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Title: Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales de la Langue Française - en rapport avec de proverbes et des locutions proverbiales - des autres langues
Author: Quitard, Pierre Marie
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales de la Langue Française - en rapport avec de proverbes et des locutions proverbiales - des autres langues" ***


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                      NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:

—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
 corrigées.

—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.

—Les mots écrites en gras ont étées representées ainsi: =mot gras=.

—Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et
 a^{bc}.



                             DICTIONNAIRE

                ÉTYMOLOGIQUE, HISTORIQUE ET ANECDOTIQUE

                            DES PROVERBES.



Toute contrefaçon sera poursuivie.

Seront réputés contrefaits, les exemplaires qui ne porteront pas la
signature de l’Éditeur.

[Illustration]

                    IMPRIMERIE D’HIPPOLYTE TILLIARD

                    RUE S.-HYACINTHE-S.-MICHEL, 30.



                             DICTIONNAIRE

                Étymologique, Historique et Anecdotique

                             DES PROVERBES

                                ET DES

             LOCUTIONS PROVERBIALES DE LA LANGUE FRANÇAISE

                              EN RAPPORT

                          AVEC DES PROVERBES

           ET DES LOCUTIONS PROVERBIALES DES AUTRES LANGUES


                           Par P. M. QUITARD


                                 PARIS

                     P. BERTRAND, LIBRAIRE-ÉDITEUR

                     Rue Saint-André-des-Arts, 38

              STRASBOURG, Vve LEVRAULT, rue des Juifs, 33


                                 1842



PRÉFACE.


L’origine des proverbes doit remonter aux premiers âges du monde.
Dès que les hommes, mus par un instinct irrésistible, et poussés, on
peut le dire, par la volonté toute-puissante du Créateur, se furent
réunis en société; dès qu’ils eurent constitué un langage suffisant
à l’expression de leurs besoins, les proverbes prirent naissance et
furent comme le résumé naturel des premières expériences de l’humanité.
Ils consistaient alors en quelques formules simples et naïves comme
les mœurs dont ils étaient le résultat et le reflet. S’ils avaient
pu se conserver, s’ils étaient parvenus jusqu’à nous sous leur forme
primitive, ils seraient le plus curieux monument du progrès des
premières sociétés; ils jetteraient un jour merveilleux sur l’histoire
de la civilisation, dont ils marqueraient le point de départ avec une
irrécusable fidélité.

L’Ecclésiaste, qui dut se modeler sur les sages des anciens jours,
disait, il y a près de trois mille ans: _Occulta proverbiorum exquiret
sapiens, et in absconditis parabolarum conversabitur: Le sage tâchera
de pénétrer dans le secret des proverbes et se nourrira de ce qu’il
y a de caché dans les paraboles._ Les sept sages de la Grèce et
Pythagore eurent la même pensée que l’Ecclésiaste. Socrate et Platon
firent des recueils de proverbes pour leur usage. Aristote les imita
et fut à son tour imité par ses disciples, Cléarque et Théophraste.
Les stoïciens Chrysippe et Cléanthe se livrèrent au même travail. Tous
ces philosophes regardaient les proverbes comme les restes de cette
langue qui avait servi à l’instruction des premiers hommes, et que Vico
appelle _la langue des dieux_. C’est sous forme de proverbes que les
prêtres avaient fait parler les oracles, que les législateurs avaient
donné leurs lois, que les sages et les savants avaient résumé leur
doctrine et leur expérience.

On sait combien, parmi les Romains, Caton l’ancien aimait et
recherchait les proverbes. Plus tard, deux grammairiens, Zenobius et
Diogenianus, qui vivaient sous l’empereur Adrien, en firent l’objet de
leurs travaux, et s’appliquèrent à en recueillir un grand nombre.

Les proverbes jouirent de la même faveur dans le moyen-âge, et furent
soigneusement étudiés par les philosophes et les savants. Apostolius,
Érasme et Adrien Junius travaillèrent successivement à réunir ceux qui
étaient épars dans les auteurs grecs et latins. Joseph Scaliger publia
les vers proverbiaux des Grecs; André Scot, les adages des anciens
Grecs et ceux du Nouveau-Testament; Martin del Rio, ceux de la Bible;
Novarinus, ceux des Pères de l’Église; Jean Drusus, ceux des Hébreux.
Un grand nombre de ceux des Arabes et des Persans furent traduits en
latin par Scaliger, Erpenius et Levinus Warnerus. Boxhornius joignit à
son _Traité des origines gauloises_ les proverbes de l’ancienne langue
britannique. Ceux de l’espagnol forent recueillis par Hernand Nunez,
surnommé par ses compatriotes _el commentador Griego_. Les proverbes
qui avaient cours en Italie, en France, en Allemagne, en Angleterre,
eurent également leurs compilateurs, et Grutère ne les jugea pas
indignes d’être réunis, dans son _Florilegium ethicopoliticum_, aux
sentences des bons auteurs grecs et latins. Depuis, tous les peuples de
l’Europe ont eu des recueils du même genre; et cela ne pouvait manquer
d’arriver.

C’est qu’en effet, comme le dit fort bien Rivarol, _les proverbes sont
les fruits de l’expérience des peuples, et comme le bon sens de tous
les siècles réduit en formule_.

Cependant notre langue, à mesure qu’elle se perfectionna, à mesure
qu’elle prit ses habitudes de sévérité et de précision rigoureuse,
sembla dédaigner les proverbes familiers et naïvement énergiques que
nos vieux auteurs aimaient tant à employer; elle les jugea indignes
d’elle, et, par une fausse délicatesse voisine de la pruderie,
elle priva notre littérature d’un assez grand nombre de locutions
originales, de tours vifs et piquants, d’expressions pittoresques et
plaisantes.

Dans des temps comme les nôtres, où la naïveté des pensées et du
langage a presque disparu pour faire place à un positif sec et dénué
de couleur, la langue proverbiale ne saurait avoir autant d’importance
que dans l’antiquité et dans le moyen-âge; mais elle est encore fort
curieuse à étudier. Elle résume tous les faits sociaux, car elle
comprend et embrasse tout ce qui occupe l’activité des hommes en
société; elle éclaire l’histoire de la civilisation et des idées,
dont elle reproduit, dans ses transformations diverses, la physionomie
caractéristique.

En observant avec soin les différences et les changements successifs
de la langue proverbiale, on pourrait marquer toutes les phases
de l’esprit des peuples. Chaque époque a ses opinions dominantes,
lesquelles se traduisent en formules populaires, et les proverbes d’un
siècle expliquent ses goûts, ses habitudes, et l’originalité spéciale
qui le différencie de tous les autres. En changeant de qualités ou de
vices, la société change de proverbes, et cela explique pourquoi les
proverbes disent quelquefois le pour et le contre.

Il faut distinguer dans les proverbes une vérité générale qui est
de tous les temps et de tous les lieux, et qui subsiste toujours
la même, malgré les changements et les révolutions, et une vérité
particulière qui appartient à une époque ou à plusieurs époques à peu
près semblables. La première résume d’une manière universelle l’esprit
de l’humanité tout entière; la seconde résume particulièrement l’esprit
de tel ou tel peuple, avec la couleur du temps et les traits de la
physionomie nationale.

Les proverbes qui expriment des sentiments universels, se retrouvent
toujours et partout. Ils sont les mêmes chez tous les peuples, quant au
fond; ils ne varient que dans la forme: d’où l’on peut croire qu’ils
n’ont pas été empruntés par un peuple à un autre peuple, mais qu’ils
sont nés spontanément chez toutes les nations et dans tous les pays,
par le seul fait du sens commun. La différence de la forme paraît
prouver qu’il n’y a pas eu traduction.

Les proverbes qui sont fondés sur des opinions particulières et sur des
coutumes locales, ne sortent guère du pays où ils sont nés; car ils ne
seraient pas compris hors du milieu et des circonstances qui les ont
inspirés. Ce sont des plantes indigènes qui perdraient leur parfum et
leur saveur en changeant de climat.

On pourrait donc distinguer les proverbes en proverbes généraux et
en proverbes particuliers. Les premiers comprendraient les sentences
basées sur une vérité d’expérience généralement admise par le sens
commun de tous les peuples. C’est ce qu’on a appelé _la sagesse des
nations_; et ce qui justifie ce titre, c’est que parmi ceux-là, il
n’y en a point qui ne contiennent quelque observation judicieuse, ou
quelque enseignement utile. Si l’on en trouve quelqu’un qui paraisse
offrir un caractère dépourvu de moralité, on doit croire qu’il n’est
pas entendu dans son vrai sens. La conscience du genre humain n’a
jamais rien consacré d’immoral.

Les seconds comprendraient les sentences basées aussi sur une vérité
d’expérience, mais sur une vérité particulière et locale, propre à tel
ou tel peuple. Cette dernière classe comprendrait encore les dictons et
les expressions figurées qui ont trait à certains usages nationaux.

Il existe dans notre langue, comme dans tous les idiomes, un assez
grand nombre de ces locutions figurées qu’on serait tenté de prendre
pour des éléments d’un chiffre de convention plutôt que pour ceux d’un
langage fondé sur l’analogie. Quoique tout le monde se soit familiarisé
avec ces locutions par suite de leur fréquente apparition dans le
discours et de l’emploi routinier qu’on en fait, sans y réfléchir, dans
le langage journalier, il n’est peut-être personne qui ne se trouvât
embarrassé de les expliquer et d’en donner la raison. La cause d’un
tel embarras, c’est qu’elles n’ont point conservé d’application au
sens propre dans lequel elles furent primitivement employées; c’est
que, devenues semblables à ces médailles allégoriques qu’on ne sait
à quels événements rapporter, elles ne sont aujourd’hui que de pures
métaphores dont l’origine semble s’être effacée et perdue. Pour en
avoir la signification complète, pour en apprécier exactement toute la
valeur, il faudrait les ramener, sur leur trace presque insaisissable,
au point même de leur départ, et les replacer à côté des objets qui
les ont fait naître; car le mot garde toujours quelque obscurité, tant
qu’il n’est pas éclairé du reflet de la chose. Mais un pareil travail,
tout précieux qu’il pourrait être, ne sourit point à nos philologues.
Atteints d’une manie trop commune dans notre siècle, ces messieurs ne
s’attachent plus guère qu’aux généralités, qui souvent ne prouvent rien
à force d’être vagues et arbitraires, et ils dédaignent l’explication
des faits particuliers qui, bien observés et bien commentés,
jetteraient une si vive lumière sur la science philologique.

Quant à moi, je l’avoue, je regarde comme une chose fort importante
d’éclaircir par de bons commentaires ces expressions d’origine obscure
ou inconnue, ces expressions préservées de toutes les vicissitudes de
notre idiome par une protection spéciale qui les a pour ainsi dire
stéréotypées. Elles rappellent des traditions pleines d’intérêt; elles
retracent une image fidèle et naïve de la vie de nos aïeux; ce sont des
mœurs et des coutumes formulées par le langage; à ce titre, elles se
rattachent essentiellement à l’histoire nationale; à ne les considérer
même qu’au point de vue de la curiosité, elles offrent presque toujours
quelque chose d’original et de piquant qui peut éveiller l’esprit et
qui mérite bien de fixer l’attention.

La raison des sobriquets n’est pas moins intéressante à connaître et
à expliquer. Les sobriquets donnés à des villes, à certaines classes
d’hommes, à certaines factions politiques font partie de l’histoire des
mœurs et des coutumes. Ils dessinent en quelque sorte la physionomie
des diverses époques, en résumant, par des dénominations bizarres, mais
expressives, le tour d’esprit et les usages particuliers des différents
peuples. Ils n’ont, du reste, ni le même intérêt, ni la même portée
que les proverbes. Remarquons, en passant, que notre temps est fertile
en sobriquets qui trouvent de l’écho, tandis qu’il n’a peut-être pas
produit un proverbe que l’usage général ait consacré. C’est que le
proverbe appartient aux époques synthétiques où l’union d’un peuple se
fonde sur la communauté d’idées et de sentiments généralement admis, de
traditions reconnues et acceptées, qui rapprochent les hommes par le
doux lien des habitudes identiques et de la sympathie. Le sobriquet,
au contraire, semble appartenir plus particulièrement aux époques
de confusion et de désordre. Il sert comme d’étiquette aux passions
politiques; il classe et divise les hommes en catégories. En un mot, on
peut le considérer comme un symptôme de l’anarchie intellectuelle, du
morcellement des partis et de l’éparpillement des idées. Notre époque
ne pouvait donc manquer d’être fertile en sobriquets.

Revenons aux proverbes. L’étude aujourd’hui en est fort négligée, comme
le sont presque toutes les études qui n’ont pas une valeur commerciale
et industrielle. Notre siècle, sous prétexte de _positivisme_ (mot
barbare créé de nos jours et bien digne de ce qu’il exprime), semble
avoir abandonné le culte de l’intelligence et la recherche des choses
spirituelles pour se livrer spécialement aux soins du corps et aux
charmes du _confortable_. Toutefois, quoi qu’il fasse, l’intelligence
ne saurait perdre ses droits et sa prééminence; et les travaux qui
tendent à éclairer l’histoire des usages et de la morale des peuples
offriront toujours quelque intérêt aux hommes qui veulent s’instruire.

Pour faire comprendre le but du livre que je publie, je dois dire ce
que j’entends par proverbes:

J’ai pris ce terme dans le sens que lui attribue cette charmante
définition d’Érasme, _Celebre dictum scita quadam novitate insigne_,
et, à l’exemple de cet esprit si fin et si ingénieux, j’ai regardé le
piquant du tour et l’originalité de l’expression comme la condition
expresse des vrais proverbes.

Cependant mon intention, non plus que celle d’Érasme lui-même, n’a
pas été de n’en admettre que de tels: mon recueil eût été réduit à
des proportions trop exiguës. Néanmoins, je n’ai pas cherché à le
grossir de ces locutions grossières _traînées dans les ruisseaux des
halles_, de ces mots disgracieux, de ces sales dictons qui se trouvent
souvent dans la bouche des gens sans éducation. Plus scrupuleux que
la plupart des parémiographes[1], j’ai laissé dans son bourbier
natal toute cette phraséologie de la canaille. S’il m’a fallu citer
quelques-unes de ces façons de parler un peu libres de nos anciens
poëtes ou prosateurs, parce qu’il était important de les expliquer,
je n’ai jamais oublié ces élégantes paroles de saint Augustin, _de
pudendis cogit nos necessitas loqui, pudor autem circumloqui_; et,
dans mes explications, j’ai toujours déguisé sous des termes mesurés et
décents tout ce qui m’a paru susceptible de mal sonner à des oreilles
délicates. Mon Dictionnaire est consacré à ces maximes d’une sagesse
traditionnelle, à ces formules du sens commun qui, jetées dans la
circulation universelle, forment la monnaie courante de la raison et de
l’esprit des peuples, à ces expressions pleines d’allusions à des faits
curieux, singulières à force d’être naturelles, et dont la vulgarité ne
détruit pas le sel. Il ne contient aucun article qui ne se distingue
par quelque trait moral, historique ou littéraire, ou par quelque
observation étymologique fondée sur l’origine des choses plutôt que sur
celle des mots.

La langue proverbiale est à peu près aujourd’hui une langue morte, et
il est certain que la lecture de nos vieux auteurs, qui ont fait un si
fréquent usage des proverbes, exige, pour être complétement fructueuse,
une sorte de commentaire de cette langue.

Ce commentaire, je me suis attaché à le mettre dans mon livre. Mon
but a été surtout de réunir et de condenser tout ce qui peut servir
à étudier l’histoire des mœurs par l’histoire des expressions. Sous
ce rapport, j’ose dire que mon ouvrage a quelque chose de neuf, et
qu’il se distingue de tous ceux qui l’ont précédé[2]. Les nombreux
matériaux que j’ai recueillis, l’explication nouvelle d’un grand nombre
de proverbes et de locutions incomprises, les anecdotes, bons mots
et pensées philosophiques, semés dans une foule d’articles, donneront
peut-être quelque utilité et quelque agrément à mon travail. Pour y
jeter plus d’intérêt et de variété, j’ai souvent rapproché et comparé
les proverbes et les expressions proverbiales des différents peuples,
d’une manière propre à récréer et à éclairer l’esprit par la diversité
des formes originales sous lesquelles se reproduit la même pensée.
Qu’on me permette de citer en exemple cette série de proverbes sur
l’hypocrisie:

Les Français disent: _Le diable chante la grand’messe_.

Les Portugais: _Detras de la cruz esta el diablo: le diable se tient
derrière la croix_.

Les Espagnols: _Por las haldas del vicario sube el diablo al
campanario: par les pans de la robe du vicaire, le diable monte au
clocher_.

Les Italiens: _Non sì tosto si fa un tempio a dio che il diavolo ci
fabbrica una cappella appresso: on n’a pas plus tôt bâti une église à
Dieu, que le diable s’y fait une chapelle_.

Les Anglais comme les Italiens: _Where God has his church the devil
will have his chapel_.

Les Allemands: _O uber die schlaue Sunde, die cinen Engel vor jeden
Teufel stellt: que le crime est rusé! Il place un ange devant chaque
démon_. Ce qui revient à notre expression, _couvrir son diable du plus
bel ange_, dont la reine de Navarre a fait usage dans sa XII^e nouvelle.

L’Evangile compare l’hypocrite à _un sépulcre blanchi, plein d’éclat au
dehors et de pourriture au dedans_.

A ces tableaux comparatifs qui révèlent le tour d’esprit et le
caractère moral des différentes nations, j’ai ajouté soigneusement
un grand nombre de faits philologiques propres à jeter du jour sur
l’histoire des mœurs et des coutumes, histoire si importante à
connaître, et souvent si peu connue. Enfin, j’ai expliqué beaucoup
de proverbes par des citations précieuses et significatives puisées
dans nos classiques. J’ai regardé des citations de ce genre, comme
un ornement pour mon livre, et comme une source de plaisir pour mes
lecteurs.

Il m’a paru intéressant et curieux de montrer ce que nos grands
écrivains ont tiré quelquefois d’une pensée vulgaire, et comment ils
ont su souvent transformer avec bonheur le proverbe qui contenait, pour
ainsi dire en germe, quelques unes de leurs plus belles expressions.
Cette partie de mon travail ne sera pas, j’ose l’espérer, la moins
précieuse, et je puis affirmer en toute sincérité qu’elle est presque
toujours neuve.

En terminant, je dois dire ici que mes recherches sur les proverbes
avaient été conçues et dirigées de manière à suivre la langue
proverbiale, dans tous ses détails, depuis les troubadours jusqu’à
notre époque. Si je n’eusse pris le parti de réduire mon livre, il
formerait deux ou trois forts volumes in-octavo. Mais un travail
aussi long eût trouvé difficilement un éditeur. J’ai dû me borner à
la publication actuelle, qui ne laisse pas, telle qu’elle est, d’être
beaucoup plus complète que toutes les autres du même genre, puisqu’elle
contient plus de cinq cents origines nouvelles.

Puissé-je avoir réussi à faire un recueil qui ne soit pas dépourvu
d’utilité! C’est là toute mon ambition.



DICTIONNAIRE ÉTYMOLOGIQUE, HISTORIQUE ET ANECDOTIQUE DES PROVERBES.



A


A.—_Être marqué à l’a._

C’est être doué de quelque qualité éminente, être distingué par un
mérite supérieur.

On prétend que cette expression est fondée sur l’usage de marquer
les monnaies de France selon l’ordre des signes alphabétiques, parce
que les pièces fabriquées à Paris, dont la marque est un A, ont été
réputées de meilleur aloi que les pièces fabriquées dans les villes
de province. Mais il est plus probable qu’elle est fondée sur la
prééminence qu’a toujours eue l’A dans l’alphabet de presque toutes les
langues, et qu’elle est un emprunt fait aux anciens, qui employaient
les lettres pour désigner divers personnages et donnaient à ceux du
premier ordre la dénomination d’Alpha ou d’A.

Martial (épig. 57, liv. II), parlant d’un certain Codrus, renommé parmi
les jeunes gens de Rome à cause de l’élégance de sa parure, l’appelle
_Alpha penulatorum_, ce qui signifie littéralement, _l’Alpha de ceux
qui portent le manteau_.

Autrefois, en Alsace, les prébendes étaient titrées, selon leur valeur,
par les lettres de l’alphabet. Il y avait des chanoines appelés
Chanoine A, Chanoine B, Chanoine C, etc.

_Il n’a pas fait une panse d’a._

C’est-à-dire, il n’a pas fait la moindre chose.

Panse d’a ne se dit que du petit a, parce que le petit a commence à
se former par un c ou demi-rond qui ressemble à une panse ou ventre.
Il ne faut donc pas employer le grand A lorsqu’on écrit cette phrase
proverbiale, car le signe serait sans rapport avec la chose signifiée.


=ABATTU.=—_L’abattu veut toujours lutter._

On consent rarement à s’avouer plus faible que son adversaire.
L’amour-propre trouve presque toujours des raisons pour déguiser une
défaite, et il donne ordinairement à ces raisons l’accent du défi.
C’est l’éloquence de Périclès qui, renversé par Thucydide à la lutte,
prouvait aux spectateurs que c’était lui qui avait terrassé Thucydide.

On dit aussi dans un sens analogue: _Plus on bat le tambour, plus
il fait de bruit_. Les Provençaux expriment la même idée par cette
comparaison spirituelle: _Faire comme les cigales, qui chantent quand
on les frotte._ Il faut savoir que, pour faire chanter les cigales
qu’on a prises, on les roule entre les doigts; car le son rauque et
monotone que rendent ces insectes ne part point du gosier, comme
l’a prétendu saint Ambroise, très bon prélat, mais très mauvais
naturaliste: il vient de deux instruments qui sont placés aux deux
côtés de leur ventre, et qui consistent en deux membranes élastiques
dont la cavité renferme des parties écailleuses sur lesquelles ces
membranes flottent avec bruit.


=ABBAYE.=—_Pour un moine l’abbaye ne faut point._

C’est-à-dire que dans une société on ne s’abstient point de faire
ce qu’on a projeté ou de se livrer à la joie, quoiqu’un des membres
manque ou s’y oppose. _Faut_, dans ce vieux proverbe, est la troisième
personne du présent indicatif du verbe faillir.


=ABBÉ.=—_Attendre quelqu’un comme les moines l’abbé._

C’est ne pas l’attendre.—Cette façon de parler s’emploie
particulièrement lorsqu’une personne invitée à dîner n’arrive point à
l’heure indiquée, et que les autres convives se mettent à table. Elle
est fondée sur l’ancienne coutume des couvents où les moines étaient
dispensés d’attendre leur supérieur, dès l’instant que le son de la
cloche des repas, _sonus epulantis_, les avait appelés au réfectoire.
Leur devise était ce refrain d’une prose gastronomique qu’ils
chantaient sans doute avec plus de plaisir qu’aucune hymne de leur
bréviaire.

  _O beata viscera,
  Nulla sit vobis mora!_

  Loin de vous tout retard, entrailles bienheureuses!

Les Allemands disent: _Mit der linken Hand auf einem warten. Attendre
quelqu’un avec la main gauche_, c’est-à-dire, pendant que la droite est
occupée à porter les morceaux à la bouche.

_Il n’y a point de plus sage abbé que celui qui a été moine_.

L’homme qui a pratiqué les devoirs de l’obéissance est celui qui
pratique le mieux les devoirs du commandement. (Voyez le proverbe: _il
faut apprendre à obéir pour savoir commander_.)

_Le moine répond comme l’abbé chante._

Les inférieurs se montrent d’ordinaire du même sentiment et tiennent le
même langage que les supérieurs.—Un sénateur romain disait à Tibère:
_Si primo loco censueris Cæsar, habebo quod sequar. César, si vous
émettez le premier une opinion, je ne pourrai que la suivre_.

  _Regis ad exemplar totus componitur orbis._ (HORACE.)

  Le bedeau de la paroisse est toujours de l’avis de monsieur le curé.

_Pour un moine on ne laisse pas de faire un abbé._

L’absence ou l’opposition d’un individu n’empêche point une compagnie
de délibérer ou de conclure une affaire.

  _Être comme l’abbé Rognonet
  Qui de sa soutane ne put faire un bonnet._

Comparaison proverbiale qu’on applique à une personne qui ne sait
tirer aucun parti d’une position avantageuse, et qui gâte la meilleure
affaire par sa sotte maladresse. On dit aussi, dans le même sens:
_Tailler sa besogne sur le patron de l’abbé Rognonet_.

L’abbé Rognonet est un être imaginaire, qui a tiré son nom, suivant les
uns, du verbe _rogner_, dont l’action devait lui être familière, et,
suivant les autres, du verbe _rognoner_, par allusion à la mauvaise
humeur à laquelle il se laissait emporter toutes les fois que,
voyant son opération manquée, il était obligé de la recommencer pour
la manquer encore. L’histoire de ce malencontreux personnage a été
probablement suggérée par un passage de Rabelais (liv. IV, ch. 52), où
Carpalim, valet de Panurge, parlant du tailleur Groingnet, ainsi nommé
sans doute du vieux verbe _groingner_ (grogner), fait le détail suivant
des infortunes survenues à ce tailleur dans l’exercice de son métier,
parce qu’il avait employé en patrons et en mesures un parchemin sur
lequel était écrite une vieille clémentine ou décrétale du pape Clément
V: «O cas estrange! touts habillements taillez sus tels patrons, et
pourtraicts sus telles mesures, feurent guastez et perdus, robbes,
cappes, manteaulx, sayons, juppes, cazacquins, collets, pourpoincts,
cottes, gonnelles, verdugualles. Groingnet, cuidant tailler une cappe,
tailloit la forme d’une braguette; en lieu d’ung sayon tailloit ung
chappeau à prunes succées; sus la forme d’ung cazacquin tailloit une
aumusse; sus le patron d’ung pourpoinct tailloit la guise d’une paelle.
Ses varlets l’avoir cousue la deschiquetoient par le fond et sembloit
d’une paelle à fricasser chastaignes. Pour ung collet faisoit ung
brodequin. Sus le patron d’une verdugualle faisoit ung tabourin de
souisse. Tellement que le paovre homme par justice fut condamné à payer
les estoffes de touts ses chalands et de présent en est au saphran.
(Voyez le mot _Safran_.) Punition dist homenaz et vengeance divine!»


=ABOMINATION.=—_L’abomination de la désolation._

Expression tirée de l’Écriture sainte, pour désigner les plus grands
excès de l’impiété, la plus grande profanation. Elle s’emploie
proverbialement et familièrement pour se récrier avec emphase contre
une chose qui choque les usages reçus.

«L’abomination de la désolation, dit Bossuet, est la même chose que
les armées des payens autour de Jérusalem.... Le mot d’abomination,
dans l’usage de la langue sainte, signifie idole. Les armées romaines
portaient dans leurs enseignes les images de leurs césars et de leurs
dieux; ces enseignes étaient aux soldats un objet de culte; et parce
que les idoles, selon l’ordre de Dieu, ne devaient jamais paraître
dans la terre sainte, les armées romaines en étaient bannies.... Quand
Jérusalem fut assiégée, elle était environnée d’autant d’idoles qu’il
y avait d’enseignes, et l’abomination ne parut jamais tant où elle ne
devait pas être, c’est-à-dire dans la terre sainte et autour du temple.»


=ABONDANCE.=—_Abondance de biens ne nuit pas._

Proverbe sur lequel Voltaire a très spirituellement enchéri par ce joli
vers, qui est aussi devenu proverbe:

  Le superflu, chose très nécessaire.

Mais il n’est pas absolument vrai que l’abondance ne nuise point, car
elle amène quelquefois des inconvénients fâcheux, comme le remarque
cet autre proverbe: _Abondance engendre fâcherie_; et d’ailleurs elle
est regardée par les philosophes comme contraire au bonheur, qui ne
se rencontre guère que _dans un état frugal, entre la pauvreté et les
richesses_, suivant l’expression de Fléchier.

_L’abondance des biens de la terre nous rend nécessiteux de ceux du
ciel._

C’est-à-dire que l’effet ordinaire des richesses est de détourner
ceux qui les possèdent de la pratique des vertus chrétiennes. Le
Saint-Esprit, dans la Bible, appelle les richesses des trésors
d’iniquité; et le Sauveur, dans l’Évangile, les signale comme le plus
grand obstacle au salut: de là ce proverbe ascétique, qui a servi et
qui servira encore de texte à plus d’un sermon, sans guérir personne de
l’envie des richesses.

_La trop grande abondance ne parvient point à maturité._

Les épis trop pressés dans un champ se renversent les uns sur les
autres par l’effet de la pluie ou du vent; les fruits trop nombreux sur
un arbre en épuisent le suc nourricier, ou en font rompre les branches
sous leur poids: et c’est ainsi que l’excessive abondance nuit à la
maturité. Mais ce proverbe, très vrai au propre, a également sa juste
application au figuré, pour signifier que trop de choses entreprises
à la fois ne pouvant obtenir tous les soins que chacune d’elles
réclame en particulier, sont exposées à ne pas réussir ou à ne réussir
qu’imparfaitement.

_De l’abondance du cœur la bouche parle._

On ne peut guère s’empêcher de parler des choses dont on a le cœur
plein; quand le cœur est plein, il faut que la bouche déborde: ou bien:
en suivant l’impulsion de son cœur, dans ses discours, on ne manque
point de paroles éloquentes.

Ce proverbe est littéralement traduit des paroles suivantes de
l’évangile selon saint Mathieu (ch. 6, v. 45), _Ex abundantia cordis os
loquitur_.

Les Basques disent: _Bihozaren beharguile mihia._ _La langue est
l’ouvrière du cœur._


=ABSENCE.=—_L’absence est l’ennemie de l’amour._

On dit aussi: _Loin des yeux et loin du cœur_; ce qui paraît pris de ce
vers de Properce (élégie 21, liv. III):

  _Quantum oculis, animo tum procul ibit amor._

Un bel esprit, écrivant à un voyageur, lui rappelait ce proverbe et
ajoutait plaisamment: «Hâtez-vous donc d’oublier la maîtresse que vous
avez laissée à Paris; car il est bon de prévenir les infidèles.»

_Un peu d’absence fait grand bien._

Les personnes qui s’aiment se revoient avec plus de plaisir après
une courte séparation. Le sentiment, affaibli par l’habitude d’être
ensemble, se retrempe dans l’absence. «L’imagination, dit Montaigne
(_Ess._, liv. III, ch. 9), embrasse plus chaudement et plus
continuellement ce qu’elle va quérir que ce que nous touchons. Comptez
vos amusements journaliers: vous trouverez que vous êtes le plus absent
de votre ami, quand il vous est présent. Son assistance relâche votre
attention et donne liberté à votre pensée de s’absenter à toute heure,
pour toute occasion.»

Les deux passages suivants de Saadi offrent une explication plus
sensible. «Abuhurra allait tous les jours rendre ses devoirs à Mahomet,
à qui Dieu veuille être propice. Le prophète lui dit: Abuhurra, viens
me voir plus rarement, si tu veux que notre amitié s’accroisse; de trop
fréquentes visites l’useraient trop promptement.»—«Un plaisant disait:
Depuis le temps qu’on vante la beauté du soleil, je n’ai jamais ouï
dire que personne en soit devenu plus amoureux. C’est, lui répondit-on,
parce qu’on le voit tous les jours, si ce n’est en hiver où il se cache
quelquefois sous les nuages; mais alors même on en connaît mieux le
prix.»

  La beauté même à l’œil sait-elle toujours plaire?
  Vous croyez que le temps la détruit ou l’altère:
  L’habitude, voilà son plus triste ennemi.
  A qui nous voit toujours on ne plaît qu’à demi.

  (BARTHE, _Art d’aimer_.)

M. Raynouard parle d’un tenson manuscrit où est discutée cette
question: «Laquelle est plus aimée, ou la dame présente, ou la dame
absente? Qui induit le plus à aimer, ou les yeux ou le cœur?» Cette
question, dit-il, fut soumise à là décision de la cour d’amour de
Pierrefeu et de Signe; mais l’histoire ne dit pas quelle fut la
décision.

Il ne faut pas croire pourtant que l’absence ait une influence
vivifiante sur toutes les passions. Elle augmente les grandes et
diminue les petites. La Rochefoucauld l’a comparée au vent, qui allume
le feu et éteint les bougies.


=ABSENT.=—_Absent n’est point sans coulpe ni présent sans excuse._

Vieux proverbe dont le sens moral est qu’on doit s’abstenir de
condamner les personnes qui sont inculpées pendant leur absence,
puisque si elles étaient présentes elles trouveraient peut-être quelque
moyen de se disculper. Les condamnés par défaut gagnent quelquefois
leurs procès en s’expliquant devant les juges.

Nous avons laissé perdre le mot _coulpe_, qui n’est plus usité que dans
le proverbe et dans le style marotique. Cependant le mot n’est remplacé
exactement par aucun autre. Nos bons écrivains devraient chercher à
le remettre en crédit, à l’exemple de J.-J. Rousseau, qui l’a employé
heureusement plusieurs fois dans ses _Confessions_.

_Les absents ont tort._

C’est-à-dire qu’on les oublie ou que, si l’on s’occupe d’eux, c’est
presque toujours à leur désavantage. Les Latins disaient: _Absens hæres
non erit._ _Point d’héritage pour l’absent._

L’emploi le plus fréquent de ce proverbe a lieu pour signifier
simplement qu’on rejette la faute de beaucoup de choses sur les
absents, et qu’on parle d’eux avec peu de ménagement.

  L’éloge des absents se fait sans flatterie. (GRESSET.)

Les absents qu’on épargne le moins sont ceux qui se font attendre,
parce que leurs défauts viennent se présenter naturellement aux yeux de
ceux qui sont obligés d’attendre. _On compte les défauts de celui qu’on
attend_, dit le proverbe espagnol.

_Les os sont pour les absents._

Et même pour les retardataires: _Tardè venientibus ossa_.

Proverbe de table qui s’emploie aussi quelquefois par extension pour
signifier que, dans une affaire à laquelle plusieurs sont intéressés,
celui qui ne fait point valoir ses droits par sa présence est
ordinairement le plus mal partagé.


=ACCOMMODEMENT.=—_Un mauvais accommodement vaut mieux qu’un bon
procès._

On dit aussi: _Un maigre accord est préférable à un gras procès_.

Suivant un autre proverbe, _On achète toujours les procès argent
comptant_.—On sait que les plaideurs sont obligés de payer cher la
justice, car c’est une chose trop rare pour qu’ils puissent l’obtenir à
bon marché.

«Les tribunaux sont des arènes d’où le vainqueur sort presque toujours
mutilé.» (M. LÉON GOZLAN.)

  ..... N’entreprends point même un juste procès,
  N’imite point ces fous dont la sotte avarice
  Va de ses revenus engraisser la justice;
  Qui, toujours assignant et toujours assignés,
  Souvent demeurent gueux de vingt procès gagnés.

  (BOILEAU, épit. 2.)


=ACCORD.=—_Être de tous bons accords._

Cette expression, dont on se sert en parlant d’une personne d’humeur
aisée et de bonne composition: est une métaphore empruntée de la
musique. On a dit autrefois: _Être comme la quinte, laquelle est de
tous bons accords_. Phrase qui se trouve, je crois, dans Rabelais.

Etienne Tabourot publia, en 1560, son _Livre des bigarrures et
touches_, sur le titre duquel il déguisa son nom sous celui de
_seigneur des accords_, et prit pour devise un tambourin avec ces
mots: _à tous accords_, voulant faire entendre par là qu’il savait
s’accommoder au goût de tout le monde[3].

Les _bigarrures et touches du seigneur des accords_ sont un recueil
de règles appuyées de beaucoup d’exemples pour composer, tant en
latin qu’en français, des facéties de toute espèce, comme les rébus
ordinaires, les rébus de Picardie, les étymologies, les anagrammes, les
allusions, les équivoques, les entend-trois (mots à triple entente),
les antistrophes ou contre-petteries, les acrostiches simples et
doubles, les échos ou rimes redoublées, les rimes enchaînées, les
vers rapportés ou coupés, les vers numéraux, les vers rétrogrades par
lettre, et par mots, etc., etc.

Ce recueil, dont la meilleure édition est de 1662, fesait les
délices de nos joyeux ancêtres, qui l’appelaient _un grenier à
sel_, dénomination justifiée par les plaisanteries piquantes et
curieuses qu’on y trouve à chaque chapitre. En voici une sur diverses
interprétations données aux quatre lettres S, P, Q, R, qui signifient,
comme on sait, _Senatus Populus Que Romanus_. Les sibylles, dit le
seigneur des accords, que je cite de mémoire, ont regardé ces initiales
comme une allusion prophétique à la venue du Messie, et les ont
expliquées ainsi: _Salvat Populum Quem Redemit_. Beda les a entendues
par dérision des Goths, _Stultus Populus Quærit Romana_; et les Goths,
par dérision des habitants de Rome, _Sono Poltroni Questi Romani_.
Les Français y ont trouvé _Si Peu Que Rien_; et les protestants
d’Allemagne, _Sublato Papâ Quietum Regnum_. Quelqu’un les voyant
tracées sur une tapisserie, dans la chambre d’un pape nouvellement élu,
dit, en les lisant: _Sancte Pater Quare Rides?_ Et le saint-père, les
répétant en sens inverse, répondit: _Rideo Quia Papa Sum_.


=ACCOUCHÉE.=—_Le caquet de l’accouchée._

On appelle ainsi une causerie bruyante et frivole que font des femmes
réunies chez une accouchée, et, par extension, un babil intarissable et
insignifiant.

Cette expression était déjà proverbiale au commencement du quatorzième
siècle, où le suprême bon ton exigeait que l’accouchée tînt cercle
avec les amies qui venaient la visiter, et qu’elle déployât, pour
les bien recevoir, un luxe de représentation aussi exagéré que sa
fortune et son rang le lui permettaient. Une dame, noble et riche,
en pareille circonstance, prenait soin de faire décorer sa chambre,
où la réunion avait lieu, des plus beaux meubles et des plus belles
tentures qu’ornaient ses chiffres et ses devises; elle y faisait
étaler, comme dans un bazar oriental, ses bijoux les plus précieux
et tout cet attirail de toilette que les Latins nommaient le _monde
féminin_, _mundus muliebris_. Elle-même, placée sur un lit magnifique
ainsi que sur un trône, se montrait aux regards merveilleusement parée
et toute resplendissante de l’éclat des pierreries. On peut voir sur
ce sujet des particularités curieuses dans la _Cité des dames_ de
Christine de Pisan. Voici ce qu’on trouve dans un autre ouvrage fort
ancien, intitulé: _le Miroir des vanités et pompes du monde_. «Il y
a la caquetoire parée tout plein de fins carreaux pour asseoir les
femmes qui surviennent, et auprès du lit une chaise ou faudeteul garni
et couvert de fleurs. L’accouchée est dans son lit, plus parée que une
épousée, coiffée à la coquarte, tant que diriez que c’est la tête d’une
marote ou d’une idole. Au regard des brasseroles, elles sont de satin
cramoisi ou satin paille, satin blanc, velours, toile d’or ou toile
d’argent, ou autre sorte que savent bien prendre ou choisir. Elles ont
carquans autour du col, bracelets d’or, et sont plus phalerées que
idoles ou roines de cartes. Leur lit est couvert de fins draps de lin
de Hollande, ou toile cotonine tant déliée que c’est rage, et plus uni
et poli que marbre. Il leur semble que serait une grande faute, si un
pli passait l’autre. Au regard du chalit, il est de marqueterie ou de
bois taillé à l’antique et à devises.»

Il y a un livre, imprimé en 1623, qui est intitulé: _Recueil général
des caquets de l’accouchée_.

_Elle est parée comme une accouchée._

Cette locution, dont on se sert en parlant d’une femme qui est fort
parée dans son lit, doit son origine à l’usage rapporté dans l’article
précédent.


=ACCUSÉ.=—_Il faut garder une oreille pour l’accusé._

Il faut écouter celui qu’on accuse avant de le condamner.

Cette recommandation, qu’on fait particulièrement en faveur des
absents, est une allusion au trait d’Alexandre-le-Grand qui, jugeant
un jour une cause, se boucha une oreille avec le doigt pendant le
plaidoyer de l’accusateur, et dit aux assistants: Je réserve cette
oreille tout entière pour l’accusé.


=ACTION.=—_Une bonne action ne reste jamais sans récompense._

Saint Augustin, _De civitate Dei_, a dit que Dieu récompense en cette
vie les vertus purement humaines, comme celles des anciens Romains,
parce qu’il ne les récompense point dans l’autre; et cette opinion
a été la doctrine de plusieurs écoles. Il est permis, sans doute, de
différer d’avis sur ce point avec saint Augustin et ses disciples;
mais il faut convenir que, même dans ce monde, l’ordre naturel des
événements offre souvent les plus fortes apparences d’une rétribution
morale, ce qui suffit pour défendre le proverbe contre les démentis que
lui donne l’ingratitude.


=ADMIRATEUR.=—_A sot auteur sot admirateur._

Au jugement de saint Jérôme, il n’y a pas de si sot écrivain qui ne
trouve un lecteur semblable à lui. _Nullus tam imperitus scriptor est,
qui lectorem non inveniat similem sui._ (_Præf. in lib._ XII _comment.
in Isai._)—Boileau a enchéri sur cette pensée lorsqu’il a dit:

  Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire.

On pourrait enchérir encore sur le vers de Boileau, attendu que pour
un sot auteur il y a souvent cent plus sots admirateurs.—Champfort
demandait plaisamment: Combien faut-il de sots pour faire un public?


=ADMIRATION.=—_L’admiration est la fille de l’ignorance._

C’est-à-dire que les ignorants sont grands admirateurs.

  Tout est géant dans la nature
  Aux yeux étroits du peuple nain.

  (THOMAS.)

Quelqu’un a très bien dit: Moins on sait, plus on croit; moins on
comprend, plus on admire; et Vauvenargues a remarqué avec raison que
l’admiration est moins souvent une preuve de la perfection des choses
que de l’imperfection de notre esprit.

«Les sots admirent quelquefois, mais ce sont des sots. Les personnes
d’esprit ont en eux les semences de toutes les vérités et de tous
les sentiments. Rien ne leur est nouveau: ils admirent peu; ils
approuvent.» (LA BRUYÈRE.)

On allonge quelquefois le proverbe en disant: _L’admiration est la
fille de l’ignorance et la mère des merveilles_.—Nous remarquerons,
sur cette adjonction, que l’idée qu’elle exprime se retrouve dans
une ingénieuse allégorie de la fable qui fait naître de l’Admiration
la déesse de l’Arc-en-ciel; car Iris, fille de Thaumas, suivant la
signification de _Thaumas_ en grec, c’est Iris, fille de l’Admiration.


=ADVERSITÉ.=—_L’adversité rend sage._

Parce qu’elle éveille la réflexion et l’expérience: c’est pourquoi
Sénèque a très bien dit: _Sua cuique calamitas tanquàm ars assignatur_.
_A chacun est assignée sa part de misère, comme un art qu’il doit
apprendre pour se rendre habile._

Il faut remarquer cependant que l’influence de l’adversité n’est
vraiment salutaire que dans la première jeunesse, lorsqu’on peut
contracter encore l’habitude de penser et de réfléchir. Passé cet âge,
elle afflige plus qu’elle n’éclaire. La jeunesse, dit J.-J. Rousseau,
est le temps d’étudier la sagesse; la vieillesse est le temps de la
pratiquer. L’adversité ne profite que pour le temps qu’on a devant
soi. Est-il temps, au moment qu’il faut mourir, d’apprendre comment on
aurait dû vivre?

Ces observations philosophiques sont très bien résumées dans un
proverbe écossais dont voici la traduction littérale: _L’adversité est
saine à déjeûner, indifférente à dîner, et mortelle à souper_.


=AFFAIRE.=—_Dieu nous garde d’un homme qui n’a qu’une affaire._

Parce qu’un homme qui n’a qu’une affaire, dit Leroux, en est
ordinairement si occupé, qu’il en fatigue tout le monde.—La pensée
suivante de Montesquieu semble avoir été écrite pour servir de
commentaire à ce proverbe. «Les gens qui ont peu d’affaires sont de
très grands parleurs: moins on pense, plus on parle. Ainsi les femmes
parlent plus que les hommes: à force d’oisiveté, elles n’ont point à
penser.»

_Il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints._

Il vaut mieux avoir affaire au roi qu’à ses ministres, et, en général,
à un homme puissant qu’à ses subalternes.

Voltaire s’est amusé à rattacher l’origine de ce proverbe à un conte
spirituel et plaisant, que je vais transcrire. «Il y avait autrefois
un roi d’Espagne, qui avait promis de distribuer des aumônes
considérables à tous les habitants d’auprès de Burgos, qui avaient
été ruinés par la guerre. Ils vinrent aux portes du palais; mais
les huissiers ne voulurent les laisser entrer qu’à condition qu’ils
partageraient avec eux. Le bonhomme Cardéro se présenta le premier
au monarque, se jeta à ses pieds et lui dit: Grand roi, je supplie
votre altesse royale[4] de faire donner à chacun de nous cent coups
d’étrivières. Voilà une plaisante demande! dit le roi; pourquoi me
faites-vous cette prière? C’est, dit Cardéro, que vos gens veulent
absolument avoir la moitié de ce que vous nous donnerez. Le roi rit
beaucoup, et fit un présent considérable à Cardéro: de là vient le
proverbe qu’_Il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints_.»

_Se non e vero, e bene trovato_, si ce n’est vrai, c’est bien trouvé,
mais trouvé pourtant après Straparole, qui, dans la troisième fable de
sa septième Nuit, fait jouer au bouffon Cimaroste, introduit auprès
du saint-père, un rôle pareil à celui que Voltaire fait jouer au
bonhomme Cardéro. La seule différence notable qu’il y ait entre les
deux narrations, c’est que le proverbe ne se trouve pas mentionné
dans celle de l’auteur italien; ce qui prouverait, s’il en était
besoin, qu’il a dû sa naissance à quelque autre fait. Tout porte à
croire qu’il a été imaginé par allusion aux saints gélifs ou saints
vendangeurs, ainsi nommés parce que leurs fêtes, qui arrivent au mois
d’avril, sont notées dans le calendrier populaire comme des jours où
la gelée est pernicieuse aux semences et aux vignes. Ces saints, qu’on
désigne aussi par le diminutifs Georget, Marquet, Jacquet, Croiset,
Pérégrinet et Urbinet, étaient rendus responsables, autrefois, de la
maligne influence de la saison, sur laquelle on croyait qu’ils avaient
autorité; et les agriculteurs ainsi que les vignerons à qui elle
causait quelque dommage, regrettant de les avoir invoqués en vain,
leur adressaient des reproches, qui se résumèrent dans la formule
proverbiale: _Il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints_.
Mais il est à remarquer qu’ils ne s’en tenaient pas d’ordinaire à
une telle plainte. On lit, dans le Recueil des Statuts synodaux
des églises de Cahors et Rhodez, par D. Martenne, que souvent ils
fustigeaient et mutilaient leurs statues, lacéraient leurs images,
les foulaient aux pieds et les traînaient dans la boue, à travers les
ronces et les orties, jusqu’à la rivière, où ils les précipitaient,
en poussant des cris d’insulte et de réprobation. _Sanctorum imagines
seu statuas irreverenti ausu tractantes, cum est intemperies aëris vel
tempestatis,... in terra protrahunt, in orticis vel spinis supponunt,
verberant, dilaniant, percutiunt et submergunt penitus reprobantes_,
etc.

Rabelais a dit, par plaisanterie sans doute, que François de
Dinteville, évêque d’Auxerre, voulant faire cesser de tels désordres,
avait eu la pensée de faire transférer les saints gélifs dans le temps
de la canicule, et de mettre la mi-août au mois d’avril.

Un chapelain du cardinal de Richelieu fit une variante assez plaisante
au proverbe _Il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints_. Un
jour qu’il avait attendu longtemps son éminence, à qui des occupations
importantes fesaient oublier la messe, il se crut dispensé de la dire,
et, sortant de la chapelle, il entra dans une salle voisine, où deux de
ses amis étaient à déjeuner. Invité à se mettre à table avec eux, il
hésita d’abord, et puis il se laissa aller à la tentation. Mais à peine
eut-il porté le premier morceau à la bouche qu’on vint le chercher
pour remplir son ministère, chose que sa conscience lui défendait
de faire, puisqu’il n’était plus à jeun. Comme il se lamentait sur
l’alternative fâcheuse à laquelle il se trouvait réduit d’offenser Dieu
ou de déplaire au cardinal, on lui conseilla d’aller s’excuser auprès
du cardinal, qui entendrait facilement raison. Mais le pauvre abbé, qui
connaissait bien son homme, n’envisagea qu’avec frayeur la démarche
qu’on lui proposait, et il ne put s’empêcher, dit-on, de s’écrier: _Oh!
j’aime mieux avoir affaire à Dieu qu’à monsieur le cardinal_.

_Les affaires font les hommes._

Pour signifier qu’une personne peu habile peut le devenir beaucoup à
force de pratiquer les affaires.

_A demain les affaires._

C’est-à-dire, amusons-nous aujourd’hui sans penser à aucune affaire.

Pendant que Thèbes gémissait sous le joug des Spartiates, Archias,
gouverneur de cette ville, fut invité un jour, avec ses principaux
officiers, chez un riche citoyen, nommé Philidas, à un repas somptueux,
après lequel de séduisantes courtisanes devaient se joindre aux
convives pour célébrer avec eux la fête de Vénus qui avait lieu ce
jour-là. Comme il était plongé dans les délices de la bonne chère,
un messager lui apporta des lettres où se trouvait dévoilé le secret
d’une conjuration qui était sur le point d’éclater; il les rejeta en
s’écriant: _A demain les affaires sérieuses_, et il demanda qu’on allât
chercher les femmes promises à ses désirs; mais à la place et sous le
vêtement de ces femmes, les conjurés, dont son hôte était le complice
et dont Pélopidas était le chef, furent introduits dans la salle du
festin, et l’insensé, qui attendait des caresses, ne reçut que des
coups de poignard. Cet événement, qui amena l’affranchissement de la
Béotie, obtint une grande célébrité dans la Grèce, et la phrase _à
demain les affaires_, passant de bouche en bouche, devint un proverbe
que les insouciants et les amis de la joie affectent maintenant de
prendre pour devise, et qu’ils feraient mieux de prendre pour leçon.


=AFFECTION.=—_L’affection aveugle la raison._

On n’aperçoit pas ordinairement les défauts des personnes qu’on aime,
et souvent même on prend ces défauts pour des qualités, car l’illusion
est un effet nécessaire du sentiment, dont la force se mesure presque
toujours par le degré d’aveuglement qu’il produit.

  Le cœur a ses raisons que la raison ignore.

_On voit toujours par les yeux de son affection._

  Et, fût-il plus parfait que la perfection,
  L’homme voit par les yeux de son affection. (REGNIER, sat. 5.)

L’historiette suivante servira de commentaire à ce proverbe.

Un bon curé et une dame galante se trouvaient dans un observatoire.
Ils avaient ouï dire que la lune était habitée, ils le croyaient, et,
le télescope en main, tous les deux tâchaient d’en reconnaître les
habitants. Si je ne me trompe, dit d’abord la dame, j’aperçois deux
ombres: elles s’inclinent l’une vers l’autre. Je n’en doute point, ce
sont deux amants heureux.... Eh! non, madame, s’écria le curé: les deux
ombres que vous voyez sont deux clochers d’une cathédrale.—Ce conte
est notre histoire; nous n’apercevons le plus souvent dans les choses
que ce que nous désirons y trouver. Sur la terre comme dans la lune,
des passions différentes nous font toujours voir ou des amants ou des
clochers.


=AFFLICTION.=—_L’affliction ne guérit pas le mal._

_Non est auxilium flere_ (Ovide). _Les larmes ne sont d’aucun secours._
Il ne faut pas épuiser à pleurer ses peines les forces qu’on peut avoir
pour les adoucir. Le temps le plus mal employé, dit le duc de Lévis,
est celui qu’on donne à ses regrets, à moins qu’on n’en tire des leçons
pour l’avenir.

Scapin fait un excellent calcul lorsque, au lieu de s’affliger, il rend
grâce à Dieu de tout le mal qui ne lui est point arrivé.


=AFRIQUE.=—_Qu’y a-t-il de nouveau en Afrique?_

_Quid novi fert Africa?_

Cette interrogation proverbiale, fréquemment employée parmi nous, au
sens propre, depuis dix ans que nous sommes campés en Afrique, nous est
venue des Romains. On prétend qu’elle dut sa naissance à la curiosité
vivement excitée chez eux par les événements multipliés qui se
succédèrent dans cette région, lorsqu’ils en firent la conquête; mais
on se trompe, car la chose se disait longtemps avant l’époque dont on
parle. Pline le naturaliste (liv. VIII, ch. 16) en donne l’explication
suivante: «La rareté des eaux en Afrique attire les bêtes féroces vers
les bords d’un petit nombre de rivières; et, comme la violence ou
le plaisir accouple alors des animaux de différentes espèces, il en
provient des monstres; de là le proverbe grec que l’_Afrique apporte
toujours quelque chose de nouveau_.»

Ce proverbe se trouve dans Aristote en ces termes: Ότι άεὶ φἐρει τι
λιϐὐη ϰαινὀν. Il n’est donc pas d’origine romaine, et il fait allusion
aux monstruosités que la contrée africaine a produites plus que toute
autre et en tout temps. Peut-être était-il présent à l’esprit de
Pythagore, lorsque ce philosophe disait: «Si tu veux voir des monstres,
ne va pas en Afrique; voyage chez un peuple en révolution.»


=ÂGE.=—_L’âge n’est fait que pour les chevaux._

Pour dire qu’il ne faut pas reprocher à quelqu’un son âge, et qu’il
vaut mieux considérer ses qualités que ses années.


=AGIOS.=—_Voilà bien des agios._

Voilà bien des discours, des cérémonies, des prétentions.

_Agios_ est un mot grec par lequel commencent trois versets qui sont
chantés trois fois chacun, la veille de Pâques, pendant l’adoration de
la croix. Ce mot, qui signifie saint dans la langue d’où il est tiré,
se trouve employé chez nos vieux auteurs comme synonyme de _oraison_,
_prière_. Mais aujourd’hui il n’est plus qu’un terme d’emphase dont le
peuple se sert dans les diverses acceptions énoncées en tête de cet
article.

_Les agios d’une mariée de village._

On désigne ainsi une toilette extraordinaire et ridicule; mais dans
ce cas on devrait écrire _agiaux_, vieux mot qui veut dire affiquet,
et qui dérive, suivant M. Éloi Johanneau, du latin _aculeolus_,
_aiguille de tête_. Rabelais parle de _gimpes et agiaux_. On trouve
écrit _agiaulx_ dans des livres antérieurs au sien, et cette manière
d’orthographier est plus près de l’étymologie que je viens de
rapporter, _Aculéols_, _acuols_, _agiaulx_, voilà les transformations
successives du mot pour devenir _agiaux_ ou _agios_.


=AGNEAU.=—_D’où vient l’agneau, là retourne la peau._

Proverbe synonyme de ceux-ci, qui sont plus usités: _Ce qui vient de la
flûte s’en retourne au tambour_.—_Bien mal acquis ne profite point._


=AHAN.=—_Suer d’ahan._

C’est se donner une grande peine, une fatigue extraordinaire.

Le mot _ahan_, d’où vient le verbe _ahanner_, qu’on employait autrefois
pour dire _haleter en travaillant_, est l’onomatopée du cri de
respiration précipitée que laissent échapper les bûcherons dans leurs
travaux. La plupart de nos vieux auteurs, depuis Jean de Meung jusqu’à
Montaigne, et quelques écrivains des deux derniers siècles, se sont
servis de ce terme très expressif. Je citerai Rabelais et Voltaire. Le
premier a dit, dans son nouveau prologue du livre IV: «O Jupiter! _vous
en suâtes d’ahan_, et de votre sueur tombant en terre naquirent les
choux-cabus.» Le second, dans une de ses lettres, parlant de certains
rimailleurs, les a désignés par la périphrase suivante: «Ces pauvres
diables qui _suent d’ahan_ dans leurs greniers pour chanter la volupté.»

Le père Labbe, qui regarde aussi le mot _ahan_ comme une onomatopée,
cite la naïveté plaisante d’un petit garçon qui disait à son père,
filetoupier ou batteur de chanvre, dans l’idée de le soulager d’une
partie de son travail: «Mon père, contentez-vous de battre, je vais
_faire ahan_ pour vous.»


=AIDE.=—_Bon droit a besoin d’aide._

Il ne faut pas se fier sur la justice de sa cause, quoiqu’il ne soit
pas impossible de gagner une cause juste, comme l’a remarqué finement
La Bruyère; il est nécessaire, pour en assurer le succès, de solliciter
et de faire agir des amis et des protecteurs.—_Plus valet favor in
judice quam lex in Codice._ _La faveur chez le juge vaut mieux que la
loi dans le Code._

Lamotte a dit qu’un juge a toujours

  Pour les présents des mains, pour les belles des yeux.

Vers qui ressemble beaucoup à ceux-ci de La Fontaine, liv. VIII, fab. 7:

  Nous n’avons pas les yeux à l’épreuve des belles,
            Ni les mains à celle de l’or.

_Bon droit a besoin d’aide_ est un proverbe ancien dans notre langue,
car il se trouve dans le recueil des proverbes français, mis en vers
latins, que Jean de la Vêprie publia en 1519.

  _Indiget auxilio vel bona causa bono._

_Un peu d’aide fait grand bien._

 Les Anglais disent: _Many hands make light work._ _Plusieurs mains
 avancent l’ouvrage._

_Aller à la cour des aides._

Ce calembourg proverbial s’emploie en parlant d’une personne qui se
fait aider en quelque ouvrage, d’une personne qui va aux emprunts chez
ses amis, et d’une femme galante qui ne se contente pas de son mari.

L’ancienne cour des aides tirait son nom ainsi que son origine des
généraux des aides, institués, en 1356, pour connaître des discussions
auxquelles pourraient donner lieu l’imposition et la perception des
subsides ou aides réclamés par le roi Jean; mais elle n’avait été
établie comme tribunal que sous le règne de François I^{er}.

=AIDER.=—_Aide-toi, le Ciel t’aidera._

Pour signifier qu’on prie vainement le ciel de favoriser une
entreprise, si l’on ne travaille soi-même à la faire réussir. «De
nostre part convient nous évertuer, et, comme dit le sainct envoyé,
estre coopérateurs avec lui-même.» (Rabelais, liv. IV, chap. 23.)

 Quand nous n’agissons point les dieux nous abandonnent. (VOLT.)

Les Lacédémoniens recommandaient d’implorer l’assistance des dieux avec
les bras étendus et non pas avec les bras croisés.

Les Athéniens disaient: Φιλεῖ τῷ ϰἀμνοντι συγϰἀμνειν Θἑος. _Dieu aime à
seconder celui qui travaille._

Les Basques rendent la même pensée en ces termes: _Iaincoa, ahalcor
bad’ere, esta ahanscor._ _Quoique Dieu soit bon ouvrier, il veut qu’on
l’aide._

Les Espagnols se servent de cette phrase élégamment figurée: _Por agua
del cielo no dexes tu riego._ _Pour l’eau du ciel n’abandonne pas
l’arrosoir[5]._

Les Écossais s’expriment ainsi: _Do the likeliest, and God will do the
best._ _Fais ce qui convient, et Dieu fera le reste._

  Le Ciel bénit toujours la main laborieuse.

On sait que le proverbe _Aide-toi, le Ciel t’aidera_, a été mis en
action par La Fontaine, dans la fable du _Charretier embourbé_, qui a
contribué beaucoup à le rendre très populaire.


=AIGLE.=—_L’aigle ne chasse point aux mouches._

L’homme supérieur dédaigne les bagatelles, ne descend point à des
petitesses.

C’est la traduction littérale de l’adage latin: _Aquila non capit
muscas._ Christine de Suède, qui affectait de se montrer ennemie des
petits détails, avait souvent cet adage à la bouche.

Les Latins disaient encore dans un sens analogue: _De minimis non curat
prætor_, parce que le préteur ne jugeait point les causes qui avaient
peu d’importance.

_L’aigle n’engendre point la colombe._

Pour dire que les vertus et les talents sont héréditaires, ce qui est
rarement vrai, surtout des talents.

Ce proverbe est traduit d’Horace, qui a dit, dans l’ode 3^e du liv. IV:

  _..... Nec imbellem feroces
  Progenerant aquilæ columbam._

  Et l’aigle, courageuse et fière,
  N’engendre point de tourtereaux. (J.-B. ROUSSEAU.)


=AIGUILLE.=—_Il faut une aiguille pour la bouche et deux pour la
bourse._

C’est-à-dire que le mauvais emploi de l’argent est moins préjudiciable
que le mauvais emploi des paroles.

_Chercher une aiguille dans une botte de foin._

C’est chercher une chose aussi difficile à trouver que le serait une
aiguille tombée dans une botte de foin.

_Disputer sur la pointe d’une aiguille._

C’est-à-dire sur une chose qui n’en vaut pas la peine, sur la moindre
bagatelle.

On a prétendu que cette expression est venue de la longue apostrophe
que Pymante, personnage de la pièce de _Clitandre_ par Corneille,
adresse à l’aiguille avec laquelle Doris lui a crevé un œil. Mais une
preuve sans réplique que l’expression n’est point venue de là, c’est
qu’elle se trouve dans les vers suivants de Regnier, mort plusieurs
années avant que Corneille eût écrit:

  On n’avait point de peur qu’un procureur fiscal
  Formât sur une aiguille un long procès-verbal.

Il est probable qu’elle est née d’une allusion aux disputes qui
s’élèvent parmi les enfants, au jeu de _la poussette_, lorsque, dans un
cas douteux, les uns prétendent que la pointe d’une aiguille qui vient
d’être poussée avec le doigt se trouve placée de manière à rendre le
coup valable, tandis que les autres soutiennent le contraire.

Les Grecs disaient: _Disputer sur l’ombre d’un âne_. Ce qui était fondé
sur une historiette que Démosthène conta aux Athéniens pour ramener
leur attention, un jour qu’il les haranguait, sans en être écouté,
en faveur d’un homme qu’il voulait dérober au supplice. Un voyageur,
dit-il, allait d’Athènes à Mégare, monté sur un âne qu’il avait loué.
C’était au temps de la canicule, et vers le milieu du jour; ne pouvant
résister à la rage du soleil et ne trouvant pas même un buisson sur
la route pour se mettre à l’abri, il prit le parti de descendre de sa
monture, de s’asseoir près d’elle et de se rafraîchir à son ombre;
l’ânier qui l’accompagnait revendiqua cette place, alléguant qu’il
n’avait pas loué l’ombre de sa bête. La dispute s’échauffa, des paroles
on en vint aux coups, et il en résulta un procès... Après avoir
parlé de la sorte, Démosthène allait reprendre sa harangue; mais les
auditeurs, dont il avait piqué la curiosité, voulurent savoir quelle
avait été la décision des juges sur une telle affaire. L’orateur alors
releva éloquemment cette puérilité dans l’intérêt de son client, en
leur reprochant d’accorder leur attention à une dispute sur l’_ombre
d’un âne_, tandis qu’ils la refusaient à une cause où il s’agissait de
la vie et de l’honneur d’un homme.

Les Latins disaient: _Rixari de lanâ caprinâ._ _Disputer sur la laine
d’une chèvre._ Expression qui se trouve dans ce vers d’Horace:

  _Alter rixatur de lanâ sæpe caprinâ._


=AIGUILLETTE.=—_Courir l’aiguillette._

Cette expression est, dit-on, fondée sur une coutume observée
anciennement à Beaucaire, la veille de la foire, par les femmes de
mauvaise vie qui, ce jour-là, célébraient la fête de sainte Magdeleine,
leur patronne, en faisant une course publique où la plus agile gagnait
un paquet d’aiguillettes. Ce n’était point sans un motif particulier
qu’un pareil prix leur était assigné par les autorités du lieu; car
l’enseigne de ces femmes était une aiguillette que chacune d’elles
portait sur l’épaule gauche. Ainsi le voulait une ordonnance par
laquelle Louis IX avait réglé leur costume, ordonnance que la reine
Jeanne, comtesse de Provence, fit observer, un siècle après, dans le
comtat Venaissin.

On ne peut dire précisément à quelle époque fut établie la course de
Beaucaire. Peut-être est-elle aussi ancienne que la foire qui fut
instituée, à ce qu’on prétend, par Raymond VI comte de Toulouse, en
reconnaissance du zèle que les Beaucairois avaient montré pour ses
intérêts pendant la guerre des Albigeois[6]. On ne peut préciser non
plus à quelle époque cette course fut supprimée. Golnitz, qui en a
parlé dans son Ulysse gallo-belge, écrit en 1630, nous apprend qu’elle
n’existait plus alors depuis longtemps.

On fesait courir aussi les courtisanes en Italie, et le prix qu’on leur
donnait, ou le _patio_, était un coupon de velours ou de brocard, ou de
quelque autre étoffe précieuse.

Certains étymologistes ont pensé que la qualification de _coureuse_
donnée à une femme galante est venue d’une allusion à cette espèce de
course. Il est plus probable que cette espèce de course, au contraire,
a été la conséquence de la qualification de _coureuse_, qui est d’une
haute antiquité. Salomon, dans ses Proverbes (ch. 7, v. 9), appelle la
courtisane _mulier vaga_, c’est-à-dire _coureuse_; et Properce se sert
du même terme, dans ce vers de la cinquième élégie du premier livre:

  _Non est illa vagis similis collata puellis._

Celle que tu recherches ne ressemble point aux coureuses.


_Nouer l’aiguillette._

  Ami lecteur, vous avez quelquefois
  Ouï conter qu’on nouait l’aiguillette. (VOLTAIRE.)

Cette expression, dont on se sert pour désigner un prétendu maléfice
auquel le peuple attribue le pouvoir de réduire les nouveaux mariés
à un état d’impuissance, est venu, dit un excellent commentateur de
Regnier, de ce que, autrefois, le haut-de-chausses tenait au pourpoint
par un lacet nommé aiguillette, ajustement dont le costume de l’Avare,
conservé au théâtre dans cette pièce de Molière, peut donner une idée.
C’est l’explication la plus décente, et je m’y tiens. Si l’on en désire
une autre, on saura bien la trouver sans moi.

On a cru, dans tous les temps, qu’il y avait des sorciers capables
d’empêcher la consommation du mariage, et cette croyance, tout absurde
qu’elle est, a été partagée par des philosophes, des saints, des
législateurs et des papes. Platon, livre XI des Lois, conseille aux
nouveaux époux de se prémunir contre les charmes ou ligatures qui
trompent l’espoir du lit conjugal. Saint Augustin, Traité septième,
de l’Évangile selon saint Jean, spécifie les divers sortiléges usités
en pareil cas. Charlemagne, dans ses Capitulaires, condamne à des
peines afflictives les fauteurs de cette œuvre d’iniquité, et plusieurs
pontifes ont fulminé des bulles contre eux.

La superstition avait suggéré un assez grand nombre de moyens pour
empêcher ou pour rompre le nouement de l’aiguillette. Un des plus
anciens, que rapportent les auteurs qui ont écrit sur les cérémonies
nuptiales, consistait à frotter de graisse de loup le haut et les
poteaux de la porte de la maison où les mariés devaient coucher;
et il est à remarquer que le mot latin _uxor_, épouse, est venu de
cette onction faite par l’épouse. On a dit d’abord _unxor_, du verbe
_ungere_, _oindre_, et puis _uxor_. Ne riez pas de cette étymologie:
elle a été reconnue, excellente par Festus, saint Isidore de Séville,
Arnobe, Donat, Servius, Brisson, etc., etc.

Chez nos bons aïeux, on avait soin de mettre du sel dans ses poches
ou des sous marqués dans ses souliers, avant d’aller à l’église
pour la cérémonie du mariage. Quelquefois on fesait cette cérémonie
pendant la nuit, en cachette, afin qu’il n’y eût que des personnes
non suspectes; quelquefois aussi on frappait la tête et la plante des
pieds des fiancés avec des bâtons ou autrement, pendant qu’agenouillés
ils recevaient la bénédiction nuptiale. (Thiers, _Traité des
superstitions_.)

Lorsque ces préservatifs contre le sortilége n’avaient pas été assez
efficaces, on perçait un tonneau de vin blanc dont on n’avait encore
rien tiré, et on fesait passer dans l’anneau nuptial le premier vin
qui en coulait.—On usait aussi de plusieurs pratiques religieuses,
indiquées dans quelques rituels, pour guérir _les hommes froids et
maléficiés, homines frigidos et maleficiatos_.

Le père Théophile Raynaud a écrit sérieusement qu’il était permis, en
ce cas, de renouveler le mariage qu’on avait contracté, et il en cite
plusieurs exemples. Cependant l’Église condamna formellement cette
folle idée qui s’était accréditée.


=AILE.=—_Tirer pied ou aile de quelqu’un ou de quelque chose._

C’est en tirer de manière ou d’autre au moins une partie de ce qu’on
prétend en avoir.

Expression métaphorique que l’on croit être prise du tir de l’oie.

On donne à ce jeu cruel, qui se pratique dans nos villages, une origine
très ancienne et très singulière. Il fut, dit-on, institué par les
Gaulois, en mémoire du revers que fit éprouver aux soldats de Brennus
la vigilance de l’oiseau gardien du Capitole. Si le fait est vrai, il
peut être cité comme modèle de la vengeance la plus persévérante qu’il
y ait jamais eu. Mais il faut avouer qu’il eût mieux valu amnistier
l’innocente parenté des oies romaines, qui, après tout, n’avaient fait
que leur devoir.

_En avoir dans l’aile._

Cette expression est une allusion à l’état d’un oiseau blessé à l’aile,
qui ne peut plus voler. Elle s’emploie en parlant d’une personne
amoureuse à qui sa passion ne permet plus de voltiger, ou d’une
personne qui a éprouvé quelque disgrâce.

_En avoir dans l’aile_, se dit encore pour signifier: _Être dans la
cinquantaine_. En ce sens, l’expression est une allusion homonymique du
mot _aile_ à la lettre numérale =L=, qui signifie _cinquante_ dans le
système des chiffres romains, dont voici l’explication:

La lettre M marqua _mille_, parce qu’elle est la première du mot latin
_mille_. Cette lettre eut d’abord ces deux formes CIƆ et CIƆ, dont une
moitié, tracée ainsi IƆ ou D, constitua le demi-mille ou cinq cents.
Le C, qui représenta le nombre _cent_, en sa qualité d’initiale du mot
_centum_, eut primitivement cette figure C qui, coupée en deux par le
milieu, donna L ou _cinquante_, moitié de cent.—Quant aux chiffres
de la première dizaine, ils furent faits à l’imitation des doigts de
la main sur lesquels on comptait, en commençant par l’auriculaire.
I fut mis pour _un_, II pour _deux_, III pour _trois_, IIII pour
_quatre_, V pour _cinq_, parce que le pouce et l’index écartés forment
une espèce de V; et X, composé de deux V réunis par la pointe, valut
_dix_, nombre égal à celui des doigts des deux mains.—Dans la suite,
on réforma le chiffre IIII pour la commodité ou l’abréviation de
l’écriture, et l’on eut IV, en plaçant I comme unité diminutive devant
V, ce qui désigne une main moins un doigt. On mit aussi la même unité
devant X, pour marquer la même diminution, et X, à son tour, servit à
priver de toute la valeur numérique qu’il a les chiffres L et C qui en
furent précédés, de sorte que XL devint le signe XXXX _quarante_, et XC
de LXXXX, _quatre-vingt-dix_, etc.


=AIMER.=—_Il faut aimer pour être aimé._

Proverbe rapporté par Sénèque, _Si vis amari, ama_, et très bien
expliqué dans ce passage de J.-J. Rousseau: «On peut résister à tout,
hors à la bienveillance, et il n’y a pas de moyen plus sûr de gagner
l’affection des autres que de leur donner la sienne.... On sent qu’un
tendre cœur ne demande qu’à se donner, et le doux sentiment qu’il
cherche vient le chercher à son tour.»

La bonté, dit Bossuet, est le premier attrait que nous avons en
nous-même pour gagner les autres hommes. Les cœurs sont à ce prix, et
celui dont la bonté n’est pas le partage, par une juste punition de sa
dédaigneuse insensibilité, demeure privé du plus grand bien de la vie
humaine, c’est-à-dire des douceurs de la société.

_C’est trop aimer quand on en meurt._

Ce proverbe est du moyen âge, dont il atteste la simplicité. Il n’a
plus d’application dans notre siècle égoïste. On dit, au contraire,
aujourd’hui: _Mort d’amour et d’une fluxion de poitrine._

_Mieux vaut aimer bergères que princesses._

On a voulu chercher une origine historique à ce proverbe qui est né
peut-être d’une réflexion naturelle, et l’on a trouvé cette origine
dans l’affreux supplice que subirent deux gentilshommes normands,
Philippe d’Aunai et Gautier, son frère, convaincus d’avoir eu, pendant
trois ans, un commerce adultère avec les princesses Marguerite
et Blanche, épouses des deux fils de Philippe-le-Bel, Louis et
Charles. Les chroniques en vers de Godefroy de Paris (manuscrits
de la Bibliothèque royale, n^o 6812) nous apprennent que les deux
coupables furent écorchés vifs, traînés, après cela, dans la prairie
de Maubuisson tout fraîchement fauchée, puis décapités et pendus par
les aisselles à un gibet. Quant aux deux princesses, elles furent
honteusement tondues et incarcérées. Marguerite fut étranglée, dans la
suite, au château Gallard, par ordre de son mari Louis-le-Hutin, qui
voulut se remarier, en montant sur le trône. Blanche languit dans une
longue captivité.

_Aimer mieux de loin que de près._

Expression qui a beaucoup de rapport avec ce vers qu’Alcyone adresse à
Céix (Métamorph. d’Ovid., liv. IX):

  _Jam via longa placet, jam sum tibi carior absens._

Il est très vrai qu’on aime mieux certaines personnes lorsqu’on n’est
plus auprès d’elles, parce que leurs défauts, rendus moins sensibles
et presque effacés par l’éloignement, ne contrarient plus la tendre
impulsion du cœur. Mais ce n’est point là ce qu’on entend d’ordinaire
quand on dit _aimer mieux de loin que de près_. Cette phrase ne
s’emploie guère que pour signifier qu’on ne se soucie point d’avoir un
commerce assidu avec une personne.

_Feindre d’aimer est pire que d’être faux monnayeur._

Il n’est pas besoin d’observer que ce proverbe est du temps des Amadis.

_Il faut connaître avant d’aimer._

Maxime bonne pour l’amitié, mais inutile pour l’amour, qui n’est jamais
déterminé par la réflexion.

_Aime comme si tu devais un jour haïr._

Ce mot, que Scipion regardait comme le plus odieux blasphème contre
l’amitié, est attribué à Bias par Aristote, qui dit dans sa Rhétorique:
«L’amour et la haine sont sans vivacité dans le cœur des vieillards;
suivant le précepte de Bias, ils aiment comme s’ils devaient haïr
un jour; ils haïssent comme s’ils devaient un jour aimer.» Cependant
Cicéron ne peut croire que la première partie de cette sentence
appartienne à un homme aussi sage que Bias: la seconde, en effet,
est seule digne de lui. Il est probable, comme le remarque M.
Jos-Vict-Leclerc, que le philosophe de Priène s’était contenté de
dire: _Haïssez comme si vous deviez aimer_, et qu’on a ajouté le reste
pour former antithèse et pour appuyer une fausse maxime d’une grande
autorité. Quoi qu’il en soit, cette maxime n’en est pas moins passée en
proverbe, par une espèce de fatalité qui, trop souvent, fait retenir ce
qui est mal et oublier ce qui est bien. Mais ce n’a pas été pourtant
sans une forte opposition. Tous les auteurs qui ont écrit sur l’amitié
se sont attachés à la combattre. Les deux meilleures réfutations qu’on
en ait faites sont ce mot de César, _J’aime mieux périr une fois que de
me défier toujours_, et ces vers de Gaillard que La Harpe a cités dans
son _Cours de Littérature_:

  Ah! périsse à jamais ce mot affreux d’un sage,
  Ce mot, l’effroi du cœur et l’effroi de l’amour:
  «Songez que votre ami peut vous trahir un jour!»
  Qu’il me trahisse, hélas! sans que mon cœur l’offense,
  Sans qu’une douloureuse et coupable prudence,
  Dans l’obscur avenir, cherche un crime douteux.
  S’il cesse un jour d’aimer, qu’il sera malheureux!
  S’il trahit nos secrets, je dois encor le plaindre.
  Mon amitié fut pure et je n’ai rien à craindre.
  Qu’il montre à tous les yeux les secrets de mon cœur;
  Ces secrets sont l’amour, l’amitié, la douleur,
  La douleur de le voir, infidèle et parjure,
  Oublier ses serments comme moi son injure.

Vivre avec nos ennemis, dit La Bruyère, comme s’ils devaient être un
jour nos amis, et vivre avec nos amis comme s’ils pouvaient devenir nos
ennemis, n’est ni selon la nature de la haine, ni selon les règles de
l’amitié. Ce n’est point une maxime de morale, mais de politique.

_Qui m’aime, me suive._

Philippe VI de Valois était à peine sur le trône de France qu’il
fut engagé à la guerre contre les Flamands. Comme son conseil ne
paraissait pas approuver cette guerre qu’il embrassait avec une extrême
avidité, il porta sur Gaucher de Châtillon[7] un de ces regards qui
semblent vouloir enlever les suffrages. «Et vous, seigneur connétable,
lui dit-il, que pensez-vous de tout ceci? Croyez-vous qu’il faille
attendre un temps plus favorable?—Sire, répondit le guerrier, qui
a bon cœur, a toujours le temps à propos. «Philippe, à ces mots, se
lève transporté de joie, court au connétable, l’embrasse et s’écrie:
_Qui m’aime, si me suive!_ Saint-Foix, qui rapporte le fait, prétend
que ce fut l’origine du proverbe; mais il est sûr que ce n’en fut que
l’application. Le proverbe existait longtemps auparavant, puisqu’il se
trouve dans ce vers de Virgile:

  _Pollio, qui te amat veniat quo te quoque gaudet._

Il remonte jusqu’à Cyrus, qui exhortait ses soldats en s’écriant: _Qui
m’aime, me suive!_

  _Qui bien aime, bien châtie._

  _Qui benè amat, benè castigat._

Le conseil exprimé par ce proverbe, étranger aux mœurs actuelles,
fut un des points fondamentaux de la méthode du stoïcien Chrysippe
pour l’éducation des enfants. Il paraît même avoir fait partie de
la doctrine socratique, si l’on en juge par la quatrième scène du
cinquième acte des _Nuées_ d’Aristophane, où un disciple de Socrate
est représenté battant son père, en disant: «Battre ce qu’on aime est
l’effet le plus naturel de tout sentiment d’affection; aimer et battre
ne sont qu’une même chose. Τοῦτ ἔς̓  ευνοεῖν τὸ τὐπτειν.»

_Quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a._

Proverbe qui se trouve dans presque toutes les langues; tant la vérité
qu’il exprime est généralement reconnue. _Il n’y pas de maladie plus
cruelle_, disaient les Celtes, _que de n’être pas content de son sort_.

_Aime-moi un peu, mais continue._

Pour dire qu’on préfère une affection modérée mais durable, à une
affection excessive qui est sujette à passer promptement.

_Qui aime Bertrand aime son chien._

Pour signifier que quand on aime quelqu’un, il faut aimer aussi tout ce
qui l’intéresse.


=AIR.=—_Prendre ou se donner de grands airs._

C’est-à-dire de grandes manières, trancher du grand seigneur.

Le mot _air_ a été mis ici pour _erre_, qui signifie manière de
vivre, d’agir, train de vie, comme dans cette autre locution, _Aller
grand’erre_, dont on se sert, dit Barbasan, pour exprimer qu’une
personne a un grand train, un grand équipage, qu’elle est somptueuse en
habits. Roquefort observe qu’on n’a écrit _air_ pour _erre_ que dans le
dix-huitième siècle et dans les nouveaux dictionnaires.


=ALCHIMIE.=—_Faire de l’alchimie avec les dents._

C’est n’avoir ni pain ni pâte, et mâcher à vide.—C’est encore se
refuser la nourriture nécessaire, et chercher, comme l’avare, à remplir
sa bourse par l’épargne de sa bouche.—Le roi Midas, dont les aliments
se convertissaient en or, fesait de l’alchimie avec les dents.


=ALGARADE.=—_Faire une algarade à quelqu’un._

C’est lui faire une insulte bruyante et imprévue.—Plusieurs
étymologistes prétendent que le mot _algarade_ a été formé du nom des
Algériens, à cause des invasions subites que ces corsaires fesaient
autrefois sur les côtes de la Méditerranée. Il me semble qu’il a dû
être formé par métaplasme du cri _à la garade_, que les habitants
de nos contrées méridionales sont habitués à faire entendre pour
avertir de quelque danger. Mais les doctes ont prononcé qu’il est
venu de l’espagnol _algarada_, qu’ils dérivent du verbe arabe _gara_,
_molester_, _agir avec perfidie_, et de l’article _al_, pareillement
arabe.


=ALIBORON.=—_Maître Aliboron ou Aliborum._

Ignorant qui fait l’entendu et qui se croit propre à tout. Antoine de
Arena a dit dans son poëme macaronique intitulé _Modus de choreando
bene_:

  _Mestrus Aliborus omnia scire putans._

Ce mot est plus ancien que ne l’a cru Court de Gébelin qui en a
attribué le premier emploi à Rabelais; car l’auteur de _la Passion à
personnages_ s’en était servi antérieurement dans ce vers injurieux
que le satellite Gadifer adresse au Sauveur (feuillet 207 de l’édition
in-4^o gothique):

 Sire roy, maistre Aliborum.

Pour en expliquer l’origine on a fait beaucoup de conjectures, dont la
plus ingénieuse est celle du savant Huet évêque d’Avranches. D’après
lui, ce terme, né au barreau, fut originairement un sobriquet donné
à un avocat qui, plaidant en latin, selon l’ancien usage, et voulant
détourner les juges d’admettre les _alibi_ allégués par sa partie
adverse, s’était écrié sottement: _Non habenda est ratio istorum
aliborum_, comme si _alibi_ eût été déclinable.

Le docte Le Duchat a imaginé une espèce de généalogie d’_Aliboron_,
qu’il fait descendre d’Albert-le-Grand. Cet Albert, réputé alchimiste
et magicien, est, dit-il, le prototype d’_Albéron_, _Auberon_ ou
_Obéron_, roi de féerie, dont le pouvoir opère des merveilles dans le
roman de Huon de Bordeaux; et d’_Albéron_ est venu _Aliboron_, qui,
l’on doit l’avouer, ne fait pas grand honneur à ses ancêtres.

Sarazin et La Fontaine ont vu tout simplement un âne dans _Aliboron_.
Le premier a dit dans le _Testament du Goulu_:

  Ma sotane est pour _maistre aliboron_,
  Car la sotane à sot âne appartient.

Et le second, dans la treizième fable du deuxième livre, _Les Voleurs
et l’Ane_:

  Arrive un troisième larron
  Qui saisit _maître aliboron_.

Sarazin et La Fontaine, en donnant un tel nom à cet animal, n’ont fait,
à mon avis, que lui rendre ce qui lui appartient. Je crois qu’Aliboron
est le mot patois _aribourou_, francisé avec le changement de _r_
en _l_, si commun en lexicologie; et _aribourou_, composé de _ari_,
_va_, et de _bourou_, _baudet_, c’est-à-dire, _Va, baudet!_ est, dans
les idiomes méridionaux dérivés de la langue romane, un cri dont les
âniers se servent pour faire marcher leurs bêtes, et dont les mauvais
plaisants font une espèce de _macte animo_ ironique qu’ils adressent
aux sots qui extravaguent.


=ALLELUIA.=—_Enterrer l’alleluia._

On dit qu’on enterre l’_alleluia_, pour marquer le temps où l’on cesse
de le chanter aux offices, c’est-à-dire le samedi veille du dimanche de
la Septuagésime; et il est à remarquer qu’autrefois cette expression
avait une signification littérale, comme le prouve un article intitulé
_Sepelitur alleluia_, qui se trouve dans les statuts de l’église
de Toul, rédigés au xv^e siècle. L’enterrement de l’_alleluia_ se
fesait très solennellement dans la cathédrale de cette ville, entre
nones et vêpres, en présence de tout le chapitre. Les enfants de
chœur officiaient et portaient une espèce de bière, qui représentait
l’_alleluia_ décédé, et qui était accompagnée des croix, des torches,
de l’eau bénite et de l’encens. Il fallait que ces enfants et ceux qui
suivaient le cercueil fissent entendre des plaintes et des lamentations
jusqu’au cloître, où la fosse était préparée pour l’inhumation.

_Fouetter l’alleluia._

Cette expression désignait autrefois une cérémonie qui se fesait
aussi dans quelques diocèses, le samedi veille du dimanche de la
Septuagésime. Un enfant de chœur lançait dans l’église une toupie
autour de laquelle était écrit _alleluia_ en lettres d’or, et, le fouet
à la main, il la poussait le long du pavé, jusqu’à ce qu’elle fût tout
à fait dehors. L’église alors, comme une mère complaisante, fesait dans
sa liturgie la part de la récréation des jeunes clercs.

_Alleluia d’automne._

Le peuple appelle ainsi, dans quelques endroits du midi de la France,
une joie inconvenante et déplacée, comme le serait un _alleluia_ chanté
à l’office des morts qu’on fait en automne; ce qui revient au proverbe
de l’Ecclésiastique (ch. 22, v. 6): _Musica in luctu, importuna
oratio_: _Un discours à contre-temps est comme une musique pendant le
deuil._—Saint Grégoire-le-Grand avait ordonné que l’_alleluia_ (terme
hébreu, qui signifie _louez Dieu_) fût chanté toute l’année. Dès lors
ce mot fut joint à toutes les prières, comme le _Gloria Patri_ à tous
les psaumes. Les rubricaires le placèrent même dans l’office des morts,
d’où il fut ôté par décision expresse du onzième canon du quatrième
concile de Tolède. De là l’expression _Alleluia d’automne_, qu’on
pourrait regarder aussi comme une altération de _Alleluia d’Othon_,
expliqué plus bas.

On dit encore: _Alleluia de Carême_, et c’est une superstition notée
par Thiers (liv. IV, ch. 3), qu’il ne faut point chanter l’_alleluia_
en Carême, de peur de faire pleurer la bonne Vierge.

_Alleluia d’Othon._

L’empereur Othon II fit une irruption en France et s’avança, à la tête
de soixante mille Allemands, jusqu’à Paris, qu’il assiégea, au mois
d’octobre 978. Il s’approcha d’une des portes de la cité et la frappa
de sa lance. Ensuite il monta sur le haut de Montmartre, et fit chanter
_alleluia_ en l’honneur d’une telle prouesse. Mais Lothaire, qui arriva
sur ces entrefaites avec les troupes du comte Hugues-Capet et du duc de
Bourgogne Henri, troubla la joie inconsidérée de ce fier conquérant, le
mit en déroute, le poursuivit jusqu’à Soissons, et s’empara de tous ses
bagages. L’_alleluia_ d’Othon passa en proverbe, et servit autrefois à
désigner une réjouissance intempestive ou une fanfaronnade suivie de
quelque effet désagréable pour laefanfaron.


=ALLEMAND.=—_Faire une querelle d’Allemand._

Faire une querelle sans sujet ou pour un très mince sujet. Ce que les
Italiens appellent _Pigliar la cagione del petrosello._ _Prendre la
cause du persil._

Les Allemands, que Ronsard appelle _la gent pronte au tabourin_,
c’est-à-dire prompte à faire du bruit, furent longtemps d’incommodes
voisins pour la France, et se montrèrent toujours prêts à saisir le
moindre prétexte pour faire des irruptions sur son territoire. De là
est venue probablement notre expression proverbiale. Elle peut être
venue aussi de ce que les seigneurs allemands, autrefois fort adonnés
aux plaisirs de la table, se cherchaient dispute à tout propos, une
fois qu’ils étaient échauffés par le vin.—On disait, au moyen âge:
_Li plus ireux_ (les plus enclins à l’_ire_ ou à la colère) _sont en
Allemaingne_.

_C’est du haut allemand._

C’est inintelligible. Molière a dit (_Dépit amour._, act. II, sc. 7):

  Mon père, quoiqu’il eût la tête des meilleures,
  Ne m’a jamais rien fait apprendre que mes heures,
  Qui, depuis cinquante ans, dites journellement,
  _Ne sont encor pour moi que du haut allemand_.

On trouve dans plusieurs passages de Rabelais, notamment dans le
prologue du livre 4: _N’y entendre que le haut allemand._

Cette expression est fondée sur l’ignorance générale où étaient nos
pères du langage des habitants de l’Allemagne supérieure, avec lesquels
ils n’avaient presque point de commerce. Ce langage, au reste, n’était
pas toujours bien compris des habitants de l’Allemagne inférieure,
comme l’atteste l’aventure des trois Bavarois, _de tribus Bavaris_,
rapportée par Bebelius, au livre 3^e de ses Facéties. Le pur saxon, ou
le haut allemand, ne commença à prévaloir sur les nombreux dialectes
germaniques et à devenir familier que par suite du choix qu’en firent
les premiers écrivains de la réforme.


=ALLER.=—_On ne va jamais si loin que lorsqu’on ne sait pas où l’on
va._

Ce proverbe est aussi anglais. Cromwell le répétait quelquefois, pour
marquer qu’il faut avoir un but déterminé.


=ALLOBROGE.=—_C’est un Allobroge._

C’est un original, un sot, un rustre.—On dit aussi: _Agir, parler,
raisonner, écrire comme un Allobroge._ Voltaire a dit: De très
mauvaises tragédies barbares, _écrites dans un style d’Allobroge_, ont
réussi.

L’emploi de ce mot dans un sens de mépris n’est pas nouveau, car il se
trouve dans plusieurs auteurs latins, notamment dans Juvénal, qui nous
apprend qu’un certain Rufus, rhéteur gaulois établi à Rome, qualifiait
Cicéron de la sorte:

  _Rufus qui toties Ciceronem allobroga dixit._ (Sat. 7, v. 214.)

Les Allobroges étaient un ancien peuple établi dans la partie des
Gaules qu’on appelle aujourd’hui le Dauphiné et la Savoie, pays
montagneux, d’où dériva leur nom formé, suivant Boxhornius, des
mots celtiques _all_, _haut_, et _brog_, _pays_; c’est-à-dire le
_haut pays_ ou la _montagne_. L’opinion désavantageuse qu’on se fait
ordinairement de l’esprit et des manières des montagnards fut sans
doute la cause du ridicule attaché au nom des Allobroges, et à celui
de leurs descendants, car on dit aussi populairement, en parlant d’un
homme grossier: _C’est un Savoyard._ Mais il y a une autre raison de
cette dernière expression: c’est que la plupart des gens qui viennent
de Savoie en France pour travailler n’exercent guère que des métiers
méprisés, comme celui de ramoneur. Ceci soit dit sans blesser la
susceptibilité des bons habitants de cette contrée, qui tiennent à être
nommés _Savoisiens_.


=ALMANACH.=—_Faire des almanachs._

Fleury de Bellingen donne cette explication: «Passer le temps, comme on
dit, à compter les étoiles et tomber dans les misères en négligeant les
affaires importantes, ainsi que cet astrologue qui, la vue fixée sur le
ciel, ne prenait pas garde à la fosse qui était devant lui et y tomba.»

_Faire des almanachs_ s’emploie aujourd’hui le plus souvent pour
signifier faire des pronostics en l’air, se remplir la tête d’idées
fausses, d’imaginations extravagantes. On dit aussi dans le même sens
qu’un homme est _un faiseur d’almanachs_.

_Prendre des almanachs de quelqu’un._

On dit à un homme qui a prédit juste ce qui devait arriver dans
une affaire, qu’une autre fois _on prendra de ses almanachs_, pour
signifier qu’on suivra ses conseils ou qu’on ajoutera foi à ses
prédictions.


=ALOUETTE.=—_Il attend que les alouettes lui tombent toutes rôties
dans le bec._

Ce proverbe, qu’on applique à un fainéant qui ne veut se donner aucune
peine pour gagner sa vie, n’est point venu, comme le pense l’abbé
Tuet, d’une allusion à la manne qui tombait du ciel pour nourrir les
Israélites: il est fondé sur une tradition de l’âge d’or qu’on a fait
revivre dans celle du _pays de Cocagne_. Voyez l’article sur cette
expression, et vous y trouverez un fragment d’un poète grec où il est
dit que, pendant l’âge d’or, _les grives toutes rôties_ volaient dans
les bouches que l’appétit fesait ouvrir.

On trouve dans les prophéties de Nahum, ch. 3: _Fici cadunt in os
comedentis._

_Si le ciel tombait il y aurait bien des alouettes prises._

Réponse proverbiale qu’on fait pour se moquer d’une supposition absurde
par une autre plus absurde:

  _Si cælum caderet multæ caperentur alaudæ._

Les Grecs disaient dans le même sens: _Que serait-ce, si le ciel
tombait?_ Et notez que chez eux la possibilité de la chute du ciel
n’était pas une supposition, mais une croyance entretenue par leurs
poëtes qui le représentaient soutenu sur les épaules chancelantes
d’Atlas, et par quelques physiciens qui le croyaient fait de pierres
de taille. Les Gaulois croyaient aussi à la chute du ciel, comme
le prouve la réponse de leurs envoyés auprès d’Alexandre-le-Grand,
lorsqu’il allait soumettre les Gètes au delà du Danube. Ce prince, qui
les reçut à sa table, leur ayant demandé ce qu’ils craignaient le plus
au monde:—Rien, s’écrièrent-ils, si ce n’est que le ciel ne tombe et
ne nous écrase. Paroles qui firent dire au conquérant: Αλαζόνίς Κἐλτοὶ
εἰσίν. _Ils sont fiers, les Gaulois._


=ALPHABET.=—_La colère se passe en disant l’alphabet._

Les vers suivants de Molière (_École des Femmes_, act. II, sc. 4)
expliquent très bien ce proverbe, qui se trouve parmi les six mille
proverbes recueillis par Gomes de Trier, sous le titre de _Jardin de
récréation auquel croissent et fleurissent rameaux, fleurs et fruits_.
Amsterdam, 1611.

  Un certain Grec disait à l’empereur Auguste,
  Comme une instruction utile autant que juste,
  Que, lorsqu’une aventure en colère nous met,
  Nous devons, avant tout, dire notre alphabet,
  Afin que, dans ce temps, notre ire se tempère,
  Et qu’on ne fasse rien que l’on ne doive faire.

C’est Athénodore, philosophe originaire de Tharse, qui donna à
l’empereur Auguste ce remède contre la colère. Il voulait lui faire
entendre par là, dit Sénèque, que la réflexion est le meilleur moyen
pour réprimer les premiers mouvements de cette passion impétueuse.

  _Interit ira mora._ (OVID.) La colère se passe quand on en retarde
        l’effet.


=AMANDE.=—_Il faut casser le noyau pour en avoir l’amande._

Il faut prendre de la peine avant de retirer du profit de quelque
chose. Les Latins disaient: _Qui nucleum esse vult frangit nucem_; _qui
veut manger la noix doit en casser la coque_. Rabelais (Prologue du
1^{er} livre) recommande de _rompre l’os pour en sucer la moelle_.


=AMANDIER.=—_Il vaut mieux être mûrier qu’amandier._

Il y a plus de profit à être sage qu’à être fou.—L’amandier est
considéré comme le symbole de l’imprudence, parce que sa floraison trop
hâtive l’expose aux gelées du printemps; et le mûrier comme celui de la
prudence, parce qu’il fleurit à une époque où il ne peut éprouver aucun
dommage.


=AMANT.=—_L’ame d’un amant vit dans un corps étranger._

Cet adage ingénieux, rapporté par Plutarque dans la vie de
Marc-Antoine, signifie qu’un amant est tout entier à sa passion et ne
s’appartient pas à lui-même. L’ame d’un amant vit plus dans ce qu’elle
aime que dans ce qu’elle anime, _Anima plus vivit ubi amat quam ubi
animat_, parce que, disent les philosophes, elle est par nécessité là
où elle anime, tandis qu’elle est par choix et par inclination là où
elle aime.

_La bourse d’un amant est liée avec des feuilles de porreau._

C’est-à-dire qu’elle n’est pas liée, parce que les feuilles de porreau,
qui se rompent aussitôt qu’on veut les nouer, ne peuvent servir de lien.

Ce proverbe, qui était usité chez les Grecs et chez les Latins, et
qui est cité dans les Symposiaques de Plutarque (liv. I, quest. 5),
s’emploie pour marquer la prodigalité des amants. Cette prodigalité,
dont on pourrait citer des milliers d’exemples remarquables, ne s’est
jamais manifestée par un trait plus charmant que celui qui a inspiré à
Delille les vers suivants:

  Que j’aime ce mortel qui, dans sa douce ivresse,
  Plein d’amour pour les lieux où jouit sa tendresse,
  De ses doigts que paraient des anneaux précieux
  Détache un diamant, le jette et dit: «Je veux
  Qu’un autre aime après moi cet asile que j’aime,
  Et soit heureux aux lieux où je le fus moi-même!»
  Cœur noble et délicat! dis-moi quel diamant
  Égale un trait si pur, et vaut ton sentiment.

Cet amant était milord Albemarle, le même qui, voyant un soir
mademoiselle Gaucher, sa maîtresse, occupée à regarder fixement une
étoile, s’écria: _Ne la regardez pas tant, ma chère, je ne pourrais pas
vous la donner._

Le sentiment qui respire dans ce mot, où le cœur s’est exprimé avec
tant d’esprit et de délicatesse, se retrouve sous une forme non moins
naïve qu’originale dans ces vers d’une vieille ballade qui est insérée
parmi les ballades de Villon, mais qui n’est pas de Villon:

  Or elle a tort, car noise ne rancune
  Onc n’eut de moi: tant lui fus gracieux
  Que s’elle eût dit: donne-moi de la lune,
  J’eusse entrepris de monter jusqu’aux cieux.


=AME.=—_Être l’ame damnée de quelqu’un._

C’est être dévoué à toutes ses volontés, à tous ses désirs.

Cette façon de parler fait allusion à l’esprit familier, démon ou _ame
damnée_, que tout sorcier est supposé avoir à ses ordres.


=AMENDE.=—_Les battus paient l’amende._

Lorsqu’il s’élevait quelque différend chez nos aïeux, et que rien
n’indiquait de quel côté la balance de la justice devait pencher, leur
législation autorisait le juge à remettre la décision de l’affaire
au sort des armes. Il prononçait qu’_il échéait gage de bataille_,
et les deux parties, après avoir entendu la messe célébrée pour la
circonstance, _missa pro duello_, allaient plaider leur cause en champ
clos, sous les yeux des magistrats. Les nobles combattaient à cheval,
armés de pied en cap, les vilains à pied, tenant un bâton d’une main et
un bouclier de l’autre. La victoire était la preuve du droit, comme le
combat en était la discussion, parce que l’on croyait que _Dieu pris
pour juge_ fesait toujours triompher celui qui avait raison. Lorsque
la contestation avait lieu en matière criminelle, le vaincu, s’il
ne succombait pas sous les coups de son adversaire, était livré au
bourreau; lorsqu’elle avait lieu en matière civile, il n’était pas mis
à mort, il était seulement obligé de faire satisfaction au vainqueur,
et de payer une amende plus ou moins forte. De là le proverbe: _Les
battus paient l’amende._

On dit aussi: _C’est la coutume de Lorris, les battus paient l’amende._
Ce qui est venu de ce que, autrefois, à Lorris, en Orléanais, tout
créancier qui réclamait une somme, sans pouvoir fournir la preuve de sa
créance, avait droit de contraindre son débiteur à un duel judiciaire à
coups de poings, dans lequel le vaincu avait toujours tort, et de plus
était amendé au profit du seigneur du lieu.

Cette coutume, fondée, dit-on, sur un titre octroyé par Philippe-le-Bel
à la châtellenie de Lorris, était suivie dans plusieurs autres
endroits; elle paraît avoir existé également à Paris, dans le quartier
nommé _l’Apport_ ou la _porte Baudoyer_, comme le prouvent des lettres
de rémission de 1374, où se trouve cette phrase: «Ce serait grief que
le blessé fisse les frais de l’écot pour la réconciliation, _et le
droit de la porte Baudoyer, qui est battu, si l’amende_.»


=AMI.=—_Au besoin on connaît l’ami._

Proverbe tiré de ce passage de l’Ecclésiastique (ch. 12, v. 9): _In
bonis viri, immici illius in tristitia, in malitia illius amicus
agnitus est_: quand un homme est heureux, ses ennemis sont tristes, et
quand il est malheureux, on connaît quel est son ami.

  _Amicus certus in re incertâ cernitur._ (ENNIUS.)

 La bonté du cheval se connaît à la guerre, et la fidélité de l’ami
 dans la mauvaise fortune. (PLUTARQUE.)

_Le faux ami ressemble à l’ombre d’un cadran._

Cette ombre se montre lorsque le soleil brille, et elle n’est plus
visible quand il est voilé par les nuages.

Les anciens comparaient les faux amis aux hirondelles, qui paraissent
dans la belle saison et disparaissent dans la mauvaise.

  _Donec eris felix, multos numerabis amicos
  Tempora si fuerent nubila, solus eris._ (OVIDE, élég. 5.)

(Tant que vous serez heureux, vous aurez des amis; mais si la fortune
vous devient contraire, ils vous laisseront seul.)

Nous avons encore une comparaison proverbiale qui a inspiré cet
ingénieux quatrain à Mermet, poëte du seizième siècle:

  Les amis de l’heure présente
  Ont le naturel du melon:
  Il faut en essayer cinquante
  Avant d’en trouver un de bon.

_Rien de plus commun que le nom d’ami, rien de plus rare que la chose._

  _Vulgare amici nomen, sed rara est fides._ (PHÆDR., lib. III, fab. 9.)

Heureux celui qui, dans sa vie, peut trouver l’ombre d’un ami! disait,
dans une comédie de Ménandre, un jeune homme qui n’osait croire à la
réalité d’un bien si précieux.

Aristote s’écriait: O mes amis, il n’y a plus d’amis! et Caton
prétendait qu’il fallait tant de choses pour faire un ami, que cette
rencontre n’arrivait pas en trois siècles.

L’amitié est bien bête de compagnie, disait Plutarque, mais non pas
bête de troupeau. Remarque très vraie, car les amitiés célèbres n’ont
jamais existé qu’entre deux personnes.

C’est un assez grand miracle de se doubler, a dit Montaigne; n’en
connaissent pas la hauteur ceux qui parlent de se tripler.

On connaît cette boutade spirituelle de Chamfort: Dans le monde, vous
avez trois sortes d’amis: vos amis qui vous aiment, vos amis qui ne se
soucient pas de vous, et vos amis qui vous haïssent.

Hélas! pourquoi faut-il que ces chers amis à qui nous donnons notre
confiance ne soient presque toujours que de chers ennemis!

_Qui cesse d’être ami ne l’a jamais été._

  _Qui desinit esse amicus, amicus non fuit._

Ce bel adage se trouve en grec dans le troisième discours de Dion
Chrysostôme, qui l’a développé, en disant que le caractère de l’amitié
est de ne point changer, et que si quelqu’un est infidèle à une
personne avec qui il était lié, il déclare par cette conduite qu’il
ne l’aimait point véritablement, car s’il eût été son ami, il serait
demeuré tel. C’est exactement la pensée que le père de Neuville a
exprimée d’une manière si heureuse dans un de ses sermons, en parlant
de _la cour, où les heureux n’ont point d’amis, puisqu’il n’en reste
point aux malheureux_.

_Un bon ami vaut mieux que cent parents._

Ce proverbe a sa raison dans cet autre: _Beaucoup de parents et peu
d’amis._

Delille a dit:

  Le sort fait les parents, le choix fait les amis.

Dorat avait dit avant Delille:

  C’est le hasard qui fait les frères
  Et la vertu fait les amis.

_Un ami est un autre nous-même._

Mot de Zénon, fondateur de la secte des stoïciens.

_Qui n’est pas grand ennemi n’est pas grand ami._

C’est-à-dire, celui qui n’est pas capable de bien haïr, n’est pas
capable de bien aimer; celui qui ne peut mettre beaucoup d’ardeur à se
venger de ses ennemis, ne peut non plus en mettre beaucoup à servir ses
amis.—L’auteur des _Loisirs d’un Ministre d’état_ désapprouve très
fort ce proverbe, qui mesure sur les degrés de la haine les degrés
de l’amitié. «Distinguons, dit-il, entre les excès dans lesquels les
passions peuvent nous entraîner et les suites d’une liaison sage et
réfléchie. L’amitié ne doit être que de ce dernier genre. Si elle
devenait passion, elle cesserait d’être aussi estimable et aussi
respectable qu’elle l’est; elle aurait tous les dangers de l’amour,
qui fait faire autant de fautes que la haine et la vengeance. Dieu
nous garde de trop aimer aussi bien que de trop haïr! Cependant, il
faut bien aimer jusqu’à un certain point: le cœur de l’homme a besoin
de ce sentiment, et ce sentiment fait du bien à notre esprit, quand
il ne l’aveugle point. Mais la haine et le désir de la vengeance ne
peuvent jamais que nous tourmenter. On est heureux de ne point haïr;
mais en aimant d’une manière sensée, ne peut-on pas servir ardemment
ses amis, mettre de la vivacité, de la suite, même de la ténacité dans
les affaires qui les intéressent? Eh! faut-il donc être cruel pour les
uns parce que l’on est tendre pour les autres, persécuteur pour être
serviable? non. Pour moi, je déclare que je suis un faible ennemi,
non-seulement en force, mais en intention, quoique je sois ami très
zélé et très essentiel.»

_Ami jusqu’aux autels._

C’est-à-dire dans tout ce qui n’est pas contraire à la religion.

Ce proverbe, rapporté par Aulu-Gelle et par Plutarque, est une réponse
de Périclès à un de ses amis qui l’engageait à faire un faux serment en
sa faveur. Il est fondé sur l’usage antique de jurer, la main posée sur
un autel.

François I^{er} en fit une noble application lorsque, en 1534, il
écrivit au roi d’Angleterre, Henri VIII, qui lui conseillait de se
séparer de l’église romaine comme il venait de le faire: _Je suis votre
ami, mais jusqu’aux autels._

_On ne peut dire ami celui avec qui on n’a pas mangé quelques minots de
sel._

Aristote et Plutarque se sont servis de ce proverbe, dont le sens est
que l’amitié ne peut se former subitement, et qu’elle a besoin d’être
confirmée par le temps. «Semblable aux vins généreux dont les années
augmentent le prix, dit Cicéron, plus elle est vieille, plus elle est
parfaite; et c’est avec raison qu’on pense qu’il faut manger ensemble
plusieurs boisseaux de sel pour la consommer.»

L’amitié est aussi comparée au vin dans l’Ecclésiastique (ch. 9, v.
15): _Vinum novum amicus novus: vetarescet et cum suavitate bibes
illud._ _Le nouvel ami est comme un vin nouveau: il vieillira, et alors
tu le boiras avec plaisir._

_Amicitia pactum salis_, _amitié, pacte de sel_, est un proverbe du
moyen âge pour exprimer que l’amitié doit s’établir lentement et être
toujours durable. Les mots _pactum salis_ sont employés dans les livres
saints, où ils signifient une alliance inviolable, par allusion à la
nature du sel qui empêche la corruption. _Num ignoratis quod Dominus
Deus Israël dederit regnum David super Israël in sempiternum ipsi et
filiis ejus in_ PACTUM SALIS. Il était recommandé dans le Lévitique
d’offrir du sel dans tous les sacrifices, _In omnii oblatione tuâ
offeres sal_ (lib. II, cap. 13). Homère a donné au sel l’épithète de
_divin_; Pythagore le regardait comme le symbole de la justice, et
il voulait que la table en fût toujours pourvue. Vatable croit que
les Francs admettaient le sel dans leurs pactes, pour montrer qu’ils
dureraient toujours; et quelques auteurs ont pensé que le nom de _loi
salique_ a pu dériver de cet usage.

_Il vaut mieux perdre un bon mot qu’un ami._

Ce proverbe doit être fort ancien. Quintilien a dit, dans ses
_Institutions oratoires_, l. VI, ch. 3: _Lædere numquam velimus, longe
que absit propositum illud: potius amicum quam dictum perdidit._

_Un ami en amène un autre._

Une personne invitée dans une maison y mène quelquefois une autre
personne qu’on n’attendait pas, et la présentation se fait avec des
excuses auxquelles on répond: _Un ami en amène un autre._

_Ami de Platon, mais plus ami de la vérité._

  _Amicus Plato sed magis amica veritas._

Ce proverbe est un mot d’Aristote attaquant quelques opinions
philosophiques de son maître Platon.

_Ami au prêter, ennemi au rendre._

Proverbe qui paraît pris de cette pensée de Plaute: Si vous redemandez
l’argent que vous avez prêté, vous trouverez souvent que d’un ami votre
bonté vous a fait un ennemi.

  _...... Si quis mutuum quid dederit,
  Cum repetit, inimicum amicum beneficio invenit suo._

(_Trinum_, act. IV, sc. 3.)

On trouve dans G. Meurier: _Au prêter Dieu, au rendre diable._

Les Espagnols ont ce proverbe: _Qui prête ne recouvre; s’il recouvre,
non tout; si tout, non tel; si tel, ennemi mortel._

Les Anglais disent: _Qui prête son argent à son ami perd au double._
C’est-à-dire l’argent et l’ami.

_Vieux amis et comptes nouveaux._

Pour dire que c’est un moyen de conserver ses amis que d’avoir ses
comptes toujours bien réglés avec eux. _Les vases neufs et les vieux
amis sont les meilleurs_, disaient les Grecs et les Latins, dans un
sens analogue.

_Les bons comptes font les bons amis._

Proverbe dont on fait ordinairement l’application pour s’excuser de
revoir un compte ou un mémoire présenté par un ami.

_Il ne faut pas compter avec ses amis._

Ce proverbe, en opposition avec les deux précédents, signifie qu’il
faut se montrer plutôt généreux qu’intéressé dans les affaires qu’on
peut avoir avec ses amis.

Les Turcs disent: _L’amitié mesure par tonneaux et le commerce par
grains._

_Entre amis, tout doit être commun._

Ce proverbe est fort ancien. Épicure blâmait Pythagore de l’avoir
appliqué littéralement en obligeant ses disciples à mettre en commun
tout ce qu’ils possédaient.—«Si j’ai un véritable ami, disait-il,
ne suis-je pas aussi maître de ses biens que s’il m’en eût fait le
dépositaire? Y a-t-il moins de mérite à donner son cœur que ses
richesses? Je ne dois pas abuser de la tendresse de cet ami; ce qu’il
possède, je dois le ménager comme ma propre fortune: mais je lui fais
un outrage si j’exige qu’il la confie à un tiers pour nos besoins
communs.»

_Il faut aimer ses amis avec leurs défauts._

C’est-à-dire qu’il faut être indulgent pour les défauts de ses amis,
car l’indulgence augmente l’amitié, et la sévérité la diminue. Il ne
s’agit ici que de ces petits défauts qui ne tirent point à conséquence.
La complaisance pour les vices des amis serait contraire à la morale et
même à l’amitié.

  Pour les cœurs corrompus l’amitié n’est point faite. (VOLTAIRE.)

_Il faut éprouver les amis aux petites occasions et les employer aux
grandes._

_Il faut louer tout bas ses amis._

Madame Geoffrin établissait comme autant de règles, 1^o qu’il faut
rarement louer ses amis dans le monde; 2^o qu’il ne faut les louer que
généralement et jamais par tel ou tel fait, en citant telle ou telle
action, parce qu’on ne manque jamais de jeter quelque doute sur le
fait ou de chercher à l’action quelque motif qui en diminue le mérite;
3^o qu’il ne faut pas même les défendre lorsqu’ils sont attaqués trop
vivement, si ce n’est en termes généraux et en peu de paroles, parce
que tout ce qu’on dit en pareil cas ne sert qu’à animer les détracteurs
et à leur faire outrer la censure.

Ces conseils sont le développement de notre proverbe, qui est pris du
passage suivant des Proverbes de Salomon (ch. 27, v. 14): _Qui laudat
amicum suum voce altâ erit illi loco maledictionis._ _Qui loue son ami
à haute voix, attire sur lui la malédiction._

_Les amis de nos amis sont nos amis._

C’est-à-dire qu’ils ne doivent pas nous être indifférents, et qu’ils
ont des droits à nos égards.

_Il est bon d’avoir des amis partout._

Ce proverbe a donné lieu à un vieux conte qui a été mis en rimes de la
manière suivante par je ne sais quel auteur:

  Une dévote, un jour, dans une église,
  Offrit un cierge au bienheureux Michel,
  Un autre au diable.—Oh! oh! quelle méprise!
  Mais c’est au diable. Y pensez-vous? ô ciel!
  —Laissez, dit-elle, il ne m’importe guères;
  Il faut toujours penser à l’avenir.
  On ne sait pas ce qu’on peut devenir,
  Et les amis sont partout nécessaires.

L’abbé Tuet rapporte qu’un Visigoth arien, nommé Agilane, disait un
jour sérieusement à Grégoire de Tours, qu’on peut choisir, sans crime,
telle religion que l’on veut, et que c’était un proverbe de sa nation,
qu’en passant devant un temple de païens et une église de chrétiens, il
n’y a point de mal de faire la révérence devant l’un et devant l’autre.
Ce Visigoth, faisant son offrande à saint Michel, n’aurait sûrement pas
oublié l’estafier du bienheureux.

_Il faut se dire beaucoup d’amis et s’en croire peu._

Parce que, en se disant beaucoup d’amis, on peut obtenir quelque
considération, et, en se croyant peu d’amis, on est moins exposé à se
laisser tromper par ceux qui abusent de ce titre.

  _Dieu me garde de mes amis!
  Je me garderai de mes ennemis._

On peut se garantir de la vengeance d’un ennemi déclaré, mais il n’y
a point de préservatif contre la trahison qui se présente sous les
couleurs de la bienveillance et de l’amitié.

Stobée rapporte (pag. 721) que le roi Antigone, sacrifiant aux dieux,
les priait de le protéger contre ses amis, et qu’il répondait à ceux
qui lui demandaient le motif de cette prière: _C’est que connaissant
mes ennemis, je puis m’en préserver._

On lit dans l’Ecclésiastique (ch. 6, v. 13): _Ab inimicis tuis
separare et ab amicis tuis attende._ _Séparez-vous de vos ennemis, et
gardez-vous de vos amis._

Les Italiens disent comme nous:

  _Di chi mi fido quarda mi Dio!
  Degli altri mi guardaro io._

En visitant les _pozzi_ du palais du doge, à Venise, j’ai trouvé ces
deux vers sur un mur dans un de ces cachots où le conseil des Dix
enfermait ses victimes; ils y avaient été tracés de la main d’un prêtre
qui avait eu le bonheur d’échapper à son horrible captivité par une
issue qu’il s’était ouverte en arrachant du pavé une large dalle posée
sur un égout aboutissant au canal voisin.

Les Allemands ont le même proverbe, et Schiller l’a employé dans une de
ses tragédies.

_Le plus bel âge de l’amitié est la vieillesse._

  Le temps qui flétrit tout embellit l’amitié.

_Il faut découdre et non déchirer l’amitié._

Mot de Caton l’ancien, rapporté par Cicéron en ces termes: _Amicitiæ
sunt dissuendæ magis quām discindendæ._

C’est quelquefois un malheur nécessaire de renoncer à certains amis;
alors il faut s’en éloigner insensiblement, sans aigreur et sans
colère, et faire voir qu’en se détachant de l’amitié on ne veut pas la
remplacer par l’inimitié; car il n’y a rien de plus honteux que d’être
en guerre ouverte après une liaison intime.

«Il ne faut pas croire, dit très bien madame de Lambert, qu’après les
ruptures vous n’ayez plus de devoirs à remplir; ce sont les devoirs
les plus difficiles, et où l’honnêteté seule vous soutient. On doit du
respect à l’ancienne amitié. Il ne faut point appeler le monde à vos
querelles; n’en parlez jamais que quand vous y êtes forcé pour votre
propre justification; évitez même de trop charger l’ami infidèle, etc.»

_Il ne faut pas laisser croître l’herbe sur le chemin de l’amitié._

Il ne faut pas négliger ses amis. Les Celtes disaient: «Sachez que, si
vous avez un ami, vous devez le visiter souvent. Le chemin se remplit
d’herbes, et les arbres le couvrent bientôt si l’on n’y passe sans
cesse.»

_L’amitié rompue n’est jamais bien soudée._

Les Espagnols disent par la même métaphore: _Amigo quebrado, soldado,
mas nunca sano._ _Ami rompu peut bien être soudé, mais il n’est jamais
sain._

Il n’y a guère de réconciliation tout à fait sincère; la défiance ou la
trahison s’y mêlent presque toujours. Asmodée, parlant de sa dispute
avec Paillardoc, a dit avec autant de vérité que de finesse: «On nous
réconcilia, nous nous embrassâmes, et, depuis ce temps, nous sommes
ennemis mortels.»

Il y a un proverbe patois fort ingénieux, dont voici la traduction
littérale: _L’amitié rompue ne se renoue point sans que le nœud
paraisse ou se sente._


=AMOUR.=—_Amour et mort, rien n’est plus fort._

Rien ne résiste à l’amour ni à la mort. C’est la belle pensée de
l’Écriture sainte: _Fortis ut mors dilectio_; _l’amour est fort comme
la mort_.

_L’amour le plus parfait est le plus malheureux._

Les contrariétés auxquelles l’amour est soumis en prouvent la
perfection. Tous les romans semblent faits pour confirmer la vérité
de ce proverbe. On n’y voit que des amants poursuivis par une fatale
destinée et dont la constance s’affermit sous les coups du malheur.

_L’amour fait perdre le repas et le repos._

Ce proverbe est l’un des trente-un articles du _Code d’amour_ qui
se trouve dans l’ouvrage intitulé: _Livre de l’art d’aimer et de la
réprobation de l’amour_, par maître André, chapelain de la Cour
royale de France. Voici cet article: _Minus dormit et edit quem amoris
cogitatio vexat._

Le souci ronge ceux qui aiment, dit l’auteur de l’_Imitation_. Ovide a
dit dans son _Héroïde_ de Pénélope à Ulysse:

  _Res est solliciti plena timoris amor._

  L’amour est toujours plein d’un inquiet effroi.

Les Italiens ont ce proverbe: _Chi ha l’amor nel petto ha sprone nei
fianchi_; _qui a l’amour au cœur a l’éperon aux flancs_.

_L’amour sied bien aux jeunes gens et déshonore les vieillards._

  _Amare juveni fructus est, crimen seni._ (LABERIUS.)

L’_amour_, disait Louis XII, _est le roi des jeunes gens, et le tyran
des vieillards_.

  _Est in camtie ridiculosa Venus._ (OVIDE.)

  _Turpè senex miles._ (Id.)

 C’est une grande difformité dans la nature qu’un vieillard amoureux.
 (LA BRUYÈRE.)

  _Lorsqu’un vieux fait l’amour,_
  _La mort court à l’entour._

L’amour hâte la fin de la vie d’un vieillard. L’amour chez le vieillard
est comme le gui qui fleurit sur un arbre mort.

  _Qui se marie par amour_
  _A bonnes nuits et mauvais jours._

Une femme d’esprit disait à son fils, pour le dissuader de faire
un mariage d’amour, qui est ordinairement un mariage pauvre:
Souvenez-vous, mon fils, qu’il n’y a qu’une chose qui revienne tous les
jours dans le ménage: c’est le pot-au-feu.

_Après l’amour le repentir._

Hélas! nous ne pouvons aimer toujours, et le repentir nous prend où
l’amour nous laisse.

_L’amour et la pauvreté font ensemble mauvais ménage._

Le ménage le plus uni cesse de l’être quand il est pauvre. La pauvreté
tue l’amour. Les Anglais disent: _When poverty comes in at the door,
love flies out at the window_; _lorsque la pauvreté entre par la porte,
l’amour s’envole par la fenêtre_.

_L’amour ne loge point sous le toit de l’avarice._

Le Code d’amour déjà cité dit: _Amor semper ab avaritiæ consuevit
domicitiis exulare._

_L’amour apprend aux ânes à danser._

La légèreté et la souplesse singulières avec lesquelles les ânes, au
mois de mai, bondissent et se trémoussent dans la prairie auprès des
ânesses, ont donné lieu à ce proverbe, dont le sens est que l’amour
polit le naturel le plus inculte.

_L’amour porte la musique._

Les amants aiment à chanter leurs plaisirs et leurs peines. De là ce
proverbe, qu’on trouve expliqué dans les Symposiaques de Plutarque
(liv. I, quest. 5). Les Anglais disent: _Love was the mother of
poetry._ _Amour engendra poésie._ Ce qui a été ingénieusement développé
dans le _Spectateur_, n^o 377.

_A battre faut l’amour._

_Faut_ est ici la troisième personne du présent indicatif du verbe
_faillir_, et ce proverbe, tiré du latin, _Injuria solvit amorem_,
signifie que les mauvais traitements font cesser l’amour.—Cependant
le cas n’est point sans exceptions. On sait que les femmes moscovites
mesuraient l’amour qu’elles inspiraient sur la violence avec laquelle
elles étaient battues, et qu’il n’y avait ni paix ni contentement pour
elles avant d’avoir éprouvé la pesanteur du bras marital. _Experientia
testatur fœminas moscoviticas verberibus placari._ (Drex., _de
Jejunio_, lib. I, cap. 2.)

Une vieille chanson languedocienne attribue aux filles de Montpellier
le même goût.

  Lei castagnos aou brasié
  Pétoun qan soun pas mourdudos;
  Les fillos de Mounpelié
  Plouroun qan soun pas batudos.

Ce qu’un ancien traducteur a rendu ainsi vers par vers.

  Les châtaignes au brasier
  Pètent de n’être mordues;
  Les filles de Montpellier
  Pleurent de n’être battues.

Il y a encore une exception très remarquable au proverbe, et ce sont
les deux parfaits modèles des amants qui l’ont fournie. Le sensible
Abeilard fustigeait quelquefois la sensible Héloïse, qui ne l’en aimait
pas moins. Lui-même, parlant à elle-même, raconte la chose dans une de
ses lettres, où il avoue d’un cœur contrit les scandaleux excès de sa
passion immodérée: _In ipsis diebus dominicæ passionis;.... te notentem
ac dissuadentem sæpiùs minis ac flagellis ad consensum trahebam._ _Les
jours mêmes de la passion de notre Seigneur,.... lorsque tu me refusais
ce que je demandais ou que tu m’exhortais à m’en priver, ne t’ai-je pas
trop souvent forcée par des menaces et par des coups de fouet à céder
à mes désirs?_ Ausone avait deviné le cœur d’Héloïse, lorsqu’il disait
en peignant les qualités d’une maîtresse accomplie (épig. 77): _Je veux
qu’elle sache recevoir des coups, et qu’après les avoir reçus, elle
prodigue ses caresses à son amant._

_On revient toujours à ses premières amours._

Parce qu’on espère y trouver un bonheur que ne donnent point les autres.

      Ce premier sentiment de l’ame
  Laisse un long souvenir que rien ne peut user,
      Et c’est dans la première flamme
      Qu’est tout le nectar du baiser. (LEBRUN.)

_Que la nuit me prenne là où sont mes amours!_

Pour dire qu’on s’attarde volontiers dans un endroit où l’on se plaît,
auprès des personnes qu’on aime.

Ce vœu tendre et délicat ne serait pas déplacé auprès du vœu de
Léandre, dans l’Anthologie ou _Choix de fleurs_. C’est vraiment une
fleur d’amour.

_Il n’y a point de laides amours._

_L’objet qu’on aime est toujours beau._

«Tout cœur passionné embellit dans son imagination l’objet de sa
passion; il lui donne un éclat que la nature ne lui donne pas, et il
est ébloui de ce faux éclat. La lumière du soleil, qui est la vraie
joie des yeux, ne lui paraît pas aussi belle.»

(BOSSUET.)

  _Quisquis amat ranam ranam putat esse Dianam._

  Quiconque aime une grenouille prend cette grenouille pour Diane.

C’est Diane Limnatis, déesse des marais et des étangs.

Les habitants de l’île de Chypre avaient érigé des autels à Vénus
barbue. Les Romains adoraient Vénus louche, comme on le voit dans
le second livre de l’_Art d’aimer_ d’Ovide, et dans le _Festin de
Trimalcion_, par Pétrone. Ils disaient même proverbialement, en parlant
d’une belle qui avait le rayon du regard faussé: _Si pæta, est Veneri
similis._ _Si elle est louche, elle ressemble à Vénus._ Horace nous
apprend qu’un certain Balbinus trouvait des grâces dans le polype
d’Agna sa maîtresse.

Le meilleur développement du proverbe, _Il n’y a pas de laides amours_,
est dans les vers suivants, tirés de la traduction libre que Molière
avait faite de Lucrèce, et placés dans la cinquième scène du deuxième
acte du _Misanthrope_.

  .... L’on voit les amants vanter toujours leur choix;
  Jamais leur passion n’y voit rien de blàmable,
  Et dans l’objet aimé tout leur paraît aimable.
  Ils comptent les défauts pour des perfections,
  Et savent y donner de favorables noms:
  La pâle est aux jasmins en blancheur comparable;
  La noire à faire peur, une brune adorable;
  La maigre a de la taille et de la liberté;
  La grasse est, dans son port, pleine de majesté;
  La malpropre, sur soi de peu d’attraits chargée,
  Est mise sous le nom de beauté négligée;
  La géante paraît une déesse aux yeux;
  La naine, un abrégé des merveilles des cieux;
  L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne;
  La fourbe a de l’esprit; la sotte est toute bonne;
  La trop grande parleuse est d’agréable humeur,
  Et la muette garde une honnête pudeur.
  C’est ainsi qu’un amant, dont l’amour est extrême,
  Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime.


=AMOUREUX.=—_Amoureux transi._

Cette expression, dont on se sert pour désigner un amoureux timide,
novice, froid, fait allusion à un ancien usage des justiciables
volontaires des cours d’amour, espèce d’énergumènes qui avaient
formé, sous le règne de Philippe V, une société ou confrérie nommée
_la Ligue des amants_, dont l’objet était de prouver l’excès de
leur passion par une opiniâtreté invincible à braver les ardeurs de
l’été et les rigueurs de l’hiver. Dans les chaleurs extrêmes, ils
allumaient de grands feux pour se chauffer, et ne sortaient de chez eux
qu’enveloppés d’épaisses fourrures. Quand il gelait à pierre fendre,
ils se couvraient très légèrement, et allaient, par le froid, par la
neige ou par la pluie, soupirer à la porte de leurs maîtresses, où ils
se tenaient jusqu’à ce qu’ils les eussent aperçues, _étant parfois
tellement morfondus et transis dans l’attente_, dit un vieux auteur,
_qu’on entendait claquer leurs dents comme les becs des cigognes_.
Cette dévotion d’amour, poussée ainsi jusqu’au martyre, éclatait
en outre par une foule de pratiques minutieuses et d’expressions
alambiquées. Tel confrère élisait son domicile à l’enseigne de la
Passion, rue du Sacrifice, paroisse de la Sincérité; tel autre
demeurait sur la place de la Persévérance, hôtel de l’Assiduité,
etc. Il existe un ouvrage rare et curieux, intitulé: _l’Amoureux
transy_, par Jehan Boucher. Cet ouvrage, qui ne porte point de date,
est une espèce de code galant de cette secte jadis si fameuse par ses
extravagances et par ses niaiseries sentimentales.


=AN.=—_Je m’en moque comme de l’an quarante._

On croyait beaucoup à la fin du monde, dans le commencement du onzième
siècle. C’était une opinion alors universellement répandue que les
_mille ans et plus_ qu’on prétendait assignés par Jésus-Christ lui-même
comme terme à son église et à la société entière, devaient expirer
en l’an quarante de ce siècle. La peur avait gagné tous les esprits.
Les pécheurs se convertissaient en foule, et chacun parlait de se
faire ermite. Mais lorsque celle époque si redoutable fut passée, on
changea de langage, et l’on dit _Je m’en moque comme de l’an quarante_,
expression qui est encore usitée en parlant d’une chose qui ne doit
inspirer aucune crainte.


=ANE.=—_Un âne en gratte un autre._

  _Asinus asinum fricat._

On voit quelquefois deux ânes se mettre l’un contre l’autre et se
frotter pour apaiser les démangeaisons de leur peau. De là ce proverbe
qui s’emploie au figuré, en parlant de deux sots qui échangent entre
eux des compliments ou des éloges.

  _L’âne de la communauté
  Est toujours le plus mal bâté._

Pour dire qu’on néglige communément ce que l’on possède en commun:
_Communiter negligitur quod communiter possidetur._

_L’âne de la montagne porte le vin et boit de l’eau._

Proverbe qu’on emploie en parlant d’un sot dupé qui a la peine sans
avoir le profit.

On sait que les montagnards transportent à dos d’âne ou de mulet leur
vin enfermé dans des outres, parce que la difficulté des chemins ne
leur permet point de le transporter sur un chariot.

_L’âne au milieu des singes._

On désigne ainsi un imbécile qui se trouve parmi des gens malins
auxquels il sert de jouet.

_Pour un point Martin perdit son âne._

Un ecclésiastique, nommé Martin, qui possédait l’abbaye d’Asello, en
Italie, voulut faire inscrire sur la porte ce vers latin:

  _Porta patens esto. Nulli claudaris honesto._

  Porte reste ouverte. Ne sois fermée à aucun honnête homme.

C’était à une époque où la ponctuation, longtemps abandonnée, venait
d’être remise en usage. Martin, étranger à cet art, s’adressa à un
copiste qui n’en savait pas plus que lui. Le point, qui devait être
après le mot _esto_, fut placé après le mot _nulli_, et changea le sens
de cette manière:

  _Porta patens esto nulli. Claudaris honesto._

  Porte ne reste ouverte pour personne. Sois fermée à l’honnête homme.

Le pape, informé d’une inscription si mal séante, priva l’abbé Martin
de son abbaye qu’il donna à un autre. Le nouveau titulaire corrigea la
faute du malheureux vers, auquel il ajouta le suivant:

  _Uno pro puncto caruit Martinus asello._

  Martin, pour un seul point, perdit son asello.

Ce qui revenait à cette formule de l’antique jurisprudence des Romains:
_Qui cadit virgulà, caussâ cadit_; et comme _asello_ signifie également
_un âne_, l’équivoque donna lieu au dicton: _Pour un point Martin
perdit son âne._

Quelques parémiographes, jugeant cette explication trop recherchée,
prétendent qu’il faut dire: _Pour un poil Martin perdit son âne_,
et ils fondent leur opinion sur celle de Nicot qui dit dans son
Dictionnaire: L’âne d’un nommé Martin avait été perdu ou volé à la
foire. Notre homme, en le cherchant, apprit qu’un particulier venait
d’en trouver un, et, comme il ne douta point que ce ne fût le sien,
il courut le réclamer; mais celui qui l’avait trouvé demanda: De
quelle couleur est le poil de la bête?—Il est gris, répondit le
réclamant.—Non, répliqua l’autre, il est noir. Et c’est ainsi que
_pour un poil Martin perdit son âne_.

La véritable origine est la première que j’ai rapportée, et ce qui le
prouve, c’est qu’en Italie, d’où nous est venu le dicton, on dit aussi:
_Per un punto Martin perse la cappa_, _pour un point Martin perdit la
chape_, c’est-à-dire la dignité abbatiale dont la chape était l’insigne.

On a tort de dire: _Faute d’un point_ Martin perdit son âne, au lieu de
_pour un point_, etc. Cette variante qui fausse l’explication que j’ai
donnée, ne se trouve pas dans les vieux recueils. Évidemment elle est
moderne.

_Être comme l’âne de Buridan._

C’est être tout-à-fait indécis entre deux partis ou deux avantages
offerts.

Jean de Buridan, né à Béthune en Artois, célèbre dialecticien du
quatorzième siècle, voulant prouver que, si les bêtes ne sont point
déterminées par quelque motif externe, elles n’ont pas la force de
choisir entre deux objets égaux, avait imaginé un argument sophistique
dans le genre du crocodile[8] des stoïciens, afin de soutenir sa
thèse avec succès contre toutes les objections. Il supposait un âne
également pressé de la soif et de la faim, entre un seau d’eau et une
mesure d’avoine faisant la même impression sur ses organes. Ensuite il
demandait: que fera cet animal? Si ceux qui voulaient bien discuter
avec lui cette grave question répondaient: il demeurera immobile; le
docteur répliquait: il mourra donc de soif et de faim entre l’eau
et l’avoine. S’ils lui disaient, au contraire: il ne sera pas assez
bête pour se laisser mourir; sa conclusion était: il se tournera donc
d’un côté plutôt que d’un autre; il a donc le libre arbitre. Son
raisonnement embarrassa tous les philosophes du temps, et son âne,
devenu fameux parmi ceux des écoles, obtint les honneurs du proverbe.

Spinoza (_Éthiq._, part. 2, p. 89) parle de l’ânesse au lieu de l’âne
de Buridan, et il avoue sans façon qu’un homme qui serait dans le cas
de cette bête, mourrait de faim et de soif. Montaigne (_Ess._, liv. II,
chap. 14) exprime la même opinion. «Qui nous logerait, dit-il, entre
la bouteille et le jambon avec un égal appétit de boire et de manger,
il n’y aurait sans doute remède que de mourir de soif et de faim, n’y
ayant aucune raison qui nous incline à la préférence.»

Bayle trouve ce raisonnement absurde, et le réfute ainsi: «L’homme a
deux moyens de se dégager des piéges de l’équilibre. L’équilibre ne
le ferait pas demeurer dans l’inaction, comme Spinoza le prétend; il
y a le remède de penser qu’il ne dépend pas des objets: 1º je veux
préférer ceci à cela, parce qu’il me plaît d’en user ainsi; 2º il
pourrait agir en tirant ce qu’il a à faire à la courte-paille.»

_C’est le pont aux ânes._

On se sert de cette expression en parlant des choses qui sont connues
des esprits vulgaires et ne peuvent embarrasser que des ignorants
de la première espèce, justement assimilés aux baudets qu’on voit
s’arrêter devant un pont de bois dont les planches mal jointes leur
laissent entrevoir le cours de l’eau, car ces animaux ont ordinairement
une si grande peur de se noyer, que, suivant la remarque de Pline le
naturaliste (liv. VIII, ch. 4), _ils se précipiteraient à travers les
flammes pour éviter de se mouiller les pieds_. La même expression
s’emploie aussi pour signifier les lieux communs et les réponses
banales à l’usage des ignorants, et, dans ce sens, elle est une
allusion à ces vieux recueils de solutions ou de thèmes tout faits,
auxquels on donnait autrefois le nom de _pont aux ânes_, à cause
de l’interrogatif _an_ qui figurait au commencement de toutes les
questions énoncées en latin. C’est un véritable calembourg, où _pont
aux ânes_ a été substitué à _pont aux an_, qui signifie le moyen de
passer sur ces _an_ comme sur une rivière, c’est-à-dire de surmonter
les difficultés.

On trouve dans le vingt-huitième chapitre du deuxième livre de Rabelais
le passage suivant, qui confirme l’explication que je viens de donner:
«O qui pourra maintenant racompter comment se porta Pantagruel contre
les trois cents géants! O ma muse! ma Calliope! ma Thalie! inspire-moy
à ceste heure! Restaure-moy mes esperits; car voici _le pont aux
ânes de logicque_; voici le trébuchet, voici la difficulté de povoir
exprimer l’horrible bataille qui feut faicte.»

_Les ânes de Beaune._

L’animosité des Athéniens contre les Thébains n’est pas plus célèbre
que celle des habitants de Dijon contre les habitants de Beaune. S’il
faut en croire les Dijonais, l’air seul du pays de leurs adversaires
est abrutissant, et c’est à qui racontera les simplicités beaunoises
le plus ridicules. La querelle de Piron avec les Beaunois n’a pas peu
contribué à fortifier le préjugé qui leur est défavorable. Tous les
jeux de mots auxquels peut donner lieu la comparaison d’un sot avec un
âne ont été employés d’une manière plus ou moins heureuse, et jusqu’à
satiété. Mais de telles plaisanteries sont-elles fondées? Les habitants
de Beaune ont-ils l’esprit plus lourd et la conception plus tardive
que ceux de Dijon? Il n’y a rien qui le prouve, et le proverbe n’a pas
été fait pour populariser le béotisme qu’on leur impute. Il est venu
de ce que, dans le XIII^e siècle, il y avait à Beaune une famille de
négociants distingués dont le nom était Asne. Lorsqu’on voulait parler
d’un commerce bien établi, on citait les Asne de Beaune. Depuis, ce nom
est passé aux habitants, et c’est sur cette misérable équivoque que
roulent tous les quolibets qui sont faits sur leur compte.

_La sépulture des ânes._

Au moyen âge, ceux qui mouraient déconfès ou excommuniés étaient jetés
dans les champs ou à la voirie, comme des charognes. C’est ce qu’on
appelait la _sépulture des ânes_. On lit dans une vieille charte:
_Extrà cimeterium sepulturâ asinorum sepulti._ La même expression se
trouve dans un passage de la bulle d’excommunication fulminée par
le pape Grégoire V contre le roi Robert et la reine Berthe. Voici
ce passage littéralement traduit du latin: «Qu’ils n’aient d’autre
_sépulture_ que celle _des ânes_, afin qu’ils soient aux nations
futures un exemple d’opprobre et de malédiction.» Cette expression est
prise de l’Écriture sainte, où l’on voit qu’il fut prédit par Jérémie
que Joachim aurait la _sépulture d’un âne_; prophétie qui se vérifia
lorsque Nabuchodonosor fit massacrer ce roi de Juda et jeter son corps
hors de la ville, avec défense de l’inhumer.


=ANGE.=—_Écrire comme un ange._

Ange Vergèce, célèbre calligraphe, venu de l’île de Candie, sa patrie,
à Paris, vers 1540, donna lieu, dit-on, à cette expression proverbiale
par la beauté de son écriture qui servit d’original aux graveurs
des caractères de l’alphabet grec pour les impressions royales sous
François I^{er}. La bibliothèque royale possède trois beaux manuscrits
grecs de cet hellène, qui était attaché au collége royal en qualité
d’_écrivain du roi en lettres_ grecques.

_Être aux anges._

C’est être transporté de joie.—Les Grecs et les Romains disaient dans
le même sens: _Être admis aux plus secrets mystères_, par allusion aux
jouissances que devaient éprouver les initiés aux mystères d’Eleusis,
lorsqu’ils étaient admis par l’hiérophante, après de nombreuse
épreuves, à la connaissance de ces mystères, si secrets, dit Tibulle
(élég. 5, liv. III), qu’il n’était pas permis de les révéler même aux
dieux.

_Boire aux anges._

Saint Césaire, évêque d’Arles, dit, dans sa sixième homélie, que,
de son temps, au commencement du VI^e siècle, on poussait si loin
la débauche de vin que, lorsqu’on ne pouvait presque plus boire, on
adressait, pour s’y exciter encore, des santés aux saints et aux anges.
Cette superstition d’ivrogne, renouvelée des Grecs qui, à la fin d’un
repas, vidaient quelques coupes de plus en l’honneur des dieux, a donné
naissance à l’expression _boire aux anges_, c’est-à-dire _boire au delà
de sa soif_, ou, comme s’exprime Rabelais, _boire pour la soif à venir_.

_Voir les anges violets._

On dit de quelqu’un qui a reçu un coup sur les yeux, qu’_il a vu les
anges violets_, qu’_on lui a fait voir les anges violets_. C’est une
allusion à l’éblouissement lumineux qui accompagne d’ordinaire ces
sortes de coups, à la couleur violette de la partie contuse, à celle du
costume épiscopal qui est aussi violette, et à l’usage où l’on était
autrefois de désigner les évêques par le nom d’_anges_ que saint Jean
l’évangéliste leur a donné dans le deuxième chapitre de son Apocalypse.

L’Académie s’est bornée à dire que _Voir les anges violets_ signifie
avoir des visions creuses; mais il est certain que cette expression a
toujours été employée dans le sens que j’ai donné et comme synonyme de
cette autre plus usitée aujourd’hui: _Voir trente-six chandelles._


=ANGLAIS.=—_Être poursuivi par les Anglais._

C’est être poursuivi par des créanciers rigides.—Le mot Anglais, pris
dans ce sens, fut introduit, suivant Borel, à l’époque de l’occupation
de la France par les Anglais qui, s’étant emparés de tout l’argent
du pays, prêtaient aux habitants à des conditions fort dures, et se
conduisaient comme de vrais Arabes envers leurs malheureux débiteurs.
D’autres étymologistes pensent qu’il fut employé à l’occasion des
impôts extraordinaires établis pour la rançon du roi Jean, prisonnier à
Londres. Estienne Pasquier le fait venir des réclamations des Anglais
qui prétendaient que cette rançon, fixée à trois millions d’écus d’or,
par le traité de Bretigny, n’avait pas été entièrement payée.

  Oncques ne vys Anglois de vostre taille,
  Car, à tout coup, vous criez: baille, baille. (MAROT.)


=ANGUILLE.=—_Il y a quelque anguille sous roche._

Pour signifier qu’il y a dans une affaire quelque chose de caché et de
dangereux dont il faut se défier.

Le mot anguille, venu du latin _anguilla_, dont la racine est _anguis_,
_serpent_, se prenait autrefois pour serpent, et il a gardé cette
acception dans notre proverbe, qui correspond à celui des Grecs: _Le
scorpion dort sous la pierre_; et à celui des Latins: _Latet anguis in
herba_, _le serpent est caché sous l’herbe_.

On désigne encore les couleuvres, en certains endroits, sous le nom
d’_anguilles de haie_.

_Écorcher l’anguille par la queue._

C’est commencer par où il faudrait finir.

_Rompre l’anguille au genou._

C’est tenter l’impossible, car une anguille, qui glisse toujours des
mains, ne peut se rompre sur le genou comme un bâton. M. de Mennechet
dit dans une annotation à la page 209 de l’_Histoire de l’estat de
France sous le règne de François II_: «_Rompre l’anguille au genou_,
signifie rompre une étoffe nouée à l’endroit du nœud.» Ce qui est un
équivalent, et non une explication de l’expression proverbiale.

On trouve dans Rabelais, _Rompre l’andouille au genou_.

Les Espagnols disent: _Soldar el azogue_, _souder le vif-argent_; et
les Italiens: _Pigliar il vento con le reti_, _prendre le vent au
filet_.

_Il ressemble aux anguilles de Melun, il crie avant qu’on l’écorche._

On représentait un jour à Melun le mystère de saint Barthélemy qui,
suivant le martyrologe, fut écorché et mis en croix: un étudiant de
cette ville, nommé Languille, chargé de faire le rôle du martyr, fut
tellement épouvanté, au moment où les bourreaux le saisirent pour
simuler le supplice, qu’il ne put s’empêcher de pousser des cris. Et
de là vint la locution proverbiale qu’on applique à une personne qui
s’effraie sans sujet, qui se plaint avant de sentir le mal. D’après
cette explication, donnée par Fleury de Bellingen, il faudrait dire:
_Il ressemble à Languille_, et non pas _aux anguilles de Melun_; mais
la seconde version, quoique fautive, n’est pas moins usitée que la
première, et le Dictionnaire de l’Académie l’a consacrée.


=ANGOISSE.=—_Faire avaler à quelqu’un des poires d’angoisse._

C’est lui faire essuyer de mauvais traitements dont il ne peut se
plaindre. Allusion à la poire d’angoisse, petite boule de fer qui,
étant glissée pur les voleurs dans la bouche d’un homme qu’ils
voulaient dépouiller, et s’y détendant par la pression d’un ressort
secret, accroissait son volume au point de lui couper la parole et de
ne pouvoir être retirée qu’avec l’aide d’un serrurier. Machine vraiment
diabolique dont l’invention a été attribuée par quelques auteurs
au capitaine Gaucher qui servait, du temps de la ligue, au pays de
Luxembourg, et par quelques autres à un Toulousain nommé Palioly, chef
d’une bande de filous établie à Paris. L’Académie semble croire que
cette locution fait allusion à la poire d’Angoisse, fruit _si âpre et
si revéche au goût_, dit-elle, _qu’on a de la peine à l’avaler_. Mais
elle se trompe, car ce fruit est assez doux dans sa maturité, et les
Parisiens, qui le trouvaient fort bon autrefois, devaient en faire une
consommation assez considérable, puisque les colporteurs le criaient
dans les rues. Témoin ce vers des _Crieries de Paris_, par Guillaume de
la Villeneuve:

  Poires d’Angoisse crier haut.

L’instrument de fer a été nommé _poire d’angoisse_, parce qu’il est
en forme de poire et qu’il cause de _l’angoisse_ ou de la douleur; le
fruit a tiré son nom de celui d’_Angoisse_ ou _Angoissement_ (d’autres
disent _Angoisserent_), village du Limousin où il fut primitivement
connu et devint très abondant.


=ANNÉE.=—_Les années de Pierre._

C’est-à-dire vingt-cinq années de pontificat, parce que saint Pierre
fut à la tête de l’Église de Rome pendant vingt-cinq années. On dit
à chaque nouveau pape qu’on élève sur la chaire de l’apôtre: _Sancta
pater, non videbis annos Petri_; _saint-père, vous ne verrez pas les
années de Pierre_. Et en effet, aucun pape ne les a vues. La raison
en est toute simple: c’est que pour être un _sujet papable_, dit
l’histoire des conclaves, il faut être cardinal d’un âge avancé et
d’une complexion dont on ne puisse attendre ni un long règne ni de trop
vigoureuses résolutions.

En examinant la liste des papes, on voit que le terme moyen de leur
règne est d’environ huit ans. Pie VII est le pontife qui a gouverné le
plus longtemps l’Église depuis saint Pierre. S’il eût vécu un an de
plus, la prophétie proverbiale aurait été démentie, et Rome, alors,
aurait été exposée aux plus grands malheurs et à la destruction,
suivant l’opinion superstitieuse des habitants de cette ville.


=ANTAN.=—_Parler des neiges d’antan._

C’est-à-dire de choses qui sont passées et dont on ne doit plus
s’occuper. On trouve dans la dix-neuvième satire de Régnier: _Discourir
des neiges d’antan._

_Antan_ est un vieux mot formé par contraction des deux mots latins
_ante annum_, et signifiant _l’autre année_, _l’année d’avant_.
L’expression des _neiges d’antan_, qu’on n’emploie guère aujourd’hui, a
été pendant longtemps en grande vogue, à cause de la fameuse ballade
de Villon sur _les dames du temps jadis_, dont voici quelques vers:

  . . . . . . . . Où est la reine
  Qui commanda que Buridan
  Fût jeté dans un sac en Seine?
  Mais où sont les neiges d’antan?
  La reine, blanche comme un lys,
  Qui chantait à voix de sirène,
  Berthe au grand pied, Biétris, Alys,
  Harembouges qui tint le Maine,
  Et Jeanne, la bonne Lorraine,
  Qu’Anglais brûlèrent à Rouen,
  Où sont-ils, vierge souveraine?
  Mais où sont les neiges d’antan?


=ANTIFE.=—_Battre l’antife._

Antife est un terme d’argot employé par les gueux et les filous pour
désigner une église, lieu qu’ils fréquentent de préférence, parce
qu’ils y trouvent les chances les plus favorables au succès de leur
industrie, au milieu de la foule qui s’y rend. C’est dans ce sens que
l’auteur du poëme de _Cartouche_ s’est servi de ce mot, qui paraît
être le même qu’_antive_, féminin d’_antif_ (antique), vieux adjectif
tombé en désuétude. Ainsi, l’expression populaire _battre l’antife_,
qui correspond figurément à _battre le pavé des rues_, ou, comme on dit
encore, _battre l’estrade_, signifie, au propre, _battre le pavé des
églises_, acception qui n’est pas usitée.


=APOTHICAIRE.=—_Apothicaire sans sucre._

Le sucre, cette précieuse denrée que le vieux poëte Eustache Deschamps
appelait l’_auxiliaire de la civilisation_, fit son entrée dans le
monde, au commencement du XIV^e siècle, par l’officine des apothicaires
qui lui attribuaient toute sorte de vertus curatives et l’employaient
dans tous les remèdes: de là cette expression, _Apothicaire sans
sucre_, par laquelle on désigne tout marchand mal assorti et toute
personne qui manque de quelque chose d’essentiel à sa profession.

On trouve dans de vieux auteurs, _Apothicaire sans caffetin_. Le sucre
blanc raffiné était autrefois appelé _caffetin_. Ce mot est dans une
ordonnance rendue par le roi Jean, en 1353.


=APÔTRE.=—_Faire le bon apôtre._

Chercher à tromper en contrefaisant l’homme de bien. On dit encore
ironiquement, _C’est un bon apôtre_, en parlant de quelqu’un qui
déguise sa malice sous les apparences de la bonté, qui affecte une
candeur, une probité qu’il n’a pas.—Allusion à la conduite de l’apôtre
Judas, qui portait la trahison dans le cœur en faisant à son divin
maître des protestations d’attachement et de fidélité.


=APPÉTIT.=—_L’appétit vient en mangeant._

 Plus on a, plus on veut avoir.—Autant croît le désir que le trésor.

C’est la réponse que fit Amyot à Charles IX, dont il avait été le
précepteur, un jour que ce roi lui témoignait sa surprise de ce
qu’ayant paru d’abord borner son ambition à un petit bénéfice qu’il
avait obtenu, il demandait encore le riche évêché d’Auxerre. Mais
cette réponse, qu’on croit avoir été l’origine du proverbe, n’en fut
que l’application. Amyot, en s’exprimant ainsi, répétait simplement un
mot rapporté par Rabelais dans le cinquième chapitre de _Gargantua_,
et attribué à Angeston[9], qui n’en était peut-être pas l’inventeur.
Ovide, parlant d’Erisichton, condamné par Cérès à une famine dévorante,
avait dit:

  . . . . . . . . _Cibus omnis in illo
  Causa cibi est._ (_Metam._, lib. VIII, fab. 11.)

  Tout aliment l’excite à d’autres aliments.

Et Quinte-Curce (liv. VII, ch. 8) avait mis la phrase suivante dans
le discours des Scythes à Alexandre: _Primus omnium satietate parasti
famem._ _Tu es le premier chez qui la satiété ait engendré la faim._
Cependant, il est juste de dire que si Angeston a pris la pensée de ces
deux auteurs, il se l’est appropriée par l’heureuse originalité avec
laquelle il l’a rendue en français.

_Pain dérobé réveille l’appétit._

  Pain dérobé que l’on mange en cachette,
  Vaut mieux que pain qu’on cuit ou qu’on achète. (LA FONT.)

On lit dans les Proverbes de Salomon (ch. 9, v. 17): _Aquæ furtivæ
dulciores sunt, et panis absconditus suavior._ _Les eaux dérobées sont
plus douces, et le pain pris en cachette est plus agréable._ C’est de
là qu’a été tiré notre proverbe, qui signifie que nous trouvons une
certaine douceur dans les choses qui nous sont défendues, que l’objet
de nos désirs nous plaît d’autant mieux qu’il est moins permis.—Les
Latins disaient: _Dulce pomum quum abest custos._ _Le fruit est doux en
l’absence du gardien._

  _Nitimur in vetitum semper cupimusque negata._ (OVID, lib. III, éleg.
        4.)

 Nous nous roidissons toujours contre ce qui nous est défendu, et nous
 désirons ce qu’on nous refuse.

  Tel est le cœur humain, surtout celui des femmes:
  Un ascendant mutin fait naître dans nos ames,
  Pour ce qu’on nous permet un dégoût triomphant,
  Et le goût le plus vif pour ce qu’on nous défend. (PIRON, _Métrom._)


=ARBRE.=—_Quand l’arbre est tombé, tout le monde court aux branches._

Pour dire que tout le monde cherche à retirer quelque avantage de la
disgrâce qui atteint un homme élevé en dignité.

_On ne jette des pierres qu’à l’arbre chargé de fruits._

Il n’y a que l’homme distingué qui soit en butte aux traits envenimés
de la critique: les détracteurs attaquent le mérite et laissent en paix
la médiocrité. Un vieux proverbe les assimile aux _chiens qui n’aboient
qu’après la pleine lune sans se soucier du croissant_.


=ARC.=—_Débander l’arc ne guérit pas la plaie._

Il ne suffit pas, pour réparer ou pour guérir le mal qu’on a fait, de
renoncer au moyen d’en faire.

Lorsque le roi René perdit Isabelle de Lorraine, sa première épouse,
qu’il aimait beaucoup, il prit pour devise un arc dont la corde était
rompue, avec ces mots italiens: _Arco per lentare, piaga non sana_,
dont notre proverbe est la traduction, et il mit cette devise dans un
beau livre d’Heures qu’il peignit pour Jeanne de Laval, sa seconde
épouse, à laquelle il était aussi tendrement attaché. La Bibliothèque
royale conserve ce précieux ouvrage, qui présente sur toutes les pages
les lettres R I enlacées avec grâce, et sur toutes les marges plusieurs
autres devises relatives aux deux princesses.


=ARCHIDIACRE.=—_Crotté en archidiacre._

C’est-à-dire bien crotté, parce que les archidiacres étaient tenus
autrefois de faire à pied leurs visites, dans toutes les saisons, chez
tous les curés de leur archidiaconé. Le temps a fait disparaître cet
usage et la locution qui s’y rattache.


=ARGENT.=—_L’argent est un bon serviteur, mais c’est un mauvais
maître._

Ce proverbe a été attribué au chancelier Bacon, mais il existait avant
Bacon; peut-être a-t-il été inspiré par ce vers d’Horace:

  _Imperat aut servit collecta pecunia cuique;_

ou bien par ce mot sur Caligula: «Il n’y eut jamais un meilleur esclave
ni un plus mauvais maître.»

Il faut pouvoir dire de l’argent ce que le philosophe Aristippe disait
d’une belle courtisane: «Je possède Laïs sans qu’elle me possède.»

_L’argent fait tout._

  _Nummus vincit, nummus regnat, nummus imperat._

On lit dans l’Ecclésiaste: _Pecuniæ obediunt omnia._

Les Italiens disent: _Il danaro e un compendio del poter humano._

_Argent comptant porte médecine_,

pour signifier qu’il est d’un grand secours, qu’il guérit bien des maux.

_L’argent est un remède à tout mal, hormis à l’avarice._

  L’esprit, le temps, l’argent, sont trois grands médecins;
  L’argent seul!... est-il rien, excepté l’avarice,
  Que ce doux élixir n’endorme et ne guérisse?

(PIRON, _École des Pères_, act. III, sc. 3.)

_Argent fait perdre et pendre gent._

Nos pères, qui aimaient les jeux de mots, disaient encore: _Argent ard
gent_. _Ard_ est la troisième personne du présent indicatif du vieux
verbre _ardre_ ou _arder_ (brûler).

Les Italiens disent: _Qui veut s’enrichir dans un an se fait pendre
dans six mois._

_Qui a de l’argent a des pirouettes_ (ou _des cabrioles_).

Ce proverbe signifie, au propre, que celui qui a de l’argent saute
et danse volontiers, et, au figuré, qu’il a de quoi se réjouir, de
quoi satisfaire ses fantaisies et se procurer tout ce qui lui plaît;
explication plus juste et plus naturelle que celle qu’on trouve dans la
plupart des auteurs, qui disent seulement que _celui qui a de l’argent
a de tout_, laissant à deviner pour quel motif il est question de
pirouettes ou de cabrioles.

_Chargé d’argent comme un crapaud de plumes._

Le proverbe précédent nous a montré l’homme qui a de l’argent plein
de légèreté et prêt à entrer en danse; celui-ci assimile l’homme sans
argent à un lourd reptile: en effet, quand on a la bourse bien garnie,
on se sent plus léger, comme si le contentement était une espèce de
ressort secret qui favorise l’aisance des mouvements; et quand on a
la bourse vide, on se sent plus lourd, comme si la tristesse était un
poids invisible sous lequel on ne peut avoir une allure dégagée: deux
faits qui sont en raison inverse des lois du système de gravité. Il
est probable que cette différence a été présente à l’esprit de l’homme
qui le premier a imaginé de dire _chargé d’argent comme un crapaud
de plumes_; elle est du moins caractérisée dans cette expression. On
sait que l’_argent_ et les _plumes_ se confondent sous une même idée,
dans plusieurs façons de parler usitées parmi le peuple, comme _se
remplumer_, _plumer quelqu’un_, _avoir des plumes de quelqu’un au jeu_,
_laisser ses plumes au jeu_, etc.

Les Polonais disent: _Nu comme un saint turc_, parce que les dervis
ou derviches, religieux turcs qui font profession de pauvreté, vont
toujours les jambes nues et la poitrine découverte, à l’imitation des
gymnosophistes indiens, qui avaient adopté la nudité comme emblème de
leur amour pour la vérité nue.

_L’argent est rond pour rouler._

Maxime des prodigues.

_L’argent est plat pour s’entasser._

Maxime des avares.

_Semer l’argent._

Cette expression fut d’abord employée littéralement pour désigner
une prodigalité mémorable qui eut lieu dans une cour plénière tenue
à Beaucaire par Raymond V, comte de Toulouse, en 1174. Le sire de
Simiane, d’autres disent Bertrand de Raiembaus ou Raibaux, cherchant
à surpasser en magnificence tous ses rivaux, fit labourer avec douze
paires de taureaux blancs les cours et les environs du château, et
y fit semer 30,000 sous en deniers, somme équivalente à 600 marcs
d’argent fin, puisque 50 sous formaient alors un marc.

_L’argent prêté veut être racheté._

C’est-à-dire que celui qui a prêté son argent a autant de peine à le
recouvrer qu’il en aurait à le gagner, car on trouve presque toujours
dans la main qui l’a reçu la main qui refuse de le rendre.

_Ne prêtez point votre argent à un grand seigneur._

Proverbe pris des paroles de l’Ecclésiastique (ch. 9, v. 1): _Noli
fænerari homini fortiori te: quod si fæneraveris quasi perditum habe._
_Ne prêtez point votre argent à un homme plus puissant que vous; et si
vous le lui avez prêté, tenez-le pour perdu._

Le conseil que donne ce proverbe se trouvait fort bon à suivre dans
l’ancien temps, où les grands seigneurs pouvaient facilement abuser de
leur position pour faire attendre longtemps tout créancier bourgeois
qui réclamait son argent, et pour le punir de cette liberté grande:
c’était alors un de leurs plaisirs et même un de leurs priviléges.
Les registres du parlement et les taxes des chancelleries royales
constatent qu’ils obtenaient quelquefois des _lettres de non payer_;
et l’on sait que Philippe de Valois, voulant se montrer reconnaissant
envers ceux qui avaient aidé à son élévation, leur octroya de pareilles
lettres, en grande quantité. Le témoignage de ces faits n’est pas
consigné dans l’histoire seulement, il l’est aussi dans le langage,
car on dit, en parlant d’un débiteur qui tarde à satisfaire à ses
engagements: _Il se croit dispensé de payer ses dettes._

Les Basques se servent du proverbe suivant: _Ne prête pas ton argent à
celui à qui tu serais obligé de le redemander le chapeau à la main._

_Si vous voulez savoir le prix de l’argent, essayez d’en emprunter._

En ce cas, il faut payer l’argent au poids de l’or.

_L’argent ne sent pas mauvais._

On dit aussi: _L’argent n’a point d’odeur._

L’empereur Vespasien, ayant mis un impôt sur les latrines, contre
l’avis de son fils Titus, prit une pièce du premier argent qu’il en
retira, et l’approcha du nez de ce prince, en disant: «Cela sent-il
mauvais?» ce qui donna lieu au proverbe, dont Juvénal s’est servi:

  . . . . . . _Lucri bonus est odor ex re
  Qualibet._ (Sat. 14, v. 204.)

 L’argent qu’on gagne sent toujours bon, de quelque part qu’il vienne.

Ennius avait dit:

  _Unde habeas curat nemo, sed oportet habere._

  Personne ne s’informe d’où vous avez, mais il faut avoir.

Les Anglais disent: _Money is welcome, though it comes in a dirty
clout._ _L’argent est toujours bien venu, quoiqu’il arrive dans un
torchon sale._

_Plaie d’argent n’est point mortelle._

Pour exprimer qu’un malheur est supportable lorsqu’on peut l’adoucir
par quelque sacrifice d’argent.

Les Russes disent: _Ce qu’on peut éviter à force d’argent n’est point
un malheur; le vrai malheur est d’avoir dans sa poche une bourse vide._

_Qui n’a point argent en bourse ait miel en bouche._

Quand on est pauvre, il faut filer doux, n’avoir que d’agréables
paroles, car si l’on passe au riche quelques grossièretés, on n’en
passe aucune au pauvre.

_Ne touchez point à l’argent d’autrui, car le plus honnête homme n’y
ajouta jamais rien._

Avertissement qu’on donne, par manière de plaisanterie, à quelqu’un qui
prend dans ses mains de l’argent qui ne lui appartient pas.

_Avoir de l’esprit argent comptant._

Cette expression est littéralement traduite de l’expression latine
_Habere ingenium in numerato_, dont l’empereur Auguste se servait pour
caractériser le talent du célèbre Vinicius, et dont Quintilien a fait
l’application à un orateur habile à improviser sur toute sorte de
sujets. L’abbé Gedoin l’a rendue ainsi: _Avoir toutes les richesses de
son esprit en argent comptant._

Un vieux traducteur avait dit: _Én bonne pécune nombrée._

_Argent sous corde._

On dit _Jouer, payer argent sous corde_, dans le même sens que _Jouer,
payer argent comptant_, ou _argent sur table_. C’est une métaphore
prise du jeu de paume, où l’on met l’argent sous la corde.


=ARGOULET.=—_C’est un pauvre argoulet._

Les argoulets étaient des arquebusiers à cheval, qui existèrent depuis
Louis XI jusqu’à Henri II. Comme dans le dernier temps ils n’étaient
pas considérables, dit Ménage, en comparaison des autres cavaliers,
on employa le nom d’_argoulet_ pour désigner un chétif soldat, et par
extension un homme de néant.


=ARISTARQUE.=

Célèbre grammairien de Samos, qui fut chargé par Ptolémée Philadelphe
de revoir les poëmes d’Homère, dont il donna l’édition que nous avons
aujourd’hui. Dans cette importante révision, il fit preuve d’une
critique si sage et si judicieuse, que son nom, devenu appellatif,
a servi depuis à désigner un censeur juste, profond et éclairé.
C’est ce que les Romains entendaient par _un Aristarque_, comme le
prouve un passage de l’_Art poétique_ d’Horace, où il est dit: _Fiet
Aristarchus_, etc. C’est aussi ce que nous entendons, mais quelquefois
nous y attachons une idée particulière de sévérité.


=ARISTOTE.=—_Faire le cheval d’Aristote._

On dit _Faire le cheval d’Aristote_, pour désigner une pénitence qui
est imposée dans le jeu du gage touché, ou dans quelque autre jeu
semblable, et qui consiste à prendre la posture d’un cheval, afin de
recevoir sur son dos une dame qu’on doit promener ainsi dans le cercle
où elle doit être embrassée par les joueurs. Cette pénitence est sans
doute une allusion à l’usage symbolique d’après lequel le vassal ou le
vaincu se mettait aux pieds du suzerain ou du vainqueur, une bride à la
bouche et une selle sur le dos[10].

Quant à l’expression singulière par laquelle elle est désignée ici,
elle doit son origine à un fabliau intitulé _le Lai d’Aristote_, dont
voici le canevas[11].

Alexandre-le-Grand, épris d’une jeune et belle Indienne, semblait
avoir perdu le goût des conquêtes. Ses guerriers en murmuraient, mais
aucun d’eux n’était assez hardi pour lui en exprimer le mécontentement
général. Son précepteur Aristote s’en chargea: il lui représenta qu’il
ne convenait pas à un conquérant de négliger ainsi la gloire pour
l’amour; que l’amour n’était bon que pour les bêtes, et que l’homme
esclave de l’amour méritait d’être envoyé paître comme elles. Une telle
remontrance, autorisée sans doute par les mœurs du temps jadis, qui
étaient bien différentes des nôtres, fit impression sur le monarque, et
il se décida, pour apaiser les murmures de son armée, à ne plus aller
chez sa maîtresse; mais il n’eut pas le courage de défendre qu’elle
vînt chez lui. Elle accourut tout éplorée pour savoir la cause de son
délaissement, et elle apprit ce qu’avait fait Aristote. «Eh quoi!
s’écria-t-elle, le seigneur Aristote a de l’humeur contre le penchant
le plus naturel et le plus doux? Il vous conseille d’exterminer
par la guerre des gens qui ne vous ont fait aucun mal, et il vous
blâme d’aimer qui vous aime! C’est une déraison complète, c’est une
impertinence inouïe qui réclame une punition exemplaire, et, si vous
voulez bien le permettre, je me charge de la lui infliger.» Son amant
ne s’opposa point à ses projets, et dès ce moment elle mit tout en
œuvre pour séduire le philosophe. _Ce que veut une belle est écrit dans
les cieux_, et l’égide de la sagesse ne met pas à couvert de ses traits
vainqueurs. Le vieux censeur des plaisirs l’apprit à ses dépens. Son
cœur, surpris par les galanteries les plus adroites, se révolta contre
sa morale. Vainement il crut l’apaiser en recourant à l’étude et en se
rappelant toutes les leçons de Platon: une image charmante venait sans
cesse se placer devant ses yeux et détournait vers elle seule toutes
les méditations auxquelles il se livrait. Enfin il reconnut que l’étude
et Platon ne sauraient le défendre contre une passion si impérieuse, et
son esprit subtil lui révéla que le meilleur moyen de la vaincre était
d’y succomber. Dès l’instant il laissa là tous les livres et ne songea
qu’aux moyens d’avoir un entretien secret avec la jeune Indienne. Un
jour qu’elle fesait une promenade solitaire dans le jardin du palais
impérial, il accourut auprès d’elle, et à peine l’eut-il abordée qu’il
se jeta à ses pieds, en lui adressant une pathétique déclaration.
L’enchanteresse feignit de ne pas y croire pour se la faire répéter.
Cette manière de prolonger les jouissances de l’amour-propre était
alors en usage chez le beau sexe. Obligée enfin de s’expliquer, elle
répondit qu’elle ne pouvait ajouter foi à des aveux si extraordinaires
sans des preuves bien convaincantes. Toutes celles qu’il était possible
d’exiger lui furent offertes. «Eh bien, reprit-elle, après cela, il
faut satisfaire un caprice. Toute femme a le sien: celui d’Omphale
était de faire filer un héros, et le mien est de chevaucher sur le
dos d’un philosophe. Cette condition vous paraîtra peut-être une
folie; mais la folie est à mes yeux la meilleure preuve d’amour.» Il
fut fait comme elle le désirait. Qu’y a-t-il en cela d’étonnant? Le
dieu malin qui change un âne en danseur, comme dit le proverbe, peut
également changer un philosophe en quadrupède. Voilà notre vieux barbon
sellé, bridé, et l’aimable jouvencelle à califourchon sur son dos.
Elle le fait trotter de côté et d’autre, et pendant qu’il s’essouffle
à trotter, elle chante joyeusement un lai d’amour approprié à la
circonstance. Enfin, quand il est bien fatigué, elle le presse encore
et le conduit... devinez où?—elle le conduit vers Alexandre, caché
sous un berceau de verdure d’où il examinait cette scène réjouissante.
Peignez-vous, si vous le pouvez, la confusion d’Aristote, lorsque le
monarque, riant aux éclats, l’apostropha de cette manière: «O maître!
est-ce bien vous que je vois dans ce grotesque équipage? Vous avez donc
oublié la morale que vous m’avez faite, et maintenant c’est vous qu’il
faut mener paître.» La raillerie semblait sans réplique; mais l’homme
habile a réponse à tout.—«Oui, c’est moi, j’en conviens, répondit le
philosophe en se redressant. Que l’état où vous me voyez serve à vous
mettre en garde contre l’amour. De quels dangers ne menace-t-il pas
votre jeunesse, lorsqu’il a pu réduire un vieillard si renommé par sa
sagesse à un tel excès de folie?»

Cette seconde leçon était meilleure que la première. Alexandre parut
l’approuver, et il promit de la méditer auprès de la jeune Indienne.
C’était là qu’on lui reprochait d’avoir perdu sa raison, c’était là
qu’il devait la retrouver. Il y réussit, mais ce fut, dit-on, par
l’effet du temps, plutôt que par celui de la leçon. Le temps, pour
guérir de l’amour, en sait beaucoup plus qu’Aristote.


=ARLEQUIN.=—_Les trente-six raisons d’Arlequin._

On appelle ainsi des raisons superflues. Arlequin, dans une comédie du
théâtre italien, excuse son maître de ce qu’il ne peut se rendre à une
invitation, pour trente-six raisons. La première c’est qu’il est mort.
On le dispense des autres.

DU PERSONNAGE D’ARLEQUIN.

Un comédien italien venu en France avec sa troupe, sous le règne de
Henri III, ayant fréquenté la maison du président de Harlay, grand
amateur de ses facéties, fut surnommé, dit-on, par ses camarades
_Arlechino_ (le petit Harlay), ce qui lui donna occasion d’équivoquer
un jour facétieusement, en disant à ce magistrat: «Il y a parenté
entre nous au cinquième degré: vous êtes Harlay premier, et je suis
Harlay-quint.» Telle fut, suivant Ménage, l’origine du nom d’Arlequin.
Mais quoique cet auteur ait rapporté sérieusement une telle étymologie,
on ne doit la prendre que pour ce qu’elle vaut, c’est-à-dire pour une
plaisanterie. Court de Gébelin la rejette avec raison, parce que le
fait sur lequel elle repose ne lui paraît pas avéré et ne s’accorde
guère avec les mœurs graves et austères du président de Harlay. Il
pense que _arlequin_ est un mot composé de l’article _al_, où _l_
s’est changé en _r_, et de _lecchino_, diminutif de _lecco_, qui, en
italien, désigne un homme adonné à la gloutonnerie, un _lécheur de
plats_. En effet, Arlequin se montre constamment avec ce défaut sur la
scène de sa patrie; mais il s’en est un peu corrigé en s’établissant
en France. Ce qu’il y avait de trop grossier dans ses goûts a été
modifié par l’heureuse influence de notre pays. Il s’est aussi amendé
sur son penchant à la grotesque bouffonnerie, et il a su joindre à
ses lazzi un esprit et une malice de meilleur ton, qui sont devenus
les traits distinctifs de son caractère. Florian est le seul auteur
de quelque mérite qui se soit avisé de lui attribuer des qualités
contraires. Il lui a prêté de la timidité et de la bonhomie; il en a
fait tour à tour un bon fils, un bon époux, un bon père, et il a su mêm
le rendre intéressant dans ces divers rôles. Cependant une pareille
innovation, quoique justifiée par le succès, a été regardée justement
comme une faute capitale; car il n’est jamais permis de dénaturer à
ce point des mœurs consacrées au théâtre. D’ailleurs Arlequin a perdu
beaucoup plus qu’il n’a gagné dans cette réforme. Le sentiment fait
un contraste bizarre avec son costume, et ne va nullement à sa figure
de grillon[12]. Combien est préférable la joyeuse humeur qui l’anime
sur le théâtre de Gherardi! C’est là qu’il est dans son véritable
élément. Tout ce qu’il y fait, tout ce qu’il y dit est marqué au coin
de l’originalité la plus plaisante. Qui pourrait ne pas applaudir à
ses nombreuses saillies? elles feraient rire un Anglais attaqué du
_spleen_. Boileau, qui se connaissait en bons mots, les a louées en
désignant le recueil des comédies dont elles font le principal mérite
sous le titre de _Grenier à sel_. Je ne puis résister au désir d’en
citer quelques-unes.

«Il n’y a dans le monde que trois sortes de gens: les trompeurs, les
trompés et les trompettes.»

«Un financier est un homme qui a sauté du derrière de la voiture dans
l’intérieur, en évitant la roue.»

«L’amour d’une femme est un sable mouvant sur lequel on ne peut bâtir
que des châteaux en Espagne.»

«On ne fait pas l’amour à Paris; on l’achète tout fait.»

Ce dernier mot a été attribué au spirituel marquis de Caraccioli, mais
il était imprimé dans une arlequinade avant que M. le marquis eût
appris à lire.

Le personnage d’Arlequin n’est point moderne comme son nom; je vais
essayer de le prouver en établissant sa généalogie. Il descend
en droite ligne d’une famille originaire du pays des Osques, et
transplantée dans la cité de Romulus. Cette famille est celle des
sannions ou bouffons qui jouaient les fables atellanes, ainsi nommées
de la ville d’Atella, d’où ils étaient venus, vers les premiers temps
de la république, pour ranimer les Romains découragés par une peste
affreuse. C’est peut-être en mémoire d’un tel service que ces comédiens
ne furent jamais confondus avec les autres; ils jouissaient de tous les
droits des citoyens, et les jeunes patriciens se fesaient un honneur de
s’associer à leurs jeux scéniques. Plusieurs écrivains de l’antiquité,
qui ont pris soin de nous transmettre quelques-uns de leurs faits et
gestes, assurent qu’il n’y avait rien de si divertissant. Cicéron,
émerveillé de leur jeu, s’écrie: _Quid enim potest tam ridiculum quam
sannio esse, qui ore, vultu, imitandis moribus, voce, denique corpore
ridetur ipso?_ (_de Oratore_, lib. II, cap. 61.) Le costume de ces
mimes, tout à fait étranger aux habitudes grecques et aux habitudes
romaines, se composait d’un pantalon de diverses couleurs, avec une
veste à manches, pareillement bigarrée, qu’Apulée, dans son Apologie,
désigne par le nom de _centunculus_, _habit de diverses pièces cousues
ensemble_. Ils avaient la tête rasée, dit Vossius, et le visage
barbouillé de noir de fumée: _Rasis capitibus et fuligine faciem
obducti_. Tous ces traits caractéristiques se trouvent retracés dans
des portraits empreints sur des vases antiques sortis des fouilles
d’Herculanum et de Pompéia; et l’on peut en conclure que jamais
descendant de noble race n’a offert une ressemblance de famille aussi
frappante que celle qui existe entre Arlequin et ses aïeux.

Les sannions conservèrent toujours le privilége d’amuser les maîtres
du monde, et ce privilége ne fut pas même suspendu par les guerres
civiles qui désolèrent Rome, comme s’il eût dû servir de compensation
à tant de désastres. Dans la suite, un tyran qui ne voulait laisser
aucune consolation à ses sujets, Tibère, entreprit vainement de le
faire cesser, en bannissant des acteurs si chéris; il se vit obligé
de les rappeler pour apaiser la multitude prête à se révolter. Les
peuples tiennent encore plus à leurs amusements qu’à leurs droits
politiques, et il n’y a point de révolution qui puisse les leur
enlever entièrement. Les beaux sermons de saint Jérôme, de saint
Augustin, de Tertullien, de Lactance et de quelques autres pères de
l’Église, n’eurent pas le pouvoir d’affaiblir le goût du public pour
les jeux mimiques, en les présentant comme incompatibles avec les
mœurs chrétiennes. Lorsque les hordes du Nord fondirent sur l’Italie,
l’empire éternel disparut, mais les sannions restèrent. Leur gaieté
pourtant sembla s’être perdue parmi les ruines. Ils ne consacrèrent
point aux plaisirs des vainqueurs un talent que ces barbares étaient
sans doute indignes d’apprécier, et ils se contentèrent de reparaître
dans les réjouissances annuelles du carnaval et dans les farces du
moyen âge. La _comedia dell’arte_ vint enfin les relever de cette
décadence et les réhabiliter dans une partie de leurs anciennes
fonctions. Ils prirent alors le nom de _zanni_, qu’ils portent encore
en Italie, et qui est évidemment le même que celui de sannions. Ils
revêtirent aussi l’habit de trente-six couleurs, affecté à ce genre
de comédie, qui représente des corporations individualisées, chaque
losange servant à marquer une corporation. Ce que j’ai dit plus haut
de l’emploi de cette bigarrure allégorique dans les fables atellanes
prouve qu’elle n’est pas de l’invention des modernes; il est probable
que son origine remonte aux Égyptiens. Le dieu Monde chez ce peuple,
dit Porphyre, était figuré debout et revêtu des épaules aux pieds d’un
magnifique manteau nuancé de mille couleurs[13]. Ce manteau était
l’emblème de la nature; l’habit d’Arlequin est l’emblème de la société.


=ARMES.=—_Se battre à armes égales._

Les armes dont on se servait dans les anciens duels devaient être
parfaitement égales. C’étaient des épées qu’on nommait _jumelles_,
parce qu’on les renfermait dans le même fourreau.

_Il n’est pas de plus belles armes que les armes de vilain._

_Armes_ se prend ici pour armoiries. «Ces glorieuses marques, dit
Mézeray, n’appartenaient autrefois qu’aux vrais gentilshommes,
c’est-à-dire, à ceux qui étaient tels par des services militaires; et
elles fesaient l’une des plus illustres parties de la succession dans
leurs maisons. Aujourd’hui tout le monde en porte; les plus roturiers
en sont les plus curieux. Ceux qui sont de profession contraire à
celle des armes ne parlent que de leurs armoiries. Ils font passer des
rébus de la vile populace, des allusions grossières sur leurs noms,
des chiffres de marchands, des enseignes de boutiques et des outils
d’artisans, dans les escus, à l’ombre des couronnes, des timbres, des
cimiers et des supports; ils ont, par une hardiesse insupportable,
choisi les pièces les plus illustres, et donné sujet de dire qu’_il
n’est point de plus belles armes que les armes de vilain_.» (_Abrégé
chronol. de l’Hist. de France_, t. II, p. 493, in-12. Paris, 1676.)

Ce proverbe a son application au figuré, en parlant d’une personne qui
fait un pompeux étalage de qualités feintes ou affectées.


=ARMOIRIES.=—_Les armoiries des gueux._

Lorsqu’un pauvre fait l’important, qu’il a l’air de trancher du grand
seigneur, on lui conseille de prendre _les armoiries des gueux_. Ces
armoiries sont deux carottes de tabac en croix avec ces mots autour:
_Dieu vous bénisse._

On dit aussi: _Le blason des gueux._


=ART.=—_L’art est de cacher l’art._

Le grand art de l’homme fin, dit Montaigne, est de ne le point
paraître: où est l’apparence de la finesse, l’effet n’y est plus.

En littérature, toute la perfection de l’art consiste, suivant la
remarque de Fénelon, à montrer si naïvement la simple nature qu’on le
prenne pour elle.

Quand l’art ne laisse aucune trace dans un ouvrage, le lecteur
s’imagine qu’il aurait pu le faire lui-même, et ce sentiment d’un
amour-propre qui se flatte le rend singulièrement indulgent envers
l’auteur. Ce n’est pas tout, quand l’art ne se montre pas, le plaisir
de le deviner est laissé aux lecteurs, et ceux qui sont faits pour
deviner savent gré à l’auteur de leur avoir ménagé ce plaisir.


=ARTICHAUT.=—_Faire d’une rose un artichaut._

C’est faire d’une belle chose une laide, d’une bonne une mauvaise. On
dit aussi dans le même sens, _Faire d’une pendule un tourne-broche_.

Allusion à l’histoire d’un barbouilleur chargé de peindre une rose
pour enseigne sur la porte d’un cabaret; il mit tant de vert-de-gris
dans le fond de ses mélanges, que les teintes légères du rouge furent
absorbées, et la rose en séchant devint un artichaut.


=ASPERGES.=—_En moins de temps qu’il n’en faut pour cuire des
asperges._

Cette expression proverbiale et comique, employée par Rabelais (liv.
V, ch. 7), est traduite de l’expression latine: _Citiùs quàm asparagi
coquuntur._ Érasme, qui la rapporte dans ses Adages, observe qu’elle
était familière à l’empereur Auguste.


=ASSEZ.=—_Il n’y a point assez, s’il n’y a trop._

Ce proverbe, qu’on exprimait autrefois d’une manière abrégée qui
prêtait à l’équivoque, _Assez n’y a, si trop n’y a_, renferme une
observation morale d’une grande vérité: c’est qu’on forme sans cesse
des désirs immodérés. Les grands enfants, qu’on appelle les hommes,
ressemblent à ce petit enfant gâté qui, invité à fixer lui-même le
nombre des hochets qui devaient lui être donnés, ne répondait que par
ces mots: _Donnez-m’en trop._

Sénèque écrivait à Lucilius (épit. 119): _Quod naturæ satis est homini
non est; inventus est qui concupisceret aliquid post omnia._ Ce qui
suffit à la nature ne suffit point à l’homme; il s’en est trouvé un
(Alexandre-le-Grand) qui, maître de tout, désirait quelque chose de
plus que tout.

Les Yolofs, habitants de la Sénégambie occidentale, disent: _Rien ne
peut suffire à l’homme que ce qu’il n’a pas._

Beaumarchais a très spirituellement enchéri sur notre proverbe,
lorsqu’il a mis dans la bouche de son Figaro, parlant de l’amour, ce
mot charmant qui est aussi devenu proverbe: _Trop n’est pas assez._


=ASSIETTE.=—_Deux gloutons ne s’accordent point en une même assiette._

Pas plus que _deux chiens après un os_. Ce proverbe est du temps où
plusieurs personnes mangeaient à la même assiette. Les Espagnols
disent: _A dos pardales, en una espiga, nunca ay liga._ _Entre deux
moineaux à un épi, il n’y a jamais de ligue._

_Faire l’assiette._

On disait autrefois _l’assiette d’une table_, pour l’ordre dans lequel
on devait y être assis; et _faire l’assiette_ ou _ordonner l’assiette_,
c’était désigner la place de chaque convive. Cette expression, qui
n’est plus d’usage, se trouve dans la traduction des Symposiaques de
Plutarque par Amyot; il serait bon de la rétablir, car elle épargnerait
une périphrase. _L’assiette_ se disait aussi pour _le service_.


=ASTROLOGUE.=—_Il n’est pas grand astrologue._

C’est-à-dire, il manque d’esprit, de prévoyance, d’habileté. Nos bons
aïeux avaient foi à l’astrologie, et ils regardaient les astrologues
comme des hommes du plus grand génie. (Voyez l’expression _Faire la
pluie et le beau temps_.)

_C’est un grand astrologue, il devine les fêtes quand elles sont
venues._

Expression ironique, en parlant de quelqu’un qui manque de perspicacité.


=ATTENDRE.=—_Tout vient à point à qui sait attendre._

Pour dire que les affaires ont un point de maturité qu’il faut attendre
et qu’il est dangereux de prévenir. «La science des occasions et des
temps, dit Bossuet, est la principale partie des affaires. Il faudrait
transcrire toutes les histoires saintes et profanes pour savoir ce que
peuvent dans les affaires les temps et les contre-temps. Précipiter
ses affaires, c’est le propre de la faiblesse, qui est contrainte de
s’empresser dans l’exécution de ses desseins, parce qu’elle dépend des
occasions.»

_Omnibus hora certa est, et tempus suum cuilibet cæpto sub cœlis._
(Ecclésiast., ch. 3, v. 1). _Il y a pour tout un moment fixé, et chaque
entreprise a son temps marqué sous les cieux._

_Il ne faut pas se faire attendre ni arriver trop tôt._

On est impoli quand on se fait attendre, et gênant quand on arrive trop
tôt.

_Ne t’attends qu’à toi-même._

C’est-à-dire, ne compte pas sur la protection ou sur le secours
d’autrui. La meilleure protection, les meilleurs secours que tu puisses
avoir, il faut les chercher en toi-même; tu les trouveras dans ta bonne
conduite, dans ton travail, dans ton économie, etc. C’est l’adage des
Grecs: _Si tu veux du bien, tire-le de toi-même._ «Faites-vous, s’il
se peut, dit Vauvenargues, une destinée qui ne dépende point de la
bonté trop inconstante et trop peu commune des hommes. Si vous méritez
des honneurs, si la gloire suit votre vie, vous ne manquerez ni d’amis
fidèles, ni de protecteurs, ni d’admirateurs. Soyez donc d’abord par
vous-même, si vous voulez acquérir les étrangers. Ce n’est point à
une ame courageuse à attendre son sort de la seule faveur et du seul
caprice d’autrui; c’est à son travail à lui faire une destinée digne
d’elle.»


=ATTENTE.=—_L’attente tourmente._

_Spes quæ differtur affligit animam._ (Salomon, Parab., cap. 13, v.
12.) _L’espérance différée afflige l’ame._

L’attente est douce, dit Montaigne, mais elle s’aigrit comme le lait.

Montesquieu appelle l’attente une chaîne qui lie tous nos plaisirs.


=AUNE.=—_ Au bout de l’aune faut_ (manque) _le drap._

Au propre, quelque grande que soit une pièce de drap, on en voit le
bout à force de l’auner; au figuré, quelque étendue que soit une
ressource, on l’épuise à force d’en user. Il n’y a rien dont on ne
trouve la fin.

Les Grecs exprimaient la même idée par un tour de paradoxe passé dans
la langue latine en ces termes: _Quidquid extremum breve._

_Savoir ce qu’en vaut l’aune._

Se dit d’une chose dont on a fait l’expérience à ses dépens.

_Il ne faut pas mesurer les autres à son aune._

Il ne faut pas juger d’autrui par soi-même.

_Les hommes ne se mesurent pas à l’aune._

Il ne faut pas juger du mérite des hommes par la taille.


=AUTEL.=—_Il en prendrait sur l’autel._

Cette expression, dont on se sert pour caractériser un homme avide du
bien d’autrui, et, en général, toute personne que rien n’arrête quand
il s’agit de se procurer des jouissances, est un emprunt que nous avons
fait aux Latins, qui disaient dans le même sens, _Edere de patellâ_,
comme on le voit dans cette phrase de Cicéron: _Atqui reperias asotos
ita non religiosos ut edant de patellâ._ (_De finib. bonor et malor_,
lib. II.) _Il y a des libertins si peu scrupuleux, qu’ils mangeraient
dans le plat du sacrifice._ Le mot _patella_ signifie une espèce de
vase où l’on mettait quelque partie réservée d’une victime, ainsi que
les viandes offertes aux dieux pénates nommés, pour cette raison,
_patellarii_.

_Il faut que le prêtre vive de l’autel._

On fesait autrefois une distinction entre _l’église_ et _l’autel_,
en donnant le nom _d’église_ aux revenus fixes du clergé, et le nom
_d’autel_ aux offrandes des fidèles, parce que ces offrandes étaient
ordinairement déposées sur l’autel. Le premier lot appartenait à
des feudataires ecclésiastiques, et le second à des vicaires ou
desservants. Quelques évêques prétendirent être maîtres de _l’autel_
aussi bien que de _l’église_, comme on le voit dans une lettre de
saint Abbon, qui les en blâme beaucoup; et cet acte de cupidité peu
évangélique fit naître le proverbe comme une juste réclamation.

On dit: _Il faut que le prêtre vive de l’autel_, pour signifier qu’il
doit avoir un salaire qui le laisse sans inquiétude sur les besoins de
la vie; mais, suivant une remarque de Gusman d’Alfarache, il faut qu’il
vive de l’autel pour servir à l’autel, et non pas qu’il serve à l’autel
pour vivre de l’autel.

Le proverbe s’emploie aussi, par extension, pour exprimer qu’une
personne qui exerce une profession honorable doit y trouver un honnête
profit.


