Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4 (of 6)
Author: Walckenaer, Charles Athanase
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4 (of 6)" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et
n'a pas été harmonisée.

La notation v{o} (verso), en exposant dans l'original a été mis en
accolade dans cette version électronique.



    MÉMOIRES

    SUR MADAME

    DE SÉVIGNÉ

    QUATRIÈME PARTIE



TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT.--MESNIL (EURE).



    MÉMOIRES

    TOUCHANT

    LA VIE ET LES ÉCRITS

    DE MARIE DE RABUTIN-CHANTAL

    DAME DE BOURBILLY

    MARQUISE DE SÉVIGNÉ

    DURANT LA GUERRE DE LOUIS XIV CONTRE LA HOLLANDE

    SUIVIS

    De Notes et d'Éclaircissements

    PAR

    M. LE BARON WALCKENAER

    QUATRIÈME ÉDITION

    REVUE ET CORRIGÉE

    PARIS

    LIBRAIRIE DE FIRMIN-DIDOT FRÈRES, FILS ET CIE

    IMPRIMEURS DE L'INSTITUT, RUE JACOB, 56

    1875



MÉMOIRES

TOUCHANT LA VIE ET LES ÉCRITS

DE

MARIE DE RABUTIN-CHANTAL,

DAME DE BOURBILLY,

MARQUISE DE SÉVIGNÉ.



CHAPITRE PREMIER.

1671.

   L'abbé de Livry fait donation de tout son bien à madame de
   Sévigné.--Elle part pour la campagne.--Détails sur son voyage.--Elle
   arrive aux Rochers.--Effet que produit sur elle ce séjour.--Elle
   désirait ne pas le quitter, et y attirer sa fille.--Elle se
   passionne pour la solitude et les occupations champêtres.--Elle fait
   agrandir et embellir son parc.--Elle préfère Pilois, son jardinier,
   à tous les beaux esprits de la cour.--Elle participe à ses
   travaux.--Des causes qui ont produit le contraste de ses goûts et de
   son caractère.--Du plaisir qu'elle avait à recevoir les visites de
   Pomenars.--Détails sur celui-ci.--Madame de Sévigné n'aimait pas la
   société de province.--Son existence était celle d'une femme de cour
   ou d'une châtelaine.--Elle voit arriver avec peine l'époque des
   états.--N'est pas décidée à y assister.--Elle craint la dépense;
   donne à sa fille le détail de ses biens.--Elle se décide à assister
   aux états.--Détails sur les députés des états que connaissait madame
   de Grignan.--Tonquedec.--Le comte des Chapelles.--Mort de Montigny,
   évêque de Saint-Pol de Léon.--Des  personnages qui composaient les
   états de Bretagne.--Soumission de ces états aux volontés du
   roi.--Différents de ceux de Provence.--Réjouissances et
   festins.--Supériorité des Bretons pour la danse.--Madame de
   Sévigné à Vitré.--Elle reçoit toute la haute noblesse des états
   aux Rochers.--Fin des états.--Bel aspect qu'offrait cette
   assemblée.--Détails sur les biens que possédait la famille de
   Sévigné.--Terre de Sévigné, aliénée depuis longtemps.--Terre des
   Rochers.--Tour de Sévigné, à Vitré.--Madame de Sévigné fait réparer
   son hôtel aux frais des états.--Terre de Buron.--Pourquoi madame de
   Sévigné ne s'y rend pas.--État de dégradation de ce domaine.--Toute
   sa vie madame de Sévigné s'occupe à embellir les Rochers.--Elle fait
   de nouvelles allées.--Met partout des inscriptions.--Les
   pavillons.--Le mail.--La chapelle.--Le labyrinthe et l'écho.


Près de deux mois s'étaient écoulés depuis la clôture des états de
Provence[1], lorsque, le 18 mai 1671, madame de Sévigné, dont le séjour à
Paris et la présence à la cour n'étaient plus utiles à sa fille, monta
dans sa calèche pour se rendre aux états de Bretagne. Son oncle, le bon
abbé de Livry, qui avant de partir venait de lui faire donation de tout
son bien[2], et son fils, qu'elle dérobait à un genre de vie aussi
nuisible à sa santé qu'à sa fortune, l'accompagnèrent. Le petit abbé de
la Mousse, dont elle ne se séparait pas plus que de Marphise, sa
chienne[3], était aussi du voyage. Ainsi entourée, ayant dans sa poche le
portrait de sa fille, et escortée de ses gens, elle alla coucher à
Bonnelles, sur la route de Chartres; c'est-à-dire qu'elle ne parcourut
ce premier jour que quarante kilomètres, ou dix lieues de poste. Son
équipage se composait de sept chevaux.

  [1] _Abrégé des délibérations faites dans l'assemblée générale
  des communautés de Provence_, 1671, in-4º, p. 43. (Séance du 23
  mars 1671.)

  [2] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 et 23 mai 1671), t. II, p. 83, édit.
  de Gault de Saint-Germain; t. II, p. 64-70, édit. de Monmerqué.

  [3] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 août 1671), t. II, p. 188; t. II, p.
  156.

Cinq jours après, le 23 mai, elle arriva à Malicorne, dans le château du
marquis de Lavardin[4], où elle se délassa de ses fatigues, et fit bonne
chère. La route parcourue depuis Bonnelles, en passant par le Mans et la
Suze, était de 202 kilomètres, ou de 51 lieues de poste. Elle fit encore
cette fois dix à onze lieues par jour.

Les 94 kilomètres ou 22 lieues de distance qui lui restaient à parcourir
furent franchis en deux jours, et madame de Sévigné arriva un jour plus
tard que ne l'avait annoncé par mégarde le bon abbé de Livry; ce qui fut
une contrariété pour Vaillant, son régisseur, qui avait mis plus de
quinze cents hommes sous les armes pour la recevoir. Ils étaient allés
l'attendre, la veille[5], à une lieue des Rochers; ils s'en retournèrent
à dix heures du soir, dans un grand désappointement. Partie le lundi, et
arrivée seulement le mercredi de la semaine suivante, madame de Sévigné
avait mis dix jours à faire un trajet de 336 kilomètres, ou 84 lieues[6].

  [4] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 mai 1671), t. II, p. 80, édit. de G.;
  t. II, p. 67, édit. de M.--Conférez la deuxième partie de ces
  _Mémoires_, chap. XIII, p. 187.

  [5] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (31 mai 1671), t. II, p. 85, édit. G.; t.
  II, p. 71, édit. M.

  [6] Par la route actuelle, qui est différente, le trajet n'eût
  été que de 318 kilomètres (18 kilom. ou 4 lieues et demie de
  moins).

Du reste, elle n'avait éprouvé aucun ennui durant ces dix jours. Son
fils, charmant pour elle, l'amusait par son esprit et sa gaieté; il lui
déclamait des tragédies de Corneille, et la Mousse lui lisait Nicole.
Elle regardait souvent le portrait de sa fille[7]; et lorsqu'en arrivant
à Malicorne elle trouva une lettre d'elle, son plaisir fut grand, moins
par la jouissance éprouvée à la lecture de cette lettre, que par
l'assurance qu'elle y trouvait qu'une correspondance qui était le soutien
de sa vie serait continuée avec régularité, et comme elle-même l'avait
prescrit[8].

  [7] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 mai 1671), t. II, p. 80, édit. G.; t.
  II, p. 67, édit. M.

  [8] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 mai 1671), t. II, p. 81, édit. G.; p.
  68, édit. M.

  [9] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8, 19, 22 juillet 1671), t. II, p. 131,
  146, 152, édit. G.; t. II, p. 109, 121, 126, édit. M.

La vue des Rochers, à la fin de mai, produisit sur madame de Sévigné son
effet accoutumé: elle réveilla sa passion pour la campagne. A peine y
fut-elle installée, qu'elle résolut de faire à son château des
embellissements, d'y construire une chapelle, d'agrandir le parc[9] et
d'augmenter ses promenades. Ces travaux, qu'elle voulait diriger
elle-même, exigeaient qu'elle fît à sa terre un assez long séjour. Aussi,
dans la première lettre qu'elle écrivit à sa fille, datée des Rochers,
trois jours après son arrivée, à la suite d'une phrase pleine de
souvenirs mélancoliques, elle ajoute: «Si vous continuez de vous bien
porter, ma chère enfant, je ne vous irai voir que l'année qui vient. La
Bretagne et la Provence ne sont pas compatibles. C'est une chose étrange
que les grands voyages! Si l'on était toujours dans le sentiment qu'on a
quand on arrive, on ne sortirait jamais du lieu où l'on est; mais la
Providence fait qu'on oublie. C'est la même chose qui sert aux femmes qui
sont accouchées: Dieu permet cet oubli afin que le monde ne finisse pas,
et que l'on fasse des voyages en Provence. Celui que j'y ferai me donnera
la plus grande joie que je puisse recevoir de ma vie: mais quelles
pensées tristes de ne point voir de fin à votre séjour! J'admire et je
loue de plus en plus votre sagesse, quoique, à vous dire le vrai, je sois
fortement touchée de cette impossibilité; j'espère qu'en ce temps-là nous
verrons les choses d'une autre manière. Il faut bien l'espérer; car, sans
cette consolation, il n'y aurait plus qu'à mourir[10].»

  [10] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (31 mai 1671), t. II, p. 84, édit. G.; t.
  II, p. 70, édit. M.

Quelques jours après, elle ajoute encore: «Je ferais bien mieux de vous
dire combien je vous aime tendrement, combien vous êtes les délices de
mon cœur et de ma vie, et ce que je souffre tous les jours quand je fais
réflexion en quel endroit la Providence vous a placée. Voilà de quoi se
compose ma bile: je souhaite que vous n'en composiez pas la vôtre; vous
n'en avez pas besoin dans l'état où vous êtes [madame de Grignan était
enceinte]. Vous avez un mari qui vous adore: rien ne manque à votre
grandeur. Tâchez seulement de faire quelque miracle à vos affaires, afin
que le retour à Paris ne soit retardé que par le devoir de votre charge,
et point par nécessité[11].»

  [11] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 juin 1671), t. II, p. 97, édit. G.;
  t. II, p. 82, édit. M.

On voit par ces passages, et par tout le reste de la correspondance[12]
de madame de Sévigné, que si elle différa pendant plus d'un an encore son
voyage de Provence, ce n'est pas que le désir de se réunir à sa fille fût
en elle moins ardent; mais c'est qu'elle espérait toujours l'attirer près
d'elle, et être dispensée d'un déplacement qui lui pesait. Madame de
Grignan lui avait dit qu'il lui était impossible de quitter la Provence,
parce que son mari, obligé à une continuelle représentation, avait besoin
d'elle. En effet, il y avait cette différence entre les états de Bretagne
et ceux de Provence, que ces derniers avaient lieu tous les ans, et les
premiers tous les deux ans: ceux-ci d'ailleurs présentaient moins de
difficulté aux gouverneurs, qui obtenaient facilement le vote de l'impôt.
Ce sont ces considérations mêmes qui faisaient que madame de Sévigné
redoutait d'aller en Provence. C'était sa fille qu'elle voulait, c'était
sa présence, sa société, ses confidences, ses causeries, ses
épanchements, dont elle était avide, et non pas de devenir le témoin des
belles manières, de la dignité, de la prudence de la femme de M. le
lieutenant général gouverneur de Provence, présidant un cercle ou faisant
les honneurs d'un grand repas. C'est à Livry, c'est aux Rochers qu'elle
aurait voulu posséder madame de Grignan, la réunir à son aimable frère,
et jouir de tous les deux[13], sans distraction, dans les délices de la
solitude: c'était là son rêve chéri, sa plus vive espérance. Aussi
parvint-elle à rendre possible ce qui avait d'abord été trouvé
impossible; et elle eut raison de croire qu'un jour viendrait où l'on
verrait les choses d'une autre manière[14].

  [12] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 avril 1672), t. II, p. 493, édit.
  G.--(6 septembre 1671), t. II, p. 218, édit. G.; t. II, p. 182,
  édit. M.

  [13] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7 et 31 juin 1671), t. II, p. 93, 106,
  édit. G.; t. II, p. 78, 87, édit. M.

  [14] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 juin 1671), t. II, p. 93, édit. G.;
  t. II, p. 82, édit. M.

Ce qui étonne le plus dans madame de Sévigné, c'est cette nature vive,
passionnée, flexible, variable, apte à recevoir les impressions les plus
opposées, à s'en laisser alternativement dominer. Femme du grand monde,
elle y plaît, elle s'y plaît; son tourbillon l'amuse, elle est occupée
de ce qui s'y passe; elle est attentive à ses travers, à ses ridicules, à
ses modes, à ses caprices; agréablement flattée de tout ce qui est de bon
goût, de bon ton; recherchant les beaux esprits, admirant les talents,
aimant la comédie, la danse, les vers, la musique; se laissant aller avec
une sorte d'entraînement à tout ce que peut donner de jouissance une
société opulente, élégante et polie; puis tout à coup, une fois
transportée dans son agreste domaine, devenue étrangère à tout cela,
dégoûtée de tout cela, obsédée et ennuyée des nouvelles de cour[15] qui
lui arrivent, et considérant comme une tâche pénible l'obligation de
paraître s'intéresser au mariage du premier prince du sang, et d'être
forcée de répondre et de lire les détails qu'on lui donne sur ce sujet;
ne songeant plus qu'au plaisir de vivre tous les jours avec les siens
sous un même toit, de lire les livres qu'elle aime, de broder, d'écrire à
sa fille, de supputer les produits de ses terres, de planter, de
cultiver, de braver pour cette besogne les intempéries de l'air et tous
les inconvénients attachés aux travaux champêtres; de se promener sur ses
coteaux sauvages et dans ses bois incultes, non sans la crainte d'être
dévorée par les loups, non sans s'astreindre à se faire protéger par les
fusils de quatre gardes-chasses, l'intrépide Beaulieu à leur tête[16].

  [15] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 juillet 1671), t. II, p. 128, édit.
  G.; t. II, p. 106, édit. M. (mercredi 21 octobre 1671), t. II, p.
  266, édit. G.; t. II, p. 225, édit. M.

  [16] _Ibid._, t. II, p. 267, édit. G.; t. II, p. 226; t. II, p.
  203, édit. de la Haye, 1726, in-12. Cette lettre est du mercredi
  4 novembre, dans cette édition; elle a été retranchée dans
  l'édit. de 1734 de Perrin, rétablie dans l'édit. de 1754, mais
  datée du mercredi 21 octobre.

Elle écrit à sa fille: «La compagnie que j'ai ici me plaît fort; notre
abbé (l'abbé de Livry) est toujours admirable; mon fils et la Mousse
s'accommodent fort bien de moi, et moi d'eux; nous nous cherchons
toujours; et quand les affaires me séparent d'eux, ils sont au désespoir,
et me trouvent ridicule de préférer un compte[17] de fermier aux contes
de la Fontaine.»

  [17] Dans les livres imprimés du XVIe siècle, compte s'écrit
  _conte_, et dans plusieurs ouvrages du XVIIe siècle cette
  orthographe est conservée. Le dictionnaire de Richelet (1680), au
  mot CONTER, renvoie à _compter_.

Le bon abbé examine ses baux, s'instruit sur la manière d'augmenter les
revenus, soigne la construction de la chapelle; madame de Sévigné brode
un devant d'autel[18]. Le baron de Sévigné l'avait remise en train de
recommencer les lectures de sa jeunesse; il lui déclame de beaux vers;
elle compose avec lui de jolies chansons qui obtiennent les éloges de
madame de Grignan. Pour achever d'apprendre l'italien à la Mousse, madame
de Sévigné relit avec lui le Tasse[19]. Lui, fait le catéchisme aux
petits enfants[20]. Madame de Sévigné prétend qu'il n'aspire au salut que
par curiosité, et pour mieux connaître ce qu'il en est sur les
tourbillons de Descartes: enfin elle se rit de posséder chez elle trois
abbés qui font admirablement leurs personnages, mais dont pas un,
dit-elle, ne peut lui dire la messe, dont elle a besoin[21].

  [18] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10, 21 et 28 juin 1671), t. II, p. 96,
  105 et 118, édit. G.; t. II, p. 79, 96 et 98, édit. M.--(8-12
  juillet), t. II, p. 131, 138, édit. G.; t. II, p. 109, 115, édit.
  M.--(4 novembre 1671), t. II, p. 281, édit. G.; t. II, p. 238,
  édit. M.

  [19] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (21 juin 1671), t. II, p. 106, édit. G.;
  t. II, p. 87, édit. M.--(5 juillet 1671), t. II, p. 125, édit.
  G.; t. II, p. 104, édit. M. (9 août 1671), p. 178.

  [20] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 septembre 1671), t. II, p. 248, édit.
  G.; t. II, p. 209, édit. M.

  [21] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 juillet 1671), t. II, p. 133, édit.
  G.; t. II, p. 114, édit. M.

Tout cela est naturel: mais qu'après avoir reçu, la veille de son départ
pour la Bretagne, les adieux de tous ses amis, dans un grand repas qui
lui a été donné par Coulanges, la châtelaine des Rochers soit devenue
tellement campagnarde qu'en parlant à sa fille de ce dîner, elle ne lui
donne qu'une seule ligne[22]; que tant de personnes qui la chérissent, et
la redemandent comme l'âme de leur cercle, comme une compagne charmante,
comme une amie toujours sûre, ne lui inspirent jamais, pendant son séjour
aux Rochers, une seule fois le regret de les avoir quittées; qu'elle ne
soit sensible à une telle séparation que parce qu'elle lui ôte les moyens
de donner à sa fille des nouvelles de Paris et de la cour, et de la
priver pour sa correspondance de sujets qui peuvent l'intéresser et
l'amuser, voilà ce qui étonne. Pilois, son jardinier[23], est devenu pour
elle un être plus important que tous les beaux esprits et les grands
personnages de l'hôtel de la Rochefoucauld. Elle préfère son bon sens,
ses lumières, à tous les entretiens des courtisans, des académiciens et
des _alcôvistes_. Elle ne le dirige pas dans ses travaux, elle les dirige
avec lui. Elle marche dans les plus hautes herbes, et se mouille
jusqu'aux genoux, pour l'aider dans ses alignements[24]; et lorsqu'en
décembre le froid rigoureux a chassé d'auprès d'elle et ses hôtes et ses
gens, elle reste courageusement avec Pilois; elle tient entre ses mains
délicates, devenues robustes, l'arbre qu'il va planter, et qu'elle doit
avec lui enfoncer en terre[25]. Une si complète transformation, une si
grande métamorphose étonne et charme à la fois.

  [22] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 mai 1671), t. II, p. 78, édit. G.; t.
  II, p. 66, édit. M.

  [23] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (31 mai 1671), édit. G.; t. II, p. 86,
  édit. M.

  [24] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 octobre 1671), t. II, p. 272, édit.
  G.; t. II, p. 230, édit. M.

  [25] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4, 15 et 18 novembre 1671), t. II, p.
  282, 289, 292, édit. G.; t. II, p. 239, 246 et 248, édit. M.

Elle se conçoit cependant quand on a bien compris madame de Sévigné;
quand on est initié, par l'étude de toute sa vie, aux sentiments, aux
inclinations dont elle subissait l'influence. Introduite par son jeune
mari dans le tourbillon du grand monde, elle y prit goût; elle fut
glorieuse des succès qu'elle y obtint. Elle se livra avec abandon aux
jouissances que lui facilitaient son âge, sa beauté, sa santé, sa
fortune, la gaieté de son caractère; mais, trompée et presque répudiée
par cet époux en qui elle avait placé ses plus tendres affections, elle
connut de bonne heure des peines dont le monde et ses plaisirs ne
pouvaient la distraire. L'éducation qu'elle avait reçue, et son excellent
naturel, lui firent chercher un soulagement dans la religion, la lecture,
et les occupations domestiques. Elle se trouva ainsi partagée entre le
besoin des distractions et de l'agitation mondaines, entre les plaisirs
et les tranquilles et uniformes jouissances de la retraite, entre Paris,
Livry, les Rochers. Mais dans sa brillante jeunesse, avec le goût qu'elle
avait pour la lecture des romans, pour ces sociétés aimables, joyeuses et
licencieuses de la Fronde, dans lesquelles elle se trouvait lancée, les
remèdes qu'elle employait n'étaient pour son mal que des palliatifs
momentanés[26]. Son cœur avide d'émotions n'eût pu échapper aux tortures
de la jalousie et de l'amour rebuté qu'en cédant aux ressentiments que
lui faisaient éprouver les infidélités de son mari, et l'injurieux
abandon dont il la rendait victime. Ce n'était qu'en triomphant de
l'amour conjugal par un autre amour, il est vrai, moins légitime, mais
peut-être plus digne d'elle, qu'elle pouvait, à l'exemple de tant
d'autres, en ce temps de débordement des mœurs, se consoler de son
malheur, et ressaisir les avantages de sa jeunesse. Plusieurs espérèrent;
et Bussy n'aurait peut-être pas espéré en vain, si cette situation,
capable de dompter le plus indomptable courage, se fût longtemps
prolongée[27]. Mais elle cessa, par une horrible catastrophe qui porta le
désespoir dans le cœur de madame de Sévigné. Son mari, si jeune, si
beau, lui fut enlevé par une mort violente, qui semblait lui avoir été
infligée pour son inconduite, et comme une juste punition des torts qu'il
avait envers elle. Alors ces torts disparurent à ses yeux; elle ne se
souvint plus que de ce qu'il avait d'aimable; elle ne ressentit plus que
la douleur d'en être privée pour toujours, lorsqu'il l'avait rendue deux
fois mère. Et cette douleur dura longtemps: cette flamme allumée en elle
par l'amour conjugal tourna tout entière au profit de l'amour maternel;
comme celle de Vesta, elle brûla pure dans son cœur agité, sans faire
éclater aucun incendie ni produire aucun désordre dans ses sens. La
religion communiqua à sa vertu la force et la fierté dont elle avait
besoin pour se soustraire aux écueils et aux dangers de l'âge périlleux
qu'elle avait à traverser, et elle put se consacrer à l'éducation de ses
enfants d'une manière qui la rendit l'admiration du monde[28]. Mais dès
lors ce monde perdait chaque jour de l'attrait qu'il avait eu pour elle:
plus elle en appréciait le faux, le vide, les vices et les ridicules,
plus ses inclinations à la retraite, et le goût de la campagne, qu'elle
avait contracté dans sa jeunesse, prenaient sur elle de l'empire. Là elle
vivait plus pour ses enfants, pour le bon abbé, pour elle-même; et c'est
la vivacité de ces sentiments qui donne cette fois aux lettres qu'elle a
écrites des Rochers, dans le cours de l'année dont nous traitons, un
charme supérieur à celles qui sont datées de Paris. Ces lettres écrites
des Rochers sont sans doute plus dépourvues de tout ce qui peut les
rendre historiquement intéressantes. Elles abondent en détails futiles,
mais charmants par le tour qu'elle sait leur donner. Il y a plus
d'imagination, plus d'esprit même, plus de talent de style que dans les
autres; et ce sont sans doute celles-là qui, de son temps, ont fait sa
réputation. Les lettres qui renfermaient des détails sur de grands
personnages, et des nouvelles de cour, ne pouvaient être montrées ni par
madame de Grignan, ni par Coulanges, ni par les amis de cour auxquels
elle écrivait, tandis qu'on communiquait sans difficulté et sans
inconvénient celles du laquais Picard, renvoyé pour avoir refusé de
faner[29]; celles où elle s'amuse avec trop peu de charité aux dépens des
Bretons et de leurs familles[30], et de toutes les femmes de la Bretagne
que la tenue des états réunissait à Vitré[31].

  [26] Conférez la 1re partie de cet ouvrage, chap. VII, p. 81.

  [27] Conférez la 1re partie de cet ouvrage, chap. XVII, XVIII,
  XIX, p. 222-269.

  [28] Conférez la 1re partie de cet ouvrage, chap. XXII, XXIV, p.
  302 à 318, 342 à 358; et 2e partie, chap. VIII, p. 90 à 103; 3e
  partie, chap. II, p. 31-47.

  [29] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 juillet 1671), t. II, p. 153, édit.
  G.; t. II, p. 127, édit. M.

  [30] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 juin 1671), t. II, p. 95, édit. G.;
  t. II, p. 80, édit. M.--(17 juillet 1671), t. II, p. 147, édit.
  G.; t. II, p. 125, édit. M.; t. II, p. 127, édit. de la Haye. (Il
  y a un long passage de cette lettre retranché et omis dans toutes
  les autres éditions.)--(12 août 1671), t. II, p. 184, édit.
  G.--(18 octobre 1671), t. II, p. 260, édit. G., et t. II, p. 220,
  édit. M.

  [31] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 et 19 août 1671), t. II, p. 185,
  édit. G.; t. II, p. 154, édit. M.--(6 octobre 1675), t. IV; p.
  130, 133, édit. G.; t. IV, p. 19, 22, édit. M.

On conçoit que madame de Grignan ne manquât pas de communiquer à ses amis
les lettres où sa mère se plaisait à lutter avec les beaux esprits ses
amis, par la composition de ses devises[32]; mais rien ne prouve mieux
que la licence et le relâchement des mœurs des temps de la Fronde
subsistaient encore, que de trouver dans ces mêmes lettres l'aveu du
plaisir qu'avait madame de Sévigné à recevoir les visites du marquis de
Pomenars, du divin Pomenars, ainsi qu'elle l'appelle, parce que cet homme
l'amusait par la gaieté et les saillies de son esprit. Ce gentilhomme
breton, effrontément dépravé, passait sa vie sous le coup d'accusations
et même de condamnations capitales. Si le roi avait ordonné qu'on tînt en
Bretagne les _grands jours_, comme autrefois en Auvergne et en Poitou,
Pomenars n'aurait certainement pas échappé aux châtiments infligés par
les juges de ces redoutables assises. Il avait été accusé de fausse
monnaie; il fut absous, et paya les épices de son arrêt en fausses
espèces[33]. Il paraît qu'un nouveau procès s'était renouvelé contre lui,
peut-être pour ce dernier méfait; et de plus il se trouvait encore
poursuivi pour avoir enlevé la fille du comte de Créance. Tout cela ne
le rendait pas plus triste, tout cela ne l'empêchait pas de venir aux
états, et d'y montrer tant d'audace et d'impudence, que «journellement,
dit madame de Sévigné, il fait quitter la place au premier président,
dont il est ennemi, aussi bien que du procureur général[34].» Il allait
chez la duchesse de Chaulnes aux Rochers, partout où il pouvait
s'amuser[35]. Il sollicitait gaiement ses juges avec une longue barbe,
parce que, avant de se donner la peine de la raser, il fallait,
disait-il, savoir si sa tête, que le roi lui disputait, lui resterait. Il
est probable que quand il parlait ainsi, c'est de l'accusation de fausse
monnaie qu'il était question. L'autre accusation était d'une nature moins
grave. Il s'agissait de la demoiselle de Bouillé, fille de René de
Bouillé, comte de Créance, et cousine de la duchesse du Lude; cette
demoiselle qui, après avoir vécu quatorze ans avec Pomenars, s'avisa un
jour de le quitter, de se rendre à Paris, et de le faire poursuivre pour
crime de rapt[36]. «Pomenars, dit madame de Sévigné à sa fille, qui
s'intéressait beaucoup à ce gentilhomme qu'elle connaissait, ne fait que
de sortir de ma chambre. Nous avons parlé assez sérieusement de ses
affaires, qui ne sont jamais de moins que de la tête. Le comte de Créance
veut à toute force qu'il l'ait coupée, Pomenars ne veut pas: voilà le
procès[37].»

  [32] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7 juin 1671), t. II, p. 92, édit. G.; t.
  II, p. 77, édit. M.; t. I, p. 110, édit. 1726 de la Haye, et
  l'édit. de 1754, t. I, p. 251.--(7 août 1635), t. II, p. 185; t.
  II, p. 154.

  [33] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 novembre 1671), t. II, p. 285, édit.
  G.; t. II, p. 242, 243, édit. M. Voyez la 2e partie de ces
  _Mémoires_, p. 24.

  [34] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7 et 19 août 1671), t. II, p. 193, édit.
  G.; t. II, p. 161, édit. M.

  [35] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 juillet 1671), t. II, p. 156, 158,
  édit. G.; t. II, p. 130, 131, édit. M.

  [36] AMELOT DE LA HOUSSAIE, _Mémoires_, 1737, in-12, t. II, p.
  107.

  [37] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 juillet 1671), t. II, p. 161, édit.
  G.; t. II, p. 134, édit. M.

Il fut jugé et condamné par contumace cinq mois après, et fit aux
Rochers une nouvelle visite à madame de Sévigné, qui raconte ainsi ce
fait à sa fille: «L'autre jour, Pomenars passa par ici; il venait de
Laval, où il trouva une grande assemblée de peuple; il demanda ce que
c'était: C'est, lui dit-on, que l'on pend un gentilhomme qui avait enlevé
la fille du comte de Créance. _Cet homme-là, sire, c'était lui-même[38]._
Il approcha, il trouva que le peintre l'avait mal habillé; il s'en
plaignit; il alla souper et coucher chez les juges qui l'avaient
condamné. Le lendemain, il vint ici se pâmant de rire; il en partit
cependant de grand matin le jour d'après[39].» Il se rendit ensuite à
Paris, et nous le retrouvons assistant à une représentation de _Bajazet_,
où était madame de Sévigné. «Au-dessus de M. le duc, dit-elle, était
Pomenars avec les laquais, le nez dans son manteau, parce que le comte de
Créance le veut faire pendre, quelque résistance qu'il fasse[40].»

  [38] Allusion à l'épître de Marot au roi, _pour avoir été
  dérobé_.

  [39] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 novembre 1671), t. II, p. 285, édit.
  G.; t. II, p. 242, édit. M.

  [40] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 janvier 1672), t. II, p. 349, édit.
  G.; t. II, p. 296, édit. M.--(29 septembre 1675), t. IV, p. 116,
  édit. G.

Pour qui ne connaît pas ces temps, tout paraît mystérieux dans la vie de
ce don Juan breton, et dans l'indulgence dont il était l'objet. Les
témoignages d'amitié que ne craignaient pas de lui donner des personnes
recommandables sont une chose si étrange, qu'ils ont besoin de quelques
explications. Nous apprenons que, huit jours après cette représentation
de _Bajazet_, Pomenars fut taillé de la pierre; qu'il reçut la visite de
la duchesse de Chaulnes et de madame de Sévigné. Elle écrit à sa fille:
«Madame de Chaulnes m'a donné l'exemple de l'aller voir. Sa pierre est
grosse comme un petit œuf: il caquette comme une accouchée; il a plus de
joie qu'il n'a eu de douleur; et, pour accomplir la prophétie de M. de
Maillé, qui dit à Pomenars qu'il ne mourrait jamais sans confession, il a
été, avant l'opération, à confesse au grand Bourdaloue. Ah! c'était une
belle confession que celle-là! il y fut quatre heures. Je lui ai demandé
s'il avait tout dit; il m'a juré que oui, et qu'il ne _pesait pas un
grain_. Il n'a point langui du tout après l'absolution, et la chose s'est
fort bien passée. Il y avait huit ou dix ans qu'il ne s'était confessé,
et c'était le mieux. Il me parla de vous, et ne pouvait se taire, tant il
est gaillard[41].»

  [41] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 janvier 1680), t. VI, p. 298, édit.
  G.; t. VI, p. 103, 104, édit. M.

On ne peut douter que madame de Sévigné et la duchesse de Chaulnes ne
fussent parfaitement instruites de la vie scandaleuse de Pomenars. Madame
de Sévigné, quinze jours après la lettre que nous venons de citer, ayant
à mander à sa fille cet affreux procès de la Voisin l'empoisonneuse, dans
lequel tant de grands personnages se trouvèrent compromis, lui dit:
«Pomenars a été taillé; vous l'ai-je dit? Je l'ai vu; c'est un plaisir
que de l'entendre parler de tous ces poisons; on est tenté de lui dire:
Est-il possible que ce seul crime vous soit inconnu[42]?»

  [42] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 janvier 1680), t. VI, p. 331, édit.
  G.; t. VI, p. 133, édit. M.

Ceci nous apprend que Pomenars parlait avec chaleur contre la comtesse de
Soissons, dont la fuite prouvait la complicité avec la célèbre
empoisonneuse, et que cette ardeur contre de tels coupables étonnait
madame de Sévigné, sans que pourtant elle crût Pomenars capable d'un tel
crime. Ce qu'elle a dit de lui démontre qu'elle le connaissait depuis
longtemps[43]. Il était probablement, avec Tonquedec, au nombre de ces
gentilshommes bretons qui, an temps de la Fronde, fréquentaient sa maison
comme amis de son mari, devenus ensuite les siens. Il est évident qu'il
était protégé à la cour par des hommes puissants, contre les ennemis
qu'il s'était faits dans sa province et contre les juges qui l'avaient
condamné. Le procès qui lui fut intenté pour fausse monnaie était ancien,
et datait probablement de cette époque où, en haine de Mazarin, tout
paraissait permis contre le gouvernement, alors que les auteurs ou
complices de tels brigandages ne perdaient pas pour cela la qualification
d'honnêtes hommes[44]. Ce qui me confirme dans cette idée, c'est que
madame de Sévigné dit que Pomenars se mettait peu en peine de son affaire
de fausse monnaie[45].

  [43] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 août 1671), t. II, p. 124, édit. G.;
  t. II, p. 153, édit. M.

  [44] Conférez la 1re partie de cet ouvrage, chap. XXXV, p. 481.

  [45] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 juin 1671), t. II, p. 110, édit. G.;
  t. II, p. 91, édit. M.

Louis XIV, qui exilait le mari de madame de Montespan, ne pouvait
apprendre avec plaisir que mademoiselle de Bouillé, pour se venger d'un
amant dont l'amour était éteint, l'eût fait poursuivre comme ravisseur,
et que des juges de province eussent osé prononcer la peine capitale
contre un gentilhomme, pour un fait de galanterie avec une femme non
mariée.

Lorsque la duchesse de Chaulnes et madame de Sévigné allèrent voir
Pomenars à Paris, on lui avait fait grâce ou il avait purgé sa contumace,
car madame de Sévigné n'en parle plus. A Vitré et aux Rochers, Pomenars,
par sa gaieté, ses manières, son langage, lui rappelait sa folle
jeunesse et les aimables factieux d'une époque de joyeux désordres.
Pomenars lui avait aidé à supporter les ennuis d'une ville de province et
de la tenue des états. Autant elle se plaisait dans ses domaines, dans
ses vastes campagnes, au milieu des siens, de ses vassaux, de ses
domestiques et de ses paysans, autant elle redoutait les sociétés
prétentieuses, les fatigantes formalités, l'insipidité des entretiens, et
les ridicules susceptibilités de la province. Femme de cour et
châtelaine, elle avait toutes les perfections et les imperfections
attachées à ces deux titres: les premières, elle les tenait de son
excellent naturel; les secondes, elle les devait à son éducation, au
temps où elle vivait, et aux habitudes de toute sa vie. De là ses
préférences pour la haute noblesse, pour tous ceux qui vivaient à la
cour; son indulgence pour leurs travers, sa sympathie pour leurs
vaniteuses prétentions; son dédain pour la petite noblesse, qui singeait
gauchement les manières et le langage des grands, qui s'empressait auprès
d'eux, qui les obsédait de ses attentions, qui les fatiguait par sa
déférence[46], mais qui, franche, généreuse, sensible, serviable, pleine
d'honneur, par le contraste de plusieurs vertus essentielles avec les
vices des gens de cour leur était, après tout, infiniment préférable. Si
tel était l'éloignement de madame de Sévigné pour une classe avec
laquelle elle se trouvait obligée de frayer occasionnellement, on pense
bien qu'elle éprouve encore moins de penchant pour les personnes placées
sur des degrés plus bas de l'échelle sociale, pour les classes
bourgeoises. Celles-là, elle les réunit toutes dans une même et
dédaigneuse indifférence; mais elle était bonne et indulgente pour la
classe la plus infime, parce que c'est elle qui peut lui servir à exercer
sa charité; c'est avec elle qu'elle est dispensée de toute réciprocité
pour tout ce qu'on appelle les devoirs de société. Ce défaut du caractère
de madame de Sévigné ne lui était pas particulier; il lui était au
contraire commun avec tous les gens de cour, et il était encore plus
prononcé chez quelques-uns. Dans le monde où elle vivait, de telles
pensées étaient plutôt un sujet d'éloge que de blâme. Mais il n'en
pouvait être de même de nos jours; et madame de Sévigné a dû déplaire par
là à une génération si opposée, dans la théorie, à de semblables
opinions, si fort disposée à se louer elle-même et à traiter rudement les
sentiments des générations qui l'ont précédée. C'est surtout durant cette
année 1671, et pendant la tenue des états de Bretagne[47], que se
manifestent le plus ces répulsions et ces dédains, qui ont valu à la
marquise de Sévigné un blâme mérité, et aussi de brutales injures, de la
part des critiques, qui ne se doutent nullement combien ils sont
eux-mêmes aveuglés par les vulgaires préjugés de leur siècle.

  [46] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 août 1671), t. II, p. 184, édit. G.;
  t. II, p. 153, édit. M.

  [47] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 octobre 1671), t. II, p. 256, édit.
  G.; t. II, p. 216, édit M.

Ainsi donc, qu'on ne s'y méprenne pas: si madame de Sévigné se fit chérir
en Bretagne, tandis que madame de Grignan ne sut pas se concilier
l'affection des Provençaux, ce n'est pas que cette dernière fit moins
pour ceux-ci que sa mère pour les Bretons: au contraire, madame de
Grignan et son mari agissaient grandement, et faisaient avec profusion
les honneurs du rang qu'ils occupaient. Mais madame de Grignan, altière,
ambitieuse[48], avait acquis un grand ascendant sur son mari et sur toute
la famille des Grignan. Elle était devenue l'âme d'un parti opposé à
celui de l'évêque de Marseille; elle avait une réputation de haute
capacité; elle s'était fait beaucoup de partisans et beaucoup d'ennemis.
Madame de Sévigné, au contraire, n'avait point de partisans, mais elle
comptait beaucoup d'amis. Quand elle était aux Rochers, elle restreignait
ses dépenses; elle éludait ou refusait toutes les invitations, n'en
faisait point, et ne recevait dans son château que ses parents et ses
amis de cour ou de Paris. Mais elle était moins froide, moins dissimulée,
moins formaliste que sa fille. En sa présence, on se trouvait à l'aise;
vive et expansive, elle parlait beaucoup et sans prétention; et on
l'aimait, parce qu'elle se montrait toujours aimable. On lui pardonnait
de peu communiquer avec ses voisins, de se montrer rarement à Vitré, et
de se cantonner aux Rochers; mais elle faisait dans ce lieu de longs
séjours, et, de la manière dont elle l'embellissait, il était évident
qu'elle s'y plaisait, qu'elle aimait la Bretagne, et par conséquent ses
habitants: c'était, on le croyait, une bonne Bretonne, les délices et
l'honneur de la province. Sans doute telle est l'opinion qu'elle eût
laissée d'elle pour toujours dans ce pays, si ses lettres à sa fille
n'avaient pas détruit cette illusion.

  [48] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 septembre 1673), t. III, p. 271,
  édit. G.

Les confessions faites sous la forme de mémoires, quelque sincères qu'on
les suppose, ne sont jamais entières ni parfaitement vraies, parce que,
dans ces sortes d'écrits, on omet de raconter certaines actions ou
certaines manières de se conduire qui nous paraissent naturelles ou
dignes de louanges, ou bien on les représente sous cet aspect favorable
qui doit leur concilier l'approbation de tous les esprits: mais dans des
lettres confidentielles, écrites dans le but de faire connaître à
quelqu'un tous les mouvements de l'âme, toutes les agitations du cœur,
toutes les incertitudes de la pensée, toutes les variations de la
volonté, rien n'est dissimulé, rien n'est omis; on apprend tout, on sait
tout. Ainsi ces états de Bretagne, pour lesquels madame de Sévigné avait
quitté Paris et différé son voyage en Provence, sa correspondance nous
apprend qu'elle ne les vit approcher qu'avec peine[49], et qu'elle eut la
velléité de ne pas y assister et de retourner dans la capitale. «Je crois
que je m'enfuirai, dit-elle, de peur d'être ruinée. C'est une belle chose
que d'aller dépenser quatre ou cinq cents pistoles en fricassées et en
dîners, pour l'honneur d'être de la maison de plaisance de monsieur et de
madame de Chaulnes, de madame de Rohan, de M. de Lavardin et de toute la
Bretagne[50]!»

  [49] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 juin, 22 juillet), t. II, p. 98, 152,
  édit. G.; t. II, p. 82, 126, édit. M.

  [50] _Ibid._ (10 juin 1671), t. II, p. 98, édit. G.

Un des fils de Louis XIV, âgé de trois ans, était mort[51], et elle crut,
à tort, qu'on serait obligé de prendre le deuil, ce qui devait ajouter
encore à ses embarras et à sa dépense, si elle restait en Bretagne. Déjà
son fils[52] avait dépensé quatre cents livres en trois jours, pour aller
visiter à Rennes les personnes notables. Elle s'en effraye, et cependant
elle expose à sa fille, en ces termes, le montant de ses biens et des
successions qui lui étaient échues[53]: «Je méprise, dit-elle, tous les
petits événements; j'en voudrais qui pussent me causer de grands
étonnements. J'en ai eu un ce matin dans le cabinet de l'abbé: nous avons
trouvé, avec ces jetons qui sont si bons, que j'aurai eu _cinq cent
trente mille livres_ de biens, en comptant toutes mes petites
successions. Savez-vous bien que ce que m'a donné notre cher abbé [l'abbé
de Livry, son tuteur] ne sera pas moins de _quatre-vingt mille francs_
(hélas! vous savez bien que je n'ai pas impatience de l'avoir), et _cent
mille francs de Bourgogne_ [par la succession du président Fremyot, son
cousin]. Voilà ce qui est venu depuis que vous êtes mariée; le reste,
c'est _cent mille écus_ en me mariant, _dix mille écus_ depuis de M. de
Châlons (de Jacques de Neuchèse, son grand-oncle, évêque de Châlons), et
_vingt mille francs_ de petits partages de certains oncles.» Mais ce qui
la tourmente plus encore que la dépense, c'est l'ennui des sociétés et du
monde qu'il lui faudra supporter. Elle pourrait éviter une partie de la
dépense en allant s'établir, pendant la tenue des états, dans sa maison
de Vitré; on ne viendrait pas l'assaillir là comme aux Rochers: mais elle
ne peut se résoudre à quitter les Rochers. «Quand je suis hors de Paris,
dit-elle, je ne veux que la campagne[54].» Enfin elle se décide à ne pas
paraître aux états. «Pour le bruit et le tracas de Vitré, il me sera bien
moins agréable que mes bois, ma tranquillité et mes lectures. Quand je
quitte Paris et mes amies, ce n'est pas pour paraître aux états: mon
pauvre mérite, tout médiocre qu'il est, n'est pas encore réduit à se
sauver en province, comme les mauvais comédiens[55].» Aussi ne veut-elle
rien faire _pour paraître_; ce n'est pas en Bretagne que sa fille tient
le premier rang. «Je me suis jetée, lui écrit-elle, dans le taffetas
blanc; ma dépense est petite. Je méprise la Bretagne, et n'en veux faire
que pour la Provence, afin de soutenir la dignité d'une merveille entre
deux âges, où vous m'avez élevée[56].»

  [51] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. III, p. 121.

  [52] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 juin 1671), p. 98, édit. G.; t. II,
  p. 82, édit. M.

  [53] _Ibid._, t. II, p. 97, édit. G.; t. II, p. 81, édit. M.
  Conférez la 1re partie de ces _Mémoires_, chap. III, p. 21; chap.
  II, p. 151. Il faut presque doubler toutes ces sommes pour avoir
  les valeurs en monnaie actuelle. Le marc d'argent monnayé
  comptait alors pour 28 livres 13 sous 8 deniers; ainsi 1,000
  livres d'alors égalent 1,810 fr. d'aujourd'hui.--(10 juin 1671),
  t. II, p. 98, édit. G.; t. II, p. 82, édit. M.

  [54] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (5 juillet 1671), t. II, p. 126, édit.
  G.; t. II, p. 105, édit. M.

  [55] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 juillet 1671), t. II, p. 152, édit.
  G.; t. II, p. 126, édit. M.

  [56] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (5 juillet 1671), t. II, p. 126, édit.
  G.; t. II, p. 105, édit. M.

Mais une lettre de madame la duchesse de Chaulnes fera cesser tant
d'irrésolutions. Le duc de Chaulnes va faire le tour de la Provence; la
duchesse vient l'attendre à Vitré, et elle prie instamment madame de
Sévigné de ne point partir avant qu'elle l'ait vue. «Voilà, dit madame de
Sévigné à sa fille, ce qu'on ne peut éviter, à moins de se résoudre à
renoncer à eux pour jamais.» Et cependant telle est sa répugnance à
rester aux Rochers pendant la tenue des états, qu'elle ajoute
immédiatement: «Je vous jure que je ne suis encore résolue à rien.»

Mais bientôt l'arrivée de la duchesse de Chaulnes[57], et des militaires
de la noblesse de Bretagne avec leur brillant cortége, mettait fin à
toutes ses hésitations; surtout la présence à Vitré de ses anciens amis
de cour et de Paris, avec lesquels elle pourra causer en liberté, et
donner carrière à son esprit railleur. Elle a bien soin de les nommer à
madame de Grignan[58]: «Il y a de votre connaissance Tonquedec, le comte
des Chapelles, Pomenars, l'abbé de Montigny, qui est évêque de Saint-Pol
de Léon, et mille autres; mais ceux-là me parlent de vous, et nous rions
un peu de notre prochain. Il est plaisant ici le prochain,
particulièrement quand on a dîné.»

  [57] Sur la duchesse de Chaulnes, conférez la 1re partie de ces
  _Mémoires_, t. I, p. 426, seconde édition.

  [58] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 août 1671), t. II, p. 184, édit. G.;
  t. II, p. 153, édit. M.

Nous avons déjà parlé d'un Tonquedec (René du Quengo) dans la première
partie de ces _Mémoires_; de sa passion pour madame de Sévigné, et de sa
querelle avec le duc de Rohan-Chabot[59]: il est probable que
mademoiselle Sylvie de Tonquedec, dont le baron de Sévigné devint
amoureux neuf ans plus tard, était la fille de ce gentilhomme[60].
Pomenars est connu des lecteurs. Le comte des Chapelles, frère du marquis
de Molac, un des commissaires du roi aux états, était un jeune militaire,
petit de taille, aimable et spirituel, de la société intime de madame de
Sévigné, qui lui écrivait lorsqu'il était à l'armée; elle l'emploie,
pendant cette tenue des états, à faire les honneurs de chez elle après le
départ de son fils. Nous avons une lettre du comte des Chapelles à madame
de Grignan[61]. Grand compositeur de devises, il avait fini par adopter
celle que madame de Sévigné lui avait donnée, et il fit graver sur son
cachet un aigle qui approche du soleil, avec ces mots du Tasse: _L'alte
non temo_. Quant au petit abbé de Montigny, il venait de prendre
possession de son évêché de Saint-Pol de Léon, et avait été reçu, l'année
précédente, à l'Académie française; il a été plusieurs fois mentionné
dans ces Mémoires[62]. Autant il avait autrefois charmé par son esprit et
ses vers madame de Sévigné, autant elle aimait à l'entendre disputer avec
la Mousse sur la philosophie de Descartes. Hélas! elle prévoyait peu
qu'elle le perdrait avant la fin des états. Elle le vit retourner à
Vitré, où il mourut, à la fleur de l'âge, dans les bras de son frère
l'avocat général, qui l'aimait tendrement.

  [59] _Mémoires sur Sévigné_, 1re partie, ch. XXIV, p. 352; ch.
  XXXIII, p. 456-476. Conférez encore SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er
  juillet 1671), t. II, p. 122, édit. G.

  [60] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 et 21 août 1680), t. VII, p. 168 et
  174, édit. G.; t. VI, p. 424 et 428, édit. M.

  [61] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 septembre 1671), t. II, p. 219-220,
  édit. G.; t. II, p. 184 et 185, édit. M.--(4 octobre 1671), t.
  II, p. 249, édit. G.; t. II, p. 211, édit. M.--(27 mai 1672), t.
  III, p. 41.--(14 septembre 1675), t. IV, p. 101, édit. G.; t.
  III, p. 469, édit. M.--_Registre des états de Bretagne_, Mss.
  Bl., no 75, p. 339.

  [62] Voyez la 3e partie, chap. V, p. 89-96. Conférez D'OLIVET,
  _Hist. de l'Académie française_; 1729, in-4º, p. 113.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (30 août 1671), t. II, p. 111, édit. G.; t. II, p. 176,
  édit. M.

«Je lui offris, écrit madame de Sévigné à madame de Grignan, en parlant
de ce dernier, de venir pleurer en liberté dans mes bois: il me dit qu'il
était trop affligé pour chercher cette consolation. Ce pauvre petit
évêque avait un des plus beaux esprits du monde pour les sciences, c'est
ce qui l'a tué; comme Pascal, il s'est épuisé. Vous n'avez pas trop
affaire de ce détail; mais c'est la nouvelle du pays, et puis il me
semble que la mort est l'affaire de tout le monde[63].»

  [63] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (2, 23, 27 et 30 septembre 1671), t. II,
  p. 213, 237, 245, édit. G.; t. II, p. 177, 196, 199, 206 et 207,
  édit. M. Montigny mourut le 28 septembre, à trente-cinq ans.

Aussitôt après l'arrivée du duc de Chaulnes à Vitré[64], cette petite
ville prit un aspect de grandeur et de luxe qui étonna madame de Sévigné
elle-même. On vit entrer un régiment de cavalerie avec ses beaux chevaux,
sa musique, et nombre d'officiers richement escortés. La variété des
costumes brodés d'or, les femmes parées, les brillants équipages, le
bruit des violons, des hautbois et des trompettes, produisirent dans
cette ville, peu de jours avant si calme, une agitation qui électrisa
madame de Sévigné, et lui fit trouver du plaisir à ce qu'elle avait
auparavant si fort redouté. «Je n'avais jamais vu les états,
dit-elle[65]; c'est une assez belle chose. Je ne crois pas qu'il y ait
une province rassemblée qui ait un aussi grand air que celle-ci; elle
doit être bien pleine: du moins il n'y en a pas un seul à la guerre ni à
la cour; il n'y a que le petit guidon [son fils, qui était guidon des
gendarmes], qui peut-être y reviendra un jour comme les autres.»

  [64] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (5 août 1671), t. II, p. 170 et 171,
  édit. G.; t. II, p. 143, édit. M.

  [65] _Ibid._, t. II, p. 172, édit. G.; t. II, p. 143, édit. M.

Les _assises des états de Bretagne_ se composaient de tous les
commissaires du roi, c'est-à-dire, du gouverneur, des lieutenants
généraux, du premier président du parlement, de l'intendant, des avocats
généraux, du grand maître des eaux et forêts, des receveurs généraux des
finances, etc., au nombre d'environ vingt-cinq personnes. Puis venaient
_nosseigneurs_ les députés de l'ordre de l'Église, au nombre de
vingt-deux; ceux de l'ordre de la noblesse, au nombre de cent
soixante-quatorze, le duc de Rohan, baron de Léon, à leur tête, et, en
dernier lieu, soixante-dix députés de l'ordre du tiers[66]. Dans sa
lettre en date du 5 août, madame de Sévigné dit: «Après ce petit bal, on
vit entrer tous ceux qui arrivaient en foule pour ouvrir les états. Le
lendemain, M. le premier président, MM. les procureurs et avocats
généraux du parlement, huit évêques, M. de Morlac, Lacoste et Coëtlogon
le père, M. Boucherat qui vient de Paris [c'est le même qui fut depuis
chancelier de France], cinquante bas Bretons dorés jusqu'aux yeux, cent
communautés. Le soir, devaient venir madame de Rohan d'un côté, et son
fils de l'autre, et M. de Lavardin, dont je suis étonnée[67].» Fort liée
avec le marquis de Lavardin, madame de Sévigné avait des raisons de
croire qu'il ne devait pas arriver si promptement.

  [66] _Recueil de la tenue des états de Bretagne_, de 1629 à 1723,
  manuscrit de la bibliothèque du Roi, Bl.-Mant., no 75, in-fol.,
  p. 340, année 1671.--_Liste de nosseigneurs les états de
  Bretagne, tenant à Morlaix_, 20 octobre 1772. A Morlaix, chez
  Jacques Vatar, libraire.

  [67] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (5 août 1671), t. II, p. 172, édit. G.;
  t. II, p. 143, édit. M.

On a dit à tort que madame de Sévigné s'étonnait que M. de Lavardin fût
venu, parce que, lieutenant général et non gouverneur, il ne pouvait
paraître qu'au second rang, et que, dans ce cas, les lieutenants généraux
s'absentaient souvent. Ce ne peut être le motif de l'étonnement de madame
de Sévigné.

Non-seulement le duc de Chaulnes avait été nommé par lettres patentes
commissaire du roi pour la tenue des états (le 6 mai), mais d'autres
lettres patentes, datées du 25 juin, le nommaient aussi gouverneur et
lieutenant général du duché de Bretagne; place vacante, disent ces
lettres, «depuis la mort de la feue reine, notre très-honorée dame et
mère.» Or, le marquis de Lavardin, nommé lieutenant général aux huit
évêchés, devait présenter les lettres patentes de la nomination du
gouverneur aux assises des états; ce qu'il fit dans la séance du 22 août,
après avoir fait l'éloge du duc de Chaulnes. «Celui-ci était, dit le
procès-verbal, placé sur une chaise à bras (un fauteuil) et sous le dais,
le marquis de Lavardin à sa droite, sur une chaise à bras et sur une
plate-forme plus basse.» Les motifs que le roi fait valoir pour demander
des secours extraordinaires à la province sont: «pour la construction
d'un grand nombre de vaisseaux, la fourniture de nos arsenaux,
l'achèvement du superbe bâtiment du Louvre, etc.[68].» On dépensa cette
année fort peu d'argent pour le Louvre, mais en récompense on en dépensa
beaucoup pour la marine; et on doit compter, comme dépenses
extraordinaires, l'hôtel des Invalides, qui fut commencé cette année; la
fondation d'une académie d'architecture; les leçons publiques de
chirurgie et de pharmacie, qui furent établies au Jardin royal (Jardin
des Plantes)[69].

  [68] Cet _et cætera_ termine l'énumération des besoins. _Recueil
  de la tenue des états de Bretagne_, Mss. de la Biblioth. royale,
  cote Bl.-Mant., no 75, in-folio, p. 339-347.

  [69] FORBONNAIS, _Recherches et considérations sur les finances
  de France_, édit. in-12, t. III, p. 95.

Madame de Sévigné regrette beaucoup que son gendre n'ait point à traiter
avec les Bretons des intérêts du roi. Les états réunis à Vitré ne
ressemblaient guère, en effet, à ceux tenus à Lambesc. Autant ces
derniers s'étaient montrés parcimonieux et indociles envers le comte de
Grignan, autant les premiers furent libéraux et prodigues pour le duc de
Chaulnes[70]. «Les états, dit-elle, ne doivent pas être longs; il n'y a
qu'à demander ce que veut le roi; on ne dit pas un mot: voilà ce qui est
fait. Pour le gouverneur, il trouve, je ne sais comment, plus de quarante
mille écus qui lui reviennent. Une infinité de présents, de pensions, de
réparations de chemins et de villes, quinze ou vingt grandes tables, des
bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande _braverie_,
voilà les états; j'oublie trois à quatre cents pipes de vin qu'on y
boit[71].»

  [70] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 octobre 1671), t. II, p. 274, édit.
  G.; t. II, p. 232, édit. M.

  [71] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (5 août 1671), t. II, p. 173, édit., G.;
  t. II, p. 144, édit. M.

A ces dîners, à ces bals, à ces comédies, madame de Sévigné assiste
souvent, malgré le désir qu'elle aurait de se tenir toujours aux Rochers.
Elle dit: «La bonne chère est excessive; on remporte les plats de rôti
tout entiers; et pour les pyramides de fruits, il faut faire hausser les
portes[72].» Mais celui qui surpasse en luxe de table le gouverneur
lui-même, c'est d'Harouïs, le trésorier des états de Bretagne, qui avait
épousé une Coulanges, et était par conséquent allié à la famille de
madame de Sévigné. Elle dit à madame de Grignan: «M. d'Harouïs vous
écrira; sa maison va être le Louvre des états: c'est un jeu, une chère,
une liberté jour et nuit, qui attirent tout le monde[73].» D'Harouïs
s'était engagé à payer cent mille francs aux états de plus qu'il n'avait
de fonds, «et trouvait, dit madame de Sévigné, que cela ne valait pas la
peine de le dire: un de ses amis s'en aperçut. Il est vrai que ce ne fut
qu'un cri dans toute la Bretagne, jusqu'à ce qu'on lui ait fait justice:
il est adoré partout[74].» On doit peu s'étonner d'après cela que ce
comptable ait, par la suite, manqué pour une somme considérable, et se
soit fait mettre à la Bastille, où il mourut[75]. Les grands repas sont
ce qui fatiguait le plus madame de Sévigné, et, simple dans ses goûts,
elle n'avait point cet appétit désordonné pour les mets recherchés, qui
souvent aujourd'hui, dans le beau monde comme parmi les commis voyageurs,
alimente tout l'esprit des conversations. Elle écrit à sa fille: «Demain
je m'en vais aux Rochers, où je serai ravie de ne plus voir de festins,
et d'être un peu à moi. Je meurs de faim au milieu de toutes ces viandes;
et je proposais l'autre jour à Pomenars d'envoyer accommoder un gigot de
mouton à la _Tour de Sévigné_ pour minuit, en revenant de chez madame de
Chaulnes[76].» Mais dans ces festins on témoignait tant de plaisir à la
voir, on buvait si souvent à sa santé et à celle de madame de
Grignan[77], qu'elle ne pouvait s'empêcher de sympathiser avec la gaieté
générale. Ce qui lui agrée le plus, ce sont les bals, à cause de la
supériorité des Bretons pour la danse. «Après le dîner, dit-elle, MM. de
Locmaria[78] et Coëtlogon dansèrent avec deux Bretonnes des passe-pieds
merveilleux et des menuets, d'un air que les courtisans n'ont pas à
beaucoup près; ils y font des pas de Bohémiens et de bas Bretons avec une
délicatesse et une justesse qui charment. Les violons et les passe-pieds
de la cour font mal au cœur auprès de ceux-là. C'est quelque chose
d'extraordinaire que cette quantité de pas différents et cette cadence
courte et juste; je n'ai point vu d'homme comme Locmaria danser cette
sorte de danse[79].» Elle revient encore, dans une autre lettre, sur la
grâce de ce jeune Locmaria, «qui ressemble à tout ce qu'il y a de plus
joli, et sort de l'Académie; qui a soixante mille livres de rentes, et
voudrait bien épouser madame de Grignan.» La comédie, quoique jouée par
une troupe de campagne, l'amusait et l'intéressait; elle vit jouer
_Andromaque_, qui lui fit répandre plus de six larmes; _le Médecin malgré
lui_ l'a fait pâmer de rire, le _Tartuffe_ l'intéressa[80]. Et tout cela
ne l'empêche nullement de remplir exactement ses devoirs de religion, et
de demander à sa fille toutes les fois qu'elle communie[81].

  [72] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (_ibid._), t. II, p. 170, édit. G.; t.
  II, p. 142, édit. M.

  [73] _Ibid._, t. II, p. 172, édit. G.; t. II, p. 143, édit.
  M.--(30 août 1671), t. II, p. 211, édit. G.; t. II, p. 176, édit.
  M.

  [74] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 septembre 1671), t. II, p. 124, édit.
  G.; t. II, p. 188, édit. M.

  [75] Voyez notre édition des _Caractères de_ LA BRUYÈRE, p.
  692.--_Lettre inédite de madame de Grignan au comte de Grignan,
  son mari_, publiée par M. Monmerqué, p. 11.--LA FONTAINE, _Épître
  au comte de Conti_ (nov. 1689), t. VI, p. 580, édit. 1827.

  [76] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 août 1671), t. II, p. 187 et 188,
  édit. G.; t. II, p. 156, édit. M.--(30 août 1671), t. II, p. 216,
  édit. G.; t. II, p. 210, édit. M.

  [77] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 août 1671), t. II, p. 183, édit. G.;
  t. II, p. 182, édit. M.

  [78] Louis-François du Parc, marquis de Locmaria, qui fut
  lieutenant général des armées du roi, et mourut en 1709.

Les affaires, les divertissements et les festins ne faisaient pas oublier
les jeux d'esprit, passés en habitude dans la haute société de cette
époque. «Lavardin et des Chapelles ont rempli des bouts-rimés que je leur
ai donnés; ils sont jolis, je vous les enverrai[82].»

  [79] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (5 et 12 août 1671), t. II, p. 171 et
  183, édit. G.; t. II, p. 142 et 152, édit. M.

  [80] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (5 juillet, 12 août, 13 septembre 1671),
  t. II, p. 127, 183, 223, édit. G.; t. II, p. 105, 152 et 187,
  édit. M.

  [81] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 août 1671), t. II, p. 187, édit. G.;
  t. II, p. 156, édit. M.

  [82] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 août 1671), t. II, p. 208, édit. G.

Madame de Sévigné, entraînée elle-même par la nécessité de paraître aux
états d'une manière conforme à son rang et à la réception qu'on lui
faisait, se pare d'un luxe qu'elle ne pouvait avoir à la cour et à Paris,
mais qui dans sa province était convenable et de bon goût. Ainsi, quand
elle rendait des visites dans ses environs, ou quand elle allait à Vitré,
elle faisait atteler six chevaux à sa voiture; et elle témoigne naïvement
à sa fille que son bel attelage et la rapidité de ses chevaux lui
plaisent beaucoup[83].

  [83] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er juillet 1671), t. II, p. 121, édit.
  G.; t. II, p. 101, édit. M.

Pendant le temps que durèrent les assises des états, elle se rendait à
Vitré le moins souvent qu'elle pouvait, et préférait se tenir à la
campagne; mais elle n'était pas toujours maîtresse de suivre en cela sa
volonté. D'ailleurs on ne la laissait jamais jouir en paix de ses champs
et de ses bois; et la dépense que lui occasionnaient les visiteurs était
pour elle un motif puissant pour céder aux instances qui lui étaient
faites de sortir des Rochers.

Elle écrit de Vitré, le 12 août, à madame de Grignan[84]:

«Enfin, ma chère fille, me voilà en pleins états; sans cela, les états
seraient en pleins Rochers. Dimanche dernier, aussitôt que j'eus cacheté
mes lettres, je vis entrer quatre carrosses à six chevaux dans ma cour,
avec cinquante gardes à cheval, plusieurs chevaux de main et plusieurs
pages à cheval: c'étaient M. de Chaulnes, M. de Lavardin[85], MM. de
Coëtlogon[86], de Locmaria, le baron de Guais, les évêques de Rennes, de
Saint-Malo, les messieurs d'Argouges[87], et huit ou dix autres que je ne
connais point; j'oublie M. d'Harouïs, qui ne vaut pas la peine d'être
nommé. Je reçois tout cela. On dit et on répondit beaucoup de choses.
Enfin, après une promenade dont ils furent fort contents, une collation,
très-bonne et très-galante, sortit d'un des bouts du mail, et surtout du
vin de Bourgogne, qui passa comme de l'eau de Forges: on fut persuadé que
cela s'était fait avec un coup de baguette. M. de Chaulnes me pria
instamment d'aller à Vitré. J'y vins donc lundi au soir.»

  [84] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 août 1671), t. II, p. 182, édit. G.;
  t. II, p. 151, édit. M.

  [85] Il était lieutenant général aux huit évêchés et commissaire
  du roi aux états, le second après le duc de Chaulnes, gouverneur.
  (Conférez le _Registre des états de Bretagne_, de 1629 à 1723,
  Mss. de la Bibliothèque royale, no 75, p. 309 recto.)

  [86] Le marquis de Coëtlogon était aussi un des commissaires du
  roi aux états, et non député. (_Registre des états de Bretagne._)

  [87] Un des messieurs d'Argouges, président au parlement, était
  commissaire du roi aux états, et non député. (Voyez _Recueil de
  la tenue des états de Bretagne_, Mss. de la Bibliothèque du Roi,
  Bl.-Mant., no 75, p. 339.)

Quatre jours après, elle écrit de nouveau de Vitré[88]: «Je suis encore
ici; M. et madame de Chaulnes font de leur mieux pour m'y retenir; ce
sont sans cesse des distinctions peut-être peu sensibles pour nous, mais
qui me font admirer la bonté des dames de ce pays-ci; je ne m'en
accommoderais pas comme elles, avec toute ma civilité et ma douceur. Vous
croyez bien aussi que sans cela je ne demeurerais pas à Vitré, où je n'ai
que faire. Les comédiens nous ont amusés, les passe-pieds nous ont
divertis, la promenade nous a tenu lieu des Rochers. Nous fîmes hier de
grandes dévotions... Je meurs d'envie d'être dans mon mail. La Mousse et
_Marphise_ ont grand besoin de ma présence.»

  [88] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 août 1671), t. II, p. 187, édit. G.;
  t. II, p. 155, édit. M.

Les lettres que madame de Sévigné recevait de sa fille lui apprenaient
que la Provence ne se montrait pas aussi facile que la Bretagne. «Vous
me ferez aimer, lui dit-elle, l'amusement de nos Bretons plutôt que
l'indolence parfumée de vos Provençaux[89]»; et elle mande à sa fille que
M. d'Harouïs souhaite que les états de Provence donnent à madame de
Grignan autant que ceux de Bretagne ont donné à madame de Chaulnes[90].
En effet, les états de Bretagne firent à la duchesse de Chaulnes présent
de deux mille louis d'or, qui lui furent envoyés par une députation
composée de dix-huit membres, à la tête desquels étaient les évêques de
Quimper et de Nantes, chargés de la complimenter[91].

  [89] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 août 1671), t. II, p. 210, édit. G.;
  t. II, p. 175, édit. M.

  [90] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 octobre 1671), t. II, p. 274, édit.
  G.; t. II, p. 232, édit. M.

  [91] _Recueil de la tenue des états de Bretagne_, de 1629 à 1723,
  Mss. Bl.-M., no 75 (Bibliothèque royale), p. 339.

Madame de Sévigné parle de ces dons avec un ton ironique qui décèle sa
pensée: «On a donné cent mille écus de gratifications, deux mille
pistoles à M. de Lavardin, autant à M. de Molac, à M. Boucherat, au
premier président, au lieutenant du roi; deux mille écus au comte des
Chapelles, autant au petit Coëtlogon; enfin des magnificences. Voilà une
province[92]!» Oui; mais la Bretagne, mal défendue par ses députés contre
les exactions du pouvoir, se révolta quatre ans après; et la Provence,
sous la bénigne administration du comte de Grignan, qui se ruina en la
gouvernant, fut heureuse et tranquille.

  [92] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 et 29 septembre, 16, 20, 26 et 30
  octobre, 24 novembre 1675.)

Madame de Sévigné est exacte pour les sommes données à Lavardin, premier
lieutenant général, pour des Chapelles et Coëtlogon; mais elle se trompe
pour M. de Molac, second lieutenant général, qui n'eut que 25,000 liv. Le
marquis de Lavardin eut, en outre des 25,000 liv., 16,000 liv. pour ses
gardes et officiers; le duc de Chaulnes, gouverneur, eut 100,000 liv., et
20,000 liv. pour ses gardes et officiers; le duc de Rohan eut 22,000
liv.; l'évêque de Rennes eut la même somme, et le premier président
20,000 liv. De Colbert, intendant de Bretagne, reçut 9,000 liv.; le
marquis de Louvois, grand maître et surintendant des forêts, 8,000 liv.,
et tous les autres à proportion[93].

  [93] _Recueil de la tenue des états de Bretagne dans diverses
  villes de cette province_, de 1629 à 1723, Mss. de la
  Bibliothèque du Roi, Bl.-Mant., no 75.

En accordant tout ce qui leur était demandé, les états firent des
remontrances tendant à faire révoquer plusieurs édits nuisibles à la
province; mais les réponses furent faites aux états tenus deux ans après,
en 1673: elles prouvent que ces remontrances furent illusoires. Cependant
quelques-unes sont des espèces de protestations contre certaines
dispositions des édits royaux, qu'on affirme être contraires aux coutumes
de la province. Pour toutes les demandes de cette nature, le roi promet
de se faire informer de ces coutumes: il semble ainsi reconnaître qu'il
veut les respecter[94].

  [94] _Recueil de la tenue des états de Bretagne_, de 1629 à 1723,
  Mss. Bl.-Mant. (Bibliothèque royale), p. 352-355.

Les assises des états furent terminées le 5 septembre. Madame de Sévigné,
en annonçant à sa fille cette fin dans sa lettre datée de Vitré le
lendemain, s'exprime ainsi[95]: «Les états finirent à minuit; j'y fus
avec madame de Chaulnes et d'autres femmes. C'est une très-belle,
très-grande et très-magnifique assemblée. M. de Chaulnes a parlé à _tutti
quanti_ avec beaucoup de dignité, et en termes fort convenables à ce
qu'il avait à dire. Après dîner, chacun s'en va de son côté. Je serai
ravie de retrouver mes Rochers. J'ai fait plaisir à plusieurs personnes;
j'ai fait un député, un pensionnaire; j'ai parlé pour des misérables, _et
de Caron pas un mot_[96], c'est-à-dire, rien pour moi; car je ne sais
point demander sans raison.»

  [95] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 septembre 1671), t. II, p. 216, édit.
  G.; t. II, p. 181, édit. M.

  [96] Allusion à un dialogue de Lucien, intitulé _Caron ou les
  contemplateurs_, que madame de Sévigné avait lu dans la
  traduction de Perrot d'Ablancourt, t. Ier, p. 191; Paris, 1660.
  Conférez à ce sujet la note de M. Monmerqué, dans son édition des
  _Lettres de Sévigné_, t. II, p. 181. Madame de Sévigné répète
  encore ce même mot dans la lettre du 24 septembre 1675.

On voit que madame de Sévigné désapprouvait les prodigalités des états;
mais son texte, pour ce qui la concerne, a besoin d'une explication, qui
n'a jamais été donnée.

La terre de Sévigné[97] avait été démembrée, ou avait depuis longtemps
cessé d'être la principale possession de la famille de ce nom[98]. Cette
famille possédait la seigneurie des Rochers depuis le milieu du XVe
siècle, par le mariage d'Anne de Mathefelon, fille et héritière de
Guillaume de Mathefelon, seigneur des Rochers, avec Guillaume de Sévigné.
Mais il restait à la famille de Sévigné de ses anciennes possessions une
_terre de Sévigné_ près de Rennes, dans la commune de Gevezé, consistant
en deux métairies, en moulins et quelques fiefs, dont la valeur totale
est estimée par le fils de madame de Sévigné à 18,000 livres (36,000
fr.), tandis qu'il porte le prix de la terre des Rochers à 120,000 liv.
(240,000 fr.)[99]. Parmi les fiefs restés à la famille de Sévigné, était,
dans la ville de Vitré, une maison avec cour et jardin, qu'on appelait la
_Tour de Sévigné_. Cette maison était un fief qui relevait du duc de la
Trémouille, baron de Vitré[100]. Par acte passé le 2 septembre 1671
(trois jours avant la fin des états), madame de Sévigné fit une rente de
cent francs aux bénédictins de Vitré, et hypothéqua cette rente ou
pension sur la _Tour de Sévigné_[101].

  [97] Dans la commune de Gevezé, près de Rennes.

  [98] _Madame de Sévigné et sa correspondance_; 1838, in-8º, p.
  58.

  [99] _Lettre inédite du marquis_ DE SÉVIGNÉ _à la marquise de
  Grignan sa sœur, sur les affaires de leur maison_, publiée par
  M. MONMERQUÉ, 1847, in-8º (24 pages), p. 21.

  [100] _Madame_ DE SÉVIGNÉ _et sa correspondance relative à Vitré
  et aux Rochers_, par LOUIS DUBOIS, sous-préfet de Vitré, 1838.
  Paris, in-8º, p. 70.

  [101] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 septembre 1671), t. II, p. 216, édit.
  G.; t. II, p. 181, édit. M.

Ce don fut sans doute fait en reconnaissance des réparations exécutées
aux frais de la province à la grosse tour qui donnait son nom à la maison
de Vitré. Voilà pourquoi elle dit, «J'ai fait un pensionnaire,» et qu'en
même temps elle avance qu'elle n'a rien demandé, parce que la demande
qu'elle avait formée ne pouvait souffrir aucune difficulté, puisque cette
grosse tour était engagée dans les fortifications de la ville, et en
faisait partie. M. le duc de Chaulnes, qui voulait faire venir à Vitré
madame de Sévigné, prit ce prétexte pour la forcer à quitter son château
des Rochers: il fit la plaisanterie de l'envoyer chercher par ses gardes,
en lui écrivant qu'elle était nécessaire à Vitré pour le service du roi,
attendu qu'il fallait qu'elle donnât des explications sur la demande
qu'elle faisait aux états; et qu'en conséquence madame de Chaulnes
l'attendait à souper[102].

  [102] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 août 1671), t. II, p. 203, édit. G.;
  t. II, p. 169, édit. M.

C'est dans cet hôtel de la _Tour de Sévigné_ que demeurait la brillante
marquise lorsqu'elle restait à Vitré. Cette année, elle en laissa la
jouissance à son fils, qui y donnait à souper à ses amis[103]. C'est
aussi dans cette maison qu'allèrent loger, lorsqu'ils arrivèrent à Vitré
pour la tenue des états, de Chesières, l'oncle de madame de Sévigné, son
parent d'Harouïs, et un député nommé de Fourche[104]. Lorsqu'elle y
restait, elle était accablée de visites. «Hier, dit-elle, je reçus toute
la Bretagne à ma Tour de Sévigné[105].» Mais lorsque les états furent
terminés, que le duc de Chaulnes fut parti, elle n'alla plus à Vitré. Son
fils l'avait quittée depuis longtemps, et bien avant la fin des états, où
son âge ne lui permettait pas d'être admis. Quoique l'été fût constamment
froid et pluvieux[106], madame de Sévigné resta aux Rochers, pour que
l'abbé de Coulanges pût surveiller les travaux de la chapelle[107], et
pour avoir le temps de terminer les embellissements de son parc[108].
Elle avait envie d'aller visiter une autre terre qu'elle possédait en
Bretagne, près de Nantes, nommée le Buron; mais, dit-elle, «notre abbé ne
peut quitter sa chapelle; le désert du Buron et l'ennui de Nantes ne
conviennent guère à son humeur agissante[109].» Madame de Sévigné se
soumet, et ne va pas au Buron.

  [103] _Ibid._ (10 juin 1671), t. II, p. 95, édit. G.; t. II, p.
  79, édit. M.

  [104] _Ibid._ (5 août 1671), t. II, p. 172, édit. G.; t. II, p.
  152, édit. M.

  [105] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (5 juillet 1671), t. II, p. 125, édit.
  G.; t. II, p. 104, édit. M.

  [106] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 juin 1671). (Cette lettre est datée
  du coin de son feu), t. II, p. 107, édit. G.

  [107] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8, 12, 19, 22 et 22 bis juillet 1671),
  t. II, p. 131, 138, 146, 152, édit. G.; t. II, p. 109, 115, 126,
  édit. M.--_Ibid._ (4 novembre 1671), t. II, p. 281, édit. G.

  [108] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8, 12, 19 et 22 juillet, et 4 novembre
  1671), t. II, p. 131, 138, 146, 152, 281, édit. G.--_Ibid._, t.
  II, p. 109, 115, 126, édit. M.

  [109] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 juillet 1671), t. II, p. 160, édit.
  G.

Cette terre, à quatre lieues de Nantes, avait un château ancien, mais
bien bâti[110]. Le marquis de Sévigné en fit abattre les arbres
séculaires qui en faisaient tout l'agrément[111], et ce beau domaine fut
ensuite dégradé et ruiné par un administrateur infidèle ou inintelligent,
et par un fermier de mauvaise foi[112].

  [110] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 février 1689), t. VIII, p. 321,
  édit. M.

  [111] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 décembre 1679), t. II, p. 65, édit.
  M.--(27 mai et 19 juin 1680), t. II, p. 289 et 325.

  [112] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 juillet, 18 et 23 novembre 1689), t.
  IX, p. 25, 216 et 224, édit. M. Lettre inédite du marquis DE
  SÉVIGNÉ (27 septembre 1696).

Il n'en fut pas ainsi des Rochers, que madame de Sévigné ne cessa jamais
d'accroître et d'embellir, et qu'elle vint si souvent habiter[113]. La
construction de la chapelle, de forme octogone, surmontée d'une coupole,
située au bout du château et isolée, fut achevée en cette année 1671;
mais ce ne fut qu'après quatre ans que l'intérieur fut entièrement en
état, et qu'on put enfin y célébrer la messe, pour la première fois, le
15 décembre 1675. A cette époque si froide de l'année, madame de Sévigné
se promenait avec plaisir dans ses bois, plus verts que ceux de Livry, et
augmentés de six allées charmantes, que madame de Grignan ne connaissait
point[114]. Depuis, ce nombre d'allées fut presque doublé[115].

  [113] L'histoire de sa vie et ses lettres nous signalent sa
  présence aux Rochers en 1644, 1646, 1651, 1654, 1661, 1666, 1667,
  1671, 1675, 1676, 1680, 1684, 1685, 1689, 1690; et probablement
  elle y alla encore dans plusieurs autres années, sur lesquelles
  nous n'avons aucun renseignement.

  [114] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 décembre 1675), t. IV, p. 124, édit.
  M.; t. IV, p. 248, édit. G.--(20 octobre 1675), t. IV, p. 164,
  édit. G.; t. IV, p. 49, édit. M.

  [115] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (31 mai 1680), p. 8, édit. G,; t. VI, p.
  295, édit. M.

Madame de Sévigné avait multiplié dans son parc les inscriptions morales,
religieuses et autres, presque toujours tirées de l'italien. Sur deux
arbres voisins elle avait inscrit deux maximes contraires: sur l'un, _La
lontananza ogni gran piaga salda_ (L'absence guérit les plus fortes
blessures); sur l'autre, _Piaga d'amor non si sana mai_ (Blessure d'amour
jamais ne se guérit). Une des plus heureuses inscriptions fut sans doute
ce vers du _Pastor fido_, qu'elle avait fait graver au-dessus d'une
petite fabrique placée au bout de l'_allée de l'Infini_, afin de se
garantir de la pluie:

    _Di nembi il cielo s'oscura indarno[116]._

  [116] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (31 juillet 1680), t. VII, p. 142, édit.
  G.; t. VI, p. 401, édit. M.

Une autre allée, nommée _la Solitaire_, longue de douze cents pas, fut
plantée plus tard, et madame de Sévigné s'en enorgueillit comme de la
plus belle[117]. Elle avait fait construire dans différents endroits du
parc un assez grand nombre de petites cabanes qu'elle appelle des
_brandebourgs_[118], pour lire, causer et écrire à son aise, à l'abri du
soleil, du serein, et surtout de la pluie. Quant à son mail, dont elle
parle si souvent, c'est pour elle une belle et grande galerie, au bout de
laquelle on trouvait la _place Madame_, d'où, comme d'un grand belvéder,
la campagne s'étendait à trois lieues, vers une forêt de M. de la
Trémouille (la forêt du Pertre). Elle n'est pas moins engouée de son
labyrinthe, que son fils aimait par-dessus tout, et où nous apprenons
qu'il se retirait souvent avec sa mère pour lire ensemble l'_Histoire des
variations de l'Église protestante_, de Bossuet[119]. Mais ce fut
seulement vingt-sept ans après avoir été commencé, vers la fin de l'année
1695, que madame de Sévigné, alors à Grignan, apprit de son fils, qui
était aux Rochers, que Pilois avait enfin terminé le labyrinthe. Ainsi,
les Rochers furent pour madame de Sévigné, comme ses lettres,
l'occupation de toute sa vie[120].

  [117] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 septembre 1680), t. VII, p. 409,
  édit. G.; t. VI, p. 451, édit. M.

  [118] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 sept. 1680), t. VII, p. 236, édit.
  G.; t. VII, p. 8, édit. M. Le nom était bien choisi pour exprimer
  le peu d'importance et la grossièreté de ces fabriques. Voici
  comme Furetière définit ce mot dans son _Dictionnaire des
  Sciences et des Arts_, 1696, p. 79, in-folio: «BRANDEBOURG, s.
  f., sorte de grosse casaque, dont on s'est servi en France dans
  ces dernières années. Elle a des manches bien plus longues que
  les bras, et va environ jusqu'à mi-jambe.» Richelet, dans son
  _Dictionnaire_ (1680), fait de _brandebourg_ un substantif
  masculin, et dit que c'est un vêtement qui tient de la casaque et
  du manteau, qu'on porte en hiver et dans le mauvais temps.

  [119] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er juin 1689), t. IX, p. 318, édit.
  G.; t. VIII, p. 480, édit. M.--(17 juin 1685), t. VIII, p. 64,
  édit. G.; t. VII, p. 283, édit. M.--(25 mai 1689), t. IX, p. 313,
  édit. G.; t. VIII, p. 476, édit. M.

  [120] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 septembre 1695), t. XI, p. 121,
  édit. G. Conférez la 2e partie de ces _Mémoires_, p. 127, t. X,
  p. 135, édit. M.--(20 mai 1667), t. I, p. 158, édit. G.; t. I, p.
  113, édit. M.

De son antique manoir, des constructions qu'elle avait ajoutées, des
ombrages qu'elle avait formés, il ne reste plus rien que la
chapelle[121], où le Christ est toujours invoqué, et l'écho de la _place
de Coulanges_, qui répète encore le nom de madame _de Sévigné_[122].

  [121] LOUIS DUBOIS (sous-préfet de Vitré), _Madame de Sévigné et
  sa correspondance relative à Vitré et aux Rochers_; 1838, in-8º,
  p. 15, 40 et 55.

  [122] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 octobre 1689), t. X, p. 58, édit.
  G.; t. IX, p. 183, édit. M.--LOUIS DUBOIS, _Madame de Sévigné et
  sa correspondance_, p. 55; aux pages 5 et 86 de son écrit, M.
  Louis Dubois dit avoir calculé que sur le nombre de 1,074 lettres
  que nous possédons de madame de Sévigné, 267 ont été écrites des
  Rochers.



CHAPITRE II.

1671.

   Bohémienne qui ressemble à madame de Grignan.--Ce que madame de
   Sévigné fait pour elle.--Portrait de madame de Grignan en
   bohémienne.--Madame de Grignan accouche d'un fils.--Il est tenu sur
   les fonts de baptême par la Provence.--M. et madame de Grignan vont
   habiter le château de Grignan.--Description de ce château.--Des
   personnes, parents et amis de M. et de madame de Grignan, qui
   fréquentaient ce château.--De la comtesse d'Harcourt.--_Seigneur
   Corbeau._--L'archevêque d'Arles.--L'évêque d'Uzès.--Le _bel
   abbé_.--Le chevalier Adhémar.--Le _grand chevalier_.--Claire
   d'Angennes, fille aînée de madame de Grignan, se retire au couvent,
   et fait don de son bien à son père.--Mademoiselle d'Alérac, sa fille
   cadette, se marie.--Des sœurs de M. de Grignan.--La religieuse
   d'Aubenas.--La marquise de Saint-Andiol.--La comtesse de
   Rochebonne.--Du chevalier comte de la Garde, parent de M. de
   Grignan.--Madame de Sévigné prête au comte de la Garde le portrait
   de sa fille.--De madame du Puy du Fou.--Du personnel de la
   maison de madame de Grignan.--Mademoiselle Deville, la femme
   de chambre.--Mademoiselle de Montgobert, demoiselle de
   compagnie.--Ripert, intendant.--Madame de Grignan faisait la mode en
   Provence.--Ses nombreuses réunions et son luxe à Aix.--Se retirait
   quelquefois au couvent des Filles de Sainte-Marie.--N'avait pas le
   même goût que sa mère pour la solitude et la campagne.--Aime à
   primer.--Le maréchal de Bellefonds veut céder sa place de premier
   maître d'hôtel du roi.--Le comte de Grignan se dispose à
   l'acheter.--Madame de Grignan s'y oppose.--Plaintes de madame de
   Sévigné à ce sujet.


Les constructions, les plantations dont s'occupait madame de Sévigné, ne
pouvaient calmer les inquiétudes toujours croissantes que lui faisaient
éprouver les approches du terme de la grossesse de sa fille, encore
moins diminuer la peine quelle ressentait de s'en être séparée. Le
tumulte des états, les grandes réunions, les visites reçues et rendues,
les festins, les spectacles, la musique, les danses, avaient encore moins
de pouvoir[123]. Le plus souvent ces moyens de distraction produisaient
un effet contraire. Dans une des fêtes données à Vitré pour l'amusement
de la société qui s'y trouvait rassemblée, on fit danser une troupe de
bohémiens. Ils dégoûtèrent d'abord madame de Sévigné par leur
saleté[124]. Mais dans le nombre des femmes qui faisaient partie de cette
troupe, elle en vit une plus proprement et plus élégamment vêtue. Cette
fille la frappa par sa ressemblance avec madame de Grignan. Les beaux
yeux, les belles dents, l'élégance de la taille de la bayadère, et
surtout la grâce avec laquelle elle dansait, rappelaient mademoiselle de
Sévigné dans les ballets du roi. La pauvre mère en fut émue; elle fit
approcher la jeune fille, la traita avec amitié; et celle-ci, encouragée
par cet accueil, pria sa nouvelle protectrice de vouloir bien écrire en
Provence pour son grand-père.--«Et où est votre grand-père?» lui demanda
madame de Sévigné.--«Il est à Marseille, madame», répondit d'un ton doux
et triste la bohémienne.--Madame de Sévigné devina; elle promit d'écrire,
et écrivit en effet à M. de Vivonne, général des galères, en faveur du
galérien grand-père de la bohémienne.--Ah! madame de Grignan! cette
lettre si touchante, si joviale, vous fut envoyée; elle fut soumise à
votre censure; c'est vous qui fûtes chargée de la remettre au _gros
crevé_: pourquoi n'en avez-vous pas conservé de copie? Pourquoi ne
pouvons-nous la lire comme toutes celles qui vous furent écrites, et
connaître les résultats de votre ressemblance avec la petite-fille du
forçat, «capitaine bohème d'un mérite singulier[125]?»--Ces résultats
furent heureux: non-seulement madame de Grignan remit la lettre, mais
elle intercéda pour le vieux forçat, mais elle parvint à briser ses fers,
mais elle fit un sort à cette bohémienne, assez belle danseuse pour
qu'elle fût elle-même glorieuse de lui ressembler.--Aucune tradition ne
nous apprend cela; cela n'a pas été dit, cela n'est écrit nulle part:
mais pouvons-nous en douter, lorsque nous apprenons, d'après un ancien
inventaire du château de Grignan, «que l'appartement qu'occupait madame
de Sévigné, quand elle était dans ce château, se composait de deux
pièces; que l'une se nommait _chambre de la Tour_, et l'autre _chambre de
la Bohémienne_, parce qu'au-dessus du chambranle de la cheminée était un
portrait de madame de Grignan, _costumée en bohémienne_[126]?»

  [123] Voyez la 3e partie de ces _Mémoires_, chap. XVIII, p. 363.

  [124] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 juin 1671), t. II, p. 109, édit. G.;
  t. II, p. 90, édit. M.

  [125] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 juin 1671), t. II, p. 119, 120,
  édit. G.; t. II, p. 99 et 100, édit. M. Voyez 3e partie de ces
  _Mémoires_, chap. XVII, p. 330 et 331.

  [126] _Inventaire du château de Grignan, dressé à la mort du
  maréchal du Muy, acquéreur de ce château, dans la Notice
  historique sur la maison de Grignan_, par M. AUBENAS, à la suite
  de l'_Histoire de madame de Sévigné_; 1842, in-8º, p. 580 et 581.

Madame de Grignan avait offert à sa mère des consolations un peu subtiles
aux tourments de l'absence; comme de se promener en imagination dans son
cœur, où elle trouverait mille tendresses. Madame de Sévigné répond: «Je
fais quelquefois cette promenade; je la trouve belle et agréable pour
moi.... Mais, mon Dieu, cela ne fait point le bonheur de la vie; il y a
de certaines _grossièretés solides_ dont on ne peut se passer[127].»

  [127] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (2 août 1671), t. II, p. 167, édit. G.;
  t. II, p. 109, édit. M.

Cependant le motif de ses craintes et de ses inquiétudes disparut; elle
fut enfin délivrée du _gros caillou_ qu'elle avait sur le cœur[128].
Elle se préparait à quitter les Rochers et à retourner à Paris, quand
elle apprit l'heureuse nouvelle que madame de Grignan était accouchée
d'un fils, blond comme sa mère, et qu'elle avait donné à M. de Grignan,
qui n'avait eu jusqu'ici que des filles de toutes ses femmes, un
héritier. Madame de Sévigné avait prédit à madame de Grignan que cette
fois elle aurait un fils; et l'on peut juger de ce qu'elle ressentit en
apprenant que ses prédictions et ses espérances s'étaient réalisées[129],
que tous ses conseils maternels avaient eu un plein succès[130]. «Que
pensez-vous, dit-elle, qu'on fasse dans ces excès de joie? Le cœur se
serre, et l'on pleure sans pouvoir s'en empêcher. C'est ce que j'ai fait,
ma très-belle, avec beaucoup de plaisir: ce sont des larmes d'une douceur
qu'on ne peut comparer à rien, pas même aux joies les plus
brillantes[131].» Elle fut pourtant très-flattée d'apprendre que son
petit-fils avait été baptisé par la Provence. En effet, les états étaient
encore assemblés à Lambesc lorsque madame de Grignan y accoucha le 17
novembre. Le lendemain, le comte de Grignan se rendit dans l'assemblée,
et «vint offrir, dit le procès-verbal de cette séance, le fils qu'il a
plu à Dieu de lui donner dès le jour d'hier, et de vouloir bien lui faire
la faveur de le tenir au nom de toute la province sur les fonts du
baptême, et de lui donner tel nom qu'il lui plaira.... Sur quoi
l'assemblée a délibéré que messieurs les procureurs généraux du pays
témoigneront à monseigneur le comte de Grignan et à madame sa femme la
joie de toute la province, et particulièrement de l'assemblée, sur la
naissance de ce premier mâle dans sa famille, et lui feront de
très-humbles remercîments de l'honneur qu'il avait fait à la province, de
le faire tenir de sa part pour recevoir les saintes eaux du baptême, avec
tous les sentiments d'amour et de reconnaissance possibles. Et
l'assemblée a délibéré que les frais en seront supportés par le pays,
suivant le rôle qui en sera tenu par le sieur Pontèves, trésorier des
états[132].»

  [128] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 novembre et 2 décembre 1671), t. II,
  p. 297 et 299, édit. G.; t. II, p. 253 et 254, édit. M.

  [129] SÉVIGNÉ, _Lettres à madame de Grignan, le 21 juin 1671,
  rétablies pour la première fois sur l'autographe_, par M.
  Monmerqué, 1826, in-8º, p. 9.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 novembre et
  2 décembre 1671), t. II, p. 297 et 298, édit. G.; t. II, p. 252
  et 254, édit. M.

  [130] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (5, 8 et 12 juillet 1671), t. II, p. 129
  et 130, édit. G.; t. II, p. 108 et 113, édit. M.--_Ibid._ (6
  septembre, 21 octobre, 15 et 25 novembre 1671), t. II, p. 214,
  265, 289, 295, édit. G.; t. II, p. 179, 224, 244, 253, édit. M.

  [131] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 novembre 1661), t. II, p. 297, 298,
  édit. G.; t. II, p. 252 et 254, édit. M.

  [132] _Abrégé des délibérations prises en l'assemblée générale du
  pays de Provence, tenue à Lambesc les mois de septembre, octobre,
  novembre, décembre 1671, et janvier 1672_, p. 21-23.

Ainsi naquit et fut nommé Louis de Provence, marquis de Grignan, dont
Saint-Simon, son ami de collége, déplore la perte prématurée, loue la
brillante valeur et l'excellent caractère[133].

  [133] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. IV, p. 271.

Madame de Grignan accoucha facilement, et aussitôt après la fin des états
elle alla avec son mari habiter le château de Grignan, qu'elle avait
quitté pour se rendre à Lambesc. Ce séjour lui était favorable pour le
rétablissement de sa santé. La petite ville de Grignan, aujourd'hui
chef-lieu de canton, à quatorze kilomètres de Montélimar, se penche sur
le revers méridional d'un coteau escarpé: ornement assez beau d'un bassin
arrosé par les petites rivières de Berre et de Lez, couvert cependant,
sur plusieurs points, de rochers stériles. Les maisons de la ville sont
mal bâties; mais l'église se fait remarquer par un air de magnificence et
par ses arceaux gothiques, témoignages de l'antiquité de sa
construction[134]. Au-dessus de cette église, et de niveau avec son
faîte, est un plateau qui domine toute la ville, et dont la vue s'étend
sur le pays d'alentour. C'est sur ce plateau que s'élevait le château de
Grignan. Isolé de toutes parts, ce noble et grand édifice semblait
suspendu dans l'air, comme le palais magique construit par l'enchanteur
Appollidon[135], auquel madame de Sévigné le compare: sa position, ses
murs élevés, ses tourelles, le faisaient ressembler à un ancien château
fort; car, à l'époque dont nous nous occupons, la façade moderne,
construite et jamais achevée[136] aux frais d'un des beaux-frères de
madame de Grignan, l'évêque de Carcassonne, n'existait pas encore. Ce
château, le plus beau de toute la province, manquait d'ombrage; le
territoire qui l'entoure est en général maigre et sablonneux. Les vents
du nord y sont impétueux et fréquents, et y détruisent presque
annuellement la majeure partie des récoltes[137]; et jusque dans ces
derniers temps, à cause du mauvais état des routes, il était d'un accès
difficile.

  [134] DE LA CROIX, _Essai sur la statistique et les antiquités de
  la Drôme_; 1817, in-8º, p. 305.

  [135] Dans l'_Amadis des Gaules_. Voyez SÉVIGNÉ, _Lettres_ (21
  juin et 7 octobre 1671), t. II, p. 106, 254, édit. G.; t. II, p.
  88, 214, édit. M.--(20 septembre 1671), t. II, p. 195, édit. M.

  [136] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7 février 1689), t. IX, p. 149, édit.
  G.--(15 janvier 1672), t. II, p. 351, édit. G.

  [137] Pour ce qui concerne Grignan et son château, conférez
  EXPILLY, _Dictionnaire de la France et des Gaules_, t. III, p.
  372.--PIGANIOL DE LA FORCE, _Nouvelle description de la France_,
  t. V, p. 447 et 450.--DE LA CROIX, _Essai sur la statistique et
  les antiquités du département de la Drôme_, t. I, p. 103.--Édit.
  des _Lettres de_ SÉVIGNÉ, 1820, in-8º, aux t. IV, V et
  IX.--AUBENAS, _Hist. de Sévigné_, p. 577, 588.--Le recueil
  intitulé FRANCE, t. LXIX, département de la Drôme (Biblioth.
  royale).

