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Title: Fer et feu au Soudan, vol. 2 of 2 Author: Slatin, Rudolf Carl von Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Fer et feu au Soudan, vol. 2 of 2" *** NOTES SUR LA TRANSCRIPTION: —Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. —On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes. —Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et a^{bc}. FER ET FEU AU SOUDAN II. FER ET FEU AU SOUDAN PAR R. SLATIN PACHA COLONEL DE L’ETAT-MAJOR EGYPTIEN ANCIEN GOUVERNEUR ET COMMANDANT DU DARFOUR [Illustration] TRADUIT DE LA HUITIÈME ÉDITION ALLEMANDE PAR G. BETTEX, Professeur à Montreux. TOME SECOND Précédé de 2 lettres du Mahdi écrites pendant la campagne de 1896. Le Caire F. DIEMER, Editeur 1898. DEUXIÈME ÉDITION TOUS DROITS RÉSERVÉS. TABLE DES MATIÈRES DU SECOND VOLUME _Chapitre X._ Siège de Khartoum.—Mort du Mahdi 385 _Chapitre XI._ Les premiers temps du règne du calife Abdullahi 506 _Chapitre XII._ Evénements dans les différentes parties du Soudan 541 _Chapitre XIII._ La campagne d’Abyssinie 573 _Chapitre XIV._ Occupation des provinces méridionales par les Mahdistes 611 _Chapitre XV._ Le calife et ses adversaires 626 _Chapitre XVI._ Le calife et son règne 669 _Chapitre XVII._ Le calife et son règne (suite) 709 _Chapitre XVIII._ Plans de fuite 755 _Chapitre XIX._ Ma fuite 777 _Chapitre XX._ Conclusion 813 CHAPITRE X. Siège de Khartoum.—Mort du Mahdi. Gordon revient au Soudan.—Une proclamation du Mahdi.—A Rahat.—Le calife.—Le Mahdi.—L’arrivée de Husein Pacha.—L’évacuation du Soudan proclamée par Gordon.—Evénements dans les différentes provinces.—L’arrivée d’Olivier Pain.—Sa mission.—Sa maladie et sa mort.—Devant Khartoum.—Mes lettres à Gordon.—Dans les fers.—Episode du siège.—La reddition d’Omm Derman.—Retard de l’expédition anglaise.—La chute de Khartoum.—La tête de Gordon.—Les derniers jours de Khartoum.—Les Mahdistes dans la ville.—Dureté de ma captivité.—Mes compagnons de captivité.—Frank Lupton.—Notre libération.—Mon enrôlement dans la garde du corps du calife.—Maladie et mort du Mahdi.—Le calife Abdullahi, son successeur.—De la constitution du Mahdi. Le Mahdi s’était retiré à El Obeïd après la défaite de l’armée de Hicks Pacha, convaincu qu’il était le maître du Soudan et que ce n’était plus qu’une question de temps pour en prendre possession d’une manière définitive. Il envoya immédiatement son cousin Mohammed Khalid au Darfour qu’il savait être devenu maintenant sa proie, tandis que Karam Allah partait comme émir pour le Bahr el Ghazal et, grâce à ses relations avec les fonctionnaires du Gouvernement, prenait possession de cette province pour le compte du Mahdi, sans autres difficultés. Mek Adam Omdaballo, prince de Tekele, s’était également rendu au Mahdi et était arrivé à El Obeïd avec une partie de sa famille. Dans le Soudan Oriental, la propagande pour le Mahdi faisait aussi son chemin à pas de géant, et la révolte s’étendait avec la rapidité de la foudre. Des troupes égyptiennes furent battues à Jinkat et à Tamanib dans le voisinage de Souakim et un certain Moustapha Hadal livra un combat contre Kassala; la défaite du général Baker à Et Teb augmenta chez les tribus la confiance dans leur invincibilité et la victoire du général Graham, à Tamaï, ne fit que mettre passagèrement une sourdine à la foi qu’Osman Digma avait dans la victoire. Le Ghezireh avait pris part aussi à la révolte et combattait contre le Gouvernement sous la conduite du beau-frère du Mahdi, woled el Besir de la tribu des Halaoin. Pendant ces événements, Gordon Pacha était arrivé à Berber. Le Gouvernement égyptien de concert avec celui de l’Angleterre, crut pouvoir apaiser la révolte par l’envoi de Gordon Pacha qui jouissait dans le Soudan d’une popularité universelle. Mais le Gouvernement, aussi bien que Gordon, s’étaient, à ce qu’il semble, complètement trompés sur le sérieux de la situation. On croyait que Gordon, par la seule puissance de sa personnalité, serait en état d’étouffer les flammes ardentes du fanatisme et on oubliait que la haute considération dont il jouissait à la suite de son activité antérieure, ne s’étendait en réalité qu’au Darfour et aux peuplades nègres des provinces équatoriales. Mais actuellement ces pays se trouvaient sous la domination des tribus des Djaliin, aux bords du Nil de Berber jusqu’à Khartoum et dans tout le Ghezireh. La personnalité de Gordon en elle-même ne pouvait pas exercer sur ces tribus une influence prépondérante. Au contraire, il avait, comme nous l’avons raconté, fait subir de graves dommages aux familles des tribus des bords du fleuve par suite de l’ordre qu’il avait donné aux Arabes pendant la guerre avec Soliman woled Zobeïr, de chasser les Gellaba des provinces méridionales. Combien avaient perdu alors, en cette occasion, leurs pères, leurs frères, leurs fils, ou étaient retournés misérables dans leur patrie: on n’avait pu pardonner cet acte à Gordon. Le 18 février 1884, il arriva à Khartoum et fut salué avec la plus grande joie par les fonctionnaires et par la population de la ville. On avait la conviction absolue que le Gouvernement n’abandonnerait certainement pas un homme comme Gordon. Gordon adressa, aussitôt arrivé à Khartoum, une lettre au Mahdi, dans laquelle il lui offrait la paix; il lui promettait toute sa bienveillance, de le reconnaitre comme sultan du Kordofan, la suppression de l’esclavage et le rétablissement des relations commerciales, en échange de quoi il demandait la libération des prisonniers. Les messagers remirent en même temps au Mahdi des vêtements précieux à titre de cadeaux. Si Gordon avait alors pu disposer de nombreuses troupes, prêtes à se mettre en campagne aussitôt contre le Mahdi, le message de paix n’aurait certainement pas manqué de produire son effet. Mais le Mahdi savait exactement que le gouverneur général du Soudan était arrivé à Khartoum accompagné seulement d’une petite escorte personnelle. C’est pourquoi il trouva d’autant plus étrange qu’on lui offrit quelque chose qu’il possédait depuis longtemps et qu’on ne pouvait plus lui ravir, à ce qu’il semblait. Sa réponse fut rédigée en ce sens et il somma Gordon de se rendre, s’il voulait sauver sa vie. Dans toutes ces résolutions, le Mahdi prit pour principal conseiller le calife Abdullahi. Ce dernier se créa par là de nombreux ennemis, particulièrement chez les parents du Mahdi qui cherchaient toujours à contrecarrer ses projets. Ayant acquis des preuves réitérées de ces sentiments d’animosité, il voulut tirer au clair sa situation et demanda au Mahdi, convaincu que celui-ci ne pouvait plus se passer de lui, une reconnaissance publique de tout ce qu’il avait fait. Le Mahdi approuva cette demande, et fit publier cette proclamation bien connue, qui est encore en usage aujourd’hui en toute occasion lorsqu’il s’agit de justifier des jugements extraordinaires et des dispositions bizarres. Elle était ainsi conçue: «Proclamation. «De Mohammed el Mahdi à tous ses partisans: «Au nom de Dieu, etc, etc. «Sachez, ô mes partisans, que le représentant du Juste (Abou Baker) et l’émir de l’armée du Mahdi dont il est fait mention dans la vision du Prophète, est Es Sejjid Abdullahi ibn Es Sejjid Hamadallah. Il m’appartient et je lui appartiens. Ayez envers lui toute la vénération que vous auriez envers moi; croyez en lui comme en moi, fiez-vous à tout ce qu’il dit et ne doutez d’aucune de ses actions. Tout ce qu’il fait a lieu selon l’ordre du Prophète ou avec ma permission. Il est mon intermédiaire dans l’exécution de la volonté du Prophète. Si Dieu et son Prophète, nous ordonnent de faire quelque chose, nous devons nous soumettre à cet ordre et celui qui montre le moindre doute dans l’exécution n’est pas un croyant, et n’a pas foi en Dieu. Le calife Abdullahi est le représentant du droit. Vous savez combien Dieu et ses apôtres aiment les justes; c’est pourquoi vous saurez apprécier la position honorable que ses représentants occupent. Il sera protégé par le Khidhr et fortifié par Dieu et par son Prophète. Si quelqu’un de vous dit ou pense du mal de lui, il sera perdu et anéanti dans ce monde et dans l’autre. «Sachez donc qu’aucune de ses prétentions et aucun de ses actes ne doit être mis en doute, car ils lui sont inspirés par la sagesse et la justice qui toutes deux demeurent en lui. S’il condamne l’un d’entre vous à mort, s’il confisque votre fortune, c’est pour votre bien et votre sainteté; vous ne devez donc pas discuter, mais obéir. Le Prophète lui-même dit qu’après lui, Abou Baker est le plus grand homme vivant sous le soleil, comme aussi le plus juste. Le calife Abdullahi est son représentant et c’est sur l’ordre du Prophète qu’il est mon calife. Tous ceux qui croient en Dieu et en moi doivent croire en lui; et si quelqu’un croit découvrir en lui un défaut, ce n’est qu’une apparence qui doit être attribuée à la force céleste que vous n’êtes pas en état de comprendre. Cela doit donc sans aucun doute être ainsi. Que ceux qui sont présents fassent connaître ces choses à ceux qui sont absents, que tous lui soient soumis et ne lui fassent aucun tort. Gardez-vous de faire du mal aux amis de Dieu, car Dieu et son Prophète anéantissent ceux qui font du mal à leurs amis ou qui pensent seulement à leur en faire. «Le calife Abdullahi est le commandant des fidèles; il est mon calife et mon intermédiaire dans toutes les choses de la religion. Je termine comme j’ai commencé: Croyez en lui et suivez ses ordres, ne doutez jamais de ce qu’il dit, accordez lui toute votre confiance et confiez-lui toutes vos affaires. Que Dieu soit avec vous et vous protège tous. Amen.» * * * * * Comme le manque d’eau se faisait sentir à El Obeïd, par suite de la quantité énorme de personnes qui s’y trouvaient, le Mahdi prit la résolution de transporter son camp à Rahat distant d’une journée de marche. Il quitta El Obeïd au commencement d’avril, et y laissa son parent Sejjid Mahmoud, avec ordre de faire conduire de force à Rahat tous les gens qui resteraient sans une permission expresse. Une fois arrivé là-bas, il ordonna lui-même à ses partisans d’élever des huttes provisoires en paille. Puis il envoya le gros de ses troupes à Gebel Deier, éloignée d’une petite journée de marche, afin de soumettre les habitants des montagnes de Nuba qui avaient commencé à combattre courageusement contre leurs oppresseurs. Pour lui, il s’occupa en apparence, uniquement de l’accomplissement de ses devoirs religieux et de l’exécution des prières publiques. Haggi Mohammed Abou Gerger avait été envoyé par le Mahdi, avec les gens qui se trouvaient sous ses ordres, afin de réprimer l’insurrection des habitants du Ghezireh dont il fut nommé émir. J’étais parti d’El Obeïd avec mes compagnons Saïd Djouma et Dimitri Zigada; nous atteignîmes, au coucher du soleil, quelques huttes qui se trouvaient au bord du chemin et dans lesquelles nous passâmes la nuit. La route était couverte de monde et, comme notre arrivée était connue de tous, nous fûmes souvent arrêtés et interrogés sur les événements du Darfour. Au lever du soleil, nous revêtîmes nos _gioubbes_ (vêtement des Derviches) et nous quittâmes nos hôtes. En deux heures nous devions atteindre Rahat où se trompait le Mahdi. J’envoyai en avant un de mes hommes, afin d’annoncer notre arrivée au calife. Nous étions déjà arrivés dans le voisinage du camp qui se composait de milliers de huttes de paille étroitement serrées les unes contre les autres, sans que mon domestique fût revenu. Nous continuâmes donc à chevaucher sur une route large qui devait certainement nous mener à la place du marché. Nous arrivions justement aux premières huttes lorsque tout à coup retentit le bruit sourd du tambour de guerre, et le son perçant de l’_umbaia_. Rencontrant, par hasard, un habitant du Darfour que je connaissais, Fakîh Youssouf, nous nous saluâmes et, à ma question sur le bruit que nous venions d’entendre il me répondit: «Le calife Abdullahi sort et va probablement faire couper la tête à quelqu’un; c’est pourquoi il réunit le peuple pour être témoin de l’exécution.» Quoique je ne fusse pas superstitieux, j’éprouvais un sentiment de malaise, à cette idée qu’une exécution avait lieu justement lors de notre entrée dans le camp. Je continuai ma route; arrivé à une place vide entre les huttes de paille, je remarquai mon domestique qui, m’apercevant également, se précipita vers nous en compagnie d’un autre cavalier. «Restez ici et n’allez pas plus loin! me cria-t-il. Le calife a réuni ses gens; il est sorti afin de te rencontrer sur la route, il croit que tu es encore hors de la ville.» Nous restâmes à l’entrée de la place et le cavalier, qui se trouvait avec mon domestique, s’en retourna au galop pour annoncer mon arrivée au calife. Quelques minutes plus tard, une troupe de plusieurs centaines de cavaliers s’approcha, au son de l’_umbaia_ qui jouait une marche lente. Le calife, entouré de nombreux fantassins armés, se tenait à l’extrémité opposée de la place, tandis que la masse des cavaliers se séparait et prenait position à sa droite et à sa gauche. A son commandement, ils commencèrent ensuite, suivant leur coutume à galoper, la lance levée comme pour frapper et, à exécuter des évolutions dans différentes directions pour se rendre de nouveau sur un signe, à la place qu’ils occupaient auparavant. Après un temps d’arrêt, ils s’élancèrent de nouveau, brandissant leurs lances et se dirigèrent sur moi, en criant leur habituel: «Fi shan Allah ur rasoul» (Pour Dieu et pour le Prophète). D’une course rapide, ils reprirent ensuite leur ancienne position. Une demi-heure après environ, un domestique du calife vint me faire part du désir que son maître avait que je parusse devant lui. Je me rendis à son appel, en galopant et en brandissant également ma lance, je prononçai les mêmes mots «Fi shan Allah ur rasoul.» Je le saluai et je me rendis à sa demeure, chevauchant derrière lui. Quelques minutes plus tard, nous arrivâmes à son habitation; sa garde resta à une distance respectueuse. Le calife, descendu de cheval, disparut dans sa demeure et quelques instants plus tard, on me fit entrer avec Saïd Djouma et Dimitri. Nous fûmes conduits dans un espace libre qui était séparé du reste de la place par une clôture. En cet endroit s’élevait une _rekouba_ (construction carrée en paille, ne se composant que d’une seule pièce), dans laquelle il y avait plusieurs angarebs sur lesquels on nous invita à prendre place; on nous tendit, dans une grande calebasse, de l’eau mélangée avec du miel et on nous offrit des dattes; nous en goûtâmes et attendîmes la venue de notre hôte et maître. Le calife parut enfin et, se dirigeant vers moi, il m’embrassa. Il me serra contre sa poitrine, en disant: «Dieu soit loué de nous réunir! Comment te trouves-tu, après les fatigues du voyage?» «Oui, que Dieu soit loué de m’avoir fait vivre cette journée, répondis-je, ta vue me fait oublier les fatigues du voyage.» Cette politesse flatteuse est indispensable. Puis il se tourna vers Saïd Djouma, lui tendit sa main à baiser et s’informa de sa santé. Je pus alors examiner à mon aise le calife. Son teint était couleur brun clair, il avait une belle figure du type arabe et qui ne manquait pas de sympathie; quelques marques de petite vérole gâtaient un peu l’effet général; il avait le nez aquilin, la bouche bien proportionnée et le visage encadré de légers favoris foncés qui devenaient plus épais vers le menton. Il était de grandeur moyenne, à la fois vigoureux et svelte et vêtu d’une gioubbe de coton blanc sur laquelle étaient cousus des foulards carrés et de couleurs variées. Il portait la _takia_ du Hedjaz entourée de son turban de coton. Lorsqu’il parlait, il souriait toujours et montrait ainsi une rangée de dents éblouissantes de blancheur. Après les salutations, il nous invita à nous asseoir: nous prîmes alors place sur une natte de palmier étendue sur le sol pendant qu’il se mettait à son aise sur l’angareb. Il s’informa de nouveau de notre santé et nous exprima sa joie de ce que nous fussions venus en pèlerinage auprès du Mahdi. Sur un signe, un plat en bois avec de l’asida et un autre avec de la viande furent placés devant nous. Il s’approcha et nous invita à nous servir. Pendant le repas, auquel il présida lui-même, il me demanda pourquoi je ne l’avais pas attendu en dehors de la ville et pourquoi j’y étais entré sans son consentement: «On n’entre dans la maison de son ami, dit-il en souriant, qu’avec sa permission.» «Excuse-moi, lui dis-je, mon domestique se faisait trop longtemps attendre et aucun de nous ne pensait que tu prendrais toi-même la peine de venir à notre rencontre. Lorsque nous arrivâmes à l’entrée de la ville et que nous entendîmes les roulements de tes tambours de guerre et le son de tes umbaia, on nous dit en réponse à nos questions que tu étais sorti pour assister à l’exécution d’un criminel. J’avais l’intention de suivre tes umbaia, lorsque ton ordre nous est parvenu.» «Suis-je donc réputé, dans le peuple, à ce point comme tyran, me demanda-t-il, que le son de mon cor de guerre doive signifier la mort d’un homme?» «Non, on te connaît comme sévère, mais juste.» «Oui, je suis peut-être sévère, mais je dois l’être et tu apprendras, pendant ton séjour auprès de moi, à comprendre pourquoi.» Un des esclaves du calife apporta la nouvelle que plusieurs personnes se trouvaient devant la maison attendant la permission de pouvoir me saluer. Le calife me demanda si je n’étais pas encore très fatigué du voyage et quand je lui eus répondu négativement, il donna la permission de faire entrer ceux qui attendaient. Tout d’abord, je vis arriver Ahmed woled Ali, maintenant premier juge (cadi el Islam), mon ancien fonctionnaire qui s’était enfui de Shakka; puis Abd er Rahman bey ben Nagi qui avait fait partie de l’armée du général Hicks; il avait perdu un œil dans l’action et avait été en outre grièvement blessé; ses esclaves qui se trouvaient du côté du Mahdi l’avaient sauvé. Ensuite venaient Ahmed woled Soliman, l’Amin Bet el Mal (chef des finances du Mahdi), les oncles du Mahdi, Sejjid Abd el Kadir, Sejjid Mohammed Abd el Kérim et bien d’autres. Tous baisèrent respectueusement la main du calife et ne me saluèrent que lorsqu’il leur en eut donné la permission. Après les formules d’usage et le serment que tous s’estimaient heureux de vivre du temps du Mahdi, ils s’éloignèrent de nouveau. Seul Abd er Rahman bey ben Nagi me fit secrètement signe de l’œil, avec le seul qui lui restait, bien entendu, qu’il avait quelque chose à me faire savoir. Il prit congé du calife et comme je l’accompagnais quelques pas, il chuchota à mon oreille: «Sois prudent et circonspect; tiens ta langue en bride et ne te fies à personne!» Je pris en considération son avertissement. Le calife nous quitta et nous conseilla de prendre quelque repos, en m’informant qu’il me présenterait au Mahdi à la prière de midi. On avait pris soin de nos serviteurs restés devant la maison. Nous étions maintenant seuls et après nous être assurés qu’aucun espion ne rôdait dans le voisinage, nous exprimâmes notre satisfaction de notre bonne réception et nous nous exhortâmes mutuellement à la plus extrême prudence tant dans nos paroles que dans nos actions. Environ deux heures après-midi, le calife nous fit dire que nous devions faire nos ablutions et nous tenir prêts à nous rendre à la mosquée. Quelques minutes après, il arriva lui-même, nous invitant à le suivre; il était à pied, car le lieu de prière, attenant aux maisons du Mahdi, n’était éloigné que d’environ trois cents pas. Il était absolument rempli; les croyants attendant la prière étaient assis en rang, les uns derrière les autres, étroitement serrés. Lorsque le calife arriva, on lui fit place respectueusement, on étendit des peaux de moutons (_farroua_) et sur son invitation, je pris place à côté de lui. Le lieu de prière, ainsi que la demeure du Mahdi, qui se composait d’une rangée de huttes de paille assez grandes, étaient entourés de haies d’épines. Un tamarin géant, planté au milieu, répandait son ombre sur ceux qui priaient sous ses branches, tandis que ceux qui n’avaient pu trouver de place sous l’arbre, restaient exposés aux rayons du soleil. A quelques pas des premiers rangs des fidèles, à main droite, se trouvait une des huttes de paille réservées au Mahdi et dans laquelle il avait coutume d’appeler les gens avec lesquels il désirait s’entretenir en particulier. Le calife se leva et disparut dans cette hutte, probablement pour informer le Mahdi de notre présence. Quelques instants après, il revint et s’assit de nouveau à côté de moi. Enfin le Mahdi apparut lui-même; le calife se leva, nous fîmes de même; toutes les autres personnes restèrent tranquillement assises. Une peau fut étendue pour le Mahdi, en sa qualité de Imam (pieux), devant l’endroit où nous étions, en sorte qu’il dut se diriger vers nous. Je m’étais un peu avancé, il me salua, en disant: «Salam aleikum», à quoi nous répondîmes par «Aleikum es salam». Il me tendit sa main à baiser, puis ensuite à Saïd Djouma et à Dimitri; et nous invitant à nous asseoir, il nous souhaita la bienvenue. «Es-tu content?» me dit-il en se tournant vers moi. «Certainement, répondis-je, puisque je suis en ta présence, je me sens heureux.» «Dieu te bénisse, ainsi que tes frères, dit-il en désignant Saïd Djouma et Dimitri, et souvent, lorsque j’ai entendu parler de tes combats contre mes partisans, j’ai supplié Dieu de te convertir et Dieu et son Prophète m’ont exaucé. De même que tu as été fidèle à ton ancien maître pour un salaire inutile, de même sers moi maintenant, car celui qui me sert et qui écoute mes paroles, sert la religion et son Dieu et sera heureux sur la terre et dans l’éternité.» Nous promîmes tous de lui être absolument dévoués et je demandai comme on me l’avait recommandé déjà auparavant _la baia_ (acte du serment de fidélité). Il nous fit venir alors plus près de lui et nous invita à nous agenouiller sur le bord de sa peau de mouton; nous posâmes notre main dans la sienne, répétâmes les paroles qu’on nous disait et fûmes ainsi reçus dans les rangs de ses plus chauds partisans, mais, naturellement aussi, soumis aux peines disciplinaires existantes. Nous rentrâmes dans les rangs des fidèles; le prieur donna un signal et nous récitâmes de concert avec tout le monde, et pour la première fois, la prière en présence du Mahdi el Monteser. Lorsque cette prière fut terminée, tous supplièrent Dieu en levant les mains au ciel, d’accorder la victoire aux croyants. Le Mahdi alors commença son instruction. Un cercle épais se forma autour de lui; il parla de la vanité de la vie terrestre et de ses joies, exhorta à l’accomplissement des devoirs religieux, à la renonciation, à la guerre sainte, et dépeignit en couleurs vivantes les félicités célestes que ceux qui suivraient ses préceptes avaient à attendre. Ses paroles furent alors interrompues par les cris de quelques fanatiques tombés en extase et l’assemblée entière se montra pénétrée de ses enseignements, ajoutant foi aux paroles de son maître. Seuls, quelques-uns, mes deux amis et moi exceptés, semblaient se douter de la comédie qui se déroulait pendant toute la cérémonie. Le calife, prétextant un travail, s’était retiré en nous laissant, ainsi que ses moulazeimie (gardes du corps); il nous avait ordonné de rester auprès du Mahdi, jusqu’au coucher du soleil. J’eus pendant tout ce temps l’occasion d’observer le Mahdi d’une manière précise. Il était de haute taille, avait de larges épaules, et une peau couleur brun clair; sa stature était plutôt massive et sa tête encore trop grosse en proportion; ses yeux étaient noirs et brillants. Une barbe foncée encadrait son visage, le nez et la bouche étaient bien conformés et les deux joues étaient tatouées de trois balafres; il souriait toujours montrant ainsi ses dents blanches. Les incisives supérieures étaient un peu espacées, qualité nommée _felega_ et considérée dans le Soudan comme un signe de beauté spéciale et de bonheur. C’est pour ce motif que les femmes donnaient au Mahdi ce nom d’amitié de «Abou Felega». Il portait une gioubbe un peu trop courte, très rapiécée, mais très proprement lavée et parfumée de toutes sortes de bonnes odeurs, essence d’huile de santal, musc, essence de rose, etc. Une odeur spéciale émanait donc de sa personne, ce que ses fidèles avaient coutume d’appeler «Rihet el Mahdi» (parfum du Mahdi) et comparaient aux parfums qui régnent dans le Paradis. Nous accomplîmes sur la même place la prière d’_Asr_, puis celle de _Maghreb_, assis sur le sol, avec les jambes repliées en arrière, tandis que le Mahdi se retirait de temps en temps dans sa maison pour reparaître de nouveau à sa place. Après le coucher du soleil, nous lui demandâmes la permission de retourner auprès du calife; il nous l’accorda m’enjoignant de ne plus le quitter et de me vouer entièrement à son service. Je pouvais à peine me relever, car mes genoux souffraient d’une si longue position à laquelle je n’étais pas habitué; je dus faire appel à toute mon énergie pour montrer devant le Mahdi une figure toujours joyeuse. Saïd Djouma évidemment habitué depuis longtemps à une semblable position, semblait se trouver à merveille; mais Dimitri boîtait terriblement et murmurait derrière moi des paroles en grec que je ne comprenais pas, mais qui ne devaient pas, en tout cas, être un chant de louanges adressé au Mahdi. Les moulazeimie restés avec nous, nous reconduisirent dans notre demeure où le calife nous attendait pour souper. Il nous apprit que l’arrivée du sheikh Hamed en Nil, un des plus grands sheikhs religieux du Ghezireh, de la tribu des Arakin, avait été annoncée et que les parents de ce dernier, qui se trouvaient ici, auraient désiré qu’il allât à sa rencontre. Mais il avait refusé, préférant passer la soirée en notre compagnie. Nous le remerçiâmes de sa préférence, très flatteuse envers nous et louâmes le Mahdi de la bienveillance qu’il avait témoignée à notre égard, ce qui le réjouit visiblement. Il me quitta, mais revint après la prière du soir, me parler du Darfour, et nous annonçer qu’un des jours suivants le calife Husein, ci-devant moudir de Berber, arriverait ici. Il était donc exact que Berber avait succombé aussi! Déjà à la frontière du Darfour, nous avions entendu répandre ce bruit, mais n’avions pu trouver personne qui put nous donner des nouvelles certaines. Les communications avec l’Egypte étaient forcément interrompues d’une manière complète par la perte de Berber qui n’avait pu être prise que par les Djaliin. Khartoum devait se trouver aussi dans une situation extrêmement critique. J’attendais avec anxiété l’arrivée de Husein qui pourrait me renseigner et me dire certainement la vérité sur la situation exacte au bord du Nil. Quand le calife nous eut quittés, nous nous jetâmes sur nos angareb, fatigués et plongés dans nos pensées. Peu à peu, nous nous endormîmes. Le lendemain après la prière, le calife revint s’informer de notre santé. Peu de temps après, arrivèrent les parents du sheikh Hamed en Nil, qui demandèrent à pouvoir présenter leur chef. Il se montra en pénitent, ayant la tête coiffée de la sheba et couverte de cendres, une peau de mouton attachée autour de ses hanches nues. Quand il aperçut le calife, il s’agenouilla aussitôt en disant «El afou ja sidi» (pardon, seigneur). Le calife se leva et ordonna à un serviteur d’enlever la sheba de la tête du sheikh; cela fait, le sheikh nettoyé de la cendre qui le recouvrait, il lui fit revêtir des vêtements qu’on venait d’apporter. Sur son ordre le sheikh s’assit alors auprès de nous et répéta sa demande de pardon pour avoir tant différé son pèlerinage et n’être pas venu auprès du Mahdi depuis bien longtemps. Le calife lui pardonna, et lui fit espérer aussi le pardon du Mahdi auquel il promit de le présenter dans l’après-midi. «Seigneur, dit le sheikh Hamed en Nil, visiblement joyeux, en lui baisant les mains, je suis heureux et tranquille parce que tu m’as pardonné. Ton indulgence m’annonce le pardon du Mahdi, car tu viens de lui et lui vient de toi» (flatterie qui rappelait le contenu de la proclamation). Après avoir tous pris notre déjeuner composé d’asida et de lait, nous nous séparâmes; quelques minutes plus tard retentit l’umbaia et on entendit le bruit du tambour de guerre. Quand le calife a l’intention de sortir, on sonne toujours l’umbaia; c’est le signal de seller tous les chevaux et en même temps, un signal pour les esclaves de battre le tambour. Je fis rapidement seller mes chevaux, en fis amener un pour Saïd Djouma qui s’était servi pendant le voyage seulement des ânes et des chameaux, puis je rejoignis bientôt le calife qui était déjà sorti. Il faisait une promenade à cheval autour du campement, entouré d’une vingtaine de moulazeimie, afin de passer ses gens en revue. A sa droite, près de son cheval, marchait son domestique, un grand et gros nègre, à sa gauche, un Arabe de très grande taille, du nom de Abou Dcheka qui remplissait les fonctions d’écuyer du calife. Ce dernier n’allait lui-même qu’au pas; arrivé sur la place, il fit faire halte et galoper de nouveau ses cavaliers par quatre, comme la veille. Pendant qu’ils exécutaient différents exercices, il me montra à l’extrémité du camp, une zeriba assez grande et un petit fort en ruine. C’est là que le malheureux général Hicks avait passé plusieurs jours attendant en vain du secours de Tekele. Le fort avait été construit pour ses canons Krupp. Cette vue éveilla en moi de tristes pensées; tous ces milliers de combattants étaient tombés inutilement et avaient été égorgés; moi-même que me réservait l’avenir, j’étais aussi une victime de cet épouvantable malheur. Nous rentrâmes et je résolus, avec la permission du calife, de faire une visite à son frère Yacoub, dont la hutte s’élevait à côté de la sienne. Celui-ci me reçut amicalement et exprima sa joie de me voir chez son frère. Il m’exhorta aussi à le servir fidèlement, et je le rassurai à ce sujet. Yacoub est un peu plus petit que le calife, large d’épaules, avec une figure ronde et pleine qui montre de fortes marques de petite vérole; son nez est petit et retroussé, une moustache et des favoris rares ne dissimulent que peu la laideur de son visage. Quoique plutôt laid, il sait cependant s’attirer bien des sympathies par sa façon de parler plaisante et agréable. Comme le Mahdi et le calife, il avait aussi un éternel sourire sur les lèvres, d’où l’on pouvait conclure que tous trois étaient heureux de leur haute position et de leur mission dans l’ordre actuel des choses. Yacoub lit et écrit, il sait le Coran par cœur tandis que le calife est presque complètement ignorant. Yacoub, plus jeune qu’Abdullahi de quelques années, est non seulement le frère du calife mais aussi son premier conseiller et sa main droite. Il est, à vrai dire, tout puissant. Malheur à celui qui est d’un autre avis que le sien ou songe même à intriguer contre lui. Il est infailliblement perdu. Après avoir mangé quelques dattes, je me recommandai à sa bienveillance et retournai dans notre rekouba. A midi, nous prîmes part de nouveau sur l’ordre du calife à la prière du Mahdi; cette prière dura comme la veille jusqu’au coucher du soleil. Nous entendîmes de nouveau prêcher sur la renonciation, sur la provocation au combat et sur les joies célestes; nous entendîmes de nouveau le cris d’extase de gens à moitié fous et nous éprouvâmes des douleurs affreuses dans les membres à cause de la séance sans fin qui nous était imposée, les jambes repliées sous nous. Le lendemain, le calife nous fit appeler et nous demanda si nous ne désirions pas retourner au Darfour. Il voulait ainsi nous éprouver d’une manière un peu trop grossière. Nous déclarâmes tout d’une voix ne pas vouloir le quitter ni lui, ni le Mahdi. En souriant comme toujours, il nous félicita de notre résolution. Un plus long séjour dans la rekouba, aurait été incommode pour nous; aussi il donna à Dimitri, de sa propre autorité, la permission de se rendre auprès de ses compatriotes et lui fit montrer par un de ses moulazeimie la maison de son futur émir, également un Grec. En même temps, il ordonna à Ahmed woled Soliman de remettre à Dimitri vingt écus. De même Saïd Djouma fut recommandé à l’émir de tous les Egyptiens nommé Hasan Husein et on lui versa quarante écus. «Mais toi, Abd el Kadir, dit-il en se tournant vers moi, tu es ici en étranger, tu n’as personne que moi et tu es aussi habitué aux Arabes par ton long séjour dans le Darfour méridional. Tu resteras auprès de moi comme moulazem; c’est également le désir du Mahdi.» «Et cela répond du reste à tous mes désirs, lui répondis-je vivement. Je m’estime heureux de pouvoir te servir et je te jure d’être fidèle et dévoué.» «Je le sais, répliqua-t-il, mais que Dieu te protège et te fortifie dans ta foi et tu seras encore d’une grande utilité au Mahdi et à toi-même.» Le calife m’affirma de nouveau l’importance qu’il mettait à ce que je restasse à son service, et dans son entourage personnel; il m’avertit de feindre avec les autres d’être son plus proche parent car, ceux qui étaient éloignés de lui, à ce qu’il affirmait, essayeraient par jalousie contre moi, de m’éloigner de sa personne. Il me communiqua aussi qu’il avait déjà donné ordre de construire pour moi quelques huttes, dans la zeriba située tout près de sa maison et qui était la propriété de Hamdan Abou Anga, lequel combattait justement contre les Nubiens. Je le remerciai de nouveau de ses bons soins et lui promis de m’efforcer de conserver sa bienveillance. Pendant le souper, il me fit part à ma grande joie, cette fois bien sincère, que le calife Husein, autrefois Pacha et moudir de Berber, était arrivé et se présenterait le lendemain. Le matin suivant, en effet, Husein Pacha parut devant le calife accompagné de ses parents et de la même manière que quelques jours auparavant s’était présenté le sheikh Ahmed en Nil. Quelques-uns de ses amis, de l’entourage du Mahdi, lui avaient conseillé, il est vrai, cette humilité apparente afin de diminuer l’antipathie qui régnait contre lui. Le calife aussitôt lui enleva lui-même sa sheba, le fit nettoyer de ses cendres et lui pardonna. Ensuite seulement il me nomma à Husein Pacha; nous nous saluâmes et nous nous assîmes. Comme je devais maintenant me considérer comme un moulazem du calife, je m’étais jusque là tenu debout derrière lui et ne pris pas autrement part à la réception. Après que les paroles d’usage sur la santé du ci-devant gouverneur eurent été échangées, le calife s’informa des événements qui se passaient sur les bords du Nil. Husein raconta que toute la vallée du Nil, depuis Berber jusqu’à Faschoda, tenait comme un seul homme pour le Mahdi et pour sa cause, que les communications entre le Soudan et l’Egypte étaient complètement coupées et que Khartoum même bien que défendue par Gordon était assiégée par les tribus habitant le Ghezireh. Il présentait à dessein, me sembla-t-il, la situation aussi avantageuse que possible pour le Mahdi; le calife lui exprima de nouveau sa complète satisfaction des nouvelles reçues et lui promit de le présenter au Mahdi à midi, et d’obtenir son pardon. Il pouvait rester jusque là dans la rekouba. Puis, le calife prétextant du travail nous quitta; Husein resta avec moi. Plusieurs de ses parents, ainsi que des gens que je ne connaissais pas du tout, étant encore présents, nous ne pûmes parler que de choses indifférentes et d’affaires personnelles, affirmer de nouveau l’un à l’autre combien nous nous estimions heureux de pouvoir servir le Mahdi. Vers midi, le calife revint auprès de nous et nous prîmes ensemble le repas. «N’as-tu pas vu Mohammed Chérif, ancien sheikh du Mahdi? Ses maisons se trouvent justement sur le chemin que tu as parcouru, demanda le calife. A-t-il toujours l’idée présomptueuse de pouvoir combattre contre la volonté de Dieu et refuse-t-il toujours de reconnaître le Mahdi comme son seigneur et maître?» «J’ai passé la nuit chez lui, répondit Husein Pacha, il a été converti par Dieu de son infidélité première et seule la maladie l’empêche de venir ici. La plus grande partie de ses anciens partisans se trouve au nombre de ceux qui assiègent Khartoum.» «Il vaut mieux qu’il serve le Mahdi! Maintenant toi, sois prêt, je veux te présenter au Mahdi.» Avant la prière de midi, le calife conduisit l’ancien gouverneur, ainsi qu’il l’avait fait pour moi quelques jours auparavant, au lieu où se célébrait le culte, et lui fit prendre place. Je m’étais, comme moulazem, assis au second rang. A l’apparition du Mahdi, le calife et son compagnon se levèrent; ce dernier fut présenté et en baisant les mains du Mahdi, lui demanda pardon d’avoir été forcé de combattre contre lui. Le Mahdi lui pardonna exigeant la promesse d’une fidélité absolue, et l’exhorta à faire, avant tout, ses oraisons avec zèle. M’ayant aperçu au deuxième rang, il me fit signe d’avancer et de m’asseoir à côté du calife. «Bois aussi à la source de mes enseignements, dit-il, cela te sera utile.» Je lui fis remarquer que je ne m’étais retiré au deuxième rang que parce que je ne trouvais pas convenable, maintenant que j’étais moulazem du calife, de m’asseoir à côté de mon maître actuel. Il me félicita amicalement des mes intentions et du respect dont j’avais fait preuve et m’exhorta à les conserver. «Mais ici, dit-il, devant le culte, nous sommes tous égaux.» Comme d’habitude, le calife disparut et cette fois-ci, aussitôt après la prière; tandis que nous, Husein Pacha et moi, dûmes rester jusqu’après la prière du soir. Cette position accroupie extrêmement incommode, m’aurait fait proférer des jurons plutôt qu’une prière; mais il fallait faire contre fortune bon cœur. Nous prîmes le repas du soir en commun avec le calife. Notre conversation assez indifférente, fut continuellement assaisonnée de sa part par des exhortations à la fidélité et à la loyauté. Husein Pacha fut à ma grande joie invité à passer la nuit dans ma rekouba tandis que ses parents reçurent la permission de retourner chez eux. Le calife nous quitta; les domestiques étaient aussi partis pour se reposer: nous restâmes seuls. Alors seulement nous nous saluâmes d’une façon cordiale et nous pûmes échanger nos pensées sur notre situation. «Husein Pacha, dis-je, j’ai pleine confiance en toi et tu sais fort bien aussi que tu peux compter sur ma discrétion. Comment vont les affaires à Khartoum et que sais-tu de l’attitude de la population?» «Malheureusement, répondit-il, la situation est telle que je l’ai racontée au calife en ta présence. La lecture de la proclamation à Shandi par Gordon a fait déborder la coupe et a été la cause immédiate de la perte de Berber. Il est vrai qu’elle se serait peut-être produite aussi plus tard mais, par la lecture de la proclamation, la catastrophe a, en tout cas, été avancée. Je l’en avais dissuadé à Berber et je ne connais pas la raison qui l’a poussé à cette démarche fatale à Shandi.» Nous parlâmes longtemps de la situation jusqu’à ce que Husein, qui était déjà avancé en âge, s’endormit, fatigué du voyage. Je ne pouvais trouver encore pour ma part ni sommeil, ni repos. Ainsi le Soudan, dont la conquête et la défense avaient coûté tant de sang dans les dernières années, était—déjà autant le dire—perdu! Le Gouvernement lui-même voulait simplement abandonner et livrer à lui-même ce pays qui, il est vrai, au point de vue financier, ne rendait pas encore de bénéfices, mais donnait les meilleures espérances pour l’avenir par l’immense étendue de son territoire; ce pays, qui avait déjà maintenant mis à la disposition de l’Egypte ses meilleurs bataillons, les troupes nègres; mais il voulait rester avec lui en rapport amical! On voulait retirer les garnisons et le matériel de guerre et former un Gouvernement local indépendant, après que celui qui existait déjà s’était formé lui-même d’une manière fatale! C’est pourquoi on envoyait Gordon au Soudan, parce qu’on comptait que son influence personnelle et la sympathie qu’il inspirait, amèneraient la réalisation de ce plan. Certainement, Gordon était très aimé des tribus de l’ouest et dans l’Afrique Equatoriale, car il avait, pendant son séjour et ses nombreux voyages dans ces contrées, conquis les populations par sa générosité et sa prudence. Il avait su, en même temps s’attirer la sympathie respectueuse des amis et des ennemis par la bravoure dont il avait fait preuve dans de nombreux combats. Il avait été aimé sans contredit, mais maintenant les tribus de l’ouest avaient un Mahdi qui faisait des miracles et qui était respecté comme un dieu; Gordon fut vite oublié. Les tribus du Soudan, les nègres et les Arabes, sont d’ailleurs, moins que n’importe quel peuple de la terre, accessibles aux émotions sentimentales ou au souvenir de la reconnaissance. Du reste, il ne s’agissait pas ici des tribus de l’ouest ou des provinces équatoriales, mais surtout des tribus de la vallée du Nil, et particulièrement des Djaliin; or, ceux-ci n’étaient justement rien moins que bien disposés envers Gordon à la suite de sa guerre avec Soliman Zobeïr et parce qu’il avait chassé leurs parents, les Gelaba. Le fait de l’arrivée de Gordon sans forces militaires, montre bien qu’il s’était trompé sur la situation, les dispositions des populations et sur l’influence que pouvait avoir sa seule personnalité. En outre, c’était une idée particulièrement malheureuse de faire connaître par une proclamation la résolution du Gouvernement d’abandonner le Soudan à lui-même. Husein Pacha avait prié Gordon de garder secrète cette proclamation. Celui-ci suivit le conseil à Berber, mais changea de résolution à Shandi et fit lire la proclamation à toute la population. Gordon n’avait-il donc aucune connaissance des pamphlets du Mahdi répandus partout après la prise d’El Obeïd, et sommant tous les croyants de combattre? Ne savait-il pas que celui qui s’y refusait, ou qui suivait les ordres des Turcs ou qui leur venait en aide d’une manière quelconque dans leurs entreprises, se rendait coupable de trahison envers la religion, était passible de la perte de ses biens tandis que ses femmes et ses enfants deviendraient esclaves du Mahdi et de ses fidèles? Gordon voulait retirer la garnison, et abandonner sans protection dans leur patrie les tribus des bords du Nil, qui, après avoir favorisé ses desseins, se trouvaient au pouvoir du Mahdi, non seulement par la force de celui-ci, mais aussi par suite de leur inaction envers les Turcs. Comment auraient-ils pu se défendre contre le Mahdi auquel ils appartenaient comme ranima et qui disposait de plus de 40000 fusils et de troupes immenses de fanatiques sauvages, altérées de sang et de butin? Si le Gouvernement, à la suite des événements politiques, n’était pas en état de se maintenir au Soudan et de reconquérir peu à peu les provinces insurgées, pourquoi y envoyer et sacrifier Gordon? N’importe quelle personnalité militaire aurait pu amener sur un bateau à Berber les troupes et le matériel de guerre, sous prétexte d’un changement de garnison et les sauver ainsi totalement ou tout au moins en partie. Cette ville aurait sûrement pu être atteinte par une retraite très rapide qui aurait ressemblé un peu, il est vrai, à une fuite. Mais, par la lecture de la proclamation, les intentions du Gouvernement et sa faiblesse incroyable furent connues partout aussitôt; la bravoure personnelle et l’énergie de Gordon suffiraient-elles à effacer la faute politique énorme qu’il venait de commettre? Je me tournai et me retournai sur ma couche, sans envie aucune de dormir, tandis que les ronflements de Husein prouvaient qu’il jouissait encore malgré tout d’un bon sommeil. J’avais encore le caractère trop Européen et ne pouvais comprendre son indifférence fataliste. Plus tard, j’appris, il est vrai, à accueillir sans aucune émotion bien des événements émouvants. Il était nécessaire de pouvoir supporter ce qui m’attendait encore. Le lendemain matin, comme le calife nous honorait de sa visite, son regard pénétrant remarqua aussitôt que mes yeux étaient rouges; il m’en demanda la cause: je lui répondis que j’avais passé toute la nuit sans sommeil, en proie à la fièvre. Il me conseilla de me ménager et de ne pas aller au soleil, ni à la prière du Mahdi. J’accomplis donc mes prières seul dans l’ombre de la rekouba, mais sous les yeux des domestiques et je me composai une mine des plus dévotes sachant fort bien qu’ils devraient faire part à leur maître exactement de leurs observations. Le lendemain mes huttes étaient enfin terminées; je les occupai aussitôt avec la permission du calife, tandis que Husein Pacha était logé chez ses parents. Il récitait chaque jour consciencieusement ses cinq prières avec le Mahdi, s’efforçait avec zèle d’acquérir sa faveur et celle du calife afin de recevoir la permission de retourner dans son pays; je restai régulièrement avec le calife, ne me rendant auprès du Mahdi que sur sa demande expresse. Quelques jours plus tard, le bruit se répandit parmi les moulazeimie que Haggi Mohammed Abou Gerger avait été attaqué par Gordon Pacha, sérieusement blessé, et chassé de Khartoum qu’il assiégeait de sorte que la ville était maintenant complètement délivrée de ses assiégeants. Cette nouvelle remplit mon cœur de joie, bien que je m’efforçasse de cacher totalement avec soin une apparence d’intérêt quelconque. A ce moment arriva aussi Salih woled el Mek. Il avait dû se rendre à Fadasi et avait été envoyé par Haggi Mohammed Abou Gerger au Mahdi et au calife qui lui accordèrent leur pardon. Lui aussi confirma le bruit qui courait de la retraite des assiégeants et me donna des informations plus précises sur Gordon. Comme j’avais été appelé le soir par le calife, celui-ci me demanda, aussitôt après les salutations, tandis que nous commençions à peine à déchirer avec nos mains les grosses pièces de viande: «As-tu entendu la nouvelle apportée aujourd’hui et qui concerne Haggi Mohammed Abou Gerger?» «Non, répondis-je, je n’ai pas quitté aujourd’hui ta porte, et je n’ai parlé à personne.» «Gordon, continua le calife, après avoir remonté un peu le Nil Bleu, a attaqué soudainement Haggi Mohammed par eau et par terre. On raconte qu’il avait pris sur son bateau des dispositions telles que les balles des Ansar, qui partaient de la forteresse, ne pouvaient lui faire aucun mal. L’infidèle est adroit, mais Dieu le punira! Haggi Mohammed, dont les hommes ont été dispersés, a dû se retirer devant des forces supérieures. Gordon se réjouit maintenant de sa victoire, mais il se trompe sur ses suites, car Dieu fera vaincre la foi, et dans quelques jours, la punition du Tout-Puissant l’atteindra. Haggi Mohammed n’est pas, il est vrai, un homme à conquérir un pays; le Mahdi a donné l’ordre à Abd er Rahman woled en Negoumi d’aller à Khartoum et de l’assiéger.» «J’espère que Haggi Mohammed n’a pas subi de pertes importantes?» demandai-je. Mais, en moi-même, est-il besoin de le dire, je souhaitais le contraire. «Un tel combat n’a certes pas eu lieu sans pertes, dit le calife ingénument, mais je n’ai pas, sur leur importance, des nouvelles précises.» Le calife fut ce jour là moins loquace que d’habitude; la victoire de Gordon le troublait bien un peu; elle pouvait avoir peut-être des suites plus importantes que le calife ne voulait l’avouer. Je rentrai et envoyai mon domestique à Salih woled el Mek pour le prier de venir me voir en secret. Sa demeure étant à proximité de la mienne, il arriva quelques instants après. Nous échangeâmes alors nos impressions sur la joyeuse nouvelle, au sujet de laquelle il avait déjà entendu par des parents du Mahdi des détails plus précis; nous nous entretînmes, fort avant dans la nuit, des temps passés, des événements actuels et de nos espérances pour l’avenir. J’avais retrouvé un peu d’espoir en apprenant la nouvelle de cette victoire, mais Salih woled el Mek ne voyait dans la défaite des Mahdistes qu’un succès passager et ses craintes n’étaient malheureusement que trop fondées. Gordon Pacha se trouva aussitôt son arrivée à Khartoum aux prises avec une situation très difficile. La proclamation fut lue; là-dessus les Djaliin commencèrent à se soulever; ils élurent enfin comme chef Haggi Ali woled Saad qui disposait bien de forces imposantes mais qui voulait différer le combat aussi longtemps que possible pour des motifs personnels et à cause aussi de son inclination pour le Gouvernement. Les consuls des Puissances étrangères voyant que les événements à Khartoum prenaient une tournure toujours de plus en plus menaçante, demandèrent à Gordon de les conduire à Berber; mais comme ils ne pouvaient, là non plus, trouver une sécurité suffisante, ils résolurent, à l’instigation de Gordon, d’attendre encore. Les habitants de Khartoum considérèrent au commencement leur nouveau gouverneur général