fierté, miséricorde chrétienne?... Par quoi planait-elle au-dessus du
sentiment que sa lèvre écartait, dédaigneuse? Sans s’analyser, elle
reprit:

—«Quel but ai-je poursuivi, Hervé? Ne le sais-tu pas? L’ardeur avec
laquelle j’ai voulu la vérité—jusqu’à risquer ta vie, mon unique
trésor!—s’inspirait de deux désirs indomptables: m’assurer que tu
n’étais pas le frère de Micheline, par conséquent rendre possible ton
bonheur. Et puis...»

Elle n’acheva pas. Elle ne dit pas cet autre désir, plus impérieux
que le besoin de respirer: celui d’échapper au vertige d’un amour qui
ressuscitait trop le rêve passionné de sa jeunesse—d’un amour qui avait
failli lui donner le change. Effroyable erreur!... Non moins effroyable
en doutant s’il fallait croire, qu’en croyant s’il fallait douter.
N’y avait-il pas eu des instants où elle s’était sentie près d’ouvrir
les bras à l’imposteur, dont le masque d’amour l’enchantait d’une
prodigieuse illusion? C’était de cet enfer indicible qu’elle avait
voulu sortir à tout prix.

Son fils ne pouvait deviner ce qu’elle taisait. Il n’y attacha pas sa
pensée. Quand elle eut prononcé le nom de Micheline, il lui baisa la
main dans une effusion de reconnaissance.

—«Ah! je craignais tant!...

—Quoi donc?

—Que vous ne puissiez consentir à me voir épouser la fille de cet homme.

—Est-elle responsable?» demanda Gaétane.

—«Non, certes.

—Et toi, mon fils, es-tu responsable de cet amour que tu as laissé
grandir dans ton cœur innocemment? Peux-tu l’abolir? As-tu le droit
d’infliger la plus cruelle des douleurs à la pure jeune fille qui a mis
toute sa confiance et toute sa tendresse en toi? Ne serait-ce pas, non
seulement un double crime, mais un crime doublement impossible... Car
ni toi ni Micheline n’êtes de ceux qui changent.

—«Ma mère!» s’écria Hervé, tout palpitant de joie. «C’est là votre
conviction?

—En douterais-tu?

—Ah!» reprit le jeune homme, «j’ai entendu des voix si redoutables au
fond de ma conscience. Une d’elles me criait que je suis le fils de
celui dont nous avons trouvé les restes enfouis là-bas dans le désert.
Si vous aviez pris cette voix-là, vous aussi, ma mère, qu’aurais-je pu
répondre?

—Mon enfant,» prononça M^{me} de Ferneuse avec une céleste douceur,
«nous avons reconnu que tu as un devoir d’amour à remplir. Ne
prime-t-il pas le devoir de haine, même si celui-ci s’imposait à ton
cœur filial?

—Si vous ne me l’imposez pas,» dit-il, «j’avoue que nulle suggestion
supérieure ne m’y pousse. Comme vous, je souhaite que justice se fasse.
Mais les tribunaux humains y pourvoiront. Me dresser personnellement
en champion contre l’homme de là-bas...» (Hervé souleva la main dans
la direction de Valcor), «c’est rendre impossible mon mariage avec sa
fille. Et, d’ailleurs, champion de qui?... Les liens qui m’unissent à
la victime sont un secret entre vous et Dieu. Je ne puis intervenir
ouvertement dans ce drame. Ce serait risquer l’honneur d’une mère que
j’adore, pour venger un père que je n’ai pas connu.»

M^{me} de Ferneuse, à ce mot, sourit mystérieusement. Si tant est qu’on
puisse appeler sourire le pli de sa lèvre et le reflet de ses yeux,
empreints d’une clairvoyance attendrie et mélancolique. «Un père que je
n’ai pas connu...» Elle attendait ce cri, jeté par le cœur passionné,
qui craignait, plus qu’il ne pouvait chérir, le fantôme dressé entre sa
conscience et son amour. C’était humain, c’était naturel, c’était vrai.
Pour venger ce Renaud de Valcor, dont il n’avait précisé l’existence
qu’en face d’un squelette, et qu’on lui disait tardivement être celui
dont il tenait la vie, Hervé ne pouvait sacrifier son bonheur et celui
de la fiancée qu’il adorait. L’eût-il fait si sa mère l’eût exigé?
Peut-être. Elle, qui avait aimé comme il aimait, ne le lui demanda pas.

—«Maintenant,» reprit le jeune comte, «par quel moyen accomplirons-nous
l’œuvre nécessaire? Car, enfin, il faut que le bandit soit châtié,
qu’il disparaisse. Je ne veux épouser Micheline que lorsque l’homme de
Valcor sera confondu et qu’il aura rendu gorge. Pas un centime de ses
abominables richesses ne souillera la petite main que je prendrai pour
toujours dans la mienne.»

M^{me} de Ferneuse se taisait.

—«Nous ne pouvons cependant pas,» continua Hervé plus lentement,
«dénoncer ce misérable. La délation n’est pas notre fait.

—J’irai le trouver,» dit la comtesse.

—«Vous, ma mère!

—Moi.

—Je ne le permettrai pas!»

Elle le regarda avec un peu d’ironie indulgente et hautaine.

—«Je ne suis que votre enfant,» s’écria-t-il avec une vivacité
charmante. «Et un enfant que vous avez peut-être élevé avec votre
tendresse plus qu’avec votre énergie. Cependant je sais agir en homme,
je vous en ai donné la preuve. Vous m’écouterez, vous m’obéirez, mère.
Ne suis-je pas le chef de la famille?... Vous n’irez pas à Valcor. Vous
n’exposerez pas votre dignité... votre vie, peut-être... Cet homme est
capable de tout.»

Hervé lutta un moment, bouleversé par le projet de sa mère. Dans son
appréhension, il lui résistait pour la première fois. Mais, des deux
volontés, la sienne n’était pas la plus forte. Ne pouvant vaincre celle
qui lui résistait par le silence, il se laissa tomber sur un banc,
cacha son visage dans ses mains, et pleura, comme l’enfant que, tout à
l’heure, il disait être:

—«Ah! nous sommes bien malheureux!» gémit-il.

La comtesse mit une main légère sur son épaule. Il releva la tête.

—«Laissez-moi tout dire à Micheline,» supplia-t-il. «Elle fuira cet
homme, elle fuira cette maison. Nous nous en irons au loin. Nous
laisserons l’imposteur à sa destinée.

—Tu repoussais le rôle de délateur, Hervé. Que serais-tu donc en
révélant à une fille les crimes de son père?»

Il ne répondit pas.

—«Laisse-moi faire,» reprit-elle. «Si formidable que soit la puissance
du mal dans cet homme, il y a des choses qu’on ne saurait craindre
de lui. Et il y en a d’autres qu’on en peut attendre. C’est un démon
d’audace et d’orgueil. Ce n’est pas un être abject ni dégradé. Je ne
sais qui il est, ni quel sang coule dans ses veines. Mais ce nom de
Valcor, qu’il a usurpé, lui a donné une espèce de farouche noblesse. Il
le porte avec une fierté singulière. Il ne voudra pas d’un déshonneur
qui lui arracherait ce nom dans un éclat d’infamie. Démasqué, il
préférera disparaître, s’exiler... Que sais-je?... Puis, il a sa
fille. C’est un père plein de tendresse. Je me rappelle encore avec
quelle ardeur mensongère, mais touchante, il défendait le bonheur de
cette enfant. Pour me persuader qu’elle n’était pas ta sœur, tout
en se déclarant être, lui, Renaud de Valcor, n’avait-il pas imaginé
je ne sais quelle histoire de substitution d’enfant? Il consentait
à n’être plus son père, pour te la donner, à toi, qu’elle aime. Ne
consentira-t-il pas, pour la même raison, à un plus grand sacrifice?»

Hervé ricana légèrement.

—«Alors nous n’avons de ressource que dans sa générosité?

—Non, mon fils,» dit gravement M^{me} de Ferneuse. «C’est au père de
Micheline que nous demanderons de la générosité. Contre l’usurpateur
de Valcor, contre le meurtrier de Renaud, nous n’en avons que faire.
Ne comprendras-tu pas, enfin, que la vengeance me serait trop facile?
Cette vengeance de mon amour assassiné, j’en fais le sacrifice à ton
amour vivant. Il faut trouver une solution qui te permette d’épouser
Micheline. Sais-tu si cette jeune fille donnerait sa main au bourreau
de son père, même si elle pouvait croire que ce père fût criminel?

—Ah! ma mère,» dit le jeune homme avec émotion, «vous êtes un ange et
vous êtes une femme. Quel miracle n’accompliriez-vous pas? Faites ce
que vous voudrez.»

Il se leva, la serra contre son cœur, puis la quitta, se dirigeant vers
la grille d’entrée, qu’ils avaient presque atteinte.

Hervé franchit cette grille, prit le chemin qui descendait au creux de
la falaise et gagna bientôt la plage.

Il se trouva dans une des mille petites criques creusant la ceinture
granitique de cette côte. Celle-ci s’ouvrait au nord du promontoire qui
limite par son autre versant le domaine de Valcor. Le jeune comte de
Ferneuse regarda presque avec attendrissement ce rude contrefort, qui,
se rétrécissant comme une proue, plongeait à pic dans la mer. C’était
ce rempart de granit qu’il avait escaladé, voici près de deux ans,
pour obtenir un suprême tête-à-tête avec Micheline. Jamais, depuis ce
jour-là, il n’avait revu celle qu’il aimait.

Pensif, presque hésitant,—non pas de peur physique, mais d’angoisse
morale,—Hervé commença de gravir le très étroit sentier contournant
le roc. A peine un chemin, une espèce de lacet naturel, formé par
les aspérités du granit et tout au plus complété çà et là par un
rudimentaire travail humain, ou marqué par une rampe,—un fil de fer
tenu par des crampons,—là où il n’y avait guère de quoi poser le pied.
On pouvait ainsi s’avancer jusqu’à la pointe du promontoire, pour jouir
du spectacle des lames en fureur se brisant contre l’immuable paroi.
Encore n’eût-il pas fallu s’y risquer quand leur frénésie les faisait
bondir plus haut que ce même sentier, ou quand le vent déchaîné en eût
balayé un être humain comme un fétu de paille.

Aujourd’hui, le vent était faible, et la mer se contentait de
moutonner, hérissant sa surface livide de crêtes neigeuses, qui
s’écroulaient et se reformaient sans cesse.

Hervé, parvenu à l’extrémité de la falaise, ne s’arrêta pas pour
admirer la sublime monotonie de ce spectacle. Il contourna la pointe et
se trouva sur l’autre versant. Le sentier s’y prolongeait encore, moins
distinct, puis s’effaçait complètement.

Le promeneur leva les yeux.

A trente pieds au-dessus de lui, la terrasse de Valcor déployait sa
belle ordonnance. Rangée élégante de balustres, couronnant une assise
rocheuse, entre deux fortifications de granit, elle avait un caractère
grandiose. Mais l’architecture, pas plus que le paysage, n’importait
à celui qui se trouvait là. Son regard avide chercha autre chose,
immédiatement au-dessus de sa tête, dans l’angle formé par la terrasse
et par le rocher. C’était le coin favori de Micheline. De tout temps
elle y était venue passer de longs moments dans la contemplation, la
rêverie. Combien plus n’y devait-elle pas venir, à présent, si elle
l’aimait! Quel souvenir s’attachait à ce lieu, pour lui, pour elle!
Depuis quelques jours à Valcor, et le sachant à Ferneuse, il ne serait
pas impossible qu’elle s’y trouvât, juste en ce moment.

Et l’impossible même eût-il mis un obstacle à un vœu d’amour aussi
ardent? L’attirance mystérieuse avait agi. Micheline était là. Elle
l’attendait, sans doute.

Il la vit.

Quelle minute!

La radieuse image lui entra dans les yeux, dans l’âme, dans tout
l’être, comme une apparition et comme une ivresse. Il dut se cramponner
au rocher, dans son vertige de joie.

Elle n’était pas vêtue de blanc, comme jadis. Sa silhouette charmante
se détachait en noir au delà des balustres clairs, sur le pâle ciel
d’avril. Hervé se rappela qu’elle portait le deuil de sa mère. Il avait
appris, en rentrant à Ferneuse, que la marquise de Valcor était morte
l’automne précédent, à l’époque où lui-même voyait la mort de si près,
chez ses sauvages amis de la forêt amazonienne.

—«Ne montez pas! Ne montez pas!» cria Micheline, qui l’avait aperçu
tout de suite.

Il devina les paroles au geste, car elles n’étaient pas descendues
distinctement jusqu’à lui. Mais ne lui eût-il pas fallu plus de courage
pour y obéir que pour affronter le danger de l’ascension? Il commença
de gravir l’abrupte muraille, saisissant la moindre saillie, s’aidant
des pieds et des mains, jusqu’à ce qu’il eût atteint une espèce
d’étroit balcon, si proche de Micheline qu’il avait pu jadis prendre
de là une fleur qu’elle lui tendait.

Ce fut, d’ailleurs, la première pensée qui lui revint. Tirant un petit
portefeuille de la poche intérieure de son veston, contre son cœur, il
en sortit la pauvre fleur, si frêle, si desséchée, toute jaunie, puis,
la montrant à Micheline:

—«Vous rappelez-vous?

—Ah! vous m’aimez toujours!» s’écria-t-elle.

—«Et vous, Micheline?

—Vous le demandez?... Oui, je vous aime, Hervé, je vous aime. Aurais-je
vécu si je ne vous aimais pas?»

Une telle détresse jaillissait de ce cri qu’il en eut le cœur contracté.

—«Vous avez donc souffert?

—Si j’ai souffert!»

Il la regarda tout interdit, ne s’étant pas attendu à cela. Et,
l’examinant avec plus de sang-froid, il saisit toute la gravité
nouvelle de l’expression, l’amincissement des beaux traits, la pâleur
du teint, l’ombre profonde du regard.

—«Si j’ai souffert!...» reprenait Micheline. «Dans le mystère de votre
absence, au cours de cet épouvantable procès... Vous ne savez pas ce
qu’on disait, ce qu’on écrivait, ce que les journaux publiaient...

—Mais,» prononça-t-il avec un étrange accent, «votre père a triomphé de
tout.»

Elle ne répondit pas. Elle dit seulement très bas:

—«Ma mère en est morte. Si votre pensée ne m’avait pas soutenue, je
serais morte aussi.

—Vous n’avez pas douté de moi?» s’écria-t-il avec une appréhension
violente.

—«Non, Hervé. Pas un instant. Mais...

—Mais, quoi?...» balbutia-t-il.

—«Mais j’avais peur de ce que vous rapporteriez au fond de vous-même, à
votre retour de l’étrange voyage où il m’était interdit de vous suivre,
même en pensée.

—Je rapporte mon amour,» dit-il.

—«Rien d’autre?...»

Elle lui enfonça ses grands yeux d’ombre jusqu’à l’âme. Il détourna les
siens.

—«Vous ne répondez pas, Hervé?

—Je n’ai rien découvert qui pût nous séparer,» fit-il.

—«C’est vrai?»

Elle rayonna.

Il comprit combien elle l’aimait, quelle angoisse atroce et obscure
avait étreint ce pauvre jeune cœur.

—«Oh! ma Micheline adorée! Regardez-moi. Serais-je ici? Viendrais-je
réclamer votre foi et vous engager de nouveau la mienne, s’il nous
était interdit de nous aimer?

—Mais votre mère?

—Ma mère sera la vôtre. Rien, pour elle, n’existe plus au monde que
notre bonheur.»

Micheline voulut parler, s’arrêta comme suffoquée d’émotion, puis,
d’une bouche que les larmes contenues faisaient trembler, murmura:

—«A-t-elle pardonné à la mienne la scène terrible? A-t-elle pardonné à
ma pauvre maman, qui est morte?»

Hervé s’empressa de l’en assurer.

Comme c’était loin, cette scène du bal, par laquelle s’ouvrit la
série de leurs misères! Quel rôle avait joué alors la marquise
Laurence? Pourquoi son éclat de fureur soudaine? Pourquoi ses excuses
du lendemain? Le jeune comte resta un instant rêveur, à ce souvenir
évoqué. Mais l’énigme lui parut sans importance. Évidemment la douce
et insignifiante Laurence n’avait été qu’une visionnaire, hypnotisée
devant les fantasmagories du prodigieux metteur en scène qu’était son
mari, adoré par elle humblement.

—«La mémoire de votre mère est digne de tout respect et de toute pitié.»

Il avait prononcé cette phrase comme la suite naturelle de sa réflexion
intérieure, sans calculer l’effet qu’elle pourrait produire.

—«Pourquoi «de toute pitié»? demanda Micheline.

Elle se troublait au moindre mot, la pauvre enfant. L’anxiété de son
intonation trahissait un abîme d’inquiétude secrète. Et voici que, tout
à coup, devant l’explication embarrassée d’Hervé, devant la physionomie
contrainte du jeune homme, cette inquiétude déborda.

—«Vous ne me parlez pas de mon père!... Si vous m’aimez, Hervé,
dites-moi que, lui aussi, vous le respectez, que, lui aussi, vous le
plaignez. Car je le crois très malheureux.

—«Si je vous aime!...» répéta le jeune homme avec un accent de reproche.

—«Oui. Pouvez-vous imaginer l’union de nos deux cœurs, si le vôtre est
en désaccord avec mes sentiments filiaux?

—Vos sentiments filiaux me sont sacrés, comme tout ce qui est dans
votre âme admirable.

—Votre attitude les froisse, Hervé.»

Le jeune homme garda le silence. Il était extrêmement pâle.

Micheline demanda,—la voix implorante et douce, non pour lui faire un
reproche, mais pour lui arracher la vérité:

—«Pourquoi avez-vous commis l’imprudence de gravir encore cette
falaise, si les différends qui vous y ont forcé jadis n’existent plus?
Pourquoi n’êtes-vous pas venu tout simplement à la maison? En vous
apercevant sur ce chemin périlleux, je n’ai cru d’abord qu’à un élan de
tendre folie. Vous vouliez me retrouver pour toujours là où nous nous
sommes si cruellement séparés. Est-ce une charmante pensée de ce genre,
mon cher, cher Hervé? Ou bien aviez-vous une raison pour ne pas rentrer
à Valcor, pour ne pas rencontrer mon père?»