Cependant, ce séjour convenait mieux à l'indolence naturelle et aux
susceptibilités de madame de Grignan que celui d'Aix ou de Lambesc. La
nécessité d'ouvrir son salon à toutes les notabilités, les visites à
rendre et à souffrir, les exigences cérémonieuses des dames de Provence,
lui étaient insupportables[138]. Elle était moins exposée à ce genre
d'ennui dans son château; mais elle ne pouvait s'y dérober entièrement.
Dans sa position surtout, il ne lui était pas facile de rompre ces
amitiés du monde, dont «la dissimulation est le lien, et l'intérêt le
fondement[139].» Encore moins pouvait-elle se soustraire aux devoirs de
parenté. Ainsi, il lui fallait recevoir fréquemment, et avec toutes les
démonstrations d'une satisfaction sincère, cette comtesse d'Harcourt, née
Ornano, tante du comte de Grignan, mère du prince d'Harcourt et de cette
demoiselle d'Harcourt qui fut mariée au prince de Cadaval au
commencement de l'année 1671, et dont les noces, honorées de la présence
du roi et de la reine, donnèrent lieu à cette belle fête à laquelle
assista madame de Sévigné[140]. Il faut se garder de confondre cette
comtesse d'Harcourt avec la princesse d'Harcourt, fille de Brancas le
distrait, liée aussi avec madame de Grignan, qui lui trouvait peu
d'esprit. Cette princesse d'Harcourt, dont nous avons déjà parlé[141],
fut nommée dame du palais, et chargée avec son mari, Henri de Lorraine,
prince d'Harcourt, de conduire, en 1679, la reine d'Espagne à son époux.
Le prince d'Harcourt était cousin germain de M. de Grignan[142]. La
comtesse d'Harcourt, sa tante, habitait le Pont-Saint-Esprit, et se
trouvait ainsi peu éloignée du château de Grignan, où elle allait
fréquemment rendre visite. Madame de Sévigné plaint souvent sa fille
d'être obligée de supporter un tel fardeau; elle souhaite d'être à
Grignan, pour la débarrasser de cette vieille tante. «Après cette marque
d'amitié, ajoute-t-elle, ne m'en demandez pas davantage, car je hais
l'ennui à la mort: vous seule au monde seriez capable de me faire avaler
ce poison, et j'aimerais fort à rire avec vous, Vardes, et le seigneur
Corbeau[143].» C'est par ce dernier nom que, à cause de son teint
basané, madame de Grignan appelait son beau-frère l'évêque de
Claudiopolis, coadjuteur de l'archevêque d'Arles son oncle[144]. Il était
alors à Grignan, où il avait passé l'été, tout le temps de la tenue des
états: homme du monde, aimable auprès des femmes, souvent à Paris et à la
cour[145], prudent, spirituel, fort attaché à son frère, et zélé pour la
gloire de la maison de Grignan, il fut très-goûté de madame de Sévigné et
de sa fille. Il ne pouvait souffrir qu'elles lui donnassent du
_monseigneur_: «Appelez-moi plutôt Pierrot ou seigneur Corbeau,»
disait-il. Il parlait et écrivait avec facilité, mais il n'aimait pas à
écrire; et madame de Sévigné lui défendait toujours de répondre à ses
lettres, par la crainte que, s'il se croyait obligé de le faire, il ne la
prit en déplaisance: elle voulait qu'il réservât sa main droite pour
jouer au brelan. Elle le raillait aussi sur son penchant pour la bonne
chère, et elle attribuait à cela les attaques de goutte qu'il commençait
déjà à ressentir: il n'avait alors que trente-trois ans[146]. Par la
suite il excita l'indignation de madame de Sévigné, à cause de son
ingratitude envers son oncle l'archevêque d'Arles, auquel il devait
succéder[147].

  [138] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 avril 1671), t. II, p. 6, édit. G.

  [139] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 avril 1671), t. II, p. 9, édit. G.;
  t. II, p. 8, édit. M.

  [140] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 janvier et 9 février 1671), t. I, p.
  299 et 313, édit. G.; t. I, p. 225 et 237, édit. M. Voyez la 3e
  partie de ces _Mémoires_, t. III, p. 314.

  [141] Conférez, ci-dessus, la 3e partie de ces _Mémoires_, t.
  III, p. 26 et 128.

  [142] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 janvier, 4 mai, 26 décembre 1672), t.
  I, p. 116, édit. G.; t. II, p. 285 et 420, édit. M.--(1er et 19
  janv. 1674), t. III, p. 68, 194, 218, édit. M.--(28 juillet
  1679), t. VI, p. 98, édit. G.

  [143] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 juillet 1671), t. II, p. 159, édit.
  G.; t. II, p. 132, édit. M.--_Ibid._ (9 août 1671), t. II, p.
  192, édit. G.; t. II, p. 159, édit. M. Voyez la 3e partie de ces
  _Mémoires_, chap. VIII, p. 135 et la note 4, et p. 454.

  [144] _Gallia christiana_, 1715, in-folio, t. I, p. 594. SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (9 février, 17 avril, 12, 19 et 26 juillet, 2 et 19
  août 1671), t. II, p. 27, 28, 134, 144, 159, 169, 192 et 196,
  édit. G.; t. II, p. 112, 119, 132, 240, édit. M.--_Ibid._ (31
  mai, 5 juin 1675), t. III, p. 401 et 407, édit G.; t. III, p. 281
  et 286, édit. M.

  [145] Des lettres de madame de Sévigné il résulte que, le 12
  juillet, le coadjuteur d'Arles était à Paris, et que, le 19 du
  même mois, il était en Provence (t. II, p. 134 et 144, édit. G.;
  t. II, p. 112 et 119, édit. M.).

  [146] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 août 1671), t. II, p. 191, édit. G.

  [147] SÉVIGNÉ, _Lettres inédites_, 1827, in-8º (mai 1690), p. 33.
  Conférez la 3e partie de ces _Mémoires_, chap. VIII, p. 127 et la
  note 1, et p. 135, note 3.

Des deux oncles paternels du comte de Grignan, le plus élevé en dignité,
l'archevêque d'Arles, était un homme excellent, et aimé de toute la
Provence[148]. Il avait, pendant les troubles de la Fronde, apaisé les
émeutes populaires à Arles et à Marseille, et empêché que ces deux villes
ne se révoltassent contre le gouvernement. En 1660, lors du voyage de la
cour en Provence, Louis XIV logea chez lui; et ce fut alors qu'il le
nomma commandeur de ses ordres[149]. Bienfaiteur de sa famille,
l'archevêque d'Arles en était tendrement chéri; mais cependant il
augmentait les embarras du gouverneur, parce qu'il était toujours opposé
à l'évêque de Marseille pour les affaires ecclésiastiques, comme le comte
de Grignan l'était pour les affaires civiles[150]; ce qui contribuait à
accroître l'animosité de ce prélat hautain, mais habile, qui avait acquis
un grand ascendant sur l'assemblée des états, une place élevée dans
l'estime des ministres. Madame de Sévigné parvint à l'adoucir et à le
rendre moins hostile, et elle neutralisa les effets de son influence
contre les Grignan par le moyen de ses amis, de Pomponne et de le Camus,
premier président de la cour des aides[151]. Pour toutes ces négociations
elle se servait utilement de l'autre oncle de M. de Grignan, évêque et
comte d'Uzès[152], homme sage et prudent; plus souvent à la cour et dans
son abbaye d'Angers que dans son diocèse; plein d'affection pour madame
de Grignan, et très-zélé pour les intérêts de son frère; toujours
empressé à faire auprès des ministres les démarches que lui demandait
madame de Sévigné. Comme elle, il agissait aussi directement sur l'évêque
de Marseille; et s'il ne parvenait pas à lui inspirer des sentiments de
concorde et d'amitié, il l'empêchait au moins de se montrer adversaire
violent[153].

  [148] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 octobre 1675), t. IV, p. 48, édit.
  M.--(18 mars 1689), t. VIII, p. 400, édit. M.--_Gallia
  christiana_, t. II p. 593.--AUBENAS, _Notice historique sur la
  maison de Grignan_, p. 572-574.--François-Adhémar fut d'abord
  évêque de Saint-Paul, Trois-Châteaux, puis coadjuteur de
  l'archevêque d'Arles, auquel il succéda.

  [149] Conférez la 3e partie de ces _Mémoires_, chap. VIII, p.
  128, et la note 5.

  [150] _Lettres de la marquise_ DE SÉVIGNÉ, édit. de la Haye,
  1726.--(7 juin 1671), t. I, p. 111 (il y a des omissions dans les
  éditions modernes). Conférez t. II, p. 93, édit. G.; t. II, p.
  78, édit. M.; in-8º.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 avril, 20 et 27
  septembre, 6 décembre 1671), t. II, p. 9, 234, 243, 304, édit.
  G.; t. II, p. 8, 78, 196, 214, 258, édit. M.

  [151] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er et 3 avril, 4 octobre, 23 et 25
  déc. 1671), t. 1, p. 56 de l'édit. de la Haye; t. I, p. 437, 408;
  t. II, p. 220, 249 et 316, édit. G.; t. I, p. 315, 317; t. II, p.
  267 et 273, édit. M.--_Ibid._ (27 janvier 1672), t. II, p. 321,
  édit. G.

  [152] Voyez la 3e partie de ces _Mémoires_, chap. VIII, p. 127,
  note 1.

  [153] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 mars, 11 octobre 1671), t. I, p.
  392; t. II, p. 257, édit. G.; t. I, p. 304; t. II, p. 217, édit.
  M.--_Lettres de madame la marquise_ DE SÉVIGNÉ, édit. de la Haye,
  1726, t. I, p. 116. (Lettre altérée dans les éditions modernes.)
  Conférez t. II, p. 98, édit. G.; t. II, p. 82 et 83, édit.
  M.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er et 12 janvier, 3 et 10 février 1672),
  t. II, p. 329, 340, 369, 379, édit. G.; t. II, p. 278, 280, 312
  et 321, édit. M.

M. de Grignan avait un autre frère dans l'état ecclésiastique,
très-différent de _seigneur Corbeau_ par sa figure, car il était d'une
beauté remarquable[154]: on l'avait surnommé _le bel abbé_. A l'époque
dont nous traitons, âgé seulement de vingt-huit ans, il n'avait pas
encore soutenu sa thèse en Sorbonne. Doué de capacité et ambitieux, il
fut successivement agent général du clergé, abbé de Saint-Hilaire, nommé
évêque d'Évreux, mais non confirmé comme tel[155]. Il fut sacré évêque de
Carcassonne dans l'église de Grignan. Son faste et sa prodigalité
contrariaient madame de Sévigné, qui aurait voulu qu'une partie de ses
riches revenus ecclésiastiques fussent employés à faire du bien à ses
frères[156], et particulièrement au moins riche de tous, le chevalier de
Grignan, Adhémar.

  [154] Voyez la 3e partie de ces _Mémoires_, chap. VIII, p. 127,
  note 3.

  [155] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 janvier 1689), t. VIII, p. 303 (27
  août 1689), t. IX, p. 401, édit. M.

  [156] Voyez _Lettres inédites et restituées de madame_ DE GRIGNAN
  (22 décembre 1677). Lettre de madame de Grignan à M. de Grignan,
  p. 5 d'un tirage à part. (Extrait des archives de l'École des
  chartes.) Louis, abbé de Grignan, fut nommé à l'évêché d'Évreux
  en février 1680; mais les bulles ne furent pas confirmées: au
  mois de mai 1681 il fut nommé évêque de Carcassonne, et sacré le
  21 décembre dans l'église de Grignan.--Voyez _Gallia christiana_,
  t. VI, p. 927.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 mars 1672), t. II, p. 374,
  édit. M.--(21 février 1680), t. VI, p. 169, édit. M.--(21 août
  1681), t. VI, p. 425, édit. M.--(1er septembre 1680), t. VI, p.
  442, édit. M.--(20 novembre 1682), t. VII, p. 104, édit. M.--(9
  janvier 1682), t. VII, p. 116, édit. M.--(9 septembre 1675), t.
  IV, p. 90, édit. G.; t. III, p. 460, édit. M.--_Ibid._ (22
  septembre 1688), t. VIII, p. 366, édit. G.; t. VIII, p. 91, édit.
  M.--_Ibid._ (24 janvier 1689), t. IX, p. 118, édit. G.; t. VIII,
  p. 303, édit. M.--(7 février 1682), t. VII, p. 104, édit. M.--(9
  janvier 1683), t. VII, p. 116, édit M.

Plein de courage et animé d'une noble ambition, Adhémar[157] parvint, par
de beaux faits d'armes, au grade de maréchal de camp, lorsque son frère
aîné épousa mademoiselle de Sévigné. Quoique bien jeune encore, il obtint
le commandement du régiment qui portait le nom de Grignan[158]; et, à
cette occasion, madame de Sévigné prit le soin de lui donner une devise:
c'était une fusée poussée à une grande élévation, avec ces mots italiens:
_Che peri, purchè s'innalzi_[159], «Qu'elle périsse, pourvu qu'elle
s'élève.» Le plus jeune de tous les Grignan, il n'avait point cette
morgue de famille qui faisait dire à M. de Guilleragues que tous les
Grignan étaient des glorieux. Lorsqu'on lui opposait l'exemple du
chevalier Adhémar[160], «Celui-là, disait-il pour ne pas se rétracter,
n'est que _glorioset_.» Ce singulier sobriquet de petit Glorieux resta au
chevalier Adhémar[161]. De tous ses frères, il était le plus attentif et
le plus complaisant pour madame de Grignan; il lui servait de secrétaire
lorsque quelque indisposition l'empêchait de tenir la plume[162]. Ce fut
là sans doute ce qui valut à madame de Grignan les malins vaudevilles et
les épigrammes que l'on composa sur elle[163], moins cependant à propos
d'Adhémar qu'au sujet du frère de celui-ci, nommé, à cause de sa taille,
le _grand chevalier_. Il se trouvait alors au château de Grignan, et
mourut l'année suivante à Paris, de la petite vérole, chez son oncle
l'évêque d'Uzès[164]. C'est à ce chevalier de Grignan que madame de
Sévigné défendait de monter à cheval en présence de sa fille[165], tant
le souvenir de la fausse couche qu'il avait occasionnée par sa chute
faisait d'impression sur elle. Tels étaient dans la famille de Grignan
les hommes qui se réunissaient au château de Grignan, et en composaient
la société. Les filles que le comte de Grignan avait eues de son premier
mariage avec Angélique-Claire d'Angennes étaient encore trop jeunes pour
y figurer[166]. L'aînée n'avait que dix ans, et la cadette seulement sept
ans, lorsque leur père se remaria avec mademoiselle de Sévigné[167]. Le
duc de Montausier, leur oncle par alliance, puisqu'il avait épousé Julie
d'Angennes, s'opposait à ce qu'elles allassent demeurer chez leur
belle-mère, craignant que celle-ci ne se prévalût de l'innocence de leur
jeune âge, et ne leur inspirât prématurément de l'inclination pour la vie
religieuse: cependant il finit par céder aux instances de madame de
Grignan, et s'aperçut bientôt qu'il ne s'était pas trompé dans ses
prévisions[168]. Louise-Catherine-Adhémar, l'aînée des deux filles de M.
de Grignan et de Claire d'Angennes, excitée par sa belle-mère, ses oncles
et toute sa famille, dans son penchant à la dévotion, voulut entrer aux
Carmélites; mais la délicatesse de sa santé ne lui permit pas de soutenir
les austérités de l'ordre: elle ne put achever son noviciat; elle se
retira comme pensionnaire dans un couvent, et y vécut avec autant de
régularité et de piété que la religieuse cloîtrée la plus attachée à ses
devoirs. Sur le bien de sa mère, il lui revenait quarante mille écus;
elle en fit don à son père; et madame de Grignan ne déguise pas qu'elle
se servit de l'influence qu'elle avait acquise sur cette jeune fille,
pour la déterminer à prendre cette résolution. Bussy profite de cette
occasion pour lancer un sarcasme piquant, mais juste[169], contre madame
de Grignan; et madame de Sévigné, au contraire, chez qui la tendresse
pour sa fille, et sa continuelle préoccupation pour tout ce qui
concernait ses intérêts et sa grandeur, étouffaient tout autre sentiment,
la félicite d'avoir «fait merveille», et exprime, par les termes les plus
énergiques, son admiration pour Catherine-Adhémar, qu'elle appelle une
_fille céleste_, par opposition à sa sœur cadette, qui est pour elle la
_fille terrestre_[170]. En effet, celle-ci, Françoise-Julie, qu'on
nommait ordinairement mademoiselle d'Alérac[171], quoique soumise à la
même éducation et aux mêmes influences que sa sœur, eut des goûts
très-différents: elle aimait le monde, et elle se plaisait beaucoup dans
la société de madame de Sévigné, qui la trouvait aimable[172]. Jolie et
faite pour plaire[173], elle fut recherchée en mariage par le chevalier
de Polignac et M. de Belesbat. Ces deux mariages se rompirent, non par le
fait de madame de Grignan. Pourtant le défaut d'accord entre la
belle-mère et la belle-fille fut tel, que celle-ci abandonna brusquement
la maison paternelle, et se retira chez son oncle par alliance, le duc de
Montausier, et ensuite au couvent des Feuillantines[174]. Elle se maria
enfin avec le marquis de Vibraye, sans la participation et aussi sans
l'opposition de sa famille[175].

  [157] Voyez la 3e partie de ces _Mémoires_, 2e édit., chap. VIII,
  p. 128.

  [158] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er novembre 1671), t. II, p. 236,
  édit. M.

  [159] _Ibid._ (11 novembre 1671), t. II, p. 242, édit. M.--(2
  décembre 1671), t. II, p. 300, édit. G. Cette devise est celle de
  Porchère d'Augier, dans la description du carrousel. Voyez
  TALLEMANT, _Historiettes_, t. III, p. 318.

  [160] _Ibid._ (15 novembre 1671.)

  [161] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 et 30 août 1671), t. II, p. 201,
  211, édit. G.; t. II, p. 168, édit. M.

  [162] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 septembre 1671).

  [163] Conférez la parodie de la fable de la Cigale et de la
  Fourmi, dans le _Recueil de pièces curieuses et nouvelles tant en
  prose qu'en vers_; la Haye, 1695, in-12, t. II, seconde partie,
  p. 230.--_Histoire de la vie et des ouvrages de la Fontaine_, 1re
  édit., 1820, in 8º, p. 392.--Voyez ci-dessus, 3e partie de ces
  _Mémoires_, chap. VIII, p. 127.

  [164] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22, 27, 29 janvier, 3 et 10 février
  1671), t. II, p. 300, 307, 309, 313, 319, édit. M.--(4 novembre
  1671), t. II, p. 203, édit. G.

  [165] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 août 1671), t. II, p. 196, édit. G.
  Voyez ci-dessus, 3e partie de ces _Mémoires_, chap. XV, p. 84.

  [166] Voyez la 3e partie de ces _Mémoires_, chap. VIII, p. 136.

  [167] DANGEAU, _Journal mss._ en date du 24 janvier 1684, cité
  dans les _Lettres de_ SÉVIGNÉ, t. VII, p. 398, édit. M.

  [168] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 août 1677), t. V, p. 172, et la note
  1, édit. M.--(25 janvier 1687), t. VII, p. 411, édit. M.

  [169] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 janvier 1687), t. VII, p. 414, édit.
  M.

  [170] _Ibid._ (18 août, 11, 18 et 25 septembre 1680), t. VI, p.
  420, 455, 458, 459, 465, 473, édit. M.--_Ibid._ (2 et 16 octobre
  1680, 1er octobre et 24 décembre 1684, 8 mai et 25 octobre 1686),
  t. VII, p. 10, 24, 93, 176, 382, 398 et 400, édit. M.

  [171] Conférez la 3e partie de ces _Mémoires_, p. 136.

  [172] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 septembre 1684), t. VII, p. 165,
  édit. M.

  [173] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 décembre 1684), t. VII, p. 213,
  édit. M.

  [174] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er mars, 20 et 24 septembre, 13
  décembre 1684, 15 août 1685, 1er mai 1686), t. VII, p. 141, 165,
  168, 176, 212, 335, 382, édit. M.--_Ibid._ (27 septembre 1687, 9
  mars et 30 avril 1689), t. VIII, p. 17, 373, et la note.

  [175] Elle fut mariée le 7 mai 1689. Conférez le _Journal mss. de
  Dangeau_ à cette date, cité par M. Monmerqué dans SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (30 avril 1689), t. VIII, p. 455, édit. M.

Des trois sœurs qu'avait le comte de Grignan, une seule doit nous
occuper, puisque celle qui se fit religieuse à Aubenas[176], et celle qui
se maria au marquis de Saint-Andiol (en 1661)[177], ne sont mentionnées
que deux ou trois fois dans la correspondance de madame de Sévigné. Il
n'en est pas de même de Thérèse-Adhémar de Monteil; celle-ci épousa le
comte de Rochebonne[178], qui commanda longtemps à Lyon pour le roi. La
comtesse de Rochebonne ressemblait beaucoup à son frère, le comte de
Grignan: c'est dire assez qu'elle n'était pas belle; aussi est-ce par
antiphrase et en plaisantant que madame de Sévigné la qualifie de jolie
femme[179]. Sa laideur, et la surdité dont elle était affligée, étaient
rachetées par le plus heureux caractère. Elle s'était liée d'amitié avec
madame de Grignan, et l'affection que celle-ci avait pour elle s'étendait
jusqu'à ses enfants. Elle en avait un grand nombre; presque tous étaient
remarquables par leur esprit précoce, leurs jolies figures, la fraîcheur
de leur teint et leurs grâces enfantines[180].

  [176] Conférez la 3e partie de ces _Mémoires_, t. III, p.
  136.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 octobre 1673), t. III, p. 106, édit.
  M.--(15 juin 1680), t. VI, p. 323, édit. M.

  [177] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 juillet 1685), t. VIII, p. 73, édit.
  G.

  [178] Il était de plus chanoine, comte et chamarier de l'église
  Saint-Jean de Lyon. Conférez la 3e partie de ces _Mémoires_, 2e
  édit., chap. VIII, p. 138, note 4.

  [179] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 juillet 1672), t. III, p. 41, édit.
  M.--(19 juillet, 16 et 19 août, 27 septembre, 4 octobre 1671.)

  [180] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 octobre 1673, 6 novembre 1675, 28
  août 1676, 23 juin 1677, 15 et 20 mai 1689), t. II, p. 190, 196,
  242, 249; t. III, p. 107; t. IV, p. 75 et 146; t. V, p. 113; t.
  VIII, p. 470; t. IX, p. 42, édit. G.

Un des parents du comte de Grignan, que madame de Sévigné aimait le
mieux, était le chevalier comte de la Garde, qui avait été gouverneur de
la ville de Furnes et lieutenant des gardes du corps de la reine
mère[181]. Sa baronnie de la Garde était voisine du comté de Grignan, et
il allait fréquemment au château. Lorsqu'il échoua dans le projet de
mariage qu'il avait conçu, on était presque certain qu'il resterait
célibataire[182]; et comme la forte pension dont il jouissait le rendait
riche, on croyait qu'il avantagerait le comte de Grignan. Dans cet
espoir, madame de Sévigné avait pour lui de grands égards; il fut la
seule personne à laquelle elle permit de faire copier le portrait de sa
fille, peint par Mignard[183]: elle avait refusé _rabutinement_, comme
elle le dit, cette faveur à ses plus intimes amis, au _bel abbé_,
l'évêque de Carcassonne, à l'abbesse de Fontevrault, sœur de madame de
Montespan, enfin même à MADEMOISELLE[184]. Le chevalier de la Garde ne
put rien faire pour son cousin, le comte de Grignan; la riche pension de
18,000 livres dont il jouissait (36,000 fr.) fut supprimée, et il fut
presque entièrement ruiné[185].

  [181] Conférez la 3e partie de ces _Mémoires_, 2e édit., p. 129,
  note 3.

  [182] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (17 mai, 24 juin, 8 juillet 1676), t.
  IV, p. 299, 308, 378, édit. M.--_Ibid._ (4 décembre 1689), t. IX,
  p. 238, édit. M.

  [183] Ce portrait, ou plutôt une copie de ce portrait, est dans
  le Musée de Versailles; mais celui qui est à côté, entouré de
  même d'une guirlande de fleurs, n'est pas le portrait de la
  marquise de Sévigné (Marie de Rabutin-Chantal), quoique indiqué
  comme tel dans les catalogues. Voyez la note à la fin de notre 2e
  partie.

  [184] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 août, 9 septembre 1675), t. IV, p.
  35, 89, édit. G.; t. III, p. 460, édit. M.--_Ibid._ (16 juillet
  et 15 août 1677), t. V, p. 286, 287, 349, édit. G.--_Ibid._, t.
  V, p. 133 et 188, édit. M.

  [185] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (25 et 28 décembre 1689), t. IX, p. 267,
  274.--(8 janvier 1690), t. IX, p. 297, édit. M.

A toutes ces personnes que le mariage de mademoiselle de Sévigné avec le
comte de Grignan avait placées dans des rapports de famille et d'intimité
tant avec elle qu'avec madame de Sévigné, il faut joindre la marquise du
Puy du Fou, mère de la seconde femme du comte de Grignan[186]. Elle avait
peu d'esprit, mais sa bonté la faisait chérir. Comme elle demeurait à
Paris, madame de Sévigné la voyait souvent, et même la recherchait, à
cause de l'attachement qu'elle avait conservé pour celui qui avait été
son gendre, et de l'amitié qu'elle avait pour madame de Grignan. Madame
de Sévigné passait des heures entières avec madame du Puy du Fou, et lui
confiait sa petite-fille Marie-Blanche, et madame du Puy du Fou en avait
soin comme de son propre enfant[187].

  [186] Voyez la 3e partie de ces _Mémoires_, t. III, p. 128, note
  5, et p. 140.

  [187] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 mars, 8 et 13 mai 1671), t. I, p.
  373; t. II, p. 63 et 72, édit. G.--_Ibid._ (14 mars 1696), t. XI,
  p. 284, édit. G.

Les Simiane étaient aussi cousins des Grignan[188]; et, parmi les
nouvelles connaissances que son séjour en Provence procura à madame de
Grignan, on remarque la marquise de Simiane, dont le fils épousa celle à
qui nous devons la publication des _Lettres_. Madame de Sévigné avait eu
occasion de rencontrer dans le monde madame de Simiane, et elle félicite
sa fille d'avoir en elle une compagnie agréable[189]. Elle fait l'éloge
de son amabilité, mais elle ne lui reconnaît pas une excellente tête;
elle la blâme de vouloir se séparer de son mari, à cause des fréquentes
infidélités qu'il lui faisait, ajoutant assez lestement: «Quelle folie!
Je lui aurais conseillé de faire quitte à quitte avec lui[190].»

  [188] Voyez la 3e partie de ces _Mémoires_, 2e édit., p. 130,
  note 4, p. 129, note 2.

  [189] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 juin 1671), t. II, p. 115, édit. G.;
  t. II, p. 96, édit. M.

  [190] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 mai, 12 août 1676), t. IV, p. 430; t.
  V, p. 70, édit. G.; t. IV, p. 289 et 419, édit. M.--(18 novembre
  1695), t. IX, p. 237.

La maison de madame de Grignan se composait d'un nombreux personnel,
conforme au rang qu'elle tenait en Provence; et ceux qui en faisaient
partie paraissent avoir été bien choisis pour la soulager dans les
devoirs qu'elle avait à remplir, et la distraire de ce qu'ils pouvaient
avoir de pénible. Deux femmes de chambre étaient attachées à son service;
et l'une d'elles, nommée Deville, fille de son maître d'hôtel[191], en
savait assez pour l'aider, et, au besoin, pour la suppléer dans ses
correspondances. Une demoiselle de Montgobert, pieuse mais enjouée, d'un
esprit original, plaisait beaucoup à madame de Sévigné[192]; elle était
demoiselle de compagnie; et Ripert[193], l'intendant des Grignan, était
un homme d'esprit et d'une société agréable: il avait sa chambre au
château de Grignan, à côté de celle des deux pages[194].

  [191] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 mai, 21 juin 1671), t. II, p. 62,
  édit. G., et p. 15 de la lettre du 21 juin, rétablie, 1826,
  in-8º.--_Ibid._ (5 juin et 8 juillet 1671), t. II, p. 126, 131,
  édit. G. L'autre femme de chambre se nommait Cateau. M. de
  Grignan, en la mariant, en fit une nourrice.

  [192] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 mars, 4 avril 1671), t. I, p. 382;
  t. II, p. 5, édit. G.--(6 octobre 1675), t. IV, p. 20, édit. M.;
  t. IV, p. 31, édit. G.--(23 février 1676), t. IV, p. 348, édit.
  G.--(14 juin 1677), t. V, p. 91, édit. M.--(11 octobre 1679), t.
  V, p. 459, édit. M.--(14 février 1680), t. VI, p. 160.--(10
  juillet 1680), t. VI, p. 370.--(17 juillet 1680), t. VI, p.
  376.--(18 août 1680), t. VI, p. 422.--(8 septembre 1680), t. VI,
  p. 450.--(30 octobre 1680), t. VII, p. 20, 23, 33.

  [193] Voyez la 3e partie de ces _Mémoires_, p. 326 et 465, et
  SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 mars 1671, 26 juillet 1675), t. I, p. 38
  et 39 de l'édit. de la Haye, p. 379 et 380, édit. G.

  [194] _Inventaire des papiers Simiane_, Mss. de la Bibliothèque
  royale. _Inventaire des meubles de la maison de Grignan, dressé
  le 27 novembre 1672._--La chambre de M. d'Uzès était près de
  celle de mademoiselle de Montgoubert (_sic_).

Madame de Sévigné instruisait avec grand soin madame de Grignan des
variations de la mode. Elle savait que sa fille, par sa beauté et par son
rang, avait en Provence le privilége d'être le patron sur lequel les
femmes se réglaient[195]; et c'est à la cour de Louis XIV qu'alors la
mode avait, pour toute l'Europe, établi le siége de son empire. Les
lettres de madame de Sévigné fourniraient d'exacts et nombreux détails à
celui qui voudrait nous retracer les lois absolues et les bizarres
volontés de cette capricieuse reine du monde élégant. C'est surtout
lorsqu'elle était à Aix[196], que madame de Grignan avait ses plus
fréquentes réunions et étalait le plus de luxe. Madame de Sévigné faisait
fréquemment à sa fille des cadeaux de modes nouvelles, et lui envoyait
des cravates, des éventails, et autres petits objets; mais madame de
Grignan ayant écrit à sa mère qu'elle se proposait de se faire peindre et
de lui faire présent de son portrait, madame de Sévigné lui envoya un
tour de perles de douze mille écus, acheté à la vente de l'ambassadeur de
Venise. Elle lui écrivait en même temps: «On l'a admiré ici: si vous
l'approuvez, qu'il ne vous tienne point au cou; il sera suivi de quelques
autres[197].»

  [195] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (21 juin 1671), p. 10 et 11 de la lettre
  rétablie, 1826, in-8º.

  [196] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 mars, 4 avril, 19 et 30 août), t. I,
  p. 382; t. II, p. 2, 5, 192, 211, édit. G.

  [197] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 mars 1672), t. II, p. 414, édit. G.;
  t. II, p. 352, édit. M.

Cependant, même à Aix, madame de Grignan pouvait se soustraire au monde
et à la dissipation; et elle n'y manquait pas aux époques où la religion
lui en faisait un devoir. Elle se retirait alors dans le couvent des
sœurs de Sainte-Marie, où par un privilége spécial, et à cause de son
aïeule la bienheureuse Chantal, elle était admise temporairement sur le
pied de religieuse, et avait sa cellule particulière[198].

  [198] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 avril 1671), t. II, p. 6, édit. G.;
  t. II, p. 5, édit. M.

Le séjour de madame de Grignan chez les sœurs de Sainte-Marie n'était
jamais bien long, et n'avait lieu qu'à de grands intervalles. Cette
existence calme et reposée pouvait lui plaire pendant quelques jours, par
son contraste avec l'agitation de sa vie habituelle; mais elle n'avait
pas, comme sa mère, le goût de la retraite et de la campagne, les
rêveries d'une âme profondément émue, les palpitations d'un cœur avide
de tendresse et d'amour. Ces troubles intérieurs, qui étaient à la fois
pour madame de Sévigné une source intarissable de jouissances et de
tourments, lui étaient inconnus. Elle savait que sa réputation de beauté,
de savoir, de raison, de prudence, s'était accrue à la cour depuis son
départ, et par son année de séjour en Provence[199]. Le rang qu'elle
tenait dans ce pays flattait son orgueil: là, peut-être, elle se
félicitait de n'être pas éclipsée par sa mère comme à Versailles, comme à
Paris. C'eût été pour elle déchoir que de cesser d'être la première, que
de se retrouver sur un degré d'infériorité ou même d'égalité. M. de
Grignan ne pensait pas ainsi: il aurait mieux aimé être auprès du
monarque, que d'avoir l'honneur de le représenter dans une province
lointaine; les peines et les soins du gouvernement lui étaient à charge.
Ayant appris que le maréchal de Bellefonds voulait quitter sa place de
premier maître d'hôtel du roi, il était disposé à acquérir cette charge;
mais madame de Grignan s'y opposa, et le fit rester en Provence. On peut
juger combien cette résolution affligea sa mère, qui n'osa s'en plaindre
que bien doucement. «Ma chère enfant, lui dit-elle, cette grande paresse
de ne vouloir pas seulement sortir un moment d'où vous êtes, me blesse le
cœur. Je trouve les pensées de M. de Grignan bien plus raisonnables.
Celle qu'il avait pour la charge du maréchal de Bellefonds, en cas qu'il
l'eût quittée, était tout à fait de mon goût; vous aurez vu comme la
chose a tourné: mais j'aimerais assez que le désir de vous rapprocher ne
vous quittât point quand il arrive des occasions; et M. d'Uzès aurait
fort bonne grâce à témoigner au roi qu'il est impossible de le servir si
loin de sa personne sans beaucoup de chagrin, surtout quand on a passé la
plus grande partie de sa vie auprès de lui[200].»

  [199] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 janvier 1672), t. II, p. 366.

  [200] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 janvier 1672), t. II, p. 362.
  Conférez _id._ (13 janvier 1672), t. II, p. 341, 343, édit. G.;
  t. II, p. 282, édit. M.



CHAPITRE III.

1671-1672.

   Madame de Sévigné quitte les Rochers, et retourne à Paris.--Elle y
   prend un nouveau logement.--Elle désirait revenir à Paris pour être
   utile à son gendre.--Ce qu'était l'administration des provinces sous
   Louis XIV.--L'évêque de Marseille, Janson, cherche à desservir M. de
   Grignan. Le marquis de Charost le défend.--Les affaires des états de
   Provence se terminent bien.--Louis XIV se prépare à la guerre contre
   les Hollandais, et ne semble occupé que des choses de la paix.--Dans
   cette persuasion, Boileau écrit son _Discours au roi_.--Négociations
   de Louis XIV.--Il accorde sa confiance à Condé.--Fête donnée, à
   Chantilly, au roi et à toute sa cour.--Création de l'Académie
   d'architecture.--Le roi propose un prix pour l'invention d'un
   nouvel ordre d'architecture, qui serait nommé l'_ordre
   français_.--Nouvelles constructions à Versailles, à Compiègne, à
   Fontainebleau.--On joue _la Comtesse d'Escarbagnas_ et _Psyché_.--La
   Fontaine publie un nouveau Recueil de fables et un nouveau Recueil
   de contes et de poésies diverses.--Ouverture du jubilé.--Le roi
   touche 1,200 malades.--Publication de _Poésies chrétiennes et
   diverses_.--Belle ode de Pomponne qui s'y trouve insérée.--Molière
   fait jouer _les Femmes savantes_.--Effet produit par cette
   pièce.--Elle anéantit la réputation de Cotin et le règne des
   _précieuses_.--De leur heureuse influence sur les mœurs et sur la
   littérature.--Julie d'Angennes n'existait plus lors de la première
   représentation des _Femmes savantes_.--Son admirable conduite et son
   courage.--Elle devient dame d'honneur de la reine.--Ses remords, ses
   chagrins à la cour.--Un fantôme lui apparaît.--Elle tombe malade,
   et meurt.--Madame de Richelieu est nommée à sa place dame
   d'honneur.--Ce que dit madame de Sévigné de cette nomination,
   attribuée à l'influence de madame Scarron sur madame de
   Montespan.--Madame de Sévigné soupe souvent avec madame
   Scarron.--Conduite de celle-ci.--Ses entretiens avec madame de
   Montespan déplaisent au roi.--Ses sentiments, et conduite de madame
   de Montespan en matière de religion.--Madame Scarron, d'après
   l'ordre du roi, se charge d'élever les enfants qu'il aura avec
   madame de Montespan.--Conduite admirable de madame Scarron.--Les
   enfants que le roi a eus de madame de Montespan lui inspirent une
   grande tendresse.--Le roi augmente sa pension.--Il lui donne un
   carrosse et des gens, et l'appelle à la cour pour rester auprès des
   enfants de madame de Montespan.


Décembre commençait; le froid était piquant; mais le ciel était bleu, et
la lumière du soleil éclatait sur les bois dépouillés de verdure de la
vaste campagne des Rochers, lorsque madame de Sévigné quitta sa solitude
avec un regret dont elle était, disait-elle, épouvantée[201]. Elle se mit
en route avec deux calèches attelées chacune de quatre chevaux, pour elle
et sa suite; et afin d'éviter le mauvais pavé de Laval, elle prit d'abord
la route de Cossé, alla coucher chez une parente de madame de Grignan, à
Loresse, château situé dans la commune de Montjean. Le second jour de son
voyage, elle coucha à Meslay; le troisième, à Malicorne, chez la marquise
de Lavardin. En faisant ainsi environ dix lieues par jour, elle se trouva
le dixième jour transportée à Paris, satisfaite de s'être rapprochée de
sa fille, et ayant pris la résolution d'aller la rejoindre aussitôt que
les frimas de l'hiver auraient disparu, et que le retour de la belle
saison lui permettrait d'entreprendre ce long voyage.

  [201] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9, 13, 18 décembre 1671), t. II, p.
  307, 309, 313, édit. G.; t. II, p. 260, 261, 264, édit. M.

Elle avait quitté, après le mariage de sa fille, le logement qu'elle
occupait à Paris rue du Temple, et transporté son domicile rue de
Thorigny, où elle ne devait pas rester longtemps; car, tandis qu'elle
était encore aux Rochers, des ordres avaient été donnés par elle de
louer, rue Sainte-Anastase, une autre maison près de celle du comte et de
la comtesse de Guitaut[202].

  [202] Conférez t. I, p. 2, de la 1re partie de ces _Mémoires_.

On sait que le château d'Époisses en Bourgogne, qui appartenait au comte
de Guitaut, n'était pas éloigné de Bourbilly, terre de madame de Sévigné.
Aussi dit-elle, en écrivant alors au comte de Guitaut, qu'il est de sa
destinée d'être partout sa voisine[203]. Madame de Sévigné, aidée de son
oncle Saint-Aubin, employa une partie de l'hiver à faire arranger sa
nouvelle demeure, fort rapprochée de celle qu'elle habitait, et elle y
coucha pour la première fois le 7 mai 1672[204]. Elle y avait fait
préparer un appartement pour sa fille et pour son gendre, et, quoique
petite, cette maison lui suffisait; elle s'y trouvait commodément et
agréablement[205]. Nous dirons comment depuis elle changea encore de
logement, et occupa le bel hôtel Carnavalet[206]. Mais il est remarquable
que, malgré son intime liaison avec madame de la Fayette et le duc de la
Rochefoucauld, qui l'appelait si souvent à l'autre extrémité de la ville,
elle ne quitta jamais le Marais ou le quartier du Temple et le quartier
Saint-Antoine; et, dans ses divers changements, elle se rapprocha de plus
en plus de la place Royale, où elle était née. Elle y trouvait
l'avantage d'être près de toutes les connaissances de sa jeunesse, qui
furent aussi les mêmes que celles de son âge avancé. Elle pouvait
fréquenter toujours les mêmes églises, les Minimes, l'église Saint-Paul,
celle des Jésuites, le couvent des Filles de Sainte-Marie du faubourg
Saint-Antoine, dont les religieuses étaient ses bonnes amies, et qui
avaient parmi elles sa nièce Diane-Charlotte, la fille aînée du comte de
Bussy, dont l'esprit la charmait, dont la piété lui faisait envie[207].

  [203] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (décembre 1671, au comte de Guitaut), t.
  II, p. 307, édit. G.

  [204] _Ibid._ (4 et 6 mai 1672), t. III, p. 5 et 12, édit. G.; t.
  II, p. 420 et 425, édit. M.

  [205] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 mai 1672), t. III, p. 16, édit. G.;
  t. II, p. 429, édit. M.

  [206] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16, 19, 21 et 29 septembre 1677; 7, 15,
  20, 27 octobre 1677).

  [207] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (17 et 24 mai 1671), t. II, p. 73 et 75,
  édit. G.; t. II, p. 61 et 63, édit. M.--Sur Diane-Charlotte,
  conférez une lettre de mademoiselle Dupré à Bussy, en date du 1er
  juillet 1670, et la réponse de Bussy du 10 juillet, dans BUSSY,
  _Lettres_, t. V, p. 163 et 166.

Un motif plus puissant que celui de se rapprocher de sa fille avait
engagé madame de Sévigné à quitter les Rochers: c'était les services
qu'elle pouvait rendre à son gendre depuis que Pomponne avait été nommé
ministre. Lorsqu'elle revint à Paris, les états de Bretagne étaient
depuis longtemps terminés; mais il n'en était pas de même de ceux de
Provence: ouverts à Lambesc au mois de septembre, ils se prolongèrent
jusqu'en janvier 1672[208]. Ainsi que nous l'avons dit, madame de Sévigné
aida puissamment à ce que le lieutenant général gouverneur ne fût pas
contraint de s'aliéner la population de la Provence en déployant contre
ses représentants les rigueurs du pouvoir; aussi M. de Grignan
appelait-il sa belle-mère son _petit ministre_[209]. Louis XIV
travaillait alors à régulariser l'administration de son royaume; et
comme les efforts des provinces, des villes et des départements pour
conserver ce que la hache de Richelieu n'avait pu abattre de leurs
priviléges et de leurs libertés, faisaient obstacle aux ordonnances du
monarque absolu, il mettait tous ses soins à les anéantir ou à les
comprimer. Ce fut surtout durant le cours des années 1671 et 1672 qu'il
obtint les plus grands résultats[210]. Ce que le comte de Grignan faisait
en Provence, le duc de Chaulnes l'exécutait en Bretagne, le prince de
Condé en Bourgogne[211], le duc de Verneuil[212] en Languedoc. Les
députés des états de cette dernière province avaient décidé qu'à l'avenir
on commencerait les délibérations dans un ordre inverse de celui qui
avait été en usage jusqu'alors; c'est-à-dire qu'on voterait d'abord les
subsides, ou les dons gratuits à offrir au roi, avant de s'occuper des
affaires particulières de la province[213]. Une telle résolution enlevait
nécessairement à l'assemblée des états tout moyen de résister aux
exigences de l'autorité. Aussi cette mesure fut-elle bien accueillie par
Louis XIV, et on s'en entretenait beaucoup à la cour. Sur quoi madame de
Sévigné raconte à sa fille l'anecdote suivante: «L'autre jour, on
parlait, devant le roi, de Languedoc et puis de Provence, et puis enfin
de M. de Grignan, et on en disait beaucoup de bien: M. de Janson
[l'évêque de Marseille] en dit aussi; et puis il parla de sa paresse
naturelle: là-dessus le marquis de Charost[214] le releva de sentinelle
d'un très-bon ton, et lui dit: «Monsieur, M. de Grignan n'est point
paresseux quand il est question du service du roi, et personne ne peut
mieux faire qu'il a fait dans cette dernière assemblée: j'en suis fort
bien instruit.» Voilà de ces gens que je trouve toujours qu'il faut aimer
et instruire[215].»

  [208] Voyez la 3e partie de ces _Mémoires_, p. 440 et 441.

  [209] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 février 1672), t. II, p. 392, édit.
  G.; t. II, p. 333, édit. M.--Voyez l'_Abrégé des délibérations de
  l'assemblée générale des états de Provence_; Aix, chez Charles
  David, 1672, in-4º, p. 29 et 36. Le roi demandait 600,000 fr. de
  dons gratuits, on n'en voulait offrir que 400,000; on composa, et
  l'on vota 500,000 fr.

  [210] ALEXANDRE THOMAS, _Une province sous Louis XIV_; 1844,
  in-8º, p. 40, 61, 63, 66, 70, 376, 387.

  [211] _Ibid._, p. 399 et 405.

  [212] Il était prince du sang, oncle du roi. Le marquis de
  Castries était lieutenant général.

  [213] Baron TROUVÉ, _Essais historiques sur les états généraux du
  Languedoc_, 1818, in-4º, p. 183 et 184.

  [214] Charost était gendre de Fouquet.

  [215] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7 février 1672), t. II, p. 390, édit.
  G.; t. II, p. 331, édit. M.

Madame de Sévigné était d'autant plus heureuse de l'issue favorable des
affaires de Provence, qu'elle avait longtemps craint des résultats tout
différents. Elle était naturellement enchantée de Louis XIV et de ses
ministres, qui se montraient satisfaits des services de son gendre. Elle
écrivait à sa fille: «J'ai tremblé depuis les pieds jusqu'à la tête; je
croyais que tout fût perdu: il se trouve que vous avez attendu votre
courrier, et que vous avez bu à la santé du roi votre maître. J'ai
respiré, et approuvé votre zèle. En vérité, on ne saurait trop louer le
roi: il s'est perfectionné depuis un an. Les poëtes ont commencé à la
cour; mais j'aime bien autant la prose, depuis que tout le monde en sait
faire pour conter et chanter ses louanges[216].»

  [216] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 janvier 1672), t. II, p. 363.

En effet, depuis la paix d'Aix-la-Chapelle[217], Louis XIV semblait avoir
renoncé aux projets ambitieux qu'il avait manifestés dans les
commencements de son règne; et c'est alors qu'il négociait pour rompre
l'alliance qu'avaient contractée entre elles la Hollande, l'Angleterre et
la Suède[218], qu'il s'apprêtait à punir l'ingratitude et l'orgueil des
Hollandais, tandis qu'on le croyait uniquement occupé des soins du
gouvernement, de la prospérité de son royaume, des embellissements de
Versailles et des plaisirs de sa cour[219].

  [217] _Recueil des principaux traités de paix faits et conclus
  pendant ce siècle_; Luxembourg, 1698, in-12. _Préliminaires des
  traités faits entre les rois de France et toutes les provinces de
  l'Europe_; 1692, in-12, p. 296.

  [218] MIGNET, _Négociations relatives à la succession d'Espagne
  sous Louis XIV_, t. IV, p. 5.

  [219] BERRIAT SAINT-PRIX, édition des _OEuvres de Boileau_, 1830,
  in-8º, t. I, p. CXXXIV, no 24, et CXLI, no 28; et t. II, p. 9 et
  23.

Ce fut sous l'inspiration de cette croyance générale que Boileau écrivit
son _Épître au roi_, à laquelle madame de Sévigné fait principalement
allusion, parce que cette épître, d'abord publiée séparément en 1670, le
fut de nouveau au commencement de 1672, peu de temps avant que la guerre
fût déclarée; et quoique le poëte eût opposé la sagesse pacifique du roi
de France à la folie des monarques conquérants, les éloges donnés dans
ses vers pleins de force, de grâce et de finesse, furent d'autant mieux
accueillis, que Louis XIV craignait de voir toute l'Europe se soulever
pour s'opposer à ses envahissements, et qu'il désirait persuader aux
peuples et aux gouvernements qu'il n'armait que parce qu'il y était
contraint pour sa sûreté et celle des autres États monarchiques, menacés
par une république insolente; que tous ses vœux tendaient à conclure une
paix durable.

Pomponne et Courtin en Suède, le chevalier de Gémonville à Vienne, le
marquis de Ruvigny et Colbert de Croisy à Londres, le marquis de Villars
et Bonzy, archevêque de Toulouse, à Madrid, conduisirent les négociations
qui précédèrent cette guerre avec une activité et une habileté
admirables. Ce ne fut que lorsque Louis XIV, par des traités
secrets[220], eut détaché de la Hollande tous les États qui avaient
intérêt à la soutenir, qu'il eut obtenu le concours des uns et la
neutralité des autres, qu'il fit connaître ses desseins[221]. Les
préparatifs des armements faits par lui, par son ministre Louvois, par
Turenne, par Condé furent dissimulés avec le même soin, enveloppés du
même mystère. Avant d'arrêter son plan de campagne, il ordonna à Louvois
de le soumettre par écrit au prince de Condé, et voulut avoir l'avis de
ce grand capitaine. Pour qu'il ne fût pas distrait de l'important travail
qu'il lui confiait, le roi avait permis au duc d'Enghien de suppléer son
père comme gouverneur de la Bourgogne[222], ce qui était une manière de
lui assurer la survivance de cette place importante. Pour mieux divulguer
la faveur que Condé avait acquise auprès de lui, Louis XIV accepta des
fêtes que ce prince lui offrit à Chantilly. Le roi se rendit en ce lieu
le 23 avril 1671; il était accompagné de la reine et de MONSIEUR. La fête
dura deux jours, et, comme presque toutes les fêtes de Chantilly,
celle-ci consista en divertissements de chasse, de pêche, en
illuminations et en repas dans la forêt[223]. Cette forêt, mieux que
celles de Fontainebleau et de Compiègne, mieux que les bois de
Versailles, se prêtait à une heureuse alliance des gracieuses beautés de
la nature avec les surprises et les magnificences de l'art. Le duc
d'Enghien fut le principal ordonnateur des féeries de ces deux journées.
C'est à lui que ce magnifique domaine devait ses derniers
embellissements[224], et il montra dès lors ce goût, cette activité,
cette prévoyance, cet esprit ingénieux dont il donna depuis tant de
preuves dans de semblables circonstances[225].

  [220] MIGNET, _Négociations_, in-4º, t. III, p. 258 (Traité
  secret entre Charles II et Louis XIV, 21 octobre et 31 décembre
  1670); t. III, p. 291 (Traité entre le duc de Brunswick, 10
  juillet 1671); t. III, p. 365 et 374 (Traité avec la Suède, le 14
  avril 1671). Courtin appelle les Suédois les Gascons du Nord.

  [221] MIGNET, _Négociations_, t. III, p. 666.

  [222] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. V, p. 478 (Lettres du roi au duc
  d'Enghien, 24 mai 1671).

  [223] _Recueil de gazettes nouvelles, ordinaires et
  extraordinaires_; Paris, 1672, in-4º, p. 437, no 54. Gazette du 8
  mai 1671.--_Histoire de la monarchie françoise sous le règne de
  Louis le Grand_, quatrième édition; Paris, 1697, t. II, p. 71.

  [224] Il avait créé le petit parc. Voyez _Recueil des gazettes_
  (8 mai 1671), p. 458, et GOURVILLE, _Mémoires_, t. LII, p. 436.

  [225] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, et une note dans
  notre édition de la Bruyère, p. 658.

Cette fête, qui coûta 360,000 livres, fut assombrie par le suicide de
Vatel, qui se crut déshonoré parce que le rôti manqua à quelques tables
et que le poisson n'arrivait pas en assez grande quantité[226]. Quant à
Louis XIV, il ne donna point de fêtes dans l'année qui précéda l'invasion
de la Hollande: d'autres pensées l'occupaient, et les besoins de la
guerre prescrivaient de l'économie dans les dépenses. Cependant il
faisait travailler les artistes, et surtout les sculpteurs, pour
l'embellissement de Versailles; il allait les visiter dans leurs
ateliers[227]. Il voulut loger plus grandement les soldats infirmes, dont
les guerres avaient augmenté le nombre. Il commença donc à faire
construire l'édifice qu'on voulait appeler l'hôtel de Mars, et qui fut
depuis l'hôtel des Invalides, quand il eut été terminé et richement
doté[228]. Louis XIV créa, vers la fin de l'année 1671, une académie
d'architecture; et, par une pensée qui manifestait plus son patriotisme
qu'un goût éclairé de l'art, il promit de donner en prix son portrait,
enrichi de diamants, à l'inventeur d'un nouvel ordre d'architecture qui
serait nommé l'_ordre français_; et il fit insérer le programme de ce
prix dans la _Gazette_[229].

  [226] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 et 26 avril 1671), t. II, p. 40 à
  44, édit. G.; t. II, p. 33 à 36, édit. M.--GOURVILLE, _Mémoires_,
  t. LII, p. 436.

  [227] _Recueil des gazettes nouvelles et extraordinaires_; Paris,
  1672, in-4º, p. 71. (11 janvier. Le roi va aux Gobelins voir les
  dessins de le Brun et les statues que Regnauldin exécutait pour
  Versailles.)

  [228] _Histoire de l'hôtel royal des Invalides_; 1736, in-folio,
  p. 6 et 7.

  [229] _Recueil des gazettes nouvelles_, p. 1100 (14 novembre
  1671).

Il avait fait achever le palais des Tuileries; et la salle de spectacle
qu'il avait ordonné d'y construire servit, cette année, aux
représentations de _Psyché_. Il est remarquable que, pendant tout le
cours de ce règne, on ne joua dans cette salle que ce seul opéra, et
seulement cette année[230]. Soit que Louis XIV, pour la pompe et la
magnificence de sa cour, se trouvât trop peu séparé de la foule, et gêné
dans la populeuse ville de Paris; soit qu'il y fût désagréablement
poursuivi par le souvenir de la Fronde, presque tous les actes émanés de
lui sont, à l'époque où nous sommes parvenus, datés de Saint-Germain en
Laye, de Versailles et de Fontainebleau. C'est à Saint-Germain en Laye
qu'à la fin de l'année on joua _la Comtesse d'Escarbagnas_. En même temps
que Molière, dans cette pièce, amusait la cour par les ridicules de la
province, il faisait rire Paris par la farce bouffonne et spirituelle des
_Fourberies de Scapin_. Quoique _Psyché_ eût été imprimée sous le nom
seul de Molière, et même vendue à son profit[231], on était averti qu'il
n'avait eu qu'une très-faible part à cette pièce, mise en musique par
Lulli, et presque entièrement versifiée en quinze jours[232] par Quinault
et par le grand Corneille, qui dans cette circonstance, à l'âge de
soixante-cinq ans, écrivit les vers les plus gracieux et les plus
passionnés qui soient sortis de sa plume[233].

  [230] Les frères PARFAICT, _Histoire du théâtre françois_, t. XI,
  p. 121-125, et p. 174 et 178.

  [231] _Psiché_ (sic), _tragédie-ballet_, par L.-B.-P. MOLIÈRE; et
  se vend chez l'auteur à Paris, 1671.

  [232] _Psiché_; Paris, 1671, p. 1 de l'avis au libraire.

  [233] _Psiché, tragédie-ballet_; Paris, 1671, acte III, scène
  III, p. 45 et 51.

Cette fable de Psyché, la plus ingénieuse de toutes celles que
l'antiquité nous a transmises, avait surtout été mise en vogue par le
roman de la Fontaine. On admirait moins alors la prose élégante et facile
de ce roman que les vers trop dédaignés depuis qu'il y a insérés pour
décrire les prestiges de Versailles, et qui lui valurent l'honneur de
présenter au roi sa nouvelle production[234]. Cette œuvre singulière,
originale par la conception et l'exécution, contenait sur la littérature
des dialogues pleins de goût et de sagacité: digressions qui tenaient
d'ailleurs aussi peu au sujet principal du roman que les descriptions en
vers des jardins de Versailles, où toute la cour se transportait
souvent[235]. Mais ce qui, dans cette même année 1671, recommandait, plus
encore que les représentations de _Psyché_, le nom de la Fontaine à la
jeune génération et à celle qui l'avait précédée, c'est qu'il venait de
publier deux recueils, tous deux avec privilége du roi, que les plus
obséquieux courtisans comme les dames les mieux famées ne se faisaient
pas scrupule de lire et de louer. L'un était un recueil de _fables
nouvelles_, avec des poésies amoureuses et autres en faveur de Fouquet et
des personnes qu'il recevait à Vaux[236]. Ce volume contenait aussi la
description de Vaux, plus gracieuse, plus poétique encore que celle de
Versailles. L'autre recueil était une troisième partie de _contes_ au
moins égaux, peut-être supérieurs en agréments poétiques aux deux
premières, qui avaient valu tant de célébrité à l'auteur. Madame de
Sévigné envoya ces volumes à sa fille[237]; elle-même les lut avec
délices. Ce n'étaient pas les seules productions où les poëtes et les
beaux esprits se jouaient de ce qu'une certaine portion de la société de
ce temps considérait comme trop respectable pour être en butte à de
telles licences: alors que Boileau donnait tant de louanges au roi, il
prenait pour sujet d'un poëme qui est l'œuvre la plus achevée de sa muse
la satire des chanoines de la Sainte-Chapelle de Paris; et, par les
lectures qu'il en faisait alors chez M. de Lamoignon, ses vers, retenus
dans la mémoire de ceux qui y avaient assisté, étaient connus avant
d'être publiés[238].

  [234] _Les Amours de Psiché_ (sic) _et de Cupidon_, par M. DE LA
  FONTAINE; Paris, 1669, in-8º et in-12.--_Histoire de la vie et
  des ouvrages de la Fontaine_, troisième édition, 1824, in-8º, p.
  200.

  [235] Le 12 septembre 1671, le roi donne à Versailles un
  divertissement, et on y joue la comédie. Voyez _Recueil des
  gazettes_, p. 904.

  [236] _Fables nouvelles et autres poésies de M._ DE LA FONTAINE;
  Paris, 1671.--_Contes et Nouvelles_ en vers, par M. DE LA
  FONTAINE; Paris, 1671. Le privilége du roi dit: «Achevé
  d'imprimer le 27e jour de janvier 1671.»

  [237] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 mars, 27 avril 1671; 9 mars 1672),
  t. I, p. 190; t. II, p. 140, 349 et 352, édit. M.

  [238] Voyez Berriat Saint-Prix, _OEuvres de Boileau_, t. I, p.
  CXLI des Notices bibliographiques.

Cependant, cette même année 1671, l'ouverture d'un jubilé eut lieu dans
la cathédrale de Paris le 23 mars, et, le 28 du même mois, le roi
communia publiquement à l'église des Récollets, où il fit une station.
Là, ayant à ses côtés le Dauphin et Bossuet, il toucha plus de douze
cents malades qui se présentèrent avec l'espoir d'être guéris des humeurs
froides par l'influence surnaturelle du descendant de saint Louis[239].

  [239] Gazettes des 23 et 28 mars 1671, p. 315 et 339. Le jubilé
  fut terminé le 11 avril, p. 304.

La préférence donnée en cette occasion par Louis XIV à l'église du
couvent des Récollets, une des moindres de Paris, pour un acte aussi
solennel, était due à ce que ces religieux étaient en possession de lui
fournir de zélés aumôniers pour ses armées[240].

  [240] JAILLOT, _Recherches critiques, historiques et
  topographiques sur la ville de Paris_, 1773, in-8º, t. II,
  _quartier Saint-Martin des Champs_, p. 33 et 34.

La littérature est toujours le reflet de l'époque qui la produit; et si
nous rappelons ces faits, c'est qu'ils nous font parfaitement connaître
les contrastes qu'offrait alors cette société française, joviale et
sérieuse, licencieuse et dévote, qui appréciait vivement la beauté des
chefs-d'œuvre des auteurs récents, sans avoir renoncé entièrement à ses
anciennes admirations pour ceux qui les avaient précédés. C'est ce que
démontre le succès qu'eut alors un _Recueil de poésies chrétiennes et
diverses_[241], en trois volumes, recueil formé par Loménie de Brienne et
quelques-uns des solitaires de Port-Royal, qui eurent la singulière idée,
pour en hâter le débit, de le publier sous le nom célèbre et populaire
de l'auteur des _Contes_ et des _Fables_. Il est vrai que, pour que le
titre de ce recueil ne fût pas tout à fait une fable, on fit composer par
le complaisant la Fontaine une nouvelle paraphrase en vers du psaume
XVII, _Diligam te, Domine_[242], et l'épître dédicatoire au prince de
Conti. Ce recueil renfermait un choix des poésies de tous les auteurs
depuis Henri IV jusqu'aux plus récents, et semblait surtout calculé pour
remettre en honneur les poëtes qui avaient fréquenté l'hôtel de
Rambouillet, ou acquis, durant la fin du règne de Louis XIII et la
minorité de Louis XIV, une grande célébrité.

  [241] _Recueil de poésies chrétiennes et diverses_, par M. DE LA
  FONTAINE; 1671, in-12, 3 vol. in-8º. Le premier volume seul porte
  le titre de _Recueil de poésies chrétiennes et diverses_. Les
  deux autres ont pour titre: _Recueil de poésies diverses_. Le
  privilége du roi est accordé à l'imprimeur Pierre le Petit, qui y
  déclare que le livre lui a été remis entre les mains par Lucie
  Hélie de Brèves. Conférez, sur l'auteur ou les auteurs de ce
  recueil, _Histoire de la vie et des ouvrages de_ LA FONTAINE, 3e
  édit., p. 212.--BERRIAT SAINT-PRIX, édition Boileau, t. I, p.
  CXXXIX.--MORERI, _Grand dictionnaire_, édit. 1759, p. 219.

  [242] _Recueil_, etc., t. I, p. 413 à 418.

Ce n'était pas une des moindres singularités de ce recueil, d'y trouver,
au nombre des meilleures pièces, une _Ode à la Sagesse_[243], par M. de
Pomponne, nouvellement nommé ministre, et composée de strophes
harmonieuses sur l'ambition et la capricieuse instabilité de la fortune.
On lisait dans ces volumes des vers sur des sujets saints, par
mademoiselle de Scudéry et la Fontaine; puis après des vers sur des
sujets profanes, par le jeune Fléchier; enfin d'admirables morceaux de
Boileau, de Racine et de Corneille, placés entre ceux de Cassagne et de
l'abbé Cotin. C'est que le goût du public était encore partagé et
vacillant; c'est que la recherche dans les pensées, la fausse délicatesse
dans le langage, les subtilités du cœur, l'affectation du savoir
prévalaient dans les cercles et dans les réunions qui s'étaient formées à
l'imitation de celle de l'hôtel de Rambouillet, et que la lutte engagée
entre les auteurs, dans le commencement de ce règne, était toujours fort
animée. Dans les recueils de vers qu'on publiait en Hollande, on avait
soin, pour plaire aux diverses sortes de lecteurs, de mêler avec les
satires de Boileau des satires composées contre lui et contre
Molière[244].

  [243] _Recueil de poésies diverses_, par M. DE LA FONTAINE; 1671,
  in-12, t. II, p. 114 à 119.

  [244] _Recueil des contes du sieur de la Fontaine, les satires de
  Boileau, et autres pièces curieuses_; Amsterdam, chez Jean
  Venhœven, 1668, in-18, p. 226-240. Discours IX, X, XI et XII.

C'est parce qu'il était fortement choqué de ce défaut de discernement en
matière littéraire que Boileau avait composé son _Art poétique_, de tous
ses ouvrages celui qui a le plus contribué à sa gloire et à celle de la
littérature française. Il en faisait à cette époque des lectures chez M.
de Lamoignon, le duc de la Rochefoucauld, le cardinal de Retz[245]. Il
gravait ainsi dans la mémoire de ses auditeurs, avant qu'elles fussent
publiées, les règles du goût et de l'_art d'écrire_; et comme il
corrigeait beaucoup ses vers, c'est de lui surtout qu'on a pu dire,
lorsqu'il vivait: «On récite déjà les vers qu'il fait encore.»

  [245] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 mars 1672), t. II, p. 404, édit. G.;
  t. II, p. 353, édit. M. L'_Art poétique_ ne fut publié que deux
  ans après ces lectures, en 1674.

Presque toutes les satires composées contre Boileau et contre Molière,
quoique paraissant sous le voile de l'anonyme, étaient attribuées à
l'abbé Cotin[246], conseiller et aumônier du roi. Cotin était admis dans
la société intime des duchesses de Rohan, de Nemours, de Longueville,
des ducs de Montausier et de St-Agnan. MADEMOISELLE l'honorait du nom de
son ancien, et elle avait amusé Louis XIV par la lecture de quelques-unes
de ses énigmes en sonnet. Il avait publié un grand nombre d'ouvrages en
vers[247] et en prose, dont plusieurs étaient à la louange du roi[248];
pendant seize ans il avait, avec quelque succès, prêché le carême dans
différentes chaires de la capitale. Depuis seize ans il était de
l'Académie française, où Bossuet venait de se faire admettre, dont
Boileau n'était pas encore, lorsque Molière, qui n'en fut jamais, avec
une vérité qui ne laissait aucune prise au doute, avec une licence dont
on n'avait nul exemple, immola sur le théâtre, à la risée du public, cet
auteur si chéri des grandes princesses et des précieuses de la cour et de
la ville. Depuis lors, Cotin n'osa plus une seule fois monter dans la
chaire évangélique, ni faire imprimer une seule ligne; et le roi ayant
approuvé la nouvelle comédie, les belles dames, les courtisans et tous
ceux qui avaient coutume d'accueillir avec faveur le malheureux Cotin lui
tournèrent le dos. Il avait brillé; il fut rejeté dans la solitude et
l'obscurité la plus complète. Il méritait son sort: non qu'il fût
dépourvu de talent et de savoir, et que tous ses vers ressemblassent au
sonnet et au madrigal tant ridiculisés par le grand comique[249]; mais il
était tellement infatué de sa personne et de ses ouvrages, qu'il s'était
rendu insupportable, et qu'on vit avec plaisir humilier son sot et
insolent orgueil. Ménage, contre lequel Cotin avait écrit[250], était
joué aussi dans la nouvelle comédie, quoique avec moins d'évidence. Il
eut le bon esprit de se contenter du désaveu de Molière[251], et
applaudit, avec tout le public, la fameuse scène de _Trissotin_ et de
_Vadius_[252]. Madame de Sévigné avait, on se le rappelle, assisté à la
lecture que Molière fit de sa pièce des _Femmes savantes_ chez le duc de
la Rochefoucauld, avant la première représentation, et elle la trouva
fort plaisante[253]. Cependant, quoique dans cette pièce Molière eût eu
la précaution de placer ses personnages dans la classe bourgeoise,
c'était bien aux femmes et aux gens de lettres de la haute société et des
ruelles à la mode et à ceux qu'elles protégeaient que s'attaquait le
poëte. Ce n'était plus cette fois la burlesque imitation de modèles que
dans une humble préface, l'auteur faisait profession de respecter: il
exposait les modèles eux-mêmes à la risée de tous; il les bafouait sans
dissimulation et sans détours, sans chercher à excuser son impardonnable
témérité; non pas comme précédemment dans une farce en prose extravagante
et bouffonne, mais dans une comédie en vers, admirable par la conduite
des scènes, l'invention des caractères, la force et le comique du
dialogue. Le succès fut d'abord douteux, et cela devait être, puisque
l'auteur n'aspirait à rien moins qu'à rectifier les idées de cette partie
même du public dont dépendait ce succès; mais la raison et le bon goût
trouvèrent un appui dans l'approbation du monarque, flatté avec art dans
cette pièce. La révolution dans la société et dans les lettres, que _les
Précieuses ridicules_ avaient commencée, fut achevée par _les Femmes
savantes_, et fit cesser le règne des coteries qui s'étaient formées à
l'exemple des réunions de l'hôtel de Rambouillet.

  [246] Conférez Berriat Saint-Prix dans son édition de Boileau, t.
  I, p. CCXIII et CCXIV. D'autres satires furent publiées par
  Coras; puis vint la comédie de Boursault, par la suite les
  satires de Perrault et d'autres. La critique désintéressée des
  satires du temps, 1666, in-8º de 64 pages, est seule de COTIN. On
  a eu tort de lui attribuer celle qui est intitulée: _Despréaux,
  ou la satire des satires de Boileau_; 1660, petit in-12.

  [247] _OEuvres meslées de_ M. COTIN, _de l'Académie françoise,
  contenant énigmes, odes, sonnets et épigrammes_, dédiées à
  MADEMOISELLE, p. 1 de l'épître dédicatoire.

  [248] COTIN, dans la _Biographie universelle_, t. X, p. 69, ne
  fait point mention de cet ouvrage.

  [249] MOLIÈRE, _Femmes savantes_, acte III, scène II, dans les
  _OEuvres_, édit. 1682, t. VI, p. 141 à 147.--L'abbé COTIN,
  _OEuvres galantes_; Paris, 1665, t. II, p. 512.

  [250] COTIN, _la Ménagerie_; 1666, in-12.

  [251] Les frères PARFAICT, t. XI, p. 208 à 224. Ces consciencieux
  écrivains ont bien réuni tous les faits et tous les passages des
  auteurs qui nous ont instruits des circonstances relatives à la
  fameuse scène de Molière; mais ils ont eu tort de rapporter,
  comme étant de Charpentier, une anecdote évidemment fausse, où
  figure madame de Rambouillet, qui depuis six ans avait cessé de
  vivre. Le _Carpenteriana_ est l'ouvrage d'un nommé Boscheron, et
  ne mérite aucune confiance.

  [252] _Ménagiana_, 3e édition, 1715, in-12, t. III, p. 23. Ce
  paragraphe ne se trouve que dans la 3e édition du _Ménagiana_,
  qui contient beaucoup d'additions suspectes faites par la
  Monnoye. La première édition (1692, in-8º) est la seule bonne,
  parce qu'au moyen des signes qui accompagnent chaque paragraphe,
  et de la liste des noms qui est à la suite de l'avertissement,
  tous les paragraphes des auteurs qui ont contribué à ce curieux
  recueil sont signés. Les passages relatifs à la première
  représentation des _Précieuses ridicules_, et ceux où madame de
  Sévigné est mentionnée, sont dans cette première édition, p. 278
  et p. 35 et 338.

  [253] Conférez la 3e partie de ces _Mémoires_, p. 370 et 470,
  chap. XVIII.

Il est bien vrai pourtant qu'avec raison madame de Rambouillet s'était
vantée d'avoir _débrutalisé_[254] la société française, et que cette
secte des _précieuses_, si discréditée depuis par celles qui s'y
affilièrent, était parvenue à ennoblir en France le rôle de la femme; à
l'entourer de cette respectueuse déférence qui faisait autrefois partie
du caractère national; à faire considérer en elle la pureté de l'âme, les
lumières de l'esprit, la délicatesse des sentiments, l'élégance des
manières et du langage comme les conditions nécessaires de l'attachement
qu'elles pouvaient inspirer. Ce sont les _précieuses_ qui, par le tact
exquis des convenances, par les promptes sympathies du cœur et de
l'esprit, ont assuré à leur sexe la prééminence dans ces cercles dont
l'attrait, bien mieux que les jouissances du luxe, avait fait de Paris,
pendant un siècle et demi, la capitale de l'Europe. La dictature des
femmes dans la société française avait passé dans les mœurs, et y
subsistait longtemps après que le souvenir des _précieuses_, qui l'avait
fondée, eut été anéanti. Le titre dont elles se paraient ne rappela plus
que les travers auxquels l'exagération et le côté faux de leur doctrine
avaient donné naissance et dont notre grand comique a rendu le souvenir
impérissable.

  [254] _Débrutaliser_ est un verbe forgé par madame de
  Rambouillet. Accueilli par Vaugelas, approuvé par Ménage, reçu
  par Richelet dans son dictionnaire, il n'obtint jamais le
  suffrage de l'Académie. Voyez MÉNAGE, _Observations sur la langue
  françoise_; 1672, in-12, p. 328.--RICHELET, _Dictionnaire_, édit.
  1680, t. I, p. 212.

La principale fondatrice de cette secte, la femme forte, la femme
vertueuse, la femme gracieuse qui avait le plus contribué à en assurer la
prééminence, ne connut point ce dernier chef-d'œuvre de Molière. Julie
d'Angennes, duchesse de Montausier, mourut, âgée de soixante-quatre ans,
le 15 novembre 1671, trois mois avant la première représentation des
_Femmes savantes_[255]. Julie d'Angennes, dont madame de Motteville a dit
qu'il était impossible de la connaître sans désirer de lui plaire[256],
n'avait pas en vain redouté de subir le joug du mariage, puisque après
avoir résisté pendant quatorze ans aux instances prolongées d'un homme
réputé pour sa vertu, elle eut à subir comme épouse l'humiliation d'une
tendresse partagée; puis les retours et les écarts successifs d'un cœur
trop scrupuleux pour ne pas se débattre dans ses chaînes et trop faible
pour les rompre[257]. Elle se fit adorer, dans la province, par ceux que
repoussaient l'humeur grondeuse et les formes sévères de son mari.
Lorsque, pendant la guerre civile de la Fronde, celui-ci eut été blessé,
et qu'une fièvre ardente mettait ses jours en danger, elle qui, dans ces
temps de trouble et de trahison, ne pouvait se fier à personne, prit en
main, sans hésiter, le gouvernement de la Saintonge et de l'Angoumois,
dont la défense avait été confiée au duc de Montausier[258]. Déjà
envahies par des troupes rebelles, les populations commençaient à se
révolter. Madame de Montausier, de la ruelle maritale qu'elle ne quittait
ni jour ni nuit, envoya des ordres et des instructions, qui furent si
bien donnés, si bien exécutés, qu'en peu de temps les soulèvements
cessèrent, et que les troupes hostiles à la cause royale furent
repoussées hors des limites de la province[259].

  [255] _Recueil de gazettes_, 1672, in-4º, p. 1120 (Gazette du 21
  novembre 1671).--_Mémoires de M. le duc de Montausier_;
  Amsterdam, 1731, t. II, p. 31.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 novembre
  1671), t. II, p. 292, édit. G.; t. II, p. 248, édit. M.

  [256] MOTTEVILLE, _Mémoires_, t. XL, p. 156.--SEGRAIS, _OEuvres_,
  1765, t. I, p. 75 et 157.

  [257] _Mémoires de Montausier_, t. I, p. 46, 84, 136.--TALLEMANT
  DES RÉAUX, 2e édit., 1840, in-12, t. III, p. 254; t. II, p. 252
  de l'édition in-8º.

  [258] Conférez la 1re partie de ces _Mémoires_, p. 447, seconde
  édition, chap. XXXII.

  [259] _Mémoires de M. le duc de Montausier_, p. 135, 143 et 148.

Lorsque madame de Montausier eut été nommée gouvernante des enfants de
France et dame d'honneur de la reine, tous ses moments furent absorbés
par les devoirs de ses places; et c'est alors que madame de Motteville
lui reproche d'être plus dévouée à l'estime publique qu'à l'estime
particulière[260]. Hélas! c'est qu'à cette cour dont elle faisait
partie, et où l'intérêt de son mari et de sa fille la forçait de rester,
sa vertu souffrait cruellement: elle y remplissait des fonctions qui la
rendaient journellement spectatrice de la vie intime du monarque; et,
dans une telle situation, elle sentait le besoin d'être protégée par
l'estime publique contre la crainte de perdre la sienne[261]. Elle avait
succédé, comme dame d'honneur de la reine, à la duchesse de Navailles, si
glorieusement chassée pour n'avoir pu tolérer les entrées nocturnes du
roi dans la chambre des filles, et avoir fait murer la porte par où il
venait.

  [260] MOTTEVILLE, t. XL, p. 156.--TALLEMANT DES RÉAUX, 2e
  édition, in-12, t. III, p. 249.

  [261] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 116 et 117.

Lorsque le roi s'éprit de madame de Montespan, madame de Montausier fut
en butte à d'odieux soupçons. La reine fut avertie de cette nouvelle
passion par une lettre anonyme, qui accusait madame de Montausier d'avoir
conduit cette intrigue[262]. On sut bientôt que l'auteur de cette lettre
était M. de Montespan. Il renouvela à madame de Montausier, chez laquelle
il s'était introduit sans être annoncé, l'accusation écrite, et il
l'accabla d'injures. Le noble cœur de Julie fut brisé par cet outrage.
Elle n'était pas encore remise de la douleur qu'il lui avait causée,
lorsqu'en se rendant dans la chambre de la reine, et par un couloir
obscur où en plein jour était allumé un flambeau, elle vit une grande
femme qui venait droit à elle: quand elle fut proche, le fantôme
disparut[263]. Proféra-t-il, comme on l'a depuis prétendu, des plaintes
ou des reproches? Il ne paraît pas qu'il en fut ainsi, puisque la frayeur
qu'avait causée à madame de Montausier cette mystérieuse apparition fut
telle, qu'elle ne put calmer son imagination et s'empêcher d'en parler à
tout le monde; et la vive impression qu'elle en ressentit subsistant
toujours, elle tomba malade. On fut obligé de la transporter à son hôtel
(l'hôtel de Rambouillet); là elle fut visitée par la reine et par toute
la cour, surtout par madame de Sévigné, qui, dans ses fréquentes
assiduités auprès du lit de madame de Montausier[264], observa avec
douleur les progrès du mal auquel elle devait succomber[265]. La gazette
officielle, en faisant connaître le jour du décès de cette femme tant
célébrée par les beaux esprits, dit qu'elle sera regrettée de toute la
France, comme elle l'est de la cour et de sa famille. Cette même gazette
ajoutait qu'un courrier avait été envoyé à Richelieu, afin d'annoncer à
la duchesse de Richelieu le choix que le roi avait fait d'elle pour
occuper la place de dame d'honneur de la reine, qu'avait madame de
Montausier[266]. Madame de Sévigné, par une seule phrase, nous apprend
l'activité qu'exigeait cette place de la part de celle qui l'exerçait; et
en même temps ce qu'avait été l'hôtel de Rambouillet, et l'opinion qu'on
avait de la nouvelle dame d'honneur, comparée à celle qui l'avait
précédée[267]. «Nous parlâmes fort de madame de Richelieu, qui
renouvelle de jambes, et qui, n'ayant pas le temps de dormir ni de
manger, doit craindre enfin la destinée d'une personne qui avait plus
d'esprit qu'elle et plus accoutumée au bruit; car, avant que madame de
Montausier fût au Louvre, l'hôtel de Rambouillet était le Louvre: ainsi
elle ne faisait que changer d'habitation.»

  [262] MONTPENSIER, _Mémoires_, ibid.

  [263] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 196 (année 1670).

  [264] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 mars 1671), t. I, p. 372, édit. G.;
  t. I, p. 287, édit. M.

  [265] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 mai 1672), t. I, p. 71, édit.
  G.--MONTAUSIER, _Mémoires_, t. II, p. 28, 31, 33.

  [266] _Recueil des gazettes nouvelles, ordinaires et
  extraordinaires_, 1672, in-4º, p. 1120 (21 novembre 1671).--LOUIS
  XIV, _OEuvres_, t. V, p. 489 (Lettre du roi à la duchesse de
  Richelieu, datée de Versailles le 16 novembre 1671). Ainsi cette
  lettre de nomination est du lendemain même de la mort de la
  duchesse de Montausier.

  [267] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 janvier 1680), t. VI, p. 297, édit.
  G.; t. VI, p. 103, édit. M.

Il paraît que c'est à madame Scarron, dont elle avait été une des
protectrices, que la duchesse de Richelieu dut d'avoir été nommée dame
d'honneur; c'est du moins ce que croyait madame de Sévigné, qui ajoute:
«Si cela est ainsi, madame Scarron est digne d'envie; et sa joie est la
plus solide qu'on puisse avoir en ce monde[268].» Réflexion juste: la
plus grande jouissance serait de faire du bien à ceux qui nous en ont
fait, si l'on n'en goûtait pas une plus parfaite encore en faisant du
bien à ceux qui nous ont fait du mal.

  [268] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 décembre 1671), t. II, p. 305, édit.
  G.; t. II, p. 259, édit. M.

Ce passage de la lettre de madame de Sévigné est le premier indice du
crédit que madame Scarron obtenait à la cour, où cependant elle ne
paraissait pas publiquement. Elle avait acquis un grand ascendant sur
madame de Montespan, avec laquelle elle s'était liée depuis longtemps.
Son esprit, sa prudence, sa discrétion, sa haute raison, son dévouement,
et même le redoublement de piété qu'on remarquait en elle depuis quelque
temps[269], contribuaient à accroître l'estime et l'amitié de madame de
Montespan, et affermissaient la confiance qu'elle avait en elle. Malgré
le désordre où elle vivait, madame de Montespan, élevée par une mère
pieuse, avait, aussi bien que le roi, une foi sincère dans la religion.
Selon l'esprit de ce temps, elle croyait atténuer ses torts envers Dieu
en se soumettant aux pratiques et aux privations ordonnées par l'Église.
Madame de Caylus affirme que madame de Montespan jeûnait austèrement tous
les carêmes[270].

  [269] Conférez la 3e partie de ces _Mémoires_, p. 94 et 95, chap.
  V.--CAYLUS, _Souvenirs_, t. LXVI, p. 382.--LA BEAUMELLE,
  _Mémoires de madame de Maintenon_, chap. I et _II_, p. 1-18.

  [270] CAYLUS, _Souvenirs_, t. LXVI, p. 388.

Avec l'ardeur et les lumières d'une nouvelle convertie, madame Scarron
comprit tout ce que sa vertu lui donnait d'ascendant sur des consciences
qui avaient besoin d'être rassurées, sur des âmes qui ne pouvaient se
purifier que par le sacrifice de leurs honteuses passions. Les humbles
fonctions d'institutrice mettaient au nombre de ses devoirs de chercher à
ramener à l'obéissance des lois de l'Église et aux principes de la morale
le père et la mère des enfants de race royale[271] à l'éducation
desquels, avec une tendresse toute maternelle, elle sacrifiait ses plus
belles années.

  [271] Le premier mourut à l'âge de trois ans; le second, Auguste
  de Bourbon, depuis duc du Maine, était né le 31 mars 1670.
  Conférez CAYLUS, _Souvenirs_, t. LXVI, p. 384, et la 3e partie de
  ces _Mémoires_, chap. XII, p. 208 à 213.

A cette époque, madame de Montespan avait déjà eu deux enfants du
roi[272], et cependant sa liaison avec lui semblait encore voilée par la
présence de la Vallière. Celle-ci paraissait être la seule maîtresse
déclarée. Le roi l'avait titrée[273], ses enfants avaient été reconnus et
légitimés; ceux de madame de Montespan ne paraissaient pas; leur
existence était encore un secret. Dans ses chasses à Fontainebleau ou à
Saint-Germain en Laye, lorsque Louis XIV montait en voiture, accompagné
de ses deux maîtresses, la place d'honneur était réservée à la
Vallière[274]; de sorte que, depuis qu'elle avait été enlevée du couvent
de Chaillot[275], on doutait si la tendresse que le monarque avait
conservée pour elle ne l'emporterait pas sur sa nouvelle passion. Mais la
fierté de Montespan s'irritait de cet humiliant partage, et se vengeait,
dans l'intimité, de la contrainte qu'elle éprouvait en public. La
Vallière supportait les capricieuses hauteurs et les insultants sarcasmes
d'une rivale sans pitié, dans l'espérance que sa soumission, ses humbles
complaisances et le spectacle de sa douleur toucheraient un cœur qu'elle
était habituée à posséder tout entier, auquel elle se sacrifiait et
voulait jusqu'à la fin se sacrifier[276].

  [272] Anne-Marie de Bourbon, dite mademoiselle de Blois, naquit à
  Vincennes le 2 octobre 1666, et Louis de Bourbon, comte de
  Vermandois, naquit un an après, le 2 octobre 1667.

  [273] La terre de Vaujour et la baronnie de Saint-Christophe
  furent érigées en duché-pairie par lettres patentes données à
  Saint-Germain en Laye au mois de mai 1667.

  [274] _Mémoires de François_ DE MAUCROIX; 1842, in-12, p. 32 et
  33 chap. XX.

  [275] Voyez la 3e partie de ces _Mémoires_, p. 209, chap. XII.

  [276] CAYLUS, _Souvenirs_, t. LXVI, p. 379.--_Lettres de madame_
  DE MAINTENON, édit. de Sautereau de Marsy, t. I, p. 50 (Lettre à
  mademoiselle d'Heudicourt, 24 mars 1669).--LA BEAUMELLE, édit. de
  1756, t. I, p. 48.--BOSSUET, _OEuvres_, édit. de Versailles, t.
  XXXVII, p. 57, 59, 65 (Lettre au maréchal de Bellefonds, 25
  décembre 1673).--DE BAUSSET, _Hist. de Bossuet_, liv. VI, t. II,
  p. 30-35.

Au milieu de ce conflit de rivalités, apparaissait de temps à autre celle
qui s'était chargée d'élever pour Dieu et pour le roi les innocents
fruits d'un coupable amour. Lorsque madame Scarron allait voir la
favorite, par son esprit, son enjouement, elle faisait sur elle diversion
aux tristesses et aux ennuis de la cour. Belle et gracieuse, la modeste
gouvernante ne semblait vouloir plaire que pour apaiser les orages du
cœur et calmer les troubles de l'âme. Son maintien, cet air de
satisfaction intérieure, témoignages d'une conscience pure et d'une vie
bien réglée, donnaient à toutes ses paroles, à ses conseils salutaires, à
ses pieuses réflexions une puissance presque irrésistible. Le roi était
contrarié et jaloux des longs entretiens de madame de Montespan avec
madame Scarron; il voulut y mettre obstacle, ce qui accrut encore chez la
favorite le désir de jouir de la société de madame Scarron[277]. On sut
bientôt l'étroite intimité qui existait entre elles deux. Les personnes
qui ne voulaient pas ou ne pouvaient pas s'approcher de madame de
Montespan recherchèrent madame Scarron. Elle qui, de son propre aveu,
était dévorée du désir de s'attirer des louanges et avide de
considération et d'estime[278], se répandit dans le monde, et fréquenta
les personnes les plus estimées, les plus considérées, les plus capables
d'apprécier sa vertu et ses qualités personnelles. C'est alors que madame
de Sévigné se lia plus particulièrement avec elle; c'est aussi par les
lettres de madame de Sévigné que nous pouvons suivre les premiers progrès
de l'élévation de cette femme, qui se doutait peu qu'elle deviendrait la
compagne d'un roi qui lui adressait si rarement quelques brèves paroles.
Mais cependant madame Scarron pouvait déjà prévoir que les enfants que,
d'après le désir de madame de Montespan, le roi lui avait confiés, mais
dont elle n'avait voulu se charger que par son ordre, seraient un jour
pour elle un moyen d'influence[279].

  [277] LA BEAUMELLE, _Mémoires de Maintenon_, t. VI, p. 210 (1er
  entretien).

  [278] LA BEAUMELLE, _Mémoires pour servir à l'histoire_, t. I, p.
  151.

  [279] MAINTENON, _Lettres_, t. I, p. 50 (Lettre du 24 mars 1669),
  édition 1806, in-12; t. I, p. 48, édit. 1756, in-8º. Conférez la
  1re partie de ces _Mémoires_, p. 467, 2e édition, et 2e partie,
  p. 451 de la 1re édition.

Dans les lettres de madame de Sévigné, nous apprenons que madame Scarron
allait souvent chez madame de Coulanges, avec Segrais, Barillon, l'abbé
Testu, Guilleragues, les comtes de Brancas et de Caderousse, et madame de
la Fayette. Dans ces réunions, l'éloge de madame de Grignan, lorsque sa
mère était présente, trouvait souvent sa place[280].

  [280] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 janvier 1672), t. II, p. 338, édit.
  G; t. II, p. 286, édit. M.

Madame Scarron, pendant quelque temps, soupa presque tous les jours chez
madame de Sévigné. «C'est un plaisir, dit celle-ci, de l'entendre
raisonner sur les horribles agitations d'un certain pays qu'elle connaît
bien; sur les tristes ennuis des dames de Saint-Germain, dont la plus
enviée de toutes (madame de Montespan) n'est pas toujours exempte[281].»
Jamais madame Scarron, quand elle était avec madame de Sévigné, ne
laissait échapper l'occasion de louer madame de Grignan[282], et de
répéter tout ce que madame de Richelieu, la maréchale d'Albret et les
autres personnes de la cour avaient dit de flatteur sur le lieutenant
général gouverneur de Provence, et sur sa belle épouse. Madame Scarron
faisait jouer la petite Blanche lorsqu'elle la rencontrait chez madame
de Sévigné, et poussait la complaisance jusqu'à la trouver jolie[283].

  [281] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (25 décembre 1671), t. II, p. 325, édit.
  G.; t. II, p. 275, édit. M.--(13 janvier 1672), t. II, p. 342,
  édit. G.; t. II, p. 290, édit. M.

  [282] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 mars 1672), t. II, p. 421, édit. G.;
  t. II, p. 358, édit. M.

  [283] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 février 1672), t. II, p. 400, édit.
  G.; t. II, p. 339, édit. M.

Mais bientôt arrive le moment où les enfants que madame Scarron élève
dans le plus profond mystère quittent le sein des nourrices, et éprouvent
ces alternatives de santé qui menacent sans cesse l'existence du premier
âge. Madame Scarron n'hésite pas; elle a compris son rôle et les
sacrifices pénibles qu'il exige d'elle. On ne la voit plus ni à l'hôtel
d'Albret, ni à l'hôtel de Richelieu, ni chez madame de Coulanges, ni chez
madame de Sévigné[284]. Elle est dans Paris, et on l'ignore. Le petit
nombre de personnes avec lesquelles elle communique par lettres ne
répondent à aucune des questions qu'une légitime curiosité suggère à tous
ceux qui la connaissent; elle ne sort que rarement de la retraite qu'elle
s'est choisie, et seulement pour de pieux devoirs. Hors de chez elle,
elle n'ôte jamais son masque. Les enfants dont elle a soin sont souvent
conduits au château, et reçoivent les caresses paternelles. Un jour elle
les amena, les fit entrer avec une nourrice dans la chambre où étaient le
roi et madame de Montespan, et elle resta dans l'antichambre. Le roi
trouva plaisant de demander à cette nourrice de qui étaient ces enfants,
et si l'on connaissait leur père. La nourrice répondit qu'elle présumait
que la dame sa maîtresse en était la mère: ses soins assidus, ses
agitations et sa douleur, lorsqu'ils étaient malades, l'indiquent assez;
mais quant au père, elle l'ignore: elle pense que ce sont les enfants
naturels de quelque duc ou de quelque président au parlement[285].

  [284] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 décembre 1672, Lettre de madame de
  Coulanges), t. III, p. 64.

  [285] LA BEAUMELLE, _Mémoires pour servir à l'histoire de madame
  de Maintenon_, t. II, p. 11, et t. VI, p. 213 (XIe
  entretien).--Madame SCARRON (Lettre à mademoiselle d'Heudicourt,
  du 24 décembre 1672), t. I, p. 52 de l'édit. de Sautereau de
  Marsy; 1806, in-12.

Ce propos fit rire le roi et madame de Montespan; mais le roi admira une
si généreuse affection, un cœur capable d'un si fort attachement, un
secret si bien gardé, tant de constance et de prudence. Cette femme qu'il
n'aimait pas, qui fut la protégée de Fouquet, qui porte le nom odieux de
l'auteur de la _Mazarinade_; cette femme qui lui déplaît encore comme une
précieuse bel esprit, comme une prude dévote[286], il ne peut s'empêcher
de lui accorder son estime; et Louis XIV était un de ces hommes chez
lesquels l'estime triomphe de toutes les répulsions. Lorsqu'il fut revenu
de la campagne de Hollande, non-seulement il ne mit plus aucun obstacle
aux entretiens de madame Scarron avec madame de Montespan, mais il aimait
à la rencontrer chez elle, parce que, par sa douce gaieté et son esprit,
elle faisait distraction aux langueurs qui souvent attiédissent les
tête-à-tête de l'amour satisfait. Son âge, un peu au-dessus de celui du
roi, et sa dévotion ôtaient alors toute idée de jalousie à madame de
Montespan; et peut-être fut-elle la dernière à s'apercevoir qu'alors le
roi, lorsqu'il la venait voir, «souffrait impatiemment l'absence de cette
gouvernante de ses enfants, qu'il trouvait aimable et de bonne
compagnie.» Aussi, lorsque peu après on lui présenta l'état des pensions,
et qu'il remarqua le nom de la veuve Scarron porté pour une somme de
2,000 francs, d'après une concession que les importunités des personnes
les plus recommandables de la cour avaient eu tant de peine à lui
arracher, il raya ce chiffre trop modique, et y substitua, de sa main,
celui de 6,000 francs[287]. Il eut même plus d'une fois occasion de
causer avec elle, et, revenu de ses préventions, il finit par désirer sa
société[288]. Il pourvut aux dépenses nécessaires pour qu'elle eût un
plus grand nombre de domestiques, un carrosse et un train conforme à
celui de gouvernante des enfants d'un roi. C'est en cet état que madame
de Sévigné nous la dépeint, lorsque, dans sa lettre du 4 décembre 1673,
elle écrit à sa fille: «Nous soupâmes encore hier, avec madame Scarron et
l'abbé Têtu, chez madame de Coulanges: nous causâmes fort; vous n'êtes
jamais oubliée. Nous trouvâmes plaisant d'aller ramener madame Scarron, à
minuit, au fond du faubourg Saint-Germain, fort au delà de madame de la
Fayette, quasi auprès de Vaugirard, dans la campagne; une belle et grande
maison, où l'on n'entre point; il y a un grand jardin, de beaux et grands
appartements: elle a un carrosse, des gens et des chevaux; elle est
habillée modestement et magnifiquement, comme une femme qui passe sa vie
avec des personnes de qualité; elle est aimable, belle, bonne, et
négligée; on cause fort bien avec elle. Nous revînmes gaiement à la
faveur des lanternes, et dans la sûreté des voleurs[289].»

  [286] CHOISY, _Mémoires_, dans Petitot, t. LXVI, p. 393-395.

  [287] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 mars 1673, Lettre de _madame de
  Coulanges_), t. III, p. 146, édit. G.; t. III, p. 75 et 76, édit. M.

  [288] MADAME DE COULANGES, _Lettres_ (20 mars 1673).

  [289] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 décembre 1673), t. III, p. 248, édit.
  G.; t. III, p. 158, édit. M.

Louis XIV, en voyant plus souvent les enfants qu'il avait confiés à
madame Scarron, conçut pour eux une vive tendresse, et il voulut les
avoir près de lui. Ce fut ainsi qu'à la grande satisfaction de madame de
Montespan madame Scarron fut appelée à la cour pour y demeurer près
d'elle, et, par elle, introduite dans la société intime du roi.



CHAPITRE IV.

1671-1677.

   Madame de Sévigné s'inquiète sur son fils.--Elle ne fréquentait
   que des sociétés de cour.--Son fils recherchait des sociétés de
   ville, indépendantes de la cour.--Détails sur madame Dufresnoy
   et sur Louvois.--Réflexions sur ce qui procure le plus de
   jouissances dans les réunions et dans les fêtes.--Des femmes
   que Sévigné voyait.--Détails sur chacune d'elles.--Détails sur
   mademoiselle Raymond, sur les dames de Salins, de Montsoreau,
   de la Sablière et sur Ninon de Lenclos.--Sévigné devient
   amoureux d'elle, et lui sacrifie la Champmeslé.--Ninon n'est
   point satisfaite du baron de Sévigné, et lui donne son congé
   comme amant; mais elle le garde comme ami.--Madame de Sévigné
   emmène son fils en Bretagne.--Il retourne à Paris.--Il s'y
   serait dérangé de nouveau; mais la campagne contre la Hollande
   va s'ouvrir, et Sévigné part pour l'armée.