=AVALEUR.=—_Avaleur de charrettes ferrées._

C’est-à-dire fanfaron, faux brave.

On lit dans la satire Ménippée: «Douze ou quinze mille fendeurs
de nazeaux et _mangeurs de charrettes ferrées_.» Cette expression
proverbiale n’est pas nouvelle; car Athénée a dit (_Deipnosoph._, liv.
VI): _C’est un mangeur de lances et de catapultes._


=AVARE.=—_L’avare et le cochon ne sont bons qu’après leur mort._

L’assimilation de l’avare et du cochon donne à ce proverbe quelque
chose de spirituel et de piquant, qui le rend préférable au proverbe
latin que P. Syrus a renfermé dans ce vers:

  _Avarus, nisi cum moritur, nil recte facit._

  L’avare ne fait qu’une bonne chose, c’est de mourir.

_A père avare, enfant prodigue._

Le fils d’un avare se voyant exposé à beaucoup de privations, se fait
escompter par des usuriers la riche succession qu’il attend, et comme
il a pris en horreur l’avarice de son père, il se jette dans l’excès
contraire.

L’observation qui sert de fondement à ce proverbe se trouve dans
l’Ecclésiaste (ch. 5, v. 13-14): _Est infirmitas pessima quam vidi
sub sole, divitiæ conservatæ in malum domini sui: pereunt enim in
afflictione pessimâ. Generavit filium qui in summâ egestate erit._ Il y
a une maladie bien fâcheuse que j’ai vue sous le soleil, des richesses
conservées avec soin pour le tourment de celui qui les possède: il les
voit périr dans une extrême affliction. Il a mis au monde un fils qui
sera réduit à la dernière misère.—A père pilleur, fils gaspilleur.


=AVARICE.=—_Quand tous vices sont vieux, avarice est encore jeune._

L’âge et les réflexions, dit Massillon, guérissent d’ordinaire les
autres passions, au lieu que l’avarice semble se ranimer et prendre de
nouvelles forces dans la vieillesse. Ainsi l’âge rajeunit, pour ainsi
dire, cette indigne passion. Elle se nourrit et s’enflamme par les
remèdes mêmes qui guérissent et éteignent toutes les autres. Plus la
mort approche, plus on couve des yeux son misérable trésor.

_Avarice passe nature._

L’avare se prive des commodités de la vie; il est mal logé, mal vêtu,
mal nourri; il souffre du froid et du chaud, et il endure la faim
pour satisfaire une passion plus forte en lui que nature, une passion
qui lui fait _jeter ses entrailles hors de lui_, selon l’expression
énergique de l’Ecclésiaste.

Un proverbe anglais compare l’avare au chien placé dans la roue d’un
tourne-broche: _A covetous man like a dog in a wheel, roasts meat for
others._

_L’avarice est comme le feu, plus on y met de bois, plus il brûle._

Cette comparaison proverbiale se trouve dans le Traité des Bienfaits,
par Sénèque (liv. II, ch. 27): _Multò concitatior est avaritia in
magnarum opum congestu collocata, ut flammæ acrior vis est quo ex
majore incendio emicuit._ Il en est de l’avarice comme du feu, dont
la violence augmente en proportion des matières combustibles qui lui
servent d’aliment.

Ovide, avant Sénèque, avait également comparé au feu la faim dévorante
d’Erisichton, symbole frappant de l’avarice. (_Métamorph._, liv. VIII,
fab. 11.)

_Avarice de temps seule est louable._

Proverbe tiré de Sénèque, qui a dit, en parlant du temps: _Cujus solius
honesta est avaritia._


=AVENIR.=—_Nul ne sait ce que lui garde l’avenir._

C’est un proverbe qui se trouve parmi ceux de Salomon (ch. 27, v. 1):
_Ignoras quid superventura pariet dies._ Tu ignores ce que produira le
jour de demain. C’est aussi un proverbe latin, dont Varron fit le titre
d’une de ses satires: _Nescis quid vesper serus trahat._ Tu ne sais
pas les événements que peut amener le soir.

M. Dussault rapporte, dans un article du _Journal des Débats_, que la
chevalière d’Éon avait coutume de dire: _On ne sait pas ce qu’il y a de
caché dans la matrice de la Providence._ Si l’axiome n’est pas nouveau,
l’expression est assurément neuve.

_Il ne faut pas se fier sur l’avenir._

Il ne faut pas que les espérances que l’on fonde sur l’avenir fassent
négliger les soins du présent. Fontenelle disait: «Nous tenons le
présent dans nos mains; mais l’avenir est une espèce de charlatan
qui, en nous éblouissant les yeux, nous l’escamote. Pourquoi souffrir
que des espérances vaines ou douteuses nous enlèvent des jouissances
certaines!»

Les Basques ont ce proverbe: _Gueroa alderdi_; _l’avenir est perclus
de la moitié de ses membres_, pour signifier, je crois, que l’avenir
qu’on a en vue n’arrive presque jamais, ou que, s’il arrive, il n’est
ni tel qu’on le désire, ni tel qu’on le craint. «Il est des millions
de millions d’avenirs possibles, dit M. de Chateaubriand. De tous ces
avenirs un seul sera, et peut-être le moins prévu. Si le passé n’est
rien, qu’est-ce que l’avenir, sinon une ombre au bord du Léthé qui
n’apparaîtra peut-être jamais dans ce monde? Nous vivons entre un néant
et une chimère.»

  _Quid brevi fortes jaculamur ævo
  Multa?_ (HORACE, od. 16, lib. II.)

  Pourquoi, si loin de nous, lancer dans l’avenir
  L’espoir d’une existence aussi prompte à finir?

_Bien fou qui s’inquiète de l’avenir._

Ce proverbe ne doit pas s’entendre à la lettre, car il signifierait
qu’il est sage de négliger les soins de l’avenir, de laisser au hasard
la disposition de notre vie, et de ne pas pourvoir à l’intervalle qu’il
y a entre nous et la mort; ce qui offrirait une maxime déraisonnable,
ce qui assimilerait ta prudence à la folie. Il signifie simplement
qu’il ne faut point se livrer à des prévoyances inquiètes de l’avenir,
parce qu’elles détruisent la sécurité du présent et ne laissent aucune
paix à l’homme.

Il ne faut point, dit Bossuet, avoir une prévoyance pleine de souci
et d’inquiétude, qui nous trouble dans la bonne fortune; mais il faut
avoir une prévoyance pleine de précaution, qui empêche que la mauvaise
fortune ne nous prenne au dépourvu.

_Par le passé l’on connaît l’avenir._

Proverbe qui paraît pris de cette pensée de Sophocle: _L’homme sage
juge de l’avenir par le passé._ Les Espagnols disent: _Por el hilo
sacarás el ovillo, y por lo pasado lo no venido._ _Par le fil tu
tireras le peloton, et par le passé l’avenir._

Rien n’est tel que l’expérience du passé pour découvrir l’avenir;
car l’avenir reproduit le passé, n’est qu’_un passé qui recommence_,
suivant l’expression de M. Nodier. _Quidquid jàm fuit, nunc est; et
quod futurum est, jàm fuit_ (Ecclésiaste, ch. 3, v. 15). _Tout ce qui
est déjà arrivé arrive encore maintenant; et les événements futurs ont
déjà existé._ Pour bien juger de l’avenir, il importe donc de consulter
le passé. Voulez-vous savoir, s’écrie Bossuet, ce qui fera du bien
ou du mal aux siècles futurs? Regardez ce qui en a fait aux siècles
passés: il n’y a rien de meilleur que les choses éprouvées.


=AVERTI.=—_Un homme averti en vaut deux._

Un homme qui a pris ses précautions, qui se tient sur ses gardes, est
doublement fort. Quelques auteurs ont altéré ce proverbe, en écrivant:
_Un bon averti en vaut deux._

_Qui dit averti, dit muni._

Muni se prend ici dans le sens de fortifié.

Le proverbe anglais qui correspond au nôtre est: _Fore-warned,
fore-armed._ _Averti d’avance, armé d’avance._


=AVEUGLE.=—_Être réduit à chanter la chanson de l’aveugle._

C’est-à-dire, être réduit à la misère. Voltaire, après avoir employé
cette expression, parle de la chanson de l’aveugle, dont il cite ce
couplet, qu’il a refait à sa manière:

  Dieu, qui fait tout pour le mieux,
  M’a fait une grande grâce:
  Il m’a crevé les deux yeux
  Et réduit à la besace.

_Nous verrons, dit l’aveugle._

Dicton qui trouve son application lorsqu’une personne ignorante, ou
sans connaissance de la chose dont il s’agit, s’ingère de donner des
avis.

_C’est un aveugle qui juge des couleurs._

Ce proverbe, qui ne paraît susceptible d’aucune exception, en a eu
pourtant plusieurs assez remarquables. Il s’est rencontré des aveugles
qui ont su très bien distinguer les couleurs au simple toucher, comme
on peut le voir dans le _Journal des Savants_, du 3 septembre 1685.

Voici comment le fait s’explique: les couleurs, dit le père Regnault
dans ses _Entretiens physiques_, ne sont dans les objets colorés que
des tissus de parties propres à diriger vers nos yeux plus ou moins de
rayons efficaces, avec des vibrations plus ou moins fortes. Il ne faut
qu’une nouvelle tissure de parties pour offrir à la vue une couleur
nouvelle. Le marbre noir réduit en poudre blanchit, et l’écrevisse en
cuisant passe du vert au rouge, etc. Il y a sur une montagne de la
Chine une statue qui présente un phénomène de la même espèce: elle se
colore diversement suivant les diverses variations de l’atmosphère,
et elle marque ainsi le temps comme un baromètre. Ce changement dans
les couleurs n’arrive qu’autant que les corps acquièrent une nouvelle
disposition de parties; et comme un tact bien exercé suffit pour faire
reconnaître et apprécier cette nouvelle disposition, il s’ensuit qu’il
n’est pas impossible à un aveugle de juger des couleurs.—Malgré cela,
on appliquera toujours très bien le proverbe à un homme qui juge des
choses sans les connaître.


=AVIS.=—_Autant de têtes, autant d’avis._

  _Quot capita tot sensus._

Il n’y a peut-être pas dans le monde deux opinions absoluā ment les
mêmes. Comme le microscope nous fait voir des différences entre des
choses qui semblent n’en offrir aucune, entre deux gouttes d’eau, par
exemple, un examen attentif peut nous en faire reconnaître entre des
opinions que nous jugeons identiques. M. Delaville a dit, dans son
_Folliculaire_, avec autant de raison que d’esprit:

  Les gens du même avis ne sont jamais d’accord.

Une pareille divergence tient à beaucoup de causes. Voici les
principales: la raison humaine a diverses faces, et ne se présente
pas du même côté à toute sorte d’esprits. La manière de juger, dit
Bernardin de Saint-Pierre, diffère, dans chaque individu, suivant
sa religion, sa nation, son état, son tempérament, son sexe, son
âge, la saison de l’année, l’heure même du jour, et surtout d’après
l’éducation, qui donne la première et la dernière teinture à nos
jugements. Les impressions que chacun reçoit des objets, quoique ces
objets restent les mêmes, varient à l’infini, comme le remarque Suard,
suivant la disposition où chacun se trouve, et nos jugements sont
moins l’expression de la nature des choses que de l’état de notre âme
En outre, les mots dont on se sert pour énoncer les jugements étant
souvent impropres, mal définis et mal compris, les font paraître encore
plus discordants.

        On donne à ces mots des sens doubles;
  Et, faute de s’entendre, on se bat pour des riens.
  Montaigne a bien raison, quand il dit que nos troubles
        Sont presque tous grammairiens. (FR. DE NEUFCHATEAU.)

_Un bon avis vaut un œil dans la main._

Un bon avis éclaire la conduite qu’on doit tenir; il dirige l’action
comme l’œil dirige la main.


=AVOCAT.=—_Avocat de Ponce-Pilate._

Avocat sans cause. C’est, dit Moisant de Brieux, une misérable allusion
à ces mots de Ponce-Pilate, dans l’Évangile: _Ego nullam invenio...
causam._ _Je ne trouve aucune cause._

_Avocat du diable._

Cette expression, qu’on applique à quelqu’un qui parle en faveur des
vices, qui soutient des opinions contraires aux doctrines de la foi,
est venue de l’usage établi anciennement de disputer pour et contre, en
public et même dans les églises, sur les objets les plus importants et
les plus respectables de la religion. Celui qui défendait les mauvais
principes était appelé _avocat du diable_.

Cette expression peut être venue tout aussi bien d’un autre usage qui
consistait à citer le diable en justice pour lui demander réparation
ou cessation de quelque mal dont on l’accusait d’être l’auteur, par
exemple, du dégât fait dans la campagne par les mulots ou par les
chenilles, qu’on excommuniait formellement, en ce cas. On lui fesait
le procès suivant les règles de la jurisprudence, et on lui donnait un
défenseur nommé d’office qui devenait pour lors à juste titre _l’avocat
du diable_.


=AVRIL.=—_Poisson d’avril._

Tout le monde sait que le poisson d’avril est une fausse nouvelle qu’on
fait accroire à quelqu’un, une course inutile qu’on lui fait faire le
premier jour d’avril, qui est appelé, pour cette raison, _la journée
des dupes_. Mais il est très peu de personnes qui sachent au juste ce
qui a donné naissance à une telle mystification, et il semble que les
étymologistes aient pris à tâche de la renouveler pour leurs lecteurs,
en voulant en expliquer l’origine. Quelques-uns prétendent que la chose
et le mot viennent de ce qu’un prince de Lorraine, que Louis XIII
fesait garder à vue dans le château de Nancy, se sauva en traversant
la Meurthe à la nage, le premier avril, ce qui fit dire aux Lorrains
qu’on avait donné aux Français un poisson à garder; mais la chose et le
mot existaient avant le règne de Louis XIII. D’autres les rapportent
à la pêche qui commence au premier jour d’avril. Comme la pêche est
alors presque toujours infructueuse, elle a donné lieu, suivant eux, à
la coutume d’attrapper les gens simples et crédules, en leur offrant
un appât qui leur échappe comme le poisson, en avril, échappe aux
pêcheurs. Fleury de Bellingen pense que le _poisson d’avril_ est
une allusion aux courses que les Juifs, par manière d’insulte et de
dérision, firent faire au Messie, à l’époque de sa passion, arrivée
vers le commencement d’avril, en le renvoyant d’Anne à Caïphe, de
Caïphe à Pilate, de Pilate à Hérode, et d’Hérode à Pilate. Une telle
origine paraît même assez vraisemblable, dans un temps de grossière
piété comme le moyen âge, où l’on traduisait en spectacles et en
divertissements, dans les rues comme sur les théâtres, les histoires de
l’Ancien et du Nouveau Testament, le tout pour la plus grande gloire de
Dieu et pour l’édification des fidèles. Cependant il est peu probable
que le mot _poisson_ ne soit autre que celui de _passion_ corrompu par
l’ignorance du vulgaire, ainsi que le prétend l’auteur cité. Il y a sur
ce mot une seconde conjecture, d’après laquelle, bien loin d’avoir été
introduit par altération, il l’aurait été par choix, en remplacement
du nom de Christ, qui ne pouvait figurer dans un jeu à cause de la
coutume religieuse de ne jamais le prononcer sans faire quelque
démonstration de respect; et le choix aurait été d’autant plus naturel,
que les chrétiens primitifs, obligés de couvrir leur doctrine d’un
voile mystérieux pour se soustraire aux persécutions, avaient désigné
le divin législateur par le terme grec ΊΧθϒ̄̃Σ (poisson), dans lequel
se trouvent les initiales des cinq mots sacrés: Ίησοῦς, Χριστὸς, θεὸς,
ϒίὸς, Σωτἠρ, Jésus, Christ, Dieu, Fils, Sauveur.

L’explication de Fleury de Bellingen, ainsi rectifiée, s’accorderait
assez bien avec l’opinion de ceux qui regardent le _poisson d’avril_
comme une institution politique conçue par le clergé, à une époque
où l’année commençait au mois d’avril et où l’imprimerie n’avait pas
encore rendu communs l’art de lire et l’usage des calendriers; mais
est-il certain que cette institution soit d’une date aussi ancienne?
J’avoue que je n’ai pu découvrir aucun document qui le prouve, tandis
que j’en ai trouvé plusieurs qui autorisent à penser le contraire. Par
exemple, Gilbert Cousin (Gilbertus Cognatus), le seul des nombreux
parémiographes du seizième siècle qui ait rapporté l’expression de
_poisson d’avril_ (_aprilis piscis_), ne lui a consacré qu’un article
de trois lignes où l’on voit simplement que c’était une dénomination
sous laquelle ses contemporains désignaient un proxénète, parce que le
poisson dont cet infame entremetteur porte le nom[14] dans le langage
du bas peuple est excellent à manger au mois d’avril. Or, il est très
probable que si le jeu du _poisson d’avril_ avait été connu du temps
de Gilbert Cousin, celui-ci n’aurait pas manqué d’en parler, et il est
permis de conclure de son silence et de celui des autres auteurs, que
ce jeu n’eut point l’origine qu’on lui attribue. Tout porte à croire
qu’il ne fut établi, ou du moins ne fut nommé comme nous le nommons
maintenant, que vers la fin du seizième siècle, précisément lorsque
l’année cessa de commencer en avril, conformément à une ordonnance
que Charles IX rendit en 1564, et que le parlement n’enregistra qu’en
1567. Par suite d’un tel changement, les étrennes qui se donnaient en
avril ou en janvier indifféremment, ayant été réservées pour le jour
initial de ce dernier mois, on ne fit plus le premier avril que des
félicitations de plaisanterie à ceux qui n’adoptaient qu’avec regret le
nouveau régime; on s’amusa à les mystifier par des cadeaux simulés ou
par des messages trompeurs, et comme au mois d’avril le soleil vient de
quitter le signe zodiacal des poissons, on donna à ces simulacres le
nom de _poissons d’avril_.

Le peuple alors était très familiarisé avec l’idée du zodiaque, parce
que le zodiaque jouait un rôle important dans l’astrologie judiciaire,
en faveur de laquelle existait un préjugé dominant, et parce qu’il
était représenté sur le portail et dans les roses des principales
églises, avec des bas-reliefs qui correspondaient à chacun de ses
signes et indiquaient les travaux de chaque mois. Il faut observer que
de tous les peuples chez qui le divertissement du premier avril est
en usage, il n’y a que les Français qui l’aient désigné par le signe
des poissons transporté en avril, si l’on excepte les Italiens, qui
emploient quelquefois cette expression analogue, _Pescar l’aprile_;
_pêcher l’avril_. Les Allemands disent: _In den April schicken_,
_envoyer dans l’avril_; et les Anglais: _To make april fool_, _faire
un sot d’avril_, ce qui leur est commun avec les Hollandais. Les
Espagnols, qui font le jeu à la fête des Innocents, lui donnent le nom
de cette fête.

Je terminerai cet article en rapportant un poisson d’avril des plus
singuliers. L’électeur de Cologne, frère de l’électeur de Bavière,
étant à Valenciennes, annonça qu’il prêcherait le premier avril. La
foule fut prodigieuse à l’église. L’électeur monta en chaire, salua
son auditoire, fit le signe de la croix, et s’écria d’une voix de
tonnerre: _Poisson d’avril!_ puis il descendit en riant, tandis que des
trompettes et des cors de chasse fesaient un tintamarre digne de cette
scène si peu d’accord avec la gravité ecclésiastique.



B


=B.=—_Être marqué au B._

C’est avoir quelque défaut corporel dont le nom commence par la lettre
B; être bancal, ou bègue, ou bigle, ou boiteux, ou borgne, ou bossu.

_Il faut se défier des gens marqués au B._

_Cave a signatis._ Les gens marqués au B se trouvant exposés, chaque
jour, à des railleries, ont ordinairement le caractère aigri par la
contrariété qu’ils en éprouvent et l’esprit excité par le besoin d’y
riposter. Ainsi, ils deviennent doublement redoutables. De là l’opinion
qu’il faut se défier d’eux, opinion qui a été presque toujours exagérée
par une espèce de superstition. Chez les Romains, les défauts corporels
étaient regardés comme des signes de mauvais augure et de méchanceté.
On en voit la preuve dans ces deux vers de Martial (liv. XII, épigr.
54):

  _Crine ruber, niger ore, brevis pede, lumine læsus,
  Rem magnam præstas, Zoile, si bonus es._

 Avec cette crinière rousse, ce visage noir, ce pied boiteux et cet œil
 unique, tu es un vrai phénomène, Zoile, si tu es bon.

Chez les Hébreux, le Lévitique excluait de l’autel les aveugles,
les bossus, les manchots, les boiteux, les borgnes, les galeux, les
teigneux, les nez trop longs et les nez trop courts.

_Ne savoir ni A ni B._

Les Latins, pour désigner un homme tout à fait ignorant, se servaient
du proverbe suivant qu’ils avaient reçu des Grecs: _Nec litteras
didicit nec natare._ _Il ne sait ni lire ni nager._ Ce qui fait voir
qu’à Rome, ainsi qu’à Athènes, la natation était jugée tellement utile,
qu’on l’enseignait aux enfants avec le même soin que la lecture.
L’empereur Auguste ne voulut pas qu’un autre que lui montrât à nager
à ses petits-fils; et Trajan fut loué par son panégyriste comme très
habile nageur.

_On n’a pas plutôt dit A qu’il faut dire B._

On n’a pas plutôt dit ou fait une chose qu’on est entraîné à en dire
ou à en faire une autre pour satisfaire à l’exigence d’autrui. Une
concession ne va presque jamais seule.

Ce proverbe est aussi allemand: _Wer A sagt muss auch B sagen._

Quelqu’un a dit: Si j’avouais que mon ami est borgne, on voudrait me
faire avouer qu’il est aveugle.


=BABOUIN.=—_Baiser le babouin._

C’était autrefois l’usage, dit Richelet, de tracer avec du charbon sur
la porte ou sur le mur d’un corps de garde certaine figure grotesque
qui représentait d’ordinaire un babouin (espèce de gros singe dont
la queue est très courte et le museau très allongé), et lorsqu’un
soldat avait commis quelque faute, il était condamné par ses camarades
à baiser cette figure. Ce qui donna lieu à l’expression proverbiale
_Baiser le babouin_, c’est-à-dire faire des soumissions honteuses et
forcées.

_Taisez-vous, petit babouin; laissez parler votre mère qui est plus
sage que vous._

C’est ce qu’on dit à un jeune étourdi qui veut se mêler de la
conversation des personnes âgées ou qui tient des propos déplacés.
Ici le mot _babouin_, dérivé du latin _babus_, _babuinus_, signifie
_bambin_.

Nos vieux parémiographes attribuent à ce proverbe l’origine suivante,
qui a tout l’air d’un conte fait après coup.

Une jeune villageoise, atteinte du mal secret qui fait mourir les
bergères, allait, soir et matin, se prosterner devant une image de
Vénus tenant par la main son fils Cupidon, et là, dans l’effusion de
son ame, elle priait presque à haute voix la déesse qui prend pitié des
cœurs en peine d’opérer sa guérison, en lui faisant épouser un beau
jeune homme qu’elle aimait. Certain espiègle caché derrière l’autel,
l’ayant entendue, voulut s’amuser à ses dépens, et s’écria malignement:
_Ce beau jeune homme n’est pas pour vous._ La suppliante ingénue crut
que ces mots étaient partis de la bouche de Cupidon, et elle répliqua
d’un ton de dépit: _Taisez-vous, petit babouin; laissez parler votre
mère qui est plus sage que vous._


=BADAUD.=—_Badaud de Paris._

Le père Labbe a émis sur ce sobriquet des conjectures vraiment
curieuses. On doute, dit-il, si c’est pour avoir été _battus au dos_
par les Normands, ou pour avoir _bien battu et frotté leur dos_,
ou bien à cause de l’ancienne porte _Baudaye_ ou _Badaye_, que les
Parisiens ont été appelés _badauds_. Un autre étymologiste prétend
qu’ils ont dû cette dénomination, dérivée du mot celtique _badawr_,
_batelier_, à leur goût pour la navigation; car il y avait chez eux
une corporation de bateliers connus, au commencement du cinquième
siècle, sous le titre de _Mercatores aquæ parisiaci_, _Marchands
parisiens par eau_, dont l’institution remontait peut-être au delà du
temps de Jules César, et dont les Romains s’étaient avantageusement
servis pour le transport des vivres et des munitions de guerre.—Le
_Mercure de France_ (25 avril 1779) donne l’explication suivante:
«Rabelais rapporte (liv. V, ch. 1) que Platon comparait les niais et
les ignorants à des gens nourris dans des navires, d’où, comme si l’on
était enfermé dans un baril, on ne voit le monde que par un trou. De
ce nombre sont les _badauds de Paris en Badaudois_, par rapport à la
cité de Paris, laquelle, étant dans une île de la figure d’un bateau,
a donné lieu aux habitants de prendre une nef pour armoiries de leur
ville. Comme ils ne quittent pas légèrement leurs foyers, rien de
plus naturel que le sobriquet de _badauds_ qu’on leur a appliqué par
allusion au bateau des armoiries de Paris.»

Bien des lecteurs penseront peut-être qu’ils feraient un acte de
badauderie en attachant quelque importance à ces étymologies, et ils
seront de l’avis de Voltaire, que, si l’on a qualifié de _badaud_ le
peuple parisien plus volontiers qu’un autre, c’est uniquement parce
qu’il y a plus de monde à Paris qu’ailleurs, et par conséquent plus de
gens inutiles qui s’attroupent pour voir le premier objet auquel ils
ne sont pas accoutumés, pour contempler un charlatan ou un charretier
dont la charrette sera renversée sans qu’ils lui aident à la relever.
Il est libre à chacun d’attribuer à tel motif qu’il jugera convenable
la préférence accordée aux badauds de Paris sur les badauds de tous les
autres lieux.

Remarquons, en terminant cet article, que la badauderie des Parisiens a
été très bien peinte dans le petit livre qui est intitulé: _Voyage de
Paris à Saint-Cloud par mer et par terre._


=BAGUE.=—_Avoir une belle bague au doigt._

C’est posséder une belle propriété dont on peut se défaire aisément
avec avantage; c’est occuper un emploi qui rapporte de bons honoraires
sans assujettir à un grand travail.—Cette expression est un reste de
l’usage observé autrefois en France, pour mettre en possession les
acquéreurs et les donataires, et nommé _l’investiture de l’anneau_,
parce qu’un anneau sur lequel les parties contractantes avaient juré
était remis au nouveau propriétaire comme un titre spécial de la
propriété. Afin de constater l’ancienneté de cet usage, qui avait lieu
particulièrement pour lu saisine du fief ecclésiastique, je citerai
l’acte de fondation du monastère de Myssy, nommé depuis Saint-Maximin,
aujourd’hui Saint-Mesmin-sur-Loiret, qui fut donné à Euspice et à son
neveu Maximin par Clovis, en 497, un an après la bataille Tolbiac. Le
texte porte: _Per annulum tradidimus_; _nous avons livré par l’anneau_.
C’est la première fondation de ce genre qu’ait faite un monarque franc.

On employait autrefois une autre expression proverbiale qui avait
quelque rapport au même usage: _Laisser l’anneau à la porte_,
c’est-à-dire faire l’abandonnement de sa maison et de ses biens.

_Bagues sauves._

On dit d’une personne qui sort heureusement d’une affaire ou d’un
péril, qu’_elle en sort bagues sauves_. Ce qui est pris de la formule
militaire _Sortir vie et bagues sauves_, qu’on emploie dans les
capitulations pour garantir à une garnison qu’en évacuant la place elle
sera à l’abri de toute attaque et conservera ses _bagues_ ou bagages.


=BAGUETTE.=—_Commander à la baguette._

C’est commander d’une manière hautaine et dure. _Être servi à la
baguette_, c’est être servi avec respect et promptitude. Ces façons de
parler font apparemment allusion à la baguette magique dont la vertu
ne connaît point d’obstacle. Cependant quelques parémiographes pensent
qu’elles ont rapport à la baguette des huissiers ou des écuyers.


=BAHUTIER.=—_Ressembler aux bahutiers qui font plus de bruit que de
besogne._

C’est-à-dire faire beaucoup d’embarras et peu d’ouvrage, parce que
les bahutiers, après avoir cogné un clou, donnent plusieurs coups de
marteau qui semblent inutiles, avant d’en cogner un second.


=BAIE.=—_Donner à quelqu’un des baies._

C’est le tromper, lui en faire accroire. Estienne Pasquier pense que
cette locution est venue de la _Farce de Patelin_ dans laquelle le
berger Agnelet, cité en justice par son maître qui l’accuse d’avoir
égorgé ses moutons, fait l’imbécile, d’après le conseil de l’avocat, et
ne répond que par des _bée bée_ ou bêlements au juge qui l’interroge et
à l’avocat lui-même, lorsque celui-ci lui demande son paiement. Ménage
n’adopte pas cette explication, trouvant plus naturel de dériver le mot
_baie_ (tromperie) de l’italien _baia_, qui a la même signification.

M. Ch. Nodier observe que le mot _baie_ est mal orthographié, et que
la lettre _i_ devrait y être remplacée par la lettre _y_, car il est
la racine de notre ancien verbe _bayer_. Un homme à qui l’on donne des
_bayes_, dit-il, est un homme sujet à s’ébahir de peu de chose.


=BAILLER.=—_La bailler belle à quelqu’un._

On pense généralement que le pronom _la_, par lequel commence cette
phrase proverbiale, représente le substantif _bourde_ (_défaite_,
_mensonge_, _raillerie_), qui est sous-entendu, et que le verbe
_bailler_ doit se prendre comme synonyme de _donner_. Mais M. Charles
Nodier croit que ce verbe a usurpé la place de _bayer_ (tromper); je le
crois aussi, et je regarde le mot _belle_ (voyez ce mot) comme employé
adverbialement pour _bel_ ou _bellement_. Un fait qui me paraît le
prouver, c’est que nos anciens auteurs ont dit _bailler belle_, sans
substantif ni pronom. Cette manière de s’exprimer se trouve dans la
_Farce de Patelin_ et dans les _pièces de Luynes_, où je lis (pag.
401): _C’est baille-luy belle et du tout rien_; c’est-à-dire, ce sont
des promesses sans effet.

Je ne prétends pas, toutefois, qu’il faille revenir à écrire _bayer
belle_ au lieu de _bailler belle_. La locution _la bailler belle_
ou _la donner belle_ est aujourd’hui la seule admise et la seule
rationnelle avec l’emploi du pronom.


=BÂILLEUR.=—_Un bon bâilleur en fait bâiller deux._

  _Oscitante uno deindè oscitat et alter._


Ce proverbe, dont on se sert pour exprimer la contagion du mauvais
exemple, doit être fort ancien. Socrate (_Charmid._) dit que ses
doutes se sont communiqués à Critias avec la même facilité que les
bâillements se communiquent.


=BAISE-MAIN.=—_A belles baise-mains._

On dit faire une chose, recevoir une grâce _à belles baise-mains_,
pour signifier avec soumission et reconnaissance. _Baise-mains_ n’est
féminin que dans cette expression adverbiale, venue de la coutume de
rendre hommage à une personne, soit en lui baisant la main, soit en se
baisant la main.

Cette coutume, très ancienne et presque universellement répandue, a été
également partagée entre la religion et la société. Dans l’antiquité la
plus reculée, on saluait le soleil, la lune et les étoiles en portant
la main à la bouche. Job assure qu’il n’a point donné dans cette
superstition: _Si vidi solem cùm fulgeret aut lunam incedentem clarè,
et osculatus sum manum meam ore meo._

On lit dans l’Écriture: «Je me suis réservé, dit le Seigneur, sept
mille hommes qui n’ont point fléchi les genoux devant Baal, et qui ne
l’ont point adoré en baisant la main.»

Salomon rapporte que les flatteurs et les suppliants de son temps ne
cessaient point de baiser les mains de leurs patrons jusqu’à ce qu’ils
en eussent obtenu les faveurs qu’ils désiraient. Priam baisait les
mains d’Achille, teintes du sang de son fils Hector, pour le conjurer
de lui rendre le corps de ce malheureux fils.

Les Romains adoraient les dieux en portant la main droite à la bouche:
_In adorando_, dit Pline, _dexteram ad osculum referimus_. Ils fesaient
de même, dans les premiers temps de la république, pour témoigner leur
respect; mais ce n’étaient que des subalternes qui agissaient ainsi à
l’égard des supérieurs; les personnes libres se donnaient simplement
la main ou s’embrassaient. L’amour de la liberté alla si loin, dans la
suite, que les soldats mêmes ne rendaient pas volontiers ce devoir à
leurs généraux, et l’on regarda comme quelque chose d’extraordinaire la
démarche des soldats de l’armée de Caton, qui allèrent tous lui baiser
la main, lorsqu’il fut obligé de quitter le commandement. Plus tard,
ils devinrent moins délicats: la grande considération dont jouirent
les tribuns, les consuls et les dictateurs, porta les particuliers
à vivre avec eux d’une manière plus respectueuse; au lieu de les
embrasser comme auparavant, ils étaient trop heureux de leur baiser
la main, et c’est ce qu’ils appelaient _accedere ad manum_. Sous les
empereurs, cette conduite devint un devoir essentiel, même pour les
grands dignitaires, car les courtisans d’un rang inférieur devaient
se contenter d’adorer la pourpre, ce qu’ils faisaient en se mettant
à genoux pour toucher la robe impériale avec la main droite qu’ils
portaient ensuite à leur bouche; mais cet honneur devint avec le temps
le partage exclusif des consuls et des premiers officiers de l’état. Il
ne fut permis aux autres de saluer l’empereur que de loin, en portant
la main à la bouche de la même manière que dans l’adoration des dieux.
Dioclétien fut le premier qui se fit baiser les pieds.

Fernand Cortez trouva l’usage des baise-mains établi au Mexique, où
plus de mille seigneurs vinrent le saluer, en touchant la terre avec
leurs mains qu’ils portaient ensuite à la bouche.

En France, les courtisans étaient admis à l’honneur de baiser la main
du roi, les vassaux baisaient celle de leur suzerain, et les fidèles
baisaient celle du prêtre, lorsqu’ils allaient à l’offrande, ce qui a
fait désigner l’offrande par le nom de _baise-main_. Cette dernière
pratique a été remplacée par le baisement de la patène; les deux
autres n’existent plus. On regarde aujourd’hui comme une trop grande
familiarité ou comme une trop grande bassesse de baiser la main de
ceux avec qui on est en société. Aussi _Je vous baise les mains_, qui
était autrefois une expression de civilité, n’est plus qu’une formule
ironique.


=BAISER.=—_Le baiser est un fruit qu’il faut cueillir sur l’arbre._

Proverbe galant et spirituel qu’on adresse à une femme qui envoie
des baisers avec la main. Ces baisers sont appelés _baisers d’été_,
parce que, n’ayant rien d’échauffant, ils conviennent très bien à la
chaude saison; et c’est ce que paraît indiquer le souffle dont on les
accompagne ordinairement.

_Les baisers sont retournés._

C’est ce que disent les femmes du peuple à quelque malotru pour lui
signifier que ce n’est pas à leur visage, mais à un autre endroit
qu’elles lui permettront d’appliquer ses lèvres. Je ne me souviens pas
si Jean della Casa, archevêque de Bénévent, a indiqué spécialement cet
endroit dans son fameux chapitre sur les baisers qu’on peut prendre
honnêtement sur diverses parties du corps; mais Owen l’a désigné dans
une charade dont le mot est _os-culum_, et dont voici les deux derniers
vers:

  _Syllaba prima meo debetur tota marito
  Sume tibi reliquas, non ero dura, duas._

  La première syllabe est toute à mon époux;
  Prenez, je le veux bien, les deux autres pour vous.


=BALAI.=—_Avoir rôti le balai._

Ceux qui fréquentaient le sabbat devaient s’y rendre avec un balai dont
ils tenaient la tête entre les mains et le manche entre les jambes,
ce qui les fit appeler à la Ferté-Milon _chevaucheurs de ramon_, et à
Verberie _chevaucheurs d’escouvette_ (_ramon_ et _escouvette_ sont deux
vieux mots qui signifient _balai_). Tous les nouveaux admis au sabbat
étaient dressés à ce manége. _ Edoctus quisque,_ dit Gaguin, _scopam
sumere et inter femora equitis instar ponere._ Une fois passés maîtres
en sorcellerie, ils pouvaient aller à l’assemblée infernale sur un
cheval, sur un âne ou sur un bouc. Quelquefois même ils n’avaient pas
besoin de monture; il leur suffisait de se frotter de certain onguent
ou de prononcer certaines paroles dont la vertu toute seule les y
transportait, en les faisant passer par les tuyaux des cheminées; mais
avant de jouir de ce privilége vraiment magique, il fallait qu’ils
eussent bien chevauché sur le balai. Lorsque le balai avait fait le
service exigé, il était _rôti_, c’est-à-dire brûlé dans le grand
brasier destiné à faire bouillir la _grande chaudière des maléfices_,
et le sorcier à qui il appartenait se dévouait par cet acte symbolique
à la géhenne des feux éternels pour ne plus être séparé de Satan, son
seigneur et maître. Telle est l’idée que la crédulité superstitieuse
du moyen âge attachait à la combustion du balai. Il est tout naturel
qu’elle ait donné naissance à l’expression proverbiale dont on se sert
en parlant d’un homme ou d’une femme qu’on accuse grossièrement d’avoir
mené une vie fort déréglée.

Cette origine a été indiquée par Regnier, lorsqu’il a dit dans sa
plaisante description des meubles d’une courtisane, satire 11:

  Du blanc, un peu de rouge, un chiffon de rabat,
  Un _balet_ pour brusler en allant au sabbat.

Moisant de Brieux a donné une autre origine que je vais rapporter,
parce qu’on y trouve la preuve que _rôtir_ a été employé dans le sens
de _brûler_. «_Rôtir le balai_, dit-il, signifiait autrefois _brûler
un fagot_ en compagnie, entrer en goguette au point de rôtir le balai
faute d’autre bois.»


=BALLE.=—_Enfant de la balle._

On appelle ainsi proprement l’enfant d’un maître de jeu de paume, et
figurément celui qui est élevé dans la profession de son père.

_La balle cherche le joueur._

L’occasion se présente d’elle-même à celui qui sait en profiter. On dit
aussi, dans le même sens, _Au bon joueur la balle_.

_Prendre la balle au bond._

Saisir adroitement une occasion.

_Renvoyer la balle à quelqu’un._

Se décharger sur quelqu’un d’un soin, d’un travail, riposter vivement.

_A vous la balle._

Cela vous regarde.

Toutes ces expressions sont des métaphores prises du jeu de paume, qui
était un des principaux exercices de nos bons aïeux.

_De balle._

Cette expression, jointe à un substantif, sert à marquer le mépris,
comme dans _marquis de balle_, _juge de balle_, _musicien de balle_,
_rimeur de balle_. En ce cas, la métaphore n’est point tirée du jeu
de paume, mais de la profession de ces marchands forains appelés
_porte-balles_, qui mettent dans une balle leurs marchandises presque
toujours d’assez mauvais aloi. _De balle_ signifie la même chose que
_de pacotille_.


=BAN.=—_Convoquer le ban et l’arrière-ban._

Cette expression s’emploie figurément en parlant d’une personne qui
s’adresse à tous ceux dont elle peut espérer du secours ou quelque
appui pour le succès d’une affaire.

«Quand les rois, dit M. de Chateaubriand, sémonnaient, pour le service
du fief militaire, leurs vassaux directs, les ducs, comtes, barons,
chevaliers, chatelains, cela s’appelait le _ban_; quand ils sémonnaient
leurs vassaux directs et leurs vassaux indirects, c’est-à-dire
les seigneurs et les vassaux des seigneurs, les possesseurs
d’arrière-fiefs, cela s’appelait l’_arrière-ban_. Ce mot est composé
de deux mots de l’ancienne langue, _har_, camp, et _ban_, appel;
d’où le mot de basse latinité _heribarinum_. Il n’est pas vrai que
l’_arrière-ban_ soit le réitératif de _ban_.»


=BANNIÈRE.=—_Aller au-devant de quelqu’un avec la croix et la
bannière._

C’est ainsi que le clergé de Rome allait au-devant de l’exarque ou
représentant de l’empereur, pour lui rendre hommage; ce cérémonial fut
observé par le pape Adrien I^{er}, lorsque Charlemagne fit son entrée
à Rome, comme l’atteste le passage suivant du _Liber Pontificalis_ (t.
III, part. 1, p. 185): _Obviam illi ejus sanctitas dirigens venerabiles
cruces, id est signa, sicut mos est ad exarchum aut patricium
suscipiendum, eum cum insigni honore suscipi fecit._ On fesait les
mêmes honneurs aux rois et aux princes dans les villes et les villages
où ils passaient. «Quant le roy (saint Louis) arriva en Aire, dit
Joinville, ceulx de la cité le vindrent recevoir jusques à la rive de
la mer, o (avec) leurs processions à trez grant joye.» Les seigneurs
dans leurs fiefs étaient reçus d’une semblable manière. C’est de cet
usage qu’est venue notre expression proverbiale dont on se sert pour
marquer une réception fort honorable.

_Il faut l’aller chercher avec la croix et la bannière._

Se dit d’une personne qui se fait attendre, et cette façon de parler
est fondée sur un ancien usage observé dans quelques chapitres,
notamment dans celui des chanoines de Bayeux. Lorsqu’un de ces pieux
fainéants ne se rendait pas aux vigiles, appelées depuis matines, qu’on
chantait dans la nuit, quelques-uns de ses confrères étaient députés
vers lui processionnellement, avec la croix et la bannière, comme pour
faire une réprimande à sa paresse. Cet usage durait encore, dit-on, en
1640.

_Faire de pennon bannière._

Le pennon était l’enseigne d’un gentilhomme bachelier qui avait sous
lui vingt hommes d’armes; la bannière était l’enseigne d’un gentilhomme
banneret qui commandait à cinquante hommes d’armes. Le pennon se
terminait en queue, et la bannière avait une forme carrée. Quand le
bachelier passait banneret, la cérémonie consistait à couper la queue
de son pennon qui devenait ainsi sa bannière. De là l’expression
héraldique _Faire de pennon bannière_, qui est passée en proverbe
pour dire, s’élever en grade, être promu d’une dignité à une dignité
supérieure.

_Cent ans bannière, cent ans civière._

C’est-à-dire que les grandes maisons finissent par déchoir. On les
a comparées aux pyramides dont la vaste masse se termine en petite
pointe. La bannière était autrefois l’attribut des hauts seigneurs.
On appelait _maison bannière_, _chevalier bannière_, la maison et
le chevalier qui avaient un nombre de vassaux suffisant pour lever
bannière, et l’on donnait par opposition le nom de _civière_ à un noble
sans fief et du dernier ordre, comme on le voit dans ces deux vers
extraits de l’histoire des archevêques de Brême:

  _Erat dacus nobilis sanguine regali
  Ex matre, sed genitor miles civeralis._

Les Espagnols se servent du proverbe suivant: _Abaxanse los adarves
y alcance los muladares._ _Les murs s’abaissent et les fumiers se
haussent._ C’est-à-dire les grands deviennent petits et les petits
deviennent grands.

  _Irus et est subito qui modo cresus erat._ (OVID.)

Platon disait: Il n’est point de roi qui ne soit descendu de quelque
esclave; il n’est point d’esclave qui ne soit descendu de quelque roi.


=BANQUET.=—_Banquet de diables._

Repas où il n’y a point de sel. On dit, dans le même sens, _Souper de
sorciers_, et ces deux expressions ont une origine commune; elles sont
dérivées d’une croyance superstitieuse qui attribuait aux diables et
aux sorciers la plus forte horreur pour le sel, attendu que le sel est
le symbole de l’éternité, et qu’étant exempt de corruption il peut en
préserver toutes choses. C’est ce que dit Morésin dans son curieux
ouvrage intitulé _Papatus_ (p. 154): _Salem abhorrere constat diabolum
et ratione optimâ nititur, quia sal æternitatis est et immortalitatis
signum neque putredine neque corruptione infestatur unquam sed ipse ab
his omnia vindicat._


=BAPTISÉ.=—_N’attendez rien de bon d’un homme mal baptisé._

C’est une superstition bien ancienne qu’il y a des noms heureux et des
noms malheureux, et que la destinée de chaque individu est pour ainsi
dire écrite dans celui qu’il porte. Cette superstition était fort
accréditée chez les Romains, qui cherchaient ordinairement à connaître
par un présage appelé _Omen nominis_, si les personnes auxquelles on
confiait la direction de quelque affaire, soit publique, soit privée,
rempliraient leur mission avec succès. Ils détestaient les noms dont
la signification rappelait quelque chose de triste ou de désagréable,
et quand ils levaient des troupes, le consul devait prendre soin que
les premiers noms inscrits sur le contrôle fussent de bon augure, comme
ceux de Valérius, Victor, Faustus, etc. S’il ne se trouvait personne
qui les portât, on les inscrivait toujours, après les avoir prêtés à
des soldats imaginaires. Nos pères croyaient aussi à la fatalité des
noms, et l’histoire en offre plus d’une preuve. On sait qu’on augura
mal de la paix conclue à Saint-Germain-en-Laye, entre les calvinistes
et les catholiques, deux ans avant la Saint-Barthélemy, et nommée _paix
boiteuse et mal assise_, parce que M. de Biron, qui était boiteux, et
M. de Mesmes, seigneur de Malassise, s’en étaient mêlés.

M. A.-A. Monteil, dans son curieux _Traité de matériaux manuscrits_ (t.
II, p. 169), parle d’un manuscrit du dix-septième siècle, intitulé:
_Nomancie cabalistique, ou la science du nom et du surnom des personnes
dont l’on veut connaître l’événement._


=BAPTISTE.=—_Tranquille comme Baptiste._

Se dit d’un homme qui montre de l’indolence et de l’apathie dans
quelque circonstance où il devrait agir. C’est une allusion au rôle des
niais qui, dans les anciennes farces, étaient désignés ordinairement
par le nom de Baptiste.


=BARAGOUIN.=

Langage corrompu et inintelligible. Deux voyageurs bas-bretons, qui ne
connaissaient d’autre idiome que celui de leur province, arrivèrent
dans une ville où l’on ne parlait que français. Pressés de la faim
et de la soif, ils eurent beau crier _bara_, qui veut dire _pain_,
et _gouin_, qui veut dire _vin_, ils ne furent compris de personne,
tant qu’ils ne s’avisèrent point d’indiquer par des gestes les objets
de leur besoin; et cette aventure donna, dit-on, naissance au mot
_baragouin_. Que l’anecdote soit vraie ou fausse, l’étymologie de
_baragouin_ n’en est pas moins, suivant Ménage, dans les mots _bara_
et _gouin_ ou _guin_, qui, dans le bas-breton dérivé du celtique,
signifient _pain_ et _vin_, deux choses dont on apprend d’abord les
noms quand on étudie une langue étrangère. Dire de quelqu’un qu’il
_parle baragouin_ ou qu’il _baragouine_, c’est faire entendre qu’il ne
sait de l’idiome dont il use que les mots de _pain_ et de _vin_.

On trouve cette autre étymologie dans le Chevréana: «Baragouin vient de
_bar_, qui signifie _dehors_, _champ_, _campagne_, et de _gouin_ qui
signifie _gens_. Ainsi, _parler baragouin_, c’est parler comme les gens
du dehors et les étrangers.»


=BARBE.=—_Faire barbe de paille à Dieu._

Cette expression, dont on se sert pour marquer la conduite intéressée
d’un hypocrite qui ne fait que de mauvaises offrandes à l’église,
tout en ayant l’air d’en faire de bonnes, a été corrompue par la
substitution de _barbe_ à _jarbe_ ou gerbe. On a dit primitivement
_faire jarbe de foarre à Dieu_, en parlant d’un payeur de dîmes qui
ne donnait que des gerbes où il y avait peu de grain et beaucoup de
_foarre_, _foerre_, _fouerre_ ou _fuerre_ (mots dérivés de _foderum_,
qui, dans la basse latinité, signifie paille longue de tout blé).
Rabelais dit de Gargantua (liv. I, ch. 2): _il faisait gerbe de feurre
aux dieux_.

_Faire la barbe à quelqu’un._

C’est le braver; c’est lui faire affront, ou bien l’emporter sur lui,
l’effacer en esprit, en talent, etc. Le cardinal de Richelieu disait,
dans ce dernier sens, en parlant de son affidé, le père Joseph,
surnommé l’éminence grise: «Je ne connais en Europe aucun ministre
ni plénipotentiaire qui soit capable de faire la barbe à ce capucin,
quoiqu’il y ait belle prise.» Cette expression figurée est venue de
l’usage de porter la barbe longue et du déshonneur attaché à l’avoir
rasée, comme on le verra dans l’article suivant que j’ai déjà publié
dans le journal _la Presse_, du 27 octobre 1838. Tous les faits qu’il
contient sont historiques; j’en préviens les lecteurs, afin que le
mensonge de la forme sous laquelle je les ai présentés ne leur fasse
point suspecter la vérité du fond.

POGONOLOGIE, DISCOURS SUR L’HISTOIRE DE LA BARBE.

Plusieurs savants, qui ont écrit de beaux et bons traités sur la
barbe, en font remonter l’origine au sixième jour de la création. Ce
ne fut point l’homme enfant que Dieu voulut faire. Adam, en sortant
de ses mains, eut une grande barbe suspendue au menton, et il lui fut
expressément recommandé, ainsi qu’à toute sa descendance masculine,
de conserver avec soin ce glorieux attribut de la virilité, par ce
précepte transmis de patriarche en patriarche et consigné depuis dans
le Lévitique: _Non radetis barbam._ Il est même à remarquer que ce fut
le seul des commandements divins que les hommes ne transgressèrent
point avant le déluge; car dans l’énumération des crimes qui amenèrent
ce grand cataclysme, il n’est pas question qu’ils se soient jamais fait
raser. Quoi qu’il en soit, Noé et ses fils étaient prodigieusement
barbus lorsqu’ils sortirent de l’arche, et les peuples qui naquirent
d’eux mirent longtemps leur gloire à leur ressembler. Les Assyriens
renoncèrent les premiers à cette noble coutume; mais qu’on ne s’imagine
point que ce fut de gaieté de cœur: leur reine Sémiramis les y força.
Il entrait dans sa politique, disent quelques historiens, de se
déguiser en homme, afin de passer pour un homme aux yeux de ses sujets
peu disposés à obéir à une femme; et comme son déguisement pouvait
être aisément trahi par l’absence de la barbe, car on n’en avait
point encore inventé de postiche, elle voulut effacer cette marque
caractéristique qui empêchait de confondre les mentons des deux sexes,
et elle fit tomber, en un jour, sous le fer de la tyrannie toutes les
barbes de ses états.

C’est ainsi que s’opéra, par la volonté d’une reine ambitieuse, cette
étrange révolution qui devait changer la _face_ de tous les peuples;
elle s’étendit rapidement de l’Assyrie jusqu’en Égypte, où elle trouva
de puissants promoteurs parmi les prêtres. Ces prêtres novateurs
introduisirent dans les temples de nouvelles effigies de dieux
représentés chauves et rasés, et ils fascinèrent tellement les esprits
par la superstition, que chaque Égyptien s’empressa de se débarrasser,
non-seulement du poil du menton, mais de celui de tout le corps, comme
d’une superfluité impure. Dès lors une loi religieuse assujettit la
nation à une tonte générale, à l’instar d’un troupeau de moutons. Il
faut pourtant observer qu’une pareille loi ne devint rigoureusement
obligatoire que dans les circonstances où l’on était en deuil de la
mort du bœuf Apis. Dans les autres cas, on pouvait rester velu en toute
sûreté de conscience. Il suffisait d’avoir la précaution de se couper
de très près la barbe, qu’il n’était pas permis de laisser pousser
deux jours de suite, excepté lorsqu’un nouvel Apis avait paru.

Mais pendant que les Égyptiens traitaient la barbe avec tant de mépris,
le ciel, sans cesse attentif à placer le bien à côté du mal, appela
chez eux les Israélites qui savaient apprécier ce qu’elle valait. Ce
peuple, quoique esclave de l’autre, ne cessa point de porter la barbe
en présence de ses oppresseurs, et il est certain que sa persévérance
à cet égard contribua beaucoup dans la suite à le soustraire à sa
captivité; car, je vous le demande, Moïse et Aaron auraient-ils pu
opérer sa délivrance s’ils eussent été des blancs-becs? Non, non;
croyons-en le témoignage d’un docte rabbin qui nous assure que le
Seigneur avait communiqué une vertu divine à leurs barbes, comme il
attacha plus tard une force miraculeuse à la chevelure de Samson, et
ne nous étonnons plus, après cela, qu’Israël, malgré l’inconstance de
son caractère, ait toujours considéré la barbe, soit comme un gage
de salut, soit comme un objet de religieuse vénération, et qu’il ait
entrepris une guerre exterminatrice pour en venger l’honneur outragé.
David mit à feu et à sang le pays des Ammonites qui avaient eu
l’insolence de couper la moitié de la barbe à ses ambassadeurs. Jugez
de ce qu’eût fait ce roi dans son indignation, s’ils eussent poussé le
sacrilége jusqu’à la leur couper tout entière.

C’était alors l’époque brillante de la barbe. Quel éclat elle répandit
depuis les rives du Jourdain jusqu’aux bords de l’Eurotas! Nommerait-on
une gloire qui ait été séparée de la sienne? La barbe obtint des Grecs
enthousiastes les honneurs de l’apothéose. Elle flotta majestueusement
sur la poitrine de leurs dieux, comme un attribut de la puissance
céleste. Elle s’arrondit avec grâce autour du menton de Vénus, adorée
dans l’île de Chypre sous le nom de Vénus barbue; elle fut consacrée
à la miséricorde, en mémoire de l’usage des suppliants qui pressaient
dans leurs mains pieuses la barbe de ceux dont ils cherchaient à
émouvoir la compassion; elle figura dans plusieurs lois au même titre
que les choses saintes et inviolables; elle para les héros, plus
redoutables avec elle, d’un lustre non moins beau que celui des
trophées; elle devint même une décoration glorieuse décernée aux veuves
argiennes qui, sous la conduite de la noble Télésilla, avaient vengé le
meurtre de leurs maris, en chassant de leur ville les armées réunies
des deux rois de Sparte, Démarate et Cléomène. Le décret rendu à ce
sujet établissait que ces veuves, en se remariant, auraient le droit
de porter une barbe feinte au menton, quand elles entreraient dans la
couche nuptiale. Ce décret, cité par Plutarque, est assurément un des
plus remarquables qui aient jamais été faits. Il suffirait seul pour
prouver combien les Grecs étaient plus sages que nous dans le choix
des insignes qu’ils accordaient à la valeur. Ces insignes, ils les
prenaient parmi les attributs de la virilité, tandis que nous allons
les chercher parmi les ornements des femmes. Nous n’offrons que des
rubans à nos héros; ils donnaient des barbes à leurs héroïnes.

Parcourez les fastes de la Grèce, vous n’y trouverez point d’événement
célèbre où la barbe n’ait été mêlée. On pourrait démontrer que
l’influence de la barbe fut une des premières causes de la
civilisation, des beaux-arts et de la philosophie, qui jetèrent tant
de splendeur sur cette contrée favorisée du ciel. La barbe, compagne
inséparable des législateurs et des rages, relevait admirablement
leur dignité et leur prêtait cet ascendant qui subjuguait les hommes;
la barbe se jouait parmi les cordes de la lyre des poëtes jaloux de
chanter ses louanges; la barbe était le signe caractéristique des
philosophes, dont le mérite se mesurait sur sa longueur. Y eut-il
jamais sous le soleil rien de plus magnifique et de plus respectable
que les barbes de Minos, de Nestor, de Musée, d’Homère, de Lycurgue, de
Pythagore, de Thalès, de Solon, d’Anacréon, de Miltiade, d’Aristide, de
Thémistocle, de Périclès, d’Hippocrate, de Socrate, de Platon, etc.,
etc., etc.? On disait avec raison: _Tant vaut la barbe, tant vaut
l’homme_; et il est à remarquer que pendant le temps où cet adage fut
en honneur, la Grèce occupa le premier rang parmi les nations. On peut
même croire qu’elle n’en aurait point été dépossédée, si elle n’eût
pas adopté la sotte coutume de se raser. Ce qu’il y a d’incontestable,
c’est que son asservissement par les Macédoniens date de cette
innovation, introduite, à ce que dit Athénée, par un mauvais citoyen
dont le nom s’est perdu dans le sobriquet flétrissant de _korsès_, qui
signifie _tondu_ ou _rasé_.... Réfléchissez à cet événement, peuples de
la terre, et gardez-vous bien de faire repasser vos rasoirs!!!

Oui, c’est un fait digne de la plus sérieuse considération, que la
barbe se montra constamment auprès du berceau des empires, et le rasoir
auprès de leur tombeau. L’histoire universelle, qui offre tant de
contradictions sur d’autres points, n’a jamais varié sur celui-ci. Je
pourrais en rapporter mille preuves irréfragables, mais il serait trop
long de les chercher au milieu des matières diverses qu’elle embrasse,
matières dont la totalité, suivant l’abbé Langlet, ne formerait pas
moins de trente mille volumes de mille pages chacun. Je prierai mes
bénévoles lecteurs de m’en croire sur parole, et je me bornerai à leur
citer l’exemple des Romains. Ce grand peuple portait la barbe lorsqu’il
expulsa les Tarquins, et l’on sait que, dans la suite, les sénateurs
aimèrent mieux se faire massacrer sur leurs chaises curules que de
la laisser profaner par les mains des Gaulois. L’attachement qu’elle
inspirait, accru par un trait si sublime, dura quatre siècles et demi.
Ce ne fut que vers l’an de Rome 454, que des barbiers pénétrèrent
dans cette ville, arrivés de Sicile, à la suite de Ticinus Ménas.
Des barbiers! quel cortége pour un consul! les ombres héroïques des
vieux Romains en frémirent d’indignation dans leurs sépulcres, mais
leurs enfants dégénérés applaudirent à la nouveauté insensée, et
livrèrent avec empressement l’honneur de leurs mentons au tranchant
du rasoir qui jusque-là n’avait été employé dans Rome qu’à couper un
caillou[15]. Cependant, afin de détourner le courroux des dieux barbus
de l’Olympe, qu’une telle conduite ne pouvait manquer d’irriter, ils
eurent soin de leur consacrer les poils abattus. Cet acte religieux
du dépôt de la barbe, _officium barbæ positæ_, fut renouvelé depuis
par tous ceux qui se firent raser pour la première fois, et chacun se
piqua d’y joindre autant de luxe et de magnificence que son rang le
lui permettait. Les historiens nous apprennent que Néron, en pareille
circonstance, monta les cent degrés du _clivus sacer_ (colline sacrée),
à l’instar d’un triomphateur, pour aller déposer au Capitole, sur
l’autel de Jupiter, les premiers poils de sa barbe, enfermés dans un
vase d’or orné de perles du plus grand prix. Espérait-on compenser
la perte de la barbe par un appareil pompeux? Il eût été bien plus
avantageux de la conserver au menton que de la faire figurer auprès des
dépouilles opimes. C’est ce que pensèrent plusieurs empereurs, et ils
s’efforcèrent de la rétablir. Les plus célèbres de ces réformateurs
furent Adrien et Julien, surtout ce dernier, qui signala son avénement
au trône en chassant mille barbiers du palais impérial, et qui accabla
les misopogons[16] des traits de la satire. L’empire alors brilla d’un
reflet de son antique splendeur; mais, hélas! ce n’était que l’éclat
d’un flambeau près de s’éteindre. Les misopogons et les barbiers
reparurent, et, peu de temps après, les soldats du Nord, qui portaient
de longues barbes, vinrent soumettre les Romains rasés.

  _Tantæ molis erat romanam_ radere _gentem!_

Les Francs, qu’on vit s’élever parmi ces conquérants et fonder une
monarchie qui ne tarda pas à dominer sur les autres, les Francs,
passionnés d’abord pour les seules moustaches, comprirent bientôt
que ce relief incomplet ne pouvait suffire à leur figure martiale.
Ils laissèrent croître leur barbe, et avec elle crût leur pouvoir.
Elle devint chez eux, aussi bien que la chevelure, un attribut
de la liberté, et il n’y eut presque point de relations sociales
ni d’affaires importantes où elle ne fut appelée à jouer un rôle.
S’agissait-il, par exemple, d’attacher à des contrats de vente
ou de donation un caractère spécial de validité, les vendeurs ou
les donateurs offraient trois ou quatre poils de leur barbe, qui
étaient insérés dans les sceaux des titres remis aux acquéreurs, ou
aux donataires. Voulait-on témoigner des égards ou de l’affection
à quelqu’un, s’engager à le protéger, le recevoir en adoption,
lui accorder une investiture; tous ces actes se confirmaient par
l’attouchement de la barbe, qui les rendait plus sacrés. Les traités
politiques même étaient sanctionnés par ce moyen. Aimoin rapporte que
Clovis, voulant conclure une alliance avec Alaric, roi des Visigoths,
lui envoya des ambassadeurs pour le prier de venir toucher sa barbe. On
croit que cet attouchement se fesait tantôt avec les mains et tantôt
avec des ciseaux; mais, en ce cas, le fer n’avait pas une action
destructive. Il ne tranchait que l’extrémité des poils pour leur donner
une forme régulière. Celui qui était chargé de cette opération, où l’on
retrouve quelques traits de ressemblance avec la cérémonie du dépôt
de la barbe alors en usage chez plusieurs peuples chrétiens, prenait
le titre et les obligations de parrain ou père adoptif. Il se fesait
suppléer quelquefois par un prêtre qui récitait des prières dont les
formules existent dans le Sacramentaire de saint Grégoire. Les poils
coupés étaient enveloppés dans de la cire sur laquelle on imprimait
l’image du Christ, et ils étaient remis ensuite au parrain qui les
déposait dans un lieu consacré, comme une dépouille vouée à Dieu. Cette
destination religieuse des rognures de la barbe était bien préférable
à celle que les Grecs, les Romains et les Lombards du même temps
donnaient à la barbe entière, en l’envoyant en présent, lorsqu’ils
voulaient offrir des gages précieux d’estime et de dévouement que Paul
Diacre appelle _les assurances d’une amitié inviolable_. Les Francs
tenaient trop à leur barbe pour en faire cadeau à un homme, quel qu’il
fût; d’ailleurs c’était pour eux une espèce d’infamie d’avoir la barbe
tout à fait coupée, et la peine la plus terrible que Dagobert put
infliger à Sadragrésil, duc d’Aquitaine, après l’avoir fait fustiger,
fut de ne pas lui laisser un poil au menton.

Il existait alors une indissoluble union entre le diadème et la barbe,
et l’on sait que la première formalité pour opérer la déchéance
des rois consistait à leur raser la tête et le visage. Charlemagne
eut grand soin d’ordonner, dans ses Capitulaires, qu’aucun de ses
descendants ne fût exposé à cet outrage régicide, et certes une telle
précaution était très digne du grand homme qui fesait trembler tout
l’Occident devant sa barbe, surtout lorsqu’il jurait _par sa barbe et
par saint Denis_. Les paladins qui, sous son règne, se signalèrent
par tant d’exploits, attachaient la plus grande gloire à conserver
intact le poil de leur menton, et à couper celui des mentons de
leurs adversaires. Un de ces paladins portait sur ses épaules, comme
un trophée, un manteau tissu de ce poil moissonné par son glaive;
un autre couchait sur un lit d’honneur dont les matelas en étaient
garnis, et cela était mille fois plus beau que de reposer sur des
lauriers. Mais on doutera peut-être de la vérité de ces deux traits,
parce qu’ils ne sont consignés que dans des livres de chevalerie. Et
quand même ils auraient été imaginés à plaisir, ce que je suis bien
loin de penser, ils serviraient du moins à prouver de quelle haute
considération la barbe jouissait en ces temps héroïques. Ses honneurs
et ses prérogatives se maintinrent jusqu’au douzième siècle. Il faut
dire pourtant que, dans cet intervalle, la manière de la porter subit
diverses modifications. Tantôt on la façonna en triangle, tantôt
en losange et tantôt en trapèze, selon les lois de la plus exacte
géométrie; quelquefois on l’arrangea de telle sorte que la face humaine
eut l’apparence de celle d’un bouc. On lui donna aussi la forme
d’un hérisson: dans ce dernier cas, elle était confondue avec les
moustaches et taillée pour faire une bordure circulaire à la bouche.
Enfin, on l’amoindrit considérablement, afin qu’elle échappât aux
bulles d’interdiction lancées contre elle par le pape Grégoire VII.
Cet implacable ennemi de toutes les puissances de la terre ne pouvait
ménager la barbe; mais devait-il être égaré par la haine qu’il lui
portait jusqu’à devenir l’imitateur du plus grand adversaire de la
papauté, de Photius, patriarche de Constantinople, qui s’était séparé
de l’Église romaine, et avait excommunié la barbe du pape Nicolas
I^{er}?[17] Quel étrange spectacle que celui d’un pontife prenant pour
modèle un eunuque schismatique! Cependant ses violentes persécutions
n’eurent pas tout leur effet. Les ecclésiastiques qui par état
renonçaient aux pompes du monde, furent les seuls qui se firent raser
entièrement. Un archevêque de Rouen trouva mauvais que les séculiers,
malgré les défenses de Grégoire, conservassent un privilége que n’avait
plus le clergé. Il fulmina des mandements contre ce reste de barbe et
ordonna de l’abolir sous peine d’excommunication. Les dévots obéirent;
les autres furent indignés: on se disputa, on s’arma des deux côtés, et
l’on vit naître une guerre civile de la barbe. Enfin, Louis VII, dit le
Jeune, docile aux volontés sacerdotales, se fit raser publiquement par
Pierre Lombard, évêque de Paris, malgré les représentations d’Éléonore,
sa femme, qui s’écria, dans son dépit, qu’elle avait cru épouser un
roi, et qu’elle n’avait épousé qu’un moine. Les courtisans, toujours
singes du prince, imitèrent Louis, et l’on n’aperçut plus que des
mentons pelés. C’est alors que commença à se former une corporation
de barbiers qui choisirent, dans la suite, saint Louis pour leur
patron, sans doute à cause de la faveur spéciale que ce monarque avait
accordée à son barbier Labrosse, indigne parvenu, qui fut pendu sous le
successeur de son maître.

Une des plus belles actions de Philippe de Valois fut de restaurer la
barbe. Sous son règne, on poussa le luxe jusqu’à la parfumer, à l’orner
de paillettes d’or et à la galonner, c’est-à-dire à y suspendre des
glands dorés nommés _galands_, ce qui, d’après certain étymologiste
dont je cite l’opinion sans l’adopter, pourrait bien avoir introduit le
terme de galanterie, car, dit-il, les dames se montraient jalouses de
caresser des barbes si bien arrangées. Ce noble usage cessa dans le
siècle suivant. Les barbiers redevinrent nombreux et puissants. On sait
la grande fortune d’Olivier-le-Daim, barbier de Louis XI; on sait aussi
comment il expia son élévation. Ce misérable fut pendu comme l’avait
été Labrosse, et tous les deux l’avaient bien mérité.

François I^{er}, qui aspirait à tous les genres de gloire, n’oublia pas
celle de la barbe, honteusement négligée après Philippe de Valois. Les
détracteurs de ce roi chevalier ont prétendu qu’il ne laissait croître
la sienne que pour regagner en poils ce qu’il avait perdu en cheveux,
depuis qu’un tison lancé d’une fenêtre par le capitaine de Lorge, comte
de Montgommery, lui avait endommagé le crâne; mais il est certain qu’il
agit ainsi par un autre motif. Il sentait toute la valeur de la barbe,
et, ce qui le prouve sans réplique, c’est qu’il fit vendre le droit de
la porter. Une ordonnance rendue par lui, en 1533, envoyait ramer sur
les galères les Bohémiens, les vilains, et tous ceux qui oseraient la
porter sans y être autorisés et sans payer la redevance imposée. Il est
vrai que la barbe dont il est question n’était pas une barbe roturière.
Elle était une prérogative du costume de cour, et elle équivalait à un
titre de noblesse.

Sous Henri IV, on vit paraître des barbes de toutes les espèces. Il y
en avait de façonnées en toupet, en éventail, en feuille d’artichaut,
en queue d’hirondelle. Mais aucune d’elles ne valait la barbe grise du
bon Béarnais _sur laquelle le vent de l’adversité avait soufflé_. O la
plus vénérable des barbes! maudite soit la langue qui ne proférera pas
tes louanges!

Quel dommage qu’un aussi grand roi que Louis XIV n’ait pas eu pour la
barbe les mêmes égards que pour la perruque! C’est un des plus grands
reproches qu’on puisse lui adresser.

Tel fut le sort de la barbe chez les principales nations. Il serait
trop long de raconter celui qu’elle éprouva chez les autres. Je dirai
cependant qu’aucun peuple n’eut jamais pour elle un plus grand amour
que les Espagnols et les Portugais. C’était une passion qui conservait
quelquefois sa force après le trépas. Je n’exagère point. Voici ce
que don Sébastien de Cobarruvias raconte à ce sujet: «Cid Rai-Dios,
gentilhomme castillan, étant mort, un juif, qui le haïssait, se glissa
furtivement dans la chambre où le corps reposait sur un lit de parade.
Il se mettait déjà en posture de lui tirer la barbe, lorsque le corps
se leva soudain, et dégaînant à moitié son épée qui se trouvait près de
lui, causa une telle frayeur au juif qu’il s’enfuit comme s’il eût eu
cinq cents diables à ses trousses. Le corps se remit ensuite sur le lit
comme auparavant.»

La barbe avait alors autant de prix que l’or et les diamants. Un moyen
sûr de se procurer de l’argent était d’emprunter sur sa barbe ou sur
ses moustaches, comme fit le grand Albukerque. Une telle hypothèque
offerte aux prêteurs les plus intraitables fesait sur eux l’effet d’un
talisman. Oh! pourquoi sa vertu n’est-elle plus la même aujourd’hui?
Ces maudits barbiers ont tout gâté. Ce sont eux sans doute qui, pour
engager tout le monde à se faire raser, ont inventé le dicton: _Prêter
sur la barbe d’un capucin_, c’est-à-dire _prêter sans garantie_;
mais les barbiers passeront, je l’espère, et la barbe restera. Déjà
son règne a recommencé parmi nous, et ce qui présage qu’il sera
glorieux, c’est qu’il a été ramené par la jeune France. Honneur à ces
incomparables jeunes gens qui ont si bien préludé à la restauration de
la barbe par la guerre contre les perruques! quelle gloire pour eux
d’être barbus dans un siècle où les barbons n’ont point de barbe!

Mais ce n’est point assez. La réforme qu’ils ont faite en appelle une
autre. Le costume actuel ne saurait convenir à la majesté de la barbe.
Ils doivent le supprimer. Puissent-ils adopter celui de ces héros
du moyen âge dont nous admirons les portraits dans ces précieuses
tapisseries qui décoraient jadis les lambris des palais des rois et des
châteaux des grands seigneurs! Oh! qu’il me tarde de voir luire ce jour
heureux où les habits étriqués des fashionables seront remplacés par
les magnifiques vêtements de Geoffroi le barbu et de Baudoin à la belle
barbe!


=BARBOUILLÉE.=—_Se moquer de la barbouillée._

Se dit d’une personne qui débite des choses absurdes et ridicules, qui
fait des propositions exagérées et extravagantes, ou d’une personne
qui, ayant bien fait ses affaires, se moque de tout ce qui peut arriver
et de tout ce qu’on peut dire et faire. C’est ainsi que cette locution
se trouve expliquée dans le _Dictionnaire de l’Académie_. J’ajouterai
qu’elle s’emploie aussi quelquefois pour signifier qu’on se moque
de ses créanciers, et que cette acception en désigne l’origine. La
_barbouillée_ signifie proprement la cédule, ordinairement barbouillée,
de l’huissier qui cite le débiteur en justice, ou le billet par lequel
le débiteur s’est engagé à payer.


=BARQUE.=—_A barque désespérée Dieu fait trouver le port._

Là où les secours humains sont inutiles, éclate la protection de Dieu.
Plus l’infortune est grande, disent les Allemands, plus Dieu est près,
_Je grosser die Noth deste naher Gott_.

Les Grecs et les Latins avaient ce proverbe: _Si Dieu le veut, tu
navigueras sur une claie._


=BARRES.=

Les barres sont un jeu de course entre certaines limites, «lequel,
dit Nicot, se joue par deux bandes, l’une front à front de l’autre,
en plaine campagne, saillants de leurs rangs les uns sur les autres,
file à file, pour tascher à se prendre prisonniers. Là où le premier
qui attaque l’escarmouche est sous les barres de celuy de la bande
opposite qui sort sur luy, et cestuy sous les barres de celuy qui de
l’autre part saut (s’élance) en campagne sur luy, et ainsi les uns
sur les autres, tant que les deux troupes soient entièrement meslées.
Ayant par advanture tel jeu prins tel nom, parce que telles bandes
estoient retenues de _barres_ ou _barrières_ qu’on leur ouvroit, quand
il estoit proclamé qu’on laissast aller les vaillants joueurs que les
Latins appellent _carceres_.» Ce jeu, qui est semblable à celui de la
_palestre_, chez les Grecs et les Romains, a donné lieu à plusieurs
expressions proverbiales.

_Jouer aux barres._

Se chercher sans se joindre, parce qu’au jeu de barres on poursuit ceux
qui fuient, et on fuit ceux qui poursuivent.

_Avoir barres sur quelqu’un._

Avoir quelque avantage sur lui; comme le joueur de barres sur ceux de
ses adversaires qui sont partis du camp avant lui.

_Ne faire que toucher barres._

Ne point s’arrêter dans un endroit; à l’exemple du coureur qui, rentré
au camp en repart aussitôt pour s’élancer à la poursuite de ceux devant
lesquels il fuyait.


=BASILIC.=—_Regard de basilic._

C’est une ancienne croyance populaire, encore existante chez les
paysans, que les vieux coqs pondent quelquefois un œuf qui éclot dans
le fumier et produit une espèce particulière de basilic, reptile
redoutable auquel on attribue le pouvoir de tuer par son seul regard
quiconque s’y trouve exposé, et de se tuer lui-même quand il se voit
dans une glace[18]. De là ces expressions proverbiales: _Lancer des
regards de basilic_, et _Faire des yeux de basilic à quelqu’un_;
c’est-à-dire des regards et des yeux enflammés de fureur qui
donneraient la mort, s’ils le pouvaient, à la personne contre laquelle
ils sont dirigés.

Les vieux coqs ne se mêlent pas de la procréation du basilic, et
le basilic n’a pas la puissance destructive qu’on lui suppose. Les
auteurs qui, dans un siècle d’ignorance, ont prétendu qu’il laissait
échapper de ses rayons visuels un poison meurtrier, ne méritent aucune
foi; ils ont extravagué, et Borel a extravagué plus qu’eux encore,
lorsqu’il a parlé dans ses Centuries d’un individu de sa connaissance
dont les regards avaient une maligné si pernicieuse, si terrible,
qu’ils fesaient périr les petits enfants, desséchaient les mamelles des
nourrices, les plantes et les fruits, corrodaient et perçaient toute
espèce de verres. Quel embarras n’aurait pas éprouvé cet homme-basilic,
s’il eût été obligé de porter des lunettes!


=BASQUE.=—_Courir comme un Basque._

Les Basques ont été toujours renommés pour leur agilité, et c’est parmi
eux que les grands seigneurs choisissaient autrefois leurs coureurs.

_Le tour du Basque._

On appelle ainsi le croc-en-jambe, parce que les Basques sont très
habiles à faire ce tour de lutte en portant rapidement un pied sur le
jarret d’un adversaire à qui ils appliquent en même temps un coup dans
l’estomac, ce qui le jette aussitôt à la renverse.


=BASSIN.=—_Cracher au bassin_ ou _au bassinet._

Contribuer malgré soi à quelque dépense.

On dit que cette locution est venue de ce qu’autrefois on se servait
d’un bassin au lieu d’une bourse pour faire la quête dans les
églises, ce qui se pratique encore dans quelques endroits; mais cette
explication ne donne pas la raison du mot _cracher_ employé dans le
sens de _donner de l’argent_. En voici une autre:

Dans un vieux _recueil de proverbes en figures au nombre de deux
cents_, dont quelques-unes représentent des circonstances de la vie
des gueux, on voit le roi de Gueuserie, nommé Guillot ou grand Coësre,
comme celui des bohémiens, présidant une assemblée publique de ses
sujets. Il est revêtu d’un ample manteau en loques; il a pour trône
le dos d’un coupeur de bourses sur lequel il est assis, pour sceptre
un bâton noueux fait en forme de béquille, et pour diadème un chapeau
entouré de coquillages. A ses pieds est un bassin de cuivre, et à
son côté une estrade du haut de laquelle son archi-suppôt debout lit
et explique une ordonnance qui oblige tous les gueux, excepté les
principaux officiers, à payer une contribution à laquelle ils sont
tenus. Chacun se prépare en rechignant à déposer dans le bassin sa
quote-part de la somme demandée; et c’est ce qui s’appelle en terme
d’argot _cracher au bassin_ ou _au bassinet_, pour marquer sans doute
qu’on éprouve autant de peine à tirer son argent de sa bourse qu’un
catarrheux en éprouve à expectorer ses mucosités.


=BASTILLE.=—_Plus d’argent que le roi n’en a dans sa Bastille._

  Prenez-moi ces abbés, ces fils de financiers
  Dont, depuis cinquante ans, les pères usuriers,
  Volant à toute main, ont mis dans leur famille
  _Plus d’argent que le roi n’en a dans sa Bastille_.

(REGNIER, sat. 13.)

  Autant d’argent que le feu roi
  En avait mis dans la Bastille. (MAYNARD.)

Ce roi est Henri IV. Son trésor, gardé à la Bastille, se composait en
1604 de sept millions d’or, et en 1610 de quinze millions huit cent
soixante-dix mille livres d’argent comptant serré dans les chambres
voûtées, coffres et caques, outre dix millions qu’on en avait tirés
pour bailler au trésorier de l’épargne. C’est textuellement ce que dit
Sully dans ses mémoires. Cette richesse, qui n’était point destinée aux
dépenses publiques, provenait de l’administration sage et économe de ce
ministre, qui probablement l’avait déposée à la Bastille, parce qu’il
était gouverneur de cette forteresse. Avant lui le trésor des rois de
France avait été placé successivement au Temple, au Louvre et dans une
tour de la cour du palais.

On trouve dans le roman de Gérard de Roussillon, une expression
proverbiale très analogue à celle qui vient d’être expliquée: _Il a
volé plus d’avoir qu’il n’y en a dans Pavie._ Allusion au trésor des
rois lombards qui était dans cette ville.


=BATEAU.=—_Arriver en trois bateaux._

Cette expression proverbiale et comique, qu’on emploie en parlant
d’une personne ou d’une chose dont on veut relever l’importance, est
une allusion à l’usage de faire escorter par des vaisseaux de guerre
un vaisseau de transport qui est richement chargé ou qui a quelque
passager illustre à son bord. Elle se trouve dans le chapitre 16 du
livre I de Rabelais, où il est parlé de la jument de Gargantua,
_amenée de Numidie en trois quarraques et ung brigantin_. Elle se
trouve aussi dans la fable de La Fontaine intitulée: _le Léopard et le
Singe qui gagnent de l’argent à la foire_. Le singe dit au public qu’il
harangue pour l’attirer à son spectacle:

        Votre serviteur Gille,
      Cousin et gendre de Bertrand,
      Singe du pape en son vivant,
    Tout fraîchement arrive en cette ville;
  _Arrive en trois bateaux_ exprès pour vous parler.

Le peuple dit aujourd’hui _Arriver en quatre bateaux_, dans une
acception de reproche, en parlant d’une personne qui affiche des
prétentions, se donne de grands airs, fait de l’embarras dans une
société où elle paraît.


=BÂTON.=—_Être réduit au bâton blanc._

On prétend que cette expression est un allusion à l’ancien usage
d’après lequel les soldats d’une garnison qui avait capitulé sortaient
de la place avec un bâton à la main, c’est-à-dire avec un bois de lance
dégarni de fer. Mais on se trompe certainement; car l’usage dont on
parle ne fut introduit que parce que le bâton dépouillé de son écorce
était un symbole de dénûment et de sujétion affecté particulièrement
aux suppliants et aux prisonniers. On sait qu’aux termes de la loi
salique, le meurtrier, obligé de quitter le pays lorsqu’il ne pouvait
payer la composition, sortait de sa maison, _en chemise, déceint,
déchaux et bâton en main_, _palo in manu_. Une disposition analogue
se trouve dans cette formule des archives de Bade: _Partir avec petit
bâton et du bien faire l’abandon_ (Grimm., 133). On voit dans _les
Antiquités d’Anvers_, par Gramaye, que les confrères de l’arc de la
ville de Welda se présentèrent devant les statues des saints avec des
baguettes blanches dans leurs mains en signe de dépendance. «Je ne
plains pas les garçons, dit Luther: un garçon vit partout, pourvu qu’il
sache travailler; mais le pauvre petit peuple des filles doit chercher
sa vie avec _un bâton blanc_ à la main.» (_Mém. de Luther_, par M.
Michelet, II, p. 160.)

C’est une coutume en Hollande, que les servantes qui sont sans place
courent les rues en portant des _bâtons blancs_.

_Le tour du bâton._

On appelle ainsi les profits casuels et souvent illicites d’un emploi.

Cette expression vient, suivant Borel, des deux mots _bas_ et _ton_,
parce que lorsqu’on veut faire un gain injuste on ne le dit qu’à voix
basse (_d’un bas ton_) à l’oreille des personnes qu’on met dans ses
intérêts. Lamonnoye la tire du petit bâton avec lequel les joueurs de
gobelets exécutent leurs tours de passe-passe. Moisant de Brieux pense
qu’elle fait allusion au bâton des maîtres d’hôtel. Elle peut tout
aussi bien faire allusion au bâton des huissiers, ou mieux encore au
bâton des juges suppléants qui, toutes les fois qu’ils étaient appelés
à remplacer les titulaires, dans le temps de la féodalité, grevaient
les plaideurs de quelque dépense surérogatoire. Les seigneurs les y
autorisaient pour se dispenser de les payer, et partageaient même avec
eux. C’est ce qui rendait la justice seigneuriale beaucoup plus chère
que la justice royale, et fesait dire que _Justice coute moult souvent
plus que ne vaut_.

_Faire sauter à quelqu’un le bâton._

L’obliger à faire quelque chose contre son gré.

Allusion à un amusement des bergers qui, faisant sortir le troupeau de
la bergerie ou l’y faisant rentrer, se placent sur la porte avec un
bâton élevé à une certaine hauteur, pour se donner le plaisir de le
faire sauter à leurs bêtes.—On dit aussi _Sauter le bâton_ dans le
même sens que _Franchir le pas_, franchir l’obstacle.

_Faire une chose à bâtons rompus._

On a regardé cette façon de parler comme une allusion aux exercices du
tournoi où les chevaliers, dans les joûtes de plaisir, se servaient
de lances mornées qui se nommaient _bâtons rompus_[19], tandis que
dans les joûtes sérieuses, ils fesaient usage de lances acérées,
deux manières de combattre qui différaient entre elles, comme
l’escrime et le duel. Mais une telle explication fausserait l’idée
qu’on attache à l’expression _Faire une chose à bâtons rompus_, qui
ne signifie point _faire une chose peu sérieusement et par manière
de jeu_, comme on l’imagine, mais bien, _faire une chose après de
fréquentes interruptions et à diverses reprises_. Cette expression est
une métaphore prise d’une batterie de tambour, qui consiste à faire
jouer les bâtons ou baguettes alternativement et par intervalle, ce
qui s’appelle _rompre les bâtons_. Elle est proprement le contraire
de _aller rondement_, autre métaphore prise aussi d’une batterie de
tambour qu’on nomme le _roulement_.


=BAUME.=—_Fleurer comme baume._

Exhaler une odeur agréable. On dit proverbialement et figurément, _Cela
fleure comme baume_, en parlant d’une affaire qui paraît bonne et
avantageuse.

_Donner du baume de Galaad._

S’apitoyer sur le malheur au lieu de le secourir; donner de l’eau
bénite de cour.

Cette expression est venue d’un vieux livre intitulé: _Le Baume de
Galaad_, qui fut fait pour la consolation des malheureux.—Le pays
de Galaad, en Judée, était la patrie du prophète Elie, dont les
paroles avaient la vertu de guérir les maux, _Cujus verba erant
medicina_; et il produisait tant d’essences balsamiques, qu’on disait
proverbialement, _Porter des parfums à Galaad_, dans le même sens que
_Porter du blé en Egypte, du safran en Cicile, des roses à Prestum, des
chouettes à Athènes, de l’eau à la mer_, etc.

Autrefois on appelait aussi _baume_, ce qu’on appelle aujourd’hui
_pot-de-vin_ ou _épingles_, c’est-à-dire le cadeau fait à la suite d’un
contrat. Dans le livre intitulé _Droits et coutumes de Champagne que le
roi Thiébaut établit_, on lit: «Une somme d’argent déboursée par forme
de _baulme_, à la suite du bail.» Cette signification du mot _baume_,
fesait ressortir par opposition celle de _baume de Galaad_.

Les Italiens nomment plaisamment l’égoïste dont la bienfaisance
ne consiste qu’en paroles; _Amico da stranuti_, _Ami pour les
éternuements_, parce qu’on ne peut tirer de lui qu’un _Dieu vous
bénisse_.


=BAVETTE.=—_Tailler des bavettes._

Babiller, bavarder.—Cette expression populaire est une espèce de
calembourg où le mot _bavette_, qui signifie la partie haute d’un
tablier destinée à couvrir la poitrine, se prend dans le sens de
_bavardage_ qu’il avait autrefois. Les femmes du peuple disent en se
séparant après une longue causerie: _Maintenant que nous avons taillé
des bavettes, il faut aller les coudre_; c’est-à-dire, maintenant que
nous avons bavardé, il faut aller travailler.


=BEAU.=—_Cela doit être beau, car je n’y comprends rien._

Ainsi s’exprime le bel esprit Desmazures, dans une comédie de
Destouches, et il ne fait que répéter ce que plusieurs philosophes ont
dit avant lui très sérieusement.

Le poëte Lucrèce (_De rerum naturâ_, lib. 1) parle en ces termes
d’Héraclite surnommé Skoteinòs, _le ténébreux_.

  _Clarus ob obscuram linguam magis inter inanes
  Quamde graves inter graios, qui vera requirunt.
  Omnia enim stolidi magis admirantur amantque
  Inversis quæ sub verbis latitantia cernunt._

(C’est par l’obscurité de son langage qu’il s’attira la vénération
des hommes superficiels, mais non pas des sages Grecs accoutumés à
réfléchir; car la stupidité n’admire et n’aime que les opinions cachées
sous des termes mystérieux.)

Montaigne, qui cite les vers de Lucrèce, fait les réflexions suivantes:
«La difficulté est une monnoie que les savants emploient comme les
joueurs de passe-passe, pour ne découvrir l’inanité de leur art, et de
laquelle l’humaine bêtise se paye aisément..... On voit Aristote à bon
escient se couvrir souvent d’obscurité si expresse et si inextricable,
qu’on n’y peut rien choisir de son avis. Non Aristote seulement, mais
la plupart des philosophes ont affecté la difficulté pour faire valoir
la vanité du sujet, et amuser la curiosité de notre esprit. Epicure a
évité la facilité» (c’est-à-dire d’être clair et facile à entendre).
(Ess., liv. II, chap. 12.)

Quintilien dit: «J’en ai vu plusieurs qui prenaient à tâche d’être
obscurs, et ce vice n’est pas nouveau; car je trouve dans Tite-Live
que, de son temps, il y avait un maître qui recommandait à ses
disciples de jeter de l’obscurité dans tous leurs discours: de là
cet éloge incomparable: _Cela est fort beau: je ne l’ai pas entendu
moi-même._»

Lycophron, poëte grec, dont le nom est devenu proverbialement
appellatif pour désigner un auteur inintelligible, affectait dans ses
vers une obscurité énigmatique, et il protestait publiquement qu’il
se pendrait s’il se trouvait quelqu’un qui pût entendre son poëme de
la _Prophétie de Cassandre_; en quoi il ne prenait pas un engagement
téméraire. Ce poëme, demeuré inexplicable jusqu’à ce jour, malgré tous
les efforts des grammairiens, des scoliastes et des commentateurs, a
été justement comparé à ces souterrains où l’air est si épais et si
étouffé, que les flambeaux qu’on y apporte s’y éteignent.

Hégel, philosophe allemand, mort en 1830, regardait la clarté comme une
qualité d’un ordre inférieur. Dans sa préface de l’Encyclopédie, il a
formellement énoncé cette pensée, qu’_un philosophe doit être obscur_,
et dans tous ses écrits il s’est très bien conformé à ce précepte.

Nous avons aujourd’hui bon nombre d’écrivains qui _croient passer pour
sublimes à force d’être obscurs_, et qui se figurent que le proverbe
doit tourner pour eux de l’ironie à l’éloge. Laissons-les se complaire
dans cette opinion; car si tout doit se compenser, comme le prétend M.
Azaïs, n’est-il pas juste que ces nouveaux Lycophrons prennent leur
obscurité pour le dernier terme du génie, lorsqu’on prend leur génie
pour le dernier terme de l’obscurité?


=BEC.=—_N’avoir que du bec._

_Bec_ pour _caquet_, se trouve dans Villon, Coquillart, Marot, etc.,
et dans plusieurs autres locutions proverbiales que je vais rapporter.

_Faire le bec à quelqu’un._

C’est le styler, lui faire la leçon, lui apprendre ce qu’il doit
répondre pour ne rien dire de compromettant dans une affaire.

_Prendre quelqu’un par le bec._

C’est prendre quelqu’un par ses paroles, l’amener à se couper dans son
discours, le faire tomber en contradiction.

On a remarqué qu’il n’y a pas dans la langue française de mot plus
ancien que le mot _bec_, qui se retrouve dans tous les dialectes
celtiques. Suétone (_In Vitell._, cap. 18) nous apprend que le
toulousain Antonius Primus, ami du poëte Martial et poëte lui-même,
dont la victoire valut l’empire à Vespasien, avait été surnommé BEC par
ses compatriotes.

_Les bègues sont ceux qui ont le plus de bec._

  _Balbutientes plus cæteris loquuntur._

Ceux qui parlent moins bien sont ceux qui parlent davantage. Il semble
qu’ils ne puissent énoncer une idée qu’en recourant à un nombre infini
de paroles, de même que les bègues ne parviennent à articuler un mot
qu’à force d’en répéter les syllabes. L’esprit des premiers et tout
juste comme la langue des seconds.

Ce proverbe s’emploie pour critiquer des prétentions ridicules et sans
fondement.

_Caquet-bon-bec, la poule à ma tante._

On appelle ainsi une cajoleuse, une enjoleuse.

M. de Walckenaer croit que l’expression vraiment comique de
_caquet-bon-bec_ est de l’invention de La Fontaine, qui dit en parlant
de la pie dans la fable 11 du livre XII;

  _Caquet-bon-bec_ alors de jaser au plus dru.

Mais il se trompe, puisque le dicton dont elle fait partie se trouve
dans _les Curiosités françaises d’Antoine Oudin_, recueil imprimé en
1640, c’est-à-dire 54 ans avant le douzième livre des fables, qui ne
parut qu’en 1694.

Ce dicton a fourni à M. de Junquières le titre d’un poëme badin qui est
d’une lecture agréable.

_Tenir quelqu’un le bec dans l’eau._

Le tenir dans l’incertitude, en différant de prendre une détermination
sur une affaire qui l’intéresse, l’amuser par de vaines espérances.
C’est comme si l’on disait _le tantaliser_, car cette expression
est évidemment une allusion au supplice de Tantale, que les poëtes
représentent plongé jusqu’au menton dans un étang dont l’eau, échappant
sans cesse à ses lèvres desséchées, l’empêche d’apaiser la soif
brûlante qui le dévore.

_Passer la plume par le bec à quelqu’un._

Le frustrer des espérances qu’on lui a données; le prendre pour dupe ou
pour jouet.

Cette façon de parler a sans doute été prise, dit Moisant de Brieux,
de ce qui se pratique à la campagne par les paysans, qui passent
effectivement une plume par le bec ou dans les narines des oies et
des canes, quand ils veulent les empêcher de couver. Cependant,
ajoute-t-il, _un grand homme_ croit qu’elle fait allusion à une
espiéglerie de clercs ou d’écoliers qui, pour faire pièce à un nouveau
venu, lui tirent la plume lorsqu’il la met à la bouche, et lui
barbouillent les lèvres d’encre. Voilà deux origines au lieu d’une, et
toutes deux sont probables. Mais quelle est celle qu’il faut préférer?
En vérité, je ne le sais, et je ne cherche pas à le savoir, car je ne
vois pas que ceux qui le savent aient un grand avantage sur ceux qui
l’ignorent. J’espère que mes lecteurs voudront bien penser comme moi.


=BÉCASSE.=—_La bécasse est bridée._

Locution métaphorique dont on se sert en parlant d’un sot qui se laisse
attraper, qui se laisse prendre à quelque piége, comme la bécasse au
lacet vulgairement appelé _bride_.

Le nom de bécasse s’emploie proverbialement dans plusieurs langues
comme synonyme d’imbécile, parce que cet oiseau est d’un instinct si
obtus et d’un naturel si stupide, qu’il ne sait éviter aucun piége.
Pour cette raison le vieux naturaliste Belon l’a qualifié de _moult
sotte bête_, et les habitants de la Barbarie, au rapport du docteur
Shaw, l’ont appelé _hammar el hadjel_, l’_âne des perdrix_.

_Sourd comme une bécasse._

Les bécasses se tiennent ordinairement tapies dans les grandes haies
et dans les taillis les plus épais; le bruit qu’on fait pour les en
chasser est presque toujours inutile. Elles ne partent guère que
lorsque le chien est près de les atteindre, et souvent même sous
les pieds du chasseur. C’est ce qui a fait croire à la surdité de
cet oiseau et a fait prendre cette prétendue surdité pour terme de
comparaison proverbiale.

_La lune des bécasses._

C’est ainsi que les chasseurs nomment la pleine lune de novembre, parce
que, pendant ce mois, qui est la principale époque du passage des
bécasses, elles se promènent par troupes, au clair de la lune, pour
chercher leur nourriture qu’elles ne trouvent pas si facilement au
grand jour, car le grand jour blesse leurs yeux. Ce qui, pour le dire
en passant, a donné lieu aux Espagnols de nommer cet oiseau _gallina
ciega_, _poule aveugle_.


=BÉGUINE.=—_C’est une béguine._

Les béguines étaient des religieuses dont les uns attribuent
l’institution à sainte Bègue, sœur de sainte Gertrude, et les autres
à saint Lambert Berggh, dit le Bègue, prêtre de l’église de Liège
au douzième siècle. Leur nom, qu’on fait dériver de celui de leur
fondatrice ou de celui de leur fondateur, vient peut-être du verbe
saxon _beggin_, _prier_. Louis IX les appela en France, où elles furent
établies dans un grand nombre de villes. Comme elles occupèrent à Paris
le couvent de _l’Ave-Maria_, elles y prirent, vers la fin du quinzième
siècle, le titre de _Cordelières de l’Ave-Maria_, que certains auteurs
ont prétendu leur avoir été donné parce qu’elles étaient habituées à
proférer ces deux mots de la salutation angélique aussi souvent que les
soldats en profèrent d’autres beaucoup moins religieux. Ces pieuses
filles, qui avaient réveillé le mysticisme en plusieurs contrées
de l’Europe, se relâchèrent de leur ferveur. L’histoire des ordres
monastiques dit qu’elles fesaient volontiers toute sorte de vœux,
excepté celui de ne pas se marier et de ne pas jouir des plaisirs
du monde. Alors un préjugé défavorable se forma sur leur compte, et
le discrédit dans lequel elles tombèrent donna lieu à l’expression
proverbiale qu’on emploie pour désigner une femme d’une dévotion
ridicule et même suspecte.

Observons que, du temps même de saint Louis, on désignait un dévot par
le terme de _béguin_, qui n’a pas conservé cette acception. La preuve
en est dans cette phrase de Joinville: «Quant le roy estoit en joye, si
me disoit: Séneschal, pourquoy preud’homme vaut mieux que _béguin_?»


=BÉJAUNE.=—_Montrer son béjaune._

On dit que _quelqu’un a montré son béjaune_, ou qu’_on lui a fait voir
son béjaune_, pour signifier qu’il a montré ou qu’on lui a fait voir
son inexpérience, son ineptie. _Béjaune_ est une altération de _bec
jaune_, terme de fauconnerie par lequel on désigne, en prenant la
partie pour le tout, un jeune oiseau qui n’est pas encore sorti du nid
et qui a réellement le bec jaune. Comme cet oiseau ne sait rien faire,
sa dénomination a été appliquée aux personnes novices et peu habiles.
Dans le _Roman de la Rose_, la vieille dit à Belaccueil:

  Si n’en savez quartier ne aulne,
  Car _vous avez le bec trop jaune_.

Les Allemands se servent d’une pareille métaphore; ils appellent un
niais, _Gelbschnabel_, _jaune-bec_.

Dans l’ancienne Université de Paris, les étudiants nouveaux venus et
les régents qui débutaient recevaient le nom de _béjaunes_, et ils
étaient soumis à payer un droit de bien-venue nommé aussi _le béjaune_,
dont l’intendance était déférée, dans les écoles de théologie, à un
individu qui prenait le titre d’_abbé des béjaunes_. Ce fonctionnaire
devait monter sur un âne, à la fête des Innocents, parcourir la ville
escorté de ses subordonnés, et faire sur eux certaines aspersions. On
rapporte qu’il fut condamné en 1476, par arrêt de la Faculté, à une
amende de _huit sols_, pour avoir mal rempli son office. On délivrait
des _lettres de béjaune_ aux clercs de la Bazoche, en attestation du
service qu’ils avaient fait chez les maîtres-procureurs, lorsqu’ils
voulaient eux-mêmes le devenir.


=BÉLÎTRE.=—_C’est un bélître._

C’est un misérable, un homme vil. Ce mot, qu’on croit formé du latin
_balatro_, qui signifie gueux, coquin, parasite, s’employait autrefois
pour mendiant, dans une acception qui n’avait rien de reprochable. Les
pèlerins de la confrérie de Saint-Jacques, à Pontoise, avaient pris
le titre de _Bélistres_, et les quatre ordres mendiants s’appelaient
_les quatre ordres de Bélistres_. Montaigne a donné un féminin au
mot bélître dans cette phrase remarquable (_Essais_, liv. III, chap.
10): «Desdaignons cette faim de renommée et d’honneur, basse et
_bélistresse_, qui nous le fait coquiner de toute sorte de gens par des
moyens abjects et à quelque prix que ce soit. C’est déshonneur d’estre
ainsi honoré.»


=BELLE.=—_Il l’a échappé belle._

Il a évité heureusement un danger ou un malheur. On s’étonne de l’usage
qui veut qu’on écrive ici au masculin le participe _échappé_, qu’il
faudrait écrire, dit-on, au féminin, parce qu’il se trouve précédé
d’un régime de ce genre indiqué par le mot _belle_. Cependant cet
usage ne viole pas la loi de l’accord, car le régime qu’on croit du
féminin est du masculin, et le mot _belle_ qu’on suppose adjectif de
ce régime n’est l’est point. _Il l’a échappé belle_ doit s’analyser
ainsi: _il l’a_ (le malheur) _échappé belle_, c’est-à-dire _d’une belle
manière_ ou _bellement_. Si le résultat de l’analyse était: _il l’a_
(la chose) _échappée belle_, c’est-à-dire _étant belle_, la locution
mentirait à la pensée, elle présenterait un sens différent de celui
qu’elle a, à moins qu’elle ne fût entendue ironiquement. Mais ce n’est
point de cette façon qu’il convient de l’entendre. Le mot _belle_ ne se
rapporte donc pas au régime du participe; il fait partie de l’adverbe
_bellement_, dont la terminaison _ment_, qui, comme on sait, signifie
_manière_, a été ellipsée, et sa fonction est de modifier le verbe. Les
auteurs de la langue romane usaient ordinairement de la même ellipse,
lorsqu’ils avaient à mettre des adverbes terminés en _ment_ à la suite
l’un de l’autre; ils n’en écrivaient qu’un seul dans son entier,
le premier ou le dernier, à leur choix. Ils disaient, par exemple:
_Il l’a échappé bellement et heureuse_, ou _Il l’a échappé belle et
heureusement_; et notre expression n’est sans doute qu’un démembrement
de la leur. Le grammairien Bescher pensait qu’elle pouvait être un
démembrement de cette autre: _Il l’a échappé bel et bien_, l’adverbe
_bel_ ayant été confondu par l’orthographe avec l’adjectif _belle_, à
cause de la ressemblance de prononciation.

Quoi qu’il en soit, on n’est pas fondé à penser que la règle de
l’accord du participe ait pu être méconnue dans la locution _Il l’a
échappé belle_, qui est née précisément à une époque où tout participe
s’accordait, qu’il fût suivi ou précédé de son complément direct.

_Les belles ne sont pas pour les beaux._

Les hommes les plus beaux ne sont pas les plus heureux en amour. Les
mères et les maris les redoutent et les observent; les femmes tendres
croient qu’ils s’aiment trop; les fières ne leur trouvent point assez
de soumission; celles qui craignent la médisance les jugent dangereux
pour leur réputation. Ils coûtent trop cher à celles qui paient; ils
ne donnent rien à celles qui se font payer: d’ailleurs ils n’ont point
ces craintes obligeantes d’être quittés qui flattent tant la vanité
féminine; au contraire, ils menacent de quitter eux-mêmes, et ils
reçoivent les faveurs comme des tributs mérités.

  _Fastus inest pulchris sequiturque superbia formam._

_Ce ne sont pas les plus belles qui font les grandes passions._

La raison de cette observation proverbiale est très bien développée
dans le passage suivant de Montesquieu (_Essai sur le goût_): «Il
y a quelquefois dans les personnes ou dans les choses un charme
invisible, une grâce naturelle qu’on n’a pu définir, et qu’on a été
forcé d’appeler _le je ne sais quoi_. Il me semble que c’est un
effet naturellement fondé sur la surprise. Nous sommes touchés de ce
qu’une personne nous plaît plus qu’elle ne nous a paru d’abord devoir
nous plaire, et nous sommes agréablement surpris de ce qu’elle a su
vaincre des défauts que les yeux nous montrent et que le cœur ne croit
plus. Voilà pourquoi les femmes laides ont très souvent des grâces et
qu’il est rare que les belles en aient; car une belle personne fait
ordinairement le contraire de ce que nous avions attendu; elle parvient
à nous paraître moins aimable; après nous avoir surpris en bien, elle
nous surprend en mal; mais l’impression du bien est ancienne, et celle
du mal est nouvelle. Aussi les belles personnes font-elles rarement
les grandes passions, presque toujours réservées à celles qui ont des
grâces, c’est-à-dire des agréments que nous n’attendions pas et que
nous n’avions pas sujet d’attendre.»


=BÉNÉDICITÉ.=—_Être du quatorzième bénédicité._

C’est être simple et idiot; mauvaise allusion à ces paroles,
_Benedicite omnes bestiæ et pecora domino_, qui forment le quatorzième
verset du cantique chanté par les trois jeunes Israélites, Misach,
Sydrac et Abdenago, dans la fournaise où Nabuchodonosor les avait fait
jeter pour les punir d’avoir refusé de se prosterner devant sa statue
qu’il avait exposée aux adorations de ses sujets, dans la campagne de
Dura près de Babylone.


=BÉNÉFICE.=—_Bénéfice à l’indigne est maléfice._

Si l’on avait, dit le comte de Maistre, des observations morales
comme on a des observations météorologiques, on verrait que les
envahissements de l’orgueil, les violations de la foi jurée, ou les
biens mal acquis sont autant d’anathèmes dont l’accomplissement est
inévitable sur les individus et sur les familles.

Le prophète Jérémie (ch. XXXI, v. 29.) a exprimé la même pensée dans
ces paroles passées en proverbe chez les Hébreux: _Patres comederunt
uvam acerbam et dentes filiorum obstrepuerunt._ _Les pères ont mangé le
verjus, et les dents de leurs fils en ont été agacées._

Saint Grégoire de Nazianze appelle le gain illicite _les arrhes du
malheur_, dans un beau vers grec traduit ainsi en latin:

  _Infortunii arrha certa quæstus est malus._

Les Romains disaient dans le même sens: _Aurum habere Tolosanum_,
_avoir de l’or de Toulouse_; proverbe dont nous nous servons également,
et dont voici l’origine: Il y avait autrefois à Toulouse, dans un
temple qui est devenu, dit-on, l’église de Saint-Sernin, un trésor de
cent mille livres pesant d’or, et de cent mille livres pesant d’argent,
suivant les écrivains qui ont le moins exagéré dans le calcul de cette
richesse. Ce trésor n’avait point de garde, parce que la croyance
générale était qu’il porterait malheur à ceux qui l’enlèveraient. Le
consul Servilius Cépion, étant entré dans la ville, qui s’était donnée
aux Romains pour échapper à la domination des Cimbres, se moqua d’un
pareil préjugé, et, n’écoutant que son avarice, il ordonna de piller
le temple. Ensuite, il fit partir le butin pour Marseille, d’où on
devait le transporter à Rome; mais il envoya secrètement des assassins
qui égorgèrent les conducteurs, et il se l’appropria par ce nouveau
crime. L’année suivante, sa folle témérité perdit l’armée et causa un
des plus épouvantables désastres qu’aient jamais essuyés les Romains.
Il fut destitué de son commandement, dépouillé de ses biens et exilé du
sénat. Tous les spoliateurs eurent également un sort misérable, qui fut
regardé comme un châtiment infligé par les dieux; et de là vint l’adage
de _l’or de Toulouse_, usité dans les Gaules pour signifier que les
larcins n’attirent sur leurs auteurs que des calamités.

B. Thomas à Villanova (de Villeneuve) rapporte un proverbe semblable,
souvent cité dans les écrits des Pères de l’Église: _De Jericho sibi
aliquid reservare_, _se réserver quelque chose du butin de Jéricho_. Ce
qui est fondé sur la punition d’Achan, lapidé, avec toute sa famille,
par ordre de Josué, pour s’être emparé d’un manteau d’écarlate, de deux
cents sicles d’argent et d’une règle d’or, à la prise de Jéricho.

_On ne peut avoir en même temps femme et bénéfice._

Il y avait autrefois des bénéfices que, durant certains mois, les
collecteurs, patrons laïques, étaient obligés de conférer aux gradués
de l’Université. Mais ces gradués ne pouvaient y être nommés
lorsqu’ils étaient mariés. De là ce proverbe, dont le sens est qu’on ne
peut cumuler deux avantages.

_Les chevaux courent les bénéfices et les ânes les attrapent._

On n’accorde pas toujours les places ou les grâces à ceux qui les
méritent.

Ce proverbe fut originairement, dit-on, un mot de Louis XII. Ce roi
voulut désigner sous le nom _d’ânes_, par une espèce de calembourg,
certains seigneurs ignorants qui couraient à franc-étrier pour aller
solliciter quelque bénéfice vacant, et qui l’obtenaient d’ordinaire,
parce qu’ils arrivaient les premiers, grâce à leurs chevaux.

Les Espagnols disent dans le même sens: _Le plus mauvais pourceau mange
le meilleur gland._


=BÉNITIER.=—_Pisser au bénitier._

C’est braver le respect humain, faire quelque grande sottise et même
quelque action criminelle d’une manière éclatante, pour faire parler de
soi.

  A faux titre insolents et sans fruit hasardeux
  _Pissent au bénestier_, afin qu’on parle d’eux. (REGNIER.)

Les Grecs avaient une expression non moins énergique: ἑν πυθἰου
κἑϚαι (_In Pythii templo cacare_). Cette expression, par laquelle
ils indiquaient quelque chose d’impie et de dangereux, était venue,
dit Érasme, de ce que le tyran Pisistrate avait défendu de faire des
ordures contre le temple d’Apollon Pythien, et avait impitoyablement
puni de mort un étranger en contravention à la défense.

_S’agiter comme un diable au fond d’un bénitier._

Cette comparaison proverbiale est fondée sur l’ancienne coutume
d’exorciser les possédés et les sorciers en les plongeant la tête la
première dans une cuve remplie d’eau bénite. Une vieille chronique,
dans laquelle il est parlé de ces immersions singulières, offre une
peinture curieuse du dépit du démon ainsi condamné au baptême, et des
moyens dont il usait pour s’y soustraire. En voici un passage propre à
égayer les lecteurs: _Coactus dæmon per posteriora egredi talem dedit
crepitum ut omne dolium a compage suâ solveretur._ «Le diable, forcé
de s’évader par les voies inférieures, fit entendre une détonation
si forte, que les douves de la cuve volèrent dispersées de côté et
d’autre.»


  =BERCEAU.=—_Ce qu’on apprend au berceau
            Dure jusqu’au tombeau._

Ce proverbe, qui fait sentir toute l’importance de la première
éducation, en rappelant que les impressions et les leçons reçues dans
l’enfance sont ineffaçables, s’exprimait autrefois de cette manière:
_Ce qui s’apprend au ber dure jusqu’au ver._

Les Espagnols disent: _Lo que en la leche se mama en la mortaja se
derrama._ _Ce qu’on suce avec le lait au suaire se répand._


=BERLOQUE.=—_Battre la berloque._

La berloque ou breloque est une batterie de tambour par laquelle on
annonce aux soldats le moment de nettoyer la caserne ou d’aller aux
distributions. Comme cette batterie semble être sans règle et sans
suite, on a dit proverbialement, _Battre la berloque_ ou _la breloque_,
dans le sens de divaguer, déraisonner.


=BERTHE.=—_Au temps où Berthe filait._

C’est-à-dire au bon vieux temps. En ce temps-là le fuseau et la
quenouille formaient le symbole de la mère de famille, et les femmes
du premier rang s’occupaient à filer comme les humbles ménagères.
Tanaquil, épouse de Tarquin l’ancien, était devenue célèbre chez les
Romains par son zèle dans l’accomplissement de ce soin domestique. Chez
les Francs, il en fut de même de Berthe, épouse de Pépin et mère de
Charlemagne.

  Dans le palais comme sous la chaumière,
  Pour revêtir le pauvre et l’orphelin,
  Berthe filait et le chanvre et le lin:
  On la nomma _Berthe la filandière_.

Ces vers sont extraits d’un épisode du chant IX du poëme de
_Charlemagne_ par Millevoye, qui a emprunté cet épisode d’Adenès,
trouvère du douzième siècle, auteur du roman en vers de _Berthe au
grand pied_, dont M. Paulin Paris a donné une excellente édition.

Les Provençaux disent: _Au temps où Marthe filait._ Ce qui place le
bon vieux temps à l’origine du christianisme; car il s’agit ici de
cette Marthe qui, suivant une tradition populaire, ayant été chassée
de Jérusalem et exposée sur un vaisseau sans voiles et sans avirons,
avec son frère Lazare, sa sœur Marie Magdelène et quelques disciples
du Sauveur, aborda miraculeusement sur les côtes de Provence, où
elle prêcha la foi et sanctifia par une pénitence exemplaire, dans
la grotte nommée _Sainte-Baume_, la fin d’une vie dont elle avait
passé la première moitié au milieu des plaisirs, dans son château de
Béthanie.—L’expression des Provençaux n’est pas toujours employée dans
le même sens que la nôtre; on s’en sert souvent pour rappeler un temps
d’opulence, de prospérité, de vigueur, dont on a joui, pour marquer et
pour regretter les honneurs passés.

Je dirai pour les lecteurs qui aiment les étymologies des noms propres,
que celui de _Berthe_, en francique ou en théotisque, signifie
_brillante_, _splendide_, et que celui de _Marthe_, en hébreu, signifie
_maîtresse_.


=BÊTE.=—_Prendre du poil de la bête._

C’est chercher le remède dans la chose même qui a causé le mal, comme
font les buveurs qui dissipent le malaise que leur a laissé l’ivresse
de la veille par l’ivresse du lendemain.

Cette expression est fondée sur la croyance populaire que le poil de
certains animaux, appliqué sur la morsure qu’ils ont faite, en opère la
guérison. _Del can che morde il pelo sana_, dit le proverbe italien:
_Du chien qui mordit le poil guérit._

Pline rapporte (liv. XXIX, ch. 5) qu’à Rome on croyait guérir ou
préserver de l’hydrophobie un homme mordu par un chien, en faisant
entrer dans la plaie de la cendre des poils de la queue de cet animal.

_Porter sa bête dans sa figure._

Expression fondée sur l’opinion de quelques physionomistes qui
enseignent qu’il existe des rapports frappants de ressemblance entre
la tête de certains animaux et celle de certains hommes. Le napolitain
J.-B. Porta, qui le premier a donné des développements à cette opinion,
dans son _Traité de la physionomie_, soutenait que la figure du divin
Platon, telle qu’elle est représentée sur des médailles antiques, a son
parfait analogue dans un chien braque. Le peintre Lebrun, séduit par le
système de Porta, chercha à l’accréditer, et il composa une collection
de dessins comparés qui offrent les analogies les plus curieuses; il
y joignit même un texte qui s’est perdu, et auquel son élève Nivelon
a tâché de suppléer par des interprétations. Les idées de Lebrun,
répandues dans le monde, y occupèrent tant les esprits, qu’il ne fut
plus question que d’elles. On ne pouvait paraître dans un cercle sans
se soumettre à l’inspection des curieux et s’entendre demander: _Quelle
bête portez-vous dans votre figure?_ Et c’est alors que naquit cette
expression suffisamment expliquée par ce qu’on vient de lire.

La ressemblance que Lebrun prétendait trouver au physique entre les
hommes et les animaux, Diderot a prétendu la trouver au moral. Il a
dit, en parlant de la variété de la raison humaine, qu’elle correspond
seule à toute la diversité de l’instinct des animaux. «De là vient,
ajoute-t-il, que, sous la forme bipède de l’homme, il n’y a aucune bête
innocente ou malfaisante dans l’air, au fond des forêts, dans les eaux,
que vous ne puissiez reconnaître. Il y a l’homme-loup, l’homme-tigre,
l’homme-renard, l’homme-pourceau, l’homme-mouton (et celui-ci est le
plus commun), l’homme-anguille, l’homme-serpent, l’homme-brochet,
l’homme-corbeau, etc. Rien de plus rare qu’un homme qui soit homme de
toute pièce. Aucun de nous qui ne tienne un peu de son analogue animal.»

_Morte la bête, mort le venin._

Un ennemi mort n’est plus en état de nuire.

Le duc d’Orléans régent fit de ce proverbe une application qui prouve
qu’il avait fort peu d’affection pour le cardinal Dubois dont il
subissait si complètement l’influence. A la mort de ce ministre, qui
l’avait forcé de rompre ses liaisons avec le comte de Nocé, le chef des
roués, il écrivit au favori disgracié: «Reviens, mon cher Nocé. _Morte
la bête, mort le venin._ Je t’attends ce soir à souper.»

_Au temps où les bêtes parlaient._

Rabelais prétend qu’il n’y a que trois jours, et l’on peut, si l’on
veut, abréger encore l’intervalle.

Cette expression, dont on se sert pour faire une facile épigramme ou
pour signifier le temps jadis, n’est point venue, comme on pourrait le
croire, des fictions de l’apologue qui attribue à tous les animaux la
faculté de parler. Elle est fondée sur une observation philosophique
d’un très grand sens, et elle désigne proprement l’époque primitive où
les hommes, vivant dans les bois, ignoraient l’art sublime de fixer
la parole par le moyen des signes, n’avaient par conséquent qu’une
intelligence bornée peu différente de l’instinct des bêtes, n’étaient
en un mot que des bêtes parlantes.


=BIEN.=—_Bien perdu, bien connu._

On ne connaît le véritable prix des choses que lorsqu’on ne les possède
plus. Ce proverbe est tiré des deux vers suivants de Plaute (Comédie
_des Captifs_, acte I, scène 2):

  .......... _Nostra intelligimus bona,
  Cum quæ in potestate habuimus, ea amisimus._

C’est après avoir perdu les biens dont nous jouissions que nous sentons
ce qu’ils valent.

_Il ne faut attendre son bien que de soi-même._

Le quatrain suivant, de je ne sais quel auteur, explique très bien ce
proverbe:

  Je ne puis me plaindre de rien,
  Chacun prend part à ma disgrâce;
  Tout le monde me veut du bien,
  Et j’attends toujours qu’on m’en fasse.

_Il ne faut pas délibérer pour faire le bien._

Parce qu’en délibérant on perd souvent l’occasion de faire le bien:
_Deliberando sæpe boni perit occasio._

Ce proverbe n’est pas d’une vérité absolue. Il est besoin quelquefois
de délibérer pour faire le bien, car le bien peut être suivi du
mal.—Le père Jouvency a dit dans une scène qu’il a ajoutée au
_Phormion_ de Térence: _Benefacta male collocata malefacta existimo._
_Je pense que les bienfaits mal placés sont de mauvaises actions._

_Bien vient à mieux, et mieux à mal._

On dit aussi: _Le bouton devient rose, et la rose gratte-cul._

Il a dans les choses de ce monde une progression ascendante et une
progression descendante auxquelles les vertus mêmes sont soumises.
Semblables aux anges que le patriarche aperçut en songe, elles ont une
échelle double par laquelle elles montent d’un côté jusqu’au ciel et
redescendent de l’autre sur la terre.

_Le bien lui vient en dormant._

Se dit d’une personne qui devient riche sans rien faire.

On prétend que ce proverbe fut inventé par Louis XI qui, ayant trouvé
un prêtre endormi dans un confessional, dit aux seigneurs de sa suite:
«Afin que cet ecclésiastique puisse un jour se vanter que le bien lui
est venu en dormant, je lui donne le premier bénéfice vacant.» Mais
ce proverbe était en usage chez les anciens; il se trouve dans les
apophthegmes de Plutarque et dans la phrase suivante de la dernière
_Verrine_ de Cicéron: _Non idem mihi licet quod iis qui nobili
genere nati sunt, quibus omnia populi romani beneficia dormientibus
deferuntur._ _Je n’ai pas le même privilége que ces nobles, à qui
toutes les faveurs du peuple romain viennent en dormant._ C’est une
allusion aux pêcheurs dont les nasses restant la nuit dans la rivière,
se remplissent de poissons pendant qu’ils dorment.

Élien (liv. II, chap. 10) rapporte que Timothée eut un bonheur si rare
dans tous les siéges qu’il entreprit, qu’on imagina de le peindre
endormi, ayant à la main un filet où la fortune poussait les villes. On
ne sait si c’est la flatterie ou l’envie qui avait suggéré l’idée de ce
tableau.

_On trouve plutôt le mal que le bien._

On cherche le bien sans le trouver, disait Démocrite; on trouve le mal
sans le chercher.

_Il faut faire le bien pour lui-même._

C’est une maxime de Confucius, passée en proverbe, pour signifier que
le bien ne doit pas être fait en vue de quelque récompense, mais qu’il
doit être une œuvre désintéressée et toute du cœur.


=BIENFAIT.=—_Rien ne vieillit plus vite qu’un bienfait._

Rien ne s’oublie plus vite qu’un bienfait. Je ne sais si c’est
Isocrate ou Aristote qui a dit le premier le mot suivant, attribué à
l’un et à l’autre: «On n’a jamais vu de bienfait parvenir à l’extrême
vieillesse.»—Le poëte Stésichore a fait sur le même sujet un beau vers
dont voici la traduction:

  Le bienfait disparaît avec le bienfaiteur.

_Un bienfait n’est jamais perdu._

Un bienfait porte intérêt dans un cœur reconnaissant, et si celui qui
l’a reçu l’oublie, Dieu s’en souvient et en tient compte à son auteur.
Voici un apologue très original qui semble avoir été fait exprès pour
graver ce proverbe dans la mémoire.

Dieu dit un jour à ses saints de se tenir prêts à fêter l’arrivée
d’un nouvel élu avec tous les honneurs du cérémonial observé dans la
cour céleste à l’égard d’un petit nombre de rois admis à l’éternelle
béatitude; et les saints se hâtèrent de courir à l’entrée du Paradis,
afin de recevoir de leur mieux un hôte si important et si rare. Ils
pensaient que ce devait être un grand monarque qui venait d’expirer;
mais, au lieu du personnage qu’ils attendaient, ils ne virent arriver
qu’un pied, un pied en chair et en os, détaché du corps dont il avait
fait partie. Il était surmonté d’une riche couronne, et il s’avançait
fièrement au milieu d’eux en passant entre leurs jambes. Saisis
d’étonnement à la vue de ce phénomène, ils s’en demandaient l’un à
l’autre l’explication, et personne ne pouvait la donner. En ce moment
apparut au-dessus de leurs têtes l’archange Gabriel qui s’envolait à
tire-d’aile vers notre globe. Ils l’interrogèrent, et il leur repondit:
Le pied couronné que vous voyez est celui d’un roi. Ce roi, allant un
jour à la chasse, aperçut un chameau qui était attaché à un arbre et
qui s’efforçait d’allonger le cou vers un baquet plein d’eau placé hors
de sa portée. Le prince compatit à la peine de l’animal et rapprocha de
lui le baquet avec le pied, afin qu’il pût s’y désaltérer. C’est pour
cette bonne action, la seule qu’il ait faite dans sa vie, que son pied
est venu à Dieu, tandis que le reste de son corps est allé au diable.
Le Très-Haut m’envoie publier cette nouvelle sur la terre, pour que les
hommes se souviennent _qu’un bienfait n’est jamais perdu_.

_On s’attache par ses bienfaits._

C’est une bonté de la nature, dit Chamfort; il est juste que la
récompense de bien faire soit d’aimer.


=BIGOT.=

Lorsque Rollon reçut de Charles-le-Simple l’investiture de la Normandie
dont il fut le premier duc, on lui représenta que, dans cette
cérémonie, il devait rendre hommage au roi son suzerain en lui baisant
les pieds. Le fier Danois répondit qu’il ne baiserait jamais les pieds
de qui que ce fût. Pour ne pas rompre le traité, on consentit qu’un de
ses officiers s’acquittât en son nom de ce devoir; mais celui-ci prit
le pied de Charles pour le porter à sa bouche, et le leva si haut, que
le prince fut jeté à la renverse. D’anciens auteurs rapportent que
Rollon, en protestant qu’il ne baiserait pas les pieds du roi, s’écria
dans sa langue: _Nese by Goth!_ _non par Dieu!_ et que de là vient
le nom de _bigot_, qu’on appliqua d’abord aux Normands qui juraient
souvent de la sorte, et ensuite aux dévots outrés et superstitieux
ainsi qu’aux faux dévots.


=BILLET.=—_Billet à La Châtre._

Le marquis de La Châtre était depuis quelques jours l’amant heureux de
Ninon de Lenclos, lorsqu’il reçut l’ordre de se rendre à l’armée. Une
séparation, en pareil cas, est une chose bien cruelle. La Châtre ne put
penser à la sienne qu’avec une extrême terreur, car il pressentait
le tort que devait lui faire l’absence auprès d’une belle habituée à
regarder l’amour comme une sensation et non comme un sentiment. Pour se
rassurer l’esprit, il chercha une garantie contre l’inconstance de sa
maîtresse. Il exigea d’elle qu’elle s’engageât par écrit à lui rester
fidèle... Ninon eut beau lui représenter l’extravagance d’un pareil
acte; obligée de céder pour se soustraire à d’incessantes importunités,
elle lui signa un fameux billet où elle fesait de tous les serments
celui qu’elle était le moins en état de tenir, le serment de n’en
jamais aimer d’autre que lui. Mais elle ne se crut pas liée un seul
instant par un engagement si téméraire; et dans le moment même où elle
manquait à la foi jurée de la manière la moins équivoque, elle s’écria
plusieurs fois: _Ah! le bon billet qu’a La Châtre!_ Saillie plaisante
qui est devenue proverbe, pour signifier une assurance peu solide sur
laquelle il ne faut pas compter.


=BISCORNU.=—_Raisonnement biscornu._

C’est un mauvais dilemme, et par extension, un raisonnement faux,
baroque.—On sait que le dilemme est une espèce de syllogisme composé
de deux propositions contraires entre lesquelles il n’y a point de
milieu, et dont on laisse le choix à un adversaire, pour tirer contre
lui de celle qu’il choisira une conséquence sans réplique. Il faut
donc rigoureusement que ce syllogisme ne soit pas susceptible d’être
rétorqué par la personne à qui on l’oppose, car en établissant ainsi le
pour et le contre il n’aurait aucune valeur. Or, comme dans l’ancienne
école on nommait _argument cornu_, à cause de sa force, un bon dilemme
qui ne donnait absolument raison qu’à l’un des deux argumentateurs,
on nomma aussi _argument_ ou _raisonnement biscornu_, c’est-à-dire
doublement cornu, un mauvais dilemme qui pouvait tour à tour servir
d’arme à l’un et à l’autre. On peut voir un exemple curieux de cette
manière d’argumenter également favorable à l’attaque et à la défense
dans l’article consacré au proverbe, _De mauvais corbeau mauvais œuf_.


=BISCUIT.=—_S’embarquer sans biscuit._

Tenter une entreprise sans avoir pris les précautions qu’elle exige.
Métaphore empruntée des marins, qui ne s’embarquent jamais qu’après
s’être munis de la quantité de biscuit dont ils ont besoin pour la
traversée.


=BISQUE.=—_Prendre bien sa bisque._

Certains étymologistes pensent que cette locution signifie se _mettre
en mesure_, et qu’elle fait allusion à la bisque, ou pique de
_Biscaye_, que les régiments d’infanterie employaient pour tenir contre
la cavalerie, et que les colonels de ces régiments portaient encore du
temps de Charles IX, lorsqu’ils marchaient à leur tête. Mais _Prendre
bien sa bisque_ se dit généralement dans le sens de profiter habilement
de quelque avantage, et c’est une métaphore prise du jeu de paume, où
l’on appelle _bisque_ un avantage de quinze points qu’un joueur reçoit
d’un autre, et qu’il compte en tel endroit de la partie qu’il veut.

_Donner quinze et bisque à quelqu’un._

C’est avoir sur quelqu’un une si grande supériorité, qu’elle permet de
lui faire un double avantage.


=BISSESTRE.=—_Porter bissestre._

_Bissestre_ ou _bissêtre_ se dit pour malheur, comme dans ces vers de
Molière (_l’Étourdi_, acte V, sc. 7):

  Il va nous faire encor quelque nouveau _bissêtre_.

C’est une altération de _bissexte_, qui s’est employé dans le même
sens, parce que le _bissexte_, ou le jour qu’on ajoute au mois de
février dans les années bissextiles, était autrefois réputé malheureux,
par une superstition que nos aïeux avaient reçue des Romains. Voici
l’origine de ce mot.

Lorsque le calendrier fut réformé à Rome, quarante-six ans avant l’ère
chrétienne, par les soins de Jules César, alors souverain pontife, on
calcula que l’année était composée de trois cent soixante-cinq jours,
plus six heures, et l’on décida que ces heures annuellement répétées
ne seraient employées qu’après qu’elles auraient formé un jour entier.
Or, le quantième assigné à ce jour, qui devait revenir tous les quatre
ans, fut le 24 février, que l’on compta double en ce cas; et comme
le 24 février était appelé, chez les Romains, _sextus ante calendas
martii_, _le sixième avant les calendes de mars_, il joignit à cette
dénomination celle de _bis-sextus_, _deux fois sixième_ ou _bissexte_.


=BLANC.=—_Il n’est pas blanc._

C’est-à-dire, il est dans une situation fâcheuse, embarrassante,
dangereuse.

Les Latins disaient, d’après les Grecs: _Quem fortuna nigrum pinxerit
hunc non universum ævum candidum reddere poterit._ _Celui que la
fortune a peint en noir ne sera jamais blanc._ Ce proverbe, qui,
suivant Erasme, est une allusion à la coutume de marquer les suffrages
par des pierres noires et par des pierres blanches, a probablement
donné lieu à notre dicton.

Les Turcs se servent d’une expression analogue. Ils disent, dans un
sens de louange: _Avoir un visage blanc_, et dans un sens de reproche:
_Avoir un visage noir_. Le dervis qui consacra la nouvelle milice
des janissaires (_yenni cheri_ ou _nouveaux soldats_), leur donna
sa bénédiction en ces termes: «Puisse votre valeur être toujours
brillante, votre épée tranchante et votre bras victorieux! puisse votre
lance être toujours suspendue sur la tête de vos ennemis, et, quelque
part que vous alliez, puissiez-vous en revenir _avec un visage blanc_!»


=BLANQUE.=—_Hasard à la blanque._

La _blanque_ était une espèce de jeu de hasard en forme de loterie
qui avait été importé d’Italie, où on l’appelait _bianca_ (blanche),
sous-entendant _carta_, parce que les billets blancs, qui ne fesaient
gagner personne, sortaient de l’urne en nombre beaucoup plus
considérable que les billets noirs ou écrits qui apportaient quelque
lot. De là l’expression, _Hasard à la blanque_, pour signifier à tout
hasard, qu’il en arrive ce qu’il pourra. De là aussi, cette autre
expression, _Trouver blanque_, c’est-à-dire, ne trouver rien, être déçu
dans son attente.

  Est-il un financier noble depuis un mois
  Qui n’ait son dîner sûr chez madame Guerbois?
  Et que de vieux barons pour le leur trouvent blanque!

  (BOURSAULT, _les Mots à la mode_, sc. 8.)

_Blanque_ a été employé encore populairement, dans une acception
adverbiale qui équivaut à inutilement, sans effet, sans succès. _Il
fera cela blanque. Si vous y comptez...blanque._ Et c’est probablement
cette espèce d’adverbe qui se trouve altéré dans la locution _Faire
chou blanc_, dont le peuple se sert en parlant, au propre, d’une arme à
feu qui rate, et, au figuré, d’une entreprise qui avorte. Le mot _chou_
est une onomatopée du bruit de la détente ou de l’amorce, et le mot
_blanc_, pour _blanque_, exprime que ce bruit est en pure perte.


=BLOIS.=—_Toutes les femmes de Blois sont rousses et acariâtres._

Un voyageur anglais, passant à Blois, écrivit sur son album que
toutes les femmes de cette ville étaient rousses et acariâtres; et
sur quoi avait-il ainsi condamné tout le sexe blaisois? il n’avait
vu que la maîtresse de son auberge. De là ce dicton dont on se
sert en plaisantant pour réfuter une personne qui veut conclure du
particulier au général, et imputer à tous des défauts ou des vices qui
n’appartiennent qu’à un individu ou à très peu d’individus.

Il y a des gens qui révoquent en doute cette anecdote, et qui veulent
trouver quelque rapport entre ce dicton et le vieux sobriquet de
_Chèvres de Blois_, appliqué aux dames de cette ville. (_Voy._ ce
sobriquet.)


=BŒUF.=—_Promener comme le bœuf gras._

Cette comparaison s’applique à une demoiselle que ses parents
conduisent affublée de toutes les parures de la mode aux promenades,
aux spectacles et aux bals, dans l’espoir qu’elle y trouvera des
épouseurs.

La promenade du bœuf gras, semblable à la procession du bœuf Apis en
Égypte, reproduit une cérémonie du culte astronomique qui était en
usage chez les Gaulois, comme le prouvent les célèbres bas-reliefs
trouvés en 1711 au-dessous du chœur de Notre-Dame de Paris, dans
lesquels le taureau Kymrique, est figuré revêtu d’un ornement en forme
d’étole qui représente le zodiaque, et surmonté de trois grues qui sont
le symbole de la lune.


=BOHÈME.=—_Vivre comme un Bohème._

Se dit d’un homme qui est toujours errant, qui n’a ni feu ni lieu. On
dit aussi: _C’est une maison de Bohème_, en parlant d’une maison où il
n’y a ni ordre ni règle.

Ces façons de parler font allusion à ces aventuriers basanés qui
courent les pays en exerçant la chiromancie, et qui ressemblent
trait pour trait aux ambubaies d’Horace. Le nom de _Bohèmes_ ou de
_Bohémiens_ leur a été donné parce que les premiers qui parurent en
Europe étaient porteurs de passeports que Sigismond, roi de Bohème,
leur fit délivrer, en 1417, pour débarrasser d’eux son royaume. Ils
étaient, dit-on, originaires de l’Égypte, d’où les Mameluks les avaient
chassés, et c’est à cause de cela qu’ils ont été également appelés
_Égyptiens_.

Le nom de _Bohèmes_ peut être dérivé aussi du vieux mot français
_boem_, auquel certains glossateurs attribuent la signification de
voleur; et certains autres celle d’ensorceleur.—Les _Bohèmes_ ou
_Gougots_ ont toujours été accusés de vol et de sortilége.


=BOIRE.=—_Boire à la santé de quelqu’un._

Cette expression, en usage dans toute l’Europe, n’a pas besoin d’être
expliquée. La coutume d’où elle est venue, ou la philotésie, remonte
à la plus haute antiquité. Les Égyptiens, les Assyriens, les Hébreux
et les Perses se plaisaient à l’observer. Chez les Grecs et chez
les Romains, c’était une cérémonie consacrée par la religion, par
l’amitié, par la reconnaissance, par l’estime, par l’admiration, etc.,
en l’honneur des dieux, des personnes chéries, des magistrats, des
hommes célèbres et des événements glorieux; à Rome, elle commençait
ordinairement par l’invocation de Jupiter Sospitator, et de la déesse
Hygie, pour laquelle on vidait des coupes appelées _Pocula salutoria_
ou _Pocula bonæ salutis_. Les grâces et les muses étaient aussi
honorées d’un culte particulier: on saluait les premières par trois
rasades, et les dernières par neuf, ce qui donna lieu au proverbe, _Aut
ter aut novies bibendum_, _il faut boire trois fois ou neuf fois_, que
le poëte Ausonne a développé dans ce distique:

  _Ter bibe vel toties ternos; sic mystica lex est,
  Vel tria potanti vel ter tria multiplicanti._

Ensuite venait le tour des convives. Celui qui voulait en saluer un
autre lui disait avant de boire: _Propino tibi salutem!_ ou _Benè te!_
ou _Dii tibi adsint!_ Il ajoutait quelquefois: _Benè me!_ et cette
formule était la plus raisonnable.

  Le vin ne tourne à ma santé
  Qu’autant que je le bois moi-même. (PARNY.)

_Propino tibi_ est une expression qui signifie proprement, _je bois à
toi le premier_: on entendait par là que la personne à l’intention de
laquelle on vidait sa coupe usât de réciprocité, et, dans certains cas,
on lui transmettait cette coupe, après en avoir goûté la liqueur, afin
qu’elle l’achevât.

Quand on portait la santé d’une maîtresse, la galanterie exigeait qu’on
bût autant de cyathes qu’il y avait de lettres à son nom, témoin ce
vers de Martial:

  _Omnis ab infuso numeretur amica Falerno._

  Que le nom de chaque amie soit _épelé en rasades_ de Falerne.

Les cyathes étaient versés dans un vase de grandeur à les contenir pour
être avalés d’un seul coup.

Les anciens Danois employaient dans leurs festins solennels diverses
coupes dont chacune était affectée à un usage spécial et était nommée
conformément à cet usage. Ils avaient _la coupe des dieux_, qu’ils
prenaient pour demander des grâces au Ciel ou pour souhaiter un règne
heureux à un prince; la coupe consacrée à Brag, dieu de l’éloquence et
de la poésie, ou le _Bragarbott_, qu’ils réservaient toujours pour la
bonne bouche, et _la coupe de mémoire_, dont ils ne se servaient qu’aux
funérailles des rois. L’héritier de la couronne restait assis sur un
banc, en face du trône, jusqu’à ce qu’on lui eût présenté cette _coupe
de mémoire_, et, après l’avoir bue, il montait sur le trône. C’était
une espèce de sacre par la boisson.

Les premiers chrétiens, dans leurs agapes, exprimaient, en buvant, des
vœux pour la santé du corps et pour le bonheur de la vie future; ce
qui dégénéra en grands abus plusieurs siècles après. On but alors en
l’honneur de la Sainte-Trinité et de tous les bienheureux du paradis
(voyez _Boire aux anges_, page 60); et cette coutume devint une telle
source d’ivrognerie, que divers conciles la condamnèrent, et que
Charlemagne la prohiba par un article de ses Capitulaires.

Cet empereur défendit en outre à ses soldats de boire à la santé les
uns des autres, parce qu’il en résultait des querelles et des combats
entre les buveurs et ceux qui ne voulaient pas leur faire raison.

Dans le temps des Vaudois, les inquisiteurs éprouvaient la foi d’un
chrétien suspect en lui ordonnant de boire à saint Martin, parce que
saint Martin était le patron des buveurs, et peut-être aussi parce
qu’il s’était montré le protecteur de certains hérétiques de son
époque, en leur ménageant la clémence de l’empereur Maxime qui voulait
les sacrifier au zèle sanguinaire de quelques évêques.

Des historiens dignes de foi rapportent que les Écossais n’élisaient
jamais un évêque avant de s’assurer qu’il était bon buveur, ce qu’ils
fesaient en lui présentant le verre de saint Magnus, qu’il devait vider
d’un trait. L’accomplissement de cette condition, assez difficile à
remplir vu la grande capacité du verre, était regardé comme un présage
certain que l’épiscopat serait heureux.

Les moines, au moyen âge, fêtaient les anniversaires des personnes
qui leur avaient laissé quelque legs, en mettant à sec de grandes
bouteilles, appelées _pocula charitatis_, dans une assemblée
gastronomique appelée _charitas vini_ ou _consolatio vini_. On assure
qu’ils portaient la santé du testateur décédé, en s’écriant: _Vive
le mort!_ Les Flamands instituèrent un grand nombre de ces charités
qui servirent à enrichir les monastères. C’était une croyance
superstitieuse que les morts étaient réjouis par ces pieuses orgies:
_Plenius inde recreantur mortui_, dit une charte de l’abbaye de
Kedlinbourg en Allemagne. Voilà sans doute la raison qui engagea un
chanoine d’Auxerre nommé Bouteille à fonder, en 1270, un obit en vertu
duquel on devait étendre un drap mortuaire sur le pavé du chœur de
l’église, avec quatre grandes bouteilles de vin placées aux quatre
coins de ce drap, et une cinquième au beau milieu, pour le profit des
chantres qui assisteraient au service.

Quelques partisans de ces cérémonies d’ivrognes cherchèrent dans le
temps à les autoriser par des passages tirés de l’Écriture sainte; mais
il faut reconnaître que la discipline ecclésiastique ne cessa point de
s’opposer à de pareils abus.

_Puisque le vin est tiré, il faut le boire._

C’est-à-dire, puisque l’affaire est engagée, il faut la poursuivre,
il faut en courir les risques. Proverbe originairement employé comme
une formule de défi entre des convives qui se piquaient de _boire
d’autant_, ou à qui mieux mieux, et qui entendaient par là que ceux
qu’ils provoquaient leur fissent raison eux-mêmes, au lieu de se faire
suppléer par des champions bachiques buvant en sous-ordre; car il était
quelquefois permis dans les anciennes orgies, comme dans les anciens
duels, de recourir à des combattants substitués.

Cette guerre d’ivrognes, à laquelle se plaisaient beaucoup nos bons
aïeux, a été décrite avec des particularités curieuses par quelques
érudits de la fin du moyen âge qui en font remonter l’origine aux
temps les plus reculés. Suivant eux, il n’y a pas eu de grand peuple
qui n’ait fait éclater pour elle un vif et durable enthousiasme,
depuis l’époque où le patriarche Noé trouva l’heureux secret de
multiplier les raisins et d’en exprimer le jus. Les Hébreux, les
Babyloniens, les Grecs et les Romains la regardèrent toujours comme
une affaire importante et glorieuse. Mais il faut croire qu’elle fut
en plus grand honneur chez les Perses, si l’on en juge par le trait
de Cyrus-le-Jeune, qui prétendait fonder sur les succès qu’il y avait
obtenus des titres suffisants pour être nommé roi à la place de son
frère Artaxerxès-Mnémon, qu’il taxait d’être _mauvais buveur_. Il se
croyait plus recommandable par ce singulier avantage que par tout
autre, à l’exemple de Darius I^{er} qui, en mourant, avait ordonné
de graver sur son tombeau: _J’ai pu boire beaucoup de vin et le bien
porter_. Tant il est vrai que la vanité humaine s’attache moins à une
vertu commune qu’à un vice extraordinaire!

Cyrus-le-Jeune eût obtenu ce qu’il désirait chez les Scythes, qui, au
rapport d’Aristote, élisaient pour roi celui qui buvait le mieux.

Plus d’un roi électif, en Pologne, a dû en partie sa nomination au
courage qu’il a montré, le verre à la main, en faisant raison aux
palatins qui ont toujours passé pour d’intrépides buveurs: témoin le
dicton, _Boire comme un Polonais_.

_Boire tanquam sponsus._—_Boire comme un fiancé._

Cette expression proverbiale, qui signifie boire largement, se trouve
dans le cinquième chapitre de Gargantua. Fleury de Bellingen la fait
venir des noces de Cana, où la provision de vin fut épuisée; sur quoi
l’abbé Tuet fait la remarque suivante: «Le texte sacré dit bien qu’à
ces noces le vin manqua, mais non pas que l’on y but beaucoup, encore
moins que l’époux donna l’exemple de l’intempérance. J’aimerais mieux
tirer le proverbe des amants de Pénélope, qui passaient le temps à
boire, à danser, etc. Horace appelle _sponsos Penelopes_ les personnes
livrées à la débauche.»

Aucune de ces explications ne me paraît admissible; en voici une
nouvelle que je propose. Autrefois, en France, on était dans l’usage
de _boire le vin des fiançailles_. Le fiancé, dans cette circonstance,
devait souvent vider son verre pour faire raison aux convives qui lui
portaient des santés; et de là vint qu’on dit, _Boire tanquam sponsus_
et _Boire comme un fiancé_.

D. Martenne cite un Missel de Paris, du quinzième siècle, où il est
dit: «Quand les époux, au sortir de la messe, arrivent à la porte de
leur maison, ils y trouvent le pain et le vin. Le prêtre bénit le pain
et le présente à l’époux et à l’épouse pour qu’ils y mordent; le prêtre
bénit aussi le vin et leur en donne à boire; ensuite il les introduit
lui-même dans la maison conjugale.»

Aujourd’hui encore, dans la Brie, on offre aux époux qui reviennent de
l’église une soupière de vin chaud et sucré.

En Angleterre, on fesait boire autrefois aux nouveaux mariés du vin
sucré dans des coupes qu’on gardait à la sacristie parmi les vases
sacrés, et on leur donnait à manger des oublies ou des gaufres qu’ils
trempaient dans leur vin. De vieux Missels attestent cette coutume, qui
fut observée aux noces de la reine Marie et de Philippe II.

Selden (_uxor hebraica_) a signalé parmi les rites de l’église grecque
une semblable coutume, qu’il regarde comme un reste de la confarréation
des anciens.

Stiernhook (_De jure suevorum et gothorum_, p. 163, édition de 1572)
rapporte une scène charmante qui avait lieu aux fiançailles chez les
Suèves et les Goths. «Le fiancé entrant dans la maison où devait se
faire la cérémonie, prenait la coupe dite maritale, et après avoir
écouté quelques paroles du paranymphe sur son changement de vie, il
vidait cette coupe en signe de constance, de force et de protection, à
la santé de sa fiancée, à qui il promettait ensuite la morgennétique
(_morgenneticam_), c’est-à-dire une dot pour prix de la virginité.
La fiancée témoignait sa reconnaissance, puis elle se retirait pour
quelques instants, et ayant déposé son voile, elle reparaissait sous le
costume de l’épouse, effleurait de ses lèvres la coupe qui lui était
présentée et jurait amour, fidélité, diligence et soumission.»

Les idylles de Théocrite et les églogues de Virgile n’offrent pas de
tableau plus gracieux.

_Boire comme un chantre._

Le chant augmente la soif, de là vient la réputation qu’ont les
chanteurs d’être des buveurs infatigables.

  Les gens de ce métier ont toujours la pépie,

a dit Poisson, et le vers de ce fameux Crispin n’a rien d’exagéré.

C’est une opinion populaire, consignée par Laurent Joubert dans son
_Ramas de propos vulgaires_, que, quand on a bu on chante mieux. Elle a
été accréditée, sans doute, par les chantres eux-mêmes, afin qu’on eût
de l’indulgence pour leur péché favori.

_Boire comme un sauneur._

C’est-à-dire beaucoup, parce que les sauneurs ou marchands de sel
sont toujours très altérés.—Rabelais a dit: «Panocrates, remontrant
que c’était mauvaise diète ainsi boire après dormir; c’est, répondit
Gargantua, la vraie vie des Pères; car de ma nature, _je dors
salé_.»—Les viandes salées sont appelées _aiguillons de vin_, parce
qu’elles excitent à boire.

On dit aussi: _Boire comme un sonneur_, parce que celui qui sonne les
cloches, en éprouve beaucoup de fatigue, et que la fatigue augmente la
soif.

_C’est la mer à boire._

Se dit d’une chose qui présente des difficultés extrêmes, des obstacles
insurmontables.

Les monarques de l’antiquité se plaisaient, comme les bergers de
Virgile, à se proposer des énigmes ou des questions difficiles, à la
condition que le moins habile à les expliquer se soumettrait à payer
une amende considérable. L’histoire des Hébreux nous apprend que
Salomon et Hiran, roi de Tyr, mettaient leur honneur à l’emporter l’un
sur l’autre en subtilité dans ces sortes de jeux d’esprit. Amasis,
roi d’Egypte, avait une semblable ambition. Son rival était un roi
d’Éthiopie, qui lui porta un jour le défi de boire la mer, et de ce
défi, si l’on en croit Plutarque, devait dépendre la possession d’un
vaste territoire. Amasis, fort embarrassé, envoya consulter en Grèce
le philosophe Bias qui lui répondit: «Écrivez au prince éthiopien que
vous êtes prêt à boire la mer telle qu’elle est maintenant, et que vous
attendez pour commencer qu’il ait détourné tous les fleuves qui s’y
rendent.»

L’auteur de la vie d’Ésope rapporte que ce fabuliste, esclave de
Xantus, usa du même expédient afin de tirer d’embarras son maître qui
s’était soumis à la même épreuve.

_Qui fait la faute la boit._

Les anciens et nos aïeux, à leur imitation, avaient coutume, dans les
jours de gala, de choisir un des convives pour faire observer les lois
de la table. Celui à qui ce soin était confié se nommait _symposiarque_
en Grèce, _modimperator_ à Rome, et _roi du festin_ en France. Il
réglait le nombre des santés, ainsi que la manière de les porter, et
il condamnait quiconque n’observait pas l’étiquette à boire quelque
coup de plus, soit de vin pur, soit de vin trempé. Si le condamné
ne voulait pas le faire, il était obligé de sortir de table, et il
recevait sur la tête la liqueur qu’il avait refusée. C’est sans doute
de cette punition qu’est venu le proverbe, _Qui fait la faute_, ou _Qui
fait la folie, la boit_.

On dit dans le même sens: _Il faut boire ce que l’on a brassé_. C’est
une métaphore prise de l’art du brasseur.

_Après grâces Dieu but._

Regnier s’est servi de ce proverbe dans sa deuxième satire:

  Après grâces Dieu but, ils demandent à boire.

Et voici comment son excellent commentateur, M. Viollet Le Duc, l’a
expliqué: «Un auteur grave (Béotius Epo, _Comment. sur le chap. des
Décrétales, Ne clerici vel monachi_, etc., cap. 1, n. 13) dit que
les Allemands, fort adonnés à la débauche, ne se mettaient point en
peine de dire grâces après leur repas. Pour réprimer cet abus, le
pape Honorius III donna des indulgences aux Allemands qui boiraient
un coup après avoir dit grâces. L’origine de cette façon de parler ne
vient-elle pas plutôt de cet endroit de l’Évangile: _Et accepto calice,
gratias agens dedit eis et biberunt ex illo omnes?_»

_Buvez, ou allez vous-en._

Ce proverbe, dont le sens moral est qu’il faut s’accommoder à l’humeur
des personnes avec qui l’on vit ou s’en séparer, est venu d’une loi des
Grecs sur les festins publics. Cette loi ordonnait à tout convive qui
ne voulait pas boire comme il le devait de quitter la table, après que
l’un des trois officiers préposés à la surveillance des banquets lui
avait adressé une sommation en ces termes: ἤ πίθι, ἤ ἄπιθι, _ou bois,
ou va-t’en_.


=BOIS.=—_Avoir l’œil au bois._

C’est être sur ses gardes, agir avec précaution; parce que les
voyageurs en passant près d’un bois y regardent toujours, afin de ne
pas se laisser surprendre par les voleurs qui peuvent en sortir.

_Il est du bois dont on les fait._

Il a les qualités requises pour obtenir telle ou telle dignité.

L’abbé Tuet croit que cette expression est venue d’un proverbe grec
qu’Apulée attribue à Pythagore, et qu’il rapporte traduit ainsi en
latin dans sa première apologie: _Non e quovis ligno fiat Mercurius_.

  De tout bois, comme on dit, Mercure, on me façonne.

  (REGNIER.)

Un tronc de figuier suffisait pour faire la statue d’un dieu aussi
grossier que Priape; mais il fallait un bois plus précieux pour celle
de Mercure, le dieu des beaux-arts.

_Porter bien son bois._

Se tenir bien droit en marchant, avoir un maintien, un port distingué.
Cette locution figurée s’employa primitivement au propre, en parlant
d’un homme d’armes qui portait avec grâce sa pique ou sa lance qu’on
nommait _bois_. Montaigne a dit (liv. I, chap. 33): _Rompre un bois_,
pour rompre une lance.


=BOISSEAU.=—_Il ne faut pas cacher la lumière sous le boisseau._

Il ne faut pas laisser inutiles les talents dont on est doué. Proverbe
pris des paroles de l’Évangile selon saint Marc (ch. 4, v. 21),
_Numquid venit lucerna ut sub modio ponatur vel sub lecto_.

On disait à un homme modeste: Il y a des fentes au boisseau sous lequel
se cachent les vertus.


=BOISSON.=—_Il est de l’ordre de la boisson._

C’est un franc buveur.

Il y avait, au commencement du XVIII^e siècle, un _Ordre de la boisson_
ou _de l’étroite observance_, dont le fondateur et grand-maître était
M. de Posquière, né dans la petite ville d’Aramon, sur la rive droite
du Rhône, homme célèbre parmi les _coteaux_ et les gourmets de son
temps. Le quartier-général de cet ordre était à Villeneuve-lez-Avignon,
dans une maison de campagne appelée _Ripaille_. Tous ceux qui y étaient
admis prenaient des noms et des devises analogues à leur caractère
ou à leur goût particulier en fait de mets et de coulis, comme
_frère Jean des vignes_, _frère Splendide_, _frère Roger-bon-temps_,
_frère Magnifique_, _frère Templier_, _frère de Flaconville_, _frère
Boit-sans-eau_, _frère Boit-sans-cesse_, etc. Tous les diplômes
commençaient par cette formule:

  Frère François Réjouissant,
  Grand-maître d’un ordre bachique,
  Ordre fameux et florissant,
  Fondé pour la santé publique,
  A ceux qui ce présent statut
  Verront et entendront, salut, etc.

Ils étaient imprimés par _frère Museau cramoisi au papier raisin_, et
expédiés par _frère l’Altéré_ secrétaire. On y remarquait un écusson
entouré de pampres, et un cachet en cire rouge figurant deux mains,
dont l’une versait du vin d’une bouteille et l’autre le recevait dans
un verre, avec ces mots: _Donec totum impleat_.

Chaque candidat était tenu de donner aux chevaliers qui assistaient à
sa réception un festin où l’on se servait de la _coupe de cérémonie_,
qui était d’un diamètre prodigieux, et le compte-rendu de la fête
était consigné dans une gazette très spirituelle envoyée dans toute
l’étendue de l’ordre, qu’on divisait en dix cercles, savoir: Champagne,
Bourgogne, Languedoc, Provence, Guyenne, Nèkre, Rhin, Espagne, Italie,
Archipel.

Cette réunion d’aimables épicuriens cessa d’exister peu de temps après
la mort du grand-maître, qui finit tranquillement ses jours, en 1735,
au milieu de ses amis, auxquels il recommanda d’inscrire ces vers sur
son tombeau:

  Ci gît le seigneur de Posquière,
  Qui, philosophe à sa manière,
  Donnait à l’oubli le passé,
  Le présent à l’indifférence,
  Et, pour vivre débarrassé,
  L’avenir à la Providence.


=BOITEUX.=—_Il faut attendre le boiteux._

Il faut attendre la confirmation d’une nouvelle avant d’y croire.

Cette façon de parler, dit Voltaire, signifie le Temps, que les anciens
figuraient sous l’emblème du vieillard boiteux qui avait des ailes,
pour faire voir que le mal arrive trop vite et le bien trop lentement.

_Il ne faut pas clocher devant les boiteux._

Ce proverbe, que nous avons emprunté des Grecs, ne signifie pas, dit
l’abbé Morellet, qu’il ne faut pas contrefaire les gens qui ont un
défaut corporel, mais bien qu’il ne faut pas faire une friponnerie
devant un fripon, parce qu’il s’en aperçoit plus facilement qu’un
autre. Un boiteux s’efforce communément de dissimuler son infirmité,
et ses confrères sont ceux qu’il peut tromper le plus difficilement.
C’est ce qu’on peut dire aussi des bossus. L’abbé Hubert, bossu de
beaucoup d’esprit, disait à un bossu qui se cachait de l’être: Monsieur
avoue-t-il?


=BONHOMME.=—_Petit bonhomme vit encore._

Il existait autrefois une superstition qui avait lieu à la naissance
des enfants, et qui consistait à allumer plusieurs lampes auxquelles
on imposait des noms divers d’anges ou de saints, afin de transporter
ensuite au nouveau-né comme gage de longue vie le nom de celle qui
avait été le plus longtemps à s’éteindre. Cette superstition, dont
saint Chrysostôme (tome X de ses œuvres, p. 107) avait déjà signalé la
présence au quatrième siècle, durait encore au quatorzième, où elle
était pratiquée aussi pour guérir les malades à l’agonie, ainsi que
nous l’apprend saint Bernard de Sienne[20]. Après s’être maintenue
pendant mille ans, elle ne pouvait pas disparaître sans laisser quelque
trace. Il nous en est resté l’expression métaphorique _Petit bonhomme
vit encore_, devenue la formule d’un jeu qu’on croit dérivé de l’usage
antique observé, à la fête des lampadromies, par les jeunes Athéniens
qui couraient dans la lice en se donnant de main en main un flambeau,
emblème de la propagation de la vie.


=BONNET.=—_Opiner du bonnet._

Adopter l’opinion d’autrui sans examen. Ducange dit que, dans plusieurs
couvents, les vieillards opinaient de la voix, tandis que les jeunes
n’opinaient que par une inflexion de tête, _capitis inflexione_, ou
en portant la main à leur bonnet. De là cette expression, ainsi que la
suivante: _Passer du bonnet_, c’est-à-dire, passer tout d’une voix sur
une affaire.

A Rome, on opinait des pieds. Ceux qui adoptaient l’avis de quelqu’un
allaient se ranger de son côté, ce qui les fit appeler _pedarii_, et
donna lieu à la locution _In alienam sententiam pedibus ire_. Labérius
comparait une pareille manière d’opiner à une tête sans langue. _Caput
sine linguâ pedaria sententia est._

Le mot _bonnet_ a une origine curieuse. Il servit primitivement à
désigner une certaine étoffe qui se fabriquait, dit-on, dans la ville
de Saint-Bonnet, par la même raison que celui de Caudebec a servi à
désigner des chapeaux qui sortaient des manufactures de la ville de
Caudebec. Comme la plupart des couvre-chef étaient faits de cette
étoffe, ils en reçurent le nom.

_Porter le bonnet vert._

Expression autrefois très usitée en parlant d’un débiteur qui avait
fait faillite ou cession de biens en justice, parce que celui qui se
trouvait dans ce cas était condamné à porter _un bonnet vert_, et ne
pouvait paraître en public sans en avoir la tête couverte, sous peine
d’être constitué prisonnier par ses créanciers, conformément à un usage
observé en France jusque sous le règne de Louis XIV, comme l’attestent
ces vers de la première satire de Boileau:

  Ou que d’un bonnet vert le salutaire affront
  Flétrisse les lauriers qui lui couvent le front.

Cet usage, si peu d’accord avec les mœurs françaises, d’échapper au
châtiment par la honte, était venu d’Italie vers la fin du XVI^e
siècle, suivant les arrêts rapportés par nos jurisconsultes.

Pasquier pense que la couleur verte du bonnet signifiait que le failli
ou le cessionnaire était devenu pauvre par sa folie, attendu que cette
couleur était affectée aux fous. (_Recherches_, liv. IV, ch. 10.) Le
dictionnaire de Trévoux, au contraire, croit qu’elle annonçait qu’il
était entièrement libéré après avoir fait l’abandonnement de ses biens,
parce qu’elle était le symbole de la liberté.

Cette dernière raison me paraît préférable, et c’est encore à elle
qu’il faut attribuer la coutume de sceller en cire verte et en lacs de
soie verte les lettres de grâce, d’abolition et de légitimation.

Les évêques adoptèrent la couleur verte pour leurs chapeaux. L’abbé
Tuet dit que ce fut en signe de leur exemption, et que ces chapeaux
verts qu’on trouve dans leurs armoiries furent introduits en France par
Tristan de Salazar, archevêque de Sens, qui les tira d’Espagne, où ils
avaient paru dès l’an 1400.

_C’est un bonnet rouge._

Le bonnet rouge était autrefois un attribut de haute noblesse, et
quand on voulait parler d’un bon gentilhomme, on disait qu’il portait
_bonnet rouge_, ou qu’il était _bonnet rouge_. Mais les expressions
ont quelquefois une destinée malheureuse, et celle-ci devait cesser
de désigner de grands personnages pour ne plus désigner que des
forçats et des anarchistes pires que des forçats. Voici comment
elle passa de la gloire à l’opprobre. Quelques soldats du régiment
suisse de Château-Vieux qui s’était révolté à Nancy, en 1790,
avaient été condamnés aux galères. Délivrés quelque temps après par
les révolutionnaires devenus tout-puissants, ils furent appelés à
Paris où des banquets et des fêtes les attendaient. _Ces honnêtes
criminels_ y parurent en triomphe sous le costume du bagne qu’on
les félicitait d’avoir ennobli. Le bonnet rouge dont ils avaient
la tête couverte fut regardé comme une couronne civique, et tous
les ardents révolutionnaires s’empressèrent de l’adopter. Telle est
l’histoire exacte de ce fameux bonnet que le peintre David façonna à la
ressemblance de l’antique bonnet phrygien, pour en coiffer la statue de
la Liberté.

_Avoir la tête près du bonnet._

Les auteurs qui ont expliqué cette locution pensent qu’elle est une
variante de cette autre, _Avoir la tête chaude_, et qu’elle signifie en
développement, _Être porté à la colère_, comme si l’on avait la tête
chaude dans son bonnet, car la chaleur fait monter le sang à la tête
et dispose à l’emportement. Pour moi, je crois que les deux phrases
ne présentent qu’une fausse analogie, et ne peuvent être assimilées
ni pour le fond ni pour la forme. Quand on dit d’un homme qu’_Il a la
tête près du bonnet_, on n’indique pas seulement qu’il est sujet à
s’emporter, on indique aussi que ses emportements sont voisins de la
folie, désignée par le bonnet qu’elle a ici pour attribut, ainsi que
dans ce vieux proverbe, _A chaque fou plaît son bonnet_. C’est une
allusion au bonnet qui était autrefois la coiffure distinctive des fous
en titre d’office.

Ce bonnet rappelle la fameuse boutade de Triboulet, fou de François
I^{er}. Il disait un jour devant son maître: Si l’empereur
Charles-Quint est assez peu sensé pour voyager en France sur la parole
de notre roi qui a tant de raisons de le traiter en ennemi, je lui
donnerai mon bonnet.—Et s’il y voyage, répondit le monarque, sans
avoir à s’en repentir?—Alors, répliqua Triboulet, je reprendrai mon
bonnet pour en faire présent à Votre Majesté.

_Chausser son bonnet._

S’opiniâtrer, n’en vouloir pas démordre, suivre les mouvements de son
caprice.

_Mettre son bonnet de travers._

Se livrer à sa mauvaise humeur. C’est le désordre de l’esprit
représenté par le désordre de la coiffure.


=BORGNE.=—_Borgne de Provence._

C’est-à-dire aveugle, parce que les Provençaux, dans leur patois,
disent _borgne_ pour _aveugle_.

_Au pays des aveugles les borgnes sont rois._

Plusieurs dictionnaires disent à tort: _Au royaume des aveugles_, etc.,
car la substitution du mot _royaume_ au mot _pays_ détruit le sel de ce
proverbe, pris du latin, _In regione cæcorum rex est luscus_.


=BOSSE.=—_Donner dans la bosse._

Locution populaire introduite à l’époque du système de Law, cet homme
qui fit tourner la roue de fortune, et qui ne sut pas en maîtriser le
mouvement. Pendant que les capitalistes, fascinés par les promesses de
ce financier, couraient en foule échanger leurs écus contre le papier
de la banque de Mississipi, qu’il avait établie rue Quincampoix, à
Paris, un bossu, qui se tenait assidûment dans l’hôtel où se fesaient
les échanges, parvint à gagner beaucoup d’argent en offrant sa bosse
pour pupitre aux spéculateurs pressés de signer des billets; et, comme
on désignait alors ce beau négoce par l’expression, _Donner dans le
Mississipi_, on trouva plaisant d’admettre une variante indiquée par
la circonstance, en disant des _mississipiens_ pris pour dupes qu’_ils
avaient donné dans la bosse_.

L’expression _Donner dans_ a été signalée comme récente au commencement
du dix-huitième siècle dans un livre curieux imprimé à Bruxelles en
1701, et intitulé: _La politesse, l’esprit et la délicatesse de la
langue française, par l’auteur de l’Éloquence du temps_. Mais elle est
beaucoup plus ancienne dans certaines expressions proverbiales, telles
que _Donner dans la visière_, _Donner dans le panneau_, etc.


=BOSSU.=—_Rire comme un bossu._

On a observé que les bossus montrent en général de la gaieté, et qu’ils
sont habitués à rire et à faire rire, même à leurs dépens; ce qui
pourrait bien être une espèce de tactique à laquelle ils se seraient
façonnés de longue main, afin de prévenir les plaisanteries dont ils
sont toujours menacés ou de les repousser avec plus d’avantage, après
avoir eu l’air d’être eux-mêmes peu affectés du vice de conformation
qui les leur attire.

_Les bossus d’Orléans._

On croit qu’il y a, ou du moins qu’il y avait autrefois à Orléans un
plus grand nombre de bossus qu’en aucune autre ville de France, et une
vieille tradition, rapportée par La Fontaine, explique facétieusement
ce phénomène de la manière suivante: La Beauce fut primitivement un
pays couvert de monts. Les Orléanais, gens pour la plupart délicats et
fainéants, qui voulaient marcher à leur aise, se plaignirent au Destin
d’avoir toujours à grimper en parcourant ce pays. Mais le Destin irrité
leur répondit:

  Vous faites les mutins; et dans toutes les Gaules
  Je ne vois que vous seuls qui des monts vous plaigniez.
      Mais puisqu’ils nuisent à vos pieds
      Vous les aurez sur vos épaules.
      Alors les monts de s’aplanir,
      De s’égaler, de devenir
      Un terrain uni comme glace,
      Et bossus de naître en leur place.

On trouve une autre explication dans un article du _Mercure de France,
mars 1734_. Suivant l’auteur de cet article, le sobriquet de _bossus_
aurait été appliqué aux habitants d’Orléans, parce qu’une sorte de
gale ou mal épidémique dont ils furent atteints leur couvrit le corps
de certaines _bosses_, qui n’étaient point des gibbosités, mais des
_feux_ ou _clous_. Un vieux rituel à l’usage du clergé de cette ville
contient une formule de prière où le curé demande à Dieu de délivrer
ses paroissiens de ces bosses.


=BOTTE.=—_A propos de bottes._

Régnier Desmarais dit dans sa grammaire: «_A propos_ est entièrement du
style familier; et non-seulement il s’emploie fort ordinairement dans
la conversation à la liaison de deux choses qui ont d’ailleurs quelque
convenance ensemble, comme, _A propos de cela je vous dirai_; _à propos
de ce que vous dites_; _à propos de tableaux, je sais un homme qui en a
de beaux à vendre_, mais on s’en sert aussi à lier des choses qui n’ont
aucun rapport l’une avec l’autre, comme, _A propos, j’avais oublié de
vous dire_. Et c’est de l’abus qu’on fait de cette sorte de conjonction
de transition qu’est venue la phrase proverbiale _A propos de bottes_,
qui se dit comme par reproche d’un pareil abus.»

Il se peut qu’elle soit venue de là, ainsi que celle des Italiens, _A
propositio di un chiodo di carro_, _à propos d’un clou de charrette_;
mais elle peut avoir eu une origine historique que je vais rapporter.

Un seigneur de la cour de François I^{er} venait de perdre un
procès. Le roi lui demanda quel était le prononcé du jugement.—Sire,
répondit-il, le jugement porte que je dois être débotté.—Débotté,
dites-vous?—Oui, sire; j’ai bien compris ces mots: _Dicta curia
debotavit et debotat dictum actorem_, etc.—Ah! je vous entends, reprit
le monarque en riant; vous me signalez un abus toujours subsistant,
malgré mes ordonnances[21]; l’avis n’est pas à dédaigner. Colin,
lecteur royal, était présent à ce dialogue. Il s’éleva contre l’usage
barbare de rendre la justice en latin, et depuis, toutes les fois
que l’occasion s’en offrit, il soutint la même thèse en répétant le
_debotavit et debotat_ à l’appui de ses arguments. La plaisanterie
eut un bon effet. Elle porta François I^{er} à donner l’ordonnance
de Villers-Cotterets, qui prescrivit que dorénavant tous les arrêts
judiciaires seraient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties _en
langage maternel françois et non autrement_. Cette célèbre ordonnance,
à l’exécution de laquelle on tint la main, excita le mécontentement
des gens de pratique dont elle bouleversait le protocole. Ils crurent
en faire une grande critique en disant qu’elle était venue _à propos
de bottes_, et c’est alors que fut mise en vogue cette expression
pour signifier une chose faite ou dite hors de propos, sans motif
raisonnable. Je dis seulement _fut mise en vogue_, car elle existait
déjà. Je me souviens de l’avoir trouvée dans un livre antérieur au
règne de François I^{er}, avec une annotation marginale qui en a
rapporté l’origine à une autre époque et à une autre cause. L’époque
est celle de l’occupation de la France par les Anglais, et la cause
est le caprice des officiers de leur armée dans la manière d’imposer
certaines villes et certains villages que leur roi leur avait assignés
comme fiefs. Non contents d’en percevoir les revenus ordinaires, ils
se fesaient payer encore assez fréquemment de fortes sommes pour
_leurs souliers et pour leurs bottes_, ce qui introduisit l’expression
proverbiale par allusion à une telle bizarrerie.

_Mettre du foin dans ses bottes._

Au temps des chaussures à la poulaine, dont la grandeur était
proportionnée au rang de ceux qui les portaient, on garnissait
ordinairement de foin les vides que les pieds ne devaient pas remplir
dans ces chaussures; et c’est ce qui donna lieu à l’expression
proverbiale, _Il a mis du foin dans ses bottes_, qu’on emploie en
parlant d’un homme devenu riche par des moyens peu honnêtes. C’est
comme si l’on disait: voilà un homme dont les bottes n’ont pas été
faites pour lui; ou bien, en passant du sens propre au sens figuré,
voilà un homme dont la fortune ne lui est pas venue légitimement.

_Il y a laissé ses bottes._

Il y est mort.—Métaphore tirée des hommes de guerre d’autrefois,
qui partaient bien bottés et bien éperonnés pour des expéditions
dangereuses d’où ils ne revenaient pas toujours. _Il y a laissé
ses houseaux_ est absolument la même métaphore, car les _houseaux_
étaient une espèce de bottines ou de brodequins qui se fermaient avec
des boucles et des courroies. Ces deux expressions ne s’employèrent
primitivement qu’en parlant des nobles ou chevaliers auxquels
une pareille chaussure était spécialement affectée, parce qu’ils
combattaient seuls à cheval. Les roturiers combattaient à pied, et
portaient des guêtres; ce qui donna naissance à la locution, _Il y a
laissé ses guêtres_, plus communément usitée aujourd’hui que les deux
autres.

_Graisser ses bottes._

Ce qui a été dit dans l’article précédent explique pourquoi cette façon
de parler signifie se préparer à la mort, être sur le point de faire le
grand voyage.


=BOUC.=—_C’est le bouc émissaire._

Se dit d’une personne sur laquelle ont fait retomber toutes les fautes,
à laquelle on impute tous les torts, et qu’on accuse de tous les
malheurs qui arrivent.

Cette expression, tirée de l’Écriture sainte, est une allusion à
la fête des expiations que les Juifs célébraient tous les ans, le
dixième jour du septième mois appelé _tifri_, correspondant au mois de
septembre. En ce jour solennel, on amenait au grand-prêtre deux boucs,
sur lesquels il jetait le sort, à l’entrée du tabernacle du témoignage,
afin de connaître par ce moyen celui des deux dont le sang était
destiné à laver les fautes de la nation et dont la chair devait être
offerte en holocauste. Aussitôt que la victime était désignée, il la
consacrait par sa bénédiction, puis, étendant les mains, il confessait
et déplorait à haute voix les iniquités d’Israël, en chargeait la
tête de l’autre bouc, et proférait des imprécations contre cet
animal réprouvé qu’il désignait sous le nom d’_Azazel_, qui signifie
_émissaire_ ou renvoyé. C’est ainsi que les Septante et la Vulgate ont
expliqué ce terme hébreu que quelques interprètes ont regardé, par pure
conjecture, comme un surnom particulier du démon, et quelques autres
comme une désignation du désert où la bête maudite était menée et mise
en liberté, car on ne la tuait point, de peur qu’elle ne parût immolée
à l’esprit des enfers, et son conducteur était obligé de se laver le
corps et les vêtements avant de rejoindre ses concitoyens.

La fête des expiations, dit M. Salvador, était une espèce d’amnistie
morale, car tous les citoyens, toutes les familles devaient déposer
leurs ressentiments aux pieds du Dieu qui leur en donnait un si
généreux exemple.

Spencer, auteur d’un ouvrage curieux sur les lois des Hébreux, prétend
que le culte rendu aux boucs en Egypte et ailleurs fut une des raisons
qui engagèrent Moïse à choisir un de ces animaux pour objet de
malédiction.

Quelques historiens rapportent que les magistrats de Marseille,
dans l’antiquité, avaient adopté un usage pareil à celui du bouc
émissaire. Ils fesaient nourrir pendant une année, de la manière la
plus somptueuse, un malheureux destiné à servir de victime expiatoire,
en temps de peste. Après ce délai, ils le paraient de fleurs et
de bandelettes sacrées, le promenaient en cérémonie autour de la
ville, priaient les dieux de détourner sur sa tête tous les maux qui
menaçaient les habitants, et le précipitaient dans la mer, en le
chargeant d’imprécations.


=BOUCHE.=—_Faire venir l’eau à la bouche._

C’est faire naître le désir d’une chose.

Cette expression, tout à fait conforme à celle des Latins, _Salivam
movere_, est fondée sur la sensation qu’on éprouve dans les organes
dégustateurs à la vue où à la pensée d’un mets délicieux. La bouche
alors se mouille, et tout l’appareil papillaire, dit Brillat-Savarin,
est quelquefois en titillation depuis la pointe de la langue jusque
dans les profondeurs de l’estomac.

_Qui garde sa bouche garde son ame._

Traduction littérale de ces paroles de Salomon: _Qui custodit os suum
custodit animam suam_. (Prov., c. 13, v. 3.)

_Bouche en cœur au sage, cœur en bouche au fou._

«La démangeaison de parler emporte le fou; la circonspection mesure
toutes les paroles du sage. L’un s’échauffe en discourant, et s’engage;
l’autre pèse tout dans une balance juste, et ne dit que ce qu’il veut.»
(BOSSUET.)

Ce proverbe est tiré de l’Ecclésiastique (chap. 21, v. 29): _In ore
fatuorum cor illorum in corde sapientium os illorum_. Ce qui revient à
ces paroles de Salomon: _L’insensé répand tout d’un coup tout ce qu’il
a dans l’esprit; le sage ne se hâte pas, et se réserve pour l’avenir_.

Les Arabes disent d’une manière hardiment figurée: _Le sage se repose
sur la racine de sa langue, et le fou voltige sur le bout de la sienne_.

_Il arrive bien des choses entre la bouche et le verre._

Ce proverbe est tiré d’un vers grec qu’Aulu-Gelle a traduit par cet
hexamètre latin:

  _Multa cadunt inter calices supremaque labra._

Il signifie qu’il suffit d’un moment pour faire manquer une affaire par
un accident imprévu.

On trouve dans le _Roman de Renard_:

  Entre bouche et cuillier
  Avient souvent grant encombrier.

Les Romains disaient, et nous disons aussi comme eux: _De la coupe à
la bouche il y a souvent bien du vin perdu_.—Les Romains, lorsqu’ils
prenaient leurs repas, étaient dans l’habitude de se coucher sur des
lits garnis de coussins où ils appuyaient le coude gauche. Cette
manière d’être à table, connue sous le nom de _lectisterne_, rendait
très difficile l’ingestion des liquides ou l’action de boire, et elle
exigeait une attention particulière pour ne pas répandre mal à propos
le vin contenu dans les larges coupes dont on se servait alors; de là
le proverbe. Les Espagnols disent: _De la mano a la boca se pierde la
sopa_, _de la main à la bouche se perd la soupe_.

_Sa bouche dit à ses oreilles que son menton touche à son nez._

Phrase proverbiale et comique dont on se sert pour désigner une laide
figure dont le menton et le nez sont rapprochés au-dessus d’une bouche
très fendue qui semble, comme on dit, vouloir mordre les oreilles.


=BOUDIN.=—_Envoyer de son boudin à quelqu’un._

C’est faire présent d’un plat de son métier à quelqu’un.

Le porc est, de temps immémorial, la nourriture favorite du peuple.
Lorsqu’un paysan tue son porc, il en met le sang à profit en faisant du
boudin, et comme le boudin n’est pas de garde, il en donne à ses amis
et connaissances qui lui en donnent, à leur tour, quand ils sont dans
le même cas.

_Cela s’en est allé en eau de boudin._

Cela s’est réduit à rien.

On croit que cette locution est tirée du conte du _Bûcheron_ ou des
_souhaits inutiles_, et qu’elle a été corrompue par le peuple qui a
substitué _eau de boudin_ à _aune de boudin_. Mais telle qu’elle
est, elle peut très bien s’expliquer, car on appelle _eau de boudin_
l’eau dans laquelle on lave les boyaux qui doivent former l’enveloppe
du boudin; et cette eau n’est bonne qu’à jeter. Les Italiens disent:
_Tutto sene andato in limatura_, _tout s’en est allé en limaille_.


=BOUILLIE.=—_Faire de la bouillie pour les chats._

Se tourmenter pour une chose dont personne ne doit tirer aucun
avantage, parce que les chats, dit Feydel, ne mangent point de bouillie
dans la crainte qu’ils ont de se salir les barbes.


=BOULE.=—_Tenir pied à boule._

Être assidu, ne point abandonner une affaire.

Métaphore empruntée de l’action du joueur qui accompagne la boule qu’il
vient de lancer, comme pour en régler le mouvement et l’arrêter au but.


=BOURBIER.=—_Il n’est que d’être crotté pour affronter le bourbier._

Le sens moral de ce proverbe est qu’après avoir fait quelques taches
à son honneur on ne craint plus d’y en ajouter de nouvelles, car
l’habitude de l’infamie finit par produire l’impudence, qui brave
ouvertement le respect humain et cherche à compenser par l’abandon de
toute pudeur la perte de toute considération. On connaît la réponse
d’une femme de la cour à madame de Cornuel qui venait de lui faire
des représentations sur le désordre de sa conduite: _Eh! madame,
laissez-moi jouir de ma mauvaise réputation_. Nous avons aujourd’hui
bien des gens qui semblent avoir pris ce mot pour devise. Comme ces
malades qui, dans les temps d’épidémie, se vautrent au milieu de la
boue, ils se plongent publiquement dans leur turpitude; ils aiment
mieux montrer à découvert leurs souillures que de les cacher sous le
voile de l’hypocrisie, pour ne pas rendre un dernier hommage à la vertu.


=BOURGES.=—_Les armes de Bourges._

On dit d’un ignorant assis dans un fauteuil, qu’_il représente les
armes de Bourges_, et voici l’origine assignée par Ménage à ce dicton:
«César s’étant rendu maître de Bourges, y établit un gouverneur nommé
_Asinius Pollio_. La ville fut ensuite assiégée par les Gaulois, tandis
que le gouverneur était malade de la goutte. Comme elle était sur le
point d’être prise d’assaut, Asinius se fit porter en litière ou en
chaise, pour animer ses troupes par sa présence, ce qui lui réussit
très bien. On ne parla plus que du succès qu’avait eu Asinius dans
sa chaise; on fit peut-être un tableau le représentant dans cette
position, et on le regarda comme l’armoirie la plus honorable pour la
ville. Mais par la suite le nom d’_Asinius_ se changea en _Asinus_.
La mémoire du vrai sens se perdit avec celle du trait historique, et
l’idée _d’un âne dans une chaise_, _Asinus in cathédra_, resta pour
toujours.» Un manuscrit de la bibliothèque du Vatican, cité par l’abbé
Bordelon, rapporte la même origine, avec cette différence qu’Asinius
Pollio, au lieu d’être un général romain, était un général gaulois qui
combattait contre l’armée de César.

Il est plus probable que le dicton a été imaginé par allusion à
quelque professeur ignorant de l’université de Bourges, quoique cette
université ait eu parmi ses professeurs des hommes justement célèbres
dans la jurisprudence civile et canonique, comme Alciat, Baron,
Duarenus, Balduin, Cujas, etc. C’est par une semblable allusion que
les Italiens disent: _Arma di Catania, un asino in una cathedra_. _Les
armes de Catane, un âne dans une chaise._


=BOURGUIGNON.=—_Jurer comme un Bourguignon._

On disait dans le treizième siècle: _Li plus renieurs sont en
Bourgogne_, parce que les habitants de cette province avaient souvent
à la bouche les mots, _Je renie Dieu, si je ne dis vrai_. C’est sans
doute au fréquent usage de ce juron et d’autres semblables qu’il
faut rapporter l’expression proverbiale moderne comme une variante
de l’ancienne, car rien ne prouve que les Bourguignons se soient
signalés par une autre manière de jurer qui est particulière aux
Normands, et qui a donné lieu au dicton, _Jureurs de Bayeux_. (Voy. ce
Dictionnaire).

_Les Bourguignons ont les boyaux de soie._

Les Bourguignons ne sont pas gens à _faire_, comme on dit, _ventre
de son et habit de velours_ ou _de soie_: ils tiennent pour maxime
proverbiale qu’_un bon repas vaut mieux qu’un bel habit_, et ils ont
soin de dépenser le moins qu’ils peuvent en frais de toilette, afin
de dépenser le plus qu’ils peuvent en frais de table. C’est un goût
qui paraît avoir régné de tout temps parmi eux. Sidoine Apollinaire
attribue à leurs ancêtres un penchant gastronomique des plus prononcés.
Luitprand rapporte la même chose, et Paradin qui cite, dans son
_Histoire de Bourgogne_, le témoignage de ces deux auteurs, y joint
la remarque suivante: «Encore aujourd’hui les Bourguignons retiennent
l’ancienne façon de faire, car je crois qu’en toute la Gaule il n’y a
nation en laquelle se fassent plus de banquets et de joyeusetés. Au
reste, l’on les dit avoir _ventre de veloux_, pour raison des bonnes
chères.»

_Bourguignons salés._

On pourrait penser que les Bourguignons, adonnés aux plaisirs de la
table, ont été nommés ainsi à cause de leur goût pour les viandes
salées, qui excitent l’appétit et la soif. Cependant telle n’a pas été
l’origine de ce sobriquet. Plusieurs auteurs prétendent qu’il fait
allusion au sort de quelques soldats bourguignons qui, s’étant rendus
maîtres d’Aigues-Mortes pendant les troubles du règne de Charles VII,
furent massacrés par les habitants de cette ville et jetés dans une
grande fosse, d’autres disent dans une grande cuve de pierre, avec
beaucoup de sel; soit qu’on cherchât à conserver leurs cadavres pour
les produire dans la suite comme un témoignage d’un acte si courageux
de fidélité envers le roi légitime, soit qu’on voulût empêcher qu’ils
n’infectassent l’air en se putréfiant, car l’un et l’autre motif sont
également allégués. Mais ce fait, que lesdits auteurs rapportent à l’an
1422, est justement révoqué en doute, et, en supposant qu’il fût vrai,
il ne pourrait avoir donné lieu au sobriquet, puisqu’il y a au _trésor
des chartes_ des lettres d’abolition de 1410 où se trouve cette phrase
citée par Ducange: «Le suppliant dist qu’il avoit plus chier estre
bastard que _Bourguignon salé_.»

E. Pasquier raconte que, dans le temps où les Bourguignons étaient
établis au delà du Rhin, ils avaient de fréquents démêlés avec les
Allemands pour des salines dont ils leur disputaient la propriété, et
que _leurs voisins, les voyant en ce point piquez et continuer leurs
discordes au sujet du sel, s’induisirent facilement à les appeler
salez_.—Suivant La Monnoye, les Bourguignons ayant embrassé le
christianisme avant les autres peuples de Germanie, ceux qui restèrent
païens les surnommèrent _salés_, par dérision et par allusion au sel
qu’on mettait alors dans la bouche de ceux qu’on baptisait.—Le Duchat
croit que l’épithète accolée à leur nom est venue de la _salade_ ou
_bourguignotte_, espèce de casque particulier à leur milice, et son
opinion paraît confirmée par le dicton rimé que voici:

  _Bourguignon salé_,
  L’épée au côté,
  La barbe au menton;
  Saute Bourguignon.

Il est plus vraisemblable pourtant que _Bourguignon salé_ s’est dit
à cause des salines nombreuses qui ont existé dans l’ancien comté de
Bourgogne, et qui ont fait donner le nom de Salins à l’une des villes
de ce comté.

On appelle aussi _Bourguignon salé_ un homme qui mêle beaucoup de sel à
ses aliments.


=BOURREAU.=—_Se faire payer en bourreau._

Se faire payer d’avance.—Autrefois le bourreau percevait, en vertu du
droit d’avage[22] qui lui était dévolu, une contribution, en argent ou
en nature, sur les denrées de la halle, le jour où il devait faire une
exécution. On dit même qu’en certains lieux il attendait pour se mettre
à l’œuvre qu’un officier de la justice lui eût jeté sur l’échafaud, en
présence de la foule, la somme qui lui revenait. C’est sur cet usage
qu’est fondée la locution.

On rapporte à l’an 1260 l’origine du nom de _bourreau_, qu’on fait
dériver de celui du clerc Richard Borel, qui possédait le fief de
Bellemcombre à la charge de faire pendre les voleurs du canton, et qui
prétendait que le roi lui devait des vivres tous les jours de l’année
en conséquence de ces fonctions. Mais cette origine ne me paraît point
admissible, quoiqu’elle soit consignée dans les _Olim_[23], car le nom
de Borel, pris dans le sens de _bourreau_, est antérieur à l’époque
assignée. Odon ou Eudes I^{er}, qui était duc de Bourgogne sous le
règne de Louis VII, avait été surnommé _Borel_, parce qu’il ne se
fesait aucun scrupule d’assassiner les riches voyageurs qui passaient
sur ses terres, pour s’emparer de leur argent; chose assez commune,
au reste, dans ces temps barbares, parmi les gentilshommes, ou _gens
pille-hommes_, comme dit Rabelais, et désignée par l’expression _aller
à la proie_.

On ne sait pas précisément quelle est l’étymologie du mot _bourreau_.
Le père Labbe le fait venir par contraction de _bouchereau_, petit
boucher; et Ménage de _buccarus_, _buccarellus_, _burellus_, qui a
la même signification. Caseneuve le tire du grec _borros_, dévoreur
de chair humaine; et il observe que, dans un glossaire, _manger la
chair_ est pris pour _bourreler_. Suivant Borel, il est dérivé du
latin _burrus_, roux, parce que les gens roux sont méchants, où parce
que l’exécuteur de la haute justice en divers lieux était vêtu d’une
livrée jaune et rouge. Ducange veut qu’il ait sa racine dans le mot
_bourrée_, faisceau de verges, à cause du supplice de la fustigation.
Eusèbe Salverte croit qu’il a été formé du bourguignon _buro_, _lance_.
Il me semble qu’il peut l’avoir été tout aussi bien de _borellus_,
nom d’une arme prohibée: _Borellus inter arma prohibita numeratur_,
dit le glossaire de Carpentier. C’était peut-être l’arme affectée à
l’exécuteur des hautes-œuvres.


=BOUTEILLE.=—_Porter les bouteilles._

C’est-à-dire marcher lentement, comme un homme qui porte des bouteilles
marche dans la crainte de les casser.

La Fontaine s’est servi de cette expression dans la fable intitulé:
_L’âne chargé d’éponges, et l’âne chargé de sel_.

  L’un, d’éponges chargé, marchait comme un courrier;
            Et l’autre, se faisant presser,
            _Portait_, comme on dit, _les bouteilles_.


=BRAIES.=—_Sortir les braies nettes d’une affaire._

S’en retirer heureusement.—Allusion à certain accident auquel sont
exposés les poltrons à qui la peur donne ordinairement la colique.
Les _braies_ étaient une espèce de haut-de-chausses ou de culotte que
portaient nos ancêtres.


=BRAVE.=—_Brave à trois poils._

Sous Charles IX, on désignait par cette dénomination les spadassins qui
portaient une longue moustache terminée en pointe de chaque côté à la
lèvre supérieure, et un bouquet de la même forme au menton. C’étaient
des hommes de la même espèce que ceux qui, sous Charles V et ses
successeurs, étaient appelés _mauvais garçons_.