avec méfiance parce qu’ils craignaient que, conformément à la proclamation, il fut venu seulement pour sauver la garnison. Mais peu à peu ils comprirent et bientôt eurent la conviction qu’il était prêt à vaincre ou à périr avec eux. Le sheikh El Ebed, un des plus puissants sheikhs religieux, avait rassemblé ses partisans et campait dans le voisinage de Halfaya. Afin de chasser les rebelles de leur position, Gordon envoya des troupes sous le commandement de Hasan Mousma et de Saïd Pacha Husein qui avait été précédemment moudir de Shakka. Mais, du toit de son palais, il put se rendre compte avec sa longue-vue comment les officiers, auxquels il avait accordé sa confiance pleine et entière livraient leurs soldats à l’ennemi, puis rentraient avec le reste à Khartoum. Il fit comparaître les traîtres dans la nuit même devant une cour martiale et fit exécuter aussitôt la sentence de mort rendue contre eux. Malgré cet incident, il réussit le lendemain à chasser l’ennemi de sa position et à amener à Khartoum les Sheikhiehs, fidèles au Gouvernement, sous la conduite du sandjak Abd el Hamid woled Mohammed. Salih woled el Mek, qui était enfermé dans Fadasi, avait demandé à Gordon des secours. Comme on ne pouvait lui en envoyer, il fut forcé de se rendre avec quatorze cents hommes de cavalerie régulière et ses autres troupes. La population de tout le Ghezireh se rassembla alors pour assiéger Khartoum sous les ordres de Haggi Mohammed Abou Gerger. Tandis que ces événements se passaient dans le voisinage de Khartoum, l’ancien précepteur du Mahdi, le sheikh Mohammed el Cher (portant autrefois le nom de Mohammed el Diker), qui avait été nommé par le Mahdi, émir de la province de Berber arriva sur les bords du Nil. D’après son ordre, Haggi Ali rassembla ses Djaliin et, avec ceux-ci, renforcé par les Barabara et les Bicharia ainsi que par les autres tribus de la province, Mohammed Cher assiégea Berber qui se rendit au bout de quelques jours. La province de Dongola résistait encore très bien; elle n’avait pas jusqu’ici encore été troublée à cause de la ruse de son gouverneur Moustapha bey Iawer qui avait déjà deux fois offert de faire sa soumission au Mahdi. Cependant le Mahdi n’avait aucune confiance dans le gouverneur et il envoya contre lui son parent Sejjid Mohammed Ali. Celui-ci se joignit à l’émir des Sheikhiehs, le sheikh El Hedaïa qui avait déjà auparavant suscité au gouverneur nombre de difficultés, afin de prendre possession de Dongola. Mais les troupes de Dongola sous le commandement d’un officier anglais[1] anéantirent Mohammed et les forces des Mahdistes à Debba où périrent Sejjid Mohammed et Hedaïa. La province de Dongola fut ainsi sauvée pour quelque temps. Les choses allaient de mal en pis à Sennaar qui, assiégée par l’ennemi, possédait bien des vivres suffisants, mais était privée de toute communication avec les autres parties du pays. Tout d’abord, la courageuse sortie de Nur bey qui battit et dispersa les assiégeants, laissa quelque temps de répit à la garnison. De tous côtés on priait le Mahdi de venir en personne. Toutefois celui-ci ne se hâtait nullement d’accéder à cette demande, sachant que ce pays était en tout cas une proie assurée qui n’aurait pu lui être arrachée que par une grande armée expédiée par l’Egypte ou par une autre Puissance. Il pensait avec raison ne plus avoir à craindre une telle éventualité. Chaque vendredi, régulièrement, il passait lui-même ses troupes en revue. Il divisa toutes ses forces en trois corps dont chacun fut placé sous les ordres d’un de ses califes. Le calife Abdullahi fut nommé Raïs el Ghesh, commandant en chef de toute l’armée. Le drapeau noir (Raï ez serga, exactement Er raïet ez serga) appartenait au calife Abdullahi ou à Yacoub, son représentant; le drapeau vert (Raï el okhter, exactement Er raïet el khadra) au calife Ali woled Helou; le drapeau rouge (Raï el achraf, le drapeau des nobles) au calife Mohammed Chérif. Aux trois bannières principales étaient subordonnés d’innombrables petits drapeaux sous la garde des émirs. Dans les revues, tous les émirs obéissant à la bannière noire se tenaient avec leurs étendards sur une ligne déployée, le front tourné du côté de l’est. En face d’eux se trouvaient les émirs obéissant à la bannière verte à une distance égale, le front tourné du côté de l’ouest, tandis que les deux lignes étaient réunies par ceux qui obéissaient à la bannière rouge, le front tourné vers le nord. Comme le nombre des combattants à ce moment là était immense, cette disposition formait un carré gigantesque, ouvert d’un côté, dans lequel le Mahdi se rendait à la fin de la revue avec son calife Abdullahi et ses moulazeimie, galopant devant le front afin de réjouir les soldats par sa vue et de les saluer par ces mots: «Allah jibarek fikoum» (Dieu vous bénisse.) Ces revues nommées _arda_ ou _tarr_ étaient, comme nous l’avons vu, passées chaque vendredi et, à la suite de chacune, les bruits les plus étranges circulaient sur la personne du tout puissant homme de guerre. L’un avait vu le Prophète chevauchant aux côtés du Mahdi et parlant avec lui; un autre avait entendu les voix célestes qui bénissaient les combattants pour la foi (ansar) et leur promettaient la victoire. Un troisième prétendait que l’ombre d’un nuage qui passait était formée par les ailes des anges que le Tout-Puissant avait envoyés pour rafraîchir ses bien-aimés. Environ trois jours après que la nouvelle de la défaite d’Abou Gerger nous fut parvenue, un Italien résidant autrefois à Berber, nommé Giuseppe Cuzzi arriva de Khartoum à Rahat. Il avait été laissé à Berber par A. Marquet, représentant de la maison française Debourg et C^{ie}, pour opérer la liquidation de quelques petites affaires et y avait été fait prisonnier. Mohammed Cher l’avait envoyé à Khartoum, où il devait remettre à Gordon une lettre de Haggi Mohammed Abou Gerger; il ne fut pas reçu par lui personnellement, mais par un poste militaire établi en face de Khartoum sur la rive nord du Nil Bleu et renvoyé à la personne qui l’avait expédié. Haggi Mohammed Abou Gerger envoya alors Cuzzi au Mahdi qui le fit repartir de nouveau, en compagnie d’un Grec nommé Calamatino, pour Khartoum, avec des lettres adressées à Gordon, dans lesquelles celui-ci était sommé de se rendre. Je pus remettre au Grec un petit billet pour Gordon Pacha. Calamatino seul put pénétrer dans la forteresse; il remit ses lettres au poste et y attendit la réponse, tandis que Cuzzi, sur l’ordre de Gordon, ne put s’approcher de Khartoum que jusqu’à une portée de fusil, car, au dire des officiers qui s’étaient trouvés en rapport avec lui lors de sa première mission, il cherchait à les persuader de se rendre. Après que nous eûmes célébré la fête du Ramadan et que Abou Anga eut été rappelé avec toutes ses forces de Gebel Deier, le Mahdi fit répandre le bruit qu’il avait reçu du Prophète l’ordre d’aller à Khartoum et d’assiéger cette ville. Les émirs convoquèrent leurs hommes, leur ordonnèrent de se tenir prêts à marcher et menacèrent ceux qui resteraient en arrière sans permission de les considérer comme ranima. Presque tous les habitants du pays étaient, par fanatisme et cupidité, enchantés d’obéir à l’appel du Mahdi; ce qui provoqua une véritable migration de peuples, telle que le Soudan n’en avait jamais vu. Nous quittâmes Rahat le 22 août. L’armée mahdiste suivait en trois colonnes. Toutes les tribus possédant des chameaux prirent la route du nord Khursi-Halba-Dourrah el Khadra. Le Mahdi suivit la route du centre Daïara-Sherkela-Chat-Douem, avec ses califes et une partie des émirs. Les tribus possédant des bestiaux (Baggara) prirent celle du sud parce qu’elles y trouveraient, dans les nombreux étangs, assez d’eau pour leurs troupeaux. Ma place comme moulazem était à la suite du calife Abdullahi. Lorsqu’on faisait halte et qu’on campait, j’avais l’habitude de laisser mes domestiques et mes chameaux auprès de Salih woled el Mek qui appartenait à la suite du Mahdi. Le calife qui avait contre Salih une antipathie secrète me fit à ce sujet plusieurs fois des reproches et m’ordonna enfin de camper avec mes serviteurs dans son voisinage immédiat, tout en me faisant surveiller par son cousin Othman woled Adam. Je trouvai cependant, la nuit venue, plus d’une fois l’occasion de communiquer avec Salih woled el Mek qui recevait presque chaque jour des nouvelles sur les événements se passant aux environs des bords du fleuve. Avant que nous eûmes atteint Sherkela, un bruit étrange circula dans notre colonne; on racontait qu’un étranger européen et chrétien était arrivé à El Obeïd et était maintenant en route pour venir à la rencontre du Mahdi. Quelques-uns prétendaient savoir que c’était le chef des Français lui-même; d’autres disaient que c’était un parent de la reine d’Angleterre. Une chose toutefois demeura certaine, c’est qu’un Européen était effectivement arrivé et je crois inutile de dire que j’étais extrêmement impatient de savoir qui avait osé s’aventurer ici dans les circonstances actuelles. Un soir, le calife me fit appeler et me fit part qu’un Français était arrivé à El Obeïd et qu’il avait donné l’ordre de l’amener ici. «Ce Français est-il de ta race ou bien y a-t-il dans ton pays, comme chez nous au Soudan, des tribus différentes?» me demanda le calife qui n’avait en ce temps-là aucune notion de l’Europe et de ses habitants. Je lui énumérai les nations de l’Europe autant que je le jugeai nécessaire. «Que veut donc de nous ce Français, pour qu’il ait franchi une si longue route?» me demanda-t-il en réfléchissant. «Peut-être Dieu l’a-t-il conduit sur cette route et recherche-t-il l’amitié du Mahdi ainsi que la tienne.» Le calife me regarda d’un air incrédule et ajouta brièvement: «Nous verrons». Nous étions arrivés à Sherkela; vers midi, le calife me fit appeler auprès de lui. «Abd el Kadir, dit-il, le Français voyageur vient d’arriver et je l’ai fait amener ici; attends-le auprès de moi, peut-être aurais-je besoin de toi.» Quelques minutes après, apparut aussi Husein Pacha qu’il avait également fait appeler. Il se passa un certain temps jusqu’à ce que le moulazem du calife annonçât que l’étranger se trouvait devant la porte. Le calife donna ordre de le faire entrer. C’était un jeune homme élancé, d’environ trente ans, de force moyenne, le visage fortement brûlé du soleil, il portait des moustaches et de légers favoris blonds; il était vêtu de la gioubbe et du turban; il salua avec un «salam aleikum» le calife qui, sans se lever de son angareb, l’invita à s’asseoir. «Pourquoi es-tu venu ici et que veux-tu de nous?» furent les premières paroles pleines de défiance que le calife lui adressa. L’étranger essaya de répondre en langue arabe, mais il put seulement faire comprendre qu’il était Français et qu’il était arrivé ici venant directement de France. «Parle avec Abd el Kadir, répliqua le calife interrompant l’étranger au milieu de son discours incompréhensible, il me fera part de tes intentions.» L’étranger me regarda d’un air méfiant et me salua en langue anglaise. «Je ne suis pas Anglais, répondis-je en m’avançant, parlez français; abrégez, et arrivez immédiatement à la cause de votre voyage ici. Plus tard nous trouverons l’occasion de parler ensemble en confidence.» «Pourquoi t’entretiens-tu avec lui si longtemps, Abd el Kadir; je veux apprendre ses intentions, et tout de suite, s’écria le calife.» «Je lui apprenais quel était mon nom, répondis-je, et le sommais de dire la vérité, car toi et le Mahdi vous êtes des hommes éclairés par Dieu, vous connaissez les pensées des hommes et vous savez lire dans leur cœur.» Husein Pacha, qui était assis à côté de moi, dit rapidement: «C’est la vérité, et que Dieu prolonge leur vie; mais tu as bien fait de rendre l’étranger attentif.» Le calife se calma et dit tranquillement: «Cherche à savoir la vérité.» «Mon nom est Olivier Pain, me répondit alors l’étranger dans sa langue maternelle, et je suis Français. Déjà, depuis ma première jeunesse, je m’intéressai au Soudan et j’avais des sympathies pour ces populations; je ne suis pas le seul, car tout mon pays éprouve ce sentiment. Mais il y a sur notre continent des nations avec lesquelles nous vivons en inimitié. L’une de celles-ci est la nation anglaise qui s’est établie en Egypte, tandis que l’un de ses généraux, Gordon, commande à Khartoum. Je suis venu pour vous offrir mon alliance et celle de ma nation.» «Quelle alliance?» demanda le calife, auquel j’avais traduit mot à mot le discours d’Olivier Pain. «Moi-même je ne puis vous aider que de mes conseils, ajouta Olivier Pain, mais ma nation serait prête à gagner votre amitié, à vous soutenir aussi par des actes et à vous livrer de l’argent et des armes.» «Es-tu mahométan?» demanda le calife comme s’il n’avait pas entendu les derniers mots. «Oui, je suis depuis longtemps un fervent de cette religion, à laquelle j’ai adhéré publiquement à El Obeïd.» «Bien, dit le calife en se tournant vers moi, reste avec Husein auprès du Français, je vais avertir le Mahdi et reviendrai ensuite auprès de vous.» Lorsqu’il nous eut quittés, je serrai la main d’Olivier Pain et je le présentai à Husein Pacha. Quoique sa proposition énoncée par lui sérieusement à ce qu’il semblait, de soutenir mes ennemis, m’intéressât d’une façon toute particulière, je lui recommandai d’être avant tout prudent dans ses discours et de se donner comme poussé à venir ici plutôt par l’amour de la religion que par des visées politiques. Husein Pacha était dans son for intérieur très sévère pour les rôdeurs. «Vous appelez en Europe «des politiques,» me dit ce dernier en arabe, des gens qui ne sortent de chez eux que pour tuer des hommes, pour ramasser du butin, pour emmener en esclavage des femmes et des jeunes filles de notre religion, vous les soutenez et vous leur offrez de l’argent et des armes! Mais, si un pauvre homme de notre race achète un nègre qui ne se distingue d’un animal que parce qu’il peut dire quelques mots et l’emploie à cultiver son champ, vous appelez cela un péché, une horreur et vous vous arrogez le droit de punir une telle action.» «_Malêche_ (_cela ne fait rien_, phrase destinée à tranquilliser et continuellement employée), dis-je à Husein Pacha, celui qui vit longtemps voit beaucoup.» Le calife revint bientôt et nous ordonna de procéder à nos ablutions pour prendre part avec le Mahdi à la prière de midi. Nous obéîmes à son injonction et suivîmes le calife au lieu du culte où, à la nouvelle de l’arrivée d’Olivier Pain, une immense foule s’était rassemblée exprimant les avis les plus absurdes sur le nouveau venu. A peine avions-nous pris place, Olivier Pain au second rang, que le Mahdi parut. Il portait une belle gioubbe fraîchement lavée, parfumée de toutes les odeurs possibles; son turban était enroulé autour de la tête avec un soin particulier; ses paupières peintes avec du cohol, afin de donner plus d’éclat à son regard. Il me fit l’impression d’avoir attaché de l’importance à paraître aussi avantageusement que possible aux yeux de l’étranger. Il semblait flatté qu’un homme fût venu de si loin pour le voir et lui offrir son concours. S’asseyant sur une peau de bête, il nous appela tous auprès de lui et, regardant Olivier Pain, tandis qu’il souriait toujours, il reçut son salut avec bienveillance, mais ne lui tendit pas la main. Puis il lui ordonna d’expliquer les motifs de sa venue, et m’invita à servir d’interprète comme je l’avais fait précédemment. Olivier Pain recommença la même histoire qu’il avait racontée déjà au calife. Le Mahdi m’invita à parler aussi fort que possible afin que la foule curieuse qui nous écoutait put tout entendre et comprendre. Lorsque nous eûmes fini, le Mahdi dit à haute voix: «J’ai entendu et compris tes intentions; je ne me fonde pas sur le soutien des hommes, mais je n’ai confiance qu’en Dieu et en son Prophète; ton peuple est un peuple d’infidèles et jamais je ne m’allierai avec lui; mais je punirai et j’anéantirai mes ennemis avec l’aide de Dieu, de mes Ansar et des troupes d’anges que m’enverra le Prophète.» Les cris poussées par des milliers de poitrines annoncèrent la satisfaction générale causée par les paroles du maître. Lorsque le calme se fut rétabli, le Mahdi se tourna vers Olivier Pain: «Tu affirmes aimer notre religion, la seule et la vraie; es-tu mahométan?» «Certainement, répondit Olivier, et il prononça à haute voix la profession de foi musulmane: «La ilaha ill Allah, ou Mohammed rasoul Allah». Alors le Mahdi lui tendit sa main à baiser sans toutefois exiger de lui le serment de fidélité. Nous retournâmes dans les rangs des fidèles, Olivier Pain à côté de moi et nous fîmes notre prière avec le Mahdi. Quand elle fut terminée, le maître prononça quelques paroles d’édification pour le salut général des âmes, puis il se retira accompagné du calife. Ce dernier m’ordonna auparavant de prendre Olivier chez moi jusqu’à nouvel avis et d’attendre ses ordres ultérieurs. J’eus alors le loisir de causer avec mon hôte sans crainte d’être dérangé. Bien que je ne pusse exprimer mon aversion pour sa mission d’aventurier, j’éprouvai cependant de la pitié pour l’homme qui, s’il avait pensé remporter un succès, s’était heurté à une amère déception. Je le saluai encore une fois cordialement et lui dit: «Eh bien! cher Monsieur, maintenant que nous voilà seuls pour quelques instants, nous allons parler à cœur ouvert. Bien que votre mission n’ait absolument pas mes sympathies, je vous assure cependant, en vous serrant la main, que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour prévenir toute atteinte à votre sécurité personnelle. Maintenant vous pouvez être tranquille et comme je suis depuis des années sans relations avec le monde, racontez-moi ce qui s’est passé en Europe pendant ce temps!» «J’ai en vous une confiance absolue, me répondit-il, je connais votre nom qui a été souvent prononcé devant moi, depuis que je suis en Afrique; je suis heureux que le sort m’ait conduit auprès de vous. Il y aurait beaucoup de choses à raconter, que vous ne savez pas encore. Permettez que je commence par l’Egypte, cela vous intéressera davantage, je le crois.» Il me parla alors du soulèvement de Ahmed Pacha el Arabi, des grands massacres, de l’intervention des Puissances et de l’action de l’Angleterre qui avait occupé l’Egypte. «Je suis, dit-il, collaborateur de _l’Indépendance_ et collègue de Rochefort que vous connaissez aussi certainement. La politique de la France et de l’Angleterre, comme vous ne l’ignorez pas, ne suit pas le même chemin, et c’est notre devoir, là où faire se peut, de contrecarrer les visées de la politique anglaise. Je ne suis pas venu ici comme plénipotentiaire de la France, mais plutôt pour mon propre compte. On connaît cependant mes plans et on semble les favoriser. Le gouvernement anglais, instruit de mes desseins, a semé sur mon chemin tous les obstacles possibles. J’ai été même signalé, poursuivi, chassé de Wadi Halfa. Plus tard, j’ai réussi à trouver des Arabes de la tribu des Eregat qui m’ont secrètement amené d’Esneh par Kab à El Obeïd, en suivant la route qui mène à l’ouest de Dongola. J’ai été reçu aujourd’hui par le Mahdi d’une façon très amicale, je suis satisfait et j’ai beaucoup d’espoir.» «Pensez-vous réellement que votre proposition sera acceptée?» demandai-je. «Si ma proposition n’est pas acceptée immédiatement, j’espère cependant que le Mahdi sera disposé à entrer en relations amicales avec la France, ce qui me suffirait momentanément. Je suis venu ici de mon propre mouvement et dans les meilleures intentions. C’est pourquoi je suis presque certain que le Mahdi ne m’empêchera pas de m’en retourner.» «Cela ne me parait pourtant pas aussi sûr qu’à vous! lui dis-je; avez-vous laissé une famille dans votre patrie?» «Oui, répondit-il un peu inquiet, j’ai laissé à Paris une femme et deux chers enfants. Je pense souvent à eux et je me réjouis de les revoir bientôt. Soyez franc, Monsieur! à quoi dois-je m’attendre, d’après votre avis?» «Mon cher Monsieur, avec ce que je connais de ces gens, vous n’avez pour le moment rien à craindre pour votre propre personne, mais quand et de quelle manière vous pourrez leur échapper, je ne puis là-dessus rien vous dire de précis aujourd’hui. Ce que j’espère, c’est, qu’on refusera vos propositions qui pourraient pourtant être utiles un jour à cet ennemi de l’Angleterre, qui est également mon ennemi. Je souhaite avec vous qu’on vous laisse retourner sans tarder dans votre patrie où vous attendent votre femme et vos enfants.» J’avais donné ordre à mon domestique de nous apporter à manger, j’invitai aussi Gustave Kloss, l’ancien domestique d’O’Donovan, à partager notre repas. Il avait obtenu, sur ma demande, la permission du calife de demeurer auprès de moi. Nous avions à peine commencé que deux moulazeimie du calife parurent et invitèrent Olivier Pain à les suivre. Il fut surpris qu’on lui ordonna d’aller seul et sortit quelque peu froissé. Je trouvai aussi cette invitation un peu étrange, car Olivier Pain parlait si mal l’arabe que, seul, il pouvait à peine se faire comprendre. Je faisais, à ce sujet, une remarque à Moustapha (Kloss) lorsque je fus à mon tour appelé auprès du calife. «Abd el Kadir, me dit-il avec confiance, je te considère absolument comme étant des nôtres. Que penses-tu de ce Français?» «Je crois, répondis-je, que cet homme est sincère et qu’il a de bonnes intentions. Mais ne connaissant ni toi, ni le Mahdi, il ne savait pas que vous n’avez confiance qu’en Dieu et que vous ne recherchez ni ne voulez aucun autre allié. C’est pourquoi vous êtes victorieux car Dieu est avec ceux qui se confient en lui.» «Tu as entendu, continua le calife, les paroles que le Mahdi a adressées au Français. Nous ne voulons pas d’alliance avec les infidèles et nous vaincrons nos ennemis sans leur concours.» «Certainement, fis-je observer, c’est pourquoi cet homme est inutile ici; il doit retourner près de son peuple et faire connaître à ses compatriotes les victoires du Mahdi et de son général le calife.» «Peut-être plus tard, dit celui-ci, pour le moment je lui ai ordonné de rester auprès de Zeki Tamel qui s’occupe déjà de lui.» «Il lui sera difficile de se faire comprendre, car il connaît peu la langue arabe.» «Dans son voyage jusqu’ici, il n’avait pourtant aucun interprète, interrompit le calife, du reste, je te permets de lui rendre visite.» Il me parla ensuite d’autres choses et me montra les chevaux que Zogal venait de lui envoyer du Darfour et dont je reconnus plus d’un. Après avoir quitté le calife, je cherchai Olivier Pain et le trouvai à l’ombre d’une tente trouée, la tête appuyée dans les mains, et réfléchissant. En m’apercevant, il se leva et vint à ma rencontre. «Je ne sais que penser; on me donne l’ordre de rentrer ici, on m’y apporte mes bagages; un certain Zeki, me dit-on, s’occupera de moi. Pourquoi ne me laisse-t-on pas avec vous?» «C’est dans le caractère du Mahdi et particulièrement dans celui du calife de contrarier les désirs de chacun. Ils appellent cette règle de conduite: Eprouver la patience, la soumission et la foi d’un homme, lui répondis-je pour le calmer. Vous n’avez rien à craindre. Le calife peut se défier peut-être jusqu’à un certain point de nous deux et ne pas désirer que nous soyons toujours ensemble pour trouver peut-être l’occasion de critiquer sa manière d’agir. Mais voici justement Zeki Tamel qui a été autrefois mon compagnon dans plus d’un combat. Je veux vous recommander à cet homme». J’allai à la rencontre de Zeki Tamel qui me salua et s’informa de ma santé. «Ami, lui dis-je, cet homme est étranger et c’est ton hôte. Je le recommande à ta bienveillance. Au nom de notre ancienne amitié, je te prie d’être aimable et indulgent avec lui.» «Je ne le laisserai certainement manquer de rien, autant que cela sera en mon pouvoir; mais, me dit-il à voix basse, le calife m’a défendu de le laisser avoir des rapports avec d’autres personnes, et c’est pourquoi je dois te prier de ne venir le voir que rarement.» «La défense ne me concerne pas, répliquai-je, car je viens justement de chez notre maître qui m’a accordé la permission de visiter ton hôte quand cela me conviendrait; donc, encore une fois, je te prie, prends soin de lui.» Je retournai auprès d’Olivier Pain et l’exhortai au courage. Je lui dis que le calife désirait qu’il n’eût pas de rapport avec ses gens, ce qui serait préférable