Madame de Grignan et les affaires qui la concernaient, les états de
Provence et ceux de Bretagne, n'étaient pas alors ce qui occupait le plus
les pensées de madame de Sévigné. Son fils avait tout ce qui rend
aimable, tout ce qui peut mériter l'estime: une figure agréable, une
gaieté charmante, un bon cœur, de l'esprit et de l'instruction; mais,
depuis son retour de Candie, son penchant pour les femmes, son oubli de
tout devoir religieux[290] inquiétaient sa mère: non qu'il fût né avec
des passions très-vives; mais le pouvoir de l'exemple, la facilité de son
caractère lui avaient inspiré un goût prononcé pour les plaisirs. Il
était parvenu à un âge où le fils le plus respectueux et le plus
reconnaissant éprouve le besoin de s'affranchir de la tutelle d'une mère.
Madame de Sévigné comprit cela; et, pour conserver sur son fils un peu de
l'ascendant qu'elle avait eu jusqu'alors, elle changea de rôle. Au lieu
d'une mère, Sévigné trouva en elle une sœur, une confidente; au lieu de
lui montrer un visage sévère, elle parut se plaire avec lui plus qu'elle
n'avait fait jusqu'alors; au lieu de lui adresser des réprimandes, elle
lui donna des conseils. Ce fut ainsi qu'elle obtint toute sa confiance,
et qu'il s'accoutuma à lui tout dire. Sans doute elle eut à supporter
d'étranges confidences, de nature à lui donner des scrupules, et à lui
faire douter si elle ne poussait pas trop loin la condescendance
maternelle. Mais cette violence qu'elle se fit lui réussit; elle parvint
à accroître encore l'amour et la vénération que son fils avait pour elle.
Ce sentiment devint un heureux contre-poids à d'autres sentiments moins
purs. Elle ne put, il est vrai, garantir Sévigné de dangereuses
séductions; mais elle parvint du moins à les rendre passagères, à
empêcher qu'elles n'eussent des résultats désastreux pour sa santé et sa
fortune.

  [290] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 avril 1671), t. II, p. 23, édit. G.;
  t. II, p. 19, édit. M.

Sévigné, avant le départ de sa mère pour les Rochers, avait quitté son
régiment à Nancy, parce qu'une dame[291], qui lui plaisait, n'était plus
dans cette ville. Il se rendit à Saint-Germain en Laye, où était la cour,
revint ensuite à Paris, prit pour maîtresse une jeune et célèbre actrice;
et, ce qui effraya le plus madame de Sévigné, il se laissa séduire par
Ninon de Lenclos. Ce fut pour le soustraire à l'influence de cette
enchanteresse que madame de Sévigné, comme nous l'avons dit, entraîna son
fils aux Rochers, lors de la tenue des états de Bretagne; mais, comme il
n'avait pas encore atteint l'âge où il devait en faire partie, les
visites à faire[292], les grands repas, les assemblées lui firent
regretter Paris et les liaisons qu'il y avait formées[293]. Il quitta
donc sa mère avant la fin des états. «Mon fils partit hier, écrit madame
de Sévigné à sa fille. Il n'y a rien de bon, ni de droit, ni de noble que
je ne tâche de lui inspirer ni de lui confirmer: il entre avec douceur et
approbation dans tout ce qu'on lui dit; mais vous connaissez la faiblesse
humaine. Ainsi je mets tout entre les mains de la Providence, et me
réserve seulement de n'avoir rien à me reprocher sur son sujet[294].»

  [291] Madame de Sévigné nomme cette dame _Madruche_; mais elle
  souligne ce nom, qui en cache évidemment un autre qu'elle n'a pas
  voulu mettre. SÉVIGNÉ, _Lettres_ (25 février 1671), t. I, p. 344.

  [292] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 juin 1671), t. I, p. 95, édit. G.

  [293] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 et 28 juin 1671), t. II, p. 109 et
  113, édit. G.

  [294] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (5 juillet 1671), t. II, p. 125, édit.
  G.; t. II, p. 104, édit M.

Ce n'est pas que le baron de Sévigné ne vît, du reste, aussi bonne
société que celle que fréquentait sa mère; mais cette société était
différente. Toutes les personnes que voyait madame de Sévigné, tant ses
anciennes que ses nouvelles connaissances, tenaient plus ou moins à la
cour. La gloire du monarque, qui rejaillissait sur cette cour, et
l'ambition du grand nombre de ceux qui aspiraient à s'élever jusqu'à elle
par les hauts grades ou les honneurs, en avaient fait un monde à part, et
absolvaient tacitement, dans l'opinion publique, les travers et même les
vices de ceux qui en faisaient partie.

Le duc de la Rochefoucauld ne paraissait plus à cette cour, à cause de
son âge et de ses infirmités: cependant, par son fils le prince de
Marsillac, favori du roi, il y tenait encore, et la société qui se
réunissait chez lui était une société de cour. Comme lui et madame de la
Fayette, son amie, s'étaient fait un nom dans les lettres, beaucoup
d'auteurs avaient cherché à se faire admettre dans leur cercle; et
Molière n'osait pas hasarder une de ses grandes pièces sur le théâtre
sans en avoir fait une lecture à l'hôtel de Liancourt, sans s'être
concilié l'approbation de ce petit aréopage littéraire[295].

  [295] HUET, _Commentarius de rebus ad eum pertinentibus_, lib.
  V.--SEGRAIS, _OEuvres_; 1755, t. II, p. 118-119.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (1er mars 1672).

Ainsi, madame de Sévigné ne s'écartait pas de la société de la cour
lorsqu'elle allait si souvent au _faubourg_. Tous ceux qu'elle avait
connus dans sa jeunesse, et qui avaient fait partie de la Fronde, les
Condé, les Conti et tous leurs adhérents, étaient, comme les la
Rochefoucauld, comblés de faveurs par Louis XIV. C'était donc
exclusivement dans cette haute région du grand monde que madame de
Sévigné pouvait faire de nouvelles liaisons. Elle n'avait pas la liberté
de les choisir: par intérêt pour sa famille, comme par égard pour ses
amis, elle était obligée de ne pas repousser les personnes de la cour qui
la recherchaient, lors même que, par la faveur du monarque ou de ses
ministres, elles étaient peu dignes du rang où on les avait placées.

Quoique madame de Sévigné eût autrefois rencontré madame Scarron chez
Fouquet, et plus tard chez madame de Richelieu et chez la maréchale
d'Albret, elle ne l'avait pas admise au nombre de celles dont elle
devait rechercher l'amitié: ce ne fut que lorsque madame de Montespan
eut, par son intimité, attiré sur madame Scarron l'attention de toute la
cour que madame de Sévigné[296] s'aperçut combien cette veuve du poëte
burlesque était aimable et spirituelle. Madame Scarron[297], madame
Dufresnoy même furent alors fréquemment invitées à souper chez madame de
Sévigné. Il y avait cependant une grande différence entre madame Scarron
et madame Dufresnoy: celle-ci, belle et de peu d'esprit, femme d'un
commis de la guerre, était fille d'un apothicaire et maîtresse de
Louvois. Pour elle il avait eu le crédit de faire créer une charge
nouvelle, celle de dame du lit de la reine[298]. Louis XIV croyait devoir
tolérer dans ses ministres les faiblesses dont il n'était pas lui-même
exempt. Louvois déployait alors de grands talents administratifs et une
activité infatigable. Louis XIV avait besoin de lui pour l'organisation
des armées destinées à conquérir la Hollande. Tous ceux qui pouvaient
espérer quelque chose de Louvois (et le nombre en était grand) se
montraient donc empressés de plaire à madame Dufresnoy[299]. Madame de
Sévigné avait plusieurs raisons pour la bien accueillir. Madame de
Coulanges, son amie et sa parente, était la cousine de Louvois; et c'est
à ce titre qu'elle était comprise dans toutes les invitations de la
cour. Or, une femme dont madame de Coulanges faisait sa compagnie
habituelle ne pouvait être repoussée par madame de Sévigné. On doit
remarquer qu'elle n'emploie contre madame Dufresnoy aucun de ces traits
acérés qu'elle aime à lancer contre les femmes dont la conduite donnait
prise à la censure; et celle-ci y prêtait plus qu'une autre par son
impertinence et sa hauteur. En elle, madame de Sévigné trouve seulement à
reprendre qu'on a grand tort de comparer sa beauté à l'incomparable
beauté de madame de Grignan[300].

  [296] Voyez la 1re partie de ces _Mémoires_, p. 476, 2e édition.

  [297] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 janvier 1672), t. II, p. 366, édit.
  G.; t. II, p. 310, édit. M.

  [298] LA FARE, _Mémoires_, t. LXV, p. 224.

  [299] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 décembre 1671), t. II, p. 285, édit.
  G.; t. II, p. 242, édit. M. Sa fille épousa le marquis d'Aligre
  en 1680, et elle eut pour gendre le fameux comte de
  Boulainvilliers, ce grand champion de la noblesse et de la
  féodalité.

  [300] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 janvier 1672), t. II, p.
  367.--_Ibid._ (26 décembre 1672), t. III, p. 134.

On conçoit facilement, d'après ces détails, que madame de Sévigné ne
pouvait pas trop reprocher à son fils la conduite au moins légère des
femmes qu'il fréquentait et le peu d'empressement qu'il avait pour les
sociétés et les amis de sa mère. Sans doute chez le roi, les princes et
les princesses du sang, chez les grands dignitaires, les ministres et les
personnages puissants, les réunions étaient nombreuses et brillantes, les
repas somptueux, les divertissements fréquents; on y donnait des bals
magnifiques, on y faisait jouer la comédie, on y entendait des concerts;
il y avait profusion de parures, beaucoup de belles femmes, et même de
personnes aimables et spirituelles. Mais l'ambition et l'intrigue
n'étaient pas un seul instant bannies de ces réunions; l'intérêt
personnel y était la pensée prédominante; et l'étiquette, cette ennemie
de la gaieté, ne permettait à personne de déposer en entrant son rang
dans la hiérarchie sociale, ni d'oublier celui des autres.

Ce n'était donc pas dans les sociétés de gens de cour qu'on pouvait
rencontrer cette déférence mutuelle, cette affectueuse familiarité qui
forment tout le charme des réunions. Ce charme disparaît pour faire place
à des plaisirs où l'esprit et le cœur ne sont pour rien, quand on est
convenu de s'assembler uniquement pour les délices des yeux ou des
oreilles, ou pour les jouissances de la bouche. Avec de bons cuisiniers,
on a des parasites assidus et des gourmets; mais on n'a pas de clients
fidèles ni d'amis dévoués. Les mets les plus exquis, les vins les plus
vantés ne font pas naître, parmi ceux qui s'asseyent à une même table, ce
besoin réciproque d'intimité sans lequel il n'y a point de société. Ce
n'est ni l'or, ni les diamants, ni les chefs-d'œuvre des modes, ni les
danses les plus gracieuses, ni les sons les plus harmonieux qui plaisent
le plus dans une fête: c'est l'aspect de ceux que nous connaissons et
dont nous sommes connus, ou de ceux dont une renommée favorable nous a
entretenus; de ceux qui réveillent en nous de touchants souvenirs, des
pensées élevées, de solides attachements, de tendres sympathies, et dont
la présence et l'entretien nous inspirent ce doux contentement, cette
hilarité expansive qui nous font confondre tous nos sentiments dans la
joie commune qui nous rassemble.

La société que fréquentait le baron de Sévigné était de cette sorte.
C'était cette société parisienne qui s'était formée par les inspirations
de l'hôtel de Rambouillet, et qui, sans s'en douter, mit sa gloire et son
bonheur, pendant un siècle et demi, à obéir à l'impulsion qui lui avait
été donnée. De cette société, où régnaient l'égalité, l'abandon, une
douce et sage liberté, les gens de cour n'étaient point exclus. Ceux qui
voulaient se délasser de la contrainte de Versailles ou de Saint-Germain
en Laye la recherchaient; mais ils s'y trouvaient en petit nombre, et
n'y étaient admis qu'en se soumettant à l'unique condition, subie par
tous, de toujours se montrer sous des dehors aimables, et de s'efforcer
de plaire. La primauté du cercle appartenait à quiconque y réussissait le
mieux: beauté, grâce, politesse, talent, esprit, sentiments généreux,
sincérité du cœur, élégance des manières et du langage, tout ce que les
deux sexes peuvent rechercher l'un dans l'autre était mis en usage pour
conquérir les suffrages, pour obtenir cette souveraineté du salon qu'on
se disputait au grand contentement de tous.

L'amitié et tous les sentiments des cœurs généreux étaient restés en
honneur dans les cercles de cette nouvelle société, comme à l'hôtel de
Rambouillet. Le culte du beau sexe fut maintenu, mais non avec les mêmes
dogmes. Les nouvelles _Arthénices_, jeunes, belles, spirituelles, qui
aspiraient à se faire une cour nombreuse et assidue, ne pouvaient plus
séduire qu'en se montrant elles-mêmes accessibles à la séduction. L'amour
platonique avait perdu le pouvoir de dominer les imaginations et de faire
naître les passions sans les satisfaire: on n'y avait plus foi. Pour
remplir le vide que causait son absence, on le remplaça par un sentiment
moins exalté, mais plus ardent. La poésie et la littérature y gagnèrent,
mais non les mœurs. Les sociétés les plus aimables à cette époque se
réunissaient chez des femmes connues par leurs intrigues galantes. Ce fut
dans ces sociétés que chercha à se répandre le jeune baron de Sévigné:
elles convenaient à son âge et à ses inclinations.

Lui-même, dans une lettre à sa sœur, nous désigne, par une seule phrase,
les femmes qu'il fréquentait alors: «Je vous dirai que je sors d'une
symphonie charmante, composée des deux Camus et d'Ytier... Mais
savez-vous en quelle compagnie j'étais? C'était mademoiselle de Lenclos,
madame de la Sablière, madame de Salins, mademoiselle de Fiennes, madame
de Montsoreau; et le tout chez mademoiselle Raymond[301].»

De toutes les femmes que nomme ici le baron de Sévigné, la plus humble
par sa position dans le monde, c'était mademoiselle Raymond[302]; elle
était pourtant la plus digne de considération et d'estime. Cette célèbre
cantatrice, par sa beauté, sa belle voix, l'admirable talent qu'elle
avait de s'accompagner du téorbe, avait fait naître bien des passions;
mais sa piété l'avait garantie de toutes les séductions; elle comptait
des amies parmi les femmes du plus haut rang. Madame de Sévigné avait
pour cette musicienne une estime et une affection toute particulière:
elle manque rarement de faire à sa fille mention des occasions qu'elle a
eues de la voir[303]. C'est par les lettres de madame de Sévigné que nous
savons que mademoiselle Raymond devint l'objet de l'admiration générale,
lorsqu'en cessant l'exercice de sa profession, et presque retirée du
monde, elle se fit la bienfaitrice du couvent de la Visitation du
faubourg Saint-Germain, et fixa son séjour dans ce pieux asile[304]. On
sait peu de chose sur la comtesse de Montsoreau[305], qui montra de
l'habileté à rétablir les affaires d'un mari incapable. Quant à
mademoiselle de Fiennes, elle suivait l'exemple de sa mère, que ses
intrigues amoureuses avaient fait chasser de la cour d'Anne
d'Autriche[306]. Une union parfaite régnait entre la mère et la fille,
alors courtisée par le cavalier le plus accompli de la cour, le beau
jeune duc de Longueville, autrefois comte de Saint-Paul. Par la suite,
mademoiselle de Fiennes fut rayée du nombre des filles d'honneur de la
reine, pour s'être laissé enlever par le chevalier de Lorraine, dont elle
eut un fils, qui fut élevé sous son nom[307]. Sa mère était loin de
s'opposer à cette union. Madame de Fiennes exerçait une grande influence
sur MONSIEUR, dont le chevalier de Lorraine était le favori. Spirituelle,
caustique, arrogante, ambitieuse et avare, elle était liée avec madame de
Sévigné, et assez souvent invitée par elle à ses dîners[308].

  [301] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 mars 1671), t. I, p. 362, édit. G.;
  t. I, p. 378, édit. M.

  [302] LORET, _Muse historique_ (17 août 1658), liv. IX, p. 23 et
  27.--GOURVILLE, _Mémoires_, t. LII, p. 399.--LA FONTAINE,
  _OEuvres_, épît. XII, t. VI, p. 113. Conférez la 2e partie de ces
  _Mémoires_ chap. XII, p. 146, note 3, et p. 479.

  [303] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 février 1671), t. I, p. 364, édit.
  G.

  [304] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (21 octobre et 6 novembre 1676), t. V,
  p. 176 et 194. Ce couvent était dans la rue du Bac, entre la rue
  Saint-Dominique et la rue de Grenelle; il a été démoli. Voyez le
  plan de Paris de Buillet, 1676 ou 1710.

  [305] Sur la famille Montsoreau, conférez TALLEMANT DES RÉAUX, t.
  V, p. 192 et 195, édit. in-8º; t. IX, p. 60 à 63, édit.
  in-12.--_Journal de Henri III_; Cologne, 1720, t. I, p. 32 (année
  1579).--EXPILLY, _Grand dictionnaire de la France_, au mot
  _Montsoreau_.

  [306] MOTTEVILLE, _Mémoires_, t. XLI, p. 252; t. XLII, p.
  328.--MONGLAT, _Mémoires_, t. XLI, p. 157.--SÉVIGNÉ, _Lettres_
  (25 novembre 1655), t. I, p. 56, édit. G.--_Mémoires et fragments
  historiques de_ MADAME, édit. de Busoni, 1834.

  [307] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 mars et 1er avril 1672), t. II, p.
  442 et 447, édit. G.

  [308] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 décembre 1672, 26 juin 1676, 6
  décembre 1679), t. III, p. 138; t. IV, p. 503; t. VI, p. 238.

Dans madame de Fiennes, madame de Sévigné ménageait une de ses anciennes
amies du temps de la Fronde; et on comprend le plaisir qu'avait Sévigné
de se trouver avec mademoiselle de Fiennes, si jolie, si aimable et
d'une humeur si facile.

Il en était de même de madame de Salins, qui, comme belle-sœur de la
comtesse de Brancas, devait aussi faire partie de la société de madame de
Sévigné. Madame de Brancas avait été une des femmes les plus compromises
par les papiers de Fouquet[309]; mais elle rentra en grâce auprès du roi,
qui la voyait avec plaisir, et elle eut du crédit à la cour. L'on crut
(et Louis XIV ne donnait que trop souvent prise à de tels soupçons) que
la beauté de mademoiselle de Brancas, qui fut mariée au prince
d'Harcourt, avait été la cause de ce retour de faveur[310]. Madame de
Salins n'était pas plus scrupuleuse que madame de Brancas sur la fidélité
conjugale; mais elle avait un mari moins distrait et moins facile à
tromper. Cependant l'indiscrétion ou la maladresse d'un portier révéla le
secret de ses amours, six semaines après que Sévigné l'eut rencontrée
chez mademoiselle Raymond[311].

  [309] MOTTEVILLE, _Mémoires_, t. XL, p. 209 et 210.--Recueil
  manuscrit de _Chansons historiques_ (Bibliot. royale), t. III, p.
  195-217 (année 1668).

  [310] _Les fausses Prudes_, ou _les amours de madame de Brancas_;
  1680, in-12, p. 339 et 347 à 350.

  [311] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 avril 1671). Elle était la femme de
  Garnier de Salins, trésorier des parties casuelles et beau-frère
  du comte de Brancas, qui avait épousé sa sœur.

C'est avec intention que Sévigné, dans cette liste des femmes que les
jeunes gens du grand monde faisaient gloire de fréquenter, nomme en
première ligne mademoiselle de Lenclos et madame de la Sablière. C'était
en effet alors les deux femmes les plus célèbres de Paris, par les
agréments de la société choisie qu'elles réunissaient chez elles. Comme
à l'hôtel de Rambouillet, la poésie, les beaux-arts, les entretiens
galants défrayaient en grande partie les plaisirs qu'on y goûtait.
Cependant les progrès du cartésianisme, les discussions que la secte des
jansénistes avait excitées, les nouvelles découvertes en physique, la
création d'une académie des sciences introduisaient alors dans la société
française le goût des connaissances positives. Les femmes les plus douées
de capacité avaient suivi ce mouvement des esprits. Leur instinct de
domination, le désir de plaire et de se faire admirer par l'autre sexe
entraient sans doute pour beaucoup dans les efforts qu'elles faisaient
pour s'arracher à la frivolité de leurs penchants. En leur présence, on
se livrait moins à l'analyse subtile des mouvements du cœur, mais on les
exprimait. On cherchait à plaire aux femmes non-seulement en les amusant,
mais en les instruisant; on ne craignait pas de se livrer avec elles à
des entretiens sérieux sur la nature, la religion, la philosophie.

Madame de la Sablière, riche, jeune et belle, se rendit surtout célèbre
par ses étonnants progrès dans ces études ardues. Sauveur et Roberval lui
avaient montré les mathématiques; pour elle Bernier avait composé
l'abrégé des ouvrages de Gassendi. Elle donna asile à ce philosophe,
ainsi qu'à la Fontaine et à d'Herbelot l'orientaliste. Mais l'amitié ne
put seule satisfaire son cœur; elle éprouva toute la puissance de
l'amour. La philosophie, qui, selon la nature des esprits, éteint ou fait
briller à nos yeux les lumières de la religion, la rendit tout entière à
celle-ci, et l'arracha à un monde dont elle faisait les délices[312].

  [312] Conférez, sur madame de la Sablière _Poésies diverses
  d'Antoine Rambouillet_ DE LA SABLIÈRE _et de François_ DE
  MAUCROIX, 1825, in-8º, p. VII-XXVI.--_Histoire de la vie et des
  ouvrages de_ LA FONTAINE, 1820, in-8º, p. 428, et 1824, 3e édit.,
  p. 220, 290, 338, 349, 380, 382, 389, 413, 458 et
  557.--_Biographie universelle_, t. XXXIX, p. 442.

Il n'en fut pas de même de mademoiselle de Lenclos, qui garda jusqu'à la
fin son épicurisme effronté, et resta fidèle au principe de sa
philosophie toute profane. Celle qui disait «qu'elle rendait grâces à
Dieu tous les soirs de son esprit, et le priait tous les matins de la
préserver des sottises de son cœur,» ne pouvait trouver dans le pur
sentiment d'amour un remède contre les aberrations des sens[313]. Jamais
aussi elle ne se laissa dominer par eux dans le choix de ses relations,
et elle fut toujours entourée d'un nombreux cortége d'amis. Quoique ne
possédant qu'une fortune médiocre, mademoiselle de Lenclos réunissait
dans sa maison de la rue des Tournelles[314] (tout près de la rue où
madame de Sévigné venait de se fixer) la société la plus nombreuse, la
mieux choisie, la plus renommée par la politesse, les grâces, la
réputation de savoir et d'esprit de ceux qui la composaient. On voit que
mademoiselle de Lenclos avait quitté le faubourg Saint-Germain pour
revenir au Marais, premier théâtre de ses succès[315]; et c'est là
qu'elle devait finir ses jours. La Fare, que Chaulieu proclame «l'homme
le plus aimable que les siècles aient pu former[316];» la Fare, adonné au
jeu, et que les cercles de madame de la Sablière devaient rendre
difficile, déclarait que la maison de mademoiselle de Lenclos était la
seule où il pouvait passer une journée entière sans jeu et sans
ennui[317]; et Charleval, ce poëte aimable, pressé par les instances d'un
ami, refusait d'aller jouir avec lui des plaisirs de la campagne, parce
qu'il lui aurait fallu interrompre l'habitude qu'il avait prise de se
rendre chaque jour, rue des Tournelles, chez mademoiselle de Lenclos; il
disait:

    Je ne suis plus oiseau des champs,
    Mais de ces oiseaux des _Tournelles_
    Qui parlent d'amour en tout temps
    Et qui plaignent les tourterelles
    De ne se baiser qu'au printemps.

  [313] SAINT-ÉVREMOND, _OEuvres_, 1753, in-12, t. IV, p. 161.
  (Discours sur l'amitié, adressé à la duchesse de Mazarin.)

  [314] DOUXMÉNIL, _Mémoires et lettres pour servir à l'histoire de
  mademoiselle de Lenclos_, 1751, p. 26 et 28. Cette maison était
  située derrière la place. Douxménil en a donné la description.

  [315] Voyez la 1re partie de ces _Mémoires_, p. 261.

  [316] CHAULIEU, _OEuvres_, t. II, p. 46, dans la note.

  [317] DOUXMÉNIL, _Mémoires et lettres pour servir à l'histoire de
  mademoiselle de Lenclos_, p. 141 et 142.

Mademoiselle de Lenclos avait conservé et perfectionné son merveilleux
talent à jouer du luth. Comme dans sa première jeunesse, ce talent seul
la faisait rechercher des personnes du plus haut rang[318]; mais elle ne
cédait que bien rarement aux invitations, et ne trouvait une entière
satisfaction que chez elle, lorsqu'elle était entourée de cette société
choisie dont elle faisait le bonheur. Selon elle, la joie de l'esprit en
marque la force[319]; et sa gaieté était si vive et si entraînante qu'à
table, où elle ne buvait que de l'eau, on disait d'elle qu'elle était
ivre dès la soupe[320]. Cependant, ainsi que madame de la Sablière,
mademoiselle de Lenclos recevait des savants, des érudits, et chez elle
les entretiens sérieux et instructifs avaient leurs heures; elle les
aimait, elle se plaisait à varier la conversation et à passer des sujets
les plus superficiels aux plus profonds. C'est ce qui fit dire à
Saint-Évremond, son ami de tous les temps:

    L'indulgente et sage nature
    A formé l'âme de Ninon
    De la volupté d'Épicure
    Et de la vertu de Caton[321].

  [318] Madame DE MAINTENON, _Lettres_ (18 juillet 1666), t. I, p.
  45.

  [319] SAINT-ÉVREMOND, _OEuvres_, t. II, p. 72.

  [320] DOUXMÉNIL, _Mémoires et lettres_, etc.; 1751, in-12, p.
  30.--BRET, _Mémoires sur la vie de mademoiselle de Lenclos_, p.
  112.

  [321] SAINT-ÉVREMOND, _OEuvres_, t. II, p. 87 et 116.--DOUXMÉNIL,
  _Mémoires et lettres_, p. 172.

Elle s'était fait une telle réputation de probité, de fidélité en amitié,
et en avait donné de telles preuves qu'elle avait conservé tous ses amis
du temps de la Fronde et de la guerre civile. Gourville, qui avait été
son amant, obligé de s'exiler après qu'elle l'eut remplacé par un autre,
osa lui confier une somme considérable et égale à toute la fortune
qu'elle possédait: lorsque Gourville rentra en France, mademoiselle de
Lenclos lui rendit la somme entière; et le secret de ce dépôt n'eût été
connu de qui que ce soit si Gourville ne s'était plu à le divulguer dès
qu'il n'eut plus rien à redouter des recherches de Colbert[322]. Ainsi
madame Scarron[323], madame de Choisy, madame de la Fayette, beaucoup
d'autres personnes de la cour et des intimes connaissances de madame de
Sévigné n'avaient cessé de voir mademoiselle de Lenclos, ou de
correspondre avec elle. Il était comme convenu, dans le monde, qu'elle
formait une exception parmi celles de son sexe. Elle avait acquis seule
le privilége d'une entière indépendance; et c'était moins encore parce
qu'elle s'était rendue nécessaire et chère à la société par son penchant
à obliger que par la politesse et le bon ton dont elle savait si bien
chez elle faire respecter les lois[324]. Quoiqu'elle ne fût pas de la
cour, et par la raison même qu'elle n'en était pas, elle avait fini par
prendre la place que la marquise de Sablé avait occupée autrefois dans la
société parisienne. Les jeunes gens aspiraient à l'honneur d'être
présentés chez elle, et lui rendaient de grands devoirs. C'était un titre
pour faire sous de favorables auspices son entrée dans le monde que
d'être reçu et façonné par cet arbitre du bon ton et du bon goût. Madame
de la Fayette, qui présumait beaucoup de son esprit, avait voulu
s'imposer cette mission; «mais elle ne réussit pas, parce qu'elle ne
voulut pas, dit Gourville, donner son temps à une chose si peu
utile[325].» On sut d'autant plus gré à mademoiselle de Lenclos d'en
prendre la peine que les inclinations des jeunes seigneurs de la cour
pour le jeu et le vin, qui allaient toujours croissant, commençaient à
introduire parmi les femmes des manières choquantes pour celles qui
tenaient à conserver le bon ton de l'hôtel de Rambouillet. Ce fut là le
motif pour lequel mademoiselle de Lenclos se brouilla avec un de ses plus
anciens amis, un de ses plus gais et de ses plus spirituels convives,
avec Chapelle, qui avait fait pour elle de si jolis vers[326]. Elle
essaya en vain de le corriger de l'habitude de s'enivrer: et, ne pouvant
y parvenir, elle le bannit de sa société. Chapelle, à qui le plaisir que
trouvait mademoiselle de Lenclos à entendre disserter quelques hommes
savants dans les lettres grecques et latines[327] paraissait peu conforme
à ses habitudes de galanterie, fit contre elle cette épigramme:

    Il ne faut pas qu'on s'étonne
    Si toujours elle raisonne
    De la sublime vertu
    Dont Platon fut revêtu;
    Car, à calculer son âge,
    Elle doit avoir _vécu_
    Avec ce grand personnage[328].

  [322] VOLTAIRE, _Mélanges_, t. XLIII, p. 467, édit. de Renouard.
  (Sur Ninon de Lenclos.)

  [323] Madame DE MAINTENON, _Lettres_ (8 mars et 18 juillet 1666),
  p. 33 et 45, édit. de Sautereau de Marsy, 1806, in-12.

  [324] Voyez la 1re partie de ces _Mémoires_, p. 239.

  [325] GOURVILLE, _Mémoires_, t. LII, p. 459 de la collection de
  Petitot.--_Chansons historiques_, Mss. (vol. III, p. 551, année
  1672).

  [326] OEuvres de CHAPELLE et de BACHAUMONT, 1755, in-12, p. 133,
  136, 139. (Ballades et sonnets à Ninon de Lenclos.)

  [327] Rémond, l'introducteur des ambassadeurs, qu'on appelait
  Rémond le Grec, l'abbé Fraguier, l'abbé Gédéon, de l'Académie des
  inscriptions et belles-lettres, l'abbé Tallemant, l'abbé de
  Châteauneuf étaient les amis de Ninon. Voyez DOUXMÉNIL,
  _Mémoires_, 1651, in-12, p. 138 et 139.

  [328] CHAPELLE, _OEuvres_, édit. 1755, p. 140; BRET, p. 137.

A cette époque, mademoiselle de Lenclos était âgée de cinquante-cinq ans:
c'est alors que Sévigné, qui n'en avait que vingt-quatre, devint ou crut
devenir amoureux d'elle. Il est vrai que la Fare atteste qu'à
cinquante-cinq ans, et même bien au delà de ce terme, mademoiselle de
Lenclos «eut des amants qui l'ont adorée[329].» Ce qui est certain, c'est
que, depuis ses liaisons avec Villarceaux, le marquis de Gersey et le
mari de madame de Sévigné, elle n'avait cessé de faire passer un bon
nombre de ses amis au rang de ses _favoris_[330]. Le jeune comte de
Saint-Paul avait été sa dernière conquête. On sait que ce bel héritier
du nom des Longueville, chéri, fêté de toute la haute aristocratie de la
cour, passait pour être le fils du duc de la Rochefoucauld[331]; et les
historiens de mademoiselle de Lenclos mettent aussi le duc de la
Rochefoucauld au nombre de ceux qu'elle avait eus pour amants[332]. Le
même motif qui l'avait portée à ne rien négliger pour attirer à elle le
comte de Saint-Paul l'engageait aussi à employer tous les moyens de
séduction pour s'attacher le baron de Sévigné: son père revivait en lui,
avec plus d'esprit, plus d'instruction et de talents; et ce jeune homme
rappelait à Ninon le temps de sa jeunesse[333]. Dès qu'elle s'en crut
aimée, elle voulut l'endoctriner et en faire un partisan de ses
principes. Pour bannir tous les scrupules de ceux qu'elle mettait au
nombre de ses favoris, pour les conserver ensuite comme amis, il lui
importait de fasciner leur raison plus encore que leurs sens. Elle crut
que cela lui serait facile avec Sévigné; mais elle se trompait. Dans sa
vie licencieuse, Sévigné ne faisait que suivre le torrent des jeunes gens
de la cour, des jeunes officiers, qui se modelaient sur le roi, et qui
transgressaient les lois de l'Église sans méconnaître la pureté de leur
origine. Sévigné respectait et aimait tendrement sa mère; il chérissait
aussi sa sœur, et avait d'elle la plus haute opinion. Par elle, il se
trouvait allié à la puissante maison de Grignan; et le caractère aimable
de son beau-frère contribuait encore à faire prévaloir dans son cœur les
affections de famille, et à les placer en première ligne. Madame de
Sévigné[334] et Bossuet, que Sévigné fréquentait beaucoup alors, furent
de puissants antagonistes pour combattre mademoiselle de Lenclos quand
elle entreprit d'infiltrer dans l'esprit de son nouveau favori les
principes irréligieux de sa philosophie épicurienne. Elle parut d'abord
avoir plus de succès lorsqu'elle réclama les droits d'une amante, et
qu'elle exigea que Sévigné lui sacrifiât la maîtresse qu'il avait avant
de se donner à elle. Cette maîtresse était la Champmeslé, alors âgée de
trente ans. Quoique ses traits fussent agréables, elle n'était point
jolie; sa peau était brune, ses yeux petits et ronds; mais sa taille
était bien prise, sa démarche et ses gestes gracieux et nobles, et le son
de sa voix naturellement harmonieux[335]. Elle enchantait alors tout
Paris par son talent. Madame de Sévigné n'en parle à sa fille qu'avec
admiration, et ne pouvait se lasser de lui voir jouer le rôle de Roxane
dans _Bajazet_. Jamais actrice, avant elle, n'émut si profondément les
spectateurs, et ne leur fit répandre plus de larmes. Racine en devint
amoureux la première fois qu'il la vit jouer dans une de ses pièces. Le
poëte était jeune et beau; elle ne se montra pas cruelle, cela n'était
pas dans ses habitudes; et un bon mot de Racine, mis en vers par lui ou
par Boileau[336], puis raconté par Sévigné à sa mère, et par celle-ci à
sa fille[337], prouve qu'elle n'en vivait pas moins bien avec son mari.
Elle avait peu d'esprit, mais un grand usage du monde, de la douceur et
une certaine naïveté aimable dans la conversation. Sévigné se crut aimé
d'elle, et peut-être l'était-il; du moins il est certain qu'elle lui
écrivait des lettres qui surprirent madame de Sévigné par cette
chaleureuse et naturelle éloquence que la passion inspire aux plumes les
plus inhabiles. Mademoiselle de Lenclos demanda ces lettres à Sévigné,
qui les lui remit. Cependant il ne cessa point de voir celle qui les
avait écrites et de lui donner de délicieux soupers, en compagnie de
Racine et de Boileau. Le goût vif qu'il avait pour la littérature lui
faisait rechercher l'amitié de ces deux grands poëtes. Boileau a dit de
lui qu'il avait une mémoire surprenante, et qu'il retint presque en
entier le dialogue sur les héros de roman. On l'imprima d'après Sévigné,
longtemps avant que Boileau en eût livré le manuscrit à Brossette[338].
Sévigné voulut garder ses deux maîtresses; mais il n'était pas un
Soyecourt: par l'effet de ce partage, mademoiselle de Lenclos ne trouva
pas en lui tout ce qu'elle espérait, et un grand refroidissement fut la
conséquence de leur illusion détruite. Madame de Sévigné, qui s'était
faite la confidente de son fils, trouvant mademoiselle de Lenclos bien
plus dangereuse pour lui que la Champmeslé, profita des dispositions où
elle le vit pour s'efforcer de le rejeter dans les bras de cette actrice.
Elle y parvint, mais sans pouvoir l'arracher, comme elle l'avait espéré,
à mademoiselle de Lenclos. Celle-ci, après avoir donné à Sévigné son
congé comme favori, et exhalé son dépit de n'avoir pu le rendre plus
amoureux, se calma, et le trouva assez aimable, assez spirituel pour
désirer de le conserver au nombre de ses amis. Il ne refusa point cet
honneur, et continua de fréquenter sa maison, de se plaire dans sa
société[339]. Cela inquiétait madame de Sévigné: il semblait que sa
destinée était de rencontrer, à toutes les époques de sa vie, Ninon,
comme une fée malfaisante toujours occupée à mettre le trouble dans sa
famille, toujours habile à lui enlever la confiance et la tendresse des
hommes les plus chers à son cœur. Madame de Sévigné savait ce qui se
passait chez mademoiselle de Lenclos par son fils et par les amis qui lui
étaient communs avec elle; et voici ce qu'elle écrivait à madame de
Grignan, après lui avoir raconté un bon mot de Ninon sur la comtesse de
Choiseul[340]:

«Mais qu'elle est dangereuse cette Ninon! Si vous saviez comme elle
dogmatise sur la religion, cela vous ferait horreur. Son zèle pour
pervertir les jeunes gens est pareil à celui d'un certain M. de
Saint-Germain[341], que nous avons vu quelquefois à Livry. Elle trouve
que votre frère a la simplicité d'une colombe; il ressemble à sa mère;
c'est madame de Grignan qui a tout le sel de la maison et qui n'est pas
si sotte que d'être dans cette docilité. Quelqu'un pensa prendre votre
parti, et voulut lui ôter l'estime qu'elle a pour vous: elle le fit
taire, et dit qu'elle en savait plus que lui. Quelle corruption! Quoi!
parce qu'elle vous trouve belle et spirituelle, elle veut joindre à cela
cette bonne qualité sans laquelle, selon ses maximes, on ne peut être
parfaite! Je suis vivement touchée du mal qu'elle fait à mon fils sur ce
chapitre. Ne lui en mandez rien; nous faisons nos efforts, madame de la
Fayette et moi, pour le dépêtrer d'un engagement si dangereux.»

  [329] DOUXMÉNIL, _Mémoires et lettres pour servir à l'histoire de
  mademoiselle de Lenclos_.

  [330] Conférez la 1re partie de ces _Mémoires_, p. 242-243. Elle
  eut un fils du marquis de Villarceaux et un aussi du marquis de
  Jarzé. Le comte de Coligny, que nous n'avons point nommé en cet
  endroit, paraît avoir précédé Jarzé comme amant de Ninon.
  DOUXMÉNIL, _Mémoires et lettres de Ninon de Lenclos_, p. 69.

  [331] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 juin 1672), t. III, p. 71, édit. G.;
  t. III, p. 7, édit. M.

  [332] DOUXMÉNIL, _Mémoires et lettres_, p. 70.

  [333] Conférez la 1re partie de ces _Mémoires_, p. 233 à 270, ch.
  XVII, XVIII et XIX.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 et 18 mars 1671), t.
  1, p. 374 et 382, édit. G.; t. I, p. 288 et 295, édit. M.

  [334] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 mars 1671), t. I, p. 288, édit. M.
  Conférez surtout l'admirable lettre du _marquis de Sévigné à la
  comtesse de Grignan_ (27 septembre 1696), que M. Monmerqué vient
  de publier, Paris, 1847, chez Dondey-Dupré (24 pages).

  [335] Les frères PARFAICT, _Histoire du théâtre françois_, t.
  XIV, p. 523.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 janvier 1672), t. II, p.
  347, édit. G.

  [336] Les frères PARFAICT, _Histoire du théâtre françois_, t.
  XIV, p. 517. _Lettre de_ ROUSSEAU à Brossette, t. IV, p. 150 des
  _OEuvres de J.-B. Rousseau_.

  [337] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 avril 1671), t. II, p. 8, édit. G.;
  t. II, p. 7, édit. M.; t. I, p. 60, édit. de la Haye, 1726,
  in-12.

  [338] BOILEAU, _Discours sur le dialogue des héros de roman_,
  dans les _OEuvres_, t. V, p. 12, édit, de Saint-Marc.

  [339] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13, 15 et 18 mars, 8, 17, 15 et 22
  avril 1671), t. I, p. 374, 382, 404; t. II, p. 6, 22, 23, 28, 30,
  33, édit. G.--_Ibid._, t. I, p. 288, 295, 313; t. II, p. 6, 18,
  19, 25 et 27, édit. M.

  [340] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er avril 1671), t. I, p. 104, édit.
  G.; t. I, p. 313, édit. M.; t. I, p. 55, édit. de la Haye.

  [341] Un ami de Saint-Pavin. Voyez l'édition de ce poëte, 1759,
  p. 35, et la note de M. Monmerqué à l'endroit cité.

Ces efforts, ainsi que nous l'avons dit, ne furent ni entièrement
inutiles ni complétement victorieux; et madame de Sévigné, après avoir
révélé[342] les confidences les plus intimes de son fils à celle à qui
elle ne cachait rien, termine ainsi cette curieuse partie de sa
correspondance avec madame de Grignan:

«Je crois que le chapitre de votre frère vous a fort divertie. Il est
présentement en quelque repos: il voit pourtant Ninon tous les jours,
mais c'est en ami. Il entra l'autre jour avec elle dans un lieu où il y
avait cinq ou six hommes: ils firent tous une mine qui la persuada qu'ils
le croyaient possesseur. Elle connut leurs pensées, et leur dit:
«Messieurs, vous vous damnez si vous croyez qu'il y ait du mal entre
nous; je vous assure que nous sommes comme frère et sœur.» Il est vrai
qu'il est comme fricassé; je l'emmène en Bretagne, où j'espère que je lui
ferai retrouver la santé de son corps et de son âme. Nous ménageons, la
Mousse et moi, de lui faire faire une bonne confession[343].»

  [342] Conférez surtout la lettre du 8 avril 1671. Cette lettre se
  trouve dans les deux premières éditions de 1726, et le chevalier
  Perrin fut ainsi forcé de la reproduire dans la sienne.

  [343] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 avril 1671), t. II, p. 45.

Effectivement, Sévigné se trouva heureux du séjour des Rochers. Là, sous
l'influence d'une mère aussi gaie, aussi aimable, aussi spirituelle que
Ninon, et de dix ans plus jeune qu'elle, il goûta des joies tranquilles,
et passa dans une sérénité parfaite des jours exempts d'inquiétude et de
remords. Sa santé, que son double amour avait altérée, se rétablit. Mais,
né avec un caractère faible, il est probable qu'après son retour à Paris
il eût cédé à de nouvelles séductions, ou que, à l'exemple de plusieurs
de ses compagnons d'armes, il se fût laissé entraîner dans de vulgaires
débauches[344] si la guerre que Louis XIV préparait ne l'eût forcé de se
rendre à l'armée[345].

  [344] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 avril 1671), t. II, p. 31, édit. G.;
  t. II, p. 25, édit. M.

  [345] _Ibid._ (1er janvier 1672); t. II, p. 329, édit. G.; t. II,
  p. 279, édit. M.



CHAPITRE V.

1672.

   Des causes qui ont amené Louis XIV à faire la guerre aux
   Hollandais.--Commencements de cette guerre, qui produit une
   coalition et se termine par la paix de Nimègue.--Des diverses
   sociétés que fréquentait alors madame de Sévigné.--Personnages de la
   cour, de la robe.--Beaux esprits.--Lettres de madame de Sévigné
   pendant les six premiers mois de cette année, pour les nouvelles de
   guerre.--Des matériaux historiques.--Le désir d'aller voir sa fille
   la tourmente, parce qu'elle est retenue par la prolongation imprévue
   de la maladie de sa tante la Trousse.--Elle s'attriste d'être
   obligée de rester à Paris, lorsqu'elle avait résolu de partir.--Ce
   qu'elle répond à sa fille, qui lui avait demandé si elle aimait la
   vie.--Le comte de Grignan reconnaît tout ce qu'il lui doit pour le
   succès de ses démarches à la cour.--Elle faisait encore de la
   musique.--Elle se partage entre la société du _Faubourg_ et celle de
   l'_Arsenal_.--Quelles étaient les personnes qui composaient cette
   dernière société.--L'Arsenal était sous la surintendance de
   Louvois.--Faveur de ce dernier.--Il est fait ministre et admis au
   conseil.--Louis XIV règle les préséances dans le commandement
   de l'armée.--Il donne à Turenne la suprématie sur quatre
   maréchaux.--Résistance de ceux-ci.--Plusieurs sont exilés.--Ils se
   soumettent, et sont rappelés.--Résumé de cette campagne par
   Louis XIV.--Passage du Rhin.--Épître de Boileau.--Résultats
   glorieux.--Inconvénients de cette guerre.--On aliène des domaines de
   l'État, on mécontente les protestants, on ruine et on décime la
   noblesse.--Rareté de l'argent.--Équipages à faire.--On partait comme
   volontaire.--Sévigné part en qualité de guidon des gendarmes du
   Dauphin.--Paris désert.--Douleur de toutes les dames lorsqu'elles
   apprennent la mort du comte de Saint-Paul.--Louis XIV nomme un
   conseil de régence, et fait la reine régente.--Madame de la Vallière
   reste à Saint-Germain en Laye.--Madame de Montespan se retire au
   lieu nommé le Genitoy, où Louis XIV va la voir.--Il voit aussi ses
   enfants.--Madame Scarron était à ce rendez-vous.--Conduite qu'elle
   se trace.--Quelle est la cause principale de l'influence qu'elle
   commence à acquérir.--Effets fâcheux du scandale donné par le
   roi.--Pour excuser ses faiblesses, il les protége dans les
   autres.--Il soustrait la duchesse de Mazarin à la puissance
   maritale.--Dangers auxquels étaient exposées les femmes jeunes et
   jolies à la cour de Louis XIV.--Nécessité de faire connaître les
   aventures de la marquise de Courcelles.


On était loin sans doute de ce fanatisme cruel qu'avaient développé chez
tous les peuples de l'Europe les progrès de la réforme. La belliqueuse
Allemagne ne se divisait plus pour assurer, sur les champs de bataille,
le triomphe d'une opinion religieuse. L'Angleterre, quoique mécontente de
son roi, ne se rappelait pourtant qu'avec effroi les maux causés par le
puritanisme et la tyrannie de Cromwell. La France abhorrait les souvenirs
de la Ligue; et les déchirements de la Fronde n'avaient servi qu'à lui
faire mieux goûter la tranquillité dont on jouissait. Mais le désir de
l'indépendance avait été à la fois la cause et l'effet du protestantisme;
il avait germé dans tous les cœurs, il était devenu un besoin pour cette
classe toujours croissante de la population, qui s'élevait par le
commerce et l'industrie. Lorsque cette inquiète agitation des esprits eut
cessé de se diriger vers les questions religieuses, elle envahit les
théories politiques: on vit naître alors cette sourde haine contre
l'autorité, ce penchant au républicanisme, dont les souverains de
l'Europe ressentirent d'autant plus promptement les effets qu'il avait
trouvé un organe puissant par tout l'univers dans la Hollande.

Ces provinces néerlandaises, que les rois de l'Europe aidèrent à
s'affranchir de la dépendance de l'Espagne, avaient, lors du traité
d'Aix-la-Chapelle, protégé l'Espagne contre l'ambition de Louis XIV. En
moins d'un siècle, cette réunion de petites républiques était devenue la
première puissance maritime du monde: orgueilleuse de ses colonies, de
ses richesses et de son influence en Europe, elle donnait refuge à tous
ceux que blessait l'autorité despotique des monarques; elle réimprimait
les libelles publiés contre eux, et surtout ceux contre le roi de France,
contre sa politique et son gouvernement; elle faisait frapper des
médailles où se manifestait l'arrogance républicaine; et, usant du droit
d'un État libre, elle faisait des lois de douanes utiles à son commerce,
mais nuisibles au commerce de la France. Louis XIV, qu'elle blessait par
tant de côtés, sut la priver de tous ses alliés[346] en leur persuadant
qu'en déclarant la guerre à la Hollande il n'avait pour but que de
mortifier l'orgueil de marchands assez audacieux pour s'ériger en
arbitres des potentats. La Hollande fut envahie par une armée de 176,000
hommes, conduite et dirigée par Turenne et Condé[347], le roi présent
avec l'élite de la noblesse de France[348]. Il n'en fallait pas tant
pour accabler la malheureuse république, aussi habile à combattre sur mer
qu'elle était incapable de se défendre sur terre, autrement que par son
or. Cependant le patriotisme et le courage du désespoir l'empêchèrent de
succomber sous les premiers et terribles coups qui lui furent portés.
Fille de l'Océan, sur lequel elle avait conquis son territoire, elle
appela l'Océan à son secours, et lui livra ses vertes campagnes. Les
flots qui les couvrirent protégèrent contre l'ennemi vainqueur les
remparts qui renfermaient les principales richesses et les derniers
défenseurs de la république. Tous les souverains s'émurent à la nouvelle
de cette terrible et menaçante invasion; ils armèrent: Louis XIV, qui eut
à combattre seul contre tous, fut obligé de diviser sa redoutable armée
pour faire face à tous ses ennemis, et la Hollande fut sauvée. Alors on
ouvrit à Cologne des conférences, qui, prolongées depuis à Nimègue, se
terminèrent, après cinq ans, par une paix générale[349]. La guerre n'en
continua pas moins pendant le cours de ces négociations. La
correspondance de madame de Sévigné jette quelquefois une vive lumière
sur les événements de cette glorieuse période de notre histoire
nationale.

  [346] MIGNET, _Négociations relatives à la succession d'Espagne
  sous Louis XIV_, t. III, p. 258 (21 et 31 décembre, traité entre
  Charles II et Louis XIV), p, 291; (10 juillet 1671, traité avec
  le duc de Brunswick), p. 348; (avec l'empereur, 21 novembre et 18
  décembre 1671), p. 548 et 553. (La Suède est aux enchères.
  Courtin appelle les Suédois les Gascons du Nord. Le 14 avril
  1672, le traité de confédération de la Suède et de la France
  contre la Hollande est signé).--_Ibid._, t. III, p. 558, 638.
  (Bonsy, archevêque de Toulouse, et le marquis de Villars
  négocient à Madrid.)

  [347] MIGNET, _Négociations, etc._, t. III, p. 666; t. IV, p. 1.

  [348] Voyez la longue liste des beaux noms que donne du Londel
  dans ses _Fastes_, p. 207.

  [349] MIGNET, _Négociations relatives à la succession d'Espagne
  sous Louis XIV_, t. III, p. 610. (Manifeste de guerre contre la
  Hollande), t. III, p. 160; t. IV, p. 269. (Paix entre
  l'Angleterre et la Hollande), t. IV, p. 277. (Rupture des
  conférences, l'électeur de Cologne enlevé), t. IV, p. 289.
  (Seconde conquête de la Franche-Comté), t. IV, p. 299. (Belle
  campagne de Turenne en Alsace), t. IV, p. 299, 364, 366, 521.
  (Charles II devient hostile à la France), t. IV, p. 678 et 706.
  La paix se conclut.

Les cercles dans lesquels madame de Sévigné se trouvait mêlée par la
nécessité des affaires, par les convenances de société ou les besoins de
l'amitié comprenaient tout ce qu'il y avait alors dans Paris de
personnages illustres ou considérables. Déjà nos lecteurs en connaissent
une grande partie; mais la suite de la correspondance de madame de
Sévigné nous introduit auprès de beaucoup d'autres, sur lesquels les
mémoires du temps nous donnent des détails curieux. Nous nous
contenterons de rappeler ici les noms des principaux: MADEMOISELLE[350],
les Condé et Gourville; avec eux, les duchesses de Rohan, d'Arpajon, de
Verneuil, de Gesvres; les Lavardin[351], surtout la femme du duc de
Chaulnes; les d'Albret, les Beringhen, les Richelieu, les Duras, les
Charost, les Villeroi, les Sully, les Castelnau, les Louvigny. C'est dans
ces sociétés que brillaient l'abbé Têtu et Barillon, qui fut ambassadeur
en Angleterre: celui-ci était alors, ainsi que le marquis de Beuvron,
éperdument amoureux de madame Scarron; mais elle sut contenir toute cette
passion dans les limites de l'amitié la plus dévouée[352]. Dans
l'épée, nous citerons Dangeau, le comte de Sault, qui fut duc de
Lesdiguières[353], illustré par les vers de Boileau; le comte de Guiche,
frère de madame de Monaco, et l'amant de la duchesse de Brissac[354].
Dans les femmes d'un rang plus ou moins élevé, nous devons nommer: la
maréchale d'Humières, dont le mari était parent de madame de Sévigné et
de Bussy; madame du Puy du Fou[355], madame Duplessis-Bellière, les
Créqui, les Guiche, les Sully; l'abbesse de Fontevrault, madame de
Thianges, la comtesse de Fiesque, sa sœur, et sa voisine, cette belle
madame de Vauvineux, que madame de Sévigné appelait Vauvinette; les
Verneuil, les d'Entragues, la comtesse d'Olonne, la marquise de
Courcelles, la marquise d'Huxelles, madame de Puisieux, et avec eux toute
la société de la cour[356]. Dans la robe, les d'Ormesson[357], le
président et la présidente Amelot[358], les de Mesmes, les d'Avaux, que
l'abbé de Coulanges recevait à Livry[359]; les Colbert, les Pomponne, les
Louvois. A cette nombreuse liste il faut ajouter encore, comme étant de
la société intime de madame de Sévigné, toutes les personnes d'Aix qui
avaient vu sa fille, tous ses amis et ses parents; Turpin de Crissé,
comte de Sansei, et sa femme; Anne-Marie de Coulanges, le marquis et la
marquise de la Trousse, ses cousins; enfin Retz, que madame de Sévigné
appelait _son cardinal_. N'omettons par les beaux esprits du temps,
Molière, Racine, Despréaux, qui lisait alors dans ces sociétés _le
Lutrin_ et l'_Art poétique_, et la Fontaine le conteur; puis après,
Guilleragues, Benserade, Corbinelli, Langlade[360], l'abbé de la
Victoire; et encore d'autres alliés, d'autres parents, le duc de Brancas,
la bonne madame de Troche (_Trochanire_), bien établie à la cour, qui eut
le talent de s'y faire beaucoup d'amis, et si jalouse de l'attachement
que madame de Sévigné portait à madame de la Fayette[361]. On peut
remarquer que madame de Sévigné prend part à tout ce qui passe autour
d'elle dans la haute société, et que cependant elle est très-exacte à se
rendre à la messe des Minimes de la place Royale, qui était celle de la
noblesse et du grand monde; qu'elle ne manquait pas un sermon de
Bourdaloue et de Mascaron, ce qui ne l'empêchait pas d'aller aussi
admirer la Champmeslé dans _Bajazet_, de se rendre à la belle fête donnée
à l'hôtel de Guise pour le mariage de mademoiselle d'Harcourt et du duc
de Cadaval[362], et d'assister à la magnifique pompe funèbre du
chancelier Séguier. Sa plume trace le récit de la mort de la princesse de
Conti, cette nièce de Mazarin, la mère des pauvres, tant regrettée; celle
de MADAME douairière, qui laissait MADEMOISELLE maîtresse du Luxembourg:
elle nous fait assister à l'incendie de l'hôtel du comte de Guitaud et
aux noces du mariage de la belle la Mothe-Houdancourt avec le hideux duc
de Ventadour[363].

  [350] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 mars 1671), t. I, p. 189, édit. M.

  [351] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1671 et 1672 _passim_).--L'abbé
  ARNAULD, _Mémoires_, t. XXXIV, p. 302-306.--SAINT-SIMON,
  _Mémoires authentiques_, t. III, p. 207.

  [352] CAYLUS, _Mémoires_, t. LXVI, p. 415-420.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (13 juin 1684), t. I, p. 428.

  [353] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 avril, 23 décembre 1671), t. II, p.
  317, édit. G.; t. II, p. 37, 69, 159, 162.

  [354] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 avril 1672), t. II, p. 486.

  [355] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 avril 1672), t. II, p. 490.

  [356] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 mars 1671), t. I, p. 273.--CAYLUS,
  _Mém._, t. LXVI, p. 415.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 avril, 23
  décembre, 13 mai, 14 octobre 1671).--_Ibid._ (6 avril 1672), t.
  II, p. 451.--_Ibid._ (11 mars 1671), t. I, p. 369, édit. G.

  [357] TALON, _Mémoires_, t. LXII, p. 130 et 193.--SAINT-SIMON,
  _Mémoires_, t. X, p. 151-153.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 décembre
  1671), t. II, p. 319 et 320.--SAINT-SIMON, _Mémoires_, t. III, p.
  76, 133; t. IV, p. 36 et 253.

  [358] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 et 18 février), t. II, p. 322 et
  330.--CONRART, _Mémoires_, t. XLVIII, p. 33.--RETZ, _Mémoires_,
  t. XLVI, p. 87; t. XLVII, p. 217.--TALLEMANT DES RÉAUX,
  _Historiettes_, t. IV, p. 340 et 342. Cette historiette de
  Tallemant, sur le président Amelot, est démentie par Conrart et
  les Mémoires contemporains les mieux informés.

  [359] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 août 1672), t. II, p. 492.--_Ibid._,
  années 1671 et 1672, _passim_.--_Ibid._ (13 mai 1671), t. II, p.
  68, édit. G.--BUSSY-RABUTIN, _Lettres_, t. V, p.
  91.--SAINT-SIMON, _Mémoires_, t. III, p. 47.

  [360] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 mars 1671), t. I, p. 373, et 13
  octobre 1673.

  [361] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 février 1671, 3 février 1672, 26 mars
  1680, 2 mai 1689), t. I, p. 311; t. II, p. 372; t. VI, p.
  416.--(2 mai 1689), édit. G.--_Ibid._, t. I, p. 236; t. II, p.
  315; t. VI, p. 210; t. IX, p. 295.--SAINT-SIMON, _Mémoires_, t.
  IV, p. 311.--MONTPENSIER, _Mémoires_, t. III, p. 311.--_Lettres
  de_ SÉVIGNÉ, années 1671-1672 _passim_.--SAINT-SIMON, _Mémoires
  authentiques_, t. I, p. 196; t. II, p. 207.--SOMAIZE, _le Grand
  Dictionnaire des Précieuses_, 1661; in-12, t. I, p. 79.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (20 et 27 avril 1671), t. II, p. 48 et 465, édit.
  G.--(22 août 1676), t. IV, p. 407, édit. G.--(11 décembre 1675),
  t. IV, p. 240.--(13 février, 1er mai 1672, 28 décembre 1673, 24
  novembre 1679, 28 septembre 1680), t. I, p. 324; t. II, p. 54; t.
  III, p. 282; t. VI, p. 216, 217.--GOURVILLE, _Mémoires_, t. LII,
  p. 305 à 308.

  [362] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 janvier, 9 février 1671), t. 1, p.
  229-315, édit. G.; t. I, p. 225 et 238, édit. M.--_Ibid._ (6 mai
  1672), t. III, p. 7-11, édit. G.; t. II, p. 422, édit.
  M.--_Ibid._ (27 février et 13 mars 1671), t. I, p. 347, 373,
  édit. M.--(27 juin, 13 mars), t. I, p. 265 et 288, édit. M.--LA
  FAYETTE, _Mémoires_, t. LXIV, p. 422.--CONRART, _Mémoires_, t.
  XLVIII, p. 282.

  [363] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (5 février 1672), t. II, p. 374, édit.
  G.--_Ibid._ (6 avril 1672), t. II, p. 450, édit. M.--L'abbé
  Guiton ou Guéton, mentionné dans la lettre sur l'incendie de
  l'hôtel du comte de Guitaud, était un ami du poëte Santeul. Voyez
  SANTOLII _opera poetica_, 1696, p. 361.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6
  août 1672), t. II, p. 450, édit. G.--_Recueil de gazettes_ (30
  avril 1672), p. 1072.--Marguerite, duchesse douairière d'Orléans,
  mourut à cinquante-sept ans.

Toutes ces occupations, tout ce monde ne faisaient pas oublier à madame
de Sévigné Blanche, sa petite-fille, ni le fils de Bussy, étudiant au
collége de Clermont[364]. C'est surtout dans les six premiers mois de
l'année 1672, si fertiles en grands événements militaires, que la
correspondance de madame de Sévigné avec sa fille est très-active, et
offre plus d'instruction pour l'histoire. Jamais elle ne mena une vie
plus agitée et plus tourmentée. Le bruit courait que la guerre allait
avoir lieu; son fils était parti pour l'armée; non-seulement elle était
privée de sa société, mais ses craintes maternelles étaient grandes[365].
Elle avait promis à sa fille de l'aller voir en Provence, et elle était
dévorée du désir de remplir sa promesse; mais la maladie de sa tante la
retenait à Paris. Chaque jour madame de la Trousse était près de sa fin,
et cependant des semaines, des mois s'écoulaient dans des crises qui,
sans donner aucun espoir de salut, ne permettaient pas de fixer l'époque
du terme fatal. Tantôt madame de Sévigné espérait que la maladie
traînerait en longueur; alors elle se décidait à se mettre en route; mais
à peine sa résolution était-elle prise que des symptômes alarmants se
manifestaient et que la crainte d'abandonner dans ses derniers moments
cette tante qu'elle aimait la forçait à différer son départ. Cette
alternative cruelle, ces anxiétés constantes, ce combat entre les pieux
devoirs qu'elle remplissait près de sa parente et la privation de cette
joie du cœur, qu'elle se promettait depuis si longtemps, d'aller
rejoindre sa fille; ce projet de voyage, caressé par sa vive imagination,
toujours près d'être exécuté et toujours différé, lui donnaient des
mouvements d'impatience, et lui faisaient former des vœux que
réprimaient aussitôt de poignants remords. Cette torture de l'âme fut
portée à son plus haut degré par la douleur que lui causa la mort du
chevalier de Grignan, le plus aimable de tous ceux de son nom: il
plaisait à sa fille, jusqu'à donner matière à la malignité des
chansonniers; il était aussi le compagnon de son fils, et fut pleuré par
les deux familles[366]. Madame de Sévigné, dans cet état de profonde
tristesse et de découragement[367] qui nous fait souvent regretter
d'avoir reçu une existence qui doit finir, exprime à sa fille ses plus
intimes pensées, où tant de personnes sensibles et pieuses se
reconnaîtront[368]. «Vous me demandez, ma chère enfant, si j'aime
toujours bien la vie. Je vous avoue que j'y trouve des chagrins cuisants;
mais je suis encore plus dégoûtée de la mort: je me trouve si malheureuse
d'avoir à finir tout ceci par elle que, si je pouvais retourner en
arrière, je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui
m'embarrasse: je suis embarquée dans la vie sans mon consentement; il
faut que j'en sorte, cela m'assomme. Et comment en sortirai-je? par où,
par quelle porte? quand sera-ce? en quelle disposition? souffrirai-je
mille et mille douleurs qui me feront mourir désespérée? aurai-je un
transport au cerveau? mourrai-je d'un accident? comment serai-je avec
Dieu? qu'aurai-je à lui présenter? n'aurai-je aucun autre sentiment que
celui de la peur? que puis-je espérer? suis-je digne du paradis? suis-je
digne de l'enfer? Quelle alternative! quel embarras! Rien n'est si fou
que de mettre son salut dans l'incertitude, mais rien n'est si naturel;
et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à
comprendre. Je m'abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si
terrible que je hais plus la vie parce qu'elle m'y mène que par les
épines dont elle est semée. Vous me direz que je veux donc vivre
éternellement? Point du tout; mais si on m'avait demandé mon avis,
j'aurais bien aimé mourir entre les bras de ma nourrice: cela m'aurait
ôté bien des ennuis, et m'aurait donné le ciel bien sûrement et bien
aisément.» Ainsi parlait une femme riche, honorée, aimée, brillante de
santé; qui enfin, par les bienfaits privilégiés de la Providence, se
trouvait en possession de tous les éléments de bonheur!

  [364] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 avril 1672), t. II, p. 475, édit.
  G.; t. II, p. 400, édit. M.

  [365] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er janvier, 17 février, 9 mars 1672),
  t. II, p. 329, 331, 418, 420, édit. G.; t. II, p. 279, 332, 355.

  [366] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10, 12, 24 février 1672). Voyez,
  ci-dessus, 2e partie des _Mémoires_, p. 286.

  [367] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 avril 1672), t. II, p. 469, édit.
  G.; t. II, p. 395, édit. M.

  [368] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 mars 1672), t. II, p. 424, édit. G.;
  t. II, p. 361, édit. M.

Pourtant madame de Sévigné ne se laissait point abattre par la
mélancolie. Elle mettait à profit le retard qu'éprouvait son voyage pour
se rendre utile à son gendre. Sans cesse elle allait à la quête des
nouvelles les plus récentes et les plus sûres, pour les écrire
sur-le-champ à sa fille. Il faut que le comte de Grignan ait exprimé
vivement, dans une des lettres qu'il lui écrivit, sa reconnaissance du
service qu'elle lui avait rendu, puisqu'elle juge à propos de repousser
comme des flatteries ce qu'il avait dit à cet égard.

«Vous me flattez, mon cher comte: je ne prends qu'une partie de vos
douceurs, qui est le remercîment que vous me faites de vous avoir donné
une femme qui fait tout l'agrément de votre vie. Oh! pour cela, je crois
que j'y ai un peu contribué; mais pour votre autorité dans la province,
vous l'avez par vous-même, par votre mérite, votre naissance, votre
conduite: tout cela ne vient pas de moi.» Puis elle ajoute aussitôt, en
s'adressant à sa fille, un détail qui prouve que, malgré son âge et les
tourments qui l'assiégeaient, elle s'occupait encore de musique[369].
«Ah! que vous perdez que je n'aie pas le cœur content! Le Camus m'a
prise en amitié; il dit que je chante bien ses airs, il en fait de
divins: mais je suis triste, et je n'apprends rien; vous les chanteriez
comme un ange. Le Camus estime fort votre voix et votre science. J'ai
regret à ces sortes de petits agréments que nous négligeons: pourquoi les
perdre? Je dis toujours qu'il ne faut pas s'en défaire, et que ce n'est
pas trop de tout. Mais que faire quand on a un nœud à la gorge?»

  [369] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (2 juin 1672), t. III, p. 52, édit. G.;
  t. II, p. 460, édit. M.; t. II, p. 169, édit. 1734.

C'était principalement entre les sociétés du _Faubourg_ et de l'_Arsenal_
que madame de Sévigné se partageait: dans la première, celle de la
Rochefoucauld, du prince de Marsillac, de madame de la Fayette, elle
apprenait les nouvelles de cour; dans la seconde, tout ce qui concernait
la guerre. La tête en quelque sorte de cette seconde société était celle
du comte de Lude, grand maître de l'artillerie. Cette société se
composait de personnes demeurant dans le quartier, liées avec madame de
Sévigné depuis sa jeunesse; qui, comme elle, avaient brillé au temps de
la Fronde, et conservé, accru même leur influence dans le beau monde.
C'étaient surtout la marquise et le marquis de Villars, qu'on avait
surnommé _le bel Orondate_[370]; il fut une des brillantes conquêtes de
la marquise de Gourville[371]. Chez la marquise de Villars se
réunissaient madame de Fontenac et mademoiselle d'Outrelaise, deux femmes
inséparables, dites les _divines_ dans le temps de leur jeunesse et qui
conservaient encore ce surnom. La première, femme d'esprit et d'empire,
dit Saint-Simon[372], refusa de suivre son mari lorsqu'il fut nommé, en
cette année 1672, gouverneur du Canada[373]: c'est celle que madame de
Maintenon a choisie pour conseil dans le moment le plus critique de sa
vie[374]. La liaison de madame de Sévigné avec le comte de Guitaud[375]
se resserra encore lorsque celui-ci obtint le gouvernement des îles
Sainte-Marguerite, parce qu'alors il eut des rapports de service avec le
comte de Grignan. Sa femme, beaucoup plus jeune que lui, devint grosse,
et accoucha en même temps que madame de Grignan[376]. Madame de Guitaud,
avec beaucoup d'esprit, était recherchée du grand monde, d'où l'écartait
son penchant à la dévotion. Il n'en était pas ainsi de la comtesse de
Saint-Géran[377], qui faisait partie de cette société de l'Arsenal, et
qui attirait si souvent dans ce quartier madame de Sévigné. La comtesse
de Saint-Géran, charmante d'esprit et de corps, poussant à un point
extrême la recherche, la délicatesse, la propreté dans les plaisirs de la
table, était fort recherchée à la cour, où sa charge de dame du palais de
la reine lui donnait du crédit: réservée dans sa conduite, elle
remplissait avec exactitude tous ses devoirs pieux; mais elle ne put
résister aux séductions du brillant Seignelay, le fils aîné de Colbert.
Il l'aima, et en fut aimé. Madame de Saint-Géran était l'amie intime de
la marquise de Villars, et ces deux jeunes femmes se rendaient agréables
à madame de Sévigné à cause de l'amitié qu'elles avaient pour madame de
Grignan[378]. La duchesse de Brissac, coquette et légère, plaisait à
madame de Sévigné par ses qualités aimables. Les mœurs dépravées du duc
de Brissac[379] disposèrent tout le monde à l'indulgence pour les
faiblesses et les intrigues galantes de sa femme[380] avec le jeune duc
de Longueville (le comte de Saint-Paul), le comte de Guiche[381] et le
marquis Henri d'Harcourt.

  [370] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. I, p. 29, 30; t.
  II, p. 215.--_Lettre de madame_ DE VILLARS, édit. 1762 ou édit,
  1805.--TALLEMANT DES RÉAUX, _Mémoires_, t. XLVIII, p. 396 et
  397.--Madame DE CAYLUS, _Mémoires_, t. LXVI, p. 415.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (27 août 1671), t. II, p. 48.--MONTAUSIER, _Mémoires_,
  t. XLI, p. 382.--LORET, _Muse historique_, liv. IV, p.
  18.--SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. I, p. 29, 30; t.
  II, p. 115.

  [371] TALLEMANT DES RÉAUX, _Mémoires_, t. IV, p. 296, édit.
  in-8º.

  [372] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. II, p. 114, 115 et
  299.--TALLEMANT DES RÉAUX, _Mémoires_, t. IV, p. 417.--LORET,
  _Muse historique_, liv. IV, p. 10.--_Ménagiana_, t. IV, p.
  7.--_Recueil de chansons historiques et choisies_, t. II, p. 193.

  [373] Voyez le _Recueil de gazettes_, 1673, in-4º.--SAINT-SIMON,
  _Mémoires authentiques_, t. II, p. 114, 115, 299; t. VII, p.
  174.--_Recueil de chansons choisies_, t. II, p. 193.--SEGRAIS,
  _Mémoires_, dans ses _OEuvres_, t. II, p. 147 et 229.--TALLEMANT
  DES RÉAUX, t. IV, p. 236, 296, 417.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27
  avril, 23 décembre 1671), t. II, p. 45 et 306, édit. G.--SEGRAIS,
  _OEuvres_, 1758, in-12, p. 76.--BUSSY, _Nouvelles lettres_, t. V,
  p. 154.--_Lettres de madame de la Fayette à la marquise de
  Sablé_, dans l'ouvrage de DELORT, intitulé _Mes voyages aux
  environs de Paris_, t. I, p. 219.--GOURVILLE, _Mémoires_, t.
  LXIV, p. 457, 459 462.

  [374] MAINTENON, _Lettres_, édit. de Sautereau de Marsy, chez
  Léopold Collin, t. II, p. 202. L'éditeur doute que ce soit la
  même que la _divine_, mais à tort.

  [375] Guillaume Pechpeirou Comenge, comte de Guitaud, marquis
  d'Époisses.

  [376] DELORT, _Histoire de l'homme au masque de fer_, p. 52.

  [377] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (25 février et 20 mars 1671, 16 et 25
  octobre 1673), t. I, p. 343, 388; t. III, p. 191 et 196.

  [378] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. I, p.
  350.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 avril 1671, 8 janvier 1676, 25
  décembre 1679, 22 décembre 1688, 19 mars 1696), t. II, p. 45; t.
  IV, p. 302; t. VI, p. 284; t. IX, p. 47, édit. G.--Le nom de
  madame de Saint-Géran était Françoise-Madeleine-Claude de
  Warignies. Sur le comte de Saint-Géran, voyez TALLEMANT DES
  RÉAUX, t. V, p. 162; 1666, in-8º.

  [379] _Recueil de chansons_, t. IV, p. 37.

  [380] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 mars et 22 avril 1671), t. I, p.
  372; t. II, p. 30; édit. G.--SAINT-SIMON, _Mémoires
  authentiques_, t. II, p. 254.--_OEuvres_, t. IX, p. 64.

  [381] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 janvier 1672), t. II, p. 345.--(19
  mai 1676).--_Recueil de chansons historiques_, Mss. Biblioth.
  royale, t. V, p. 43.

Tout ce quartier de l'Arsenal était placé sous la surintendance de
Louvois, qui jouissait alors d'une grande faveur. Louis XIV le fit
ministre, et lui donna, comme tel, entrée au conseil[382]. Les détails
qui nous ont été transmis sur les préparatifs de cette guerre nous
apprennent avec quelle habileté Louis XIV avait su organiser sa vaste
administration. Un ordre émané de lui régla que, lors de la jonction de
plusieurs corps d'armée, le droit de commander en chef serait dévolu,
après le roi, à MONSIEUR, ensuite au prince de Condé, puis à M. de
Turenne, et que dans ce dernier cas tous les maréchaux de France seraient
tenus d'obéir à celui-ci[383]. Cet ordre déplut aux maréchaux. Madame de
Sévigné nous initie aux moyens de persuasion et de douceur que Louis XIV
tenta auprès des plus renommés avant de forcer l'obéissance par des
mesures de rigueur. Bellefonds, de Créqui et d'Humières firent des
remontrances, et résistèrent aux volontés du monarque: ils furent exilés,
et il ne leur fut permis de rentrer au service qu'après avoir promis une
entière soumission. Louvois fomentait secrètement cette résistance des
maréchaux en haine de Turenne, qu'il n'aimait pas; mais Louis XIV ne se
confiait pas uniquement à son ministre, et concertait lui-même ses plans
de campagne avec Turenne et avec le prince de Condé. Ces deux grands
capitaines correspondaient, pour les principales résolutions
stratégiques, avec le monarque directement, et avec Louvois pour les
besoins de leur armée et le détail des opérations militaires[384]. Louis
XIV écrivait de sa main des instructions pour Louvois; celui-ci faisait
des rapports détaillés de tous les ordres donnés par lui au nom du roi.
Le roi les renvoyait à Louvois après les avoir lus et avoir mis en marge
ce qu'il approuvait ou désapprouvait, supprimant, modifiant, ajoutant au
travail de son ministre, et dirigeant ainsi réellement par lui-même,
jusque dans les moindres détails, toutes les opérations de la guerre,
comme aussi les négociations qu'elle nécessitait.

  [382] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (vendredi 5 février 1672), t. II, p.
  376, édit. G.; t. II, p. 316, édit. M.

  [383] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. III, p. 124 et 125.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (24 et 29 avril. BUSSY, 1er mai 1672), t. II, p.
  476-478-483, édit. G.; t. II, p. 402 à 415, édit. M.--_Recueil de
  gazettes_, p. 441 (5 mai 1672).

  [384] LOUIS XIV, _OEuvres_, _Mémoires militaires_. Guerre de
  1672, t. III, p. 115-193.--GRIFFET, _Recueil de lettres pour
  servir d'éclaircissements à l'histoire militaire du règne de
  Louis XIV_, t. I, p. 1-268.

Aussi se ressouvenait-il toujours avec un juste orgueil des succès de
cette campagne, que Boileau immortalisa par un poëme[385], l'année même
qu'elle se termina. Voici comme Louis XIV, dans les mémoires militaires
qu'il a écrits longtemps après, résume lui-même d'une manière très-noble
cette belle époque de sa vie[386]:

«Après avoir pris toutes les précautions de toutes les manières, tant par
des alliances que par des levées de troupes, des magasins, des vaisseaux
et des sommes considérables d'argent, j'ai fait des traités avec
l'Angleterre, l'électeur de Cologne et l'évêque de Munster, pour attaquer
les Hollandais; avec la Suède, pour tenir l'Allemagne en bride; avec les
ducs d'Hannover et de Neubourg, et avec l'empereur, pour qu'ils ne
prissent aucune part dans les démêlés qui allaient se mouvoir. Comme j'ai
été obligé de faire des dépenses immenses de tous côtés pour cette
guerre, tant devant que dans le fort de mes travaux, je me suis trouvé
bien heureux de m'être préparé, comme j'ai fait depuis longtemps; car
rien n'a manqué dans mes entreprises; et, dans le cours de cette guerre,
je peux me vanter d'avoir fait ce que la France peut faire seule. Il en
est sorti dix millions pour mes alliés; j'ai répandu des trésors, et je
me trouve en état de me faire craindre de mes ennemis, de donner de
l'étonnement à mes voisins et du désespoir à mes envieux. Tous mes sujets
ont secondé mes intentions de tout leur pouvoir: dans les armées par leur
valeur, dans mon royaume par leur zèle, dans les pays étrangers par leur
industrie et leur capacité. Pour tout dire, la France a fait voir la
différence qu'il y a des autres nations à celle qu'elle produit[387].»

  [385] _Épistre au roi, du sieur D***_; in-4º de 10 pages. Paris,
  Léonard, 1672. (Le permis d'imprimer, signé _la Reynie_, est daté
  du 17 août 1672.)

  [386] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. III, p. 199.

  [387] LOUIS XIV, _OEuvres_, t, III, p. 130.

Mais c'est à la promptitude de ses succès, c'est à la facilité avec
laquelle il se contentait des résultats qui satisfaisaient son orgueil
que sont dus les revers que Louis XIV subit à la fin de son règne. Ils le
forcèrent enfin de convenir, à son lit de mort, qu'il avait trop aimé la
guerre: non, s'il ne l'avait aimée que pour la grandeur de la France; car
s'il eût alors consolidé, par une paix durable et d'utiles alliances,
une partie de ses conquêtes, et s'il eût appliqué à la prospérité de
l'agriculture et du commerce son aptitude aux grandes choses, il eût
évité les reproches de sa conscience, et rien n'eût terni l'éclat d'un
nom resté glorieux malgré tant de fautes.

Pour subvenir aux dépenses énormes de cette guerre, Colbert se vit forcé
d'user de ressources ruineuses et d'aliéner les domaines de l'État: comme
ils étaient inaliénables selon les lois, on viola les lois par un édit.
Ce qui était un mal plus grave, pour faire enregistrer cet édit on
corrompit les magistrats[388]; on augmenta les impôts, que Colbert
faisait principalement peser sur l'agriculture, afin de protéger le
commerce et l'industrie. Enfin, la Hollande était un pays éminemment
protestant; et ce fut un effet désastreux de la guerre contre cette
république, qui s'était affranchie du joug d'un despote catholique et
persécuteur, d'exciter, pour les souffrances qui lui étaient infligées
par le monarque français, les sympathies des protestants de France; de
faire naître la défiance du monarque contre ceux de cette communion qui
le servaient avec zèle et avec talent. De là des mesures de précaution et
de sûreté qui lui aliénaient cette portion de ses sujets, presque tous
hommes dévoués, magistrats pleins d'honneur, militaires éprouvés, riches
commerçants, habiles manufacturiers. Sous ce rapport, on peut dire avec
vérité que cette guerre contre la Hollande, qui paraît être la campagne
la plus glorieuse du règne de Louis XIV, a au contraire été l'événement
dont les conséquences devaient être les plus funestes aux intérêts de la
France et de son monarque.

  [388] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. V, p. 495. Lettre de Colbert au
  roi, en date du 5 mai 1672.--CLÉMENT, _Histoire de Colbert_, p.
  354.

Ce que les lettres de madame de Sévigné font bien ressortir sur les
inconvénients de la guerre, c'est que chaque campagne était une cause de
ruine pour la noblesse, principal soutien du trône. Tous ceux qui
composaient la cour du roi et qui briguaient des commandements étaient
endettés par le luxe de la cour, par les habitudes de jeu et de
dissipation qui y régnaient; et comme il leur fallait acheter des
chevaux, des armes, des équipages de guerre, pour pouvoir se rendre à
l'armée, ils étaient obligés d'avoir recours aux usuriers, et
s'endettaient encore: souvent ils n'avaient plus d'autre ressource que
les libéralités du roi, toujours prodiguées au détriment des finances du
royaume. Cette noblesse, qui par sa valeur se faisait en temps de guerre
décimer sur les champs de bataille, était en temps de paix ou dans les
intervalles des campagnes obséquieuse et mendiante auprès du
pouvoir[389]. Madame de Sévigné fut contrainte à de grandes dépenses pour
son fils; elle donna de l'argent à Barillon, pour le lui remettre pendant
la campagne. Pour consoler son cousin Bussy de n'avoir pu obtenir du roi
un commandement, elle lui dit que l'argent est si rare, et les emprunts
qu'on est obligé de faire pour aller à la guerre si considérables et si
difficiles qu'il peut se vanter d'être le seul homme de sa qualité qui
ait conservé du pain[390]. Sans doute elle exagère; mais cette
exagération prouve quelle était alors la détresse des courtisans et des
hommes d'épée.

  [389] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 avril 1672), t. II, p. 471, édit. G.

  [390] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 avril 1672), t. II, p. 471 et 475,
  édit. G.; t. II, p. 400, édit. M.

Madame de Sévigné se plaint du vide qui s'est fait dans Paris après le
départ du roi pour l'armée; elle exagère probablement le nombre des
personnes qui en sont sorties, qu'elle porte à cent mille[391]. «Notre
cardinal (de Retz), dit-elle, est parti hier; il n'y a pas un homme de
qualité à Paris; tout est avec le roi, ou dans ses gouvernements, ou chez
soi[392].» Ceux qui n'étaient pas commandés pour cette expédition
obtenaient de partir comme volontaires; et madame de Sévigné flétrit par
ses railleries le duc de Sully, qui, jeune, riche et en santé, «a soutenu
de voir partir tout le monde, sans avoir été non plus ébranlé de suivre
les autres que s'il avait vu faire une partie d'aller ramasser des
coquilles[393].» Cette espèce de désertion honteuse était due à sa jeune
et jolie femme, qui se montrait plus jalouse de la conservation de son
mari que de sa gloire. Ce duc se retira à Sully, où il vécut presque
toujours en disgrâce et loin de la cour[394]. Sévigné n'était point
commandé pour cette expédition; et l'on voit que, malgré sa tendresse
maternelle, madame de Sévigné eût plutôt engagé son fils à partir comme
volontaire que de le voir rester oisif. Mais il n'en fut pas réduit à
cette extrémité, et il put partir sous les ordres de son parent la
Trousse, comme guidon des gendarmes du Dauphin[395], dont la Trousse
était capitaine; ce qui convenait beaucoup à sa mère, parce qu'ainsi il
se trouvait moins exposé. Cependant les alarmes de cette mère furent
vives. Pour les calmer, Bussy lui écrivit une lettre toute militaire, où
il apprécie à sa juste valeur le fameux passage du Rhin, si
prodigieusement vanté, et décrit les dangers que courent à la guerre les
officiers, selon la nature des armes et des grades. Il raconte aussi un
propos fort graveleux du prince d'Orange, au sujet de l'opinion des
jeunes filles sur les hommes, et des moines sur les guerriers. Cette
plaisanterie fut bien accueillie par madame de Sévigné, et elle y répond
avec beaucoup de gaieté. Son esprit était tranquille[396]; elle était
rassurée par les lettres qu'elle avait reçues de son fils, qui lui
annonçait la prise des villes, la Hollande presque entièrement conquise,
la guerre terminée sans qu'il eût reçu aucune blessure.

  [391] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 et 29 avril 1672), t. II, p.
  482-489, édit. G.; t. II, p. 406, 413, édit. M.

  [392] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 avril 1672), t. II, p. 489, édit. G.

  [393] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 août et 16 mai 1672), t. II, p. 489,
  et t. III, p. 29, édit. G.; t. II, p. 411 et 440, édit. M.

  [394] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 juillet 1672), t. III, p. 107, édit.
  G.; t. III, p. 39, édit. M. Au chap. XII, p. 213 de ces
  _Mémoires_ (3e partie, 2e édit.), au lieu de la duchesse de
  Sully, qui n'eut jamais de liaison amoureuse avec Louis XIV, il
  faut lire la princesse de Soubise.

  [395] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 juillet 1672), t. V, p. 153, édit.
  M.

  [396] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (Lettre de Bussy, du 23 juin 1694),
  édit. M.

Mais quelle douleur dans la famille des Longueville, des Condé, des la
Rochefoucauld et parmi toutes les femmes de la cour, lorsqu'on sut qu'au
fameux passage avait succombé, par sa faute et son imprudente audace, ce
beau comte de Saint-Paul, cet unique et orgueilleux héritier d'une noble
maison, cher aux dames, cher aux guerriers, et à l'existence duquel se
rattachaient tant de souvenirs, tant d'espérance et tant d'amour! Il faut
lire dans madame de Sévigné le récit touchant et pathétique des scènes
occasionnées par cette mort illustre. Elle-même, gagnée par la sympathie
de la douleur, n'hésite pas à déclarer que la Hollande est achetée trop
cher par la perte du précieux rejeton du duc de Condé, pour lequel le duc
de la Rochefoucauld avait une tendresse de père[397]. Cependant, au
milieu de ces tristesses, madame de Sévigné n'oublie pas d'égayer sa
fille sur les femmes de la cour qui avaient eu des liaisons amoureuses
avec ce beau jeune homme et qui toutes voulaient avoir des conversations
avec M. de la Rochefoucauld. Dans ce nombre de pleureuses, qui, dit-elle,
décréditent le métier, sont: la comtesse de Marans, à laquelle madame de
Sévigné prête un discours de consolation ridicule adressé à mademoiselle
de Montalais, sa sœur; madame de Castelnau, qui est consolée parce qu'on
lui a rapporté que M. de Longueville disait à Ninon: «Mademoiselle,
délivrez-moi donc de cette grosse marquise de Castelnau.» «Là-dessus elle
danse. Pour la marquise d'Uxelles, elle est affligée comme une honnête et
véritable amie[398].»

  [397] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 juin, 22 juillet 1672), t. III, p.
  65 et 106, édit. G.; t. II, p. 472, et t. III, p. 38, édit. M.

  [398] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 juillet 1672), t. III, p. 98 et 99,
  édit. G.; t. III, p. 31, édit. M.

Ce fut à la reine que Louis XIV adressa la relation officielle du grand
fait d'armes de cette campagne, le passage du Rhin; ce fut à elle qu'il
rendit compte de la prise des villes et des prodigieux succès de ses
armes. Cette excellente princesse, incapable d'aucune intrigue, d'aucune
brigue, n'occupait personne; et personne ne s'occupait d'elle, même à la
cour. La _Gazette officielle_ rappelait seulement son rang et son
existence toutes les fois qu'elle remplissait à sa paroisse ses devoirs
de dévotion, ou qu'elle allait rendre visite et passer la journée aux
Carmélites de la rue du Bouloir[399]. Louis XIV l'avait cependant fait
déclarer régente pour gouverner le royaume en son absence, conjointement
avec un conseil de régence dont faisaient partie le garde des sceaux, le
Tellier et Colbert[400]: c'est pourquoi il lui adressait directement ses
dépêches. Cela était digne et bien; mais ce qui n'était pas en harmonie
avec une telle conduite, c'était l'éclat que Louis XIV donnait à ses
amours; c'était l'exemple de ses offenses publiques envers la religion et
les mœurs. La Vallière fut condamnée à rester à Saint-Germain en Laye
pendant l'absence du roi. Il semble que Louis XIV croyait nécessaire à sa
dignité d'avoir une maîtresse en titre, car alors le règne de la Vallière
était passé: Montespan l'avait remplacée. Celle-ci l'emportait sur sa
rivale par sa beauté et par la supériorité de son esprit. Déjà elle avait
eu de Louis XIV plusieurs enfants, et se trouvait enceinte et presque à
terme lorsqu'il partit pour l'armée[401]. Cependant, comme elle était
mariée, on dissimulait ses grossesses et ses accouchements; mais madame
de Sévigné était toujours bien instruite de ces choses, et avait soin
d'en informer sa fille. Elle apprit d'abord vaguement qu'il y avait eu,
au moment du départ, une entrevue pleine de tendresse et de touchants
adieux[402]; mais ensuite, lorsqu'elle eut plus de détails, elle écrit à
madame de Grignan:

«L'amant de celle que vous avez nommée _l'incomparable_ ne la trouva
point à la première couchée, mais sur le chemin, dans une maison de
Sanguin, au delà de celle que vous connaissez. Il y fut deux heures; on
croit qu'il y vit ses enfants pour la première fois. La belle y est
demeurée avec des gardes et une de ses amies; elle y sera trois à quatre
mois sans en partir. Madame de la Vallière est à Saint-Germain; madame de
Thianges est ici chez son père. Je vis l'autre jour sa fille; elle est
au-dessus de tout ce qu'il y a de plus beau. Il y a des gens qui disent
que le roi fut droit à Nanteuil; mais ce qui est de fait, c'est que la
belle est à cette maison qu'on appelle _le Genitoy_. Je ne vous mande
rien que de vrai; je hais et méprise les fausses nouvelles.»

  [399] _Recueil de gazettes nouvelles_, 1673, in-4º, p. 48 et 71
  (6 et 15 janvier 1672), p. 395 (17 avril 1672). A Saint-Germain
  en Laye la reine communie; le roi assiste à la grand'messe;
  Bourdaloue prêche, no 113, p. 967 (23 septembre 1672).--_Ibid._,
  p. 203, no 139 (29 novembre 1672), p. 1256, no 148 (12 décembre
  1672).

  [400] _Gazette officielle_; LOUIS XIV, _Mémoires militaires_,
  _Lettres à la reine_ (12 juin 1672), t. III, p. 195 des
  _OEuvres_. (La régence de la reine fut déclarée en avril 1672.)

  [401] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 août 1672), t. II, p. 482, édit. G.;
  t. II, p. 410, édit. M.--_Ibid._ (29 avril 1672), t. II, p. 488,
  édit. G.; t. II, p. 413, édit. M.

  [402] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 mai 1672), t. II, p. 4, édit. G.; t.
  II, p. 419, édit. M.; t. II, p. 217 de l'édit. 1754, la première
  où cette lettre a été publiée.

Le _Genitoy_ est un château isolé, entre Jossigny et Bussy Saint-George,
près de Lagny, dont l'origine est antérieure au XIIe siècle. Ce château
appartenait, lorsque madame de Montespan alla s'y établir, à Louis
Sanguin, seigneur de Livry, premier maître d'hôtel du roi[403]; ce qui
explique pourquoi madame de Sévigné était si bien informée. C'est là que
madame de Montespan accoucha du comte de Vexin[404], le 20 juin,
c'est-à-dire sept semaines après son entrevue. Louis XIV était parti à
l'improviste, la veille du jour qu'il avait fixé, à dix heures du matin,
suivi seulement de douze personnes, pour se trouver à ce rendez-vous; et
il rejoignit après toute sa suite, qui s'était dirigée sur la route de
Nanteuil-le-Haudoin[405]. Si le roi vit là pour la première fois, au
château de _Genitoy_, les enfants qu'il avait eus de madame de Montespan,
madame Scarron, qui ne les quittait pas, devait être présente à cette
entrevue: c'était donc l'amie de madame de Montespan que désignait madame
de Sévigné: comme elle savait que sa fille la devinerait, elle s'abstient
de la nommer.

  [403] L'abbé LE BOEUF, _Histoire du diocèse de Paris_, t. VI, p.
  202, p. 95 à 97.

  [404] Cet enfant mourut en 1683.

  [405] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 avril 1672), t. II, p. 482 et suiv.,
  édit. G.; t. II, p. 406 et 410, édit. M.

De toutes les femmes que connaissait madame de Montespan, madame Scarron
était celle qui pouvait le moins faire naître sa jalousie. La rigueur des
principes religieux de la gouvernante de ses enfants, sa conduite si
sage, si réservée écartaient d'elle tout soupçon. Le roi était encore
dans le feu de la jeunesse et des passions, et, pour faire excuser ses
propres faiblesses, il était plus disposé à les tolérer dans les autres
qu'à y résister lui-même. Ainsi il usait de sa toute-puissance pour
protéger contre de justes ressentiments la duchesse de Mazarin, qui
voyageait incognito en aventurière en Italie et en France, afin de fuir
le domicile marital[406], et qui allait partout répétant plaisamment ce
cri général au temps de la Fronde: «Point de Mazarin!» Le scandale donné
par le roi, si nuisible aux bonnes mœurs, était encore plus fatal au
bonheur des femmes de la cour. Paraissait-il une jeune femme pourvue de
quelque attrait, appelée dans cette cour galante par sa naissance, le
rang et les dignités de sa famille, elle était aussitôt assiégée par une
foule de séducteurs aimables, puissants, adroits, qui avaient le plus
souvent pour complices celles qui, par leur âge, leurs fonctions, leur
haute position, auraient dû être les protectrices de son innocence, les
guides de son inexpérience.

  [406] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 février 1671), t. I, p. 309, édit. G.
  (15 avril 1676 et 27 février 1671).--SAINT-SIMON, _Mémoires
  authentiques_, t. X, p. 390 et 392.--SAINT-ÉVREMOND, _OEuvres_,
  1753, in-12, t. VIII, p. 64, 74, 76.--LA FAYETTE, _Mémoires_, t.
  LXIV, p. 386.

Madame de Sévigné nous parle, dans ses lettres, de la marquise de
Courcelles, qui était en prison et dont le procès attirait fortement
l'attention publique; madame de Sévigné disait, en plaisantant, que «ce
procès allait faire renchérir les charges de juges.» Il est donc
nécessaire de raconter les aventures singulières de cette victime de la
corruption des cours[407].

  [407] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 et 26 février 1671), t. I, p. 340,
  édit. G.; t. I, p. 260, édit. M.--(9 et 26 mars 1672), t. II, p.
  339 et 357, édit. M.--(16 mars 1672), t. II, p. 362, édit.
  M.--(25 décembre 1675), t. IV, p. 147, édit. M.; t. IV, p. 274,
  édit. G.--(18 septembre 1678), t. V, p. 363, édit. M.--(27
  septembre 1678), t. VI, p. 37, édit. G.

La rivalité des ministres de Louis XIV, leurs intrigues pour l'élévation
de leurs familles, l'abus qu'ils faisaient de leur pouvoir, les maux
causés par l'ambition, la soif des richesses, l'emportement des passions
et tout ce qui caractérise le mauvais côté d'une époque glorieuse se
reflètent dans la vie de cette femme, dont les infortunes, malgré ses
écarts, sont de nature à intéresser les cœurs les plus insensibles et
les esprits les plus indifférents. D'ailleurs la vie de la marquise de
Courcelles explique tant de choses dans l'histoire de ce temps, les noms
de tous les personnages qu'elle met en scène reviennent tant de fois sous
la plume de madame de Sévigné que ce serait mal remplir les promesses du
titre de cet ouvrage si l'on ne faisait pas connaître une destinée aussi
singulière.



CHAPITRE VI.

1672.

HISTOIRE DE LA MARQUISE DE COURCELLES (1651-1685).