=BRAY.=—_Faire comme le curé de Bray._

«Le curé de Bray, dit M. A*** (l’abbé de Feletz) dans _le Journal des
Débats_, avait tant applaudi aux travaux de l’assemblée constituante,
qu’on ne doutait point que la constitution décrétée par cette assemblée
n’eût obtenu le plus haut degré de son admiration. Il s’extasiait
surtout sur la _démocratie royale_: on le croyait irrévocablement
fixé à cette forme de gouvernement; on n’imaginait point qu’il fût
possible d’obtenir son assentiment pour une autre. Cependant le trône
est renversé, et le curé de Bray est enchanté. La république est
proclamée, il est transporté. La constitution de 1793 lui paraît le
chef-d’œuvre de l’esprit humain. Le gouvernement révolutionnaire, qui
suspend cette constitution, est à ses yeux une conception sublime. Le 9
thermidor, qui détruit ce gouvernement et renverse le comité du salut
public, si cher au bon curé, sauve cependant la patrie. La constitution
de l’an III en fixe les destinées, et le directoire est à jamais le
régulateur de la France, enfin libre et heureuse. Le curé de Bray
n’avait pas manqué d’envoyer à tous ces gouvernements ses adhésions,
ses soumissions, ses félicitations. Il en était là de ses variations
politiques et de ses admirations toujours croissantes, lorsqu’un de
ses paroissiens, zélé pour la gloire de son pasteur, et craignant
qu’elle ne fût compromise par une pareille versatilité dans ses
discours et sa conduite, tâcha de lui faire observer, avec beaucoup de
ménagements, que peut-être cette rapide succession d’adresses à toutes
les factions et de serments à toutes les constitutions pourrait enfin
exciter quelques soupçons sur la fermeté de ses principes et le faire
accuser à la rigueur de légèreté dans ses actions et d’inconstance
dans ses opinions. «Moi, léger! s’écria le curé tout étonné; moi,
inconstant et variable dans mes opinions, dans mes principes! Eh! j’ai
toujours voulu être curé de Bray. Il n’y a pas d’homme au monde plus
constant que moi.» Nous espérons que cette admirable constance et cette
imperturbable ténacité de caractère ne se seront jamais démenties,
et que M. le curé aura toujours regardé comme le meilleur des
gouvernements, dans le meilleur des mondes possibles, tous ceux qui se
sont succédé depuis le directoire, où finit son histoire. Nous espérons
surtout qu’il est toujours curé de Bray.»

Cette spirituelle biographie expose très bien les titres en vertu
desquels le curé de Bray est devenu le prototype de ces chevaliers
de la circonstance, vulgairement appelés _girouettes_, qui savent si
adroitement se prêter aux exigences de tous les événements et revêtir
le caractère de tous les régimes; mais elle pèche contre la vérité
historique, en faisant de ce personnage un membre du clergé français
auquel il n’a jamais appartenu. Il est anglais, témoin le proverbe:
_The vicar of Bray is the vicar of Bray still_. _Le curé de Bray est
toujours le curé de Bray._ Il a dû sa célébrité à une chanson dans
laquelle il explique lui-même les motifs qui l’ont porté à changer
quatre fois de religion en passant du catholicisme au protestantisme,
_et vice versâ_, sous les règnes successifs de Charles II, de Jacques
II, de Guillaume III et de la reine Anne. Voici le refrain de cette
chanson:

  _And this is law, I will maintain_
    _Until my dying day, sir,_
  _That whatsoever king shall reign,_
    _I will be vicar of Bray, sir._

Et ceci est ma loi, je la soutiendrai jusqu’au jour de ma mort, que,
quel que soit le roi qui règne, je serai vicaire de Bray[24].


=BREBIS.=—_Qui se fait brebis, le loup le mange._

Il est quelquefois dangereux d’avoir trop de douceur; les méchants
profitent de l’excessive bonté d’une personne pour l’opprimer. On
dit aussi dans le même sens: _Faites-vous miel, et les mouches vous
mangeront_.

Un berger priait son père de lui donner un conseil qui fût le résultat
de sa longue expérience: «Mon fils, répondit le vieillard, sois bon,
car il est avantageux de l’être; mais sois-le de manière que le loup
n’ose te montrer les dents.»

_A brebis tondue Dieu mesure le vent._

Dieu proportionne à nos forces les afflictions qu’il nous envoie.

_Il ne faut qu’une brebis galeuse pour infecter tout un troupeau._

  _Morbida facta pecus totum corrumpit ovile._

Il ne faut qu’un homme corrompu dans une compagnie pour la corrompre
tout entière. La contagion du mauvais exemple donné par ceux qu’on
fréquente a tant de puissance, qu’elle agit sur les personnes mêmes
qui semblent les plus propres à y résister par la solidité de leurs
principes. C’est une remarque très fine et très judicieuse de Chamfort
que, quelque importuns, quelque insupportables que nous soient les
défauts de ceux avec qui nous vivons, nous ne laissons pas d’en prendre
une partie. Être la victime de ces défauts étrangers à notre caractère
n’est pas même un préservatif contre eux.

_Brebis qui bêle perd sa goulée._

Il ne faut pas perdre en paroles un temps qu’il importe d’employer à
l’action. Ce proverbe s’applique particulièrement pour signifier qu’à
table il ne faut pas trop parler, si l’on ne veut pas être dupe de
l’avidité des convives.

_Brebis comptées, le loup les mange._

Proverbe pris de celui qu’on trouve dans la septième églogue de
Virgile: _Non ovium curat numerum lupus_. Il s’employait autrefois,
comme on le voit dans les Adages d’Érasme (Chil. II, centur. IV,
n^o 99), pour dire que, si un voleur timide s’abstient de toucher
à certains objets parce qu’il sait qu’on les a comptés, un hardi
voleur n’est jamais arrêté par une telle considération. Aujourd’hui
ce proverbe se prend dans un sens plus général: il signifie que les
précautions ne garantissent pas toujours d’être trompé, et même que
l’excès de précaution expose quelquefois à l’être. Les joueurs s’en
servent fréquemment, et ils entendent qu’il ne faut point compter son
argent pendant qu’on joue, car c’est une superstition de la plupart
d’entre eux que l’argent compté appelle une mauvaise chance qui le fait
vite passer en d’autres mains.


=BRETAGNE.=—_Qui a Bretagne sans Jugon a chape sans chaperon._

Le château de Jugon, qui fut démoli en 1420, était la principale
forteresse de la Bretagne. Il garantissait ce pays des incursions
de l’ennemi, comme le chaperon, dont le manteau appelé _chape_ ou
_pluvial_ était surmonté, garantissait le voyageur de la pluie en lui
couvrant la tête et les épaules.

_Oncle_ ou _tante à la mode de Bretagne._

Nulle part la parenté ne s’étend aussi loin qu’en Bretagne; elle
y dépasse le douzième degré, en se comptant double dans plusieurs
cas. Ainsi les enfants donnent le titre d’_oncle_ ou de _tante_,
non-seulement au frère ou à la sœur, mais au cousin-germain ou à la
cousine-germaine de leur père ou de leur mère, comme ils en reçoivent
par réciprocité le titre de neveu ou de nièce.

On raconte qu’un capucin, prêchant à la prise d’habit de la fille de sa
cousine-germaine, s’écria: «Quel honneur pour vous, ô ma cousine, qui
devenez la belle-mère du Seigneur, et quelle gloire pour moi qui vais
être l’oncle du bon Dieu à la mode de Bretagne!»

Je ne garantis pas l’anecdote; il se pourrait pourtant qu’elle fût
vraie, et que le capucin eût voulu enchérir sur saint Jérôme, qui
disait à Paula pour la féliciter d’avoir voué au ciel la virginité de
sa fille Eustochium: _Socrus dei esse cœpisti_. _Vous avez commencé
d’être la belle-mère de Dieu._ (_D. Hieron opera_, t. 1, p. 140, _ad
Eustochium_.)


=BRETON.=—_Qui fit Breton fit larron._

La vérité n’a point été sacrifiée à la rime dans ce proverbe, comme
le prétend Fleury de Bellingen, car s’il est vrai que les habitants
de la Bretagne, d’après sa remarque, ne sont pas plus adonnés au vol
que ceux des autres provinces, il n’en a pas été toujours ainsi. La
manière barbare dont ils pillaient les vaisseaux échoués sur leurs
côtes en est une preuve. Les seigneurs riverains, qui retiraient les
principaux bénéfices de ce brigandage connu sous le nom de _droit de
bris_, recouraient ordinairement, pour le rendre plus productif, à un
moyen aussi singulier qu’inhumain. Ils fesaient promener pendant la
nuit, près des récifs, un bœuf qui portait sur la tête une lanterne
allumée et qui avait une jambe liée, afin qu’il imitât par sa marche
claudicante les ondulations du fanal d’un navire, de manière à tromper
ceux qui étaient en mer et à les attirer sur les écueils. Le clergé
même ne restait pas tout à fait étranger à ces mœurs sauvages. Obligé
de céder aux ordres des seigneurs et de la populace, il ordonnait
quelquefois des processions et des prières publiques pour que l’année
fût _heureuse en naufrages_.

Une autre preuve de l’esprit de pillage des anciens Bretons, c’est que
dans le quatorzième siècle ils formaient la plus grande partie des
bandes de routiers et de brigands qui infestaient la France. Les mots
_Bretons et pillards_, _Britones et pillardi_, se trouvent presque
toujours réunis dans les anciennes chartes et chroniques pour désigner
cette soldatesque mercenaire et effrénée.


=BRIC.=—_De bric et de broc._

Métaphore empruntée des instruments de travail dont on se sert tour à
tour par les deux bouts. En langue celtique, _bric_ signifie _tête_, et
_broc_ signifie _pointe_. Ainsi _faire une chose de bric et de broc_,
c’est s’y prendre de toutes les manières, y employer tous ses moyens.


=BRIOCHE.=—_Faire une brioche._

C’est faire une faute en musique, et par extension en quelque chose que
ce soit. Cette expression fut introduite à l’époque de la fondation de
l’Opéra en France. Les musiciens attachés à ce théâtre avaient imaginé
de condamner à une amende pécuniaire celui d’entre eux qui manquerait
aux règles de l’harmonie en exécutant sa partition, et le produit des
amendes était destiné à l’achat d’une brioche qu’ils devaient manger
ensemble dans une réunion où les amendés figuraient ayant chacun une
petite image de ce gâteau suspendue à la boutonnière en guise de
décoration. Un tel usage ne fut pas jugé propre à les rendre moins
fautifs dans leur art, et le grand nombre de repas qu’il amena ne fit
pas concevoir une haute idée de leur talent. Bientôt ils se virent
exposés à la raillerie du public, qui prit le mot de _brioche_ pour
synonyme de faute, bévue; et l’amour-propre alors l’emportant sur la
friandise, ils décidèrent qu’ils pourraient faire désormais autant de
_brioches_ qu’ils voudraient sans être obligés d’en payer aucune.


=BUDGET.=

Ce mot peut être regardé comme proverbial à cause du fréquent emploi
qu’on en fait journellement dans toutes les classes de la société.
Grands et petits, riches et pauvres, chacun parle de son budget. On dit
un _budget de cuisinière_, _un budget d’apothicaire_, comme un budget
de ministre. Je dois donc consigner ici l’histoire et la généalogie
de ce mot, qui sont assez curieuses[25]. Il est d’origine française,
et nous avons eu la bonté de le recevoir de seconde main des Anglais,
qui nous l’ont rendu défiguré et méconnaissable. Qui pourrait croire
qu’il vient de _poche_, et que c’est là précisément ce qu’il signifie?
On objectera peut-être qu’il a bien changé sur la route; mais il n’est
besoin que de la tracer pour se retrouver. _Poche_ a fait le diminutif
_pochette_, et par la facilité qu’a le _p_ de se changer en _b_,
pochette a insensiblement coulé en _bogète_, _bougette_, vieux mots
dont le dernier a été conservé dans plusieurs éditions du Dictionnaire
de l’Académie avec son augmentatif _bouge_, qui garde encore son
acception originaire dans cette locution, _bien remplir ses bouges_,
c’est-à-dire bien remplir ses poches ou faire un gros gain, et qui
partout ailleurs signifie un petit endroit propre à resserrer divers
objets dans une maison, comme la poche sert à le faire dans un habit.
_Bulge_, qui veut dire enveloppe, bourse, valise, est la racine de
tous ces mots.—A présent, on doit trouver assez facile le passage de
_bogète_ en _budget_, surtout chez les Anglais qui donnent à l’_u_ le
son de l’_o_; et il faut remarquer en outre que les Languedociens ont
toujours dit dans leur patois _lou bugé_ ou _lou budjet_ en parlant
d’une garderobe ou d’un petit endroit dans lequel ils renferment
diverses choses.


=BUISSON.=—_Il n’y a si petit buisson qui n’ait son ombre._

Ce proverbe s’emploie dans deux sens opposés, pour dire qu’il n’y a
rien de si petit qui ne puisse être avantageux ou préjudiciable. C’est
ainsi que les Latins disaient: _Etiam unus capillus habet umbram
suam_, _un cheveu même a son ombre_. On prétend que l’ombre du buisson
est devenue proverbiale à cause de cet apologue de la Bible:—«Les
arbres voulurent se choisir un roi. Ils s’adressèrent d’abord à
l’olivier et lui dirent: Règne. L’olivier répondit: Je ne quitterai pas
le soin de mon huile pour régner sur vous. Le figuier dit qu’il aimait
mieux ses figues que l’embarras du pouvoir suprême. La vigne donna la
préférence à ses raisins. Enfin les arbres s’adressèrent au buisson, et
le buisson répondit: Je vous offre mon ombre.»

On sent tout ce qu’il y a de hardi dans cette idée, mais elle est
dans la Bible. Ce ne sont pas les philosophes, dit Chamfort, c’est le
Saint-Esprit à qui elle appartient.

_Trouver buisson creux._

C’est ne pas trouver ce qu’on s’attendait à trouver. Les chasseurs
appellent _buisson creux_, un buisson dans lequel il n’y a point de
gibier.

_Il a battu les buissons et un autre a pris les oisillons._

Il s’est donné des peines dont un autre a profité. Moisant de Brieux
explique ainsi ce proverbe: «On fait en hiver une petite chasse aux
flambeaux et entre deux haies: un valet porte un bouleau ou autre
arbrisseau plein de glu; d’autres valets battent de côté et d’autre les
buissons, d’où les oiseaux sortant vont donner à la lumière et dans le
bouleau où ils demeurent pris. Nous appelons cela _aller au bouleau_.»

Ce proverbe a une célébrité historique. Le duc de Bedfort, régent
de France pour Henri VI roi d’Angleterre, en fit une application
imprudente, en répondant à Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne, qui
demandait à garder en dépôt la ville d’Orléans; et cette réponse,
dont le prince bourguignon fut offensé, le détermina à se séparer des
Anglais, dans un temps où ces derniers avaient le plus grand besoin
d’un si puissant allié pour résister aux efforts de Charles VII.


=BUREAU.=—_Bureau vaut bien écarlate._

Les petits peuvent avoir autant de mérite que les grands.

Le bureau, ou la bure, est une étoffe grossière dont s’habillaient
autrefois les gens du commun, tandis que l’écarlate, qui est d’un
assez grand prix, servait à parer les hauts seigneurs. Lacroix du
Maine attribue l’invention de ce proverbe à Michel Bureau, abbé de
la Couture, en 1518. Celui-ci, étant en discussion avec le cardinal
de Luxembourg, lui dit dans un accès de vivacité: _Bureau vaut bien
écarlate_. Aulu-Gelle, dans ses _Nuits attiques_, liv. II, rapporte un
proverbe qui correspond au nôtre: _Sous le chapeau d’un paysan, est le
conseil d’un prince_.

_Fin comme bureau teint._

C’est-à-dire très grossier, parce que cette étoffe, lorsqu’elle est
teinte, est pire qu’auparavant.

_Bureau d’adresse._

On appelle ainsi proprement un endroit indiqué au public pour donner
ou recevoir certains renseignements, et figurément une personne qui
s’informe de tout ce qui se passe et va le débiter de côté et d’autre.
Jean-Jacques Rousseau a dit dans ses Rêveries, sixième promenade:
«Quand ma personne fut affichée par mes écrits, je devins dès lors le
_Bureau d’adresse_ de tous les souffreteux ou soi-disant tels, et de
tous les aventuriers qui cherchaient des dupes.»


  =BUVEUR.=—_Ce que le sobre tient au cœur
           Est sur la langue du buveur._

Les Espagnols disent: _El vino anda sin calças_, _le vin va sans
chausses_.

_Les méchants sont buveurs d’eau._

La chanson dit que _c’est bien prouvé par le déluge_. Mais, sans doute,
il ne faut pas aller chercher si loin la raison de ce proverbe. Il
paraît fondé sur l’observation que ceux qui boivent de l’eau sont moins
expansifs que ceux qui boivent du vin, l’expansion étant regardée comme
une marque de bonté. Cependant, s’il ne remonte pas jusqu’au déluge,
il est d’une assez grande antiquité; car Eschine, voulant accuser
Démosthène de méchanceté, lui reprochait d’être _buveur d’eau_.



C


=CAGOT.=

Court de Gebelin dérive ce mot de _caco-deus_, rapporté par Ducange.
_Caco_, dit-il, signifiant _faux_, sera devenu _cagot_, hypocrite; et
comme l’hypocrite a toujours le nom de Dieu à la bouche, et l’emploie à
tout, il aura été surnommé, chez les peuples qui appellent Dieu _God_,
_kakle-God_, _caquette-Dieu_, et insensiblement _cak-god_ et _cagot_.

Rabelais donne à _cagot_ une origine moins honnête. C’est, suivant lui,
la première personne de l’indicatif présent du verbe italien _cagare_,
qu’il est difficile de traduire en français par le mot propre; et dans
son _Ile sonnante_, il nous montre les cagots comme atteints de la
maladie des harpies.

D’autres prétendent que _cagot_ vient de _cagoule_. Mais il est positif
que _cagoule_ est beaucoup moins ancien que _cagot_. _Cagoule_ ne
date que du seizième siècle, et il a été introduit par corruption de
_cogule_ (cuculla), espèce de capuce ou capuchon.

Il est probable que _cagot_ s’est formé par contraction de
_caas-goths_, _chiens goths_, dénomination injurieuse déjà usitée en
507 pour désigner les Goths, à cause de leur attachement à l’arianisme,
objet de scandale et de haine pour nos catholiques ancêtres qui
traitèrent ces malheureux, réfugiés dans les Pyrénées, comme les
Indiens traitent les parias et les poulichis.

Disons un mot de cette espèce de _Cagots_ dont les pères avaient
renversé et fondé plusieurs empires. Cette race, vouée à la persécution
des Francs qui la vainquirent à la bataille de Vouillé, fut obligée de
se cacher dans les plus secrets réduits des montagnes pour conserver
ses habitudes religieuses. Elle y contracta des maladies héréditaires
qui la réduisirent à un état pareil à celui des crétins. Lorsque,
dans la suite, elle abjura l’arianisme et se réunit à la communion
romaine, il lui fut impossible de se régénérer. Les Cagots furent alors
regardés comme ladres et infects. On leur défendit sous les peines
les plus sévères d’habiter dans les villes et les villages, et d’être
chaussés et habillés autrement que de rouge. Ils ne pouvaient entrer
que par une porte particulière dans les églises, où ils avaient des
siéges séparés du reste des fidèles. Les sacrements même leur étaient
interdits en certains endroits par la même raison qu’aux bêtes. On ne
recevait point leur témoignage en justice, et c’était par grâce que la
coutume de Béarn avait établi que les dépositions de sept d’entre eux
équivaudraient à une déposition légale. Aujourd’hui ils ne sont plus
exposés à la réprobation des autres hommes, mais ils restent toujours
accablés des infirmités que la viciation du sang et de la lymphe peut
produire. Leurs traits son difformes et livides. Cependant on y démêle
quelque trace d’une origine étrangère que la dégradation de l’espèce
n’a pas effacée entièrement. Leur moral paraît frappé d’imbécillité.

On comprend dans la race des Cagots ces êtres disgraciés de la nature
appelés _cahets_ en Guienne et en Gascogne; _coliberts_ dans le Maine,
l’Anjou, le Poitou et l’Aunis; _cacoux_ et _caqueux_ en Bretagne; et
_caffons_ dans les deux Navarres. Ce nom de caffon, qu’on fait dériver
de l’espagnol _cafo_, lépreux, est tout à fait semblable à celui de
_caffoni_ que les habitants des environs de Rome et de Naples donnent
aux paysans les plus grossiers.


=CAHIN-CAHA.=—_Aller cahin-caha._

C’est-à-dire d’une manière inégale, incertaine, tant bien que mal, de
mauvaise grâce. Ces deux mots, suivant Ménage, viennent de _Quà hìnc
quà hàc_, _deçà et delà_.

_L’esprit de l’homme_, dit un proverbe cité par Martin Delrio, _va
clochant de côté et d’autre_, _claudicans in duas partes_, c’est-à-dire
_cahin-caha_. Luther l’a comparé à un paysan ivre à cheval, et qui
redressé d’un côté, tombe de l’autre.

Le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, accusé de favoriser
tantôt les jésuites et tantôt les jansénistes, fut surnommé
_Cahin-caha_, comme on le voit dans cette épitaphe épigrammatique qu’on
lui fit le jour de sa mort:

  Ci-gît Louis Cahin-caha,
  Qui dévotement appela,
  De oui de non s’entortilla,
  Puis dit ceci, puis dit cela,
  Perdit la tête et s’en alla.

Tout le monde connaît la chanson de _Cahin-caha_ par Pannard que
Marmontel appelait le La Fontaine du vaudeville. Elle fut tellement
goûtée quand elle parut, que Pannard, en publiant ses œuvres, ne crut
pouvoir trouver de meilleur moyen pour en assurer le succès que de
mettre au titre: _Par l’auteur de Cahin-caha_.


=CAILLE.=—_Chaud comme une caille._

On a reconnu, dit Buffon, généralement plus de chaleur dans les cailles
que dans les autres oiseaux, et c’est de là qu’est venue l’expression
proverbiale.

Maris qui voulez être aimés de vos femmes, femmes qui voulez être
aimées de vos maris, vous n’avez qu’à prendre un couple de cailles dont
vous extrairez les deux cœurs pour les porter sur vous, à savoir: le
mari celui du mâle, et la femme celui de la femelle, et vous pouvez
compter que vous ferez très bon ménage. Ce n’est pas moi qui donne
cette précieuse recette, c’est Antoine Mizauld, médecin français du
seizième siècle, auteur d’un livre de _Centuries_ où il l’a consignée.
(Cent. 8, n. 18.)


=CAILLETTE.=

Ce mot, qu’on applique à une personne frivole et babillarde, est
regardé par quelques étymologistes comme un diminutif de _caille_,
oiseau qui jabotte sans cesse, et par quelques autres comme un dérivé
de _cail_, qui, en celtique, désigne une jeune fille de village.

Marot a employé _caillette_ dans le sens de timide, peureux ou niais,
dans les vers suivants:

  Bref, si jamais j’en tremble de frisson,
  Je suis content qu’on m’appelle _caillette_.

Peut-être aussi a-t-il voulu faire allusion à _Caillette_, fou de
François I^{er}. Quoi qu’il en soit, le mot a eu les trois acceptions
que je viens d’indiquer, et même celle de _badaud_; car les badauds de
Paris ont été surnommés _caillettes_.

On appelait autrefois et l’on appelle encore, je crois,
_caillette-maman_, un petit garçon habitué à se tenir comme une
fillette auprès de sa mère au lieu d’aller jouer avec ses camarades.


=CALENDES.=—_Renvoyer aux calendes grecques._

Les Romains appelaient calendes le premier jour de chaque mois où les
créanciers avaient coutume d’exiger l’argent qu’ils avaient prêté, et
ce mot venait du verbe latin _calo_, j’appelle, je convoque, parce
que ce jour là un pontife annonçait au peuple _convoqué_ le retour
de la nouvelle lune. Mais les Grecs n’avaient point de calendes, et
c’est ce qui donna lieu au proverbe _Renvoyer aux calendes grecques_,
c’est-à-dire à une époque chimérique.

La plupart des étymologistes font venir _calendes_ d’un verbe grec;
mais il n’est pas probable que les Romains aient pris le mot dans la
langue d’un peuple qui ne connaissait pas la chose.

Philippe II, roi d’Espagne, avait envoyé à Élisabeth, reine
d’Angleterre, un message ainsi conçu:

  _Te veto ne pergas bello defendere belgas.
  Quæ Drakus eripuit nunc restituantur oportet.
  Quas pater evertit jubeo te condere cellas,
  Relligio papæ fac restituatur ad unguem._

Élisabeth répondit sur-le-champ par ces vers:

  _Ad græcas, bone rex, fient mandata calendas._


=CÂLIN.=—_Faire le câlin._

C’est cacher la finesse sous un air niais, indolent, et prendre un ton
doucereux pour se ménager l’esprit d’une personne dont on veut obtenir
quelque chose.

Le mot _câlin_ a une origine douteuse; il peut venir du verbe _caler_,
qui signifie au figuré céder, se soumettre, comme dans cette phrase de
Montaigne (liv. III, chap. 12): «Eust-on ouy de la bouche de Socrate
une voix suppliante? Cette superbe vertu eust-elle _calé_ au plus fort
de sa montre?»

Un étymologiste a dérivé _câlin_ des paroles que l’exécuteur des
hautes-œuvres adressa à Dom Carlos, infant d’Espagne, pour l’engager à
ne pas se débattre au moment où il allait l’étrangler par ordre d’un
père barbare: _Calla, calla, senor Dom Carlos! todo lo que se haze es
por su bien_. _Tout doux, tout doux, seigneur Dom Carlos! tout ce qui
se fait est pour votre bien._


=CALOMNIE.=—_La calomnie s’arme du vraisemblable._

Proverbe tiré de Sénèque, qui a dit (_Quest. natur._, préf. du
liv. IV): _C’est toujours à l’aide du vrai que le mensonge attaque
la vérité_. La même pensée se trouve dans la vie d’Alexandre par
Plutarque, chap. 75.

Le calomniateur ne manque pas de sagacité pour découvrir et pour
attaquer le côté le plus faible. Son propre est d’exagérer plutôt que
d’inventer. C’est un adroit faussaire de la vérité.

_Calomniez, calomniez: il en reste toujours quelque chose._

On est généralement disposé à penser qu’une personne à qui l’on
reproche beaucoup est nécessairement coupable de quelque chose, et
ce pernicieux préjugé fait le succès du calomniateur. De là ce mot,
que Beaumarchais a mis dans la bouche de Basile, mais qu’il n’a pas
inventé; car avant lui Bacon l’avait cité comme proverbial dans son
ouvrage de _La dignité et de l’accroissement des sciences_, liv. VIII,
chap. 2, et le traducteur français de cet ouvrage l’avait rendu en ces
termes: _Va! calomnie hardiment: il en restera quelque chose_.


=CAMÉLÉON.=—_C’est un caméléon._

Se dit d’un homme qui change d’avis et de conduite suivant les
circonstances, parce que les anciens, de qui nous avons emprunté
cette expression métaphorique, croyaient que le caméléon n’avait pas
de couleurs propres et individuelles, et qu’il réfléchissait comme
une glace toutes celles des objets environnants. Mais cette opinion,
quoique adoptée par Aristote, Pline, Élien, etc., a paru erronée aux
naturalistes modernes. Le caméléon, disent-ils, est un reptile de la
famille des lézards; sa taille n’excède guère quatorze pouces, en y
comprenant la queue qui en a sept. Sa tête est surmontée d’une espèce
de pyramide cartilagineuse rejetée en arrière. L’ouverture de sa gueule
est vaste, mais très peu apparente, à cause de l’union très exacte des
deux mâchoires. Il ne se nourrit pas de vent et d’air, comme l’ont
prétendu les naturalistes de l’antiquité: il mange des mouches, des
vers et d’autres insectes qu’il trouve sur le sommet des arbres, où il
se plaît à se promener, en s’aidant de sa queue qu’il roule autour des
rameaux. Sa peau est d’un tissu transparent, et ses couleurs changent,
varient, s’altèrent, suivant la nature des impressions qu’il éprouve,
le degré de chaleur ou les effets de la lumière auxquels il est exposé:
les teintes les plus habituelles sont le rouge, le jaune, le noir,
le vert, le blanc. Le célèbre Bichat attribuait particulièrement
cette variation de couleurs à la quantité d’air que l’animal aspire,
et combine avec le sang artériel. En effet, le caméléon possède la
faculté d’avaler une grande quantité d’air; il s’enfle et se désenfle
à volonté, ce qui l’a fait appeler par Tertullien une _peau vivante_;
et chaque fois qu’il use d’une telle prérogative, son corps reflète
des nuances diverses. La nuit, et lorsqu’il se refroidit, il prend
une couleur blanche, et quand il est mort il la conserve. Voilà les
observations vraies, fidèles et sûres auxquelles on doit s’en tenir. Le
reste n’est qu’un mensonge poétique; mais comme ce mensonge n’a rien de
dangereux, on ne cessera point de voir dans le caméléon l’emblème de
la flatterie, l’image ou le modèle des courtisans, qui, suivant leurs
intérêts ou leurs passions, se parent de toutes les nuances, adoptent
toutes les livrées, se couvrent de tous les masques.


=CAMELOT.=—_Quand le camelot a pris son pli, c’est pour toujours._

L’étoffe appelée camelot, parce que originairement elle était faite
de poil de chameau, ne perd que très difficilement les mauvais plis
qu’elle a pris. De là le proverbe, qu’on applique à une personne
incorrigible.


=CANCAN.=—_Faire du cancan d’une chose._

C’est faire du bruit d’une chose pour un motif frivole.

Le mot _quanquàm_ (quoique) était fort à la mode au seizième siècle;
les orateurs de l’Université l’affectionnaient particulièrement. Ils
regardaient comme un trait de génie de le faire figurer le premier
en tête de leurs discours, et ils en avaient fait, en raison de
cette prééminence, le nom d’une harangue latine récitée en public
par un écolier à l’ouverture des thèses de philosophie; mais la
prononciation de ce mot passait alors pour défectueuse. On disait
_kankam_, à la manière gothique. Le célèbre Ramus soutint qu’il fallait
dire _couancouam_, conformément à la prononciation romaine, et les
professeurs du collége royal se rangèrent à son avis. Les docteurs
de Sorbonne s’opposèrent à l’innovation, et défendirent de l’adopter
sous peine de leur censure. Cette menace eut bientôt son effet: un
jeune ecclésiastique s’étant avisé, dans un discours d’apparat, de
faire entendre le _couancouam_ réprouvé, nos docteurs scandalisés
s’assemblèrent, crièrent à l’hérésie, et déclarèrent vacant un
bénéfice que le beau diseur possédait. Celui-ci, très peu résigné à
son rôle de victime grammaticale, interjeta appel au parlement. Il
parut à l’audience escorté d’une foule de maîtres, de sous-maîtres et
d’écoliers. Ramus était chargé de défendre sa cause. Il parla avec
toute l’autorité du talent et de la raison; il ne négligea point de
faire ressortir le ridicule des partisans de _kankam_. Les juges
rendirent un arrêt qui réhabilita le bénéficiaire, et laissa à chacun
_la liberté de prononcer comme il voudrait_. C’est de ce fameux litige,
dans lequel se trouve peut-être la vraie cause de l’assassinat de
Ramus, que plusieurs étymologistes font venir le mot _cancan_, employé
d’abord pour signifier une discussion orageuse sur un sujet de peu
d’importance, et appliqué depuis à tous les bavardages de société où
il entre de la médisance. Quelques autres pensent qu’il a été formé
par onomatopée du cri des canards; mais leur opinion pour être admise
a besoin d’être appuyée de faits qui établissent qu’il était en usage
avant la dispute de Ramus avec la Sorbonne, et jusqu’ici ils n’en ont
rapporté aucun. La remarque faite par Buffon, que le verbe _cancaner_
exprime le cri désagréable des perroquets dans le langage des Français
d’Amérique, ne peut leur fournir une induction probante en ce cas,
puisque l’établissement de ces colons est postérieur à l’époque dont il
est question.


=CAPHARNAÜM.=—_C’est un capharnaüm._

Capharnaüm ou Capernaüm était une ville de la Judée, située à
l’extrémité septentrionale du lac de Génézareth, dans la province
de Galilée. L’éloignement où cette province se trouvait de la Judée
proprement dite, la tenant en dehors de l’influence morale de
Jérusalem, l’avait souvent exposée aux troubles intérieurs, et lui
avait fait donner par le prophète Isaïe la dénomination de _contrée
de ténèbres et d’ignorance_ (ce qui est rappelé dans l’évangile selon
saint Mathieu, chap. 4, v. 16). C’est de là qu’on a dit par allusion en
parlant d’une assemblée où le désordre et la confusion régnent: _C’est
un capharnaüm_.


=CAPON.=—_Faire le capon._

C’est faire un acte de poltronnerie ou de lâcheté, chercher à tromper,
dissimuler pour arriver à ses fins; et, dans un sens spécial, hanter
quelque tripot afin d’y prêter à gros intérêts de l’argent aux joueurs.

Le terme de _capon_ s’appliqua primitivement aux Juifs. Il y a une
charte de Philippe-le-Bel qui appelle leur communauté _Societas
caponum_, et le lieu de leurs assemblées _Domus societatis caponum_,
_maison de la société des capons_ ou _chapons_. On ne sait pas au
juste pourquoi ils furent désignés ainsi; mais les raisons qui firent
depuis employer ce terme comme synonyme de poltron, lâche, fourbe,
hypocrite, usurier, s’expliquent aisément par les habitudes de
cette race autrefois proscrite et malheureuse. Il ne leur était pas
permis de paraître en public sans une marque jaune sur l’estomac.
Philippe-le-Hardi les obligea même de porter une corne sur la tête.
Il leur était défendu de se baigner dans la Seine; et quand on les
pendait, c’était toujours entre deux chiens. En horreur au peuple
qui leur fesait essuyer toute sorte d’avanies, exposés aux mauvais
traitements des seigneurs qui voulaient les rançonner, victimes de
l’avarice des princes qui les chassaient pour s’emparer de leurs biens
et qui leur accordaient ensuite la permission de revenir moyennant de
fortes sommes, les Juifs nécessairement devaient manquer de courage,
opposer la ruse et l’hypocrisie à la violence, et chercher à réparer
par l’usure d’iniques spoliations.


=CAPUCIN.=—_Un verre de vin est la chemise d’un capucin._

D’après un précepte d’hygiène, il faut, lorsqu’on est en sueur, ou
changer de chemise ou boire un verre de vin. Or, les capucins, qui ne
portaient point de chemise d’après la règle de saint François leur
fondateur, buvaient en ce cas un verre de vin, et de là le proverbe.

On dit aussi: _Un verre de vin vaut un habit de velours_. Ce qui a
beaucoup d’analogie avec un proverbe latin qui se trouve dans le festin
de Trimalcion: _Calda potio vestiarius est_. Le vin est désigné ici
par les mots _calda potio_, _chaude boisson_, pour exprimer la chaleur
qu’il a naturellement et non la chaleur qui lui est communiquée par le
feu. C’est ainsi que l’eau est appelée, dans un sens opposé, _frigida
potio_, _froide boisson_.


=CAQUETÉ.=—_Les morceaux caquetés se digèrent mieux._

Le plaisir de la conversation mêlé à celui de la bonne chère est
un préservatif contre l’indigestion, parce qu’en parlant on mange
plus lentement, et que les aliments s’imbibent mieux de salive, deux
points importants pour les gastronomes qui tiennent à conserver un bon
estomac, et qui pensent avec Brillat-Savarin qu’_on ne vit pas de ce
qu’on mange_, mais de ce qu’on digère.

C’est à tort qu’on a regardé ce proverbe comme inventé par Piron, car
il est beaucoup plus ancien que cet auteur.


=CARAT.=—_A vingt-quatre carats._

On dit qu’une personne est sotte, impertinente, folle, etc., _à
vingt-quatre carats_, pour signifier qu’elle l’est au souverain degré,
parce qu’on divisait autrefois en carats le titre de l’or qu’on
divise actuellement en millièmes, et parce que l’or le plus pur était
alors défini à vingt-quatre carats, quoiqu’il ne fût réellement qu’à
vingt-trois carats sept huitièmes, à cause de l’affinage.

Le savant auteur des _Amusements philologiques_ rapporte une étymologie
curieuse du mot _carat_. Ce mot, qu’on a écrit primitivement
_karat_, vient de l’arabe _kouara_, qui est le nom d’un arbre appelé
_corallodendron_ par les naturalistes, sans doute à cause de la
couleur de sa fleur et de son fruit rouges comme du corail. Ce fruit,
renfermé dans une coque ronde extrêmement dure, est une espèce de
fève marquée d’une raie noire dans le milieu. Les fèves du _kouara_,
ou les carats, ne variant presque pas de poids lorsqu’elles sont bien
sèches, servirent à peser l’or chez les Shangallas dès les premiers
âges du monde; et de là vint la manière d’estimer ce métal plus ou
moins fin à tant de carats. Du pays de l’or, en Afrique, le carat passa
dans l’Inde, où il fut aussi employé comme poids dans le commerce des
pierres précieuses et surtout des diamants.


=CARDINAL.=—_Qui entre pape au conclave en sort cardinal._

Tous les cardinaux ont le même droit à la tiare, et il n’en est pas
un seul peut-être qui ne désire l’obtenir; mais comme plusieurs
d’entre eux ne peuvent raisonnablement compter que sur leur propre
suffrage, ils se désistent d’une prétention inutile en faveur de ceux
dont ils jugent l’élection avantageuse à leurs intérêts: il se forme
alors dans le conclave divers partis qui épuisent les ressources de
la cabale pour parvenir à leurs fins. Lorsqu’un de ces partis a des
chances probables de succès, les opposants pour l’ordinaire, faisant
de nécessité vertu, se joignent à lui de peur de s’aliéner par une
résistance vaine le nouveau maître qu’il va leur donner: si de part et
d’autre, au contraire, l’influence est à peu près égale, la rivalité
continue jusqu’à ce que, de guerre lasse, on s’accorde à choisir dans
un rang neutre quelque sujet dont la vieillesse peut bien faire espérer
à l’intrigue une prochaine occasion de s’exercer avec plus d’avantage,
mais n’en est pas moins, quoi qu’on dise, une solide garantie pour la
morale religieuse. Et c’est ainsi que se vérifie, à la confusion des
ambitieux, le proverbe, _Qui entre pape au conclave en sort cardinal_.

Le cardinal Julien de la Rouvère, promu au pontificat sous le nom de
Jules II, en 1503, fit exception à ce proverbe. Il usa si bien de
ses moyens d’influence pour assurer son élection, qu’elle précéda, à
proprement parler, l’entrée des cardinaux dans le conclave.


=CARÊME.=—_Il ne faut pas prêcher sept ans pour un carême._

Il ne faut pas répéter sans cesse et sottement la même chose. Ce
proverbe a été imaginé par allusion à cet autre: _Si le carême durait
sept ans, tu serais un habile homme à Pâques_. C’est-à-dire, si tu
avais l’instruction que peuvent donner les sermons prononcés dans le
carême pendant sept ans, tu cesserais après ce temps d’être compté
parmi les imbéciles.

_Arriver comme marée en carême._

C’est-à-dire fort à propos, comme la marée ou le poisson dans le carême.

_Arriver comme mars en carême._

Se dit d’une chose qui arrive toujours en certain temps, comme le mois
de mars dans le carême.


=CASAQUE.=—_Tourner casaque._

C’est-à-dire changer de parti.

On a prétendu que cette locution était fondée sur la conduite versatile
du duc de Savoie, Charles Emmanuel I^{er}, qui, tantôt l’allié de la
France, tantôt l’allié de l’Espagne, retournait son justaucorps blanc
d’un côté et rouge de l’autre, quand il abandonnait la cause du premier
de ces pays pour celle du second. Mais la locution date d’une époque
plus ancienne; elle est née au commencement des guerres de la réforme.
Comme les catholiques et les religionnaires portaient des casaques de
couleur différente, celui qui voulait passer d’un camp dans l’autre
avait soin de mettre la sienne à l’envers quand il s’approchait des
postes avancés, afin de faire connaître qu’il ne se présentait pas
en ennemi; et cet acte de transfuge, alors très commun, s’appelait
proprement _Retourner_ ou _Tourner casaque_.

Nous disons aussi: _Changer de casaque_;—_Changer
d’écharpe_;—_Changer de cocarde_; et il est à remarquer que le
prophète Sophonie (c. 1, v. 8) a dit dans le même sens: _Indui veste
peregrinâ_, _revêtir un habit étranger_.

Le recueil d’Oudin rapporte cette autre expression proverbiale:
_Porter casaque de diverses couleurs_, c’est-à-dire se ranger
facilement à toutes sortes de partis.


=CASTILLE.=—_Avoir castille avec quelqu’un._

Ce mot qui, dans le langage familier, signifie un différend, une petite
querelle, désignait anciennement l’attaque d’une tour ou d’un château.
Il fut employé depuis, dit Lacurne de Sainte-Palaye, pour les jeux
militaires qui n’étaient que la représentation des véritables combats.
La cour de France, en 1546, passant l’hiver à la Roche-Guyon, s’amusait
à faire des _castilles_ (châteaux ou forteresses en bois) que l’on
attaquait et l’on défendait avec de pelotes des neige. Mais le bon
ordre que Nitharda fait remarquer dans les jeux militaires de son temps
ne régnait point dans celui-ci. La division se mit entre les chefs, la
dispute s’échauffa, et il en coûta la vie au duc d’Enghein.


=CATHERINE.=—_Rester pour coiffer sainte Catherine._

C’était autrefois l’usage, en plusieurs provinces, le jour où une
jeune fille se mariait, de confier à une de ses amies qui désirait
faire bientôt comme elle, le soin d’arranger la coiffure nuptiale,
dans l’idée superstitieuse que cet emploi portant toujours bonheur,
celle qui le remplissait ne pouvait manquer d’avoir à son tour un
époux dans un temps peu éloigné; et l’on trouve encore au village plus
d’une jouvencelle qui, sous le charme d’une telle superstition, prend
secrètement ses mesures afin d’attacher la première une épingle au
bonnet d’une fiancée. Or, comme cet usage n’a pu jamais être observé à
l’égard d’aucune des saintes connues sous le nom de Catherine, puisque,
d’après la remarque des légendaires, toutes sont mortes vierges, on a
pris de là occasion de dire qu’une vieille fille _reste pour coiffer
sainte Catherine_, ce qui signifie en développement qu’il n’y a chance
pour elle d’entrer en ménage qu’autant qu’elle aura fait la toilette de
noces de cette sainte, condition impossible à remplir.

Cette explication, qui ma été communiquée, est bonne à connaître, parce
qu’elle rappelle des faits assez curieux; mais elle me paraît un peu
trop compliquée: en voici une autre plus simple, fondée sur l’ancienne
coutume de coiffer les statues des saintes dans les églises. Comme
on ne choisissait que des vierges pour coiffer sainte Catherine, la
patrone des vierges, il fut très naturel de considérer ce ministère
comme une espèce de dévolu pour celles qui vieillissaient sans espoir
de mariage, après avoir vu toutes les autres se marier.

Les Anglais disent dans le même sens: _To carry a weeping willow
branch_, _porter la branche du saule pleureur_, soit par allusion à
la romance _du saule_, où gémit une amante délaissée, soit parce que
cet arbre, étant l’emblème de la mélancolie, peut très bien servir
d’attribut à ce caractère malheureux que M. de Balzac appelle _la
nature élégiaque et désolée de la vieille fille_.


=CATHOLIQUE.=—_Catholique à gros grains._

Mauvais catholique qui ne dit de son chapelet que les _pater_ marqués
par de gros grains, et passe les _ave_ marqués pour de petits grains,
beaucoup plus nombreux que les autres. Cette expression était très
usitée du temps de la ligue; et le fanatique Ravaillac, qui assassina
Henri IV, l’employait fréquemment pour désigner le duc d’Épernon. Le
fait est consigné dans une pièce du procès instruit contre ce régicide.


=CEINTURE.=—_Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée._

On lit dans les Paraboles de Salomon (ch. 22, v. 1): _Melius est
nomen bonum quam divitiæ multæ_, _la bonne renommée vaut mieux que
les grandes richesses_; et probablement notre proverbe n’est qu’une
traduction de cette phrase; car, _ceinture_ s’est dit pour impôt,
trésor (_voy._ Ducange, _Zona reginæ_), dans un temps où l’on portait
la bourse attachée à la ceinture, et où la ceinture et la bourse
n’étaient souvent qu’une seule et même chose. Cependant il passe pour
avoir une autre origine que voici.

On se donnait autrefois le baiser de paix à l’église, d’après un
usage établi par le pape Léon II, vers la fin du septième siècle,
quand le prêtre prononçait les paroles _Que la paix du Seigneur soit
avec vous!_ La reine Blanche, épouse de Louis VIII, donna un jour ce
baiser de paix à une courtisane dont le costume annonçait une dame
honnête, et cette méprise, qui lui fut très déplaisante, la porta à
faire rendre une ordonnance pour défendre aux femmes de mauvaise vie la
robe à collet renversé et à queue avec _la ceinture dorée_, ordonnance
que le parlement de Paris renouvela en 1420. Comme on ne tint pas la
main à l’exécution de ce règlement, la ceinture cessa bientôt d’être
une marque de distinction, et les femmes sages, que l’uniformité de
l’habillement confondit avec les autres, s’en consolèrent par le
témoignage de leur conscience, en disant: _Bonne renommée vaut mieux
que ceinture dorée_.

Lacurne de Sainte-Palaye n’admet point cette explication. Il dit que
lorsque les tournois eurent ruiné la plupart des nobles et dégradé la
chevalerie, la ceinture d’or des chevaliers fut souvent accordée à
l’intrigue et à la richesse, au lieu de rester le prix du courage et
de la vertu, et qu’un tel abus fit naître le proverbe, qu’on a depuis
appliqué mal à propos aux dames seulement, puisque les hommes ont
toujours porté la ceinture aussi bien qu’elles.


=CÉLESTIN.=—_Voilà un plaisant célestin._

Les religieux de l’ordre de saint Benoît, nommés célestins parce qu’ils
furent institués par le pape Célestin V, ont pu donner lieu à ce dicton
par l’orgueil que leur inspiraient leurs richesses, leurs nombreux
priviléges et la grande faveur dont ils jouirent auprès de quelques-uns
de nos rois. Cependant Richelet assure qu’il a eu une autre origine.
Autrefois, à Rouen, dit-il, les célestins n’étaient exempts de payer
l’entrée de leur boisson qu’à la charge qu’un des frères de leur
couvent précéderait la première des charrettes sur lesquelles on
transportait cette boisson, et qu’il sauterait et danserait en passant
devant l’hôtel du gouverneur de la ville: un jour, le frère chargé d’un
pareil office parut extrêmement gai; ses gestes excitèrent un rire
universel, et le gouverneur s’écria: _Voilà un plaisant célestin!_
Mot qui passa en proverbe pour désigner un homme dont l’esprit est un
peu aliéné, un bouffon arrogant, un original qui n’observe pas les
convenances. Richelet avait appris cette anecdote du père Le Comte,
célestin.

Suivant un historien de la ville de Rouen, les célestins n’étaient pas
seulement tenus de sauter et de danser pour avoir droit de passage avec
une charrette chargée, il fallait aussi qu’ils jouassent du flageolet
en passant.


=CERNOIR.=—_Faire de l’arbre d’un pressoir le manche d’un cernoir._

C’est réduire presque à rien une chose considérable, se ruiner par de
folles dépenses. Les Italiens disent: _Far d’una lancia una spinella_;
_faire d’une lance une épingle_.

L’arbre d’un pressoir est une pièce de bois fort longue et fort
grosse, tandis que le manche d’un cernoir est un morceau de bois
fort court et fort petit. Le mot _cernoir_, que l’Académie a omis
dans son dictionnaire, désigne un couteau destiné à cerner les noix,
c’est-à-dire à les séparer de leur coque pour en faire des cerneaux.


=CHAMEAU.=—_Rejeter le moucheron et avaler le chameau._

Éviter de petites fautes et s’en permettre de grandes.—Cette
expression est prise de l’évangile selon saint Mathieu (ch. 23, v. 24)
où Jésus-Christ adresse ces paroles aux pharisiens hypocrites: «Malheur
à vous, guides aveugles, qui faites passer votre boisson de peur
d’avaler un moucheron, et qui avalez un chameau! _Excolantes culicem et
camelum glutientes._»

Les Italiens disent: _Scrupoleggiare sul galateo e peccare contra
il decalogo_; _être scrupuleux sur le galatée et pécher contre le
décalogue_.—Le galatée est un traité sur la politesse composé par
Jean della Casa, archevêque de Bénévent, orateur et poëte italien du
seizième siècle. Cet ouvrage, qui jouit d’une réputation méritée, fut
imprimé en 1560 à Florence sous ce titre: _Galateo, owero de costumi_.

_Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille,
qu’à un riche d’entrer dans le ciel._

Proverbe tiré de l’évangile selon saint Mathieu (ch. 19, v. 24).
Quelques interprètes pensent que ce proverbe a été altéré par la
substitution d’un _e_ à un _i_ dans l’orthographe du mot hébreu
que la vulgate traduit par chameau, et qu’il faudrait traduire par
_câble_, en admettant leur rectification. Mais ils se trompent; et ce
qui le prouve, c’est cet autre proverbe familier aux anciens Juifs, et
rapporté dans la Talmud[26]: _Serais-tu comme ceux de Pumbédéta, qui
font passer un éléphant par le trou d’une aiguille?_


=CHAMPAGNE.=—_Être du régiment de Champagne._

C’est se moquer de l’ordre.—Dans un bal qui fut donné en 1747, au
palais de Versailles, en réjouissance du mariage du dauphin fils de
Louis XV, un inconnu prit place sur une banquette réservée, et voulut
y rester malgré l’injonction que lui fit un garde du corps de se
mettre ailleurs. Comme cette injonction réitérée devint impérieuse, il
répondit: _Je m’en moque_, en se servant d’une expression militaire
que je ne rapporte pas très historiquement; et il ajouta: _Si cela ne
vous convient pas, monsieur, je suis un tel, colonel du régiment de
Champagne_. Une dame témoin de cette scène se trouvait également sur un
siége qui était destiné à une autre; invitée à son tour de quitter la
place, elle s’écria fièrement: _Je n’en ferai rien, je suis aussi du
régiment de Champagne_. Le mot fit rire et passa en proverbe.

Quelques officiers français qui étaient allés à Berlin, ayant été admis
à l’honneur de faire leur cour au grand Frédéric, l’un deux se présenta
devant Sa Majesté sans uniforme et en bas blancs. Le monarque lui
demanda: Quel est votre nom?—Le marquis de Beaucour, Sire.—Et votre
régiment?—Le régiment de Champagne.—Ah! ah! repartit Frédéric en lui
tournant le dos, _ce régiment où l’on se moque de l’ordre_. Après cela
il ne lui adressa plus la parole et il causa beaucoup avec tous les
autres qui étaient en uniforme et en bottes.

_Regarder en Picardie pour voir si la Champagne brûle._

On dit aussi _Regarder en Gatinois_, etc., témoin ces vers d’un poëte
comique:

  ......Son œil qui toujours dissimule
  Regarde en Gatinois la Champagne qui brûle.

Cette locution signifie avoir des yeux louches, des yeux qui prennent
leur visée d’une manière si oblique, qu’en se dirigeant vers la
Champagne ils semblent se tourner du côté de la Picardie, lors même
que le point de mire leur est indiqué par un incendie, c’est-à-dire
par l’objet le plus apparent. Ces provinces sont situées, par rapport
à Paris, de telle sorte qu’on ne saurait les regarder à la fois de
cette ville, ou de quelque autre lieu intermédiaire, sans une extrême
divergence dans les rayons visuels. Les Anglais disent: _To look at
once on the ground, and at the north pole star_; _regarder à la fois
vers la terre et vers l’étoile polaire_. Presque tous les peuples
emploient des phrases proverbiales de la même espèce pour désigner
l’action de loucher. Mais ce sont les Grecs qui leur en ont fourni le
modèle. On trouve dans la comédie des _Chevaliers_ par Aristophane
(acte I, sc. 3): _Tourner l’œil droit du côté de la Carie et le gauche
du côté de la Chalcédoine_, parce que la Carie et la Chalcédoine, jadis
tributaires d’Athènes, l’une au midi, l’autre au nord de cette ville,
étaient placées aux deux extrémités de l’Asie, et séparées par un
espace qui comprenait la mer Égée, l’Hellespont et la Propontide.—Nous
disons aussi: _Tourner un œil en Normandie et l’autre en Picardie_.

_Il ne sait pas toutes les foires de Champagne._

Cela se dit d’un homme qui se croit bien informé du fond et des détails
d’une affaire, et qui ne l’est point. Les foires de Champagne, dont il
est fait mention, dès l’an 427, dans une lettre de Sidoine Apollinaire
à saint Loup, étaient fort célèbres au moyen âge, en raison de leur
ancienneté et de leur importance commerciale. Elles offraient un
point central de réunion aux marchands d’Espagne, d’Italie et des
Pays-Bas, qu’on y voyait arriver en foule, et elles trouvaient dans la
législation simple et commode qui les régissait toute sorte d’éléments
de prospérité. Mais il cessa d’en être ainsi à dater du règne de
Philippe-le-Bel devenu maître de la Champagne par sa femme. Elles
furent multipliées dans un intérêt tout fiscal, et donnèrent lieu à une
grande quantité de règlements qui gênèrent beaucoup les transactions.
A ces embarras s’en joignirent d’autres produits par la variation et
l’altération des monnaies dont il n’était pas facile d’établir le pair;
et il fut très naturel de juger de l’habileté d’un négociant d’après la
connaissance qu’il avait de ce qui concernait ces foires.


=CHAMPENOIS.=—_Quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Champenois font
cent bêtes._

«On donne à ce dicton, dit l’abbé Tuet, une origine qui a tout l’air
d’un conte. Lorsque César fit la conquête des Gaules, le principal
revenu de la Champagne consistait en troupeaux de moutons qui payaient
au fisc un impôt en nature. Le vainqueur, pour favoriser le commerce
de cette province, exempta de la taxe tous les troupeaux au-dessous de
cent bêtes; alors les Champenois ne formèrent plus que des troupeaux de
quatre-vingt-dix-neuf moutons. Cela n’était pas si bête; mais César,
instruit de la ruse, ordonna qu’à l’avenir le berger de chaque troupeau
serait compté pour un mouton et paierait comme tel.»

Thibault IV, comte de Champagne, voulant faire face aux dépenses
occasionnées par les fêtes qu’il donnait, mit aussi un impôt sur les
troupeaux de cent moutons, et usa du même expédient que César pour
faire payer cet impôt que ses sujets prétendaient éluder à la façon de
leurs aïeux. Mais le dicton paraît antérieur à ce second fait, auquel
il se rattacherait avec plus de vraisemblance qu’au premier.

Les Champenois le regardent comme une allusion à leur excessive bonté
qu’on a voulu assimiler à la bêtise, et ils soutiennent que la bêtise
leur a été imputée fort gratuitement, puisque la Champagne a produit,
aussi souvent que toute autre contrée de la France, des talents
éminents dans tous les genres. Je crois qu’ils ont raison, et je leur
conseille de prendre pour devise ces deux vers de Juvénal:

  _Summos posse viros et magna exempla daturos
  Vervecum in patriâ crassoque sub aëre nasci._

 Des hommes supérieurs, et dont la vie est fertile en grands exemples,
 peuvent naître dans une atmosphère épaisse et dans la patrie des
 moutons.

Cette expression _vervecum patria_, _la patrie des moutons_, était
proverbiale chez les anciens, qui croyaient que l’air de certains lieux
abrutissait les hommes, lorsqu’il était favorable aux animaux. C’est
à cause de cela que les Béotiens passaient pour les sots de la Grèce
et les Campaniens pour les sots de l’Italie. Il est très probable que
les Champenois en France auront été victimes du même préjugé fortement
réveillé dans les esprits par le nom latin _Campani_ qui leur est
donné dans les chartes du moyen âge, et qui est le même que celui des
habitants de l’ancienne Campanie. L’homonymie leur a porté malheur.


=CHANCELIER.=—_Il faut se défier de la messe du chancelier._

Le chancelier de L’Hôpital, qui avait défendu les calvinistes avec tant
de courage et d’éloquence, était accusé par les catholiques intolérants
de pencher pour le calvinisme, quoiqu’il assistât régulièrement à la
messe; et le proverbe fut l’expression de ce reproche, que beaucoup de
personnes encore aujourd’hui regardent comme fondé. Mais il est certain
que ce grand homme ne fut pas moins opposé à l’esprit de secte qu’à
l’esprit de persécution. S’il en eût été autrement, Adrien Turnèbe, son
contemporain, ne lui aurait pas adressé une belle épître en vers latins
qui le loue dignement et roule en partie sur cette opinion remarquée
d’une manière trop vague par les historiens, que les huguenots
voulaient rendre les Français à la barbarie en les empêchant d’étudier
les langues et les auteurs de l’antiquité.


=CHANDELEUR.=—_A la Chandeleur, les grandes douleurs._

Ces grandes douleurs sont les grands froids qui se font ordinairement
sentir vers le commencement de février, temps où arrive la fête de
la Chandeleur, ainsi nommée à cause de l’extraordinaire quantité de
chandelles de cire qu’on portait autrefois à la procession et aux
offices de cette fête. Chaque fidèle en avait une, quelquefois deux;
ce qui était moins un signe de piété que de superstition, car on
attribuait à ces luminaires consacrés, de même que les païens aux
flambeaux de Cérès[27], une foule de vertus surnaturelles propres
à conjurer les vents, les tonnerres, les grêles, les tempêtes, les
spectres nocturnes et les démons, comme le disent les vers suivants:

  _Mira est candelis illis et magna potestas;
  Nam tempestates creduntur tollere diras
  Accensæ, simul et sedare tonitrua cœli,
  Dæmonas atque malos arcere horrendaque noctis
  Spectra, atque infaustæ mala grandinis atque pruinæ, etc._

  (NAOGEORGUS Hospinian, lib. IV _Regni papistici_.)


=CHANDELLE.=—_Devoir à Dieu une belle chandelle._

On dit d’une personne sauvée de quelque danger qu’_elle doit à Dieu une
belle chandelle_, par allusion à la coutume d’offrir des chandelles
de cire à Dieu et aux saints, en reconnaissance de leur protection.
Autrefois ces chandelles étaient plus ou moins belles, selon le degré
d’importance qu’on attachait aux grâces obtenues. Les grands seigneurs
offraient des cierges égaux à leur corps en poids et en longueur, et
cela s’appelait _donner son pesant de cire_. Louis XI se fit remarquer
plusieurs fois par cette dévotion.

Les habitants de Paris, après la bataille de Poitiers où le roi Jean
fut fait prisonnier, eurent un tel effroi des gens de guerre qui
ravageaient la campagne, qu’ils offrirent à Notre-Dame une bougie
roulée comme une corde et assez longue, dit-on, pour faire le tour de
leur ville.

_A chaque saint sa chandelle._

Il faut faire la cour à chaque personne qui peut nous faire du bien ou
du mal.

_Donner une chandelle à Dieu et une au diable._

C’est se ménager adroitement la faveur de deux partis opposés.—Robert
de La Mark avait fait peindre sur ses enseignes sainte Marguerite avec
le diable, et lui-même, à genoux en leur présence, tenant une chandelle
dans chaque main. Cette singulière peinture avait pour inscription
les mots suivants: «Si Dieu ne me veut aider, le diable ne saurait me
manquer.» Le fait est rapporté par Brantôme.

_La chandelle qui va devant vaut mieux que celle qui va derrière._

Sous l’écorce grossière de ce proverbe, dit l’abbé Tuet, est cachée une
belle pensée, savoir: que les aumônes qu’on fait durant sa vie sont
plus méritoires que les legs pieux qu’on laisse après sa mort.

_Moucher la chandelle comme le diable sa mère._

C’est en arracher la mèche en voulant la moucher.—Un voleur, surnommé
le Diable, étant conduit au pied de la potence, demanda à embrasser
sa mère avec laquelle il était brouillé. On la lui amena, et lorsque
cette pauvre femme se fût jetée dans les bras de son fils, ce scélérat
lui saisit le nez avec les dents, et en arracha un morceau qu’il lui
cracha au visage, en disant: Si vous m’aviez corrigé dans mon enfance,
je n’aurais pas commis les crimes qui m’ont fait condamner au supplice,
et vous n’auriez pas été mouchée de la sorte. Cette anecdote, qui n’est
qu’une variante de la fable d’Ésope intitulée _le Voleur et sa Mère_, a
été l’origine de notre expression proverbiale.

La Mésangère a donné cette autre explication: «Le diable, c’est le
soleil; sa mère, c’est la lune à qui il arrache le nez, quand elle est
en décours.» Mais, où a-t-il pris que la lune ait jamais été regardée
comme la mère du soleil?

_Il y a des nouvelles à la chandelle._

Cela se dit lorsqu’on voit se former au lumignon ou à la mèche d’une
chandelle des boutons nommés champignons, qui sont supposés annoncer
l’arrivée de quelque lettre, ou la visite de quelque étranger. C’est
le reste d’une superstition qui leur attribuait jadis bien d’autres
présages. Suivant qu’ils apparaissaient brillants ou ternes, rouges
ou bleus, flamboyants ou fumants, on les regardait comme des indices
des événements heureux ou malheureux auxquels on devait s’attendre, et
même de la présence des anges ou des diables dans sa maison; et les
gens du peuple pouvaient lire leur destinée dans les lampes, comme les
monarques dans les comètes, également bien.

_C’est un bon enfant, il ne mange pas des bouts de chandelle._

On sous entend: _Mais il sait où l’on en vend_; et c’est pour cela
que cette locution populaire, qui paraît vouloir dire, _il n’est
pas bête_, signifie le contraire. Elle fait allusion à un ancien
usage de galanterie, qui consistait à avaler des bouts de chandelle
allumés, pour l’amour de sa maîtresse. Shakespeare a dit dans son
_Henri IV_ (part. II, act. 3, sc. 4): _Drinks off candles’ ends for
flap-dragons_; _il avale des bouts de chandelle pour un brûlot_. _Le
flap-dragons_ désigne des grains de raisin qu’on fesait brûler dans un
verre d’eau-de-vie, et qu’on avalait tout enflammés. La même chose se
pratique encore fréquemment dans le midi de la France, avec un quartier
de poire ou de pomme, qu’on larde d’un morceau d’amande ou de noix, en
guise de mèche.

Il y a en Normandie cet autre dicton: _Il ne mange pas des bouts de
chandelle le vendredi_. Ce qui est fondé, à ce qu’on prétend, sur
l’histoire d’une vieille dévote qui était à confesse un vendredi soir.
Au moment où elle sortait du confessionnal, le prêtre lui recommanda
de moucher des chandelles placées tout près de là sur un pupitre; elle
crut entendre qu’il lui disait de les manger, et elle se mit, en effet,
à donner un commencement d’exécution à cet acte qu’elle regardait comme
une partie essentielle de la pénitence qui lui avait été imposée. Mais
fatiguée de mâcher et de remâcher sans en venir à bout, elle s’écria
piteusement: Ah! mon père, je ne pourrai jamais avaler la mèche!—Eh!
qui vous oblige à le faire? répondit le confesseur étonné.—Hélas!
mon père, c’est vous, pour mes péchés.—Moi, madame! vous vous
êtes étrangement méprise. Allez, allez, et dites votre chapelet en
expiation, afin que Dieu vous pardonne d’avoir fait gras un jour maigre
comme le vendredi.


=CHAPE.=—_Se débattre de la chape à l’évêque._

C’est disputer à qui s’emparera d’un objet sur lequel ceux qui se le
disputent n’ont aucun droit de propriété, comme la chape de l’évêque
qui n’appartient qu’à lui seul; ou, dans un autre sens, c’est contester
pour une chose à laquelle aucun des contestants n’a ni ne peut avoir
d’intérêt.

Le concile de Pontion en Champagne, dans l’année 876, défend de
piller les meubles d’un évêque après sa mort, et ordonne aux économes
de l’église de les tenir en réserve, afin qu’ils soient remis au
successeur, ou appliqués à quelques usages pieux pour le repos de l’âme
du défunt. C’est de cet abus de piller les meubles de l’évêque après sa
mort qu’est venue, suivant quelques auteurs, l’expression proverbiale:
_Se débattre_ ou _Disputer de la chape à l’évêque_, _De capâ episcopi
litigare_. D’autres en rapportent l’origine à une coutume anciennement
pratiquée en Berri, lorsque l’archevêque de Bourges fesait sa première
entrée dans la cathédrale. Le peuple, qui attendait le prélat à la
porte, lui enlevait sa chape attachée sur ses épaules par un simple fil
de soie, et la déchirait en s’en disputant les lambeaux.—Cette coutume
avait été introduite sans doute à l’imitation de celle des premiers
chrétiens qui découpaient les vêtements de leurs évêques morts, pour
s’en distribuer les morceaux comme de saintes reliques.

_Chercher_ ou _Trouver chape-chute_.

C’est chercher ou trouver l’occasion de profiter de la négligence ou
du malheur d’autrui. La même expression s’emploie aussi pour dire:
chercher ou trouver quelque aventure désagréable, fâcheuse. Le sens de
ces locutions est déterminé par les mots qui les précèdent ou qui les
suivent.

_Attendre chape-chute_ n’est pas susceptible d’avoir deux sens opposés.
Il signifie attendre bonne aubaine, bonne fortune.

  Messer loup attendait chap-chute à la porte.

  (LA FONTAINE, liv. IV, fab. 16.)

_Chut_, _chute_, qu’on a remplacé par _chu_, _chue_, dont on ne se
sert plus guère, est le participe du verbe _choir_; et _chape-chute_
est la même chose que _chape tombée_.


=CHAPEAU.=—_Frère chapeau._

On donnait autrefois le surnom de _frère chapeau_, chez les religieux
mendiants, à un frère qui avait l’emploi d’accompagner un père dans
les quêtes, parce que ce frère portait un chapeau au lieu de capuchon.
Maintenant on appelle quelquefois ainsi, par allusion, un homme qui
s’attache à quelque patron pour lui servir de compère, et pour faire
valoir son mérite dans le monde. Mais on entend plus souvent par _frère
chapeau_ un vers oiseux, qui n’est amené que par le besoin de rimer le
distique, auquel il va tout juste comme un œil postiche à un borgne.
Cette dernière acception a été créée par Boileau.

_C’est la plus belle rose de son chapeau._

C’est-à-dire le plus grand, le plus précieux de ses avantages. On dit
aussi: _C’est le plus beau fleuron de sa couronne_.—Le chapeau, chapel
ou chapelet de roses, était une couronne que nos pères se plaisaient à
porter dans les circonstances solennelles. Cette couronne était aussi
le prix qu’un servant d’amour recevait de sa très honorée dame, dont
les blanches mains la lui posaient sur la tête.

_Être comme saint Roch en chapeau._

Cette expression proverbiale qu’on emploie pour dire qu’on est
abondamment pourvu d’une chose, qu’on en a plus qu’il n’en faut, est
fort controversée. Les uns prétendent que le mot _chapeau_ doit y être
écrit au singulier, les autres qu’il doit y être écrit au pluriel.
Diderot a adopté la dernière orthographe dans cette phrase de _Jacques
le fataliste et son maître_: «Te voilà en chirurgiens _comme saint Roch
en chapeaux_;» et l’éditeur des œuvres de ce philosophe a remarqué,
dans une note, que saint Roch avait trois chapeaux, avec lesquels on le
voit souvent représenté. Cependant on a soupçonné cet éditeur d’avoir
pris sous son bonnet les trois chapeaux de saint Roch, et j’avoue pour
mon compte que, n’ayant pu découvrir aucune preuve du fait iconologique
dont il parle, je suis porté à croire que saint Roch a toujours été
peint avec un seul chapeau, le chapeau de pèlerin, mais si grand, à la
vérité, qu’il en vaut bien trois.

Les lecteurs voudront bien choisir entre les deux explications, ou
attendre des renseignements plus positifs. Une si grave question ne
peut manquer d’être résolue dans une nouvelle édition du chapitre des
chapeaux cité par Sganarelle.

_Qui a bonne tête ne manque pas de chapeaux._

L’homme habile trouve toujours le moyen de se procurer ce qui lui est
nécessaire, et de réparer les pertes qu’il a éprouvées.


=CHAPELET.=—_Il faut se défier du chapelet du connétable._

Proverbe auquel donna lieu la singulière dévotion du connétable Anne
de Montmorency, qui avait toujours son chapelet à la main pendant la
marche de l’armée, et, tout en le roulant entre ses doigts, commandait
tantôt de mettre le feu à un village, tantôt de faire main basse sur
une garnison, et tantôt de châtier ou de pendre quelque soldat.

On disait aussi: _Il faut se défier du cure-dent de monsieur l’amiral_,
parce que l’amiral de Coligni agissait à peu près de la même manière en
se curant les dents.


=CHAPITRE.=—_N’avoir pas voix en chapitre._

C’est n’être pas consulté, n’avoir aucun crédit, parce qu’il n’y
avait que les principaux personnages d’un chapitre qui eussent voix
délibérative.—Le _chapitre_, lieu de l’assemblée d’une communauté
religieuse, fut ainsi nommé, parce qu’on y lisait _un chapitre_,
_capitulum_, de la règle et de l’Écriture. L’usage de faire des
réprimandes dans cette assemblée, appelée aussi _chapitre_, a introduit
dans notre langue le verbe _chapitrer_.


=CHAPON.=—_Qui chapon mange chapon lui vient._

Le bien vient à ceux qui en ont déjà; l’argent cherche l’argent.

  _Semper eris pauper, si pauper es, Æmiliane,
  Dantur opes nullis nil nisi divitibus._ (MARTIAL.)

 Si tu es pauvre, Emilien, tu seras toujours pauvre. Les richesses ne
 sont données qu’à ceux qui sont déjà riches.


=CHARBON.=—_Le méchant est comme le charbon._

On sous-entend: s’il ne vous brûle, il vous noircit.

_Le charbon n’est jamais si bien éteint qu’en s’approchant du feu il ne
se rallume._

Le méchant n’est jamais si bien corrigé de ses vices, qu’il ne s’y
livre encore sous l’influence de l’occasion.

_Amasser des charbons ardents sur la tête de son ennemi._

Cette expression est littéralement traduite des Paraboles de Salomon
(ch. 25, v. 22): _Prunas congregare super caput inimici_. Ce que les
pères de l’Église expliquent en ces termes: Celui qui fait du bien à
son ennemi, le rend par là plus inexcusable, et le livre à la colère
divine, représentée par les charbons ardents.


=CHARBONNIER.=—_La foi du charbonnier._

Le diable déguisé en docteur de Sorbonne entra un jour dans la cabane
d’un charbonnier qu’il voulait tenter, et lui dit: Que crois-tu?—Je
crois ce que croit la sainte Église.—Et que croit la sainte
Église?—Elle croit ce que je crois. L’esprit malin vit échouer toutes
ses ruses contre de telles réponses, et fut obligé de renoncer à son
projet. De ce conte est venue, dit-on, l’expression de _la foi du
charbonnier_, pour signifier une foi simple et sans examen.

_Charbonnier est maître chez soi._

François I^{er} s’étant égaré à la chasse entra, à la nuit tombante,
dans la cabane d’un charbonnier dont il trouva la femme seule et
accroupie auprès du feu. C’était en hiver, et le temps était pluvieux.
Le roi demanda à souper et à passer la nuit; mais il fallut attendre le
retour du mari, ce qu’il fit en se chauffant assis sur l’unique chaise
qu’il y eût dans la cabane. Arrive enfin le charbonnier, las de son
travail, tout mouillé et fort affamé. Le compliment d’entrée ne fut
pas long. A peine eut-il salué son hôte et secoué son chapeau couvert
de pluie, qu’il se fit rendre le siége que le roi occupait, et prit la
place la plus commode en disant: J’agis ainsi sans façon, parce que
c’est mon habitude et que cette chaise est à moi.

  Or, par droit et par raison,
  Chacun est maître en sa maison.

François I^{er} applaudit au proverbe, et s’assit sur une sellette
de bois. On soupa, on régla les affaires du royaume. Le charbonnier
se plaignait des impôts, et voulait qu’on les supprimât. Le prince
eut de la peine à lui faire entendre raison. Eh bien! soit, répondit
notre homme; mais ces défenses rigoureuses contre la chasse, les
approuvez vous aussi? Je vous crois fort honnête homme, et je pense
que vous ne me dénoncerez pas. J’ai là un morceau de sanglier qui en
vaut bien un autre, mangeons-le; et que le _grand nez_[28] n’en sache
rien. François I^{er} promit tout, soupa avec appétit, se coucha sur
des feuilles sèches et dormit bien. Le lendemain, sa suite l’ayant
rejoint, il se fit connaître au charbonnier qui se crut perdu; il lui
paya généreusement l’hospitalité qu’il en avait reçue et lui permit
la chasse. C’est à cette aventure, rapportée dans les Commentaires de
Blaise de Montluc, qu’on attribue le proverbe _Charbonnier est maître
chez soi_, qui n’est qu’une variante de celui dont le charbonnier se
servit.


=CHARITÉ.=—_Charité bien ordonnée commence par soi-même._

_Prima sibi charitas._ Les Polonais expriment ainsi la même pensée:
_Kazdi ma rence do siebie_, _chacun porte les mains tournées vers soi_.
On disait dans le moyen âge, avant que le concile de Trente, par une
décision prise à la pluralité de trois voix, eût imposé le célibat
aux prêtres, _Le prêtre baptise son enfant le premier_, ce qui se dit
encore en Angleterre, où les ecclésiastiques sont mariés.

Il est juste, ou du moins naturel de songer à ses propres besoins
plutôt qu’à ceux des autres. Tel est le sens dans lequel on applique
ordinairement notre proverbe dont l’égoïsme a fait sa maxime favorite;
mais il a aussi un sens conforme à la charité chrétienne: c’est
qu’avant de morigéner les autres, et de prétendre leur imposer des
lois, il faut se morigéner soi-même, s’imposer à soi-même des lois.

_Pour réformer ce qui va mal, il faut commencer par sa maison_, dit un
autre proverbe.


=CHARYBDE.=—_Tomber de Charybde en Scylla._

D’un péril en un autre.—De mal en pis.—Un ancien journal, _La feuille
villageoise_, a donné l’explication suivante: «Les tremblements de
terre et les volcans, fléaux terribles auxquels la Sicile fut sujette
de tout temps, firent crouler dans la Méditerranée l’isthme qui
attachait le sol sicilien au reste de l’Italie. De là vient le détroit
de Scylla et de Charybde, deux écueils opposés et redoutables. Charybde
est du côté de la Sicile et près de Messine, Scylla du côté de l’Italie
au bord de la Calabre. Charybde est un gouffre vaste et profond dans
lequel la mer s’enfonce en tournoyant, avec une rapidité qui ne permet
pas aux vaisseaux de résister ni de revirer de bord; Scylla est un
rocher menaçant, au pied duquel sont plusieurs autres rochers et des
cavernes souterraines où les flots se précipitent. On les entend mugir
de loin; en approchant, le bruit redouble. Si le pilote effrayé, en
voyant d’un côté des rochers contre lesquels il va se briser et de
l’autre un gouffre où il va se perdre, ne garde pas un juste milieu, il
ne se sauve d’un rocher que pour se jeter dans un abîme, ou d’un abîme
que pour se briser contre un rocher. De là le proverbe, _Tomber de
Charybde en Scylla_.»

On pense que ce proverbe a dû être usité chez les anciens; cependant
il n’est consigné dans aucun de leurs écrits; et il se trouve pour la
première fois dans l’_Alexandréide_, poëme en vers latins de Philippe
Gaultier, auteur du moyen âge. Ce poëte, dans son livre V, vers
299-301, apostrophe ainsi Darius fuyant devant Alexandre:

  ..........._Nescis, heu! perdite, nescis
  Quem fugias: hostes incurris, dum fugis hostem;
  Incidis in Scyllam cupiens vitare Charybdim._

Les Espagnols disent: _Escape del trueno y di en el relampago_,
proverbe remarquable qui peut se traduire par ce vers:

  En fuyant le tonnerre on tombe sous la foudre.

Quoique les mots _tonnerre_ et _foudre_ dans l’usage commun se prennent
assez ordinairement l’un pour l’autre, ils offrent néanmoins une
différence de signification qu’il faut distinguer si l’on veut parler
exactement. Le _tonnerre_ est le bruit ou l’explosion, et la _foudre_
est le feu ou le coup de l’électricité.


=CHAT.=—_Acheter chat en poche._

C’est acheter une chose sans l’avoir vue, faire un marché de
dupe.—L’auteur des _Remarques sur le Dictionnaire de l’Académie_
prétend que ce dicton a été altéré dans son orthographe, qu’il rectifie
ainsi: _Acheter chat’en poche_, ce qui signifie au propre, suivant
lui, _Acheter un bijou chatoyant sans l’avoir fait démonter_. Mais son
interprétation n’est pas admissible. Il s’agit certainement, non d’un
bijou, mais d’un chat mis à la place d’un lièvre dans une poche de
gibecière pour tromper un acheteur de peu de précaution, et la preuve
en est dans cet autre dicton qui a la même signification, _Acheter le
chat pour le lièvre_.—Montaigne a dit (liv. III, ch. 5), _Acheter chat
en sac_.

_Il est comme le chat qui tombe toujours sur ses pieds._

Comparaison proverbiale fréquemment employée en parlant d’une
personne qui sait se tirer avec adresse de toutes les situations
embarrassantes.—«Les chats, quand ils tombent d’un lieu élevé, tombent
ordinairement sur leurs pieds, quoiqu’ils les eussent d’abord en haut
et qu’ils dussent par conséquent tomber sur la tête. Il est bien sûr
qu’ils ne pourraient pas eux-mêmes se renverser ainsi en l’air où
ils n’ont aucun point fixe pour s’appuyer; mais la crainte dont ils
sont saisis leur fait courber l’épine dorsale de manière que leurs
entrailles sont poussées en haut; ils allongent en même temps la tête
et les jambes vers les lieux d’où ils sont tombés, comme pour les
retrouver, ce qui donne à ces parties une plus grande action de levier.
Ainsi leur centre de gravité vient à être différent de leur centre de
figure et placé au-dessus. Il s’ensuit que ces animaux vent faire un
demi-tour en l’air, et retourner leurs pattes en bas, ce qui leur sauve
presque toujours la vie. La plus fine connaissance de la mécanique ne
ferait pas mieux dans cette occasion que ce que fait un sentiment de
peur confus et aveugle.» (_Mémoires de l’Académie des Sciences_, an
1700, p. 156.)

_Chat échaudé craint l’eau froide._

Quand on a été attrapé en quelque chose, on craint tout ce qui a
l’apparence d’une nouvelle surprise. L’auteur de l’histoire des chats
prétend que ces animaux ne peuvent être dupés deux fois, et qu’ils
sont armés de défiance non-seulement contre ce qui les a trompés, mais
contre tout ce qui fait naître l’idée d’une nouvelle tromperie.—On dit
aussi: _Chat échaudé ne revient pas en cuisine._

 _Le chat qui a été mordu par un serpent appréhende jusqu’à la corde._
 (Proverbe arabe.)

  _Tranquillas etiam naufragus horret aquas._ (OVIDE.)

 Celui qui a été exposé au naufrage redoute jusqu’aux eaux tranquilles.

_Qui naquit chat court après les souris._

C’est-à-dire que les inclinations originelles conservent
leur influence, et que le naturel perce toujours en dépit de
l’éducation.—Proverbe dérivé d’une fable d’Ésope mise en vers par La
Fontaine, dans laquelle il s’agit d’une chatte changée en femme qui,
oubliant sa métamorphose à la vue d’une souris, s’élance sur cet animal
pour le dévorer.

Ce proverbe est très usité en Italie, _chi gata nasce sorice piglia_;
et un auteur de ce pays lui a attribué une autre origine que je
rapporterai, car elle se rattache à une anecdote curieuse. Dante et
Cecco avaient l’habitude de se proposer l’un à l’autre des questions
philosophiques à résoudre. Un jour ils disputèrent sur celle-ci: _L’art
l’emporte-t-il sur la nature?_ Dante se prononça pour l’affirmative, et
il allégua l’exemple de son chat qu’il avait dressé à tenir entre les
pattes une chandelle allumée pour se faire éclairer pendant le repas du
soir. Cecco soutint la négative, en disant qu’il pourrait opposer au
fait cité quelque fait plus concluant encore, et les deux antagonistes
se séparèrent sans avoir pu s’accorder. Le lendemain la dispute
recommença de plus belle. Dante crut la terminer à son avantage par
l’expérience du chat. Aussitôt que le docile animal fut en fonction,
Cecco tira une boîte de sa poche, l’ouvrit, et lacha deux souris qu’il
y avait enfermées. Le chat ne les eut pas plutôt aperçues qu’il laissa
tomber la chandelle, et se précipita à leur poursuite, donnant par là
gain de cause à Cecco.

Dante changea dès lors d’opinion, et il proclama la supériorité de la
nature sur l’art, dans un vers de sa _Divina comedia_, où il dit que
la nature est _la fille de Dieu_, tandis que l’art n’en est que _le
petit-fils_.

_C’est un nid de souris dans l’oreille d’un chat._

Cela se dit pour marquer une situation périlleuse ou une chose
impossible.

_Propre comme une écuelle à chat._

Pour bien comprendre cette comparaison, il faut connaître la différence
qui distingue la netteté de la propreté. Le chat rend l’écuelle nette à
force de la lécher; mais cette écuelle n’est pourtant pas propre. Elle
ne devient telle qu’après avoir été lavée. C’est pour cela qu’on dit
très bien d’une personne ou d’une chose dont la propreté est équivoque,
qu’_Elle est propre comme une écuelle à chat_.

_Appeler un chat un chat._

C’est-à-dire, nommer les choses par leur nom.—On connaît ce vers de
Boileau passé en proverbe à cause de sa simplicité et du sens naïf
qu’il renferme:

  J’appelle un chat un chat et Rolet un fripon.

Rolet était procureur au parlement de Paris, où on l’avait surnommé
l’_Ame damnée_. Son improbité présentait un caractère si peu douteux et
si public, que le président de Lamoignon disait ordinairement _c’est un
Rolet_, quand il voulait désigner un insigne fripon. Ce procureur, que
Furetière, dans son Roman bourgeois, a peint sous le nom de Volichon,
ayant été convaincu d’avoir fait revivre une obligation de cinq cents
livres, dont il avait déjà reçu le paiement, fut condamné par un arrêt
du mois d’août 1681 au bannissement pour neuf années, à quatre mille
livres de réparation civile et à d’autres amendes.

Les Grecs disaient: _Appeler une figue une figue et un bateau un
bateau_, ce que Rabelais a eu en vue dans cette phrase: «Nous sommes
simples gens puisqu’il plaît à Dieu, et _appelons les figues figues_.»
(Pantagr., liv. IV, ch. 54.)

Les Latins avaient la même expression que les Grecs, en y remplaçant le
mot bateau par le mot _hoyau_: _Ficus, ficus, ligonem, ligonem vocare_.

_Emporter le chat._

C’est s’en aller sans payer ou sans prendre congé. Ce dicton a les deux
acceptions que je viens d’indiquer dans le recueil d’Oudin, ainsi que
dans tous les anciens recueils. L’abbé Tuet et La Mésangère ne lui ont
attribué que la dernière, sans doute parce qu’elle leur a paru seule
conforme à l’origine qu’ils en voulaient donner. Le premier a pensé
qu’il pouvait être une allusion à quelque trait trop peu important pour
qu’on en eût conservé la mémoire, par exemple, au trait d’un homme qui,
emportant le chat d’une maison, se serait sauvé sans dire adieu, dans
la crainte que l’animal ne vînt à miauler et à découvrir le vol. Le
second l’a rattaché à un usage observé encore dans les Vosges, où une
jeune fille congédie un jeune garçon qui n’est plus dans ses bonnes
grâces en lui faisant l’envoi d’un chat, Je crois qu’il doit être
expliqué différemment. Ce n’est que par calembourg que le mot chat
s’entend ici d’un animal; il désigne proprement une monnaie du même nom
qui était autrefois en grande circulation, particulièrement dans le
Poitou. Le Glossaire de Ducange parle de cette monnaie au mot _Chatus_,
et rapporte cette phrase d’une charte de 1459: _Confessus est recepisse
in chatis et aliâ monetâ..._ Il avoua avoir reçu en chats et autre
monnaie... Ainsi _Emporter le chat_ c’est emporter l’argent, s’en aller
sans payer, et par extension, partir sans prendre congé.

_Payer en chats et en rats._

Les chats, comme je viens de le dire, étaient une monnaie qui avait
cours autrefois. _Payer en chats_ pourrait donc signifier payer en
espèces sonnantes; mais en ajoutant _et en rats_, on fait entendre
qu’il n’est question d’espèces que par plaisanterie ou par calembourg,
et l’expression s’emploie en parlant des personnes qui paient fort
mal ou qui ne paient pas du tout. L’Académie dit qu’elle signifie
payer en bagatelles, en toute sorte d’effets de mince valeur. Cette
signification, qui repose sur une fausse interprétation, est très
moderne.

_La nuit tous chats sont gris._

La nuit, il est facile de se méprendre; ou, dans un sens particulier
qui est le plus usité, il n’y a point de différence pour la vue,
pendant l’obscurité, entre les belles et les laides, _Hélène n’a aucun
avantage sur Hécube_, comme dit Henri Étienne. Les Grecs se servaient
d’un proverbe analogue passé dans la langue latine en ces termes:
_Sublatâ lucernâ, nihil discriminis inter mulieres_; _quand la lampe
est ôtée, les femmes ne diffèrent pas l’une de l’autre_. Plutarque
rapporte, dans son traité _Des préceptes du mariage_, qu’une belle
et chaste dame cita ce proverbe à Philippe roi de Macédoine, pour
l’engager à cesser les poursuites amoureuses dont elle était l’objet de
la part de ce roi.

_Il ne faut pas faire passer tous les chats pour des sorciers._

Il ne faut pas conclure du particulier au général; il ne faut pas
imputer à tous les fautes ou les vices de quelques individus.—Ce
proverbe fut sans doute originairement une réclamation de quelque bonne
femme amie des chats contre une croyance superstitieuse qui les fesait
regarder non-seulement comme inséparables compagnons des sorciers,
mais comme sorciers eux-mêmes. On allait jusqu’à les accuser de se
rendre à un sabbat général, la veille de la Saint-Jean. Aussi était-ce
œuvre pie de faire ce jour-là des perquisitions dans les gouttières,
de s’emparer de tous les matous qui s’y étaient réfugiés, et de les
enfermer dans une grande cage qu’on plaçait sur le feu de joie pour
en faire un auto-da-fé. Cette coutume bizarre existait en plusieurs
villes de France, particulièrement à Paris, où un fournisseur breveté
était chargé d’apporter sur le bûcher que le roi devait allumer _un sac
rempli de chats, afin de faire rire Sa Majesté_. Elle ne fut abolie
qu’au commencement du règne de Louis XIV.


=CHAUSSES.=—_Va te promener, tu auras des chausses._

Les religieux et les religieuses de la congrégation des feuillants[29]
devaient suivre pieds nus le chemin du paradis, conformément aux
statuts de leur ordre, et ils marchèrent sans bas avec des socques
jusqu’en 1715, où un bref du pape Clément XI, sollicité par leur
supérieur, les obligea de renoncer à un usage qui entraînait des
inconvénients plus graves encore que les rhumes et les catarrhes. Avant
cette réforme, il ne leur était permis d’être chaussés que lorsqu’ils
allaient à la campagne, et de là vint le dicton, _Va te promener, tu
auras des chausses_, dont on se sert pour renvoyer un mendiant ou un
importun.

_Gentilhomme de Beauce, qui se tient au lit quand on raccommode ses
chausses._

Les gentilshommes de Beauce fesaient autrefois triste figure à cause
de leur extrême pauvreté. Rabelais a dit d’eux, dans son _Gargantua_,
qu’_ils déjeunaient de bâiller_, parce qu’on bâille beaucoup quand on a
le ventre creux. Il semble qu’alors l’estomac, par ses tiraillements,
veuille forcer la bouche à s’ouvrir, afin qu’elle lui transmette les
aliments dont il a besoin.

On dit aussi: _Gentilhomme de Beauce, qui vend ses chiens pour avoir du
pain_.


=CHAUSSURE.=—_Cordonnier, borne-toi à la chaussure._

Apelle venait de terminer un beau tableau. Il l’exposa aux regards
du public, et se tint caché derrière une toile pour écouter les
observations auxquelles son ouvrage donnerait lieu. Un cordonnier y
signala un défaut dans la chaussure du principal personnage, et le
peintre le corrigea. Le lendemain, le même cordonnier, enhardi par le
succès de la remarque qu’il avait faite la veille, s’avisa de critiquer
la jambe. Apelle indigné se montra et lui dit: _Cordonnier, borne-toi à
la chaussure_.

Voltaire disait à maître André, son perruquier, qui avait composé une
tragédie et la lui avait dédiée: _Maître André, faites des perruques_.

Louis XV dit un jour au peintre Latour, qui fesait son portrait, un
mot noble et spirituel dont le sens est parfaitement analogue à celui
du proverbe. L’artiste, tout en travaillant, causait avec Sa Majesté,
qui avait la bonté de le permettre; mais naturellement indiscret, il
poussa la témérité jusqu’à s’écrier: Au fait, Sire, nous n’avons point
de marine.—Et Vernet donc? répliqua le monarque.


=CHEMIN.=—_Qui trop se hâte reste en chemin._

Ce proverbe est de Platon, qui s’en servait pour recommander de ne pas
agir avec précipitation, mais de suivre une marche bien mesurée. Caton
l’ancien avait coutume de dire: _Sat cito, si sat bene_; _assez tôt,
si assez bien_. Tout cela revient au mot célèbre de Chilon, _hâte-toi
lentement_, que l’empereur Auguste se plaisait à répéter, et qu’Erasme
appelait le roi des adages.

Il faut se hâter lentement dans les affaires importantes, surtout dans
l’étude; car on gagne bien du temps en n’allant pas trop vite, et l’on
ne peut bien connaître que ce qu’on a examiné en grand détail.

_A chemin battu il ne croît point d’herbe._

Dans une profession ou dans un négoce dont trop de personnes se mêlent
il n’y point de gain à faire.

_Tout chemin mène à Rome._

Quelques moyens qu’on emploie, on peut, en s’y prenant bien, parvenir
au but qu’on se propose. La Fontaine (liv. XII, fable 27) a fait une
application plaisante de ce proverbe à la canonisation.

_Mener quelqu’un par un chemin où il n’y a point de pierres._

Le traiter fort durement, sans qu’il puisse se défendre; car les
pierres sont les armes de ceux qui n’ont pas d’autres moyens de défense.

_Aller par quatre chemins._

Expression qui a été quelquefois employée pour dire: aller sans savoir
où l’on va, sans avoir un but fixe. Elle fait peut-être allusion à ce
qui se pratiquait chez les Francs lorsqu’on affranchissait un esclave.
On plaçait cet esclave dans un carrefour qu’on appelait la place des
Quatre-Chemins, _Compitam quatuor viarum_, parce qu’elle aboutissait
à quatre chemins, et on prononçait cette formule: Qu’il soit libre,
et qu’il aille où il voudra. Le malheureux affranchi, qui n’avait pas
de demeure, devait probablement errer sur ces quatre chemins pour
en trouver une où l’on voulût le recevoir.—Cette expression n’est
plus guère en usage maintenant que pour exprimer une manière d’agir
qui manque de franchise. _Il ne faut pas aller par quatre chemins_,
c’est-à-dire, il ne faut pas chercher des détours.


=CHEMINÉE.=—_Il faut faire une croix à la cheminée._

C’est ce qu’on dit à la vue d’un événement agréable et inattendu,
particulièrement quand on voit venir dans une maison une personne qui
n’y avait point paru depuis longtemps, et qui y était désirée. Les
Italiens disent qu’_il faut faire une croix avec un charbon blanc_,
_Segnare col carbon bianco_, pour faire ressortir la rareté du fait par
la rareté du signe.

L’abbé Tuet conjecture qu’on a écrit primitivement, _Mettre la croye
à la cheminée_, et que ce mot _croye_, qui signifie _craie_, a été
remplacé, dans la suite, par le mot _croix_. Mais il semble que nos
dévots aïeux ont dû penser plutôt au signe du christianisme qu’ils
étaient habitués à tracer partout et en toute occasion. Quoi qu’il
en soit, la cheminée choisie pour recevoir la croix ou la craie,
donne à entendre qu’il s’agit d’un événement agréable marqué par des
traits blancs, les plus apparents de tous, sur un mur noirci par la
fumée. Ainsi notre expression correspond exactement pour le sens à
l’expression latine, _Dies albo notanda lapillo_, _jour digne d’être
marqué par une pierre blanche_. Ce qui est une allusion à l’usage
pratiqué chez les Thraces et les Crétois, de noter les jours heureux
par des cailloux blancs et les jours malheureux par des cailloux noirs.

_Se chauffer à la cheminée du roi Réné._

C’est se chauffer au soleil, ou, comme on dit encore: _Se chauffer aux
dépens du bon Dieu_.—Le roi Réné, forcé de renoncer à la couronne
de Sicile, revint gouverner paisiblement son comté de Provence, où
il vécut au milieu de ses sujets comme un père au milieu de ses
enfants. On le voyait presque tous les jours, en hiver, environné de
bourgeois et de gens du peuple, faire sa promenade dans les endroits
abrités contre le vent du mistral ou du mistrau, et prendre sa place
au soleil à côté d’eux pour se pénétrer de ses rayons. Ce qui donna
lieu à l’expression très usitée chez les Provençaux, _Se chauffer à la
cheminée du roi Réné_.


=CHEMISE.=—_Que ta chemise ne sache ta guise._

C’est-à-dire ta façon de penser.—Le sénateur Q. Metellus le
Macédonique fut, dit on, l’inventeur de ce proverbe, en répondant à
quelqu’un qui lui demandait à quoi tendaient les marches et les travaux
qu’il fesait faire à ses troupes, après avoir levé le siége de la ville
de Contébrie en Espagne: _Si ma tunique savait mon secret, je brûlerais
à l’instant ma tunique_.—La tunique était un vêtement de laine sans
manches qui se portait sous la toge, et servait de chemise aux Romains.

_La chemise est plus proche que le pourpoint._

Les Latins disaient: _Tunica pallio propior est_, la tunique est
plus proche que le manteau; et les Grecs: _Le genou est plus proche
que la jambe_. Nous disons encore: _La peau est plus proche que
la chemise_.—Ces proverbes signifient que les droits à notre
bienveillance doivent se mesurer sur les degrés de la parenté, ou que
nous devons penser à nos propres affaires avant de penser à celles
de nos parents et amis.—Le pourpoint était un vêtement d’homme qui
couvrait la partie supérieure du corps, depuis le cou jusqu’aux aines.
Les paysans de la Provence et du Languedoc portent encore ce vêtement
qu’ils appellent _rebonde_.


=CHERTÉ.=—_Cherté foisonne._

Lorsqu’une marchandise est chère, les vendeurs ayant intérêt à s’en
dessaisir et les consommateurs à s’en priver, elle se trouve partout
en abondance. Lorsqu’elle est bon marché, au contraire, elle devient
quelquefois très rare, soit parce que ceux qui la possèdent attendent
pour s’en défaire une occasion plus avantageuse, soit parce que les
spéculateurs se hâtent de l’accaparer. L’historien Socrate (_Hist. de
l’église_, liv. II) nous apprend que l’empereur Julien ayant voulu
baisser le prix des denrées à Antioche, y causa une horrible disette;
et ce fait prouve combien Duclos a eu raison de dire: «La nature donne
les vivres et les hommes font la famine.»


=CHEVAL.=—_L’œil du maître engraisse le cheval._

Tout va mieux dans une maison quand le maître surveille lui-même ses
affaires.—Plutarque cite ce proverbe dans son traité qui a pour titre:
_Comment il faut nourrir les enfants_ (ch. 27), et il le donne comme
une réponse faite par un écuyer à quelqu’un qui avait demandé quelle
était la chose qui engraissait le plus un cheval.

_Le cheval du père Canaye._

Le père Canaye, jésuite, né à Paris en 1594, était un très mauvais
cavalier qui disait qu’il lui fallait un cheval très doux et très
facile à gouverner, _equus mitis et mansuetus_, comme on le voit
dans un petit ouvrage fort ingénieux attribué à Charleval, et inséré
dans les œuvres de Saint-Évremond, sous le titre de _Conversation
du maréchal d’Hocquincourt et du père Canaye_. Les vers suivants,
extraits de l’_Anglomane_, comédie de Saurin, offrent l’application et
l’explication de cette locution proverbiale:

  Il vous faut un cheval comme au père Canaye,
      Un doux et paisible animal
      Qui plus que son maître soit sage,
      Et qui ne songe point à mal,
  Tandis que votre esprit dans la lune voyage.

_A cheval donné, il ne faut point regarder à la bouche._

Il faut toujours avoir l’air de trouver bon ce qu’on a reçu en présent
et ne point chercher à le déprécier. _Non oportet equi dentes inspicere
donati_; _il ne faut point inspecter les dents d’un cheval donné_.

_Il n’est si bon cheval qui ne bronche._

Les plus habiles sont sujets à se tromper.—On raconte qu’un membre du
parlement de Toulouse allégua ce proverbe devant le roi ou son ministre
comme une espèce d’excuse de l’assassinat juridique de Calas, perpétré
par ce parlement, et qu’il lui fut répondu: _Passe pour un cheval; mais
toute l’écurie!_...

Les Italiens disent: _Erra il prete a l’altare_, _le prêtre se trompe à
l’autel_. Nous disons encore: _Il n’est si bon qui ne faille_.

_Cela ne se trouve point dans le pas d’un cheval._

C’est une chose qui ne se trouve point facilement.—Le vieux Géronte
s’écrie dans les _Fourberies de Scapin_ (acte II, sc. 2): «Croit-il,
le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d’un
cheval?» Cette façon de parler fait allusion à une vieille superstition
d’après laquelle la trouvaille d’un fer de cheval était regardée comme
un présage de fortune. Cette superstition se rattachait à une légende
rapportée sous le proverbe: _Il ne faut pas mépriser les petites
choses._

Il y a un vers latin de je ne sais quel auteur du moyen âge qui me
paraît propre à justifier l’explication que je viens de donner:

  _Copia nummorum ferro non pendet equino._

_Il est bien aisé d’aller à pied, quand on tient son cheval par la
bride._

Une privation n’est point pénible quand on se l’impose volontairement,
et qu’on peut la faire cesser sans retard; ou, dans un autre sens, il
fait bon poursuivre une affaire lorsqu’elle ne coûte d’autre peine que
celle qu’on veut bien se donner et qu’on a des moyens tout prêts pour
en faciliter et en assurer le succès.—On se sert particulièrement de
ce proverbe en réponse à quelqu’un qui, étant en position de faire
une chose à l’aise, s’étonne qu’elle paraisse difficile et hasardeuse
à ceux qui n’ont pas les mêmes facilités que lui.—Montaigne a dit
(liv. III, ch. 3): «_Il a bel aller à pied, qui mène son cheval par la
bride_. Mon ame se rassasie et se contente de ce droit de possession.»

_C’est un bon cheval de trompette._

Il est accoutumé au bruit et ne s’en épouvante pas. Les Italiens
disent: _E una cornacchia di campanile_, _c’est une corneille de
clocher_. Cet oiseau ne redoute ni carillon ni tocsin.

_Parler à cheval à quelqu’un._

C’est-à-dire avec hauteur et dureté, comme fesait, dans les joutes et
dans les tournois, un chevalier qui demandait raison à un autre.

_C’est son grand cheval de bataille._

C’est la chose sur laquelle il s’appuie et compte le plus dans une
discussion ou dans une affaire, comme le guerrier d’autrefois sur son
_grand cheval de bataille_.

_Monter sur ses grands chevaux._

Parler avec hauteur et emportement.—Les chevaliers avaient des
chevaux pour la route et des chevaux pour le combat. Ces derniers,
appelés _dextriers_ ou _destriers_, parce que les écuyers chargés de
les conduire les tenaient à leur _dextre_ ou droite, étaient d’une
taille plus élevée que les autres, et, quand l’ennemi paraissait, ils
étaient amenés à leurs maîtres, qui _montaient_ alors _sur leurs grands
chevaux_, _sur leurs grands chevaux de bataille_, pour se lancer dans
la mêlée.


=CHÈVRE.=—_Ménager la chèvre et le chou._

C’est ménager deux intérêts opposés, pourvoir à deux inconvénients
contraires. Cette locution est fondée sur le problème suivant qu’on
propose aux enfants pour exercer leur sagacité: Un batelier doit passer
en trois fois du bord d’un fleuve à l’autre bord un loup, une chèvre
et un chou, sans laisser la chèvre exposée à la dent du loup, ou le
chou à la dent de la chèvre. Comment faut-il qu’il s’y prenne? Voici
la solution de ce problème: il faut qu’il passe 1º la chèvre, 2º le
chou qu’il gardera dans son bateau, 3º le loup qu’il débarquera avec le
chou.

La locution _Ménager la chèvre et le chou_ s’applique d’ordinaire en
mauvaise part, et ce n’est point sans raison. Il y a par le temps qui
court tant de gens qui ne _ménagent la chèvre et le chou_ que dans
l’espoir de mettre le chou au pot et la chèvre à la broche! comme dit
très bien M. A. A. Monteil.

_Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute._

Suivant Feydel, ce proverbe ne concerne pas les hommes. Il ne concerne
pas même les femmes en général, et il n’a guère d’application que pour
imposer silence poliment à une femme qui se plaint de son mari. Tel
est, en effet, le sens qu’il a eu autrefois; mais le sens actuel est
que toute personne doit se résigner à vivre dans l’état où elle se
trouve engagée, dans le lieu où elle est établie. Le texte a subi aussi
un changement. Dans plusieurs éditions du _Dictionnaire de l’Académie_,
il était énoncé ainsi: _Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle y
broute_; dans celle de 1835, on a supprimé l’avant-dernier mot autorisé
par l’usage ancien de la langue, et condamné par l’usage moderne qui le
regarde comme une périssologie.

_Il aimerait une chèvre coiffée._

Cette expression, qu’on emploie en parlant d’un homme qui s’éprend
de toutes les femmes quelque laides qu’elles soient, n’est pas aussi
hyperbolique qu’elle le paraît. On peut en voir la preuve dans le
_Lévitique_ (ch. 17, v. 7), dans le traité de Plutarque, _Que les
bêtes usent de la raison_ (ch. 17), et dans un chapitre des _Mémoires
d’Artagan_, où il est parlé de deux mille chèvres qui étaient couvertes
de caparaçons de velours avec des galons d’or, et avaient la tête parée
d’ornements de poupée.

Rhulières rapporte qu’à une époque qu’il ne précise point, la cour de
Russie s’amusa à célébrer le mariage d’un bouffon avec une chèvre.

On connaît la fameuse épigramme de l’Anthologie qui a été traduite par
Voltaire, et qui commence par ce vers:

  Charmantes filles de Mendès, etc.

_On n’a jamais vu chèvre morte de faim._

La chèvre trouve à vivre partout; elle broute également les plantes
de toute espèce, les herbes grossières et les arbrisseaux chargés
d’épines. De là ce proverbe, qu’on emploie pour signifier qu’il y a
de l’avantage à prendre l’habitude de n’être point difficile sur les
aliments et de manger de tout.

_Prendre la chèvre._

«La chèvre, dit Buffon, est vive, capricieuse et vagabonde...
L’inconstance de son naturel se marque par l’irrégularité de ses
actions; elle marche, elle s’arrête, elle court, elle bondit, elle
saute, s’approche, s’éloigne, se montre, se cache, ou fuit, comme par
caprice et sans autre cause déterminante que celle de la vivacité
bizarre de son sentiment intérieur; et toute la souplesse des organes,
tout le nerf du corps, suffisent à peine à la pétulance et à la
rapidité de ces mouvements qui lui sont naturels.» Quelqu’un qui
courrait après une chèvre échappée pour la prendre serait donc obligé
de se donner une agitation extraordinaire, et il éprouverait en même
temps beaucoup d’impatience. On croit que de là est venue l’expression,
_Prendre la chèvre_, pour dire se fâcher, s’emporter sans raison.

Peut-être vaudrait-il mieux rapporter cette expression au jeu de la
_cabre_ ou de la _chèvre_, espèce de trépied de bois que les joueurs
renversent avec des bâtons lancés d’une distance de vingt à trente pas,
et que l’un d’eux relève dans un rond marqué, jusqu’à ce qu’il ait
mis la main sur quelqu’un de ceux qui osent franchir ses lignes pour
reprendre leurs bâtons, tandis que ce trépied est debout. Le _cabrier_
ou _chevrier_, c’est-à-dire l’individu chargé de garder la chèvre ou
de _prendre la chèvre_, suivant les termes techniques du jeu, ne cesse
de se démener, afin de redresser son trépied fréquemment abattu, et
de poursuivre ses adversaires entrés dans son quartier. Il va, vient,
court de côté et d’autre, s’élance par sauts et par bonds, et présente
l’image naturelle d’un homme qui se laisse emporter à tous les brusques
mouvements que l’impatience et la colère peuvent produire.

Ce jeu, en usage dans quelques départements du midi, fesait autrefois
le délassement des soldats, et l’on peut s’étonner que Rabelais ait
oublié de l’ajouter à la liste des deux cent-quinze jeux _auxquels
s’esbattait_ le jeune Gargantua, _après s’estre lavé les mains de vin
frais, et s’estre escuré les dents avec un pied de porc_.

_Les chèvres de Blois._

Ce sobriquet, rapporté par Guill. Crétin (page 176), fut autrefois
donné aux femmes de Blois, parce que, dit Le Duchat, _elles étaient
toutes, généralement parlant, laides et de mauvais air, de vraies
chèvres coiffées_.

Je crois que le sexe blaisois possède aujourd’hui toutes les qualités
opposées aux défauts signalés dans cette citation, dont il ne saurait
se plaindre, s’il est vrai qu’il n’y ait que la vérité qui offense.


=CHEVRIER.=—_Les chevriers de Nîmes._

Le territoire de cette ville comprenait autrefois une très vaste lande
aujourd’hui défrichée, où l’on fesait paître beaucoup de chèvres. De là
le sobriquet de _Cabriers ou Chevriers de Nîmes_.

On dit, en Languedoc et en Provence, d’un homme qui brave le respect
humain: _Il fait parler de lui comme le chevrier de Nîmes_. Ce qui
vient, dit-on, de ce qu’un chevrier nîmois, rustique Érostrate, voulut
mettre le feu à la Maison carrée pour se rendre célèbre.


=CHIEN.=—_Chien qui aboie ne mord pas._

C’est-à-dire que celui qui fait le plus de menaces n’est pas celui qui
est le plus à craindre.—Ce proverbe est très ancien. Quinte-Curce nous
apprend qu’il était usité chez les Bactriens. _Apud Bactryanos vulgo
usurpabant canem timidum vehementius latrare quam mordere._—Les Turcs
disent: _Le chien aboie, mais la caravane passe_.

_Un chien regarde bien un évêque._

On ne doit pas s’offenser d’être regardé par un inférieur.

Ce dicton, qu’on adresse à un sot dont la susceptibilité s’irrite quand
on fixe les yeux sur lui, signifie en développement: Êtes-vous donc un
objet si sacré qu’il faille baisser respectueusement la vue en votre
présence, et un homme ne peut-il vous regarder, lorsqu’un chien peut
regarder un évêque qui est un personnage bien au-dessus de vous? Quant
au rapprochement du chien et de l’évêque, qui fait le sel de ce dicton,
il n’a pas été produit par le simple caprice de l’imagination, qui
aurait pu choisir tout aussi bien un chien et un roi, un chien et un
pape; il a probablement sa raison dans ce fait historique peu connu:
c’est qu’autrefois il était défendu aux évêques d’avoir chez eux aucun
chien. La défense avait été faite par le second concile de Mâcon,
le 23 octobre 585, afin que les fidèles qui iraient leur demander
l’hospitalité ne fussent point exposés à être mordus.

  _C’est le chien de Jean de Nivelle,
  Il s’enfuit quand on l’appelle._

Jean II, duc de Montmorency, voyant que la guerre allait se rallumer
entre Louis XI et le duc de Bourgogne, fit sommer à son de trompe ses
deux fils, Jean de Nivelle et Louis de Fosseuse, de quitter la Flandre
où ils avaient des biens considérables, et de venir servir le roi.
Ni l’un ni l’autre n’obéirent; leur père, irrité, les déshérita en
les traitant de _chiens_.—Suivant le dictionnaire de Trévoux, Jean
de Montmorency, seigneur de Nivelle, ayant donné un soufflet à son
père, fut cité au parlement, proclamé et sommé à son de trompe pour
comparaître en justice. Mais plus on l’appelait, plus il se hâtait
de fuir du côté de la Flandre. Il fut traité de _chien_, à cause de
l’horreur qu’inspiraient son crime et son impiété.

Telle est l’explication généralement adoptée; en voici une autre
moins connue et peut-être plus exacte. Il y avait autrefois sur le
haut du clocher de Nivelle un homme de fer, appelé Jean de Nivelle,
qui frappait les heures sur la cloche de l’horloge. Comme les heures,
représentées par des statues, ne se montraient que pour disparaître
à mesure que ce jaquemart semblait les appeler avec son marteau, on
disait d’une personne qui se dérobait à un appel, qu’elle était _comme
les heures de Jean de Nivelle_. Le peuple, qui abrége volontiers les
termes, même aux dépens du sens, supprima les _heures_, en attribuant
le rôle qui leur appartenait à Jean de Nivelle; et plus tard,
probablement à l’époque où l’on traita de _chien_ le seigneur du même
nom, il introduisit cette épithète dans le dicton.

La Fontaine paraît avoir cru qu’il s’agissait d’un véritable chien,
lorsqu’il a dit:

  Une traîtresse voix bien souvent vous appelle;
        Ne vous pressez donc nullement.
  Ce n’était pas un sot, non, non, et croyez-m’en,
        Que le chien de Jean de Nivelle.

Les Italiens disent: _Far come il can d’Arlotto che chiamato se
la batte_; _faire comme le chien d’Arlotto, qui décampe quand on
l’appelle_. Ici le mot _chien_ désigne l’animal de ce nom.

_Jamais bon chien n’aboie à faux._

Proverbe qu’on applique à un homme qui ne menace point sans frapper, ou
à un homme dont les paroles et les résolutions ne restent point sans
effet.

_Il n’est pas nécessaire de montrer le méchant au chien._

Proverbe fort ancien, qui se trouve dans le petit lexique de l’ancienne
langue bretonne, à la suite des origines gauloises de Boxhornius:
_Nid rhaid dangos diriaid i gwn_.—Le chien est doué d’un instinct
merveilleux qui le tient constamment en garde contre les hommes
capables de nuire ou de faire du mal à son maître. Il les connaît aux
vêtements, à la physionomie, à la voix, à la démarche, aux gestes.
Il semble même qu’averti par l’odorat, il les devine avant de les
apercevoir. De là ce proverbe, dont le sens est qu’il n’est pas besoin
de signaler à un homme habile et vigilant les piéges qu’il doit éviter.

_Bon chien chasse de race._

Les enfants tiennent ordinairement des inclinations et des mœurs de
leurs parents. Ce proverbe, appliqué à un homme, s’emploie en bonne
et en mauvaise part; appliqué à une femme, il se prend toujours en
mauvaise part.

_Qui veut noyer son chien, l’accuse de la rage._

On trouve aisément un prétexte quand on veut quereller ou perdre
quelqu’un.

_Chien hargneux a toujours l’oreille déchirée._

Il arrive toujours quelque accident aux gens querelleurs.

_Battre le chien devant le lion._

C’est châtier le faible devant le fort, ou le petit devant le grand,
pour une faute que l’un et l’autre ont commise. _Ma fille_, disent les
Turcs, _c’est à vous que je parle, afin que ma bru me comprenne._

_Entre chien et loup._

Cette expression, qui a de l’analogie avec le πρῶτη υπ̓ Αμφιλυκη des
Grecs (_à la première heure autour du loup_), est fort ancienne en
France, puisqu’on lit dans les Formules de Marculfe, auteur du VII^e
siècle, _Infra horam vespertinam_, INTER CANEM ET LUPUM. Elle s’emploie
pour dire: à l’heure du crépuscule du soir, _lorsque n’étant plus jour
il n’est pas encore nuit_; _sideribus dubiis_. Mais ce n’est point
par allusion à la difficulté qu’éprouve alors la vue de discerner les
objets sans se méprendre entre ceux qui se ressemblent, sans confondre,
par exemple, un chien avec un loup, ou un loup avec un chien, comme
l’ont prétendu tous les glossateurs qui ont adopté pour explication ces
deux vers de Baïf:

  Lorsqu’il n’est jour ne nuit, quand le vaillant berger
  Si c’est un chien ou loup ne peut au vrai juger.

L’expression _Entre chien et loup_ désigne proprement l’intervalle qui
sépare le moment où le chien est placé à la garde du bercail et le
moment où le loup profite de l’obscurité qui commence pour aller rôder
à l’entour, car c’est un usage, de tout temps observé par les bergers,
de lâcher le chien ou de le mettre en sentinelle aussitôt que la chute
du jour les avertit que le loup ne tardera pas à sortir du bois; et de
là vient sans doute qu’on ne peut dire _Entre loup et chien_, comme on
dit _Entre chien et loup_, car l’ordre des faits serait interverti.

On trouve dans des lettres de rémission de 1409: «A l’heure tarde,
_quæ vulgariter vocatur_ INTER CANEM ET LUPUM, _à l’heure d’encour_
(entour) _chien et leu_.» Madame de Sévigné a employé substantivement
l’expression _Entre chien et loup_, pour signifier des idées douteuses
ou obscures. On lit dans sa 802^e lettre à madame de Grignan: «Il me
semble que vous êtes une substance qui pense beaucoup. Que ce soit du
moins d’une couleur à ne pas vous noircir l’imagination. Pour moi,
j’essaie d’éclaircir mes _entre chiens et loups_, autant qu’il m’est
possible.»

_Leurs chiens ne chassent point ensemble._

Les chiens savent pénétrer les sentiments de leur maître et s’y
conformer. Prévenants pour ses amis, ils se déclarent contre ses
ennemis, et s’éloignent même par un instinct naturel des chiens qui
leur appartiennent. De là cette expression proverbiale, qu’on emploie
en parlant des personnes qui ne sont pas en bonne intelligence.

_Les chiens d’Orléans._

Mathieu Paris, dans la vie de Henri III roi d’Angleterre, rapporte que
les Orléanais furent appelés _chiens_, pour être demeurés tranquilles
spectateurs et même approbateurs de la violence qui fut faite aux
écoliers et au clergé de leur ville par les pastoureaux, brigands dont
les bandes fanatiques désolèrent la France durant la captivité de
saint Louis. Il paraît que ce fut leur évêque qui les qualifia de la
sorte dans une bulle qu’il fulmina contre eux à cause de leur lâche
silence. Si cette origine est vraie, dit l’abbé Tuet, il faut prendre
le sobriquet dans le sens du passage de l’Écriture, _Canes muti non
valentes latrare_... _chiens muets qui ne savent pas aboyer_. Mais
Lemaire, dans ses _Antiquités d’Orléans_, pense que ce sobriquet fut
donné aux Orléanais parce qu’ils firent preuve de fidélité envers nos
rois.

_Il n’est chasse que de vieux chiens._

Parce que les vieux chiens sont les plus habiles à dépister le gibier
dont ils connaissent toutes les ruses. Le sens figuré du proverbe est,
qu’il n’y a point d’hommes plus propres au conseil et aux affaires que
les vieillards, à cause de leur expérience.

Camus, évêque de Belley, fit un jour à ce proverbe une variante assez
singulière. Peu partisan des saints nouveaux, il s’écria dans un
de ses sermons: Je donnerais cent de nos saints nouveaux pour un
ancien. _Il n’est chasse que de vieux chiens_; _il n’est châsse que
de vieux saints._—Il avait peut-être raison dans le fond, à cause de
certains abus de la canonisation. Mais il avait tort dans la forme,
et l’on aurait pu lui adresser cette interrogation proverbiale de
l’_Ecclésiastique_ (ch. 13, v. 22): _Quæ communicatio sancto homini ad
canem?_ _quel rapport a le saint avec le chien?_

  _D’oiseaux, de chiens, d’armes, d’amours,
  Pour un plaisir mille doulours._

Ce vieux proverbe atteste combien les anciens seigneurs français
devaient prendre à cœur tout ce qui concernait la fauconnerie, la
vénerie, les tournois et la galanterie, quatre objets importants de
leurs occupations et de leurs goûts.

_Rompre les chiens._

Au propre, c’est rappeler les chiens de la voie qu’ils suivaient,
leur faire quitter ce qu’ils chassaient; au figuré, c’est interrompre
des propos qui prenaient une tournure désagréable pour quelqu’un des
auditeurs, ramener la conversation sur un autre sujet.


=CHOSE.=—_Il ne faut pas mépriser les petites choses._

Notre Seigneur Jésus-Christ, dit une vieille légende, se promenant un
jour avec quelques-uns de ses disciples, aperçut un morceau de fer
de cheval qui se trouvait sous les pas de saint Pierre, et il invita
cet apôtre à le ramasser; mais celui-ci, dédaignant une si pauvre
trouvaille, le repoussa du pied. Le Seigneur ne dit rien, se baissa
modestement et le prit dans sa main. Bientôt après, un atelier de
forgeron s’offrit sur la route. Il y entra et vendit le fragment de
fer pour lequel il reçut trois sous. Avec cet argent, il acheta des
cerises, les mit dans un pan de sa robe, et continua la promenade.
Lorsque tout le monde fut bien fatigué, il laissa tomber les cerises
l’une après l’autre. Saint Pierre, qui avait grand’soif, s’empressa
de s’en emparer à mesure qu’elles tombaient, et se désaltéra en les
mangeant. Comme il portait la dernière à la bouche, le fils de Dieu,
qui l’avait vu faire sans avoir l’air de le regarder, se tourna vers
lui en souriant et lui dit avec beaucoup de douceur: «Pierre, tu n’as
pas voulu te baisser une fois pour prendre le morceau de fer, et tu
t’es baissé plus de cent pour prendre les cerises, dont tu aurais été
privé si j’avais été aussi dédaigneux que toi de ce débris. Tu sens
maintenant le tort que tu as eu: souviens toi donc qu’il ne faut jamais
mépriser les petites choses, et qu’elles ont souvent d’importants
résultats.»—_Celui qui méprise les petites choses_, dit un autre
proverbe, _n’en aura jamais de grandes_.

_Il ne faut pas négliger les petites choses._

«Parfois petite négligence accouche d’un grand mal, dit le bonhomme
Richard: faute d’un clou, le fer du cheval se perd; faute du fer, on
perd le cheval; et faute du cheval, le cavalier lui-même est perdu,
parce que l’ennemi l’atteint et le tue: le tout pour n’avoir pas fait
attention à un clou de fer de cheval.»

Qu’on examine les grandes affaires, et l’on verra que la négligence des
menus détails les empêche presque toujours de réussir. _Qui spernit
modica paulatim decidet_ (Ecclésiastique, ch. 19, v. 1), _qui ne fait
pas attention aux petites choses, tombera peu à peu_.

L’attention aux petites choses, dit Confucius, est l’économie de la
vertu.


=CHOU.=—_Envoyer quelqu’un planter ses choux._

C’est le reléguer à la campagne, le priver de son emploi. La Dixmerie
prétend que Dioclétien donna lieu à cette expression proverbiale
lorsque, après avoir abdiqué l’empire, il vivait à Salone sa
patrie, occupé à cultiver son jardin. Les députés du sénat étant
venus l’engager à remonter sur le trône, il leur montra des choux
supérieurement plantés de ses mains, en disant: «Voilà mes nouveaux
sujets: ils répondent à mes soins, ils ne sont jamais indociles; je ne
veux pas les échanger contre d’autres.»

_Chou pour chou, Aubervilliers vaut bien Paris._

Autrefois, le terrain du village d’Aubervilliers était presque
entièrement planté de choux qui passaient pour meilleurs que ceux des
autres endroits. De là ce proverbe, dont on se sert pour égaler sous
quelque rapport deux choses dont l’une a été trop rabaissée, ou pour
signifier que chaque chose a une qualité qui la rend recommandable.

_Arrive qui plante, ce sont des choux._

Cette phrase proverbiale, dont le second membre explique le premier,
s’employa primitivement pour dire qu’on n’attachait point d’importance
à une chose, et qu’on en laissait le soin à qui voudrait. Elle ne
s’emploie aujourd’hui que pour signifier la résolution qu’on a prise de
faire une chose, au risque de tout ce qui peut arriver; et le dernier
membre de la phrase est presque toujours supprimé.

_Il s’y entend comme à ramer des choux._

C’est-à-dire, il ne s’y entend pas du tout, il n’a pas la moindre
connaissance de la chose dont il veut se mêler. Ramer signifie soutenir
des plantes grimpantes avec des rames, petits branchages qu’on fiche
en terre. On rame les pois, dont les tiges ont besoin de support parce
qu’elles s’élèvent à une certaine hauteur; mais on ne rame point les
choux.


=CHOUETTE.=—_Larron comme une chouette._

La chouette dont il est ici question est une espèce de corneille, le
petit choucas, que les Latins nommaient _monedula_, parce que cet
oiseau aime beaucoup à prendre et à cacher les pièces d’argent et
d’or qu’il peut trouver. _Monedula_, dit Vossius, _quasi monetula
a surripiendis monetis_.—On dit aussi: _Larron comme une pie_, et
l’histoire de la pie voleuse est bien connue.

_Faire la chouette._

C’est jouer seul contre plusieurs qui jouent alternativement.

_Être la chouette d’une société._

C’est être l’objet ordinaire des railleries de cette société.

Ces expressions sont des métaphores empruntées de la chasse à la pipée.
Cette chasse est due à l’antipathie naturelle qu’ont les oiseaux de
jour pour les oiseaux de nuit. Le pipeur, caché dans une loge de
feuillage, au pied d’un arbre qu’il a couvert de petits tuyaux de
paille enduits de glu, imite le cri de la chouette ou fait crier une
chouette qu’il a avec lui. A ce cri, les oiseaux irrités accourent
pour se jeter sur l’ennemi nocturne qui ose se montrer en plein jour.
Le plus petit roitelet, n’écoutant que sa haine et son courage, arrive
comme les autres, impatient de donner aussi son coup de bec. Ils se
posent sur l’arbre fatal, ils voltigent de branche en branche afin de
découvrir la chouette. La glu s’attache à leurs ailes, arrête leurs
pieds délicats et les livre au chasseur qui s’applaudit du succès de la
ruse.—Le mot _pipée_ est une onomatopée du cri, ou, comme dit Nicod,
du _pippis_ des petits oiseaux, parce que dans cette chasse on imite
aussi le cri de ces petits oiseaux, ou l’on en fait crier un qu’on a
pris, afin d’attirer les autres.


=CHRÊME.=—_Être du bon chrême._

C’est être fort crédule. Mauvaise allusion au saint-chrême, dont
l’évêque oint le front de ceux qu’il confirme dans la foi. On trouve
dans _les XV joyes de Mariage_ (p. 64, éd. de 1726): «Le bonhomme est
de la bonne foy et _du bon cresme_.»


=CHUTE.=—_De grande montée, grande chute._

Leçon donnée aux ambitieux. La fortune est inconstante: _E summo retro
volvi suevit_, dit Tite-Live. Ainsi monter ce n’est souvent qu’élever
sa chute; et plus une chute est élevée, plus elle creuse un abîme
profond.

  ......._Tolluntur in altum
  Ut lapsu graviore ruant._ (CLAUDIEN.)

Les Espagnols emploient le même proverbe en y ajoutant un exemple tiré
de l’histoire naturelle: _De gran subida gran cayda: por su mal nacen
las alas a la hormida_; _de grande montée, grande chute: pour son mal
naissent les ailes à la fourmi_.

Nous disons encore: _Qui saute le plus haut, descend le plus bas_.—Les
Italiens disent: _A cader va chi troppo in alto sale_; _c’est se
précipiter que de s’élancer trop haut_.


=CIMETIÈRE.=—_Il a de l’esprit, il a couché au cimetière._

_Ingenio valet in cœmeterio dormivit._ C’est comme si l’on disait:
c’est un adroit, un rusé pèlerin; car ce proverbe est venu de ce que
des pèlerins, faisant vœu de ne coucher sous le toit d’aucun homme
vivant, allaient passer la nuit dans les cimetières, où ils trouvaient
des vivres préparés pour leur subsistance par les soins compatissants
du clergé. La conduite de ces pieux voyageurs eut une conséquence
remarquable. Comme le peuple se rendait auprès d’eux pour acheter des
croix, des rosaires, des agnus, des scapulaires, etc., il en résulta
l’usage des foires tenues dans les lieux des sépultures. Ces foires,
à la vérité, n’y restèrent pas longtemps, parce que les synodes s’y
opposèrent; mais alors elles furent transférées sur les terrains
adjacents; et de là vient qu’on voit encore aujourd’hui des marchés
près des anciens cimetières en plusieurs lieux de France et d’autres
pays.


=CIRE.=—_Comme de cire._

On dit de deux hommes de même humeur, de même inclination, qu’_ils sont
égaux comme de cire_, et d’un habit qui ne fait pas un pli, qu’_il est_
ou qu’_il va comme de cire_. Regnier-Desmarais observe que dans ces
deux phrases il n’y a nulle construction, et que, pour y en trouver
quelqu’une, il faut y rétablir plusieurs mots ellipsés, savoir: que
les deux hommes sont égaux comme deux figures de cire sorties du même
moule; que l’habit est ou va comme celui qu’une statue de cire prend
dans le moule. Les Espagnols se servent, ajoute-t-il, d’une expression
tout à fait semblable à la dernière phrase, en parlant d’un habit qui
vient extrêmement bien à la taille: _Le viene como de molde_; _il va
comme s’il sortait du moule, comme s’il était moulé_.

_Comme de cire_, ou simplement _de cire_, signifie aussi, fort à
propos. «Ah! vous voilà, infante de mon ame! vous arrivez _comme de
cire_. Il y a longtemps que je vous attendais.» (Théât. ital. de
Gherardi, _Naissance d’Amadis_, sc. 6.)

  Tels dons étaient pour des dieux,
  Pour des rois voulais-je dire.
  L’un et l’autre y vient de cire.
  Je ne sais quel est le mieux. (LA FONTAINE.)

_Cela va de cire._

Locution elliptique dont la construction pleine est celle-ci: _Cela
va_ comme si c’était _de cire_; c’est-à-dire, cela va bien, cela va
à souhait, cela va à merveille, parce que la cire est une matière
molle et ductile qu’on façonne comme on veut. Telle est l’explication
généralement adoptée. Mais il y en a une autre assez vraisemblable,
d’après laquelle le mot _cire_ aurait la signification de son homonyme
_sire_ (seigneur), qui s’écrivait autrefois de même (voyez _C’est un
pauvre sire_). Et, dans ce cas, notre locution ainsi rectifiée, _Cela
va de sire_, reproduirait exactement celle des Italiens, _Questa cosa
va da signore_; _cette chose va comme si elle était faite par un
seigneur_. Ce qui paraît fondé sur l’opinion qu’un seigneur, qui a
toujours plus de facilité, plus de moyens que le commun des hommes, ne
peut manquer de faire toutes choses merveilleusement.


=CLAUDE.=—_Être bien Claude._

L’empereur Claude a donné lieu à cette expression proverbiale, qu’on
applique à un niais, à un idiot. Affligé, pendant son enfance, de
maladies graves et opiniâtres, il ne fut jugé propre à aucune fonction.
Auguste, son grand-oncle maternel, n’en faisait pas le moindre cas; et
Antonia, sa mère, qui le traitait d’ébauche et d’avorton de la nature,
disait, toutes les fois qu’elle voulait taxer quelqu’un de bêtise: _Il
est plus imbécile que mon fils Claude_. Une telle opinion se trouva
souvent confirmée par les sottises qu’il fit dans le cours de sa vie.
Il prenait si peu garde à ses actions et à ses paroles, qu’il médita
un édit pour permettre de soulager, à table, le ventre et l’estomac de
l’incommodité des vents, et qu’il s’écria un jour en plein sénat, à
propos de bouchers et de marchands de vin: Je vous le demande, pères
conscrits, qui peut vivre sans andouillettes? Malgré des disparates si
extraordinaires, il ne manquait pas d’instruction. Il inventa, dans
sa jeunesse, trois nouvelles lettres qu’il fit ajouter dans la suite
à l’alphabet, et dont il fit adopter l’usage pour les livres, actes
publics et inscriptions de son temps. Il s’appliqua à la littérature,
et composa plus de cinquante volumes, parmi lesquels se trouvaient les
mémoires de sa vie, une apologie de Cicéron et deux histoires, l’une
des Étrusques, l’autre des Carthaginois. Le philosophe Sénèque, qui
l’avait loué pendant sa vie, le peignit, après sa mort, métamorphosé en
citrouille dans l’_Apocoloquintose_. Et cette satire contribua beaucoup
à accréditer les idées défavorables attachées au nom de Claude.


=CLEF.=—_Mettre les clefs sur la fosse._

C’est-à-dire renoncer à la succession. Cette expression a été
littérale. On faisait autrefois acte de renonciation à un héritage en
déposant les clefs, qui étaient le symbole de la propriété, sur le
tombeau du testateur. «Et là (à Arras), la duchesse Marguerite (épouse
de Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne), renonça à ses biens, meubles,
pour le doute qu’elle ne trouvât trop grandes dettes, en mettant sur sa
représentation sa ceinture, avec sa bourse et les clefs, comme il est
de coutume, et de ce demanda instrument à un notaire public qui était
là présent.» (Monstrelet.)


=CLERC.=—_Ce n’est pas un grand clerc._

Ce n’est pas un habile homme. Autrefois on disait _clerc_ pour savant,
_mauclerc_ pour ignorant, et _clergie_ pour science, parce qu’il n’y
avait un peu d’instruction que parmi le clergé, les nobles tenant
à honte de savoir quelque chose.—La vie d’un clerc était alors
réputée si précieuse, qu’on avait établi en France, en Angleterre et
en Allemagne, un privilége nommé _bénéfice de clergie_, _beneficium
clericorum_, en vertu duquel on fesait grâce à un homme qui méritait
la corde, lorsqu’il avait pu lire dans le livre des psaumes certains
passages désignés par les juges; mais comme ces juges eux-mêmes ne
savaient pas lire, ils s’en rapportaient à l’aumônier de la prison. Dès
que celui-ci avait dit: _Legit ut clericus_, _il lit comme un clerc_,
le coupable était mis en liberté sans autre punition que d’être marqué
légèrement d’un fer chaud à la paume de la main.

_Faire un pas de clerc._

C’est commettre quelque faute par inadvertance ou par inexpérience. On
disait autrefois _vice de clerc_ dans le même sens que _pas de clerc_.

_Les plus grands clercs ne sont pas les plus fins._

Ce qu’un personnage de Rabelais exprime plaisamment par ce mauvais
latin: _Magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes_.

Les savants, toujours trop occupés de leurs travaux pour attacher
beaucoup d’importance aux détails vulgaires, sont souvent dans une
profonde ignorance des choses de la société. Ils ne paraissent guère
dans un cercle sans se faire remarquer par leurs distractions ou leurs
gaucheries, et c’est ce qui a donné lieu à cet autre proverbe: _Que les
gens d’esprit sont bêtes!_ par lequel la médiocrité de l’homme du monde
se console de leur supériorité.

Jean-Paul-Frédéric Richter a merveilleusement mis en action et
développé cette pensée proverbiale dans un ouvrage fort original
et fort comique, intitulé: «Voyage, aventures, exploits et jours
d’angoisse d’un aumônier de régiment, avec une apologie de sa valeur,
et une narration de ses hauts-faits, contenus dans une épître
panégyrique et catéchétique.» Cet aumônier est un puits de science. Il
n’y a rien qu’il ne connaisse et qu’il n’approfondisse, et avec tout
cela il est le plus niais des mortels. _Hors sa science, il ne sait
absolument rien_, comme disait le valet du père Griffet, en parlant de
son maître.

L’un de nos meilleurs critiques, M. Philarète Chasles, a donné un
excellent article sur cet ouvrage dans la _Revue de Paris_.


=CLOCHE.=—_Fondre la cloche._

C’est prendre un parti sur une chose qui est demeurée longtemps en
suspens, venir à la conclusion d’une affaire qui a été longtemps
agitée.—La fonte d’une cloche est une opération sérieuse qui demande
beaucoup de préparatifs.

_Étonné_ ou _Penaud comme un fondeur de cloche._

Qu’on se figure la surprise que doit éprouver un homme qui a employé
beaucoup de temps, de soins et d’argent pour la fonte d’une cloche,
lorsque, défaisant le moule dans lequel la matière a été coulée, il
trouve que l’opération est manquée; on concevra sans peine combien
est juste cette comparaison proverbiale, par laquelle on exprime le
désappointement et la confusion de ceux qui voient avorter une affaire
dont ils croyaient le succès assuré.

On cite plusieurs fondeurs de cloche morts de douleur de n’avoir pas
réussi dans leur ouvrage; on en cite aussi plusieurs morts de joie
d’avoir réussi. Parmi ces derniers figure Jean Masson, qui fondit la
grosse cloche de Rouen, connue sous le nom de George d’Amboise.

_Qui n’entend qu’une cloche n’entend rien._

On ne peut connaître une affaire et la juger sur le rapport de l’une
des deux parties; il faut écouter les raisons qui peuvent être
alléguées par chacune d’elles.—On dit aussi _Qui n’entend qu’une
cloche n’entend qu’un son_.

_Gentilshommes de la cloche._

On appelait ainsi avant la révolution les maires et les échevins,
à qui l’exercice de leurs fonctions conférait un droit de noblesse
dans seize villes de France, savoir: Abbeville, Angers, Angoulême,
Bourges, Cognac, Lyon, Nantes, Niort, Paris, Péronne, Poitiers, La
Rochelle, Saint-Jean-d’Angely, Saint-Maixent, Toulouse et Tours. Cette
dénomination venait de ce que les assemblées où se fesait l’élection de
ces officiers municipaux étaient convoquées au son de la cloche.

_On fait dire aux cloches tout ce qu’on veut._

Ce dicton s’applique aux personnes qui ne parlent ordinairement que
d’après les idées qu’on leur suggère et qui font écho aux paroles des
autres.

Comment puis-je gagner le ciel? demandait un riche laboureur à un
religieux mendiant. Celui-ci lui répondit par ce passage qui se
trouvait, disait-il, dans le catéchisme de son couvent: _Audite
campanas monasterii; dicunt: dando, dando, dando_. _Écoutez tes cloches
du monastère; elles disent que c’est par des dons, des dons, des dons._

On conte qu’une veuve alla consulter son curé pour savoir si elle
ferait bien de se remarier. Elle alléguait qu’elle était sans appui
et qu’elle avait un excellent valet fort habile dans le métier de feu
son mari.—C’est bien, lui dit le curé; mariez-vous avec lui.—Mais,
ajouta-t-elle, il y a du danger à cela: je crains que mon valet ne
devienne mon maître.—En ce cas, ne l’épousez point, répliqua le
curé.—Comment ferai-je donc? s’écria-t-elle; car je ne puis soutenir
seule le poids des affaires que m’a laissées mon pauvre défunt, et
j’ai besoin absolument de quelqu’un qui le remplace.—Eh bien! prenez
ce quelqu’un.—Cependant s’il avait un mauvais caractère, s’il ne
songeait qu’à s’emparer de mes biens et à les dissiper.—Alors, ne
le prenez pas. C’est ainsi que le curé ajustait ses réponses aux
arguments de la veuve et abondait toujours dans leur sens. Voyant enfin
qu’elle aspirait à de secondes noces et qu’elle avait un penchant
décidé pour son valet, il lui conseilla d’écouter attentivement les
cloches de l’église et d’agir suivant ce qu’elles lui diraient. Quand
elles sonnèrent, elle interpréta leur son conformément à ses désirs
et entendit fort distinctement ces paroles: _Prends ton valet, prends
ton valet_. En conséquence elle se hâta de le prendre. Mais bientôt
après elle fut menée rudement et battue par ce nouveau mari, et de
maîtresse qu’elle était elle se trouva servante. Dans sa douleur, elle
alla se plaindre au curé du conseil qu’il lui avait donné, maudissant
le jour où elle avait été trompée par les cloches. Le curé lui répondit
qu’elle ne les avait pas bien entendues. Pour le lui prouver il les
fit sonner encore, et la pauvre femme comprit alors qu’elles disaient:
_Ne le prends pas, ne le prends pas_. Le malheur lui avait donné de
l’intelligence.

J’ai traduit littéralement cette dernière historiette du troisième
sermon latin _De viduitate_ (du veuvage), par Jean Raulin, moine de
Cluny, prédicateur du XV^e siècle, qui ne le cède en rien à Maillard, à
Barlette et à Menot. Rabelais en a copié les principaux traits dans les
chapitres 9, 27 et 28 de son troisième livre.


=CLOU.=—_Un clou chasse l’autre._

Proverbe pris du latin: il se trouve dans cette phrase de la quatrième
Tusculane de Cicéron: _Novo amore veterem amorem, tanquam clavo clavum,
ejiciendum putant_; _ils pensent qu’un nouvel amour doit remplacer un
ancien amour, comme un clou chasse l’autre_.

_River le clou à quelqu’un._

C’est le mettre à la raison une fois pour toutes. Métaphore empruntée
des galériens à qui on rive le clou qui ferme leur collier, pour
empêcher qu’ils ne se déchaînent. Le _Roman de la Rose_ emploie souvent
cette expression dans ce sens (Le Duchat).


=COCAGNE.=—_Pays de Cocagne._

Je transcrirai ici ce que j’ai dit sur cette expression proverbiale
dans le _Journal de la langue française_, en réponse à un abonné qui
m’avait demandé, 1º d’expliquer ce que c’est que le _pays de Cocagne_;
2º de rapporter les diverses étymologies qu’on a données du nom de ce
pays; 3º de dire quelle est celle qui est la meilleure.

1º On appelle _pays de Cocagne_ un pays d’abondance et de bonne chère.
Cette expression sert de titre à un fabliau, où l’auteur raconte
qu’étant allé à Rome pour l’absolution de ses péchés, il fut envoyé
en pénitence par le pontife dans un pays qui a été béni de Dieu
particulièrement.

  Ce pays a nom Cokaigne,
  Qui plus i dort, plus i gaigne.

Les murs des maisons sont construits de divers comestibles: les
chevrons sont d’esturgeons, les couvertures de lard, les lattes de
saucisses; sur tous les chemins et dans toutes les rues sont des tables
dressées où l’on va librement s’asseoir, et des boutiques ouvertes où
l’on peut prendre ce qu’on veut sans payer. Il y a une rivière dont
un côté est d’excellent vin rouge, et l’autre côté d’excellent vin
blanc; il y pleut trois fois la semaine une ondée de flans chauds,
etc...; partout des concerts et des danses; jamais querelle ni guerre,
parce que tout y est en commun; toutes les femmes y sont belles, peu
farouches et si complaisantes, qu’après les avoir choisies à son gré,
on peut à son gré les quitter au bout de l’année, les plus longs
engagements ne passant pas ce terme. Mais ce qu’il y a de merveilleux,
c’est que dans ces lieux favorisés du ciel existe la fontaine de
Jouvence. Devient-on vieux? on va s’y baigner, et l’on en sort n’ayant
plus que vingt ans.

Tel est le pays de Cocagne, dont on fait honneur à l’imagination d’un
trouvère du treizième siècle, mais qui se retrouve pourtant trait pour
trait (excepté la fontaine de Jouvence), dans les descriptions que des
poëtes grecs ont faites de l’âge d’or. Voici comment Phérécrate, auteur
comique athénien du temps de Platon, a parlé du retour de cet âge:
«Qu’avons-nous besoin de laboureurs, de charrues, de taillandiers, de
forgerons, de semences, d’échalas? Des fleuves de sauce noire, sortant
à gros bouillons des sources de Plutus, vont couler dans les rues,
roulant des pains faits avec de la fine fleur de farine, et des gâteaux
délicieux; il n’y aura qu’à puiser. Jupiter faisant pleuvoir du vin
capnias, arrosera les toits des maisons, d’où découleront des ruisseaux
de cette précieuse liqueur avec des tartelettes au fromage, de la purée
toute chaude, et du _vermicelle_ assaisonné de lis et d’anémones. Les
arbres qui sont sur les montagnes porteront, au lieu de feuilles, des
intestins de chevreaux rôtis, des calmars bien tendres et des grives
braisés.»

Voici comment Téléclide, autre auteur comique athénien, a décrit
les délices de l’âge d’or: «Il ne coulait que du vin dans tous les
torrents. Les gâteaux se disputaient avec les pains autour de la bouche
des hommes, suppliant qu’on les avalât, si l’on voulait manger tout ce
qu’il y avait de plus blanc en ce genre. Les tables étaient couvertes
de poissons qui venaient dans chaque demeure se rôtir eux-mêmes. Un
fleuve de sauce coulait auprès des lits, roulant des morceaux de viande
cuite, et des ragoûts étaient auprès des convives pour qui voulait en
prendre, de sorte que chacun pouvait manger à discrétion des bouchées
bien tendres et bien arrosées... Des petits-pâtés et des grives toutes
rôties volaient dans le gosier. On entendait le bruit des gâteaux qui
se poussaient et repoussaient autour de la bouche pour entrer.»

On peut voir dans le sixième livre des _Deinosophites_ d’Athénée
le texte des fragments que je viens de citer, en me servant de la
traduction de M. Hubert.

2º Les étymologistes se sont épuisés en conjectures sur l’origine du
mot _Cocagne_, dont Ménage n’a point parlé. Lamonnoye, qui le regardait
à tort comme peu ancien dans notre langue, parce qu’il ne l’avait
trouvé ni dans Marot, ni dans Rabelais, ni même dans Regnier, en a
donné une explication ridicule. _Cocagne_, dit-il, est un pays imaginé
par le fameux Merlin Cocaye, qui, tout au commencement de sa première
Macaronée, après avoir invoqué Togna, Pedrala, Mafelina, et autres
muses burlesques, décrit les montagnes qu’elles habitent comme un
séjour de sauces, de potages, de brouets, de ragoûts, de restaurants,
où l’on voit couler des fleuves de vin et des ruisseaux de lait. Ce
pays, ajoute-t-il, à dû tirer son nom de celui de son inventeur, et
_Cocagne_ n’est qu’une altération de _Cocaye_.

Le savant évêque d’Avranches, Huet, qui fesait dériver _gogaille_ de
_gogue_, espèce de farce piquante ou de saupiquet, a prétendu que _pays
de cocagne_ est venu de _pays de gogaille_.

Suivant d’autres, il y a en Italie, sur la route de Rome à Lorette, une
petite contrée appelée _Cocagna_, dont la situation est très agréable,
le terroir très fertile, et où les denrées sont excellentes et à bon
marché; et c’est là qu’ils trouvent le modèle du _pays de Cocagne_.

Les commentateurs de Rabelais, MM. Eloi Johanneau et Esmangard, disent
sur cette explication: «Il nous paraît très vraisemblable que c’est
du nom de ce pays qu’on a fait celui de _pays de Cocagne_, et que le
nom de _Cocagna_ vient du proverbe: _Il est à son aise comme un coq
en pâte_; ou du latin _coccus_, graine de kermès, cochenille; ou du
languedocien _coco_, pain mollet, au sucre et aux œufs.» Il faut avouer
que ces messieurs, en cette circonstance, n’ont pas fait preuve de leur
sagacité ordinaire.

L’opinion de Furetière est que dans le haut Languedoc on appelle
_Cocagne_ un petit pain de pastel, avant qu’il soit réduit en poudre
et vendu aux teinturiers, et que, comme le pastel ne croît que dans
des terres fertiles, on a donné le nom de _Cocagne_ à ce pays, où il
est d’un très grand revenu, et par extension à tout pays où règnent
l’abondance et la bonne chère.

On lit dans l’ouvrage de Chaptal, de la _Chimie appliquée à
l’agriculture_ (tome 2, page 352), le passage suivant, qui semble
confirmer l’opinion de Furetière: «Avant la découverte de l’indigo,
qui ne commença à paraître en Europe que dans les premières années du
dix-septième siècle, les environs de Toulouse et surtout le Lauraguais,
fournissaient une énorme quantité de pastel. Les coques de pastel qu’on
y préparait jouissaient de la première réputation en Europe. Ce pays
était devenu si riche, qu’on l’a appelé _pays de Cocagne_, du nom de
son industrie. Cette dénomination a passé en proverbe pour désigner un
pays riche et très fertile.

«Deux cent mille balles de coques étaient exportées, chaque année, par
le seul port de Bordeaux. Les étrangers en éprouvaient un si pressant
besoin que, pendant les guerres que nous avions à soutenir, il était
constamment convenu que ce commerce serait libre et protégé, et que les
vaisseaux étrangers arriveraient désarmés dans nos ports pour y venir
chercher ce produit. Les établissements de Toulouse ont été fondés
par des fabricants de pastel. Lorsqu’il fallut assurer la rançon de
François I^{er}, prisonnier en Espagne, Charles-Quint exigea que le
riche Béruni, fabricant de coques, servît de caution.»

3^o Aucune des étymologies qu’on vient de lire n’est admissible, car
elles se fondent toutes sur des faits qui sont moins anciens que le
mot _Cocagne_, dont, par conséquent, ils ne peuvent avoir été la
source. Je crois que _Cocagne_, autrefois _Cokaigne_, _Coquaigne_, ou
_Cokaine_, est dérivé du latin _coquina_, _cuisine_, _bonne chère_.
Cette opinion me paraît confirmée par ce qu’a dit le savant Hickes,
en traçant l’origine du mot anglais _Cockney_: «_Coquin_, _coquine_,
olim apud gallos, otio, gulæ et ventri deditos, ignavum, ignavam,
desidiosum, desidiosam, segnem significabant. Hinc urbanos utpote a
rusticis laboribus ad vitam sedentariam et quasi desidiosam avocatos
pagani nostri olim _Cokaignes_, quod nunc scribitur _Cockneys_,
vocabant, et poeta hic noster in monacos et moniales ut segne genus
hominum qui desidiæ dediti, ventri indulgebant et coquinæ amatores
erant, malevolentissime invehitur, monasteria et monasticam vitam,
in descriptione terræ cokaineæ parabolice perstringens.» (Gramm.
anglo-sax. ling. veter, septentr. Thesaurus, tome I, page 254.)

Le fabliau de Cocagne, où l’auteur a eu certainement pour but de
peindre les molles délices de la vie monastique, a fourni à Rabelais le
modèle et les principaux traits du pays de _Papimanie_.

Dans l’introduction du vingtième livre, titre 2, p. 220, de l’_Histoire
Macaronique_ de Merlin Cocaye, il est question des _royaumes de crespes
et beignets, où on a accoutumé de mener une vie heureuse_. C’est une
contrée où les arbres portent pour fruits des tourtes et des tartes,
et où les _vignes sont liées avec des saucisses_, trait qui est devenu
un proverbe italien correspondant à l’expression _C’est un pays de
Cocagne_.

  _Vi si legano le viti con le salciccis._

Nos matelots ont imaginé un pays de _Giboutou_ ou de _Gipoutou_,
qu’ils placent au trente-sixième degré au delà de la lune. C’est là,
disent-ils, que les cochons, portant du sel dans une oreille, du poivre
dans l’autre et de la moutarde sous la queue, courent tout rôtis, avec
une fourchette et un couteau sur le dos; et coupe qui veut.

Notez que les Latins s’exprimaient à peu près de la même manière, en
parlant d’un pays où l’on pouvait vivre à gogo: _Dices hic porcos
coctos ambulare_, _vous diriez que les cochons y courent tout rôtis_.
Cette phrase se trouve dans le _Festin de Trimalcion_.


=CŒUR.=—_Le cœur mène où il va._

Chacun se laisse entraîner par son penchant. _Trahit sua quemque
voluptas._—J.-J. Rousseau a observé que nous n’avons guère de
mouvement machinal dont nous ne puissions trouver la cause dans notre
cœur, si nous savions bien l’y chercher.

Ce proverbe est une pensée de Confucius.

_Avoir le cœur gros._

Avoir du chagrin. L’opinion populaire que les personnes mélancoliques
ont le cœur plus gros que les autres, a donné lieu à cette expression
proverbiale à l’appui de laquelle on peut citer plusieurs exemples
rapportés par Rioland. Ce médecin assure qu’en faisant la dissection de
quelques personnes de ce tempérament, il avait trouvé des cœurs très
volumineux, entre autres celui de Marie de Médicis qui n’avait pas
manqué de chagrins et d’afflictions. On sait que cette reine, veuve de
Henri IV, mère de Louis XIII et belle-mère du roi d’Espagne, du roi
d’Angleterre et du duc de Savoie, sacrifiée par son fils au cardinal de
Richelieu et abandonnée de toute sa famille, mourut dans un grenier, à
Cologne, le 3 juillet 1645.

_Apprendre par cœur._

On a regardé le cœur comme le siége de la mémoire. De là les mots
_recorder_, _se recorder_, _recordance_, _recordation_, en latin
_recordari_, _recordatio_: de là aussi l’expression _apprendre par
cœur_. Rivarol dit que cette expression, si ordinaire et si énergique,
vient du plaisir que nous prenons à ce qui nous touche et nous flatte.
La mémoire, en effet, est toujours aux ordres du cœur.

_Faire quelque chose de grand cœur._

C’est-à-dire volontiers et avec plaisir. L’abbé Tuet croit que _grand
cœur_ a été mis dans cette phrase par altération de _gréant cœur_, qui
se trouve, dit-il, dans nos vieux auteurs, et signifie _de cœur qui
agrée_. Mais on peut douter de la vérité de cette assertion dont il
n’apporte aucune preuve. _Grand cœur_ s’est toujours dit pour _cœur
généreux_; et on lit dans _Justin_: _Magno corde aliquid facere_,
_faire quelque chose de grand cœur_.

_Avoir le cœur à la bouche._

S’exprimer avec franchise. Dans le langage hiéroglyphique des
Égyptiens, la franchise était représentée par un cœur suspendu à un
gosier.

_Remettre le cœur au ventre à quelqu’un._

C’est lui rendre le courage.—Le ventre est chez beaucoup de gens le
siége de l’énergie. Le dîner change leur timidité en audace: poltrons
avant de se mettre à table, ils sont crânes quand ils en sortent.

_Avoir un cœur de citrouille._

Celte expression, dont on se sert quelquefois en parlant d’une personne
qu’on veut taxer de mollesse ou de lâcheté, se trouve dans les _Adages
des pères de l’Église_. Elle est dérivée de l’expression latine
employée par Tertullien contre Marcion: _Peponem cordis loco hahere_,
_avoir pour cœur un melon_ ou _une citrouille_. La même métaphore se
trouve aussi dans l’Iliade (chant 2, v. 235), où Thersite appelle les
Grecs πέπονες, _melons_ ou _citrouilles_.

On sait que Ninon de l’Enclos, avant d’avoir fait du marquis de Sévigné
un homme charmant, lui reprochait plaisamment d’avoir _un cœur de
citrouille fricassée dans de la neige_.


=COFFRE.=—_Il s’y entend comme à faire un coffre._

Il ne s’y entend point du tout. Autrefois les coffres tenaient lieu de
commodes et de siéges. C’étaient des meubles élégants et précieux dont
la confection exigeait certain talent; et les coffretiers appartenaient
moins à la classe des artisans qu’à celle des artistes.

_Drôle comme un coffre._—_Rire comme un coffre._—_Raisonner comme un
coffre._

Le dessus des coffres était garni de cuir historié où l’on remarquait
beaucoup d’inscriptions, de devises et de figures grotesques. Les trois
expressions citées sont des allusions à ces peintures généralement fort
drôles, fort joyeures et fort bizarres.

L’usage des arabesques peintes ou sculptées sur les coffres date d’une
époque très reculée. Pausanias cite comme un des plus anciens monuments
de l’art des Grecs le coffre de Cypsélus, fait de bois de cèdre et
orné de figures en relief exécutées en or et en ivoire. Les sujets
représentés sur ce coffre avaient été choisis d’une manière arbitraire
dans les mythes de l’antiquité et n’offraient aucun rapport entre eux.

_Piquer le coffre._

A la cour et chez les seigneurs, il n’y avait guère que des coffres
pour s’asseoir, particulièrement dans les antichambres. De là cette
expression, maintenant hors d’usage, qui signifie proprement: attendre
assis sur un coffre qu’on pique d’impatience.

_Mourir sur le coffre._

C’est mourir misérablement, dit Oudin, en suivant la cour, ou au
service de quelque grand. On connaît ces deux vers qui terminent la
fameuse épitaphe de _Tristan l’Hermite_:

  Je vécus dans la peine, attendant le bonheur,
  Et _mourus sur un coffre_, en attendant mon maître.

Cette façon de parler était encore proverbiale sous Louis XIV. Madame
de Sévigné rapporte dans sa 411^e lettre que Turenne, faisant ses
adieux au cardinal de Retz, lui dit: «Sans ces affaires où peut-être
on a besoin de moi, je me retirerais comme vous; et je vous donne ma
parole que, si j’en reviens, _je ne mourrai pas sur le coffre_.»


=COGNÉE.=—_Il ne faut pas jeter le manche après la cognée._

Il ne faut pas abandonner une affaire, renoncer à une entreprise par
chagrin, par dégoût ou par découragement. Allusion à l’apologue du
bûcheron qui, ayant laissé tomber dans un gouffre le fer de sa cognée,
et désespérant de l’en retirer, y jeta le manche dont il pouvait encore
faire usage.


=COIFFÉ.=—_Il est né coiffé._

Cette expression s’applique à une personne constamment heureuse, par
allusion à la membrane appelée _coiffe_ qui enveloppe la tête de
quelques enfants, au moment de leur naissance, et qui a été regardée,
dans tous les temps et chez presque tous les peuples, comme un présage
de bonheur. Les Grecs tiraient de cette coiffe, nommée _amnion_ dans
leur langue, l’augure favorable de l’_amniomancie_. Les sages-femmes
de Rome, dit Lampride, la vendaient très cher aux avocats, persuadés
qu’en la portant sur eux comme une amulette ils seraient doués d’une
éloquence irrésistible qui leur ferait gagner les causes les plus
difficiles. Nos pères pensaient qu’elle était une marque visible de la
protection céleste. Ils la fesaient bénir ordinairement par un prêtre,
et si elle leur offrait quelque ressemblance avec la mitre épiscopale,
ils consacraient à la vie religieuse les enfants qui l’avaient apportée
en naissant. C’était à leurs yeux la meilleure preuve de vocation.

La superstition qui attribue une vertu de talisman à _ce chapeau
de Fortunatus_, comme dit le peuple, n’est pas encore entièrement
détruite en France. Cependant elle y est beaucoup moins commune qu’en
Angleterre, où l’on met quelquefois sur les affiches et dans les
journaux qu’il y a _une coiffe de nouveau-né à vendre_: ce qui fait
toujours affluer les acheteurs.


=COLIN-TAMPON.=—_Je m’en moque comme de Colin-tampon._

Cette expression, dont on se sert pour marquer le peu de cas ou le
mépris qu’on fait d’une personne ou d’une chose, date du règne de
François I^{er}. _Colin-tampon_ est un sobriquet que les soldats de
ce prince formèrent par onomatopée du bruit des tambours battant la
marche des Suisses, et qu’ils appliquèrent aux Suisses, après les
avoir vaincus à Marignan. Je crois que le mot se trouve, avec beaucoup
d’autres du même genre, dans la célèbre chanson du musicien Jannequin
sur cette bataille. Les _Mémoires de l’état de France sous Charles
IX_ (t. II, f^o 208), où il est parlé d’une bravade que les Rochelois
assiégés firent aux Suisses de l’armée assiégeante, désignent ces
derniers par la dénomination de _Colins-tampons_. «Les Rochelois
crioient par dessus la muraille que l’on fît aller les _Colins-tampons_
à l’assaut, et qu’ils avoient bons coutelas et espées pour découper
leurs grandes piques.»


=COLLIER.=—_Être franc du collier._

C’est être brave, serviable, agir avec franchise. Métaphore empruntée,
dit Le Duchat, des chevaux, de la bonté desquels on juge par la
franchise ou par la lâcheté qu’ils mettent à tirer du collier.


=COLOMB.=—_C’est l’œuf de Colomb._

Cela se dit d’une chose qu’on n’a pu faire et qu’on trouve facile après
coup.—Les détracteurs de Cristophe-Colomb lui disputaient l’œuvre de
son génie, en objectant que rien n’était plus aisé que la découverte
du Nouveau-Monde. Vous avez raison, leur dit le célèbre navigateur;
aussi je ne me glorifie pas tant de la découverte que du mérite d’y
avoir songé le premier. Prenant ensuite un œuf dans sa main, il leur
proposa de le faire tenir sur sa pointe. Tous l’essayèrent, aucun n’y
put parvenir. La chose n’est pourtant pas difficile, ajouta Colomb,
et je vais vous le prouver: en même temps il fit tenir l’œuf sur sa
pointe qu’il aplatit en le posant.—Oh! s’écrièrent-ils alors, rien
n’était plus aisé.—J’en conviens, messieurs, mais vous ne l’avez point
fait et je m’en suis avisé seul. Il en est de même de la découverte du
Nouveau-Monde. Tout ce qui est naturel paraît facile quand il est une
fois trouvé. La difficulté est d’être l’inventeur.

La même anecdote, dit Voltaire, est rapportée du Brunelleschi, grand
artiste qui réforma l’architecture à Florence longtemps avant que
Colomb existât. La plupart des bons mots ne sont que des redites.


=COLOMBE.=—_Craignez la colère de la colombe._

N’irritez pas une personne d’un naturel doux, car son emportement
est des plus terribles; ne provoquez pas le courroux d’une femme,
car elle ne connaît point de bornes dans sa fureur. _Notumque
furens quid fœmina possit_ (Virg.); _on sait ce que peut une femme
furieuse_.—L’_Ecclésiastique_ dit: _Non est ira super iram mulieris_
(ch. 25, v. 23); _il n’y a pas de colère au-dessus de la colère de la
femme_.

Ce proverbe est fondé sur une double expression des livres saints, _ira
columbæ_ et _gladius columbæ_, qui ne peut être comprise sans connaître
l’histoire ou plutôt la fable de Sémiramis. Voici donc en résumé ce que
Diodore de Sicile, Lucien et quelques autres écrivains de l’antiquité
nous apprennent sur cette reine. La nymphe Dercéto ou Atergatis, ayant
violé les lois de la pudeur, devint enceinte d’une fille qu’elle
mit au jour et abandonna sur une montagne voisine du lac Ascalon, où
elle se précipita, après avoir tué son séducteur, dans le désespoir
qu’elle avait conçu d’une faiblesse dont elle ne pouvait supporter la
honte. Mais les dieux, touchés de son malheureux sort, la changèrent en
poisson depuis les pieds jusqu’à la ceinture, et conservèrent la partie
supérieure de son corps dans son état naturel. Composé monstrueux qui,
pour le dire en passant, a fourni à Horace l’idée de ce vers si connu:

  _Desinit in piscem mulier formosa superne[30]._

Quant à sa fille, elle fut nourrie par des colombes, et elle prit de
cette circonstance merveilleuse le nom de Sémiramis, qui en syriaque
signifie _colombe des champs_. Parvenue au trône d’Assyrie, elle
décerna à sa mère les honneurs divins, et prescrivit l’abstinence
du poisson comme un des principaux actes du culte de la nouvelle
déesse. Elle ordonna également qu’on eût un respect religieux pour
les colombes: en tuer une, même par mégarde, était un sacrilége qui
devait s’expier par une mort violente. Après une règne glorieux, elle
eut aussi son apothéose. Ses peuples, disposés à la regarder comme une
divinité par l’admiration qu’elle leur avait inspirée, furent persuadés
qu’elle s’était métamorphosée en un des oiseaux qui avaient soigné son
enfance, et qu’elle présidait encore sous cette forme aux destinées
de l’empire. C’est ainsi qu’elle obtint à double titre le nom de _la
Colombe_; mais elle n’en eut jamais la douceur, car elle fit périr le
roi Ninus, son époux, pour régner à sa place. Qu’on ajoute à ce crime
les guerres que les Babyloniens firent dans la suite aux Israélites,
guerres d’extermination commandées souvent par les oracles de son
temple et conduites toujours sous des enseignes décorées de son image,
on aura alors l’explication naturelle de la _colère_ et _du glaive
de la colombe_ dont Jérémie a parlé dans plusieurs passages de ses
_Lamentations_, comme on pourrait parler de la colère et du glaive de
l’aigle romaine, par une de ces figures que les détracteurs du style
des prophètes appellent bizarres et obscures, parce qu’ils n’en savent
point distinguer la justesse et la clarté.

Il n’est pas besoin d’examiner comment cette expression appliquée
abusivement à la colombe, oiseau que l’Évangile désigne comme un modèle
de douceur, _estote mitis sicut columbæ_, a donné lieu au proverbe
_Timete iram columbæ_, _craignez la colère de la colombe_.

Les Italiens disent dans le même sens: _Guardati d’aceto di vin dolce_;
_garde-toi du vinaigre fait avec du vin doux_.


=COMMENCEMENT.=—_Heureux commencement est la moitié de l’œuvre._

Proverbe traduit de ce vers latin:

  _Dimidium facti, qui bene cœpit, habet._

Les Grecs avaient le même proverbe.

_Commencement n’est pas fusée._

On dit aussi: _N’a pas fait qui commence_.

On entreprend volontiers un travail qui sourit à l’imagination, sans
avoir réfléchi aux difficultés qu’il peut présenter; mais dès qu’on y
a mis la main, on éprouve un embarras qui glace la première ardeur, et
l’on se laisse gagner par le découragement qui, bien souvent, ne permet
pas de continuer.

Ces proverbes s’appliquent particulièrement à une personne disposée à
croire qu’elle ne trouvera point d’obstacle entre le commencement et la
fin d’une entreprise.


=COMMISSAIRE.=—_Faire chère de commissaires._

Dans le temps des conférences entre les catholiques et les
religionnaires pour discuter les points de doctrine qui les divisaient,
les commissaires des deux partis mangeaient ordinairement à la même
table, et comme, les jours d’abstinence, on servait du maigre pour les
uns et du gras pour les autres, on appela _chère de commissaires_ un
repas où l’on trouvait chair et poisson, et par extension, un repas où
l’on avait des mets de toute espèce.

Quelques étymologistes pensent que cette expression est d’une date plus
ancienne, et ils en font remonter l’origine jusqu’à l’établissement des
_missi dominici_, commissaires que Charlemagne envoya, en 802, dans les
diverses provinces de ses états pour examiner la conduite des moines,
abbés, juges, gouverneurs, etc., qui, pour se les rendre favorables,
les traitaient de leur mieux.

Les Latins disaient: _Epulæ saliares_, _festins des saliens_. Les
prêtres du dieu Mars, nommés saliens, _a saliendo_, à cause des danses
qu’ils fesaient dans leurs processions, étaient fort considérés des
Romains, qui croyaient descendre de ce dieu, et ils recevaient de tout
le monde des présents dont ils alimentaient le luxe de leur table. Ils
avaient en outre dans chacun des quatorze quartiers de Rome un hospice
où le public les traitait de la manière la plus splendide, pendant les
quatorze jours consacrés à leurs promenades religieuses, dans le mois
de mars.


=COMPAGNIE.=—_La mauvaise compagnie pend l’homme._

Celui qui fréquente des mauvais sujets en contracte les vices, et ces
vices le conduisent à l’échafaud. Ce vieux proverbe est remarquable par
la hardiesse de l’expression qui distingue aussi cet autre proverbe:
_Le bruit pend l’homme_.

On dit dans le même sens: _Par compagnie on se fait pendre_.

_Il n’y a si bonne compagnie qui ne se quitte._

On cite ce proverbe lorsque, sous prétexte de quelque affaire, on
laisse les personnes avec qui l’on se trouve; mais on s’expose à
entendre quelqu’une d’elles y ajouter ce complément épigrammatique:
_Comme disait le roi Dagobert à ses chiens_.


=COMPAGNON.=—_Qui a compagnon a maître._

On est assez souvent obligé de renoncer à sa volonté pour se conformer
à celle de son compagnon. Les associés sont dépendants l’un de l’autre.


=COMPARAISON.=—_Comparaison n’est pas raison._

On a tort de chercher des preuves dans les comparaisons. Cette manière
commune de raisonner est opposée aux principes de la saine logique, car
les mêmes circonstances ne se rencontrent jamais dans deux objets.

_Toute comparaison cloche._

Toute comparaison offre toujours quelque chose d’irrégulier et
d’incomplet.

_Toute comparaison est odieuse._

On n’est pas content de se voir placer sur la même ligne que les
autres; on veut être mis hors de pair, car l’amour-propre est le grand
ennemi de l’égalité. Aussi l’effet ordinaire d’une comparaison qu’on
établit entre deux personnes est-il de les blesser toutes deux; chacune
d’elles trouvant que son mérite est rabaissé, et que celui de l’autre
est exagéré.—La Fontaine a très bien dit, à la fin d’une lettre écrite
à madame de Bouillon, sœur de madame de Mazarin:

  Vous vous aimez en sœurs, cependant j’ai raison
          D’éviter la comparaison.
  L’or se peut partager, mais non pas la louange.
  Le plus grand orateur, quand ce serait un ange,
  Ne contenterait pas, en semblables desseins,
  Deux belles, deux héros, deux auteurs ou deux saints.


=CONNAITRE.=—_Connais-toi toi-même._

Cette sentence de Chilon était écrite en lettres d’or dans le temple de
Delphes. Les anciens la trouvaient si admirable, qu’ils ne pouvaient
croire qu’un homme en fût l’auteur; et ils l’attribuaient à la divinité
même.

«Se connaître, dit Charron, est la première chose que nous enjoint la
raison; c’est le fondement de la sagesse. Dieu, nature, les sages et
tout le monde prêche l’homme à se connaître. Qui ne connaît ses défauts
ne se soucie de les amender; qui ignore ses nécessités, ne se soucie
d’y pourvoir; qui ne sent pas son mal et sa misère, n’avise point aux
réparations et ne court point aux remèdes.»—Il n’y a donc rien de
plus important et de plus nécessaire que la connaissance de soi-même.
Qui se connaît, connaît aussi les autres; car _chaque homme_, comme le
remarque Montaigne, porte la forme entière de l’humaine condition.


=CONSEIL.=—_La nuit porte conseil._

Ce proverbe, pris du latin, _in nocte consilium_, signifie qu’il y
a du danger à suivre son premier mouvement, qu’il faut réfléchir à
une affaire avant de l’entreprendre, et qu’il est utile de mettre
l’intervalle d’une nuit entre le projet et l’exécution, ou, comme on
dit encore, _de consulter l’oreiller_.

Les Arabes disent: _Confiez-vous aux réflexions du lendemain_.

_Écoute les conseils de tous et prends celui qui te convient._

_Écoute les conseils de tous_, parce que l’ignorant même peut en donner
un bon. _Prends celui qui te convient_, parce que tu dois seul en
éprouver les effets, et que _les conseilleurs_, comme on dit, _ne sont
pas les payeurs_.

Un proverbe grec recommande de _choisir un conseil entre mille_.
L’_Ecclésiastique_ (ch. VI, v. 6) fait la même recommandation.


=CONTENTEMENT.=—_Contentement passe richesse._

Une vie tranquille vaut mieux que de grands biens.—Les Latins
disaient: _La pauvreté que la joie accompagne est un trésor_.

  _Paupertas, cum læta venit, ditissima res est._


=CONTE.=—_Contes de ma mère l’oie._

Contes niais, ridicules.—Cette expression est prise d’un ancien
fabliau, dans lequel une mère oie est représentée instruisant de
petits oisons, et leur faisant des contes dignes d’elle et d’eux. Ils
l’écoutent si attentivement, qu’ils semblent absorbés dans la situation
qu’elle leur peint, et bridés par l’intérêt qu’elle leur inspire.
(_Bibliothèque des romans._)

_Faire des contes bleus._

C’est faire des contes frivoles, sans vraisemblance, comme ceux de
la _Bibliothèque bleue_, ainsi appelée parce que les petits livres
qui la composent ont des couvertures de papier _bleu_, et sont même
quelquefois imprimés sur papier _bleu_. Cette bibliothèque, très connue
dans les campagnes, sortit des presses de Jean Oudot, imprimeur à
Troyes en Champagne, vers la fin du seizième siècle. Les almanachs de
Pierre l’Arrivey, autre imprimeur de cette ville, sont regardés comme
faisant partie de la _Bibliothèque bleue_.

On dit aussi dans le même sens: _Faire des contes jaunes_, parce que la
couleur des couvertures et du papier desdits livres était quelquefois
_jaune_.


=COQ.=—_Le coq de la paroisse._

Au propre, c’est le coq qui est placé sur la flèche d’un clocher, comme
emblème de la vigilance chrétienne; au figuré, c’est l’homme qui, dans
un village, est au-dessus des autres par la fortune, ou par quelque
charge, ou par la considération dont il jouit.

_Coq de paroisse_, s’est dit autrefois dans une acception injurieuse,
comme l’atteste cette phrase qu’on lit dans des lettres de rémission
de l’an 1467: «Icelluy Godefroy dist au suppliant: Vous estes un très
mauvais homme et n’estes que ung pilleur de gens, et estes droictement
_ung coq de paroisse_.»

On appelle aussi _le coq de la paroisse_ ou _le coq du village_, un
galant qui courtise toutes les belles du lieu.

_Être comme un coq en pâte._

C’est être dans son lit bien chaudement, enveloppé de couvertures et
d’oreillers, comme un coq-faisan dans un pâté d’où l’on ne voit sortir
que sa tête par une ouverture de la croûte de dessus.—Cette expression
signifie aussi: avoir tout à souhait dans un lieu.


=COQ-À-L’ÂNE.=—_Faire des coq-à-l’âne._

C’est dire des choses sans suite et sans liaison, comme ferait un
discoureur qui, par un brusque changement de propos, passerait du coq à
l’âne.—Ménage prétend que Marot a inventé le terme de _coq-à-l’âne_,
en intitulant ainsi une de ses épîtres. Mais on voit dans l’_Art
poétique françois_, de Thomas Sibilet, contemporain de Marot, que nos
anciens poëtes appelaient _coc-à-l’asne_ certaine espèce de satire,
_pour la variété des non-cohérents propos que les François expriment
par le proverbe du_ SAULT DU COQ A L’ASNE.

Il y a une fable très ancienne dans laquelle figure un coq raisonnant
avec un âne. Comme le dialogue, dans cette pièce burlesque, n’a pas le
sens commun, il est probable que c’est à cause de cela qu’on a désigné
un raisonnement absurde par le mot composé _coq-à-l’âne_, et qu’on a
dit _faire des coq-à-l’âne_ et _sauter du coq à l’âne_.

Il y a parmi les chansons de Collé un _coq-à-l’âne en proverbes_, dont
voici le premier couplet:

      Trop parler nuit,
      Trop gratter cuit,
    Trop manger n’est pas sage.
      A barbon gris
      Jeune souris.
    L’amour est de tout âge.
  Enfants d’Paris, quel temps fait-il?
  Il pleut là bas, il neige ici.
      Pendant la nuit
      Tous chats sont gris.
    Pour faire route sûre,
      Si l’amour va
      Cahin-caha,
    Ménage ta monture.


=COQUECIGRUE.=—_A la venue des coquecigrues._

C’est-à-dire jamais.—Coquecigrue, dans ce proverbe, désigne un
oiseau fabuleux dont le nom, suivant quelques auteurs, est composé
des trois mots _coq_, _cygne_, _grue_, et suivant Huet, est dérivé
de _Néphélococcygie_, ville imaginaire qu’Aristophane fait bâtir en
l’air par des oiseaux. Il y en a qui prétendent que la _coquecigrue_
est l’oiseau aquatique appelé _clyster_ chez les anciens et révéré
des apothicaires, parce qu’il passait pour leur avoir révélé l’art de
donner des lavements.—On dit d’une personne qui raisonne de travers,
qu’_elle raisonne comme une coquecigrue_; et d’une personne qui conte
des choses incroyables, ridicules, extravagantes, qu’_elle conte des
coquecigrues_.

Le poëte Saint-Amand, pour exprimer qu’un auteur se livre aux caprices
de son imagination, dit en deux jolis vers qu’il se plaît à lancer:

  Dans les champs de l’azur, sur le parvis des nues,
  Son esprit à cheval sur des coquecigrues.


=COQUELUCHE.=—_Être la coqueluche de quelqu’un._

C’est être l’objet de ses préférences, de son admiration, l’objet dont
il raffole, l’objet dont _il est coiffé_, comme on dit. Cette façon de
parler fait allusion à la _coqueluche_, espèce de bonnet autrefois fort
à la mode, dont les dames se paraient.

Mézerai rapporte qu’il y eut en France, sous Charles VI, en 1414, un
étrange rhume qu’on nomma _coqueluche, lequel tourmenta toute sorte
de personnes et leur rendit la voix si enrouée, que le barreau et les
colléges en furent muets_. Le même rhume reparut en 1510, sous le règne
de Louis XII.—Valériola, dans l’appendice de ses _Lieux communs_,
prétend que le nom donné à cette épidémie fut imaginé par le peuple,
parce que ceux qui en étaient atteints portaient une _coqueluche_ ou
capuchon pour se tenir chaudement. Ménage et Monet sont du même avis.
Cependant le médecin Lebon a écrit que cette maladie fut appelée
_coqueluche_ à cause du coquelicot dont on faisait un looch pour la
guérir.

La Bruyère disait de Benserade, représenté dans le _Livre des
Caractères_ sous le nom de Théobalde, qu’il était _la coqueluche des
femmes_; que lorsqu’il racontait quelque chose qu’elles n’avaient pas
entendu, elles ne manquaient pas de s’écrier: Voilà qui est divin!
qu’est-ce qu’il a dit?

Benserade, bel-esprit fieffé, débitait peut-être à ces dames des
galanteries dans le genre de celles qu’il a mises dans sa tragédie
de _la Mort d’Achille_, où ce héros, charmé de l’aveu de l’amour de
Polyxène, lui exprime ainsi son ivresse:

  Ah! je me vois si haut en cet amour ardent
  Que je ne puis aller au ciel qu’en descendant!


=COQUILLE.=—_A qui vendez-vous vos coquilles? à ceux qui reviennent du
Mont-Saint-Michel?_

Cela se dit à quelqu’un qui a la prétention de passer pour habile
devant de plus habiles que lui, ou qui a le dessein d’en tromper
d’autres par des finesses et des ruses dont ils ne peuvent être
dupes.—Le Mont-Saint-Michel, en Normandie, est un rocher au milieu
d’une grande grève que la mer couvre de son reflux. Il fut autrefois
un lieu de pèlerinage très renommé, et les pèlerins en revenaient
toujours munis de coquilles qu’ils avaient ramassées sur la grève.


=CORBEAU.=—_De mauvais corbeau mauvais œuf._

On donne pour fondement à ce proverbe une aventure plaisante de Corax
le Syracusain. Cet homme, qui a été regardé comme l’inventeur de la
rhétorique, parce qu’il fut le premier qui en traça par écrit certaines
règles, avait mis à prix l’enseignement de son art qu’il fesait
consister principalement dans l’emploi d’une argumentation captieuse
et sophistique. Un jeune Sicilien, nommé Tisias, se fît recevoir dans
son école, jaloux d’étudier ces subtilités oratoires au développement
desquelles il consacra, dans la suite, un ouvrage didactique plus
étendu que celui de Corax. Il compta, en y entrant, une certaine somme,
et promit d’en remettre une autre après avoir gagné la première affaire
qu’il aurait à plaider. Cependant, lorsque ses études furent terminées,
au lieu d’aviser aux moyens d’accomplir sa promesse, il affecta de ne
se charger d’aucun procès. Le maître, alors, pensant que la conduite de
l’élève était un parti pris d’éluder le paiement, le cita en justice,
et l’attaqua par ce dilemme où il avait ramassé toute la cause: «Jeune
homme, tu n’es pas moins insensé qu’ingrat de vouloir retenir mon
salaire, car tu ne saurais y réussir, soit que tu gagnes, soit que tu
perdes: vainqueur, tu paieras en vertu de notre convention, et vaincu,
tu paieras encore par arrêt du tribunal.»

Un pareil argument semblait sans réplique; mais le rusé Tisias avait
réponse à tout; il le rétorqua de cette manière: «Sage maître, vous
vous trompez. Il est évident que je ne serai obligé de payer dans aucun
cas, puisque, si je perds, la dette n’existera point d’après notre
accord, et, si je gagne, elle sera annulée par le jugement.» A ces
mots, la foule des curieux, que la renommée des deux plaideurs avait
attirés à l’audience, se récrièrent d’admiration, et les juges, n’osant
pas résoudre une question qui leur présentait un véritable apore[31],
prononcèrent pour toute sentence, Κακου Κόρακος Κακὀν ῶον, _de mauvais
corbeau, mauvais œuf_, par allusion au nom de Corax qui, en grec, veut
dire _corbeau_, peut-être aussi à celui de Tisias signifiant _qui paie_
ou _qui punit_; et ces paroles passèrent, dit-on, en proverbe. Le
proverbe était connu avant cette circonstance, et les juges n’en firent
que l’application. Il doit son origine à une antique erreur populaire
qu’Élien a prise pour une vérité. «Le corbeau, dit cet auteur, dans son
Histoire des animaux, est dévoré par ses petits lorsque la vieillesse
l’empêche de pourvoir à leur subsistance, et c’est à cause de cet
acte de voracité qu’on a dit: _De mauvais corbeau mauvais œuf_, pour
signifier des vices héréditaires.»

_Les corbeaux ne crèvent pas les yeux aux corbeaux._

Les gens de la même espèce ne se nuisent pas entre eux.

On prétend que les corbeaux, qui vont toujours droit aux yeux de leur
proie, respectent les yeux des corbeaux avec lesquels ils viennent à se
battre, et même que lorsqu’un de ces oiseaux perd la vue, de quelque
manière que ce soit, il devient un objet de commisération pour les
autres qui prennent soin de le nourrir. Telle est l’opinion populaire
sur laquelle le proverbe a été fondé. Ajoutons que ce proverbe est
fort ancien en France. Grégoire de Tours nous apprend que le roi
Chilpéric s’en servait pour reprocher aux évêques leur partialité
en faveur des Pépins qui avaient su gagner le clergé par de grandes
largesses. L’application, en ce cas, était d’autant plus naturelle que
les Pépins avaient occupé eux-mêmes les premières places de l’Église,
et que les ecclésiastiques avaient été déjà désignés par le sobriquet
de _corbeaux_, à cause de leurs robes noires, et peut-être de leur
rapacité.


=CORDE.=—_Gens de sac et de corde._

On place l’origine de cette expression sous le règne de Charles VI,
marqué par plusieurs séditions populaires; les agents de l’autorité
s’emparaient secrètement des principaux factieux, les enfermaient dans
des sacs liés par le haut avec une corde, et allaient les précipiter
dans la Seine, pendant la nuit, sous le Pont-au-Change, ou bien hors
de la ville, au-dessus des Célestins, devant la tour de Billy.—Ce
supplice fut renouvelé, sous Louis XI, contre les criminels de
lèse-majesté qu’on jetait dans la Loire, enfermés dans un sac qui
portait cette inscription: _Laissez passer la justice du roi_.

De semblables exécutions avaient été en usage chez les Grecs. Platon,
poëte comique, qui vivait un siècle après le philosophe du même nom,
fut cousu dans un sac et jeté à la mer.

Le parricide, chez les Romains, était noyé dans un sac où l’on
enfermait avec lui un chien, un coq, une vipère et un singe. (Voy. le
discours de Cicéron: _pro Roscio Amerino_.)

Dans l’_Histoire de la sultane de Perse et des visirs_, contes turcs,
composés au XV^e siècle, par Chec-Zade, précepteur d’Amurat II, on voit
une marâtre qui fait mettre dans un sac et précipiter dans la mer le
fils de son mari.

Quelques auteurs assignent une autre origine à l’expression
proverbiale: avant le règne de Charles VI, disent-ils, on appelait
_sacards_ ou _gens de sac_ de bonnes gens qui, en temps de peste,
allaient, vêtus d’un sac, mettre les morts en terre. Comme ils se
relâchèrent de leur probité et dérobèrent ce qui leur venait sous la
main dans les maisons où ils entraient, la dénomination par laquelle
ils étaient désignés se prit en mauvaise part et fut accolée à celle de
_gens de corde_, pour n’en faire qu’une avec elle.

J’aime mieux croire que l’expression _Gens de sac et de corde_, dont on
fait l’application à de mauvais garnements qui ne méritent pas moins
d’être noyés que d’être pendus, est née tout naturellement d’une double
allusion aux anciens supplices du _sac_ et de la _corde_.

_Filer sa corde._

Se conduire de manière à être pendu.—Les Italiens disent: _Faire comme
l’araignée qui travaille à se pendre_.

Charpentier, ennemi déclaré de Furetière, tira contre lui de ce
proverbe une devise fort piquante qui avait pour corps une araignée
suspendue à son fil, et pour ame ces mots: _Lavora per impiccarsi_,
avec les vers suivants:

  Je ne vis que de saleté,
  Je ne me plais que dans l’ordure,
  Je suis l’horreur de la nature,
  Et fais un ouvrage empesté.
  Les dieux, dont je souille l’image
  Avec mon seul attouchement,
  M’ordonnent, pour mon châtiment,
  De me pendre à mon propre ouvrage.


=CORDELIERS.=—_Il ne faut pas parler latin devant les cordeliers._

Il ne faut point raisonner sur une matière devant ceux qui la
connaissent parfaitement. Les cordeliers avaient la réputation d’être
très bons latinistes, et cela leur valut l’honneur de figurer dans ce
proverbe, synonyme de cet autre plus ancien: _Il ne faut point parler
latin devant les clercs_.

Les Espagnols disent: _En casa del Moro no hables algarabia_, _ne parle
point arabe dans la maison d’un Maure_.

_Faire tout à rebours comme les cordeliers d’Antibes._

Cette comparaison proverbiale, dont on se sert en quelques endroits de
la Provence et du Languedoc pour marquer une sotte maladresse, doit son
origine à un fait qui peut fournir une nouvelle preuve à l’opinion de
ceux qui regardent certaines pratiques de l’ancienne fête des Innocents
comme dérivées des saturnales. «Lorsque cette fête se célébrait dans
le couvent des cordeliers d’Antibes, les frères coupe-choux et les
marmitons occupaient la place des pères, et, revêtus d’ornements
tournés à l’envers, portant au nez des lunettes garnies d’écorce de
citron, ils marmottaient confusément quelques mots de prière qu’ils
feignaient de lire dans des livres tournés à l’envers.» (_Voyageur à
Paris_, t. II, pag. 21.)

_Se confesser comme les cordeliers de Metz._

Cette locution proverbiale a dû son origine à un fait historique que je
vais rapporter dans tous ses détails.

Au mois d’octobre 1555, le P. Léonard, gardien d’un couvent de
cordeliers à Metz, homme d’un esprit actif et intrigant, qui avait
donné de grandes preuves de dévouement aux Français, et qui, à ce
titre, avait obtenu d’eux une confiance illimitée, forma le projet
de les déposséder de cette ville dont ils s’étaient rendus maîtres
trois ans auparavant, et de la livrer, à condition qu’il en serait
fait évêque, aux troupes de Charles-Quint cantonnées à Thionville.
Il communiqua son plan à la reine douairière de Hongrie, régente des
Pays-Bas, et, après avoir reçu l’assurance qu’elle emploierait de son
côté tous les moyens propres à le faire réussir, il s’empressa de
le mettre à exécution, de concert avec ses religieux séduits par la
perspective des honneurs et des richesses dont il avait su flatter leur
ambition. On était loin de soupçonner qu’il n’y eût pas un seul honnête
homme parmi ces moines. L’estime publique qui les environnait servit
de voile à la perfidie de leurs desseins. Ils introduisirent chez eux
un certain nombre de soldats impériaux sous le costume ecclésiastique,
en les faisant passer pour des confrères qui venaient assister à un
chapitre général. Le succès de ce stratagème semblait garantir celui
de la conspiration. Elle était déjà à la veille d’éclater, lorsque M.
de Villevieille, gouverneur de Metz, reçut avis d’un espion, qu’il
entretenait à Thionville, que le commandant de cette place avait admis
plusieurs cordeliers à des conférences nocturnes, et qu’il s’occupait
mystérieusement des préparatifs de quelque expédition importante.
Cette nouvelle fut pour lui un trait de lumière. Il prit à l’instant
ses mesures contre toute espèce de surprise, courut visiter le
couvent, à la tête de sa garde, et se saisit de tous les traîtres, à
l’exception du gardien, qui fut arrêté bientôt après en revenant de
Thionville où il était allé mettre la dernière main à son ouvrage. Cet
aventurier, réduit par les aveux de quelques-uns de ses complices à
l’impossibilité de nier le complot, en révéla les circonstances sans
attendre la torture. Il déclara que la nuit suivante le feu devait être
mis en différents quartiers de la ville, et que, dans le temps où les
habitants et la garnison auraient été occupés à l’éteindre, un corps
ennemi, arrivé à la faveur de l’ombre, aurait escaladé les remparts,
tandis que les soldats auxquels il avait donné asile seraient venus
seconder cette entreprise, en attaquant brusquement par derrière tout
ce qui s’y serait opposé. La terreur et la confusion produites par
des événements si imprévus ne pouvaient manquer de faire réussir le
complot. M. de Villevieille ne se contenta point de l’avoir déconcerté,
il voulut encore le faire tourner contre les ennemis. Il alla se mettre
en embuscade sur le chemin de Thionville, les tailla en pièces pendant
qu’ils s’avançaient avec confiance, et revint triomphant à Metz, où il
s’occupa de faire instruire le procès des conspirateurs. La crainte de
donner un sujet de joie aux ennemis de l’Église fit tenir quelque temps
leur sort indécis. Mais enfin Léonard et vingt de ses moines furent
condamnés à la peine capitale. On rapporte qu’enfermés dans la même
chambre et invités à se préparer à la mort en se confessant les uns
aux autres, ces malheureux, au lieu d’employer leur temps à ce dernier
devoir, éclatèrent en reproches contre leur gardien, le massacrèrent
sur la place, dans un accès de désespoir, et maltraitèrent si fort
quatre autres religieux, qu’on fut obligé de les transporter sur une
charrette avec le corps mort de Léonard jusqu’au lieu de l’exécution.
Cette dispute tragique donna lieu à l’expression proverbiale dont on se
sert en parlant des gens qui se battent au lieu de s’expliquer.


=CORINTHE.=—_Il n’est pas donné à tous d’aller à Corinthe._

_Non homini cuivis contingit adire Corinthum._

Les parémiographes anciens sont partagés en deux avis sur l’origine de
ce proverbe: les uns le font venir de ce que le port de Corinthe était
d’un abord difficile pour les vaisseaux qui y fesaient quelquefois
naufrage; les autres, et c’est le plus grand nombre, le regardent comme
une allusion à la conduite d’une célèbre courtisanne de cette ville,
Laïs, qui mettait la jouissance de ses charmes à un prix excessif;
ce qui fit dire à Démosthène: _Je n’achète pas si cher un repentir_;
mot qui fait plus d’honneur à la parcimonie qu’à la continence de cet
orateur.


=CORNES.=—_Porter des cornes._

Dans la haute antiquité, les cornes étaient un symbole de la dignité
et de la puissance. On représentait Jupiter-Ammon, Sérapis, Isis et
Astarté avec des cornes; on en plaçait une belle paire sur le front du
dieu Pan, qui passait pour l’inventeur de l’ordre des batailles et de
l’arrangement des armées en deux lignes formées l’une à la droite et
l’autre à la gauche du centre; d’où vint l’expression latine _cornua
exercitus_ (les cornes de l’armée) que nous rendons par _les ailes de
l’armée_. Bacchus était ainsi figuré cornu, soit parce que les premiers
vases dont on se servit pour boire furent des cornes de bœuf, comme le
remarque Diodore de Sicile (t. I, liv. III), soit à cause de la vertu
du vin qui donne de la vigueur aux faibles et de l’audace aux poltrons.
Et pour exprimer cet effet du vin, on disait poétiquement qu’il prêtait
des cornes aux buveurs. De là ces vers d’Horace dans l’ode à son
amphore:

  _Tu spem reducis mentibus anxiis,
  Viresque, et_ addis cornua pauperi.