pour lui, car il courait d’autant moins le risque d’être calomnié par eux. Je lui promis de lui faire visite aussi souvent que possible. Le lendemain matin, retentit le gros tambour de guerre du calife; cet instrument était nommé _mansoura_, le victorieux. C’était le signal du départ. Nous marchions seulement depuis le matin jusqu’à midi et nous n’avancions que lentement. Comme à midi nous établissions notre campement, je cherchai Olivier Pain et le retrouvai à l’ombre de sa tente. Il se sentait bien physiquement, mais se plaignait de la mauvaise nourriture. Zeki, qui pendant notre entretien était survenu, m’assura qu’il lui avait envoyé deux fois de l’asida, mais que Pain n’en avait presque pas pris. Je lui répondis que cet étranger n’était pas encore habitué à ce plat du pays, c’est pourquoi je promis de lui envoyer chaque fois que je le pourrais un autre mets par mon domestique. Aussitôt rentré chez moi, je fis préparer un peu de soupe et de riz qu’on porta à Olivier Pain. Le soir, le calife me demanda si j’avais vu Pain. «Oui,» lui dis-je. Je lui racontai alors qu’il n’était pas encore habitué à notre asida et que, si on l’obligeait à en manger, il tomberait probablement malade. Je lui demandai la permission de lui envoyer de temps en temps une nourriture plus légère, ce à quoi il consentit. «Toi-même, tu te contentes pourtant de la nourriture du pays, ajouta-t-il, il serait donc en tout cas préférable pour lui de s’y habituer également le plus tôt possible; mais, où est Moustapha, je ne l’ai pas vu depuis que nous sommes partis de Rahat.» «Il est ici et surveille mes domestiques dans les soins qu’ils donnent aux chevaux et aux chameaux.» Sur le désir du calife, j’envoyai un des grooms qui se tenaient au dehors, pour le chercher. Quelques minutes après Moustapha arriva. «Où donc te tiens-tu toujours, que je ne t’ai pas aperçu depuis des semaines, gronda-t-il, as-tu donc oublié que je suis ton maître?» «Je suis, avec ta permission, auprès d’Abd el Kadir et je l’aide dans ses travaux, dit Moustapha d’un air arrogant. Tu ne t’occupes pas de moi et tu m’as livré à moi-même.» «Je m’occuperai de toi à l’avenir» dit le calife en colère. Il appela un moulazem: «Conduis Moustapha auprès du secrétaire Ben Nagi»: ordonna-t-il, et fais-le mettre aux fers!» Kloss suivit son gardien sans répliquer un mot. «Moustapha, continua le calife, est un mauvais homme et tu as suffisamment de serviteurs pour pouvoir facilement te passer de lui. Je l’ai pris auprès de moi et il m’a quitté sans motifs. Je lui ai ordonné de servir mon frère Yacoub, il s’est plaint de lui et l’a quitté. Maintenant qu’il est auprès de toi, croit-il pouvoir ne plus s’occuper de nous.» «Pardonne-lui, car qui pardonne est miséricordieux! Ordonne-lui de rester auprès de ton frère, peut-être deviendra-t-il meilleur?» «Il doit passer quelques jours dans les fers, afin d’apprendre que je suis son maître. Il n’est pas meilleur que toi et tu viens chaque jour à ma porte,» me dit-il en souriant, parce qu’il vit bien que j’étais blessé de sa façon d’agir envers Moustapha. Il fit apporter le souper pendant lequel je m’observai d’une façon toute particulière, afin de ne pas donner au calife, qui me surveillait, le soupçon que je lui en voulais de m’avoir enlevé Moustapha. Il parla peu, et paraissait de mauvaise humeur. Après le souper, il prit congé de moi avec quelques paroles amicales qui toutefois ne me semblaient pas venir du cœur. Je revins sous ma tente où je ne pus pendant longtemps trouver le sommeil. Je déployais toute la patience et toute l’abnégation possibles pour conquérir la faveur du calife, et pouvoir profiter d’autant plus facilement un jour d’une occasion de délivrance. Mais, grâce à son caractère entier, c’était un rôle difficile de ne pas sortir de sa ligne de conduite et de ne pas blesser son prodigieux orgueil. Chaque jour, je voyais des exemples de son humeur capricieuse; il n’avait aucun égard pour ses moulazeimie qu’il faisait, à la moindre faute, enfermer, mettre aux fers et battre. La privation des biens était la suite habituelle de ces faits. Il était habitué à obéir à son premier mouvement, ne réfléchissant pas longtemps, et attachait une importance énorme à toujours montrer qu’il était le maître. Fadhlelmola, frère d’Abou Anga, commandant des Djihadia (ils étaient tous deux fils d’un esclave libéré d’un parent du calife) était chargé des fonctions de son frère. Ce Fadhlelmola avait un ami fidèle et un conseiller en la personne d’Ahmed woled Younis, de la tribu des Sheikhiehs. Le même soir, il s’était rendu chez le calife pour lui demander de donner son autorisation au mariage de Younis. Le calife étant de mauvaise humeur voulut encore une fois montrer qu’il était le maître. Il fit appeler le père de la jeune fille et lui demanda devant les personnes présentes s’il voulait marier sa fille avec Ahmed woled Younis. Comme celui-ci répondait affirmativement, il lui dit: «J’ai résolu, car je trouve que cela est préférable pour son bonheur, de la marier à Fadhlelmola. As-tu quelques objections à présenter?» Le père de la jeune fille déclara naturellement qu’il était absolument de l’avis du calife et celui-ci ordonna aussitôt: «Eh bien le _fatha_!» (prière d’usage pour la bénédiction des mariages). Les personnes présentes levèrent les mains, récitèrent le fatha et mangèrent des dattes qu’on leur offrit. Puis elles furent congédiées par le calife. Fadhlelmola s’en alla, riche d’une femme de plus; Ahmed woled Younis plus pauvre d’une espérance. L’humeur du calife était satisfaite; avec un tel maître, il fallait être prudent. Environ cinq jours plus tard, nous atteignîmes Chat. Là, beaucoup de sources comblées précédemment furent rétablies et des huttes en paille avec des clôtures furent élevées pour le Mahdi et ses califes. Le Mahdi voulait s’arrêter plusieurs jours en cet endroit. Pendant la marche, je rendis chaque jour visite à Olivier Pain. Il était toujours de plus mauvaise humeur et plus ennuyé de son isolement, car les rapports avec les autres hommes et les esclaves commis à son service lui restaient interdits. Ces quelques jours avaient suffi pour le faire renoncer complètement à l’exécution de ses plans: il ne songeait plus maintenant qu’à sa femme et à ses enfants. Je cherchai à le calmer, l’engageai à espérer en l’avenir et à ne pas trop se livrer à des pensées mélancoliques qui commençaient à miner ses forces. Le calife semblait peu se soucier de lui et demandait seulement, à l’occasion, de ses nouvelles. Le lendemain de notre arrivée à Chat, l’ancien sheikh du Mahdi, Mohammed Chérif, arriva enfin; on l’attendait depuis longtemps. Lui aussi avait été forcé par ses ennemis et tremblant pour sa propre sûreté de paraître en suppliant. Mais le Mahdi le délivra aussitôt de cette situation indigne, le conduisit de la manière la plus flatteuse à sa demeure, et fit élever des tentes pour lui. Il lui donna deux belles jeunes filles abyssiniennes et des chevaux et réussit bientôt, par sa générosité, à s’attacher une grande partie des partisans de Mohammed Chérif. Le calife avait pardonné à Moustapha et lui avait ordonné de rester auprès du secrétaire Ben Nagi. Toutefois il nous était permis de communiquer ensemble. Déjà après notre départ de Sherkela, on savait que les troupes de Gordon avaient essuyé une grosse défaite. A Chat, nous reçûmes des nouvelles détaillées de la défaite de Mohammed Ali Pacha à Omm Douban, par le sheikh El Ebed. Après avoir vaincu les rebelles à Halfaya et Haggi Mohammed à Bourri, Gordon envoya Mohammed Ali Pacha avec environ 2,000 hommes contre les rebelles qui se tenaient à Omm Douban, village du sheikh El Ebed. Mohammed Ali avait, à cause de sa bravoure, eu une carrière rapide. Il avait demandé dans le temps à permuter du Darfour où il avait servi auprès de moi comme saghcolaghassi. Gordon l’avait nommé major et, pendant le siège, il devint successivement colonel, puis général. Il marcha donc, avec ses 2,000 hommes, irréguliers la plupart, contre le sheikh El Ebed, accompagné d’une véritable cohue de femmes et d’esclaves en quête de quelque butin. Pendant la marche d’Elefoun, il fut surpris par les rebelles, près d’Omm Douban, attaqué de divers côtés à la fois, et, empêché de se frayer une sortie par suite de la foule qui l’entourait, il fut battu et presque complètement anéanti. Quelques-uns de ses hommes purent à grand’peine s’échapper; ils apportèrent la triste nouvelle à Khartoum. Enhardis par ce succès, les rebelles resserrèrent le cercle autour de cette ville et reçurent d’Abd er Rahman woled en Negoumi un renfort si important que les troupes de Gordon n’étaient plus en nombre suffisant pour oser tenter une sortie victorieuse. De Chat, nous nous dirigeâmes sur Douem, où le Mahdi passa une grande revue. A cette occasion, montrant le Nil à ses troupes: «Dieu le maître, le Bon et le Miséricordieux, s’écria-t-il, à créé ce fleuve; il vous y désaltérera et sur ses rivages vous trouverez des pays dont vous serez, je vous le prédis, les maîtres.» Une joie fanatique s’empara de cette foule qui voyait déjà toute l’Egypte devenir sa proie. Arrivés à Dourrah el Khadra, nous célébrâmes la fête du «Baïram.» Olivier Pain souffrait de la fièvre et, de jour en jour, était plus abattu. Malgré les doses de quinine qu’il absorbait, sa mauvaise humeur tournant à la mélancolie, nous causa de graves inquiétudes. «J’ai commis bien des sottises dans ma vie, me dit-il un jour; mais mon voyage en ce pays est la plus grosse de toutes; je n’envisage le résultat qu’avec appréhension. Il eut été préférable que les Anglais eussent réellement accompli leur dessein, de me faire prisonnier.» Je le consolai et le suppliai de ne pas perdre courage. Mais il se détourna, en secouant tristement la tête. Le jour du Baïram, le Mahdi fit la prière à haute voix, puis lut la Khoudba (le sermon) pendant lequel, devant tout le peuple, il se prit à sangloter abondamment. Nous autres, infidèles, nous savions que, lorsqu’il pleurait, il méditait toujours quelque mauvaise action. Aussi, sa prédication et ses pleurs excitèrent-ils au combat ces milliers d’hommes, facilement irritables, accourus en masse des provinces du Nil. Après deux jours de repos, nous reprîmes notre route marchant comme de véritables tortues; les pèlerins affluaient de toutes les contrées du Soudan. Pain allait toujours plus mal; on craignit le typhus; il était absolument abattu. Un jour, il me pria de demander au Mahdi un secours en argent: les nègres qui le servaient ne cessaient de mendier. Le Mahdi fit aussitôt prendre dans le Bet el Mal cinq livres égyptiennes et me les remit en faisant des vœux pour le prompt rétablissement du malade. Comme je communiquai au calife l’état grave de Pain et le secours du Mahdi, il me reprocha d’avoir demandé de l’argent au Mahdi sans m’être adressé à lui, au préalable. «S’il meurt au milieu de nous, ajouta-t-il, il peut s’estimer heureux, car la bonté et la toute-puissance divine l’ont arraché à sa tribu: d’un infidèle, elles ont fait un fidèle.» Quatre jours après, Olivier Pain était si faible qu’il pouvait à peine se soulever. Depuis deux jours il ne touchait plus aux aliments que je lui envoyais. Il me tendit sa main amaigrie. «Ma dernière heure est arrivée; je le sais, me dit-il. Laissez-moi vous remercier de votre amabilité et de vos soins. Une prière encore: si jamais vous êtes libre et que vous alliez à Paris, portez à ma femme et à mes enfants les derniers adieux d’un malheureux.» Tandis qu’il prononçait ces mots, deux grosses larmes coulaient le long de ses joues. Je l’encourageai encore et j’assurai qu’il n’avait aucune raison de perdre toute espérance. Les tambours de guerre qui battaient alors m’obligèrent à le quitter. Je laissai auprès de lui un de mes domestiques, nommé Atroun. En route, je m’entretins avec le calife de l’état du malade et le priai de lui laisser quelques jours de repos dans le plus prochain village. Le calife ne prit aucune décision et me pria de lui reparler de Pain dans le courant de la soirée. Mais à la tombée de la nuit, Atroun s’avança. «Où est Youssouf? (c’est ainsi qu’on appelait Olivier Pain)» lui demandai-je tout inquiet. «Mon maître est mort; c’est pourquoi nous nous sommes tant trouvés en retard.» «Mort?» répétai-je bouleversé. «Oui, mort, répéta Atroun, nous l’avons même déjà enterré!» «Dis-moi comment cela s’est passé...» «Youssouf, mon maître, était si faible, qu’il ne pouvait plus se tenir à cheval; nous fûmes forcés de nous traîner une partie du chemin, à pied. A plusieurs reprises, il perdit connaissance; puis il me parla en sa langue que nous ne comprenions pas. Nous le mîmes enfin sur un angareb que nous plaçâmes sur la selle d’un chameau; il ne put s’y tenir et tomba. Dès lors, il perdit connaissance, jusqu’au moment où il mourut. Nous l’enveloppâmes dans une ferda (drap en coton) et nous l’enterrâmes. Les esclaves de Zeki ont apporté à leur maître tout ce qu’il possédait.» Quoique Olivier Pain fût sérieusement atteint, j’attribuai la rapidité de sa mort à la chute qu’il avait faite du chameau. Pauvre homme! Arriver avec de si hautes visées et finir si tristement! Je fis part aussitôt de sa mort au calife. «Il est heureux», me répondit-il. Puis il fit savoir à Zeki qu’il eut à conserver avec soin, provisoirement, tout ce qui avait appartenu à Olivier Pain. Il m’envoya auprès du Mahdi pour le prévenir. Celui-ci parut prendre à cette nouvelle une part plus grande que le calife et récita même la prière des morts. Trois jours s’écoulèrent, nous approchions de Khartoum. En route, nous eûmes l’occasion d’apercevoir à maintes reprises les bateaux à vapeur de Gordon qui apparaissaient dans le lointain; ils semblaient se livrer à des reconnaissances; mais ils se retirèrent sans attendre notre arrivée. Nous venions de dresser nos tentes, quand un moulazem du Mahdi me pria de le suivre chez son maître, où se trouvaient déjà le sheikh Abd el Kadir woled Om Mariom, autrefois cadi de Kalakle, jouissant d’une grande renommée chez les habitants du Nil Blanc, et Husein Pacha. «Je t’ai fait appeler, me dit le Mahdi, afin que tu préviennes Gordon que sa chute est prochaine. Dis-lui que je suis bien le Mahdi, qu’il se rende avec sa garnison afin de pouvoir se sauver, lui et son âme; fais-lui entendre que, s’il refuse, tous combattront contre lui, et toi-même aussi; la victoire nous est assurée. Ma lettre n’a d’autre but que d’empêcher le sang de couler abondamment.» Je me tus. Husein m’engageait fortement à répondre. «O Mahdi! répliquai-je enfin, écoute mes paroles; je te parlerai à cœur ouvert; pardonne-moi si ma réponse est peut-être vive et si tous les termes n’en sont pas pesés. Si j’écris à Gordon que tu es le vrai Mahdi, il ne me croira pas, si je le menace de le combattre de ma propre main, il ne me craindra pas. Mais toi, dis-tu, tu ne veux pas que le sang soit répandu. Je le sommerai donc de se rendre; je lui dirai qu’il est trop faible pour soutenir un combat contre toi, le victorieux et qu’il n’a aucun secours à attendre du dehors. Je l’informerai enfin que je suis prêt à servir d’interprète entre toi et lui.» Le Mahdi s’étant rallié à mes propositions, je rentrai en hâte chez moi. Ma tente avait été déchirée pendant le transport; j’avais élevé, pour avoir un peu d’ombre pendant le jour, une toiture des plus primitives composée de bâtons sur lesquels je tendis quelques lambeaux d’étoffe. La nuit, je dormais à la belle étoile. Je dus donc me mettre en quête d’une lanterne, et, assis sur mon angareb, je rédigeai ma missive. J’écrivis tout d’abord à Gordon quelques lignes en français, lui exposant que les détails qui allaient suivre étaient en allemand, parce qu’il m’était plus facile de m’exprimer en ma langue maternelle; qu’ensuite j’avais peu de temps à ma disposition et qu’enfin mes dictionnaires avaient été brûlés car, on les avait pris pour des livres de prières. J’espérais, ajoutai-je, avoir bientôt l’occasion de le revoir, priant Dieu chaque jour d’exaucer ma prière. Je lui nommai enfin quelques sheikhs qui s’étaient joints au Mahdi, dans le seul espoir de sauver leurs femmes et leurs enfants. Après cette sorte de préface, je lui écrivis une lettre très détaillée. Je lui rappelai que, d’après ce que m’avait dit Georges Calamatino, je savais que lui, Gordon, avait désapprouvé ma capitulation. Je lui soumis donc les circonstances de ma chute, en le priant de ne me juger qu’après avoir lu mon récit. Je lui rappelai mes actions contre le sultan Haroun et Doud Benga; comment, au commencement de la révolte, les quelques officiers que j’avais m’abandonnèrent tous, parce qu’Arabi Pacha avait chassé du pays tous les Européens; comment le bruit s’était répandu que mes défaites n’étaient dues qu’à mon manque de croyance; combien j’avais été forcé de lutter contre des intrigues de toute nature jusqu’à ce que je changeasse de religion; comment enfin, grâce à cet acte, mes gens devinrent plus confiants; puis, je lui narrai nos succès passagers, jusqu’au moment où l’anéantissement de l’armée de Hicks nous enleva tout espoir d’être jamais secourus. Je passai ainsi en revue tous les événements: le nombre de mes hommes morts au champ d’honneur, les réserves de munitions presque épuisées, la position des soldats et des officiers qui comprenaient bien que seule la capitulation pouvait sauver leur vie; enfin, ma situation d’unique Européen ne pouvant résister plus longtemps aux désirs de se rendre, manifestés par tous et ne pouvant aller contre la destinée. Ma soumission, lui écrivis-je, a été la plus grande douleur que j’ai supportée en ma vie; mais, je ne pouvais agir autrement et, comme officier autrichien, je ne crains pas le verdict du juge le plus sévère de mes actions. Par ma façon d’agir, continuai-je, je crois avoir acquis, jusqu’à un certain degré, la confiance du Mahdi et du calife; c’est pourquoi, du reste, ils m’ont permis de vous écrire, pour vous engager à vous rendre, il est vrai; mais je saisis cette occasion avec quelle joie!—pour vous offrir mes services, résolu à vaincre ou à mourir, s’il vous est possible toutefois de faciliter ma fuite à Khartoum. Je le priai de m’écrire quelques lignes en français pour me faire savoir, le cas échéant, jusqu’à quel point il pourrait me venir en aide dans l’accomplissement de mon dessein, lui recommandant de ne pas oublier de me demander, en langue arabe, de venir à Omm Derman, avec l’autorisation du Mahdi, pour traiter des conditions de capitulation. J’écrivis encore une troisième lettre, en allemand, au consul Hansal, le priant de faire tout ce qui dépendrait de lui pour faciliter ma fuite à Khartoum; je lui disais, entr’autres choses, que, connaissant les intentions du Mahdi, ses forces, etc., ma présence en cette ville pouvait être d’une grande utilité. Mais, comme certains bruits circulaient dans le camp du Mahdi, d’après lesquels Gordon se rendrait si aucun renfort ne lui arrivait, je priai le consul Hansal de m’informer des desseins du Général; car, si la capitulation avait lieu après ma fuite dans la ville, il va de soi que je serais la victime du Mahdi et qu’il ne tarderait pas à se venger sur moi. Il me parut alors, il me paraît aujourd’hui même encore, assez juste que, si par ma fuite j’excitais la colère du Mahdi, je fusse au moins sûr de l’éventualité de la reddition de Khartoum. On prétendait ici que la garnison de Khartoum tremblait et que beaucoup désiraient la reddition de la ville; j’attirai sérieusement l’attention de Hansal, l’assurant que la force du Mahdi n’était pas si grande qu’on le croyait et que par l’énergie des troupes égyptiennes, tout pouvait encore être sauvé. La ville devait être en état de tenir au moins six semaines, sinon deux mois pour donner à une armée le temps d’arriver à son secours. Je lui rapportai enfin le bruit qui courait que le petit vapeur envoyé dernièrement à Dongola par Gordon devait avoir fait naufrage près de Wadi Gamer, ce dont toutefois je n’avais pu m’assurer jusqu’à aujourd’hui. Le 15 octobre, au matin, je me rendis avec mes trois lettres auprès du Mahdi qui m’ordonna de les faire porter à Omm Derman par un de mes domestiques. Je choisis un jeune garçon, d’environ 15 ans, nommé Mergan, auquel, sur l’ordre du Mahdi, Ahmed woled Soliman remit un âne et quelque argent pour le voyage. Je recommandai soigneusement au jeune homme de ne parler à personne au monde à Khartoum, si ce n’est à Gordon Pacha ou au consul Hansal, et de les assurer que je désirais venir en cette ville. Vers midi des courriers arrivèrent de Berber confirmant malheureusement la prise du vapeur allant à Dongola et le meurtre du colonel Steward ainsi que celui de ceux qui l’accompagnaient. Les messagers apportaient les papiers qu’ils avaient trouvés sur le vapeur et le calife m’ordonna de parcourir, chez Ahmed woled Soliman, ceux qui étaient écrits en langues européennes. Au milieu de nombreuses lettres particulières de personnes restées à Khartoum, je trouvai un très long rapport militaire, sans signature, il est vrai, mais qui devait émaner de la plume de Gordon. Le Mahdi m’ayant interrogé sur le contenu de ces papiers, je lui répondis que la plupart avaient un caractère privé sans aucune importance; quant au rapport militaire, je n’y avais rien compris du tout. Malheureusement on trouva nombre de rapports et d’écrits en langue arabe desquels on déduisit facilement ce qui se passait à Khartoum. En outre, une dépêche détaillée, à moitié chiffrée, également de Gordon, à Son Altesse le Khédive fut lue par Abd el Halim effendi, autrefois Bashkatib (chef de bureau) au Kordofan; ce fut une précieuse source d’informations pour le Mahdi. Par les papiers du consulat, j’appris malheureusement que mon ami l’agriculteur Ernest Marno avait succombé à la fièvre, à Khartoum, depuis longtemps déjà. En ma présence, on tint conseil pour savoir quels papiers seraient envoyés à Gordon, pour le persuader de la perte du vapeur et peut-être par là le décider à se rendre. Je prétendis que seul le rapport écrit de sa propre main serait le témoignage le plus frappant de la perte qu’il venait d’éprouver. Après de longs débats on convint enfin de suivre mon conseil. En triant ces paperasses, on découvrit une lettre de Salih woled el Mek, écrite après son arrestation. Dans cette missive il assurait le général Gordon de sa fidélité et de sa soumission. Celui-ci avait voulu envoyer au Caire cette lettre comme preuve du dévouement de Salih et cette bonne intention fut cause qu’on jeta mon ami dans la prison commune, c’est-à-dire dans une petite, mais épaisse zeriba qui servait dans ce but pendant la marche. Grâce à la foule immense qui s’était jointe au Mahdi, le blé commença à manquer; l’ardeb atteignit le prix de 18 écus medjidieh; au marché, la livre sterling valait deux écus. Ibrahim Adlan fut envoyé à Berber pour reprendre de Mohammed Cher la caisse du Gouvernement et l’apporter à l’endroit où nous étions. 