Il répondit franchement:

—«Je ne voulais pas me trouver en présence de votre père avant que ma
mère lui eût parlé.

—Votre mère doit lui parler?

—Oui.

—Quand?

—Sans retard. Aujourd’hui ou demain.

—Et cette conversation fera cesser les malentendus entre nos deux
familles?

—Oui,» répondit Hervé, d’un air grave, «tous les malentendus.»

La jeune fille ne put se méprendre sur la portée de cette phrase, qui
n’eût été qu’un atroce jeu de mots, si l’accent n’avait démenti la
sécurité de la signification. Micheline, après avoir, de son beau
regard triste, interrogé encore un instant le visage aimé, soupira:

—«Vous ne voulez, et vous ne pouvez, rien me dire, Hervé. Je le vois
clairement... Votre loyauté est en lutte avec votre tendresse pour moi.
Hélas! le cauchemar affreux que j’ai traversé recommencera donc...»

Il l’interrompit vivement:

—«Non, non... La justice et l’opinion se sont prononcées. Nul n’en
appellera de leur arrêt. Vous ne traverserez plus les épreuves que...»

A son tour, Micheline lui coupa la parole.

—«J’en traverserai de pires, je le sens. Qu’importent la justice et
l’opinion auprès de...»

Elle frissonna. Sa tête s’abaissa comme sous un fardeau sinistre.

—«Auprès de... Auprès de quoi, ma chérie?...» murmura son fiancé,
haletant.

Elle dit—si bas qu’à peine distingua-t-il sa douloureuse réponse parmi
le gémissement qui montait de la mer:

—«Auprès des idées qui se sont glissées en moi... des choses que j’ai
entrevues... des...»

Les mots moururent sur ses lèvres blanches. Ses dents claquèrent
d’angoisse. Des deux mains elle se cramponna à la balustrade de pierre,
comme prête à défaillir.

Alors Hervé comprit qu’elle entrevoyait l’affreux mystère. Et il se
convulsa d’horreur, de pitié, devant ce qu’elle devait souffrir.
Vaillante fille! Tout à l’heure encore, elle défendait, contre son
amour même, le père qu’elle avait si aveuglément aimé, admiré, en qui,
peu à peu, elle avait perdu confiance, mais qui lui restait toujours
cher. L’émotion de cette heure suprême, l’attitude de celui en qui elle
avait foi par dessus tout, venaient de lui arracher l’horrible aveu.

Elle releva un visage égaré de douleur, et, regardant autour d’elle:

—«Oh! ce domaine de Valcor!...» gémit-t-elle avec un accablement sans
nom—comme si toutes les pierres du château et toutes les lourdes ramées
du parc lui eussent écrasé le cœur.

—«Ma bien-aimée!... ma bien-aimée!...» s’écria le jeune homme.

Que lui dire?...

Elle entendit à son cri, elle vit dans son expression ardente, qu’il
eût tout donné pour lui offrir une consolation. Elle n’en saisit que
mieux qu’il ne le pouvait pas.

—«Hervé,» dit-elle, se reprenant avec une admirable énergie,
«j’attendrai, avant de nous revoir, que le malheur dont je me sens
menacée se soit abattu sur moi. Je n’accepte plus votre amour, puisque
je ne sais pas ce que je pourrai vous rendre en échange, puisque
j’ignore quel sera demain mon devoir.

—Rien au monde ne nous séparera,» dit-il. «Je vous adore.»

Un divin sourire éclaira la physionomie désolée. Sur le pâle visage
de la jeune fille revinrent un peu les couleurs de la joie et de la
vie. La douceur sombre de ses yeux s’emplit de ferveur tendre et de
reconnaissance.

Les deux amoureux échangèrent, dans un long regard, l’exaltation d’un
sentiment qui, en effet, les mettait au-dessus des pires catastrophes.
Car l’amour absolu ignore tout; hors lui-même. Et, malgré l’épouvante
qui planait sur elle, dans l’angoisse grandissante de toutes les
heures, Micheline emporta ce quelque chose d’ineffable que le magique
amour verse aux âmes humaines. Philtre inexpliqué... illusion
peut-être... ivresse, à coup sûr. Mais puissance souveraine, qui,
mieux que la raison, mieux que la science, nous transporte au delà de
nous-mêmes, nous fait participer aux rythmes infinis de l’univers.

Aimer, être aimé... Fascination qui jamais ne lasse l’intérêt et
la curiosité des hommes, et qui pare de son prestige toutes les
littératures, tous les arts. Rêve de ceux mêmes qui raillent et qui
nient l’amour. Grâce prestigieuse, qui désarme les jugements des sages,
et rend impuissant le malheur autour des couples éperdument unis.

L’amour d’Hervé et de Micheline était de cette essence victorieuse.



XVI

_LE MASQUE TOMBE_


RENAUD de Valcor se tenait dans son cabinet de travail, au premier
étage du château. Tout en fumant une cigarette, il faisait sauter les
bandes de quelques imprimés. Il parcourait des yeux la première page,
tournait la feuille, puis passait à un autre. Aucun sujet ne fixait son
attention. Il ne pouvait lire.

Cessant de se donner le change à lui-même, il rejeta brusquement les
papiers, se mit à marcher de long en large. Puis il s’approcha d’une
croisée, d’où l’on dominait plusieurs avenues du parc. Il semblait
attendre. Un coup frappé à la porte le fit sursauter comme une femme
nerveuse.

—«Entrez!» cria-t-il.

C’était un valet de chambre, qui dit:

—«Madame la comtesse de Ferneuse se fait annoncer à monsieur le marquis.

—Introduisez madame la comtesse dans le jardin d’hiver, et dites-lui
que je me rends à ses ordres.»

Quand le domestique fut parti, Renaud se regarda dans une glace.

Était-ce pour constater que, malgré ses traits plus marqués, ses
cheveux plus grisonnants, il était toujours le beau cavalier, au visage
et à la tournure romantiques, dont Gaétane avait gardé l’image après
leur dernière entrevue, deux ans auparavant? Était-ce pour s’assurer, à
la fermeté de son regard, à l’aisance de son sourire, qu’il restait le
maître de sa physionomie et de son expression?

Il eut un haussement d’épaules fataliste, et il échangea avec son image
un coup d’œil d’ironie lassée. Puis, toujours élégant, le front haut,
la taille jeune, le pas élastique, il descendit retrouver la comtesse.

Elle était debout, droite et pâle comme une statue, quand il entra dans
le jardin d’hiver.

C’était une galerie vitrée, exposée au midi, et remplie de plantes
superbes. Les faibles rayons du soleil d’avril s’emmagasinaient entre
les parois de verre. Mais surtout un système perfectionné de conduits
d’air chaud y entretenait une température exquise.

Cependant, comme plusieurs salons ouvraient sur cette galerie, le
maître de la maison, après avoir salué sa visiteuse, la pria d’entrer
dans une pièce située tout au bout, formant le rez-de-chaussée de la
tourelle, et absolument isolée des autres appartements.

Cette petite salle ronde, d’ailleurs meublée d’une façon ravissante, se
trouvait précisément au-dessous de la bibliothèque de Micheline, là où
furent découvertes les lettres, dans la cachette du mur. Les fenêtres
étroites y laissaient entrer peu de lumière, et donnaient, par leur
profondeur, une idée de l’épaisseur de ce même mur. Mais une large baie
ouverte sur la galerie verdoyante et déserte, ôtait à ce réduit l’air
un peu secret et morose que lui prêtait son architecture.

M^{me} de Ferneuse donna un coup d’œil autour d’elle, observant ces
détails.

Comme elle avait dit à son fils: elle n’avait pas peur de l’homme avec
qui allait commencer une conversation tragique. Elle avait tu à Hervé
la raison de sa force. Elle se savait aimée de lui. Cependant, son cœur
battait dans sa poitrine, comme celui de la dompteuse, qui, pour la
première fois, pénètre seule dans la cage, face à face avec le fauve.

—«Vous voulez que nous soyons tranquilles,» dit-elle. «Vous prévoyez
que nous aurons des choses graves à nous dire.»

Il ne répondit pas. D’un geste, il l’invita à s’asseoir dans une
bergère, puis il resta debout devant elle, ses yeux bleus noircis
d’ombre attachés intensément sur ceux de Gaétane.

M^{me} de Ferneuse lui rendit fièrement regard pour regard, et lui dit:

—«Qui êtes-vous?»

L’homme était préparé à quelque ouverture saisissante, mais pas à cela,
pas à cette question, jetée avec un tel accent. Pourtant, ce fut à
peine si ses cils clignèrent. Il répondit:

—«Je suis Renaud de Valcor.

—Vous mentez,» répliqua-t-elle, «Renaud de Valcor est celui qui,
jusque dans sa tombe, portait au doigt cet anneau.»

Elle tendit vers lui sa main gauche, où la simple bague brillait seule.
Il regarda la main, il regarda la bague, puis, lentement, il releva les
yeux sur la femme.

—«Comédie...» murmura-t-il.

—«Comédie!» répéta-t-elle en se dressant. «Savez-vous où j’ai pris
cet anneau? Je l’ai retiré moi-même du doigt de celui que vous avez
assassiné, dans la fosse où vous l’avez enseveli, au fond du désert, à
l’extrémité de la ravine, là où se rencontrent les deux lignes tirées
de l’arbre géant et de la pierre sanglante.»

Il recula.

—«Vous avez fait cela!... Vous avez fait cela!...» s’écria-t-il, dans
un transport qui semblait tenir plus de l’admiration que de tout autre
sentiment.

Et, comme elle restait pétrifiée, ne comprenant pas:

—«Quelle créature surhumaine êtes-vous donc?...» poursuivit-il. «Ah!
que je vous aime!... Que je vous aime!... Écoutez-moi, Gaétane!... Je
n’ai pas assassiné Renaud de Valcor... Je vous le jure. Et je vous en
donnerai la preuve... Croyez-moi... Je vaux celui que vous ne pouvez
oublier. J’ai le même sang que lui dans les veines... J’ai parachevé
son œuvre... Aucun de mes actes, même criminels,—car j’en ai commis
de tels—ne crée de l’irréparable entre vous et moi. Laissez-moi vous
dire qui je suis et ce que j’ai fait. Vous verrez que je suis digne
de mettre à vos pieds le plus magnifique amour que jamais homme ait
offert à une femme. Gaétane, entendez-moi...» Il s’interrompit, il
eut comme un rire de joie, intraduisible, déconcertant, effrayant,
sublime. «Ah! vous avez fait cela!... Vous êtes bien la lionne du lion
que je suis. Quelle alliance nous formerions! Gaétane, voulez-vous du
seul amour qui puisse enivrer une âme comme la vôtre? Je vous donnerai
toutes les voluptés de l’orgueil, de la puissance, de la richesse, de
la passion, du péril et de la victoire! Je vous ferai vivre le plus
inouï des rêves. Le voulez-vous, Gaétane? Répondez-moi.»

La stupeur immobilisait M^{me} de Ferneuse. Cet homme était-il sincère?
Il avait prononcé le mot de «comédie», tout à l’heure. En jouait-il
une, plus merveilleuse d’audace que toutes les dénégations qu’on aurait
pu prévoir?

Debout devant lui, elle le toisa avec un regard étincelant
d’indignation. Maintenant, ce cœur féminin ne battait plus
d’appréhension nerveuse. Des forces profondes le soulevaient. «Une
lionne,» avait dit l’imposteur. Il en vit une, réellement,—sous la
dignité de la mondaine qui se gardait de toute parole trop haute, de
tout geste violent.

—«Ne m’appelez pas Gaétane,» dit-elle. «Comment osez-vous?... Cessez à
l’instant de me décrire des sentiments que je méprise. Ou je sors d’ici
pour aller vous dénoncer comme l’assassin de Renaud de Valcor, comme le
voleur de ses biens, et l’usurpateur de sa personnalité.»

Il croisa les bras, les sourcils froncés barrant sa face blême,
mordant sa lèvre, dont une goutte de sang jaillit.

—«Madame,» dit-il, «serez-vous satisfaite si je vous déclare que je
suis prêt à vous obéir en tout, jusqu’à la mort même, si tel est
votre bon plaisir. Et cela,» ajouta-t-il avec emphase, «à cause des
sentiments que vous méprisez. Croyez-vous que je tienne maintenant à la
vie? Quant à l’honneur, je l’ai mis à accomplir une œuvre prodigieuse.
L’imbécile justice, qui me condamnerait, n’empêcherait pas les hommes
de m’admirer. Qu’ai-je donc à craindre?... Mais, dans cette extrémité,
savez-vous ce dont je suis capable?... Vous pourriez trembler, madame,
d’être ici pour me dire ce que vous avez à me dire, si je ne vous
adorais pas.

—Et moi,» répliqua-t-elle, «je vous demanderai à mon tour: Croyez-vous
que je tienne à la vie? S’agit-il de nos existences? La mienne est
close. Elle est tout entière dans cette tombe, que vous avez creusée
là-bas. Et la vôtre n’existe pas. Elle n’est qu’un mensonge. Je n’ai
rien à faire avec vous. Pas même pour la condamnation. Pas même pour
la vengeance. Ces choses n’appartiennent qu’à Dieu. Si je suis ici,
c’est parce que vous avez une fille, innocente de vos crimes, et parce
que j’ai un fils, innocent de ma faute. A cause d’eux, je surmonte
l’horreur que j’éprouve à me trouver en face de vous. Je viens vous
dire: Vous rendrez possible leur bonheur, ou bien je déchaînerai sur
vous, dès ce monde, le châtiment qui ne manquera pas de vous atteindre
dans l’autre.

—Quoi!» s’écria le père de Micheline. «Vous songez à laisser votre
fils, le comte de Ferneuse, épouser la fille de cet inconnu monstrueux
que je suis pour vous?

—Certes, j’y songe. S’il y a une rédemption pour tant d’iniquités,
c’est dans la pureté et dans le bonheur de ces enfants.»

Celui qu’on appelait le marquis de Valcor demeura un moment plongé
dans des réflexions profondes. De temps à autre, il regardait M^{me}
de Ferneuse, qui, physiquement accablée, s’était rassise. Maintenant
qu’il ne bouillonnait plus de ce révoltant amour dont elle ne pouvait
souffrir la pensée, cet homme extraordinaire, de nouveau maître de lui,
reprenait, même pour elle, une espèce de prestige, fait de noblesse
naturelle et d’étonnante force d’âme.

—«Expliquez-moi une chose,» dit-il enfin. «Pourquoi, si vous n’avez
de souci que pour Micheline et Hervé, leur préparez-vous les épreuves
que va déchaîner votre démarche actuelle? Pourquoi ne pas laisser se
poursuivre le jeu des apparences?

—Parce que le rôle que j’aurais à jouer n’est pas de mon goût,» dit
hautainement Gaétane. «Puis, parce qu’il est trop tard pour le silence.
Vous m’auriez tout avoué, dans la grotte, il y a deux ans... peut-être,
alors... Mais aujourd’hui, c’est impossible. Je ne suis pas seule à
savoir, mon fils était à côté de moi, et quelqu’un d’autre aussi, quand
j’ai découvert...

—Quelqu’un d’autre?» interrogea vivement Renaud.

—«Un religieux... qui ne parlera pas, si je ne réclame pas son
témoignage.

—Qui est-ce? Où est-il?...

—Pensez-vous que je vais vous répondre?» s’écria la comtesse, avec un
âpre sourire. «Les gens qui connaissent vos secrets disparaissent trop
facilement de ce monde. Mon fils et moi, nous sommes prêts à tout. Mais
cet ami est sacré. D’ailleurs, sa vocation de missionnaire l’empêchera
de revenir en Europe, à moins que je ne l’y appelle.»

Renaud eut un silence, durant lequel rien ne se lut sur sa face, plus
immobile qu’un visage de pierre. Enfin il dit:

—«Je vous montrerai tout à l’heure, madame, que, malgré ce que vous
savez, malgré ce que vous m’avez dit, je reste maître de ma destinée.
Mais avant de vous risquer aux pires alternatives pour tenter de la
briser, cette destinée, ne voulez-vous pas la connaître? Vous êtes
la seule créature dont l’opinion me touche. Sans vous répéter ce qui
vous offense, je puis bien vous dire qu’à vous, et à vous seule,
je souhaiterais de révéler la vérité. J’éprouverais une étrange
satisfaction à me montrer enfin à vous tel que je suis. Je vaux mieux
que ce que vous croyez, je vous le jure.»

M^{me} de Ferneuse s’étonna de l’espèce de soumission, de la douceur
soudaine imprégnant la voix, l’attitude, la physionomie, de cet être
au caractère forcené. Sans doute, la diabolique habileté de cet homme
le travestissait en un nouveau personnage. Il voulait la duper encore
une fois. Sûre d’elle-même, Gaétane ne craignait guère de se laisser
prendre au piège. Elle ne se refusa donc pas à l’entendre. Car, malgré
tout, peut-être la confession offrirait quelques traits sincères.
Comment résister au désir de savoir? Cependant, elle lui dit:

—«A quoi bon?... C’est un roman que vous me raconterez... Un roman
comme celui de la naissance de Micheline. Vous rappelez-vous? Elle
aurait été une Gaël, la fille de Mathias... De ce Mathias, votre
victime aussi. Car il est mort par votre faute.

—Il est mort!...» s’écria Renaud en tressaillant.

Gaétane inclina la tête.

—«Je m’en doutais. Puisqu’il échouait dans sa mission, il devait y
laisser la vie. Ah! il était bien de la vieille souche, hardie et
solide, celui-là! Pauvre Mathias!...»

Une mélancolie passa sur la physionomie jusque-là impassible. Puis,
regardant M^{me} de Ferneuse:

—«C’était mon frère.

—Votre frère?... Mathias Gaël?

—Mon demi-frère, du moins.

—Était-il vraiment le père de Micheline?

—Non. Le père de Micheline, c’est moi.

—Vous m’avez donc menti? Vous le reconnaissez?

—Oh! je le reconnais tant que vous voudrez, madame. Comment pourrais-je
vous offrir toute la vérité, si je n’étais résolu à convenir de tous
les mensonges?

—Parlez donc,» dit la comtesse de Ferneuse.