Ce qu’Ovide (_de Arte amandi_, lib. I) a imité ainsi:

  _Tunc veniunt risus_, _tunc_ pauper cornua sumit.

Apollon et Diane avaient quelques autels qui étaient construits de
cornes entrelacées, et Martial (_de Spectac._, epig. 15) parle d’un de
ces autels comme d’une merveille. Mais les cornes n’étaient pas des
attributs exclusivement consacrés aux dieux; elles servaient d’insignes
à plusieurs héros. Les rois de Macédoine portaient des cornes de
bélier à leur casque. Suivant Clément d’Alexandrie, Alexandre-le-Grand
ne quitta jamais cette marque de distinction; et de là vint le nom
d’_Alexandre aux deux cornes_, _Zou cornaïn_, que lui donne Mahomet
dans le Coran (ch. 18). Enfin les cornes sont, dans la Bible même,
des symboles sacrés; et les images qui nous retracent Moïse au sortir
de son entrevue avec l’Éternel sur le mont Sinaï, nous présentent le
front de ce législateur décoré de cornes. _Cornutam Moysi faciem_, dit
la Vulgate. Il est vrai pourtant que les interprètes entendent par ces
cornes des croissants de feu.

N’est-il pas étrange qu’après avoir employé les cornes à des usages
si respectables, on en ait fait, dans la suite, le ridicule et odieux
ornement de la tête des maris trompés? Quelle peut être la raison
de cela? Cette raison, on la trouve dans les habitudes du bouc qui
supporte tranquillement la rivalité d’un autre bouc, sans le regarder
même de travers, quoique Virgile ait dit, pour un cas extraordinaire,
à la vérité: _Transversa tuentibus hircis_. Il est certain que les
Grecs désignaient sous le nom de bouc, άϊξ, l’époux d’une femme lascive
comme une chèvre, et qu’ils appelaient _fils de chèvre_ les enfants
illégitimes. L’expression _Planter des cornes à quelqu’un_ leur fut
même connue, car elle est dans ces mots Κἕρατα αυτὧ ποιηϚαι, dont
Artémidore s’est servi en son _Traité des songes_ (liv. II, ch. 12),
où il dit que rêver de cornes est un fâcheux pronostic pour un mari.
Nous apprenons en outre de l’historien Nicetas que l’empereur Andronic
voulant reprocher aux habitants de Constantinople l’inconduite de leurs
femmes, fesait dresser sur les principales places de cette ville les
plus beaux bois de cerf qu’il pouvait se procurer.

Les Romains attachaient aussi aux cornes une signification pareille.
Ils avaient l’expression _Vulcanus corneus_, qui répond exactement à
notre _mari encornaillé_; et c’est à quoi Plaute a voulu sans doute
faire allusion par un jeu de mots lorsque, employant _corne_ pour
_lanterne_, il a dit dans son _Amphitryon_ (act. I, sc. 1): _Quo
ambulas, tu qui Vulcanum in cornu conclusum geris? où vas-tu, toi qui
portes Vulcain enfermé dans une corne?_

Je puis citer encore ce vers d’Ovide:

  _Atque maritorum capiti non cornua desunt._

En Italie, on donne à l’époux d’une femme infidèle le sobriquet de
_becco_ (_bouc_), que Molière a francisé dans ces vers de _l’École des
Femmes_ (act. IV, sc. 6):

  Et sans doute il faut bien qu’à ce becque cornu
  Du trait qu’elle a joué quelque jour soit venu.

Voltaire a prétendu à tort que les cornes métaphoriques sont venues
des cornettes, espèce de coiffure dont les dames se paraient au XV^e
siècle, et dont je parlerai dans un article particulier. Longtemps
avant l’introduction de cette coiffure, les expressions _cornard_,
_cornu_ et _porteur de cornes_ avaient été employées comme synonymes de
_sot_, dans le sens qu’a ce mot d’après le vieux proverbe, _Qui demeure
trop à se marier, il s’avance d’être sot_, et d’après ce vers d’une de
nos comédies,

  Épouser une sotte est pour n’être point _sot_.

Elles se trouvent chez plusieurs poëtes de la langue romane, parmi
lesquels je citerai les troubadours Bertrand de Ventadour, Pierre
d’Auvergne et Guillaume de Bergedan. D’ailleurs, ce fut anciennement
en France un malicieux usage de railler les maris _nés_, comme on dit,
_sous le signe du Capricorne_, en arborant des cornes à leur porte,
la veille de la fête de saint Jean qu’on leur donnait pour patron, à
cause de l’homonymie de ce saint avec Jan ou Janus, à qui sa double
tête avait fait attribuer le même ministère. A Paris, on poussait plus
loin l’avanie. L’homme convaincu de s’être laissé déshonorer par sa
femme, était condamné à mettre un grand bonnet à cornes, et à parcourir
les rues sur un âne, la tête tournée vers la queue qu’il tenait à la
main, tandis que cette femme menait l’animal par la bride, et qu’un
crieur public répétait à haute et intelligible voix: _On en fera autant
à celui qui le sera_. Une semblable coutume était établie aussi en
Catalogne; mais pendant la promenade que le patient fesait à pied, il
était fouetté par son infidèle, laquelle l’était en même temps par le
bourreau, et, après cela, il était obligé de payer l’amende. Ces folles
punitions n’auraient-elles pas eu pour principe cette observation assez
juste que les déréglements des femmes proviennent, en très grande
partie, des torts des maris?

Les Espagnols comparent le mari résigné qui ferme les yeux sur
l’inconduite de sa femme, _à l’escargot qui, pour se délivrer
d’inquiétude, échangea ses yeux pour des cornes_.

  _El caracol, por quitar de enojos,
  Por los cuernos troco los ojos._

Ce proverbe fort original, dont on se sert aussi dans le midi de la
France, est fondé sur une tradition populaire qui dit que l’escargot,
qu’on suppose aveugle, fut créé avec de bons yeux, mais qu’étant sans
cesse exposé à les avoir blessés en rampant sur la terre, il pria le
bon Dieu de les lui ôter, et de les remplacer par des cornes, dont il
espérait retirer plus d’avantage: ce qui lui fut accordé.

J’ai entendu chanter dans un village du département de l’Aveyron une
vieille chanson patoise qui rappelle cette singulière tradition, et qui
se termine par un couplet piquant dont je vais reproduire l’idée, à
défaut des paroles que j’ai oubliées:

  Celui que le guignon fit naître
  Sous le signe ingrat du bélier,
  Se tourmente pour mieux connaître
  Ce qu’il ferait bien d’oublier.
  Eh! qu’espère-t-il que souffrance
  D’une ombrageuse vigilance
  Qui doit lui prouver qu’il est sot?
  Veut-il fuir des chagrins sans bornes?
  Qu’il change ses yeux pour des cornes,
  A l’exemple de l’escargot.

On emploie le nom de _cornélius_ pour synonyme de _cornard_, comme on
le voit dans ce vers du _Sganarelle_ de Molière (sc. 6):

  Et l’on va m’appeler seigneur _cornélius_.

L’évêque de Belley disait à un mari qui se plaignait hautement:
«Taisez-vous donc; il vaut mieux être _Cornelius Tacitus que Publius
Cornelius_.»


=CORNEILLE.=—_Y aller de cul et de tête, comme une corneille qui abat
des noix._

C’est se donner beaucoup de mouvement pour venir à bout de quelque
chose.

La corneille est très friande d’une espèce de noix fort grosse que
Rabelais appelle _noix grollière_, terme dérivé de _grolle_ (ou
_graille_), nom qu’on donnait autrefois à cet oiseau, et que les
naturalistes donnent aujourd’hui au freux, autre oiseau de semblable
espèce. La corneille préfère cette noix à toutes les autres, parce que
la coque en est moins dure; et lorsqu’elle se sent excitée par la faim,
elle s’envole sur un noyer, s’accroche du bec et des griffes à quelque
branche, et l’agite aussi fortement qu’elle peut pour en abattre le
fruit qui, s’entr’ouvrant dans la chute, lui offre un aliment plus
facile à extraire de l’enveloppe où il est contenu.

En quelques endroits, on donne métaphoriquement le nom de _corneille_ à
l’homme chargé d’abattre les noix, parce qu’il ressemble à la corneille
par l’agitation qu’il se donne et par la couleur d’un mauvais vêtement
dont il s’affuble d’ordinaire, à cause des taches que font les écales.

_Bayer aux corneilles._

S’amuser à regarder en l’air niaisement, et par extension, faire le
badaud.—_Bayer_ ou _béer_ signifie ici _regarder bouche béante_: état
qui est naturel au badaud, et qui est nécessaire d’ailleurs pour sa
respiration, lorsqu’il lève la tête en haut afin de contempler le vol
élevé des corneilles.


=CORNETTE.=—_Porter la cornette._

On disait autrefois d’un homme qu’_il portait la cornette_ lorsque
sa femme _portait la culotte_; mais aujourd’hui cette expression ne
désigne plus un mari en puissance de femme, _vir uxorius_, comme
disaient les Latins; elle s’emploie dans le même sens que _porter des
cornes_.

La cornette, ou le hennin, était une espèce de bonnet à deux cornes
très élevées, dont l’introduction fut due à Isabeau de Bavière. Toutes
les dames s’empressèrent de l’adopter, et c’était à qui aurait les
hennins les plus riches, les cornes les plus élevées. De ces cornes
descendaient en flottant sur les épaules des crêpes, des franges et
d’autres ornements. Comme une pareille coiffure coûtait fort cher,
les maris s’en plaignirent beaucoup. Les confesseurs, surtout les
moines, se réunirent à eux, et la traitèrent d’invention diabolique.
Un carme nommé _Connéette_ l’anathématisa par dix-sept sermons qu’il
prêcha à Lille, vers l’année 1427, et il engagea les jeunes gens
à parcourir les rues avec des crochets pour abattre les hennins et
les jeter dans la boue. Un autre carme, peut-être le même, fit de
semblables prédications à Paris. Mais son éloquence fut impuissante
contre la mode, qui ne parut s’arrêter un moment que pour reprendre
de nouvelles forces. «Après son département, dit Paradin, les femmes
relevèrent leurs cornes, et firent comme les limaçons, lesquels, quand
ils entendent quelque bruit, retirent et resserrent tout bellement
leurs cornes; ensuite, le bruit passé, ils les relèvent plus grandes
que devant. Ainsi firent les dames, car les hennins ne furent jamais
plus grands, plus pompeux et plus superbes, qu’après le département du
carme.»


=CORPS-SAINT.=—_Enlever quelqu’un comme un corps-saint._

C’est l’enlever promptement, de vive force, sans qu’il ait le temps ni
le moyen de résister.

_Corps-saint_ n’est point, comme l’ont cru plusieurs étymologistes,
une corruption de _corsin_ ou _cahorsain_, double nom d’usuriers
italiens, qui appartenaient, dit-on, à la famille des _Corsini_,
célèbres marchands de Florence, et qui s’étaient établis à Cahors,
lesquels, étant venus à Paris, furent enlevés, dans une nuit, par ordre
de l’autorité supérieure. Le mot est écrit ainsi qu’il doit l’être,
et désigne réellement le corps d’un saint. Rien n’était plus commun,
au moyen âge, que l’enlèvement d’une telle relique fort précieuse
pour les bourgs et villes qui en avaient la possession, à cause de
la nombreuse affluence de fidèles et de pèlerins qu’elle y attirait.
Cet enlèvement était considéré comme une œuvre pie par ceux qui le
fesaient, et ils y employaient beaucoup d’adresse, de promptitude
et quelquefois de violence, pour mettre en défaut la vigilance des
légitimes propriétaires. L’historien d’Abbeville dit: «Le grand nombre
de corps saints que renferme l’abbaye de Sainte-Saulve, de Montreuil,
n’est-il pas un témoignage de la cupidité des comtes de Flandre? Ces
corps saints n’ont-ils pas été tous volés? Le nez de saint Wilbrod ne
provient-il pas du prieuré de Wetz, en Hollande? le nombril de saint
Adhelme, d’un monastère normand?»


=COTEAU.=—_Être de l’ordre des coteaux._

Cette expression fut très usitée dans le XVII^e siècle pour désigner de
fins gourmets qu’on appelait _chevaliers de l’ordre des coteaux_, ou
tout simplement _coteaux_.

                      Ces hommes admirables,
  Ces petits délicats, ces vrais amis de tables
  Et qu’on en peut nommer les dignes souverains,
  Savent tous les _coteaux_ où croissent les bon vins;
  Et leur goût leur ayant acquis cette science,
  Du grand nom de _coteaux_ on les appelle en France.

  (DE VILLIERS, coméd. des _Coteaux, ou marquis friands_.)

«Le dîner de M. Valavoir effaça entièrement le nôtre, non par la
quantité des viandes, mais par l’extrême délicatesse qui a surpassé
celle de tous nos _coteaux_.» (MADAME DE SÉVIGNÉ, _lettre 124_.)

«Il y a des grands qui se laissent appauvrir et maîtriser par des
intendants, et qui se contentent d’être gourmets ou _coteaux_.» (LA
BRUYÈRE.)

        Certain hâbleur à la gueule affamée,
  Qui vint à ce festin, conduit par la fumée,
  Et qui s’est dit _profès dans l’ordre des coteaux_,
  A fait, en bien mangeant, l’éloge des morceaux.

  (BOILEAU, sat. 3.)

Des Maizeaux, auteur de la _Vie de Saint-Évremond_, a observé que
Boileau, le père Bouhours et Ménage, ont rapporté inexactement
l’origine des _coteaux_, et il a donné l’explication suivante qu’il
tenait de son héros, et qu’on doit regarder comme la meilleure. «M. de
Saint-Evremond, dit-il, se rendit fameux par son raffinement sur la
bonne chère. Mais dans la bonne chère on cherchait moins la somptuosité
et la magnificence que la délicatesse et la propreté. Tels étaient
les repas du commandeur de Souvré, du comte d’Olonne, et de quelques
autres seigneurs qui tenaient table. Il y avait entre eux une espèce
d’émulation à qui ferait paraître un goût plus fin et plus délicat. M.
de Lavardin, évêque du Mans, et cordon-bleu, s’était mis aussi sur les
rangs. Un jour que M. de Saint-Evremond mangeait chez lui, cet évêque
se prit à le railler sur sa délicatesse et sur celle du comte d’Olonne
et du marquis de Bois-Dauphin.—Ces messieurs, dit le prélat, outrent
tout, à force de vouloir raffiner sur tout. Ils ne sauraient manger
que du veau de rivière, il fout que leurs perdrix viennent d’Auvergne,
que leurs lapins soient de la Roche-Guyon ou de Versine. Ils ne sont
pas moins délicats sur le fruit; et pour le vin, ils n’en sauraient
boire que des trois coteaux d’Aï, de Haut-Villiers et d’Avenay....
M. de Saint-Évremond ne manqua pas de faire part à ses amis de cette
conversation, et ils répétèrent si souvent ce qu’il avait dit des
coteaux, et en plaisantèrent en tant d’occasions, qu’on les appela _les
trois coteaux_.»


=COUCOU.=—_Avaler comme un coucou._

Le coucou est un nourrisson insatiable et qui le paraît d’autant plus,
que de petits oiseaux, tels que le rouge-gorge, la fauvette, le chantre
et le troglodite, dans les nids desquels il éclot, ont de la peine à
fournir de la subsistance à un hôte d’une si grande dépense, surtout
lorsqu’ils ont en même temps une famille à nourrir, comme cela arrive
quelquefois. De là l’expression _Avaler comme un coucou_.

_Maigre comme un coucou._

Le coucou est très maigre au printemps, et c’est alors seulement que
cette façon de parler a sa juste application, car, en automne, il
devient excessivement gras, et fournit un assez bon mets aux amateurs.

_Ingrat comme un coucou._

Des auteurs soupçonnent, dit Gueneau de Montbeillard, que le coucou,
après avoir déposé son œuf dans le nid de la fauvette, y revient
quand cet œuf est éclos, et chasse ou mange les enfants de la maison
pour mettre le sien plus à son aise. D’autres veulent que ce soit
celui-ci qui en fasse sa proie, ou du moins qui les rende victimes de
sa voracité, en s’appropriant les subsistances que peut fournir la
pourvoyeuse commune. D’autres encore supposent que cet intrus, honteux
de l’être, s’envole dès qu’il peut remuer les ailes à la recherche de
la véritable mère, et qu’avant de prendre son essor, le nourrisson
dévore sa nourrice qui lui a donné jusqu’à son propre sang, en tuant
et en lui faisant manger jusqu’à ses propres petits. Tous ces crimes,
dont plusieurs sont physiquement impossibles, ont excité l’indignation
de Mélanchton, qui a écrit une belle harangue contre le coucou. Il n’en
fallait pas tant pour faire de cet oiseau un archétype d’ingratitude,
et donner lieu au proverbe, qui est peut-être né en Allemagne où il est
beaucoup plus usité qu’en France. _Undankbar wie der Kuckuck._


=COUDE.=—_Lever le coude._

C’est-à-dire boire.

On dit aussi _Plier le coude_. L’expression se trouve dans les
_Serrées_ de Bouchet, et dans un vieux almanach qui indique les jours
où il est bon de _bien plier le coude_.

Pour vous exhorter encore plus, disait Franklin, dans votre piété et
votre reconnaissance envers la providence divine, réfléchissez, mes
amis, sur la situation qu’elle a donnée au coude. Si le coude avait été
placé près de la main, ou près de l’épaule, le verre aurait toujours
été porté bien au delà de la bouche, et nous aurions été tantalisés.
Mais nous voilà en état de boire à notre aise, le verre venant
justement à la bouche. Adorons donc, le verre à la main, cette sagesse
bienveillante; adorons et buvons!

_Le mal de l’œil, il faut le panser avec le coude._

Il n’est guère possible de porter le coude à l’œil. De là ce proverbe
qui s’explique par cet autre: _Qui veut guérir ses yeux, doit
s’attacher les mains_.


=COURTAUD.=—_Courtaud de boutique._

On appelle ainsi un commis marchand, et l’on croit que ce nom est venu
de ce qu’autrefois les garçons de boutique, ainsi que les artisans,
portaient des habits à taille courte, tandis que les gens considérables
n’en portaient qu’à longue taille. Mercier, dans sa _Néologie_,
prétend qu’il a été formé de deux mots que le maître marchand dit au
garçon, en l’envoyant sur les traces du chaland qui se retire sans
acheter parce qu’on a surfait: _Cours tôt_, c’est-à-dire cours vite
après lui.


=COURTISAN.=—_Un courtisan doit être sans humeur et sans honneur._

C’est ainsi que le duc d’Orléans, régent de France, a défini le parfait
courtisan. Ce mot spirituel, qui a mérité les honneurs du proverbe,
pourrait bien lui avoir été inspiré par le souvenir d’un passage de
Sénèque, où il est dit qu’un homme qui avait vieilli au service des
rois répondit à quelqu’un qui lui demandait comment, à la cour, il
avait pu parvenir, contre l’ordinaire, à un âge aussi avancé: C’est en
recevant des outrages, et en remerciant.

Un autre courtisan disait: Ne se brouille pas avec moi qui veut.

Henri Estienne (_Dialogue du langage françois italianisé_) donne cette
recette curieuse pour devenir vrai courtisan: «Prenez trois livres
d’impudence, mais de la plus fine, qui croît en un rocher qu’on nomme
_front d’airain_, deux livres d’hypocrisie, une livre de dissimulation,
trois livres de la science de flatter, deux livres de bonne mine; le
tout cuit au jus de bonne grâce, par l’espace d’un jour et d’une nuit,
afin que les drogues se puissent bien incorporer ensemble: après, il
faut passer cette décoction par une étamine de large conscience; puis,
quand elle est refroidie, y mettre six cuillerées d’eau de patience,
et trois d’eau de bonne espérance. Voilà un breuvage souverain pour
devenir vrai courtisan, en toute perfection de courtisanisme.»


=CRAMOISI.=—_Sot en cramoisi._

C’est un sot de la première espèce, et dont la sottise ne s’effacera
jamais. Rien n’est plus durable que le cramoisi, qui est moins
une couleur particulière que la perfection de quelque couleur que
ce soit; et de là vient, comme l’a remarqué Le Duchat, qu’on dit
_rouge-cramoisi_, _violet-cramoisi_[32]. On lit dans Rabelais
(liv. V, ch. 46): _Rimer en cramoisi_, c’est-à-dire faire des vers
aussi excellents dans leur genre que l’est le cramoisi en fait de
couleur.—Aujourd’hui l’expression _en cramoisi_ ne s’adapte plus
guère qu’à un mot pris en mauvaise part, et dont on veut étendre le
sens péjoratif. Il en est de même en italien: _Poltrone in cremisino_
signifie poltron au suprême degré.

Le mot _cramoisi_ vient du mot arabe _kermès_ passé dans notre langue,
où il désigne en général la couleur rouge et l’insecte qui la produit.
Le peuple dit _kermoisi_, et il est à observer que le peuple a conservé
la prononciation primitive qui est la plus conforme à l’étymologie.
On attribue à ce pauvre peuple bien des fautes qui n’en sont point
réellement, afin de cacher celles des réformateurs grammairiens.


=CRACOVIE.=—_Avoir ses lettres de Cracovie._

Les lettres de Cracovie, ainsi nommées par allusion au verbe _craquer_
(mentir), sont des brevets qu’on expédie aux grands hâbleurs. _Avoir
ses lettres de Cracovie_, signifie donc être reconnu et proclamé
menteur.

Il y avait autrefois au jardin du Palais-Royal, d’autres disent au
jardin du Luxembourg, un arbre qu’on appelait l’_arbre de Cracovie_,
pour la raison que je viens d’indiquer, ou parce que les nouvellistes
se réunissaient d’ordinaire sous son ombre, pendant les troubles de
Pologne. Le prototype de ces _cracovistes_ était un abbé dont on
ignorait le vrai nom, et qu’on désignait par le sobriquet de l’_abbé
trente mille hommes_, attendu qu’avec ce nombre de soldats, ni plus ni
moins, il se fesait fort d’exécuter heureusement ses plans de campagne;
il eut pour successeur le fameux Métra, bourgeois désœuvré à qui les
membres du corps diplomatique envoyaient toutes les nouvelles qu’ils
voulaient répandre. Mais celui-ci établit son quartier-général aux
Tuileries, sur la terrasse des Feuillants.


=CRÉPIN.=—_C’est tout son saint-crépin._

C’est tout son avoir. On dit aussi: _Porter tout son
saint-crépin_;—_Perdre tout son saint-crépin_. Ces façons de parler
populaires sont venues de ce que les garçons cordonniers qui, courant
le pays, portent leurs outils dans un sac ou dans une boîte et
appellent ce petit bagage _saint-crépin_, du nom du saint qu’ils ont
pris pour patron, parce qu’il fut, dit-on, cordonnier de son vivant,
ou bien à cause de l’analogie qu’il y a entre _crépin_ et _crepida_,
bottine, pantoufle, car les avis sont partagés sur ce point.

_Offre de saint Crépin._

Cette expression, particulièrement usitée en Dauphiné, a dû son origine
à un tableau qu’on voyait autrefois à Grenoble dans une chapelle
consacrée à saint Crépin et à saint Crépinian frères martyrs. Saint
Crépinian était représenté coupant des souliers, et saint Crépin en
tenant une paire pour la donner à un pauvre qui lui demandait la
charité. Comme ces souliers ne passaient jamais de la main qui les
offrait dans celle qui les attendait, on appella _offre de saint
Crépin_, une offre qui ne se réalise point.


=CRITIQUE.=—_La critique est aisée et l’art est difficile._

Joli vers de Destouches, qui a remplacé le proverbe: _Il est aisé de
reprendre et malaisé de faire mieux_. Mais c’est à tort qu’on croit
réfuter la critique en citant ce vers; car de ce que la critique est
aisée, il ne s’ensuit pas qu’elle soit fausse.


=CROCHET.=—_Aller aux congres sans crochet._

C’est entreprendre une affaire sans avoir les moyens de l’exécuter.
Les congres sont de grosses anguilles de mer qui se tiennent dans
le creux des rochers d’où on les retire avec des crochets de fer
attachés à de longues perches; ce qu’on ne pourrait effectuer sans ces
instruments.—On dit de même, et plus fréquemment: _Aller aux mûres
sans crochet_.


=CROCODILE.=—_Larmes de crocodile._

Larmes fausses et hypocrites, larmes d’un traître qui cherche à
émouvoir la compassion pour mieux tromper.—Cette expression, qui
était très usitée chez les Grecs et chez les Latins, est fondée sur la
croyance que le crocodile pleure et gémit en imitant la voix humaine,
lorsque du milieu des roseaux, où il se cache, il voit un passant qu’il
veut attirer pour en faire sa proie.


=CROIX.=—_Chacun porte sa croix en ce monde._

Chacun a son affliction. Les peines, dit La Rochefoucauld, sont jetées
également dans tous les états des hommes.—Ce proverbe est tiré de
l’évangile où le Sauveur dit: _Si quis vult me sequi deneget semetipsum
et tollat crucem suam_ (Saint Marc, ch. VIII, v. 34; Saint Luc, ch. IX,
v. 23). Celui qui veut me suivre doit renoncer à lui-même et porter sa
croix.

Le mot _croix_, pris dans le sens d’affliction, s’employait de même
chez les Latins. Plaute, Térence, Cicéron, Columelle et d’autres
auteurs en offrent plusieurs exemples.

_A dix il faut faire une croix._

Proverbe qu’on emploie après une énumération de certaines qualités
ou de certains défauts pour indiquer le nombre ou le degré élevé qui
paraît y mettre le comble.

Mascarille, comptant les bévues de l’Étourdi, dans cette comédie de
Molière (acte I, sc. 11) s’écrie:

                                    Et trois:
  Quand nous serons à dix nous ferons une croix.

«Ce proverbe vient peut-être de ce que, pour marquer dix en chiffres
romains, on fait ce qu’on appelle une croix de saint André[33], ou
croix de Bourgogne, X.—Court de Gebelin, dans son excellente _Histoire
de la parole_, in-8, p. 123, dit que la croix fut la peinture de la
perfection de dix, nombre parfait.» (BRET., _Commentaire de Molière_).

_Faire une croix à la porte de quelqu’un._

Cette expression, dont on se sert pour dire qu’on ne veut plus aller
dans la maison de quelqu’un, est fondée sur un usage des chevaliers
qui, passant devant le château d’une personne de mauvaise renommée, ne
daignaient pas y entrer, et fesaient une note d’infamie à la porte en y
traçant une croix.

_Jouer à croix et à pile._

Tout le monde connaît le jeu désigné par cette expression, qui est
venue de ce que les monnaies du temps de saint Louis et de quelques-uns
de ses successeurs, portaient sur une face l’empreinte d’une _croix_,
et sur l’autre celle de deux _piles_ ou piliers. Les uns pensent,
avec l’historien italien Villani, que ces piles représentaient des
bernicles, instruments de torture dont ce roi avait été menacé durant
sa captivité, et dont les figures devaient rester pour rappeler un tel
affront jusqu’à ce que lui ou ses barons en eussent tiré vengeance.
Les autres croient qu’elles étaient des colonnes pareilles à celle
que Louis-le-Débonnaire avait fait mettre sur ses monnaies où elles
soutenaient une église surmontée d’une croix, avec cette légende:
XRISTIANA RELIGIO[34].

Les monnaies de plusieurs villes de la Grèce et celles de Rome
offraient d’un côté la tête de Janus, et de l’autre un vaisseau, qui
était quelquefois remplacé chez les Grecs par une guirlande. Ces
signes avaient été choisis en raison de ce que Janus passait pour
l’inventeur de l’argent monnayé, des vaisseaux et des guirlandes. Les
Romains jouaient comme nous en jetant en l’air une pièce de monnaie,
et ils disaient: _Caput aut navis_, _tête ou vaisseau_. Macrobe et
saint Augustin parlent de ce jeu. Les Italiens disent: _Fiore o santo_,
_fleur ou saint_, parce que les monnaies de Florence et de quelques
autres villes sont marquées de ces signes. L’expression des Espagnols
est: _castillo y léon_, par allusion aux figures empreintes sur leurs
pièces, dont un côté présente un château qui forme les armes du royaume
de Castille, et l’autre un lion qui forme les armes du royaume de Léon.
En Angleterre, on appelle _king’s side_, _côté du roi_, celui où est
l’effigie du monarque, et _cross’ side_, _côté de la croix_, celui où
se trouve ce signe du christianisme.

_Jeter une chose à croix et à pile._

C’est abandonner une chose aux chances du hasard.

_N’avoir ni croix ni pile._

C’est n’avoir pas le sou.


=CROSSE.=—_Crosse d’or, évêque de bois._

Quelqu’un ayant demandé à saint Boniface, qui vivait dans le huitième
siècle, s’il était permis de se servir de calices de bois dans les
saints mystères, ce saint répondit en soupirant: «Autrefois l’église
avait des calices de bois, et des évêques d’or; aujourd’hui elle a des
calices d’or, et des évêques de bois.» C’est de là qu’est venu notre
dicton satirique contre le luxe du haut clergé qui ne mérite plus un
pareil reproche.


=CROUPIÈRE.=—_Tailler des croupières à quelqu’un._

Cette locution, dont on se sert au figuré pour dire susciter des
embarras, de mauvaises affaires à quelqu’un, fut employée d’abord au
propre, en parlant d’un corps de cavalerie mis en déroute et poursuivi
par l’ennemi qui, frappant à coups de lance sur la croupe des chevaux,
coupait ou _taillait les croupières_.


=CRUCHE.=—_C’est une cruche._

C’est un imbécile, un idiot.—On mettait autrefois de belles
inscriptions sur les vases sacrés et sur ceux qui servaient pour
l’ornement dans les maisons, mais on n’en mettait pas sur les cruches
destinées au service du ménage. De là l’usage d’appeler un homme docte,
_vas scientiæ_, _vase de science_[35]. De là aussi, par opposition,
l’usage d’appeler un ignorant, _une cruche_ ou _un cruchon_.

_C’est une cruche sans anse._

C’est-à-dire un sot difficile à manier, et sur lequel la raison n’a
point de prise, _un animal indécrottable_.

_Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise._

A force de retomber dans les mêmes fautes ou de s’exposer au danger, on
finit par y périr.—Proverbe qu’on trouve appliqué aux templiers dans
une chronique manuscrite en vers qui est citée par M. Raynouard, et qui
paraît être du commencement du XIV^e siècle. _Tant va pot à eue_ (eau)
_qu’il brise._

On connaît la variante grivoise que Beaumarchais a faite à ce proverbe,
_Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle s’emplit_.


=CUIR.=—_Faire un cuir._

Sous le règne de Louis XIV, vivait un personnage célèbre dans les rues
de Paris, Philibert le Savoyard, dont d’Assoucy a tracé le portrait
burlesque, dans la relation de son voyage de Châlons-sur-Saône à Lyon,
et dont Boileau a fait mention dans les vers suivants de sa neuvième
épître:

  Le bel honneur pour vous, en voyant vos ouvrages
  Occuper les loisirs des laquais et des pages,
  Et souvent, dans un coin renvoyés à l’écart,
  Servir de second tome aux airs du Savoyard!

Cet homme, aveugle comme Homère et se croyant poëte comme lui,
gagnait sa vie à composer des rapsodies rimées et à les chanter sur
le Pont-Neuf, son Parnasse ordinaire, près du cheval de bronze qu’il
nommait son Pégase. On raconte que, pour mieux faire admirer le volume
extraordinaire de sa voix, il se plaisait à la marier au carillon de la
Samaritaine dont elle formait le dessus. Alors il entonnait de toute la
force de ses poumons les _pataqui_, _pataquiès du savetier_, pot-pourri
remarquable par ce vice d’élocution qui consiste à mettre des _s_ et
des _t_ finals à la place l’un de l’autre ou sans nécessité. Et c’est,
dit-on, d’une allusion à cette chanson grivoise, où le mot _cuir_ était
souvent répété, qu’est venue la locution populaire _faire un cuir_,
laquelle s’emploie pour désigner une liaison de mots irrégulière et
mal sonnante, à peu près dans le même sens qu’on dit, _parler comme un
savetier, comme un faiseur de savates_.

Telle est l’explication que j’ai donnée, il y a une dizaine d’années,
dans le _Journal grammatical_, et que d’autres journaux ont reproduite;
mais aujourd’hui il me paraît plus naturel et plus exact de penser
que l’expression _Faire un cuir_ a été imaginée comme variante de
l’expression _Écorcher la langue_, en raison de l’analogie que
présentent _écorcher_ et _faire un cuir_.

On dit aussi: _Faire un velours_, par allusion à _Faire un cuir_; mais
les puristes ne confondent pas ces deux façons de parler. Il y a cette
différence entre le _cuir_ et le _velours_, que le premier marque une
liaison rude, et le second une liaison douce. _Il va-t-à Paris_ est un
_cuir_; _Il va-z-à Paris_ est un _velours_.

_Faire du cuir d’autrui large courroie._

C’est être fort libéral du bien des autres, le dépenser mal à propos.
Expression fort ancienne dans notre langue, car elle se trouve dans ces
vers d’Hélinand, poëte qui vivait sous Louis VII:

  Faire son preu (profit) d’autruy dommage
  Et d’autruy cuir larges correies.

Plaute a dit: _De meo tergo degitur corium_, _le cuir est pris de mon
dos_, pour signifier: c’est à mes risques et périls qu’on fait la chose.


=CUIRASSE.=—_Trouver le défaut de la cuirasse._

C’est-à-dire le côté faible, le point vulnérable d’une personne
ou d’une chose. On disait autrefois, au propre: _Le défaut de la
cuirasse_, pour signifier l’endroit où la cuirasse _défaillait_,
manquait, et laissait à découvert une partie du corps dans laquelle on
pouvait enfoncer le poignard.

_Petite cuisine agrandit la maison._

La modération ou l’économie dans les dépenses de table enrichit une
maison.


=CUJAS.=—_Commenter les œuvres de Cujas._

Le célèbre juriste Cujas laissa en mourant une fille âgée de treize
ans, nommée Suzanne, laquelle fut bien loin d’être aussi chaste que sa
patronne. Le président de Thou, qui s’intéressait beaucoup à elle, se
hâta de la marier, aussitôt qu’elle eut atteint sa quinzième année,
pour prévenir les suites de son tempérament amoureux; mais il ne put
empêcher, dit Bayle, qu’elle ne devançât le mariage; et depuis ses
noces, elle continua si ouvertement ses galanteries que son mari, qui
était un honnête gentilhomme, en mourut de chagrin. Elle en épousa un
autre, et alla de mal en pis. Les élèves en droit, qui étaient toujours
bien reçus chez elle, désertaient l’école pour lui faire la cour. Ils
appelaient cela _commenter les œuvres de Cujas_, et cette expression
passa en proverbe pour désigner les privautés des écoliers avec la
fille du maître.

Le professeur de droit Edmond Mérille, dépité de voir Suzanne Cujas
enlever tous les jours quelque étudiant à son cours, fit contre elle
cette épigramme latine qui est assez bien tournée:

  _Viderat immensos Cujati nata labores_
      _Æternum patri promeruisse decus._
  _Ingenio haud poterat tam magnum æquare parentem_
      _Filia: quod potuit corpore fecit opus._

Nicolas de Catherinot a écrit la vie de Suzanne Cujas, dans laquelle il
a voulu faire revivre la Quartilla de Pétrone et l’Alix de Marot.


=CUL.=—_Être à cul._

C’est ne savoir plus que faire ni que dire.—Allusion à un usage
autrefois observé dans l’Université de Paris, où les écoles étaient
jonchées de paille sur laquelle les étudiants étaient assis. Chacun
d’eux se levait pour répondre lorsqu’il était interrogé, et s’il
demeurait court, dans l’examen qu’il avait à subir, il était obligé de
se rasseoir, ce qui s’appelait _être à cul_ ou _être mis de cul_, comme
on le voit dans cette phrase de Rabelais (liv. II): «Il tint contre
tous les régents et orateurs, et _les mit de cul_.»

Lamonnoye, dans le _Glossaire alphabétique_ qui se trouve à la suite
des _Noëls bourguignons_, donne une autre explication que je vais
rapporter, quoiqu’elle me paraisse moins bonne que la première. «_Le
diable est à cul._ C’est comme si l’on disait: le diable est poussé
à bout; il est réduit à demeurer, pour toute défense, le _cul_ rangé
contre un mur; il est _acculé_. On appelle _accul_ le lieu où l’on est
acculé.»

_Cul-de-plomb._

Le peuple, habitué à joindre l’image à la pensée, appelle ainsi un
homme de bureau qui, du matin au soir, cloué sur son siége et courbé
sur son ouvrage, semble avoir perdu l’usage de ses facultés locomotives.

_Demeurer entre deux selles le cul à terre._

Cela se dit d’une personne qui prétendant à deux choses n’en obtient
aucune, ou qui ayant deux moyens de réussir dans une affaire ne réussit
par aucun des deux.


=CULOTTE.=—_Porter la culotte._

On dit aussi: _Porter le haut-de-chausses_.—Ces deux expressions,
parfaitement synonymes, s’emploient en parlant d’une femme qui maîtrise
son mari. Fleury de Bellingen a pensé qu’elles avaient leur fondement
dans l’histoire ancienne, et voici l’explication singulière qu’il en
a donnée: «La reine Sémiramis prévoyant, après la mort de Ninus son
époux, que les Assyriens ne voudraient pas se soumettre à l’empire
d’une femme, et voyant que son fils Zaméis, ou Ninias, comme le nomme
Justin, était trop jeune pour tenir les rênes d’un si grand état, elle
se prévalut de la ressemblance naturelle qu’il y avait entre la mère et
l’enfant, se vêtit des habits de son fils et lui donna les siens, afin
qu’étant pris pour elle et elle pour lui, elle pût régner en sa place.
Plus tard, ayant acquis l’amour de ses sujets, elle se fit connaître
pour ce qu’elle était et fut jugée digne du trône. Quand nous disons
des femmes généreuses qu’_elles portent le haut-de-chausses_, nous
faisons allusion à cette reine qui régna en habit d’homme.»

On trouvera sans doute que Fleury de Bellingen est allé chercher
trop loin l’origine d’une locution française. Cependant il aurait pu
l’aller chercher plus loin encore, si la fantaisie lui en eût pris.
Son imagination, au lieu de s’arrêter à la reine d’Assyrie, n’avait
qu’à remonter à la mère du genre humain; il lui était tout aussi aisé
de démontrer qu’Ève _porta la culotte_, dans le sens propre comme dans
le sens figuré de l’expression, car la Bible, parlant de nos premiers
parents occupés à faire un voile à leur nudité, dit textuellement:
_Consuerunt folia ficus et fecerunt sibi perizomata_; ce qu’un
ancien traducteur a rendu en ces termes: _Ils cousirent des feuilles
de figuier et s’en firent des culottes_. L’auteur des _Illustres
Proverbes_ aurait du moins obtenu par une telle explication le suffrage
de toutes les femmes, charmées de voir dans un article des livres
saints la preuve irrécusable qu’elles n’ont pas moins que les hommes le
droit _de porter culotte_.

Mais faisons trève à la plaisanterie, et cherchons une origine plus
raisonnable. Hue Piaucelle, un de nos plus anciens poëtes, a composé
un fabliau intitulé: _Sire Hains et dame Anieuse_. Ces deux époux
n’étaient jamais d’accord; la femme contrecarrait sans cesse le mari.
Celui-ci fatigué lui dit un jour: «Écoute, tu veux être la maîtresse,
n’est-ce pas? moi, je veux être le maître; or, tant que nous ne
céderons ni l’un ni l’autre, il ne sera pas possible de nous accorder:
il faut, une fois pour toutes, prendre un parti; et puisque la raison
n’y fait rien, décidons-en autrement.» Quand il eut parlé de la sorte,
il prit un haut-de-chausses qu’il porta dans la cour de la maison,
et proposa à la dame de le lui disputer, à condition que la victoire
donnerait pour toujours à qui l’obtiendrait une autorité pleine et
entière dans le ménage. Elle y consentit; la lutte s’engagea en
présence de la commère Aupais et du voisin Simon choisis pour témoins,
et sire Hains, après avoir éprouvé la plus opiniâtre résistance de dame
Anieuse, finit par emporter le prix de ce combat judiciaire.—L’abbé
Massieu et Le Grand d’Aussy pensent que le fabliau de Piaucelle a
donné lieu aux expressions: _Porter le haut-de-chausses_ et _Porter la
culotte_.

Qu’on me permette aussi une conjecture. Il me semble que ces
expressions ont dû s’introduire à une époque où les caleçons et les
hauts-de-chausses fesaient partie de l’habillement des dames nobles, et
où celles de ces dames qui avaient pris des maris bourgeois jouissaient
du privilége de leur commander et même de leur infliger la correction
avec des verges lorsqu’ils ne se montraient pas assez soumis. Ces
faits, qu’on serait tenté de regarder comme des épisodes fabuleux
de l’_Histoire du monde renversé_, sont attestés par de graves et
véridiques historiens, notamment par M. A. A. Monteil qui connaît mieux
que personne les usages et les coutumes de notre nation.

Toutefois je ne tiens pas à ma conjecture, et je suis tout disposé
à convenir, si l’on veut, que les expressions dont il s’agit n’ont
été fondées sur aucun fait historique. Rien n’était plus naturel que
d’attribuer le costume du mari à la femme qui aspire à jouer le rôle du
mari.

_C’est un sans-culotte._

Un écrivain qui voulait faire sa cour aux philosophes, pour être
de l’Académie, s’avisa de composer contre le poëte Gilbert, leur
antagoniste, une pièce satirique qu’il intitula _le Sans-culotte_,
par allusion au dénûment de ce poëte. Le terme nouveau, mis en vogue
dans les salons des riches, servit à désigner les auteurs pauvres
qui, comme Gilbert, étaient réduits à porter _la livrée du Parnasse_,
c’est-à-dire des vêtements vieux et râpés; et quelques années plus
tard il fut employé comme un dard invincible contre tous ceux dont
les écrits ou les discours tendaient au nivellement révolutionnaire.
C’est ainsi que le nom de _va-nu-pieds_ avait été appliqué par les
_partisans_ aux gens du peuple qui s’étaient révoltés par suite de la
haine que leur inspiraient ces financiers. Telle est, d’après Mercier,
la véritable explication du mot _sans-culotte_ (voy. le _Nouveau
Paris_, t. III, ch. 99). J’y joindrai, pour la compléter, les détails
suivants que je dois à l’obligeance de M. le lieutenant-colonel Eugène
Labaume, auteur de l’_Histoire monarchique et constitutionnelle de la
révolution française_, qui s’imprime en ce moment. Le côté gauche de
l’Assemblée législative, dit ce savant historien, voulant détruire
la violente opposition du côté droit, feignit d’agir au nom de la
nation, dont il se disait l’unique mandataire, afin de mettre en
mouvement la commune et les sections de Paris qui se considéraient
comme ayant une autorité souveraine. Danton, chef du district et du
club des cordeliers, fut choisi pour être leur formidable organe. Le
10 novembre 1790, il présenta à la barre de l’Assemblée une pétition
contre MM. de Saint-Priest, Champion de Cicé et Latour-du-Pin, et il
demanda que leur procès s’instruisît immédiatement sur la dénonciation
formelle des districts parisiens. C’était la première fois que le parti
populaire intervenait d’une manière aussi directe dans une question
de gouvernement. Le président, au lieu de repousser une démarche à la
fois illégale et téméraire, répondit à Danton que l’objet de sa demande
serait pris en considération et que le chef suprême de la nation ne s’y
opposerait pas. Il lui accorda les honneurs de la séance et lui permit
d’assister à la discussion. Comme la plupart de ceux qui accompagnaient
Danton étaient tout déguenillés, le marquis de Laqueille voulut les
flétrir par un nom emprunté des nudités de la misère, et il les appela
des _sans-culotte_; mais les cordeliers et les jacobins adoptèrent
comme un titre d’honneur ce nom donné par le mépris, et l’on sait
combien ils le rendirent fameux.


=CYGNE.=—_Le chant du cygne._

«Les anciens ne s’étaient pas contentés de faire du cygne un chantre
merveilleux; seul entre tous les oiseaux, qui frémissent à l’aspect
de leur destruction, il chantait encore au moment de son agonie, et
préludait par des sons harmonieux à son dernier soupir. C’était,
disaient-ils, près d’expirer et faisant à la vie un adieu triste et
tendre, que le cygne rendait ces accents si doux et si touchants,
et qui, pareils à un léger et douloureux murmure, d’une voix basse,
plaintive et lugubre, formaient son chant funèbre. On entendait ce
chant lorsque, au lever de l’aurore, les vents et les flots étaient
calmés; on avait même vu des cygnes expirant en musique et chantant
leurs hymnes funéraires. Nulle fiction en histoire naturelle, nulle
fable chez les anciens n’a été plus célébrée, plus répétée, plus
accréditée; elle s’était emparée de l’imagination vive et sensible
des Grecs: poëtes, orateurs, philosophes même, l’ont adoptée comme
une vérité trop agréable pour vouloir en douter. Il faut bien leur
pardonner leurs fables; elles étaient aimables et touchantes; elles
valaient bien de tristes, d’arides vérités; c’étaient de doux emblèmes
pour les ames sensibles. Les cygnes, sans doute, ne chantent point leur
mort; mais toujours, en parlant du dernier essor et des derniers élans
d’un beau génie prêt à s’éteindre, on rappellera avec sentiment cette
expression touchante: _C’est le chant du cygne_.» (BUFFON.)



D


=D.=—_Tout se fait dans le monde par quatre grands D._

Ces quatre grands D signifient: Dieu, Diable, Dame, Denier.


=DADA.=—_C’est son dada._

_Dada_ est un terme emprunté de la langue des enfants, qui l’ont formé
par onomatopée de l’allure du cheval, pour désigner cet animal. Dans la
locution proverbiale, il signifie une idée qu’on se plaît à caresser,
dont on est entiché, à laquelle on revient toujours. C’est le milieu
précis entre la passion et la monomanie.—On dit dans le même sens:
_C’est son califourchon_. Le mot _califourchon_, qui ne s’emploie
substantivement que dans cette phrase figurée, signifierait au propre
la manière d’être affourché sur une monture, sur un dada, jambe deçà,
jambe delà.


=DAME.=

Espèce d’interjection dont on se sert pour exprimer quelque surprise,
quelque impatience, ou pour donner plus de force à une assertion. C’est
un reste de l’usage de nos dévots aïeux qui appelaient, invoquaient,
prenaient à témoin la vierge nommée _Sainte-Dame_, _Notre-Dame_,
expressions que nos vieux auteurs ont employées dans le même sens
que nous employons l’interjection _dame_. On trouve dans la farce de
_Patelin_:

  _Sainte-Dame!_ comme il barbote!

Et dans l’_Apparition du maréchal de Chabannes_, par Guillaume Cretin:

                              _Notre-Dame!_
  Ce bon roy pris sans avoir secours d’âme.

De _Notre-Dame_ est venue, par aphérèse, l’exclamation _tre-dame_,
usitée dans le langage de la populace.


=DAMER.=—_Damer le pion à quelqu’un._

C’est avoir une supériorité marquée sur lui, et par extension, le
supplanter.—Métaphore tirée du jeu de dames, où celui qui dame un pion
à son adversaire, c’est-à-dire qui lui fait l’avantage d’une dame, est
beaucoup plus habile que lui.

Le jeu de dames est, dit-on, un allusion à une distinction féodale. Le
pion ou dame simple représente la damoiselle qui était la femme d’un
écuyer, et la dame damée représente la dame épouse d’un chevalier,
laquelle était au-dessus de la première.


=DANAÏDES.=—_Le tonneau des Danaïdes._

On compare au tonneau des Danaïdes un travail inutile, une mémoire où
rien ne laisse de trace, un cœur dont rien ne remplit les désirs, un
prodigue qui dissipe à mesure qu’il reçoit.

On connaît la fable des Danaïdes qui, pour avoir égorgé leurs maris, la
première nuit de leurs noces, furent éternellement condamnées à remplir
d’eau, dans le tartare, un tonneau sans fond.


=DANGER.=—_Au danger on connaît les braves._

La meilleure explication de ce proverbe se trouve dans l’anecdote
suivante rapportée par le cardinal Maury. «Le courage se montre surtout
lorsqu’il lutte contre les obstacles et les dangers; sa force est dans
le combat. Un brave soldat disait, à la vue de la citadelle de Namur,
le lendemain de l’assaut: J’escaladai hier ce rocher au milieu du
feu; je n’y grimperais pas aujourd’hui.—Vraiment, je le crois bien,
répondit un autre; on ne nous tire plus des coups de fusils de là-haut.»

Ce trait est aussi beau dans son genre que celui d’Ajax provocant
Jupiter et s’écriant au milieu des ténèbres:

  Grand Dieu, rends-nous le jour et combats contre nous!

Il y a un bel adage allemand employé par Schiller: _Verdopple die
Gefahr, spricht der Held, nicht die Helfer_; _double les dangers, dit
le héros, et non pas les auxiliaires_.

_Le danger dissout tous les liens._

Ce proverbe n’est que trop vrai, malgré quelques exceptions honorables
qui font honneur à l’humanité. On voit régner, dans les temps de peste
et de famine, tous les vices hideux d’un égoïsme dénaturé; il n’y a
plus alors ni parents ni amis. Les cœurs glacés par la terreur sont
inaccessibles à la pitié. On dirait que le ciel qui les châtie permet
qu’ils renoncent aux affections généreuses, afin qu’ils restent sans
consolation.

_Danger passé, saint moqué._

_Scampato il pericolo, gabbato il santo._ On dit aussi: _Péril passé,
promesses oubliées_. Ces proverbes font allusion aux vœux qu’on fait
sur mer pendant la tempête, et qu’on oublie d’ordinaire aussitôt
qu’on est arrivé au port. Dans les _Facéties_ de Pogge, il est parlé
d’un marin qui, sur le point de faire naufrage, vouait à la Vierge un
cierge de la grosseur d’un mât; comme on lui représentait qu’il n’en
trouverait point de pareil chez aucun marchand: Bon, répondit-il, si
nous échappons, il faudra bien qu’elle se contente d’une petite bougie.
La Fontaine a rapporté un trait de la même espèce dans la fable 12^e du
liv. IX:

      Un passager, pendant l’orage,
  Avait voué cent bœufs au vainqueur des Titans:
  Il n’en avait pas un. Vouer cent éléphants
      N’aurait pas coûté davantage.
  Oh! combien le péril enrichirait les dieux,
  Si nous nous souvenions des vœux qu’il nous fait faire!
  Mais, le péril passé, l’on ne se souvient guère
      De ce qu’on a promis aux cieux.
  On compte seulement ce qu’on doit à la terre.
  Jupiter, dit l’impie, est un bon créancier;
      Il ne se sert jamais d’huissier.


=DANSE.=—_Après la panse, la danse._

Les Espagnols disent: _Barriga caliente, pie durmiente_; _à panse
chaude, pied endormi_. Ces deux proverbes, dont l’un caractérise la
vivacité française, et l’autre la gravité castillane, expriment, d’une
manière contradictoire, qu’on ne doit pas interrompre la digestion par
un travail sérieux, et ils sont fondés sur cet aphorisme de l’école de
Salerne:

  _Post cœnam, stabis—vel passus mille meabis._

  Après dîner tu te reposeras—ou tu feras mille pas.

Mais notre proverbe s’emploie presque toujours pour signifier que
lorsqu’on a fait bonne chère, on ne songe qu’à se divertir. C’est le
sens qu’il avait chez les Grecs de qui nous l’avons emprunté, comme on
peut le voir dans les _Causes naturelles_ de Plutarque (ch. 21), où il
est rapporté.

L’usage de danser en sortant de table n’a jamais cessé d’exister dans
les fêtes villageoises. Aussitôt que les paysans ont satisfait leur
appétit, ils sautent et folâtrent sur l’herbe, au son des musettes ou
du tambourin, et ils se moquent des citadins qui digèrent mollement sur
des canapés.

Théophraste, dans ses _Caractères_, a signalé comme un contre-temps
ridicule l’invitation de danser faite à un homme à jeun.

_Donner une danse à quelqu’un._

C’est le châtier, parce que celui qu’on châtie se débat sous les coups
qu’il reçoit, et semble exécuter une espèce de danse.—Les Grecs
disaient, dans le même sens: _Faire chanter à quelqu’un le bonheur des
tortues_. Ce qui s’explique par ce passage d’une comédie d’Aristophane:
«O tortues, que votre enveloppe vous rend heureuses! vous êtes trois
fois plus heureuses que moi avec ma peau. Cette écaille placée sur
votre dos vous empêche de sentir les coups; mais, hélas! rien ne
garantit mon dos, et dès qu’on me bâtonne je suis à la mort.»

Le mot _danse_, au XV^e siècle, était souvent employé pour signifier
des remontrances, des reproches, une moralité, une leçon, une
correction; et c’est pour cela qu’il servit de titre à plusieurs
ouvrages, tels que _la Danse macabre_, _la Danse des morts, la Danse
des femmes_, _la Danse des aveugles_ ou _Danse aux aveugles_, etc.

Avant la révolution on donnait au bourreau, par euphémisme, la
dénomination de _maître à danser_, et on le désignait même ainsi
sur les registres de la chambre de la grande chancellerie. Rabelais
l’appelait l’_aveugle qui fait danser_, parce qu’il exécute aveuglément
les arrêts de la justice.


  =DANSER.=—_Qui bien chante et qui bien danse
           Fait un métier qui peu avance._

Ce proverbe, qui manque aujourd’hui de vérité, est une preuve que les
chanteurs et les danseurs ne fesaient pas fortune chez nos aïeux aussi
facilement que chez nous. _Autres temps, autres mœurs._


=DARIOLETTE.=

Nom propre devenu appellatif pour désigner une entremetteuse d’amour,
parce qu’il était celui de la confidente d’Élisenne dans le roman
d’_Amadis_. Cette confidente, la perle des soubrettes, fut ainsi
nommée, suivant Le Duchat, à cause de son vêtement _riolé_ (rayé). Mais
M. Éloi Johanneau pense que _dariolette_ est venu de _dariole_, petite
pièce de pâtisserie contenant de la crème, et a été appliqué à une
jeune fille friande de cette espèce de pâtisserie, ce qui a plus de sel
et de vérité.

Scarron, dans son _Virgile travesti_, liv. IV, dit de la sœur de Didon:

  En un cas de nécessité
  Elle eût été dariolette.

Regnier, sat. 5, appelle _dariolet_ un entremetteur.

  Doncq’ la même vertu le dressant au poulet,
  De vertueux qu’il fut, le rend _dariolet_.


=DÉ.=—_Le dé en est jeté._

C’est-à-dire la résolution en est prise, et elle sera exécutée, quoi
qu’il en puisse arriver. _Alea jacta est_, proverbe célèbre que César
prononça lorsqu’il était prêt à passer le Rubicon pour marcher contre
Rome. Les Latins, de qui nous l’avons reçu, l’avaient eux-mêmes reçu
des Grecs: έῤῥίφθη ὸ ϰύϐος


=DÉCHAUSSER.=—_Il ne faut pas se déchausser pour manger cela._

C’est ce que dit un gaillard de bon appétit, à la vue d’un mets qu’il
se flatte d’avaler promptement, sans crainte d’en avoir l’estomac
surchargé. L’abbé Tuet pense que cette locution populaire peut être
fondée sur la coutume des anciens qui, au moment du repas, quittaient
leur chaussure pour se mettre sur les lits disposés autour de la table.


=DÉCOUDRE.=—_Il faut en découdre._

C’est-à-dire en venir aux mains, se prendre corps à corps. On prétend
que cette locution populaire est fondée sur ce que les soldats
portaient autrefois des jaques ou casaques garnies de coton ou de
crin sous plusieurs double de toile qu’il fallait en quelque sorte
désassembler, _découdre_, dans le _combat au joindre_, pour que le
poignard pût pénétrer jusqu’à la chair. Il est plus naturel de penser
qu’elle est fondée sur ce que, en se saisissant au collet, comme font
les gens du peuple, on _découd_ ou déchire ses habits.


=DÉCOUVRIR.=—_Plus on se découvre plus on a froid._

Plus on se dit malheureux, plus on est privé du secours d’autrui. Les
hommes ne font guère du bien qu’à ceux qui peuvent le leur rendre,
et quand on leur montre qu’on est sans ressource, on les trouve
sans obligeance. _Qui chante ses maux épouvante_, suivant un autre
proverbe.—Le secret de notre indigence, a dit un homme d’esprit, doit
être le plus délicat et le mieux gardé de nos secrets.


=DÉFIANCE.=—_La défiance est mère de sûreté._

C’est-à-dire qu’il faut être toujours sur ses gardes pour éviter d’être
trompé.—Ce proverbe, qui nous exhorte à nous défier de nos semblables,
est peu conforme à l’humanité et sent la misanthropie. Il n’y a
point de sagesse à croire tous les hommes trompeurs, et la défiance
poussée à l’excès empoisonnerait la vie. Gardons-nous de ce rigorisme
antiphilosophique, et si nous ne pouvons nous fier à beaucoup de gens,
ayons du moins la consolation de nous fier à quelqu’un.

«J’aime beaucoup mieux être trompé, dit Bossuet, que de vivre
éternellement dans la défiance, fille de la lâcheté et mère de la
dissension. Laissez-moi errer, je vous prie, de cette erreur innocente
que la prudence, que l’humanité, que la vérité même m’inspire; car
la prudence m’enseigne à ne précipiter pas mon jugement, l’humanité
m’ordonne de présumer plutôt le bien que le mal, et la vérité m’apprend
de ne m’abandonner pas témérairement à condamner les coupables, de peur
que, sans y songer, je ne flétrisse les innocents par une condamnation
injurieuse.»


=DÉFRUCTU.=—_C’est un bon défructu._

Le _défructu_ (mot oublié dans la dernière édition du _Dictionnaire de
l’Académie_) était, autrefois, un bon repas qui avait lieu la veille de
Noël, et qui se nommait ainsi, non pas, comme on l’a prétendu, à cause
des fruits qu’on n’y servait point, mais à cause de l’antienne _De
fructu ventris tui_, etc., chantée, ce jour-là, aux secondes vêpres,
sur le psaume 131, d’où elle est extraite. L’usage voulait que cette
antienne fût entonnée par un notable séculier qui se trouvait placé
dans le chœur où il attendait que le chapier vînt la lui annoncer.
Celui-ci se présentait au moment marqué, et après quelques salutations,
lui offrait une branche d’oranger garnie de son fruit, ou une branche
de laurier à laquelle était attachée une orange. Mais une telle
distinction ne se fesait pas en vain, car celui qui en était l’objet ne
pouvait se dispenser d’inviter à souper le clergé de la paroisse, et de
donner aux chantres la desserte avec une certaine somme d’argent; et de
là vint l’expression: _C’est un bon défructu_, pour signifier un bon
régal, ou bien encore une bonne gratification, un bon pourboire.

Cette cérémonie fort ancienne fut interdite, en 1551, par le concile
provincial de Narbonne, parce qu’elle dégénérait presque toujours en
grands abus. Cependant elle se maintint dans plusieurs diocèses qui
n’étaient point sous la juridiction de ce concile, et elle existait
encore vers le milieu du XVII^e siècle. Une chronique rapporte comme un
fait curieux, qu’à cette époque Claude Girardin, lieutenant général
au bailliage d’Auxerre, ayant été élu _coryphée du défructu_ dans la
cathédrale de cette ville, fit les honneurs de sa nouvelle charge _avec
tant de magnificence que plus ne se pouvait_.


=DÉGOÛTÉ.=—_Au dégoûté le miel est amer._

On trouve dans les Proverbes de Salomon (c. XXVII, v. 7): _Anima
satiata calcabit favum_; _l’ame rassasiée méprisera le rayon de
miel_.—Nous disons encore: _A ventre soûl, cerises sont amères_.


=DÉLUGE.=—_Après moi le déluge._

Pour faire entendre qu’on se moque de tout ce qui pourra arriver quand
on ne sera plus. Proverbe qui répond à un proverbe grec ainsi traduit
en latin:

  _Me mortuo, conflagret humus incendiis._

  Que la terre après moi des flammes soit la proie.

Néron ayant entendu citer ce proverbe par un de ses courtisans,
s’écria: _J’aime mieux que l’incendie ait lieu de mon vivant_, et il
agit en conséquence en mettant le feu à Rome. Caligula n’était pas allé
si loin; il s’était contenté de répéter souvent le proverbe, digne
expression de son féroce égoïsme.

Les Indiens disent: _Quand je me noie, tout le monde se noie_.


=DEMAIN.=—_Ne remets pas à demain ce que tu peux faire aujourd’hui._

Parce que les délais peuvent compromettre les meilleures affaires.
Ceux qui disent _Je ferai demain_ sont des imprudents. Les Latins les
comparaient aux corbeaux dont le croassement semble faire entendre
_cras, cras, demain, demain_, ce qui avait donné lieu à l’expression
_Sponsio corvina_, _promesse de corbeau_, dont saint Augustin s’est
servi plusieurs fois.—Voici des réflexions de deux auteurs anglais
dans lesquelles le sens moral du proverbe se trouve développé d’une
manière élégante et originale. «Sois sage aujourd’hui: c’est folie
de différer. Demain le fatal exemple de la veille t’entraînera, et
toujours ainsi jusqu’à ce que la sagesse ne soit plus en ton pouvoir.
Les délais sont les ravisseurs du temps. Ils nous enlèvent nos
années l’une après l’autre. Enfin la vie nous échappe et laisse à la
merci d’un seul instant les grands intérêts de l’éternité. Si cette
erreur était moins commune, ne serait-elle pas bien étrange? mais
qu’elle soit si commune, cela n’est-il pas plus étrange encore?....
Tous les hommes se préparent à vivre sans jamais sortir des liens de
l’enfance. Ils se font tous l’honneur de croire qu’ils reviendront un
jour à la raison, et sur la foi de ce retour, leur orgueil reçoit des
félicitations toujours prêtes, au moins les leurs. Ils applaudissent
à leur future conversion. Qu’elle est édifiante, en effet, cette vie
qu’ils ne connaîtront jamais! Le temps confié à leurs mains devient le
patrimoine de la folie. Celui qui appartient au destin, ils le lèguent
à la sagesse..... Au milieu des meilleures intentions, l’homme forme et
reforme de nouveaux plans, puis il meurt le même.»

  (YOUNG.)

«Demain, dis-tu? Demain! c’est un fripon qui joue son indigence
contre ta richesse, qui reçoit ton argent comptant et le rembourse en
souhaits, en espérances, en promesses, monnaie des sots; détestable
banqueroute dont un créancier trop crédule est la dupe! Demain! c’est
un jour qu’on ne trouve nulle part dans les vieux registres des âges,
si ce n’est peut-être dans le calendrier des fous. La sagesse rejette
ce mot et ne veut point de société avec ceux qui s’en servent.... C’est
un enfant du caprice dont l’extravagance est la mère. Il est de la même
étoffe que les songes et aussi vain que les chimériques visions de la
nuit. Crois-moi, mon ami, arrête les moments présents; car sois certain
que ce sont de vrais délateurs; et quoiqu’ils s’échappent sans bruit,
sans laisser de trace après eux, ils vont droit au ciel, où ils rendent
compte de ta folie... Arrête le moment présent, mon cher Horatio,
imprime sur ses ailes le sceau de la sagesse. Voilà ce qui vaut mieux
qu’un royaume, et ce qui est plus précieux que tous les dons brillants
de la fortune. Oh! ne le laisse pas échapper de tes mains; mais, comme
ce bon patriarche dont parlent nos annales, saisis l’ange au vol et
retiens-le jusqu’à ce qu’il t’ait béni.» (COTTON.)

Le proverbe est fort ancien. Blaise de Montluc, dans ses _Commentaires_
(liv. II, p. 540), l’appelle _la devise d’Alexandre-le-Grand_, et le
rapporte en ces termes: _Ce que tu peux faire anuit, n’attends pas
au lendemain_. Le mot _anuit_ est synonyme de aujourd’hui. Les uns
prétendent qu’il a pris cette signification de l’usage de compter par
nuits établi chez les Gaulois, ainsi que chez les Hébreux, les Arabes,
les Germains, les Islandais, etc.; les autres pensent qu’il a été formé
par contraction de _ante noctem_ (avant la nuit); mais ces étymologies
sont justement révoquées en doute: il est évident que _anuit_ est
dérivé de la préposition _en_ et du vieux substantif _huy_ ou _hui_
qui signifie jour. _En hui_ est une expression qui se trouve dans nos
plus anciens livres, notamment dans le _Roman de Rou_, par Robert Wace.
Robert d’Artois disait aux Flamands qu’il conduisait: «Nous bevrons
encore _en hui_ de ces bons vins de Saint-Omer.» (Cette phrase est dans
la _Chronique publiée par M. Sauvage_, p. 156.)


=DÉMÉNAGEMENT.=—_Trois déménagements valent un incendie._

Lorsqu’on déménage on brûle beaucoup de papiers et d’autres objets
qu’on juge inutiles ou embarrassants; de là ce proverbe qu’on emploie
pour marquer les inconvénients et les dégâts qui résultent de trop
fréquents déménagements.


=DÉMÉNAGER.=—_On n’est jamais si riche que quand on déménage._

Parce que lorsqu’on déménage on trouve toujours qu’on a trop de choses
à emporter. Fontenelle (d’autres disent le président Hénault) fit une
application spirituelle et plaisante de ce proverbe. Après un examen de
conscience pour une confession générale qu’il voulut faire vers la fin
de sa vie, il s’écria: _En vérité, l’on n’est jamais si riche que quand
on déménage_.


=DÉMENTI.=—_Un démenti vaut un soufflet._

Proverbe qui signifie également qu’un démenti doit être vengé par un
soufflet, et qu’un démenti, qui équivaut à un soufflet, est un soufflet
en paroles.—Le préjugé sur lequel est fondé ce proverbe remonte aux
premiers temps de notre monarchie. C’était alors une injure des plus
graves que d’appeler quelqu’un _menteur_, et le titre XXXII^e de la
loi salique, rédigée sous Clovis, infligeait à ceux qui s’en rendaient
coupables la grosse amende de 600 deniers.—Les Grecs et les Romains se
donnaient des démentis sans en recevoir d’affront, et sans entrer en
querelle. Ils ne connaissaient pas la chimère du point d’honneur qui
n’a jamais fait d’autres héros que _les héros du meurtre_.


=DÉNICHEUR.=—_A d’autres, dénicheur de merles._

Expression dont on se sert pour faire entendre à une personne qu’on
pénètre sa malice déguisée, et qu’on ne s’y laissera pas prendre.
Elle a tiré son origine de l’historiette suivante, racontée par
Boursault dans ses _Lettres à Babet_. Un jeune manant de vingt-deux
ou vingt-trois ans, étant à confesse, s’accusa d’avoir rompu la haie
de son voisin pour aller reconnaître un nid de merles. Le prêtre lui
demanda si les merles étaient pris.—Non, lui répondit-il; je ne les
trouve pas assez forts, et je n’irai les dénicher que samedi au soir.
Il y alla en effet ce jour-là; mais il trouva la place vide, et il ne
douta point que son confesseur n’eût enlevé les oiseaux. Cependant il
n’osa lui en rien dire. Quelques mois après, un jubilé l’ayant obligé
de retourner à confesse, il s’accusa d’aimer une jeune villageoise, et
d’en être assez aimé pour obtenir ses faveurs. Quel âge a-t-elle? dit
le prêtre.—Dix-sept ans.—Elle est sans doute jolie?—Oui, très jolie,
la plus jolie de tout le village.—Et dans quelle rue demeure-t-elle?
ajouta promptement le confesseur.—_A d’autres, dénicheur de merles_,
lui répliqua tout aussi promptement le jeune homme; je ne me laisse pas
attraper deux fois.


=DENT.=—_C’est l’histoire de la dent d’or._

Métaphore proverbiale usitée en parlant d’une chose qui a passé pour
vraie pendant quelque temps, et qui est enfin reconnue fausse.—Le
bruit se répandit, vers 1593, qu’un enfant de Silésie avait une dent
molaire en or qui avait poussé naturellement dans sa gencive. A cette
nouvelle, revêtue d’un certain caractère d’authenticité, plusieurs
savants d’Allemagne s’empressèrent d’aller sur les lieux pour examiner
un tel phénomène. Jacques Horstius, professeur en médecine à
l’Université de Helmstad, ne fut pas des derniers à s’y rendre, et il
publia, en 1595, une dissertation par laquelle il prétendait démontrer
que la dent d’or était à la fois naturelle et merveilleuse, et qu’elle
présageait l’abaissement du Grand-Turc[36] qui affligeait alors les
chrétiens. Rullandus, Ingolsterus, Libavius, et d’autres savants en
_us_, expliquèrent aussi, à leur tour, par des arguments opposés, la
formation de cette dent métallique; mais leurs doctes explications
n’éclaircirent pas la chose. L’honneur de la découverte était réservé à
un orfèvre qui sut détacher de la fameuse dent une enveloppe d’or qui y
avait été appliquée avec l’adresse la plus parfaite. Van Dale a donné
sur ce sujet quelques détails curieux dans le dernier chapitre de son
livre _de Oraculis_.

_Avoir une dent de lait contre quelqu’un._

C’est avoir contre lui une vieille animosité, une animosité sucée pour
ainsi dire avec le lait.

_Malgré vous et vos dents._

Feydel, auteur des _Remarques sur le Dictionnaire de l’Académie
française_, a prétendu, après d’autres grammairiens, que la locution
originaire était _Malgré vous et vos aidants_, et que le mot _aidants_
devint ensuite _dents_ par la figure que les lexicographes appellent
aphérèse, comme _Antoinette_ est devenu _Toinette_. L’abbé Morellet lui
reproche d’assimiler deux cas très différents. «On ne peut accourcir,
dit-il, un mot entrant dans une locution qui n’est pas d’un usage
habituel, et surtout l’accourcir en l’altérant de manière à le rendre
inintelligible, comme _dants_ au lieu de _aidants_. Il faut que
l’étymologiste nous explique comment _dants_ est devenu _dents_. Les
dents, arme naturelle de l’homme et des animaux, sont prises figurément
dans beaucoup de locutions pour tous les moyens de défense et d’attaque
qu’on peut employer; on dit: _Montrer les dents_, _Avoir une dent
contre quelqu’un_, _Déchirer à belles dents_, etc., toutes phrases dans
lesquelles la substitution d’_aidants_ à _dents_ serait ridicule.»

L’explication de l’abbé Morellet vaut beaucoup mieux que celle de
Feydel, et elle peut être confirmée par cette expression de la basse
latinité du moyen âge: _Malegratibus dentium ejus_, qu’on trouve dans
le _Glossaire_ de Carpentier. Cependant il faut observer qu’on trouve
aussi _Malgré vous et vos dans_, c’est-à-dire malgré vous et ceux qui
sont plus puissants que vous. _Dan_, _dant_ ou _damp_ est un vieux mot
qui signifie seigneur, maître.


=DÉPOUILLER.=—_Il faut dépouiller le vieil homme._

C’est-à-dire renoncer à ses vieilles habitudes. _Dépouiller le vieil
homme_ ou _Se dépouiller du vieil homme_, est une expression employée
dans l’Écriture sainte pour signifier se défaire des inclinations de
la nature corrompue. Elle est fondée sur la coutume de revêtir le
néophite de nouveaux habits. Tous les mystères anciens prescrivaient de
_dépouiller le vieil homme_ à l’entrée du sanctuaire.

_On ne se dépouille pas tout à fait du vieil homme._

On ne se défait pas entièrement des penchants vicieux qu’on a
contractés depuis longtemps; on en conserve toujours quelque reste en
passant d’une vie mondaine à une vie pieuse. Ainsi Rachel, quittant
la maison paternelle pour suivre Jacob dans la sainte demeure des
patriarches, emportait secrètement ses _téraphim_, idoles qu’elle avait
adorées dans son enfance.

_Il ne faut pas se dépouiller_, ou _se déshabiller, avant de se
coucher_.

Il ne faut pas donner son bien avant sa mort.—Proverbe fort ancien
dans notre langue, car il fut employé dans la réponse que fit
Guillaume-le-Conquérant, lorsque son fils Robert-Courte-Heuse ou
Courte-Cuisse, qui s’était révolté contre lui, proposait de se
soumettre en obtenant la possession de la Normandie comme apanage.
Ce proverbe paraît pris de l’_Ecclésiastique_, qui dit, ch. XXXIII:
«Ne donnez point pouvoir sur vous, pendant votre vie, à votre fils, à
votre femme, à votre frère, ou à votre ami; ne donnez point à un autre
le bien que vous possédez, de peur que vous ne vous en répentiez, et
que vous ne soyez réduit à leur en demander avec prière. Tant que vous
vivrez et que vous respirerez, que personne ne vous fasse changer sur
ce point; car il vaut mieux que ce soient vos enfants qui vous prient,
que d’être réduit à attendre ce qui vous viendra d’eux..... Distribuez
votre succession le jour que finira votre vie et à l’heure de votre
mort.»

Les Espagnols disent qu’il faut frapper d’un maillet le front de celui
qui donne son bien avant sa mort. _Quien da lo suyo antes de su muerte,
que le den con un maço en la frente._

Ces proverbes ont été inspirés par l’égoïsme; mais ils ne sont que
trop justifiés par l’ingratitude des héritiers souvent pires que les
vautours, car les vautours ne s’attachent qu’aux cadavres. _Si vultur
es, cadaver expecta_, disaient les Latins à l’homme avide qui voulait
dévorer la succession d’un parent encore en vie.

Le parti le plus raisonnable à prendre est indiqué dans ce passage
de Montaigne: «Un père atterré d’années et de maux, privé par sa
faiblesse, et faute de santé, de la commune société des hommes, il se
fait tort et aux siens de couver inutilement un grand tas de richesses.
Il est assez en estat, s’il est sage, pour avoir désir _de se
dépouiller pour se coucher_, non pas jusques à la chemise, mais jusques
à une robe de nuit bien chaude. Le reste des pompes de quoy il n’a plus
que faire, il doit en estrenner volontiers ceux à qui par ordonnance
naturelle cela doit appartenir.»


=DÉRATÉ=.—_Courir comme un dératé._

C’est courir vite et longtemps.—Locution fondée sur la croyance
populaire que les meilleurs coureurs ont dû leur agilité extraordinaire
à l’oblitération ou à l’absence de la rate, viscère abdominal dont le
gonflement douloureux est regardé comme la principale cause qui empêche
de courir longtemps. Cette croyance est venue comme beaucoup d’autres
de la fabuleuse antiquité. Pline le naturaliste a dit sérieusement
(liv. XXVI, ch. 13): «La prêle (_equisetum_) employée en décoction dans
un vase de terre neuf, à la quantité qu’il peut en contenir, jusqu’à
la réduction du tiers, étant bue, pendant trois jours, par hémines,
consume la rate des coureurs, qu’on prépare à cette recette par une
abstinence de toute nourriture grasse ou huileuse durant vingt-quatre
heures.»

Il y eut autrefois en France, vers la fin du dix-septième siècle, une
compagnie de chirurgiens qui prétendirent qu’il serait très avantageux
pour les hommes de se faire ôter la rate; et afin de rassurer les
esprits contre les craintes que devait causer cette extraction, ils
s’avisèrent de dérater des chiens qui ne laissèrent pas, dit-on, de
manger, de courir et de sauter comme auparavant. Mais ces animaux
étant morts quelque temps après, personne ne voulut se soumettre à
l’opération cruelle et bizarre qu’ils avaient subie.


=DÉSIRER.=—_Qui désire est en peine._

Tout désir suppose privation, et toutes les privations qu’on éprouve
sont pénibles. C’est dans la disproportion de nos désirs et de nos
facultés, dit Jean-Jacques Rousseau, que consiste notre misère. Un
être sensible dont les facultés égaleraient les désirs serait un être
absolument heureux..... Diminuez l’excès des désirs par les facultés,
et mettez une égalité parfaite entre la puissance et la volonté.

Une tradition orientale rapporte qu’Oromase apparut un jour au
vertueux Usbeck, et lui dit: Forme un souhait, je l’accomplirai à
l’instant.—Source de lumière, répondit le sage, je te prie de borner
mes désirs aux seuls biens dont je ne puis manquer.

_N’est pas pauvre qui a peu, mais qui désire beaucoup._

Proverbe qui se trouve dans Sénèque: _Non qui parum habet sed qui plus
cupit pauper est_.

Voulez-vous rendre riche Pithoclès? écrivait Épicure à son ami
Idoménée; ne lui donnez point de l’argent, mais ôtez-lui des désirs.

On demandait à Cléanthe, philosophe stoïcien: Quel est le meilleur
moyen de devenir riche?—C’est, répondit-il, d’être pauvre de désirs.

Les désirs ne sont au fond que des besoins; et il n’y a vraiment
d’homme pauvre que celui qui ne peut trouver ce qu’il désire dans ce
qu’il possède.

C’est une grande richesse, disait saint Paul, que de se contenter de ce
qu’on a.

 Qui borne ses désirs est toujours assez riche. (VOLTAIRE.)

C’est un grand bonheur d’avoir ce qu’on désire, disait quelqu’un à
un philosophe. Celui-ci répliqua: C’en est un bien plus grand de ne
désirer que ce qu’on a.


=DEUIL.=—_Deuil joyeux._

Deuil d’héritier, deuil pour se conformer à l’usage et pour sauver
les apparences; douleur sur le visage, et joie dans le cœur. C’est ce
que les Grecs et les Latins désignaient par l’expression, _Pleurer au
tombeau de sa belle-mère_.

_Tous vont au convoi du mort, et chacun pleure son deuil._

On n’est guère sensible qu’à ses propres peines, et ce n’est que par un
secret retour sur soi que l’on compatit à celles des autres. Il entre
toujours une certaine dose d’égoïsme dans la composition du sentiment
qu’on appelle la pitié; quelquefois même il n’y entre pas autre chose.
On connaît l’histoire de cette dame qui, rentrant chez elle toute
transie de froid, avait ordonné à ses gens de distribuer une voie de
bois aux pauvres. Aussitôt qu’elle se fut placée dans une bergère
commode auprès d’un bon feu, elle commença par modifier son ordre,
et finit par le rétracter tout à fait en disant: Le temps s’est bien
radouci.


=DEVISE.=—_Entendre la devise._

C’est-à-dire les propos galants. Cette expression se trouve dans une
ancienne pièce qui a pour titre: _Nouvelle moralité d’une pauvre fille
villageoise, laquelle aima mieux avoir la tête coupée par son père
que d’être violée par son seigneur, faicte à la louange et honneur
des chastes et honnestes filles, à quatre personnages_. Le valet du
seigneur dit à la jeune villageoise qui repousse les propositions qu’il
vient lui faire de la part de son maître:

  Vous n’entendez point la devise,
  Pauvre sotte!

Le mot _devise_ est un des plus anciens de la langue française, et
depuis près de huit cents ans il y a peu d’auteurs chez lesquels il ne
se trouve employé en sens divers, comme le remarque le père Ménétrier
dans la _Science et l’Art des devises_. Geoffroy de Villehardouin, sous
Philippe-Auguste, donne le nom de _devise_ à un testament. _Devise_ se
prend pour volonté dans une traduction manuscrite d’Ovide faite sous
le règne de Jean-le-Bon: _Lors fera Diex_ (Dieu) _à sa devise_. Les
limites et bornes des champs s’appelaient aussi _devises_, apparemment
du latin _dividere_, diviser. Enfin le même terme servait aussi à
désigner les habits mi-partis de deux couleurs, comme ceux des échevins
de quelques villes, les livrées, les armoiries et plusieurs autres
choses qui distinguaient les personnes et marquaient leur dignité.


=DIABLE.=—_La beauté du diable._

C’est la fraîcheur de la jeunesse qui prête quelque agrément à la
figure la moins jolie. La raison de cette expression est une enigme
dont le mot se trouve dans ce proverbe: _Le diable était beau quand il
était jeune_. Le temps de la jeunesse du diable est celui où il était
au rang des anges du ciel d’où il fut banni et précipité dans l’enfer à
cause de sa rébellion.

_Le diable n’est pas si noir qu’on le fait._

Pour signifier qu’une personne n’a pas autant de vices ou de défauts
qu’on lui en suppose.—Nos anciens poëtes, dit Fauchet, appellent le
diable _malfez_ ou _maufez_ (mal fait), et les peintres le représentent
horrible et hideux, comme s’il avait perdu cette beauté qui fit monter
Luciabel en si grand orgueil.

_Crever l’œil du diable._

Parvenir en dépit de l’envie.—Le diable est ici l’envieux dont le
regard passe pour nuisible, d’après une vieille superstition que nous
ont transmise les anciens, et que Virgile a rappelée dans ce vers de sa
troisième églogue:

  _Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos._

_Envoyer quelqu’un au diable de Vauvert._

Le château de Vauvert (vallon vert) était autrefois regardé comme un
repaire de diables. On y entendait toutes les nuits des hurlements
horribles et un bruit affreux de chaînes traînées, disait-on, par
des spectres. Saint Louis donna ce château inhabité aux Chartreux
qui le lui avaient demandé, et aussitôt que ces religieux en eurent
pris possession, le sabbat fut à jamais conjuré. Mais le souvenir
de la terreur qu’il avait fait naître se conserva dans l’expression
proverbiale: _Envoyer_ ou _Aller au diable de Vauvert_, et par
corruption, _au diable vert_.

Le château de Vauvert était situé hors des murs de Paris, dans une
prairie, vers l’entrée de la grande allée qui se dirige du jardin du
Luxembourg à l’Observatoire. L’ancienne rue de Vauvert qui conduisait à
ce manoir infernal prit le nom de rue d’Enfer, qu’elle porte encore.

_Quand le diable dit ses patenôtres, il veut te tromper._

Lorsqu’un méchant parle ou agit comme un homme de bien, il médite
quelque perfidie.

 Le crime prend souvent l’accent de la vertu. (GRESSET.)

On appelle _patenôtres du diable_, les prières de l’hypocrite qui,
_sous le nom de Dieu, commet toute sorte de mal_, comme dit le proverbe
hébreu. Il y a une vieille épigramme anglaise intitulée: _Patenôtre_
ou _Pater du diable_ (_the devil’s Pater_), dont le principal mérite
consiste à être en vers, soit qu’on la lise en allant de gauche à
droite, soit qu’on la lise en revenant de droite à gauche, avec
cette différence qu’elle exprime des bénédictions d’un côté et des
malédictions de l’autre.

_Le diable chante la grand’messe._

Ce proverbe, employé par Rabelais, s’applique à l’hypocrite.

Les Portugais disent: _Detras de la cruz esta el diablo_; _le diable
est derrière la croix_.

Les Espagnols: _Por las haldas del vicario sube el diablo al
campanario_; _par les pans de la robe du vicaire, le diable monte au
clocher_.

Les Anglais: _Were god hat is church the devil will his chapel_; _il
n’y a point d’église où le diable n’ait sa chapelle_.

Les Italiens comme les Anglais: _Non sì tosto si fa un tempio a Dio
come il diavolo ci fabrica una capella apresso_.

Les Allemands: _O uber die schlaue Sunde, die einen Engel vor jeden
Teufel slellt_; _que le crime est rusé! il place un ange devant chaque
démon_. Ce qui revient à l’expression française: _Couvrir son diable du
plus bel ange_, dont la reine de Navarre s’est servie dans sa _Nouvelle
douzième_.

L’Évangile compare l’hypocrite à _un sépulcre blanchi, plein d’éclat au
dehors et de pourriture au dedans_.

_Le diable n’est pas toujours à la porte d’un pauvre homme._

Un homme malheureux ne l’est pas toujours.

Les Turcs disent: _Ne meurs pas, ô mon âne! le printemps viendra, et
avec lui croîtra le trèfle_.

_Tirer le diable par la queue._

Avoir de la peine à subsister; ne pouvoir chasser la misère.

Il faut procéder, dans l’explication de certaines locutions
proverbiales, comme au jeu du baguenaudier. Elles sont tellement
enchaînées l’une à l’autre, rentrent si bien l’une dans l’autre, qu’il
est nécessaire d’avoir la clef de celle-ci pour trouver la clef de
celle-là. Veut-on, par exemple, découvrir la raison du dicton: _Tirer
le diable par la queue_, on doit la chercher en prenant pour point
de départ un proverbe antérieur qui nous apprend que _le diable_,
c’est-à-dire le malheur personnifié dans l’être infernal, _est souvent
à la porte d’un pauvre homme_. Ce proverbe a fait supposer entre le
diable et le pauvre homme une lutte dans laquelle celui-ci, n’osant
attaquer de front son adversaire, sans doute à cause des cornes et des
griffes, le saisit par derrière afin de l’éloigner de son logis; et
l’inutilité de ses efforts a été rendue par une métaphore empruntée de
ces bêtes récalcitrantes qui s’obstinent à avancer au lieu de reculer
quand on les tire par la queue.

Le mitron qui tire le diable par la queue, est un symbole de la lutte
incessante de l’homme contre le malheur, et du travail opiniâtre auquel
il est condamné pour se procurer de quoi vivre.

On connaît cette phrase originale que M. Victor Hugo, dans sa _Lucrèce
Borgia_, a mise dans la bouche de Gubetta: «Il faut que la queue du
diable lui soit soudée, chevillée et vissée à l’échine d’une manière
bien triomphante, pour qu’il résiste à l’innombrable multitude de gens
qui la tirent perpétuellement.»

Le comte de Conflans plaisantait un jour le cardinal de Luynes de
ce qu’il se fesait porter la queue par un chevalier de Saint-Louis.
L’éminence piquée au jeu répondit que tel avait été toujours son usage,
et que parmi ses caudataires il s’en était même trouvé un qui prenait
le nom et les armoiries des Conflans.—Il n’y a rien d’étonnant en
cela, repartit le comte avec gaieté: dans ma famille on a été réduit
plus d’une fois _à tirer le diable par la queue_.

_Le diable bat sa femme et marie sa fille._

Ce dicton, employé fréquemment pour signifier qu’il pleut et qu’il
fait soleil à la fois, a pour fondement une tradition mythologique
que je vais rapporter, d’après un fragment de Plutarque qu’Eusèbe
nous a conservé dans sa _Préparation évangélique_ (liv. III, ch.
1).—Jupiter était brouillé avec Junon qui se tenait cachée sur
le mont Cythéron. Ce dieu, errant dans le voisinage, rencontra le
sculpteur Alalcomène qui lui dit que, pour la ramener, il fallait la
tromper et feindre de se marier avec une autre. Jupiter trouva le
conseil fort bon et voulut le mettre sur l’heure en pratique. Aidé
d’Alalcomène il coupa un grand chêne remarquable par sa beauté, forma
du tronc de cet arbre la statue d’une belle femme, lui donna le nom
de Dédala, et l’orna de la brillante parure de l’hyménée. Après cela,
le chant nuptial fut entonné, et des joueurs de flûte, que fournit
la Béotie, l’accompagnèrent du son mélodieux de leurs instruments.
Junon instruite de ces préparatifs descendit à pas précipités du mont
Cythéron, vint trouver Jupiter, se livra à des transports de jalousie
et de colère, et fondit sur sa rivale pour la maltraiter; mais ayant
reconnu la supercherie, elle changea ses cris en éclats de rire, se
réconcilia avec son époux, se mit joyeusement à la tête de la noce
qu’elle voulut voir achever, et institua, en mémoire de l’événement, la
fête des _dédales_ ou des _statues_ qu’on célébra depuis, tous les ans,
en grande pompe, à Platée en Béotie.

La dispute du Jupiter et de Junon est une allégorie de la lutte du
principe igné représenté par ce dieu, et du principe humide représenté
par cette déesse. Lorsque ces deux principes, ne se tempérant pas l’un
par l’autre, ont rompu l’harmonie qui doit régner entre eux, il y a
trouble et désordre dans les régions atmosphériques. La domination
du premier produit une sécheresse brûlante, et celle du second amène
des torrents de pluie. Ce dernier accident survint sans doute dans
la Béotie qui fut inondée, ainsi que l’indique le séjour de Junon
sur le Cythéron; et lorsque la terre dégagée des eaux eut reparu, on
dit que la sérénité rendue à l’air par le calme était l’effet de la
réconciliation des deux divinités, comme le mauvais temps avait été
l’effet de leur division.

Après cette explication, il est presque superflu d’ajouter que Jupiter
qui triomphe du courroux de Junon, ou, suivant l’expression de
Plutarque, le principe igné qui se montre plus fort que le principe
humide, est le _diable qui bat sa femme_, qui l’emporte sur sa femme,
tandis que le même dieu qui fait la noce de la statue, dont il est
l’auteur ou le père, est le _diable qui marie sa fille_. On sait que
Jupiter a reçu le nom de _diable_ et de _grand diable_ dans le langage
des chrétiens.

Les Italiens se servent du dicton _le nozze del diavolo_, _les noces du
diable_, pour marquer cette coïncidence du soleil et de la pluie dans
l’atmosphère qui tend à reprendre sa sérénité.

_Faire le diable à quatre._

C’est faire beaucoup de bruit ou de désordre, s’emporter à l’excès.
Les Italiens disent: _Far el diavolo e la versiera_, _faire le diable
et la sorcière_.

Dans l’enfance du théâtre français, où l’on jouait les saints,
la vierge et Dieu, on jouait aussi les diables. Les pièces qui
représentaient ces êtres infernaux s’appelaient petites diableries ou
grandes diableries; petites, lorsqu’il y avait moins de quatre diables,
et grandes, lorsqu’il y en avait quatre. De là l’expression _Faire le
diable à quatre_.

Cette sorte de spectacle populaire, dit le savant Huet, se donnait aux
grandes fêtes et dans les cimetières des églises. Il était surtout en
usage dans les villes du Poitou, où il avait été imaginé pour frapper
de terreur les pécheurs endurcis et les ramener à la religion.

Il y a un ancien recueil de _Diableries_, qui a été publié par un nommé
Brigadier. C’est une collection curieuse à laquelle sa rareté donne
aujourd’hui beaucoup de prix.

_Le diable devenu vieux se fit ermite._

On voit dans la légende que plusieurs diables fatigués de leur
méchanceté y ont renoncé en vieillissant pour embrasser l’état
monastique. Par exemple, le diable Puck est entré au service des
dominicains de Schewerin dans le Mecklembourg, ainsi que l’atteste le
livre intitulé: _Veridica ratio de dæmonio Puck_; le diable Bronzet
s’est fait moine dans l’abbaye de Montmajor près d’Arles; et le diable
que les Espagnols appellent _Duende_ a porté aussi le capuchon[37].
C’est probablement à cette démonologie que se rattache le proverbe.
Peut-être aussi fait-il allusion à l’histoire de Robert-le-Diable, père
de Richard-sans-Peur, duc de Normandie. Robert-le-Diable, ainsi nommé à
cause de sa conduite pleine de désordre et d’irréligion, se convertit
vers la fin de ses jours, et se retira dans un désert pour y faire
pénitence, comme on le voit dans le livre intitulé: _Vie du terrible
Robert-le-Diable, lequel après fut surnommé l’Omme-Dieu_; in-4^o
gothique. Lyon, Mareschal, 1496.

Le proverbe s’adresse aux hommes qui viennent à résipiscence après
une jeunesse dissipée; mais la malignité l’applique particulièrement
aux femmes que la vieillesse fait tourner du côté des litanies, et
qui trouvent dans une dévotion, feinte ou réelle, le refuge d’une
galanterie repentante ou répudiée.

On dit de ces pénitentes retardataires qu’_elles offrent à Dieu les
restes du démon_, pensée originale que j’ai prise pour fondement de
l’épigramme suivante:

  La vieille Arsinoé, fuyant les railleries
  Des amants échappés à ses galanteries,
  Dévote par dépit, dans un mystique lieu,
  Fait des restes du diable un sacrifice à Dieu.

_Martyr du diable._

Cette expression, autrefois proverbiale, a été employée dans un sermon
latin de Jean Gerson, pour désigner un homme livré à l’_ensorcellement
des niaiseries_, _fascinationi nugarum_, et continuellement tourmenté
dans des agitations pleines de l’esprit du monde mais vides de l’esprit
de Dieu.—Elle pourrait s’appliquer très bien à ces petits-maîtres
et à ces petites-maîtresses qui mettent leur corps à la torture pour
paraître avec plus d’éclat sous les livrées de la mode, ainsi qu’à ces
êtres blasés qui poursuivent si laborieusement de coupables voluptés,
et qui portent presque toujours la peine de leurs plaisirs.

M***, presque septuagénaire, s’est avisé de prendre une épouse de
dix-huit ans. Il cherche à racheter par des excès de jeune homme son
insuffisance de vieillard. Il promène en tous lieux madame qui a besoin
de distractions; il l’accompagne aux spectacles et aux bals; il ne
prend de repos ni le jour ni la nuit, il est condamné aux plaisirs
forcés. C’est vraiment un _martyr du diable_.

_C’est le valet du diable, il fait plus qu’on ne lui commande._

Cette façon de parler, qui se prend d’ordinaire en mauvaise part,
s’applique à un homme qui, par zèle ou par tout autre motif, fait
plus qu’on n’exige de lui. Elle est probablement venue de ce que,
dans les _mystères_ et les _diableries_, les valets de Satan, étaient
souvent représentés allant au delà de ses ordres, afin de signaler leur
dévouement pour ses intérêts.

_Il a les quatre poils du diable._

Autrefois, lorsqu’on voulait attacher aux contrats de vente ou de
donation un caractère spécial de validité, c’était l’usage que les
vendeurs ou les donateurs offrissent trois ou quatre poils de leur
barbe, qui étaient insérés dans les sceaux des titres remis aux
acquéreurs ou aux donataires, comme l’atteste la formule suivante citée
par Ducange, au mot _barba_: «Pour que cet écrit reste à toujours fixe
et stable, j’y ai apposé la force de mon sceau, _avec trois poils de ma
barbe_.» C’est par allusion à cet usage qu’on dit en certains endroits,
notamment du côté de la Suisse, pour désigner un rusé fripon qui vient
à bout de tout ce qu’il entreprend, comme s’il avait fait pacte avec
l’esprit infernal: _Cet homme a les quatre poils du diable_.

_Ce qui vient du diable retourne au diable._

Ce qui est acquis par des moyens illégitimes ne se conserve pas, ou ne
fait aucun profit.—Richard-Cœur-de-Lion avait coutume d’employer ce
proverbe en parlant de sa famille qui, depuis Robert-le-Diable, père
de Guillaume-le-Conquérant, s’était souillée de toutes sortes de vices
et de crimes. _Du diable nous venons_, disait-il, _et au diable nous
retournons_. Saint Bernard avait dit le même mot en parlant de Henri
II, père de Richard-Cœur-de-Lion. _De diabolo venit et ad diabolum
ibit_; _il vient du diable, et au diable il retournera_. (J. BRONTON,
_Ap. scr. fr._, XIII, 215.)

_Quand il dort le diable le berce._

Mot proverbial dont on se sert en parlant d’un homme inquiet,
impatient, malicieux, qui ne songe qu’à tourmenter les autres,
et qui se tourmente lui-même. Les Allemands nous ont pris ce mot
pour nous l’appliquer. _Quand le Français dort_, disent-ils, _le
diable le berce_. Ce qui est parfaitement vrai, si l’on en restreint
l’application à la vivacité française pour laquelle _le repos est un
état violent et incommode_.

_Si le diable sortait de l’enfer pour se battre, il se présenterait
aussitôt un Français pour accepter le défi._

Et c’est le cas de dire que le diable aurait affaire à forte partie.

L’ardeur guerrière du Français est très bien caractérisée dans ce vieux
proverbe.

_De jeune ange vieux diable._

On a observé que les caractères pleins de douceur dans le premier
âge ont, en général, beaucoup de vivacité et de malice dans un autre
âge. Ce changement est peut-être moins un effet de la nature que de
l’éducation. C’est ainsi que le rosier, qui naît sans épines sur les
hautes Alpes, se hérisse de pointes acérées lorsqu’il est cultivé dans
nos jardins.

_C’est le diable à confesser._

Expression très usitée en parlant d’une personne dont on ne peut tirer
quelque aveu, ou dont on ne peut obtenir ce qu’on désire, et par
extension, d’une chose très difficile, presque impossible.

_Loger le diable dans sa bourse._

  Un homme n’ayant plus ni crédit ni ressource,
      _Et logeant le diable en sa bourse_,
      C’est-à-dire n’y logeant rien.

  (LA FONTAINE, fable 16 du livre IX.)

On a prétendu que cette expression devait son origine à une anecdote
qui est racontée fort agréablement dans l’épigramme suivante de notre
vieux poëte Saint-Gelais:

  Un charlatan disait en plein marché
  Qu’il montrerait le diable à tout le monde.
  Si n’y eust nul, tant fust-il empesché,
  Qui ne courust pour voir l’esprit immonde.
  Lors une bourse assez large et profonde,
  Il leur déploye et leur dit: Gens de bien,
  Ouvrez vos yeux, voyez, y a-t-il rien?
  —Non, dit quelqu’un des plus près regardans.
  —Et c’est, dit-il, le diable; oyez-vous bien
  Ouvrir sa bourse et ne voir rien dedans?

Ce n’est point de là certainement que l’expression est venue. Elle
a précédé l’anecdote qui lui doit une bonne partie de son sel, et
elle est née à une époque où toutes les monnaies étaient frappées à
l’effigie de la croix, signe très redouté du diable, comme chacun sait:
ce qui donna lieu d’imaginer que si le diable voulait se glisser dans
une bourse, il fallait nécessairement qu’il n’y eût ni sou ni maille.
Cette explication se justifie par un vieux proverbe fort original que
voici: _Le plus odieux de tous les diables est celui qui danse dans la
poche, quand il n’y a pas la moindre pièce marquée du signe de la croix
pour l’en chasser_.

_Les menteurs sont les enfants du diable._

Le diable est nommé _le père du mensonge_ dans l’Écriture sainte,
et le mot grec διἁϐολος, d’où dérive le nom du _diable_, signifie
_calomniateur_.

_Envoyer quelqu’un à tous les mille diables._

On croit que cette expression proverbiale fait allusion à une bande de
voleurs qui exercèrent un fameux brigandage, en 1523, dit l’historien
Duplex, et se firent nommer _les mille diables_.


=DIAMANT.=—_C’est un diamant sous le marteau._

Cette expression, par laquelle on désigne un homme fort et constant
dans ses disgraces, est fondée sur une vieille opinion populaire
qui attribuait au diamant plusieurs vertus qu’il n’a point, et
particulièrement celle de résister à l’action du marteau. Cette opinion
est consignée dans _le Propriétaire des choses_, liv. XVI, ch. 8, où
il est dit que le diamant est de tous les corps le plus dur, que le
marteau ne peut le briser, ni le feu le détruire, mais que le sang d’un
jeune bouc a la faculté de le dissoudre. _Credat judæus Apella._


=DIEU.=—_L’homme propose et Dieu dispose._

C’est-à-dire que les desseins des hommes ne réussissent qu’autant qu’il
plaît à Dieu; que leurs entreprises tournent fréquemment au contraire
de leurs projets et de leurs espérances. Les Espagnols disent: _Los
dichos en nos, los hechos en dios_; _les dits en nous, les faits en
Dieu_.

Il y a souvent dans les affaires les mieux concertées des rencontres
imprévues qui les font échouer ou réussir, comme pour prouver
l’insuffisance des calculs humains et manifester la supériorité de la
Providence. _L’homme dispose sa voie_, dit la Sagesse, _et Dieu conduit
ses pas_; ce que Fénelon a redit heureusement dans cette phrase de son
beau sermon pour la fête de l’Épiphanie: «Dieu ne donne aux passions
humaines, lors même qu’elles semblent décider de tout, que ce qu’il
leur faut pour être les instruments de ses desseins. Ainsi, _l’homme
s’agite et Dieu le mène_.»

Écoutons Bossuet sur la même matière. «Il n’y a point de hasard,
dit-il, dans le gouvernement des affaires humaines, et la fortune n’est
qu’un mot qui n’a aucun sens. Tout est sagesse et providence. On a
beau compasser dans son esprit tous ses discours et tous ses desseins,
l’occasion apporte toujours je ne sais quoi d’imprévu; en sorte qu’on
dit et qu’on fait toujours plus ou moins qu’on ne pensait. Et cet
endroit inconnu à l’homme dans ses propres actions et dans ses propres
démarches, c’est l’endroit secret par où Dieu agit, et le ressort
secret qu’il remue.»

_Aux petits des oiseaux Dieu donne leur pâture._

La providence de Dieu est grande, elle pourvoit à la subsistance de
toutes les créatures.—Les Espagnols disent: _Les petits oiseaux des
champs ont le bon Dieu pour maître-d’hôtel_. Il y a dans leur proverbe
je ne sais quel mélange de fierté et de confiance qui caractérise la
pauvreté castillane, habituée à ne pas travailler et à vivre au soleil,
dans des vestibules de palais et sous des porches d’église.

_Servir Dieu, c’est régner._

Parce que celui qui sert Dieu maîtrise toutes ses passions, et règne
sur lui-même. Ce proverbe est la traduction littérale de cette pensée
d’un père de l’Église, _Servire Deo regnare est_. Il a beaucoup
d’analogie avec ce qu’a dit Horace (Ode 6, liv. III):

  _Dis te minorem quod geris imperas._

_Dieu donne le froid selon le drap._

Dieu proportionne les peines qu’il nous envoie aux forces que nous
avons pour les supporter.—Henri Étienne, qui ne laisse guère échapper
l’occasion de ridiculiser les moines, prétend dans le chapitre 32 de
son _Apologie d’Hérodote_, que quelques-uns d’entre eux avaient traduit
par ce proverbe la belle expression du psaume 147, v. 16, _Dat nivem
sicut lanam_, dont Godeau a fait la paraphrase suivante:

      Lorsque la froidure inhumaine
  De leur vert ornement dépouille les forêts,
  Sous une neige épaisse il couvre les guérets,
  Et la neige a pour eux la chaleur de la laine.

_Dieu vous bénisse!_

Polydore Virgile prétend que du temps de saint Grégoire-le-Grand, en
591, il régna dans l’Italie une épidémie violente qui fesait mourir
en éternuant ceux qui en étaient atteints, et que le pontife ordonna
des prières accompagnées de vœux pour arrêter les progrès du mal, ce
qui introduisit la coutume de dire: _Dieu vous bénisse!_ Mais cette
coutume date d’une époque bien antérieure au sixième siècle. Elle a
existé de toute antiquité dans toutes les parties de l’ancien monde, et
les navigateurs qui ont découvert le nouveau l’y ont trouvée établie.
Plusieurs auteurs qui en ont recherché l’origine, l’attribuent à
diverses raisons qu’ils déduisent de la religion, ou de la morale, ou
de la physique. Je vais rapporter ce que j’ai pu recueillir de plus
curieux sur cette matière traitée par Skookius, par Bartolin, par
Strada et par d’autres savants.

HISTOIRE DE L’ÉTERNUMENT.

Lorsque notre père Adam fut devenu mortel par sa désobéissance,
Dieu, disent les rabbins, décida, dans sa sagesse, que ce pécheur
éternuerait une fois, et que ce serait au moment de rendre l’esprit.
Il n’y eut pas, ajoutent-ils, d’autre genre de mort naturelle parmi
les hommes jusqu’à Jacob. Ce patriarche, moins résigné que ses
prédécesseurs à une pareille fin, et craignant de quitter ce monde
à chaque bâillement qu’il fesait, obtint du Seigneur la révocation
d’un tel arrêt. Il éternua et resta vivant, à la grande surprise de
ceux qui l’entendirent. Ce miracle pourtant ne détruisit pas toutes
les frayeurs que causait le mortel éternument. On crut que ses effets
pourraient bien n’avoir été que différés, et l’on contracta l’habitude
d’y remédier par des vœux. Ces vœux furent si efficaces, que le signe
du trépas devint celui de la vie. Les enfants commencèrent dès lors à
éternuer en naissant, et dans la suite le fils de la Sunamite, rappelé
du tombeau à la voix du prophète Élysée, marqua sa résurrection par
sept éternuments consécutifs qui, suivant la remarque d’un mélomane,
retentirent en formant les sept tons de la gamme.

Il serait difficile de trouver un sens raisonnable au récit des
rabbins, peu scrupuleux, comme on sait, à donner des énigmes sans
mot. Ce que les mythologues ont imaginé sur le même sujet vaut un peu
mieux. Lorsque Prométhée, disent-ils, eut façonné sa statue d’argile,
il alla dérober, avec l’aide de Minerve, le feu céleste dont il avait
besoin pour l’animer, et il l’apporta sur la terre dans un flacon
hermétiquement bouché qu’il ouvrit ensuite sous le nez de cette statue
pour le lui faire aspirer. Aussitôt que le phlogistique divin se fut
insinué dans le cerveau, elle agita sa tête en éternuant. Prométhée
ravi lui dit: _Bien te fasse!_ et ce souhait fit tant d’impression
sur la nouvelle créature, qu’elle ne l’oublia jamais et le répéta
toujours, dans le même cas, à ses descendants qui l’ont perpétué
jusqu’à nous. Cette fiction ingénieuse prouve du moins que les secrets
de l’électricité, dont elle est une allégorie, n’étaient pas tout à
fait inconnus dans les temps les plus reculés; mais elle ne décide pas
la question qui nous occupe.

Aristote et d’autres philosophes ont cru trouver la solution de cette
question dans le respect religieux qu’on avait jadis pour la tête,
regardée comme la partie la plus noble du corps humain et le siége
de l’ame, cet être immatériel et pensant émané de la divinité même à
qui le cerveau fut consacré pour cette raison. C’est à cause de cela,
assurent-ils, que l’éternument fut toujours accueilli avec une grande
vénération, et qu’il obtint même des adorations en certains pays où
l’on se mettait à genoux aussitôt qu’il se fesait entendre.

Les Siamois ont une opinion différente. Ils sont persuadés qu’il y
a dans leur enfer plusieurs juges écrivant sans cesse sur un livre
tous les péchés des hommes qui doivent paraître un jour devant leur
tribunal; que le premier de ces juges, nommé Prayomppaban, est
incessamment occupé à feuilleter ce registre où la dernière heure de
chaque créature humaine est marquée, et que les personnes dont il
lit l’article ne manquent jamais d’éternuer au même instant; ce qui
dénote qu’elles ont bon nez. Ainsi l’éternument est de la part de ces
personnes un signe de détresse pour avertir la compassion d’implorer
l’assistance divine en leur faveur.

Avicène et Cardan le regardent comme une espèce de convulsion qui fait
craindre l’épilepsie, et ils prétendent que les souhaits dont il est
accompagné n’ont pas d’autre fondement que cette crainte.

Suivant d’autres médecins, l’éternument est une crise avantageuse dans
plusieurs maladies, et une preuve du bon état du cerveau dans presque
toutes les circonstances. Voilà pourquoi il a toujours obtenu des
compliments de la part de ceux qui l’entendent.

Un auteur anonyme a fait l’hypothèse suivante: Parmi les enfants
qui viennent de naître, quelques-uns ne respirent que quelques
instants après qu’ils sont au monde, et d’autres restent tellement
plongés dans un état de mort apparente qu’il faut avec des liqueurs
irritantes leur communiquer la chaleur et la vie. Dans tous les cas
possibles, le premier effet de l’air et le premier signe d’existence
qu’ils donnent est l’éternument: cette espèce de convulsion générale
semble les réveiller en sursaut. C’est alors que commence le jeu de
la respiration, l’harmonie parfaite, et le libre exercice de chaque
organe. Au comble de ses vœux, ou dans l’excès même de ses craintes,
un père n’a qu’un souhait à faire, un souhait qu’il répétera, ou
qui retentira dans son cœur, à chaque secousse qui fait tressaillir
l’enfant: c’est qu’il vive, que le Dieu des cieux le conserve. Ainsi
cet usage, en apparence frivole, ridicule, bizarre, inexplicable, est
l’image et l’expression du sentiment le plus pur excité par le tableau
le plus touchant de la nature. C’est la trace de la plus douce émotion
et de l’élan irrésistible de l’homme vers son plus cher ouvrage; c’est
le souvenir de la première chaîne d’affection qui se soit formée autour
d’un nouveau membre de la société, du premier _vivat_ qui soit sorti
de la bouche des hommes. Enfin cet usage, dans quelque sens qu’on le
prenne, est le cri général, universel de la tendresse paternelle, de
la piété filiale, de l’amitié fraternelle, de toutes les plus douces
affections de l’homme dans l’âge d’or; et cet âge, du moins sous ce
rapport, existera toujours pour les ames sensibles.

On voit par ce qu’on vient de lire que l’habitude de saluer ceux qui
éternuent, quoique attribuée à des causes diverses, est des plus
antiques, des plus répandues et des plus constantes. Pour la rendre
telle, il a fallu sans doute des motifs plus puissants que ceux de la
civilité qui, soumise à diverses modifications dépendantes des temps,
des lieux et des mœurs, n’aurait pu seule la propager partout, de
siècle en siècle, et d’une manière si uniforme. On doit y reconnaître
l’influence de la superstition établie à demeure fixe dans l’esprit
humain dominé toujours par elle, soit à son insu, soit de son
consentement, soit malgré lui, par l’entremise des passions dont elle
est inséparable. La superstition, dans ce cas, a été favorisée par des
législateurs qui n’y ont rien vu que d’honnête. Témoin ce précepte du
Sadder, abrégé du Zend-Avesta de Zoroastre; «Dis _Ahuno-var_ et _Ashim
vuhû_, lorsque tu entends éternuer.»

Examinons maintenant les idées qui ont été attachées à l’éternument,
et les cérémonies auxquelles il a donné lieu chez plusieurs peuples,
soit anciens, soit modernes. Les Égyptiens, les Grecs et les Romains le
prenaient pour un avertissement divin de la conduite qu’ils devaient
tenir en telle ou telle circonstance, et pour un présage, tantôt
favorable et tantôt funeste, des événements de la vie. Il y avait chez
eux des devins qui fesaient métier d’expliquer ce qu’il signifiait,
selon l’endroit, le temps et l’heure où il était venu, selon le
bruit plus ou moins fort qu’il avait fait, et selon la position de
la tête d’où il était parti. S’il paraissait d’heureux augure, on
rendait grâces aux dieux, et l’on se hâtait de conclure les affaires
qu’on avait le plus à cœur; mais s’il ne présageait rien de bon, on
s’abstenait de toute entreprise importante, de sortir de chez soi,
de manger même; jusqu’à ce qu’on eût rompu le maléfice par certaines
pratiques religieuses ou par l’acceptation volontaire de quelque petit
malheur en remplacement de celui qu’on croyait avoir à redouter. Les
poëtes et les historiens ont pris plaisir à nous faire connaître de
semblables préjugés, et s’il faut en citer des exemples,

  Les exemples fameux ne nous manqueront pas.

Lorsque Pénélope, obsédée par ses amants, priait les dieux immortels de
lui ramener Ulysse, son fils Télémaque fit un éternument si fort que
tout le palais en retentit; et la chaste princesse se livra dès lors à
la joie, ne doutant plus de l’accomplissement de sa prière, quoiqu’elle
l’eût faite en vain tant de fois.

Les Athéniens, partis pour une expédition navale, voulaient rentrer
dans le port parce que Thimothée, leur amiral, avait éternué. Eh quoi!
leur dit-il, vous vous étonnez de ce qu’un homme sur dix mille a le
cerveau humide!

Pendant que Xénophon exhortait les troupes à un parti périlleux, mais
nécessaire, un soldat éternua. L’armée se persuada que son nez, qui
était sans doute très remarquable, avait été choisi par les dieux pour
sonner à la fois la charge et la victoire. Décidée aussitôt par ce
pronostic bien plus que par l’éloquence de son chef, elle offrit un
sacrifice au bon événement et brava tous les dangers avec confiance.

Les bonnes gens pensent que Socrate ne devint le plus sage des hommes
qu’à force d’étudier la philosophie et de lutter contre ses passions;
c’est une erreur. Qu’on lise Plutarque, _De genio Socratis_, on verra
qu’il dut principalement cet avantage aux éternuments par lesquels son
génie l’avertissait.

On croyait que l’amour éternuait à la naissance des belles et les
destinait ainsi à partager avec les Grâces et Vénus l’encens des
mortels. Aussi le plus joli compliment qu’un galant petit-maître de
Rome pût adresser à celle dont il était épris consistait-il à lui dire:
_Sternuit tibi amor_, _l’amour a éternué pour vous_. Ce que Parny s’est
peut-être rappelé lorsqu’il a dit à son Éléonore:

  Éternuez en assurance,
  Le dieu d’amour vous bénira.

L’éternument eut quelquefois le privilége d’adoucir la férocité d’un
tyran. Tibère devenait affable lorsqu’il avait éternué sous l’influence
du bon quart-d’heure, et il se promenait sur un char dans les rues pour
recevoir les félicitations de ses sujets.

Cette précieuse civilité n’avait pas lieu seulement à l’égard des
autres: on ne négligeait point de se la faire à soi-même. Martial parle
d’un certain Proclus dont le nez, curieux morceau d’histoire naturelle,
avait son bout si distant des oreilles que le pauvre homme ne pouvait
s’entendre éternuer pour former en son propre honneur le vœu ordinaire.

L’auteur de l’_Histoire de la conquête du Pérou_ rapporte que lorsque
le cacique de Guachoia ou Guacaya éternuait, ses sujets étaient
avertis de cet heureux événement par des signaux publics, afin qu’ils
se prosternassent en l’honneur de leur maître et qu’ils priassent le
soleil de le protéger, de l’éclairer et d’être toujours avec lui.

Quand le roi de Monomotapa éternue, a dit quelque part Helvétius, tous
les courtisans sont obligés d’éternuer aussi; et l’éternument gagnant
de la cour à la ville et de la ville en province, l’empire paraît
affligé d’un rhume général.

Chez le roi de Sennar, les choses se passent d’une manière plus
curieuse encore. Aussitôt que ce prince a éternué, tous ceux qui sont
en sa présence lui tournent le dos en faisant une pirouette et en se
donnant une claque sur la fesse droite. Ils prétendent que le salut de
l’état dépend de cette manœuvre. Ne nous en moquons pas, car nous le
faisons dépendre aussi quelquefois de choses qui, pour paraître plus
sérieuses, n’en sont pas moins risibles.

Les anabaptistes et les quakers ont proscrit le culte de l’éternument.
Ce qu’ils ont fait là par esprit de secte et par singularité, on le
fait maintenant dans le monde pour éviter la gêne et pour se conformer
au bon ton qui ne permet plus de dire _Dieu vous bénisse_ à quelqu’un,
si ce n’est à un pauvre auquel on refuse la charité. Je suis assurément
bien éloigné de trouver mauvais qu’on éternue sans cérémonie et tout à
son aise; mais bien des gens n’approuvent pas les réformateurs, et ils
regardent comme funeste l’abolition d’une coutume si religieusement
observée pendant tant de siècles.

_Ressembler au bon Dieu de Gibelou._

Cette comparaison, qu’on emploie en parlant d’une personne mal
accoutrée et chargée de plusieurs pièces d’habillement l’une sur
l’autre, est fondée sur une tradition populaire qui rapporte que les
habitants de Gibelou avaient coutume d’envelopper la statue de l’enfant
Jésus de chiffons de toute espèce.

_Promettre ou jurer ses grands dieux._

Les païens, comme on sait, avaient de _grands dieux_ et de _petits
dieux_, et les engagements qu’ils prenaient en jurant par les grands
dieux étaient plus solennels et plus sacrés que ceux qu’ils prenaient
en jurant par les petits dieux.


=DINDON.=—_Être le dindon de la farce._

Les pères de comédie qui jouent des rôles de dupes étaient autrefois
appelés _pères dindons_, par allusion à ces oiseaux de basse-cour,
dont on a fait le symbole de la sottise. De là cette expression _Être
le dindon de la farce_, ou _Être le dindon d’une chose_.

_C’est la danse des dindons._

Cette métaphore proverbiale, qu’on emploie en parlant d’une chose qu’on
a l’air de faire de bonne grâce, quoique ce soit à contre-cœur, est
fondée sur l’historiette suivante qui paraît être d’une tradition fort
ancienne:

Un de ces hommes dont le métier est de spéculer sur la curiosité
publique, fit annoncer à son de trompe, un jour de foire, dans une
petite ville de province, qu’il donnerait un ballet de dindons. La
foule s’empressa d’accourir à ce spectacle extraordinaire; la salle
fut remplie; des cris d’impatience commandèrent le lever de la toile;
le théâtre se découvrit enfin, et l’on vit paraître les acteurs de
basse-cour qui sautaient précipitamment, tantôt sur un pied et tantôt
sur l’autre, en déployant leur voix aigre et discordante sur tous
les tons, tandis que le directeur s’escrimait à les diriger avec une
longue perche pour leur faire observer les règles du _chassez_ et du
_croisez_. Cette scène burlesque produisit sur les assistants un effet
difficile à d’écrire. Les uns se récriaient de surprise, les autres
applaudissaient avec transport; ceux-ci trépignaient de joie, ceux-là
poussaient des éclats de rire immodérés; et l’engouement général était
tel que personne ne soupçonnait pourquoi les dindons se donnaient tant
de mouvement. On s’aperçut enfin que c’était pour se soustraire au
contact d’une tôle brûlante sur laquelle ils étaient placés. Quelques
étincelles échappées d’un des fourneaux disposés sous cette tôle
découvrirent le secret de la comédie. Mais en même temps la peur du
feu gagna l’assemblée: dans un instant tout y fut _tohu bohu_, et les
spectateurs et les acteurs, se précipitant pêle-mêle, se sauvèrent
comme ils purent, les premiers avec un pied de nez, et les seconds avec
des pieds à la sainte-menehould.


=DÎNER.=—_Qui dort dîne._

«Cette façon de parler, dit Moisant de Brieux, est tirée de l’école
de médecine, où l’on enseigne que le sommeil tient lieu d’aliment
lorsque, l’estomac étant plein de crudités, il faut dégager la nature,
et lui donner loisir de les cuire, sans la surcharger de nouvelles
viandes.»

On trouve dans Rabelais (liv. V, ch. 5): _Qui dort, il boit._

_Que le riche dîne deux fois._

Proverbe ancien qu’on lit dans le festin de Trimalcion en ces termes:
_Tu beatior es? bis prande, bis cœna; si tu es plus riche que moi,
dîne et soupe deux fois._—C’est une espèce de défi donné au riche
par le pauvre dont le pain grossier a pour assaisonnement un appétit
vigoureux, tandis que tout le luxe des festins les plus raffinés ne
peut suppléer à cet attrait que le riche ne connaît pas. On sait le
mot de ce financier accosté, comme il rentrait chez lui, à l’heure du
dîner, par un malheureux qui demandait l’aumône en s’écriant: J’ai
faim.—Que ce coquin dit-il, est heureux! il a faim!


=DIRE.=—_Bien dire fait rire, bien faire fait taire._

Ce proverbe s’applique aux personnes qui démentent et décréditent par
leur conduite la morale qu’elles prêchent dans leurs discours, et qui
font rire d’elles par leurs beaux préceptes, parce qu’elles ne se font
pas applaudir par leurs bonnes actions.

_Tout est dit._

_Nullum est jam dictum, quod non dictum sit prius._ (Térence.)

Cet adage, qu’une critique décourageante veut ériger en dogme
littéraire, n’est pas absolument vrai. Tout est pensé peut-être, mais
tout n’est pas dit; et s’il n’y a point d’idées tout à fait nouvelles,
il peut y avoir des expressions neuves, car la combinaison des mots
est infinie, et c’est un art créateur que celui de les placer, de
les assortir, de les embellir l’un par l’autre, en leur ménageant
des reflets étrangers, et en leur faisant trouver dans ces échanges
réciproques des couleurs toujours variées. Il en est du langage comme
de la lumière qui, sans changer dans son essence, prend mille teintes
différentes, suivant les combinaisons d’un habile opticien.


=DISEUR.=—_L’entente est au diseur._

_Unusquisque verborum suorum optimus interpres est._ Celui qui parle
est toujours censé le plus habile à comprendre et à expliquer ce qu’il
dit, lors même qu’il lui est impossible de le faire; ce qui n’est
pas aussi rare qu’on pourrait l’imaginer, car il y a bon nombre de
discoureurs auxquels cela ne manque pas d’arriver, parce qu’une sotte
vanité les engage à débiter inconsidérément des phrases sur tout, quand
ils n’ont des idées sur rien. On peut dire d’eux, avec Sterne, que leur
tête creuse est comme le tourne-broche que la fumée seule fait aller.

Le philosophe Phavorin adressait à un bavard de cette espèce
l’apostrophe suivante, rapportée par Aulu-Gelle: _An scire atque
intelligere neminem vis quæ dicas? Quidni, homo inepte, ut quod vis
abunde consequaris, taces?_

  Si ton esprit veut cacher
  Les belles choses qu’il pense,
  Dis-moi, qui peut t’empêcher
  De te servir du silence?      (MAYNARD.)

Spéron-Spéroni, écrivain italien du XVI^e siècle, explique très bien
comment des gens qui s’énoncent clairement pour eux-mêmes, dans leurs
discours ou leurs écrits, sont obscurs pour les auditeurs ou les
lecteurs. C’est, dit-il, que ces gens vont de la pensée à l’expression,
tandis que les autres vont de l’expression à la pensée.

_Diseur de bons mots, mauvais caractère._

Mot de Pascal, répété par La Bruyère, et passé en proverbe, pour blâmer
ces mauvais plaisants qui cherchent à faire briller leur esprit aux
dépens de leur cœur, et qui _aiment mieux perdre un ami qu’un bon mot_.

_Les grands diseurs ne sont pas les grands faiseurs._

Ceux qui se vantent le plus, qui promettent le plus, sont ordinairement
ceux qui font le moins. Nous disons encore: _Grand vanteur, petit
faiseur._

_Chi e largo di bocca e stetto di mano, qui est large de bouche est
étroit de main._ (Proverbe italien.)

_La lengua luengua es senal de mano corta, la langue longue est signe
de main courte._ (Proverbe espagnol.)

_Great cry and little wool, grand cri et peu de laine._—Proverbe
anglais, qui est venu de ce que, dans plusieurs _mystères_, le diable
était représenté tondant les soies de ses cochons.


=DOIGT.=—_Mettre le doigt dessus._

C’est deviner, découvrir une chose. Les Latins disaient: _Rem acu
tangere_, _toucher la chose avec l’aiguille._ Ce que Cicéron appliqua
plaisamment à un sénateur dont le père avait été tailleur.

_Savoir une chose sur le bout du doigt._

La savoir parfaitement de mémoire. C’est une variante de _Savoir sur
l’ongle_, expression traduite de l’expression latine _ad unguem_
qu’Erasme regarde comme une métaphore empruntée des marbriers qui
tâtent à l’ongle la jointure des marbres rapportés, pour juger si elle
est bien faite.

_Mon petit doigt me l’a dit._

Phrase proverbiale qu’on adresse aux enfants, pour leur faire croire
qu’on sait la vérité de quelque chose qu’ils refusent d’avouer. Elle
a été agréablement employée par Molière dans une scène du _Malade
imaginaire_ que tout le monde connaît.

«Quelques auteurs ont estimé, dit le père Labbe, qu’il fallait
expliquer _Mon petit doigt me l’a dit_, par _mon petit dé_ (_dé_ pour
_dex_, ou dieu) _me l’a dit_, faisant allusion au génie de Socrate, à
la nymphe Egérie de Numa, et autres démons familiers; ces démons étant
présumés inspirer ceux qu’ils favorisaient, et leur parler à l’oreille.»

Il est plus probable que cette phrase est née de l’usage de porter
à l’oreille le petit doigt, nommé _auriculaire_ pour cette raison.
Un père, en y portant le sien, aura feint qu’il lui révélait quelque
chose, et ce trait imité par d’autres sera passé en coutume.

Lorsque le général Beurnonville fit son fameux rapport sur une victoire
qui ne lui avait coûté que le petit doigt d’un tambour, un plaisant
composa une chanson dont le refrain était:

  Holà! citoyen Beurnonville,
  Le petit doigt n’a pas tout dit.

_Il ne faut pas mettre le doigt entre l’arbre et l’écorce._

Il ne faut pas se mêler des querelles d’un mari et de sa femme, et en
général des personnes qui sont naturellement unies. Une scène comique
de Molière fait voir à quoi s’expose l’indiscret conciliateur.—Ce
proverbe est plaisamment travesti dans le _Médecin malgré lui_ (act. I,
sc. 2), où Sganarelle l’énonce ainsi: _Entre l’arbre et le doigt il ne
faut pas mettre l’écorce._


=DON.=—_Il n’y a pas de plus bel acquêt que le don._

Il n’y a pas de bien acquis d’une plus belle manière que celui qui nous
est donné.

_Jamais un don ne vaut autant qu’au moment où l’on désire l’obtenir._

Ce proverbe a été employé par le troubadour Savary de Mauléon qui en
est peut-être l’inventeur.


=DONNER.=—_Qui tôt donne, deux fois donne._

Traduction littérale de cette pensée de Sénèque: _Bis dat qui cito
dat._ «La règle de la vraie bienfaisance, dit ce philosophe, est de
donner comme nous voudrions recevoir, de bon cœur, promptement et
sans hésiter. Un bienfait n’est pas agréable quand le bienfaiteur le
garde trop longtemps dans ses mains, qu’il ne le lâche qu’avec peine,
et comme s’il se l’arrachait. Après le refus, rien de plus dur que
l’irrésolution. Elle manque à coup sûr la reconnaissance. En effet,
le principal mérite du bienfait consistant dans la bienveillance,
témoigner par ses délais qu’on oblige à contre-cœur, ce n’est pas
donner, c’est mal défendre ce qu’on donne.»

On perd la grâce et le mérite d’un don quand on ne l’accorde pas le
plus tôt qu’on peut. Un don qui se fait trop attendre, est gâté quand
il arrive.

«Ne dites point à votre ami qui vous demande quelque chose: _Allez
et revenez, je vous le donnerai demain_, lorsque vous pouvez le lui
donner à l’heure même.» (Proverbe de Salomon.)

Si devant servir aujourd’hui ton prochain, tu attends à demain, fais
pénitence. (_Zend-Avesta_ de Zoroastre.)

_On ne donne rien pour rien._

On ne donne que pour recevoir. Les présents qu’on fait ne sont que les
arrhes de ceux qu’on attend.—Ce n’est pas là donner, dit Pline le
jeune, c’est avec des présents trompeurs qui cachent l’hameçon et la
glu dérober le bien d’autrui, _Viscatis humatisque muneribus non sua
promere sed aliena corripere._ (Epist. 30, lib. IX.)

Les Italiens disent: _Chi da ensegna rendere_, _qui donne enseigne à
rendre_; et les Arabes: _Qui apporte, emporte_.

_Donner un œuf pour avoir un bœuf._

Les Latins employaient dans le même sens ce jeu de mots: _Pileum donat
ut pallium recipiat, il donne un bonnet pour avoir un manteau._ Les
Espagnols ont les deux dictons suivants: _Con una sardina pescar una
trucha, avec une sardine pêcher une truite._—_Meter aguja y sacar
reja, mettre une aiguille et tirer un soc de charrue._


=DORMIR.=—_Dormir la grasse matinée._

Quelqu’un a prétendu, je crois que c’est Pasquier, que le mot _grasse_
a été mis ici par métonymie, parce que ceux qui dorment beaucoup
prennent de l’embonpoint; mais ce mot s’explique très bien sans figure
dans le sens de _grande_ qu’il a quelquefois; et l’expression _Dormir
la grasse matinée_, ou _la grande matinée_, est traduite du latin _Mane
totum dormire_.

Les Espagnols disent, d’une manière heureuse: _Hazer plazer al sueno,
faire plaisir au sommeil_; ce qui rappelle ces jolis vers de Vergier
sur La Fontaine:

  Il laisse à son gré le soleil
  Quitter l’empire de Neptune,
  Et dort tant qu’il plaît au sommeil.

Nous disons encore proverbialement: _Faire honneur au soleil._ Cet
honneur consiste à le laisser lever le premier.


=DOS.=—_Il tombe sur le dos et se casse le nez._

Expression plaisante dont on se sert en parlant d’un homme tout à
fait malencontreux. Les Basques disent: _Les vers s’engendrent dans
sa salière_;—les Provençaux: _Il ferait faire naufrage à une barque
chargée de crucifix_;—les Italiens: _Si romperebbe il collo in un filo
di paglia, il se casserait le cou contre un brin de paille._—Nous
disons encore: _Il se noierait dans un verre d’eau ou dans un crachat._


=DOUBLURE.=—_Fin contre fin n’est pas bon à faire doublure._

On ne réussit pas à tromper aussi fin que soi. _Ars deluditur
arte._—Les Italiens disent: _Duro con duro non fece mai bono muro, dur
contre dur ne fit jamais bon mur._


=DOUCEUR.=—_Plus fait douceur que violence._

Proverbe dont La Fontaine est peut-être l’auteur.—Un autre proverbe
dit: _On prend plus de mouches avec du lait_, ou _du miel, qu’avec du
vinaigre._


=DOUTE.=—_Dans le doute abstiens-toi._

Tant que nous ignorons ce que nous devons faire, la sagesse consiste
à rester dans l’inaction, car il vaut mieux ne rien faire que de
s’exposer à mal faire.—Ce proverbe se trouve dans le Zend-Avesta de
Zoroastre qui passe pour en être l’inventeur. Cicéron l’a rapporté
et expliqué en ces termes: _Quod dubites ne feceris; æquitas enim
lucet per se, dubitatio autem cogitationem significat injuriæ._ Ce
qui se trouve très bien traduit dans cette phrase du deuxième sermon
de Bossuet, pour le dimanche de la Passion: «Quand nous doutons de
la justice de nos entreprises, c’est une bonne maxime de se désister
tout à fait. L’équité reluit assez d’elle-même, et le doute semble
envelopper dans son obscurité quelque dessein d’injustice.»


=DOUTER.=—_Qui doute ne se trompe point._

_Qui dubitat non errat._ C’est en opinant qu’on se trompe, et non pas
en doutant.

  _Error opinando non dubitando venit._


=DRAGÉE.=—_Tenir la dragée haute à quelqu’un._

C’est différer de lui accorder une chose promise; c’est offrir un vain
appât à son espérance.

Cette locution est venue d’un jeu dans lequel on excite la convoitise
des enfants en faisant voltiger devant eux une dragée suspendue par un
long fil au bout d’un bâton, sans qu’il leur soit permis de la saisir
autrement qu’avec la bouche.


=DRAP.=—_Mettre quelqu’un dans de beaux draps blancs._

C’est médire beaucoup de lui, découvrir tous ses défauts, et par
extension, le placer dans une situation embarrassante. Mettez un
Maure en de beaux draps blancs, dit Le Duchat, c’est de quoi le faire
paraître encore plus noir.


=DRAPEAU.=—_Le drapeau déchiré fait la gloire du capitaine._

Il en est de même de la fortune délabrée de l’homme vertueux. La vertu,
dit Rivarol, tire sa gloire des persécutions qu’elle endure, comme le
drapeau de guerre tire son lustre de ses lambeaux déchirés.

Le mot _drapeau_, autrefois _drapel_, qu’on croit dérivé, dans le sens
d’enseigne, de l’italien _drapello_, n’est pas très ancien en français.
Il fut introduit au XVI^e siècle par les capitaines qui tenaient à
honneur d’avoir fait les guerres d’Italie sous François I^{er}, et
qui voulaient faire entendre par ce mot que leur bannière avait été
déchirée, car _drapel_ (morceau de drap, chiffon) emportait autrefois
un pareil sens.


=DUIRE.=—_Ce qui nuit à l’un duit à l’autre._

Ce qui est mauvais pour l’un est bon pour l’autre. Le verbe _duire_,
que La Bruyère a mis dans la liste des mots qu’il regrettait, signifie
_convenir_, et ne s’emploie qu’à la troisième personne.



E


=EAU.=—_Il n’est pire eau que l’eau qui dort._

Ce proverbe nous est venu des anciens, car on lit dans Quinte-Curce
(liv. VII) que les Bactriens disaient: _Altissima flumina minimo sono
labuntur_, _les fleuves les plus profonds sont ceux qui coulent avec le
moins de bruit_. Il se trouve avec explication dans les vers suivants
extraits du livre IV des _Distiques de Caton_, qui furent composés dans
le VII^e ou le VIII^e siècle par un moine dont on ignore le vrai nom:

  _Demissos animo et tacitos vitare memento:
  Quod flumen tacitum est forsan latet altius unda._

 Évite les gens sournois et taciturnes, car il n’y a peut-être pas dans
 le fleuve d’eau plus profonde que l’eau dormante.

_L’eau échauffée prend plus vite la gelée._

C’est une opinion depuis longtemps répandue parmi le peuple, que l’eau
qui a bouilli est plus susceptible de passer à l’état de congélation.
Ce que Descartes, dans son traité des _Météores_ (discours 1^{er}),
explique de la manière suivante: «On peut voir par expérience que l’eau
qu’on a tenue longtemps sur le feu se gèle plus tôt que d’autre, dont
la raison est que celles de ses parties qui peuvent le moins cesser de
se plier (d’être liquides) s’évaporent pendant qu’on la chauffe.»—De
là le proverbe employé figurément pour signifier que la trop grande
ardeur qu’on met à faire une chose est sujette à se refroidir bien
vite, ou que le caractère le plus prompt à se livrer à l’emportement
est aussi le plus prompt à en revenir.

_Croyez cela et buvez de l’eau._

Dicton qu’on adresse à une personne qui a l’air de croire ou de vouloir
faire accroire quelque nouvelle dénuée de vraisemblance. C’est comme si
on lui disait: La chose est difficile à avaler, et puisque vous voulez
bien l’avaler, buvez de l’eau pour la faire passer.

_Mettre de l’eau dans son vin._

C’est revenir de son emportement, rabattre de ses menaces ou de quelque
résolution excessive, rentrer dans les bornes de la modération.—On
peut regarder, au premier aperçu, comme une singularité frappante
les éloges unanimes que les philosophes et les historiens grecs ont
consacrés à la découverte du vin trempé, comme si elle eût été de
nature à mériter l’admiration de la postérité; mais si l’on déroule
la grande liste des crimes que l’ivresse a produits, il est impossible
de ne pas approuver leur opinion, et de ne pas applaudir à la sagesse
des peuples antiques qui érigèrent des statues à celui qui leur apprit
à mêler de l’eau dans le vin _pour modérer_, comme dit Platon, _une
divinité furieuse par la présence d’une divinité sobre_[38], ou _pour
calmer_, comme dit Plutarque, _les ardeurs de Bacchus par le commerce
des nymphes_. Ces peuples pensaient qu’un service si important ne
pouvait leur avoir été rendu par un homme sans l’inspiration de quelque
dieu. Ils en attribuaient l’idée à Bacchus lui-même, et l’exécution
à divers personnages. Pythagore cite Achéloüs comme le véritable
inventeur, dans ses _Apothéoses_ qui commencent en ces termes:
«Crotoniates, gardez la mémoire d’Achéloüs, magistrat suprême d’Étolie,
qui le premier mit de l’eau dans le vin.» Pline le naturaliste nomme
un certain Staphilus. Quelques écrivains parlent d’Amphyction, roi
d’Athènes, et quelques autres de Cranaüs, également roi de la même
ville. Montaigne, adoptant cette dernière tradition, a dit dans ses
_Essais_ (liv. III, ch. 13): «Cranaüs, roy des Athéniens, fut inventeur
de cet usage de tremper le vin, utilement ou non, j’en ai vu desbattre.»

Voici une application plaisante de l’expression proverbiale. Deux
personnes disputaient un jour chaudement sur ce vers où il est parlé
des Romains:

  Ils buvaient le falerne et les larmes du monde.

L’une d’elles soutenait qu’il était fort beau, et à chaque explication
qu’elle en donnait, l’autre ne répondait que par ces mots: Qu’est-ce
que cela prouve? Le poëte Lemière, témoin de la discussion, dit: Cela
prouve évidemment que les Romains _mettaient de l’eau dans leur vin_.

_L’eau trouble est le gain du pêcheur._

Les pêcheurs prennent beaucoup plus de poissons dans l’eau trouble
que dans l’eau claire; de même, les intendants font leur profit dans
l’administration d’un bien où le maître lui-même ne met pas bon ordre.
De là ce proverbe, et l’expression proverbiale _Pêcher en eau trouble_,
c’est-à-dire tourner à son avantage les désordres qui se présentent, ou
ceux même qu’on a suscités exprès dans les affaires, soit publiques,
soit particulières.—Les Grecs disaient dans le même sens: _Troubler
l’eau du lac pour pêcher des anguilles_. Ce qu’Aristophane applique à
un mauvais citoyen excitant des troubles dans l’état afin de s’enrichir
aux dépens du public.

_Ne faire que de l’eau claire._

C’est s’occuper sans succès de quelque affaire, y perdre son temps
et sa peine.—Le malin Furetière donnait pour devise à l’Académie
française un iris causé par les rayons du soleil qui lui était opposé,
avec ce quatrain:

  Pendant que le soleil m’éclaire
  Je parais de grande valeur;
  Mais ma plus brillante couleur
  Ne fait que de l’eau toute claire.

_Revenir sur l’eau._

C’est rétablir ses affaires, recouvrer du crédit, rentrer en faveur.
Cette expression est une métaphore prise de l’écorce du liége qu’on ne
peut enfoncer dans l’eau sans qu’elle remonte à la surface, aussitôt
qu’elle cesse d’être retenue par la main.

Pindare, dans ses _Pythiques_ (ode 2), s’est comparé à cette écorce
qui surnage toujours au milieu de l’agitation des flots; _immersabilis
undis_, comme dit Horace.

_Les eaux sont basses._

Cette façon de parler métaphorique s’emploie pour signifier que la
bourse d’une personne est à peu près sans argent, parce que les eaux
basses sont ordinairement sans poisson.


=ÉCHELLE.=—_Après lui il faut tirer l’échelle._

Il s’agit ici de l’échelle patibulaire sur laquelle on fesait monter
les condamnés afin de les accrocher à la potence. L’usage où l’on
était, lorsqu’il y avait plusieurs complices, de pendre le plus
coupable le dernier, et par conséquent de _retirer l’échelle après
lui_ puisqu’il ne restait personne à exécuter, donna lieu à cette
expression qu’on devrait employer, ce me semble, en mauvaise part, et
dont on se sert le plus souvent en bonne part, pour dire que quelqu’un
a si bien fait en quelque chose qu’il ne faut pas prétendre à l’égaler.


=ÉCHO.=—_Dans la tempête adore l’écho._

Maxime de Pythagore, qui signifie, dans les troubles civils, retire-toi
à la campagne.—Pope interprète différemment cette maxime dont le texte
grec est traduit plus littéralement de la manière suivante: _Quand les
vents s’élèvent, rends tes hommages à l’écho_. Il pense que Pythagore
a voulu dire: Quand tes oreilles sont frappées de toutes sortes de
rumeurs, n’ajoute foi qu’au second rapport. Mais une telle explication
n’est point reçue, quoiqu’elle soit plus naturelle que l’autre, et plus
conforme à la nature de l’écho.

Les Grecs exprimaient encore l’avantage de ne point se mêler aux
agitations populaires par ce proverbe: _La foudre épargne ceux qui
dorment_; car ils croyaient que le corps de l’homme, pendant le
sommeil, était dans un état propre à neutraliser les effets du feu
du ciel. Les lecteurs curieux de connaître les raisons physiques sur
lesquelles se fondait cette opinion erronée, les trouveront dans les
_Symposiaques_ de Plutarque (liv. IV, quest. 19).—Les Chinois disent:
_L’hirondelle qui est dans son nid voit d’un œil tranquille les
batailles des vautours_.

Une pareille doctrine peut être utile sans doute aux intérêts de
quelques individus, mais elle est nuisible aux intérêts de l’état. Le
devoir du vrai citoyen, dans un temps d’émeutes, est de paraître sur
la place publique pour y donner l’exemple du courage civil. Une loi
de Solon, tout à fait contraire au précepte de Pythagore, décernait
des peines contre ceux qui gardaient la neutralité quand les partis en
venaient aux mains. L’objet de cette loi était d’arracher l’homme de
bien à une inaction funeste, de le jeter au milieu des factieux, et de
sauver la cité par l’ascendant de la vertu.


=ÉCOLE.=—_Révéler les secrets de l’école._

C’est apprendre aux étrangers ce dont les confrères seuls doivent être
instruits.—Dacier rapporte l’origine de cette expression à la loi
fondamentale de l’école de Pythagore qui défendait de communiquer aux
profanes les dogmes de sa doctrine. Platon, Aristote, les épicuriens,
les stoïciens, et presque tous les philosophes de l’antiquité avaient
aussi dans leur enseignement plusieurs choses que leurs disciples
étaient obligés de tenir secrètes.

_Faire l’école buissonnière._

Cette expression, suivant les uns, fait allusion à la conduite de
certains pédagogues qui, pour se soustraire à un droit qu’ils devaient
payer aux chantres de l’église de Notre-Dame, allaient établir leurs
classes en plein air, hors de la ville. Elle est venue, suivant les
autres, de ce que les luthériens et les calvinistes, dont on ne
tolérait pas les écoles, en avaient de clandestines qui se tenaient
dans les halliers et les bois. Les deux explications se fondent
également sur un arrêt du 5 août 1552, par lequel le parlement défendit
tout enseignement que le chantre de Paris n’aurait pas autorisé, et
particulièrement les _écoles buissonnières_. Mais l’expression est
beaucoup plus ancienne que les faits auxquels on a voulu la rattacher.
Elle existait au commencement du XIII^e siècle, et s’appliquait aux
conciliabules secrets des Albigeois. Elle se trouve implicitement dans
un passage de _la Nouvelle de l’Hérétique_ (_las Novas del Heretge_),
poëme du troubadour Izarn, missionnaire dominicain et inquisiteur
employé à convertir ces hérétiques. L’auteur, parlant à un théologien
de la secte proscrite, lui dit: Tu n’as garde de prêcher ta doctrine
dans les églises, ni sur les places; _tu la prêches dans les bois, dans
les broussailles et les buissons_.

  Tu no vols demostrar ta predicatio
  En gleyza ne en plassa, ni vols dir ton sermo,
  _Sinon o fas en barta, en bosc, o en boisso_[39].

Si l’on veut assigner une origine historique à la locution, c’est là
certainement qu’il faut la chercher. Mais n’est-il pas plus naturel
de penser qu’on a dit _Faire l’école buissonnière_ par la même
raison qu’on dit _Prendre ou Se donner campos_, en faisant allusion
aux escapades des écoliers villageois qui vont courir les champs et
chercher des nids dans les haies et les buissons?


=ÉCOSSAIS.=—_Fier comme un Écossais._

Il n’y a pas de pays plus propre que l’Écosse à rappeler ses habitants
à l’humilité, et cependant les Écossais sont de tous les êtres les plus
enclins à se glorifier. On serait tenté de croire que la nature a voulu
développer chez eux ce penchant outre mesure afin de les empêcher de
reconnaître les désavantages de ce sol triste et pauvre où elle les
a placés. Leur misère a toujours une compensation toute prête dans
leur excessive admiration d’eux-mêmes, et surtout dans leurs extrêmes
prétentions à une antique noblesse. Garrick racontait plaisamment sur
ce sujet que s’étant arrêté un soir dans une auberge, à quelques lieues
d’Edimbourg, il n’y avait trouvé que des domestiques gentilshommes
qu’il entendait parler entre eux de cette manière:—Monsieur le
comte, conduisez le cheval à l’écurie.—Madame la comtesse, mettez
le couvert.—Monsieur le marquis, nettoyez les bottes.—Madame la
marquise, faites donc du feu.—M. le baron, quand servirez-vous la
soupe? etc.... Rien n’est donc plus juste que le proverbe qui leur
reproche un orgueil exagéré, proverbe usité en Angleterre depuis un
temps immémorial, _Proud as a Scotchman_, et naturalisé en France dans
le XV^e siècle, à l’occasion des compagnies d’élite que Charles VII,
pendant ses guerres contre les Anglais, avait composées de soldats
fournis par des seigneurs d’Écosse dévoués à sa cause. Ces soldats
étrangers avaient beaucoup de priviléges honorifiques avec une paie
considérable, et leurs fonctions, en les approchant de la personne du
roi, leur donnait une excessive importance à leurs propres yeux, comme
aux yeux de tous les Français.


=ÉCOUTE-S’IL-PLEUT.=—_C’est un écoute-s’il-pleut._

Un _écoute-s’il-pleut_ est proprement un moulin qui ne va que par des
écluses et qui, manquant d’eau fort souvent, semble écouter s’il en
tombera du ciel. Au figuré, c’est un homme qui a besoin du secours
d’autrui pour faire quelque chose, un homme qui s’attend à des choses
qui n’arrivent presque jamais, une espérance très incertaine, une
promesse illusoire, une mauvaise défaite.


=ÉCOUTE.=—_Qui se tient aux écoutes entend souvent son fait._

La raison en est toute simple: c’est qu’ordinairement on ne se tient
aux écoutes que pour surprendre les paroles de ceux qu’on soupçonne
de malveillance, ou avec lesquels on a quelque chose à démêler.—On
appelle proprement _écoutes_ les endroits où l’on se cache pour écouter
ce qui se dit.

Plutarque a comparé les oreilles d’un curieux à des ventouses qui
attirent tout ce qu’il y a de mauvais.

L’Ecclésiaste dit (ch. VII, v. 22): «Que votre cœur ne se rende
point attentif à toutes les paroles qui se disent, de peur que vous
n’entendiez votre serviteur parler mal de vous. _Cunctis sermonibus
qui dicuntur ne accomodes cor tuum, ne forte audias servum tuum
maledicentem tibi._»


=ÉCRIT.=—_Les paroles s’envolent, et les écrits restent._

_Verba volant et scripta manent._—Ce proverbe a deux sens: le premier
est qu’en affaires il faut traiter par écrit, et non verbalement; ce
qu’on exprime encore par cette phrase burlesque: _Les effets sont des
mâles, et les paroles sont des femelles_; c’est-à-dire les effets ont
plus de force que les paroles.

Le second sens est qu’on ne saurait être assez prudent quand on écrit
quelque chose, parce qu’un écrit venant à tomber entre les mains des
malveillants qui l’interprètent à leur façon, peut attirer à son
auteur des désagréments ou des persécutions. On sait que le cardinal
de Richelieu soutenait qu’il n’avait besoin que de deux lignes de
l’écriture d’un homme pour y trouver de quoi le faire pendre.

Fabio Mirto, archevêque de Nazareth, qui fut trois fois nonce du pape
en France dans le XVII^e siècle, voulant montrer combien il faut
prendre de précautions pour écrire, disait: «Il ne se trouve point
dans tous les évangiles que notre Seigneur Jésus-Christ ait écrit plus
d’une fois; encore ne l’a-t-il fait que sur le sable, afin que le vent
effaçât l’écriture.»

On lit dans l’_Inconséquence du jugement public_, par Diderot, ce joli
passage: «J’ai cent fois dit aux amants: n’écrivez point; les lettres
vous perdront. Tôt ou tard le hasard en détournera une de son adresse.
Le hasard combine tous les cas possibles, et il ne lui faut que du
temps pour amener la chance fatale.»

Les Italiens ont ce proverbe: _Pensa molto, parla poco, scrivi meno_;
_pense beaucoup, parle peu, écris moins_.


=ÉCUELLE.=—_Manger à la même écuelle._

Au temps de la chevalerie, dit Legrand d’Aussy, la galanterie avait
imaginé de placer à table les convives par couple, homme et femme.
La politesse et l’habileté des maîtres ou maîtresses de maison
consistaient à savoir bien assortir les couples qui n’avaient qu’une
assiette commune; ce qui s’appelait _manger à la même écuelle_,
expression qui, détournée du sens propre au figuré, s’employa pour
marquer accointance, comme le prouvent ces deux vers d’un fabliau où il
est parlé d’un oncle qui vivait scandaleusement avec sa nièce:

  Et si sachiez que chascun jour
  En une escuelle menjoient.

  (_Manuscr. de la Bibl. du Roi_, n. 7588.)

Les dévots eux-mêmes suivaient l’usage de manger à la même écuelle par
esprit d’humilité. Une vie de sainte Élisabeth en vers, célébrant la
charité de cette sainte envers les pauvres, dit:

  Mengier les fit en s’escuelle.

  (_Manuscr. de la Bibl. du Roi_, n. 7218.)

Au reste, cet usage, bon ou mauvais, ajoute Legrand d’Aussy, s’est
conservé longtemps en France, et même il a subsisté en partie à la
cour jusque sous Louis XIV. «Le roi, dit la duchesse de Montpensier
dans ses _Mémoires_ (t. IV, p. 17), ne mettait pas la main à un plat
qu’il ne demandât si on en voulait, et ordonnait de manger avec lui.
Pour moi qui ai été nourrie dans un grand respect, cela m’étonnait,
et j’ai été longtemps à m’accoutumer à en user ainsi. Quand j’ai vu
que les autres le faisaient, et que la reine me dit un jour que le roi
n’aimait pas les cérémonies et qu’il voulait qu’on mangeât à son plat,
alors je le fis.»

_Qui s’attend à l’écuelle d’autrui, dîne sauvent par cœur._

C’est-à-dire qu’on est souvent désappointé lorsqu’on attend quelque
chose des autres, comme celui qui croyant trouver à bien dîner chez
quelqu’un, y dîne fort mal ou n’y dîne pas.

_Il a bien plu dans son écuelle._

C’est-à-dire, il a beaucoup hérité.


=ÉGLISE.=—_Près de l’église et loin de Dieu._

Cela se dit d’une personne qui loge près d’une église et qui remplit
mal ses devoirs de chrétien. Il se dit aussi quelquefois par extension,
en parlant d’un faux dévot.

_Se marier en face de l’église._

Les usages de nos pères sont presque toujours la véritable source où
nous devons puiser l’explication de certaines façons de parler dont
nous sommes embarrassés de nous rendre raison; autrement il n’y a pas
moyen de sortir de cet embarras. Si nous voulons savoir, par exemple,
pourquoi l’on dit _Se marier en face de l’église_, il ne faut point
se mettre l’esprit à la torture pour découvrir dans le sens figuré,
comme on a prétendu le faire, l’origine de cette expression qui peut
paraître assez étrange. Il faut se rapporter à l’ancienne coutume de
commencer devant la porte de l’église la cérémonie du mariage qui se
fait aujourd’hui dans l’intérieur. Notre expression est née de cette
coutume, et elle date d’une époque très reculée; car elle se trouve au
vingt-sixième chapitre du III^e livre de Guillaume de Newbridge, savant
anglais qui écrivait en latin il y a plus de six cents ans. Voici le
passage où cet auteur l’a consignée, en faisant mention du mariage de
Henri II Plantagenet avec Éléonore d’Aquitaine, épouse divorcée du roi
de France Louis VII dit le jeune: _Solutamque a lege prioris viri_ IN
FACIE ECCLESIÆ _quâdam illicitâ licentiâ ille mox suo accepit conjugio_.

Dans un missel de 1555, à l’usage de l’église de Salisbury, se trouve
cette recommandation: _Statuantur vir et mulier ante ostium ecclesiæ,
sive_ IN FACIEM ECCLESIÆ, _coram deo et sacerdote et populo; que
l’homme et la femme soient placés devant la porte de l’église, ou_ EN
FACE DE L’ÉGLISE, _en présence de Dieu, du prêtre et du peuple_.

On sait que le mariage de Henri de Béarn, depuis Henri IV, avec
Marguerite de Valois, sœur de Charles IX, eut lieu le 18 août 1572, par
le ministère du cardinal de Bourbon, sur un brillant échafaud dressé à
la porte de l’église de Notre-Dame.

Ces faits, et beaucoup d’autres semblables que je pourrais citer,
prouvent qu’en France et en Angleterre on se mariait encore devant
la façade de l’église vers la fin du seizième siècle. Cependant il
faut observer que, dans la mauvaise saison et les jours pluvieux, on
fesait la cérémonie sous le porche; d’où l’on ne tarda pas à passer
dans la chapelle. Mais quels étaient donc les motifs qui avaient pu
faire adopter le mariage en plein air? Quelques auteurs pensent que cet
usage était un reste des mœurs païennes. Plusieurs peuples antiques,
particulièrement les Étrusques, disent-ils, se mariaient dans la rue,
devant la porte de la maison où l’on entrait pour la conclusion de la
cérémonie.

A cette raison Selden en ajoute une autre, dans son _Uxor hebraica_
(operar., t. III, p. 680): c’est que la dot ne pouvait être légalement
assignée qu’en face de l’église.


=ÉLÉPHANT.=—_Faire d’une mouche un éléphant._

C’est exagérer une chose pour lui donner de l’importance; c’est,
comme dit Pascal, _grossir un néant en montagne_. Cette expression
proverbiale était en usage chez les Grecs, car elle se trouve
littéralement dans Lucien: ἐλἐφαντα ἐϰ μνας ποιειν.

On pourrait appliquer souvent à certains exagérateurs le mot plaisant
de Goldsmith à Johnson qui avait l’habitude de traduire les choses les
plus simples en style très ampoulé: «Je crois, docteur, que si vous
vouliez écrire une fable sur de petits poissons, vous feriez parler ces
petits poissons comme des baleines.»


=ELLÉBORE.=—_Avoir besoin de deux grains d’ellébore._

Cette expression, dont on se sert en parlant d’une personne qu’on
veut taxer de folie, nous est venue des anciens qui employaient
l’ellébore pour purger le cerveau des fous.—Cette plante croissait
abondamment dans les trois îles d’Antycire, et c’est pour cela que les
Romains disaient dans le même sens: _Naviget Antyciram, qu’il aille
à Antycire_.—_O tribus Antyciris caput insanabile! ô têtes que ne
pourraient guérir tous les remèdes des trois Antycires!_

Archigenès, médecin fameux qui vivait sous Trajan, avait donné lieu
à une autre expression proverbiale très analogue; comme il excellait
dans le traitement des maladies mentales, on disait d’un homme qui
paraissait privé de la raison: _Il a besoin d’Archigenès_, comme on
dirait aujourd’hui: il a besoin d’Esquirol ou de Leuret. Suidas nous
apprend que ce médecin, natif d’Apamée en Syrie et établi à Rome, avait
beaucoup écrit sur son art et sur la physique.


=EMPLOI.=—_L’emploi fait connaître un homme._

Ce proverbe est littéralement traduit d’une sentence grecque attribuée
à Solon par Sophocle, et à Bias par Aristote. Il s’applique à peu près
dans le même sens que cet autre: _A l’œuvre on connaît l’ouvrier_.


=EMPRUNT.=—_Emprunt n’est pas avance._

Il est plutôt retard; car les intérêts qu’il faut payer retiennent plus
longtemps l’emprunteur dans la gêne. L’emprunt finit presque toujours
par _ronger une fortune ou grossir une misère_, comme dit le bonhomme
Richard. Le distique suivant, dont la pensée appartient à Socrate,
indique une bonne manière d’emprunter, à laquelle il faut recourir
quand on ne veut point mettre de l’arriéré dans ses affaires:

  Voulez-vous sûrement rétablir vos finances?
  Empruntez de vous-même en bornant vos dépenses.

_L’emprunt du Gascon._

Le quatrain suivant, de M. Capelle, fait très bien connaître quelle est
cette espèce d’emprunt:

        Je commence à manquer de vivres,
        J’attends des fonds de mon pays:
  Prêtez-moi donc neuf francs.—Neuf! je n’en ai que six.
  —Eh bien! donnez toujours: vous me devrez trois livres.


=ENCENS.=—_Selon les gens l’encens._

Il y a des vers latins dialogués dans lesquels le diable et un moine
échangent les paroles suivantes, que les uns regardent comme le
principe et les autres comme la conséquence du dicton:

  Diabolus. _Super latrinam non debes dicere primam._

  Monachus. _Quod vadit supra do Deo, tibi quod vadit infra._

Voici une imitation de ces vers:

  Un jour le diable ayant trouvé
  Saint Pacome sur un privé,
  Qui disait tout bas ses matines,
  S’écria: Dans un sale lieu,
  Pacome, peux-tu prier Dieu,
  Et faire un autel des latrines!
  Lors le bon moine lui repart:
  Que cela ne te mette en peine;
  Ce qui monte en haut, Dieu le prenne;
  Ce qui tombe en bas soit ta part.

Je ne sais si le fait attribué à saint Pacome est rapporté dans quelque
légende, mais il y en a un d’analogue que citent plusieurs historiens.
L’impératrice Agnès, veuve de Henri III surnommé le Noir, chargea,
disent-ils, un évêque de faire cette belle question à Pierre Damiani,
savant ecclésiastique regardé comme l’oracle de son siècle: _Utrum
liceret homini inter ipsum debiti naturalis egerium aliquid ruminare
psalmorum?_ A quoi Pierre Damiani répondit qu’il était permis de
réciter les psaumes aux latrines tout en faisant ses besoins naturels,
puisque saint Paul avait dit dans sa première épître à Thimothée (ch.
II, v. 8): _Volo ergo viros orare in omni loco_, _je veux qu’on prie en
tout lieu_.

_L’encens entête et tout le monde en veut._

Le pape Jean XXII, avait coutume de dire, _Tu m’aduli ma mi piace_.
_Tu me flattes, mais tu me plais._ Mot charmant dont on trouve une
traduction originale dans cet autre mot plus charmant encore qui était
familier à Henri IV: _Tu me flattes, mais va toujours_. Je ne sais
si ce n’est pas le même pape qui, étant comparé à Dieu lui-même par
un moine italien, s’écria: _C’est un peu fort, mais ça fait toujours
plaisir_.

Les louanges les plus outrées sont toujours bien accueillies; si ce
n’est comme l’expression exacte de la vérité, c’est du moins comme le
témoignage indulgent de la bienveillance qu’on se flatte d’inspirer;
tout en reconnaissant qu’elles ne sont pas justes, on les croit
sincères, et il n’y a personne qui ne soit charmé de voir les autres se
tromper ainsi à son avantage. Cependant il en est d’ordinaire de ces
louanges comme des calomnies, dont il reste toujours quelque fâcheux
effet.

  L’encens noircit l’idole en fumant pour sa gloire. (MERCIER.)


=ENCLUME.=—_Il faut être enclume ou marteau._

Proverbe qu’on emploie pour signifier qu’on est réduit par des
circonstances inévitables à la fâcheuse alternative de souffrir du mal
ou d’en faire: «_Il faut être enclume ou marteau dans ce monde_, disait
Chamfort; il faut que le cœur se brise ou se bronze.»

_Il vaut mieux être marteau qu’enclume._

C’est-à-dire, il vaut mieux battre que d’être battu.

_Être entre le marteau et l’enclume._

C’est être entre deux inconvénients, entre deux maux. M. Laromiguière
fit un jour une application très plaisante et très philosophique de
cette expression proverbiale. On lui lisait un article du _Mercure de
France_ (mai 1809), dans lequel Andrieux attaquant une proposition
de Condillac avait dit entre autres choses: «Pour bien faire une
langue ou pour la refaire et la corriger, il faut raisonner; mais on
ne peut raisonner qu’avec une langue bien faite: il sera donc toujours
impossible de raisonner faute d’une langue bien faite, et de bien
faire une langue faute de raisonner.» En entendant cette phrase, notre
philosophe interrompit son lecteur et s’écria: Qu’est-ce que cela
signifie? Pour bien faire une lime, il faut une lime, pour bien faire
un marteau, il faut un marteau, pour bien faire une enclume, il faut
une enclume; ou, pour le dire d’une manière tout à fait analogue à
celle du critique, pour faire une enclume il faut un marteau, et pour
faire un marteau, il faut une enclume. Donc il est impossible qu’il
existe des marteaux et des enclumes. Voilà Andrieux, ajouta-t-il,
_entre le marteau et l’enclume_, et c’est bien sans la moindre malice
que je l’y ai placé.

Les Latins disaient comme nous: _Inter malleum et incudem_, _entre le
marteau et l’enclume_. Ils disaient aussi: _Inter sacrum et saxum_,
_entre l’autel et la pierre_. Métaphore empruntée des sacrifices qui
se fesaient à l’occasion d’une alliance jurée entre deux nations. Le
sacrificateur tuait un cochon sur l’autel, en le frappant avec une
pierre, et il disait: Que Jupiter frappe le peuple qui violera le
traité comme je frappe la victime.

_A dure enclume, marteau de plume._

C’est-à-dire que les coups du malheur deviennent légers pour l’homme
armé de patience et de résignation, comme le seraient ceux d’un marteau
de plume sur une enclume solide.


=ENFANT.=—_Traiter quelqu’un en enfant de bonne maison._

Autrefois les enfants de bonne maison étaient envoyés _en apprentissage
d’honneur, bravoure et courtoisie_, dans les châteaux des seigneurs
suzerains dont ils devenaient les valetons et les pages. Ils n’étaient
jamais refusés en cette école de noblesse et de loyauté, dit Froissard,
car c’eût été injure et discourtoisie; aussi tel châtelain en
avait-il quelquefois plus de cinquante à son service. Ces jeunes gens
remplissaient l’office de domestiques auprès de leurs maîtres et de
leurs maîtresses. Ils les servaient à table, fesaient leurs messages
et les suivaient en voyage. La discipline à laquelle ils étaient soumis
était sévère, et ils ne pouvaient guère l’enfreindre sans recevoir la
correction. De là cette façon de parler: _Traiter quelqu’un en enfant
de bonne maison_, c’est-à-dire le châtier, ou, pour employer une
expression qui a la même origine, _le fouetter comme un page_.

_Les hommes sont de grands enfants._

«Encore que la nature, en nous faisant croître par certains progrès,
nous fasse espérer enfin la perfection, et qu’elle ne semble ajouter
tant de traits nouveaux à l’ouvrage qu’elle a commencé que pour y
mettre la dernière main, néanmoins nous ne sommes jamais tout à fait
formés. Il y a toujours quelque chose en nous que l’âge ne mûrit
point, et c’est pourquoi les faiblesses et les sentiments de l’enfance
s’étendent toujours bien avant, si l’on n’y prend garde, dans toute la
suite de la vie.» (Bossuet.)

  L’enfance passe, mais l’enfantillage reste.

_Les enfants sont ce qu’on les fait._

Proverbe qui se trouve dans les _Adelphes_ de Térence (act. III,
sc. 5): _Ut quemque suum volt esse, ita est_. _Chaque enfant est ce
que son père veut qu’il soit._—C’est une erreur de croire que les
enfants apportent en naissant des inclinations bonnes ou mauvaises
qui déterminent leur conduite. Ces inclinations leur surviennent, et
la destinée morale de chacun d’eux est attachée à l’éducation qu’il
reçoit, comme la plante à sa racine.

_Il n’y a plus d’enfants._

On commence à avoir de la malice de bonne heure.—Les Latins disaient:
_Pueri nasum rhinocerotis habent_, _les enfants ont un nez de
rhinocéros_, parce que, à Rome, on regardait un long nez comme un signe
de malice, et qu’il n’y a pas de nez plus long que celui du rhinocéros,
à cause de la corne pointue qui s’y trouve. C’est même de là que cet
animal a tiré son nom, qui signifie _nez cornu_.

Une jeune fille de sept ou huit ans répondit un jour à sa mère
qui voulait lui faire accroire que les enfants naissaient sous des
choux: Je sais bien qu’ils viennent d’ailleurs.—Et d’où viennent-ils
donc, mademoiselle?—Du ventre des femmes.—Qui vous appris cette
sottise?—Maman, c’est l’_Ave Maria_.

Voici un joli quatrain du vieux poëte Ogier de Gombauld:

  Nos enfants, messieurs et mesdames,
  A quinze ans passent nos souhaits:
  Tous nos fils sont des hommes faits,
  Toutes nos filles sont des femmes.


=ENFOURNER.=—_A mal enfourner on fait les pains cornus._

Le mauvais succès d’une affaire, d’une entreprise, vient ordinairement
de ce qu’on s’y est mal pris d’abord.


=ENGRENER.=—_Le premier venu engrène._

Ce proverbe, usité pour dire que la diligence dans les affaires en
facilite et en assure le succès, est une formule qu’on trouve dans
toutes les anciennes coutumes, qui voulaient que la personne arrivée la
première au moulin fût aussi la première à moudre. La coutume de Marsal
admettait pourtant une exception en faveur de la ménagère qui allaitait.


=ENNEMI.=—_Il faut se défier d’un ennemi réconcilié._

L’Ecclésiastique dit: «Ne vous fiez jamais à votre ennemi, car sa
malice est comme la rouille qui revient toujours au cuivre. Quoiqu’il
s’humilie et qu’il aille tout courbé, soyez vigilant et donnez-vous de
garde de lui. _Non credas inimico tuo in æternum, sicut enim æramentum
ærugina nequit in illius. Etsi humiliatus vadat curvus, adjice animum
tuum et custodi te ab illo._» (Cap. XII, v. 10 et 11.)

_Il faut faire un pont d’or à l’ennemi qui fuit._

«Jamais ne faut mettre son ennemi en lieu de désespoir, parce que telle
nécessité lui multiplie sa force et accroist le courage qui ja estoit
deject et failly; et n’y a meilleur remède de salut à gens estonnés et
recrus que de n’espérer aulcun. Quantes victoires ont été tollues des
mains des vainqueurs par les vaincus, quand ils ne se sont contemptez
de raison! Ouvrez à vos ennemis toutes les portes et chemins, et plus
tôt leur _faictes un pont d’argent_ afin de les renvoyer.» (RABELAIS,
liv. IV, ch. 43.)

Ce proverbe a été employé par Napoléon dans un des bulletins de la
grande armée.—Il nous est venu des Romains, qui disaient: _Hosti
fugienti pontem substerne aureum._—On en a attribué l’invention à
Scipion l’Africain; mais ce grand capitaine ne fit que formuler une
pensée bien connue avant lui des guerriers et des politiques. On sait
que Lycurgue, dans une de ses lois, avait recommandé aux Spartiates
de ne poursuivre l’ennemi qu’autant qu’il le fallait pour assurer la
victoire, et de ne pas le pousser à un héroïque désespoir.

_Les présents des ennemis sont funestes._

Ce proverbe est tiré de l’_Ajax furieux_ de Sophocle (v. 665). Ajax
mourut percé du glaive qu’Hector lui avait donné, et Hector fut attaché
au char d’Achille avec le baudrier qu’il avait reçu d’Ajax. Cette
tradition est rappelée par Virgile dans le IV^e livre de l’_Énéide_,
lorsqu’il suppose que Didon se sert de l’épée du fils d’Anchise pour se
donner la mort.

_Il n’y a point de petit ennemi._

Il ne faut s’exposer à l’inimitié de personne, car celui-là même qui
paraît le moins en état de nuire peut faire beaucoup de mal, en se
vengeant.—Les Grecs avaient un proverbe correspondant passé dans la
langue latine en ces termes: _Inest et formicæ bilis, la fourmi même
a sa bile_.—Les Turcs disent: _Tiens pour un éléphant ton ennemi, ne
fût-il pas plus gros qu’une fourmi._


=ENSEIGNE.=—_A bon vin point d’enseigne._

Ce qui est bon n’a pas besoin d’être vanté, prôné.—On dit aussi: _A
bon vin il ne faut point de bouchon._ Le mot _bouchon_ désigne ici un
petit paquet de paille ou d’herbe entortillée qu’on met à la porte
d’un cabaret.—Les Latins employaient le lierre au même usage, parce
que cette plante était consacrée à Bacchus, et ils disaient: _Vino
vendibili suspensâ hederâ nihil opus._—Les Espagnols disent: _El bon
vino la venta trahe consigo, le bon vin porte sa vente à soi._

_A bonnes enseignes._

Dans les tournois, les dames donnaient à leurs chevaliers ce qu’elles
appelaient _faveurs_, _joyaux_, _noblesses_, _noblois_, _connaissances_
ou _enseignes_. Ces dons étaient une écharpe, un voile, un bracelet,
un nœud, une boucle, etc., qui servaient à parer la cotte d’armes
comme d’un signe de reconnaissance. C’est de cet usage qu’est venue
l’expression _A bonnes enseignes_, qui s’emploie pour signifier: à bon
titre, à juste titre, avec des garanties, avec des sûretés. Exemples:
Il ne faut donner des éloges qu’_à bonnes enseignes_.—Il ne faut
prêter son argent qu’_à bonnes enseignes_.

On dit aussi: _A fausses enseignes_ dans un sens contraire. «Giles,
évêque de Reims...., jouissait _à fausses enseignes_ de quelques terres
appartenant au roi.» (PASQUIER, _Recherch._, p. 129.)—_A telles
enseignes que..._, est une expression qui équivaut à celle-ci: La
preuve en est que...


=ENTENDRE.=—_Il ne faut pas condamner sans entendre._

Ce proverbe est une formule de droit. Pour en constater l’ancienneté en
France, je remarquerai qu’un article de la _constitution perpétuelle_
dressée sous Clotaire II, en 614, par l’aristocratie laïque et
l’aristocratie ecclésiastique réunies, défendit aux juges de condamner
un homme libre ou même un esclave sans l’avoir entendu.

_Il faut entendre les deux parties._

«Il faut comparer les objections aux preuves; il faut savoir ce
que chacun oppose aux autres, et ce qu’il leur répond.—Plutarque
(_Contredits des philosophes stoïques_) rapporte que les stoïciens,
entre autres bizarres paradoxes, soutenaient que dans un jugement
contradictoire, il était inutile d’entendre les deux parties: Car,
disaient-ils, ou le premier a prouvé son dire, ou il ne l’a pas
prouvé. S’il l’a prouvé, tout est dit, et la partie adverse doit
être condamnée; s’il ne l’a pas prouvé, il a tort, et il doit être
débouté.—Sitôt que chacun prétend avoir seul raison, pour choisir
entre tant de partis, il faut les écouter tous; ou l’on est injuste.»
(J.-J. Rousseau, _Émile_, liv. IV, note.)

Sénèque dit dans sa _Médée_ (act. II, sc. 2): _Celui qui a prononcé sur
une affaire après n’avoir entendu que l’une des parties intéressées,
s’est montré injuste, quoiqu’il ait prononcé avec justice_.

  _Qui statuit aliquid, parte mauditâ alterâ,
  Æquum licet statuerit, haud æquus fuit._


=ENVIE.=—_Il vaut mieux faire envie que pitié._

Ce proverbe est très ancien, car il est rapporté par Hérodote. Il
existe dans presque toutes les langues.

_L’envie nuit plus à son sujet qu’à son objet._

En d’autres termes: L’envie est plus préjudiciable à celui qui
l’éprouve qu’à celui qui la cause. C’est une maxime de l’école:
_Invidia plus officit subjecto quam objecto_.—Horace a très bien dit:
_L’envieux maigrit de l’embonpoint d’autrui_.

  _Invidus alterius macrescit rebus opimis._

_Les envieux mourront, mais non jamais l’envie._

Philippe Garnier, dans son recueil imprimé à Francfort en 1612, a cité
ce proverbe avec ce vers latin où on le retrouve trait pour trait:

  _Invidus acer obit sed livor morte carebit._

C’est donc à tort qu’on en a attribué l’invention à Molière qui l’a mis
dans la bouche de madame Pernelle.

_Envie passe avarice._

Ce proverbe a été mis en action dans un vieux fabliau dont voici les
principaux traits: Un avare et un envieux faisant route ensemble
rencontrèrent saint Martin dans une plaine, et marchèrent quelque temps
avec lui, sans se douter qu’ils eussent un tel compagnon de voyage. Le
saint ne se fit connaître qu’au moment de les quitter, et il leur dit
pour les éprouver: «Il ne tient qu’à vous de mettre à profit l’avantage
d’avoir fait ma rencontre. Que l’un des deux me demande ce qu’il
voudra, je promets de le lui accorder sur-le-champ. Quant à l’autre,
je me réserve de faire moi-même sa part, en lui donnant le double de ce
que le premier aura demandé.»

Voilà nos hommes bien joyeux, mais en même temps bien embarrassés, et
quoiqu’ils n’eussent qu’à ouvrir la bouche pour obtenir une grande
fortune, l’un et l’autre s’obstinaient à la tenir fermée afin de
recevoir deux fois davantage. L’avare ne pouvait consentir à se priver
de ce qu’il n’aurait pas eu l’esprit de souhaiter, ni l’envieux à jouir
de tous les biens qui lui seraient échus en partage, à la condition de
voir son camarade plus riche que lui: ils s’exhortaient mutuellement
à former le vœu le plus magnifique, mais chacun d’eux conseillé
par sa passion se gardait de céder à une pareille instance. Enfin
l’avare transporté de fureur se précipita sur l’envieux en menaçant
de l’assommer s’il continuait à se taire. Eh bien! je vais parler,
répondit celui-ci, et tu n’y gagneras rien. En même temps, par un
trait unique de vengeance ou plutôt de caractère, il s’écria: Grand
saint Martin, faites-moi la grâce de me priver d’un œil. Il n’eut pas
plus tôt dit que la chose fut faite. L’un se trouva borgne et l’autre
aveugle, et ce fut le seul bénéfice qu’ils retirèrent de leur position.
Ainsi le vice fut puni par le vice même, mais il ne fut pas corrigé.
Le pouvoir du saint n’allait pas jusque-là. Il ne put même obtenir que
l’envieux servît de conducteur à l’avare qui ne pouvait regagner seul
son logis.


=ÉPAULE.=—_Jeter ses dettes derrière l’épaule._

  Il est à Paris plus d’un drôle
  Empruntant dans tous les quartiers
  Et _jetant_ assez volontiers
  _Les dettes derrière l’épaule_.      (H. MOREL.)

D’après une ancienne coutume consacrée par la loi salique, au titre de
_Chrenecruda_ ou de la cession, l’homme qui était dans l’impossibilité
de payer intégralement la composition exigée de lui, devait produire
douze témoins chargés d’attester par serment son insolvabilité.
Reconduit ensuite à son logis, il y ramassait, aux quatre coins, un
peu de poussière qu’il mettait dans le creux de sa main gauche; après
quoi, se plaçant sur le seuil et tenant le poteau de la porte avec
la main droite, il jetait cette poussière derrière son épaule à son
plus proche parent, pour signifier sans doute qu’il se déchargeait sur
lui de sa dette et qu’il le rendait responsable du déshonneur qu’il y
avait pour la famille à ne pas l’acquitter. C’est de cet usage que sont
venues, dit-on, les expressions _Jeter ses dettes derrière l’épaule_ ou
_par dessus l’épaule_, et _Payer par dessus l’épaule_, pour signifier
ne point payer.

Remarquons qu’il y avait chez les Hébreux une façon de parler analogue,
_Rejeter quelque chose derrière soi_, dont le sens était: n’en pas
tenir compte, l’oublier. _Tu as rejeté derrière toi toutes mes fautes_,
dit Ézéchias à Dieu, dans son cantique.

Pasquier, dans ses _Recherches_ (liv. VIII, ch. 47), a donné une
autre explication. «Nous disons _un homme estre riche_ ou _vertueux
par dessus l’épaule_, nous mocquans de luy et voulans signifier n’y
avoir pas grands traicts de vertu ou de richesse en luy. Duquel dire
appris-je l’origine et dérivaison par quelques joueurs de flux... Il
advint qu’un quidam, en se riant, dist qu’il avoit deux as en son jeu,
et les exhibant sur la table, fut trouvé que c’estoient deux varlets,
chacun desquels, comme l’on sçait, porte une unité sur _l’espaule_: à
quoi ayant appresté par son mensonge à rire à la compagnie, il répondit
véritablement qu’il en avait deux, mais que c’estoit _par dessus
l’espaule_, qui est prendre ce propos (dont nous faisons un proverbe)
en sa vraye signification; car chaque teste, soit cœurs, careaux,
trèfle et picque, a un as dessus l’espaule pour faire cognoistre de
quel jeu ils sont roys, roynes ou varlets; et toutefois, ceste unité
ne représente pas un as: parquoy, si nous voulons rapporter ce commun
proverbe à ce jeu, nous le trouverons estre dit avec quelque fondement
de raison, combien qu’autrement il semble avoir esté inventé à crédit
et par une témérité populaire.»

_Porter quelqu’un sur les épaules._

C’est en être ennuyé, fatigué.—Métaphore empruntée probablement de
l’usage symbolique d’après lequel le vainqueur te mettait sur les
épaules du vaincu et le chevauchait même, pour marquer qu’il le tenait
sous sa dépendance absolue. Cet usage, dont les temps féodaux offrent
plus d’un exemple, était né dans les âges antiques, et les Grecs
y fesaient sans doute allusion lorsque, voulant exprimer l’extrême
insolence d’un homme, ils disaient proverbialement qu’_il montait à
cheval sur les épaules de quelqu’un_. Leur expression avec laquelle la
nôtre est en rapport, comme un effet avec une cause, a été conservée
par Eschile, qui s’en est servi plusieurs fois dans ses _Euménides_
(vers 145, 718 et 781). Des auteurs latins l’ont aussi employée.
Plaute, dans l’_Asinaire_ (act. III, sc. 3), fait dire à Liban parlant
à Argyrippe:

  _Vehes, Pol, hodie me, si quidem hoc argentum ferre speras._

 Par Pollux, il faut qu’aujourd’hui je monte à cheval sur toi, si tu
 veux avoir cet argent.

Horace met le vers suivant dans la réponse de la magicienne Canidie
(ode 17 du liv. V):

  _Vectabor humeris tunc ego inimicis eques._

 Alors je serai portée comme un cavalier sur tes épaules ennemies.

Notez que, dans un conte des _Mille et une Nuits_, le supplice dont
Canidie menace le poëte est infligé par un magicien à un malheureux
qu’il a ensorcelé.

Les évêques adoptèrent dès le dixième siècle, pour la cérémonie de
leur intronisation, l’usage de se faire porter sur les épaules des
principaux seigneurs du royaume, auxquels ils inféodèrent des terres
sous cette expresse condition; et c’est de là qu’ils prirent, dit-on,
le nom de _prélat_ formé de _prælatus_, _porté devant_. Un évêque de
Paris somma un frère de saint Louis de lui rendre personnellement
ce devoir, dont Philippe-Auguste s’était acquitté par procureur,
comme seigneur de Corbeil et de Montlhéry, et dont Charles V et ses
successeurs, jusqu’à Charles IX inclusivement, s’acquittèrent de la
même manière envers les évêques d’Auxerre, depuis la réunion de ce
comté à la couronne. Les Montmorency, soumis à une telle servitude
envers l’évêque de Paris, s’en tenaient d’autant plus honorés qu’ils
avaient le premier rang parmi les barons qui la partageaient. De là,
suivant Millin, leurs titres de _premiers barons de la chrétienté_, ce
nom de _chrétienté_ étant alors spécialement consacré pour désigner
la cour, la juridiction, les droits et toutes les prérogatives
épiscopales. De là aussi le cri de cette illustre maison: _Dieu aide
au premier baron chrétien_.

Il ne faut pas croire pourtant que les seigneurs portassent eux-mêmes
les évêques. Ceux-ci auraient couru risque d’être culbutés. Les barons
mettaient seulement la main sur le brancard, et en laissaient le
fardeau à de vigoureux mercenaires. C’est ce qu’atteste ce passage
d’un procès-verbal: _Tandem in jam dictâ cathedrâ, ab ecclesiâ sancti
Martini ad turrem carnotensem, à quatuor hominibus ex parte baronum
deputatis magnifice portatus est_.


=ÉPÉE.=—_A vaillant homme courte épée._

La valeur supplée aux armes.—Les Lacédémoniens, si renommés par leur
courage, avaient des épées très courtes. Un d’eux, à qui l’on en
demandait la raison, répondit: C’est pour frapper l’ennemi de plus
près. L’épée romaine, qui a conquis le monde, n’était pas plus longue
que celle des Lacédémoniens.

_Se faire blanc de son épée._

«Cette expression signifie au propre et dans la langue de l’escrime, se
couvrir pour ainsi dire de son épée par la rapidité de ses mouvements;
au figuré, se vanter, se prévaloir de son courage, de son crédit, de
ses moyens de toute espèce. On a prétendu qu’elle était tirée des
anciens jugements de Dieu par les armes, le vainqueur demeurant absous,
_blanc_ ou blanchi du crime imputé; mais elle est manifestement plus
nouvelle. Je suis sûr de l’avoir entendu employer au propre pour
signifier l’action de celui qui fait avec son épée le moulinet, qui
s’en couvre pour ainsi dire tout entier et qui éblouit son adversaire.»
(L’abbé MORELLET.)


=ÉPELER.=—_Épeler en rasades._

C’est boire autant de coups qu’il y a de lettres dans le nom de la
personne dont on porte la santé. Cet usage, qui n’est guère plus de
mode, a inspiré à Ronsard les vers suivants:

  Ores, amis, qu’on n’oublie
        De l’amie
  Le nom qui nos cœurs lia!
  Qu’on vide autant cette coupe,
        Chère troupe,
  Que de lettres il y a.

  Neuf fois, au nom de Cassandre,
        Je vais prendre
  Neuf fois du vin du flacon,
  Afin de neuf fois le boire,
        En mémoire
  Des neuf lettres de son nom.

Voyez l’article _Boire à la santé_.


=ÉPERON.=—_Gagner ses éperons._

C’est bien mériter, justifier d’une manière brillante les avantages et
les récompenses qu’on obtient.—Allusion aux éperons dorés qui étaient
donnés aux chevaliers dans la cérémonie de leur réception.

_Vilain ne sait ce que valent éperons._

Cet ancien proverbe, qu’on applique à des gens qui semblent incapables
de sentir le mérite ou le prix des bonnes et belles choses, est venu
de ce qu’autrefois les nobles seuls servaient à cheval, tandis que les
roturiers ou vilains servaient à pied.


=ÉPERVIER.=—_On ne saurait faire d’une buse un épervier._

C’est-à-dire d’un sot un habile homme.—Les fauconniers dressaient très
bien l’épervier à la chasse; mais ils ne pouvaient en faire autant de
la buse, qui passe pour le plus stupide des oiseaux de proie.—Les
Anglais disent: _You cannot make a silken purse of a sow’s ear_. _On ne
peut faire une bourse de soie avec l’oreille d’un cochon._

_Mariage d’épervier: la femelle vaut mieux que le mâle._

Expression prise de la fauconnerie, pour dire qu’une femme est plus
habile que son mari. La femelle de l’épervier est plus grosse et plus
forte que le mâle.


=ÉPINE.=—_L’épine en naissant va la pointe devant._

Pour signifier que le naturel du méchant se manifeste dès la plus
tendre enfance. _Venena statim à radicibus pestifera sunt_, _les
plantes vénéneuses le sont dès leur racine même_.—Les Anglais disent
dans le même sens: _It early pricks that will be a thorn_, _de bonne
heure pique ce qui deviendra une épine_.

_Qui sème épines n’aille déchaux._

Celui qui cherche à faire du mal aux autres s’expose à le voir retomber
sur lui-même. Le mot _déchaux_, qui signifie déchaussé, n’est plus
usité qu’en parlant de quelques religieux qui portaient des sandales
sans bas, comme les carmes nommés _carmes déchaux_.


=ÉPINGLE.=—_Être tiré à quatre épingles._

Cette expression, qu’on applique à une personne fort soigneuse de sa
parure, fait allusion à l’usage ou à la mode d’employer quatre épingles
pour arrêter un fichu sur le dos, l’assujettir sur les deux épaules et
le tenir croisé sur le sein. L’importance des _quatre épingles_ dans
la toilette est attestée par le passage suivant d’un _règlement de la
paroisse de Saint-Jacques-de-l’Hôpital_ de Paris, rédigé il y a plus de
trois cents ans: «Le crieur est tenu avant la fête de monseigneur saint
Jacques, d’aller par la ville avec sa clochette et vestu de son corset,
crier la confrérie. _Item_, doit à chasque pèlerin et pèlerine _quatre
épingles_ pour attacher les quatre cornets des mantelets des hommes et
les chapeaux de fleurs des femmes, etc.»


=ÉPITAPHE.=—_L’épitaphe est la dernière des vanités._

Toutes les fois que je vois de magnifiques épitaphes, disait
l’académicien Charpentier, il me prend envie d’écrire au-dessous:
Puisque l’homme n’est qu’infirmité et qu’orgueil, passant, tu le
vois ici tout entier: l’infirmité dans le tombeau, et l’orgueil sur
l’épitaphe.


=ERGO-GLU.=

On disait autrefois _ergo-gluc_.—C’est un terme des écoles pour
signifier de grands raisonnements qui ne concluent rien. Quelques-uns
prétendent qu’il est venu, par altération, de la phrase _ergo
Guoguelu dixit_, _or Guoguelu l’a dit_, phrase usitée dans l’ancienne
université, par allusion à un maître sot de ce nom, qui ne cessait
d’argumenter à tort et à travers. Suivant quelques autres, _ergo-glu_
serait l’abrégé de _ergo glu capiuntur aves_, _donc les oiseaux se
prennent avec de la glu_. Ce qui revient à ce que Molière fait dire
au _Médecin malgré lui_: «Il arrive que ces vapeurs _ossabundus_,
_nequeis_, _nequer_, _potarinum_, _quipsa_, _milus_..., voilà justement
pourquoi votre fille est muette.»—_Glu_ ou _gluc_ est, à ce qu’ils
prétendent, un mot tronqué pour _gluce_, ablatif de _glux_, _glucis_,
qui, dans quelques auteurs, se trouve employé comme synonyme de _glus_,
_glutinis_, colle, glu.


=ESCLAVE.=—_Être esclave de sa parole._

Chez les Germains et chez les Francs, les guerriers qui se piquaient
d’une valeur à toute épreuve, avaient l’habitude de s’attacher une
chaîne de fer autour d’un bras ou autour des flancs, et juraient
solennellement de ne la déposer qu’après avoir accompli quelque
fait d’armes extraordinaire, voulant prouver ainsi qu’ils étaient
capables de pousser l’héroïsme au point d’aliéner le plus précieux de
leurs biens, la liberté, afin de la racheter par un triomphe digne
d’elle[40]. A leur imitation, les chevaliers et les pèlerins du moyen
âge adoptèrent cet emblème de la servitude, comme le signe spécial des
_emprises_, c’est-à-dire des entreprises qu’une promesse irrévocable
les obligeait d’exécuter. En voici un exemple remarquable: Jean de
Bourbon, duc de Bourbonnais, jaloux de fuir l’oisiveté, d’acquérir de
la gloire et de mériter la bonne grâce de sa dame, rassembla dans son
palais, en 1414, seize chevaliers et écuyers de nom et d’armes qui,
animés des mêmes sentiments, firent vœu avec lui, devant les autels, de
porter tous les dimanches, à la jambe gauche, un anneau de prisonnier
en or pour les chevaliers, et en argent pour les écuyers, jusqu’à ce
qu’ils eussent trouvé à combattre contre un nombre égal de chevaliers
et d’écuyers anglais. L’expression _Être esclave de sa parole_ est
probablement un reste de cet usage qu’on retrouve chez presque tous
les peuples, même chez les sauvages, qui entourent leur nez de petites
plaques de métal, pour se souvenir des engagements qu’ils ont pris. Il
se peut aussi qu’elle soit venue d’un usage semblable observé à l’égard
des débiteurs, qui devenaient esclaves lorsqu’ils n’acquittaient pas
leurs dettes selon la parole qu’ils avaient donnée, comme l’atteste le
passage suivant des _Assises de Jérusalem_ (ch. 119): «Si aucun autre
que chevalier doit dète...., il doit estre livré à celui à qui il doit
ladite dète; et il le peut tenir comme son esclaf, tant que il ou
aultre pour lui ait paié ou faict son gré de ladite dète, et il le doit
tenir sans fer, mais que un anneau de fer au bras pour reconnoissance
que il est à pooir d’autrui pour dète.»

