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Title: L'art ochlocratique - salons de 1882 & de 1883
Author: Péladan, Joséphin
Language: French
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  JOSÉPHIN PÉLADAN


  LA
  DÉCADENCE ESTHÉTIQUE


  L'ART
  OCHLOCRATIQUE

  AVEC UNE LETTRE DE
  JULES BARBEY D'AUREVILLY
  & LE PORTRAIT DE L'AUTEUR

  _Héliogravé par Dujardin, d'après une photographie de Cayol._

  PARIS
  CAMILLE DALOU, ÉDITEUR
  17, QUAI VOLTAIRE, 17

  1888

  Tous droits réservés.



L'ART OCHLOCRATIQUE

TOME PREMIER

[Illustration: Frontispice]



  JOSÉPHIN PÉLADAN

  LA
  DÉCADENCE ESTHÉTIQUE

  I

  L'ART
  OCHLOCRATIQUE

  SALONS DE 1882 & DE 1883

  AVEC UNE LETTRE DE
  JULES BARBEY D'AUREVILLY
  & LE PORTRAIT DE L'AUTEUR

  _Héliogravé par Dujardin, d'après une photographie de Cayol._


  PARIS

  CAMILLE DALOU, ÉDITEUR
  17, QUAI VOLTAIRE, 17

  1888
  Tous droits réservés.



A

MADAME CLÉMENTINE H. COUVE


  _Madame_,

_Daignez permettre cette salutation et que Votre nom sourie sur
mon œuvre._

_Parmi les Grandes Dames, patronnesses de_ l'éthopée _qui ont osé
applaudir mes audaces, je Vous salue la première._

_Accueillez cet hommage de respect, d'admiration et de gratitude
comme l'eût accueilli une de ces princesses de la Renaissance,
dignes sœurs des Vinci, des Alberti, des Ficin._

_En ce temps faste, quatre personnages jouaient toute la comédie
humaine sous le ciel italien._

_Le pape, le condottiere, l'artiste et la princesse. Ils croyaient
à l'Église et à la Gloire; ils se sentaient immortels et voulaient
ne pas mourir, même pour ce monde périssable; et tous quatre
s'émulant et collaborant à une noble conquête de la mémoire
humaine: le condottiere se blasonnait des clés vaticanes et
l'artiste portait les couleurs des princesses._

_Ce commerce grandiose de l'homme du Verbe et de l'homme du
Glaive; ce doux commerce de l'homme du Rêve et de l'être
irréel--s'accomplissaient en rituel majestueux de la culture et de
l'individualisme: l'époque qui les vit s'en est appelée belle._

_Certes le péché grouillait, la passion ardait, l'entité dévorait
autour d'elle; mais ces heurts jetaient de la lumière; on ne vit
lors ni vertu médiocre, ni vice tempéré._

_En la presqu'île sainte, le cœur battait plus haut que la
bannière et les pensées valaient les noms._

_Aujourd'hui! las, le pape est prisonnier des faquins; le
condottiere s'appelle, ô dérision, matricule tant, l'artiste est
livré aux bêtes et la princesse... comme disparue._

_L'esthète, à qui Dieu a commis la décoration de la terre, cherche
opiniâtrement, à travers le pandémonium ochlocratique, les membres
épars du Grand Orphée latin._

_Quelle joie à la rencontre d'une survivante de la Grande
Race,--qui a ses papiers en Platon et sa primitive histoire au
Sepher d'Hahnock!_

_Cette joie, Madame, Vous me l'avez donnée, glorieusement._

_L'Abstrait seul existe: l'idée seule est vivante: devant un
Verbe entêté de Beau, les faits se pulvérisent en non-lieu; il
ment, le méchant qui voit l'avènement de l'ombre: il ment, il y a
intermittence de lumière, voilà tout!_

_Ce qui diffère entre 1400 et 1888 ne diffère qu'à la rue._

_Au Louvre, au Vatican, à Notre-Dame; au grenier du savant,
au laboratoire du mage, au boudoir des Platanes; rien n'est
changé.--Et Vous êtes, Madame, la réalité répondante à cette
exhortation de_ Galateo (_ep. III_), «Incipe aliquid de viro
sapere, quoniam ad imperandum viris nates es. . . . . . . . . . .
. . . . . . Ita, fac, ut sapientibus viris placeas, ut te prudente
et graves viri admirentur et vulgi et muliercularum studio et
judicia despicias.»

_Au cœur de la Provence démocratique, Vous êtes Italienne du
patriciat; Les Platanes respirent l'humanisme et non le félibrige_:

_J'exprime ici le suffrage que mon maître Léonard, le demi-dieu,
eût exprimé en donnant une sœur à sa Lise, par Votre icone;
n'avez-Vous pas du reste conquis l'hommage de celui qui incarne
tout le feu d'un quattrocentiste,--Jules Barbey d'Aurevilly._

_J'aurais pu déjà Vous traiter, Madame, insolemment de confrère:
voyez que je néglige Votre écriture parmi Vos rayonnements; le
grand mérite d'une femme, ce n'est jamais ce qu'elle fait mais
bien ce qu'elle inspire: le mirage qu'elle produit aux yeux
léonins et aquilins; et réapparaître princesse au sentiment des
florentins survivants, voilà, Madame, Votre incomparable prestige._

_Vous avez écrit, comme il convient, par intermède aux discours,
aux rêves et aux prières._

_La fluide délicatesse de Gabriel Rossetti Vous séduisit: et à
travers Votre doux cœur les brumes de ce poète se filtrèrent
en adamantines gemmations. La_ Maison de Vie _passait pour
intransportable en français, Vous l'avez traduite mot à mot, comme
François Ier voulait emporter la Maison Carrée pierre à pierre.
Cela ne suffisait pas à Votre subtilité. A côté de la version
servile et littérale, Vous avez paraphrasé: avec quel art de la
nuance, de la pénombre d'expression, je ne saurais le dire._

_Le ménestrel de la_ Damoiselle Élue _Vous a d'inouïes
obligations. Comme Audran corrigeait la ligne d'un Titien en
le gravant, Vous avez donné à Votre version littéraire une
définitivité nerveuse, précise et colorée qui fait le texte
semblable à une ébauche que Vous auriez finie en tableau._

_Mais voici mieux; puisque voici Vôtre._

_Consciente que de l'écritoire féminine aucun livre n'est jamais
sorti, mais d'admirables morceaux, Vous n'avez pas prétendu
à l'œuvre méthodique; impressions tantôt lyriques, tantôt
analytiques, Vous avez parfait d'incisives notations et de beaux
poèmes en prose._

_Votre_ Cauchemar de la Vie, _cette fantaisie shakespearienne,
la_ Plainte de la Chimère _qui s'intercalerait impunément dans
Flaubert, pour ne citer que deux proses, valent parmi les
meilleures pages jaillies d'une main de femme depuis George Sand_.

_Le devoir néo-platonicien de retrouver les Diotime, les Beatrice,
les marquises de Pescaïre, le devoir esthétique de magnifier la
beauté, triplement couronnée de vertu, d'intelligence et de
bonté, je le commence par Vous, Madame_.

_Des trop brèves heures florentines avec Votre cher époux,
écoulées aux Platanes; des heures d'Aurevillyennes ensemble
vécues; de notre intimité d'auteur à préfacier_:

_Ici se perpétuera le souvenir pieux d'un passant dont Vous avez
ébloui les rêves et un moment arrêté le regret des époques mortes._

_Le plus respectueux de Vos admirateurs._

  Joséphin Péladan.

Paris, mai 1888.

[Illustration: Vives unguibus et morsu]



LA DÉCADENCE LATINE s'ouvre par une parole d'Aurevillyenne,

Je veux un pronaos semblable d'honneur et de fortune à LA
DÉCADENCE ESTHÉTIQUE.

Et comme je me suis fait une préface avec un article,

Je me pare ici d'une lettre.

  J. P.

[Illustration: Vives unguibus et morsu]



  _Mon très cher Monsieur Péladan_,


_Je vous remercie de l'émotion que vous venez de me donner. J'ai
lu hier votre troisième article, dans l'_Artiste, _que vous m'avez
fait envoyer_.

_Il est très digne des deux premiers, et, réunis en volume, ils
vont faire un superbe livre._

_Je n'ai rien lu--en esthétique--de cette compétence,--de cette
science et de cette éloquence._

_Et quelle acuité dans l'aperçu!_

_Comme critique d'art, vous êtes supérieur aux autres,--non
par comparaison avec eux,--mais vous l'êtes absolument,--en
vous isolant,--et quand_ il n'y aurait pas d'autres _à qui vous
comparer,--et que vous écrasez_.

_J'ai aussi à vous remercier, cher Monsieur Péladan, de l'énorme
place que vous me faites tenir dans votre beau travail. Mais ne
croyez pas que mon jugement sur vous soit de la reconnaissance.
Quand je vous dis supérieur, je vous parle avec la franchise d'un
ingrat... Je ne le suis pas cependant. Vous n'avez pas seulement
parlé de moi, mais vous avez pensé à moi pendant tout le temps que
vous avez écrit vos articles. Positivement, je vous ai hanté, et
ce m'est un charme!_

_Cette immanence de mon souvenir retrouvé à toute ligne de votre
œuvre m'a donné une sensation nouvelle et délicieuse._

_C'est la première fois que j'ai senti l'orgueilleux plaisir
d'avoir pénétré si avant dans la pensée de quelqu'un._

       *       *       *       *       *

  JULES BARBEY D'AUREVILLY.

Paris, ce dimanche 20 août 1883.

[Illustration]



LE SALON DE 1882

CONSIDÉRATIONS ESTHÉTIQUES


I

LE MATÉRIALISME DANS L'ART

Il existe un parallélisme synchronique entre les idées et les
œuvres d'un siècle, ses pensées et ses actes, son art et sa
philosophie, sa poésie et sa religion. Le livre, le monument, la
fresque expriment par ces modes différents les mots, les lignes,
les couleurs, une même chose: l'état de l'âme d'une époque. Ainsi,
l'art s'élève ou déchoit, selon que les cœurs se rapprochent ou
s'éloignent de Dieu.

Ouvrons l'histoire.

L'idée de Platon est plastique, comme la forme de Phidias, comme
le plan d'Ictinus.

Les caractères du peuple romain: vanité, cruauté, utilitarisme,
sont écrits sur les édifices qui lui sont propres: l'arc de
triomphe, l'amphithéâtre, l'aqueduc.

L'art des catacombes, né sur la tombe des martyrs, est aussi
distant d'Apelles ou de Zeuxis, que l'Évangile l'emporte sur les
_Pensées_ d'Épictète ou de Marc-Aurèle. Même dans les symboles que
les premiers chrétiens empruntent au paganisme expirant, l'idéal
est changé. Il quitte le corps pour l'âme, la terre pour le ciel,
l'homme pour Dieu. La promesse du ciel ouvre toutes grandes les
ailes de l'âme et les artistes, qui sont des saints, mettent leurs
cœurs pleins de Dieu dans leurs œuvres gauchement sublimes.

Pendant la période byzantine, l'art est d'un hiératisme farouche,
le dogme se raidit contre les chismes et les oppositions qu'il
rencontre. Au dixième siècle, le christianisme s'assied, solide:
c'est le roman. Au treizième, la religion triomphante joint les
mains dans l'arc en tiers point; chaque travée est une orante
géante et l'âme des peuples s'élance vers Dieu avec la flèche
des cathédrales. Thomas à Kempis écrit _l'Imitation_; Jacques de
Voragine, _la Légende dorée_; Vincent de Beauvais, le _Speculum
universale_. L'épée sainte des croisés écrit la plus grande geste
des temps modernes. C'est l'ogival.

En Italie, saint François d'Assises chante l'Amour divin. Voici
les Christ du Margharitone, les vierges de Cimabué. Giotto est là,
le bienheureux Frère Angélique le suit. L'art primitif s'épanouit
en Dieu, quand soudain un mirage égare tous les esprits: c'est la
Renaissance. On croit retrouver l'antiquité, on ne retrouve que
Rome, cette caricature d'Athènes. Léonard, Michel-Ange, Raphaël
écrivent les grandes odes du Cenacolo, de la Sixtine et des
Chambres, mais le grand art est fini. Ce n'est plus le temps où
Dante descendait aux enfers, c'est celui où Savonarole monte sur
le bûcher, tandis que le duc de Valentinois s'ébat par l'Italie,
comme un tigre dans sa jungle.

Derrière Ovide et les marbres de Paros, le grand Pan reparaît, et
déchaîne la bête qui est dans l'homme.

Au souffle sec et court de la Réforme, l'art allemand s'éteint et
descend dans la tombe d'Albert Dürer.

Les Van Eyck, Hemling, disparaissent sous le vermillon sensuel de
l'école d'Anvers.

Le silence se fait autour des Carpaccio et des Bellin, tandis que
Tintoret et Véronèse sonnent leur fanfare de volupté. L'Espagne,
qui garde sa foi, a Murillo, Zurbaran, Ribalta, Joanès.

La France a Lesueur et Philippe de Champaigne, le janséniste; mais
sa gloire est dans les verrières de ses vieilles cathédrales.

Au dix-huitième siècle, on n'a plus que de l'esprit. L'homme du
siècle, Arouet, le pousse si loin, que cela ressemble à du génie.

Puis, la canaille envahit la scène de l'histoire, conduite par les
avocats.

Ce coup d'œil cursif sur le passé prouve la vérité de ce mot
d'Ingres: _Pour faire une œuvre, il faut avoir quelque élévation
en l'âme et foi en Dieu_. Eh bien, aujourd'hui, on nie l'âme dans
l'art! comme on nie l'âme dans l'homme. Le génie est une fonction,
l'idéal une balançoire. Au matérialisme scientifique de Darwin
correspond le matérialisme littéraire de M. Zola. Aux platitudes
de MM. Sarcey, About, Scherrer, les croûtes de MM. Ortego,
Casanova et Frappa font écho. Renan est plus lu que Lamartine et
Ohnet que Balzac.

M. Taine, dont les _Origines de la France contemporaine_ ont
rendu à la critique un fort grand service, s'est chargé, bien
étourdiment, de formuler l'esthétique nouvelle.

M. Taine est un élève de Stendhal et l'on sait que ce dernier
hésitait entre le _Pâris_ de Casanova et le _Moïse_ de
Michel-Ange. Les deux volumes du voyage en Italie du grand
historien navrent de positivisme.

A Milan, devant la scène de Sainte-Marie-des-Grâces, il trouve que
Léonard n'a eu d'autre but que «de représenter autour d'une table
des Italiens vigoureux.»

Au palais Pitti, la _Vierge à la Chaise_ lui semble «une sultane
sans pensée ayant un geste d'animal sauvage.» Au Campo Santo, il
ne trouve pas «la riche vitalité de la chair ferme.»

A la Sixtine, il s'étonne qu'on n'efface pas les fresques de
Signorelli, Botticelli, Ghirlandajo, quand Michel-Ange est là
qui apprend «ce que valent les membres, la charpente humaine et
l'assiette de ses poutres.»

Pour lui, Raphaël «sent le corps animal comme les anciens et tout
ce qui dans l'homme constitue le coureur et l'athlète.»

Enfin, il se résume ainsi: «il n'y a que la forme extérieure qui
existe, et il faut suivre la lettre de la nature», «il ne faut
chercher que le corps bien portant.»

Faites de l'histoire, M. Taine, et laissez là l'esthétique; ou
bien dites-moi si c'est la forme extérieure qui seule existe dans
le Fiesole? Avouez que les statues de la chapelle Médicis ont deux
têtes de plus que ne le veut la lettre de la nature et retenez que
l'Apollon du Belvédère est poitrinaire d'après le docteur Fort.

Ce fatras se réduit à la réédition du poncif vieillot traîné dans
tous les livres: l'art est l'imitation de la nature. En ce cas, il
n'y a rien au-dessus du moulage et de la photographie polychrome.
Le vrai drame sera la sténographie de cour d'assises.

Non, la nature n'est pas le but de l'art, elle n'en est que le
moyen; elle est l'ensemble des formes expressives, voilà tout!

Toute œuvre est une fugue, la nature fournit le motif, l'âme
de l'artiste fait le reste. Mais le reste ne s'apprend pas rue
Bonaparte, aux leçons de M. Cabanel; le reste, c'est ce qui manque
à M. Taine.

Si tout le peintre est dans le pinceau, tout le sculpteur dans
l'ébauchoir, tout l'architecte dans le compas, comment se fait-il
que nous n'ayons de maître que M. Puvis de Chavannes. Car, pour
habiles, les artistes de nos jours le sont; tout ce qui s'apprend,
ils le savent.

Une eau forte imaginaire vous donnera la différence du métier et
de l'art.

Le sujet n'est point compliqué; une porte entr'ouverte, contre
le mur un balai. Faites cela vrai, rendu, c'est le métier. Mais
emplissez de noir l'entrebâillement de la porte, ébouriffez d'une
certaine façon les barbes du balai; jetez quelques traînées
d'ombre, et voilà un drame; l'assassinat de Fualdès; un cauchemar
de Poë. C'est l'art.

Interrogeons les faits; ils parlent plus haut que les théories.
Quant après trois siècles l'art allemand est ressuscité, il est
ressuscité catholique avec Overbeck, Cornelius, Kaulbach et
l'école de Dusseldorff.

La Belgique a eu pour premier maître contemporain Henri Leys, un
croyant qui fit du Dürer.

En France, Ingres, Flandrin, Orsel, Chenavard, Périn, Tymbal,
Ziégler, Chasseriau, Mottez, Scheffer sont des peintres
catholiques; Delacroix, Decamps et Guignet ne sont pas des
matérialistes, je suppose?

Il est deux propositions irréfragables:

1º Les chefs-d'œuvre de l'art sont tous religieux, même chez les
incroyants;

2º Depuis dix-neuf siècles les chefs-d'œuvre de l'art sont tous
catholiques, même chez les protestants. Exemples: la _Vierge
au donataire_, d'Holbein, et le _Lazare_, de Rembrandt. Le
chef-d'œuvre du voluptueux Titien, c'est l'_Assomption_, celui de
Rubens, la _Descente de Croix_; ainsi de tous. Que reste-t-il donc
au matérialisme, le tromper l'œil de M. Degoffe; les poissons de
M. Monginot.

Les rapins diront que Giotto est un barbouilleur et le Sanzio et
le Buonarotti des littérateurs et non des peintres.

Oui, ils sont des poètes et c'est là ce qui leur donne une
si haute place. Pour eux la ligne et la couleur ne sont que
l'enveloppe de leur pensée. Mais la pensée, c'était bon dans
l'ancienne... école, ils ont changé tout cela. Une nouvelle ère
va s'ouvrir, celle de l'art _laïque_... et _obligatoirement sans
pensée_!


II

L'ART MYSTIQUE ET LA CRITIQUE CONTEMPORAINE

Après les actes, les phrases; après les œuvres, les commentaires.

Quand on n'a plus rien à dire, on ergote. La critique est la fin
d'une littérature; la théorie, la fin d'un art; et l'esthétique,
la fin de tous.

Tant qu'on peut créer, on a mieux à faire qu'à analyser les
chefs-d'œuvre: on en fait d'autres. Mais quand le cœur est bas,
l'esprit spirituel, l'âme niée, l'inspiration s'envole, le procédé
seul demeure, et l'anecdote, le genre et la nature morte règnent.

Le premier mot de l'art est toujours un acte de foi.

A Égine comme à Memphis, à Byzance comme à Sienne, à Florence
comme à Bruges. Le dernier mot est un blasphème; que le sectaire
Kranach joue avec le chapeau du cardinal, Tiepolo avec le nimbe du
saint, ou Courbet avec la soutane du prêtre.

Quand, au lieu d'être un enthousiasme, l'art fait le portrait des
maisons avec Canaletto, celui des tulipes avec Van Huysum, qu'il
copie le crépi des vieux murs avec M. Manet, les halles avec M.
Carrier Belleuse,--il a cessé d'être.

Alors les théoriciens s'avancent. Longin fit son traité du sublime
quand il n'y eut plus d'éloquence grecque, et M. Chevreul apporte
son traité des couleurs sur le tombeau de la peinture française.

Des chaires s'élèvent, où l'on explique pourquoi Léonard est
l'intelligence, Titien la couleur, Rubens la santé, Raphaël
l'harmonie, Holbein la physiognomonie, Corrège la grâce, Van Dyck
la distinction, Gérard Dow le calme, et Delacroix la fièvre. On
date chaque tableau, on pèse chaque génie. On cherche combien
il rentre de Verrochio dans Léonard, et combien de Léonard dans
Corrège; ce que Raphaël a pris au Pérugin et au Frate, et ce que
Jules Romain et Garofalo doivent à Raphaël; ce qui est à Otto
Venius dans Rubens, à Ghirlandajo dans Michel-Ange et à Lastman
et Pinas dans Rembrandt. Vasari, Lanzi, tous les historiens
sont compulsés, les archives fouillées, et les monographies
s'entassent. A côté des érudits bardés de documents, arrivent les
esthéticiens. Ce sont des romanciers qui n'écrivent pas de romans,
des poètes qui ne font pas de vers; ils mettent le roman dans la
vie de l'artiste, et la poésie dans son œuvre. Ils l'enguirlandent
de tout le lyrisme qui est en eux. Sous leur plume, la composition
devient une ode, la couleur une symphonie, la ligne une pensée;
ils font un poème en prose sur la _Dispute du Saint-Sacrement_,
la _Vierge de Saint-Sixte_ ou la _Châsse de Sainte-Ursule_. Ce
sont des variations enthousiastes sur un thème immortel, et ils
ajoutent leur âme à celle du peintre, doublant ainsi le prisme qui
idéalise l'œuvre.

Aujourd'hui, les critiques d'art sont les vrais peintres. MM.
Charles Blanc et Georges Lafenestre donnent la sensation du
tableau bien autrement que les copies de l'École des Beaux-Arts et
les portraits qu'ils font des maîtres sont mieux peints que ceux
de MM. Dubois et Jalabert.

Bénévole à tous, la critique contemporaine n'a qu'une crainte,
celle d'être exclusive ou partiale, et qu'une prétention, celle
de tout comprendre, comme pour excuser l'époque de ne plus rien
produire. Des diableries de Callot et de Goya à l'académisme des
Carrache, de l'ivrogne de Steen à la _Vision d'Ézéchiel_, de la
_Kermesse_ à l'_Apothéose d'Homère_, de Raphaël à Diaz et de
Landseer à Chenavard, elle admet tout, sans parti pris ni préjugé,
témoignant du plus large éclectisme. Cette compréhension de toutes
les écoles s'arrête toutefois devant celles de Sienne et d'Ombrie,
cette intelligence de tous les maîtres ne s'étend pas à ceux du
quatorzième siècle, moins encore au _trecentisti_. Avant Masaccio,
l'art italien est un problème qu'elle ne peut résoudre et qui la
dépayse, en dépit de ses efforts.

Même dans cette école vénitienne dont le paganisme flatte ses
sens (car la critique d'aujourd'hui est sensuelle comme elle
est libre-penseuse), il y a des maîtres qui la gênent: ce sont
les Vivarini de Murano, Cima da Conegliano, Basaïti, Carpaccio,
Mansuetti, Catena. Lorsqu'elle rencontre Duccio, Ambroise et
Pierre di Lorenzo, Simone Memmi, elle qui prétend tout comprendre,
ne comprend plus. Giotto lui paraît avoir amélioré le dessin, créé
l'ordonnance, et c'est tout. Les Gaddi et Jean de Melano parlent
un langage qui lui est inconnu. Orcagna seul, grâce à son humour
shakespearienne, lui saute aux yeux.

Documentaires et esthéticiens s'arrêtent incompétents, parce
qu'ils ne considèrent l'art que comme la reproduction de ce qui
est. Ils pensent tout bas ce que Courbet disait tout haut, devant
la _Cuisine des anges_ de Murillo. «Il a peint des anges celui-là,
mais où les a-t-il vus? moi, je ne peins que ce que je vois.» Eux
aussi ne voient que le visible, comment comprendraient-ils les
maîtres ombriens qui n'ont peint que l'invisible?

Placés au point de vue matérialiste, ils ne veulent pas
reconnaître que les premières pierres qu'on ait disposées avec
soin étaient celles d'un temple, et que les premiers coups de
pinceau ont été le balbutiement de la main de l'homme vers Dieu.
Élevés dans le paganisme universitaire, ils n'aiment et ne sentent
que l'art païen, qui est parfait, mais tout en dehors, sans
pensée, sans profondeur, tout de surface, et ils appliquent le
même critérium à l'art chrétien. Ils restent confondus devant une
prédelle de Sano di Pietro, où, malgré la perspective étrange, le
dessin maladroit, il y a de la poésie sous l'ignorance même et du
sublime dans l'incorrection enfantine.

Chenavard, le premier esthéticien de France, a dit, à propos de
Léonard, un mot qui est toute l'esthétique parce qu'il établit
la hiérarchie des conceptions: Sa grandeur est tout entière dans
l'idéal conçu et non pas dans l'idéal exprimé, quelque beau qu'il
soit.

D'après ce principe, Weenix, le peintre des dessertes, Kalf, celui
des casseroles, Hondekoëter, celui des poules, quoique parfaits en
leurs genres, sont inférieurs par leur genre au moindre peintre
lyrique, parce que l'idéal d'un melon, l'idéal d'un poêlon,
l'idéal d'une pintade, sont au-dessous de l'idéal qu'implique la
représentation d'un homme, surtout lorsqu'il s'appelle Colomb,
Newton, Leibnitz, Mesmer ou Hahneman.

En conséquence, Fra Angelico peignant le paradis, Orcagna, l'enfer
et le jugement dernier, Lorenzo, Monaco ou Bicci l'extase,
sont supérieurs à Véronèse qui peint des festins, Rubens, des
allégories, Titien, des bacchanales, parce que ces derniers nous
donnent des choses concrètes, ayant matériellement existé et dont
nous retrouvons les équivalents et les semblables dans la vie;
tandis que les premiers ne sortent pas de l'abstrait, et que leur
pinceau réalise des scènes qui n'ont pas de réalité, que nul n'a
vues et que l'esprit ascétique peut seul concevoir.

Donc, Giotto, Buffalmaco, Lorenzo, Costa, Paris Alfani peignant
Jésus-Christ ou la Vierge, sont supérieurs à Franz Hals, Antonio
Morio, Velasquez, Titien, parce qu'un bourgmestre, un grand
d'Espagne, une infante, une courtisane, impliquent un idéal très
médiocre en raison de celui que nécessite la représentation de
Dieu.

Donc, quelle que soit la pauvreté de l'exécution, les peintres
mystiques sont les plus grands des peintres, parce que _tout idéal
est en deçà de l'idéal mystique_.

Le mysticisme, phénomène moral qui spiritualise l'homme au plus
haut point, le fait planer bien au-dessus de la matière et du réel
et le fibule à Dieu. La manifestation de cet état de l'âme est
l'extase. Et les peintres mystiques sont des extatiques qui ont
peint.

Vital ne put jamais se résoudre à figurer le Christ en croix,
tellement la seule pensée des douleurs du Calvaire le faisait
sanglotter; et Lippo Dalmasio, le peintre de la Vierge, tant
admiré par Guido Reni, ne prenait jamais ses pinceaux sans avoir
jeûné la veille et communié le matin. Et maintenant, étonnez-vous
qu'il n'y ait plus de peinture religieuse en France, quand c'est
M. Bouguereau qui fabrique le plus de tableaux d'église.

Celui qui ne tient pas sainte Thérèse pour le plus grand poète
d'Espagne, bien au-dessus de Lope et de Caldéron, qui n'a jamais
fait d'oraison mentale ou égrené un rosaire, celui-là, fût-il un
critique d'art égal à Cavascacelle, peut passer outre, devant
Simone Memmi; une bonne femme qui croit bonnement en sait plus que
lui.

Lorsqu'on entre au Louvre, dans la petite salle des primitifs,
toujours déserte, on éprouve un sentiment pénible à voir ces
œuvres de prière, où le savant ne reconnaît qu'un document,
laisser indifférents et distraits ceux qui passent, car bien peu
s'arrêtent. C'est que la place de ces tryptiques, de ces ancônes,
est dans les chapelles, où ils ont fait naître tant d'élans de
piété, où ils ont entendu tant d'oraisons et vu plier tant de
genoux. Un sentiment plus pénible encore, c'est de voir les
catholiques ignorer et laisser dans l'ombre ces artistes qui sont
des saints, et ces œuvres qui sont des hymnes.

N'est-il pas honteux que ce soit de la protestante Allemagne
que nous viennent les seules images de piété qui puissent être
regardées? Il serait si simple à M. Bouasse-Lebel de faire
reproduire les merveilles d'art et de foi qui illustrent les
rétables d'Italie, de Sienne, d'Assises, et les miniatures
adorables du bréviaire Grimani, au lieu de ces affreuses
lithographies dont le monde religieux s'infeste. Je souhaiterais
que ces lignes, trop brèves pour effleurer même un tel sujet,
donnassent à quelqu'un l'idée d'étudier pour les aimer, les
reproduire et les répandre, ces fleurs mystiques, les plus
gracieuses de l'inspiration catholique.

Voyez, lecteurs chrétiens, ces peintres qui ne savent pas peindre,
qui tiennent gauchement un pinceau trempé dans de mauvaises
couleurs. Regardez, ils barbouillent comme des enfants. Pourquoi
ce crucifiement, presque risible, vous fait-il pleurer? Parce que,
en attachant à la croix ce Dieu aux membres grêles, c'étaient
leurs larmes qui délayaient leurs couleurs, et que les saintes
émotions de leurs âmes se sont incorporées à la pâte du vélin et
au grain du panneau. Ce qu'ils ignoraient, quatre mille peintres
le savent aujourd'hui, à Paris. Ce qu'ils savaient nul ne le sait
plus.

Faire un chef-d'œuvre de poésie sans la prosodie, est-ce possible?
Eh bien! les mystiques ont fait des chefs-d'œuvre de peinture sans
couleur et sans dessin, parce qu'ils _croyaient_.

On nie les miracles, mais, dans l'ordre esthétique, peut-on
admirer un miracle plus grand que celui-ci: une œuvre d'art qui
coudoie Raphaël, et qui, techniquement, est au-dessous d'une image
d'Épinal.



LE SALON DE 1882


CHENAVARD. Ce nom est le premier à écrire quand on traite d'art
contemporain. C'est celui d'un grand méconnu, d'un inconnu
presque. Les initiés seuls lui rendent un culte enthousiaste. Ses
tableaux de chevalet sont aussi rares que ceux de Michel-Ange: un
à Montpellier, un autre au Luxembourg; c'est tout. Qu'on n'aille
pas croire à une paresse de Sébastien del Piombo; avant de se
retirer dans la contemplation sereine de l'art, il a prouvé sa
force, il a fait une œuvre, et immortelle, les dix-huit cartons
décoratifs destinés au Panthéon, les plus grandes pages de
philosophie historique qui aient été écrites. De Westminster
français, devenu Sainte-Geneviève, le Panthéon ne pouvait plus
admettre l'_Escalier de Voltaire_; _Luther à Wittemberg_;
_Mirabeau répondant à Dreux Brézé_. Mais il fallait conserver
le carton du fond, _Jésus-Christ prêchant sur la montagne_;
_Bethléem_; _les Catacombes_ et _le Pape Léon arrêtant Attila_.
A la place de ces chefs-d'œuvre qui sont au musée de Lyon,
on a marouflé les vignettes enluminées de M. Cabanel, et les
médiocrités de M. Joseph Blanc.

Quand Delacroix mourut, Chenavard sentit le devoir de pousser
un grand cri d'idéal, et le Salon de 1869 vit la _Divine
tragédie_. Dans une toile immense, tous les dieux de tous les
olympes, éperdus, tombent au néant, tandis que sur sa croix
sainte, Notre-Seigneur Jésus-Christ triomphe éternellement. Cette
conception michelangesque, montrant le christianisme vainqueur
de toutes les théogonies qui l'ont précédé, est dessinée selon
Corrège, et peinte comme un camaïeu, de la couleur immatérielle,
qui seule convient à la peinture de pensée. Une telle œuvre suffit
à nimber un peintre. Cependant, on ne songea pas à donner un mur
à ce peintre philosophe et poète. Il rentra dans son hypogée
intellectuel, dont il n'est plus sorti depuis.

De l'autre côté du Rhin on a élevé une statue à un peintre
d'un génie semblable au sien, mais non pas son égal, Pierre de
Cornélius. L'Allemagne entière le porte aux nues, et nous qu'on
accuse de chauvinisme, nous ignorons, ou à peu près, un artiste
supérieur à toute l'école de Dusseldorff.

J'ai voulu, avant que d'entrer au Salon, saluer le doyen de
nos maîtres et de nos critiques, car Chenavard est le premier
esthéticien du monde, et depuis quarante ans, la critique d'art se
fait en France avec les miettes de sa conversation.

J'ai voulu rendre un hommage de grande admiration à ce génie qui
n'a pu ni remplir son mérite, ni donner sa mesure, mais dont le
nom vivra toujours d'une immortalité restreinte au petit nombre
des enthousiastes, mais, par là même, sûre, constante, stellaire.

PUVIS DE CHAVANNES triomphe. Sa gloire commence enfin, et la
médaille du Salon qui lui sera décernée d'une commune voix
sanctionnera d'une façon officielle le titre de grand maître que
lui ont donné depuis longtemps tous ceux qui savent l'art et qui
l'aiment. Cependant, il s'en faut qu'il soit universellement
accepté. Ces jours derniers, on a osé écrire: qu'il peignait à la
toise, escamotant les difficultés, et qu'il n'était en somme que
le _Grévin de la peinture allégorique_. Mais qu'importent les cris
des Thersites? Je n'ai que le regret d'être venu trop tard pour
avoir quelque mérite à admirer ce grand artiste, ce vrai poète;
j'aurais voulu le saluer maître à son premier tableau. C'est à
mon retour d'Italie, les yeux encore éblouis par les fresques les
plus admirables du monde, que je vis au Palais de Longchamp ces
deux pages d'un art si personnel, qu'on lui cherche vainement une
filiation antérieure; _Massilia, colonie grecque_ et _Marseille
porte de l'Orient_. Les terribles comparaisons que suscitaient
mes souvenirs de la veille n'ôtaient rien à ces fresques si
dissemblables de toutes les autres. Et chaque fois que j'ai pu
contempler une œuvre nouvelle, mon admiration s'est accrue,
surtout à Poitiers, devant son _Karle Martel vainqueur_ et _Sainte
Radegonde donnant asile aux poètes_. Puvis de Chavannes a eu
besoin d'une grande conviction pour persévérer dans sa voie. Son
_Enfant prodigue_ déconcerta même ses amis, et à peine osa-t-on
défendre le _Pauvre pêcheur_ de l'an dernier, un chef-d'œuvre
d'impression vraie et d'intense sentiment. Ses cheveux durs en
désordre, le regard fixe, les bras mornement croisés, le _Pauvre
pêcheur_, droit dans son bachot, considère son filet vide. Sur
la lande sauvage, son jeune enfant dort, et sa femme, maigre et
agenouillée, cueille des genêts. Au loin, l'eau calme et grise
s'étend. Quoi qu'en aient dit les gens d'esprit, il n'est pas de
tableau qui donne plus l'impression de la misère d'en bas, de la
misère absolue.

Cette année, l'envoi du maître est tout à fait de premier ordre.
_Pro patria ludus_ est le pendant de l'_Ave picardia nutrix_ du
musée d'Amiens. Dans un calme et robuste paysage aux lointains
fuyants, de jeunes hommes s'exercent à lancer la javeline sous
l'œil fier et attendri des mères et des fiancées. De belles jeunes
filles interrompent les soins domestiques pour jouer avec des
enfants et écouter un vieillard qui tient une flûte. Cela est
simple et grandiose comme le poème de la vie patriarcale aux temps
héroïques. _Doux pays_, qui appartient à M. Bonnat, est aussi
un poème, celui du bonheur antique. De jeunes femmes cueillent
des fruits; d'autres, couchées sous des arbres, regardent les
bateaux de pêche de leurs époux sillonner une mer bleue et calme.
Théocrite n'a pas écrit, Anacréon n'a pas chanté un plus beau rêve
de félicité rustique. Comme Chenavard, avec qui il a plus d'un
rapport, Puvis de Chavannes est un poète; mais, tandis que le
maître lyonnais se complaît dans une poésie d'idées qui dépasse la
peinture et exige la forme littéraire qui est la forme suprême,
Puvis, poète de sentiments simples, s'exprime en fresque mieux
même qu'en écrivant.

Au reste, il a créé son dessin, sa couleur, tout son procédé, ce
qui est la marque géniale la plus indéniable. Celui qui trouve,
quel que soit son art, tout un ensemble de moyens expressifs
personnels, celui-ci est toujours un maître; et à première vue,
ne reconnaît-on pas toujours du Chavannes, sans pouvoir jamais
le confondre avec qui que ce soit? Les deux dessins qu'il fit
sur le rempart, en montant sa garde pendant le siège de Paris,
ne sont-ils pas d'une originalité aussi absolue que ses grandes
œuvres.

Ce qu'il peint n'a ni lieu ni date; c'est de partout et de
toujours: une abstraction de primitif, un rêve poétique d'esprit
simple, une ode de l'éternel humain; et cela rendu par les
formes réelles et typiques dans une harmonie sereine et naïve:
l'été, l'automne, la paix, la guerre, le repos. Sa composition
est toujours d'un bonheur, d'un goût et surtout d'une aisance à
servir de modèle à tous les maîtres contemporains. Je ne crois
pas que dans toute son œuvre on puisse déplacer heureusement un
seul personnage, et l'on n'imagine pas une ordonnance autre que
la sienne. Au contraire des peintres idéalistes qui procèdent par
une épuration de la ligne, la ramenant à un canon plastique, la
sienne est réelle, _générale_, presque ordinaire. Un trait brun,
épais et ressenti, chatironne le profil de ses figures dans un
contour enveloppant, accusé comme celui des peintres orfèvres; le
reste est plutôt indiqué qu'exécuté par un modelé très fin, et
dégradé insensiblement. Le point perspectif est toujours pris de
loin et surtout de très haut. Comme éclairage, la pleine lumière
constante, une réverbération de jour blanc et point d'ombres. Le
clair-obscur, cet artifice si exploité, même par les plus grands,
il le dédaigne et l'ignore.--Il faut avoir passé beaucoup d'heures
au Campo Santo de Pise pour comprendre ce qu'il y a de surprenant
dans ce maître d'un temps décadent qui a retrouvé la naïveté et la
simplesse sublime des primitifs. Si l'on pouvait accoter un Puvis
aux _Vendanges_ de Benozzo Gozzoli, par exemple, on découvrirait
non seulement leur parenté, mais que c'est Puvis qui semble, des
deux, le primitif. Arrivons au grand blâme. Puvis n'a pas de
couleur. Mais le coloris consiste-t-il en beaucoup de couleur ou
en telles couleurs? Faut-il empâter et presser beaucoup de vessies
bleu de prusse et vermillon? La couleur de _Charles Ier_
est-elle inférieure à celle des _Noces de Cana_?--Non, la couleur
n'étant qu'une vibration de la lumière, qui n'est elle-même qu'un
rayon calorique, le coloriste est celui qui a de la lumière et
de la chaleur au bout de son pinceau. Aussi, au Panthéon, la
_Vocation de Sainte-Geneviève_ est-elle éteinte par les chromos
de M. Cabanel, et au Salon, _Doux pays_ n'éteint-il pas tous les
coloris violents et saturés d'alentour. Sur sa palette, il n'y a
que des tons neutres, rien que des gris: gris blancs, gris bleus,
gris verts. Avec des tons froids et des non-couleurs, obtenir
l'effet le plus chaud et le plus lumineux, c'est là, ce semble,
la manifestation d'un grand coloriste. Ce qui est sans conteste,
c'est le caractère décoratif et monumental de ces fresques qui,
semblables à des tapisseries, font corps avec les murs qu'elles
décorent, y mettant une vision idéale plutôt qu'une peinture.
Je ne voudrais au Panthéon que du Chenavard, du Puvis et du G.
Moreau. L'Hôtel de Ville va être fini, eh bien! qu'on le livre
à Puvis et à G. Moreau, en réservant deux salles, l'une à Paul
Baudry, l'autre à Hébert.

HÉBERT aussi est un poète, d'un esprit chercheur, d'une intention
complexe, d'une suprême élégance. Le premier, il a ouvert cette
voie du sentiment moderne raffiné, où Gustave Moreau a noblement
marché. _La Malaria_, cette page poignante de mélancolie, a eu
beaucoup d'influence sur l'école française. On dit encore l'art
_malariesque_. Ses toppatelles sont les muses de l'Italie. Ses
Ophélies dignes de Shakespeare, à l'art religieux il a donné
une Vierge si célèbre, qu'on l'appelle la _Vierge d'Hébert_.
Longtemps directeur de l'école de Rome, il a fait d'excellents
élèves. Ce n'est pas à lui qu'on pourrait faire les chicanes que
l'on fait à Puvis de Chavannes, il a pris à cette Italie, où il a
vécu dans le commerce des chefs-d'œuvre, son procédé magistral et
impeccable. Dans l'ambre de la couleur transalpine il a enchâssé
la larme idéale des _Mignons_. L'an dernier, sa _Sainte Agnès_
semblait une page de cette série où Zurbaran a peint les infantes
du martyrologe, la grandesse du paradis. Mais aussi mystique dans
la pensée, Hébert est loin d'avoir le pinceau brutal. Sur un fond
d'or mat, tenant de sa main fluette un lys, la sainte svelte et
blanche en est un elle-même. Un long voile gris blanc met la
chasteté de ses plis délicats autour de la sainte, dont le corps,
par un adorable sentiment de pureté, est à peine peint, sans
modelé, tandis que la tête aux grands yeux pleins de foi et les
mains pures sont accusées et vivantes.

Cette année, le maître expose _Warum_ (Pourquoi)? Une jeune fille,
qui semble une sainte Cécile rêveuse, joue mollement d'une harpe
verte qui s'harmonise avec un fond de tenture émeraude. Les cordes
vibrantes mettent une ombre remuée, un voile d'harmonie sur son
visage de Muse inspirée. C'est là une admirable page de poésie et
de couleur: les mains sont des merveilles de rendu aristocratique.
Mais, l'incomparable chef-d'œuvre d'Hébert est dans la salle des
arts décoratifs. C'est le carton de la coupole du Panthéon qui
doit être exécutée en mosaïque. Sur le fond or du Bas-Empire,
Jésus-Christ, majestueux et divinement impassible, montre les
destinées de la France à Jeanne d'Arc agenouillée que la Vierge
Marie présente à son fils, tandis que sainte Geneviève se
prosterne, appuyée d'une main sur sa houlette, de l'autre tenant
contre sa poitrine la nef de Lutèce. Je ne connais pas d'effort
archaïque plus heureux, et n'était la perfection des lignes et des
teintes, ce chef-d'œuvre de pur byzantin semblerait même à San
Marco de Venise une mosaïque du quatorzième siècle.

BAUDRY expose une esquisse, _la Vérité_, qui sera un digne
pendant à la belle _Fortune_ du Luxembourg. Ce maître peintre,
qui a fait à Venise les plus brillantes études, sous Véronèse,
plein d'originalité et de saveur, est un décorateur de théâtre
seulement. Seul il pouvait faire le foyer de l'Opéra, mais il
serait incapable de fresquer une église. Sa _Glorification de
la loi_ de l'an dernier manquait de tenue et de dignité. Ses
colorations toujours heureuses sont brillantes et douces à la
fois. Il compose ses gammes et ses valeurs d'après les tapis de
l'Orient.

DORÉ, illustrateur, sculpteur et peintre, présente deux paysages
alpestres d'une belle impression, mais faits de souvenir. Il est
peut-être la plus belle imagination du crayon. De Don Quichotte
à Dante, de Rabelais à Balzac, son dessin a commenté tous les
chefs-d'œuvre de l'esprit humain. L'illustrateur a toujours suivi
le poète d'un dessin inégal. Cependant, c'est presque du génie
d'avoir pu transposer en art la plus haute littérature.

CAROLUS DURAN, un peintre de cour. Il met de la noblesse dans
le luxe, et son pinceau brillant donne grand air à tout, même à
l'accessoire qu'il sait faire très significatif. Mais qu'il peigne
des grandes dames et des _futurs doges_, et qu'il ne touche pas à
la peinture religieuse. Son _Ensevelissement_, c'est du Vénitien
de Bologne. Il n'y a pas même d'émotion dans ses têtes sans accent
mystique, et la vibrance de l'exécution jure avec un si douloureux
sujet.

BONNAT veut faire un pendant au Panthéon en médailles de David
d'Angers. Après MM. Thiers, de Lesseps, Hugo, Cogniet, voici
Puvis de Chavannes, peut-être le moins mauvais de ses portraits.
Il manque de style et abuse des noirs, il rappelle souvent la
mauvaise manière du Guide sous ce rapport. Les fonds sans air
poussent les têtes en avant. Son éclairage est d'un funèbre
glacial. Qu'il emploie du bitume au lieu de noir d'ivoire pour ses
ombres, c'est bien simple.

HENNER, élève de Giorgion comme Courbet. Seulement, il a transposé
en ivoire ce que Barberilli écrivait en or. Sa trouvaille, c'est
une pâte de camélias blancs dans laquelle il modèle des nus sur
des fonds bleu-marine. Celui-là sait l'emploi du bitume et exécute
tout son modelé dans les dessous. Son _Joseph Barra_, qu'on
pourrait prendre pour un Abel ou un Narcisse, n'était la baguette
noire qu'il tient dans sa main crispée, est peint mêmement que ses
_sources_ et son ridicule _Saint Jérôme_ de l'an passé. Ce n'est
qu'un peintre, mais d'une saveur exquise dans son procédé _ne
varietur_.

LEFEBVRE. Ses Italiennes semblent des miss d'Ossian à côté des
signoras vivantes d'Hébert. Il compose mal. C'est le peintre d'une
seule figure. Sa _Fiammetta_ du dernier Salon visait au caractère
et l'atteignait. La _Fiancée_ de celui-ci est une chose très
distinguée, trop distinguée, mais excellente en soi, et à opposer
au débordement des vulgarités.

JACQUET, dont les démêlés avec Dumas fils ont fait tant de bruit,
expose une _France glorieuse_. Par le temps de république qui
court, on s'attend à une virago gesticulante. Point. La France
glorieuse, c'est l'aristocratie française pleurée par Musset. Sa
force est dans sa race. Elle a une belle allure avec son casque
empanaché, et sous son égide palladienne circule le sang d'azur
des modèles de Van Dyck. On dirait d'une allégorie du règne de
Louis XIV avec plus de grâce moderne.

LEROUX quitte Herculanum pour Pompéi; le peintre charmant des
Vestales nous montre de _jeunes Grecs pêchant_ à la ligne. C'est
d'une archéologie suffisante et d'un charme frêle.

DUEZ, un chercheur qui avait trouvé, qui a cherché encore et qui
s'est perdu. Son _Tryptique de saint Cuthbert_ (au Luxembourg)
était un heureux retour à l'art sévère, et cette page religieuse
promettait beaucoup mieux que cette _Soirée bourgeoise_ qu'il nous
présente. Il y a effet de lumière, dit-on. J'aime mieux Honthorst
et Scalken.

LAURENS peint comme un sourd. Il est solide, vivant, mais
vulgaire, un hoplite de l'art. Ses fresques du Panthéon ne
sont pas du Carravage, et comme pensée... Ferdinand Fabre, son
conseiller littéraire, a une lourde tâche. Le _Maximilien_ du
Salon, c'est du bon gros drame et de la bonne grosse peinture. En
somme, un paysan du Danube, peintre, mais nullement artiste.

M. BOUGUEREAU, l'affadissement du sel, le fabricant de la peinture
religieuse qui ferait trouver Carlo Dolci viril et Sasso Ferrato
austère. Sans préjugé, d'une main il prend la patère et fait une
libation aurorale à la Vénus d'Amathonte; de l'autre, il balance,
aux pieds de la Vierge, l'encensoir du diacre. Il s'agenouille
également dans la cella romaine, et dans la basilique chrétienne,
trouvant un chemin facile pour aller du Cithéron aux Catacombes.
Son _Crépuscule_ en gaze bleu criard est digne de ses clients, les
marchands de porc salé de New-York. Le malheur est qu'il infeste
de ses toiles nulles toutes les chapelles de la chrétienté.

M. CABANEL est un bon portraitiste, et c'est tout. Sa _Scène de
Shakespeare_ de l'an dernier était du Ducis et sa _Patricienne_
d'aujourd'hui est du ressort des keepsakes.

M. YVON a fait un effort louable dans sa _Légende chrétienne_;
mais ces quatre zones bondées de petits personnages ne sont pas
d'une invention heureuse. En gravure toutefois, cela ira peut-être.

M. RIBOT est artiste puissant, descendant de Ribera, mais le plus
souvent c'est du Spada qu'il nous donne, sans pouvoir se défaire
de ses fonds noirs durs et sans air qui ne produisent pas l'effet
de relief cherché.

M. MAIGNAN avec un adorable sujet a fait une toile absurde. Les
anges qui viennent achever une fresque pendant le _sommeil_ de
_Fra Angelico_ ne sont pas même des demoiselles de bonne compagnie.

M. CHAPLIN, qu'on ne voyait plus au Salon, y revient avec deux
portraits de fantaisie. Cet artiste a été le Boucher du second
Empire. M. Van Beers continue Stevens d'une façon un peu trop
parfaite, si ce mot peut s'appliquer aux sujets tout mesquins
qu'il traite. Nous avons cherché vainement un _Gustave Moreau_.

Nous sommes allé droit aux maîtres et aux noms connus. Aujourd'hui
nous voudrions bien avoir quelque génie naissant à proclamer; mais
c'est vainement que nous avons interrogé les trois mille tableaux
exposés. On rencontre beaucoup de peintres sachant leur métier; un
niveau excellent mais un niveau.

La peinture religieuse est de la plus grande médiocrité. Elle
demande une élévation de pensée et une culture que les peintres
de nos jours n'ont pas. Le public religieux lui-même manque de
goût, accueillant M. Bouguereau après M. Signol.--_L'Apothéose de
saint Hugues_, de M. Sublet, est une bonne étoile, précisément
à cause des réminiscences des maîtres qui y sont nombreuses.
La composition pyramidale comprise à l'italienne, l'expression
extatique du saint prise à l'Espagne, permettent, malgré les anges
mondains, de placer cette toile dans une église.--Je n'en dirai
pas autant de _l'Annonciation_ de M. Monchablon qui est aussi mal
composée que banalement exécutée. _Le Christ à colonne_ de M.
Ferrier, qui subit l'influence de M. Munckasy, est mal ordonné,
d'un éclairage de Bologne, d'un effet dramatique nul. M. Crauk,
dont l'_Invocation à la Vierge_ n'est pas sans valeur, expose une
excellente composition: _Saint François de Sales présentant saint
Vincent de Paul aux religieuses de son ordre et le leur donnant
pour supérieur_. La _Madeleine_ de M. Muller est bien repentante
et il y a de l'onction dans _la Mort du moine_ de M. Luzeau. M.
Sautai mérite une mention. Son _Fra Angelico_ faisant le portrait
du prieur a beaucoup de style. M. Séon a habillé sa _Vierge_ tout
en cobalt avec fond de même: cela est absurde. Le même artiste
avait exposé l'an dernier deux allégories dans le goût de Puvis
qui faisaient augurer mieux. _Le Christ appelant à lui les petits
enfants_ de M. Perrondeau et _la Mort de la Vierge_ de M. Robiquet
sont d'estimables choses. Pourquoi M. Gaillard dans son _Portrait
de Léon XIII_ a-t-il prodigué un fond de trône, une échappée de
rue sur Saint-Pierre, toute une mise en scène inutile? Le _Léon
X_ et le _Jules II_ de Raphaël sont plus simples, et le grand
génie diplomate et thomiste qui occupe le trône de Pierre doit
être représenté simplement. La royauté spirituelle est écrite dans
son admirable tête de patricien apôtre, sans qu'il soit besoin de
décor théâtral autour de lui.

La peinture dite d'histoire qui a produit Delaroche et
l'inqualifiable galerie de Versailles, ne présente rien qui soit
bien au-dessus de l'anecdote ou de la vignette de librairie.
Le _Prométhée_, de M. Maillart, ferait un triste frontispice à
la tétralogie d'Eschyle, et je me demande dans quel infortuné
musée de province _le Vauban_ de M. Albert Fleury ira échouer?
Le _Combat des Centaures et des Lapithes_, de M. Hubner,
quoique confus et mal peint, a une vague allure de Mantegna. M.
Rochegrosse, connu seulement comme agréable vignettiste de _la Vie
moderne_, s'annonce bien par son _Vitellius traîné dans les rues
de Rome_. L'_Alexandre à Persépolis_, de M. Hincley, est vulgaire
d'attitude. M. Krug n'a su donner aucun caractère pathétique à sa
_Symphorose et ses sept fils refusant d'abjurer devant Adrien_.
Je regrette d'avoir oublié le nom du peintre de _Forti Dulcedo_:
Samson contemple le squelette de Goliath; des abeilles ont fait
leur ruche dans le crâne. Comme conception et comme style cela
sort tout à fait de l'ordinaire.--Cela correspondrait-il à un
mouvement dans les esprits? A part la _France glorieuse_ de
Jacquet et sans compter le _Massacre des otages_, excellente toile
de M. Motte, il y a un nombre tout à fait surprenant de scènes
de chouanneries où les bleus jouent le vrai rôle: le vilain. La
Révolution a fourni cette année le sujet de deux cents toiles;
tant pis pour les peintres, mais tant mieux pour l'enseignement
laïque et obligatoire. Les héros rouges n'ont qu'à être
représentés pour inspirer aux faibles de l'horreur, aux autres, du
dédain.

L'allégorie n'est pas brillante cette année, sauf peut-être
_l'Indolence_ de M. Armand Gauthier. M. Lira représente _le
Remords_ par un homme aplati contre une falaise et vu de bas.
_L'Art_ de M. Bourgeois est bien décadent, M. Dubuffe fils est
un mondain comme son père. Sa _Muse sacrée_ est profane et sa
_Musique profane_ est carybantesque. Sainte Cécile semble jouer
du Chopin et les anges qui écoutent sortent du cours de M. Caro.
La Parabole du _Mauvais riche_, de M. Zier, est une mise en scène
Renaissance bien comprise, mais peinte dans une tonalité qu'on
voudrait plus chaude.

De M. Jules Didier et de M. Baudoin d'interminables frises
agricoles qui semblent les travaux des mois, illustration obligée
de tout calendrier. M. Gervex, comme les précédents, se figure
faire de l'art décoratif avec ses _Débardeurs de la Villette
déchargeant des bateaux de charbon_. L'année dernière il avait
exposé le _Mariage civil_, quelque chose comme ces toiles de foire
qui représentent les spectateurs d'un musée de cire.

La peinture militaire est un genre patriotique non esthétique.
M. Protais fait le militaire sentimental. L'an dernier il
exposait une image d'Épinal, cette année-ci, c'est une vignette
de _l'Illustration_. M. Berne Bellacour est dans le même cas.
M. Detaille se repose cette année, après sa détestable toilasse
du Salon précédent. Ces deux artistes ont du talent, que ne
changent-ils de sujets?

Nous sommes loin de cette floraison du paysage de 1830, qui
conquit à l'école française l'égalité avec celle de Hollande. Plus
de grands maîtres comme Millet, Diaz, Rousseau; mais toutefois
d'excellents paysagistes en nombre: Rapin, Appian, Dardoize,
Grandsire, Masure, Japy, Busson, Curzon, Bellel, Beauverie,
Bernier... A leur tête, M. Jules Breton, le poète peintre,
qui a élevé le paysage jusqu'à la peinture monumentale, par
l'interprétation naïve et grandiose de la Bretagne, cette terre
de Dieu et du roi. Son tableau de cette année: _Le soir dans les
hameaux du Finistère_, est une page de haute poésie, de grand
sentiment. Harpignies envoie deux bonnes toiles. Il peint en
style coupé, découpé même. Son faire est trop net, le galbe de la
feuille est aussi précisé que celui du tronc. Il y a du heurt et
de l'imprévu dans sa touche, son paysage est choisi, composé; et
les lignes s'en continuent à l'œil, hors du cadre.

_En automne_, de M. Hanoteau, éclairé très habilement et modelé
par masse avec des jours heureux. M. Julien Dupré cherche le
style, c'est le plus caractérisé des rustiques. _Au pâturage_ est
d'un animalier presque égal à Troyon, et rival de Van Marke, qui
expose deux _Vaches suisses_.

Le _Rittrato Muliebre_, comme disent les catalogues italiens, est
très cultivé, étant ce qui rapporte le plus. Beaucoup d'excellents
_rittrati_, du reste, un de M. Hébert, un chef-d'œuvre; un
autre du grand sculpteur Paul Dubois; puis d'Henner, avec fond
bleu-marine. M. Debat-Ponson expose M. de Cassagnac et M. Émile
Lévy, Barbey d'Aurevilly, un penseur qui semble un condotierri. Je
ne dirai rien de M. Sain, le peintre favori des femmes sérieuses.
On pourrait faire un chapitre sous cette rubrique; ce qu'il y a
toujours au Salon: marines de Vernier, de Lansyer, cancalaises
de Feyen-Perrin, gaulois de Luminais, académies de Benner,
paysages persans de M. Laurens et crevettes de M. Bergeret. Il
est un groupe de chercheurs qui, sans viser au grand, trouvent
des effets délicats et nouveaux. Tel M. Buland; son _Jésus chez
Marthe et Marie_ n'est pas une œuvre mystique, mais cependant
exquise de recherches et bien supérieure au même sujet traité par
M. Leroy. On dirait d'un tableau japonais. Cela est peint dans un
ton crème d'une douceur exquise; les deux saintes ne sont que des
princesses de l'extrême Orient, mais charmantes avec leurs grands
yeux rêveurs; le Christ est doux et grave et une poésie calme et
suave sort de ce cadre, un des meilleurs de l'Exposition. Une mode
qui commence, c'est le dyptique; jeunesse et vieillesse, fortune
et misère, l'antithèse en peinture, enfin absurde. Le tryptique
lui-même est représenté par M. le comte de Nouy. Le premier volet
qui représente l'_Odyssée_ a le caractère antique, mais le panneau
central et l'_Illiade_ de l'autre sont du poncif.