—«N’attendez pas de moi un récit,» reprit ce singulier criminel, qui
s’exprimait avec la hauteur tranquille d’un innocent et l’orgueil
d’un héros. «Je suis un homme d’action. Je dédaigne les mots. Je veux
établir trois ou quatre points. C’est tout. Il y a des choses que je ne
puis supporter de vous laisser croire.

—Lesquelles?

—Deux au moins: je ne suis pas un rustre, et je n’ai pas tué celui dont
je porte le nom.

—Qui prétendez-vous être?

—Je ne prétends pas. Je suis. Je vous ai répondu quand vous m’avez posé
cette question, tout à l’heure, en entrant ici. Je suis le marquis de
Valcor.

—Comment osez-vous le soutenir? C’est de la folie!

—Mon père s’appelait François-Henri-Tristan-Amaury de Valcor. Avant son
mariage, il a aimé Mathurine Gaël. Il en a eu un fils. Ce fils, c’est
moi.

—Vous!...

—Ma mère, épouvantée et repentante de sa faute, se reprit presque
aussitôt. Elle se maria, ne se sachant pas enceinte d’Amaury de Valcor.
Personne ne soupçonna la brève et douloureuse idylle. Douloureuse pour
la pauvre paysanne, qui n’aima jamais d’autre homme que son séducteur,
ni aucun de ses enfants comme celui qu’elle savait être le fils de
cet amant superbe. Elle passa pour avoir accouché avant terme. On me
baptisa Bertrand.

—Bertrand Gaël!...

—Bertrand Gaël! oui... Mais je suis un Valcor,» cria l’aventurier avec
un regard fulgurant. «Je suis l’aîné de la race. Un bâtard par les
lois, soit! Mais, de par le sang et la nature, le véritable marquis
de Valcor. Comprenez-vous, maintenant, ma ressemblance avec l’autre,
avec celui qui est mort là-bas, et qui m’appelait son frère? Oui, son
frère... Et on dit que je l’ai tué!...»

Le cri fit frémir M^{me} de Ferneuse. Si la vérité n’était pas dans ce
cri, où était-elle?

—«Renaud savait donc?» demanda celle pour qui ce nom de Renaud,
désormais abandonné par l’imposteur, semblait plus doux à prononcer.

—«Renaud savait. Il avait lu cette révélation lorsque, parvenu à l’âge
d’homme, il avait pris connaissance d’une lettre laissée par son
père,—par _notre_ père,—et où celui-ci recommandait à sa générosité
l’enfant de leur sang. Quand nous nous trouvâmes seuls ensemble, dans
les forêts d’Amérique, si loin de la société civilisée, des préjugés
et des lois injustes, quand il se sentit mourir après que nous eûmes
lutté côte à côte, pour la même œuvre, il s’ouvrit à moi de ce secret,
il m’appela son frère, il me montra une clause de son testament par
laquelle il me léguait une partie de ses biens.

—Vous n’avez pas trouvé cela suffisant?» dit amèrement la comtesse.

—«Non, madame,» riposta Bertrand Gaël avec un rude cynisme, «je ne
trouvai pas cela suffisant pour moi qui, seul sur terre, allais
perpétuer la race des Valcor.

—Comment aviez-vous rejoint Renaud en Amérique? Vous y avait-il appelé?

—Ne savez-vous pas que, civilement, j’étais mort? Le transport d’État
sur lequel j’étais quartier-maître s’était perdu, corps et biens,
non loin des côtes de la Guyane, vers lesquelles il se dirigeait. Je
me suis sauvé sur un radeau, avec quelques camarades, mais, seul de
tous, je parvins vivant à terre. Peu vous importe comment, n’est-ce
pas? Ces histoires de naufrage se ressemblent toutes, et la mienne
n’eut rien d’extraordinaire. J’étais d’un tempérament plus résistant
que mes compagnons, voilà tout. Quand je me trouvai sur ce continent
d’Amérique, à l’embouchure de l’Amazone, je me rappelai que, vers
les sources du même fleuve, celui que je croyais seulement mon
jeune maître, dont j’avais partagé les jeux d’enfance, poursuivait
une entreprise féconde en hasards et en profits. Je résolus de le
rejoindre. J’y parvins. Sans préméditation particulière, j’évitai de
faire savoir aux miens que je vivais encore. Il ne me déplaisait pas
d’être rayé du nombre des vivants. Peut-être déjà un obscur projet, né
de mon étrange ressemblance avec Renaud de Valcor, et de la fascination
qu’exerçait sur moi sa destinée, s’esquissait dans mon imagination.
Quand je le retrouvai, après des péripéties que je vous épargne, il
était déjà miné par les fièvres, qui, là-bas, ne pardonnent point à
leurs victimes européennes. Se sentant perdu, il m’apprit le lien qui
nous unissait. Dès lors, mon parti fut pris. Il vécut encore quelques
mois, pendant lesquels je copiai secrètement tout de lui, ses gestes,
son écriture, ses intonations, ses attitudes. Quant à ses souvenirs,
ils nous étaient communs. N’avais-je pas grandi à ses côtés, presque
comme son compagnon, sous l’apparence d’une vague domesticité? Attiré
au château par l’intérêt que me portait le marquis, mon père, mais
privé des effets de ce sentiment par l’orgueil ombrageux de Mathurine
Gaël, ma mère,—car elle me voulait le simple fils du brave marin dont
je portais le nom et qu’elle ne se pardonnait pas d’avoir trompé—je ne
demeurais à Valcor que sous le prétexte de services à rendre. J’aidais
au travail de l’écurie. Assis sur le siège d’arrière du dog-cart,
j’assistai un jour à un accident, dont je pus rappeler tous les
détails, plus tard, à Marc de Plesguen. Ou bien, c’était Renaud qui,
dans son goût pour la mer et ses hasards, venait apprendre la manœuvre
sur le bateau des Gaël, passait des nuits à la pêche avec nous. Avouez,
madame, que, si j’ai joué un rôle, ce rôle n’était pas fait tout entier
d’imposture et de mensonge. Une prédestination singulière me préparait
à être le double de l’homme auquel je me suis substitué. Je n’ignorais
rien de lui quand il est mort, rien.»

Bertrand Gaël changea de ton et ajouta d’une voix sourde:

—«Rien que le drame de son amour, dont, naturellement, il ne me parla
pas.

—Ce drame,» demanda la comtesse de Ferneuse, «vous l’ignoriez
absolument quand vous êtes revenu en Europe et que vous vous êtes
marié?»

Elle posa cette question d’une voix froide, n’ayant sur sa physionomie
que l’expression de la curiosité intense dont elle palpitait. Les
sentiments passionnés se taisaient en elle sous le prestigieux attrait
de la lumière enfin dévoilée. Même si le récit n’était pas exact
en tous ses points, il en jaillissait une clarté assez complète
pour rendre à peu près compréhensible et vraisemblable la plus
incompréhensible, la plus invraisemblable, des aventures. L’homme qui
la racontait, cette aventure, et qui en était le héros, trouvait moyen
d’y ajouter on ne sait quelle étrange poésie de fatalité, d’énergie,
d’orgueil. Sa parole sobre et nette, sa hauteur, son dédain des
explications vaines, et, pour tout dire, cet air d’homme du monde
attestant qu’il ne se vantait pas en se disant de la race des Valcor,
empêchaient M^{me} de Ferneuse de rassembler contre lui sa volonté
de répulsion, d’indignation. Elle l’écoutait, elle l’interrogeait,
entraînée par le besoin de connaître tout de cette intrigue inouïe.
Pour un instant, elle oubliait qu’elle fût victime et qu’elle fût juge.

—«Ainsi,» s’écria-t-elle tout à coup, «mes pressentiments ne me
trompaient pas. Ils ne pouvaient pas me tromper! Quand je vous ai revu,
huit années après ma séparation d’avec Renaud, et malgré tout ce qui
vous rendait, j’en conviens, si semblable à ce qu’il aurait pu devenir,
mon cœur murmurait en moi: «Ce n’est pas lui!... Ce n’est pas lui!...»
Si cependant alors, vous aviez évoqué... Ah!»

Elle se cacha le visage, secouée d’horreur. Puis elle reprit:

—«Le Ciel n’a pas voulu cette abomination. Vous avez pu mettre tous les
masques, excepté le masque d’amour!

—Ce n’eût pas été un masque,» dit-il, et cette fois avec une profondeur
d’expression si saisissante que Gaétane ne l’interrompit point.
«Non, ce n’eût pas été un masque. Car, dès que je vous ai vue, je
vous ai aimée autant que vous avait aimée celui... Ne m’arrêtez pas!»
poursuivit-il en la voyant frémir. «Comprenez donc que c’est mon
châtiment. Je n’espère plus... je ne vous offense plus. Voyez avec
quel respect je vous parle. Mais sachez donc tout! Triomphez donc
jusqu’au bout par cet amour, qui est votre vengeance. Cet amour...
mystère du sang fraternel, mystère de l’âme que j’avais volée, du cœur
que j’avais voulu enfermer dans cette poitrine!...» (Il se frappa
le sein). «Cet amour était entré en moi et il me dévorait. Vous le
deviniez. Vous ne compreniez pas comment il pouvait s’accorder avec
mon silence. Un silence qui eût été surhumain si j’avais été l’homme
que je prétendais être. Je ne vous l’avouais pas. Je n’osais pas. Mon
audace—que vous mesurez aujourd’hui, que je croyais sans bornes,—se
brisait sous le regard pur et altier de vos yeux clairs. Je vous
supposais inaccessible. Mais un jour—ah! ce jour-là!—je découvris, ou
plutôt on découvrit et on me remit, vos lettres à Renaud de Valcor,
la correspondance brûlante où vous vous donniez toute... cette
correspondance où s’attestait qu’il était le père de votre enfant.

—Mes lettres!...» cria Gaétane, éperdue.

—«Vos lettres,» répéta Bertrand Gaël.

—«Qui donc les détenait? A qui donc Renaud les avait-il confiées?

—A la muraille la plus épaisse du château de Valcor. Les siècles
auraient pu passer. Mais un hasard...

—Entre les mains de qui tombèrent-elles?

—Entre les mains de Laurence.

—La malheureuse!...

—Vous vous rappelez la scène du bal. Elle venait de les parcourir.

—Mais, dès le lendemain, elle désavouait sa colère. Elle m’envoyait des
excuses.»

L’aventurier eut un sourire.

—«Je comprends,» dit la comtesse, dont le dégoût remonta aux lèvres.
«Vous l’avez leurrée de quelque mensonge, comme vous m’avez ensuite
leurrée moi-même, dans la grotte, en me racontant cette fantastique
histoire de substitution d’enfant.

—Il fallait bien vous ôter l’idée d’un lien possible du sang entre ma
fille et votre fils.

—Et vous avez osé,» s’écria-t-elle, tandis qu’une révolte la soulevait
tout entière, «vous avez osé ressusciter les souvenirs sacrés, répéter
les mots de tendresse, dont vous aviez surpris le secret.»

Un frisson d’horreur la fit trembler toute, tandis qu’elle évoquait
la scène de la grotte, revoyant à ses pieds cet homme, entendant ses
prières ardentes, qu’elle avait pu un instant confondre avec une autre
voix à jamais muette.

—«J’ai souffert plus que vous ne souffrez aujourd’hui,» murmura-t-il
sombrement. «J’étais fou, d’une passion réelle et d’une illusion
indicible. Moi, qui m’appelais Renaud de Valcor, moi qui me
croyais—oui, vous m’entendez bien,—qui me croyais celui-là dont j’avais
pris l’âme, le nom, l’aspect, je me trouvais être votre amant par le
rêve du passé et je n’avais pas le droit, dans le présent, de baiser
le bord de votre robe. C’est quelque chose que vous ne pouvez pas
savoir... Une torture de damné.

—Et l’anneau?...» demanda-t-elle, «l’anneau?...»

Elle fixait sur le bijou des yeux hagards.

—«L’anneau?...» reprit le faux marquis de Valcor, en passant une main
sur son front. «Oui, l’anneau,» répéta-t-il, recouvrant la fermeté de
son accent. «J’ai appris toute sa valeur par les lettres. Et je me
suis repenti alors de l’avoir laissé au doigt de mon frère. Il m’en
avait prié: «Jure-moi de m’enterrer avec,» m’avait-il demandé. Je fis
le serment. Je le tins. Je l’aurais tenu même si—comme vous persistez
peut-être à le croire—j’avais été l’assassin de ce pauvre être, que
la fièvre condamnait plus sûrement que ma féroce envie. Si la maladie
m’avait déçu, j’aurais pu tuer Renaud, madame. Je n’aurais pas ôté de
son doigt cette petite bague, qui lui semblait chère. Voilà un crime
dont je n’étais pas capable.»

Ces paroles contenaient un singulier mélange de cynisme,
d’attendrissement et d’ironie. M^{me} de Ferneuse inclina la tête,
et resta plongée dans une impénétrable méditation. En cet abîme de
songerie où elle se perdait, rôdait encore une âpre curiosité qui, sans
doute, domina tout, car lorsqu’elle rouvrit la bouche, ce fut pour
demander:

—«Laurence n’a jamais soupçonné?...

—Jamais.

—Une Servon-Tanis, marquise de Valcor...» murmura sardoniquement la
comtesse de Ferneuse. «L’infortunée!... Si elle avait su qu’elle était
simplement la femme de Bertrand Gaël... Pas même... Car la bigamie est
interdite... Et la femme de Bertrand Gaël, c’est la pauvre démente,
qui, là, en bas, sur la grève, raccommode en ce moment des filets.»

Une idée parut ici frapper Gaétane. Elle demanda:

—«Mais cette pauvre créature?... Mauricette?... L’Innocente?... Votre
femme, enfin... Ne vous a-t-elle pas reconnu, à votre retour, un soir,
sur la lande?...

—Ne parlons pas de cela!» s’écria l’aventurier, avec,—pour la première
fois,—un geste qui ressemblait à de la souffrance, ou à du remords.

Le sang de Gaétane se glaça. Les légendes qui circulaient dans le
pays lui revinrent. Mauricette Gaël avait perdu la raison après
avoir rencontré le spectre de son mari. Folie de terreur plutôt que
d’amour. C’était une crainte frissonnante qu’éveillait en elle le nom
de Bertrand. Quelle scène s’était passée, à la nuit tombante, dans la
solitude?... Par quelles menaces, par quel effroyable simulacre, le
revenant de chair et d’os avait-il brisé cette mémoire trop fidèle,
enténébré d’épouvante ce cœur trop aimant?...

Comme elle venait d’évoquer cette victime,—la plus pitoyable peut-être
de toutes celles qu’avait faites l’homme redoutable dont elle
déchiffrait l’énigme,—M^{me} de Ferneuse se rappela que Mauricette Gaël
avait une fille. N’était-ce pas celle?... Une exclamation lui échappa:

—«Et Bertrande?... La petite dentellière?... qui ressemble à Micheline
comme...

—Comme une sœur,» acheva la voix mâle avec une vibration émue.

—«C’est vrai,» murmura la comtesse, en observant la soudaine angoisse
apparue sur cette physionomie, où si peu de chose, pourtant, se lisait,
«il y a chez vous un sentiment qu’a laissé presque intact votre
infernale ambition: l’amour paternel. Mais je ne m’explique pas que
ce sentiment, parlant si haut pour une de vos filles, soit muet pour
l’autre.

—Muet?... oh! non. Vous ne savez pas combien Bertrande m’est chère.

—Quel abîme entre elle et Micheline!» s’écria Gaétane. «Et ce sont les
deux sœurs, vos deux filles... Et vous prétendez les aimer également!...

—Je n’ai rien prétendu de ce genre,» dit vivement le faux marquis de
Valcor. «L’une n’était pas encore au monde, quand, rappelé par mon
service sur un bâtiment de l’Etat, j’ai quitté Mauricette, la paysanne,
enceinte d’elle. L’autre m’a été donnée par une Servon-Tanis.

—Ah! l’orgueil...» interrompit Gaétane.

—«Certes, l’orgueil. Il était immense. Pensez-y. Quoi qu’il arrivât,
moi, Bertrand Gaël, j’avais rendu mère l’héritière d’une des plus
anciennes familles de France. J’avais mêlé mon sang, celui des Valcor,
au sang de cette aristocratie dont je me sentais l’égal. Je possédais
une enfant digne de moi. Puis, cette enfant, je l’ai élevée. Comment
ne pas la préférer à l’autre? Pourtant, je vous le répète, Bertrande
m’est chère.

—Pauvre Bertrande!...» sourit ironiquement la comtesse. «Ah! vous lui
avez ménagé un sort enviable, en effet. Je ne sais ce qu’elle est
devenue. Mais, durant sa triste adolescence, partageant la misère de
votre famille reniée, elle n’avait en perspective que le couvent.

—La fierté de sa grand’mère ne me laissait pas lui préparer un autre
avenir. Mathurine Gaël, éprise d’honneur malgré son égarement si court,
ne songeait qu’à effacer cet égarement par une rigidité absolue, une
délicatesse farouche. Croyant que Dieu, pour la punir, lui avait
enlevé le fils de sa faute, elle vivait dans le regret, l’expiation
intérieure, le deuil inguérissable. Elle m’aimait, moi, qu’elle croyait
le frère de son enfant de prédilection. Mais elle ne voulait rien
accepter des Valcor.

—Et c’est votre mère!» prononça lentement M^{me} de Ferneuse.

—«C’est ma mère.»

L’étrange bandit courba la tête. Il y eut encore un silence. Puis
Gaétane reprit:

—«C’est assez, Bertrand Gaël.»

A ce nom, l’homme qui depuis plus de vingt ans s’appelait le marquis de
Valcor, tressaillit, comme touché d’un fer rouge, et leva un visage de
défi.

—«C’est assez,» répéta M^{me} de Ferneuse. «Je ne vous interrogerai
pas davantage. Je veux ignorer par quelle série de crimes vous avez
pu soutenir si longtemps votre imposture, ni surtout triompher dans
votre procès. Un procès pourtant si bien fondé! J’admets tout ce que
vous m’avez dit. Je veux croire que vous n’avez pas hâté la mort de
celui que vous osez appeler votre frère. Oui,» ajouta-t-elle comme pour
elle-même, «j’aime mieux penser que mon fils n’épousera pas la fille du
meurtrier de son père...»