   Naissance de Sidonia de Lenoncourt.--Elle entre au couvent de
   Saint-Loup, à Orléans.--Devient, par la mort de son père et de ses
   frères, une riche héritière.--Colbert veut la marier à un de ses
   frères.--Sa tante, l'abbesse de Saint-Loup, veut la retenir au
   couvent.--Le roi donne l'ordre de l'amener à la cour.--Elle est
   placée sous la direction de la princesse de Carignan.--Détails sur
   cette princesse, sur la comtesse du Soissons, sa belle-fille,
   et sur sa société habituelle.--Sidonia refuse Colbert de
   Maulevrier.--Menars, beau-frère de Colbert, en devient
   amoureux.--Louvois forme le projet de la séduire.--Il lui fait
   épouser le marquis de Courcelles.--Elle ne peut vivre avec son
   mari.--Louvois lui fait la cour.--Sa belle-mère, la duchesse
   de Bade et la marquise de la Baume sont les complices de
   Louvois.--Persécution qu'elle éprouve.--Elle devient amoureuse du
   marquis de Villeroi.--Elle s'entend avec lui pour tromper son
   mari.--Intrigues de Louvois et de la princesse de Monaco.--Langlée
   soupçonne ces mystérieuses intrigues.--L'abbé d'Effiat servait à les
   couvrir.--Comment il s'en récompensait.--Comment ce secret se
   dévoile à Saint-Cloud chez la duchesse d'Orléans.--Sidonia est
   abandonnée de Villeroi, et livrée aux persécutions de sa
   famille.--Elle fait une maladie grave.--Elle se retire au couvent de
   Saint-Loup.--Rétablit sa santé, et reparaît belle dans le
   monde.--Louvois revient à elle.--Elle a plusieurs amants, et mène
   une vie dissipée.--Louvois la fait enfermer au couvent des Filles
   Sainte-Marie, et ensuite à l'abbaye de Chelles.--Elle trouve, dans
   ces deux couvents, la duchesse de Mazarin.--Elle a des liaisons avec
   Cavoye.--Duel entre Cavoye et le marquis de Courcelles.--Sidonia est
   transportée au château de Courcelles, et gardée à vue.--Sa liaison
   avec Rostaing de la Ferrière.--Son mari lui intente un procès en
   adultère.--Elle est mise en prison à Château-du-Loir.--Condamnée à
   être cloîtrée et à être privée de sa dot.--Par le secours de M. de
   Rohan, elle s'échappe de prison, et va à Luxembourg.--Revient à
   Paris, se constitue prisonnière, et en appelle.--Ce que dit madame
   de Sévigné au sujet de ce procès.--S'évade encore de prison.--Va en
   Angleterre.--Y retrouve la duchesse de Mazarin.--Revient en
   France.--Du Boulay devient amoureux de Sidonia.--Il est son appui,
   et il la conduit à Genève.--Elle y est admirée et chérie.--Ce
   que disent d'elle Bayle et Gregorio Leti.--Détails sur ce
   dernier.--Madame de Sévigné parle de la fuite de Sidonia à
   Genève.--Ses sentiments pour du Boulay.--Jalousies de du Boulay.--Il
   la surprend avec un rival d'une condition inférieure.--Du Boulay
   dénonce sa conduite aux amis qu'elle avait à Genève.--Lettre
   touchante qu'elle lui écrit.--Se réfugie en Savoie.--Premier arrêt
   rendu sur son procès.--Mort du marquis de Courcelles.--Sidonia
   veuve revient à Paris.--Elle est arrêtée et conduite à la
   Conciergerie.--Elle y reçoit Gregorio Leti.--Dernier arrêt qui la
   condamne comme adultère.--Elle devient libre.--Elle épouse Tilleuf,
   capitaine de dragons, et meurt.


Marie-Sidonia de Lenoncourt était la fille de Joachim de Lenoncourt,
marquis de Marolles, qui fut lieutenant général des armées du roi et
gouverneur de Thionville[408]. Sa mère, Isabelle-Claire-Eugène de
Cromberg, appartenait à l'une des plus illustres maisons d'Allemagne.
Lenoncourt fut tué par un coup de canon[409]. Il eut quatre fils, qui
périrent jeunes; deux avaient embrassé l'état ecclésiastique, les deux
autres furent tués à la guerre. Aussitôt après la mort de son père,
Sidonia fut enlevée à sa mère, dont l'inconduite notoire et ensuite un
second mariage contracté avec un homme sans naissance l'empêchèrent
toujours de faire valoir les droits qu'elle avait sur sa fille. Agée
alors de quatre ans, Sidonia fut confiée à sa tante Marie de Lenoncourt,
abbesse de Saint-Loup, à Orléans. Celle-ci n'épargna rien pour
l'éducation de sa nièce; et les plus excellents maîtres, secondés par des
dispositions naturelles, développèrent en elle des grâces, un esprit et
des talents dont la renommée franchit bientôt l'enceinte du couvent qui
la dérobait aux regards des gens du monde.

  [408] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, _écrite en partie par
  elle-même_; PARIS, 1808, in-12, p. VI.

  [409] Conférez notre Vie de Maucroix, dans les _Nouvelles œuvres
  diverses de J. de la Fontaine_, et _Poésies de Maucroix_, 1820,
  in-8º, p. 173, 174, 215, note 4; la Chesnaye des Bois, note 1,
  _Dict. de la noblesse_, t. VIII, p. 607, no 12.

Sidonia n'avait pas encore quatorze ans lorsque la mort du seul frère qui
lui restait et d'une sœur la laissa unique héritière de tous les biens
de sa famille et en possession de trois choses que les jeunes filles,
dans leurs rêves les plus exaltés, considèrent comme les premiers
éléments d'une félicité suprême: la liberté de se choisir un époux, une
grande fortune et une éclatante beauté.

Sidonia a tracé d'elle-même un minutieux portrait[410]; et il est loin
d'être flatté, si on le compare à celui qu'en a donné Gregorio Leti[411]
dans sa lettre au duc de Giovanazzo, l'ambassadeur de Turin. Ce n'était
pas cependant sa taille grande et élancée, les flots abondants de sa
chevelure brune, qui encadrait si heureusement l'ovale de son visage aux
couleurs fraîches et vives, ses traits fins et réguliers, sa physionomie
mobile et spirituelle; ce n'était pas ses mains charmantes, ses jambes
fines et ses petits pieds, les gracieux contours de son cou, de ses
épaules, de ses seins; ce n'était pas dans ces attraits rarement réunis,
mais qui pouvaient lui être communs avec d'autres beautés, que
consistaient ses plus puissants moyens de séduction: ils résidaient
entièrement dans l'effet irrésistible de son regard et de sa parole. Ses
yeux n'étaient ni bleus ni bruns, mais d'une couleur qui tenait de ces
deux nuances: presque toujours et naturellement à moitié ouverts, ils
lançaient à son gré des flammes d'un éclat si doux et si mystérieux
qu'elles attendrissaient les natures les plus insensibles. Quand elle
parlait, le son harmonieux et touchant de sa voix, ses discours si
faciles et si pleins de charme, versaient son âme dans la vôtre, et la
transformaient à son gré[412].

  [410] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, _écrite en partie par
  elle-même_, p. 3.

  [411] GREGORIO LETI, _Lettere sopra differenti materie_; 1701, 2
  vol. in-8º, lett. 37, t. I, p. 193; et dans la _Vie de madame_ DE
  COURCELLES, p. 166, 195, il célèbre «i lumi della più bella dama
  che orni forse il nostro secolo in bellezza.»

  [412] GREGORIO LETI, _Lettere_ dans la _Vie de la marquise_ DE
  COURCELLES, p. 194. «Da ogni sua sillaba si forma una nuova anima
  di chi l'ascolta.»

Lorsqu'à la cour il fut connu que la jeune héritière des Lenoncourt était
nubile, on s'occupa de la marier, et un grand nombre de partis
s'offrirent. Colbert, qui ne négligeait aucune occasion de grandir sa
famille, forma le projet de donner pour époux à Sidonia son frère
Maulevrier[413]; et il obtint pour ce projet le consentement du roi. Dès
lors il s'inquiéta peu de celui de la jeune fille, ne doutant pas qu'il
ne pût la contraindre, si elle refusait à le donner.

  [413] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, p. 6.

Par sa gaieté, son esprit, ses grâces, l'égalité de son humeur, son
caractère facile, quoique résolu et entier, Sidonia s'était fait chérir
de ses compagnes et des religieuses; mais sa tante l'aimait avec une
tendresse comparable à celle de madame de Sévigné pour sa fille. Marie
de Lenoncourt ne pouvait même supporter l'idée d'être obligée de se
séparer de sa nièce. Permettre que dans un âge si tendre elle vécût à la
cour, c'était lui ravir le fruit de l'éducation religieuse qu'elle lui
avait donnée; la marier sans qu'elle eût aucune connaissance du monde,
c'était risquer et détruire son bonheur dans l'avenir.--N'importe: Louis
XIV ne pouvait souffrir qu'une simple abbesse mît obstacle à ses
volontés; et, sur son refus, il envoya, dans une de ses voitures, des
femmes chargées d'enlever Sidonia à celle qui lui avait servi de mère.
Douze gardes et un exempt chargé de signifier l'ordre du roi les
accompagnaient. Marie de Lenoncourt résista en pleurant à cet ordre
inhumain; il fallut arracher Sidonia de ses bras; et lorsque celle-ci
partit, l'abbesse la suivit dans son carrosse, et ne se décida à
retourner à son couvent qu'après que les ravisseurs lui eurent refusé de
la conduire elle-même au roi. Sidonia avait appris que récemment
plusieurs jeunes seigneurs s'étaient proposés pour l'épouser; elle avait
entendu parler de la cour comme d'un séjour de délices et de féerie:
jouir des plaisirs qu'on y goûtait était depuis quelque temps l'objet de
ses rêves les plus délicieux. Elle savait que, par sa fortune et la perte
de tous les siens, elle ne devait dépendre que de sa propre volonté; et
Marie de Lenoncourt, en lui inculquant l'idée des droits que lui donnait
sa noblesse au respect et aux égards, avait encouragé son orgueil à
considérer comme un privilége de naissance la conservation de son
indépendance et la faculté de suivre en tout ses penchants et ses
caprices. Sa vanité de jeune fille fut singulièrement flattée que le roi
eût pensé à elle pour la faire sortir du cloître; et toutes les passions
de l'adolescence, qui fermentaient en elle, acquirent plus d'intensité
par cet événement inattendu. Cependant, comme elle se sentait coupable
d'ingratitude en se séparant avec joie de sa respectable parente, elle
dissimula, et opposa de la résistance à celles qui voulaient l'emmener.
Au moment du départ, par une inspiration enfantine, elle se déroba
pendant quelques instants à celles qui la gardaient, et elle alla se
cacher dans le feuillage qui entourait la margelle d'un puits, où elle
faillit tomber et se noyer; mais, comme elle l'avait bien prévu, on sut
promptement la reprendre. Le carrosse qui la transportait rompit deux
fois avant de sortir de la ville: elle parut s'en réjouir, sachant bien
que ces petits accidents retardaient son départ, mais ne l'empêcheraient
pas[414].

  [414] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, _écrite par elle-même_,
  p. 7.

Aussitôt après son arrivée à Paris, elle fut présentée au roi en habit de
pensionnaire du couvent. Louis XIV lui dit qu'il récompenserait en elle
les services que sa famille lui avait rendus, et qu'elle pouvait compter
sur sa protection. Il lui laissa le choix de demeurer auprès de la reine
ou auprès d'une princesse du sang. La jeune fille, à laquelle de perfides
conseils avaient déjà été donnés, choisit la princesse de Carignan.

Marie de Bourbon, princesse de Carignan, était la veuve de
Thomas-François de Carignan, dont le fils, comte de Soissons, avait
épousé Olympe Mancini, qui demeurait avec elle. Olympe Mancini, la plus
dangereuse, la plus perverse des nièces du cardinal Mazarin, aimée du roi
dans sa première jeunesse[415], conservait encore alors, par ses
intrigues, de l'influence sur lui. Dans l'hôtel de Soissons, que
fréquentait la duchesse de Chevreuse, amie intime de la princesse de
Carignan, vivait aussi la princesse de Bade, ayant les mêmes
inclinations, la même réputation que les trois autres[416].

  [415] Madame DE LA FAYETTE, _Hist. de Henriette d'Angleterre_, t.
  LXIV, p. 406.

  [416] LA FAYETTE, _Histoire de madame Henriette_, t. LXIV, p. 406.

C'est à ces femmes, initiées à toutes les intrigues et à tous les vices
de la cour, que fut confiée, à peine âgée de quatorze ans, la nièce de la
respectable abbesse de Saint-Loup, la riche héritière des Lenoncourt.

En peu de mois on parvint facilement à étouffer les principes religieux
que les instructions du couvent avaient inculqués dans Sidonia, mais
n'avaient pu faire prévaloir sur ses inclinations pour le monde.

Huit jours après son arrivée, on lui parla de son mariage, projeté et
comme arrêté, avec le frère du ministre Colbert. Intimidée, elle n'eut
pas la force de refuser ouvertement; mais cette proposition lui déplut.
L'alliance des Colbert, sortis récemment de la roture, lui paraissait peu
digne d'elle; et elle fut outrée du soin que prit le ministre de monter
sa maison, de choisir ses femmes, ses gens sans la consulter. Il était
évident qu'on avait formé le projet de lui ravir cette indépendance
qu'elle s'était promis de garder et de défendre avec résolution.
Heureusement Maulevrier était en Espagne; et, quoiqu'on lui eût écrit de
revenir, il ne pouvait être de retour avant trois semaines.

Dans cet intervalle, Menars, frère de madame Colbert, qui fut depuis
premier président, alors fort jeune, était devenu éperdument amoureux de
Sidonia. Il s'introduisit subitement dans sa chambre[417], et lui fit une
telle frayeur qu'elle s'évanouit et se fit une blessure à la tête. Cette
aventure lui servit de prétexte pour rompre avec la famille Colbert, et
refuser Maulevrier, qu'elle n'avait jamais vu.

  [417] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, p. 12.

La jeune Sidonia ne pouvait deviner qu'en agissant ainsi elle n'était que
l'instrument des femmes perfides qui la dirigeaient. La princesse de
Carignan, la duchesse de Bade et la comtesse de Soissons semblaient
favoriser les Colbert, et invitaient sans cesse chez elles tous ceux de
cette famille; mais elles étaient au contraire secrètement liguées avec
Louvois, l'ennemi de Colbert. Louvois aimait les femmes; il savait s'en
faire aimer et employer, pour s'en assurer la conquête, tous les moyens
de séduction. Les charmes de Sidonia l'avaient vivement frappé. Si elle
se mariait à un Colbert, la crainte de s'attirer le courroux du roi son
maître l'eût empêché de penser à elle. Louvois était aussi envieux de
l'élévation de la famille de Colbert que Colbert l'était de la sienne.
Louvois ne voulait pas que Colbert s'appropriât la fortune d'une si riche
héritière. Pour la satisfaction de sa haine et de son amour, il fallait
donc faire rompre le mariage projeté; mais comme le roi et Colbert
étaient d'accord, il ne pouvait parvenir à son but que par Sidonia
elle-même.

Afin de faire réussir un tel dessein, il était nécessaire que Sidonia se
mariât. Louvois n'avait pas alors entrée au conseil; il n'avait pas le
rang de ministre, mais il en avait toute la puissance. Il ne pouvait
cependant entretenir de coupables liaisons avec une jeune fille d'une si
haute naissance, dont le roi était le protecteur et en quelque sorte le
tuteur. Il résolut donc de la faire épouser à un militaire qui aurait
besoin de lui pour son avancement; et il jeta les yeux sur Charles de
Champlais, lieutenant général d'artillerie, marquis de Courcelles, neveu
du maréchal de Villeroi. Louvois savait que cet homme était, quoique
assez bien de sa personne, rude et grossier, et peu propre à plaire à une
jeune femme. Courcelles était perdu de dettes et de débauches, et Louvois
pouvait le maintenir facilement dans sa dépendance. Par sa naissance,
Courcelles n'était nullement un parti sortable pour Sidonia de
Lenoncourt: cependant, fort de l'appui de toutes les femmes ses complices
qui entouraient la jeune héritière, il se présenta; et, à peine âgée de
seize ans[418], obsédée par les conseils intéressés de la famille des
Villeroi, de la princesse de Carignan, des duchesses de Mazarin et de
Bade et de tous leurs amis, en haine des Colbert, qui voulaient disposer
d'elle par ordre du roi, Sidonia admit Courcelles au nombre de ceux qui
prétendaient à sa main. Cependant elle avait pour ce mariage plus de
répulsion que d'inclination; mais on lui donna l'assurance que jamais son
mari ne la forcerait à quitter Paris et la cour, et qu'on insérerait même
cette promesse dans son contrat. Courcelles n'était ni frère ni fils de
ministre, et il ne pouvait se prévaloir de sa réputation d'homme de
guerre ni de son rang pour gêner Sidonia dans son indépendance; et comme
c'était pour en jouir pleinement qu'elle désirait surtout prendre un
époux, elle finit par préférer Courcelles à tous ceux qu'on lui avait
présentés, et donna son consentement.

  [418] COURCELLES, _Vie_, p. 6, 14, 19.--GREGORIO LETI, _Lettere_,
  t. I, p. 37, et la suite de la _Vie de madame_ DE COURCELLES, p. 169.

Ce mariage se fit avec une pompe extraordinaire. Le roi signa le contrat;
la reine vint souper à l'hôtel de Soissons, et, selon une pratique
d'étiquette dont nous trouvons quelques rares exemples dans ce siècle, la
reine fit à Sidonia l'honneur de lui donner la chemise[419].

  [419] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, _écrite par elle-même_,
  p. 16, 19, 22.--SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. V, p. 103;
  t. X, p. 449.

Mais combien fut cruel, dès le soir même de ce jour si brillant, le
désenchantement de la mariée! A peine la porte de la chambre nuptiale se
fut-elle refermée sur elle que, dès les premiers mots que prononça
Courcelles, Sidonia apprit qu'il l'avait indignement trompée, et qu'au
lieu d'un amant complaisant elle avait un mari soupçonneux, dont
l'intention était de la dominer par la crainte et de la maintenir dans un
dur esclavage. Sa colère ne connut plus de bornes, et, avec tout
l'imprudent emportement de son âge, elle le repoussa avec fureur; elle
répondit à ses insolentes menaces par les expressions les plus fortes de
la haine et du mépris. Le mariage ne put être consommé. Elle a dit depuis
en justice qu'il ne le fut jamais, mais elle avait ses motifs pour parler
ainsi; on sait par elle-même que cette assertion était fausse[420].
Courcelles, ne pouvant l'intimider, essaya d'autres moyens pour la
dominer, et l'apaisa en lui donnant des pages, de beaux chevaux, de
belles voitures, enfin un somptueux état de maison. Elle en fut ravie, et
vécut alors en bonne intelligence avec lui; mais ce commerce, qui ne dura
que quelques semaines, contribua encore à accroître l'aversion qu'il lui
avait inspirée dès le premier moment. Elle-même saisit toutes les
occasions de déclarer qu'elle ne pouvait ni ne voulait lui accorder sur
elle tous les droits d'un mari, et que leur désunion était complète et
définitive: c'était annoncer qu'elle allait se choisir un amant. Malgré
la surveillance que Courcelles exerçait sur elle, en peu de temps elle
reçut un grand nombre de déclarations. Tous les prétendants s'écartèrent
quand Louvois fut revenu de la guerre de Flandre, à la fin de 1666.
Courcelles demeurait dans l'enceinte de l'Arsenal, et ses fonctions
l'attachaient à cet établissement militaire. Par ses fréquentes visites
au parc d'artillerie et chez Courcelles, on s'aperçut bientôt que Louvois
était amoureux de Sidonia. Louvois avait alors trente-six ans, et était
depuis quatre années marié à Amédée de Souvré, marquise de Courtenvaux,
riche héritière et d'une des premières maisons de France. Ce mariage
d'ambition n'avait pas réformé ses mœurs: il avait toute la confiance du
roi, et le pouvoir dont il jouissait lui donnait des moyens faciles pour
se procurer des complices de ses projets sur Sidonia. Elle ne fut plus
entourée que de personnes qui conspiraient contre elle en faveur d'un
amant puissant. Elle vit avec surprise que son mari était à la tête de
cette ligue infâme, et que lui, sa belle-mère, la duchesse de Bade, la
marquise de la Baume[421], cette maîtresse de Bussy si odieuse à madame
de Sévigné, s'employaient tous pour servir la passion de Louvois. Ce qui
parut le plus méprisable à Sidonia, c'est que ces princesses, ces femmes
titrées, ces grands seigneurs se desservaient, se calomniaient
mutuellement, intriguaient les uns contre les autres auprès de Louvois,
afin d'être exclusivement employés, et se faire à ses yeux le mérite
d'avoir seuls contribué à lui fournir les moyens de triompher
d'elle[422]. Louvois, s'apercevant du dégoût que tant de bassesse
inspirait à Sidonia, résolut d'agir près d'elle sans intermédiaire. Quand
il était absent et ne pouvait l'entretenir, il lui écrivait des lettres
passionnées, qui flattaient l'orgueil de cette jeune femme, mais qui ne
pouvaient vaincre sa répugnance, quoiqu'elle fût disposée à le trouver
aimable[423]. Mais ce que Louvois croyait être le plus utile au succès et
donner plus de prix à ses poursuites lui nuisait. Il pouvait faire
intervenir la volonté du roi, bien qu'il ne fût pas encore ministre en
titre. Par la confiance que Louis XIV avait en lui, il était plus
puissant qu'un ministre; ce qui déplaisait à Sidonia. Elle ne voyait en
Louvois qu'un second Colbert qui voulait l'assujettir, et lui enlever
pour jamais son indépendance. Un jour Louvois, profitant du libre accès
que lui donnaient auprès d'elle ses intelligences avec tous ceux qui
l'entouraient, vint la voir à onze heures du soir, lorsqu'elle était
prête à se mettre au lit et que ses lumières étaient éteintes[424]. Cette
audace l'offensa, et elle lui répondit de manière à l'empêcher de
prolonger sa visite. La princesse de Bade, trois jours après, au lever de
la reine, raconta ce fait de manière à faire croire que Sidonia avait
cédé aux désirs de Louvois.

  [420] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, _écrite par elle-même_,
  p. 17 et 171.--GREGORIO LETI, _Lettere_, t. I, no 137, ou p. 171.

  [421] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, p. 22.--CONRART,
  _Mémoires_, t. XLVIII, p. 258.--MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLII,
  p. 400.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 juillet 1668), t. I, p. 184 et
  187.--(16 septembre 1673), t. III, p. 195.--BARRIÈRE, _la Cour et
  la Ville_, p. 45.

  [422] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, _écrite par elle-même_,
  p. 22 et 23.

  [423] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, _écrite par elle-même_,
  p. 24 et 25.

  [424] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, _écrite par elle-même_,
  p. 19.--_Recueil de chansons historiques_, Mss. de la Bibl.
  royale, vol. III, p. 67.

Sidonia, donnant un libre cours à la calomnie, laissa s'établir cette
croyance. L'aversion qu'elle témoignait hautement pour son mari la
rendait très-indifférente sur le soin de sa réputation: cette erreur, en
outre, lui servait à tromper tout le monde et à envelopper d'un profond
mystère le secret d'un amour qui fut peut-être le seul qu'elle ait
jamais éprouvé et qui, comme tout premier amour, remplissait son cœur de
tendresse et de volupté.

Elle avait fait son choix, elle avait un amant: c'était un cousin germain
de son mari; elle pouvait le voir chez elle fréquemment sans choquer les
convenances, sans faire naître aucun soupçon. Ce cousin, c'était le beau,
le brillant, le célèbre (célèbre à la cour, mais nullement encore à
l'armée), c'était, dis-je, le marquis de Villeroi[425], ami du roi,
compagnon de son enfance, type des grands seigneurs de la jeune noblesse,
aimable, héros de toutes les fêtes, donnant les modes; enfin, celui que
madame de Coulanges ne nomme jamais que _le charmant_[426].

Quand Sidonia s'éprit du marquis de Villeroi, il était aimé de la
princesse de Monaco, qui lui avait sacrifié le duc de Lauzun. Mais, pure
encore de toute intrigue galante, plus jeune, plus belle, Sidonia était
pour le marquis de Villeroi une conquête plus désirable, plus glorieuse,
plus honorable (qu'on m'excuse de profaner ce mot, pour m'assujettir au
langage immoral de cette époque). Il fut donc facile à Sidonia d'obtenir
de Villeroi le sacrifice de la princesse de Monaco. Elle se fit livrer
toutes les lettres qu'il avait reçues de celle-ci et même celles de
Lauzun[427], que madame de Monaco avait eu l'imprudence de remettre à son
nouvel amant. Comme Villeroi avait des ménagements à garder avec
Louvois, et que Sidonia, de son côté, devait soigneusement dérober le
secret de ses sentiments à son mari, à tout ce qui l'entourait et la
surveillait, il fut convenu, entre elle et Villeroi, que lui ne romprait
pas avec la princesse de Monaco, et qu'elle, de son côté, dissimulerait
avec Louvois, et entretiendrait ses espérances.

  [425] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, _écrite par elle-même_,
  p. 35. Elle dit _le duc de Villeroi_, parce qu'elle a écrit après
  la mort de son père.

  [426] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 février et 10 septembre 1672), t.
  II, p. 321.--Lettres de madame de Coulanges, dans SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (24 février 1673, 20 mars 1673), édit. G.; t. III, p.
  50-73, édit. M.

  [427] Voyez la 2e partie de ces _Mémoires_, chap. II, t. II, p.
  46.

Mais Sidonia était bien jeune, bien inexpérimentée et surtout trop
fortement dominée par ses passions pour jouer avec succès une si
difficile partie: elle n'en pouvait prévoir les dangers. Langlée fut le
premier qui soupçonna l'amour de Sidonia pour Villeroi. Né de la
domesticité du château, familier avec tous, même avec le roi, Langlée,
dès sa plus tendre enfance, n'avait en quelque sorte respiré d'autre air
que celui de la cour, et il en connaissait les plus obscurs réduits et
les plus honteux mystères. Par ses richesses, son faste et son jeu, il
avait acquis l'importance d'un grand seigneur. Louvois avait eu recours à
lui pour être l'entremetteur de ses amours avec Sidonia. Langlée, trop
expérimenté pour faire part de ses soupçons à Louvois, en parla à
Courcelles. Celui-ci, pour forcer Louvois à des concessions et à des
faveurs, voulait qu'il ne dût qu'à lui seul la possession de sa femme. Il
fit donc à Sidonia de violents reproches de son inclination pour
Villeroi; il interdit à celui-ci l'entrée de sa maison. Comme il ne
pouvait ou ne voulait pas en agir ainsi à l'égard de Louvois, il emmena
pendant quelque temps Sidonia à Marolles, puis il la ramena à Paris.
Aussitôt qu'elle n'eut plus la liberté de recevoir chez elle son amant,
Sidonia chercha les moyens de le voir ailleurs. Elle accepta la
proposition que lui fit Villeroi de se donner rendez-vous chez un ami.
L'abbé d'Effiat occupait à l'Arsenal, près de l'hôtel de Courcelles, un
très-bel appartement qui lui avait été donné par le duc de la Meilleraye,
son beau-frère. Fils du maréchal d'Effiat, l'abbé (qui n'était point dans
les ordres, puisque madame de Sévigné nous parle de son mariage projeté)
était un des plus jolis hommes de son temps[428]: formé à l'école de
Ninon, qui l'avait pendant quelque temps placé au nombre de ses amants,
il était tellement dangereux pour les femmes que, par ce seul motif,
Louis XIV crut devoir l'exiler de sa cour. Madame de Sévigné, qui
trouvait le jeune abbé aimable, l'appelait par plaisanterie _son
mari_[429]. Il avait été un des premiers à tenter la conquête de Sidonia.
Villeroi l'ignorait, et Sidonia se garda bien de l'en instruire. D'un
autre côté, Louvois savait que Louis XIV avait eu les yeux assez éblouis
par la beauté de la princesse de Monaco pour en faire l'objet d'une
infidélité passagère, et que le jeune Villeroi, croyant n'avoir à la
disputer qu'à Lauzun, avait été quelque temps rival du monarque sans s'en
douter.

Ainsi, par le dévouement de l'abbé d'Effiat, par le silence de Langlée,
Louvois était dans une complète illusion, et ne soupçonnait pas que
Villeroi eût seulement une pensée, un désir pour la marquise de
Courcelles. La princesse de Monaco, de son côté, était bien loin de se
douter que les lettres qu'elle écrivait à Villeroi étaient toutes
décachetées par Sidonia, et que les réponses de Villeroi à ces lettres,
quand il était à l'armée, n'étaient faites que sur des extraits que
Sidonia envoyait à son amant.

  [428] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (14 septembre 1675), t. III, p. 469.--(9
  et 29 octobre 1675), t. IV, p. 30 et 33.--(4 août 1677), t. V, p.
  170, édit. M.--SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. II, p.
  245.--MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLI, p. 268.

  [429] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 octobre et 1er novembre 1671).

De la position où le manége d'une jeune femme de dix-sept ans plaçait
tant de personnages sans conscience en amour résulta une complication
d'événements imprévus et d'intrigues, telle qu'aucun auteur dramatique
n'oserait en risquer une semblable sur la scène. D'après le récit confus
et plein de réticences que la marquise de Courcelles en a fait elle-même,
il est difficile de bien comprendre les circonstances des actions qu'elle
fait connaître et de se rendre compte des motifs qu'elle leur assigne.

Ce qui est certain, c'est qu'elle était en proie aux deux passions qui
anéantissent le plus complétement en nous l'empire que, par la raison,
nous exerçons sur nous-même. Sa haine pour son mari égalait son amour
pour Villeroi. La nécessité où elle s'était trouvée d'avoir à se
défendre, dès son entrée dans le monde, contre les piéges et les embûches
de ceux qui voulaient par la violence s'emparer de sa fortune, et la
rendre victime de leur ambition ou se venger de ses refus, lui avait
appris de bonne heure à connaître la puissance de ses moyens de
séduction. Le besoin qu'elle eut de les employer sans cesse, les exemples
que lui donnait le monde au milieu duquel elle vivait contribuèrent,
encore plus que sa fougueuse nature, à étouffer en elle le sentiment de
la pudeur. Elle ne trouvait pas que les passagères surprises des sens
portassent aucune atteinte à la sincérité du cœur; et elle se persuada
qu'on pouvait, sans scrupule, être à la fois constante et infidèle.
Ainsi, pour pouvoir continuer sa liaison avec Villeroi et mieux s'assurer
de la discrétion de l'abbé d'Effiat[430], elle fut forcée de souffrir
que celui-ci mît à profit pour l'amour les services qu'il rendait à
l'amitié. Louvois avait confié à la princesse de Monaco ses desseins sur
Sidonia; il désirait qu'elle engageât Villeroi à agir pour lui auprès de
sa jeune cousine. Villeroi y consentit: pour ne pas éveiller les
soupçons, il écrivit à son amante les motifs qu'il avait pour qu'elle se
montrât aimable envers Louvois. Elle était d'autant plus portée à se
prêter à ce qu'on lui demandait qu'elle voulait se servir de ce dernier
pour se soustraire aux persécutions de son mari et de sa belle-mère. De
la part de l'un et de l'autre, ces persécutions avaient pour but de se
montrer auprès de Louvois les seuls qui pussent disposer d'elle. Pour
prix de ses complaisances, Sidonia exigea de Louvois de n'être plus gênée
dans sa liberté, et de n'accueillir aucune des demandes qui lui seraient
faites par son mari et par la famille de son mari.

  [430] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, _écrite en partie par
  elle-même_; Paris, 1808, in-12, p. 35.

L'amour-propre de Louvois fut flatté de ne devoir qu'à lui-même les
progrès qu'il croyait avoir faits dans le cœur de Sidonia, et de n'avoir
pas à acheter un succès peu flatteur par des grâces imméritées.
Courcelles était entièrement dans sa dépendance pour son avancement et sa
fortune; et il suffit à Louvois de montrer un visage sévère et d'exprimer
son mécontentement pour que Sidonia se vît entièrement libre. Elle devint
l'objet des attentions et des flatteries d'une famille qui n'avait eu
pour elle que des rigueurs et qui la détestait. Mais, pour obtenir un tel
résultat, elle fut forcée d'engager son indépendance, et de faire cesser
la longue résistance qu'elle avait opposée à Louvois. Celui-ci fut
glorieux et ravi de faire rejaillir sur elle tout le crédit et la
considération que pouvait lui donner la réputation d'avoir soumis au
pouvoir de ses charmes un homme si puissant, en si grande faveur auprès
du monarque. Louis XIV venait de le nommer ministre, et de lui donner
entrée au conseil. C'est alors qu'on vit Sidonia paraître à la cour. Par
sa folâtre gaieté, son esprit vif et brillant, ses manières gracieuses et
enfantines, elle plut singulièrement à Henriette, duchesse d'Orléans, et,
toujours désirée, elle fut un ornement de toutes les fêtes et de tous les
divertissements que donnait cette princesse. Ainsi tout réussissait à
Sidonia; son orgueil, son amour, sa haine, ses penchants aux déréglements
de la coquetterie, tout se trouvait satisfait. Mais un bonheur ourdi par
tant de perfidies ne devait pas durer longtemps; et le secret de ses
ruses libertines fut enfin révélé par ses imprudences et par celles de
son amant.

Ce fut en 1667: la guerre commençait; le roi, sa cour et les ministres
allèrent rejoindre l'armée. Louvois et Villeroi étaient du nombre.
Sidonia était restée à Saint-Cloud avec la duchesse d'Orléans[431].
Celle-ci recevait souvent les visites de madame de Monaco, qu'elle
aimait. La vue de cette rivale réveilla la jalousie de Sidonia. C'était
Sidonia qui, à l'insu de madame de Monaco, faisait passer à celle-ci les
lettres que Villeroi n'avait cessé de lui écrire: Sidonia les recevait
avec les siennes, sous une même enveloppe, par des courriers dont Louvois
signait lui-même les passe-ports. Mais, fatiguée d'être ainsi
l'instrument de la joie que ces lettres causaient à madame de Monaco,
Sidonia obtint de Villeroi qu'il lui écrirait plus rarement, et qu'il lui
enverrait des courriers sans autres dépêches que les lettres qui lui
étaient destinées. On avait pris Oudenarde (31 juillet), et le duc de
Gramont avait été chargé d'en apporter la nouvelle à la reine. Aussitôt
après cet événement, le marquis de Villeroi avait envoyé secrètement
Charleville, son valet de chambre, pour porter ses dépêches à la marquise
de Courcelles[432]. Charleville arriva avant le duc de Gramont; et
l'envie de répandre la première une nouvelle agréable fit que Sidonia
parla de la prise d'Oudenarde, sans dire par quel moyen elle en avait été
instruite. Lorsque Gramont en toute hâte arriva à Paris, la cour
connaissait déjà la nouvelle qu'il apportait. On se demanda par qui cette
nouvelle avait été dite en premier, et on ne put le savoir. Charleville,
selon les instructions qu'il avait reçues, s'était caché aussitôt après
avoir remis à Sidonia ses dépêches, et n'avait point paru à l'hôtel de
Villeroi. Mais, s'ennuyant dans sa retraite, il crut concilier les ordres
de son maître et son envie de voir le jour en se déguisant en Polonais.
Ainsi accoutré, il parut dans la cour du château de Saint-Germain en
Laye. C'était justement l'heure où la reine sortait pour aller au salut.
Comme toutes les femmes qui l'entouraient, la reine fut frappée de
l'habillement du faux Polonais; on lui ordonna d'approcher, et il fut
contraint d'obéir. Parmi les femmes qui composaient en ce moment le
cortége de la reine se trouvaient la princesse de Monaco, la marquise de
Courcelles et sa belle-mère. Celle-ci reconnut aussitôt Charleville, et
l'appela par son nom. Pour la princesse de Monaco, dont les craintes
jalouses avaient été éveillées par l'interruption de sa correspondance
avec Villeroi, ce fut un trait de lumière soudain et terrible, comme
l'éclair qui précède la foudre. Tous ses soupçons furent confirmés, et
tous les mystères devinés par un seul regard jeté sur Sidonia, qui ne
sut ni composer son visage ni déguiser le trouble de son âme. La
princesse de Monaco trouva la belle-mère de Sidonia, sa belle-sœur, la
marquise de la Baume et son mari empressés à s'associer à sa vengeance:
elle fut cruelle. L'appartement qu'occupait Sidonia fut fouillé; ses
cassettes furent ouvertes, et on y trouva non-seulement les lettres que
Villeroi lui avait écrites, mais encore toutes celles qu'il lui avait
remises particulièrement, et les lettres que madame de Monaco avait
adressées à Puyguilhem, depuis duc de Lauzun.

  [431] LA FAYETTE, _Histoire de madame Henriette, Mém._, t. LXIV,
  p. 446.

  [432] Marquise DE COURCELLES, _Vie écrite par elle-même_, p. 39.

La princesse de Monaco intéressa toute la cour à sa douleur, et l'on fut
révolté de la perfidie de Villeroi. Sa complice devint un objet de colère
et de réprobation pour tous ceux qui l'avaient accueillie et protégée;
MADAME surtout ressentit vivement l'insulte faite à une princesse qu'elle
aimait et qui était la surintendante de sa maison[433]. Sidonia retomba
sous le joug oppresseur et insultant de son mari, de sa belle-mère, de sa
belle-sœur, qui la séquestrèrent et l'empêchèrent de faire un pas sans
être suivie et surveillée. Elle se consolait de toutes ses disgrâces par
la certitude qu'elle croyait avoir d'être aimée de Villeroi. Les lettres
qu'elle lui écrivait furent interceptées, et elle ne reçut point de
réponse. Les inquiétudes et les serrements de cœur que ce silence lui
fit éprouver lui faisaient répandre des larmes durant le jour et passer
les nuits sans sommeil; mais quand elle apprit que, par la crainte
d'encourir la disgrâce de Louvois, de MONSIEUR et du roi lui-même,
Villeroi avait promis de l'abandonner, de ne plus lui écrire, de ne plus
la revoir, elle qui n'avait foi qu'en l'amour, qui alors pour Villeroi
aurait sacrifié l'univers entier, s'abandonna à un tel désespoir qu'elle
eut une fièvre maligne qui dura quarante jours et qui la mit aux portes
du tombeau. Elle reçut l'extrême-onction; sa mort fut annoncée dans la
_Gazette_, qui eut à se rétracter et qui devait par la suite faire plus
d'une fois mention de ses étranges aventures. Elle fut soignée avec
beaucoup de sollicitude par ceux dont elle était haïe, parce qu'ils
craignaient, si elle mourait sans faire de testament, d'être privés de la
jouissance de ses grands biens. Durant sa convalescence, on n'osa pas la
gêner dans sa liberté.

  [433] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, édit. 1829, in-8º, t.
  VI, p. 394. Comme la comtesse de Soissons l'était de la maison de
  la reine, et la princesse de Conti (Martinozzi) de celle de la
  reine mère.

Sa maladie lui avait fait perdre sa belle chevelure; et lorsque la fièvre
l'eut quittée, ses yeux caves, son visage pâle, amaigri la faisaient
ressembler à un spectre sorti de la tombe[434]. Un jour elle alla se
promener, contre son ordinaire, sans son carrosse, sans les gens de sa
livrée, mais dans la voiture de la comtesse de Castelnau, qui la
conduisit à la porte Saint-Bernard: elle y rencontra plusieurs personnes
avec lesquelles elle était liée, et n'en fut point reconnue. Son chagrin
fut si grand que dès le lendemain elle partit pour Orléans, et qu'elle
alla se renfermer dans le couvent où elle avait été élevée. Heureuse si,
docile aux sages remontrances d'une tante qui avait pour elle un amour
maternel, elle avait été satisfaite de trouver là, enfin, un asile assuré
contre les persécutions de son mari et de sa famille[435]!

  [434] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, p. 51.

  [435] Conférez LORET, liv. VII, p. 3; liv. XII, p.
  105.--TALLEMANT DES RÉAUX, t. IV, p. 321, 322.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (octobre 1677), t. V, p. 267, édit. M.

La vie réglée du cloître, les chants pieux, les prières, les exhortations
de l'abbesse de Saint-Loup opérèrent un heureux changement chez Sidonia:
le calme se rétablit dans son âme agitée. Sa convalescence fit de rapides
progrès; sa santé devint plus florissante qu'elle n'avait jamais été; sa
beauté brilla d'un éclat plus grand qu'avant sa maladie. Alors elle
quitta le couvent, reparut dans le monde; et son penchant à la
coquetterie la domina plus impérieusement qu'à l'époque où elle se
croyait obligée de le déguiser. Le scandale de ses aventures augmenta le
nombre de ses adorateurs: elle avait acquis cette malheureuse célébrité
qui, sous l'influence de la corruption des mœurs, environne la beauté
d'un scandaleux prestige et en accroît l'éclat et la puissance. Louvois,
qui, malgré les preuves qu'il avait eues de la perfidie de Sidonia, en
était toujours épris, revint la voir. De tous ceux qui alors la
courtisaient, c'était celui qui lui plaisait le moins; et cependant,
comme Louvois pouvait la protéger contre sa belle-mère et contre son
mari, elle n'osait pas se soustraire aux droits qu'elle lui avait donnés
précédemment sur sa personne[436].

  [436] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, _écrite par elle-même_;
  1808, in-12, p. 53.

«Après un mois de solitude et de retraite, dit-elle dans ses Mémoires, je
revins à Paris. M. de Louvois me rendit ses soins ordinaires; mais
j'avais pris tant de plaisir à le tromper que je ne pouvais plus m'en
passer. L'hiver vint, et me fournit mille occasions pour me satisfaire
là-dessus. Je me masquais toutes les nuits avec MM. d'Elbeuf, de Bouillon
et le comte d'Auvergne, avec M. de Mazarin et M. de Rohan, mais jamais
avec M. de Louvois; et, quelque prière qu'il m'en fît, je lui faisais
naître des impossibilités journalières pour cela. Un jour que, pour le
consoler, j'avais promis de me trouver dans une assemblée et de me faire
connaître à lui sous un habit que je lui avais marqué, j'en pris un tout
différent; et après avoir joui longtemps du plaisir de le voir, inquiet,
me chercher inutilement, j'eus la folie d'en faire confidence à M. de
Marsan, qui se trouva près de moi; et, parlant avec chaleur, je déguisai
si peu mon ton de voix qu'il fut reconnu de tout le monde, et de Louvois
plus tôt que de personne. Ce fut une nouvelle querelle; elle aurait été
la dernière si une madame de la Brosse n'avait trouvé l'invention de nous
raccommoder[437].»

  [437] _Ibid._, p. 53 et 54.

Le jeu que s'était permis Sidonia avec Louvois lui réussit mal. Pour se
venger d'elle, ce ministre la fit enfermer (en 1669), par ordre du roi,
dans le couvent des Filles Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine, celui-là
même où madame de Sévigné aimait à faire ses retraites. La marquise de
Courcelles se lia avec la duchesse de Mazarin, qui se trouvait ainsi
qu'elle, pour cause d'inconduite, renfermée dans ce couvent. Les Mémoires
de cette duchesse nous apprennent que le crédit des amis que la marquise
de Courcelles avait à la cour lui fut fort utile pour obtenir du roi la
permission de plaider contre son mari. Jamais le sort ne réunit deux
femmes dont l'âge, les penchants, les caractères, la destinée fussent
mieux assortis. Toutes deux jeunes, belles, spirituelles, coquettes et
folâtres[438], elles avaient fait toutes deux la fortune de leurs maris;
toutes deux les détestaient, et voulaient s'en séparer; toutes deux
bravaient l'autorité des lois. Elles désolèrent tellement les religieuses
de Sainte-Marie[439] par leurs folies extravagantes que celles-ci
obtinrent enfin d'en être délivrées. On les fit entrer à l'abbaye de
Chelles, d'où le duc de Mazarin voulut, à la tête de soixante cavaliers,
enlever sa femme, sans pouvoir y réussir. La duchesse eut la permission
de rester séparée de son mari tant que durerait le procès qu'il lui avait
intenté. Sortie de l'abbaye de Chelles, la marquise de Courcelles alla
demeurer au palais Mazarin, chez la duchesse son amie[440]. Elles avaient
obtenu la permission de ne pas se séparer. Dans le couvent, leur amitié
paraissait indissoluble; dans le monde, elles devinrent rivales. Elles se
disputèrent la conquête du marquis de Cavoye, un des plus beaux hommes de
la cour. La marquise de Courcelles, qui l'emporta sur la duchesse, ne
voulut point rester au palais Mazarin, et aima mieux aller rejoindre son
mari[441] que de devoir l'hospitalité à sa rivale. Courcelles fut
instruit, par la duchesse de Mazarin, de la liaison de sa femme avec
Cavoye. Un duel eut lieu; et, après s'être battus en braves, les deux
champions eurent une explication, s'embrassèrent, et devinrent amis. Mais
Louis XIV fut irrité de ce qu'on enfreignît ses ordonnances sur le duel:
il permit à la justice d'informer; et les deux coupables furent mis en
prison[442]. On fut indigné contre Sidonia: son mari, soutenu par
l'opinion publique, n'éprouva plus aucun obstacle pour exercer sur elle,
dans toute sa rigueur, son autorité maritale. Obligé de partir pour
l'armée, il l'envoya à son château de Courcelles, dans le Maine, où elle
se trouva placée sous la dure surveillance de sa belle-mère. Elle sut la
mettre en défaut, ou plutôt, peut-être, elle tomba dans le piége qu'on
lui tendait. Un beau jeune homme, nommé Jacques Rostaing de la Ferrière,
qui avait été page de l'évêque de Chartres, oncle du marquis de
Courcelles, et qui par cette raison avait un libre accès au château, plut
à Sidonia, et la rendit enceinte. Dès que Courcelles en fut instruit, il
envoya un officier et quelques-uns des soldats qui étaient sous ses
ordres pour garder sa femme à vue[443]. Il lui intenta un procès en
adultère, ainsi qu'à Rostaing. Le juge de Château-du-Loir informa, et
lança (le 6 juin 1669), contre la marquise, un décret de prise de corps,
ainsi que contre Rostaing. Celui-ci disparut. Gardée par ceux que son
mari avait envoyés, Sidonia fut transférée au château de la Sanssorière,
appartenant à Henri de Sancelles, seigneur d'Oiray, parent du marquis de
Courcelles; et là elle accoucha, le 9 juillet 1669, d'une fille. Après
ses couches, elle fut conduite dans les prisons de Château-du-Loir. Sans
conseil, sans connaissance des lois, lorsqu'elle fut pour la première
fois interrogée, croyant se venger de son mari et dans l'espoir d'en être
séparée, elle déclara qu'elle était enceinte d'un autre que de lui; mais
elle refusa de nommer l'auteur de sa grossesse. C'est en vain qu'elle
voulut depuis rétracter cet imprudent aveu: une sentence du 7 septembre
1669 la déclara convaincue d'adultère; elle fut condamnée à être
cloîtrée, et sa dot fut confisquée au profit de son époux. C'était le
résultat que celui-ci avait voulu atteindre; mais dès qu'il l'eut obtenu,
l'opinion l'abandonna, et se tourna vers sa femme. On s'intéressait à ses
malheurs; et, parmi la jeunesse de la cour, plusieurs des plus riches et
des plus puissants aspiraient à se mettre au rang de ses protecteurs. Par
le secours de M. de Rohan, Sidonia s'échappa de sa prison. Des chevaux de
relais, disposés sur la route, la conduisirent rapidement jusqu'à
Luxembourg; puis, peu de temps après, selon le conseil de ses nombreux
amis, elle revint à Paris, et se constitua prisonnière à la Conciergerie.

  [438] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 et 27 novembre, 11 décembre 1675),
  t. IV, p. 97, 223, édit. M.--_Ibid._, p. 246, édit. G.

  [439] _Recueil de chansons historiques_ (Mss. de la Bibl.
  royale), t. III, p. 191.

  [440] _Mém. de M. L. D. M._ (de madame la duchesse de Mazarin);
  Cologne, 1676, p. 53, 60, dans les _OEuvres de Saint-Évremond_,
  t. VIII, p. 37.--BUSSY _à madame de Montmorency_ (1er mars 1669),
  t. III, p. 119.

  [441] _Mémoires de la duchesse_ DE MAZARIN, dans SAINT-ÉVREMOND,
  t. VIII, p. 44.--_Vie de madame_ DE COURCELLES, p.
  64.--SAINT-SIMON, _Mém._, t. I, p. 342-345.

  [442] _Vie de madame_ DE COURCELLES, p. 62.--BUSSY, _Lettres_, t.
  III, p. 124.

  [443] _Ibid._, p. 63.

Son système de défense était de soutenir qu'elle n'était point coupable,
et que sa fille était bien du fait de son mari, dont Rostaing,
disait-elle, était le complice. Elle dévoila les moyens odieux employés
pour lui ravir sa fortune. Ce qui donnait du poids à ses assertions,
c'est que Rostaing fut arrêté dans l'intérieur même de l'Arsenal, où il
ne pouvait résider sans une permission de Courcelles, qui y commandait.
Elle produisit un testament qu'on l'avait forcée de signer en faveur de
ce parent du marquis de Courcelles, de ce Henri de Sancelles, seigneur
d'Oiray, qui avait osé consentir à être son geôlier. Alors le procès de
la marquise de Courcelles devint la grande affaire du jour. Madame de
Sévigné y revient souvent dans ses lettres à sa fille. Dans celle qui est
en date du 26 février 1672, elle dit: «L'affaire de madame de Courcelles
réjouit fort le parterre. Les charges de la Tournelle sont enchéries
depuis qu'elle doit être sur la sellette. Elle est plus belle que jamais.
Elle boit, et mange, et rit, et ne se plaint que de n'avoir pas encore
trouvé d'amant à la Conciergerie[444].» Et madame de Montmorency écrivait
à Bussy: «On croit que l'affaire de madame de Courcelles ira bien pour
elle; je crains que ce ne soit son mari qui ne soit rasé et mis dans un
couvent. Madame de Cornuel l'a averti d'y prendre garde, et l'a assuré
que le parlement de Paris ne croyait non plus aux c.... qu'aux sorciers.»
Madame de Cornuel se trompait. Madame de Sévigné, mieux informée,
écrivait à sa fille: «Madame de Courcelles sera bientôt sur la sellette;
je ne sais si elle touchera _il petto adamantino_ de M. d'Avaux; mais
jusqu'ici il a été aussi rude à la Tournelle que dans sa réponse[445].»
Le procès, en se prolongeant, ne soutint pas madame de Courcelles dans
ses espérances. Elle disait bien, avec quelque vérité: «Je ne crains
rien, puisque ce sont des hommes qui sont mes juges;» mais l'ennui la
gagna, et elle s'évada de la Conciergerie à l'aide des habits d'une femme
de chambre dévouée. Elle alla rejoindre en Angleterre la duchesse de
Mazarin, avec laquelle elle s'était réconciliée. Ces deux femmes avaient
trop besoin de se justifier l'une par l'autre et de se rendre de mutuels
services pour qu'elles pussent rester toujours divisées[446].

  [444] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 février 1672), t. II, p. 399, édit.
  G.; t. II, p. 339, édit. M.

  [445] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 et 16 mars 1672), t. II, p. 421, 428,
  édit. G.; t. II, p. 357, 363, édit. M.--Madame DE MONTMORENCY,
  _Lettre à_ BUSSY, _et Lettres de Bussy-Rabutin_, t. I, p. 1 et 2.

  [446] _Supplém. aux Mémoires et lettres du comte_ DE BUSSY, t. I,
  p. 1 et 2.

Cependant Sidonia retourna promptement en France; un motif puissant la
contraignait d'y revenir: elle avait formé un nouvel attachement. Elle
avait enfin rencontré dans François Brulart du Boulay, capitaine au
régiment d'Orléans, un amant _honnête homme_; non dans le sens que les
libertins de la cour et le monde d'alors attachaient à cette expression,
mais dans le sens le plus vrai et le seul admis aujourd'hui. Ce n'était
ni par le grade élevé qu'il occupait dans l'armée ni par l'ancienneté de
sa noblesse que du Boulay pouvait être distingué, mais par la franchise
de son caractère, par la droiture et l'élévation de ses sentiments, par
la sensibilité de son cœur, toujours porté aux actions généreuses.
Recherché dans le grand monde par son esprit et son amabilité; lié même
avec des jeunes gens de son âge, qui à la course faisaient remarquer par
leur conduite peu réglée, lui, qui ne partageait pas leur dépravation,
n'avait pu voir Sidonia sans compatir à ses peines. Les basses intrigues
dont elle avait été la victime excusaient à ses yeux tous ses torts. Il
la crut capable d'un attachement durable, et, se flattant d'avoir réussi
à le lui inspirer, il se dévoua tout entier à elle, et savourait avec
délices le plaisir de posséder une femme si charmante. Mais plus son
amour était violent, sincère, plus il voulait être aimé sans partage: la
seule idée d'une infidélité faisait palpiter son cœur. Malheureusement
le souvenir des aventures de Sidonia, dont une partie lui était connue,
tendait sans cesse à combattre cette aveugle confiance que l'amour
inspire; la plus légère circonstance éveillait ses soupçons, et, dès le
commencement de sa liaison, les noirs fantômes de la jalousie troublèrent
son bonheur.

Sidonia ne paraissait pas s'être corrigée de cette légèreté et de cette
coquetterie dont elle avait donné tant de preuves. Absente, il la
jugeait d'après sa vie passée, et toutes ses défiances renaissaient;
présente, il sentait aussitôt toutes ses craintes se dissiper. Elle était
si gaie, si folâtre, si indiscrète, même dans les aveux qui lui étaient
contraires; le son de sa voix était si doux, les mouvements de sa
tendresse si vifs et si spontanés, ses beaux yeux si éclatants, si
expressifs, qu'alors il se reprochait ses défiances comme un sacrilége
contre l'amour, comme une injure faite à une amante excellente et
dévouée. Lors même qu'il n'était plus auprès d'elle, les indices
accusateurs de ses écarts se trouvaient combattus par les lettres si
spirituelles, si aimables, si pleines de tendresse qu'elle lui écrivait:
le plaisir qu'il éprouvait à les lire et à les relire entretenait sa
passion et lui faisait repousser tout ce qui pouvait y être contraire.
C'est là-dessus qu'il insiste dans l'avertissement du recueil de ses
lettres, qu'il avait formé pour ses amis: «Les personnes, dit-il, de l'un
et de l'autre sexe qui ont trouvé mauvais que je l'aie tant aimée, après
ce que la renommée m'en avait appris, se trouveront un peu embarrassées
elles-mêmes quand elles auront lu ses lettres, et que je leur aurai dit,
en passant, que cet esprit était accompagné d'une figure très-aimable,
avec toutes les proportions et toutes les grâces que la nature sait
mettre dans un ouvrage quand elle prend bien du plaisir à le faire[447].»

  [447] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, _en partie écrite par
  elle-même_; Paris, 1808, in-12, p. XIV de l'avant-propos.

Cependant, lorsque, à son retour d'Angleterre, elle vint à Paris
incognito, elle paraît avoir, à l'insu de du Boulay, qui n'en fut informé
que longtemps après, renouvelé ses liaisons avec le duc de Rohan, avec
Crillon et surtout avec le marquis de Villars, qui devint son protecteur
avoué, son conseil, l'agent principal de ses affaires.

Trop exposée à Paris à être reprise, Sidonia alla d'abord s'enfermer dans
le château d'Athée, près d'Auxonne[448], qui appartenait à un de ses
parents, nommé Lusigny. Du Boulay vint l'y rejoindre, et la conduisit à
Genève[449]: là, hors du territoire français, et déguisée sous le nom de
madame de Beaulieu, elle se crut en sûreté. Mais sa beauté la fit
remarquer; et la duchesse de Mazarin, qui était en route pour Augsbourg,
étant venue la voir en passant, accrut encore la curiosité publique sur
celle qu'on n'appelait plus à Genève que la _belle étrangère_. On
interrogeait ses domestiques, on se groupait dans les rues pour la voir
passer[450]. Mais la manière dont elle sut, par son maintien sage et
réservé, par son esprit, par la variété de ses moyens de plaire, se
concilier la confiance des premiers magistrats de la république et s'en
faire un appui; les ressources qu'elle trouva dans les attraits de son
commerce pour gagner l'amitié des femmes les plus sévères et les plus
considérées sont des faits attestés par deux écrivains contemporains,
Bayle et Gregorio Leti.

  [448] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, p. XIV et 84.

  [449] GREGORIO LETI, _Hist. Genevrina_, t. V, p. 131. _Lettres de
  la marquise_ DE COURCELLES (22 novembre, 24 décembre 1675, 10 et
  28 janvier, 7 février 1676), p. 219 et suiv.

  [450] GREGORIO LETI, _Hist. Genevrina_, t. V, p. 131.--_Vie de la
  marquise_ DE COURCELLES, p. X.

Bayle, alors âgé de vingt-sept ans et précepteur des enfants de M. le
comte de Dhona, la vit à Copet: il parle avec admiration de «cette
enjouée aventurière qui a fait tant de fracas et tant charmé la maison de
M. le comte[451].»

  [451] BAYLE, _Lettres_; Rotterdam, 1714, in-12, t. I, p. 94 (19
  juillet 1676), p. 1, 30, 46.--(31 janvier, 27 février, 2 mai
  1673, 8 mars, 31 mars, 2 avril, 7 et 14 mai 1674.)

Elle fit sur Gregorio Leti une bien plus forte impression que sur le
jeune philosophe de Carlat. Gregorio Leti est le père du style
romantique: nul n'a égalé sa fécondité et ses succès; il a écrit en
langue italienne, dans un style toujours extravagamment figuré, plus de
cent volumes, dont quelques-uns forment d'épais in-quarto. Si on excepte
la Vie de Sixte-Quint, pas un seul de ces volumes n'est lu aujourd'hui.
Telle était cependant la haute réputation dont jouissait de son temps
Gregorio Leti que Louis XIV voulut, s'il consentait à se faire
catholique, se l'attacher en qualité d'historiographe; que l'Angleterre
le disputa au roi de France; que la Hollande négocia pour l'enlever à
l'Angleterre; que la duchesse de Savoie, alors régente, voulut le fixer
dans ses États; et que la république de Genève lui concéda gratuitement,
et sans aucuns frais, le droit de bourgeoisie, faveur qui n'avait été
accordée à personne avant lui. Sidonia avait été munie d'une lettre de
recommandation pour cet illustre auteur, alors retiré à Genève, où il
jouissait d'une considération qui lui donnait un grand ascendant sur les
esprits.

Lorsque Sidonia vint lui présenter sa lettre, il fut tellement surpris et
charmé à la vue d'une si belle personne qu'il ne put jamais se guérir de
l'amour qu'elle lui avait inspiré; et, à Genève comme à Paris, elle put
toujours disposer de lui pour les divers services qu'elle eut à lui
demander. Dans les lettres qu'il a écrites au duc de Giovanazzo,
ambassadeur d'Espagne à Turin[452], il a tracé d'elle un portrait qui,
pour l'exagération du style figuré, n'a de pareil que quelques-unes des
pages de plusieurs romanciers modernes. Il s'exprime avec plus d'esprit
et de naturel quand il fait au duc le récit de sa première entrevue avec
elle: «J'avoue à votre excellence, dit-il, qu'en voyant une si grande
beauté je restai tout ébloui, d'autant plus qu'avec une politesse pleine
de grâce elle s'approcha de moi, et me donna un baiser à la française, en
me disant: «Ne croyez pas, monsieur Leti, que je sois ici pour quelque
mauvaise affaire; ce qui m'amène, c'est que mon mari me veut, et que je
ne le veux pas.» Alors je répondis en plaisantant: «Certes, madame, il y
a bien d'autres personnes qui vous voudraient, parce que vos beautés sont
trop grandes pour être le partage d'un seul.»

  [452] GREGORIO LETI, _Lettres_, dans la _Vie de la marquise_ DE
  COURCELLES, _écrite par elle-même_, p. 187-189.

Le commerce que Sidonia entretenait avec du Boulay était un secret
soigneusement gardé par tous deux; mais il finit par être connu à Paris à
la fin de l'année 1675. Madame de Sévigné écrivit alors à sa fille:
«Connaissez-vous du Boulay? oui. Il a rencontré par hasard madame de
Courcelles: la voir, l'adorer n'a été qu'une même chose. La fantaisie
leur a pris d'aller à Genève. Ils y sont; c'est de ce lieu qu'il a écrit
à Manicamp la plus plaisante lettre du monde[453].» Madame de la
Fayette[454], qui connaissait du Boulay et la violence de sa passion pour
Sidonia, avait prédit son voyage.

  [453] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (25 décembre 1675), t. IV, p. 147, édit.
  M.; t. IV, p. 274, édit. G.

Cependant la position où se trouvait madame de Courcelles, accusée
d'adultère, la forçait, ainsi que du Boulay, à prendre des précautions
infinies pour ne pas donner de nouvelles armes à l'accusation: de sorte
que, lorsqu'il quittait Paris pour se rendre auprès d'elle, il lui
fallait, pour dérouter les soupçons, ne pas paraître à Genève, se cacher
dans une campagne des environs, vivre solitaire; tandis que Sidonia,
connue et aimée de toute la ville, se livrait sans contrainte à sa gaieté
naturelle, était de toutes les fêtes, faisait entendre sa belle voix dans
tous les concerts, et jouissait du plaisir suprême, pour une coquette
accomplie, d'être admirée et entourée. Sidonia participait même aux
divertissements les plus virils, montant à cheval avec hardiesse, et,
comme la duchesse de Bouillon, aimant la chasse et maniant un fusil avec
une dextérité remarquable. Elle était surtout bien accueillie du comte et
de la comtesse Dhona[455]. Le comte Dhona était de la religion
protestante[456] et alors retiré à Genève, où il se faisait aimer des
habitants par son esprit, son caractère, sa magnificence. Sa société
était la plus brillante de la ville, et Sidonia y trouvait tous les
agréments dont elle était habituée à jouir. Son genre de vie ne pouvait
plaire à du Boulay, non plus que celui auquel il était contraint de
s'assujettir. Les services qu'il rendait à Sidonia, son généreux
dévouement à tous ses intérêts avaient produit en elle une vive
reconnaissance et une amitié tendre qui ressemblait à l'amour; mais cet
amour était loin d'égaler la passion ardente que du Boulay ressentait
pour elle et qu'elle-même avait éprouvée pour Villeroi. L'habitude
qu'elle avait contractée dans l'intérêt de ce premier attachement, avec
l'approbation d'un amant peu délicat, de former deux parts de son
existence, celle des sens et celle du cœur, faisait qu'en l'absence
prolongée de celui auquel elle s'était donnée elle n'était plus maîtresse
d'elle-même, et qu'elle se pardonnait tout. Sa conscience était en repos
lorsqu'elle se sentait pour son amant la même préférence, la même
tendresse exclusive. Du Boulay aurait pu la retenir dans les doux liens
d'un mutuel amour s'il ne l'avait pas quittée; s'il avait pu, en les
partageant, se livrer avec elle aux joies et aux distractions du monde;
si aux prévenances et aux complaisances de l'amant il avait joint les
facilités et les droits de l'époux. Mais il était obligé, par ses devoirs
de militaire, de résider longtemps loin de celle qu'il aimait; et pendant
ses absences Sidonia eut plusieurs intrigues galantes, qu'elle s'efforça
d'envelopper d'un profond mystère.

  [454] COURCELLES, lettre IV, p. 90; lettre II de LETI, p. 187.
  (Le nom de la Fayette se trouve en toutes lettres dans le
  manuscrit de cette vie, collationné par M. Monmerqué.)

  [455] COURCELLES, _Vie_, p. 2.

  [456] J. CONVENENT, _Histoire abrégée des dernières révolutions
  arrivées dans la principauté d'Orange_; Londres, rue
  Robert-Roger, 1704, in-12, p. 8.--_Sur le rasement de la ville
  d'Orange_, p. 451, mss.

Il lui fut impossible d'échapper sans cesse à la surveillance de du
Boulay; et alors les fureurs jalouses, les reproches amers convertirent
les délices de leur union en un supplice continuel. Du Boulay l'aimait
encore avec passion, malgré ses déréglements; et elle lui était toujours
de plus en plus attachée par l'estime, par la reconnaissance, par les
preuves qu'il lui donnait tour à tour de son désintéressement, de sa
loyauté, de la bonté de son cœur. Il n'est pas même jusqu'à ses fureurs
jalouses qui ne fussent pour elle un lien de plus; car elles étaient une
preuve de l'amour violent et délicat qu'elle lui inspirait et dont sa vie
de cour ne lui avait fourni aucun exemple. Ainsi ces deux êtres,
fortement attirés l'un vers l'autre et violemment tourmentés l'un par
l'autre, ne pouvaient ni se séparer ni rester unis.

Du Boulay avait une sœur d'une raison supérieure, qu'il chérissait, à
laquelle il ne cachait rien et dont il suivait presque toujours les
conseils. Elle avait en vain combattu sa passion pour Sidonia; mais quand
elle vit que cette passion était devenue pour lui un sujet continuel de
tourments sans aucune compensation, elle chercha à profiter des preuves
qu'elle avait acquises de l'inconstance de Sidonia pour arracher son
frère aux séductions de cette femme. Elle l'exhortait continuellement à
avoir le courage de rompre tout à fait une liaison si fatale à son repos.
N'avait-il pas, toujours occupé des affaires de cette perfide maîtresse,
négligé les siennes, sacrifié son temps, sa fortune, son état, ses
projets d'ambition? N'avait-il pas, pour la rejoindre, quitté amis,
parents, résisté aux conseils, aux instances d'une sœur? N'avait-il pas
renoncé à toute autre liaison, renoncé à l'espoir d'épouser une riche
héritière? Ne s'était-il pas privé des plaisirs de Paris et des sociétés
brillantes où on aimait à le voir? Jusqu'où voulait-il pousser le pardon
des ruses, des mensonges, des infidélités répétées d'une femme à laquelle
il se sacrifiait? Jusqu'à quand enfin cesserait-il de supporter la honte
et le ridicule d'un tel attachement? Du Boulay reconnaissait la vérité de
ces reproches, et était convaincu de l'excellence de ces conseils; mais
l'empire qu'exerçaient sur lui les caresses de Sidonia, ses tendres
protestations l'empêchaient de prendre la résolution de l'abandonner et
de l'oublier pour toujours[457].

  [457] _Lettres de la marquise_ DE COURCELLES, p. 100 et 104,
  lettre IX, p. 108, 124, 128, 149, 152, 153.

Enfin Sidonia se livra aux caprices de ses penchants jusqu'à perdre le
sentiment de sa dignité; et, suivant ce que dit Gregorio Leti[458], du
Boulay l'aurait surprise entre les bras d'un homme trop inférieur par sa
condition pour qu'il pût supporter sans honte un tel rival. Il écrivit au
comte Dhona et à toutes les personnes de Genève qui protégeaient la
marquise de Courcelles des lettres diffamantes. Ces lettres produisirent
leur effet. Gregorio Leti, qui en eut des copies, exprime son étonnement
que, dans un siècle où la galanterie était de mode, un chevalier français
prudent et homme d'esprit, tel qu'était du Boulay, se soit laissé
emporter par la colère au point de dire tout ce qu'il était possible
d'imaginer de plus piquant et de plus outrageant contre l'honneur d'une
femme qu'il avait aimée[459].

  [458] Note manuscrite de Gregorio Leti sur le billet de la
  marquise de Courcelles, qui est à la page 153.

  [459] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, p. XVI de
  l'avant-propos.--GREGORIO LETI, _Storia Ginevrina_, t. V, p. 133.

C'était l'excès de l'amour et de la jalousie qui avait porté du Boulay à
se venger d'une manière si cruelle et si opposée à son caractère. Il en
eut un profond regret; et la lettre touchante et noble que Sidonia lui
écrivit en quittant l'asile que, par lui, elle était forcée de fuir,
malheureuse et abandonnée, accrut encore le douloureux repentir de celui
qui, malgré ses torts, l'aimait encore. «Toutes vos injures et tous vos
emportements, lui dit-elle, ne me peuvent faire oublier que vous êtes
l'homme du monde à qui j'ai le plus d'obligations; et tout le mal que
vous m'avez fait, à l'avenir, n'empêchera pas que vous ne m'ayez rendu
les derniers services. Ne vous laissez donc point surprendre, en lisant
ce billet, à cette horreur qu'on sent pour les caractères de ses ennemis:
songez seulement que ce sont les marques de la reconnaissance d'une
personne que vous avez aimée et qui vous regardera éternellement comme le
plus honnête homme du monde, si vous ne voulez pas que ce soit comme le
meilleur de ses amis. Si la passion que vous avez eue pour moi ne vous
avait coûté que des soins et des soupirs, je ne vous laisserais point
rompre avec moi présentement, ma justification étant la chose du monde la
plus facile; mais puisque vous la pourriez soupçonner de quelque sorte
d'intérêt, je la remets à un temps où vous m'en saurez plus de gré par le
peu de besoin que j'aurai de vous. Cependant, monsieur, soyez très-assuré
que je vous estimerai toute ma vie. Adieu. Je pars demain pour Annecy, où
j'attendrai les réponses de Chambéry, et que j'aie mis ordre à mes
affaires. Adieu encore une fois. Je n'ai point d'autre crime auprès de
vous que celui de ne vous avoir pas aimé autant que le méritait votre
attachement[460].»

  [460] COURCELLES, _Lettres_, p. 156 et 157, mais avec quelques
  corrections faites d'après le manuscrit de Millin, collationné
  par M. Monmerqué.

La marquise de Courcelles se retira en Savoie et y resta cachée, tandis
que son procès en appel se poursuivait à Paris. Par les démarches de du
Boulay et de ses autres amis de Paris, elle obtint, quoique contumace,
que le parlement réformât la sentence du juge de Château-du-Loir. Par
l'arrêt rendu le 17 juin 1673, elle ne fut plus privée de ses biens; on
adjugea seulement à son mari, à titre de dommages et intérêts, une somme
de cent mille livres qu'elle avait mise dans la communauté par son
contrat de mariage; mais le même arrêt ordonnait qu'elle serait enfermée
dans un couvent. C'est pour obtenir la réforme de cette disposition et sa
séparation de corps d'avec son mari qu'elle en appelait. Pour avoir
droit à un jugement favorable il eût fallu qu'elle fît purger la
contumace et qu'elle se remît en prison; mais elle redoutait d'être
condamnée à rentrer sous la puissance maritale, ou à être renfermée dans
un couvent. Heureusement pour elle, son mari mourut; et c'est encore
madame de Sévigné qui nous apprend la date de sa mort. Dans sa lettre du
18 septembre 1678, elle parle du procès intenté à Lameth au sujet du
meurtre du marquis d'Albret, et des témoins qui ont déposé dans cette
affaire; puis elle ajoute: «On y attendait encore M. de Courcelles; mais
il n'y vint pas, parce qu'il mourut ce jour-là d'une maladie dont sa
femme se porte bien[461].»

  [461] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 septembre 1678), t. VI, p. 33, édit.
  G.; t. V, p. 363, édit. M.

En effet, aussitôt que la marquise de Courcelles eut appris qu'elle était
veuve, elle se crut libre, et se hâta de revenir à Paris, pour y vivre en
femme uniquement occupée de ses plaisirs. Mais son beau-frère Camille de
Champlais, connu dans le monde sous le nom de chevalier de
Courcelles[462], unique héritier de son mari, la fit arrêter et conduire
à la Conciergerie. Lors des premiers jours de sa réclusion, un de ses
pages, qui l'avait servie à Genève et qui y avait vu Gregorio Leti, le
reconnut dans Paris, où il était arrivé depuis huit jours, et le dit à sa
maîtresse, qui écrivit de sa prison à l'illustre auteur, pour l'inviter à
venir la voir. Les visites de Gregorio Leti, les lettres qu'elle lui
écrivit en italien, les réponses qu'elle recevait de lui, et que Gregorio
Leti à fait imprimer, contribuèrent à dissiper l'ennui de sa prison.
Chardon de la Rochette remarque que les lettres de l'illustre auteur de
la Vie de Sixte-Quint, adressées à la marquise de Courcelles, sont les
meilleures qu'il ait écrites et les plus naturelles. Sur quoi il fait
cette réflexion judicieuse: «Les lettres de la marquise, auxquelles les
siennes servent de réponses, sont pleines d'esprit et de grâce; et on
prend ordinairement le ton de son correspondant, comme on prend celui de
son interlocuteur[463].»

  [462] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. V, p. 103.

  [463] _Vie de madame_ DE COURCELLES, p. XIX, p. 210 à
  239.--GREGORIO LETI, _Lettere sopra differenti materie_;
  Amsterdam, 1701, 2 vol. in-8º, lettre XLIII du recueil.

Ces lettres nous prouvent que la marquise avait répudié son nom de
Courcelles, et qu'elle se regardait comme n'ayant plus rien de commun
avec son mari, car elle signe toujours _Sidonia de Lenoncourt_. Son
procès ne se termina pas aussi heureusement qu'elle le supposait. Devant
ses juges, elle prétendait qu'en se représentant l'arrêt rendu contre
elle par contumace avait été anéanti, et qu'on ne pouvait plus la
poursuivre comme adultère, parce que cette action était éteinte par la
mort de son mari, d'où elle concluait que les jugements intervenus dans
ce procès ne pouvaient lui être opposés.

Le chevalier de Courcelles répondait que l'accusée n'était plus recevable
à purger la contumace, parce que, depuis le 17 juin 1673 jusqu'au jour où
elle s'était représentée à la justice, il s'était écoulé plus de cinq
ans, ce qui donnait à ce jugement la même force que s'il avait été rendu
contradictoirement. Elle opposait à cela quelques défauts de formalité
dans la signification de l'arrêt; mais ses moyens les plus puissants
étaient l'intérêt qu'on prenait à sa personne et la séduction dont on ne
pouvait se garantir quand on la voyait. On connaissait ses malheurs et
les persécutions qu'elle avait éprouvées, mais l'on ne savait qu'une
partie de ses désordres. Il courut alors des pièces de vers en sa faveur,
où l'on suppliait messieurs du parlement d'en user avec elle comme
Jésus-Christ en usa envers Madeleine:

    Il savait qu'en amour la faute est si commune
    Qu'il faudrait assommer et la blonde et la brune:
    Or, il était venu pour sauver les pécheurs[464].

  [464] _Requeste à messieurs du parlement, présentée par_ madame
  de C***, à la suite du _Voyage de messieurs_ DE BACHAUMONT et LA
  CHAPELLE; 1698, in-12, p. 137.--BUSSY, _Lettres_ du 2 mars 1673
  (t. IV, p. 37), édit. 1737.

Mais ces messieurs du parlement comprirent très-bien qu'à eux appartenait
de juger les coupables, et non de les sauver et de leur pardonner. Un
arrêt définitif du 5 janvier 1680 condamna Sidonia de Lenoncourt,
marquise de Courcelles, pour adultère commis avec le sieur de Rostaing, à
soixante mille francs de dommages et intérêts, à deux mille livres
d'aumône, à cinq cents livres d'amende et aux dépens. Le même arrêt la
déclara déchue de ses conventions matrimoniales, douaires, préciput; mais
elle ne subit point la peine de la réclusion, à laquelle les héritiers
n'avaient pas le droit de conclure[465].

  [465] CHARDON DE LA ROCHETTE, dans la _Vie de la marquise de
  Courcelles_, p. 77; il cite le _Traité des adultères_, par
  Fournel; 1783, in-12, p. 41.

Sidonia se trouva donc enfin en possession de cette liberté qu'elle avait
tant désirée et maîtresse d'une fortune qui, malgré les dépenses faites
par son mari et la perte de son procès, était encore considérable.

Nonobstant ses richesses, après l'arrêt qui la condamnait et la conduite
qu'elle avait tenue, elle se trouvait bannie de la société des femmes de
son rang les moins scrupuleuses. La fille aînée du comte de Bussy, la
marquise de Coligny, dont nous aurons à faire connaître plus tard la
conduite imprudente et le scandaleux procès, ne voulait pas (elle veuve)
admettre que madame de Courcelles pût être considérée comme faisant
partie du corps respectable des veuves; et elle désapprouve madame de
Sévigné, qui lui donne ce titre[466]. Entrer au couvent au sortir de
prison et aller passer une année ou deux à Orléans chez l'abbesse de
Lenoncourt eût été pour Sidonia le seul moyen de se réhabiliter dans le
monde; mais il paraît qu'elle ne le voulut pas; car celui qui a terminé,
d'après les notes du président Bouhier, les mémoires qu'elle a écrits et
laissés incomplets nous dit en finissant: «On ne connaît pas les autres
circonstances de sa vie, on sait seulement qu'étant sortie de prison, et
après avoir eu plusieurs aventures, elle devint amoureuse d'un officier,
qu'elle épousa par belle passion et avec qui elle vécut peu
heureuse[467].» C'était une mésalliance et une faute qui, dans l'esprit
de ce temps, la rendait plus coupable que tous les déréglements de ses
années antérieures.

  [466] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 septembre 1678), t. VI, p. 35, édit.
  G. (C'est une lettre de Bussy à Corbinelli, où il y a quelques
  lignes de madame de Coligny adressées à madame de Sévigné.)

  [467] _Vie de la marquise_ DE COURCELLES, p. 78.

L'officier qu'elle épousa était capitaine de dragons, et se nommait le
Tilleuf[468]; elle lui avait fait une donation de cent cinquante mille
écus. Elle vécut peu de temps dans ces nouveaux liens. Cinq ans après
être sortie de prison, en décembre 1685, elle mourut à l'âge de
trente-quatre ans, laissant cette preuve, ajoutée à tant d'autres, que le
seul fondement certain du bonheur est en nous-même; et que la naissance,
la richesse, la beauté, les grâces, l'esprit, tout ce qu'on ambitionne,
tout ce qu'on désire sont non-seulement des dons impuissants pour nous
rendre heureux, mais peuvent être les plus fortes et quelquefois les
seules causes de notre malheur. Otez à Sidonia un seul des avantages dont
elle avait été dotée par la nature, par la fortune, par la famille, et
aussitôt vous verrez disparaître une partie des dangers qui
l'assaillirent à peine au sortir de l'enfance. Ses destinées alors
eussent été tout autres, soit que ses jours se fussent écoulés dans la
tranquille obscurité du cloître ou dans l'heureuse activité du toit
domestique, soit qu'elle eût passé sa vie dans la brillante sphère de la
cour, au milieu des luttes et des agitations du monde.

  [468] DANGEAU, _Journal manuscrit_ (25 décembre), cité par M.
  Monmerqué dans son édition des _Lettres de madame_ DE SÉVIGNÉ, V,
  263.--Conférez encore, dans le même, I, 260; II, 263, 339, 357,
  363; IV, 147.



CHAPITRE VII.

1672.

   Mort de la tante de madame de Sévigné.--Préparatifs de départ pour
   la Provence.--Madame de Sévigné fait ses adieux à ses amies.--Ramène
   sa petite-fille Blanche de Livry à Paris.--Part ensuite pour se
   rendre à Grignan.--Détails sur sa manière de voyager.--Elle couche à
   Melun, arrive à Auxerre, s'arrête à Montjeu trois jours.--Détails
   sur ce lieu et sur Jeannin de Castille.--Souvenirs que le séjour à
   Montjeu rappelle à madame de Sévigné.--Elle y avait été en
   1656.--Madame de Toulongeon sa tante, madame de Toulongeon la
   jeune, madame de Senneterre viennent voir madame de Sévigné à
   Montjeu.--Détails sur ces personnes.--Réconciliation de Jeannin
   de Castille et de Bussy.--Correspondance entre Bussy et la
   jeune comtesse de Toulongeon.--Madame de Sévigné va coucher à
   Châlon.--Arrive à Lyon.--Soins et attentions dont elle est l'objet
   de la part de l'intendant et de madame de Coulanges.--Pourquoi
   madame de Coulanges et son mari s'étaient rendus à Lyon.--Date du
   mariage du fils de M. du Gué-Bagnols avec mademoiselle de Bagnols,
   sa cousine.--Madame de Sévigné loge chez un beau-frère de M.
   de Grignan.--Elle fait connaissance avec la comtesse de
   Rochebonne.--Voit madame de Senneterre.--Détails sur le deuil
   de celle-ci et sur la fin tragique de son mari.--Madame de
   Sévigné part de Lyon, et va coucher à Valence.--Elle arrive à
   Montélimart.--Madame de Grignan vient la chercher dans ce lieu, et
   la conduit à Grignan.--Calculs sur la durée du voyage de madame de
   Sévigné et sur le temps de sa séparation d'avec madame de Grignan.


Qu'on ne s'y trompe pas, toute cette jeune noblesse, qui paraissait si
fort occupée de ses plaisirs, de ses intrigues amoureuses, était prodigue
de ses veilles et de son sang quand il s'agissait des intérêts et de la
gloire du monarque et de celle de la France. En cela comme en toutes
choses, dans ce qui était digne de louange comme dans ce que réprouvait
une morale sévère, elle suivait l'exemple de son roi. A l'époque où l'on
jugeait à la Tournelle le procès de Sidonia de Lenoncourt, le marquis de
Courcelles son mari, Colbert de Maulevrier qu'on avait voulu lui faire
épouser, Louvois et Villeroi, Cavoye son amant, Castelnau, Lavardin,
d'Uxelles, la Rochefoucauld, prince de Marsillac, Choiseul-Pradelle, du
Plessis-Praslin, du Lude et tant d'autres connus de madame de Sévigné
donnaient des preuves de leur valeur, et secondaient Louis XIV dans la
conquête de la Hollande[469]. Madame de Sévigné, tranquille sur son fils,
qui lui avait écrit que la campagne était terminée, que toute la Hollande
se rendait sans résistance, annonçait à madame de Grignan[470] qu'elle
faisait ses préparatifs pour ce voyage de Provence projeté depuis si
longtemps, depuis si longtemps différé, et dont elle n'osait plus parler:
«car, dit-elle, les longues espérances usent la joie, comme les longues
maladies usent la douleur[471].»

  [469] DU LONDEL, _Fastes des rois de la maison d'Orléans et de
  celle des Bourbons_, 1697, in-8º, p. 207-209.

  [470] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 juin 1672), t. III, p. 82, édit. G.;
  p. 17, édit. M.

  [471] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 juillet 1672), t. III, p. 101, édit.
  G.; t. III, p. 34, édit. M.

Rien ne la retenait. Sa tante la Trousse, qu'elle n'avait pas quittée
durant sa maladie, était morte le 30 juin. Après avoir donné à
mademoiselle de la Trousse et à toute la famille les consolations
d'usage; après avoir écrit à la comtesse de Bussy pour s'excuser de ne
pas céder à son invitation d'aller la voir, madame de Sévigné fixa enfin
le jour de son départ, et fit ses adieux à d'Andilly, à madame de la
Fayette et à M. de la Rochefoucauld, alors au château de Saint-Maur, dont
Gourville[472] avait acheté l'usufruit au prince de Condé. Madame de
Sévigné y fut retenue à souper, et y coucha. Elle avait ramené de Livry
ses _petites entrailles_[473], Blanche sa petite-fille, parce qu'elle
craignait que la nourrice ne s'ennuyât à la campagne. Madame du Puy du
Fou, madame de Sanzei[474], madame de Coulanges et le petit Pecquet, son
médecin, devaient donner des soins à l'enfant, et lui en répondre[475].

  [472] GOURVILLE, _Mémoires_, t. LII, p. 454 et 455.

  [473] Voyez ci-dessus, 3e partie, chap. XVI, p. 311.

  [474] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 juillet 1672).

  [475] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 et 16 juillet 1672), t. III, p.
  84-86, édit. G.; t. III, p. 19, édit. M.

Tous ses préparatifs achevés le mercredi 13 juillet, elle se mit en route
dans un carrosse de campagne acheté pour ce voyage et attelé de six
chevaux[476]. Elle avait avec elle deux femmes de chambre, l'abbé de
Coulanges, qui malgré son âge ne voulait pas la quitter, et l'abbé de la
Mousse, qui hésita à se mettre en route parce qu'il redoutait les
fatigues d'un si long voyage, et craignait les scorpions, les puces et
les punaises[477]. Cependant, si l'on en croit les révélateurs indiscrets
des secrètes généalogies de ces temps, l'abbé de la Mousse avait un
intérêt tout particulier pour désirer faire ce voyage, puisqu'il devait
retrouver à Lyon, dans M. du Gué l'intendant et dans madame de Coulanges,
un père et une sœur[478].

  [476] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7 et 8 juillet 1672), t. III, p. 93-95,
  édit. G.; t. III, p. 27-29, édit. M.

  [477] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 avril 1672), t. II, p. 456, édit.
  G.; t. II, p. 385, édit. M.

  [478] _Recueil de chansons historiques_, mss de la Biblioth.
  royale, in-folio, t. IV, p. 61.


Madame de Sévigné avait emporté pour tout livre un Virgile: «non pas
_travesti_, dit-elle, mais dans toute la majesté du latin et de
l'italien.» Elle dut coucher le premier jour à Essonne ou à Melun. Le
samedi 16, elle arriva à Auxerre[479]. Elle parcourut donc en quatre
jours 166 kilomètres (41 lieues et demie), ou 11 à 12 lieues de poste par
jour. Le voyage fut sérieux; elle regretta la compagnie de son cousin de
Coulanges: «Pour avoir de la joie, écrit-elle, il faut être avec des gens
réjouis. Vous savez que je suis comme on veut; mais je n'invente rien.»

  [479] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 et 27 juillet 1672), p. 101 et
  111-113, édit. G.; p. 34 et 42, édit. M.--(16 juillet 1672), t.
  III, p. 104, édit. G.; t. III, p. 37, édit. M.

Six jours après, nous la trouvons, non pas à Autun, mais à deux lieues au
delà, hors de la route qui conduit à Lyon, où elle tendait, dans le beau
château de Montjeu, sur le sommet de ce _mons Jovis_ qui domine la ville
moderne d'Autun et les ruines de l'antique Bibracte. De là elle écrit à
Bussy une lettre datée du 22 juillet, c'est-à-dire six jours après son
départ d'Auxerre; mais comme sa lettre nous prouve qu'elle était déjà
depuis cinq jours installée dans ce château[480], il en résulte qu'elle a
mis trois jours à faire ce trajet, qui est de 128 kilomètres (32 lieues).
Ainsi, quoique cette route soit même encore aujourd'hui montueuse et
difficile en approchant d'Autun, madame de Sévigné fit par jour dix à
onze lieues, comme dans son voyage en Bretagne. Mais quel motif,
dira-t-on, madame de Sévigné, désireuse d'arriver à Grignan et de revoir
sa fille, avait-elle pour se détourner de sa route et s'arrêter quatre
jours à Montjeu? Nous allons l'expliquer.

  [480] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 juillet 1672), t. III, p. 108, édit.
  G.; t. III, p. 40, édit. M.

Elle dit à Bussy: «M. Jeannin m'a priée si instamment de venir ici que je
n'ai pu lui refuser. Il me fait gagner le jour que je lui donne par un
relais qui me mènera demain coucher à Châlon, comme je l'avais résolu.»

D'après le calcul que nous venons de faire, on s'aperçoit que ce qu'elle
dit n'était pas tout à fait exact, et qu'elle perdait plus d'un jour;
mais il fallait qu'elle s'excusât auprès de son cousin, alors à Dijon
pour affaires et non encore réconcilié avec le seigneur de Montjeu[481].
Si elle avait dirigé sa route par la capitale de la Bourgogne, elle eût
pu voir en passant son cousin, avec lequel sa correspondance était
redevenue fort active et fort aimable[482]. Si Bussy avait été à Chaseu
lors de son passage par Autun, nul doute qu'elle ne se fût arrêtée chez
lui; mais comme il était absent, il en résulta que dans cette Bourgogne,
dans cette patrie de ses aïeux, où elle avait ses biens, ses parents, ses
alliés, elle céda plutôt aux prières d'un étranger qu'aux instances de
famille qui lui étaient faites de toutes parts. C'est que cet étranger
était un ami, un ami de sa jeunesse, un ami que l'adversité avait frappé;
et nul n'avait plus qu'elle la mémoire du cœur, nul n'avait un sentiment
plus vif des preuves de tendresse et d'attachement qu'a droit de réclamer
la constance en amitié. Le seigneur de Montjeu était ce Jeannin de
Castille, trésorier des ordres du roi et un des trésoriers de l'épargne
sous l'administration de Fouquet. Jeannin, ainsi que Duplessis Guénégaud,
cet autre ami de madame de Sévigné, avait été une de ces grandes
existences financières que Colbert avait brisées en parvenant au pouvoir.
Entraîné dans la disgrâce et le procès du surintendant[483], Jeannin
paya, par la perte de ses places et d'une partie de sa fortune, son trop
complaisant concours aux immenses opérations financières de Fouquet.
Comme celui-ci, dans son temps de prospérité il avait profité du crédit
et de la puissance dont il jouissait pour obtenir les faveurs de belles
femmes de la cour, connues par la facilité de leurs mœurs; mais il avait
sur Fouquet l'avantage d'une très-belle figure. Il ne fut pas épargné par
l'esprit satirique de Bussy-Rabutin, qui, dans ses _Amours des Gaules_,
en parle comme d'un des rivaux heureux du duc de Candale auprès de la
comtesse d'Olonne[484]. Il avait aussi, par ses fêtes, ses magnificences,
contribué aux plaisirs des belles années de madame de Sévigné, alors que,
jeune veuve et n'ayant pas encore à s'occuper de l'éducation de ses
enfants, elle s'abandonnait à la gaieté de son caractère, lorsqu'elle
aimait à s'entourer de courtisans et d'admirateurs, et qu'elle présentait
ce singulier contraste d'une piété sincère, d'une invincible vertu unies
à un grand penchant à la coquetterie, à une extrême indulgence pour les
faiblesses où l'amour précipite les personnes de son sexe, et au libre
langage d'une imagination peu chaste et peu scrupuleuse.

  [481] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 juillet 1672), t. III, p. 101, édit.
  G.; t. III, p. 34, édit. M.

  [482] BUSSY, _Lettres_ t. I, p. 94-116.

  [483] FOUQUET, _Défenses_, t. X (t. V de la suite), p. 24 et 25;
  t. I, p. 144 et 141.--_Ibid._, _Conclusions des défenses_, p. 69
  et 70, édit. in-18.--GUY-PATIN, _Lettres_, t. II, p. 471; t. III,
  p. 415, édit. 1846, in-8º.

  [484] BUSSY, _Histoire ancienne des Gaules_, p. 18, 20 et 22,
  édit. in-18, 1666, avec frontispice gravé.--_Histoire amoureuse
  de France_, dans le _Recueil des histoires galantes_; Cologne,
  chez Jean le Blanc, p. 18.--_Histoire amoureuse de France_; 1710,
  in-12, p. 26.

Si le nom de Jeannin de Castille n'a pas encore paru dans ces Mémoires,
c'est que nous n'avons pu faire mention d'un voyage que madame de Sévigné
fit en Bourgogne, parce que nous en ignorions l'époque. La lettre que
madame de Sévigné écrit de Montjeu à son cousin nous donne la date de ce
voyage. Ce fut en 1656, année où Bussy quitta l'armée pour se rendre
aussi en Bourgogne[485], la même année où Jeannin de Castille eut assez
de crédit pour faire ériger en marquisat la baronnie de Montjeu, qu'il
avait héritée de son père[486]. Madame de Sévigné s'y rendit alors. Ce ne
fut donc pas pour la première fois qu'en allant en Provence elle admira
ce château, ces eaux limpides jaillissant de terre à une grande hauteur,
alimentant toutes les fontaines et les usines de la ville d'Autun;
qu'elle parcourut ces belles allées, ces bosquets, ces vergers, ces
parterres de fleurs placés au milieu d'un parc de quatre à cinq lieues de
tour, fermé de murailles et peuplé de cerfs, de daims, de biches et de
toutes sortes de gibier[487]. Jeannin, qui faisait de ce lieu sa
principale résidence, y avait ajouté de nouveaux embellissements. «J'ai
trouvé, dit madame de Sévigné en écrivant à Bussy, cette maison embellie
de la moitié depuis seize ans que j'y étais venue; mais je ne suis pas de
même, et le temps, qui a donné de grandes beautés à ces jardins, m'a ôté
un air de jeunesse que je ne pense pas que je recouvre jamais [elle avait
quarante-six ans]. Vous m'en eussiez rendu plus que personne par la joie
que j'aurais eue de vous voir, et par les épanouissements de la rate, à
quoi nous sommes fort sujets quand nous sommes ensemble. Mais Dieu ne l'a
pas voulu, ou le grand Jupiter, qui s'est contenté de me mettre sur sa
montagne, sans vouloir me faire voir ma famille entière[488].»

  [485] Voyez ci-dessus, 2e partie, chap. VII, p. 73.

  [486] EXPILLY, _Dictionnaire des Gaules et de la France_, t. IV,
  p. 855, au mot _Montjeu_.

  [487] GARREAU, _Description du gouvernement de Bourgogne_, p.
  541, 2e édit., 1734, in-8º.--_Ibid._, 1re édit., 1717, p. 291.

  [488] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 juillet 1672).--(11 juillet 1672),
  t. III, p. 34, édit. M.--(13 octobre 1677), t. V, p. 432.--BUSSY,
  _Mémoires_, édit. d'Amst., 1721, t. I, p. 93 et 125.--Voyez
  ci-dessus, t. I, p. 119 de ces _Mémoires_.

Cependant une grande partie de cette famille, prévenue de son arrivée,
s'empressa de lui rendre visite à Montjeu. La première qui y vint fut
Françoise de Rabutin, veuve du comte Antoine de Toulongeon, sœur du
baron de Chantal, père de madame de Sévigné, et belle-mère de Bussy par
sa fille Gabrielle, qu'elle avait perdue en 1646. Quoique alliée à leur
famille par tant de titres, cette comtesse de Toulongeon n'était point
aimée de madame de Sévigné ni de Bussy. Elle était fort avare, mais
cependant charitable envers les pauvres[489]. Madame de Sévigné avait
considéré comme un devoir indispensable de s'arrêter chez elle quelques
jours[490]. Pour éviter la dépense que lui aurait occasionnée une telle
réception, elle se hâta de prévenir madame de Sévigné. Cette tante de
Toulongeon résidait à Autun. Son fils possédait la terre d'Alonne, du
bailliage de Montcenis; il la fit par la suite ériger en comté de son
nom, et, par ordre du roi, _Alonne_ se nomma _Toulongeon_. Ce lieu,
voisin d'Autun, devint, par les embellissements qu'y fit le comte de
Toulongeon, un des plus agréables séjours de la Bourgogne[491]. Chazeu,
dont madame de Sévigné admirait tant la pureté de l'air, la belle
situation et la vue riante, était aussi du bailliage d'Autun, dans la
paroisse de Laizy, et très-rapproché de Toulongeon, de Montjeu, aussi
bien que d'Autun; de sorte que lorsque Bussy allait se fixer dans cette
demeure favorite, il ne manquait pas de société[492].

  [489] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 juillet 1672, 4 juin 1687, 5 mars
  1690), t. III, p. 41; t. VII, p. 449; t. VIII, p. 435; t. IX, p.
  338.--BUSSY, _Lettres_, t. I, p. 306.

  [490] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (31 décembre 1684), t. VII, p. 505,
  édit. G.[**;] t. VII, p. 222, édit. M.--(30 mai 1687), t. VII, p. 446,
  édit. M.

  [491] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 juillet 1685), t. VIII, p. 90, édit.
  G.--(18 janvier 1687), t. VII, p. 414, édit. M.; t. VIII, p. 208,
  édit. G.--GARREAU, _Description du gouvernement de Bourgogne_, 2e
  édit., 1734, in-8º, p. 641; 1re édit., p. 320.

  [492] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (3 septembre 1677), t. V, p. 215, édit.
  M., t. V, p. 379, édit. G.--GARREAU, _Description de la
  Bourgogne_, p. 416; il écrit _Chaseul_.

Madame de Toulongeon s'empressa d'aller à Montjeu rendre visite à sa
cousine; madame de Sévigné, qui la voyait pour la première fois, fut
charmée de la trouver si jolie et si aimable. Bussy, dont elle était la
belle-sœur, regrettait auprès d'elle tout ce que l'âge lui avait fait
perdre[493]. Il disait qu'il lui avait donné de l'esprit, mais qu'elle le
lui avait rendu avec usure: et, en effet, les vers les plus agréables
qu'il ait faits sont ceux qu'elle lui a inspirés[494]. Elle était un des
ornements de la société qui se réunissait à Montjeu, et il est probable
qu'elle contribua beaucoup, ainsi que madame de Sévigné, à la
réconciliation de Bussy avec Jeannin de Castille, qui eut lieu l'année
suivante[495]. Cette réconciliation fut sincère; et le nom du seigneur de
Montjeu revient assez fréquemment dans les lettres de madame de Sévigné
et dans celles de Bussy[496]. Jeannin de Castille, plus heureux que
Bussy, obtint plus tôt que lui la permission de se présenter devant Louis
XIV, et termina heureusement ses affaires[497]. Si son fils, qui mourut
avant lui, ne répondit pas à ses espérances, il eut la consolation de
voir sa petite-fille épouser un prince d'Harcourt. Cette princesse
d'Harcourt donna le jour à deux filles, qui furent la duchesse de
Bouillon et la duchesse de Richelieu.