70 à 80,000 livres en or furent alors partagées entre tous. Mais comme dans le pays tout était évalué en écus, la seule monnaie courante chez les indigènes, la valeur de l’or tomba tellement qu’on ne pouvait échanger la livre que contre deux écus, quelquefois même un écu et demi. Le prix de la viande était par contre incomparablement plus bas que celui du blé. Une vache grasse ou un bon bœuf atteignait tout au plus un écu et demi ou deux écus, un veau valait d’un demi-écu à un écu. Les bergers avaient amené tous leurs troupeaux et ne trouvaient pas sur le rivage du Nil de quoi faire paître tant de milliers d’animaux. D’autre part, le Mahdi ayant déclaré, dans ses sermons, que l’élevage du bétail était une perte du temps qui serait mieux employé à servir Dieu et à combattre pour la bonne cause, ces diverses circonstances engagèrent les possesseurs de troupeaux à s’en défaire au plus tôt; d’où une baisse considérable du prix de la viande. Mergan revint le lendemain; il ne m’apporta à ma grande surprise, aucune missive. Il était entré dans les remparts d’Omm Derman et avait remis les lettres; peu après, le commandant lui avait donné l’ordre de retourner car, lui avait-on dit, il n’y avait pas de réponse. J’envoyai le jeune homme aussitôt auprès du Mahdi qui l’interrogea, pendant que j’avertissais le calife qu’on n’avait pas répondu à mes lettres. Appelé le soir même devant le Mahdi, je reçus l’ordre d’écrire une seconde fois à Gordon; peut-être, après la nouvelle de la perte de son vapeur, répondrait-il? Mergan devait être envoyé de nouveau comme messager. A la lueur vacillante de ma lanterne, en rase campagne, j’écrivis à Gordon, lui faisant part entr’autres, de la mort du colonel Steward et de ses compagnons; je le priai de répondre à mes précédentes missives. Mergan revint le surlendemain matin, apportant une lettre du consul Hansal, écrite en allemand et en arabe. En voici la teneur: Cher ami Slatin bey! Vos lettres me sont parvenues; je vous prie de vous rencontrer avec moi au tabia Regheb Bey (fort d’Omm Derman). Il faut que je m’entretienne avec vous sur les démarches nécessaires pour vous sauver. Après quoi, nous vous laisserons retourner auprès de vos amis, sans retard. Mes meilleures salutations Votre Hansal. Accompagné de Mergan, je me présentai aussitôt devant le Mahdi, lui remis la lettre en lui expliquant que celle qui était écrite en arabe n’était que la traduction exacte de l’autre. Il en prit connaissance et me demanda si j’étais disposé à me rendre à l’invitation qui m’était faite. Je lui déclarai vouloir suivre sa volonté, étant prêt à chaque instant à le servir et à lui être agréable. «Je crains pour toi, ajouta le Mahdi, que Gordon, tandis que tu parleras à Omm Derman avec ton consul, ne te fasse prendre et tuer. Pourquoi n’a-t-il pas répondu à notre message s’il pense du bien de toi?» «Je ne connais pas la raison de son silence, répondis-je; peut-être n’est-il point dans ses vues d’entrer en correspondance avec nous; je suis persuadé toutefois que mon entrevue avec Hansal ne pourra que t’être profitable. Je n’ai rien à craindre de Gordon; si, contre toute attente, il m’arrêtait, ne serais-je pas mis en liberté par toi-même, dans un laps de temps rapproché. Il ne peut pas me tuer.» «Bien, dit-il, sois prêt; je te ferai dire ce que je déciderai.» En me rendant chez le Mahdi, j’avais appris l’arrivée de Lupton bey, autrefois moudir du Bahr el Ghazal, arrivée annoncée depuis longtemps; aussi, en rentrant cherchai-je à le voir. Je le trouvai devant la maison du calife qui ne l’avait pas encore reçu. Je le saluai, bien que défense fut faite aux Mahdistes de saluer quiconque n’avait pas reçu le pardon de son maître. En quelques mots, je le mis au courant de ma correspondance avec Gordon et Hansal exprimant l’espoir que j’aurais la permission de me rendre à Khartoum. Lupton, à son tour me fit savoir qu’il avait laissé ses domestiques à quelques lieues de là et qu’il allait demander au calife la permission de les faire venir. Il fut reçu quelques minutes après; sa demande fut prise en considération et on lui promit de le présenter au Mahdi. J’attendis pendant longtemps, fatigué et impatient, étendu sur mon angareb, la réponse du Mahdi relative à mon rendez-vous avec le consul Hansal. Il était déjà très tard lorsqu’on m’avertit de me rendre à la tente de Yacoub, sur l’ordre du calife. J’enroulais rapidement mon turban (emama) autour de ma tête et ma longue ceinture (hisam) autour du corps; puis je suivis le messager. Arrivé sous la tente de Yacoub, nous apprîmes que celui-ci s’était rendu dans la zeriba d’Abou-Anga et m’y attendait. Cette promenade nocturne d’un endroit à un autre éveilla en moi des soupçons, et, connaissant les subterfuges de ces gens, je m’attendis à tout. Parvenus à la zeriba, la garde qui y stationnait nous fit entrer. La zeriba était très vaste et l’on pouvait, même dans l’obscurité, reconnaître les contours de quelques tentes dressées de la façon la plus primitive. Nous entrâmes dans l’une de celles-ci; grâce à la faible lueur des lanternes, je reconnus Yacoub, Abou Anga, Fadhlelmola, Zeki Tamel et Haggi Zobeïr, assis en cercle, s’entretenant à voix basse, tandis qu’au fond se distinguaient plusieurs soldats armés de fusils. Mais du calife, pas trace. Je compris aussitôt qu’il n’y avait rien de bon à attendre de cette réunion. Yacoub me fit asseoir entre Haggi Zobeïr et Fadhlelmola; Abou Anga prit place vis-à-vis de moi. «Abd el Kadir, me dit-il, tu as promis fidélité au Mahdi, ton devoir est de tenir ta parole et d’obéir à ses ordres, quelque difficiles qu’ils puissent te paraître. N’est-il pas vrai?» «Certainement, répondis-je, mais parle peu et indique-moi les ordres du Mahdi ou de son calife! Je sais ce que j’ai à faire.» «Eh! bien, répliqua-t-il, j’ai reçu l’ordre de t’arrêter; la cause, je ne la connais pas.» Tandis qu’il disait ces mots, Zobeïr m’enleva rapidement le poignard que, selon la coutume, j’avais placé sur mes genoux; il le tendit à Zeki Tamel, son voisin, puis de ses deux mains il saisit fortement ma main droite. «Je ne suis pas venu ici pour me battre avec vous, Haggi Zobeïr, m’écriai-je vivement en rendant ma main libre, il n’est point nécessaire que vous teniez ma main de telle façon. Abou Anga, fais ce qu’on t’a ordonné! Quand à ce que j’ai fait autrefois aux autres, je suis disposé à le supporter maintenant.» Nous nous levâmes tous. «Va dans cette tente là-bas, me dit Abou Anga en me montrant du doigt une hutte de paille à peine reconnaissable dans l’obscurité, et toi, Haggi Zobeïr, accompagne-le avec ces gens!» Escorté de huit soldats, sous la conduite de Zobeïr je me rendis au lieu qui m’était assigné. On me mit aux fers. Mes jambes furent prises dans d’épais anneaux dont l’ouverture était telle qu’on dut faire passer de force l’articulation du pied; elles furent reliées entre elles par une longue barre de fer, qui fut fermée à coups de marteau. L’anneau de fer, sorte de carcan, qu’on riva autour de mon cou, m’empêchait presque de le mouvoir. Sans ouvrir la bouche, je laissai accomplir cette exécution sur ma propre personne. Haggi Zobeïr me désigna une natte en palmier qui devait représenter ma couche et me quitta, non sans avoir laissé deux soldats commis à ma garde. J’eus alors tout le loisir pour réfléchir et me reprochai amèrement de n’avoir pas tenté de fuir, sur mon fidèle coursier, à Khartoum. Et même, qui sait le sort qui m’attendait? Le Mahdi m’avait mis en sûreté, quoi de plus? Me réservait-il le même sort qu’à Mohammed Pacha Saïd et à Ali bey Chérif? C’était possible; car, une fois sa méfiance éveillée, il ne prenait pas volontiers de demi-mesures. A quoi bon se creuser la tête par tant de réflexions, Madibbo ne m’avait-il pas conseillé d’être soumis et patient? Ne m’avait-il pas dit: «Qui vit longtemps, voit beaucoup.» J’étais forcé d’être soumis; je voulus être patient: quant à vivre longtemps, cela me parut douteux. Dieu seul le savait. Une heure s’était écoulée, quand je vis quelques lanternes qui me semblèrent portées par des moulazeimie. Peu à peu, la lueur se rapprocha et je reconnus le calife. «Abd el Kadir, me dit-il, te soumets-tu à ton sort?» «Dès ma jeunesse, lui répondis-je avec indifférence, je suis habitué à m’y soumettre. Je me rends à ce qui est inévitable. Qu’y a-t-il d’autre pour moi?» «Ton amitié avec Salih woled el Mek et ta correspondance avec Gordon t’ont rendu suspect; tu t’es détourné de nous; c’est pourquoi j’ai ordonné d’employer la force pour te ramener dans la bonne voie.» «Je ne fais point mystère de mon amitié avec Salih, une de mes vieilles connaissances; je crois même qu’il vous est fidèle. Quant à mes lettres à Gordon, le Mahdi ne m’a-t-il pas obligé de les écrire?» «Obligé d’écrire ce qu’elles contiennent?» interrompit le calife. «Je crois avoir rendu l’idée du Mahdi: personne, au reste, si ce n’est Gordon et moi, ne sait ce qu’elles renferment. Je ne te demande pas grâce, mais justice, maître; que ton oreille ne se laisse point tromper par les influences mensongères de mes ennemis.» «Je suis juste. Il est en ton pouvoir d’adoucir ton sort.....» s’écria fièrement le calife, puis il me quitta. Toute réclamation eut été inutile et même superflue. Je le connaissais trop bien. J’essayai de dormir. L’agitation, mes fers, ne me laissèrent aucun repos et cette nuit fut encore une nuit d’insomnie. Au lever du soleil, Abou Anga vint m’apporter quelque nourriture. Il s’assit près de moi. Je remarquai les plats et leur contenu: il m’avait fait préparer un vrai festin: poulet, lait, riz, miel, viandes rôties, asida..... Il m’engagea à y goûter. Je lui répondis que je n’avais nullement l’envie de faire actuellement un «repas de fête». «Tu as peur, Abd el Kadir, me dit-il, que tu ne veux prendre aucune nourriture?» «Je n’ai aucune crainte, lui répondis-je, tu dois le comprendre. Pour t’être agréable, je mangerai pourtant.» Et tandis qu’il célébrait lui-même l’excellence de son repas, j’y goûtai. «Le calife, reprit-il, t’a quitté hier, complètement désillusionné; il espérait te trouver soumis, il t’a trouvé opiniâtre. Je crois, néanmoins, que tu n’as rien à craindre.» «Je ne puis pourtant pas me jeter à ses pieds et implorer son pardon pour un crime ou une faute qui n’existe que dans son imagination; je suis en son pouvoir, qu’il fasse de moi ce que bon lui semblera.» «Demain, ajouta-t-il, nous assiégerons Khartoum ou nous prendrons la ville d’assaut. Je demanderai au calife qu’il te laisse chez moi; cela te sera plus supportable que la prison commune.» Je le remerciai et il prit congé de moi. Je restai toute la journée seul. Dans le lointain j’aperçus mes chevaux et mes domestiques devant la tente d’Abou Anga: c’était mon seul avoir! Vers le soir, un de mes jeunes garçons vint à la dérobée, m’avertir qu’il avait l’ordre de rester chez Abou Anga. Le lendemain, les tambours de guerre retentirent. Les tentes furent pliées et chargées sur les chameaux. Tout le camp était en mouvement: on allait s’approcher de Khartoum et commencer le siège. Mes fers m’empêchant de bouger, on mit à ma disposition un âne. J’avais eu le temps, le jour précédent, d’examiner minutieusement ma chaîne: elle était composée de quatre-vingt-trois anneaux massifs ayant tous la forme d’un 8, solidement soudés les uns aux autres. Chaque anneau avait la longueur d’un empan, le tout ayant peut-être quinze mètres de long. J’enroulai la chaîne autour de mon corps; on me plaça sur l’âne, non à califourchon, mais assis de côté, ayant fort à faire, pendant la marche, pour garder l’équilibre, grâce au soutien énergique de mes deux gardiens. Plusieurs de mes connaissances que je rencontrai eurent l’air de déplorer mon sort, car il était interdit de me parler. Et sans cette défense même, qui aurait pu m’aider? Vers midi, nous nous arrêtâmes et, d’une petite élévation du sol, je pus voir les palmiers de Khartoum, cette ville pour laquelle j’aurais donné ma vie si j’eusse pensé pouvoir aider à sa défense. Les émirs sous la conduite du calife Abdullahi partirent en avant pour chercher un emplacement propre à y dresser nos tentes. Mes gardiens, moi-même, nous avions faim; je regrettai d’autant plus le dîner de la veille, que je savais Abou Anga avec le calife; il devait m’avoir complètement oublié. La femme d’un des gardes finit par apporter à son mari un peu de doura sec qu’il partagea avec nous tous. Dès le matin suivant, on leva le camp; il fallut quatre heures de marche pour atteindre l’endroit choisi par les émirs. Abou Anga avait demandé, selon sa promesse, la permission au calife de me prendre sous sa protection. On me construisit donc une petite tente; on m’y fit conduire et on en ferma l’entrée avec d’épais buissons d’épines, devant lesquels des soldats montaient la garde. Le siège de la ville commença aussitôt; le Mahdi l’avait ainsi ordonné. La nuit précédente, beaucoup d’émirs avaient traversé le fleuve pour renforcer les troupes d’Abd er Rahman woled en Negoumi et Haggi Mohammed Abou Gerger. La population des environs dont l’affluence était énorme, avait ordre de prêter son appui. Abou Anga et Fadhlelmola avec tous leurs soldats assiégèrent le fort d’Omm Derman, situé à environ cinq cents mètres de la rive occidentale du fleuve, et défendu par Farrag Allah Pacha, un officier soudanais, que Gordon avait promu, dans le cours d’une année, du grade de capitaine à celui de général. Abou Anga s’établit avec ses gens entre le fort et le fleuve, en fortifiant ses positions; on ne put le chasser de cet endroit bien défendu malgré la défense héroïque d’Omm Derman, malgré les attaques réitérées de la garnison de Khartoum, malgré le tir continu des vapeurs. Il réussit à établir un retranchement pour ses canons, avec lesquels il coula même un petit vapeur, le «Huseinjeh,» dont l’équipage parvint pourtant à se sauver à Khartoum. Pendant le siège, on s’occupa fort peu de moi; chaque jour mes gardiens étaient relevés et changés; mon traitement dépendait de leur plus ou moins bonne volonté, ou du rang qu’ils avaient occupé autrefois vis-à-vis de moi. Les esclaves nouvellement faits prisonniers me surveillaient très étroitement et me coupaient toute communication, tandis que les soldats qui me connaissaient de vieille date me laissaient non seulement converser avec les gens, mais même ne faisaient aucune difficulté pour s’acquitter de mes messages. Ma cuisine, par contre, était particulièrement mauvaise. Occupé par le siège, Anga avait remis à ses femmes le soin de s’occuper de ma nourriture. Un jour, par hasard, un de mes anciens soldats montait la garde devant ma tente; je l’envoyai auprès de la première femme d’Abou Anga, se plaindre en mon nom, de ce que depuis vingt-quatre heures, je n’avais pas reçu d’elle le plus petit morceau à me mettre sous la dent. La réponse ne se fit pas attendre: «Abd el Kadir, lui dit-elle, croit-il donc qu’on va l’engraisser, pendant que son oncle—elle entendait par là Gordon Pacha—régale notre maître journellement avec des bombes et que le danger l’expose à succomber! S’il avait engagé Gordon à se rendre, il ne serait pas dans les fers aujourd’hui.» Assurément, la femme n’avait pas tous les torts; mais sa façon de voir me fit souffrir cruellement de la faim. Quelques Grecs trouvèrent l’occasion de venir me voir et me tinrent au courant des derniers événements. C’est ainsi que j’appris que Lupton bey avait été mis aux fers le jour de son arrivée, car l’on craignait qu’il ne se joignit à Gordon Pacha. On trouva dans ses paperasses un écrit par lequel il déclarait ne s’être rendu que absolument contraint par la force; cet acte avait été signé par tous les officiers de ses troupes régulières. On avait assigné à sa petite fille, qui pouvait être âgée de cinq ans, une demeure dans le Bet el Mal ainsi qu’à la mère, cette dernière était une négresse qui avait accompagné Lupton dans les provinces équatoriales et de là au Bahr el Ghazal; elle avait été élevée chez un nommé Rosset, autrefois consul allemand à Khartoum; lorsqu’il mourut, il remplissait les fonctions de gouverneur du Darfour à Fascher. Le calife avait confisqué les biens de Lupton et n’avait laissé à la mère et à l’enfant qu’une seule domestique. Je reçus aussi la visite de Calamatino; il m’apprit la marche de l’armée anglaise sur Dongola, sous les ordres de Lord Wolseley. Mais quelle marche lente! On s’était arrêté trop longtemps dans la Haute Egypte et, maintenant que Khartoum en était réduite à la dernière extrémité, l’avant-garde n’était pas même à proximité de la ville. Gordon avait lancé une proclamation, faisant savoir qu’une armée anglaise arriverait incessamment pour délivrer les assiégés. Ce message releva le courage des défenseurs; tous les regards se dirigèrent vers le nord d’où la délivrance devait venir. Mais ce secours, ce renfort serait-il là à temps? Je passai des jours pleins d’angoisse, espérant quand même, non pour moi personnellement mais pour l’issue générale, quoique sentant très bien que ce résultat serait de toute importance pour mon avenir. On avait obligé le pauvre Lupton à prendre part avec quelques Derviches, au service du tir installé en face l’île de Touti; il s’y rendit, espérant par là améliorer le sort de son enfant qui manquait des soins les plus nécessaires. Abdallah woled Ibrahim, qui l’avait leurré de belles promesses, me fit part du désir du calife de me voir renforcer les rangs de l’artillerie; cette preuve de ma fidélité m’assurerait la liberté, disait-il. Je déclarai à Abdallah que mon état de santé ne me permettrait pas de prêter un concours efficace, surtout chargé de chaînes; que, d’autre part, je ne connaissais pas le maniement des pièces, regrettant ne pouvoir ainsi acheter ma liberté. «Tu crains peut-être, répliqua-t-il, de tuer de ta propre main Gordon qui, sans doute, comme beaucoup le prétendent, est ton oncle; c’est pourquoi tu me donnes de tels prétextes.» «Je n’ai, lui dis-je, ni oncle ni parent à Khartoum et les balles lancées par moi ne forceront pas la ville à se rendre. Je le répète, mon état de santé ne me permet pas de prendre du service.» Abdallah se leva et me quitta; son regard était menaçant. Quelques heures plus tard, des moulazeimie du calife vinrent et doublèrent mes fers, «pour me mater». Pouvant déjà à peine me mouvoir et restant couché jour et nuit, peu m’importait de porter aux pieds un ou deux anneaux. Quelques jours s’étaient passés sans incident; j’entendis le bruit de la fusillade et le grondement du canon; je restais seul, livré à mes propres réflexions, les Grecs dans les derniers moments n’avaient même pas trouvé l’occasion de me rendre visite. Une certaine nuit, peut-être quatre heures après le coucher du soleil, j’allai enfin m’endormir, lorsque, soudain, la garde vint m’éveiller et me fit lever. Un moulazem du calife parut et m’annonça l’arrivée de son maître. Avant que j’eusse pu lui demander la signification d’une telle visite à pareille heure, le calife était déjà près de moi. «Abd el Kadir, me dit-il amicalement, assieds-toi. J’ai apporté avec moi un chiffon de papier; je désirerais connaître le contenu de ce billet-là. Donne-moi la preuve de ta fidélité.» «Certainement, lui répondis-je, si je le puis!» Il me tendit le billet, à peine de la grandeur d’une demi-feuille de papier à cigarette. Sur les deux côtés, il était couvert de caractères très lisibles. Je reconnus l’écriture et la signature de Gordon. M’approchant de la lanterne, je lus à peu près ce qui suit, écrit en langue française: «Ai environ dix mille hommes; Khartoum peut tenir au plus jusqu’à fin janvier. Elias Pacha, m’a écrit—vieux et incapable; lui ai pardonné. Arrangez-vous avec Haggi Mohammed Abou Gerger, ou chantez une autre chanson. Gordon.» L’adresse manquait. Comme personne ne comprenait un mot de français dans le camp, le calife avait dû venir me trouver. «Eh! bien, dit-il avec impatience, voyons, as-tu compris le contenu?» «Gordon lui-même a écrit ces lignes; les mots sont en français, mais c’est là une écriture chiffrée, de convention, que je ne puis malheureusement pas comprendre.» «Que dis-tu, s’écria-t-il tout agité, explique-toi!» «Je déclare que ces caractères sont particuliers; je ne peux les déchiffrer ni en découvrir le sens, parce que chaque mot a une signification spéciale dont seul un initié possède la clef; c’est ce que nous appelons «l’écriture chiffrée». D’autres fonctionnaires pourront te confirmer mon dire, puisque tu parais douter de ma parole.» «On m’a affirmé, remarqua-t-il sans réfléchir, tant il était en colère, que les noms d’Elias Pacha et d’Abou Gerger se trouvent dans ce message.» «Celui qui te l’a fait remarquer, a dit la vérité; je vois, en effet, qu’on les cite, mais à quel propos, c’est ce que je ne saurais t’expliquer. Peut-être celui qui a pu lire avant moi ces noms, réussira-t-il. Je vois aussi le nombre de 10,000; mais s’agit-il de soldats, s’agit-il d’autre chose; je n’en sais rien?» Il reprit le papier et se leva. «Pardonne-moi, ajoutai-je; c’est avec plaisir que je t’aurais donné une preuve de ma fidélité pour recouvrer ta grâce qui m’est précieuse; mais, c’est au-dessus de mon pouvoir. Tes secrétaires t’expliqueront mieux que moi encore la signification du mot «chiffré». «Que je connaisse ou non la signification de ces lignes, Gordon tombera et Khartoum nous appartiendra,» murmura-t-il en s’en allant. Gordon avait bien écrit que la ville pourrait tenir jusqu’à fin janvier et nous étions en décembre. L’armée qui devait le secourir arriverait-elle à temps? Cette pensée me préoccupa longtemps. Je finis cependant par me tranquilliser. A quoi bon me tourmenter ainsi l’esprit? N’étais-je point enchaîné, ne pouvant être utile à quoi que ce soit, ni changer le cours des choses! Le lendemain, l’émir des Mouselmaniun (Renegat), un Grec qu’on appelait actuellement Abdullahi, eut l’casion de me voir. Sans lui faire part de la visite du calife, je lui demandai les dernières nouvelles et ce qu’il savait sur l’armée anglaise. «L’avant-garde, me répondit-il, est à Debba et marche sur Metemmeh.» Le Mahdi devait être au courant de ce fait, car il avait donné l’ordre aux tribus des Barabara et des Djaliin de se rassembler à Metemmeh, sous les ordres de Mohammed el Cher, et d’attendre l’ennemi. Le cercle de fer qui entourait Khartoum et Omm Derman se resserrait toujours de plus en plus. Le jour précédent, une partie de la garnison de la première de ces villes avait tenté une sortie; elle fut repoussée. Le frère de Salih bey woled el Mek qui gisait dans les fers, le sandjak Mohammed Kaffr Yod, y avait trouvé la mort. On lui trancha la tête et on l’envoya au calife qui la fit jeter aux pieds de Salih. Celui-ci, sans être prévenu, reconnut aussitôt la tête de son frère. Sans changer de figure: «Di djesao, di kismeto,» dit-il, ce qui signifie: «c’est sa punition, c’est son sort.» Puis se tournant vers Sejjir, le surveillant général des prisonniers, il ajouta en souriant: «Vous croyez donc m’effrayer ou m’inspirer un sentiment de peur...?» Salih possédait sur lui-même un empire extraordinaire! J’appris aussi que Mohammed Khalid avait envoyé du Darfour au Mahdi des soldats et des munitions et que les émirs du calife Ali woled Helou avaient reçu l’ordre de marcher sans retard sur Metemmeh; ils étaient commandés par Mousa woled Helou, le frère du calife. Une solution quelconque s’imposait. Nous étions en janvier! Le moment décisif approchait toujours de plus en plus. Omm Derman fut attaquée avec une furie qui s’accrut de jour en jour. Farrag Allah fit preuve d’une énergie vraiment remarquable; malgré le petit nombre de ses hommes, il tenta une sortie, mais il fut repoussé. Cependant les vivres vinrent à manquer au fort et on commença à agiter les conditions de la capitulation. Farrag Allah avertit Gordon de son dessein au moyen de signes télégraphiques et, celui-ci, qui ne pouvait soutenir Omm Derman, lui accorda l’autorisation de se rendre. Toute la garnison fut assurée d’avoir la vie sauve; il n’y avait aucun trésor dans le fort, les gens ne possédant que les habits qu’ils portaient, leurs familles se trouvant à Khartoum. Le 15 janvier 1885, les Mahdistes prirent donc possession du fort d’Omm Derman et l’occupèrent aussitôt. Mais leur joie fut de courte durée; quelques instants s’étaient à peine écoulés que les boulets des canons Krupp de Mukran, dont les batteries étaient braquées en face d’Omm Derman, les forcèrent à déloger rapidement. Ce fort lui-même ne possédait que deux vieux canons se chargeant par la bouche et qui ne portaient même pas jusqu’à Khartoum. Quoique le Mahdi eût pu accélérer la chute de Khartoum, il s’abstint cependant d’envoyer aux assiégeants de nouveaux renforts, persuadé qu’il était que ceux qui cernaient la ville suffisaient à la prendre, si aucun secours ne parvenait de l’extérieur. C’est pourquoi, comme les assiégés, il tournait aussi ses regards vers le nord. Gordon Pacha avait envoyé trois vapeurs à Metemmeh, sous les ordres de Hachim el Mous et d’Abd el Hamid woled Mohammed afin de pouvoir amener à Khartoum aussi rapidement que possible une partie des troupes anglaises et surtout les provisions nécessaires. Comme il devait attendre impatiemment, et avec quelle anxiété, les bateaux qui pour lui indiqueraient la délivrance! Au commencement du mois, Gordon avait déjà permis aux familles des non-combattants de quitter Khartoum; maintenant il souhaitait leur départ. Tout d’abord, il répugnait à ce noble cœur de chasser de force les habitants, il les soutenait chaque jour, il faisait distribuer aux pauvres des centaines d’okes de «boksomat»[2] et de blé. Mais, si par ces actes il mérita bien de Dieu, il s’enleva à lui-même et aux siens la possibilité de résister plus longtemps. Tous demandaient du pain; la huche était vide! Ah! si Gordon avait eu la fermeté