Élevant de nouveau la voix, Gaétane poursuivit:

—«Maintenant, je vais vous dire ce que j’exige de vous pour ne pas vous
livrer à la justice.

—«Me livrer à la justice!» s’exclama Bertrand Gaël avec un ricanement
amer. «Le pourriez-vous? Ne vous faudrait-il pas livrer en même temps
votre secret, votre honneur, celui de votre fils et du nom de Ferneuse?

—Achevez donc,» riposta la comtesse, devenue méprisante. «Ajoutez que
vous possédez toujours mes lettres, ma correspondance d’amour avec
Renaud, et que vous vous en servirez.»

Il bondit presque.

—«Non, madame. Je suis un gentilhomme. Je suis le fils d’un marquis de
Valcor.»

Certes, il en avait l’air. Et l’on ne pouvait nier qu’en quelque mesure
il n’en eût l’âme. Non pas sans doute l’âme moderne, affinée par des
siècles d’éducation, mais l’âme de la violente et subtile Renaissance,
où de singulières délicatesses fleurissaient chez les plus nobles à
côté de la rapine, de la cruauté, de toutes les audaces. Le mélange
d’un sang, non moins chaud, mais rustique et plus âpre, avait fait
rétrograder vers d’autres âges cette extraordinaire personnalité.

—«Vos lettres,» reprit-il. «Vous les aurez tout à l’heure. Je vais vous
les chercher. Vous les emporterez en quittant cette maison.

—Je ne serai pas moins généreuse que vous, quels que soient vos torts
effrayants,» dit Gaétane, touchée en dépit d’elle-même. «Écoutez mes
conditions.

—Je les écoute, madame. Mais je vous déclare que je ne m’y soumettrai
pas.

—Il faudra bien vous y soumettre. Les voici. Vous restituerez le nom et
le domaine de Valcor, avec ses revenus capitalisés pendant vingt ans, à
monsieur de Plesguen. Et vous vous hâterez, car il se meurt. Sa fille a
pris le voile. Si le malheureux ne s’est pas tué, c’est à cause d’elle.
Mais la honte et le regret l’écrasent, car il croit vous avoir attaqué
contre tout droit.

—Laissons les attendrissements de famille,» murmura ironiquement
l’aventurier.

—Puis,» continua M^{me} de Ferneuse, sans relever ce mot douteux, «vous
partirez pour toujours en Amérique. Vous y dirigerez vos établissements
industriels. Jamais vous ne remettrez les pieds en Europe.» Elle hésita
un instant, et enfin acheva nettement, solennellement: «Vous oublierez
que Micheline est votre fille.

—Et elle?...» répliqua-t-il avec un frémissement visible.
«Oubliera-t-elle que suis son père?...

—Nous ferons tout pour cela,» dit impitoyablement Gaétane.

L’homme sur qui tombait cet arrêt, éclata d’un rire strident.

—«Voilà donc votre justice!... Et vous la prétendez plus généreuse que
celle des Cours d’assises! Vous me feriez maudire par ma propre fille.
J’aime mieux les juges en robe rouge. Ils n’ont pas ça dans leurs codes.

—J’ai dit oublier, non pas maudire. Vous donneriez à Micheline telles
explications qui vous conviendraient. Ce n’est pas par nous qu’elle
saurait la vérité. Comment l’apprendrait-elle? En devenant la femme
de mon fils, elle renoncerait à votre héritage. Clause à laquelle,
certainement, elle ne se refusera pas. Ainsi se justifierait à ses
yeux l’abandon de vos biens à la branche des Plesguen. Quant à vos
établissements d’outre-mer, vous en disposerez...»

M^{me} de Ferneuse acheva sa phrase par un geste vague. Peu importait,
du moment que Micheline aurait les mains pures de l’or frauduleux.
Devant la physionomie sarcastique et le sourire muet de son
interlocuteur, elle reprit:

—«Vous ne m’avez pas comprise. Je vous répète que je ne m’élève ni en
justicière ni en vengeresse. Trouvez vous-même à votre monstrueuse
aventure un dénouement plus doux. Il n’en est pas. Du moins, si vous
admettez que les Ferneuse ne sauraient devenir vos complices. Restituez
à l’infortuné Marc de Plesguen, mieux que son patrimoine, la paix de
sa conscience. Disparaissez pour que votre fille puisse épouser celui
qu’elle aime, et pour qu’elle ignore toujours l’abomination de votre
vie. N’est-ce pas le minimum du châtiment qui peut vous frapper?

—Mon châtiment—puisque ce mot vous plaît—je ne l’accepte pas de vous,
madame,» prononça froidement ce terrible joueur, qui tenait encore la
partie contre le Destin.

Il se leva, comme pour marquer l’inutilité de toute autre parole.

La comtesse de Ferneuse se leva aussi, pâle et glacée.

—«C’est votre dernier mot, Bertrand Gaël? Vous ne demandez pas à
réfléchir?

—Non, madame.

—Vous ne souhaitez pas connaître le parti que je vais prendre en
sortant d’ici après votre refus?

—Non, madame.»

Elle inclina lentement la tête et fit un mouvement pour s’en aller.

—«Pardon,» dit-il. «Veuillez attendre un instant, madame. Je vais vous
chercher vos lettres.»

Il s’éloigna avec son aisance d’allures, sa grâce élégante d’homme du
monde.

Gaétane resta seule un instant, dans une telle stupeur qu’aucune idée
distincte ne se formulait dans sa tête. Ce qu’elle percevait le plus
fortement, c’était le décor sur lequel posaient ses yeux, dans une
acuité de sensations toute nouvelle: la perspective du jardin d’hiver,
avec ses plantes admirables et rares, sa hauteur monumentale, ses fines
colonnes encadrant les vitrages, au delà desquels se découvrait le
parc somptueux—le contraste de ce luxe aristocratique avec le maître
hasardeux, qui pouvait dire encore—mais pour combien de temps?... «Tout
ceci est à moi... à moi, le marquis Renaud de Valcor.»

Presque aussitôt, d’ailleurs, il reparut, cet usurpateur qui était
déjà un condamné. Gaétane le vit sous ce double aspect, tandis qu’il
marchait parmi la verdure, fier et calme dans son infernale volonté.
Elle eut l’involontaire impression qu’il valait mieux, non pas que son
destin, mais que le mensonge de son destin.

—«Voici vos lettres, madame, avec les quelques lignes que Renaud de
Valcor y avait jointes.»

Tout le sang de la pauvre femme reflua vers son cœur quand ses doigts
touchèrent ces reliques. Elle redevint l’amoureuse pantelante. Le reste
n’exista plus. Elle eut, vers l’imposteur Bertrand Gaël, le regard de
gratitude secrète et émue que méritait le galant homme qu’il était à
cette minute.

—«Quel dommage!...» soupira-t-il.

Un éclair de ses profonds yeux bleus illumina le sens de cette
exclamation.

Gaétane se détourna, partit.

Et lui, suivant de tout l’élan de son âme cette silhouette qui
s’éloignait, murmura encore:

—«Quel dommage!...»

De la prodigieuse destinée volée par lui à Dieu même, et qui lui
échappait, il ne regrettait qu’une chose,—une seule!—n’avoir pas eu
l’amour de cette femme.



XVII

_LA CORDELIÈRE BLEUE_


RUE Cambacérès, devant une maison à façon d’hôtel particulier, une
jeune femme s’arrêta.

Elle reconnaissait la lourde porte peinte en vert sombre, cette porte
de riche, qui n’avait l’air de se fermer si résolument que pour écarter
les petits et les pauvres. Elle la reconnaissait. Jadis un concierge
arrogant la lui avait interdite, et un gardien de la paix lui avait
même défendu de rester sur le trottoir d’en face à regarder les
battants clos.

Ce souvenir lui mit au cœur une petite joie de revanche, lorsqu’elle
sonna, entendit jouer la serrure par l’impulsion du cordon, pénétra
sous la voûte, et reçut le salut du portier.

—«Le prince de Villingen?... C’est bien ici?... Il m’attend,»
ajouta-t-elle avec vivacité.

—«A l’entresol, mademoiselle. La porte à droite.»

Un vieux domestique ouvrit à la visiteuse.

—«Le prince m’a appelée par un télégramme. Est-il très malade?

—Espérons que non, madame Bertrande. Le médecin n’est pas
inquiet. Seulement, monsieur Gilbert n’est pas habitué au mal. Il
s’impressionne, il s’énerve. Songez... Depuis son enfance, voici la
première fois que je le vois deux jours de suite au lit.»

Cette phrase aurait appris à Bertrande, si elle ne l’avait su déjà,
qu’elle était en présence d’un de ces serviteurs dont on prétend que
la race se perd, et qui se dévouent à une famille, de génération en
génération, faisant avec leur cœur l’appoint des gages, quand ceux-ci
diminuent ou tombent en désuétude. Bertrande connaissait le vieux
Denis. Si elle n’était pas encore venue rue Cambacérès, elle avait
souvent reçu le fidèle messager de Gilbert, et d’autant plus souvent
durant ces derniers mois, qui avaient été durs pour l’ex-«brillant
viveur».

Le prince de Villingen venait de traverser une amère épreuve. Et,
vraiment, il faut convenir que dans cette nature égoïste, voluptueuse,
apte en apparence au seul plaisir, un peu de l’énergie ancestrale
subsistait, pour qu’il eût vaillamment réagi dans une pareille
extrémité.

Lorsque le suicide d’Escaldas eut clos pour toujours l’Affaire Valcor,
Gilbert se trouva dans la pire situation qu’on puisse imaginer. Au
point de vue moral, peu s’en fallut qu’il ne fût mis à l’index de la
société. Nul n’ignorait le rôle qu’il avait joué au cours du procès.
Son duel avec Valcor n’eut pas d’autre cause pour l’opinion publique.
Et, comme tout ne se sait pas, mais comme tout se devine, se grossit,
devient matière de légende, sinon d’histoire, son roman avec Françoise
de Plesguen fut commenté dans le sens le plus odieux pour lui, surtout
quand on connut la prise de voile de la malheureuse enfant. Le monde,
qui ne condamne pas à demi, et qui croit s’absoudre de ses indulgences
bizarres par des ostracismes impitoyables, déploya une sévérité
exceptionnelle à l’égard du prince de Villingen.

La répercussion en fut particulièrement terrible pour lui dans le
domaine matériel. Son crédit fut suspendu. La nuée de ses créanciers
se rua à ses trousses. Sans amis, sans argent, sans gagne-pain, plus
accablé que soutenu par son titre, le malheureux garçon connut des
heures si noires qu’elles pouvaient compter pour l’expiation de bien
des fautes, et même des siennes.

Un autre, moins foncièrement courageux, se serait tué. Il en fut bien
près.

Un soir, comme il examinait mélancoliquement un revolver, en se
demandant s’il ne valait pas mieux en finir, cette réflexion lui vint:

«Je dois d’abord, par un moyen ou par un autre, réunir quelques billets
de mille francs pour le petit Claude. Ce serait trop ignoble à moi,
tout de même, de battre en retraite sans avoir assuré un morceau de
pain à cet enfant.»

Cette pensée seule lui fit déposer l’arme, dont une seconde plus tard
il aurait pressé la détente. Il s’assit, songea. L’image de Bertrande
surgit. Un moment après, il bondissait sur ses pieds, criant tout haut:

—«Nom de nom!... Une petite fille comme ça tiendrait tête à la vie
dans les plus sacrés embêtements, lutterait toute seule, avec fierté,
pour son mioche... et un Villingen ficherait le camp comme un lâche...
Cela ne sera pas... Par les batailles de mon aïeul!»

Cette furieuse exclamation vibra si fort, soulignée par le bruit d’une
chaise plantée en terre, que le vieux Denis accourut tout effaré.

—«Tiens, mon vieux,» dit Gilbert, «tu vas me faire une commission.
Attends... J’écris trois lignes, et tu les porteras où je te dirai.»

Il griffonna le billet suivant:

  «_Ma petite Bertrande_,

 «_Tu viens de me rendre un fameux service. Tu viens de m’empêcher
 d’agir en pleutre._

 «_De ce soir seulement, je comprends quelle vaillante créature tu es._

 «_Je t’aime mieux que je ne croyais, Bertrande, et je tiens à te le
 dire._

 «_A bientôt._

 «_Embrasse Claudinet pour moi._

  «_Ton_
  «GILBERT.»

Lettre brève. Mais que de choses en ces courtes phrases! Celle qui les
reçut ne s’y trompa pas. Elle en pleura d’ivresse et d’espérance.

Dès le lendemain, Gairlance de Villingen faisait face à ses embarras
effrayants, comme un cerf forcé qui se retourne contre la meute.

Il envisagea les quelques rares moyens de gagner de l’argent offerts
à un homme dont toutes les facultés n’ont été exercées qu’en vue du
«chic», dans la vie sportive et mondaine. L’automobilisme le tenta, par
la réclame et la hardiesse. Son nom en vedette dans des courses serait
une bonne fortune pour une société de fabricants. Et son intrépidité
bien connue leur garantirait plus d’une victoire. Le danger des
épreuves ennoblit l’entreprise mercantile. Et, d’ailleurs, l’engouement
de la mode, acclamant les héros de la vitesse, ne distingue pas
l’amateur du professionnel. Saurait-on s’il courait par intérêt ou
par plaisir? Puis, que lui importait, maintenant? Pour avoir été trop
soucieux de l’opinion, pour avoir trop souffert de son brusque dédain,
une rage le prenait de la braver.

Peu de temps après, le prince de Villingen, courtier d’affaires
pour la Société des Automobiles du Nord, vainqueur de la course
Bruxelles-Dantzig, champion du monde pour le record de l’heure,
commençait à penser qu’il aurait eu le plus grand tort d’abandonner
une existence féconde encore en émotions amusantes et en ressources.
Sa nouvelle carrière et les fréquentations qui en résultaient n’étant
pas faites pour le guérir de la passion du jeu, il risquait parfois ses
gains sur les hippodromes ou au baccara. Mais la chance le favorisait.
Événement incroyable pour lui: il payait ses dettes.

Puis, autre chose contribuait à le réconcilier avec son sort. Ses
malheurs lui avaient fait goûter le prix d’une véritable tendresse.
Il s’attachait à Bertrande. Et, plus qu’il ne voulait l’avouer, le
petit Claude lui tenait au cœur. Il les avait rapprochés de lui, en
installant dans un gentil logement de la rue du Rocher l’ouvrière
en dentelles. La jeune femme réussissait de son côté. Elle parvenait
maintenant à vendre presque à leur prix les guipures admirables que ses
doigts de fée exécutaient.

Gilbert lui disait:

—«Il faudra bien pourtant qu’un jour tu finisses par m’aimer assez pour
accepter tout de moi.»

A ceci, elle souriait sans répondre. Et quand il ajoutait:

—«Que dois-je donc faire pour obtenir cela de ma petite obstinée?»

Elle ne lui disait plus comme au début de leur idylle:

—«Quand je serai ta femme.»

Car elle avait mesuré la folie de ce rêve. Même diminué socialement,
un prince de Villingen ne pouvait épouser une pauvre fille comme elle.
Le lui eût-il proposé, aujourd’hui qu’elle connaissait mieux la vie,
peut-être l’en eût-elle, au contraire, empêché, par dévouement. Mais il
n’en était pas question. Aucun projet, même de vie commune, n’avait été
entrevu par les amants. Gilbert gardait son indépendance et Bertrande
sa réserve, au point que la jeune Bretonne n’était pas seulement venue
encore rue Cambacérès, quand, un matin, elle y fut appelée par un
télégramme du prince, qui se déclarait très malade.

L’accueil du vieux Denis la rassura un peu. Mais, au chevet de Gilbert,
son cœur se serra.

Le jeune homme avait une fièvre violente, la figure empourprée, la
voix éteinte, et, par moment, il toussait, avec des contorsions de
souffrance, comme si cette toux avait déchiré toutes les fibres de
sa poitrine. Il avait attrapé une pneumonie en conduisant une machine
à toute vitesse, contre un vent glacial, s’étant peu couvert, sous
prétexte qu’on se trouvait au commencement de juin.

—«Un juin qui ressemble à février,» observa Bertrande.

Toutefois elle n’était pas la femme des récriminations inutiles. Le
malade les eût mal supportées, d’ailleurs. Absolument inaccoutumé aux
misères physiques, ce garçon intrépide, duelliste plein de sang-froid,
chauffeur audacieux, geignait comme un enfant. Il consternait Bertrande
en l’assurant qu’il se sentait perdu, s’effarant si elle avait l’air
de le croire, et déclarant qu’elle manquait de cœur lorsque, pour le
rassurer, elle niait le danger en riant.

Petites épreuves que toutes les femmes connaissent, qui ont soigné un
cher malade du sexe fort. Et toutes les femmes s’en tirent, et toutes y
trouvent un tendre plaisir si l’inquiétude ne s’en mêle pas trop.

Quand Bertrande eut entendu le docteur lui déclarer que tout
dépendait de ses soins, à elle, que, les prescriptions observées, les
vésicatoires subis, les imprudences évitées, il répondait de la vie du
prince, elle se sentit soulevée d’une allègre confiance.

La tâche ne fut pas commode. Mais elle l’accomplit avec une
autorité qui stupéfiait Gilbert lui-même. Quand il refusait les
cruels vésicatoires, avec des nervosités presque méchantes, et des:
«Laisse-moi tranquille! Je ne veux pas. Eh bien, je mourrai. Je m’en
fiche!» sa garde-malade avait une façon de lui dire—si douce, mais si
ferme:

—«Tu m’obéiras, mon aimé. Je ne suis plus ta Bertrande soumise. Je sais
vouloir, parce qu’il s’agit de ta guérison.»

Elle ajoutait gaîment:

—«Ton grand-père, le maréchal, aurait résisté à Napoléon lui-même pour
sauver son empereur.»

Il jurait, grommelait, se soumettait. Puis, dans ses moments
d’accalmie, il observait, d’un œil languissant, mais intéressé, les
allées et venues dans la chambre de cette jolie créature, à qui
l’ardeur de son dévouement prêtait une dignité imprévue, une assurance
pleine de grâce.