  [493] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 juillet 1672), t. III, édit. G.; t.
  III, p. 40, édit. M.--XAVIER GIRAULT, _Détails historiques sur
  les ancêtres, les possessions et les descendants de madame de
  Sévigné_, dans les _Lettres inédites de madame de Sévigné_, 1819,
  in-12, p. XLIV; dans les _Lettres de Sévigné_, édit. G., t. I, p.
  XCIII.

  [494] BUSSY DE RABUTIN, _Lettres_ (10 et 21 juillet 1686 et 27
  août 1687), t. VI, p. 180, 251, 254, édit. 1727, in-12.--(19 et
  28 mars 1688), t. VI, p. 275 et 277.--(18 janvier, 3 mai 1690),
  t. VII, p. 119.--(5 septembre 1690), t. VII, p. 148.

  [495] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (21 octobre 1673), t. III, p. 115, édit.
  M.; t. III, p. 195, édit. G.

  [496] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 septembre, 13 octobre 1677, 27 juin
  1678), t. V, p. 257, 261, 341.--_Ibid._ (9 décembre 1638), t.
  VIII, p. 201, édit. M.--_Ibid._ (14 août 1691), t. IX, p.
  471.--BUSSY, _Lettres_ (20 février 1687), t. VI, p. 218.

  [497] BUSSY, _Lettres_ (9 mars et 11 juillet 1687), t. VI, p. 224
  et 250.--(28 avril 1690), t. VII, p. 114 à 119.

Madame de Sévigné s'arrêta cinq jours à Autun, et n'en partit que le
samedi 23 juillet. Après un trajet de 51 kilomètres ou 12 lieues depuis
Autun, madame de Sévigné arriva à Châlon-sur-Saône, où elle coucha. Elle
s'embarqua le lendemain, dimanche 24, pour Lyon; et quoiqu'elle n'eût que
125 kilomètres ou 32 lieues à parcourir, elle n'arriva le jour suivant
qu'à six heures du soir[498]. «M. l'intendant de Lyon (du Gué-Bagnols),
sa femme et madame de Coulanges vinrent me prendre au sortir du bateau
de midi (25 juillet). Je soupai chez eux; j'y dînai hier.»

  [498] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 juillet 1672), t. III, p. 109, édit.
  G.; t. III, p. 42, édit. M.--RICHARD, _Guide classique du
  voyageur en France_, p. 15, édit. 1833, in-12, p. 241.

Madame de Coulanges s'était rendue avec son mari à Lyon, immédiatement
après Pâques[499], pour le mariage de sa sœur, mademoiselle du Gué, avec
Bagnols, cousin issu de germain[500], riche de 45,000 livres de rente.
Bagnols devint depuis intendant de Flandre; et le jeune baron de Sévigné
nous forcera bientôt d'occuper nos lecteurs de sa femme. Elle ne plut
guère à madame de Sévigné, qui fut bien aise que les nouveaux mariés se
proposassent d'aller à Paris, plutôt que de céder aux invitations plus
polies que sincères qu'elle était obligée de leur faire. Madame de
Coulanges, bien autrement engagée aussi à faire ce voyage, promit de
l'accompagner à Grignan, à condition que madame de Sévigné ne se hâterait
pas trop de quitter Lyon. Le plaisir que toute cette famille de Bagnols
eut à jouir pendant quelques jours de la société de madame de Sévigné fit
qu'on ne crut jamais lui prodiguer assez de soins, assez d'attentions.
«On me promène, on me montre, je reçois mille civilités. J'en suis
honteuse; je ne sais ce qu'on a à me tant estimer[501].»

  [499] Pâques, en l'année 1672, était le 17 avril.

  [500] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (17 février 1672), t. II, p. 391, édit.
  G.; t. II, p. 332, édit. M.

  [501] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 juillet 1672), t. III, p. 109, édit.
  G.; t. III, p. 43, édit. M.

Elle alla dans une des deux bastilles de Lyon, celle de Pierre-Encise,
rendre visite à un ami prisonnier, dont il est difficile de deviner le
nom par la seule lettre initiale F. Il n'en est pas de même d'un monsieur
M., chez lequel elle dit qu'on doit la mener pour voir «son cabinet et
ses antiquailles.» Nul doute qu'il ne soit ici question de M. Mey, riche
amateur des beaux-arts, Italien d'origine, dont les étrangers qui
passaient à Lyon allaient visiter la maison, située à la montée des
Capucins, célèbre par sa belle vue, la magnifique collection de tableaux
et les beaux objets d'antiquité qu'elle renfermait. On y admirait surtout
alors ce beau disque antique en argent connu sous le nom de _bouclier de
Scipion_, qui fut acheté par Louis XIV après la mort de M. Mey et qui est
aujourd'hui un des ornements du cabinet des médailles de la Bibliothèque
nationale[502].

  [502] SPON, _Recherches des antiquités et curiosités de la ville
  de Lyon_; 1675, in-8º, p. 196, pl.--MARION DUMERSAN, _Histoire du
  Cabinet des médailles_; 1838, in-8º, p. 12.

Cependant ce ne fut pas chez l'intendant que logea madame de Sévigné,
mais chez un beau-frère de M. de Grignan, Charles de Châteauneuf,
chanoine-comte et chamarier de l'église de Saint-Jean de Lyon: «C'est,
dit-elle, un homme qui emporte le cœur, une facilité et une liberté
d'esprit qui me convient et qui me charme.» Elle fut aussi
très-satisfaite de faire connaissance avec la sœur de M. de Grignan, la
comtesse de Rochebonne, qui ressemblait à son frère d'une manière
étonnante. Elle était veuve du comte de Rochebonne, commandant du
Lyonnais. Madame de Sévigné reçut la visite d'une autre veuve parente de
Bussy-Rabutin, Anne de Longueval, veuve de Henri de Senneterre, marquis
de Châteauneuf, que sa mère fut accusée d'avoir fait assassiner[503]. La
marquise de Senneterre porta longtemps le deuil, et sembla regretter son
mari, mais elle trouvait peu de personnes disposées à sympathiser aux
marques de sa douleur, et même à croire à leur sincérité[504].

  [503] _Lettres de madame_ DE RABUTIN-CHANTAL, édit. de La Haye,
  1726, in-12, t. I, p. 260. Le nom du marquis de Senneterre est en
  toutes lettres dans cette édition.

  [504] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 mai, 28 octobre, 26 décembre 1671),
  t. II, p. 78, 273 et 290, édit. G.--(19 août 1676), t. V, p.
  83.--(17 janvier 1680.)

Après les trois jours donnés à madame de Coulanges, madame de Sévigné
partit de Lyon, s'embarqua le vendredi 29 juillet au matin, et alla
coucher à Valence. Puis elle fut confiée aux soins des patrons de barque
choisis par l'intendant. «J'ai de bons patrons, dit-elle dans sa lettre à
madame de Grignan; surtout j'ai prié qu'on ne me donnât pas les vôtres,
qui sont de francs coquins: on me recommande comme une princesse.» Le
trajet qu'elle avait parcouru dans cette journée était de 99 kilomètres,
ou 24 lieues trois quarts. Le lendemain, samedi 30 juillet, elle était, à
une heure après midi, à Robinet sur le Robion, lieu où l'on débarque pour
se rendre à Montélimart. Madame de Grignan vint la prendre dans sa
voiture; et, après avoir franchi les quatre lieues qui séparent le
château de Grignan de Montélimart, la mère et la fille se trouvèrent
enfin réunies sous le même toit. Leur séparation avait duré un an et sept
mois[505]. La distance parcourue par madame de Sévigné depuis Paris était
de 620 kilomètres ou 150 lieues de poste. Dix-sept jours avaient été
employés pour faire ce trajet; mais on doit en retrancher huit pour les
séjours à Montjeu et à Lyon; il en résulte que la journée moyenne était
de 67 kilomètres ou de 16 lieues par jour. La durée de ce trajet eût été
plus longue si une partie n'en avait pas été faite par eau. Rendue à
Grignan sans autre accident que la perte d'un de ses chevaux qui se noya,
madame de Sévigné, ainsi que son oncle, ses femmes de chambre et son abbé
de la Mousse, arrivèrent en parfaite santé, quoiqu'elle annonce
malignement que ce dernier, dès son entrée à Lyon, était tout étonné de
se trouver encore en vie après un si grand et si périlleux voyage.

  [505] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 février 1671), t. I, p. 305, édit.
  G.; t. I, p. 231, édit. M.--_Ibid._ (27 juillet 1672), t. III, p.
  110, édit. G.; t. III, p. 42, édit. M. Conférez ci-dessus la 3e
  partie de ces _Mémoires_, p. 320.



CHAPITRE VIII.

1672.

   Le court séjour de madame de Sévigné à Lyon accroît son intimité
   avec madame de Coulanges.--Dans les lettres que celle-ci lui écrit à
   Grignan, elle lui annonce l'arrivée de Villeroi à Lyon.--Cet exil
   est la cause du rappel du chevalier de Lorraine.--Fâcheux effets de
   ce rappel.--Débauche chez M. le duc d'Enghien.--Le chevalier de
   Lorraine habile à séduire les femmes.--Le marquis de Villeroi plus
   séduisant encore.--Il est nommé le _charmant_.--Aveu singulier de
   madame de Sévigné.--Son explication.--Conjectures sur la cause de
   l'exil de Villeroi.--Il se rend à l'armée de l'électeur de
   Cologne.--Le roi le force de retourner à Lyon.--Ses intrigues
   d'amour à Lyon.--Il se retire à sa terre de Neufville, désespéré de
   l'infidélité d'une maîtresse de la cour, désignée dans les lettres
   sous le nom d'_Alcine_.--Les indiscrétions de Villeroi sur cette
   liaison ont été la cause de son exil.--Alcine n'est point la
   comtesse de Soissons.--Détails sur cette comtesse et sur sa liaison
   avec Villeroi.--Le _gros cousin_ de madame de Coulanges n'est point
   Louvois, mais son frère l'archevêque de Reims.--Portrait de cet
   archevêque et détails sur ses liaisons avec la duchesse
   d'Aumont.--Il suit le roi à l'armée, et inaugure, dans la cathédrale
   de Reims, des drapeaux pris sur les Hollandais.--_Alcine_ est la
   duchesse d'Aumont.--Détails sur cette duchesse.--Son caractère, sa
   vie décente.--Ses liaisons amoureuses.--Dévote dans l'âge
   avancé.--Son genre de dévotion.--Contraste entre certaines
   dévotes.--Liaisons amoureuses de la duchesse d'Aumont, avant sa
   conversion, avec Caderousse, le marquis de Biran et le marquis de
   Villeroi.--Le mystère de sa liaison avec l'archevêque de Reims est
   dévoilé par le beau-fils de la duchesse d'Aumont, le marquis de
   Villequier.--On n'ajoute pas foi à ses révélations.--La comtesse de
   Soissons reprend son ascendant sur le marquis de Villeroi.--On
   s'intéressait aux intrigues amoureuses des hommes renommés par
   leurs séductions.--Cause de l'indulgence générale pour les fautes
   que l'amour fait commettre.--Vardes séduit mademoiselle de
   Toiras.--Scène de désespoir entre ces deux amants, jouée par madame
   de Coulanges et par Barillon.--Madame de Sévigné redoute la visite
   de Villeroi à Grignan.--Bruit qui court à Paris sur Vardes et
   Villeroi.--Madame de Coulanges part pour Lyon, et se rend à Paris.


Le court séjour de madame de Sévigné à Lyon et le peu de temps passé dans
la société de madame de Coulanges accrurent encore leur attachement
mutuel. Ces deux amies ne pouvaient se passer l'une de l'autre; toutes
deux, connaissant parfaitement le monde et la cour, s'intéressaient plus
vivement à tout ce qui s'y passait; toutes deux aimaient à railler et à
médire[506], non par haine, non par malice, non par envie, mais pour
exercer leur esprit, pour s'amuser et s'instruire mutuellement de ce qui
se passait autour d'elles. Quand elles ne pouvaient converser ensemble,
elles s'écrivaient. Madame de Sévigné, le jour même de son départ de
Lyon, écrivit à madame de Coulanges, et puis encore le lendemain en
arrivant à Grignan[507].

  [506] Voyez la 3e partie de ces _Mémoires_, p. 397-400.

  [507] COULANGES, dans SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er août 1672), t. III,
  p. 112, édit. G.; t. III, p. 44, édit. M.

Une des réponses de madame de Coulanges roule presque en entier sur le
marquis de Villeroi, gouverneur de Lyon, et qui venait d'y arriver; il
regrettait beaucoup de n'y plus retrouver madame de Sévigné. Celle-ci,
avant son départ de Paris, avait su que le marquis de Villeroi était
exilé à Lyon, et elle avait mandé cette nouvelle à sa fille. Le motif de
cette sévérité de Louis XIV envers un de ses courtisans qu'il aimait le
mieux, et qui avait été le compagnon de son enfance, était inconnu. On
savait seulement qu'il était le résultat d'une indiscrétion et de paroles
imprudentes prononcées chez la comtesse de Soissons[508]. C'est cet exil
qui donna occasion à MONSIEUR de demander au roi le rappel du chevalier
de Lorraine. Ce rappel ne surprit pas moins que la défense faite à
Villeroi d'accompagner Louis XIV à l'armée et l'ordre qu'il reçut de se
rendre à Lyon. Au milieu des grands événements de la guerre, on s'en
préoccupa à la cour. Les détails de l'entretien des deux frères au sujet
de ce rappel nous prouvent combien était grand l'effet du despotisme de
Louis XIV sur sa famille, la crainte qu'il inspirait à tout ce qui
l'entourait et la profonde humiliation de MONSIEUR. Il faut que les
singulières particularités de cet entretien aient été racontées par le
roi lui-même ou par Monsieur, pour que madame de Sévigné, en les
transmettant à sa fille, puisse lui écrire: «Vous pouvez vous assurer que
tout ceci est vrai: c'est mon aversion que les faux détails, mais j'aime
les vrais. Si vous n'êtes de mon goût, vous êtes perdue, car en voici
d'infinis[509].» Il est difficile d'admettre qu'il y ait eu un seul
témoin de cette étrange scène.

  [508] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 avril 1671), t. II, p. 451, édit.
  G.--(24 juin 1672), t. III, p. 79, édit. G.; t. III, p. 15, édit.
  M.--(10 février 1672), t. II, p. 378, 380, édit. G.; t. II, p.
  321, édit. M.

  [509] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 février 1672), t. II, p. 379.

Ce retour du chevalier de Lorraine produisit, parmi les courtisans de
MONSIEUR, un redoublement de débauche qui scandalisait cette cour galante
et si peu scrupuleuse. C'est alors que les lettres de madame de Sévigné
et les libelles du temps nous signalent un honteux libertinage, des
fêtes, des parties de chasse et des repas splendides faits à Saint-Maur
au milieu de la nuit, sans aucun égard pour les prescriptions du carême
ou plutôt avec la coupable intention d'assaisonner la débauche par
l'impiété. Le duc d'Enghien, fils du prince de Condé, était un des grands
promoteurs de ces orgies; et madame de Sévigné figura dans une de ces
parties, où se trouvaient les deux filles de la maréchale de Grancey,
qu'on appelait les _anges_ (l'une, mademoiselle de Grancey, avait le
titre de madame, parce qu'elle était chanoinesse; l'autre était madame de
Marey), et avec elles mesdames de Coëtquen et de Bordeaux, et la comtesse
de Soissons[510]. La présence à la cour du chevalier de Lorraine, qui
était l'indispensable acteur dans toutes ces parties, fournit aussi à
madame de Sévigné[511] l'occasion d'entretenir madame de Grignan d'une
des filles d'honneur de la reine, mademoiselle de Fiennes. Elle avait été
enlevée par le chevalier de Lorraine avant qu'il fût exilé; il la
délaissa, quoiqu'il en eût eu un fils qui fut élevé avec les enfants de
la comtesse d'Armagnac, à la vue du public, dit madame de Sévigné. Après
son retour, il reconnut cet enfant.

  [510] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 avril 1672), t. II, p. 449, édit. G.;
  t. II, p. 379, édit. M.--_La France galante, ou Histoire
  amoureuse de la cour_, nouv. édit., à Cologne, chez Pierre
  Marteau, 1695, in-18, p. 287, 355, 356, 357.--_Ibid._, p. 304,
  385.

  [511] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 mars, 1er et 20 avril 1672), t. II,
  p. 442, 446 et 447, édit. G.; t. II. p. 377, édit. M. Conférez
  ci-dessus la 3e partie de ces _Mémoires_, chap. XII, p. 221.

Le chevalier de Lorraine, profondément dissimulé, avait cependant une
physionomie ouverte et enjouée, qui convenait à madame de Sévigné; il
déplaisait à sa fille, probablement meilleure physionomiste. Lui, Vardes
et Villeroi étaient considérés comme les plus dangereux séducteurs; mais
Villeroi l'emportait alors sur ses deux rivaux par sa jeunesse, par les
agréments de sa personne, par la magnificence et le goût de sa parure, la
grâce de ses belles manières, son habileté et son adresse dans tous les
exercices du corps, sa force et sa belle santé, qui le rendaient en tout
infatigable[512].

  [512] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7 et 28 juillet 1680), t. IV, p. 362 et
  392, édit. M.; t. VII, p. 92 et 131, édit. G.--SAINT-SIMON,
  _Mémoires authentiques_, t. XII, p. 235, 238, édit. 1829,
  in-8º.--_OEuvres complètes de Louis de Saint-Simon_, t. XII, p.
  155, édit. 1791, in-8º.

Madame de Coulanges ne tarit pas dans ses lettres sur les louanges
qu'elle donne au _charmant_. Madame de Sévigné témoigne pour son amie,
sur l'effet de cet engouement, des craintes qui paraissent sérieuses; et,
à ce sujet, elle fait un aveu trop important pour que son biographe le
laisse passer inaperçu.

Elle était à Livry, où son cousin Coulanges vint la voir; et elle écrivit
à sa fille le 2 juin, alors qu'elle se disposait à se rendre à Lyon et en
Provence: «M. de Coulanges, dit-elle, est charmé du marquis de Villeroi.
Il (Coulanges) arriva hier au soir. Sa femme, comme vous dites, a donné
tout au travers des louanges et des approbations de ce marquis. Cela est
naturel; il faut avoir trop d'application pour s'en garantir. Je me suis
mirée dans sa lettre, mais je l'excuse mieux qu'on ne m'excusait[513].»
Le marquis de Villeroi n'était alors âgé que de vingt-neuf ans, et madame
de Sévigné en avait quarante-six. Dans ce retour qu'elle fait sur
elle-même, elle ne pouvait penser au temps présent; elle fait allusion à
l'époque de sa jeunesse, alors que, compromise par la publication du
perfide ouvrage de Bussy, elle ne trouva personne qui voulût l'excuser de
s'être trop complue aux louanges que lui donnait son cousin, et de ne
s'être pas assez refusée au plaisir que lui faisaient éprouver ses
spirituelles saillies et sa réjouissante conversation[514].

  [513] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (2 juin 1672), t. III, p. 50, édit. G.;
  t. II, p. 458, édit. M.

  [514] Conférez la 2e partie de ces _Mémoires_, chap. XXV, p. 360.

Le marquis de Villeroi alla d'abord à Lyon, pour obéir aux ordres du roi;
mais il s'en écarta presque aussitôt, et partit pour se rendre près de
l'électeur de Cologne, voulant servir Louis XIV au moins dans l'armée de
ses alliés[515]. Ce zèle ne réussit pas, et le roi lui ordonna de
retourner à Lyon[516].

  [515] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 juin 1672), t. II, p. 463, édit. M.;
  t. III, p. 56, édit. G.

  [516] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 juin 1672), t. III, p. 15, édit. M.;
  t. III, p. 79, édit. G.

A cette époque, le marquis de Villeroi était réellement amoureux d'une
femme de la cour. Il avait retrouvé à Lyon une madame Salus, femme d'un
financier, qu'il avait séduite. Quand il la revit après un assez long
intervalle, il trouva chez elle une madame Carles, qui lui parut plus
belle, et les attentions qu'il eut pour celle-ci divisèrent les deux
amies[517]; mais ni l'une ni l'autre ne purent le distraire d'une passion
où, contre son ordinaire, son cœur était engagé. Nous avons vu, par
l'exemple de Sidonia, que, bien différent de Vardes, le marquis de
Villeroi, quand il était véritablement épris d'une femme, ne gardait plus
ni discrétion ni mesure. Il est probable que les paroles qu'il prononça
chez la comtesse de Soissons et qui furent la cause de son exil avaient
trait à cette passion. L'inconduite fut le seul motif qu'allégua Louis
XIV pour justifier sa rigueur envers le jeune Villeroi; et le vieux
maréchal duc, son père, reçut de la bouche royale l'assurance que la
pénitence ne serait pas de longue durée[518]. Mais Villeroi, à la fois
dévoré par l'amour et par l'ambition, était désespéré de se voir condamné
à un honteux repos quand il aurait pu se distinguer à la conquête de la
Hollande par des actions d'éclat, et gagner des grades à l'armée. Il
était désolé surtout que son exil à Lyon l'éloignât d'une maîtresse
adorée. Très-peu disposé à se prévaloir des liaisons qu'il avait formées
ou à en chercher de nouvelles, il se retira dans sa terre de Neufville, à
quatre lieues de Lyon, n'y recevant personne. Madame de Coulanges écrit à
madame de Sévigné: «Écoutez, madame, le procédé du _charmant_. Il y a un
mois que je ne l'ai vu; il est à Neufville, outré de tristesse; et quand
on prend la liberté de lui en parler, il dit que son exil est long; et
voilà les seules paroles qu'il ait proférées depuis l'infidélité de son
_Alcine_[519]. Il hait mortellement la chasse, et il ne fait que chasser;
il ne lit plus, ou du moins il ne sait ce qu'il lit; plus de Salus, plus
d'amusement: il a un mépris pour les femmes qui empêche de croire qu'il
méprise celle qui outrage son amour et sa gloire..... Je suis de votre
avis, madame, je ne comprends pas qu'un amant ait tort, parce qu'il est
absent; mais qu'il ait tort étant présent, je le comprends mieux. Il me
paraît plus aisé de conserver son idée sans défauts pendant l'absence;
Alcine n'est pas de ce goût; le _charmant_ l'aime de bien bonne foi:
c'est la seule personne qui m'ait fait croire à l'inclination naturelle;
j'ai été surprise de ce que je lui ai entendu dire là-dessus..... Le
bruit de la reconnaissance que l'on a pour l'amour de mon gros cousin se
confirme. Je ne crois que médiocrement aux méchantes langues; mais mon
cousin, tout gros qu'il est, a été préféré à des tailles plus fines; et
puis, après un petit un grand. Pourquoi ne voulez-vous pas qu'un gros
trouve sa place[520]?»

  [517] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er août 1672), t. III, p. 112, 114.

  [518] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 février 1672), t. II, p. 384 et 386,
  édit. G.; t. II, p. 325, édit. M.

  [519] Allusion au septième chant de l'_Orlando furioso_, qui
  contient l'histoire de _Ruggiero_ et d'_Alcina_.

  [520] MADAME DE COULANGES, dans SÉVIGNÉ, _Lettres_ (3 octobre
  1672), t. III, p. 122, édit. G.; t. III, p. 52. édit. M.

Et quatre mois après, de retour à Paris ainsi que Villeroi[521], madame
de Coulanges écrit encore à son amie: «Le marquis de Villeroi est si
amoureux qu'on lui fait voir ce que l'on veut. Jamais aveuglement ne fut
pareil au sien; tout le monde le trouve digne de pitié, et il me paraît
digne d'envie: il est plus charmé qu'il n'est _charmant_; il ne compte
pour rien sa fortune, mais la belle compte Caderousse pour quelque chose,
et puis un autre pour quelque chose encore: un, deux, trois, c'est la
pure vérité! Fi! je hais les médisances.»

  [521] MADAME DE COULANGES, dans SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 février
  1673), t. III, p. 143 et 144, édit. G.; t. III, p. 73, édit. M.

Madame de Coulanges, toujours préoccupée et en quelque sorte tourmentée
de l'illusion de Villeroi et de la ruse dont il est la dupe, dit encore:
«L'histoire du _charmant_ est pitoyable; je la sais..... Orondate était
peu amoureux auprès de lui: c'est le plus joli homme, et son _Alcine_ la
plus indigne femme[522].»

  [522] MADAME DE COULANGES, dans SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 mars
  1673), t. III, p. 149, édit. G.; t. III, p. 53, édit. M.

Ni ces dernières paroles ni celles qui les précèdent ne peuvent, sous la
plume de madame de Coulanges, s'appliquer, ainsi qu'on l'a prétendu[523],
à madame Dufresnoy. C'est dans cette même lettre, où madame de Coulanges
parle de l'_indigne femme_, qu'elle apprend à madame de Sévigné
l'admiration qu'excita madame Dufresnoy, dont la beauté, dit-elle,
«efface sans miséricorde celle de mademoiselle S****[524], réputée si
belle.» Madame de Coulanges ne tarda pas à se lier intimement avec madame
Dufresnoy[525]. Elle ne parle jamais que favorablement de l'_amie intime_
de son cousin ministre. _Alcine_ n'est pas plus la comtesse de Soissons
que le gros cousin n'est Louvois. Il est bien vrai que le marquis de
Villeroi était alors (avec plusieurs autres) engagé dans les liens de la
comtesse[526], et qu'il eut du regret de les voir rompre, lorsque des
soupçons trop fondés forcèrent cette femme criminelle à s'exiler[527]. De
toutes les nièces du cardinal Mazarin dont Louis XIV adolescent fut
entouré, Olympe Mancini fut celle qu'il parut d'abord préférer; et comme
les effets de la première effervescence de l'âge sur lui étaient un
secret maternel soigneusement gardé[528], son inclination naissante pour
Olympe Mancini, qui le révéla à toute la cour, devint l'objet de
l'attention générale. Fouquet obtint alors de son poëte favori un joli
madrigal pour célébrer cette première victoire de l'amour, remportée par
les yeux d'Olympe sur le cœur du jeune monarque[529]. Ambitieuse,
sensuelle, Olympe Mancini comprit les obstacles que pourrait mettre à son
établissement la préférence que lui donnait le roi; et elle chercha à
diriger sur sa sœur Marie, plus sensible, plus capable d'un attachement
sincère, les mouvements de ce cœur que tourmentait le besoin d'aimer et
d'être aimé.

  [523] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 octobre 1672), t. III, p. 198, édit.
  1811, de Grouvelle. Cet éditeur est le premier auteur des notes
  de cette lettre; ces notes ne se trouvent pas dans les deux
  éditions du chevalier Perrin: c'est à tort que M. G. de
  Saint-Germain les lui attribue. Voyez t. III, p. 123; et dans
  l'édit. de M. t. III, p. 53.

  [524] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 mars 1673), t. III, p. 148.
  L'initiale S désigne peut-être mademoiselle d'Usa de Salusse,
  inscrite la première dans la liste des filles d'honneur de la
  reine. Voyez _État de la France_, 1669, in-12, p. 361.

  [525] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 février 1673), t. III, p.
  142.--L'_État de la France_, 1678, p. 376.--La charge de dame du
  lit fut créée le 2 avril 1673.

  [526] SAINT-SIMON, _Mémoires complets et authentiques_, t. I, p.
  205.

  [527] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 janvier 1680), t. VI, p. 331, édit.
  G.; t. VI, p. 133, édit. M.

  [528] Voyez ci-dessus, 3e partie de ces _Mémoires_, chap. IX, p.
  104 et suiv.

  [529] LA FONTAINE, _OEuvres_, t. VI, p. 187 de l'édit. 1826,
  in-8º; p. 264 de l'édit. 1827; 580 de l'édit. 1835, in-8º, 1
  vol., _Sixain pour le roi_.

Olympe Mancini obtint plus d'ascendant sur Louis XIV en servant sa
passion qu'en la partageant: en facilitant ses rendez-vous, en
l'entourant de tous les agréments de sa jeune société, qu'elle animait
par son esprit, elle sut se rendre indispensable. Elle voulait que la
faveur dont elle jouissait servît à lui assurer un établissement
proportionné à ses ambitieux désirs. Sa sœur Louise-Victoire avait
épousé le duc de Mercœur[530]. Lorsque le prince de Conti se décida à
prendre pour femme une des nièces de Mazarin, il choisit la belle et
vertueuse Martinozzi. Olympe ne dissimula point le dépit qu'elle
ressentait de n'avoir pas été préférée à sa cousine germaine[531].
Offerte au grand maître, fils du maréchal de la Meilleraye, Olympe fut
refusée; mais ce fut un bonheur pour son orgueil et son ambition,
puisqu'elle épousa le prince Eugène de Savoie, comte de Soissons[532]; et
la charge de surintendante de la maison de la reine, que Mazarin fit
alors créer pour elle, la plaçait dans un rang élevé, ajoutait à sa
fortune et lui donnait de grandes prérogatives.

  [530] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLII, p. 20.

  [531] MOTTEVILLE, _Mémoires_, t. IV, p. 368.

  [532] MOTTEVILLE, _Mémoires_, t. IV, p. 398.

«Rien n'est pareil, dit Saint-Simon, à la splendeur de la comtesse de
Soissons, de chez qui le roi ne bougeait avant et après son mariage, et
qui était la maîtresse de la cour et des grâces, jusqu'à ce que la
crainte d'en partager l'empire avec les maîtresses la jeta dans une folie
qui la fit chasser avec Vardes et le comte de Guiche. La comtesse de
Soissons fit la paix, et obtint son retour par la démission de sa charge,
qui fut donnée à madame de Montespan[533].»

  [533] SAINT-SIMON, _Mémoires complets et authentiques_, t. IV, p.
  394 et 395.

Cette folie dont parle Saint-Simon est, on le sait, l'intrigue ourdie par
la comtesse de Soissons, Vardes et mademoiselle de Montalais, pour faire
chasser la Vallière[534]. Après son retour, la comtesse de Soissons
perpétua son pouvoir par ses liaisons, ses intrigues et ce charme magique
que donne à la femme sans pudeur l'expérience de la faiblesse de l'homme.
L'ambition et la volupté étaient les enchantements qu'employait cette
Circé de la cour pour inspirer à ses amants le désir de ne pas se séparer
d'elle; mais, avec ses appas surannés et ses habitudes volages, il ne
pouvait subsister entre elle et eux de sentiments passionnés ni une
constance qu'elle ne s'imposait pas à elle-même. Aussi Villeroi, qui
avait succédé à Vardes dans ses bonnes grâces, avait pu céder aux charmes
attrayants de madame de Monaco et à la passion que lui inspira ensuite la
marquise de Courcelles, sans exciter le ressentiment de la comtesse de
Soissons, sans faire cesser les habitudes d'une liaison que renouaient
par intervalle les calculs de l'intérêt et les caprices des sens. La
comtesse de Soissons ne pouvait s'empêcher d'accorder à Villeroi cette
large part d'indulgence qu'elle réclamait pour elle-même.

  [534] Conférez partie II, chap. XX de ces _Mémoires_, p. 299 à
  301.

Tel n'est point le caractère de la passion qui subjuguait alors le
marquis de Villeroi, telle n'est point l'idée que nous en donne l'amie de
madame de Sévigné et madame de Sévigné elle-même. C'est un amour récent,
dont la violence et l'aveuglement étonnent surtout madame de Coulanges.
C'est donc une jeune femme, dont les déréglements, s'ils étaient réels,
sont encore enveloppés de mystère, puisque Villeroi se refuse à y croire.
Mais il y avait peu de mystères de ce genre pour madame de Coulanges: sa
vie dissipée et toute mondaine, sa parenté avec un ministre, sa
familiarité avec les plus hauts personnages de la cour lui donnaient les
moyens, dont elle usait amplement, de surprendre les secrets des
intrigues les plus cachées, même celles des femmes qui, succombant aux
séductions qui les assiégeaient, tenaient assez à leur réputation pour
conserver les apparences d'une conduite régulière. Telle était celle qui
avait fasciné le marquis de Villeroi. En tout temps soumise aux pratiques
extérieures de la religion, il lui était facile de dissimuler l'intimité
d'une liaison coupable avec un ecclésiastique. Cet ecclésiastique, ce
rival heureux de Villeroi, était ce gros abbé auquel, lorsque, par
l'effet d'une faveur inouïe, il fut nommé à l'un des premiers siéges
épiscopaux de France[535], madame de Coulanges disait: «Quelle folie
d'aller à Reims! Et qu'allez-vous faire là? vous vous ennuierez comme un
chien. Demeurez ici, nous nous promènerons[536].»

  [535] CHOISY, _Mémoires_, t. LXIII, p. 458 et suiv. Reçu alors
  seulement comme coadjuteur; mais cela lui assurait le siége à
  vingt-sept ans.--SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. II, p.
  279.

  [536] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 mars 1671), t. II, p. 386, édit. G.;
  t. I, p. 298, édit. M.

Oui! l'amant d'_Alcine_ ne peut être que cet abbé le Tellier, que cet
autre cousin de madame de Coulanges, avec lequel madame de Grignan
n'avait cessé, depuis sa jeunesse[537], d'être en correspondance, à qui
elle négligeait de répondre, même après qu'il lui avait écrit deux
lettres consécutives; cet abbé que ni sa mère, ni elle, ni madame de
Coulanges, toutes les fois qu'elles en parlaient[538], ne pouvaient se
résoudre à prendre au sérieux, quoiqu'il fût l'un des princes de l'Église
de France; spirituel, instruit, habile administrateur; cachant sous des
manières brusques l'adresse du courtisan; mais présomptueux, arrogant,
aimant le luxe, la magnificence et la bonne chère, et, par ses allures
décidées et tranchantes, ressemblant plus à un colonel de dragons qu'à un
prélat[539].

  [537] Voyez, ci-dessus, la 3e partie de ces _Mémoires_, t. I, p.
  80, 386 et 407.

  [538] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 décembre 1673), t. III, p. 164, édit.
  M.; t. III, p. 254, édit. G.--_Ibid._ (19 janvier 1674), t. III,
  p. 220, édit. M.; t. III, p. 319, édit. G.--_Ibid._ (5 février
  1674), t. III, p. 324, édit. M.; t. III, p. 336, édit. G. (Récit
  de l'homme renversé.)--(12 août 1675), t. III, p. 394, édit. M.;
  t. IV, p. 16, édit. G.--(22 février 1695), t. X, p. 60, édit. M.;
  t. XI, p. 135, édit. G.; et ci-dessus, 3e partie de ces
  _Mémoires_, p. 78.

  [539] SAINT-SIMON, _Mémoires_, chap. VIII, t. II, p. 85.

Il y a lieu de croire que quelques paroles prononcées chez la comtesse de
Soissons par Villeroi, et qui occasionnèrent son exil, étaient de nature
à blesser la réputation de cet archevêque de Reims, alors en grande
faveur à la cour. Ce qui est certain, c'est que pour cette campagne, qui
fut la plus glorieuse de toutes celles de son règne, Louis XIV écarta de
l'armée et condamna à un honteux repos un jeune guerrier compagnon de sa
jeunesse, dont il devait faire un jour un maréchal de France[540], et
qu'il permit à un archevêque, qui n'était point alors son grand
aumônier[541] et que le devoir obligeait à résider dans son diocèse, de
l'accompagner. Tandis que Villeroi, retiré à Neufville, s'indignait de
son oisiveté, le Tellier, de retour de sa guerrière excursion, le samedi
15 octobre (1672), arborait triomphalement, dans la nef de l'église de
Notre-Dame de Reims, dix-neuf enseignes d'infanterie prises sur les
Hollandais[542].

  [540] BUSSY, _Lettres_ (avril 1672), t. I, p. 110 (supplément).

  [541] C'était alors le cardinal de Bouillon, depuis le 10
  décembre 1671. Voyez l'_État de la France_, p. 12.

  [542] _Mémoires de M._ FR. DE MAUCROIX, _chanoine et sénéchal de
  l'église de Reims_; 1842, in-12, 2e partie, p. 41.

La femme que madame de Coulanges et madame de Sévigné désignent sous le
nom d'_Alcine_ est la duchesse d'Aumont. Des trois filles de la maréchale
de la Mothe, toutes trois belles, toutes trois mariées fort jeunes à des
hommes d'une haute naissance qu'elles ne purent aimer, la duchesse
d'Aumont était l'aînée et la plus belle: ce fut aussi celle qui mit le
plus de discrétion dans le nombre et le choix de ses amants. Le duc
d'Aumont, beaucoup plus âgé qu'elle, avait, lorsqu'il l'épousa, deux fils
et deux filles de sa première femme, Madeleine le Tellier, sœur de
Louvois et de l'archevêque de Reims; de sorte que la duchesse d'Aumont
se trouvait apparentée avec le Tellier et par conséquent aussi avec
madame de Coulanges[543].

  [543] L'_État de la France_; 1677, in-12, p. 78.--SAINT-SIMON,
  _Mémoires authentiques_, t. VI, p. 4-6; t. VII, p. 127, et t. IX,
  p. 142.

La duchesse d'Aumont, dans son âge avancé, compta parmi les femmes qui,
après avoir été célèbres par leurs aventures galantes, se faisaient
remarquer par leur grande dévotion; mais c'était de cette dévotion
fastueuse qui s'annonçait à tous par l'absence de rouge, par de grandes
manches et une mise particulière, par une affectation de pratiques
rigoureuses, par un grand renfort de directeurs et de confesseurs. Madame
de Sévigné, dans les lettres toutes confidentielles qu'elle écrit à sa
fille, exerce souvent sur ces femmes sa spirituelle malice; et ses éloges
railleurs font présumer qu'elle croyait peu à la sincérité de leur foi.
Nous pensons qu'elle se trompait: la vanité est un défaut tellement
inhérent à notre nature que le plus grand triomphe du christianisme est
d'empêcher que ce méprisable sentiment ne se glisse involontairement
jusque dans l'exercice des actions les plus vertueuses. La foi la plus
sincère ne nous garantit pas toujours de ce danger. Ce qui faisait naître
la défiance de madame de Sévigné sur les femmes qui restaient dans le
monde après leur conversion, et qui semblaient aspirer à la gloire de lui
servir d'exemple et de modèle, c'est la comparaison qu'elle faisait
d'elles avec ces grandes pécheresses dont la subite transformation,
opérée par une grâce toute divine, excitait à la fois sa surprise et son
admiration. Si humbles, si douces, si bonnes, si retirées, si entièrement
dévouées aux bonnes œuvres, à la pénitence, au repentir, si complétement
absorbées par le saint amour de Dieu, et en même temps si calmes, si
contentes, si réjouies de leur état, elles étaient les premières à
condamner et à flétrir la folie de leur vie passée; elles en parlaient
sans exagération et sans vains détours, avec une joyeuse pitié, comme
d'un désir maladif dont on est heureusement guéri[544]; et tout cela sans
avoir besoin de conseils, d'exhortations, d'éloquents sermons; n'aimant
le prêtre qu'à l'autel et au confessionnal, n'implorant de lui que le
pain céleste, l'absolution et la prière. Telle alors se montra, après le
brisement de cœur causé par la mort du chevalier de Longueville, la
comtesse de Marans, cette _Mélusine_ envers laquelle madame de Sévigné
s'était longtemps montrée si cruelle et dont, par une sorte d'amende
honorable, elle trace à sa fille une admirable peinture, bien propre à
faire envier à celle-ci, au milieu des grandeurs du monde, de ses
agitations et de ses tourments, l'oubli de toutes les peines, de toutes
les passions et le calme bonheur de cette nouvelle convertie.

  [544] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 décembre 1672, 14 juillet 1673).
  (Lettre de madame de la Fayette: «La Marans est une sainte; il
  n'y a point de raillerie, cela me paraît un miracle.»)--(1er, 5
  et 15 janvier 1674), t. III, p. 67, 70, 100, 195, 197, 211, édit.
  M.; t. III, p. 72, 137, 309, édit. G. Voyez aussi sur madame de
  la Sablière, _ibid._, _Lettres_ (8 novembre 1679, 21 juin et 14
  juillet, 4 août 1680), t. VI, p. 335, 373, 405, édit.
  M.--SAINT-SIMON, _Mémoires_, t. XV, p. 434, trace un portrait
  semblable de la marquise de Créquy.

Il n'est pas impossible que la religion, qui domina la duchesse d'Aumont
dans son âge mûr, ne lui ait inspiré dans sa jeunesse assez de crainte et
de respect pour qu'elle se soumît à ses prescriptions, mais sans lui
donner la force suffisante pour résister à la violence des penchants qui
l'entraînaient. Dans ce siècle, les exemples de ce genre sont fréquents,
sans compter celui de Louis XIV. Alors s'explique comment une certaine
exactitude à remplir ses devoirs religieux aurait donné à la duchesse
d'Aumont plus de retenue[545], et comment ses liaisons amoureuses furent
plus cachées et causèrent moins de scandale que celles de ses deux
sœurs, la duchesse de la Ferté et la duchesse de Ventadour.

  [545] _La France galante_; Cologne, 1695, in-12, p. 345, 380 et
  385.--_Histoire amoureuse des Gaules_, 1754, in-12, t. V, p. 106
  et 175.

Cependant le secret des amours de la duchesse d'Aumont fut assez connu
pour fournir, quand elle vivait, le sujet d'un de ces romans où l'auteur,
comme Bussy dans son libelle, montre une trop grande connaissance des
noms, des qualités, des caractères et de l'âge des personnages qu'il met
en scène pour que les faits principaux qu'il leur attribue ne soient pas
le résultat de ce qui se disait, à tort ou à raison, à la cour et dans le
grand monde. Nous avons encore une autre preuve de la vérité des
assertions du romancier: c'est que lorsque parurent les Caractères de la
Bruyère, toutes les clefs écrites et mises en marge de ce livre par les
personnes du temps portaient le nom de la duchesse d'Aumont auprès des
caractères qui peignent les femmes à la fois galantes et dévotes[546].

  [546] LA BRUYÈRE, _Des femmes_, nos 35, 43, 46; t. I, p. 204,
  207, 209; t. II, p. 672, 673, 674, 689, édit. 1845, in-8º.

Les faits énoncés sous la forme d'un roman acquièrent une valeur
historique lorsqu'ils ont été sérieusement avancés par des personnes
placées de manière à en être bien informées. Or, dans les libelles
diffamatoires du genre des _Amours des Gaules_, publiés en Hollande du
vivant de la duchesse d'Aumont, dans les chansons du temps et dans les
notes historiques de ces chansons, les deux derniers amants qu'on lui
prête sont précisément ceux que nomme madame de Coulanges: Caderousse et
l'archevêque de Reims[547]; et ils dépeignent ce dernier comme ayant un
embonpoint remarquable. Cet archevêque, dans tous ces libelles, ne se
trouve mêlé à aucune autre intrigue de ce genre: la séduction de la
duchesse d'Aumont est le seul méfait qu'on lui attribue; ce qui prouve
que ces auteurs ont écrit avant les préférences marquées qu'il eut pour
la marquise de Créquy, sa nièce, fille de Madeleine le Tellier et du duc
d'Aumont[548]. Par la même raison, ils n'ont pu ajouter la belle-fille à
la belle-mère dans la scandaleuse histoire du _gros cousin_ de madame de
Coulanges. Ce surnom de _gros cousin_ était au moins aussi applicable à
l'archevêque de Reims qu'à son frère le ministre Louvois. Si dans les
répertoires des intrigues de l'époque il n'est pas fait mention de
Villeroi, c'est que, relativement à lui, le secret de cette liaison, par
suite de la sévérité du roi, aura été mieux gardé.

  [547] _Chansons historiques_, t. VII, p. 87, Mss. de la Biblioth.
  royale, collection Maurepas.

  [548] _La France galante, ou Histoire amoureuse de la cour_,
  nouvelle édition, augmentée de pièces curieuses; Cologne, chez
  Pierre Marteau, p. 295 à 385, 394, 414 et 415. Voir le recueil
  intitulé _Histoire amoureuse des Gaules, par_ BUSSY-RABUTIN;
  1754, in-12, t. V, p. 79, 172, 174, 216.

La duchesse d'Aumont fut mariée à l'âge de dix-neuf ans. Villeroi en
avait vingt-neuf et elle vingt-deux[549] lorsqu'il en fut épris; mais ils
se connaissaient dès leur première jeunesse. Sous le nom de mademoiselle
de Toucy, qu'elle portait alors, la duchesse d'Aumont, à l'âge de treize
ans, avait, ainsi que le duc de Villeroi, et en compagnie de mademoiselle
de Sévigné, figuré dans les _ballets_ dansés par le roi. Lorsque
mademoiselle de Toucy parut sur ce dangereux théâtre en 1666, âgée de
seize ans, dans le _ballet_ des _Muses_ (Molière y figura, personnifiant
la Comédie), elle représentait avec Villeroi une scène de bergère avec
son berger[550]. Ces souvenirs de jeunesse ont pu contribuer, quelques
années après, à l'attrait qui les unit. Il est probable que la duchesse
d'Aumont sacrifia Caderousse à Villeroi[551]; peut-être le marquis de
Biran (depuis duc de Roquelaure) succéda-t-il à Caderousse, comme le
disent les libellistes. Villeroi ne crut pas qu'elle le trahissait pour
l'archevêque de Reims. Mais madame de Coulanges, qui connaissait bien son
_gros cousin_ et de quoi il était capable, pensait tout différemment; et,
comme de fréquents et solitaires entretiens avec un archevêque qui
affectait de prendre parti pour les jansénistes contre les jésuites[552]
n'avaient rien qui pût porter ombrage, madame de Coulanges ne connaissait
aucun moyen de dessiller les yeux de Villeroi. Son amour paraissait
devoir durer longtemps, et madame de Sévigné s'en étonne. Elle n'y voit
de remède que par la comtesse de Soissons, habile, quand la fantaisie lui
en prenait, à ressaisir ses jeunes amants trop longtemps écartés d'elle
et à semer la division entre eux et ses rivales.

  [549] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. IX, p. 142 et
  143.--BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 124 et 129.

  [550] BENSERADE, _OEuvres_, 1697, in-12, t. II., p. 364.--_État
  de la France_, 1677, p. 78.--SAINT-SIMON, _Mémoires_. Conférez
  BUSSY, LETTRES, t. V, p. 124 et 129. Voyez MONMERQUÉ, _Lettres de
  Sévigné_, t. IV, p. 151, note.--_La France galante_, édit. 1695,
  in-12, p. 287, 290.--BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 125 et 129.

  [551] _La France galante_, 1695, in-12, p. 348, 414,
  415.--_Histoire amoureuse des Gaules_, 1654, in-12, t. V, p. 79,
  166, 173, 174, 218, et _madame_ DE COULANGES, dans SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (20 mars 1673), t. III, p. 149, édit. G.; t. III, p.
  53, édit. M.

  [552] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, chap. VII, t. II, p.
  84.

Comme la duchesse d'Aumont avait beaucoup d'embonpoint[553] et peu
d'esprit, madame de Sévigné écrivait à sa fille: «Je ne puis comprendre
la nouvelle passion du _charmant_; je ne me représente pas qu'on puisse
parler de deux choses avec cette matérielle Chimène. On dit que son mari
lui défend toute autre société que celle de madame d'Armagnac. Je suis
comme vous, mon enfant; je crois toujours voir la vieille _Médée_, avec
sa baguette, faire fuir, quand elle voudra, tous ces vains fantômes
matériels[554].»

  [553] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. IX, p. 142: «La
  duchesse douairière d'Aumont mourut; c'était une grande et grosse
  femme.»

  [554] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 décembre 1675), t. IV, p. 281, édit.
  G.; t. IV, p. 154, édit. M.

La défense faite à _Alcine_ prouve que le duc d'Aumont avait des soupçons
sur sa femme. La duchesse d'Armagnac, amie de M. et de madame de
Coulanges, était une précieuse sévère et d'une réputation intacte. Cette
défense prouve encore que la liaison de Villeroi et de la duchesse
d'Aumont fut tenue secrète, et que le duc d'Aumont était loin de la
soupçonner. La duchesse d'Armagnac, sœur du maréchal de Villeroi, était
la tante du marquis de Villeroi, qui avait, par cette parenté, de faciles
occasions de voir plus souvent son _Alcine_[555].

  [555] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. VI, p.
  75.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (21 janvier 1695), t. XI, p. 124, édit.
  G.; t. X, p. 50, édit. M.

Ce qui peut avoir servi à donner le change à l'opinion, c'est qu'il
paraît qu'à cette époque le marquis de Villequier, fils unique du duc
d'Aumont, revenu des voyages entrepris pour achever son éducation,
aurait, par le moyen d'une femme de chambre, acquis la preuve du commerce
de son oncle l'archevêque avec la duchesse d'Aumont: mais l'inconduite de
Villequier et la haine[556] qu'on lui connaissait pour sa belle-mère la
défendirent contre les imprudentes révélations de ce jeune étourdi. Elles
ne firent tort qu'à lui-même, et lui attirèrent le blâme de Louis XIV.
Villeroi refusa d'y croire. C'est ce qui fit dire à madame de Coulanges
que «rien ne pouvait lui dessiller les yeux.»

  [556] _La France galante, ou Histoire amoureuse de la cour_;
  Cologne, chez Pierre Marteau, 1695, in-12, p. 416 et
  417.--_Histoire amoureuse des Gaules_, édit. 1754, t. V, p. 213
  et suiv.

Madame de Sévigné et madame de Grignan ne se trompaient pas dans leurs
prévisions sur la comtesse de Soissons. La baguette de la vieille _Médée_
(c'est ainsi qu'elles la désignaient) exerça sa magique et salutaire
influence sur l'amant abusé de la trompeuse _Alcine_. Au lieu de
s'absorber tout entier dans un seul amour, Villeroi redevint aimable pour
toutes les femmes qui, par leur esprit, les agréments de leurs personnes,
lui semblaient dignes de ses soins; et, en cherchant à plaire à toutes,
il mérita de nouveau pour toutes le surnom de _charmant_, que lui avait
donné madame de Coulanges. Vardes, qui avait été le rival de Villeroi
auprès de la comtesse de Soissons et de beaucoup d'autres; Vardes, son
maître dans la carrière de la galanterie, au lieu de s'abandonner dans
son exil à la tristesse et au découragement, cherchait à se distraire par
ses triomphes en province sur des beautés qui valaient bien celles de la
cour. A cette époque, les femmes du grand monde les moins capables de
faiblesse s'intéressaient aux aventures de ces séducteurs célèbres, comme
elles s'intéressent aujourd'hui à la lecture d'un roman.

La destinée que l'état social imposait en France aux filles de grande
naissance explique l'indulgence générale pour les fautes que l'amour leur
faisait commettre. Comme tout était sacrifié à la perpétuité des familles
et à leur élévation, les filles n'étaient considérées que comme des
moyens d'alliance entre ceux que l'intérêt rapprochait. Le devoir le plus
impérieux de ces jeunes innocentes était de se soumettre aux volontés de
leurs parents pour le choix d'un époux; ou, si on ne les mariait pas, de
se laisser mettre en religion, c'est-à-dire de se condamner à la
réclusion du cloître. Celles qui étaient malheureuses avec leurs maris
protestaient parfois ouvertement contre la tyrannie sociale par le
scandale de leur conduite, et rendaient presque respectables les femmes
qui, dans le vice, conservaient les apparences de la vertu. On attribuait
leurs égarements passagers à la violence d'un sentiment avec lequel on se
savait gré de sympathiser.

Ainsi on sut à Paris que Vardes avait séduit mademoiselle de Toiras, la
fille du gouverneur de Montpellier; et, d'après le récit de cet amour et
de sa fin, on en forma une espèce de drame attendrissant, que l'on se
plaisait à jouer en société. Madame de Sévigné écrivit alors à sa
fille[557]: «Madame de Coulanges et M. de Barillon jouèrent hier la scène
de Vardes et de mademoiselle de Toiras. Nous avions tous envie de
pleurer: ils se surpassèrent eux-mêmes.» L'éloge de la grande actrice,
la Champmêlé, suit immédiatement l'éloge de Barillon comme acteur; et
cependant Barillon était un personnage important, qui devait partir trois
semaines après pour l'Angleterre, où il fut nommé ambassadeur[558].
Peut-être parut-il propre à cet emploi parce qu'il jouait bien la comédie
et qu'il réussissait auprès des femmes.

  [557] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 mars et 1er avril 1672), t. II, p.
  443 et 446, édit. G.--_Ibid._, t. II, p. 374, 376, édit.
  M.--_Ibid._ (28 juin 1671), t. II, p. 93, édit. M.; et t. II, p.
  113, édit. G.

  [558] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 avril 1672), t. II, p. 467, édit.
  G.--_Ibid._, t. II, p. 394, édit M.

Madame de Coulanges termine sa première lettre de Lyon à madame de
Sévigné en lui apprenant que l'on dit à Paris que Vardes et Villeroi se
sont rencontrés; puis elle termine par ces mots: «Devinez où?» Madame de
Sévigné n'avait pas de peine à deviner que c'était chez madame de
Coulanges. Cette nouvelle était fausse; mais elle était vraisemblable et
pouvait avoir acquis quelque crédit, parce qu'on savait que Vardes et
Villeroi avaient toujours recherché la société de madame de Coulanges.
Elle se montrait alors très-occupée de ce dernier. Elle annonce à madame
de Sévigné que Villeroi se propose de l'aller voir à Grignan avec le
comte de Rochebonne; mais en même temps elle ne souhaite pas qu'il
l'accompagne, et elle indique le motif de cette répulsion: «J'ai peur,
lui écrit-elle, que vous ne traitiez mal notre gouverneur; vos manières
m'ont toujours paru différentes de celles de madame de Salus[559].»

  [559] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er août 1672), t. III, p. 112 et 114,
  édit. G.; t. III, p. 46, édit. M.

Madame de Sévigné avait une raison grave pour ne pas désirer la visite de
Villeroi. Ce séducteur de femmes avait, par ses assiduités auprès de sa
fille, avant qu'elle fût madame de Grignan, donné occasion à la calomnie
de s'exercer par de malins vaudevilles[560].

  [560] Conférez le _Recueil de chansons, vaudevilles, épigrammes,
  épitaphes et autres pièces satiriques, historiques, avec des
  remarques curieuses_, Mss. de la Biblot. royale, t. III, depuis
  1666 jusqu'à 1672.

Ni Villeroi ni même madame de Coulanges ne vinrent à Grignan. Madame de
Coulanges quitta Lyon le 1er novembre, pour s'en retourner à Paris,
exprimant à madame de Sévigné le regret de s'éloigner d'elle, et disant à
Corbinelli, qui de Grignan lui avait écrit qu'il voulait être _son
confident_: «Venez vous faire refuser à Paris[561].»

  [561] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 octobre 1672), t. III, p. 123, édit.
  G.--_Ibid._, t. III, p. 53.



CHAPITRE IX.

1673.

   Séjour de madame de Sévigné et de sa fille à Grignan.--La présence
   de madame de Sévigné en Provence a un intérêt politique.--Pourquoi
   la Provence était difficile à administrer.--Révolte de cette
   province sous Louis XIV.--Puissance des états, des parlements, des
   magistrats municipaux restreinte par la création des intendants.--En
   1639, on substitue l'assemblée des communautés à l'assemblée des
   états.--Le parlement de Provence s'unit à celui de Paris pendant la
   Fronde.--Le comte d'Alais est gouverneur, ensuite le duc de
   Mercœur.--Mazarin conduit le roi à Aix en 1660.--Mesures de
   rigueur.--Mesures plus douces.--Influence de Forbin-Janson dans
   l'assemblée des communautés, dans la ville d'Aix sur le clergé, le
   parlement.--Il s'établit une rivalité entre les deux familles les
   plus notables de la province, celle de Forbin-Janson, évêque de
   Marseille, celle de Grignan, lieutenant général gouverneur.--Quels
   étaient à la cour les appuis de l'une et de l'autre.--Madame de
   Grignan se met en hostilité avec Forbin-Janson malgré les conseils
   de sa mère.--Pourquoi le premier président Forbin d'Oppède ne
   lui était pas contraire.--Elle reste à Grignan à cause de sa
   grossesse; madame de Sévigné se rend à Aix et ensuite à Lambesc
   avec M. de Grignan.--Ouverture de l'assemblée des communautés.--Leur
   composition.--Discours de l'assesseur.--Vigueur des remontrances.--Le
   don gratuit est accordé.--On refuse au lieutenant général gouverneur
   l'entretien de ses gardes.--Cinq mille francs lui sont donnés
   à titre de gratification.--On lui refuse de l'indemniser pour les
   frais du courrier qui doit porter les cahiers de l'assemblée.--De
   la Barben offre de les porter en cour à ses frais.--On
   accepte.--L'évêque de Marseille, l'année précédente, avait porté
   gratuitement ces cahiers, et discuté avec Colbert.--L'assemblée
   ne tenait que trois jours pour les affaires générales.--Madame
   de Grignan et madame de Sévigné quittent Lambesc pour aller visiter
   Marseille.--Madame de Sévigné est désirée à Marseille.--Elle
   est mécontente de Forbin-Janson.--Ce prélat, évêque de Marseille,
   justifié.--Madame de Sévigné écrit à Arnauld d'Andilly, avec
   l'intention de le déprécier dans l'esprit de Pomponne.--Comparaison
   de l'évêque de Marseille et de M. de Grignan.--Talents et
   capacités de l'évêque de Marseille.--Il devient successivement
   évêque de Beauvais, cardinal, grand aumônier.--Son portrait et
   son beau caractère.--Comment il reçoit madame de Sévigné
   à Marseille.--Il l'accompagne partout, lui donne des dîners et des
   fêtes.--Elle lui fait de vive voix d'injustes reproches.--Elle est
   ingrate à son égard.--Elle est enchantée de Marseille.--Après trois
   jours de voyage, elle retourne à Grignan.--Couches malheureuses de
   madame de Grignan.--Madame de Sévigné et sa fille reviennent à Aix,
   et y séjournent.


Le besoin de faire cesser le déchirement de cœur qu'elle éprouvait
lorsqu'elle était séparée de sa fille chérie, le désir de jouir de sa
société, de lui épargner des fatigues pendant sa grossesse, de l'assister
dans ses couches avaient été les seuls motifs du long voyage que madame
de Sévigné venait d'achever[562]. Mais l'état des affaires, la division
qui régnait entre deux familles rivales donnaient à son arrivée en
Provence et au séjour qu'elle devait y faire une assez grande importance
politique. Sa présence dans ce pays semblait être le signal d'un accord
que, dans l'intérêt public, les uns désiraient, et que les autres
redoutaient.

  [562] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 et 27 juillet 1673), t. III, p. 164
  et 168, édit. G.; t. III, p. 80 et 94, édit. M.--(11 septembre
  1672), t. III, p. 120, édit. G.; t. III, p. 51, édit. M. Lettre
  de madame de Coulanges: «Le bruit court que vous ne travaillez
  pas à patrons, etc.»

De tous les pays qui, par des traités, des alliances, la ruine des grands
feudataires, avaient été annexés plutôt qu'incorporés à la France, la
Provence était celui qui avait été le plus difficile à réduire sous le
niveau du sceptre royal, et il était encore celui qui exigeait le plus
d'habileté et de discernement dans le maniement des affaires et dans le
choix des hommes.

Il y avait à cela plusieurs causes. La Provence avait été, dès les
siècles les plus reculés, séparée du reste de la Gaule sauvage. Par la
civilisation grecque et romaine, elle était restée le pays le plus
prospère, le plus éclairé et le plus riche. La féodalité n'y avait pas,
autant que dans le reste de la France, appesanti son joug asservissant.
Dans les grandes villes, les franchises municipales dataient, pour
plusieurs, du temps des Romains; elles avaient formé dans le moyen âge
des espèces de républiques presque indépendantes. Alors que toute la
navigation des peuples de l'Europe se concentrait dans la Méditerranée,
Marseille, enrichie par le génie actif de ses habitants, était devenue
une des premières villes du monde. Comme ce pays avait été chrétien bien
avant l'invasion des barbares, et qu'Arles était, dans les derniers temps
de l'empire romain en Occident, la capitale de toute la Gaule, la
Provence renfermait deux archevêchés, et elle comptait un plus grand
nombre d'évêchés qu'aucune autre portion de territoire français aussi
circonscrite. Enfin, c'est par cette contrée qu'après la nuit des siècles
d'invasion avaient commencé à reparaître les sciences, la poésie, la
littérature et les arts. Il résultait de toutes ces causes, pour la
Provence, une forte nationalité, qui avait d'autant plus de peine à se
fondre dans la nationalité française que le peuple parlait une langue
riche, harmonieuse, pittoresque et plus propre à exprimer les doux
sentiments du cœur que les dialectes franco-germaniques du nord de la
Loire.

La langue provençale, la langue des _troubadours_, n'était pas celle que
parlaient, dans le nord de la France, les _trouvères_, le roi et sa cour:
ainsi les origines, la législation, les mœurs tendaient à faire de la
Provence un pays distinct et séparé de la France. Il en était de même du
gouvernement et de l'administration. La Provence possédait ce qui n'avait
pu s'établir chez nous, des assemblées régulières d'états généraux,
c'est-à-dire une assemblée législative qui se réunissait tous les ans et
où les trois ordres, celui des ecclésiastiques, ceux de la noblesse et du
tiers état, étaient parfaitement représentés par les grandes notabilités,
qui délibéraient en commun sur les affaires communes. Pour les affaires
particulières de chaque partie du territoire, il y avait encore des
assemblées de communautés, qui se réunissaient toutes les fois que le
besoin le requérait. Arles et Marseille, terres adjacentes, villes
impériales, n'étaient point comprises dans cette organisation; elles
avaient leurs priviléges, leur constitution municipale, leur législation
à part, et étaient plus démocratiquement organisées. Un parlement, cour
suprême de justice, toujours composé d'hommes habiles et éclairés, chargé
de l'exécution des lois faites par le pays et pour le pays, maintenait
sous sa puissante juridiction les villes, les communautés, les
seigneuries.

De l'assemblage de ces classes, de ces corporations, de ces associations
diverses résultaient sans doute des dissidences que des intérêts
différents ou opposés faisaient naître; l'harmonie ne régnait pas
toujours entre le parlement, les états et les villes; mais quand il
s'agissait de défendre contre l'autorité les priviléges et les droits de
la Provence, ils se réunissaient et agissaient en commun. Ainsi la
Provence était habituée à se considérer comme un petit État à part, ayant
des intérêts distincts de ceux de la France. Sous Henri IV, il fallut
employer beaucoup d'habileté et d'énergie pour empêcher ce pays de se
donner à l'Espagne; et Sully déclare que la réduction de Marseille par le
duc de Guise est une des plus belles actions militaires et politiques qui
se soient passées de son temps[563].

  [563] SULLY, _OEconomies royales_ (1594), t. II, p. 253 de la
  collection des _Mémoires relatifs à l'histoire de France_, édit.
  de Petitot, 1820, in-8º.

Pour pouvoir gouverner ce pays, il fallait donc, sinon anéantir, au moins
affaiblir l'autorité du parlement, celle des états et celle des
magistrats des villes. C'est ce que fit Richelieu, non-seulement en
Provence, mais dans toute la France. Il créa les intendants de lois et de
finances, et, par cette despotique institution, il ôta aux parlements
toute action sur la levée des impôts et sur les mesures d'ordre public.
Il rendit ainsi ces grands corps complétement étrangers à
l'administration financière et à la police du royaume. Il fut le premier
auteur de la séparation salutaire du pouvoir judiciaire et du pouvoir
civil.

Richelieu fit plus encore contre la Provence. En 1639, pour faire voter
le don gratuit et la répartition des impôts et pour le règlement des
affaires du pays, il assembla les _communautés_, mais non les _états_,
malgré l'usage constamment suivi jusqu'alors. Comme l'assemblée des
communautés était composée à peu près des mêmes personnes que celles qui
siégeaient aux états, ce changement était peu de chose au fond; mais les
nouvelles attributions qu'il fallut donner à l'assemblée des communautés
anéantissaient de fait les priviléges de l'une et l'autre assemblée,
puisqu'elles ne semblaient plus qu'une concession royale, qui pouvait
être supprimée à volonté.

De plus en plus mécontents des mesures illégales prises pour les
soumettre au sceptre royal, les Provençaux se révoltèrent au temps de la
Fronde, en 1649[564], et ils firent prisonniers le comte d'Alais, leur
gouverneur, et le duc de Richelieu, général des galères. Le parlement
d'Aix, présidé par le baron d'Oppède, s'unit au parlement de Paris,
auquel il envoya une députation pour lui offrir une armée de quinze mille
hommes prête à marcher et tout l'argent nécessaire à sa subsistance[565].

  [564] Le 20 janvier 1649. Conférez l'opuscule intitulé _Les
  emplois de M. le président Gaufredi_ (sans titre, sans nom
  d'imprimeur, ni date, ni frontispice, de 100 pages), p. 86.

  [565] PAPON, _Histoire de Provence_, t. IV, p. 501 et 601. En
  1543, un Adhémar de Grignan figure dans les affaires de ce temps,
  p. 110 et 117.

Des concessions faites au parlement de Paris comme au parlement de
Provence produisirent un calme momentané. Le comte d'Alais fut mis en
liberté, et ressaisit le pouvoir; mais, de même que le prince de Condé,
par son orgueil et ses prétentions il ralluma la guerre civile. Le comte
d'Alais, devenu duc d'Angoulême par la mort de son père, voulut se venger
du parlement d'Aix, et traiter les Provençaux comme des rebelles[566]. Le
parlement (en 1652) leva des troupes pour lui résister, et en donna le
commandement au comte de Carces, lieutenant général. Ces nouvelles
recrues auraient infailliblement succombé contre les soldats exercés du
comte d'Alais si la cour n'était pas intervenue, et n'avait pas envoyé
le comte de Saint-Aignan avec un traité de paix, qu'il fit signer aux
deux partis[567].

  [566] REBOULET, _Histoire du règne de Louis XIV_; Avignon, 1744,
  in-4º, t. I, p. 189.--MONGLAT, _Mémoires_, t. L, p. 153-154.

  [567] MONGLAT, _Mémoires_, t. L, p. 243 et 391.--REBOULET,
  _Histoire du siècle de Louis XIV_, t. I, p. 202.

Mais Marseille et plusieurs autres villes n'avaient pas pris part à
l'insurrection contre le duc d'Angoulême, parce que celui-ci avait
respecté leurs priviléges, en même temps qu'il attentait à ceux du
parlement et de la ville d'Aix. Il résulta de cette division qu'il y eut
deux partis en Provence, le parti du parlement de Provence et le parti de
la ville de Marseille; le parti de ceux qui s'étaient joints à la révolte
et le parti de ceux qui étaient pour la paix et avaient aidé Mazarin à la
rétablir. Ces derniers étaient en faveur auprès de la cour; les autres,
et surtout le comte de Carces et le premier président Forbin d'Oppède,
étaient en disgrâce. Mais l'ambition et l'orgueil du prince de Condé
donna une tout autre face aux affaires de la Provence, comme à celles de
toute la France. Lorsque Mazarin se décida à faire emprisonner ce prince,
il fut forcé de changer le gouverneur de la Provence, le duc d'Angoulême,
qui, comme cousin germain de Condé, tenait pour lui et était contre le
ministre. Mazarin envoya pour commander à sa place le duc de Mercœur,
qui avait épousé la nièce aînée des Mancini. Le duc d'Angoulême voulut se
maintenir par la force dans son gouvernement[568]. Il y eut conflit entre
le gouverneur destitué et le gouverneur nouvellement nommé. Le président
d'Oppède et le comte de Carces, et avec eux la ville d'Aix, ennemis du
duc d'Angoulême, se déclarèrent pour le duc de Mercœur. La guerre se
fit. Mercœur assiégea et prit Tarascon, Saint-Tropez, et bloqua Toulon.
Les villes de Marseille et d'Arles intervinrent pour pacifier le pays;
mais le duc d'Angoulême, ayant appris que le prince de Condé s'était
retiré en Flandre, profita de l'amnistie, et laissa le champ libre au duc
de Mercœur[569].

  [568] MONGLAT, _Mémoires_, t. L, p. 391.

  [569] MONGLAT, _Mémoires_, t. L, p. 391.

Les partis cèdent à la nécessité, mais ils subsistent. En Provence, ils
s'étaient aigris par de longues dissensions. Le duc de Mercœur s'appuya
sur le parlement, qui l'avait soutenu, et accorda toute sa confiance au
premier président d'Oppède, qui, de chef du parti des rebelles, était
devenu, par un revirement commun dans les temps de dissensions civiles,
un des soutiens de la cause royale.

Le joug du gouverneur s'appesantit sur la noblesse, qui s'était déclarée
du parti de Condé ou du duc d'Angoulême. Mais le plus désastreux fut que
d'Oppède, pour se venger des Marseillais, détermina le duc de Mercœur à
restreindre les libertés municipales et à s'arroger le droit de nommer
les magistrats de cette ville. Le mécontentement fut extrême,
non-seulement dans Marseille, mais dans toute la Provence; il n'y eut
point de révolte ouverte, mais des oppositions, des désobéissances
continuelles aux ordres de l'autorité.

Ce fut dans le dessein de faire cesser cette espèce d'anarchie et
d'établir en Provence l'autorité souveraine qu'en 1660 Mazarin conduisit
à Aix le jeune roi, dont l'arrivée avait été précédée par six mille
hommes de troupes. Mazarin, comme le duc de Mercœur, s'abandonna aux
conseils du président d'Oppède, et sévit avec violence contre ceux qui
s'étaient montrés les plus rebelles aux ordres de Louis XIV. «Pendant que
l'on fut à Aix, dit MADEMOISELLE dans ses Mémoires, l'on en châtia, l'on
en fit pendre, l'on en envoya aux galères, l'on en exila quelques-uns des
principaux du parlement dans des pays fort éloignés.» Après tous ces
châtiments, l'on chanta le _Te Deum_ pour la paix[570].

  [570] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLII, p. 449 et 450.--REBOULET,
  _Histoire du règne de Louis XIV_, t. I, p. 524.--HENRI MARTIN,
  _Histoire de France_, t. XIV, p. 480.

Marseille fut traitée avec encore plus de rigueur: le roi y entra par une
brèche faite à ses remparts, comme dans une ville conquise. Une des
portes sur laquelle était une image de Henri IV fut abattue, parce que
sur le cadre de ce bas-relief on avait gravé cette inscription, qu'on
trouva séditieuse[571]:

    SUB CUJUS IMPERIO SUMMA LIBERTAS.

  [571] MONGLAT, _Mémoires_, t. LI, p. 97 et 98.

On fit dresser le plan d'une citadelle à l'entrée du port, pour dominer
la ville.

C'est à Aix que le prince de Condé, après sa rentrée en France, vint se
présenter au roi et faire sa soumission. Il ne resta donc plus de traces
du parti qu'il avait en Provence. Mais ce pays, quoique soumis, n'en
regrettait pas moins ses libertés perdues; et ce fut pour adoucir les
esprits et dissiper autant que possible la haine contre le gouvernement
qu'on fit succéder aux mesures de rigueur une administration bienfaisante
et les formes légales aux décisions arbitraires. On s'abstint, à
l'exemple de Richelieu, de réunir les états; mais les assemblées des
communautés furent exactement convoquées tous les ans. Toutefois, ces
assemblées, lorsqu'on les forçait d'accomplir des actes qui n'étaient pas
de leur compétence, mais de celle des états, avaient bien soin de
rappeler les droits et les prérogatives de ceux-ci. Lorsqu'on leur
demanda de nommer un procureur du pays-joint, elles ne s'y refusèrent
pas; mais dans le procès-verbal de nomination elles insérèrent ces mots:
«Le tout sous le bon plaisir des prochains états[572].» Prochains états
dont la convocation ne se fit jamais.

  [572] _Abrégé des délibérations de l'assemblée générale des
  communautés du pays de Provence, convoquée à Lambesc_ le 25 août
  1668, p. 2.

Cependant le président du parlement, Forbin d'Oppède, qui n'avait plus de
vengeance à exercer et qui rendait justice à tous avec conscience et
impartialité, assurait le maintien de l'autorité par son influence sur le
parlement et sur la ville d'Aix; mais il s'était fait trop d'ennemis à
Marseille, et durant les troubles, pour pouvoir administrer la province.
Forbin-Janson, évêque de Digne, et ensuite évêque de Marseille en 1668,
homme d'une capacité supérieure, se faisait chérir des Marseillais, et
avait dans l'assemblée des communautés, où il était procureur-joint, une
prépondérance qui déterminait les décisions[573].

  [573] Voyez ci-dessus la 3e partie de ces _Mémoires_, p. 303-304.

Lorsqu'on nomma un lieutenant général gouverneur, les ministres de Louis
XIV durent se féliciter de voir placer à la tête du gouvernement de cette
province les deux familles les plus notables par l'antiquité de leur
noblesse, par leurs grands domaines, par le nombre des places éminentes
dont elles étaient en possession dans l'Église, dans l'armée, dans la
magistrature. Les familles des Grignan et des Forbin-Janson, si elles
avaient été unies, auraient donné au gouvernement du roi des moyens
puissants pour administrer ce pays et pour effacer tous les souvenirs
fâcheux des révolutions et des crimes des partis. Mais les chefs de ces
deux familles, par la nature de leurs fonctions et des devoirs qu'elles
leur imposaient, par l'origine de leur pouvoir et les causes de leur
influence, ne pouvaient marcher d'accord. Comme hommes privés, ils
pouvaient s'estimer, s'aimer même; mais, comme hommes publics, ils se
trouvaient divisés. En effet, M. de Grignan, obligé d'assurer l'autorité
du roi, de maintenir les usurpations faites sur la liberté du pays et de
le forcer à supporter le poids accablant des impôts, ne pouvait avoir ni
le même ascendant sur les esprits ni la même popularité que
Forbin-Janson, l'évêque de Marseille, qui défendait contre les
prétentions des états les intérêts de cette ville, et cependant appuyait
de son autorité épiscopale et de son crédit les réclamations que les
états renouvelaient en vain chaque année. En apparence opposé à
l'autorité royale, mais dans le fait son partisan et son plus utile
appui; bruyant et hardi quand il fallait faire connaître au roi les abus
de l'administration, les besoins et la détresse de la province; concluant
toujours à l'adoption des demandes du monarque lorsque celui-ci, pour
répondre aux représentations de l'assemblée des communes, exprimait ses
volontés directement et itérativement, mais résistant lorsque ces
demandes étaient transmises de prime abord à cette assemblée par l'organe
du lieutenant général gouverneur, c'est ainsi que l'évêque de Marseille
parvenait à substituer son influence et son autorité à celle du
lieutenant général gouverneur, et se rendait puissant dans le pays et
nécessaire au pouvoir. Par les places qu'occupaient ses parents, le
bailli de Forbin, Forbin-Moquier, marquis d'Oppède, Forbin-Soliers[574],
et aussi par les amis personnels qu'il s'était faits, Forbin-Janson avait
de puissants appuis auprès des ministres; il était bien en cour, où
d'ailleurs il se montrait souvent. M. de Grignan y était appuyé par sa
famille et par madame de Sévigné. Les ministres n'étaient contraires à
aucune des deux familles; mais le conflit continuel que cet antagonisme
occasionnait dans les affaires de Provence produisait une division dans
les conseils du roi; chacun des ministres suivait ses inclinations
personnelles, et subissait les influences de M. de Forbin-Janson ou de M.
de Grignan, ainsi que celles de leurs amis.

  [574] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 novembre 1673), t. III, p. 227.

Pomponne, alors à l'apogée de la faveur, était dévoué à madame de
Sévigné. Par madame de Coulanges et les amis et parents des Adhémar,
madame de Sévigné agissait sur Louvois et par conséquent sur le Tellier,
qui inclinait pour Grignan. Cette raison seule eût pu amener Colbert à se
tourner aussi contre ce dernier; mais un puissant motif, et plus digne de
lui, le portait à être favorable à Forbin-Janson. Pour Colbert, qui avait
toujours les yeux ouverts sur la prospérité du commerce de la France,
Marseille était toute la Provence, et ce qui intéressait cette ville
attirait au plus haut point son attention. Il trouvait chez l'évêque de
Marseille tant de lumières, une si grande habileté à manier les esprits
qu'il avait avec raison bien plus de confiance dans cet homme d'Église
que dans un brave et honnête militaire, dissipateur, aimant le jeu, la
musique, ennemi de toute grande contention d'esprit, et qui dans toutes
les affaires se laissait guider par sa femme.

Aussi madame de Sévigné trouve-t-elle toujours Colbert insensible à ses
moyens de persuasion. Son abord la glaçait comme le _vent du nord_,
qu'elle lui donnait pour surnom. D'ailleurs, celle qui était restée
l'amie de Fouquet et de tous ceux de sa famille, dans le malheur qui les
accablait, inspirait nécessairement de la défiance à Colbert, et ne
pouvait lui agréer. Les dispositions de ce ministre envers madame de
Sévigné la contrariaient d'autant plus que c'était principalement de lui
que ressortait la tenue des états et tout ce qu'il y avait de plus
important dans le gouvernement de la Provence. Il n'en était pas de même
pour madame de Sévigné de l'évêque de Marseille, du président d'Oppède,
du bailli de Forbin et de tous les Forbin. Avec ce tact fin dont elle
était douée, elle avait très-bien vu que le succès de son gendre et de sa
fille en Provence tenait à faire cesser la rivalité qui existait entre la
famille des Grignan et celle des Forbin et à l'accord entre M. de Grignan
et l'évêque de Marseille. Elle eut envers celui-ci, lorsqu'il était à
Paris, les plus aimables procédés, et parvint à lui plaire, ainsi qu'à
Forbin d'Oppède et à tous ceux de cette famille. Elle aurait bien voulu
faire entrer madame de Grignan dans cette voie, mais elle ne put y
parvenir. Madame de Grignan, jeune, belle et flattée, qui ne connaissait
ni le pays ni les hommes lorsqu'elle arriva en Provence, fut très-choquée
de voir que l'autorité de l'évêque de Marseille balançait celle d'un
Adhémar gouverneur, dont l'oncle était archevêque d'Arles. Par ses
hauteurs et par ses intrigues, contraires à tout ce que désirait
Forbin-Janson, par son obstination à se refuser à toute concession, elle
se fit un adversaire redoutable d'un homme qui n'aurait pas demandé mieux
que de se servir de son influence pour arriver à ses fins, et se rendre
encore plus utile à la ville de Marseille, dont il était le pasteur. En
vain madame de Sévigné écrivait à sa fille qu'elle était injuste envers
l'évêque; «que rien n'est plus capable d'ôter tous les bons sentiments
que de marquer de la défiance; qu'il suffit souvent d'être soupçonné
comme ennemi pour le devenir[575];» en vain elle l'exhortait «à desserrer
son cœur;» en vain elle lui disait: «_Point d'ennemis_, ma chère enfant!
faites-vous une maxime de cette pensée, qui est aussi chrétienne que
politique; je dis non-seulement _point d'ennemis_, mais _beaucoup
d'amis_[576]:» ce précepte, si bien pratiqué par madame de Sévigné, ne
fut jamais à l'usage de madame de Grignan. Elle mettait si peu de
discernement et tant d'empressement dans ses haines qu'en arrivant en
Provence elle se persuada que le premier président d'Oppède faisait cause
commune avec l'évêque de Marseille, parce qu'il était un Forbin et parce
que la nomination de M. de Grignan lui enlevait l'autorité de gouverneur
de la province, qu'il exerçait au nom du parlement. Mais le président
d'Oppède était depuis longtemps acquis aux volontés du pouvoir. Avant que
son parent Forbin-Janson eût été nommé évêque de Marseille, il avait fait
trop de mal à cette ville pour ne pas se ranger du parti du lieutenant
général; et madame de Grignan, qui d'abord avait résisté à ce sujet aux
assurances de sa mère, fut obligée de reconnaître que d'Oppède, bien loin
de lui être opposé, lui était favorable. Il devint un de ses plus fidèles
amis; et, lorsqu'il mourut (le 14 novembre 1671), elle le regretta
d'autant plus vivement que son influence dans le parlement était
très-utile à M. de Grignan[577].

  [575] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 novembre 1671), t. I, p, 276, édit.
  G.; t. I, p. 206, édit. M.

  [576] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 février 1690), t. X, p. 273, édit.
  G.; t. IX, p. 317.

  [577] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 novembre 1670, 18, 22 et 25 novembre
  1671), t. I, p. 277, édit. G.; t. I, p. 206, édit. M.; t. II, p.
  277 et 295, édit. G.; t. II, p. 240 et 251, édit. M.

Depuis la mort du président d'Oppède, madame de Grignan eut plus souvent
à se plaindre de l'évêque de Marseille;[578] et jamais leur mutuelle
aversion n'avait été plus forte qu'à l'époque de l'arrivée de madame de
Sévigné en Provence. Cette inimitié était d'autant plus redoutable que,
de la part de Forbin-Janson, elle se voilait sous les dehors d'une
bienveillance simulée et d'une exquise politesse.

  [578] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (Aix, 11 décembre 1672), t. III, p. 59,
  édit. M.; t. III, p. 129, édit. G.--_Ibid._ (30 décembre 1672),
  t. III. p. 66, édit. M.

Madame de Sévigné, qui n'avait cessé d'entretenir avec l'évêque de
Marseille des relations amicales, espérait profiter de son séjour en
Provence pour faire cesser des divisions dont, à Versailles et à
Saint-Germain, elle avait tant de peine à prévenir les suites.

Une occasion allait se présenter de mettre à l'épreuve l'évêque de
Marseille, et de lui demander la réalisation des promesses et des
protestations d'attachement qu'il n'avait cessé de faire à madame de
Sévigné.

Après trois mois de séjour à Grignan, où elle avait joui délicieusement
de la vue de sa fille, en compagnie de son gendre, de son ami Corbinelli
et de presque toute la famille des Grignan, l'époque de la tenue de
l'assemblée des communautés arriva; et madame de Grignan ne pouvant
suivre son mari d'abord à Aix, et ensuite à Lambesc, ce fut madame de
Sévigné qui dut accompagner M. de Grignan. Les affaires de la Provence
étaient dans un état de crise qui devait donner beaucoup d'inquiétude au
lieutenant général gouverneur. L'année précédente, il avait été obligé
d'écrire à Colbert pour solliciter des lettres de cachet contre les plus
récalcitrants des députés de l'assemblée des communautés, qui
refusaient[579] de voter le don gratuit; et, non-seulement Colbert lui en
avait envoyé dix, mais il lui avait écrit qu'après avoir exilé ces
députés à Grandville, à Saint-Malo, à Cherbourg et à Concarneau il
fallait dissoudre l'assemblée, et se passer d'elle pour la levée de
l'impôt. Nous avons déjà dit comment, par le vote de l'assemblée d'une
somme un peu moindre que celle qui avait été demandée, et par les bons
offices, les démarches et les excellents conseils de madame de Sévigné,
on avait évité de faire usage des lettres de cachet, et d'exaspérer le
parlement et tout le pays[580]. Colbert, en annonçant à M. de Grignan que
le roi acceptait l'offre de 450,000 fr. pour le don gratuit, persistait
pour les mesures de rigueur et l'exil des dix députés; il terminait sa
lettre en disant: «Quant à réunir encore cette assemblée, il n'est pas
probable que le roi s'y décide de longtemps[581].»

  [579] _Lettre de M._ DE GRIGNAN _à Colbert_, du 22 décembre 1671,
  Biblioth. nationale, Mss., donnée dans l'ouvrage de M. CLÉMENT,
  _Histoire de la vie et de l'administration de Colbert_, 1846,
  in-8º, p. 382.

  [580] Conférez ci-dessus la 3e partie de ces _Mémoires_, p. 443.

  [581] _Lettre de_ COLBERT _à M. de Grignan_, du 31 décembre 1671,
  citée par M. CLÉMENT, _Histoire de la vie et de l'administration
  de Colbert_, 1846, in-8º, p. 352.

M. de Grignan se serait rendu odieux à toute la Provence s'il eût laissé
anéantir les restes de sa liberté; et il est probable que les troubles
qui avaient eu lieu sous le gouvernement du duc d'Angoulême se seraient
renouvelés si on l'avait forcé à lever l'impôt du don gratuit sans qu'il
eût été voté par l'assemblée des communautés.

Il obtint donc que l'avis de Colbert ne serait point suivi, et que les
états communaux seraient rassemblés cette année comme de coutume. Les
lettres de commissions du roi, datées du 10 septembre, lui furent
envoyées pour autoriser la convocation de l'assemblée, qui fut fixée au
mois de décembre.

Lambesc, petite ville, n'est qu'à cinq lieues d'Aix, où résidait le
lieutenant général gouverneur. Madame de Grignan se trouvait trop avancée
dans sa grossesse pour pouvoir se déplacer; elle resta donc à Grignan; et
madame de Sévigné, avec son gendre, se transportèrent à Aix dans le
commencement de décembre. M. de Grignan s'occupa des préparatifs de la
tenue de l'assemblée des communautés, qui devait s'ouvrir le 17 du mois.

Le séjour de madame de Sévigné à Aix et ensuite à Lambesc, pendant la
tenue de l'assemblée des communautés, nous autorise à entrer dans
quelques détails sur ce qui se passa dans cette assemblée, lors même que
ces détails n'auraient pas une grande importance historique, pour
éclairer d'un jour très-vif le mode d'administration des provinces
privilégiées sous le règne de Louis XIV.

On commença par la lecture des règlements contenant des défenses de
faire des dons et gratifications, ordonnant qu'il sera dit une messe tous
les jours au nom du Saint-Esprit, en laquelle tous les députés
assisteront; qu'ils prêteront ès mains de messieurs les commissaires des
états le serment de tenir les propositions secrètes, et de ne pas révéler
ce qui se passerait dans l'assemblée ni les opinions émises; de plus, ils
promettaient de se trouver aux séances aux heures assignées, sous les
peines déterminées par les règlements.

Ceux qui étaient présents comme ayant droit de siéger, d'opiner et de
voter dans cette assemblée étaient, pour le clergé, l'archevêque d'Aix,
les deux évêques nommés procureurs-joints du clergé, et l'évêque de
Marseille: celui-ci était toujours nommé. Pour la noblesse, deux
gentilshommes nommés procureurs-joints de la noblesse, les consuls d'Aix,
procureurs-nés du pays, les députés des trente-sept principales
communautés et leurs syndics, et ceux des vingt vigueries. Arles et
Marseille n'étaient appelées aux assemblées générales de la province que
par honneur et alternativement, et n'y avaient point voix délibérative;
ce qui était juste, puisque ces villes ne contribuaient en rien aux
impositions ordinaires votées par les états, par la raison que leur
territoire appartenait autrefois à des seigneurs particuliers qui ne
reconnaissaient que l'Empire. L'agent et le trésorier général du pays,
les deux greffiers faisaient aussi, de droit, partie de l'assemblée. Le
lieutenant général gouverneur pouvait faire le discours d'ouverture; mais
après il n'entrait plus dans l'assemblée, afin de ne pas gêner les
votes[582]. Ces votes étaient donnés à haute voix.

  [582] PIGANIOL DE LA FORCE, _Nouvelle description de la France_,
  3e édit., t. V, p. 99; et EXPILLY, le _Dictionnaire des Gaules et
  de la France_, au mot _Provence_.

Le roi nommait un commissaire pour présider l'assemblée, et son choix
tombait toujours sur l'intendant de la province. Selon l'usage constant
qui subsista jusqu'à la révolution de 1789, l'assemblée générale des
communautés de Provence, agissant comme les états pour voter le don
gratuit et rédiger ses réclamations ou remontrances, ne devait durer que
trois jours: les affaires qui, pour être traitées dans ces trois jours,
exigeaient de plus longues discussions étaient examinées dans des
assemblées particulières d'un petit nombre de membres, qui n'étaient que
les représentants de l'assemblée générale, les exécuteurs de sa volonté,
et qui ne statuaient que sous son bon plaisir et sauf rectification. Les
jours de la réunion de ces assemblées particulières, qui peuvent être
considérées comme la continuation de l'assemblée générale, étaient
déterminés par le président. Ce président était alors, de droit,
l'archevêque d'Aix, ou son vicaire; mais les fréquentes absences du
cardinal de Grimaldi, alors archevêque d'Aix, avaient forcé de lui donner
un remplaçant, qui était l'évêque de Marseille.

Le crédit dont jouissait Forbin-Janson, comme procureur-adjoint du pays,
lui assurait la principale influence sur l'assemblée des communautés.
D'après les règlements, les députés ne pouvaient rien soumettre à la
délibération sans l'avoir prévenu: il opinait le premier, proposait
toutes les grâces; il présentait à la nomination de l'assemblée ceux qui
devaient remplir les places vacantes dans les offices du pays, et avait
encore beaucoup d'autres prérogatives[583].

  [583] PAPON, _Voyage littéraire de Provence_, 1780,
  in-12.--PIGANIOL DE LA FORCE, _Nouvelle description de la
  France_, 3e édit., 1783, t. V, p. 92-180.--EXPILLY, _Diction. des
  Gaules et de la France_, aux mots _Provence_, _Aix_ et
  _Marseille_.

L'assemblée s'était ouverte cette année, le 16 décembre 1672, par les
préliminaires d'usage. Dans la séance du 17, de Rouillé, comte de Melay,
intendant de la province, nommé commissaire du roi, demanda aux députés
des trois états qu'une somme de cinq cent mille livres de don gratuit fût
imposée sur tous les contribuables de la province, sans y comprendre les
villes de Marseille et d'Arles, terres adjacentes, cotisées séparément.
Cette somme devait être employée aux armements de mer pendant la présente
année.

L'évêque de Marseille prononça ensuite un discours au nom du pays pour
appuyer la demande du don gratuit; puis un sieur Barral prit la parole en
sa qualité d'_assesseur_, De même que l'intendant était l'homme du roi,
l'assesseur était l'homme de l'assemblée, celui qui devait proposer
toutes les matières en délibération, et diriger les débats; c'était
toujours un des procureurs du pays. Barral exposa que la guerre contre
les Hollandais motivait suffisamment la demande du roi; que cette guerre
était entreprise dans les intérêts de la religion, et que la Provence,
toujours fidèle aux décisions de l'Église et dépositaire d'un si grand
nombre de reliques saintes, était plus intéressée à cette guerre
qu'aucune autre province du royaume. «Il est de l'honneur de la France,
dit-il, de conserver le nombre surprenant de ses conquêtes, ce qui ne
peut se faire qu'à grands frais. Une partie de ce don gratuit doit être
employée à l'entretien des vaisseaux et galères qui défendent nos côtes,
et à purger les mers des pirates et des ennemis du commerce. Par ses
conquêtes le roi a donné le moyen à tous ses sujets de s'enrichir par le
commerce, que les peuples des Pays-Bas ont de tout temps cherché à
accaparer au détriment de cette province.»

Après l'éloge du roi et de son gouvernement et l'exposé assez exact des
considérations qui sont favorables au vote de l'impôt, Barral passa aux
développements des motifs que l'assemblée pouvait faire valoir pour le
refuser, et ce fut dans un langage bien autrement énergique. Sauf les
conclusions, l'assesseur montre, par cette partie de son discours, la
sincérité, la rudesse (sinon l'éloquence) du paysan du Danube.

Le roi a oublié «les tendresses et les avantages» dont sa libéralité
avait voulu gratifier le pays. Lorsqu'en août 1661 l'assemblée accorda le
don gratuit, Sa Majesté déclara que, tant qu'elle jouirait de
l'augmentation de l'impôt du sel, la province serait affranchie de
l'entretien des troupes en quartier d'hiver et soulagée d'une partie des
charges qui résultaient de leur passage; et cependant jamais depuis lors
un plus grand nombre de troupes n'a prolongé son séjour dans la province;
jamais les lieux placés sur les routes où elles passent n'ont été plus
accablés par la nécessité de les loger et de les nourrir. Les populations
en ont été écrasées, et n'ont éprouvé ni soulagement ni repos. La cherté
du sel a détruit les bergeries et le ménage. Les cultivateurs, ne pouvant
acheter du sel pour engraisser les bestiaux, n'en élèvent plus; privées
d'engrais, les terres, sèches et arides, ne produisent presque rien. Le
commerce des suifs, des cuirs est anéanti; les oliviers ont été détruits
par les gelées, et la récolte d'huile a manqué. La profonde misère des
propriétaires leur ôte les moyens de réparer les fermes, d'entretenir
les digues qui s'opposent au ravage des eaux; de sorte que les familles,
et le sol même qui les alimentait, se détruisent de jour en jour. Les
impôts qui ont été mis sur la farine, la viande, le vin, le poisson font
que la plus grande partie des taillables ne peuvent pas suffire au
payement des tailles, tellement que les fermiers des taxes sont
contraints d'abandonner leurs prétentions sur les débiteurs insolvables;
et, forçant les termes des édits, ils dépouillent injustement ceux à qui
il reste encore un peu de bien, et qui craignent de le perdre en frais de
justice, s'ils résistent à leurs injustes concussions. «Enfin il semble
encore qu'on veuille ôter aux particuliers de cette province toutes les
occasions qu'ils avaient de gagner leur vie, les muletiers étant troublés
en la conduite des litières et au louage de leurs mulets pour les porter,
à cause que M. le comte d'Armagnac, grand écuyer de France (madame de
Sévigné en parle souvent sous le nom de M. le Grand[584]), a obtenu le
droit de louer des litières et de les faire porter, à l'exclusion de tous
les habitants de la province. Ceux qui louaient des chevaux sont
interdits, à moins de donner chaque année une somme considérable qui
emporte les profits. Les maîtres de poste et courriers empêchent les
habitants de porter d'un lieu à un autre les lettres, hardes et papiers;
de cette façon, le commerce qui s'entretenait par les amis est détruit.
Les mesures même prises par Sa Majesté pour l'encouragement du commerce,
en affranchissant le port de Marseille, tournent contre le commerce de la
province, qu'elles contribuent encore à appauvrir. Les huiles, les
savons et toutes les denrées que l'on veut exporter à l'étranger de
Toulon et de tous les ports du pays doivent payer un droit forain, dont
Marseille est exempt. Ce qui est expédié de Toulon et des autres ports,
et de l'intérieur pour Marseille, paye le même droit, tandis que les
marchandises peuvent entrer et sortir de Marseille, et ne sont
assujetties à aucun droit; de sorte que tout le commerce se concentre
dans cette ville, et que les étrangers sont favorisés aux dépens des
nationaux.» Telles furent ces remontrances.

  [584] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 novembre 1670), t. I, p. 275, édit.
  G.--(13 janvier 1672), t. II, p. 346.--MONTPENSIER, _Mémoires_,
  t. XLIII, p. 60.--LA FAYETTE, _Mém._, t. LXIV, p. 381.--LOUIS
  XIV, _OEuvres_, t. V, p. 131-138 (_Lettres_).--BUSSY, _Lettres_,
  t. VI, p. 46.

L'assemblée vota le don gratuit des 500,000 livres, mais à la condition
que Sa Majesté serait suppliée de remédier à tous les abus, et de faire
droit à toutes les réclamations dont l'assesseur avait parlé dans son
discours, plus longuement énumérées et mieux précisées dans le
procès-verbal de la délibération et dans les cahiers. Le lieutenant
général et l'intendant acceptèrent cette délibération, et promirent
d'appuyer de tout leur pouvoir «les très-humbles remontrances de
l'assemblée[585].»

  [585] _Abrégé des délibérations prises dans l'assemblée générale
  des communautés du pays de Provence_, tenue à Lambesc les mois de
  décembre 1672 et janvier 1673, p. 1 à 12, Mss. Dans le recueil de
  ces délibérations, que je possède, celles de cette année sont
  manuscrites, tandis que celles qui suivent et qui précèdent sont
  imprimées. Il est probable que la vigueur des remontrances en
  empêcha cette fois l'impression.