Le tableau de genre triomphe. Banal, il plaît à tout le monde;
petit, il peut s'accrocher partout. Jusqu'ici il s'était borné
aux modestes formats, maintenant il affecte les grands cadres.
_La Salle des gardes_ de M. Charmont représente des tons de
tapisseries intéressants. _Le Cadet_ de M. Gustave Popelin a
beaucoup d'allure. M. Liebermann, dans sa _Récréation dans un
hospice_, a étonnamment rendu les traînées du soleil perçant
les arbres. Les _Truands_ de M. Richter sont d'une très grande
intensité pittoresque. L'_Espagnol en noir pinçant de la guitare_,
de M. Émile Montégut, est une peinture de grand mérite à mettre
en pendant avec l'_Espagnole en colère_, du sculpteur Falguière,
qui est excellent peintre parce que Ingres était violoniste.
_El jaleo_, de M. Sargent, un morceau de macabre espagnol à
ressusciter Goya. Malgré le genre familier de M. Kemmerer, il faut
louer son modelé d'une exquise et spirituelle précision.

Enfin, venons à ceux qui opèrent «l'évolution naturaliste». Ayant
M. Manet pour porte-drapeau, M. Manet est un peintre chinois,
ses tableaux sont des crépons français. Tout son caractère est
dans la persistance du local. Or la teinte plate nécessite la
suppression des demi-teintes et partant du modelé. N'est-ce pas
là de _la belle ouvrage_? Le ton local n'existe pas dans la
nature, parce que l'air fond les localités. On intitule cette
manière barbare l'école du plein air, et c'est l'école sans air,
puisqu'il faut regarder un tableau à vingt pas pour que l'air
ambiant lui crée une perspective aérienne artificielle. Cimabué
et les byzantins peignaient de la sorte, ainsi que les imagiers.
M. Manet et sa bande ne font donc que retomber à l'enfance du
procédé. M. Bastien Lepage a d'incontestables qualités de rendu,
mais une prédilection des tons glauques et terreux, et faute d'air
les plans ne sont pas marqués. Son _Bûcheron_, c'est de la vraie
nature, mais vue à travers le parti pris d'un pinceau faussé.
Dans le Salon carré s'étale le _14 Juillet_ de M. Roll, immense
toile représentant une cohue sur la place du Château-d'Eau, et
il faut bien l'avouer, cette grande vulgarité vaux mieux même
artistiquement que _l'Impératrice Eudoxie_ de M. Vencker qui est
en face. Quant aux peintres de bodegones, de tableaux de salle à
manger, leur genre est trop inférieur pour qu'on s'en occupe ici.

Et maintenant, s'il nous faut conclure, nous dirons que dans ce
Han lin (forêt de pinceaux), comme dirait d'Hervey Saint-Deny, le
sinologue, il y a beaucoup de peintres mais peu d'artistes; et
ceux-là mêmes sont impuissants à s'élever jusqu'à l'idéal hors
duquel il n'y a pas de grand art.



LES ARTS DÉCORATIFS


Cette division des beaux-arts ne remonte pas à un demi-siècle. Au
moyen âge et pendant la Renaissance, le mot lui-même n'existait
pas. Les maîtres étaient tous décorateurs, Raphaël exécute les
_Loges_ avec le pinceau des _Chambres_; au palais du T., Jules
Romain encadre d'arabesque _la Chute des Titans_; et Corrège à
Parme, et Perino del Vega à Gênes ne songent pas qu'ils font de
l'art décoratif. Jean d'Udine et Polydore de Carravage eux-mêmes
ne sont regardés par aucun témoignage contemporain comme ayant
une aptitude spéciale à un genre particulier. Il en est de
même en France jusqu'aux derniers élèves de Boucher. Mais la
Révolution eut lieu, submergeant avec les traditions de la double
foi religieuse et politique, celles de l'art aussi. Tout fut
à refaire, et David retourna aux leçons de l'antiquité, cette
Cybèle de l'art, source jamais tarie des formes idéales. L'effort
fut gauche; le pseudo-romain tomba au troubadour pendule de la
Restauration et vint échouer dans le bourgeoisisme. Le romantisme
était trop préoccupé de pensées pour songer au décor. Ce fut sous
le second Empire, tandis que le mondain triomphait, que l'art
décoratif fut pleuré par les critiques. Sitôt on fit grand cas de
cette manifestation qui allait se raréfiant, affaiblie. De nos
jours, c'est une reflorescence, et comme il faut surtout un grand
goût, des qualités de mesure et de choix, il est simple que ce
soit l'école française qui y excelle.

L'art décoratif s'entend de toutes les œuvres d'art qui dépendent
de l'architecture et la complètent en lui restant subordonnées,
depuis la peinture murale jusqu'à la serrurerie ouvragée.
Toutefois, nous n'avons place ici que pour les pinceaux et les
ébauchoirs.

Le morceau capital de cette année devait être la maquette de la
coupole du Panthéon par HÉBERT. Le maître nous avait dit, dans
son atelier, en nous montrant son œuvre, qu'il l'enverrait aux
Arts décoratifs. Nous l'y avons vainement cherchée, ainsi que le
plafond de BAUDRY pour M. Vanderbill. C'est grand dommage, car
depuis Flandrin il n'y a pas eu de page religieuse comparable au
_Christ évoquant les destinées de la France_; et M. Baudry est le
premier plafonnier de notre temps, comme il l'a prouvé au Foyer de
l'Opéra où les formes grecques ont le névrosisme moderne, avec des
recherches plastiques décadentes, mais intenses et de maître.

CAROLUS-DURAN, peintre de luxe, manque de pompe. Son grand plafond
pour le Luxembourg: _Gloire à Marie de Médicis_, n'a ni l'ampleur,
ni l'opulence de lignes et de tons que veut le sujet. Ces grandes
machines à la Rubens et à la Tintoret exigent des brosses plus
Ronsardisantes que les siennes. Quoique touffue, l'ordonnance
paraît mesquine et, quoique bonne, la peinture n'est point de
celle, chaude et vibrante, des apothéoses et des gloires.

H. CROS, un des rares mandarins lettrés de la palette. Il est le
restaurateur de la peinture à la cire et au feu, la véritable
peinture antique où le pinceau est un cautère. Il expose une
_Uranie_, la seule muse de la science, figure de haut style
et drapée de la couleur de son royaume. Il est extrêmement
intéressant de voir revivre, après tant d'années mortes, le
procédé de Zeuxis et d'Apelles, dans leurs tableaux de chevalet.
Cette peinture au fer chaud, exécutée par un contemporain, nous
démontre une fois de plus que la peinture des anciens était
presque égale à leur sculpture. Aucune œuvre originale de maître
ne nous est parvenue. Herculanum et Pompéi ne nous ont livré que
des maladroites copies, ou des œuvres marchandes, que nous serions
toutefois incapables de refaire.--Nous aimons, chez l'artiste, ces
préoccupations du procédé qu'avait Léonard et pour notre malheur;
car si, dans son _Cenacolo_, il n'eût pas fait l'essai de vernis
nouveaux et d'huiles particulières, ce chef-d'œuvre de toute la
peinture ne serait disparu avant cinq siècles, tandis qu'il le
sera dans trente ans.--Charles Cros, le frère du peintre, après
avoir découvert le phonographe avant Edison, met en œuvre à cette
heure une découverte d'une importance très grande: la photographie
des couleurs.

CAZIN est presque un jeune mais presque un maître. Sa série de
paysages décoratifs est d'un grand charme, dans leur indécision
lumineuse. Au lieu de rendre un site dans ses détails de
flore comme fait Harpignies, Cazin ne porte sur sa toile que
l'impression de nature, ce qui est l'esprit, et en donne la
sensation, d'autant plus douce et charmeuse qu'elle est moins
précise et moins particularisée.

REGAMEY, d'une saveur exotique exquise, semble un peintre de Yeddo
ou de Niphon et ses tableaux des _Fushas_. Son domaine est le
continent des îles, le Japon, cette Italie de l'extrême Orient. Sa
décoration pour la salle à manger d'un pavillon de chasse présente
des parties excellentes, _Okoma la grande chasseresse_, et surtout
ce sujet charmant, _Un jeune ingénieur expropriant les papillons
pour cause d'utilité publique_.

On mène grand bruit autour de M. Gervex; mais peut-on appeler
décoratives ses peintures pour la mairie du XIXe arrondissement?
Le plafond qu'il expose est lourd d'ordonnance, de faire et
d'esprit. Au centre, un boucher abat le bœuf gras, au-dessous un
ouvrier en tablier de cuir lit un gros livre, un conscrit chante,
un soldat monte la garde, des forgerons battent le fer; cela
encadré entre une voile du canal Saint-Martin et une arcade de
la Mairie. Cela signifie l'impôt du sang, le travail pour tous,
l'instruction laïque et les bonnes mœurs.

Où s'arrêtera le gâtisme contemporain? Après la _Morale civique_,
la _Peinture civique_.

FANTIN LATOUR. Des esquisses de paysages décoratifs très
remarquables et d'une sincérité égale à celle de ses portraits,
qui font parfois penser en même temps à Holbein et aux Lenain.

De beaux cerfs, de Karle BODMER, un maître du paysage. De DUEZ,
une jeune femme comme ensevelie sous l'effeuillement de pivoines
de Chine. La _Phœbé_, de Tony Fèvre, est d'une agréable fadeur,
et Pinel a fait un presque _Pater_ de son _Réveil de la nature_.
Mazerolles est toujours le décorateur de grand goût que l'on sait.
Quant au _Retour de Chasse_, de M. Baeder, cela est parfaitement
mauvais. M. Geets l'est plus encore, si cela est possible. Un
compatriote du grand Henri Leys ne devrait pas se permettre de
semblables mascarades moyen âge. Une dernière bonne chose et de
style dans sa modernité: _Tornatura_, la muse de la Céramique, par
Lechevallier Chevignard.

En sculpture, rien d'important. Delaplanche est un grand artiste,
mais son _Travail_, sa _Bienfaisance_, c'est laïque et obligatoire
et trop moralement civique. On a ri de l'art officiel des rois,
on ne connaissait pas encore l'art officiel des républiques. La
_Jeanne d'Arc_, de Fremiet, est détestable. Elle marche comme on
court, raide et en même temps sautillante. La _Rosa mystica_,
de Mercié, n'est que la _Rosa aristocratica_. La _Prudence_,
de Millet, digne de sa destination, le Comptoir d'Escompte. La
maquette en cire de Falguière, pour le projet de couronnement de
l'Arc de Triomphe, est bien sans plus: un quadrige avec écuyers
contenant les chevaux. Le _Torrent_, de M. Basset, semble jeter
son urne à la tête du spectateur. Cela est d'une grande maladresse.

Nous avons tenu à parler des arts décoratifs, afin d'aider dans
la mesure de nos forces à leur vulgarisation. Ils sont les arts
du Foyer qu'ils embellissent, prêtant à la vie de famille cette
séduction des choses d'art qui a été peut-être pour un peu dans la
vie patriarcale de nos pères.



LA SCULPTURE


Il y a quelque temps, M. de Montaiglon posait sans la résoudre
cette question dans la _Gazette des Beaux-Arts_: Pourquoi la
sculpture en France se maintient-elle très élevée, tandis que
la peinture déchoit? La raison en est simple: plus un art
est plastique, moins il exige d'idées et de sentiment, et en
sculpture, l'excellence du procédé suffit pour gagner la maîtrise.
Par son matérialisme même, notre époque analytique est portée à
bien voir la matière et à la rendre avec sincérité. Toutefois de
Mino da Fiesole au Buonarotti, la grande sculpture a toujours été
taillée dans une pensée de poème, dans un effort d'idéal.

CHAPU nous en donne la plus superbe preuve. Son haut-relief pour
le tombeau de Jean Renaud est un chef-d'œuvre, absolument, et plus
une ode qu'un travail du ciseau. _Le génie de l'immortalité_ prend
son envolée. Ce n'est point une chose du Bernin ou du Canova.
C'est d'une plastique virile et peu charnue comme il convient
au sujet. L'artiste a trouvé ce point étroit de la forme où la
réalité et l'idéalisation se touchent en une mesure harmonieuse.
Le mouvement de l'essor est magnifique, et dans le visage extasié
et dans les bras ravis et ouverts à l'infini il y a quelque
chose de vraiment sublime et qui élève l'esprit à Dieu. Cette
œuvre, trouvée à Florence, ferait pousser toutes les exclamations
jaculatoires, mais, en France, on ne croit qu'au génie mort. Pour
nous, qui avons le courage de l'enthousiasme, nous ne savons pas
marchander à l'artiste la vérité sur son œuvre, et celle-là suffit
à la gloire d'un maître, et à l'immortalité de son génie.

GUSTAVE DORÉ. Malgré sa grande valeur de coloriste qui apparaît
non seulement dans ses _Paysages alpestres_, mais même dans
ses moindres crayons, le public, peu habitué à voir un artiste
exceller en plusieurs arts, s'obstine absurdement à le contester
comme peintre. Mais comme sculpteur, qui l'oserait? Après avoir
vu son _Petit Jésus_, qui dans un mouvement où la prescience de
l'avenir se mêle au gracieux abandon de l'enfance, se renverse
sur le sein de la Vierge, étendant ses bras en croix, et au Salon
de cette année, son grand vase décoratif en bronze fondu par les
frères Thiébault: _la Vigne_. Au col long et étroit des ceps
s'enroulent et sur la panse large et persane, les satyres et les
nymphes ivres se jouent dans une frondaison de pampre. De tous
côtés, aux grappes de raisins s'accrochent des grappes d'amours,
montant et glissant autour du vase en un tohu bohu charmant. Ces
petits génies de la vigne se faisant la courte échelle, luttant
avec des colimaçons et des capricornes, rappellent la merveille de
Parme, le Parloir de l'abbesse, qui est comme le triomphe du baby,
l'apothéose de l'enfance. Doré a fait du Corrège, mais du Corrège
grouillant, intense, original et qui ferait crier miracle si cela
était découvert à Pompéi.

CAÏN est depuis la mort de Barye le premier animalier sans
conteste. Son bronze: _Lion et Lionne se disputant un sanglier_,
et son plâtre _Rhinocéros attaqué par des tigres_ sont des œuvres
parfaites en leur genre.

FALGUIÈRE veut mettre de la pastosita dans le plâtre. Mais le coup
de pinceau donné par l'ébauchoir est une recherche de décadent
souvent funeste. Sa Diane n'est pas même de Poitiers, à peine de
Maufrigneuse, de Balzac. Le dédain avec lequel elle regarde voler
son trait est trop héraldique, d'une duchesse non d'une déesse.

FREMIET, qui a aux arts décoratifs quatre animaux apocalyptiques
admirablement macabres et dignes de la bestiaire du moyen âge,
a fait une lourde erreur avec son _Stefan cel Mare_. Ce prince
moldave du quinzième siècle semble un Gambrinus équestre.
Peut-être une gravure du temps trop fidèlement copiée en est-elle
cause? L'épaisseur des vêtements rend le torse trapu, l'écartement
des étriers appesantit les lignes. Quand on songe au _Colleone_ de
Venise, ce condottiere armé de toute pièce, si vivant, si martial
en sa simple allure, si bien en selle, on se sent peu d'indulgence
pour _M. Fremiet_. Qu'il étudie le _Colleone_, c'est le canon du
guerrier équestre.

SOLDI tient bon rang parmi ceux qui cherchent le beau moderne.
Puisque Balzac a trouvé un monde de poésie dans la prose de la vie
actuelle, pourquoi l'artiste ne découvrirait-il pas la plastique
et le pittoresque que cachent notre drap noir et son uniformité?
_A l'Opéra_, la danseuse, les bras en mouvement de balancier,
la jupe ballonnante, exquisse une pointe. Le mouvement est vrai
et bien tournant dans son joli équilibre. C'est à placer dans
la salle d'exercice du Conservatoire modèle de grâce. Cette
danseuse, qui est bien du ballet, vaut mieux que la Diane de
Falguière qui n'est pas de l'Olympe. M. Comerre, qui avait commis
l'an dernier un affreux tableau, pas même bolonais, s'est mis hors
de page par celui de cette année, très remarqué, _l'Étoile_. Cela
prouve que l'on ne choisit pas la nature de son talent et qu'il
vaut mieux être franchement contemporain que pseudo-antique et
ennuyeux.

BARRIAS. D'un patriotisme indéniable, son groupe, la _Défense de
Saint-Quentin_, semble trop un tableau vivant ou un cinquième
acte au Théâtre des Nations. La Ville sous les traits d'une femme
robuste soutient un mobile mourant en s'appuyant à son rouet,
accessoire qui occupe trop l'œil et nuit à l'effet d'ensemble.

MERCIÉ est un patriote aussi: _Quand même_. Une Alsacienne, dont
les rubans semblent de loin les élytres d'un moulin, saisit le
fusil qu'un mobile expirant laisse échapper de ses mains ouvertes
par la mort. Il y a de la force dans le mouvement de la Ville,
mais cela n'est pas de style.

M. LÉOFANTI arrive bon troisième avec son _Pro patria mori_. Une
femme ailée s'étale sur un fond de cuirassiers en bas-relief, dont
le plan perspectif peut être juste, mais ne le semble pas.

_La Ville de Paris_ de M. Lepère a passé sur sa robe de mondaine
la capote du soldat et monte sa garde, appuyée sur un fusil.

Quatre _Camille Desmoulins_ au Palais-Royal. C'est beaucoup trop
de marbre pour le titi de la Révolution, pour le gavroche de la
guillotine. Ce temps a été si pauvre littérairement, qu'au milieu
des hurlements de Marat, de la pommade d'Isnard, de la pose de
Barrère, de la mauvaise rhétorique de Saint-Just, les _Révolutions
de Brabant_ sont encore ce qu'il y a de moins idiot, quoique
ce soit une pot-bouille ridicule. _Carrier Belleuse_ a fait du
voyou conventionnel un énergumène à geste d'ouverture de compas
démesurée. Nous sommes loin des Grecs, qui, pour exprimer que
le geste doit toujours être sobre, disaient qu'une bonne statue
doit pouvoir rouler d'une montagne en bas, sans s'endommager. Le
_Desmoulins_, de M. Doublemard, ressemble à un Rouget de l'Isle
chantant le fameux hymne national; celui de M. Carno, un figurant
du 93 d'Hugo; enfin celui de M. Dumaine, un Garat chantant la
romance à Madame.

_Le triomphe de la République_, de M. Ottin, n'est pas celui de
la sculpture. Sur un fond de faux temple grec, une cohue où les
peplums se marient aux blouses, les casques aux casquettes et les
chlamydes aux redingotes. Cela est immédiatement au-dessous du
_Mercure de France_, dirait Labruyère.

A part l'_Immortalité_, de Chapu, la sculpture religieuse ne
vaut pas mieux que la peinture. Cependant _Michel Pascal_ est
un artiste d'une vraie valeur. Son évêque et sa sainte à l'épée
semblent pris au portail d'une cathédrale. Ce n'est pas du Mino
da Fiesole, mais cela rappelle grandement cette merveilleuse
statuaire française du treizième siècle dont M. Albert Marignan,
l'éminent de l'École des Chartes, prépare une histoire
approfondie. _La Cène_, de M. Charles Gauthier, n'a aucun style.
La _Tentation du Christ_, de M. Brambeck, est chose mauvaise.
Tandis que Notre-Seigneur a l'air de faire effort pour ne pas
écouter, le démon a la tête et le mouvement de quelqu'un qui
supplie et non de celui qui tente. L'étude que M. Bottée présente
comme _saint Sébastien_ n'est qu'une étude de nu.

L'_Œdipe à Colonne_, de M. Hugues, est de la caricature d'après
Sophocle: cet essai naturaliste échoue dans le détestable. La
_Sérénité_ de M. Allain est sans pensée. La _Perversité_, de M.
Ringel, n'est guère perverse. Au lieu d'être lyrique, la _Poésie_
de Combas s'appuie sur une grande lyre. La plastique de M. Fouquet
dans sa _Voulzie_ est trop aigrelette. La _Jeanne d'Arc au bûcher_
de M. Cugnot a trop l'air d'une figure de missel; ce qui est
suffisant pour l'imagier ne l'est pas en ronde bosse. La _Psyché_,
de M. Moreau, n'est qu'une gamine et _l'Amour piqué_, de M. Idrac,
qu'un gamin. Le mouvement de pudeur est bien dans la _Suzanne_ de
M. Marqueste. M. Lefeuvre fait de la sculpture domestique; deux
enfants se pressent contre leur mère qui leur coupe de grandes
tartines. Cela s'appelle _le Pain_. Il ne manquait plus que cela,
du Tassaert en marbre! La _Physique_ de M. Millet pourrait tout
aussi bien être la _Chimie_. _L'âge de fer_ de Lançon mérite une
mention, ainsi que le _Rabelais_ de bronze de M. Hébert, beaucoup
plus méphistophélique que ne le représente le portrait authentique
de Montpellier.

La _Modestie_, de M. Romazotti, n'est que la niaiserie; la _Jeune
Contemporaine_, de M. Chatrousse, semble sortir d'un roman de M.
Henry Gréville. MM. d'Épinay et de Gravillon font du Primatice de
la Chaussée-d'Antin.

Le _Marchand de masques_ de M. Astruc est un sujet ingénieux. Un
jeune garçon vend les masques des grands hommes contemporains,
Hugo, Balzac, Barbey d'Aurevilly.

La _Ballade à la lune_ de M. Steuer est une chose d'humour: un
pierrot pince de la guitare les yeux fixés sur un seau d'eau où la
lune se reflète.

Rien de Guillaume, qui est tout à la préparation de son cours
d'esthétique, ni de Clésinger occupé à faire cavalcader _les
Marceaux_ dans son atelier changé en manège révolutionnaire.

Il est une chose irritante au delà du possible, c'est le régiment
des bustes iconiques qui ornent l'entour des plates-bandes.
Ils sont par centaines et tous du sport ou bourgeois. Le
portrait sculpté, ou peint, est la manifestation de l'art la
plus inférieure, mais celle qui rapporte le plus. Les artistes
d'aujourd'hui au lieu d'être des bénédictins sont des viveurs, des
mondains: toute la faute n'est pas à eux. On a vu Préault menant
lui-même dans un dépotoir des terrains vagues une charretée de
statues et de bas-reliefs. Quand le sculpteur a fait deux statues,
l'atelier devient trop petit; il n'en peut faire une autre que
celles-là ôtées, et le public est rare qui achète autre chose que
des choses d'étagères. N'importe, le Salon ne doit pas être un
bazar pour les artistes ni une foire aux vanités pour les enrichis
et on en devrait défendre l'entrée à tout portrait qui ne serait
pas d'une célébrité, de caractère, ou beau de lignes.

Tel qu'il est, le Salon est encore l'événement le plus esthétique
de l'année parisienne et un grand moyen de vulgarisation.

Il faut répandre l'amour de l'art. Malgré les détours, toute
voie du beau mène à Dieu, et l'art a cela de divin qu'il ne peut
blasphémer sans cesser d'être. C'est surtout ici que l'on peut
dire: hors de l'Église, pas de salut.



SALON DE 1883



L'ESTHÉTIQUE AU SALON DE 1883


Je crois à l'Idéal, à la Tradition, à la Hiérarchie. C'est là le
texte de cette homélie esthétique.

Le critique est un juge qui doit énoncer la loi, avant de
l'appliquer, surtout en un temps où l'on débat sans code les
procès de l'art, selon son humeur du jour, les besoins de
sa camaraderie et de sa galerie. Voilà donc les toises sous
lesquelles vont passer MM. les artistes; elles sont géantes, tant
pis pour les nains.

Le Salon est toujours le bazar, quelquefois le boudoir, jamais
le temple de la peinture: un Pnyx, non une Acropole et, point du
tout une Pinacothèque. Le premier mai de tous les ans, quatre
mille œuvres apparaissent (après le concours hippique, ce concours
d'imbécillité), avec la phrase des clowns: «Nous voici, de
nouveau, tous en tas...»

Dans ce tas, il y a moyennement deux mille choses industrielles,
un millier d'ouvrages et ??? d'œuvres d'art.

La peinture traîne à sa suite quelque chose de semblable au
journalisme, cette queue de singe de la littérature, et,
honteusement, elle ondoie à travers les vingt-neuf salles de ce
palais qui est mieux nommé de l'Industrie que des champs d'Eleusis.

Entre la bienveillance ironique de Théophile Gautier dont M. de
Banville a directement hérité, la raideur rêche de Gustave Planche
que n'a malheureusement plus personne, et l'incorruptibilité
de Baudelaire et de Delécluze, entre ces grandes voies, il y a
beaucoup de sentiers qui y confinent. C'est une illusion qu'on
peut se faire et même donner aux autres, de jouer le paysan du
Danube au Salon; mais fût-on du Danube, on aurait encore des
mesures à garder et des veto à subir. La question de la charité
chrétienne se pose d'abord. Un critique d'art fort connu, et qui
a des boutades de sévérité, recevait, il y a quelques années, la
veille du vernissage, une lettre de sa mère où il y avait ceci:
«Pense, mon cher enfant, que ces pauvres peintres ont aussi une
mère qui soupire pour le succès de son fils et qu'elle meurt
peut-être de misère. D'un trait de plume, tu peux décourager...»
En antithèse, qu'on se rappelle la réponse de Diderot à celui qui
lui recommandait un pauvre et mauvais artiste chargé de famille:
«Qu'on supprime la famille ou les tableaux.» Cela est cruel,
il faut de la pitié, c'est là _Ce qui ne meurt pas_, ainsi que
l'écrit M. d'Aurevilly, ce Balzac II, en un beau livre qui est
prochain.

Mais la piété pour l'art doit l'emporter sur la pitié pour le
prochain, comme l'amour de Dieu veut qu'on lui sacrifie même
l'amour de ses frères. Un chef-d'œuvre est une vertu; «une croûte»
est un vice et toute sévérité sur ce point justice. Seulement,
a-t-on le droit de punir si exactement le blasphème du Beau, quand
le blasphème du Vrai est permanent et glorifié? En a-t-on même le
devoir? Est-ce que le sacrilège peut atteindre N.-S. Jésus-Christ
et la caricature troubler l'immuabilité de l'Idéal? Non certes,
et le silence suffit à réprouver, et l'excommunication _ipso
facto_ n'a pas besoin d'être fulminée nominativement. Toutefois,
il est une considération qui doit rendre implacables, même les
sentimentals de la critique: l'équité. Rien ne peut empiéter sur
elle et c'est l'absolu devoir, pour toute plume qui a le respect
d'elle-même, de séparer d'une façon _visible et justicière_ ceux
qui vivent _pour_ l'art, et qui sont des prêtres, et ceux qui
vivent _de_ l'art, et qui sont des drôles.

Peinture, sculpture, architecture sont devenus des métiers; et sur
quatre mille artistes, il y a trois mille artisans, d'un orgueil
fou et d'un cabotinisme honteux. A ceux-là, il ne faut pas ménager
le mépris qui est dû.

En littérature, il y a les penseurs et les écrivains qui ont
droit à ne pas être mêlés à MM. de la copie; en peinture, il y a
les féaux de l'idéal et les chercheurs qui ne doivent pas être
assimilés à MM. de l'actualité et du civisme. Il est lâche, il
est _fille_ d'avoir la plume banale, élogieuse à tout venant,
et la louange d'une bouche qui ne sait pas blâmer n'a aucun
prix. La haine de Jacob contre Edom est logique; supprimer la
Roche Tarpéienne, c'est supprimer aussi le Capitole; et s'il
est impossible de chasser les vendeurs du temple, du moins il
reste l'ostracisme de la critique qui, avec les couronnes qui
récompensent, a dans la main les tessons qui exilent.

Avant de chercher la synthèse de l'art contemporain, il est
opportun de marquer l'opinion en esthétique. Il y a celle des
critiques d'art éclectique, et l'éclectisme est l'absence
d'opinion; celle des amateurs qui laissent vendre, à l'hôtel
Drouot, un Botticelli authentique douze cents francs et qui payent
quinze mille francs un Boucher; celle de la bourgeoise qui aime
les tableaux de genre et les toiles militaires; celle des gens du
métier enfin, qui ne louent que les morceaux de facture habile.

L'histoire de l'art et sa hiérarchie sont méconnues, sinon
ignorées, et l'irrespect des maîtres du passé n'a point de
bornes. Les camaraderies se jettent à la tête les noms les plus
immortellement sacrés, avec un incroyable cynisme: celui même
de Léonard! ce nom qui est un ostensoir! ce nom qui ne permet
pas de rester couverts à vingt fronts, dans toute l'histoire!
Qu'on le sache! Et ceux même qui devraient être, par état, les
gardes-nobles de la hiérarchie esthétique, ne se font aucun
scrupule de donner comme socles à leurs amis les statues des
génies. Il n'y a pas fort longtemps, un monument d'irrévérence
fut élevé, je ne dirai pas par quelles mains. Ce critique avait
trouvé ingénieux d'introduire dans l'hémicycle de Delaroche, les
contemporains. D'abord il avait oublié Paul Chenavard comme tout
le monde; le génie de Chenavard dépasse de trop la compréhension
actuelle. Dans cette invasion de la fresque tout se passait le
mieux du monde; Meissonnier entrait immédiatement en conversation
avec Terburg et Miéris, et M. Baudry, «le regard assuré et la
tête haute» abordait Velasquez et Véronèse!--Je veux croire, pour
l'honneur de M. Baudry, qu'il baisserait les yeux et la tête
et tout, devant les peintres de la grandesse espagnole et du
patriciat vénitien. Quant à M. Henner, Corrège lui disait: «je
vous envie». Ce critique n'a donc vu ni Parme, ni Dresde, ni même
l'_Antiope_, et s'il les a vus, le mot à écrire serait dur. Mais
voici de l'inénarrable: quand M. Bonnat arrive, «Rembrandt, Rubens
et Van Dyck se lèvent». Rembrandt se lever! Rubens se lever! Van
Dyck se lever, et pour qui? pour M. Bonnat.

Le commentaire ici serait incompatible avec l'urbanité.

J'ai tenu à citer ce document qui caractérise l'incohérence de
l'opinion esthétique de ce temps, et afin de ne point pécher
moi-même, par le manque de précision, dans la doctrine, voici
la synthèse esthétique actuelle, ainsi que je la vois. Le grand
art contemporain est une quintette: Puvis de Chavannes, Gustave
Moreau, Ernest Hébert, Paul Baudry, Félicien Rops. Ce sont là
les cinq grands maîtres dont l'immortalité est sûre et que la
postérité accueillera d'emblée.

Puvis de Chavannes est la plus haute individualité de notre
art. _Idéaliste_, issu de la _tradition_ des _quattrocentisti_,
_hiérarchiquement_ au-dessus de son époque même. Nul _n'approche
de sa cheville_, ni dans la fresque catholique, qui est la suprême
peinture, ni dans l'allégorie qui est l'abstraction par les
formes, ni dans l'art décoratif qui fait corps avec le monument.
La _Vocation de sainte Geneviève_, au Panthéon, les fresques de
Marseille, les fresques de Poitiers, les fresques d'Amiens sont
autant d'incomparables chefs-d'œuvre. J'ai caractérisé ailleurs
avec soin le génie de Puvis de Chavannes et je l'ai rattaché à
tort à Benozzo Gozzoli, en ayant soin d'ajouter: «si l'on accotait
un Puvis aux _Vendanges_ de Gozzoli, on découvrirait non seulement
leur parenté, mais que c'est Puvis, qui, des deux, semble le
primitif. Ce qu'il peint n'a ni lieu ni date; c'est de partout
et de toujours, une abstraction de primitif, un rêve poétique
d'esprit simple, une ode de l'éternel humain, et cela rendu par
les formes réelles et typiques dans une harmonie sereine et
naïve.» Puvis de Chavannes est le seul grand maître _abstrait_ de
tout l'art, Chenavard excepté.

--Dire de Gustave Moreau, qu'il est le seul artiste, avec
Rops, qui fasse penser à Léonard, c'est là une louange unique,
splendide et méritée. Oui, le peintre de la _Chimère_, de
l'_Hélène_, de l'_Hérodiade_, de l'_Œdipe_, peut s'intituler,
élève du Vinci; et Beltraffio, Cesare da Sesto, Solario, Luini
l'accueilleraient comme condisciple. Gustave Moreau possède le
style lombardo-florentin; il est serein et plein de pensées, c'est
un maître intellectuel et un grand maître qui n'a que quatre
égaux, de nos jours; et je l'aime d'autant plus que le bourgeois
ne comprend rien à ses toiles qui sont hermétiques et peintes pour
les seuls initiés.

Ernest Hébert est le de Vigny du pinceau; c'est un poète tendre,
mélancolique et d'une suprême distinction. Les femmes de Van
Dyck n'ont pas de plus fines attaches que ses _Rosa Nera_, ses
_Fienaroles_, ses _Pasqua Maria_. La vue de ses toppatelles donne
la même impression que la lecture de _Graziella_ et le sentiment
du _Lac_ de Lamartine se retrouve en certaines de ses œuvres
qui sont toutes d'un procédé impeccable. On sent à les voir le
plaisir que l'artiste a eu à les faire, car Hébert adore son art
et son bonheur est de peindre, cas unique de nos jours. L'auteur
de la _Malaria_ a exprimé comme nul autre la rêverie nostalgique
de la femme du Midi; «dans l'ambre de la couleur transalpine, il
a enchâssé la larme du sentiment moderne», patricien, poétique
et grand coloriste, de tous les membres de l'Institut, le seul
peintre digne de la coupole du Panthéon.

Paul Baudry, artiste d'un très beau procédé, a fait sous Véronèse
les plus brillantes études et prouvé dans son Foyer de l'Opéra,
un talent de décorateur de grand goût et d'allégoriste sans
poncivité tout à fait remarquable. Sa plastique cherchée entre
la Renaissance et la Contemporanéité aboutit à un androgynat
qui a son charme pervers mais intense. C'est le Vénitien de
l'école française contemporaine et le peintre né des pompes
théâtrales.--Si j'ai nommé Félicien Rops, le dernier, ce n'est pas
que je le classe après ces quatre maîtres; car son originalité
est si éclatante que je ne lui trouve aucun précédent, et
qu'il est impossible de le gratifier d'une filiation; Puvis de
Chavannes tient au _quattrocentisti_; Gustave Moreau à Léonard;
Hébert à Rome, et Baudry à Venise, mais Rops est autochtone.
Magnat hongrois mêlé de gallo-romain et de flamand, il doit à
la complexité de son tempérament d'être le plus grand maître en
modernité qui soit. Quand je dis moderne, j'entends un esprit
qui réunit la compréhension du moyen âge à celle de 1883, peut
illustrer un grimoire et pourtraire la Parisienne.

Félicien Rops est inconnu du public; mais s'il n'a pas de
réputation, il a de la gloire. Trois cents esprits subtils
l'admirent et l'aiment, et le suffrage de penseurs est le
seul dont ce maître se soucie. S'il arrivait qu'un homme des
classes moyennes, un de ceux pour qui on écrit les ouvrages de
vulgarisation et qui les lisent, semblât goûter une de ses œuvres,
il la détruirait immédiatement. Druide de l'art, il ne veut de
juges que ses pairs, non par orgueil; la meilleure preuve de sa
modestie, c'est son peu de notoriété qui est voulu, mais parce
qu'il sait l'art un Druidisme qui doit accueillir toutes les
intelligences qui se haussent, mais ne s'abaisser jamais jusqu'à
celles qui ne peuvent s'élever.

L'œuvre de Félicien Rops comprend toute la vie moderne
synthétisée: je ne veux en montrer ici que deux points, la femme
et le diable. La femme contemporaine, cette cabotine dont le
charme est le chiffon, avec sa grâce fugace, prismatique, instable
et changeante est presque impossible à fixer dans une œuvre d'art;
immobile, elle n'a plus l'attrait qui est dans la célérité et
l'imprévu des gestes et des poses. Mais prendre la Parisienne et
la monter jusqu'au style, cet impossible que Rops seul l'a tenté
victorieusement. Toutefois comme il conçoit toujours en penseur,
au lieu d'une simple femme de nos jours, il a fait la _Dame au
pantin_. Grande, svelte, presque androgyne, elle élève de son bras
ganté de noir un pantin en habit; indescriptible en son sourire
de mépris pour cet homme hochet qui est vous, peut-être moi. Les
sourires de Rops descendent du coin des lèvres de Monna Lisa, et
l'ironie, l'ironie froide et silencieuse, a en lui un épeurant
interprète.

«L'homme pantin de la femme, la femme pantin du diable,» sont
deux de ses thèmes favoris, d'une grande portée psychologique,
rendus avec une intensité plus excessive que celle de Baudelaire,
avec qui il a des rapports très grands. Imaginez que le poète des
_Fleurs du mal_ ait écrit avec des lignes, et vous aurez quelque
idée de Rops, le seul artiste assez mystique pour rendre la
perversité moderne.

Mais, la merveille de son œuvre, c'est le Diable. Oui, en l'an
1883 des esprits forts, il existe un artiste dont les démons
font peur et dont nul ne peut rire. Oh! ce n'est ni Bertram, ni
Mephistophel; il n'a pas de cornes, ni de queue, ni de griffes, ce
diable, il est en habit, il monocle; si ses pieds sont fourchus,
de fins escarpins les cachent; et il épeure cependant, avec, pour
seul satanisme, son sourire et son regard. Ah! si l'on donnait à
Rops l'enfer à peindre au mur d'un Campo Santo, on verrait autre
chose que le Bernardino Orcagna. Il a restauré la grande figure
de Satan, il a fait réapparaître le Malin, en ce temps où l'on
ne croit plus, même à Dieu, et il nous le montre vainqueur du
ridicule et du rire. Je prie que l'on remarque que je n'ai cité
que deux séries de l'œuvre de Rops, et que l'idée que j'en puis
donner ici est presque nulle. Seulement, j'ai voulu marquer sa
place hiérarchique dans l'art contemporain et déchirer un peu de
l'obscurité où il s'enferme. L'utilité du critique n'est pas de
donner de bons et de mauvais points aux artistes connus, mais bien
de signaler et de mettre en lumière ceux qui, par l'élévation de
leurs œuvres, échappent à la myopie du public. Rops est le grand
maître en modernité, et ce genre est celui où l'école française
peut encore faire des œuvres; Rops est le seul exemple des
immenses lectures, de la forte éducation latine et de l'érudition
poétique qui manquent à tous les artistes contemporains et sans
quoi il n'y a pas de grand art possible; Rops est le burineur
génial de la décadence latine.

J'ai à dire de grandes duretés; je les dirai tout d'abord sans
aucun nom propre; elles n'en seront pas moins dites et j'aurai
suivi le précepte catholique de l'impitoyabilité envers les
œuvres, unie à la modération envers les personnes.--A écrire sur
l'art contemporain le titre inéluctable serait de l'_Indifférence
en matière d'esthétique_. Nous sommes en plein éclectisme,
nul ne peut le contester. Or, l'éclectisme est l'absence de
passion, et sans passion, il n'y a pas plus d'art que de poésie.
«L'éclectique, dit Baudelaire, c'est l'homme sans amour.» L'Italie
n'a eu qu'une école éclectique, la dernière en date et surtout en
mérite, celle de Bologne; et l'éclectisme bolonais était borné à
la Renaissance et avait le respect religieux des grands maîtres,
tandis que l'éclectisme contemporain a l'irrespect idiot du
voyou vicieux qui gouaille, et s'il se laisse influencer un peu
profondément, c'est par l'extrême Orient. Ce sont les crépons que
les impressionnistes ont eu pour archétypes. MM. les artistes
contemporains ne pensent pas, ils n'ont ni théories, ni doctrines;
cela était bon pour les romantiques! Ils font de la peinture
comme on fait de la copie. La postérité est bien loin pour qu'on
y songe, et l'amour-propre toujours là pour rassurer et assurer
au pire rapin qu'il est maître. Quant à la gloire, c'est d'être à
la mode et d'avoir un hôtel. Où sont les artistes qui aiment la
peinture et qui peignent pour le bonheur de peindre? Donc, nul
enthousiasme, et ici, je touche une des causes de la déchéance des
peintres, c'est leur ignorance, leur manque d'instruction et de
lecture. Ils ne cherchent jamais à percer l'esprit du sujet qu'ils
peignent, et qu'ils prennent une scène à Homère ou à Dante, ils
se garderont bien de lire devant leur toile, avant d'esquisser,
l'_Iliade_ ou la _Divine Comédie_. En mythologie, ils ne s'élèvent
pas même jusqu'à Chompré; pour l'histoire moderne, ils décalquent
quelques planches de Racinet et tout est dit.

J'ai la naïveté de croire que pour peindre un Christ, par exemple,
il faut relire chaque jour le récit de la passion et sentir
ce que l'on peint, pendant qu'on le peint, sinon on fait du
métier. A tous ces reproches, il y a une réponse: tout est dans
le procédé. Est-ce que Titien disait les litanies pour peindre
l'_Assunta_? Il les disait implicitement, ou s'il ne les disait
pas, l'éblouissement que donnent ses toiles empêche de voir
l'absence de sentiments mystiques. Titien est un thaumaturge
comme Rembrandt, et les artistes d'aujourd'hui ne sont pas même
de vulgaires sorciers. La _Bethsabée_ de la galerie Lacaze,
peinte par M. Bonnat, serait horrible, et lorsque, l'an dernier,
M. Carolus-Duran a tenté un _Ensevelissement de N.-S._, sans
expression mystique, il n'a fait qu'une bolognerie, malgré son
pastiche de l'exécution vénitienne. Qu'on ne prenne pas pour ma
pensée que les grands maîtres ont fait des chefs-d'œuvre sans âme
par la puissance du procédé. La prétendue vacuité d'expression de
Titien est un lieu commun absurde que se passent les critiques;
le peintre de Cadore est serein, et la sérénité est l'expression
qui convient le mieux, en somme, à la figure du Sauveur, lorsqu'on
ne peut lui donner celle infiniment complexe ou séraphique de
Dürer ou du Fiesole.--J'en demande pardon au Grand Théo, mais la
théorie de l'art pour l'art est la plus pernicieuse qui soit,
et nous en voyons à cette heure les déplorables résultats. La
peinture n'est qu'un des moyens d'expression de nos sentiments;
peindre pour peindre est aussi absurde qu'écrire pour écrire.
Logiquement, on n'écrit que pour exprimer une idée, et on ne
doit peindre que pour exprimer un sentiment. Qu'est-ce donc
qu'un tableau qui n'éveille rien, ni au cœur, ni à l'esprit du
lettré? et c'est le cas des tableaux contemporains. Demander à une
peinture de nous faire penser, c'est trop; mais il faut cependant
qu'elle nous impressionne, sinon ce n'est point une œuvre d'art.
Le plus fou des corollaires de l'art pour l'art, c'est le «copiez
la nature». Si l'art est une copie de la nature, il n'a pas plus
de raison d'être que toute copie, quand on peut voir l'original.
Supposons ce sujet: une porte entr'ouverte, contre le mur un
balai. Copiez, ce sera du métier. Mais emplissez de bitume le
bayement de la porte, ébouriffez d'une façon tragique les barbes
du balai; éclairez à la Rembrandt et voilà un drame, l'assassinat
de Fualdès, quelque chose d'impressionnant qui fera vibrer le
spectateur. Qu'on ne prenne ceci pour de l'encens à Delaroche, ce
peintre des classes moyennes, je ne m'occupe que du lettré et de
l'artiste, et sur ce point, sur celui-là seul, je me rencontre
avec M. Renan qui a eu raison, à l'instant où les aristocraties
sont niées, d'affirmer celle qui est irréductible, et de droit
divin: l'aristocratie d'intelligence.

L'art est l'effort de l'homme pour réaliser l'idéal, pour figurer
et représenter l'_idée suprême_, l'idée par excellence, l'idée
abstraite, et les grands chefs-d'œuvre sont religieux, parce que
matérialiser l'idée de Dieu, l'idée d'ange, l'idée de Vierge
mère, exige un effort de pensée et de procédé incomparable.
Rendre l'invisible visible, là est le vrai but de l'art et
sa seule raison d'être. Weenix, le peintre des dessertes;
Kalf, celui des casseroles; Hondekoëter, celui des poules,
quoique bien supérieurs, comme procédé, à Orcagna, Piero della
Francesca et Benozzo Gozzoli, sont bien au-dessous de ces
primitifs, parce que leur conception est nulle. L'idéal d'un
poêlon, l'idéal d'un melon, l'idéal d'une pintade sont à la
portée de tous, tandis que l'idéal de l'_Enfer_, du _Jugement
dernier_, de l'_Immaculée-Conception_, de l'_Extase_ sont de
l'abstrait et du surnaturel. Le pinceau réalise là des scènes qui
n'ont pas de réalité, que nul n'a vues et qu'il faut concevoir
d'inspiration.--Si l'idéal est la nécessité du grand art, la
tradition en est la loi. Elle relie entre eux, par la chaîne
d'or des chefs-d'œuvre, les concepts universels. Elle est le
dogme esthétique; les grandes œuvres sont ses bibles. Le premier
arcane de la tradition, c'est que l'art doit être une synthèse.
Comme exemple, prenons le _Rittrato muliebre_: Violante, Saskia,
Elisabeth Brandt, Monna Lisa, la comtesse de Bristol sont les
synthèses vénitienne, hollandaise, flamande, florentine, anglaise
de cette recherche: l'idéal féminin. Que Violante manque de
pensée et Saskia de plastique, qu'Elisabeth Brandt soit trop
bourgeoisie, Monna Lisa trop subtile, et la comtesse de Bristol
trop de la cour, qu'importe! Titien, Rembrandt, Rubens, Léonard
et Van Dyck ont réalisé chacun cet idéal: femme plastique, femme
douce, femme sphinx, femme saine, femme de cour. Dire d'une femme:
c'est un Rubens, un Van Dyck, c'est la pourtraiturer d'un mot.
Mais laissons là la synthèse expressive, l'art contemporain ne
fait pas même de synthèse plastique, il copie le modèle, alors
qu'il devrait le transfigurer. Car la synthèse n'a pour objet
que d'atteindre à la transfiguration de l'être humain, qu'on
l'obtienne par l'épuration des formes comme les Italiens, par
la lumière comme Rembrandt, par l'accent vivace comme Rubens et
Velasquez. Essayez par la pensée de faire redescendre à l'individu
les types de Léonard, ôtez sa distribution de la lumière à Van
Ryn, pâlissez Rubens, désaccordez l'harmonie de Velasquez et ils
ne seront plus les transfigurateurs, c'est-à-dire les maîtres.

L'art est le mensonge de la réalité, qu'il calomnie avec Ribera
ou flatte avec le Sodoma, il doit toujours faire plus beau ou
plus laid que le réel. A peindre, Ariel ou Caliban, quel que soit
le modèle, il faut faire Caliban hideux et Ariel séraphique à
l'extrême. Cela n'est pas admis de nos jours, et les paysagistes
eux-mêmes, laissant le paysage synthétique de Millet, de Rousseau,
de Daubigny, de Corot, font du paysage analytique comme MM.
Harpignies et Hanoteau. Il n'y a que trois formes de grand art:
l'harmonie, archétype Raphaël; la subtilité, archétype Léonard;
l'intensité, archétype Michel-Ange et Delacroix; hors de ces trois
caractères, il n'y a plus de place pour cette grande chose morte,
le style. Or, je vous le demande, où sont les harmonieux? M. de
Chavannes, et après? Où sont les subtils? M. Gustave Moreau et M.
Hébert, et après? Où sont les intenses? le seul Félicien Rops.

Quarante années seulement nous séparent du Romantisme, cette
seconde Renaissance, éblouissant météore apparu et disparu en
un tiers de siècle, et depuis, nous avons périclité avec une
telle vertigineuse rapidité, qu'il paraît y avoir un abîme de
temps moins large et moins profond entre Lebrun et Delacroix,
qu'entre le plafond du foyer de l'Opéra et celui de la galerie
d'Apollon. L'abîme qui isole notre fin de siècle a été creusé
par le matérialisme et ses conséquences sociales. Les races
latines se sont laissé infuser les idées allemandes, ferments
formidables qui bouleverseront le cerveau latin, si elles ne
le font pas éclater. On a rejeté la tradition de l'art en même
temps que la tradition religieuse. On a rejeté la hiérarchie qui
gênait les amours-propres, et à la place de tout cela on a mis
le mot progrès et le mot _processus_. «Transportée dans l'ordre
de l'imagination, l'idée du progrès se dresse avec une absurdité
gigantesque, une grotesquerie qui monte jusqu'à l'épouvantable»,
s'écrie Baudelaire. M. Brown-Sequard est en progrès sur Aristote
et Nadar sur Icare, mais Victor Hugo n'est pas plus en progrès sur
Homère et Dante que M. Zola sur Balzac! On a honte d'appuyer sur
des points qui devraient être si parfaitement acquis, mais nous
vivons dans un siècle où il faut répéter certaines banalités, dans
un siècle orgueilleux qui se croit à l'abri des mésaventures de la
Grèce et de Rome. Ces vérités je les ai mal dites en des phrases
pressées et qui se hâtent; mais c'est toujours un courage que
d'oser être ennuyeux par amour du vrai, et je veux encore toucher
à quelques points, non pas philosophiques, ceux-là, à quelques
points de _technie_.

MM. les artistes ont un haussement d'épaules habituel devant les
littérateurs qui les jugent, eux qui ne sont pas du bâtiment.
A les entendre, il semblerait que les arcanes du procédé sont
impénétrables et, pour nous en assurer, nous passerons par
l'atelier pour arriver au Salon et nous parlerons un peu peinture
dévoilée à ces peintres hermétiques. Voilà M. Bouguereau qui ponce
ses toiles pour que rien ne dépasse; mais M. Bouguereau appartient
à l'art yankee, il n'est pas de notre ressort.

Ce qui saute aux yeux, c'est la touche du décor appliquée aux
tableaux de chevalet, cela s'appelle le ton local et cela a
pour effet de supprimer la perspective aérienne toujours, la
perspective linéaire parfois, d'abolir la rondeur des galbes,
de coller les plans et d'empêcher le modelé d'être précis et
d'être tournant. Jamais je ne demanderai compte à un artiste
qui fait de belles œuvres de son procédé, c'est affaire à lui,
et cette réprobation en principe de la teinte plate ne tend
nullement à nier M. Manet, mais à le réduire, lui et les siens, à
confesser que le ton local n'est pas une révélation, ni un procédé
innovateur et sorti des vieilles vessies de Courbet, mais un
artifice désespéré de décadent, car la question a sa gravité; et
si MM. du ton local possèdent la véritable orthodoxie, les grands
maîtres sont tous des hérésiarques.

Ces messieurs de la teinte plate prétendent avoir découvert de
nouvelles ressources de palette, ils mentent avec une effronterie
consciente; si ignorants qu'il soient des chefs-d'œuvre, ils
savent bien que Léonard et Titien n'ont pas pu ignorer quelque
chose, que ce sont là des tout-puissants en peinture. Il est
vrai qu'ils ont dédaigné, comme au-dessous d'eux, certains
effets; et ce sont ces effets-là qui font l'orgueil et la
joie et la réputation de messieurs les impressionnistes. Le
tableau impressionniste est un tableau arrêté en premier état,
c'est-à-dire à l'ébauche. Quiconque a touché un pinceau sait
que l'ébauche donne des effets souvent séduisants, les premiers
frottis s'enlèvent en vigueur sur le grain mat et blanc de la
toile et à mesure qu'on peint, tout cela disparaît, «le tableau
descend» et il faut le remonter, second labeur et d'une difficulté
plus grande. Or les impressionnistes, qui ne sont pas capables de
retrouver leurs effets, se gardent bien de descendre le tableau
qu'ils ne pourraient pas remonter.

Qu'on fouille les Uffizi, l'Ermitage, Dresde et Madrid, tous les
musées d'Europe, on ne trouvera pas une seule toile peinte par
teintes plates; et, chose singulière, cette adoption vraiment
chinoise d'un procédé chinois n'aurait jamais eu lieu sans les
expositions; je prétends qu'on ne fait du ton local que pour le
Salon ou des exhibitions analogues; le tableau impressionniste
est une affiche, un tire-l'œil qui fait paraître tout ce qui
est autour, poncé et pignoché. On ne saurait croire combien
les peintures de ce genre sont redevables à leurs voisines et
surtout à l'éclairage tamisé. Isolez, sous un jour cru, un de
ces crépons français et vous verrez ce qu'il résulte du procédé,
dit nouveau. Les peintres qui ont suivi le cours hors ligne de
M. Chevilliard, à l'École des Beaux-Arts, savent que pour qu'un
tableau fasse plaisir à l'œil, il faut que le spectateur restitue
facilement derrière la toile, les objets ou les personnages que
l'artiste a représentés. Avec le ton local, cette restitution est
impossible, la suppression des demi-teintes ôte leur sûreté aux
ombres portées et rend faux les ressauts d'ombre. La perspective
aérienne est annihilée, car sans _decrescendo_ du modelé, il n'y
a pas disparition de la ligne de couleur, au point de fuite,
et partant point d'air. Optiquement, il faut être à quinze pas
d'un Manet pour ne pas être offusqué de l'étouffement de cette
peinture où le vide est fait comme par une machine pneumatique.
Mais laissons là la _belle tâche_, il ne s'agissait que de
prouver que c'était la fin et l'énervement du procédé, et si les
errements et les prétentions progressistes se bornaient à de
semblables «fumisteries» d'atelier, il faudrait pardonner vite.
Mais le Salon de 1883 donne bien d'autres sujets de gémissements à
l'_esthétique_.

La première impression est triste et si l'on voulait considérer
cette exposition comme l'exacte expression de notre société, il
faudrait se couvrir de cendres et pleurer comme le _Larmoyeur_
de Scheffer, et se tordre comme les _Femmes Souliotes_ du même.
Dans les 33 salles où sont quatre milliers d'œuvre, il n'y a pas
une idée, pas une pensée, pas une émotion, pas une conviction, ni
ode ni cri du cœur, rien de grand, tout en prose, et non pas une
prose hindoue à la Barbey d'Aurevilly, mais une prose qui semble
tantôt celle de la _Revue des Deux-Mondes_, tantôt celle de la
_Vie Parisienne_, et entre M. Bouguereau et M. Van Beers, une
oscillation régulière de l'estimable au médiocre, de l'élégant au
joli, de l'ennuyeux au pédant. Est-ce à dire que le Salon soit
nul? Non, certes. Il y a trois bonnes toiles de MM. Rochegrosse,
Aman Jean et Vanaise, d'excellents paysages, de bons portraits et
du joli genre. Quant à la «croûte» que M. Mackart a envoyée, elle
est rassurante pour la suprématie de l'art français. Mais le grand
art est fini, irrémédiablement fini.

L'art n'est plus un sommet. C'est un niveau, une auge mondaine
un râtelier civique. Certes, il serait absurde de demander une
progression indéfinie de grands maîtres et de réclamer Delacroix
en 1883. Mais l'idéal est mort, la tradition est morte, la
hiérarchie est morte. Allez dire aux plus consciencieux de ces
artistes: «La nature n'est que la matière du grand œuvre; le
magistère est de la sublimer.» Ils ne comprendront pas et ils
continueront à être des artistes consciencieux, habiles, mais
sans ailes. Que les progressistes remercient la _Bonté infinie_,
de M. Renan, le progrès est vainqueur. Plus rien ne reste de
la cathédrale romantique, cette église littéraire qui a inondé
de gloire notre siècle; plus rien ne reste de cette seconde
Renaissance française, la dernière; plus rien ne reste qui doive
rester. La bassesse des œuvres révèle la bassesse de l'âme; et
c'est à croire qu'à force de la nier--l'âme--elle nous a quittés
et qu'après tant de blasphèmes Dieu nous a retiré l'inspiration.

A ceux qui trouveraient naïve et fâcheuse cette lamentation, je
dirai: Supprimez par la pensée, dans l'art d'autrefois, ce qui
s'appelle le grand art, et par ce qu'il vous restera, vous jugerez
de ce qu'il nous reste, aujourd'hui!

Voici l'épitaphe du Salon de 1883: DÉCADENCE!



PEINTURE


I

LA PEINTURE CATHOLIQUE

Quand le clergé de France n'a que le T. R. P. Monsabré
à faire monter dans la chaire de Notre-Dame, et laisse
impunément s'élever des églises comme la Trinité,
Saint-Augustin, Saint-François-Xavier, Notre-Dame-des-Champs,
Notre-Dame-d'Auteuil, il n'est pas surprenant que les tableaux
d'église soient dignes des églises elles-mêmes et les peintres
aussi détestablement médiocres que les prédicateurs. La Foi a fait
de beaux tableaux avant l'art; l'art en fait de détestables après
la foi; c'est l'évolution qui s'est produite en Italie de Cimabué
et Giotto à Romanelli et Solimène. Toutefois, si l'art mystique
exige l'artiste mystique, l'absence de foi ne rend pas impossible
le style religieux. Le peintre, qui a l'imagination grande, peut
s'imposer une conviction artificielle pendant le temps qu'il met à
faire son tableau, et ce n'est pas parce que la foi s'éteint que
l'art religieux disparaît; la seule cause de cette disparition
c'est l'infériorité, l'incapacité, la nullité de l'imagination
des artistes contemporains. A partir de Massaccio et de Lippi,
le mysticisme des peintres n'existe plus. Luca Signorelli à
Orvieto, Ghirlandajo à Florence sont bien plus épris de l'anatomie
que de la pensée religieuse, et cependant leurs fresques vont
admirablement à ces murs d'église. Les _chambres_ elles-mêmes
ont moins de religiosité que la chapelle des Saints-Anges de
Saint-Sulpice et les fresques de Saint-Germain-des-Prés.

De cette démonstration ébauchée et qui pourrait tenir un volume
d'exemples, il résulte qu'il suffit qu'une œuvre soit _belle_ et
_haute_ pour être catholique; que la hauteur et la beauté d'une
œuvre constituent un catholicisme implicite, mais évident, et que
la peinture religieuse existe dès qu'il y a le grandiose, dès
qu'il y a le style. Voyez la _Sainte Barbe_ de Palma le Vieux
et le _Miracle de saint Marc_ du Tintoret. Ainsi donc, l'art
religieux n'est que l'art où entre le sentiment de l'infini;
et lorsqu'un artiste, ne crût-il qu'à la bonté infinie de M.
Renan, aura le style grandiose, il fera de l'admirable peinture
religieuse. Je crois avoir montré que l'art religieux est possible
en dehors de la pratique catholique, et je conclus à l'incapacité
de l'école française contemporaine.