Quelques auteurs ont fait dériver l’expression _Être esclave de sa
parole_ de ce que, chez les Gaulois, le débiteur insolvable allait
trouver son créancier, lui présentait une paire de ciseaux, et devenait
son esclave en se laissant couper les cheveux.

Le mot esclave a aussi une origine historique. Il est formé de
_sclavus_, _sclave_, _esclavon_ ou _slave_, nom d’un peuple originaire
de la Scythie, parce que beaucoup de Slaves faits prisonniers, soit à
l’époque de leur établissement sur les côtes de l’Adriatique, soit à
l’époque de leur irruption sur les frontières françaises, sous le règne
de Dagobert, furent vendus comme serfs dans les principaux marchés
de l’Italie et de la France[41]. Ce mot doit être ajouté à la liste
de ceux qui ont dégénéré; car dans la langue d’où il a été tiré il
signifie _illustre_, _glorieux_.


=ESPAGNE.=—_Faire des châteaux en Espagne._

C’est prendre son imagination pour architecte et bâtir dans le vide,
c’est-à-dire former des projets en l’air, se repaître d’agréables
chimères. On a fait plusieurs conjectures sur cette façon de parler
proverbiale, sans en donner une explication satisfaisante. Certain
étymologiste a voulu voir en elle une allusion aux mines d’or et
d’argent qui se trouvaient jadis en Espagne, où une tradition
mythologique avait placé la demeure souterraine de Plutus, et même aux
pommes d’or du jardin des Hespérides, quoique ce jardin fût sur la
côte d’Afrique. Fleury de Bellingen l’a rapportée à la conduite de
Q. Métellus le Macédonique, qui, désespérant de réduire par la force
la ville hispanienne de Contébrie, en leva le siége, dans l’intention
de la surprendre par la ruse, et parcourut la province, où il élevait
de côté et d’autre des redoutes, des forts et des châteaux, ouvrages
qui étant abandonnés, lorsqu’il changeait de quartier, semblaient
n’annoncer que des projets vains et extravagants. Estienne Pasquier dit
qu’elle est venue de ce que, autrefois, les Espagnols ne construisaient
point de châteaux de peur que les Maures, aux incursions desquels ils
étaient sans cesse exposés, ne s’en emparassent et n’en fissent des
fortifications pour se maintenir dans leur conquête. Suivant l’abbé
Morellet, elle est née de l’opinion qui fit regarder l’Espagne, devenue
maîtresse des métaux précieux du Mexique et du Pérou, comme le pays le
plus riche et la source des richesses les plus abondantes.

Il n’est pas besoin de montrer le vice ou le ridicule des deux
premières interprétations. Quant à la dernière, elle s’appuie sur un
anachronisme bien prouvé par ce vers du _Roman de la Rose_, publié
longtemps avant la découverte du Nouveau-Monde:

  Lors feras chasteaulx en Espagne.

Celle de Pasquier n’est pas dépourvue de vérité; mais elle est
présentée d’une manière incomplète; car si elle nous apprend pourquoi
l’on appelle _châteaux en Espagne_ des choses qui n’existent que dans
l’imagination, elle nous laisse à deviner pourquoi l’on n’appelle
ces choses ainsi qu’autant qu’elles forment de douces, d’heureuses
illusions. Le proverbe n’a pas été fondé seulement sur ce que l’Espagne
n’avait point de châteaux, il l’a été aussi, et peut-être en raison de
cela même, sur ce qu’elle paraissait très propre à en avoir de bons et
de beaux. C’est vers la fin du XI^e siècle qu’il a pris naissance, à
une époque de féodalité où l’on construisait beaucoup de châteaux, et
où toutes les idées de grandeur et de fortune étaient liées à l’idée
de ces édifices. Cette époque est celle où Henri de Bourgogne, suivi
d’un grand nombre de chevaliers, alla conquérir gloire et butin sur les
Infidèles au delà des Pyrénées, et obtint, en récompense des services
qu’il rendit à Alphonse, roi de Castille, la main de Thérèse, fille
de ce prince, avec le comté de Lusitanie, qui devint, sous son fils
Alphonse Henriquès, le royaume de Portugal. Le succès de ces illustres
aventuriers excita l’émulation et les espérances de la noblesse
française, et il n’y eut pas de fils de bonne mère qui ne se flattât
de fonder, comme eux, quelque riche établissement; qui ne fît dans son
esprit _des châteaux en Espagne_.

La même ambition avait été déjà excitée dans toutes les têtes par
la considération des grands biens échus en partage aux principaux
guerriers de Guillaume-le-Conquérant, et elle avait donné lieu à
l’expression _Faire des châteaux en Albanie_, dont le sens est
absolument semblable à celui de _Faire des châteaux en Espagne_. Ce nom
d’Albanie, synonyme d’Albion, s’appliquait alors à l’Angleterre, où les
Normands bâtissaient beaucoup de châteaux. Les Saxons n’y en avaient
fait construire que très peu; _Munitiones quas galli castella nuncupant
anglicis provinciis paucissimæ fuerant_ (_Ord. Vit._, XI, 240), et cela
fut cause que la perte de la bataille d’Hastings entraîna pour eux la
perte de tout le pays.

  Je vais, je viens, le trot et puis le pas,
  Je dis un mot, puis après je le nye,
  Et si tu bastis sans reigle ni compas,
  Tout fin seulet, _les chasteaulx d’Albanye_.      (VERGIER D’HONNEUR.)

La duchesse de Villars disait que, pour se guérir de la manie de faire
des _châteaux en Espagne_, il suffisait de voyager dans ce pays. Mot
encore plus vrai aujourd’hui que de son temps.

On dit qu’une personne fait des _cachots en Espagne_, par opposition
aux _châteaux en Espagne_, et pour signifier qu’elle se forge des
chimères tristes, qu’elle voit tout en noir. Cette expression fut
justement appliquée à M. de Ximenès, que son ami, M. d’Autrep,
définissait plaisamment en ces termes: «C’est un homme qui aime
mieux la pluie que le beau temps, et qui ne peut entendre chanter le
rossignol sans s’écrier: Ah! la vilaine bête!»

M. Ch. Nodier a créé une autre expression qui me paraît heureuse,
lorsqu’il a dit, dans sa charmante pièce intitulée: _Changement de
Domicile_:

  Quand je rêve tout seul, à travers la campagne,
  Je me creuse parfois _des fosses en Espagne_.
  Il est bon d’être à l’aise où l’on sera toujours.
  Je voudrais y descendre à la fin des beaux jours.
  Que chercher aux forêts si ce n’est une tombe?


=ESPÉRANCE.=—_L’espérance est le pain des malheureux._

Les malheureux se nourrissent d’espérance, ils suppléent par
l’espérance aux biens dont ils sont privés. Eh! que deviendraient-ils,
si elle ne les soutenait, si elle ne fesait luire ses rayons
consolateurs sur ce fond d’agonie où se traîne leur misérable existence?

_L’espérance est le viatique de la vie._

L’espérance est la compagne inséparable de l’homme sur le chemin qu’il
parcourt du berceau à la tombe, et c’est elle qui le fait vivre jusqu’à
son dernier soupir. La devises des philosophes elpistiques, _Dum spiro,
spero_, _tant que je respire, j’espère_, appartient à tout le genre
humain.

_L’espérance est le songe d’un homme éveillé._

Sentence d’Aristote passée en proverbe.—L’espérance, en effet, est
de la même nature que les songes. Il n’y a rien en elle de réel. Elle
fait luire à nos yeux de belles veilles de jours fortunés auxquelles
nous ne trouvons pas de lendemain; elle nous offre de beaux vergers en
fleurs dont nous ne cueillons pas les fruits; elle étend devant nous un
horizon doré où la gloire, la fortune, les plaisirs qui nous invitent
ne sont plus, à notre approche, que des fantômes. Rivarol l’a définie
très spirituellement: _Un emprunt fait au bonheur_. Mais cet emprunt
est presque toujours usuraire; car il faut payer d’un temps précieux
qu’elle nous enlève les chimériques rêves que nous lui devons. Ainsi
elle est bien plutôt un vol fait au présent en faveur d’un avenir
qui n’existera peut-être jamais. Le sage compte peu sur elle; il en
laisse les illusions aux ames faibles ou malheureuses qui ne savent pas
trouver en elles-mêmes ce qu’il leur faut; il la considère comme ce
mirage trompeur dont l’éclat ne brille d’ordinaire que sur les sables
arides des déserts.

Les Arabes disent: _Qui a de longues espérances a de longues
douleurs_.—Ils disent aussi: _Qui voyage sur le char de l’espérance a
la pauvreté pour compagne_.

Les Italiens ont ce proverbe: _Assai guadagna chi vano sperar perde_.
_Gagne beaucoup qui perd une vaine espérance._

_Espérance bretonne._

Cette expression, fréquemment employée par les troubadours et les
trouvères, pour marquer une espérance toujours déçue et jamais rebutée,
s’explique par celle-ci: _Attendre comme les Bretons Arthur_, qui
est également familière à ces poëtes et qui a la même origine et la
même signification.—Cet Arthur ou Artus, héros de la romancerie
anglo-normande qui lui attribue l’institution de l’ordre de la
Table-Ronde, fut le dernier roi des Bretons-Siluriens[42]. Après avoir
défendu longtemps son pays avec succès contre les Angles du nord, les
Saxons de l’occident et les Danois qu’il vainquit en douze batailles
successives, il fut complétement défait à Camblan, vers 542. Blessé
mortellement dans cette affaire, il se fit transporter en un lieu
inconnu, où il termina sa glorieuse vie. Ses soldats étonnés de ne pas
le voir reparaître allèrent à sa recherche, et, comme ils ne trouvèrent
nulle part son tombeau, ils se persuadèrent qu’il n’était pas mort. La
superstition du temps accueillit cette idée exploitée par la politique
nationale comme moyen de résistance contre les vainqueurs; et bientôt
ce fut une croyance populaire qu’Arthur reviendrait un jour régner sur
l’Angleterre affranchie du joug étranger, et qu’il y ramènerait le
siècle d’or. En attendant, il était censé dormir du sommeil d’Endymion
au pied du mont Etna, par l’effet d’un philtre magique que les
enchanteurs Merlin et Thaliessin lui avaient donné pour prolonger son
existence, après l’avoir guéri de sa blessure. Les chants patriotiques
des bardes le représentaient tantôt guerroyant en Palestine contre
les Infidèles, et tantôt errant dans les forêts des deux Bretagnes.
Cette espérance du retour d’Arthur s’accrut à mesure que le peuple fut
opprimé. Elle fut assez générale sous la domination despotique des rois
normands. Henri II, à qui elle inspirait des inquiétudes, imagina un
moyen pour la faire cesser. Il se rendit à Glassenbury, dans le pays
de Galles, fit faire des fouilles en un lieu que des vers chantés en
sa présence par un pâtre indiquaient comme l’endroit de la sépulture
d’un grand homme, et l’on en retira un cercueil de pierre décoré
d’une petite croix de plomb, sur laquelle était écrit: _Hic jacet
inclytus rex Arthurius in insulâ Avaloniâ_. Cette prétendue découverte
ne produisit pas néanmoins l’effet qu’il en attendait. L’espérance
bretonne continua à régner. Elle était si vive au temps d’Alain de
l’Isle, que ce savant a écrit dans ses explications des prophéties de
Merlin: «On serait lapidé en Bretagne, si l’on osait dire qu’Arthur est
mort.» (_Explanat. in proph. Merlini_, p. 19, lib. I.)


=ESPRIT.=—_Avoir l’esprit enfoncé dans la matière._

Cette expression, dont on se sert pour désigner un esprit épais, est
empruntée de l’expression latine _demersus in corpus homo_, _homme
plongé dans le corps_, qu’on trouve dans Pline le naturaliste.

L’obésité a toujours été regardée comme l’indice de la stupidité,
et quelques médecins ont cherché à démontrer par des raisonnements
physiologiques la vérité de cette opinion qui avait donné lieu au
proverbe suivant, que les Romains tenaient des Grecs:

  _Subtile pectus venter obesus non parit._

On dit aussi: _Avoir la forme enfoncée dans la matière_, locution que
Molière a mise en vogue, lorsqu’il a cherché à la faire tomber en la
reléguant dans le jargon des _Précieuses ridicules_. Ce mot _forme_
signifie sans doute ici l’esprit ou l’ame, que des philosophes anciens
nommaient _la forme essentielle_.

_Bienheureux les pauvres d’esprit._

L’évangile selon saint Mathieu (ch. V, v. 3) dit: _Beati pauperes
spiritu, quoniam ipsorum est regnum cælorum_; _bienheureux les pauvres
d’esprit, car le royaume des cieux leur appartient_; ce qui doit
s’entendre des hommes qui ont le cœur et l’esprit entièrement détachés
des biens de la terre. Mais on a voulu l’entendre de ceux qui sont
dépourvus d’esprit, et c’est sur ce fondement que le langage proverbial
a proclamé la béatification ou la canonisation de la bêtise.

_Les grands esprits se rencontrent._

Les grands esprits, habitués à voir les choses telles qu’elles sont,
doivent nécessairement se rencontrer quelquefois, lorsque leur
attention se porte sur le même objet. De là ce proverbe qui s’emploie
par plaisanterie, lorsque deux personnes ont ou prétendent avoir à la
fois la même pensée, et qui sert bien souvent d’excuse aux plagiaires.

S’il y avait un recueil des rencontres des écrivains dans un ordre
chronologique, on y découvrirait bien des vols plaisamment déguisés, et
si une loi obligeait à la restitution littéraire, on verrait bien des
ouvrages volumineux auxquels il resterait à peine quelques feuillets.
Ce n’est pas sans raison qu’on a dit: _Un auteur est un homme qui prend
dans les livres tout ce qui lui passe par la tête_.


=ESTOMAC.=—_Mauvais cœur et bon estomac._

Maxime par laquelle sont énoncées les deux conditions auxquelles les
égoïstes attachent le bonheur. Elle a quelque vérité sous ce rapport
qu’en étouffant sa sensibilité et en digérant très bien, on éviterait
beaucoup de souffrances morales et de souffrances physiques; mais elle
est d’une fausseté révoltante sous tous les autres rapports. Le secret
d’être heureux ne peut consister à n’aimer que soi et à se soustraire
au devoir essentiel de la société; car il exclurait les jouissances
les plus douces, les plus délicates et les plus nobles du cœur humain.
Le bonheur dépend du sentiment encore plus que des nombreux avantages
qu’on possède, et peut-être le bonheur n’est-il que le sentiment.

On pense que la maxime anti-sociale _Mauvais cœur et bon estomac_ fut
inventée, ou du moins accréditée, par Fontenelle, dont la vie longue et
tranquille en offrit constamment l’application.


=ESTRADE.=—_Battre l’estrade._

Battre le pavé, perdre son temps à courir les rues, être désœuvré.—Le
mot _estrade_, suivant Henri Estienne, ne vient point de l’italien
_strada_, mais du latin _strata_, que quelques auteurs, notamment
Eutrope, ont employé dans le sens de _pavé_, au lieu de _strata via_.
On trouve dans Virgile, _per strata viarum_. L’expression _Battre
l’estrade_ et le vieux verbe _estrader_ se disaient primitivement,
au propre, en parlant de certains soldats à pied et à cheval chargés
d’aller à la découverte et de battre le pays. Ces soldats étaient
appelés _estradiots_, nom que plusieurs étymologistes font dériver du
grec στρατιὠτης, _soldat_, parce que les premiers qui eurent cette
fonction avaient été tirés de la Grèce.


=ÉTAMINE.=—_Passer par l’étamine._

  Aussitôt qu’une fois ma verve me domine,
  Tout ce qui s’offre à moi passe par l’étamine.

L’_étamine_ est le nom d’une étoffe fort mince et fort claire, dont
les vieilles bourgeoises avaient coutume de se vêtir autrefois. Comme
ces vieilles étaient sévères, malignes et bavardes, on disait des
personnes critiquées ou tancées par elles, qu’elles avaient passé par
l’étamine.—Telle est l’origine qu’on attribue à cette expression, qui
peut être venue tout aussi bien d’une allusion à l’_étamine_ ou tamis
des apothicaires.


=ÉTOILE.=—_Son étoile commence à blanchir_, ou _à pâlir_.

Expression dont on peut faire l’application à la décadence de plus
d’une qualité brillante, et dont on se sert spécialement pour marquer
la chute prochaine d’un homme en faveur. C’est une double allusion
à l’état des étoiles, qu’on voit blanchir ou pâlir aussitôt que le
jour se lève, et à l’influence qui leur est attribuée sur la destinée
humaine.—Cette rêverie astrologique a donné lieu à ces autres
expressions proverbiales: _Être né sous une heureuse étoile_,—_Être né
sous une malheureuse étoile_,—_Ne pouvoir résister à son étoile_.


=ÉTRANGLER.=—_Je veux que ce morceau m’étrangle, si..._

Ducange pense que cette formule d’affirmation métaphorique est venue
d’une épreuve judiciaire qui fut introduite au commencement du onzième
siècle, et qui consistait à faire avaler aux gens accusés de vol, un
morceau de pain et un morceau de fromage sur lesquels on avait dit
la messe. Le pain était d’orge sans levain, et le fromage de lait de
brebis du mois de mai. La difficulté d’avaler ces morceaux qui pesaient
chacun neuf deniers constatait la culpabilité.

Lorsque les Siamois veulent connaître de quel côté est le bon droit
dans certaines affaires civiles ou criminelles, ils obligent les deux
parties à prendre des pilules purgatives; et la personne qui les garde
plus longtemps dans son estomac obtient gain de cause.


=ÊTRE.=—_Connaître les êtres d’une maison._

C’est en connaître les coins et recoins, ou les endroits les plus
cachés.—Cette expression est très ancienne, car elle se trouve dans le
manuscrit du _Roman du Renard_:

  Lors s’en vint droict à la fenestre
  Com cil qui bien _savoat l’estre_.

Elle se trouve aussi dans beaucoup d’autres ouvrages de notre
littérature primitive; mais il est à remarquer que le mot _êtres_
y figure écrit de cinq manières différentes, à savoir: _estres_,
_aistres_, _aitres_, _astres_, et _âtres_, sans que son acception varie
avec son orthographe. Les étymologistes s’accordent à dire que ce mot
est dérivé du latin _atrium_. Cependant Huon de Villeneuve, remarquant
qu’il signifie quelquefois _route_, _chemin_, le fait venir de _strada_.


=ÉTREINDRE.=—_Qui trop embrasse mal étreint._

Il faut mesurer ses entreprises à ses forces ou à ses moyens: celui qui
entreprend trop ne réussit point.

  Mais d’embrasser tant de matières
  En ung coup, tout n’est pas empraint.
  _Qui trop embrasse, mal estraint._      (G. COQUILLART.)

Plus les bras sont étendus, plus leur action est bornée: ils ne
saisissent bien que les objets autour desquels ils se replient. Il en
est des facultés de l’esprit comme des bras. Les exercer sur trop de
matières à la fois, c’est les affaiblir. Il faut les concentrer pour
qu’elles aient toute leur énergie. Musschembroëck disait: _Dum omnia
volumus scire, nihil scimus_;_ en voulant tout savoir, nous ne savons
rien_.

  _Pluribus intentus minor est ad singula sensus._

On avait érigé à Buffon une statue où on lisait ces mots: _Naturam
amplectitur omnem_, _il embrasse toute la nature_. Un plaisant y
ajouta: _Qui trop embrasse mal étreint_. Buffon alors fit supprimer
l’éloge et la critique.


=ÉVÉNEMENT.=—_Les grands événements procèdent des petites causes._

Cette maxime, passée en proverbe, est devenue le sujet et le titre
d’un ouvrage où sont rapportées beaucoup de petites particularités
qui ont influé sur de grandes affaires. Cependant la disproportion
qu’on remarque entre la cause et l’effet n’est pas aussi réelle qu’on
se l’imagine. La Harpe regarde cette disproportion apparente comme la
suite nécessaire de la différence de rang et de pouvoir. «Les passions,
dit-il, c’est-à-dire les affections qui ne sont pas dans l’ordre de
la raison, sont petites en elles-mêmes, comme l’avarice, l’amour, la
jalousie, etc., ou très susceptibles de petitesses, comme l’orgueil,
l’ambition, la haine, la vengeance, etc. Elles occasionnent les mêmes
incidents chez ceux qui gouvernent et chez ceux qui sont gouvernés,
avec cette différence que, dans les conditions inférieures, ces
incidents n’ont qu’une influence obscure et bornée, et qu’ils en ont
une très étendue et très sensible dans les personnes qui ont entre
leurs mains les destinées publiques, et qui ne sont pas toujours mues
par des ressorts proportionnés à l’importance de la chose publique, et
dans un rapport exact avec le devoir et avec le bien général.»

Jean-Baptiste Say a dit sur le même sujet: «Les petites causes amènent
parfois de grands événements; mais c’est lorsque ses grands événements
sont mûrs pour arriver. Elles sont causes _occasionnelles_ et non pas
_efficientes_. Un souffle fait tomber une poire; il est cause de cet
événement, si vous voulez; mais ce n’est pas le souffle qui a produit
la poire; c’est la terre, le soleil et le temps; le temps! élément si
important dans toutes les choses de ce monde!

«Je conviens que de très petits événements ont eu de graves
conséquences; mais ils sont plus rares qu’on ne croit, et agissent
plutôt négativement que positivement. Certes si, au moment où Alexandre
préparait son expédition contre la Perse, il eût avalé de travers une
arête, et qu’il en eût été étouffé, il est probable que la conquête de
l’Asie n’eût pas eu lieu. Dès lors point de ces royaumes grecs fondés
en Syrie, en Égypte; point de Cléopâtre; la bataille d’Actium n’eût
pas été perdue par Antoine; Auguste ne serait pas monté sur le trône
du monde, etc. Mais il serait arrivé des événements analogues, parce
que l’univers était mûr pour eux. Pascal ne me semble pas fondé à
dire que si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face de
la terre était changée. César lui-même se fût-il noyé en passant le
Rubicon, Rome n’évitait pas l’esclavage; Rome devait être gouvernée par
le sabre, parce que les Romains avaient été trop avides de triomphes
militaires; et si ce n’eût été par le sabre de César, ç’aurait été par
un autre.»

Voltaire a bien mal raisonné aussi, lorsqu’il a écrit: «Si Léon X
avait donné des indulgences à vendre aux moines augustins qui étaient
en possession du débit de cette marchandise, il n’y aurait point de
protestants.» Le protestantisme était un feu couvé pendant la plus
grande partie du moyen âge, et ce volcan devait avoir nécessairement
son éruption.


=EXCEPTION.=—_Il n’y a point de règle sans exception._

Quelque générale que soit une règle, elle n’est point applicable à tous
les cas particuliers.

_L’exception confirme la règle._

L’exception, tout en dérogeant à la règle, en constate l’existence; de
la nécessité où l’on est de violer la règle en certains cas, se tire
précisément la preuve qu’elle existe. Le mot _confirme_ n’est pas ici
d’une exactitude rigoureuse; _suppose_ vaudrait peut-être mieux.


=EXCUSE.=—_Qui s’excuse s’accuse._

Trop de soins à se justifier produisent souvent un préjugé contraire.
Quiconque est innocent n’insiste guère pour qu’on ne le croie point
coupable, et il laisse les excuses à ceux qui en ont besoin.—Toute
excuse implique quelque idée de faute. _Nescio quid peccati portat
secum omnis purgatio._ (Térence.)


=EXIL.=—_Ceux qui passent de l’exil au pouvoir sont avides de sang._

Marius et Tibère n’ont que trop justifié ce proverbe; la vie de
l’empereur Andronic en montra la justesse. Le nombre des victimes de ce
tyran, dit Gibbon, donnerait une idée moins frappante de sa cruauté que
la dénomination de _jours de l’alcyon_ (jours tranquilles) appliquée
à l’espace bien rare dans son règne d’une semaine où il se reposa de
verser du sang.


=EXPÉRIENCE.=—_Expérience passe science._

C’est-à-dire que les leçons de l’expérience valent mieux que celles de
tous les maîtres.—_Usus frequens omnium magistrorum præcepta superat._
(Cicéron.)


=EXTRÊME.=—_Les extrêmes se touchent._

Napoléon disait: _Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas_.



F


=FABLE.=—_Être la fable du public._

C’est être pour le public un sujet de comédie ou un objet de risée. Les
Latins disaient: _Esse fabula aliorum_, en prenant le mot _fabula_ dans
l’acception d’_entretien_, _discours_, et peut-être aussi dans celle
de _pièce de théâtre_. Cette locution, dont la nôtre est littéralement
traduite, a été employée par Cicéron, par Horace, par Ovide, etc.
Racine a fait dire à Achille (_Iphigénie_, act. II, sc. 7):

  Suis-je, sans le savoir, la fable de l’armée?


=FÂCHER.=—_Qui se fâche a tort._

On n’a recours aux invectives que quand on manque de preuves: Entre
deux controversistes, il y a cent à parier contre un que celui qui aura
tort se fâchera. Prométhée dit à Jupiter, dans un dialogue de Lucien:
«Tu prends ta foudre au lieu de répondre, donc tu as tort.»


=FACE.=—_Face d’homme porte vertu._

On dit aussi: _Face d’homme fait vertu._—Ces proverbes signifient que
la présence d’un homme sert beaucoup à ses affaires. Ils s’appliquent
particulièrement lorsque l’arrivée d’une personne dans une société fait
changer de mal en bien les propos qu’on y tenait sur son compte.


=FAGOT.=—_Sentir le fagot._

C’est être soupçonné d’hérésie, d’impiété.—Cette façon de parler fait
évidemment allusion au supplice du feu qu’on infligeait autrefois aux
hérétiques; mais on a eu tort de prétendre qu’elle a été introduite
sous le règne de François II, qui institua les _chambres ardentes_
chargées de prononcer un pareil supplice contre les luthériens et les
calvinistes. Elle existait déjà sous le règne de François I^{er}.
Il est probable qu’elle remonte au temps des Albigeois, que Simon
de Montfort, vicaire du pape Innocent III, livrait aux flammes par
centaines; témoin l’exécution qu’il fit faire, en 1210, à Minerbe, où
cent cinquante furent consumés sur un horrible bûcher allumé par le
fanatisme. On peut même croire qu’elle a une origine plus ancienne
encore, en raison de l’analogie qu’elle présente avec la dénomination
de _sarmentitii_, usitée chez les Romains, à ce que nous apprend
Tertullien, pour désigner les chrétiens qu’ils faisaient brûler avec
des fagots de sarment.

_Il y a fagots et fagots._

Ce proverbe, qu’on emploie fréquemment pour signifier qu’il y a de la
différence entre des choses de même sorte, ou entre des personnes de
même état, a été inventé ou du moins mis en vogue par Molière, qui
fait dire à Sganarelle (_Médecin malgré lui_, act. 1, sc. 6): «_Il y a
fagots et fagots_, mais pour ceux que je fais...»

_Conter des fagots._

C’est conter des bagatelles, des choses frivoles ou fausses et sans
vraisemblance.—On prétend que la plus ancienne de nos feuilles
périodiques, la _Gazette de France_[43], donna lieu à cette phrase
proverbiale presque aussitôt qu’elle parut. Comme elle ne se publiait
pas alors par abonnement, des colporteurs étaient chargés de la crier
dans les rues: or, il arriva qu’un de ces colporteurs rencontra un jour
sur son chemin un marchand de fagots qui s’obstina à marcher à côté
de lui; l’un et l’autre se piquèrent d’une risible émulation; ce fut
à qui saurait le mieux enfler sa voix pour avertir les acheteurs, et
comme leurs cris alternatifs _Gazette!_ _Fagots!_ firent événement pour
tout le quartier, on s’égaya sur la réunion fortuite ou calculée de ces
deux mots, et l’on prit l’habitude de les employer dans une acception
synonymique.

Cette explication peut s’appeler un _fagot_, car elle repose sur un
fait moins ancien que la locution, laquelle est venue tout simplement
d’un allusion à la mauvaise foi des marchands de bois, qui comptant
les fagots qu’ils vendent de manière à tromper sur la quantité ou sur
la qualité. Une phrase de la vieille farce intitulée: _La querelle
de Gaultier Garguille et de Périne sa femme_, ne laisse aucun doute
sur ce sujet. «Tu me renvoies de Caïphe à Pilate; _tu me contes des
fagots pour des cotterets_.» _Conter_ est mis ici pour _compter_;
la différence que l’œil remarque entre ces deux homonymes ne fait
rien à la chose; dérivés l’un et l’autre, suivant Nicot, du verbe
latin _computare_, ils étaient autrefois confondus sous le rapport de
l’orthographe. Les livres imprimés avant la fin du dix-septième siècle
en offrent des preuves multipliées. Le docte M. de Walckenaer cite une
édition de Boileau où l’on trouve:

  Parmi les Pelletiers ou conte les Corneilles.

Il ajoute que dans la rédaction officielle de l’_Entrée du roi et de la
reine_, le 26 août 1660, on lit en gros caractères: CHAMBRE DES CONTES.

J’indiquerai, à mon tour, une pièce de Ronsard où _conter_ pour
_compter_ revient à chaque couplet:

  Si tu peux me _conter_ les fleurs
  Du printemps, etc.

Un fait que je garantis, c’est que _conter_, dans le sens de
_calculer_, _énumérer_, a été employé plus souvent que _compter_ par
les auteurs du seizième siècle et du dix-septième siècle.

Madame de Forgeville demandait un jour à d’Alembert: Quel bien avaient
fait à l’humanité les encyclopédistes.—Quel bien? répondit le
philosophe; ils ont abattu la forêt des préjugés qui la séparait du
chemin de la vérité.—En ce cas, répliqua-t-elle en riant, je ne suis
plus surprise s’_ils nous ont débité tant de fagots_.


=FAILLIR.=—_On apprend en faillant._

C’est-à-dire en se trompant. Les erreurs que l’on commet tournent par
la suite au profit de l’instruction. L’esprit humain est comme ce géant
de la fable qui se relevait plus fort de ses chutes.—Les Espagnols ont
ce beau proverbe: _Quien estropieça, si no cae, el camino adelanta._

  Qui bronche sans tomber accélère ses pas.


=FAIM.=—_La faim de Sancerre._

Expression proverbiale dont a fait usage le pseudonyme Orasius Tubero
(Lamothe Le Vayer), qui a dit d’un homme affamé: _Il avait la faim de
Sancerre dans les entrailles_ (dialogue IV, _Des rares et éminentes
qualités des ânes de ce temps_).

Les calvinistes, assiégés, en 1573, pendant huit mois, dans la ville de
Sancerre, par les troupes de Charles IX, que commandait le maréchal de
La Châtre, furent réduits à un tel excès de famine, qu’ils mangèrent
des cuirs, des parchemins, des herbes vénéneuses et des bêtes immondes
de toute espèce. On rapporte même qu’un père et une mère furent surpris
dévorant le cadavre de leur propre fille qui était morte de faim.


=FAIRE.=—_Fais ce que dois, advienne que pourra._

Cette belle devise, passée en proverbe, respire le plus moral de tous
les sentiments, le sentiment du devoir, qui prescrit de faire les
bonnes actions sans en espérer de récompense, en s’exposant même à
des inconvénients ou à des malheurs. L’homme qui, par respect humain,
transige avec un tel sentiment, n’est pas véritablement vertueux. Un
ancien s’écrie dans son indignation contre ces gens dont la vertu ne
veut se montrer qu’avec l’approbation du vulgaire: _Non vis esse justus
sine gloriâ: at me Hercule sæpè justus esse debebis cùm infamiâ. Tu
ne veux pas être juste sans gloire, mais, par Hercule, tu dois l’être
souvent, même avec infamie._

_Fais ce que je dois et non ce que je fais._

Ce proverbe, qu’on suppose être la réponse d’un prédicateur auquel on
reproche d’avoir une conduite en contradiction avec sa doctrine, a
son origine et son explication dans ces paroles de l’évangile selon
saint Mathieu (ch. XXIII, v. 2 et 3): _Super cathedram Moysi sederunt
pharisæi. Omnia ergo quæcumque dixerint vobis servate et facite:
secundum opera vero eorum nolite facere; dicunt enim et non faciunt.
Les pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse: observez donc et
faites tout ce qu’ils vous diront, mais ne faites pas ce qu’ils font;
car ils disent ce qu’il faut faire, et ne le font pas._

Zénon comparait les hommes qui parlent bien et qui vivent mal à la
monnaie d’Alexandrie, qui était belle mais pleine d’alliage.—Montaigne
les appelait des _dupeurs d’oreille_.—D’après un adage ingénieux
des saints Pères, ils ressemblent au bluteau qui garde le son et
donne la farine: _Cribrum pollinarium furfures sibi servat, aliis
farinam exhibet_.—Nous disons dans le même sens: _La cloche appelle
à l’église, mais elle n’y entre pas_.—Les Anglais disent: _The friar
preached against stealing when he had pudding in his sleeve_. _Le moine
prêchait contre le vol pendant qu’il avait le boudin dans sa manche._


=FAMILIARITÉ.=—_La familiarité engendre le mépris._

Lorsqu’on est familier avec ses inférieurs, on cesse d’en être
respecté. Saint Bernard dit: _Familiaris dominus fatuum nutrit servum_.
_Un maître familier nourrit un valet impertinent._—Les Italiens
disent: _Dimestichezza di padrone, capello di matto_; _familiarité de
maître, chapeau de fou_, c’est-à-dire signe de folie.


=FAMINE.=—_La famine amène la peste._

Un mal est souvent l’avant-coureur ou la cause d’un plus grand mal. Ce
proverbe, traduit du latin _Famem pestilentia sequitur_, fut employé
au propre d’une manière bien éloquente par M. de Merainville, évêque
de Chartres, qui dit à Louis XV, en lui demandant des secours pour les
pauvres de son diocèse dans une grande cherté de grains: Sire, vous
vivez dans l’abondance et vous ne connaissez pas la famine; mais _la
famine amène la peste_, et la peste atteint les rois.


=FANTAISIE.=—_La fantaisie fait la loi à la raison._

Le mot _fantaisie_ désignait autrefois l’imagination: il désigne
aujourd’hui un désir vif et singulier qui tient du caprice, et dans
cette dernière acception il ne convient pas moins au proverbe que dans
la première. Le désir, comme l’imagination, est un tyran qui fait
presque toujours céder la raison.


=FARINE.=—_Gens de même farine._

On a prétendu que les comédiens, qui se saupoudraient le visage de
farine et qui étaient vus de mauvais œil dans un siècle dévot, à cause
de l’excommunication lancée contre eux par l’Église, ont donné lieu à
cette expression proverbiale, toujours prise en mauvaise part. Mais il
est évident qu’on s’est trompé, puisque cette expression était usitée
chez les Latins. On lit dans Sénèque: _Omnes hi sunt ejusdem farinæ_;
_ces gens-là sont tous de même farine_, c’est-à-dire ils sont tous de
même espèce, ils ne valent pas mieux l’un que l’autre.

_Réussir mieux en pain qu’en farine._

Réussir mieux à la fin que dans le commencement d’une entreprise,
terminer heureusement une affaire qui avait été d’abord mal engagée.

_Quand Dieu envoie la farine, le diable enlève le sac._

Vieux proverbe français et italien qu’on emploie en parlant d’une
occasion avantageuse dont on n’a pu profiter.—Les Anglais disent:
_When it rains omelettes, the devil upsets the plates_. _Quand il pleut
des omelettes, le diable enlève les assiettes._


=FATRAS.=—_C’est du fatras._

Cette expression, employée pour désigner une mauvaise compilation, un
amas confus de pensées et d’expressions inutiles ou incohérentes, fait
sans doute allusion à une ancienne pièce de poésie nommée _fatras_, où
un même vers était souvent répété, comme dans l’exemple suivant:

  Le prisonnier
  Qui n’a argent
  Est en danger,
  Le prisonnier.
  Pendre ou noyer
  Le fait l’agent,
  Le prisonnier
  Qui n’a argent.

On dit aussi quelquefois, dans un sens analogue: _C’est de la
riqueraque_. On appelait autrefois _riqueraque_ une sorte de longue
chanson composée de vers de six ou sept syllabes, à rimes croisées,
à peu près dans le même genre que le _fatras_. Pierre Lefèvre, curé
de Merai, fait mention de ces deux espèces de poëmes dans son _Art de
pleine rhétorique_.

=FÉE.=—_Il ne faut pas courroucer la fée._

C’est-à-dire, il ne faut pas irriter une personne puissante dont le
ressentiment est redoutable. Ce proverbe s’emploie aussi dans le même
sens que le proverbe _Il ne faut pas réveiller le chat qui dort_.—La
croyance aux fées était autrefois en France une opinion populaire
qui n’est pas encore entièrement détruite. On distinguait les fées
en bienfaisantes et malfaisantes. La crainte qu’inspiraient ces
dernières était extrême, et avait donné lieu à plusieurs pratiques
superstitieuses au moyen desquelles on espérait les empêcher de faire
du mal. Le Grand d’Aussy (_Recueil de fabliaux_, tom. I, page 79)
raconte qu’à l’abbaye de Poissy, fondée par saint Louis, on célébrait,
tous les ans, une messe pour préserver les religieuses du pouvoir des
fées.


=FEMME.=—_Ce que femme veut, Dieu le veut._

Il n’y a pas moyen de résister à la volonté des femmes: ce qu’elles
veulent se fait presque toujours, comme si Dieu le voulait.—Ce
proverbe, qui égale l’opiniâtreté du sexe à la puissance divine, a
inspiré à La Chaussée ce joli vers:

  Ce que veut une femme est écrit dans le ciel.

Les Latins avaient deux adages analogues qu’ils appliquaient aux
hommes comme aux femmes: _Nobis animus est deus_; _notre esprit est
un dieu pour nous_.—_Quod volumus sanctum est_; _ce que nous voulons
est saint_ ou _sacré_. Le premier est rapporté en grec par Plutarque,
qui en attribue l’invention à Menandre; le second est cité par saint
Augustin.

_Il faut chercher une femme avec les oreilles plutôt qu’avec les yeux._

Il faut considérer la bonne réputation plutôt que la beauté de celle
qu’on veut prendre pour épouse. Ne regarder qu’à la beauté dans le
choix d’une épouse, c’est vouloir, comme disait la reine Olympias, _se
marier pour les yeux_, ou, suivant l’expression de Corneille, _épouser
un visage_.

Lamothe Levayer dit que le sommeil dans lequel Dieu plongea notre
premier père, au moment où il voulut lui donner une compagne, est un
avis de nous défier de notre vue et de prendre une femme, les yeux
fermés.

_La plus belle femme ne peut donner que ce qu’elle a._

C’est-à-dire, lorsqu’une personne fait tout ce qu’elle peut, il ne
faut pas en exiger davantage.—Ce proverbe n’est pas juste sous tous
les rapports, car une femme donne précisément ce qu’on croit recevoir
d’elle, puisque, en ce genre, c’est l’imagination qui fait le prix de
ce qu’on reçoit. Les faveurs qu’elle accorde ont plus que leur _réalité
propre_, suivant l’heureuse expression de Montesquieu.

_La plus honnête femme est celle dont on parle le moins._

«Les anciens, dit Jean-Jacques Rousseau dans sa lettre à d’Alembert,
avaient en général un très grand respect pour les femmes; mais ils
marquaient ce respect en s’abstenant de les exposer au jugement du
public, et croyaient honorer leur modestie en se taisant sur leurs
autres vertus. Ils avaient pour maxime que le pays où les mœurs étaient
les plus pures était celui où l’on parlait le moins des femmes, et
que la femme la plus honnête était celle dont on parlait le moins.
C’est sur ce principe qu’un Spartiate entendant un étranger faire de
magnifiques éloges d’une dame de sa connaissance, l’interrompit en
colère: Ne cesseras-tu point, lui dit-il, de médire d’une femme de
bien? De là venait aussi que, dans leur comédie, les rôles d’amoureuses
et de filles à marier ne représentaient jamais que des esclaves ou des
filles publiques.»

Quoique nous n’ayons point pour les femmes le même respect que les
anciens, nous n’en avons pas moins adopté la maxime proverbiale dont
ils se servaient comme d’une espèce de critérium qui leur fesait
reconnaître le degré d’estime qu’ils devaient à chacune d’elles. Il
y a même dans notre langue une expression vulgaire qui confirme la
vérité de cette maxime: c’est l’expression _Faire parler de soi_; quand
elle s’applique à une femme, elle emporte toujours une idée de blâme,
tandis qu’elle se prend généralement dans un sens d’éloge quand elle se
rapporte à un homme. _Cette femme fait parler d’elle_ est une phrase
qui signifie que cette femme donne lieu à de mauvais propos sur son
compte par une conduite répréhensible; _Cet homme fait parler de lui_
se dit ordinairement pour exprimer que cet homme se distingue par ses
talents ou par ses belles actions.

_Prends le premier conseil d’une femme et non le second._

Les femmes jugent mieux d’instinct que de réflexion: _elles ont
l’esprit primesautier_, suivant l’expression de Montaigne; elles savent
pénétrer le secret des cœurs et saisir le nœud des intrigues et des
affaires avec une merveilleuse sagacité, et les soudains conseils
qu’elles donnent sont presque toujours préférables aux résultats
d’une lente méditation. C’est pour cela sans doute que les peuples
celtiques les regardaient comme des êtres inspirés, leur attribuaient
le don des oracles, et leur accordaient une grande influence dans les
délibérations politiques.

Les Chinois ont un proverbe tout à fait semblable au nôtre: _Les
premiers conseils des femmes_, disent-ils, _sont les meilleurs, et
leurs dernières résolutions les plus dangereuses_.

_Qui de femme honnête est séparé, d’un don divin est privé._

Une femme honnête est vraiment _un don divin_, et il n’y a pas de
plus grand malheur pour un mari que d’en être privé; car il perd avec
elle un sage conseil dans ses entreprises, une douce consolation dans
ses chagrins, une heureuse assistance dans ses infirmités, une source
d’agréments et de joie dans toutes les situations de la vie. Et quel
trésor sur la terre pourrait valoir cette fidèle amie, cette tendre
bienfaitrice, ou plutôt cette providence de tous les instants? _Procul
et de ultimis finibus pretium ejus._ (Salomon, _Prov._, c. 31, v. 10.)

_Il n’est attention que de vieille femme._

Une jeune femme ne s’occupe guère que d’elle-même. Elle est enivrée de
sa beauté au point de croire qu’elle n’a pas besoin d’autre séduction
pour régner sur les hommes. Mais il n’en est pas de même d’une femme
qui commence à vieillir: elle sent que son empire ne peut plus se
maintenir par des charmes qu’elle voit s’altérer chaque jour. Elle
sacrifie sa vanité aux intérêts de son cœur; elle s’applique à fixer
l’homme qu’elle aime par les attraits de la bonté; elle est toujours
aux petits soins pour lui, et il n’y a pas de douces prévenances, de
délicates attentions qu’elle ne lui prodigue.

Ce proverbe s’entend aussi de certaines fonctions domestiques confiées
aux femmes. Il est reconnu qu’une vieille femme s’en acquitte plus
soigneusement qu’une jeune. Par exemple: elle est bien meilleure
garde-malade, car elle ne cherche pas autant à prendre ses aises et ne
craint pas que la privation de sommeil lui donne un teint pâle avec des
yeux battus.

_Maison faite et femme à faire._

Il faut acheter une maison toute faite afin de ne pas être exposé
aux inconvénients et aux dépenses qu’entraîne la bâtisse; et il faut
prendre une jeune femme dont le caractère ne soit pas formé, afin de
pouvoir la façonner sans peine à sa manière de vivre.

_La femme est toujours femme._

C’est-à-dire toujours faible, toujours légère, toujours inconstante.
_Varium et mutabile semper femina._ (Virg.)

_Foi de femme est plume sur l’eau._

Un proverbe des Scandinaves dit: _Ne vous fiez point aux paroles de la
femme, car son cœur a été fait tel que la roue qui tourne._

_Il ne faut pas se fier à femme morte._

Ce proverbe nous est venu des Grecs et des Latins. Diogénien rapporte
qu’il a dû son origine à la funeste aventure d’un jeune homme qui,
étant allé visiter le tombeau de sa marâtre, fut écrasé par la chute
d’une colonne élevée sur ce tombeau.

_Si la femme était aussi petite qu’elle est bonne, on lui ferait un
habillement complet et une couronne avec une feuille de persil._

Manière originale et comique de classer la bonté de la femme parmi les
infiniment petits.

  _Bonne femme, mauvaise tête:_
  _Bonne mule, mauvaise bête._

Jean Nevizan, professeur de droit à Turin, au commencement du seizième
siècle, dit dans son curieux ouvrage intitulé: _Sylva nuptialis, la
Forêt nuptiale_, que Dieu forma dans la femme toutes les parties du
corps qui sont douces et aimables, _quæ sunt dulcia et amicabilia_;
mais que pour la tête il ne voulut pas s’en mêler, et qu’il en
abandonna la façon au diable: _de capite noluit se impedire, sed
permissit illud facere dæmoni_.

_Femme rit quand elle peut, et pleure quand elle veut._

Un autre proverbe dit grossièrement: _A tout heure chien pisse et femme
pleure._—Ovide prétend que la facilité des larmes chez les femmes est
le résultat d’une étude particulière.

  _Ut flerent oculos erudiere suos._

_Une femme ne cèle que ce qu’elle ne sait pas._

C’est-à-dire qu’une femme est incapable de garder un secret. Mais ceci
doit s’entendre d’un secret qui lui est confié, et non d’un secret qui
lui appartient en propre; car elle cache toujours très bien ce qu’il
lui importe personnellement de cacher: par exemple, son indiscrétion ne
va jamais jusqu’à révéler son âge.

_A qui Dieu veut aider sa femme lui meurt._

On dit aussi: _A qui perd sa femme et un denier, c’est grand dommage
de l’argent._ Ces deux proverbes, usités chez nos aïeux, démentent
formellement la réputation de galanterie qu’on a voulu leur faire.

_Ce n’est rien; c’est une femme qui se noie._

Mauvaise plaisanterie de quelque Sganarelle. Celui de Molière en fait
une de la même espèce. Lorsque la suivante de Célie l’appelle en
s’écriant: _Ma maîtresse se meurt_, il lui répond:

            Quoi! n’est-ce que cela?
  Je croyais tout perdu de crier de la sorte.

Un proverbe espagnol venge le beau sexe de l’injustice du nôtre; une
femme y dit: _Ce n’est rien; c’est mon mari que l’on tue._

Je partage le sentiment exprimé par La Fontaine dans ces vers du début
de sa fable intitulée _La femme qui se noie_:

  Je ne suis pas de ceux qui disent: _Ce n’est rien;_
          _C’est une femme qui se noie_.
  Je dis que c’est beaucoup, et ce sexe vaut bien
  Que nous le regrettions, puisqu’il fait notre joie.

_Il est permis de battre sa femme, mais il ne faut pas l’assommer._

Ce proverbe a été originairement une formule de droit. Plusieurs
anciennes chartes de bourgeoisie autorisaient les maris, en certaines
provinces, à battre leurs femmes, même jusqu’à effusion de sang,
pourvu que ce ne fût point avec un fer émoulu, et qu’il n’y eût point
de membre fracturé. Les habitants de Villefranche en Beaujolais
jouissaient d’un pareil privilége qui leur avait été concédé par
Humbert IV, sire de Beaujeu, fondateur de leur ville. Quelques
chroniques assurent que le motif d’une telle concession fut l’espérance
où était ce seigneur d’attirer un plus grand nombre d’habitants,
espérance qui fut promptement réalisée.

On trouve dans l’_Art d’aimer_, poëme d’un trouvère, le passage
suivant: «Garde-toi de frapper ta dame et de la battre. Songe que vous
n’êtes point unis par le mariage, et que, si quelque chose en elle te
déplaît, tu peux la quitter.»

La _Chronique bordelaise_, année 1314, rapporte ce fait singulier:
A Bordeaux, un mari accusé d’avoir tué sa femme comparut devant les
juges, et dit pour toute défense: Je suis bien fâché d’avoir tué ma
femme; mais c’est sa faute, car elle m’avait grandement irrité. Les
juges ne lui en demandèrent pas davantage, et ils le laissèrent se
retirer tranquillement, parce que la loi, en pareil cas, n’exigeait du
coupable qu’un témoignage de repentir.

Un de ces vieux almanachs qui indiquaient à nos bons aïeux les actions
qu’ils devaient faire jour par jour donne, en plusieurs endroits,
l’avertissement que voici: _Bon battre sa femme en hui._

Cette odieuse coutume, qui se maintint légalement en France, suivant
Fournel, jusqu’au règne de François I^{er}, paraît avoir été fort
répandue dans le treizième siècle; mais elle remonte à une époque plus
reculée. Le chapitre 131 des lois anglo-normandes porte que le mari est
tenu de châtier sa femme comme un enfant, si elle lui fait infidilité
pour son voisin. _Si deliquerit vicino suo, tenetur eam castigare quasi
puerum._ Un article du concile tenu à Tolède l’an 400 dit: Si la femme
d’un clerc a péché, le clerc peut la lier dans sa maison, la faire
jeûner et la châtier, sans attenter à sa vie, et il ne doit pas manger
avec elle jusqu’à ce qu’elle ait fait pénitence.

Comment des ministres de la religion chrétienne, qui a tant fait pour
l’émancipation et la dignité des femmes, ont-ils pu concevoir la pensée
de les soumettre à une pénalité si brutale et si dégradante! Ils
auraient dû être conduits par l’esprit de cette religion, où tout est
amour et charité, à proclamer le principe de la loi indienne qui dit
dans une formule pleine de délicatesse et de poésie: «Ne frappe pas une
femme, eût-elle commis cent fautes, pas même avec une fleur.»

Remarquons, du reste, que le droit de battre n’a pas toujours appartenu
aux maris exclusivement. La dame noble qui avait épousé un roturier
pouvait lui infliger la correction avec des verges, toutes les fois
qu’elle jugeait cela convenable. (Voyez la fin de l’article: _Porter la
culotte._)

Jean Belet, dans son _Explication de l’office divin_, parle d’un
singulier usage de son temps: La femme, dit-il, bat son mari la
troisième fête de Pâques, et le mari bat sa femme le lendemain: ce
qu’ils font pour marquer qu’ils se doivent la correction l’un à l’autre
et empêcher qu’ils ne se demandent, en ce saint temps, le devoir
conjugal[44].

_Qui femme a, noise a._

Saint Jérôme dit: _Qui non litigat cœlebs est_, _celui qui n’a point
de dispute est dans le célibat_, ce qui paraît avoir été un proverbe
de son temps, inventé probablement par quelque moine. Ainsi il est
décidé par l’autorité même d’un père de l’Église que les querelles sont
inséparables de l’état de mariage. Mais est-ce avec raison que le tort
de ces querelles est imputé aux femmes seule? Consultez ces dames;
elles répondront toutes qu’il appartient en entier aux maris, qui ont
voulu les charger des reproches qu’ils méritent eux-mêmes. Après cela,
tâchez de résoudre, si vous le pouvez, une question qui divise le genre
humain en deux opinions si tranchées. Le plus sage est de croire que
ces opinions sont également fondées. Il est plus facile, dit très bien
Montaigne, d’accuser un sexe que d’excuser l’autre.

  _Temps pommelé et femme fardée
  Ne sont pas de longue durée._

Le temps est pommelé lorsqu’il y a des couches de ces petits nuages qui
ressemblent à des flocons de laine et qui sont appelés, en quelques
endroits, les _éponges du ciel_, par une métaphore assez heureuse. Ce
signe paraît-il quand il fait beau, c’est une preuve que les vapeurs
se condensent; se montre-t-il quand il fait mauvais, c’est une preuve
qu’elles se divisent; et dans les deux cas il indique un changement
prochain dans l’état de l’atmosphère.—Le fard est un cosmétique
pernicieux à la peau: les femmes qui en font usage sont flétries bien
promptement, et c’est là tout ce qu’elles gagnent à vouloir _mettre sur
leur visage plus que Dieu n’y a mis_, comme dit le troubadour Pierre de
Résignac.

_Il faut toujours que la femme commande._

Le désir le plus vif et l’étude la plus constante des femmes, de mère
en fille, depuis que le monde existe, c’est, dit-on, de dominer. Elles
ont pour y parvenir une tactique merveilleuse qui ne se trouve presque
jamais en défaut. Les hommes ne savent pas y résister. Ce n’est qu’en
apparence qu’ils sont les maîtres, et le droit du plus fort, dont ils
se glorifient, n’est rien en comparaison du droit du plus fin, dont
elles ne se vantent pas.

Un vieux Minnesinger, dans un accès de gynécomanie poétique, a cherché
à montrer par une allégorie singulière que la femme est réellement la
maîtresse: il l’a représentée assise sur un trône superbe, avec douze
étoiles pour couronne, et la tête de l’homme pour marche-pied.

On a prétendu à tort que, dans l’antiquité, le beau sexe fut
généralement réduit à une espèce de servage. Cet état, inconciliable
avec le caractère dont il est doué, n’a pu exister que par exception,
et chez un petit nombre de peuples. Il ne serait pas difficile de
prouver que la gynécocratie politique et la gynécocratie domestique ont
été plus en usage dans les siècles antérieurs au christianisme que dans
les siècles postérieurs. Voici quelques faits historiques assez curieux
à l’appui de cette assertion. Sémiramis fit une loi réputée longtemps
inviolable qui attribuait aux femmes l’autorité sur les hommes. La
législation des Sarmates prescrivit qu’en toutes choses, dans les
familles et dans les villes, les hommes fussent sous le gouvernement
des femmes. En Égypte, chaque mari devait être esclave de la volonté de
la sienne: il s’y engageait formellement par une clause indispensable
exigée dans tous les contrats de mariage. A Carras, en Assyrie, il
y avait un temple dédié à la lune où l’on n’admettait que ceux qui
fesaient hautement profession de se montrer toujours soumis à leurs
épouses, et l’on assure que de toute la contrée les dévots pèlerins ne
cessaient d’y affluer.

_Femme qui prend, se vend;—Femme qui donne, s’abandonne._

Ce proverbe, qu’on divise quelquefois en deux, n’a une juste
application qu’en matière galante. C’est une sentence émanée des
anciennes cours d’amour.

_Des femmes et des chevaux, il n’y en a point sans défauts._

La perfection n’appartient à aucun être sur la terre, et sans doute
il n’en faut pas chercher le modèle chez les femmes. Mais les hommes
sont-ils donc moins imparfaits qu’elles? La vérité est que les femmes
ont plus de petits défauts, et les hommes plus de vices achevés.

_Que les femmes fassent les femmes et non les capitaines._

Ce n’est point un ridicule imaginaire que signale ce proverbe. Les
dames françaises, à diverses époques, affichèrent réellement des
prétentions militaires, non-seulement dans leurs discours, mais dans
leurs actions, comme si elles n’avaient pas eu de passe-temps plus
agréable que d’imiter les Marphises et les Bradamantes; et plusieurs
histoires, notamment les _Antiquités de Paris_, par Sauval, an 1457,
parlent des _capitainesses_ investies du commandement de certaines
places fortes. Cette manie, à laquelle contribua sans doute beaucoup la
lecture des romans chevaleresques, prit un nouveau développement dans
le seizième siècle, lorsque l’imprimerie eut multiplié les exemplaires
de plusieurs de ces livres, par les soins de François I^{er}, qui les
jugeait propres à favoriser le projet qu’il avait de faire revivre
l’ancienne chevalerie dans une nouvelle chevalerie de sa façon. Les
sallons devinrent alors des espèces d’écoles d’amour et de guerre, où
les dames se montraient jalouses de donner des leçons dans les deux
arts. Elles tenaient en honneur d’exercer en public une sorte d’empire
sur leurs amants; elles les engageaient dans telle ou telle faction de
l’époque, et les envoyaient, parés d’écharpes et de faveurs, remplir le
rôle qu’elles leur avaient assigné. Souvent même elles leur fesaient la
conduite, et traversaient la ville à cheval, caracolant à côté d’eux,
ou montées en croupe avec eux.

_Les femmes sont trop douces, il faut les saler._

Cette ironie proverbiale, qui s’entend sans commentaire, fait allusion
à l’ancienne farce des _Femmes salées_, dont il est parlé dans
l’_Histoire du Théâtre français_. Voici la piquante analyse que M.
A.-A. Monteil a donnée de cette pièce curieuse imprimée à Rouen,
chez Abr. Cousturier, en 1558.—«Des maris sont venus se plaindre que
leur ménage sans cesse paisible était sans cesse monotone, que leurs
femmes étaient trop douces. L’un d’eux a proposé de les faire saler.
Aussitôt voilà un compère qui se présente, qui se charge de les bien
saler: on lui livre les femmes; et le parterre et les loges de rire.
Les femmes, quelques instants après, reviennent toutes salées, et leur
sel mordant et piquant se portant au bout de la langue, elles accablent
d’injures leurs maris; et le parterre et les loges de rire. Les maris
veulent alors faire dessaler leurs femmes: le compère déclare qu’il
ne le peut; et le parterre et les loges de rire davantage. Enfin la
pièce si plaisamment nouée est encore plus plaisamment dénouée, car
les maris, qui sont des maris parisiens, c’est-à-dire des maris de la
meilleure espèce, qu’on devrait semer partout, particulièrement dans
le Nouveau-Monde, au lieu de dessaler, comme en province, leurs femmes
avec un bâton, se résignent à prendre patience; et le parterre et les
loges de rire encore davantage, de ne pouvoir plus applaudir, de ne
cesser de se tenir les côtés de rire.»

_Trois femmes font un marché._

C’est-à-dire qu’elles échangent autant de paroles qu’il s’en échange
dans un marché. Le proverbe italien associe une oie aux trois femmes:
_Tre donne e una oca fan un mercato._—On trouve dans le recueil de
Gabriel Meurier: _Deux femmes font un plaid, trois un grand caquet,
quatre un plein marché._—Les Auvergnats disent: _Les femmes sont
faites de langue, comme les renards de queue._

_La langue des femmes est leur épée, et elles ne la laissent pas
rouiller._

Proverbe que nous avons reçu des Chinois, qui, du reste, ne se bornent
pas à une telle plaisanterie sur l’intempérance de la langue féminine;
car un de leurs livres classiques met le babil fatigant au nombre des
sept causes de divorce que les épouses ont à craindre.

Les Allemands ont fait une variante grossière à ce proverbe. Ils
disent: _Die Weiber fuhren das Schwert im Maule, darum muss man sie
auf die Scheide schlagen. Les femmes portent l’épée dans la bouche,
c’est pourquoi il faut les frapper sur la gaine._

Ils disent encore: _Einer todten Frau der muss man die Zunge besonders
todt schlagen_. _A femme trépassée, il faut tuer la langue en
particulier._

D’après un proverbe du moyen âge, la langue des femmes est tellement
vivace, que l’amputation même n’en peut arrêter le caquet: _Lingua
mulieris ne quidem excisa silet._ L’idée de ce proverbe, que saint
Grégoire de Nazianze a rappelé dans la première de ses _épîtres_,
paraît avoir été suggérée par une plaisanterie d’Ovide, qui raconte
que la langue d’une femme ayant été arrachée de son palais, s’agitait
parterre en parlant toujours. Étrange pouvoir de l’habitude!

  La rage du babil est-elle donc si forte
  Qu’elle doive survivre en une langue morte!

Un auteur facétieux a prétendu que la langue, chez les femmes, n’est
pas l’unique instrument des paroles, et que les bonnes commères ne
resteraient pas muettes quand même elles seraient privées de cet
instrument. Il cite à l’appui de son assertion l’exemple d’une jeune
fille portugaise qui, étant née sans langue, jasait du matin au soir;
ce qui donna lieu au distique suivant:

  _Non mirum elinguis mulier quod multa loquatur:
  Mirum eum linguâ quod taceat mulier._
  Il se peut que sans langue une femme caquette,
  Mais non qu’en ayant une elle reste muette.


=FESSE-MATHIEU.=—_C’est un fesse-mathieu._

C’est un avare, un usurier.—Le Duchat pense que cette dénomination est
venue par corruption de _feste-Mathieu_, c’est-à-dire _fête-Mathieu_,
parce que saint Mathieu, qui était publicain, ou, suivant l’expression
de l’Évangile, _sedebat in telonio_, est _fêté_ par les collecteurs,
les financiers et les prêteurs à intérêt, auxquels il a été donné pour
patron. Le même motif, ajoute cet auteur, a fait dire, _Enrichir saint
Mathieu_, pour signifier, faire gagner les usuriers, comme on le voit
dans ces deux vers de Joachim du Bellay:

  Et puis mettre tout en gage
  Pour _enrichir saint Mathieu_.

On trouve, dans le _Glossaire de la langue romane_, le terme de
_fesse-maille_ dans le sens de vilain, avare. Le peuple désigne
par celui de _fesse-pinte_ un intrépide buveur, un ivrogne; ce qui
s’explique très bien de la même manière que _fesse-mathieu_.

Quelques étymologistes prétendent que _fesse-mathieu_ est une
abréviation corrompue de, il _fait_ le _Mathieu_, ou il _fait_ comme
saint _Mathieu_; quelques autres veulent qu’il soit venu de _face à
Mathieu_, face ou mine d’usurier. Mais l’opinion de Le Duchat me semble
préférable à toutes les autres.


=FER.=—_Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud._

Il faut poursuivre une affaire quand elle est en bon train, quand
l’heureuse tournure qu’elle a prise en favorise le succès, comme il
faut battre le fer quand son incandescence le rend malléable. Ce
proverbe est littéralement traduit d’un proverbe latin que Sénèque a
employé dans son _Apocoloquintose_: _Oportet ferrum tundere, dum rubet._


=FÊTE.=—_Il n’y a point de fête sans lendemain._

Proverbe qu’on emploie lorsque, après s’être diverti un jour, on
propose de se divertir encore le jour suivant. Il est fondé sur l’usage
de donner suite, le lendemain, aux réjouissances gastronomiques de
la veille. Nos bons aïeux, fort adonnés à la bonne chère, aimaient
beaucoup cette manière de festiner en deux journées. Les Romains
avaient le même goût, et ils fesaient suivre chaque repas de noces d’un
second repas, qu’ils appelaient _repotia_, du verbe _repotare_, parce
qu’ils y achevaient de boire les amphores entamées dans le premier.

_Il ne faut pas chômer les fêtes avant qu’elles soient venues._

C’est-à-dire, il ne faut pas se réjouir d’avance. Une joie prématurée
peut être frustrée dans son attente; elle n’est bien souvent que le
prélude de la douleur.

  Tel qui rit vendredi dimanche pleurera.

Le proverbe s’emploie aussi pour signifier qu’il ne faut pas s’affliger
avant le temps. Gros-Réné dit à Éraste, dans le _Dépit amoureux_ (acte
I, sc. 1):

  Pourquoi subtiliser et faire le capable
  A chercher des raisons pour être misérable?
  Sur des soupçons en l’air je m’irais alarmer!
  _Laissons venir la fête avant de la chômer._

_Aux bonnes fêtes les bons coups._

C’est aux bonnes fêtes que se commettent les mauvaises actions et
qu’arrivent les plus grands désordres. La principale cause en est dans
l’inoccupation de la populace qui, ces jours-là, fréquente plus les
cabarets que les églises, parait en foule dans les rues et sur les
places publiques, et se livre à ses passions avec moins de retenue,
comme si elle y était enhardie en se voyant si nombreuse.


=FÉTU.=—_Cela ne vaut pas un fétu._

C’est-à-dire un brin de paille. Expression usitée en parlant d’une
chose dont on ne fait pas le moindre cas.—Les Grecs disaient de même:
Όυδὲ γρὐ; et les Latins: _Ne festuca quidem._

_C’est un cogne-fétu._

On dit aussi: _Il ressemble à cogne-fétu; il se tue et ne fait rien._
«Un _cogne-fétu_, suivant Le Duchat, est proprement un homme qui se
tuerait à vouloir enfoncer un fétu entre deux briques, en l’aiguisant
aussi souvent qu’il s’épointerait.» Les Grecs et les Romains donnaient
le nom de _Callipide_ à cette espèce de gens qui, tout en ayant l’air
de faire beaucoup, ne font absolument rien. Suétone nous apprend
que Tibère fut appelé ainsi parce que, après avoir fait de grands
préparatifs de voyage, plusieurs années de suite, pour aller visiter
les principales villes de son empire, il ne sortait pas de Rome ou
des environs.—Callipide était un histrion dont le talent consistait
à se mouvoir avec une rapidité extraordinaire sans changer de place.
La tradition de ce rôle de planipède s’est conservée dans une farce
italienne où l’on voit Arlequin, représentant le plus agile des
coureurs, prendre un élan qui semble devoir le porter au delà du
théâtre et qui ne le fait pas avancer d’une semelle, ses pieds étant
sans cesse ramenés dans les traces qu’ils viennent de quitter.


=FEU.=—_Il faut faire feu qui dure._

Il faut vivre d’économie et ne pas dépenser son bien tout à la fois.
C’est une variante de la maxime de Pythagore: _Ne mets pas au feu le
fagot entier._

_Il ne faut pas attiser le feu avec l’épée._

Autre maxime symbolique de Pythagore, pour signifier qu’il ne faut pas
irriter une personne courroucée. Nous disons dans le même sens: _Il ne
faut pas jeter de l’huile sur le feu._

_Faire du feu violet_, ou _Faire feu violet_.

Faire quelque chose qui a d’abord de la vivacité, de l’éclat, mais qui
se dément bientôt. C’est une métaphore empruntée, suivant Le Duchat, du
feu d’artifice violet.

Les Provençaux disent dans le même sens: _Aco soun d’Espagnaous,
ce sont des Espagnols_; et par _Espagnols_ ils entendent les
étincelles qui jaillissent du feu en pétillant et qui s’éteignent à
l’instant même. Cette dénomination est venue de ce que les soldats de
Charles-Quint, après avoir fait des progrès très rapides lors de leur
irruption en Provence, échouèrent tout à coup devant Marseille, et
furent obligés de s’enfuir précipitamment. En Poitou, les étincelles
sont désignées par le nom de _Bretons_. J’ignore si c’est pour une
raison semblable à celle que je viens de rapporter, ou parce que les
Bretons avaient des habits rouges.

Nos patois sont pleins d’allusions de la même espèce.

_Mettre le feu sous le ventre à quelqu’un._

L’irriter, l’aigrir, le mettre en colère.—Métaphore prise de certains
animaux qu’on excite au combat en leur mettant du feu sous le ventre.
C’est le moyen que les Indiens emploient pour faire battre deux
éléphants. En Espagne et en France, on anime la fureur des taureaux
dans l’arène avec des pétards.

_J’en mettrais la main au feu._

Formule d’affirmation métaphorique dont le sens et l’origine se
rattachent à l’épreuve ou jugement de Dieu par le feu, qu’on employait
au moyen âge pour constater la vérité d’un fait dans les cas douteux.
L’accusé était obligé de saisir avec la main droite une barre de fer
bénit qu’il devait porter à une distance de neuf à douze pas, ou bien
de plonger cette main dans un gantelet de fer également bénit qui
sortait de la fournaise. La main était ensuite enveloppée d’un linge
sur lequel les juges apposaient leurs sceaux; et s’il n’y avait pas
de trace de brûlure lorsqu’on levait l’appareil, trois jours après,
c’était une preuve d’innocence. Cette ordalie, qui a existé chez
presque tous les peuples, fut peut-être imaginée dans l’Inde où son
antiquité remonte au règne des dieux. Sitah, épouse de Ram (sixième
incarnation de Wishnou), y fut soumise. Elle monta sur un fer rouge
pour se purger des soupçons injurieux de son époux. _Le pied de Sitah_,
disent les historiens, _était enveloppé dans l’innocence, et la chaleur
dévorante fut pour elle un lit de roses_. Les Grecs, à une époque très
reculée, usèrent aussi du même moyen de se disculper d’une accusation.
Dans l’_Antigone_ de Sophocle (v. 264), les Thébains, soupçonnés
d’avoir favorisé l’enlèvement du corps de Polynice, s’écrient: «Nous
étions prêts à manier le fer brûlant, à marcher à travers les flammes
et à prendre les dieux à témoin que nous ne sommes point coupables de
cette action, et que nous n’avons point été de complicité avec celui
qui l’a méditée ou qui l’a faite.»

Dans un _Voyage en Lybie_, imprimé à Paris, en 1643, dont l’auteur est
Claude Jeannequin, sieur de Rochefort, né à Châlons-sur-Marne, on lit
qu’au Sénégal un homme accusé de vol ou d’assassinat est obligé de
toucher trois fois un fer rouge avec sa langue, et qu’il est déclaré
innocent lorsqu’il sort de cette épreuve sans que la langue ait été
endommagée par le contact.

La _Relation des derniers voyages de Burckard dans le Levant_ nous
apprend que la même chose se pratique encore aujourd’hui chez les
Arabes bedouins. Dans chacune des principales tribus des Anézés, il y
a un juge suprême appelé _Mebasscha_, au tribunal duquel ressortissent
toutes les causes d’une solution difficile. Si ses efforts pour
concilier les parties restent sans succès, il ordonne qu’on allume du
feu devant lui, il y fait rougir une de ces grandes cuillers de fer
dont les Arabes se servent pour faire brûler le café, il la retire,
en lèche l’extrémité supérieure des deux côtés, la remet ensuite dans
le brasier, commande à l’accusé de se laver d’abord la bouche avec de
l’eau, et puis de lécher, comme lui-même l’a fait, le _beschaa_ (c’est
le nom donné au fer rouge). Si l’accusé n’a pas la langue brûlée,
il gagne sa cause; dans le cas contraire, il la perd. Du reste, ce
n’est pas au protecteur tout-puissant de l’innocence que les Arabes
attribuent le succès de celui qui échappe à cette dangereuse épreuve;
c’est au diable qu’ils en font honneur, et ils citent tel individu qui
par la grâce du diable a léché vingt fois le _beschaa_ sans en éprouver
aucun mal.

Dans la Dalmatie, on trouve aussi de rusés fripons qui bravent
impunément le contact du fer rouge et de l’eau bouillante dont la
superstition admet encore l’usage en ce pays. Ils ont pour cela,
sans doute, le même secret que les jongleurs dits _incombustibles_.
Selon toutes les probabilités, un pareil secret dut être connu dans
l’antiquité; plusieurs faits historiques attestent qu’il le fut dans
le moyen âge, entre autres, celui de l’épouse de l’empereur Henri II,
la princesse Kunégonde, qui marcha sur des socs rougis au feu, et
n’en souffrit pas la moindre atteinte. Une ordalie si contraire à la
raison ne se serait pas maintenue peut-être pendant tant de siècles
si quelques thaumaturges, en possession des moyens de s’y exposer
sans danger, n’en eussent fait l’objet de leur industrie clandestine.
C’est par le savoir-faire de certains hommes influents plutôt que par
l’ignorance du peuple que les abus se sont perpétués de tout temps.


=FÈVE.=—_C’est le roi de la fève._

Au propre, c’est celui à qui est échue la fève du gâteau qu’on partage
dans les familles, la veille ou le jour de la fête de l’Épiphanie.
Au figuré, c’est un chef sans autorité. La cérémonie du _roi de la
fève_ paraît être dérivée des repas des saturnales, où les convives se
partageaient, dit-on, un gâteau, tiraient au sort la royauté du festin,
et saluaient celui qui en était investi en criant: _Phœbe domine_,
comme on crie aujourd’hui: _Le roi boit_. Cette espèce d’invocation
à Phébus passa même chez les chrétiens, et elle fut en usage dans
toute la France jusqu’au dix-septième siècle. On plaçait sous la table
un enfant représentant le dieu des augures, quand on procédait à la
distribution du gâteau, afin qu’il nommât tour à tour les personnes qui
devaient en recevoir leur part, et, chaque fois qu’on le consultait,
on lui disait _Phœbe_, comme si l’on eût interrogé le dieu lui-même.
De là les expressions _phœbissare_ et _phœbe facere_, usitées en
basse latinité pour signifier ce que nous appelons maintenant _tirer
la fève_. De là aussi la dénomination de _Roi de la fève_, qui n’est
qu’une altération des mots _Phœbe domine_; et ce qui confirme une telle
étymologie, c’est qu’autrefois on mettait un denier dans le gâteau et
non une fève.

Observons que celui qui était nommé roi du festin de cette manière
purgeait ordinairement le paganisme de son élection par un acte de
christianisme. Il traçait des croix avec de la craie bénite sur la
table et sur les murs de la salle à manger, et l’on attribuait à ces
croix une vertu souveraine contre les démons, les spectres et les
sorciers, comme le disent les vers suivants de Naogeorgus Hospinian:

  _Qui cretâ acceptâ crucibus laquearia pingit
  Omnia: vis ingens illis et magna potestas
  Dæmonas adversum, lemuresque artesque magorum._

Vers le milieu du siècle dernier, on fesait à Paris, pour la fête des
rois, un si grand nombre de gâteaux, qu’on y employait cent muids de
farine. Cette particularité est consignée dans le dispositif d’un arrêt
du parlement par lequel l’usage de ces gâteaux fut défendu pendant le
terrible débordement de la Seine qui eut lieu, en 1740, depuis le 7
décembre jusqu’au 18 février. La raison de la défense était la crainte
qu’on avait de manquer de pain, malgré les magasins de blé dont la
ville était remplie.

_Les fèves fleurissent._

_Florent fabæ._ Dicton dont on se sert lorsqu’on veut taxer
d’extravagance les discours ou les actes d’une personne, parce qu’on
pense vulgairement que l’odeur exhalée par la fleur des fèves affecte
les cerveaux faibles, et détermine la folie. Mais cette opinion, qu’on
fait remonter aux enseignements de Pythagore, et qu’on appuie de
l’autorité de Pline le naturaliste, est tout à fait déraisonnable. Si
Pythagore a recommandé de s’abstenir de fèves, ce n’a point été parce
qu’il les jugeait propres à causer une aliénation mentale; et si Pline
a observé (liv. XXIV, ch. 17) que la folie ne se guérit jamais si bien
qu’elle ne se manifeste encore par quelques retours, à l’époque de la
floraison des fèves, ce n’a point été non plus pour établir entre ces
plantes et cette maladie la relation d’une cause à un effet: il a voulu
simplement proportionner ses observations à l’esprit de la multitude
habituée à distinguer les diverses parties de l’année par la succession
des phénomènes de la végétation. Le fait ne tient pas à la nature des
plantes, mais à la révolution de l’année qui ramène souvent avec le
printemps des accès périodiques d’affections cérébrales.

  _Cum faba florescit stultorum copia crescit._

_En avoir pour sa mine de fèves._

Porter la peine de sa témérité, de son imprudence. C’est comme si l’on
disait, en avoir pour ses folies, parce que les fèves sont le symbole
de la folie. Les Grecs, pour désigner un homme dont la folie était
insupportable, le nommaient _mangeur de fèves_. La même dénomination
existe dans le patois du département de l’Aveyron, où l’on appelle
_macho-fabos_, _mache-fèves_, celui qui fait preuve d’imbécillité ou
d’extravagance.

_Il n’est pas fou_, dit un vieux proverbe, _mais il tient un peu de la
fève_. Ce qui signifie: il n’est pas fou, mais il a tout ce qu’il faut
pour l’être.

Dans le _Festin de Pierre_ par Molière (act. II, sc. 1), le paysan
Pierrot dit à Charlotte: «Oh! parguienne! sans vous, _il en avait
pour sa maine de fèves_.» _Maine_ est-il ici une altération du vieux
mot mainée (poignée), comme le prétendent plusieurs commentateurs,
ou bien du mot _mine_, mesure de capacité dont il est question dans
l’expression proverbiale? Il me semble que Molière, en mettant cette
expression dans la bouche d’un paysan, a voulu simplement traduire
_mine_ en jargon. Du reste _maine_ et _mine_ sont égaux pour le sens
général.


=FIACRE.=—_Cela n’empêche pas son fiacre d’aller._

Un cocher de fiacre avait été cité devant le parlement de Paris.
Comme il ne parut pas assez coupable pour mériter une condamnation,
la cour se contenta de lui dire qu’elle le blâmait; et notre homme,
s’imaginant que ce blâme équivalait à une défense expresse de continuer
son métier, se mit à gémir de la rigueur d’un jugement qui lui ôtait
son gagne-pain; mais, averti de sa méprise, il passa subitement de la
tristesse à la joie, et s’écria: Je vous demande bien pardon, messieurs
les juges; blâmez-moi tant que vous voudrez, puisque _cela n’empêche
pas mon fiacre d’aller_. Ces paroles firent rire, et devinrent d’un
usage proverbial en parlant des gens qui vont toujours leur train, quoi
qu’on dise d’eux.


=FIDELIUM.=—_Passer les choses par un fidelium._

C’est ne remplir ses obligations qu’en gros, ne s’acquitter de ce qu’on
doit faire que d’une manière incomplète et nonchalante.

Suivant E. Pasquier (_Recherches_, liv. VIII, ch. 33), cette façon de
parler fait allusion à la négligence de certains prêtres qui se bornent
à dire une messe générale pour le repos de l’âme de plusieurs trépassés
à chacun desquels ils devraient consacrer une messe particulière,
et qui croient être quittes envers eux en les comprenant tous
nominativement dans le _fidelium_, dernière oraison de l’office des
morts.

On lit dans la _satyre Menippée_: «Les autres villes n’eussent pas
brûlé du feu de la rébellion, _si leurs députés eussent passé par le
même fidelium_,» c’est-à-dire si leurs députés eussent été traités de
la même manière, eussent été enveloppés dans la même condamnation. Tel
est le sens relatif qu’il faut donner ici à l’expression proverbiale.


=FIER.=—_Fier comme Artaban._

Cette comparaison proverbiale, qu’on applique à une personne ridicule
par l’exagération de sa fierté, date seulement du dix-septième siècle,
et elle fait allusion au caractère orgueilleux d’Artaban, personnage
d’un roman de la Calprenède, qui obtint alors une grande vogue. C’est à
tort qu’on l’a rapportée à une époque antérieure, en la fondant sur le
trait historique du roi des Parthes, Artaban IV, qui jura de poursuivre
la guerre contre Rome jusqu’à ce que le dernier Romain ou le dernier
Parthe eût péri, et qui, dans l’ivresse d’un succès, prit le double
diadème avec le titre de grand roi.

_Fier comme un pou._

Cette comparaison méprisante est une abréviation de cette autre,
aujourd’hui inusitée: _Fier comme un pou sur son fumier_. Le mot _pou_
y figure comme synonyme de coq. Voici un passage de la vie de saint
Hilaire où il a la même signification. «Quand Hilaires fu entrez ou
concile, le pape li dist: Tu es Hilaires li gauz; et Hylaires li
respondist: Je ne suis pas galz, c’est-à-dire pous, mais je suis de
France, et ne suis mie nez de geline.» (Vita ss. mss. ex cod. 28, s.
Vict. Paris, fol. 28, vº, col. 1.)

_Fier comme un pou_, se dit d’un homme qui se glorifie dans sa
turpitude. C’est ainsi qu’on dit encore: _Gallus cantat in suo
sterquilinio_; proverbe du moyen âge qui fut peut-être présent à
l’esprit de Napoléon lorsque, voulant adopter l’aigle pour enseigne
impériale, il répondit à ceux qui lui conseillaient de prendre le coq
gaulois: Non, non; _c’est un oiseau qui chante sur le fumier_.

_Fier comme un pou sur une gale._

Dans cette comparaison, à laquelle peut avoir donné lieu la précédente
encore plus ancienne, _Fier comme un pou sur son fumier_, le mot
_pou_ ne désigne plus le coq, mais l’insecte qui s’engendre de la
malpropreté. On trouve dans _Le pédant joué_ de Cyrano de Bergerac
(act. II, sc. 2), _Se carrer comme un pou sur une rogne_.


=FIERABRAS.=

Les grammairiens pensent que le nom de _fierabras_ a été formé par
altération de la phrase _il fiert à bras_, dans laquelle _fiert_ est
la troisième personne du présent indicatif du verbe _férir_, frapper;
et en conséquence de cette opinion, ils posent en règle qu’il doit
présenter dans sa contexture graphique les trois éléments dont il se
compose, liés l’un à l’autre par des traits d’union, de la manière
suivante: _fier-à-bras_. Mais une telle étymologie et une telle
orthographe, quoique adoptées par l’Académie, ne sauraient prévaloir
raisonnablement, car elles ne sont fondées que sur une hypothèse
qu’aucun fait ne vient justifier. C’est ce que je puis démontrer sans
peine en traçant l’histoire et la généalogie de _fierabras_, qui sont
assez curieuses. _Fierabras_ a dû sa première origine à la combinaison
de l’adjectif et du substantif latin _ferrea brachia_, _bras de fer_,
dont voici les transformations successives. De _ferrea brachia_ la
latinité corrompue fit _ferrebracchia_, mot cité dans le _Glossaire_ de
Ducange, et employé dans nos plus anciennes chroniques pour désigner
des guerriers forts et vaillants, parmi lesquels je citerai Baudouin,
comte de Flandre, sous le règne de Charles-le-Chauve, Guillaume, fils
de Tancrède de Hauteville et frère de Robert Guiscard, et Guillaume
IV, comte de Poitou. A _ferrebracchia_ la langue romane substitua
_ferabras_, qui, dans l’épopée chevaleresque du cycle de Charlemagne,
devint le nom d’un géant sarrasin, héros d’un poëme dont il n’est resté
qu’une seule copie qu’on a imprimée à Berlin, il y a quelques années.
_Ferabras_ fut enfin remplacé par _fierabras_, qui, dans le livre des
_Douze pairs_, se trouve appliqué au même géant sarrasin, et dans le
manuscrit en vers des _Miracles de la Vierge_, est une dénomination
du diable. _Fera_ dans _ferabras_ et _fiera_ dans _fierabras_ sont
des adjectifs qui ont été conservés dans quelques patois méridionaux
où l’on appelle une fourche de fer _fourca fera_ et _fource fiera_,
expression que La Fontaine a reproduite dans sa fable intitulée _Le
loup, la mère et l’enfant_.

  Un chien de cour l’arrête; épieux et fourches fières
        L’ajustent de toutes manières.

Tous ces faits établissent, ce me semble, d’une manière incontestable
que les grammairiens ont erré complétement lorsqu’ils ont prétendu que
_fierabras_ était formé de trois mots, et qu’il devait s’écrire en
trois mots. Mais, dira-t-on, quelle est l’orthographe qu’il convient
de lui donner?—Je réponds, celle qu’ont adoptée les anciens auteurs,
qui ont tous mis _fierabras_ en un seul mot, et je ne crains pas
d’ajouter que si la question cesse d’être envisagée sous un point de
vue particulier pour être généralisée, c’est-à-dire pour s’appliquer
aux noms composés qui sont de la même espèce, elle doit être résolue
de la même manière. Ce serait mettre une sorte de contradiction entre
les signes et les choses signifiées que de figurer séparément les
mots, au lieu de les confondre dans un même tout syllabique, lorsque
ces mots dépouillent leur acception individuelle pour former un nom
général dont le sens doit frapper l’esprit d’une manière indivisible,
comme _fierabras_, où il n’est plus question de l’idée de l’adjectif,
ni celle du substantif, mais d’une troisième idée qui fait oublier les
deux autres, quoiqu’elle résulte de leur combinaison.


=FIÈVRE.=—_La fièvre de Saint-Vallier._

Jean de Poitiers, seigneur de Saint-Vallier, père de la célèbre Diane
de Poitiers, ayant été arrêté après la fuite du connétable de Bourbon,
dont il était le parent et l’ami, fut condamné à être décapité, en
place de Grève, par arrêt du 24 janvier 1524, comme complice de ce
prince et criminel de lèse-majesté. Mais il fut préservé du supplice
par des lettres de rémission arrivées au moment même où il allait se
baisser pour recevoir le coup de la hache du bourreau[45]. Presque tous
les historiens rapportent que la terreur qui le frappa, quand on lui
lut son arrêt de mort, fit blanchir ses cheveux en quelques heures,
et qu’en allant de la prison à l’échafaud, il fut saisi d’une fièvre
extraordinaire qu’ils attribuent à la même cause, quoique les actes du
procès et le rapport de Braillon, médecin du parlement, prouvent que
c’était une fièvre invétérée qui lui avait fait obtenir un sursis, et
lui avait épargné les tourments de la question. C’est à cette fièvre,
regardée comme l’effet subit de la peur, que fait allusion l’expression
proverbiale, employée pour signifier le tremblement qu’éprouve un homme
en présence du danger.

On trouve dans les Contes d’Eutrapel: _Il en fut quitte pour une once
de la peur de Saint-Vallier_.


=FIGUE.=—_Faire la figue à quelqu’un._

C’est lui montrer le pouce placé entre le doigt du milieu et l’index,
pour lui faire nargue. Cette expression est fort ancienne; car elle
se trouve dans le roman de Jauffre, que M. Raynouard dit avoir été
composé, au plus tard, vers le commencement du treizième siècle.

  _Et li fels la figa denant_:
  Tenetz, dis-el, en vostra gola.

On prétend qu’elle est fondée sur un fait historique rapporté par
plusieurs auteurs, entre autres, Albert Krantz, _Saxonia_, lib. VI,
c. 6;—Herman Cornerus, _Apud Eccard_, II, 729;—Paradin, _de antiq.
statu Burgundiæ_, 1542, pag. 49 et 50;—et Rabelais, liv. IV, ch. 15.
Les Milanais, disent ces auteurs, s’étant révoltés, en 1162, contre
Frédéric I^{er}, chassèrent de leur ville la princesse Béatrix, épouse
de cet empereur, après l’avoir promenée sur une mule nommée _Tacor_, le
visage tourné vers la queue, qu’elle était obligée de tenir à la main,
en guise de bride. Frédéric, brûlant de venger un tel affront, marcha
précipitamment contre les rebelles, les réduisit à l’impossibilité
de résister, fit placer par le bourreau une figue dans l’anus de la
mule, ordonna que chacun l’en retirât avec les dents et la remit en
place de la même manière, après l’avoir présentée à l’exécuteur des
hautes-œuvres, en disant: _Ecco la fica_, _voilà la figue_; le tout
sous peine d’être pendu à l’instant. Quelques-uns aimèrent mieux périr
que de se soumettre à cette humiliation; mais la crainte du supplice y
détermina tous les autres. Les Italiens, depuis lors, quand ils veulent
mortifier les Milanais, leur reprochent un acte si honteux par le signe
de dérision qui s’appelle, chez eux, _Far la fica_, et chez nous,
_Faire la figue_.

M. Sismonde-Sismondi regarde ce fait comme faux, parce qu’il ne
l’a trouvé consigné dans aucun écrit contemporain et pour d’autres
raisons qu’il a exposées dans l’article _Béatrix_ de la _Biographie
universelle_. S’il en est ainsi, et je crois qu’il n’est guère permis
d’en douter lorsqu’on a lu ce que dit ce savant historien, l’expression
doit avoir une origine différente de celle qui lui est attribuée. D’où
est-elle donc venue? Le mot _fica_, _figue_, n’y désigne-t-il pas une
tout autre chose qu’un fruit? Et Rabelais ne semble-t-il pas avoir
voulu indiquer ce qu’il faut entendre par ce mot, lorsqu’il a donné
à la mule le nom hébreu de _Tacor_, signifiant un fic qui s’engendre
au fondement? Tout porte à croire qu’il s’agit d’une allusion obscène
que saisiront facilement ceux qui savent l’extension de sens de
_fica_ dans les écrits licentieux de l’Arétin. Ce qui ajoute encore
à la probabilité de la conjecture, c’est qu’en Italie il y a aussi
l’expression _Far la castagna_ (faire la châtaigne ), tout à fait
synonyme de _Far la fica_. Or le terme de _castagna_, comme celui de
_fica_, prend très fréquemment une acception déshonnête dans le langage
de ce pays, ainsi que dans nos patois méridionaux.

Les Latins disaient: _Ostendere medium unguem_. Mais cette locution
employée par Juvénal (sat. X, v. 53) n’exprimait pas la même chose que
la nôtre. Millin s’est étrangement trompé lorsqu’il l’a traduite par
_montrer la moitié de l’ongle_ ou _le bout du pouce entre deux doigts_;
elle signifiait: _montrer le doigt du milieu_, la partie y étant prise
pour le tout, et elle était la même que cette autre: _Digitum porrigere
medium_. Il n’y avait pas, chez les anciens, de plus forte marque de
mépris que de narguer quelqu’un avec le doigt du milieu, nommé _verpus,
à verrendo podice_, suivant l’abbé Tuet. Perse appelle ce doigt
_infâme_, et Martial _impudique_.

_Moitié figue, moitié raisin._

Moitié de gré, moitié de force, en partie bien, en partie mal.—Les
Italiens disent: _Moitié mâle, moitié femelle_; et les Auvergnats:
_Moitié chien, moitié lièvre_.


=FIL.=—_Sa vie ne tient qu’à un fil._

Cette locution, très usitée en parlant d’un moribond, est prise, dit
Moisant de Brieux, ou de la fable qui nous représente les Parques
filant les jours de chaque homme, ou bien de l’épreuve que Denys le
tyran fit subir à son courtisan Damoclès, en faisant placer au-dessus
de sa tête une épée suspendue à un fil. La même métaphore se trouve
dans ce vers d’Ovide:

  _Omnia sunt hominum tenui pendentia filo._

_A toile ourdie, Dieu envoie le fil._

Dieu aide à celui qui a bien commencé.


=FILER.=—_On ne peut filer si l’on ne mouille._

Proverbe usité parmi les buveurs, pour dire qu’il faut humecter
fréquemment le gosier quand on mange; car de même qu’on ne peut bien
tordre la filasse sans la mouiller, de même on ne peut bien tordre les
morceaux sans les arroser.

_Filer le parfait amour._

C’est nourrir longtemps un amour tendre et romanesque. Cette façon
de parler fait allusion à la conduite d’Hercule, filant aux pieds de
la reine Omphale. Elle a été probablement introduite dans la langue
proverbiale à l’époque où les confrères de la passion représentaient le
_Mystère d’Hercule_ sur leur théâtre. On sait que ce titre de _Mystère_
consacré à certains ouvrages dramatiques s’appliquait à un sujet
profane comme à un sujet religieux.

_Dame qui moult se mire, peu file._

Les Espagnols disent: _La muger quanto mas mira la cara, tanto mas
destruye la casa_. Ce qui est rendu exactement par cet ancien jeu de
mots: _Plus la femme mire sa mine, plus sa maison elle mine_.

Il fut un temps où la principale occupation des dames était de filer.
De vieux portraits les représentent avec une quenouille attachée sur
le sein du côté gauche, et avec un miroir suspendu à leur ceinture du
côté droit. Elles ne quittaient guère ces deux attributs; ils étaient
pour ainsi dire des pièces essentielles de leur costume. Mais l’un
fesait tort à l’autre, et celui du travail devait être fréquemment
négligé pour celui de la coquetterie. Le dernier finit par l’emporter.
Les dames cessèrent de filer, et se mirèrent tout à leur aise.—Jean
des Caurres, auteur du seizième siècle, dit dans ses œuvres morales
que les courtisanes et _damoiselles masquées_ de son temps portaient
le miroir sur le ventre, et il ajoute qu’un pareil usage tendait à
devenir général: _Si est ce qu’avec le temps, il n’y aura bourgeoise,
ni chambrière qui par accoutumance n’en veuille porter_. Cependant cet
usage ne s’est pas conservé. Le beau sexe l’a jugé inutile depuis que
les moindres appartements ont été ornés de trumeaux et de glaces où il
peut se mirer et s’admirer de la tête aux pieds.


=FILLE.=—_Faire d’une fille deux gendres._

C’est promettre une seule et même chose à deux personnes, ou retirer
deux profits d’une seule et même chose. Cette expression proverbiale
est traduite de celle des Latins: _Unicâ filiâ duos parare generos_.

_Quand la fille est mariée, viennent des gendres._

Quand on n’a plus besoin d’une chose, viennent des gens qui vous
l’offrent. Ce dont on n’a plus que faire se trouve facilement.


=FILS.=—_Chacun est le fils de ses œuvres._

Chaque homme est ce que ses œuvres ou ses qualités personnelles le font
être; il tire sa valeur réelle de lui-même.

_Au demeurant le meilleur fils du monde._

_Le meilleur fils du monde_ se disait autrefois dans le même sens
que _Le meilleur enfant du monde_. Ce vers devenu proverbe, qui se
place comme un _Gloria patri_ à la suite des critiques qu’on fait de
quelqu’un, est pris de la charmante épître où Marot raconte à François
I^{er} comment il a été volé par son valet.

  J’avais un jour un valet de Gascogne,
  Gourmand, ivrogne et assuré menteur,
  Pipeur, larron, jureur, blasphémateur,
  Sentant la hart de cent pas à la ronde,
  _Au demeurant le meilleur fils du monde_.

C’est, dit Laharpe, un trait bien plaisant que ce vers après
l’énumération de pareilles qualités.


=FIN.=—_La fin couronne l’œuvre._

_Finis coronat opus._ Il ne suffit pas de bien commencer; l’essentiel
est de bien finir; c’est la fin qui accomplit l’œuvre.

_En toute chose, il faut considérer la fin._

Le grand défaut des hommes est de ne pas prévoir. Ils n’ont qu’une
idée générale des inconvénients attachés à la plupart des affaires
qu’ils veulent entreprendre; ils s’engagent et trouvent mille accidents
imprévus. Alors ils désirent retourner en arrière; mais il est trop
tard: il faut qu’ils subissent la peine de leur imprévoyance. On ne
saurait donc mieux faire que de méditer ce proverbe, et de l’avoir
toujours présent à l’esprit avec cette sage maxime du cardinal de
Retz: «Il faut toujours tâcher de former ses projets de façon que leur
irréussite même soit suivie de quelque avantage.»


=FION.=—_Donner le fion à une chose._

«Un Français enseignait à des mains royales à faire des boutons. Quand
le bouton était fait, l’artiste disait: _A présent, sire, il faut lui
donner le fion_. A quelques mois de là, le mot revint dans la tête du
roi. Il se mit à compulser tous les dictionnaires, et il n’y trouva
pas ce mot. Il appela un Neuchâtelois qui était à sa cour, et lui dit:
Apprenez moi ce que c’est que le _fion_ dans la langue française. Sire,
répondit le Neuchâtelois, le _fion_, c’est la bonne grâce.» (Mercier,
_Tableau de Paris_, tome V, ch. 70.)

D’après le _Dictionnaire du bas langage_, imprimé en 1808, le
_fion_ est le poli, le dernier soin qu’on donne à un ouvrage pour le
perfectionner.


=FLAMBE.=—_Soldat de la petite flambe._

C’est la même chose que _Chevalier de la petite épée_. En termes
d’argot, _la petite flambe_, comme _la petite épée_, désigne un couteau
à l’usage des coupeurs de bourses; et c’est pour cela qu’_être flambé_
se dit dans le même sens qu’être ruiné.


=FLAMBEAU.=—_C’est l’éclat d’un flambeau près de s’éteindre._

Lorsqu’un flambeau est près de s’éteindre, il jette une lueur plus
éclatante; l’air qui en soulève la flamme devenue plus légère,
communique à ses parties languissantes une agitation qui les ranime
et leur donne cette vivacité d’un instant à laquelle on compare les
derniers éclairs du génie et les traits inattendus de vigueur qui font
espérer la guérison d’un mourant.


=FLAMBERGE.=—_Mettre flamberge au vent._

Expression employée le plus souvent dans un sens ironique pour dire,
tirer l’épée, dégaîner. La _flamberge_, ou grande _flambe_, était une
épée très ancienne dont la lame imitait les ondulations de la flamme
par la configuration de son coupant, et présentait l’image du glaive de
feu que tenait à sa main l’ange chargé de garder l’entrée du paradis
terrestre. Renaud de Montauban se servait d’une _flamberge_, et l’on
a regardé à tort le nom de _flamberge_ comme particulier à l’arme du
héros.—Notez que _flambe_, d’où vient _flamberge_, s’est dit autrefois
pour flamme.


=FLANC.=—_Se battre les flancs._

Cette locution, qu’on emploie en parlant d’une personne dont les grands
efforts pour faire une chose n’obtiennent qu’un très petit résultat,
est une métaphore prise des habitudes du lion qui se bat les flancs de
sa queue lorsqu’il veut s’exciter au combat.—Les Grecs usaient d’une
pareille métaphore en appelant Alcée _la queue du lion_. Mais leur
expression n’était pas ironique comme la nôtre; elle caractérisait le
mâle génie de ce poëte qui animait leur valeur.


=FLANDRE.=—_Faire flandre._

C’est _faire_ comme en _Flandre_, c’est-à-dire faire faillite,
s’évader; car autrefois les banqueroutiers étaient plus communs en
Flandre que partout ailleurs, en raison du grand nombre de commerçants
qu’il y avait dans ce pays.


=FLANDRIN.=—_C’est un grand flandrin._

De quel pays est donc ce grand jeune homme, dont le jargon est si
singulier et les manières si empruntées? demandait une dame, en parlant
d’un étranger qui venait de sortir d’un salon où il avait fait sa
première entrée. On lui répondit: Il est de la Flandre. Une semaine
après, se trouvant dans la même société, et n’y revoyant pas cet
original: Où est donc, dit-elle, le grand flandrin? Alors tout le monde
de rire, et de répéter le mot, appliqué depuis comme un sobriquet aux
hommes élancés, fluets, de mauvaise contenance et même un peu niais.

On pensera peut-être que l’anecdote a été faite à plaisir, et l’on
adoptera plus volontiers l’opinion des lexicographes qui disent que
l’expression est une métaphore prise des chevaux flamands maigres et
allongés, que les maquignons appellent _flandrins_.


=FLATTER.=—_Qui te flatte veut te tromper._

  _Fistula dulce canit volucrem dum decipit anceps._

 La flûte fait entendre de doux sons quand l’oiseleur trompe l’oiseau.

Suivant le proverbe basque, _le flatteur est proche parent du traître_.
_Lausengaria traidorearen hurren ascasia._

Les Italiens disent: _Gola degli adulatori sepolcro aperto_; _bouche
des flatteurs, sépulcre ouvert_; ce qui est traduit littéralement de
ces paroles du psalmiste: _Sepulcrum patens est guttur eorum_.

_Pessimum inimicorum genus laudantes_ (Tacite, in _Agric._, cap. 41).
_Les flatteurs sont la pire espèce des ennemis._


=FLEUR.=—_Qui peint la fleur n’en peut peindre l’odeur._

  _Qui pingit florem non pingit floris odorem._

Avis aux hypocrites. Leur vertu simulée ne saurait parvenir à passer
pour naturelle, et toujours elle se reconnaît comme la fleur peinte
ou artificielle à l’absence de ce parfum exquis qu’exhale la véritable
vertu.


=FLEURETTE.=—_Conter fleurettes._

Tenir des propos galants.—Cette expression est venue, suivant la
remarque de Le Noble, de ce qu’il y avait en France, sous Charles VI,
des pièces de monnaie marquées de petites fleurs et nommées, pour cette
raison, _florettes_ ou _fleurettes_, de même qu’on nomme encore florins
une monnaie d’or ou d’argent qui portait primitivement l’empreinte
d’une fleur. Ainsi _conter fleurettes_ aurait d’abord signifié compter
de l’argent aux belles pour les séduire, ce qui est bien souvent le
moyen le plus persuasif, d’après ce vieux proverbe: _Amour peut moult,
argent peut tout_. Ceux qui rejettent cette origine allèguent la
différence qu’il y a entre _conter_ et _compter_; mais ce n’est point
là une bonne raison, puisque autrefois ces deux mots étaient confondus
sous le rapport de l’orthographe, comme je l’ai prouvé en expliquant la
locution _conter des fagots_. Cependant je n’adopte point l’opinion de
Le Noble, je crois qu’il est plus naturel d’entendre par _fleurettes_
les fleurs du langage. Les Grecs disaient: ῥῶδα εἴρειν, et les Latins
de même, _rosas loqui_. On trouve, dans quelques auteurs français du
quinzième siècle, _dire florettes_[46], et il existe un vieux livre
intitulé: «_Les fleurs de bien dire_, recueillies aux cabinets des plus
rares esprits de ce temps, pour exprimer les passions amoureuses de
l’un et de l’autre sexe, avec un amas des plus beaux traits dont on use
en amour, par forme de dictionnaire. Paris, 1598, chez Guillemot.»


=FLÛTE.=—_Ce qui vient de la flûte s’en retourne au tambour._

Nous disons encore: _Ce qui vient de flot s’en retourne de marée_, ce
que le flux amène est emporté par le reflux.

Les Latins disaient: _Salis onus undè venerat illuc abiit_, par
allusion au naufrage d’une cargaison de sel, substance qui, comme on
sait, est formée d’eau de mer.

Les Italiens disent: _Farina del diavolo se riduce in crusca_. _Farine
du diable se change en recoupe._

Les Anglais disent: _What is got over the devil’s back, is spent under
his belly_. _Ce qui est gagné sur le dos du diable est dépensé sous son
ventre._

Tous ces proverbes, fondés sur des comparaisons différentes, ont la
même signification, et reviennent à celui-ci: _Biens mal acquis ne
profitent point_. _Malè parta malè dilabuntur._

_Il est du bois dont on fait les flûtes._

Cette expression s’emploie en parlant d’un homme qui par complaisance
ou par faiblesse, n’ose contredire personne. Elle s’explique par cette
autre: _Il est de tous bons accords_.

_Il souvient toujours à Robin de ses flûtes._

On se rappelle volontiers les goûts, les penchants de sa jeunesse;
on revient facilement à d’anciennes habitudes. Le Duchat dit que ce
proverbe est venu d’un ami de la bouteille, nommé Robin, qui, n’osant
plus, à cause de la goutte dont il était tourmenté, boire dans de
grands verres appelés _flûtes_, ne pouvait cependant en perdre le
souvenir[47].


=FLÛTEUR.=—_Les flûteurs d’Orléans._

M. Fétis dit qu’il y avait à Orléans, sous le règne de François I^{er}
et de Henri II, des flûteurs qui jouaient de la flûte à neuf trous.
Mais la célébrité proverbiale des flûteurs d’Orléans date d’une époque
plus reculée. Martial d’Auvergne en a parlé.


=FOI.=—_Par ma foi._

Ce juron fut d’un grand usage et d’une grande valeur dans les temps où
l’on se battait en France pour la foi. Aujourd’hui, il est à peu près
insignifiant.

_Foi de gentilhomme, un autre gage vaut mieux._

Les anciens gentilshommes ne se piquaient pas de tenir les promesses
qu’ils fesaient aux vilains, et les vilains, fatigués d’être dupes de
ces promesses, y attachaient fort peu de valeur. De là ce proverbe, où
la franche défiance des derniers accuse la foi suspecte des premiers.


=FOIRE.=—_La foire n’est pas sur le pont._

Il n’est pas nécessaire de tant se presser.—Locution fondée sur une
ancienne coutume autorisant les petits marchands, après la clôture
d’une foire, à continuer leur vente, pendant une demi-journée ou une
journée entière, dans un quartier particulier, ordinairement près d’un
pont et sur le pont même.


=FOIREUX.=—_Les foireux de Blois._

Les habitants de Blois assurent que ce sobriquet n’a rien d’offensant
pour eux, et qu’il leur a été appliqué à cause de plusieurs foires
accordées à leur ville par nos anciens rois.


=FOLLE.=—_Tout le monde en veut au cas de la reine folle._

Brantôme, dans ses _Dames galantes_, rapporte cet ancien proverbe, que
Le Duchat explique ainsi: «Quelque qualifiée que soit une femme, dès
qu’elle s’en laisse conter, chacun se croit en droit d’aspirer à ses
faveurs.»

Les Italiens disent de cette femme, dont la qualité compromise par la
galanterie n’impose plus à personne, qu’elle est comme le bénitier où
chacun vient tremper le doigt, quoiqu’il soit sacré. _Ella e la pila
dell’acqua benedetta._


=FONTAINE.=—_Il ne faut pas dire: Fontaine, je ne boirai pas de ton
eau._

Il ne faut pas assurer qu’on n’aura pas besoin de telle personne ou
de telle chose.—Allusion à l’aventure d’un ivrogne qui jurait sans
cesse qu’il ne boirait jamais d’eau et qui se noya dans le bassin
d’une fontaine. Cette aventure est rappelée dans les vers suivants de
l’Arioste:

  _Come veleno e sangue viperino,
  L’acqua fuggia, quanto fuggir si puote.
  Or quivi muore, e quel che più l’annoia
  El sentir che nell’acqua sene muoia._

Il fuyait l’eau comme le poison et le sang de vipère, autant qu’il est
possible de la fuir. Cependant il y laissa la vie, et sa plus grande
douleur fut de sentir qu’il mourait dans l’eau.


=FORCE.=—_Force n’est pas droit._

Ce proverbe se trouve dans Huon de Villeneuve.

  _Force n’est mie drois_: piéça l’ai oi dire.

On dit aussi: _Où force règne droit n’a lieu_.


=FORGERON.=—_A force de forger on devient forgeron._

_Fabricando fit faber._ Par l’exercice on parvient à faire les choses
facilement; l’usage est un excellent maître.


=FORMALISTE.=—_Dieu nous garde des formalistes._

«Les formalistes s’attachent tout aux formes et aux dehors, pensent
être quittes et irrépréhensibles en la poursuite de leurs passions et
cupidités, pourvu qu’ils ne fassent rien contre la teneur des lois et
qu’ils n’omettent rien des formalités. Voilà un richard qui a ruiné et
mis au désespoir de pauvres familles; mais ça été en demandant ce qu’il
a cru être sien, et ce par voie de justice. Qui peut le convaincre
d’avoir mal fait? O combien de méchancetés se commettent sous le
couvert des formes! On a bien raison de dire: Dieu nous garde des
formalistes!» (Charron.)


=FORTUNE.=—_Faire fortune._

«C’est une si belle phrase et qui dit une si bonne chose qu’elle est
d’un usage universel. On la connaît dans toutes les langues: elle plaît
aux étrangers et aux barbares; elle règne à la cour et à la ville;
elle a percé les cloîtres et franchi les murs des abbayes de l’un et
de l’autre sexe: il n’y a point de lieux sacrés où elle n’ait pénétré,
point de désert ni de solitude où elle soit inconnue.» (La Bruyère.)

_Bien danse à qui la fortune chante._

Proverbe qu’on applique à une personne qui voit tout lui succéder à
souhait, et qui doit moins les avantages qu’elle obtient à une habile
conduite qu’à l’aveugle faveur de la fortune.

_Chacun a dans sa vie un souris de la fortune._

_Semel in omni vitâ cuique arridet fortuna._—Proverbe du moyen-âge que
le cardinal Impériali avait sans doute présent à l’esprit lorsqu’il
disait ces paroles citées par Montesquieu: «Il n’y a point d’homme que
la fortune ne vienne visiter une fois dans sa vie; mais lorsqu’elle
ne le trouve pas prêt à la recevoir, elle entre par la porte et sort
par la fenêtre.» Heureux celui qui sait profiler de cet instant avant
lequel la fortune ne lui sourit point encore, et après lequel elle ne
lui sourit plus!

_Grande fortune, grande servitude._

_Magna fortuna, magna servitus._—Celui qui possède une grande fortune
est obligé d’exercer beaucoup de surveillance et de se livrer à
une foule de soins qui ne lui laissent aucun repos, de sorte que,
dans cette occupation continuelle, il semble moins être le maître
que l’esclave de ses richesses; et presque toujours il devient tel
réellement.

_Être affligé d’une grande fortune._

C’est être fort riche. Il y a peu d’expressions plus philosophiques et
plus vraies que celle-ci, quoiqu’elle semble énoncer un paradoxe. En
effet, les prestiges d’une grande fortune n’ont qu’une courte durée et
les jouissances qu’elle donne sont promptement suivies de la satiété;
car, lorsqu’on peut avoir tout ce qu’on désire, on finit bien vite par
ne plus rien désirer. Alors, il ne reste plus au possesseur blasé que
les inconvénients, les embarras et les inquiétudes inséparables des
richesses trop abondantes; et cet état malheureux ne fait qu’empirer,
s’il n’a pas la sagesse d’y remédier en pratiquant la bienfaisance.
_Les richesses sans la vertu_, dit Sapho, _sont des hôtesses trop
fâcheuses_.


=FOSSÉ.=—_Au bout du fossé la culbute._

On pense à tort que le mot _bout_ est ici un mot impropre qu’il
faudrait remplacer par le mot _bord_. D’après un usage féodal, les
manants tenus d’amuser le seigneur châtelain et sa compagnie, en
certains jours de fête, devaient franchir, à qui mieux mieux, un fossé
plein d’eau, qui allait en s’évasant d’un bout à l’autre. Les sauteurs
commençaient par la partie la plus étroite et continuaient jusqu’à ce
qu’ils fussent arrivés à la plus large. C’est là qu’ils aspiraient à
signaler leur agilité. Mais il était fort rare que leur élan dépassât
la distance des deux bords, et presque tous tombaient dans l’eau la
tête la première. De là ce dicton, _Au bout du fossé la culbute_, dont
on se sert lorsque, se conduisant avec étourderie ou avec audace, on
veut faire entendre que, s’il en résulte pour soi des suites fâcheuses,
on ne s’en plaindra point, on les verra d’un œil indifférent.


=FOU.=—_Le fou se trahit lui-même._

Traduction littérale d’un proverbe latin qui se trouve dans Sénèque:
_Stultus ipse se prodit_.

Le cœur de l’insensé publie à haute voix ses folles pensées. _Cor
insipientium provocat stultitiam._ (Salom., _Prov._, chap. XII, v. 25.)

Le cardinal Mandruce disait: Ce n’est pas être fou que de faire une
folie, mais c’est l’être que de ne pas savoir la cacher. Le proverbe
allemand qui correspond au nôtre est très spirituel: _Der Kuckuck
seinen einigen Namen ruft aus_. _Le coucou chante son propre nom._

Celui des Italiens se fait remarquer par le même caractère:

_Se tacesse la gallina non si saprebbe che a fatto l’uovo._ _Si la
poule n’avait pas chanté, l’on ne saurait pas qu’elle a pondu._

_Qui ne sait être fou n’est pas sage._

La multitude des fous est si grande, que la sagesse est obligée de se
mettre sous leur protection. _Sanitatis patrocinium est insanientium
turba._ (St Augustin, _de Civit. Dei_, lib. VI, c. 10.)

Il faut avoir un peu de folie, qui ne veut avoir plus de sottise.
(Montaigne, _Ess._, liv. III, ch. 9.)

On n’est estimé sage qu’autant qu’on est fou de la folie commune.
(Fontenelle.)

_Il vaut mieux être fou avec tous que sage tout seul._

Le sage qui se trouve en compagnie des fous ne doit pas afficher un
rigorisme déplacé, parce qu’il ne peut lui revenir rien de bon d’une
pareille conduite.

  La raison même a tort quand elle ne plaît pas.      (LACHAUSSÉE.)

Il y a de la folie à vouloir se montrer sage tout seul, et de la
sagesse à savoir à propos contrefaire le fou.

J’ai toujours vu, dit Montesquieu, que, pour réussir dans le monde, il
faut avoir l’air fou et être sage.

_Un fou avise un sage._

«Tous les jours, la sotte contenance d’un autre m’avertit et m’avise...
Ce temps n’est propre qu’à nous amender à reculons, par disconvenance
plus que par convenance, par différence que par accord. Étant peu
appris par les bons exemples, je me sers des mauvais, desquels la leçon
est ordinaire.» (Montaigne, _Ess._, liv. III, ch. 8.)

On demandait à Lokman de quels maîtres il avait appris la sagesse, il
répondit: De ceux qui ne la pratiquaient point.

Les poisons, disait Confucius, deviennent des antidotes entre les mains
d’un médecin habile: il en est de même des mauvais exemples pour le
sage.

C’est d’après ce principe, inhumainement appliqué, que les magistrats
de Lacédémone fesaient enivrer un ilote qu’ils offraient en spectacle à
leurs concitoyens, pour leur inspirer l’horreur de l’ivrognerie.

_Les fous sont plus utiles aux sages que les sages aux fous._

Paroles de Caton l’Ancien qui sont passées en proverbe.

_Sans les fous, les sages ne pourraient pas vivre._ (Proverbe turc.)

_Les sages vont chercher de la lumière, et les fous leur en donnent._
(Proverbe espagnol.)

_Au rire on connaît le fou._

Le rire, dit Oxenstiern, est la trompette de la folie.

L’abbé Damascène, espèce d’astrologue italien, a fait un traité où
il distingue les tempéraments des hommes par leur manière de rire.
Cet appréciateur burlesque prétend que le _ha ha ha_ caractérise
les flegmatiques, le _hé hé hé_ les bilieux, le _hi hi hi_ les
mélancoliques, le _ho ho ho_ les sanguins. Il ne fait pas mention
expressément du rire des fous; mais ce rire est facile à reconnaître,
malgré ses innombrables variétés. C’est celui qui naît tout à coup
sans sujet, c’est-à-dire sans sujet apparent, car il est toujours
produit par quelque hallucination. Salomon le compare au bruit que font
les épines en brûlant sous la marmite, _Sicut vox spinarum sub ollâ,
ita risus stultorum_. (Ecclés., c. VII, v 7.) Les épines pétillent
beaucoup, se consument promptement, donnent peu de chaleur et ne font
pas bouillir la marmite. Il en est de même de la joie des fous: elle
éclate d’une manière bruyante, n’a pas de consistance, ne dure qu’un
moment et n’amène pas de bon résultat.

_Plus fou que ceux de Béziers._

Le troubadour Giraud de Borneil dit qu’un baiser qu’il a reçu de
sa dame l’a rendu _plus fou que ceux de Béziers_. C’est encore un
espèce de proverbe injurieux que _Dans chaque maison de Béziers il y
a la chambre d’un fou_; et les habitants de cette ville paraissent
reconnaître la notoriété du fait, lorsqu’ils disent en parlant
d’eux-mêmes: _Nous avons tous de l’esprit, mais ils sont fous_.

Il y a aussi un dicton qui reproche aux habitants de Béziers d’être
capables de pousser la folie jusqu’au déicide. Lorsqu’on cite le vers
proverbial auquel a donné lieu la beauté de leur pays,

  _Si Deus in terris, vellet habitare Bliteris,_

 Si Dieu descendait sur la terre, il viendrait habiter Béziers,

On ne manque guère d’ajouter, _ut iterum crucifigeretur_, _pour être
crucifié de nouveau_.

_Plus on est des fous, plus on rit._

Un fou rit beaucoup, témoin l’expression proverbiale _Rire comme
un fou_, et plusieurs fous réunis rient encore davantage, car ils
s’excitent l’un l’autre à la joie.

_Fou qui se tait passe pour sage._

_Stultus quoque si tacuerit sapiens reputabitur, et si compresserit
labia sua intelligens._ (Salomon, _Parab._, c. XVII, v. 23). _L’insensé
même passe pour sage lorsqu’il se tait, et pour intelligent lorsqu’il
tient sa bouche fermée._

_Dieu aide à trois sortes de personnes: aux fous, aux enfants et aux
ivrognes._

Il semble, en effet, que Dieu leur accorde une protection spéciale
pour les préserver des malheurs et des dangers qui les menacent
continuellement.

_Tous les fous ne portent pas la marotte._

Proverbe qui a le même sens que cet autre: _Tous les fous ne sont
pas aux Petites-Maisons_.—Les Italiens disent: _Se tutti i pazzi
portassero una beretta bianca, pareremmo un branco d’oche_. _Si tous
les fous portaient le bonnet blanc, nous ressemblerions à un troupeau
d’oies._


=FOUETTER.=—_Chacun se fait fouetter à sa guise._

Chacun fait comme il veut, en ce qui le touche personnellement.—Un
Espagnol repris de justice était conduit sur un âne d’un lieu à un
autre, et frappé à coups de fouet pendant tout le trajet, conformément
à l’ancienne coutume du pays. Comme on le raillait d’affecter, en
subissant sa peine, une gravité mal placée, qui l’empêchait de piquer
sa bête pour la faire aller plus vite, il répondit qu’il voulait que
cela fût ainsi, et qu’il était bien maître de _se faire fouetter à sa
guise_. C’est de là, dit-on, qu’est venu le proverbe. On peut croire,
avec plus de raison, qu’il a dû son origine à un autre fait que voici:
Les moines, dès le onzième siècle, avaient trouvé bon de se donner
mutuellement la discipline par esprit de pénitence, mais tous ne se
conformaient pas à cet usage avec le même zèle. Les capucins, qui se
fouettaient chaque jour vigoureusement, reprochaient aux Augustins de
ne se fouetter que trois jours par semaine, avec mollesse, et ceux-ci
leur répliquaient: _Chacun se fait fouetter à sa guise_.

La flagellation monastique n’avait d’autre lénitif que le chant
du psaume _Miserere_, pendant la durée duquel on ne cessait de
l’appliquer. Et c’est ce qui donna lieu de dire proverbialement d’un
homme bien battu: _Il en a eu depuis miserere jusqu’à vitulos_; depuis
le premier jusqu’au dernier mot de ce psaume.


=FOURGON.=—_La pelle se moque du fourgon._

Proverbe dont on fait l’application à une personne qui reproche à
un autre des ridicules ou des défauts qu’elle a elle-même. Le mot
_fourgon_ désigne ici une perche à laquelle est emmanché un long
morceau de fer recourbé par le bout, qui sert à remuer le bois ou
la braise dans le four.—Les Espagnols disent: _Dice la sartena a
la caldera: Tirte alla, culo negro_. _La poêle dit au chaudron:
Retire-toi, cul noir._

On disait autrefois: _Le piètre se moque du boiteux_; et par le mot
_piètre_, formé de _pes tritus_ (pied trituré, broyé), on entendait un
boiteux des deux pieds. Ce mot n’existe plus que comme adjectif dans le
sens de mesquin, chétif, de nulle valeur, en parlant des choses et des
personnes.


=FRANÇAIS.=—_Parler français._

La langue française est moins susceptible qu’aucune autre
d’amphibologie et d’obscurité, grâce à l’heureuse simplicité de sa
construction qui, conformant presque toujours, dit M. Allou, la
phrase à l’ordre direct, fait que l’enchaînement des mots s’y trouve
exactement le même que celui des éléments dont se compose la pensée.
Ce caractère lui est tellement propre, qu’on peut établir en axiome de
grammaire que _ce qui n’est pas clair n’est pas français_; et c’est à
cause de cela sans doute qu’elle a été choisie pour la rédaction des
traités diplomatiques dont on peut dire que l’unique bonne foi c’est la
clarté. Mais il faut observer qu’elle n’a pas été choisie, ainsi qu’on
le croit communément, sous le règne de Louis XIV. Le congrès de Nimègue
ne fit alors que consacrer l’usage dès longtemps reçu de l’employer,
dans les transactions politiques, comme l’interprète la plus fidèle et
comme la garantie la plus assurée qu’à l’avenir _on ne sèmerait plus la
guerre dans des paroles de paix_.

On voit, d’après ce que je viens de dire, que l’expression _parler
français_ doit signifier: s’exprimer sans détour, sans équivoque,
énoncer franchement sa pensée. C’est dans ce sens que Montaigne l’a
employée en parlant des femmes qui, après avoir fait mauvais ménage
avec leurs maris, paraissent inconsolables quand ils sont morts.
«Est-ce pas, s’écrie-t-il, de quoy ressusciter de despit, qui m’aura
craché au nez, pendant que j’estoy, me vienne frotter les pieds quand
je ne suis plus? Ne regardez pas à ces yeux moites et à ceste piteuse
voix. Regardez ce port, ce teinct et l’embonpoint de ces joues soubs
ces grands voiles. C’est par là qu’_elle parle françois_.»

Montaigne dit encore: «_Il faut parler françois_, il faut montrer ce
qu’il y a de bon et de net dans le fond du pot.»

Les Latins se servaient de l’expression _latinè loqui_, _parler latin_,
à laquelle ils attachaient le même sens.

_Parler français_ signifie aussi parler avec autorité, d’un ton
menaçant; et il n’est pas besoin de remarquer que cette nouvelle
acception n’a pas été fondée sur le caractère de la langue, mais sur
celui du peuple qui la parle.


=FRANCOLIN.=—_Muet comme un francolin pris._

Le francolin, que Gesnerus nomme gelinotte sauvage et perdrix de
montagne, est un oiseau pulvérateur qui multiplie beaucoup. Il ne
s’apprivoise pas et devient muet dans l’état de captivité; mais il
recouvre la voix quand la liberté lui est rendue. C’est ce que dit
le vieux naturaliste Belon, dans le quatrain suivant de son livre
intitulé: _Portraits d’oiseaux_:

  Le francolin étant oiseau de pris,
  En liberté chante et se tait en cage;
  Aussy celui qui a peu de langage
  Est dit _Muet comme un francolin pris_.


=FRELAMPIER.=—_C’est un frelampier._

C’est un homme de peu ou de rien.—Les uns dérivent ce mot de
_frélampe_, menue monnaie de douze à quinze deniers, qui d’ordinaire
était entre les mains des pauvres gens; d’autres, avec plus de raison
peut-être, le font venir de _frère lampier_, frère allumeur de lampes
dans les couvents. Borel l’explique par _charlatan_; mais cette
acception n’est plus usitée, si elle l’a été.


=FRELUQUET.=—_C’est un freluquet._

C’est un homme léger, frivole, un damoiseau qui n’a d’autre mérite que
sa parure. Le mot _freluquet_ est dérivé du roman _Freluque_ rapporté
dans le _Glossaire_ de Roquefort, qui le traduit par bouquet, flocon,
petit paquet de cheveux.


=FRÉQUENTER.=—_Dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es._

On prend les goûts et les mœurs des personnes avec lesquelles on vit.
La communication a tant d’influence sur l’homme, qu’elle ne lui permet
pas d’avoir un caractère à soi. Elle le modifie et lui pétrit une
ame sur le moule de ses liaisons, nourrit Achille avec la moelle des
lions quand il est chez les Centaures, et l’habille en femme parmi les
courtisans de Lycomède.


  =FRÈRE.=—_Le frère est ami de nature,
                    Mais son amitié n’est pas sûre._

Ce distique proverbial est une traduction de la phrase suivante de
Cicéron: _Cum propinquis amicitiam natura ipsa peperit, sed ea non
satis habet firmitatis_. (_De Amicitiâ_, cap. VI.)

On voit que Legouvé ne doit pas avoir eu beaucoup de peine à faire ce
vers charmant.

  Un frère est un ami donné par la nature[48].

_La borne sied très bien entre les champs de deux frères._

«C’est à la vérité, dit Montaigne, un beau nom et plein de dilection
que le nom de frère; mais ce meslange de biens, ces partages, et
que la richesse de l’un soit la pauvreté de l’autre, cela destrempe
merveilleusement et relasche cette soudure fraternelle.»

Il y a un proverbe espagnol qui dit: _Partir como hermanos: lo mio,
mio; lo tuyo de entrambos_. _Partager comme frères: le mien est mien;
le tien est à nous deux._

Remarquons pour l’honneur de la fraternité, que l’expression française
_Partager en frères_ exprime une pensée différente; elle signifie:
partager également, amiablement, sans contestation. Il faut avouer
pourtant qu’elle est rarement exacte dans son application.


=FRIANDISE.=—_Avoir le nez tourné à la friandise._

Le peuple de Paris disait autrefois, en parlant d’un gourmand: _Il est
comme saint Jacques-de-l’Hôpital, il a le nez tourné à la friandise_,
phrase proverbiale venue de ce que l’image de saint Jacques, placée
sur le portail de l’église, regardait la _rue aux Oues_ (aux Oies),
dans laquelle il y avait beaucoup de rôtisseurs dont les boutiques
étaient garnies d’oies rôties, mets très estimé de nos bons aïeux[49].
C’est de cette phrase qu’on a pris l’expression _Avoir le nez tourné
à la friandise_, en y attachant un nouveau sens; car on l’applique
ordinairement à une jeune femme qui a l’air coquet et éveillé, l’air
d’aimer le plaisir.


=FRICASSÉE.=—_Sentir de loin la fricassée._

Avoir un pressentiment des inconvénients ou des dangers auxquels on
s’exposerait en acceptant une invitation.—Cette façon de parler,
employée par Brantôme (_Capitaines étrangers_, t. II, p. 177), fait
allusion, suivant Le Duchat, au repas où furent arrêtés les comtes
d’Egmont et de Horn, malheureuses victimes de la tyrannie de Philippe
II.


=FRINGALE.=—_Avoir la fringale._

C’est-à-dire un appétit désordonné, une faim dévorante.—Ce mot est une
corruption de _faim-valle_. La mauvaise habitude qu’a le peuple de dire
_fraim_ pour _faim_ a changé d’abord _faim-valle_ en _fraim-valle_,
puis en _fraim-galle_, et finalement en _fringale_. Quant à
l’étymologie de _faim-valle_, M. Ch. Nodier pense qu’elle est assez
difficile à trouver. «Il faut peut-être la chercher, ajoute-t-il, dans
cette vieille expression employée par Baïf (feuillet 22 des _Mimes et
enseignements_, 1581):

  Tout l’été chanta la cigale,
  Et l’hiver elle eut la faim-vale.

«_Vale_ est ici adverbe, et vient de _valdè_; ou adjectif, et vient de
_valens_, ou de _valida_.»


=FROID.=—_Souffler le chaud et le froid._

C’est parler tantôt pour, tantôt contre une personne ou une chose; en
dire tantôt du bien, tantôt du mal, suivant les circonstances et les
dispositions de ceux à qui l’on parle.

Plutarque, dans son _Traité du premier froid_, ch. VII, rapporte cette
expression qu’il explique en disant, d’après Aristote, que quand on
souffle la bouche ouverte, on exhale un air intérieur qui est chaud, et
que quand on souffle les lèvres serrées, on ne fait que pousser l’air
extérieur qui est froid.

On connaît l’apologue où figure un satyre qui, voyant un villageois
souffler tour à tour dans ses doigts pour les rechauffer et sur son
potage pour le refroidir, s’écrie: «Je n’aurai jamais amitié ni
accointance avec un homme qui d’une même bouche _souffle le chaud et
le froid_.» Cet apologue n’a pas été l’origine, mais l’application de
l’expression proverbiale, qui remonte à la plus haute antiquité.

Si vous soufflez l’étincelle, il en sortira un feu ardent; si vous
«crachez dessus, elle s’éteindra; et c’est la bouche qui fait l’un et
l’autre.» (Ecclésiastique, ch. II, v. 14.)


=FRONDEUR.=—_C’est un frondeur._

On sait que cette expression, employée figurément et dans un sens
politique, naquit à l’époque où le cardinal de Mazarin gouvernait
la France. Voici l’origine qu’elle eut, suivant Ménage. Le duc
d’Orléans, dit cet auteur, s’était rendu au parlement pour empêcher
qu’on y mît en délibération quelques propositions qu’il jugeait
désavantageuses au ministère. Le conseiller Le Coigneux de Bachaumont
engagea alors plusieurs de ses confrères à remettre la chose à une
autre séance à laquelle le prince n’assisterait pas, et il ajouta
qu’il fallait imiter les _frondeurs_ qui ne frondaient pas en présence
des commissaires, mais qui frondaient en leur absence, malgré les
défenses de ceux-ci. (Ces _frondeurs_ étaient des enfants de Paris
qui, divisés par bandes armées de frondes, s’attaquaient à coups de
pierres, prenaient la fuite quand ils voyaient accourir les agents de
la police, et revenaient sur le champ de bataille, aussitôt qu’ils
ne les apercevaient plus.) Quelques jours après, Le Coigneux de
Bachaumont, entendant opiner quelques membres du parlement en faveur du
ministre, dit qu’il allait _fronder_ cet avis. Ses amis applaudirent à
l’expression; Marigny de Nevers, poète satirique, l’employa dans ses
vaudevilles contre Mazarin, et de là vinrent les mots _frondeur_ et
_fronde_, dont le premier servit à désigner tout opposant aux actes de
ce ministre, et le second le parti de l’opposition.


=FUMÉE.=—_Il n’y a point de feu sans fumée._

Quelque précaution qu’on prenne pour cacher une passion vive, on ne
peut s’empêcher de la laisser paraître. Quelquefois même on la découvre
par le soin qu’on met à la tenir secrète.

_Il n’y a point de fumée sans feu._

En général, il ne court point de bruit qui n’ait quelque fondement. Les
Italiens disent: _Non si grida mai al lupo ch’ egli non sia in paese_.
_On ne crie jamais au loup qu’il ne soit dans le pays._

_La fumée s’attache au blanc._

La calomnie s’attache à la vertu; elle noircit l’innocence.

_La fumée suit_ ou _cherche les belles_.

Ce proverbe est fort ancien, car il se trouve dans un passage d’Athénée
(_Deipnos._ liv. VI), où un parasite dit: _Comme la fumée je vole
aux belles_. Gilbert Cousin qui le rapporte ainsi en latin, _Fumus
pulchriorem persequitur_, n’en donne pas l’origine. Il se pourrait
qu’il fût venu de ce que les belles, mettant d’ordinaire plus de
recherche que les autres dans leur parure, font choix d’étoffes
blanches ou brillantes, dont la fumée ternit facilement le lustre. Il
s’applique par plaisanterie aux personnes qui se plaignent de la fumée;
mais il se prend quelquefois dans une acception morale, pour signifier
que l’envie poursuit le mérite.


=FUMIER.=—_L’œil du fermier vaut fumier._

La surveillance du fermier ou du maître, dans la culture de ses
terres, sert autant que les engrais pour les rendre productives. Caton
le censeur la regardait comme le fondement de l’économie rurale, et
la recommandait en disant: _Frons occipitio prior_; ce que Pline
le naturaliste a expliqué par cette remarque: _Frontem domini plus
prodesse quam occipitium non mentiuntur. On a bien raison de dire que
le front du maître est plus utile que son occiput._


=FURIE.=—_La furie française._

Cette expression date, dit-on, de la bataille de Fornoue que Charles
VIII remporta, en 1495, sur les troupes réunies du pape, de l’empereur
et de la république de Venise. Les ennemis, au nombre de trente-cinq
à quarante mille hommes, furent culbutés par seize mille Français et
prirent la fuite, incapables de se rallier, en s’écriant: _Non possiamo
resistere a la furia francese_; paroles que Le Tasse a rappelées dans
le septième chant de la _Jérusalem délivrée_, pour caractériser la
valeur impétueuse de notre nation, l’_impeto franco_.

Quelque accréditée que soit l’origine que je viens de rapporter, elle
ne me paraît pas admissible. _La furie française_ était proverbiale
longtemps avant la bataille de Fornoue. Gilbert Cousin, qui écrivait
trente-cinq ans après cet événement, n’en a pas même parlé dans
l’article de ses Adages intitulé: _Gallica furia_. Il a donné pour
fondement à cette expression la remarque faite par César et par
quelques autres historiens, que les habitants des Gaules ont toujours
été à la guerre plus que des hommes dans le premier choc, et moins
que des femmes dans le second. «Telle est la nature et la complexion
des François, dit Rabelais (liv. IV, ch. 48), qu’ils ne valent qu’à
la première poincte; lors ils sont pires que des diables: mais s’ils
séjournent, ils sont moins que femmes.»

Aristote a donné le nom d’_audace Celtique_ à cette intrépidité qui
fait qu’on se précipite dans le danger en se jouant de sa vie.


=FUSEAU.=—_Le fuseau doit suivre le hoyau._

La femme doit filer quand l’homme pioche; il ne faut pas qu’elle reste
oisive quand il travaille.


=FUSÉE.=—_C’est une fusée difficile à démêler._

C’est une intrigue qui n’est pas aisée à débrouiller; c’est une affaire
qui cause beaucoup d’embarras. Allusion à la difficulté qu’on éprouve,
en filant, à démêler la filasse qui garnit la quenouille.—Cette
expression métaphorique est fort ancienne et se trouve dans beaucoup
de langues. Elle fut employée heureusement par l’eunuque Narsès, à
qui l’impératrice Sophie avait envoyé une quenouille avec un fuseau,
en lui faisant dire qu’un demi-homme comme lui devait filer avec les
femmes, au lieu de commander les armées. Les victoires de Narsès
étaient une assez bonne réponse à cette insultante raillerie; mais on
prétend que, ne pouvant maîtriser son indignation à la vue des signes
de la servitude domestique à laquelle il était rappelé, il s’écria
fièrement: Annoncez à l’impératrice que j’accepte son présent et que je
lui filerai _une fusée très difficile à démêler_. Bientôt après il tint
parole, en appelant en Italie Alboin, roi des Lombards.


=FUSIL.=—_Se coucher en chien de fusil._

Expression très pittoresque et très usitée parmi le peuple pour dire:
rassembler ses membres, se tenir tout pelotonné dans son lit à cause du
froid.



G


=GABATINE.=—_Donner de la gabatine à quelqu’un._

C’est le tromper, lui en faire accroire, se moquer de lui. _Gabatine_
est dérivé du vieux mot _gab_ ou _gabe_, qui signifiait: raillerie,
moquerie. On avait aussi autrefois le verbe _gaber_ ou _gabber_, et
l’on disait dans le même sens: _gaber_ ou _gabber quelqu’un_.


=GABEGIE.=—_Il y a là dessous de la gabegie._

C’est-à-dire quelque intrigue, quelque manége, quelque artifice dont
il faut se défier. «Ce mot trivial, dit M. Ch. Nodier, est d’un
usage si commun dans le peuple, qu’il n’est pas permis de l’omettre
dans les dictionnaires, et qu’il est du moins curieux d’en chercher
l’étymologie. Il est évident qu’il nous a été apporté par les
Italiens, et que c’est une des compensations de peu de valeur que nous
avons reçues d’eux en échange des innombrables altérations que leur
prononciation efféminée a fait subir à notre langue. _Gabegie_ ou
_gabbegie_ est fait de _gabba_ et de _bugia_, ruse et mensonge.»


=GALBANUM.=—_Donner du galbanum à quelqu’un._

Lui donner de fausses espérances, l’amuser par de vaines
promesses.—Cette façon de parler, dit Moisant de Brieux, vient de ce
que, pour faire tomber les renards dans le piége, on y met des rôties
frottées de galbanum dont l’odeur plaît extrêmement à ces animaux et
les attire. Le galbanum est une espèce de gomme produite par une plante
du même nom.


=GALÈRE.=—_Qu’allait-il faire dans cette galère?_

Ce proverbe dont on fait l’application à un homme qui s’est _embarqué
dans une mauvaise affaire_, doit son origine à une scène des
_Fourberies de Scapin_, où le vieux Géronte, apprenant que son fils
Léandre est retenu dans une galère turque, d’où il ne peut sortir qu’en
donnant cinq cents écus qu’il le prie de lui envoyer, s’écrie jusqu’à
six fois: _Que diable allait-il faire dans cette galère?_ Cette scène,
que tout le monde connaît, est imitée d’une scène du _Pédant joué_, où
le principal personnage, placé dans la même situation que Géronte, et
obligé de compter cent pistoles pour le rachat de son fils, dit aussi à
plusieurs reprises: _Que diable aller faire dans la galère d’un Turc?_
Mais l’imitation est bien supérieure à l’original, et si l’esprit de
Cyrano de Bergerac a trouvé le refrain auquel reviennent toujours les
deux avares, c’est le génie de Molière qui l’a rendu comique, et en a
fait un proverbe qu’on n’oubliera jamais.


=GALIMATHIAS.=—_C’est du galimathias._

Cette expression naquit au barreau, selon le savant Huet, à l’époque
où l’on plaidait en latin. Il s’agissait, un jour, d’un litige survenu
au sujet d’un coq appartenant à un nommé Mathias. Certain avocat,
extrêmement diffus, répéta si souvent dans son plaidoyer les mots
_gallus_ et _Mathias_, que la langue finit par lui fourcher; au lieu
de dire _gallus Mathiæ_ (le coq de Mathias), il dit _galli Mathias_
(Mathias du coq), ce qui égaya beaucoup l’auditoire, et donna lieu
d’appeler _galimathias_ tout discours embrouillé et confus.

Il y a deux sortes de _galimathias_, disait Boileau, le _galimathias
simple_, et le _galimathias double_. Le _galimathias simple_ est celui
que le lecteur n’entend pas, mais que l’auteur entend; le _galimathias
double_ est celui qui ne peut être entendu ni du lecteur ni de l’auteur.

Je citerai comme exemple curieux du _galimathias double_ une phrase
facétieuse de Rabelais, dans laquelle cet auteur a eu probablement en
vue d’imiter et de faire ressortir l’inextricable confusion des titres
de parenté établis par les généalogistes. «En après Pantagruel, lisant
les belles chroniques de ses ancêtres, trouva Geoffroy de Lusignan, dit
Geoffroy à la grand’dent, grand-père du beau-cousin de la sœur aînée
de la tante du gendre de l’oncle de la bruz de sa belle-mère, estait
enterré à Maillezais, etc. (Liv. II, ch. 5.)

On lisait un jour à Voltaire une pièce de vers de la façon d’un
amateur nommé M. de Gali.—Il ne manque à cet ouvrage qu’un seul mot,
s’écria-t-il, c’est celui de _Mathias_, qu’il faut placer immédiatement
après le nom de l’auteur.

Voltaire avait créé le terme _galithomas_, pour exprimer certaine
enflure voisine du _galimathias_, qu’on trouve quelquefois dans le
style de Thomas, dont Gilbert a dit:

  Thomas assommant, quand sa lourde éloquence
  Souvent, pour ne rien dire, ouvre une bouche immense.

La réputation méritée de Thomas comme orateur et comme poète n’a pas
permis que ce terme fût sanctionné par l’usage.


=GANT.=—_Jeter le gant à quelqu’un._

Le défier au combat.

_Ramasser ou relever le gant._

Accepter le défi.

Ces expressions sont venues de l’usage où l’on était autrefois de
décider par les armes et en champ clos certaines affaires civiles ou
criminelles. Les deux parties se présentaient devant les juges, leur
exposaient les faits qui les portaient à recourir au combat judiciaire,
et se donnaient réciproquement un démenti. Aussitôt après, l’une
d’elles jetait à terre son _gant_ que l’autre ramassait, et, l’épée à
la main, elles s’attaquaient avec fureur, jusqu’à ce que la victoire
eût prononcé sur le différend.

_Avoir perdu ses gants._

Cela se dit d’une demoiselle qui a eu quelque commerce de galanterie,
parce qu’autrefois un des plus grands témoignages d’amour qu’une
demoiselle pût accorder à un homme qu’elle croyait épouser, c’était de
lui donner ses gants. Élisabeth, reine d’Angleterre, éprise de Robert
d’Évreux, comte d’Essex, lui fit présent d’un de ses gants pour qu’il
le portât sur son chapeau; faveur dont elle n’honora jamais aucun autre
soupirant, car on prétend qu’elle en eut un assez grand nombre, quoi
qu’en dise cette épitaphe qu’elle ordonna de mettre sur son tombeau:
_Ci gît Élisabeth, qui régna vierge et mourut vierge. Hic sita est
Elisabeth quæ virgo regnavit, virgo obiit._ (Cambden, ad ann. 1559.)

_Vous n’en aurez pas les gants._

C’est ce qu’on dit à une personne qui annonce une chose déjà connue,
qui propose un expédient déjà proposé, et qui, avec la prétention
de donner du nouveau, ne donne que du vieux.—Allusion à l’usage de
gratifier d’une paire de gants celui qui apportait une bonne nouvelle.
Cet usage, suivant Le Duchat, est venu d’Espagne, où il est appelé la
_paragante_, mot qui signifie proprement _pour des gants_, et qui se
trouve employé comme synonyme de récompense dans ces vers de Molière:

  Dessus l’avide espoir de quelque _paragante_
  Il n’est rien que leur art avidement ne tente.

En France, les bourgeois donnaient des gants, et les grands seigneurs
donnaient quelque pièce de l’habillement; cela avait lieu surtout
au treizième et au quatorzième siècle. On sait que Duguesclin
se dépouillait fort souvent de sa robe pour en faire présent au
gentilhomme ou au trouvère qui lui apportait bon message ou plaisir, et
que ceux-ci le remerciaient de sa magnificence en épelant son nom en
rasades, c’est-à-dire en vidant un nombre de coupes égal à celui des
lettres de ce noble nom.

Cette coutume de récompenser par des vêtements est de toute antiquité;
il n’y a guère de peuple chez lequel elle n’ait été pratiquée: je me
bornerai à citer les Grecs, les Romains et les Arabes. Aristophane
parle d’un habit qu’on devait donner à un poète pour avoir chanté les
louanges d’une cité. Martial nous dit qu’à Rome on gratifiait les
poètes d’habits neufs. En Arabie, on fesait de semblables cadeaux, et
Mahomet donna son manteau au poète Kaab. En Orient, on donne encore des
fourrures et des étoffes.


=GAUTIER ET GARGUILLE.=—_Se moquer de Gautier et de Garguille._

Se moquer de tout le monde. Regnier a dit (sat. XIII):

  Au reste, n’épargnez ni Gaultier ni Garguille.

«Gaultier et Garguille étaient deux bouffons qui jouaient dans les
farces avant que le théâtre français se fût perfectionné. Leurs noms
ont passé en proverbe pour signifier des personnes méprisables et
sans distinction. L’auteur du _Moyen de parvenir_ a dit dans le même
sens: _Venez, mes amis, mais ne m’amenez ni Gaultier ni Guillaume_.
Celle façon de parler est moins ancienne que l’autre; car on trouve
_Gautier et Garguille_ dans le premier des contes imprimés sous le nom
de Bonaventure des Periers, dont la permission d’imprimer est de l’an
1557: _Riez_, dit-il, _et ne vous chaille si ce fut Gaultier ou si ce
fut Garguille_.» (M. Viollet Le Duc, Commentaire de Regnier.)


=GELER.=—_Plus il gèle, plus il étreint._

Plus il arrive de maux, plus il est difficile de les supporter.


=GÉNIE.=—_Il n’y a point de génie sans un grain de folie._

_Nullum magnum ingenium sine mixturâ dementiæ_, dit Sénèque, qui
attribue cette pensée à Aristote; cependant Aristote n’a exprimé cette
pensée d’une manière formelle dans aucun de ses ouvrages. Mais dans
un de ses problèmes, il s’est proposé une question qui la renferme
implicitement, et qui peut avoir donné lieu au résultat présenté par
Sénèque: cette question est énoncée ainsi: «Pourquoi ceux qui se sont
distingués, soit en philosophie, soit en politique, soit en poésie,
soit dans les arts, ont-ils tous été mélancoliques?» (_Probl._, sect.
30.)

Platon fait entendre aussi qu’on se flatte vainement d’exceller dans un
art, surtout dans la poésie, si, guidé seulement par les règles, on ne
se sent transporté de cette fureur presque divine qui est en ce genre
le caractère le plus sensible et le moins équivoque d’une véritable
inspiration.

En effet, sans l’enthousiasme, sans cette fièvre de l’ame, il n’est
point de productions immortelles dans les arts imitatifs, et un poète,
un musicien, un peintre, un statuaire, n’enfantent rien qui frappe, qui
émeuve, qui transporte; en un mot, tout ce qui est sublime, tout ce qui
surpasse la nature, est le fruit de l’enthousiasme et quelquefois même
d’une sorte de folie dont l’enthousiasme est fort près. L’histoire des
beaux arts nous apprend que plusieurs artistes et écrivains célèbres
furent sujets à des accès de folie causés par une exaltation d’esprit
à laquelle ils durent souvent leurs plus grands succès; têtes aliénées
par l’imagination. Il est sûr que les passions fortes décomposent
l’être moral, et lui donnent pour ainsi dire une autre nature ou du
moins une autre manière d’être, soit en bien, soit en mal.

C’est là sans doute ce qui a donné lieu au proverbe, qu’on emploie
comme une sorte de reproche contre le génie, car on veut que le génie
soit toujours sage, sans penser, dit, je crois, Helvétius, qu’il est
l’effort des passions, rarement compatibles avec la sagesse.—Pascal
remarque à ce sujet, que l’_extrême esprit est accusé de folie, et que
rien ne passe pour bon que la médiocrité_.

Il faut reconnaître pourtant que les grands talents se trouvent
rarement dans un homme sans de grands défauts, et que les erreurs les
plus monstrueuses ont toujours été l’œuvre des plus grands génies.


=GEORGE.=—_Laissez faire à George, il est homme d’âge._

On croit que ce proverbe est un mot que répétait souvent Louis XII,
pour exprimer sa confiance dans l’habileté du cardinal George d’Amboise
son ministre; non que ce ministre fût réellement un homme d’âge,
puisqu’il mourut à cinquante ans, mais parce qu’il déployait dans
l’administration des affaires publiques une expérience comparable
à celle des plus sages vieillards. _Être homme d’âge_ signifiait
alors, être homme d’expérience.—Le cardinal George d’Amboise, dit
Montesquieu, trouva les intérêts du peuple dans ceux du roi, et les
intérêts du roi dans ceux du peuple.

_Être monté comme un saint George._

Être monté sur un cheval fort bon ou fort beau.—Saint George était né
en Cappadoce, pays renommé, chez les anciens, pour les chevaux. Il est
toujours représenté, suivant l’usage de l’église romaine, monté sur un
cheval de bataille, armé de toutes pièces, et terrassant un dragon de
sa lance. C’est ainsi qu’on le voit sur le collier de l’ordre de la
jarretière, dont il est le patron. Les empereurs d’Orient l’avaient
fait peindre de la même manière sur l’un des douze étendards portés
dans les grandes cérémonies. Les armoiries de Russie furent aussi un
saint George à cheval jusqu’en 1482, où le grand-duc Iwan III, qui
avait épousé la princesse Sophie, petite-fille de Manuel II Paléologue,
les quitta pour prendre celles de l’empire grec, renversé par Mahomet
II, c’est-à-dire, l’aigle noir à deux têtes.

_Rendre les armes à saint George._

«Les légendaires racontent que saint George, après divers voyages,
s’arrêta à Silène, ville de Lybie (quelques-uns disent à Melitène,
ville d’Arménie), qui était infestée par un dragon épouvantable. Ce
cavalier, armé de pied en cap, attaqua le dragon et lui passa un
lien au cou. Le monstre se soumit à lui par l’effet d’une puissance
invisible et surnaturelle, et se laissa conduire sans résistance; de
sorte qu’_il rendit_, pour ainsi dire, _les armes à saint George_. Ce
fait miraculeux est cité sous l’empire de Dioclétien, en l’année 299 de
l’ère chrétienne.» (M. Viollet Le Duc, _Comment._ de Regnier.)

_Brave comme saint George._

Expression employée par plusieurs auteurs, notamment par Regnier (sat.
VII).—Les chevaliers avaient choisi saint George pour patron, et ils
recevaient leurs grades _au nom de Dieu et de monsieur saint George_.
Ceux qui devaient se battre en duel prenaient à témoin _saint George
le bon chevalier_ dans les serments qu’ils fesaient. Le cri de guerre
des Anglais était _saint George_, comme celui des Français était _saint
Denys_. L’historien Guido rapporte que Robert, comte de Flandre, qui se
signala parmi les premiers croisés, fut appelé _filius Georgii_, _fils
de saint George_, à cause de sa grande vaillance. L’église romaine
avait coutume d’invoquer _saint George_, avec saint Maurice et saint
Sébastien, dans les expéditions des chrétiens contre les ennemis de la
foi. Le nom de _Géorgie_, donné à une province de l’Asie, est venu de
ce que les habitants de cette province, en combattant les infidèles,
se plaçaient toujours sous la protection de _saint George_, en qui
ils avaient une confiance particulière. Gautier de Metz rappelle ce
dernier fait dans les vers suivants, extraits de son roman intitulé _La
mappemonde_.

  Celle gent sont boin crestien,
  Et ont à nom _Georgien_.
  Car _saint George_ crient toujours,
  En bataille et ès estours
  Contre payens, et si l’aourent
  Sur tous outres et l’honnourent.


=GIBELET.=—_Avoir un coup de gibelet._

On sous-entend _à la tête_, et l’on suppose que la cervelle de la
personne à laquelle on applique cette expression s’est éventée, comme
le vin s’évente quelquefois, après que le tonneau où il est contenu
a été percé avec le petit forêt qu’on appelle _gibelet_. On dit
dans le même sens: _Avoir un coup de marteau_.—_Avoir un coup de
hache._—_Avoir la tête fêlée._


=GIBET.=—_Le gibet ne perd jamais ses droits._

C’est-à-dire que les criminels sont punis tôt ou tard. Ce proverbe
n’est pas toujours vrai, et il est démenti par cet autre, _Le gibet
n’est que pour les malheureux_, dont le sens est, que les richesses et
le crédit sauvent ordinairement les grands criminels.

On rapporte que Charles-Quint, passant un jour devant un gibet, ôta son
chapeau pour le saluer très respectueusement. Nous avons ajourd’hui
bien des gens qui seraient tentés d’en faire autant devant l’échafaud.
Ils le regardent comme une des bases de la civilisation; ils pensent
que, si la civilisation touche au ciel par des théorèmes, elle n’a
pas sur la terre de plus solide appui que l’échafaud. C’est de la
présence de cet instrument de justice que vient toute leur sécurité.
Ils ressemblent trait pour trait à un homme dont voici l’histoire:—Cet
homme, échappé d’un naufrage, aborde sur une côte escarpée. Le danger
qu’il vient de courir remplit encore ses sens de terreur. Il se figure
qu’il foule une terre inhospitalière; son imagination troublée ne lui
montre que des anthropophages prêts à le dévorer; il se glisse entre
les rochers et les arbres, précipitant ou suspendant ses pas tour à
tour, et croyant entendre son arrêt de mort dans le moindre bruit; il
arrive enfin à un endroit marqué par des traces humaines. A cette vue,
il recule épouvanté; mais, ô bonheur inespéré! en se détournant, il a
découvert un gibet. A l’instant, son cœur ne bat plus que de joie; il
lève les yeux au ciel, et s’écrie: Dieu soit béni! je suis dans un pays
civilisé.

_Malheureux comme un gibet._

Dans l’antiquité, le gibet était fait du bois de certains arbres
appelés _malheureux_, maudits par la religion et réputés stériles,
tels que le peuplier, l’aune et l’orme. _Infelices arbores, damnatæque
religionis, quæ nec seruntur nec ferunt fructum, quales populus, alnus,
ulmus._ (Pline, _Hist. nat._, lib. XXVI.) C’est probablement de là
qu’est venue l’expression proverbiale.—On dit aussi: _Plus malheureux
que le bois dont on fait le gibet_, ce que Pasquier a pris pour titre
du chapitre 40 du livre VIII de ses _Recherches_, où il prétend que
cette expression fait allusion au gibet de Montfaucon qui porta
malheur à tous ceux qui le firent construire ou réparer. En effet,
remarque-t-il, Enguerrant de Marigny, premier auteur de ce gibet, y fut
pendu; _un général des finances_ de Charles-le-Bel, Pierre Rémy, qui
ordonna de le reconstruire, y fut attaché à son tour, sous le règne de
Philippe de-Valois; «et de notre temps, ajoute-t-il, Jean Moulnier,
lieutenant civil de Paris, y ayant fait mettre la main pour le refaire,
la fortune courut sur lui, sinon de la penderie, comme aux deux autres,
pour le moins d’amende honorable, à laquelle il fut condamné.»

Cette tradition sur le gibet de Montfaucon rappelle celle des Romains
sur le _cheval Séien_. C’était un superbe animal qu’une généalogie
fabuleuse fesait descendre des chevaux de Diomède qui dévorèrent leur
maître; et l’on croyait que la destinée avait voulu qu’il eût une
sorte de ressemblance avec ces chevaux, en attachant fatalement à sa
possession la perte de son possesseur. Cnéius Séius, à qui il appartint
d’abord, fut livré au bourreau par Marc-Antoine. Dolabella, qui en
fit l’acquisition, périt bientôt après de mort violente. Deux autres
acquéreurs, Cassius et Marc-Antoine, l’auteur du supplice du premier
propriétaire, eurent une fin tragique. Enfin, un cinquième, Nigidius,
se noya avec ce funeste cheval, en traversant la rivière de Marathon;
et le souvenir de tant de malheurs passa en proverbe. On disait à Rome
d’un homme poursuivi par une fatalité constante qui ne lui permettait
de réussir en rien: _Equum habet seianum_; _il a le cheval séien ou le
cheval de Séius_.

_Si le gibet avait une bouche comme il a des oreilles, il appellerait à
lui bien des gens._

Ce vieux proverbe, tombé en désuétude, est fondé sur un usage de la
législation pénale d’autrefois: le bourreau coupait les oreilles des
filous repris de justice, ce qui s’appelait _essoriller_, et il les
clouait au gibet. Ce supplice fut infligé, sous Charles VIII, à Dojac,
qui avait été l’un des ministres de Louis XI.—En Angleterre, les
auteurs qui déplaisaient au gouvernement étaient attachés au pilori
par les oreilles; et une telle punition fut en vigueur jusque sous le
protectorat de Cromwell.


=GILLE.=—_Faire Gille._

S’esquiver, s’enfuir. On prétend que cette façon de parler fait
allusion à la conduite de saint Œgydius, dont on a transformé le nom en
celui de saint Gille, prince qui prit la fuite pour ne pas être forcé
d’accepter la couronne qu’on lui offrait.

On trouve dans le _Ménagiana_ l’exorde d’un sermon qui fut prêché,
le jour de la fête de ce saint, par le père Boulanger, surnommé le
_petit-père André_. Je pense que mes lecteurs ne seront pas fâchés
que je le rapporte ici. «Messieurs, s’écria le facétieux prédicateur,
quoiqu’il soit ordinaire de trouver du niais partout où il y a du
_Gille_, témoin le proverbe si commun, _Gille le niais_, il n’en est
cependant pas ainsi du grand saint dont nous célébrons la mémoire; car,
s’il a été _Gille_, il n’a point été niais; au lieu que la plupart
des chrétiens d’aujourd’hui sont tous des niais, par cela même qu’ils
ne sont pas des _Gilles_. C’est, messieurs, ce que je me propose de
vous faire voir dans mon discours, dont voici tout le plan et toute
l’économie. _Gille_ n’a point été niais, parce qu’il a été assez avisé
pour devenir un saint: première proposition. Vous serez tous des
niais, qui tomberez sottement dans les filets du diable, si vous ne
changez de vie et ne devenez des _Gilles_, comme votre glorieux patron:
seconde proposition. Voilà les deux raisons qui feront le partage de
ce discours, après que nous aurons imploré le secours de celle qui fit
_faire Gille_ au diable, lorsque l’ange lui dit: _Ave, Maria_, etc.»


=GLACE.=—_Rompre la glace._

Lever les premières difficultés dans une affaire, hasarder une
première démarche, une tentative qui exige de la hardiesse, et de la
fermeté.—Cette expression, traduite du latin _scindere glaciem_, est
une métaphore prise, suivant Érasme, de la coutume des marins qui,
se trouvant arrêtés au passage de quelque fleuve gelé, envoient des
hommes en avant, pour rompre la glace et frayer le chemin.


=GLOSE.=—_La glose d’Orléans est pire que le texte._

Les Orléanais ont de l’esprit, mais ils l’ont tourné à la raillerie; et
c’est probablement ce qui leur a valu l’épithète de _guépins_ (voyez ce
mot), et a donné lieu au proverbe que _la glose d’Orléans est pire que
le texte_; car le propre des railleurs est d’ajouter toujours quelque
chose aux faits qu’ils rapportent, ce qui s’appelle broder et détruire
le texte par la glose. Telle est l’explication que Lemaire, dans ses
_Antiquités d’Orléans_, ch. 19, donne de ce proverbe cité dans une
lettre de Jean de Cervantes, évêque de Ségovie, au pape Æneas Sylvius,
dans la _Forêt nuptiale_ de Jean Nevizan (liv. V, n. 25), et dans les
_Instituts_ de Pierre de Belle-Perche, en latin, _de Bellâ perticâ_
(liv. IV, tit. 6). Ce dernier auteur dit: _Glossa Aurelianensis est quæ
destruit textum_. _La glose d’Orléans est celle qui détruit le texte._


=GNAC.=—_Il y a du gnac._

C’est-à-dire quelque chose de suspect dont il faut se défier.
Cette locution rappelle l’histoire d’un courtisan qui, sortant des
appartements du Louvre, cherchait vainement son manteau à l’endroit où
il l’avait déposé. Il demanda quelles étaient les personnes qui étaient
sorties avant lui, dans l’espérance qu’il pourrait le retrouver chez
quelqu’une d’elles; mais comme il entendit nommer un gentilhomme gascon
dont le nom se terminait en _gnac_: Ah! s’écria-t-il, puisqu’il y a du
_gnac_, mon manteau est perdu.—Regnier a fait allusion à ce trait dans
le vers suivant:

  En mémoire aussitôt me tomba la Gascogne. (Sat. X.)

Notez que _gasconner_ s’est dit autrefois pour escamoter, et qu’il a
été employé dans ce sens par Brantôme.


=GODARD.=—_Servez M. Godard! sa femme est en couches._

Le nom de _Godard_, que le peuple aujourd’hui donne spécialement au
mari d’une femme en couches, signifiait autrefois un homme adonné aux
plaisirs de la table, habitué à prendre toutes ses aises. C’était
un synonyme de _Godon_, autre vieux mot que le prédicateur Olivier
Maillard a employé dans plusieurs de ses sermons, notamment dans le
vingt-quatrième, où le mauvais riche est appelé _Unus grossus godon qui
non curabat nisi de ventre_; _un gros godon qui n’avait cure que de son
ventre_.

Le proverbe a deux acceptions très distinctes. Si on l’applique
à un homme à qui un enfant vient de naître, c’est une formule de
félicitation équivalente à un _Gloria patri_, une exclamation d’amical
et joyeux enthousiasme en faveur de la paternité. Dans tous les autres
cas, c’est une ironie emphatique contre les prétentions d’un paresseux
qui voudrait qu’on lui fît sa besogne, ou d’un indiscret qui, en
réclamant quelque service, montre une exigence déplacée, ou bien encore
d’un impertinent qui se donne des airs de commander.

Ce proverbe est venu sans doute de ce que, autrefois, dans le Béarn
et dans les provinces limitrophes, le mari d’une femme en couches se
mettait au lit pour recevoir les visites des parents et des amis, et
s’y tenait mollement plusieurs jours de suite, pendant lesquels il
avait soin de se faire servir des mets succulents. Une telle étiquette,
désignée par l’expression _Faire la couvade_, qui en indique clairement
le motif, se rattachait probablement à quelque tradition du culte des
Géniales, dieux qui présidaient à la génération. Elle n’était pas moins
ancienne que singulière. Apollonius de Rhodes (_Argaunotiq._, ch. II),
en signale l’existence sur les côtes des Tiburéniens, où _les hommes_,
dit-il, _se mettent au lit quand les femmes sont en couches, et se font
soigner par elles_. Diodore de Sicile et Strabon rapportent qu’elle
régnait de leur temps en Espagne, en Corse et en plusieurs endroits
de l’Asie, où elle s’est conservée parmi quelques tribus de l’empire
Chinois. Les premiers navigateurs qui abordèrent au Nouveau-Monde l’y
trouvèrent établie, et il n’y a pas longtemps qu’elle était encore
observée par les naturels du Mexique, des Antilles et du Brésil.

La locution populaire _Faire l’accouchée_, c’est-à-dire se tenir au
lit par oisiveté et mollesse, prendre ses aises, se délicater, ne
serait-elle pas venue aussi d’une allusion à l’usage de la _couvade_?


=GOGO.=—_Avoir tout à gogo._—_Vivre à gogo._

Avoir tout en abondance.—Vivre à son aise, dans l’abondance—_Gogo_
est une réduplication du celtique _go_, qui signifie: _beaucoup_, _en
profusion_. Les Anglais disent: _To be born with a silver spoon in the
mouth_. _Être né avec une cuiller d’argent à la bouche._


=GONIN.=—_C’est un maître Gonin._

Un homme fin, rusé, fourbe. Regnier a dit (sat. X):

  Pour s’assurer si c’est ou laine, ou soie, ou lin,
  Il faut en devinaille être _maître Gonin_.

Sur quoi Brossette fait celle remarque: «Brantôme, vers la fin du
premier volume de ses _Dames galantes_, parle d’un _maître Gonin_,
fameux magicien, ou soi-disant tel, qui, par les tours merveilleux de
son art, divertissait la cour de François I^{er}. Un autre _maître
Gonin_, petit-fils du précédent, et beaucoup moine habile si l’on
en croit Brantôme, vivait sous Charles IX. Delrio, tome II de ses
_Disquisitions magiques_, en rapporte un fait par où, s’il était
véritable, le petit-fils ne cédait en rien au grand-père»[50].

Il y avait aussi, sous Louis XIII, un nouveau _maître Gonin_, habile
joueur de gobelets qui se tenait sur le Pont-Neuf. Mais ce n’est pas
la dextérité de ces personnages célèbres dans les rues de Paris qui a
donné lieu à l’expression proverbiale. Elle est plus ancienne qu’eux.
Le nom de _Gonin_ d’ailleurs n’est point patronymique; il vient de
_gone_, qui signifiait particulièrement une robe de moine, dans
l’ancienne langue romane, et il a servi à désigner ceux qui portaient
cette robe. Un _tour de maître Gonin_, c’est proprement un tour de
moine.


=GORGE.=—_Faire rendre gorge à quelqu’un._

C’est l’obliger à rendre ce qu’il a pris illicitement; métaphore
empruntée de la fauconnerie, où l’on appelle _gorge_ la mangeaille de
l’oiseau de proie, qui se la voit souvent arracher du jabot par le
fauconnier, lorsque celui-ci veut qu’il chasse.

_L’oiseau ne vole pas sur sa gorge._

Au propre, l’oiseau ne vole pas à la poursuite du gibier, quand il est
repu; au figuré, l’on ne doit pas se livrer à un violent exercice en
sortant de table.

_Faire une gorge chaude de quelque chose._

_Gorge chaude_ est un terme de vénerie par lequel on désigne la viande
du gibier vivant ou récemment tué qu’on donne aux oiseaux de proie; et
c’est parce que ces oiseaux sont très friands d’une telle curée, qu’on
a dit des personnes qui se réjouissent d’une chose, qu’_elles en font
une gorge chaude_ ou _des gorges chaudes_.


=GOUJON.=—_Avaler le goujon._

Se laisser attraper, se laisser prendre à une supercherie, à un conte,
comme font M. et madame Oronte dans la comédie de _Crispin rival_,
lorsqu’ils ajoutent foi à deux fripons de valets qui leur parlent de
deux étangs où l’on pêche tous les ans pour 2,000 francs de goujons.


=GOUSSAUT.=—_C’est un franc Goussaut._

Un seigneur de la cour de Louis XIII fesait une partie de piquet dans
un cercle. Ayant reconnu qu’il n’avait pas bien écarté, il s’écria: _Je
suis un franc Goussaut_. Or, _Goussaut_ était le nom d’un président
qui jouait très mal et qui passait pour un imbécile. Ce président
se trouvait par hasard derrière le joueur, qui ne le croyait pas si
près. Choqué de l’expression, il répondit avec colère: Vous êtes un
sot. Et l’autre repartit, sans se déconcerter: Vous avez raison; c’est
précisément cela que j’ai voulu dire.

On a prétendu que la locution a dû son origine à cette anecdote, mais
elle a été prise indubitablement de la fauconnerie, où le terme de
_goussaut_ s’emploie pour désigner un oiseau peu allongé et trop lourd
pour la volerie, comme la buse.


=GOÛT.=—_Il ne faut pas disputer des goûts._

Voltaire a expliqué ainsi ce proverbe: «On dit qu’_il ne faut point
disputer des goûts_, et on a raison, quand il n’est question que du
goût sensuel, de la répugnance qu’on a pour une certaine nourriture,
de la préférence qu’on donne à une autre: on n’en dispute point, parce
qu’on ne peut corriger un défaut d’organes. Il n’en est pas de même
dans les arts: comme ils ont des beautés réelles, il y a un bon goût
qui les discerne, et un mauvais goût qui les ignore; et on corrige
souvent le défaut d’esprit qui donne un goût de travers. Il y a aussi
des ames froides, des esprits faux, qu’on ne peut ni échauffer, ni
redresser. C’est avec eux qu’il ne faut point disputer des goûts, parce
qu’ils n’en ont point.»


=GOUTTE.=—_La goutte est comme les enfants des princes; on la baptise
tard._

On se contentait d’ondoyer les enfants des princes du sang au moment de
leur naissance, et on ne les baptisait que lorsqu’ils avaient atteint
l’âge de douze ans[51]. C’est ce qui a fait dire que la goutte leur
ressemble, d’après la peine qu’éprouvent les goutteux à convenir qu’ils
sont travaillés de cette maladie.—_Les goutteux sont martyrs avant
d’être confesseurs_, dit un autre proverbe plus ancien.

_Goutte tracassée est à demi-pansée._

L’exercice est un bon remède contre la goutte.

  _Au mal de la goutte_
  _Le mire ne voit goutte._

Ovide a dit la même chose dans ce vers:

  _Tollere nodosam nescit medicina padagram._

_Mire_ est un vieux mot qui signifie médecin et chirurgien.

_La goutte vient de la feuillette ou de la fillette._

Jeu de mots proverbial que répétait souvent l’historien Mézeray, qui
passe pour en être l’auteur.


=GRÂCE.=—_Donner le coup de grâce à quelqu’un._

Faire quelque chose qui achève de le perdre, de le ruiner.—On appelait
autrefois _coup de grâce_, le coup que le bourreau donnait sur
l’estomac à un criminel roué vif, afin d’abréger ses souffrances.

_Apprêter la table bien fournie à la bonne grâce._

Expression citée dans les _Adages de l’Ancien et du Nouveau Testament_
par le jésuite Martin Del Rio, qui la regarde comme une allusion au
culte de _bonne grâce_ ou bonne fortune à laquelle on consacrait des
tables couvertes de mets exquis, pour se ménager ses faveurs. Cette
expression, dont se servent les villageois, dans quelques localités du
midi de la France, pour dire bien traiter ses convives, leur prodiguer
les délices de la bonne chère, était généralement usitée autrefois et
signifiait de plus: se donner du bon temps, jouir des douceurs de la
vie, se livrer à ses joyeux penchants; toutes acceptions conformes à
celles que les Latins attachaient à l’adage _indulgere genio_, que je
crois devoir traduire par _choyer son bon génie_, car cet adage me
paraît avoir la même origine que notre expression. Ce qui me porte
à penser ainsi, c’est que le bon génie et la bonne fortune furent
toujours adorés et fêtés ensemble. Ces deux divinités recevaient les
mêmes honneurs, à Rome, dans un temple du Capitole, dont leurs statues,
chefs-d’œuvre de Praxitèle, fesaient un des plus beaux ornements; elles
avaient un autel commun dans l’antre de Trophonius; Orphée ne les a
jamais séparées dans ses hymnes, et le prophète Isaïe les a réunies
dans ce passage remarquable, traduit en latin d’après la version des
Septante: _Qui ponitis mensam gad et impletis meni libamen_, etc.
_Vous qui dressez la table pour la bonne fortune et qui préparez des
libations pour le bon génie_, etc. C’est saint Jérome qui nous apprend
que _gad_ signifie la bonne fortune, et _meni_ le bon génie.


=GRAIN.=—_Être dans le grain._

Être à son aise, être dans quelque affaire avantageuse.—Métaphore
empruntée des animaux qui sont nourris de grain et qui en ont plus
qu’il ne leur en faut.


=GRAISSER.=—_Graisser la patte à quelqu’un._

Le gagner en lui fesant un cadeau ou lui donnant de l’argent. La
Mésangère a prétendu que le mot _patte_ désignait ici un pied de
chevreuil ou autre bête fauve, suspendu à un cordon de porte, et il
s’est fondé sur l’expression plus récente _graisser le marteau_,
c’est-à-dire, donner la pièce au portier d’une maison dont on veut se
faciliter l’entrée. Mais ce mot doit s’entendre de la main de l’homme
qui se laisse corrompre par un présent. Dans le temps où l’on payait la
dime _de carnibus porcinis_ (des chairs de porc), _Graisser la patte_
s’employait littéralement pour exprimer l’action d’un redevancier qui
remettait, de la main à la main, au commissaire-dimeur quelque portion
de la denrée soumise au droit, dans la vue de capter sa bienveillance
ou d’apprivoiser sa rigidité[52]. Les solliciteurs donnaient aussi
du lard aux personnes qu’ils voulaient intéresser en leur faveur. Le
lard était au moyen-âge un mets fort estimé et il jouissait de tous
les priviléges dont les poulardes du Mans et les dindes truffées sont
aujourd’hui en possession.


=GRAPIN.=—_Se noyer dans la mare à Grapin._

Cette espèce de proverbe qu’on emploie en parlant d’un discoureur
qui perd le fil de ses idées et reste court, est un mot de Pierre
Emmanuel de Coulanges. Cet aimable chansonnier, proche parent et ami
de madame de Sévigné, occupait une charge de conseiller au parlement,
quoique son caractère léger et jovial le rendit peu propre aux graves
fonctions de la magistrature. Un jour qu’il rapportait, aux enquêtes
du palais, l’affaire d’une mare d’eau que se disputaient deux paysans,
dont l’un se nommait Grapin, il s’embrouilla dans le détail des faits,
et, interrompant brusquement sa narration, il dit aux juges: «Pardon,
messieurs, je sens que je me noie dans la mare à Grapin, et je suis
votre serviteur.» Le lendemain il vendit sa charge, et ne songea plus
qu’à faire de jolies chansons et de bons diners.


=GRATTE-CUL.=—_Il n’est point de si belle rose qui ne devienne
gratte-cul._

Il n’y a pas de si belle personne qui, en vieillissant, ne devienne
laide. Les Italiens disent: _Non fû mai cosi bella scarpa che non
diventasse brutta ciabatta_; _il n’y a jamais eu si beau soulier qui ne
soit devenu laide savatte_.

  _Non semper idem floribus est honos
  Vernis..._      (HORACE, lib. II, od. II.)

 Les fleurs du printemps ne conservent pas toujours leur beauté.


=GREC.=—_Être Grec._

Les Grecs ayant de l’instruction, quand les autres peuples étaient dans
l’ignorance, ont dû nécessairement passer pour habiles. De là cette
expression qu’on applique à un homme fin, adroit, subtil, rusé, et
même perfide. Les Romains donnaient le même sens au verbe _græcari_,
_agir à la manière des Grecs_, et ils appelaient l’art de tromper, _ars
pelasga_, _art des Grecs_.

On dit d’un homme peu instruit ou peu industrieux, qu’_il n’est pas
grand Grec_, ou _habile Grec_.

_Passez, c’est du grec._

C’est-à-dire, ne vous occupez pas, ne vous mêlez pas de cela, car
vous n’y entendez rien. Cette locution a sans doute tiré son origine
de la coutume des glossateurs. On prétend que lorsqu’ils tombaient
sur quelque mot grec dans les manuscrits latins, ils cessaient
d’interpréter, et en donnaient pour raison que c’était du grec qui ne
pouvait être lu: _Græcum est, non potest legi_.


=GREDIN.=—_C’est un gredin._

Il y avait autrefois chez les grands seigneurs des valets du dernier
ordre qui se tenaient toujours sur les _gradins_, c’est-à-dire sur
les degrés de l’escalier, sans jamais entrer dans l’appartement. On
leur donnait à cause de cela le nom de _gredins_, corrompu de celui
de _gradins_, et ce nom devint par la suite un terme injurieux, pour
signifier un homme du néant, un homme sans naissance, sans bien ni
qualités, un mauvais gueux.

_Gredin_ s’emploie aussi pour désigner un fripon, et l’on prétend que,
dans ce sens, l’expression est une métaphore prise du chien du même
nom, dont la mauvaise réputation vient de ce que les individus de la
race à laquelle il appartient sont uniquement propres à quêter et à
piller. Certain fournisseur du temps du directoire, ne manquait jamais
d’appeler gredins ceux de ses agents qui trompaient sa confiance. Ne
me parlez pas de ce gredin-là, disait-il d’un de ses employés les plus
intelligents: c’est un chien qui quête, mais qui ne rapporte pas.


=GRELOT.=—_Attacher le grelot._

Faire le premier pas dans une entreprise difficile, hasardeuse. Dans
la fable de La Fontaine, _Conseil tenu par les rats_, l’assemblée
décide, sur l’avis de son doyen, qu’il faut attacher un grelot au cou
du terrible chat Rodilard. La résolution est unanime, mais nul ne se
présente pour l’exécution:

  Chacun fut de l’avis de monsieur le doyen,
  Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
  La difficulté fut d’_attacher le grelot_,
  L’un dit: je n’y vois point; je ne suis pas si sot;
  L’autre: je ne saurais; si bien que sans rien faire
  On se quitta.

L’expression a été popularisée par notre inimitable fabuliste; mais
elle n’est pas de son invention. Il y a un proverbe chinois qui dit:
_Celui qui a attaché le grelot doit le détacher_. Celui qui a commencé
une entreprise doit la terminer.


=GRENIER.=—_Quand la maison est trop haute, il n’y a rien au grenier._

Quand une personne a la taille trop élevée, elle a la tète vide. C’est
une opinion fort ancienne et fort répandue que la nature développe le
corps outre mesure aux dépens de l’esprit, et que ce qu’elle ajoute au
premier elle le retranche au second: _Quod corporis addit moli detrahit
ingenio natura_.—Un proverbe latin traduit du grec dit: _Amens qui
longus, un homme grand est un sot_.

Le petit abbé Cosson, disputant un jour avec un impertinent de haute
taille et de peu d’intelligence, finit brusquement par lui dire:
«Brisons là, monsieur; un rez-de-chaussée ne peut pas tenir tête à
six étages.» Comme son interlocuteur n’avait pas l’air de comprendre:
«Rien n’est plus semblable, ajouta-t-il, qu’un homme de six pieds et
une maison de six étages. C’est toujours le sixième qui est le plus mal
meublé.»

Le chancelier Bacon avait fait la même comparaison avant lui. Interrogé
par Jacques I^{er} sur ce qu’il pensait d’un ambassadeur français,
homme fort grand, à qui ce roi venait de donner audience: «Sire,
répondit-il, les gens de cette taille sont quelquefois semblables
aux maisons de cinq ou six étages, dont le plus haut appartement est
d’ordinaire le plus mal garni.»


=GRENOBLE.=—_Faire la reconduite de Grenoble._

C’est accompagner quelqu’un à coups de pierres; le renvoyer en le
maltraitant.

Quelques-uns pensent que ce dicton est né d’une allusion à l’échec
qu’éprouva Lesdiguières, lorsque, voulant surprendre Grenoble, il en
fut repoussé à coups de pierres. Quelques autres le font venir des
rixes si fréquentes, dans cette ville, entre les compagnons du devoir
et les cordonniers, dont les uns voulant chasser les autres, les
poursuivent à coups de pierres.


=GRENOUILLE.=—_Faire le métier de la grenouille._

C’est boire et babiller; double occupation des ivrognes.

_Il n’est pas cause que les grenouilles n’ont point de queue._

On sait que les petits des grenouilles, ou les tétards, ont une longue
queue qui disparaît à mesure que leur corps se développe. C’est sur
ce changement, regardé par le peuple comme un phénomène merveilleux,
qu’est fondé le dicton, dont on se sert ironiquement pour signifier
qu’un homme ne fait rien d’extraordinaire, qu’il n’a pas la moindre
intelligence.


=GRIBOUILLE.=—_Il est fin comme gribouille, qui se cache dans l’eau,
de peur de la pluie._

On trouve dans le recueil de Philippe Garnier: _Il est aussi sot que
Dorie, qui se cache dans l’eau, de peur de la pluie_. _Gribouille_
et _Dorie_ sont des êtres imaginaires, des types de la sottise de
certaines gens qui, pour éviter un inconvénient, se jettent dans
un autre inconvénient encore plus grand.—On dit aussi, _c’est un
gribouille_, pour un sot, un imbécile, un niais. Borel pense que ce nom
vient du grec γρυτοπώλης (regrattier, fripier). D’autres le croient
forgé à plaisir.


=GRIGOU.=—_C’est un grigou._

Un misérable qui n’a pas de quoi vivre; un avare fieffé qui se refuse
jusqu’au nécessaire. Ce mot dit Roquefort, vient de l’italien _grieco_,
ou de l’espagnol _griego_, qui a la même signification. L’abbé Morellet
le fait dériver du latin _gregarius_.


=GRINGALET.=—_C’est un gringalet._

On se sert beaucoup de cette expression pour désigner, au physique, un
homme maigre, fluet, et au moral, un homme sans aveu, sans consistance,
sans considération. Nos lexicographes ne regardent pas ce mot comme
français, car aucun ne le cite. On peut croire pourtant qu’il l’est ou
du moins qu’il l’a été, puisqu’il se trouve dans Perceval.


=GRIVE.=—_Soûl comme une grive._

Ce n’est pas sans raison qu’on a fait de cet oiseau le type proverbial
de l’ivresse. Les grives sauvages s’enivrent fortement à manger
du raisin mûr qu’elles aiment beaucoup, et les grives apprivoisées
s’enivrent plus fortement encore à boire du vin pur, pour lequel elles
ont un goût particulier. Linnée (_Fauna suecica_, p. 71) parle d’une
litorne ou tourdelle, espèce de grive, qui, ayant été élevée chez un
cabaretier, se rendit si familière, qu’elle courait sur la table et
allait boire du vin dans les verres; elle en but tant qu’elle devint
chauve; mais, après avoir été privée de cette liqueur, pendant un an
qu’elle passa en cage, elle reprit ses plumes.


=GRUE.=—_Faire la grue._

C’est-à-dire regarder en l’air, parce que la grue est un oiseau à long
cou qui a la tête et les yeux dirigés en l’air. Le peuple, qui est
toujours disposé à chercher des merveilles en l’air, est appelé _le
peuple grue_. Dans cette dernière expression, _grue_ se prend pour
bête, imbécile, comme dans le proverbe suivant: _Maître Gonin est mort,
le monde n’est plus grue_.

_Faire le pied de grue._

Lorsque les grues s’arrêtent quelque part, dit Pline le naturaliste
(liv. X, c. 23), quelques-unes font le guet pendant la nuit, posées
sur un pied et tenant de l’autre un petit caillou dont la chute, quand
elles s’endorment, révèle leur négligence, ou interrompt leur sommeil:
les autres se tiennent, tantôt sur un pied et tantôt sur l’autre. De là
cette expression triviale, _Faire le pied de grue_, pour dire attendre
longtemps sur ses pieds.

_Un moineau dans la main vaut mieux qu’une grue qui vole._

Il faut préférer un petit avantage qui est certain à un grand avantage
qui est incertain.

La grue figure dans ce proverbe par la raison qu’on mangeait beaucoup
de grues en France dans le treizième et le quatorzième siècle; comme on
peut le voir dans le vieux livre intitulé: _Viandier pour appareiller
toutes manières de viandes_, par Taillevent.


=GUÉPIN.=—_Les guépins d’Orléans._

L’esprit fin et railleur des Orléanais leur a fait donner ce sobriquet
de _guépins_, qui est dérivé du bas latin _guespa_ pour _vespa_, guêpe,
comme l’indiquent ces vers de Théodore de Bèze:

  _Aurelias vocare vespas suevimus.
  Ut dicere olim mos erat nasum atticum._

Bonaventure des Périers, dans son _conte d’une dame d’Orléans qui
aimait un écolier_, oppose le terme de _guépin_ à civil et poli.
C’était, dit-il, une dame gentille et honnête, encore qu’elle fût
_guespine_.

Dans la _Relation de l’entrée de l’empereur Charles-Quint à Orléans_,
en 1539, _guespin_ est employé pour étudiant de la ville d’Orléans.

On trouve dans le _Mercure_ d’octobre 1732, une autre origine que
voici: «Orléans est une des plus anciennes villes des Gaules, fondée
par une colonie grecque sortie des environs de l’Épire, 250 ans après
la destruction de Troie. Orléans fut la plus savante ville des Gaules.
On remarquait dans ses habitants un certain génie brillant qu’on ne
remarquait pas dans les autres Gaulois; aussi leur donna-t-on le nom
de γόεσπος (goespos) qui en grec signifie _pierre brillante_. C’était
une espèce de caillou transparent qui se trouvait aux environs de
l’Épire, et qui a longtemps décoré les temples des Grecs. Le nom leur
est resté depuis, et, par corruption de langage, a été changé en celui
de _guespin_ ou _guépin_.»


=GUEULE.=—_Venir la gueule enfarinée._

C’est-à-dire dans l’espérance d’obtenir ce qu’on désire, avec une
sotte confiance, inconsidérément.—Cette façon de parler est, suivant
Le Duchat, une métaphore empruntée des boulangers qui, au moment
d’enfourner, sèment de la farine à la _gueule_ ou bouche de leur four,
afin de juger par la manière dont la farine s’allume, si le four a le
degré de chaleur convenable. N’est-elle pas plutôt une allusion aux
farces dites _enfarinées_, dans lesquelles l’acteur chargé du rôle de
Gilles ou de Pierrot, se montre toujours le visage saupoudré de farine?
(Voyez _Jean farine_.)

_A goupil endormi, rien ne lui chet en gueule._

On ne gagne rien à vivre dans l’inaction.—Goupil primitivement
voulpil, est un vieux mot dérivé de _vulpillus_ diminutif de _vulpes_
(renard), et _chet_ est la troisième personne du présent de l’indicatif
du vieux verbe _chéir_ ou _chéer_ (choir, tomber.)


=GUEUX.=—_Gueux comme un rat._

Ne serait-ce pas gueux comme un _ras_ qu’il faudrait dire? On ne voit
pas, en effet, en quoi un rat est plus gueux qu’un autre animal de
son espèce, tandis que _ras_, au lieu de _rat_, donne l’idée d’un
malheureux, qui, condamné à être rasé ou tondu publiquement, reste dans
l’abandon et la misère.

On dit plus fréquemment, _gueux comme un rat d’église_; ce qui est tout
à fait juste, car un rat n’a presque rien à manger dans une église.
Il est probable que cette dernière comparaison a été imaginée pour
rectifier l’inexactitude de la première plus anciennement usitée.

_Les gueux ne sont jamais hors de leur chemin._

Parce que les gueux n’ont point de demeure fixe. Il en est de même de
ceux qui disputent sans avoir des notions déterminées; et ce proverbe
leur est justement appliqué.


=GUI.=—_A gui l’an neuf! où au gui l’an neuf!_

C’est le cri antique, le cri gaulois, par lequel les Druides
annonçaient en chantant le premier jour de l’année, jour consacré à la
distribution du gui de chêne.

  _Ad viscum, viscum Druidæ cantare solebant._      (OVIDE.)

Il est encore usité aujourd’hui, en plusieurs endroits, comme refrain
de quelques couplets que les enfants font entendre devant les portes
des maisons, pour demander des étrennes.


=GUIGNON.=—_Porter guignon._

Porter malheur.—Le mot _guignon_, dérivé du verbe _guigner_ (regarder
du coin de l’œil ou de travers), a reçu la signification de malheur, à
cause des maléfices attribués par la superstition à cette manière de
regarder, qui est celle de l’envie.

  _Non istic oblique oculo mea commoda quisquam,
  Limat._      (HORACE, lib. I, épist. 14.)

 Ici personne ne trouble mon bonheur par son œil oblique.

Les Espagnols appellent, _mal de ojos_, _mal des yeux_, non le mal
qu’on reçoit, mais celui qu’on donne par les yeux. C’est la fascination
du mauvais œil.


=GUILLEDOU.=—_Courir le guilledou._

Aller souvent, et surtout la nuit, dans les lieux de débauche.
_Guilledou_, suivant Ménage, est dérivé de _gildonia_, espèce
d’ancienne société ou confrérie, encore existante en quelques endroits
d’Allemagne, dans laquelle on fesait des festins qui pouvaient servir
de prétexte à d’autres débauches.—Suivant Le Duchat, _courir le
guilledou_ est une corruption de _courir l’aiguillette_, et peut
signifier proprement courir les grands corps de garde, de tout temps
pratiqués dans les portes des villes, sous des tours dont les flèches
se terminent en pointe comme l’aiguillette d’un clocher. Une de ces
portes est appelée _guildou_ dans l’_Histoire du roi Charles VII_
(édition du Louvre, in-folio, p. 783); et, dans l’histoire du même
prince, attribuée à Alain Chartier, sous l’année 1446, il est parlé
d’un château de Bretagne appelé _Guilledou_, soit à cause de sa tour,
soit parce qu’il était situé sur quelque pointe de montagne.—L’abbé
Morellet, donne l’étymologie suivante: «Le propos d’un homme qui court
les lieux de prostitution est tout naturellement _will do you...?_
_Voulez-vous...?_ si l’on considère que le _w_ anglais se change
souvent en _g_, et que _dou_ a pu remplacer _do you_ pour la plus
grande facilité de la prononciation, on comprend aisément comment
_courir le guilledou_ est mener la vie d’un libertin, demandant aux
filles _will you?_ ou _will do you...?_


=GUILLOT.=—_Être logé chez Guillot le songeur._

C’est être absorbé dans ses pensées, dans ses réflexions. Moisant de
Brieux conjecture que, _Guillot le songeur_ a été mis pour Guillan le
pensif, chevalier de la cour du roi Lisvard qui l’appelait le plus
grand rêveur du monde, parce qu’il pensait tellement à sa dame, qu’il
s’oubliait souvent lui-même.

_Qui croit guiller Guillot, Guillot le guille._

_Guiller_ est un vieux mot qui signifie tromper.—Borel assure que
ce proverbe vient d’un seigneur de l’Albigeois, nommé Guillot de
Ferrières, homme très rusé sous une apparence de bonhomie.



H


=HABIT.=—_L’habit ne fait pas le moine._

Il ne faut pas juger des personnes pur l’extérieur.—On a donné
diverses origines à ce proverbe. Quelques auteurs prétendent qu’il fut
imaginé à une époque où les moines affectaient de porter le heaume avec
les éperons dorés, et se paraient d’un costume mondain, sous lequel ils
avaient plutôt l’air de chevaliers que d’ecclésiastiques (S. Norbert,
_Stat._—S. Bernard, APOLOG. CX, n. 25). Quelques autres pensent qu’il
fut introduit par les jurisconsultes canoniques, qui décidèrent que
la profession était nécessaire pour posséder un bénéfice régulier, et
qu’il ne suffisait pas du noviciat et de la prise d’habit, ou, ce qui
revient au même, que l’_habit ne fesait pas le moine_. (Godefroy, _sur
la coutume de Normandie_). On lit dans les _Décrétales_ de Grégoire
IX, qui siégeait dès l’an 1227: _Cùm monachum non faciat habitus, sed
professio regularis_.

Je crois que le proverbe est antérieur aux faits auxquels on a voulu
le rattacher, et qu’il est venu par imitation de celui des anciens
_Isiacum linostolia non facit_, la robe de lin ne fait pas le prêtre
d’Isis.—Les prêtres de la déesse Isis étaient revêtus de longues robes
de lin semblables aux aubes de nos prêtres, ce qui leur a fait donner,
par Ovide, la dénomination de _linigera turba_.