Toutes les affaires générales ayant été délibérées dans les trois jours
et dans la journée du 18 décembre, Forbin-Janson, qui voulait se rendre à
Marseille pour y recevoir madame de Sévigné, ajourna l'assemblée jusqu'à
son retour, qui eut lieu le 23 décembre. Ce fut dans la séance de ce jour
que l'assesseur, au nom de M. le comte de Grignan, renouvela la demande
qu'il avait faite l'année dernière pour que des gardes lui fussent
donnés, comme on en donnait au gouverneur. M. le duc de Vendôme,
gouverneur, n'était jamais venu dans la province; il ne le pouvait pas,
puisqu'il servait dans l'armée du roi. Le comte de Grignan en faisait les
fonctions; il était donc juste qu'on lui donnât les moyens de subvenir à
cette dépense. Mais l'assesseur observait que les édits de 1560, de 1635
et de 1639, qui avaient réglé les appointements du gouverneur et du
lieutenant général, s'opposaient à ce que l'assemblée cédât à cette
demande du lieutenant général. «L'édit du 7 juin 1639 fixe définitivement
à 18,000 livres la somme que la province paye tous les ans à monseigneur
le lieutenant du roi. Il n'est donc pas juste de lui accorder aucune
autre somme, encore moins sous le prétexte des gardes, attendu que la
province compte annuellement 15,000 livres pour une compagnie de gardes,
sans qu'elle en retire aucun avantage[586].»

  [586] _Abrégé des délibérations, etc._, Mss., p. 14.

Oui; mais il eût été juste d'ôter ces 15,000 livres au duc de Vendôme et
de les donner au comte de Grignan, dont les gardes auraient pu faire un
service utile. C'était au comte de Grignan à proposer cette mesure au
roi, et même à demander que la province fût soulagée du payement annuel
de 36,000 livres qu'elle donnait pour les appointements d'un gouverneur
qui ne se montrait jamais, et ne rendait à la province aucun service;
mais le comte de Grignan eût été mal reçu à la cour s'il en avait agi
ainsi. Ce qui se supprime le moins, ce sont les dépenses inutiles. On
permettait bien au comte de Grignan d'imposer, s'il pouvait y parvenir,
une double taxe sur la province, pour le payement des gardes du
gouverneur, mais non de faire cesser l'abus d'une sinécure dont profitait
un prince du sang. On voulait bien que le comte de Grignan, lieutenant
général, eût toute la puissance et tous les honneurs d'un gouverneur,
afin qu'il pût en remplir les fonctions, pourvu que le prince qui en
était titulaire en pût toucher le salaire; et telle fut la cause des
grandes dépenses du comte de Grignan, que madame de Sévigné déplore si
souvent[587]. Cette haute dignité, dans laquelle l'orgueilleuse madame de
Grignan se complaisait, au lieu de porter à une plus grande élévation
l'illustre maison des Adhémar de Grignan, amena sa décadence et sa ruine.

  [587] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (21 août 1680), t. VII, p. 171 et 172,
  édit. G.--(26 octobre et 13 novembre 1689, 26 février 1690), t.
  X, p. 56, 87, 245, 274.

Cependant l'assesseur ajouta «que toutes les lois avaient leurs
exceptions, et les règlements leurs limites; et que l'équité voulait
qu'en raison des bons services rendus par M. le comte de Grignan il lui
fût accordé une somme de 5,000 livres, comme témoignage de gratitude,
mais non pour le payement d'une seconde compagnie de gardes.» Ces 5,000
livres furent accordées; et l'assemblée s'occupa ensuite, dans la séance
du 31 janvier 1673, à régler tout ce qui concernait les autres affaires
particulières de la province, qui étaient nombreuses et compliquées.

Lorsque ce travail eut été terminé, l'assesseur exposa une nouvelle
demande du comte de Grignan: c'était de réformer la délibération du 23
décembre en ce qui concernait le payement des gardes et les dépenses du
lieutenant général gouverneur. Le comte de Grignan insistait surtout pour
qu'il lui fût alloué une somme pour les frais du courrier qui portait au
roi les délibérations de l'assemblée. Les frais de ce courrier étaient
assez considérables, parce que celui qu'on envoyait en cette qualité
était un personnage notable, un avocat ou un autre homme de robe, capable
de plaider les intérêts de la province auprès des ministres. Madame de
Sévigné s'était surtout flattée que l'évêque de Marseille ferait accorder
à son gendre une somme plus que suffisante pour cette dépense. Mais,
avant de partir de Lambesc, elle avait su que Forbin-Janson s'opposerait
à cette demande: l'assesseur, qui agissait par ses inspirations, invoqua
les règlements, qui ne permettaient pas de mettre deux fois la même
affaire en délibération, et proposa de passer outre. L'évêque de
Marseille prit la parole, et ôta tout prétexte à la demande du comte de
Grignan en proposant d'envoyer M. de la Barben, premier consul de la
ville d'Aix et procureur du pays, porter le cahier des remontrances de la
province à la cour, où il avait à se rendre pour ses propres affaires. M.
de la Barben offrit non-seulement de faire le voyage à ses dépens, mais,
pendant son séjour à la cour, de prendre soin des affaires de la
province, et de poursuivre les réponses aux remontrances, sans prétendre
jamais à aucun subside ni à aucun frais de vacation. L'offre fut
acceptée; «et monseigneur le comte de Grignan et le seigneur intendant
furent suppliés de donner leurs lettres de faveur, et d'appuyer de leur
protection les poursuites dudit sieur de la Barben; et l'évêque de
Marseille, au nom de l'assemblée, remercia celui-ci du zèle désintéressé
qu'il montrait pour la province.»

L'année précédente, c'était l'évêque de Marseille lui-même, procureur du
clergé, le marquis de Maillane, procureur du pays pour la noblesse, et le
marquis de Soliers, premier consul d'Aix et procureur du pays, qui
s'étaient chargés de porter à la cour le cahier des remontrances de
l'assemblée, et qui en avaient délibéré avec Colbert. L'évêque de
Marseille à son retour, en rendant compte de sa mission, avait déclaré
«qu'il renonçait au payement des vacations ordinaires de 18 livres par
jour, que la province accordait aux personnes de son rang[588].»

  [588] _Abrégé des délibérations faites en l'assemblée générale
  des communautés du pays de Provence_, p. 6, tenue à Lambesc en
  décembre 1670, janvier, février et mars 1671; Aix, chez Charles
  David, 1671, in-8º.

Cette fois, dans la séance du 12 janvier, de Rouillé, intendant, lut une
lettre de M. de Pomponne, qui annonçait que Sa Majesté avait approuvé les
délibérations de l'assemblée, et qu'elle donnerait à la province des
marques de la satisfaction qu'elle en avait reçue.

Le roi, en effet, avait lieu d'être satisfait. Il y avait eu quatre
séances solennelles, pour débattre en assemblée générale ce qui avait été
déterminé dans les assemblées particulières des ordres. Ces séances
avaient eu lieu les 17 et 23 décembre, les 3 et 12 janvier[589]; et dès
la première séance, malgré l'amertume des plaintes et la sévérité des
remontrances, l'assemblée avait voté la totalité du don gratuit,
non-seulement sans que personne eût proposé le moindre retranchement,
mais en décidant «que monseigneur comte de Grignan, et le seigneur de
Rouillé, comte de Melay, intendant, seraient suppliés d'écrire au roi la
manière soumise et respectueuse avec laquelle l'assemblée s'est portée
d'accorder à Sa Majesté la somme de 500,000 livres qui lui a été demandée
de sa part, pour lui donner des preuves du zèle et de la fidélité qu'elle
a pour son service, au temps même de sa plus grande nécessité[590].»

  [589] _Abrégé des délibérations_, Mss., pour 1672-1673, p. 1, 12,
  15, 39.

  [590] _Abrégé des délibérations de l'assemblée des communautés du
  pays de Provence, tenue à Lambesc dans les mois de décembre 1672
  et janvier 1673._ Mss., p. 11.

Ainsi fut terminée définitivement l'assemblée des états et communautés de
Provence. Tout était fini pour M. de Grignan après les trois premiers
jours. Ce qu'il y avait d'important pour lui était l'obtention du don
gratuit et ce qui concernait les finances: le reste regardait
particulièrement l'évêque de Marseille, l'assesseur et les hommes
d'affaires du pays. Il connaissait quel serait le sort des demandes qu'il
renouvelait chaque année, pour prescrire contre l'usage; et il savait que
sa demande pour les frais de courrier, qu'il avait fallu communiquer
d'avance à l'évêque de Marseille, serait rejetée. Il était donc de sa
dignité de ne pas rester plus longtemps à Lambesc. Mais entre la journée
du 19 décembre, où se trouvait terminée la régulière assemblée des
communautés, et celle du 23, où cette assemblée devait tenir ses séances
particulières, viennent se placer le voyage de madame de Sévigné à
Marseille et la réception que lui fit Forbin-Janson. Cet incident est,
pour notre objet, la partie la plus intéressante de la narration du
voyage de madame de Sévigné, parce que c'est celle qui jette le plus de
lumière sur une grande partie de sa correspondance.

Les mêmes motifs qui déterminaient M. de Grignan à quitter Lambesc
agissaient encore plus fortement sur l'esprit de madame de Sévigné, qui
ne s'était déterminée à se rendre dans cette petite ville que pour y
accompagner son gendre. Madame de Sévigné était très-connue et très-aimée
en Provence, où presque tous ceux qui y occupaient de hauts emplois
étaient au nombre de ses amis ou de ses connaissances. Tous les
Provençaux qui avaient eu l'occasion de s'entretenir avec elle à Paris
faisaient, à leur retour en Provence, l'éloge de son esprit, de son
amabilité; on désirait donc vivement la voir. Comme sa passion pour sa
fille était connue, l'on comprit son séjour à Grignan pendant quatre mois
de suite. Mais quand on sut qu'elle était à Aix pour la tenue des états,
elle fut fortement invitée à accompagner à Marseille M. de Grignan, qui
devait, pour les affaires de son gouvernement, se rendre dans cette
ville. Aux instances du comte de Grignan et de toutes les autorités de
Marseille se joignaient les pressantes invitations de Forbin-Janson; mais
madame de Sévigné était mécontente de ce que cet évêque s'était montré
contraire aux intérêts de son gendre, et elle ne voulait pas céder à ses
invitations. Le lendemain du jour de la clôture des délibérations de
l'assemblée (lundi 19 décembre), elle annonça qu'elle retournerait à
Grignan, et fit ses préparatifs de départ. Le jour suivant (mardi 20
décembre)[591], elle était prête à se mettre en route à huit heures du
matin, quand une pluie diluvienne vint fondre sur Lambesc. M. de Grignan
lui représenta le danger qu'elle courait à se hasarder dans de mauvaises
routes; il lui montra combien il était plus facile, même après une
pareille pluie, de faire leur retraite de Lambesc sur Aix et Marseille,
et que cette excursion retarderait seulement de trois ou quatre jours son
retour à Grignan. Madame de Sévigné céda, et écrivit à sa fille sa
lettre datée de Lambesc[592] le mardi matin, 20 décembre: «M. de Grignan,
en robe de chambre d'omelette, m'a parlé sérieusement de la témérité de
mon entreprise... J'ai changé d'avis; j'ai cédé entièrement à ses sages
remontrances... Ainsi, ma fille, coffres qu'on rapporte, mulets qu'on
dételle, filles et laquais qui se sèchent pour avoir seulement traversé
la cour, et messager que l'on vous envoie... Il arrivera à Grignan jeudi
au soir; et moi je partirai bien véritablement quand il plaira au ciel et
à M. de Grignan, qui me gouverne de bonne foi, et comprend toutes les
raisons qui me font désirer passionnément d'être à Grignan.» On voit, par
la suite de cette lettre, qu'elle hésitait encore et qu'elle fait espérer
à sa fille, comme elle l'espérait elle-même, qu'elle retournerait à
Grignan. Cependant elle dit: «Ne m'attendez plus.» Mais une lettre écrite
après l'envoi du messager dut instruire madame de Grignan que sa mère
allait à Marseille; elle y arriva le jour même de son départ (mardi 20
décembre[593]); et le soir, aussitôt son arrivée, l'évêque vint la voir.
Il l'invita à dîner pour le lendemain. Elle accepta; mais comme pendant
son séjour à Aix elle n'avait pu réussir à le faire changer de
détermination, et qu'elle était animée par les plaintes que madame de
Grignan faisait de lui, elle avait écrit une lettre à d'Hacqueville[594],
pour qu'il fît agir madame de la Fayette, Langlade et tous ses amis
contre ce prélat. Elle écrivit aussi à Arnauld d'Andilly pour le
desservir dans l'esprit de Pomponne, à qui elle savait que la lettre
serait communiquée. Cette lettre, où il n'est question que de dévotion,
de prière et de charité (datée du dimanche)[595], contient ces
insinuations peu charitables: «Tout ce que vous saurez entre ci et là,
c'est que, si le prélat qui a le don de gouverner les provinces avait la
conscience aussi délicate que M. de Grignan, il serait un très-bon
évêque; _ma basta_.» Madame de Sévigné n'ignorait pas que M. de Pomponne
avait une haute idée de la capacité de Forbin-Janson; et elle cherchait à
lui nuire dans l'esprit du ministre en insinuant qu'il était sans
conscience et dépourvu des vertus ecclésiastiques, ce qui était
parfaitement faux. Les éditeurs de madame de Sévigné ont cru l'excuser en
disant que l'évêque de Marseille empiétait sur les fonctions de M. de
Grignan comme gouverneur. Ils se trompent: l'évêque de Marseille, comme
un des procureurs du pays, usait de son droit et remplissait un devoir en
s'immisçant dans les affaires de l'administration de la Provence, en
s'opposant aux actes de l'autorité usurpatrice du gouverneur ou de celui
qui le remplaçait; en réclamant, chaque année, contre l'illégalité des
délibérations de l'assemblée des communautés, qui, pour être valides,
auraient dû être confirmées par l'assemblée des états, qu'on ne
réunissait jamais. Il montrait ainsi le courage d'un bon citoyen; et,
lorsqu'il usait de son esprit et de l'influence que lui donnaient son
savoir et ses talents pour se concilier la faveur du roi et de ses
ministres, afin d'être utile à son diocèse et à sa province, il agissait
en politique éclairé et en bon évêque.

  [591] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (A Lambesc, 20 décembre 1672, à dix
  heures du matin), t. III, p. 131, édit. G.; t. III, p. 61, édit.
  M.; t. III, p. 205, édit. Grouvelle, in-12, stéréotype d'Herhan.

  [592] _Recueil des lettres de madame_ DE SÉVIGNÉ _à madame de
  Grignan, sa fille_; 1734, in-12, t. II, p. 222 (la date y est
  entière), édit. 1754, t. II, p. 325.--SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. III,
  p. 51, édit., M.; t. III, p. 131, édit. G. (20 décembre 1672).

  [593] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (mercredi 21 décembre 1672), t. III, p.
  54, édit. M.; t. III, p. 124, édit. G.

  [594] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 décembre 1672), t. III, p. 66, édit.
  M.; t. III, p. 136, édit. M. Conférez la 3e partie de ces
  _Mémoires_, 2e édit., p. 369, chap. XVIII.

  [595] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (Aix, 11 décembre 1672), t. III, p. 59,
  édit. M.; t. III, p. 130, édit. G.

M. de Grignan était un brave et honnête gentilhomme, qui, durant le cours
de sa longue administration, se fit aimer des Provençaux. La noblesse
surtout lui était dévouée, puisque deux fois elle répondit à son appel,
et s'arma pour la gloire du roi et la défense du pays; mais toute sa vie
il fut joueur et dissipateur, et ne se fit aucun scrupule de ne pas payer
ses dettes[596]. On ne devine pas par quel côté Forbin-Janson, qui a
fourni une si longue, si honorable et si brillante carrière, pourrait
mériter le reproche grave que lui fait madame de Sévigné, de ne pas avoir
une conscience au moins aussi délicate que celle de M. de Grignan. Mais
si Marie de Rabutin-Chantal n'eût point eu toutes les susceptibilités,
tous les travers, toutes les préventions, tous les entraînements de
l'amour maternel, elle n'eût point été madame de Sévigné.

  [596] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. XII, p.
  59-60.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 octobre 1689), t. X, p. 53, édit.
  M. (24 novembre et 8 décembre 1673), t. III, p. 226 et 246, édit.
  G.

Forbin-Janson fut un des plus habiles négociateurs, un des plus vertueux
prélats que la France ait possédés. Né pauvre et étant cadet de famille,
il s'éleva successivement du petit prieuré de Laigle à l'évêché de
Marseille. Les preuves qu'il donna alors de sa capacité le firent envoyer
comme ambassadeur en Pologne, et ensuite à Rome. Il fut évêque de
Beauvais, comte et pair de France, puis cardinal et grand aumônier: tout
cela par la seule confiance qu'il inspirait au clergé, aux ministres et
au roi, auquel il résista pourtant avec fermeté quand le monarque, mal
conseillé, voulut s'immiscer dans les affaires ecclésiastiques de son
diocèse. Il y était adoré, surtout des pauvres; il s'y plaisait plus
qu'à la cour, où cependant il se montrait avec la magnificence et les
manières d'un grand seigneur; désintéressé, mais avec mesure; poli avec
bonté, mais avec choix et dignité; naturellement obligeant et d'une
fidélité inébranlable. Quand il mourut dans un âge avancé, il fut
regretté universellement[597]. Son nom, honoré de tous, ne se trouve dans
aucun libelle du temps, et fut respecté par la calomnie. Tel a été
l'homme qui déplaisait tant à madame de Grignan, avec lequel elle eut la
maladresse de se mettre en hostilité malgré les conseils de sa mère[598].

  [597] SAINT-SIMON, _Mémoires_, t. V, p. 22, 110; t. VIII, p. 364;
  t. IX, p. 3 et 4; t. X, p. 484, 485-487.

  [598] Voyez la 3e partie de ces _Mémoires_, p. 303, chap. XVI.

Cette mère était bien connue à Paris comme à la cour, en Bretagne comme
en Bourgogne, comme en Provence. Personne n'ignorait jusqu'à quel degré
de faiblesse elle s'abandonnait à l'amour maternel. Elle ne s'en cachait
pas; au contraire, elle en fatiguait ses amis; mais, comme elle était
véritablement aimée, et que pour sa fille on n'éprouvait pas le même
sentiment, cette extravagante passion soulevait plutôt la jalousie que la
sympathie, et nuisait à ses sollicitations pour madame de Grignan, au
lieu de lui être utile. Les amis de madame de Sévigné, pour ne pas la
frapper au cœur dans l'endroit le plus sensible, n'avaient donc d'autre
ressource que de dissimuler leurs pensées, lorsqu'ils ne voulaient pas
céder à l'influence que sa fille faisait peser sur eux. Il manquait à
madame de Sévigné, pour ses négociations sur les affaires de Provence, ce
qu'il y a de plus essentiel à tout négociateur: c'est de bien pénétrer,
sous des apparences souvent contraires, les intentions et les
inclinations réelles de ceux avec qui l'on traite; et madame de Sévigné
aurait plus habilement, et avec plus de succès peut-être, atteint le but
de ses sollicitations si elle s'était défiée de ses amis, et si elle
avait eu confiance en ceux qu'elle considérait comme ses ennemis, qui
n'étaient pas les siens, mais ceux de madame de Grignan. Elle admirait
tant sa fille qu'il ne pouvait pas lui entrer dans la pensée qu'elle pût
avoir des ennemis; et en effet on peut dire qu'elle avait plutôt des
adversaires. Tout ce que madame de Sévigné écrivit en cette circonstance
contre l'évêque de Marseille ne nuisit point à ce prélat, et n'altéra
nullement la bonne opinion qu'on avait de lui. On n'ignorait pas que
madame de Sévigné était complétement abusée, et que ses paroles n'étaient
en quelque sorte que les échos de celles de M. de Grignan. C'est ce que
son amie madame de la Fayette cherche à lui insinuer avec autant de
ménagement que de finesse dans sa lettre datée de Paris du 30 décembre,
qu'elle commence ainsi:

«J'ai vu votre grande lettre à d'Hacqueville; je comprends fort bien tout
ce que vous lui mandez sur l'évêque: il faut que le prélat ait tort,
puisque vous vous en plaignez. Je montrerai votre lettre à Langlade, et
j'ai bien envie de la faire voir à madame du Plessis, car elle est
très-prévenue en faveur de l'évêque. Les Provençaux sont des gens d'un
caractère tout particulier[599].»

  [599] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 décembre 1672), t. III, p. 66, édit.
  M.; t. III, p. 136, édit. G.--(19 mai 1673), t. III, p. 152,
  édit. G. (Lettres de madame de la Fayette.)

Madame du Plessis avait un fils en Provence, et par lui pouvait éclairer
les amis de madame de Sévigné sur ce qu'on devait penser de l'évêque de
Marseille. Lorsque madame de Sévigné était à Paris, elle voyait tout
différemment. Ces haines et ces rivalités de province lui paraissaient
bien mesquines, et elle écrivait à sa fille: «Adhémar m'aime assez, mais
il hait trop l'évêque et vous le haïssez trop aussi: l'oisiveté vous
jette dans cet amusement; vous n'auriez pas tant de loisir si vous étiez
ici[600].» Mais à l'époque dont nous nous occupons, madame de Sévigné
était fort animée contre Forbin-Janson, et ne pouvait lui pardonner une
conduite qu'elle eût trouvée fort légitime si elle n'avait nui qu'à ses
seuls intérêts. Cette fois, son amour pour sa fille la rendit
non-seulement injuste, mais ingrate. Ce fut lui, ce fut Forbin-Janson
qui, dans les trois jours de son voyage à Marseille, lui fit les honneurs
de la Provence avec un éclat, une grâce, une complaisance qu'elle ne peut
s'empêcher de reconnaître dans ses lettres, et qui prouvent qu'il avait
pour elle autant d'amitié que d'estime. Peut-être aussi le désir de se
rendre agréable à l'amie de M. de Pomponne, qui, sans aucun doute, la lui
avait recommandée, contribua-t-il à la conduite qu'il tint en cette
circonstance. Elle fut flattée, mais non satisfaite, des prévenances dont
elle était l'objet; elle y voyait de la duplicité; elle eut le tort de ne
rien déguiser de ce qu'elle pensait. L'aigreur de ses paroles ne changea
en rien les manières de l'évêque, et ne parut pas avoir altéré ses bons
sentiments pour elle. Elle était femme, elle était mère; il la plaignit,
et lui pardonna ses reproches. Du reste, elle peint vivement les plaisirs
qu'elle éprouva pendant ce petit voyage. Elle fut enchantée de voir
Marseille par un beau temps, mais qui ne dura guère. Avant d'y arriver,
du haut de cette colline qu'on nomme _la Vista_, elle contemple avec
admiration la ville, le port, la multitude des _bastides_ qui
l'environnent, et la mer. «Je suis ravie, dit-elle, de la beauté
singulière de cette ville. Je demande pardon à Aix, mais Marseille est
bien plus joli, et plus peuplé que Paris à proportion; il y a cent mille
âmes au moins: et de vous dire combien il y en a de belles, c'est ce que
je n'ai pas le loisir de compter[601].»

  [600] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 mars 1672), t. II, p. 353, édit. M.;
  t. II, p. 416, édit. G.--Sur Adhémar, le beau-frère de madame de
  Grignan, qui prit le nom de chevalier de Grignan, voyez la lettre
  du jeudi 22 décembre à midi, t. III, p. 127, édit. G.

  [601] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ,
  _à madame la comtesse de Grignan_, édit. de la Haye, 1726, t. I,
  p. 311. La date est: A Marseille, mercredi 1672; ajoutez 21
  décembre; t. III, p. 124, édit. G.; édit. 1734, t. II, p.
  216.--SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. III, p. 124, édit. G.; t. III, p.
  54, édit. M. (Dans toutes ces éditions il faut compléter la date,
  et mettre Mercredi 21 décembre 1672, et transposer la lettre.)

Elle paraît surtout charmée de ce mélange de costumes et de populations
qui, pour une Parisienne et une femme de la cour, était en effet neuf et
surprenant. «La foule des chevaliers qui vinrent hier voir M. de Grignan
à son arrivée fut grande; des noms connus, des Saint-Herem, etc., des
aventuriers, des épées, des chapeaux du bel air, une idée de guerre, de
romans, d'embarquement, d'aventures, de chaînes, de fers, d'esclaves, de
servitude, de captivité: moi qui aime les romans, je suis transportée. M.
de Marseille vint hier au soir; nous dînons chez lui; c'est l'affaire des
deux doigts de la main[602].»

  [602] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. III, p. 125, édit. G.; t. III, p.
  55, édit. M.; édit. de la Haye, 1726, t. I, p. 311 (mercredi 21
  décembre). Dans toutes ces éditions la date est: Marseille,
  mercredi... 1672; ajoutez 21 décembre.

Le lendemain jeudi, 22 décembre, elle écrit à sa fille deux fois dans la
journée, à midi[603] et à minuit; et toujours l'évêque de Marseille
l'accompagne. «Nous dînâmes hier chez M. de Marseille; ce fut un très-bon
repas. Il me mena l'après-dîner faire les visites nécessaires, et me
laissa le soir ici. Le gouverneur me donna des violons, que je trouvai
très-bons; il vint des masques plaisants: il y avait une petite Grecque
fort jolie: votre mari tournait autour. Ma fille, c'est un fripon. Si
vous étiez bien glorieuse, vous ne le regarderiez jamais. Il y a un
chevalier de Saint-Mesmes qui danse bien, à mon gré; il était en Turc; il
ne hait pas la Grecque, à ce qu'on dit... Si tantôt il fait un moment de
soleil, M. de Marseille me mènera _béer_.» Et dans la lettre écrite à
minuit: «J'ai été à la messe à Saint-Victor avec l'évêque; de là, par
mer, voir la Réale et l'exercice, et toutes les banderoles, et des coups
de canon, et des sauts périlleux d'un Turc. Enfin on dîne, et après dîner
me revoilà, sur le poing de l'évêque de Marseille, à voir la citadelle et
la vue qu'on y découvre; et puis à l'arsenal voir tous les magasins et
l'hôpital, et puis sur le port, et puis souper chez ce prélat, où il y
avait toutes les sortes de musique.» Et c'est à la suite de cette petite
fête qu'il lui avait donnée qu'elle eut le courage de lui faire des
reproches sur l'affaire du courrier. «Il n'y a point de réponse,
dit-elle, à ne pas me vouloir obliger dans une bagatelle, où lui-même,
s'il m'avait véritablement estimée, aurait trouvé vingt expédients au
lieu d'un.» Elle termine cependant en disant: «Soyez certaine que, quand
je serais en faveur, il ne m'aurait pas mieux reçue ici[604].»

  [603] _Lettres de_ MARIE RABUTIN-CHANTAL, édit. de la Haye, 1726,
  t. I, p. 313.--SÉVIGNÉ, _Lettres_, édit. 1734, t. II, p. 218,
  édit. 1754, t. II, p. 321; t. III, p. 56, édit. M.; t. III, p.
  126, édit. G. (Jeudi 22 décembre 1672).

  [604] _Lettres de_ MARIE RABUTIN-CHANTAL, édit. de la Haye, 1726,
  t. I, p. 315.--SÉVIGNÉ, _Lettres_, édit. 1734, t. II, p. 220;
  édit. 1754, t. III, p. 323; t. III, p. 58, édit. M.; t. III, p.
  128, édit. G. Dans toutes ces éditions, la date est: A Marseille,
  jeudi à minuit 1672; il faut la compléter, et mettre Jeudi 22
  décembre, et transposer les deux lettres.

Madame de Sévigné partit le lendemain vendredi, 23 décembre, à cinq
heures du matin, pour se rendre à Grignan[605]. Elle revint à Aix avec sa
fille, qui faillit de mourir en accouchant. On peut juger des angoisses
de madame de Sévigné tant que dura le danger[606]. Probablement l'enfant
ne vécut point, il n'en est nulle part fait mention.

  [605] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 mars 1673), t. III, p. 149, édit.
  G.; t. III, p. 77, édit. M. C'est une lettre de madame de
  Coulanges. Conférez encore celle du 24 février, t. III, p. 73,
  édit. M.; t. III, p. 144, édit. G.

  [606] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 et 27 juillet 1673), t. III, p. 164
  et 168, édit. G.; t. III, p. 90 et 94, édit. M.--BUSSY-RABUTIN,
  _Lettres_, édit. 1737, t. I, p. 117, 118 et 121.

Madame de Grignan fut cependant promptement rétablie, puisque, ayant
accouché en mars, elle n'éprouvait plus au commencement d'avril, du mal
qu'elle avait ressenti, qu'une grande lassitude[607].

  [607] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 avril 1673), t. III, p. 149 et 150,
  édit. G.; t. III, p. 78, édit. M.

Madame de Sévigné passa à Aix, chez son gendre, tout l'hiver et une
partie de l'été suivant.



CHAPITRE X.

1673.

   Séjour de madame de Sévigné en Provence.--Des lettres qu'elle écrit
   à ses amis de Paris.--Des lettres qu'elle reçoit.--Nouvelles qui
   lui sont données par M. de la Rochefoucauld, madame de Coulanges,
   madame de la Fayette.--Levée du siége de Charleroi.--Crédit
   de madame Dufresnoy.--Occupations nombreuses de Louis XIV.--Ses
   égards pour la reine.--Il laisse madame de Montespan à
   Courtray.--Habileté de sa politique.--Il fait à cheval toute la
   campagne de 1673.--Madame de Coulanges se fait peindre.--Voit
   en secret madame Scarron.--Rendez-vous du beau monde chez la
   maréchale d'Estrées.--Détails sur cette dame,--sur madame de
   Marans,--la comtesse du Plessis, de Clérambault,--M. de
   Mecklembourg.--Congrès pour la pacification.--De madame de Monaco
   et du comte de Tott.--De l'abbé de Choisy en Bourgogne.--L'abbé
   Têtu déplaît à madame de Coulanges.--Madame de la Fayette.--De
   sa paresse à écrire.--Ses vapeurs, ses prétentions à dominer la
   société parisienne.--Le roi donne une rente à son fils.--Recherchée
   par le fils du prince de Condé.--Sa correspondance avec Briord
   quand M. le Duc est à l'armée.--Madame de la Fayette et sa société
   vont dîner à Livry.--Chez qui.--Nouvelles de conversions et
   d'aventures galantes.--Du marquis d'Ambres.--Sur le titre de
   _monseigneur_.--Influence personnelle de Louis XIV sur la politique
   et les destinées de l'Europe.--Alliance intime de Louis XIV et de
   Charles II.--On s'occupait dans le monde de ce qui se passait dans
   les deux cours.--De Montaigu.--De sa liaison avec la duchesse de
   Brissac.--De son mariage avec la comtesse de Northumberland.--Le roi
   prend Maëstricht.--La Trousse est envoyé en Bourgogne.--Sévigné
   reste à Paris.--Il obtient un congé.--Il devient amoureux de madame
   du Ludres.--Il a besoin d'argent.--Madame de la Fayette en demande
   pour lui à sa mère.--Question entre deux maximes, faite par madame
   de la Fayette à madame de Sévigné.--Détails sur la Rochefoucauld et
   sur son livre des _Maximes_.--Corneille donne _Pulchérie_, et Racine
   _Mithridate_.--Mort de Molière.


Durant les quatorze mois des années 1672 et 1673, que madame de Sévigné
se trouva réunie avec sa fille en Provence[608], on est privé du journal
presque quotidien qu'elle lui transmettait, et qui nous instruit d'une
foule de particularités importantes pour l'histoire de son siècle.

  [608] Quatorze mois et six jours. Voyez SÉVIGNÉ, _Lettres_
  (mercredi 27 juillet 1672, jeudi 5 octobre 1673), t. III, p. 109
  et 176, édit. G.

Mais l'âge n'avait rien fait perdre à madame de Sévigné de sa vive
imagination et de la faculté qu'elle avait de se rendre présente à ses
amis même lorsqu'elle en était séparée par de grandes distances, et de
les intéresser à tout ce qui se passait autour d'elle. Aussi aimait-on à
recevoir de ses lettres, et c'est une grande perte pour la littérature et
l'histoire que la disparition de celles qu'elle écrivit, pendant son
séjour en Provence, à son fils, à son cousin de Coulanges, à madame de la
Fayette, à madame de Coulanges, à mademoiselle de Meri, sa cousine, sœur
du marquis de la Trousse, qui transmettait les nouvelles de l'armée
qu'elle recevait de son frère[609], et enfin au duc de la Rochefoucauld.
Celui-ci, dont la réputation était grande comme bon juge des ouvrages
d'esprit, auquel les Boileau, les la Fontaine, les Molière soumettaient
leurs écrits, était plus charmé que tout autre à la lecture des lettres
de madame de Sévigné, parce que, comme homme de cour, comme bel esprit,
il appréciait mieux que tout autre le talent qui s'y montrait. Il
commence ainsi la réponse à la première lettre qu'il reçut d'elle de
Provence: «Vous ne sauriez croire le plaisir que vous m'avez fait de
m'envoyer la plus agréable lettre qui ait jamais été écrite: elle a été
lue et admirée comme vous le pouvez souhaiter; il me serait difficile de
vous rien envoyer de ce prix-là[610].» Et madame de Coulanges lui écrit:
«J'ai vu une lettre admirable que vous avez écrite à M. de Coulanges;
elle est si pleine de bon sens et de raison que je suis persuadée que ce
serait méchant signe à qui trouverait à y répondre. Je promis hier à
madame de la Fayette qu'elle la verrait; je la trouvai tête à tête avec
un appelé M. le duc d'Enghien [le fils du grand Condé]. On regretta le
temps que vous étiez à Paris, on vous y souhaita: mais, hélas! ils sont
inutiles les souhaits! et cependant on ne saurait s'empêcher d'en
faire[611].»

  [609] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 décembre 1672), t. III, p. 133,
  édit. G.; t. III, p. 63, édit. M.

  [610] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 février 1673), t. III, p. 139, édit.
  G.; t. III, p. 69, édit. M.

  [611] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 mars 1673).

Heureusement que l'on possède quelques-unes des réponses qui ont été
faites aux lettres qu'elle écrivit de Provence à ses amis, et qu'on peut,
par ces réponses, suppléer en partie aux lettres qu'elle aurait écrites à
sa fille si elle n'avait pas été en Provence.

Ces réponses sont de M. de la Rochefoucauld, de madame de Coulanges et de
madame de la Fayette en dernier.

Madame de Coulanges était la mieux placée pour donner des nouvelles. Son
oncle le Tellier était malade: c'est chez lui que les courriers
descendaient. C'est elle qui apprend à madame de Sévigné la levée du
siége de Charleroi[612], qui valut à Montal une belle récompense, une
lettre flatteuse de Louis XIV[613], et des lettres de félicitations de
Bussy, qui, pour rentrer en grâce, ne laissait échapper aucune occasion
de flatter les généraux en faveur[614].

  [612] Le 22 décembre 1672. Conférez SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26
  décembre 1672), t. III, p. 133, édit. G.; t. III, p. 63, édit. M.

  [613] LOUIS XIV, _Mémoires militaires_ (Lettre de Compiègne, du
  26 décembre 1672, au comte de Montal), t. III, p. 292.

  [614] BUSSY, lettre à Montal, datée de Chaseu le 6 janvier 1673,
  dans la suite des _Mémoires de_ BUSSY. Manuscrit (biblioth. de
  l'Institut), p. 1. Ce ms. renferme les années 1673-1676,
  inédites.

Elle lui dit: «Nous avons ici madame de Richelieu; j'y soupe ce soir avec
madame Dufresnoy; il y a grande presse chez cette dernière à la cour.»

Il n'est pas étonnant qu'on se montrât très-empressé auprès de cette
maîtresse de Louvois: le ministre était à l'apogée de sa puissance et de
sa faveur. Louis XIV avait quitté le théâtre de la guerre, et y avait
laissé Louvois, auquel il transmettait ses ordres de Compiègne et ensuite
de Saint-Germain. Le roi continuait à diriger l'ensemble des opérations
militaires et des négociations auxquelles elles donnaient lieu, et il
entretenait personnellement et sans aucun intermédiaire une
correspondance très-active avec son ministre, avec Turenne et avec Condé.
Il se relevait souvent la nuit pour répondre à de longues dépêches de
Louvois, écrites en chiffres; et il dictait ses réponses à mesure qu'on
les déchiffrait. Il ne lui cachait rien; il lui donnait les instructions
les plus étendues et un pouvoir absolu pour l'exécution de ses
ordres[615]. La maladie de le Tellier lui occasionna un surcroît de
travail, parce qu'il ne voulut confier à personne le secret des lettres
que le courrier portait à ce ministre; et il se les faisait remettre pour
y répondre lui-même.

  [615] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. III, p. 261, 302. _Lettres de
  Louis XIV, relatives à la fin de la campagne de 1672._ (Du 19 au
  30 décembre.)

Charles II, son allié, lui était dévoué, et se conduisait par ses
conseils. Louis XIV comprenait mieux que les ministres du roi
d'Angleterre la constitution anglaise et la tactique parlementaire; ce
fut lui qui empêcha Charles II de casser son parlement, et qui lui fit
sentir la nécessité de le satisfaire. Ce fut lui qui donna à ce roi
faible et dominé par la volupté une maîtresse française, mademoiselle de
Kerouel, que Charles II fit duchesse de Portsmouth: Louis XIV la dota de
la terre d'Aubigny-sur-Nière, et fixa d'avance le sort des enfants que le
roi d'Angleterre pourrait en avoir, comme il aurait fait des siens
propres[616].

  [616] _Lettre de_ COLBERT _à Louis XIV_ (mars 1673). _Lettres
  patentes du mois de décembre 1673_, portant donation de la terre
  d'Aubigny-sur-Nière à mademoiselle de Kerouel.--LOUIS XIV,
  _OEuvres_, t. VI, p. 451-456.

Les historiens se sont mépris quand ils ont accusé Louis XIV d'avoir
quitté l'armée par amour pour Montespan. Il crut que la reine était
enceinte[617]; il la rejoignit et ne la quitta pas, soumettant même ses
départs et le transport de sa cour d'un lieu dans un autre aux exigences
de sa dévotion[618]. Lui-même aussi donna l'exemple de l'accomplissement
des devoirs religieux. Le 1er avril (la veille du jour de Pâques en
1673), il communia solennellement dans l'église paroissiale de
Saint-Germain en Laye: dans le jardin des Récollets il toucha 800
malades, et termina, à pied, ses stations du jubilé dans l'église des
Augustins de la forêt[619]. Il avait laissé madame de Montespan à
Courtray[620], et ne prenait d'autres distractions que celles de la
chasse, le plus souvent dans les bois de Versailles. Aussitôt son arrivée
à Saint-Germain, il écrivit à Louvois ces mots: «Il serait d'éclat d'agir
pendant l'hiver[621];» et il donna des ordres pour attaquer en Flandre
les Espagnols, qui avaient fourni au prince d'Orange des troupes et des
canons[622]. Il était arrivé le 2 décembre (1672) à Saint-Germain, et il
en repartit le 1er mai, accompagné de la reine, voyageant à cause d'elle
à petites journées. Un heureux accouchement était pour lui d'un intérêt
politique, et à cette considération il subordonnait toutes choses, même
ses passions. Il n'arriva que le 15 à Courtray[623]. Il fit à cheval
toute cette glorieuse campagne de 1673, dont il s'est complu à écrire
lui-même l'histoire, comme la plus glorieuse de toutes celles qu'il ait
faites.

  [617] _Lettre de madame_ DE LA ROCHE _au comte de Bussy, en date
  du 8 janvier 1673_. Dans la suite des _Mémoires de_ BUSSY (Mss.
  de la biblioth. de l'Institut), p. 8.

  [618] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. III, p. 271, 273, 274, 299, 300 et
  301.

  [619] _Gazettes_, année 1673; Paris, in-4º, 1674, p. 314.

  [620] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 mai 1673), t. III, p. 15, édit. G.

  [621] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. III, p. 262.

  [622] LOUIS XIV, _OEuvres_. Lettres à Louvois, datées de Verberie
  des 22 et 23 décembre, t. III, p. 271, 273, 274, 276.

  [623] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. III, p. 300, 301, 307.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (26 mai 1673), t. III, p. 156, édit. G.; t. III, p. 84,
  édit. M.

Madame de Coulanges donne à madame de Sévigné toutes les nouvelles qui
peuvent l'intéresser; elle se fait peindre, pour envoyer son portrait à
M. de Grignan, qui le lui avait demandé. Elle n'oublie pas de parler à
madame de Sévigné de leur amie commune, madame Scarron, dont la vie
mystérieuse occupait vivement la cour. «Aucun mortel, dit madame de
Coulanges, n'a commerce avec elle. J'ai reçu une de ses lettres; mais je
me garde bien de m'en vanter, de peur des questions infinies que cela
m'attire[624].»

  [624] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 décembre 1672), t. III, p. 134.

Madame de Coulanges dit encore dans cette lettre: «Le rendez-vous du beau
monde est les soirs chez la maréchale d'Estrées.» C'était la sœur du
marquis de Longueval de Manicamp, la veuve de François-Annibal d'Estrées,
frère de Gabrielle d'Estrées, la maîtresse de Henri IV. Ce fut à l'âge de
quatre-vingt-treize ans que François-Annibal épousa en troisièmes noces
mademoiselle de Manicamp. On ne doit pas confondre cette maréchale
d'Estrées, dont parle madame de Coulanges, avec la fille de Morin le
financier, laquelle fut aussi maréchale d'Estrées par son mariage avec le
comte d'Estrées, fils d'Annibal. L'hôtel de celle-ci fut, plus longtemps
encore que celui de sa belle-mère, le rendez-vous du beau monde à
Paris[625].

  [625] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 décembre 1672), t. III, p. 64, édit.
  M.--_Ibid._ (6 mai 1676), t. IV, p. 280; il est fait mention de
  madame de Longueval, chanoinesse, sœur de la maréchale.--_Ibid._
  (14 février 1687), t. VII, p. 419, édit. G. Françoise de
  Longueval, chanoinesse de Remiremont, était aussi sa sœur.
  (Mardi, 9 avril 1689), t. VII, p. 69, édit. M. La femme du fils
  du maréchal d'Estrées le marin: c'est Marie-Marguerite Morin.
  Voyez SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, année 1714, t. XI, p.
  176; et sur Morin, conférez Saint-Évremond, édit. 1753, in-12, t.
  I, p. 164; t. V, p. 70.

De toutes les lettres adressées à madame de Sévigné pendant son séjour en
Provence, celles de madame de la Fayette ressemblent le plus à celles de
madame de Coulanges par la facilité du style et par l'intérêt des
nouvelles qu'elles renferment. Madame de Coulanges et madame de la
Fayette étaient très-liées, et faisaient leurs visites ensemble. Madame
de Coulanges annonce que madame la princesse d'Harcourt, comme madame de
Marans, tourne à la dévotion, et a paru sans rouge à la cour. Puis vient
le mariage de la comtesse du Plessis, récemment veuve, avec le marquis de
Clérambault, dont elle était amoureuse[626]. Cette comtesse du Plessis
est cette petite-cousine de Bussy, dont mademoiselle d'Armentières et le
comte de Choiseul font mention dans leurs lettres[627]. Elle suivit
MADAME HENRIETTE en Angleterre, et était de retour de ce pays au 30 juin
1670. Madame de Coulanges raconte encore sa visite au Palais-Royal, en
compagnie avec madame de Monaco, chez MONSIEUR, qui lui fit beaucoup de
caresses en présence de la maréchale de Clérambault. Cette dernière était
gouvernante des enfants de MONSIEUR et une des plus singulières personnes
de la cour: dans le tête-à-tête pleine d'esprit naturel, causant
délicieusement; en société silencieuse par dédain du monde et par
ménagement pour sa poitrine; aimant à jouer sans risquer de grosses
sommes; riche et avare, dédaignant les modes, toujours en grand habit, et
la dernière qui ait conservé l'usage du masque de velours noir pour
conserver son teint, qui était fort beau[628]. Elle fut regrettée de
MADAME lorsqu'elle perdit sa charge, et qu'on la sacrifia à madame de
Fiennes, à madame de Grancey, au chevalier de Lorraine et à tous ces gens
avides et corrompus qui gouvernaient et entouraient MONSIEUR; ce qui
justifia bien son mépris pour le genre humain, dont l'accuse madame de
Sévigné[629]. Quant à madame de Monaco, toujours belle et blanche, elle
est, dit madame de la Fayette, «engouée de cette MADAME-ci comme de
l'autre, et sa favorite[630].» Madame de la Fayette ridiculisait M. de
Mecklembourg de ce qu'il était à Paris lorsque tout le monde était à
l'armée[631]. Un congrès de toutes les puissances de l'Europe s'était
formé pour parvenir à la pacification générale. La Suède, qui recevait
des subsides de la France, avait été admise comme médiatrice. Elle envoya
pour ambassadeur extraordinaire le comte de Tott, qui fut reçu avec
beaucoup de distinction par Louis XIV. Sur le point de retourner dans son
pays, le comte de Tott venait tous les jours voir madame de la Fayette et
madame de Coulanges; tous les jours il parlait de madame de Sévigné, et
des regrets qu'il avait de quitter Paris sans la voir[632]. Jeune, beau,
noble dans ses manières, parlant français aussi facilement, aussi
élégamment qu'aucun des courtisans de Louis XIV; grand joueur,
dissipateur, galant et spirituel, de Tott, dit l'abbé de Choisy, était
adoré et flatté par toutes les femmes[633]. Il revint à Paris l'année
suivante, mais ce fut pour y mourir le dernier de sa noble race. M. de
Chaulnes part, Langlade va en Poitou, Marsillac à Barréges. Madame de
Coulanges annonce à madame de Sévigné tous ces départs, et aussi ceux de
Vaubrun et de la Trousse; celui-ci est envoyé pour commander en
Franche-Comté, sur la nouvelle qu'a eue le roi d'une révolte en ce pays.
La Trousse s'afflige de n'avoir pu consoler madame de Coulanges de
l'absence de tous ses amis; et comme elle n'a ni madame de Sévigné ni
madame Scarron, elle ajoute plaisamment: «Je n'ai rien cette année de
tout ce que j'aime; l'abbé Têtu et moi nous sommes contraints de nous
aimer[634].» Ce vaporeux abbé, académicien, prédicateur, poëte, rimant
des madrigaux et des poésies chrétiennes[635], recherchait trop les
femmes pour que Louis XIV voulût consentir à en faire un évêque, malgré
les instances qui lui furent faites à cet égard par les grandes dames de
sa cour. Têtu fut surtout longtemps et fortement occupé de madame de
Coulanges, qui se jouait de son amour et avec laquelle il rompit avec une
sorte d'éclat[636].

  [626] SAINT-SIMON, _Mémoires_, t. XX, p. 341.

  [627] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 296; t. V, p. 87, 157, 160.

  [628] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 décembre 1672), t. III, p. 138,
  édit. G.

  [629] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 décembre 1679), t. VI, p. 238, édit.
  G.--DUCHESSE D'ORLÉANS, _Mémoires et fragments historiques_,
  1832, in-8º, p. 18. Madame de Clérambault mourut en 1722.

  [630] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (14 juillet 1673), t. III, p. 161, édit.
  G.--_Ibid._, t. III, p. 88, édit. M.

  [631] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 décembre 1672), t. III, p. 138.

  [632] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 février et 15 avril 1673), t. III,
  p. 142 et 151, édit. G.; t. III, p. 71 et 80, édit. M.--CHOISY,
  _Mémoires_, liv. IV, t. LXIII, p. 266.--LOUIS XIV, _OEuvres_, t.
  III, p. 275.--_Gazettes_ de 1673; Paris, 1674, in-4º, p. 394. (Le
  13 avril, le comte de Tott eut son audience de congé à
  Saint-Germain.)--MIGNET, _Négociations sous Louis XIV_, t. IV, p.
  146.

  [633] _Recueil de gazettes nouvelles et extraordinaires_, 1675,
  in-4º, p. 712 (8 juillet 1674).--CHOISY, _Mémoires_, liv. IV, t.
  LXIII, p. 286.

  [634] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 février 1673), t. III, p. 142.

  [635] _Stances chrétiennes sur divers passages de l'Écriture
  sainte et des Pères_, 2e édit.; Paris, 1675, in-12 (173
  pages).--Cette seconde édition est anonyme sur le titre; mais
  l'auteur est nommé sur le titre de la 5e édition; Paris, 1703,
  in-12;--Recueil de gazettes nouvelles, ordinaires et
  extraordinaires; 1675, in-4º, p. 712, etc. (8 juillet 1674). Un
  musicien, nommé Oudot, mettait en musique les stances de l'abbé
  Têtu. Voyez le _Recueil des chansons historiques_ (Mss.
  Maurepas), t. VII, p. 83, et t. IV, p. 167.

  [636] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 juillet 1680), t. VII, p. 133, édit.
  G.; t. VI, p. 394, édit. M.--_Ibid._ (26 mai 1673), t. III, p.
  156, édit. G.; t. III, p. 83, édit. M.

Quoique madame de Sévigné se plaigne beaucoup de la paresse que madame de
la Fayette met à lui répondre, cependant les lettres qui nous restent de
celle-ci pendant le séjour de madame de Sévigné en Provence sont en plus
grand nombre que celles de madame de Coulanges, et elles suffisent pour
nous peindre l'existence de l'auteur de _Zaïde_ et de _la Princesse de
Clèves_, sujette aux vapeurs, aux fièvres, à la migraine. On la voit sans
cesse tourmentée par le désir de jouer un rôle brillant; elle s'y croyait
appelée par son esprit et par ses liaisons avec les grands personnages
auxquels elle plaisait. Elle aurait aussi voulu tenir le haut bout de la
société dans Paris, remplacer les Rambouillet, les Sablé, les Choisy,
précieuses nullement ridicules, qui avaient disparu de la scène du monde;
mais sa déplorable santé et plus encore l'instabilité de son humeur s'y
opposaient. Bien vue de Louis XIV, il fallait qu'elle parût de temps en
temps à la cour, ce qui était pour elle une grande fatigue. M. de la
Rochefoucauld annonce à madame de Sévigné que madame de la Fayette ne
peut lui répondre, parce qu'elle était allée le matin à Saint-Germain
pour remercier le roi d'une pension de cinq cents écus qu'on lui a donnée
sur une abbaye[637], pension qui lui en vaudra mille avec le temps. «Le
roi a même accompagné ce présent de tant de paroles agréables qu'il y a
lieu d'attendre de plus grandes grâces.»

  [637] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 février 1673), t. III, p. 140, édit.
  G.; et t. III, p. 69, édit. M.--Conférez ci-dessus la 3e partie
  de ces _Mémoires_, chap. XIX, p. 391 à 393.

M. le Duc, fils du prince de Condé, se plaisait beaucoup dans la société
de madame de la Fayette: il allait fréquemment la voir; et quand il était
à l'armée, elle entretenait une correspondance avec Briord, son premier
écuyer, qui devint ambassadeur à Turin, fut envoyé à la Haye, et fait
conseiller d'État d'épée. C'est par lui qu'elle apprend le plaisant trait
de ce bourgeois d'Utrecht qui, voyant M. le Duc prendre, en sa présence,
des familiarités un peu trop grandes avec sa femme jeune et jolie, lui
dit: «Pour Dieu! monseigneur, Votre Altesse a la bonté d'être trop
insolente[638].»

  [638] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 mai 1673), t. III, p. 156, édit. G.;
  t. III, p. 84, édit. M. Toutes les éditions ont mis à tort
  _Briole_. L'éditeur des _Lettres de la Fayette_, collection de
  Léopold Collin, 3e édit., t. III, p. 23, a copié les éditeurs de
  Sévigné.--SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, édit. in-8º,
  1829, t. I, p. 455; t. II, p. 364; t. III, p. 184; t. IV, p.
  113.--LOUIS XIV, _OEuvres_, t. III, p. 378. (Lettre du roi à
  Louvois, le 23 décembre 1672. Louis XIV envoie Briord au prince
  de Condé.)--Voyez SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 février 1674), t. III,
  p. 337.

J'ai dit ailleurs combien le fils du grand Condé avait de goût pour
embellir Chantilly, cette magnifique et royale demeure, et pour y
organiser des fêtes[639]. Madame de la Fayette était invitée à toutes les
fêtes que donnait M. le Duc. Elle alla à une de ses chasses en carrosse
vitré, et la migraine l'empêcha de rendre compte à madame de Sévigné de
ce _voyage de Chantilly_, qu'elle avait, dit-elle, commencé l'année
passée, mais qu'elle ne put continuer, parce que la fièvre la prit sur le
Pont-Neuf[640]. Mais, selon elle, «de tous les lieux que le soleil
éclaire, il n'y en a point de pareil à celui-là;» et quand, par le triste
bénéfice de l'âge, on a vu, au milieu de cette magnifique forêt, ce
château, ces belles eaux, ces bosquets dans toute leur splendeur, on ne
trouve rien là d'exagéré. Elle y resta six jours, et dit à madame de
Sévigné: «Nous vous y avons extrêmement souhaitée, non-seulement par
amitié, mais parce que vous êtes plus digne que personne du monde
d'admirer ces beautés-là.» Le jour où madame de la Fayette écrivait cette
phrase, qui n'était pas une flatterie[641], elle allait dîner à Livry
avec MM. de la Rochefoucauld, Morangiès et Coulanges; il lui paraît
étrange d'aller dans ce lieu sans madame de Sévigné. Le plus grand nombre
des lecteurs doivent être également surpris que madame de la Fayette et
ceux qui l'accompagnaient aillent dîner à Livry lorsque madame de Sévigné
et son oncle en sont absents. Mais il faut se rappeler que l'abbaye de
Livry n'était pas alors la seule maison où l'on dînât bien: Claude de
Sanguin, seigneur de Livry, dont la terre fut par la suite érigée en
marquisat, possédait au milieu de la forêt un très-beau château[642]; et,
vu sa qualité de premier maître d'hôtel du roi, il devait avoir la
prétention de donner au moins d'aussi bons dîners que l'abbé de
Coulanges. Ce fut, à n'en pas douter, chez ce personnage que, vers la fin
du mois de mai, lorsque les arbres de la forêt couvraient le sol de leurs
ombres printanières, se rendirent tous ces amis de madame de Sévigné. Ils
durent penser au temps où, jeunes, ils l'avaient vue dans ce même
château, sous ces mêmes ombrages, avec son poëte Sanguin de
Saint-Pavin[643].

  [639] LA BRUYÈRE, 1re édit. complète, 1845, p. 658, 659.

  [640] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 et 26 mai 1673), t. III, p. 152 et
  154.

  [641] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 et 26 mai 1673), t. III, p. 156.

  [642] L'abbé LE BOEUF, _Hist. du diocèse de Paris_, t. VI, p.
  204; _État de la France_, année 1678, p. 35.

  [643] _Poésies de Saint-Pavin et de Charleval_, 1769, p. 4 et
  68.--Conférez le chap. VI de la 1re partie de ces _Mémoires_, 2e
  édit., p. 76-77.

Cette même année (1673) la fête de Livry fut célébrée; on rendit le pain
bénit, et sur ce sujet l'intarissable Coulanges chanta, pendant le repas,
une longue chanson intitulée _le Pain bénit de Livry_, qu'il avait
composée sur l'air populaire _Allons-nous à quatre_. Il y parle de madame
de Sévigné, de son absence, prolongée par le plaisir qu'elle éprouve en
contemplant sa fille, plaisir pareil à celui de la Niquée du roman
d'_Amadis des Gaules_, qui fut enchantée en voyant Fleurize son amant.

              . . . . . . . . .
      Certaine marquise,
      Dit un garde-bois,
    Qu'on voyait tant autrefois,
      Où s'est-elle mise
      Depuis treize mois?
      Un moine s'avance,
      Qui répond: Hélas!
      Ne savez-vous pas
      Qu'elle est en Provence,
      Elle et ses appas?
      Elle est enchantée
      Auprès de Grignan,
    Et se plaît en la voyant
      Tout comme Niquée
      Voyant son amant[644].

Madame de la Fayette et madame de Coulanges n'oublient ni l'une ni
l'autre, dans leurs lettres, aucune de ces anecdotes satiriques ou
galantes qui peignent les mœurs de la cour à cette époque. Dans les
lettres de madame de Coulanges, c'est la princesse d'Harcourt qui a paru
à la cour par pure dévotion. Nouvelle qui efface toutes les autres;
Brancas (son père) en est ravi[645]. Dans les lettres de madame de la
Fayette, c'est la Bonnetot dévote[646] qui ôte son œil de verre et ne
met plus de rouge ni de boucles. Madame de Sévigné était au reste fort
curieuse de ces sortes de nouvelles, et les provoquait par ses demandes.
«Pour répondre à vos questions, lui écrit madame de la Fayette, je vous
dirai que madame de Brissac [Gabrielle-Louise de Saint-Simon] est
toujours à l'hôtel de Conti, environnée de peu d'amants, et d'amants peu
propres à faire du bruit. Le premier président de Bordeaux est amoureux
d'elle comme un fou. M. le Premier et ses enfants sont aussi fort assidus
auprès d'elle[647].»

  [644] _Recueil de chansons choisies_, 1694, in-12, p.
  16.--Seconde édit., 1698, t. I, p. 33; et _Chansons historiques_
  (Mss. de Maurepas), t. IV, p. 67 (année 1673).

  [645] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 décembre 1672), t. III, p. 135,
  édit. G.; t. III, p. 65, édit. M.

  [646] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (14 juillet 1673), t. III, p. 161, édit.
  G.

  [647] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 mai 1673), t. III, p. 155, édit.
  G.--_Chansons historiques_ (Mss. Maurepas, Bibliot. royale), t.
  IV, p. 67 (année 1673).

Puis après vient le scandaleux procès du marquis d'Ambres: «Je dois voir
demain madame du Vill....; c'est une certaine ridicule à qui M. d'Ambres
a fait un enfant; elle l'a plaidé, et a perdu son procès; elle conte
toutes les circonstances de son aventure; il n'y a rien au monde de
pareil; elle prétend avoir été forcée: vous jugez bien que cela conduit à
de beaux détails[648].»

  [648] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (14 juillet 1673), t. III, p. 161, édit.
  G.

Ce n'est pas seulement le nom, mais toute l'existence de François Gelas
de Voisin, marquis d'Ambres, qui se rattache à un changement de
cérémonial et d'étiquette très-prononcé et à des modifications que le
despotisme de Louis XIV introduisait dans les habitudes, sinon plus
serviles, au moins plus respectueuses du langage. On écrivait
_monseigneur le Dauphin_; mais en parlant de lui on ne disait jamais que
_M. le Dauphin_; et ainsi pour les autres fils de France et princes du
sang, ou les personnages moins élevés en dignité. Louis XIV décida qu'on
dirait _monseigneur_ en parlant au Dauphin[649]. Cette innovation (à
laquelle Montausier et quelques autres ne se conformèrent jamais) en
amena beaucoup d'autres: d'abord pour les princes de la famille royale;
puis, dans une assemblée du clergé, les évêques prirent une délibération
par laquelle ils convinrent qu'en s'écrivant ils se donneraient
mutuellement le titre de _monseigneur_[650]. Ils ne réussirent d'abord à
se le faire donner que par le clergé séculier et subalterne; mais le
temps, ce grand maître de l'usage, fit accorder généralement ce titre aux
évêques. Ensuite, et successivement, les ducs, les maréchaux, les
ministres secrétaires d'État[651], les intendants même prétendirent au
titre de _monseigneur_; mais ceux auxquels l'ancienneté de la naissance,
le grade ou la fierté naturelle du caractère donnaient de la répugnance
pour cette exigence de l'usage refusaient de s'y conformer. A une époque
où ce point d'étiquette était fixé, où personne ne songeait à s'en
écarter, Saint-Simon se vante[652] de ne s'y être jamais conformé, même
en parlant au duc d'Orléans régent, dont il était l'ami et le partisan,
et d'avoir été le seul qui lui dît _Monsieur_.

  [649] Voyez la note de RICHELET sur l'épître dédicatoire des
  fables de LA FONTAINE au Dauphin, t. I, p. 2 de mon édit. des
  _OEuvres de la Fontaine_, édit. 1827.

  [650] SAINT-SIMON, _Mémoires_, t. VII, p. 151, 152.

  [651] _Id._, _Mémoires_, t. II, p. 284-286.

  [652] _Id._, _Mémoires_, t. VII, p. 154.

Le marquis d'Ambres, dont Saint-Simon blâme la hauteur, était de la même
humeur que lui. Le père de ce marquis avait été fait chevalier des ordres
du roi en 1633[653]. Colonel du régiment de Champagne en 1657, il fut
ensuite, au moyen d'un payement de 200,000 francs, nommé lieutenant
général pour le roi dans le gouvernement de Guyenne[654]. D'Albret, comte
de Miossens, maréchal de France, était gouverneur de cette province.
C'était à l'époque où les militaires d'un haut grade hésitaient à donner
le _monseigneur_ aux maréchaux de France. Grignan, Lavardin, Beuvron et
autres évitaient la difficulté en faisant écrire leurs femmes, leurs
mères, leurs sœurs. Le marquis d'Ambres, plus franc ou plus fier, refusa
net le _monseigneur_ au maréchal d'Albret[655]; et tous deux en
appelèrent au jugement du roi sur ce différend. Le roi ordonna à d'Ambres
de donner le titre de _monseigneur_ à d'Albret. Cette décision fut la loi
à laquelle tout le monde se soumit. D'Ambres, dont elle choquait
l'orgueil, en s'y conformant, écrivit à d'Albret une lettre insolente,
qui lui attira une réponse de même sorte. Le résultat de cette querelle
fut que d'Ambres quitta le service[656]. C'était, dit Saint-Simon, un
«grand homme très-bien fait, très-brave homme, avec de l'esprit et de la
dignité dans les manières.» Il fut despote dans ses domaines et à la
cour, où il paraissait souvent, quoique froidement accueilli par le roi,
auquel il survécut, ayant prolongé sa carrière jusqu'à l'âge de
quatre-vingt-un ans[657].

  [653] _Id._, _Mémoires authent._, t. XVIII, p. 346.

  [654] ROUX DE ROCHELLE, _Histoire du régiment de Champagne_;
  Paris, Didot, 1839, in-8º, p. 411.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (3 avril
  1671), t. I, p. 319, édit. M.

  [655] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (3 avril 1671), t. I, p. 411, édit. G.;
  t. I, p. 319, édit. M.

  [656] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 et 27 août 1675), t. IV, p. 29 et
  69, édit. G.; t. III, p. 406, 433 et 434, édit. M.

  [657] Il mourut en 1721, sa femme en 1693.--SÉVIGNÉ, _Lettres_
  (1693), t. X, p. 446, édit. G.

Ce n'était pas seulement par ses victoires, par la bravoure de ses
troupes, par le génie de ses généraux et de ses marins que Louis XIV
agitait toutes les puissances de l'Europe et pesait sur elles; c'était
encore par l'activité de ses négociations, l'adresse et l'habileté de ses
diplomates. Jamais toutes ces causes de succès n'agirent avec plus
d'évidence et de force que durant les conférences de Cologne et dans tout
le temps qui précéda la paix de Nimègue. Jamais monarque ne sut plus que
Louis XIV profiter avec habileté de la bonne fortune; ce qui est
peut-être plus rare que de savoir trouver des ressources contre la
mauvaise. C'est bien à tort qu'en s'emparant des fautes de la vieillesse
de Louis XIV on a voulu lui ravir la gloire due à ses belles années, et
attribuer l'éclat de cette partie de son règne aux seuls grands hommes
dont il savait s'entourer. Aujourd'hui que tout ce qu'il y a d'important
à connaître de cette grande époque de notre histoire a été mis au jour,
nous savons que tout aboutissait à ce roi; et si Condé, Turenne, Louvois
lui soumettaient leurs idées pour la guerre; si Colbert, Louvois,
Pomponne, le Tellier traitaient et préparaient les grandes affaires de
l'intérieur et de l'extérieur, c'était lui seul qui ordonnait; lui seul
répartissait le travail entre ses ministres, ses commandeurs, ses
guerriers, ses chefs d'escadre; de sorte qu'aucun conflit d'autorité ne
pouvait nuire à l'action du gouvernement. Il saisissait avec un coup
d'œil d'aigle l'ensemble et les résultats des opérations militaires, les
intérêts compliqués des différents États, s'attachant à connaître et à
influencer les personnages qui les gouvernaient. Il ne confiait de ses
secrets, de ses pensées, à ses serviteurs les plus dévoués, que ce qui
leur était strictement nécessaire pour bien opérer dans les différentes
affaires dont ils étaient chargés. Les deux puissances qu'il avait eu le
talent d'enchaîner aux intérêts de la France étaient la Suède et
l'Angleterre. Pour ce dernier pays, il avait employé toutes les
ressources de l'intrigue, de la corruption; et il était parvenu à
entraîner Charles II, ses ministres et ses ambassadeurs dans la sphère
de son ambitieuse politique, contre les intérêts de l'Angleterre, contre
la volonté du parlement anglais, affaibli dans son opposition à la
couronne par le souvenir récent des dernières révolutions et dominé par
la crainte d'en produire encore une nouvelle. Il résultait de cette
situation des deux États une sorte d'alliance et de confraternité entre
la cour de France et celle d'Angleterre; et la seconde imitait la
première, beaucoup plus brillante et plus riche.

Charles II, qui pendant l'usurpation de Cromwell avait passé en France sa
jeunesse, conservait sur le trône ses inclinations pour les mœurs
faciles, élégantes de ce pays. Sa cour, comme celle de Louis XIV, fut
brillante, polie, remarquable par l'éclat des fêtes, des beautés qui y
brillèrent; et elle fut aussi le théâtre de beaucoup d'intrigues
amoureuses, auxquelles les courtisans se complaisaient, à l'exemple du
monarque. Ces rapports de goûts, d'occupations, de divertissements
contribuèrent à former les liens qui unissaient les souverains et la
noblesse des deux pays: on s'occupait en France des aventures, des
intrigues galantes d'Angleterre, comme en Angleterre de celles de France.

Une des femmes qui avaient fait le plus de bruit à Paris, pour sa beauté,
était la comtesse de Northumberland.

Madame de la Fayette envoya, le 30 septembre 1672, à madame de Sévigné, à
Aix, une lettre du comte de Sunderland, la chargeant de la faire remettre
à la comtesse de Northumberland, à Aix. «M. de la Rochefoucauld, que le
comte de Sunderland voit très-souvent, s'est chargé de lui remettre ce
paquet. Comme vous n'êtes plus à Aix, ajoute-t-elle, je vous supplie
d'écrire un mot à madame de Northumberland, afin qu'elle fasse réponse,
et qu'elle vous mande qu'elle l'a reçu: vous m'enverrez sa réponse. On
dit ici que si M. de Montaigu n'a pas un heureux succès de son voyage; il
passera en Italie, pour faire voir que ce n'est pas pour les beaux yeux
de madame de Northumberland qu'il court le pays. Mandez-moi un peu ce que
vous verrez de cette affaire, et comme quoi il sera traité[658].»

  [658] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 décembre 1672), t. III, p. 137,
  édit. G.; t. III, p. 66, édit. M.

Montaigu était alors l'amant de la duchesse de Brissac; il la négligea
dès qu'il commença à faire sa cour à la comtesse de Northumberland[659].

  [659] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 mai 1673), t. III, p. 155, édit. G.;
  t. III, p. 83, édit. M.

D'après ce que nous venons de dire des cours de France et d'Angleterre,
on serait tenté de croire que le mystérieux paquet de l'ambassadeur
anglais était relatif à une intrigue d'amour, et que le comte de
Sunderland, qui avait succédé à Montaigu en qualité d'ambassadeur en
France, était encore son rival à l'égard de la comtesse de
Northumberland.

Ces apparences n'avaient rien de réel. La réputation de la comtesse de
Northumberland fut toujours intacte; et Robert Spencer, second comte de
Sunderland, qui fut deux fois ambassadeur en France et deux fois premier
ministre d'Angleterre, avait épousé une très-belle femme: c'était Anne
Digby, fille du fameux lord Digby, comte de Bristol, dont Bussy a
raconté, dans son libelle, les amours avec la duchesse de Châtillon[660].

  [660] _Madame de Sévigné and her contemporaries_; London, 1841,
  in-12, t. II, p. 236.--BUSSY, _Histoire amoureuse des Gaules_, p.
  142 et 149, édit. avec l'estampe du salon de la Bastille, in-18
  de 258 pages.--HAMILTON, _Mémoires de Gramont_, t. I, p. 201 des
  _OEuvres_, édit. de Renouard, in-8º, 1802.

Lord Digby, dont la vie si remplie d'aventures fut, selon l'expression
d'Horace Walpole, une contradiction perpétuelle, avait été fort lié, au
temps de la Fronde, avec le duc de la Rochefoucauld, et il ne manqua pas
de lui recommander son gendre et sa fille. Celle-ci fut présentée à la
cour de Louis XIV, où, parmi tant de femmes remarquables, sa beauté fit
sensation[661].

  [661] _Recueil des gazettes de 1673_, p. 100 et 292, 28 janvier
  et 27 mai 1673.

Il n'en fut pas ainsi de lady Northumberland, au jugement de madame de la
Fayette, dont les appréciations, il faut le dire, sont presque toujours
sévères et souvent peu bienveillantes quand il s'agit des personnes de
son sexe. Dans sa lettre du 15 avril 1673, elle écrit à madame de
Sévigné: «Madame de Northumberland me vint voir hier; j'avais été la
chercher avec madame de Coulanges. Elle me parut une femme qui a été fort
belle, mais qui n'a plus un seul trait de visage qui se soutienne ni où
il soit resté le moindre air de jeunesse: j'en fus surprise. Elle est
assez mal habillée, point de grâce: enfin, je n'en fus point du tout
éblouie. Elle me parut entendre fort bien tout ce qu'on dit, ou, pour
mieux dire, ce que je dis; car j'étais seule. M. de la Rochefoucauld et
madame de Thianges, qui avaient envie de la voir, ne vinrent que comme
elle sortait. Montaigu m'avait mandé qu'elle viendrait me voir; je lui ai
fort parlé d'elle; il ne fait aucune façon d'être embarqué à son service,
et paraît très-rempli d'espérance[662].»

  [662] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 avril 1673), t. III, p. 151, édit.
  G.; t. III, p. 79, édit. M.

En effet, Montaigu partit le 24 mai, pour se rendre en Angleterre; lady
Northumberland, deux jours après[663]. Elle le rejoignit à Titchefield,
au château de Wriothesley, dans le Hampshire, où le mariage se fit.
C'était le château de la famille de lady Northumberland, ou d'Élisabeth
Wriothesley. Elle était la plus jeune des filles du lord trésorier
Southampton, et sœur de l'héroïque épouse de ce Russell dont la mort fut
un des crimes et une des plus grandes fautes du règne de Charles II.
Ainsi, par les Russell lady Northumberland se trouvait alliée au marquis
de Ruvigny, calviniste et mandataire des Églises réformées en mission,
qui lui permit de rendre de grands services comme diplomate, lorsque
Louis XIV n'était pas encore devenu intolérant et persécuteur. Élisabeth
Wriothesley avait hérité des grands biens de son aïeul maternel; elle fut
mariée très-jeune à Josselyn Percy, onzième comte de Northumberland. Les
deux époux se rendirent à Paris pour raison de santé, accompagnés de
Locke, leur médecin, devenu depuis si célèbre par ses ouvrages de
métaphysique. Le comte continua son voyage jusqu'en Italie, et mourut à
Turin de la fièvre, en 1670. Sa femme, restée à Paris, avait été confiée
par lui aux soins de Locke et à Montaigu, alors ambassadeur d'Angleterre.
Celui-ci mit toute son application à consoler la jeune et riche veuve,
et, par ses assiduités et sa constance, parvint à se faire agréer d'elle
comme époux. Elle mourut à quarante-quatre ans, en 1690. Montaigu fit un
second mariage plus riche encore, et surtout plus extraordinaire. Il
épousa la folle duchesse d'Albermale, dont il ne put obtenir le
consentement qu'en lui faisant croire qu'il était l'empereur de la
Chine[664]. Il lui fit rendre tous les honneurs comme à une véritable
impératrice de Chine, et la retint renfermée dans ce même hôtel de
Montaigu, si célèbre depuis qu'il est devenu le Musée britannique[665]
(_British Museum_).

  [663] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 mai 1673), tom. III, p. 155, édit.
  G.--MIGNET, _Négociations sous Louis XIV_, t. IV, p.
  238.--LALLY-TOLENDAL, _Biographie universelle_, t. XXXIX, p. 343,
  article _Bussy_.

  [664] _Madame de Sévigné and her contemporaries_; London, t. II,
  p. 219-222-229.

  [665] Sur Ralph Montaigu, conférez encore BUSSY, _Amours des
  Gaules_, et les _Mémoires de Gramont_, t. I, p. 132 et 341 des
  _OEuvres d'_HAMILTON, édition in-8º; Paris, Renouard, 1812.
  _Memoirs of count Gramont_; London, 1809, in-8º, t. I, p. 209,
  277; t. III, p. 131.

Que faisait Sévigné tandis que sa mère était en Provence; que son parent
le marquis de la Trousse quittait Paris pour commander en Bourgogne; que
Louis XIV laissait Saint-Germain et Versailles, allait sans Turenne ni
Condé, mais assisté de Vauban, assiéger et prendre la forte place de
Maëstricht[666]? Sévigné, ennuyé des fatigues de la guerre, demandait un
congé qu'il était bien sûr d'obtenir, puisqu'il employait, pour le
solliciter, l'intermédiaire de madame de Coulanges, très-désireuse de
conserver auprès d'elle ce jeune et aimable _guidon_[667]. Avec elle, il
allait dîner chez la duchesse de Richelieu; il allait voir les nouvelles
pièces au théâtre: _Mithridate_, _Pulchérie_; il l'accompagnait à
Saint-Germain, ainsi que madame de la Fayette; et toutes deux,
très-satisfaites de pouvoir disposer d'un tel cavalier, donnent de ses
nouvelles à sa mère, et font son éloge. Et comme il lui fallait toujours
un attachement de cœur, ce n'était plus d'une actrice ou d'une femme
philosophe, aux appas surannés, qu'il était épris, mais de la belle
madame du Ludres, cette chanoinesse de Poussay, si affectée dans son
parler, si coquette, dame d'honneur de la reine et amie de madame de
Coulanges. Elle n'avait pas encore attiré les regards du roi[668], et le
chevalier de Vivonne et le chevalier de Vendôme se disputaient alors ses
faveurs. Mais madame de la Fayette jugeait de Sévigné comme Ninon: «Votre
fils, écrit-elle à sa mère, est amoureux comme un perdu de mademoiselle
de Poussay; il n'aspire qu'à être aussi transi que la Fare[669].» M. de
la Rochefoucauld dit que l'ambition de Sévigné est de mourir d'un amour
qu'il n'a pas, «car nous ne le tenons pas, ajoute-t-il, du bois dont on
fait les passions[670].»

  [666] _Campagne de Louis XIV en 1673, écrite par lui-même_, dans
  les _OEuvres_, III, p. 339, 392. Cette place fut prise le 30
  juin.

  [667] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 février 1673), t. III, p. 143, édit.
  G.; t. III, p. 72, édit. M.--_Ibid._ (20 mars 1673), t. III, p.
  147, édit. G.; t. III, p. 76, édit. M.

  [668] _Recueil de chansons historiques_ (Mss. Maurepas), vol. IV,
  p. 57.

  [669] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 février 1673, _post-scriptum_ de
  madame de la Fayette dans une lettre de la Rochefoucauld), t.
  III, p. 141, édit. G.; t. III, p. 71, édit. M.--LA FARE,
  _Mémoires_, p. 125, dans la notice par M. Monmerqué.

  [670] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 mai 1673), t. III, p. 153, édit. G.;
  t. III, p. 81, édit. M. (Lettre de madame de la Fayette.)

Cependant un autre motif que son amour pour madame du Ludres retenait
Sévigné dans la capitale plus longtemps peut-être qu'il ne l'aurait
voulu: c'était le besoin d'argent. Sans avoir aucun vice ou aucun goût
ruineux, il avait peu d'ordre; et sa mère lui ayant déjà avancé de fortes
sommes pour l'acquisition de sa charge de _guidon_ et pour ses équipages,
il n'osait plus rien réclamer. Aussi, malgré l'intimité qui régnait entre
elle et lui, il crut devoir lui faire cette demande par l'intermédiaire
de madame de la Fayette et de d'Hacqueville. La manière un peu sévère
dont madame de la Fayette rappelle à son amie qu'elle est beaucoup plus
prodigue pour sa fille que pour son fils prouve que l'on aimait moins la
sœur que le frère, et que, comme tous les amis de madame de Sévigné,
madame de la Fayette désapprouvait l'excessive faiblesse et la
continuelle admiration de son amie pour madame de Grignan:

«Je ne vous puis dire que deux mots de votre fils: il sort d'ici; il
m'est venu dire adieu, et me prier de vous écrire ses raisons sur
l'argent: elles sont si bonnes que je n'ai pas besoin de les expliquer
fort au long, car vous voyez, d'où vous êtes, la dépense d'une campagne
qui ne finit point. Tout le monde est au désespoir et se ruine: il est
impossible que votre fils ne fasse pas un peu comme les autres; et, de
plus, la grande amitié que vous avez pour madame de Grignan fait qu'il en
faut témoigner à son frère. Je laisse au grand d'Hacqueville à vous en
dire davantage[671].»

  [671] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 février 1673), t. III, p. 145, édit.
  G.; t. III, p, 74, édit. M. (Lettres de madame de la Fayette.)

Madame de la Fayette gourmande aussi sur ses exigences madame de Sévigné,
qui mettait en doute son amitié, parce qu'en raison de sa paresse
naturelle elle négligeait de lui répondre. «Je suis très-aise, lui écrit
madame de la Fayette, d'aimer madame de Coulanges à cause de vous.
Résolvez-vous, ma belle, de me voir soutenir toute ma vie, de toute la
pointe de mon éloquence, que je vous aime plus encore que vous ne
m'aimez. J'en ferais convenir Corbinelli en un quart d'heure[672]; et vos
défiances seules composent votre unique défaut et la seule chose qui peut
me déplaire en vous. M. de la Rochefoucauld vous écrira[673].»

  [672] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (14 juillet 1673), t. III, p. 160, édit.
  G.

  [673] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 juin 1673), t. III, p. 159, édit G.;
  t, III, p. 86, édit. M.

La Rochefoucauld n'écrivit pas aussitôt qu'il l'avait promis; car il se
sert encore de la plume de madame de la Fayette pour consulter madame de
Sévigné et aussi Corbinelli, sur une pensée qu'il avait probablement le
projet d'insérer dans son livre de _Réflexions ou Sentences et Maximes
morales_. Il en avait déjà publié trois éditions: la seconde, avec des
corrections et des retranchements; la troisième, corrigée et
augmentée[674]; il en fut de même des trois éditions qui suivirent. La
Rochefoucauld avait fait de la composition de ce petit livre l'amusement
des loisirs de sa vieillesse; il y faisait participer sa société intime,
et surtout madame de la Fayette. N'ayant reçu durant les guerres civiles
qu'une éducation imparfaite[675], il était beaucoup moins lettré que son
amie; mais, par la tournure de son esprit et par son expérience du monde,
il était plus capable de peindre l'homme corrompu des cours et de rédiger
avec concision et finesse le code honteux de leur morale que tous les
gens de lettres et toutes les femmes spirituelles dont il était entouré.
Il craignait toujours de trop grossir son recueil; et il essayait en
quelque sorte l'effet de ses réflexions sur le public de son choix. Il
acceptait différentes rédactions des mêmes pensées avant de les admettre
à la publication. Segrais, auquel il soumettait la copie de chacune des
éditions, dit qu'il y a des maximes qui ont été changées plus de trente
fois[676].

  [674] _Réflexions ou Sentences et Maximes morales_; à Paris, chez
  Claude Barbin, 1665, in-12 (150 pages, 316 maximes).--_Ibid._,
  1666, in-12 (118 pages, 302 maximes).--_Ibid._, 1671 (132 pages,
  341 maximes), 3e édition, revue, corrigée et augmentée.

  [675] SEGRAIS, _Mém. et anecdotes_, dans les _OEuvres diverses_;
  Amsterdam, 1723, in-12, t. I, p. 12.--_Ibid._, Paris, 1755, t.
  II, p. 12.

  [676] SEGRAIS, _OEuvres diverses_; Amsterdam, 1723, in-12, t. I,
  p. 121.--_Ibid._, Paris, 1755, t. II, p. 111 et 112.--HUET,
  _Commentarius de rebus ad eum pertinentibus_, lib. V, p. 316.

Madame de la Fayette termine ainsi une de ses lettres à madame de
Sévigné: «M. de la Rochefoucauld se porte très-bien; il vous fait mille
et mille compliments, et à Corbinelli. Voici une question entre deux
maximes:

    On pardonne les infidélités, mais on ne les oublie pas.
    On oublie les infidélités, mais on ne les pardonne pas.

«Aimez-vous mieux avoir fait une infidélité à votre amant, que vous aimez
pourtant toujours, ou qu'il vous en ait fait une, et qu'il vous aime
toujours[677]?» Et pour expliquer le sens de cette question entre deux
maximes, question pourtant assez claire, madame de la Fayette dit qu'il
s'agit ici d'infidélités passagères. Quant aux deux maximes, le choix de
madame de Sévigné ne pouvait être douteux; mais, pour répondre à la
subtile question que lui pose madame de la Fayette, une chose lui
manquait, l'expérience; et elle pouvait, je pense, en renvoyer la
décision à son amie. La Rochefoucauld avait déjà inséré dans la troisième
édition cette maxime: «On pardonne tant que l'on aime[678].» Il ne
parlait nulle part, dans cette édition, de l'infidélité entre amants.
Dans la quatrième, il n'inséra aucune des deux maximes que rapporte ici
madame de la Fayette; mais il en ajouta quatre nouvelles qui concernent
«cette faute considérable en amour,» pour nous servir de l'expression
qu'emploie madame de la Fayette dans sa lettre[679].

  [677] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (14 juillet 1673), t. III, p. 161-162,
  édit. G.; t. III, p. 88 et 89, édit. M.

  [678] LA ROCHEFOUCAULD, _Réflexions ou Sentences et Maximes
  morales_; Paris, Claude Barbin, 1671, p. 123, no 330.

  [679] LA ROCHEFOUCAULD, _Réflexions ou Sentences et Maximes
  morales_, 4e édition, revue, corrigée et augmentée depuis la
  troisième; Paris, Claude Barbin, 1675, in-12, p. 131, 132, 139,
  nos 359, 360, 381.

Les deux correspondantes de madame de Sévigné ne pouvaient, en
l'instruisant des nouvelles du grand monde, lui laisser ignorer celles
qui intéressaient la littérature. Au théâtre, deux pièces nouvelles
avaient été jouées, et formaient événement; elles étaient de deux grands
auteurs, entre lesquels se partageaient alors le public, la cour et
l'Académie. Corneille avait fait jouer _Pulchérie_, et Racine
_Mithridate_[680]; alors madame de Coulanges écrit à madame de Sévigné:
«_Mithridate_ est une pièce charmante: on y pleure; on y est dans une
continuelle admiration; on la voit trente fois, on la trouve plus belle
la trentième fois que la première. _Pulchérie_ n'a point réussi[681];» et
madame de la Fayette: «M. de Coulanges m'a assuré qu'il vous enverrait
_Mithridate_.» Madame de Sévigné, avant d'aller rejoindre madame de
Grignan, sept mois avant la représentation de _Pulchérie_, lui avait
écrit, en lui envoyant la tragédie de _Bajazet_: «Je suis folle de
Corneille; il nous donnera encore _Pulchérie_, où l'on reverra

                        La main qui crayonna
    La mort du grand Pompée et l'âme de Cinna.

Il faut que tout cède à son génie[682].» Madame de Sévigné, lorsqu'elle
écrivait ces lignes, avait-elle entendu une lecture de _Pulchérie_? Je le
crois. Quoique Voltaire assure que cette tragédie est inférieure à ce que
Coras, Bonnecorse et Pradon ont jamais fait de plus plat, il n'est pas
moins vrai que Corneille a laissé dans cette pièce de nombreuses traces
de son génie mourant. Il a su, dans le rôle de _Pulchérie_, faire parler
l'amour avec cette élévation de sentiment et de fierté héroïque qui
plaisait tant aux dames de l'hôtel de Rambouillet et aux héroïnes de la
Fronde, tandis que Racine avait affadi, par le langage doucereux et
galant de la cour de Louis XIV, le rôle de Mithridate, tracé par lui avec
une admirable vigueur[683]. _Pulchérie_ néanmoins n'eut pas un grand
succès. Racine, qui venait d'être reçu à l'Académie française, avait pu
faire représenter sa tragédie par les excellents comédiens de l'hôtel de
Bourgogne, tandis que Corneille fut obligé de confier la sienne à des
acteurs médiocres, sur le théâtre du Marais, situé dans un quartier qui
avait passé de mode. Mais comme ce quartier était habité par beaucoup de
personnes de l'ancienne société, qui, de même que madame de Sévigné, y
avaient passé leur jeunesse, Corneille devait y conserver beaucoup de
partisans; ceux de Racine, au contraire, étaient principalement dans le
faubourg Saint-Germain et le quartier du Louvre. La pièce de Corneille
se soutint pendant quelque temps au théâtre, et même s'y maintint
quelques années encore après la nouveauté[684]. _Pulchérie_ aurait pu
dire aux spectateurs qui l'avaient applaudie et aux critiques qui en ont
parlé avec tant de mépris:

    . . . . . . . Je n'ai pas mérité
    Ni cet excès d'honneur ni cette indignité.

  [680] Les frères PARFAICT, _Hist. du théâtre françois_, t. XI, p.
  243 et 253.

  [681] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 février et 20 mars 1673), t. III, p.
  143 et 149, édit. G.; t. III, p. 72 et 77, édit. M.--_Pulchérie_
  fut jouée en novembre 1672, _Mithridate_ en janvier 1673.
  _Mithridate_, tragédie par M. Racine; Paris, Claude Barbin, 1673,
  in-12; achevé d'imprimer le 16 mars 1673 (81 pages). Les deux
  pièces parurent imprimées presque en même temps. _Pulchérie_,
  comédie héroïque, 1673, in-12 (72 pages).

  [682] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 mars 1672), t. II, p. 420, édit. G.;
  t. II, p. 356, édit. M.

  [683] RACINE, _Mithridate_, act. II, scène IV, t. II, p. 186,
  édit. 1687, in-12. _Mithridate_, tragédie de M. RACINE; Paris,
  Claude Barbin, 1673 (81 pages, sans la _Préface_ de sa vie,
  achevée d'imprimer le 15 mars 1673), p. 26.--CORNEILLE,
  _Pulchérie_, acte I, scène I, t. V du _Théâtre de Corneille_, p.
  325 de l'édition de 1692, la seule bonne.

  [684] Les frères PARFAICT, _Hist. du théâtre françois_, t. XI, p.
  246; FRANÇOIS DE NEUFCHATEAU, _l'Esprit du grand Corneille_,
  1819, in-8º, p. 370 et 371.

Mais dans les lettres que madame de Coulanges et madame de la Fayette
adressèrent à madame de Sévigné tandis qu'elle était à Aix, nous
cherchons en vain la mention de l'événement le plus désastreux pour la
littérature et le théâtre, mention qui aurait dû précéder la lettre sur
la représentation de _Pulchérie_. Le haut justicier, le hardi
flagellateur des travers et des ridicules de son temps, le grand amuseur
du grand roi, Molière, n'était plus; il avait succombé, à l'âge de
cinquante et un ans, à la double passion d'auteur et d'acteur comique,
dont l'attrait invincible l'avait, dès l'âge de puberté, entraîné loin du
toit paternel.

La littérature et le théâtre ne firent jamais une perte plus grande et
plus généralement sentie; il semblait que ce fin discernement, ce
spirituel bon sens, cette humeur joviale, satirique et bouffonne qui
distinguent le peuple français s'ensevelissaient dans la tombe où était
renfermé cet homme.

Louis XIV rendit une ordonnance spéciale pour protéger contre la rapacité
des comédiens de campagne la dernière œuvre de Molière, _le Malade
imaginaire_[685], et versa ses bienfaits sur sa troupe, qui par cette
mort fut menacée de désorganisation; mais elle se reforma, et se
transporta du Palais-Royal dans la rue Mazarine[686]. Cependant Louis XIV
ne voulut pas user de son autorité pour protéger contre les ressentiments
de l'Église les restes mortels d'un homme qu'il regretta toute sa vie. La
voix imposante de Bourdaloue se faisait entendre fréquemment dans la
chaire de Saint-Germain en Laye[687], et le clergé s'opposait aux
amusements du théâtre, comme contraires aux bonnes mœurs. Molière était
nommément l'objet de ses attaques, parce que, par son génie, il était
parvenu à inspirer au monarque et à toutes les classes de la nation (car
il écrivit pour tous) le goût le plus vif pour la comédie. En cela le
clergé remplissait un devoir, et Louis XIV le sentait bien; mais il ne
put jamais faire ce sacrifice à sa conscience: il aima toujours le
spectacle et la musique; et Molière et Lulli furent les deux hommes dont
il ressentit le plus vivement la perte[688].

  [685] J. TASCHEREAU, _Hist. de la vie et des ouvrages de
  Molière_, 3e édit., 1844, in-12, p. II de la Préface.

  [686] Les frères PARFAICT, _Histoire du théâtre françois_, 1747,
  in-12, p. 284.

  [687] _Sermons du P._ BOURDALOUE _pour l'Avent_, 6e édition,
  1733, in-12. Ce volume contient deux _Avents_, tous deux prêchés
  devant le roi.

  [688] LE GALLOIS DE GRIMAREST, _Addition à la vie de Molière_,
  1706, in-12, p. 62, cité par M. Taschereau, _Histoire de la vie
  et des œuvres de Molière_, 3e édit., p. 203.

L'abbé d'Aubignac, docteur en droit canonique, fit un livre pour réfuter
l'écrit que Nicole, en 1659, avait publié contre les théâtres; mais
l'abbé d'Aubignac composait lui-même des pièces, et d'ailleurs il
n'avait, pour défendre une telle cause, ni l'éloquence de Bourdaloue ni
le savoir de Bossuet[689]. Aux ministres de la religion est venu se
joindre, comme antagoniste de Molière et de la comédie, le plus éloquent,
le plus dialecticien des sophistes du XVIIIe siècle et le plus dangereux
ennemi du christianisme. Jean-Jacques Rousseau a été plus loin peut-être,
dans ses attaques contre Molière et la comédie, que Nicole, Bourdaloue et
Bossuet; et cependant l'admiration pour le génie de Molière n'a cessé de
s'accroître; jamais nous n'avons été plus généralement, plus constamment,
plus fortement dominés par la passion du théâtre. Les licences contre les
bonnes mœurs, si justement reprochées à Molière, n'ont fait depuis,
malgré les efforts des pasteurs de l'Église, des moralistes et
quelquefois des gouvernements, qu'usurper une large part sur la scène
française: ces licences sont parvenues à un degré de dévergondage tel
qu'il faut, dans les temps qui ont précédé la renaissance des lettres en
Europe, reculer jusqu'au siècle d'Aristophane pour trouver des exemples
qui les égalent.

  [689] L'abbé D'AUBIGNAC, _Dissertation sur la condamnation des
  théâtres_; Paris, 1666, in-12.--BOSSUET, _Maximes et réflexions
  sur la comédie_; 1694, in-12, p. 18 et 19.



CHAPITRE XI.

1673.

   Séjour de madame de Sévigné à Grignan.--Fête donnée à Grignan le 23
   juillet, en réjouissance de la prise de Maëstricht par Louis
   XIV.--Causes de l'interruption de la correspondance entre Bussy et
   madame de Sévigné.--Bussy continue toujours à solliciter sa rentrée
   au service.--Sa liaison avec l'abbé de Choisy.--Liaison de l'abbé de
   Choisy avec madame Bossuet.--Bruit auquel cette correspondance donne
   lieu.--Elle cesse par la faute de Bussy.--Bussy cherche à marier sa
   fille aînée; le marquis de Coligny et le comte de Limoges se
   présentent.--Correspondance du comte de Limoges avec Bussy.--Bussy
   obtient la permission d'aller à Paris pour ses affaires.--Il renoue
   sa correspondance avec madame de Sévigné, avec la marquise de
   Courcelles et avec Corbinelli.--Attachement de Corbinelli
   pour madame de Sévigné.--Des personnes qui s'intéressent à
   Corbinelli.--Pourquoi il ne pouvait parvenir à rien.--Sa
   philosophie.--Ses sentiments religieux.--Ouvrage qu'il avait
   composé.--Il s'applique à l'étude de la philosophie de
   Descartes.--Proposition de madame de Grignan sur la liberté de
   l'âme.--Bien démontrée, selon Corbinelli, dans le traité de
   Louis de la Forge sur _l'esprit de l'homme_.--Détails sur ce
   traité.--Influence de la philosophie de Descartes à cette
   époque.--Caractère de cette philosophie. Elle se perd dans le
   mysticisme, et prépare le règne de la philosophie sensualiste.--De
   ses partisans et de ses adversaires.--Les femmes prennent part à ces
   hautes discussions.--De mademoiselle du Pré et de madame de la
   Vigne, et de leur correspondance avec Bussy.--Arrêt burlesque de
   Boileau.--Jugement sur le livre de Louis de la Forge.--Philosophie
   de madame de Sévigné.--Ses opinions religieuses sont puisées dans
   saint Augustin et dans les écrits des jansénistes.--Ses objections
   contre le cartésianisme.--Résultat des conférences tenues à Grignan
   sur ces graves matières.--Madame de Sévigné se confirme dans ses
   croyances.--Madame de Grignan devient sceptique;--Corbinelli, dévot
   mystique.--Le livre des maximes de Corbinelli.--Sa liaison avec
   madame le Maistre.--Le séjour de Grignan devait peu plaire à madame
   de Sévigné.--Elle se prépare à partir, et à retourner à Paris.


Madame de Sévigné avait tout le loisir de s'intéresser aux nouvelles du
monde, de la littérature et du théâtre. Lorsqu'elle reçut les lettres de
madame de Coulanges et de madame de la Fayette dont nous avons parlé,
elle ne voyageait plus, elle ne s'occupait plus de la Provence ni des
Provençaux; elle n'était plus à Aix, elle était à Grignan. Le lieutenant
général gouverneur s'y était transporté pour y passer la belle saison, et
madame de Sévigné jouissait encore, sans aucune jalouse distraction, du
bonheur de s'entretenir avec sa fille à tout instant du jour, de la voir
agir et commander dans son château, entourée de ses vassaux et de sa
noble famille.

Après la prise de Maëstricht par Louis XIV, la joie fut telle à Paris que
l'on alluma des feux et qu'on chanta le _Te Deum_ sans aucun ordre de
l'autorité. Ces démonstrations d'enthousiasme pour le succès des armes
françaises furent imitées dans presque toutes les villes du royaume[690].
Dans une des gazettes du mois d'août, on lit l'article suivant[691]:

«A GRIGNAN, en Provence, le 23 juillet, le comte de Grignan fit chanter
le _Te Deum_, par deux chœurs de musique, dans l'église collégiale, où
il se trouva avec plusieurs personnes de qualité; et sur le soir il
alluma dans la place publique un grand feu qu'il avait fait préparer, et
qui fut exécuté aux fanfares des trompettes et avec décharge de canons.»