Le _Cenacolo_ est, de l'avis de Chenavard lui-même, le _capo
d'opera_ de toute la peinture, et le _capo d'opera_ du
_Cenacolo_, c'est le Christ, comme on peut s'en assurer par
les études du Vinci qui sont au musée Brera, car la fresque
de Sainte-Marie-des-Grâces est une fresque mourante, presque
morte. Donc, à ne prendre Notre-Seigneur qu'au point de vue
historique, c'est la plus difficile à représenter des physionomies
humaines, et je trouve mal avisé un M. Morot, qui n'a ni la foi
d'un Margharitorne, ni le procédé de Rubens, de venir présenter
une médiocre académie pour un Christ. Et quel Christ! La tête
n'exprime ni la nature divine resplendissante, ni la nature
humaine souffrante; l'air penché est d'un style de romance et
le sourire qui joue le navré est une crispation de ténor qui
s'ennuie. Le coloris est liliacé, vineux, l'éclairage diffus
et nul. Quant au dessin, qui est la prétention de cette toile,
c'est celui d'un élève médiocre: les lignes sont inexpressives,
le modelé est pris sur le portefaix du coin, et, comme académie
même, cela est mauvais. En outre, M. Morot se pique d'archéologie
et de réalisme. La croix en T, et c'est un tronc d'arbre mal
dégrossi. Le tasseau qui soutient les pieds du Sauveur est
supprimé; il est ligotté sur la croix, et les clous, au lieu
de percer le dessus du pied, sont enfoncés de profil dans les
chevilles. On a des sourires libres-penseurs et idiots pour le
hiératisme, et cependant chaque fois qu'on y touche, on s'égare
comme M. Morot, et lourdement. Les byzantins sont inconnus ou
raillés. Eh bien, je voudrais qu'on mît en face de la toile de
M. Morot un Margharitorne, et on verrait que la foi, plus que le
procédé, soulève les montagnes de l'art.--M. Duryer a un _Christ_
en grisaille, où il n'y a pas même une qualité de brosse.--En
réalisme, il faut la _strepitosa maniera_, il faut être outrancier
comme Ribera et ses élèves, Giovanni Do et Passante, sinon on
produit la plus écœurante chose, le réalisme froid de M. Brunet.
Son _Calvaire_, terne de paysage, ne montre que les deux larrons,
l'un d'eux tombé de sa croix et d'une horreur de Morgue. Le
gibet du milieu est vide. Sur cette croix vide, il faudrait la
lumière de Rembrandt, cette lumière miraculeuse du siège vide
des _Pèlerins d'Emaüs_. Il est deux tableaux religieux, deux
seulement, qui aient une véritable importance: le _Saint Julien
l'Hospitalier_ de M. Aman Jean et le _Saint Liévin_ de M. Vanaise.

Dans un paysage désolé, qui rappelle à la fois les garrigues
languedociennes et les environs de Jérusalem, hâve, maigre et
desséché, à l'état cadavérique, saint Julien, mourant de soif,
sous le dardement d'un soleil blanc, à force d'intensité, a
rencontré un enfant qui revenait avec son chien de puiser de
l'eau, et il boit avec une avidité qui dit une longue privation.
Au bras de saint Julien est enroulé un chapelet, à son cou pend
un scapulaire et un grand nimbe d'or le couronne. Ce cadavérique,
dont le nimbe éclate sur le fond désolé de ce sol lépreux, est une
très belle conception catholique: c'est dans l'esprit même de la
récente canonisation du B. Labre, cette auréole de vertus qui fait
du vagabond et du pouilleux un être au-dessus de tous les rois,
et grand même sous l'œil de Dieu. M. Jean a écrit là une grande
et noble page et plus encore qu'une digne illustration du conte
de Flaubert, un véritable, un remarquable tableau d'église, et
cela mérite au moins une première médaille. M. Vanaise est moins
large et ne produit pas une impression aussi intense que M. Jean,
mais, comme lui, il sait faire de l'art religieux, sans pastiche
d'aucune sorte. On est en Flandre, dans les champs, des bergers
amènent à _saint Liévin_ un aveugle dont il touche les yeux avec
ses doigts gantés. La tête du saint, son geste, sont d'une belle
onction et le groupe des pastoureaux qui assistent à cette scène
auguste est bien traité, avec une grande simplicité et un naturel
d'allures qui atteint le style, et le style religieux.

Je ne suppose pas que MM. Jean et Vanaise aient pour livres de
chevet _Rüsbrock_ et la _Cité mystique_, et cependant ils ont
fait deux tableaux religieux.--M. Carolus-Duran n'a pas profité
de l'accueil réprobateur fait à son _Ensevelissement_ de l'an
dernier, cette contrefaçon vénitienne, pour rentrer dans le
mondain d'où il ne devrait jamais sortir, et il a envoyé au Salon
une _Vision_ comme un peintre pour dames peut seul en avoir.
Un ermite, saint Pacôme ou saint Jérôme ou saint Antoine, est
agenouillé à un bout de la toile, vu de dos et aussi à travers
la pâte de M. Henner, car il a une carnation que beaucoup de
blondes envieraient. Devant lui une fée, qui ne touche pas terre,
et toute nue, cache la croix en étendant derrière elle une
draperie d'où tombent des roses. M. Bouguereau n'est pas plus fade
que cela. Avec un peu plus de lecture, M. Carolus Duran saurait
que les Pères du désert, ces continents et ces chastes, avaient
des tentations proportionnées à leur sainteté, c'est-à-dire
formidables. Cette vision ne troublerait qu'un lycéen; un mystique
jamais! Lisez sainte Angèle de Foligno, et surtout voyez une
eau-forte d'un artiste plus grand que M. Duran, M. Félicien Rops,
le seul moderne qui ait su retrouver la grande figure de Satan et
l'imposer avec défi au rire matérialiste. Le sujet est le même,
il n'y a que l'artiste qui soit différent. Saint Antoine vient
de terminer ses oraisons; la prière a fait descendre le calme
dans ses sens, il se signe une dernière fois avant de se relever,
et veut baiser les pieds du grand Christ devant lequel il est
prosterné. Mais ses lèvres, au lieu du bois, rencontrent la peau
tiède de pieds vivants, et cette peau lui rend pour ainsi dire le
baiser qu'il y pose. Alors, terrifié, il se rejette en arrière
et regarde. Sur la croix même, attachée par des faveurs roses,
une diablesse, le visage effrayant d'ironie, et s'offrant de tout
le corps, le provoque et le raille. Voilà une vision de Père de
l'Église!

La _Vision de François d'Assise_, par M. Chartran, n'est pas
aussi sucrée que celle de M. Carolus-Duran, mais elle est terne
comme le style de M. Pontmartin. Saint François est assis sur la
paille d'une grange, et un berger, qui a une vague auréole d'ocre,
apparaît tenant une cornemuse. M. Chartran devrait savoir que,
dans une vision, c'est la vision qui doit être le foyer lumineux.
M. Revier qui, lui aussi, a fait un saint François parlant aux
oiseaux, sans modelé, devrait savoir, lui, que _saint François_
était un poète et de plus un saint, par conséquent il est _irréel_
de lui donner une figure d'imbécile et ces deux toiles feraient
un singulier effet à San Francesco d'Assise en face des Memmi et
des Buffalmaco.--M. Ravaut a cru qu'il suffisait de lire trois
lignes de Montalembert pour faire un _saint Colomban_. Le saint,
ligotté sur une planche, semble obèse, malgré sa face amaigrie,
et deux anges, qui sont très terrestres, poussent la planche sur
l'eau. Si M. Ravaut avait compris son sujet, il n'aurait pas rendu
aussi positivement manuelle l'action des anges.--De tous ceux qui
prennent leurs aises avec les sujets religieux, M. Henner est
le plus intéressant. On a dit beaucoup d'imbécillités sur lui,
«continuateur de Léonard»... et «Corrège vous envie» semble avoir
donné lieu à cette _Madeleine_ qui lit, dans la pose même de celle
d'Allegri à Dresde. Il est impossible d'avoir en même temps le
procédé du Vinci et celui du Corrège.

Léonard enseigne d'enlever clair sur sombre, sombre sur clair,
comme il a fait dans son adorable et miraculeux _Précurseur_
du Louvre. Corrège n'a jamais fait usage du clair-obscur par
opposition, et qu'on n'objecte pas la _Nuit_ de Dresde, car ici
le foyer lumineux étant le centre du tableau, il y a forcément
des coins d'ombres. Je défie qu'on cite un Corrège peint par
clair-obscur d'opposition. Bien plus, son originalité dans le
procédé consiste à avoir trouvé le clair-obscur par analogies:
il gradue la lumière et n'a pas d'ombres à proprement parler,
mais des ressauts atténués de lumière. Revenons à M. Henner,
c'est le roi des impressionnistes et voilà tout. Il n'a ni
dessin, ni perspective, ni composition; mais il a un ton, un
seul ton de chair ivoirine adorable et qui donne infiniment de
plaisir à l'œil. J'ai exposé ailleurs la filiation de M. Henner
et montré qu'il a fait une transposition de l'or de Giorgione
en ivoire laiteux. Du reste, je ne suis pas de ceux qui exigent
de la variété, et il ne me déplaît pas de trouver la même
impression identique à tous les Salons, puisqu'elle est charmante;
seulement il faut laisser chacun à son plan et ne pas prendre
un impressionniste habile et charmant pour un grand maître et
surtout ne pas blasphémer en son honneur des génies dont il
n'est pas digne de nettoyer les palettes. _La Liseuse_ qui joue
la _Religieuse_ est également délectable à voir. M. Henner est
peut-être le plus agréable, le plus caressant pour l'œil, des
peintres actuels, il faut lui en savoir quelque gré, mais pas trop
cependant.

Que M. Mangeant a une étrange présomption pour oser une _Création
de la femme_. Son Ève est sotte et hébétée, le paysage n'a rien
de paradisiaque, et le Père Éternel est figuré par un fantôme
violâtre et dérisoire. M. Layraud fait une académie, la pique de
deux flèches et intitule _Saint Sébastien_.--Un instant, j'ai cru
que M. Paupion blasphémait. Jésus-Christ assis sur un banc devant
une porte, file une quenouille et remue du pied un berceau. Tout
d'abord j'ai pensé que M. Paupion avait l'ignorance de M. Viardot,
qui parle des frères de la Vierge, ne sachant pas que l'hébreu
manque de terme pour désigner les cousins. Mais cela s'appelle
_un Évangile_. Lequel même parmi les apocryphes? Cette toile ne
vaut rien, et on nous ferait plaisir de ne pas efféminiser le
Sauveur pour le plaisir des dévotes imbéciles. M. Bertling a fait
une caricature poncive d'après la Vierge Saint-Sixte, et voilà
une _Madone_.--Il y a deux courants dans cette industrie qu'on
appelle la peinture religieuse: le courant Ribérien et le courant
Morotiste; le premier donne lieu au sizain de _Saint Jérôme_ du
Salon, dont il n'y a rien à dire. Le second est représenté par
_Sainte Apolline_, détestable Cortonerie de M. Cabane. Le martyre
a lieu derrière la sainte, confusément. Pourquoi avoir renoncé à
la prédelle? Mais M. Cabane croit peut-être mieux peindre que le
Bondone? M. Zier a un _Sommeil de la Madeleine_ d'un gris triste
et distingué qui pourrait être prise, sans la croix de roseau,
pour une Geneviève de Brabant ou autre vague figure de keepsake.

Ils sont une cohue qui croient la virilité incompatible avec la
dévotion; ils oublient donc que le cas de leur peinture est un
empêchement majeur à l'ordination. La religion est terrible, non
doucereuse, mais les âmes pieuses ne s'y connaissent guère, et la
fabrique Signol, Bouguereau, Bouasse-Lebel et Cie fonctionne
toujours.--Le _Mauvais larron_, de M. Willette, prouve du talent;
mais je ne crois pas qu'il appartienne à la peinture religieuse.
Cette femme qui est debout sur l'âne que tient un enfant, pour
donner un dernier baiser à son mari, n'offre aucun sens précis à
la pensée.--La _Vierge aux Fleurs_, de M. Lalyre, peinte dans la
gamme de M. Buland qui est charmante, a des tons doux, infiniment
délicats et gracieux. Quant au _Christ à colonne_ de M. Michel, il
est inviril, veule et déplorable de féminisme et de sentimentalité
sotte.--M. Lehoux est vigoureux au moins, son Berger _étouffant
un lion_ a de l'allure et presque du style, son dessin est
assez héroïque pour rubriquer bibliquement _Samson étouffant le
lion_.--M. Lerolle, comme M. Morot, veut innover dans la tradition
avec son _Adoration des Bergers_. La Sainte Famille est assise
sur la paille d'une étable, et à côté même de la Vierge, une
vache dort. Saint Joseph a l'air du forgeron de M. Coppée, et
l'enfant Jésus qui devrait être le foyer lumineux, est éclairé
par une lucarne banale. Il n'y a là que le groupe des bergers qui
ne soit pas détestable. _La Résurrection de la fille de Jaïre_ a
de l'onction; mais c'est bien peu d'être estimable quand on est
le fils d'Hippolyte Flandrin. Mieux vaut la _Résurrection de la
fille de la veuve de Naïm_, par M. Daras, le seul paysage du Salon
qui suffit à prouver l'excellence du genre. Le _Rêve de Jeanne
d'Arc_, de M. Lacaille, est du surnaturel à l'usage du faubourg
Saint-Germain. Un archange escorté de deux saintes présente à la
sublime pucelle l'épée et l'étendard. Cet archange vient du même
ciel que ceux qui peignaient les fresques de Fra Angelico, l'an
dernier, dans un tableau de M. Maignan. Le _Christ_ de M. Lagarde
est bien terne, quoiqu'il y ait là des qualités de paysage.--La
_Sainte Famille_ de M. Crauk est encore dans la donnée chromo des
boutiques qui règnent autour de Saint-Sulpice. La Vierge apprend à
filer au petit Jésus. Dans quel hypogée vit donc M. Crauk, pour
s'amuser au maniérisme religieux, au lieu de nous faire voir le
terrible Jésus de Michel-Ange ou d'Orcagna?

M. Mewart nous montre le jeune _Mosché_, le pied sur la face
de l'Égyptien qu'il vient de tuer; le piètement est fier, et
l'éclairage irréel donne de l'accent à ce cadre. Que dire de
cette académie sans intérêt que M. Rousselin intitule l'_Enfant
prodigue_, et de cette grosse peinture voyante de M. Suranq,
_Jahel et Sisara_, qui prouve que l'artiste n'a lu du livre des
Juges que deux versets? Que dire de l'_Ensevelissement_, de M.
Story?

M. Jacomin est impertinent en réduisant à un tableau de genre
une scène biblique, car ce n'est pas à la façon de la _Vision
d'Ézéchiel_. Job sur un fumier est entouré de deux Turcs de nos
jours et d'une femme fellah, cela est archéologiquement inepte
et scandaleux, surtout d'en prendre si à son aise avec le poème
que lord Byron n'osa pas traduire, et qui est le chef-d'œuvre
littéraire de la Bible, ce chef-d'œuvre de tout. Quelle ridicule
Esther M. Zier nous montre-t-il, avec ses colliers de sequins.
Sans le livret, je n'aurais pas classé le tableau de M. Cazin
dans la peinture religieuse, et je certifie que cela n'en est
pas, malgré le livret. Mais cette toile horripile les bourgeois
et à juste titre; débaptisée de son titre biblique, elle est une
des plus intéressantes du Salon. Le ciel noir, le temps d'orage,
l'atmosphère lourde sont bien rendus: la femme qui met son manteau
près de l'enclume, n'étant plus Judith, est intéressante; la
servante, dans le fond, un délicieux morceau de procédé. Je ferai
à M. Cazin le reproche de donner les mêmes valeurs aux tons de
ses terrains et de ses personnages, ce qui confusionne la toile;
à part cela, c'est un peintre poétique, et délicieux étaient ses
paysages des arts décoratifs, l'an dernier. Une réflexion pour
finir, elle est grave: après le procédé à tons rares de M. Cazin,
qu'est-ce qu'il y a? Est-ce que le procédé lui-même est à sa fin,
comme tout? Évidemment la palette, l'œil et la main se faussent
à chercher les touches fines et chacun de ces tons exquis et
maladifs signifie: décadence.

Quoique cela soit anticatégorique, j'annexe à la peinture
religieuse les tableaux de genre qui y tiennent: ils sont
beaucoup moins mauvais que ceux à prétention styliste. Le _Moine
enlumineur_ de M. Perrandeau est d'une tonalité un peu grise. Le
gris étant par lui-même une non couleur, on peut avoir des gris de
toutes les couleurs, et on obtient alors des effets très lumineux.
Le _Doux Pays_, de M. Chavannes, au dernier Salon, en était un
beau spécimen. La lumière de M. Perrandeau et celle de presque
tous les artistes contemporains, est une lumière diffuse et
partant «bête». Comme on ne sait plus le dessin caractéristique,
qu'on a perdu à jamais le contour des peintres orfèvres, on
devrait avoir recours au clair-obscur dont les ressources
expressives sont tellement infinies que Rembrandt lui-même n'en a
peut-être pas tiré tous les effets qui sont possibles.

L'_Attollite portas_ est une bonne toile, mais il y a là des
chantres dont les pères étaient à l'_Enterrement d'Ornans_. Le
_Lavement des pieds_, de M. Rosetti, est une toile excellente qui
montre qu'on peut faire de très bons tableaux de genre religieux;
je répète cela à M. Brispot pour son _Banc d'œuvre_, et sans
m'arrêter à la _Leçon de solfège dans une sacristie_, de M. Ravel,
qui est de la peinture pour la bourgeoisie, je déclare hors de
pair le _Viatique dans un couvent de Florence_, de M. Mason; ainsi
que la _Procession des Pénitents de Billom, le Jeudi saint, en
Auvergne_, par M. Berthon, d'un grand intérêt. M. Moreau Vauthier
continue Voltaire avec le _Puits du couvent_. Un moine se sauve,
un autre reste béant ses deux seaux à la main, car la Vérité, une
fille dévêtue, surgit sur la margelle du puits et leur présente
un miroir. Si M. Moreau Vauthier veut dire par là au clergé le
fameux _pascunt et non pascuntur_, il fait œuvre pie; mais si
ce n'est pas sa pensée, son tableau n'est qu'une impertinence,
au niveau de M. Sarcey.--MM. Casanova et Frappa se sont faits
les Léo Taxil de la peinture, et chacun envoie ses deux petites
vilenies, régulièrement. L'année des décrets, ils ne se sont pas
même abstenus. Je ne sais pas si c'est la misère qui les pousse,
comme M. Ortégo, leur confrère. J'estime que Fra Angelico et Fra
Bartolomeo et le P. Strozzi étaient d'autres artistes que ces deux
messieurs, et je ne m'explique pas leur persistance. J'admets
que Lucas Kranack, un sectaire, coiffe une Vénus d'un chapeau
de cardinal, Kranack a une conviction, il a droit de combattre
la conviction adverse; mais de quoi MM. Casanova et Frappa
peuvent-ils être convaincus? M. Carron, lui, l'est: son _Expulsion
des Bénédictins de Solesmes_, bonne toile un peu sombre, qui a le
défaut de ne pas clairement exprimer son sujet. Le _David_ de M.
Charpentier est d'un dessin sûr, d'un coloris ferme et avoisine
le style. C'est, avec l'_Agar_, de M. Doucet, le meilleur des
tableaux dits d'école, où tout est excellent, et qui promettent
des artistes consciencieux et d'un pinceau élevé. Je demande
qu'à l'avenir on expulse du Salon tous les tableaux religieux, à
l'exception de ceux de MM. Aman Jean et Vanaise, et je le demande
deux fois comme catholique et comme esthéticien.


II

LA PEINTURE LYRIQUE

La poésie est l'essence même de tous les arts, quels que soient
leurs procédés. Seule, la littérature, qui est la forme suprême
du Verbe et la synthèse esthétique absolue, peut atteindre à la
poésie d'idées abstraites; mais les lignes d'un monument, les
couleurs d'un tableau, les formes d'une statue, doivent en leur
langage donner des impressions, des émotions poétiques.

Comme le chérubin doré, le grand artiste ne parle pas, il chante;
de son compas, de sa plume, de son ébauchoir, de son pinceau, il
cherche l'ode, et lorsqu'il l'atteint, il fait de l'art lyrique,
le premier des arts après l'art mystique qui est surhumain,
puisque son objectif est surnaturel, et divin: la Sixtine et les
Chambres, la chapelle Médicis, le Campo Santo et Santo Marco sont
des odes. _Monna Lisa_ et _Saint Jean le Précurseur_ des poèmes
de subtilité expressive et l'_Indifférent_ de Watteau est une
odelette; car ce qui constitue le lyrisme, c'est une synthèse
expressive si complète qu'elle devient typique d'un être ou d'un
sentiment. Michel-Ange, Léonard, Durer, Rembrandt et Delacroix
sont les grands poètes lyriques de la peinture. De nos jours,
Puvis de Chavannes, Hébert, Gustave Moreau, Paul Baudry, Félicien
Rops, sont souvent poètes et quelquefois lyriques. Je ne vois
que ces cinq noms qui aient droit à cette catégorie d'honneur
pour l'ensemble de leur œuvre; mais je m'étonne que les critiques
romantiques ne l'aient pas créé pour Delacroix et Chenavard, ces
deux génies.

C'est ici la place du plus jeune peut-être des exposants de cette
année, M. Georges Rochegrosse. Son _Vitellius traîné dans les rues
de Rome_, de l'an dernier, promettait beaucoup, mais son présent
envoi dépasse toutes les promesses qu'il donnait, et la médaille
du Salon lui est due, et si absolument due que, s'il ne l'avait
pas, il faudrait croire que M. Baudry a bien représenté l'équité
de notre époque par sa _Loi_ chiffonnée. On a dit que M. Scherrer
serait le concurrent de M. Rochegrosse; cela est tellement
dérisoire qu'il ne faut pas s'y arrêter.

D'abord, le sujet qu'a choisi M. Rochegrosse est un des plus
hérissés de réminiscences poncives difficiles à écarter:
_Andromaque_. Il a su s'inspirer exclusivement de l'_Illiade_ et
d'_Euripide_, et il a fait une peinture héroïque qui, à part sa
valeur intrinsèque grande, est une date et, je dirai plus, une
sorte de révolution dans la peinture historique. L'_Andromaque_
est, pour la couleur locale antique, ce que la _Naissance d'Henri
IV_ de Deveria a été pour le moyen âge.

Les Grecs sont vainqueurs et maîtres de Troie; dans l'ivresse du
triomphe, ils ont mis en feu le palais de Priam et des reflets
rouges d'incendie, et des rafales de fumée traversent la toile. Le
lieu de la scène est un escalier qui descend le flanc du rempart;
la rampe, qui a servi de billot, est ruisselante de sang, et il
y a un tas de têtes coupées dans une mare de caillots noirs. A
droite, des femmes, des vieillards sont couchés et attachés sur
un brasier de poutres; les uns sont déjà morts d'asphyxie et
de terreur, les autres se tordent dans un dernier cri; poussés
sur cette rangée d'agonisants, un char brisé, des escabeaux et
des coussins luxueux. A droite, a lieu la tragédie: tout en
haut, Ulysse, dont le manteau rouge flotte au vent d'une façon
sinistre, attend qu'on exécute l'ordre qu'il a donné de précipiter
Astyanax du rempart. Mais il faut l'arracher à sa mère; un Grec
y est parvenu, il tient le royal enfant dans ses bras; la femme
d'Hector a saisi le manteau du Grec et elle a la force surhumaine
que donne le plus beau sentiment qui soit au cœur de la femme.
Ils sont quatre hercules qui s'épuisent à lui faire lâcher prise.
L'un force sur son bras pour le faire plier, l'autre lui saisit
les épaules pour la renverser, un troisième la prend par ses
magnifiques cheveux; un quatrième, s'arc-boutant à une marche, la
saisit à bras-le-corps. Andromaque est magnifique. Cette mère,
cette reine, littéralement écartelée par ces cinq barbares, est
poignante doublement dans la sublimité de son sentiment et dans la
puissance héroïque de sa lutte. La robe de pourpre, brodée d'or,
est en lambeaux, et dénude son sein auguste et son fort genou.
Il n'y a qu'un mot à dire: cela continue Delacroix et cela ne le
copie pas.

Composition qui est si trouvée qu'on n'en imagine pas de
meilleure; couleur originale, neuve, avec un parti énorme tiré
des gris lumineux, dessin mouvementé, à la Tintoret; et pour la
première fois peut-être des héros homériques, aux armures, aux
costumes pris exactement dans Homère. Ce n'est plus le casque de
pompier, le pectoral et les cnémides de David, c'est du costume
homérique exact. Mais au-dessus de toutes les qualités de rendu
et de procédé, ce qui fait cette œuvre hors ligne, c'est qu'elle
est conçue d'esprit épique, d'essence héroïque. Et, complexité
qui confond, M. Rochegrosse, qu'on dirait devant l'_Andromaque_
un artiste exclusivement préoccupé de l'antiquité et cherchant
à rajeunir la représentation de l'histoire classique, comme
M. de Banville a réussi à relever la mythologie de la boîte à
pastilles où Parny l'avait enfermée et à la traiter en Hésiode, M.
Rochegrosse, dis-je, est très moderne, il comprend admirablement
notre époque maladive et subtile et il sait dessiner un habit
noir à la Gavarni, comme il boucle les armures de cuir aux reins
des soldats d'Ulysse. Sans parler des dessins exquis et de scènes
contemporaines que tout le monde connaît, il a décoré trois salons
chez M. de Banville d'une façon tout à fait remarquable. L'un est
du japonisme, et si bien japonais que M. Pagès n'y trouverait rien
à reprendre et que M. Regamey en serait jaloux. L'autre est une
série de tableaux qui se suivent sur les panneaux des portes et
qui représentent la vie d'un jeune homme à la mode, depuis l'heure
où il s'habille jusqu'à celle où il jette un bouquet à la _prima
donna_ d'un petit théâtre. Il y a là tout un talent très personnel
dans la donnée Menzel, Stevens et Nittis qui suffirait à rendre
célèbre M. Rochegrosse.

Comme M. de Banville, il peut faire un croquis ironique du petit
crevé et chanter aussi les _Exilés_ et les _Cariatides_. Enfin le
troisième salon, à pans coupés, est peint comme une tonnelle de
Bougival, et par les interstices du feuillage on voit des couples,
des canots: une merveille d'humour et de perspective. J'allais
oublier l'horloge, une horloge de campagne: sur la caisse M.
Rochegrosse a peint un énorme et agréable chat qui poursuit des
oiseaux aux branches d'un pêcher en fleurs.

M. de Banville, dans la dédicace des _Contes féeriques_, dit
qu'il doit à Georges Rochegrosse ses descriptions de toilettes;
je crois, et M. Rochegrosse ne me démentirait pas, qu'il doit à
Théodore de Banville, le poète lyrique par excellence, d'être dès
cette année le peintre lyrique par excellence.


III

LA PEINTURE POÉTIQUE

Cette rubrique n'est pas usitée; mais elle est nécessaire pour
désigner soit les œuvres directement inspirées par la littérature,
soit celles qui ne peuvent être rangées ni dans l'histoire ni dans
le genre.

M. Puvis de Chavannes, dans une espèce d'esprit synthétique, a
essayé jusqu'où la simplification du procédé peut aller. J'ai
dit dans mon préambule que M. de Chavannes avait le droit à la
première place dans l'art contemporain et je trouve son envoi
regrettable. J'ai défendu l'_Enfant prodigue_ et le _Pauvre
pêcheur_, c'étaient des tableaux; le Rêve n'est qu'une esquisse.
C'est le projet et l'embryon d'un chef-d'œuvre, mais ce n'est pas
assez fait; c'est à parfaire.

Un jeune homme roulé dans son manteau dort à la belle étoile; la
nuit est claire et trois formes blanches se profilent sur le ciel;
l'une jette des roses, c'est l'Amour; l'autre tient le laurier,
c'est la Gloire; la troisième répand des pièces d'or, c'est la
Fortune. Je crois connaître les primitifs pour avoir étudié
sur place predelles, ancônes, tryptiques, dyptiques, retables
et tondi de l'Italie, et j'adore les _trecentisti_, eh bien!
jamais aucun d'eux, ni Gaddo Gaddi, ni Buffalmaco n'ont fait de
simplifications aussi audacieuses que les trois fantômes de ce
_Rêve_ où la crudité et la persistance du ton local dans la ligne
bleue d'horizon produit un effet singulier. Ces teintes plates
le sont trop pour un tableautin. J'aime M. de Chavannes et ne
jugerai pas cette _esquisse_ avant qu'il en ait fait un _tableau_,
c'est-à-dire un chef-d'œuvre; alors je n'aurai qu'à louer, j'en
suis sûr.

M. Feyen-Perrin a peint la plus poétique nudité du Salon. Sa
_Danse au Crépuscule_ est élégante, chaste, pleine de grâce.
Le dessin gracieux sans fadeur; la coloration harmonieuse et
impressive, le pommelé du ciel très heureux. Ces nymphes dansent
bien et avec une jolie allure de bas-relief animé: cela est
excellent de tous points.

M. Lefebvre, le Sully-Prudhomme de la peinture, à cela près qu'un
poète, à talent égal, est toujours supérieur à un peintre. Sa
_Psyché_ est d'un tendre sentiment et d'une exquise gracilité. Ce
jeune corps bien dessiné, bien modelé, bien posé sur son rocher,
et le clair de lune un peu irréel qui frappe cette pudique nudité
la rend vermeille et suave. L'_Andromède_, de M. Paul Robert,
un écho de M. Lefebvre, de la dernière distinction dans le sens
mondain.

M. Falguière a le pinceau farouche. Son _Sphinx_ n'est qu'un
charnier. A la longue d'une patiente fixité, on aperçoit dans
l'ombre, une espèce de larve de femme, lemure, empuse, vampire ou
succube. M. Falguière a ôté au sphynx son caractère hermétique, et
même son caractère plastique, il l'a transformé dans le goût du
moyen âge. A ne voir que le charnier, cela est d'une belle vigueur
de touche, mais quant à l'empuse qui joue le rôle du sphinx, un
seul artiste sait toucher aux êtres de la sorcellerie, c'est M.
Félicien Rops, l'effroyable aquarelliste des _Sataniques_.

Le tableau de M. Berteaux, _Souvenir de la grande Guerre_, serait
digne d'être le frontispice du _Chevalier Destouches_, de M.
d'Aurevilly; il est vraiment et grandement poétique. Sur une
éminence, un vieux chouan raconte quelque héroïque combat contre
les bleus, et, de son bras étendu, il montre au loin un croix
de pierre à ses fils, et son geste dit: «Ce fut là!» Ce vieux
héros d'une épopée dont M. d'Aurevilly seul a écrit deux chants
se détache extraordinairement, et ce tableau est si excellemment
fait qu'on le saisit rien qu'à l'apercevoir, sans livret.
L'épisode de l'enfer qu'expose M. Henri Martin est hardiment conçu
et traité avec une conscience de procédé qui le désigne à une
première médaille. Qu'il l'ait ou non, il l'a mérité, et c'est là
l'important.

L'_Armide_, de M. Mottez, fera une gravure pour la maison Goupil,
non une illustration pour le Tasse.--M. Aubert s'est élevé jusqu'à
Macpherson, avec son _Barde Hyvarnion échangeant sa foi avec
Ravanone_.

Les peintres n'ont pas de lecture. Combien de fois M. Drumont
a-t-il relu Dante avant de faire sa Thaïs? Ne touchez pas à Dante!
cet Homère catholique plus grand que l'autre si ce n'est comme M.
Henri Martin.--M. Serres a fait un _Orphée_. Est-ce le révélateur
des mystères hermétiques ou le personnage de Virgile? Ni l'un ni
l'autre; c'est bien faubourg de Bologne!

M. Hébert est un maître poétique et de grande envergure qui ne
donne certes pas sa mesure par ce petit _Violoneux endormi_,
quoique ce tableautin soit charmant et d'un impeccable procédé;
mais qu'est cela auprès de la coupole du Panthéon?

Il y a, cette année, trois tableaux inspirés par Flaubert: la
_Mort de Mme Bovary_, par M. Fourié, qui a mal choisi son
sujet. La peinture n'admet pas les antithèses de sentiment
shakespeariennes ou réalistes, et la douleur de Bovary bercée par
le ronronnement du curé Bournisien et du pharmacien Homais n'est
pas sujet à tableau.--M. Bourgonnier a représenté Salammbo venant
dans la tente Matho, reprendre le Zaïmph, nouvelle Bolognerie.
En revanche, le _Saint Julien l'Hospitalier_ de M. Aman Jean est
une fort belle œuvre, la meilleure de la section religieuse, et
qui vaut mieux mille fois plus que vingt toiles de M. Bouguereau,
lequel est de l'Institut, tandis que Aman Jean n'est pas encore
près d'en être, quoiqu'il y eût plus de droit.

Le _Printemps qui passe_, de M. J. Bertrand, est dans une tonalité
et une touche de papier peint. Mais si le procédé est condamnable,
il y a de la sève, de la verve en ces femmes nues à poil sur des
chevaux blancs qui traversent un bosquet d'amandiers en fleurs,
dont les ombres portées marbrent leur peau blanche de violâtre.
Il y a là des questions de perspective assez litigieuses, et je
ne sais pas ce que penserait M. Chevilliard, le Chevreul de la
perspective, de certains ressauts d'ombre.

M. Séon, élève de M. de Chavannes, avait exposé, en 1881, deux
panneaux, la _Chasse_ et la _Pêche_, tous deux fort remarquables.
Son tableau de cette année, une femme nue au bord d'un étang à la
nuit tombante, est une poétique impression de _Crépuscule_, aussi
délicieux qu'un Corot. La _Neige_, de M. Baquès, une allégorie un
peu prétentieuse. M. Brigdman déshabille, sous le nom de _Cigale_,
une assez jolie fille, dont le froid rosit la chair. M. Nemoz
aurait dû donner au livret une explication de sa _Demoiselle_,
une femme aux ailes de libellule qui flotte au-dessus d'un étang;
l'effet de crépuscule sur le modelé n'est pas très heureux, s'il
est exact, et pourquoi cette demoiselle regarde-t-elle avec
plaisir une petite fille qui se noie?

M. Morellet a peint Mlle Agar déposant un laurier sur l'_Autel
de Melpomène_. Mlle Agar est, comme Mlle Rousseil, un
grand talent dramatique, que d'indignes intrigues ont écartée
de la Comédie-Française. La caricature grimaçante et terreuse
de tons qu'expose M. Jobbé-Duval, sous le titre d'_Électre_,
ferait trouver excellent le _Bélisaire_ de M. Louis Marchand,
qui a un geste juste, mais le fond du tableau ne circonstance
pas et ne souligne pas la figure, ce qui doit être toujours.--La
_Clytemnestre_, de M. Collier, a l'air d'un homme; elle manque
de gorge et de hanche. Son costume, sans précision, est presque
mérovingien. Appuyée sur une haute hache dégouttante de sang,
elle soulève un rideau comme on en vend à la place Clichy. Il
n'y a là de bien que le piétement qui est ferme. Quant à M.
Lira, il n'a pas assez lu Eschyle, ni assez étudié Jules Romain;
et le _Prométhée_ de Salvator Rosa est un pur chef-d'œuvre à
côté du sien. Tandis que M. Vimont fait hésiter _Hercule entre
la Volupté et la Vertu_, sans trop de banalité, Mlle Hélène
Luminais peint un _Repos de Psyché_ d'après Lafontaine. C'est
à l'eau de lys, plus encore qu'à l'eau de rose; et agréable et
même exquis dans l'extrême sucrerie de la peinture.--M. Voillemot
a voulu nous faire sentir combien Watteau est au-dessus de son
genre; son _Rappel des amoureux_ est un pastiche de Lancret,
d'une inconsistance de dessin et de couleur incroyable; mais,
évidemment, cela est joli et tout ce qu'il faut pour les femmes du
monde. Voici la succession de Tassaert, la queue des tableaux émus
de Greuze et où Diderot, ce bourgeois qui avait du génie, mais qui
était bourgeois, trouverait à s'émouvoir.

Dans cette donnée, la _Gloire_ de M. Rixens est à mettre hors
de pair. Un musicien encore jeune, mais épuisé de misère, vient
d'expirer sur son fauteuil vacillant, devant son piano, et la
Gloire sous la figure d'une jolie fille blonde ailée vient le
baiser au front et tient un rameau d'or.--Excellente dans le rendu
de la fixité du regard la _Fille mère_ de M. Deschamps.--_Le
Paradou_, de M. Dantan, est ce qu'il a cherché, une illustration
à la _Faute de l'abbé Mouret_, de tous les volumes de M. Zola,
le meilleur.--La _Fée aux Mouettes_, de M. Hadamard, gracieuse.
M. Anderson nous montre une _Veuve_ sous la neige avec ses deux
enfants qui ont froid et Mlle Marguerite Pillini, un _Aveugle_
que conduit un enfant. Il y a là du sentiment et du talent,
c'est tout ce qu'on peut en dire; j'ajouterai pour la _Mort du
premier né_ de M. A. Boiron, qu'il y a de la couleur dans son
tableau, ce qui le sort de l'ordinaire de ce genre. La _Misère_,
de M. Thévenot, est navrante. Dans une mansarde, un ouvrier est
assis, hébété, sur son lit de fer et regarde son enfant tout rose
et tout absorbé par des débris de jouets. Les deux meilleures
toiles sentimentales sont de MM. Jenoudet et Pelez. _Novembre_,
du premier, représente une jeune fille presque expirante dans un
fauteuil devant la porte d'une ferme; le regard de la mère qui
sait la mort prochaine est navrant. Le _Sans asile_ de M. Pelez a
de l'intensité. La pauvre veuve n'a pu payer son terme dérisoire,
on l'a chassée. Accroupie contre un mur où l'on voit des affiches
de spectacles et de bals, elle donne le sein à son enfant et
regarde devant elle, sans voir, avec l'égarement du désespoir et
son hébétude. A côté d'elle, mêlés à quelques ustensiles et sur
une paillasse, ses quatre autres enfants. A mettre dans une salle
de la confrérie de Saint-Vincent-de-Paul. Je crois que la vue de
ce tableau augmenterait les aumônes, les forcerait même!


IV

LA PEINTURE DÉCORATIVE

J'ai connu à Venise un jeune noble du Livre-d'Or qui m'étonna
beaucoup, en me montrant sa galerie. Ce n'étaient que Van der
Weyder, Van Allen, Van Bisch, Van der Groost, Panini, Clerisseau,
Hubert Robert, Piranèse. Et comme je m'étonnais devant cette suite
de vues de villes et de monuments, il me dit simplement:--«Mon
grand-père habitait la campagne pour sa santé.» Pour cet esprit
juste, il était logique qu'un homme vivant à la campagne
s'entourât de vues de villes et de monuments.

--Mais, lui dis-je, vous qui désormais habiterez Venise, la ville
sans arbres et sans chevaux...--Aussi, me répondit-il, vais-je
vendre tout cela et le remplacer par des paysages et des œuvres
d'animaliers.

Ceci n'est que pour en venir à MM. Gervex et Blanchon, qui
comprennent l'art décoratif, comme un protestant la Bible, et
ouvrent une voie d'ornière où l'on s'embourbera à leur suite,
celle de la représentation murale des choses et des gens de la rue
et du peuple.

En 1881, M. Gervex avait exposé le _Mariage civil_; cela
ressemblait à une série de personnages de Paul de Kock mis en
rang, ou plutôt à ces toiles des musées de cire qui représentent
les célébrités contemporaines, un mélange de «pioupious et de
sifflets d'ébène».--Le panneau de cette année est mieux peint et
débarrassé de cette lumière diffuse, qui est «la lumière bête»,
mais quel plaisir pour les gens du dix-neuvième arrondissement
qui est pauvre, de se récréer les yeux à voir peinte leur misère
et l'aumône qu'on leur fait. Il vaudrait mieux leur donner la
vue féerique d'un palais ruisselant d'or; mais cela ne les
moraliserait pas, dira-t-on. Eh bien, alors, sachez qu'il n'est
pas de morale en dehors de la religion, et la seule consolation
que vous puissiez donner aux pauvres, c'est de leur paraphraser
en peinture «les pauvres sont les bien-aimés de mon père; le
royaume des cieux leur appartient». Montrez au peuple un tableau
où Jésus-Christ accueille les pauvres, les gens en blouse, leur
tend les bras, tandis qu'il repousse les riches, et vous verrez si
cela ne fera pas plus de bien au prolétaire, que votre bureau de
bienfaisance qui lui met sous les yeux son abaissement.

M. Blanchon travaille pour la même mairie et dans le même goût.
_Le Marché aux bestiaux_, comme cela intéressera les Bellevillois
qui sont à deux pas des abattoirs; et puis des gens en casquettes
et en blouses, et des bœufs sous des hangars, voilà de l'art
décoratif, laïque et civique.

La _Loi qui récompense les travailleurs_, de M. Villeclère, est
d'une insigne maladresse de procédé; les femmes y sont filles
et les hommes peuple. Ni style, ni caractère. Alors quoi?--M.
de Liphart fait du parisien en matière décorative, c'est dire
qu'il est agréable et inconsistant. Sa _Première étoile_ a une
jolie élévation du bras et l'Amour qui pousse la roue du char
est drôlet. Mais pourquoi ce rideau de nuages en tôle, dans le
bas?--La _Chasse au moyen âge_, de M. Benoit, est froide, terne,
et sans vie, au delà de tout.--Les panneaux de chasse de M.
Tavernier sont bien, sans plus. Quant à la _Patineuse_, de M.
Giacomotti, elle est un peu nulle. L'_Innocence_, de M. Bourgeois,
l'est complètement; c'est une grosse petite rustaude niaise qui
tient une couleuvre. L'innocence en peinture, comme l'ingénuité au
théâtre, doit être d'un vice enveloppé.

M. Grellet a peint à la cire les _Trois Vertus théologales_ sous
la figure de trois reines; cela est honnête.--La femme qui jette
_Les dés_ sur le plateau, que tient un assez beau garçon, a un
mouvement de danse inutile, mais d'où résulte un joli modelé de
ventre qui prouve chez M. Brunclair une certaine compréhension
plastique.--La _Diane_ de M. Lemenorel un genou en terre, tire ses
flèches sur des daims, est d'une plastique un peu bien moderne.
En revanche, voici des prétentions multiples à la peinture
magistrale, l'_Été_. M. Makart a bien fait d'envoyer cela, si son
but était de nous rassurer sur la suprématie de l'école française;
il fait piètre figure chez nous, le grand peintre viennois. Si
son dessein était de nous donner idée de son talent, sa faute est
lourde, car les _Cinq sens_ qui ne sont que le sixième de Savarin,
et sa gravure pour Goupil, l'_Entrée de Charles-Quint_, valent
mieux. L'_Été_ est une «croûte» prétentieuse. Sur un lit, que M.
du Sommerard lui-même ne pourrait pas classer, une femme nue, en
carton; auprès, une Anadyomène quelconque sort du bain. D'autres
sont en blanc, comme dans les tableaux de M. Leroux; d'autres
en robes décolletées; des courtisanes vénitiennes jouent aux
échecs. C'est plat, c'est flas, sans modelé, de lignes molles; les
feuillages eux-mêmes sont faux de ton; c'est du poncif éclectique,
et comme couleur du «faux rance». Eh bien! M. Aman Jean, l'auteur
du _Saint Julien l'Hospitalier_ est mille fois supérieur à ce
célèbre Makart, l'ornement de l'Autriche.

Que l'on ne préjuge pas d'une pénurie d'art décoratif; il a son
salon spécial, où on le retrouvera plus au complet. Mais on n'y
verra point, ce qui en eût été l'événement, le carton de la
coupole du Panthéon de M. Hébert. A part M. de Chavannes, personne
à cette heure ne peut concevoir ou exécuter une œuvre d'aussi
grand style que cette coupole: idée et exécution, tout en est
magistral. Sur le fond d'or du Bas-Empire, N.-S. Jésus-Christ,
majestueusement farouche, Dieu fort et vengeur, est tout debout.
A côté de lui est un archange qui tient le glaive de justice.
Marie immaculée présente à son divin Fils, Jeanne d'Arc en armure
et agenouillée, tandis que sainte Geneviève, tenant d'une main sa
houlette et de l'autre la nef de Lutèce, est prosternée. Notez
que ces figures sont colossales, démesurées, comme celles de
la cathédrale de Pise, et qu'elles seront également exécutées
en mosaïque. Voilà la composition, voici le sujet. A la prière
de Marie, Jésus-Christ évoque Jeanne d'Arc et lui montre les
destinées de la France. Je ne connais pas d'effort archaïque plus
puissant; c'est une merveille byzantine qui semble un chef-d'œuvre
du treizième siècle italien et digne de la coupole de San Marco.

J'allais oublier dans la peinture décorative un tryptique de M.
Paul, le _Labourage_, entre la vendange et la moisson, d'une
tonalité tendre éteint par le cadre de bois sombre et placé à la
plinthe.

       *       *       *       *       *

Entrons un instant au Salon des Arts décoratifs, M. Monginot,
l'unique et brillant élève de Couture, mérite à lui seul une
visite. Le _Paon revestu_ est un panneau décoratif, original, très
habilement peint et de tous points remarquable. Une charmante
jeune fille en robe de satin gris de lin que relève un gentil
page, porte élevé dans son plat de vermeil le paon revêtu; un
trompette, une flûte et un biniou le précèdent, descendant les
marches. Pourquoi M. Monginot fait-il des natures mortes, quand
il peut faire de la nature vivante aussi jolie que la jeune
fille et le page? Je ne le conçois pas.--M. Chaplin, le Boucher
du second Empire, a deux dessus de portes très agréables: la
_Nuit_, femme endormie sur des nuages, avec des gris très fins
et très habiles; la _Peinture_, celle même de M. Chaplin, et
la _Muse de la Musique_, jolie fille qui a une cravate de gaz
et les seins à l'air, toute rose et peu préoccupée de la lyre
empire qui est près d'elle.--L'_Art_, de M. Desportes, est une
figure fort remarquable pour la recherche éphébique des jambes
et la sveltesse des lignes. Le panneau décoratif de M. Heill une
jolie fantaisie, perchée sur je ne sais quoi. Une jolie femme
ébouriffée, enveloppée d'une étoffe orientale qui laisse à nu un
de ses seins et montre ses souliers à hauts talons, est entourée
de fleurs et d'attributs vagues. Les dessus de porte de M. de
Liphart sont d'un modelé délicat et d'un faire plus serré que la
_Première étoile_.--Honneur à Musset, deux Amours soulèvent un
rideau et l'on voit un médaillon qui n'a jamais ressemblé au poète
de _Rolla_. De M. Leloir, la _Pêche_ et la _Chasse_, intéressants
panneaux.

Gustave Doré, le merveilleux imaginatif qui est mort il y a si
peu de temps, laissant inédite une illustration complète de
Shakespeare, comme s'il eût attendu d'avoir imagié tous les
grands chefs-d'œuvre avant de mourir, Doré a ici plusieurs
sujets d'_Oiseaux_, aquarelles décoratives du plus beau coloris,
et une Cléopâtre, modèle pour céramique, où il y a beaucoup
d'archéologie, mais fort peu de Cléopâtre en cette figure noire
et masculine, sans finesse de traits. Ce sont là les principales
peintures des Arts décoratifs, et d'un niveau beaucoup plus
esthétique que celui du grand Salon.


V

LA PEINTURE PAIENNE

Baudelaire eut un jour une grande colère contre l'école païenne,
au point de qualifier d'amusante et d'utile l'_Histoire ancienne_
de Daumier. Certes, il fallait réagir contre les Hamonistes, mais
ne pas confondre dans un anathème irréfléchi l'art antique et ses
pasticheurs contemporains; et Offenbach reste un grand coupable,
et le public qui l'a applaudi, un public de crétins. Le latin
est à base grecque, il ne faut pas l'oublier, et la mythologie
pas si dérisoire que le croient ces messieurs de l'Institut qui
n'en pénètrent point l'hermétisme. Les critiques n'ont qu'à
aller à Herculanum ou à Pompéi pour s'assurer que les fresques
campaniennes ne sont nullement fades et doucereuses. Les Studij
protestent contre M. Picou dont l'_Amour sur la sellette_ et son
pendant _On n'enchaîne pas l'Amour_ sont du hamonisme le plus
affadi. Ce sont là des chromos pour un Bouasse-Lebel du quartier
Breda. Mais voici le peintre des Yankees, le grand maître des
chromos, le ponciste suprême, qui ponce ses toiles autant au
propre qu'au figuré, M. Bouguereau.

_Alma parens_, une femme dont la tête est celle des avant-derniers
timbres-poste, mais de face, pour imiter le Garofalo; elle est
entourée d'une marmaille de jolis enfants. Évidemment il n'y
a pas de défaut, mais il n'y a pas une qualité non plus. M.
Bouguereau est le calligraphe de la peinture; le bon élève des
Frères, transporté dans l'art. Et dire qu'il y a des gens qui ne
sont ni idiots ni vendus et qui trouvent «que cela ressemble à
Raphaël». Qu'ils se réjouissent, voici le pendant de l'_Aurore_
de 1881, voici le _Crépuscule_, qui n'est pas celui de cette
chromo-lithographie vraiment impudique et prouve seulement que le
sens esthétique n'est pas commun.

Ary Renan.--C'est la signature qui fait remarquer le tableau:
_Aphrodite_, peinture prétentieuse, «poseuse» même. Le maintien
est gauche, l'air gourmé, ou dirait d'une puritaine de Genève
déshabillée; plastiquement c'est médiocre, le coloris est dur,
la figure ne flotte ni n'est posée, la mer est fausse de ton. M.
Renan Ary dénature le paganisme comme M. Renan Ernest a dénaturé
le christianisme; il faut savoir gré à M. Ary Renan de n'avoir pas
pris un sujet religieux où fût N.-S. Je ne me figure pas un Christ
peint par le fils de celui qui a écrit le roman de la _Vie de
Jésus_.

La _Danaé_ de M. Mangin a des qualités plastiques et de carnation,
mais la pluie d'or faite en essuyant sur la toile le couteau
à palette est une maladresse. Dans sa _Galatée_, M. Lapenne a
cherché les transitions de la métamorphose, le marbre des pieds ne
s'attache pas avec assez de gradations à la chair des jambes. Bien
fade est la _Léda_ de M. Matout; celle de M. Ruet d'un plus joli
rosé et la buée du matin qui estompe les saules est un coin de
paysage intéressant. Le fond de paysage sauve également la _Lutte
poétique_ de M. Bretignier.

La _Broderie ancienne_ est d'une bonne couleur; mais le lieu de
cela? C'est d'une Égypte incertaine. Il est si facile aujourd'hui
d'être archéologue que le manque de précision dans l'époque
n'est plus permis. M. Dieudonné a fait un chromo indescriptible
de son _Jupiter et Junon_. La Psyché de M. Herbo n'est qu'une
grosse fille de la campagne roulée dans de la mousseline; et
la _Calisto_, rattachant son cothurne, de M. Schutzenberger,
mal éclairée par les rouges frisants d'un coucher de soleil.
L'_Ariane_, de M. Trouillebert, a les cuisses masculines.

Il y a si l'on veut de la grâce dans la grande toile de M.
Comerre représentant des _Nymphes jouant avec des Satyres_; l'une
d'elles barbouille de raisins écrasés la face d'un Silène dont
la carnation blanche se confond un peu avec celle de la nymphe.
Il est vrai que Silène est efféminé et mou, et, en thèse, M.
Comerre n'a pas tort; la remarque est au point de vue optique. M.
Foubert aurait pu déniaiser la tête de son _Églogue_. La _Fiancée
antique_, de M. Roubaudi, est de l'antiquité à la Leroux. La
_Source du Tibre_ de M. Boulanger est laide, aussi laide que le
Tibre, ce fleuve rouillé. L'_Idylle_ de M. Berthout se sauve par
le paysage, et la _Cigale_ de M. Berton par le joli mouvement de
son tambourin.

Les _Oiseaux de passage_, de M. Aubert, l'_Armistice_, de M.
Munier, le _Sommeil de l'Amour_, de M. Bellanger, sont de la jolie
confiserie; l'_Amour pilote_ est même charmant pour ceux qui
aiment les Boissier de la palette, tout cela irait bien réduit
en sucre. M. Garnier s'obstine dans cette douceâtrerie avec deux
jeunes filles mettant une _Colombe en cage_.

M. Hector Leroux, peintre ordinaire des vestales, harmoniste en
retard, a un _Sacrarium_ où trois jeunes filles en blanc font des
ablutions, et sous verre une prêtresse au bord de l'eau, rubriquée
le _Tibre_.--La Vénus dans sa coquille de M. Courcelles-Dumont est
d'un joli flou; et distinguée la couleur du _Réveil de l'Aurore_
de M. Aussandon. Quant aux _Sirènes_, de M. Boutibonnes, c'est
de l'œdématique, et celles de M. J. Bertrand ne forceraient
pas Ulysse à s'attacher au mât du vaisseau, ni ses compagnons
à remplir leurs oreilles de cire.--Jolis tons orangés dans la
carnation d'une _Aurore_, de M. Saint-Pierre, et à mettre à part,
car elle le mérite, la _Chloé_, de M. Tillier, d'une gracilité et
d'un velouté de nu délicieux. La Vénus de M. Mercié n'est qu'une
femme sortant du bain, dans une pose un peu grenouillère. La
chair est ferme, mate et d'un ferme modelé, d'un émaillé de pâte
à faire extasier les gens du métier, mais ce n'est pas Vénus. M.
Javel nous montre des _Nymphes surprises_ où il y a un ressouvenir
malheureux de l'Antiope. Celle qui couvre son amie nue et endormie
a l'air de la découvrir et le satyre a trop la tête d'un lord
anglais.

Qui nous délivrera des cupidonneries de confiseurs? C'est pour
le nu, dira-t-on. Eh bien, faites du nu moderne, il prête plus
que l'autre à la spiritualisation des formes. Je voudrais qu'on
traînât de force tous les peintres de ce chapitre aux _Studji_
d'abord, pour qu'ils s'assurent que la peinture campanienne ne
ressemble en rien à leur confiserie, et ensuite au Palais du T.,
pour qu'ils y voient comment on peut faire du paganisme héroïque
et du nu de femme sans écœurer.


VI

PEINTURE HISTORIQUE

Cette dénomination est fausse, si elle signifie la grande
peinture. La galerie des batailles, à Versailles, est là pour
témoigner de l'excellence du genre. L'art italien, l'art suprême,
n'a pas de peinture d'histoire. L'_Incendie du bourg_, le _Pape
arrêtant Attila_, sont des fresques religieuses; et à part les
tableaux civiques de la Hollande qui ne sont que des groupements
de portraits, il n'y a pas de peinture d'histoire proprement
dite, avant David et Gros. C'est aux immortels principes de 1789
que nous devons, avec beaucoup d'autres choses, cette rubrique
s'appliquant tantôt à Delaroche, tantôt à Vernet, peintres
_moyens_ et de la bourgeoisie. Aussi ai-je mis l'_Andromaque_
de M. Rochegrosse dans la peinture lyrique, parce que si cette
toile était à Versailles, elle y ferait une _tache_ lyrique comme
l'_Entrée des Croisés_.

Le meilleur tableau de cette série est celui de M. Leblant,
l'_Exécution du général de Charette_. Une pluie met ses hachures,
sa buée et un ruissellement sur les pavés; cet effet donne à la
scène un caractère plus navrant et plus désolé. Vu de dos, le
général lève fièrement sa tête bandée d'un mouchoir sanglant; il
regarde avec mépris les bataillons bleus immobiles sous l'averse;
son fidèle domestique pleure sur son épaule, et un officier,
chapeau bas, n'attend que le bon plaisir de ce noble pour qu'on
donne l'ordre de l'exécuter: cela est fort remarquable. Une bonne
page du même livre à la fleur de lys crucifère, la _Déroute
de Chollet_, de M. Girardet, et aussi la toile de M. Larcher:
_Carrier faisant arrêter le marquis de Lourduns et sa famille_.
Le _Vote de Gaspard Duchâtel_ a été excellement peint par M.
Glaize. Malade, il s'est fait apporter sur un brancard et, soutenu
par deux amis, il vote le bannissement de Louis XVI; excellent
tableau, plus excellent souvenir pour Mme Duchâtel.--Pour en
finir avec cette époque, une _Madame Rolland sur l'échafaud_, de
M. Royer, qui devrait rendre Mme Adam songeuse. M. Poilleux
Saint-Ange ne flatte pas ses personnages, et _Kociusko_ sur un
brancard a l'air d'un brigand des Abruzzes, malgré son geste qui
refuse l'épée que lui tend Catherine II, enlaidie et enraidie à
plaisir.

En mérite, le tableau de M. de Vriendt doit venir sur une autre
ligne que celui de M. Leblant; il y a une idée philosophique,
une idée synthétique dans ce _Paul III regardant le portrait de
Luther_, qui est contre un escabeau à ses pieds. En outre de la
pensée qui est profonde, la facture est d'une neutre impeccabilité.

M. Jean-Paul Laurens est un Delaroche carravagesque; il a le même
système de conception que le peintre de la _Mort du duc de Guise_,
mais il fait plus gros, plus vivace, plus large. Seulement cela
ne signifie pas beaucoup plus. Le _Pape et l'Inquisiteur_ et les
_Murailles du Saint-Office_ sont de gros bons morceaux de couleur:
cela n'a aucun style. M. Luminais, dans son cours d'histoire en
peinture, fait vulgaire au delà du permis les moines qui tondent
_Chilpéric III_.

L'_Hommage à Clovis II_, de M. Maignan, est du même niveau que les
précédents, et ne donne aucune des impressions que l'on a, à la
lecture Frédégaire.