«Est-ce bien la petite paysanne que j’ai amenée de sa province il y a
deux ans?» songeait-il. «Ma parole, elle a l’air d’une dame. Elle sait
même donner des ordres, avec la formule et le ton justes, ce qui est la
pierre de touche de la distinction.»

Il s’étonnait de lui découvrir un charme nouveau. Mais il s’étonnait
moins d’être délicieusement enveloppé de sa sollicitude amoureuse.
Il s’y habituait. Symptôme grave. Les biens devenus si essentiels à
l’âme ou au corps qu’on ne se conçoit plus sans eux, cessent d’être
appréciables, sinon en imaginant l’effroyable douleur de leur perte.

Un jour, comme Gilbert se sentait mieux, il dit brusquement à Bertrande:

—«Et le petit?... Qu’est-il devenu pendant toute cette semaine, où tu
ne m’as presque pas quitté?

—Claudinet?» s’écria-t-elle, radieuse de cette question. «Je l’ai
confié à quelqu’un de très sûr, à une voisine de mon ancien logement,
qu’il connaît bien et dont il est adoré.

—Ton ancien logement?... à Clichy?

—Oui.

—C’est loin, ça. Où trouves-tu le temps d’aller le voir?

—Cette personne me l’a amené une fois, rue du Rocher.

—Une fois? En huit jours?

—Je l’ai embrassé. J’ai vu qu’il se portait bien.

—Jamais tu ne t’étais séparée de lui?» reprit Gilbert.

—«Jamais.»

Le prince resta un moment rêveur, puis il murmura:

—«Viens ici, près de moi, Bertrande.»

Elle s’approcha. Il lui prit la main et y mit un lent baiser.

—«Tu es bonne.

—Bonne?... Oh! je n’en sais rien. Je ne crois pas. Je t’aime, voilà
tout.»

Il regarda ce beau visage souriant, pétri d’énergie tranquille.

—«Est-ce que c’est contagieux, ce que j’ai?» demanda-t-il encore.

—«Ce que tu avais,» corrigea-t-elle. «Car le mal est dompté. Tu es en
pleine convalescence.

—Mais enfin, est-ce que ça s’attrape?»

Elle secoua négativement la tête.

—«Tu en es certaine?

—Bien sûr. Tu n’as eu qu’une pneumonie simple, nullement infectieuse.

—Alors,» dit-il en lui lâchant la main, «mets ton chapeau, va chercher
notre fils.»

Saisie, elle resta muette, comme pétrifiée.

—«Tu n’entends pas, mignonne? Va le chercher, ce gamin. Tu dois trop
souffrir en le sachant dans des mains étrangères.»

Bertrande pâlissait d’émotion. «Notre fils.» Le mot lui tintait encore
aux oreilles. Elle balbutia:

—«Tu ne veux pas dire que je l’amène... ici... dans cet appartement?...»

Gilbert éclata de rire:

—«Pourquoi pas?... Mais si!... dans cet appartement... dans cette
chambre... tiens, là sur mon lit. Nous le ferons jouer. Ce sera gentil.
Ça raccourcira cette ennuyeuse convalescence.»

Alors il y eut une minute folle. Bertrande tomba à genoux en pleurant,
puis elle se releva pour sauter de joie, puis elle embrassa Gilbert
en bégayant des remerciements absurdes et délicieux, puis elle partit
comme une flèche, bouscula le vieux Denis tout en épinglant de travers
son chapeau:

—«Denis, Denis, je vais chercher mon petit Claude. C’est votre maître
qui le demande... Comprenez-vous?...»

L’ancien serviteur leva les bras au ciel, ferma la porte derrière la
jeune femme, et, se recomposant un maintien, entra pour mettre une
bûche dans la cheminée de son maître.

Le prince, appuyé sur ses oreillers, rencontra le regard du vieillard.
Ni l’un ni l’autre ne parla. Denis fourgonna le bois, secoua les
cendres, et, méthodiquement, ajusta le nouveau rondin.

—«L’été ne se décide pas à venir, eh! mon vieux?» dit enfin Gilbert.

—«Non, monsieur. Je n’ai jamais fait de feu si tard dans la saison. Il
est vrai que Monsieur est malade.

—Oh! puis... pour ce qu’il vaut, ton feu!... Elle ne va jamais prendre,
cette bûche. Tu as remis des cendres dessus.

—Elle se consumera tout doucement.

—J’aimerais mieux la voir flamber. Ajoute du petit bois.

—Monsieur m’excusera... Mais... il faut penser... Pour un enfant...
trop de chaleur, ça ne vaudrait rien.»

Il y eut un court silence. Le vieux domestique se tenait debout au
milieu de la chambre, le petit balai à feu dans une main.

—«Tu as raison, Denis,» dit le prince en se renversant sur ses
oreillers.

Et il se mit à rêver, les yeux au plafond.

Huit jours plus tard, s’il y avait un maître dans l’appartement de
garçon, rue Cambacérès, peut-être n’était-ce pas le locataire au
nom duquel se rédigeaient les quittances, mais le petit gaillard
nouvellement introduit dans la place, et à qui le prince de Villingen
ne cédait pas avec moins de docilité que le vieux Denis lui-même.

—«Moi qui me figurais détester les enfants,» disait en riant Gilbert.

—«C’est qu’ils ne sont pas tous comme celui-ci,» ripostait vivement le
valet de chambre.

—«Vous allez me le gâter,» soupirait Bertrande. «Qu’en ferai-je
ensuite, pendant que je travaillerai à ma dentelle, et que personne ne
s’occupera de lui?»

Une fois, comme elle répétait encore, moitié fâchée, moitié ravie:

—«Qu’en ferai-je, lorsque je serai rentrée chez moi?

—N’es-tu pas ici chez toi?» demanda Gilbert.

Il avait maintenant des mots de ce genre, significatifs, mais imprécis,
qu’elle ne relevait pas, par crainte d’en faire évanouir l’intention
encore vague. Serait-ce possible qu’il en coûtât au jeune homme de se
séparer d’elle et de leur fils, maintenant que sa santé était revenue?
Envisageait-il la possibilité de rendre durable cette expérience de la
vie de famille, qui semblait si naturelle, si douce, au point que tous
les quatre, en y comprenant Denis, ne se représentaient pas que les
choses pussent être de nouveau comme avant.

Claudinet, qui trottait partout sur ses petits chaussons patauds,
babillait à présent, et, joli comme il était, avec un gentil caractère
et la fraîcheur de son rire, offrait bien tout ce que l’enfance
peut présenter de séduisant, à l’âge où sa séduction est le plus
irrésistible. L’orgueil faisait sourire Villingen quand il regardait ce
petit être adorablement doué, et qu’il songeait:

«C’est mon fils. Il a dans les veines le sang de l’illustre maréchal,
mon aïeul. N’y a pas à dire... C’est un de nous.»

Et comme, une fois, l’enfant, à force d’entendre sa mère prononcer le
nom de Gilbert, s’avisait d’appeler celui-ci «Zibert...»

—«Veux-tu dire «papa», petit bandit!» s’écria le jeune homme, en une
explosion plaisante et émue, comme si, dans son cœur, eût croulé le
dernier rempart de ses résistances mauvaises.

Que serait-il advenu de cette situation? Le prince lui-même le
prévoyait-il clairement? Il laissait passer les jours, se plaignant
encore d’une toux qu’on n’entendait guère, et d’un point de côté qu’il
oubliait quand il caracolait avec le bébé sur ses épaules, incertain de
ce qu’il voulait, et, peut-être, reculant l’heure de s’interroger. La
question se posa pour lui tout autrement qu’il ne l’aurait imaginé.

Un matin, décidé à reprendre ses occupations, il laissa Bertrande
et Claude rue Cambacérès, pour se rendre au siège de la Société des
Automobiles du Nord.

L’établissement étant à Levallois-Perret, il s’en alla prendre, à
la place Saint-Augustin, un des tramways qui remontent le boulevard
Malesherbes. Pour abréger le trajet par la lecture, il acheta un
journal. Distraitement, il le déploya. Puis il tressaillit, d’une
stupeur qui ne manqua pas de croître à mesure qu’il parcourait les
lignes. Voici ce qu’il lisait en première page:

 _Révélations extraordinaires.—Une rivalité de femmes.—La belle
 Rosalinde et la Môme-Cervelas.—Ce que peut la corde de pendu._

Sous ce titre à sensation, le récit suivait:

«Hier soir, dans un cabaret de Montmartre, deux femmes légères étaient
attablées avec des amis de rencontre.

«Ces dames jouissent de quelque notoriété parmi le monde spécial de
la Butte, l’une sous le nom romanesque de Rosalinde, l’autre sous le
sobriquet moins poétique de la Môme-Cervelas.

«La première affirmait sa croyance dans l’efficacité de la corde de
pendu, et prétendait n’avoir eu de la chance que depuis qu’elle en
portait un morceau sur elle. Comme on la taquinait sur sa superstition,
elle s’anima, raconta que le seul homme qui eût touché son cœur
était apparu dans son existence le jour même où l’un de ses voisins
se pendait. Elle avait gardé un souvenir inoubliable de l’un, et un
morceau de la corde de l’autre.

«A force de questions, la Môme-Cervelas obtint la description du galant
et l’exhibition du fétiche. Mais dès qu’elle sut ce qu’elle voulait
apprendre, et qu’elle eut vu ce qu’elle voulait voir, la Môme entra
dans une indescriptible fureur, invectiva Rosalinde, voulut sauter sur
celle-ci, et, retenue par ses compagnons, finit par lancer au visage
de son ennemie une lourde soucoupe, qui blessa l’autre femme assez
sérieusement pour causer une syncope.

«Cette scène attira des curieux, puis des agents. L’intervention de
ces derniers se produisit à point pour qu’ils pussent recueillir, de
l’enragée Môme-Cervelas, des révélations dont l’importance n’échappa à
aucun des spectateurs.»

—«Ah! c’est comme ça!» hurla-t-elle. «C’est pour cette rien du tout
que mon petit homme m’a plantée là!... Eh bien, elle ne le gardera
pas longtemps, parce que j’ai de quoi lui faire couper le cou, à son
amoureux!... Ah! il lui fournit de la corde de pendu... Je l’ai bien
reconnue, la corde. C’est une cordelière qu’Arthur m’a chipée. Y a
même encore après des brins du fil avec quoi elle avait été cousue
autour d’un édredon. Oui, du fil plus foncé. Je m’étais doutée de
l’affaire, quand j’ai lu sur le journal que l’Escaldas avait été
pendu avec une cordelière bleue. D’autant que ce gredin d’Arthur m’a
presque avoué la chose, quand il m’a donné deux cents francs pour
clore mon bec, et qu’il m’a menacée de me «suicider», moi aussi, dans
le cas où je parlerais. Mais je m’en moque! Je n’ai plus goût à la
vie depuis qu’Arthur m’a quittée. Et c’est pour ce morceau-là, pour
cette casserole!... Oui, ma fille, tu peux tourner de l’œil,» ajouta
la furie, en s’adressant à Rosalinde sans connaissance, «Je t’en ferai
voir d’autres, où tu auras plus de raison de t’évanouir.»

«Comme la Môme-Cervelas reprenait haleine, elle fut appréhendée par les
gardiens de la paix.

—«Où me menez-vous?» demanda-t-elle.

—«Au poste.»

«A ce mot, elle écuma positivement.

—«Au poste! Moi!... Mais, portez-y donc plutôt cette rien-du-tout,»
s’écria-t-elle en désignant Rosalinde par un terme plus pittoresque.
«Elle doit être complice de l’assassinat. Vous savez bien?... Escaldas,
le type qui s’était soi-disant pendu... Il demeurait dans sa maison,
rue Lévis. Et je vous réponds bien que c’est pas lui qui m’avait
emprunté ma cordelière bleue pour se serrer à lui-même le sifflet.»

«Ces paroles significatives ont été confirmées par la Môme-Cervelas
devant le commissaire de police. Nous n’avons pas à en présumer la
véracité ni à en souligner l’importance. On se rappelle le suicide
d’Escaldas, le Bolivien qui prétendait tenir la clef d’une affaire
retentissante, et non tout à fait encore éclaircie. La découverte que
ce soi-disant suicide aurait été un assassinat, rouvrirait le champ à
toutes les hypothèses. L’ami de la Môme-Cervelas, Arthur Sornières, dit
le «Beau Rouquin» ou le «Baladeur», est un individu de la pire espèce,
capable de toutes les besognes, et qui n’aurait certainement pas agi
pour son compte. Aussitôt après la mort d’Escaldas, il disparut, muni,
assure-t-on, d’une somme considérable. D’où aurait-il tenu cet argent,
sinon de ceux qui avaient intérêt à supprimer le Bolivien? On est à
la recherche de ce dangereux personnage, qui, à plusieurs reprises, a
passé par le service anthropométrique. Si la police met la main sur
lui, on peut s’attendre à du nouveau, et non du moins extraordinaire.

«Ajoutons que le greffe du Parquet conserve toujours la
cordelière,—bleue, en effet,—qui fut l’instrument de mort d’Escaldas.
Le morceau que possède la fille Rosalinde doit être le débris resté
après le clou quand on coupa la corde.»

       *       *       *       *       *

Le prince de Villingen lut jusqu’au bout ce long fait divers.
Lorsqu’il eut achevé, il leva de dessus son journal un visage si pâle,
des yeux si remplis d’égarement, que ses voisins de tramway s’en
inquiétèrent. Ils crurent décidément avoir frôlé un fou, quand ils
l’entendirent murmurer: «Où suis-je?...» et qu’ils le virent bondir
hors de la voiture, à l’aspect des proches fortifications.

Sans se figurer l’effet qu’il venait de produire, Gilbert se lança sur
le boulevard Malesherbes, courut à une station de fiacres, et, sautant
dans le premier qu’il atteignit, cria au cocher:

—«Rue de Verneuil... A la course... Le plus vite possible!»

Depuis plusieurs mois, depuis sa rencontre avec Françoise, chez
Bertrande, le prince n’avait revu ni Marc de Plesguen ni sa fille. Il
pensait, en se présentant chez eux, ne pas courir le risque d’imposer
sa présence à celle qui, longtemps, s’était considérée comme sa
fiancée, qui l’aimait toujours, peut-être. Malgré l’émotion qui le
jetait hors de lui, le jeune homme n’eût pas accompli une démarche
déplacée, presque cruelle pour la triste enfant. Mais il savait que
celle-ci avait pris le voile, et la supposait dans son cloître. Les
circonstances donnèrent un démenti à ses prévisions.

Lorsqu’il sonna à l’appartement, la bonne qui vint ouvrir, s’écria:

—«Oh! c’est vous, monsieur! Comme il y a longtemps qu’on ne vous a vu!
Vous arrivez à temps. Notre pauvre Monsieur est bien bas.»

Cette femme, qui avait la familiarité coutumière aux serviteurs dans
les intérieurs médiocres et désorganisés, et qui menait la maison
depuis le départ de Françoise, crut devoir accueillir avec empressement
un ami de ses maîtres, naguère encore si intime, et dont elle n’avait
pas compris la soudaine disparition. Avant même que le jeune homme lui
eût posé la moindre question, bouleversé comme il était, et saisi en
outre par cette allusion à une maladie dont il n’avait pas la moindre
idée, la domestique ouvrait la porte du salon, et, faisant signe au
visiteur de s’avancer doucement, l’introduisit de la sorte sans l’avoir
annoncé.

Villingen, suivant la muette indication, entra presque sans bruit,
et demeura cloué près du seuil. Ce qu’il voyait lui causait assez
d’émotion pour que cette émotion lui fût sensible, même dans le trouble
extraordinaire qu’il apportait ici.

Près d’une fenêtre, Marc de Plesguen, assis au fond d’une bergère,
les jambes entourées de couvertures, montrait un visage qui semblait
déjà celui d’un mort. Cette face maigre avait pu maigrir davantage. Le
menton, habituellement rasé, maintenant envahi de poils blancs, courts
et hérissés, aggravait de son désordre la lugubre transformation. Les
yeux à demi-éteints, rapetissés, se perdaient sous les paupières, dans
la profonde cavité des orbites.

Mais, plus encore que cette évidente agonie, ce qui contractait le
cœur de Gilbert, c’était la présence auprès du moribond d’une jeune
religieuse, qu’il reconnut tout de suite. Françoise était là, sous la
robe bleu sombre, le pectoral blanc et la cornette des Géraldines. Son
ordre n’étant pas un ordre cloîtré, mais au contraire une congrégation
de charité extérieure et active, elle avait reçu la permission de
soigner son père.

Tout occupée de celui-ci, elle tournait le dos à la porte, et ne
s’aperçut d’une présence étrangère qu’à l’expression terrible apparue
tout à coup sur les traits de M. de Plesguen. Le vieillard étendit
le bras avec un geste qui congédiait. Il fit même un effort pour se
lever, mais n’y parvint pas. Une flamme brûlait dans ses prunelles à
demi-mortes.

Sa fille, alarmée, se retourna.

A l’aspect de celui qui avait été son fiancé terrestre, la pauvre
petite épouse du Christ devint aussi blanche que les linges dont
s’encadrait étroitement sa mince figure. Mais, tout de suite, elle se
dressa, volontaire, vaillante et digne, d’une triple dignité: féminine,
aristocratique et religieuse. Sans un signe, sans un mot, elle
indiquait tout autant que son père une surprise scandalisée, devant
laquelle le visiteur n’avait qu’à battre en retraite.

—«Pardonnez-moi...» s’écria Villingen de la voix la plus humble et
sans faire un pas en avant. «Mais j’ai voulu vous saluer le premier de
votre vrai titre, marquis de Valcor. Lisez ce journal. La vérité éclate
enfin. Escaldas ne s’était pas suicidé. On l’avait pendu. On l’avait
supprimé... Comprenez-vous?»

Certes, il avait compris, le malheureux qui s’éteignait là, dans ce
fauteuil, tué par la honte d’avoir fait sienne une cause abominable,
d’avoir été le jouet de faussaires et d’escrocs. Serait-elle possible,
la nouvelle inouïe qui lui rendait l’honneur, qui allait lui permettre
de s’étendre le front redressé, dans son cercueil? Déjà, il le
relevait, ce front. Un éclair de vie anima sa figure cadavérique, une
force passagère galvanisa son long buste, affaissé sous le plaid. Il
saisit une main de sa fille, y crispa ses doigts où l’on voyait jouer
les os, et murmura, d’une voix rauque:

—«Prends ce journal, Françoise... apporte-moi ce journal!»