  [690] _Lettre de_ COLBERT _à Louis XIV_, Paris, 4 juillet 1673,
  dans LOUIS XIV, _OEuvres_, t. III, p. 413.

  [691] _Gazettes_, _Recueil de l'année 1673_, in-4º, 1674, p. 755
  et 756.

Madame de Sévigné assista à cette fête avec tous les habitants de
Grignan: huit jours auparavant elle avait, par une lettre datée de ce
lieu, renoué sa correspondance avec Bussy, interrompue depuis un an[692].

  [692] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 juillet 1673), t. III, p. 164, édit.
  G.; t. III, p. 90, édit. M.

Cette interruption s'explique facilement. Les guerres interminables dans
lesquelles Louis XIV se trouvait engagé par ses ambitieux desseins
avaient persuadé à Bussy que tôt ou tard on aurait besoin des talents
militaires et de la bravoure qu'on lui connaissait, et que, s'il ne
revenait pas en faveur, on se trouverait en quelque sorte forcé, par le
manque de bons généraux, de l'employer à son grade. Aussi cherchait-il à
se mettre en état que le roi le fît sans répugnance; il tâchait de se
faire des appuis parmi ceux qui entouraient le monarque, et il
entretenait pour cet effet une nombreuse correspondance[693]. Des
fragments de ses Mémoires à la louange du roi, des sonnets, des rondeaux,
des madrigaux étaient surtout envoyés par lui au duc de Saint-Aignan, qui
aimait et admirait les productions de son esprit et qui lui-même
composait des vers plus médiocres que les siens[694]. Dans la galerie de
son château Bussy avait un grand portrait de Louis XIV à cheval,
au-dessous duquel il avait mis cette inscription:

    LOUIS QUATORZIÈME, ROY DE FRANCE,
          ARBITRE DE L'EUROPE,
      FORT CONSIDÉRÉ ET MÊME CRAINT
    DANS LES AUTRES PARTIES DU MONDE,
          AIMABLE ET TERRIBLE,
    LE PLUS BRAVE ET LE PLUS GALANT
         PRINCE DE LA TERRE[695].

  [693] BUSSY-RABUTIN, _Lettres_, t. IV et V; Paris, 1737, _Suite
  des Mémoires du comte_ DE BUSSY-RABUTIN, Mss. de la biblioth. de
  l'Institut.

  [694] BUSSY, _Mém. mss._ (25 mars 1673), p. 21 verso (4 avril
  1674), t. V, p. 331.

La correspondance qu'il avait continuée assidûment avec sa cousine lui
était doublement intéressante, non-seulement parce qu'il n'avait jamais
cessé d'être charmé de sa personne et de son esprit, mais aussi parce
que, par le grand nombre d'amis qu'il lui connaissait et par ses liaisons
avec de Pomponne, il espérait bien employer le secours de sa parenté pour
la réussite de ses projets. Mais, sous ce dernier rapport, ce n'était que
lorsque madame de Sévigné habitait Paris que les lettres qu'il recevait
d'elle pouvaient intéresser son ambition. Aussi, quand elle était aux
Rochers, lui écrivait-il moins souvent. Cependant les relations de madame
de Sévigné avec le duc de Chaulnes et d'autres personnages puissants de
Bretagne étaient une considération qui lui faisait mettre quelque
régularité dans sa correspondance. Il en fut tout autrement quand elle
s'en alla voir sa fille; son éloignement de Paris faisait disparaître
pour Bussy la possibilité de la faire intervenir en sa faveur, et le
séjour en Provence lui ôtait l'espoir de recevoir des lettres d'elle
utiles à ses projets, et lui donnait la crainte d'y trouver des motifs de
contrariété. Il détestait les Grignan, et les Grignan ne l'aimaient pas;
de sorte que, hormis ce qui avait trait à madame de Sévigné et à sa
fille, il ne désirait rien savoir de ce qui se passait autour d'elles.
Voilà sans doute le motif qui fit que Bussy interrompit pendant plus
d'un an sa correspondance avec sa cousine[696]. Mais si pourtant il
négligea de correspondre avec elle pendant le cours d'une année (depuis
juillet 1672 jusqu'en juillet 1673), jamais il n'écrivit et ne reçut
d'autres personnes un plus grand nombre de lettres; jamais, quoique ayant
cinquante-cinq ans, il ne montra un plus grand désir de braver les
fatigues et les périls de la guerre, et de faire oublier son âge par ses
succès en amour. Ces passions surannées l'avaient lié avec un jeune
homme, l'abbé de Choisy, qui n'est plus connu heureusement aujourd'hui
que par de nombreux écrits non dépourvus d'agréments et d'instruction et
irréprochables sous le rapport de la religion et des mœurs. L'abbé de
Choisy avait quitté le nom de comtesse de Saincy ou des Barres; il ne
portait plus d'habits de femme, et, après un voyage fait en Italie, il
avait obtenu en 1663, par le crédit de sa mère, l'abbaye de Saint-Seine
en Bourgogne[697], ce qui le forçait à résider souvent dans ce pays. Il
avait à peine trente ans. Le temps de ses métamorphoses en jeune et jolie
fille était passé, mais non pas les penchants qui y avaient donné lieu:
seulement ils s'étaient affaiblis. Il aimait toujours le jeu et les
femmes. Lorsque le sort lui avait été contraire, et qu'il était las de
ses maîtresses, il quittait Paris, et allait en Bourgogne se renfermer
dans son abbaye avec la résolution d'y résider pour faire des économies,
et payer ses dettes. L'ennui le prenait, et il allait continuellement à
Paris et à Dijon[698]. Ses traits étaient restés délicats et mignards;
mais l'âge et le soleil d'Italie avaient donné à son charmant visage une
apparence plus mâle[699]. Il obtint sans artifice, sans aucun perfide
déguisement de nombreux succès auprès des femmes livrées à la
galanterie[700]. A Dijon, il en rencontra une à laquelle il rendit des
soins, et il s'en fit aimer; conquête plus facile à faire qu'à conserver:
jeune, jolie, spirituelle, elle avait en outre la réputation d'écrire
très-bien des lettres. Ce mérite était alors prisé dans la société et
dans le monde comme aujourd'hui celui de la musique: l'abbé de Choisy le
possédait, mais Bussy plus que personne.

  [695] BUSSY, _Suite des Mém. mss._, p. 22 et 23 (30 mars 1673).
  C'est une réponse à l'abbé Fléchier, qui venait d'être reçu de
  l'Académie.

  [696] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 juillet 1672), t. III, p. 106, édit.
  G.; t. III, p. 38, édit. M.--_Ibid._ (1er juillet 1673), t. III,
  p. 164, édit. G., t. III, p. 90, édit. M.

  [697] _Histoire de madame la comtesse des Barres_, 1736, in-12,
  p. 136.

  [698] D'OLIVET, _Vie de M. l'abbé de Choisy_, 1742, in-8º, p. 73.

  [699] MONMERQUÉ, _Notice sur l'abbé de Choisy_, t. LXIII des
  _Mém. sur l'hist. de France_, p. 132 et 137.--_Histoire de la
  comtesse des Barres_, p. 13 et 14.--D'OLIVET, _Vie de l'abbé de
  Choisy_, p. 1 à 70.

  [700] _Lettres de mademoiselle de Montpensier, de mesdames de
  Motteville et de Montmorency_, etc.; Paris, Léopold Collin, 1806,
  in-12, p. 128. (Lettre de madame de Montmorency à Bussy-Rabutin,
  du 5 novembre.)

La nouvelle maîtresse de l'abbé de Choisy était madame Bossuet[701],
femme de Bossuet, trésorier général des états de Bourgogne, frère aîné de
Jacques-Bénigne Bossuet. Elle était la fille de Nicolas Dumont,
gentilhomme de Bourgogne, et d'Anne-Catherine de Hautoy, d'une maison
distinguée de Lorraine. Nicolas Dumont s'était attaché avec trois de ses
frères à la fortune de Condé; il avait suivi ce prince dans l'exil, et ce
fut Condé qui, après sa rentrée en France, maria la jeune et belle fille
de Dumont, et procura à son mari la place de trésorier général des états
de Bourgogne. Ce mariage eut lieu le 26 avril 1662; et, lors de la mort
du père des Bossuet, en 1667, madame Bossuet avait déjà deux fils. A
l'époque de son mariage, son mari était le personnage le plus notable de
la famille des Bossuet; il fut depuis intendant de Soissons et maître des
requêtes; mais, lors de sa liaison avec l'abbé de Choisy, le beau-frère
de madame Bossuet était l'évêque de Condom, le précepteur du Dauphin, le
grand Bossuet, alors à l'apogée de sa gloire et de sa fortune[702].

  [701] Renée-Marie-Madeleine de Gaureau-Dumont.

  [702] DE BAUSSET, _Histoire de Bossuet_, liv. II, p. 22 et 24; t.
  I, p. 168 et 171 de l'édit. in-12.

Madame Bossuet désira entrer en correspondance avec Bussy, et faire
connaissance avec ce personnage célèbre dans toute la Bourgogne. Elle
manifesta ce désir à l'abbé de Choisy, qui mit d'autant plus
d'empressement[703] à la satisfaire que nulle pensée jalouse ne le
tourmentait à l'égard d'un rival dont l'âge était si fort disproportionné
avec le sien. Il écrivit à ce sujet à Bussy, qui, toujours avide des
louanges qu'on donnait à son esprit, ne manqua pas, dans un voyage qu'il
fit à Dijon pour ses affaires, de rendre visite à madame Bossuet. Au
moment de son départ ne l'ayant pas trouvée chez elle, il lui fit ses
adieux par une lettre où il lui demandait son amitié[704]. Craignant sans
doute le ridicule de se commettre avec une si jeune et si belle femme, il
mit peu d'empressement à lui écrire; mais elle lui envoya la tragédie de
_Bérénice_ de Racine, qui venait de paraître; et, à propos et sur le
sujet de cette pièce[705], il engagea avec elle une correspondance
suivie; de telle sorte que, peu à peu séduit par les louanges qu'elle lui
donnait, il finit par lui parler le langage de la galanterie et de
l'amour. C'est où elle avait voulu l'amener. L'abbé de Choisy était
retourné à Paris, et c'est à elle qu'il adressait les lettres qu'il
écrivait à Bussy, et qui de Dijon étaient transmises à ce dernier dans le
lieu de la Bourgogne où il se trouvait. De même Bussy faisait passer à
madame Bossuet les lettres qu'il écrivait à l'abbé de Choisy[706],
principalement pour qu'elle se procurât le plaisir d'en prendre lecture,
et qu'elles lui valussent de nouveaux éloges[707].

  [703] BUSSY-RABUTIN, _Lettres_, édit. 1737, in-12 (10, 20, 28 et
  30 juillet 1671), t. III, p. 375, 376, 377.--Lettres de
  mademoiselle de Montpensier, de mesdames de Motteville,
  etc.--Lettre de madame de Montmorency (5 novembre), dans le
  recueil de Léopold Collin, 1806, in-12, p. 128.

  [704] BUSSY-RABUTIN, _Lettres_ (10 juillet 1671), t. III, p.
  367.--(10 septembre 1671), t. III, p. 417.

  [705] BUSSY-RABUTIN, _Lettres_ (1er, 3, 5 et 13 août 1671), t.
  III, p. 387, 389.

  [706] BUSSY-RABUTIN, _Lettres_ (24, 26, 29, 30 août, et 2
  septembre 1671), t. III, p. 400 à 412.--_Ibid._ (10 septembre, 6
  novembre, 19 et 22 décembre 1671), t. III, p. 436 à 445.

  [707] BUSSY-RABUTIN, _Lettres_ (4 mars, 12 et 15 avril, 6 et 9
  mai 1672), édit. 1737, in-12, t. III, p. 470, 481-483, 495-497.

Comme madame Bossuet ne faisait aucun mystère des lettres que lui
écrivait Bussy, qu'elle en tirait même vanité, on sut dans toute la
Bourgogne, et même à Paris[708], que le comte de Bussy-Rabutin
entretenait une correspondance avec elle; et l'historien des Amours des
Gaules fut mis au nombre des amants de cette belle-sœur de l'évêque de
Condom. Madame de Montmorency, madame la comtesse de la Roche et
mademoiselle de Scudéry, qui recevait chez elle l'abbé de Choisy,
apprirent à Bussy que cela se disait à Paris[709].

  [708] BUSSY, _Lettres_ (15 février 1673), t. V, p. 292.--Lettre
  de madame de Montmorency (8 avril 1673), t. V, p. 293.--Lettre de
  la comtesse de la Roche.

  [709] BUSSY-RABUTIN (14 et 16 septembre 1672), t. III, p. 525 et
  528.

Le 17 février 1673, madame de Scudéry écrivait[710]: «On dit que madame
Bossuet est cachée à Paris, et qu'on la fait chercher pour l'enfermer
dans un couvent. M. de Condom, son beau-frère, me loua l'autre jour sa
beauté et son esprit; mais je vois bien qu'il n'est pas content de sa
conduite. Est-il vrai, ne vous déplaise, que c'est vous qui l'avez amenée
à trois ou quatre lieues de Paris? Notre ami l'abbé de Choisy a, dit-on,
de grands soins d'elle. Il y a trois mois que je ne l'ai vu: l'amour
démonte extrêmement la cervelle.»

  [710] _Lettres de mesdames_ SCUDÉRY, DE SOLIAN, DE SALIEZ, etc.
  (17 février 1673); 1806, in-12, p. 104. (Le nom de Bossuet est en
  toutes lettres dans cette édition, et aussi dans la _Suite des
  Mémoires de_ BUSSY-RABUTIN, mss. 221 de l'Institut, p.
  10.)--BUSSY, _Lettres_, t. IV, p. 27.

On pourrait croire que la beauté de madame Bossuet était connue du roi,
car madame de Scudéry termine sa lettre ainsi: «Vous me deviez bien venir
voir quand vous amenâtes madame Bossuet à Paris. Je ne prétends pas que
vous me veniez visiter malgré les défenses du roi. Il ne pardonnerait pas
un voyage qu'on ne ferait que par amitié; mais je crois qu'il vous
pardonnerait celui que vous avez fait pour madame Bossuet, s'il
le savait; car le tyran qui vous a fait marcher est de sa
connaissance[711].»

  [711] BUSSY, _Lettres_ (17 février 1673), t. IV, p. 28.--SCUDÉRY,
  _Lettres_, p. 105 et 106.--_Suite des Mémoires de_ BUSSY, mss.,
  p. 10 v{o}.

Mais en examinant cette correspondance avec attention, on s'aperçoit
qu'un certain marquis, amoureux de madame Bossuet, s'était offert à elle
pour servir d'intermédiaire entre elle et le roi, ce qu'elle refusa,
craignant des indiscrétions[712]. Bussy, qui n'était point allé à Paris,
répondit à mademoiselle Scudéry: «M. de Condom a raison de vous louer la
beauté et l'esprit de madame Bossuet, mais surtout son esprit: personne
ne l'a plus agréable qu'elle. Pour sa conduite, ce n'est pas la même
chose: elle ne plaît à personne, pas même à ses amants en faveur, à qui
elle est si mauvaise; et ce n'est pas seulement comme beau-frère ou comme
évêque que M. de Condom y trouve à redire. Il a eu d'autres raisons; je
ne sais si elles durent encore.»

  [712] BUSSY, _Lettres_ (26 et 30 août 1671), t. III, p. 402 à
  407.--(9 novembre 1671), t. III, p. 440-442.

Cette perfide insinuation caractérise bien l'envie et la méchanceté de
Bussy. Il détestait Bossuet, non-seulement alors une des gloires de la
France, mais aussi une puissance en Bourgogne, par l'amitié intime qui le
liait au grand Condé, gouverneur de cette province et ennemi déclaré de
Bussy. L'amitié qui unissait Condé et Bossuet était ancienne, et datait
de la jeunesse de tous les deux. Lorsqu'âgé de vingt et un ans Bossuet
soutint sa thèse de bachelier, Condé, qui n'en avait que vingt-six et
qu'illustraient déjà les victoires de Fribourg, de Nordlingue et de
Dunkerque, avait assisté, avec tout son état-major et les seigneurs de sa
suite, au triomphe du jeune théologien. Depuis lors il était resté son
ami et son admirateur, et il fut en toute occasion le protecteur de sa
famille. Bussy avait des moyens de donner de la consistance à ses
calomnies sur l'évêque de Condom. Il avait vu Bossuet très-jeune, avant
qu'il fût entré dans les ordres, présenté chez Fouquet par madame
Duplessis-Guénégaud, qui fut une de ses premières protectrices. Madame de
Sévigné, dès le commencement de son mariage, avait fait connaissance avec
Bossuet à l'hôtel de Rambouillet; et, depuis, elle eut des occasions plus
fréquentes encore de se lier plus familièrement avec lui, lorsqu'il était
un habitué de l'hôtel de Nevers[713]. L'historien du prélat est obligé
d'avouer qu'à cette époque le jeune Bossuet n'avait pas cette sévérité de
mœurs, cette répulsion pour les amusements mondains qu'il manifesta
depuis; qu'il fréquentait les spectacles et aimait la comédie, bien qu'il
la proscrivit depuis dans un de ses meilleurs écrits. De dix enfants
qu'avait eus le père Bossuet, Bénigne était le septième; par conséquent
son frère aîné était beaucoup plus âgé que lui. Bénigne Bossuet était
fort bel homme, et n'avait que trente-quatre ans lors du mariage de sa
belle-sœur. Mais, nonobstant ces faits, les perfides insinuations de
Bussy ne nuisaient alors qu'à lui-même quand elles s'attaquaient à
Bossuet[714]. La calomnie respecta ce grand homme tant qu'il vécut, et
elle n'osa essayer de noircir sa vie que quand il fut descendu dans la
tombe. Bussy, continuant sa lettre, dit: «Où avez-vous appris cette belle
nouvelle, que j'ai mené madame Bossuet à Paris? Je vous assure qu'il n'y
a rien de si faux.

  [713] Conférez la 3e partie de ces _Mémoires_, t. III, p. 16-29,
  chap. I.

  [714] DE BAUSSET, _Histoire de Bossuet_, liv. I, p. 10, 11, 12,
  13; liv. II, p. 22, 24; Pièces justificatives, no 1, t. I, p. 3,
  18, 19, 22, 168, 171-359, 4e édit., 1824, in-12.

    Pour conduire un objet charmant,
    Au hasard de déplaire au maître,
    Il faudrait être son amant,
    Et je n'ai pas l'honneur de l'être[715].

  [715] BUSSY, _Suite des Mémoires_, mss., p. 11 (22 février
  1673).--_Ibid._, _Lettres_, t. IV, p. 29; mais dans l'imprimé il
  n'y a que les initiales des noms, et ces mots de la citation (p.
  305), _ou comme évêque_, sont retranchés.

«La vérité est que je ne l'ai pas vue depuis l'année passée, au mois
d'août, que je l'ai quittée à Dijon; et quoiqu'elle fût assez de mes
amies, je n'ai appris de ses nouvelles que par le bruit public. Elle a
été à Paris et puis en Lorraine, et puis est retournée à Paris, où elle
est (dites-vous) cachée, et l'abbé de Choisy avec elle[716].»

  [716] BUSSY, _Suite de ses Mémoires_, mss., p. 12. Tout ce
  paragraphe a été retranché dans l'édit. des lettres.

Dans une de ses lettres, Bussy dépeint ainsi madame Bossuet: «C'est une
des plus jolies femmes que j'aie jamais vues, de quelque côté qu'on la
regarde.» Il en parle aussi comme aimant à exciter la passion sans la
partager: ce qui était vrai pour lui, mais non pour l'abbé de
Choisy[717].

  [717] BUSSY, _Lettres_ (9 avril 1672), t. III, p. 479.

Les flatteries que Bussy adressait à madame Bossuet dans les lettres
qu'il lui écrivait prouvent qu'il n'eût pas demandé mieux que d'être son
amant: s'il en fut autrement, c'est que madame Bossuet, entourée de plus
jeunes galants, ne voulait pas pousser sa correspondance romanesque avec
Bussy jusqu'au dénoûment[718]. Cette correspondance était pour elle un
exercice d'esprit et un agréable entretien de confiance amicale; mais
Bussy avait voulu donner à ses flatteries et à ses lettres un sens plus
prononcé, qui tendit plus directement au but qu'il désirait atteindre; et
il lui écrivit: «On ne peut longtemps avoir de l'amitié pour vous sans
trouver que Patry avait raison de dire

        Qu'il est malaisé
    Que l'ami d'une jeune dame
    Ne soit un amant déguisé[719].»

Elle répondit:

«Si Patry avait fait pour moi les vers que vous m'avez adressés, je lui
aurais répondu:

    Soyez amant, si vous voulez;
    Je ne le défends à personne;
    Brûlez, parlez, persévérez;
    Mais sachez que mon cœur se donne
    Moins aisément qu'une couronne[720].»

  [718] Conférez BUSSY, _Lettres_ (13, 26 et 30 août 1671), t. III,
  p. 370, 401, 403, 407.--(6 novembre 1671), t. III, p. 436.--(19
  décembre 1671), t. III, p. 446.--(12 et 15 avril 1672), t. III,
  p. 481 et 482.--(6 et 9 mai 1672), t. III, p. 495 à 497.

  [719] BUSSY, _Lettres_ (2 octobre 1671), t. V, p. 207.

  [720] BUSSY, _Lettres_ (3 octobre 1671), t. V, p. 210.

Piqué au vif de se voir traité si lestement, Bussy se vengea de madame
Bossuet par les propos indiscrets qu'il tint sur son compte, et leur
correspondance cessa. Mais Bussy en eut regret; il reconnut ses torts, et
écrivit pour réparer sa faute à madame Bossuet, qui n'avait pas, comme
autrefois madame de Sévigné, des motifs de parenté et de tendre affection
pour lui pardonner. Elle lui répondit de manière à le convaincre que leur
rupture était définitive[721]. Il avait donc cessé depuis quelque temps
toute correspondance avec elle, lorsqu'elle disparut de Dijon. On la fit
chercher dans Paris, où l'on crut que Bussy, rompant son ban, l'avait
secrètement conduite. Sa lettre à madame de Scudéry était donc sur cela
en tout point, conforme à la vérité. Bussy ne cacha pas même à cette
amie qu'il avait été fortement épris de madame Bossuet. «Il n'est pas
vrai, lui écrivait-il, que je sois fâché que la conduite de madame
Bossuet m'ait empêché de l'aimer, car je ne veux plus avoir de passions;
mais il est certain que, si du temps que j'en voulais, j'eusse trouvé une
femme faite comme elle, fidèle et tendre, je l'eusse aimée plus que ma
vie[722].»

  [721] BUSSY, _Lettres_ (30 juillet et 2 août 1672), t. V, p. 261
  et 262.

  [722] _Suite des Mémoires de_ BUSSY, mss., p. 20 v{o}. (Lettre de
  Bussy, datée de Chaseu, à madame de Scudéry, du 23 mars 1673.)

Alors que Bussy permettait à son imagination de s'arrêter sur la folie de
passions si peu faites pour son âge, il cherchait à marier sa fille
aînée, celle qu'il avait eue de sa première femme. Privée de sa mère dès
son bas âge, mademoiselle de Rabutin fut élevée chez la comtesse de
Toulongeon, son aïeule, et ensuite au couvent des sœurs de Sainte-Marie.
Lors de son exil, Bussy l'emmena avec lui en Bourgogne, où, dit-il, «je
lui ai plus appris à vivre que toute autre chose.» Avec lui, en effet,
son esprit se développa, son goût se forma; elle apprit à bien réciter
des vers et même à en faire; elle jouait la comédie avec grâce et avec
naturel; enfin, elle faisait le charme de la société que Bussy réunissait
dans ses deux châteaux[723]. C'était à elle que le P. Rapin envoyait les
nouveautés littéraires qu'il jugeait dignes d'être lues par elle et par
son père. Il lui fit parvenir surtout la comédie des _Femmes savantes_,
de Molière, qui lui plaisait plus que toute autre pièce de cet inimitable
auteur[724]. Parmi les divers partis qui se présentèrent, le marquis de
Coligny[725], qui devait par la suite obtenir sa main, fut d'abord écarté
par Bussy, qui donna la préférence au comte de Limoges, fils du marquis
de Chandenier, capitaine des gardes du corps[726]. Bussy lui trouvait
assez de noblesse, mais pas assez de bien; et il voulait transmettre en
héritage ce qu'il possédait à son fils aîné, et ne donner qu'une faible
dot à sa fille.

  [723] BUSSY, _Lettres_ (18 et 22 janvier 1673), t. IV, p. 7 et
  10.--_Ibid._ (8 septembre 1669), t. V, p. 93.

  [724] BUSSY, _Lettres_ (18 janvier, 14 février et 25 mars 1673),
  t. IV, p. 8, 25 et 63.

  [725] _Suite des Mémoires de_ BUSSY, mss., p. 118.

  [726] _Suite des Mémoires du comte_ DE BUSSY-RABUTIN, p.
  23.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 juillet 1672; 15 décembre 1673), t.
  III, p. 107 et 165, édit. G.; _ibid._, t. III, p. 40, 173, édit.
  M.--Le comte de Limoges était Charles-François de Rochechouart.

Le jeune homme, dans l'espoir d'épouser mademoiselle de Rabutin, dont il
était amoureux, s'embarqua sur l'escadre du comte d'Estrées, pour gagner
un grade à la guerre, et y fut tué[727]. Mais alors il avait été refusé
par mademoiselle de Bussy, qui épousa le marquis de Coligny. Elle, ainsi
que sa tante madame de Sévigné, parlent avec dédain de ce comte de
Limoges[728]. Cependant, tant qu'il fut question de ce mariage, Bussy y
gagna un correspondant de plus; et quoiqu'il en eût de bien zélés et de
bien notables, et que le nombre eût été augmenté de l'abbé Fléchier, qui
venait d'être reçu de l'Académie française, et de Despréaux, qui ne
devait y entrer que dix ans plus tard, cependant les lettres qu'il reçut
alors du jeune comte de Limoges surpassent en importance historique
toutes celles de cette époque contenues dans le recueil de Bussy. Ce
jeune homme s'était trouvé au célèbre combat des flottes combinées
d'Angleterre et de France contre celles de Hollande, où, malgré la
grande inégalité des forces, Tromp et Ruyter parvinrent à sauver leur
patrie d'une ruine entière[729]. Les lettres du comte de Limoges, écrites
de Londres et des côtes de la Grande-Bretagne[730], renferment sur nos
voisins alliés, et alors alliés très-dévoués, des détails piquants et
curieux qui devaient beaucoup plaire à Bussy. Elles lui valurent aussi
des lettres du comte d'Estrées, qui commandait en chef la flotte. Le
comte d'Estrées s'intéressait au comte de Limoges, à cause de sa
bravoure. Il était brave en effet celui dont Villeroy disait que, dans
les siéges, il n'avait d'autre lit que la tranchée[731]!

  [727] BUSSY, _Lettres_ (25 avril 1678), t. VI, p. 22.

  [728] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 janvier 1675), t. III, p. 368, édit.
  G.; t. III, p. 252, édit. M.

  [729] BUSSY, _Suite des Mémoires manuscrits_ (29 mai, 8 et 25
  juin 1673), t. IV, p. 25, 27, 28.

  [730] BUSSY, _Lettres_ (30 mai, 23 juin, 7 juillet 1673), t. IV,
  p. 71, 79.--_Ibid._ (2 et 15 novembre 1671, 30 août 1675), t. V,
  p. 212, 213, 364 et 365.

  [731] BUSSY, _Lettres_ (15 avril 1678), t. VI, p. 22.

Bussy ne cessait de solliciter des services et d'adresser au roi des
plaintes sur son exil, demandant qu'il lui fût permis au moins d'aller à
Paris, pour vaquer à des procès d'où dépendait une grande partie de sa
fortune. Il ne recevait point de réponse, et il se désespérait, lorsque
tout à coup la permission de se rendre dans la capitale lui fut accordée
sur une demande qu'il n'avait point écrite, dont il n'avait aucune
connaissance. C'était cette excellente amie madame de Scudéry qui,
sachant ses projets, ses désirs, l'urgence des affaires qui lui
commandaient de se rendre à Paris, avait intéressé en sa faveur la
duchesse de Noailles. Celle-ci avait sollicité son mari, et son mari le
roi. Madame de Scudéry avait elle-même dressé la requête au nom de Bussy;
elle l'avait signée et fait présenter comme de lui, sans lui en parler.
Lorsqu'elle eut réussi, elle lui envoya la lettre du duc de Noailles, qui
lui notifiait la permission du roi[732].

  [732] _Suite des Mémoires de_ BUSSY, mss. autogr. de l'Institut,
  in-4º, p. 33-35 (7, 8 et 12 juillet 1673).--BUSSY, _Lettres_,
  édit. 1737, t. IV, p. 74-78 (7 et 10 juillet 1673).--_Madame_ DE
  SCUDÉRY, édit. de Léopold Collin, 1806, in-12, p. III.

Bussy alors se ressouvint qu'il avait négligé d'écrire à madame de
Sévigné depuis qu'elle était en Provence[733]. Il savait que l'époque de
son retour à Paris approchait, et qu'il aurait besoin de son intervention
pour se réconcilier avec ses ennemis, et obtenir son rappel à la cour. Il
y croyait, il était gonflé d'espérance[734]. Déjà en effet la _Gazette de
Hollande_[735], instruite de son prochain voyage à Paris, avait annoncé
qu'il allait avoir un commandement dans l'armée. Il avait négligé la
marquise de Gouville autant que madame de Sévigné; et, en arrivant dans
la capitale, il ne pouvait se dispenser d'aller lui rendre visite. Il
résolut de renouer ces deux correspondances, dont il avait été autrefois
si fortement préoccupé[736]. La lettre que Bussy adresse à madame de
Sévigné est courte, et telle qu'il la fallait pour provoquer une réponse
plus longue. Bussy promet d'envoyer de nouveaux projets de généalogie des
Rabutin, sur lesquels il serait bien aise d'avoir l'avis de l'abbé de
Coulanges[737]. Comme il regrettait de ne plus recevoir aucune lettre de
Corbinelli, il termine ainsi la sienne: «Madame, mandez-moi de vos
nouvelles; je suis en peine aussi de n'en avoir aucune de notre ami.
Quelqu'un m'a dit qu'il était dans une dévotion extrême. Si c'était cela
qui l'empêchât d'avoir commerce avec moi, j'aimerais autant qu'il fût
déjà en paradis.»

  [733] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 septembre 1672), édit. G., t. III,
  p. 115; _ibid._, t. III, p. 46, édit. M.--BUSSY, _Lettres_, t. I,
  p. 112 et 113.

  [734] BUSSY, _Lettres_ (11 juillet 1673), t. IV, p. 304.

  [735] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 juillet 1673), t. III, p. 168, édit.
  G.; t. III, p. 94, édit. M.

  [736] BUSSY, _Lettres_ (26 juin 1673), t. IV, p. 300. Conférez la
  2e partie de ces _Mémoires_, 2e édit., chap. III et V, p. 30 et 48.

  [737] _Suite des Mémoires du comte_ DE BUSSY-RABUTIN, mss. de
  l'Institut, p. 33 (30 juin 1673); dans les éditions, 26 juin
  1673.--BUSSY, _Lettres_, édit. 1737, t. I, p. 116.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_, t. III, p. 163, édit. G.; t. III, p. 89, édit. M.

Bussy ne tarda pas à recevoir de madame de Sévigné une lettre
très-amicale. Elle lui disait: «Au mois de septembre j'irai à Bourbilly,
où je prétends que vous viendrez me trouver[738].»

  [738] Texte du manuscrit.--_Suite des Mémoires du comte_ DE
  BUSSY-RABUTIN, p. 37 v{o} (15 juillet 1673), et 38 (la lettre de
  Corbinelli).--BUSSY, _Lettres_ (t. I, p. 125, édit.
  1837).--SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. III, p. 165, édit. G.; t. III, p.
  90, édit. M.

Corbinelli fit une plus longue lettre. Son attachement pour madame de
Sévigné augmentait à mesure qu'il la voyait plus souvent, et sa société
était pour lui un besoin de tous les jours[739]. Allait-elle à Grignan,
il se rendait à Grignan; retournait-elle à Paris, il revenait à Paris.
Dans la conversation de ce savant, de cet érudit homme du monde, madame
de Sévigné trouvait des distractions sans nombre, une intarissable source
d'instruction, un empressement bien doux à lui rendre service et à la
consoler dans les chagrins qu'elle-même se créait. Corbinelli, en effet,
naturellement sensible et affectionné, s'occupait toujours des amis qu'il
s'était faits, et tous ses amis s'occupaient de lui. Madame de la Fayette
avait alors écrit à son sujet à madame de Sévigné[740]: «Mandez-moi de
ses nouvelles: tant de bonnes volontés seront-elles toujours inutiles à
ce pauvre homme? Pour moi, je crois que c'est son mérite qui lui porte
malheur; Segrais porte aussi guignon. Madame de Thianges est des amies de
Corbinelli, madame Scarron, mille personnes, et je ne lui vois plus
aucune espérance de quoi que ce puisse être. On donne des pensions aux
beaux esprits; c'est un fonds abandonné à cela: il en mérite mieux que
ceux qui en ont. Point de nouvelles; on ne peut rien obtenir pour lui.»

  [739] Conférez la 3e partie de ces _Mémoires_, t. III, p. 390.

  [740] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (14 juillet 1673), t. III, p. 160, édit.
  G.; _ibid._, p. 87, édit. M.

Les causes qui empêchaient Corbinelli d'augmenter sa trop modique fortune
étaient faciles à deviner, et sans doute madame de la Fayette avait trop
de pénétration pour ne pas les reconnaître; mais il devait lui convenir
de feindre l'ignorance sur ce point. La Rochefoucauld, Marsillac, dont
elle disposait, madame Scarron, madame de Thianges, Segrais et tant
d'autres avaient à la cour d'autres choses à faire qu'à user leur crédit
pour obtenir des grâces en faveur d'un ami qui ne les sollicitait pas,
qui ne flattait personne, qui restait attaché aux grands dont il était
l'ami, même lorsqu'ils étaient exilés, comme Vardes et comme Bussy. En ne
se montrant pas plus empressés que lui de changer pour un peu d'argent
son heureuse existence, ne lui rendait-on pas service? Pouvait-on lui
donner des fonctions lucratives sans lui imposer en même temps des
devoirs à remplir, sans lui ôter l'admirable emploi qu'il faisait de ses
loisirs indépendants? Lui qui avait toujours vécu libre et heureux, lui
qui donnait tous ses moments à la satisfaction de son cœur et de son
esprit, comment eût-il pu supporter le supplice d'avoir pour pensée
principale le soin d'amasser de l'argent? Comment eût-il pu subir la
torture d'assujettir toutes ses actions à ce but unique? Un si dur
esclavage eût été incompatible avec le bonheur dont il a joui pendant sa
vie séculaire. Son calme philosophique se peint tout entier dans cette
réponse à Bussy:

«J'aurais un fort grand besoin, Monsieur, que le bruit de ma dévotion
continuât: il y a si longtemps que le contraire dure que ce changement en
ferait peut-être un dans ma fortune. Ce n'est pas que je ne sois
pleinement convaincu que le bonheur et le malheur de ce monde ne soit le
pur et unique effet de la Providence, où la fortune et le caprice des
rois n'ont aucune part. Je parle si souvent sur ce ton-là qu'on l'a pris
pour le sentiment d'un bon chrétien, quoiqu'il ne soit que celui d'un bon
philosophe.» Il informe ensuite Bussy qu'avec madame de Sévigné et madame
de Grignan ils ont lu Tacite tout l'hiver; «et, ajoute-t-il, je vous
assure que nous le traduisons très-bien[741].» Ce _nous_ s'applique moins
à lui qu'à ses compagnes, qui n'auraient pas entrepris de traduire Tacite
sans son secours. Il apprend de même à Bussy qu'il a fait un gros traité
de rhétorique en français, un autre de l'art historique, et un gros
commentaire sur l'_Art poétique_ d'Horace. Mais il lui parle surtout de
la philosophie de Descartes, à l'étude de laquelle il s'est plus
particulièrement adonné depuis un an: «Sa métaphysique me plaît; ses
principes sont aisés et ses déductions naturelles. Que ne l'étudiez-vous?
Elle vous divertirait avec mesdemoiselles de Bussy (Bussy avait ses deux
filles avec lui). Madame de Grignan la sait à miracle, et en parle
divinement. Elle me soutenait l'autre jour que plus il y a d'indifférence
dans l'âme, et moins il y a de liberté. C'est une proposition que
soutient agréablement M. de la Forge dans un traité de l'_Esprit de
l'homme_, qu'il a fait en français et qui m'a paru admirable[742].»
Bussy, qui ne comprend rien à la philosophie de Descartes, qui n'a pas lu
le traité de la Forge, répond spirituellement: «Puisque madame de Grignan
vous soutient que plus il y a d'indifférence dans une âme, moins il y a
de liberté, je crois qu'elle peut soutenir qu'on est extrêmement libre
quand on est passionnément amoureux[743].» Bussy avait raison de se
railler de cette proposition, parce qu'il entendait par indifférence
cette faculté positive que nous avons de nous déterminer à choisir entre
deux contraires, c'est-à-dire à affirmer ou à nier une même chose[744].
Mais Descartes entendait par indifférence cet état neutre de l'âme dans
lequel elle se trouve quand elle ne sait à quoi se déterminer; «de sorte,
disait-il, que cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point
emporté vers un côté plutôt que vers un autre, par le poids d'aucune
raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt un défaut ou
un manquement dans la connaissance qu'une perfection dans la volonté; car
si je voyais toujours clairement ce qui est vrai, ce qui est bon, je ne
serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je
devrais faire; et ainsi je serais entièrement libre sans jamais être
indifférent[745].» Et, à l'aide du copieux commentaire de Louis de la
Forge sur ce texte de Descartes, madame de Grignan prouvait
victorieusement la vérité de son prétendu paradoxe.

  [741] BUSSY, _Suite des Mémoires manuscrits_, p. 38 et 39 (15
  juillet 1673), t. III, p. 166, édit. G.; _ibid._, t. III, p. 96,
  édit. M.

  [742] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 juillet 1673), t. III, p. 167, édit.
  G.

  [743] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 juillet 1673), t. III, p. 173, édit.
  G.--_Ibid._, t. III, p. 96.

  [744] _Traité de l'esprit de l'homme, de ses facultés et
  fonctions et de son union avec le corps, suivant les principes de
  René Descartes_, par LOUIS DE LA FORGE, docteur en médecine,
  demeurant à Saumur; Paris, Michel Robin, 1666, in-4º, p. 144-148.

  [745] LOUIS DE LA FORGE, _De l'esprit de l'homme_, 1666, in-4º,
  p. 145-147-156, chap. XI, _De la Volonté_.

Descartes avait rouvert chez les modernes le champ de bataille, fermé
depuis des siècles, à cet antagonisme philosophique qui résulte de la
double nature de l'homme spiritualiste et sensualiste; il avait renouvelé
le combat entre l'idée et la sensation, entre l'esprit et la matière.
L'intelligence de l'homme est-elle pourvue d'une force inhérente à son
essence? est-elle douée de la faculté de percevoir, ou n'est-elle que le
miroir sur lequel s'empreint la perception? L'idée pure existe-t-elle par
elle-même, ou n'est-elle que la sensation transformée? Ces doctrines
opposées s'étaient autrefois personnifiées chez les Grecs dans Aristote
et dans Platon. Descartes, en se plaçant dans le camp de ce dernier,
étonna le monde par la hardiesse des sublimes efforts de son génie
scrutateur et par la manière décisive, absolue avec laquelle il paraît
résoudre les plus difficiles problèmes de la pensée humaine. Par
l'enchaînement serré de ses idées, il semble vouloir toujours démontrer,
comme a dit son disciple de la Forge, «qu'il en est des vérités comme des
êtres: elles dépendent toutes les unes des autres; elles sont toutes
jointes, ou comme des effets à leurs causes, ou comme des causes à leurs
effets, ou comme des propriétés à leur essence[746].»

  [746] LOUIS DE LA FORGE, _Traité de l'esprit de l'homme_, p. 350.

Près d'un quart de siècle s'était écoulé depuis la mort de Descartes, et
les partisans de ses doctrines n'avaient cessé de s'accroître parmi ceux
que recommandaient la profondeur de leur esprit, l'universalité de leur
savoir et la pratique des plus hautes vertus. Les théologiens surtout, en
adoptant cette philosophie, la complétèrent; ils ajoutèrent le sentiment
à l'idée, l'amour à la raison. Ainsi modifiée, cette philosophie n'était
nullement contraire à la foi et aux décisions de l'Église, que Descartes
respecta toujours, mais en plaçant le doute comme sentinelle impitoyable
aux portes de l'intelligence, et en n'y admettant que l'absolu. Ce
système tendait à accroître l'orgueil de l'homme et sa confiance dans son
intelligence, et, par l'abus de la raison, à faire tomber l'esprit humain
dans les abîmes sans fond du scepticisme; ou, par l'excès de l'exaltation
religieuse, à vaporiser ses forces dans les nuages du mysticisme. Ce
double danger, auquel le cartésianisme ne put échapper, le discrédita, et
prépara le succès de la philosophie sensualiste du siècle suivant. Mais,
à l'époque qui nous occupe, le cartésianisme était en progrès; et ses
partisans avaient, pour le défendre contre ses antagonistes, toute
l'ardeur des néophytes. Ce qui caractérise ce siècle si différent du
nôtre, c'est que ce fut à des femmes que s'était adressé Descartes pour
hâter le succès de ses méditations ardues. La palatine princesse
Élisabeth et la reine Christine avaient été ses disciples et ses
protectrices; et, après sa mort, nombre de femmes se glorifiaient
d'apprécier sa philosophie, et se déclaraient cartésiennes. Dans cette
lettre à Corbinelli, où Bussy exprime, pour lui et pour sa fille, le
regret de n'avoir personne pour les mettre en train sur la nouvelle
philosophie, il manifeste le désir de l'apprendre, et il ajoute: «Mais, à
propos de Descartes, je vous envoie des vers qu'une de mes amies a faits
sur sa philosophie; vous les trouverez de bon sens, à mon avis[747].»
Cette pièce de vers, de l'une des plus savantes et des plus spirituelles
correspondantes de Bussy, mademoiselle Dupré, fut imprimée dans le
recueil du P. Bouhours, avec ce titre: _l'Ombre de Descartes_[748]. Dans
ces vers, l'ombre de Descartes s'adresse à mademoiselle de la Vigne,
comme elle cartésienne, comme elle aussi connue par son talent pour la
poésie. Mademoiselle de la Vigne, fille d'un médecin et fort belle, pour
se livrer avec plus de liberté à ses goûts pour l'étude, ne se maria
point: elle était alors âgée de trente-neuf ans, et il paraît que ses
savants entretiens sur la philosophie cartésienne lui avaient acquis une
assez grande réputation pour que (même en accordant toute licence à
l'hyperbole poétique) mademoiselle Dupré ait osé faire parler de la
manière suivante l'ombre de Descartes:

    Par vos illustres soins mes écrits à leur tour
    De tous les vrais savants vont devenir l'amour;
    J'aperçois nos deux noms, toujours joints l'un à l'autre,
    Porter chez nos neveux ma gloire avec la vôtre,
    Et j'entends déjà dire en cent climats divers:
    Descartes et la Vigne ont instruit l'univers.

  [747] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 juillet 1673), t. III, p. 171, édit.
  G.; t. III, p. 96, édit. M.

  [748] _Recueil de vers choisis_, 1693, in-12, p. 25, édit. de
  Hollande, p. 27.--_Ibid._, édit. de Paris, 1701, p. 34 et 38.

L'épître à mademoiselle de la Vigne, dont Bussy envoya une copie aux
hôtes du château de Grignan, dut y être lue avec plaisir. Alors, comme
nous l'apprend Corbinelli, on s'occupait à Grignan de l'étude de la
philosophie de Descartes. Elle était le seul aliment à ce besoin de
discussion qui semble inhérent à l'esprit humain et sans lequel il
tomberait dans une ennuyeuse torpeur. Les bulles, les querelles des
jansénistes et des jésuites paraissaient suspendues, et les réguliers de
Port-Royal avaient été réintégrés dans leurs couvents. Dès l'année 1668,
le grand Arnauld avait obtenu la permission de reparaître. Boileau, qui
l'avait souvent rencontré chez le premier président M. de Lamoignon, et
s'était lié d'amitié avec ce grand docteur de Sorbonne, lui avait
courageusement adressé sa nouvelle épître[749] sur la fausse honte qui
nous empêche d'avouer que nous sommes convaincus des vérités que nous
avions repoussées: le satirique se disposait à faire imprimer l'arrêt
burlesque en faveur des nouveautés philosophiques de Descartes, Gassendi
et autres, qu'il avait composé pour prévenir un arrêt sérieux que
l'Université songeait à obtenir du parlement contre ceux qui
enseigneraient dans les écoles d'autres principes que les principes
d'Aristote. Madame de Sévigné en avait reçu (en septembre 1671) une copie
manuscrite, tandis qu'elle était en Bretagne[750]. Cette pièce, qu'elle
avait d'abord trouvée parfaite et pleine d'esprit[751], devint pour elle
admirable quand sa fille, à laquelle elle l'avait envoyée, l'eut
approuvée.

  [749] _OEuvres de_ BOILEAU DESPRÉAUX, édit. de Saint-Marc, 1744,
  in-8º, t. I, p. 185 et 186. Cette épître fut écrite en 1673, et
  était la cinquième dans l'ordre de la composition. Voyez BOILEAU,
  t. II, p. 28, édit. de Berriat Saint-Prix.

  [750] _Ibid._, t. IV, p. 108-143-144.--Édit. Saint-Marc, t. III,
  p. 98.--3e édit. de Berriat Saint-Prix.

  [751] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 et 20 septembre 1671), t. II, p. 217,
  218 et 233, édit. G.; t. II, p. 182-195, édit. M.--L'arrêt fut
  composé le 12 août 1671; il en circula des copies; il ne fut
  imprimé qu'en 1674.

Ainsi madame de Sévigné se trouvait bien disposée pour recevoir les
leçons de Corbinelli et de sa fille, qui voulaient faire d'elle une
prosélyte de Descartes. Le livre de Louis de la Forge était
merveilleusement choisi comme moyen d'instruction: c'était un excellent
ouvrage d'exposition cartésienne; il ne contenait rien de neuf, rien qui
ne fût déjà dans Descartes, dans ses Méditations, dans ses réponses aux
objections, ses principes, son traité des passions, ses lettres; mais
tout cela était recueilli et commenté avec méthode et clarté; et, de nos
jours, le savant et véridique historien de la philosophie du XVIIe siècle
a jugé que, même après la lecture des œuvres du maître, ce traité d'un
de ses meilleurs disciples méritait d'être connu pour lui-même et
complétait sa doctrine psychologique en quelques points secondaires[752].
La longue préface du docteur de Saumur est peut-être la meilleure et la
plus importante partie de son ouvrage; elle en est certainement la plus
adroite. Il savait que les plus grands obstacles qui s'opposaient à
l'établissement du cartésianisme dans les écoles et dans les séminaires
étaient les doctrines d'Aristote et de saint Augustin, qui y dominaient
depuis longtemps; et il s'attache à démontrer que les points fondamentaux
de la philosophie cartésienne se retrouvent dans Aristote et dans saint
Augustin, et surtout que ce dernier «ne pensait pas autrement que M.
Descartes touchant la nature de l'âme[753].»

  [752] DAMIRON, _Histoire de la philosophie au XVIIe siècle_;
  1846, t. II, p. 24 à 29.

  [753] _Traité de l'esprit de l'homme, par_ LOUIS DE LA FORGE,
  _docteur en médecine à Saumur_; Préface, p. 9-40.

Pour Aristote, madame de Sévigné en faisait bon marché: elle ne l'avait
pas lu. Mais quant à saint Augustin, c'était tout différent: elle
connaissait et comprenait très-bien la doctrine de ce premier des
métaphysiciens de la chrétienté, et elle y adhérait fortement. Les
lectures qu'elle avait faites de Nicole, de Pascal, les sermons de
Bourdaloue, ses entretiens avec les Arnauld, avec Bossuet, Mascaron
l'avaient rendue très-forte en théologie.

En arrivant en Provence, elle dit à Arnauld d'Andilly: «Vous seriez bien
étonné si j'allais devenir bonne à Aix! Je m'y sens quelquefois portée
par un esprit de contradiction; et voyant combien Dieu y est peu aimé, je
me trouve chargée d'en faire mon devoir... Je suis plus coupable que les
autres, _car j'en sais beaucoup_[754].»

  [754] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 décembre 1672), t. III, p. 130,
  édit. G.--_Ibid._, t. III, p. 59 et 60, édit. M.

Elle faisait cet aveu à Arnauld d'Andilly plutôt par humilité que par
vanité, et pour montrer qu'elle ne voulait pas s'excuser sur ses
manquements à la religion par l'ignorance de ses devoirs. Nous savons
qu'elle cachait sa science, sous ce rapport bien différente de sa
fille[755]. On ne peut douter que, dans les entretiens qu'elle eut à
Grignan avec elle et avec Corbinelli, elle n'ait opposé de fortes
objections aux raisonnements qu'on lui produisait et qu'on puisait dans
le traité du docteur de Saumur.

  [755] Voyez 3e partie de ces _Mémoires_, p. 421-429-435.

Dans ces intéressants et sérieux débats, madame de Sévigné n'aura pas
oublié de faire remarquer que de la Forge dit, au début de son ouvrage,
qu'il ne prétend se servir, dans ses démonstrations, d'aucune des vérités
que la foi nous a révélées, parce que de tels arguments ne sont pas bons
à employer en philosophie, «dont le principal but est, dit-il, de
découvrir les vérités où la seule lumière naturelle peut
atteindre[756];» mais qu'ensuite, lorsqu'il veut démontrer l'immortalité
de l'âme, il n'en peut trouver d'autre preuve certaine que les promesses
de Dieu faites à l'homme par la révélation; car Dieu, dont toutes les
âmes émanent, peut, dans sa toute-puissance, anéantir ce qu'il a lui-même
créé[757].

  [756] LOUIS DE LA FORGE, _Traité de l'esprit de l'homme_, p. 5,
  ch. I. Dessein et division du traité.

  [757] _Ibid._, p. 67, chap. VII, _Que l'esprit est immortel_.

Madame de Sévigné dut surtout faire observer que les philosophes
cartésiens, qui prétendent ne procéder que selon une méthode rigoureuse,
et avoir constamment en main la pierre de touche du doute pour éprouver
la réalité et le degré de pureté de chaque vérité, sont, au contraire,
dans leurs spéculations hardies, les plus téméraires, les plus
dogmatiques de tous les philosophes; qu'ils étaient souvent fort obscurs
dans leurs démonstrations et dangereux pour les vérités de la foi[758];
et que surtout ils avaient le grand défaut d'abuser du raisonnement et de
fatiguer en vain l'attention, en la fixant sur des matières qui sortent
des limites imposées à l'entendement humain et à la nature périssable de
l'homme, comme, par exemple, lorsque de la Forge entreprend d'examiner
quel sera l'état de l'âme après la mort[759]. Quels furent les résultats
des conférences tenues à Grignan sur ces graves sujets entre madame de
Sévigné, madame de Grignan et Corbinelli? Nous les connaissons par les
lettres subséquentes de madame de Sévigné; nous les avons déjà fait
entrevoir à nos lecteurs par des citations extraites de quelques-unes de
ces lettres, mais nous ne les avons pas résumés d'une manière assez
précise. Ces résultats furent que madame de Sévigné demeura plus que
jamais convaincue de l'inanité de la philosophie cartésienne pour prouver
la vérité de la foi. Cela se montre évidemment dans ses lettres, par
quelques railleries qu'elle et sa fille s'adressent[760], et par le
besoin qu'elles manifestent de se convaincre mutuellement et de
s'entretenir sur ces matières. Madame de Sévigné parle plus souvent
qu'avant son séjour à Grignan de son _père Descartes_; elle se dit de
plus en plus _bête_ pour comprendre les grandes vérités de sa doctrine;
et sa fille, pour la provoquer à son tour, lui demande si elle est
toujours «cette petite dévote qui ne vaut guère[761].»

  [758] Voyez les passages de BOSSUET cités par M. JULES SIMON dans
  son _Introduction aux OEuvres philosophiques de_ BOSSUET; Paris,
  Charpentier, 1843, p. V et VI.

  [759] LOUIS DE LA FORGE, _Traité de l'esprit de l'homme_, p. 403,
  chapitre XXV, _De l'état de l'âme après la mort_.

  [760] Voyez la 3e partie de ces _Mémoires_, p. 422-429. Les
  lettres citées suffisent, mais elles n'y sont pas toutes.

  [761] Voyez la 3e partie de ces _Mémoires_, p. 423.

Mais, chose remarquable, les effets de ces conférences furent tout autres
pour Corbinelli. Dans ses lettres à Bussy, il nous apprend qu'il est
philosophe; peu après, madame de Sévigné se vante que Corbinelli ne
négligera plus la religion, depuis qu'il a appris à la connaître. En
effet, il s'était converti; mais en se convertissant il resta cartésien;
et sa foi, exaltée par l'effet de ses opinions philosophiques, le
transporta dans la région du mysticisme. Madame de Grignan fut
très-mécontente de ce changement qui s'était opéré dans l'esprit de
Corbinelli; elle se permit de l'appeler _le mystique du diable_[762].

  [762] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 septembre 1689), t. IX, p. 454,
  édit. G.--_Ibid._, t. IX, p. 109, édit. M.

«Mais je vous gronde, répondit madame de Sévigné, de trouver notre
Corbinelli _le mystique du diable_. Votre frère en pâme de rire [ce
frère, à la fin de sa vie, devint plus mystique que Corbinelli]; je le
gronde comme vous. Comment! _mystique du diable_, un homme qui ne songe
qu'à détruire son empire, qui ne cesse d'avoir commerce avec les ennemis
du diable, qui sont les saints et les saintes de l'Église! un homme qui
ne compte pour rien son chien de corps, qui souffre la pauvreté
_chrétiennement_, vous direz _philosophiquement_; qui ne cesse de
célébrer les perfections et l'existence de Dieu!... Et vous appelez cela
_le mystique du diable_!... Il y a dans ce mot un air de plaisanterie qui
fait rire d'abord et qui pourrait surprendre les simples. Mais je
résiste, comme vous voyez; et je soutiens le fidèle admirateur de sainte
Thérèse, de ma grand'mère et du bienheureux Jean de la Croix[763].»
Yupez, ou Jean de la Croix, qui fut avec sainte Thérèse le législateur
des carmes déchaussés, est un des auteurs mystiques dont les ouvrages ont
été le plus répandus; et Corbinelli devait d'autant mieux se plaire à
leur lecture qu'il était familiarisé avec la langue espagnole, si
harmonieuse, si expressive, si bien adaptée à la sensation de la vive
flamme de l'amour de Dieu et des angoisses de l'âme, délices et tourments
du solitaire voué à la vie contemplative.

  [763] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 janvier 1690), t. X, p. 197 et 198,
  édit. G.--_Ibid._, t. IX, p. 305 et 306, édit. M.--Remarquez que
  madame de Sévigné ne dit pas _saint_ Jean de la Croix, parce
  qu'il ne fut canonisé que longtemps après (en 1726); mais elle
  dit le _bienheureux_, parce qu'il avait été béatifié en 1675.

Cependant la mysticité de Corbinelli n'a jamais affaibli son attachement
pour ses amis, ni même diminué son estime pour la philosophie
cartésienne. Le savant Huet s'était montré, dans sa jeunesse, partisan
de Descartes; mais longtemps après il combattit sa doctrine, et voulut
jeter du ridicule sur son auteur quand ce grand homme abandonna sa patrie
pour devenir le courtisan d'une reine de Suède[764]. Corbinelli prit à
cette occasion la défense de Descartes; et ses amis, auxquels il lut son
écrit, l'engagèrent à le terminer et à le publier; mais il n'en fit rien.
Jamais il ne put se résoudre à faire imprimer aucun de ses ouvrages; et
madame de Sévigné nous en donne la raison quand elle dit de lui: «Vous le
connaissez, il brûle tout ce qu'il griffonne: toujours vide de lui-même
et plein des autres, son amour-propre est l'intime ami de leur
orgueil[765].» C'est par cette raison que des nombreux ouvrages de
Corbinelli dont il est fait mention dans ses lettres, aucun n'a été
imprimé, et qu'on a seulement publié cinq petits volumes qui ne
contiennent que des extraits de livres de littérature légère[766]. On n'y
a point admis les extraits de livres composés sur des sujets pieux, les
seuls auxquels il se complaisait dans sa vieillesse. «Il a, dit madame de
Sévigné, un Malaval qui le charme; il a trouvé que ma grand'mère et
l'amour de Dieu de notre _grand-père_ saint François de Sales étaient
aussi spirituels que sainte Thérèse. Il a tiré de ces livres cinq cents
maximes d'une beauté parfaite; il va tous les jours chez madame le
Maigre, très-jolie femme, où l'on ne parle que de Dieu, de la morale
chrétienne, de l'évangile du jour: cela s'appelle des conversations
saintes; il en est charmé, il y brille; il est insensible à tout le
reste[767].» Ceci se rapporte à une époque postérieure à celle dont nous
traitons. Lorsque Corbinelli était à Grignan avec madame de Sévigné et sa
fille, il s'entretenait alors du Tasse avec la première et des
_Méditations_ de Descartes avec la seconde[768]; mais il ne se
préoccupait nullement de la _Pratique facile pour élever l'âme à la
contemplation_, de François Malaval.

  [764] Dans un petit écrit malin, intitulé _Nouveaux mémoires pour
  servir à l'histoire du cartésianisme_, par M. G. de l'A., 1692
  (75 pages). Ces initiales sont celles de Gilles de l'Aunais; mais
  cet ouvrage n'est pas de lui; il prêta son nom à Huet, qui ne
  voulut pas s'avouer l'auteur de cet écrit. Tout le monde sut
  qu'il était de l'évêque d'Avranches. D'Olivet, bien instruit, l'a
  inscrit dans la liste des ouvrages de ce dernier. Voyez
  _Huetiana_, 1722, in-12, _Éloge de Huet_, p. XXIII.

  [765] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 septembre 1689), t. IX, p. 455,
  édit. G.--_Ibid._, t. IX, p. 110, édit. M.

  [766] _Recueil de tous les beaux endroits des ouvrages des plus
  célèbres auteurs de ce temps_, divisés en cinq tomes; 1696 (5
  vol. in-18).

  [767] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 septembre 1689), t. IX, p. 455,
  édit. G.; t. IX, p. 110, édit. M.

  [768] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 septembre 1672), t. III, p. 116,
  édit. G.--_Ibid._, t. III, p. 46, édit. M.

Quand une grande ferveur de dévotion inspira à Corbinelli un goût
exclusif pour les écrits des mystiques, madame de Sévigné fut la première
qui en fut instruite; mais cette confidence d'un ami qu'elle estimait
tant n'eut sur elle qu'une faible influence. Madame de Sévigné aimait
trop ses enfants, ses amis, le monde pour aimer Dieu à la manière de sa
grand'mère et du saint évêque de Genève, qu'elle appelle son grand-père,
ne se faisant aucun scrupule de badiner plaisamment sur l'usage qui avait
prévalu de ne pas séparer les noms vénérés de Frémyot de Chantal et de
François de Sales.

Lorsqu'il fallut se résoudre à quitter Grignan, madame de Sévigné ne
pensait plus qu'avec effroi à l'instant fatal où elle se séparerait de sa
fille. Dans la Provence, elle n'avait vu qu'elle, elle ne regrettait
qu'elle; et elle n'eût pu surmonter sa douleur sans la promesse que lui
fit madame de Grignan de venir la rejoindre. La diplomatie d'une
assemblée de députés des villes et des communautés, les intrigues du
palais d'un gouverneur de province n'intéressaient que médiocrement une
femme habituée aux agitations d'une cour où luttaient les ambitions les
plus élevées, où se décidait la fortune de tant de hauts personnages,
d'une cour dont l'éclat et la splendeur s'accroissaient chaque jour par
la gloire du monarque qui y régnait. Le pays où madame de Grignan se
trouvait heureuse de dominer plaisait peu à madame de Sévigné: la pâle
verdure des oliviers, le sombre aspect des cyprès, l'ardeur desséchante
d'un ciel d'azur fatiguaient ou attristaient ses regards. Ce château de
Grignan, exposé à tous les vents, sans abri contre les rayons brûlants du
soleil, d'où l'œil plane orgueilleusement sur des champs pierreux et
infertiles, lui faisait regretter les beaux ombrages de Livry. A cette
Provence si vantée elle préférait sa verte Bourgogne et sa Bretagne
inculte. Lyon, Aix, Marseille, Toulon avaient charmé sa curiosité, mais
ne pouvaient lui faire oublier Paris, Versailles, Saint-Germain. La
nouveauté des aspects et des objets qui s'offraient à ses regards lui
rendait plus chers encore les endroits où elle avait passé son enfance,
sa jeunesse, les plus belles années de sa vie. C'est dans ces lieux si
pleins de ses souvenirs et de ses vives émotions que nous allons la
suivre.



NOTES

ET

ÉCLAIRCISSEMENTS.



NOTES

ET

ÉCLAIRCISSEMENTS.


CHAPITRE PREMIER.

Chapitre I, page 1, et chapitre III, p. 67.

_Sur les voyages de madame de Sévigné de Paris aux Rochers et des Rochers
à Paris._


Madame de Sévigné mit exactement le même temps pour se rendre de Paris
aux Rochers que pour retourner des Rochers à Paris; dans ces deux fois,
elle n'arriva au lieu de sa destination que le dixième jour. Partie le
lundi matin, 18 mai, de Paris (lettre du lundi 18 mai 1671 en partant, t.
II, p. 76, édit. G.), elle n'arriva aux Rochers que le mercredi de la
semaine suivante (t. II, p. 85, édit. G.).

Pour retourner à Paris, elle partit le mercredi 9 décembre 1671 (t. II,
p. 307, édit. G.), et elle n'arriva que le vendredi 18 décembre de la
semaine suivante. Dans les deux fois, le calcul des distances nous donne
le même nombre de lieues: quatre-vingt-trois lieues et demie. Elle
faisait donc environ huit lieues et un quart par jour, et, en retranchant
le jour de repos, neuf lieues et un quart.

La première fois, elle ne s'était arrêtée pour séjourner qu'après un
trajet de soixante lieues, à Malicorne, chez le marquis de Lavardin. La
seconde fois, à son retour à Paris, elle part des Rochers le mercredi;
et, pour éviter le pavé de Laval, elle va coucher chez madame de Loresse,
parente de madame de Grignan (lettres des 9 et 13 décembre 1671, t. II,
p. 308 et 310, édit. G.), où elle paraît avoir séjourné. Là on la fait
consentir à prendre deux chevaux de plus, et chacune de ses deux calèches
est attelée de quatre chevaux. Loresse est un domaine situé à la gauche
de la route de Vitré ou des Rochers, à mille ou douze cents toises de
Beaulieu et de Montjean, près de trois autres lieux nommés la
Brianterie, le Rocher, les Loges (voyez carte de Cassini, no 97). Ainsi
madame de Sévigné, pour éviter le pavé de Laval, au lieu de continuer
droit vers l'est, se dirigea au sud. Arrivée par Argentré à Loresse, où
elle coucha, elle avait fait seulement le premier jour dix mille toises
ou cinq lieues. De Loresse, il est probable qu'elle prit la route tracée
dans Cassini, qui se dirigeait au nord-est depuis Montjean sur
Saint-Berthevin, où elle rejoignit, après avoir traversé une partie de la
forêt de Concise, la route de Laval. Ce trajet jusqu'à Laval est de neuf
mille toises, quatre lieues et demie; mais nous voyons, dans la lettre du
13 décembre, que madame de Sévigné ne s'arrêta à Laval que pour prendre à
la poste les lettres de sa fille: ainsi elle alla ce jour-là coucher à
Mêlay.

De Laval à Mêlay on compte dix mille sept cents toises, ou cinq lieues de
poste et un quart. Ainsi madame de Sévigné, en partant de Loresse, avait
fait dix lieues de poste, ou quarante kilomètres. Par ces détours, elle
allongea sa route de quatre lieues au moins entre les Rochers et Mêlay.

De Mêlay à Malicorne (lettre du dimanche 13 décembre 1671, t. II, p.
309), où madame de Sévigné alla probablement coucher, la distance (par
Sablé) est de vingt mille toises, ou dix lieues de poste; de Malicorne au
Mans, quinze mille cinq cents toises, ou sept lieues et un quart de
poste; et du Mans à Paris, en passant par Chartres, d'après le livre de
poste (les autres distances ont été mesurées par nous sur les cartes de
Cassini), on compte cinquante-trois lieues de poste (lettre du vendredi
18, t. II, p. 313). Madame de Sévigné ne mentionne aucun lieu dans cet
intervalle; il est probable qu'elle coucha à Chartres et à Bonnelle:
ainsi elle avait mis dix jours à faire ces quatre-vingt-sept lieues.

J'apprends par une lettre de M. Grille, le savant bibliothécaire de la
ville d'Angers, que l'ancienne famille de Loresse existe encore dans le
département de la Mayenne. Une demoiselle de Loresse habite Laval, où
elle a fondé une maison de refuge pour les orphelins. Sa terre est située
dans la commune de Montjean, à dix-huit kilomètres au sud-ouest de Laval,
sur la route stratégique, et sur l'ancien chemin de Vitré à Malicorne. Le
château, qui remonte au XVIe siècle, avec des reconstructions et
réparations des XVIIe et XVIIIe, est de fort belle apparence; il est
entouré de bois, et on y arrive par de longues avenues. Tout annonce que
la race des Loresse était de haut parage et possédait une grande fortune.


Page 37, ligne 7: Une maison avec cour et jardin, qu'on appelait _la Tour
de Sévigné_.

Il paraît que cette maison de Vitré a été aliénée du vivant de madame de
Sévigné, ou peu de temps après sa mort; car il n'en est pas fait mention
dans l'état des biens-fonds de la maison de Sévigné, donné à la suite de
la lettre du marquis de Sévigné, publiée pour la première fois en 1847,
par M. Monmerqué. Dans cet état, il n'est parlé que des biens-fonds qui
suivent, avec leur évaluation (p. 21):

    LA TERRE DES ROCHERS                         120,000 fr.
    LA TERRE DE BODEGAT                          120,000
    LA TERRE DE SÉVIGNÉ                           18,000
    LES TERRES DONNÉES PAR MADAME D'ACIGNÉ A
      MADAME DE SÉVIGNÉ                           60,000
    LA TERRE DE BURON                            100,000

Cependant, comme dans son acte mortuaire, daté du 28 mars 1713 (il mourut
le 26), le marquis de Sévigné est qualifié de seigneur des Rochers, de
Bodegat, _d'Estrelles, de Lestremeur, de Lanroz et autres lieux_, il est
possible qu'à cause de leur peu de valeur, ou parce qu'elles étaient
grevées de charges et d'hypothèques, il ait négligé de faire mention de
la _Tour de Sévigné_ aussi bien que des terres _d'Estrelles, de
Lestremeur, de Lanroz_ et autres lieux.


CHAPITRE II.


Page 48, ligne 17: Ce noble et grand édifice.

Pour juger ce qu'était le château de Grignan avec ses tourelles gothiques
et l'élégance italienne de sa façade moderne, il faut voir les dessins
qui en ont été faits dans le temps où il n'était point encore dégradé, et
qui se trouvent dans le tome LXIX du grand recueil intitulé _France_
(_département de la Drôme_), qui est au cabinet des estampes de la
Bibliothèque nationale. Les gravures de ce château, qu'on a publiées
depuis, n'en donnent qu'une idée imparfaite. Les vues, dans le volume
indiqué, sont au nombre de trois: l'une représente la façade sur le
chemin de Valréas; une autre, la façade du côté du potager, et enfin
cette même vue moins étendue, mais plus en grand, pour ce qui concerne
l'édifice seul. Il existe une bonne lithographie des ruines de ce
château, dessinée par Sabattier, lithographiée par Eugène Ciceri, une
autre plus petite dessinée par Veyran et gravée par Bonjan.


CHAPITRE III.


Page 68, ligne 12: Elle y coucha, pour la première fois, le 7 mai 1672.

J'apprends par M. Monmerqué qu'une quittance de Coulanges semble prouver
que madame de Sévigné se trouvait dans cette maison le 7 avril, ce qui
n'est pas en contradiction avec ses lettres, vu la proximité de la maison
qu'elle devait quitter et de celle qu'elle devait occuper.

«Transaction signée par Philippe de Coulanges, abbé de Livry, demeurant
rue Sainte-Anastase, paroisse Saint-Gervais, devant Gabillon, notaire, le
7 avril 1672.»

Un autre acte démontre que, le 18 avril 1671, elle demeurait rue de
Thorigny.

«Acte de vente par dame Marie de Rabutin-Chantal, veuve de Henri, marquis
de Sévigné, demeurant à Paris, en son _hôtel, rue de Thorigny_, paroisse
Saint-Gervais, comme ayant les droits cédés de Françoise-Marguerite, dame
de Grignan, sa fille, et se portant fort de son fils mineur, émancipé, à
Jean Boisgelin, vicomte de Meneuf, président à mortier du parlement de
Rennes, propre audit marquis de Sévigné, de la terre de la Baudière,
située paroisse Saint-Didier, évêché de Rennes, moyennant quarante mille
livres; cette vente passée, le 18 avril 1671, chez Gabillon, notaire à
Paris, et ses collègues.»


Page 75, ligne 8: Et il fit insérer le programme de ce prix dans la
Gazette.

Dans ce programme, il est dit que «c'est pour mettre au-dessus du
corinthien et du composite qui est au dedans de la cour du Louvre; et que
si quelqu'un a trouvé quelque belle pensée qu'il ne puisse modeler, il
sera reçu à en apporter le dessin pour être modelé par les sculpteurs de
Sa Majesté, s'il se trouve le mériter.» On ne songeait pas alors à
revenir au gothique.


Page 81, ligne 5: Un grand nombre d'ouvrages.

D'Olivet a donné une liste des ouvrages de l'abbé Cotin, qui paraît
complète; cependant il donne à ses Poésies chrétiennes la date de 1657,
et j'ai un volume intitulé _Poésies chrétiennes_ de l'abbé COTIN, à
Paris, chez Pierre le Petit, M DC LXVIII. Le privilége porte: «Achevé
d'imprimer, pour la première fois, le 15 mars 1668.» Ce volume commence
par un poëme intitulé _la Madeleine au sépulchre de Jésus-Christ_, et il
se termine par des _Vers au roi sur son retour de la Franche-Comté_, qui
sont nécessairement postérieurs à 1657.--D'Olivet ni l'auteur de
l'article _Cotin_ dans la _Biographie universelle_ n'ont point connu ce
volume.


Page 82, ligne 2: Humilier son sot et insolent orgueil.

Pour donner une idée de la fatuité de Cotin, il suffira de citer un
passage de ses _OEuvres galantes_, t. I, p. 14.

«Mon chiffre, c'est deux CC entrelacés, qui, retournés et joints
ensemble, feraient un cercle. Je m'appelle Charles, comme vous savez; et
parce que mes énigmes ont été traduits[769] en italien et en espagnol, et
que mon _Cantique des cantiques_ a été envoyé par toute la terre, à ce
qu'a dit un deviseur du temps, ou, si vous voulez, un faiseur de devises,
il m'a bien voulu, de sa grâce, appliquer ce mot des deux chiffres d'un
grand prince et d'une grande princesse, Charles, duc de Savoie, et
Catherine d'Autriche:

    _Juncta orbem implent._

Cela veut dire un peu mystiquement que mes œuvres rempliront le rond de
la terre, quand elles seront toutes reliées ensemble.» Nous pourrions
transcrire beaucoup d'autres passages de ce genre qui justifient ce que
Molière a dit de lui:

    Je vis, dans le fatras des écrits qu'il nous donne,
    Ce qu'étale en tous lieux sa pédante personne,
    La constante hauteur de sa présomption,
    Cette intrépidité de bonne opinion,
    Cet indolent état de confiance extrême,
    Qui le rend en tout temps si content de soi-même,
    Qui fait qu'à son mérite incessamment il rit,
    Qu'il se sait si bon gré de tout ce qu'il écrit,
    Et qu'il ne voudrait pas changer sa renommée
    Contre tous les honneurs d'un général d'armée.

     (_Les Femmes savantes_, act. I, sc. III, t. VI, p. 111 et 112,
     édit. de 1676.)

  [769] Cotin fait le mot _énigme_ masculin, et on était partagé
  alors sur le genre de ce mot; on le faisait assez indifféremment
  masculin ou féminin. (Voyez RICHELET, _Dictionnaire_, 1680, t. I,
  p. 286, au mot _Énigme_.)

Que dire de M. Rœderer, qui, dans son _Mémoire pour servir à l'histoire
de la société polie_, p. 314, prétend que Molière n'a pas eu en vue Cotin
dans le rôle de Trissotin, parce que Trissotin est un homme marié et non
un prêtre, et parce que Boscheron, l'auteur de l'insipide recueil
intitulé _le Carpenteriana_, a rapporté une anecdote évidemment fausse
sur _les Femmes savantes_, qu'à tort a copiée l'exact auteur de la vie de
Molière? M. Rœderer croit que cette application de Trissotin à Cotin est
une supposition gratuite des commentateurs de Molière. M. Rœderer ignore
donc que le sonnet et le madrigal ridiculisés dans _les Femmes savantes_
se trouvent textuellement dans les _OEuvres de Cotin_; que Visé, en
rendant compte dans le _Mercure galant_ (t. I, lettre du 12 mars 1672) de
la première représentation des _Femmes savantes_, nous apprend que
Molière lui-même, pour prévenir les suites que pouvait avoir l'outrage
qu'il allait se permettre contre un homme de lettres, un prêtre ridicule,
mais estimé, crut devoir faire au public, avant la représentation de sa
pièce, une déclaration pour désavouer l'intention d'aucune application
qu'on pourrait en faire? Visé prétend que l'idée de cette application du
personnage de Trissotin à Cotin est due à une querelle que Molière avait
eue avec ce dernier huit ans avant la représentation des _Femmes
savantes_; il termine en faisant l'éloge de Cotin, et en disant qu'un
homme de son mérite ne doit pas se mettre en peine d'une telle
application. Enfin M. Rœderer oublie l'épigramme qui fut composée sur
Trissotin et Cotin en 1682, et ce qu'ont dit et écrit sur ce sujet
Boileau, Brossette, son commentateur, le P. Niceron, d'Olivet, Bayle,
Baillet et tous ceux qui ont le mieux connu l'histoire de ces temps.
Contre l'usage, un silence absolu sur Cotin paraît avoir été gardé par
l'abbé Dangeau lorsqu'il lui succéda à l'Académie française, et aussi par
le directeur de l'Académie, chargé de répondre au récipiendaire. Cotin
mourut en janvier 1682; et l'obscurité où il vécut dans ses dernières
années fut telle que des hommes comme Richelet et Baillet ont ignoré
l'époque de sa mort et ont commis des erreurs qui ont été reproduites
dans plusieurs ouvrages.


Page 84, ligne 18: Julie d'Angennes, duchesse de Montausier, mourut
trois mois avant la première représentation des _Femmes savantes_.

La duchesse de Montausier n'était pas non plus à la première
représentation des _Précieuses ridicules_, qui eut lieu le 18 novembre
1659; car alors elle se trouvait à Angoulême, soignant sa fille, malade
de la petite vérole. (_Mémoires sur la vie de M. le duc de Montausier_,
t. I, p. 142.)

Ceci n'infirme en rien, mais plutôt confirme ce qu'on fait dire à Ménage
dans le _Ménagiana_, t. II, p. 65, que mademoiselle de Rambouillet,
madame de Grignan et tout l'hôtel de Rambouillet étaient à cette première
représentation des _Précieuses ridicules_. «Nous remarquons, dit un
auteur, de _singulières bévues_ sur les personnages accessoires, qui
ôtent toute autorité à ce récit. A cette époque, mademoiselle de
Rambouillet était, depuis quatorze ans, madame de Montausier, et elle
n'avait pas manqué de se rendre à Angoulême avec son mari. Madame de
Grignan avait suivi le sien en Provence.» Ces lignes, écrites par un
historien sérieux et de beaucoup de mérite, sont vraiment _singulières_.
Les paroles prêtées à Ménage ou dites par lui (peu importe) prouvent
qu'il n'y avait que deux des filles de madame de Rambouillet à la
représentation des _Précieuses ridicules_. Celle qui était mariée (madame
de Grignan) ne pouvait avoir été rejoindre son mari en Provence,
puisqu'il n'y était pas, et qu'il n'avait rien à y faire; mademoiselle de
Rambouillet n'était pas non plus avec son mari, puisqu'elle n'en avait
pas et qu'elle était mademoiselle de Rambouillet, et non madame de
Montausier. Le même auteur dit qu'il est las de lire cette anecdote, tant
elle lui paraît suspecte. Nous croyons pouvoir assurer que cette
anecdote, en ce qui concerne la présence des personnes désignées, quand
elle aurait été avancée sans autorité, n'en est pas moins véritable. En
effet, elle n'est pas seulement vraisemblable, mais il nous paraît
impossible qu'elle ne soit pas vraie. Qu'on se reporte à cette époque où,
dans la haute société, il n'existait pas un seul mari, un seul père qui
ne fût flatté d'entendre mettre sa femme ou sa fille au rang des
_précieuses_, au rang des femmes qui fréquentaient l'hôtel de
Rambouillet; qu'on juge de l'effet que dut produire sur un tel public
cette simple annonce des comédiens: _Première représentation des
Précieuses ridicules!_ Pas une seule des personnes qui étaient admises
chez madame de Rambouillet, si elle n'était empêchée, ne dut manquer à
cette représentation.


Page 89, ligne 7: Et que madame de Montespan jeûnait austèrement tous
les carêmes.

Ce ne fut point cette année (1671), comme le prétend M. Rœderer dans son
_Histoire de la société polie_, p. 299, ch. XXVII, que, par des scrupules
de religion, Louis XIV fut sur le point de se séparer de madame de
Montespan, mais à la fin de l'année 1675. M. Rœderer a été trompé par la
mauvaise édition qu'a donnée la Beaumelle des _Lettres de madame de
Maintenon_, t. II, p. 100, lettre 2e à madame de Saint-Géran. Les
dernières lignes n'appartiennent pas à cette lettre, qui est bien donnée,
d'après l'autographe, par Sautereau de Marcy dans son édition des
_Lettres de Maintenon_, t. II, p. 110. Dans cette édition, le passage sur
lequel s'appuie M. Rœderer et les lignes qui suivent ne s'y trouvent
pas. L'_Histoire de Bossuet_ par le cardinal de Bausset (liv. V, VIII, t.
II, p. 44, 4e édit., 1824, in-12) et les lettres de Bossuet (20 juillet
1675, t. XXXVII des _OEuvres_) ne laissent aucun doute sur l'époque et
les circonstances de cette tentative infructueuse pour engager le roi à
répudier sa maîtresse.


Page 90, ligne 5: La place d'honneur était réservée à la Vallière.

Les Mémoires de Maucroix, que je cite en note, ont été publiés par la
Société des bibliophiles de Reims, et tirés à un très-petit nombre
d'exemplaires. De Maucroix fut député par le chapitre de Reims pour
complimenter le Tellier, qui, de coadjuteur, avait été nommé archevêque.
De Maucroix se rendit pour cet objet, en août 1671, avec trois autres
chanoines ses collègues, à Fontainebleau, où la cour était alors; et
voici comme il raconte ce qu'il vit, en attendant qu'il pût être reçu par
l'archevêque:

«M. Barrois et moi, ayant vu les carrosses de S. M. qui étaient dans la
cour de l'Ovale, nous attendîmes près d'une heure; et enfin nous vîmes le
roi monter en calèche, madame la Vallière placée la première, le roi
après, et ensuite madame de Montespan, tous trois sur un même siége, car
la calèche était fort large. Le roi était fort bien vêtu, d'une étoffe
brune avec beaucoup de passements d'or; son chapeau en était bordé. Il
avait le visage assez rouge. La Vallière me parut fort jolie, et avec
plus d'embonpoint qu'on ne me l'avait figurée. Je trouvai madame de
Montespan fort belle; surtout elle avait le teint admirable. Tout
disparut en un moment. Le roi, étant assis, dit au cocher: Marche! Ils
allaient à la chasse du sanglier.» _Mémoires de_ M. FR. DE MAUCROIX, ch.
XX, 2e fascicule, p. 33.


CHAPITRE IV.


Page 107, lignes 5 et 9: Madame de Brancas avait été une des femmes les
plus compromises... On crut que la beauté de mademoiselle de Brancas...

La femme du comte de Brancas se nommait Suzanne Garnier. Au volume III,
p. 217, du Recueil de chansons historiques, mss. de la Bibliothèque
nationale, un des couplets porte:

    Brancas vend sa fille au roy,
    Et sa femme au gros Louvoy.

Ménage disait que l'on ne pouvait faire l'histoire de son temps sans un
recueil de vaudevilles; mais dans ces recueils, si pleins d'impureté,
toujours les faits vrais et scandaleux sont exagérés, et ils en
renferment un grand nombre évidemment calomnieux. Il est cependant
remarquable qu'on ne trouve pas un seul couplet qui inculpe madame de
Sévigné, et ils en renferment plusieurs qui font son éloge. Quant à
Suzanne Garnier, comtesse de Brancas, ces recueils en font presque une
autre comtesse d'Olonne, et il y est dit (t. III, p. 195, année 1668):

    Brancas, depuis vingt ans,
    A fait plus de cent amants.

Dans le nombre de ces amants, l'annotateur cite d'Elbœuf, Beaufort,
d'Albret, Lauzun, Bourdeilles, comte de Matha, Monnerot, Partisan,
Fouquet.


Page 112, ligne 18: On sut d'autant plus gré à mademoiselle de Lenclos
d'en prendre la peine.

En 1672, on fit sur Ninon un couplet qui ne peut être cité en entier, car
les muses des chansonniers de cette époque étaient presque toujours
ordurières, même lorsque le sujet semblait appeler d'autres idées et
d'autres expressions:

      On ne reverra, de cent lustres,
    Ce que de notre temps nous a fait voir Ninon,
      Qui s'est mise, en dépit.....,
      Au nombre des hommes illustres.

    (_Recueil de chansons historiques_, mss. de
    la Biblioth. nationale, vol. III, p. 551.)


Page 117, lig. 22: A un bon mot de Ninon sur la comtesse de Choiseul.

Le passage de madame de Sévigné est ainsi: «La Choiseul ressemblait,
comme dit Ninon, à un printemps d'hôtellerie. La comparaison est
excellente.»

Ce passage de la lettre de madame de Sévigné a été mal compris. On a cru
qu'il s'agissait de mauvais tableaux représentant le Printemps, exposés
dans les cabarets. Nullement. D'assez bons artistes de cette époque
avaient fait graver des têtes de femmes d'une beauté idéale, pour
représenter toutes les expressions et toutes les formes que la beauté
peut revêtir; ils désignaient ces têtes par un titre qui indiquait leurs
intentions allégoriques: c'était la _Langueur_, le _Désir_, la
_Dévotion_, les _Muses_, les _Grâces_, le _Printemps_, l'_Été_, etc. Des
copistes imitèrent ces gravures d'une manière grossière, et les
enluminèrent de couleurs fortes, pour les cabarets, les hôtelleries de
passage et les gens du peuple; et c'étaient là les seules gravures qu'on
y voyait, comme aujourd'hui des _Bonaparte_ et des scènes de la
révolution. Comparer une femme à l'élégante et gracieuse figure nommée
_le Printemps_ était en faire un grand éloge et dire qu'elle était fort
belle; mais dire qu'elle ressemblait à la caricature de cette gravure,
beaucoup plus connue que l'original, c'était la rendre ridicule, c'était
exciter le rire, et faire, comme dit madame de Sévigné, une excellente
comparaison.»


CHAPITRE V.


Page 123, ligne 16: On ouvrit à Cologne des conférences.

Charles-Albert, dit d'Ailly, duc de Chaulnes, conduisait ces conférences.
Dans le _Recueil de chansons historiques_ (mss. de la Bibl. nationale,
1673, vol. IV, p. 73), on trouve une chanson qui prouve que le sérieux
des négociations n'empêchait pas les intrigues amoureuses des
personnages français réunis à Cologne. Élisabeth Férou, femme du duc de
Chaulnes, avait avec elle, comme demoiselle de compagnie, une très-belle
personne nommée mademoiselle Auffroy, qu'on appelait par plaisanterie _la
Princesse_. Elle fut aimée de Berthault et par Anne Tristan de la Baume;
mais, selon l'annotateur de la chanson, un certain abbé de Suze parvint à
supplanter tous ses rivaux.


Page 124, ligne 10: La duchesse de Verneuil.

La duchesse de Verneuil était cette Charlotte Seguier, fille du
chancelier Seguier, qui, d'abord duchesse de Sully, avait épousé en
secondes noces Henri, duc de Verneuil, fils naturel de Henri IV et
d'Henriette de Balzac, comtesse d'Entragues. Par ce mariage, les Seguier
avaient l'honneur de se trouver alliés à une princesse du sang. Quand la
duchesse de Verneuil mourut en 1704, Louis XIV, qui voulait élever à un
haut rang ses enfants naturels, porta quinze jours le deuil, comme pour
une princesse du sang. (SAINT-SIMON, _Mémoires_, t. IV, p. 311.) Elle
était, par son premier mariage, la mère du duc de Sully et de la
princesse de Lude. (SÉVIGNÉ, _Lettres_, 3 et 9 février 1672, 26 mars
1680, t. I, p. 311; t. II, p. 372; t. VI, p. 416; t. IX, p. 295, édit.
G.; t. I, p. 236; t. II, p. 311; t. VI, p. 210; t. VIII, p. 457, édit.
M.)


Page 124, ligne 14: Et Barillon.

Barillon, qui joua comme ambassadeur un si malheureux rôle en Angleterre,
était petit, vif, empressé auprès des femmes. Fort riche, il n'épargnait
pas l'argent pour réussir auprès d'elles: c'est ce que nous apprend une
des plus intéressantes historiettes de Tallemant des Réaux, qui nous fait
connaître une madame de Marguenat. Cette madame de Courcelles-Marguenat
était une coquette aussi habile et aussi séduisante que Ninon et qui
aurait pu être aussi célèbre, «puisqu'on disait qu'elle avait Brancas
pour brave, le chevalier de Gramont pour plaisant, Charleval et le petit
Barillon pour payeurs.» Brancas et Gramont sont bien connus des lecteurs
de madame de Sévigné et d'Hamilton; Charleval l'est par ses poésies, et
Barillon par l'histoire et divers mémoires. Assurément cette femme, qui
finit par se faire épouser par Bachaumont, son dernier amant[770], savait
se bien pourvoir.

  [770] TALLEMANT DES RÉAUX, _Historiettes_, t. VI, p. 152, édit.
  in-12; t. IV, p. 236, édit. in-8º.


Page 126, ligne 11: Sa tante de la Troche.

Cette dame était amie et non tante de madame de Sévigné; et dans la 3e
partie, 2e édition de ces _Mémoires_, p. 376, ligne 9, il y a une faute
de copiste, et, au lieu de la Troche, il faut lire la Trousse.


Page 130, ligne 28: En s'adressant à sa fille.

Je m'étonne que les éditeurs de madame de Sévigné ne se soient pas
aperçus que ce paragraphe avait été transposé, et à tort intercalé dans
le _post-scriptum_ du comte de Grignan, qui, après ces mots, _ne vient
pas de moi_, doit continuer par ceux-ci: _vous avez fait faire à ma fille
le plus beau voyage_.

Le comte de Grignan savait la musique, puisque madame de Sévigné lui
envoya des motets; mais son âge et sa position prouvent assez que ce
qu'elle dit ici ne peut s'appliquer à lui.


Page 133, lignes 5 et 12: La comtesse de Saint-Géran.

L'annotateur des _Chansons historiques_ dit que la comtesse de
Saint-Géran (1673) passait sa vie aux Feuillants. Sa liaison avec
Seignelay est postérieure à cette époque.


Page 134, ligne 3: Le marquis d'Harcourt.

Le marquis Henri d'Harcourt était colonel du régiment de Picardie.
L'annotateur des _Chansons historiques_, selon son usage, ajoute à cette
liste des amants de la duchesse de Brissac et lui donne pour amant payant
un riche financier nommé Louis Béchameil, secrétaire du roi.


Page 139, ligne 13: Était due à sa jeune et jolie femme.

C'est ici le lieu de rectifier une faute de copiste qui s'est glissée
dans la 3e partie de ces _Mémoires_, 2e édition (p. 213, lig. 11). Il
faut substituer dans cette ligne la princesse de Soubise à la duchesse de
Sully. Jamais l'on n'accusa celle-ci d'intrigues galantes avec Louis XIV
ni avec aucun autre.


Page 140, ligne 7: Un propos fort graveleux du prince d'Orange.

Bussy lui écrit: «Et sur cela, madame, il faut que je vous dise ce que
M. de Turenne m'a conté avoir ouï dire au frère du prince d'Orange,
Guillaume: que les jeunes filles croyaient que les hommes étaient
toujours en état, et que les moines croyaient que les gens de guerre
avaient toujours, à l'armée, l'épée à la main.» A quoi madame de Sévigné
répond fort gaillardement: Votre conte du prince d'Orange m'a réjouie. Je
crois, ma foi, qu'il disait vrai, et que la plupart des filles se
flattent. Pour les moines, je ne pensais pas tout à fait comme eux; mais
il ne s'en fallait guère. Vous m'avez fait plaisir de me désabuser.»


Page 143, ligne 12: Le Genitoy est un château, etc., etc.

Sur quelques cartes des environs de Paris, ce lieu est écrit _le
Génitoire_; il est situé entre Bussy-Saint-George et Jossigny, à deux
kilomètres de l'un et de l'autre (voyez la feuille 11 des environs de
Paris, de dom Coutans); le _Dictionnaire universel de la France_ (1804,
in-4º, t. II, p. 549) place ce château dans la commune de Jossigny; et le
_Dictionnaire de la poste aux lettres_, publié par l'administration des
postes, 1837, in-folio, dans la commune de Bussy-Saint-George, dont il
est plus éloigné. Avant la révolution, il était de cette dernière
paroisse. Le vrai nom est Genestay; et l'abbé le Bœuf donne l'histoire
de cette seigneurie sans interruption, depuis Aubert de _Genestay_,
_miles_, mort le 30 septembre 1246. Lorsque l'abbé le Bœuf écrivait (en
1754), la maison de Livry était encore en possession de cette terre.
L'abbé le Bœuf termine en disant: «L'antiquité du nom de Genestay me
dispense de réfuter ceux qui s'étaient imaginé que le vrai nom est
Génitoire, qui lui serait venu, selon eux, de l'accouchement d'une dame
d'importance.» (LE BOEUF, _Histoire du diocèse de Paris_, t. XV, p. 97 à
99.)

Les éditeurs de madame de Sévigné ont ignoré ce qu'avait écrit l'abbé le
Bœuf sur le Genitoy; et l'un d'eux a cru que madame de Sévigné faisait
un calembour sur le mot italien _Genitorio_ ou _Genitoio_, et qu'aucune
maison ou château de ce nom n'existait. (MONMERQUÉ, édit. de Sévigné,
1820, in-8º, t. II, p. 419; GAULT DE SAINT-GERMAIN, t. II, p. 4 et 5;
GROUVELLE, édit. in-12, 1812, t. III, p. 83.)


CHAPITRE VI.


Page 147, ligne 4 du texte: Sa mère, etc.

Elle vivait encore lorsque Sidonia était en prison à la Conciergerie, et
peut-être lui a-t-elle survécu; elle avait épousé un nommé Bunel, dont on
ne sait rien.


Page 152, ligne 27: S'introduisit subitement dans sa chambre.

Par le moyen d'une fille d'honneur de la princesse de Carignan, qui se
nommait madame Desfontaines et depuis fut madame Stoup et non Stoute,
comme il est écrit dans la Vie de madame de Courcelles.


Page 154, ligne 8: A peine âgée de seize ans.

Le mariage de la marquise de Courcelles a dû avoir lieu lors du premier
voyage de Louvois en Flandre, à la fin de 1666 ou au commencement de
1667. Gregorio Leti dit qu'elle s'est mariée à treize ans, ce qui n'est
pas, puisqu'elle-même dit qu'elle avait treize ou quatorze ans
lorsqu'elle sortit du couvent. Il faut bien accorder deux ans pour les
démarches interventives faites pour la marier d'abord avec Maulevrier,
alors en Espagne, et ensuite avec Courcelles, qui voyageait en pays
étranger quand on forma le projet de le marier avec Sidonia: morte en
décembre 1685, à l'âge de trente-quatre ans, madame de Courcelles, qui
avait seize ans à la fin de 1666, était donc née en 1650, et non en 1659,
comme il est dit à son article dans la _Biographie universelle_. (_Vie de
madame de Courcelles_, p. 14.)


Page 156, lig. 17: La marquise de la Baume, cette maîtresse de Bussy.

Au volume III, page 67 du _Recueil de chansons historiques_, on trouve un
couplet intitulé «Sur la.... femme de HOSTUN, marquis DE LA BAUME.»

Ce couplet commence par ce vers:

    «La Baume, maigre beauté;»

et à la suite du couplet se trouve, sur madame de la Baume, la note
suivante:

«Elle était grande, friponne, espionne, rediseuse, aimant à brouiller
tout le monde et ses plus proches pour le seul plaisir de faire du mal.
D'ailleurs infidèle et fourbe à ses amants, qu'elle n'aimait que par
lubricité, en ayant toujours plusieurs à la fois, qu'elle jouait et
desquels elle se souciait peu.»


Page 161, ligne dernière: L'abbé d'Effiat.

L'abbé d'Effiat possédait l'abbaye Saint-Germain de Toulouse et celle de
Trois-Fontaines.


Page 166, ligne 19: Avec la comtesse de Castelnau.

La comtesse de Castelnau était devenue veuve du maréchal de Castelnau en
1658, et mourut le 16 juillet 1696, âgée de quatre-vingts ans. (Voyez
Dangeau.) Elle fut du nombre de ces femmes qui acquirent une scandaleuse
célébrité par leurs intrigues galantes. Elle eut pour amants Villarceaux,
le marquis de Tavannes, Jeannin de Castille.


Page 168, ligne 8: M. de Marsan.

Peut-être cette aventure de bal avec Charles de Lorraine, comte de
Marsan, que madame de Sévigné, dans ses _Lettres_, nomme le petit Marsan,
contribua-t-elle, quelques années plus tard, à la rupture de son mariage
avec la maréchale d'Aumont, qui eut lieu par l'opposition du chancelier
le Tellier, père de Louvois. (Voyez SÉVIGNÉ, _Lettres_, 24 novembre 1675,
t. IV, p. 118, édit. G.; t. IV, p. 97, édit. M.)


Page 168, ligne 19: La marquise de Courcelles se lia avec la duchesse de
Mazarin.

On composa dans ce temps plusieurs couplets sur la duchesse de Mazarin et
la marquise de Courcelles: nous nous contenterons de citer celui sur
Hortense Mancini, duchesse de Mazarin, et madame de Marolles, marquise de
Courcelles, que le duc de Mazarin avait fait enfermer dans un couvent
pour leurs galanteries:

    Mazarin et Courcelles
    Sont dedans un couvent;
    Mais elles sont trop belles
    Pour y rester longtemps.
    Si l'on ne les retire,
    On ne verra plus rire
    De dame assurément.


Page 175, ligne 4: S'enferme dans le château d'Athée, près d'Auxonne.