La _Mise à la rançon de la ville de Visbyy par Valdemar_, de M.
Hellquist, est un exemple frappant du tort qu'il y a: 1º à ne
pas faire converger vers un point le mouvement de la scène; 2º
à employer la lumière diffuse et grise, quand il y a des tons
voyants pour les costumes; 3º à ne pas éclairer d'une façon
intentionnelle et dans une tonalité générale, au lieu d'un
débordement des tons qui choquent et tirent l'œil, faute d'être
les gradations d'une couleur dominante. Un tableau doit avoir une
couleur générale, une couleur de fond, pour ainsi dire. L'_Étienne
Marcel_, de M. Maillart, a beaucoup des défauts que je viens de
dire. Pour qu'un tableau d'histoire soit bien, il faut qu'il ne
puisse pas faire une bonne illustration d'Henri Martin ou Dareste.
S'il donne une bonne gravure, ce n'est qu'une illustration.
Essayez de mettre l'_Andromaque_ de M. Rochegrosse dans une
histoire grecque, elle y fera tache lyrique. Les _Femmes de
Marseille repoussant les Impériaux du connétable de Bourbon_, par
M. Alby, présente des qualités, malgré un parti pris terne dans la
gamme.

La _Salomé_ de M. Barlès n'a pas de caractère historique, mais
c'est une étude intéressante et d'une chaleur de coloris qui est
rare.

La _Dernière autopsie d'André Vésale_, par M. Obsert; là il faut
l'éclairage Rembrandt, et il n'y est pas, car rien n'y est. Sans
le livret on ne comprendrait jamais ce que représente le tableau
de M. Reccipon; il n'a de valeur que comme paysage de cimetière
dans la campagne et, sous ce rapport, il en a beaucoup.

Je crois que la peinture d'histoire, telle que la font MM.
Maillart, Laurent, Luminais, Hellquist, est du ressort de la
lithographie; je ne nie pas leur talent, mais je nie leur genre,
qui est un genre _manant_, sans tradition, sans passé et sans
avenir; je le souhaite!


VII

LA PEINTURE CIVIQUE

M. Paul Bert a écrit: «Le patriotisme date de 1789.» M. Turquet
l'a cru, et c'est à lui que nous devons la réapparition de la
déplaisante friperie révolutionnaire, et des images d'Épinal au
Salon. C'est M. Turquet qui a dit aux artistes: Faites de l'art
national, de l'art républicain, de l'art démocratique, de l'art
civique et patriotique; et l'impulsion donnée par M. Turquet
a été telle que les peintres continuent à faire de mauvaises
toiles, avec une ardeur sans seconde. Ces tableaux sont des
tableaux politiques, je les mets à part, et je crée une catégorie
de mésestime absolue. Que M. Bert arrange l'histoire, pour les
besoins de sa politique: affaire à ceux ayant droit; mais du
moins qu'il ne prenne pas l'art pour moyen d'enseignement civique
et de propagande gouvernementale. Aux chrétiens qui ne savaient
pas lire, le clergé du moyen âge montrait les sculptures et les
fresques des églises; mais cela était inspiré de _Vincent de
Beauvais_ et de _la Légende dorée_. La Révolution et la Morale
civique ne sont pas des éléments inspirateurs équivalents, et
je n'admets pas que la mauvaise peinture puisse être œuvre
patriotique.

La moins mauvaise chose civique est la _Reddition de Verdun_,
de M. Scherrer. L'armée française sort de la ville et deux
grenadiers portent sur un brancard le commandant Beaurepaire qui
s'est suicidé, ce que je n'admirerai jamais. Brunswich salue le
courage malheureux. Cela est inadmissible pour la concurrence
du prix du Salon que l'on n'osera pas, je pense, faire à M.
Rochegrosse.--M. Moreau de Tours mène les soldats de 89 au feu?
M. Wertz fait égorger _Barra_ par les Chouans. Voici M. Beaumets
et ses _Libérateurs de l'Alsace en 1794_. De M. Boutigny, des
_Officiers allemands_ surpris pendant leur déjeuner par des
balles françaises. Il se gâche tant de talent pour cette peinture
militaire, où tout est insupportable, que l'on est forcé de
faire défiler dans sa critique ces choses niaises.--En avant
donc, et au pas gymnastique: M. Armand Dumaresq en tête, avec sa
grande image d'Épinal; et la _Marche forcée_, de M. Couturier;
et la _Tranchée_ de M. Médard; et la _Halte de cuirassiers_,
de M. Jazet; et l'_Exercice des réservistes_, de M. Jeanniot;
et la _Batterie_, de M. Brunet; et le _Départ pour le service
en campagne_, de M. Gérard; et la _Marche de cavalerie_, de M.
Neymark; et le _Régiment en marche de nuit_, de M. Protais.--M.
Monge est à citer, il a peint _Un tambour_ qui bat sa
caisse.--N'oublions pas M. Mélingue, un jacobin, qui nous montre
_Rouget de l'Isle composant la Marseillaise_.

En bonne foi, que fait la toile de M. Castellani au Salon; ce
n'est pas une succursale des Panoramas. Est-ce qu'on se figure que
cela prépare la revanche, de faire de la mauvaise peinture.

Merodack dit ceci dans le _Vice suprême_: «L'artiste qui travaille
à l'éternité de sa patrie fait plus que le soldat qui se bat aux
frontières. Défendre la France contre la main effaceuse du temps
et l'oubli de l'humanité, c'est là le grand patriotisme, car son
effet durera alors que la patrie sera morte; elle demeurera par
lui, et par lui seulement éternelle. Ictinus et Phidias ont été
les plus grands patriotes de la Grèce; ils lui ont conquis à
jamais la mémoire humaine, et c'est la seule conquête digne de la
France.» Que le ministre des beaux-arts ne se mette pas en frais
de commandes à MM. Neuville et Detaille. L'_Indifférent_, de
Watteau, tient plus haut le pennon français que tous les régiments
d'Horace Vernet.

Il faut citer deux spécimens de civisme sentimental: de M.
Lix, une _Alsacienne_ qui crie, éclairée par un incendie, pour
illustrer Mme Gréville, et _En Lorraine_, de M. Bettanier,
une œuvre qui n'est pas banale: un jeune Lorrain est tombé à la
conscription, à ses pieds est le casque et l'uniforme qu'il faut
endosser; il pleure, et son vieux père malade est désespéré.
Cela est bien admissible. Ce qui l'est moins, ce sont les trois
14 juillet, en retard de l'an passé. Le premier, de M. Jamin,
représente le peuple et les gardes-françaises délivrant un
prisonnier de la Bastille; le second, le moins mauvais, est une
vue de _la rue Labat_ illuminée; le troisième, qui a les honneurs
du grand Salon, est de la démence: un géant bâtard, des plus
mauvaises académies de Louis Carrache, secoue les barreaux d'une
énorme tour, en piétinant un drapeau blanc.

Je n'admets pas plus la mauvaise peinture patriotique que la
mauvaise peinture religieuse; or, il n'y a pas de bonne peinture
religieuse ni patriotique. Donc, qu'on renvoie aux panoramas
toutes ces toiles pour les masses. Pas de peinture d'État, par
grâce, surtout quand il n'y a plus d'État!


VIII

LA CONTEMPORANÉITÉ

Malgré MM. Rochegrosse et Aman Jean, malgré MM. Feyen Perrin et
Séon, l'incapacité et l'impuissance de l'école française dans la
peinture de style est éclatante.

Les tableaux religieux, sauf le _Saint Julien l'Hospitalier_ et le
_Saint Liévin_, sont honteux; l'_Andromaque_ seule est lyrique; la
_Danse au crépuscule_ l'unique nu poétique avec le _Crépuscule_;
le reste sentimental et niais; les tableaux patriotiques et
civiques sont nuls; les tableaux d'histoire, d'insupportables
vignettes, les tableaux païens, nauséeux. Pourquoi? parce que les
artistes sont ignorants. «Des brutes très adroites, des manœuvres,
des intelligences de village, des cervelles de hameau.» Ils n'ont
point de lecture, d'une nullité de bacheliers; or le passé ne
s'invente pas, il faut l'aller prendre dans les livres. _Legite
aut tacete._ Il faut cinq ans de lecture intellectuelle aux
exposants de cette année avant de toucher sans ridicule à un sujet
religieux ou poétique. D'ici là, qu'ils peignent le _présent_ qui
pose devant eux et où le poncif n'existe pas encore.

Modernité, terme usuel et inexact; et à faire des catégories, il
les faut exactes. La modernité comprend également la sorcellerie
et le dandysme; Giotto et M. Manet, saint Bernard et M. Renan sont
des modernes. Il faut donc dire contemporanéité pour désigner la
peinture des scènes de la vie actuelle. Balzac, peintre, est-il
possible? Abstruse question que M. Félicien Rops peut résoudre
affirmativement. Ce grand artiste inconnu du public, mais admiré
des penseurs, a su dégager des formes modernes l'esprit moderne,
et à tous ceux qui cherchent dans la contemporanéité j'enseigne
que le burineur des _Cythères parisiennes_ est le maître à suivre,
si l'on peut.

Il semble que la représentation de l'actuel et du présent soit
aisée, puisque l'imagination n'a pas à faire l'effort évocatoire
que nécessitent les sujets du passé. Mais précisément le face à
face, le nez à nez de l'artiste et de son temps, empêche celui-là
de voir juste. En somme, l'œuvre d'art est une _version_; et, en
contemporanéité, l'artiste traduit presque fatalement le texte
de la réalité, mot à mot, au lieu de faire (et le mot usuel est
ici heureux, car il exprime une clarification élégante) «un bon
françois».

Désormais, je vais avoir à louer, et non par une prédilection
pour ce genre ni par déviation esthétique, mais bien parce que
nous voici dans l'art inférieur, et que M. Béraud se rapproche
plus de son genre que M. Bouguereau, par exemple, et qu'il faut
juger un artiste sur le terrain même de son œuvre, dire «parfait»
à MM. Monginot, Bergeret et Vollon et «détestable» à M. Morot.
Ce dernier peint N.-S. Jésus-Christ sur la croix; je place ma
critique au point de vue de l'art religieux et je déclare très
mauvaise son œuvre. M. Desgoffes peint du bibelot, je descends mon
critérium à son niveau et je n'ai que des compliments à lui faire:
et jusqu'à l'apparence d'être inconséquent est enlevée par la
catégorisation des sujets et la déclaration sur la hiérarchie de
chaque genre.

Avant les personnages, le décor, avant les Parisiens, Paris. Aussi
bien tout l'intérêt de ce pavé laid et de ces pierres grises est
fait de cette humanisation des choses qui naît de toutes les
activités qui les frôlent et les aimantent de spiritualité. Voici
le _Quai de la Tournelle_, de M. Le Comte; bien vu.--M. Tournès
nous fait traverser la Seine pour nous montrer l'_Inauguration du
nouvel Hôtel de Ville_, un plein air, où l'on respire par à peu
près, et qui est trop un souvenir de la remarquable toilasse de M.
Roll, donnant une si juste impression de la fête de la République.
Les avocats sont tous en deuil; M. Scott a peint en une vignette
démesurée de la _Vie moderne_, les _Funérailles de M. Gambetta_.
Devant la Madeleine, M. Giron nous arrête; il y a un embarras de
voitures, et il peint avec un talent rare, des tons fins, des
morceaux très rendus et qui font plaisir aux connaisseurs. Mais
l'odieuse sentimentalité s'en mêle et gâte tout; ce n'est plus un
coin de Paris transporté sur la toile avec aisance, ce sont _Deux
Sœurs_, l'une honnête ouvrière, à pied, et qui fait les cornes à
l'autre, une impure, très attifée, dans une victoria. Le vice est
inexcusable, parce qu'il est une déviation à la Norme du Beau,
mais il ne faut pas sacrifier au goût bourgeois pour l'antithèse
moralisatrice, il ne faut pas surtout occuper un mur d'un sujet
qui n'a droit qu'à un mètre de cadre.

La _Station d'Auteuil-Point-du-Jour_, au crépuscule, est une
impression d'une justesse merveilleuse, et aux valeurs de tons
piqués avec une justesse qui fait de M. Luigi Loir le Van der
Weyden du Salon.

L'_Heure de rentrée à l'École_, par M. Geoffroy, est une
_enfantine_ digne de Pourrat, ce charmant poète lyonnais que l'on
ignore. M. Degrave a fait mieux encore dans sa _Classe communale_
où les innombrables têtes d'enfants sont joliment diversifiées
d'expressions, et ce serait sans défaut si le teint de ces gentils
marmots n'était pas uniformément porcelainé et comme d'un vague
émail blanc.

Qu'est-ce que M. Truphême veut prouver avec son _Travail manuel_ à
l'école du boulevard Montparnasse? Ces enfants sont trop bien mis
pour avoir besoin d'un état; ils s'amusent, ou leur instituteur
est fêlé de leur faire raboter d'après l'_Émile_; à moins que ce
ne soient là des enfants voués aux lettres; en ce cas, il est de
toute nécessité qu'ils sachent un métier qui, comme la menuiserie,
ne nécessite pas le mensonge pour manger. Encore une _École_ de M.
Robert, avec institutrice laïque.

Trois petites filles lisent des _Affiches_ avec une attention que
Mlle Anethan a rendue, non sans grâce. Plus loin, la _Paye des
maçons_ dans un chantier, par M. Bellet du Poizat, plein air mal
vu et rendu dans une tonalité noirâtre et funèbre. La _Forge_,
de M. Fouace, est le meilleur des tableaux ouvriers du Salon;
le ton est juste, la touche large, solide; c'est d'un procédé
sûr et puissant, et la petite fille qui se pend au soufflet a
une certaine grâce gauche et apitoyante. Ceci mérite une seconde
médaille au moins.

Le _Ménage d'ouvrier_, de M. Steinheil, vaut qu'on s'y arrête; il
revient du travail et rit au sourire de son bébé; d'une vérité
rare, de geste et d'expression; cette vérité va jusqu'à mettre M.
Grévy sous l'horloge et M. Gambetta sur la cheminée, deux effigies
qui prouvent que l'ouvrier est électeur, et même éligible.--La
_Couturière en livres_, de M. Gourmel; le _Tailleur en chambre_,
de M. Renault; le _Tisserand_, de M. Pennie, sont sans intérêt.
_Chez mon voisin_, de M. Ramalho, est une bonne étude; le voisin
de M. Ramalho fabrique des lanternes de vestibule, avec une
application digne d'un autre emploi.

Joli est le tableau de Mlle Marie Petiet, la _Lecture du
Petit Journal_. De petites ouvrières ont posé leur aiguille
pour mieux entendre l'inepte feuilleton ou les apitoyants faits
divers. La lumière blanche qui vient de la fenêtre produit des
modelés délicats et un effet agréable. Le _Mont de Piété_, de M.
Mouchot, pêche par l'exagéré de l'intention; l'anxiété de tous ces
regards convergés vers l'employé estimateur est trop identique
dans toutes les têtes. Le _Buveur d'absinthe_, de Ihly, est
trop de l'Assommoir, canaille, sans intensité. Pour quitter les
prolétaires qui sont à l'ordre «du jour d'aujourd'hui», le _Soleil
d'hiver_ de M. Marty; dans le Midi, on dirait le _cagnard_. Deux
ouvriers sont assis sur un banc du boulevard extérieur, aux rayons
d'un pâle soleil. Très rendu.

Dans les mêmes parages, M. Artigues nous montre une _Somnambule en
plein vent_, affreuse vieille à châle rouge, que magnétise, avec
de grands gestes, un personnage en noir, râpé et chevelu. Dans le
cercle des curieux, une fille en camisole rose qui est du Manet.
M. Artigues est un pinceau personnel et chercheur.

Voici la bourgeoisie. Le _Portrait du Grand-Père_, de M. Robin;
la _Fête du Grand-Père_, de M. Margettes; _Portraits de famille_,
de Mlle Jeanne Rongier; la _Consultation du médecin_ et le
_Bain de l'enfant_, de M. Born-Schegel. Énoncer est le plus que
l'on peut faire. Le _Thé de cinq heures_ de Mlle Breslau,
peinture pour notaires, et le _Vin de France_, de M. Astruc,
pour commis-voyageur; ainsi que le _Scandale_, de M. Durand,
représentant une maîtresse apostrophant le marié à la sortie de la
mairie. Les _Derniers Conseils_, de M. Saunier, sont donnés à une
jeune mariée tout en blanc, par sa mère, dans un parc en automne;
la _Lune de miel_, de M. Pommey, fait suite. M. Carrier Belleuse
nous montre où ira la femme au dernier quartier, un _Salon de
modes_, d'un effet désagréable à l'œil; et M. Laurent, le _Cabinet
de lecture du mari_; Béraud sa _Brasserie_, toile excellente de
vérité et de rendu, mais qui fait peu d'honneur aux étudiants
qui en emparadisent la vie inintelligente du quartier Latin. Au
_Boulevard Saint-Michel_, de M. Myrback, est un tableau important;
c'est là une perspective de la rangée de tables d'un café; tout y
est juste et bien vu, excepté le plein air qui est plus noir que
de raison. Les Pleinairistes ou accordent leurs tonalités en une
grisaille qui fait le camaïeu, ou tombent dans une lumière blanche
qui désorganise les valeurs et fait pétarder la moindre touche
vive. Le jury est devenu bien indulgent au procédé soi-disant
nouveau, puisque nous avons l'heur de voir l'_Après déjeûner_, de
M. Lobré, une peinture fausse et discordante, quoiqu'elle témoigne
de la recherche.

_La Classe de danse_, tableautin de M. Robert, le _Pompier de
service_, le _Coin de coulisse_, de M. Houry, l'_Enfant trouvé
par des masques_, de M. Lubin, sont sans intérêt. L'_Amour au
cabaret_, de M. Pujol, n'a que le mérite d'être la seule figure
éphébique du Salon. M. Mendilahazu n'a pas que le nom d'aztèque:
son dyptique, _Deux et cinq heures_, c'est-à-dire une fille qui se
poudre et qui prend un cassis, est absurde en plein; et je ne le
cite que pour protester contre cette profanation du dyptique et du
tryptique, forme religieuse appliquée à des sottises.

M. Picard a fait _Une gare des environs de Paris_ banale, mais le
_Départ des conscrits_ de M. Delance est une bonne chose, les deux
jeunes filles qui font des signes d'adieu, morceau bien traité.

L'_Entrée au dépôt de la Préfecture de police_, rassemblement de
filles, vagabonds, rodeurs, serait intéressant si M. Langlois
avait mis de l'accent. La _Confrontation judiciaire à la Morgue_,
de M. Bréauté, aurait besoin d'un éclairage qui remplaçât le
manque de pittoresque. Le _Serment du témoin_, de M. Salzedo, est
d'une tonalité mieux appropriée au sujet que les précédents.

Deux toiles rabbiniques sont à citer, la _Discussion théologique_
de M. Moyse, et _la Pâques_ de M. Delahayes. On s'est ralenti de
la belle ardeur de ces dernières années à peindre son atelier.
Cependant, voici la séance de M. Thivier, et le _Repos du modèle_
de M. Fassey, c'est un modèle homme, et j'ai sur cela l'opinion
de Ingres qui faisait poser les bras de son Saint Symphorien par
une femme. _Le Pleinairiste_, de M. Bacon, est une curieuse étude;
mais la meilleure toile de cette série est la _Manette Salomon_ de
M. Charles Durand. Coriolis rectifie la pose de la juive dont la
tête est belle et le nu bien traité.

Le high life est assez peu représenté par le _Rendez-vous_,
de M. Max Claude, qu'une amazone et un cavalier se sont donné
à Fontainebleau. M. Carpentier nous les montre dans un bal où
la dame livre son gant à une tête qui sort d'une portière.
_Sous bois_, de M. Lemenorel, deux amazones qui, pour être
intéressantes, devraient être dans la donnée des _Adieux
d'Auteuil_ de M. Rops. _Les Fiancés_, de M. Loustanau, un officier
de marine et une miss blonde se tiennent la main au piano, sous
l'œil de la famille. Les voici, seuls, canotant de concert avec
les _Cygnes de la Tamise_, de M. Jourdain.

A la campagne, une jeune femme lit adossée à une fenêtre ouverte
une partition de Mozart, et M. Paul de Grandchamp aurait dû
faire réverbérer plus violemment la lumière qui frappe le cahier
sur le visage de la liseuse. Il fallait là se souvenir de ce
genre d'effet miraculeux dans le _Bourgmestre Six_, de Van Ryn.
L'_Auscultation_, de M. Heill, une jeune fille dont le médecin
écoute le dos, bien traité, ainsi que le _Volontaire d'un an_,
de M. Harmand, gras et vermeil, et couché lisant _le Figaro_,
tandis que sa compagnie est aux manœuvres. Les _Terrasses de
Monte-Carlo_, de M. A. Marie, n'ont pas l'intensité lumineuse
de ce site, où il y a bien de l'artificiel, mais qui est une
délicieuse préface, un digne pronaos du littoral italien. La
_Bataille des fleurs_, à Nice, de M. Alfred Didier, est une
composition pleine de vie et de charme, reléguée vers la plinthe
bien à tort.

La série des bains de mer est la contemporanéité la mieux
comprise. Sans s'arrêter à la _Grande Marée à Arromanches_, de
M. Lasellaz, voici _la Plage_, de M. Gavarni, un peu poncive de
forme et écrasée par la signature, et la _Plage normande en Août_,
de M. Édouard, impression juste. _Sur les galets_, de M. Aublet,
est un Nittis, des meilleurs. M. Edmond Debon a dressé sur la
falaise une grande fille au chapeau empanaché, au surcot gris, à
la jupe rose, qui s'appuie sur son ombrelle, avec un mouvement si
crâne qu'il semble pris à une lieutenante de la Grande Demoiselle.
L'_Imprudente_, de M. Nonclercq, une baigneuse évanouie, qu'un
baigneur ruisselant porte dans ses bras, est peinte de tons
fins. Le _Bain de mer en famille à Dinard_, de M. Félix Barrias,
agréable; une anse ombreuse, où des jeunes filles s'ébattent, il y
a au troisième plan un groupe d'un joli flou.

Je m'étonne que personne ne fasse l'Anadyomène de ce temps, une
baigneuse en pied, en costume mouillé, plaqué aux formes. Le
déshabillé de la plage est un texte qu'on pourrait paraphraser
délicatement, et avec le moindre talent on obtiendrait plus de
succès qu'il n'en serait mérité.

La _Leçon de Pêche_, de M. Guillon, morceau excellent: la jeune
fille qui se penche pour voir retirer l'hameçon de la bouche d'un
rouget est d'une facture originale, serrée et précise. Il ne
faut pas nommer le peintre du _Saignement d'un cochon_, et celui
de l'_Équarrissement d'un cheval_ s'appelle Delacroix. Quelle
navrante ironie que ce nom, le plus grand de l'art de ce siècle,
égal aux plus grands de la Renaissance, écrit au bas de cet
«improper» gigantesque! Et cet autre, l'_Alcool_ de M. Beaulieu.

Certes, la contemporanéité est loin de ce qu'elle pourrait être;
la plupart des tableaux à sujets du présent sont des vignettes
ou des photographies, mais cette voie est celle où il faut
pousser les artistes. «Emplissez votre âme des sentiments et des
aspirations de votre époque, et l'œuvre viendra,» disait Gœthe. Il
n'y a plus de sentiments et les aspirations actuelles sont folles;
toutefois l'artiste peut faire du grand art, avec les choses, les
formes et les gens du présent; mais je n'en sais qu'un qui l'ait
fait pleinement, magistralement: M. Félicien Rops.

Il a mieux valu que Chardin peignît le _Benedicite_ et même
Beaudoin la _Gimblette_ que de se forcer à des sujets de style,
hors de leur portée: l'artiste n'a pas comme l'écrivain le devoir
de lutter contre l'évolution de son temps si elle est funeste,
vice et vertu, beauté et laideur, il doit tout rendre, mais il
faut qu'il rende avec les formes de son temps, l'_esprit_ de son
temps, sinon il n'est qu'un peintre, un artiste _non pas_!


IX

LA FEMME--HABILLÉE--DÉSHABILLÉE--NUE

«Une allégorie est toujours une femme, qu'on représente la
Perversité ou l'Agriculture, la Morale ou la Géométrie. Eh bien!
la femme n'est elle-même que l'allégorie pratique du Désir, elle
est la plus jolie forme connue que puisse prendre un rêve; elle
est l'armature sur laquelle Dante, le bouvier, le perruquier
modèlent leur idéal; elle est le _procédé_ unique dont le corps se
sert pour matérialiser et posséder la Chimère.» (_Vice suprême._)
Cette définition, excessivement esthétique, a l'avantage de
supprimer la question de moralité; mais pour y satisfaire en
un mot, je déclare que la presque totalité des tableaux de
cette catégorie relèvent du sixième commandement. Ceux qui les
ont peints ont péché, ceux qui les regardent avec complaisance
pèchent, et voilà un avertissement carré comme le bonnet du
casuiste le plus sévère. Cela dit, il ne reste plus qu'à constater
que la synthèse, digne du Vinci, que Félicien Rops a trouvée et
écrite en d'admirables eaux-fortes, a sa preuve au Salon, où les
personnes du sexe occupent, de la cimaise à la plinthe, une place
aussi excessive que celle qu'elles ont dans la vie contemporaine:
«L'homme pantin de la femme, la femme pantin du diable.»

On a dit que la femme était la moitié de la poésie, et de
Pétrarque à Manet, cela est patent, mais il ne serait pas à
beaucoup près aussi exact de dire qu'elle est la moitié de la
peinture. La Renaissance n'a pas connu le tableau _sexuel_, les
musées d'Italie en témoignent: jusqu'au dix-huitième siècle, le
tableau à femme, comme le livre à femme et la pièce à femme n'a
pas lieu, et sa floraison date de l'importance croissante des
expositions.

Autrefois les nudités étaient des commandes seigneuriales; le
seigneur d'aujourd'hui c'est le public, et MM. les artistes chaque
année lui offrent, au Palais de l'Industrie, toutes les pièces
d'un sérail ethnographique. Parmi les bêtes qui vont au Salon, il
y a des boucs, et c'est pour eux que les magasins des arcades
Rivoli étalent les photographies de tous les nus de l'exposition.
Le succès est facile à obtenir ainsi, car suivant un mot de M.
d'Aurevilly, «il y entre du sexe et les nerfs»; mais je tiens
à dire net que ce sont, non succès d'artistes, mais succès de
filles, et l'épithète est à peine suffisante. Et maintenant,
«Cherchons la femme», comme on dit à la fois au Palais-Royal et à
la préfecture de police.

Le baby n'est intéressant que anglais ou cravaté d'ailes et lancé
dans l'atmosphère idéale des apothéoses et des gloires; le _Poupon
qui bat du tambour_, de Mme Salles Wagner, n'est qu'un poupon
et ce qu'il y a de plus intéressant dans la petite fille, c'est la
petite femme.

M. Sargent, l'élève de Goya, qui l'an dernier _cachuchait_ «un
_jaleo_ cambré», nous montre quatre _Petites filles_ qui viennent
de cesser leurs jeux, dans un vestibule riche à grands vases
chinois. Elles ont des tabliers fins sur des toilettes exquises,
et un air d'ennui sérieux de la plus rare distinction. Il a fallu
des siècles de paresse et de luxe pour sélecter ces délicieuses
poupées, elles ont de la race; le pinceau de M. Sargent est
virtuel, en ce rendu de ces quatre fleurs d'aristocratie.

La _Petite fille blonde_, de M. Aublet, qui sourit du haut de sa
chaise rouge, dans son joli costume de satin rose, est charmante.
Celle de M. Baud-Bovy, qui s'amuse à peindre avec le plus
grand sérieux, est d'une vue agréable. Quant aux deux enfants,
vivacement peintes, de M. Émile Lévy, elles n'ont qu'une belle
santé, mais point de race.

Joli est le _Baby couché dans l'herbe_, de M. Ringel. Mme
Thérèse Schwartz, en groupant ses _Portraits d'enfants_ en pied,
a fait un louable effort vers le style de Lesly.--La petite fille
de M. Burgers qui, en 1881, jouait de la flûte avec le faune d'un
jardin, fait pianoter cette année son polichinelle, devant la
partition de la Symphonie héroïque.--La _Petite Mendiante_, de M.
Baton, rappelle la fresque du même titre que M. de Banville. Très
savoureuse est la maigreur hâlée de la petite _Saltimbanque_ de
M. Colin Libour; c'est là une curieuse étude de carnation brune,
à mettre en regard de la _Petite Bohémienne_ de M. Ballavoine,
un charmant petit cadre, où les épaules sont d'une chair mate et
lumineuse que je souhaite à toutes les dames qui iront au bal l'an
prochain. Gentille est la _Mademoiselle Suzon_ de M. Mesplès,
qui tient une brassée de fleurs moins fleuries que ses joues.
Ce tableau gracieux fait antithèse avec les très remarquables
dessins de la _Pipe cassée_ qui sont de verve, et d'un crayon joli.

Les dames du temps jadis ont droit de préséance sur leurs sœurs
les poupées contemporaines, et ne l'auraient-elles pas qu'on le
donnerait à la _Cordelia_ de M. Bochwitz. Elle est modernement
jolie, et mériterait le prix de beauté en cette heureuse ville de
Pesth, qui a des prix pour la beauté.

La tête n'est pas d'un camée, mais elle donne plus de plaisir à
voir qu'une tête de camée, les yeux grands, noirs, ont un regard
de velours: et d'un grain si fin et d'une pâleur si amoureuse est
le morceau de poitrine que dénude le décolletage carré d'une robe
vert d'eau où _passent_ des léopards d'or!

Il n'y a point tant de madrigaux à faire à la dame de M. Bouillet
qui s'arrête pensive, après avoir chanté le roi de Thulé.--Mlle
Houssay a fait une bonne toile de Mlle Rousseil dans le rôle de
Marie Stuart. Mlle Rousseil est une grande artiste méconnue,
et dont M. d'Aurevilly a daigné défendre dernièrement le talent
injustement évincé. Les _Jeunes filles_, de Mlle de Coos, ont
la taille sous les seins, et elles effeuillent et interrogent
les marguerites, jolie chose Empire. La _Jeune beauté_, du même
temps, de Mme de Châtillon, est une agréable étude de blonde.
L'_Alsacienne_, de M. Jean Benner, sur fond or, une romance.

Les Orientales sont bien calomniées dans le _Harem_, de M.
Richter, et par la plastique grossière de M. Pinel de Grandchamp.
La _Femme du Harem_, de M. Bertier, est un prétexte à exposer un
rayon de soieries. La _Montenégrine_, de M. Bukovac, n'est pas
intéressante; la _Grande Iza_ valait mieux. J'allais oublier la
_Salomé_ de M. Barlès, dont la carnation brune prouve un coloriste.

Alors même que le tableau de M. Merle serait mauvais, il ne l'est
pas, j'en parlerais pour la rareté du sujet: _Une sorcière au
XVe siècle_; elle est accroupie; à ses pieds, sur un coussin,
est couchée une petite poupée portant un costume Charles VI
et traversée d'une épée. Si M. Merle veut savoir le rituel de
l'envoûtement, qu'il lise le chapitre de ce nom dans le _Vice
suprême_ et qu'il étudie l'eau-forte de Félicien Rops qui
l'accompagne.

Nous voici dans le bazar des poupées contemporaines, et la plus
parisienne de toutes est le portrait de M. Lehmann, que je
considère comme une composition et auquel je fais l'honneur de
le sortir des _ritratti_. Cette femme à la mode d'hier, avec
sa voilette qui floute un peu sur son teint, est une figure
extrêmement jolie, et qui donnera à la postérité la note exacte
de la grâce parisienne en 1883: cela est un éloge pour le
peintre et le modèle, mais qui y verrait l'éloge de 1883 ne me
comprendrait pas.

La _Fantaisie_ de M. Nel Dumonchel est cent fois supérieure à
l'_Alma parens_ du chromo-lithographe Bouguereau. Si je bornais là
mon éloge, M. Nel n'aurait pas lieu d'être satisfait. Du reste,
que signifie l'Institut, quand Puvis de Chavannes, le maître le
plus éclatant de l'époque, n'en est pas?

Sur un fond drapé de blanc roux, à mi-corps, en robe plissée
jouant le vertugadin assoupli, une femme de ce temps s'appuie sur
un éventail, ce sceptre qui brise les autres et fêle les crânes
robustes, et de l'autre maintient contre son giron une sorte de
King-Charles. Cravatée de dentelles, encapotée à la mode, la fête
est bien moderne et l'éclair des dents dans la bouche petite
accentue cette belle impure.

_Fleur du Mal_, de M. Pinel, est d'un titre ambitieux, que seul
Félicien Rops peut prendre pour la femme de son frontispice des
_Œuvres inutiles et nuisibles_. Cependant, cette grande fille en
manteau de peluche, sur la marche d'un perron, a une ligne assez
imposante et cela n'est pas ordinaire, mais ce n'est que fleur du
monde ou de bêtise, synonymie, à médailler toutefois, car si M.
Pinel n'est pas Baudelaire, il est excellent peintre et chercheur
comme il appert de cette toile bien supérieure au _Crépuscule_ de
M. Bouguereau.

M. Béraud, peintre de poupées, c'est-à-dire de Parisiennes,
nous en montre une en prière qui est tout ce qu'elle peut-être,
charmante. Le même adjectif est dû à la jolie blonde de M. Bisson
qui, avant de sonner, met le dernier bouton de son gant, à son
_Premier rendez-vous_. Le profil est joliment rendu. Le _Coup de
vent_, qui décoiffe une dame sur la plage, par le même, n'a pas le
même sel fin que le _Premier rendez-vous_.

M. Van Beers est d'une habileté exagérée; la robe jaune du _Retour
du grand prix_ a le ton fol; quant à _Rigoletta_, la fille vautrée
sur une peau de bête, elle est du _même_ que son tapis et sa
confrérie.

La _Symphonie_ rouge et japonaise de M. Comerre fait un honneur
égal au peintre et au modèle. Mutine, piquante, avec son joli nez
en l'air, sa tête frisée, son costume de Yeddo, est la fantaisie
de M. Courtois.

Le _Billet_, femme en rose; _Dans la serre_, femme en bleu; deux
pendants d'un poncif précoce en un genre où il est facile à
éviter. M. Giroux représente dans son _Départ_ cinq Atalantes
de nos magasins de nouveautés qui s'apprêtent à courir; cela est
fait comme une illustration de journal. Rousse, rose, mince, le
corsage fendu, elle est bien un peu molle la jeune _miss_ de M.
Richomme. Le _Cœur blessé_, de M. Texidor, n'est qu'une svelte
jeune femme en noir qui se promène sur une plage, mais il prouve,
et toutes les toiles précitées l'appuient, que les lamentations
sur le costume contemporain sont sottes, quant aux femmes, dont
les toilettes actuelles prêtent, plus qu'en 1830, à la grâce, à
l'érotisme et à tout, le style excepté.

Je réunis ici, en un groupe honorifique, les peintres de femmes
dont le procédé sort de la routine, et je place tout d'abord, la
_Femme au hamac_, de M. Lahaye, parce que c'est un Manet, et que
ce peintre, mort il y a un mois à peine, n'a pas eu la part de
justice qu'il faut lui faire.

Manet s'est perdu dans son plein air et nous a gratifiés de
peintures souvent fort désagréables; s'il s'est égaré, il a
cherché, il a montré une voie casse-cou mais nouvelle, et son
influence sur l'école est indéniable. Sans s'arrêter à ce qu'en
a dit M. Zola, qui est incompétent en la matière, Manet est un
artiste, et de cent coudées plus haut que M. Bouguereau qui
pousse la médiocrité jusqu'à l'impudeur. Du reste, il n'y a pas
d'exception à cette règle: tout ce qui horripile le bourgeois a
quelque valeur; et tout ce qu'admire le bourgeois n'en a aucune.

M. Puvis de Chavannes, le maître le plus incontestable de ce
temps, le plus évident, le plus patent, n'est compris et admiré
que par les penseurs, les écrivains et les poètes, et cet éclatant
exemple prouve l'infaillibilité de mon critérium.

_En été_, de M. Sinibaldi, est un bon plein air. Couchée sur
l'herbe, les chevilles bleues sortant de la jupe rose, le visage
poudré et la chemise béante, une fille qui a chaud: cela est cela.
Le _Jardin d'hiver_, de M. Jones, est d'une impression juste. Les
_Demoiselles_, de M. Halkett, qui jouent aux osselets, présentent
des colorations originales et très vues.

La jeune fille en peignoir chine lisant, par M. Chease, est d'une
touche intéressante; mais pourquoi tant de journaux et de gravures
sur la table, on dirait d'un déballage.

L'exécution de l'_Espagnol pinçant de la guitare_ fait honneur
à M. Schargue. Le _Repos au Jardin_, de M. Tournès, où une dame
très habillée est assise sur le rebord d'une terrasse et les
pieds sur une chaise de fer, une impression qui serait juste, si
elle n'était un peu noire, défaut fréquent dans les pleins airs.
Le _Retour de la campagne_, de M. Curtis, une femme en toilette
mauve, assise sur un divan et qui assemble les fleurs qu'elle a
rapportées. Par la baie de l'atelier, on aperçoit les toits de la
maison d'en face; excellente contemporanéité. La dame en chapeau
de paille, en blanc et sur fond de parc, que M. Bertin intitule
_Rêverie_, un peu basbleutée d'expression. M. Kaiser assied sur
les marches d'une serre une femme qui rêve, en tenant un roman,
à le réaliser sans doute. La _Liseuse_, de M. Roux, sur une
terrasse, au coucher du soleil, est d'une très bonne couleur.

Après l'habillé, voici le déshabillé, matière à tableaux
délictueux et délicieux à la fois; ceux du Salon ne méritent que
le premier de ces adjectifs. Cependant la _Comparaison_ de M.
Lejeune est une idée piquante; une jeune femme a ôté son corset et
met ses seins à l'air; elle regarde un moulage de la Vénus de Milo
et compare.

La _Jeanne_, de M. Prouvé, une fille qui s'est dénudée plus bas
que le nombril pour jouer de l'alto; l'acuité des seins ne doit
pas être dans l'extension du bouton, comme M. Prouvé l'a fait,
avec du modelé, mais sans épuration plastique.

Le _Sourire_, de M. Chaffanel, n'est pas lombardo-florentin,
ni de Rops, mais le bout d'épaule maigre est bien traité. La
_Liseuse_, de M. Tillier, d'un ton délicieux comme sa _Chloé_.
L'étude de chair brune que M. Quinzac intitule _Rêverie_ ne vaut
pas _Coquetterie_, de Mme Fanny Fleury. M. Plassan montre deux
femmes qui s'habillent sans grâce; Mlle Épinette dénude un
dos et Mlle Didiez une poitrine, et ce serait là à peu près
le déshabillé du Salon si tous les décolletages des portraits ne
rentraient pas dans le déshabillé et dans l'impudeur, soit dit
nettement aux femmes du monde.

Voici le nu! et c'est au vice, s'il est difficile, plus qu'à la
vertu de se sauver. Le _Temple de l'Amour_ de M. Lalire, une série
de groupes à tons de pastels dans de l'architecture; le tableau a
exactement la précision de ma phrase.

Le _Printemps_, de M. Feyen-Perrin, une jolie fille point poncive,
d'une carnation un peu grosse mais vivante, sur un joli fond de
verdure adoucie, là la meilleure nudité avec les poétiques et
désirables _Baigneuses_ de M. A. Sevestre, peintre d'un réel
talent et le plus suave des nudistes, et les _Trois Grâces_, d'un
beau calme et d'une belle matité, de M. Benner.--Bonne est la
couleur de la _Baigneuse_ de M. Hermans.

_La femme aux pigeons_ de M. Zacharie de même que les ébats de
M. Bukovac n'ont pas les mérites qu'il faut pour faire accepter
la vulgarité des formes. M. Girard expose son _modèle_. Qu'il en
change. Banale la femme nue au bord de l'eau de M. Caucannier.

_Après le Bain_ de M. Mousset, agréable, le croisement des jambes
a de la désinvolture, mais les luisants de la peau sont trop
rendus.

L'épisode de Dante, de M. Henri Martin, _Francesca et Paolo_,
que je n'ai cité que cursivement dans la peinture poétique, a
droit d'être mentionné ici. Le corps et surtout les jambes de
Francesca sont peut-être le plus joli morceau de modelé du Salon;
et M. Henri Martin, quand il n'aurait que ces qualités de modelé,
promettrait beaucoup, et il en a d'autres.

L'_Ève_, de M. Guillon, poncive de tons, et la _Nymphe au
Miroir_, de M. Flacheron, élégante de formes, ainsi que sa
_Femme à l'éventail_; la _Charmeuse de serpents_, de M. Arosa,
n'est pas d'un dessin assez choisi; la _Fantaisie orientale_,
de M. Lethimonnier, représente une femme nue couchée avec le
hanchement qu'affectionne M. Faléro: la ligne épigastrique, trop
prononcée, creuse une sinuosité désagréable à l'œil. Le ton de
la _Charmeuse_, de M. Rosset-Granger, est réussi de matité. La
_Fantaisie_, de M. Caille, une vue de croupe agréable.

M. Diapé a une couleur d'un beau rance dans sa _Nymphe_. La
_Prière à Isis_, de M. Faléro, un tableautin délicat; la femme
accroupie en chatte qui joue de la cithare offre une carnation
exquise. M. Faléro, dont le genre épeure les gens graves, est un
des rares artistes épris de la plastique contemporaine, qui la
saisissent et la rendent. Son _Étoile_, de 1881, la _Vénus_, de
l'an dernier, étaient les nudités les plus contemporaines, et
partant, les plus intéressantes du Salon. Ainsi l'entendent MM.
Daux et Denœu, l'un avec sa fillette blonde que brunit une tenture
rose; l'autre par sa petite femme couchée, excellent blanc sur
blanc et la plus réussie des études de nu pur et simple.

La _Baigneuse_ de M. Tortez svelte, d'une pâleur de chair
agréable, et la façon frileuse et hésitante dont elle touche
l'eau, point poncive, a de la grâce.

Et, maintenant, je demande qu'on les rhabille, toutes ces dames,
et qu'on ne les dénude plus. Les unes sont de grosses charpentes
qui singent mal le nu antique, et le singeraient-elles bien? les
Grecs ont sculpté et peint les Grecques; que les artistes français
peignent les Françaises. Leurs toilettes sont exquises, leur
déshabillé pervers; on peut faire des chefs-d'œuvres avec cela; et
même le nu contemporain apparaît possible à l'artiste qui saura
rendre cette spiritualité de la plastique: la femme maigre.

Encore ici, je suis forcé pour être équitable de dire: la femme
contemporaine a été écrite par Félicien Rops, et c'est ce maître
que doivent suivre tous ceux qui cherchent «_la femme actuelle_».


X

PORTRAITS DE FEMMES

A voir des _rittrati muliebre_, les femmes ont-elles le même ennui
(curiosité d'envie ôtée) que les hommes, à voir des _rittrati
nomine_? «Questionner la fille d'Ève, dit l'Arabe, c'est faire
naître un mensonge.» Pour ce qui est du sexe fort, j'ai recueilli
les voix, comme La Bruyère, et j'énonce que Gustave Planche
lui-même préférait l'iconique de Mlle Prudhomme à celui de M.
Prudhomme. Ceci n'est pas prémisse de madrigal, mais justification
d'avoir séparé les portraits par sexes, parce que le critérium du
public et de la critique n'est pas le même devant _Mlle Fould_,
de M. Comerre, et _M_*** de M. Bonnat. L'attraction sexuelle a
lieu du tableau au spectateur, et c'est là un cas de physiologie
pure, où il n'y a point de gloire pour les pourtraiturées du Salon.

Au contraire, ce qui éclate, au Palais du l'Industrie, s'impose
également aux _Portraits du siècle_, à savoir la dégénérescence
de la femme du monde, de la femme de luxe. Les pourtraiturées
du rez-de-chaussée à l'École des Beaux-Arts, les dames de MM.
Dubuffe, Henner, Gervex, Baudry, Duran, Cabanel, semblent les
soubrettes des dames du premier étage; et la décadence n'est
pas dans la plastique, mais aussi dans le port, le geste,
l'expression, le maintien, la grâce, le charme. Toutes oscillent
entre le demi-mondain et le bourgeoisisme; trop de désinvolture ou
point, même chez les plus historiquement titrées, _Lugete Veneres,
Cupidinesque!_ La femme actuelle, suffisante pour la passion et le
plaisir, ces deux aveuglements, ne l'est plus dans l'immobilité
et le platonisme de l'œuvre d'art, car elle n'a aucune des trois
formes esthétiques: harmonie, intensité, subtilité.

Cela dit par devoir, je ne me risquerai pas à juger les portraits
individuellement. Comment écrire que Mme *** par M. *** a l'air
drôle; celle-là, bourgeois; cette autre, fille? Je n'ai pas la
bravoure qu'il faut pour me faire tant de puissantes ennemies d'un
trait de plume; et l'aurais-je, que cela ne serait point décent,
en pays de la feue chevalerie et galanterie.

Le portrait de femme est un genre susceptible de monter à la plus
haute hiérarchie esthétique, quand André del Sarte peint _Lucrezia
Fede_; Guide, la _Cenci_; Van Dyck, _Madame Leroy_; Titien,
_Violante_. Ces portraits-là sont des poèmes. En notre décadence
dérisoire, il faudrait se contenter encore de la _Mlle_ ***,
de M. Lehman, et lui faire même une série de madrigaux assortis,
puisque le chiffonné est le dessus de l'étrange panier actuel.
Nettement, le modèle est banal ici, et tout le mérite reste au
peintre; je ne veux pas dire qu'il soit grand, d'autant que
l'emploi de la photographie sur toile s'est généralisé à ce point,
que les H. C. qui s'en servent s'appellent trop «légion» pour être
nommés.

Mais l'important, c'est qu'il y a un chef-d'œuvre parmi les
portraits, et il n'est signé d'aucun des photographes au pinceau
qui sont réputés; il est du grand fresquiste de la _Vocation
de Sainte-Geneviève_. Un portrait par M. de Chavannes, la
chose étonne, alarme et réjouit, suivant qu'on aime ou qu'on
méconnaît ce grand maître. Eh bien! que les détracteurs ne se
réjouissent point et que les admirateurs soient rassurés, le
portrait est excellent, d'une ressemblance _morale_ aussi bien
que physique, cela se sent. Impossible de fixer vivante, réelle,
une figure moderne avec plus de largeur, c'est le dernier mot de
la synthèse dans le procédé. Mais, dira-t-on, le buste couvert
d'un châle noir, est-ce peint? C'est _éliminé_, et quel mal y
a-t-il à annihiler le costume, quand il ne peut rien prêter de
plus à l'expression. M. de Chavannes a raison de tout point dans
son _Portrait_, et tort dans son _Rêve_. Là, la simplification
est excessive, les initiés seuls peuvent comprendre, et M. de
Chavannes a eu tort de montrer aux profanes un tableau destiné aux
poètes et aux penseurs. C'est pour s'être exposé à être méconnu,
que je me suis permis le blâme respectueux d'un enthousiaste qui
a grand souci d'une gloire. Ne s'est-il pas trouvé des critiques
qui ont reproché à M. de Chavannes d'ignorer la grammaire et
l'orthographe de son art? Eh bien! qu'ils prient le maître de leur
montrer ses études d'après le modèle, et ils confesseront alors
ce qu'ils n'auraient jamais nié, s'ils eussent été _compétents_,
que M. de Chavannes possède le plus grand savoir technique,
dont les niais déplorent l'absence dans ses toiles et dans ses
esquisses, qu'il n'ignore rien du procédé, et qu'il veut ce qu'il
fait et qu'il a raison de le vouloir. En ce temps où il n'y a
plus que du procédé, il le méprise. Autour de lui, il n'y a que
des _mains habiles_; lui est _une pensée_, et c'est parce que
ses œuvres _pensent_ qu'elles échappent à la perception de la
foule. Il est tellement penseur, qu'en pourtraiturant il s'élève
jusqu'à l'abstrait. _Mme M. C..._ n'est pas une veuve, c'est
la veuve; il a monté l'individu au type. Quelle marque plus
certaine de son génie! Descendu des échafaudages de la fresque,
descendu au portrait intime, il reste encore l'_abstracteur_.
Voilà pour l'essence et l'esprit de cet ouvrage; quant au faire,
je défie qu'on dise: c'est d'un tel. Jamais on n'a pu dire
un nom autre que le sien devant ses œuvres; comme devant une
page de M. d'Aurevilly, il est impossible de songer à un autre
romancier. C'est le sceau du génie que d'être incomparable, et
incomparablement M. Puvis de Chavannes est le plus grand peintre
de ce temps, même comme portraitiste, puisqu'il fait d'un portrait
le type d'un état et l'abstraction d'un sentiment.

Le plus digne de remarque des _rittrati_ est ensuite le _Portrait
de ma Mère_, de M. Whistler, dont la facture est sobre,
personnelle, puritaine, huguenote. Ce serait du jansénisme
protestant, si le protestantisme était susceptible d'un Port-Royal
et d'un Philippe de Champaigne; cette toile a des affinités
éloignées, avec l'admirable _Miracle de la Sainte Épine_, au
Louvre, et c'est plutôt une évocation qu'une pourtraiture. Maigre,
la face aiguë, le buste droit, elle est assise de profil sur une
chaise de paille; ses mains sont ramenées sur elle et ses pieds
posés sur un coussin, dans une pose si simple et si immobile,
qu'elle touche au style hiératique: cette femme en noir se détache
étrangement sur le gris du mur, où deux gravures mettent leur
baguettes noires. Noire aussi, la portière à ramages blanchâtres;
toute cette tonalité grise est belle... et M. Bonnat n'en fera
jamais autant.

M. Marcellin Desboutin ne finit guère ses toiles, et bien lui
en prend, car ses esquisses ont une saveur à la Velasquez. Son
unique portrait est un superbe _morceau_, large, bien modelé, et
de tons d'argent mat: une femme au visage fatigué, aux cheveux
lourds emmêlés sous un grand chapeau. Voilà de l'art qui ne copie
personne, du sentiment moderne! et du reste le maître en pointe
sèche est une des natures esthétiques de ce temps, et le plus
complexe mélange d'un gentilhomme, d'un titi, d'un lettré, d'un
maître peintre.

M. Cabanel a place certainement parmi les tout premiers
_rittratistes_ de marque. Il brille aux _Portraits du siècle_,
et aussi au Salon, Sa _Vieille Dame_ aux cheveux retroussés, à
la robe de velours noir bordée de fourrures, ne manque pas d'un
certain caractère qui n'est point banal et qui intéresse l'œil.

Dans cette cohue des cadres de 1883, un Cabanel, le portrait de
Mme C. H. C., me séduit, je me raidis contre sa grâce et veux
poursuivre sur le peintre à la mode le goût imbécile des gens
du monde, je ne veux pas obéir à des commandements de doctrine
esthétique, appliquer injustement l'_in odium auctoris_ à cette
toile, un chef-d'œuvre, l'unique de M. Cabanel; où il a su rendre
une adorable femme, là où un pourtraicteur d'âmes, comme de Vinci,
eût découvert une sœur de la Joconde. Il faut être juste cependant.

Et d'abord, rencontre heureuse, le costume ne date
contemporainement, ni archaïse pour atteindre au style.

Un corsage noir dénudant les plus belles, les plus tombantes
épaules, la blancheur du bras nu, barrée d'une mantille de
dentelles noires aussi; et c'est tout l'attirail. Sur ce col
que la Bible compare à une tour pour sa rondeur, rêve une tête
sphingienne qui regarde devant elle, mais au delà du réel.

Baignés d'un clair obscur mystérieux, les yeux immenses «qu'un
ange très savant a sans doute aimantés», regardent d'ineffables
choses; et réverbèrent une surhumaine mélancolie, tandis que passe
sur l'arc vibrant des lèvres détendues, la douceur et le défi
d'une ironique bonté.

M. Clairin qui a su faire de la contemporanéité décorative et qui
a été le premier à le faire, ce qui n'est pas un mince honneur,
est portraitiste de premier ordre comme en témoigne le portrait de
Mme Krauss, dans _les Huguenots_. La grande cantatrice, assise
dans le costume noir de Valentine, vaut plus qu'un portrait, un
vrai tableau par le style!

M. Aman Jean, dont le _Saint Julien l'Hospitalier_ était
au-dessus d'une première médaille, et que la ville de Carcassonne
a eu l'inspiration d'acheter, a un portrait fort beau de tous
points; cette dame maigre, en noir, d'une sobriété qui annonce
peut-être un maître. M. de Forcade a un excellent portrait, d'une
facture savante et personnelle, mais qui, par une circonstance
inexplicable, a été placé à la plinthe même, alors qu'il méritait
la cimaise beaucoup plus que nombre de H. C.--M. Cot a l'éclat de
M. Carolus-Duran et la distinction de M. Cabanel. La dame qu'il
nous montre a quelque allure, mais pourquoi se drape-t-elle d'un
manteau à manches? cela manque d'ampleur. _Femmes au jardin_,
c'est le titre d'une adorable poésie de Dierx, et des portraits
de M. Delaunay, un distingué qui ne ressemble en rien à M. Bonnat,
ce Larivière du portrait (je le flatte), et qui a la galanterie
de considérer ses modèles comme des fleurs et de les entourer de
verdure. M. Maignan a fait mieux, il a encadré, dans une _loggia_
à colonnes enguirlandées, son double portrait de jeunes filles
sur fond de paysage. Roses et blanches, elles semblent les aînées
des fleurs qui les entourent; n'étant que bien, elles paraissent
charmantes et ce portrait est un tableau d'une exquise fraîcheur.
Quelle idée a eue M. Mottez de coiffer à la Sévigné son portrait
de blonde, à l'expression renchérie; les modes actuelles sont
aussi propices que possible à la pourtraiture féminine. MM. Lehman
et Nel Dumonchel le prouvent, ainsi que M. Comerre et M. Parrot
dont la demoiselle blonde séduit.

Il faudrait un critique dans la situation des compagnons de
Romulus pour enlever toutes ces Sabines du portrait et les
transporter dans sa critique. Par acquit de conscience et sans
choix, car elles sont égales entre elles, je tire du tas.

La jeune fille de M. Saint-Pierre a les yeux charnellement cernés;
le petit portrait de N. T. Robert Fleury vaut mieux que son grand
_Vauban_ de l'an dernier. La dame de M. Stewart est-elle en
corsage ou en corset? Cette hésitation du costume est singulière à
l'œil; la jeune dame en noir qui se dégante, de M. Bonnat, n'est
pas la sœur de l'_Homme au Gant_. M. Marcy aurait pu tirer un
parti pris moins pudique et plus intéressant de la grenadine. M.
Lionel Royer drape à la Chaplin, et Mme Clémence Roth n'a pas
besoin d'écrire au livret qu'elle est élève de Stevens, c'est joli
de tons et inconsistant.--La dame que peint M. Saintin, avec ses
cheveux poudrés et son corsage à la prussienne, a l'air d'un joli
garde-française. Les portraits de M. Falguière sont toujours bien
modelés et de touche vibrante, mais M. Paul Dubois l'emporte sur
tous les sculpteurs-peintres, témoin cette demoiselle brune en
bleu.

Manet, pour exprimer le fond de bourgeoisie qui était dans M.
Gambetta, disait: «Qu'il arrive, et vous verrez s'il ne se fait
pas peindre par Bonnat.» La réputation du portraitiste de M.
Grévy est surfaite; on écrirait deux pages de révélations sur les
ficelles de son procédé, et le résultat qu'il obtient est loin de
ce qu'obtenait Couture, ce magistral truquier. La dame en velours
bleu de M. Bonnat n'est point une moderne Artémise, malgré le
croissant qui la couronne; et le fond tigré, irréel, qui n'est ni
mur, ni draperie, ni rien, décèle ou une pauvreté d'agencement
extrême, ou plutôt la paresse d'un faiseur qui cherche le vite,
non le mieux. M. Buland a un faire toujours intéressant, même dans
le portrait de cette année; seulement un portrait est rarement un
tableau. La jeune fille de M. Dalbert est jolie; moins toutefois
que _Miss Maggie Okey_, de Mme Darmesteter. M. Vernet Lecomte
n'est pas Lawrence, mais sa dame en velours a de l'éclat.

Mlle Sartoin fait ce qu'on appelle en argot d'atelier «le
rance» avec des habiletés de clair-obscur peu communes. Excellent
de face de M. Dardoize et élégant plein air de M. Desvallières;
réminiscence de Flandrin dans la _Femme qui lit_, de M. Louis
Viardot; charmante soubrette de M. de la Perette, au décolletage
d'une jolie forme; vivante négresse de M. Durangel. Il serait
injuste de ne pas citer le portrait de jeune fille de M. Bertrand,
qui est un tableau. Que vient faire M. Sylvestre parmi les
portraitistes? Celui de Mme L... est des meilleurs, mais quand
on a fait la _Mort de Sénèque_, la _Locuste_, _Vitellius_, quand
on a atteint le style et illustré Tacite, on n'a pas d'excuse à
descendre jusqu'à l'iconique, même remarquable. Noblesse oblige,
Monsieur Sylvestre!

A ceux-là près, l'énumération pourrait durer, car l'un vaut
l'autre, et l'embarras est extrême; il faudrait les citer tous
ou point, leurs titres étant les mêmes. Un cordeau de médiocrité
balance son fil à plomb sur tous ces _rittrati_, et deux seulement
me paraissent dépasser un peu l'alignement républicain de ces
iconiques bourgeois. La toute _Jeune fille_ en noir que Mlle
C. Thorel a fait asseoir sur une chaise Renaissance, intéresse
et l'œil et la pensée par une sobriété et une monochromie grise
où il y a de la mélancolie. De tous les pleins airs du Salon, le
plus réussi peut-être est la _Flora_ de M. Alden Weir; en bandeaux
et en blanc, assez forte, elle est assise dans un jardin, sur un
guéridon où sont des fleurs dont elle fait un bouquet. Il y a là
des blancs roux d'une exquise saveur.