On trouve L’_habit ne fait pas l’ermite_, dans le fabliau intitulé:
_Frère Denise, Cordelier_, par Rutebœuf.

_Si l’habit du pauvre a des trous, celui du riche a des taches._

Proverbe qui revient à cette sentence latine traduite d’un vers grec de
Théognis: _Virtutem egestas, divitiæ vitium tegunt, les haillons de la
misère couvrent la vertu, le manteau de la fortune couvre le vice_.

Il semble, dit Platon, que l’or et la vertu soient placés des deux
côtés d’une balance, et qu’on ne puisse ajouter au poids du premier
sans que l’autre devienne au même instant plus léger.

_L’habit volé ne va pas au voleur._

Les biens mal acquis ne profitent point.

_Porter un habit de deux paroisses._

Autrefois les paroisses étaient tenues de lever à leurs frais pour
l’armée un certain nombre de pionniers, qu’elles devaient, en outre,
équiper complétement; mais chacune d’elles avait le droit de revêtir
les siens d’une livrée particulière: d’où il résultait que, lorsque
deux paroisses réunies ne fournissaient qu’un seul homme, le costume
dont elles l’affublaient était mi-partie de deux étoffes de différente
couleur. Ce qui donna naissance à l’expression proverbiale _porter
un habit de deux paroisses_, qui n’a pas besoin d’être expliquée
au propre, et qui signifie, au figuré, agir ou parler tantôt d’une
manière, tantôt d’une autre, être ce qu’on nomme communément un _homme
à deux visages_, ou comme disaient les Latins, _homo bilinguis_, _un
homme à deux langues_, ou _à deux paroles_.

La Fontaine a dit, dans la onzième fable du livre XII:

  Quoique ainsi que la pie il faille dans ces lieux
      _Porter habit de deux paroisses_.

Vers qui présentent heureusement les deux acceptions de notre
expression proverbiale; car le fabuliste, tout en parlant dans le sens
moral, a voulu rappeler aussi le sens propre, par allusion au plumage
noir et blanc de la pie.


=HABITUDE.=—_L’habitude est une seconde nature._

_Ferme in naturam consuetudo vertitur._ (Cicéron, _de invent._, lib. I,
cap. 2.) L’habitude est un composé des impressions répétées que font
sur nous l’instruction, l’exercice, l’opinion et l’exemple. Une fois
qu’elle est établie, elle n’a pas moins d’empire que la nature avec
laquelle elle se confond si bien, qu’un philosophe n’a pas craint de
dire: On appelle l’habitude une seconde nature, et peut-être la nature
n’est-elle qu’une première habitude.


=HAIE.=—_N’approchez pas des haies._

Dans un village du Poitou, une femme, après une grosse maladie, tomba
en léthargie. On pensa qu’elle avait perdu la vie, on l’enveloppa d’un
linge seulement, selon la coutume des pauvres gens du pays, et on la
porta au cimetière. Les porteurs ayant passé à travers des buissons,
les épines la piquèrent, et elle revint de sa léthargie, si bien
qu’elle vécut encore quatorze ans. Au bout de ce temps, elle mourut, ou
du moins son mari crut qu’elle était assez morte pour être enterrée.
Il la fit porter de nouveau au dernier asile, et lui-même voulut
accompagner son corps; mais en arrivant à l’endroit des buissons, il
s’écria à plusieurs reprises: _N’approchez pas des haies_. Ce qui
devint un proverbe dont le sens moral est: ne fréquentez pas les gens
qui peuvent vous faire du mal; éloignez-vous de la société des méchants.


=HALLEBARDE.=—_Cela rime comme hallebarde et miséricorde._

Cela ne rime pas du tout.—Certain parémiographe a prétendu qu’il faut
entendre ici par miséricorde une dague de ce nom[53], avec laquelle
les hommes de guerre d’autrefois achevaient un ennemi terrassé, en
l’enfonçant dans le défaut de son armure, et il a indiqué l’extrême
différence de la miséricorde, arme très courte qu’on portait à
la ceinture, et de la hallebarde, arme très longue qu’on portait
sur l’épaule, comme raison du proverbe employé, suivant lui, pour
ridiculiser l’assimilation de deux choses disproportionnées ou
disparates.

Cette origine ne me paraît pas admissible, en voici une autre qui est
rapportée dans plusieurs recueils, et qui a du moins le mérite d’être
fort plaisante, si elle n’a pas celui d’être vraie.

Un petit boutiquier de Paris, nommé J. Cl. Bombet, fort ignorant de
tout ce qui ne concernait pas son petit négoce, eut le chagrin de voir
mourir le suisse de l’église Saint-Eustache, avec lequel il était très
lié. Il voulut rendre ses regrets publics, en composant pour feu son
ami une belle épitaphe, mais la grande difficulté était de la faire
en vers, car il n’avait aucune espèce de notion sur la poésie. Il
s’adressa à un maître d’école qui n’en savait guère davantage, et lui
demanda quelles étaient les règles de cet art. Le magister, d’un air
doctoral, lui répondit que, quoiqu’une pièce de vers dût rouler sur
un sujet unique, il fallait néanmoins, autant qu’il était possible,
que chaque vers pût présenter en lui-même une idée indépendante, que,
quant à la rime, il était nécessaire que les trois dernières lettres
du second vers fussent les mêmes que les trois dernières du précédent.
Le bonhomme retint bien cette leçon, et, après beaucoup de travail, il
accoucha du quatrain suivant:

            Ci gît mon ami Mardo_che_.
  Il a voulu être enterré à Saint-Eusta_che_.
  Il y porta trente-deux ans la halleba_rde_.
            Dieu lui fasse misérico_rde_.

  (Par son ami J. Cl. BOMBET, 1727.)

Il fit graver cette sublime épitaphe sur la pierre tumulaire, et de là
vint le proverbe _cela rime comme hallebarde et miséricorde_.

La véritable explication de ce proverbe, bien antérieur à la date de
l’épitaphe, se rattache à un fait littéraire que voici. Nos anciens
versificateurs regardaient deux consonnes suivies d’un e muet, comme
suffisantes pour constituer une rime féminine, ce qui parut plus tard
un abus auquel on remédia en exigeant que cette rime fut double et
résultat du son qui se lie immédiatement à la syllabe muette. Ainsi,
les rimes de _hallebarde_ et _miséricorde_, qui étaient admises d’après
le premier principe, furent proscrites d’après le second, et elles
devinrent dès-lors le type proverbial des rimes défectueuses.

On dit aussi: _Cela rime comme bûche et poche.—Cela rime comme corne
et lanterne._


=HARDI.=—_Hardi comme un saint Pierre._

Cela se dit d’une personne qui nie effrontément une chose, comme fit
saint Pierre, lorsqu’il renia trois fois Jésus-Christ.


=HARENG.=—_La caque sent toujours le hareng._

Proverbe qu’on applique à une personne qui, par quelque action ou
par quelque parole, fait voir qu’elle retient encore quelque chose
de la bassesse de son origine ou des mauvaises impressions qu’elle a
reçues.—On dit aussi: _Le mortier sent toujours les aulx_.

  _Quo semel est imbuta recens servabit odorem
  Testa diu._      (HORACE, liv. I, épit. 2.)


=HARO.=—_Crier haro sur quelqu’un._

C’est se récrier avec indignation sur ce qu’il fait ou dit mal à
propos.—L’opinion la plus accréditée sur le mot _haro_ est celle qui
le fait dériver de Rol ou Rollon, chef des Normands, qui, en vertu du
traité de Saint-Clair sur Epte, en 912, se fit baptiser pour épouser
Giselle, fille de Charles-le-Simple, et devint le premier duc de
Normandie sous le nom de Robert, parce que Robert, duc de France et
de Paris, lui avait servi de parrain. Rollon fut, dit-on, après sa
conversion, un souverain si zélé pour le maintien de l’ordre et de
la justice, et si redouté des méchants, que son nom seul prononcé
réprimait leurs entreprises. Les lois qu’il fit contre le vol furent si
exactement observées, qu’on n’osait même ramasser ce qu’on trouvait,
dans la crainte d’être accusé de l’avoir dérobé. Un jour, qu’il
chassait dans la forêt de Roumare, un seigneur franc, qui était parmi
les officiers de sa suite, lui ayant dit qu’il se croirait perdu s’il
avait le malheur de passer tout seul, de nuit, dans cette forêt: vous
avez tort, répondit le duc, car vous y seriez en sureté comme chez
vous. En même temps il détacha un collier d’or qu’il portait à son
cou, et le suspendit à un arbre, en jurant qu’aucun homme n’aurait la
hardiesse d’y toucher. En effet, trois ans après, lorsqu’il mourut,
le collier était encore suspendu à l’arbre d’où on le retira pour le
mettre dans son cercueil. On a conclu de ces divers traits et de la
ressemblance qu’il y a entre l’exclamation _ha! Rol_ et _haro_ que ce
dernier mot, ainsi que l’usage de faire arrêt sur quelqu’un ou sur
quelque chose était un reste d’invocation à Rol ou Rollon. Cependant
l’usage et le mot existaient avant le prince normand; ce qui a fait
croire à quelques auteurs qu’il fallait les rapporter à Harold, prince
danois, qui était grand conservateur de la justice à Mayence, en 815;
mais c’est encore une erreur. _Haro_ est un dérivé du verbe celtique
_haren_ (crier, appeler en aide), et il est le même que son homonyme
_harau_ qui signifie secours. On trouve dans le _Vieux Testament en
vers_: _harau, harau, je me repens_.

Quant à l’usage de faire arrêt pour procéder ensuite en justice,
il était connu des Romains qui le nommaient _quiritatio quiritum_.
Lorsqu’ils étaient injustement opprimés, du temps de la république,
ils invoquaient par une plainte publique l’assistance des citoyens;
et du temps de l’empire, ils s’écriaient: _O César!_ ce dernier cri
était si respecté qu’après qu’il avait été proféré, on cessait toute
poursuite pour recourir à la décision de l’empereur, même quand il
s’agissait d’un criminel que l’on conduisait au supplice. Nous voyons,
dans le III^e livre du roman d’Apulée, que l’_âne d’or_, en traversant
un village, s’efforça de faire entendre ce cri pour être délivré
des voleurs qui l’emmenaient. Il prononça assez distinctement _ô_ à
plusieurs reprises, mais il ne put venir à bout de dire _César_.

La clameur de _haro_ fut si révérée en Normandie, que lorsqu’on allait
enterrer Guillaume-le-Conquérant dans l’église de Saint-Étienne de
Caen, qu’il avait fait bâtir, un bourgeois de la ville nommé Ascelin,
fit suspendre les funérailles par cette clameur. Il disait que
l’emplacement de cette église avait été usurpé sur le champ de son père
Arthur par le prince, et il s’opposait à ce que l’usurpateur y fût
inhumé. On vérifia le fait à l’instant, et on donna soixante sols à
Ascelin pour la place de la sépulture, avec promesse de lui payer dans
quelque temps le reste de sa terre.


=HATE.=—_La trop grande hâte est cause du retardement._

_Qui nimiùm properat seriùs absolvit_ (Tite-Live, lib. XXII, c. 39).
_Qui se hâte trop finit plus tard._

_Festinatio tarda est_ (Q. Curt., lib. IX, c. 9). _On se retarde par
trop de précipitation._

_Ipsa se velocitas implicat_ (Senec., _Épist._ 44). _L’extrême
promptitude s’embarrasse elle-même._


=HATER.=—_Qui se hâte trop se fourvoie._

On ne fait bien les choses qu’à propos, en y employant le temps et les
soins nécessaires. La précipitation gâte tout; _elle est imprévoyante
et aveugle_. _Festinatio improvida et cæca_ (Tite-Live, lib. XXII, c.
5).

Il y a un proverbe grec rapporté par Aristote, et passé dans la langue
latine en ces termes: _Canis festinans cæcos parit catulos. Le chien
en se hâtant fait des petits aveugles._ Ce proverbe est fondé sur
l’opinion erronée que le chien qui se presse trop dans l’acte de la
génération risque de produire des petits difformes.


=HAUBERGEON.=—_Maille à maille se fait le haubergeon._

Pour exprimer qu’on doit faire les choses avec ordre et les unes après
les autres, ou qu’en faisant de petites épargnes, on peut amasser
beaucoup de bien.—Le haubergeon, ancienne arme défensive, était une
espèce de cotte ou de chemise de mailles faite de plusieurs petits
anneaux de fer accrochés ensemble.


=HERBE.=—_Mauvaise herbe croît toujours._

Proverbe qu’on applique par plaisanterie aux enfants qui croissent
beaucoup. Les Espagnols disent: _yerva mala no la empece la elada_. _A
mauvaise herbe la gelée ne nuit point._

_Sur quelle herbe avez-vous marché?_

C’est ce qu’on dit à quelqu’un qui se livre à des saillies de mauvaise
humeur ou de folle gaîté, sans qu’on sache pour quel motif.—On avait
jadis tant de foi à la vertu de certaines herbes qu’on les croyait
capables d’opérer par le seul contact. Telle herbe égarait le voyageur
qui avait marché dessus (elle se nommait l’_herbe de fourvoiement_);
telle autre le rendait furieux, telle autre le rendait fou, etc.: de
là l’expression proverbiale.—Les Romains disaient d’un homme prêt à
s’emporter sans raison: _Il a marché sur une pierre mordue d’un chien
enragé_. _Tetigit lapidem a cane morsum._

_Manger son blé en herbe._

Dépenser d’avance son revenu.—Les Italiens disent: _Mangiare l’agresto
il giugno_. _Manger le verjus au mois de juin._—Un dissipateur
demandait à un médecin pourquoi les matières qu’il rendait étaient
vertes. C’est, répondit l’esculape, parce que _vous avez mangé votre
blé en herbe_.

_Écouter l’herbe lever._

Expression dont on se sert quelquefois pour indiquer une attention
scrupuleuse et niaise, comme le serait celle d’une personne qui
prêterait l’oreille au bruit de la végétation. L’extrême finesse d’ouïe
nécessaire pour entendre ce bruit a été attribuée à un compagnon de
Fortunatus dans le roman de ce nom.

_Il y a employé toutes les herbes de la Saint-Jean._

Expression très usitée en parlant de quelqu’un qui a usé de toute sorte
de remèdes pour se guérir de quelque maladie, ou qui a mis en œuvre
tous les moyens imaginables pour réussir dans quelque affaire. Elle
est fondée sur une croyance superstitieuse qui attribuait des vertus
merveilleuses à certaines plantes cueillies le jour de la Saint-Jean,
dans l’intervalle qui s’écoule entre les premières lueurs de l’aurore
et le lever du soleil. Non-seulement on regardait ces plantes comme un
excellent spécifique, mais on se figurait qu’elles pouvaient préserver
du tonnerre, des incendies et des maléfices. Les femmes qui n’avaient
point d’enfants en fesaient des ceintures qu’elles portaient dans
l’espoir de devenir fécondes. (Thiers, _Trait. des superst._, liv. IV,
c. 3, et liv. V, c. 3.—L. Joubert, _Erreurs popul._, liv. II, c. 2.)


=HÈRE.=—_C’est un pauvre hère._

C’est un homme sans mérite, sans considération, _un pauvre sire_.
Ce mot est dérivé de l’allemand _Herr_, qui signifie Seigneur. Une
métathèse de sens fort commune en a fait en français un terme de
mépris. C’est ainsi que deux autres mots allemands fort nobles, _ross_
et _buch_, coursier et livre, sont devenus chez nous _rosse_ et
_bouquin_.


=HÉRÉSIE.=—_Un sot ne fait point d’hérésie._

Ce proverbe est, dans l’application qu’on en fait, une critique
déguisée sous la forme de la louange, une manière ironique d’excuser
la sottise. Il est fondé sur cette vérité incontestable que l’auteur
d’une hérésie doit allier à l’énergie du caractère l’exercice des
facultés intellectuelles; car on ne remue point les hommes sans
ces deux puissants leviers. M. de Châteaubriand, dans ses _Études
historiques_, a très bien montré l’affinité des hérésies et des
systèmes philosophiques: «L’hérésie, dit-il, cette branche gourmande
du christianisme, ne cessa de pousser avec vigueur, et reproduisit de
son côté le fruit philosophique dont le germe l’avait fait naître.» Il
s’est rencontré dans cette pensée avec Tertullien et avec saint Jérôme.
Le premier accusait les écrits de Platon d’avoir fourni la matière
de la plupart des hérésies, et le second disait que les erreurs des
hérétiques avaient toujours eu leur repaire dans les broussailles de la
métaphysique d’Aristote.


=HÉRITIER.=—_Un troisième héritier ne jouit pas des biens mal acquis._

Ce proverbe est traduit de ce vers latin:

  _De male quæsitis non gaudet tertius hæres._

Il a pour pendant cet autre proverbe: _Qui bien acquiert possède
longuement_.

_N’est héritier que celui qui jouit._

Il ne faut compter sur un héritage que lorsqu’on le tient. Un autre
proverbe dit: _Qui attend les souliers d’un mort, risque d’aller pieds
nus_.


=HÉROS.=—_Il n’y a point de héros pour son valet de chambre._

On croit que ce proverbe a été inventé par le maréchal de Catinat, qui
disait: _Il faut être bien héros pour l’être aux yeux de son valet de
chambre_. La pensée qu’il exprime se trouve dans le passage suivant de
Montaigne: «Tel a été miraculeux au monde à qui sa femme et son valet
n’ont rien vu seulement de remarquable. Peu d’hommes ont été admirés
par leurs domestiques. Nul n’a été prophète non-seulement en sa maison,
mais en son pays, dit l’expérience des histoires.» (_Ess._, liv. III,
c. 2.)

«Écoutez ceux qui ont approché autrefois de ces hommes que la gloire
des succès avait rendus célèbres; souvent ils ne leur trouvaient
de grand que le nom: l’homme désavouait le héros. Leur réputation
rougissait de la bassesse de leurs mœurs et de leurs autres penchants;
la familiarité trahissait la gloire de leurs succès. Il fallait
rappeler l’époque de leurs grandes actions pour se rappeler que c’était
eux qui les avaient faites.» (Massillon.)

La plupart des héros sont comme de certains tableaux, pour les estimer
il ne faut pas les regarder de trop près. (La Rochefoucauld.)

  Pour son siècle incrédule un héros n’est qu’un homme.

  (M. de LAMARTINE.)


=HEUR.=—_Il n’y a qu’heur et malheur._

C’est-à-dire que le hasard décide de la plupart des choses. Les Grecs
avaient un proverbe semblable, qu’Amyot a traduit ainsi:

  Tous faits humains dépendent de fortune,
  Non de conseil ni de prudence aucune.

Plutarque, dans son _Traité de la fortune_, s’est attaché à démontrer
la fausseté de ce proverbe, qui attribue tout au sort et ne laisse rien
à la prudence. Cependant il est vrai de dire que la raison humaine est
presque toujours en défaut, et que la fortune semble se moquer d’elle
en donnant des résultats différents à des entreprises semblables;
ce qui revient à la pensée de Juvénal, que de deux scélérats qui
commettent le même crime l’un est mis en croix et l’autre élevé sur un
trône,

                                    _Multi_
  _Committunt eadem diverso crimina fato.
  Ille crucem sceleris prelium tulit, hic diadema._

L’Ecclésiasle dit: _Vidi sub sole nec velocium esse cursum, nec fortium
bellum, nec sapientium panem, nec doctorum divitias, nec artificum
gratiam, sed tempus casumque in omnibus_ (c. IX, v. 2). _J’ai vu sous
le soleil que le prix de la course n’est point pour les plus légers, ni
la gloire pour les plus vaillants, ni le pain pour les plus sages, ni
les richesses pour les plus habiles, ni la faveur pour les meilleurs
ouvriers; mais que tout se fait par rencontre et à l’aventure._

«L’heur et le malheur sont à mon gré deux souveraines puissances. C’est
imprudence d’estimer que l’humaine prudence puisse remplir le rôle de
la fortune.» (Montaigne.)


=HEURE.=—_L’heure du berger._

L’heure, l’occasion favorable aux amants.—Ce nom de _berger_, employé
comme synonyme d’amant, a été introduit dans notre langue par les
pastorales galantes.

_L’heure du berger_ se prend aussi pour le temps propre à réussir en
quelque chose que ce soit.—Danton, mécontent de la journée du 20 juin,
où Louis XVI n’avait pas été assassiné, disait: _Ils ne savent donc pas
que le crime a aussi son heure du berger._ Ce mot caractérise Danton.

_Chercher midi à quatorze heures._

Chercher des difficultés où il n’y en a point, allonger inutilement ce
qu’on peut faire ou dire d’une manière plus courte, vouloir expliquer
d’une manière détournée quelque chose de fort clair.—Cette locution
est fondée sur la division du cadran en vingt-quatre heures, dont
la première, commençant toujours une demi-heure après le coucher du
soleil, qui varie progressivement, fait changer celle qui doit marquer
le milieu du jour, en raison de la durée que comprend celle variation,
de sorte que midi peut se trouver tour à tour de dix-neuf à quinze,
mais jamais à quatorze heures. Une telle manière de mesurer le temps,
encore usitée en Italie, le fut autrefois en France. Il s’est conservé
plusieurs petites montres du XV^e siècle où les vingt-quatre heures
sont exactement marquées.

On connaît les jolis vers de Voltaire pour servir d’inscription à un
cadran solaire placé sur la façade d’une auberge:

  Vous qui fréquentez ces demeures,
  Êtes-vous bien? tenez vous-y,
  Et n’allez point chercher midi
        A quatorze heures.


=HEUREUX.=—_N’est heureux que qui le croit être._

Le bonheur ne consiste guère que dans l’imagination. En général, la
mesure du bonheur comme du malheur d’un homme, c’est l’idée qu’il en a.

_A l’heureux l’heureux._

La fortune vient ordinairement à celui qui est heureux: _In beato omnia
beata_.

_Plus heureux que sage._

On assigne à ce dicton une origine mythologique qu’on fait remonter
jusqu’à la fondation d’Athènes. Neptune, irrité que Minerve eût obtenu
l’honneur, qu’il lui avait disputé, de donner un nom à cette ville,
en maudit les habitants, et les voua au génie des mauvais conseils,
pour les punir de ne s’être pas prononcés en sa faveur; mais la déesse
corrigea le maléfice en mettant sous la protection de la fortune toutes
les folles entreprises que son peuple adoptif pourrait former, et l’on
dit dès lors de ce peuple: _Il est plus heureux que sage_. Ce qui
s’applique aujourd’hui à tout homme qui réussit malgré ses imprudences.

_Heureux comme un roi._

Ce bonheur a peut-être existé dans les temps les plus reculés; mais
Dieu sait ce qu’il est aujourd’hui. Il y a peu de malheurs qui ne lui
soient préférables, et pourtant existe-t-il quelqu’un qui, une fois
dans sa vie, n’ait envié le sort des rois?—Si j’étais roi, disait
un petit pâtre, je garderais mes moutons à cheval.—Et moi, disait
un autre, je mangerais de la soupe à la graisse dans une écuelle de
velours. Ils pensaient aux bénéfices de la place et non à ses charges.

_Plus heureux qu’un enfant légitime._

On dit aussi _heureux comme un bâtard_, ce qui est la même chose.
Les enfants issus d’unions prohibées sentent, de bonne heure, qu’ils
doivent tirer toutes leurs ressources d’eux-mêmes, et ils s’accoutument
aussi de bonne heure à faire tous leurs efforts pour échapper à l’état
de délaissement et d’humiliation où la société semble vouloir les
retenir. Rien ne les détourne de ce but; leur vie entière est une lutte
opiniâtre contre les obstacles; leurs facultés acquièrent beaucoup
de force et d’énergie sous l’impulsion du besoin; ils finissent par
sortir vainqueurs de ces épreuves, et deviennent quelquefois des
hommes célèbres. Alors la fortune les adopte et leur donne de grandes
destinées. L’histoire dépose de cette vérité, consacrée jusque dans la
fable, par l’exemple de tant de dieux et de héros. Bacchus, Hercule,
Romulus, etc., avaient une origine entachée de bâtardise. Il en était
de même de Guillaume, qui conquit l’Angleterre; de Dunois, qui délivra
la France, et d’une foule d’autres guerriers illustres, tels que le
duc de Vendôme, le duc de Berwich, le maréchal de Saxe, etc. C’est
probablement de là que sont nées les deux expressions proverbiales. Il
se peut aussi, dit M. A. V. Arnault, que le sens de ces expressions
soit venu de ce que, privés de parents, mais exempts de maîtres, les
bâtards sont placés, par leur malheur même, plus près de l’indépendance
que le commun des hommes. En songeant à ce malheur là plus d’un
légitime, impatient du joug, a pu s’écrier: _heureux comme un bâtard_.

_On ne doit appeler personne heureux avant sa mort._

Mot de Solon à Crésus.—«Cet adage semble rouler sur de bien faux
principes. On dirait, par une telle maxime, qu’on ne devrait le nom
d’heureux qu’à un homme qui le serait constamment depuis sa naissance
jusqu’à sa dernière heure. Cette série de moments agréables est
impossible par la constitution de nos organes, par celle des éléments,
de qui nous dépendons, par celle des hommes, dont nous dépendons
davantage: prétendre être toujours heureux est la pierre philosophale
de l’ame. C’est beaucoup pour nous de n’être pas longtemps dans un état
triste; mais celui qu’on supposerait avoir toujours joui d’une vie
heureuse et qui périrait misérablement, aurait certainement mérité le
nom d’heureux jusqu’à sa mort, et on pourrait prononcer hardiment qu’il
a été le plus heureux des hommes. Il se peut très bien que Socrate
ait été le plus heureux des Grecs, quoique des juges superstitieux
et absurdes ou iniques, ou tout cela ensemble, l’aient empoisonné
juridiquement, à l’âge de soixante-dix ans, sur le soupçon qu’il
croyait un seul Dieu. Cette maxime philosophique tant rebattue, _nemo
ante obitum felix_, paraît donc absolument fausse en tous sens, et si
elle signifie qu’un homme heureux peut mourir d’une mort malheureuse,
elle ne signifie rien que de trivial.» (Voltaire, _Dict. phil._, art.
HEUREUX.)

«A mon advis, c’est le vivre heureusement, et non, comme disait
Anthisthènes, le mourir heureusement, qui fait l’humaine félicité.»
(Montaigne, _Ess._, liv. III, c. 2.)


=HEURTER.=—_On se heurte toujours où l’on a mal._

Il n’en est pas ainsi sans doute, car on prend des précautions; mais
il semble qu’il en soit ainsi, parce que les moindres coups reçus à un
endroit sensible sont des coups qui comptent, tandis qu’ailleurs ils
passent inaperçus.


=HIC.=—_Voilà le hic._

Les lecteurs d’une pièce manuscrite ou imprimée, dans les temps voisins
de l’imprimerie, mettaient souvent à côté des endroits remarquables le
monosyllabe _hic_, abrégé de _hic sistendum, hic advertendum_ (ici il
faut s’arrêter, faire attention), et cet usage, étant devenu familier,
a amené fort naturellement la façon de parler proverbiale: _c’est là le
hic_; c’est là la principale difficulté de l’affaire, l’argument le
plus fort de la cause. (L’abbé Morellet.)


=HIRONDELLE.=—_Une hirondelle ne fait pas le printemps._

Il n’y a point de conséquence à tirer d’un seul exemple. Ce proverbe
est la traduction littérale d’un proverbe latin qui est littéralement
traduit d’un proverbe grec cité par Aristote. (_Morale_, liv. I.)

_Hirondelles de carême._

On appelait ainsi, dit M. Saignes, les sœurs de Sainte-Claire,
religieuses qui fesaient vœu de pauvreté, et qui voyageaient tous les
ans pour recueillir les aumônes des fidèles, parce qu’elles étaient,
comme les hirondelles, vêtues de noir et de blanc, et qu’elles
quittaient leurs couvents au commencement du carême. Elles paraissaient
avec le printemps, dont l’une d’elles était toujours l’image. Elles
voyageaient par couples solitaires; leur nid était dans les abbayes,
les prieurés, les presbytères. Elles revenaient fidèlement aux lieux
qui les avaient accueillies; leur robe noire, leur colerette blanche,
leur teint vermeil et leurs yeux piquants en fesaient un des plus
jolis oiseaux de nos climats. Le vent de la révolution a détruit leurs
asiles, et ce n’est pas une des moindres pertes que nous ayons à
regretter.


=HOC.=—_Cela m’est hoc._

Cela m’est assuré.—Cette expression a été employée par La Fontaine
dans la fable 8^e du liv. V:

  Oh! que n’es-tu mouton! _car tu me serais hoc._

Elle est venue, suivant Ménage, du jeu appelé le _hoc_, dans lequel
on dit _hoc_, en jouant certaines cartes qui font gagner. L’abbé
Morellet pense qu’elle a une origine plus ancienne, fondée sur le fait
bien connu de la distinction des deux parties de la France, l’une en
deçà, l’autre au delà de la Loire, en langue _d’oil_ et en langue
_d’hoc_, c’est-à-dire en deux pays, dans l’un desquels, pour exprimer
le contentement, on disait _oil_, tandis que dans l’autre on disait
_hoc_. (_Oil_ et _hoc_ signifient _oui_.) De là, ajoute-t-il, il a été
tout naturel de dire _cela vous est hoc_, pour je vous accorde ce que
vous demandez, tenez-vous en sûr; j’y consens, je dis _hoc_[54].


=HONNEUR.=—_L’honneur est le loyer de la vertu._

C’est-à-dire le prix, la récompense de la vertu. Ce proverbe est
littéralement traduit des paroles suivantes de saint Cyrille,
rapportées par Stobiée: μιϚθὸς ἀρετὴς ἔπαινος

  Trop tard, hélas! la gloire arrive,
  Et toujours sa palme tardive
  Croît plus belle sur un cercueil.      (FONTANES.)

_Les honneurs changent les mœurs._

_Honores mutant mores et non sæpe in meliores._

Plutarque (_Vie de Sylla_, c. 64) rapporte que ce proverbe fut fait
pour Sylla qui, dans sa jeunesse, s’étant montré d’un caractère jovial,
doux et compâtissant, devint, pendant sa dictature, sévère, cruel,
implacable.

Jean de Meung, dans le _Roman de la Rose_, soutient que les honneurs ne
changent pas les mœurs, qu’ils ne font que les démasquer;

  Car honneurs ne sont pas muance,
  Ains sont signes de démonstrance
  Quels mœurs en eulx devant avoient
  Quant ès petits estats estoient.

Philippe II, roi d’Espagne, disait que peu d’estomacs étaient capables
de digérer les grandes fortunes, et qu’une mauvaise nourriture
n’engendrait pas tant de corruption dans les corps que les honneurs
dans les esprits mal faits.

C’est beaucoup tirer de notre ami, dit La Bruyère, si, étant monté en
faveur, il est encore un homme de notre connaissance.

  _Il villano nobilitato non cognosce suo padre._
  Le vilain anobli ne connaît pas son père.


=HONNI.=—_Honni soit qui mal y pense._

Suivant une tradition vulgaire, mais qui n’est appuyée d’aucune
autorité ancienne, la comtesse Alix de Salisbury, dans un bal donné à
la cour d’Édouard III, roi d’Angleterre, laissa tomber en dansant le
ruban bleu qui attachait un élégant bas de chausse qu’on portait alors.
Le monarque s’empressa de le ramasser, et ayant vu sourire plusieurs
courtisans, qui n’avaient pas l’air de croire que cette faveur fût due
au simple hasard, il dit à haute voix: _Honni soit qui mal y pense_. Et
comme tout événement susceptible d’une tournure galante était célébré
avec éclat parmi les guerriers de cette époque, le prince, en mémoire
de celui-ci, institua l’ordre de la jarretière, auquel il donna pour
devise les mots qu’il avait prononcés. Cette origine, quelque frivole
qu’elle paraisse, n’est pas incompatible avec les mœurs de ce siècle
(1349), et il est difficile, en effet, de rendre raison autrement de
la devise et du signe particulier de la jarretière, ni l’un ni l’autre
n’ayant aucun rapport sensible à des coutumes et à des ornements
militaires de ce temps[55].

Le duc d’Orléans, père du roi Louis-Philippe, avait fait inscrire,
dit-on, dans ses écuries la devise de l’ordre de la jarretière, en
changeant l’orthographe du dernier mot: _Honni soit qui mal y_ PANSE.


=HONTEUX.=—_Il n’y a que les honteux qui perdent._

Il ne faut pas se laisser dominer par une mauvaise honte; faute de
hardiesse et de confiance, on manque de bonnes occasions. _Honte fait
dommage_, dit un autre proverbe.

_Jamais honteux n’eut belle amie._

En amour il faut être entreprenant. Les honteux ne gagnent rien auprès
des femmes; elles sont comme le paradis, qui veut qu’on lui fasse
violence, suivant l’expression de l’Évangile: _Vim patitur regnum
cœlorum_.


=HORLOGE.=—_Il est plus difficile d’accorder les philosophes que les
horloges._

Ce proverbe est une phrase retournée de Sénèque, qui a dit dans son
Apocoloquintose, en parlant de la mort de l’empereur Claude: «Je ne
puis vous apprendre l’heure précise de cet événement; il sera plus
facile d’accorder les philosophes que les horloges. _Horam non possum
tibi certam dicere: facilius inter philosophos quàm inter horlogia
conveniet._»

Charles-Quint, retiré dans un monastère d’Hiéronimites, à Saint-Just,
en Estramadure, après avoir abdiqué l’empire, avait toujours sur sa
table une trentaine d’horloges de poche, ou montres, auxquelles il
voulait faire marquer la même heure[56]. Comme il ne pouvait y réussir,
il s’écriait: «Quoi, cela m’est impossible! et quand je régnais j’ai pu
croire que je ferais penser mes sujets de la même manière en matière de
religion! O mon Dieu! quelle était donc ma folie!» Un domestique entre
étourdiment dans sa cellule, renverse la table et brise les montres.
Charles se prend à rire, et lui dit: Plus habile que moi, tu viens de
trouver le seul moyen de les mettre d’accord.


=HOROSCOPE.=—_L’horoscope des trois papes._

Un docteur de Louvain, tirant l’horoscope de trois ecclésiastiques en
même temps, leur prédit à tous trois qu’ils seraient papes, et ils le
furent en effet: c’est ce qu’on appelle _l’horoscope des trois papes_
(Léon X, Adrien VI et Clément VII). L’astrologie peut tirer vanité de
cette prédiction, à laquelle croira qui voudra.


=HOTE.=—_Qui compte sans son hôte compte deux fois._

On se trompe ordinairement quand on compte sans celui qui a intérêt à
l’affaire, quand on espère ou qu’on se promet une chose qui ne dépend
pas absolument de soi.—Les fréquents démêlés des voyageurs avec leurs
hôtes, lorsqu’il s’agit de régler les comptes, ont donné lieu à ce
proverbe.


=HUCHE.=—_Enflé du vent de la huche._

Expression proverbiale qu’on applique à une personne dont les joues
sont rebondies, et qui a le pain à discrétion.—On appelait autrefois
_vent de la huche_ un vent qu’on fesait en ouvrant et fermant avec
précipitation la huche ou le pétrin. Ce vent était réputé très
salutaire dans plusieurs maladies; on croyait surtout qu’il pouvait
guérir ceux qui avaient le visage couvert de dartres, et donner de
l’embonpoint aux gens d’une excessive maigreur, lorsqu’ils étaient
exposés à son action trois fois chaque matin, pendant neuf jours
consécutifs. Il est fort probable que l’expression proverbiale est née
d’une allusion à cette pratique superstitieuse.


=HUITRE.=—_C’est une huître à l’écaille._

On a regardé l’huître comme étant placée au dernier degré de
l’animalité, quoiqu’il y ait au-dessous d’elle un assez grand nombre
d’animaux qui lui sont inférieurs sous le rapport de l’organisation,
ainsi que des résultats de l’organisation, et l’on a cru que ce
bivalve, jugé incapable de se mouvoir, était à peine doué de
sensibilité, et totalement dépourvu des facultés de l’instinct: de là
l’expression proverbiale dont on se sert pour désigner une personne
fort stupide.

_Raisonner comme une huître._

C’est-à-dire fort mal, en dépit du bon sens.—Cette expression peut
être dérivée de la même observation que la précédente; cependant on
pense qu’elle est provenue d’une allusion aux discours tenus par une
huître dans la _Circé_ de Giovanne Baptista Gelli, poète et philosophe
florentin. Cet ouvrage, qui fut très répandu et très goûté en France au
XVI^e siècle, représente Ulysse dialoguant avec ses compagnons changés
en bêtes, et cherchant à leur persuader de reprendre la forme humaine,
que la magicienne Circé doit leur rendre, pourvu qu’ils en témoignent
le désir. Le premier auquel il s’adresse est une huître, qui se montre
fort contente de l’être, et qui veut prouver par une foule de raisons
qu’une huître vaut mieux qu’un homme. Il s’adresse ensuite tour à tour
aux autres; mais tous, à l’exception du dernier, qui est l’éléphant,
lui répondent par de semblables arguments; _ils raisonnent comme
l’huître_.


=HUPPÉ.=—_Les plus huppés y sont pris._

C’est-à-dire ceux qui se croient les plus habiles y sont pris.

Autrefois les personnes les plus considérables avaient leur couvre-chef
orné d’une _huppe_ ou d’une _houppe_; la _huppe_ était une touffe de
plumes et la _houppe_ un flocon de soie, de fil ou de laine. Fauchet
remarque qu’on disait _les plus huppés_ en parlant des gens de guerre,
et _les plus houppés_ en parlant des clercs ou gens de lettres.
Les raisons sur lesquelles était fondée cette différence n’ont pas
entièrement cessé d’exister. Encore aujourd’hui l’ecclésiastique et
l’homme de robe, quand ils sont en fonction, portent un bonnet surmonté
d’une houppe, et certains militaires ont un plumet à leur chapeau ou à
leur casque.—Montaigne a dit _des plus crêtés pour des plus huppés_.
(_Ess._, liv. III, ch. 5.)



I


=I.=—_Mettre les points sur les i._

L’addition du point sur l’_i_ minuscule est une invention moderne.
Son origine date de l’époque où l’on adopta les caractères gothiques.
Deux _i_ se confondant quelquefois avec un _u_, on les distingua
par des accents tirés de gauche à droite, et cet usage s’étendit à
l’_i_ simple, quoique, selon l’auteur du _Dictionnaire diplomatique_,
l’_i_ simple pût s’en passer. Les accents devinrent des points au
commencement du XVI^e siècle. Ce dernier changement, adopté d’abord
par quelques copistes, parut vétilleux à quelques autres, et de là vint
la locution _mettre les points sur les i_, dont on fait l’application à
une personne qui pousse l’exactitude jusqu’à la minutie.


=ILOTE.=—_Traiter quelqu’un comme un ilote._

C’est-à-dire avec une excessive rigueur.—Les ilotes étaient
originairement les habitants de la ville d’Hélos, située près de
l’embouchure de l’Eurotas, en Laconie. Devenus tributaires de Sparte
sous le règne d’Agis, ils entreprirent de reconquérir leur indépendance
sous celui de Sous; mais ayant été vaincus, ils furent réduits en
esclavage avec toute leur postérité, et distribués dans les terres des
vainqueurs pour être employés aux travaux de l’agriculture. Depuis
lors, traités toujours avec barbarie, quelquefois égorgés par milliers,
sous prétexte que leur trop grand nombre pouvait les porter à la
révolte, ces malheureux se perpétuèrent dans cet état d’oppression
jusqu’au temps de la domination romaine. L’empereur Auguste leur rendit
la liberté et leur permit de prendre le nom d’_Eleuthéro-Laconiens_,
en mémoire de leur affranchissement. Ce qui n’empêcha pas celui
d’_ilotas_ de rester comme synonyme d’esclaves.—Ils auraient dû être
appelés _hélotes_, dit l’abbé Gedoyn, mais parce qu’ils étaient λιλῶτες
(prisonniers de guerre), ils furent appelés _hilotes_ ou _ilotes_, tant
à cause du nom d’Hélos qu’à cause de leur état.


=IMAGINATION.=—_L’imagination est la folle du logis._

L’imagination est de toutes les facultés intellectuelles la plus
sujette à s’égarer quand la raison ne lui sert pas de guide; elle est
la cause de beaucoup d’écarts, de beaucoup de folies. Théophraste
compare l’imagination sans jugement à un cheval sans frein.—Cette
dénomination proverbiale de _folle du logis_ a été employée pour la
première fois par sainte Thérèse. Montaigne, Malbranche, Voltaire,
etc., ont pris plaisir à la répéter.


=IMPOSSIBLE.=—_A l’impossible nul n’est tenu._

Dieu lui-même ne peut pas l’impossible, et s’il fesait, par exemple,
d’une buse un épervier, ce qui serait un grand miracle, il ne pourrait
faire également que cet épervier n’eût pas été une buse.—Bien des
gens allèguent ce proverbe pour se dispenser d’accomplir des devoirs;
mais leur mauvaise volonté est la cause de ce qu’ils attribuent à une
impossibilité prétendue. _Nolle in causâ est, non posse prætenditur._
(Senec. _Épist._ 116.)

Les Basques disent: _Ésina ascar-ago da es sina_. _L’impossible a plus
de force que le serment._


=INCENDIE.=—_Il ne faut qu’une étincelle pour allumer un grand
incendie._

Ce proverbe est vrai au figuré comme au propre, et il n’importe pas
moins de prendre garde à l’étincelle qui peut mettre le feu à la
cervelle d’un homme, qu’à l’étincelle qui peut mettre le feu à sa
maison.


=INGRAT.=—_Obliger un ingrat, c’est perdre le bienfait._

Cela est vrai des bienfaits qui partent d’un espoir intéressé, mais
non de ceux qui partent d’un sentiment généreux. Dans ce dernier
cas, un bienfait ne peut être perdu, puisque la bienfaisance porte
sa récompense avec elle; et en supposant même qu’il puisse l’être,
ne vaut-il pas mieux que ce soit dans les mains de l’ingrat que dans
celles du bienfaiteur?

_Obliger un ingrat, c’est acheter la haine._

On ne peut guère être indifférent envers un bienfaiteur, et si l’on
n’est point reconnaissant on est ingrat. La reconnaissance produit
l’amour, et l’ingratitude la haine; par conséquent les bienfaits sont
comme des arrhes de l’une ou de l’autre de ces affections. Pourquoi la
première est-elle si rare et la seconde si commune? Serait-ce parce
que la bienfaisance est presque toujours exercée sans délicatesse
et que l’obligé se trouve placé à l’égard du bienfaiteur comme un
débiteur à l’égard d’un créancier? Ou bien faut-il en chercher la
raison dans cet orgueil secret qui révolte le cœur de l’homme contre
toute supériorité?—Quelqu’un a dit spirituellement à ce sujet: _Dieu a
commandé le pardon des injures, et non pas celui des bienfaits_.

_Qui oblige fait des ingrats._

Quand j’accorde une grâce, disait Louis XIV, je fais un ingrat et vingt
mécontents.

Un des plus grands obstacles à la bienfaisance, ou du moins un prétexte
spécieux pour ne pas l’exercer, c’est la crainte de l’ingratitude.
Cette crainte qui, poussée à l’excès, devient l’inhumanité même, a
dicté le proverbe florentin: _Non fai bene e non avrai male!_ _Ne
fais point de bien, et tu n’auras point de mal._ Maxime détestable, à
laquelle trop de faits donnent une apparence de fondement.

Opposons à cette maxime un adage oriental qui présente le plus beau
précepte de la charité évangélique: _Donne du pain à un chien, dût-il
te mordre_.


=INJURE.=—_Qui supporte une injure s’en attire une nouvelle._

_Veterem ferendo injuriam, invitas novam._ (TÉRENCE.)—La conclusion
à tirer de ce proverbe n’est pas qu’il faut se venger d’une injure,
car la vengeance n’est pas permise, et loin de remédier au mal elle
peut souvent l’accroître, mais qu’il faut repousser une injure de
telle sorte qu’elle n’ose plus se renouveler; ce qui se fait toujours
plus sûrement par une noble fierté de caractère que par d’odieuses
représailles.

_Le meilleur remède des injures, c’est de les mépriser._

_Convicia, si irascare, agnita videntur: spreta exolescunt._ (Tacite,
_Annal._, liv. IV, c. 34.) _S’irriter des injures, c’est presque
reconnaître qu’elles sont méritées; les mépriser, c’est en détruire
tout l’effet._—Un grand cœur doit dédaigner les offenses. Quand on me
fait une offense, disait Descartes, je tâche d’élever mon ame si haut
que l’offense ne parvienne pas jusqu’à elle.


=INNOCENT.=—_C’est un innocent fourré de malice._

La Monnoye pense qu’au lieu d’_innocent fourré de malice_, on a dit
primitivement _innocente fourrée de malice_, par équivoque d’une
sorte de robe nommée _innocente_ avec une fille ou femme qui fait
l’_innocente_, la simple, et qui dans l’ame ne l’est point.

_Donner les innocents._

La fête des innocents se célébrait autrefois d’une façon singulière.
On tâchait de surprendre le matin, au lit, les jeunes personnes et
de leur donner le fouet par forme de jeu. Cette indécente parodie du
martyre qu’Hérode fit subir aux enfants de Bethléem et des environs,
était désignée par l’expression _donner les innocents_, ou par le verbe
_innocenter_ dont Marot s’est servi dans l’épigramme suivante, qui
indique jusqu’où pouvait aller l’abus de la chose:

  Très chère sœur, si je savois où couche
  Votre personne, au jour des innocents,
  De bon matin j’irois à votre couche
  Veoir ce gent corps que j’aime entre cinq cents.
  A donc ma main (veu l’ardeur que je sens)
  Ne se pourroit bonnement contenter
  De vous toucher, tenir, taster, tenter:
  Et si quelqu’un survenoit d’aventure,
  Semblant ferois de vous innocenter.
  Seroit-ce pas honneste couverture?

_Aux innocents les mains pleines._

On dirait qu’il y a une providence qui protège les innocents et les
imbéciles, les fait réussir dans leurs entreprises et ne les laisse
manquer de rien. (Voyez le proverbe, _Les sots sont heureux_.)


=INNOVER.=—_Il est dangereux d’innover._

Cette maxime est bonne ou mauvaise suivant les circonstances. Mais
remarquons qu’en général les peuples l’adoptent lorsqu’il faut la
rejeter, et qu’ils la rejettent lorsqu’il faut l’adopter. C’est parce
qu’ils paraissent souvent ne changer que par inquiétude, éprouvent des
révolutions qu’ils n’ont ni méditées, ni prévues, et se conduisent
comme au hasard.

Ce mauvais résultat de l’innovation a donné lieu à cette autre
maxime: _Non innovetur etiam in melius_. _Qu’on n’innove pas même en
mieux._—Richard Hooker, théologien anglais, surnommé le Judicieux,
qui a écrit sur les lois de la discipline ecclésiastique, dit que le
changement du pis au mieux n’est jamais sans inconvénient, car il y
a dans la constance et la stabilité un avantage général et durable
qui doit contrebalancer toujours les avantages lents et tardifs d’une
correction graduelle.


=INTENTION.=—_C’est l’intention qui fait l’action._

C’est l’intention, ou la fin qu’on se propose en agissant, qui apprécie
et détermine le degré de bonté ou de méchanceté de l’action.—On dit
aussi: _L’intention vaut le fait_, en présumant que celui qui a voulu
l’action en a voulu toutes les suites.

_La bonne intention doit être réputée pour le fait._

C’est-à-dire qu’après s’être montré bien intentionné à l’égard de
quelqu’un, on mérite sa reconnaissance pour le bien qu’on a voulu lui
faire, comme si on le lui avait fait.—Ce proverbe ne doit s’employer
que dans un sens restreint et déterminé par une juste appréciation
des faits. Il serait absurde de l’appliquer à de bonnes intentions
exécutées avec une imprudence impardonnable et suivies d’un effet
nuisible. Il ne faut pas qu’un sot puisse le prendre pour excuse, et
prétendre qu’on doive lui être obligé, lorsqu’il aura compromis ou
desservi quelqu’un par ses sottises avec les meilleures intentions du
monde, lorsqu’il se sera conduit comme l’ours émoucheur qui casse la
tête à son maître avec un pavé, pour le délivrer de l’importunité d’une
mouche.

Les bonnes intentions sont trop souvent alléguées pour justifier des
fautes, et elles ont trop souvent de mauvais effets peu différents du
mal fait à dessein, pour mériter d’être prises en considération. Aussi,
est-ce avec raison qu’un proverbe, usité en Portugal, en Espagne et en
France, dit que _l’enfer est pavé de bonnes intentions_. Ce que Bossuet
s’est rappelé peut-être lorsque, tonnant contre les vices déguisés en
vertus, il s’est écrié avec une admirable énergie: _Toutes ces vertus
dont l’enfer est rempli_.


=IOTA.=—_Cela ne vaut pas un iota._

L’iota est la plus petite lettre de l’alphabet grec, la naine des
lettres, suivant l’expression de Cœlius, _pumilio litterarum, quod
omnium et figurâ et sono tenuissima sit et minima_. C’est pourquoi il a
été employé comme synonyme de la plus petite chose dans ce passage de
l’Évangile selon saint Mathieu: _Iota unum aut unus apex non præteribit
à lege donec omnia fiant_. Il serait donc naturel de penser que la
locution a été introduite par cela seul. Cependant on lui attribue
une autre origine que je vais rapporter avec quelque détail, parce
qu’elle se rattache à un fait important de l’histoire ecclésiastique,
celui du triomphe momentané de l’arianisme. Les fauteurs de cette
hérésie et les Eusébiens, qui avaient été toujours d’accord pour
attaquer le dogme de la consubstantialité, s’étant divisés à cause de
la fausse proposition de foi faite à Ancyre, l’empereur Constance,
intéressé à réunir les deux partis, crut y réussir en convoquant un
concile d’Orient et un concile d’Occident. Le premier fut tenu à
Séleucic, ville d’Isaurie. Saint Hilaire, qui y assista et qui nous en
a laissé une relation, dit qu’il n’y eut pas plus de quinze évêques
défenseurs de la bonne doctrine attaquée par cinq cents autres. Il s’y
manifesta une telle divergence d’opinions parmi les sectaires, qu’ils
se séparèrent sans avoir rien conclu. Le second, où les orthodoxes
se trouvaient en majorité, eut lieu à Rimini dans la Romagne. Il
fut également troublé par une dispute des plus opiniâtres, à propos
d’un iota que les novateurs voulaient introduire dans le mot grec
_omoousion_, _consubstantiel_, qui serait alors devenu _omoIousion_,
_de semblable substance_, ce qui n’aurait exprimé qu’imparfaitement
l’essence divine du Fils égal au Père. Ce changement favorable aux
progrès de l’erreur d’Arius fut repoussé. Mais l’empereur, qui voulait
qu’on l’adoptât, parvint à gagner par la ruse et par la violence dix
évêques que le concile avait députés vers lui pour l’instruire de ses
actes, et il leur fit souscrire une formule contraire à la décision
rendue. Puis il se hâta de les renvoyer à leur assemblée dont il avait
eu soin de retarder la clôture. Elle refusa d’abord de communiquer avec
eux; ensuite la plupart des membres se relâchèrent de cette rigueur et
signèrent à leur tour. A la vérité, ils croyaient ne faire qu’un acte
de conciliation, puisque la formule était catholique dans le fond,
mais dès qu’ils s’aperçurent que les ennemis de la foi triomphaient
à la faveur de la forme, ils se rétractèrent malgré les persécutions
de Constance. L’iota fut alors proscrit et méprisé, et l’on affecta de
dire, pour désigner une chose de nulle valeur, _qu’elle ne valait pas
un iota_.


=ISRAÉLITE.=—_C’est un bon israélite._

Dans l’Évangile selon saint Jean (ch. i, v. 47), Jésus-Christ dit de
Nathanaël, qui était un homme bon, franc, sincère, craignant Dieu et
aimant la justice: _Ecce verè israelita in quo dolus non est._ _Voilà
un véritable israélite en qui il n’y a nul artifice._ C’est de là
qu’est venu l’usage d’appeler _bon israélite_ un homme plein de candeur
et même un peu simple.

Racine s’est souvenu sans doute de l’expression de l’Évangile,
lorsqu’il a dit dans la première scène d’Athalie:

  Je vois que l’injustice en secret vous irrite,
  Que vous avez encor le cœur israélite.



J


=JACOBIN.=—_C’est un Jacobin._

C’est un ardent révolutionnaire, un anarchiste.

Au commencement de la révolution, lorsque la manie des clubs anglais
se répandit en France, le premier qui s’y forma fut le club composé
des députés de la Bretagne, auxquels se réunirent bientôt un grand
nombre de députés étrangers à la Bretagne, tels que Barnave, Rabaud de
Saint-Étienne, Péthion, Buzot, etc.; il s’établit à Versailles sous le
titre des _Amis de la constitution_, mais quand l’Assemblée nationale
eut suivi le roi à Paris, il s’y transporta aussi et choisit pour
lieu de ses séances le couvent des jacobins[57], situé dans la rue
Saint-Honoré, d’où il prit le nom de _club des Jacobins_. C’est là que
ses membres professèrent ces sanglantes doctrines qui bouleversèrent
la France et imprimèrent la terreur à toute l’Europe. Chose étrange!
c’était ce même couvent où s’étaient tenues les assemblées de cette
sainte ligue, dont l’un des actes les plus religieux fut l’assassinat
de Henri III, par Jacques Clément, et les mêmes voûtes qui avaient
entendu jurer la mort de ce roi et celle de Henri IV, son successeur,
retentirent de cris de mort contre Louis XVI.


=JALOUSIE.=—_Il n’y a point d’amour sans jalousie._

On lit dans saint Augustin: _Qui non zelat, non amat. Qui n’est pas
jaloux n’aime point._—Un des articles du _Code d’amour_ était conçu
en ces termes: _Ex verâ zelotypiâ affectus semper crescit amandi_. _La
vraie jalousie fait toujours croître l’amour._

On dit aussi: _La jalousie est la sœur de l’amour_. Proverbe qui a
inspiré au chevalier de Boufflers ce joli quatrain:

  L’amour, par ses douceurs et ses tourments étranges,
  Nous fait trouver le ciel et l’enfer tour à tour.
    _La jalousie est la sœur de l’amour_,
    Comme le diable est le frère des anges.


=JAMBE.=—_Jouer quelqu’un sous jambe._

Métaphore prise du jeu de paume ou du jeu de boules, dans lesquels
un habile joueur, qui fait sa partie avec une mazette, s’amuse
quelquefois à jouer sous jambe afin de mieux montrer sa supériorité.
Cette expression s’emploie pour marquer l’avantage qu’on croit avoir
sur quelqu’un, le peu de cas qu’on fait de l’adresse ou du savoir de
quelqu’un, exemple: _Je jouerais cet homme sous jambe ou par dessous
jambe_.

_Prendre ses jambes à son cou._

S’enfuir de toute sa vitesse. Cette expression très hardie paraît
fondée sur ce que, dans la rapidité de la fuite, la tête jetée en avant
du corps a l’air de se mêler au mouvement des jambes. Les Anglais et
les Allemands rendent la même idée par des figures analogues. Les
premiers disent: _to go neck and heels together_; _aller cou et talons
ensemble_; et les seconds: _Kopf über, Kopf unter laufen_; _courir la
tête, tantôt dessus tantôt dessous_, ou d’une autre manière: _Über Hals
und Kopf laufen_; _courir sur cou et tête_.


=JAQUEMART.=—_Armé comme un jaquemart._

On pense généralement que cette expression désigne _Jaquemar_ de
Bourbon, troisième fils de Jacques de Bourbon, connétable de France
sous le roi Jean. C’était un seigneur fort brave, qui se signala
dans toutes les guerres et dans tous les tournois de son temps,
particulièrement dans ceux qui furent célébrés à Paris, en 1389, à
l’occasion du mariage de Charles VI avec Isabeau de Bavière. Il ne
se montrait en public qu’armé à l’avantage, disant que les armes
n’étaient faites que pour cela, et, de son vivant même, son nom, devenu
appelatif, était appliqué aux hommes qu’on voyait armés de pied en cap.

D’autres prétendent que l’expression _armé comme un Jaquemart_,
rappelle une statue de métal représentant un homme armé, qu’on mettait
autrefois à côté des horloges, pour frapper les heures sur le timbre.
Cette statue, suivant l’ancien _Dictionnaire des origines_, tirait son
nom de celui de _Jacques Marc_, habile ouvrier qui en fut l’inventeur.
Suivant Ménage, au contraire, elle était ainsi nommée à cause de la
_jaque_ dont elle était revêtue et du _marteau_ qu’elle avait à la
main; _jaque mart_, étant l’abrégé de jaque marteau.


=JAR.=—_Entendre le jar._

Être fin, rusé, difficile à tromper. _Jar_ est l’abrégé de _jargon et
entendre le jar_ ou _le jargon_, c’est proprement entendre un langage
auquel les autres ne comprennent rien.

Le radical _jar_ ou _jars_ désigne un oison, et la terminaison _gon_
est dérivée du mot celtique _comps_ qui signifie langage. Cette
étymologie, donnée par M. Nodier, est d’autant plus probable que
_jargon_ s’est dit originairement du bruit que font les oisons.


=JARDIN.=—_Jeter des pierres dans le jardin de quelqu’un._

Cette locution, très usitée pour signifier des sarcasmes ou des
quolibets lancés indirectement, est une allusion au scopélisme[58],
crime de ceux qui jetaient des pierres dans la terre d’autrui, pour
empêcher de la cultiver. Le scopélisme, né de la haine des pasteurs
contre les agriculteurs, était très fréquent dans l’antiquité. Il avait
lieu quelquefois dans le moyen-âge, malgré la sévérité des lois qui en
condamnaient les fauteurs à la peine capitale. Il existe encore chez
les Arabes nomades, qui disposent les pierres dans une forme mystique,
pour avertir que ceux qui labourent le champ où elles sont placées
seront poignardés.


=JARDINIER.=—_C’est le chien du jardinier, qui ne mange pas de choux
et n’en laisse pas manger._

Cela se dit d’un homme qui ne jouit pas d’une chose qu’il possède, et
qui ne permet pas que les autres en jouissent. Les Grecs et les Latins
disaient: _C’est un chien dans une crèche_, parce que le chien ne mange
pas d’avoine et empêche le cheval d’en manger.


=JARNAC.=—_Coup de jarnac._

Coup de traître, coup imprévu, et même mortel.—Quelques auteurs
pensent que cette expression fait allusion au meurtre de Louis de
Bourbon, tué, en 1569, sous les murs de la ville de Jarnac, par
Montesquiou dont Voltaire a dit dans la Henriade:

 Barbare Montesquiou, moins guerrier qu’assassin.

Suivant l’opinion la plus accréditée, elle est venue du fameux
duel qui eut lieu, le 10 juillet 1547, dans la cour du château de
Saint-Germain-en-Laye, en présence de Henri II, entre Guy Chabot de
Jarnac et François Vivonne de Lachataigneraie. Celui-ci était l’homme
le plus fort de la cour, et le plus redouté dans ces sortes de combats.
Jarnac, quoique affaibli par une fièvre lente, le terrassa, au grand
étonnement des spectateurs, en lui donnant inopinément un coup sur
le jarret; mais il ne voulut pas lui ôter la vie, et, s’adressant
au roi, dont Lachataigneraie était le favori: Sire, dit-il, je suis
assez vengé si vous me croyez innocent de la mauvaise action dont
j’ai été accusé par mon adversaire[59].—Me le donnez-vous, répondit
Henri II.—Oui, sire, pourvu que vous me teniez homme de bien.—Vous
avez fait votre devoir, reprit le monarque, et votre honneur vous est
rendu.—Après cela le vainqueur fut conduit par les héraults à l’église
de Notre-Dame, où il rendit grâces à Dieu et fit appendre ses armes.
Cependant Lachataigneraie, honteux de sa défaite, déchira les bandages
qu’on avait mis sur sa blessure, et mourut peu de jours après. Henri
II fut si fâché de sa mort qu’il jura solennellement d’abolir le duel
judiciaire, et en effet il n’y en eut pas d’autre depuis lors.

L’expression de _coup de Jarnac_ a été sans doute popularisée par ce
duel, mais en a-t-elle tiré réellement son origine? Il paraît qu’elle
a existé antérieurement pour désigner le coup d’une espèce de poignard
nommé _jarnac_, peut-être parce qu’il était fabriqué dans la ville
de Jarnac, comme un autre poignard, dont le manche s’adapte au bout
du fusil, a été nommé baïonnette de la ville de Baïonne où il a été
inventé.


=JARNICOTON.=

_Jarnidieu_ ou _je renie Dieu_, était autrefois un juron très usité
dans certains moments d’impatience et de colère. Henri IV l’avait
souvent à la bouche. Le père Coton jésuite, son confesseur, l’engagea
à se défaire de cette mauvaise habitude, et voyant qu’il y retombait
toujours: Sire, lui dit-il, s’il vous faut absolument renier quelqu’un,
reniez tout autre que Dieu; reniez-moi plutôt.—Eh! bien, soit,
répondit le prince; je dirai désormais je renie Coton. Il tint parole,
et ce nouveau juron passa dans le langage populaire sous les termes
corrompus _jernicoton_ et _jarnicoton_.


=JEAN.=

  _Jean!_ que dire sur _Jean_? C’est un terrible nom,
  Que jamais n’accompagne une épithète honnête.
  _Jean-des-Vignes_, _Jean-Lorgne_.., où vais-je? Trouvez bon
          Qu’en si beau chemin je m’arrête.
                                (Madame DESHOUILIÈRES.)

On donne le nom de _Jean_ à un benet, à un mari qui souffre patiemment
les infidélités de sa femme. L’acception de dénigrement attachée à ce
nom, soit seul, soit accompagné d’une épithète, vient sans doute de ce
qu’il a été souvent confondu avec son homonyme _jan_, dont on peut voir
l’explication dans l’article CORNES.

_Faire comme saint Jean, qui donnait le baptême sans l’avoir reçu._

Se mêler d’enseigner ce qu’on n’a pas appris.


=JEAN DE LAGNY.=—_C’est un Jean de Lagny, il n’a pas hâte._

Jean-sans-Peur, duc de Bourgogne, allait à Paris à la tête de ses gens,
lorsqu’il reçut à Châtillon-sur-Seine un ordre du roi qui lui défendait
de poursuivre sa route. Malgré cette défense, il s’avança jusqu’à
Lagny où il séjourna deux mois, pendant lesquels il envoya plusieurs
messages en cour, dans l’espérance d’obtenir ce qu’on lui refusait.
Mais toutes ses démarches ayant été inutiles, il se retira en Flandre.
Les Parisiens se moquèrent de la longue inaction où il était resté et
l’appelèrent _Jean de Lagny qui n’a hâte_, sobriquet passé depuis en
proverbe.


=JEAN DES VIGNES.=

On croit que ce sobriquet proverbial date de la bataille de Maupertuis
ou de Poitiers, dont les suites furent si désastreuses pour notre
nation. Le roi Jean commandait plus de cinquante mille hommes contre
le prince Noir qui n’en avait que quinze mille, retranchés, à la
vérité, dans un poste avantageux, sur un coteau couvert de vignes, et
par conséquent d’un accès très difficile à la cavalerie, qui fesait
alors la principale force des armées. L’ennemi, à la faveur de cette
position, pouvait opposer une résistance vigoureuse; cependant
sa perte n’en était pas moins assurée, parce que les vivres lui
manquaient. Aussi demanda-t-il une capitulation de retraite, pour
laquelle il proposait de payer tous les frais de la guerre, de rendre
toutes ses conquêtes, et de ne plus combattre contre la France pendant
sept ans. Il semblait convenable de rejeter ses offres et d’exiger
qu’il demeurât prisonnier; mais il y avait de la folie à vouloir le
forcer dans ses retranchements, lorsqu’on était certain de l’obliger,
en l’affamant, à se rendre à discrétion sous peu de jours. Tel fut
l’avis des capitaines les plus expérimentés. Le monarque refusa de
l’adopter, en disant que c’était une honte de prétendre vaincre sans
coup férir; et, par une ardeur toujours si naturelle et quelquefois
si funeste aux Français, on brusqua imprudemment l’attaque en lançant
un corps de gendarmerie dans un défilé montant contre les Anglais,
ou plutôt contre les Gascons qui formaient les trois quarts de leurs
troupes. Ce corps, resserré dans un lieu qui ne permettait pas de faire
agir plus de quatre combattants de front, fut culbuté, et sa fuite jeta
le plus grand désordre dans le reste de l’armée, que le prince Noir
fit charger aussitôt avec impétuosité. Les cavaliers français, dont le
plus grand nombre avait reçu l’ordre de se tenir à pied, n’eurent pas
le temps de se remettre sur leurs arçons, et ceux qui purent le faire
se virent entravés dans tous leurs mouvements par les vignes au milieu
desquelles ils étaient placés. Tous les moyens que le désespoir est
capable de suggérer furent en vain employés pour ressaisir l’avantage.
Il resta tout entier aux Anglais, et le roi Jean, fait prisonnier dans
la mêlée, reconnut, malheureusement trop tard, que la bravoure et la
supériorité du nombre ne sont pas toujours des gages assurés du succès
des armes. Son inexpérience pendant cette sanglante journée lui fit
donner le surnom de _Jean des Vignes_, appliqué depuis à tout mal avisé
qui s’enferre lui-même.

_Mariage de Jean des Vignes, tant tenu, tant payé._

C’est ce qu’on appelle, dans le langage de la galanterie, _une
passade_, c’est-à-dire un commerce avec une femme que l’on quitte
aussitôt après qu’on l’a possédée. _Jean des Vignes_ est une altération
de _gens des vignes_, et l’expression rappelle ces unions illicites qui
se forment entre les vendangeurs et les vendangeuses de divers pays, et
qui ne durent que le temps de la vendange.


=JEAN DE WERT.=—_Je m’en moque comme de Jean de Wert._

_Jean de Wert_, fameux général allemand, ainsi nommé du village de
Wert, en Gueldre, lieu de sa naissance, s’était emparé de plusieurs
places de la Picardie, en 1636. Il avait rendu son nom extrêmement
redoutable. Ayant été fait prisonnier deux ans après, avec trois autres
généraux, à la bataille de Rhinfeld, par le duc de Weimar, allié de
la France, il fut envoyé à Paris, où sa défaite fut célébrée dans
une foule de chansons populaires. Alors il ne resta plus de trace
de la terreur qu’il avait inspirée. Les enfants même, dont il était
devenu l’épouvantail comme un autre Croquemitaine, furent tout à fait
rassurés, et de là vient l’expression proverbiale, employée dans le
même sens que _Je m’en moque comme de l’an quarante_, ou _Je m’en moque
comme de Colin-Tampon_.

On trouve dans le _Mercure Galant_ du mois de mai 1702 (page 77) un
article curieux de Mlle L’héritier sur _Jean de Wert_, où il est dit
que le temps de la captivité de ce général fut appelé proverbialement
_le temps de Jean de Wert_.


=JEAN-FARINE.=—_C’est un Jean-Farine._

C’est un niais, un benet. Ce terme populaire est venu des farces
enfarinées, où l’acteur qui fesait le personnage d’un imbécile avait la
figure saupoudrée de farine et le nom de Jean-Farine. C’est ce qu’on a
nommé depuis le Gilles ou le Pierrot.


=JEAN-LORGNE.=—_C’est un Jean-Lorgne._

Un sot, un niais, un badaud.—_Jean-lorgne_, ou _Jan-lorgne_ est une
abréviation de _Jean_, ou _Jan qui lorgne_. On dit aussi faire le
Jan-Lorgne.

  Tandis que, _faisant les Jan-Lorgnes_,
  Nous regardions de tout côté.      (_Voyage de Bréme._)


=JEU.=—_Le jeu ne vaut pas la chandelle._

La chose dont il s’agit ne mérite pas les soins qu’on prend, la peine
qu’on se donne, la dépense qu’on fait. Ce proverbe a été heureusement
appliqué dans la phrase suivante: «Si les astres qui peuplent le
firmament n’étaient destinés qu’à nous égayer la vue, _le jeu ne
vaudrait pas la chandelle_.»

_Être à deux de jeu._

Expression dont on se sert en parlant de deux personnes qui ont, à
l’égard l’une de l’autre, un avantage ou un désavantage égal; de deux
personnes qui se sont rendu réciproquement de mauvais offices, et de
deux personnes qui ont été maltraitées de même dans une affaire. C’est
une métaphore tirée du jeu de paume, où l’on dit que les joueurs sont
_à deux de jeu_, lorsque, dans une partie divisée en huit jeux ou
en six jeux, ils ont pris, chacun sept jeux ou chacun cinq jeux. Il
faut alors que l’un des deux prenne deux jeux de suite pour gagner la
partie, attendu qu’un seul jeu lui donne seulement l’avantage.

_On verra beau jeu si la corde ne rompt._

C’est le mot des danseurs de corde qui promettent de faire voir les
merveilles de leur art aux spectateurs. Il est passé en proverbe pour
signifier qu’une affaire ou une entreprise aura des effets surprenants,
si les moyens qu’on doit employer ne manquent pas.

_Ce sont des jeux de prince._

Il y a une sorte de cruauté qui s’exerce plus de gaieté de cœur que
par vengeance. Elle paraît appartenir au caractère des princes plus
particulièrement qu’à celui des hommes d’une condition inférieure, car
_faire du mal est_, dit-on, _un plaisir de grand seigneur_, et c’est
pour cela qu’on appelle _jeux de prince_ des jeux ou des amusements,
dans lesquels on se met peu en peine du mal qui peut en résulter pour
autrui.

Christine, reine de Suède, assistait, en 1642, à une des séances
de l’Académie française, pendant que cette illustre compagnie
s’assemblait chez le chancelier Séguier, qui avait concouru avec
Richelieu à son établissement, et qui, pour cette raison, en avait été
nommé protecteur. On lui présenta le _Dictionnaire_ qui n’était pas
encore imprimé, et le hasard voulut qu’en l’ouvrant, elle tombât sur
l’expression _jeux de prince, jeux qui ne plaisent qu’à ceux qui les
font_: ce qui lui causa quelque étonnement. Les académiciens, voyant
cela, éprouvèrent de l’embarras, mais la reine ayant souri, ils firent
de même, et l’expression qu’ils étaient peut-être sur le point de
supprimer, fut conservée.


=JEUDI.=—_La semaine des trois jeudis._

On propose quelquefois aux enfants, pour exercer leur intelligence
dans l’étude des usages du globe terrestre, un problème qui consiste
à trouver trois dates différentes et vraies du même temps, comme
trois jeudis dans une semaine, à l’égard de trois personnes dont la
première aurait fait le tour de la terre par l’orient et la seconde par
l’occident, tandis que la troisième n’aurait pas changé de lieu.

Pour résoudre ce problème, il suffit de se rappeler que, la terre étant
ronde, le soleil n’en peut éclairer à la fois toutes les parties, et
que cet astre, dont la marche apparente est d’orient en occident,
parcourant en 24 heures son cercle de 360 degrés, doit se montrer une
heure plus tôt à un pays plus oriental de 15 degrés, deux heures plus
tôt à un pays plus oriental de 30 degrés, et ainsi de suite.

Cela posé, cher lecteur, partons de Paris en idée et faisons le tour
du globe d’un pas égal, vous par l’orient, moi par l’occident. Lorsque
nous aurons parcouru 15 degrés chacun, vous compterez midi et je ne
compterai que dix heures. Il sera midi dans l’endroit où vous vous
trouverez, une heure plus tôt qu’à Paris, et dans celui où je me
trouverai, une heure plus tard qu’à Paris. A 180 degrés, ou 12 fois 15
degrés, vous aurez midi, douze heures avant cette ville, et je l’aurai,
douze heures après elle. Les 360 degrés ou 24 fois 15 degrés achevés,
il y aura donc un jour de gagné de votre côté et un jour de perdu de
mon côté. Si, à notre retour, il est jeudi par rapport à Paris, il
sera vendredi par rapport à vous et mercredi par rapport à moi. Ainsi
l’ami que nous reverrons pourra dire: C’est aujourd’hui jeudi; vous
répondrez: C’était hier; je répliquerai: C’est demain; et ce sera là
justement _la semaine des trois jeudis_, passée en proverbe comme
synonyme de _calendes grecques_, pour désigner une époque chimérique à
laquelle on a coutume de renvoyer, par le temps qui court, les effets
des belles promesses.

Ici se présentent naturellement deux faits historiques qui
paraissent avoir suggéré la première idée de _la semaine des trois
jeudis_.—Lorsque Ferdinand Magellan eut passé, en 1519, le détroit qui
porte son nom, et qu’il fut arrivé aux Indes, il se trouva un jour de
différence entre son calcul et celui des Européens qui avaient fait le
trajet par l’orient, et de part et d’autre on s’accusa de négligence,
car la cause réelle de ce mécompte n’était pas encore connue.—Varenius
rapporte qu’à Maca, ville maritime de la Chine, les Portugais
comptaient habituellement un jour de plus que les Espagnols ne
comptaient aux Philippines, et qu’il était dimanche pour les premiers,
tandis qu’il n’était que samedi pour les seconds, quoiqu’ils fussent
peu éloignés les uns des autres. Cela venait, de ce que les Portugais
avaient fait le voyage par le cap de Bonne-Espérance ou par l’orient,
et les Espagnols par l’occident, c’est-à-dire en partant de l’Amérique
et en traversant la mer du Sud.

Rabelais est, je crois, le premier auteur qui ait parlé de la semaine
_tant renommée par les annales, qu’on nomme la sepmaine des trois
jeudis_. (_Pantagruel_, ch. 1.)

_La semaine des deux jeudis._

Cette expression proverbiale était usitée longtemps avant la
précédente. On prétend que le pape Benoît XII y donna lieu lorsqu’il
fit son entrée à Paris, parce que cette entrée, annoncée pour le jeudi,
fut remise, à cause de la pluie, au vendredi, jour auquel on fit gras
en l’honneur de l’événement, comme si c’eût été un jeudi.

On lit dans les poésies de G. Coquillart, page 219, édition de Paris,
1723:

  La propre veille de Saint-Jhean,
  En la _sepmaine à deux jeudis_,
  Il fut fait et créé notaire
  Au balliage de Pauquaire.


=JEÛNE.=—_Double jeûne, double morceau._

Le vingt-troisième canon du concile d’Elvire avait institué des jeûnes
doubles, c’est-à-dire de deux jours de suite, sans rien manger le
premier de ces deux jours. De là le proverbe, dont le sens moral est
très bien développé dans le passage suivant de Bossuet: «Moins une
chose est permise, plus elle a d’attraits. Le devoir est une espèce
de supplice. Ce qui plaît par raison ne plaît presque pas. Ce qui est
dérobé à la loi nous semble plus doux. Les viandes défendues nous
paraissent plus délicieuses durant le temps de pénitence. La défense
est un nouvel assaisonnement qui en relève le goût.»

Les Basques disent: _Barurac hirur asse_, _le jeûne a trois soûlées_.
Ces trois soûlées sont le souper de la veille, le dîner du jour et le
déjeûner du lendemain.

Notre proverbe se rend encore de cette manière: _Double jeûne, double
collation_.—Le mot _collation_ a une origine curieuse. Formé du latin
_collatio_, conférence, il servit d’abord à désigner un usage pieux
des couvents, qui consistait à lire les conférences des pères de
l’Eglise, _collationes patrum_; et pendant longtemps _faire collation_
ne signifia pas autre chose que vaquer à cet exercice, pour lequel on
se réunissait, vers la fin de la journée, dans le cloître ou dans le
chapitre. J’indique ces localités, parce que le sens de l’expression
resta le même tant qu’elles furent consacrées à la conférence. Le
nouveau sens qu’on y attacha depuis prit naissance au réfectoire,
où les moines jugèrent plus commode de se rassembler, lorsque, sous
prétexte de l’épuisement que pouvait leur causer le travail des
mains qui leur était expressément recommandé, ils eurent obtenu la
permission de prendre un verre d’eau ou de vin, auquel ils ajoutèrent,
bientôt après, un petit morceau de pain, afin que leur santé ne fût
point altérée pour avoir bu sans manger, _frustulum panis ne potus
noceat_, comme dit la règle des chartreux. Ce simple rafraîchissement
des jours de jeûne ayant passé des monastères dans le monde, et
s’étant accru de quelques friandises à mesure qu’on avança l’heure du
dîner[60], finit par devenir beaucoup plus considérable que l’unique
réfection qu’il était autrefois permis de prendre ces jours-là, et
voilà comment l’acception ascétique du mot _collation_ se perdit dans
une acception gastronomique.


=JEUNE.=—_Si jeune savait et vieux pouvait, jamais disette n’y aurait._

Ce proverbe doit être fort ancien dans notre langue. L’abbé Suger
rapporte qu’on entendit souvent Louis VI, sur la fin de sa vie, se
plaindre du malheur de la condition humaine qui réunit rarement _le
savoir et le pouvoir_.

_Ceux à qui Dieu veut du bien meurent jeunes._

Proverbe fondé sur l’opinion des philosophes qui comptaient la mort au
nombre des biens. Il rappelle l’aventure de Cléobis et Biton, jeunes
Argiens, cités par Solon à Crésus comme parfaitement heureux. Revenant
vainqueurs des jeux olympiques, ils arrivèrent chez leur mère Cydippe
au moment où elle devait se rendre, sur un char traîné par des bœufs,
au temple de Junon, dont elle était la prêtresse. L’heure pressait,
et les bœufs n’étaient pas là. Les deux frères s’attelèrent au char
et conduisirent leur mère, qui les bénit et pria Junon d’accorder à
leur piété filiale la récompense qu’elle jugerait la meilleure. Après
la cérémonie, ils soupèrent avec Cydippe, s’endormirent d’un profond
sommeil, et, le lendemain, ils furent trouvés morts dans leur lit.

Ce proverbe est réfuté par un raisonnement de Sapho, qu’Aristote nous a
conservé dans sa _Rhétorique_ (liv. II, ch. 23): _La mort est un mal_,
disait Sapho, _et la preuve que les dieux en ont jugé ainsi, c’est
qu’aucun d’eux n’a encore voulu mourir_.


=JOCRISSE.=—_C’est un jocrisse._

C’est ce qu’on dit d’un benêt qui se laisse mener par sa femme, qui
s’occupe des soins les plus bas du ménage. On sait que la fonction
la plus importante des _jocrisses_ français est de _mener les poules
pisser_; celle des _jocrisses_ grecs et latins était de les traire.
Deux choses que les seuls _jocrisses_ peuvent supposer faisables.


=JOSSE.=—_Vous êtes orfèvre, monsieur Josse._

Ce proverbe, qu’on applique à un homme qui donne un avis intéressé,
est de l’invention de Molière, qui l’a employé dans la 1^re scène du
1^{er} acte de _l’Amour médecin_. C’est la réponse que fait Sganarelle
à l’orfèvre Josse, qui lui conseille d’acheter une belle garniture
de diamants, ou de rubis, ou d’émeraudes, comme le meilleur moyen de
rendre la santé à sa fille malade.


=JOUEUR.=—_De deux regardeurs il y en a toujours un qui devient
joueur._

Il est bien rare qu’on ne devienne pas joueur quand on prend plaisir
à voir jouer. C’est pour n’avoir point su éviter l’occasion de voir
jouer, que des milliers de malheureux, entraînés du spectacle à
l’action, ont perdu leur fortune, leur honneur et quelquefois leur vie.
Le quatrième concile d’Orléans, voulant préserver les ecclésiastiques
de ce danger, leur défendit de voir jouer, sous peine de trois ans
d’interdiction.


=JOUR.=—_Ce qui se fait de nuit paraît au grand jour._

L’origine et l’explication de ce proverbe se trouvent dans ce passage
de l’Évangile selon saint Luc (ch. XII, v. 2 et 3): _Nihil autem
opertum est quod non reveletur, neque absconditum quod non sciatur:
quoniam quæ in tenebris dixistis, in lumine dicentur; et quod in aurem
locuti estis in cubieulo, prædicabitur in tectis_. _Il n’y a rien de
caché qui ne vienne à être découvert, ni rien de secret qui ne vienne
à être connu, car ce que vous avez dit dans les ténèbres sera redit en
plein jour, et ce que vous avez dit à l’oreille dans une chambre sera
prêché sur les toits._

_Les jours se suivent et ne se ressemblent pas._

La vie est un enchaînement de chances opposées. Aujourd’hui bien,
demain mal, et _vice versâ_. Les Grecs exprimaient proverbialement la
même pensée par un vers d’Hésiode, qu’Érasme a traduit ainsi en latin:

 _Ipsa dies quandoque parens, quandoque noverca._ La journée est tantôt
 une bonne mère et tantôt une marâtre.

_Hier, aujourd’hui, demain, sont les trois jours de l’homme._

Proverbe dont on se sert pour exprimer la brièveté de la vie humaine.


=JUBÉ.=—_Faire venir quelqu’un à jubé._

C’est l’obliger à céder, à se soumettre, à dire: _ordonnez_, disposez
de moi comme il vous plaira. _Jube_, impératif du verbe latin _jubeo_,
signifie _ordonnez_.


=JUGEMENT.=—_Beaucoup de mémoire et peu de jugement._

Ce proverbe est dirigé contre les érudits riches du fonds d’autrui
et pauvres de leur propre fonds; mais il ne veut pas dire que la
mémoire soit contraire au jugement, car sans la mémoire le jugement
n’existerait pas, ou du moins il deviendrait inutile; et d’ailleurs
l’expérience prouve que tous les grands esprits ont possédé ces deux
facultés à un degré supérieur. Il signifie simplement que le trop grand
développement de la première nuit au développement de la seconde, que
l’excessive abondance des idées empruntées entraîne la disette des
idées propres, et qu’une science, ainsi composée d’éléments recueillis
de tous côtés et presque toujours disparates, doit produire une sorte
de confusion au milieu de laquelle l’esprit de justesse ne peut guère
se montrer. En effet, nous voyons que ceux qui s’appliquent à cultiver
leur mémoire plutôt qu’à méditer, à penser d’après les autres plutôt
qu’à penser d’après eux-mêmes, perdent en esprit de réflexion ce qu’ils
acquièrent en connaissances, qu’à mesure que leur mémoire s’étend leur
raison se rétrécit. «Le temps qu’on emploie à savoir ce que d’autres
ont pensé, dit J.-J. Rousseau, étant perdu pour apprendre à penser
soi-même, on a plus de lumières acquises et moins de vigueur d’esprit.»

Hobbes disait plaisamment, mais avec assez de raison: «Si j’avais lu
autant qu’un tel, je serais aussi sot que lui.» Or, qu’est-ce qu’un
sot, si ce n’est l’homme qui a beaucoup de mémoire et peu de jugement,
et qui fait briller sa mémoire aux dépens de son jugement?—C’est ce
qu’exprime d’une manière aussi spirituelle qu’originale ce proverbe des
Auvergnats: _Jean a étudié pour être bête_.


=JUMENT.=—_Jamais coup de pied de jument ne fit mal à un cheval._

Un galant homme ne s’offense point de recevoir un coup ou une injure
d’une femme. Les Espagnols disent: _Coces de yegua amores para el
rocin_. _Ruades de jument sont amours pour le roussin._ Les Latins
disaient d’après les Grecs: _Jucunda sunt amicæ dextræ verbera_. _Les
coups d’une main amie sont doux._


=JURER.=—_Jurer sur la parole du maître._

Adopter aveuglément et soutenir les opinions d’un homme à qui l’on a
pour ainsi dire soumis sa raison. L’expression latine jurare in _verba
magistri_, dont la nôtre est la traduction, était venue par imitation
de cette autre _jurare in verba imperatoris_, employée à Rome, dès
les premiers temps de la république, pour désigner le serment que les
soldats fesaient à leur général, sous la dictée de celui-ci, d’exécuter
sans examen tous les ordres qu’il donnerait.


=JUREUR.=—_Jureurs de Bayeux._

On a prétendu que les Normands ne se fesaient aucun scrupule de lever
la main en justice afin de rendre de faux témoignages, qu’ils étaient
toujours prêts à jurer trois fois plutôt qu’une, quand il devait
leur en revenir quelque profit, et qu’ils avaient tous pour devise
ce mot caractéristique de l’un d’eux: _J’en jurerais, mais je ne le
parierais pas_. Mais les Normands de Bayeux ont obtenu le renom
proverbial d’être plus déterminés _jureurs_ que les autres; et il est
probable qu’ils l’ont mérité. Pourtant il n’a pas été dû uniquement à
l’excellence de leur savoir-faire; il est venu surtout de ce que leur
ville était autrefois abondamment pourvue de châsses et de reliques,
sur lesquelles on venait solennellement jurer de tous les lieux de
la Normandie. C’est sur les châsses et les reliques de Bayeux que
Guillaume reçut les serments d’Harold.


=JUSTICE.=—_L’extrême justice est une extrême injure._

«La justice n’est pas toujours inflexible, ne montre pas toujours
un visage sévère. Elle doit être exercée avec quelque tempérament,
et elle-même devient inique et insupportable quand elle use de tous
ses droits. La droite raison, qui est son guide, lui prescrit de se
relâcher quelquefois, et la bonté qui modère sa rigueur extrême est une
de ses parties principales... La justice est établie pour maintenir la
société parmi les hommes. La condition pour conserver parmi nous la
société, c’est de nous supporter mutuellement dans nos défauts... La
faiblesse commune de l’humanité ne nous permet pas de nous traiter les
uns les autres en toute rigueur.» (Bossuet.)

«La justice, dit Montesquieu, consiste à mesurer la peine à la faute,
et _l’extrême justice est une injure_, lorsqu’elle n’a nul égard aux
considérations raisonnables qui doivent tempérer la rigueur de la
loi.»—Notez que cette pensée est la synthèse de toute la doctrine
de cet immortel publiciste sur la composition des lois. Il a posé en
principe que _l’esprit de modération doit être celui du législateur_.

Le proverbe nous est venu des anciens, et il est la traduction
littérale des mots suivants qu’on trouve dans Cicéron: _Summum jus,
summa injuria_.

Le fameux parasite Montmaur fit une application plaisante de ce
texte latin. Un jour qu’il dînait chez le chancelier Séguier, il eut
son habit taché par du _jus_, qu’un domestique y laissa tomber en
desservant, et comme il soupçonnait ce magistrat d’être l’auteur de
cette mauvaise plaisanterie, il dit en le regardant: _Summum jus,
summa injuria_. Jeu de mots fort ingénieux pour ceux qui entendent le
latin.

_On aime la justice dans la maison d’autrui._

  Même aux yeux de l’injuste un injuste est horrible;
  Et tel qui n’admet point la probité chez lui,
  Souvent à la rigueur l’exige chez autrui.      (BOILEAU, sat. XI.)

Nous aimons à trouver la justice chez les autres; car elle est la
meilleure garantie qu’ils puissent nous offrir. Mais la justice a des
droits bien faibles sur nous _dès qu’elle entre en concurrence avec
nous-mêmes_, suivant l’expression de Massillon. La plupart des hommes
voudraient inféoder la justice à leur intérêt, et ils ne savent être
tout-à-fait justes que dans ce qui ne leur profite pas directement. «La
justice n’est chez eux, comme l’a remarqué Vauvenargues, que la crainte
de souffrir l’injustice.»

J.-J. Rousseau a dit sur le même sujet, dans sa _Lettre à d’Alembert_:
«Le cœur de l’homme est naturellement droit sur ce qui ne se rapporte
pas personnellement à lui. Dans les querelles dont nous sommes
spectateurs, nous prenons à l’instant le parti de la justice, et il
n’y a point d’acte de méchanceté qui ne nous donne une très vive
indignation, tant que nous n’en tirons aucun profit; mais quand notre
intérêt s’y mêle, bientôt nos sentiments se corrompent, et c’est alors
seulement que nous préférons le mal qui nous est utile au bien que nous
fait aimer la nature. N’est-ce pas un effet naturel de la constitution
des choses, que le méchant tire un double avantage de son injustice et
de la probité d’autrui? Quel traité plus avantageux pourrait-il faire
que d’obliger le monde entier d’être juste, excepté lui seul, en sorte
que chacun lui rendit fidèlement ce qui lui est dû, et qu’il ne rendît
ce qu’il doit à personne. Il aime la vertu sans doute, mais il l’aime
dans les autres, parce qu’il espère en profiter, et il n’en veut pas
pour lui-même parce qu’elle lui serait coûteuse.»

Toutes ces réflexions expliquent très bien la raison du proverbe: mais
ne peut-on penser pour l’honneur de l’humanité que cette révolte, que
nous éprouvons à l’aspect de l’injustice, ne vient pas seulement de ce
qu’une injustice faite à quelqu’un est une menace faite à tous; qu’elle
a aussi sa cause dans un sentiment plus noble et plus moral?



L


=LABUTTE.=—_Père Labutte._

Ami du vin et du plaisir, qui satisfait ses goûts en cachette, afin que
rien ne vienne troubler ses jouissances.

Le père Labutte est un religieux mendiant dont le nom a été popularisé
par une vieille chanson. Sterne a parlé de ce personnage imaginaire
dans la phrase suivante qui justifie et complète l’explication que je
donne: «Le père Labutte qu’on a tant chanté, qui boit quand personne ne
le voit, et qui a bu sans que personne l’ait vu; le père Labutte est
bien connu même de qui ne l’a pas vu, et l’on se représente aisément sa
figure... l’imagination supplée à sa présence.»

Les Italiens disent: _Fra Gaudentio_, _frère Gaudence_.


=LAGNY.=—_Il a été à Lagny, il sait combien vaut l’orge._

Ce dicton s’applique à un homme qui s’est attiré quelque mauvais
traitement par ses indiscrètes plaisanteries.

Le duc de Lorges, assiégeant la ville de Lagny, était l’objet des
railleries des assiégés qui, se croyant assez forts pour lui résister,
fesaient beaucoup de quolibets sur son nom. Il jura de s’en venger en
s’écriant: _Je leur apprendrai combien vaut Lorges_. Aussitôt qu’il les
eut réduits par la force des armes, il leur fit essuyer toutes sortes
d’affronts dont le souvenir leur devint si odieux, dans la suite,
qu’il suffisait de prononcer le mot _orge_ pour les mettre en fureur.
Si quelque étranger commettait cette imprudence, ils le saisissaient
sur-le-champ et le plongeaient dans une fontaine, en expiation de
l’insulte qu’ils prétendaient en avoir reçue. De là le dicton et le jeu
de société en dialogue, _combien vaut l’orge_.


=LAINE.=—_Se laisser manger la laine sur le dos._

Souffrir tout, ne pas savoir se défendre, comme les brebis qui
souffrent patiemment que les corbeaux se fixent sur leur dos et leur
arrachent la laine.


=LAMBIN.=—_C’est un Lambin._

Denys Lambin, professeur au collége de France, vers le milieu du XVI^e
siècle, donna plusieurs commentaires sur Plaute, Lucrèce, Cicéron,
Horace, etc., dans lesquels on trouva une érudition vaste, mais
fastidieuse par la prolixité des remarques, et ce fut par allusion à
ce défaut que s’introduisirent les expressions proverbiales _c’est
un Lambin, il ne fait que lambiner_, dont on se sert en parlant de
quelqu’un qui met beaucoup de lenteur dans ce qu’il fait, qui n’en
finit pas.


=LAME.=—_La lame use le fourreau._

La vivacité de l’esprit use le corps.—«Ce proverbe, dit M. de Bonald,
exprime une vérité certaine en physiologie, autant qu’en morale; et je
crois que la première cause et la plus active de la dissolution, tantôt
plus prompte, tantôt plus lente de nos organes, est leur faiblesse
relativement à la force de la volonté et à l’exigence continuelle de ce
maître impérieux. De là ces désirs qui nous tourmentent, ces efforts
qui nous consument, ces chimères de plaisirs ou de travaux qui font le
malheur des méchants et souvent le désespoir des gens de bien, et cette
lutte éternelle de l’homme intérieur contre l’homme extérieur, rebelle
par impuissance aux volontés de l’ame, et dont la force apparente,
comparée à celle de l’ame, n’est jamais qu’une faiblesse réelle.»


=LANCE.=—_Rompre une lance ou des lances._

La lance était l’arme principale dont les chevaliers se servaient.
Ils fesaient _assaut de lances_ dans les tournois, et souvent ils en
brisaient plusieurs en se chargeant l’un l’autre vigoureusement. De
là les expressions, autrefois employées au propre et maintenant au
figuré, _rompre une lance_ ou _des lances avec quelqu’un_, c’est-à-dire
se mesurer avec lui à quelque exercice, à quelque jeu d’adresse, lui
disputer un avantage, une supériorité, et _rompre une lance_ ou _des
lances pour quelqu’un_, c’est-à-dire prendre son parti, le défendre
contre ceux qui l’attaquent.

_Baisser la lance devant quelqu’un._

C’est lui céder, reconnaître sa supériorité, car le chevalier baissait
sa lance en présence d’un autre chevalier à qui il voulait rendre
hommage ou contre qui il n’osait se mesurer. On dit aussi _baisser la
lance_ pour fléchir, mollir, se relâcher. Mais il ne faut pas confondre
cette expression avec cette autre, _baisser les lances_, qui, dans nos
anciens auteurs, signifie engager le combat, parce que les champions
couraient l’un sur l’autre, lances baissées.

_Venir ou s’en retourner à beau pied sans lance._

C’est-à-dire à pied, en mauvais équipage, comme le chevalier qui avait
été démonté et avait eu sa lance brisée dans le combat.


=LANGUE.=—_La langue va où la dent fait mal._

On disait autrefois: _Où deult la dent_. _Deult_ est la troisième
personne du présent de l’indicatif du vieux verbe _douloir_, dérivé du
latin _dolere_.—Ce proverbe signifie qu’on parle volontiers de ses
peines.

_Les dents sont bonnes contre la langue._

Proverbe cité dans le _Lexique de l’ancienne langue britannique_, par
Boxhomius: _Da daint rhag rafod_. Il s’explique très bien par cet
autre: _Il vaut mieux se mordre la langue avant de parler qu’après
avoir parlé_.—Les Arabes disent: _La bouche est la prison de la
langue_.

_Il vaut mieux glisser du pied que de la langue._

Ce proverbe est pris du latin: _Satius est equo labi quàm linguà_.
Il nous enseigne que les paroles indiscrètes peuvent attirer les
plus grands maux sur leur auteur.—_Lapsus falsæ linguæ quasi qui in
pavimentum cadens_ (Eccles., c. XX, v 20). La chute de celui qui pèche
par sa langue _est comme une chute sur le pavé_.

_La langue est le témoin le plus faux du cœur._

On connaît le mot attribué à un diplomate célèbre de notre siècle, le
prince de Talleyrand: _La parole nous a été donnée pour déguiser notre
pensée_.

_Tirer la langue._

C’est faire une grimace en montrant la langue.

«L’abbé de Canaye avait fait une petite satire bien amère et bien
gaie des petits dialogues de son ami Rémond de Saint-Marc. Celui-ci,
qui ignorait que l’abbé fût l’auteur de la satire, se plaignait, en
sa présence, de cette malice à une de leurs communes amies, M^{me}
Geoffrin. Pendant ce temps, l’ami, placé derrière lui et en face de la
dame, s’avouait auteur de la satire et se moquait de son ami en tirant
la langue. Les uns disaient que ce procédé de l’abbé était malhonnête,
d’autres n’y voyaient qu’une espiéglerie. Cette question de morale
fut portée au tribunal de l’érudit abbé Fénel, dont on ne put jamais
obtenir d’autre décision, sinon que c’était un usage chez les anciens
Gaulois de _tirer la langue_.» (Diderot.)

Cet usage est constaté par un fait historique. Le Gaulois tué par
Manlius Torquatus fut représenté _tirant la langue_, et Marius fit
ciseler sur son bouclier cette image, qui était devenue populaire à
Rome.

_C’est une langue de la Pentecôte._

Une langue qui n’épargne personne. C’est comme si l’on disait une
langue de feu. L’allusion n’a pas besoin d’être expliquée; car personne
ne peut ignorer que le Saint-Esprit descendit en langues de feu sur
les disciples de Jésus-Christ, le jour de la Pentecôte.—On dit aussi
d’un homme qui exprime sa façon de penser avec une rude franchise,
qui ne garde pas de ménagement pour les opinions des autres, et qui
trouve toute vérité bonne à dire: _C’est un échappé de la Pentecôte_.
Autre allusion, aussi claire que la précédente, à la conduite des
Apôtres qui, après avoir reçu le Saint-Esprit, le jour de la Pentecôte,
allèrent en tous lieux pour y prêcher l’Évangile, opposé aux idées
reçues alors, sans être arrêtés par la crainte des persécutions.


=LANGUEYER.=—_Pour savoir le secret d’un maître, il faut langueyer les
valets._

C’est-à-dire, il faut faire parler les valets, parce qu’il est
difficile qu’un maître ait quelque chose de caché pour ses valets.
Quand les croisés voulurent élire le premier roi de Jérusalem, ils
_langueyèrent les valets_ de chaque prétendant, et, après cette
enquête, ils nommèrent Godefroy de Bouillon que le témoignage de ses
serviteurs leur fit regarder comme le plus digne de la couronne.—Le
verbe _langueyer_ n’est plus usité que dans ce proverbe, et c’est
dommage, car il faut recourir à une périphrase pour en exprimer la
signification.


=LANTERNE.=—_Prendre des vessies pour des lanternes._

Les Italiens disent: _Prendere lucciole per lanterne_. _Prendre les
vers luisants pour des lanternes._

Martial a fait une épigramme, qui est la 62^e de son XIV^e livre et
est intitulée: _Lanterna ex vesicâ_, _la lanterne de vessie_. Il y fait
parler ainsi cette lanterne:

  _Cornea si non sum, numquid sum fuscior? aut me
  Vesicam contra qui venit esse putat?_

 Pour n’être pas de corne en suis-je moins brillante? Et celui qui
 vient vers moi me prend-il pour une vessie?

Si le proverbe ne vient pas de là, j’avoue que j’ignore absolument sa
route. Cependant _prendre des vessies pour des lanternes_, c’est se
tromper lourdement, d’après le sens du proverbe; tandis que, d’après
le sens de l’épigramme, il y aurait erreur de ne pas prendre la vessie
pour une lanterne.

Ce proverbe a fourni au marquis de Bièvre un de ses plus jolis
calembourgs. Un jour qu’on parlait dans une société du chirurgien
Daran, inventeur des sondes en gomme élastique dites bougies, qu’on
introduit dans le canal de l’urètre, une dame lui demanda: Quel est
donc ce Daran dont il est si souvent question?—Madame, répond-il,
c’est un homme qui _prend des vessies pour des lanternes_.


=LARIGOT.=—_Boire à tire larigot._

Boire excessivement et à longs traits.—Quelques étymologistes, entre
autres l’abbé Morellet, font venir larigot de λάρυγγος, génitif d’un
mot grec qui signifie larynx, et ils disent que _boire à tire larigot_
signifie proprement boire de manière à tirer, à distendre le larynx ou
le gosier. J’aime mieux l’étymologie imaginée par Rabelais, qui raconte
que cette expression naquit parmi les soldats de Clovis, après la
victoire que ce monarque remporta à Vouillé sur Alaric II. Les Francs,
pour se réjouir de la défaite et de la mort du prince ennemi, buvaient,
dit-il, en s’écriant: _Je bé à ti, ré Alaric Goth_ (_Je bois à toi, roi
Alaric Goth_). Cette étymologie est au moins amusante.

En voici une autre, qu’on regarde généralement comme vraie. Il y avait
autrefois à Rouen une grosse cloche appelée _la Rigault_, du nom de
l’archevêque Odo Rigault, qui la fit faire à ses frais, et la baptisa
lui-même en 1282. Elle avait un son argentin et tellement agréable
que le prélat ne pouvait se lasser de l’entendre. Pour se procurer
souvent ce plaisir, il payait généreusement les sonneurs, et ceux-ci
dépensaient l’argent au cabaret, où ils buvaient copieusement, soit
pour prendre des forces afin de mieux sonner, soit pour se délasser de
la fatigue qu’ils avaient eue à sonner, et ils appelaient cela _boire
en tire la Rigault_ ou _à tire la Rigault_.

On trouve souvent le mot _Larigot_ employé pour désigner un fifre, une
flûte, chez nos vieux auteurs, notamment chez Ronsard, qui a dit dans
son églogue intitulée _les Pasteurs_:

                                        Margot
  Qui fait danser ses bœufs au son du _Larigot_.

Il est plus naturel de dériver la locution de ce mot. Ainsi, _boire à
tire larigot_, c’est boire comme un joueur de fifre ou de flûte, ou
comme un musicien; ce que le peuple appelle _flûter_, _chalumeller_.


=LARME.=—_Rien ne sèche plus vite que les larmes._

Proverbe dont la phrase suivante de Quinte-Curce offre à la fois
l’application et l’explication. _Qui multùm in suorum misericordiam
ponunt, ignorant quàm celeriter lacrymæ inarescant._ _Qui compte
beaucoup sur la commisération des siens, ignore combien les larmes
sèchent vite._—Cicéron a cité plusieurs fois ce proverbe pour rappeler
que l’orateur ne doit pas trop chercher à émouvoir la compassion, et il
en a attribué l’invention au rhéteur Apollonius: «Les esprits une fois
émus, gardez-vous d’être prolixes dans vos plaintes; car, ainsi que l’a
dit le rhéteur Apollonius, _rien ne sèche plus vite que les larmes_.
_Lacrymà nihil citiùs inarescit._» (_Traité de l’Invent_., liv. I, ch.
55.)


=LARRON.=—_Bien est larron qui larron emble._

Proverbe maritime, qui se dit quand un corsaire en dépouille un autre.
_Embler_ est un verbe qui signifie faire un vol avec violence ou
par surprise. Quelques étymologistes le dérivent du grec ἐμϐάλλειν
(_emballein_), mettre la main sur. Quelques autres le tirent du latin
_involare_, formé de _vola_, paume de la main, et employé pour dire:
prendre ou retenir dans la paume de la main.

_Embler_ se trouve dans le _Roman de la Rose_, dans les _Ordonnances_
de saint Louis, et dans les _Commandements de Dieu_ en vieux français,
qui disent: _L’avoir d’autrui tu n’embleras_. Saint-Simon s’en est
servi en parlant des ministres Colbert et Louvois, qu’il accuse d’avoir
toujours tendu _à embler la besogne d’autrui_.

Du verbe _embler_, qui n’est plus guère usité que dans le proverbe, est
venue l’expression adverbiale _d’emblée_, c’est-à-dire tout d’un coup,
du premier effort.

_S’entendre comme larrons en foire._

Expression très usitée, en parlant des personnes qui sont
d’intelligence pour faire quelque chose de blâmable.—_Les coquins se
devinent_, suivant l’expression de Duclos, et l’association est bientôt
faite entre eux. Aristote (_Morale_, VI, 1) cite le proverbe suivant,
que les Grecs employaient dans le même sens: _Le larron connaît le
larron, comme le loup connaît le loup_.

On trouve dans la 1^{re} prophétie de Nahum: _Spinæ se invicem
complectuntur_. _Les ronces se tiennent entrelacées._


=LATIN.=—_Perdre son latin à une chose._

Y travailler en vain; y perdre son temps et sa peine. Cette expression
est née dans le temps où les plaidoyers se fesaient en latin, où
_parler latin_ était le nec plus ultra de la science. On dit d’une
chose très difficile à faire: _Le diable y perdrait son latin_. Les
Italiens emploient dans un sens analogue, mais un peu ironique, ce
proverbe très curieux: _Cimabue non lo farebbe, lui che avrebbe dipinto
una corregia nell’acqua_. _Cimabué ne le ferait pas, lui qui eût peint
un gros pet dans l’eau._


=LÉGAT.=—_Être plus occupé que le légat._

Le chancelier Duprat, cardinal et légat _à latere_, fut accablé
d’affaires. Les événements multipliés qui eurent lieu dans l’État
et dans l’Église sous son ministère, l’établissement du concordat
désapprouvé par l’université, par le parlement et par le clergé, les
nouveautés que Luther et ses disciples introduisirent dans la religion,
la vénalité des charges judiciaires, la captivité de François I^{er},
le sac de Rome, la détention du pape Clément VIII, l’augmentation des
impôts, le schisme d’Angleterre, beaucoup d’autres choses enfin dont il
se mêla et dont il eût mieux valu qu’il ne se mêlât point, donnèrent
naissance à l’expression proverbiale _être plus occupé que le légat_,
pour marquer la situation d’un homme qui est surchargé de besogne et
qui ne sait où donner de la tête.


=LÉSINE.=—_Compagnon de la lésine._

Cette dénomination, qu’on applique à un homme d’une avarice sordide et
raffinée, est venue d’un ouvrage curieux, composé en italien par un
nommé Vialardi, vers la fin du xvi^e siècle, et traduit en français
par un anonyme, en 1604. Cet ouvrage est intitulé: _Della famosissima
compagnia della lesina_, etc. _De la très fameuse compagnie de la
lésine_, etc. Le but assigné à cette compagnie est l’épargne la plus
sordide. Tous les membres ont des noms et des emplois conformes à leur
institut, et ils sont obligés par leurs statuts de pousser la lésine au
plus haut point de raffinement, par exemple: de porter la même chemise
aussi longtemps que l’empereur Auguste était à recevoir des nouvelles
d’Égypte, c’est-à-dire quarante-cinq jours; de se couper les ongles
des pieds jusqu’à la chair vive, de peur qu’ils ne percent les bas de
chausse et les escarpins; de ne pas jeter de sable sur les lettres
fraîchement écrites, afin d’en diminuer le port, et autres pratiques
semblables, auxquelles on pourrait ajouter celle de ne pas mettre de
points sur les i, pour épargner l’encre.


=LESSIVE.=—_Faire une lessive._

Cette expression fait allusion à la lessive hermétique: elle fut
originairement usitée en parlant des alchimistes ruinés à la recherche
de la pierre philosophale, qu’ils prétendaient se procurer au moyen de
cette lessive; elle s’appliqua ensuite aux malheureuses victimes de la
passion du jeu, autre espèce d’alchimie qui conduit aussi à la misère
en promettant des monts d’or, et l’application fut très naturelle,
non seulement en raison de l’analogie que je viens de signaler, mais
parce que les cartes à jouer étaient regardées par les adeptes comme
un emblème des opérations du grand-œuvre, ce qui probablement les fit
consacrer à l’usage de dire la bonne fortune.

Les vers latins suivants expliquent assez bien comment se fesait la
lessive des alchimistes.

  _Calcinat in cinerem res ignis quaslibet; inde_
    _Junctus aquæ cinis est nobile lixivium:_
  _Lixivium bene concoclum sal fiet, at hic sal,_
    _Si dissolvatur, mox oleasus erit._
  _Hoc oleum arcanâ si consolidabitur arte,_
    _Laudatus sophies nascitur inde lapis._

Le feu réduit tout en cendres; les cendres mêlées avec de l’eau font
une lessive excellente. Cette lessive bien cuite produit un sel qui
se change en huile en se dissolvant, et cette huile rendue solide par
les procédés mystérieux de la science hermétique, devient la pierre
philosophale si renommée.

_A laver la tête d’un Maure, on perd sa lessive._

C’est-à-dire qu’on se donne des soins et des peines inutiles pour
faire comprendre à un homme quelque chose qui passe sa portée, ou pour
corriger un homme incorrigible.—Ce proverbe existait chez les Grecs
et chez les Latins. Il est venu d’une fable d’Esope, où il est parlé
d’un maître qui fesait laver continuellement la figure d’un esclave
éthiopien pour lui rendre le teint clair.

Diogène réprimandait un jour un méchant. Que faites-vous là? lui
demanda quelqu’un.—Vous le voyez bien, répondit le philosophe, _je
lave la tête d’un Éthiopien, afin de le rendre blanc_.

On dit aussi: _A laver la tête d’un âne, on perd sa lessive_.
«L’instruction ne porte de fruit qu’autant que la nature la seconde.
Quand même on mènerait l’âne du Christ à la Mecque, de retour il serait
toujours un âne.» (Saady.)


=LETTRE.=—_La lettre tue, et l’esprit vivifie._

C’est l’axiome théologique, _littera occidit, spiritus autem
vivificat_. Il signifie qu’il ne faut pas, dans l’interprétation d’une
loi, d’un précepte, s’attacher servilement au sens littéral des mots,
mais chercher à saisir la pensée raisonnable, l’intention véritable
cachée sous ces mots. Les théologiens turcs distinguent, comme les
théologiens chrétiens, le sens positif et le sens allégorique, et ils
disent proverbialement que _le Coran porte tantôt une face de bête, et
tantôt une face d’homme_, pour signifier la lettre et l’esprit.

Notre proverbe s’emploie aussi en parlant des traductions trop serviles
qu’on veut blâmer.


=LIÈVRE.=—_Quand on mange du lièvre, on est beau sept jours de suite._

Pline le naturaliste rapporte ce proverbe, _mis en vogue_, dit-il, _par
un jeu frivole, mais cependant fondé sur quelque raison, puisqu’il est
consacré par une opinion générale_. _Frivolo quodam joco, cui tamen
debeat subesse causa in tantâ persuasione._

Le _jeu frivole_ consiste dans le rapprochement des mots _lepus,
leporis_ (lièvre), et _lepos, leporis_ (grâce, agrément). La raison est
peut-être dans la superstition qui avait consacré le lièvre à l’amour.

Martial a fait de ce proverbe le fondement de l’épigramme 30 de son
livre III:

  _Si quando leporem mittis mihi, Gellia, dicis:_
    _Formosus septem, Marce, diebus eris._
  _Si non derides, si verum, lux mea, narras,_
    _Edisti nunquam, Gellia, tu leporem._

    Isabeau, lundi m’envoyastes
    Un lièvre et un propos nouveau;
    Car d’en manger vous me priastes,
    En me voulant mettre au cerveau
    Que par sept jours je serais beau.
    Resvez-vous? avez-vous la fièvre?
    Si cela est vray, Isabeau,
    Vous ne mangeastes jamais lièvre.

  (CL. MAROT.)

_Avoir une mémoire de lièvre, qui se perd en courant._

C’est avoir une très mauvaise mémoire, oublier très promptement.—On
disait autrefois _mémoire de connil_ (de lapin). L’explication que
Laurent Joubert, dans ses _Erreurs populaires_, a donnée de cette
dernière expression convient également à la première. «Le _connil_,
dit-il, a la mémoire si courte que, ne se souvenant pas du danger qu’il
vient de courir, il retourne à son gîte, d’où on l’a fait lever peu
auparavant, et c’est pourquoi on tient pour suspect le cerveau de cet
animal, parce qu’il a la mémoire, qui consiste au cerveau, extrêmement
courte.»

_Il ne faut pas courir deux lièvres à la fois._

Il ne faut pas poursuivre deux affaires à la fois. _Qui court deux
lièvres à la fois n’en prend aucun_, dit un autre proverbe.

_Si les lièvres avaient des fusils, on n’en tuerait pas tant._

Proverbe usité parmi les chasseurs, pour dire que l’assurance et la
hardiesse à la chasse, et par extension dans certaines affaires, en
font principalement le succès.


=LIMOGES.=—_Convoi de Limoges._

Cette expression, dont on se sert pour désigner des politesses
cérémonieuses, des révérences sans fin, rappelle un ancien usage
d’après lequel une personne qui avait reçu une visite accompagnait le
visiteur jusque dans la rue, quelquefois même jusque chez lui, et
en était accompagnée à son tour, quand elle revenait sur ses pas; de
sorte que c’était toujours à recommencer. Cet usage, qui a introduit
dans notre langue le verbe _reconduire_ et le substantif _reconduite_,
improprement employés aujourd’hui pour _conduire_ et _conduite_, fut
nommé _convoi de Limoges_, soit parce qu’il était né dans cette ville,
soit parce qu’il y était plus observé qu’ailleurs.


=LIMONADIER.=—_Limonadier de la passion._

On appelle ainsi le vinaigrier, et par extension tout mauvais
limonadier. Cette expression populaire fait allusion au vinaigre que
les Juifs donnèrent à boire à Jésus-Christ pendant sa passion.


=LINCEUL.=—_Le plus riche en mourant n’emporte qu’un linceul._

Ce proverbe, très ancien dans notre langue, a été employé par le
troubadour Pons de Capdueil:

  Alexandres qui tot le mon avia
  Ne portet ren mas un drap solamen.

_Alexandre qui avait le monde entier, n’emporta qu’un linceul._

On lit dans une épigramme de Lucien: «Je suis arrivé nu sur la terre;
je m’en irai nu dans son sein. A quoi bon me tourmenter inutilement?»

La même pensée se trouve dans les paroles suivantes de l’Ecclésiaste
(ch. V, v. 14): «Comme l’homme est sorti nu du sein de sa mère, il
y retournera de même les mains vides, et sans rien emporter de son
travail.»

Job avait dit (ch. XXXI) avant Lucien et l’Ecclésiaste: «Je suis sorti
nu du sein de ma mère; je rentrerai dans le sein de la terre tout nu.»

Saladin, à l’époque de sa mort, arrivée le 4 mars 1193, voulut
qu’au lieu du drapeau élevé devant sa porte, on déployât le drap
mortuaire dans lequel il devait être enseveli, et qu’un héraut criât:
«Voilà tout ce que Saladin, vainqueur de l’Orient, emporte de ses
conquêtes.»—C’était le proverbe mis en en action d’une manière
sublime.


=LION.=—_A l’ongle on connaît le lion._

_Ex ungue leonem._ Il suffit d’un seul trait pour faire connaître un
homme d’un grand talent ou d’un grand caractère.

Ce proverbe, d’origine grecque, est venu de ce que le sculpteur
Phidias, ayant à représenter un lion, en conçut la forme et la grandeur
par l’inspection d’un seul de ses ongles, sans avoir jamais eu sous les
yeux cet animal.

_Il faut coudre la peau du renard à celle du lion._

On attribue l’invention de ce proverbe à Lysandre, fameux général
lacédémonien, dont la politique ne connaissait que deux principes,
la force et la perfidie, et dont la maxime favorite était qu’on doit
tromper les enfants avec des osselets et les hommes avec des parjures.
Un jour qu’on lui reprochait d’employer des ruses indignes d’un homme
tel que lui, qui se glorifiait de descendre d’Hercule. _Il faut_,
répondit-il en faisant allusion au lion de Némée, _coudre la peau du
renard où manque celle du lion_.—Pindare avait dit avant Lysandre:
Celui qui veut triompher d’un obstacle doit s’armer de la force du lion
et de la prudence du serpent.

_Habillé comme un gardeur de lions._

Cela se dit d’un homme qui ne change presque jamais d’habit, parce
qu’un gardeur de lions est toujours vêtu de la même manière, afin que
ces animaux redoutables le reconnaissent mieux.


=LISIÈRE.=—_La lisière est pire que le drap._

Les gens qui habitent la frontière d’un pays valent moins que ceux
qui en habitent l’intérieur. Les Italiens disent: _Quei de’confini
sono ladri o assassini_. _Les gens des confins sont larrons ou
assassins._ En effet, les vols et les meurtres paraissent avoir été
toujours plus fréquents dans ces localités que dans les autres, à
cause de la facilité laissée à ceux qui les commettent de s’enfuir à
l’étranger.—Notre proverbe ne s’applique guère qu’en plaisantant, et
pour répondre à quelqu’un qui rejette la solidarité des défauts imputés
aux habitants de certaines provinces, attendu qu’il n’est pas leur
compatriote, comme on le pense, mais seulement leur voisin.


=LIT.=—_Comme on fait son lit on se couche._

C’est-à-dire que le bien ou le mal que l’homme éprouve est généralement
le résultat de la conduite qu’il tient, des bonnes ou mauvaises mesures
qu’il prend. Il peut se rendre heureux par un sage emploi des facultés
que Dieu lui a départies; son bonheur dépend de lui; il doit le trouver
dans l’accomplissement de ses devoirs. S’il est malheureux, ce n’est
guère que par sa faute. Ce qu’il appelle son malheur n’est le plus
souvent que l’expiation nécessaire de ses erreurs ou de ses sottises,
et il ne souffre de vrais maux que ceux qu’il se fait lui-même. Tout
ce qu’on a dit de plus philosophique sur la nécessité de vivre comme
on voudrait avoir vécu, de n’imputer l’amertume de ses regrets qu’à
l’intempérance de ses désirs, de chercher sa félicité au dedans de soi
et son bien-être dans une vie laborieuse et bien réglée, tout cela
est rappelé par ce proverbe si vulgaire, _Comme on fait son lit on se
couche_.


=LITANIES.=—_Tourner du côté des litanies._

Donner dans la dévotion.—Je rapporterai ici l’origine des litanies,
qui est assez curieuse. Les Romains, à l’avénement d’un empereur,
étaient dans l’usage de faire certaines acclamations, dans lesquelles
ils énuméraient les secours qu’ils attendaient de lui. Ils s’écriaient,
par exemple: _Ut salvi simus, Jupiter optime maxime, serva nobis
imperatorem_; et quelques historiens ont pris soin de nous instruire
que cette formule fut employée, à diverses reprises, par les sénateurs
et par le peuple, dans le temple de la Concorde, où Pertinax reçut
la pourpre. Cet usage des acclamations fut adopté par les premiers
chrétiens, qui l’introduisirent même dans leurs synodes, malgré
l’opposition de plusieurs Pères de l’église, auxquels il paraissait un
peu trop profane, et il donna naissance aux litanies.


=LIVRE.=—_Un grand livre est un grand mal._

Mot du poète grec Callimaque, bibliothécaire d’Alexandrie, qui disait
aussi: _Un petit livre vaut mieux qu’un gros, parce qu’il contient
moins de sottises._ Les deux propositions sont vraies en général,
et elles s’expliquent très bien par ces pensées extraites de J.-J.
Rousseau: «L’abus des livres tue la science. Croyant savoir ce qu’on a
lu, on se croit dispensé de l’apprendre. Trop de lecture ne sert qu’à
faire de présomptueux ignorants.... Tant de livres nous font négliger
le livre du monde, ou, si nous y lisons encore, chacun s’en tient
à son feuillet.—Celui qui aime la paix ne doit point recourir aux
livres; c’est le moyen de ne rien finir. Les livres sont des sources de
disputes intarissables...; les subtilités s’y multiplient; on y veut
tout expliquer, tout décider, tout entendre. Incessamment la doctrine
se raffine et la morale dépérit toujours plus.—J’ai cherché la vérité
dans les livres, je n’y ai trouvé que le mensonge et l’erreur. J’ai
consulté les auteurs, je n’ai trouvé que des charlatans qui se font un
jeu de tromper les hommes, sans autre loi que leur intérêt, sans autre
dieu que leur réputation.—Professeurs de mensonge, c’est pour abuser
le peuple que vous feignez de l’instruire, et, comme ces brigands qui
mettent des fanaux sur des écueils, vous l’éclairez pour le perdre.»

_Je crains l’homme d’un seul livre._

_Timeo virum unius libri._ Parce que l’homme qui s’est bien nourri de
la lecture d’un seul livre, qui en possède bien toutes les parties, qui
en a bien fécondé, bien développé toutes les idées par ses méditations,
est un adversaire redoutable pour ceux qui voudraient argumenter avec
lui sur les matières explicitement ou implicitement contenues dans ce
livre qu’on suppose bon.

Il n’y a presque pas d’effets que ne puisse produire, presque pas
d’obstacles que ne puisse surmonter le génie d’un homme, soit dans
la vie active, soit dans la vie spéculative, quand il l’applique
invariablement à un seul objet. Diderot a dit: «L’homme qui est tout à
son métier, s’il a du génie, devient un prodige; et, s’il n’en a point,
il s’élève par une application constante au-dessus de la médiocrité.
Heureuse la société où chacun serait à sa chose, et ne serait qu’à sa
chose! Celui qui disperse ses regards sur tout, ne voit rien ou voit
mal.» (Sat. 1^{re}, _sur les caractères_.)

_J’y brûlerai mes livres._

Je mettrai tout en œuvre pour le succès de cette affaire.

Cette façon de parler, dit l’abbé Morellet, est une allusion à la folie
d’un certain alchimiste qui, cherchant la pierre philosophale, après
s’être ruiné en charbon, et n’ayant plus que le dernier coup de feu à
donner pour obtenir le grand-œuvre, emploie à chauffer son fourneau
jusqu’à ses livres, dont il ne doit plus avoir besoin.


=LOI.=—_Si veut le roi, si veut la loi._

Lorsque l’abolition du combat judiciaire eut rendu la connaissance
et par conséquent l’étude des lois indispensable, les seigneurs,
jusqu’alors juges dans leurs terres, désertèrent les tribunaux, et
l’administration de la justice devint le partage des hommes de loi.
Voilà l’origine de notre magistrature, et cette grande innovation ne
remonte pas plus haut que les dernières années du XIII^e siècle. A
cette époque, l’esprit de Grégoire VII animait encore ses successeurs,
et les hauts barons s’agitaient pour reconquérir ce qu’ils avaient
perdu sous les derniers règnes. A peine établi, le parlement lève sur
toutes les classes de la société le glaive de la justice, en frappe
indistinctement tout ce qui se montre hostile envers la couronne, et
force l’épée des barons et la crosse des évêques à s’incliner devant la
majesté du trône. Bientôt il ne reste en France qu’une seule autorité,
l’autorité du roi, et le droit public des Français se concentre dans la
maxime: _Si veut le roi, si veut la loi._

Loisel a interprété d’une manière constitutionnelle cette maxime de
l’ancienne jurisprudence, en disant qu’elle signifie que le roi ne
peut vouloir que ce que veut la loi; mais pour qu’elle présentât un
pareil sens, il faudrait qu’elle eût ses deux termes déplacés, et que
le conséquent fût l’antécédent: _Si veut la loi, si veut le roi_,
signifierait le régime de la légalité; _si veut le roi, si veut la
loi_, signifie le régime du bon plaisir.


=LONGIS.=—_C’est un Saint-Longis._

C’est-à-dire une homme plein de lenteur dans tout ce qu’il fait. Saint
Longis, dont le nom seul a donné lieu à cette façon de parler, est le
soldat qui perça d’un coup de lance le flanc droit du Sauveur crucifié,
comme le disent les deux vers suivants, extraits d’une vie manuscrite
de Jésus-Christ, et cités dans le glossaire de Carpentier.

  Longis le coté droit ouvri
  Et sang et aigue s’en issi.

La tradition rapporte que ce soldat, s’étant fait chrétien, fut
martyrisé à Césarée, en Cappadoce.


=LORIOT.=—_Compère Loriot._

Petit aposthème qui se forme au bord de la paupière et qui s’appelle
ordinairement orgeolet ou orgelet, à cause de sa ressemblance avec
un grain d’orge. Ce nom très singulier de _Compère Loriot_ est venu
d’une vieille opinion dont il est parlé dans l’_Histoire naturelle_
de Pline (liv. XXX, ch. XI), et dans les _Symposiaques_ de Plutarque
(liv. V, quest. VII). Ces deux auteurs ont prétendu que le regard du
loriot est salutaire aux personnes attaquées de la jaunisse, attendu
que cet oiseau a la propriété d’attirer et de recevoir par les yeux
l’humeur bilieuse dont l’épanchement cause cette maladie. Or, comme une
telle opinion a été fort accréditée autrefois en France, et comme on
a cru aussi que l’orgeolet provenait de quelque émanation morbifique
reçue par l’organe de la vue, on a été amené de là, par une transition
naturelle, à la dénomination de _Compère Loriot_, employée d’abord pour
désigner le malade et appliquée depuis au mal.


=LORRAIN.=—_Lorrain vilain, traître à Dieu et au prochain._

On prétend que ce dicton a été imaginé du temps de la ligue, par
les partisans des Valois, contre les Guises, princes de la maison
de Lorraine, qui voulaient usurper le trône, et qu’il ne concerne
pas les Lorrains à qui on l’applique abusivement. Il est bien vrai
qu’il fut très usité en ce temps, mais on peut croire qu’il existait
antérieurement, et qu’il avait été fait pour les Lorrains en général,
puisque d’autres dictons fort anciens leur reprochent de semblables
défauts.


=LOUER.=—_Il ne faut pas louer un homme avant sa mort._

Parce qu’un homme, tant qu’il vit, est sujet à démentir les éloges dont
il peut avoir été l’objet.—Ce proverbe est pris du passage suivant
de l’_Ecclésiastique_ (ch. XI, v 30): _Ante mortem ne laudes hominem
quemquam, quoniam in filiis suis agnoscitur vir_. _Ne louez aucun homme
avant sa mort, car on connaît un homme par les enfants qu’il laisse
après lui._

Le havamal des Scandinaves dit: _Louez la beauté du jour quand il est
fini_.

Vauvenargues pense que le proverbe _Il ne faut pas louer un homme avant
sa mort_, a été inventé par l’envie et a été adopté trop légèrement
par les philosophes. Au contraire, dit-il, c’est pendant leur vie que
les hommes doivent être loués, lorsqu’ils ont mérité de l’être: c’est
pendant que la jalousie et la calomnie, animées contre leur vertu ou
leurs talents, s’efforcent de les dégrader, qu’il faut oser leur rendre
témoignage. Ce sont les critiques injustes qu’il faut craindre de
hasarder, et non les louanges sincères.

Socrate voulait qu’on donnât des louanges aux hommes de bien, comme de
l’encens aux dieux.

_Qui se loue s’emboue._

_Laus propria sordet._ _La propre louange pue._

Ce proverbe est du moyen-âge. Les anciens ne connaissaient pas la
modestie, dans le sens que nous attachons à ce mot. Ils pensaient que
chacun avait droit de se louer soi-même, personne ne pouvant mieux
savoir que lui comment il voulait être loué, et que la voix qu’il se
donnait était une voix de plus, et une voix qui comptait. Les hommes
les plus célèbres de Rome se conformaient volontiers à ce principe.
Cicéron mandait à Atticus: «Vous avez reçu l’histoire de mon consulat
que j’ai écrite en grec; quand j’aurai achevé la même histoire en
latin, je vous l’enverrai, et je vous en promets une troisième en
vers, afin de faire mon panégyrique de toutes les manières possibles.
Pourquoi attendrais-je que les autres me louent, puisque je m’en
acquitte si bien moi-même?»

Ce franc amour-propre des anciens ne valait-il pas mieux que cette
fausse modestie des modernes, qui a été si bien nommée par Labruyère,
le dernier raffinement de la vanité.


=LOUP.=—_Avoir vu le loup._

Cette expression s’applique à un homme, pour signifier qu’il a vu
le monde, qu’il est aguerri et expérimenté; mais elle s’applique à
une femme pour lui reprocher une conduite déréglée. Dans ce dernier
cas, c’est comme si l’on disait: cette femme est une _louve_;
dénomination qu’on donnait autrefois aux prostituées, afin de les
rendre odieuses par une comparaison convenable à leur vie brutale.
On lit dans l’_Amphithéâtre sanglant_ par P. C., évêque de Bellay:
«Ces malheureuses _louves_ (c’est-à-dire ces femmes débauchées) sont
toujours prêtes à la curée et souffrent une faim canine de la chair
humaine.» Les Latins employaient le mot _lupa_, _louve_, dans la même
acception, comme on peut le voir dans le discours de Cicéron _pro
Milone_. Acca Laurentia, qui allaita Romulus et Rémus, avait reçu cette
qualification de ses voisins, à cause de la voracité de son appétit
charnel. _Lupanar_ signifiait lieu de prostitution.

_Savoir la patenôtre du loup._

Lorsqu’on veut faire entendre à quelqu’un qui fait des menaces qu’on
saura bien l’empêcher de les effectuer, on dit qu’on _sait la patenôtre
du loup_, par allusion à une prière ainsi nommée à laquelle la
superstition du moyen-âge attribuait la vertu d’éloigner les loups des
bergeries. Voici cette singulière oraison telle que le curé Thiers l’a
rapportée: «Au nom du Père + du Fils + et du Saint-Esprit +. Loups et
louves, je vous conjure et charme: je vous conjure au nom de la très
sainte et sur-sainte, comme Notre-Dame fut enceinte, que vous n’ayez à
prendre ni écarter aucune des bêtes de mon troupeau, soit agneaux, soit
brebis, soit moutons (on nomme les bestiaux que l’on veut préserver
des loups), ni à leur faire aucun mal.» (_Traité des superstitions_,
liv. VI, ch. 2.)

On croit encore à l’efficacité de la _patenôtre du loup_ dans plusieurs
hameaux du département de l’Aveyron, et il y a de prétendus sorciers
appelés _louvetiers_ qui, fesant métier de la dire, jouissent d’un
grand crédit auprès de certains métayers.

_Enfant de loup, qui n’a jamais vu son père._

Lorsque les louves sont en chaleur, dit Buffon, ce qui arrive en
hiver, plusieurs mâles suivent la même femelle et cet attroupement est
sanguinaire, car ils se la disputent cruellement. Ils grondent, ils
frémissent, ils se battent, ils se déchirent, et il arrive presque
toujours qu’ils mettent en pièces celui qu’elle a préféré. De là cette
expression proverbiale par laquelle on désigne un bâtard.

_Quand on parle du loup on en voit la queue._

Proverbe dont on fait l’application, lorsqu’il survient une personne
au moment où l’on parle d’elle. Cette personne est probablement
assimilée au loup, parce que sa présence inattendue déconcerte et fait
taire, de même que l’apparition subite du loup produit un étonnement
et une crainte qui coupent d’abord la parole. Mais pourquoi est-il
question de la _queue_ du loup, au lieu de la tête qui semblerait plus
convenablement rappelée? C’est peut-être parce que cet animal, qui
aperçoit ordinairement l’homme avant d’en être aperçu, se détourne
rapidement pour s’enfuir, et ne se laisse voir que par derrière, et
peut-être aussi parce que le mot _queue_ forme une assonance, une sorte
de rime, avec le mot _leu_ (loup), qui figura primitivement dans le
proverbe.

Les Latins disaient: _Lupus est in fabulâ_. _Le loup est dans le
discours._ Ce qui doit être fondé sur la même raison que le proverbe
français. Cependant il y a des parémiographes qui prétendent que _lupus
in fabulâ_ signifie proprement _le loup dans la comédie_, et fait
allusion à une antique tradition romaine qui rapporte qu’un jour où
l’on représentait, en plein air, sur le bord du Tibre, une pièce de
théâtre, dans laquelle il s’agissait de Romulus et de Rémus allaités
par une louve, on vit paraître un loup qui étonna comme un prodige,
les spectateurs interdits. Mais ce fait est évidemment apocriphe, et
ce qui prouve que _fabula_ doit se traduire ici par _discours_, et non
par _comédie_, c’est qu’on trouve dans Plaute et dans d’autres auteurs:
_Lupus est in sermone_.

Le peuple parisien n’emploie guère que dans une acception de blâme le
proverbe _Quand on parle du loup on en voit la queue_. Toutes les fois
qu’il veut montrer de la politesse ou s’exprimer dans un sens d’éloge,
il ne manque pas d’y substituer une de ces phrases poétiques: _Quand on
parle du soleil on en voit les rayons_.—_Quand on parle de la rose on
en voit le bouton._

_A chair de loup dent de chien._

Proverbe qui s’applique dans le même sens que: _A rude âne rude
ânier_.—_A méchant méchant et demi._ Les Danois disent très
originalement: _Dur contre dur, s’écriait le diable en opposant son
derrière au tonnerre_.

_Il faut hurler avec les loups._

Il faut s’accommoder aux mœurs, aux manières des gens avec lesquels
on vit, avec lesquels on se trouve lié, quoiqu’on ne les approuve
point.—Ce proverbe correspond au proverbe latin qu’on trouve dans les
_Bacchides_ de Plaute (act. IV, vers 10): _Versipellem frugi convenit
esse hominem pectus cui sapit_. _Il convient qu’un homme sage et
avisé change quelquefois de peau_; mot à mot, devienne _versipellis_.
Les Latins entendaient par _versipellis_ le loup-garou, c’est-à-dire
l’homme à qui la superstition populaire attribue le pouvoir de se
transformer en loup, et de revenir ensuite à sa première forme. Ainsi
quand on dit: _Il faut hurler avec les loups_, c’est à peu près comme
si l’on disait: _Il faut savoir se faire loup-garou_.


=LOYER.=—_Qui sert et ne persert, son loyer perd._

Ce proverbe est le même que celui-ci: _Qui sert et ne continue, sa
récompense est perdue_. L’un et l’autre sont fondés sur une ancienne
coutume d’après laquelle les domestiques qui s’étaient loués pour un
temps n’avaient droit à aucune partie de leurs gages, s’ils venaient
à quitter leur service avant l’expiration du temps convenu. Leur sens
moral est qu’on n’obtient rien sans la persévérance.


=LUCE.=—_A la Sainte-Luce, les jours croissent du saut d’une puce._

L’année solaire se compose de 365 jours et 6 heures moins 11 minutes.
Dans la correction faite au calendrier, sous Jules César, on négligea
de tenir compte de ces onze minutes qui, étant employées de trop, tous
les ans, avaient formé dix jours[61], vers la fin du seizième siècle.
Comme il en résultait, dans l’office ecclésiastique un dérangement qui,
croissant toujours, aurait fini par dérouter tous les calculs, le pape
Grégoire XIII ordonna de passer du 5 octobre au 15 du même mois, en
supprimant ces dix jours dans l’année 1582, qui n’en eut ainsi que 355,
ce qui la fit surnommer _la petite année_. Avant cette suppression, par
laquelle l’année civile fut mise en harmonie avec l’année solaire, les
jours diminuaient jusqu’au onze décembre, dont la nuit était la plus
longue de toutes, comme l’atteste cette épigramme d’Owen:

  _Nupsisti undecimo cur, Pontiliana, decembris?
  —Nulla magis nox est longa diesque brevis._

Pourquoi, Pontiliana, vous êtes-vous mariée le onze décembre?—C’est
qu’il n’y a pas de nuit plus longue, ni de jour plus court.

Par conséquent les jours recommençaient à augmenter le treize décembre,
qui correspondait alors, comme le vingt-trois aujourd’hui, au lendemain
du solstice d’hiver, et c’est même ce qui avait fait choisir le treize
pour l’anniversaire de la fête de sainte Luce, à cause de l’analogie
de ce nom avec le mot latin _lux_, lumière. Ainsi le proverbe, qui
est faux maintenant, était vrai autrefois, et le poète Passerat avait
raison de dire:

  Heureux jour de Sainte-Luce,
  Qui croît du saut d’une puce,
  Raccourcissant les ennuis
  Qu’apportent les longues nuits.


=LUNE.=—_Aboyer à la lune._

Crier contre une personne à qui on ne peut nuire, faire des menaces
impuissantes. Métaphore prise des chiens qui, d’après une opinion
populaire, aboient contre la lune dont l’éclat les blesse. _Quo plus
lucet luna, magis latrat molossus._ _Plus la lune brille, plus le mâtin
aboie._

_La lune n’a rien à craindre des loups._

C’est aussi une opinion populaire que les loups ne peuvent souffrir
la clarté de la lune, et qu’ils poussent des hurlements à sa vue. De
là le proverbe traduit du latin, _luna tuta à lupis_, pour marquer
l’impuissance des critiques et des envieux contre un mérite supérieur.
Ce proverbe, dans le moyen-âge, s’appliquait particulièrement aux
impies vainement déchaînés contre l’Église, dont la lune est le symbole
mystérieux.

_Poltron comme la lune._

C’est sans doute parce qu’elle se cache derrière les nuages que la lune
est devenue le type de la poltronnerie. Mais si elle se cache, du moins
elle n’a jamais reculé, et le soleil ne peut en dire autant. Toutefois
il faut avouer que, depuis sa reculade, il s’est tenu constamment
immobile à son poste.

_Changeant comme la lune._

Je n’ai pas besoin de faire sentir la justesse de cette comparaison. Il
me suffira de citer l’apologue suivant, rapporté par Plutarque, dans
_le Banquet des sept sages_ (ch. XLII): «La lune, un jour, pria sa
mère de lui faire un manteau qui allât juste à sa taille. Eh! comment
le pourrais-je, répondit la mère, puisque tu changes de taille toutes
les semaines?»—Ce joli apologue sera certainement plus agréable aux
lecteurs qu’un commentaire, et il leur donnera en même temps l’origine
de cette autre expression proverbiale: _Cela lui va comme un manteau à
la lune_, c’est-à-dire cela ne lui va pas du tout.

_Faire un trou à la lune._

C’est manquer à ses engagements, faire faillite.—D’où vient donc
cette expression qui paraît déraisonnable? Car si l’effet qu’elle
signale était produit par chaque faillite, le disque de la lune devrait
nous apparaître comme une écumoire. Je crois qu’elle ne désigne pas
le satellite de la terre, mais certain corps opaque qu’on appelle
_la lune de Landernau_, et qu’elle est tout simplement une variante
comique de cette autre expression, _facere bombum_ (_faire un pet_),
employée pour dire, faire banqueroute. Si une telle explication, que
je regarde comme la plus probable, n’était pas admise, je proposerais
la suivante: autrefois le terme des contrats et des paiements était
ordinairement fixé à la lune qui précède et détermine la fête de
Pâques, avec laquelle commençait l’année, sous la troisième race de
nos rois, jusqu’au règne de Charles IX. C’est pourquoi les débiteurs
qui ne payaient pas plus à l’échéance de la pleine lune que s’il
n’eût pas été pleine lune, ou qui déclinaient cette échéance par une
banqueroute, furent supposés _faire une brèche_ ou un _trou à la
lune_; et cette locution figurée fut bientôt dans toutes les bouches,
parce qu’elle joignait à la singularité le mérite de rappeler un
proverbe des anciens, qui disaient d’un homme ingénieux à chercher des
expédients dilatoires, lorsqu’il devait accomplir ses promesses ou
acquitter ses dettes: _Laconicas lunas causatur_. _Il allègue les lunes
lacédémoniennes._

Ce proverbe des _lunes lacédémoniennes_ était venu de ce que la
mauvaise foi des Lacédémoniens envers les autres peuples, prenait
souvent pour prétexte un conseil donné par Lycurgue, de n’entreprendre
aucune expédition militaire ni aucune affaire importante, tant que la
lune n’était pas dans son plein.

_La lune annonce par sa pâleur la pluie, par sa rougeur le vent, et par
sa blancheur la sérénité._

_Pallida luna pluit, rubicunda flat, alba serenat._

Ce proverbe est fondé sur l’expérience, et il est d’une vérité
incontestable. Mais de ce que la lune, à ses différentes phases,
indique des changements de temps, il ne faut pas conclure qu’elle les
produise. Malgré l’opinion généralement répandue dans les campagnes
à ce sujet, il n’y a point de raisons pour affirmer l’influence de la
lune sur les vicissitudes de l’atmosphère, et il y en a beaucoup, au
contraire, pour la révoquer en doute, tant qu’on n’aura pas prouvé par
une longue suite d’observations que ces vicissitudes se distribuent
avec précision sur les époques des points lunaires, conformément à leur
nature et à celle de ces points. Que devient d’ailleurs l’influence de
la lune dans les climats où le temps reste constamment le même pendant
plusieurs mois?

_La lune de miel._

Le premier mois du mariage, où tout est douceur pour les époux.
Expression prise de ce proverbe arabe: _La première lune après le
mariage est de miel, et celles qui la suivent sont d’absinthe_.


=LUNEL.=—_Il est de Lunel._

Il est timbré, il est fou. Ancien dicton, rapporté par Le Duchat, et
moins usité aujourd’hui que cet autre qui a la même signification:
_Il a une chambre à Lunel_. Ces dictons n’ont pas d’autre fondement,
sans doute, qu’une mauvaise allusion de _Lunel à la lune_, qui,
d’après l’opinion populaire, exerce une malicieuse influence sur le
cerveau et détermine les accès des maniaques, nommés pour cette raison
_lunatiques_.


=LUNETTES.=—_Bonjour, lunettes; adieu, fillettes._

C’est-à-dire qu’il faut quitter l’amour, quand on commence à prendre
les lunettes; ce qui arrive malheureusement à une époque de la vie où
notre cœur est souvent en meilleur état que nos yeux, et où nous sommes
d’autant plus à plaindre, qu’en amour tout nous abandonne, sans que
nous voulions rien abandonner.

On dit aussi: _Les lunettes sont des quittances d’amour_.


=LURON.=—_C’est un luron._

«Ce mot très caractéristique, très populaire, sans être trop trivial,
et que Désaugiers, toujours si correct, a souvent employé dans ses
jolies chansons, ne se trouve dans aucun dictionnaire. Il y a plus:
on ne lui connaît aucune analogie immédiate, et la lettrine _lur_, qui
exprime une des racines les plus gracieuses et les plus fluides que
puisse articuler la voix humaine, est tout à fait inusitée chez nous
comme initiale. Je ne serais pas éloigné de croire que _luron_ est
fait de ce mimologisme commun du chant et de la danse, de ce _trala
deri dera_, qui supplée aux paroles, et quelquefois à la musique dans
les fêtes joyeuses du peuple, et qui a fourni aux vieux chansonniers,
entre autres gais refrains, _luron_, _lurette_ et _lalure_. Un luron
ne demande qu’à chanter et à danser. _Ma lurette_ est devenu, dans
ce sens, un nom de femme. Dans le langage grivois, on appelle une
fille de mœurs suspectes, une _landarirette_, une _luronne_. Ménage
n’aurait pas manqué de tirer _luron_ de l’italien _lurcone_, un homme
de plaisir, un voluptueux, un gourmand. S’il n’avait pas l’origine que
je lui attribue, je le chercherais plus volontiers dans les langues
du nord. C’est à elles que nous devons son complément _godelureau_,
littéralement un _bon lureau_, ou un _bon luron_. Nous avons conservé
cette dernière expression en adoptant l’autre.» (M. Ch. Nodier.)


=LUSTUCRU.=—_C’est un lustucru._

Terme burlesque qui est formé des mots l’_eusses tu cru_, et qui
s’emploie pour suppléer à un nom qu’on a oublié, quand on ne veut
marquer aucune considération pour la personne qui porte ce nom. Le Roux
dit qu’on traite de _lustucru_ un benet, un sot, un mari trompé.

Le mot _lustucru_ a été usité au féminin, si l’on en juge par un poème
burlesque, intitulé _le Mariage de Lustucru_, et terminé par ces deux
vers:

  Et le pauvre _Lustucru_
  Trouve enfin sa _lustucrue_.


=LYNX.=—_Avoir des yeux de lynx._

Au propre, c’est avoir la vue fort bonne; au figuré, c’est pénétrer les
pensées, les secrets, les desseins des autres.—Cette expression nous
est venue des anciens, qui attribuaient au lynx, animal dont les yeux
sont très perçants, la faculté merveilleuse de voir à travers les murs.



M


=MAÇON.=—_J’aimerais mieux servir les maçons que de..._

On lit dans le _Blason des faulces amours_, par Guillaume Alexis:

  _Mieux vaudrait servir les maçons_
  Que d’avoir au cœur tels glaçons.

Cette locution proverbiale a son équivalent dans cette autre:
_J’aimerais mieux être aux galères_. Elle fait allusion à la peine
qu’on infligeait autrefois à certains hommes repris de justice, en
les condamnant à _servir les maçons_. Œxmelin parle d’un chef de
flibustiers qui, sommé par les Espagnols de se rendre, ne le fit
qu’après avoir reçu l’assurance qu’on lui donnerait quartier à lui
et aux siens, et qu’on ne leur ferait porter ni pierre ni chaux; car
c’est ainsi, ajoute cet auteur, que les Espagnols en usent, lorsqu’ils
prennent ces sortes de gens. Ils les tiennent deux ou trois ans dans
des forteresses qu’ils bâtissent, et les emploient _au service des
maçons_.

Cette punition, qui a été l’origine des travaux forcés, est de toute
antiquité. On sait que les Juifs, en Égypte, furent condamnés à élever
les pyramides, et les Pélasges de l’Attique, à construire l’Acropolis.

Vers la fin du XII^e siècle, on disait, en Languedoc, _j’aimerais mieux
être prêtre_, dans le même sens que _j’aimerais mieux être maçon_.
C’est qu’alors le clergé de ce pays était dépossédé de ses biens et
abreuvé d’humiliations par la secte albigeoise, qui fut persécutrice
avant d’être persécutée. _Sicut dicitur mallem esse judæus, sic
dicebatur mallem esse capellanus quam hoc vel illud facere._ (Guillelm
de Podio Laur. In _prologo_ ap. scr. fr. XIX, 194.)


=MAGNIFICAT.=—_Il ne faut pas chanter le magnificat à matines._

Saint Césaire, évêque d’Arles, dressant une règle monastique, vers
l’an 506, prescrivit aux moines de chanter à l’office du matin le
_magnificat_, qui n’avait pas été encore introduit dans les offices de
l’Église latine. Mais, dans la suite, ce cantique fut exclusivement
consacré aux vêpres et au salut; et de là vint le proverbe dont le sens
moral est, qu’il ne faut pas se glorifier avant le temps.

_Corriger le magnificat._

Le _magnificat_, que Tillemont appelle _la gloire des humbles et la
confusion des superbes_, a toujours été considéré, sous le rapport
littéraire, comme une composition d’une grande beauté, et c’est à cause
de cela qu’on a dit _corriger le magnificat_, pour signifier, faire des
critiques sans fondement, faire des corrections là où il n’y a pas lieu
d’en faire.

On dit aussi _corriger le magnificat à matines_, afin de faire
ressortir doublement l’absurdité des critiques et des corrections.


=MAILLE.=—_N’avoir ni sou ni maille._

C’est être extrêmement pauvre.—La maille était une petite pièce de
monnaie qui ne valait que la moitié d’un denier.—On disait autrefois
dans le même sens, _n’avoir de mannoie ni ronde, ni carrée_, parce que
la maille, au lieu d’être ronde comme les autres monnaies, avait une
forme carrée.

_Avoir maille à partir avec quelqu’un._

Au propre, c’est avoir une maille à partager (_partir_, dérivé du latin
_partiri_, signifiait autrefois partager); au figuré, c’est avoir
quelque différend, parce qu’il n’appartient qu’à des gens tracassiers
et chicaneurs de vouloir partager une aussi petite pièce de monnaie que
la maille.


=MAIN.=—_Une main lave l’autre._

Ce proverbe qui était usité chez les Grecs et chez les Latins,
signifie, dans un sens général, qu’on doit se rendre des services
réciproques; mais il s’emploie dans un sens particulier, en parlant de
deux compères également suspects qui se blanchissent l’un l’autre des
torts qu’on peut leur imputer, ou qui cherchent à faire ressortir les
qualités l’un de l’autre. On dit de même, dans les deux sens énoncés:
_Un barbier rase l’autre_. Ce qui s’entend aussi des secours mutuels
que se prêtent les gens d’une même profession.

_La bonne main._

M. Ch. Nodier, dans sa _Linguistique_, dit que la main a été l’étalon
primitif de tous les calculs de l’homme, et que, déployée à l’intérieur
sous ses yeux, elle lui a enseigné le calcul duodécimal dans les douze
phalanges des quatre doigts articulés verticalement à la paume. Après
cela, le savant philologue ajoute en note cette explication curieuse:
«Le pouce représentait l’appoint du quarteron. En transigeant de
moitié, le commerce avait fini par faire remise du treizième, et le
treizième c’est le pouce. Voilà pourquoi on appelle encore _la bonne
main_ cette surérogation de bénéfice qui complète et parfait les
marchés, parce que la main y était tout entière. Il nous reste une
singulière tradition de cet usage dans la langue populaire, où le pouce
signifie toujours un surcroît, une augmentation indéterminée. Elle doit
avoir la cinquantaine _et le pouce_. Il a tiré dix mille francs de ce
marché _et le pouce_. Je conviens que cette autorité est bien triviale,
et cette induction bien tardive; mais il n’est jamais trop tard pour
dire ce qui n’a jamais été dit.»

_Jouer à la main chaude._

Ce jeu, que tout le monde connaît, est une allusion à la terrible
épreuve judiciaire dans laquelle la main d’un homme assassiné était
apportée au tribunal, afin que chacun vint attester qu’il était
innocent du meurtre, en jurant sur cette main chaude encore, à laquelle
une croyance superstitieuse attribuait le pouvoir de dénoncer le
meurtrier par une espèce de frémissement ou de crispation qu’elle
devait éprouver sous son contact.

_Jeux de main, jeux de vilain._

Les jeux de main ne conviennent qu’à des gens mal élevés, et, suivant
une observation proverbiale, _ils engendrent souvent des querelles_.

_Se laver les mains d’une chose._

Cette expression, dont on se sert pour signifier qu’on ne prend
aucune part à une chose, et qu’on ne veut pas être responsable des
suites qu’elle peut avoir, est une allusion à l’usage symbolique qui
consistait à se laver les mains en présence du peuple, pour témoigner
qu’on était innocent d’un crime. _Lavavi manus meas inter innocentes_,
dit le _Psalmiste_ (Ps. LXXII, v. 13). _J’ai lavé mes mains parmi les
innocents._ Pilate pratiqua cette ancienne coutume devant les Juifs,
et protesta qu’il n’était pas complice de l’injustice qu’ils allaient
consommer en crucifiant Jésus-Christ.


=MAITRE.=—_Passer quelqu’un maître._

Ne pas l’attendre pour dîner.—Le compagnon qui, après avoir fait son
chef-d’œuvre, était jugé digne de recevoir la maitrise, donnait à ceux
qui devaient la lui conférer, un repas qui commençait presque toujours
sans lui, soit que le soin du service l’empêchât de prendre place à
table en même temps qu’eux, soit que l’étiquette ne le lui permit pas.

_C’est un petit-maître._

Expression qu’on applique à un jeune homme qui se fait remarquer par
une élégance recherchée dans sa parure, par des manières libres et
un ton avantageux auprès des femmes.—Elle fut introduite, dit-on, à
l’époque où le duc de Mazarin fut nommé grand-maître de l’artillerie.
C’était l’homme le plus galant de son siècle. A peine avait-il quitté
ses drapeaux, qu’il venait déposer ses lauriers et son cœur aux pieds
des belles. Ses officiers s’efforçaient de copier toutes ses manières,
mais ce n’était que des minauderies en comparaison, et par comparaison
on les appella _petits-maîtres_.—Suivant une autre opinion, cette
dénomination fut imaginée, sous la régence d’Anne d’Autriche, pour
désigner le prince de Condé, le prince de Conti, le duc de Longueville,
le duc de Beaufort et quelques autres jeunes seigneurs qui prétendaient
enlever l’autorité au cardinal de Mazarin, faire la loi en matière de
politique, comme ils la fesaient en matière de modes, en un mot, être
les maîtres. On sait que cette prétention fit naître la guerre de la
Fronde.


=MAL.=—_Le mal retourne à celui qui le fait._

Dieu prend la protection des faibles, il fait réagir contre les
méchants les maux qu’ils font aux hommes.—_In insidiis suis capientur
iniqui._ _Les méchants seront pris dans leurs propres piéges._
(Salomon, Prov., ch. XI, v. 6.)

_Ne nous plaignons pas du mal, il vient de Dieu._

Supportons sans nous plaindre les afflictions que Dieu nous
envoie.—Proverbe tiré de l’_Ecclésiastique_, ch. xi, v. 14: _Bona et
mala... à Deo sunt_: les biens et les maux... viennent de Dieu.

Dieu est l’auteur du mal qui punit, mais non de celui qui souille, dit
saint Thomas. Ainsi le mal qu’il envoie ne peut être qu’un remède ou
une expiation des fautes des hommes. Double raison pour le supporter
patiemment.


=MALENCONTRE.=—_Qui se soucie, malencontre lui vient._

Le souci ne sert qu’à rendre plus malheureux celui qui s’y livre. Il
lui crée de nouveaux maux, dit le _Hava-mal des Scandinaves_.

L’imagination maîtrisée par le souci devient le plus cruel instrument
de nos peines. Toujours ingénieuse à nous tourmenter, elle nous fait
parcourir tous les maux, les uns après les autres, pour faire notre
supplice de tous. La réalité porte sa mesure avec elle, dit Sénèque,
mais un malheur vague ouvre un champ sans limites aux égarements de la
peur. Sachons donc raisonner nos craintes. Les maux que nous redoutons
comme imminents ne viendront peut-être point; du moins ils ne sont pas
encore venus. Ils ont beau être vraisemblables; ils ne sont pas vrais
pour cela. Mais en les supposant même inévitables, pourquoi les sentir
d’avance? Nous serons à temps de souffrir quand ils arriveront: en
attendant espérons mieux.

Il est parfois bon, dans ce monde, de faire comme Figaro qui se
pressait de rire dans la crainte de pleurer.


=MALHEUR.=—_A quelque chose malheur est bon._

Pour signifier que quelquefois une infortune nous procure des avantages
que nous n’aurions pas eus sans elle.

Ce proverbe est susceptible d’une très grande extension, et peut
s’appliquer moralement dans tous les cas où le malheur a quelque
influence salutaire.

Les Livres saints ont appelé le malheur un trésor de la miséricorde
céleste, parce que le malheur ramène l’homme à la religion.—Les
Égyptiens avaient sur ce sujet une allégorie sublime, dans laquelle ils
représentaient Mercure arrachant les nerfs de Typhon pour en faire les
cordes de la lyre divine. Typhon était, au rapport de Plutarque (_de
Iside et Osiride_, 53, 54), l’emblème du mal temporel, et Mercure était
la raison même qui fait tourner ce mal au profit de la piété.

Sénèque, dans le quatrième chapitre de son _Traité de la Providence_,
s’est appliqué à prouver que c’est pour l’avantage des hommes vertueux
que Dieu les tient dans les afflictions.

 La vertu s’affermit sous les coups du malheur.

On lit parmi les adages des Pères de l’Église: _Qui non erit Jacob,
non erit Israel_. _Il faut être Jacob pour devenir Israël._—Jacob eut
à supporter de longues et rudes épreuves en Mésopotamie, chez Laban
son beau-père, et lorsqu’il retourna dans la maison paternelle, il
rencontra un ange sous une forme humaine, avec qui il lutta, ne voulant
pas le laisser partir sans avoir reçu sa bénédiction. Il sortit boiteux
de la lutte; mais il y mérita, par ses efforts victorieux, la faveur
qu’il désirait, et il reçut de l’ange le surnom d’Israël, qui signifie
_fort contre le Seigneur_. Tu ne seras plus appelé Jacob, lui dit cet
ange, mais Israël, parce que tu as eu la supériorité en luttant avec
l’Élohim (avec Dieu ou plutôt avec les vicissitudes venant de Dieu)[62].

Les anciens disaient: _Que je te plains, ô toi qui fus toujours
heureux!_ Ils consacraient les lieux où la foudre était tombée, pour
faire honorer jusqu’aux moindres vestiges du courroux du ciel et des
adversités qu’il envoie. Ils déploraient un bonheur constant. Ils
craignaient qu’il n’irritât les furies, et ils cherchaient à l’expier
par quelque infortune volontaire. L’heureux Polycrate jetait à la mer
son anneau le plus précieux, et Philippe, au comble de la prospérité,
proférait cette prière: «O Jupiter, mêle quelque mal à mes biens!»

Le malheur est la meilleure école des souverains: il faut un bûcher à
Crésus pour que ce roi de Lydie se reconnaisse et s’écrie: O Solon!
Solon!

Le malheur est le père de la compassion. Didon qui avait été
malheureuse, accueillait avec empressement les Troyens malheureux, et
le vers que Virgile a mis dans sa bouche est devenu la devise des ames
sensibles.

  _Non ignara mali miseris succurrere disco._
  Malheureuse, j’appris à plaindre le malheur.      (DELILLE.)

Ce sentiment a été exprimé chez tous les peuples par une foule de
comparaisons proverbiales, telles que celle-ci:—C’est du raisin foulé
sous le pressoir que jaillit la douce liqueur qui réjouit le cœur de
l’homme.—La myrrhe ne distille que par les incisions faites à l’arbre
qui la produit, etc.

M. de Chateaubriand a fait dire au père Aubry: Si le ciel t’éprouve
aujourd’hui, c’est pour te rendre plus compatissant aux maux des
autres. Le cœur, ô Chactas, est comme ces sortes d’arbres qui ne
donnent leur baume pour guérir les blessures, qu’après avoir été
blessés eux-mêmes.»

Le malheur développe l’intelligence. _Vexatio dat intellectum_ (Isaïe,
ch. 28). L’infortune souvent éveille le génie. _Ingenium mala sæpe
movent_ (Ovide).

«C’est dans une ame froissée par la douleur que naissent les grandes
pensées... De la contradiction naît l’énergie de l’ame. Elle a des
forces en réserve pour le malheur. Le génie, sans l’aide des peines,
est un roi sans sujets. Le même feu qui le consume le fait briller...
L’adversité concentre l’ame au milieu de ses facultés et, à chaque
instant, augmente leur ressort. Les génies qui ont fait le plus de
bruit dans le monde, ont marché au milieu des contradictions.» (L’abbé
de Besplas, _Essai sur l’éloquence de la chaire_.)

Celui qui n’a pas été malheureux, que sait-il? dit un sage d’Orient.

Le chancelier Bacon a comparé les hommes de bien à ces précieux
aromates qui exhalent les parfums les plus délicieux quand ils sont
broyés.

On avait dit avant Bacon, que le malheur produit sur l’ame vertueuse le
même effet que le feu sur l’encens.

Nos pères avaient ce proverbe: _Plus le safran est foulé, mieux il
fleurit_. Ce qui était fondé sur l’usage de fouler le terrain où
l’on avait semé les oignons du safran, conformément à un précepte de
Pline-le-Naturaliste auquel les agriculteurs modernes ne se conforment
pas.

_Le malheur se plaît à la surprise._

Le malheur fond souvent sur l’homme qui ne s’y attend pas, et il
s’approche rarement de celui qui est préparé à le recevoir. D’où il
faut conclure que le malheur est toujours pour les imprévoyants. Le
cardinal de Richelieu prétendait qu’imprévoyant et infortuné étaient
synonymes, attendu qu’on ne pouvait guère être l’un sans l’autre.


=MANCEAU.=—_Un Manceau vaut un Normand et demi._

Les Manceaux ont la réputation d’être fort enclins à la chicane, et de
porter encore plus loin que les Normands les défauts attribués à ces
derniers. C’est probablement de là qu’est venu le proverbe. Cependant
quelques auteurs prétendent qu’il a dû son origine à un combat dans
lequel les Manceaux battirent complétementles Normands plus nombreux
qu’eux d’un tiers, et quelques autres assurent qu’il fait allusion
à une ancienne monnaie du Maine, dont la valeur surpassait celle de
la monnaie de Normandie. _Le denier manceau valait un denier et demi
normand._


=MANCHE.=—_C’est une autre paire de manches._

C’est une autre affaire; c’est bien différent.—On lit dans une note
du livre IV, chapitre 58, de _Tristan-le-Voyageur_, par Marchangy:
«C’était la mode, sous le règne de Charles V, de porter une espèce de
tunique serrée par la taille, et nommée cottehardie, laquelle montait
jusqu’au cou, descendait jusqu’aux pieds et avait la queue traînante;
mais pour les personnes de distinction seulement[63], outre les manches
étroites de cette robe, on y avait adapté une autre paire de manches à
la bombarde, qui étaient fendues pour laisser passer tout l’avant-bras,
et qui flottaient à vide jusqu’à terre. Ces secondes manches coûtaient
beaucoup plus cher que les véritables, peut-être parce qu’elles ne
servaient à rien. On leur doit le proverbe: _C’est une autre paire de
manches_.»

Cette explication ne me paraît pas tout à fait juste. En voici une
autre que je crois meilleure. Les manches étaient autrefois des livrées
d’amour que les fiancés et les amants se donnaient réciproquement, et
qu’ils promettaient de porter en témoignage de leur tendre engagement,
ainsi qu’on le voit dans une nouvelle du troubadour Vidal de Besaudun,
où il est question de deux amants qui se jurèrent de _porter manches
et anneaux l’un de l’autre_. Ces livrées adoptées pour être le signe
de la fidélité, devinrent en même temps celui de l’infidélité. Quand
on changeait d’amour, on changeait aussi de manches; souvent même il
arrivait que celles qu’on avait prises la vielle étaient mises au rebut
le lendemain, et il y eut tant d’occasions de dire _c’est une autre
paire de manches_, que cette expression fut proverbiale en naissant.

Il y a un vieux dicton populaire qui confirme cette explication; le
voici: _On se fait l’amour, et quand l’amour est fait, c’est une autre
paire de manches_.

L’expression _tenir quelqu’un dans sa manche_, pour dire en être
assuré, l’avoir à sa disposition, est peut-être dérivée du même usage:
peut-être aussi a-t-elle dû son origine à l’ancienne coutume de
porter la bourse dans la manche, sous l’aisselle gauche. En ce cas,
elle serait une variante et un équivalent de cette autre expression
autrefois usitée, _tenir quelqu’un dans sa bourse_. Henri II, roi
d’Angleterre, après avoir obtenu des lettres pontificales qui lui
donnaient gain de cause contre Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry,
se vantait, en montrant ces lettres publiquement, _de tenir le pape
et tous les cardinaux dans sa bourse_. _Quia nunc D. papam et omnes
cardinales habet in bursâ suâ._ (_Apud scrip._, _fr._ XVI, 593.)

L’emploi de _manche_ pour _bourse_ se trouve encore dans la phrase
proverbiale, _aimer plus la manche que le bras_, c’est-à-dire aimer
mieux son argent que sa personne, comme font les avares. Rabelais (liv.
III, ch. 3) s’est servi de cette phrase, dont ses commentateurs n’ont
pas donné la raison.


=MANCHOT.=—_Il n’est pas manchot._

Expression qui a été également usitée chez les Latins, car on la trouve
dans plusieurs de leurs auteurs, notamment dans Tite-Live (liv. VIII,
ch. 31): _Non manci fuere milites_. Elle fait le sel d’une espèce de
prophétie railleuse par laquelle on a caractérisé la dextérité des
jésuites. Ignace de Loyala, fondateur de cet ordre, avait été blessé
à la jambe par un éclat de mitraille, au siége de Pampelune, et comme
sa blessure le condamnait à boiter, il priait un jour sa madone de le
délivrer de cette incommodité. La vierge lui apparut à l’instant et
lui dit: «Console-toi, mon cher Ignace; il n’est pas en mon pouvoir
de faire ce que tu demandes, tu resteras toujours boiteux, mais en
revanche, _tu auras des enfants qui ne seront pas manchots_.»


=MANGER.=—_Mange pour vivre, et ne vis pas pour manger._

Ce proverbe, dont Socrate est, dit-on, l’inventeur, offre un excellent
précepte d’hygiène, qu’on devrait écrire en grosses lettres dans
toutes les salles à manger. On le trouve quelquefois énoncé dans les
livres latins par ces initiales: E. U. V. N. V. U. E. Edas Ut Vivas,
Non Vivas Ut Edas.—Rien de meilleur pour la santé que de rester sur
son appétit, _vesci citra saturitatem_, comme dit la traduction latine
de Plutarque. Rien de plus mauvais que d’assouvir sa gourmandise; car
alors, l’_estomac devient le gouffre de la vie_, suivant l’expression
hardiment figurée de Diogène. Cette observation est sans cesse répétée
par les médecins et par les philosophes. Mais il est si doux de
_creuser sa fosse avec les dents_! l’intempérance l’emporte sur toutes
les considérations, et _elle fait périr plus de monde que l’épée_.
_Gula plures quàm gladius perimit._

Sénèque s’écriait: vous êtes étonné du nombre infini des maladies?
Comptez donc les cuisiniers. _Innumerabiles morbos esse miraris? Coquos
numera_ (epist. XCV). Montesquieu disait: Le dîner tue la moitié de
Paris et le souper tue l’autre.—Encore si l’intempérance bornait ses
funestes effets aux maladies ou à la mort des gourmands! mais elle
influe d’une manière déplorable sur la morale publique. Que d’actions
coupables se commettent dans les fumées de la digestion, qui n’auraient
pas lieu à jeun! O sobriété, ce n’est pas sans raison qu’on t’a nommée
la nourrice des vertus.


=MANTEAU.=—_Il ne s’est pas fait déchirer le manteau._

Il ne s’est pas fait prier. Cette expression nous vient des Latins.
_Scindere penulam_ signifiait chez eux, presser un hôte de rester, lui
saisir le manteau pour l’empêcher de partir. Cicéron, parlant de deux
personnes qui étaient venues le voir, dit: Ils sont restés, quoique je
ne les y aie pas engagés que faiblement. _Horum ego vix attigi penulam,
tamen remanserunt._ (L’abbé Tuet.)

Nous disons aussi: _Il ne s’est pas fait tirer la manche._

_S’il fait beau, prends ton manteau; s’il pleut, prends-le si tu veux._

Il faut prévoir les éventualités fâcheuses et se prémunir contre elles,
lors même qu’elles ne paraissent pas probables.

  De loin contre l’orage un nautonier s’apprête,
  Avec le vent en poupe il songe à la tempête.      (PIRON.)

Quant à la seconde partie du proverbe, c’est une manière originale de
faire sentir l’importance attachée au conseil exprimé dans la première.


=MARGUERITE.=—_A la franche marguerite._

Telle est la disposition du cœur de l’homme que, dans toutes les
passions qu’il éprouve, il ne saurait jamais s’affranchir d’une sorte
du superstition. On dirait que ne trouvant, dans le monde réel, rien
qui réponde pleinement aux besoins d’émotion et de sympathie produits
par l’exaltation de son être, il cherche à étendre ses rapports dans un
monde merveilleux. C’est surtout dans l’amour que se manifeste cette
disposition. L’amant est curieux, inquiet. Il veut pénétrer l’avenir
pour lui arracher le secret de sa destinée. Il rattache ses craintes
ou ses espérances à toutes les pratiques que son imagination lui
fait croire capables de changer la volonté du sort ou de la disposer
en sa faveur. Il veut trouver dans tous les objets de la nature des
assurances contre les craintes dont il est agité. Il les interroge sur
les sentiments de celle qu’il adore. Les fleurs qui lui présentent son
image lui paraissent surtout propres à révéler l’oracle de l’amour.
Lorsqu’il va rêvant dans la prairie, il cueille une marguerite, il en
arrache les feuilles l’une après l’autre, en disant tour à tour: _Elle
m’aime, pas du tout, un peu, beaucoup, passionnément._ Si la dernière
feuille amène _pas du tout_, il gémit, il se désespère; si elle
amène _passionnément_, il s’enivre de joie, il se croit destiné à la
félicité; car la marguerite est trop franche pour le tromper.


=MARIAGE.=—_En mariage trompe qui peut._

Il n’est pas besoin d’expliquer ce proverbe; mais il est bon de
recommander à ceux qui se marient de s’en souvenir, et à ceux qui sont
mariés de l’oublier.

_Un bon mariage est difficile à faire même en peinture._

C’est ce que dit un plaisant en voyant les sept sacrements du Poussin,
où le tableau du mariage est plus faible que les autres, et le mot
passa en proverbe.

_Les mariages sont écrits dans le ciel._

C’est-à-dire que les mariages sont souvent imprévus, et semblent
dépendre de la destinée plutôt que des calculs humains.—Je ne sais
s’il est vrai que les mariages soient écrits dans le ciel; mais il
est sûr qu’il y en a toujours beaucoup sur lesquels le diable a de
bonnes hypothèques.—Une donzelle, qui ne trouvait point à se marier,
s’écriait un jour avec un certain dépit: Vous verrez que si mon mariage
est écrit au ciel, c’est assurément au dernier feuillet.


=MARIÉE.=—_Il a vu la mariée._

Cette expression, qu’on applique à quelqu’un qui a été troublé par
une fausse alerte, fait allusion à une anecdote militaire que Strada
rapporte ainsi: lorsque l’armée espagnole envoyée en Flandre, sous les
ordres du duc d’Albe, était établie près de Groningue, à dessein de
chasser de la Frise le comte Louis de Nassau, les éclaireurs, ayant
entendu de loin des tambours, et distingué quatre drapeaux qui venaient
à eux, coururent annoncer au duc que l’ennemi arrivait. Mais, au lieu
de l’ennemi, c’était une nouvelle mariée que des paysans conduisaient
avec tout l’appareil d’une fête rustique, et les quatre drapeaux
étaient des morceaux d’étoffe flottant au-dessus de quelques chariots
recouverts de branchages, où se trouvaient les femmes des gens invités
à la pompe nuptiale. L’historien assure que le duc d’Albe, trompé
par ses coureurs, fit prendre lui-même les armes à son armée, qui ne
les déposa qu’après avoir fait une décharge générale pour saluer la
noce qu’elle vit défiler. Cet événement, ajoute-t-il, passa aussitôt
en proverbe parmi les troupes Wallonnes, et depuis lors les soldats
ne manquent jamais de demander à ceux qui arrivent à la hâte de la
découverte en témoignant de la frayeur, _s’ils ont vu la mariée_.


=MARIER.=—_Qui se marie à la hâte se repent à loisir._

Un mariage contracté trop vite devient souvent une source intarissable
de regrets, parce qu’il est rarement fondé sur le rapport des
caractères, sans lequel la bonne intelligence ne saurait guère exister
entre les époux.

_Nul ne se marie qui ne s’en repente._

Les peines sont inséparables de l’état de mariage.—Un proverbe
espagnol dit: _Madre, que cosa es casar?—Hija, hilar, parir y llorar_.
_Ma mère, qu’est-ce que se marier?—Ma fille, c’est filer, enfanter et
pleurer._

Les femmes provençales qui maigrissent dans les soucis du mariage, ont
ce singulier proverbe: _Se uno marlusso venie veouso, serie grasso. Si
une merluche devenait veuve, elle engraisserait._

Les maris provençaux ne sont pas non plus enchantés de leur sort
conjugal, si l’on en juge par cet autre proverbe qui leur est familier:
_Dons bouns jours à l’home sur terro, quand pren mouilho e quand
l’enterro. Deux bons jours à l’homme sur terre, quand il prend femme et
quand il l’enterre._ Ce qui a paru digne d’être reproduit dans ce vers
fameux:

  Il n’est que deux beaux jours, l’entrée et la sortie.

_Le jour où l’on se marie est le lendemain du bon temps._

Avec ce jour doivent commencer les préoccupations de l’avenir. Les jeux
et les divertissements cessent d’être de saison. Il faut pourvoir aux
besoins du ménage, et travailler sans relâche pour l’entretien de la
femme qu’on a prise et des enfants qui viendront. Bacon a dit, dans un
style noblement figuré: _Quiconque a une femme et des enfants, a donné
des otages à la fortune_.


=MARMOT.=—_Croquer le marmot._

Attendre longtemps.—L’origine de cette expression est fort
controversée. Les uns la font venir d’une fable d’Ésope imitée par La
Fontaine, dans laquelle une fermière, pour faire cesser les pleurs de
son petit garçon, le menace de le donner au loup, qui ayant entendu
cela, en passant, vient se planter sur la porte de la maison, dans
l’espoir de _croquer le marmot_, et, après une vaine attente, finit
par être assommé. Les autres la rapportent à l’habitude qu’ont les
compagnons peintres de _croquer un marmot_ (de tracer le _croquis_
d’un marmot) sur un mur, pour se désennuyer, lorsqu’ils sont obligés
d’attendre.—Je crois qu’elle fait allusion à l’usage féodal d’après
lequel le vassal qui allait rendre hommage à son seigneur devait, en
l’absence de celui-ci, réciter à sa porte, comme il l’eût fait en sa
présence, les formules de l’hommage, et baiser à plusieurs reprises
le verrou, la serrure ou le heurtoir appelé _marmot_, à cause de la
figure grotesque qui y était ordinairement représentée. En marmottant
ces formules, il semblait murmurer de dépit entre ses dents, et en
baisant ce marmot, il avait l’air de vouloir _le croquer_, le dévorer.
Ainsi, il fut très naturel de dire figurément _croquer le marmot_,
pour exprimer la contrariété ou l’impatience qu’une longue attente
doit faire éprouver. Cette explication est confirmée d’ailleurs par
l’expression italienne _mangiare i catenacci_, _manger les cadenas ou
les verrous_, qui s’emploie dans le même sens que la nôtre.

Égayons cet article par une anecdote que racontait le duc de Biron,
un jour qu’il voulait prouver la difficulté qu’ont les étrangers à
comprendre les locutions figurées de la langue française:—Milady
B***, disait-il, avait eu la bonté de me donner un rendez-vous au bois
de Boulogne et l’inhumanité d’y manquer. Au bout de deux heures, je
m’ennuyai de l’attendre, et, de retour chez moi, je lui écrivis pour me
plaindre de son inexactitude. Par malheur il y avait dans mon billet
qu’il était bien mal à elle de m’avoir ainsi fait _croquer le marmot_.
Milady savait assez mal le français. Elle prend son dictionnaire,
et, trouvant que _croquer_ signifie manger et que _marmot_ veut dire
enfant, la voilà qui conclut que, dans ma fureur, j’avais mangé ou
voulu manger un enfant. Aussi dit-elle à une de ses amies qui entrait
en ce moment chez elle: C’est un monstre que ce duc de Biron; je ne
veux le voir de ma vie. Lisez ce qu’il m’écrit.


=MAROUFLE.=—_C’est un maroufle._

En terme de peinture, _maroufler un tableau_, c’est coller un tableau
peint avec de la colle forte ou des couleurs grasses en l’appliquant
sur une toile, ou sur un panneau de bois, ou sur un enduit de plâtre,
ou sur une muraille. Il y a lieu de croire que c’est de cette espèce
de _maroufle_, ou portrait collé, qu’est venu le terme injurieux de
_maroufle_, qui s’applique à un rustre ou à un coquin.


=MARTEL.=—_Avoir martel en tête._

Quelques étymologistes ont pensé que cette façon de parler était une
allusion à Charles-Martel, dont les taxes multipliées, disent-ils, et
les impôts de tout genre, fesaient que les contribuables l’avaient
toujours en tête.—Il y a une autre explication beaucoup meilleure:
_martel_ est un vieux mot qui signifie marteau. Ainsi _avoir martel
en tête_, c’est, au figuré, avoir la tête rompue par le souci, par
l’inquiétude, comme par un marteau. On emploie fréquemment le verbe
_marteler_ pour inquiéter, tourmenter. Exemple: _Voilà une affaire qui
lui martellera le cerveau_; ou simplement _qui le martellera_.


=MARTIN.=—_Prêtre Martin qui chante et qui répond._

On appelle ainsi un homme qui fait, comme on dit, la demande et la
réponse, qui veut se mêler de tout.

  Et sera le _prestre Martin_,
  Il chantera et respondra.      (ALAIN CHARTIER.)

«Les femmes font le prestre Martin, car comme elles agrandissent le
regret du mari perdu..., elles publient aussi tout d’un train ses
imperfections.» (Montaigne, Essais, liv. III, ch. 4.)

Martial d’Auvergne a dit _le prestre et Martin_, au lieu du _prestre
Martin_, dans la quatre-vingt-unième stance de l’_Amant rendu cordelier
à l’observance d’amour_. Voici le passage qui contient cette variante:

  J’estoye le _prestre et Martin_,
  Car je respondoye en chantant,
  Et parloye françois et latin.

_Plus d’un âne à la foire a nom Martin._

C’était autrefois l’usage de donner des noms de saints aux animaux,
et l’âne reçut celui de Martin. De là ce proverbe qui s’employait
autrefois pour signifier qu’il ne faut pas affirmer une chose d’après
un simple indice.

Une tradition proverbiale dit qu’un nommé Martin, huché sur un de
ses ânes, n’en retrouvait pas le nombre, parce qu’il oubliait de se
compter, c’est-à-dire l’âne sur lequel il était monté.


=MARTYR.=—_Être du commun des martyrs._

Cette expression est prise de l’office ecclésiastique _de communi
Martyrum_, qui est l’office général des martyrs. Elle s’applique à un
homme qu’aucun talent, aucune qualité particulière ne distingue de la
foule des gens médiocres.


=MATE.=—_Enfants ou compagnons de la mate._

On appelait ainsi autrefois les escrocs et les filous, parce qu’ils
avaient coutume de s’assembler, dit Le Duchat, sur une place nommée la
_Mate_. De _mate_ est venu _matois_ qui signifie rusé.

Il y a un fait très curieux à signaler dans l’histoire des _enfants_ ou
_compagnons de la mate_: c’est que Charles IX en fit appeler plusieurs
fois quelques-uns auprès de lui pour prendre des leçons de filouterie.
Ce fait est rapporté par Brantôme.


=MATINES.=—_Le retour est pire que matines._

Pour exprimer que la suite d’une affaire est plus mauvaise que le
commencement. On dit aussi: _Dangereux comme le retour de matines_.
Les deux expressions sont fondées, suivant Pasquier, sur ce que les
ecclésiastiques, en revenant des matines, qu’on disait autrefois dans
la nuit, étaient souvent exposés aux attaques de leurs ennemis, qui les
attendaient dans l’obscurité au détour de quelque rue. Le Duchat pense
qu’il s’agit du danger que ces ecclésiastiques avaient à courir auprès
des femmes de mauvaise vie qui guettaient leur sortie de l’église pour
leur proposer d’entrer chez elles.

_Étourdi comme le premier coup de matines._

C’est-à-dire comme un homme qui est réveillé par le premier coup de
matines, et qui, étant encore à moitié endormi, ne sait ce qu’il
fait.—_Les matines_, qu’on nommait aussi _les primes_, étaient
autrefois appelées proverbialement _primes-sottes_, _primæ stultæ_,
et le premier coup de la cloche qui sonnait cet office était appelé
_éveille-sots_, _primus matutinarum sonitus evigilans stultos_, parce
qu’il servait de signal, en certains jours marqués pour la réunion de
la _confrérie des sots_.


=MÉCHANCETÉ.=—_Méchanceté porte sa peine._

Le méchant est la victime de sa méchanceté. Attalus dit dans Sénèque,
épître 81: _Maximam sui veneni partem ebibit nequitia_. _La méchanceté
boit elle-même la plus grande partie de son poison._ Suivant saint
Augustin, il n’y a pas de méchant qui ne se fasse du mal à lui-même
avant d’en faire aux autres; il est comme le feu qui ne consume rien
s’il ne brûle lui-même auparavant. _Nemo malus qui non sibi priùs
noceat: sic esse putate quomodo ignem; nisi ardeat non incendit_ (_in
Psalm. 34_).

Saint Augustin remarque encore que l’homme est méchant de peur d’être
malheureux, et qu’il est encore plus malheureux parce qu’il est
méchant. _Ne miser sit, malus est; et ideo miser est quia malus est_
(_in Psalm. 32_).

«Jamais ne comprendrons-nous, s’écrie Bossuet, que celui qui nous fait
injure est toujours beaucoup plus à plaindre que nous qui la recevons;
que lui-même se perce le cœur pour nous effleurer la peau, et qu’enfin
nos ennemis sont des furieux qui, voulant nous faire boire pour ainsi
dire tout le venin de leur haine, en font eux-mêmes un essai funeste,
et avalent les premiers le poison qu’ils nous préparent?»


=MÉDAILLE.=—_Toute médaille a son revers._

Chaque chose peut être considérée sous deux faces différentes. Il n’y a
pas de bonne affaire qui n’ait son mauvais côté.

Les revers des plus belles médailles anciennes sont presque tous
négligés, et c’est là ce qui a donné lieu au proverbe. Mais pourquoi
ces revers sont-ils négligés? Serait-ce par flatterie? a dit quelque
part Diderot. Aurait-on voulu que rien ne luttât avec l’image du prince?


  =MÉDARD.=—_S’il pleut le jour de saint Médard,
           Il pleut quarante jours plus tard._

Je regarde saint Médard comme un des meilleurs saints du paradis, et
je ne puis croire qu’il soit l’auteur des longues pluies qui tombent
trop souvent dans les mois de juin et de juillet. Est-il croyable, en
effet, qu’après s’être montré constamment le bienfaiteur des habitants
de la campagne, durant son séjour sur la terre, il cherche à leur
nuire, depuis son installation dans le ciel, et se donne là-haut le
singulier passe-temps d’amonceler des nuages pour noyer leurs fruits et
leurs blés? D’ailleurs sur quoi se fonderait une imputation pareille?
Toutes les observations météorologiques ont constaté que saint Médard,
arrivant à une époque où la nature ne songe point encore à devenir
variable, ne saurait produire, ni présager aucune intempérie dans la
saison. C’est le 8 juin qu’échoit régulièrement la fête de cet aimable
fondateur de la rosière de Salency, lorsque les roses brillent dans
toute leur pompe; et une circonstance si peu suspecte ferait plutôt
penser que, s’il avait quelque autorité sur l’atmosphère, il aimerait
mieux en préparer les plus pures influences, ne fût-ce que pour ces
belles fleurs qu’il a destinées à couronner la vertu. Un si doux
emploi paraîtrait du moins assorti aux habitudes de sa vie. Pourquoi
donc a-t-on imaginé de lui assigner un rôle tout opposé? A quel propos
l’a-t-on représenté triste et sombre auprès d’un long baromètre qui
marque une pluie de quarante jours? J’ai lu quelque part, que cela
pourrait avoir eu pour premier fondement une anecdote rapportée par
les légendaires. Cette anecdote dit, que saint Médard se trouvait un
jour au milieu des champs en nombreuse compagnie, lorsqu’une forte
averse fondit tout à coup d’un ciel sans nuage. Tout le monde en fut
mouillé jusqu’à la peau, et lui seul n’en reçut pas la moindre goutte,
attendu qu’un aigle officieux vint déployer ses vastes ailes au-dessus
de sa tête, et lui servir de parapluie jusqu’au logis paternel. Mais
pour rattacher à ce fait l’origine du préjugé établi à l’égard de
notre saint, il aurait fallu supposer que c’était lui qui avait fait
pleuvoir sur son prochain, supposition que le récit de ses pieux
biographes n’autorise nullement. Il est beaucoup plus probable que si
l’on a fait de saint Médard _un intendant des eaux pluviales_, _un
maître du déluge_, _magister diluvii_, comme l’ont appelé de vieilles
chroniques, c’est parce que, avant la réformation du calendrier, il
avait sa fête plus rapprochée du solstice d’été, dont la présence
influe réellement sur le temps. Cependant cela n’indique point la
raison des _quarante jours_ de pluie énoncés dans le proverbe. Reste
à examiner ce que marque ce nombre de jours qui paraît ne pas avoir
été précisé sans dessein. Ne serait-ce point une allusion au déluge?
Ce grand cataclysme, suivant une tradition répandue dans le moyen-âge,
commença l’année 600 de l’âge de Noé, au dix-septième jour du second
mois nommé chez les Juifs Iiar, ou Zéus, quantième correspondant au 10
mai de notre calendrier, et il finit l’année suivante, après une durée
de 394 jours, dont on fait ainsi le calcul.

  Durée de la pluie,                                  40 jours.
  Durée de l’augmentation des eaux,                  150
  Durée de la diminution des eaux,                   150
  Intervalle du desséchement de la terre,             40
  Attente pour le premier envoi de la colombe,         7
  Attente pour le second envoi de la colombe,          7
                                                    —————-
                                             Total   394 jours.
                                                    —————-

En rappelant ce nombre de jours à l’année solaire, on trouvera que les
365, dont elle se compose, sont compris dans l’espace du 10 mai 600 au
10 mai 601, et que les 29 restants, comptés à partir de cette dernière
date (10 mai), aboutissent juste au 8 juin, anniversaire de l’époque où
Noé sortit de l’arche et de la fête de saint Médard; et c’est ce qui a
peut-être donné lieu d’imaginer que, s’il vient à pleuvoir ce jour-là,
on est menacé d’une pluie de 40 jours ou d’un second déluge.

Ces explications sur l’influence attribuée à saint Médard sont les
meilleures qu’il m’ait été possible de donner. Elles s’accordent assez
bien avec les mœurs du moyen-âge, où les clercs, seuls possesseurs de
quelque science, en rattachaient toutes les observations à des faits
religieux vrais ou faux. Je n’ose me flatter toutefois qu’on ne me
reprochera point d’avoir laissé un peu la certitude en souffrance. Et
qui pourrait se flatter de dire au juste pourquoi le saint du jour
_fait la pluie et le beau temps_?

_Ris de saint Médard._

Grégoire de Tours, chapitre 95 de _la Gloire des confesseurs_, nous
apprend que saint Médard ayant le don d’apaiser le mal de dents, était
représenté la bouche entr’ouverte, laissant un peu voir ses dents, pour
avertir ceux qui auraient ce mal de recourir à lui. Comme ce saint,
entr’ouvrant ainsi la bouche, paraissait rire, mais d’un ris forcé, de
là est venue l’expression _ris de saint Médard_, pour dire un ris à
contre-cœur.

Regnier a employé cette expression dans ce vers de sa 8^e satire:

  _D’un ris de saint Médard il me fallut respondre._


=MÉDISANT.=—_L’écoutant fait le médisant._

Quelqu’un disait à un sage: Une personne vous a diffamé en ma
présence.—Si vous n’aviez pas écouté cette personne avec plaisir,
repartit le sage, elle ne m’aurait point diffamé.

La réponse était juste. On ne médit d’ordinaire que parce qu’on est
écouté, et le médisant n’est guère plus coupable que l’écoutant. _Le
premier a le diable sur la langue_, dit saint Bernard, _et le second
l’a dans l’oreille_.

Suivant un autre proverbe, _la moitié du monde s’applique à médire, et
l’autre moitié à écouter les médisances_. Si cela est vrai, il faut
en conclure que l’homme qui voulait qu’on pendit par la langue ceux
qui médisent, et par les oreilles ceux qui écoutent les médisances,
souhaitait la destruction du genre humain.

Une comtesse de Poitiers, nommée Alienor, disent les chartres de
cette ville, avait établi des peines afflictives contre les femmes
médisantes, dans un code de lois qu’elle avait rédigées elle-même en
latin. Voici un article curieux de cette pénalité: «Si une femme est
convaincue de médisance, elle sera liée sur un âne avec une corde, et
de plus elle sera plongée trois fois dans l’eau.»


=MÉLUSINE.=—_Faire des cris de Mélusine._

On a prétendu que _Mélusine_ était une altération de _mère Lucine_,
_mater Lucina_, déesse invoquée par les femmes en couches, et que
l’expression signifiait proprement _crier comme une femme qui
accouche_.—Cette expression a une tout autre origine: elle rappelle la
fée _Mélusine_, dont Jean d’Arras a écrit, vers la fin du XIV^e siècle,
la merveilleuse histoire, que des écrivains français et allemands du
XVI^e siècle ont augmentée d’une infinité de détails. A les en croire,
_Mélusine_ était une fée aussi prudente qu’habile, à qui l’on doit la
construction de Saintes, de La Rochelle, des châteaux de Lusignan, de
Pons, d’Issoudun, et enfin tous les monuments qui subsistent encore
dans le Poitou. Elle avait épousé Raimondin, comte de Poitiers, sous
la condition qu’il ne s’informerait jamais de ce qu’elle devenait le
samedi. C’était le jour où, après s’être métamorphosée en serpent, elle
allait se jeter dans une cuve pleine d’eau. L’imprudente curiosité de
Raimondin fut punie par les reproches amers de _Mélusine_, qui disparut
aussitôt du château de Lusignan, où, suivant la tradition populaire,
elle est cependant revenue plusieurs fois depuis, mais seulement dans
des occasions importantes, et pour annoncer par des cris effroyables
de terribles calamités, principalement lorsque quelque seigneur de la
maison de Lusignan ou quelqu’un des rois de France était menacé de la
mort. Brantôme nous assure que lorsque le château fut rasé par ordre de
Henri III, plusieurs personnes la virent distinctement en l’air, et que
les officiers de l’armée l’entendirent se lamenter comme une fauvette
dont on détruit le nid et dont on dérobe les petits. On prétend qu’elle
reparut, dans la suite, au milieu des décombres de l’antique manoir,
pour annoncer la mort de Henri IV et de Louis XIII. Son histoire, que
l’empereur Charles-Quint et la reine Catherine de Médicis voulurent
apprendre sur les lieux mêmes, est connue de tous les paysans du
Poitou. Aujourd’hui encore, les mères ne cessent d’en faire des récits
aux petits enfants, qui pâlissent d’effroi en les écoutant.