ou même la cruauté assez sage de renvoyer, deux mois auparavant, tant de bouches inutiles, les magasins auraient été pleins et les provisions suffisantes! Mais la famine était à la porte. Gordon avait-il donc cru que le secours arriverait assez à temps pour sauver la ville? Avait-il compté sans la possibilité d’un retard, même de la part d’une armée anglaise....? Six jours après la reddition d’Omm Derman, dans notre camp retentirent de toutes parts des lamentations. Depuis mon départ du Darfour, je n’avais entendu semblables plaintes; la doctrine du Mahdi n’admettait pas qu’on prit le deuil, puisque ceux qui étaient tombés jouissaient du bonheur céleste! Il s’était donc passé quelque chose d’extraordinaire, pour qu’on osât enfreindre ainsi la défense du maître. Mes gardiens, curieux d’en connaître la cause, allèrent aux informations. Et voici ce qu’ils me rapportèrent. L’avant-garde de l’armée anglaise, dans une rencontre avec les Mahdistes, les Djaliin, Barabara, Dedjem et Kenana réunis—avait complètement battu ceux-ci à Abou Deleh (connu sous le nom d’Abou Klea). Des milliers étaient tombés, les deux dernières tribus avaient été totalement anéanties. Mousa woled Helou qui commandait les Dedjem et presque tous les émirs étaient morts. Les quelques survivants étaient blessés ou fuyaient encore. Je l’avoue, cette nouvelle fit battre de joie mon cœur; c’était, depuis de longues années, la première victoire décisive! Le Mahdi et les califes ordonnèrent aussitôt le silence le plus complet; néanmoins, on entendit encore pendant des heures les lamentations des femmes et des enfants. Nur Angerer reçut l’ordre de partir immédiatement avec ses troupes. Que voulait-on qu’il fit, même armé de courage et de bonne volonté—qualités qui lui faisaient absolument défaut—avec une poignée d’hommes, contre un ennemi qui venait de culbuter des milliers de fanatiques? Les jours suivants on annonçait de nouvelles victoires des Anglais: à Abou Krou, à Koubbat; près de Metemmeh, on élevait des remparts sur le rivage. Le Mahdi tint alors conseil avec ses califes et les émirs les plus considérés. Si Khartoum était soutenue, si les assiégeants étaient repoussés, il était perdu tôt ou tard. Il fallait donc risquer le tout pour le tout. Il donna ordre à ses lieutenants de rassembler tout leur monde et de se tenir prêts. Pourquoi donc les vapeurs qui devaient amener des troupes de secours n’étaient-ils pas signalés? Ne savait-on pas que Khartoum et tous ses habitants ne tenaient qu’à un cheveu? Mais c’était en vain que des milliers de personnes et moi attendîmes le sifflet des bateaux, le grondement des canons qui devaient nous annoncer l’arrivée des Anglais et leur passage devant les fortifications élevées par les Mahdistes. Oh! oui, en vain! Ce retard était incompréhensible; de nouvelles difficultés avaient-elles donc surgi subitement....? Le 25 janvier 1885, c’était un dimanche, je n’oublierai jamais cette date; à la nuit tombante, le Mahdi accompagné de ses califes traversa le fleuve; arrivé devant ses guerriers rassemblés, il leur tint un de ces discours dont il avait le secret pour les exciter au combat. On devait attaquer Khartoum le lendemain; j’espérais que Gordon avait été prévenu à temps et avait pu prendre ses dispositions. Les partisans du Mahdi avaient reçu l’ordre de n’acclamer d’aucune façon les paroles de leur maître, afin de ne pas éveiller l’attention de l’ennemi. Lorsque le Mahdi eut exhorté et béni ses hommes et leur eut fait jurer fidélité jusqu’à la mort, il regagna le camp accompagné de ses califes, avant le lever du jour. Seul le calife Chérif, sur sa demande expresse, obtint la permission de prendre une part active au combat. On comprend dans quelle agitation je passai la nuit. Si l’attaque était repoussée, Khartoum était sauvée à jamais; dans le cas contraire, tout était perdu. Au petit jour, à peine pouvait-on distinguer au milieu de l’obscurité; les détonations des armes à feu et les premiers grondements du canon retentirent. Quelques salves..... quelques coups isolés...., puis tout rentra dans le calme! Etait-ce donc là toute l’attaque contre Khartoum? L’astre roi apparut enfin à l’horizon; qu’allait nous amener cette journée? Anxieux, j’attendais des nouvelles par mes gardiens. Soudain, des cris de joie éclatèrent... Khartoum, m’annonça-t-on, avait été prise d’assaut et se trouvait entre les mains des Mahdistes. Je ne pus ajouter foi à ce funeste message et sortis de ma tente. Devant les quartiers du Mahdi et de ses califes, une foule immense s’était donné rendez-vous; elle me parut s’approcher de ma prison; en effet, elle allait arriver. J’en distinguai même les personnes. En tête marchaient trois soldats nègres; l’un s’appelait Schetta et avait été autrefois l’esclave d’Ahmed bey Dheifallah, il portait à la main quelque chose d’ensanglanté; derrière eux se pressait une foule qui remplissait l’air de ses cris. Entrés dans ma zeriba, ils restèrent quelques instants devant moi, en ricanant. Schetta écarta alors le linge qui couvrait ce qu’il portait et découvrit pour me la montrer..... la tête du général Gordon! Mon sang fut bouleversé; j’eus la respiration comme coupée. Je parvins néanmoins à me contenir, à surmonter mon émotion et je considérai la face pâle qu’on me présentait ainsi! Ses yeux bleus étaient à demi-ouverts, sa bouche avait gardé sa forme naturelle, son visage était calme, ses traits n’offraient aucune contorsion; ses cheveux et ses favoris étaient presque blancs. [Illustration: ON APPORTE À SLATIN LA TÊTE DE GORDON.] «N’est-ce pas ton oncle, l’infidèle?» cria Schetta en soulevant la tête. «Que voulez-vous de plus? lui répondis-je avec calme; c’était en tout cas un brave soldat; il est tombé à son poste et a fini de souffrir. Honneur à lui!» «Tu chantes encore les louanges des infidèles! Tu en subiras les conséquences,» murmura Schetta. Il s’éloigna lentement, emportant la preuve horrible du triomphe du Mahdi, tandis que la foule le suivait en hurlant. Rentré dans ma tente, je me jetai sur le sol, à demi-mort. Khartoum était prise! Gordon n’était plus! Et c’était ainsi qu’avait fini cet homme, qui avait défendu son poste avec un courage héroïque; cet homme que beaucoup peut-être avaient placé trop haut et glorifié, ou méconnu et calomnié, mais qui par ses qualités extraordinaires, avait rempli le monde de sa gloire! A quoi servirait maintenant la victorieuse avant-garde, à quoi servirait toute l’armée anglaise? La plus grande faute que l’on pouvait commettre avait été commise: la perte d’un temps précieux à Metemmeh. Arrivé le 20 janvier à Koubbat, les bateaux rejoints le 21, on aurait tout au moins pu envoyer un vapeur chargé de soldats anglais, peu importe le nombre du reste, à Khartoum. Ce bateau seul n’aurait-il pas donné courage et confiance aux assiégés? Ils se seraient alors défendus contre l’ennemi comme des lions! Depuis des mois Gordon annonçait l’arrivée de l’armée anglaise; il n’épargna rien pour que Khartoum pût tenir; il institua des ordres, il décerna des titres et des dignités, il créa de nouvelles places, il distribua du papier-monnaie, il fit tout, en un mot, mettant en cause l’honneur et la cupidité pour attirer à lui les habitants de la ville. Mais lorsqu’on vit que la position de Khartoum devenait dangereuse, ces moyens perdirent leur vertu. Pourquoi, en effet ces ordres et ces places, qui n’existeraient plus demain; pourquoi ce papier-monnaie qui, dans quelques heures peut-être, assurément même, n’aurait aucune valeur? D’abord quelques spéculateurs risquèrent une opération: ils voulurent acheter le papier-monnaie au taux de deux piastres (cinquante centimes) la livre égyptienne, pour le cas où le Gouvernement aurait été victorieux, ce qui aurait assuré le rachat de leurs bons. Mais bientôt le dernier espoir s’était évanoui. On ne croyait plus en la parole de Gordon. Si seulement, à la dernière heure, un vapeur était arrivé avec la nouvelle de l’heureuse approche des Anglais et des victoires remportées, si seulement on avait vu quelques officiers anglais, les soldats et le peuple alors auraient ajouté foi aux promesses de Gordon! De nouveau ils auraient repris courage! Ces quelques officiers auraient peut-être trouvé moyen de sauver la ville; ils auraient vu et réparé les défectuosités de la forteresse du Nil Blanc. Gordon, seul, sans l’appui de quelques officiers européens, ne pouvait tout visiter ou réformer selon ses idées. Un général qui n’est plus à même de donner du pain à ses hommes, peut-il commander avec toute l’énergie nécessaire et ses ordres sont-ils exécutés avec précision et bonne volonté par des affamés? Revenons à cette nuit néfaste du 25 au 26 janvier. Gordon ayant appris que les Mahdistes étaient décidés à tenter un assaut, prit ses dispositions en conséquence. Il parut douter que l’attaque aurait lieu d’une façon si impétueuse et se passerait avant l’aube. Il fit brûler un feu d’artifice, juste au moment où le Mahdi traversait le fleuve pour aller donner les ordres relatifs au combat, les premières fusées éclatèrent multicolores dans les airs; le corps de musique joua ses morceaux les plus entraînants pour relever le courage de ceux qui étaient abattus. Puis, tout rentra dans le silence et les défenseurs de Khartoum s’endormirent. Cependant l’ennemi veillait et préparait l’assaut. Il connaissait les fortifications; il savait les points forts et occupés par les troupes régulières comme il n’ignorait pas non plus où se trouvaient les points faibles et défendus seulement par les habitants de la ville. La dernière partie de la forteresse du côté du Nil Blanc était surtout défectueuse; elle n’avait jamais été achevée et les améliorations passagères, qui y avaient été faites n’avaient jamais été conduites par des hommes du métier. Le Nil baissant mettait à sec, chaque jour, une bande de terre. C’est là que s’assembla le gros de l’armée des rebelles et, à l’aube, une partie passa à gué le fleuve, vers l’aile occidentale de la forteresse, tandis que les autres, à un signal, s’élancèrent à l’assaut. Quelques coups de feu suffirent à mettre en fuite le petit nombre qui défendait ce point des plus dangereux et les assaillants entrèrent dans la ville. Les soldats sur la ligne de la forteresse, voyant les Mahdistes entrer dans la cité par derrière, abandonnèrent leurs postes, effrayés; la plupart d’entr’eux se rendirent volontairement et sans combat à l’ennemi, qui leur promit leur grâce. Les Mahdistes s’efforcèrent avant tout, d’atteindre les églises et le palais, espérant trouver des trésors dans les unes et Gordon Pacha dans l’autre. A la tête de ceux qui pénétrèrent d’abord dans le palais, se trouvaient les hommes de l’émir Mekin woled en Nour de la tribu des Arakin et Haggi Mohammed Abou Gerger, un Danagla. Les premiers voulaient venger la mort de leur regretté chef Abdullahi woled en Nour, tombé au siège de Khartoum, les autres brûlaient de prendre la revanche qu’ils devaient à Gordon depuis Bourri. Les domestiques du général qu’ils rencontrèrent furent passés au fil de l’épée. Lui-même attendit l’ennemi sur la marche supérieure des escaliers conduisant à ses appartements. Au moment où il saluait, le premier des assaillants gravit les marches et lui enfonça sa lance à travers le corps. Gordon tomba, sans avoir poussé un cri, le visage en avant; ses meurtriers le traînèrent jusque devant l’entrée du palais. Là, on lui trancha la tête; puis on l’envoya au Mahdi et à ses califes qui ordonnèrent qu’on me la montrât; quant au corps, des centaines de ces inhumains y plantèrent la pointe de leurs lances et de leurs épées; en quelques minutes, le héros n’était plus qu’une masse sanglante méconnaissable. Longtemps après, on voyait encore devant le palais les traces de cette action horrible et, les taches de sang sur l’escalier, marquèrent l’endroit où Gordon était tombé; elles ne disparurent que lorsque le calife fit du palais du Gouvernement, la résidence de ses femmes. Le Mahdi, en voyant la tête du général, déclara qu’il aurait préféré qu’on lui eût amené Gordon vivant, parce que son dessein avait été de l’échanger, à son retour, contre Ahmed Pacha el Arabi. Ce dernier, disait-il, lui aurait été très utile pour la conquête de l’Egypte. Je suis certain que ce n’était là qu’un acte d’hypocrisie; car, s’il avait ordonné d’épargner Gordon, personne n’aurait osé enfreindre son ordre. Gordon avait fait tout ce qu’il put pour sauver à temps les Européens se trouvant auprès de lui: Il avait envoyé à Dongola le colonel Steward avec une partie des consuls et des Européens, qui s’étaient déclarés prêts à risquer cette tentative; l’expédition, comme nous l’avons dit, fut complètement perdue, grâce au désaccord et à l’incapacité des pilotes qui laissèrent le vapeur aller se briser contre un rocher dans l’un des bras du fleuve. Le gouverneur général mit un bateau à la disposition des Grecs établis dans la ville, sous prétexte de les employer, comme marins expérimentés, à des inspections sur le Nil Blanc, leur offrant ainsi l’occasion de s’échapper, en se rendant auprès d’Emin Pacha. Ils déclinèrent cette proposition et il chercha alors à sauver leur vie d’une autre manière. Il fit couper les voies conduisant au Nil Bleu: après dix heures du soir, il était défendu à toute personne d’y passer; mais la surveillance de ces chemins étant confiée aux Grecs, il leur était possible, à toute heure, d’atteindre un vapeur toujours prêt, sans être aperçu des autres. Malgré cela, ils ne profitèrent point de l’occasion, ne pouvant arriver à tomber d’accord sur un plan de fuite en commun; la plupart, à la vérité ne tenait nullement à quitter volontairement le Soudan. Ayant vécu autrefois misérablement et dans des positions tout à fait inférieures, en Egypte aussi bien que dans leur patrie, presque tous avaient réussi ici à acquérir quelque fortune. C’est pourquoi ils hésitaient à quitter un pays qui leur offrait tant d’avantages et leur en offrirait encore à l’avenir. Au reste, Gordon s’occupa de tous, sauf de lui-même. Pourquoi, par exemple, renonça-t-il à creuser un réduit dont son palais aurait pu occuper le centre? Au point de vue militaire, c’eût été pratique, mais Gordon ne le fit pas pour qu’on ne put pas le soupçonner un instant de s’être occupé de sa propre personne. C’est peut-être pour ces mêmes raisons qu’il ne voulut jamais une forte garde au palais. Il lui eût été certes facile de commettre à sa garde une compagnie de soldats éprouvés; qui, au monde, aurait songé à le lui reprocher? Avec une telle escorte, il aurait, le jour de la prise de Khartoum, pu atteindre avec facilité le vapeur «Ismaïlia» toujours sous pression, et qui était à l’ancre à 300 pas de la porte du palais. Le capitaine du bateau, Fargali, voyant les Mahdistes pénétrer dans le palais, attendit en vain Gordon; ce ne fut que lorsqu’il apprit la mort du général, que tout était perdu, et que les rebelles regardaient du côté du vapeur, qu’il s’éloigna du rivage. Sans but, il croisa et recroisa devant la ville; on lui fit savoir que le Mahdi lui pardonnait et le graciait; alors il jeta l’ancre, car il avait, ainsi que son équipage, sa famille à Khartoum. Grande et terrible fut sa désillusion! Lorsque, accompagné d’un moulazem du Mahdi qui devait le protéger, il arriva à sa demeure, il trouva son fils unique gisant sur le seuil, et près de lui sa femme qui, dans sa douleur, s’était jetée sur le cadavre de son enfant, mais que les lances des assaillants avaient transpercée de part en part. Les atrocités commises défient toute description. A dessein, on épargna seulement les esclaves des deux sexes, les jolies femmes et les jeunes filles des tribus libres. Toutes les autres personnes qui eurent la vie sauve, ne le durent qu’à une chance extraordinaire. Combien, du reste, se donnèrent la mort! Je citerai, par exemple, Mohammed Pacha Hasan, le chef des finances (Nasir el Malia); on le trouva debout devant les cadavres de sa fille unique et de son gendre; ses amis le pressèrent de les suivre, espérant le sauver. Comme il s’y refusait obstinément, on voulut malgré lui le mettre en lieu sûr; alors il commença à injurier le Mahdi, maudissant le jour où il était né, en criant si fort que, les fanatiques étant accourus, il succomba sous leurs coups. D’autres, et en grand nombre, furent tués par leurs propres domestiques, par leurs amis d’autrefois, ou tombèrent sous le couteau des traîtres qui servaient de guides à la horde pillarde et sanguinaire. Fatahallah Djahami, un riche Syrien, avait épousé la fille d’un grand commerçant français, nommé Contarini, mort quelques années auparavant à Khartoum, (après ma délivrance, elle chercha asile chez moi avec son enfant nouveau-né). Possesseur d’une grosse fortune, il avait enterré tout son or dans un coin de sa maison. Son domestique, un Dongolais qu’il avait élevé lui-même, l’avait aidé dans ce travail. Eux deux seuls, et sa femme, connaissaient l’endroit où était caché le trésor. Or, peu avant la prise de la ville, Fatahallah Djahami appela le jeune homme et, en présence de sa femme lui dit: «Mohammed, je t’ai élevé dès ta plus tendre enfance et j’ai confiance en toi; tu sais même où j’ai enfoui ma fortune. Or, notre situation est désespérée; comme tu as des parents parmi les Mahdistes, va et joins-toi à eux. Si le Gouvernement l’emporte, tu peux rentrer chez moi sans crainte aucune; si le Mahdi est victorieux, tu sauras, je l’espère, m’être reconnaissant de tout ce que j’ai fait pour toi». Mohammed approuva les paroles de son maître et, d’accord avec lui, quitta Khartoum. Le matin même de l’entrée des rebelles, accompagné de ses plus proches parents, il accourut à la maison de Djahami. «Ouvre, ouvre, s’écria-t-il, je suis ton fils, ton serviteur Mohammed!» Joyeux, le maître ouvrit la lourde porte en fer. Mais à l’instant même où il parut, il tomba transpercé d’un coup de lance du traître! Mohammed sauta par-dessus le cadavre et se précipita à l’endroit où était caché l’argent. Comme il sortait, chargé de butin, de cette maison qui avait été si longtemps pour lui comme sa patrie, il trouva la femme de son maître qui pleurait l’époux qu’elle venait de perdre en des circonstances si tragiques. Le malheureux, de gaîté de cœur, allait la poignarder si ses propres parents ne l’en eussent empêché. Le consul grec Leontidi fut sommé d’abord de se rendre par une bande conduite par un de ses débiteurs; on finit par l’assassiner. Le consul d’Autriche-Hongrie, Hansal, fut tué par un de ses kawas; son corps fut traîné devant sa maison, ainsi que celui de son chien; on les arrosa d’esprit de vin, on y répandit du tabac trouvé dans sa propre chambre, puis on mit le feu. Leurs restes carbonisés furent ensuite jetés dans le fleuve. Le premier secrétaire du département des finances, Boutrous Polous, réussit à se tirer d’affaire. Barricadé dans une maison isolée, entouré des siens, il se défendit avec succès contre l’ennemi et tua plusieurs rebelles. Sommé de se rendre, il déclara qu’il ne capitulerait que si le Mahdi lui faisait grâce et lui donnait l’assurance de n’être pas séparé de sa famille. Comme on ne pouvait rien contre lui et qu’on ne voulait pas l’assiéger avec des canons, le calife Chérif acquiesça à sa demande; par exception, on tint parole et il fut ainsi sauvé. Les postes détachés des Sheikhiehs qui se trouvaient sur l’île de Touti, se rendirent. On les conduisit à Omm Derman où on les mit en lieu sûr. On remplirait des volumes à raconter tous les meurtres, toutes les actions horribles qui furent commis dans la ville alors sans défense; au surplus tous ces faits sont suffisamment connus. Les survivants eurent aussi fort à souffrir. Quand toutes les maisons furent occupées, on commença à s’enquérir des trésors cachés. Quiconque était soupçonné de posséder quelque chose—et personne naturellement n’était excepté—était martyrisé jusqu’à ce qu’il eût avoué; si, réellement, il ne possédait rien, il finissait par succomber aux mauvais traitements de ses bourreaux ou parfois, à tellement les fatiguer qu’ils finissaient par ajouter foi à sa parole. Le fouet était donné jusqu’à ce que la chair tombât en lambeaux. Des malheureux se virent attachés par les pouces et suspendus à des poutres qu’on élevait dans ce but; on les laissait se balancer dans le vide jusqu’à ce que la douleur les rendit fous. A d’autres, on plaçait de petits bambous flexibles près des tempes, de façon à ce que, reliés de force aux deux bouts, ils serraient la tête comme dans un étau. Alors, on frappait avec une canne sur ces bois, ce qui, par suite des vibrations, occasionnait de telles douleurs que les victimes poussaient des cris déchirants. Les vieilles femmes mêmes ne furent pas exemptes de ces tortures et en subirent d’autres plus horribles qu’on leur infligeait pour leur soutirer des aveux. Quant aux jeunes femmes, aux jeunes filles, elles furent une proie bienvenue et eurent à souffrir de leur beauté. On en fit d’abord un choix pour le Mahdi et pour les califes, puis le partage des autres commença le jour même de la chute de la ville et dura pendant des semaines. Le lendemain, mardi, l’amnistie générale fut proclamée; les Sheikhiehs seuls furent hors la loi et partout où on les trouvait, ils furent mis à mort. C’est ainsi que Haggi Mohammed Abou Gerger fit décapiter devant sa tente, les deux fils aînés de Salih qui avaient pu se cacher pendant trois jours seulement chez des amis. Les Egyptiens à peau blanche durent également user de précaution et éviter de rencontrer les fanatiques, pendant les premiers jours tout au moins. C’est alors que circulait à Omm Derman le jeu de mots suivant: «Quelle est la denrée qui, actuellement au marché, atteint le plus bas prix—La peau blanche, le Sheikhieh et le chien (animal impur qu’on doit tuer partout où il se montre).» Le butin, cela va de soi, alla grossir le Bet el Mal. Les maisons furent réparties entre les émirs. Ce même mardi, le Mahdi et le calife Abdullahi traversèrent le fleuve, à bord de l’Ismaïlia; ils entrèrent à Khartoum, enchantés de leur triomphe et s’installèrent dans les maisons qu’ils avaient choisies. Ils dirent que cette ville avait mérité la juste punition divine, parce que malgré des exhortations répétées, les habitants impies avaient douté du Mahdi, l’envoyé de Dieu, et ne s’étaient pas rendus volontairement. Après les joies de la victoire, le Mahdi se rappela l’armée anglaise qui avançait. Il ordonna à Abd er Rahman woled Negoumi de se rendre à Metemmeh, à marche forcée et de chasser les infidèles de cette position. Le mercredi, à dix heures du matin environ, des salves d’artillerie et d’infanterie se firent entendre. Le bruit venait de la pointe nord de l’île Touti. Les deux vaisseaux envoyés par Gordon, le «Talahawia» et le «Borden» arrivaient, chargés de soldats sous les ordres du général Wilson, au secours de Khartoum et de son gouverneur. Le sandjak Hachim el Mous et Abd el Hamid Mohammed, les Sheikhiehs envoyés par Gordon, étaient avec eux. Tous avaient appris les tristes événements. Quoique Wilson ne doutât pas de la véracité de cette nouvelle, il en voulait une preuve de visu et dirigea son vapeur jusqu’au fort d’Omm Derman. Sous le feu des Mahdistes, il se retira, après avoir vu de loin Khartoum. La prise de cette ville avait non seulement produit une profonde impression sur l’équipage anglais, mais aussi sur les indigènes qui servaient à bord des bateaux. Ces derniers, sachant que le Soudan était aux mains du Mahdi et que, d’après les racontars, les Anglais n’avaient d’autre but que de sauver Gordon, celui-ci étant mort et Khartoum tombée, il leur parut comme probable que les troupes anglaises rentreraient à Dongola et se saisiraient des chefs soudanais qui se trouvaient avec elles. Ce fut en tout cas l’avis d’Abd el Hamid Mohammed et du Raïs (pilote en chef) du «Talahawia». Ils prirent aussitôt une décision. Vers le soir, en effet, le pilote fit échouer le vapeur sur un des rocs qu’on rencontre fréquemment dans cette partie du fleuve. Il était inutile de songer à le remettre à flot, l’ouverture étant trop grande; on dut se hâter de transborder ce que le chargement avait de plus de précieux, sur le «Borden». Abd el Hamid et le pilote profitèrent de la confusion et du désordre pour s’enfuir et, après avoir fait demander grâce au Mahdi par l’entremise de leurs amis, ils rentrèrent à Khartoum. Le