Athée, petit hameau de 500 âmes, est dans le département de la Côte-d'Or,
arrondissement de Dijon, canton d'Auxonne, à 11 kilomètres de Saint-Jean
de Loos. C'est un lieu fort ancien, dont il est fait mention en 880 dans
le cartulaire de Saint-Bénigne de Dijon, sous le nom d'_Atéias_; il était
du diocèse de Châlon et de l'archidiaconé d'Oscheret. (Voyez J. Garnier,
_Chartes bourguignonnes_, p. 69 et 70.)


Page 175, ligne 23: De M. le comte d'Hona.

L'auteur de la lettre qui est dans le manuscrit de M. Aubenas avait un
oncle dans les bureaux de la chancellerie, sous le ministre le Tellier;
il donne une relation très-détaillée de ce qui concerne le rasement du
château d'Orange. Sa lettre (p. 239 du manuscrit) est intitulée _Lettre
écrite d'Orange_, le 25 juillet 1712, à M. le baron de Roays, pour M.
l'abbé de ***, chanoine de la cathédrale; puis après est une seconde
lettre du même au même, datée du 3 août.

Dans la première (p. 250), il fait du comte d'Hona le portrait suivant:
Il était de belle taille; il avait le visage en ovale, le nez aquilin,
les joues couvertes d'une petite rougeur naturelle, le teint blanc, les
cheveux noirs, les yeux de la même couleur, bien fendus. Il avait encore
de très-belles qualités de corps, beaucoup d'esprit, robuste,
infatigable, sage, assez éloquent à bien parler, bon ami, assez libéral,
magnifique quand il donnait à manger. Il était beaucoup aimé des
catholiques et des huguenots de la ville et de toute cette principauté,
ce qui aurait fait le comble de toutes ces belles vertus qu'il possédait,
n'eût été l'hérésie de Calvin qu'il professait.» Le comte Frédéric d'Hona
eut Bayle pour gouverneur de son fils, et il résidait alors à Copet. La
célèbre _aventurière_ dont il est fait mention dans la lettre de Bayle à
M. Minutoli, datée de Copet le 8 mars 1674 (_Lettres choisies de M.
Bayle_; Rotterdam, 1714, t. I, p. 30), est la marquise de Courcelles,
dont Bayle ignorait alors le nom.


Page 177, ligne 21: C'est de ce lieu qu'il a écrit à Manicamp.

Longueval de Manicamp, dont parle ici madame de Sévigné, était cousin
germain de Bussy (voyez la lettre de Corbinelli, du 10 février 1652, t.
I, p. 230, édit. Amst., 1721), et par conséquent aussi parent de madame
de Sévigné. Il est souvent fait mention de lui dans l'_Histoire amoureuse
des Gaules_ de Bussy; nous y voyons que Manicamp était du nombre de ceux
qui firent la fameuse partie de débauche au château de Roissy. C'est
Manicamp qui, dans l'_Histoire amoureuse des Gaules_, introduit, par les
questions qu'il fait à Bussy, l'histoire de madame de Sévigné. «Je
m'étonne, dit Manicamp, que vous parliez comme vous faites, et que madame
de Sévigny ne vous ait pas rebuté d'aimer les femmes.» (_Recueil des
histoires galantes_; à Cologne, chez Jean le Blanc, p. 180.) Je cite ce
livre de préférence, parce qu'il contient une édition de l'_Histoire
amoureuse de France_, dont je n'ai point encore parlé. Ce volume sans
date a 545 pages numérotées et 4 pages non numérotées; il est ancien, et
en mauvais type elzévirien; il contient: 1º l'Histoire amoureuse de
France; 2º Recueil de quelques pièces curieuses, servant
d'éclaircissement à l'histoire de la vie de la reine Christine; 3º
l'Histoire du Palais-Royal; 4º l'Histoire galante de M. le comte G.
[Guiche] et de M. [Madame, duchesse d'Orléans]; 5º la Relation de la cour
de Savoye ou des Amours de Madame Royale; 6º Comédie galante de M. de
Bussy; 7º la Déroute et l'Adieu des filles de joye de la ville et des
fauxbourgs de Paris.

La sixième pièce, la _Comédie galante de M. de Bussy_, est la plus
curieuse du volume. C'est une pièce infâme, semblable au fameux Cantique
qu'on a si faussement attribué à Bussy: elle est écrite dans un style
ordurier et stupide, tel que celui de portiers ou de domestiques de
mauvais lieux; avec cette différence que le nom de Bussy qu'on lit en
tête de cette composition, écrit en toutes lettres ainsi que les mots
obscènes, ne se retrouve plus dans ce volume comme auteur des autres
pièces, pas même à l'_Histoire amoureuse de France_. Le _Cantique_, dans
cette édition, est à la page 178; l'_Histoire de madame de Sévigny_
commence à la page 182, celle de madame de Monglas à la page 198.


Page 181, ligne 2: Entre les bras d'un homme.

En marge d'une copie des Mémoires de la marquise de Courcelles, M.
Monmerqué a trouvé, à côté du billet qui est à la page 153, ces mots en
italien, qui sont probablement de Gregorio Leti: «_Lei s'era imbertonata
d'un palafreniere inglese, col quale venne sorpresa dal Boulay._»


Page 181, ligne 24: Le mal que vous m'avez fait à l'avenir m'empêchera,
etc.

Il y a là une forte ellipse, mais l'on en saisit bien la raison et le
sens; la phrase est claire pour celui qui sait lire. Les grammairiens et
le prote, ou peut-être Chardon de la Rochette lui-même, n'ont pas compris
cette phrase, et, pour la rendre plus régulière et plus claire, ils ont
corrigé ainsi: «Le mal que vous me ferez à l'avenir,» sans s'apercevoir
qu'ils changeaient un reproche en injure.


Page 182, ligne 17: La marquise de Courcelles se retira en Savoie, et y
resta cachée.

Je crois que la marquise de Courcelles rejoignit à Chambéry la duchesse
de Mazarin, qui y tenait une petite cour, et s'occupait à dicter ses
Mémoires à l'abbé de Saint-Réal; et que ce fut sous la protection de
cette duchesse qu'elle y résida. Mais je n'ai rien trouvé de positif à
cet égard. (Voyez SAINT-ÉVREMOND, _OEuvres_, t. VIII, p. 249, édit. 1753,
petit in-12; t. IV, p. 272, édit. 1739.)


Page 185, note 1, ligne 2: A la suite du _Voyage de MM. de Bachaumont et
Chapelle_.

Une de ces pièces fut composée lors de la première phase du procès,
pendant le temps de la première captivité de madame de Courcelles et
lorsque son mari vivait. Dans cette pièce, on la suppose aux pieds de ses
juges, et on lui fait dire:

    Pour un crime d'amour, dont je ne suis coupable
    Que pour avoir le cœur trop sensible et trop doux,
    Dois-je prendre un tyran sous le nom d'un époux?
    Arbitres souverains de mon sort déplorable,
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Ah! consultez, de grâce, et vos yeux et vos cœurs;
    Ils vous inspireront d'être mes protecteurs.
    Tout ce que l'amour fait n'est-il pas légitime?

    Et vous qui tempérez la sévère Thémis,
    Pourrez-vous vous résoudre à châtier un crime
    Que la plupart de vous voudrait avoir commis?

Ce sonnet sur madame de Courcelles fut envoyé à Bussy par le comte de
L*** (Limoges?), et Bussy le trouva fort beau. (BUSSY, _Lettres_, 3 mars
1673; t. IV, p. 38, édit. 1738.)

Je remarque qu'il y a dans ce singulier Recueil de 1698 cité dans la
note, qui fut imprimé en France et non en Hollande, le _Chapelain
décoiffé_ (p. 60-63), qui n'est point attribué à Boileau dans ce
livre.--Ce volume, qui porte une sphère sur le frontispice, a 164 pages,
et se termine par des _Centuries du style de Nostradamus, faites par
monseigneur le duc et envoyées à madame de la Fayette, qui les a
expliquées_.


CHAPITRE VII.


Page 190, ligne dernière: Un père et une sœur.

Je transcrirai le couplet qui se trouve dans les _Chansons curieuses_,
avec le préambule et les notes qui l'accompagnent.


_Chansons historiques_ (1673), vol. IV, p. 61.

Sur l'air: _Amants, ainsi vos chaînes_.

«Chanson dans laquelle l'auteur fait parler Philippe de Coulanges, maître
des requêtes, sur toute la famille.

«Cette chanson fut faite par de Guilleragues, secrétaire du cabinet du
roi, lequel était à l'abbaye de Livry avec le sieur de Coulanges. Elle
fut cause de la ruine de Coulanges, parce que Michel le Tellier,
chancelier de France, crut que cette chanson était de lui, et qu'il
s'opposa toujours à ce qu'il obtînt une intendance.» (Cela est peu
vraisemblable. Ce fut l'éloignement de Coulanges pour les affaires qui
l'empêcha de pouvoir obtenir aucun emploi.)

    «J'aime mon beau-frère
    Le comte de Sanzei[771],
    J'aime ma belle-mère[772],
    Mon beau-père du Gué[773],
    Mon cousin de la Trousse[774],
    Mon frère de la Mousse[775],
    Mon oncle le Tellier[776];
    Mais j'aime mieux Gautier[777].»


Page 191, ligne 2: Un Virgile, non pas travaillé, mais dans toute la
majesté du latin et de l'italien.

  [771] «Turpin de Crissé, comte de Sanzei, colonel d'un régiment
  de cavalerie; il avait épousé de Coulanges, sœur de
  Philippe-Emmanuel de Coulanges.»

  [772] «Turpin du Gué, femme de François du Gué, lors maître des
  requêtes et intendant à Lyon.»

  [773] «François du Gué, maître des requêtes et intendant à Lyon,
  père de madame de Coulanges.»

  [774] «Philippe le Hardy, marquis de la Trousse, capitaine
  lieutenant des gendarmes de monseigneur le Dauphin, cousin
  germain de madame de Coulanges.»

  [775] «_Mon frère de la Mousse_: c'était un frère bâtard de
  madame de Coulanges, qui était prêtre.»

  [776] «Michel le Tellier, qui avait épousé Élisabeth Turpin,
  sœur de madame du Gué.»

  [777] «Marchand de Paris, avec lequel M. de Coulanges avait dîné
  dans une maison auprès de Livry le jour que cette chanson fut
  faite.»

L'abbé Faydit nous a conservé un fragment de lettres de Ménage qui prouve
bien que madame de Sévigné n'était pas indigne de la majesté du latin, si
ce passage (extrait des _Remarques sur Virgile et sur Homère, et sur le
style poétique de l'Écriture sainte_; Paris, 1705, in-8º, p. 168, § III)
est authentique.

«M. Ménage écrivant à madame la marquise de Sévigné, en cour, pendant un
carnaval où l'on se divertit beaucoup et où il y eut de grandes fêtes et
quantité de bals et de mascarades, lui dit: «Ce sont des jeux et des
bourdonnements d'abeilles que tous ces grands mouvements que vous vous
donnez dans le carnaval. Un peu de poussière jetée sur la tête des
abeilles fait cesser tous leurs combats, et les oblige de se retirer dans
leurs trous. Je vous attends au mercredi des Cendres. Celles que l'on
vous mettra sur la tête et sur celle de vos jeunes seigneurs feront
cesser tous les divertissements de la cour, et vous ramèneront ici, selon
la prophétie de Virgile, liv. IV, v. 86:

    _Hi motus animorum atque hæc certamina tanta
    Pulveris exigui jactu compressa quiescunt._»

Cette application des vers de Virgile au jour des Cendres se trouve dans
le _Ménagiana_, mais sans aucune mention de madame de Sévigné ni de la
lettre que lui a adressée Ménage; et cependant la Monnoye, qui a fort
allongé cet article du _Ménagiana_, cite l'ouvrage de Faydit sans faire
non plus mention du fragment de lettres. S'il ne croyait pas à son
authenticité, il fallait le dire; s'il y croyait, il devait transcrire le
fragment de Ménage. (_Ménagiana_, 3e édit., 1715, t. II, p. 308.)


Page 191, ligne 13: Dans le beau château de Montjeu.

La terre et la seigneurie de Montjeu est une ancienne baronnie, que
Charlotte Jeannin, fille du célèbre Pierre Jeannin, président à mortier
au parlement de Bourgogne, apporta en mariage, avec celle de Dracy et de
Chailly, à Pierre de Castille, contrôleur et intendant des finances,
ambassadeur en Suisse, décédé en 1629. Le fils de ce dernier, Nicolas,
joignit à son nom le nom plus illustre de sa mère, et se nomma Nicolas
Jeannin de Castille, et le plus souvent Jeannin. Il obtint, ainsi que je
l'ai dit dans le texte, que sa baronnie serait érigée en marquisat, ce
qui se fit par lettres patentes en 1655, registrées à la chambre des
comptes de Dijon le 30 mars 1656. Il ne prit pas le titre de marquis de
Montjeu, qui lui appartenait; son fils fut ainsi nommé, et le marquisat
de Montjeu appartint au prince d'Harcourt, qui avait épousé la fille
unique du fils de Jeannin. Les biens du prince d'Harcourt et de Guise sur
Moselle ayant été mis en direction, la présidente d'Aligre acheta, en
1748, le marquisat de Montjeu. En 1734, lorsque Garreau publiait sa
seconde édition de la _Description de la Bourgogne_, Montjeu appartenait
encore à madame Jeannin de Castille, princesse de Guise. Il y a une vue
de ce château dans le _Voyage pittoresque de Bourgogne_, in-fol., 1835,
feuille 7, no 25.


Page 193, ligne 12: Auprès de la comtesse d'Olonne, et note 2.

Je cite deux éditions du célèbre libelle de Bussy, qui sont peu connues,
que je possède, et que je n'ai pas encore eu occasion de mentionner. La
première est un in-18 de 258 pages, qui offre au frontispice une gravure
finement exécutée, où il a trois hommes et trois femmes sur le premier
plan, et un homme et une femme sur le second plan, dont on ne voit que
les têtes: en haut, sont deux Amours lançant des flèches. Au bas de cette
gravure-frontispice sont écrits ces mots: HISTOIRE AMOUREUSE DES GAULES,
P. M. DE BUSSY S{n} (_Salon?_) _de la Bastille_; mais l'intitulé de la
page 1 porte: HISTOIRE AMOUREUSE DE FRANCE. Les noms, loin d'être
déguisés, sont en toutes lettres; ainsi Jeannin, qui se nomme
_Castillante_ dans les éditions ordinaires, est nommé ici Jeannin. Les
_Maximes d'amour_ et la lettre de Bussy au duc de Saint-Aignan (p. 239 et
247) s'y trouvent; le fameux _Cantique_ est à la page 196; l'_Histoire de
madame de Sévigny_, à la page 200; celle de madame _de Monglas_ et _de
Bussy_, p. 218. L'autre édition est intitulée _Recueil des histoires
galantes_; à Cologne, chez Jean le Blanc, sans date. Ce volume in-18,
carré, a 545 pages paginées, et de plus trois pages non paginées; j'en ai
déjà parlé.

Je dirai, à l'occasion de ces libelles, que, dans la 3e partie de ces
_Mémoires_, p. 9, ch. 1, on lit: «Deux femmes d'un haut rang étaient
diffamées.» Il fallait ajouter en note, comme citation, VILLEFORT, _Vie
de madame de Longueville_; Amsterdam, 1729, in-12, t. II, p. 161, ou
Paris, 1738, p. 169.

Le passage est important, et confirme par un témoignage si formel ce que
nous avons dit de Bussy et de son libelle que nous allons le transcrire
d'après l'édition de Hollande, où le nom du comte de Bussy-Rabutin est en
toutes lettres, tandis qu'il n'y a que les initiales (C. de B. R.) dans
l'édition de Paris.

«Le comte de Bussy-Rabutin, dans son ouvrage satirique contre tout ce
qu'il y avait à la cour de personnes distinguées par leur mérite, avait
osé s'attaquer à M. le Prince, lequel, indigné de son insolence, en
témoigna publiquement sa surprise. Un gentilhomme, plein de zèle pour son
maître, proposa de le venger, et fit armer tous les bas domestiques de
l'hôtel de Condé, dans le dessein de se mettre à leur tête pour aller
assommer Bussy. Madame de Longueville, qu'il n'avait pas plus épargnée
dans son libelle, fortuitement avertie de cette conspiration, vint en
hâte trouver son frère, et se jeta à ses genoux, et, les larmes aux yeux,
le conjura de sauver la vie au coupable.»


Page 195, ligne 19: Son fils possédait la terre d'Alonne.

Bussy nous apprend qu'il s'était marié avec Gabrielle de Toulongeon, à la
terre d'Alonne, près d'Autun, le 28 avril 1643. (BUSSY, _Mémoires_, édit.
1721, p. 93.) Elle mourut le 26 décembre 1646: il en eut trois filles:
Diane, Charlotte et Louis-Françoise. Ainsi, dans l'espace de trois ans et
huit mois, il eut trois enfants de sa première femme; aussi dit-il que
l'aîné n'avait que deux ans lorsqu'il perdit sa femme. (BUSSY,
_Mémoires_, t. I, p. 125, édit. d'Amsterdam, 1721.)


Page 195, ligne 22: Toulongeon.--Page 196, ligne 1: Chazeul.

Chazeul ou Chazeu fut acquis en 1641, par le comte Roger de Rabutin, de
Catherine de Chissey (voyez GIRAULT, _Détails historiques_, dans les
_Lettres inédites de madame de Sévigné_, 1819, in-12, p. LIV). Garreau,
dans sa 2e édition seulement, dit: «Chazeul, dans la paroisse de Laizy,
seigneurie du bailliage d'Autun.»

Lors de la première édition de l'ouvrage de Garreau (Dijon, 1717, in-12,
p. 320), Toulongeon appartenait encore à un Toulongeon. Lors de la 2e
édition de ce livre, in-8º, 1734, p. 641, cette terre était la propriété
de madame de Longhal, épouse du marquis de Dampierre.


Page 197, ligne 20: Elle n'arriva, le jour suivant, qu'à six heures du
soir.

L'exactitude de ces détails résulte de la lettre même de madame de
Sévigné et du mode de voyager pratiqué encore en 1833, quoiqu'il y eût
déjà un bateau à vapeur. A neuf heures du soir, les patrons de la
diligence (coches d'eau) appelaient les voyageurs après que les paquets,
chevaux, voitures, bestiaux avaient été embarqués. Le bateau était traîné
par des chevaux, et ne faisait qu'une lieue et demie à l'heure: cela
était bien lent. A cette même époque de 1833, nous fîmes ce trajet avec
des chevaux de poste beaucoup plus rapidement; mais madame de Sévigné
voyageait avec ses chevaux, et, en suivant la marche ordinaire de onze
lieues par jour, elle eût mis trois jours.


Page 198, ligne 1: Je soupai chez eux.

On voit, par la satire III de Boileau, que l'on dînait alors entre midi
et une heure, immédiatement après la messe; le souper devait être de six
à sept heures du soir.

    J'y cours, midi sonnant, au sortir de la messe,
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Le couvert était mis dans ce lieu de plaisance...
    . . . . . . .  Cependant on apporte un potage.

     (_Satire du sieur D**_, 1666, in-12, p. 20.)


Page 198, ligne 25: Il n'en est pas de même d'un monsieur M.

Une autre maison qu'on admirait alors à Lyon, bâtie sur la place de
Bellecour par un architecte italien, était celle de M. Cazes.--Madame
Deshoulières a adressé plusieurs pièces de vers à ce M. Cazes, avec
lequel elle avait sans doute fait connaissance lorsqu'au printemps de
l'année 1672, et environ six mois avant le voyage de madame de Sévigné,
cette femme poëte fit un voyage à Lyon. C'est dans cette année que
furent aussi imprimés ses premiers vers, dans le tome I du _Mercure
galant_. (Voyez l'_Éloge historique de madame Deshoulières_, t. I, p. XIX
des _OEuvres_, édit. 1764, in-12.) Elle se rendit dans le Forez, et
ensuite en Dauphiné, et après chez la marquise de la Charce, près de la
ville de Nyons, où elle séjourna trois ans. La première édition de ses
poésies parut en 1668, en un vol. in-8º, chez Sébastien Cramoisy. On y
trouve, p. 33, des vers adressés à mademoiselle de la Charce (Philis de
la Tour du Pin de la Charce, qui combattit vaillamment, le pistolet au
poing, sous les ordres de Catinat), pour la fontaine de Vaucluse. Mais
les vers à M. Cazes et les réponses de celui-ci ne parurent que dans la
seconde édition des _Poésies_ de madame Deshoulières, en deux volumes,
1693, in-8º, avec un beau portrait dessiné par mademoiselle Chéron et
gravé par Van Schuppen. Les vers de M. Cazes à madame Deshoulières et les
réponses de celle-ci sont dans le t. II, p. 257 à 266, de cette édition.
Dans une autre édition il y a une lettre de M. Cazes, datée de
Bois-le-Vicomte le 24 octobre 1689, dans laquelle on dit qu'on célèbre en
ce jour la fête de madame d'Hervart. Il en résulte que ce M. Cazes, qui
faisait facilement des vers, a aussi connu la Fontaine, et a dû se
trouver avec lui à Bois-le-Vicomte et avec le poëte Vergier. Les stances
que fit madame Deshoulières après la mort de M. Cazes et qui commencent
ainsi,

    J'ai perdu ce que j'aime, et je respire encor

prouvent, ainsi que d'autres pièces imprimées dans la dernière édition,
que la liaison de madame Deshoulières avec M. Cazes fut très-intime et de
longue durée.


CHAPITRE VIII.


Page 205, note 510.

_La France galante, ou Histoire amoureuse de la cour; nouvelle édition,
augmentée de pièces curieuses_, chez Pierre Marteau, 1695. Ce n'est pas
la première édition de ce recueil impur, qu'il faut lire malgré soi.


Page 209, ligne 20: Fi! je hais les médisances.

Ce trait est joli après ce qu'elle vient de dire. Voilà un exemple de ces
mots vifs et piquants, fins et imprévus, que les contemporains appelaient
les épigrammes de madame de Coulanges et qui faisaient dire à l'abbé
Gobelin, après avoir entendu d'elle une confession générale: «Chaque
péché de cette dame est une épigramme.»


Page 210, note 1: SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 octobre 1672).

Grouvelle est le premier auteur des notes sur cette lettre (30 octobre
1672); du moins je n'ai point trouvé cette lettre dans les deux éditions
de 1726, ni dans celles de 1734 et de 1754, publiées par le chevalier
Perrin. C'est donc à tort que M. G. de S.-G. a supposé que ces notes
étaient de Perrin; mais je n'ai point consulté les éditions
intermédiaires entre les éditions de Perrin et leurs Suppléments et
l'édition de Grouvelle. Les suppositions de cet éditeur, qui dit que le
gros cousin de madame de Coulanges est Louvois, et Alcine la comtesse de
Soissons, mais qui se trouve démenti formellement par la lettre où madame
de Sévigné la traite de vieille Médée, ont passé comme des faits non
contestés dans toutes les éditions de madame de Sévigné faites depuis
Grouvelle, et ensuite dans le _Recueil de Lettres de madame de
Coulanges_, données par Auger (Lettres de madame de Villars, Coulanges,
etc.; Paris, 1805, in-12, 2e édition, t. I, p. 69), et dans l'article du
maréchal de Villeroi de la _Biographie universelle_ (t. XLI, p. 59, etc.,
etc.).


Page 216, ligne 2: Apparenté avec les le Tellier.

Les deux fils du duc d'Aumont, l'un, qui devint duc d'Aumont, l'aîné,
était fils de la sœur de l'archevêque de Reims; l'autre fut duc
d'Humières: ils étaient seulement frères de père.


Page 219, ligne 1: Dans les chansons du temps et dans les notes
historiques de ces chansons.

Ce fut surtout lorsque, dans un âge avancé, la duchesse d'Aumont eut
réellement tourné à la grande dévotion qu'elle se trouva le plus en butte
aux traits satiriques des faiseurs de vaudevilles. Les persécutions
contre les protestants et l'extrême dévotion du roi avaient animé la
jeune cour et l'opinion publique contre les prêtres et contre les
jésuites, et l'on cherchait à rendre suspects et à flétrir les directeurs
spirituels. Voici ce qu'on trouve dans le _Recueil des chansons
historiques_, sur la duchesse d'Aumont (1691):

   CHANSON HISTORIQUE _sur Françoise-Angélique de la Mothe-Houdancourt,
     seconde femme de Louis-Marie, duc d'Aumont, pair de France,
     chevalier des ordres du roi, premier gentilhomme de sa chambre,
     gouverneur de Bretagne et du pays de Bolonois_.

Sur l'air: _Je ne saurois_.

    Seras-tu toujours éprise
    De toutes sortes de gens?
    A ton âge est-on de mise?
    D'Aumont quitte tes galants.--
        Je ne saurois.--
    Quitte au moins les gens d'Église.--
        J'en mourrois.

«La duchesse d'Aumont étoit dévote de profession; et comme elle avoit
toujours eu quelque directeur en affection, qu'étant fort vive elle étoit
souvent avec lui et en parloit sans cesse, on avoit toujours médit d'elle
et de ses directeurs. Les deux plus fameux qu'elle eût eus jusqu'à cette
présente année 1691 étoient le P. Gaillard, jésuite, qu'elle quitta pour
un prêtre de l'Oratoire, appelé le P. de la Roche. Mais ce qui avoit
encore, plus que tout cela, donné lieu à la médisance, c'est que
Charles-Maurice le Tellier, archevêque-duc de Reims, pair de France,
etc., prélat très-décrié du côté de la continence, avoit été
très-longtemps amoureux d'elle. Cette passion avoit d'autant plus fait de
bruit que la duchesse d'Aumont ayant aigri contre elle, quelques années
auparavant, le marquis de Villequier son beau-fils, celui-ci parloit
publiquement contre le commerce de sa belle-mère avec l'archevêque de
Reims. Le public renchérit encore là-dessus, et n'épargna pas les
directeurs; et peut-être avoit-il raison, car il faut toujours se défier
des femmes, et surtout des dévotes.»


Page 219, ligne 10: Pour la marquise de Créquy, sa nièce.

Le Tellier l'archevêque défrayait sa maison, et lui laissa ses biens.
Saint-Simon donne ensuite pour amant à la marquise de Créquy l'abbé
d'Estrées; mais la conversion de la marquise de Créquy fut entière et de
la bonne espèce, comme celle des la Vallière, des la Sablière, des
comtesse de Marans et de tant d'autres femmes de ce siècle, si fécond en
singuliers contrastes.


Page 220, ligne 1: Sous le nom de _mademoiselle de Toucy_.

La maréchale de la Mothe était la seconde fille de Louis de Brie, marquis
de Toucy; de là le nom que portait sa fille aînée. (Voyez SAINT-SIMON,
_Mémoires authentiques_, t. VII, p. 4.) Le duc d'Aumont était pair de
France, et avait prêté serment pour la charge de premier gentilhomme de
la chambre (ils étaient quatre gentilshommes de la chambre) le 11 mars
1669. Lorsque, huit mois après, en décembre 1669, il épousa mademoiselle
de Toucy, âgée de dix-neuf ans, lui, né le 9 décembre 1632, avait
trente-sept ans. Il avait épousé, le 21 novembre 1660, Madeleine-Fare le
Tellier, morte le 22 juin 1668, dont il avait eu deux filles et deux
fils.


Page 220, lignes 1 et 3: Mademoiselle de Toucy,... ainsi que le duc de
Villeroi.

Villeroi, comme compagnon d'enfance du roi et à cause de sa jolie figure,
jouait dans presque tous les ballets.

En 1655, il représentait avec M. de Rassant, dans le _Ballet des
Plaisirs_, deux garçons baigneurs; et voici les vers que l'on chantait à
leur entrée sur la scène:

    Nous ne connaissons point l'Amour ni ses trophées,
    Et sommes seulement jolis aux yeux de tous;
    Mais quand nous serons grands, toutes les mieux coiffées
        Pourraient bien se coiffer de nous.

Louis XIV avait dix-sept ans quand il dansa dans ce _Ballet des
Plaisirs_. Dans la première partie, ce ballet représentait les
divertissements de la campagne, et dans la seconde les divertissements de
la ville; le roi figurait, dans la première entrée de la seconde partie,
un débauché, et voici les vers que, tandis qu'il dansait, Vénus lui
adressait:

    Il n'est ni censeur ni régent
    Qui ne soit assez indulgent
    Aux vœux d'une jeunesse extrême,
    Et, pour embellir votre cour,
    Qui ne trouve excusable même
    Que vous ayez un peu d'amour.

    Mais d'en user comme cela,
    Et de courre par ci, par là,
    Sans vous arrêter à quelqu'une;
    Que tout vous soit bon, tout égal,
    La blonde autant comme la brune,
    Ah! sire, c'est un fort grand mal.

Et cela s'imprimait pour la première fois en 1696, avec privilége du roi
(alors âgé de cinquante-huit ans), et se vendait au Palais, chez Charles
de Sercy, au 6e pilier de la grand'salle, vis-à-vis la montée de la cour
des aydes, à la Bonne Foi couronnée. (Voyez BENSERADE, _OEuvres_, 1697,
t. II, p. 130 et 138.) Les _Contes de la Fontaine_ étaient alors
proscrits par sentence de police.

En 1656, dans le ballet de _Psyché_, Villeroi représentait _Cupidon_, et
madame de Bonneuil _Alcine_. (Benserade, p. 150 et 157.)

En 1658, dans le ballet d'_Alcidiane_, Villeroi était en femme, et jouait
une _Bergère_ et ensuite un _Amour_. (Id., p, 200 et 204.) Il avait alors
quinze ans.

En 1659, dans le ballet de _la Raillerie_, il représentait une fille de
village (p. 212); en 1661, dans le ballet des _Saisons_, un masque (p.
226); et cette année, dans le ballet de _l'Impatience_, il représentait
un grand amoureux. C'est à lui que Benserade prête les plus jolis vers de
cette scène (p. 235); et, dans le même ballet, Villeroi figurait dans la
danse un jeune débauché. Dans les vers qu'on lui chantait, on suppose le
cas où son père pourrait lui refuser de l'argent pour la satisfaction de
ses plaisirs, et l'on termine ainsi:

    Et comme il ne s'agit, auprès de la plus chiche,
    Que de gagner son cœur pour avoir son argent,
            Que vous allez devenir riche!

En 1662, dans le ballet d'_Hercule amoureux_, le roi et la reine
dansaient; la comtesse de Soissons et mademoiselle de Toucy dansaient;
Villeroi n'y figure pas. Benserade, dans les vers qu'on chantait pour la
comtesse de Soissons, fait allusion à son amour avec le roi, malgré la
présence de la reine dans ce ballet.

    Ces aimables vainqueurs, vos yeux, ces fiers Romains,
    Semblent n'en vouloir pas aux vulgaires humains,
    Mais des plus élevés permettre la souffrance:
    Et ces grands cheveux noirs, alors qu'ils sont épars,
    Ont un air de triomphe et toute l'apparence
    De savoir comme il faut enchaîner les Césars.

Et à mademoiselle de Toucy (depuis duchesse d'Aumont), qui représentait
une étoile, on chantait:

    Dirait-on pas que c'est l'Amour
    Qui ne fait encor que de naître?
    Ou l'étoile du point du jour
    Qui déjà commence à paraître?

Elle n'avait alors que douze ans; elle naquit en 1650, et mourut en 1711.
(Voyez BENSERADE, t. II, p. 258 et 279.)

Le marquis de Villeroi joua encore dans le ballet de _la Naissance de
Vénus_, en 1665, et représentait un dieu marin et aussi Achille (p. 339
et 352). C'est dans ce ballet que mademoiselle de Sévigné (madame de
Grignan) joua le rôle d'_Omphale_. (Voyez 2e partie de ces _Mémoires_, p.
333.)

Dans la _Mascarade royale_ de 1668, le marquis de Villeroi, à côté du
roi, comme lui figura le _Plaisir_.

Dans le dernier ballet composé par Benserade en 1681, joué en imitation
de ceux de Louis XIV pour divertir le Dauphin, et qui fut non dansé par
le roi, mais devant le roi, c'était une autre génération de beautés; ce
n'est plus, dans ce _Triomphe de l'Amour_, alors le marquis de Villeroi
qui représentait l'Amour, mais c'était son fils, le marquis d'Arlincourt.
Je remarque que la sœur de la duchesse d'Aumont, la duchesse de la
Ferté, plus jeune qu'elle, figure encore dans ce ballet. Le monarque
était vieux; la muse du poëte a changé de ton et est beaucoup plus
réservée. (BENSERADE, t. II, p. 412 et 425.)


Page 210, ligne 30, note 2: _Histoire amoureuse des Gaules_, 1754, in-12.

Ce recueil, qui est en cinq volumes, contient, sous le nom de Bussy, une
grande partie des libelles qui ont paru à différents temps. L'éditeur
n'indique pas la date de la publication de ces divers opuscules, si
importants à connaître pour la critique historique; et il n'a pas connu
les premières éditions ni celles qui sont les meilleures.

J'ai parlé des diverses éditions de l'_Histoire amoureuse des Gaules_ ou
de l'_Histoire amoureuse de France_ de Bussy, par où commence le recueil
de 1754. J'ai fait connaître aussi le recueil des _Histoires galantes_, à
Cologne, chez Jean le Blanc, qui contient les ignobles scènes intitulées
_Comédie galante de Bussy_. Dans les recueils suivants, rien n'est
attribué à Bussy.

I. La _France galante_, ou _histoires amoureuses de la cour_, in-12 de
492 pages, contenant: 1º la France galante, ou histoires amoureuses de la
cour; 2º les Vieilles amoureuses; 3º la France devenue italienne; 4º le
Divorce royal, ou la Guerre civile dans la famille du grand Alexandre; 5º
les Amours de monseigneur le Dauphin et de la comtesse du Roure.

II. _Amours des dames illustres de notre siècle_, 1680, in-12; à Cologne,
chez Jean le Blanc, 384 pages de pagination suivie; puis, le Passe-temps
royal, ou les Amours de mademoiselle de Fontanges, 71 pages; le
frontispice gravé, qui est un Amour ailé, est daté de 1681. La première
partie, de 384 pages, renferme: 1º Aosie, ou les Amours de _M. T. P._
(Montespan); 2º le Palais-Royal, ou les Amours de madame de la Vallière;
3º Histoire de l'amour feinte du roi pour Madame; 4º la Princesse, ou les
Amours de Madame; 5º le Perroquet ou les Amours de Mademoiselle; 6º
Junonie, ou les Amours de madame de Bagneux; 7º les Fausses Prudes, ou
les Amours de madame de Brancas; 8º la Déroute, ou l'Adieu des filles de
joie (il y a une édition séparée de cet opuscule; Elzév., 1667). On
attribue ces libelles à Sandraz de Courtils.

Dans le même genre sont: le _Tombeau des amours de Louis le Grand et ses
dernières galanteries_; à Cologne, chez Pierre Marteau, 1695, in-18, avec
un titre gravé.--La _Vie de la duchesse de la Vallière_, par ***; à
Cologne, chez Jean de la Vérité, 1695, in-12, 321 pages.--La _Chasse au
loup de monseigneur le Dauphin_; à Cologne, chez Pierre Marteau, 1695,
in-12, avec un frontispice gravé; 312 pages in-12.

J'ai un recueil en deux volumes in-12, avec des gravures assez bien
exécutées, intitulé _la France galante, ou Histoire amoureuse de la cour
sous le règne de Louis XIV_; à Cologne, chez Pierre Marteau (sans date);
mais un joli frontispice, gravé par P. Yvert, donne la date de 1736. Ce
recueil est en partie la traduction de ceux dont on vient de donner les
titres.

Le tome 1er, qui a 366 pages, renferme: 1º la France galante, ou Histoire
amoureuse de la cour; 2º Suite de la France galante, ou les Derniers
déréglements de la cour; 3º les Vieilles amoureuses.

Le tome II a 472 pages, et renferme: 1º le Perroquet, ou les Amours de
Mademoiselle; 2º _Junonie_, ou les Amours de madame de Bagneux; 3º les
Fausses Prudes, ou les Amours de madame de Brancas et autres dames de la
cour; 4º la Déroute et l'Adieu des filles de joie; 5º le Passe-temps
royal, ou les Amours de madame de Fontanges; 6º les Amours de madame de
Maintenon, sur de nouveaux mémoires très-curieux; 7º les Amours de
monseigneur le Dauphin avec la comtesse du Roure.

On est surpris de ne pas trouver dans aucun de ces recueils le curieux
libelle de Sandraz de Courtils, intitulé _les Conquestes amoureuses du
grand Alcandre dans les Pays-Bas, avec les intrigues de la cour_;
Cologne, chez Pierre Bernard, 1685, in-12 de 144 pages.


CHAPITRE IX.


Page 254, note: SÉVIGNÉ, _Lettres_ (Lambesc, le mardi 20 décembre à dix
heures du matin).

La date de cette lettre est certaine, car elle s'accorde avec l'extrait
manuscrit des délibérations de l'assemblée des communautés, qui
commencèrent le 17; mais on s'aperçoit en lisant les quatre lettres qui
précèdent celle-ci qu'elles ont besoin d'être replacées dans leur ordre,
et qu'il est nécessaire de rétablir leur date. Aix étant sur le chemin de
Lambesc à Marseille, il était naturel de supposer que la date du 11
décembre devait être convertie en celle du 21; mais deux considérations
démontrent que cette lettre est bien datée du 11 décembre, qui, en
l'année 1672, tombe un dimanche. C'est dans ce jour que madame de
Sévigné, lorsqu'elle était à Livry, avait coutume d'aller à Pomponne
rendre visite à Arnauld d'Andilly, ce qui explique les premiers mots de
la lettre. En outre, ces mots, «Vous seriez bien étonné si j'allais
devenir bonne à Aix; je m'y sens quelquefois portée par esprit de
contradiction,» indiquent un séjour de près d'une semaine, ou plus, à Aix
avant la tenue de l'assemblée, en compagnie avec M. de Grignan.
D'ailleurs, si cette lettre avait été écrite en passant à Aix pour aller
à Marseille, elle devrait être datée du mardi 20, puisqu'il résulte de ce
qui est dit dans la lettre datée de Marseille le mercredi que madame de
Sévigné et M. de Grignan reçurent à Marseille des visites aussitôt leur
arrivée, le mardi soir (t. III, p. 124 et 125, 5e édit. G.). Une autre
preuve du séjour, pendant une semaine ou deux, de madame de Sévigné à Aix
avant la tenue des assemblées, résulte de ces mots contenus dans une
lettre que lui adresse madame de la Fayette, en lui demandant de faire
remettre une lettre à la duchesse de Northumberland, lettre datée du 30
décembre: «Je vous supplie donc, comme vous n'êtes plus à Aix...» (t.
III, p. 137, édit. G.). Donc madame de Sévigné était restée quelque temps
à Aix, et ce séjour ne peut trouver sa place qu'avant l'ouverture de
l'assemblée. Madame de la Fayette savait qu'au 30 décembre madame de
Sévigné était retournée à Grignan. D'après ces observations, les lettres
se classent de la manière suivante:

1º Lettre du dimanche 11 décembre, à Arnauld d'Andilly (d'Aix), t. III,
p. 129, édit. G.;

2º Lettre du mardi 20 décembre (de Lambesc), t. III, p. 121, édit. G.;

3º  --    du mercredi 21 décembre (de Marseille), t. III, p. 124, id.;

4º  --    du jeudi 22 déc., à midi (de Marseille), t. III, p. 126, id.;

5º  --    du jeudi 22 déc., à minuit (de Marseille), t. III, p. 128, id.


Page 259, ligne 23: J'ai bien envie de la faire voir à madame du Plessis.

Madame de Sévigné a connu plusieurs dames du Plessis. D'abord madame du
Plessis-Bellière, la courageuse amie de Fouquet, la belle-mère du
maréchal de Créqui, Susanne de Buc; mais ce n'est point de celle-là qu'il
est ici question. Ce ne peut être non plus la comtesse du Plessis, dont
madame de la Fayette parle dans cette même lettre, puisqu'elle les
distingue non-seulement dans cette lettre, mais dans celle du 19 mai
1673; celle-ci était Marie-Louise le Loup de Bellenave, veuve d'Alexandre
de Choiseul, comte du Plessis, tué au siége d'Arnheim en juin 1672, à
l'âge de trente-huit ans. (SÉVIGNÉ, _Lettres_ [20 juin 1672], t. III, p.
71; SAINT-SIMON, _Mémoires complets et authentiques_, t. III, p. 332.) Ce
Choiseul, comte du Plessis, était fils de César, duc de Choiseul,
maréchal de France; il était cousin de la femme de Bussy, et il y a
plusieurs lettres de lui et de sa femme dans le _Recueil des lettres de_
BUSSY (t. V, p. 157, 162, 131 et 230; t. III, p. 196); il mourut trois
ans avant son père, et laissa un fils unique, qui devint duc et pair et
fut tué devant Luxembourg sans avoir contracté d'alliance. La veuve du
comte du Plessis devint amoureuse de Clérembault, l'écuyer de Madame, et
l'épousa; elle n'avait cependant que trente ans, et lui en avait
cinquante. (_Suite des Mémoires de_ BUSSY, p. 25, mss. de l'Institut.)
Madame du Plessis que nous cherchons n'est pas madame du
Plessis-Guénégaud retirée du monde et faisant son séjour à Moulins. La
madame du Plessis de cette lettre du 30 décembre 1672 et du 19 mai 1673
est donc madame du Plessis-d'Argentré, la mère de cette demoiselle du
Plessis qui aimait tant madame de Sévigné, dont elle était la bête noire
par ses ridicules et ses importunités. Madame de Sévigné écrivit à cette
madame du Plessis lorsqu'elle était en Provence; et madame de la Fayette
lui mande, le 19 mai 1673: «Madame du Plessis est si charmée de votre
lettre qu'elle me l'a envoyée; elle est enfin partie pour la Bretagne.»
Madame de la Fayette, malgré sa paresse, correspondait avec madame du
Plessis, comme on le voit par ce passage d'une de ses lettres à madame de
Sévigné: «J'ai mandé à madame du Plessis que vous m'aviez écrit des
merveilles de son fils.» Ainsi, madame du Plessis avait un fils en
Provence, ce qui explique ses relations avec l'évêque de Marseille, et
pourquoi madame de la Fayette voulait lui montrer la lettre de madame de
Sévigné. Je crois que madame du Plessis était pour madame de la Fayette
une connaissance de sa jeunesse, lorsque, étant demoiselle de la Vergne,
elle passait une partie de la belle saison à Champiré, dans la terre de
son beau-père Renaud de Sévigné. Madame du Plessis-d'Argentré mourut en
avril ou mai 1680. (Voyez SÉVIGNÉ, lettre du 6 mai 1680, t. VI, p. 474,
édit. G.; t. VI, p. 255, édit. M.)


CHAPITRE X.


Page 268, ligne 9: Louis la dota de la terre d'Aubigny-sur-Nière.

Cette terre était en Berry, actuellement dans le département du Cher; le
village est chef-lieu de canton dans l'arrondissement de Sancerre, et la
forêt, qui en formait probablement la principale partie, a trois lieues
de long sur une lieue de large. C'est un apanage du duc de Richmond, et
la mort du duc de Richmond, sans enfant mâle, avait fait retourner cette
terre à la couronne de France. Le fils aîné de la duchesse de Portsmouth
devint ainsi la tige des nouveaux ducs de Richmond.

Je crois devoir donner ici une lettre de Louis XIV, assez importante, que
M. de Cherrier, le savant historien de la maison de Souabe, a lui-même
transcrite sur l'autographe qui est en la possession de la famille de
Trogoff.

_Lettre de Louis XIV à M. de Kérouet_ (sic), _pour essayer de lui faire
  retirer sa malédiction donnée à sa fille mademoiselle de Kérouet,
  nommée duchesse de Portsmouth et reconnue maîtresse du roi
  Charles II_.--(M. de Kérouet était frère du grand-père de madame de
  Trogoff.)

«Mon féal et cher sujet, les services importants que la duchesse de
Portsmouth a rendus à la France m'ont décidé à la créer pairesse, sous le
titre de duchesse d'Aubigny, pour elle et toute sa descendance.

«J'espère que vous ne serez pas plus sévère que votre roi, et que vous
retirerez la malédiction que vous avez cru devoir faire peser sur votre
malheureuse fille. Je vous en prie en ami, mon féal sujet, et vous le
demande en roi.

    «LOUIS.»


Page 268, ligne 17: Selon les exigences de sa dévotion.

Le 29 décembre 1672 (c'était un jeudi), Louis XIV, dans sa lettre datée
de Compiègne, écrit à Louvois: «Je ne partirai que dimanche (c'était le
1er janvier 1673), la reine m'ayant prié d'attendre ce jour-là pour
qu'elle fît ses dévotions avant de partir. Je serai mardi à
Saint-Germain.» Puis, à la fin de la lettre, il dit: «Depuis ma lettre
écrite, j'ai résolu de partir samedi pour arriver lundi à Saint-Germain,
la reine ayant changé de sentiment depuis ce que je vous ai marqué
ci-dessus.»

Le 23 avril (c'était un dimanche), Louis XIV alla, ainsi que la reine,
rendre visite à l'abbesse de Montmartre, et retourna en chassant jusqu'à
Saint-Germain par la plaine Saint-Denis. (_Gazette_, 1673; Paris, in-4º,
1674, p. 388.)


Page 272, ligne 3: Madame de la Fayette ridiculisait M. de Mecklenbourg.

Je présume que ce M. de Mecklenbourg, dont il est fait mention dans
cette lettre de madame de la Fayette, est le même personnage qu'on trouve
mentionné dans la _Gazette_ du 13 juillet, p. 691, dans ce curieux
article:

    «Paris, 13 juillet 1673.

«La duchesse de Mecklenbourg est arrivée à Paris, et est logée à l'hôtel
Longueville. Le duc l'a vue pour la première fois chez la duchesse de
Longueville, en son logement des Carmélites au faubourg Saint-Jacques, où
ils eurent, en présence de cette princesse, une conversation de laquelle
ils furent tous deux fort satisfaits.»

Dans les deux éditions de la Vie de madame de Longueville et ailleurs,
j'ai en vain cherché sur ce fait des éclaircissements qui, sans aucun
doute, donneraient lieu à d'intéressants détails sur les mœurs de cette
époque.


Page 272, ligne 17: Grand joueur, dissipateur, galant et spirituel, de
Tott....

L'abbé de Choisy (_Mémoires_, t. LXIII, p. 268) l'accuse d'avoir dépensé
et mangé pour son compte personnel les premiers payements des six cent
mille écus du subside annuel que la France s'était engagée à payer à la
Suède. M. Mignet, dans son Analyse des documents des _Négociations
relatives à la succession d'Espagne_, t. IV, p. 140, dit que Louis XIV
fit payer au comte de Tott cent mille écus sur le subside dû à la Suède.


Page 279, ligne 21: Le père du marquis d'Ambres, colonel au régiment de
Champagne.

Les colonels qui précédèrent le marquis d'Ambres dans le commandement du
régiment de Champagne furent deux Grignan, Gaucher de Grignan en 1656 et
le comte de Grignan en 1654.


Page 280, ligne 6: il refusa net le titre de _monseigneur_ au maréchal
d'Albret.

Saint-Simon n'a pas connu les lettres de madame de Sévigné, et était fort
mal instruit des détails de cette affaire lorsqu'il dit que d'Ambres
s'est retiré du service pour avoir refusé le _monseigneur_ au ministre
Louvois.


Page 287, ligne 7: Aussi transi que la Fare.

Madame de la Fayette fait ici allusion aux soins passionnés que la Fare
rendait alors à la marquise de Rochefort, qui fut peu après madame la
maréchale de Rochefort. La Fare lui-même avoue qu'il y avait plus de
coquetterie de sa part et de la sienne que de véritable attachement; et
il ajoute que cela lui attira l'inimitié de Louvois, qui, lorsque cette
dame devint veuve, fut son consolateur. Une faute de copiste, qui est
dans la notice sur la Fare par M. Monmerqué, attribue à tort cette lettre
du 19 mai 1673 à madame de Sévigné, tandis que c'est une lettre qui lui
est adressée par madame de la Fayette. L'amour de la Fare pour madame de
la Sablière fut tout autre que pour la marquise de Rochefort. La Fare ne
fait pas difficulté d'avouer qu'il fut éperdument amoureux de madame de
la Sablière. (LA FARE, _Mémoires_, t. LXV, p. 184.)


Page 291, ligne 12: «Pulchérie n'a point réussi.»

L'auteur de l'_Histoire de la Vie et des Ouvrages de Corneille_, Paris,
1829, in-8º, p. 239, attribue ces mots, «Pulchérie n'a point réussi,» à
madame de Sévigné, ne faisant point attention que la lettre qui les
contient lui est adressée, mais n'est pas d'elle.


Page 291, ligne 20: La main qui crayonna, etc.

Ces vers sont de Corneille, dans son _Remercîment à Fouquet_.


Page 292, ligne 11: Tandis que Racine avait affadi.

A une telle assertion il faut des preuves. Je me bornerai à une simple
citation, et le lecteur en jugera.

Dans Corneille, Pulchérie, impératrice d'Orient, ouvre la scène avec Léon
son amant par une déclaration d'amour:

    Je vous aime, Léon, et n'en fais point mystère;
    Des feux tels que les miens n'ont rien qu'il faille taire.
    Je vous aime, et non point de cette folle ardeur
    Que les yeux éblouis font maîtresse du cœur;
    Non d'un amour conçu par les sens en tumulte,
    A qui l'âme applaudit sans qu'elle se consulte,
    Et qui, ne concevant que d'aveugles désirs,
    Languit dans les faveurs, et meurt dans les plaisirs:
    Ma passion pour vous, généreuse et solide,
    A la vertu pour âme et la raison pour guide,
    La gloire pour objet, et veut sous votre loi
    Mettre, en ce jour illustre, et l'univers et moi.

Passons à Racine. Mithridate, le fier et féroce Mithridate, obligé de
fuir, a fait courir le bruit de sa mort; il arrive, et ouvre la scène
avec Monime par une déclaration d'amour:

    Je ne m'attendais pas que de notre hyménée
    Je pusse voir si tard arriver la journée,
    Ni qu'en vous retrouvant mon funeste retour
    Fît voir mon infortune, et non pas mon amour.
    C'est pourtant cet amour qui, de tant de retraites,
    Ne me laisse choisir que les lieux où vous êtes;
    Et les plus grands malheurs pourront me sembler doux
    Si ma présence ici n'en est point un pour vous.


Page 293, ligne 16: Avait succombé à l'entraînement de cette vie animée,
mais trop laborieuse, âgé seulement de cinquante-un ans.

    QUE SAIT-ON SUR LA VIE DE MOLIÈRE?

Reprenons cette question, si souvent agitée dans ces derniers temps.

Du vivant même de Molière, lorsque sa réputation fit explosion dans le
monde par les représentations des _Précieuses_, on chercha à connaître
les aventures de sa jeunesse déjà écoulée, car il avait alors trente-sept
ans. Avant, «ce garçon nommé Molière,» ainsi que nous le dit Tallemant,
n'était connu que comme le chef d'une troupe de comédiens de campagne,
pour laquelle il composait des pièces, «où, dit encore Tallemant, il y a
de l'esprit, et qui sont comiques[778].» Cette troupe avait joué un
instant à Paris, et s'était fait remarquer par le talent supérieur d'une
actrice nommée Madeleine Béjart, sublime dans le rôle «d'_Épicharis_, à
qui Néron venait de donner la question.»

  [778] TALLEMANT DES RÉAUX, _Historiettes_, t. X, p. 51, édit.
  1840, in-12.

A Paris et dans la société, on sut bien ce qu'était la famille de Molière
et la vie qu'il avait menée avant que sa troupe vînt s'établir à Paris.
Mais le premier qui ait entretenu le public de la vie de cet auteur
d'une farce célèbre, de ce comédien devenu tout à coup illustre, fut un
de ses critiques, un de ses détracteurs. Dès l'année 1663, il donna une
vie abrégée de Molière[779], qui n'était pas encore le Molière du
_Misanthrope_ et du _Tartuffe_, de _l'École des Femmes_ et de _l'École
des Maris_. Il est curieux de voir de quelle manière un critique
malveillant parlait alors d'un auteur que Boileau, par un louable
sentiment d'indignation de ce qui s'était passé à sa mort, prétend, dans
de beaux vers, n'avoir pas été apprécié de son vivant.

  [779] DE VISÉ, _Nouvelles nouvelles_, 3e partie, p. 217 et suiv.,
  cité dans l'_Histoire du Théâtre françois_, par les frères
  PARFAICT, t. VIII, p. 315.

«Comme il (Molière) peut passer pour le Térence de notre siècle, qu'il
est grand auteur et grand comédien quand il joue ses pièces et que ceux
qui ont excellé dans ces deux choses ont eu place en l'histoire, je puis
bien vous faire ici un abrégé de sa vie, et vous entretenir de celui dont
l'on s'entretient presque dans toute l'Europe, et qui fait si souvent
retourner à l'école tout ce qu'il y a de gens d'esprit à Paris.» Tout ce
que dit Visé sur la vie de Molière, sauf ce qui concerne la critique des
_Précieuses_, est parfaitement vrai et convenable. Visé ne parlait pas de
sa famille; mais il eut soin d'apprendre «que, si ce fameux auteur
s'était jeté dans la comédie, c'était par une inclination toute
particulière pour le théâtre; car il avait assez de bien pour se passer
de cette occupation et pour vivre honorablement dans le monde.»

Comme le père de Molière vivait alors, et avait un grand nombre d'enfants
de sa première femme, ceci prouve que son fils aîné avait eu sa part de
l'héritage de sa mère, morte en 1632, et que cette part était
considérable.

Ces détails sur la vie de Molière ne suffisant pas à la curiosité
publique, on interrogea ses camarades, et alors ils firent à leur manière
le roman de sa jeunesse. Les _ana_ faux, absurdes et ridicules se
multiplièrent, et accrurent le magasin des anecdotes dramatiques. C'est
avec ces _ana_ qu'en 1670 un pauvre versificateur composa sa pièce
d'_Élomire hypocondre_, ou _les Médecins vengés_, qui est une satire
contre Molière, mais qui paraît avoir été supprimée par sentence de
police[780]. C'est avec ces _ana_, qui allaient altérant la vérité à
mesure qu'ils passaient par un plus grand nombre de bouches, que
Grimarest composa un volume sur la vie de Molière, trente ans après sa
mort. Boileau dit, en parlant de cette vie, que l'auteur avait ignoré sur
Molière ce que tout le monde savait, et qu'il se trompait dans tout.
C'était, de la part de Boileau, une vérité poétique, c'est-à-dire fort
exagérée et en partie fausse.

  [780] P. L. JACOB, _Catalogue de la bibliothèque de M. de
  Soleinne_, t. II, p. 18.

La préface de l'édition des _OEuvres de Molière_ de 1682, écrite par deux
acteurs ses camarades, contenait une vie abrégée, mais très-exacte et
complète pour les faits principaux: il eût fallu la placer comme notice
dans toutes les éditions qu'on a données de notre grand comique. Ce n'est
pas ainsi qu'on a cru devoir procéder, et les éditeurs ont mis en tête de
leurs éditions de longues vies de Molière, et ont ajouté de nouveaux
_ana_ à ceux qu'on avait entassés précédemment. Un auteur récent a
recueilli avec un laborieux soin tout ce qu'il a pu trouver sur Molière,
et en a recomposé une vie qui a eu trois éditions et qui méritait son
succès par l'abondance des recherches. En profitant de ce travail,
exécuté avec conscience, on a pensé qu'il restait encore à la critique un
rôle à remplir: c'était d'écarter des témoignages qu'on avait recueillis
sur Molière tout ce qui n'a aucune valeur historique, et, en s'en tenant
à ceux qui en ont, de donner une idée précise et exacte de ce qu'on sait
de sa vie, jusqu'à l'époque où elle se confond avec l'histoire de ses
pièces et du théâtre français. L'explication d'un fait important dans la
vie de Molière, qu'on n'a pas remarqué et d'où dépend l'intelligence
complète de cette vie, manque, suivant nous, dans tout ce qu'on a écrit
sur ce sujet, et nous allons tâcher d'y suppléer.

D'abord, que l'on se rappelle bien toutes les découvertes faites de notre
temps, par des recherches obstinées dans les actes de l'état civil sur la
famille des Poquelin, sur le mariage et la naissance de Molière; que l'on
ait présent à la pensée les mœurs et les habitudes de ces temps; que
l'on combine ces données avec les seules assertions des contemporains qui
méritent confiance, c'est-à-dire celles de Donau de Visé dans les
_Nouvelles nouvelles_; de Lagrange et de Vinot, dans la préface des
_OEuvres_ de Molière, et de Tallemant, le premier en date, dans ses
_Historiettes_, on trouvera que les faits suivants ressortent seuls avec
certitude de toutes ces autorités.

Molière était le fils aîné d'un bourgeois de Paris qui exerçait une
profession lucrative et dont les chefs, depuis Louis XIII, avaient la
charge de tapissiers valets de chambre du roi. Cette continuité de la
même profession et de la même charge, donnée toujours en survivance à
l'aîné comme une chose héréditaire, nous montre que cette famille avait
conservé l'austérité de mœurs de l'ancienne bourgeoisie parisienne et
l'ordre et l'économie qui la distinguaient; enfin, que cette famille
était dans l'aisance, et jouissait de l'estime publique.

Il ne s'ensuit pas, comme on l'a très-bien observé, de ce que le père de
Molière avait, avec la charge de tapissier valet de chambre du roi, la
survivance pour son fils aîné, qu'il eût résolu invariablement de
transmettre cette charge exclusivement à ce fils: il devait désirer que
cette charge fût d'avance, après lui, maintenue dans sa famille, soit
pour pouvoir la vendre, soit pour en disposer en faveur d'un de ses
autres enfants, si celui auquel elle était conférée y renonçait.

Il est certain que le père de Molière ne destinait pas son fils aîné à
l'exercice de la profession de tapissier, puisqu'il le mit au fameux
collége de Clermont, tenu à Paris par les jésuites, et qui portait de nos
jours le nom de _Collége de Louis le Grand_. On sait que l'on y élevait
tous les enfants de la plus haute noblesse et des plus riches familles
bourgeoises.

Molière y fit des études complètes; «il s'y distingua, dit son camarade
la Grange, et il eut l'avantage de suivre feu M. le prince de Conti _dans
toutes ses classes_. La vivacité d'esprit qui le distinguait de tous les
autres lui fit acquérir l'estime et les bonnes grâces de ce prince[781].»
Ce frère du grand Condé, protecteur de Molière et de sa troupe avant
Louis XIV, était spirituel et malin. Très-pieux dans sa vieillesse, il
faisait des livres pieux; mais dans sa jeunesse il faisait tout autre
chose, et avait des inclinations toutes différentes. Comme il était
contrefait, on l'avait destiné à l'Église: les jésuites du collége de
Clermont durent donc diriger ses études vers la théologie. Poquelin fut
son condisciple dans cette étude, puisqu'on nous assure «qu'il eut
l'avantage de suivre M. le prince de Conti _dans toutes ses classes_;» et
cela ne peut s'appliquer qu'aux hautes classes, puisque, le prince étant
né en 1629, Molière avait sept ans plus que lui. On dut faire franchir
rapidement à Conti les classes élémentaires (si toutefois il les fit au
collége). Ce prince soutint ses thèses de philosophie au collége des
jésuites le 18 juillet 1644; puis il sortit de ce collége pour aller à
Bourges faire un cours de théologie, et revint à Paris soutenir ses
thèses de théologie le 10 juillet 1646.

  [781] LA GRANGE, _Préface_ des OEuvres de Molière, 1682, t. I, p. 2.

Qu'était devenu son condisciple, le jeune Poquelin, dans cet intervalle?
Le souvenir des études théologiques qu'il avait faites avec le prince de
Conti s'était conservé. La Grange dit dans sa _Préface_: «Le succès de
ses études fut tel qu'on pouvait l'attendre d'un génie aussi heureux que
le sien: s'il fut fort bon humaniste, il devint encore plus _grand
philosophe_,» c'est-à-dire qu'il brilla comme écolier en philosophie. Or,
la philosophie, dans un collége de jésuites, devait se distinguer peu de
la théologie; et le père de Molière, après les succès obtenus par son
fils au collége, dut nécessairement penser à lui faire embrasser la
carrière qui ouvrait le plus de chances à ses talents et à son ambition;
et comme les le Camus, marchands drapiers, qui avaient leurs boutiques à
l'enseigne du _Pélican_ et dont la postérité occupa les plus belles
places dans la magistrature et dans l'Église, Jean Poquelin, riche
bourgeois de Paris et tapissier valet de chambre du roi, estimé pour ses
mœurs et sa probité, avait fondé de grandes espérances sur Jean-Baptiste
Poquelin, son fils aîné. Les services que, comme condisciple plus âgé et
plus instruit, il avait pu rendre au prince de Conti dans sa classe de
philosophie le confirmaient dans l'idée de lui faire embrasser la
carrière ecclésiastique. Jean Poquelin, s'étant vu frustré dans ses
projets relativement à ce fils aîné, les réalisa plus tard par un autre
de ses fils, Robert Poquelin, qui mourut docteur en théologie de la
maison et société de Navarre et doyen de la faculté de Paris.

Quant à Jean-Baptiste Poquelin, il fut impossible de songer à lui faire
prendre ce parti, parce que, né avec des passions ardentes pour les
femmes et pour le théâtre, il devint amoureux de Madeleine Béjart, alors
que, bien jeune encore, il siégeait souvent sur les bancs de la Sorbonne
pour assister, dans les jours solennels, aux thèses qu'on y soutenait.
Cette circonstance de sa vie fut celle que lui, sa famille et ses maîtres
étaient les plus intéressés à cacher. Mais Tallemant et d'autres la
connurent; on le voit clairement par ce passage de Grimarest, qui dit, en
finissant sa _Vie de Molière_[782]: «On s'étonnera peut-être que je n'aie
point fait M. de Molière avocat. Mais ce fait m'avait été absolument
contesté par des personnes que je devais supposer en savoir mieux la
vérité que le public, et je devais me rendre à leurs bonnes raisons.
Cependant sa famille m'a si positivement assuré du contraire que je me
crois obligé de dire que Molière fit son droit.» Jusque-là tout est bien;
mais vient ensuite une historiette absurde, et qu'il est d'autant plus
étonnant que Grimarest ait adoptée qu'elle est en quelque sorte la
contrefaçon de celle qui a été rapportée par Perrault[783]. J'ai donc dû
m'arrêter à ces mots, «Molière fit son droit,» parce qu'en effet le même
fait se trouve attesté par la Grange et Vinot, dans leur _Préface_[784]:
«Au sortir des écoles de droit, il choisit la profession de comédien par
l'invincible penchant qu'il se sentait pour la profession de comédien:
toute son étude et son application ne furent que pour le théâtre.» Ainsi
la Grange et Vinot ne disent pas que Molière se fit avocat, mais qu'il
fit son droit. Ce témoignage n'est nullement opposé à celui de Tallemant;
il le corrobore au contraire. Pour être d'Église, s'avancer et faire
fortune dans l'état ecclésiastique, l'étude du droit canonique était
nécessaire. L'abbé d'Aubignac, qui composa des pièces de théâtre, était
docteur en droit canonique.

  [782] GRIMAREST, _Vie de M. de Molière_; Paris 1705, in-12.

  [783] PERRAULT, _les Hommes illustres qui ont paru en France
  pendant ce siècle, avec leurs portraits au naturel_; 1697,
  in-folio, p. 70; édit. in-12, 1698, p. 190.--JEAN-LÉONOR LE
  GALLOIS, sieur DE GRIMAREST, _la Vie de M. de Molière_, p. 18 et
  313.

  [784] Les _OEuvres de_ M. DE MOLIÈRE, 1682, p. 3 de la _Préface_,
  non paginée.

Le droit canonique était même alors le seul qu'on enseignât à Paris.
L'étude du droit civil, rétablie par Philippe le Bel à Orléans, ne le fut
à Paris qu'en 1679[785]. Voilà pourquoi ceux qui surent que Molière avait
étudié en droit et qui écrivaient postérieurement à cette époque, sachant
qu'il n'avait pu alors étudier le droit civil à Paris, qu'on n'y
enseignait pas de son temps, l'ont fait étudier à Orléans; et c'est sur
cette supposition qu'a été bâtie la pièce d'_Élomire_, vingt-cinq ans
après que le jeune Jean-Baptiste Poquelin abandonna l'école de droit et
celle de la Sorbonne. Il fréquenta l'une et l'autre; Tallemant et la
Grange sont unanimes sur ce point, mais ils ne disent rien de plus: par
conséquent, ils s'accordent à prouver qu'il ne fut ni séminariste ni
avocat; et ce dernier rectifie tous les biographes de Molière, dont aucun
n'a apprécié avec assez de justesse les matériaux dont ils faisaient
usage.

  [785] MONMERQUÉ, dans la 2e édition de Tallemant des Réaux, t. X,
  p. 51.

Continuons de recueillir le témoignage de Tallemant, qui est le plus
ancien, et qui n'avait rien à déguiser: «Donc Jean-Baptiste Poquelin
quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre (Madeleine Béjart): il en
fut longtemps amoureux....»

C'est dans les premiers temps de cette liaison qu'il faut placer ce que
dit Perrault, qui, chef de service dans la maison du roi, devait être
bien instruit de ce qui concernait l'estimable Jean Poquelin, tapissier
du roi et de sa famille. «Jean-Baptiste Poquelin, dit Perrault, prit la
résolution de former une troupe de comédiens pour aller dans les
provinces jouer la comédie. Son père, bon bourgeois de Paris et tapissier
du roi, fâché du parti que son fils avait pris, le fit solliciter, par
tout ce qu'il avait d'amis, de quitter cette pensée, promettant, s'il
voulait revenir chez lui, de lui _acheter une charge telle qu'il la
souhaiterait_, pourvu qu'elle n'excédât pas ses forces. Ni les prières ni
les remontrances de ses amis, soutenues de ces promesses, ne purent rien
sur son esprit[786].» Cela était trop simple et trop vrai; et il faut que
Perrault y ajoute sur le grand comique une de ces mille historiettes qui
couraient les rues.--Laissons-la, et continuons Tallemant: «...Il en fut
longtemps amoureux, donnait des avis à la troupe, et enfin s'en mit, et
l'épousa.» Il n'y a pas là l'erreur ni la confusion qu'on a cru y voir.
Tallemant écrivait ces lignes lorsque aucune pièce de Molière n'était
encore connue à Paris; Molière était alors dans le midi de la France;
l'on savait que c'était la Béjart qui l'avait enlevé à sa famille, et
qu'ils faisaient ménage ensemble. Entre comédiens, cela suffisait pour
les considérer comme mari et femme. Et ce _mariage_ dura longtemps,
puisqu'on a la preuve que, plus de quatorze ans après l'origine de leur
liaison, c'était Madeleine Béjart qui tenait la caisse et touchait
l'argent qui revenait à Molière[787]. Lorsqu'il épousa Armande Béjart,
elle était si jeune qu'on crut qu'elle était la fille de sa sœur
Madeleine Béjart, qui l'avait élevée; et comme l'_union_ de Madeleine
avec Molière était déjà ancienne, on l'accusa d'avoir épousé sa propre
fille. On a récemment trouvé un document[788] qui prouve que Madeleine
Béjart était réellement considérée comme le personnage principal de la
troupe de comédiens où se mit Molière, et que Tallemant avait raison
lorsqu'il en parlait ainsi. Dans un recueil de vers imprimé en 1646, on
apprend que lorsque le duc de Guise partit pour Naples, il fit présent de
ses habits aux comédiens de toutes les troupes de Paris, dont les noms se
trouvent dans ce livre avec ceux des principaux acteurs qui les
dirigeaient, à savoir: la troupe du Marais, Floridor; celle du
Petit-Bourbon, le Capitan; celle de l'hôtel de Bourgogne, Beauchâteau; et
enfin une quatrième troupe qui n'est pas autrement désignée que par les
noms de la Béjart, de Beys et de Molière.

  [786] PERRAULT, _Hommes illustres_, 1692, in-folio, p. 79; édit.
  1698, in-12, p. 190.

  [787] Registre de la Grange, cité par M. Taschereau, _Hist. de la
  vie et des ouvrages de Molière_, 3e édit., p. 228.

  [788] PAULIN PARIS, cité par M. BAZIN dans la _Revue des Deux
  Mondes_, 15 juillet 1847;--les _Commencements de la vie de
  Molière_, p. 6 du tirage à part.--Le recueil indiqué par M.
  Paulin Paris est l'_Eslite des bons vers choisis dans les
  ouvrages des plus excellents poëtes de ce temps_; Paris, chez
  Cardin-Besongne, 1653, 2e partie, _Recueil de diverses poésies_,
  p. 15.

De ces trois personnes qui sont ici nommées comme chefs d'une quatrième
troupe, deux étaient connues comme auteurs: c'étaient Madeleine Béjart et
Charles Beys; ils faisaient des pièces de théâtre; Molière se contentait
d'en jouer[789].

  [789] Voyez le _Catalogue_ des pièces de Charles Beys, dans le
  Catalogue de la bibliothèque de M. de Soleinne, par le
  bibliophile Jacob, p. 243, no 119, à savoir: _le Jaloux sans
  sujet_, tragi-comédie, 5 actes; _l'Hospital des fous_, 5 actes;
  _Aline, ou les Frères rivaux_, 5 actes. Toutes ces pièces ont été
  imprimées en 1637; _les Illustres fous_, en 1653. Aucun historien
  ou éditeur de Molière n'a connu la liaison de Beys avec Molière.

Ceci, et ce que dit Tallemant, que la Béjart avait joué à Paris avec une
troupe qui n'y fut que quelque temps, se trouve confirmé par ce
paragraphe important de la _Préface_ de la Grange et Vinot:

«Il tâcha, dans les premières années, de s'établir à Paris avec plusieurs
enfants de famille qui, par son exemple, s'engagèrent comme lui dans la
partie de la comédie, sous le titre de _l'Illustre théâtre_; mais ce
dessein ayant manqué de succès (ce qui arrive à beaucoup de nouveautés),
il fut obligé de courir les provinces du royaume, où il commença de
s'acquérir une fort grande réputation[790].»

  [790] Les _OEuvres de_ M. DE MOLIÈRE, 1682, in-12, p. 3 de la
  préface.

La première mention de _l'Illustre théâtre_ serait bien plus ancienne,
s'il est vrai qu'une pièce de Magnon, imprimée en 1645, porte, sur le
titre, qu'elle y a été représentée[791].

  [791] _Catalogue_ de la bibliothèque de M. de Soleinne, 1843,
  in-8º, p. 271, no 121.--_Histoire de la vie et des ouvrages de
  Molière, par_ TASCHEREAU; 3e édition, p. 8. Dans ces deux
  ouvrages, le titre de la pièce de Magnon est ainsi: _Artaxerce_,
  tragédie (5 a. v.), par Magnon, représentée sur _l'Illustre
  théâtre_; Paris, Cardin-Besongne, 1645. C'est l'éditeur des
  OEuvres de Molière de 1734 qui, le premier a dit que cette pièce
  de Magnon avait été représentée sur _l'Illustre théâtre_ mais il
  ne dit pas qu'il tire ce fait du titre; ce qu'il dit à cet égard
  a été accepté par les frères Parfaict (_Histoire du Théâtre
  françois_, t. VI, p. 376); et il n'y a pas d'autre objection à ce
  fait. Cependant ce qui m'oblige à ne l'admettre qu'avec
  précaution, c'est que Beauchamps seul a donné le titre entier de
  cette tragédie; que ce titre ne porte pas qu'elle a été
  représentée sur _l'Illustre théâtre_, et que Beauchamps ne le dit
  pas. (_Recherches sur les théâtres de France_, 1735, in-8º, p. 217.)

Voilà tout ce qu'on sait de certain pour les premières années de la vie
de Molière. Résumons. En 1632 il avait perdu sa mère; et lorsque la
Béjart l'emmena en province, majeur, maître de ses actions et de sa part
de bien maternel, il n'est plus Poquelin, il est Molière; il n'appartient
plus à sa famille, et sa famille ne lui appartient plus; il appartient
tout entier à sa troupe: sa troupe, c'est sa famille; sa troupe, c'est
l'instrument de sa gloire; en elle est la source de ses jouissances, les
objets de ses plus chères affections: c'est par elle enfin qu'il
satisfait sa triple passion de comédien, de poëte et d'amant; car il fut
tout cela toute sa vie. Si vous voulez la connaître, cette vie; si vous
voulez savoir quels sont les labeurs, les succès, les jouissances, les
tristesses qu'elle a accumulés dans le court espace de quinze ans, lisez
cette _Préface_, dont je ne vous ai rapporté que ce qui concerne
Poquelin, et non Molière; relisez ses œuvres; relisez les _OEuvres de
madame de Sévigné_ et les _OEuvres de Boileau_, annotées par Brossette de
Saint-Marc; surtout n'oubliez pas que Molière n'est plus Poquelin, et que
tout ce qui se trouve rapporté dans les biographies sur ses relations
avec son père et avec sa famille est faux et controuvé. Son père et sa
famille, dès qu'il eut pris le nom de Molière, dès qu'il fut comédien,
n'eurent plus rien de commun avec lui; et cela dura jusqu'à sa mort, et
après sa mort.

Mais le mot de Belloc, et le voyage de Narbonne, et cette assistance que
Molière prêtait à son père dans ses fonctions de valet de chambre du roi;
mais cette cession que Poquelin le père fit à son fils de sa charge de
valet de chambre, qu'il ne pouvait plus exercer à cause de son grand âge,
et tant d'autres faits si singuliers, si amusants, qui nous montrent
Molière s'élevant des occupations manuelles de simple ouvrier jusque sur
les hauteurs où son génie l'a placé; qu'en faites-vous?--Tout cela est
faux, controuvé; ce sont des contes populaires inventés pour l'amusement
des oisifs et dont tous ceux qui étaient bien instruits de la vie de
Molière, la Grange et Vinot, de Visé, Tallemant, n'ont pas dit un mot. Ce
qu'ils ont dit prouve que tout cela ne pouvait être vrai. Tout cela a été
dit seulement par les collecteurs d'_ana_, par les Grimarest, les de Bret
et autres, et répété ensuite par tous les biographes, qui n'ont voulu
rien laisser échapper de ce qui avait été imprimé avant eux.

En voulez-vous la preuve? c'est que ce père de notre grand comique, ce
Jean Poquelin, mort le 27 février 1669, se trouve porté sur tous les
_états de la France_ comme exerçant la charge de tapissier valet de
chambre du roi, depuis celui qui a été rédigé par de la Marinière,
d'après les _Mémoires de M. de Saintot, maître des cérémonies_, le 16
août 1657 (p. 84, lig. 11), jusqu'à celui de M. N. de Besongne, _dressé
suivant les états portés à la cour des aides_, qui parut au commencement
de l'année 1669, c'est-à-dire un mois avant la mort de Jean Poquelin,
père de Molière (p. 86). Jean Poquelin est inscrit dans le livre de
Besongne non-seulement comme possesseur du titre et de la charge, mais
comme étant encore en exercice pour le quartier de janvier en avril 1669,
concurremment avec Nauroy, son collègue: ils servaient à deux par
quartier.

Jean Poquelin, comme «sa défunte honorable femme, Marie Cressé (mère de
Molière),» fut enterré avec pompe, ainsi que le constate son acte de
décès inscrit dans les registres de la paroisse Saint-Eustache[792]:

«Convoi de 42, service complet.--Assistance de M. le curé, quatre
prêtres-porteurs, pour défunt Jean Poquelin, tapissier du roy, bourgeois
de Paris, demeurant sous les piliers des Halles, devant la fontaine.»

  [792] _Dissertation sur Molière_, par BEFFARA, p. 25 et
  26.--TASCHEREAU, _Hist. de la vie et des ouvrages de Molière_, p.
  203 à 211.

Ceux qui voudraient faire une objection contre la preuve ici donnée de
l'époque où Molière a pu commencer à exercer la charge de valet de
chambre du roi et du peu de temps qu'il a exercé cette charge diront
qu'il est prouvé que le titre lui en a été donné dans l'acte de baptême
de Madeleine Grésinde, dont il fut le parrain le 29 novembre 1661[793].
Mais ces critiques oublient avec quelle facilité on prenait alors
d'avance les titres dont on devait hériter. Depuis les ordonnances de
Charles IX et de ses successeurs[794], ceux qui se trouvaient attachés à
la maison du roi étaient, comme les nobles, exempts de certaines charges,
et avaient de certains priviléges dont ne jouissait pas la bourgeoisie.
Il en était de même de ceux qui possédaient le premier degré de noblesse
et avaient le titre d'écuyer. Ce titre est donné à Molière par sa femme,
dans un acte de baptême où elle figure comme marraine (23 juin 1663); et
cependant Molière n'avait assurément aucun droit de le prendre. Pour
s'être laissé ainsi titrer indûment dans des actes authentiques, la
Fontaine fut condamné à 4,000 francs d'amende. Comme lui, Boileau prit
aussi ce titre, et fut également poursuivi par le fisc; mais il gagna son
procès, et prouva qu'il possédait ce premier degré de noblesse. L'acte du
29 novembre 1661 ne prouve donc rien contre ce que nous avons avancé.

  [793] BAZIN, _les Dernières années de la vie de Molière_, extrait
  de la _Revue des Deux Mondes_, 15 Janvier 1848, p. 7 et 9.

  [794] Elles sont rapportées à la fin de l'_État général des
  officiers, domestiques et commensaux de la maison du Roy_; mis en
  ordre par M. de la Marinière, 1660, in-8º.

Jean Poquelin avait eu dix enfants de deux mariages différents: de ces
neuf frères et sœurs de Molière, plusieurs, au moment de son décès,
étaient mariés, et ils eurent tous un grand nombre d'enfants: son second
frère en eut seize; Robert Poquelin, son proche parent, en eut vingt; et,
de cette nombreuse famille, pas un seul ne parut lorsqu'il fallut
réclamer pour Molière une sépulture décente et les prières de l'Église,
ni pour protéger son domicile contre les égarements fanatiques d'une
populace hostile[795]. C'est que tous voulaient être bien avec leurs
curés, et enterrés honorablement. Aucun Poquelin ne signa ni n'appuya la
requête que la veuve de Molière adressa au roi; et dans cette requête on
ne parle ni de son père ni de sa parenté avec les Poquelin. Personne,
dans les Poquelin ni dans leurs descendants, ne voulut alors, ni après,
être beau-frère, belle-sœur, nièce ou neveu, parent ou allié des Béjart,
ni même de M. de Molière. On n'a pas trouvé un seul acte, une seule
lettre, un seul écrit qui établissent quelque rapport entre Jean Poquelin
et Jean-Baptiste Poquelin dès que celui-ci eut pris le nom de Molière; et
aucun de ceux qui ont parlé de lui, et dont le témoignage doit compter,
ne constate qu'il y eut de leur temps aucune liaison entre le père et le
fils, ou entre ce fils et ses frères, ses sœurs et ses parents. Pas un
seul Poquelin ne contribua à grossir le cortége nombreux qui, à la lueur
des flambeaux, conduisit à leur dernier asile les restes de l'immortel
auteur du _Misanthrope_. Molière ne paraît avoir eu d'autre part à
l'héritage paternel que la survivance de la charge de tapissier valet de
chambre du roi, que son père ne pouvait lui ôter et que notre poëte, aux
termes où il en était avec Louis XIV, se serait bien gardé de dédaigner.
Il exerça donc cette charge; la Grange et Vinot n'ont pas manqué de
constater ce fait, page 2 de la _Préface_.

  [795] TASCHEREAU, _Hist. de la vie et des ouvrages de Molière_,
  3e édit., p. 181 et 260, 208 et 211.--BEFFARA, _Dissertation sur
  Molière_, p. 25 et 26.

«Son nom fut Jean-Baptiste Poquelin; il était Parisien, fils d'un valet
de chambre tapissier du roi, et avait été reçu dès son bas âge en
survivance de cette charge, qu'il a depuis exercée dans son quartier
jusqu'à sa mort.»

Il ne l'exerça pas longtemps. Entré en fonctions après la mort de son
père, en février 1669, avec Nauroy, son collègue pour le premier
quartier, il dut n'exercer que pendant un mois. Dans les trois années qui
suivirent, il exerça chaque année pendant six semaines seulement, car ils
étaient huit tapissiers valets de chambre, servant à deux par quartier.
Ainsi, Molière n'a pu exercer que par intervalle (en tout dix mois) sa
charge de valet de chambre du roi, en supposant qu'il n'en fût jamais
dispensé. Ce service, dans ce qui avait rapport à aider à faire le lit du
roi, était pour la forme[796]: c'était plutôt un privilége qu'un emploi,
car il y avait, outre les huit tapissiers valets de chambre, huit valets
de chambre et barbiers, qui étaient appointés au double des
tapissiers[797]. Mais Louis XIV avait accordé à Molière une pension de
mille francs en 1663, c'est-à-dire six ans avant que son père, en
mourant, lui eût transmis la survivance de la charge de valet de chambre,
ce qui a fait croire à tort que ce fut en 1663 que Molière eut cette
charge.

  [796] Voyez sur ce sujet l'_État de la France en 1749_, t. I, p.
  255.

  [797] L'_État de la France_, etc.; dédié au roy, par M. N.
  Besongne, C. et A. du roy, B. en théologie et clerc de chapelle
  et d'oratoire de Sa Majesté; 1669, p. a5.

Aucun Poquelin ne prétendit à la survivance de Molière comme tapissier
valet de chambre du roi; Jean Poquelin, et après lui Jean-Baptiste
Poquelin, son fils, furent successivement inscrits en tête de la liste
des tapissiers valets de chambre dans leur quartier; mais, après eux,
c'est le sieur Nauroy qu'on trouve inscrit le premier[798].

  [798] Voyez, l'_État de la France en 1677_, t. I, p. 100.

J'ajouterai à cette longue note sur Molière une dernière observation qui
concerne ses éditeurs. J'ai dit ailleurs que lorsqu'un auteur avait
lui-même donné une édition de ses _OEuvres_, il était du devoir des
éditeurs de conserver l'ordre que l'auteur a établi, parce que cet ordre
fait partie de ses pensées, et repose toujours sur une idée principale.
La Grange et Vinot ont manqué à cette règle dans leur édition de 1682, et
ils ont été à tort imités par tous les éditeurs subséquents. Molière a
donné, en 1666, une édition de ses _OEuvres_; il en avait commencé une
autre lorsqu'il mourut en 1673, puisque le privilége est daté du 16 mars
1671, et la continuation du 20 avril 1673[799]. Dans ces deux éditions
(1666 et 1673), Molière s'est écarté, pour une seule pièce, de l'ordre
qu'il a suivi pour toutes les autres, qui est de les ranger selon les
dates de leur représentation. D'après cet ordre, la comédie des
_Précieuses_ doit être placée après _l'Étourdi_ et _le Dépit amoureux_,
comme elle se trouve en effet dans l'édition de 1682. Mais Molière, dans
les deux éditions qu'il a données, a placé cette pièce la première; et
cette dérogation à l'ordre chronologique qu'il avait adopté est assez
significative pour qu'elle fût respectée par ses éditeurs. Il est évident
qu'il a voulu montrer que de cette pièce des _Précieuses_ dataient pour
lui les faveurs du public et cette espèce d'alliance qui s'était
contractée entre lui et tous ceux qui fréquentaient son spectacle. Ce
n'est pas tout: en 1663 il avait été gratifié d'une pension du roi, et il
saisit l'occasion de la représentation des _Plaisirs de l'Ile enchantée_,
le 16 mai 1664, pour lui adresser un remercîment en vers. Cette pièce,
qui n'a rien de fade comme toutes celles de cette nature, mais qui est,
au contraire, à elle seule une excellente scène de comédie, est, dans
l'édition de 1682, placée à sa date et avant la pièce des _Plaisirs de
l'Ile enchantée_ (t. II, p. 289 à 292 de l'édit.), tandis que, dans les
deux éditions données par Molière (1666 et 1673), elle commence le
premier volume, et se trouve avant la Préface. Évidemment Molière avait
eu l'intention de convertir ce remercîment en une réjouissante et joviale
dédicace de toutes ses _OEuvres_, une dédicace à Louis XIV. En replaçant
cette pièce à sa date, les éditeurs lui ont ôté la plus grande partie de
sa valeur, et ont ainsi frustré les intentions de l'auteur.

  [799] Les volumes premiers de cette édition portant tantôt la
  date de 1673, tantôt celle de 1674; et les derniers celles de
  1675 et 1676.

Page 295, ligne 7: Les attaques contre Molière et la comédie, que Nicole,
Bourdaloue et Bossuet, etc.

Les reproches de Bossuet contre la comédie et Molière sont sévères, mais
d'une vérité incontestable:

«... On répond que, pour prévenir le péché, le théâtre purifie l'amour...
Ce n'est, après tout, qu'une innocente inclination pour la beauté, qui se
termine au nœud conjugal. Du moins donc, selon ces principes, il faudra
bannir du milieu des chrétiens les prostitutions dont les comédies
italiennes ont été remplies, même de nos jours, et que l'on voit encore
toutes crues dans les pièces de Molière; on réprouvera les discours où ce
rigoureux censeur des grands canons, ce grave réformateur des mines et
des expressions de nos précieuses étale cependant au plus grand jour les
avantages d'une infâme tolérance dans les maris, et sollicite les femmes
à de honteuses vengeances contre leurs jaloux. Il a fait voir à notre
siècle le fruit qu'on peut espérer de la morale du théâtre, qui n'attaque
que le ridicule du monde, en lui laissant cependant toute sa corruption.»


CHAPITRE IX.


Page 300, ligne 19: Le temps de ses métamorphoses en jeune et jolie fille
était passé.

Dans l'_Histoire de la comtesse des Barres_, Choisy nous apprend que ce
fut madame de la Fayette qui lui donna l'idée de se déguiser en femme (p.
12-14).

«Je n'étais donc contraint par personne, et je m'abandonnai à mon
penchant. Il arriva même que madame de la Fayette, que je voyais fort
souvent, me voyant toujours fort ajusté avec des pendants d'oreille et
des mouches, me dit, en bonne amie, que ce n'était point la mode pour les
hommes, et que je ferais bien mieux de m'habiller tout à fait en femme.
Sur une si grande autorité, je me fis couper les cheveux, pour être mieux
coiffé. J'en avais prodigieusement; il en fallait beaucoup en ce
temps-là, quand on ne voulait rien emprunter. On portait sur le front de
petites boucles, de grosses aux deux côtés du visage, et tout autour de
la tête un gros bourrelet de cheveux cordonné avec des rubans ou des
perles, qui en avait. J'avais assez d'habits de femme: je pris le plus
beau, et j'allai rendre visite à madame de la Fayette avec mes pendants
d'oreille, ma croix de diamants et mes bagues, et dix ou douze mouches.
Elle s'écria en me voyant: «Ah! la belle femme! Vous avez donc suivi mon
avis? et vous avez bien fait. Demandez plutôt à M. de la Rochefoucauld.»
Il était alors dans sa chambre. Ils me tournèrent et retournèrent, et
furent contents. Les femmes aiment qu'on suive leur avis; et madame de la
Fayette se crut engagée à faire approuver dans le monde ce qu'elle
m'avait conseillé peut-être un peu légèrement. Cela me donna courage, et
je continuai, pendant deux mois, à m'habiller tous les jours en femme.
J'allai partout faire des visites, à l'église, au sermon, à l'Opéra, à la
Comédie, et il me semblait qu'on s'y était accoutumé. Je me faisais
nommer, par mes laquais, _madame de Sanzy_. Je me fis peindre par
Ferdinand, fameux peintre italien, qui fit de moi un portrait qu'on
allait voir. Enfin, je contentai pleinement mon goût. J'allais à la cour
d'un grand prince.... Il eût bien souhaité s'habiller aussi en femme.» Ce
grand prince était le duc d'Orléans, le frère de Louis XIV, alors fort
jeune.


Page 312, ligne dernière: L'avis de l'abbé de Coulanges, et la note 6.

Outre la date, qui est différente dans le manuscrit de l'Institut et dans
les imprimés, et la généalogie des Rabutin, qui ne se trouve pas dans ces
imprimés, je remarque aussi une différence dans la rédaction entre ce
manuscrit et les imprimés, pour les premières phrases de cette lettre. Ce
texte, dans le manuscrit, est plus semblable à l'édition de 1735, et
doit, je crois, être préféré à celui des éditions modernes, comme étant
conforme à ce qu'avait écrit Bussy.


Page 325, ligne 15: Ma grand'mère.

Comme Jean de la Croix, Françoise Fremyot de Chantal fut seulement
béatifiée du vivant de madame de Sévigné, et ne fut canonisée que
longtemps après la mort de sa petite-fille.


Page 328, ligne 23: Sa jeunesse, les plus belles années de sa vie.

J'ai essayé, dans les chapitres III à XVI de la première partie de cet
ouvrage, de retracer ces temps de la brillante jeunesse de madame de
Sévigné. Malgré la disette de renseignements historiques pour ce qui la
concerne, on a pu voir, par les extraits de la _Gazette de Loret_, du
_Dictionnaire des Précieuses_, des _Miscellanea_ de Ménage (1652, p.
105), que sa réputation de femme d'esprit, belle, aimable, gracieuse
était grande et bien établie, non-seulement dans la société, mais dans le
public, puisqu'elle était l'objet des éloges donnés par les écrivains de
ce temps dans des ouvrages imprimés et alors fort répandus. Il en est un
de ce genre que je n'ai pas cité, parce qu'alors je ne le connaissais
pas. C'est celui d'un sieur DE SAINT-GABRIEL, conseiller du roi et
ci-devant avocat à la cour des aides de Normandie, qui, dans un livre
bizarre destiné, comme le _Dictionnaire des Précieuses_, à célébrer
toutes les beautés de l'époque (LE MÉRITE DES DAMES; Paris, 1660, in-12),
surpasse tous les autres auteurs par l'excès de son admiration pour
madame de Sévigné. Voici la transcription du court article qu'il lui a
consacré:


Page 310 de la 3e édition, article 85: «MADAME DE SÉVIGNY LA SUBLIME, UNE
ANGE EN TERRE, LA GLOIRE DU MONDE.»

D'après une note manuscrite mise à un exemplaire de ce livre de
Saint-Gabriel, la seconde édition porterait la date de 1657. Je n'ai
aucun renseignement sur la date de la première; lors de la seconde,
madame de Sévigné avait vingt-huit à vingt-neuf ans.


FIN.



TABLE DES MATIÈRES SOMMAIRE DES CHAPITRES DE CE VOLUME.


    CHAPITRE PREMIER.--1671.

                                                                    Pages

    Voyage de madame de Sévigné à sa terre des Rochers.--Son
      séjour.--Ses occupations dans ce lieu.--Visites qu'elle y
      reçoit.--Détails sur Pomenars, Tonquedec, Montigny, etc.          1

    CHAPITRE II.--1671.

    Détails sur madame de Grignan et la famille de Grignan pendant
      le séjour de madame de Sévigné aux Rochers.--La
      Bohémienne.                                                      43

    CHAPITRE III.--1671-1672.

    Madame de Sévigné retourne à Paris.--Louis XIV se prépare
      à la guerre.--Publications littéraires.--_Les Femmes savantes_
      de Molière.--Détails sur madame Scarron et madame
      de Montespan.                                                    66

    CHAPITRE IV.--1671-1672.

    Inclinations du marquis de Sévigné.--Ses intrigues amoureuses
      avec la Champmeslé, avec Ninon.--La guerre contre la
      Hollande est déclarée.--Sévigné part pour l'armée.               97

    CHAPITRE V.--1672.

    Des commencements et de la fin de la guerre de Louis XIV contre
      la Hollande.--Préparatifs de Louvois.--Passage du
      Rhin.--Mort du comte de Saint-Paul.--De la société que
      fréquentait alors madame de Sévigné.--Détails sur la Vallière
      et Montespan.--Nécessité de faire connaître les dangers
      qui assiégeaient alors les femmes jeunes et belles de
      la cour.                                                        120

    CHAPITRE VI.--1672.

    Histoire de la marquise de Courcelles (1651-1685).                146

    CHAPITRE VII.--1672.

    Madame de Sévigné part pour aller en Provence.--Détails
      sur son voyage.--Sur Jeannin de Castille,--sur Bussy,--sur
      la famille de Dugué-Bagnols.                                    188

    CHAPITRE VIII.--1672.

    Séjour de madame de Sévigné à Lyon.--Lettres que lui adresse
      madame de Coulanges.--Détails qu'elle donne sur les intrigues
      amoureuses de Villeroi.--Quelle était la personne
      qu'elle désigne sous le nom d'_Alcine_.--Détails sur Vardes,
      Barillon, etc.                                                  202

    CHAPITRE IX.--1673.

    Madame de Sévigné en Provence.--Histoire des états de
      Provence.--Assemblée des communautés.--Rivalité de M. de
      Grignan et de l'archevêque de Marseille.--Madame de Sévigné
      va à Lambesc et à Marseille.                                    226

    CHAPITRE X.--1673.

    Continuation du séjour de madame de Sévigné en Provence.--Nouvelles
      qu'elle reçoit de Paris et de l'armée.--Prise de
      Charleroi.--L'abbé de Choisy en Bourgogne.--Prise de
      Maëstricht.--Détails sur les cours de Louis XIV et de Charles
      II.--Sur le marquis d'Ambres et le titre de _monseigneur_.--Sur
      madame de la Fayette et la Rochefoucauld.--Sur
      Corneille et Racine.--Mort de Molière.                          264


    CHAPITRE XI.--1673.


    Séjour de madame de Sévigné au château de Grignan.--Liaison
      de l'abbé de Choisy et de Bussy avec madame Bossuet.--Détails
      sur le comte de Limoges.--Des études sur la philosophie
      de Descartes et sur le traité de Louis de la Forge.--De
      l'influence de ces études sur Corbinelli, sur madame de
      Sévigné, sur madame de Grignan.                                 296


FIN DE LA TABLE DES CHAPITRES.



TABLE SOMMAIRE

DES

MATIÈRES PRINCIPALES DES NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS CONTENUS DANS CE
VOLUME.


                                                                    Pages

    Sur les voyages de madame de Sévigné.                             331

    Sur la Tour de Sévigné.                                           333

    Sur le changement de domicile de madame de Sévigné.               334

    Sur Cotin.                                                        335

    Sur la représentation des _Femmes savantes_.                      337

    Extrait des Mémoires de Fr. de Maucroix.                          338

    Sur madame de Brancas et sur Ninon.                               339

    Sur le printemps d'hôtellerie.                                    340

    Sur Barillon et la duchesse de Verneuil.                          341

    Sur le château nommé _le Genitoy_.                                343

    Sur le recueil qui contient le sonnet sur la marquise
      de Courcelles.                                                  345

    Portrait du comte d'Hona.                                         346

    Chanson de Guilleragues sur la famille de Coulanges et sur la
      Trousse.                                                        349

    Sur les éditions du libelle de Bussy.                             351

    Sur la maison de M. Cazes à Lyon et sur madame Deshoulières.      354

    Sur les divers ballets dans lesquels Louis XIV a figuré.          357

    Sur les éditions des libelles de Bussy et d'autres libelles du
      même genre.                                                     360

    Sur la dame du nom de du Plessis, connue de madame de Sévigné.    362

    Lettre de Louis XIV sur la duchesse de Portsmouth.                364

    Comparaison de Corneille et de Racine.                            366

    Dissertation sur cette question: _Que sait-on sur la vie de
      Molière?_                                                       367

    Sur Choisy, comtesse des Barres.                                  380

    Louange de madame de Sévigné par Saint-Gabriel.                   382


FIN DE LA TABLE DES NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires touchant la vie et les ecrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 4 (of 6)" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home