La jeune religieuse s’approcha de Gilbert. Malgré tous ses efforts pour
garder son apparence de marbre, une teinte rose envahit ses joues,
entre les voiles austères, quand elle toucha presque la main de celui
qu’elle avait aimé.

—«Voici... ma Sœur,» dit-il en lui remettant la feuille.

A l’accent de ce mot, indiciblement respectueux et ému, elle leva sur
le jeune homme des yeux qui pardonnaient.

Cependant M. de Plesguen voulut lire lui-même le fait divers.

—«Asseyez-vous, monsieur,» avait-il dit au prince, de cette même voix
lointaine où frémissaient déjà des échos de sépulcre.

Sa fille, soutenant devant ses yeux le journal, suivait du regard les
lignes, que le vieillard parcourait à travers un binocle, mal retenu
par le nez aminci, et dont la chute interrompit par deux fois la
lecture.

Quand tout fut dévoré jusqu’au dernier mot, Marc de Plesguen leva un
visage plaqué de fièvre, où fulguraient deux prunelles ravivées.

—«Je vivrai...» râla-t-il, «je vivrai... jusqu’à ce que ce bandit...»

La phrase s’étouffa dans le gosier haletant. Le buste grêle retomba
contre les oreillers, tandis que l’animation de la physionomie
disparaissait peu à peu.

—«Oui, mon père... oui, mon père,» répétait Françoise. «Vous vivrez,
pour voir s’accomplir la justice de Dieu.»

Gilbert, que tous deux paraissaient oublier, se leva et dit avec
douceur:

—«Voulez-vous me permettre de vous tenir au courant? Je n’aurai pas la
hardiesse de revenir, mais je puis vous envoyer...

—Pourquoi ne reviendriez-vous pas, monsieur?» fit M^{lle} de Plesguen.
«Mon père ne peut plus voir en vous qu’une victime, comme lui, des
mêmes ennemis. Vous étiez dans le vrai. Il ne peut plus vous accuser de
l’avoir conduit à l’abîme.»

En parlant, elle regarda M. de Plesguen, qui, de la tête, approuva
faiblement, avec un geste vague, comme pour s’excuser du rude accueil
de tout à l’heure.

—«Quant à moi,» reprit la jeune religieuse, «je suis l’épouse du
Seigneur, et je vous considère comme le mari de Bertrande...

—Le mari de Bertrande!...» s’écria Villingen. «Ah! que ne le suis-je,
en effet!»

Cette singulière exclamation jeta Françoise dans une surprise muette.

—«Ma Sœur, plaignez-moi,» reprit le jeune homme. «Vous êtes vengée. Il
n’y a pas de bonheur pour moi en ce monde.

—Regardez cet habit, regardez cette croix,» dit-elle en touchant sa
jupe de laine, puis son rosaire. «Et ne parlez pas d’une vengeance
dont le désir est si loin de mon cœur.»

Ils se turent tous deux.

Gilbert, cependant, ne se retirait pas. Il semblait avoir besoin de se
confier à cette âme si merveilleusement apaisée, adoucie. Mais il jeta
un coup d’œil vers M. de Plesguen.

Le vieillard paraissait ne plus rien voir, ne plus rien entendre.
Enfoncé dans un engourdissement qui n’était pas le sommeil, mais le
ralentissement d’une vitalité d’autant plus épuisée par un récent
effort, il perdait jusqu’à la conscience de ce qui l’avait si
profondément remué tout à l’heure.

—«Vous pouvez parler,» dit Françoise avec un triste hochement de tête.
«Il est déjà loin de nous, mon pauvre père. Ce que nous dirons ne
l’agitera plus, hélas!»

Elle s’écarta pourtant du malade, et, désignant un siège à Villingen,
s’assit elle-même.

—«Gilbert,» reprit-elle, «je ne vous ai jamais maudit, même avant
d’avoir enchaîné mon cœur et dompté mon orgueil. Désormais, je vous
bénirai pour le mouvement qui vous a fait vous élancer ici ce matin.
Oui, je prierai Dieu qu’il vous rende en multiple joie la suprême
satisfaction apportée par vous à mon père mourant.

—Cette satisfaction, ne la partagez-vous pas?» demanda-t-il.

—«Les choses de la terre ne me concernent plus.

—Que deviendra le domaine de Valcor si vous en êtes reconnue
l’héritière?

—Ce sera le bien des pauvres,» dit M^{lle} de Plesguen. «Mais nous
n’en sommes pas là,» ajouta-t-elle avec un sourire de doute.

—«Je vous demande pardon, ma Sœur. Nous en sommes là. Tout s’éclaire.
Escaldas assassiné... Songez donc!... Ah! plût au Ciel que nous ne
soyons pas, en effet, si près du dénouement.

—Eh quoi!» s’écria celle qu’on appelait maintenant en religion Sœur
Séraphine, et qui retrouva pendant une seconde un peu de sa personne
ancienne dans un mouvement d’amertume, «ne souhaitez-vous plus le
triomphe de la vérité, de la justice, depuis que votre intérêt ne s’y
rattache plus?...

—Mon intérêt s’y rattache trop,» murmura Gilbert.

Puis, sans attendre qu’elle le questionnât de nouveau, il s’écria
vivement:

—«Ah! ma Sœur... vous que j’appelle ainsi maintenant, et à qui j’ai
fait tant de mal!... Ne croyez pas qu’il n’y ait en moi rien que de
l’égoïsme, de la lâcheté, une avidité ignoble. J’ai été léger surtout.
Je ne pensais pas agir déloyalement par l’espèce de contrat qui
m’engageait à vous. D’un côté, il y avait mon nom, et toute l’énergie
déployée pour vous faire restituer votre héritage, de l’autre côté, il
y avait cet héritage même, que vous m’apportiez en m’accordant votre
main.

—Il y avait autre chose,» dit la jeune fille. «Et cet autre chose,
vous l’avez trahi, par une trahison double puisque vous séduisiez la
malheureuse Bertrande.

—C’est vrai... c’est vrai,» reprit vivement le prince. «Et je
n’invoquerai pour excuse ni l’indulgence de la morale mondaine à
l’égard des passions masculines, ni même la franchise avec laquelle
je vous ai avoué dès le début que mes sentiments ne répondaient point
aux vôtres. Certes, j’ai été coupable. Mais, ma Sœur, je ne puis
reconnaître en moi-même une bassesse qui n’existait pas. J’avais foi en
votre droit, je m’imaginais vous rendre un service égal aux exigences
de mon ambition.»

—«Soit!» interrompit Françoise. «A quoi bon remuer ces tristes
souvenirs? Je ne vous accuse ni ne vous condamne. Que voulez-vous de
moi?

—Votre pitié,» répliqua-t-il. «Le châtiment, que vous ne me souhaitez
pas, m’atteint. Ce que j’avais de meilleur en moi s’est éveillé
juste à temps pour l’expiation. Depuis quelques mois, je sais ce
qu’est la lutte pour la vie, ce qu’elle a de sain, de purifiant, les
satisfactions qu’elle laisse. Depuis quelques jours, je sais ce qu’est
la famille, la douceur d’un foyer, la présence d’une femme, d’un
enfant, qui vous aiment, qui attendent de vous leur bonheur...»

La voix de Villingen trembla un peu. Il ajouta plus bas:

—«Enfin, je sais ce que c’est que d’aimer.»

Une souffrance furtive crispa les traits de Sœur Séraphine. Mais elle
prononça, calme en apparence, les doigts étreignant le petit crucifix
de son rosaire, comme pour en tirer une force:

—«Je vous l’avais prédit, Gilbert. J’en suis sincèrement heureuse.
Épousez-donc Bertrande, et reconnaissez votre enfant.

—Ce matin, j’y songeais,» dit-il.

—«Ce matin...» répéta-t-elle étonnée. «Et maintenant?...

—Maintenant,» s’écria Gilbert, «il est trop tard. L’Affaire Valcor est
rouverte, par la nouvelle extraordinaire qui remplit les journaux.
Dès demain, l’assassinat d’Escaldas, prouvé sans doute, acculera
l’imposteur à une catastrophe, qui, cette fois, sera définitive. Or,
cet imposteur, qui est-ce? Bertrand Gaël, le père de Bertrande. A
celle-ci reviendront les millions de cette Valcorie, qui, en dépit de
ce nom, est bien l’œuvre industrielle du bandit génial. S’il ne l’a
pas fondée, il l’a dirigée, étendue, développée depuis vingt ans. Rien
ne peut lui ôter cela. Les biens patrimoniaux du marquisat vous seront
attribués. Vous les consacrerez à la charité, m’avez-vous dit. Soit!...
Mais le reste... mais la colossale fortune?... Comprenez-vous?... Moi,
prince de Villingen, je pouvais, sans m’avilir, épouser l’héritière de
Valcor, surtout quand cette héritière était, avant les vœux éternels
prononcés, la noble Françoise de Plesguen. Je pouvais hier encore faire
mon devoir, en donnant mon nom à la mère de mon enfant, à l’honnête
et pauvre créature que j’ai séduite. Mais je ne puis dire à Bertrande
«Sois ma femme,» quand le monde entier, et elle-même, et moi peut-être,
traduiront cette parole en une impulsion si vile, que, aux pires heures
de mon existence, je n’en aurais pas été capable.

—Comment, vous, peut-être?...» interrogea Françoise. «Vous auriez, du
moins, votre conscience pour vous.

—En suis-je si assuré que cela?» riposta le jeune homme. «Voyons-nous
toujours clair au fond de nous? Mon intention n’était pas formelle.
La pensée de ce mariage s’insinuait seulement en moi. La vie commune
me tentait. Elle existe en fait, depuis que Bertrande est venue
s’asseoir à mon chevet de malade. Elle m’a sauvé, peut-être. Les
derniers jours furent si doux, avec cet enfant entre nous deux! Je les
eusse prolongés. Nous serions restés ensemble. La situation se serait
régularisée plus tard. Voilà... Voilà la vérité de ce qui se passait
en moi. Puis, j’ai ouvert ce journal. J’ai lu ce fait divers. Les
conséquences me sont apparues. Je me suis dit: «Jamais, maintenant...
Jamais!... Bertrande, riche... effroyablement riche... C’est mon rêve
qui s’effondre dans la boue!» Alors, et seulement à ma souffrance, j’ai
découvert ce qu’il y avait de changé en moi. Ce rêve, je l’avais donc
vraiment entrevu. Déjà il me tenait au cœur. Toutefois, je me demande,
avec la méfiance et le dégoût de mon ancien moi-même, si la lueur
de l’or ne l’a pas fait surgir tout à coup. Et, enfin, je suis très
malheureux... Comprenez-vous?»

Françoise avait écouté dans un silence rêveur. Quand Villingen se
tut, elle demeura encore un instant pensive. Puis elle se leva,
pour s’approcher de son père, dont l’immobilité l’inquiétait. Elle
toucha les mains du vieillard,—la température en était à peu près
normale,—écouta sa respiration, qu’elle jugea régulière, mais inclina
vainement son visage vers le regard terni, qui n’exprima pas s’il la
voyait. Avec un soupir, elle revint à Gilbert.

Celui-ci se tenait debout, prêt à se retirer.

—«Vous m’excuserez,» balbutia-t-il. «Je ne vous aurais pas entretenue
si longuement de moi-même... Mais ma détresse est une réparation pour
vous. Je vous en devais l’aveu.»

Elle lui répondit froidement:

—«Votre confidence ne m’a pas été importune. Mais elle était encore
moins nécessaire. Comment compatirais-je à vos peines? Je ne les
conçois pas. Voyez mon pauvre père: au bord de l’éternité, il ne
communique plus qu’à peine avec le monde des vivants. Je suis ainsi,
sous mon habit de nonne. Sans doute, l’orgueil d’un Villingen doit être
une chose fort précieuse. Mais ses tardives subtilités m’échappent. Où
règne l’amour, qu’importe le reste? Bertrande vous aime, et vous lui
rendez aujourd’hui une tendresse égale. Je ne saurais vous plaindre, ni
l’un ni l’autre.»

Ce qu’il y avait, sous ces paroles, sous ce ton détaché, sous la
rigidité toute monacale où s’enfermait l’âme déçue, Gilbert le devina,
mais trop tard. Il saisit ce qu’avait eu de douloureux, pour celle qui
saignait toujours des sentiments qu’elle prétendait morts, certaines
des phrases qu’il venait de prononcer, surtout avec l’ardeur qu’il y
avait mise. En demander pardon eût été aggraver le mal. Il n’avait plus
qu’à dire adieu, ce qu’il fit avec une émotion et un respect dont la
Sœur Séraphine garda l’impression comme le dernier souvenir de sa vie
profane.

En la quittant, Gilbert de Villingen éprouvait une nostalgie affreuse.
Ce n’était pas précisément du remords, mais bien l’écœurement de son
rôle. Cette navrante figure de femme, si ravagée de désespoir humain
sous l’impassibilité voulue de la religieuse, entre ces linges serrés
autour du visage comme des bandelettes de momie, le suivait de son
déchirant regard. Ensuite il songeait à l’autre, à Bertrande, qu’il
avait tant fait souffrir, et dont il ne pouvait plus effacer les larmes
sans paraître former le plus vil calcul. Il se trouvait enfermé dans
son égoïsme, dans ses mauvais désirs, au moment même où il en prenait
conscience et souhaitait de s’en évader. Ah! que cela eût été bon de
rejeter le poids du passé, d’accueillir les bouffées d’air pur qui lui
dilataient la poitrine, de se reprendre à une vie plus saine, de se
relever dans sa propre fierté, par une action généreuse!

«Que ne l’ai-je fait hier!» se disait-il. «Que n’ai-je pris Bertrande
et Claude sur mon cœur, en les appelant «Ma femme... Mon fils...»
Aujourd’hui, c’est trop tard.»

Tout en marchant rapidement par les rues, Gairlance jetait des regards
exaspérés à tous les étalages de journaux, à ces flots de feuilles
imprimées qui, sous tant de titres divers, se gonflaient sous le vent,
palpitaient aux devantures, glissaient jusqu’aux trottoirs. Tous, tous,
reproduisaient le fait divers à sensation. Rien au monde ne pouvait
plus empêcher, s’il offrait d’épouser Bertrande, qu’il n’eût l’air,
lui, prince de Villingen, de vendre son nom à la fille du bandit dont
il avait jadis poursuivi la perte. Bertrande Gaël, et son héritage
suspect, après Françoise de Plesguen, et son patrimoine restitué... Ce
serait glisser du mariage d’intérêt à l’alliance d’ignominie... Quelle
chute pour le petit-fils d’un héros!...

Il rentra rue Cambacérès.

Le vieux Firmin souriait de joie en le débarrassant de son par-dessus,
parce que le petit Claude, caché derrière une tenture, venait de lui
crier:

—«Dis pas... Coucou!...»

L’enfant bondit avec des éclats de rire hors de sa cachette, et courut,
les bras ouverts, enchanté de répéter le mot qu’on lui avait permis:
«Papa!... Papa!...»

Bertrande, radieuse, parut au seuil de la salle à manger, les mains
encombrées d’argenterie, car elle dressait la table. Mais tout ce
rayonnement s’éteignit devant la physionomie sombre de Gilbert.

Il souffrait, le malheureux, d’une souffrance qu’il n’aurait jamais
imaginée ni prévue. Durant le déjeuner, il se crut près d’éclater en
sanglots. Cependant, ce fut avec son sang-froid de duelliste sur le
terrain, qu’ensuite il dit à celle qu’aujourd’hui, vraiment, il aimait:

—«Ma pauvre Bertrande, il faut nous séparer. Tu ne peux pas rester
chez moi avec notre fils. Je n’ai pas mérité ce bonheur. Ta tendresse
admirable me l’a fait souhaiter, je te le jure. Mais tu comprendras
plus tard pourquoi je dois y renoncer. Il m’en coûte. Aime-moi assez
pour ne pas me montrer ton chagrin. Va, pars! J’irai vous voir chez
toi. Firmin va te chercher un fiacre.»

Elle devint très pâle, mais elle répondit simplement:

—«Je n’étais venue que pour te soigner, Gilbert. Depuis que tu es
guéri, je m’attendais d’une minute à l’autre...

—Ne dis pas cela!» cria-t-il impétueusement. «Non, tu ne pouvais pas
t’y attendre. Je ne m’y attendais pas moi-même... Ah! Bertrande...
Claude et toi, vous m’aviez fait un nouveau cœur.

—Tu nous aimes?...» balbutia-t-elle, fondant en larmes.

—«Oui, je vous aime.

—Alors...» (et elle sourit tout en pleurant) «j’aurai du courage.
D’ailleurs, même si tu avais voulu nous garder, c’est moi qui t’aurais
demandé de partir. Tu es le prince de Villingen. Nous ne devons pas
encombrer ta vie. Garde-nous ta tendresse.

—Quelle âme adorable tu as, Bertrande!» murmura-t-il en la serrant sur
sa poitrine.

Il parvint à conserver sa fermeté apparente, même en embrassant le
petit Claude. Mais quand il les eut vus partir, quand il entendit les
roues du fiacre ébranler le silence de la calme rue, Gilbert s’enferma
dans sa chambre, se laissa tomber sur un fauteuil, et pleura.



XVIII

_COMPLICES_


C’EST un fait bien établi maintenant qu’Arthur Sornières, dit le Beau
Rouquin, dit le Baladeur, étrangla José Escaldas, par un coup de lasso
brusque,—souvenir de la pampa argentine, sans doute,—au moment même
où le Bolivien l’accueillait avec enthousiasme, croyant que l’Apache
allait lui livrer Valcor. Ensuite, le meurtrier organisa la mise en
scène du suicide. Il importait, non seulement qu’Escaldas disparût,
mais que tout fît croire à sa mort volontaire. Cette abdication
tragique serait un aveu d’imposture. Nul ne douterait que le métis
ne se fût pendu pour ne pas subir le châtiment de ses frauduleuses
manœuvres.

Le calcul était juste.

La logique d’une telle fin s’imposa avec tant de force, que les plus
directement frappés même, Villingen et Plesguen, l’admirent avec
consternation.