Mahdi les reçut non seulement de la façon la plus amicale, mais encore les félicita publiquement de leur action qui causait de gros dommages à l’ennemi. Abd el Hamid, bien que revenant de la tribu des Sheikhiehs et parent de Salih woled el Mek, reçut du Mahdi une gioubbe qu’il avait portée lui-même et ses parentes, quoique déjà réparties comme butin entre les rebelles, furent mises en liberté. Le «Borden» continua sa route avec le général Wilson; mais, malheureusement, il vint à son tour échouer sur un banc de sable; à cause de sa cargaison importante, il ne put être remis à flot. Wilson se trouvait dans une situation des plus critiques. Son équipage était trop peu nombreux pour songer à prendre la voie de terre et à attaquer l’ennemi qui se trouvait entre lui et Metemmeh, à Woled el Habechi, et dont le courage devait être singulièrement relevé depuis la nouvelle de la prise de Khartoum. Derrière lui, il avait Abd er Rahman woled en Negoumi qui avançait. On se rappelle que Gordon avait envoyé à Metemmeh un troisième vapeur, le «Safia». Wilson envoya donc un canot, sous le commandement d’un officier, avec seulement l’équipage nécessaire, priant qu’on envoyât immédiatement à son secours le bateau en question; ordre facile à donner, mais plus difficile à exécuter. Le «Safia» fut préparé aussitôt; mais les Mahdistes ayant eu complète connaissance des faits, construisirent aussitôt des retranchements à Woled el Habechi et par leurs feux empêchèrent le «Safia» de passer. Le capitaine et les hommes se défendirent, prêts à mourir, pour sauver leurs camarades. Un moment l’on crut tout perdu: un boulet avait tellement endommagé la chaudière du vapeur qu’à grand’peine ils purent seulement se soustraire aux coups terribles de l’ennemi. Le vaillant commandant du bateau ne douta pourtant pas de la réussite de son entreprise; toute la nuit, il travailla à réparer le vapeur, de telle sorte que le matin, il fut en état de recommencer le combat avec plus de succès. Ahmed woled Fheid, qui dirigeait les troupes concentrées en ce point, tomba et avec lui plusieurs de ses chefs; les salves diminuèrent et bientôt le passage fut libre. Le «Safia» rencontra heureusement le «Borden» et put ramener à Metemmeh, Wilson et tous ceux qui l’accompagnaient. Abd er Rahman ne parait pas avoir déployé beaucoup de zèle dans sa marche; il tira en longueur encore davantage quand il sut la mort de Fheid et la retraite des Mahdistes à Woled el Habechi; reconnaissant que les Anglais étaient invincibles sur le fleuve, il se tint à une distance très respectueuse de Metemmeh, attendant que les Anglais se retirassent à Dongola pour s’emparer du pays sans coup férir. Sans aucun doute, la peur seule le fit ainsi temporiser et permit aux troupes anglaises d’accomplir plus tard leur retraite sans combat. Il est vrai que cette intimidation des Mahdistes est due en grande partie aussi à la remarquable conduite du commandant du «Safia», Lord Beresford, et à la vaillance de l’équipage. Quand l’avant-garde anglaise eut quitté ces lieux, le Mahdi eut alors l’assurance que cette fois il était bien le maître du Soudan. Il ne put alors contenir sa joie. Il se rendit dans la djami et décrivit à tous ses auditeurs la fuite des ennemis; il finit par prétendre que le Prophète lui avait dit que les outres à eau ayant été percées par l’intervention divine, tous ceux qui avaient participé à cette expédition avaient succombé à la soif. Cinq jours après la chute de Khartoum, je fus mis sur un âne et l’on me conduisit à la prison générale. Là, on me riva au pied, un troisième anneau horriblement lourd, qu’on nommait «Haggi Fatma» (la pèlerine Fatma); la traverse en fer qui reliait les anneaux pesait plus de neuf kilos; on ne plaçait ordinairement ces fers qu’aux prisonniers récalcitrants, qu’on voulait mater rapidement. A quoi devais-je cette nouvelle disgrâce du calife? Je finis par l’apprendre. Gordon Pacha avait, par circulaires, porté à la connaissance de ses officiers supérieurs que la force du Mahdi n’était pas si considérable qu’on le croyait, que plusieurs de ses partisans armés étaient mécontents et que les munitions commençaient à faire défaut. C’était en somme le résumé de ma lettre. Or, par hasard, Ahmed woled Soliman avait découvert une des circulaires qu’il remit au Mahdi et au calife. On m’assigna dans un coin de la zeriba une place spéciale et on m’interdit, sous peine de mort, de m’entretenir avec qui que ce fût. Chaque soir, dès le coucher du soleil, je fus attaché à une longue chaîne, accouplé à des esclaves accusés d’avoir tué leurs maîtres, ainsi qu’avec d’autres gentlemen! La chaîne, nous attachait les jambes et était fortement liée à un tronc d’arbre; dès le lever du soleil, je devais regagner mon coin. J’aperçus de loin Lupton; sa place était à l’extrémité de la zeriba; comme il s’y trouvait depuis plus longtemps, étant en quelque sorte de la maison, il avait le droit de parler avec les autres; mais le Sejjir lui avait défendu de s’approcher de moi. Le jour de mon entrée en ce lieu, Salih woled el Mek fut libéré; ses frères, ses fils, ses plus proches parents étaient tous morts; on lui pardonna. Ce qu’il y avait de plus épouvantable, était la nourriture; je m’étais plaint autrefois et non sans raison mais j’étais tombé de Charybde en Scylla. L’ordinaire consistait en blé cru qu’on me servait le soir, ainsi qu’aux esclaves. La femme d’un de mes gardiens, originaire du Darfour, eut toutefois pitié de ma situation. A l’occasion, elle cuisait le blé. Elle n’osait pas pour le moment me donner autre chose, car son mari craignait le Sejjir, son maître et celui-ci à son tour redoutait la colère du calife. Je dormais sur le sol, ayant pour coussin une pierre dont la dureté m’occasionna des douleurs qui me firent fort souffrir. Un jour, jour heureux entre tous, tandis qu’on nous conduisait au fleuve éloigné de cent cinquante mètres à peine, je trouvai en chemin un morceau du bât d’un âne; ravi de ma trouvaille, je ramassai le bois et l’utilisai en guise d’oreiller; dès lors je dormis comme un roi! Peu à peu cependant, ma situation s’améliora. Le Sejjir ne m’était pas personnellement hostile; il me permit au bout d’un certain temps de m’entretenir quelques instants avec mes compagnons de captivité. Plus tard, il m’ôta le plus léger de mes fers, de telle façon qu’il ne me restait que l’épaisse Haggi Fatma et sa sœur, un couple qui me rendait quand même la vie bien amère. Parfois aussi, je pouvais échanger quelques mots avec Lupton. Il s’impatientait facilement et me déclara qu’il ne supporterait plus longtemps la vie dans de telles conditions. Je lui recommandai la patience et m’efforçai, tout au moins extérieurement, de me donner en exemple. Un jour, sa femme, une noire nommée Zenouba, vint avec son enfant, une ravissante petite fille, lui rendre visite. Lupton les envoya me saluer. La mère me regarda fixement un instant; puis elle me saisit la main et se prit à sangloter. Tout d’abord, je ne sus pourquoi; enfin, je me souvins l’avoir vue quelques années auparavant; elle me raconta qu’elle avait été élevée dans la maison du consul Rosset, à Khartoum et que, lors de ma première visite au Soudan, j’étais resté quelques semaines dans cette famille. Elle rappela à mon souvenir quantité de détails, déplorant le contraste entre ce temps-là et celui où nous étions. Je la consolai de mon mieux, lui faisant espérer que tout se terminerait bien. La petite Fatma, nous lui donnions le nom de Fanny, s’était assise sur mes genoux et m’appelait en me flattant Ammi (mon oncle); son petit cœur ne lui disait-il pas instinctivement que, de tous ceux qu’elle voyait, outre son père et sa mère, j’étais un ami intime? Je dus la prier de me quitter, par déférence pour le Sejjir. L’entretien des nombreux soldats nègres, sous les ordres d’Abou Anga, augmentés considérablement encore par la garnison de Khartoum, causa de grandes difficultés; comme on n’avait rien à craindre actuellement du Gouvernement, Abou Anga reçut l’ordre de se rendre au sud du Kordofan, de châtier les habitants récalcitrants des montagnes de Nuba, d’y trouver de quoi entretenir ses troupes et d’envoyer à Omm Derman les esclaves qui seraient faits prisonniers. Le Mahdi avait transporté son camp du côté du nord et assigné à Abou Anga comme quartier, le rempart du Tabia Regheb Bey. En quittant Omm Derman, Abou Anga laissa son frère Fadhlelmola pour le remplacer; mais il prit avec lui mes esclaves des deux sexes ainsi que tout mon avoir. Quoique mes domestiques n’eussent pas la permission de venir me voir, Atroun paraissait parfois, à la hâte, m’apportant un morceau de pain. J’avais au moins le sentiment de ne pas être seul, d’avoir quelqu’un à moi dans le voisinage. Le départ d’Abou Anga m’enleva même cette minime consolation. J’appris, dans le cours de cette journée, par un de mes anciens soldats quelques nouvelles de mes gens laissés à Fascher. A mon arrivée à Rahat, j’avais annoncé au calife que je lui faisais don d’une paire de chevaux, réputés presque les meilleurs du Darfour; je n’avais pas pris les deux coursiers avec moi, ne voulant point les exposer pendant le voyage à la chaleur de l’été. Je le priai alors de laisser mes domestiques et les chevaux venir me rejoindre. Le calife ordonna bien, par son message, à Mohammed Khalid de m’envoyer tout ce que je possédais; mais, le jour de mon emprisonnement il enjoignit à Sejjid Mahmoud à El Obeïd d’arrêter tous mes gens à leur entrée dans la ville. Celui-ci obéit et envoya les deux chevaux au calife; ils venaient justement d’arriver. D’après les racontars du soldat, les chevaux plurent beaucoup au calife. Il en envoya un à son frère Yacoub et garda l’autre pour lui. Les jours suivants, une certaine activité régna chez nos gardiens et le Sejjir me communiqua confidentiellement que le calife allait visiter les prisonniers. Il me conseilla de tenir un langage pondéré avec le calife, de ne point faire entendre de plaintes et de rester ce jour-là dans mon coin. Vers midi, le calife parut, accompagné de ses frères et des moulazeimie; il fit une ronde dans la cour de la prison, pour contempler ce qu’il appelait les preuves de sa justice. Il me parut que le Sejjir avait bien instruit tous les prisonniers, car ils se tinrent tranquilles. Le calife fit enlever aux uns leurs fers et les mit en liberté; devant d’autres, il passait sans dire un mot. M’apercevant par hasard, il me demanda avec un sourire amical: «Abd el Kadir, ente tajjib?» (Abd el Kadir, te portes-tu bien?) «Ana tajjib, Sidi,» répondis-je. (Je me porte bien, maître.) Puis, il continua son chemin. Younis woled ed Dikem, l’émir actuel de Dongola, un de ses proches parents, qui me connaissait depuis longtemps et paraissait avoir quelque sympathie pour moi, me serra la main, à la dérobée. «Aie bon courage, murmura-t-il, tout ira bien.» Et, en effet, depuis ce jour ma situation s’améliora. Zenouba reçut la permission de m’envoyer à manger de temps à autre et un grand sheikh des Haouara, étant soupçonné d’avoir quelque amitié pour les Turcs me fut adjoint pour que nous passions les journées ensemble. Comme nous aimions tous deux les Mahdistes de la même façon, nous tuâmes le temps à les maltraiter et à critiquer leur organisation. Le sheikh Ahmed woled Taka était soigné par sa femme, avec laquelle il n’était plus au mieux; elle restait dans ce but à Omm Derman et nous apportait à manger. Elle pouvait certainement avoir de bonnes qualités, mais nouvelle Xantippe rendant à son mari chaque morceau plus amer par ses discours. Lorsqu’elle apportait le plat en bois avec la doura cuite sur la pierre brûlante et qu’elle déposait sur le sol un peu de lait ou de moulakh (sauces diverses), elle s’accroupissait à côté et prononçait invariablement ces mots: «Oui, pour faire à manger et pour travailler, les vieilles sont assez bonnes; est-on libre et peut-on satisfaire ses caprices, on les repousse et l’on recherche les jeunes!» Le sheikh avait deux jeunes femmes, en effet, qui se tenaient près de ses troupeaux, tant qu’on ne les lui avait pas confisqués et qui fournissaient à la vieille un sujet pour se plaindre et pour adresser à son mari, tandis qu’il avalait en affamé son repas, des reproches réitérés qu’il écoutait avec résignation. Ces petites scènes de famille étaient pour moi un joyeux dérivatif, je servais d’intermédiaire parfois et assurais à la vieille que son mari la louait fort souvent; sur quoi, elle se tranquillisait et nous expliquait qu’elle faisait son possible pour adoucir notre situation. Elle était, en réalité, une mère nourricière pour moi et j’avais pour elle une sympathie, non désintéressée cependant; je cherchai aussi à prévenir son mari en sa faveur, car souvent il l’injuriait de la belle façon. Il n’était cependant pas conséquent avec lui-même; si la faim le tourmentait et si la vieille arrivait avec le plat bien rempli, se sentant entraîné vers elle et vers les mets naturellement, il pensait: «C’est pourtant une bonne femme.» Mais s’il était rassasié et que son épouse ne fût pas près de terminer son inévitable sermon, il se fâchait et criait: «Va et laisse-moi mourir de faim, toi qui ne crains pas Dieu; la plupart des femmes, en vieillissant, deviennent encore plus folles, au lieu d’être sages; tu es possédée du démon; va-t-en, que je ne te revoie plus!» Elle partait—mais revenait et, chaque jour, affamé il la saluait avec joie, mais une fois rassasié, il la chassait en la maudissant. Ainsi s’écoulaient les jours. La petite vérole régnait à Omm Derman. Des centaines de personnes, des familles entières succombèrent journellement; cette épidémie causa au Mahdi plus de pertes que ses batailles. Les Arabes nomades en souffrirent surtout. Nos gardiens furent aussi atteints et quelques-uns en moururent. Chose extraordinaire, nous autres prisonniers, restâmes tous indemnes! Durant toute ma captivité, je ne vis jamais un de mes compagnons dans les fers souffrir de la petite vérole. Est-ce que ceux-ci nous faisaient assez souffrir pour que le Tout-Puissant, dans sa grâce, nous épargna une nouvelle épreuve? Lupton, avec lequel je causai souvent, devenait de jour en jour plus nerveux, plus impatient; il me causait même de sérieuses inquiétudes surtout par ce que, dans son agitation, il s’élevait à haute voix contre notre traitement. Si je lui parlais énergiquement, il parvenait à rester calme, mais pendant quelques jours seulement. Il avait à peine trente ans, mais ses cheveux et sa barbe avaient blanchi pendant son emprisonnement. J’étais heureusement plus tranquille, prenant mon sort du bon côté; les paroles de Madibbo qui convenaient parfaitement à mon caractère, étaient tombées sur un bon terrain. Jeune, possédant une constitution saine, forte, je considérais mon sort comme une école d’expérience, dure il est vrai, mais enfin supportable. Je nourrissais pourtant l’espoir de rentrer un jour dans un monde plus civilisé, et, qui sait, ce jour n’était peut-être plus très éloigné! Pour ne pas laisser les prisonniers inactifs, le Sejjir fit entreprendre l’érection d’un bâtiment carré, en pierres, devant servir de prison. Tous furent occupés au transport des pierres qu’on trouvait sur le rivage. Il nous exempta de ce travail, Lupton et moi. Parfois, nous aidions nos compagnons; mes fers et la longue chaîne rivée à mon cou m’empêchaient de marcher et de me livrer à tout travail corporel; c’est pourquoi, je remplis, pendant la construction, la place d’architecte conduisant les travaux qui avançaient, il est vrai, avec une sage lenteur. Les murailles en étaient massives et le côté mesurait environ dix mètres; au milieu du carré, on éleva une colonne sur laquelle reposaient les traverses; celles-ci et les soliveaux devant servir de couverture au bâtiment avaient été apportés de Khartoum. A cette époque, une de mes anciennes connaissances, un nommé esh Sheikh, très en faveur auprès du Mahdi, vint vers nous. Il m’informa secrètement que le Mahdi et ses califes nous étaient favorables et nous rendraient sous peu la liberté. «Si le calife te parle, ajouta-t-il, réponds-lui d’une façon aimable, tu n’as pas besoin de t’humilier, mais tu ne dois le contredire en rien; Dieu l’ordonne ainsi.» Je fis part de cet heureux message à Lupton qui était justement dans un de ses moments critiques, en le prévenant pourtant de ne pas y ajouter une foi absolue. Quelques jours après, on nous annonça la visite du calife; je préparai un beau discours; Lupton en fit de même; mais.... le calife nous adresserait-il la parole? Le moment tant souhaité arriva. Le calife, au lieu d’aller vers les prisonniers, s’assit, cette fois-ci, sur son angareb à l’ombre de la maison en construction. Il nous ordonna de nous approcher de lui et de nous asseoir en formant un demi-cercle. Il s’entretint avec beaucoup d’entre nous, accorda la liberté à quelques-uns de ceux qu’il avait fait enfermer; à d’autres que le cadi avait arrêtés et qui se plaignaient de leur condamnation, il promit de s’occuper d’eux. Il eut pour la plupart une parole amicale; mais quant à Lupton et moi, il ne parut pas nous apercevoir. Lupton me lançait des regards et remuait impatiemment la tête; je portai, à la dérobée, mon doigt à la bouche pour tâcher de l’inviter au silence. «Puis-je m’en aller ou ai-je encore quelque chose à faire?» demanda le calife au Sejjir qui se tenait derrière son angareb; puis il feignit de s’éloigner. «Maître, fais ce qu’il te semblera bon», répondit le Sejjir, tandis que le calife s’asseyait de nouveau. Il jeta, comme par hasard, son regard sur moi et me demanda, ainsi qu’il l’avait fait lors de sa première visite: «Abd el Kadir, te portes-tu bien?» «Permets que je parle, lui dis-je, je t’expliquerai ma situation». Il s’assit commodément et m’écouta: «Maître, je suis étranger; je vins vers toi pour chercher protection, ce qui d’abord ne m’a pas manqué. Tous les hommes sont pécheurs et offensent Dieu; moi aussi. Mais quoique j’aie fait, je me repens, par Dieu et son Prophète. Tu me vois dans les fers, souffrant de la faim et de la soif, dénué de tout; je suis là couché sur la terre nue, attendant patiemment l’heure de ma délivrance. Maître, si tu trouves bon de me laisser dans cette situation, Dieu me donnera la force de supporter encore cette épreuve; mais si tu crois que cette situation est indigne de moi, je t’en prie, donne-moi la liberté.» Mes paroles produisirent une bonne impression, mais il ne me répondit pas. Se tournant vers Lupton: «Et toi, lui dit-il, Abdullahi?» «Je n’ai rien à ajouter de plus qu’Abd el Kadir, pardonne-moi et rends-moi libre.» «Bien, reprit alors le calife en s’adressant à moi. J’ai fait, depuis ton arrivée du Darfour, ce que j’ai pu pour toi. Mais ton cœur s’est détourné de nous; tu voulus même te joindre à Gordon, aux infidèles, et nous combattre une fois de plus. Parce que tu es étranger, je t’ai fait grâce, sinon tu ne serais plus de ce monde. Pourtant, si ton repentir est sincère, je consens à te pardonner ainsi qu’à Abdullahi. Sejjir, débarrasse-les de leurs fers». Les gardiens eurent toutes les peines à ouvrir les lourds anneaux qui entouraient mes pieds. Nous retournâmes vers le calife qui nous attendait, toujours assis sur son angareb. Il fit apporter le Coran; on le plaça sur une des peaux qui servent pendant les prières et il exigea de nous le serment de fidélité. Nous posâmes la main sur le livre sacré et fimes serment, ainsi qu’il l’ordonnait. Comme il s’était levé, nous dûmes le suivre, joyeux de quitter ce lieu de souffrances. Mon ami, le sheikh des Haouara, était libre lui aussi. Le calife fut hissé, par ses domestiques, sur son âne, tandis que nous étions à peine en état de marcher à ses côtés: huit mois de fers avaient suffi; nous ne savions plus marcher! Arrivés à sa demeure, il nous fit attendre dans sa rekouba, située dans l’une des cours extérieures. Il revint bientôt; et s’asseyant près de nous, il nous exhorta de nouveau, à rester fidèle à son parti. Puis il nous fit part d’une lettre qu’il avait reçue des commandants de l’armée anglaise d’après laquelle, tous les parents du Mahdi ayant été faits prisonniers, on lui proposait de les échanger contre des prisonniers chrétiens. «Nous nous sommes décidés, ajouta-t-il, à répondre en ce sens que vous êtes maintenant mahométans, appartenant à notre parti, et que nous ne sommes nullement disposés à vous échanger contre d’autres—fût-ce même des parents du Mahdi.—Ils peuvent faire de leurs prisonniers ce que bon leur semblera, à moins que.... vous ne désiriez retourner auprès des chrétiens?...» Lupton et moi, nous déclarâmes solennellement alors que, pour tous les trésors du monde, nous ne le quitterions pas volontairement, persuadés que nous étions, que seulement auprès de lui, le salut de notre âme pouvait s’accomplir pleinement. Ravi de nos.... mensonges, il promit de nous présenter au Mahdi, le jour même. La rekouba étant située dans la cour extérieure, les gens en avaient la libre entrée; aussi, dès qu’on sut notre présence en cet endroit, nombre de nos amis vinrent nous féliciter. Même Dimitri Zigada, qui demeurait avec ses compatriotes, eut le courage de nous rendre visite. Mon ami esh Sheikh se présenta aussi; quand il apprit que nous devions être conduits auprès du Mahdi, il profita de cette occasion pour me renouveler ses précieux conseils. Vers le soir, le calife nous pria de le suivre dans la cour intérieure où nous trouvâmes le Mahdi assis sur un angareb. Depuis que je ne l’avais revu, il avait pris un tel embonpoint que je le reconnus à peine. Nous nous prosternâmes et lui présentâmes nos respectueuses salutations. Il commença par nous assurer qu’il n’avait jamais voulu que notre bien, qu’il le voulait encore et que les fers exercent sur l’homme une influence heureuse et durable; il sous-entendait par là, la crainte d’encourir d’autres punitions. Il parla ensuite de ses parents arrêtés par les Anglais, et de l’échange proposé, mais refusé par lui. «Je vous aime plus que mes frères, c’est pourquoi j’ai refusé,» dit-il en terminant son discours hypocrite. Je l’assurai, lui aussi, de notre affection et de notre soumission, car, ajoutai-je «celui qui ne t’aime pas plus que lui-même, à celui-là la croyance n’est point encore ferme dans son cœur.»