=MENTEUR.=—_Un menteur n’est point écouté, même en disant la vérité._

_Mendaci homini ne verum quidem dicenti credere solemus._ (Cicero, _De
divin._, n^o 146.)

Un homme habitué à mentir se plaignait de ne trouver que des
incrédules, un jour qu’il venait de dire la vérité.—Eh pourquoi, lui
répliqua-t-on, vous êtes-vous avisé de la dire?

_A menteur, menteur et demi._

C’est-à-dire qu’il est bon de réfuter un mensonge par un mensonge plus
grand encore, comme l’enseigne l’apologue dans lequel l’homme qui
prétend avoir vu un chou gros comme un chêne, trouve un plaisant qui
lui répond qu’il existe une marmite grande comme une église, faite
exprès pour faire cuire ce chou.

_Il faut qu’un menteur ait bonne mémoire._

Les menteurs sont habitués à débiter tant de choses, qu’il leur
est presque impossible de ne pas se contredire. Pour éviter cet
inconvénient, ils auraient besoin de se faire exprès une mémoire.—Ce
proverbe se trouve dans le recueil des _Adages des Pères de l’Église_,
en ces termes: _Memoriam custodem habere mendacem oportet_. J’ai lu
quelque part qu’il fut appliqué au grammairien Didyme, qui avait traité
de ridicule une histoire inventée par lui-même et insérée dans un de
ses ouvrages. Ce qui n’était pas bien étonnant de la part de cet auteur
qui avait composé trois mille cinq cents traités, travail prodigieux
pour lequel il avait été surnommé _Chalkenteros_, homme _aux entrailles
d’airain_.


=MENTIR.=—_Il n’enrage pas pour mentir._

Feydel prétend qu’_enrage_ est ici une altération d’_enraie_, qui
s’écrivait autrefois _enrage_, et qu’il faudrait dire: _Il n’enraie
point pour mentir_. Sur quoi l’abbé Morellet lui reproche de ne fournir
aucune preuve de son assertion et d’ignorer complétement le sens du
dicton qui est: Pour mentir il ne sort point de son état naturel,
c’est de sang-froid et par habitude qu’il ment.—L’abbé Morellet a
probablement raison contre Feydel. Cependant l’explication qu’il donne
me parait laisser quelque chose à dire. Citons d’abord le dicton
entier: _Il est de la compagnie de saint Hubert; il n’enrage point
pour mentir._ Remarquons ensuite qu’on attribuait à saint Hubert le
privilége de préserver de la rage tous ses parents et toutes les
personnes qui étaient _taillées de son étole_ merveilleuse, qu’un ange
lui avait apportée de la part de la mère de Dieu[64]. Après cela, il
sera facile de comprendre l’idée qui a déterminé l’emploi du verbe
_enrager_ dans ce dicton, qu’on applique aux chasseurs dont saint
Hubert, comme on sait, est le patron.

Il y avait à Metz et en plusieurs autres endroits de la Lorraine, au
XVI^e siècle, une compagnie de Saint-Hubert, ou un ordre des Menteurs.
Tous les membres s’engageaient par serment à ne jamais dire la vérité
en fait de chasse. Les candidats juraient à genoux; les chevaliers
attachaient leurs fusils par la bandoulière à des pitons enfoncés dans
le tronc d’un chêne; le président siégeait sur une borne.


=MERLE.=—_Fin comme un merle._

Le merle, disent les naturalistes, est un oiseau très fin, qui se tient
en sentinelle pour avertir sa femelle et ses petits de l’approche
de l’oiseau de proie. Son adresse à les garantir de ses serres,
ajoutent-ils, a peut-être donné lieu à l’expression proverbiale.

_S’il fait cela, je lui donnerai un merle blanc._

Expression dont on se sert pour défier quelqu’un de faire quelque chose
qu’on regarde comme impossible. On croyait autrefois qu’il n’y avait
point de merles blancs. Cependant cette espèce de merles existe; elle
est même assez commune dans plusieurs contrées, notamment en Savoie et
en Auvergne.


=MÉTIER.=—_Qui a métier a rente._

Les Allemands disent: _Jedes Handwerk hat einen goldenen Boden. Chaque
métier a son fonds d’or._

_Il n’est si petit métier qui ne nourrisse son maître._

Les Grecs et les Latins disaient: _Un artiste vit partout._ M. de
Chateaubriand a observé que l’idée de J.-J. Rousseau de faire apprendre
un métier à Émile n’était que ce proverbe, dont Néron se servait pour
répondre à ceux qui lui reprochaient l’ardeur avec laquelle il se
livrait à l’étude de la musique. Il est singulier, a-t-il dit, que la
pensée d’un philosophe ne soit que le mot d’un tyran. Réflexion plus
brillante que juste: car il n’y a rien de singulier qu’un philosophe
se rencontre avec un tyran dans une pensée qui n’appartient pas à ce
tyran, mais à tout le monde.

Un proverbe persan dit qu’_un cordonnier, en courant le monde, peut
toujours écarter la misère; mais qu’un roi, hors de son royaume, peut
se voir exposé à mourir de faim_.

Un métier ne met pas seulement à l’abri du besoin, il met encore à
l’abri du vice; et il serait bon que les parents, quels que soient leur
rang et leur fortune, fissent apprendre à leurs enfants une industrie
manuelle, comme le recommandait l’école pharisienne chez les Juifs,
d’après cette maxime du Talmud: _Tout homme qui ne donne pas une
profession à ses enfants, les prépare à une mauvaise vie_.


=MEUNIER.=—_Devenir d’évêque meunier._

On prétend que ce proverbe est altéré, et qu’il faut dire d’_évêque
aumônier_; mais est-ce qu’on n’a pas vu des métamorphoses aussi
étranges? _Témoin Denis le Tyran réduit à être maître d’école_, dit
Nicot, dans son _Recueil de proverbes_, imprimé il y a plus de deux
cents ans. _Pape et puis meunier_ est un proverbe qui se trouve dans
ce recueil. On y trouve aussi d’_évêque aumônier_; mais ce proverbe-là
paraît moins ancien et n’est pas aussi bien fait que l’autre, qui
présente une opposition plus forte. (L’abbé Morellet.)

Quelques étymologistes disent que l’expression _devenir d’évêque
meunier_ a eu pour origine l’élévation d’un meunier à la dignité
d’évêque, et le rabaissement d’un évêque à la condition de meunier,
parce que l’évêque ne put parvenir à résoudre plusieurs questions qui
lui furent proposées par un roi, tandis que le meunier, qui prit sa
place et parut habillé en évêque devant le roi, les résolut toutes.
La dernière était de dire ce que le roi, pensait: «Sire, vous pensez
parler à un évêque, et vous parlez à un meunier.» Mais il est évident
que cette histoire, racontée dans un vieux fabliau, a été imaginée
d’après l’expression proverbiale qui n’est qu’une traduction de celle
des Latins, _Ab equis ad asinos: passer des chevaux aux ânes_, ou de
maître de chevaux devenir maître d’ânes. La traduction fut faite à
une époque où les évêques avaient autant de chevaux que les meuniers
avaient d’ânes[65].


=MEURTRIER.=—_Hardi ou assuré comme un meurtrier._

Saint Romain, qui délivra les habitants de Rouen du terrible dragon
connu sous le nom de Gargouille, était accompagné d’un larron et d’un
meurtrier, lorsqu’il fit cette miraculeuse expédition dans la forêt de
Rouvray; mais à la vue du monstre, le larron s’enfuit épouvanté, tandis
que le meurtrier resta courageusement auprès du saint. Cette tradition
populaire, dont l’auteur de la _Vie de saint Romain_ ne parle point, a
donné lieu, dit-on, à l’expression proverbiale.


=MIEUX.=—_Le mieux est l’ennemi du bien._

«L’homme s’ennuie du bien, cherche le mieux, trouve le mal, et s’y
soumet crainte de pire.» (M. le duc de Levis.)

Ce proverbe, emprunté de l’italien _Il meglio e l’inimico del bene_,
fait allusion au mieux futur contingent, c’est-à-dire au mieux qu’on
cherche et non pas à celui qu’on a trouvé, pour signaler ce faux
système de perfectibilité qui, égarant l’esprit humain loin des routes
de l’expérience, le conduit trop souvent à des innovations funestes,
et pour enseigner à respecter les choses établies lorsqu’elles sont
bonnes, au lieu de les détruire sous prétexte de les améliorer. Il
exprime une vérité du premier ordre qui n’a jamais été méconnue
impunément. C’est de l’oubli de cette vérité que sont nées, dans tous
les temps, les révolutions qui ont couvert l’Europe de mille plaies.
Puisse la génération actuelle, éclairée par tant de malheurs, l’ériger
en loi conservatrice des avantages dont elle jouit, et se conformer à
cette heureuse circonspection sans laquelle il n’y a plus de sécurité
pour le présent ni de garantie pour l’avenir! Courir après le mieux,
c’est imiter la folie des premiers habitants de l’Arcadie qui
couraient après le soleil, et qui, s’imaginant qu’ils l’atteindraient
sur une montagne où ils le croyaient arrêté, trouvaient, en arrivant
au sommet, que cet astre était aussi loin d’eux qu’auparavant. Le
mieux n’est qu’un fantôme trompeur toujours prompt à s’évanouir dans
le tourbillon des fausses espérances où l’on prétend le fixer, et la
raison consiste à regarder le bien comme le plus beau partage de la
condition humaine:

  Non qu’on ne puisse augmenter en prudence,
  En bonté d’ame, en talents, en science:
  Cherchons le mieux sur ces chapitres-là;
  Partout ailleurs évitons la chimère.
  Dans son état heureux qui peut se plaire,
  Vivre à sa place et garder ce qu’il a.      (VOLTAIRE.)


=MILIEU.=—_Il n’y a point de milieu._

Dans certains cas, il faut opter entre le pour et le contre; il n’y
a point un troisième parti, _non est tertium_, comme disaient les
Latins. Ce qu’on appelle un _mezzo termine_ ne paraîtrait alors que le
signe d’un esprit équivoque et réservé qui voudrait satisfaire à de
doubles vues. Les passions ne veulent point reconnaître la neutralité,
qui est d’ailleurs un point très difficile à saisir, et l’homme qui
se placerait juste entre deux personnes divisées paraîtrait à chacune
d’elles plus rapproché de son adversaire que d’elle-même. C’est un
effet des lois de l’optique, dit ingénieusement Chamfort, comme l’effet
par lequel le jet d’eau d’un bassin semble moins éloigné du bord opposé
que de celui d’où on le regarde.


=MITRAILLE.=—_Avoir de la mitraille._

C’est-à-dire de la basse monnaie. Ce mot est une altération de
_mitaille_ qui désignait autrefois une monnaie de billon, ayant cours
particulièrement en Flandre.


=MOINE.=—_Se faire moine après sa mort._

Expression qui doit son origine à une dévotion singulière qui
consistait à se faire enterrer avec un habit de moine, dans l’espérance
qu’on échapperait par ce moyen aux griffes du diable. Cette dévotion,
que Jean de Meung a critiquée dans le roman de la _Rose_, fut très
commune dans le XIII^{e}, le XIV^{e}, le XV^{e} et le XVI^e siècle.

Jean de Brienne, empereur de Constantinople, mort en 1327, qui
a été comparé par les poëtes grossiers de son temps à Hector,
à Judas Machabée et à Roland, à cause de ses prouesses dans la
Terre-Sainte, eut l’ambition d’entrer au paradis revêtu de la robe d’un
cordelier.—En 1502, Gilles Dauphin, général des cordeliers, voulant
témoigner sa reconnaissance des bienfaits que son ordre avait reçus du
Parlement de Paris, accorda aux membres de ce parlement la permission
de se faire enterrer en habit de cordelier. (_Registres du parlement_,
27 janvier 1502.)

_Mieux vaut gaudir de son patrimoine que le laisser à ribaud moine._

Il vaut mieux dépenser son bien dans les plaisirs que le laisser à
quelque couvent où il ne servirait qu’à entretenir le déréglement des
moines.—Ce vieux proverbe, cité par G. Meurier a rapport à l’usage
presque général, sous le règne de saint Louis, de faire des legs en
faveur des monastères et des églises. Un autre proverbe dit: _Grande
chère et petit testament, les prêtres sont trop riches_. En effet,
le clergé regorgeait alors de richesses provenues des donations
multipliées des fidèles auxquels on persuadait que leurs pieuses
libéralités dans ce monde leur seraient rendues dans l’autre avec usure.


=MORE.=—_Traiter quelqu’un de Turc à More._

C’est-à-dire avec une extrême dureté, comme les Turcs traitaient
autrefois les Mores.


=MORION.=—_Donner le morion._

Sorte de punition qu’on infligeait autrefois à un soldat, en le
frappant sur le derrière avec la hampe d’une hallebarde ou la crosse
d’un mousquet, pendant qu’on lui fesait tenir une pique au bout de
laquelle était placée une armure de tête appelée _morion_. Voici
comment M. A. A. Monteil raconte la chose d’après l’_Alphabet
militaire_. «Quand un soldat est condamné _aux honneurs du morion_,
il est d’abord obligé de se choisir parmi ses camarades un parrain.
Aussitôt le parrain le désarme, lui place le chapeau sur la pointe
d’une pique, qu’il lui donne à tenir, et le fait mettre dans la
position de quelqu’un à qui l’on va donner le fouet sur les chausses,
et véritablement le lui donne avec le bois d’une arquebuse. On compte
les coups de cette manière: on lui demande s’il est gentilhomme; il
doit répondre qu’il l’est, puisqu’il est soldat: on lui dit alors
qu’un gentilhomme doit avoir tant de pages, tant de valets, tant de
chiens, tant de faucons; et autant de pages, autant de valets, autant
de chiens, autant de faucons, autant de coups. On lui demande combien
de tours il y a à son château: s’il répond qu’il ne s’en souvient pas,
on répond pour lui; autant de tours, autant de coups. On lui demande
ensuite quels sont les princes de la famille royale: il les nomme ou on
les nomme pour lui; autant de princes, autant de coups. On passe aux
maréchaux de France, aux officiers du régiment: il les nomme ou on les
nomme; autant de maréchaux, autant d’officiers, autant de coups. De
temps en temps le parrain ajoute: Honneur à Dieu! service au roi. Tout
pour toi, rien pour moi.

Le tambour avait battu un ban au commencement, il en bat un autre à la
fin.»


=MORT.=—_Il y a remède à tout, hors la mort._

On trouve dans l’_Imitation de Jésus-Christ_: _Nemo impetrare potest à
Papâ bullam nunquam moriendi_; ce que Molière a très bien traduit par
ce vers de sa comédie de l’_Étourdi_:

  On n’a point pour la mort de dispense de Rome.

_La mort assise à la porte des vieux guette les jeunes._

C’est à-dire que les vieux ont à redouter le voisinage de la mort et
les jeunes sa surprise. Ce proverbe est tiré de celui-ci qu’ont souvent
employé les écrivains ecclésiastiques du moyen-âge: _Dies ultimus
senibus est in januis, juvenibus in insidiis_.

_La mort_, disent les Turcs, _est un chameau noir qui s’agenouille
devant toutes les portes_.

_Rien n’est plus certain que la mort, rien n’est plus incertain que
l’heure de la mort._

Notre dernière heure à tous nous est inconnue, mais elle arrive
inévitablement pour les jeunes comme pour les vieux, et Dieu n’accorde
à personne un tour de cadran comme à Ézéchias.

_Un homme mort n’a ni parents ni amis._

Ce proverbe se trouve dans le sirvente que Richard I^{er}, roi
d’Angleterre, composa pendant sa captivité en Autriche. La meilleure
explication qu’on en puisse donner est dans le passage suivant du
discours du père Aubry à Atala: «Que parlé-je de la puissance des
amitiés de la terre! Voulez-vous, ma chère fille, en connaître
l’étendue? Si un homme revenait à la lumière, quelques années après sa
mort, je doute qu’il fût revu avec joie par ceux-là même qui ont donné
le plus de larmes à sa mémoire, tant on forme vite d’autres liaisons,
tant on prend facilement d’autres habitudes, tant l’inconstance est
naturelle à l’homme, tant notre vie est peu de chose, même dans le cœur
de nos amis!»

Les vers suivants, extraits d’une pièce de M. Victor Hugo, _A un
voyageur_, reviennent aussi au proverbe, et sont dignes de figurer à
côté du beau passage que j’ai rapporté.

  Combien vivent joyeux qui devraient, sœurs ou frères,
  Faire un pleur éternel de quelques ombres chères!
        Pouvoir des ans vainqueurs!
  Les morts durent bien peu; laissons-les sous la pierre.
  Hélas! dans le cercueil ils tombent en poussière
        Moins vite qu’en nos cœurs.
  Voyageur! voyageur! quelle est notre folie?
  Qui sait combien de morts à chaque heure on oublie,
        Des plus chers, des plus beaux!
  Qui peut savoir combien toute douleur s’émousse,
  Et combien, sur la terre, un jour d’herbe qui pousse
        Efface de tombeaux!

_Les morts ont tort._

Pour dire que, lorsqu’un homme est mort, on rejette sur lui la faute
de beaucoup de choses; qu’on excuse volontiers les vivants aux dépens
des morts. L’abbé Tuet a rapporté l’origine de ce proverbe au duel
judiciaire, où le combattant qui succombait sous les coups de son
adversaire était réputé coupable, parce qu’on pensait que la divinité,
prise pour juge de la cause, manifestait toujours le bon droit par
la victoire. Mais l’abbé Tuet ne s’est pas souvenu que, longtemps
avant l’usage dont il parle, on disait proverbialement en latin, _qui
periere arguuntur_; ce qui a été traduit en français par _les morts
ont tort_. Pline-le-Naturaliste (liv. XXIX), parlant des médecins
qui s’instruisent aux risques et périls des malades, et qui tuent
avec impunité, a observé que les reproches ne tombent point sur ces
assassins privilégiés, et que _ce sont les morts qui ont tort_: _ultro
qui periere arguuntur_.


=MOUCHE.=—_Prendre la mouche._

Se fâcher, s’emporter sans sujet. Allusion aux mouvements d’impatience
d’un homme qui veut prendre ou chasser une mouche toujours obstinée à
revenir lui piquer la figure. Les Italiens qui ont la même expression,
_saltar la mosca_, disent aussi _la mosca vi sali al naso_. _La mouche
vous saute au nez._ Nous disons de même _quelle mouche vous pique_?

_C’est une fine mouche._

C’est une personne très fine et très rusée.—_Mouche_ s’est dit pour
espion, et de _mouche_, pris dans ce sens, on a fait _mouchard_.
C’est à tort qu’on a prétendu que le mot mouchard était dérivé du
nom d’un certain père de Mouchy, opiniâtre ennemi de la réforme,
et qui en fesait observer les sectateurs secrets par des espions à
ses gages.—«Il était inutile, dit M. Ch. Nodier, de chercher là
l’étymologie de mouchard, qui se présente tout naturellement dans
_musca_, qui avait la même acception figurée chez les Latins, comme on
peut le voir plusieurs fois dans Plaute et dans Pétrone. _Mouche_ est
d’ailleurs encore synonyme de _mouchard_, tant dans ce sens particulier
que dans son usage proverbial: _une fine mouche.—Je voudrais être
mouche._

  Les mouches de cour sont chassées. (LA FONTAINE.)

«_Mouche de cour_ se lit déjà dans l’_Éperon de discipline_, d’Antoine
du Saix, qui fit imprimer cet ouvrage à une époque où le père de Mouchy
était encore fort jeune.»

_Faire la mouche du coche._

Faire l’empressé, le nécessaire, et s’attribuer le succès des choses
auxquelles on a le moins contribué. Personne n’ignore que cette
expression est venue d’une fable d’Ésope admirablement imitée par La
Fontaine. Madame de Sévigné, parlant de _la mouche du coche_, a dit:
«La gillette s’écrie: _Oh que je fais de poudre!_» Trait fort plaisant
et tout à fait digne de notre inimitable fabuliste!


=MOUCHER.=—_Il ne se mouche pas du pied._

Les Latins appelaient un homme fin, _homo emunctæ naris_, ce qui
signifie littéralement un homme dont le nez est mouché; et c’est par
une imitation comique de cette expression, que nous disons dans le même
sens, _un homme qui ne se mouche pas du pied_, parce qu’un homme qui
voudrait ne se moucher que du pied, serait condamné à rester toujours
morveux, et par conséquent n’aurait pas l’odorat subtil.


=MOULIN.=—_C’est un moulin à paroles._

Expression qu’on applique à une personne qui parle beaucoup sans rien
dire. Les Persans ont ce joli proverbe qu’ils emploient dans un sens
analogue: _J’entends le bruit du moulin, mais je ne vois pas la farine_.

_Jeter son bonnet par-dessus les moulins._

C’est braver les bienséances, l’opinion publique.—On ignore l’origine
de cette expression singulière, et l’on conjecture qu’elle peut être
venue, en prenant sur la route une très grande extension de sens, de
la phrase suivante, par laquelle on terminait les contes de fée qu’on
fesait aux enfants: _Je jetai mon bonnet par dessus les moulins, et je
ne sais ce que tout cela devint_.

Il est à remarquer que les fables sénégalaises finissent par une
formule de la même espèce: _Ici la fable alla tomber dans l’eau_.—On
fera, si l’on veut, l’application de cette formule à l’article qu’on
vient de lire.

_Se battre contre des moulins à vent._

Se forger des chimères, se créer des fantômes pour les combattre. Cette
expression rappelle le trait de Don Quichotte se battant contre des
moulins à vent, qu’il prenait pour des géants.


=MOUSSE.=—_Pierre qui roule n’amasse point de mousse._

C’est la traduction littérale d’un adage grec employé par Lucien,
et passé dans la langue latine en ces termes: _Saxum volutum non
obducitur musco._ Sa signification ordinaire est que l’inconstance nuit
à la fortune et qu’il faut se fixer à quelque établissement pour y
profiter; mais on peut l’interpréter encore d’une manière plus morale
en l’appliquant à la manie des voyages qui tournent trop souvent au
préjudice des bonnes mœurs.

  Dans maint auteur de science profonde
  J’ai lu qu’on perd trop à courir le monde:
  Très rarement en devient-on meilleur.
  Un sort errant ne conduit qu’à l’erreur.      (GRESSET.)


=MOUTON.=—_Revenir à ses moutons._

Reprendre un discours qui avait été quitté ou interrompu, revenir à son
sujet.

Cette expression est prise de la _farce de Patelin_, dans laquelle M.
Guillaume, marchand drapier, plaidant contre le berger Agnelet, qui
lui a dérobé des moutons, s’interrompt fréquemment pour parler d’une
pièce de drap que lui a volée Patelin, avocat de sa partie adverse. Le
juge qui ne comprend rien à cette digression embrouillée, l’avertit,
à plusieurs reprises, de ne pas s’écarter de sa cause, en lui disant:
_Sus, retournons à nos moutons_.

Martial (liv. VI, épig. 19) a employé une expression très analogue à la
nôtre: _Jam dic, Posthume, de tribus capellis_. _Posthume, parle enfin
des trois chèvres._


=MULE.=—_Ferrer la mule._

C’est acheter une chose pour quelqu’un et la lui compter plus cher
qu’elle n’a coûté; c’est enfler les mémoires de dépense.

Quelques auteurs font remonter l’origine de cette expression jusqu’au
règne de Vespasien. Cet empereur, voyageant un jour en litière, fut
obligé de s’arrêter pour faire ferrer ses mules, sur la demande de
son cocher; mais ayant soupçonné que cette demande n’avait été faite
que pour ménager une audience à un solliciteur, il voulut savoir ce
que le cocher avait gagné à _faire ferrer_, _quanti calceasset_, et
il se fit donner la moitié du bénéfice (Suétone, _Vie de Vespasien_,
ch. 23). D’autres auteurs disent que l’expression _ferrer la mule_
est venue de ce que, dans le temps où les magistrats allaient au
palais, montés sur des mules, les laquais qui gardaient les bêtes,
pendant l’audience, buvaient ou jouaient pour se désennuyer, et puis
cherchaient à s’indemniser de leur dépense ou de leur perte, en fesant
payer quelquefois à leurs maîtres des frais supposés pour le ferrement
des mules.


=MULET.=—_Garder le mulet._

Cette expression fut introduite dans le temps où les magistrats, les
médecins, et autres graves personnages, montaient sur des mules ou des
mulets pour aller à leurs affaires. Elle signifie, attendre avec ennui,
avec impatience, comme fesaient les valets qui gardaient ces mules ou
ces mulets dans la rue, lorsque les maîtres étaient entrés dans quelque
maison.

_Têtu comme un mulet._

J.-J. Rousseau a dit: _Têtu comme la mule d’Edom_.

Il est difficile de faire quitter au mulet la route qu’il veut suivre,
et plus difficile encore de le faire marcher dans la compagnie des
chevaux, pour lesquels il a une aversion extrême. La résistance qu’il
oppose s’accroît d’ordinaire sous les coups qu’il reçoit, et se change
en une colère terrible: alors il se précipite sur l’imprudent qui a
voulu le contraindre; et malheur à celui-ci! car, en pareil cas, ainsi
que le dit un proverbe provençal: _Il n’y a pas de mulet qui ne tue son
conducteur_.

On croyait autrefois que l’homme exposé à un si grand danger
n’en pouvait être sauvé que par une protection céleste: c’est
ce qu’attestent quelques _ex voto_ qui représentent l’animal
furieux près d’écraser son maître sous ses pieds. J’ai vu un de ces
tableaux singuliers dans la chapelle de Sainte-Anne de la cathédrale
d’Apt.—Cela prouve suffisamment sans doute que l’obstination du
mulet méritait de passer en proverbe; mais cela prouve aussi que
l’obstination du muletier le méritait peut-être davantage.

Le duc de Vendôme disait plaisamment que, dans les marches des armées,
il avait souvent examiné les querelles entre les mulets et les
muletiers, et qu’à la honte de l’humanité, la raison était presque
toujours du côté des mulets.


=MULOT.=—_Endormir le mulot._

Amuser un homme pour le surprendre, pour le tromper.

Cette façon de parler est une allusion à ce qui se pratiquait autrefois
en plusieurs endroits, où, pour détruire les loirs et les mulots, on
fesait brûler, sur la place qu’ils occupaient, certaines essences
mêlées de fleur de soufre, dont la vapeur les étourdissait et les
empêchait de se soustraire à l’atteinte de l’assommoir.

En 1767, les mulots dévorèrent une partie des semences. Le sieur
Gosselin, laboureur, de Puzeaux en Picardie, imagina des soufflets
propres à les faire périr par la vapeur du soufre, et le Gouvernement
fit distribuer ces soufflets dans les provinces.


=MUR.=—_Les murs ont des oreilles._

On doit craindre d’être écouté quand on parle d’affaires qu’il est
important de tenir secrètes.

A ce proverbe correspond celui des Latins: _Staterii paries_, _le mur
de Statérius_. Ce Statérius fut puni de mort pour avoir tenu des propos
coupables qui tendaient à la subversion de l’État, et qui avaient été
entendus de quelques personnes cachées derrière une mince cloison.


=MUSER.=—_Qui refuse muse._

La meilleure explication de ce proverbe se trouve dans ce vers de
Molière:

  Refuser ce qu’on donne est bon à faire aux fous.

_Muser_ signifiait autrefois faire acte de folie, et _musar_ équivalait
à fou. _Vous parlez comme hardi musar_, répondit saint Louis à
Joinville qui venait d’avancer qu’il aimerait mieux avoir commis trente
péchés que d’être _mézeau_ (lépreux). Mais ces deux mots perdirent,
dans la suite, une telle acception, et furent seulement employés, le
premier, pour exprimer l’habitude de consumer en bagatelles un temps
réclamé par quelque occupation sérieuse, et le second, pour désigner
l’insouciant entiché de cette manie. C’est dans ce dernier sens qu’il
faut entendre l’adage suivant, traduit du grec par Amyot:

  Qui _muse_ à quoi que ce soit,
  Toujours perte il en reçoit.

Notez que le verbe _morari_ (muser) se prenait aussi, chez les Latins,
dans le même sens que le verbe _insanire_ (être fou), avec cette seule
différence que sa première syllabe était brève dans un cas et longue
dans l’autre. La preuve s’en trouve dans plusieurs auteurs, et dans ce
jeu de mots que l’ingrat Néron, au rapport de Suétone, fit après la
mort de Claude, dont il était le fils adoptif: _Desiit morari inter
homines_. Il a cessé de demeurer ou de délirer parmi les hommes.



N


=NAPPE.=—_Trancher la nappe._

C’était un genre d’affront infligé autrefois à table à un gentilhomme
qui se rendait indigne de ce titre, par un roi d’armes ou un héraut qui
venait couper devant lui la _touaille_, ou la partie de la nappe qui
lui servait de serviette, et tourner son pain sens dessus dessous[66].
«Charles VI, dit Legrand d’Aussi, avait réuni à un banquet, le jour
de l’Épiphanie, plusieurs convives illustres, entre lesquels était
Guillaume de Hainaut, comte d’Ostrevant. Tout à coup un héraut vint
trancher la nappe devant le comte, en lui disant qu’un prince qui ne
portait pas d’armes n’était pas digne de manger à la table du roi.
Guillaume surpris répondit qu’il portait le heaume, la lance et l’écu,
ainsi que les autres chevaliers. «Non, sire, cela ne se peut, répondit
le plus vieux des hérauts; vous savez que votre grand oncle a été tué
par les Frisons, et que, jusqu’à ce jour, sa mort est restée impunie.
Certes, si vous possédiez des armes, il y a longtemps qu’elle serait
vengée.»—Cette terrible leçon opéra son effet. Depuis ce moment, le
comte ne songea plus qu’à réparer sa honte; et bientôt il en vint à
bout.»


=NÉCESSITÉ.=—_Nécessité n’a point de loi._

Un extrême péril, un extrême besoin peuvent rendre excusables des
actions blâmables en elles-mêmes. Saint Bernard s’est servi de ce
proverbe dans la phrase suivante, extraite du chapitre V de son _Traité
sur le précepte et la dispense_: _Necessitas non habet legem, et ob hoc
excusat dispensationem_. _La nécessité n’a point de loi, et c’est pour
cela qu’elle excuse la dispense._—On dit aussi: _Nécessité contraint
la loi_.

_Faire de nécessité vertu._

Faire de bonne grâce une chose qui déplaît, mais qu’on est obligé de
faire; agir de son plein gré, mais fort à contre-cœur, comme dit le
Jupiter d’Homère: ἑλὠν ἀέκοντίγε Θυμῷ (_Iliad._, liv. IV, v. 43).

Ce proverbe est littéralement traduit du proverbe latin qu’on trouve
dans saint Jérôme et dans saint Pierre Chrysologue: _Facere de
necessitate virtutem_.

Racine a su ennoblir ce proverbe dans ces vers de _Britannicus_ (act.
II, scène 3):

  Qui, dans l’obscurité, nourrissant sa douleur,
  S’est fait une vertu conforme à son malheur.


=NÈFLE.=—_Avec du temps et de la paille, les nèfles mûrissent._

On vient à bout de bien des choses avec du soin et de la patience. Les
Persans disent: _Avec du temps et de la patience, le verjus devient
doux_; et les Chinois: _Avec du temps et de la patience, les feuilles
de mûrier deviennent de la soie_.


=NEZ.=—_Avoir bon nez._

Avoir de la sagacité, prévoir les choses.—Métaphore prise des chiens
de chasse habiles à découvrir et à suivre la trace du gibier par le
moyen de l’odorat. On dit aussi: _Avoir le nez fin_.—Le nez était chez
les Latins, comme chez nous, l’organe qui servait à caractériser la
sagacité et la finesse. _Olfactoriæ nares.—Emunctæ nares._

Les Hébreux regardaient aussi le nez comme l’organe de l’intelligence
et de la sagesse. Job assure que l’_esprit de Dieu est dans ses
narines_, et Isaïe conseille de se reposer sur la prudence d’un homme
_dont l’esprit est dans ses narines_.

_Mener quelqu’un par le nez._

C’est lui faire faire tout ce qu’on veut.—Cette expression, qui était
également usitée chez les Grecs et chez les Latins, est une allusion
aux buffles que l’on conduit au moyen d’un anneau de fer passé dans
leurs narines.—Notez qu’on disait autrefois _embuffler_, dans le même
sens que _mener par le nez_, comme on peut le voir dans le dictionnaire
de Cotgrave.

_Saigner du nez._

«Cette expression, dit Laurent Joubert, vient de ce que la saignée
affaiblit le cœur quand elle est copieuse; car les forces consistent au
sang et aux esprits qui se perdent insensiblement; et, de cette perte,
le cœur étant refroidi devient craintif, et l’on n’ose entreprendre ou
exécuter ce où l’on voit quelque danger.»

Il y a une explication plus simple proposée par un médecin: C’est
que la peur donne un saignement de nez à certains individus, de même
qu’elle donne un flux de ventre à certains autres.

Voici une origine historique qui me semble très admissible:

Pendant la peste qui, après avoir dépouillé l’Afrique et l’Asie,
ravagea l’Europe et particulièrement la France, vers le milieu du XIV^e
siècle, on remarqua, en divers endroits, que cette terrible maladie
ne laissait aucun espoir de guérison, quand elle était accompagnée
de quelque saignement de nez; et comme un pareil symptôme causait
alors les plus vives craintes et le plus triste abattement, on en prit
occasion de dire au figuré: _Saigner du nez_, pour exprimer le manque
de courage et de résolution.

_Tirer les vers du nez à quelqu’un._

Tirer de lui un secret par des questions adroites.—Nicot dit que cette
façon de parler vient _des pipeurs charlatans qui font accroire aux
simples gens beaucoup de telles riottes, afin d’avoir cependant le
loisir de vider leur gibecière_. Je pense qu’elle a une autre origine,
et que le mot _vers_ est ici un terme qui nous est resté de la langue
romane, où il s’employait dans l’acception de _vrai_, comme l’attestent
les deux exemples suivants, dont le premier est pris du roman de Rou de
Robert Wace, et le second, d’une pièce du troubadour Armand de Mareuil:

  Mez _veirs_ est ke li vilain dit,
  Mais ce que dit le vilain est vrai.

  Aisso saben tug que es _vers_,
  Nous savons tous que ceci est vrai.

On aura dit primitivement _li vers_; et, dans la suite, on aura traduit
_li vers_ par _les vers_, en attribuant à l’article un sens pluriel
qu’il n’avait point en ce cas. Quant à l’expression _tirer du nez_,
elle peut avoir été choisie par trois raisons: 1^o parce qu’elle est
au propre un équivalent du vieux verbe _émoucher_, auquel on donnait
souvent, au figuré, la signification de _tirer par adresse_[67]; 2^o
parce qu’elle réveille dans l’esprit, par une certaine analogie, une
réminiscence de ce qu’on appelle _mener par le nez_; 3^o parce qu’elle
offre celle espèce de singularité qui fait ordinairement le sel des
phrases proverbiales. On sait que le peuple, dans son langage, est
grand inventeur de ces formules curieuses où viennent se rallier,
d’une façon pittoresque, des rapports éloignés que lui révèle si
facilement son instinctive sagacité.

Ainsi, _tirer les vers du nez_, qu’on a substitué à _émoucher li vers_
ou _le vers_, est la même chose que _tirer par adresse le vrai_; et,
ce qui me paraît confirmer cette explication, c’est qu’on trouve dans
quelques auteurs du moyen-âge: _Emungere aliquem vero_, phrase d’une
très bonne latinité, qui est sans doute l’original de la nôtre, et qui
se traduit littéralement en vieux français par _émoucher le vers_ ou le
vrai, _de quelqu’un_ ou _à quelqu’un_.

Les Allemands disent, pour exprimer la même idée: _Den Hund vom Ofen
locken_; _attirer le chien de derrière le poêle_, parce qu’il faut bien
flatter cet animal, le bien amorcer par des caresses, pour lui faire
quitter cette place chaude et commode, où il aime à se tenir couché.

_Votre nez branle._

On fait accroire aux enfants que leur nez tombera, s’ils se permettent
un mensonge; et c’est ce qu’on rappelle par cette expression, quand on
veut arracher à l’un d’eux l’aveu de quelque espiéglerie dont on le
soupçonne d’être l’auteur et qu’il soutient n’avoir pas faite.—Érasme
rapporte que, de son temps, on disait proverbialement: _Nasus tuus
arguit mihi te mentiri_. _Votre nez m’avertit que vous mentez._ Mais
cette façon de parler n’était point fondée, comme la nôtre, sur la
supposition d’un branlement de nez; elle avait sa cause dans une idée
superstitieuse qui fesait prendre certaines pustules qui viennent
au nez pour des effets et des indices de l’habitude de mentir. Les
Grecs désignaient ces pustules par le mot Ψεύσματα, _mensonges_, que
Théocrite a employé dans un vers traduit ainsi en latin:

  Non mihi nascentur nares mendacia supra.
  Les mensonges ne se produiront pas sur mon nez.

Le peuple, en France, donne de même le nom de _mensonges_ à certaines
taches dont les ongles sont quelquefois marqués. (Voyez l’expression
_Avoir les ongles fleuris_.)

_Prenez-vous par le bout du nez._

C’est ce qu’on disait fréquemment autrefois, et ce qu’on dit
quelquefois encore pour répondre à quelqu’un qui veut mettre sur le
compte des autres les fautes dont il s’est rendu coupable.—Cette
expression est fondée sur l’ancienne coutume de Normandie, d’après
laquelle un homme convaincu d’avoir nui par de mauvais propos à la
réputation de son prochain, était tenu de lui faire amende honorable en
une église, dans un jour de solennité, et de se déclarer publiquement
calomniateur en se prenant par le bout du nez. Ce qui s’appelait _payer
le laid dit_.

_Avoir un pied de nez._

C’est être honteux et confus.—Cette expression peut avoir eu la même
origine que la précédente, car il était tout naturel de supposer
qu’un individu condamné à se prendre par le bout du nez, à se tirer
le bout du nez, devait, en sortant de cette épreuve, avoir le nez
allongé, ou, comme on dit hyperboliquement, _avoir un pied de nez_.—Un
physiognomoniste conjecture qu’elle est venue de ce que la confusion
et le chagrin qu’éprouve un homme dont les projets ont échoué, dont
l’ambition se trouve déçue, lui amaigrissent la figure et rendent ainsi
son nez plus saillant.—Suivant presque tous les parémiographes, elle a
eu pour fondement ce conte rapporté par Béroalde de Verville, dans son
_Moyen de parvenir_ (tom. II, ch. 33): Un chapelain se chauffant, un
jour de grande fête, au feu de la sacristie, y fit griller du boudin,
pendant qu’on disait matines. Averti d’aller encenser, il mit à la hâte
son boudin dans sa manche et sortit pour remplir son devoir. Comme il
n’avait pas bien boutonné sa manche, il arriva que, dans le mouvement
du bras, elle se délia, de sorte que le boudin sauta au nez du doyen
à qui le chapelain envoyait la sainte fumée, ce qui fit une plaisante
figure et donna lieu de dire que M. le doyen avait eu _un pied de nez_,
expression qui passa bientôt en proverbe.


=NIAIS.=—_C’est un niais de Sologne qui ne se trompe qu’à son profit._

Les habitants de la Sologne passent pour avoir d’autant plus
d’intelligence qu’ils en font paraître moins, et ils mettent en effet
dans les affaires qu’ils font une habileté secrète qui les fait
toujours tourner à leur avantage. De là ce dicton qu’on emploie en
parlant d’un homme qui, tout en contrefesant le simple, est extrêmement
adroit et alerte sur ce qui regarde son intérêt. On dit aussi: _C’est
un niais de Sologne qui prend des sous marqués pour des liards._


=NICODÊME.=—_C’est un Nicodême._

C’est un homme simple et borné, un niais.—Le nom de Nicodême, formé de
deux mots grecs, νικῶ (je triomphe) et δῆμος (peuple), exprime une idée
très noble dans la langue d’où il est tiré. Pourquoi donc en offre-t-il
une si différente en français? Les étymologistes pensent que c’est à
cause de _nice_ et de _nigaud_, qui ont une certaine analogie phonique
avec les deux premières syllabes de ce nom: mais à cette raison il
faut en ajouter d’autres que voici. Nicodême était un des principaux
Juifs, et il appartenait à l’école pharisienne. Frappé des miracles
de Jésus-Christ, il alla le trouver de nuit pour se convertir à sa
doctrine, et l’ayant entendu dire que l’homme ne peut voir le royaume
de Dieu s’il ne reçoit une seconde naissance, il en manifesta son
étonnement en ces termes: «Comment peut naître un homme quand il est
vieux? peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître une seconde
fois?» Le Sauveur lui expliqua le sens mystique de sa proposition,
et Nicodême ne comprenant pas mieux qu’auparavant, demanda encore:
_Comment cela peut-il se faire?_ Ce qui lui attira cette réponse:
_Quoi! vous êtes docteur en Israël et vous ignorez ces choses! Tu es
magister in Israel et hæc ignoras!_ (Evang. sec. Joan., c. III.)—Ce
récit de l’Évangeliste a été développé dans une scène du _Mystère de
la passion_, où Nicodême, avant de se faire chrétien, agit et parle
comme un imbécille, et c’est principalement pour cela que son nom a
été voué à un ridicule proverbial. On sait que Hauteroche a donné ce
nom à un personnage niais de sa comédie du _Deuil_. On sait aussi quel
rôle Furetière a fait jouer à un avocat du même nom dans son _Roman
bourgeois_.


=NICOLAS.=—_Saint-Nicolas marie les filles avec les gas._

Une légende rapporte que saint Nicolas, évêque de Myre, au commencement
du iv^e siècle, était enflammé du zèle de marier les filles, et qu’il
allait pendant la nuit jeter des sacs d’argent dans la maison des pères
de famille qui n’avaient pas de dot à leur donner. C’est en mémoire de
cette généreuse dévotion, qui en valait bien une autre, qu’il a été
choisi pour présider aux tendres engagements des cœurs bien épris, et
que son nom est invoqué dans _les litanies des amoureux_. Delille a
fait sur ce saint, dans la première édition de son poëme de la _Pitié_,
les quatre vers suivants, qui ont été supprimés dans les autres
éditions.

  Le bon saint Nicolas, dont l’oreille discrète
  Écoute des amants la prière secrète,
  Qui, des sexes divers le confident chéri,
  Donne à l’homme une épouse, à la femme un mari.


=NIQUE.=—_Faire la nique à quelqu’un._

C’est proprement hausser et baisser le menton pour le narguer, pour
se moquer de lui.—Quelques étymologistes font dériver le mot _nique_
du verbe allemand _nicken_, qui signifie hocher la tête, et quelques
autres du celtique _niq_, qui s’est conservé chez les Bas-Bretons dans
le même sens. Nos anciens auteurs se sont servis du verbe _niqueter_
inusité aujourd’hui.

On dit aussi _faire une niche à quelqu’un_, c’est-à-dire un trait
d’espiéglerie ou de malice; et _niche_ est ici une altération de
_nique_.

_Les mots en ique font aux médecins la nique._

J’écris les _mots_ et non les _maux_, contre l’usage actuel, parce que
c’est l’orthographe adoptée par nos anciens parémiographes qui ont vu
un calembourg dans ce dicton populaire dont le vrai sens est, que les
médecins ne sauraient guérir les malades qu’on désigne par des mots
terminés en _ique_, comme _asthmatique_, _hydropique_, _paralytique_,
_pulmonique_, etc.


=NIQUÉE.=—_Etre dans la gloire de Niquée._

C’est-à-dire au comble de la joie, de la satisfaction, de la
prospérité, dans l’enivrement des plaisirs et des honneurs. Cette
expression qu’ont employée beaucoup d’auteurs, entre autres Brantôme,
Saint-Evremont, madame de Sévigné, Voltaire, a dû son origine au roman
d’_Amadis de Gaule_. Voici ce que nous apprend là-dessus le chapitre
24 du livre viii de ce roman, traduit de l’espagnol par Nicolas de
Herberai: La fille du roi de Thèbes, épouse du soudan de Niquée, avait
mis au jour, dans une seule couche, un prince nommé Arastarax et une
princesse nommée Niquée. Le frère devint éperdument amoureux de la
sœur. Pour arrêter les progrès de cette passion incestueuse, leur
tante Zirfée, reine d’Argènes et fée très habile, eut recours aux
secrets de son art. «Elle fit dresser dans la grande salle du palais
qu’habitoit Niquée, un théâtre à quinze marches, le tout couvert d’un
grand drap d’or, et mit au haut une chaise tant enrichie de perles et
orfévrerie que la pareille ne fut oncques vue. Le plancher de la salle
fut mué par magie soudainement en une voûte de crystal soutenue par
piliers et arcs-boutans de pur jaspe, à chacun desquels se présentoit
la statue d’une femme si au vif, qu’elle sembloit proprement vouloir
remuer les doigts pour sonner la harpe ou violon qu’elle tenoit entre
ses mains. Lors appela, Zirfée, sa nièce, laquelle elle fit vestir
d’un accoustrement tant canetillé et brodé, que Sparte ny Lacédémone
ne se pourroit vanter en avoir jamais paré dame ni damoyselle d’un si
excellent. Puis lui posa sur le chef qu’elle avait nu, et les cheveux
épars plus blonds qu’un bassin, un diadême d’impératrix. Et ce fait,
appela les infantes Brizèle et Todomire, lesquelles semblablement
elle para de riches accoustrements, et mit sur le chef de chacune
couronnes fleuronnées, faisant asseoir Niquée en la chaise de parement
et les deux princesses à genoux devant elle, tenant un miroir de
telle grandeur que le vif et naturel du chevalier de l’ardente épée
s’y montroit ni plus ni moins que s’il eût été présent. Dont Niquée
esbahie et quasi ravie de grand plaisir, voyant ce qu’elle aimoit et
désiroit sur toutes choses, reçut telle gloire qu’elle estimoit être
mieux logée et plus aise que les propres dieux au meilleur endroit des
Champs-Elysées... Et quant et quant les statues se prindrent à sonner
leurs instruments avec telle harmonie qu’Orphéus et Amphion eussent été
tenus pour rudes et grossiers s’ils s’en eussent voulu mêler, pour les
égaler ou atteindre. Mille fleurettes de toutes sortes et plus suaves
et odoriférentes ni que le bouton de rose en Provence, ni le basme ou
myrrhe au Caire ou Damas, furent semées en tous endroits, voletants
entre la voûte et le bas une infinité d’oisillons dégoïsants leur
ramage de si bonne grâce, que celui seroit vraiment bien dégoûté qui
n’y prendroit plaisir. Étant donc les choses ainsi ordonnées, Zirfée,
pour ne rien laisser derrière (ainsi embélir le lieu de tout ce qui
pouvoit satisfaire à l’œil et au cœur), fit par son art représenter, au
lieu de tapisserie, les parois de crystallin et au-dessus les histoires
de maints loyaux amants...... Zirfée appela Anastarax et le pria
d’entrer en la salle pour lui dire son avis de ce qu’il y trouverait.
A quoi il obéit; mais il n’eut pas plutôt franchi le seuil de l’huis,
de qu’avisant Niquée en sa gloire, mit toutes choses en arrière pour
s’approcher, et de fait parvint au degré treizième...... Et là fut ravi
de joie tant indicible que, sans avoir en l’esprit autre chose que la
beauté et excellence de sa sœur, demeura à deux genoux devant elle, si
ententif à la contempler, que prenant l’une des harpes chanta virelais
et chansons propres à la louange. Ce que voyant Zirfée paracheva son
sort, et par ses conjurations établit loi que Niquée n’en partiroit
jusqu’à ce qu’elle fût délivrée par le meilleur et le plus loyal
chevalier qui fût depuis l’Orient jusques au Septentrion.» Ce chevalier
fut Amadis de Grèce, surnommé le damoysel de l’ardente épée, dont
Niquée, pendant son enchantement, se délectait à regarder l’image dans
le miroir que Brizèle et Todomire tenaient placé sous ses yeux.


=NITOUCHE.=—_C’est une sainte nitouche._

C’est une personne qui fait semblant de ne pas vouloir d’une chose
qu’elle brûle d’avoir; qui affecte un air de douceur et de réserve que
son cœur dément.—_Nitouche_ est un mot formé de _n’y touche_. On dit
aussi _mitouche_, ce qui revient au même, car _mitouche_ est pour _mie
touche_, qui ne touche mie, c’est-à-dire point.

Madame Pernelle, dans le _Tartuffe_, dit à Marianne:

  Et vous n’y touchez point, tant vous êtes doucette.

On lit dans les _Proverbes_ de Salomon (ch. XXVI, v. 18): _Il semble
qu’ils n’y touchent pas; mais leurs paroles pénètrent jusqu’au fond des
entrailles._


=NOBLESSE.=—_Noblesse vient de vertu._

Il n’y a dans la nature que deux classes d’hommes, les bons et les
méchants. C’est la division la plus simple et la plus caractérisée. Le
besoin et mille autres circonstances ont obligé la société d’etablir,
parmi les membres qui la composent, un grand nombre de distinctions;
mais, pour les rendre légitimes et sacrées, elle a dû les fonder sur le
mérite, et faire dériver la noblesse de la vertu.

On lit dans la _Genèse_ (ch. VI, v. 8 et 9) ce passage remarquable:
«Noé trouva grâce devant le Seigneur. Voici la généalogie de Noé: Noé
était un homme juste et parfait.» Cette généalogie est aussi rare
que nouvelle. Elle nous apprend, dit saint Chrysostome, que toute la
splendeur de la naissance n’est rien aux yeux de Dieu, en comparaison
de la justice et de la perfection.

Si la noblesse ne reste point unie à la vertu qui l’a produite, elle
dément son origine, et n’est plus qu’une ignominie rétroactive pour les
aïeux.

Afin de prévenir un tel déshonneur, les Chinois ont fait une loi qui
ordonne d’anoblir les ascendants et non les descendants de l’homme
généreux que ses vertus ou ses talents ont élevé à un rang supérieur.

Pour juger de ce que c’est que la noblesse sans le mérite, il suffit
d’observer que M. de *** qui vit dans l’infamie, est plus noble que son
aïeul qui consacra sa vie entière à la pratique de toutes les vertus.

La noblesse héréditaire, disait Arlequin, est la seule chose à laquelle
les hommes qui en jouissent n’aient aucune part active. Ils naissent
nobles sans leur participation; et, si leur mère accouchait d’un
monstre, il serait d’aussi bonne maison qu’eux.

Les docteurs hébreux disent: Tu demandes pourquoi Adam est seul de
première formation?—C’est afin que, parmi les hommes à venir, l’un ne
pût pas dire à l’autre: Je suis de plus noble race que toi.

  _Qui prend des lettres de noblesse,
  Déclare d’où vient sa richesse._

La profession que l’anobli avait exercée et dans laquelle il s’était
enrichi, était rappelée dans les lettres de noblesse qu’il obtenait. On
peut rapporter à ce proverbe le mot de Ménage: Que les armoiries des
maisons nouvelles sont, pour la plus grande partie, les enseignes de
leurs anciennes boutiques.

  Noblesse oblige.

Proverbe qui se retrouve dans le passage suivant d’un ancien auteur:
_Hoc unum in nobilitate bonum, ut nobilibus impoposita necessitudo
videatur, ne à majorum virtute degenerent. Il n’y a que ceci de bon
dans la noblesse, c’est qu’elle semble imposer à ceux qui naissent
nobles, l’obligation de ne pas dégénérer de la vertu de leurs
ancêtres._—Ce proverbe, qui retrace l’esprit et le caractère de la
vraie chevalerie, enseignait à nos anciens nobles qu’ils avaient plus
de devoirs à remplir que les autres hommes, et que, pour ne pas deroger
à leur naissance, ils étaient tenus de se signaler par la pratique des
vertus civiles et militaires. C’est, sous une autre expression, le
même précepte que leur fesaient entendre les hérauts d’armes dans les
tournois: _Souvenez-vous de qui vous êtes fils et ne forlignez point_.

Si la noblesse n’est point un mérite, elle est du moins un avantage;
et, quoi qu’en disent les docteurs en libéralisme qui affectent de la
mépriser, ils ne persuaderont jamais aux gens sensés que ce soit un
point de départ inutile, dans la route de la vertu, que de descendre
d’une famille illustre. La mémoire et le respect des aïeux deviennent
toujours une source de généreuses inspirations.


  =NOCE.=—_Allez-vous-en, gens de la noce,
                 Allez-vous-en chacun chez vous._

C’est le début et le refrain d’une vieille chanson. «Cette chanson,
dont on ne connaît ni l’origine ni la date, dit M. A.-A. Monteil, nous
a été sans doute apportée par les siècles précédents, comme les Contes
des Veillées des bonnes gens, qui ne sont que les fabliaux du XII^e
et du XIII^e siècle. On prétend qu’elle fut faite pour le mariage de
l’économe roi Dagobert et de l’économe reine Berthilde, sa femme.»

_Il ne s’est jamais trouvé à pareilles noces._

Il n’a jamais éprouvé un pareil traitement.—Cette locution est fondée
sur un usage pratiqué jadis en Poitou, après les repas d’épousailles.
Tous les convives, en sortant de table, n’avaient rien de plus pressé
que de mettre leurs mitaines et de se donner les uns aux autres des
coups de poing qui fesaient plus de bruit que de mal. C’était un
exercice mnémonique, institué par la joie, pour rendre plus durable
le souvenir de la fête dont on venait de jouir; mais il dégénéra,
dans la suite, au point de rappeler le combat des Centaures et des
Lapithes aux noces de Pyrithoüs, _rixa debellata super mero_: ce qui en
nécessita l’abolition. Rabelais n’a pas oublié cette singulière coutume
dans la description qu’il a faite des noces du seigneur de Basché
(liv. IV, chap. 14): «Pendant qu’on apportoit vin et espices, coups
de poing commençarent trotter. Chicquanous en donna nombre au prestre
Oudart. Soubs son suppellis avoit Oudart son guantelet caché; il s’en
chausse comme d’une mitaine, et de daubber Chicquanous, et de frapper
Chicquanous; et coups de jeunes guantelets de touts coustez pleuvoir
sus Chicquanous. Des nopces, disoient-ils, des nopces, des nopces: vous
en soubvienne. Il fut si bien accoustré que le sang lui sortoit par
la bouche, par le nez, par les aureilles, par les œilz. Au demourant,
courbatu, espaultré et froissé, teste, nucque, dours, poictrine, bras
et tout.»

_Noces de mai, noces mortelles._

Proverbe fondé sur une superstition qui règne en plusieurs pays,
particulièrement en Provence, et qui a été transmise des païens aux
chrétiens, comme l’attestent ces vers d’Ovide, extraits du livre V du
poëme des _Fastes_.

  Nec viduæ tædis eadem nec virginis apta
  Tempora: quæ nupsit non diuturna fuit.
  Hâc quoque de causâ si te proverbia tangunt,
  _Mense malum maio nubere_ vulgus ait.

«Ce temps n’est pas favorable pour l’hyménée de la vierge ou de la
veuve. Celle qui a pris alors un époux a cessé bientôt de vivre. Et,
si les proverbes peuvent être ici de quelque poids, je rappellerai ce
proverbe du peuple: _Il est mauvais de se marier au mois de mai_.»

Plutarque, dans la quatre-vingt-sixième de ses _Demandes romaines_,
a recherché les causes de cette superstition; et voici ce qu’il en a
dit: «Pourquoi les Romains ne se marient point au mois de mai? Est-ce
parce qu’il est au milieu d’avril et de juin, dont l’un est consacré
à Vénus et l’autre à Junon, déesses qui ont toutes deux la cure et
la superintendance des noces, au moyen de quoi ils (les Romains)
avancent ou retardent un peu. Ou est-ce qu’en ce mois-là ils font la
cérémonie de la plus grande purgation?... En ce temps-là, la prêtresse
de Junon ou la Flaminea est toujours triste, comme en deuil, sans se
laver ni parer. Ou bien est-ce parce que plusieurs des peuples Latins
font oblation aux trépassés en ce mois? et c’est pourquoi ils adorent
Mercure en ce même mois, joint qu’il porte le nom de Maïa, mère de
Mercure.» (Traduction d’Amyot.)


=NOEL.=—_On a tant crié, on a tant chanté Noël, qu’à la fin il est
venu._

La chose dont on parlait, qu’on désirait depuis longtemps, est enfin
arrivée.—Ce proverbe est né de l’usage où l’on était autrefois
de _crier Noël_ dans les rues, et de chanter dans les églises des
cantiques appelés _Noëls_, pendant la quinzaine qui précède la fête de
la Nativité du Sauveur.

Noël était aussi un cri de joie qu’on fesait entendre en des
circonstances solennelles. Alain Chartier et André Duchesne rapportent
que le peuple cria _Noël es grandes réjouissances_ au baptême de
Charles VII, et à son entrée dans la capitale du royaume, après
l’expulsion des Anglais.—Martial de Paris, parlant de ce dernier
événement, a dit:

  Puis les enfants s’agenouilloient,
  _En criant Noël_ sans cesser.


=NŒUD.=—_Trancher le nœud Gordien._

Se tirer par une mesure vigoureuse et prompte d’une difficulté
embarrassante.—Gordius, père du roi Midas, avait un chariot dont le
joug était attaché au timon par un lien fait d’écorce de cornouiller,
et tellement entrelacé qu’on ne pouvait en découvrir ni le commencement
ni la fin. Ce lien inextricable s’appelait _nœud Gordien_ ou _nœud de
Gordius_. Il était religieusement conservé à Gordium, en Phrygie, dans
le temple de Jupiter, et un oracle promettait l’empire de l’Asie à
celui qui viendrait à bout de le dénouer. Alexandre-le-Grand, s’étant
rendu maître de Gordium, voulut prouver que le succès d’une telle
entreprise lui était réservé. Il fit plusieurs tentatives pour délier
le nœud mystérieux; mais, voyant que son adresse serait en défaut, et
craignant que ses soldats n’en tirassent un mauvais présage, il prit le
parti de le trancher avec son épée; et par ce moyen, dit Quinte-Curce,
il éluda ou accomplit l’oracle.


=NORMAND.=—_Répondre en Normand._

Les Normands sont accusés de manquer de sincérité. De là cette
expression pour dire que l’on répond d’une manière équivoque. Du reste,
ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on fait un tel reproche aux Normands. Le
roman de _la Rose_ les donne pour soldats à Male-Bouche.

  Male-Bouche, que Dieu maudie,
  Eut souldoyers de Normandie.

_Un Normand a son dit et son dédit._

D’après l’ancienne coutume de Normandie, les contrats ne commençaient
à être valables que vingt-quatre heures après la signature; et il était
permis aux parties de se rétracter avant l’expiration de ce délai.
C’est ce qui donna lieu, dit-on, à l’expression proverbiale.

_Qui fit Normand, fit truand._

_Truand_ est un vieux mot synonyme de mendiant, et dérivé de _tru_,
autre vieux mot employé dans le sens de tribut, impôt prélevé sur
chaque sujet. Les Normands furent, dit-on, appelés _truands_, parce
qu’ils étaient si accablés d’impôts, que presque tous les paysans et
les ouvriers étaient obligés de _truander_ ou de mendier pour vivre.


=NOUVEAU.=—_Au nouveau tout est beau._

Tout ce qui est nouveau plaît. _Grata novitas._—Un autre proverbe dit:
_Celui qui met des culottes pour la première fois se regarde à chaque
pas_.


=NOVICE.=—_Ferveur de novice ne dure pas longtemps._

L’ardeur qu’on met à remplir les obligations d’un nouvel état s’éteint
bien vite; elle n’est qu’un _feu de paille_.


=NOYÉ.=—_Un noyé s’accroche à un brin de paille._

Celui qui est dans une situation désespérée cherche à s’en retirer, en
profitant du plus petit moyen qui lui est offert.


=NUIT.=—_Passer une nuit blanche._

Le guerrier digne d’être reçu chevalier passait la nuit qui précédait
sa réception dans un lieu consacré, où il veillait auprès de ses armes;
il était revêtu d’un costume blanc, comme les néophytes de l’église, et
de là vint que cette nuit, qu’on nommait _veillée des armes_, fut aussi
nommée _nuit blanche_, expression que l’usage a retenue pour signifier
une nuit sans sommeil.


=NUMÉRO.=—_Entendre le numéro._

Avoir de l’intelligence, de la finesse; faire preuve d’habileté
dans le commerce dont on se mêle, et savoir mettre à profit cette
habileté.—Expression prise du _jeu de blanque_, dont il est parlé à
l’article consacré à ce mot, page 145. Elle s’appliqua d’abord, dans le
sens propre, à l’homme qui, en jouant à ce jeu, avait la main heureuse,
comme on dit, et tirait presque toujours de l’urne un billet écrit ou
_numéro_ gagnant.



O


=O.=—_Rond comme l’O du Giotto._

Expression reçue parmi les peintres pour désigner une figure
parfaitement ronde.—Le Giotto, élève de Cimabué, était un célèbre
peintre Toscan, qui fit oublier son maître, et fut regardé comme le
régénérateur de la peinture. Il venait de terminer les six grandes
fresques du _Campo Santo_ de Pise, dans lesquelles il avait représenté
les misères et la patience de Job, lorsque le pape Boniface VIII, qui
voulait l’employer à Rome, envoya auprès de lui un de ses gentilshommes
pour juger si son mérite égalait sa réputation. Le Giotto, piqué de ce
que le Saint-Père paraissait douter de ses talents, refusa obstinément
de remettre à l’envoyé des dessins que celui-ci a lui mandait; mais
prenant une feuille de papier, il y traça, sous ses yeux, au courant
du crayon, un cercle parfait qu’il le pria de présenter à sa sainteté.
Cette figure fut admirée de Boniface VIII, qui se hâta d’appeler
l’artiste à Rome, et elle obtint en peu de temps une célébrité
proverbiale.


=OBÉIR.=—_Il faut apprendre à obéir pour savoir commander._

Proverbe pris de cette maxime de Solon, citée par Stobée: _Apprenez
à obéir avant de commander, car ayant apprit à obéir, vous saurez
commander._—La même maxime se trouve dans Aristote.

Nos anciens chevaliers regardaient l’obéissance comme l’apprentissage
du commandement. «Il convient, dit _l’Ordène de Chevalerie_[68],
que le jeune gentilhomme soit subject avant d’estre seigneur, car
autrement ne cognoistroit-il point la noblesse de sa seigneurie quand
il seroit grand et maistre de ses actions. De mesme que celui qui veut
apprendre à estre cousturier ou charpentier, doibt avoir un maistre
en ce mestier, de mesme aussi celui qui veut être expert en fait de
chevalerie et de bon commandement, doibt premierement avoir un maistre,
qui soit courtois chevalier.»—C’est d’après ce principe que les fils
des seigneurs étaient placés comme pages et valetons auprès de quelque
suzerain.

Louis XIV, dans les mémoires qu’il fit pour l’instruction de son
fils, lui donnait cette sage leçon parmi beaucoup d’autres: «Si vous
n’écoutez pas les ordres de ceux que j’ai préposés pour votre conduite,
comment suivrez-vous les conseils de la raison quand vous serez votre
maître?»


=OCCASION.=—_L’occasion fait le larron._

L’occasion détermine souvent l’action.—Il est certain que la facilité
qu’on trouve dans les grandes villes pour le vice, est la principale
cause du nombre infini de gens qui s’y livrent.

On lit dans le recueil des _adages des SS. pères_: _In arcâ apertâ
etiam justus peccat._ Un coffre ouvert _fait pécher le juste même_.

_Il faut saisir l’occasion aux cheveux._

Il faut user de diligence pour ne pas laisser échapper le temps
favorable de faire une chose.

Les anciens représentaient l’occasion debout sur une roue mobile,
ayant des ailes aux pieds et tournant sur elle-même en rond avec une
prodigieuse vitesse. Elle avait la partie antérieure de la tête garnie
d’une touffe de cheveux, et la partie postérieure entièrement chauve,
de sorte que, si on ne la saisissait pas au passage par la première, il
n’y avait pas moyen de la prendre par la seconde.


=ŒIL.=—_Pleurer d’un œil et rire de l’autre._

Cela se dit particulièrement des enfants contrariés qui pleurent
et rient en même temps; on le dit aussi pour signifier un _deuil
joyeux_.—L’origine de cette façon de parler doit être rapportée à nos
anciennes représentations théâtrales où les acteurs étaient masqués,
comme dans celles de l’antiquité. Celui qui était chargé de jouer un
rôle, tantôt triste, et tantôt gai, portait un masque dont un côté
exprimait la douleur et l’autre la joie, afin de montrer tour à tour
aux yeux des spectateurs les deux affections opposées, au moyen de ce
masque toujours offert de profil.—L’expression _Jean qui pleure et
Jean qui rit_ est dérivée de la même source. Le célèbre peintre anglais
Reynolds, voulant caractériser le double talent de Garrick dans la
tragédie et dans la comédie, le peignit pleurant d’un œil et riant de
l’autre, entre Melpomène et Thalie.

_Se battre l’œil d’une chose._

_Se battre l’œil_, c’est proprement se frapper l’œil avec la paupière
qu’on abaisse et qu’on relève alternativement, ce qui se fait en signe
de dérision et de mépris: de là cette expression employée figurément
pour dire qu’on se moque d’une chose.


=ŒUVRE.=—_A bon jour bonne œuvre._

Ce proverbe ne devrait se dire que des bonnes actions qui se font
pendant les jours de grande fête; mais comme l’occasion de l’appliquer
en ce sens s’est toujours offerte rarement, on a pris le parti de
l’employer d’une manière ironique en parlant des mauvaises actions, qui
sont beaucoup plus fréquentes les jours fériés que les autres jours.


=OFFENSEUR.=—_L’offenseur ne pardonne jamais._

Ce proverbe, traduit de l’italien _Chi offende non perdona mai_, se
retrouve dans cette réflexion de Tacite: _Proprium humani ingenii est
odisse quem læseris_ (_Agricol. vita_, n^o 41). _C’est le propre de
la nature humaine de haïr celui qu’on a offensé._ Le même écrivain
remarque que les causes de la haine sont d’autant plus violentes
qu’elles sont injustes: _Odii causæ acriores quia iniquæ_ (_Annal._,
lib. I, c. 33). Sénèque avait dit avant Tacite: _Hoc habent animi magnâ
fortunâ insolentes quòd læserint et oderint_ (_De irâ_, lib. II, c.
33). _Le vice des hommes rendus insolents par une grande fortune est de
joindre la haine à l’offense._

C’est pour cela que Voltaire écrivait à quelqu’un qui avait eu des
torts graves envers lui: _Je vous demande pardon de vous être moqué de
moi_.


=OGRE.=—_Manger comme un ogre._

Manger excessivement. La Monnoye a fait dériver le mot _ogre_ du grec
ἀγρίος, sauvage, féroce. Un savant de ma connaissance m’en a indiqué
une autre origine très curieuse: il le croit tiré de la Bible, et formé
de _Og rex_, _Og roi_ de Basan, qui fut vaincu à Edréhi, et exterminé
avec tous les siens par Moïse. Ce terrible Og, dit le Deutéronome (ch.
III, v. 11), était demeuré seul de la race des Réphaïms ou des géants.
Son lit, que l’on montrait dans Rabba, ville des enfants d’Amnon, avait
une longueur de neuf coudées et une largeur de quatre.

Je mets de côté plusieurs étymologies de même farine pour arriver
plus vite à la véritable donnée par M. de Walckenaer. Suivant lui,
les _ogres_ sont les Oïgours ou Igours, dont il est fait mention dans
Procope, dès le VI^e siècle (_De bello Vandalico_, lib. I, c. 4).
C’était une race turque, originaire du centre de l’Asie, et célèbre par
sa férocité parmi les Tartares féroces. Quelques Oïgours pénétrèrent
en Europe avec les autres Tartares, se fixèrent en Crimée, et se
servirent d’une langue appelée _lingua ougaresca_ par les commerçants
italiens qui les fréquentèrent les premiers. D’autres tribus, jointes
aux Madgiars partis des bords du Wolga, allèrent s’établir dans la
Dacie et la Pannonie. On les désigna alors sous le nom de Hunni-Gours,
et leur nouveau pays prit le nom de Hunni-Gourie. Ces dénominations
se changèrent dans la suite en celles de Hongrois et de Hongrie. Les
Hongrois, au IX^e siècle, sont les Oïgours, et dans les écrits en
langue romane du XII^e et du XIII^e siècle, ce sont les _Ogres_. Qu’on
ouvre le dictionnaire de la langue romane au mot _Ogre_, et l’on y
trouvera pour synonyme le mot _Hongrois_; il n’y a rien de plus certain
ni de mieux prouvé que cette origine. Ces Hongrois, ces Hunni-Gours ou
ces Oïgours, firent deux irruptions en France dans le X^e siècle; ils
parcoururent la Lorraine, la Bourgogne, et se répandirent jusqu’aux
environs de Toulouse, incendiant les villes, pillant les monastères,
outrageant les vierges, massacrant les hommes et emmenant les
enfants en captivité. Les horreurs qu’ils commirent, et auxquelles
l’imagination ajoutait encore, imprimèrent la terreur à des esprits
imbus de mille superstitions; et cette terreur les fit regarder comme
des êtres hideux, épouvantables et stupides, qui avaient faim de chair
humaine. Les conteurs de profession, les auteurs du Mabinogion[69], et
après eux les bonnes vieilles et les nourrices, employèrent dans leurs
fictions les Oïgours ou les _Ogres_ au lieu de bêtes féroces, comme le
principal ressort de terreur.


=OIE.=—_L’oie de la Saint-Martin._

L’Église romaine a eu autrefois jusqu’à trois carêmes, celui d’avant
Pâques qu’elle a conservé, et deux autres qu’elle a supprimés: l’un de
ces derniers précédait Noël, et commençait le 12 novembre, lendemain de
la fête de Saint-Martin. Cette fête était alors consacrée, comme l’est
aujourd’hui le mardi-gras, aux réjouissances et aux festins, et l’oie
rôtie, qui fesait le régal de nos bons aïeux, figurait sur toutes les
tables. L’oie a été remplacée depuis par le dindon, oiseau indigène
du Paraguay, importé en Europe par les jésuites au XVI^e siècle;
cependant son règne n’est pas encore passé. Les artisans, dans beaucoup
d’endroits, sont restés fidèles à l’usage de se réunir en famille pour
manger l’_oie de la Saint-Martin_.

J. C. Frohman a écrit en latin, sur cet antique usage, un savant traité
qui a pour titre: _Tractatus curiosus de ansere Martiniano_, Lipsiæ,
1720, in-4^o.

_Qui a plumé l’oie du roi, cent ans après il en rend la plume._

La prescription, c’est-à-dire la manière d’acquérir la propriété
d’une chose, ou d’exclure une demande en justice par une possession
non interrompue durant un temps déterminé, était légalement acquise
autrefois comme aujourd’hui, au bout de trente années, contre les
réclamations des particuliers, mais elle ne pouvait l’être contre
celles des agents du domaine royal qu’après un siècle révolu: de là le
proverbe où l’oie figure, parce qu’on élevait beaucoup d’oies dans les
maisons de campagne de nos anciens rois, depuis que Charlemagne, par un
article de ses _Capitulaires_, avait ordonné que ses basses-cours en
fussent abondamment pourvues.

Ce proverbe s’emploie maintenant pour signifier qu’il ne fait jamais
bon s’attaquer à plus fort que soi.


=OIGNON.=—_Il y a de l’oignon._

Il y a quelque chose de caché là-dessous.—L’oignon a été pris pour
symbole du mystère et de la duplicité à cause de ses nombreuses
tuniques qui s’enveloppent l’une dans l’autre, et c’est là probablement
ce qui a donné lieu à cette expression proverbiale, beaucoup plus
ancienne qu’une chanson populaire à laquelle elle sert de refrain, et
d’où l’on prétend à tort qu’elle a tiré son origine.—On trouve de
_bailler l’oignon_ dans la 33^{me} des _Cent Nouvelles_.

Les Italiens disent d’un homme qui déguise sa façon de penser, sur la
parole de qui on ne peut compter: _E piu doppio ch’una cipolla_. _Il
est plus double qu’un oignon._

Pythagore, le père de la double doctrine, avait fait un traité sur les
oignons.

_Se mettre en rang d’oignon._

Prendre place parmi des gens de distinction, dans une réunion où l’on
n’est pas invité, dans une assemblée à laquelle on n’a pas le droit
d’assister.—On croit que cette façon de parler rappelle le baron
d’Oignon qui remplissait les fonctions de grand-maître des cérémonies
aux états de Blois de 1576, et assignait à chaque député son rang et sa
place.—Il y a un proverbe qui dit: _Bien des gens se mettent en rang
d’oignon et ne valent pas une échalotte_.

_Marchand d’oignons se connaît en ciboules._

Ce proverbe signifie qu’on est difficilement trompé sur les choses de
son métier. Il se dit particulièrement d’un homme qui reproche aux
autres des choses qu’il sait par expérience personnelle.

_Regretter les oignons d’Égypte._

Regretter son ancien état, quoiqu’on soit dans un état meilleur.
Personne n’ignore que c’est une allusion aux Israélites, qui, délivrés
de la servitude d’Égypte, se plaignaient à Moïse d’être privés des
oignons qu’ils mangeaient dans ce pays.


=OISEAU.=—_Être battu de l’oiseau._

Être découragé, rebuté par une suite de mauvais succès, de traverses;
expression prise de la fauconnerie où elle s’emploie au propre en
parlant du gibier harcelé par le faucon.

_Léger comme l’oiseau de saint Luc._

C’est-à-dire lourd comme un bœuf. On a donné pour attribut à saint Luc
un bœuf ailé qui rumine à côté de lui. Ce quadrupède, équipé comme
un volatile, est consideré tout de bon comme un symbole du génie de
l’évangéliste; mais ce n’est que par ironie qu’il est pris comme un
type de légèreté.


=OISIVETÉ.=—_L’oisiveté est la mère de tous les vices._

Le bonhomme Richard disait: _L’oisiveté va si lentement que tous
les vices l’atteignent_.—Les Allemands et les Italiens appellent
proverbialement l’oisiveté l’oreiller du diable.—_Des Tunfels
Ruhebank._—_Capezzolo del diavolo._

Il y a des gens qui prétendent excuser l’oisiveté en disant: Quel mal
peut-on faire lorsqu’on ne fait rien? On leur répond par un mot de
Caton l’Ancien, consigné dans ce vieux proverbe: _En rien faisant on
apprend à mal faire_, ou par cette réflexion de l’_Ecclésiastique_
(ch. XXXIII, v. 29): _Multam malitiam docuit otiositas_. _L’oisiveté a
toujours enseigné beaucoup de mal._

L’homme oisif est à la disposition de tous les vices. L’homme
laborieux, au contraire, n’a point à redouter leur pernicieuse
influence; ses occupations lui forment une sauve-garde. Hésiode a dit
admirablement: _Dieu a posé le travail pour sentinelle de la vertu_.


=OLIBRIUS.=—_Faire l’olibrius._

On pense généralement qu’il s’agit ici d’Olibrius, sénateur romain de
la famille Anitienne, qui avait épousé Placidie, fille de Valentinien
III, et qui fut placé sur le trône d’Occident, en 472, par Ricimer,
chef des Suèves, lorsque ce barbare, habitué à donner et à reprendre
la couronne selon son caprice, eut fait massacrer l’empereur Anthème,
son beau-père, dans la ville de Rome livrée au pillage. Comme Olibrius
ne fut qu’un fantôme de prince, et ne se fit remarquer que par son
incapacité et par sa sottise, pendant les sept mois que dura son
règne, son nom devint, dit-on, un titre de mépris donné aux hommes
qui font les entendus et les glorieux. Mais ce nom se prend dans une
autre acception que ne justifie point l’histoire de l’empereur qui le
porta. Il s’applique assez souvent à quelqu’un qui fait le méchant, le
furieux, comme on le voit dans les exemples suivants:

«Mon mary, passez votre colère; et, au lieu de faire ainsi
l’_Olybrius_, remerciez messire Itace.» (Contes de Despériers, tom. I,
pag. 98, édit. d’Amsterdam, 1735.)

  Mettons flamberge au vent et bravoure en campagne;
  _Faisons l’Olibrius_, l’occiseur d’innocents.

(MOLIÈRE, l’_Étourdi_, act. III, sc. 5.)

D’après cela, on est fondé à croire que l’expression proverbiale fait
allusion à un autre Olibrius plus ancien, qui fut gouverneur dans les
Gaules pour l’empereur Dèce. Cet Olibrius poursuivit les chrétiens
avec le plus grand acharnement pendant la septième persécution. Il fit
décapiter sainte Reine, vierge-martyre, à Alixia (Alise, en Bourgogne),
pour la punir du double refus qu’elle avait fait de l’épouser et de
renoncer au christianisme.

Cyrano de Bergerac a dit _faire l’Olibrius et le Vespasien_, dans
plusieurs endroits de ses ouvrages, notamment dans le _Pédant joué_
(art. II, sc. 2).

Je ne sais à quel titre Vespasien peut avoir mérité cette flétrissure
proverbiale, si ce n’est pour avoir fait mourir Éponine et Sabinus.


=ONGLE.=—_Savoir sur l’ongle._

Voyez _Savoir sur le bout du doigt_, page 322.

_Avoir les ongles fleuris._

Au propre, c’est avoir les ongles marqués de petites taches blanches,
ou noires, ou rouges; au figuré, c’est avoir l’habitude de mentir,
parce qu’une superstition, qui a été autrefois très répandue, fait
croire que l’habitude de mentir produit ces diverses taches, qui ont
été appelées mensonges pour cette raison. Cette superstition existait
chez les Romains, et Horace l’a rappelée dans l’Ode 9 du livre II, où
il parle de l’_ongle marqué_ de Barine.


=ONGUENT.=—_C’est de l’onguent miton mitaine._

C’est un remède qui ne fait ni bien ni mal, un expédient inutile qu’on
se propose dans quelque affaire que ce soit.—_Miton mitaine_, vient,
dit-on, de _mixtum mixtanum_, onguent mixte, ou de ce qu’on _mitonne_
et enveloppe de mitaines la partie malade.

_Dans les petites boîtes sont les bons onguents._

Flatterie proverbiale qu’on adresse à une personne de petite taille,
et qu’on prend à peu près dans le même sens que le proverbe _en petite
tête gît grand sens_.—L’opinion, que les personnes de petite taille
ont plus d’esprit que les autres, existe jusque chez les sauvages. Un
chef des Illinois, haranguant M. de Boisbriant, officier distingué, lui
disait: «Nos guerriers pensent comme moi, que c’est la force de ton
esprit qui a empêché ton corps de croître. Aussi l’auteur de la nature
t’a copieusement dédommagé de la petitesse de ton corps, en t’accordant
la grandeur de l’ame avec des sentiments vraiment héroïques, pour
protéger contre leurs ennemis les hommes illinois.»

  _Magnus Alexander corpore parvus erat._


=OPINION.=—_L’opinion est la reine du monde._

_Opinione regitur mundus._—«L’opinion est si bien _la reine du monde_,
dit Voltaire, que quand la raison veut la combattre, la raison est
condamnée à la mort. Il faut qu’elle renaisse vingt fois de ses
cendres, pour chasser enfin tout doucement l’usurpatrice. L’opinion a
changé une grande partie de la terre. Non seulement des empires ont
disparu sans laisser de traces, mais les religions ont été englouties
dans ces vastes ruines.»

Bossuet a dit: «Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la
vénération aux personnes, aux ouvrages, aux grands, sinon l’opinion?
Combien toutes les richesses de la terre sont-elles insignifiantes sans
son consentement? L’opinion dispose de tout; elle fait la beauté, la
justice et le bonheur, qui est le tout du monde.»


=OR.=—_Tout ce qui reluit n’est pas or._

Les Italiens disent: _Ogni lucciola non e fuoco_. _Tout ver luisant
n’est pas feu._—Ce proverbe peut s’appliquer à toutes les choses qui
brillent d’un éclat trompeur. Il s’applique philosophiquement à la
condition des grands, que les petits ont le tort d’envier, parce qu’ils
ne la connaissent pas, et qui cesserait d’être bientôt l’objet de leur
envie, si la vérité, déchirant le voile de l’apparence, leur montrait
ce qu’ont à souffrir ces grands, dont le malheur réel est caché sous
les dehors séduisants du bonheur.—Un autre proverbe nous apprend
qu’_on est plus heureux dans les petites conditions que dans les
grandes_. «On ne perd rien dans les petites conditions, dit Bernardin
de Saint-Pierre; on y compte pour des biens les maux qu’on n’y éprouve
pas. Souvent, au contraire, dans les grandes, on répute pour des maux
les biens dont on est privé: ainsi le juste ciel a compensé toutes
choses.»


=ORANGE.=—_Manger des perdrix sans orange._

Le jus de l’orange a été regardé comme la véritable sauce de la
perdrix. De là cette expression pour dire: manger quelque chose sans
l’apprêt qui lui convient.


=OREILLE.=—_Se faire tirer l’oreille._

Chez les Romains, quand il survenait quelque différend qui ne pouvait
se terminer à l’amiable, l’offensé citait devant le préteur celui dont
il croyait avoir à se plaindre; et quand ce dernier ne comparaissait
point dans les délais fixés, le plaignant sommait les témoins, s’il
en avait, de venir déposer. Si ceux-ci refusaient, ce qui arrivait
souvent, pour une cause ou pour une autre, il était autorisé à les
amener par l’oreille, et à la leur pincer fortement, dans le cas où
ils feraient résistance. De là l’expression conservée, _se faire tirer
l’oreille_, pour dire: Avoir de la peine à consentir à quelque chose.

_Il vaut mieux se fier à ses yeux qu’à ses oreilles._

Proverbe usité chez les Grecs et chez les Latins.—On est plus sûr de
ce qu’on voit que de ce qu’on entend. Les yeux trompent rarement, et
les oreilles trompent souvent. C’est pourquoi Thalès disait que la
vérité était éloignée du mensonge, comme les yeux des oreilles.

«Ne vous en rapportez qu’à vos propres yeux, et ne vous fiez jamais à
ce qu’on vous redira. Nos yeux sont toujours à nous; mais nos oreilles
appartiennent aux autres. Le premier de ces organes ne peut guère nous
tromper; le second peut à chaque instant nous induire en erreur, et
nous faire commettre d’irréparables fautes.» (Madame Campan.)

_Pendants d’oreilles._

Henri Estienne, dans son livre intitulé: _deux Dialogues du langage
français, italianisé et autrement déguisé_, nous apprend qu’on appelait
autrefois _pendants d’oreilles_ les gens obséquieux qu’on voit toujours
pendus aux oreilles des grands. Ce sobriquet, dont on peut faire
l’application dans tous les temps, mérite d’être conservé. Il n’y a pas
de mot qui peigne mieux la chose.


=ORGUEIL.=—_Lorsque orgueil va devant, honte et dommage le suivent._

Philippe de Commines nous apprend que Louis XI, qui était, dit-il,
humble en paroles et en habits, et naturellement ami des gens de moyen
état, se servait de ce proverbe pour répondre aux reproches qu’on lui
fesait de ne pas assez garder sa dignité.

_Ubi fuerit superbia, ibi erit et contumelia_ (Salomon, _Parab._ c. XI,
v. 2). _Où sera l’orgueil, là aussi sera la confusion._

_L’orgueil précède les chutes._

Proverbe tiré de l’Écriture sainte.—Les Basques disent: _Urguluac
cerura abia-eta, io seguin ifernura_. _L’orgueilleux ayant pris son vol
vers le ciel, alla tomber aux enfers._


=ORME.=—_Attendez-moi sous l’orme._

C’était sous quelque gros arbre, ordinairement sous un orme, planté
devant la porte de l’église ou du manoir seigneurial, que se tenaient
les assises judiciaires, appelées pour cette raison _les plaids de la
porte_. C’était là aussi que se payaient les redevances et dettes,
ainsi que l’attestent de vieilles cédules évocatoires qui enjoignent
aux débiteurs de _comparoir sous l’orme Saint-Gervais_, à Paris.
Sans doute les assignés manquaient souvent à l’appel, et de là vint
l’expression _attendez-moi sous l’orme_, pour faire comprendre à
quelqu’un qu’on ne veut point se trouver à un rendez-vous, ou qu’on ne
compte point sur sa parole.

Cette expression peut tout aussi bien avoir tiré son origine de l’usage
des _plaids et gieux sous l’ormel_, espèce de cour d’amour qui jugeait
gravement les affaires de galanterie, et voulait obliger les amants
à la constance, et les époux à la concorde. L’autorité d’un pareil
tribunal était méconnue impunément, et l’on pouvait dire à celui par
qui on y était cité: _attendez-moi sous l’orme_, expression ironique
qui était fort de saison.


=OUBLIER.=—_Qui songe à oublier se souvient._

«Il n’est rien qui imprime si vivement quelque chose en notre souvenir
que le désir de l’oublier. C’est une bonne manière de donner en garde
et d’empreindre en notre ame quelque chose que de la solliciter de la
perdre.» (Montaigne, _Ess._, liv. II, ch. 12.)

Moncrif a employé ce proverbe d’une manière très heureuse dans ce
charmant couplet d’une romance:

  Pour bannir de la souvenance
      L’ami secret,
  Que l’on éprouve de souffrance
      Pour peu d’effet!
  Une si douce fantaisie
      Toujours revient:
  En songeant qu’il faut qu’on l’oublie
      On s’en souvient.


=OURS.=—_C’est un ours mal léché._

On a cru longtemps, sur la foi d’Aristote et de Pline le Naturaliste,
que les oursons naissaient informes, et que leur mère corrigeait ce
défaut à force de les lécher; ce qu’elle ne fait que pour les dégager
des membranes dont ils sont enveloppés en naissant. C’est de cette
opinion erronée qu’est venue cette expression métaphorique par laquelle
on désigne un homme mal fait et grossier.

_Il est de la nature de l’ours, il ne maigrit pas pour pâtir._

C’est ce qu’on dit d’une personne qui prend de l’embonpoint,
quoiqu’elle mange peu et se donne beaucoup de peine.—L’ours, disent
les naturalistes, peut passer plusieurs semaines sans prendre de
la nourriture, car l’abondance de sa graisse lui fait supporter
l’abstinence; et, vers le commencement de l’hiver, il se recèle dans
sa bauge, d’où il ne sort qu’au bout de quarante jours, presque aussi
gros qu’il y était entré. De là cette expression proverbiale qui n’est
pas nouvelle, puisque le troubadour Richard de Barbésieu a dit dans une
de ses chansons, en parlant de l’état de dépérissement où l’avaient
conduit les rigueurs de sa dame: _Je ne suis pas de la nature de
l’ours, qui engraisse à force de mal avoir_.

_Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir mis par
terre._

Il ne faut pas disposer d’une chose avant de la posséder; il ne faut
pas se flatter trop tôt d’un succès incertain. Proverbe pris d’un
apologue d’Ésope très bien imité par la Fontaine. Philippe de Commines,
dans ses Mémoires, a mis cet apologue dans la bouche de l’empereur
Frédéric pour répondre aux ambassadeurs du roi de France, qui, au nom
de leur souverain, l’engageaient à se saisir des terres que le duc de
Bourgogne tenait de l’Empire.

_Il faut le faire monter sur l’ours._

Ce dicton, qu’on applique à un homme qui a peur, à un poltron, est
fondé sur une superstition dont Thiers a parlé dans son _Traité des
superstitions_ (liv. v, ch. 4). «Monter sur un ours, dit-il, et faire
quelques tours dessus pour être préservé de la peur, est une chose qui
se pratiquait autrefois en France, où les ours étaient plus communs
qu’aujourd’hui.»



P


=PAGE.=—_Être hors de page._

C’est être hors de la dépendance d’autrui.—Le jeune gentilhomme qui
était placé autrefois, en qualité de page, auprès de quelque haut
baron ou de quelque illustre chevalier, quittait ce service à l’âge
de quatorze ans pour remplir les fonctions d’écuyer. Le jour où ce
changement d’état devait avoir lieu, il était présenté à l’autel par
son père et sa mère qui allaient à l’offrande un cierge à la main. Là
il recevait une épée et une ceinture que le prêtre lui mettait, après
les avoir consacrées par sa bénédiction. La cérémonie terminée, _il
était hors de page_.


=PAGNOTE.=—_Voir un combat du mont Pagnote._

C’est voir un combat d’un lieu où l’on ne court aucun danger; c’est,
comme on dit encore, _se tenir_, pendant un combat, _au poste des
invulnérables_.

_Le mont Pagnote_ est une expression empruntée de l’italien.

_Pagnote_ se dit aussi d’un homme timide, poltron.


=PAILLE.=—_Rompre la paille avec quelqu’un._

Déclarer ouvertement qu’on cesse tout commerce, toute liaison avec lui.

Le langage typique, c’est-à-dire le langage où l’on se sert de signes
extérieurs pour exprimer sa pensée, était autrefois très usité; et
quand on voulait signifier à quelqu’un qu’on n’aurait plus aucune
relation avec lui, on brisait une paille en sa présence, ou on lui
envoyait une paille rompue.—Dans une assemblée tenue à Soissons,
Robert, comte de Paris, s’adressant avec hauteur à Charles-le-Simple,
lui reprocha son aveuglement pour son ministre Haganon, l’injustice de
ses faveurs et la pusillanimité de son caractère. En même temps, lui et
ses amis rompirent et jetèrent à terre des pailles qu’ils tenaient à la
main, déclarant qu’ils renonçaient à l’obéissance et à tous les liens
contractés avec ce roi.


=PAIR.=—_Entendre le pair._

Le _pair_ des monnaies est ce qu’il y a de plus important à connaître
dans les opérations du change. Il est la clef de tout le système
monétaire; et ce n’est que par là qu’on peut résoudre les questions de
finance et de commerce qui ont pour objet l’appréciation des valeurs.
Dès l’instant que le _pair_ est établi, on convertit facilement en
monnaie d’un pays une somme quelconque exprimée en monnaie étrangère,
et réciproquement. Cette conversion résulte de la comparaison exacte du
titre, du poids légal et de la valeur intrinsèque de l’unité monétaire
d’un autre pays.

L’établissement du _pair_ présentait autrefois en France beaucoup
de difficultés, à cause de la multiplicité des monnaies, de leur
variation continuelle et de l’altération que leur avaient fait subir
Philippe-le-Bel, Philippe de Valois et Jean-le-Bon, trois rois que les
historiens ont justement flétris du surnom de _faux monnayeurs_[70].
Ainsi il fut très naturel de désigner un habile changeur par
l’expression _il entend le pair_, expression appliquée depuis, par une
extension proverbiale, à tout homme qui montre de l’intelligence dans
le maniement des affaires.


=PAIX.=—_Paix fourrée._

Paix qui est nécessitée par la saison où l’on porte des rures, et qui,
faite de mauvaise foi, ne dure guère plus qu’une trève pour l’hiver.
Cette expression était déjà en usage sous le règne de Charles VI,
comme on le voit dans Juvénal des Ursins (pag. 246, 259 et 267). On
appela ainsi la paix conclue, en 1408, entre le duc de Bourgogne et les
enfants du duc d’Orléans qu’il avait fait assassiner. On donna aussi
le même nom à la petite paix faite à Longjumeau, en 1568, entre les
calvinistes et les catholiques, et violée six mois après.


=PANIER=—_C’est un panier percé._

Un homme qui dépense à mesure qu’il reçoit; un homme qui ne retient
rien de ce qu’on lui apprend. Les Grecs et les Latins disaient _un
tonneau percé_, et les Hébreux, _un sac percé_.

_A petit mercier, petit panier._

Les petites choses conviennent aux petites gens. _Parvum parva decent._

_Il ne faut pas mettre tous ses œufs dans un panier._

Il ne faut pas risquer tout son bien dans une seule entreprise.

_Adieu, paniers: vendanges sont faites._

L’occasion est passée, il n’y a plus rien à faire.

C’est le refrain d’une vieille ronde que les vendangeurs chantaient
après avoir terminé leurs travaux.


=PAON.=—_Il est comme le paon qui crie en voyant ses pieds._

C’est ce qu’on dit d’un glorieux qui se fâche quand on lui montre ses
défauts.—On prétend que le paon se met à crier à la vue de ses pieds,
et que son cri, en pareille circonstance, n’est qu’un gémissement
arraché à sa vanité. Cependant Buffon affirme que c’est là une
supposition qu’on n’a pu faire qu’en prêtant nos mauvais raisonnements
à cet oiseau, dont les pieds ne lui ont rien offert de difforme. Mais,
que la chose soit vraie ou supposée, elle n’en a pas moins servi de
fondement à la phrase proverbiale qui n’est pas de fraîche date; car
on trouve dans une chanson de Raimbaud de Vaqueiras ou Vacheiras,
troubadour du XII^e siècle, un passage curieux qui certainement y fait
allusion, s’il n’y a pas donné lieu. Ce poëte dit à sa dame: «Le jour
qu’Amour fit choix de nous deux, votre beauté m’inspira la fierté du
paon, lorsqu’il contemple les brillantes couleurs de son plumage, et
que, tout glorieux, il s’élève au haut des toits. Cet oiseau se livre à
son orgueil jusqu’à ce que, baissant la tête, il aperçoive ses pieds,
etc.»

  _Aquel orguelh li tre tro quel cap clina
  Que ve sos pes, etc._


=PAPIER.=—_Le papier souffre tout._

C’est-à-dire, il ne faut pas ajouter foi à une chose, par la seule
raison qu’elle est écrite ou imprimée; car on peut mettre sur le papier
tout ce que l’on veut.—Dans un manifeste rédigé en français et publié
par Charles-Quint, en réponse à une déclaration de guerre de François
1^{er} et de Henri VIII, ligués contre lui, on trouve cette phrase
curieuse qui fait allusion au proverbe et en prouve l’ancienneté: «Le
papier montre bien qu’il est doux, vu que l’on a écrit tout ce que l’on
a voulu.»

Le comte de Ségur a rapporté, dans ses Mémoires, une anecdote qui a
ici naturellement sa place: «Diderot, que l’impératrice Catherine
avait appelé auprès d’elle, lui avait conseillé de grandes innovations
qu’elle n’accomplissait point. Le philosophe, un jour, lui en témoigna
sa surprise avec une sorte de fierté mécontente.—M. Diderot, lui
répondit l’impératrice, avec tous vos grands principes, que je
comprends très bien, on ferait de bons livres et de mauvaise besogne.
Vous oubliez, dans tous vos plans de réforme, la différence de nos deux
positions. Vous, philosophe, vous ne travaillez que sur _le papier qui
souffre tout_; il est uni, souple, et n’offre d’obstacles ni à votre
imagination, ni à votre plume; tandis que moi, pauvre impératrice,
je travaille sur la peau humaine qui est bien autrement irritable et
chatouilleuse.»


=PÂQUES.=—_Donner à quelqu’un les œufs de Pâques._

C’est lui faire quelque petit présent dans le temps de Pâques. «C’était
un usage commun à tous les peuples agricoles d’Europe et d’Asie
de célébrer la fête du nouvel an en mangeant des œufs; et les œufs
fesaient partie des présents qu’on s’envoyait ce jour-là. On avait même
soin de les teindre en plusieurs couleurs, surtout en rouge, couleur
favorite des anciens peuples et des Celtes en particulier. Mais la fête
du nouvel an se célébrait à l’équinoxe du printemps, c’est-à-dire au
temps où les chrétiens ne célèbrent plus que la fête de Pâques, tandis
qu’ils ont transporté le nouvel an au solstice d’hiver. Il est arrivé
de là que la fête des œufs a été attachée chez eux à la Pâque, et qu’on
n’en a plus donné au nouvel an. Cependant, ce n’a point été par le
simple effet de l’habitude, mais par la raison qui fesait attribuer
à la fête de Pâques les mêmes prérogatives qu’au nouvel an, celles
d’être un renouvellement de toutes choses, comme chez les Persans,
et celles d’être d’abord le triomphe du soleil physique, et ensuite
celui du soleil de justice, du Sauveur du monde, sur la mort par la
résurrection.» (Court de Gébelin.)

Les œufs, chez les Égyptiens, étaient l’emblème sacré du renouvellement
du monde après le déluge. Les Juifs les adoptèrent comme un type du
renouvellement de leur nation par la sortie d’Égypte, et, à la fête
de Pâques, ils les plaçaient sur la table avec l’agneau pascal. Les
chrétiens les prirent pour symbole de la résurrection dont Jésus-Christ
leur avait donné l’exemple et le précepte; et ils préférèrent aux
diverses couleurs dont on les teignait, la couleur rouge, en mémoire
de l’effusion de son sang sur la croix. _Ova rubro colore inficiuntur
in memoriam effusi sanguinis Salvatoris_, est-il dit dans un ouvrage
curieux intitulé: _De Ludis orientalibus_.


=PARENT.=—_L’amour des parents descend et ne remonte pas._

Helvétius a dit: «L’homme hait la dépendance. De là peut-être sa haine
pour ses père et mère, et le proverbe fondé sur une observation commune
et constante: _L’amour des parents descend et ne remonte pas._» Il a
pris le proverbe dans un sens affreusement exagéré. Le véritable sens
est que l’amour des père et mère pour les enfants surpasse celui des
enfants pour les père et mère. La nature, veillant à la conservation
des espèces, a voulu donner la plus grande énergie au sentiment
paternel et maternel, afin d’enchaîner les parents à tous les soins
nécessaires pour protéger la frêle existence des enfants, et nous
voyons qu’elle a agi ainsi dans tous les animaux comme dans l’homme.
Elle n’a pas développé de même, il est vrai, le sentiment filial; mais,
de cette disproportion qu’elle a laissée dans l’amour, il y a bien loin
jusqu’à la haine. L’une est dans la nature, et l’autre est dénaturée,
dit La Harpe, en réfutant l’opinion d’Helvétius dans une de ses belles
pages qu’il termine par ces paroles remarquables: «Le plus funeste
effet de ces calomnieux paradoxes, c’est qu’en les lisant l’ingrat et
le fils dénaturé pourront se dire qu’ils sont comme les autres hommes.
Méritent-ils le titre de philosophes, ceux qui n’ont écrit que pour la
justification des monstres?»


=PARESSEUX.=—_Le paresseux est frère du mendiant._

Un autre proverbe dit: _Celui qui néglige son bien est frère de celui
qui le dissipe_; ce qui est pris de ces paroles de Salomon: _Qui mollis
et dissolutus est in opere suo frater est sua opera dissipantis_.
(Parabol., ch. XVIII, v. 9.)

Ces deux proverbes contiennent implicitement toute la théorie du
paupérisme.

Les provençaux disent: _Le champ du paresseux est plein de mauvaises
herbes_.


=PARLER.=—_Trop gratter cuit, trop parler nuit._

Il faut résister aux démangeaisons de la langue comme à celles de la
peau.—Zénon disait à ses disciples: Souvenez-vous que la nature nous a
donné deux oreilles et une seule bouche, pour nous apprendre qu’il faut
plus écouter que parler.

  _Os unum natura duas formavit et aures,
  Ut plus audiret quam loqueretur homo._

_El poco hablar es oro, y el mucho es lodo. Le peu parler est or, et le
trop est boue._ (Prov. espag.)

_Chi parla semina, e chi tace raccoglie. Qui parle sème, et qui se tait
recueille._ (Prov. ital.)

_Qui parle beaucoup, dit beaucoup de sottises._

_In multiloquio non deerit peccatum._ (Salomon, Prov. CX, v. 19.)
Athénée appelle _logodiarrhée_, un flux de paroles que la réflexion n’a
point digérées, et Voltaire a employé ce terme expressif qui mériterait
d’être admis dans nos vocabulaires.


=PARTAGE.=—_C’est le partage de Montgommery, tout d’un côté et rien de
l’autre._

Montgommery est le nom d’une illustre famille de Normandie, où la
coutume voulait que les aînés eussent presque tout. Cette famille
a été choisie sans doute de préférence à toute autre pour figurer
dans la phrase proverbiale, à cause des biens et des priviléges
nombreux qu’elle possédait, et peut-être aussi à cause des abus non
moins nombreux qui s’y joignaient.—Il n’y avait pas, dans la haute
Normandie, de terre dont la mouvance eût autant d’étendue que celle du
comté de Montgommery. On comptait cent cinquante fiefs ou arrière-fiefs
qui en relevaient, suivant un dénombrement fait en 1548 et déposé à la
Bibliothèque royale.

_C’est le partage de Cormery._

Expression synonyme de la précédente.—Il y avait en Touraine une
célèbre abbaye de ce nom, fondée par Alcuin, la vingt-deuxième année
du règne de Charlemagne, qui la dota de la plus grande partie des
biens des moines de Saint-Martin de Tours, lorsque ces moines eurent
été massacrés dans une émeute par les bourgeois de cette ville.
Plusieurs couvents qui comptaient avoir le noyau de la succession,
n’en ayant rien retiré, ou presque rien, furent très désappointés et
se plaignirent de l’inégalité du partage, ce qui donna lieu, dit-on, à
l’expression proverbiale.

Le fait sur lequel repose cette explication peut être controversé.
Il est plus probable que l’expression est venue de ce que _cormery_
signifiait autrefois _cœur marri_; car, dans un partage fait de _cœur
marri_, c’est-à-dire à contre-cœur, on cherche à donner le moins qu’on
peut.


=PAS.=—_Pas à pas on va bien loin._

Quand on va toujours, on ne laisse pas d’avancer, quoiqu’on aille
lentement.—Ce n’est pas de courir qu’il importe, mais de ne pas
s’arrêter en chemin. Une marche précipitée produit bientôt la fatigue,
et par conséquent le retard, tandis qu’une marche mesurée dure
longtemps et ménage le moyen d’aller plus loin.

Les Italiens disent: _Chi va piano, va sano; chi va sano, va bene;
chi va bene, va lontano_. _Qui va doucement, va sainement; qui va
sainement, va bien; qui va bien, va loin_.

_Il n’y a que le premier pas qui coûte._

En toute affaire, le commencement est ce qu’il y a de plus difficile.
_Commencer, c’est le grand travail_, dit un autre proverbe. Le cardinal
de Polignac racontait un jour, devant madame du Deffant, le martyre de
saint Denis, qui, ayant été décapité à Montmartre, releva sa tête et
la porta dans ses mains jusqu’à l’endroit où on lui bâtit depuis une
église[71]. Comme son Éminence avait l’air d’insister sur la longueur
de la route que le saint avait parcourue en cet état, la spirituelle
dame lui dit: «Monseigneur, _il n’y a que le premier pas qui coûte_.»


=PATELIN.=—_C’est un patelin._

C’est-à-dire un homme souple et artificieux qui, par des paroles
flatteuses et insinuantes fait venir les autres à ses fins.—_Patelin_
était le nom d’un acteur qui joua le rôle de l’avocat dans
l’ancienne farce qui a pris ce nom. «Nos ancestres,» dit E. Pasquier
(_Recherches_, liv. VIII, ch. 59), «trouvèrent ce maistre Pierre
Patelin avoir si bien représenté le personnage pour lequel il estoit
introduit, qu’ils mirent en usage le mot de _patelin_, pour signifier
celui qui, par de beaux semblants, enjauloit, et de lui firent
_pateliner_ et _patelinage_.»


=PATIENCE.=—_La patience vient à bout de tout._

Les Orientaux, pour exprimer les succès que la patience obtient presque
toujours, disent: _On parvient à chasser le lièvre avec une charrette_;
proverbe dont nous avons l’analogue dans celui-ci: _Une vache prend
bien un lièvre_.

Les Allemands se servent d’un proverbe assez plaisant pour marquer la
force de la patience: _Geduld über Windet Sauer kraut_. _La patience
l’emporte sur la choûcroute._

_La patience est amère, mais son fruit est doux._

Isocrate a dit de même, en parlant de la science: _Elle a des racines
amères, mais son fruit est doux_; et peut-être est-ce le mot de cet
orateur qui a suggéré le proverbe.—Si la patience n’est point exempte
de peines, elle sait du moins les diminuer de moitié et les adoucir,
tandis que l’impatience les double et les envenime. Ainsi, tout est
profit dans la patience.

Saint Augustin a très bien dit: _Vera animi tranquillitas in patientiæ
sinu_. _La vraie tranquillité de l’esprit repose au sein de la
patience._

_La patience est la clef de la joie._ (Prov. arabe.)

_Patience! disent les ladres._

_Patience_ est mis ici par allusion à la plante du même nom qu’on
employait comme remède dans le traitement de la ladrerie ou lèpre. Ce
calembourg proverbial, qu’on trouve dans Rabelais (liv. V, ch. 1),
fait de la patience l’apanage de l’insensibilité, car le mot ladre se
prenait aussi dans le sens d’insensible. Un autre proverbe dit que _la
patience est la vertu des sots et des ânes_. Cela peut être vrai; mais
il est encore plus vrai que la patience est la qualité distinctive de
la raison et du courage. _Prudens qui patiens._—_Fortis qui patiens._

On lit dans les Paraboles de Salomon (ch. XXIX, v. 11): _Doctrina viri
per patientiam noscitur_. _La sagesse d’un homme se connaît par sa
patience._


=PATISSIER=.—_Il a honte bue; il a passé par-devant l’huis du
pâtissier._

C’est un homme sans pudeur, habitué à braver le respect humain.
Cette façon de parler est venue, suivant l’abbé Tuet, de ce que les
pâtissiers tenaient cabaret sur le derrière de leur maison. Les gens
qui voulaient garder quelque décorum y entraient par une porte dérobée;
et, quand un débauché y entrait par la boutique, on disait de lui
qu’_il avait honte bue_, etc.

Il est plus probable que cette façon de parler est une allusion aux
formes obscènes de certaines pâtisseries qu’on voyait étalées sur le
devant de la boutique. La Bruyère-Champier (_Bruyerinus Campegius_),
médecin de François I^{er}, nous apprend qu’elles représentaient les
parties sexuelles de l’homme et de la femme. _Quædam pudenda muliebria,
aliæ virilia (si diis placet) representant: adeo degeneravere boni
mores ut etiam christianis obscœna et pudenda in cibis placeant._ (_De
re cibariâ_, lib. VI, c. 7.)

Cet impudique usage avait été transmis des païens aux chrétiens. Les
boulangers romains étalaient des pains de forme obscène. Le _pain des
athlètes_, que Juvénal appelle _coliphia_ dans sa seconde satire,
et qui était fait de manière à donner de la vigueur à ceux qui le
mangeaient, représentait le signe de la virilité. Les deux vers
suivants de Martial ne laissent point de doute là-dessus:

  _Si vis esse Satur, nostrum potes esse Priapum;_
      _Ipsa licet rodas inguina, purus eris_


=PATTE-PELU.=—_C’est un patte-pelu._

C’est un rusé qui va adroitement à ses fins sous des apparences de
douceur et d’honnêteté. On dit aussi d’une femme qui use de pareils
artifices: _C’est une patte-pelue_.

Furetière pense que _patte-pelu_ est une allusion à la fable du loup
qui montrait _patte_ de brebis à l’agneau pour le surprendre. D’autres
le regardent comme un sobriquet du chat, hypocrite qui cache ses
griffes dans le velours et égratigne en caressant. Suivant l’opinion la
plus accréditée et la plus vraisemblable, ce mot rappelle Jacob qui,
par le conseil de Rebecca, dont il était l’enfant gâté, enveloppa ses
mains de la peau d’un chevreau, pour attraper son bonhomme de père qui
n’y voyait que du bout des doigts, et escamoter la bénédiction que ce
pauvre aveugle destinait au malheureux Ésaü, déjà trompé par son cadet
sur la vente d’un plat de lentilles qu’il devait payer de son droit
d’aînesse.


=PAUVRE.=—_Qui donne au pauvre, prête à Dieu._

Salomon a dit: _Fœneratur Domino qui miseretur pauperis_ (Prov. CXIX,
v. 17). _Celui qui a pitié du pauvre, prête à Dieu._

_La main du pauvre est la bourse de Dieu._

Proverbe pris de cette belle pensée de saint Ambroise: _In paupere
absconditur Deus; manum porrigit pauper, et accipit Deus_. _Dieu se
cache dans le pauvre; et, quand le pauvre tend la main, Dieu reçoit._

_Donner au pauvre n’appauvrit pas._

Donner au pauvre, c’est bénéficier avec le ciel. L’aumône est, dans
l’esprit de la religion, une usure sainte, un gain assuré. Il n’y a
pas, dit saint Clément, de champ si fertile qui rende autant qu’elle,
_cuinam agri tantùm profuerint quantùm gratificari?_

_Tout le monde tombe sur le pauvre._

Ce proverbe est un résumé du passage de l’Ecclésiastique (ch. XIII, v.
25, 27, 29): «Si le riche est ébranlé, ses amis le soutiennent; mais si
le pauvre commence à tomber, ses amis même contribuent à sa chute.—Si
le pauvre a été trompé, on lui fait encore des reproches; s’il parle
sagement, on ne veut pas l’écouter.—S’il fait un faux pas, on le fait
tomber tout-à-fait.»

Les Allemands disent: _An das Armut will jedermann die Schuch wischen_.
_Chacun veut essuyer ses pieds sur la pauvreté._


=PAUVRETÉ.=—_Pauvreté n’est pas vice._

Pour être pauvre, on n’en est pas moins honnête homme; on a tort de
compter la richesse avant le mérite.

Cette réclamation proverbiale n’a presque pas de valeur dans ce siècle
où l’argent est tout. La probité indigente se voit condamnée à
l’humiliation et au mépris, et si quelqu’un fait observer que _pauvreté
n’est pas vice_, tout le monde est prêt à répondre comme Dufresny:
_C’est bien pis_.

Nos pères disaient: _Pauvreté n’est pas vice; mais c’est une espèce de
ladrerie, chacun la fuit_.—La _ladrerie_, ou lèpre, était, dans le
moyen-âge, une maladie non moins redoutée que la peste. On retranchait
de la société les malheureux atteints de cette maladie, et l’on ne
souffrait pas même qu’après leur mort, leurs cendres fussent mêlées,
dans les cimetières, avec celles des autres hommes.


=PAYS.=—_Il est bien de son pays._

Cette expression proverbiale est regardée comme une variante de cette
autre employée par Brantôme: _Il sent bien son patois_. Un homme _qui
est bien de son pays_, ou _qui sent bien son patois_, est, au propre,
un homme qui s’est toujours tenu dans le lieu de sa naissance, qui ne
sait point parler autrement qu’on y parle; et, au figuré, un homme bien
novice, bien simple.—Rien ne forme tant les hommes que les voyages, et
ce n’est pas sans raison que l’on compare le monde à un grand livre, où
celui qui n’a point quitté son pays natal n’a lu qu’un feuillet.

L’expression _il est bien de son pays_ fait le sel de l’épigramme
suivante de Ménage contre l’imprimeur Journel, qui avait refusé de
mettre sous presse un passage des _Origines de la langue française_,
relatif aux _badauds de Paris_:

        De peur d’offenser sa patrie,
  Journel, mon imprimeur, digne enfant de Paris,
  Ne veut rien imprimer sur la badauderie,
        _Journel est bien de son pays_.


=PÉCHÉ.=—_Péché caché est à demi pardonné._

Quand le scandale ne se joint pas au péché, le péché en est moindre,
comme il est aussi plus grand dans le cas contraire.—_Qui delinquit
apertè bis reus est: agit simul et docet_. _Celui qui pèche
publiquement est deux fois coupable: il fait le mal et enseigne à le
faire._


=PEINE.=—_A chaque jour suffit sa peine._

C’est assez des peines du présent: il ne faut point les augmenter par
la douleur de celles du passé, ni par la crainte de celles de l’avenir;
car, dans le premier cas, on se tourmente toujours trop tard, et,
dans le second, toujours trop tôt. Ce proverbe est pris du passage
suivant de l’Évangile selon saint Mathieu (ch. VI, v. 34): _Nolite ergo
solliciti esse in crastinum: crastinus enim dies sollicitus erit sibi
ipsi_. SUFFICIT DIEI MALITIA SUA. _Ne soyez donc point en souci pour
le lendemain, car le lendemain prendra soin de ce qui le regarde_: A
CHAQUE JOUR SUFFIT SA PEINE.

On rapporte que Napoléon, exilé à Sainte-Hélène, répétait souvent ce
proverbe.

_La peine et le plaisir se suivent._

Ésope dit que Jupiter voulut, un jour, mêler ensemble la volupté et la
douleur; et que, n’ayant pu en venir à bout, il ordonna qu’elles se
suivraient mutuellement. Ainsi, quand la douleur précède, la volupté la
suit, et réciproquement.

Antisthène recommandait de chercher les plaisirs qui suivent la peine,
et non pas ceux qui la précèdent.


=PÈLERIN.=—_Je connais le pèlerin._

C’est probablement le fabliau de _la Confession du renard_ qui a donné
naissance à cette expression, où le mot _pèlerin_ est pris dans le
sens de rusé et matois. Ce renard, obligé par son confesseur d’aller
chercher à Rome l’absolution de ses péchés, met une écharpe à son cou,
prend le bourdon, et s’achemine vers la ville sainte, en compagnie d’un
âne et d’un bélier, ses voisins, qu’il a décidés à le suivre, à force
d’instances et en leur offrant la perspective d’une foule d’avantages
attachés à cette pieuse pérégrination. Nos trois _romipètes_ courent
quelque temps par monts et par vaux, mais ils n’accomplissent pas leur
mission; car leur zèle se refroidit, et le mal du retour les gagne au
milieu de diverses aventures fâcheuses qui leur arrivent. Cependant ils
échappent à tous les dangers, grâce à l’adresse du renard, dont la
conduite, en ces conjonctures, est un modèle achevé de finesse et de
ruse.

  _Rouge au soir, blanc au matin,
  C’est la journée du pèlerin._

Lorsque le ciel est rougi par le soleil couchant, on peut en conclure
qu’il n’y a que des vapeurs légères qui se dissiperont au premier
souffle de l’air, au lieu de se condenser pour se résoudre en pluie,
comme font les nuages noirs, imperméables aux rayons lumineux; de
là ce proverbe emprunté de l’Évangile selon saint Mathieu (ch. XVI,
v. 2): _Facto vespere dicitis: Serenum erit, rubicundum enim est
cœlum_.—_Vous dites le soir: Il fera beau demain, car le ciel est
rouge._

Ce proverbe a été développé poétiquement par M. de Lamartine dans ces
vers de sa cinquième harmonie:

  On regarde descendre avec un œil d’amour,
  Sous les monts, dans les mers, l’astre poudreux du jour,
  Et, selon que son disque, en se noyant dans l’ombre,
  Creuse une ornière d’or ou laisse un sillon sombre,
  On sait si, dans le ciel, l’aurore de demain
  Doit ramener un jour nébuleux ou serein.

Quelquefois on fait un changement au proverbe, en disant:

  _Rouge le soir, blanc le matin,
  Ravit le cœur du pèlerin._

Et alors on rappelle en même temps une observation météorologique et un
précepte d’hygiène, par une double allusion à la couleur du ciel et à
la couleur du vin, qu’on recommande de boire blanc le matin et rouge le
soir. Cette variante se trouve en ces termes dans _le Vrai régime des
bergers_, par Jean de Brie (f^o 27, _verso_): _Rouge vespre et blanc
matin réjouissent le pèlerin_.

Observons que le mot _pèlerin_ désigne un homme en voyage; ce qui
prouve que le proverbe est d’une époque très ancienne, où le mot
voyageur n’était pas encore connu.


=PENDU.=—_Avoir de la corde de pendu._

C’est avoir un bonheur constant et inaltérable, particulièrement au
jeu.—Pline le Naturaliste, nous apprend (liv. XXVIII, ch. 4) qu’à
Rome, le peuple croyait que la corde qui avait serré le cou d’un pendu
possédait plusieurs vertus merveilleuses, entre autres celle d’apaiser
une violente migraine, dès l’instant qu’on se l’appliquait sur les
tempes. Chez nos bons aïeux, la crédulité était plus grande encore: on
pensait que la fièvre quarte, la colique, la sciatique, le mal de dents
et d’autres maux ne pouvaient manquer de céder à l’efficacité d’un tel
spécifique. On se figurait surtout qu’il suffisait d’avoir dans la
poche un petit bout de cette précieuse corde, pour se ménager toutes
les chances favorables du jeu, et c’est là ce qui donna naissance à
l’expression proverbiale. Les joueurs aujourd’hui ne sont pas moins
superstitieux. Ils ne portent plus de la corde de pendu, parce qu’on
a cessé de pendre; mais ils ont foi à d’autres amulettes. Les paysans
qui vont jouer aux foires et aux fêtes de village, ont soin de mettre
dans leurs habits une plume de roitelet, persuadés que cette plume doit
être un gage infaillible de bonheur; et, s’ils perdent, malgré cela,
n’allez pas vous imaginer que leur persuasion en soit affaiblie. Ils
s’accusent tout simplement d’avoir exposé leur enjeu contre des gens
qui s’étaient munis comme eux et mieux qu’eux de _la plume gagnante_.
Ainsi, l’influence du roitelet n’est jamais en défaut. Eh! comment
pourrait-elle l’être! Le roitelet, disent-ils, est l’oiseau du bon
Dieu; il assistait à la naissance de l’enfant Jésus; il fesait son nid
au bord de la crèche; et c’est pour rappeler cette tradition qu’il
paraît tous les ans à Noël.

L’influence que nos paysans attribuent au roitelet est attribuée, en
Allemagne, à la chauve-souris, témoin cette expression proverbiale qui
correspond à la nôtre: _Ein Fledermaus Herz haben_. _Avoir un cœur de
chauve-souris._

_L’espoir du pendu, que la corde casse._

Autrefois on fesait grâce à un condamné, si la corde rompait pendant
l’exécution, parce que l’on pensait que l’indulgence du ciel avait
permis cet incident en faveur du repentir, et le peuple ne souffrait
point qu’on dérogeât à cette coutume, dont nos vieilles chroniques
rapportent plusieurs exemples. Mais comme elle devint très abusive,
elle fut abrogée par tous les parlements, à l’exemple de celui de
Bordeaux, dont un fameux arrêt, du 24 avril 1524, disait expressément
que toutes les condamnations capitales, au supplice de la corde,
contiendraient à l’avenir cette formule: _Pendu, jusqu’à ce que mort
s’ensuive_.

_Il ne faut point parler de corde dans la maison d’un pendu._

Il ne faut point parler de choses qui peuvent être reprochées à ceux
devant qui on parle.—Ce proverbe était autrefois ainsi: _Il ne faut
point parler de corde devant un pendu_, parce que, grâce à l’usage
dont il est question dans l’article précédent, il y avait un assez
grand nombre de pendus sauvés par la rupture de la corde. Le célèbre
calligraphe Hamon de Blois était un de ces _échappés de la potence_,
qu’on voyait se promener et voyager librement, portant dans leur poche,
pour passe-port, l’extrait du procès-verbal de leur exécution.

_Aussitôt pris, aussitôt pendu._

On prétend que cette locution proverbiale est une allusion à la
malheureuse destinée de Barnabé Brisson, de Claude Larcher, tous deux
conseillers au parlement, et de Jean Tardif, conseiller au Châtelet,
qui furent arrêtés par la faction des Seize, le 15 novembre 1591, à
neuf heures du matin, confessés à dix et pendus à onze. Mais c’est une
erreur; car l’expression existait avant l’exécution de ces trois nobles
défenseurs de l’autorité royale. Elle a dû son origine à la juridiction
policielle de la maréchaussée. Cette milice, dont les attributions
étaient autrefois beaucoup plus étendues qu’aujourd’hui, avait des
magistrats, des procureurs du roi et des greffiers qui chevauchaient
avec elle, et qui, dans le cas de délits commis sur les grands chemins,
se constituaient sur le champ en tribunal pour les juger. Rien n’était
plus expéditif que cette justice ambulante, déjà organisée du temps de
Charles V; et malheur au coupable qu’elle appréhendait: _Aussitôt pris,
aussitôt pendu_.

_Qui est destiné à être pendu n’est jamais noyé._

_Le gibet ne perd jamais ses droits._—Pendant les guerres d’Italie,
sous Louis XII, Gaston de Foix, duc de Nemours, chef de l’armée
française, ayant entendu parler, à Carpy, d’un fameux astrologue de
cette ville, le fit appeler pour le consulter. Plusieurs officiers,
qui se trouvaient en ce moment auprès du prince, voulurent se faire
tirer leur horoscope. Il y avait parmi eux un aventurier, nommé Jacquin
Caumont, à qui l’astrologue prédit qu’il serait pendu avant trois mois.
Deux jours après, ledit Jacquin passant de nuit sur un mauvais pont de
bois qui joignait les deux bords d’un canal profond, tomba au milieu
de l’eau, où il aurait infailliblement péri, si des bateliers ne l’en
eussent retiré. Mais il n’échappa à cette mort que pour en subir une
autre plus malheureuse. Il ne fut pas noyé, parce qu’il devait être
pendu; et c’est ce qui lui arriva dans les limites du temps marqué
par la prédiction. Le seigneur de La Palisse, appelé au commandement
de l’armée en remplacement du duc de Nemours, tué à la bataille de
Ravenne, fit accrocher notre homme à une potence, dans cette ville,
en plein marché, pour le punir de s’être rendu coupable de pillage.
Estienne Pasquier (_Recherches_, liv. VIII, ch. 41) rapporte avec
beaucoup de détails ce fait, qui a donné, dit-il, naissance au vieux
proverbe: _Qui a à pendre n’a à noyer_.

Rabelais (liv. IV, chap. 24) fait plaisamment allusion à ce proverbe:
«Par le digne froc que je porte, dist frère Jean à Panurge, durant la
tempeste tu as eu paour sans cause et sans raison, car tes destinées
fatales ne sont à périr en eaue. Tu seras hault en l’aer certainement
pendu ou bruslé..... Panurge, mon amy, n’aye jamais paour de l’eaue,
je t’en prie; par élément contraire sera ta vie terminée.—Voire,
respondit Panurge; mais les cuisiniers des diables resvent quelquefois
et errent en leur office, et mettent souvent bouillir ce qu’on
destinoit pour roustir.»

Les Danois disent: _Han drukner ikke som henge skal, uden vandet gaaer
over galgen_. _Celui qui doit être pendu ne sera pas noyé, à moins que
l’eau ne déborde jusqu’à la potence._

Comme le proverbe est aussi ancien en Danemark qu’en France, on peut en
conclure qu’il n’a pas eu l’origine qui lui est assignée par Pasquier,
et qu’il a été imaginé pour exprimer l’action de la fatalité. Le
philosophe Posidonius avait déjà signalé cette action dans l’histoire
d’un homme à qui les oracles avaient prédit qu’il périrait sous les
eaux, et qui, échappé à tous les dangers de la mer, se noya dans un
ruisseau.


=PENSÉE.=—_Vous saurez ma pensée._

C’est ce que nous disons à une personne qui boit dans le verre où nous
venons de boire, parce que le verre est imprégné d’émanations récentes
auxquelles on peut bien supposer quelque influence sympathique.

_Les pensées ne paient point de douane ou de péage._

Les pensées sont libres et ne coûtent rien. On peut en rouler tant
qu’on veut dans sa tête. Mais, parmi ces pensées affranchies du
contrôle, il en est beaucoup qui sont des marchandises de contrebande,
et que le diable confisque à son profit.


=PERCÉ.=—_Être bas percé._

Expression qu’on applique à une personne dont les affaires sont en
mauvais état, dont la bourse est à peu près vide comme un tonneau _bas
percé_; car on perce bas les tonneaux où il ne reste presque plus de
liquide.


=PÈRE.=—_Ou ne peut contenter tout le monde et son père._

On n’obtient pas l’approbation de son père par les mêmes moyens que
celle des étrangers, et l’on plaît rarement à son père, quand on veut
plaire à tout le monde.—Ce proverbe, dont La Fontaine a fait usage
dans la fable intitulée: _le Meunier, son Fils et l’Ane_, se trouve
dans une lettre écrite au savant Nicolas par Léonard Arétin, surnommé
Brunus, auteur du XV^e siècle.


=PERLE.=—_Les perles, quoique mal enfilées, ne laissent pas d’être
précieuses._

Les bonnes choses qu’on dit, quoique mal liées, ne laissent pas d’avoir
du prix.—Ce proverbe est pris d’une maxime littéraire des Arabes, qui
distinguent deux sortes de compositions poétiques, dont ils comparent
l’une à des perles détachées et l’autre à des perles enfilées. Dans
la première, l’art des transitions n’existe point. Les phrases et les
vers s’y succèdent sans avoir ensemble un rapport marqué, et toute leur
beauté consiste dans l’élégance de l’expression ou dans la justesse de
la pensée. C’est le même genre de composition que celui des Proverbes
de Salomon, du livre de Job et de tous les livres antérieurs à ceux des
Grecs, car ce sont les Grecs qui, les premiers, ont donné une forme
parfaitement régulière aux ouvrages de poésie.


=PERRUQUE.=—_C’est une tête à perruque._

Cette expression par laquelle on désigne un homme à routine, un homme
de très peu d’esprit, équivaut à tête de bois, tête incapable de
penser, tête qui n’est bonne qu’à porter perruque. L’accessoire est
pris pour le principal.

L’abbé de Saint-Pierre, qui avait une opinion fort opposée au célibat
des prêtres et une conduite très analogue à cette opinion, fesait
apprendre le métier de perruquier à tous les enfants que lui donnaient
ses chambrières; et quand ses amis lui demandaient pour quel motif il
préférait ce métier à tout autre, sa réponse était: C’est que _les
têtes à perruque_ ne manqueront jamais.

_Donner une perruque à quelqu’un._

C’est lui faire une réprimande, lui infliger une punition. Cette
façon de parler triviale a pris naissance dans quelque couvent de
bénédictins ou d’autres moines que leur règle obligeait d’avoir la
tête rasée, comme _serfs de Dieu_. Lorsque ces religieux renvoyaient
un novice, reconnu indigne d’être admis à faire profession, ils lui
remettaient une perruque, en remplacement de ses cheveux qui avaient
été rasés, afin qu’il pût reparaître dans le monde sans scandale; et
les admoniteurs, prenant occasion de cela, disaient ordinairement aux
autres novices: Prenez garde de vous faire _donner une perruque_, de
_recevoir une perruque_; d’où vint l’emploi de ce mot dans le sens
figuré de réprimande et de correction.


=PERSÉVÉRANCE.=—_La persévérance vient à bout de tout._

Avec quelque lenteur que la persévérance marche, son succès est
certain, parce qu’elle ne perd pas son objet de vue et n’interrompt
jamais ses poursuites. _J’ai beau n’apporter qu’une corbeille de
terre_, dit un adage persan; _si je continue, je finirai par élever une
montagne_.

_La goutte d’eau finit par creuser le roc._

  Gutta cavat lapidem non bis sed sæpe cadendo,
  Sic fimus docti non bis sed sæpe legendo.


=PESANT.=—_Valoir son pesant d’or._

Cette expression, dont on se sert en parlant d’une personne
recommandable par ses bonnes qualités ou d’une chose à laquelle on
attache beaucoup de prix, fait allusion, dît M. Michelet, à la forme
primitive du _wehrgeld_ ou composition[72]. Le meurtrier devait
contrepeser d’or le cadavre, donner un homme d’or pour celui qu’il
avait tué; et, quand ce poids ne suffisait point pour apaiser le parent
de la victime, il était quelquefois obligé de l’augmenter, selon leur
exigence. C’est ce qu’on peut conclure d’un passage du poëme des quatre
fils Aymon, où Charles propose à Aymon de lui payer neuf fois le
_pesant d’or_ pour le meurtre de son cousin Hugo.

Ce qui se fesait pour racheter un meurtrier ou un criminel, se fesait
aussi pour se racheter ou pour racheter quelqu’un d’une maladie. On
offrait à Dieu ou à quelque saint le poids du malade en or, ou en
argent, ou en cire. Grégoire de Tours (_De Mirac. S. Martini_) rapporte
que Chararic, roi des Suèves, fit peser en or et en argent le corps de
son fils malade, et envoya cette somme au tombeau de saint Martin,
dans l’espérance que ce saint le guérirait.


=PET.=—_Chantez à l’âne, il vous fera des pets._

Les ânes aiment la musique, témoin l’âne d’Ammonius et l’âne du père
Regnault, dont il est parlé à l’article _Rossignol d’Arcadie_. Quand
ils l’entendent, ils ouvrent la bouche et les oreilles de toute
leur grandeur pour en aspirer les sons, pour s’en pénétrer; mais on
prétend qu’ils en ont la colique de plaisir, et qu’à mesure qu’ils les
reçoivent, ils les rendent en exhalaisons inverses. De là ce proverbe
qu’on applique aux ignorants et aux ingrats qui méconnaissent les bons
offices qu’on leur rend, et n’y répondent même que par des grossièretés.


=PÉTAUD.=—_C’est la cour du roi Pétaud._

C’est un lieu de confusion, une assemblée tumultueuse où chacun fait le
maître.

  Chacun y contredit, chacun y parle haut,
  Et c’est tout justement _la cour du roi Pétaud_. (MOLIÈRE.)

On dit dans le même sens: _C’est une pétaudière._

Autrefois, en France, toutes les communautés se nommaient un chef
qu’on appelait _roi_. Les mendiants mêmes avaient le leur, auquel on
donnait, par plaisanterie, le nom de _Pétaud_, du verbe latin _peto_,
je demande. On juge bien qu’un pareil roi n’avait pas grande autorité
sur ses sujets, et que sa cour ne pouvait être qu’un lieu de tumulte et
de désordre.


=PEUPLE.=—_La voix du peuple est la voix de Dieu._

C’est une pensée qu’Hésiode eut, dit-on, le premier, qu’Aristide
développa en défendant Périclès, et qu’Aristote formula en sentence,
devenue proverbiale, pour signifier que le sentiment du public est
ordinairement fondé sur la vérité. Sénèque a dit: _Nemo omnes, neminem
omnes fefellerunt_. _Personne n’a trompé tout le monde, et tout le
monde n’a trompé personne._

Les Italiens disent de même: _L’universale non s’inganna._ Il est rare,
en effet, que le jugement de tous ne soit pas la révélation du vrai et
l’instinct du bien. Mais il ne faut pas confondre la voix du peuple
avec les bruits populaires. Le proverbe ne veut pas dire qu’il faille
être de l’avis de la canaille.


=PHÉBUS.=—_Donner dans le phébus._

C’est parler ou écrire d’une manière boursouflée et peu
intelligible.—«Le phébus,» dit le père Bouhours (_Manière de bien
penser dans les ouvrages d’esprit_, dialog. IV), «n’est pas si obscur
que le galimathias. Il a un brillant qui signifie ou paraît signifier
quelque chose. Le soleil y entre d’ordinaire; et c’est peut-être ce
qui, dans notre langue, a donné lieu au nom de Phébus.»

Cette conjecture est ingénieuse; mais elle ne me paraît pas admissible.
Voici la véritable explication: Gaston Phébus[73], prince du Béarn,
composa, vers le milieu du XIV^e siècle, un traité sur la chasse,
intitulé: _le Miroir de Phébus des déduits de la chasse des bestes
sauvaiges et des oyseaux de proie_. L’ouvrage est divisé en deux
parties, dont l’une est en prose et l’autre en vers. Cette seconde
partie où figurent, à ce qu’on prétend, les événements de l’histoire
contemporaine exposés sous le voile d’une allégorie continuelle, est
écrite d’une manière aussi ampoulée qu’énigmatique; mais ce qui met
le comble à la confusion qui y règne, c’est une série de discussions
métaphysiques entre plusieurs vertus personnifiées qui font assaut de
citations prises indistinctement de livres de philosophie, de médecine,
de droit civil et de droit canon, etc.; le tout pour décider ou plutôt
pour laisser indécise cette grave question: Si les chasseurs doivent
accorder la préférence aux chiens ou aux faucons. L’embarras que le
style d’une pareille composition donna aux lecteurs, embarras qui
s’accrut à mesure que la langue subit des changements, fit appeler ce
style _le phébus_, nom dérivé de l’écrivain, et appliqué à sa manière
d’écrire.

Malherbe a dit des expressions _phébées_, pour des expressions
ampoulées, qui n’ont qu’un faux éclat, qui sentent _le phébus_.


=PIE.=—_Être au nid de la pie._

C’est-à-dire au plus haut degré d’élévation, de fortune, parce que la
pie fait toujours son nid à la cime de l’arbre le plus élevé.—On dit
aussi: _prendre la pie au nid; trouver la pie au nid_, pour signifier,
se procurer un grand avantage, faire une découverte importante.


=PIÈCE.=—_Faire pièce à quelqu’un._

C’est lui faire une malice.—Cette expression est venue de l’usage où
l’on était autrefois de composer et de faire chanter quelque pièce de
vers contre les personnes qu’on voulait railler ou ridiculiser. Cet
usage existait particulièrement en Provence; et le roi René ne l’oublia
point dans la procession qu’il institua pour la Fête-Dieu à Marseille.
Une scène de ce grand drame montrait Momus, le dieu de la critique, sur
un théâtre porté sur les épaules de plusieurs hommes. Ce Momus, couvert
d’un habit emplumé, collé sur le corps, était accompagné de tous les
animaux que les anciens lui donnaient pour symboles. Il avait au devant
de lui des _momons_ qui chantaient et dansaient grotesquement, et, dans
les haltes de la procession, ridiculisaient les spectateurs contre
lesquels il y avait à gloser. Parmi ces _momons_ étaient entremêlés
des troubadours, appelés par le peuple _les farceurs_, qui, en langage
rimé, s’attachaient à dire aux gens leurs vérités les plus cachées,
d’où est venue cette expression proverbiale commune en Provence: _Dire
son vers à quelqu’un._


=PIED.=—_Être sur un grand pied dans le monde._

C’est y être en estime, en considération, y jouer un rôle
brillant.—Geoffroi Plantagenet, comte d’Anjou, un des hommes les
plus beaux et les plus galants de son siècle, avait au bout du pied
une excroissance de chair assez considérable. Il imagina de porter
des souliers dont le bout recourbé était de la longueur nécessaire
pour couvrir cette imperfection sans le gêner. Chacun voulut bientôt
avoir des souliers comme ceux de ce seigneur; et la dimension de cette
chaussure, qu’on nommait _à la poulaine_, devint, surtout dans le XIV^e
siècle, la mesure de la distinction. Les souliers d’un prince avaient
deux pieds et demi de long, ceux d’un haut baron, deux pieds. Le simple
chevalier était réduit à un pied et demi, et le bourgeois à un pied. De
là l’expression: _Être sur un grand pied dans le monde._ (L’abbé Tuet.)

Les étymologistes ne sont pas d’accord sur l’origine du mot _poulaine_,
qui désignait le bec recourbé du soulier. Les uns le dérivent du nom
du cordonnier qui, le premier, confectionna une telle chaussure; les
autres le font venir de l’ancien nom de la Pologne, _la Poulaine_, d’où
cette chaussure, disent-ils, fut apportée en France.

_C’est un pied-plat._

Terme de mépris par lequel on désigne un homme de basse naissance,
qui ne mérite aucune considération. Il est venu de ce que les paysans
portaient autrefois des souliers plats, et presque sans talons, tandis
que les seigneurs avaient des souliers à talons hauts, qui étaient une
marque distinctive de la noblesse.

_Prendre quelqu’un au pied levé._

Prendre avantage contre lui de la moindre chose qu’il fait ou du
moindre mot qui lui échappe.—Cette expression est venue peut-être
d’un ancien jeu, nommé le _jeu du pied levé_, dans lequel les joueurs
sont obligés de donner un gage, lorsqu’ils sont saisis au moment où
ils lèvent le pied. Peut-être aussi est-elle une métaphore empruntée
de l’escrime, où l’on prend son adversaire _au pied levé_, quand on le
frappe aussitôt qu’il a le pied levé pour se fendre.


=PIERRE.=—_Faire d’une pierre deux coups._

Faire servir une chose à deux fins, tirer deux avantages d’une seule
et même action.—Les Italiens disent: _Far groppo e maglia. Faire nœud
et maille._—Un bon vivant qui consacrait sa vie à la bonne chère et
à l’amour, s’était logé dans un entresol au-dessus de la cuisine d’un
restaurateur et au-dessous de la chambre de sa belle; et, quand il
voulait jouir du double avantage de sa position, il lançait au plafond
une pierre qui, retombant sur le parquet, avertissait à la fois cette
belle et ce restaurateur toujours fidèles à l’appel. Pouvait-il mieux
_faire d’une pierre deux coups_?


=PILULE.=—_Dorer la pilule à quelqu’un._

Employer des paroles flatteuses pour le déterminer à faire quelque
chose qui excite sa répugnance, ou pour lui adoucir l’amertume d’un
refus. Métaphore prise d’un procédé en usage chez les apothicaires, qui
dorent ou argentent les pilules, afin d’en déguiser la couleur et le
goût.—Les Espagnols disent: _Si la pildora bien sapiera, no la doraran
por defuera_. _Si la pilule avait bon goût, on ne la dorerait pas._

On connaît le vers, devenu proverbe, que Molière met dans la bouche de
Sosie, lorsque l’amant d’Alcmène s’amuse à changer en honneur l’injure
qu’il vient de faire à Amphytrion:

Le seigneur Jupiter _sait dorer la pilule_.

_Faire avaler la pilule à quelqu’un._

C’est le déterminer à faire une chose pour laquelle il montre beaucoup
de répugnance.

_Il faut avaler les pilules sans les mâcher._

Il faut passer par-dessus les désagréments, les injures, les mauvaises
affaires, sans s’y arrêter; il faut en prendre son parti promptement,
au lieu d’aggraver le mal en se livrant à des regrets et à des plaintes
inutiles.—Ce proverbe est littéralement traduit de celui-ci, usité au
moyen-âge: _Pilulæ sunt glutiendæ, non manducandæ._

Molière disait: Le mépris est une pilule qu’on peut avaler, mais qu’on
ne peut pas mâcher.


=PLAIDOYER.=—_C’est le plaidoyer des trois sourds._

Ce dicton s’applique à une discussion dans laquelle les interlocuteurs,
dupes de quelque méprise singulière, échangent des arguments entre
lesquels il n’y a nul rapport, nulle suite, nulle liaison.—Dans
le _Plaidoyer des trois sourds_, le demandeur parle de fromage;
le défendeur, de labourage, et le juge annule le mariage, dépens
compensés.

Les Latins disaient: _Surdaster cum surdastro litigabat, judex autem
erat utroque surdior_. _Un sourd était en procès avec un autre sourd,
et le juge était plus sourd que l’un et l’autre_: ce qui était fondé
sur un conte semblable au nôtre. Nicarque a fait de ce conte une
épigramme grecque, qu’Érasme a rapportée dans ses Adages, avec une
traduction en vers latins du célèbre Thomas Morus.


=PLANT.=—_Laisser quelqu’un en plant._ C’est le laisser dans quelque
endroit, sans aller le retrouver, comme on le lui avait promis;
proprement, c’est l’y laisser comme un _plant_ d’arbre. On dit dans le
même sens: _Planter là quelqu’un pour reverdir_. Autrefois on disait:
_Laisser sur le vert_, pour négliger, abandonner.

  _Ils laissent sur le vert_ le noble de l’ouvrage.      (RÉGNIER.)


=PLAT.=—_Servir quelqu’un à plats couverts._

C’est lui témoigner en apparence beaucoup d’amitié, et le desservir
sous main.—L’abbé Tuet pense que cette expression est venue de l’usage
où l’on était autrefois, en France, de couvrir les plats qu’on servait
sur la table des grands et les choses qu’on leur présentait.


=PLONGEON.=—_Faire le plongeon._

Baisser la tête pour éviter un coup, s’esquiver lâchement, se relâcher
d’une chose, après avoir paru décidé à la faire.—Le plongeon est un
oiseau aquatique qui plonge avec tant de promptitude, à l’éclair d’une
arme à feu, qu’il en évite le plomb. Ce qui lui a fait donner le nom de
mangeur de plomb par les chasseurs de la Louisiane et par ceux de la
Picardie.


=PLUIE.=—_Faire la pluie et le beau temps._

Disposer de tout, régler tout par son crédit, par son influence.
Cette façon de parler est une allusion au crédit et à l’influence des
astrologues, qu’on appelait des _hommes faisant la pluie et le beau
temps_, par une périphrase conforme à l’idée que le peuple ignorant
avait conçue de leur science. Telle était la considération dont
jouissaient autrefois ces charlatans fatidiques, qu’on n’entreprenait
point d’affaire importante sans les avoir consultés. Agrippa nous
apprend, _De vanitate scientiarum_, que les grands seigneurs et les
villes avaient des astrologues à titre. Mathieu Paris rapporte, dans
son _Histoire de Louis XI_, qu’à la cour de France on conservait une
chronologie d’astrologues comme une chronologie de rois; et plusieurs
historiens ont remarqué que Charles V, lorsqu’il remit à Duguesclin
l’épée de connétable, crut ajouter beaucoup à cette glorieuse
récompense, en lui donnant un astrologue expert qui sût l’avertir des
bons et des mauvais jours.

Dans le royaume de Loango, il y a une grande fête où le peuple va
demander au roi la pluie et le beau temps pour toutes les saisons de
l’année. Le prince prend son arc, décoche une flèche vers le ciel pour
marquer son autorité sur l’atmosphère; et ses sujets, persuadés qu’il
en a disposé par cet acte les futures influences conformément à leurs
besoins, poussent des cris de joie et de reconnaissance.

On lit dans les _Essais_ de Montaigne (liv. III, ch. 8): «Le roi de
Mexico, après la cérémonie de son sacre, fait serment à ses sujets
de faire marcher le soleil en sa lumière accoutumée, esgoutter les
nuées en temps opportun, et faire porter à la terre toutes les choses
nécessaires à son peuple.» Ce fait se trouve aussi dans l’_Histoire de
la conquête du Mexique_, par Solis (liv. III).

Les Gaulois attribuaient aux neuf vierges sacrées, nommées _Sènes_, de
l’île de Sena (Sein) où elles résidaient, dans l’archipel Armoricain,
le pouvoir de faire à leur gré le beau temps et les naufrages. Ils
croyaient qu’elles possédaient un carquois merveilleux, dont les
flèches, lancées dans les nues, dissipaient les orages.

Racine a traduit heureusement, en style noble, l’expression vulgaire:
_Faire la pluie et le beau temps_, dans ce vers de la tragédie
d’_Esther_:

 Je fais, comme il me plaît, le calme et la tempête.


=POIRIER.=—_Je l’ai connu poirier._

Ce dicton, dont on se sert en parlant d’un parvenu orgueilleux, est
venu d’une ancienne historiette que M. A. V. Arnault raconte ainsi:
Il y avait, dans une chapelle de village aux environs de Bruxelles,
un saint Jean fait en bois, auquel les paysans portaient une grande
dévotion. Ils y venaient en pèlerinage de dix lieues à la ronde.
Le tronc qui lui servait de piédestal, quoique vidé souvent, se
remplissait toujours. Cette statue vermoulue étant tombée, le curé, qui
l’avait fait restaurer plusieurs fois, prit le parti de la remplacer
par une statue nouvelle, à la confection de laquelle il sacrifia son
plus beau poirier. _Maluit esse Deum._ Le nouveau saint, peint et
repeint, est remis à la place du vieux. En rajeunissant l’effigie, le
curé crut raviver la piété des fidèles. Il en fut tout autrement: plus
de pèlerinages. Les habitants du lieu même semblaient avoir oublié la
route de la chapelle de saint Jean. Le pasteur, ne pouvant concevoir
la cause de ce refroidissement, y rêvait, quand il rencontra un vacher
qui, très dévot au vieux saint, n’était pas moins indifférent que les
autres pour le nouveau.—Est-ce que tu n’as plus de dévotion à saint
Jean? lui dit-il.—Si, monsieur le curé.—Pourquoi donc ne te revoit-on
plus à la chapelle?—C’est qu’il n’y a plus là de saint Jean, monsieur
le curé.—Comment? il n’y a plus de saint Jean! Ne sais-tu pas qu’il y
en a là un tout neuf?—Si fait, monsieur le curé; mais celui-là n’est
pas le vrai comme l’autre.—Et pourquoi ça?—C’est que je l’avons vu
poirier.


=POISSON.=—_Les gros poissons mangent les petits._

Les puissants oppriment les faibles.—Ce proverbe, commun à presque
toutes les langues modernes, tant la vérité qu’il exprime est
généralement reconnue, était très usité parmi les Grecs et les Latins,
qui disaient encore: _Vivre en poisson_, pour signifier n’avoir d’autre
loi que celle du plus fort; mais il n’avait pas pris naissance chez
ces peuples; il est probable qu’il leur était venu des Indiens, car
il se trouve dans l’_Histoire du poisson_, épisode du Mahabharata,
poëme épique sanscrit qui doit compter trente-huit siècles d’existence
d’après les calculs du savant Wilkins, et qui n’en peut compter moins
de trente d’après l’opinion la plus circonspecte.


=POIVRE.=—_Cher comme poivre._

Avant les voyages des Portugais aux Indes, une livre de poivre
coûtait au moins deux marcs d’argent. Cette épice entrait alors dans
la composition des présents considérables qu’on voulait faire, et
elle était l’un des tributs que les seigneurs laïques ou séculiers
exigeaient quelquefois de leurs vassaux ou de leurs serfs. Plusieurs
historiens rapportent que Roger, vicomte de Béziers, voulant punir les
habitants de cette ville, qui avaient tué son père dans une sédition,
en 1107, les obligea, après les avoir soumis, à lui payer annuellement
trois livres de poivre par famille, impôt qui fut regardé comme
excessivement onéreux.


=PONT.=—_Elle a passé le pont de Gournay, elle a honte bue._

A une époque où la clôture n’était pas bien observée dans les couvents
de filles, les religieuses de Chelles, abbaye située de l’autre côté de
la Marne, passaient le pont et allaient visiter les moines de Gournay.
Quoique ces visites n’eussent peut-être rien de criminel, le peuple
en fut scandalisé, et leur fréquence fit naître ce proverbe, qu’on
appliquait généralement à une femme de mauvaise vie. (L’abbé Tuet.)


=PONTOISE.=—_Avoir l’air de revenir de Pontoise._

Dans le temps de la féodalité, il y avait à Pontoise, ancienne capitale
du Vexin français, un seigneur ombrageux et cruel qui se fesait
amener les étrangers passant par cette ville, et les soumettait à un
interrogatoire, après lequel il les renvoyait chez eux ou les retenait
prisonniers, selon qu’ils y avaient bien ou mal répondu. Comme ces
pauvres voyageurs étaient toujours intimidés et déconcertés par les
questions et les menaces d’un pareil tyranneau, l’on en prit occasion
de dire par comparaison: _Avoir l’air de revenir de Pontoise_, ou
_conter une chose comme en revenant de Pontoise_, en parlant des gens
dont les idées sont un peu troublées et confuses, embrouillées, même un
peu niaises.


=PORTE.=—_Sortir par la belle porte._

Perdre ou quitter un emploi d’une manière honorable.—Cette expression
rappelle un usage observé au parlement de Paris, à l’égard des
prisonniers qu’on mettait en liberté, après avoir reconnu leur
innocence. Les juges les fesaient reconduire honorablement par la
grande porte donnant sur le grand escalier de la cour du May, et dite
_la belle porte_.


=POT.=—_Sourd comme un pot._

Le Duchat pense que cette expression est venue de ce qu’il n’y a point
d’oreilles figurées sur les pots, comme il y en a sur les écuelles.—Je
crois qu’elle est une variante mal entendue de de cette autre
expression plus ancienne: _Sourd comme un toupin_. Le mot _toupin_
n’a point ici la signification de _pot_, mais celle de sabot, toupie.
_Sourd comme un toupin_, ou comme un sabot, a beaucoup d’analogie avec
_dormir comme un sabot_.

Beaumarchais disait: «Je suis sourd comme une urne sépulcrale, ce que
les gens du peuple nomment _sourd comme un pot_; mais un pot ne fut
jamais sourd, au lieu qu’une urne sépulcrale, renfermant des restes
chéris, reçoit bien des soupirs et des invocations perdues, auxquels
elle ne répond point; et c’est de là qu’a dû venir l’étymologie d’un
grand mot que la populace ignorante a gâté.»

_Tourner autour du pot._

User de circonlocutions oiseuses, au lieu de s’énoncer nettement,
perdre le temps en vains préparatifs pour une affaire qui devrait être
traitée sans retard. Cette expression est une métaphore prise de l’art
du potier. Les Romains en avaient une très analogue qui se trouve dans
ce vers d’Horace:

 _Nec circa vilem patulumque moraberis orbem._

Legouvé ayant voulu exprimer, dans sa tragédie de _Henri IV_, le
mot naïf et touchant de ce bon roi, qui désirait que chaque paysan
pût mettre la poule au pot le dimanche, eut recours à la périphrase
suivante:

  Je veux enfin qu’au jour marqué pour le repos,
  L’hôte laborieux des modestes hameaux,
  Sur sa table moins humble ait, par ma bienfaisance,
  Quelques-uns de ces mets réservés à l’aisance.

Les plaisants lui reprochèrent d’avoir _tourné autour du pot_.

_C’est le pot de terre contre le pot de fer._

C’est un homme faible contre un homme fort; c’est un homme sans appui
qui doit échouer dans un démêlé avec un homme qui a de l’autorité et
du crédit.—Ce proverbe est d’une grande antiquité, car il se trouve
dans une fable d’Ésope et dans le passage suivant de l’_Ecclésiastique_
(ch. XIII, v 2 et 3): _Ditiori te ne socius fueris. Quid communicabit
cacabus ad ollam? quando enim te colliserint confringetur._ «N’entre
point en société avec un homme plus puissant que toi. _Quelle union
peut-il y avoir entre un pot de terre et un pot de fer?_ s’ils viennent
à se heurter l’un contre l’autre, le pot de terre sera brisé.»

_Découvrir le pot aux roses._

La rose, dont le Tasse a dit d’une manière si charmante: _Quanto si
mostra men, tanto e più bella; moins elle se montre, plus elle est
belle_, la rose était, dans l’antiquité, le symbole de la discrétion;
et la riante mythologie avait consacré cette idée, en racontant que
l’Amour avait fait présent de la première rose qui parut sur la terre
à Harpocrate, dieu du silence, pour l’engager à cacher les faiblesses
de Vénus. De même que la rose a son bouton enveloppé de ses feuilles,
on voulait que la bouche gardât la langue captive sous les lèvres[74].
Quand on fesait une confidence à quelqu’un, on ne manquait pas de lui
offrir une rose, comme une recommandation expresse de respecter les
secrets dont il devenait dépositaire. Cette fleur figurait surtout
dans les festins: tressée en guirlandes destinées à couronner le
front et la coupe des convives, ou placée par bouquets sous leurs
yeux, elle servait à leur rappeler que les doux épanchements, nés de
la liberté qui règne dans les banquets, doivent toujours être sacrés.
Nos bons aïeux avaient adopté cet aimable usage, qu’ils rendaient plus
significatif encore, en exposant sur la table un vase de roses sous un
couvercle[75]; et de là vint la locution: _Découvrir le pot aux roses_,
c’est-à-dire les choses qu’on veut tenir cachées, et particulièrement
les mystères de la galanterie.

Les Allemands, pour recommander de ne point trahir une confidence, se
servent de la formule suivante: _Ceci est dit sous la rose._

Cette formule est également familière aux Anglais, et voici comment
elle a été expliquée dans l’_Herbier de la Bible_, par Newton (pag.
223, 224, édition de Londres, in-8^o 1587): «Quand d’aimables et gais
compagnons se réunissent pour faire bonne chère, ils conviennent
qu’aucun des joyeux propos tenus pendant le repas ne sera divulgué, et
la phrase qu’ils emploient pour garantie de leur convention, est que
tous ces propos doivent être considérés comme _tenus sous la rose_; car
ils ont coutume de suspendre une rose au dessus de la table, afin de
rappeler à la compagnie l’obligation du secret.»

Peacham, dans son ouvrage intitulé: _The Truth of our times_; _la
Vérité de notre temps_ (pag. 173, édit. de Londres, in-12, 1638),
rapporte qu’en beaucoup d’endroits de l’Angleterre et des Pays-Bas, on
voyait une rose peinte au beau milieu du plafond de la salle à manger.

On peut croire qu’un pareil usage ne fut pas inconnu aux anciens, si
l’on en juge par ces quatre vers que Lloyd, dans son Dictionnaire, dit
avoir été trouvés sur une dalle antique de marbre:

  Est rosa flos Veneris, cujus quo furta laterent
    Harpocrati matris dona dicavit Amor.
  Inde rosam mentis hospes sut pendit amicis,
    Convivæ ut sub eâ dicta tacenda sciant.

«La rose est la fleur de Vénus. L’Amour en consacra l’offrande à
Harpocrate, pour l’engager à cacher les voluptés furtives de sa mère,
et de là est née la coutume de suspendre cette fleur au-dessus de la
table hospitalière, afin que les convives sachent qu’il ne faut pas
divulguer _ce qui a été dit sous la rose_.»

_Les pots fêlés sont ceux qui durent le plus._

Les personnes maladives résistent ordinairement plus longtemps que les
autres, parce qu’elles se ménagent.—C’est un proverbe grec qui était
passé dans la langue latine en ces termes: _Malum vas non frangitur_.


=POTRON.=—_S’éveiller_ ou _se lever dès le potron minet_.

C’est-à-dire de très grand matin, comme le petit chat, qui distinguant
très bien les objets dans le crépuscule, à cause de la conformation
particulière de ses yeux, profite de ce moment pour s’exercer avec plus
d’avantage à la chasse des souris.

_Potron_ est un diminutif du vieux mot _potre_, qui signifie petit des
animaux.—On dit aussi _dès le potron jacquet_, comme on le voit dans
ces vers du septième chant du poème de Cartouche par Grandval:

  Il avançait pays monté sur son criquet,
  _Se levait_, tous les jours, _dès le potron Jacquet_.

_Jacquet_ est un vieux mot par lequel on désignait un flatteur[76],
acception qu’Amyot a conservée dans la phrase suivante de sa traduction
de Plutarque (_Traité de la mauvaise honte_, ch. 8): «Tu le loueras
doncques haultement et follement et feras bruit des mains en lui
applaudissant comme les _jacquets_.» C’est sans doute en raison de la
conformité qu’on a trouvée entre le caractère du flatteur et celui du
chat, que le nom de _jacquet_ a été transporté à cet animal.


=POUCE.=—_Mettre les pouces._

Céder, se soumettre, s’avouer vaincu.—Les Grecs disaient _αίρειν
δάϰτυλον_, _lever le doigt_, et les Romains de même _tollere digitum_,
parce qu’il était d’usage que l’athlète qui succombait dans le combat
avouât sa défaite par ce signe. Domitien avait ordonné par une loi
spéciale que le gladiateur qui s’obstinait à ne point le faire fût mis
à mort sur-le-champ.


=POUDRE.=—_Il n’a pas inventé la poudre._

Il n’a rien fait d’extraordinaire, il est tout à fait nul. C’est comme
si l’on disait: il ne mérite pas le nom de _docteur admirable_, qui fut
donné à Roger Bacon, moine franciscain, regardé comme l’inventeur de la
poudre.

Quand on veut faire entendre, sans avoir l’air de blesser la politesse,
qu’_un homme n’a pas inventé la poudre_, on dit qu’_on a tiré le canon_
ou _un beau feu d’artifice à sa naissance_.

Voici un proverbe très curieux du XV^e siècle sur la découverte de la
poudre: _Le moine qui inventa la poudre avait dessein de miner l’enfer_.

Il n’est pas étonnant que nos aïeux aient considéré cette découverte
comme un chef-d’œuvre et un type du génie. Elle avait pour eux la
plus grande importance, car elle leur offrait un moyen infaillible de
s’affranchir de l’oppression des nobles, de réprimer le brigandage
seigneurial, en fesant cesser la supériorité du chevalier bardé de fer
contre le bourgeois sans armure, du grand contre le petit, du fort
contre le faible. C’était un don fait par le ciel à l’égalité des
droits contre l’inégalité des moyens: la tyrannie des gentilshommes ne
put tenir devant les armes à feu, et sa décadence commença précisément
à l’époque où elles furent introduites.

_Jeter de la poudre aux yeux._

M. A.-V. Arnault a dit dans un article sur la poudre: «Quelle est
l’origine de cette expression? N’aurait-elle pas pris naissance dans
les camps? Le chevalier de Boufflers me contait qu’autrefois à l’armée
on jugeait de loin, au volume du tourbillon de poudre (c’était le mot
consacré) qu’élevait un groupe de cavaliers, du grade de l’officier
que ce groupe accompagnait sur la ligne. _Poudre de maréchal-de-camp_,
disait-on, _poudre de lieutenant-général_, _poudre de général_,
ce n’était pas raisonner absolument mal, le cortége d’un officier
supérieur étant proportionné en nombre à l’importance de son grade.
Cependant on peut être induit en erreur par cet indice, et prendre des
troupeaux pour des troupes, comme cela est arrivé à don Quichotte,
qui, à la vérité, s’est quelquefois trompé plus lourdement; un faquin
entouré de quelques goujats peut faire autant de poudre qu’un maréchal
de France. Quand on y était pris, on disait: _Ce drôle nous a jeté de
la poudre aux yeux_. Ce qui passa en proverbe.»

J’ai rappelé cette explication comme curieuse, mais non comme vraie.
L’expression proverbiale n’a pas dû son origine à un usage moderne, car
elle est littéralement traduite de celle des Latins, _pulverem oculis
offundere_. On pense qu’elle fait allusion à la poussière soulevée
dans le stade par les pieds du coureur, qui gagnait ses concurrents
de vitesse. Pour rallier ceux qui restaient trop en arrière, les
spectateurs leur disaient que le vainqueur les empêchait de voir le
but et d’y arriver, en leur _jetant de la poudre aux yeux_; et cette
expression, passant bientôt du propre au figuré, servit à caractériser
le manège de ces gens qui, par de belles paroles ou par tout autre
moyen, nous éblouissent et nous empêchent de voir clair dans les choses
qu’ils veulent faire tourner à leur avantage.


=POULE.=—_Qui naît poule aime à gratter._

Ce proverbe, synonyme de celui-ci, _qui naquit chat court après les
souris_, s’emploie pour caractériser les penchants que l’on tient de
son origine. On disait autrefois: _Qui est extrait de gélines, il ne
peut qu’il ne gratte_.

_C’est le fils de la poule blanche._

Le sens de cette expression proverbiale, que nous avons reçue des
Romains, est très bien développé dans les vers suivants extraits de la
III^e Satire de Régnier:

  Du siècle les mignons, _fils de la poule blanche_,
  Ils tiennent à leur gré la fortune en leur manche;
  En crédit élevés, ils disposent de tout,
  Et n’entreprennent rien qu’ils n’en viennent à bout.

Quant à son origine, elle est fondée sur cette anecdote rapportée par
Suétone dans le début de la _Vie de Galba_. Un jour que Livie, peu
de temps après son mariage avec Auguste, allait visiter sa maison de
plaisance aux environs de Véïes, une aigle laissa tomber, du haut des
airs, sur son sein, une poule blanche vivante qui tenait en son bec un
rameau de laurier: accident fort singulier que les augures regardèrent
comme un présage merveilleux. Aussi l’heureuse poule fut-elle prise
en affection par l’impératrice et révérée à Rome à l’égal des poulets
sacrés. Dès lors elle n’eut plus à craindre les serres d’aucun oiseau
ravisseur, et elle pondit tranquillement ses œufs d’où l’on vit éclore
une quantité de jolis poussins, qui furent élevés avec soin dans une
belle ferme à laquelle on donna le nom de _villa ad gallinas_. C’est
par allusion à ce sort prospère que Juvénal a dit:

  _Te nunc, delicias! extra communia censes
  Ponendum? quia tu_ Gallinæ filius Albæ,
  _Nos viles pulli nati infelicibus ovis._

 Penses-tu, homme amusant par ta simplicité, qu’on doive t’excepter de
 la loi commune, parce que tu es _le fils de la poule blanche_, et nous
 autres de vils poussins sortis d’œufs malheureux!

_La poule ne doit pas chanter devant le coq._

Proverbe qui se trouve textuellement dans la comédie des _Femmes
Savantes_, mais qui est antérieur à cette pièce, comme le prouvent ces
deux vers de Jean de Meung:

  C’est chose qui moult me desplaist,
  Quand poule parle et coq se taist.

Quelques glossateurs prétendent que ce proverbe signifie qu’une femme
qui se trouve avec son mari, dans une société, ne doit pas prendre la
parole avant que son mari ait parlé, car, disent-ils, le mot _devant_
est ici une préposition de temps qui remplace _avant_, comme dans cette
phrase de Bossuet: «les anciens historiens qui mettent l’origine de
Carthage _devant_ la ruine de Troie.» Mais leur érudition grammaticale
les a fourvoyés. Le veritable sens est qu’une femme doit se taire en
présence de son mari. Un usage de l’ancienne civilité obligea pendant
longtemps les femmes à demander aux maris la permission de parler,
quand elles avaient quelque chose à dire devant des étrangers; la
preuve en est dans plusieurs passages de nos vieux auteurs, notamment
dans la phrase suivante de _l’Heptaméron_ de Marguerite de Valois,
reine de Navarre: «Parlemante qui était femme d’Hircan, laquelle
n’était jamais oisive et mélancolique, _ayant demandé à son mari congé_
(permission) _de parler, dist:_ etc.»

Les gens de la campagne disent: _Quand la poule veut chanter comme
le coq, il faut lui couper la gorge_. Ce qui exprime, au figuré, une
menace peu sérieuse contre les femmes qui se mêlent de discourir et
de décider à la manière des hommes, et, au propre, une observation
d’histoire naturelle. Cette observation est que la poule cherche
quelquefois à imiter le chant du coq, et que cela lui arrive
surtout lorsqu’elle est devenue trop grasse et ne peut plus pondre,
c’est-à-dire dans un temps où elle n’est plus bonne qu’à mettre au pot.

Le même proverbe existe chez les Persans, qui en font l’application aux
femmes qui veulent cultiver la poésie.

_C’est une poule mouillée._

Cela se dit d’une personne timide, faible, peureuse, incapable de
montrer lu moindre énergie, parce qu’une poule, lorsqu’elle a été
surprise par la pluie, se tient à l’écart, sans remuer, comme dans une
espèce de honte et d’abattement. Il en est de même de la plupart des
oiseaux, car ils ne peuvent guère voler dès que les barbes de leurs
pennes ont été mouillées.

_Les poules pondent par le bec._

C’est-à-dire que les poules font une plus grande quantité d’œufs, quand
elles sont bien nourries.


=POULET.=

Billet d’amour, de galanterie.—L’origine du mot _poulet_ dans ce
sens est généralement rapportée au fait que voici: La difficulté
de communiquer avec les dames avait fait imaginer aux Italiens le
singulier moyen d’écrire à leurs maîtresses en leur envoyant une paire
de poulets; les billets doux étaient glissés sous l’aile du plus gros,
et l’amante, prévenue par une convention d’usage, ne donnait jamais le
temps aux argus de se saisir du courrier innocemment contrebandier.
Cependant tout se découvre à la fin, et les parents, alarmés par
les conséquences qui pouvaient résulter de ce commerce interlope,
le dénoncèrent à la justice. Celle-ci crut devoir déférer à leurs
plaintes, et le premier _ambassadeur d’amour_ pris en flagrant délit,
fut condamné sans pitié à recevoir l’estrapade, ayant une paire de
poulets attachés aux pieds. Depuis ce temps, l’expression _portar
polli_, _porter des poulets_, fut employée en Italie pour désigner le
métier de proxénète.

Le Duchat pense que la dénomination de _poulet_ donnée aux billets
d’amour, est venue de ce que ces sortes de billets étaient pliés en
forme de _poulets_, à la manière dont les officiers de bouche, dit-il,
plient les serviettes auxquelles ils savent donner différentes figures
d’animaux.

Fouquet de la Varenne, qui d’abord était garçon de cuisine chez
Catherine, duchesse de Bar, sœur de Henri IV, parut assez intelligent à
ce prince pour qu’il le chargeât du département de la galanterie, poste
plus lucratif qu’honorable; il fit une fortune si considérable à ce
métier de _porte-poulets_ (expression alors consacrée), que la duchesse
de Bar lui dit: La Varenne, tu as plus gagné à porter les _poulets_ de
mon frère, qu’à piquer les miens.


=POURCEAU=.—_Aller de porte en porte comme le pourceau de saint
Antoine_.

Expression qu’on applique ordinairement à un écornifleur, à un
chercheur de franches lippées.

Saint Antoine, abbé, interprétant à la lettre un passage de l’Écriture
qui dit que l’Évangile doit être annoncé à toutes les créatures, se
crut appelé par là à faire entendre la parole de Dieu aux poissons et
aux bêtes des champs et des bois. Il erra, prêchant sur les bords des
fleuves et de la mer, au milieu des bruyères et des forêts; mais son
éloquence ne produisit pas le même effet que la lyre d’Orphée. Elle
n’attira ni monstre marin, ni tigre, ni lion. Il ne fut suivi, dans
ses pieuses excursions, que par un pourceau. De là vient qu’il a été
surnommé en Italie, _saint Antoine du porc_, _santo Antonio del porco_,
et qu’il a été représenté par les peintres avec ce fidèle compagnon.
De là vient aussi que les pourceaux lui ont été consacrés. Toutes
les confréries placées sous la protection de ce saint, engraissaient
autrefois un grand nombre de ces animaux, dont elles fesaient un
commerce considérable. Ils portaient quelque marque pour être reconnus,
et parcouraient tranquillement les rues, sans qu’il fût permis de les
inquiéter, encore moins de les frapper. On n’avait pas d’autre moyen de
les faire sortir des maisons où ils s’introduisaient fort souvent, que
de leur jeter quelque mangeaille dehors pour les y attirer. Ils furent
supprimés partout, parce qu’ils avaient dévoré plusieurs enfants; mais
ceux de l’abbaye de saint Antoine furent honorablement exceptés, au
nombre de douze, qui conservèrent le privilége d’aller de porte en
porte avec une clochette au cou.

On lit dans le _Carpenteriana_, qu’il y avait autrefois de bons
religieux qu’on appelait _pourceaux de saint Antoine_, lesquels
étaient obligés de faire huit repas par jour par esprit de pénitence.
Ces pourceaux, qui s’engraissaient comme les autres à la plus grande
gloire de Dieu et aux dépens des fidèles, fesaient consister la piété à
montrer jusqu’où la peau humaine peut s’étendre.


=PRÉSENT=.—_Les petits présents entretiennent l’amitié._

Ce n’est pas sans raison que le proverbe dit _les petits présents_,
car les présents doivent être réciproques, et, lorsqu’ils sont trop
considérables pour qu’on puisse les rendre, ils blessent plus la vanité
qu’ils n’excitent la reconnaissance, ils font naître la haine au
lieu d’entretenir l’amitié.—Ce proverbe paraît pris de cette pensée
celtique: «que les amis se réjouissent réciproquement par des présents
d’armes et d’habits. _Ceux qui donnent et qui reçoivent restent
longtemps amis_, et ils font souvent des festins ensemble.»


=PRETANTAINE.=—_Courir la pretantaine._

Cette expression s’emploie en parlant d’un homme qui va çà et là sans
sujet, sans dessein, et d’une femme qui fait des sorties, des voyages
qu’interdit la bienséance. Le mot _pretantaine_, dit Ménage, est une
onomatopée du bruit que font les chevaux en galopant: _pretantan_,
_pretantan_, _pretantaine_.


=PRÊTER.=—_Prêter pour être payé dans l’autre monde._

C’est ce qu’on appelle encore _un prêter à ne jamais
rendre_.—L’origine de cette expression proverbiale remonte à un
antique précepte de la religion druidique, en vertu duquel les Gaulois
prêtaient de l’argent dans ce monde pour en recevoir le paiement
dans l’autre. Ils agissaient ainsi pour exprimer leur croyance à
l’immortalité de l’ame, qu’ils peignaient aussi sur les tombeaux, par
des figures tenant une bourse à la main. Cette manière de prêter,
qui devait faire tout à la fois le bonheur des fripons et des dupes,
n’était point tombée en désuétude dans le moyen-âge, où elle devint une
source de richesses pour plusieurs couvents. Des voyageurs rapportent
qu’elle est en usage en Chine et au Japon: les bonzes ou prêtres de ces
contrées donnent des billets pour l’autre monde en échange de l’argent
qu’on leur remet dans celui-ci, et ces billets sont payables dans le
royaume de la lune, où ils enseignent que les ames vivent éternellement.


=PRÊTRE.=—_Adroit comme un prêtre normand._

C’est-à-dire maladroit. L’abbé Tuet pense que saint Gaucher, prêtre
de Normandie, dont il est fait mention dans le bréviaire de Rouen, a
donné lieu à cette ironie proverbiale qui porte sur l’équivoque du mot
_gaucher_, lequel désigne le saint et un homme qui ne se sert que de la
main gauche.


=PRIÉ.=—_Rien n’est plus cher vendu que le prié._

Rien ne s’achète plus chèrement que ce qui s’achète par les prières,
parce que le sacrifice de l’amour-propre est le plus grand de tous les
sacrifices.


=PRIÈRE.=—_Courte prière pénètre les cieux._

_Brevis oratio penetrat cælos._—Ce n’est pas la longueur, c’est la
ferveur qui rend les prières efficaces.—Proverbe fondé sur ces paroles
de l’Evangile selon saint Mathieu (ch. VI, v. 7): _Orantes autem
nolite multum orare sicut ethnici; putant enim quod in multiloquio suo
exaudiantur. Quand vous priez, n’usez point de beaucoup de paroles,
comme font les païens qui pensent être exaucés en parlant beaucoup._

«Je ne trouve point de plus digne hommage à la Divinité que cette
admiration muette qu’excite la contemplation de ses œuvres, et qui ne
s’exprime point par des actes développés. Mon ame s’élève avec extase
à l’auteur des merveilles qui me frappent. J’ai lu qu’un sage évêque,
dans la visite de son diocèse, trouva une vieille femme qui, pour
toute prière, ne savait dire que O; il lui dit: Bonne mère, continuez
toujours de prier ainsi; votre prière vaut mieux que les nôtres.—Cette
meilleure prière est aussi la mienne.» (J. J. Rousseau, _Confessions_,
part. II, liv. 12.)

=PROCUREUR.=—_C’est le couplet des procureurs._

C’est-à-dire une invective simulée, une gronderie qui n’a rien de
sérieux, une plaisanterie d’usage et sans conséquence. Allusion à la
conduite des procureurs qui se disputent vivement pour les droits de
leurs clients, quand ils sont à l’audience; mais qui, au sortir de là,
ne se souviennent plus de leur feinte colère et se retirent comme de
bons amis, en se donnant le bras.—Les philosophes du XVIII^e siècle se
servaient de cette expression pour désigner les attaques de quelques
ecclésiastiques de leur parti, auxquels ils permettaient de déclamer
contre eux, en chaire, pour la forme.


=PROMETTRE.=—_Promettre monts et merveilles._

Promettre beaucoup plus qu’on peut ou qu’on ne veut tenir. Les anciens
employaient la même hyperbole. Perse a dit: _Magnos promittere montes._
Promettre de grandes montagnes. A ces montagnes, Saluste a joint les
mers: _Maria montesque polliceri_.

_Promettre des monts d’or._

Faire des promesses magnifiques, mais peu réalisables. Cette expression
nous est venue des anciens comme la précédente. Elle se trouve
littéralement dans le _Phormion_ de Térence: _Aureos montes polliceri_.
Au lieu des _monts d’or_, Plaute a dit _Les monts des Perses, Persarum
montes qui aurei esse perhibentur. Les monts des Perses qui sont
réputés être d’or._—L’opinion qu’il existait de pareils monts, était
encore très accréditée vers la fin du moyen-âge. Wilford, dans ses
_Recherches asiatiques sur l’Égypte et le Nil_, nous apprend qu’on les
plaçait par delà Syenne.


=PROPHÈTE.=—_Nul n’est prophète dans son pays._

C’est-à-dire que le mérite, que les talents d’un homme sont
ordinairement méconnus dans son pays, qu’il a moins de succès, est
moins honoré dans son pays qu’ailleurs.—Ce proverbe est pris des
paroles suivantes de l’Évangile selon saint Luc (ch. I, v 24): _Nemo
acceptus est propheta in patriâ suâ._—Les Arabes disent: _Le savant
est dans sa patrie comme l’or caché dans la mine._


=PROUVER.=—_Qui veut trop prouver ne prouve rien._

On détruit par l’exagération l’effet qu’on veut produire, car quiconque
exagère n’est point cru, et qui n’est point cru n’a rien prouvé.


=PRUNE.=—_Ce n’est pas pour des prunes._

Ce n’est pas pour rien.—Sganarelle dit:

 Si je suis affligé, _ce n’est pas pour des prunes_.

On fait venir cette expression du conte suivant, rapporté par La
Monnoye: Martin Grandin, doyen de Sorbonne, avait reçu en présent
quelques boîtes d’excellentes prunes de Gènes qu’il enferma dans son
cabinet. Ses écoliers ayant trouvé sa clef, firent main basse sur ses
boîtes. Le docteur fit grand bruit, et il allait chasser tous ses
pensionnaires, si l’un d’eux, tombant à genoux, ne lui eût dit: «Eh!
monsieur; on dira que vous nous avez chassés _pour des prunes_.» A ce
mot, le bon doyen ne put s’empêcher de rire et il se calma.—Le sel de
ce conte prouve que cette expression était déjà reçue, et qu’il faut en
aller chercher l’origine encore plus loin. Elle est née, sans doute, de
ce que les prunes étaient autrefois très communes et à vil prix, comme
l’indique ce vieux dicton qu’on emploie ironiquement pour répondre à
quelqu’un qui offre une chose ou les restes d’une chose dont il est
dégoûté: _Mangez de nos prunes, nos pourceaux n’en veulent plus_.



Q


=QUART-D’HEURE.=—_Le quart-d’heure de Rabelais._

On appelle ainsi un mauvais moment à passer, une circonstance pareille
à celle où se trouvait Rabelais, quand il fallait compter dans les
auberges et qu’il n’avait pas de quoi payer sa dépense. On sait
l’embarras où il se trouva, faute d’argent, dans une hôtellerie de
Lyon, et le singulier expédient que lui suggéra son génie drolatique,
pour s’en tirer et se faire conduire à Paris aux frais du procureur du
roi. Cette anecdote a été souvent racontée; et, quoiqu’elle soit peu
croyable, elle n’en a pas moins donné lieu à l’expression proverbiale.


=QUARTIER.=—_Ne faire de quartier à personne._

C’est n’épargner personne. On dit aussi dans le même sens: _Traiter
tout le monde sans quartier_.—Ces expressions prirent naissance dans
les camps, où elles s’employaient pour dire refuser de recevoir à
composition; littéralement, de recevoir la rançon appelée _quartier_,
parce qu’elle consistait dans un _quartier_ de la paie d’un officier ou
d’un soldat qui demandait grâce. Cette manière de se racheter avait été
introduite dans une guerre entre les Espagnols et les Hollandais.

_Tomber sur les quatre quartiers de quelqu’un._

Le traiter sans ménagement, avec une rigueur excessive.—Métaphore
prise du combat à l’espadon, où il fut toujours permis de porter des
coups sur toutes les parties du corps d’un adversaire, tandis que, dans
les tournois et dans les duels judiciaires, on ne pouvait le frapper
qu’au buste.


=QUENOUILLE.=—_Tomber en quenouille._

Ou disait autrefois: _Tomber de lance en quenouille; à lanceâ ad fusum
transire_, en parlant des fiefs qui passaient des mâles aux femelles.
La lance était alors la plus noble de toutes les armes à l’usage des
gentilshommes, et la quenouille était souvent entre les mains de leurs
épouses, plus laborieuses que les dames de notre temps. Ce qui fit
employer le mot _lance_, pour désigner l’homme, et le mot _quenouille_,
pour désigner la femme.

On lit dans les _Antiquités françoises_ de Fauchet (liv. IV): «Le roi
Guntchram, mettant une lance ou javeline en la main de Childebert
(possible que de ceste manière de faire vient le mot de _tumber en
lance_ ou _tumber en quenouille_, quand un fief chet en la main d’un
masle ou femelle), il luy dist que c’estoit la marque pour donner à
cognoistre qu’il mettoit en ses mains tout son royaume.»

C’est une maxime, devenue loi fondamentale, que le royaume de France
ne peut _tomber en quenouille_, c’est-à dire qu’il ne peut échoir en
succession aux princesses. Après que les lis eurent été transportés
dans les armoiries de l’État[77], on dit, dans le même sens, _les lis
ne filent point_, par interprétation de ces paroles de l’Évangile selon
saint Luc (ch. XII, v 27): _Considerate lilia quomodo crescunt: non
laborant, neque nent_, etc. _Voyez comment croissent les lis: ils ne
travaillent point, ils ne filent point_, etc.

Lorsqu’on parle d’une famille où les filles ont plus d’esprit que les
garçons, on dit que l’esprit y est _tombé en quenouille_.


=QUERELLEUR.=—_Les gens fatigués sont querelleurs._

Parce que l’agitation que la fatigue donne au sang et aux nerfs
produit une sorte d’impatience naturelle qui s’irrite à la moindre
contradiction.—Ce proverbe est pris du latin _à lasso rixa quæritur_.
Il est cité comme ancien et commenté de la manière suivante par Sénèque
(_Traité de la colère_, l. III, ch. 10): «On en peut dire autant des
personnes qui ont faim, qui ont soif, qui sont excitées par quelque
chose qui les échauffe. De même que les plaies sont sensibles au
moindre tact, et même, à la longue, au moindre soupçon du toucher,
de même une ame déjà affectée s’offense de la moindre chose; une
salutation, une lettre, un discours, une simple question suffit pour
mettre des gens en querelle. On ne peut toucher le corps d’un malade
sans le faire gémir.»


=QUEUE.=—_Faire la queue à quelqu’un._

Le prendre pour jouet ou pour dupe.—Cette façon de parler triviale est
venue des Latins, qui disaient: _Homuncio trahit caudam, le petit homme
traîne la queue_, sert de risée; parce qu’on était dans l’usage à Rome
d’attacher une queue de bête par derrière à ceux qu’on voulait livrer
au ridicule lorsqu’ils s’endormaient en compagnie. _Veteres_, dit
Scaliger, _iis quos irridere volebant dormientibus capiti supponebant
vel caudam vulpis vel quid simile_. Cela se pratique encore très
souvent dans les joyeuses veillées des hameaux.

Pour enchérir sur cette expression, les soldats et le peuple disent
_faire une queue de Prussien_, parce que les militaires prussiens
portaient la queue très longue, il n’y a pas longtemps.

_A la queue leuleu._

Lorsque plusieurs personnes marchent sur un seul rang, à la suite l’une
de l’autre, on dit qu’elles marchent _à la queue leuleu_, expression
par laquelle on désigne aussi un jeu dans lequel les enfants imitent
les loups, autrefois appelés _leux_, qui courent après une louve en
chaleur. «Le premier loup qui rencontre la louve, dit Pasquier, la
flairant sous la queue, se met à sa suite; un autre loup se met à
suivre celui-ci, et le troisième à la queue du second, tellement que de
queue en queue ils font une grande traînée de loups... De là est venu
_jouer à la queue leuleu_, par un ancien mot françois.»

_Gare la queue des Allemands._

C’est-à-dire les suites fâcheuses d’une affaire.

Une ancienne coutume allemande voulait que deux personnes obligées
de se battre en champ-clos fussent assistées de leurs parents
respectifs, qui devaient prendre, à tour de rôle, la place du
vaincu, jusqu’à ce que les juges du combat eussent décidé qu’il n’y
avait plus à satisfaire aux exigences du point d’honneur. De là,
dit-on, l’expression proverbiale.—Je croirais plus volontiers que
cette expression est venue de ce que les seigneurs allemands, qui
se rendaient aux diètes, se fesaient suivre de la plupart de leurs
vassaux. Cette escorte, qu’ils appelaient leur _queue_, était toujours
fort considérable, et, quoiqu’elle fût défrayée par eux, elle ne
laissait pas d’être à charge dans les endroits où elle s’arrêtait.
Bonneton de Peyrins, parlant de cet usage (_Dissert. sur les
réjouissances publiques_), nous apprend qu’il était passé en proverbe
de dire _gare la queue_ pour un particulier qui, donnant un repas,
voyait arriver chez lui plus de gens qu’il n’en avait invités.

On rapporte qu’un des premiers comtes de Savoie étant allé à Vérone au
devant de l’empereur Henri II, qui passait d’Allemagne en Italie pour
se faire couronner, se présenta à la porte du palais de ce prince avec
une suite si nombreuse de vassaux que les huissiers ne voulurent pas
l’introduire avec elle. Il leur répondit fièrement qu’il n’entrerait
point sans sa _queue_, et l’empereur, instruit de sa réponse, ordonna
qu’on le laissât entrer avec sa _queue_. Ce comte prit de là le surnom
d’_Amé la queue_, _Amedeus cauda_.


=QUIA.=—_Être réduit à quia._

C’est être réduit à l’impossibilité de répondre, comme un argumentateur
qui, voulant expliquer le pourquoi d’une chose, s’arrêterait à dire
_quia, quia_ (_parce que, parce que_), faute de trouver une raison.
Cette expression est prise des disputes de l’école, où l’argumentation
se fesait en latin.


=QUIBUS.=—_Avoir du quibus._

C’est-à-dire avoir des écus _quibus omnia sint_.


=QUILLE.=—_Trousser ou prendre son sac et ses quilles._

C’est s’en aller à la hâte. Les quilles sont prises ici au figuré pour
les jambes.—On dit aussi: _Donner à quelqu’un son sac et ses quilles_,
c’est-à-dire le renvoyer, le chasser.

_Recevoir quelqu’un comme un chien dans un jeu de quilles._

C’est le recevoir fort mal, le rudoyer.

_Dieu nous garde d’un quiproquo d’apothicaire._

Il n’est pas besoin de dire combien ce _quiproquo_ est
dangereux.—_Quiproquo_ est un terme formé de trois mots latins, _quid
pro quo_, que les médecins du XIII^e et du XIV^e siècle mettaient,
dans leurs ordonnances, en tête d’une colonne particulière où ils
indiquaient diverses drogues propres à être substituées à d’autres,
dans le cas où celles-ci viendraient à manquer. Ce terme signifie
la méprise ou la bévue d’une personne qui prend _quid_ pour _quo_,
c’est-à-dire une chose pour une autre. Comme on ne fesait guère sentir
le _d_ dans la prononciation de _quid_, l’usage s’établit de dire
_qui pro quo_, qu’on laissa en trois mots distincts jusqu’au temps de
Regnard, comme on le voit dans les vers suivants, que je transcris tels
qu’ils se trouvent dans les éditions faites du vivant de ce poëte:

  Mettez, de grâce, un frein à votre vertigo,
  Et n’allez pas ici faire de _qui pro quo_.


=QUOLIBET.=

Il fut une époque du moyen-âge où la totalité des sciences et des arts
qu’on enseignait dans les écoles se divisait en deux parties, dont
l’une appelée _quadrivium_, comprenait l’arithmétique, la géométrie,
l’astronomie et la musique, tandis que l’autre, appelée _trivium_,
comprenait la grammaire, la logique et la rhétorique. Les savants de
cette époque se piquaient d’écrire sur toutes ces connaissances, afin
d’obtenir les honneurs de l’universalité et cet éloge alors assez
commun, _totum scibile scit_, il sait tout ce qu’il était possible de
savoir. Ils donnaient à leurs ouvrages le titre de _quodlibet_ (tout ce
qu’on veut) ou _Quodlibeta_ ou _Quæstiones quodlibeticæ_. Mais comme
toute leur science se réduisait à des niaiseries scolastiques, ce titre
fastueux tomba dans le mépris à mesure que la véritable instruction
fit des progrès, et le mot _quodlibet_, qu’on écrit aujourd’hui
_quolibet_, ne servit plus qu’à désigner une plaisanterie basse et
triviale, un pitoyable jeu de mots.



R


=RACE.=—_Il vaut mieux être le premier de sa race que le dernier._

Proverbe tiré de la réponse que fit Iphicrate, général athénien, à
Harmodius le jeune qui lui reprochait d’être fils d’un cordonnier. Je
suis, dit-il, le premier de ma race, mais toi tu es le dernier de la
tienne.

=RAILLERIE.=—_La raillerie ne doit point passer le jeu._

La raillerie ne doit pas être trop forte, ne doit pas dégénérer en
offense. Le proverbe espagnol dit: _A la burla, dexar la quando mas
agrada_. Il faut s’abstenir de la raillerie, même quand elle plaît le
plus.

La raillerie est l’éclair de la calomnie (prov. chinois).

_Il n’est pire raillerie que la véritable._

La raillerie la plus blessante est celle qui est la plus juste. Elle
place l’homme contre lequel elle est dirigée dans une situation
d’autant plus fâcheuse qu’il ne peut s’en plaindre sans faire voir
qu’il la mérite et sans se rendre encore plus ridicule. Un proverbe
espagnol donne un fort bon conseil sur la manière de railler. _A las
burlas assi ve a ellas que no te salgan a veras. Aux railleries vas-y
de telle sorte qu’elles ne soient pas prises pour vraies._


=RALE.=—_Courir comme un rale._

Le rale est un oiseau de rivage, de l’ordre des échassiers et de la
famille des macrodactyles. Il court avec une très grande vitesse.

  Le rasle noir par les ruisseaux habite,
  Il est cogneu en diverse contrée.
  D’un bon coureur la vitesse est montrée,
  Quand on le dit _comme un rasle aller vite_.   (BELON.)


=RAT.=—_Avoir des rats._

C’est être capricieux, fantasque.—Le Duchat prétend que cette façon
de parler fait allusion _à la rate d’où la plupart des bizarreries
procèdent._ L’auteur de l’_Histoire des rats_ la croit fondée sur la
supposition qu’un homme sujet à des inégalités d’humeur a la tête
remplie de _rats_ qui s’y promènent et qui, par leurs différents
mouvements, y déterminent ses pensées et ses volontés. L’abbé
Desfontaines pense que _rat_ est ici un vieux mot français formé du
latin _ratum_ (pensée, résolution, dessein), et qu’on dit d’un individu
qu’_il a des rats_, par la même raison qu’on dit qu’_il a des idées_,
pour marquer qu’il a des folies dans la tête. Cette explication me
paraît préférable à toutes les autres.


=RATE.=—_S’épanouir la rate._

Se réjouir.—«La rate s’ouvre et s’épanouit d’aise, dit Fleury de
Bellingen, et c’est cet épanouissement qui nous contraint à rire par
la correspondance qu’il y a entre la bouche, qui est l’organe du ris
extérieur, et la rate qui en est le principe interne.»—Si la chose
n’est pas vraie, on a cru qu’elle l’était, et cela a suffi pour donner
lieu à l’expression proverbiale. Du reste, la rate n’a pas été regardée
seulement comme le siége de la joie, elle l’a été aussi comme le siége
de la mélancolie, de l’hypocondrie et de la colère, et c’est pour cela
qu’on dit proverbialement d’un homme quinteux, qui s’emporte sans
raison, _la rate lui fume_.