Le projet de cet assassinat fut ébauché entre le faux Valcor et
Sornières, précisément dans cette nuit d’hiver et de neige, où
Micheline, toute frissonnante d’angoisse, de pressentiments, veilla
pour attendre le retour de son père. Quel retour!... Et de quel
tressaillement avait été secoué cet homme, pourtant si fort, lorsque
dans l’éclair jailli d’une lumière électrique, il avait rencontré les
yeux purs de son enfant, lui qui sentait encore sur sa face hagarde
le reflet des effroyables résolutions, sur ses lèvres le frisson des
monstrueuses paroles!

L’Apache de Montmartre, l’effrayant Arthur Sornières, avait été
l’instrument digne de cet infernal esprit. Mais il avait compté sans la
femme.

Le soir qui suivit son crime, accablé d’horreur, malgré son cynisme,
et d’autant plus abattu que, pour se créer un alibi et expliquer sa
présence dans la maison de la rue Lévis, il avait joué la comédie
de vice après la tragédie de meurtre, et passé une heure près de
Rosalinde,—il laissa échapper des phrases étranges.

Sa petite amie Angèle, la Môme-Cervelas, le supposait parfaitement
capable de se mêler à quelque affaire sanglante. Elle fut bien vite
sur la voie, et ne douta plus guère, le lendemain. Car, ayant lu dans
les journaux qu’Escaldas s’était pendu avec une cordelière bleue, elle
avait dit en riant à Arthur:

—«C’est donc pour lui que tu m’as chipé ma cordelière?...» Puis elle
ajouta sérieusement: «Le hasard fait que je l’ai justement cherchée
tout à l’heure, au fond du placard où je l’avais jetée. Rends-la moi...
J’en ai besoin.»

Minute terrible. La pauvre créature avait plaisanté. Mais à la façon
dont son tendre ami lui interdit pour l’avenir des plaisanteries de
ce genre, sans, d’ailleurs, lui restituer la cordelière, elle eut sa
conviction faite.

Il lui donna de l’argent, après l’avoir à moitié assommée. Nouvelle
preuve. D’où tenait-il cet or et ces billets de banque?

Il disparut le lendemain. Et cette confirmation de ses conjectures
n’était pas nécessaire à la triste fille.

Elle pleura le brutal amant, qu’elle trouvait peut-être, non pas
diminué, mais grandi, par le mystère de l’épouvantable. Jamais l’idée
ne lui vint de le livrer. Nulle somme d’argent, nulle promesse, nulle
tentation, ne l’y eût incitée. Mais quand elle crut comprendre que son
«petit homme» l’avait quittée pour une autre, quand elle s’imagina
qu’il avait peut-être commis son crime de connivence avec cette
Rosalinde,—puisque Escaldas habitait la même maison,—alors son secret
lui échappa dans une ivresse de vengeance.

Dès le lendemain, d’ailleurs, elle se contredisait. Sanglotante de
regret et de frayeur, elle essayait de rattraper ses révélations. Trop
tard! Non seulement on la tenait, mais on tenait l’autre, la Rosalinde.
Et les souvenirs de celle-ci, les rapprochements d’heures, de bruits,
maintenant éclairés par un soupçon net, loin de disculper le visiteur
de la rue Lévis, comme lorsqu’on raisonnait dans la suggestion du
suicide, précisaient son rôle—rôle effarant d’ingéniosité froide,
d’audacieuse vigueur, de sournoiserie et de férocité.

Mais il s’agissait de retrouver cet homme. Était-il seulement en
Europe? Angèle,—la Môme-Cervelas,—assurait que, muni d’argent, il avait
dû retourner à Buenos-Ayres, pour y fonder une maison de jeux. C’était
un rêve du bandit, en effet. S’il ne l’avait pas réalisé, c’est qu’il
s’était dit: «Une fois de l’autre côté de l’Océan, je ne pourrai plus
faire chanter le Valcor. Quand on tient en cage un rossignol comme
celui-là, ce serait trop bête de se priver de sa musique.»

Le gredin vivait dans une tranquillité parfaite depuis que le suicide
d’Escaldas s’était trouvé admis sans conteste. Sûr de la discrétion
de sa «môme», il ne prévoyait pas le seul hasard qui pût la faire
parler,—une rencontre avec Rosalinde, les vanteries de cette dernière,
la certitude s’imposant à Angèle qu’il l’avait quittée pour cette
nouvelle conquête.

Justement, ses fonds se trouvant en baisse, il formait le projet de
faire un tour à Paris, pour arracher de nouveaux subsides au marquis de
Valcor. «En même temps,» songeait-il, «j’irai revoir la môme. Quoique
habituée à mes absences, il ne faut pas lui laisser oublier que son
Rouquin peut surgir quand elle l’attend le moins, et qu’elle risquerait
sa peau à lui jouer des farces.»

C’est à Monte-Carlo, où l’escarpe, singeant l’homme du monde,
menait ce qu’il appelait la grande vie et étudiait des martingales
au trente-et-quarante, qu’il lut dans les journaux la foudroyante
nouvelle. La Môme-Cervelas avait, suivant sa propre expression «mangé
le morceau». C’était, pour lui, l’arrestation imminente, la Cour
d’assises, la guillotine certaine. Escaldas pendu, Pabro jeté à la mer,
cela se tenait,—réuni par le fil formidable de l’Affaire Valcor. Le
second crime amènerait la découverte du premier.

Quelle journée pour le misérable!

Les feuilles du matin avaient raconté la scène entre Rosalinde et
Angèle, relaté les révélations de cette dernière. Des éditions
spéciales parurent deux heures après, qu’on criait autour des
hôtels, devant le Casino, et qui déjà donnaient le signalement
d’Arthur Sornières, son portrait, sa mensuration d’après le service
anthropométrique, où, jadis, il avait passé. On indiquait assez
exactement son plus récent itinéraire. Toutes les polices étaient en
éveil, toutes les gendarmeries sur pied, toutes les gares, tous les
ports en surveillance. Ce n’était point tant le vulgaire assassin que
l’on traquait. C’était l’Affaire Valcor qui ressuscitait avec fracas.
Rien ne serait épargné maintenant pour donner satisfaction à l’anxiété
publique, à l’opinion divisée, exaspérée, haletante.

Sornières se dit:

«Je suis fichu!... Si j’ai une chance sur mille de sortir de France
sans être pincé, à quoi cela me servirait-il, ayant boulotté mon
argent? Aujourd’hui, Valcor me donnerait ce que je voudrais... La
moitié de sa fortune pour me mettre en sûreté... Malheur!... Et il est
au bout du monde... En Bretagne, dans ce moment... Je l’ai vu sur
les journaux. Tant pis!... je joue ma tête, mais je ne perdrai pas
cette aubaine. On ne peut rien contre lui tant qu’on ne me tiendra
pas. Si je parviens jusqu’à lui, je suis sauvé, je suis riche... Car
il a des ressources de toutes sortes, le bougre!... Je le verrai,
ou j’éternuerai dans le panier de son. Allons-y!... Le coup vaut le
risque.»

L’Apache avait un atout dans son jeu: pour faire la fête à Monte-Carlo,
il s’était transformé si complètement que cela lui assurait au moins
une certaine avance. Se donnant pour un riche Américain du Sud, il
avait foncé ses cheveux et sa moustache, et évitait de parler français,
n’employant que l’espagnol, dans lequel il s’exprimait avec une aisance
parfaite. Grâce à ce rôle—adopté par prudence et plus encore par
gloriole,—il se trouvait momentanément en sécurité. Cela ne durerait
pas. Déjà son brusque départ allait éveiller les soupçons. Mais enfin,
ce fut sous ce personnage qu’il commença son odyssée de Monaco à Brest.
Voyage qui dura quatre jours, avec des zigzags, des retours, des haltes
cachées de bête qui «se rase», des fuites audacieuses, des ruses
de fauve. Durant ce trajet fécond en péripéties, Sornières changea
plusieurs fois de costume et de langage.

Un soir, enfin, il aborda au Conquet, dans un bateau de pêche, qu’il
avait loué à Douarnenez pour cette courte traversée. Il portait
maintenant des favoris roux comme ses cheveux, rendus à leur couleur
naturelle, et il faisait usage de l’anglais.

—«C’est un milord excentrique,» avaient dit les sardiniers, quand
il demanda, sur le port, lequel d’entre eux, avec son bateau, le
conduirait au Conquet, alors que le train ou le service à vapeur l’y
transporterait plus vite et plus commodément.

Quand il partit de Douarnenez, il ne remarqua pas, qu’avec le patron
et le mousse, il y avait encore, au fond de la barque, à demi caché
par des filets, un gars breton, grossier d’aspect et de costume,
bestialement endormi. A la hauteur du cap de la Chèvre, comme on
tournait la voile, Sornières l’aperçut.

—«Qu’est-ce que cet homme?» fit-il avec un fort accent britannique.

Le patron, négligent, expliqua: son beau-fils, un fils de sa femme, un
propre-à-rien qui avait toujours un verre de trop. Au retour, il aurait
cuvé son eau-de-vie, et donnerait un coup de main, pour la pêche.
Milord excuserait. Le garçon n’était pas gênant.

De fait, quand le rustre parut se réveiller, il souleva une physionomie
si ahurie, exhala un tel relent d’alcool, et le patron lui envoya de
si solides coups de pied pour lui faire reprendre ses esprits, que le
passager ne tint plus compte d’une pareille brute.

Il en aurait tenu compte, s’il avait vu le stupide Breton sauter, peu
après lui, sur le quai du petit port, et courir avec une vélocité qui
démentait sa prétendue ivresse. C’était un agent de police, qui le
filait depuis quelque temps déjà. Il avait fait connaître au patron
de la barque les instructions officielles enjoignant à celui-ci de
faciliter sa mission. Le marin s’y était conformé, sans même savoir
quelle était cette mission, ni l’identité du faux Anglais qu’il prenait
à son bord. Maintenant, à cet agent, venaient de se joindre deux autres
personnages, qui avaient semblé surgir sous ses pas.

Le télégraphe avait marché, de Douarnenez au Conquet. Sans qu’il en
eût le moindre soupçon, Arthur Sornières se trouvait enveloppé comme
d’un réseau humain. D’ailleurs, on l’attendait ici. Dès la première
heure, un cercle d’observation s’était installé autour de Valcor.
Mais le mot d’ordre était d’attendre, au cas où l’assassin paraîtrait
dans la région, qu’il fût entré en rapport avec le marquis, et de ne
l’arrêter qu’ensuite. Une seule entrevue prouvée suffirait à faire
citer Renaud de Valcor comme témoin, et peut-être, suivant la marche de
l’instruction, à le retenir comme complice.

Malgré son habileté prodigieuse, celui qu’on appelait toujours
«monsieur le marquis» donna dans ce piège. Ou plutôt, ayant suivi tout
ce que disaient les journaux depuis cinq jours, et se voyant sous le
coup du péril actuel, alors qu’il restait accablé par sa terrible
conversation avec M^{me} de Ferneuse, le lutteur, à bout d’efforts et
de désespoir, glissait à un fatalisme résigné.

Malgré le défi jeté à Gaétane, Bertrand Gaël se demandait s’il
tenterait de poursuivre encore l’effroyable tâche. A quoi bon,
maintenant? Cette femme savait tout et le méprisait... Cette femme, en
qui s’était finalement incarné son rêve de passion et d’orgueil. Que
lui importait le reste du monde?

Au cours de ce débat intérieur, où fléchissait sa redoutable volonté
même, un soir, vers huit heures, on lui apporta un billet. Tout de
suite, malgré l’écriture déguisée, l’absence de signature, il sut qui
lui adressait l’injonction:

  «_Au dolmen de Kerg’houât. Je vous attends._»

La main qui tenait le papier trembla. C’était la première fois qu’une
telle secousse d’épouvante brisait le sang-froid de celui qui, si
hardiment, portait le nom de Valcor. Un murmure atterré s’échappa de
ses lèvres:

—«Il est en France!...»

Tout l’espoir de cet homme, durant les cinq derniers mortels jours,
était que l’assassin d’Escaldas fût à l’abri, au loin, dans quelque
pays étranger. Avec tout l’or dont il l’avait muni, le hasardeux
personnage avait dû gagner depuis longtemps une retraite sûre. Il
commençait à le croire, en voyant s’écouler près d’une semaine de
chasse infructueuse pour la police de l’Europe entière. Arthur
Sornières hors d’atteinte, c’était la seule chance de salut. Et
il était là, tout près, l’affreux complice!... Et nul moyen de se
soustraire à son dangereux appel. N’était-il pas, spectre patibulaire,
la destinée même de celui qu’il convoquait impérieusement?

—«Oh! le tuer...» grinça Bertrand Gaël.

Il y pensa, en glissant son revolver dans sa poche. Mais comment le
faire disparaître? Le cadavre ne serait pas moins compromettant que le
vivant lui-même.

Une dernière lueur du tardif crépuscule d’été flottait vers l’Occident,
au-dessus de la mer, quand les gens du marquis de Valcor virent leur
maître sortir du château, comme en flânant, un cigare à la bouche.

Il se dirigea d’abord vers la terrasse.

Là-bas, appuyée aux balustres, il apercevait la silhouette de sa fille.
Micheline regardait s’éteindre les reflets du soir, entre l’Océan, d’un
vert laiteux, et le ciel, d’un vert d’émeraude. Elle rêvait—quel rêve
d’angoisse!...

Elle se tourna lorsqu’elle entendit les pas de son père sur le gravier.

—«Je viens te dire bonsoir, mon enfant.

—Vous sortez?» demanda-t-elle.

—«Je vais faire un tour.

—Dans le parc? Voulez-vous me permettre de vous tenir compagnie?

—Non. Je marche pour mieux réfléchir à un sujet qui me préoccupe.»

Ils se regardèrent.

Entre ces deux êtres, qui s’étaient tant aimés, l’abîme, creusé peu à
peu, s’élargissait dans un effondrement brusque.

Micheline, elle aussi, avait lu les journaux. Elle avait vu le
portrait, elle avait connu le signalement, télégraphié à tous les
bouts du monde. Et elle se rappelait une physionomie semblable. Un
soir, dans le cabinet de son père, entre les portières soulevées, une
sinistre figure... Et la nuit suivante, le retour de ce même père...
L’expression de son visage... La neige et la boue, sur ses vêtements...

Maintenant elle le contemplait, ce fier marquis de Valcor, debout dans
sa hautaine beauté, contre la pâleur de l’espace.

—«Mon pauvre père!...» gémit-elle tout bas.

Il lui saisit le poignet, la regarda au fond des yeux.

—«Alors?... Toi aussi?...» interrogea-t-il avec une ardeur farouche.
«Tu as cessé de croire en moi!...»

Elle eut un soubresaut de douleur, détourna la tête, et se tut.

—«Ah!» s’écria-t-il, en reculant, «ta confiance était ma dernière
raison de me défendre... C’est donc la fin!»

Le mot fut étouffé sur ses lèvres par un geste de Micheline. Elle se
jetait à son cou, l’entourait de ses bras.

—«Père!... père!... Je vous aime... Je sais ce qu’il y a de grand en
vous, malgré...

—Assez!...» fit-il violemment à ce mot «malgré».

Il se dégageait. Sa fille se cramponna contre sa poitrine,
silencieusement cette fois. Lui, l’étreignit, dans le même silence. Il
la baisa longuement au front. Puis enfin:

—«Laisse-moi partir, ma fille adorée.

—Où allez-vous?

—Tout près d’ici.

—Je ne vous quitte pas!

—Il le faut pourtant.»

Elle s’attachait à lui, dans une vague épouvante.

—«Micheline... Toute minute de retard peut causer ma ruine.

—Oh!» murmura-t-elle en le lâchant, «vous fuyez?...

—Je te jure que non.

—Jurez-moi aussi que vous ne vous exilerez pas sans moi.

—Sur ta tête chérie, je t’en fais le serment. Adieu, Micheline. Ne
condamne pas ton père.»

Déjà, il s’éloignait, allongeant le pas.

Elle eut encore un élan, craignit d’entraver le salut de celui qui se
hâtait là, sur la blanche esplanade, dans la nuit bleue. Elle s’arrêta,
se tordant les mains, sanglotant.

—«Papa!... papa!...»

Ce fut la dernière image qu’elle devait garder de lui.



XIX

_LA MER QUI MONTE_


LE dolmen de Kerg’houât, se compose, comme à peu près tous les
monuments celtiques de ce genre, d’une immense table de granit,
posée sur des blocs énormes, formant piliers. Ces blocs s’enfoncent
profondément dans le sol, sous le poids qu’ils supportent depuis vingt
siècles. Dans le cercle qu’ils forment sous le monolithe plat, se
trouve une excavation, généralement produite par des fouilles récentes.
Car les savants ont cherché là, souvent avec fruit, des débris de
sépulture et des inscriptions.

A travers la lande, sous la nuit assez claire, le pseudo-marquis de
Valcor se dirigeait vers le dolmen de Kerg’houât. Il en connaissait
bien l’emplacement. Autrement il aurait eu quelque peine à distinguer,
dans l’ombre, l’immense pierre, aplatie presque au ras du sol.

Comme il en approchait, il éprouva une impression bizarre. Il lui
sembla voir ramper quelque chose de noir sur la noirceur de l’herbe.
Il tressaillit, s’arrêta, attentif. Mais il ne distingua plus rien
de mouvant, n’entendit aucun bruit. Sans doute, une touffe de genêts
s’était agitée dans un souffle du soir.

Bertrand Gaël haussa les épaules, comme si maintenant peu lui importait
à quel piège suprême le prendrait l’Inévitable.

Il tourna autour du dolmen, pour trouver l’ouverture de cette espèce de
petite caverne artificielle. Sauf d’un côté, la terre et les plantes
sauvages obstruaient les intervalles des piliers.

Qui eût vu le marquis de Valcor se baisser, se couler presque, à
travers l’espace étroit laissé entre le sol et la table de granit par
l’enfoncement des piliers, se fût demandé ce qu’un tel personnage,
fabuleusement riche, haut titré, député de son arrondissement, pouvait
bien avoir à faire, la nuit tombée, dans ce monument barbare, refuge
des mulots, des araignées et des couleuvres. Une fois à l’intérieur, il
tenait tout juste debout.