Et maintenant que, par conscience et aussi un peu pour utiliser
mes notes, j'ai inscrit les _rittrati_ les moins criants de
banalité, je dirai net que le portrait est la partie marchande
de l'exposition, et que le comité serait sage de les grouper
en salles spéciales pour les seuls amis et connaissances des
modèles. Remarquez que nous sommes en face de portraits de femmes,
que la loi sexuelle prévient physiquement en faveur du portrait
et du peintre. Eh bien! Loug-Tsou, l'Ève chinoise, ne légitime
pas ici son nom, que le docteur Adrien Peladan a expliqué: «La
grande aveugle qui entraîne les autres dans sa propre faute».
Cet appétit irrationnel que le péché originel a mis en nous, la
concupiscence qui existe même en face de l'œuvre d'art, ne suffit
pas à aveugler la critique; et même habillées, car les Phrynés
d'aujourd'hui ne désarmeraient les juges qu'armées de leurs
chiffons, nos contemporaines, sans prestige, ne jettent ni poudre
aux yeux qui les jugent, ni trouble aux esprits qui les percent,
et, insignifiantes poupées, elles ne sont plus même aimantées de
ce fluide du désir qui auréolait les dames de la Renaissance. A
l'effacement des esprits, l'effacement des corps s'ajoute, et la
femme actuelle n'est plus qu'une illusion.


XI

PORTRAITS D'HOMMES

La plastique masculine est tombée dans un discrédit injuste,
et les grâces éphébiques qui avaient trop séduit les Ioniens
sont oubliées. L'académie d'homme ne se voit plus au Salon, si
ce n'est quand M. Morot fait un _Christ_ sacrilège, que l'État
acquiert tout de suite, parce qu'il est sacrilège, au point de
vue esthétique surtout. C'est exclusivement par le portrait que
l'homme actuel apparaît au Salon, et la mode présente étant la
négation de tout pittoresque, c'est exclusivement par la tête
qu'il peut intéresser. Elles ne sont point types à médailles,
ces têtes! et aussi loin du style que de la caricature, frustes,
veules, effacées, inexistantes. L'an dernier, on a vu un
contemporain qui a fait dire: «Voilà un duc de Guise!» et ce mot
juste avait déjà été dit par M. de Lamartine au modèle: «Vous
êtes le duc de Guise de la littérature.» Malgré le parti pris
fantomatique du peintre, M. Émile Lévy, cela a été un étonnement
de voir ce connétable des lettres françaises, qui aurait pu être
connétable des armées françaises en d'autres temps, et qui,
dans sa redingote sévère, a l'allure d'un grand maître d'ordre
militaire, Alcantara ou Calatrava. Mais M. d'Aurevilly est seul de
sa mine; tout le faubourg Saint-Germain fouillé ne présenterait un
autre Burgrave de cette impériale prestance. Au reste, on aurait
pardonné à M. Lévy n'importe quel écart de procédé, en faveur de
son modèle, et il faudrait qu'elle fût bien mauvaise pour que
je ne la déclarasse pas excellente, la toile qui représenterait
Balzac, le génie des génies. Le droit au portrait! Ce droit usurpé
par le dernier matelassier enrichi, n'appartient qu'à ceux qui
sont désignés pour être les ambassadeurs de l'époque devant la
postérité, et combien sont-ils, ceux-là? Le portrait du premier
venu ne m'intéresse pas plus que le premier venu lui-même, à moins
que l'artiste ne se fasse pardonner son modèle. Or, il en est
d'impardonnables.

La bourgeoisie est impossible dans l'art; il y faut
impérieusement de l'aristocratie ou de la canaille, des truands
ou des gentilshommes, Charles Ier ou Thomas Vireloque, Louis
XIV ou Robert Macaire. Qu'on n'objecte pas les bourgmestres
flamands, ils sont bonshommes, et la bonhomie est une délicieuse
chose qui fait pardonner les trognes et les bedaines. Voyez
Falstaff, si sympathique malgré sa crapulerie, par sa continuelle
bonne humeur. Mais, cette bénignité indulgente et franche n'existe
pas dans la bourgeoisie de nos jours qui se gourme et veut être
du monde, et se pince, et se pose, et enfin assomme! Je n'excepte
point de cette réprobation les vibrions à tortils; un sportsman
ou un clubman tient plus du maquignon que du gentilhomme, et
quant aux dandys, M. d'Aurevilly a donné le profil du dernier des
d'Orsay en marge de son _Brummel_. Une seule fois le Philistin
a été hissé jusqu'à l'art, en la personne de Bertin l'aîné, par
Ingres. Cette grosse bête d'homme aux doigts boudinés, aux bajoues
niaises, à la pose si carrée et si lourde, est toute la synthèse
d'un règne et d'une caste. Mais le bourgeois d'aujourd'hui rougit
de sa bourgeoisie et la dissimule; il ne veut pas être bourgeois,
et comme il ne peut rien autre, il devient au-dessous de tout.

J'ai eu l'incroyable constance de les regarder tous, ces _rittrati
nomini_. Qu'ils soient ressemblants, c'est affaire aux familles.
La ressemblance n'importe à l'esthétique que pour les gens «ayant
lieu» ou «ayant eu lieu», selon la délicieuse expression de M. de
Banville. Il faut qu'un portrait soit un tableau, et c'est le cas
d'un seul parmi la cohue iconique de cette année. M. Mareschal
de Metz, peint par lui-même, a la double valeur de représenter
un artiste véritable et _da medesimo_, comme disent les livrets
italiens. Otez le pardessus-sac et mettez un surcot noir, vous
aurez un maître florentin. La tête est très caractérisée, un
peu farouche même. Il tient son estompe à la main comme un
bâton de commandeur et comme une épée, et il a le droit de ce
geste, le maître verrier qui a retrouvé l'art des Cousin et des
Pynaigrier, qui fait flamboyer les verrières de cathédrales, des
visions catholiques, ces seules réalités absolues. _Un Confrère_,
par M. Paul Langlois, est digne de remarque, ainsi que _M. de
Vuillefroy_, par Armand Gautier, qui l'a peint très finement
brosses en main et en plein champ. M. Alphonse Montégut qui, l'an
dernier, avait exposé un _Espagnol_ râclant sa guitare, nous donne
réunis en tableautin que les Italiens appellent _tondo_, _M.
Alphonse Daudet et sa femme_, assis et lisant tous deux le même
livre. Cela est intime. Il semble qu'on surprenne le romancier
sans qu'il s'en doute, car son fin et séduisant profil de chèvre
provençale est penché avec une grande attention. Du sujet et du
peintre, il faut dire: _maxima in minimis_. Il faut citer, car
il est remarquable, le _Portrait de feu Herpin_, par M. Fouace,
dont _la Forge_ n'a pas eu la médaille qui lui était absolument
due. Parmi les femmes-peintres, Mlle Rignot-Dubaux s'impose,
comme la plus éminente, après Mme Demont-Breton. Les portraits
de _M. le docteur Malterre_ et de _Louis de Courmont_ sortent
tout à fait de l'ordinaire du procédé, et tel portraitiste qui
est de l'Institut n'a pas le mérite de Mlle Rignot-Dubaux. Le
_Portrait de M. Chennevières_, par M. A. Leloir, est excellent,
quoiqu'il y ait une tendance à la Bouguereau qui jure avec le
modèle, le brillant critique des _Dessins du Louvre_ qui marchera
sur les traces de son père, à condition de ne plus critiquer
Bossuet.

Parmi les têtes d'études et en l'absence de M. Ribot, il
faut signaler la tête de _Patricien_ en bonnet rouge à la
Michel-Ange, par M. Ulmann, la tête de _Fou_ de M. Cross qu'on a
injustement reléguée vers la plinthe; le _Vieillard_ de Texidor;
l'_Estudiante_ de M. Rivez, bien embossé dans sa cape, et la tête
de _Moine_ de Mlle Julia Bock. Et c'est tout; à la critique
d'être plus sévère que le jury et de ne pas ouvrir ses lignes,
comme les portes d'un café, à tous ceux qui passent. Ambassadeurs
qui semblent des boudinés; généraux d'une martialité de notaire;
magistrats d'un aspect ridicule (j'en excepte le très remarquable
_Portrait de M. Parrot_, par M. Paul Dubois); avocats qui ne sont
que cabotins, toute cette ennuyeuse panathénée de la bêtise et du
petit imposent de Conrart le silence prudent.

Il est cliché que les portraits de nos expositions sont toujours
excellents; eh bien, pour 1883, le cliché ne peut servir. MM.
les artistes se sont interdits l'_excellence_, par sentiment
égalitaire, c'est le Président de la République qui l'a dit.
Il semble, vraiment, qu'on ait pris, au sortir des écoles, un
millier de bambins, qu'on les ait préparés pour la peinture
comme on prépare pour le baccalauréat. Oui, les portraitistes
sont bacheliers en portraits et ils ne valent pas plus que les
bacheliers ordinaires. De vocation, pas trace; de conscience, pas
l'ombre. Cabotins habiles, ils jouent les peintres, mais ils ne le
sont pas. Même le caractère industriel du portrait est tel que le
critiquer semblerait un boniment commercial pour cette branche de
commerce qui rapporte, en plus de l'or, de la considération.

M. d'Aurevilly, qui est trop grand pour descendre jusqu'à la
critique d'art technique et terre à terre, comme je le fais,
et qui ne voit que par ses yeux qui sont d'un aigle, a donné
au _Gaulois_, en 1872, une série d'articles intitulés: _Un
ignorant au Salon_. Je voudrais l'être, cet ignorant-là, car cette
ignorance, c'est génie, et ce Salon unique, auprès duquel ceux de
Gauthier et de Thoré sont faits avec des ciels de Constable, est
écrit littéralement à coups d'ailes; je ne veux en citer qu'un
alinéa: «Ce genre (le portrait), dit M. d'Aurevilly, monte comme
la mer et, dans un temps donné, noiera la grande peinture...
Les peuples modernes et les arts modernes doivent mourir de la
même manière, par le développement outrecuidant de l'insolente
personnalité humaine. Chez les peuples, cela se traduit et se
prouve par des lois absurdes. Dans les arts, c'est par des
portraits.--Et c'est pour l'art une vilaine manière de mourir. En
effet, le fretin humain n'est pas beau, et pourtant dans ces bancs
entassés de harengs pour la laideur, il n'y a personne qui ne se
croie quelqu'un et qui ne s'imagine avoir un visage. Tout museau
a ses prétentions. Les peintres et les sculpteurs qui spéculent,
hélas! sur le portrait, ont même une théorie qui va à tous ces
museaux impatients de leur reproduction; c'est qu'en art, il n'y
a rien de laid, en soi, et que tout peut être abordé. Ceci n'est
pas faux à une certaine profondeur, et en l'expliquant, mais comme
c'est commode pour les gens laids qui reculeraient pudiquement
devant leur laideur! Aussi, en pleut-il des portraits!»

Le Salon de l'_Artiste_ doit mettre ses lecteurs à l'abri de cette
pluie, la plus pénétrante et ennuyeuse qui soit: l'uniformité
et le nombre dans la médiocrité. Le portrait qui n'est pas
_psychologique_, n'est que du métier. Du front de l'Arétin
par Titien, au front de Luther par Holbein, le visage reflète
l'âme. Est-ce que mes contemporains n'ont pas d'âme, ou les
peintres actuels point de talent? L'un ou l'autre, peut-être
l'un et l'autre. Ce qui est aveuglant, c'est que la photographie
polychrome est trouvée dès maintenant. Le tas de portraits du
Salon n'est qu'un tas de photographies coloriées, et la rubrique
qui les juge, _rittratés_ et _rittratistes_, est celle d'Ésope:Ο
ωια κεφαλη! και εγκεφαλον ουκ ηχει!


XII

LES RUSTIQUES

Hormis Jacopo da Ponte et ses quatre fils, les Bassan, hormis
Domenico Feti et Campagnola, artistes inférieurs et décadents que
Théophile Gauthier avait en juste horreur, le paysan n'apparaît
pas dans l'art italien. En Espagne, c'est le mendiant, non le
paysan, que les Juanez et Ribera agenouillent devant la Madone. En
Flandre, le paysan est truand, ivrogne et grotesque; en Hollande,
il est «quille», fait partie de l'étoffage ou d'un groupe. Ni
Gainsborough ni Wilkie n'ont élevé le paysan au style. A Millet
appartient la gloire d'avoir retrouvé le sentiment rembranesque
mais modernisé, et d'avoir créé un art, le _rustique_, où il
n'aura jamais d'égal. On l'a appelé le Pérugin des paysans, et
quoique le mot ne soit pas juste, il exprime le caractère de
mélancolie résignée qui jette sa gaze noire sur l'œuvre du maître
de Félicien Rops. Millet est peintre lyrique; ses paysages sont
pleins d'âme, et non pas de cette âme des choses des panthéistes,
mais d'âme humaine, d'âme chrétienne. Les personnages d'Ingres ont
moins de majesté que ses rustiques, et il a élevé la vie rurale
au niveau de la vie héroïque. Ses semeurs, ses glaneuses semblent
accomplir les rites d'on ne sait quel hermétisme; il a fait le
paysan auguste; il a sublimé la campagne, il a réalisé le «grand
œuvre» rustique. Aussi faut-il l'invoquer comme le grand maître du
genre, et l'auguste meneux à suivre, dans le crépuscule mystérieux
qui fait entendre aux yeux l'_Angelus_ du soir.

«Les aristocraties--celle du talent surtout--dit M. d'Aurevilly,
ne sont pas toujours aussi heureuses qu'elles en ont l'air. Il y
a des noms difficiles à porter. En voici un qui brille au livret
du Salon... Il y a de quoi flamber net un homme vulgaire dans la
flamme de ce nom.» Millet! Et elle flambe net, en effet, dans la
flamme de ce nom, la _Bonne femme à Landemer_. Ce n'est là qu'une
étude sincère, une moitié d'œuvre d'art, il manque le sentiment
du père, dans ce tableau du fils; hors du sentiment, il y a de la
peinture, mais il n'y a pas d'art!

De Millet, hors de Millet, je ne connais que le _Bout du sillon_,
la _Gardeuse d'abeilles_, _Tante Juana_, de Félicien Rops,
qui a traversé tous les ateliers, mais qui n'a de maître que
Rembrandt II. Actuellement, le grand peintre rustique, c'est
M. Jules Breton; mais l'appeler peintre, c'est injure, il est
poète doublement par la plume et par le pinceau; il est artiste
deux fois par l'impeccabilité du procédé et par la recherche du
sentiment; par le livre et par le tableau, il occupe une place
hors ligne dans l'art contemporain. La _Bénédiction des blés_, la
_Plantation d'un calvaire_, la _Fontaine_, sont des poèmes. M.
Georges Lafenestre, le successeur né de Charles Blanc, a dit: «M.
Jules Breton s'est élevé du paysage d'impression à la composition
figurée, de la peinture de genre à la peinture d'histoire.
Son _Pardon_ étonne par la simplicité naïvement grandiose de
l'ordonnance et l'interprétation vivante des types de la vieille
Bretagne. Sa _Fontaine_ est une peinture murale; elle l'est par la
dimension des figures, par la gravité des attitudes, par le calme
du coloris, par la simplicité de l'exécution.» Ses deux envois de
cette année ont une allure de chefs-d'œuvre, ce sont là des toiles
complètes et harmonieuses, vraiment émues, gravement peintes. Le
_Matin_ a le double intérêt d'un paysage et d'une idylle, c'est
une impression de nature et aussi du cœur. Une vaste plaine plate
et herbue s'étend jusqu'à l'horizon, où le soleil, envoilé de
vapeurs, va monter; ses premiers rayons tamisés, sommeillants,
ont des allures de caresses et des douceurs de baiser, sur l'eau
calme et encore sombre du ruisseau qui traverse la prairie et
sépare les deux bergers qui, en face l'un de l'autre, arrêtés et
leurs troupeaux derrière eux, se contemplent, dans l'émotion et
le trouble auguste de l'Aurore apparaissante. La jeune paysanne
appuyée à son long bâton est adorablement frisée de rayons pâles
et sourds et le gars est pris de l'appréhension douce que cette
heure de la nature impose. Ils se sont salués d'une parole amie,
émue, ils se sont déjà rencontrés là, ils s'y rencontreront
encore, et un jour, ce ne sera pas à l'aurore qui est chaste, mais
sous les affres de Midi, que le grand Pan...

  Et toi, barde de Cô, souris, vieux Théocrite,
  Vois, ton drame d'amour dure éternellement.
  C'est, depuis deux mille ans, la seule page écrite
  Où le temps ait passé sans un seul changement.

L'_Arc-en-ciel_! l'_arc-en-ciel_ de Rubens, cet art d'Ulysse du
paysage, M. Jules Breton l'a tendu dans son ciel d'orage; c'est
une audace et toute autre composition serait écrasée par ce pont
de lumière jeté dans le ciel. La femme qui chemine sur un âne se
retourne par un mouvement de tête fier, impressionné à la fois,
et le geste du gars qui tient la bride de l'animal, ce geste qui
montre le météore, sont des mouvements à l'allure magistrale. Je
me suis souvenu, devant cette œuvre, de l'_Arc-en-ciel d'automne_
de Maurice Rollinat, un maître paysagiste aussi, et à parler net,
le _Matin_ et l'_Arc-en-ciel_ ont des airs de chefs-d'œuvre.

M. Bastien Lepage semble le chef de file des rustiques, tant
pis pour la file. La conscience et l'honnêteté sont des vertus
qui, isolées, et à elles seules, font les rois dérisoires et les
artistes secondaires. M. Bastien Lepage n'a ni conception, ni
style, ni prisme personnel; il voit d'un œil simple et myope,
il voit banal, il fait réel; c'est de l'art, mais du petit. Le
_Mendiant_, de l'autre année, était équivoque et d'une expression
diffuse, diverse, insaisissable; l'_Amour au village_ vaut mieux,
cela est vu et rendu, avec beaucoup de soin et de scrupule,
c'est sincère, mais rien de plus. Chacun d'un côté de la haie à
hauteur d'appui, le gars et la fillette se sont tournés de biais,
dans l'embarras et la gaucherie du premier aveu. Le gars est
laid, bête, rustaud, lourd à souhait, et dans son émotion, il se
gratte l'ongle. Comme il est sale, et terreux de peau, ce geste
fait penser à de la vermine. Que M. Bastien Lepage l'ait vu, ce
geste, je le crois; mais il ne devrait pas nous le faire voir.
La fillette vue de dos, avec sur sa courte nuque ses deux mèches
tressées, est bien modelée, mais peu séduisante; et la réflexion
que l'on a, est celle-ci: quels abominables avortons, ce laideron
et ce butor engendreront-ils? Nous sommes loin de Théocrite et
même de Chénier; nous sommes dans le vrai, répond M. Lepage, qui a
la naïveté de croire que l'artiste est un juré, qui doit dire la
vérité, toute la vérité, rien que la vérité!

Le procédé de M. Bastien Lepage est basé sur un système de mot
à mot appliqué à la touche, tout à fait désagréable à l'œil et
faux au point de vue optique. Ses valeurs sont équivalentes
d'intensité au premier comme au second plan, dans le personnage
comme dans l'accessoire. Le mouchoir à carreaux qui sèche sur la
haie est traité avec autant d'intensité que la tête du gars; or,
il résulte de cette équivalence des valeurs une négation de la
perspective aérienne. Les points de fuite de la couleur, le savant
M. Chevilliard ne les découvrirait pas dans cette atmosphère
lourde, où le parti pris dans le plein air rend toutes les touches
_crues_, et produit sur la rétine un papillotis pénible de
kaléidoscope terne. C'est peint par dissonances et il n'y a pas de
couleur dominante, ce qui est la faute la plus grande que puisse
commettre un peintre. Qu'on ne prenne point cette dure critique
pour un éreintement; j'estime le talent de M. Bastien Lepage,
c'est un artiste; mais un grand artiste, non pas; car il est sans
idéal, il ne fait pas sublimer comme Millet, et il supprime les
colorations intermédiaires. Pourquoi?

_Le Roman au village_, de M. Delobbe est trop joli, c'est le seul
reproche à lui faire et c'en est un: cette paysanne aux grands
yeux qui vous regarde avec le regard de la faute prochaine, a trop
de grâce et pas assez de rusticité; il n'y a pas réminiscence de
Greuze, mais cela est dans la même donnée. Son «_calinaïre_»,
comme on dit en Provence, vient de lui murmurer tout le répertoire
des enjoleux, et elle repasse dans sa pensée les jolies faussetés
qu'il lui a dites, qu'elle a écoutées, qu'elle écoute encore.
L'_Enjoleux_, de M. Gaston Latouche, est tout à fait ordonnancé
comme le tableau de M. Bastien Lepage: deux amoureux séparés
par une haie, dans un bon plein air. _Seulette_, de M. Vail,
fait suite: une petite paysanne appuyée à une haie, qui attend
vainement le retour de l'enjoleux; l'effet d'automne est très
juste. Enfin, l'unique paysage de M. Hanoteau s'appelle _la Haie
mitoyenne_. Aussi M. Ferry s'est-il écrié, un mot qui montre bien
sa préoccupation, devant tous ces couples à la haie: «C'est une
secte!»

M. Puvis de Chavannes est un rustique de premier ordre, témoin
son tableau le _Sommeil_, mais ce n'est pas ici le lieu de
développer ce côté du grand maître contemporain. Je veux
seulement montrer par un exemple, que dans cette affirmation
courante: «M. de Chavannes est une haute individualité, mais
quelle école désastreuse il ferait!» on se trompe lourdement,
et mon exemple c'est le _Faucheur_, de M. Daras, qui a la
lenteur de mouvement logique et nécessaire, que Saint-Victor
reprochait superficiellement au charpentier du _Travail_, où
il y a cette femme en travail d'enfant, idée générale, s'il en
est. Ce _Faucheur_, d'un grand naturel dans sa pose courbée, est
très joliment peint dans une tonalité rousse et délicate, et M.
Daras me semble un peintre d'avenir, car il a déjà du présent.
Depuis sa _Paye des moissonneurs_, M. Lhermitte se place dans la
hiérarchie rustique, à la suite de M. Bastien Lepage; M. Fourcaud
l'a glorifié avec beaucoup de verve, mais c'est un peintre terre
à terre, qui ne fait que «nature». La _Moisson_ mérite qu'on s'y
arrête, toile plus honnête et plus consciencieuse que celle de
M. Bastien Lepage, mais avec beaucoup moins d'individualité. Le
moissonneur qui, d'un geste las, essuie d'un mouvement de bras la
sueur de son front, est juste de tout point; seulement le pantalon
de gros velours à côtes est trop fait, puisque les bourgeois le
remarquent. Quiconque rend un grain d'étoffe de façon à plaire
aux mondaines, fait acte sot. La paysanne agenouillée, qui lie sa
gerbe, est très vraie d'attitude; la lumière blanche et grise est
rendue, mais cela est «prose». Millet a une toile où un laboureur
enfile sa veste, le geste n'a rien de noble, eh bien! cela est de
style quand même. L'autre envoi de M. Lhermitte, la _Fileuse_, vue
presque de dos, assise et tenant sa quenouille, montre une facture
très ferme et des qualités de rendu rare; mais... l'éternel mais,
_ce n'est que nature_. Au point de vue technique, M. Lhermitte n'a
pas le faire large, il l'a précis, sobre, et sans ton local.

MM. Laugée sont nos Bassans, moins ennuyeux que les fils du
vénitien, mais moins habiles, moins virils et trop évidemment
sortis de la cuisse de M. Jules Breton. _Le linge de la ferme_,
que deux femmes étendent, malgré le naturel des gestes, est d'un
art moins sérieux que celui de M. Lhermitte, car la bourgeoisie
s'y plaît davantage encore. Les légumes que M. D. Laugée fait
recueillir et éplucher _Pour la soupe_ sont susceptibles d'être
trouvés bon par M. Prudhomme; M. Lhermitte n'est que «nature»,
mais dans M. Désiré Laugée, il y a une tendance au joli, que son
fils, M. Georges Laugée, pousse jusqu'à l'effet sentimentaliteux.
Le _Premier pas_, que fait un baby vers sa mère, est un pas vers
la féminité, la plus déplorable déviation du sentiment, et le
_Premier né_, que sa mère promène, est une oblation à ce sentiment
bourgeois de Diderot, qui se grisait de la fausse émotion de
Greuze. M. Georges Laugée a beaucoup de talent, qu'il le virilise!
Pas de mièvrerie chez les paysannes, sinon autant peindre des
mondaines, et pas d'affadissement dans l'expression du seul amour
qui soit sublime, du seul amour qui soit divin, la maternité.

La _Femme d'Atina_ de M. Melchers, qui descend le flanc d'une
montagne une amphore sur la tête, son poupon sur le bras, a le pas
sûr d'une médaille syracusaine, prolongée et animée; et la couleur
qui est farouche, sobre, sombre, donne un accent Leconte de Lisle
à ce cadre.

Je n'ai jamais compris que M. Duez, après son _Saint Cuthbert_,
soit tombé dans le Scalken bourgeois, et je ne comprends pas
davantage que M. Buland, après son délicieux _Jésus chez Marthe
et Marie_, nous donne son _Pas le sou!_ Ils m'ont l'air tous
deux de Vatel se faisant marmiton. M. Buland avait fait de l'art
primitif, avec des veloutés et des japonismes de rendu adorables;
c'était suave, sans fadeur; les deux saintes femmes n'étaient
que des princesses de l'extrême Orient, mais adorables avec leur
carnation crémeuse et leurs yeux bleus de gazelle; N.-S. était
ineffablement doux et grave, cela était poétique et original
enfin, et il s'acoquine et nous acoquine, nous qui avons cru à son
talent, devant deux paysannes qui regardent, avec une convoitise
désespérée, les images, les bonbons, les poupées d'un marchand en
plein air fumant sa pipe avec sa goguenardise. Quand on peut faire
_Jésus chez Marthe et Marie_, on est sans excuse de nous envoyer
_Pas le sou!_ Le _Semeur_, de M. Dastugue, n'illustrerait pas
l'eau-forte du même titre de la _Chanson des rues et des bois_.

Ce qui prouve la superficialité des peintres rustiques, c'est
l'expression patriarcale ou angéliquement résignée qu'ils
donnent à leurs paysans. A les voir, ceux de Balzac semblent
faux, calomniés odieusement, et il faut s'empresser d'aller aux
champs, puisque les vertus y ont élu domicile. La canonisation du
paysan voudrait un procès canonique où l'avocat du diable aurait
la cause belle, et je veux du bien à M. Gaston Latouche d'avoir
fait une _Misère_, presque sinistre, de son gueux assis dans un
champ et dont le regard inquiète et épeure, car il est plein
des revendications du pauvre. Trop riche est le chapeau noir de
la femme agenouillée qui étend des draps sur l'herbe, dans la
_Blanchisserie de Zweeloo_, par M. Liebermann, peintre sincère et
personnel.--M. Rosset Granger raconte un _Souvenir de Caprile_,
une vague toppatelle assise dans les rochers, où le coloris a des
poncivités égales à la _Femme de Jérusalem_, de M. Landelle.

Le _Moissonneur_ qui aiguise sa faux, de M. Chevalier, et les
_Faucheurs_, de M. Charlet, sont justes de mouvement, mais sans
accent de procédé. M. Pabst aura du succès dans la bourgeoisie.
Sa _Jeune mère alsacienne_, aux bas bleus bien tirés, au jupon
rouge, et la _Toilette_ qui montre un bout d'épaule ronde, sont de
ces toiles moyennes sur lesquelles le blâme pas plus que l'éloge
ne trouvent à se prendre et qui plaisent aux classes moyennes. M.
Bin, quoique maire de Montmartre, a un talent plus que municipal.
_Mort à la peine_ n'est pas une banalité. Le bûcheron est mort et
son enfant, un gamin rose et blond, ne comprend pas ce sommeil
singulier, et avec une gaule, il défend le cadavre contre un vol
de corbeaux. Il y a là quelque peu d'intensité.

Idiote au point d'intéresser par l'intensité de son idiotie, la
_Fille des champs_ de M. Aimé Perret est plus bête que ses oisons
et plus vraie que les madones rustiques de M. M. Laugée.

Jolie image, le _Cidre du pauvre_ de M. Frère n'est que cela,
malgré les imposantes lettres H. C. sur le cadre. Voici de la
peinture de style, la _Mère du pêcheur_ de M. Hawkins. Cette
paysanne normande, piétée en statue, tricote son bas avec une
noblesse rare, le regard fixé sur l'horizon, devant elle. C'est
dessiné comme du Barbey d'Aurevilly.

Les _Vanneurs_ de M. E. Simmons sont aussi nature que du Laugée,
mais il y a, en plus, sinon un sentiment, du moins un effet
impressif obtenu par une tonalité assombrie et l'accord de toutes
les teintes en une majeure qui les absorbe et les fond. Voici un
sentiment, l'affre du célibat, que M. Knight rend avec poésie. La
robuste fille qu'un sang vermeil agite s'est arrêtée de ramasser
des herbes; tenant d'un bras mou son paquet de ronces, elle
regarde passer, là-bas, dans le sentier, une noce. Elle songe au
bonheur de l'épouse, au bonheur de la mère; mais elle est _sans
dot_. M. Lafenestre l'a remarqué, avec une grande justesse, ce
que les artistes américains et belges ont de plus que nous, c'est
de la naïveté, ils osent être émus, audace devant laquelle notre
école recule, esclave qu'elle est de cette chose immonde, la
«_blague devant son œuvre_». Oui, il est dandy de railler ce qu'on
fait, de jouer «au fumiste», et si l'on s'étonne de la canaillerie
de ces mots, qu'on s'en prenne à la canaillerie des ateliers, d'où
ils sont partis, y étant nés!

La _Sarcleuse au repos_ de M. Renard est un Lhermitte. _Avant la
chasse_, le fermier examine la batterie de son fusil. M. Subée a
rendu le coup de lumière du soleil par la porte béante.

La _Dindonnière_ est jolie, elle a passé sa gaule derrière sa
nuque frêle et arque ses bras minces d'une maigreur fine; elle
va se dandinant, pieds nus, rêveuse et fait rêver. M. Jacquin
croit que _Les gueux sont des gens heureux_, de cheminer sur une
route ensoleillée, leurs instruments au dos. Le gamin qui hêle
les retardataires est cambré avec une gouaillerie curieuse. La
paysanne de Mlle Schneider, assise sur les galets et qui montre
les voiles, sur la mer au loin, à son baby, est fausse de teint.
La brise saline ne permet pas cette carnation porcelainée. M.
Maurice Leloir a quelque peu de poncivité sur sa palette; mais
l'idée du laboureur qui, sans lâcher sa charrue, enlève d'un bras
fort sa femme et la baise, est une jolie conception. Une paysanne,
de l'art mélancolique où il n'y a plus de printemps au visage,
descend la pente d'un pré et cueille des primevères. Il y a des
tons de vert très intéressants, et M. Donoho a du bon plein air au
bout du pinceau.

L'_Intérieur à Issoire_ de M. Guth, où une femme file dans une
ombre d'effet assez intense, a le même défaut que l'_Enfant qui
dort_, de M. Israels. C'est du rembranesque gris, de l'ombre
froide. Quant à son _Beau temps_, c'est le pire temps gris de
Paris et peut-être un beau temps néerlandais, mais le gris
comporte plus lumière, exemple Ruysdaël; quant aux deux petits
paysans qui cheminent côte à côte, ils sont gauches et mal tournés
à souhait pour le plaisir des réalistes. Sur le _Chemin de la
carrière_, M. Kreuger fouette un attelage portant des blocs
lourds, et le «ahan» des chevaux est rendu par la tension des
traits. M. Aimé Perret a trouvé une réalité charmante, et il est
impossible de n'être pas élogieux dans le _Bal champêtre_.

C'est au siècle dernier, à la porte d'un honnête cabaret, que
Bourguignons et Bourguignonnes dansent avec une lourdeur bonhomme
et une gaucherie joyeuse sous l'œil du garde champêtre. Le pinceau
est juste et très spirituel; il n'y a pas de restrictions à faire,
cela est délicat et charmant et au grand honneur de l'École
lyonnaise. En regard de ce cadre vraiment français, par le goût
et la grâce saltante et rustique à la fois, il faut mettre le
_Souvenir de Zandvort_ de M. Uhde: _Voilà le joueur d'orgue!_
et toutes les fillettes de courir, quittant leur ouvrage; c'est
du naturel exquis; la touche est un peu particularisée, mais
intéressante. Elles sont pâlottes, ces fillettes, c'est de la
Hollande chlorotique et qu'on voit peu.

La _Halle aux poissons_ à Harlem, de M. Postma, est un peu trop
jolie de faire; plus sincère l'_Intérieur d'église en Hesse_,
de M. Piltz; la diversité de tous ces airs de têtes vues de
face est pleine d'intérêt; à la galerie de bois sont appendues
les couronnes de mariage et de première communion, en manière
d'_ex-voto_; ce qui met un accent pittoresque, mais aussi des
piquants de couleur qui distraient le regard de l'impression
générale. Le _Prêche à Marken_, de M. Titgadt, est dans la
même donnée; mais cela est à mi-corps, grave défaut pour les
compositions à plusieurs personnages. Salvator Rosa a manqué tout
l'effet de sa _Conjuration de Catilina à Pitti_, par le mi-corps.
Le _Matin d'octobre à Grez_, M. Skredsvig, semble un effet de
soir. Un paysan conduit ses chevaux à l'abreuvoir et s'est arrêté
à causer avec une gardeuse de moutons; très sincère.

Il faut que la Renommée mâche les boules de caoutchouc du
Conservatoire et les petits cailloux de M. Legouvé, car il lui
faut prononcer des noms barbares pour les lèvres latines. M.
Thegestrom, toutefois, se rattache à M. Bastien Lepage par ses
_Deux amis_, un vieux et une petite pauvresse serrés l'un contre
l'autre. La _Partie de cartes dans une forge_, de M. Soyer, est
une solide peinture; pâte savante dans le _Sabotier_ de M. Rachou,
dont le tableau a un intérêt d'archéologie puisque maintenant les
sabots se font presque tous à la mécanique.

M. Philipes veut les lauriers de Denner, il les aura. Sa vieille
_Ravaudeuse_ enfilant une aiguille passerait à l'hôtel des ventes
pour un excellent hollandais, si les Hollandais s'étaient jamais
permis le fond noir et sans signification qu'a pris M. Philipes;
mais ce n'est qu'une critique secondaire et la seule à faire à
un artiste qui mérite le H. C., comme M. Souza Pinto, dont la
_Culotte déchirée_ est aussi vraie d'expression que finie de
procédé. Le gamin a déchiré sa culotte, et sa grand'mère l'a
taloché; nu-jambes, il pleure appuyé contre la cheminée; le corps
du délit, le pantalon, est sur les genoux de la vieille, dont les
joues sont empourprées de colère et qui enfile son aiguille avec
une vérité de geste non pareille.

La _Faneuse_, de M. Schutzenberger, est d'un coloris poncif;
mais le mouvement de la figure est juste.--M. Tauzy représente
un peintre, faisant poser des paysans _En plein air_, coloration
intéressante, mais bien moins que la tête de _Paysanne_ de M. E.
Renouf, où les tons argentins arrivent à une rare intensité de
modelé.

_Marie-Jeannie_ de M. Brion est une paysanne, pieds nus sur la
pierre d'un ruisseau et appuyée à une haie, qui tricote ses bas,
avec un recueillement de prière. Il y a un accent de tristesse
dans la _Ramasseuse de bois_ de M. Crethels qui, assise sur un
fagot, cause avec deux commères au crépuscule. L'_Heureuse mère_,
de M. Michel, fera le bonheur du faubourg Saint-Antoine. _Elle n'a
que sa grand'mère_ qui, assise sur le pas de la porte, la tient
sur ses genoux, l'orpheline; le tableau est bon, mais le titre!
Pas de romance, s'il vous plaît.

Je crois avoir vu le nom de M. Perrandeau au bas de tableaux
d'église qui n'étaient pas des Aman Jean, mais il signe ici une
toile de marque. Une _Veuve_ au rouet, immobile, égrène son
chapelet; l'œil fixe et «le regard intérieur». Cela est peint
avec rien, du noir et du gris, et cela valait au moins une
deuxième médaille, une première même, car elles sont rares les
œuvres de procédé austère comme celle-là, dans la pétarade de
couleur du Salon. _Chez la marchande de draps, un jour de marché à
Concarneau_, par M. Tayer, est une page remarquable de justesse et
de faire aisé. Le _Jour du marché_ de M. Simmons est d'une large
touche, mais ne vaut pas ses excellents _Vanneurs_ dont j'ai si
fort loué la tonalité. Elle arrête un instant, l'accorte _Fille
normande_, de M. Bacon, qui va portant allègrement son seau, le
long des blés verts. Elle dort bien, la _Vieille femme endormie_,
de M. Mollet. Très éveillés au contraire sont les gars de M.
Stratta qui, grimpés sur un âne et bouleversant la basse-cour,
se livrent à l'_École buissonnière_. Il y a des qualités d'effet
dans le _Bébé_ qui berce un poupon, de M. Nordendorf; mais
l'éclairage est en désaccord avec le sujet. L'_Enfant indisposé_,
de M. Peslin, montre un intérieur breton, traité avec une bonne
foi de touche qui devient rare. Les _Chouans en embuscade_ dans
un chemin creux, de M. Coëssin, ont leur vraie physionomie de
soldats mystiques et de héros catholiques. Le _Chouan_, de M.
Boudier, montre bien la différence de celui qui se bat pour Dieu
et de celui qui ne fait que le devoir politique: il est vieux, en
sabots, un sacré-cœur étoile sa veste, et tout en tenant son lourd
fusil, il égrène son rosaire; il prie, ce tueur de bleus, tandis
que les tueurs de chouans boivent et jurent. Je ne veux pas dire
où est le droit, mais je vois où est l'épique.

Le _Gamin_ que M. Turke a perché et installé sur un arbre, est
original et dans un des meilleurs plein air du Salon, où ils sont
presque tous trop gris, excepté toutefois dans la _Vue prise de
Samois_ de M. Dinet. _Au cimetière de Tourville_, une veuve avec
son jeune enfant vient prier sur une tombe qui n'est qu'un tertre
frais avec une croix de bois noir. M. Hagborg a été ému et son
tableau est des bons; mais je lui préfère la scène bretonne de M.
Desmarets. La neige couvre le cimetière; l'absoute est prononcée
et le prêtre précédé de la croix est parti; les fossoyeurs
achèvent d'égaliser la fosse, et il est resté toujours le
deuillant, les yeux hypnotisés sur la fosse où sa mère peut-être
est enfouie; ses longs cheveux pleurent comme des branches de
saule, il resterait là indéfiniment, hébété. Sans lui rien dire,
un vieux Breton lui prend le bras pour l'entraîner; ce geste et
l'attitude du deuillant méritaient une seconde médaille.

La _Ruine d'une famille_ de M. Echtler a lieu dans un cabaret où
une paysanne se traîne à genoux devant la table où son homme joue
et perd le pain de ses enfants. Cela est drame, non mélodrame;
grand éloge. M. Lançon aurait pu tirer meilleur parti de son
sujet: _Trappiste gardant des cochons_. La tête du religieux est
baissée et ne se voit pas, et les cochons d'Ulysse, après la
métamorphose, occupent trop de place à l'œil.--Il est impossible
de réduire un tableau à plus de simplicité que M. Sautai et
d'obtenir une impression aussi vraie. L'_Entrée à l'église de
village_, qui a une porte de ferme à chattière par où se glisse
le soleil, les murs nus et à la chaux, et une paysanne en manteau
qui prend de l'eau bénite. Il n'y a rien là que des murs blancs,
un bénitier, une paysanne à peine indiquée et cela démolit par
cette simplicité même les intérieurs d'églises de M. Sauvage et
autres, malgré leur mérite. La petite que M. Artz a conduite _Chez
les grands parents_ n'a pas l'air de s'amuser, mais le recueilli
de cet intérieur est intéressant. Les _Contes de grand'mère_,
de M. Rudeaux, n'ont d'intérêt que l'effet de feu qui n'est ni
d'Honthorst ni de Scalken. La _Soupe du père Tigé_, de M. Priou,
les bourgeois la goûteront; de même que le gamin portant du
gibier, que M. Coninck a rubriqué _Bonne chasse_.--La _Marchande
de pommes_, de M. Saintin, une paysanne sans rusticité, mais non
sans fadeur, et cousine de la _Fleuriste_, de M. Boulanger, sœur
de la paysanne du _C'est lui!_ de M. Dalliance.

Sous la rubrique, _En Hollande_, M. Hœcker a groupé devant l'âtre
trois petites filles d'une singulière tranquillité. M. Edward
Stott a trop de talent pour donner comme titre à ses tableaux des
proverbes; ce vieux jardinier et cette petite fille sont très
intéressants dans ce paysage remarquablement brossé. Un coup
d'œil encore à la petite _Bretonne_ de M. Berthaut, et voici la
_Fille du passeur_, de M. Adan, qui nous transbordera du rustique
au paysage, quand nous lui aurons acquitté le péage d'éloges qui
lui est dû; M. Adan, qui est un des rares rustiques, comprend que
tout l'accent d'un paysage est dans ce qu'on appelle en musique
l'accord de dominante. Le mouvement de la fille courbée sur sa
gaffe est d'une justesse absolue; elle est, du reste, intéressante
et jolie, quoique réelle. Le versant de colline en culture du
bord qu'elle quitte est rendu, et il y a dans cette toile la même
poésie mélancolique qui a fait, l'an dernier, le légitime succès
du _Soir dans le Finistère_. Évidemment, l'art rustique est une
des manifestations les moins nulles de l'école contemporaine, et
les paysans sont les êtres les plus intéressants du Salon; mais
que sont-ils tous ceux que je viens de nommer et de louer auprès
de J.-F. Millet? Celui-là est un grand poète, plus qu'un grand
peintre; et il y a pris peine, le maître qui a le mieux peint
le travail et rendu l'«ahan» du laboureur. Comparez un instant
la vie des peintres rustiques actuels avec celle de Millet, et
la différence sera du moins autant dans l'_effort_ que dans le
_don_; Millet a été un moine de l'art; il a vécu dans la solitude,
cherchant dans la Bible le commentaire de la nature. Où est-il
l'artiste qui lit la Bible tous les jours? Vous savez comme moi
qu'il n'existe pas, et c'est pour cela que chaque fois qu'il est
parlé d'art rustique, il faut crier trois fois Siva, comme un
Hindou au bord du Gange: Millet! Millet! Millet! Il n'a pas eu sa
part de gloire encore et il est temps qu'on la lui donne et la
voici: Millet, c'est Michel-Ange paysan.


XIII

LES PAYSAGES

Chenavard prétend que lorsque l'art, quitté par la pensée, est
énervé au point de ne pouvoir plus saisir le type supérieur
à tous les types, l'homme, il a sa dernière et insignifiante
expression dans le paysage. L'épithète d'insignifiante expression
est dérisoire; mais celle de dernière est juste. Historiquement,
le paysage, exceptionnel dans le _Martyre de saint Pierre le
Dominicain_, ne remonte en Italie qu'aux célèbres lunettes
d'Annibal Carrache et aux deux toiles du Dominiquin, au musée
d'Arles; cela commence et cela s'arrête là. En Espagne,
Francesquito qui est très rare, le décorateur Yriarte, Collantes,
Berruguete, Navarrette et Cespedès pastichent Lorrain et Poussin,
au point de vue décoratif. Si l'on veut découvrir la première
manifestation du paysage, il faut la chercher dans les _Calvaires_
des giottesques, qui remplacèrent le fond d'or de Cimabué par un
fond de nature pauvre et maigre, plantée de ces balayettes que le
Sanzio lui-même considérait comme des arbres suffisants. Pendant
toute la Renaissance le paysage n'est qu'un fond; au XVIIe
siècle, il est tout dans le Calvaire de Rembrandt, qui est, à mon
avis, le plus grand paysagiste dans la donnée moderne.

Le paysage réel est né hollandais, et tandis que Ruysdaël, Cuyp,
Hobbema et Berghem imposaient ce genre nouveau à l'esthétique,
Claude et Poussin créaient un paysage idéal et intellectuel,
qui ne peut toucher que les esprits cultivés, et qui ne peut
les toucher qu'à l'esprit, mais qui n'en est pas moins,
hiérarchiquement, au-dessus du paysage réel, selon le principe
de Chenavard, car c'est la nature littéraire, écrite, _pensée_;
et penser c'est plus que sentir; l'idée est plus élevée que le
sentiment. Il est remarquable que l'art méridional n'a pas eu
l'idée du paysage, parce que l'homme du Midi, favorisé par son
climat, ne se préoccupe pas du temps qu'il fait et aussi parce
que le soleil éclatant l'empêche de voir; tandis que l'homme du
Nord, qui souffre de son atmosphère, s'en préoccupe, et que son
ciel gris lui permet de fixer, longtemps et sans fatigue, les
sites. La preuve en est que la Flandre, une sorte d'Italie par
rapport à la Hollande, n'a presque que des paysagistes idéalistes,
dans un style italianisé comme Breughel de Velours; et Paul Bril,
par exemple, ne peut pas même entrer en comparaison avec Karel
Dujardin.

On a bâti une filiation anglaise au paysage français, qui semble
très discutable. Wilson, d'abord, n'a eu aucune influence; ses
œuvres sont enfouies dans les galeries aristocratiques; et ne
l'eussent-elles pas été, que son parti pris du grandiose et son
infatuation du style italien l'empêcheraient d'être un novateur
même indirect. Quant à Gainsborough, un élève de Gravelot! Restent
Constable et Turner qui n'ont eu quelque influence sur l'école
française que longtemps après que Corot avait déjà exposé; Julien
Dupré, ce poète des couchers de soleil, succède immédiatement à
Michallon. Tout l'art romantique est né du mouvement littéraire
qui porte ce nom; c'est le livre qui a fait éclore le tableau, et
cela a été toujours ainsi; l'art ne sera jamais que le cadet, le
puîné de la littérature.

Je crois, sans chauvinisme, que c'est la première du monde, même
supérieure à celle de Hollande (Rembrandt ôté), cette splendide
école française où Corot peint la nature telle qu'on la rêve,
Théodore Rousseau telle qu'on la voit, Karl Bodmer telle qu'elle
est, Daubigny telle qu'on se la rappelle. Et toute cette glorieuse
et incomparable pléiade: Millet, le hiérophante de la nature, le
Michel-Ange des paysans; Troyon le bouvier; Flers le normand;
Aligny le styliste; Huet, ce Wordswort; Diaz, cet Arsène Houssaye;
Cabat, l'ami des grenouilles; la bergère Rosa Bonheur; Courbet,
l'élève de Giorgion; Doré le fantasque; Chintreuil, qui a peint
l'_Espace_; et enfin le trio des orientalistes, Decamps, Marilhat,
Fromentin. Surtout, si l'on met dans la balance Claude et Poussin.
Mais je crois, tout aussi fermement, qu'il n'y a plus de maîtres
en paysages et que nous sommes condamnés au talent moyen; ceux qui
ont vu les Rousseau et les Daubigny de la récente exhibition de la
rue de Sèze ne casseront pas mon arrêt.

Toute l'esthétique du paysage réel se résume en deux points:
1º un paysage doit exprimer un _sentiment_, joie, mélancolie,
désespoir, volupté; 2º un paysage doit être peint dans l'étendue
d'une même gamme de tons, afin d'obtenir l'unité d'impression
morale et d'impression optique qu'il faut fondre en une sensation
sentimentalisée. Cela dit, allons droit à M. Harpignies, dont le
procédé a des partis pris blâmables, mais aussi de l'allure et
l'accent d'une touche _sui generis_. Le _Bois de la Trémellière_
présente des qualités de dessin uniques actuellement, mais
outre «que le bocage est sans mystère», la touche est d'une
sécheresse, d'une netteté exagérée bien fâcheuse. Les mousses sur
les écorces et les _tapées_ de soleil sur le sol sont peintes à
l'emporte-pièce, et il n'y a que le nom du peintre qui qualifie
cette manière; c'est _Harpigné_. En revanche, _Une après-midi
à Saint-Privé_ est une belle-œuvre, à laquelle je trouve le
caractère complet que j'ai signalé dans les Jules Breton. Le
profil des quatre arbres minces est d'une netteté et d'une
sveltesse qui ravit; leurs ombres portées, le ton de l'herbe, la
justesse atmosphérique, enfin tout y est, dans cette haute page de
vérité physique. M. Hanoteau ne choisit pas une nature nerveuse
et un peu maigre comme M. Harpignies; la _Haie mitoyenne_, où
les personnages ne sont que des quilles, est d'une nature plus
débordante de sève, plantureuse, la touche est large, grasse;
c'est bien portant, d'une santé florissante, modelé par masses,
avec des jours heureux, l'antithèse même de M. Harpignies, et du
reste, M. Hanoteau partage avec lui le rameau du paysage actuel et
il est plus précis dans les mains du premier, il est plus fleuri,
plus verdoyant, plus vivace dans celles du second.

Rapin! ce nom me plaît, parce qu'il est rouge pour la bovine
bourgeoisie et qu'il proteste contre la chambre de notaires de
l'école française. L'_Averse_, excellent tableau que celui qui ne
vous fait pas consulter le livret, et c'est le cas de M. Rapin,
la lutte du soleil et des nuages qu'il cherche à percer de ses
rayons, les zébrures de l'ondée, le morceau d'éclaircie qui
s'annonce, le trouble de l'étang et la buée légère qui estompe les
tons, tout cela est rendu et dans une unité optique de coloris
roux fort remarquable.

Le paysage ne doit pas être un portrait de site, comme le
_Château d'Arques_ de M. Gosselin ou le _Bois de Kerrerault_ de
M. Montargis. La nature au repos, c'est presque la nature morte.
Il faut passionner le paysage, le faire vibrant, l'agiter de
sentiments humains: car la nature a une vie agitée comme celle de
l'homme; la pluie est ses pleurs, le vent son cri, le soleil son
sourire et son regard. Dans l'orage, le ciel ne se fronce-t-il pas
comme un front et les peupliers n'ont-ils pas des gestes de bras
immobiles? L'idéal de la nature est l'homme, et l'idéaliser c'est
la passionner. Des drames ont lieu dans le ciel. Le _Gros nuage_,
de M. Véron, est funèbre, on dirait qu'il porte du crime dans ses
flancs noirs, il a des lourdeurs de remords, et menace l'étang, où
sa silhouette farouche produit de tragiques ressauts d'ombres.

M. Français est incontestable, mais il est trop, selon son nom, un
talent fait de mesure, de goût et autres qualités moyennes. C'est
un bon peintre, non un grand, quoiqu'il tienne une haute place
dans l'école. Son panneau décoratif, _Rivage de Capri_, représente
un promontoire planté de quelques grands arbres élancés; c'est
très large et très juste. Le _Coin de ville à Nice_, son second
envoi, est d'une grande élégance qui n'exclut rien de la bonne foi
du rendu. Dans le _Midi en juin_ de M. Sebilleau, un chêne énorme,
touffu, splendide de tronc, dense de feuillée, saturé de vert,
sous le dardement du soleil; cela est intense.

Oh! le paysage de style! qu'il est mal écrit, cette année! les
deux tableaux de M. Paul Flandrin sont tels que la critique n'ose
pas y toucher; il est impossible d'avoir des colorations plus
fausses, une touche plus mesquine, et moins de style. M. Alexandre
Desgoffe n'est guère plus heureux dans ses _Bruyères d'Arbonne_;
et son _Souvenir des environs de Naples_ serait bien, s'il n'était
pas froid; et il n'est pas permis de l'être, au bord de ce golfe
merveilleux. M. Bellel dessine étonnamment et certains de ses
fusains sont beaux; mais sa couleur manque de souplesse, et s'il
a du style dans son _Souvenir de Kabylie_, il n'a pas, malgré ses
effets, la touche qu'il faut dans les _Environs de Puy-Guillaume_.
M. Benouville a le don d'une couleur navrante de poncivité,
_Lagarde et le Courdon_ rappelle Watelet. Enfin M. de Curzon est
le plus audacieux et il nous mène _Au pied du Taygète_ et de
l'_Acropole_; qu'espère-t-il? pasticher Guaspre? il serait sage
de ne pas ramasser le pinceau de Poussin, quand on ne peut pas le
tenir dignement. Le paysage de style, insupportable dans Bertin,
très acceptable avec Aligny, ne supporte pas l'à peu près. Là, on
fait un chef-d'œuvre, ou tout le contraire; aussi ces messieurs
devraient se résigner à être réels, puisqu'ils sont impuissants à
faire dans l'artificiel des œuvres qui s'imposent.

Le _Paysage normand_, de M. Richet, est fort intéressant; mais le
grand paysagiste de la Normandie, c'est M. Barbey d'Aurevilly,
qui après avoir peint les landes dans l'_Ensorcelée_, encadre son
pro-roman, _Ce qui ne meurt pas_, dans les marécages; alors, ce
terrien persistant aura rendu le pittoresque normand sous ses deux
grands aspects. M. Wybe s'est-il souvenu de Chintreuil, ce grand
artiste qu'on oublie, dans son _Coucher de Soleil_, où la barre
rouge de la ligne d'horizon flamboie d'une façon farouche dans la
décroissance crépusculaire des teintes. La _Ferme à Keremma_, de
M. Verdier, est agencée comme une des chaumières de Van Ryn. Le
moyen de juger une toile qui met devant le souvenir une eau-forte
comme la _Chaumière au grand arbre_? La _Gorge aux loups_, de M.
Tristan Lacroix, est, de dimension, le plus important paysage du
Salon; c'est inspiré de la _Remise aux chevreuils_, de Courbet,
et de la _Nature chez elle_, de Karl Bodmer. Dans sa _Fontaine
noire_, M. Le Viennois a trop épaissi ses fourrés; plus d'air
et ce serait excellent, car la touche est juste. M. Karl Bodmer
est bien loin de son père, presque autant que M. Millet du sien;
c'est dire effroyablement. L'_Arroux à Fougerette_, de M. O. de
Champeaux, est une jolie impression, d'un rendu à la fois élégant
et sincère, et les colorations justes sont aussi intéressantes
par leur fondu. La _Fin d'hiver_, de M. de Montholon, est tout à
fait remarquable, mais je lui préfère son _Matin à Mortefontaine_,
où l'impression est d'une largeur digne de Daubigny, avec des
ressouvenirs de Corot et beaucoup de sentiment.

M. Émile Breton a mis beaucoup d'accent dans son _Soir d'automne_;
et son _Effet de lune_ joue le Van der Neer, pas assez cependant
pour qu'on s'y méprenne. M. Lebours est un paysagiste d'un fort
grand talent, qui a un accent personnel, mais son _Matin à
Dieppe_ est mal placé et ne donne pas une idée suffisante de sa
manière; c'est l'artiste que je signale, plus que le tableau qui
ne donne pas sa mesure, surtout étant aussi difficile à voir,
par sa place même. M. Pelouze est vrai et consciencieux dans sa
_Vallée des Ardoisières_.--_Prairies inondées près d'Amboise_,
de M. Grimelund, ont l'intérêt de représenter l'ancien domaine
de Lionardo da Vinci, et tout ce qui fait prononcer ce nom
auguste ne saurait laisser aucun artiste indifférent. L'_Orage
dans la Creuse_ est d'un grand effet. M. Hareux a rendu le ciel
d'encre, et le vent qui oblique les traits de pluie. Son autre
envoi, le _Lever de lune_, manque d'intensité, malgré le parti
pris des colorations brusques. Le _Lever de Lune_, de M. Japy,
est mieux réussi. La _Rafale_, de M. Yon, peut faire un digne
pendant au _Gros nuage_, de M. Véron. La pluie étend sur tout
le paysage le rideau mobile de ses larges hachures, rendues
presque horizontales par le vent furieux. Le ciel est trouble
comme une mer en courroux, et les crinières des deux chevaux qui
se tiennent immobiles et effarés sont secouées par _la Rafale_,
qui est vraiment une forte toile. Devant l'_Étang de Lozère_, de
M. Marinier, on a une impression de fraîcheur, et le ressaut de
lumière qui rejaillit des feuilles et va frapper l'eau est curieux
techniquement. Dans sa _Forêt de hêtres, à Romont_, M. Robert a
eu une heureuse réminiscence de Karl Bodmer. _La route à l'ombre
d'un village_, de M. Riban, est une impression des plus justes.
La _Fin d'automne_, de M. Sain, présente un effet de crépuscule où
les ombres portées sont très justes.

_La Brèche_, de M. Dardoise, site pour le bain de Diane ou la mort
de Narcisse, mais ni l'un ni l'autre n'y sont, heureusement, car
le mot de Théophile Gautier a sa preuve. Les _Masures à Anvers_,
de M. Beauverie, sont plutôt éléments à modèles de dessins
qu'à tableaux, quoique l'artiste en ait fait une impression
saisissante. Intéressante étude d'arbres, les pommiers de la
_Ferme Loysel_. M. Baudot nous conduit dans une _Combe du Jura_,
pleine de fraîcheur et de gazon épais; mais mieux est de suivre
le _Ruisseau_, de M. A. Dumont, qui serpente dans une vallée à
souhait pour Obermann et tous les nostalgistes qui cherchent «la
paix du cœur».

_La Rosée_, de M. Lansyer, a dans les tons une irréalité apparente
qui est un charme, et un choix dans le site qui est un mérite. M.
Dameron nous montre les _Environs de Nice en janvier_, pour nous
prouver que le printemps éternel est une réalité du département
des Alpes-Maritimes. Il semble, quand on regarde cette _Lisière
de la forêt d'Eu_, qu'on va voir déboucher tout à coup Maître le
Hardouey ou la Clotte, tellement l'accent normand est rendu et
rappelle les épiques héros normands de M. d'Aurevilly. La _Vallée
de Ploukermeur_ a un aspect bizarre et désolé qui doit devenir
sinistre au crépuscule. Quant aux _Noyers de la Cordelle_, de M.
Guillon, ils doivent, par les nuits claires, avoir des gestes de
fantômes à vous faire fuir jusque _Dans le bois_, de M. Bonnefoy,
qui lui-même a l'air de recéler plus d'un trèfle à cinq feuilles.
Le _Barrage de l'Étang-du-Merle_, de M. Tancrède Abraham, est un
excellent Hanoteau; et la _Chaumière normande_, de M. Lemaire,
fait penser à Flers.