_Quand la rate s’engraisse, le corps maigrit._

Quand le fisc s’enrichit le peuple s’appauvrit.—Ce proverbe
s’appliquait autrefois aux traitants qui ont toujours très bien fait
leurs affaires au milieu de la misère publique. Il est pris d’un mot
de l’empereur Trajan. Ce prince, ennemi des exactions, comparait le
fisc à la rate qui ne grossit pas sans que les autres parties du corps
diminuent: _Fiscum lieni similem esse dicebat, quo crescente, artus
reliqui tabescunt._


=RECONNAISSANCE.=—_La reconnaissance s’entretient par les bienfaits._

Autant vaudrait dire que la reconnaissance diminue et cesse avec
les bienfaits. _Est ita naturâ comparatum_, dit Pline le Jeune, _ut
antiquiora beneficia subvertas nisi illa posterioribus cumules, nam
quamlibet sæpe obligati, si quid unum neges, hoc solum meminerint quod
negatum est_ (lib. III, épist. 4). _Telle est la disposition du cœur
humain que vous détruisez vos premiers bienfaits, si vous ne prenez
soin de les soutenir par des bienfaits nouveaux. Obligez cent fois,
refusez une, on ne se souviendra que du refus._

_La reconnaissance est la seule dette qu’un débiteur aime à voir
s’accroître._

Celui qui a été obligé aime à l’être encore, et souvent il se fait un
titre du bienfait qu’il a reçu, pour en exiger la continuation.


=RÈGLE.=—_Mieux vaut règle que rente._

Maxime d’économie. Avec l’économie, il n’y a point de richesse trop
petite; sans l’économie, il n’y en a point d’assez grande.—L’opulence,
disait Mécène à Auguste, vient plutôt de la modération dans la dépense,
que de l’augmentation dans le revenu. _Non tam multa recipiendo quàm
non multos sumptus faciendo._—Quelles que soient les richesses d’un
particulier, il n’est censé riche qu’autant qu’elles sont en proportion
avec ses dépenses. Si ses richesses ne diminuent point et si ses
dépenses augmentent, aussitôt il sera moins riche, et bientôt il sera
pauvre.

Pour devenir riche et pour rester riche, il ne faut pas savoir
seulement comment on gagne, il faut savoir aussi comment on épargne.

_L’épargne est un grand revenu_, dit un autre proverbe.


=REINE.=—_Les reines blanches._

Expression souvent usitée dans les _chroniques_ pour désigner les
reines de France qui ont survécu aux rois dont elles étaient les
épouses. _Reine blanche_ (_regina alba_) se disait comme synonyme de
_reine veuve_, parce que nos anciennes reines portaient le deuil en
blanc. Anne de Bretagne fut la première qui le porta en noir, à la mort
de Charles VIII.

«Les couleurs du deuil ont varié suivant les peuples et suivant les
temps. Dans l’antiquité, les Égyptiens portaient le deuil en jaune et
les Éthiopiens en gris. A Sparte et à Rome, les femmes le portaient en
blanc, mais les femmes seulement. Dans le moyen-âge, et jusqu’à la
fin du XV^e siècle, le blanc était aussi la couleur du deuil pour les
femmes. En Castille, en Chine et à Siam, le blanc est encore la couleur
funèbre. En Turquie, c’est le bleu et le violet; en France, et chez la
plupart des nations européennes, le noir a prévalu: c’était aussi la
couleur du deuil chez les Grecs et chez les Romains, des mœurs desquels
participent celles des peuples les plus civilisés.

«Ces différences ne sont pas l’effet du caprice; chaque peuple,
chaque siècle attachait une idée particulière à la couleur qu’il
choisissait pour interprète de ses douloureux sentiments. Les uns
voyaient dans le jaune, couleur de la feuille qui se flétrit, l’image
de la décomposition des corps; les autres, dans le bleu, l’image de
la céleste demeure que doit habiter l’ame du juste; le gris rappelait
à ceux-ci la terre, d’où chacun est sorti et où chacun doit rentrer;
le violet, couleur sombre, qui néanmoins participe du bleu, exprimait
pour ceux-là l’espérance et la douleur; le blanc, pour les Chinois
qui honorent dans les ames de leurs ancêtres des génies protecteurs,
était un symbole de pureté et d’immortalité. Chez les Grecs et chez
les Romains, pour qui mourir était descendre dans la nuit éternelle,
le noir rappelait cette idée lugubre: de toutes les couleurs, c’est
celle qui convient le mieux au deuil. L’aspect d’une couleur quelconque
réveillera sans doute l’idée d’un triste sommeil si on l’y a rattachée;
mais le sentiment qu’elle réveille, le noir l’inspire: le noir par sa
nature est le deuil lui-même.» (A. V. Arnault.)


=REITRE.=—_C’est un vieux reître_.

C’est un homme fin, rusé, expérimenté, un homme _qui a vu du pays_, ou,
comme on dit en d’autres termes, _un vieux routier_. Le mot _reître_
vient de l’allemand, _Reitter_, qui signifie cavalier. Les _reîtres_
étaient un corps de troupes allemandes que le roi de Navarre avait
appelé au secours des calvinistes, et que le duc de Guise défit à
Aulneau, le 24 novembre 1587.


=RENARD.=—_Le renard change de poil, mais non de naturel._

On vieillit, mais on ne se corrige point; on déguise son caractère,
mais on ne le change point.—Les Anglais disent: _What is bred in the
bone will never come out of the flesh. On ne peut arracher de la chair
ce qui est dans les os._

«Quand on planterait en paradis un arbre qui porte des fruits
amers, qu’on l’arroserait avec l’eau du fleuve de l’éternité, qu’on
humecterait ses racines du miel le plus doux, il conserverait toujours
sa nature et ne cesserait de produire des fruits amers.» (Ferdouci,
_Satire contre Mahmoud_.)

Les Arabes, les Persans et les Turcs ont ce proverbe, dont ils
attribuent l’invention à Mahomet: _Crois si tu veux que les montagnes
changent de place, mais ne crois pas que les hommes changent de
caractère_.


=REPENTIR=.—_Qui se repent est presque innocent._

_Quem pœnitet peccasse pene est innocens._ Ce beau proverbe qu’on
trouve dans le recueil de Philippe Garnier, a pu être présent à
l’esprit de Chénier, lorsque, assimilant le repentir à l’innocence, il
a dit de Dieu avec une élégance exquise:

  Pour lui le repentir est encor l’innocence.

«Il n’appartenait qu’à la religion chrétienne d’avoir fait deux sœurs
de l’Innocence et du Repentir.» (M. de Châteaubriand, _Génie du
christ._, liv. I, ch. 6)[78].

_Le repentir est une bonne chose, mais il faut se garder de ce qui y
expose._ (Proverbe danois.)


=RESSEMBLER.=—_Ceux qui se ressemblent s’assemblent._

Ce proverbe, si vulgaire, parce qu’il est si vrai, remonte à une très
haute antiquité. Il se trouve dans l’Odyssée d’Homère (ch. XVII, v.
218), dans la première épître d’Aristénète, dans la _Sicyonienne_ de
Ménandre, dans plusieurs passages de Platon, dans Aristote, dans le
_Traité de la vieillesse_ de Cicéron, et dans la quatrième épître de
Pline le Jeune, qui le cite d’après Euripide.


=RHUBARBE.=—_Passez-moi la rhubarbe, et je vous passerai le séné._

Cette phrase proverbiale, par laquelle deux médecins, divisés
d’opinion, sont supposés conclure un arrangement, reçoit son
application, lorsqu’on voit des gens qui s’épargnent réciproquement des
reproches ou des critiques qu’ils pourraient faire à bon droit l’un de
l’autre; des gens qui ont l’air de se dire: Passez-moi mes sottises, et
je vous passerai les vôtres. Elle n’est pas fort ancienne dans notre
langue, puisque le séné n’est connu en France que depuis 1623.


=RICOCHET.=—_C’est la chanson du ricochet._

C’est toujours la même chanson, le même discours.—On prétend que cette
expression fait allusion à un petit oiseau, autrefois nommé _ricochet_,
qui répète continuellement son ramage; mais, comme le silence des
naturalistes sur cet oiseau donne à penser qu’il est fabuleux, il vaut
mieux croire qu’elle fait allusion à une espèce de vieille chanson où
les mêmes mots revenaient souvent, et qui était appelée _chanson du
ricochet_, par une métaphore prise du jeu du ricochet, qui consiste à
lancer une petite pierre plate sur l’eau, de manière qu’elle y bondisse
et rebondisse en rasant la surface.


=RIPAILLE.=—_Faire ripaille._

Faire grande chère.—On fait venir cette locution populaire de ce que
Amédée VIII, duc de Savoie, qui fut depuis pape ou antipape sous le nom
de Félix V, se retira dans le château _Ripaille_, sur le bord du lac
Léman, pour y passer, dit-on, sa vie au milieu des délices; mais une
telle explication ne s’accorde guère avec le caractère de ce prince,
appelé pour sa sagesse le Salomon de son siècle, et mort en odeur de
sainteté, après avoir déposé la tiare.—Il faut adopter l’étymologie
de Le Duchat, qui regarde le mot _ripaille_ comme une contraction de
_repaissaille_, ou celle de M. Eloi Johanneau qui le fait venir de
_ripuaille_, augmentatif de mépris, dérivé de _repue_.


=RIRE.=—_Trop rire fait pleurer._

_Risus profundior lacrymas parit._—Ce proverbe est vrai au figuré
comme au propre: la joie excessive est ordinairement suivie de la
tristesse.—_Risum reputavi errorem, et gaudio dixi: Quid frustra
deciperis?_ (_Ecclésiastique_, chap. II, v 2). _J’ai regardé le rire
comme une erreur, et j’ai dit à la joie: Pourquoi m’as-tu trompé?_


=RIVIÈRE.=—_La rivière ne grossit pas sans être trouble._

Une grande fortune ne s’acquiert pas ordinairement sans quelques moyens
illicites. Salomon a dit: _Qui festinat ditari non erit innocens_
(_Prov._, c. XXVIII, v 20). Celui qui se hâte de s’enrichir ne sera
point innocent. On emploie dans le même sens le vieux proverbe: _Qui ne
robe ne fait robe_.


=ROBIN.=—_Etre ensemble comme Robin et Marion._

C’est-à-dire en parfaite intelligence.—Il y a un fabliau du XIII^e
siècle, _le jeu du berger et de la bergère_, par Adam de La Halle, où
Robin et Marion sont représentés comme les parfaits modèles des amants.
Cette espèce de pastorale que les jongleurs jouaient et chantaient dans
les festins publics, entre les mets ou après les mets, a sans doute
donné lieu à l’expression proverbiale.

_C’est un plaisant robin._

Robin est un mot qui vient de _robe_ et signifie proprement _homme de
robe_. Il se disait autrefois au figuré pour farceur, être facétieux;
mais il perdit cette acception par le fréquent usage qu’en firent nos
anciens poëtes dans leurs satires et leurs comédies, et l’expression
_C’est un plaisant robin_ ne fut plus employée que dans un sens de
mépris ou d’injure.

De _robin_ on avait fait _robinerie_, qui se trouve dans la _satire
Ménippée_ comme synonyme de farce.


=ROCANTIN.=—_C’est un vieux rocantin._

«Vieux rodrigue, vieux routier qui ne peut plus servir. De l’italien
_rocca_, qui signifie citadelle. Rocantin, c’est proprement un soldat
qui a vieilli dans les troupes et qui n’est plus bon qu’à garder une
forteresse; ou plutôt c’est un vieux chamois qui de sa vie n’a fait
autre chose.» (Le Duchat.)


=ROCHE.=—_C’est un homme de la vieille roche._

Cette locution est du temps de ces chrétiens zélés qui embrassaient la
vie érémitique et n’avaient d’autre habitation que le creux de quelque
rocher, renommé dès lors comme le sanctuaire de la piété. Uniquement
voués au service de Dieu dans leur solitude, ils ne communiquaient
plus avec le monde que pour consoler les malheureux qui venaient les
trouver. La véritable charité est modeste: _il lui faut des vertus et
non pas des noms_. Ceux de ces saints ermites étaient moins connus que
leurs bienfaits. Mais l’admiration et la reconnaissance savaient y
suppléer par la désignation d’_homme de la vieille roche_, _vir antiquæ
rupis_, désignation simple et touchante qui s’est conservée dans notre
langue pour les personnes de mœurs antiques, ou distinguées par de
solides qualités, et pour les choses auxquelles on attache quelque idée
de perfection.

Il se pourrait aussi que cette expression rappelât quelque antique
roche qui servait de tribunal. _Juris dicendi rupes_; roche où l’on
disait droit.

Quelques auteurs ont prétendu qu’elle fait allusion à une ancienne
roche ou mine de turquoises qui est épuisée depuis longtemps, parce que
ces turquoises étaient plus précieuses que les autres.


=RODOMONT.=—_C’est un rodomont._

_Rodomont_, mot qui est formé du latin _rodere montem_, et qui
signifie un _ronge-montagne_, est le nom que porte, dans les romans de
chevalerie, un roi d’Alger, brave, mais altier et insolent, dont le
Boïardo et l’Arioste ont tracé le portrait dans leurs poëmes. Ce nom
est devenu un appellatif, comme celui de _fier-à-bras_, pour désigner
un fanfaron, un bravache, un _capitan matamore_[79].


=ROGER BONTEMPS.=—_C’est un Roger Bontemps._

Cette dénomination proverbiale qu’on applique à un homme qui n’engendre
point mélancolie et ne songe qu’à mener joyeuse vie, est, selon Le
Duchat, une altération de _réjoui, bontemps_, deux épithètes qu’on
donne à un bon compagnon; et, suivant E. Pasquier, de _rouge bontemps_,
parce que, dit-il, _la couleur rouge au visage d’une personne promet je
ne sais quoi de gai et non soucié_. Fleury de Bellingen pense qu’elle
est venue d’un seigneur nommé _Roger_, de la famille de _Bontemps_,
dans le Vivarais, homme sans souci et grand amateur de la bonne chère.
L’opinion la plus accréditée et la plus probable, est celle de l’abbé
Lebœuf, qui en rapporte l’origine à Roger de Collerye. Ce poëte, qui
fut prêtre et secrétaire de deux évêques d’Auxerre, Jean Baillet et
François de Dinteville, à la fin du XV^e siècle et au commencement du
XVI^e, avait pris le titre de _Bontemps_, justifié par la gaieté de
son caractère et de ses productions. La première de ses pièces est un
dialogue intitulé: _Satyre pour l’entrée de la royne à Auxerre_. Les
vignerons de cette ville y discourent sur les usuriers. Bontemps, qui
en est un des principaux acteurs, inspire la joie et la communique à
tous les autres.

On a prétendu que la dénomination de _Roger Bontemps_ concernait Pierre
Roger, troubadour du XII^e siècle, chanoine d’Arles et de Nîmes, qui
abandonna ses bénéfices pour aller, de cour en cour, jouer des comédies
dont il était l’auteur; mais on n’a appuyé cette assertion d’aucune
preuve.


=ROI.=—_Travailler pour le roi de Prusse._

C’est travailler sans recevoir aucun salaire.—Il est question du gros
Frédéric Guillaume I^{er}, roi de Prusse. «C’était, dit Voltaire, un
véritable vandale, qui, dans tout son règne, ne songea qu’à amasser de
l’argent; jamais sujets ne furent plus pauvres que les siens. Il avait
acheté à vil prix une partie des terres de sa noblesse, laquelle avait
mangé bien vite le peu d’argent qu’elle en avait tiré, et la moitié de
cet argent était rentré encore dans les coffres du roi par les impôts
sur la consommation. Toutes les terres royales étaient affermées à
des receveurs qui étaient en même temps exacteurs et juges, de façon
que, quand un cultivateur n’avait pas payé au fermier à jour nommé,
ce fermier prenait son habit de juge, et condamnait le délinquant au
double. Il faut observer que, quand ce même juge ne payait pas le roi
le dernier du mois, il était lui-même taxé au double le premier du mois
suivant.»


=RONDE.=—_A la ronde, mon père en aura._

Un jeune homme, assis à table, en nombreuse compagnie, à côté de son
père, en reçut un soufflet pour une parole inconvenante qu’il s’était
permise. Indigné d’avoir été traité de la sorte devant le monde, il se
leva soudain dans un transport de rage; mais comme il ne pouvait se
venger sur son père, il se précipita sur son voisin qui avait l’air de
sourire et lui rendit le soufflet, en s’écriant: _A la ronde, mon père
en aura._ De là ce dicton, dont on se sert quand on fait passer quelque
chose de main en main.


=ROSSIGNOL.=—_C’est le rossignol d’Arcadie._

Au propre, c’est un baudet; au figuré, c’est un ignorant, un chanteur
détestable.—Les Grecs et les Romains assimilaient les hommes d’une
grande ignorance aux ânes d’Arcadie, qu’ils regardaient comme
les prototypes de l’espèce. Nous avons adopté cette comparaison
proverbiale, et nous avons dit d’abord un _roussin d’Arcadie_, puis
nous avons substitué plaisamment le nom de rossignol à celui de
roussin, avec lequel il a une certaine analogie phonique, par allusion
au trait de la fable qui représente le dieu Pan donnant des leçons de
musique à ces stupides animaux.

Cette tradition mythologique est fondée sans doute sur l’observation
de quelques effets extraordinaires produits par les sons mélodieux de
la voix ou des instruments sur ces stupides animaux, qui ont montré
quelquefois une délicatesse d’oreille, dont bien des gens pourraient
être jaloux. Témoin l’âne dont parle le père Regnault: cet âne
élevait la tête par dessus le chapeau d’un joueur de flûte pour mieux
l’entendre, et, dans cette position, il restait la bouche béante à
l’écouter. Témoin encore l’âne d’Ammonius, commentateur d’Aristote.
Ce second amateur était plus remarquable encore que le premier. Le
patriarche Photius était si émerveillé de ses qualités, qu’il a cru
devoir en faire une mention honorable dans un ouvrage de théologie où
il assure que cet illustre baudet, entendant son maître déclamer ou
chanter des vers, oubliait les meilleurs chardons placés devant lui, et
souffrait la faim plutôt que d’interrompre son attention.

_Quand le rossignol a vu ses petits il ne chante plus._

Cet adage qu’on emploie pour dire que quand on a des enfants on perd
la gaieté, est fondé sur une opinion erronée. Il est vrai que le
rossignol, distrait par le soin de chercher de la nourriture à ses
petits et de leur en apporter, chante moins fréquemment, mais il chante
encore. Cependant après la seconde ponte, dit Valmont de Bomare, il n’a
plus ce ramage qui le mettait au-dessus de tous les autres chantres
des bois. A ces chants si variés, si mélodieux qui embellissaient le
printemps, succède une voix rauque, monotone, qui est moins un chant
qu’une sorte de croassement; et c’est parce que la voix du rossignol
est ainsi changée en été, qu’on a cru que cet oiseau ne chantait plus,
ou que cette voix ne sortait plus du même gosier.


=ROUÉ.=—_C’est un roué._

L’usage attache quelquefois à certains mots une nouvelle acception
tellement différente de l’acception primitive, qu’il semble qu’il n’y
ait entre elles aucun point de connexité, et l’usage est alors accusé
d’être inconséquent; cependant il ne passe point d’une extrémité à
l’autre sans y être amené par des analogies réelles, et la mutation de
sens qu’il opère dans un vocable, quelque brusque et quelque bizarre
qu’elle paraisse, n’a pas lieu sans préparation et sans régularité.
C’est une vérité reconnue en linguistique; mais il se trouve plus
d’un cas où il n’est pas facile de la mettre en évidence, et les
étymologistes, avec leurs conjectures multipliées, ne font trop souvent
qu’ajouter à la difficulté. Ces messieurs, habitués à voir tant de
choses dans l’assemblage de quatre ou cinq lettres, n’y voient pas
d’ordinaire la seule chose qu’il importe de découvrir; ils ressemblent
assez bien à ce personnage de _la Gageure imprévue_, qui veut nommer
toutes les pièces de la serrure, et n’oublie que la clef. La clef,
voilà justement ce qui leur a manqué, lorsqu’ils ont voulu nous montrer
l’origine du nom de _roué_, employé comme synonyme d’_homme sans
principes et sans mœurs, qui donne à ses vices des dehors brillants_.
Ils se sont bien accordés à nous dire ce que l’histoire nous apprend,
qu’il fut introduit à l’époque de la régence, où il servit spécialement
à désigner les débauchés et les libertins de la cour; mais ils ont
différé d’avis en cherchant à nous expliquer par quelle déduction
logique il put être amené à une signification si éloignée de celle
qu’il avait eue jusqu’alors. Je vais offrir l’extrait des diverses
gloses qu’ils lui ont consacrées, et l’on verra combien ces messieurs
ont été habiles à suppléer à la vérité par la variété. Quelques-uns
ont décidé, sur la foi d’un passage des Mémoires de Saint-Simon, que
ce nom fut imaginé par le régent lui-même, pour qualifier l’abbé
Dubois qui était, dans toute l’étendue du terme, un _homme à rouer_.
D’autres ont prétendu, au contraire, que _roué_ ne fut point dit pour
_rouable_, et ils l’ont dérivé d’une parole de certain ivrogne qui,
traversant la place de Grève, en 1719, et se croyant insulté par des
imprécations que la douleur arrachait à un criminel condamné à expirer
sur la roue, se posa en face de ce malheureux, et lui dit à haute voix:
«Mon ami, ce n’est pas le tout que d’être roué, il faut encore être
honnête.» Cette folle leçon, dont on rit beaucoup, devint, en quelques
heures, l’entretien de tous les cercles de Paris; elle donna lieu de
supposer un être tel que l’ivrogne le souhaitait, un modèle de _roué_
décorant son infamie de belles manières; et comme les jeunes seigneurs
du temps semblaient façonnés sur un pareil modèle, on les appela _les
roués_. Suivant une troisième opinion que j’ai recueillie en lisant
des remarques écrites à la main sur les derniers feuillets d’un vieil
exemplaire des _Philippiques_, cette singulière dénomination aurait
eu une autre origine, que l’annotateur anonyme raconte ainsi: «Les
ennemis du régent répandaient sans cesse contre lui les plus odieuses
calomnies; ils s’appliquaient surtout à flétrir sa vie privée, afin
d’en faire rejaillir le déshonneur sur sa vie politique, qui fut
toujours pleine de noblesse et de gloire. Dans cette intention, ils
tranfformaient en orgies abominables les soupers qu’il fesait avec
quelques courtisans trop dissolus, mais doués de beaucoup d’esprit et
d’agréments, tels que Nocé, le jeune comte de Broglie et le marquis de
Canillac; ils comparaient le prince à Héliogabale; ils assimilaient
aussi ses commensaux aux vils parasites de cet empereur. Or, ceux-ci
avaient été surnommés, comme Lampride nous l’apprend, _amici Ixionii_,
amis Ixioniens, parce que leur maître se donnait quelquefois le
divertissement de les faire lier à une roue de moulin, au branle de
laquelle ils plongeaient dans l’eau, et tournaient comme Ixion. On
trouva plaisant de transporter aux autres le même sobriquet, traduit en
français d’une manière originale par le terme de _roués_.»

Ces explications sont assez curieuses, et c’est à ce titre seul que
je les ai reproduites, car rien ne démontre qu’aucune d’elles soit
conforme à l’exacte vérité. Maintenant voici la mienne, que je crois
fondée sur des faits incontestables.

Longtemps avant l’introduction de _roué_, on se servait proverbialement
de l’expression _bon rompu_, qui figure dans plusieurs passages de nos
anciens écrivains, notamment dans cette phrase de Brantôme: «_Ce bon
rompu_ de Louis XI aima toutes les femmes.» Et par cette expression,
qui ne fesait nullement allusion à un supplicié, on entendait
un bon _compagnon_, _un bon vivant_, _un bon vaurien_, suivant
l’interprétation de Cotgrave dans son dictionnaire français-anglais,
imprimé à Paris sous le règne de Louis XIII. Quelquefois, au lieu
de dire _un bon rompu_, on disait sans correctif un _rompu_:
ainsi s’exprimaient et s’expriment encore les Provençaux et les
Languedociens, en parlant d’un mauvais sujet _rompu à toutes sortes de
malices et de ruses_. Or rien n’était plus naturel que de transporter
cette signification figurée de _rompu à roué_, puisque les deux mots
étaient synonymes au propre, et c’est là précisément ce qui eut lieu à
l’époque de la régence, où _roué_ fut admis comme variante de _rompu_,
qui déjà était presque tombé en désuétude. Le nouveau mot ne devait
pas inspirer beaucoup de répugnance dans ce temps d’immoralité où les
scandales se donnaient par respect humain; d’ailleurs, ce que son
acception primitive pouvait avoir de révoltant était alors dissimulé en
grande partie par d’autres acceptions que l’usage lui avait attribuées.
Au siècle de Louis XIV, siècle du bon goût et des convenances, on
l’avait employé métaphoriquement sans y attacher aucune idée choquante,
pour désigner une personne tourmentée par une extrême souffrance. On en
trouve la preuve dans une lettre de madame de Sévigné, où la duchesse
de Fontange, malade et accablée de douleur de n’être plus maîtresse en
titre, du roi, est appelée _une espèce de rouée_. Cette remarque ne
paraîtra pas, je l’espère, sans quelque intérêt moral, puisqu’elle tend
à prouver ce que peut souvent l’habitude du mot pour sauver l’odieux de
la chose.

Il n’est donc pas étonnant que les brillants séducteurs de la cour du
Régent aient été surnommés _les roués_; il ne l’est pas non plus qu’ils
aient accepté ce sobriquet, et qu’ils se soient plu à le porter. On
sait qu’ils l’expliquaient eux-mêmes en courtisans; ils se disaient
_hommes prêts à se faire rouer_ pour le prince; sur quoi le prince
remarquait en plaisantant qu’ils auraient mieux fait de dire _hommes
bons à rouer_. L’affectation marquée qu’ils mirent à se donner cette
qualification, leur attira cette épigramme: «Ils se sont approprié
le nom de _roués_ pour se distinguer de leurs valets qui ne sont que
des pendards;» mais l’épigramme, toute bonne qu’elle était, n’empêcha
point de les prendre pour modèles; bientôt la ville et la province
eurent aussi leurs roués, réverbérations dégradées de ce foyer de vices
brillants qu’on voyait alors à la cour.

La révolution fit disparaître une telle dénomination du langage usuel.
L’empire et la restauration ne l’y rappelèrent point. Aujourd’hui on a
voulu la faire revivre dans une acception politique trop connue pour
qu’il soit besoin de l’expliquer.


=ROUET.=—_Etre au rouet._

Être au bout de ses expédients.—Cette expression, qu’on trouve dans
Montaigne (_Ess._, liv. II, ch. 12), est prise de la vénerie, où elle
s’emploie au propre, suivant Cotgrave, en parlant du lièvre qui, épuisé
par une longue course, ne fait plus que tourner autour des chiens.


=RUBRIQUE.=—_Savoir toutes les rubriques._

L’écriture rouge était une prérogative de la famille impériale à
Constantinople, et Léon I^{er} avait ordonné qu’aucun décret ne fût
réputé authentique, s’il ne portait la signature du souverain en encre
rouge. C’est pour cela, autant que pour la facilité des recherches, que
s’introduisit l’usage d’écrire en encre rouge dans les _institutes_,
les titres des lois, parce que les lois émanaient de l’empereur. Ces
titres furent nommés _rubricæ_, _rubriques_, à cause de la couleur
rouge; et de là vint l’expression: _Savoir toutes les rubriques_, qui
s’employa primitivement en parlant d’un avocat habile dans la science
du droit et rompu à toutes les ruses de son métier.



S


=SAC.=—_Donner à quelqu’un son sac._

C’est le congédier brusquement, le mettre dehors, le casser aux gages.

Jean Goropius, auteur brabançon, surnommé Becanus, a remarqué que le
mot _sac_ est commun à presque toutes les langues; car on dit _sakkos_
en grec, _saccus_ en latin, _sakk_ en goth, _sac_ en anglo-saxon,
_sack_ en anglais, en allemand en danois et en belge, _sacco_ en
italien, _saco_ en espagnol, _sak_ en hébreu, en chaldéen et en turc,
_sac_ en celtique, _sach_ en teuton, etc. Voulez-vous savoir la raison
qu’il donne de cette conformité? Vous allez rire: c’est, dit-il, parce
que, à l’époque de la confusion des langues, aucun des ouvriers qui
travaillaient à la tour de Babel, n’oublia, en partant, de prendre son
sac.

_Se couvrir d’un sac mouillé._

C’est faire paraître le tort qu’on a en alléguant de mauvaises excuses,
c’est trahir ses défauts en cherchant à les cacher. Cette expression
est une métaphore prise des sculpteurs. Elle fait allusion à la
draperie humide qui se colle sur les formes d’une statue.

_L’affaire est dans le sac._

Tout est préparé pour que l’affaire réussisse, on peut la regarder
comme terminée.—Allusion au sac dans lequel on renfermait autrefois
les pièces d’une procédure. De cet usage sont venues aussi les
expressions _voir le fond du sac_, pour dire pénétrer ce qu’une affaire
a de plus secret, de plus caché, et _juger sur l’étiquette du sac_,
c’est-à-dire prononcer sur une question difficile, sans se donner le
peine de s’en instruire.

Le mot _étiquette_ a une origine curieuse: dans le temps où la
langue latine était la seule en usage au barreau, les avocats et
les procureurs écrivaient sur le sac de leurs parties: _est hic
quæstio_, etc. (c’est ici l’état de la cause de tel ou de tel), et
par abréviation: _est hic quæst_.., devenu ensuite _estiquette_, et
maintenant _étiquette_.


=SAFRAN.=—_Être réduit au safran._

Cette expression, très usitée autrefois pour marquer l’insolvabilité
d’un débiteur, est fondée sur l’usage où l’on était de peindre en jaune
le devant de la maison d’un banqueroutier, et même d’une personne
convaincue de félonie. Sauval rapporte, dans ses _Antiquités de Paris_,
que les portes et les fenêtres de l’hôtel du connétable de Bourbon, qui
avait pris les armes contre son roi, furent barbouillées de jaune par
la main du bourreau.


=SAIGNÉE.=—_Selon le bras la saignée._

C’est-à-dire il faut proportionner la dépense au revenu; il ne faut pas
taxer un homme au delà de ses facultés.—Ce proverbe, très ancien, dut
peut-être son introduction à l’abus qu’on fit de la saignée en France,
depuis les premiers temps de la monarchie jusqu’au XVI^e siècle. On
la regardait comme un excellent préservatif ou un excellent remède
contre la plupart des maladies, ainsi qu’on le voit dans l’_Almanach
astral des saignées_, et dans un petit livre intitulé: _Petit traité
pour faire des saignées sur tout le corps humain_, etc. «On saignait
à toutes les veines, dit M. A. A. Monteil, d’après cet ouvrage, aux
veines des cuisses pour le mal d’oreilles, à la cheville pour le mal
de dents, entre le pouce et l’index pour alléger le mal de tête et
pour la rogne, au doigt auriculaire pour la fièvre quarte, au bout du
nez pour nettoyer la peau de celui qui craignait la lèpre. On saignait
pour dégager le cerveau et donner de la mémoire, pour purifier le
cerveau et donner de l’esprit.» C’était surtout dans les couvents, soit
d’hommes, soit de femmes, qu’on jugeait la saignée salutaire. On l’y
employait avec si peu de modération, que le concile d’Aix-la-Chapelle,
tenu en 817, crut devoir prescrire de n’en user qu’au seul cas où la
santé l’exigerait. Cependant cette décision n’arrêta pas longtemps
le mal. La saignée fut remise en vigueur comme moyen nécessaire pour
réprimer l’aiguillon de la chair. On établit en règle qu’elle serait
pratiquée un jour de chaque mois, qu’on désigna, dans les calendriers
des bréviaires monastiques, sous la dénomination de _dies æger_, _jour
malade_; et cette saignée générale fut appelée _minutio monachi_,
_amoindrissement du moine_; _minutio monachæ_, _amoindrissement de la
moinesse_. Dans la suite, l’autorité civile intervint pour qu’une telle
opération n’eût pas lieu aussi souvent; et il y a un réglement de saint
Louis, d’après lequel les religieuses de Pontoise devaient se faire
saigner six fois par an seulement, aux époques de Noël, du mercredi
des Cendres, de Pâques, de la Saint-Pierre, de la mi-août et de la
Toussaint.


=SAINT.=—_Ne savoir à quel saint se vouer._

C’est n’avoir plus de ressource, ne savoir plus à qui recourir.

Il n’est pas besoin sans doute de dire que cette locution est fondée
sur l’usage de se vouer à quelque saint, comme les païens se vouaient
à quelqu’un de leurs dieux, pour échapper à une maladie ou à une
situation périlleuse; mais il est assez curieux de remarquer une
superstition singulière introduite par cet usage. C’est celle qui
attribue aux saints une vertu analogue au nom qu’ils portent: par
exemple, saint Clair est réputé guérir le mal des yeux; saint Mamès,
des mamelles; saint Main, des mains; saint Genou, des genoux; saint
Claude redresse les pieds des gens qui clochent ou boitent; saint
Célérin donne de la célérité à ceux qui ne sont pas ingambes; saint Lié
assouplit et délie les nerfs des enfants noués; saint Cri, les empêche
de crier; saint Fort et saint Guinefort donnent des forces aux faibles;
saint Tanche étanche le sang des blessés; saint Langueur préserve de
la langueur et de la phthisie; saint Boniface produit cet embonpoint
qui rend la face ronde et rebondie; saint Acaire fait passer l’humeur
acariâtre des femmes; saint Rabonni rabonnit les maris quinteux ou
les fait mourir au bout de l’année, car suivant la remarque d’une
commère qui croyait lui devoir la mort du sien, _c’est un bon saint
qui accorde quelquefois plus qu’on ne lui demande_. Plusieurs de ces
saints guérisseurs, dont la liste est beaucoup plus longue que celle
qu’on vient de lire, ont une origine populaire que n’a point reconnue
la légende authentique.


=SAINT-MALO.=—_Il a été à Saint-Malo._

Vers le XI^e siècle, la plupart des habitants de l’ancienne cité
d’Aleth, aujourd’hui Saint-Servant, exposée sans cesse aux attaques
des pirates, se retirèrent sur le rocher d’Aaron, petite île qui fut
jointe depuis à la Terre-Ferme par une chaussée, et ils y jetèrent les
fondements d’une ville à laquelle ils donnèrent le nom de _Saint-Malo_,
leur évêque. Cette position, hérissée de récifs et défendue par
quelques ouvrages de fortification, leur offrit un sûr abri. Pour
éviter toute surprise, ils imaginèrent d’en confier la garde à une
troupe de dogues qu’ils lâchaient toutes les nuits; ces animaux étaient
dressés à faire la ronde autour des remparts, et ils déchiraient tous
ceux qu’ils rencontraient. C’est de cet usage, longtemps conservé
chez les Maloins, qu’est né le dicton, dont on fait l’application à
une personne dépourvue de mollets, en supposant que les chiens de
Saint-Malo les lui ont mangés.


=SALADE.=—_Donner une salade à quelqu’un._

C’est le tancer, lui faire une correction.—La salade, dont il s’agit
ici, est une espèce de casque léger, autrefois à l’usage d’un corps de
cavalerie qui fut appelé _corps des salades_, comme on le voit dans
les _Commentaires_ de Blaise de Montluc: lorsqu’un soldat avait commis
quelque faute, on lui mettait une salade sur la tête, et on le traitait
de la même manière que les soldats auxquels on donnait _le morion_
(voyez ce mot), de là l’expression.

Voltaire a prétendu que de l’italien _celata_, qui signifie _elmo_,
heaume, casque, armet, les soldats français, en Italie, formèrent le
mot _salade_, de sorte que quand on disait _il a pris sa salade_, on ne
savait si celui dont on parlait avait pris son casque ou des laitues.

Cette étymologie n’est pas tout à fait vraie. Le mot _salade_ est
beaucoup plus ancien que ne l’a cru Voltaire. Bertrand de Born l’a
employé dans sa pièce de vers, qui a pour titre _I eu m’escondisc_.

  Escut al colh, cavalg’ieu ab tempier,
  Et port _sellat_ capairon traversier.

 L’écu au cou, je chevauche avec la tempête, et porte en salade un
 chaperon traversier.

On trouve _celata_ et _salada_ dans les _Glossaires_ de Ducange et de
Carpentier: _celata_ vient du verbe latin _celare_ (céler, cacher,
couvrir), et _salada_ est une altération de _celata_. On dit dans
le patois du département de l’Aveyron _sala_ (couvrir) et _désala_
(découvrir). _Celata_ et _salada_ désignent donc proprement une
couverture de tête.


=SANCTUAIRE.=—_Peser une chose au poids du sanctuaire._

C’est l’examiner avec toute l’exactitude possible, l’apprécier selon
les règles de la plus sévère conscience.—Cette expression nous est
venue des Hébreux. L’unité et la régularité des poids et mesures leur
étaient expressément recommandées, dit M. Salvador, et chaque année le
sénat déléguait des hommes intègres pour en faire la vérification, en
les rapprochant d’un étalon conservé dans le temple.


=SANCTUS.=—_Je l’attends au sanctus._

On jugeait autrefois du talent d’un chantre par sa manière de chanter
le _sanctus_, dont la musique exigeait beaucoup de force et de
souplesse dans la voix, et c’est ce qui donna lieu au dicton, _je
l’attends au sanctus_, c’est-à-dire au véritable point de la difficulté.


=SANG.=—_Bon sang ne peut mentir_.

Proverbe très usité pour exprimer les sympathies de la parenté ou pour
signifier que les personnes nées d’honnêtes parents ne dégénèrent
point.—Les Écossais disent: _Blood is not water_, _le sang n’est pas
de l’eau_.


=SARDONIQUE.=—_Ris sardonique ou sardonien._

«On assigne différentes origines à cette expression qui était usitée
chez les Grecs et chez les Latins; les uns la font venir d’une herbe
de Sardaigne qui causait la mort à ceux qui en goûtaient, mais qui les
fesait mourir en riant; d’autres la tirent d’un usage du même pays, où
l’on immolait à Saturne les vieillards qui passaient soixante-dix ans,
et cette cérémonie se fesait en riant; d’autres enfin disent que les
vieillards mêmes, dans le temps qu’on les immolait et que, pour orner
le sacrifice, on leur donnait de grands coups de fouet sur le bord de
leur fosse, se fesaient un honneur de rire. Ainsi le ris sardonien
signifie un ris mêlé de douleur.» (M. JOS.-VICT.-LECLERC.)


=SAUCISSON.=—_Il a mangé du saucisson de Martigues._

Cette locution, dont on se sert en Provence, en parlant de quelqu’un
qu’on veut taxer de bêtise, est fondée sur un conte imaginé pour
ridiculiser les habitants de Martigues, petite ville maritime du
département des Bouches-du-Rhône.

Ces bonnes gens, dit le conte, se persuadèrent un beau jour que les
saucissons d’Arles étaient une espèce de fruit qui venait en plein
champ comme les aubergines. En conséquence, ils se cotisèrent pour en
acheter deux ou trois douzaines, recueillirent les grains de poivre qui
s’y trouvaient, et les semèrent en commun. Ensuite ils eurent soin de
bien arroser le terrain où ils avaient déposé cette précieuse graine,
et d’épier soir et matin si elle commençait à pousser. Quelques-uns
d’entre eux, l’oreille collée contre terre, prétendirent qu’ils
entendaient les germes lever. Tous furent alors dans la jubilation,
et, formant une joyeuse farandole, ils se rendirent à l’Hôtel de ville
afin de donner cette bonne nouvelle aux consuls. Mais dans un si grand
empressement, ils ne songèrent point à laisser des gardiens à l’endroit
dépositaire de leurs espérances. Le malheur voulut qu’un âne échappé
vint y brouter; et comme la récolte attendue manqua totalement, ce
maudit animal fut accusé d’avoir mangé les saucissons en herbe.


=SAVONNETTE.=—_Savonnette à vilain._

Avant la révolution de 1789, on appelait de ce nom certaines charges
qui anoblissaient et lavaient pour ainsi dire de la tache de la roture
ceux à qui elles étaient conférées à prix d’argent. Il y avait en
France un nombre considérable de ces vilains décrassés.


=SCRUPULE.=—_C’est un scrupule de saint Macaire._

Un scrupule absurde produit par quelque bagatelle, un acte de bigoterie
ridicule.—La légende dorée rapporte que saint Macaire fit pénitence au
pain et à l’eau, pendant cinq ans, pour avoir tué avec trop de colère
une puce qui le piquait. De là ce dicton que j’ai entendu citer dans
le Midi de la France, et que je n’ai pas cru indigne d’être recueilli,
puisque le trait sur lequel il est fondé a fourni à Molière ces vers
plaisants du portrait de _Tartuffe_ (acte 1, sc. 6):

  Il s’impute à péché la moindre bagatelle,
  Un rien presque suffit pour le scandaliser;
  Jusque-là qu’il se vint, l’autre jour, accuser
  D’avoir pris une puce, en faisant sa prière,
  Et de l’avoir tuée avec trop de colère.


=SEMAINE.=—_La longue semaine._

On a appelé ainsi la semaine pendant laquelle les apôtres attendaient
la venue du Saint-Esprit, c’est-à-dire la semaine qui précède la
Pentecôte, parce qu’on a supposé qu’une semaine passée dans l’attente
est toujours longue.


=SEPTHEURIER.=—_Discourir comme un septheurier._

_Septheurier_ est un mot dont on se servait autrefois au palais pour
désigner un avocat qui plaidait à l’audience de sept heures. Le peuple
s’imagina que cet avocat parlait pendant sept heures, et de là vint
l’expression proverbiale dont on fait l’application à un discoureur qui
ne se pique pas de brièveté.


=SERVITEUR.=—_Je suis votre serviteur._

Formule de civilité dont on se sert en saluant quelqu’un ou en
terminant une lettre. Comme cette formule ne tire point à conséquence
depuis que les mœurs féodales qui la firent naître n’existent plus, on
a pris l’habitude de l’employer ironiquement dans la conversation pour
dire: Je suis d’un avis opposé; ne comptez pas sur moi.—Mercier l’a
placée très heureusement dans ce distique improvisé, le jour même où
Napoléon se fit couronner empereur.

  Du grand Napoléon j’étais l’admirateur,
  Il me dit son sujet.—_Je suis son serviteur._


=SEUL.=—_Quand on est seul on devient nécessaire._

Pour dire qu’un homme à qui on n’oppose aucune espèce de concurrence
est sûr de voir tout le monde recourir à lui, et se soumettre à ses
conditions.


=SIÉGE.=—_Son siége est fait._

L’abbé de Vertot, chargé de composer l’histoire de l’ordre de
Malte, écrivit à un chevalier de cet ordre pour lui demander des
renseignements précis sur le fameux siége de Rhodes. Ces renseignements
s’étant fait longtemps attendre, il n’en continua pas moins son
travail, qui était fini, lorsqu’ils arrivèrent. La conscience de
l’auteur ne se trouva pas du tout gênée par les points de désaccord qui
existaient entre son récit et la vérité. Il se contenta de répondre à
son correspondant: _Mon siége est fait_; mot qui passa en proverbe,
pour exprimer qu’on veut persister dans son idée, se tenir au parti
qu’on a pris, quoique l’on en sente l’erreur.


=SIEN.=—_A chacun le sien ce n’est pas trop._

Il faut que chacun puisse jouir de ce qui lui appartient, sans qu’on
vienne le lui disputer.

_On n’est jamais trahi que par les siens._

La raison en est toute simple: c’est qu’on ne prend pas d’ordinaire les
étrangers pour confidents de ses projets.

  Ah! la main la plus chère est souvent imprudente,
  Et le dard de Céphale a blessé son amante.      (LEBRUN.)


=SINGE.=—_Payer en gambades ou en monnaie de singe._

Cette locution est venue de ce que, dans un tarif fait par saint Louis
pour régler les droits de péage qui étaient dus à l’entrée de Paris
sous le petit Châtelet, les _joculateurs_ étaient exempts de payer en
fesant jouer et danser leurs singes devant le péager. Voici les propres
termes de ce tarif: «Li singes au marchant doibt quatre deniers, se il
por vendre le porte; se li singes est à homme qui l’aist acheté por son
déduit, si est quites, et se il singes est au joueur, jouer en doibt
devant le péagier, et por son jeu doibt estre quites de toute la chose
qu’il achète à son usage et aussitôt le jongleur sont quite por un ver
de chanson.» (_Establissements des métiers de Paris_, par Estienne
Boileau, chapitre _del péage de Petit Pont_.)

Les mots qui terminent ce passage curieux donnent aussi l’origine
de cette autre expression proverbiale, _payer de chansons_ ou _en
chansons_.

Jean le Chapelain, dans son _Dit du segretain_ (sacristain) _de Cluny_,
atteste que de son temps régnait la coutume de défrayer son hôte par
une chanson ou par un conte.

  Usages est en Normandie
  Que qui hebergiez est qu’il die
  Fable ou chanson die à son oste.
  Cette coutume pas n’en oste
  Sire Jehan li Chapelain.

_Caresses de singe._

On croit que le singe réserve toute son affection pour un seul de ses
petits, qui ne s’en trouve pas plus heureux, car tandis que les autres
échappent à la haine du père, en fuyant loin de lui, cet objet de
ses préférences, sans cesse léché et sans cesse caressé, devient la
victime de cette tendresse insensée, et finit par être étouffé dans les
embrassements. De cette observation, mise en apologue par Ésope, est
venue l’expression proverbiale _caresses de singe_, dont le sens est
suffisamment déterminé par ce qui précède.

_Plus le singe s’élève, plus il montre son cul pelé._

Proverbe qu’on applique à un parvenu dont la basse origine ou les
défauts sont mis en plus grande évidence par le contraste de la
position brillante où la fortune l’a élevé.

_Les singes de Chauny._

Ce sobriquet donné aux habitants de Chauny, en Picardie, vient, suivant
les uns, de ce que les arquebusiers de cette ville avaient un singe
fort laid représenté sur leur bannière; suivant les autres, il tient
à cette vieille anecdote rapportée dans les _Mémoires de l’Académie
Celtique_ (n. XVI, p. 95). La municipalité de Chauny arrêta un jour
dans son conseil, qu’il serait mis dans les eaux qui environnent la
ville, et pour en faire l’ornement, une certaine quantité de cygnes.
En conséquence, elle écrivit à Paris pour qu’on lui en procurât; mais
comme les officiers municipaux n’étaient pas probablement d’habiles
grammairiens, ou peut être aussi par un _lapsus calami_, ils mirent
_cynges_ dans leur missive, au lieu de _cygnes_; et il n’y eut en
cela que le déplacement d’une seule lettre, car le mot singe dans ce
temps s’écrivait par un _c_ et un _y_. Les Parisiens auxquels ils
s’étaient adressés, quoique étonnés qu’on leur demandât une aussi
grande quantité de singes, ne laissèrent pourtant pas de les envoyer.
On peut juger quelle fut la figure du maire et des échevins de Chauny,
et quels furent les rires de la populace à l’arrivée d’une charretée
de sapajous. Cette aventure fut bientôt connue dans tous les lieux
voisins, et donna naissance au dicton.

Rabelais a dit (liv. I, ch. 24): «Ceux de Chaunys en Picardie, sont
grands jureurs et beaulx bailleurs de ballivernes en matière de singes
verts:» c’est-à-dire en matière de fables et d’inventions, parce que
dans le temps de Rabelais, on ne croyait pas qu’il y eût des singes
verts, et on les regardait comme des êtres imaginaires, ainsi que les
merles blancs et les cygnes noirs.

_La pomme est pour le vieux singe._

L’avantage est pour celui qui a le plus d’expérience.—Ce proverbe est
le résultat d’un apologue, dont un sculpteur, inconnu, de la fin du
douzième siècle, développa l’action en relief, pour l’instruction des
Parisiens, sur un grand poteau qui formait autrefois les coins des rues
Saint-Honoré et des Vieilles Étuves. Cette pièce grotesque et curieuse,
qu’on a pu voir au musée des monuments français, représente un gros
pommier, environné de singes qui en convoitent le fruit. Les sapajous
grimpent à qui mieux mieux sur l’arbre, tandis que le plus vieux de la
bande se tient tapi au-dessous. Il a déjà recueilli une pomme que les
grimpeurs ont fait tomber par leurs secousses, et il la leur montre
d’un air goguenard, qui semble dire: à vous la peine, à moi le profit.

Il y a une fable de Lamotte, sur le pouvoir électif, qui a été
probablement prise de là: voici les vers qui la terminent:

  On dit que le vieux singe affaibli par son âge
      Au pied de l’arbre se campa;
      Qu’il prévit en animal sage
  Que le fruit ébranlé tomberait du branchage,
      Et dans sa chute il l’attrapa.
  Le peuple à son bon sens décerna la puissance:
      L’on n’est roi que par la prudence.


=SIRE.=—_C’est un pauvre sire._

Le mot _sire_, que depuis le XVI^e siècle on applique, en France, au
roi seul, comme un titre de souveraineté, s’appliquait, avant cette
époque, aux gentilshommes et aux simples particuliers. Mais il faut
observer que s’il se trouvait accompagné de la particule _de_ et placé
devant un nom propre, ainsi que dans ces exemples, _sire de Coucy_,
_sire de Beaujeu_, il devenait le signe d’une très haute noblesse,
tandis que s’il n’était accolé qu’à un nom de baptême, ainsi que dans
ces autres exemples, _sire Jean_, _sire Guillaume_, il prenait une
acception péjorative; et c’est précisément sur cette différence qu’a
été fondée l’expression _c’est un pauvre sire_, pour dire un homme sans
considération, sans capacité.

Les étymologistes ne sont pas d’accord sur l’origine du mot _sire_,
ceux-ci le font venir du latin _herus_, abrégé en _her_ par les
Allemands; ceux-là du latin _senior_ par l’ablatif _seniore_ contracté
en _siore_; les uns le dérivent de l’hébreu _sar_, personnage
distingué, les autres du vieux terme gaulois _seir_, le soleil. Ducange
le tire de _ser_, employé dans la basse latinité comme synonyme de
_dominus_, maître, et reproduit dans le composé italien _messer_,
dont l’homologue français est _messire_. Cependant l’opinion la plus
accréditée en fait un dérivé du grec ϰύριος, seigneur, qui fut affecté
aux souverains du Bas-Empire. Notez qu’on écrivit primitivement _cyre_,
et que ce fut pour éviter l’équivoque du mot ainsi orthographié avec
_cyre_, Cyrus, qu’on changea le _c_ en _s_. Estienne Pasquier et
d’autres attestent ce fait signalé par M. Ch. Nodier comme un monument
curieux des mutations que le caprice de l’orthographe peut faire subir
à un mot.


=SOLDAT.=—_Soldat de la vierge Marie._

Cette dénomination correspond exactement pour le sens à celle de
_soldat du pape_, qui est beaucoup plus usitée aujourd’hui. Elle fut
imaginée par les soldats de l’armée permanente, sous Charles VII,
pour ridiculiser les archers de la garde urbaine, habitués à figurer
dans les processions qui avaient lieu pendant les fêtes de la Vierge.
Ces archers prenaient souvent des noms formés des premiers mots des
cantiques ou des litanies de la Vierge, et ils inscrivaient ces noms
sur le collet de leurs habits. Tel s’appelait _magnificat_, et tel
autre _flos virginum_.


=SOLEIL.=—_Le soleil luit pour tout le monde._

Pour dire qu’il y a des avantages dont tout le monde a le droit de
jouir.—Proverbe qui pourrait s’expliquer aussi par ces paroles de
la Charte constitutionnelle: _Les Français sont égaux devant la
loi...—Les Français sont également admissibles aux emplois..._ C’est
le principe de l’égalité naturelle dont on a fait le principe de
l’égalité civile.

Ce proverbe se trouve dans l’Évangile selon saint Mathieu (ch. V, v
45), où il est parlé de la bonté du Père céleste, qui fait luire son
soleil sur les bons et sur les méchants. _Solem suum oriri facit super
bonos et super malos._

Il se trouve encore dans cette maxime de Pythagore: _Si humble que soit
la chaumière, elle est aperçue du soleil, qui y fait tomber un de ses
rayons_.

Les Orientaux disent: _Le soleil est pour le brin d’herbe comme pour le
cèdre_.

Minulius Félix a dit sur le soleil un beau mot qui rentre dans le
sens du proverbe: _Cælo affixus, sed terris omnibus sparsus est_ (in
Octav.). _Le soleil est attaché au ciel, mais il est répandu sur toute
la terre._ Ce que Bartoli avait pris pour devise de saint Ignace,
fondateur de l’ordre des jésuites.


=SOLLICITEUSE.=—_Une belle solliciteuse vaut bien une bonne raison._

Une belle solliciteuse obtient tout ce qu’elle veut... Et comment
résister à une femme aimable qui vous implore, qui a des regards
ravissants, des sourires gracieux, des paroles pleines de charmes, des
mains blanches qui vous pressent, et des baisers qui vous enivrent! Il
n’y a pas moyen de s’en tirer autrement que par la réponse que M. de
Calonne, ministre, fit à une princesse charmante qui lui recommandait
une affaire: Madame, si la chose est possible, elle est déjà faite, et
si elle est impossible, elle se fera.


=SORCIÈRE.=—_Vieille sorcière._

Vieille et méchante femme.—Cette qualification injurieuse est venue,
suivant Gerson, de ce que les vieilles femmes ont toujours plus de
penchant que les autres à la superstition (_Tract. contra superstitios.
dierum observat._). Martin de Arlès a remarqué aussi que le nombre des
sorcières a été, dans tous les temps, plus considérable que celui des
sorciers. (_Traité des superstitions._)


=SOT.=—_C’est un sot en trois lettres._

C’est un homme dont la sottise est très promptement reconnue et non
moins promptement exprimée, puisqu’il n’y a que trois lettres dans le
mot _sot_. Il se peut que ces trois lettres soient rappelées ici, non
seulement pour rendre l’épithète plus saillante par cette espèce de
redondance, mais encore pour faire allusion à l’expression proverbiale
_trium litterarum homo, homme de trois lettres_, dont les Romains
fesaient ironiquement l’application à un glorieux qui se prétendait
issu de noble race; car les grands personnages de Rome avaient
ordinairement trois noms; savoir, le prénom, le nom et le surnom, comme
_Marcus Tullius Cicero_, et quand on parlait d’eux dans un écrit, on ne
les désignait que par les lettres initiales de ces trois noms: M. T.
C.—Sot en trois lettres équivaudrait alors à _sot fieffé_.

Le Pays, auteur médiocre, ayant dit à Linière, qui ne l’était guère
moins: _Vous êtes un sot en trois lettres_; celui-ci lui repartit: Et
vous, vous en êtes un en mille que vous avez écrites.

Le mot sot est fort ancien dans notre langue. Il existait du temps des
Francs. La preuve en est dans les deux traits que voici. Théodulfe
évêque d’Orléans, au neuvième siècle, disait de Jean Scot, que la
lettre _c_ était une faute d’orthographe dans son nom, et qu’il
fallait l’en retrancher.—L’empereur Charles-le-Chauve étant à table
avec le même Jean Scot, lui adressa cette question: _Quid distat inter
scotum et Sotum?_ quelle _distance_ y a-t-il de Scot à sot? A quoi Jean
Scot répliqua: _Mensa tantum_, celle de la table.

_Sot comme un panier._

Allusion au sobriquet de panier percé qu’on applique non seulement à un
prodigue, mais à un homme sans mémoire, incapable de rien retenir de ce
qu’on lui apprend. Les Grecs disaient ἀνὴρ ἠλεὸς ἄγγυει τρουμένῳ ὁμός,
_le sot est semblable à un panier percé_.

_Sot comme un prunier._

Nous disons proverbialement _sot comme un prunier_, à cause des
rejetons impertinents de cet arbre, _propter stolones_. D’où sont venus
aussi _stolidus_ et _stoliditas_. (Lamothe Levayer.)

_Pour être heureux il faut être roi ou sot._

Proverbe qui se trouve dans l’_Apocoloquintose_ de Sénèque.

Un astrologue, je crois que c’est Cardan, a dit que les rois et les
sots naissaient sous la même constellation. Il faut avouer pourtant
qu’aujourd’hui l’influence heureuse de cette constellation est
prodigieusement diminuée pour les rois; mais elle existe toujours
pleine et entière pour les sots.

_Les sots sont heureux._

La fortune se déclare toujours pour les sots, _fortuna favet
fatuis_.—Le peintre Essequi a représenté la fortune portée sur une
autruche, pour rappeler qu’elle accorde presque toujours ses faveurs
aux sots.

«Comment arrive-t-il que des _sots_ réussissent toujours et que des
gens de sens échouent en tout; en sorte qu’on dirait que les uns
semblent de toute éternité avoir été prédestinés au bonheur, et les
autres à l’infortune? je réponds à cette question que la vie est un
jeu de hasard, que les _sots_ ne jouent pas assez longtemps pour
recueillir le salaire de leur sottise, ni les gens sensés celui de leur
circonspection. Ils quittent les dés lorsque la chance allait tourner,
en sorte que, selon moi, un _sot_ fortuné et un homme d’esprit
malheureux, sont deux êtres qui ne sont pas assez vieux.» (Diderot.)

«La raison pour laquelle les _sots_ réussissent toujours dans leurs
entreprises, c’est que ne sachant pas et ne voyant pas quand ils sont
impétueux, ils ne s’arrêtent jamais.» (Montesquieu.)

Le maréchal de Grammont disait qu’il ne pouvait se mettre dans l’esprit
que Dieu aimât les _sots_.

_Les sots de Ham._

Ce sobriquet est venu de ce qu’il y avait autrefois à Ham une confrérie
très renommée de sots ou de fous, mots synonymes et pris en bonne part.
Ces fous avaient un chef auquel ils donnaient le titre de prince. Ils
se réunissaient sous sa conduite en certains jours de l’année, et
parcouraient la ville en fesant mille folies; chacun d’eux était alors
affublé d’un costume grotesque et monté sur un âne, dont il tenait
la queue à la main en guise de bride. Cette farce était probablement
une petite imitation de la _fête des fous_, qui, au XIII^e siècle,
avait lieu dans l’église de Paris, le jour de la Circoncision, dans
d’autres cathédrales, le jour de l’Epiphanie, et ailleurs le jour des
Innocents[80].

_Dieu seul devine les sots._

On peut prédire jusqu’à un certain point ce que pensera ou fera un bon
esprit dans une circonstance donnée, car sa conduite est conforme à
la raison, qui est une et simple, et procède toujours d’une manière
suivie; mais, il n’en est pas de même d’un sot, dont la marche n’est
jamais régulière ni conséquente. _La sottise est mère_, elle enfante à
chaque instant de nouvelles sottises, qu’on ne peut pas plus prévoir
qu’on ne prévoit les monstres avant l’accouchement; et voilà pourquoi
on dit _qu’il n’y a que Dieu qui devine les sots_.


=SOULIER.=—_Chacun sait où son soulier le blesse._

Un patricien romain avait une femme jeune, belle, riche et honnête, et
néanmoins il la répudia. Comme ce divorce ne paraissait fondé sur aucun
motif raisonnable, ses amis le lui reprochèrent. Mais il leur répondit
en avançant le pied: Regardez mon soulier: en avez vous vu un de mieux
fait et de plus élégant? Cependant il n’y a que moi qui sache où il
me blesse. De là vint le proverbe pour signifier qu’il y a des peines
secrètes qui ne sont connues que de ceux qui les éprouvent.

C’est à tort qu’on a attribué ce trait à Paul Émile qui répudia pour
une cause inconnue sa femme Papyria, fille de Papyrius Masso; car
Plutarque (_Vie de Paul Émile_, ch. VII) cite ce trait par forme
d’apologie du divorce de son héros.


=SOUFFLET.=—_Donner un soufflet à Ronsard._

C’est faire une faute contre la langue.—Ronsard composa une
rhétorique pleine de beaux préceptes pour parler élégamment la langue
française, et cet auteur fit autorité dans son temps. Il fut surnommé
le _prince des poëtes français_, titre qu’on trouve au frontispice
de ses œuvres, magnifiquement imprimées aux frais du trésor royal.
L’admiration qu’il inspirait était si grande, que l’historien De Thou
voyait une compensation du désastre de Pavie dans la naissance de
Ronsard, arrivée suivant lui, le jour de ce désastre: ce qui n’est
pas vrai. Montaigne déclarait Ronsard égal aux plus grands poëtes de
l’antiquité, et la poésie française élevée par lui à la perfection.
Dans toute l’Europe civilisée, le nom de Ronsard était connu et révéré.
Les souverains lui envoyaient des présents; Le Tasse venu à Paris,
s’estimait heureux de lui être présenté et d’obtenir son approbation
pour deux chants de la _Jérusalem_ dont il lui fit lecture. Un poëme
italien fut composé à la louange de Ronsard par Spéroni. Sa mort fut
presque regardée comme une calamité publique. Le cardinal Du Perron
prononça pompeusement son oraison funèbre, et sa mémoire, revêtue de
toutes les consécrations, semblait entrer dans la postérité comme dans
un temple.

On disait dans le moyen-âge, _casser la tête de Priscien_, pour
signifier parler ou écrire contre la grammaire.—Priscien de Césarée
fut un célèbre grammairien du quatrième siècle, dont la grammaire
servit de base à l’enseignement du latin, jusqu’à la renaissance des
lettres. Il avait l’habitude de dire qu’il souffrait autant d’entendre
parler incorrectement, que si on lui _cassait la tête_.

Nous avons encore l’expression proverbiale, _mettre Vaugelas en
pièces_, dont Molière s’est servi dans les _Femmes savantes_:

  Elle met Vaugelas en pièces tous les jours.


=SOUMISSION.=—_La soumission désarme la colère._

La plus commune façon d’amollir les cœurs de ceux qu’on a offensés,
lorsque ayant la vengeance en main ils nous tiennent à leur merci,
c’est de les émouvoir par soumission à commisération et à pitié
(Montaigne, _Ess._, liv. 1, ch. 1).

_Responsio mollis frangit iram_ (Salomon, _Prov._, ch. XV, v. 1) _la
réponse douce apaise la colère._

L’eau tempérée dissipe les inflammations, et des paroles douces calment
la colère (Plutarque).

La douceur et la complaisance ferment la porte au combat. Voulez-vous
apaiser votre ennemi? Soyez facile envers lui à proportion de ce qu’il
se montre opiniâtre. Le glaive le plus tranchant ne peut entamer la
soie molle qui cède à ses coups. Si vous avez une voix douce et une
main caressante, vous conduirez l’éléphant avec un fil (Saady).

Il y a un mot sublime de saint Augustin, qui se rapproche beaucoup
de notre proverbe par le sens, quoiqu’il en soit très éloigné par
l’expression: _Vis fugere à Deo? fuge ad Deum._


=SOUPE.=—_Soupe à la grecque._

Le poëte Racan se trouvait un jour chez mademoiselle de Gournay, qui
lui lut quelques épigrammes qu’elle avait faites, et lui demanda ce
qu’il en pensait. Racan lui répondit franchement qu’elles ne lui
semblaient pas très bonnes, attendu qu’elles n’avaient pas de pointe.
Mademoiselle de Gournay lui dit qu’il ne fallait pas prendre garde à
cela, que c’étaient des épigrammes à la grecque. Ils allèrent ensuite
dîner ensemble chez M. Delorme, médecin des eaux de Bourbonne. On leur
servit une soupe très fade. Mlle de Gournay se tourna du côté de Racan,
et dit: Voilà une méchante.....—Mademoiselle, repartit Racan, _c’est
une soupe à la grecque_. Cela se répandit tellement qu’on ne parla plus
que de _soupe à la grecque_, et de _feseur de soupe à la grecque_, pour
signifier une mauvaise soupe et un mauvais cuisinier. (Voyez Costar,
_Suite de la défense de Voiture_, p. 274.—Perrault, _Parallèle des
anciens et des modernes_, tom. 1, p. 35.—Ménagiana, tom. 2, p. 344.)


=SOURIS.=—_Éveillé comme une potée de souris._

Cette expression, dont on se sert en parlant d’un enfant vif et gai, se
trouve dans la dernière édition du _dictionnaire de l’académie_, mais
elle n’en est pas meilleure pour cela. Qui a jamais vu des souris dans
un pot, _une potée de souris_! C’est _portée_ qu’il faudrait dire de
Madame de Sévigné comme dans cette phrase: «Je lui disais, le voyant
éveillé _comme une portée de souris_.» De cette façon la phrase est
raisonnable.


=SUFFISANCE.=—_Qui n’a suffisance n’a rien._

Quand on ne sait pas se contenter de ce qu’on a, on est aussi pauvre
que si l’on n’avait rien. Au contraire, quand on n’étend pas ses désirs
au delà de ce qu’on possède, on est réellement riche. _Ce qui suffit
ne fut jamais peu_, dit un autre proverbe. _La suffisance est le
premier des trésors. Sufficentia res est omnium ditissima._


=SUISSE.=—_Point d’argent, point de suisse._

Les Anglais disent: _No silver, no servant: point d’argent, point de
serviteur._—Les Suisses, qui servaient autrefois comme mercenaires
dans les armées françaises, voulaient être exactement payés, et ils
réclamaient hautement leur solde pour peu qu’elle se fît attendre. Leur
réclamation était exprimée presque toujours d’une manière aussi brève
que significative; elle se réduisait à ces mots: _argent ou congé_.
C’est ainsi qu’Albert de la Pierre parla à Lautrec, au nom des Suisses,
qui fesaient partie des troupes, sous les ordres de ce général, dans
l’expédition du Milanais, en 1522. L’esprit intéressé des Suisses, en
cette circonstance, donna lieu au proverbe _point d’argent, point de
suisse_, qui fut formulé par les soldats français.


=SUJET.=—_C’est un mauvais sujet._

Le mot _sujet_, d’après son étymologie, signifie _ce qui est dessous_,
et par extension _ce à quoi_ ou _sur quoi l’on travaille_, c’est-à-dire
l’objet de nos travaux, de nos veilles, de nos méditations.

La signification de ce mot est assez étendue tant au moral qu’au
physique. Je ne veux pas détailler ici toutes les acceptions qu’on lui
donne, je ne veux le considérer que dans l’application qu’on en fait
à l’homme et dans le sens particulier de l’expression rapportée en
tête de cet article. Qu’un prince dise _mes sujets_, qu’un chirurgien
appelle _sujets_ les cadavres qu’il dissèque, cela se conçoit et
s’explique aisément; il n’y a rien dans ces façons de parler qui ne
soit selon l’étymologie. Mais, pourquoi dit-on de quelqu’un _c’est un
bon sujet_ ou _c’est un mauvais sujet_, sans aucune espèce de rapport
de soumission ni d’obéissance, sans aucune idée apparente de sujétion
à qui ou à quoi que ce soit? Comment ce mot s’est-il introduit dans
la langue, comment l’usage en est-il devenu si fréquent? Quel rapport
a-t-il ici avec son étymologie? Telles sont les questions que me
fesait un jour un Allemand qui reprochait à la langue française
d’employer des mots pris au hasard, et de n’avoir dans le sens qu’elle
leur donnait aucun égard à leur étymologie, quand ils en avaient une.

Cette expression que vous blâmez, lui dis-je, est peut-être la plus
profonde et la plus philosophique qu’il y ait dans aucune langue; elle
nous rappelle sans cesse ce que nous sommes, et certes, ce n’est pas
la vanité qui l’a consacrée. Considérez l’homme depuis la naissance
jusqu’à la mort; que voyez-vous en lui dans ses premières années? Une
créature faible, souffrante, longtemps incapable de pourvoir à ses
besoins, etc.; trouvez-moi rien dans la nature qui, dans la première
période de l’existence, soit aussi dépendant, et par conséquent aussi
sujet que l’homme. A mesure qu’il avance dans la carrière de la
vie, façonné par les lois, le gouvernement, les mœurs, les usages,
les opinions et les préjugés, dirigé souvent par les sociétés qu’il
fréquente, entraîné par les exemples qu’il voit, par la force des
circonstances où il se trouve et qui l’obligent à se plier en tous
sens, à biaiser de toutes les manières, est-il un seul instant ce qu’il
devrait toujours et ce qu’il voudrait quelquefois être? Et si vous le
considérez dans les occasions même où il déploie toute l’énergie de son
caractère, vous trouverez encore qu’il obéit à une impulsion presque
fatale. Ces grands héros que l’histoire a tant vantés, Caton déchirant
ses entrailles, Brutus se précipitant sur son épée en blasphémant
contre la vertu, ont-ils fait autre chose que céder aux circonstances?
Ajoutez à cela l’influence des climats, des aliments, etc., et dites
s’il fut jamais rien de plus sujet que l’homme? Ceci n’est point un
paradoxe: les différences frappantes qui distinguent les peuples du
nord des peuples du midi, et les uns et les autres des habitants des
zones tempérées, en sont des preuves incontestables. Enfin, sous
quelque point de vue que vous envisagiez l’homme, il n’est pas possible
de voir en lui autre chose qu’un être assujetti de toutes les manières,
un esclave de tout ce qui l’environne, et par conséquent un _sujet_,
dans toute l’extension dont ce mot est susceptible.


=SURPLUS.=—_Le surplus rompt le couvercle._

Ce qu’on a de trop est quelquefois plus nuisible qu’utile. Ce proverbe
fait entendre qu’il est bon de borner ses vœux à cette heureuse
médiocrité qu’Horace a si bien nommée _auream mediocritatem_, et dont
les Grecs indiquaient les avantages par un tour de paradoxe proverbial,
traduit ainsi en latin: _dimidium plus toto, la moitié est plus que le
tout_, c’est-à-dire vaut mieux que le tout.

«Les hommes ignorent le prix de la sobriété; ils ne savent pas que _la
moitié vaut mieux que le tout_.» (Hésiode.)

Le véritable point de la richesse, c’est de n’être ni trop près ni trop
loin de la pauvreté.


=SYCOPHANTE.=—_C’est un sycophante._

Ce terme est pris du grec _συϰοφάντης_ composé de _συϰον_ _figue_, et
_φαίνω _je dénonce. Il signifie proprement _dénonciateur de figues_,
et voici pourquoi: les Athéniens, dont le territoire sec et aride ne
produisait guère que des olives et des figues, avaient défendu par
une loi de transporter des figuiers hors du territoire d’Athènes, et
ils appelaient _sycophante_ quiconque dénonçait ce genre de fraude.
Or, comme on accusait souvent des gens qui n’étaient pas coupables,
_sycophante_ devint insensiblement synonyme de calomniateur,
d’imposteur, de fourbe et même d’hypocrite, parce que l’hypocrisie
n’est qu’un mode de fourberie.


=SYNAGOGUE.=—_C’est une synagogue._

Les Juifs n’avaient qu’un seul temple qui était à Jérusalem, et dans
l’intérieur duquel devaient s’accomplir toutes les cérémonies de
leur culte. L’extérieur de ce temple se composait de portiques et de
galeries. Les unes servaient de salles de séance au conseil général de
la nation; les autres étaient le forum, la place publique, le lieu de
réunion des habitants de Jérusalem, dans les temps ordinaires, et du
peuple de toutes les tribus ou provinces, dans les fêtes et assemblées
solennelles. Il est indispensable, dit M. Salvador, à qui j’emprunte
cet article, d’avoir présente à l’esprit cette disposition religieuse,
politique et matérielle des assemblées juives, et du temple juif,
pour comprendre la plupart des formes des prophètes, et pour ne pas
s’étonner de l’expression proverbiale _c’est une synagogue_, qui
s’applique à toute réunion, à toute assemblée, et les exemples n’en
sont pas rares de nos jours, où il y a des murmures, du bruit, de la
confusion.

Observons que le nom de _synagogue_, qui désigne l’assemblée des
Juifs, n’est pas d’origine juive. Il est venu, comme son synonyme le
nom d’église, de la langue grecque, où l’un et l’autre signifient
congrégation, assemblée.

_Enterrer la synagogue avec honneur._

Se soutenir jusqu’au bout, malgré les dégoûts et les obstacles,
terminer une affaire, une entreprise par quelque chose de
remarquable.—On trouve dans la satire Ménippée, _assurer la
synagogue_, pour dire assurer le succès d’une faction.



T


=TABLATURE.=—_Donner de la tablature à quelqu’un._

Le mot _tablature_ désigne la totalité des lettres et des signes dont
on se servait pour écrire la musique, avant l’invention des notes,
et dont se servent encore beaucoup de compositeurs allemands pour
écrire des morceaux à plusieurs parties. Comme cette méthode offrait
d’assez grandes difficultés, elle fit naître la locution _donner de
la tablature à quelqu’un_, c’est-à-dire lui donner de la peine, de
l’embarras, _du fil à retordre_.


=TABLE.=—_La table est l’entremetteuse de l’amitié._

A table les haines s’éteignent, les inimitiés cessent et l’amitié se
resserre davantage. C’est une vérité que Minos et Lycurgue avaient
reconnue lorsqu’ils établirent des repas de confraternité. Aristée
regardait comme contraire à la sociabilité la coutume des Égyptiens,
qui mangeaient séparément et n’avaient jamais des festins communs.

_On ne vieillit point à table._

Les uns ont attribué ce proverbe à madame de Thianges, que madame de
Sévigné nous a représentée se mettant à table en personne persuadée
qu’on n’y vieillit point; les autres en ont fait honneur au célèbre
gourmand Broussin; mais ce proverbe était usité en France et en Italie
longtemps avant l’époque à laquelle on prétend qu’il est né. Peut-être
fut-il présent à l’esprit du trouvère qui imagina de placer la fontaine
de Jouvence dans le pays de Cocagne.

Laurent Joubert, dans le _Ramas de propos vulgaires_ qu’on trouve
à la suite de son livre des _Erreurs populaires_, édition de 1579,
fait cette question qu’il ne résout point: _Pourquoi dit-on qu’on
ne vieillit point à table ni à la messe?_—Je crois que la _messe_
a été réunie à la _table_ dans le proverbe, à cause des repas
nommés agapes, que les Chrétiens fesaient dans l’église après le
sacrifice divin. _Mensas faciebant communes, et peracta synaxi post
sacramentorum communionem inibant convivium_ (_Chrysostomi Homelia_
XXVII).—Plusieurs étymologistes pensent que le mot messe est dérivé
de _mensa_, mense ou table, et que la formule _ite, missa est_, fut
primitivement _ite mensa est_; _mensa_, disent-ils, devint _messa_,
et _messa_ fut changé en _missa_ par deux effets successifs de la
prononciation qui adoucissait ou supprimait le _n_, et qui donnait à
l’_e_ le son de l’_i_.

_Point de mémoire à table._

C’est le proverbe antique _odi memorem compotorem_. _Je hais un
convive qui a de la mémoire._—Il était défendu chez les Grecs de rien
révéler de ce qui se passait dans les festins, afin que la crainte
des indiscrétions n’y vint pas comprimer les libres épanchements de
la gaieté; et lorsqu’ils étaient réunis dans la salle du banquet, le
plus âgé des convives montrait la porte aux autres en leur disant:
Souvenez-vous qu’aucune parole ne doit sortir par cette porte. Cet
usage avait été introduit primitivement à Sparte par une loi de
Lycurgue.


=TARARE.=—_Tarare-pon-pon._

_Tarare_ est une onomatopée du bruit de la trompette, et pon-pon en est
une de celui du tambour. On se sert de cette expression pour se moquer
de quelqu’un qui étale de la vanité dans un récit, dans des projets,
ou pour foire entendre à quelqu’un qui menace qu’on ne le craint ni à
pied ni à cheval.


=TARGE.=—_N’avoir ni écu ni targe._

C’est n’avoir pas le sou.—La _targe_, dit Le Duchat, était une petite
monnaie du duché de Bretagne, ainsi appelée parce qu’elle portait sur
son revers, au lieu de l’écu ordinaire des armoiries, l’empreinte d’une
_targe_, espèce de bouclier presque carré. Cette expression, presque
inusitée aujourd’hui, a été employée par Villon.


=TARTUFFE.=—_C’est un tartufe._

A quelle idée le nom de tartufe fait-il allusion? Les opinions sont
divisées sur ce point. _Tartufo_, en italien, signifie truffe. On
raconte que, dînant avec un _monsignor_ de la suite du légat, Molière
fut si frappé de l’accent de sensualité que ce béat mettait à prononcer
le mot _tartufo_, qu’il en fit le nom caractéristique de son faux
dévot, auquel il avait donné d’abord le nom de Panuphle.—Le Duchat,
dans ses notes sur Ménage, prête à ce nom une étymologie plus savante;
_truffer_, dans l’ancien langage, était synonyme de tromper: _comment
vous savez bien vous truffer des pauvres gens_, dit en effet Panurge à
Dindenaud. De plus, dans l’ancien langage aussi, on disait _tartuffe_
pour _truffe_. Ce savant part de là pour insinuer que Molière, en
appelant son faux dévot _tartufe_, a voulu indiquer que la pensée d’un
hypocrite n’est pas plus facile à découvrir que les truffes. Il y a
de mauvaises étymologies tirées de moins loin.—Quoi qu’il en soit,
tartufe a pris, sous la plume de Molière, une valeur spéciale. Ce nom
est devenu usuel, non seulement parce qu’il a été créé par un homme de
génie, mais parce qu’il manquait à la langue (A. V. Arnault).


=TEMPLIER.=—_Boire comme un templier._

Cet adage, dit M. Raynouard, n’a été imaginé que longtemps après la
destruction des templiers. Il ne se trouve point dans les recueils des
anciens proverbes français, et il ne prouve pas davantage contre les
chevaliers que l’adage, sans doute plus ancien, _bibere papaliter,
boire comme un pape_, ne prouve contre les pontifes romains.—J’adopte
l’opinion de M. Raynouard, et j’ajoute que boire _comme un templier_
a dû peut-être son origine au passage suivant qu’on lit dans le
_Mode de réception des chevaliers du Temple_, ancien manuscrit de la
bibliothèque Corsini, imprimé à Rome, en 1786: «De nostre religion vous
ne véés qui l’escorche qui est par defors; car l’escorche si est que
vos nos véés avoir biaus chevaus et biaus harnois, et _bien boivre_ et
bien mangier et bèles robes.» L’expression _bien boivre_ qui autrefois,
comme le remarque le savant Baluze, signifiait vivre dans l’aisance,
aura été prise dans le sens de faire débauche de vin.

Feydel pense que le mot _templier_ a été substitué à _temprier_,
lequel, inusité maintenant, avait autrefois plusieurs significations,
et désignait aussi l’artisan que nous nommons verrier. En effet, les
ouvriers qui soufflent le verre sont obligés, par état, ainsi que les
gouverneurs de hauts-fourneaux, les forgerons à martinet, de boire
souvent, afin de remplacer leurs sueurs continuelles.


=TEMPS.=—_Le temps perdu ne se répare jamais._

Napoléon étant allé un jour visiter une école, dit en sortant aux
élèves, dont quelques-uns avaient été interrogés par lui: «Jeunes gens,
souvenez-vous bien que chaque heure du temps perdu est une chance de
malheur pour l’avenir.» Mot remarquable d’un homme qui connaissait
toute la valeur du temps.

_La plus belle épargne est celle du temps._

Proverbe qui paraît pris de cette pensée de Théophraste: «La plus forte
dépense qu’on puisse faire, est celle du temps.» _Ménagez le temps, car
la vie en est faite_, disait le bonhomme Richard.

Il n’y a pas d’homme qui ne perde au moins un quart-d’heure par jour,
et cette perte ne paraît rien. Cependant elle est fort grande, car en
employant bien ce quart-d’heure répété, on pourrait faire quelque chose
qui donnerait à la fois honneur et profit. Un fait va le prouver: On
raconte que le chancelier Daguesseau, habitué à se rendre dans la
salle à manger aussitôt qu’on l’avertissait pour dîner, ayant reconnu
que sa femme le fesait attendre régulièrement cinq minutes, prit le
parti d’arriver au même instant qu’elle, et composa un de ses ouvrages
dans le temps qu’il gagna par ce moyen.

La vie n’est pas composée d’un assez grand nombre de quarts-d’heure
pour qu’on en puisse perdre un chaque jour. Elle n’est qu’un point
imperceptible dans le temps, et le temps tout entier est lui même
assez borné. Savez-vous bien qu’il n’y a pas un milliard de minutes
que le Christ a paru sur la terre pour apprendre aux hommes à faire le
meilleur usage du temps qu’ils perdent avec tant d’insouciance?

_Qui a temps, a vie._

Pour signifier qu’il n’y a pas d’affaire si désespérée à laquelle le
temps ne puisse porter remède; que le temps est le véritable élément du
succès en toutes choses.

L’histoire présente mille traits à l’appui de ce proverbe. En voici un
qui n’est pas moins suprenant que singulier. Un roi maure de Grenade,
nommé Mahomet IX, fesait garder depuis plusieurs années dans un
château-fort, à deux lieues de cette ville, son frère aîné Joseph III,
qu’il avait détrôné; étant sur le point de mourir, il ne voulut point
laisser à son jeune fils un trône menacé par la vie d’un prince dont
les partisans recommençaient à s’agiter. Il ordonna à un officier de
ses gardes d’aller couper la tête du prisonnier et de la lui apporter.
Joseph jouait aux échecs lorsque ce messager de mort vint lui notifier
sa sentence. Il eut recours aux supplications les plus touchantes
pour en faire suspendre l’exécution pendant quelques heures, et il
parvint à obtenir le temps d’achever sa partie. On croira sans peine
qu’il mit tous ses soins à la prolonger. Pendant qu’il était occupé à
jouer si gros jeu, des cris se firent entendre tout à coup à la porte
de sa prison, et lui apprirent que ses partisans l’avaient fait élire
successeur du roi qui venait d’expirer; de sorte que ce peu de temps,
obtenu par ses prières, l’arracha des mains de la mort et lui donna une
couronne.


  =TENDRESSE=.—_Tendresse maternelle
                         Toujours se renouvelle._

Ce charmant proverbe qui est aussi allemand, _Mutterlub! ist
immer neu_, s’explique très bien par cette pensée, aussi délicate
qu’ingénieuse, _le cœur d’une mère est le chef-d’œuvre de l’amour_.

  Une mère, vois-tu, c’est là l’unique femme
    Qui nous aime toujours,
  A qui le ciel ait mis assez d’amour dans l’ame
    Pour chacun de nos jours.       (M. LATOUR.)

Il a paru en 1803, à Zurich, une collection de gravures d’après les
dessins originaux de J. Martin Ustéri, dans lesquelles ce proverbe est
développé d’une manière très intéressante. Les explications placées à
côté de chaque estampe ajoutent un nouveau prix à cette collection, qui
est devenue le sujet d’un petit roman sentimental publié depuis à Paris.


=TENIR.=—_Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras._

La possession d’un bien présent vaut mieux que la promesse ou
l’espérance de deux biens qui sont incertains. Les anciens disaient:
_Il vaut mieux avoir l’œuf aujourd’hui que la poule demain._


=TENTATION.=—_Le plus sûr moyen de vaincre la tentation, c’est d’y
succomber._

Proverbe favori de la présidente Drouillet, qui passe pour l’avoir
formulé. Il n’a rien de surprenant dans la bouche d’une femme galante;
mais on doit s’étonner d’en trouver l’équivalent dans les écrits d’un
philosophe. Helvétius a osé dire: «En s’abandonnant à son caractère, on
s’épargne du moins les efforts inutiles qu’on fait pour y résister.»
C’est absolument le principe des Manichéens, qui prétendaient dompter
la chair en l’assouvissant, faire taire le monstre en emplissant la
gueule aboyante, suivant l’expression de M. Michelet.


=TERRE.=—_Bonne terre, mauvais chemins._

Les chemins sont presque toujours mauvais dans les grasses terres. De
là ce proverbe, dont le sens figuré est que la plupart des avantages
sont mêlés de quelques inconvénients.

_Qui terre a, guerre a._

Qui a du bien, est sujet à avoir des procès.

_Il n’y a pas de terre sans voisin._

Avis aux ambitieux qui voudraient tout avoir, parce qu’ils croient
n’avoir rien s’ils n’ont tout.

Ce proverbe se trouve dans _l’Ane d’Or_ d’Apulée, liv. IX, où l’un des
trois frères que le mauvais riche fait périr, pour s’emparer de leur
champ, lui adresse, en expirant, ces paroles: _Scias, licet privato
suis possessionibus paupere, fines usque et usque proterminaveris,
habiturum te tam en vicinum aliquem._ Sache que tu as beau étendre les
limites de tes terres, en dépouillant le pauvre de son héritage, il
faudra toujours que tu aies quelque voisin.

On raconte que Louis XIV, pendant qu’il fesait agrandir le parc de
Versailles, ayant vu un paysan qui, au lieu de travailler, restait
appuyé contre un arbre, lui demanda à quoi il pensait, et en reçut
cette réponse: Je pense, sire, que vous avez beau agrandir votre parc,
_vous aurez toujours des voisins_. J.-B. Rousseau a rimé ainsi cette
anecdote dans une ode adressée au comte de Sinzindorf (Ode 7, liv. III):

  Écoutez la leçon d’un Socrate sauvage
    Faite au plus puissant de nos rois.
  Pour la troisième fois du superbe Versailles
  Il fesait agrandir le parc délicieux.
  Un peuple harassé de ses vastes murailles
      Creusait le contour spacieux.
  Un seul, contre un vieux chêne appuyé, sans mot dire,
  Semblait à ce travail ne prendre aucune part.
  A quoi rêves-tu donc, dit le prince?—Hélas! sire,
      Répond le champêtre vieillard,
  Pardonnez; je songeais que de votre héritage
  Vous avez beau vouloir élargir les confins:
  Quand vous l’agrandiriez trente fois davantage,
      Vous aurez toujours des voisins.

_Tant vaut l’homme, tant vaut la terre._

C’est l’industrie, l’intelligence du propriétaire qui fait valoir plus
ou moins la propriété; c’est en proportion de sa capacité personnelle,
que chacun réussit dans son état.


=TÊTE.=—_Grosse tête peu de sens._

Ce proverbe est le pendant de celui-ci: _En petite tête gît grand
sens._ L’un et l’autre sont venus d’une opinion fort contestable
d’Aristote, qui dit, dans un de ses problèmes (section 30), que les
hommes qui ont la tête petite sont plus sages que ceux qui l’ont
grosse. Voici le passage d’après la traduction latine: _Inter homines
qui minori sunt capite prudentiores nascuntur quam qui sunt grandiori._

_Mal de tête veut repaître._

Le mal de tête est souvent un indice du besoin de l’estomac, et dans ce
cas on l’apaise en mangeant.

_Ne savoir où donner de la tête._

Ne savoir comment se tirer d’embarras.—Métaphore prise des bêtes à
cornes, qui, se voyant attaquées de plusieurs côtés à la fois, _ne
savent où donner de la tête_; c’est-à-dire où frapper de la tête.

_Laver la tête à quelqu’un._

C’est lui faire une sévère réprimande.—«Celui qui _lave la teste à
un autre_, dit Nicot, la lui frotte, tourne et retourne, et rebourse
les cheveux, comme s’il le pelaudait; par ainsi, _laver la teste_ à
quelqu’un, c’est aussi le traiter à la rigueur.»

Quand on emploie cette expression, il ne faut point oublier la
convenance des idées, comme l’a fait Voltaire; dans ce vers de
l’_Enfant prodigue_, justement critiqué:

  Lavons la tête à ce large visage.


=TINTER.=—_Les oreilles ont dû lui tinter._

Cette expression, dont on se sert pour dire qu’on a beaucoup parlé de
quelqu’un, est fondée sur la croyance superstitieuse que les absents,
sur le compte desquels on tient des discours, en sont avertis par le
tintement de leurs oreilles. _Absentes_, dit Pline le Naturaliste,
_tinnitu aurium præsentire sermones de se receptum est_. Ces discours
sont supposés favorables, si c’est l’oreille droite qui tinte, et
défavorables, si c’est la gauche.

Les Romains, qui nous ont transmis cette superstition, l’avaient reçue
des Grecs; on lit dans une lettre d’amour d’Aristénète: _Ton oreille ne
résonnait-elle pas quand je parlais de toi en pleurant?_


=TINTOUIN.=—_Avoir du tintouin._

Avoir du souci, de l’inquiétude pour le succès de quelque
chose.—Expression dérivée de la même source que la précédente.


=TISON.=—_Les tisons relevés chassent les galants._

Dicton fondé sur un usage très ancien, d’après lequel une jeune fille,
lorsqu’elle voulait se débarrasser des poursuites d’un jeune homme
qui la recherchait en mariage, lui donnait rendez-vous chez elle, et
courait se cacher aussitôt qu’elle le voyait arriver, après avoir
relevé les tisons du feu; signifiant par là sans doute, que l’un et
l’autre ne devaient pas avoir un foyer commun.

Il se pratique encore aujourd’hui quelque chose d’analogue dans le
département des Hautes-Alpes, où les belles congédient les galants, en
leur présentant le bout non allumé d’un tison.

L’usage symbolique de notifier un refus de mariage en offrant aux
yeux du prétendant les tisons relevés, c’est-à-dire, le foyer sans
feu, donna lieu dans la suite à une superstition dont il reste
encore quelque vestige. «Lorsqu’il y a une femme veuve ou quelque
fille à marier dans une maison, dit le curé Thiers, et qu’elles sont
recherchées en mariage, il faut bien se donner de garde de lever les
tisons, parce que cela chasse les amoureux.» (_Traité des superst._,
tome III, p. 455.)


=TOILE.=—_C’est la toile de Pénélope._

Expression usitée chez les Grecs et chez les Romains, en parlant
d’une affaire qui recommence toujours et ne finit point.—On sait que
Pénélope, obsédée par ses nombreux amants, qui voulaient la contraindre
à choisir parmi eux un époux, à la place d’Ulysse qu’on croyait mort,
leur promit de faire son choix aussitôt qu’elle aurait terminé une
pièce de toile à laquelle elle travaillait, et fit durer l’ouvrage en
défesant de nuit ce qu’elle avait fait pendant le jour.

_Vous parlez trop, vous n’aurez pas ma toile._

C’est ce qu’on dit à un babillard qui cherche à séduire par des beaux
discours.—Allusion à un conte de vieille, que l’abbé Tuet rapporte
ainsi, d’après Fleury de Bellingen: Une paysanne avait chargé son fils
d’aller vendre au marché une pièce de toile, et comme il n’était pas
bien fin, elle lui avait défendu de la vendre à un grand parleur, qui
l’enjôlerait pour avoir la marchandise à bas prix. Ce benêt retint si
bien sa leçon, qu’il ne trouva point d’acheteur qui ne parlât trop
à son gré; car dès qu’on lui avait demandé _combien la toile_, et
qu’il en avait dit le prix, si on lui répondait _c’est trop cher_, il
répliquait à l’instant: _Vous parlez trop, vous n’aurez pas ma toile_,
et renvoyait ainsi tout son monde.

Une autre version dit que ce Jocrisse, prévenu par sa mère d’éviter de
faire marché avec des femmes bavardes, renvoya toutes celles qui se
présentèrent, en leur disant: _Vous parlez trop, vous n’aurez pas ma
toile_; et, comme il lui avait été recommandé de ne pas revenir sans
s’être défait de sa marchandise, il l’offrit à une madone placée sur la
route et la lui laissa, parce qu’elle ne parlait point.


=TOIT.=—_Prêcher une chose sur les toits._

C’est la divulguer, la rendre publique.—Cette expression, plusieurs
fois employée dans l’Écriture-Sainte, est venue de ce que les grands
édifices de la Judée étaient couverts par une plate-forme ou terrasse,
sur laquelle on avait la liberté de monter, et du haut de laquelle on
haranguait quelquefois le peuple. Le temple de Jérusalem n’était pas
couvert autrement.


=TON.=—_C’est le ton qui fait la chanson_ ou _la musique_.

Pour signifier qu’il y a dans le langage, en certaines circonstances,
un accent qui modifie le sens des mots et porte à l’oreille une
expression différente; que c’est moins ce qu’on dit qui blesse que la
manière dont on le dit.


=TONDU.=—_Je veux être tondu si..._

Cette espèce d’imprécation proverbiale est venue de l’usage où
l’on était autrefois de dégrader un homme en le tondant. Dans les
commencements de la monarchie, les serfs avaient la tête rase. On
jurait sur ses cheveux, comme on jure aujourd’hui sur son honneur,
et les couper à quelqu’un, c’était le déshonorer. En saluant une
personne, rien n’était plus poli que de s’arracher un cheveu et de
le lui présenter; c’était dire, qu’on lui était aussi dévoué que son
esclave. Clovis s’arracha un cheveu et le donna à saint Germier, évêque
de Toulouse, pour marquer à quel point il l’honorait; chaque courtisan
fit le même présent à ce vertueux évêque, qui s’en retourna dans son
diocèse enchanté, dit Saint-Foix, des politesses de la cour. (L’abbé
Tuet.)

L’horreur des cheveux courts dura longtemps en France, parce qu’on
tondait les hommes détenus dans les prisons ou condamnés par jugement à
une déshonorante détention. Quand le comte de Saint-Germain, ministre
sous Louis XV, voulut faire couper les cheveux aux soldats, l’armée
fut sur le point de se révolter, et l’on fut obligé de lui laisser ses
cheveux.


=TONNEAU.=—_Les tonneaux vides sont ceux qui font le plus de bruit._

L’origine et l’explication de ce proverbe se trouvent dans ce mot de
Phocion: Les grands parleurs sont comme les vases vides qui résonnent
plus que les pleins.

Les Grecs comparaient les grands bavards dont les paroles semblent
renaître d’elles-mêmes, aux chaudrons de Dodone. Ces chaudrons
d’airain, placés dans le temple, étaient disposés de telle sorte qu’en
frappant sur le premier, le son se communiquait successivement jusqu’au
dernier.

  _Nec Dodonæi cessat tinnitus aheni._  (AUSONE.)

Les Latins disaient _tonitrua Claudiana_, non, comme on pourrait le
croire, par allusion aux vers ampoulés et ronflants du poëte Claudien,
mais par allusion à des machines de bronze, inventées par Claudius
Pulcher, pour l’usage des théâtres, où on les agitait fortement, après
les avoir remplies de cailloux, afin d’imiter le roulement du tonnerre.

Les Chinois disent: _les grosses cloches sonnent rarement._


=TONNER.=—_Tant tonne qu’il pleut._

Pour dire qu’après les menaces viennent les coups. On rapporte
l’origine de ce proverbe à un mot de Socrate: on sait que sa femme
était une mégère; un jour elle l’accabla d’injures, et, voyant qu’il
n’y était nullement sensible, elle finit par lui jeter un seau d’eau
sur la tête. «Je savais bien, dit froidement le philosophe à ses amis,
qu’après le tonnerre viendrait la pluie.»—Salomon compare la femme
querelleuse à un toit d’où l’eau dégoutte toujours. _Tecta jugiter
perstillantia, litigiosa mulier._


=TOURTERELLE.=—_La tourterelle chante._

Aristote a remarqué, dans son _Histoire des animaux_ (liv. IX, ch.
49), et plusieurs autres naturalistes ont remarqué comme lui, que
la tourterelle pète fréquemment lorsqu’elle chante, de là ce dicton
dont on fait l’application lorsqu’une personne donne carrière à son
postérieur.


=TRAMONTANE.=—_Perdre la tramontane._

Avant la découverte de la boussole, les marins qui voguaient le long
des côtes sud d’Espagne, de France, d’Italie et de Grèce, remarquaient,
pour diriger leur navigation, l’étoile polaire qu’ils avaient nommée
_tramontane_, de deux mots latins _trans_, au delà, et _montes_, les
monts, parce qu’elle leur apparaissait au delà des monts. La présence
de cette étoile, en leur indiquant le Nord, leur fesait connaître
aussi le point d’Orient; mais, dès qu’ils la perdaient de vue, ils ne
pouvaient plus s’orienter, ni savoir par conséquent où ils étaient.
Ainsi, _perdre la tramontane_ signifie au propre être désorienté, et au
figuré, être déconcerté par les difficultés qui se présentent, ou par
l’aspect du danger.


=TRAVAIL.=—_Qui hait le travail, hait la vertu._

Ce proverbe peut s’expliquer par cet autre, _l’exercice est la mort
du péché_. La vertu est laborieuse, et le vice est oisif: _laboriosa
virtus est, vitium est iners_. Il n’y a pas de plus grand moralisateur
que le travail; il est la base de toute vertu. (Voyez l’_oisiveté est
la mère des vices_.)


=TRÉPASSÉ.=—_Il va à la messe des trépassés; il y porte pain et vin._

Ce dicton, qu’on emploie en parlant d’un homme qui va à la messe après
avoir bien déjeuné, est fondé, dit-on, sur la coutume établie dans
plusieurs diocèses de présenter à l’offrande du pain et du vin aux
messes d’enterrement. Cette coutume a été regardée par quelques savants
comme un reste des _sacrifices ollaires_ qui se fesaient annuellement,
dans la plus haute antiquité, pour les morts du monde antédiluvien,
et qui consistaient en semences bouillies, à cause de la tradition
des semences conservées dans l’arche. Les Égyptiens, les Hébreux,
les Celtes, les Grecs, les Romains, et autres peuples, ajoutèrent ou
substituèrent des aliments à ces semences, et ce fut l’origine du
festin funèbre, _epulum funebre_, qu’ils servaient sur les tombes,
autant pour les vivants que pour les morts. Ce festin fut adopté
par les chrétiens, et saint Augustin nous apprend qu’il avait lieu
tous les jours dans les églises d’Afrique en l’honneur des martyrs;
il était aussi très fréquent dans celles d’Europe. Les abus qui en
résultèrent le firent interdire en France par les premiers conciles
provinciaux d’Arles et de Tours; cependant il se maintint en plusieurs
endroits longtemps après l’interdiction. Il en reste encore aujourd’hui
quelque chose dans ce qui se pratique après les funérailles dans
quelques provinces, notamment en Sologne: les personnes qui ont été
du convoi d’un mort reviennent dans sa maison, où elles tâchent de se
consoler à table le verre à la main. Cet usage, où il entre un peu de
superstition, s’est conservé, sans doute, parce qu’on se rend de loin
aux enterrements, et qu’on ne peut pas s’en retourner sans avoir mangé.
Il semble que le maintien de toute superstition ait une cause naturelle
pour principe, et le maintien de celle-ci est fondé sur une assez
bonne raison dans les pays dont les habitants sont disséminés dans des
hameaux peu rapprochés.


=TRINITÉ.=—_A Pâques ou à la Trinité._

C’est-à-dire à une époque très incertaine, sur laquelle on ne saurait
compter.—Ce dicton, que la chanson de Malborough a rendu si populaire,
fait allusion aux ordonnances des rois de France du treizième et du
quatorzième siècle, pour le remboursement des sommes qu’ils avaient
empruntées. Ils y promettaient de payer _à Pâques ou à la Trinité_,
et comme ces fêtes passaient presque toujours sans amener le résultat
attendu, elles furent considérées comme des échéances illusoires ou du
moins fort douteuses.


=TROMPETTE.=—_Il y a plus de trompés que de trompettes._

Ce jeu de mots proverbial s’adresse aux personnes qui ne veulent pas
convenir de quelque désappointement, de quelque mésaventure, et il
signifie que, parmi les gens pris pour dupes, ceux que la honte empêche
d’en rien dire sont plus nombreux que ceux que le ressentiment fait
parler.


=TROP.=—_Rien de trop._

Maxime du sage Chilon, dont les vers suivants de Panard prouvent la
vérité:

  Trop de repos nous engourdit,
  Trop de fracas nous étourdit,
  Trop de froideur est indolence,
  Trop d’activité turbulence.
  Trop d’amour trouble la raison,
  Trop de remède est un poison,
  Trop de finesse est artifice,
  Trop de rigueur est cruauté,
  Trop d’audace est témérité,
  Trop d’économie avarice:
  Trop de bien devient un fardeau,
  Trop d’honneur est un esclavage,
  Trop de plaisir mène au tombeau,
  Trop d’esprit nous porte dommage:
  Trop de confiance nous perd,
  Trop de franchise nous dessert;
  Trop de bonté devient faiblesse,
  Trop de fierté devient hauteur,
  Trop de complaisance bassesse,
  Trop de politesse fadeur.


=TRUC.=—_Avoir le truc._

M. Ch. Nodier a donné cette explication ingénieuse: «_Truc_, de
l’italien _trucco_, billard, et tous deux du bruit de la bille qui
tombe dans la blouse quand on la bloque, autre mot qui pourrait bien
être aussi une onomatopée. Le peuple dit, à Paris, _avoir le truc_,
être fin, subtil, délié, comme il dit se blouser, pour être gauche,
étourdi, mal avisé. Les gens qui ont le _truc_ sont ceux qui blousent
les autres.»

Je ne partage point l’opinion de M. Nodier. Je crois que _truc_, dans
cette locution, est un terme roman qui signifie adresse, finesse,
invention, le même que _trut_ et _treuf_, et qu’il n’a pas de rapport
avec son homonyme _truc_, billard, autre terme roman, substantif du
terme _truca_, frapper, battre, d’où les Italiens ont pris _trucco_. Je
reconnais que _truc_, dans ce dernier sens, est une onomatopée, un écho
du son, _vox repercussæ naturæ_.


=TRUIE.=—_Tourner la truie au foin._

C’est détourner la conversation du but où elle doit tendre, pour la
diriger vers un autre but où elle ne doit point aller; c’est agir
inconsidérément comme un homme qui chercherait à éloigner une truie
du gland dont elle se veut repaître, pour la mettre au foin dont elle
n’a que faire. Cette expression proverbiale se trouve dans le passage
suivant du _Pédant joué_ de Cyrano de Bergerac (act. II, sc. 9): «Ce
n’est pas de cela dont j’ai à vous parler. Mais à quoi diable vous sert
de _tourner_ ainsi _la truie au foin?_»


=TU AUTEM.=—_Savoir le tu autem._

C’est savoir, comme on dit, _le fin et la fin d’une affaire_. Ménage et
Lamonnoye disent, d’après _le Moyen de parvenir_ (ch. LX), que cette
locution est prise des leçons du bréviaire, qui se terminent par les
mots: _Tu autem, Domine, miserere nobis_.

Le prédicateur Menot a dit, dans un de ses sermons: _Post mortem,
poterimus cognoscere omne tu autem_: _après notre mort, nous pourrons
connaître tout le tu autem_.


=TURLUPIN.=—_Enfant de Turlupin, malheureux de nature._

On a dit aussi: _Malheureux comme Turlupin._ Ces expressions
proverbiales, qui ne sont presque plus usitées aujourd’hui, rappellent
la société des pauvres, ou secte des _turlupins_, espèce de cyniques
qui fesaient profession d’impudence, se promenaient tout nus dans les
rues, et avaient commerce avec les femmes publiquement: _Cynicorum
sectam suscitantes de nuditate pudendorum et de publico coïtu_, dit la
chronologie de Genebrard. Le chef de ces hérétiques, qui existaient
sous le règne de Charles V, fut brûlé vif, par ordre de ce prince, avec
plusieurs d’entre eux, et tous leurs livres et meubles, dans un grand
feu allumé au marché aux Pourceaux de Paris, hors la porte Saint-Honoré.

On assigne diverses étymologies à leur nom. Les uns disent qu’il est
composé de _tire_, pour ressemble, et _lupins_, petits loups, parce
qu’ils habitaient les bois comme les loups, _quod ea tantum habitarent
loca quæ lupis exposita erant_. Les autres disent de _lubins_, parce
qu’ils ressemblaient aux _frères lubins_, moines mendiants. «Rabelais,
dit Le Duchat, a écrit _tirelupins_ pour _turlupins_, parce qu’il
semblait qu’ils vécussent de lupins tirés par-ci, par-là. Dans la VI^e
volume de Perceforest, il est parlé de turpellins et turpellines comme
d’une secte, ce qui fait que je ne doute pas que ce ne soit celle des
_turlupins_, ainsi appelée par inversion de _turpellins_, fait de
_turpis_, à cause du scandale que donnait leur vie débordée.»

_C’est un turlupin._

C’est-à-dire un farceur, un mauvais plaisant. Ce nom reçut cette
acception parce qu’il fut pris par un acteur fameux, dont le vrai
nom était Legrand, qui, sous le règne de Louis XIII, fesait beaucoup
rire les Parisiens avec ses deux associés, Gautier-Garguille et
Gros-Guillaume. On appela _turlupinades_ les scènes qu’il composait
et jouait, et l’on dit _turlupiner_, pour signifier _foire comme
Turlupin_. Ces mots sont restés dans la langue, où ils signifient des
plaisanteries fondées sur de mauvais jeux de mots, et l’action de faire
de telles plaisanteries.



V


=VACHE.=—_Sentir la vache à Colas._

C’est être soupçonné d’hérésie.—Le protestantisme est appelé _la
religion de la vache à Colas_. Ces expressions sont venues, dit-on,
de ce qu’un paysan des Cévennes, nommé Colas, qui avait embrassé le
protestantisme, fit tuer une vache dans le saint temps du carême, et
en distribua la viande à ses co-religionnaires, qui la mangèrent avec
affectation pour narguer les catholiques.

On donna, dans la suite, le nom de _Vache à Colas_, à une chanson très
injurieuse pour le clergé, laquelle fut faite par des religionnaires
au commencement du XVII^e siècle et fut brûlée publiquement par le
bourreau, avec défense expresse d’en faire aucune mention.

_Parler français comme une vache espagnole._

On a altéré le texte de cette comparaison proverbiale en y substituant
_vache à Vace_, ancien nom par lequel on désignait un habitant de la
Biscaye, soit française, soit espagnole; et la substitution s’est faite
d’autant plus aisément que les deux mots étaient presque homonymes dans
le vieux langage, où _vache_ se disait _vacce_. Ainsi, _parler français
comme une vache espagnole_, c’est proprement _parler français comme un
Vace_, ou Basque, _espagnol_; ce Basque-là étant jugé le plus inhabile
à s’exprimer en français. Cette explication me semble bien préférable à
celle qu’on pourrait donner encore, en conjecturant qu’on a dû écrire
originairement _parler français comme une vache espagnol_, c’est-à-dire
comme une vache parle _espagnol_, car de cette manière on fausserait le
sens de la locution à laquelle on ferait dire ne point parler du tout
le français, tandis qu’elle veut dire le parler très mal; et d’ailleurs
pourquoi aurait-on signalé l’impossibilité pour une vache de parler
l’espagnol plutôt que tout autre idiome? Il y a là une difficulté
bien réelle; il n’y en a point, au contraire, si l’on admet _Vace_ ou
Basque, à la place de _vacce_ ou vache. Rien n’est plus naturel que le
reproche fait aux Basques d’écorcher le français, puisque la langue
escualdunac n’a aucun point de connexion avec la nôtre, ni même avec
aucune de celles que l’on connaît. Scaliger disait plaisamment des
Basques: On prétend qu’ils l’entendent, mais je n’en crois rien.

_Il est sorcier comme une vache._

Il ne sait rien prévoir ni deviner. C’est comme si l’on disait: On ne
peut pas faire plus de fond sur ses prédictions qu’on n’en fesait sur
l’inspection des entrailles d’une vache immolée.

_Manger de la vache enragée._

Feydel explique ainsi cette locution: «_Enragé_ est un ancien adjectif
dont la signification était bien différente de celle de l’adjectif
actuel. Cet ancien mot signifiait positivement _retenu dans un fossé_.
Quand un bœuf, ou une vache, est retenu ainsi par une chute qui lui a
démis l’épaule ou la hanche, le laboureur, pour ne pas perdre tout le
prix de l’animal, mande le boucher qui fait son métier sur le champ,
et la marchandise est débitée à bas prix, en pleine campagne. Ainsi le
dicton signifie à la lettre, manger de très mauvaise viande, et encore
n’en manger que par cas fortuit.»

Il y a une meilleure explication que voici: Dans tous les temps,
l’usage et le débit de la chair des animaux domestiques atteints
d’épizootie, ou mordus par un chien enragé, ont été prohibés par les
lois de police qui ordonnaient autrefois de jeter ces animaux dans une
fosse, comme on le voit dans les instructions données sur ce sujet, en
751, par le pape Zacharie à saint Boniface. Mais il y a toujours eu de
pauvres gens qui, pressés par la faim, et sur la foi du proverbe _morte
la bête, mort le venin_, n’ont pas craint d’éluder les ordonnances,
en se nourrissant de la viande défendue, en mangeant de _la vache
enragée_. Et cette expression, dans quelque sens qu’on la prenne, a été
employée très naturellement pour peindre l’état de besoin, de privation
et de misère.

_La vache a bon pied._

Cela se dit par corruption de _la vache a bon pis_, quand on plaide
contre quelqu’un qui a de quoi payer les frais.

_Voir vaches noires en bois brûlé._

C’est se forger d’agréables chimères, poursuivre de douces illusions,
comme font les vachers, lorsque, placés devant leur feu, ils rêvent au
bonheur d’avoir de bonnes vaches noires, réputées meilleures laitières
que les autres, et croient les voir apparaître dans les figures
fantastiques qu’offrent à leurs yeux les tisons en se consumant. Les
_vaches noires en bois brûlé_ sont les châteaux en Espagne des vachers.

On disait autrefois _chercher vache noire en bois brûlé_, pour chercher
une chose impossible ou très difficile à trouver. Scarron a employé
cette expression dans les vers suivants d’une de ses lettres à Sarrazin:

  Mais espérer qu’un Sarrazin normand
  De ses amis garde quelque mémoire,
  _En bois brûlé c’est chercher vache noire_.

_Chacun son métier, et les vaches seront bien gardées._

Ce dicton s’emploie, en général, pour dire que toutes choses vont bien
lorsque chacun ne se mêle que de ce qu’il doit faire; mais on s’en sert
en particulier à propos de tel ou de tel homme sur le mérite duquel on
ne veut pas s’expliquer longuement, pour signifier que si chacun se
renfermait dans ce qui convient à sa vocation naturelle, il y aurait
peut-être plus de vachers que de vaches.


=VACHER.=—_Le vacher de Chauny._

C’est-à-dire tout le monde. Ce vacher est un être fabuleux, le même que
Pan, dieu des bergers, qui est l’emblème du grand tout, et dont le nom
en grec signifie _tout_.


=VAISSEAUX.=—_Brûler ses vaisseaux._

S’interdire, s’ôter les moyens de revenir sur une résolution, de
renoncer à une entreprise; se mettre dans l’impossibilité de reculer.

Allusion à la conduite de quelques grands capitaines que l’histoire
nous représente incendiant les vaisseaux qui les avaient portés sur
des bords ennemis, afin que leurs soldats, privés de tout espoir
de retraite, fussent déterminés à vaincre ou à mourir. Agathocle,
tyran de Syracuse, donna sur la côte d’Afrique le premier exemple
de cette heureuse hardiesse. Asclépiotade, envoyé par Dioclétien
contre l’usurpateur de la Grande-Bretagne, agit comme Agathocle et
fut victorieux comme lui. L’empereur Julien mit le feu à ses magasins
et à ses onze cents navires qui mouillaient dans le Tigre, lorsqu’il
fit son expédition contre Sapor. Guillaume-le-Conquérant, abordant en
Angleterre en 1066, eut recours au même moyen, qui fut suivi de la
victoire d’Hastings. Robert Guiscard, dans le péril pressant où il se
trouvait avec sa petite armée devant les troupes nombreuses d’Alexis
Comnène, brûla aussi sa flotte et ses bagages, comme s’il eût dû
combattre sur le lieu de sa naissance et de sa sépulture, et il gagna
la bataille de Durazzo, le 13 octobre 1081. Enfin, c’est ainsi que
Fernand Cortez, débarqué sur la côte du Mexique, préluda à la conquête
de cette contrée.


=VALET.=—_Tel maître, tel valet._

Les valets prennent les habitudes des maîtres. C’est un proverbe
grec passé dans la langue latine en ces termes: _Talis hera, tales
pedisequæ. Telle est la maîtresse, telles sont les servantes._


=VALET.=—_Autant de valets, autant d’ennemis._

«Les guerres des peuples anciens les uns contre les autres firent des
captifs de ceux à qui l’on conserva la vie après la victoire, à la
charge de demeurer serfs ou esclaves; ce qui fit dire proverbialement:
_Quot hostes, tot servi: autant d’ennemis, autant d’esclaves_; et
après, par une inversion de mots, selon Asinius Capito, dans Sextus
Pompeius: _Præposterè plurimis enuntiantibus_, l’on a prononcé
_quot servi, tot hostes: autant d’esclaves, autant d’ennemis_,
dans un sens bien différent du premier proverbe. Sur quoi Sénèque
a très bien remarqué que les maîtres n’ont pas leurs esclaves pour
ennemis, mais qu’ils les rendent tels en les traitant de la manière
la plus orgueilleuse, la plus outrageante et la plus cruelle: _Non
habemus illos hostes, sed facimus, cum in illos superbissimi,
contumeliosissimi, crudelissimi sumus._» (Lamothe Levayer.)


=VANITÉ.=—_La vanité est la mère du mensonge._

On est rarement ce que l’on veut paraître, car presque toujours on ne
cherche à paraître que par vanité; et la vanité n’est que l’affectation
de quelque qualité qu’on n’a pas. Qui dit vain dit vide.

On demandait un jour au docteur Johnson: Pourquoi la vanité est-elle
le caractère de l’ignorance?—Ne savez-vous pas, répondit-il, que les
aveugles portent la tête plus haute que ceux qui ont de bons yeux?

On peut comparer la vanité à une belle inscription sur un cénotaphe.

_La vanité n’a pas de plus grand ennemi que la vanité._

On la hait dans les autres, a dit un homme d’esprit, en proportion de
ce qu’on est vain soi-même. C’est jalousie de métier.


=VAUGIRARD.=—_C’est le greffier de Vaugirard, qui ne peut écrire quand
on le regarde._

Cette phrase proverbiale, dont la signification est que la moindre
chose déconcerte les gens peu habiles, est venue, dit-on, de ce qu’il
y avait à Vaugirard un greffier qui tenait son greffe dans un endroit
qui n’était éclairé que par une lucarne; de sorte que le jour, dont
il avait besoin pour écrire, se trouvait intercepté quand il prenait
fantaisie à un passant de le regarder par cette petite ouverture.

Cette phrase est une variante de cette autre beaucoup plus ancienne:
_Il ressemble à messire Jean, qui ne peut lire quand on le regarde_,
et le nom de Vaugirard n’a peut-être été choisi que pour rimer avec
regarde, qu’on écrivait autrefois _regard_.


=VEAU.=—_Faire le pied de veau._

Le veau est un animal qui, étant peu ferme sur ses pieds, les laisse
échapper souvent en arrière, et tombe sur ses genoux, ce qui oblige les
métayers et les bouchers de le transporter sur une charrette. De là
l’expression _faire le pied de veau_, c’est-à-dire faire des révérences
à quelqu’un, le flatter bassement. Le peuple dit: _Faire le pied de
veau, le pied derrière._ Ce qui confirme l’explication que je viens de
donner.

_Cela croît au rebours comme la queue du veau._

Traduction de cette phrase proverbiale qu’on trouve dans Pétrone:
_Retroversus crescit tanquam cauda vituli._ La queue du veau, ne
croissant pas en proportion du corps, semble rapetisser à mesure que le
corps grossit.

_Adorer le veau d’or._

Faire la cour bassement à une personne qui n’a d’autre mérite que
son pouvoir, son crédit ou ses richesses. Allusion à la conduite des
Israélites dans le désert, lorsque, suivant la belle expression du
Psalmiste, _ils échangèrent la gloire du culte divin contre un animal
nourri d’herbe_.

_Tuer le veau gras._

Faire quelque régal, quelque fête extraordinaire pour marquer la joie
qu’on a du retour de quelqu’un, comme fit le père de l’enfant prodigue,
au retour de son fils. La parabole de l’_enfant prodigue_, dont
Jésus-Christ se servit, n’existait pas seulement chez les Juifs; elle
se trouve dans les livres sacrés des Indiens. Mais on ne peut dire que
les Juifs l’eussent tiré de là.


=VELOURS.=—_Faire patte de velours._

Cacher le dessein de nuire sous des dehors caressants.

Le chat ne nous caresse pas, dit Rivarol, il se caresse à nous. Il en
est de même du fourbe qui veut nous nuire: s’il flatte nos penchants
et s’il cherche à captiver notre bienveillance, c’est uniquement dans
des vues personnelles; c’est pour trouver en nous, contre nous-mêmes,
des auxiliaires de ses desseins, et les sentiments qu’il nous témoigne
ne sont, en grande partie, qu’une satisfaction anticipée du mal qu’il
se voit près de nous faire avec succès.—Les Anglais appellent cela
_couper la gorge avec une plume: to cut one’s throat with a feather_.

Les Grecs employaient dans un sens analogue un vers proverbial rapporté
par Suidas et traduit ainsi en latin:

  _Blandiri caudâ, furor est haud omnibus idem._
  Flatter de la queue, tout le monde n’a pas la même fureur.

Métaphore prise des animaux qui sont prêts à mordre quand ils remuent
la queue.

Les Latins disaient: _Venena dantur melle sublita. On offre les poisons
enveloppés de miel._—Ce qui rappelle le mot de l’abbé Trublet sur
madame de Tencin: Si cette femme avait intérêt à vous empoisonner, elle
choisirait le poison le plus doux.

Montcrif composa dans sa jeunesse une histoire des chats qui le fit
surnommer l’_historiogriphe_, et qui lui attira beaucoup de brocards.
Le poëte Roy, que Voltaire appelait un auteur spirituel, mais trop peu
châtié, par allusion aux durs traitements qu’il recevait quelquefois
pour des méchancetés littéraires dont il ne se corrigeait point, le
poëte Roy ne laissa point échapper une si belle occasion d’exercer
sa verve satirique, et il poursuivit l’historien des chats avec un
acharnement excessif. Celui-ci, furieux, l’attendit un soir au sortir
du Palais-Royal, et lui donna une volée de coups de canne. Mais cette
correction ne produisit qu’une nouvelle épigramme improvisée sous le
bâton: Roy, dont le dos était aguerri, fit semblant de prendre les
coups pour des égratignures, et, retournant la tête bravement, il dit à
haute voix: _Patte de velours, Minon, patte de velours._


=VENDOME.=—_Le brouillard de monsieur de Vendôme._

Expression ironique qui signifie la grosse pluie; ce que les Anglais
appellent _a scotch mist, un brouillard d’Écosse_.

_A la fraîcheur de monsieur de Vendôme._

Autre expression ironique pour dire, à l’ardeur du soleil.

_Etre de la couleur de monsieur de Vendôme._

Expression métaphorique par laquelle on marque qu’une personne ou une
chose est invisible.

Quelques parémiographes pensent que ces façons de parler ont été
altérées et que le nom de Vendôme y a été introduit par abus au lieu
de vent d’amont; _vent pluvieux, froid et invisible qui souffle du
côté d’Orient_. Quelques autres croient qu’elles n’ont subi aucun
changement, et qu’elles sont des allusions à divers traits de la
conduite militaire du duc de Vendôme, ce qui paraît plus vraisemblable.
Mais il est à remarquer que ce duc n’est point, comme ils l’ont cru,
celui qui fit la guerre de la succession d’Espagne, car les expressions
dont il s’agit sont antérieures de plus d’un siècle et demi à cette
époque. Elles doivent se rapporter au duc de Vendôme qui, en 1522,
défendit la Picardie avec autant de prudence que de succès, lorsque
cette province fut envahie par les troupes combinées des Flamands et
des Anglais sous les ordres de l’amiral comte de Surrey. Le général
français, qui avait à lutter contre des forces très supérieures aux
siennes, prit le parti d’éviter les batailles rangées, et s’appliqua
constamment à ruiner en détail l’armée ennemie, soit en interceptant
ses convois, soit en attaquant ses postes avancés, soit en la harcelant
sans relâche sur tous les points vulnérables avec une bonne cavalerie.
Comme il n’était jamais arrêté dans ses expéditions, ni par la grande
pluie, ni par la grande chaleur, et qu’il manœuvrait, au contraire, à
la faveur de ces circonstances du temps, pour fondre à l’improviste sur
quelque corps isolé ou pour aller ravitailler secrètement les places
dans lesquelles il avait eu soin de jeter des garnisons, les soldats
s’amusèrent à créer les locutions _du brouillard, de la fraîcheur et
de la couleur de monsieur de Vendôme_, voulant faire entendre que leur
chef regardait la grosse pluie comme un léger brouillard, que la grande
chaleur était pour lui comme la fraîcheur, et qu’il savait dérober ses
mouvements aux ennemis aussi bien que s’il eût été invisible.

Ils allèrent même jusqu’à dire _le perroquet de monsieur de Vendôme_,
autre expression de la même espèce par laquelle on désigne encore un
homme dont le silence rend les secrets impénétrables.

_Il est plus près de sainte larme que de Vendôme._

Il est plus près de pleurer que de chanter.

Ce dicton est fondé sur une double allusion à une chanson joyeuse
dont le refrain est _Vendôme, Vendôme, Vendôme_; et à la sainte larme
qu’on gardait autrefois religieusement dans l’abbaye des Bénédictins
à Vendôme. Cette sainte larme était une de celles que Notre Seigneur
répandit à la résurrection de Lazare. Recueillie par un ange dans une
petite ampoule et donnée à Marie, sœur du ressuscité, elle échut,
dans la suite des temps, à un patriarche de Constantinople, puis à des
chevaliers de l’empereur qui l’apportèrent dans un église de Frésingue,
où Nitkère, évêque de cette ville, la reçut. Celui-ci en fit présent
à Henri I^{er}, roi de France, ou à Henri III, roi de Germanie, époux
de la fille d’Agnès, comtesse d’Anjou et fondatrice de Vendôme; car la
certitude historique est malheureusement en souffrance sur ce point.
Mais cela ne tire point à conséquence. On sait positivement que, des
mains du roi de France, où de celles de l’épouse du roi de Germanie,
la sainte larme passa à l’abbaye de Vendôme où elle fut déposée sur
l’autel en signe de donation. Le reliquaire où on la conservait se
composait de trois pièces, savoir: la petite ampoule, qui était bleue
comme le ciel où l’ange l’avait sans doute prise, un vaisseau de verre
transparent qui enveloppait cette ampoule, et un coffret qui contenait
le tout. Si l’on désire de plus amples détails, on peut consulter une
lettre de trente-huit pages dans le tome II des _Œuvres posthumes_
du savant Mabillon, qui a pris la défense de la sainte larme contre
Thiers, auteur du _Traité des superstitions_, qui avait osé publier une
dissertation dans laquelle il cherchait à prouver la fausseté de cette
relique.


=VENTRE.=—_Ventre affamé n’a point d’oreilles._

On a prétendu que ce proverbe fut inventé par un favori de Titus à
propos d’une Juive, nommée Marie, qui, pendant le siége de Jérusalem
par cet empereur, avait été poussée par la famine à se nourrir de la
chair de son propre fils; mais ce proverbe était connu longtemps avant
cette horrible action. Caton, haranguant le peuple dans un temps de
disette, avait dit: _Arduum est, Quirites, ad ventrem auribus carentem
verba facere; il est difficile, citoyens, de se faire entendre du
ventre qui n’a point d’oreilles_.

_Ventre saint-gris._

C’est à tort que le prétendu Vigneul-Marville[81] affirme que ventre
saint-gris, mis à la mode par Henri IV, ne signifia jamais rien et
qu’il n’eut d’autre fondement que le caprice des gouverneurs de
ce prince, qui le lui enseignèrent afin qu’il ne contractât point
l’habitude de certains blasphèmes que les seigneurs catholiques
proféraient à tout propos à la cour du roi très chrétien. Il est
évident que _ventre saint-gris_, variante de _sang saint-gris_, juron
poitevin recueilli par Rabelais (liv. IV, ch. 9), désigne saint
François d’Assise, fondateur de l’ordre des moines gris, et il est très
probable que Henri IV, élevé dans une religion sans cesse anathématisée
par ces moines, doit avoir juré sciemment par le ventre de leur patron,
comme l’avocat Patelin par le _ventre saint-Pierre_, Clément Marot
par le _ventre saint-George_[82], les Bas-Bretons par le _ventre
saint-Quenet_, et les Belges par le _ventre-Dieu_, sur quoi Érasme a
remarqué que ces derniers étaient moins scrupuleux que Socrate, qui ne
jurait que par l’oie, _per anserem_.


=VÉRITÉ.=—_La vérité est au fond d’un puits._

Mot de Démocrite passé en proverbe pour exprimer la difficulté de
découvrir la vérité. M. Ch. Nodier trouve dans ce mot une allégorie
admirable: Parce que, dit-il, du fond d’un puits, où l’on ne reçoit la
lumière que par une ouverture circonscrite, on ne juge sainement que la
partie de l’horizon que cette ouverture laisse à découvert. Ainsi la
vérité même, ajoute-t-il, si elle existait quelque part, ne connaîtrait
qu’une partie du vrai. La vérité dans le puits est l’emblème de notre
intelligence.

La vérité, suivant Saadi, s’enveloppe de sept voiles qu’il faut
arracher.

Les Pyrrhoniens disaient de la vérité: Elle est comme l’Orient,
différente selon le point de vue d’où on la considère.

_La vérité est dans le vin._

_In vino veritas._—Le proverbe précédent nous a dit que la vérité se
tient dans un puits, celui-ci nous fait entendre qu’elle se tient dans
une cave; mais placer sa demeure tantôt dans l’eau et tantôt dans le
vin, n’est-ce pas avouer qu’on ne sait pas précisément où elle peut se
trouver? Quoi qu’il en soit, les deux opinions sont très bien fondées,
et si la première a pour elle l’autorité de Démocrite, la seconde
s’appuie de l’autorité de Salomon. Ce sage roi s’écriait dans ses
_Paraboles_: «Ne donnez point, ô Samuel, ne donnez point trop de vin
aux rois qui mangent à votre table, et n’en prenez point vous-même avec
excès, parce qu’_il n’y a nul secret où règne le vin: nullum secretum
est ubi regnat ebrietas_.» (Ch. XXXI, v. 4.)

La conduite d’un homme échauffé de vin, dit J.-J. Rousseau, n’est que
l’effet de ce qui se passe au fond de son cœur dans les autres temps.
Dans un état où l’on ne déguise rien, on se montre tel qu’on est. On
parle étant ivre comme on pense à jeun.

L’ivresse, en égarant l’esprit, dit Duclos, n’en donne que plus de
ressort au caractère. Le vil complaisant d’un homme en place, s’étant
enivré, lui tint des propos d’une haine envenimée et se fit chasser.
On voulut excuser l’offenseur sur l’ivresse. Je ne puis m’y tromper,
répondit l’offensé: ce qu’il m’a dit étant ivre, il le pense à jeun.

Chez certains sauvages, l’ivresse attire le respect; qui est ivre est
déclaré prophète.

L’auteur du _Rambler_ demandait que l’application du proverbe, _in
vino veritas_, fût réservée pour les gens qui mentent à jeun; mais
il ne pensait pas à cet autre proverbe, qui prouve l’inutilité de
l’exception: _Omnis homo mendax_, tout homme est menteur.

_Le temps découvre la vérité._

N’espérez pas pouvoir rien cacher, le temps voit, entend et découvre
tout (Sophocle.)

  Il n’est point de secret que le temps ne révèle. (RACINE.)

On dit aussi: _La vérité est la fille du temps_, et ce proverbe cité
par Aulu-Gelle, qui l’attribue à un poëte ancien dont il ne donne pas
le nom, a été réduit en apologue par le capitaine Delisle.

  Aux portes de la Sorbonne
  La vérité se montra,
  Le syndic la rencontra.
  Que demandez-vous, la bonne?
  —Hélas! l’hospitalité.
  —Votre nom?—La vérité.
  —Fuyez, dit-il, en colère,
  Fuyez, ou je monte en chaire
  Et crie à l’impiété!
  —Vous me chassez, mais j’espère
  Avoir mon tour, et j’attends:
  _Je suis la fille du temps_,
  Et j’attends tout de mon père.


=VERRIER.=—_Gentilhomme verrier._

On appelait ainsi, avant la révolution, le chef d’une manufacture de
bouteilles, emploi qui, loin de faire déroger, conférait une sorte
de noblesse; car tout ce qui avait quelque rapport au vin était
particulièrement respecté en France. C’est pourquoi on avait consacré
aux vacances des tribunaux et des colléges le temps des vendanges et
non celui de la moisson, dont les travaux sont beaucoup plus importants.


=VERT.=—_Prendre quelqu’un sans vert._

Dans les XIII^e, XIV^e et XV^e siècles, on formait des sociétés connues
sous le titre de _sans vert_, dont le principal statut était qu’on
porterait sur soi une petite branche de verdure pendant les premiers
jours du mois de mai. Les membres de ces sociétés, dans les deux
sexes, jouissaient du droit de se visiter à toute heure de la journée,
depuis l’aurore jusqu’à la nuit, en négligé comme en toilette, afin de
s’assurer que chacun était muni de la branche de l’espèce de verdure
déterminée par la compagnie. Quand on se laissait surprendre sans cette
branche ou avec cette branche déjà fanée, on recevait un seau d’eau sur
la tête, et l’on était obligé de donner un gage représentant le prix
d’une amende, dont le produit s’appliquait à des plaisirs variés.

_Employer le vert et le sec._

_Le vert et le sec_ désignent le fourrage vert et le fourrage sec qu’on
donne à manger aux bestiaux. On met les chevaux au vert ou on les met
au sec, selon que l’un ou l’autre de ces deux régimes leur est plus
salutaire; de là l’expression proverbiale _employer le vert et le sec_,
c’est-à-dire employer tous les moyens, toutes les ressources qu’on peut
avoir pour réussir à une chose.

On rapporte que Henri IV, voyant arriver à un bal qu’il donnait une
dame vieille et sèche, vêtue d’une robe verte, s’approcha d’elle, et
lui dit, qu’il lui était bien obligé du soin qu’elle avait pris, pour
faire honneur à la compagnie, d’_employer le vert et le sec_. Cette
plaisanterie, indigne d’un si bon roi, a donné une acception de plus à
l’expression proverbiale.


=VIE.=—_Cache ta vie._

Ce précepte proverbial, que Suidas attribue à Néoclès, frère d’Epicure,
était fort estimé des épicuriens, qui enseignaient par là de ne point
se mêler des affaires publiques avec lesquelles le bonheur leur
semblait incompatible. Plutarque, indigné d’une telle doctrine, en
a fait une critique rigoureuse dans un traité particulier où il la
signale comme destructive de tous les intérêts sociaux. Mais, quoi
qu’il en dise, le mot _cache ta vie_ est assez bien trouvé pour nous
apprendre que notre prospérité nous expose aux traits de l’envie, et
qu’il est prudent de cacher nos avantages pour être heureux. C’est
ainsi qu’il faut l’entendre, et c’est ainsi que Voltaire l’a entendu
dans ces vers qu’il adresse au bonheur personnifié, sous le nom grec de
Macare.

  Macare, c’est toi qu’on désire:
  On t’aime, on te perd, et je croi
  Que je t’ai rencontré chez moi,
  Mais je me garde de le dire.
  Quand on se vante de t’avoir,
  On en est privé par l’envie;
  Pour te garder il faut savoir
  Te cacher et _cacher sa vie_.

_Vie courte et bonne._

On dit presque toujours _courte et bonne_, en sous-entendant
_vie_.—C’est le mot des amis de la joie, pour signifier qu’ils ne
tiennent pas à se ménager une longue existence en renonçant à l’abus
des plaisirs. Ce mot obtint une célébrité historique à l’époque de la
Régence, par la répétition fréquente qu’en fesait la duchesse de Berry,
fille du Régent, princesse aimable et spirituelle, qui fut servie à
souhait et moissonnée à la fleur de l’âge.

Les voluptueux de Rome avaient adopté pour devise le vers suivant d’une
traduction qu’avait faire Cécilius de la comédie de Ménandre, intitulée
Hymnis.

  _Mihi sex menses satis sunt vitæ: septimum oreo spondeo._

Ce que Regnier-Desmarais a rendu ainsi:

  Donnez-moi six mois de plaisir:
  Je donne à Pluton le septième.

Saint Chrysostome rapporte, dans sa LXXIV^e homélie, un proverbe grec
très analogue, que Novarinus a traduit ainsi en latin dans son recueil:
_Adsit suave quiddam et jucundum, et suffocet me! Vienne quelque chose
de doux et de délicieux, et que j’en sois suffoqué!_

Les Allemands disent dans le même sens: _Ein gutes Mahl und dann der
Galgen!_ Un bon dîner, et la potence!

  Que Bacchus, la table ont d’appas!
  A Paphos, Vénus, tu m’entraînes!
  Oh! ne m’attachez point aux mâts,
  Si j’entends chanter les Sirènes!   (DUCIS.)

Au dicton, _courte et bonne_, les gens sensés répondent par cette
remarque qui en est le corollaire: _C’est la vie du cochon._

Ce sacrifice de l’avenir au présent, est un calcul faux et funeste.
Écoutons Bossuet: «Quelle honte, s’écrie-t-il, quelle infamie, quelle
ruine dans les fortunes, quels déréglements dans les esprits, quelles
infirmités dans les corps n’ont pas été introduites par l’amour
désordonné des plaisirs!... Les tyrans ont-ils jamais inventé des
tortures plus insupportables que celles que les plaisirs font souffrir
à ceux qui s’y abandonnent? Ils ont amené dans le monde des maux
inconnus au genre humain; et les médecins nous enseignent d’un commun
accord que ces funestes complications de symptômes et de maladies qui
déconcertent leur art, confondent leurs expériences et démentent si
souvent leurs anciens aphorismes, ont leurs sources dans les plaisirs.»

Saint Augustin, peignant les suites fâcheuses de la volupté, compare
les plaisirs aux racines des ronces. Ces racines, dit-il, sont douces
et on les manie sans être piqué, mais c’est de là que vient ce qui
pique. _Lenes sunt et radices spinarum. Si quis eas contrectet non
pungitur; sed quo pungeris inde nascitur._

La volupté, disent quelques sages, doit être dans la vie, à l’égard de
nos actions, comme un grain de sel qui les assaisonne et qui n’y peut
entrer avec excès sans tout gâter.

Sénèque fait cette excellente recommandation: _Sic præsentibus utaris
voluptatibus ut futuris non noceas. Usez des voluptés présentes de
manière à ne pas nuire aux voluptés futures._

La sagesse nous a été donnée principalement pour ménager nos plaisirs.
(Saint Evremond.)


=VIEILLESSE.=—_Tout le monde désire la vieillesse, et tout le monde la
maudit après l’avoir obtenue._

Proverbe qui se trouve dans Cicéron: _Optant senectam omnes, adepti
despuunt_ (_de Senect._, ch. II).


=VIERGES.=—_Amoureux des onze mille vierges._

On appelle ainsi celui qui devient amoureux de toutes les femmes qui
s’offrent à sa vue.—Cette expression rappelle la légende des onze
mille vierges. Voici ce que dit M. Salgues sur cette légende, qui
passe aujourd’hui pour apocryphe: «Croyez-vous que sainte Ursule soit
partie de Londres pour la Basse-Bretagne, avec onze mille vierges qui
devaient épouser les onze mille soldats du capitaine Conan, son fiancé,
et peupler le pays? Croyez-vous qu’une tempête miraculeuse les ait
jetées dans les bouches du Rhin, et qu’elles aient remonté le fleuve
jusqu’à la ville de Cologne, alors occupée par les Huns, qui servaient
l’empereur Gratien? Croyez-vous que ces impertinents aient voulu leur
faire la cour un peu trop brusquement, et qu’irrités d’être repoussés
avec trop de fierté, ils les aient mises à mort pour leur apprendre à
vivre? Nos bons aïeux le croyaient certainement, puisqu’ils célébraient
annuellement, le 22 octobre, la fête de ces chastes héroïnes. Mais
comme il n’est rien dans le monde sans contradiction, des critiques
sourcilleux et difficiles ont contesté la vérité de ces récits. Ils
ont fait d’abord observer que le nombre de onze mille vierges était un
peu fort, qu’on aurait eu de la peine à les trouver dans les meilleurs
temps du christianisme, et que le martyrologe de Wandelbert, composé
en 850, et l’un des plus estimés des connaisseurs, n’en a porté le
nombre qu’à mille, ce qui est encore beaucoup. Ensuite, ils ont soutenu
qu’il fallait pousser la réduction encore plus loin, et ils ont porté
l’esprit de réforme jusqu’à effacer d’un trait de plume dix mille neuf
cent quatre-vingt dix-neuf vierges; de sorte qu’ils n’en ont voulu
accorder que onze, ce qui doit laisser beaucoup de places vacantes en
paradis. Ils se sont autorisés d’une inscription qu’ils ont interprétée
à leur manière: SANCTA URSULA ET XI. M. V. Ceux qui tiennent pour les
onze mille vierges ont traduit: _Sainte Ursule et onze mille vierges_.
Mais nos critiques assurent que cette interprétation est fautive et
erronée, et veulent que l’on traduise: _Sainte Ursule et onze martyres
vierges_. Pour appuyer leur prétention, ils citent un catalogue de
reliques tiré du Spicilège du père D. Luc d’Acheri, dans lequel on lit:
_De reliquiis SS. undecim virginum; des reliques des onze vierges._

Réduire ainsi onze mille vierges à onze, c’est déjà beaucoup. Cependant
d’autres critiques, plus sévères encore, ont prétendu enchérir sur les
premiers, et porter la soustraction bien plus loin; car ils ne veulent
absolument que deux vierges. Ils protestent qu’on a très mal lu les
anciens martyrologes qui portaient: _SS. Ursula et Undecimilla virg.
mart._, c’est-à-dire _SS. Ursule et Ondecimille, vierges, martyres_.
Des copistes ignorants ont pris un nom de femme pour un nom de nombre,
et se sont imaginé que _Undecimilla_ était une abréviation de _undecim
millia_.

Voilà ce que pense le savant père Simon. Je ne sais s’il se trompe.
Il est au moins constant qu’on a peu de renseignements exacts sur
l’histoire de sainte Ursule et de ses compagnes. Baronius avoue que les
véritables actes de son martyre ont été perdus.»


=VIEUX.=—_Il faut devenir vieux de bonne heure, si l’on veut l’être
longtemps._

Ce proverbe est fort ancien, car il se trouve dans le _Traité de la
vieillesse_ par Cicéron. _Mature fias senex si diu velis esse._ Il
signifie que c’est dans la jeunesse qu’on doit jeter les fondements
d’une bonne et longue vieillesse.—Jean-Jacques Rousseau a très bien
dit: «L’homme jeune n’est point celui que Dieu a voulu faire: pour
s’empresser d’obéir à ses ordres, il faut se hâter de vieillir.»


=VILAIN.=—_Oignez vilain, il vous poindra: poignez vilain, il vous
oindra._

Vieux dicton usité parmi les nobles d’autrefois pour rappeler la règle
de conduite qu’ils devaient suivre à l’égard des vilains.

Le duc de Bourbon, frère aîné du sire de Beaujeau mari de la régente
pendant la minorité de Charles VIII, disait aux États-Généraux de
1484: «Je connais le caractère des vilains: _S’ils ne sont opprimés,
il faut qu’ils oppriment._ Otez leur le fardeau des tailles: vous les
rendrez insolents, mutins, insociables. Ce n’est qu’en les traitant
durement qu’on peut les contenir dans le devoir.»—Ce passage, rapporté
par Garnier d’après Masselin, est curieux, et il peut avoir fourni à
l’auteur d’Athalie, le trait remarquable qui termine les vers suivants
sur les flatteurs des cours:

  Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,
  Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois,

         *       *       *       *       *

  Qu’aux larmes, au travail le peuple est condamné
  Et d’un sceptre de fer veut être gouverné,
  _Que s’il n’est opprimé, tôt ou tard il opprime_.


=VILLE.=—_Avoir ville gagnée._

Cette expression, qui s’emploie en parlant de toute difficulté qu’on
a vaincue, surmontée, était usitée chez les Grecs. Platon a dit: _Un
homme qui se décourage dans le commencement n’aura jamais ville gagnée._

_Ville gagnée_ a été un cri de victoire: Martial de Paris nous apprend
que les Anglais proféraient ce cri à la prise de Pontoise, en 1437.

  Quand ils se virent les plus forts,
  Commencèrent à pleine gorge
  Crier tant qu’ils purent alors:
  _Ville gaignée!_ Vive saint George!

Monstrelet, racontant comment cette ville fut reprise, en 1441, par
Charles VII, rapporte que ce roi et tous les autres seigneurs et
capitaines ne cessaient de crier: Saint Denys _ville gaignée_!

_Ville qui parlemente est à demi rendue._

Qui écoute les propositions qu’on lui fait n’est pas éloigné d’accorder
ce qu’on lui demande.


=VIN.=—_A la Saint-Martin on boit du bon vin._

La fête de saint Martin arrive le onze novembre, après la fin des
vendanges, et lorsque le vin commence à être fait. Elle correspond
exactement à celle que les païens célébraient en l’honneur de Bacchus,
le jour où ils fesaient l’ouverture des tonneaux pour goûter la liqueur
nouvelle qu’ils regardaient comme un don de ce dieu. Cette fête était
autrefois, en France, ce que le peuple appelle une _fête à gueule_,
une espèce de mardi-gras, ainsi que je l’ai dit à la page 568, et tout
le monde la solennisait le verre à la main, avec une égale ferveur.
On pourrait croire que c’est à cause de cela que saint Martin devint
le patron des buveurs. Cependant on assure que cette importante
fonction lui fut conférée pour un autre motif; et l’on en rapporte
l’origine au fait suivant qu’on voit représenté dans plusieurs tableaux
d’église.—Notre saint se trouvait à dîner un jour, avec un prêtre
qui lui servait la messe, chez l’empereur Maxime. Lorsque l’échanson
présenta la coupe au prince suivant l’usage, celui-ci, voulant honorer
son hôte, la lui fit remettre afin qu’il y bût le premier; mais saint
Martin, après l’avoir portée à ses lèvres, la fit passer à son clerc
comme au plus digne de la compagnie. Une action si inattendue étonna
tous les convives; néanmoins elle ne déplut pas à l’empereur, qui loua,
dit-on, saint Martin d’avoir fait à sa table ce qu’aucun autre évêque
n’aurait osé faire à la table des moindres magistrats, et d’avoir
préféré un simple ministre de Dieu au maître du monde.

On disait autrefois _martiner_ pour bien boire, et l’on appelait
l’ivresse _mal de saint Martin, morbus sancti Martini_.

_Vin de la Saint-Martin._

On appelait autrefois ainsi l’argent que les maîtres donnaient aux
valets et aux ouvriers pour faire la Saint-Martin.

_Après bon vin, bon cheval._

Le Duchat explique ainsi ce proverbe: «Quand on a bu de bon vin on s’en
ressent, et comme alors on ménage moins le cheval, il paraît meilleur
parce qu’il va plus vite.»—Il me semble qu’on a dû dire _après bon vin
bon cheval_, ou à _bon vin bon cheval_, pour signifier que lorsqu’on a
bien bu, on a besoin d’un bon cheval qui ne bronche pas, et ne jette
pas son cavalier à terre.

_Vin versé n’est pas avalé._

Il ne faut pas compter sur l’avenir, car les espérances les mieux
fondées peuvent être déconcertées à l’instant même où elles commencent
à se réaliser. Ce proverbe, que nous avons reçu des anciens, a tiré,
dit-on, son origine du trait suivant.—Ancée, roi de Samos, l’un des
Argonautes, fesait planter une vigne, et ne donnait aucun relâche aux
esclaves employés à cet ouvrage, dans l’impatience où il était de le
voir achevé. Un de ces malheureux, excédé de fatigue, prit la liberté
de lui dire: Seigneur, à quoi bon nous presser tant? vous ne boirez
jamais du vin de cette vigne. Ancée prit à cœur ces paroles, et fit
redoubler le travail. Aussitôt que les ceps eurent produit quelques
raisins, il se hâta de les cueillir, de les exprimer dans un vase,
et appelant son prophète: Regarde, dit-il, et ose me soutenir que
je ne goûterai point le vin de ma vigne! A quoi l’esclave répondit:
Seigneur, entre la coupe et la bouche il y a assez d’espace pour
quelque accident qui peut vous en empêcher. Comme il prononçait ces
mots, on vint annoncer au roi qu’un sanglier ravageait son vignoble. A
cette nouvelle, il ne songe plus à boire, et se précipitant hors de son
palais, il vole à la rencontre du féroce animal, qui s’élance sur lui,
déchire ses entrailles et l’étend mort sur la place.

Dans l’Odyssée, Antinoüs, un des amants de Pénélope, pérît à peu près
dans la même circonstance, car au moment où il portait la coupe à sa
bouche, Ulysse lui perça la gorge avec une flèche.

_Vin de Brétigny qui fait danser les chèvres._

Quoique le terroir de Brétigny, près de Montlhéri, soit reconnu peu
propre à la vigne, cependant il n’est point certain, dit Saint-Foix,
que ce soit le vin de ce lieu qui a donné occasion de parler de
Brétigny, comme d’un pays de mauvais vin; peut-être le mépris du vin de
Brétigny est-il venu de Bourgogne à Paris. Il y a en effet un village
du même nom près de Dijon, et, comme il est dans la plaine, le vin est
naturellement moins bon que celui des côtes voisines. Mais le proverbe
porte que _le vin de Brétigny fait danser les chèvres_; et l’on assure
qu’à Brétigny, près de Montlhéry, il y avait autrefois un homme nommé
_Chèvre_, dont la folie, quand il avait bu, était de faire danser sa
femme et ses filles. On peut penser que l’homonymie des deux villages
aura fait rattacher au proverbe antérieurement connu cette plaisante
tradition.

_Vin d’une oreille._

On appelle ainsi le bon vin, parce qu’en le dégustant on marque
l’approbation par l’inclination de l’oreille gauche; le _vin de deux
oreilles_, au contraire, ne vaut rien, parce qu’on secoue les deux
oreilles en signe de mécontentement.

_Le vin donné aux ouvriers est le plus cher vendu._

Les travaux corporels augmentent la soif, dit Brillat-Savarin. Aussi
les propriétaires ne manquent jamais de fortifier les ouvriers par
des boissons, et de là le proverbe, que _le vin qu’on leur donne est
toujours le mieux vendu_.

_Vin sur lait c’est santé, lait sur vin c’est venin._

Ce proverbe signifie qu’on est guéri d’une maladie, lorsqu’on passe
de l’usage du lait à celui du vin, et qu’on est malade, au contraire,
lorsqu’on cesse de boire du vin pour boire du lait.

Les Espagnols disent: _Dexo la lache al vino: bien seas venido, amigo._
Le lait dit au vin: ami, sois le _bienvenu_.

_Le vin entre et la raison sort._

Un apologue juif, où les effets du vin sont exprimés à la manière
orientale, nous apprend que le patriarche Noé s’étant éloigné un moment
du premier pied de vigne qu’il venait de planter, Satan transporté de
joie s’en approcha, en s’écriant: Chère plante, je veux t’arroser! et
aussitôt il courut chercher quatre animaux différents, un agneau, un
singe, un lion et un pourceau qu’il égorgea tour à tour sur le cep,
afin que la vertu de leur sang passât dans la sève et se propageât
dans les rejetons. Cette opération du diable fut très heureuse et son
influence s’étendit à tous les vignobles du monde. Depuis lors, si
l’homme boit une coupe de vin, il devient caressant, aimable; il a la
douceur de l’agneau: deux coupes le rendent vif, folâtre, il va sautant
et gambadant comme le singe: trois lui communiquent le naturel du
lion; il se montre fier, intraitable; il veut que tout lui cède; il se
croit une puissance; il se dit en lui-même: Qui peut m’égaler? Boit-il
davantage? il perd le bon sens, il est incapable de se conduire, il se
roule dans la fange, il n’est plus qu’un immonde pourceau. De là ce
proverbe des sages: _Le vin entre et la raison sort._

De là aussi ces expressions, un _vin d’agneau_, un _vin de singe_,
un _vin de lion_, un _vin de pourceau_, dont autrefois on se servait
fréquemment, et dont on se sert encore quelquefois pour qualifier
les divers effets de la boisson.—On a dit aussi un _vin d’âne_, qui
assoupit et rend hébété; un _vin de pie_, qui rend bavard; un _vin
de cerf_, qui rend triste et larmoyant; un _vin de renard_, qui rend
malin et cauteleux. Enfin il y a peu de variétés bestiales qu’on n’ait
découvertes dans l’ivrogne, et il semble qu’on ait voulu chercher en
lui seul les nombreux sujets d’une ménagerie.

Le sens du proverbe, _le vin entre et la raison sort_, est
exprimé poétiquement dans cette maxime tirée du _Hava-mal des
Scandinaves:—L’oiseau de l’oubli chante devant ceux qui s’enivrent, et
leur dérobe leur ame._


=VIOLENT.=—_Ce qui est violent n’est pas durable._

Tout excès dure peu; quand un mal est à son comble, il touche à sa
fin. Telle est la loi de la nature qui, entretenant la durée par
la modération, ne souffre pas qu’une action violente se soutienne
longtemps.—Ce proverbe est littéralement traduit de l’axiome de
l’école, _quod est violentum non est durabile_.

Nous disons aussi, _à force de mal tout ira bien_, parce que, dans
l’ordre naturel également, le dernier terme du mal est le premier degré
du bien.—Les Italiens disent: _Il male e la vigilia del bene, le mal
est la veille du bien_; et les Persans: _C’est au plus étroit du défilé
que la vallée commence._


=VIRGULE.=—_C’est une virgule dans l’Encyclopédie._

Expression dont on se sert en parlant d’une personne qui ne marque
point par son esprit ou son érudition.


=VISIÈRE.=—_Rompre en visière à quelqu’un._

Cette expression s’employait autrefois au propre pour marquer l’action
d’un combattant qui rompait sa lance dans la visière du casque de son
adversaire. Aujourd’hui elle ne se prend qu’au figuré, et signifie
contredire quelqu’un avec brusquerie et grossièreté, lui dire en face
quelque chose de désobligeant ou d’injurieux.


=VIVRE.=—_Il faut que tout le monde vive._

On sait que l’abbé Desfontaines, mandé devant M. d’Argenson,
lieutenant-général de police, pour quelques malices littéraires, crut
se justifier en disant: _Il faut que tout le monde vive_, et que ce
magistrat lui répondit: _Je n’en vois pas la nécessité._ Mais on ne
sait pas peut-être que cette réponse souvent citée n’était qu’une
redite, comme la plupart des bons mots dont les beaux-esprits du
jour prétendent se faire honneur. Elle se trouve dans le _Traité de
l’idolatrie_, par Tertullien (ch. XIV).—Ce père de l’Église pose en
principe, qu’il n’est pas plus permis de fabriquer des idoles que de
les adorer; et, supposant qu’un statuaire lui adresse cette objection:
mais mon métier est d’en faire, et je n’ai pas d’autre moyen de vivre;
il réplique: Eh quoi! mon ami, EST-IL NÉCESSAIRE QUE TU VIVES? _Jam
illa objici solita vox: non habeo aliquid quo vivam.—Districtius
repercuti potest:_ VIVERE ERGO HABES?

_Il faut vivre à Rome comme à Rome._

Il faut se conformer aux usages du pays où l’on se trouve.—Proverbe
pris du distique suivant, de saint Ambroise:

  _Si Romæ fueris, Romano vivito more;
  Si fueris alibi, vivito sicut ibi._

_Il a trop d’esprit, il ne vivra pas._

C’est ce qu’on dit d’un enfant trop précoce, parce que les trop grands
développements de l’esprit, surtout dans un âge tendre, nuisent à
ceux du corps et peuvent causer une maladie mortelle. Il y a pourtant
bon nombre de ces petits prodiges de collége, de ces génies en herbe,
même parmi les lauréats de l’Université de Paris, qui ne meurent que
de vieillesse; mais il faut dire que, craignant sans doute les suites
d’un pareil horoscope, à mesure qu’ils grandissent, ils se corrigent si
bien de leur précocité, qu’ils tombent dans l’excès contraire. _Sottise
entretient la santé._

_Les enfants trop tôt sages, ne vivent pas longtemps._

Ce proverbe est fondé sur la même raison que l’expression précédente.
Il existait chez les Grecs et chez les Latins.


=VOISIN.=—_Qui a bon voisin a bon matin._

Quelques auteurs écrivent mâtin, parce que, disent-ils, un bon voisin
défend son voisin si les voleurs l’attaquent, et est pour lui comme
un bon chien de garde; mais les meilleurs auteurs écrivent matin sans
accent circonflexe, parce que, suivant eux, quand on a un bon voisin,
on peut dormir en repos la grasse matinée. Cette interprétation,
plus recherchée peut-être, mais moins basse que l’autre, est
conforme à cette sentence des interprètes du droit: _Cui malus est
vicinus, infelix contingit mane._ Quoi qu’il en soit, les deux textes
s’accordent à faire entendre que la tranquillité d’un homme dépend en
partie de son voisin.

Hésiode préfère un bon voisin à un parent. «S’il te survient, dit-il,
un travail ou un embarras imprévu, les voisins accourent sans ceinture,
les parents prennent le temps de se retrousser. Un mauvais voisin est
un malheur, un bon voisin est un bien inestimable. Heureux qui en
rencontre de tels! Si le laboureur voit périr son bétail, c’est qu’il a
de mauvais voisins.»


=VOLEUR.=—_Les grands voleurs font pendre les petits._

Diogène voyant passer un voleur que les ministres de la justice
conduisaient au gibet, s’écria: Voilà de grands voleurs qui vont en
faire pendre un petit. C’est sans doute ce mot qui donna lieu au
proverbe, pour signifier que les coupables puissants livrent les
faibles comme des victimes expiatoires et se sauvent en les sacrifiant.

_Les voleurs privés sont aux galères, et les voleurs publics dans des
palais._

Proverbe pris de celui-ci, de Caton, cité par Aulu-Gelle: _Privatorum
fures in nervo et compedibus ætatem agunt, publici in auro et purpurâ
visuntur._

_On ne pend que les petits voleurs._

Parce qu’ils n’ont ni argent, ni crédit pour se soustraire à la
sévérité des lois, si justement comparées par Anacharsis, aux toiles
d’araignée qui retiennent les petites mouches et laissent passer les
grosses.

  Mal prend aux volereaux de faire les voleurs.

         *       *       *       *       *

  Où la mouche a passé le moucheron demeure. (LA FONTAINE.)

Le maréchal de Villars contait que, dans une de ses campagnes, les
excessives friponneries d’un entrepreneur de vivres ayant fait
souffrir et murmurer l’armée, il le tança vertement, et le menaça de le
faire pendre. Cette menace ne me regarde pas, lui répondit hardiment
le fripon, et je suis bien aise de vous dire qu’on ne pend pas un
homme qui dispose de cent mille écus. Je ne sais comment cela se fit,
ajoutait naïvement le maréchal, mais en effet il ne fut point pendu,
quoiqu’il eût mérité cent fois de l’être.—_Pecuniosus damnari non
potest._

  Le pactole a des eaux qui peuvent tout blanchir.


=VOLONTÉ.=—_A bonne volonté ne faut la faculté._

_Ne faut_, c’est-à-dire ne manque pas. _Volenti nihil difficile._

Vouloir, c’est pouvoir, dit saint Paul.

A qui veut fortement les choses, nul obstacle n’est difficile. Un
génie appliqué perce tout, se fait faire place, arrive enfin à son but
(Bossuet).

C’est la seule tiédeur de notre volonté qui fait notre faiblesse,
et l’on est toujours assez fort pour faire ce qu’on veut fortement
(Jean-Jacques Rousseau).

Bien des choses ne sont impossibles que parce qu’on s’est accoutumé
à les regarder comme telles: une opinion contraire et du courage
rendraient souvent facile ce que le préjugé et la lâcheté font regarder
comme impraticable (Duclos).


=VOMISSEMENT.=—_Retourner à son vomissement._

C’est retomber dans ses erreurs, s’abandonner de nouveau à ses
inclinations vicieuses.—Cette expression est prise des Proverbes de
Salomon (ch. XXVI, v. 11): _Sicut canis qui revertitur ad vomitum suum,
sic imprudens qui iterat stultitiam suam. L’insensé qui retombe dans sa
folie est comme le chien qui retourne à ce qu’il a vomi._

On trouve dans les _Adages des pères de l’Église_, une expression
analogue qui est plus élégante. _Reædificare Jericho, reconstruire
Jéricho_, pour signifier, revenir à l’esprit du siècle.


=VOULOIR.=—_Il faut vouloir ce qu’on ne peut empêcher._

Tendre les bras à son destin, c’est de tous les moyens le plus
infaillible pour en adoucir les rigueurs. Il n’y a de douleur que dans
la privation forcée, dit M. A. Guiraud, et toutes les fois que la
volonté de l’homme est d’accord avec son destin, le sacrifice devient
une consolation, parce que la conscience y trouve une sorte d’acquit
pour le passé et une espérance presque certaine pour l’avenir.



                                 FIN.



                                ERRATA.

Page 14, ligne 27, le diminutifs; _lisez_: les diminutifs.

Page 21, lignes 26 et 27, une aiguille pour la bouche et deux pour la
bourse; _lisez_: une aiguille pour la bourse et deux pour la bouche.

Page 52, ligne 9, notentem; _lisez_: nolentem.

Page 63, ligne 14, sancta pater; _lisez_: sancte pater.

Page 105, ligne 5, cresus; _lisez_: Cresus.

Page 152, ligne 32, boire comme un sauneur; _lisez_: boire comme un
saunier.

Page 152, ligne 33, sauneurs; _lisez_: sauniers.

Page 155, ligne 4, Mercure, on me façonne; _lisez_: Mercure on ne
façonne.

Page 240, ligne 22, grives braisés; _lisez_: grives braisées.

Page 303, ligne 5, were god hat is church the devil will his chapel;
_lisez_: where god has his church, the devil will have his chapel.

Page 303, ligne 8, come il diavolo ci fabrica una capella apresso;
_lisez_: che il diavolo ci fabbrica una cappella appresso.

Page 303, ligne 10, Sleltt; _lisez_: Steltt.

Page 344, ligne 3, le bon vin porte sa vente à soi; _lisez_: le bon vin
porte sa vente avec soi.

Page 350, ligne 26, makea silken purse; _lisez_: make a silken purse.

Page 444, ligne 15, mi-partie; _lisez_: mi-parti.

Page 665, ligne 3, Mutterlub! _lisez_: Mutterlieb!

Page 670, ligne 31, cessat tinnitus afreni; _lisez_: cessat tinnitus
aheni.

Page 677, ligne 1, escualdunac; _lisez_: escuara.

Page 677, ligne 3, on prétend qu’ils l’entendent; _lisez_: on prétend
qu’ils s’entendent.

Page 686, ligne 8, Samuel; _lisez_: Lamuel.



      IMP. D’HIPPOLYTE TILLIARD, RUE ST-HYACINTHE-ST-MICHEL. 30.



                              FOOTNOTES:

[1] Ce mot, qui reviendra souvent dans mon Dictionnaire, a besoin
d’être expliqué. Il dérive du grec et désigne un auteur qui écrit sur
les proverbes.

[2] Ce qui n’empêche pas que ces ouvrages n’aient leur mérite,
particulièrement celui de M. de Méry qui me paraît préférable sous tous
les rapports à celui de Lamésangère dans lequel on ne trouve pas un
seul article original.

[3] L’auteur de la _Relation de l’île des Hermaphrodites_ met aussi les
mots _à tous accords_ au titre de cet ouvrage, imprime en 1616, par
allusion au savoir-faire des habitants dudit lieu.

[4] Le titre d’_altesse_, dont la racine est le mot latin _altissimus_
(très élevé), se donnait autrefois aux rois.

[5] Ils s’en servent aussi pour dire: _Il ne faut pas quitter le
certain pour l’incertain._

[6] C’est l’opinion de l’auteur du _Traité historique de la foire de
Beaucaire_, in-4^o, imprimé à Marseille en 1734. Cet auteur dit que le
fils de Raymond VI confirma les franchises accordées par son père à la
ville de Beaucaire. Cependant il n’est pas question de ces franchises
dans la charte des concessions faites par le fils. L’acte le plus
ancien où il en soit parlé, suivant Millin, fut donné par Louis XI,
on 1463; mais on voit par une expression de cet acte, remarque encore
Millin, que la foire était plus ancienne. Charles VIII ajouta aux
priviléges accordés par son père.

[7] Ce guerrier magnanime, disent les historiens, avait eu l’honneur
de recevoir l’ordre de chevalerie des mains de saint Louis, et s’était
montré, pendant sept règnes consécutifs, le plus ferme appui du trône
de ses maîtres.

[8] Le crocodile est une argumentation captieuse et sophistique pour
mettre en défaut un adversaire peu précautionné et le faire tomber
dans le piége. Cette argumentation a été nommée ainsi, conformément à
l’usage de désigner la règle par l’exemple. Il s’agit d’un crocodile
qui, supplié par une mère de lui rendre son fils qu’il est prêt à
dévorer, promet de le faire à l’instant, si elle répond juste à cette
question: Ai-je envie de te le rendre?—Tu n’en as pas envie, dit la
mère; et ayant deviné, elle réclame l’exécution de la promesse; mais
le monstre refuse en ces termes: Si je te le rendais, tu n’aurais pas
deviné.

[9] C’est le nom grécisé de Jérôme le Hangest ou de Hangest, docteur de
Sorbonne, auteur du _Traité des académies contre Luther_.

[10] L’histoire offre plusieurs exemples de cet usage, depuis le fils
du malheureux Psammenit, qui fut envoyé au supplice avec un mors
dans la bouche par ordre de Cambyse, jusqu’à Hugues de Châlons qui,
reconnaissant son impuissance contre l’armée des Normands, alla trouver
le jeune duc Richard qui la commandait et se roula à ses pieds en signe
de soumission, avec une selle de cheval sur ses épaules. C’est en vertu
d’un pareil usage que Eustache de Saint-Pierre et cinq autres bourgeois
de Calais se présentèrent à Édouard III, roi d’Angleterre, avec la
corde au cou.

[11] _Le Lai d’Aristote_, attribué à Henri d’Andelys, trouvère du
treizième siècle, est un conte tiré d’un auteur arabe qui l’a intitulé:
_Le Visir sellé et bridé._ L’usage absurde de substituer Aristote à un
visir est venu, suivant J. M. Chénier, de l’autorité même qu’Aristote
avait acquise dans les écoles du treizième siècle.

[12] La figure du grillon a fourni, sans doute, le modèle du masque
d’Arlequin, comme le remarque M. Ch. Nodier; et ce qui paraît confirmer
cette opinion, c’est que le nom de cet insecte, _grillo_, a été
appliqué au masque d’un farceur de l’ancienne comédie italienne,
et à ce farceur lui-même. Chez les Latins, le même nom, _gryllus_,
signifiait précisément ce que nous entendons en français par
_caricature_.

[13] Voyez Eusèbe, _Préparation évangélique_, liv. IX, chap. 9

[14] Cette homonymie paraît avoir été fondée sur la ressemblance de
bigarrure qui existe entre la peau de ce poisson et le vêtement de
l’acteur chargé du rôle de proxénète dans l’ancienne comédie, ou sur
une autre ressemblance qu’offrent le proxénète et ce poisson qui nage,
dit-on, devant les jeunes aloses et a l’air de les conduire à leurs
mâles. Suivant une conjecture de Le Duchat, le proxénète aurait été
qualifié du titre de _Mercureau_ (petit mercure), parce que le messager
des habitants de l’Olympe était entremetteur de mauvais commerce; et
_mercureau_ serait devenu par altération un terme injurieux que je n’ai
pas besoin de dire, car le lecteur l’a déjà deviné.

[15] Tarquin l’ancien, irrité de la résistance qu’opposait l’augure
Accius Navius au projet qu’il avait de créer trois nouvelles centuries,
lui demanda:—Puis-je faire une chose que je pense en ce moment?—Tu le
peux, répliqua l’augure.—Eh bien, ajouta le roi, je veux couper ce
caillou avec ce rasoir.—Frappe! s’écria Navius; et le caillou fut coupé
en deux. Presque tous les historiens ont attesté ce fait comme ils ont
attesté la première apparition des barbiers à l’époque de Ticinius
Menas. C’est dommage qu’ils n’aient pas expliqué la présence du rasoir
dans l’absence des artistes habitués à le manier.

[16] Misopogon signifie _ennemi de la barbe_. Ce nom est formé des deux
mots grecs _misos_, _haine_, et _pôgon_, _barbe_.

[17] L’excommunication fut fondée, entre autres motifs, sur ce que
Nicolas et son clergé ne se fesaient pas raser le visage.

[18] C’est ce qu’atteste un passage curieux du troubadour Aimeri de
Péguilain. «Quand je considère la beauté de ma dame, dit-il, je me
réjouis des peines que j’endure, et je ressemble au _basilic qui se tue
en se regardant au miroir_.» Du reste, le basilic mort était réputé
aussi utile qu’il avait été supposé nuisible pendant qu’il vivait.
Heureux qui pouvait trouver son corps! Ce corps, réduit en cendres,
possédait des vertus merveilleuses: il guérissait des maux incurables,
et opérait la transmutation des métaux.

[19] C’est-à-dire dont le fer est rompu ou ôté. Ces lances étaient
encore appelées _lances courtoises_ ou _lances innocentes_. Les Romains
avaient aussi de semblables armes, dites _arma lusoria_.

[20] Saint Bernard de Sienne, chap. 7, dit qu’en ce cas on allumait
douze cierges représentant les douze apôtres, dans l’idée que
l’agonisant serait rappelé à la vie par le simple changement de son nom
en celui de l’apôtre dont le cierge brûlait plus longtemps.

[21] Avant l’ordonnance que François I^{er} rendit à Villers-Cotterets,
au mois d’août 1539, il en avait rendu deux autres sur le même sujet,
celle de 1532 et celle de 1529. Il s’était montré en cela imitateur
de Louis XII, qui avait prescrit par un arrêt de 1512 d’employer le
_langage françois uniquement et exclusivement à tout autre_ dans
les actes publics, et Louis XII lui-même n’avait fait que suivre
l’exemple de Charles VIII, dont un décret daté de 1490 exigeait que
les dépositions judiciaires fussent écrites en français. Mais l’usage
de cette rédaction en langue maternelle remonte beaucoup plus haut. Il
était assez fréquent sous le règne de Louis IX; et il y a des preuves
irrécusables qu’il existait du temps de Philippe-Auguste, même du temps
de Louis VII.

[22] On appelait _avage_, _havage_ ou _havée_, une sorte de mesure en
usage dans la Normandie, et quelques autres provinces: c’était une
fraction du septier, équivalente à une poignée. Le droit d’avage, qui
a existé jusqu’en 1750, consistait à prendre dans les marchés autant
de grains ou de denrées que la main peut en contenir. Le bourreau, en
percevant ce droit, marquait avec de la craie l’habit des marchands,
pour quittance du paiement.

[23] C’est le titre d’un ancien registre du parlement.

[24] Bray est un village de Berkshire, dans l’Angleterre proprement
dite.

[25] Je les prends dans un livre de statistique publié par M. Mourgues
en l’an IX (1801).

[26] Le Talmud (mot hébreu qui signifie _instruction_) est un livre qui
contient la loi orale, la doctrine, la morale et les traditions des
Juifs. Ce livre est l’ouvrage d’une foule de rabbins ou docteurs.

[27] On lit dans un sermon d’Innocent III que la fête de la
Chandeleur fut substituée à celle de Cérès, où l’on fesait de grandes
illuminations et où les femmes portaient des flambeaux.

[28] C’est le nom que le peuple donnait à François I^{er}, dont le
nez était un remarquable morceau d’histoire naturelle. Louis Aleaume,
lieutenant-général d’Orléans et bon poëte latin, a dit de ce prince:

_Occupat immenso qui tota numismata naso._


[29] Ces religieux, de la règle de saint Bernard, prirent le nom de
_feuillants_, parce que leur abbaye, chef d’ordre, était au village de
_Feuillans_, en Languedoc, à cinq lieues de Toulouse, dans le diocèse
de Rieux.

[30] Presque tous les commentateurs ont prétendu que c’était d’une
sirène qu’Horace voulait parler, en peignant dans ce vers _une belle
femme dont le corps se termine en poisson_; mais il n’y a aucun
mythologue ni aucun monument de l’antiquité qui aient représenté les
sirènes comme femmes-poissons.

[31] L’apore, mot tiré du grec ἄπορου, qui signifie _sans issue_, est
un problème regardé comme insoluble.

[32] On disait aussi autrefois _écarlate rouge_, _écarlate blanche_,
_écarlate noire_, comme on le voit dans les ordonnances des rois de
France du quatorzième siècle. Le mot _purpureus_ avait en latin une
semblable acception; il signifiait _éblouissant_. Horace applique cette
épithète aux cygnes, _purpurei olores_; et Plutarque, dans la _Vie
d’Alexandre_, parle de la _pourpre blanche_ d’Hermione ville de Laconie.

[33] Cette croix, composée de deux pièces de bois en sautoir, a été
ainsi nommée, parce qu’elle fut l’instrument du martyre que l’apôtre
saint André subit à Patras.

[34] Borel a rapporté d’autres explications que voici: «Pile vient d’un
ancien mot qui signifie _prince_ (aussi est-ce le côté où est la tête
du prince qu’on nomme pile), ou bien de _pileus_, bonnet, parce que le
_pileus_ étant la marque de la liberté, on l’avait mis sur certaines
monnaies; ou bien encore de _pyle_ qui en ancien gaulois se disait pour
navire (d’où dérive _pilote_), car en la première monnoie, qui fut
celle de Janus ou Noé, était représentée la navire ou arche, et j’en ai
plusieurs de telles (monnaies) tant d’argent que de bronze.» (_Antiq.
gauloises._)

[35] Cœlius Rhodiginus cite l’expression _grammatica pocula_, traduite
du grec d’Athénée. On lit dans les Adages des pères de l’Église, _urna
litterata_; et il y a un vieux proverbe italien et français qui dit, _E
scritto sopra i bocali_, _c’est écrit sur les pots_, pour signifier,
c’est très connu.

[36] «Les chrétiens, dit Le Duchat, qualifièrent de _Grand-Turc_
Mahomet II, non par rapport à ses grandes actions, mais eu égard à
l’étendue de sa domination, en comparaison du sultan de Cappadoce,
son contemporain, que Monstrelet désigne sous le nom de _Petit-Turc_.
Après la prise de Constantinople, celui-ci eut sur les bras Mahomet II
qui, s’étant emparé de ses états, conserva le titre de _Grand-Turc_,
quoiqu’il n’y eût plus de _Petit-Turc_.»

[37] On lit dans la _Dama Duende_, comédie de Calderon de la Barca:
«C’était un diable si petit, et il portait un capuchon si petit, qu’à
ces signes je crois que c’était le diable-capucin.» Cobaruvias dit que
le nom de _duende_ a été formé par contraction de _dueno de casa_,
maître de la maison.

[38] Longin reproche à Platon d’avoir appelé l’eau _une divinité
sobre_. Cette expression, dit La Harpe, est en effet ridicule.

[39] La pièce d’Izarn, composée d’environ huit cents vers alexandrins,
a beaucoup d’importance sous le rapport historique. C’est une
controverse qui contient la réfutation en forme et par conséquent
l’exposé de la doctrine attribuée aux Albigeois. On y voit de quelle
manière on s’y prenait pour convertir ces malheureux, et avec quel zèle
à la fois absurde et barbare on renforçait les arguments par la terreur
des supplices. Image parlante de l’ancienne inquisition.

[40] Les guerriers macédoniens portaient une ceinture de cuir, qu’ils
ne devaient quitter qu’après avoir tué un ennemi; alors seulement ils
devenaient de vrais guerriers, des _hommes libres_.

[41] L’usage barbare de vendre les prisonniers faits à la guerre
n’était pas encore tout à fait aboli au dix-septième siècle. M. de
Châteaubriand a remarqué que dans les guerres des Anglais contre
Charles I^{er}, pour la liberté des hommes, on vit ces fameux niveleurs
vendre comme esclaves les royalistes pris sur le champ de bataille.

[42] Le nom d’Arthur est formé des deux mots _Arth-uer_, qui signifient
_souverain des Silures_, suivant Withaer, auteur d’une histoire
intéressante et même probable des guerres de ce prince.

[43] On croit que les gazettes ont été inventées en Chine, où l’on
_imprime_ tous les jours, depuis un temps immémorial, par ordre de la
cour, une relation circonstanciée de ce qui se passe dans l’empire.
Un savant rédacteur du _Journal des Débats_, M. Jos.-Vict. Leclerc,
nous a appris que les gazettes ont existé aussi chez les Romains,
ce dont personne ne s’était douté avant lui. Mais si la chose est
ancienne, le mot ne l’est pas; il vient de l’italien _gazetta_,
petite pièce de monnaie qu’on payait pour la lecture d’un cahier de
nouvelles manuscrites qui se publiaient, chaque semaine, à Venise,
au commencement du seizième siècle, à l’époque où cette ville était
l’asile de la liberté et l’Italie le centre des négociations de
l’Europe. Le médecin Théophraste Renaudot eut le premier, en France,
l’idée de faire une semblable publication pour récréer ses malades, et
il fonda à Paris, en 1631, _la Gazette de France_, pour laquelle il
obtint un privilége du roi l’année suivante.

[44] La raison pour laquelle les époux devaient s’abstenir du devoir
conjugal, non-seulement pendant les fêtes de Pâques, mais pendant
les autres fêtes et les dimanches, d’après la recommandation même de
l’Église, était fondée sur une superstition qui leur fesait croire que
les enfants procréés ces jours-là ne pouvaient manquer d’être noués,
contrefaits, épileptiques ou lépreux. Cette superstition existait dès
le sixième siècle. (Voyez Grégoire de Tours, _de Mirac. S. Martini_,
lib. 11, c. 24.)

[45] On croit à tort que les lettres de rémission furent obtenues par
l’entremise de Diane de Poitiers qui désarma le courroux de François
I^{er}, ému, dit-on, à sa vue, d’un autre sentiment que celui de la
pitié. Rien n’est moins prouvé que ce fait qui, s’il était vrai,
donnerait quelque fondement à l’opinion de certains auteurs qui
veulent que cette dame ait été la maîtresse de ce monarque avant
d’être celle de Henri II, d’où vient que Buchanan l’a surnommée _Diana
venatrix regum_. Ce n’est pas à elle que les lettres de rémission
furent octroyées, mais à son mari, le comte de Maulevrier-Brézé, grand
sénéchal de Normandie, qui avait découvert la conspiration. Elles
n’accordaient pas du reste une grâce pure et simple au coupable:
elles commuaient sa peine en une détention perpétuelle entre quatre
murailles, où il ne devait recevoir le jour et la nourriture que par
une petite lucarne. E. Pasquier (_Recherches_, liv. VIII, ch. 39)
prétend qu’il mourut de la fièvre quelques jours après la terrible
épreuve à laquelle il fut soumis. Cependant le traité de Madrid, conclu
en janvier 1526, atteste qu’il existait encore et était prisonnier, à
cette époque, puisque sa délivrance est stipulée dans une des clauses
de ce traité.

[46] On trouve aussi _écrire florettes_, expression qui signifie
particulièrement: _écrire en chiffres de fleurs_.

[47] Ces flûtes, dont chacune contenait au moins un chopine, ont donné
naissance au verbe _flûter_, très usité parmi le peuple, pour dire
_boire largement_.

[48] Ce vers se trouve dans la tragédie de _la Mort d’Abel_, où il est
déplacé pour deux raisons: 1º parce qu’il fait partie du rôle de Caïn;
2º parce que c’était une chose fort difficile, au temps d’Abel et de
Caïn, dit M. Ch. Nodier, qu’il y eût des amis au troisième degré.

[49] La _rue aux Oues_, _via ad Aucas vel Ocas_, comme dit une vieille
charte latine, est celle qui s’appelle aujourd’hui _rue aux Ours_, par
corruption de son nom primitif, et qui va de la rue St-Martin à la rue
St-Denis.

[50] Ce fait est que _maître Gonin_ ayant été condamné, en 1570, au
supplice de la corde, par arrêt du parlement, usa si bien de son art
magique, que le bourreau, qui croyait le pendre, pendit à sa place la
mule du premier président. (_Disquisit. mag._, liv. III.)

[51] Ils avaient toujours le roi pour parrain et la reine pour
marraine, et c’est apparemment à cause de cela que leur baptême était
retardé jusqu’à un âge où ils fussent en état de sentir que cet honneur
qu’ils recevaient était un lien de plus qui devait les attacher encore
davantage à leur souverain.

[52] Ce droit, qu’un vieil auteur a nommé _suille_, du latin _suillus_,
date d’une époque reculée. Il fut accordé aux églises dès l’an 560, par
édit de Clotaire I^{er}. Ce fut pour le percevoir plus commodément que
le chapitre de Paris fit tenir la _foire des jambons_ dans le parvis de
Notre-Dame, le mardi de la semaine sainte.

[53] Cette dague, encore en usage en 1716, avait été ainsi nommée,
suivant Fauchet, parce que, dès l’instant qu’elle était tirée, le
vaincu devait crier _miséricorde_, s’il voulait éviter la mort.

[54] Dans ce sens, j’ai toujours trouvé le mot écrit _oc_ et non
pas _hoc_. Mais cette différence n’est pas de nature à détruire
l’explication de l’abbé Morellet, qui peut d’ailleurs avoir découvert
des exemples de l’orthographe qu’il a adoptée.

[55] C’est l’opinion de David Hume et de la plupart des historiens qui
est rapportée ici. Il y en a qui pensent que l’ordre de la jarretière
dut sa naissance à la fameuse journée de Crécy, où l’on avait pris pour
mot de guet _garter_, qui, en anglais, signifie _jarretière_.

[56] Charles Quint avait toujours eu un goût très prononcé pour
l’horlogerie. Un de ses maîtres d’hôtel disait qu’il désespérait de
pouvoir réveiller son appétit autrement qu’en lui servant une fricassée
d’horloges.

[57] Les moines _jacobins_ étaient les mêmes que les _dominicains_ ou
_frères prêcheurs_. Le nom de jacobins leur avait été donné parce que
le premier couvent qu’ils avaient occupé à Paris était dans la rue
Saint-Jacques, _in via sancti Jacobi_.

[58] Ce mot vient du latin _scopelismus_, fait de _scopulus_, en grec
σκόπελος, _pierre_, _rocher_.

[59] Jarnac, qui dépensait beaucoup, quoiqu’il n’eût qu’un faible
patrimoine, était soupçonné de devoir l’opulence dont il fesait parade
aux libéralités de sa belle-mère, qui avait pour lui une tendresse plus
que maternelle; et Lachataigneraie avait eu l’indiscrétion de dire que
la chose était vraie, d’après une confidence qu’il prétendait avoir
reçue de Jarnac, lorsqu’ils étaient tous deux intimes. C’est ce qu’on
voit dans les pièces mêmes du cartel qui ont été conservées.

[60] Le dîner fut avancé jusqu’à neuf heures, même jusqu’à huit heures
du matin, à ce que nous apprend Montaigne.

[61] Elles en avaient bien formé treize, mais comme on avait omis trois
jours à différentes époques l’excédant n’était plus que de dix jours.

[62] Il s’agit évidemment de la force morale. Le nom d’Israël, dit
M. Salvador, a été composé expressément dans l’intérêt d’une idée,
d’un principe, et il est provenu de la réunion des deux mots hébreux
_lachar_ et _el_, qui signifient _droiture_ et _force_.

[63] Christine de Pisan rapporte, comme une chose extraordinaire,
qu’une simple dame de Gatinois eût osé porter cette cottehardie à queue
traînante.

[64] _Tailler quelqu’un de l’étole de saint Hubert_, c’était insérer
une parcelle de cette étole dans une entaille qu’on lui fesait au front
avec la clef de saint Hubert, espèce de cor ou de cornet de fer béni.
Cette expression était technique.

[65] Un décret de l’empereur Othon fait voir quel devait être
l’excès de ce luxe épiscopal. Il borne le nombre des chevaux pour un
archevêque, à douze, et pour un évêque, à six.

[66] De là est venu le préjugé qui fait que beaucoup de gens éprouvent
un certain déplaisir à la vue d’un pain tourné au rebours.

[67] Comme ce verbe est très ignoré des lexicographes, dans l’acception
que j’indique, je citerai pour preuve de cette acception les deux vers
suivants, extraits de la _Trésorière_, comédie de Jacques Grevin (Act.
II, sc. 2):

Si est-ce que j’ay espérance _D’émoucher quelque argent de vous_.


[68] Ouvrage composé au XII^e siècle par Hue de Tabarie. Le fragment
cité est extrait d’une édition dans laquelle le style de cet ouvrage a
été un peu rajeuni.

[69] Mabinogion est un mot gallois qui signifie contes pour la jeunesse
et l’enfance. M. de Walckenaer reconnaît dans le mabinogion le type
primitif de nos contes de fées.

[70] Lors de l’avénement de Hugues Capet, on comptait en France plus
de cent cinquante monnaies différentes, dont la plupart s’excluaient
réciproquement, ce qui rendait presque impossible le commerce de
province à province. La monnaie royale n’eut cours, dans tout le
royaume, que sous le règne de Louis IX, qui eut seul le droit de
faire frapper de» pièces d’or et d’argent, en laissant à plus de
quatre-vingts seigneurs celui d’en fabriquer d’une autre matière.

[71] Pour qu’on ne m’accuse pas de vouloir rien ôter à la gloire
de saint Denis, j’ajouterai, d’après Helduin, son biographe, qu’il
baisa plusieurs fois sa tête sur la route, en présence des anges
qui l’accompagnaient en chantant: _Gloria tibi, Domine, alleluia_.
Une action si miraculeuse doit être conservée dans les livres, avec
d’autant plus de soin que la peinture et la sculpture seront à jamais
impuissantes à la représenter.

[72] C’est le nom qu’on donnait à la somme taxée par les lois pour la
réparation de quelque crime. «Les peines corporelles, dit M. Michelet,
étaient rares, inexécutables, chez les Barbares. Ce n’était pas chose
aisée de mettre la main sur un homme désespéré, pour lequel toute une
tribu aurait combattu. Les représailles, d’ailleurs, n’auraient jamais
fini. Il valait mieux éteindre la vengeance, faire payer le coupable.»
De là vint l’usage du _wehrgeld_ ou composition.

[73] Phébus était un surnom donné à ce prince, soit à cause de sa
beauté, soit à cause de son amour pour la chasse, soit à cause du
soleil qu’il avait pris pour emblème.

[74] C’est ce que dit saint Grégoire de Nazianze, dans des vers grecs
dont sir Thomas Brown a rapporté cette traduction latine.

Utque latet rosa verna suo putamine clausa, Sic os vincla ferat,
validisque arctetur habenis Indicatque suis prolixa silentia labris.


[75] Cet usage n’est pas entièrement tombé en désuétude. J’en ai
été témoin dans la petite ville de Vahres, près de Saint-Affrique,
département de l’Aveyron.

[76] _Jacquet_ était, dit-on, venu par corruption de _jacet_: troisième
personne du présent de l’indicatif du verbe latin _jaceo_, employé pour
exprimer l’action du flatteur qui se prosterne, qui se met pour ainsi
dire à plat ventre devant la personne qu’il veut flagorner.

[77] Des écrivains respectables assurent que les lis ne furent
introduits que sous le règne de Louis-le-Jeune dans les armoiries de
France, à la place des abeilles qui y figuraient primitivement. Comme
ce prince avait été surnommé _florus_, à cause de sa grande beauté, ils
conjecturent que ce doux surnom de _fleur_, joint à l’analogie que le
nom de _Loïs_ (_Louis_), avait avec un lis, donna l’idée d’adopter un
tel emblème.

[78] La forme originale de cette phrase est devenue un objet de
controverse pour les grammairiens. Les uns l’ont sévèrement blâmée,
comme contraire aux habitudes reçues; les autres l’ont beaucoup louée,
mais sans nous faire connaître la véritable raison pour laquelle
l’_innocence_ et le _repentir_, qui sont des noms dont le genre est
différent, ont pu être légitimement désignés, dans le nom pluriel
_sœurs_, par le même genre, et par le genre féminin plutôt que par le
masculin. Voici, je crois, cette raison. Le nom _sœurs_ n’est point
en rapport immédiat avec l’_innocence_ et le _repentir_, mais avec
un nom pluriel ellipsé, et la construction pleine est celle-ci: _Il
n’appartenait qu’à la religion chrétienne d’avoir fait deux sœurs_,
DES DEUX VERTUS, _l’innocence et le repentir_. Les mots sont disposés
dans la phrase avec tout l’art nécessaire pour faire passer ce qu’il
y a de singulier et d’imprévu. Le mot _sœurs_ s’offre le premier;
immédiatement après lui vient celui d’_innocence_, qui donne à entendre
que les deux sœurs sont des vertus. Le _repentir_ n’arrive qu’en
dernier lieu, et revêtu, pour ainsi dire, du caractère particulier sous
lequel l’imagination du lecteur l’a déjà entrevu. M. de Châteaubriand,
considérant le _repentir_ comme une autre _innocence_, a fait sa
construction selon l’idée qu’il avait dans l’esprit, plutôt que selon
les mots, en vertu de la figure de grammaire nommée syllepse ou
synthèse. L’usage de la syllepse du genre est assez fréquent dans notre
langue. J’en pourrais citer beaucoup d’exemples; mais je me bornerai
à celui-ci, de Voltaire: _Joue-t-on Tancrède? personne ne m’en dit
rien. Réussit_-ELLE? _Est_-ELLE _tombée_? Mon intention, en choisissant
cette phrase, est de montrer que l’idée peut en être reproduite sous
la même forme que celle de M. de Châteaubriand, sans donner prise à
la critique; et, pour cela, il n’y a qu’à dire: Joue-t-on Zaïre et
Tancrède? Le public applaudit-il toujours ces deux charmantes sœurs?

[79] Expression prise des comédies espagnoles où figure un _capitan
matamoros_, c’est-à-dire un _capitaine tue-mores_.

[80] La _fête des fous_ dont Pierre de Corbeil, archevêque de Sens,
avait composé un office qu’on trouve dans un diptyque conservé à la
bibliothèque de cette ville, était un mélange monstrueux d’impiété
et de religion. Elle donnait lieu à des cérémonies bizarres et
extravagantes. On y élisait un évêque et même, dans quelques églises,
un pape des fous. Les prêtres y figuraient barbouillés de lie, masqués
ou travestis de la manière la plus folle et la plus ridicule. Promenés
dans des tombereaux pleins d’ordure, ils chantaient des chansons
obscènes, prenaient des postures lascives, fesaient des gestes
impudiques et mettaient des morceaux de vieilles savattes dans leurs
encensoirs. La fameuse prose de l’âne y était chantée à deux chœurs qui
imitaient par intervalles et comme par refrain le braire de cet animal
qu’on voulait honorer parce qu’il avait assisté à la naissance de
Jésus-Christ, et l’avait porté sur son dos, lors de sa fuite en Égypte
et de son entrée à Jérusalem. En chantant la prose on conduisait l’âne,
vêtu d’une belle chape, à la porte de l’église ou vers l’autel.

M. Michelet voit un symbole dans la _fête des fous_. L’homme, dit-il, y
offrait l’hommage même de son imbécillité, de son infamie, à l’église
qui devait le régénérer. C’était une comédie sacrée qu’on jugea
dangereuse, lorsque, ayant cessé de la comprendre, on ne vit que la
lettre et on perdit le sens du symbole.

[81] Nom supposé sous lequel le chartreux Noël d’Argonne a publié des
mélanges assez curieux.

[82]

Laissons cela, _ventre saint-George_! Vous me feriez rendre ma gorge.





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