Dans l’obscurité totale du lieu, une voix chuchota:

—«C’est vous, marquis?

—C’est moi, dit Bertrand Gaël,» en faisant craquer une
allumette-bougie, qui éclaira la figure de Sornières.

La flamme palpita, s’éteignit. Les deux hommes restèrent dans le noir.

—«Qu’attendez-vous pour quitter la France?

—De l’argent.

—Vous êtes donc fou!... Il fallait vous mettre à l’abri d’abord. Je
vous aurais envoyé ensuite tout ce que vous auriez voulu.

—La peau!...» fit l’autre avec un ricanement non moins immonde que son
exclamation. «Vous ne m’auriez rien envoyé du tout, parce que toute
correspondance avec moi vous aurait trahi. C’est seulement ici que
j’ai encore le pouvoir de vous fixer mes conditions. Donnez-moi la
forte somme et les moyens de déguerpir. Parce que, vous savez, si on me
pince, je cause. Je me ferai promettre la vie sauve en échange de mes
petites histoires intéressantes. J’ai pas envie d’être raccourci pour
vos beaux yeux.

—L’argent...» dit le faux marquis, «ce n’est pas ce qui me préoccupe.
Mais votre fuite... et dès cette nuit même... cela ne va pas être
commode. Personne ne vous a remarqué dans le pays?

—Pers...»

Le misérable n’acheva pas le mot.

Une clarté jaillit, en même temps que deux corps, coup sur coup,
faisaient irruption par l’ouverture, tombant accroupis pour se
redresser aussitôt. C’étaient deux gendarmes, revolver au poing. La
lumière, qui brillait à l’entrée, devait être tenue par un troisième.
Et l’on entendait plusieurs voix au dehors.

Les quatre hommes, tassés en bas, l’un contre l’autre, dans l’espèce
de fosse étroite, n’échangèrent pas une parole. Les gendarmes avaient
mis les menottes à Sornières avant que le bandit, stupide de surprise
et d’effroi, eût émis un son ou fait un mouvement. Ils lui jetèrent
ensuite une corde autour des jambes et le poussèrent vers l’ouverture.
Quelqu’un, d’en haut, le tira. Il disparut.

—«Bien le bonsoir, monsieur le marquis,» cria du dehors une voix
goguenarde.

C’était un agent de la Sûreté, qui, projetant vers l’intérieur le rayon
de sa lanterne, distinguait parfaitement l’homme acculé dans cette
tanière,—fauve cerné par les chasseurs, accoté au granit, les bras
croisés, orgueilleux, muet... mais vaincu.

Les deux gendarmes—ironiquement sans doute—lui firent le salut
militaire. Peut-être songeaient-ils au jour prochain où ils auraient
mandat de mettre aussi la main au collet de ce grand seigneur. Mais
leur geste ne trahit pas leur pensée. L’un après l’autre, ils se
hissèrent, sortirent.

La lumière palpita encore un instant, vacilla, disparut. Les pas, les
voix s’éloignèrent. Puis, plus rien. Le silence de la lande. La nuit
profonde, sous le dolmen millénaire.

La scène de l’arrestation n’avait pas duré cinq minutes.

Dans l’antique sépulture barbare, sous la pierre monstrueuse, parmi les
ténèbres, demeura un moment celui qui avait été pendant plus de vingt
ans, et avec un tel éclat, le marquis Renaud de Valcor.

Quelles furent les pensées de cet homme durant cette indicible
méditation?...

Au bout d’un quart d’heure peut-être, il sortit. Sa taille était
droite, son pas ferme. Si sa figure était livide, qui l’eût vu? La
lune, en se levant, toute rouge au ras de la lande, mettait, sur le
sombre promeneur et sur le paysage, plus de mystère que de clarté.

Il gagna la route qui, de Valcor, allait au Conquet.

Du haut d’un talus, dans l’atmosphère bleuâtre de la nuit, son château
lui apparut—masse pâle, dont on devinait l’ordonnance magnifique,
parmi la houle obscure des futaies. Il le contempla un moment, puis se
détourna, marcha dans le sens opposé, vers le village. La course était
longue. Dix heures sonnaient au clocher du Conquet, lorsque Bertrand
Gaël s’engagea dans le petit chemin descendant vers la maison où il
était né.

Calme, l’humble toit brillait sous la lune, maintenant haute dans le
ciel. Tout paraissait dormir. Et pourtant le visiteur aperçut un rais
de lumière filtrant par la fente de la porte. Quelqu’un veillait.
Quelqu’un lisait sous la lampe. Mathurine attendait la nuit pour
dévorer les journaux, afin qu’on ne soupçonnât pas le tragique intérêt
qu’elle pouvait y prendre.

Le coup frappé contre la porte la surprit à peine. Elle vivait, la
pauvre vieille, dans une expectative si terrible, depuis quelques
jours! Elle se leva, ouvrit.

—«Bonsoir, ma mère,» dit une voix pleine de tremblante douceur.

L’aïeule recula devant celui qui entrait.

—«Taisez-vous!» ordonna-t-elle rudement. «Je ne reconnais pas mon fils
dans le marquis de Valcor.

—Reconnaissez-le,» implora-t-il. «Reconnaissez-moi, mère... Je suis
Bertrand... votre enfant... Il n’y a plus de marquis de Valcor.»

La mâle silhouette impérieuse fléchit, un genou en terre.

—«Que voulez-vous dire?» balbutia la vieille femme, qui s’inclina,
éperdue, vers la belle tête, courbée et découverte—cette tête
secrètement chérie, où, sous les cheveux grisonnants, elle revoyait
toujours la grâce enfantine de son premier-né.

—«Je veux dire, mère, que j’ai laissé là-bas, sous le dolmen de la
lande, mon masque d’imposture. Je vais expier. Je vais mourir. Et
je bénis cette mort, parce qu’elle me permet,—enfin!—de me jeter à
vos pieds, de vous demander votre maternel pardon, de vous appeler
«maman!»... sans que vous me l’interdisiez. Car une mère pardonne à son
enfant qui meurt. Je ne mens plus... Mes lèvres ont le droit de vous
nommer. Je suis Bertrand... votre Bertrand... Embrassez-moi, ma mère!...

—Tu vas mourir!...» cria-t-elle.

De ses bras, elle l’enveloppa, comme lorsqu’il était petit et qu’elle
craignait pour lui quelque mal. Les vieilles lèvres baisèrent le
front orgueilleux et adoré, où tant de fois elles avaient eu soif de
s’appuyer avec des murmures de tendresse et de pardon.

Tous deux s’étreignirent longtemps.

A la fin, Bertrand se redressa, souleva le frêle vieux corps abattu
d’émotion contre lui. Il aida sa mère à s’asseoir, et, debout devant
elle:

—«Dites-moi que vous m’absolvez de tous mes crimes,» demanda-t-il,
d’une voix brisée, suppliante.

—«Je t’en absous.»

Il eut un cri, presque de joie:

—«Avec le pardon de ma mère, je puis paraître devant Dieu.

—Ah!» gémit Mathurine, «je dois laisser mon fils aller à la mort, et je
ne puis pas lui commander de vivre!

—Vous avez deviné que c’est impossible. J’accepte votre justice, ma
mère, et celle du Ciel. Je ne me soumettrai pas à celle des hommes. Je
ne m’enfuirai pas non plus, comme un lâche, dans quelque retraite de
honte, après avoir soutenu la plus merveilleuse destinée.»

Elle murmura:

—«Je n’aurai pas le temps de te pleurer. J’ai plus de soixante-dix ans
d’âge, et des siècles de douleurs sur ma tête.

—Bertrande et Micheline vous consoleront.

—Elles m’enseveliront,» dit la vieille femme.

—«Adieu, mère.

—Mon fils... mon Bertrand... Une minute encore!... Une minute!...

—Adieu, adieu!... Pardon!...»

Il s’enfuit, pour ne plus voir, pour ne plus entendre...

Et elle, afin que les cris dont elle avait la gorge gonflée n’allassent
pas briser le courage de celui qui courait à l’inévitable, elle mit ses
poings entre ses dents—ses dents intactes, restées jeunes, qui firent
jaillir le sang des grosses veines bleues, sous la peau ridée.

Mais, dans cette effroyable souffrance, une pensée soutenait l’âme
altière:

«Il a tout effacé, il a tout racheté, ce soir. C’est bien un Gaël, et
c’est bien aussi un Valcor... C’est l’enfant de mon amour... Que Dieu
ait pitié de lui!...»

       *       *       *       *       *

Bertrand ne remonta pas vers le pays. Il gagna la plage, et la suivit,
retournant dans la direction de Ferneuse.

La mer était basse, commençant à peine son mouvement ascensionnel. Les
petites grèves découvertes permettaient de contourner les falaises.
Quand le chemin était coupé de ce côté, ou menaçait de s’allonger trop,
le promeneur s’élevait à mi-côte, et abrégeait par des sentiers qu’il
connaissait bien depuis son enfance.

D’ailleurs, il ne se pressait pas. Pour atteindre son but, il avait
toute la nuit—et plus que la nuit... la durée désormais sans mesure.
Déjà, pour lui, les heures n’existaient plus. Il regardait la mer
briller sous la lune. Il écoutait toutes les voix de son âme et de sa
vie dans les rumeurs de l’immensité.

Malgré la pureté du ciel, l’Océan se brisait avec des fureurs sauvages.
Une des grandes marées de l’année était annoncée pour le matin suivant.
Bertrand Gaël se le rappelait quand, après sa longue marche, il parvint
à la petite grotte où, deux années auparavant, il avait eu, avec la
comtesse de Ferneuse, une explication si romanesque et si décisive.

Il se laissa tomber sur le banc de roche où elle s’était assise. Il
regarda la place où il s’était agenouillé devant elle, brûlant d’un tel
amour qu’il avait donné à cette femme un instant d’illusion inouïe.

Avoir été pour elle, pendant une minute, le Renaud de Valcor qu’elle
avait adoré, c’était un triomphe plus glorieux, plus cher à l’âme de
cet homme, que d’en avoir imposé au monde pendant vingt ans. Ah! s’il
avait pu prolonger le mirage!...

Il se perdit dans ses pensées, les yeux toujours fixés sur l’étroite
place, tapissée de sable luisant, où il avait joué son rôle avec la
vérité de sa passion.

Des heures s’écoulèrent sans qu’il fît presque un mouvement, perdu
qu’il était dans les souvenirs de sa prodigieuse existence.

Pourtant, son attention s’éveilla tout à coup.

La roche contre laquelle il s’appuyait venait de frémir de la base
au faîte, comme dans un éclat de tonnerre. L’assaut des vagues se
rapprochait. L’éclaboussure des embruns atteignait le songeur taciturne.

En même temps, l’aube se leva. Une lueur pâle et verdâtre éclaira la
tumultueuse solitude.

Dans toutes les grandes marées, le niveau des eaux surpasse la grotte
où se trouvait Bertrand. Bientôt des jets d’écume se lancèrent jusqu’à
ses pieds, puis se retirèrent, comme des bêtes mauvaises, qui agacent
la proie encore redoutable, sans oser l’attaquer pour de bon. Le sable
qui, tout à l’heure, étincelait, sec et blanc sous la lune, brunissait
maintenant d’humidité, et gardait des bulles transparentes qui
crevaient à sa surface.

Bertrand regarda autour de lui.

Partout l’eau claquait sur le roc, s’écrasant en gerbes blanches, ou
bouillonnant dans les anfractuosités. Déjà, il était presque trop tard
pour quitter la retraite que cernaient les eaux.

Mais celui qui l’avait choisie, cette retraite, comptait y demeurer
jusqu’à ce que la mer en arrachât son cadavre. Il eut un sourire,
sortit son revolver de sa poche, s’étendit sur le roc, appuya le canon
de l’arme contre son front, et fit jouer la détente...

Jamais personne ne revit, mort ou vivant, Bertrand Gaël, qui avait été,
pendant plus de vingt ans, Renaud, marquis de Valcor.



XX

_ÉPILOGUE_


IL y a quelques jours à peine, dans une pauvre maison de pêcheurs, sur
la côte bretonne, près du Conquet, se passait une scène singulière.

Sur l’humble lit où elle avait dormi ou veillé pendant toutes les nuits
d’un long demi-siècle, une vieille paysanne venait de rendre le dernier
soupir. Et, près d’elle, deux belles jeunes femmes s’embrassaient
en pleurant et en soupirant «Pauvre grand’mère!»—une princesse de
Villingen et une comtesse de Ferneuse.

Bertrande et Micheline, pour adoucir les heures suprêmes de cette vie
douloureuse, étaient venues s’installer dans la maison des Gaël, ce
logis héréditaire que l’aïeule n’avait jamais voulu quitter.

L’une et l’autre s’étaient mariées suivant leur amour. Et, dans ce
double amour, comme dans leur mutuelle tendresse, elles trouvaient
quelque consolation à la catastrophe qui avait brisé leur père, leur
révélant qu’elles étaient sœurs.

L’aventurier de génie, dont elles étaient les filles, avait laissé un
testament par lequel il leur partageait également sa fortune.

Quand le procès d’Arthur Sornières—qui évita la guillotine par ses
révélations, obtenant ainsi la commutation de sa peine en celle
des travaux forcés—eut mis en évidence la véritable personnalité
du faux marquis de Valcor, la question s’ouvrit: «Comment répartir
l’héritage?» Le testament ne pouvait s’appliquer qu’aux fruits des
travaux personnels de Bertrand dans l’entreprise des caoutchouteries
d’Amérique. Mais comment distinguer son œuvre de celle du fondateur, le
vrai marquis de Valcor, et répartir les résultats?

Son testament, en lui-même, était inattaquable, car Bertrande, fille
légitime, n’avait de droit légal qu’à la moitié des biens, l’autre
moitié restant attribuée comme legs à Micheline, incapable d’hériter
sans cette disposition spéciale, n’ayant même plus d’état civil,
inscrite sous le nom d’un père qui n’existait plus au moment de sa
naissance, et fille d’un bigame qui n’aurait pu la reconnaître. Si
des difficultés s’étaient élevées du côté des héritiers du véritable
marquis de Valcor, le litige fût devenu interminable. Mais le seul
embarras—imprévu d’ailleurs—qui se produisit par l’ouverture de la
succession, vint de ce que les ayants droit refusaient chacun leur part
de cette colossale fortune.

M. de Plesguen était mort, et sa fille, Françoise,—en religion Sœur
Séraphine—n’acceptait que le domaine patrimonial des Valcor, pour en
faire le siège d’une des maisons de l’ordre conventuel des Géraldines,
où elle avait pris le voile.

Micheline ne voulait épouser Hervé de Ferneuse que les mains nettes de
l’argent hasardeux.

Bertrande abandonna tout également lorsqu’elle comprit les scrupules de
Gilbert.

Dans ces conditions, un arrangement fut proposé par le Conseil
d’administration de la Société fondée par Bertrand Gaël, peu avant sa
mort, pour l’exploitation de la Valcorie. Le nouveau président élu
de cette Société demanda au prince de Villingen, devenu le mari de
Bertrande, d’accepter l’héritage au nom de sa femme, pour l’abandonner
au fonds social, et de devenir le directeur des établissements
d’Amérique, avec un nombre de parts fixé par la reconnaissance des
actionnaires. Sa fierté serait ainsi sauvegardée, sa fortune assurée,
et il trouverait une carrière digne de lui, dans un pays neuf, où ne le
suivraient pas les préjugés mondains dont il voulait secouer le joug.

Le petit-fils du héros de Villingen ne persista pas à se montrer plus
héroïque—moralement—que ne le comportait son hérédité batailleuse et un
peu pillarde. Il consentit. Tout de suite même, il voulut partir pour
cette Valcorie qui allait devenir, grâce aux millions remontés à leur
source, une des plus colossales affaires du monde. Et, naturellement,
il emmenait sa jeune femme et son fils.

Une circonstance le retarda. Mathurine Gaël était mourante. Mathurine,
qu’aucun changement de fortune n’avait pu arracher au vieux foyer
ancestral, et qui demeurait toujours, avec l’Innocente, dans la petite
maison de marins, près du Conquet.

—«Laisse-moi lui fermer les yeux,» demanda Bertrande à son mari. «Puis
nous prendrons avec nous ma pauvre mère, à qui un changement total de
vie et de climat rendra peut-être la raison. Pense donc, Gilbert, comme
ce serait doux, si cette pauvre maman reprenait connaissance des choses
à l’heure où elle ne verrait plus que du bonheur autour d’elle!

—Fais comme tu voudras, ma chérie,» avait répondu Gilbert.

Et voilà pourquoi, dans la simple chambre, sous le toit qui avait
abrité des générations d’humbles marins, près de l’aïeule, si
rigidement belle dans la mort, sous la coiffure bretonne qu’elle
n’avait jamais quittée, pleurait la jeune comtesse Hervé de Ferneuse, à
côté de sa sœur, Bertrande, princesse de Villingen.



                                Fin de

                         _MADAME DE FERNEUSE_

                     Seconde et dernière Partie de

                          _LE MASQUE D’AMOUR_



[Illustration]



TABLE


  I.     Une Rencontre                    1

  II.    La Confession                   14

  III.   Marche funèbre                  41

  IV.    Cœurs altiers                   71

  V.     Les deux Cousines               93

  VI.    Une Nuit d’Hiver               113

  VII.   Autour d’une Tombe             135

  VIII.  Autour d’un Berceau            159

  IX.    L’Apache                       181

  X.     Une Fin tragique               205

  XI.    Dans la Forêt mystérieuse      229

  XII.   La Défaite                     248

  XIII.  La Pierre de Sang              261

  XIV.   Le Mot interdit                276

  XV.    Ferneuse et Valcor             292

  XVI.   Le Masque tombe                310

  XVII.  La Cordelière bleue      335

  XVIII. Complices      365

  XIX.   La Mer qui monte      377

  XX.    Épilogue      387

[Illustration]



                          _Achevé d’imprimer_

               le trente et un mai mil neuf cent quatre

                                  PAR

                           ALPHONSE LEMERRE

                         6, RUE DES BERGERS, 6

                               _A PARIS_



[Illustration]



                Paris,—Imp. Lahure, rue de Fleurus, 9.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Madame de Ferneuse" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home