La _Mare de Géville_, de M. Paul Collin, un paysage en hauteur
d'effet décoratif, où les arbres sont dessinés à la Bellel.
La _Campine_ limbourgeoise, de M. Coosemans, a une saveur
particulière. M. de Wylie a mis beaucoup d'expression dans son
crépuscule, et on voudrait passer les _derniers jours d'été à
Confolens_, dans l'adorable site de M. Vuillier. _Les dunes de
Montalivet_, de M. Auguin, présentent des tons de terrain d'une
étonnante justesse. On est en automne, les _Dernières feuilles_
tombent au moindre souffle d'air, et la gardeuse pousse devant
elle son troupeau de moutons, dans la mélancolie de la vesprée
que M. A. Beauvais a su rendre. M. Garaud a deux paysages d'une
touche savoureuse, large, l'_Été_ et la _Source_. C'est là
du _Hanotisme_, et du meilleur. La _Route de Bourgogne_, de
M. Georget, a des fuyants d'une perspective que louerait M.
Chevilliard. M. Bougourd a peint une symphonie du vert, sa
rivière sous bois est d'une recherche de coloris et d'une gamme
fort intéressante; du glauque à l'émeraude, toute la gamme verte
est parcourue. La _Solitude_, de M. Edward Stott, exprime bien
l'esseulement, une vue expressive juste, rendue avec un pinceau
accentué et personnel.

Le paysage aux _Baigneuses_, de M. Michel, un ressouvenir de
Daubigny. Le _Vieux chemin_, de M. Bernier, est remarquable; le
fouillé et l'éclairage sont rendus avec une virtuosité et une
conscience qui font de ce cadre un des meilleurs de l'exposition,
avec celui de M. Busson, _Avant la pluie_, où les premiers
mouvements d'un orage dans le ciel sont exprimés avec une vérité
extrême. L'_Étang du vieux château_, de M. de Petitville, est
plein de rêverie. Le _Cimetière provençal_, de M. Montenard,
est un audacieux plein air, et une impression que n'a pas dans
l'esprit l'amazone à qui M. Déné fait faire sa _Promenade du
matin_. _Les Chênes_, de Brielman, n'ont pas l'allure druidique
de ceux où la faucille d'or de Velléda coupait le gui sacré de
l'an neuf. Le _Matin au puits noir_, de M. Cadix a l'aspect
d'une nature vierge, presque invraisemblable en ce temps où les
usines remplacent les forêts. Désolé est l'aspect de la _Lande de
Gueledron_, par M. Télinge.

M. Baudouin a bien rendu les _Mûriers du Port Juvénal près
Montpellier_, où les scieurs de long ont établi leur industrie. M.
Charles Dubois emboîte le pas derrière M. Français. Le _Bois de
Meudon_, de M. Ernest Michel, exprime la tristesse de la terre aux
premières gelées de novembre, et sa _Forêt dans les Vosges_ frappe
de recueillement par l'ombre impénétrable de sa voûte; le dessin
net des rochers et le caractère des arbres qui n'est pas obtenu
par des chatironnages de touche, comme chez M. Harpignies. Les
_Premiers sillons_, de M. Zuber, seraient remarquables, si l'on
oubliait l'inoubliable Millet, qui profilera éternellement sur
le paysage la majesté biblique de sa grande ombre crépusculaire.
M. Armand Delille est mort, il y a peu de mois et, devant ses
deux envois, on peut dire: c'est dommage! Le _Cirque du Garbet
dans l'Ariège_, par M. Hugard, est d'un pittoresque accusé. M.
Guillemet fait nature, exactement; c'est le louer que dire cela,
aux yeux de la plupart; pour moi, c'est blâmer. M. Ségé a de la
largeur; et tous ont quelque chose, mais aucun ce qui fait le
chef-d'œuvre. Or, chaque œuvre d'art est un trait qui vise à ce
but. Jamais on n'a tant lancé de traits qu'aujourd'hui, et jamais
on n'a si mal visé et dévié pareillement.

Il y a des paysages, au Salon des arts décoratifs, et ils
devraient y être tous, car la peinture sans âme n'est que du
décor. M. Cazin a prouvé, l'an dernier, qu'il était le maître en
paysage décoratif, après M. de Chavannes, bien entendu. Les deux
panneaux de M. Bonnefoy sont sans originalité de procédé et sans
air dans les fourrés; le _Ruisseau_ et la _Rivière_, de M. Karl
Robert, sont d'excellentes études en hauteur, au propre comme au
figuré.

Parmi les vues de ville, il faut citer l'excellente _Vue de
Saint-Pons_ (_Hérault_), de M. Baudoin; _Paris et Meudon_, où M.
Marlot a prouvé une perspective rare; la _Porte d'un arsenal en
Turquie_, de G. Gudin, très habile,--et de MM. Wyld et Rosier,
des _Vues de Venise_, inacceptables pour qui a vu Venise et les
Canaletti.

Il est coutume d'accrocher entre alinéas des descriptions de
tableaux à la file; Théophile Gautier, ce nabab du style, ce
magnat descriptif, a gaspillé à ce jeu beaucoup de merveilleux
traits de plume. Pauvre, je suis économe, et ne copierai ici
aucun tableau, n'étant pas de force à créer le chef-d'œuvre qui
aurait dû être, et qui n'est pas. Et aussi, la raison qui prime
les autres, c'est l'équité: ils s'équivalent ces déplorables
paysages. A peine si ceux que j'ai cités sont au-dessus de ceux
que je ne cite pas, et le rôle de salonnier rentrerait facilement
dans «l'appel de chambrée» appliqué aux vingt-neuf salles. Et
quelle ingéniosité ne faudrait-il pas pour être lisible, en ce
dénombrement de catalogue! Que ceux qui ne sont que des critiques
d'art s'y consacrent! ne touchant à la branche de houx qu'un mois
l'an, œuvrant le reste, je n'ai cure que des individualités et
d'une synthèse. Elle est nette.

Il ne reste rien de l'école de 1830; il n'y a pas de maîtres,
ni de théories que d'insanes. En revanche (si c'en est une) il
n'y a pas une croûte; ils sont tous estimables, honnêtes et
bourgeois, enfin ceux qui dépassent le niveau ne le dépassent pas
démesurément. L'école de paysage «va son petit bonhomme de chemin»
dans une routine et un mot à mot de la nature, inqualifiable.
Je tremble pour les musées de l'avenir! Combien de Trocadéros
faudra-t-il pour accrocher les sept mille paysages qu'on brosse,
bon an, mal an, à Paris. Il est vrai que les artistes ne se
préoccupant pas de la qualité des couleurs et des toiles, ne
préparent pas une longue existence à leurs œuvres; mais ce qui
tuera fatalement leurs tableaux, bien avant qu'ils périssent en
pourrissant, c'est la _Photographie polychrome_. Du jour où l'on
pourra photographier les couleurs d'un site comme on photographie
les lignes et le modelé (et ce jour est certain autant que
_prochain_), la plupart des tableaux que j'ai cités ici n'auront
plus qu'une valeur de cadre. Ah! vous copiez la nature! eh bien,
l'industrie copiera et bien plus servilement que vous, démontrant
que vous n'êtes que des peintres, non des artistes. Les portraits
actuels ne sont que des photographies polychromes, parce que l'âme
n'y est pas pourtraite; les paysages ne sont que des portraits
de sites, de sorte que la vie de la terre n'y est pas exprimée,
et portraits et paysages contemporains seront balayés par le
dédain de la postérité, parce qu'ils sont _Matérialistes_, que le
matérialisme c'est l'abrutissement métaphysique, et que sans âme,
il n'y a plus d'art, plus d'homme, plus rien, mais quelque chose
de monstrueux et de sans nom, qu'anéantira le feu du ciel.


XIV

MARINES ET MARINS

La mer absorbe l'homme, quand il n'est qu'un marin; mais l'homme
absorbe la mer, quand il est Christophe Colomb ou César. La
pensée, cette force intelligente, écrase la mer, cette force
aveugle. Que sont les vagues qui déferlent sur tous les bords de
l'Océan, auprès du déferlement des idées qui a lieu dans la tête
d'un Byron? Il est d'un sauvage ou d'un panthéiste de se sentir
annihilé devant la mer, cette faible image des grandes âmes
humaines; mais nul ne peut se soustraire à son impression, qui est
la plus grande que la nature puisse donner.

Comme le paysage, la marine est née en Hollande, au dix-septième
siècle. La _Mer_, de Claude, rentre dans l'étoffage, et rien n'est
comparable maintenant aux calmes de Van de Velde, aux tempêtes
de Backhuysen, aux lointains de Dubbels, aux canaux de Van Goyen
et de Cuyp, aux naufrages de Peters. Ce sont les maîtres et les
seuls. Joseph Vernet, Gudin et Durand Brager sont trois peintres
officiels, et ce qui est officiel est toujours dérisoire. Depuis
Backhuysen, la meilleure marine, c'est la _Vague_, de Courbet,
qui est au Luxembourg et qu'on a qualifiée de synthèse de la
vague, en un éloge qui, pour être grand, n'en est pas moins
mérité. Une autre marine, qui appartient à l'histoire de l'art,
et pour l'heure à l'actualité, c'est le _Combat du Kearsage et
de l'Alabama_, que M. Manet exposa au Salon de 1872, et dont M.
d'Aurevilly a fait une étude, dans son unique et merveilleux Salon
de cette année-là où le sceptre descriptif est pris aux mains de
Gautier, par une main plus nerveuse et surtout plus savante que
celle de l'éginète souriant, qui n'a pas voulu s'émouvoir, alors
que l'émotion est tout, après l'idée, en art, comme en critique.

Il n'y en a point dans le _Soir_, de M. Masure, mais l'accent
technique suffit à rendre agréable cette mer, au repos, toute
bargautée des ressauts de lumière du crépuscule prochain.

Ce parti pris de nacrer et de donner à la mer l'éblouissant et
prismatique éclat de ses coquilles est une trouvaille et de plus
d'originalité que la _Mer houleuse_, qui n'est qu'une bonne étude.
L'_Écueil_, de M. Lansyer, est remarquable par le mouvement des
vagues qui se creusent et se couronnent d'écume avant de crever
sur la plage. M. L. de Bellée fait penser à Van de Velde, par sa
mare qui stagne au pied des falaises, en face d'une mer endormie.
L'effet de mer troublée est puissant dans _Un jour de pluie au
Mourillon_, de M. Appian; le même éloge de sincérité s'applique
à la _Marée basse_, de M. Lapostolet. Le _Soir à Scheveningue_
et le _Retour des barques_, de M. Mesdag, sont deux impressions
fortement, mais grossement peintes. J'attribue nettement au
besoin de production hâtive et au dessein de paraître large, la
renonciation aux tons fins dans les ciels, qui sont pour les
trois quarts dans la saveur de Van de Velde. On ne peint plus
aujourd'hui, on brosse. Il n'y a que les Exaspérés, les Delacroix,
qui aient droit à la brosse; les prosateurs de la peinture doivent
s'en tenir au pinceau et le manier comme un pinceau. Heurter les
touches n'élargit pas, et M. Sebillot, qui a fait _Un coucher de
soleil sur la mer_, sujet préféré de Cuyp, peut être sûr qu'il y a
plus de coups de pinceau dans son tableau que dans les _Bords de
Meuse_ du Musée de Montpellier. Les écrivains actuels ont perdu
ou dénaturé «l'acception» des mots et les peintres, _l'acception
de la touche_. Elle est posée par à peu près et selon l'effet le
plus voyant, non le plus juste. Le procédé actuel gesticule et se
donne des airs; il n'est pas de rapinet qui n'accroche un certain
semblant de maëstria et c'est là le fin du fin de leur esthétique.
Il y a dans la _Marée basse à Saint-Waast_, de M. Flameng, un
papillotis de «belles taches» intéressantes; car elle est très
amusante pour l'œil la belle tache; mais il faut réagir contre le
charme physique de la couleur quand on juge de la peinture, comme
il faut réagir contre l'art du cabotin quand on écoute un orateur.

L'_Entrée_ et la _Sortie_, de M. Boudin, sont impressions
justes et qui impressionnent; mais, comme rendu, c'est un peu
fantomatique et sans précision.

C'est avec Bonaventure Peters que les marines de cette année ont
le plus de rapport; c'est le même coloris lourd, diffus, et les
gris et les noirs, sans vibrance de demi-teintes. Qui nous rendra
les gris hollandais, ces soi-disant non couleurs si lumineuses, si
rêveuses, si pleines d'émotions dans leur apparente vacuité. S'il
se trouvait un amateur qui eût un Dubbels, je lui conseillerais
de le mettre sous son bras, comme un in-4º, et de venir au Salon
exposer les marines à cette pierre de touche. La profondeur d'un
Dubbels est infinie; le nombre de lieues marines que renferme
ce tableau, qu'on mettrait dans une poche un peu grande, est
impossible à mesurer; or, l'impression de la mer, qu'elle seule
donne dans la nature, c'est _l'infini dans le mouvement_. Eh bien!
aucune des marines ici présentes ne produit cette impression si
puissante chez Dubbels, que je cite de préférence parce qu'il est
moins connu et moins consacré.

Tout critique qui met les tableaux du passé sous le nez des
peintres contemporains, leur fait faire une grimace et des
vitupérations violentes. Cependant, pour cette catégorie d'œuvres,
l'infériorité de notre école est incontestable, et le moyen qu'il
en soit autrement? Chaque jour Backhuisen, quelque gros que fût
le temps, s'embarquait dans une légère chaloupe, et insensible
à la terreur des matelots, étudiait les lames avec intrépidité,
sans songer qu'il risquait à chaque minute d'être submergé. A
peine était-il à terre, qu'il courait à son atelier, et peignait
tout de suite sous la vibrance de l'impression. Il avait ainsi
épousé la mer et lui était d'une fidélité quotidienne; doge de
la marine, personne ne lui ravira la corne de son genre, pourvu
qu'il la partage pour les calmes avec Van de Velde. Comparez cette
passion de la mer, cette vie consacrée à la marine, à celle de
nos marinistes actuels, et vous serez bien naïfs si vous vous
étonnez que le résultat soit en proportion avec les efforts, avec
«la foi!» M. de Chavannes, l'an dernier, écrivit sur la marge de
la gravure d'un de ses tableaux, la plus belle, la plus grande,
la plus absolue, même la seule absolue formule de l'esthétique:
«LA FOI, EN TOUT» et la charité aussi. C'est pourquoi je vais
remorquer jusqu'à une mention quelques toiles: le _Transport la
Corrèze_, de M. Montenard, ne signifie rien; au contraire de la
_Campine à Anvers_, de M. Grandsire, qui a beaucoup d'accent.
Elle monte à vue d'œil, la _Marée_ de Mme Lavillette, mais
l'horizon manque d'infinité. Les _Bords du bassin d'Arcachon_, par
Mlle Clémence Molliet, sont d'une touche vigoureuse et d'une
impression vraie. M. Vernier récolte toujours du varech et assez
bien au point de vue des colorations. Bonne houle dans les bateaux
doublant l'_Épi de Berck_, de M. Lepic. Le _Port d'Ostende_, de
M. Clays, n'est pas un Cuyp; non plus que celui de _Larochelle_,
par M. Lapostolet. _Après l'orage_, de M. Georges Diéterle,
donne bien l'impression d'une mer remuée et trouble comme un
fleuve. _A Saint-Aubin_, de Grobet, est juste assez remarquable
pour faire penser à Van de Velde, l'harmonieux poète des mers
endormies, sous des ciels fins, où des nuages légers passent
avec des lenteurs mélancoliques. Le charme de Van de Velde est
indescriptible; sa mer a des sommeils de lacs, et le souffle frais
qui frise les remous, vous le sentez au visage. Quelque aménité
qu'ait le critique, le souvenir de Velde et de Backhuysen submerge
les marines du Salon, aussi bien la marine, née hollandaise, est
restée hollandaise, incomparablement.

Mais le marin! le marin, lui, est né français; dès le _Radeau
de la Méduse_, de «quille» qu'il avait été jusqu'à ce jour, il
devient le personnage, le héros. Joseph Vernet, lui-même, de
tous les peintres de marine est celui qui dessine et mouvemente
le mieux ses bonshommes qui sont de vraies figures «et qu'on
prendrait, dit Charles Blanc, pour des miniatures de Carrache.»

Le mouvement esthétique qui introduisait le marin dans l'art donna
lieu à toute une littérature assez médiocre, dont les romans
maritimes de Sue sont le type, et doit être considéré comme un
apport de cette merveilleuse Renaissance romantique, à laquelle le
dix-neuvième siècle doit, non seulement tout ce qu'il est, mais
surtout, tout ce qu'il sera devant la postérité.

Le péril individuel émeut plus généralement qu'un danger
collectif; un homme à la mer, luttant contre les vagues, apitoye
davantage qu'un vaisseau qui va sombrer, et c'est la raison de
l'effet dramatique, relativement aisé à obtenir en ce genre. La
mer étant elle-même une grande emphatique, autorise le geste
théâtral; mais elle le paralyse aussi par sa majesté, et il n'y a
pas un seul marin au Salon qui ne soit naturel et simple de tout;
nous sommes donc en progrès sur Durand Brager et sur Gudin. La
preuve, M. Tattegrain nous la donne. Ses _Deuillants_ sont une
œuvre émue et la meilleure de ce genre, à beaucoup près; elle ne
déparera point le musée où elle ira, quel qu'il soit, assurance
qu'il serait impossible de donner à la plupart des envois. Le
mari est mort, et la barque, qui est en vue, le rapporte; alors,
la pauvre épouse, forte dans sa douleur, est allé prendre la
croix envoilée de crêpe et, suivie de ses deux filles, orphelines
maintenant, elle s'est dirigée, pleine de douleur, vers cette mer
qui lui a pris «son homme». C'est à la marée haute, il y a houle,
le vent souffle, la pluie siffle, ils avancent dans l'eau jusqu'à
la ceinture, les _Deuillants_, et le sel de leurs larmes se mêle
au sel de la mer. Là-bas, on aperçoit quatre camarades, dans
l'eau jusqu'aux épaules, qui viennent, portant le mort; tenant
haute la croix, les _Deuillants_ vont au-devant. La veuve vue
presque de dos, l'affliction d'allure des enfants sont trouvées
d'expression. Vraiment, c'est de l'art, cela! C'est littéralement
beau d'émotion.

L'_Attente_, de M. Haquette, très loin de l'intensité de M.
Tattegrain, mais l'anxiété de cette femme de pêcheur qui, assise
sur sa hotte et accoudée au cabestan, interroge d'un regard
troublé de crainte la mer qui est grosse, tandis que sa fillette,
par terre, s'amuse, est une œuvre d'art. D'autant plus qu'il y a
plein air et que le modelé est obtenu sans trucs.

Le _Pilote_, de M. Renouf, toilasse d'un gros procédé, me semble
d'une dimension inutile; la _Vague_ de Courbet est plus terrible
que toute cette eau, et ce pan de mer, grandeur naturelle, ne
donne pas beaucoup plus l'impression de l'immensité qu'un Dubbels
de poche. Il y a une certaine angoisse dans le soulèvement de la
barque, mais cela n'est pas excellent; et l'étonnement du format
entre pour beaucoup dans l'attention qu'on y accorde.

Le _Moment d'angoisse_, de M. Price, est bon; le marin qui
s'apprête à jeter la corde, bien piété. Le _Vœu_, de M. Morlon,
une marine à la Tassaërt et peinte dans le rembranesque
froid, dont M. Israëls a le secret qu'il faut lui laisser. M.
Lenoir agenouille au bord de la falaise une femme qui, dans
l'éclaboussement de l'écume, prie pour le salut de son mari: c'est
bien.

M. Hadengue se moque de la critique, je pense? Il n'a pas le
talent qui en donne le droit. Voici une _Pêche miraculeuse_, et
je ne l'ai pas placée dans la peinture catholique. Et qui l'y
placerait, cette toile absurde où des vieillards et des jeunes
gens dérisoires tirent des filets pleins de poissons, tandis
que, au centième plan, un Christ est figuré à la proportion de
mouette. Si c'est d'après M. Renan que M. Hadengue fait ses pêches
miraculeuses, je ne m'étonne plus; d'autant que M. Morot est là
avec son Christ sans nom, pour montrer ce que le roman de la
_Vie de Jésus_ vaut aux peintres assez nuls de lecture pour s'en
inspirer. Il y a de l'accent dans la _Barque de pêche à Honant à
marée haute_, de M. Barthélemy. Un _Sauvetage à l'entrée du port
de Concarneau_, de M. Deyrolle, est d'une impression juste dans le
mouvement et le brisement des lames.

La _Mise à l'eau_ d'une barque, par M. Butin, est l'étude la plus
juste qu'on puisse faire d'un tel sujet, et les mouvements des
marins qui, les uns forcent sur les rames, les autres poussent
l'arrière, sont d'un bon ensemble, presque rythmique et qui
satisferait les modèles eux-mêmes. Quant aux _Pêcheurs_ et
_Pêcheuses_, il y en a trop pour en mentionner aucun, d'autant
qu'ils sont tous d'un art estimable. Pour se reposer de tous
ces «ahan» salins, voici que M. Artz assied _Sur les dunes_ des
enfants de pêcheurs, dont l'un fait un bateau de son sabot. Tout
à fait originale la _Ronde d'enfants_ de M. William Stott. Elles
se tiennent par la main, lourdement, avec lenteur, sur le sable
détrempé et semé de flaques, tandis que le crépuscule étend ses
ombres poétiques sur les tons clairs et passés de leurs petites
robes. Cela est personnel, et M. William Stott est un artiste; un
titre que je ne concéderais pas à beaucoup.

Pour secouer tout à fait la mélancolie océane, voici _la Plage_,
de Mme Demont Breton, où une femme de pêcheur se repose,
entourée de ses charmants marmots. Celui qui debout, tout nu,
s'étire, est vraiment digne de figurer parmi les petits anges que
Botticelli groupe aux pieds de la _Vierge immaculée_.


XV

LE GENRE BOURGEOIS

Le genre? Lequel? Le genre bourgeois? Oui, avant l'avènement de
la bourgeoisie, cette détestable rubrique n'eût rien désigné. Je
mets au défi un conservateur de musée quelconque de m'exhiber un
tableau de genre de n'importe quelle école qui ne soit postérieur
à la Révolution. Si les peintres de genre se figurent descendre de
Metzu, Mieris, Terburg, Pieter de Hoogh, Slingelandt, Nestcher,
Dow, ils se font une illusion que je ne leur laisserai pas. Ces
maîtres ont peint des _Intérieurs_, des _Conversations_, ils font
la _Contemporanéité_ de leur temps, tous! Le mot _genre_ n'est
applicable qu'à un tableau de chevalet qui représente une scène
Renaissance ou Directoire; à parler net, le genre, ce n'est pas
de l'archéologie, c'est du bric-à-brac, et M. Meissonnier, quel
que soit son mérite, est un peintre bourgeois, parce que c'est un
peintre sans envergure, et que la foule comprend tout de suite.
Baudelaire ne l'aimait pas; il a même été cruel pour ce petit
maître, à qui je veux ôter une illusion (puisque je suis à le
faire), c'est que Delacroix eut son bon sens quand il dit que le
peintre de la _Rixe_ était le plus incontestable de ce temps.
Meissonnier est à peine digne d'être le varlet de _Sa Majesté_
Delacroix; et qu'est-ce que sont tous les _Liseurs_ auprès d'une
fresque de M. de Chavannes? J'ai tenu à dire ce que je pense de
M. Meissonnier, après Baudelaire, et on peut augurer du mépris
que j'ai pour tous les sous-Meissonniers. L'esthétique commande
de pourchasser la bourgeoisie, de la montrer au doigt, partout où
elle se cache dans l'art, et je ne suis pas près de manquer au
commandement. Jamais un tableau de genre n'entrera dans un Salon
carré, dans une Tribune, dans un Belvédère, parce qu'un tableau de
genre est une image plus ou moins coloriée, une redite sotte et
lilliputienne. C'est à Delaroche et à Meissonnier que nous devons
cette mesquinerie et cet encanaillement, cette vulgarisation de
l'art, et l'art vulgarisé, ce n'est plus de l'art, c'est du genre,
et le genre je le ressasse avec force, c'est la bourgeoisie du
pinceau, et cela se vend comme du Jules Verne; et Goupil en fait
des lithographies et des photographies qui s'enlèvent par monceaux!

M. Benjamin Constant qui, en 1881, avait exposé une _Hérodiade_
adorable de charme et de procédé, d'un rose intense à ravir un
poète hindou, et dont l'_Artiste_ a publié la gravure, nous
ennuie cette année d'un magot marocain qui ne fournirait pas les
éléments d'un nain de cour à Velasquez. M. Worms n'est jamais
allé en Espagne, ses _Politiciens_ sont faux de tout; cela n'est
bon qu'à chromolithographier. La belle lithographie pour Goupil,
que cette dame qu'un cavalier Louis XIII saisit à la taille d'une
main, tandis qu'il ferme la porte de l'autre. Cela est leste et
n'effarouche pas, à cause du costume; supposez le monsieur en
habit et la dame contemporaine, le jury n'eût pas reçu et la
bourgeoisie eût rougi! A graver, les _Aveux discrets_, de M. Viry,
pour les salons de Nîmes ou de Tarascon. M. Tony Robert-Fleury
nous représente les Mancini et les Martinozzi donnant un concert
à leur oncle le cardinal. Quand Milton dictait le _Paradis perdu_
à ses filles, il n'avait pas le geste théâtral que lui donne M.
May. La _Visite aux ancêtres_, de M. Weiss, ne doit pas leur faire
grand plaisir; leur descendant est assez piètre. L'_Insolation_,
de M. Barrias, représentant un soldat évanoui et qu'une femme fait
boire, n'est pas un mauvais tableautin.

M. Beroud a eu, je crois, une seconde médaille pour son grand
trompe-l'œil _Au Louvre_; évidemment, c'est un grand morceau de
procédé, mais c'est peint pour la bourgeoisie. M. Castiglione a
fait du _Portrait de Mme la comtesse de Bark_ un tableau de
genre, mais joli. La _Rixe_, de M. Mendez, en occasionnera chez
Goupil; ce lansquenet qui remet son épée au fourreau après avoir
pourfendu un jeune seigneur musqué fera les délices des lecteurs
d'Alexandre Dumas, ce bourgeois qui aura demain une statue, alors
que Balzac n'en a pas, et que l'idée de celle de B. d'Aurevilly
étonnerait! M. Grison, le _Choix d'une escorte_, photographie
polychrome d'une scène du _Bossu_ à la Porte Saint-Martin. Les
_Faucons_, de M. Guès, sont intéressants, ce seigneur à plat
ventre sur un divan est assez bien peint.

M. Dannat a fait, grandeur naturelle, son _Contrebandier basque_
qui les jambes écartées, la cruche en l'air, boit «à la régalade»
comme disent les Provençaux. Il y a médaille, tant la bourgeoisie
est fidèle à ses peintres. Un Espagnol, en brillant costume
de torero, offre une fleur à une manola, avec des colorations
fines qui font quelque honneur à M. Zacharie Astruc, une des
personnalités les plus curieuses de l'art contemporain,
traducteur du Romoncero, importateur du fameux Saint François
en bois d'Alonzo Cano, et qui ne donnera pas sa mesure faute
d'application.

Je ne comprends pas, dans la _Visite chez l'armurier_, de M.
Sainsbury, la présence de la petite infante qui est assise par
terre et fane le satin de sa robe. La _Rêverie_, de M. Bonnefoy,
est une idée, mais le tableautin est trop à la plinthe; on ne
voit que deux amants au clair de lune. C'est peut-être bien, il
faudrait le voir, et l'administration a oublié de le permettre.
La _Première rencontre_, de M. Wagrez, sort de l'ordinaire. Cette
scène florentine aussi distinguée que du Cabanel a quelque charme.
Une jeune fille noble descend l'escalier d'un palais et laisse
tomber à dessein une rose en se retournant à demi. Le jeune homme,
arrêté, est campé avec une jolie crânerie.

Le _Chemin difficile_, de M. Dupin, une peinture très distinguée
aussi, représentant un seigneur et une dame Louis XIII, qui
se donnent le bras et passent une sorte de gué, précédés d'un
lévrier. Les _Seigneurs courant la bague_, de M. Adrien Moreau,
n'attraperont pas M. Meissonnier, qui n'est pas cependant hors
de portée. Pour avoir une idée du coloris de M. Gide dans ses
_Visiteurs de Fontainebleau_, voir M. Pomey. M. Bertrand nous
montre un peintre faisant le portrait de Charlotte Corday, dans sa
prison. A ce propos, je signale la description d'un pastel inédit
de l'héroïne, et l'opinion très nouvelle qui en résulte dans les
_Memoranda_ de M. d'Aurevilly, où il se montre plus clairement
que partout ailleurs le frère de lord Byron. Le _Concours de
violon_ de M. Jimenez est finement peint. L'_Émigré_, de M. Outin,
intéressant d'expression, et moins vignette que les sempiternels
_Invalides_ de M. Dawant. M. Garnier illustre Florian, il fait
sortir la _Vérité_, qui n'est pas belle, d'un puits qui est bien,
et des gens du moyen âge se sauvent; cela équivaut à un quatrain
de Pibrac. Le _Guignol en 1793_, et la _Fin d'une conspiration
sous Louis XVIII_, de M. Caïn, ce dernier est le meilleur tableau
de genre de l'année. M. Kaemmerer a un modelé d'une précision
et un émail si solide, et une touche si spirituelle dans son
_Charlatan_, qu'il convient de lui faire grâce de son genre par
égard pour son procédé.

Voilà pâture à bourgeois: _Chacun son tour_, un zouave s'évente
dans le fauteuil de son colonel, et c'est d'un H. C., de M. Armand
Dumaresq qui a une grande image d'Épinal au salon carré.--Mieux
encore, des _Dindons, en troupeau devant une tournure de femme_;
il ne faut pas nommer ceux qui oublient à ce point la dignité de
l'art. L'_Aumône_, costume Louis XIII, pour la maison Goupil.--Le
_Cadet Roussel_, de M. de Pibrac, a une tête spirituelle. _Propos
galant_, de M. Debras: un mousquetaire en conte à la servante.--Le
_Nouveau Maître_, de M. Girardet, un jardinier qui salue le poupon
que porte une bonne; dédié aux lecteurs de Mme Gréville;
couleurs non vénéneuses! M. Armand Leleu met en présence une femme
et un chat; la matière d'un chef-d'œuvre de pensée, et il ne
produit que _Convoitise_, qui n'est pas la nôtre.

Le _Retour au pays_, de M. Léonard, rappelle les Karl Girardet, du
_Magasin pittoresque_. _Claudite jam rivos!_ J'ai voulu énumérer
avec conscience, précisément parce que je condamne ces singeries
de tableaux, qui ne sont que des vignettes de livres pas écrits.

Si l'Esthétique n'avait qu'à parler des œuvres marquantes,
le destin du Salonnier serait simplifié et embelli, mais il
faut suivre l'art dans ses erreurs, pour les montrer, et le
public, dans sa bêtise, pour l'en convaincre. Que l'épithète de
_bourgeois_ reste au genre, et ce sera beaucoup contre lui, car la
bourgeoisie rougit d'elle-même; et il y a de quoi rougir jusqu'au
cramoisi et jusqu'à l'écarlate, sans que cela puisse être jamais
assez!


XVI

L'ORIENTALISME

En 1830, la peinture avait ses orientalistes, Marilhat, Decamps,
Fromentin, Dehodencq, et Delacroix même. Aujourd'hui on ne fait
que du dérisoire dans cette donnée. Ce n'est vraiment pas la peine
de peindre le pays du soleil pour donner les gris non lumineux,
les gris parisiens que M. Walker a trouvés dans ses _Rajahs
chassant au faucon_. Ayez la devination de M. Méry, ou ne peignez
qu'après avoir vu. _Le Caire, côte nord_, de M. Frère, est d'une
fausseté de tons à ravir les philistins.

Seul, M. Baratti a fait une œuvre intéressante de sa _Spoliation
d'un Juif_, et si j'ai risqué cette catégorie qui est vide,
c'est pour conseiller à MM. les artistes, gens sans lecture,
sans imagination et sans idées, de demander à l'Orient, non pas
seulement des couleurs, mais des sujets. J'estime qu'on a assez
ressassé la mythologie grecque et qu'il serait temps, nous autres
Aryas, que nous quittions l'_Odyssée_ pour le _Ramayana_, et
Euripide pour Kalidaca. Rama et Sita nous reposeraient d'Hector
et d'Andromaque. Fidoursi me paraît plus propre qu'Hérodote à
inspirer des tableaux; et Saadi et Hafiz sont d'autres poètes
qu'Horace et Lucain.

L'Orient des peintres, c'est la Chine et l'Algérie; Inde et Iran,
ils n'en ont cure, et si vous leur nommiez Vyasa, qui est plus
grand qu'Homère, ils demanderaient qui est ce personnage. Il ne
faut pas espérer qu'ils se souviennent jamais de leurs frères
Aryas, et cependant, ce n'est que le Gange qui peut fertiliser
l'art; le Permesse est à fond et l'Hippocrène à sec. Mais plus que
le Gange, le Jourdain aux intarissables eaux demeure la source
de tout idéal, et ceux de MM. les artistes qui se souviennent un
peu du catéchisme et de l'histoire sainte pourraient faire œuvres
originales et de style en lisant un seul livre, l'_Histoire
d'Israël_ de E. Ledrain, où le pittoresque sémitique est peint
magistralement. Le chapitre de la prise de Jérusalem par Titus,
pour citer un exemple, offre une série de cinquante tableaux
splendides tout pensés, tout composés et qu'il n'y a plus qu'à
transporter sur toile.


XVII

LES ANIMAUX

Voici les bouviers, les porchers, les bergers, les maquignons,
les bouchers, les valets de chiens. Voici l'étable, le chenil, la
bauge, l'auge, le ratelier! _et incessu patent dei_, une saine
odeur de fumier! Il n'y a pas de pâturage au monde aussi fréquenté
que les murs du Salon; toute l'arche de Noé y est appendue en
détail et les marchands de bestiaux peuvent venir se former l'œil
avant le marché. Car, et c'est là le déplorable, on ne peint que
les animaux domestiques qui ont un brutisme d'homme; M. Meyerheim
nous donne bien un portrait de lion plus intéressant que les
portraits d'avocats; mais les fauves paraissent sans doute trop
_excentriques_ pour être représentés, et ce sont les bœufs qui ont
tous les honneurs.

M. de Vuillefroy est le chef des bouviers; la _Sortie de
l'herbage_ et _Dans les prés_ sont d'excellents Troyons. Ici,
les bêtes étoffent un paysage. Mais la _Vache_, de M. Roll,
cette vache, grande comme une profession de foi, est menaçante.
Est-ce que les animaliers vont prendre exemple sur M. Renouf,
et les bêtes, le pas de proportions sur les hommes? Une vache
de ce format devrait être un morceau de procédé merveilleux, et
M. Roll n'est qu'habile. M. Julien Dupré a fait une toile d'une
grande réalité dans son _Berger_ gardant ses moutons. M. Legrand
a trouvé je ne sais où un singe échappé d'un tableau de Decamps,
et il a jeté cet ignoble animal au milieu d'accessoires. Le moyen
âge regardait le singe comme une incarnation du diable et, de
fait, n'est-ce pas cette ignominieuse bête qui sert aux malins de
l'Institut pour nier l'âme. M. Gelibert, rival de M. Tavernier,
représente non sans talent la _Prise d'un renard_, pour illustrer
les récits de chasse du marquis de Foudras. M. Thompson est un
excellent peintre de moutons.

Je ferai remarquer à MM. les animaliers, qu'il est de toute
exception et rareté que Potter, Van de Velde, Berghem ou les
Roos fassent de leurs animaux autre chose que de l'_accessoire_,
l'étoffage de leurs paysages, et qu'ils ne sont guère plus
agréables avec leurs troupeaux, que les Bassan avec leur
sempiternelle _Entrée dans l'arche_ et _Sortie de l'arche_.
C'est ici que Chenavard aurait raison de trouver un symptôme de
décadence; la Bête n'a pas droit aux dimensions humaines. Chose
singulière, le cheval, cet aristocrate parmi les animaux, et
qui fait partie de l'homme héroïque pour ainsi dire, n'est pas
représenté au Salon, peut-être à cause même de son aristocratie.
L'âne de la fuite en Égypte, de l'entrée à Jérusalem, le cheval
qui renverse Saint-Paul, les bœufs de Bethléem et le cheval de
Mazeppa nous suffiraient si on le trouvait bon. Mais c'est là
une idée hiérarchique et on la trouvera mauvaise, et les bêtes
grandiront à vue d'œil, et la _Vache_ de M. Roll nous donnera, au
prochain Salon, des veaux plus gros qu'elle, et ce sera du talent
de gâché. Quel conservateur du Louvre oserait mettre la grande
_Vache_ de Potter au Salon carré?

Si, par pauvreté de cervelle, inanité d'imagination, des artistes
qui n'ont que de la main veulent absolument peindre des bêtes, eh
bien! soit; qu'ils transportent sur la toile toute la bestiaire
du moyen âge, les guivres, les tarasques, les dragons, les
licornes; qu'ils fassent du _Monstre_, c'est encore de l'idéal.
Mais je ne considérerai jamais comme une œuvre d'art la _Vache_
de M. Roll; ce n'est que de la peinture et ficelée. Rayez en
bloc les animaliers de l'école française, vous ne lui ôtez rien.
Une fresque de M. de Chavannes importe à la postérité; mais que
lui font les dix mille têtes de bétail du Salon, cette halle
de la peinture, que les animaliers, si on les laisse faire,
transformeront en succursale de la Villette. Et tandis qu'ils
lustrent la robe des vaches et frisent la laine des moutons, la
femme, l'amour et le caractère contemporain se transforment et
se déforment sans avoir été fixés en des œuvres qui disent aux
siècles à venir ce que nous sommes, notre air et notre esprit, et
nos passions et nos pensées.


XVIII

LES FLEURS

«La bouquetière Glycéra savait si proprement diversifier la
disposition et le mélange des fleurs, qu'avec les mêmes fleurs
elle faisait une grande variété de bouquets; de sorte que le
peintre Pausias demeura court, voulant contrefaire à l'envi cette
diversité d'ouvrages; car il ne sut changer sa peinture en tant de
façons, comme Glycéra faisait ses bouquets.» Y a-t-il des Glycéras
aux environs de la Madeleine? Quant aux Pausias, ils ne sont pas
au Salon. Point de Babet de la bouquetière, mais des maraîchers
fleuristes, qui traitent les fleurs comme des légumes: bottes de
fleurs, paquets de fleurs, brassées de fleurs, tas de fleurs; et
pas un bouquet. Le bouquet est ancien régime, il est individuel;
la botte convient mieux aux gens de nos jours.

Chenavard trouve le paysage la dernière expression de décadence.
Quel jugement doit-il porter sur les peintres de fleurs, et Van
Huysum lui inspire-t-il beaucoup d'admiration? Une tulipe de
Marguerite Hartmann, une rose de Van Aalst, un œillet de Catherine
Backer ou de Van der Balen; Redouté, Abraham Mignon, Seghers,
Monnoyer, est-ce de l'art? _Non_, ce n'est que de la peinture.

Ce jugement n'est pas pour plaire à beaucoup, et on y répondra
par cette pensée, que le critique qui parle ainsi ne comprend
pas le mérite et le charme du procédé. Je ne reconnais que la
peinture dans un Monnoyer; mais l'art, c'est la pensée ou la
passion, et là où il n'y a ni pensée, ni passion, il n'y a pas
d'art. Je renverrai les fleurs aux décors; mais un décor est tout
un paysage, et parmi les peintres de décors sont des artistes
d'un merveilleux talent que l'esthétique néglige bien à tort.
Les fleurs ne peuvent être placées que parmi les accessoires de
l'art décoratif; sujets de tableaux, elles sont inadmissibles,
pour les rares esprits qui ont le sens hiérarchique dans tous les
ordres d'idées. Que Seghers enguirlande une Vierge de Rubens, que
Monnoyer sème de bouquets les panneaux, les trumeaux de Trianon et
de Marly, mais jamais des fleurs ne seront et ne feront un tableau.

Van Huysum composait ses toiles, M. Jean Benner entasse, empile,
c'est une botte, et M. J. P. Lays, un tas. L'État a acheté
l'étalage de M. Grivolas; mais il n'a acheté ni _le Rêve_ de M.
de Chavannes, ni le _Saint Julien l'Hospitalier_ d'Aman Jean;
ni le _Saint Lievin_ de M. Vanaise. S'il est une catégorie de
peintres à décourager, ce sont les fleuristes. Achille Cesbron,
_A l'emballage_, des fleurs en pots, comme cela ferait bien au
Salon carré! M. Brideau a entouré d'une guirlande de pensées un
médaillon de N.-S. Voilà un emploi à la Seghers, qui est excellent
et auquel il n'y a rien à redire, bien au contraire. Les _Fleurs
d'Été_, de Mme Prévost Roqueplan, le _Buisson de roses_, de
M. Louis Lemaire, sont exquis comme panneaux peints à fleurs;
comme tableaux, ils n'existent pas. Un botaniste ou un maniaque
du coloris aurait seul la navrante niaiserie de s'appesantir
sur les fleurs; toutefois, entrons aux Arts décoratifs; il y
en a beaucoup, et elles sont là, à leur place: _Pivoines et
Chrysanthèmes_, de M. Aublet. Le dessus de porte de M. La Chaise
est joli, un splendide bouquet est comme oublié, au bord d'une
console où un perroquet crie, devant un in-quarto ouvert et appuyé
contre une sphère.

Il faut signaler les _Pivoines_ de Mlle de Vomone. Et
maintenant les fleuristes voudraient-ils d'un conseil? Puisque
c'est par incapacité (car je n'admets pas d'autres raisons) qu'ils
se réduisent à l'avant-dernier des genres, un peu d'imagination
pourrait les sauver. Par exemple, voici un bouquet de bal posé sur
une console, à côté est un gant qu'on vient de quitter, un gant
encore chaud, très souple et qui garde un air de main, un semblant
de geste; ce gant suffit à mon imagination pour évoquer la femme
et le bal. Autre: sur une haie d'aubépine un fichu qui a l'air
d'être tombé dans une lutte amoureuse. Autre encore: des vêtements
de femme, sur une brassée de fleurs, indiquant qu'elle se baigne.
On peut varier à l'infini, mais la règle que je crée est celle-ci:
dans un tableau de fleurs, il faut qu'on sente la femme, qu'on
la pressente, qu'on se la figure, toute absente qu'elle est. Et
pour tous les tableaux de fleurs qui ne seront pas _émus_ et qui
n'évoqueront aucun sentiment moral, qu'ils soient exclus du Salon,
et renvoyés à celui des Arts décoratifs, je le demande, sans
souci de ce que mon esthétique, trop haute pour les lâchetés de
l'éclectisme, pourra soulever des protestations. Critique, je ne
discute pas, je juge.


XIX

BODEGONES

M. Charles de Saint-Genois doit être jeune, puisque c'est la
première fois que je le rencontre au Salon, et je ne veux pas, lui
qui arrive, l'envelopper dans la même malédiction que M. Philippe
Rousseau, cet endurci du pâté froid et du concombre. Ce jeune
peintre a voulu essayer ses pinceaux, tâter sa palette, mais que
l'an prochain nous ne le retrouvions pas dans cet office de la
peinture où M. Philippe Rousseau expose _Une botte d'asperges_.
Je faisais la moue aux fleurs; voici des légumes. Ce n'est plus
même bon pour des panneaux de portes. Une botte d'asperges, quelle
décoration, même pour le ministère de l'agriculture! Puisque M.
Philippe Rousseau peint des asperges, c'est qu'on les lui achète.
Je ne dirai pas ce que je pense des acheteurs, cela qualifierait
le peintre en même temps, et je ne veux pas être mal avec le
Bouguereau des cuisines.

En face de _la Soupe des réservistes_, de M. Marius Roy, qui a
eu une troisième médaille, voyez comme elle fume l'autre _Soupe
aux choux_, de M. Dominique Rozier, et comme les bourgeois, ces
ventrus, la hument des yeux! Il n'y a qu'une seule place pour ces
_bodegones_, le restaurant du jardin, toute cette mangeaille doit
être là où l'on mange. Se figure-t-on une _Soupe aux choux_ dans
un musée d'Italie, ou le stock de _Harengs saurs_ de M. Pierrat.
Des harengs saurs ne feront jamais un tableau, et il n'y a pas de
mépris suffisant pour l'ignominie de ce genre, qui ne peut plaire
qu'aux bourgeois, et les bourgeois n'existant pas, il ne plaît
donc à personne. Il faut donc chasser les _bodegones_ de partout,
des musées, des salons et des critiques, et je me reproche même
de descendre jusqu'à le proscrire, ce genre de table d'hôte et de
goinfre, que seul Rabelais a su rendre colossal et ironiquement
épique.

J'ai indiqué comment les fleurs pouvaient être intéressantes; mais
quel sentiment mettre dans le pâté froid et les flacons de pickle
de la _Table de cuisine_ de M. Zacharian, et dans le _Pot-au-feu_
de M. Vollon? cela n'a pas de signification. Pommes de Catherine
Backer, poires de Boël, melons de Van Brussel, raisins de Van
Essen, fraises de Hardimé, dessertes de David de Heem, le grand
maître des fruits, tout cela n'appartient qu'à la peinture; à
l'art, non.

M. Monginot s'impose cette année par la composition ingénieuse de
ses pendants: _Buveurs de sang_ et _Buveurs de lait_; mais est-il
convenable qu'un artiste qui peut peindre une aussi jolie page que
celui qui tient la queue de la jolie fille en gris de lin du _Paon
revestu_, s'acoquine à des volailles, à des poissons, préfère aux
pages, aux princesses et au palais, l'étal des Halles. M. Sicard
s'y délecte, aux Halles, et il nous rapporte _une Plumeuse_.
Ces peintures de cuisine sont dégoûtantes, à parler net; elles
prouvent et dans les artistes et dans le public, une aberration
esthétique, inqualifiable. Chardin est un grand coloriste, mais
il faut être un bourgeois comme Diderot, pour s'extasier devant
la raie ouverte. Je ne connais qu'une seule nature morte qui soit
de l'art, le _Bœuf éventré_ de Rembrandt au Louvre; le reste,
et par le reste j'entends David de Heem comme M. Vollon, n'est
pas même bon pour la décoration d'une porte; et qu'on n'oublie
pas que les _bodegones_ sont le dernier radotage d'un art fini.
L'art de Flandre a son dernier coup de pinceau dans la tulipe de
Van Huysum, et celui de l'Espagne, si fort, si local, si moderne
qu'on l'a appelé la théologie de la peinture, a fini dans la
spirale d'écorce de citron des Menendez. Aussi sont-ils sinistres
dans leur grotesquerie et dans leur bêtise, ces _bodegones_,
tableaux qui ne sont pas des tableaux, peinture qui n'est pas de
l'art, procédé de l'œil et de la main; oui, ils sont sinistres et
menaçants, beaucoup plus que tous les autres abus du procédé, et
je n'en sais qu'une définition: C'est le _gâtisme_ de la peinture,
et gâteux qui les peint et gâteux qui s'y plaît.


XX

ACCESSOIRES

Sous quelle autre rubrique que celle d'ustensiliers et de garçons
d'accessoires désigner ceux qui font un tableau avec un gorgerin,
une buire, un coffret?

M. Blaise Desgoffes a un trop beau procédé pour qu'on ne lui dise
pas que l'emploi qu'il en fait est dérisoire; mais je concède
que ses deux panneaux d'orfèvrerie et de bibelots donnent une
impression de luxe, que cela est décoratif et même acceptable
dans un musée, car il groupe des objets d'art et son faire est
éclatant. Les pièces d'armure, de M. Olivetti, sont bien traitées
ainsi que le _Présent_ de M. Visconti; ces deux épées et ce casque
sur un coussin ont bon air aristocratique, féodal, et qui fait
du bien à voir, parmi le temps de bourgeoisie qui court. Mlle
Meller a entassé les instruments de tout un orchestre, cela n'a
pas de sens, comme le _Présent_ de M. Visconti, qui conduit
l'imagination du seigneur expéditeur au seigneur destinataire.

M. Delanoy ne doit pas être un orientaliste bien ferré, pour
intituler ses armes: _Inde et Orient_. Ce titre est à classer
parmi les formules gâteuses que Flaubert collectionnait et
Henri Monnier l'aurait mis dans la bouche de M. Prudhomme, cet
inqualifiable _Inde et Orient_. Un autre du même, _A la gloire
d'un général du passé... ou de l'avenir_, sous le trophée, la
carte de l'Alsace-Lorraine, où se profile l'ombre d'une épée.
Mais ce qu'il faudrait à la gloire de ce général, ce serait une
Victoire Aptère, peinte par Puvis de Chavannes; et ce qu'il
faudrait à l'école française ce serait un ministre des beaux-arts,
autocrate comme un shah, et infaillible comme un pape, qui fermât
l'exposition à tous les tableaux sans âme; mais ce serait oublier
que le Salon est surtout la halle aux tableaux, que les plus
déplorables artistes ont droit de gagner leur pain; et la charité
empiétant sur l'esthétique, je me suis fait, je le constate en
finissant, le saint Vincent de Paul des pires pauvretés de la
peinture.


SALUT AUX ABSENTS!

A celui qui agrafe le Sphinx à la poitrine d'_Œdipe_; qui évoque
_Hélène_, la blanche Tyndaride, sur les remparts de Troie, qui
fait apparaître la tête de saint Jean à _Salomé_ dansant pour
l'obtenir; qui sait le charme de _Jason_, voit sans vertige la
_Chute de Phaéton_ et met en présence _le Jeune Homme et la Mort_;
à l'élève de Lionardo da Vinci le Grand, au peintre hermétique en
ce temps hypètre, à Gustave Moreau le subtil, Salut!

A celui qui a retrouvé les genoux étroits de Fontainebleau et la
cambrure florentine dans les reins modernes, au vigoureux décadent
qui a su moderniser l'Olympe, comme un Banville, à l'élève de
Primatice qui a fait renaître la Renaissance au plafond de
l'Opéra, à Paul Baudry, Salut!

A celui qui a conçu des fresques grandes comme des livres et qui
n'a pas eu de murs où maroufler sa grande synthèse historique,
au penseur de l'art, au Pierre de Cornélius français, inconnu et
méconnu, au fresquiste des cartons du Panthéon qui est dans la
contemplation mystique de la forme du Beau, insoucieux d'œuvres et
de gloire, à Paul Chenavard, Salut!

A celui qui a compris la perversité moderne, écrit le grimoire
du vice avec des allures de Durer, et fixé les deux plus grandes
figures de ce monde, la Femme et le Diable; au peintre-graveur
dont les eaux-fortes semblent des rubriques de Balzac et de
d'Aurevilly, les deux plus merveilleux poètes en psychologie, au
grand maître en modernité et en intensité, au seul abstracteur de
la décadence latine, à Félicien Rops, Salut!

Ils ont droit, ces burgraves du Grand Art, à ce que la critique
vienne cérémonialement les chercher dans leur silence et leur
ombre splendide. Et d'autant plus ils se dérobent à la gloire,
d'autant plus il faut les y contraindre, et au nom de Sainte
Esthétique, cette sœur de Sainte Sophie, s'ils refusent d'y
marcher, les y traîner!


CONCLUSION

L'Idéal n'est pas telle idée; l'Idéal est _toute idée sublimée,
à son point suprême d'harmonie, d'intensité, de subtilité_. Les
_Allégories_ de Puvis de Chavannes, les _Sataniques_ de Félicien
Rops; les _Poèmes hermétiques_ de Gustave Moreau, sont les trois
manifestations exemplaires du triangle immuable de l'idée.

La Tradition n'enseigne que la nécessité d'orienter son œuvre
selon l'angle d'harmonie, ou l'angle d'intensité, ou l'angle
de subtilité du panthacle esthétique. Rien de plus et c'est là
tout le dogme. La Hiérarchie classe les œuvres, comme saint
Denis l'Aréopagiste les anges, selon leur degré de spiritualité.
Un tableau n'a de valeur que par la pensée ou la passion que
l'artiste y incorpore: sans passion, un tableau n'est que de la
peinture, non de l'art.

Redire, c'est ne rien dire; refaire, c'est ne rien faire; copier,
c'est être l'ombre de quelqu'un, non quelqu'un. L'_Indifférent_
de Watteau est esthétiquement supérieur aux pasticheries
pseudo-antiques de David; mais Puvis de Chavannes est au-dessus
de Watteau, parce que son grand art il l'a créé de toutes pièces,
procédé et conception. Il n'y a que deux voies où l'on puisse
rencontrer le chef-d'œuvre: l'art sans date qui s'isole du
siècle, de Puvis de Chavannes et de Gustave Moreau; et l'art daté
d'aujourd'hui qui épouse le siècle et le monte à l'intensité de
Félicien Rops.

Ceux qui veulent suivre la voie abstraite objective, du grand art,
qu'ils se gardent de Rome et de Venise, tous les maîtres d'apogée
sont déjà des décadents; qu'ils étudient avec les primitifs, car
ils étudient eux-mêmes avec conscience et naïveté dans leurs
adorables œuvres, les Giotto, les Memmi, les Gaddi, les Veneziano,
les Orcagna, les Fiesole, les Piero della Francesca. Ceux qui se
résolvent à la voie concrète et subjective, qu'ils rendent leur
temps comme Félicien Rops, mais qu'ils en rendent comme lui, la
_spiritualité_.

Abstraction ou 1883: Puvis de Chavannes ou Félicien Rops, c'est
entre ces deux extrêmes que le grand art aura lieu, s'il a lieu.

Quant au procédé, il se détraque, dans une incohérence
irrémédiable. La suppression des tons intermédiaires et l'abandon
des glacis a débandé la palette. Les tons rares de M. Cazin, les
tons locaux, les teintes plates, les pleins airs, tout cela,
c'est la sénilité et l'hystérie du pinceau. Mais dans un temps où
tout s'en va, dans une décadence où les concepts sont tordus et
retordus comme par des fous, comment s'étonner que la main soit
prise de la même incohérence que l'esprit?

Les races latines n'ont que le temps de faire splendide leur
bûcher; qu'elles donnent encore des chefs-d'œuvre hâtivement, et
tant pis si le pinceau se brise, en échappant de leur main; l'art
finira avec elles! Mais il risque de finir avant elles--l'art--si
l'on s'entête dans l'ineptie de la _vérité physique_. La
photographie des couleurs, qu'on trouvera demain, peut faire, et
mieux, 2,300 tableaux, des 2,488 qui sont exposés.

Je suis le premier à signaler le péril, et je dois passer pour
visionnaire.

Qu'importe! je crie de toute ma force aux quatre vents de l'art:
Peintres, sans _harmonie_, sans _intensité_, sans _subtilité_,
les photographes vous égaleront demain, vous surpasseront même
et alors vos œuvres apparaîtront ce qu'elles sont devant l'Art:
_nulles_; je suspends hardiment cette inéluctable épée de Damoclès
sur vos tableaux: _Prenez garde à la photographie des couleurs_.



LA SCULPTURE


La Sculpture est l'expression des mouvements de l'âme par les
mouvements du corps, et la statue qui n'exprime pas un mouvement
de l'âme n'est pas une œuvre d'art. Ceci est net, ce semble, et
je ne serai pas court sur les sculpteurs: ce sera pour eux un
grand tant pis. Ils poussent plus de plaintes qu'un roi Lear sur
l'indifférence des critiques, et clament des «ποι!» plus nombreux
que ceux d'Hécube; car ils se figurent sculpter grec et avoir
droit au baiser de Bélise. Eh bien! qu'ils soient satisfaits, je
ferai le tour de leur œuvre et ce ne sera pas le tour d'un monde.

«La peinture est médiocre, mais la sculpture est excellente.» Ce
cliché sert à tous les Prudhommes depuis dix ans. Cette année
de disgrâce, le cliché a été retouché ainsi: «La peinture nous
navre, mais la sculpture nous console!» Je conçois les navrés
de la peinture, mais les consolés de la sculpture ne sont que
des distraits et des incompétents. La préséance du jardin sur le
premier étage est à démontrer, et à l'admettre, il faut l'étudier
avec le soin vétilleux que met Saint-Simon dans d'autres question
de préséance.

A être franc, le critique qui a fait «sa peinture» arrive, l'œil
fatigué et énervé par la couleur, devant les marbres, et la ligne
pure n'actionne plus que très faiblement sa rétine. Quoique le
procédé pictural soit beaucoup plus compliqué que le procédé
plastique, les bons juges sont plus rares au jardin, sans doute
par paresse d'esprit; car il faut faire un effort d'attention
devant un plâtre pour démêler les contours monochromes, tandis que
dans un tableau le coloris précise et souligne tout. «La couleur,
dit M. d'Aurevilly, est la grande sirène. Une fillette, bouquet
de roses, efface la pâle et idéale Rosalinde. Les yeux boivent la
couleur et restent enivrés, au point d'en oublier la ligne de la
forme pure. Leurs yeux, organes du péché, sont si libertins!» Au
sortir de la peinture, j'ai dessouillé les miens, en contemplant
des Durer, et je les rouvre purifiés, sur les éclatantes
blancheurs de la statuaire.

J'ai fait le saint Vincent de Paul, à la peinture, non sans
remords, esthétique. Ici, le devoir catholique d'éternelle
charité est plus impérieux encore. Matériellement, le sculpteur
est toujours plus entravé que le peintre; le marbre est cher;
et un plâtre ne s'achète pas comme un tableau. On a vu Préault
conduisant aux dépotoirs des charretées de bas-reliefs qui
ne pouvaient plus tenir dans son atelier trop petit. _Quis
talia fando... temperet a lacrymis?_ Mais le devoir catholique
d'éternelle vérité est le plus inéluctable. L'art, du reste, ne
vit-il pas d'abnégation comme la Religion et comme la Passion,
cette religion momentanée, désordonnée et sacrilège. L'artiste
_bien épris_, au milieu des pires angoisses, dit encore à son art
l'adorable vers de Psyché:

  C'est moi qui te dois tout, puisque c'est moi qui t'aime!

L'art, c'est le bûcher d'Hercule; il fait fuir les indignes,
consume les faibles, mais les forts l'éteignent avec leur sueur.

L'opinion esthétique, en sculpture, est unanimement païenne.
Les mêmes critiques, qui poussent les peintres vers la
contemporanéité, repoussent les sculpteurs vers l'antique.
Panhellenion et Parthenon, Munich et British Museum sont les deux
Mecques. Eh bien! qu'on jette l'épithète de barbare, toujours
levée sur qui ne s'agenouille pas dans la cella! Métaphysicien de
mon état, je cherche le tréfond des œuvres, et je crois que le
_Moïse_ et le _beau Dieu_ d'Amiens sont d'un idéal supérieur à
l'_Apollon_ et au _Torse_ du Belvédère. Alors même, et cela n'est
pas, que Phidias serait un plus grand artiste que Michel-Ange;
alors même, et cela n'est pas davantage, que l'art grec serait
supérieur en tout et à tout; alors même que la sculpture ne
serait susceptible d'exprimer que l'âme au repos, c'est-à-dire la
sérénité; la paganisation de l'art moderne s'appellerait encore
_gâtisme_. Est-il sensé que l'art se chausse éternellement d'un
cothurne? et comment ne sent-on pas le ridicule de porter dans
le livre des idées du temps de Périclès, alors que personne
n'oserait porter dans la rue les draperies grecques? La mascarade
intellectuelle n'est-elle donc point mascarade, et partant, la
métaphysique ne doit-elle pas crier «la chienlit» aux paganisants?
La question est grave, car c'est le paganisme qui a fait dévier
en pastiche gréco-romain l'évolution de tout l'art moderne,
lors de ce cataclysme esthétique qu'on qualifie du beau mot
de Renaissance. Il faut démontrer ici que l'art grec n'est pas
autochtone et ensuite qu'il a enrayé à son tour l'autochtonie de
l'art chrétien. Je prends du champ, mais pour un pancrace et y
asséner des raisonnements de Crotoniate sur les fronts étroits des
pseudo-Athéniens.

Il y a un demi-siècle la Grèce était la toile de fond de
l'histoire; mais l'on sait aujourd'hui que le commencement de
tout est sémitique et que l'art grec est venu d'Égypte, comme la
philosophie platonicienne est sortie de l'initiation de la grande
Pyramide. Le hiératisme n'est pas une impuissance, surtout en
Égypte où il n'est apparu qu'après ce que l'on appelle la libre
imitation de la nature. Qu'ont à envier aux Éginètes la statue de
bois de Boulacq, et Khephren et Nefer? Or, la race qui atteint
au Panhellenion peut atteindre au Parthénon. L'Égyptien qui a
l'esprit synthétique et sans complexité a choisi l'_immobilité_
pour exprimer l'_éternité_; comme le Grec a choisi l'_harmonie_
pour rendre la _sérénité_. Évidemment, l'_Hator allaitant Horus_
est fort loin des _Parques_, mais les artistes qui du chat ont
fait le _Sphinx_ me paraissent grands. C'est là le plus admirable
symbole plastique qui soit. Pour tout orientaliste, la conception
égyptienne prime de mille coudées la conception grecque; mais
l'exécution grecque est incomparable, elle présente l'apogée de
l'_harmonie_, et l'on n'aura jamais assez de salutations pour
louer le _Thésée_ et l'_Illyssus_. Seulement qu'on n'ait pas la
folie de rechercher le type, en un temps où tout est individuel,
et où le canon plastique, base de la théorie ionienne, est
impossible, irréalisable et absurde.

Il ne reste d'une civilisation que son art; et si les Grecs
avaient _égyptianisé_, comme on veut encore _paganiser_ en
France, il ne resterait rien de la race aryenne des Yavanas, ces
gentilshommes de toute l'humanité. Toutefois, la sculpture latine
a été logiquement commencée par des artistes du Bas-Empire, aussi
visiblement que les premières basiliques se sont élevées sur les
assises mêmes des temples. C'est au VIe siècle que l'on aperçoit
le berceau de la sculpture italienne, sous le ciseau des _Maestri
Comacini_, du nom de la petite île où ils s'étaient réfugiés. Le
porche de San Zeno, à Vérone, appartient à cette époque. Mais
c'est dans Pise la Pillarde, où les débris antiques s'entassent,
que le ciseau italien brille pour la première fois aux mains de
Nicolas, d'un rayon pris aux bas-reliefs gréco-romains. Pendant
ce temps, les porches romains se peuplaient de saints, mais à
l'Ile-de-France appartient l'immense gloire d'avoir créé la
sculpture moderne; les grands chefs-d'œuvre français, le _Dieu_
et la _Vierge_ d'Amiens, sont de la seconde moitié du XIIIe. Les
statues ogivales ne doivent rien au paganisme.

«La Renaissance, dit Merodack, dans le _Vice Suprême_, c'est
l'envoûtement du génie moderne par le génie antique; les Grecs
nous ont jeté un sort, à travers les siècles.»

Et vraiment! Figurez-vous ce que l'art de Giotto et d'Orcagna
aurait produit sans le mouvement Masacciste, mouvement qui en un
siècle nous mène au Barroche et au Montorsoli. Jusqu'à la fin
du XVe siècle, la France, sublime au XIIIe, subtile au XIVe,
demeure encore moderne en plastique, et Claux Suter et Colomban
ne sont-ils pas des maîtres? On se plaint d'ignorer les noms
des sculpteurs du XIIIe, et comment honore-t-on ceux de Meyt,
Colomban, Jean Texier et Jean Juste, qui ont enseveli de leurs
mains pieuses l'art français et moderne dans les tombeaux de
Brou et de Chartres? Après l'apogée décorative de Goujon, Pilon
et Cousin, qui est une décadence expressive, de par l'influence
païenne, nous tombons à Francheville tout de suite. L'école de
Fontainebleau nous infuse un florentinisme décadent; et désormais
tantôt pompeux, et tantôt _pompette_, soit avec des perruques,
soit avec des mouches, on ne saura plus que ressasser l'Olympe et
faire les singes devant des moulages. Il faut arriver à Préault, à
Clésinger, à David d'Angers, à Jean Du Seigneur, au «bramement» de
Rude et au «chahut» de Carpeaux pour trouver du marbre moderne.

Le Musée de sculpture comparée du Trocadéro, où les sculpteurs ne
mettent jamais le pied, prouve par la juxtaposition des œuvres
antiques et modernes, que le génie français égale le génie grec
comme exécution et le surpasse comme conception. Oh! je sais que
l'on va crier au paradoxe et que l'on n'admettra pas une pareille
proposition avant un demi-siècle peut-être. Combien de temps
les primitifs de la peinture italienne ont-ils attendu justice?
Aujourd'hui même, ceux qui la leur rendent pleinement sont rares.
Mais l'heure viendra aussi, si tardive qu'elle soit, pour les
primitifs de la sculpture française; et les critiques alors
feront comme Charles Blanc, dans la dernière partie de sa vie, un
autodafé injuste de ce qu'ils auront si longtemps prôné.

Les modernes sont trop modestes de se mettre à plat ventre devant
la _Vénus de Médicis_, quand ils ont fait la _Femme caressant sa
Chimère_; qu'ils se relèvent et se dressent, ils ont surpassé les
anciens lorsqu'ils ne les ont pas copiés. Quel Alcide nettoiera
le palais de l'esthétique des radotages paganisants? Rien ne se
refait, parce que jamais il ne se rencontrera deux artistes
identiques dans deux civilisations différentes. Il faudrait le
rire de maître Rabelais pour confondre ces modernes qui vivent
moins au soleil qu'au gaz, «sifflets d'ébène», dès minuit, font
valser des poupées en corset, et prétendent, ô gâtisme, avoir la
tête, l'œil et la main d'un contemporain de Praxitèle!

Félicien Rops disait un jour, à ce propos: «J'ai retrouvé dans un
coin d'armoire un chapeau qui a fait, il y a dix ans, les beaux
jours de Bruxelles et de Pesth; j'ai voulu le mettre, et je n'ai
plus retrouvé le _geste_....» Il paraît que le geste ionien est
plus facile à retrouver. En bonne foi, est-ce qu'une seule des
tentatives d'imitation antique a réussi? Quel imbécile prendrait
jamais du Donatello, du Sanballo, du Goujon, du Puget pour de
l'antique? Les Florentins et les Français n'ont gagné, à imiter
l'antique, que la compromission de leur individualité; ils ont été
moins franchement florentins, mais nullement grecs et nullement
antiques.

La venue du Christianisme sépare le monde moderne du monde
antique, d'une façon absolue. Le monothéisme substitué à la
«Pot Bouille» des Dieux change toute la métaphysique et crée
l'individualisme. Le Christ a revêtu la forme humaine et dès
lors l'homme s'impose une dignité nouvelle; c'est la naissance
du _punto d'honore_ qui sera tout le théâtre espagnol et la
moitié de nos mœurs. Les horizons mystiques ouvrent leur
infinité à la spéculation. Désormais l'œil humain ne sera plus
serein parce qu'il verra trop, trop haut, trop profond, trop
sublime, trop impossible. Avec le sens moral, ce grand apport de
l'Évangile à l'humanité, éclôt l'amour idéal, cette déviation
du mysticisme sur la créature. Voilà les grands traits de l'âme
moderne, et voyez s'ils sont susceptibles d'être exprimés par
l'harmonie inexpressive des Grecs. _Sanité_, voilà pour le corps;
_Sérénité_, voici pour l'âme; et c'est là toute la statuaire
antique. La Sanité, c'est le bien-porter, la digestion facile
et l'enfantement sans douleur. La Sérénité, c'est le non-désir,
ou le désir satisfait. Comment placez-vous à la tête de l'art
humain ceux dont l'idéal est si borné qu'ils ont pu le réaliser?
Croyez-vous qu'Ictinus concevait un temple plus beau que son
Parthénon et Phidias un dieu plus dieu que son Jupiter Olympien?
Non. Ils ne voyaient pas au delà de leur œuvre, ils ne voyaient
pas au delà de la terre. Mais demandez à Pierre de Montereau si
la Sainte-Chapelle est bien ce qu'il avait rêvé, et Pierre de
Montereau secouera la tête et vous montrera le ciel. Demandez
à Léonard si le Christ du _Cenacolo_ est celui qu'il conçoit,
Léonard répondra qu'il n'a su faire que la caricature de son
Dieu. Demandez à Michel-Ange si son épopée de la Chapelle
Médicis exprime bien tout le désespoir de son âme catholique et
florentine, et Michel-Ange répondra que c'est là du sourire,
auprès des colères de sa pensée! Eh bien! le Buonarotti, qui est
le premier ciseau de tous les temps, aurait le droit de dire à
Phidias, en un dialogue des morts à la Lucien: «Grec, j'estime
plus haut mon âme pleine d'infini, que ton corps plein de grâces;
tes formes sont parfaites, mes pensées sont surhumaines, c'est à
toi de m'envier!»

La sculpture française contemporaine est encore la première du
monde. MM. Chapu, Paul Dubois, Falguière, Delaplanche, Mercié et
Barrias sont les maîtres et sont des maîtres, susceptibles de
chefs-d'œuvre. Seulement, hormis M. Paul Dubois qui est nettement
florentin, tous créent dans la voie abstraite de M. de Chavannes;
et leurs œuvres n'expriment rien de leur temps, et c'est là une
grande tristesse pour une époque, que d'être désavouée par ses
artistes, et c'est une grande infériorité pour les artistes de
ne pas être les retentissants échos de leur milieu. Je comprends
la nausée qu'inspire notre décadence, mais Michel-Ange se fit
une Muse de sa fureur contre le siècle, comme Dante. Ces géants
ont immortalisé les passions qui gehennaient autour d'eux et ils
n'en sont que plus grands d'avoir vibré avec leur âge. Ah! si les
sculpteurs avaient de la pensée, est-ce qu'ils ne nous auraient
pas donné une _Melancholia_? Mais la pensée et les sculpteurs,
c'est la philosophie allemande et le sens commun; leur rencontre
ne se verra jamais. On les dit plus bêtes que leur marbre et je
crois qu'on a raison: les peintres sont lettrés auprès d'eux; or,
sans culture intellectuelle, un artiste n'est qu'un exécutant
comme Courbet, et encore Courbet est surtout un paysagiste; pourvu
que la nature l'impressionne, il n'a pas besoin de beaucoup
d'imagination. Mais le sculpteur qui ne peut, en aucun cas, copier
la nature, qui est forcé de choisir les formes, de les pétrifier
et de les rendre significatives, qui doit s'interdire tout
accessoire, que fera-t-il sans imagination et sans lecture? A voir
une œuvre, on juge des connaissances esthétiques de l'artiste; eh
bien! aucun de ceux du Salon, même parmi les maîtres, aucun de ces
Français et de ces sculpteurs ne paraît savoir que les cathédrales
de Chartres, de Reims, de Paris, d'Amiens ont chacune quatre
mille statues de pierre! Ils ignorent cette Bible _historiale_
qui renferme, n'en déplaise aux ignorants, les chefs-d'œuvre de
la sculpture française et ce qu'il faut étudier et continuer si
l'on peut, pour sauver l'art moderne de l'éclectisme, ce chancre
esthétique des décadences qui ronge et détruit chez l'artiste la
conviction et l'enthousiasme, sans lesquels rien de grand n'est
créé. «La Foi en tout», écrivait l'an dernier M. de Chavannes sur
la marge d'une gravure et, hélas! la Foi n'est plus en rien. Les
sculpteurs n'aiment pas même leur métier. Voyez les florentins,
les Bandinelli, avec quel amour ils modèlent le corps humain;
quel enivrement de l'anatomie éclate dans le _Jugement dernier_!
Michel-Ange, ce penseur, en est ivre! Nos artistes, eux, font
«rond» sans signification de modelé; ils ne sont pas même des
rhéteurs en plastique.

«Savez-vous bien ce que c'est qu'un sculpteur?» s'écrie quelque
part M. Claretie, et il fait le portrait enthousiaste du...
praticien. Entrons dans l'atelier. Le sculpteur crayonne: quoi?
il n'en sait rien. Il ébauche une académie, cette sottise de
l'enseignement, car il faudrait défendre aux élèves de copier une
pose qui n'exprime pas un sentiment, et une académie n'exprime
rien. Demandez à ce sculpteur ce qu'il fait, il vous répondra
qu'il cherche _un mouvement_. Il en trouve un! il établit sa
selle et saisit la glaise; sa maquette terminée n'est qu'une
académie, c'est-à-dire rien. Il prépare son armature et fait
le plâtre. Comme on ne peut pas imprimer au livret du Salon:
_Un mouvement_; _Statue plâtre_, il prie un ami qui a un peu
de littérature ou d'histoire de baptiser ce mouvement. L'ami
choisit dans ses souvenirs, qui ne sont pas millionnaires,
quelqu'un de la mythologie ou du passé qui aille à ce mouvement,
et dès lors, c'est une œuvre qui est exposée et quelquefois
médaillée; alors le sculpteur songe au marbre et appelle un
praticien, italien d'ordinaire, lui montre le plâtre et s'en va
chercher un autre mouvement. Qu'on le sache, c'est le praticien
qui fait la statue; il a tout le mérite de l'exécution; et quel
est celui du sculpteur? la conception qui est nulle, et le
_mouvement_, le fameux mouvement, qui en sollicite un autre, du
pied--celui-là--dans ces tas de plâtres. Le combat corps à corps
du sculpteur avec son bloc, cette sorte de lutte de Jacob avec
l'Ange, ils y renoncent, ces lâches, qui n'aiment ni leur art, ni
leur œuvre, et qui tremblent et fuient, débiles et impuissants,
devant le marbre, pour petite que soit la pièce. Oui, ce sont
des mains mercenaires, des mains d'ouvriers qui font les statues
aujourd'hui, et ils croient, ces sculpteurs naïfs, que l'on ne
verra pas le coup de ciseau bête, industriel, commercial du
praticien; et ils ne rougissent pas de ce crime esthétique. Tout
sculpteur qui emploie le praticien, ne fût-ce que pour dégrossir,
n'est pas un artiste. Ah! vous ne voulez pas vous fatiguer! vous
voulez enfanter sans douleur! cette opération magique et divine
de créer la forme humaine, agitée de passions, ne vaut pas votre
sueur et vous vous en remettez au mercenaire pour échauffer le
marbre froid et lui insuffler la vie morale! Pierre Cornélius a
fait peindre ses cartons par ses élèves, et ses fresques glaciales
n'ont aucun effet même sur le spectateur le plus vibrant. A
quoi cela tient-il? cela tient à ceci: Quand on est seul dans
la Chapelle Sixtine, on entend les poitrines respirer: c'est
l'_ahan_ de Michel-Ange, l'_ahan_ qu'il poussait tout le jour,
dans sa solitude, devant son œuvre, l'_ahan_ dont ces murs gardent
l'écho. Quand on est seul dans la Chapelle Sixtine, on voit le
sang circuler dans les torses; c'est la sueur de Michel-Ange qui
s'est séchée avec l'enduit. Quand on est seul dans la Chapelle
Sixtine, on entend _penser_ les _Sibylles_ et les _Prophètes_,
ces surhumaines statues polychromes: c'est l'âme de Michel-Ange
qui habite ces corps. La sueur de l'artiste, c'est le sang de
son œuvre; son _ahan_ en est le respir, et son âme en est l'âme!
Et vous qui ne voulez pas suer, mauvais sculpteurs! vous qui ne
voulez pas _ahanner_, faux artistes! vous qui n'avez pas d'âme!
n'entrez jamais dans la Chapelle Médicis, ce Saint des Saints de
la sculpture, où Michel-Ange désespère de l'_avenir de son art_,
car il vous a _prévus_, goujats du marbre! Et je le ressasserai,
avec l'acharnement légitime de la conviction. L'œuvre d'art, comme
l'homme, ne vaut que par l'âme. Là où il n'y a pas d'âme, il n'y
a ni art, ni homme: et c'est toute l'esthétique. Quant au canon
plastique, il n'a jamais pu servir qu'aux Grecs qui l'ont créé;
la sculpture moderne doit être basée sur l'_individualité_ des
formes: et c'est là toute la technie.

Qu'importe que les badauds et les butors du procédé s'insurgent
et crient? L'art, ce n'est ni un torse, ni une tête, ni un corps,
c'est l'âme, la foi, la passion, la douleur. L'œuvre qui ne _croit
pas_, qui ne _chante_ pas, qui ne _flambe_ pas, qui ne _pleure_
pas, oh! viennent les barbares qui la rendent à la matière
informe, cette matière usurpatrice de la forme qui enveloppe
l'esprit.

L'harmonie est morte avec les Ioniens harmonieux; mais l'intensité
et la subtilité, nées catholiques et latines, vivront tant qu'il
restera un artiste latin. Hélas! ce n'est pas dire bien longtemps,
peut-être. On veut effacer le _Gesta Dei per Francos_; mais qu'on
y prenne garde! Tout se tient dans cette formule fatidique, et les
deux premiers mots effacés, les deux autres s'effaceront aussi,
et ce sera le plus grand deuil que la mémoire humaine ait jamais
porté. Mais il est un art qui gardera toujours, dans l'histoire
française, cette devise splendide: la sculpture. C'est au siècle
des croisades que les plus belles statues du monde moderne sont
sorties de la pierre des porches, et c'est devant ces porches
qu'il nous faut aller étudier la tradition nationale du grand art.
Et que ce soit, comme disait Massillon, le fruit de ce discours!

En voici l'amertume! le mot le plus infamant du vocabulaire
humain, le mot qui est négateur de l'art, je l'écris au fronton du
Salon de Sculpture: _Matérialisme!_


I

LA SCULPTURE CATHOLIQUE

Elle est honteuse pour la foi qu'elle blasphème; elle est honteuse
pour l'art qu'elle nargue; elle est honteuse pour la France
qu'elle ravale dans le plus grand de ses prestiges! Et ces trois
hontes retombent sur le clergé, qui n'est plus une clergie et qui
ne veille pas _à la beauté_ du culte, comme si la Beauté n'était
pas, avec la Bonté et la Vérité, l'une des trois manifestations
de Dieu; elles retombent aussi sur les laïques qui ne voudraient
pas mettre en leur antichambre les ignobles statues coloriées
devant lesquelles ils s'agenouillent à l'église; elles retombent
enfin sur ces bazars d'objets de piété qui règnent autour de
Saint-Sulpice et que l'indignation saccagerait demain, si les
catholiques étaient artistes!

A la peinture, il y a deux tableaux qu'on peut qualifier du beau
nom de catholiques, le _Saint Julien l'Hospitalier_, de M. Aman
Jean, et le _Saint Lievin_, de M. Vanaise; ils sont dignes du
musée du Luxembourg, je dirais plus, d'une église, si les églises
actuelles n'étaient pas profanées par toutes les vilenies idiotes
et poncives d'un art de marguillier. A la sculpture, il y a en
matière catholique: zéro. Première consolation aux navrés de la
peinture!

Pour ne point paraître obéir à une boutade, j'étudierai sans
exception toutes les pièces de ce procès en triple sacrilège
que j'instruis contre les sculpteurs. La plus grosse est une
_Décollation de saint Denis_, qui nous vient de Rome. Dans un
groupe, l'_intérêt_ doit porter sur le héros, et ici le héros
c'est le saint. M. Fagel l'a sacrifié au bourreau qui tient
l'évêque entre ses jambes littéralement, si bien que, dans ce
martyre, le martyr n'est qu'un accessoire, pour légitimer le geste
de ce grand diable d'homme vulgaire, qui n'est qu'une académie,
qu'un mouvement, lequel n'en fait naître aucun en moi, si ce
n'est de blâme. M. Fagel s'est embarrassé de la dalmatique de
son évêque, qui en est réduit à l'état de chappe mannequine,
car la tête de l'auguste vieillard... la tête, la vraie, celle
qui n'y est pas sur cette dalmatique et qui devrait y être, je
l'ai rencontrée encanaillée parmi les bustes et signée Carriès.
C'est bien une face mystique où l'âme a timbré le visage, suivant
le beau mot de M. d'Aurevilly; plastiquement, c'est une des
remarquables études d'émaciation que je connaisse, en dehors de
la sculpture espagnole, si inconnue en France et si admirable,
qui seule a su joindre et mêler à la réalité du trompe-l'œil
effroyable, le plus violent sentiment chrétien. M. Carriès _sera_,
et je l'annonce hardiment comme devant donner des œuvres modernes
et intenses. A la suite d'un voyage en Hollande, où il s'éprit
de Franz Hals, il exécuta un buste évocatoire aussi merveilleux
que son autre de Velasquez; faites d'admiration, ces têtes sont
bien près d'être admirables, et sa série de bustes intitulés les
_Désespérés_ sont d'un art _neuf_; ce simple mot vaut bien des
éloges longuement phrasés.

Passons de ce qui singe la force à ce qui singe la grâce, de
M. Fagel à M. Lombard. Celui-là décorera des oratoires dans le
noble faubourg; il plaira aux femmes du monde qui se connaissent
en statues comme en hommes et qui poussent des gloussements
admiratifs devant son relief de _Sainte Cécile_, où elles
reconnaissent, avec raison, un talent à la Dubuffe fils qui, l'an
dernier, exposait un grand panneau où était une _Sainte Cécile_,
faubourg Saint-Germain. La sainte de M. Lombard n'est qu'une
demoiselle de bonne maison qui joue du piano, non la patronne de
la musique. Accoudé au clavecin, un gamin de onze ans, qui n'est
pas plus un ange qu'un amour, mais un petit voyou sentimental,
tout nu. Un chérubin n'est qu'un poupon, mais un gamin de onze
ans est un petit homme. Jamais, hormis Michel-Ange, on n'a osé
l'ange même de onze ans, tout nu, et non par pruderie, mais parce
qu'un ange n'étant ni jeune homme, ni jeune fille, il faut le
réaliser par un androgynat d'une subtilité impossible à atteindre.
M. Lombard m'a rappelé M. Dubuffe fils, parce que son relief est
un tableau en marbre, genre détestable, décadent, et que nous
exécuterons tout à l'heure, en la civique personne de M. Dalou.
On a donné une bourse de voyage à M. Lombard, qu'il en profite
pour étudier _Mino da Fiesole_, dont la dévotion a le charme de
l'_Introduction à la vie dévote_, ce chef-d'œuvre d'atticisme
catholique de saint François de Sales; mais si M. Lombard se
laisse prendre au Bernin, il est perdu pour l'art et ne sera, ma
foi, que ce qu'il est, un charmant sculpteur pour les gens du
monde, ces nullités d'un si grand cube de vide.

_Saint Labre_, quel beau motif pour Alonzo Cano, et quelle laide
chose dans les mains de M. Lapayre! Il n'a rien compris au
caractère de cette canonisation qui force toute la chrétienté
à fléchir le genou devant un homme, sans génie autre que ses
vertus. Quel beau thème que cette consécration de l'aristocratie
d'intelligence elle-même! La tête de _Sainte Geneviève_, de
M. Eugène Robert, n'est autre que celle de la première petite
lymphatique venue. M. Masson a fait un excellent de face, aux
yeux baissés, mais c'est trop «peuple» de traits pour figurer
_Sainte Radegonde_. «Les statues religieuses sont détestables ou
plutôt nulles d'inspiration, dit M. d'Aurevilly, c'est le poncif
pur, absolu, abêti, plus bête ici que dans tout autre genre de
sculpture, et je m'en étonne encore moins. Les artistes actuels,
plus ignorants que de jeunes carpes, car les vieilles carpes
doivent savoir quelque chose, les artistes actuels, n'ayant ni
foi ni instruction religieuse, ne comprennent rien au surnaturel
du sujet qu'ils traitent, et pour la plupart ne le traitent que
sur commande. Commande, c'est-à-dire mort de l'art. Je l'accepte
lorsque c'est Jules II qui en fait une à Michel-Ange. Autrement
non. C'est une impertinence de la Protection au Génie, ou une
bonté de la Sottise pour la Platitude.» Voici trois commandes.
D'abord, le _Tombeau de Monseigneur Fournier_, pour la cathédrale
de Nantes, par M. Bayard de la Vingtrie. C'est un édicule d'une
architectonique indécise; le prélat est couché et ne se voit pas,
à cause de la hauteur du socle, qui est orné de bas-reliefs en
bronze, séparés par des statuettes de marbre d'une insignifiance
rare. Au reste, comme je ne veux pas faire de compliments au
praticien qui a fait ce tombeau, je passe au second qui, lui, est
très bas et représente le chanoine Prudhomme, se soulevant dans un
geste naïf pour montrer une petite église qui est à côté de lui
et qu'il a fait bâtir, sans doute. C'est touchant pour les âmes
naïves; pour moi, c'est gâteux. La niaiserie est un blasphème.
Enfin, le _Tombeau du cardinal Saint-Marc_, de M. Valentin, qui
est le moins mauvais. Grand et maigre, il reste haut dans son
agenouillement, cette posture la plus fière qui soit, puisque
c'est celle qu'on prend pour parler à Dieu. La tête est longue,
le front vaste, l'arcade sourcilière profonde, et, à défaut
d'ampleur, cela est grave. Amples et trop lourds sont les plis du
manteau. Ah! nous sommes loin du _Tombeau de l'évêque Salutati_, à
Fiesole, loin de Juste, de Texier.

Faut-il citer la petite terre cuite à peu près ridicule de M.
Cabuchet qui représente Mgr Manigeaud à genoux et tenant un
édicule roman? L'_Anachorète_ de M. Klein, un hongrois comme Rops,
est une œuvre sinon réussie du moins audacieuse. Figurez-vous
un corps michelangesque vieilli et replié dans un renfoncement
de tous les membres: ce vieillard lit une Bible, le front dans
sa main; et la contention d'esprit sur un mystère de la Foi est
exprimée avec intensité. M. Prévost a trouvé une expression
d'abattement remarquable pour _Joseph abandonné_. Quant au Job de
M. Léofanti, ce n'est qu'un vieux turc. M. Ferrario, en italien
qu'il est, a fait une _Madeleine_ qui est du pire billon de
Canova. M. Picault fait de la critique historique. _Un empereur
chrétien_, Valentinien III avec ses deux oursines, _Petit Bijou_
et _Innocence_, qu'il nourrissait de chair humaine, dit le livret;
M. Picault a lu le Dictionnaire philosophique et prend l'Arouet
pour quelqu'un de sérieux, soit; son Valentinien assis et les
jambes croisées n'est pas d'une trop vilaine plastique, malgré les
idées avancées de l'auteur. La _Bethsabée_ de M. Pilet se sait
regardée et pose; voilà un de ces mouvements baptisés dont j'ai
divulgué la genèse; encore celui-là est-il des bons. Le _David
vainqueur_, de M. Béguine, n'est qu'un devoir d'écolier. Pour la
_Judith_ de M. Lombard, l'auteur du «tableau» de _Sainte Cécile_,
c'est une fort jolie personne, qui tient un grand sabre, mais ce
n'est point la forte juive, tueuse d'Holopherne, dont M. Ledrain
nous a fait la vraie statue dans sa belle _Histoire d'Israël_.
Jeanne d'Arc appartient à la religion, parce qu'elle appartient à
la canonisation, comme Colomb, sur qui M. Léon Bloy, le dernier
millénaire, vient d'écrire un livre de nabi. Imprécatrice, telle
est l'expression du buste de la _Pucelle d'Orléans_, par M.
Maugendre Villers. On oublie, et elle vaut un coup d'œil, la
statuette du _Pape Urbain II_, de M. Roubaud, le bras étendu
tenant l'amict et d'un geste calme et fort. Et c'est tout, je n'ai
rien omis; et j'aurais dû tout omettre; tout méritait de l'être,
même le _Méphistophélès_ de M. Hébert, qui déshonore le diable;
cette grande figure que Rops seul, dans l'art entier, a rendue
terrible et invincible au rire. Toute cette sculpture, que le
diable l'emporte, elle est laide, elle lui appartient, et qu'on me
ramène à la nuit du moyen âge où les chefs-d'œuvre étaient plus
nombreux que les étoiles au ciel, par une nuit d'été.


II

LA SCULPTURE LYRIQUE

L'Ode est, après la Prière, la grande élévation de l'âme comme
l'Enthousiasme, le plus beau des sentiments, après la Foi. Le
poète succède au prêtre, dans la hiérarchie esthétique; mais le
poète, c'est Michel-Ange, comme Dante; Durer, comme Corneille;
Léonard, comme Shakespeare; Delacroix, comme Barbey d'Aurevilly;
c'est tout artiste qui trouve des mots, des lignes, des couleurs,
des formes, si expressives qu'elles chantent. Ces formes
chantantes s'admirent dans l'_Ève_, de Delaplanche; la _Jeanne
d'Arc_, de Chapu; le _Tarcinus_, de Falguière; le _Saint Jean_,
de Paul Dubois; le _Gloria victis_, de Mercié. On les a vues,
l'an dernier, dans l'_Immortalité_, de Chapu, où le mouvement de
l'essor exprimait magnifiquement l'aspiration de l'âme vers Dieu.

On les voit, cette année, dans les _Premières Funérailles_, de M.
Barrias. Son groupe est lyrique, car il pleure muettement et sans
larmes, ainsi que doit pleurer le marbre; le cœur de l'homme qui
est une lyre toujours accordée pour la douleur, donne ses plus
beaux accents, non dans le bercement du bonheur, mais sous les
_pizzicati_ du désespoir. Abel, le doux Abel, le premier agneau
de Dieu, le premier innocent tué pour son innocence même, le plus
ancien des symboles qui annoncent le Sauveur, Abel a été trouvé
mort. Depuis qu'ils vivaient du travail de leurs mains et à la
sueur de leur front, Adam et Ève avaient bien souffert; du moins
ils avaient cru bien souffrir. Mais devant ce cadavre, toutes
leurs sueurs et toutes leurs peines ne se présentent plus à leur
pensée que comme les délices mêmes du Paradis. Ils avaient oublié
le mot terrible de la condamnation du Seigneur: Tu connaîtras la
mort. Ils la connaissent maintenant la mort de ce qu'on aime,
plus mortelle que sa propre mort. Ils avaient pris leur parti de
leur déchéance, ils s'aimaient et se croyaient à l'abri de la
main de Dieu, mais voici qu'elle s'appesantit non sur eux, mais
sur l'enfant bien-aimé. Ah! comme ils se sont frappé la poitrine
devant le corps d'Abel! Ce n'est pas Caïn qui l'a tué, ce sont eux
par leur désobéissance; car s'ils n'eussent pas désobéi, Abel, la
victime expiatoire, n'eût pas été immolée. Ils ont pleuré toutes
leurs larmes, ils n'en ont plus; leur désespoir est trop grand
pour qu'ils gémissent même; immobile et immuable, il habitera leur
pensée et leur tombe.

Ce qu'il y a de beau dans ce groupe, c'est que l'imagination
reconstitue tout de suite ce qui précède les _Premières
funérailles_, et ce qui les suit, car M. Barrias a exprimé la
marche navrante de ce père portant le cadavre de son fils, et de
cette mère s'arrêtant à chaque pas pour baiser encore cette tête
sans vie: premier et imparfait symbole, à l'aurore des temps,
de la passion de la Vierge. Oui, ceci est une ode, et partant
un chef-d'œuvre. «Il ne faut pas louer à demi, quand on a cette
bonne fortune de louer.» Je ne ferai pas à un marbre qui a une âme
l'injure de louer le fini de l'exécution. Il a une âme ce groupe.
Que dire de plus, si ce n'est que cette âme-là est la seule dans
le tas de corps exposés?


III

LA SCULPTURE POÉTIQUE

Les sculpteurs ne se frappent pas le front en lisant Lamartine,
et la poésie ne hante guère leur crâne d'hoplite; aussi n'est-ce
point le mérite qui classe ici, mais le titre et la prétention,
car le critique est forcé de suivre l'artiste sur le terrain où il
se place, et de juger selon l'intention.

Celle de M. Devillez est subite, exquise, raffinée, et pour les
initiés seulement. Ce très bas-relief n'a pas deux centimètres à
sa plus grande saillie, ce n'est qu'un profil à peine incisé, mais
elle s'incise en plein relief dans l'esprit du spectateur, cette
_Salomé_ dont la tête est prise à Léonard malgré la nappe lourde
et précise des cheveux calamistrés qui font au cou un garde-nuque
guerrier; elle est assise sur ses talons et tient d'un bras étendu
le plat où est couchée la tête nimbée du Précurseur; de son autre
main, avec une curiosité de femme, elle soulève délicatement
la paupière et son œil curieux fixe l'œil vitreux du mort. La
plastique assyrio-égyptienne est là d'une maigreur douillette, non
osseuse, et jusqu'au glaive à forme bizarre suspendu au mur, tout
a un accent singulier. Cette mixture de traits lombards, de formes
égyptiennes, produit une impression délicieuse pour un lettré.
Cela est de la plus haute subtilité, et M. Devillez pourrait,
peut-être, car ce serait trop charmant pour que je n'hésite pas
à le croire, donner un maître subtil, un Gustave Moreau, à la
sculpture. L'_Ensommeillée_, de M. Delaplanche, est un mouvement
gracieux: l'abandon mou du corps, le clos des paupières, le
détendu des traits sont bien; mais puisque M. Delaplanche n'en
est qu'au plâtre, qu'il débarrasse les jambes des plis épais et
inutiles qui alourdissent l'_Ensommeillée_. Il sait le nu et l'a
prouvé dans son Ève, qui est un des plus fiers coups de ciseau
contemporain.

Ce charmant sacripant de _Villon_ n'a pas prévu qu'il serait coulé
en bronze, pour la nargue des chevaliers du guet et des sainte
Hermendad de tous les temps, et qu'il le serait si crânement,
si véridiquement que l'a fait M. Etcheto. C'est bien là cet
excellent mauvais garçon, qu'en notre temps d'égalité devant la
loi on aurait envoyé à la Nouvelle-Calédonie, comme récidiviste
incorrigible. Singulière inconséquence du sens moral de tous ceux
qui ont Villon dans leur bibliothèque, combien le recevraient à
leur table, ce bon bec de Paris, tout aux tavernes et tout aux
filles et dont le nom est devenu un verbe synonyme de voler.
Cela prouve que les poètes, les penseurs et les artistes sont
au-dessus des lois sociales, et ont droit aux profondes immunités
que reconnaissaient les papes aux Buonarotti et aux Cellini. M.
Etcheto nous a donné le _Villon_ du Grand Testament; il a su ne
pas tomber dans la truanderie, sans fausser le mauvais escholier,
selon le goût académique, et désormais l'image de ce délicieux
poète parisien, le premier subjectiviste, comme diraient les
Allemands, est fixée à jamais, et la statue de M. Etcheto sera le
frontispice obligé de toutes les réimpressions des _Ballades_ et
des _Rymes_. Exhumé de Pompéi ou d'Herculanum, le _Démocrite_,
du même statuaire, exciterait un grand concours de faculations;
la tête est d'un masque comique mais affiné de modernité; il est
vieux et le rire a creusé les plis de l'habitude dans sa face
spirituelle. Il tient des oignons, et détail dont je sais gré à
M. Etcheto, car c'est une idée, son pied écrase, dédaigneux, un
brin de laurier. Voilà un sujet qui n'est pas banal au moins:
_Le marchand de masques_, ce petit voyou qui vend le moulage
des maîtres contemporains; je ne lui achèterai pas celui de M.
d'Aurevilly, car il est aussi peu ressemblant que possible, ni
celui de M. Faure qui n'est qu'un chanteur et dont ce n'est pas la
place; mais Balzac, Berlioz, Delacroix, Banville sont d'une vérité
saisissante; et ce bronze est du bronze littéraire, le meilleur de
tous.

_Ballade à la lune!_ un pierrot à la fois ingénu et ironique est
assis les jambes croisées et plaque les accords d'une sérénade,
les yeux fixés sur un seau d'eau où se reflète le croissant de la
Lilith phénicienne. Cette fantaisie de M. Steuer est délicieuse,
mi-partie sentimentale et moqueuse, et Henri Heine aurait
souri à cette statuette qui est d'une inspiration semblable à
l'_Intermezzo_ et qui n'a que le tort d'être en bronze; il faut
le blanc du marbre à Pierrot, surtout lorsqu'il rappelle le grand
mime Debureau, comme ici. Le _Crépuscule_, de M. Boisseau, est
gracieux; le mouvement de la femme assise qui allume sa lampe
est d'une courbe délicate et harmonique; mais les deux poupons
endormis sous son aile sont des accessoires de tableau que la
sculpture doit s'interdire. _A l'Immortalité!_ elle n'ira pas
cette pièce montée qui n'est qu'une clownerie du Cirque, une
apothéose de ballet. Que M. Lemaire lise la ligne que je viens
d'écrire et il pensera: «Voilà bien les critiques; en deux lignes,
ils bafouent mon labeur de deux ans!» Mais je lui demanderai à
mon tour, en bonne foi, s'il faut laisser la sculpture faire de
l'acrobatie, et si la statique violée ne doit pas être défendue.
Droite sur le socle, une femme drapée et debout tient l'urne du
souvenir sur le derrière du groupe; sur le devant, une autre
femme assise élève les bras avec un étonnement bien concevable;
car elle voit une figure ailée qui fait la planche dans l'air en
enlevant un poète; et savez-vous ce qui relie et ce qui supporte
les deux figures voletantes, des draperies, des draperies courbées
et flottantes. Supposez le retable de M. Dalou en ronde bosse et
vous aurez une idée de l'absurdité optique et physique du groupe
de M. Lemaire. Qu'il y ait là des qualités d'exécution, je n'en ai
cure, c'est effroyablement décadent, je ne vois que des statues au
bout les unes des autres qui vont me tomber sur la tête, et à être
assommé, je demande à choisir le marbre.

M. Desca aussi prend de l'essor, il a mal regardé le Mercure de
Jean de Bologne, et il lance son _Ouragan_ hors de la statique.
Règle absolue, tout ce qui ne peut pas se faire au Cirque ne doit
pas se faire en sculpture; l'exigence n'est pas énorme; il ne faut
pas en induire toutefois que tout ce qui se fait au Cirque est
à sculpter. Je ne connais aucun chef-d'œuvre en ronde-bosse, ni
moderne, ni antique, où il y ait un seul personnage qui ne touche
pas terre; que M. Hector Lemaire me démente par un exemple, un
seul!

M. Charles Gautier «Goujonne bien» comme on dit dans les ateliers;
_la Seine et la Marne_ sont décoratives, quoique le pli soit
un peu petit, les verticales timides et la réminiscence de la
fontaine des Innocents flagrante. Monsieur Osbach, on ne rêve pas
dans cette pose mièvre, et votre _rêveuse_ se sait regardée.

_Abandonnée_, une sorte d'Agar au désert, plâtre intense. Cette
femme, cette mère épuisée et râlante, est d'une expression
plastique remarquable et l'enfant qui se traîne, ses petites
lèvres ardemment tendues vers le sein tari, est d'un beau
mouvement. C'était lieu à première médaille. M. Gustave Haller
joint à la valeur technique, l'intensité excessive. Sous les
traits d'une courtisane, au lourd collier, le _Vice renversé_
cherche à retenir un coffret qui lui échappe et d'où s'épandent
bijoux et pièces d'or. Évidemment, cette figure fait partie d'un
groupe; mais prise séparément, c'est un beau plâtre. La posture
de la courtisane, son geste pour retenir son or, sont trouvés.
Techniquement, c'est une étude de corps de femme réelle et
vivante, mais c'est surtout une pensée bien rendue. M. Gustave
Haller a aussi un médaillon en bronze, le _Printemps_, qui a
toutes les qualités plastiques et d'effet du _Vice renversé_, un
des rares succès légitimes de cette année.

Les _Remords_ que M. Astanières s'est mis sur la conscience, à
ne regarder que le format, ferait prendre l'_Hercule Farnèse_
pour une statuette. L'_Innocence_ de Mme Descot est assise et
presse le venin d'un serpent dans une coupe; va-t-elle le boire?
ce serait trop innocent; sait-elle que c'est du venin et ce
n'est plus innocent du tout: dans les deux sens, cela n'est pas
excellent.

L'_Immortalité_, de M. Hugues, a l'aile raide, le ventre bien fin
de modelé, les seins un peu fatigués; elle grave à coups de ciseau
les noms éternels. M. Cambos devrait bien ne pas traiter ses
socles comme des mirlitons.

  Après la pluie, où tout fleurit,
  Le beau temps vient, qui nous sourit.

Scribe croirait se lire! et cependant _Après la pluie_, une femme
qui a ramené le pan de sa tunique sur sa tête et qui regarde si
l'éclaircie va se maintenir, a de la grâce. Seulement la flexion
et le penchement du buste est trop prononcé pour que les jambes
gardent la verticalité; la moitié du corps se désintéresse du
mouvement du buste. M. Cambos sait bien que le mouvement doit
être continué de l'orteil aux cheveux, et _vice versa_. Puis,
qu'il ne gâte pas ses marbres avec des vers, que je ne veux pas
croire de lui, pour son honneur. Messieurs du ciseau, ne touchez
pas à la lyre, ni à la critique littéraire, comme M. Barrau: sur
la banderole de sa _Poésie française_, il y a Voltaire. Voltaire,
poète, cela est plaisant. La _Henriade_, un poème; _Nanine_, une
comédie; le _Dictionnaire philosophique_, un livre sérieux, et
M. Arouet, un honnête homme, peut-être aussi! Une bourgeoise qui
fait la fière n'arrive qu'à être gourmée, et c'est le cas de cette
Poésie dont l'air change à mesure qu'on tourne autour d'elle. Vue
dans l'axe de son coude et dans la direction de son regard, elle
a l'air d'une Suzanne bourgeoise, qui se sentirait contemplée
avec les mains, en un madrigal trop précis. Trop d'attributs. La
statue ne comporte pas l'accessoire; elle peut tenir une arme, un
bâton de commandement, mais rien ne doit charger le socle. Il est
horriblement décadent et réservé à la seule peinture de semer des
amours aux pieds des allégories. J'offre une deuxième consolation
aux navrés de la peinture: c'est que toutes les grosses pièces
de la sculpture sont traitées on tableaux, ce qui est _absurde_,
et prouve que notre fameuse école de sculpture est d'une moyenne
plus décadente que l'école du Bernin. Et, chose singulière,
aucun critique ne signale cette démence, la _statue-tableau_,
qui est, je le dis net, le dernier pas que l'on puisse faire
dans l'abêtissement de l'art plastique. Si le jury n'était pas
ce que sont tous les jurys, il refuserait toute statue-tableau,
qu'elles fussent du premier venu ou d'un H. C. Cela aurait diminué
l'exposition de cette année des _deux tiers_, et nous n'aurions
pas vu la _République_ de M. Dalou, à qui je demanderai compte,
tout à l'heure, du pastiche de Rubens qu'il a osé.

Le petit bronze de M. A. Maureau: les _Adieux de Mars et de
Vénus_, c'est de la Carracherie; mais il y a encore des gens qui
croient aux Carrache. Le buste de _Flore_, de M. Osbach, est d'un
joli rire. Le torse de la _Poésie lyrique_, de M. Dumilatre, est
d'une finesse exquise, mais choquante pour les jambes, que les
draperies font trop fortes, et puis que M. Dumilatre ne connaît
pas le sens du mot: lyrique. Le génie du _Regret_, que M. Leduc
assied, pleurant, le bras autour d'un médaillon, est d'une bonne
posture. L'_Ondine de Spa_, de M. Houssin, rentre dans le tableau.
La _Misère_, sous les traits d'une affreuse sorcière, crispe ses
doigts pointus sur le corps du génie qu'elle a vaincu. Cela n'est
point vulgaire, l'exécution a du nerf, et il faut savoir gré à M.
Ponsin Andahary de son intention d'être intense. Un geste vraiment
fort beau est celui de l'_Aurore_, de M. Rambaud. C'est une
plastique noble et un des meilleurs mouvements du Salon, d'autant
qu'il exprime bien son sujet.

_Titania_, l'amante d'Obéron, cette nymphe d'une modernité
insuffisante, Shakespeare ne la reconnaîtrait pas! Le mouvement
par lequel elle agace, avec une brindille, de petits génies, est
gracieux; gracieuses aussi ses jambes, quoique le ventre soit
de Calisto. Mais voici de l'accessoire, dans des rocailles, des
petits génies. Décadent!--La _Peau d'Ane_, accroupie et pétrissant
le gâteau, de M. de Gravillon, est joliment callipyge; les cuisses
ont de la fermeté et c'est là un des plus gracieux corps de
femme, et il faut qu'il le soit, pour faire pardonner ce que M.
de Gravillon appelle son _Tombeau_. Un génie à quatre pattes, sur
un pupitre, écrit des noms; dessous le pupitre, M. de Gravillon
_in naturalibus_, et ayant pour oreiller un moulage de la _Vénus
de Milo_. M. de Gravillon, qui a fait un livre très spirituel, la
_Malice des choses_, doit comprendre qu'il n'est pas permis à un
sculpteur de prendre un pareil oreiller; c'est une profanation!

La _Nuit_, de M. Paul Vidal, élève un croissant au bout de ses
doigts, assise sur le globe, avec flocons de nuages et Amours
assortis: Décadent!--La _Fée_, de M. Saint-Germain, est svelte,
mais ce berceau qu'elle touche de sa baguette est un accessoire de
tableau: Décadent!

M. Puech sort de l'ordinaire. Sa _Dernière vision_ est une étude
intéressante de jeune fille amaigrie et alanguie par la maladie;
l'expression du visage extasié a de l'accent. La _Virginie rejetée
par les flots_ de M. Ogé n'aurait pas déplu à Bernardin de
Saint-Pierre, mais qu'aurait pensé Macpherson de l'_Ossian_ de M.
Vidal, buste qui hésite entre le Druide et le Fleuve? M. Chéret
se moque de la statique, or la critique, qui est la statistique
de l'art, ne peut pas laisser passer impunément ces deux bronzes,
la _Nuit_ et le _Jour_, dont la tête est entourée d'amours
aériens. L'aérien n'est pas admissible en statue, et c'est un
singulier essor que celui qui soulève les sculpteurs hors des lois
mécaniques.

M. Darbefeuille est plus optimiste que clairvoyant, il se figure
l'_Avenir_ sous les traits d'un éphèbe assis, svelte et fier,
et qui appuyé sur l'épée, tient le livre: Force et Pensée; beau
rêve de bronze, mais rêve. La Pensée est tuée puisqu'elle est
niée; la Force, sans la Pensée, est aveugle et l'_Avenir_ de
M. Darbefeuille ne ressemble point à celui des races latines,
qui brisent la croix latine, leur unique et certain palladium.
L'avenir de la sculpture poétique en particulier est facile à
prévoir... mais Harpocrate fait signe qu'il faut se taire!


IV

LA SCULPTURE PAIENNE

Ils ont honte et se dissimulent, les païens; ils titrent leurs
ressassements de rubriques poétiques; ils s'ingénient à se glisser
dans une autre catégorie et je ne prendrai pas la peine de les
démasquer: le paganisme dans l'art moderne, c'est le gâtisme, et
cette déclaration suffit à l'intégrité de l'esthétique.

Longus a inspiré la seule païennerie du Salon qui soit charmante.
Assis, et leurs jeunes membres nus délicatement embrassés, ils se
baisent colombellement; et ce baiser qui n'est pas encore à la
Catulle, mais qui va le devenir, est charmant à voir; je dirais
à entendre s'il n'était pas sourd, comme tout bon baiser doit
être. Ah! M. Guilbert est un habile homme, de même qu'un habile
sculpteur. Le moyen de faire la moue et de froncer la lèvre, à
l'aspect de ces lèvres qui balbutient le baiser, la seule caresse
qui soit plastique, et la seule plastique qui fasse jeter au
loin la branche de houx. Ce n'est qu'un baiser, ce groupe, mais
un baiser, c'est beaucoup plus que tout, de certaines lèvres, à
certaines heures. Il est plus glorieux de se casser les bras à
tendre l'arc d'Ulysse, que de n'oser y toucher, et si M. Injalbert
s'est trompé, du moins l'erreur est hardie. Son _Titan soutenant
le monde_ est une conception qui l'a écrasé comme elle écrase le
Titan. D'abord une boule, même énorme, sera toujours d'un diamètre
appréciable et dès lors ne donnera plus à l'œil l'impression du
globe. Ensuite, l'herculéisme en mouvement, la tension nerveuse
de tout un corps n'est d'ordinaire que poncive ou admirable; M.
Injalbert est plus près du second adjectif que du premier mais au
lieu de son Titan, que n'a-t-il fait le _Christophore_? Un géant
écrasé par le poids d'un enfant; voilà qui étonne le crétinisme
moderne. Mais quel beau thème pour un Michel-Ange que ces vers de
Théophile Gauthier, sur le _Saint Christophe d'Ecija_:

  Je pourrais, comme Atlas, poser sur mes épaules
  La corniche du ciel et les essieux des pôles,
  Mais je ne puis porter cet enfant de six mois
  Avec son globe bleu surmonté d'une croix;
  Car c'est le fruit divin de la Vierge féconde,
  L'Enfant prédestiné, le Rédempteur du monde;
  C'est l'esprit triomphant, le Verbe souverain:
  Un tel poids fait plier, même un géant d'airain!

La _Nymphe menaçant un Faune_, de M. Steuer, est charmante.
Courbée dans une jolie pose, elle tire l'oreille d'un tout jeune
chèvre-pied qui se traîne et crie, car elle menace des ciseaux
qu'elle tient les oreilles pointues du jeune faune. La plastique
de la nymphe est d'une saveur moderne charmante et originale, ce
qui est le grand point.

M. Félix Martin aime Virgile, comme Dante, et le traduit en marbre
non dantesque; il a choisi l'instant où le divin chanteur s'étant
retourné, contre sa parole, Mercure ramène Eurydice aux enfers;
comme son homonyme Henri Martin, M. Félix Martin a fait un tableau
de son sujet, qui est analogue à celui de la première médaille,
et non seulement un tableau, mais une pièce montée; les trois
corps de Mercure, Eurydice et Orphée s'enlèvent assez confusément
les uns sur les autres; il y a enchevêtrement de membres et pour
étoffer le socle, Cerbère avec ses trois têtes; M. Félix Martin a
oublié le rocher, le tonneau, la roue et autres accessoires. Cela
est tellement antisculptural, que je ne veux pas voir les qualités
d'exécution qui, du reste, appartiennent au praticien.

Certes, la _Diane et Endymion_, de M. Damé, est un groupe
gracieux; Endymion dort d'une façon réelle et poétique et le corps
de Diane est beau; mais ce croissant qui fait un fond aux figures,
mais cette draperie agitée par le vent, qui fait équilibre et
pondère à gauche la courbe aérienne de la déesse et sans laquelle
rien ne tiendrait à l'œil, tout cela est décadent et l'effet, dont
je ne nie pas le charme, est obtenu par des sophistications de
sculpture inacceptables.

Si M. Coulon peut m'expliquer la statique de son groupe, _Flore
et Zéphire_, je consens à dire le Bernin et M. Bouguereau grands
peintres! M. d'Épinay fait danser _Callixène_ avec assez de
morbidezza, mais la tête est banale et le mouillé de la draperie,
quoique bien venu, est un artifice qui plaît trop aux bourgeois
pour que je le loue. La _Castalia_, de M. Guillaume, est du poncif
_rond_ le plus blâmable; plastiquement, c'est la redite des
redites. Le _Persée_, de M. de Vauréal, est violent sans force; le
mouvement qu'il fait pour ramasser la tête de Méduse n'a rien de
triomphant. Dans son panneau de bois, la _Toilette de Vénus_, M.
Vauthier a retrouvé quelque chose du Primatice, ce patricien de la
ligne décadente.

Adorables et fous et se donnant la main, l'_Amour et la Folie_,
de M. Cordonnier, courent et, ma foi, on les suivrait bien plutôt
que la _Vérité_, de M. Pallez, qui est niaise. Je suis marri de
parler argot, mais si le coup de ciseau était noble, mon mot le
serait aussi; c'est bébête, comme dit Hugo dans sa _Légende des
Siècles_. Béatement nulle, cette _Vérité_ n'a de bien que son
puits; mais un puits n'est permis que pour un tableau. La _Source_
doit cacher son urne, dit Joubert, et j'ajouterai, la _Vérité_
son puits. Accessoire veut dire impuissance d'expression. La
_Charité romaine_, de M. Boucher, est un bronze écœurant de ce
sujet incestueux, où une fille donne le sein a son frère. Vu par
le soupirail d'une prison, ce doit être sublime; mais ici exposé,
c'est nauséeux.

M. Marioton a fait un _Diogène_ presque tragique; il ne faut
toucher aux types que pour les accentuer dans leur sens
traditionnel, comme l'a si bien compris M. Etcheto, pour son
_Démocrite_.--M. Ottin ignore que pudeur et impudeur sont deux
créations chrétiennes, et que _Campaspe se déshabillant devant
Apelles_ doit avoir le geste de dénudation plus net. M. Runeberg
joue à l'Albane; deux Amours, dont l'un pique l'autre d'une
flèche, en se laissant verser du vin à son tour, figurent l'_Amour
et Bacchus_ pouponnisés; c'est ingénieux, mais la Bourgeoisie
risque de s'y plaire. _Cupidon_ eût manqué au Salon, et M.
Marqueste l'y a envoyé dans la posture ronsardisante d'un archerot
agenouillé qui décoche un trait.

La _Psyché_ de M. Saint-Jean est digne de remarque, et la nymphe
_Écho_ de M. Gaudez, qui court, la syrinx à la main, est une jolie
traduction plastique du _Galatea fugit ad salices sed cupit ante
videri_. Mais il y a des Galatées ailleurs que sous les saules, et
Carpeaux, ce Michel-Ange «raté», nous les a montrées, échevelant
leur danse et narguant l'Olympe, ce rocher de Sisyphe de la
grimace antique, que les artistes de tous les peuples font rouler,
de gaîté de cœur, damnés volontaires de l'imitation absurde, et
singes heureux de singer.


V

LA SCULPTURE HISTORIQUE

La preuve que la dénomination de peinture d'histoire est fausse,
c'est qu'on n'a jamais dit sculpture d'histoire; et cependant elle
existe, et a raison d'exister, car elle n'est pas susceptible de
tomber dans l'Horace Vernet, ce pioupiou de la peinture, ni dans
le Delaroche, ce Bouchardy correct.

Je me hâte d'autant plus de rendre justice à l'habile bas-relief
de M. Dalou, que je vais avoir à critiquer son haut-relief,
tout à l'heure. Vraiment, cela est bien, non seulement au point
de vue technique, mais aussi comme compréhension historique.
Toute la scène a lieu entre deux nobles, entre deux marquis: le
marquis Riquetti de Mirabeau et le marquis de Dreux-Brézé; l'un
a le génie, l'autre la grâce, et M. Dalou a rendu là un hommage
à l'aristocratie qui pour être inconscient n'en est pas moins
méritoire. J'avertis toutefois M. Dalou que l'esprit de son relief
est antirépublicain et que si j'étais Jacobin je le déclarerais
suspect d'attachements aristocratique sur cette seule pièce.

Mirabeau, ce noble qui avait besoin d'activité et qui s'en est
donné où il a pu, n'est pas facile à bien piéter, et M. Dalou
s'est tiré de cette difficulté, à son honneur. Quant à M. de
Dreux-Brézé, il est exquis, oui, exquis; d'une pureté de race,
d'une élégance de maintien, d'un dédain et d'un calme admirables:
M. Dalou s'en est-il rendu compte? Ce marquis écrase l'Assemblée.
Il est couvert; ils sont nu-tête; il a canne, ils ont les mains
vides et grosses et boudinées et rouges, je parie; il est calme
enfin, ils sont soulevés. Je ne connais pas, hors des Van Dyck de
Windsor et de Gênes, un gentilhomme plus gentilhomme, un marquis
plus marquis que ce marquis; le Dreux-Brézé de M. Dalou est un
chef-d'œuvre de désinvolture et aussi un hommage au faubourg
Saint-Germain; et quoiqu'il ait eu sa grande médaille civique, il
mérite plutôt le cordon de Saint-Louis, et je l'attribue, en idée,
à sa poitrine démocratique.

Si M. le marquis de Dreux-Brézé n'écrasait pas l'Assemblée
entière, on verrait, et un critique doit le voir, qu'il y a là
deux mérites à signaler, d'abord l'observation très exacte des
lois perspectives; ensuite un grand soin de la ressemblance
historique dans les têtes, toutes bien étudiées et sur lesquelles
on met facilement les noms. Mais on ne voit dans ce bas-relief
qu'un adorable marquis, et dans ce marquis on trouve l'inspiration
de ces vers de Musset:

  Reine, reine des cieux, ô mère des amours,
  Noble, pâle beauté, douce aristocratie,
  Fille de la richesse!... O toi, toi qu'on oublie

         *       *       *       *       *

  As-tu quitté la terre et regagné le Ciel?
  Nous te retrouverons, perle de Cléopâtre!

Et nous la retrouvons, en effet, splendide et victorieuse par la
grâce, jusque dans ce bas-relief républicain!

Voici toute une cohue de statues: _Flandrin_, _Ingres_, _Bailly_,
etc.

Le _Hoche_, de Clésinger, comme son _Marceau_ qui est à
l'extérieur du Palais, devant la porte de sortie, sont deux
œuvres, fières, vivantes, et romantiques, ce qui sous ma plume
est l'adjectif le plus glorieux. _La Mort de Britannicus_ de M.
Paul Chopin n'est qu'une étude, mais bonne. Quant à l'absence de
mouvement que Mlle Delattre a baptisé _Sophocle_, ce n'est
qu'un jeune drapé et assis. M. Kossowski a représenté Bernard
Palissy mettant une bûche dans un four; le geste par lequel il se
garde de la réverbération est d'un grand naturel et c'est là la
pièce la plus sincère du Salon, comme rendu.--Le _Vercingétorix
devant César_, de M. Peyrolle, n'est qu'un brenn, non le Brenn
des Brenn. Assez fièrement piétée, la _Jacqueline Robins_ de M.
Lormier est surtout d'intérêt local pour Saint-Omer. La _Bianca
Capello_ de M. Ferville Suan n'est pas admissible, quand on
connaît celle de Marcello; M. Caravaniez a fait un pastiche moyen
âge avec son _Anne de Bretagne_; pour finir, un contemporain
glorieux, le _Général Chanzy_, couché et enveloppé dans le
drapeau.


VI

LA SCULPTURE CIVIQUE

Ici, l'on s'appelle citoyen; la chlamyde est une carmagnole, et
le moindre bonnet phrygien: sans ambages, il s'agit bien plus
de politique gouvernementale que d'esthétique. Aussi les Revues
devraient laisser cette partie de la sculpture aux journaux
politiques, si la critique n'était pas tenue de suivre l'art
jusqu'en ses aberrations et le jury jusque dans ses démences.
Qu'on ait médaillé la _Séance du 23 Juin_, soit; mais englober
dans cette récompense un ouvrage qui viole les lois essentielles
de la plastique, voilà qui ne peut se supporter; et puisque le
jury est _si jury_ que cela, il faut lui faire honte; car c'en est
une que la jaculation des gens du métier devant ce haut-relief.

_La République!_ le titre promet la virago de Rude, ou la
_Matrona potens_ de Barbier; et quoique cette promesse ne soit
pas de celles irréalisables, M. Dalou n'en tient pas l'ombre. La
République est absente de cet ouvrage qu'elle dénomme. En son lieu
et place s'embrassent deux académies; le vrai titre serait donc
le _Baiser de paix_; mais foin d'une réminiscence catholique! M.
Dalou, mameluck de M. Renan, écho de Pierre Dupont, s'est inspiré
de la mirlitonnade suivante:

  La République régnera
  Sur tous les peuples; et la terre
  Dans la paix se reposera
  De cinq ou six mille ans de guerre!

M. Dalou est un sculpteur abstrait; il représente la République
par sa prétendue conséquence sociale et le troisième mot de sa
devise: _Fraternité_.

M. Dalou est-il élève des Jésuites? il est du moins élève des
sculpteurs jésuites, et ce haut-relief n'est qu'un retable
d'église jésuite du XVIIIe siècle, à Rome. Je défie qu'on le nie!
Or, les retables jésuitiques du siècle dernier sont des tableaux
au ciseau; ce qui est la pire aberration de la sculpture, et la
décadence au-dessous de quoi il n'y a rien. M. Dalou a-t-il voulu
copier Rubens? Il n'y a pas une attitude, un membre, un pouce de
modelé qui ne soit pris à la galerie de Marie de Médicis. Donc, ce
haut-relief est un _tableau jésuité_ XVIIIe siècle, et aussi un
pastiche des Rubens, ce qui rogne un peu la médaille d'honneur?
mais voyons la composition.

De la Place Navone, M. Dalou calomnie les retables de ses
prédécesseurs qui ont toujours une figure principale, un centre
qui est à la fois celui de l'intention et du mouvement plastique;
c'était bon dans l'ancienne sculpture et M. Dalou a changé tout
cela. La _République_ ne se tient pas, elle est faite de quatre
pièces ou morceaux. Premier morceau, les deux académies qui
s'embrassent; second morceau, buste de garibaldien, avec bras en
l'air, tête et chapeau Bolivar vu de profil; troisième morceau,
filles phrygiennes volantes; quatrième morceau, petit génie. Entre
ces quatre morceaux, il y a trois trous, bouchés de la façon
suivante: premier trou, entre les filles volantes et le buste de
garibaldien, relié par un _paquet_ de drapeaux; deuxième trou,
entre les filles volantes et les académies, génie avec des fleurs,
pour créer une pondération factice au côté gauche; troisième
trou, sous les pieds des deux académies, tous les accessoires
d'un drame militaire au Cirque impérial. Ces quatre morceaux
et ces trois trous, je ne les invente pas, la vérification est
simple à faire; et il en sortira pour tout esprit non obscurci
par le civisme, que la composition n'est que confusion, car la
scène n'est pas double, comme dans la _Transfiguration_, elle est
triple; le braillement de droite, l'embrassement du milieu, et la
chorégraphie d'en haut. Et dans un haut-relief qui représente la
République, des anges sont une inconséquence, et M. Dalou en a
mis. Il est vrai qu'ils viennent de l'Eden-Théâtre, ces anges-là;
et il est absolument surnaturel que les filles en bonnets
phrygiens de M. Dalou fassent un plein air, à l'instar des anges
que Delacroix lance sur Héliodore. _Je t'en ai dit assez pour te
tirer d'erreur_, public! et je ne m'acharnerai pas. Seulement, je
proteste, au nom de la sculpture jésuitique, que le XVIIIe siècle
n'a pas eu de retable pareil, et qu'aucun élève de l'Algarde
ou de l'Ammanato n'a atteint ce degré d'erreur. Il n'y a point
d'inconvénient à ce qu'un peintre peigne au ciseau: la Sixtine
est là pour le démontrer. Mais il est désastreux qu'un sculpteur
sculpte au pinceau, et le _haut-relief-tableau_ est un _crime_ de
_lèse-sculpture_! M. Dalou a fait pis que de pasticher Corrège
comme le Bernin, il a imité Rubens, le maître le plus opposé aux
lois plastiques.

Je n'ai pas à examiner l'habileté d'exécution; je ne la nie pas,
du reste, elle est éclatante; mais toi, vieux Buonarotti, Moïse de
la sculpture, tu savais que le _tableau sculpté_ est la mort de la
statuaire et tu aurais jeté ton ciseau devant ce plâtre hérétique
aux Normes.

Je ne cite que par pure malveillance, afin que la maladie civique,
déjà si répandue, ne fasse pas de nouvelles victimes.

Dans un vaudeville imbécile, _Bébé_, un professeur de droit trouve
ingénieux de faire chanter les articles du Code à ses élèves, sur
des airs connus. Actuellement, il y a un groupe d'artistes (?)
qui illustrent les articles du Code: _la Loi enseignée par les
yeux_ ou la sculpture _légale_. Voici l'_Instruction obligatoire_;
une jeune fille dévêtue, nu-jambes, la chemisette plaquant aux
seins, représente la Loi; et comme elle a l'air d'être facile à
violer cette jeune fille, M. Lesueur ne produit pas l'effet qu'il
cherche. Elle entraîne un mioche, pieds nus, cartable au dos et
qui se frotte l'œil du coude. Si l'on forçait les sculpteurs au
grand art obligatoire, je crois que M. Lesueur pleurerait plus
fort que son mioche. M. Frette intitule _Éducation militaire_ la
statuette d'un collégien du bataillon scolaire appuyé sur son
fusil; il est crâne, il est gentil; mais ce n'est pas Chérubin.
Les ouvriers de Bar-le-Duc doivent avoir bonne paye, car c'est
de leurs deniers qu'ils élèvent par les mains de M. Croisy une
statue à M. Bradfer, beau nom, beau torse entouré de l'écharpe
municipale, mais aux habitants de Bar-le-Duc à dire le reste.
_Le représentant Baudin tué sur la barricade_, signé Printemps.
M. Printemps devrait savoir que la ronde bosse n'admet que les
mouvements accomplis et statiquement vraisemblables. Le personnage
fatigue l'œil, il tombe et cependant il ne tombe pas, debout et
le torse en arrière. Cela est physiquement inadmissible. Le petit
_Barra_ est le Benjamin des artistes citoyens, voici son buste; à
la peinture, il y a sa mort. M. Turquet doit avoir la conscience
forte pour porter toutes les toiles et tous les plâtres qu'il a
fait commettre.

_Le porte-drapeau du bataillon scolaire_, pour pendule bien
pensante et dans le mouvement, par Mme Cailleux. D'une autre
dame, Mme Thomas, d'une belle allure, un _Cuirassier en
vedette_. Troisième _Bataillon scolaire_, de M. Ledru; le gamin
étudie sa leçon en tenant son fusil. Monsieur Ledru, une question:
Sculptez-vous l'arme au bras? Non, eh bien! donnez les étrivières
à monsieur votre fils s'il s'avise de manquer de respect à Homère,
au point de le lire en faisant l'exercice. L'_Alsace et la
Lorraine_, de M. Champigneulle, vaut mieux que le tableau romance
de M. Jean Benner. Sans numéro, partant sans nom d'auteur, une
tête colossale de _Danton_ qui montre bien que le héros de la
Terreur relève non de l'histoire, mais de la pathologie aliéniste.
Voici Marat, cette brute hideuse, ce Minotaure dérisoire,
accroupi, crasseux, puant, ignoble. Et voilà que la politique,
pour un peu, viendrait ici encanailler l'esthétique, comme elle
encanaille le Salon. M. Gourgouilhon a envoyé un plâtre dont il
faut conserver la mention à l'histoire des ridicules de ce temps:
un poupon a quitté le sein de sa nourrice pour saisir un sabre
de bois; c'est intitulé: _Qui vive!_ et la Bourgeoisie mettra
cela sur ses cheminées. Tout ce patriotisme ridicule aurait mieux
sa place ailleurs qu'au Salon; le patriotisme d'un sculpteur,
c'est de faire de la haute sculpture, et toute cette série est du
dernier détestable: gâchage de plâtre, gâtisme d'esprit, _Turquet
duce_.


VII

LA CONTEMPORANÉITÉ

Elle est possible! Le «Chahut» de Carpeaux, les têtes de
_Désespérés_ de M. Carriès le prouvent. La _Dame au pantin_, le
_Bout du Sillon_, de Félicien Rops, pourraient être hardiment
transportés en ronde bosse, et Pradier qu'on vilipende,
ces temps-ci, avait trouvé, dans sa _Poésie légère_, du nu
contemporain. Malgré le mot qu'on attribue tantôt à l'austère
Sigalon, tantôt au bouillant Préaux, il vaut mieux aller à
Bréda qu'à Athènes, parce que, à Bréda, il y a du neuf quoique
inférieur; tandis que, à Athènes, il y a le Minotaure-Poncif qui
dévore les originalités. Charles Blanc a répété, toute sa vie
durant: «En dépit de tout, la sculpture est un art païen.» Il
oubliait Michel-Ange; il ignorait les primitifs de la sculpture
française, comme il ignora longtemps les primitifs de la peinture
italienne. Exigences respectives observées, la sculpture
n'est-elle pas susceptible d'un Delacroix, d'un Gustave Moreau,
d'un Rops? et si la contemporanéité est trop étroite pour la
plastique, la modernité renferme les éléments d'innombrables
chefs-d'œuvre. Est-ce qu'Hamlet ne serait pas le sujet d'une
statue, comme Œdipe, et le débardeur de Gavarni n'est-il pas
plus intéressant que les éternels chèvre-pieds? Mais, l'œil des
sculpteurs est hypnotisé sur l'antique, et les lamentations
oiseuses.

La _Douleur maternelle_, de M. Lanson, manque d'intensité.
Affaissée dans un fauteuil, les bras pendants, une mère contemple
avec l'œil fixe du désespoir, le cadavre de son nouveau-né étendu
sur ses genoux. De près l'expression y est, mais elle devient
douteuse de loin, et au lieu de la douleur, la face n'exprime
plus que la fatigue, elle semble sommeiller. Ce n'est pas là
_Niobé_, dont le mouvement est si expressif, qu'on ne s'aperçoit
que difficilement de la calme sérénité du visage. Malgré la
restriction que je fais sur l'insuffisance expressive de cette
terre cuite, c'est peut-être la meilleure contemporanéité du
Salon, et l'effort est louable d'avoir fait un pas dans le temps,
au lieu du reculon éternel des sculpteurs. M. Henri Cros est
peut-être l'artiste le plus lettré de ce temps; il a retrouvé la
peinture à la cire et au feu des anciens, et ressaisi le premier
le cautère d'Apelles. Sa connaissance du procédé antique, qui
s'affirmera en un livre magistral et prochain, se montre dans
un de ses envois qui est en pâte de verre; procédé perdu qu'il
a retrouvé. «M. Henri Cros, a dit Charles Blanc, s'est fait une
spécialité des bas-reliefs en cire coloriée, et cultive avec
grâce, avec délicatesse, ce petit domaine, province rétrocédée à
la sculpture, comme dirait le traité de Berlin.» Le bas-relief que
M. Henri Cros a envoyé cette année, représentant _la Peinture_,
une femme en buste qui tient une palette, est charmant; son buste
de terre cuite coloriée, une tête d'_Écossaise_ drapée d'un plaid
bigarré, est à la sculpture ce que le portrait de femme de M.
Desboutin est au Salon de peinture. La _Jeune Contemporaine_,
de M. Chatrousse, n'a pas une robe de coupe franche, et le vase
qu'elle tient, elle le porte d'une cheminée à une autre, dans
le logis cossu et prétentieux de M. Perrichon dont elle est la
fille.--C'est à Victor Hugo que nous devons ce macaque qui unit
à la crapulerie, le crime; car à tous les vices de son corps, le
_Gavroche_ ajoute le fusil de l'émeutier. Quelle singulière lubie
a eue M. Moreau-Vauthier de modeler ce jeune gorille parisien!
La _Cosette_ tenant sa poupée, de M. Bottée, est gentille au
moins. Lorsqu'on a trop de plaisir à voir une chose et qu'on
est aussi bon catholique que je le suis, il est très bon de
s'en aller aussitôt en voir une laide, pour ne pas tomber dans
l'épicuréisme absolu.... Là je me suis dit: mortifie-toi, mon
bonhomme. Et j'ai fait comme M. d'Aurevilly, je me suis mortifié
en regardant l'affreuse petite personne en bronze et assise de
M. Hippolyte Moreau. _Après le bain_, vous vous attendez à une
baigneuse, point; M. Lindberg a modelé un gamin scrofuleux qui se
frotte le dos avec une serviette. Le bas-relief de M. Charpentier,
l'_Allaitement_, n'a pas d'accent significatif. Une seule chose
gracieuse, la _Petite liseuse_, de M. Rech.

La cause de la contemporanéité n'est peut-être pas près d'être
gagnée, et ce sera un grand tant pis! pour notre temps qui passera
sans laisser de traces plastiques.


VIII

LA FEMME--HABILLÉE--DÉCOLLETÉE--NUE

Joseph de Maistre prétend qu'une religieuse en costume de chœur
est susceptible d'égaler esthétiquement n'importe quelle nudité;
et cela n'est point un paradoxe. Qu'on prenne la femme dans ses
deux états les plus caractérisés, la sainte et la fille; nul ne
niera que la pudeur de l'une et l'impudeur de l'autre ne soient
_doublées_ par la robe; et la robe n'est pas incompatible même
avec les pires exigences plastiques, témoins la _Femme caressant
sa chimère_ et la _Sainte au manteau_ du Musée de sculpture
comparée. Or, l'imagination peut faire le même travail de
_cristallisation_, dirait Stendhal, devant la robe sculptée, que
devant la robe réelle et habitée. Si les sculpteurs n'habillent
pas la femme, c'est qu'ils manquent de subtilité. Étrange effet de
la routine académique, dès que les artistes actuels ne font plus
la grimace antique ou la grimace Renaissance, ils tombent dans la
gravure de mode. Le mi-corps de M. Étienne Corot ressemble à un
patron du _Journal des demoiselles_, ce n'est plus un torse, mais
un corset.

Décolletés, la plupart des bustes de femme le sont, sans plaisir
pour le spectateur, aux quelques exceptions près que je vais
dire. La _Princesse William Bonaparte_, par M. Soldi, mériterait
des madrigaux. Pourquoi Mme Clovis Hugues n'a-t-elle pas son
costume provençal, le fichu arlésien, c'est le buste tout fait. La
_Mauresque_ et la _Juive_, de M. Guillemin, ont le tort d'être des
pendants, et le pendant a été inventé par le Bourgeois. _Mlle
Feyghine_, en Kalékaïri, commandé par M. le duc de Morny; les
plus jolies épaules tombantes portent le cou de la demoiselle
de M. Puech; M. Wallet, _Gersomine_ a un buste de toute jeune
fille, aux formes encore informes d'une acidité de fruit vert. Je
donnerais la pomme du buste à celui singulièrement éphébique de
Mme Berthon, si la _Pierrette_ de M. Maurice de Gheest n'était
pas si jolie dans sa modernité exquise, délicieusement raffinée,
si les jurys n'étaient pas voués au civisme. M. Hercule n'est
pas l'Alcide de la sculpture, mais sa _Jeune fille au bracelet_
appartient au nu franchement moderne; tout est cambré, les reins
et les seins, et aux genoux les jarretières ont laissé leur trace;
sur la nuque, les deux courtes nattes achèvent de préciser le
déshabillé de ce nu qui, surtout de profil, est agréable à voir;
au point de vue moral, il y a là du stupre.

La _Jeunesse_, de M. Carlès, est adorable du haut; la tête est
jolie, le tiré des cheveux pudiquement exquis, les bras minces
sans maigreur, la gorge très fine et haute, les plans du torse
harmoniques; mais au nombril le poncif commence et coule jusqu'aux
pieds. La pudiquement impudique _Captive_, de M. Ferville Suan,
dont le geste effarouché est si peu farouche, me rappelle cette
_Fellah_ de Landelle, juste assez dépoitraillée pour agacer sans
indécence et qui eut tant de succès.

M. Hiolle a le poncif opulent. Son _Ève_ callipyge a des secondes
joues excessives; c'est lourd et rond, et, quoique ferme, la chair
est épatée en largeur au point d'étonner. Dans la _Charmeuse_, de
M. Lami, les plis du bassin, le modelé du dos dans la _Source_, de
M. Rambaud, sont bien traités et fort intéressants. La prétendue
_Messaline_, de M. Brunet, malgré le réseau d'or de sa gorge,
n'est qu'un Clésinger manqué; dans cette donnée de _nundum
Satiata_, je signale la quatrième planche des _Sataniques_, de
Rops, comme la figuration corybantesque la plus intense. La
_Tentation_, de M. Lambert, en donnerait; une jeune fille se
hausse pour cueillir un fruit, c'est une étude sans poncivité.
M. Prouha a trouvé une idée plastique délicieuse: le _Passage de
Vénus_. Sur l'orbe du soleil, en profil courbe, est jeté un corps
élégant et souple; et la ligne des seins au ventre est peut-être
la plus suavement décorative de tout le Salon; il faut louer aussi
le mouvement de la figure qui est aérien et digne de ce maître des
formes féminines. _In somnis imperat caro_, telle est l'épigraphe
du _Rêve_; c'est le réveil, elle s'étire, tout énervée; mais la
promesse de l'épigraphe est loin d'être tenue. On pouvait tirer
plus de parti de ce mouvement, en tendant le buste et en faisant
remonter les lignes du bassin, ce qui est toujours suave à l'œil.
La _Canotière_ assise que M. le comte de Follin intitule _Plaisir
d'Été_, est gentille dans sa crânerie; c'est là une intéressante
contemporanéité, mais ce n'est pas encore l'Anadyomène moderne,
qui n'est pas près d'apparaître, non par faute d'écume.

J'ai disposé en diverses catégories le nu féminin, qui est la
partie la plus nombreuse comme la meilleure du Salon, mais
le mérite est diminué par le caractère physiologique de la
préoccupation sexuelle qui obsède physiquement les artistes comme
le public.


IX

LA SCULPTURE PITTORESQUE

Un mouvement du corps qui n'en exprime point de l'âme, ou du moins
point d'élevé, le _Danseur Napolitain_ de Duret par exemple, et
le _Vainqueur au combat de coqs_ de Falguière, tous les faunes
saltants de Pompéi appartiennent à ce genre inférieur au style, le
pittoresque. Il n'y est besoin d'aucune pensée et la Bourgeoisie
comprend tout de suite.

Il y a de la force dans le bronze de M. Desca: le _Chasseur
d'aigle_, qui a terrassé l'oiseau royal et lui jette une lourde
pierre. M. Fremiet a mis bien en selle son _Porte-falot_ du XVe
siècle, c'est élégant, et cependant cela ressemble à un grand
joujou. Le _Jeune Gaulois_ de M. Delhomme est inviril, et son
chignon mal tordu. La grosse pièce de M. Tony Noël, amplification
plastique, _uno avulso non deficit alter_; un guerrier tombé,
l'autre combat toujours, du Louis Carrache grossi et enflé. Le
_Vainqueur_, de M. Sanson, un type fellah, sans accentuation. Le
bronze à cire perdue de M. de Vasselot, _Ung Ymaygier du Roy_,
a l'accent Renaissance très heureusement prononcé. Le _Routier
à cheval_, de M. Tourgueneff, n'est pas le _Colleone_, mais de
sa suite. Pour qui a vu Venise et l'œuvre du Verrochio, l'éloge
suffit. M. Hugolin, dans le _Repos sur la charrue_, a donné une
fierté de pose toute guerrière à son Bouvier, qui, casqué, serait
un homme d'armes. Que dire du gamin napolitain de M. Catti qui
clopine en se tenant un pied; du _Porteur de palanquin japonais_,
de M. Fouques, et du _Bateleur_ comptant sa recette, de M.
Aldebert. Quant à M. Fossé, son _Bûcheron_ est une erreur, le
rustique est inadmissible en ronde bosse et Millet, sculpteur,
ne s'accepterait pas. Le _Charmeur de serpents_, de M. Fremiet,
est une fort jolie statuette, préférable à son _Porte-falot_. Le
jeune gamin de M. Vibert, qui joue avec de jeunes chats, intéresse
comme nu moderne. Le _Pitre au chien_, de M. de Chamellier, a
le mouvement juste et tournant. Ceci est l'inférieur; voici le
détestable.


X

LA SCULPTURE BOURGEOISE

La sculpture de genre est absurde, et deux fois absurde
l'éclectique jury qui la reçoit. Est-il décent d'exhiber les deux
grimaces de M. Yeldo, la _Chanson des vieux Époux_ et les _Deux
Bossus_? Ils sont trois qui ont pris le même motif plastique
à Florian; d'ordinaire, il y a à chaque Salon un _Aveugle et
Paralytique_; cette année, il y a progression, l'État a acquis
celui de M. Turcan, et tant pis, pour l'État. M. Ernest Michel
a gâché du talent, et beaucoup, à cette oiseuse illustration
d'une fable médiocre. Quant à M. Carlier, c'est un habile homme,
et s'il n'a pas l'imagination d'un groupe neuf, il a celle d'un
titre à l'ordre du jour: _Fraternité_. En somme, il n'y a là
que deux académies, l'une sur l'autre, très soignées et finies
d'exécution. C'est une pièce de palmarès au concours général
et qui, comme on devait s'y attendre, a obtenu une première
médaille, moitié civique et moitié de rhétorique: bon humaniste
et bon citoyen, M. Carlier est un sculpteur, un artiste, non. La
_Vieille histoire_, de M. Guglielmo, une femme du peuple à qui
sa fille tient un écheveau; quelle invention! et que cela ferait
bel effet au Pie-Clémentin. M. Ardisson a embourgeoisé le _Petit
Samuel_, de Reynolds. La _Sieste_, de M. Johmann, est nauséeuse;
un moutard endormi dans un fauteuil et dont la bouillie se répand.
Pouah! M. Manbach fait jouer à trois moutards l'_Huître et les
Plaideurs_.--_Ay! Ay!_ C'est M. Benlliure qui fait pousser ce cri
à un gamin dont un caniche happe le pantalon; le _Balcon andalou_,
de M. Susillo, plairait aux amateurs de M. Worms, et le _Baiser
maternel_, de M. Laporte, à ceux de MM. Laugée. Aux vitrines des
marchands, cela se voit; mais au Salon, on devrait être à l'abri
de semblables sculptures commerciales!


LES BUSTES

«Lord Byron qui était le plus grand poète et le visage le
plus beau de toute l'Angleterre, répugnait au buste, a dit M.
d'Aurevilly.... Nous n'avons plus de ces timidités fières, de
ces nobles craintes d'être au-dessous de l'idéal.» L'idéal! ils
s'en soucient bien! sculpteurs et bourgeois! Il n'est pas un
matelassier ou un avocat qui ne puisse avoir son buste, signé du
nom qu'il voudra. En Grèce, il en était autrement, et Alexandre
«se déguisait en Dieu,» comme dit Ch. Blanc, pour figurer pour
les statères. A Rome appartient le déshonneur d'avoir prostitué
le marbre au buste du premier consul venu. Les sculpteurs
d'aujourd'hui n'ont pas plus le sens esthétique que les avocats
le sens moral; et tout client leur est bon. Mais si le jury est
gâteux et admet le buste de M. Prudhomme, il n'aura pas de mention
ici. Je tirerai seulement de ce dépotoir de la bourgeoisie, les
iconiques qualifiés: M. Edgard La Selve, œuvre remarquable, de M.
Bastet; l'empereur _Alexandre II_, mort et vivant, d'une vérité
qui fait honneur au prince Romuald Giedroyc, mais qui fait honte
à la race Slave d'avoir des empereurs si laids. Voici M. de
Sainte-Beuve, surnommé Sainte-Bévue, et qui a une tête de chanoine
réjoui. M. Labiche n'existe pas, quoiqu'il soit de l'Académie, car
il est de la bourgeoisie, et Mlle Thomas n'ira pas plus à la
postérité que son modèle, alors même qu'elle se coifferait d'un
chapeau de paille d'Italie. Et dire qu'il y a des gens assez de
leur bourgeoisie, pour parler de M. d'Aurevilly pour l'Académie,
quand M. Labiche en est! Je copie un alinéa de son Salon unique
dans tous les sens du mot qui montre que rien n'a changé depuis
1872 à 1882. «Tel le compte des bustes-portraits pris dans les
hommes célèbres du temps qui viennent trouver le regard au
Salon... Ceux qui ne le trouvent point, leur insignifiance mérite
le silence. Après eux viennent les anonymes qui ne mettent pas
leur nom au livret mais leur nez dans la salle, et le passent au
_speculum_ du public.... Assurément ces anonymes font très bien de
n'avoir pas de nom. Figaro, en arrangeant son tribunal, disait:
«Et la canaille derrière.» Laissons donc la canaille des bustes
derrière nous.»

Dédaigner la canaille, c'est tout ce qu'on lui doit; mais la
bâtonner serait mieux et j'aurais le plus esthétique des plaisirs
à voir tous ces bustes difformes, réduits en morceaux informes,
et je bafoue de l'épithète d'industriels, tous les modeleurs de
bustes qui déshonorent la sculpture et salissent le Salon de
véritables ordures plastiques!


SALUT AUX ABSENTS!

A celui qui fait entendre ses voix à _Jeanne d'Arc_, qui élargit
jusqu'aux étoiles le geste auguste du _Semeur_, et sur le tombeau
de Jean Reynaud a exprimé admirablement l'_envolée_ de l'âme vers
Dieu; à Chapu, le premier sculpteur de ce temps, Salut!

A celui dont le _Courage militaire_ rappelle le _Piensiero_; qui
exalte le geste du précurseur encore enfant et criant dans le
désert; qui a trouvé l'allure de Mantegna dans sa _Méditation_, et
pris un _Chanteur_ à Lucca Della Robbia: à Paul Dubois, Salut!

A celui qui a retrouvé dans son David le ciseau de Donatello,
hardi sculpteur qui a crié dans la défaite, ce mot superbement
vrai, quand il s'agit de la fille aînée de l'Église: _Gloria
Victis!_ A Mercié, Salut!

A celui qui dompte les fauves; et du désert les jette dans l'art,
mugissants et formidables, au Barye II, qui n'a envoyé qu'un coq,
mais fier comme un brenn; à Caïn, Salut!


CONCLUSION

La Sculpture est la fille aînée de l'Architecture; selon la
hiérarchie et l'histoire, la peinture n'est que la cadette,
toute l'antiquité durant: même dans les temps modernes si elle
est venue à tout primer, ce n'est qu'en sortant des mains des
sculpteurs. Le ciseau de Nicolas Pisano creuse le premier sillon
de l'art italien; et l'école Florentine doit beaucoup aux peintres
orfèvres. En France, jusqu'au XVe siècle, nos peintres sont
ymaigiers et verriers, et la statue fut, après la cathédrale,
notre gloire. La Renaissance seule donne le pas sur la statue, et
le tableau l'a gardé, si ce n'est en droit, du moins en fait.

La critique a mis en circulation une fausseté manifeste, la
suprématie de la sculpture contemporaine sur la peinture. Il
est de notoriété que le niveau intellectuel de la majorité des
sculpteurs est bien au-dessous de celui des peintres, et tel
auteur d'une bonne ronde-bosse n'a qu'une âme de maçon et un
esprit de rustre. L'originalité plastique, plus difficile, je
l'accorde, est aussi d'une rareté bien singulière. Où sont donc
les sculpteurs originaux? Sont-ce MM. Dubois, Falguière, Mercié,
Chapu, Delaplanche, qui copient bel et bien les Italiens du XVe
siècle, et si évidemment que chacune de leurs œuvres rappelle une
œuvre florentine? Comme art, la priorité de la sculpture n'est
pas niable; comme artistes contemporains, je n'admets aucune
supériorité de MM. Chapu, Dubois, Falguière, Mercié, Delaplanche,
sur MM. Puvis de Chavannes, Gustave Moreau, Baudry, Hébert,
Rops, Jules Breton. Quant au niveau de l'école, je livre ces dix
points suivants à la méditation des compétents: 1º Statue vient
de _stare_, et un quart des statues sont hors de leur aplomb;
2º la chorégraphie et la pièce montée, dont l'_Immortalité_, de
M. Hector Lemaire, est le type odieux; 3º les reliefs-tableaux,
tableaux; 4º l'abus idiot de l'accessoire et le compliqué du
piédestal; 5º la fréquente inconvenance de la matière: ce qui est
très mouvementé en marbre, et ce qui est calme en bronze; 6º la
sculpture de genre qui est une profanation et un abrutissement; 7º
l'encanaillement du plâtre dans les bustes; 8º la suppression des
plans intermédiaires dans le modèle féminin; 9º l'emploi général
du praticien pour le marbre; 10º le manque d'individualité des
formes qui est obligatoire, hors du type.

Ces considérants incomplets, et que je n'ai pas la place de plus
amplement formuler, suffisent, ce semble, à réduire au paradoxe
l'assertion trop répétée de la préséance du ciseau. Cette opinion
singulière vient de la précision inéluctable du procédé plastique,
où les sophistications et les fautes grossières sont impossibles;
et, considéré au point de vue élogieux, dire que la plupart des
sculpteurs savent _le métier de leur art_, ne les monte pas bien
haut. On a rejeté le canon païen, ce qui est un progrès; quand
ces messieurs voudront bien sortir de Florence et du XVe siècle
pour revenir en France et au XIXe siècle, le progrès sera énorme.
Mais le voudront-ils? Carpeaux, un vrai maître, peut ne pas
leur sembler digne d'être suivi. Eh bien! qu'ils reprennent la
sculpture française du XIIIe siècle, qu'ils continuent notre art
autochtone, catholique, et qu'ils tâchent, je les en supplie, de
sauver dans leurs œuvres de demain quelque chose de la plastique
moderne. Elle existe; il n'y a qu'à ouvrir les yeux, pour ceux qui
les ont capables de voir; et de rendre les corps mêmes dont Balzac
et Barbey d'Aurevilly nous ont sculpté les âmes.



ARCHITECTURE


L'Architecture est le plus élevé et le générateur de tous les arts
du dessin; et s'il vient ici en troisième ligne, c'est que les
architectes d'aujourd'hui ne sont guère que des constructeurs, des
ingénieurs, des entrepreneurs de bâtisse. On ne sait plus faire
une église; on ne fait plus de palais, et, civile ou militaire,
l'architecture actuelle est une honte.

Depuis la Révolution, on n'a fait que des pastiches, c'est-à-dire
néant. Toutes les bâtisses de ce siècle violent les deux lois
hors desquelles il n'y a plus que de la construction incohérente:
1º Tout profil architectonique correspond à une idée et ne peut
être employé que pour un monument adéquat à cette idée, sous
peine d'absurde; exemples: l'architrave et la prédominance des
horizontales dans une église catholique, Notre-Dame-de-Lorette,
Saint-Augustin, la Madeleine. 2º Il faut qu'il y ait unité
harmonique entre tous les profils d'un monument; exemple:
l'incohérence du Casino de Monte-Carlo. Pourquoi les arcades
Rivoli sont-elles «bêtes» et celles des Procuraties, à Venise, et
des rues de Bologne, poétiques? A MM. les architectes de répondre,
s'ils le peuvent. Je constate le fait et je crois que le monument
étant d'esprit collectif ne peut plus naître dans une civilisation
où la bourgeoisie domine et où l'individualisme a pris toutes les
coudées possibles. Un archéologue anglais a qualifié d'«égoïste»
l'architecture contemporaine et l'épithète lui restera. Je
sais que l'architecture n'est pas seulement un art, c'est une
science; mais cette monographie est intitulée: _L'esthétique au
Salon_ et je n'ai à m'occuper que de l'art; aussi serai-je sur
l'architecture d'une brièveté choquante, aux yeux de plusieurs;
car il n'y a point d'art ici, ni d'artistes, mais des ingénieurs.

Depuis un siècle, il n'a pas même été question d'un style
nouveau; nul ne songe à cet irréalisable, et le pastiche
composite est la règle sans exception. Je comprends que pour les
églises, les hôtels de ville, on emploie encore l'architectonique
archaïque, puisque ces monuments ont relativement la même
destination que jadis; mais _novus ædium et rerum nascitur
ordo_. Un nouvel ordre de choses nécessite de nouvelles formes
architectoniques, ce semble. Les gares de chemin de fer devraient
être construites avec quelque originalité. Point. Jusqu'aux
théâtres, tout est copie composite; et que les Parisiens seraient
moins fiers de leur salle du Grand-Opéra, s'ils connaissaient
celle du théâtre Farnèse, à Parme!

J'ai consciencieusement considéré tous les châssis et je n'ai
vu que des bâtisses qui sont de _bonnes_ constructions, mais
nullement _belles_ et partant interdites à ma critique. Des
_mairies_, des _casernes_, des _lycées_, des _cercles_, des
_abattoirs_, des _écoles laïques_, ce sont des _utilités_ et ce
mot les juge.

Il y a bien une série de projets pour la reconstruction de la
Sorbonne, mais la critique en serait plus grande qu'intéressante.
Le théâtre de la Comédie-Parisienne, avec sa façade plate et
la bigarrure de ses briques émaillées, ne peut pas passer pour
un monument. M. Hans Mackart, le plus déplorable des peintres,
après M. Bouguereau, est un architecte extravagant au delà du
vraisemblable. Son _Palais_ n'est qu'un décor de féerie pour
l'Eden-Théâtre, mais même comme toile de fond cela ne serait que
baroque, tellement le mauvais goût en est prétentieux; Mlle
Prudhomme, qui a lavé beaucoup d'aquarelles et qui rêve d'épouser
un prince, doit rêver de ce palais si bourgeois dans sa pompe
sotte. En revanche, la _Façade de l'Exposition d'Amsterdam_ fait
le plus grand honneur à M. Motte. Cette décoration hindoue,
modifiée suivant le climat hollandais, est le meilleur châssis du
Salon, de beaucoup.

Après les ingénieurs, les décorateurs qui ne sont pas des
ingénieux. Les _Mâts de la place de la République_ ne porteront
pas bien haut la gloire de M. Mayeux et ce n'est point la peine
d'exposer cela.

Nombre de décorations exécutées à Paris, entre autres un Salon
Louis XVI, chez M. de Rothschild. Le reste de l'exposition
d'architecture n'est qu'une exposition d'aquarelles. Les _Vieilles
maisons de Laval_, de M. Diet, et deux cents autres, Clérisseau,
Hubert Robert et Panini.

Toutes les restaurations sont intéressantes, mais au point de
vue archéologique, et je le répète, je n'ai à m'enquérir ici
que de l'art vivant. Je mentionnerai toutefois, à cause de son
importance, le _Palais ducal d'Urbin_, de M. Masqueray, qui est
certainement le plus beau spécimen féodal du XVe siècle italien.

Restaurez, MM. les architectes, sauvez les monuments du passé pour
faire pardonner de n'en savoir plus faire.



CARTONS ET DESSINS


Oh! nous ne sommes pas ici à Hampton-Court et les deux seuls
cartons exposés sont loin d'être admirables. _La lutte pour la
vie_, de M. Villé, est d'un ingrisme plus qu'insuffisant, et
la composition est si obtuse qu'on n'en découvrirait jamais
le sujet: le livret consulté, on ne le découvre pas encore.
_L'Éducation de la Vierge_, de M. Drouillard, est loin des images
de piété de la Société de Dusseldorff; c'est mieux cependant
que les tableaux religieux ordinaires. M. Froment, bien connu
des lecteurs de l'_Artiste_, a ici le plus gracieux dessin, les
_Grâces enseignant_. La _Jeune fille_ rêveuse de Mlle Beaury
Saurel, excellent fusain. M. Élie Laurent, dans ses _Jeunes filles
regardant des gravures_, a trouvé des robes hésitantes entre le
moyen âge et nos jours, d'un grand charme. L'étude de tête de
femme empanachée, de Mlle Poitevin, a de la saveur, et M.
Desportes a une tête de jeune fille d'un accent tout printanier;
mais le meilleur portrait est celui de Maurice Rollinat, le poète
des _Névroses_ et bientôt de l'_Abîme humain_.

L'illustration de l'_Enfer_ qu'expose M. Hillemacher est une œuvre
importante; mais je ne conçois pas qu'une autre ligne que la ligne
florentine puisse paraphraser le Dante, cet Homère catholique
plus grand que l'autre.--Le trait caractérisé des Léonard, des
Michel-Ange est mort à tout jamais, et en comparant par la pensée
le moindre dessin du XVIe siècle, les études de Bandinelli que
l'_Artiste_ a publiées, par exemple, on sent que nous avons beau
nous faire illusion, nous sommes horriblement inférieurs au
moindre maître du XVe siècle. Toutefois les deux dessins de M.
Laurens, le _Tonsuré_ et _Mérowig en prière_, sont fort beaux, et
bien supérieurs à ses tableaux; cette illustration sera vraiment
hors ligne.



MINIATURES


Il y aurait un beau livre à faire sur cet art charmant qu'on ne
regarde guère qu'avec des yeux d'archéologue. «Les miniatures,
a dit M. Didron avec beaucoup de justesse, sont des vitraux sur
parchemin, opaques et qui réfléchissent la lumière au lieu de la
réfracter. Le procédé est le même pour l'enlumineur sur verre
ou sur le parchemin; le feu de la moufle ou le feu du soleil
séchera les hachures.» Lorsqu'on voudra faire l'histoire de
l'art moderne, c'est là qu'il faudra la commencer, car on a des
miniatures du Ve siècle, tandis que les verrières d'Angers, les
plus anciennes, sont du XIe siècle. On a estimé à dix mille le
nombre des manuscrits à miniatures de Paris et à un million les
compositions qu'ils renferment et dont la variété est infinie, car
il n'y a pas que des Heures et des Sacramentaires, mais aussi des
historiens et jusqu'à des bestiaires et des volucraires. La pensée
esthétique, jusqu'au XIVe siècle, est dans les manuscrits ainsi
que la paraphrase de la symbolique compliquée des verrières; et
ceci est à remarquer, toute miniature est unique. J'avoue que pour
qui a vu le _Bréviaire Grimani_, il est difficile de considérer
comme miniatures la _Lola_, type d'impure à la Gavarni, de Mme
Herbelin, la femme au boa de Mme Clarisse Bernamont, les deux
miss de Mme Mocquart, et la fillette au fichu de Mlle
Caroline Grensy.

Au siècle dernier on a fait de jolies miniatures, mais
intimes, pour être données d'amant à maîtresse. La miniature
est essentiellement une peinture sentimentale et privée, qui
n'intéresse que les amis du modèle quand il n'est ni très joli,
ni très historique, et c'est largement le cas des miniatures
du Salon. En outre le procédé de la miniature doit tendre à ne
pas laisser trace des soies du pinceau, ce que Mesdames les
miniaturistes violent outrageusement.



AQUARELLES


Ce sont les gens du monde et les miss anglaises qui ont un
peu déconsidéré l'aquarelle, en y touchant. Sans compter les
admirables aquarelles de Gustave Moreau que possède M. Hayem, il
ne faut pas oublier que les _Sataniques_, de Félicien Rops, ont
été primement faites à l'aquarelle, ce qui lave à jamais le genre
de sa réputation d'afféterie et de fadeur.

Il y a de très jolies teintes dans la _Gitana_ jouant de la
mandoline, de M. Philippe de Bourbon. Les cadres de M. Larson
intitulés: _Potiron_ et _Gelée blanche_, sont des impressions
d'une extrême justesse. M. King est Anglais, son envoi le dit
plus que son nom, par la pointe de mystère et de curiosité que
fait naître sa _Mariana_, une dame très à la mode, auprès d'une
ferme. L'_Effet de matin_ à Rome, de M. Christian Swidig, est
d'une tonalité terne bien étudiée. Toute charmante dans sa
crânerie, l'_Incroyable_, de M. Lafourcade. Beaucoup de femmes
non jolies, charmantes; celle en blanc, assise au bord de l'eau,
de M. Bruneau; une autre cueillant des fleurs, de M. Diaqué, et
une série de MM. Cortazzo, Halle, Daux, parmi lesquelles il faut
mettre hors de pair la dame très habillée de M. Béthune, et celle
au rideau bleu, de M. Gaston Gérard. L'énumération pourrait durer
et ce serait à tort pour ce petit art... d'amateurs.



PASTELS


Latour et la Rosalba seraient contents de M. Émile Lévy. La
peinture à l'huile n'a pas plus de fermeté que ses crayons de
pâte, et son portrait de demoiselle en rose est un chef-d'œuvre
dans le genre, tout simplement. L'_Aurore_, de M. Fantin-Latour,
est une figure bien délicieuse et qui rend ce peintre inexcusable
de s'obstiner à pourtraire des bourgeois.

La _Jeune Polonaise_, de M. Ch. Landelle, figure délicate et
suave; j'en dirai presque autant de la fillette de M. Breslau.
La _Grisette_, de M. Schlesinger, qui croise une veste sur ses
épaules nues, a de jolis yeux.

M. Desportes a eu l'idée singulière, en donnant presque les
proportions de nature à une dame qui sort d'une grille, par la
neige.--Les _Moines défricheurs_, de M. Maréchal de Metz, ont du
style. Un chef d'ordre explique à ses religieux que le travail de
la terre est digne de leurs mains; mais les autres pastels ne le
sont pas d'être mentionnés.



GRAVURE


L'eau-forte est la maîtresse gravure, parce qu'elle constitue un
art vibrant, passionné, où l'imagination peut se donner hardiment
carrière. Malheureusement, le maître sans égal du genre, celui qui
a fait dire les plus étonnantes, les plus singulières choses aux
morsures du cuivre, Félicien Rops, n'est pas ici.

Les _Parisiennes_, de M. Somm, sont d'exquises et vivantes études
qui valent autant que peintes. La morsure de M. Renouard est
incisive et pittoresque au plus haut point dans ses deux séries
de l'Opéra; _Le premier harpiste_, par exemple, est une modernité
où l'accent fantastique ajoute un intérêt singulier. Évidemment,
MM. Renouard et Somm sont les plus originaux des artistes qui
ont exposé. Pour ce qui est des _architectures_, comme on dit,
_Une place neuve à Angers et Cour Sainte-Gesmes_, que publie
l'_Artiste_, de M. Huault Dupuy, sont les plus remarquables et
méritaient d'être médaillées. Le _Zuyderzée, près d'Amsterdam_,
et les _Environs de Dordrecht_ sont fort remarquables et on
reconnaît tout de suite que M. Storm Gravesande est l'élève de M.
F. Rops. Parmi les gravures au burin de l'ancienne école à tailles
classiques, la _Tête de jeune homme_, d'après Palma le vieux,
par M. Danguin, un chef-d'œuvre. Fort remarquable est la _Petite
fille anglaise_ de M. Bracquemond, d'après Baudry. De M. Hanriot,
les _Souvenirs_ de Chaplin où la morbidesse du Boucher du second
Empire est étonnamment rendue. La plus intéressante des séries
exposées, celle de M. Lalauze, d'après Eugène Lami, pour illustrer
Musset; quant à sa _Vérité_, d'après Baudry, je lui préfère
celle que M. Nargeot a gravée pour l'_Artiste_ l'année dernière.
A signaler une planche intéressante de M. Aglaüs Bouvenne,
_Souvenirs de Fontainebleau_, d'après Th. Rousseau.

La lithographie est tombée dans un discrédit tout à fait injuste.
Je n'en veux pour preuve que les deux pierres étonnantes de M.
Fantin-Latour: _Parsifal_ et _Évocation_! Aucun autre mode de
gravure ne rendra aussi bien Delacroix, Decamps; et Gavarni à lui
seul a fait sur la pierre plus de chefs-d'œuvre qu'il n'y en a
dans dix Salons.

La gravure sur bois, arrivée à l'extrême perfection, cherche et
rencontre les effets du burin dans la _Femme à la Tulipe_ de
Mme Prunaire, d'après Toudouze. M. C. Bellanger est arrivé à
l'intensité de l'eau-forte dans l'_Affûtage des outils_, d'après
M. Lhermitte.

Si j'arrête ici les mentions, c'est faute d'espace; la gravure
française est excellente, et je n'aurais que des éloges à faire.
Toutefois, un fait patent, c'est que la gravure des tableaux n'a
plus de raison d'être; depuis les photographies de Braun.

Il est une variété de la sculpture qui va disparaissant, la
glyptique. La gravure en pierres fines n'a été un art qu'en Grèce;
camées et intailles modernes pastichent piètrement et rentrent
dans la joaillerie.--La gravure en médaille, qu'ont illustrée les
Varin, les Dupré, les Duvivier, tombe en désuétude; et comment
s'en étonner? Nos actes sont-ils sujets à médaille? Où sont les
victoires qui, d'un coup d'aile, feront tomber le balancier? A
cette heure, il n'y a qu'un triomphe, celui de Bourgeoisie, mais
le bronze, la matière inerte s'y refuserait.



ÉMAUX--PORCELAINES--FAIENCES


Ici tout est médiocre et terne et sale et incolore. L'art des
Della Robbia, des Cuzio, des Xaniho da Rovigo, des Pénicaud,
des Courtois, que Claudius Popelin avait restauré, est tombé
au-dessous de tout. La _Joconde_, de M. Georges Jean, est une
caricature, de même la _tête de Christ_ du Vinci de Mlle
Cabis. Dans son crucifiement d'après Flandrin, Mlle Collas a
semé le fond de son tryptique de poudre à sécher l'encre. Bref,
le seul émail, c'est l'émail blanc, de la _Vénus_ de M. Mercié,
à la peinture. Les Porcelaines de M. Taxile Doat sont très
délicates et en blanc laiteux sur bleu et vert tendres; les deux
_Farandoles_, le _Triomphe de Silène_ ont une valeur de dessin et
de composition. Mlle Hortense Richard règne sur le reste, avec
la _Sainte famille_ de M. Bouguereau, c'est porcelaine d'après
porcelaine.

Les Faïences valent un peu moins encore et les marchands n'en
voudraient pas pour leur montre, tellement le coloris en est laid
et la cuisson manquée. A signaler une contemporanéité, _Première
au rendez-vous_, mais la touche est grosse. La _Fuite en Egypte_,
de Mlle Alix, d'après Dürer, est la mascarade d'un chef-d'œuvre.

A l'instar de M. d'Aurevilly, je ne crois pas aux femmes dans
l'art; elles n'ont produit jamais que de l'estimable; et il s'en
faut que les faïences qui règnent dans la galerie du premier étage
soient dignes de la moindre estime.

J'aperçois, au bout du jardin, Palissy qui met une bûche à son
four. Eh! qu'il ferait mieux, le grand potier, d'en fracasser
toute cette vaisselle qui déshonore l'art pour lequel il a tant
peiné!



CONCLUSION


L'Art français est encore le premier du monde, grâce à une
vingtaine d'artistes qui possèdent la qualité suprême: le style.
Supprimez ces vingt maîtres, et ce qu'on appelle l'école française
apparaîtra ce qu'elle est: une cohue talonnée et bientôt égalée
par les Américains et les Belges.

La démocratie politique n'est pas de mon ressort; mais je veux
bafouer ici la démocratie artistique. En art, un peuple ne
vaut pas un homme et un million d'œuvres estimables ne pèse
pas un chef-d'œuvre. L'Art est plus qu'une Aristocratie: une
Féodalité, et autour des quelques grands barons auxquels je rends
l'hommage-lige, il y a trop de truands, de reîtres, de routiers,
en un mot de canaille! Dix mille peintres, mille sculpteurs,
un nombre indéfini d'ingénieurs qui s'intitulent architectes
effrontément! Ce n'est plus une école, c'est une horde, et pis que
barbare, bourgeoise. L'art, cette vocation, comme le sacerdoce,
devient une carrière, comme le notariat, et une mode aussi. On
ne rencontre par les rues que boîtes de couleurs et rouleaux de
musique. M. Prudhomme fait tourner joyeusement ses pouces. Sa
fille lave des aquarelles, son fils peint des _bodegones_, et
jamais l'art, à ses yeux, n'a été aussi florissant. «_L'art, en
France, s'est élevé à la hauteur d'une industrie; et c'est une
des branches du commerce national qui a le plus d'avenir._» Voilà
ce que j'ai entendu, textuellement, au Salon même, et il ne se
trompait pas, ce bourgeois! A quelle époque, en quel lieu, a-t-on
jamais vu l'exhibition annuelle de 5,000 œuvres d'art sur 10,000
envois? Cette production est monstrueuse. Le flot des médiocres,
qui a déjà submergé tout le reste, submergera l'Art aussi,
si l'on n'écrase sous le mépris et l'invective l'hydre de la
bourgeoisie--la plus horrible, car elle n'a rien de terrible dans
ses millions de têtes--que sa bêtise irrémédiable.

La vulgarisation, voilà le grand crime de l'intelligence moderne,
c'est Prospero se ravalant jusqu'à servir Caliban; c'est Ariel,
les ailes arrachées et traîné au ruisseau; c'est l'école française
qui, au lieu de forcer le public à s'élever, se ravale jusqu'à
lui! La vulgarisation, c'est la gâtisme d'une civilisation finie.
L'art, ce sommet qu'il faut rendre inaccessible, on en fait un
niveau dérisoire; l'art, cette initiation où il ne faut accueillir
que les prédestinés, on en fait un lieu commun, au gré de la
foule. Singulière aberration d'une époque idiotisée par M. Renan
et sa bande d'Allemands! on veut convier le peuple aux fêtes de
l'idéal et on ne parle que laïcité! Je prononce, l'histoire à la
main, qu'il n'y a que le catholicisme qui ait pu et qui puisse
être populaire sans cesser d'être sublime, et accessible à tous
sans s'abaisser; et c'est une des preuves surnaturelles de sa
vérité. Hors de l'Église, l'Art n'est plus qu'un hermétisme. Les
_Allégories_ de Chavannes, les lyrismes symboliques de Gustave
Moreau, les _Sataniques_ de Félicien Rops, ne sont compréhensibles
qu'aux seuls initiés.

Quant aux artistes qui ravalent leurs œuvres jusqu'à la
compréhension de M. Prudhomme, ils ne sont que des peintres
_Prudhommes_. Qu'on le sache! l'applaudissement du public n'est
qu'un bruit batracien; l'autorité en matière d'esthétique
appartient aux métaphysiciens; car le grand art n'est que de la
métaphysique figurative.

Si, au cours de ma critique, j'ai demandé des médailles, me
plaçant au point de vue de l'intérêt matériel des artistes, je
proteste ici de mon mépris pour les jurys, les académies, les
examens, les professeurs, les croix, les médailles, et autres
grotesqueries de ce temps. Quant à ma sévérité prétendue, elle
vient de ce que j'ai une notion très élevée du devoir de l'artiste
et que je m'efforce de l'inculquer. L'art est le seul prestige
qui reste intact à la France; elle règne encore sur le monde au
nom de l'esthétique. Nos vainqueurs de 1871 ne sont pas dignes
de nettoyer les palettes de Puvis de Chavannes et de Moreau, de
mouiller le plâtre de Chapu ou d'essuyer les cuivres de Rops; cela
est évident. Toutefois le patriotisme qui s'aveugle n'est pas le
vrai; quatorze siècles font vieille une civilisation, et si le pas
actuel se maintient, si le blasphème continue, je déclare que nous
sommes et à une fin d'art, et à une fin de race.

La latinité est en péril, en péril métaphysique, grâce à M. Renan
et sa bande! De toutes les Frances, la France esthétique est la
seule encore debout: mais elle est menacée, hélas!

Quand Polonius demande à Hamlet ce qu'il lit: Des mots! des mots!
des mots! répond le prince du Danemark. Eh bien! à la fin de cette
étude sur le Salon, si on me demande ce que j'ai vu, en dehors
de quelques exceptions soigneusement faites, je répondrai: Des
lignes! des formes! des couleurs!

Ce qui fait la valeur d'un sentiment est aussi ce qui fait la
force d'une doctrine. Or, la tradition est constante dans son
unique enseignement qu'il est opportun de resserrer; _l'œuvre
d'art est le sentiment d'une idée sublimée à son plus haut
point d'harmonie, ou d'intensité ou de subtilité_. Quant à
la hiérarchie, je n'ose pas même en prononcer le nom; il est
étrangement séditieux, à cette heure de notre histoire; je dirai
cependant que si la France est glorieuse, c'est par l'héroïsme de
ses chevaliers et non par la probité de ses notaires. L'artiste
doit être un paladin acharné à la recherche symbolique du
Saint-Graal, un croisant toujours furieux contre la Bourgeoisie!

_L'Artiste_, né de la grande Renaissance romantique, combat
depuis plus d'un demi-siècle, avec ces trois pennons: Balzac,
Delacroix, Berlioz; il a le droit, et il donne à son salonnier,
d'être sans merci pour les ennemis de l'art. Ce droit, M. J.
Barbey d'Aurevilly l'a consacré par un beau mot--beau pour
l'_Artiste_--beau pour ses directeurs: «C'est une œuvre de
dévouement esthétique que de maintenir ce dernier boulevard
du romantisme.» Appuyé sur cette haute parole du connétable
des lettres françaises, et pour maintenir l'implacable vérité,
je déclare que l'école française est à plat ventre devant la
Bourgeoisie. Oui, de la cimaise à la plinthe, du premier étage au
jardin, il n'y a pas trace d'autres préoccupations que _plaire aux
bourgeois_. Eh bien! Artistes Prudhommes, que ces lauriers-sauces
vous soient doux. J'inscris sur les portes fermées du Salon de
1883, cette épitaphe, la pire, qui venge l'Idéal blasphémé: _Salon
bourgeois_!

[Illustration: Vives unguibus et morsu]



TABLE DES MATIÈRES


                                                         Pages.

  Dédicace à Mme Clémentine H. Couve                      V

  Lettre de Jules Barbey d'Aurevilly                        XI


  LE SALON DE 1882

  Considérations esthétiques                                13

  Le Matérialisme dans l'Art                                13

  L'Art mystique et la Critique contemporaine               17

  Le Salon de peinture de 1882                              22

  Les Arts décoratifs                                       34

  La Sculpture                                              38


  L'ESTHÉTIQUE DU SALON DE 1883

  I. La Peinture catholique                                 58

  II. La Peinture lyrique                                   66

  III. La Peinture poétique                                 69

  IV. La Peinture décorative                                74

  V. La Peinture païenne                                    78

  VI. La Peinture historique                                81

  VII. La Peinture civique                                  84

  VIII. La Contemporanéité                                  86

  IX. La Femme, habillée, déshabillée, nue                  93

  X. Portraits de Femmes                                   101

  XI. Portraits d'Hommes                                   108

  XII. Les Rustiques                                       112

  XIII. Les Paysages                                       124

  XIV. Marines et Marins                                   133

  XV. Le Genre Bourgeois                                   139

  XVI. L'Orientalisme                                      143

  XVII. Les Animaux                                        145

  XVIII. Les Fleurs                                        147

  XIX. Bodegones                                           150

  XX. Accessoires                                          152

  Salut aux Absents                                        154

  Conclusion                                               156

  La Sculpture                                             158

  I. La Sculpture catholique                               167

  II. La Sculpture lyrique                                 171

  III. La Sculpture poétique                               173

  IV. La Sculpture païenne                                 179

  V. La Sculpture historique                               182

  VI. La Sculpture civique                                 184

  VII. La Contemporanéité                                  188

  VIII. La Femme, habillée, décolletée, nue                190

  IX. La Sculpture pittoresque                             193

  X. La Sculpture bourgeoise                               195

  Les Bustes                                               196

  Salut aux Absents!                                       198

  Conclusion                                               199

  Architecture                                             201

  Cartons et dessins                                       204

  Miniatures                                               205

  Aquarelles                                               206

  Pastels                                                  207

  Gravure                                                  208

  Émaux, porcelaines, faïences                             210

  Conclusion                                               211


FIN


Paris.--Charles UNSINGER, imprimeur, 83, rue du Bac.

[Illustration: Vives unguibus et morsu]


Paris.--Typ. Ch. UNSINGER, 83, rue du Bac.





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