[3] «Répéte, répéte, me dit-il!» Et se tournant vers le calife: «Ecoute!» Je recommençai ma phrase, puis il me prit la main. «Tu as dit la vérité, aime-moi plus que toi même!» Il invita Lupton à joindre sa main aux nôtres et nous arracha la «Baïa» le serment de fidélité; que nous avions rompu par notre trahison et devions renouveler. Le calife nous fit comprendre qu’il était temps de le quitter. Après avoir remercié le Mahdi pour tant de bontés, nous regagnâmes notre rekouba, y attendant des ordres ultérieurs. Lupton eut la permission, de se rendre immédiatement auprès des siens et d’y rester; un moulazem l’accompagna jusqu’à la tente du Bet el Mal où se trouvait sa famille. Le calife, qui lui promit de pourvoir à son entretien, resta seul avec moi. «Et toi, me demanda-t-il, en me fixant, où veux-tu aller? as-tu quelqu’un qui se chargerait de toi?» «A part Dieu et toi, maître, je n’ai personne; fais de moi ce que tu croiras bon pour mon avenir.» «J’attendais, je désirais cette réponse de ta bouche. Dès ce moment, je te considère comme membre de ma famille. Je veillerai à ce que tu ne manques de rien. Je m’occuperai moi-même de ton éducation, mais aux conditions suivantes: tu rompras toute relation avec tes amis d’autrefois et avec tes connaissances; je fais exception pour mes parents et mes domestiques. «Pendant le jour, tu te tiendras à ma porte avec mes moulazeimie; la nuit, et seulement quand je serai couché, tu pourras te rendre à la maison que je vais t’assigner aussitôt. Quand je sortirai, tu m’accompagneras; si je suis monté, tu iras à pied à mes côtés, jusqu’à ce que je juge le moment venu de te donner une bête de selle. Ces conditions te conviennent-elles et les rempliras-tu?» «Seigneur, répondis-je, je consens avec joie à ces conditions; tu trouveras en moi un partisan soumis et obéissant, et mon corps sera, je l’espère, assez vigoureux pour me permettre de remplir mes nouveaux devoirs.» «Dieu te fortifiera et conduira toute chose pour ton bien, conclut le calife en se levant; aujourd’hui dors encore ici et que Dieu te protège jusqu’à ce que je te revoie demain.» J’étais seul; tombé d’une captivité dans une autre! Je compris fort bien l’intention du calife. Il ne désirait pas mes services et n’en avait nul besoin. Il n’avait pas la moindre confiance en moi et il savait que je ne me soumettrai jamais vis-à-vis de lui à une réelle domesticité. Il voulait seulement me tenir continuellement sous sa surveillance personnelle. Il y avait aussi de l’orgueil et de la vanité à avoir comme domestique à ses côtés et à le montrer journellement à tous, l’ancien fonctionnaire du Gouvernement qui avait commandé sur sa propre tribu ainsi que sur la plus grande partie des tribus de l’ouest qui formaient maintenant le noyau de sa puissance. Il devait en être ainsi. Je me promis de ne lui donner aucun motif de mécontentement et aucune occasion de mettre à exécution les mauvaises intentions qu’il nourrissait contre moi au fond de son cœur. Je connaissais mon maître. Il fallait se méfier davantage de son sourire et de ses paroles amicales que de sa mauvaise humeur. «Abd el Kadir, m’avoua-t-il un jour lui-même, dans un accès de franchise, un homme qui veut commander doit toujours cacher ses intentions. Il ne doit jamais les laisser voir sur sa physionomie ou dans ses gestes, car ses ennemis ou ses inférieurs trouveraient trop facilement le moyen de les combattre. Le lendemain matin il vint auprès de moi, puis fit appeler son frère Yacoub et lui ordonna de me désigner une place tout près de lui pour que je puisse construire ma hutte. Mais comme la plupart des places voisines étaient déjà occupées par les parents du calife, je reçus un petit terrain au sud de la maison de Yacoub, et à environ 600 mètres de celle du calife. Il me fit présenter par son secrétaire, pour la signer, une lettre adressée au commandant de l’armée anglaise et dans laquelle, tous les Européens prisonniers déclaraient être mahométans et ne vouloir pas retourner dans leur patrie. Je signai tranquillement ce gros mensonge. Abou Anga avait emmené avec lui tous mes domestiques, mes animaux et mes biens, et ne m’avait laissé qu’un vieux nubien infirme qui avait entendu parler de ma libération et était venu auprès de moi. J’en informai le calife qui me permit de l’utiliser à mon service et me demanda si je désirais qu’Abou Anga me rendit mes biens. C’était sûrement là une question étrange: me rendre les biens qu’on m’avait enlevés illégalement: singulière notion du droit dans ce pays! Telle fut la question, telle fut la réponse. Je lui répondis que comme j’appartenais maintenant à sa maison, je pourrais faire mon chemin sans ces bagatelles et que je ne trouvais pas nécessaire d’écrire à ce sujet à ses généraux. Que ferais-je d’ailleurs de chevaux que je ne pourrais pas monter puisque je devais commencer à apprendre à marcher pieds nus! J’aurais beaucoup aimé à avoir mes domestiques, mais je n’en avais pas besoin maintenant, et du reste, si j’avais souhaité qu’on me les rendit, j’aurais agi contre les intentions du calife. C’est pourquoi il fut très satisfait de ma réponse et commença à s’entretenir avec moi au sujet d’Abou Anga. Tout à coup il s’interrompit: «Tu es mahométan? Où donc as-tu laissé tes femmes?» Question épineuse! «Seigneur, dis-je, je n’en ai qu’une; elle est restée au Darfour et elle doit être maintenant retenue avec mes autres domestiques dans le Bet el Mal, à El Obeïd, par le Sejjid Mahmoud.» «Ta femme est-elle de ta race?» demanda-t-il avec curiosité. «Non, elle est du Darfour et ses parents sont tombés dans les combats avec le sultan Haroun. Je l’ai trouvée orpheline parmi mes gens, au milieu de beaucoup d’autres que j’ai mariées à mes domestiques et à mes soldats.» «As-tu des enfants?» me demanda-t-il. Sur ma réponse négative, il fit cette remarque: «Un homme sans postérité est un arbre sans fruits. Comme tu appartiens à ma maison, je te donnerai des femmes et tu pourras être le père d’une heureuse famille.» Je le remerciai de son obligeance et le priai, avant de me faire de tels cadeaux, d’attendre au moins que j’eusse fini de construire mes huttes. Comme indemnité pour mes biens pris par Abou Anga, il ordonna à Fadhlelmola de me remettre la succession du pauvre Olivier Pain qui me fut envoyée aussitôt. Elle se composait d’une vieille gioubbe, d’un manteau arabe déchiré et d’un Coran en français. Les autres biens, me fit dire Fadhlelmola, avaient été perdus durant les événements. En même temps, le calife avait donné ordre de me rendre l’argent trouvé sur moi lors de mon arrestation et qui avait été déposé au Bet el Mal. Le montant atteignait 40 livres Sterling, quelques sequins d’or et plusieurs bracelets également en or que je m’étais procurés dans le temps comme curiosités et qu’Ahmed woled Soliman me rendit consciencieusement. J’étais ainsi au moins en état de faire face aux frais de construction de ma maison. Je passai encore les jours suivants auprès du calife. Mon vieux Sadallah, le nubien, le seul serviteur qui me resta de tout mon personnel, s’occupa de la construction qui comprenait pour le moment trois huttes et une clôture. Moi-même, je me tenais sans cesse devant la porte du calife et cela depuis le matin de bonne heure, jusque fort tard dans la nuit. Dans ses courtes promenades à pied ou ses longues courses à cheval, je devais l’accompagner et marcher ou courir à côté de lui, les pieds nus. Comme naturellement les premiers jours, je m’étais blessé, il me fit faire de légères sandales arabes qui me protégèrent bien un peu contre les pierres, mais dont le cuir dur me blessa la peau. Il m’invita plus d’une fois à manger avec lui, mais habituellement il envoyait les restes de son repas, qui étaient dévorés par ses moulazeimie préférés. Ce n’était que la nuit, quand il était allé se reposer, que je pouvais me rendre dans ma maison et étendre mes membres fatigués sur l’angareb. Mais avant la première lueur du jour, je devais paraître à la première prière. Le calife apprit que ma maison était achevée. Comme je rentrais tard chez moi, une nuit, mon vieux Sadallah m’annonça qu’on avait amené une esclave voilée par un masque épais, et qu’elle se trouvait dans ma hutte. J’ordonnai à Sadallah d’allumer la lanterne et de m’éclairer; je trouvai la pauvre femme accroupie dans un coin sombre, sur la natte de palmier. Après de courtes salutations, je l’interrogeai sur son passé; elle me raconta d’une voix tremblante qui ne signifiait rien de bon, qu’elle était nubienne, qu’elle avait appartenu autrefois à une tribu arabe du sud du Kordofan, puis qu’elle avait été livrée comme butin au Bet el Mal, d’où elle avait été amenée aujourd’hui chez moi sur l’ordre d’Ahmed woled Soliman. Pendant son récit, elle avait, suivant l’usage, lorsque les esclaves parlent à leur maître, enlevé le voile blanc parfumé qui lui couvrait la tête et découvert son visage et une partie de sa taille. Je fis signe à Sadallah d’éclairer de plus près notre hôtesse. J’eus besoin de toute ma volonté pour ne pas tomber à la renverse, effrayé sur l’angareb. Dans sa vieille figure noire, graisseuse, et entourée de cheveux rares brillaient deux affreux petits yeux. Le nez était démesurément épaté; la bouche, entourée de lèvres extraordinairement épaisses, lorsqu’elle parlait rejoignait presque ses oreilles, en somme, une physionomie féminine très peu sympathique. La tête reposait sur un cou gros et court, qui était planté sur un corps difforme. Elle se nommait Mariam (Maria, un nom très répandu). J’ordonnai à Sadallah de conduire sa compatriote dans une autre hutte et de lui indiquer là une place pour dormir. C’était le premier cadeau du calife. Il ne me donnait ni cheval, ni âne, ni argent, ce qui en tout cas aurait pu m’être utile, mais il me faisait cadeau d’une esclave parce qu’il savait que je ne pourrais, ni ne voudrais la garder, même si elle eût été une beauté, et que sa présence dans ma maison, outre les frais de son entretien, auxquels je ne pouvais faire face, serait pour moi une source de désagréments. Le lendemain matin, après la prière, il me demanda si Ahmed woled Soliman avait exécuté son ordre et m’avait transmis son cadeau. Je répondis affirmativement et, sur sa demande, je lui fis une description sans déguisement aucun de la personne. Il fut très irrité, en réalité, contre Ahmed woled Soliman, moins parce qu’il n’avait pas exécuté ponctuellement ses ordres que parce que, le calife supposait, qu’il intriguait contre lui. Ma sincérité, dans la description de son cadeau eut pour moi une suite désagréable. Le calife m’envoya en effet, la nuit suivante, une esclave jeune et moins laide, choisie par lui-même et que je remis également aux soins de Sadallah. Comme le Mahdi et les califes n’avaient maintenant plus rien à craindre des ennemis extérieurs, ils commencèrent, eux et leurs parents à construire des maisons qui devaient se trouver en rapports avec leur situation présente. On voulait soustraire aux regards de ceux qui n’avaient rien obtenu en partage et dont la jalousie ne devait pas être excitée les nombreuses femmes et jeunes filles, dont on s’était emparé après la perte de Khartoum. Il convenait aussi de ne pas montrer à la foule que la plus grande et la plus précieuse partie du butin de Khartoum se trouvait dans les mains du Mahdi; c’eût été une dérogation ouverte aux enseignements du maître qui renonçait aux joies et aux biens de ce monde. Les prédications sur le peu des biens terrestres devaient arrêter le grand nombre dans leur idée de partage du butin. L’exemple devait suivre l’enseignement. Au milieu de juin, le Mahdi tomba malade subitement et ne parut pas à la prière pendant quelques jours. Mais on n’attacha aucune importance à son état de santé pendant les premiers jours, car il avait reçu du Prophète, comme il l’avait souvent raconté à ses partisans, la joyeuse nouvelle qu’il ferait la conquête de la Mecque, de Médine et de Jérusalem et qu’il mourrait à Kufa, seulement après une vie longue et glorieuse. La maladie était pourtant sérieuse, il souffrait du typhus. Dès le sixième jour, ceux qui l’approchèrent de près craignirent pour sa vie. Le calife qui avait le plus grand intérêt dans l’issue de la maladie ne s’éloigna ni jour ni nuit de son lit et resta invisible pour nous. Le soir du sixième jour, l’ordre fut donné à la foule rassemblée autour de la maison du Mahdi et dans la djami de faire des prières pour la guérison du maître et seigneur qui se trouvait en danger, ce qui avait été tenu caché jusqu’alors. Le matin du septième jour, la maladie avait fait de tels progrès qu’on ne douta plus de la fin du Mahdi. Il avait été soigné jusque-là par ses femmes et par des médecins soudanais. Au dernier moment, on se décida à aller chercher Hasan Zeki, un Egyptien détesté, qui avait été médecin du lazaret militaire de Khartoum et qui par un heureux hasard avait échappé au massacre, après la chute de la ville. On lui donna ordre de sauver le malade. Le médecin déclara que la maladie était arrivée à un tel point qu’on ne devait pas pour le moment prescrire des médicaments, mais il espérait que la vigoureuse constitution du patient le sauverait encore avec l’aide de Dieu. Hasan Zeki savait bien que tout secours humain était inutile; il n’était surtout pas disposé à s’en mêler. Il craignit avant tout qu’en administrant un poison au malade que celui-ci, comme c’était à prévoir, ne trépassât et qu’ensuite, on ne l’accusât de l’avoir fait mourir et de se trouver exposé ainsi aux plus grands dangers. Cependant la maladie avait atteint son plus haut degré. La couche du Mahdi était entourée de ses trois califes et de ses plus proches parents, Ahmed woled Soliman, Mohammed woled Bechir, un des plus hauts fonctionnaires du Bet el Mal, qui avait à s’occuper de la maison du Mahdi, Othman woled Ahmed, Saïd el Mekki, autrefois le sheikh religieux le plus en vue du Kordofan et de quelques autres fidèles notables. Ils avaient reçu la permission d’entrer dans la chambre du malade construite en briques rouges. Le Mahdi ne reprenait connaissance que de temps à autre; comme il sentait sa fin approcher, il dit d’une voix faible à ceux qui l’entouraient: «Le calife Abdullahi Califet es Siddik est désigné par le Prophète pour être mon successeur. Il est moi et je suis lui. Ainsi, de même que vous m’avez suivi et que vous avez exécuté mes ordres, de même agissez ainsi avec lui. Que Dieu ait pitié de moi.» Il prononça à plusieurs reprises la profession de foi musulmane: «Lâ ilaha ill Allah, ou Mohammed rasoul Allah,» puis il plaça ses mains sur sa poitrine, s’étendit et rendit l’âme. A côté du cadavre encore chaud, on prêta au calife Abdullahi le serment de fidélité; Saïd el Mekki fut le premier qui saisit sa main, témoigna de sa soumission et fit serment de fidélité. Les deux califes, puis ensuite tous ceux qui étaient présents suivirent son exemple. Comme le secret n’était pas possible, on communiqua la mort du Mahdi à la foule impatiente. Mais on interdit en même temps, très sévèrement, les pleurs et les lamentations et on fit savoir que le calife du Mahdi, son successeur, exigerait plus tard de l’assemblée le serment de fidélité. La première femme du Mahdi, Sittouna Aïcha Omm el Mouminin (notre maîtresse Aïcha, mère des croyants) qui s’était tenue voilée dans un coin et avait appris la mort de son seigneur et maître, se leva et se rendit dans la maison du Mahdi, pour y porter la triste nouvelle aux femmes qui attendaient. Malgré la défense, sévèrement faite, à plusieurs reprises, on entendit dans bien des maisons les pleurs et les lamentations des femmes. Le bruit courut que le Mahdi el Monteser, dans son désir d’être réuni à Dieu, son seigneur, avait volontairement quitté cette terre de larmes et de douleurs. Pendant que quelques-uns de ceux qui étaient présents lavaient le cadavre du défunt et l’enveloppaient de draps mortuaires, les autres creusaient dans la chambre même la tombe qui fut prête après deux heures de travail. Les trois califes, aidés par Ahmed woled Soliman et woled Bechir, déposèrent le mort dans le sépulcre; puis ils le recouvrirent avec des briques, remuèrent la terre par-dessus, y versèrent de l’eau et prièrent le fatha en tenant leurs mains levées. On songea alors à calmer la foule inquiète. On nous appela d’abord, nous, les moulazeimie du nouveau maître appelé maintenant «Califa el Mahdi», on exigea de nous le serment de fidélité, puis on nous ordonna de dresser le siège de prédication du Mahdi à l’entrée de la djami et de préparer la foule à l’apparition du calife. Celui-ci quitta la tombe toute fraîche de son maître et gravit les degrés de la chaire comme prédicateur pour la première fois. Il était ému; des larmes roulaient sur ses joues et il commença à parler d’une voix tremblante. «Amis du Mahdi, la volonté de Dieu ne peut être changée; le Mahdi nous a quittés, il est entré dans le ciel où ne règne que la joie éternelle. Nous aussi, nous le suivrons, mais jusque-là il faut obéir à ses enseignements. Nous devons nous soutenir les uns les autres, comme les pierres et les murs d’un édifice se soutiennent mutuellement. Le bonheur est instable; ne laissez pas échapper le bonheur d’appartenir aux amis du Mahdi et ne quittez jamais la voie qu’il nous a montrée. Amis du Mahdi, je suis le calife du Mahdi (c’est-à-dire son successeur) prêtez-moi donc serment de fidélité.» Alors tous ceux qui purent l’entendre répétèrent la baïa qui fut prononcée à haute voix, avec peu de changements. Ceux qui avaient prêté serment reçurent l’ordre de s’éloigner et de faire place à d’autres. La cohue effroyable et passionnée dans laquelle on était en danger d’être écrasé dura jusqu’à la tombée de la nuit. L’émotion première du calife avait disparu. Il avait depuis longtemps cessé de pleurer; il se réjouissait maintenant à la vue de cette masse d’hommes se pressant autour de lui, se renouvelant toujours et impatiente de lui prêter le serment de fidélité. Son long discours l’avait enroué au point de ne plus lui permettre de se faire entendre. Il descendit de la chaire pour rafraîchir sa gorge desséchée; mais le sentiment d’être maintenant le maître de ces masses lui donna des forces et de la persévérance et, ce ne fut qu’à la nuit qu’il se laissa persuader de quitter la chaire. Alors, il fit encore convoquer tous les émirs appartenant à la bannière noire et leur fit prêter un serment de fidélité spécial. Il leur recommanda, dans leur propre intérêt, de tenir ferme pour lui et pour Yacoub; étrangers dans la vallée du Nil, ils devaient être unis afin de pouvoir toujours résister avec succès à leurs envieux. Ils ne devaient jamais quitter le chemin indiqué par le Mahdi, déclarant qu’il n’y avait de salut pour eux que dans l’observation fidèle de ses enseignements. Minuit était depuis longtemps passé; je n’avais pas encore été congédié et je m’étais assis fatigué et épuisé sur le sol, lorsque j’entendis les passants glorifier le Mahdi et jurer au restaurateur de la religion de suivre toujours fidèlement ses enseignements. Qu’avait fait le Mahdi pour relever la religion délaissée? En quoi consistaient ses nouveaux enseignements? Avant tout, il avait enseigné le renoncement et prêché la vanité des joies terrestres, afin de faire disparaître toutes les différences extérieures de rang et rendre ainsi égaux le pauvre et le riche; il choisit comme vêtement la gioubbe. Celle-ci dut être portée par tous ses partisans comme signe de leur obéissance. Elle offrait en outre l’avantage qu’il pouvait toujours reconnaître ses gens dans le tumulte des batailles. Pour passer comme régénérateur de la religion, il fusionna les quatre _masahib_ (sectes) des mahométans: les Malaki, les Chafii, les Hanafie et les Hanbelie, qui, semblables au point de vue général, différaient pourtant les unes des autres, dans quelques formalités du rite, comme pendant les ablutions religieuses, dans le maintien pendant la prière, dans les cérémonies du mariage, dans un dogme de foi particulier, etc. Il introduisit des innovations dans l’accomplissement des prières; après celle du matin et celle du soir, le _rateb_, composé par lui, devait être lu chaque jour, ainsi que des versets choisis du Coran et qui étaient réunis en formules de prière et en invocation; puis venait une exhortation qui durait plus de quarante minutes. Il abrégea les ablutions pieuses et abolit les festins de noce qu’on célébrait d’habitude au Soudan. Il fixa le _mahr_ (dot) pour les jeunes filles à 10 écus et deux vêtements, pour les veuves à 5 écus et deux vêtements. Celui qui offrait ou donnait davantage était puni comme «désobéissant», de la privation des biens. Au lieu des anciens repas d’usage, lors des fêtes, on fit un simple repas de dattes et de lait. Par ces derniers règlements, il voulut faciliter aux pauvres le mariage qu’il cherchait avant tout à rendre général. Ainsi, il ordonna aux parents et aux tuteurs de marier toutes les jeunes filles et tous les jeunes gens aussitôt nubiles. Il interdit la danse et le jeu, considérés comme «plaisirs terrestres». Toute injure était punie de sept jours de prison et de quatre-vingts coups de fouet. Les boissons fermentées, comme le merisa, le vin de dattes, ainsi que l’usage du tabac, étaient sévèrement interdits; le délinquant était passible d’un nombre considérable de coups, sans parler de huit jours d’emprisonnement et de la confiscation totale de ses biens. Aux voleurs, on coupait la main droite, aux récidivistes, le pied gauche. Nombre d’hommes, surtout les Arabes nomades, laissant croître leurs cheveux, il fut décrété qu’on porterait la tête absolument rasée. Sous peine de confiscation également, il n’était pas permis de pleurer les morts ou de faire, comme autrefois, des repas de funérailles. Pour maintenir son pouvoir, pour empêcher une diminution de son armée, pour prévenir ses partisans contre toute influence étrangère et pour empêcher qu’on parlât de sa façon de vivre, qui n’était pas toujours d’accord avec ses doctrines, il entoura toute sa propriété d’un cordon et interdit très sévèrement le pèlerinage à la Mecque. Quiconque exprimait le moindre doute sur sa mission divine, ou manquait quelque peu à ses ordres était puni de mort ou condamné à avoir la main droite et le pied gauche coupés, si deux témoins pouvaient prouver leur dénonciation. Dans les cas qui l’intéressaient directement il lui suffisait de déclarer que le Prophète lui était apparu et l’avait informé de la culpabilité de celui à qui il en voulait. Mais, comme ses ordres étaient en opposition avec les lois musulmanes, il interdit non seulement les études théologiques et les conférences sur la loi, mais encore il fit brûler ou jeter dans le Nil tous les livres traitant de ces matières. Telles sont en substance les réformes apportées dans les doctrines et les lois par le Mahdi el Monteser, qu’il prêchait à ses partisans et dont il exigea l’exécution avec une sévérité implacable. Aux yeux du monde, il paraissait donner le meilleur exemple à ses fidèles, mais dans l’intérieur de sa maison il jouissait ainsi que le calife de la vie comme on sait en jouir au Soudan! Les plus proches parents des deux premiers de l’empire suivirent fidèlement leur exemple. CHAPITRE XI. Les premiers temps du règne du calife Abdullahi. Chute et exécution de Dorho.—Siège de Sennaar et de Kassala.—Destitution d’Ahmed woled Soliman.—Le calife et les soldats noirs.—Exécution du Moudir de Kassala.—Un présent du calife.—Mon voyage avec Younis.—Projets de fuite inexécutables.—Révolte des troupes noires à El Obeïd.—Mort de l’émir Mahmoud.—Mohammed Khalid enchaîné.—Campagne dans les montagnes de la Nubie.—Le camp de Lupton.—Sa position à l’arsenal de Khartoum.—Révolte des Kababish.—Différends avec l’Abyssinie.—Mort de Kloss.—Organisation du Bet el Mal.—Justice du calife. Depuis le départ du Mahdi, de Rahat, jusqu’à sa mort aucun fait ayant pu avoir une influence quelconque sur le cours des événements n’avait eu lieu dans les différentes provinces. Mohammed Khalid s’était établi à Fascher et avait envoyé ses émirs dans toutes les directions. Ils ne rencontrèrent aucune résistance; partout on se rendit sans difficulté au nouveau régime. Les provinces occidentales Dar Gimmer, Massalat, Dar Tama, jusqu’à la frontière de Wadaï firent leur soumission et lui envoyèrent des présents. Salih Dunkousa et ses amis, les Bedejat, ne voulant pas courir de nouveaux dangers, envoyèrent une députation avec le salam (cadeau) habituel. Mohammed Khalid avait aussi envoyé des présents au sultan du Wadaï Youssouf, par un de ses anciens amis de Kobbe, le marchand Hadji Karrar. Youssouf y répondit par un envoi de chevaux et de jeunes esclaves, et y joignit l’affirmation qu’il était partisan du Mahdi et serait toujours prêt à obéir à ses ordres. Seul Abdullahi Doud Benga successeur du sultan Haroun à Gebel Marrah fit des difficultés et hésita à se rendre à Fascher où il était convoqué. Mohammed Khalid ne lui plaisait point et il craignait une trahison. Enfin il fut placé dans l’alternative ou de partir immédiatement, ou de déclarer la guerre. Il se soumit, mais de crainte d’être emprisonné à Fascher et de s’y voir dépouillé, il prit la fuite au bout de quelques jours et se rendit à Omm Derman où il fut fort bien reçu par le calife Abdullahi qui lui promit de faire venir en cette ville sa famille et les biens qu’il avait laissés dans le Darfour. Mais, Mohammed Khalid, furieux du tour qui lui avait été joué fit poursuivre le sultan jusqu’à la frontière du Kordofan, confisquer les biens de tous les habitants des villages où il était passé et fit décapiter leurs sheikhs, comme étant d’accord avec le fuyard. Il envoya aussi Omer woled Dorho avec des forces considérables à Gebel Marrah pour annoncer aux habitants qu’ils étaient considérés comme «ranima» (butin) puisqu’ils n’avaient ni annoncé leur soumission, ni fait des cadeaux au nouveau maître du pays. Omer woled Dorho quitta Fascher, se dirigea sur Gebel Marrah où il rencontra peu de résistance, car les habitants s’enfuyaient dans les montagnes. Accompagné de bons guides, il les traqua jusque dans les endroits les plus inaccessibles, passa les hommes au fil de l’épée et partagea les femmes et les enfants entre ses soldats; mais il eut soin d’envoyer les plus belles à Mohammed Khalid. Cependant ses soldats et ses chevaux peu habitués à cette marche continuelle dans les montagnes s’épuisaient et chargé de butin il se disposait à retourner à Fascher quand lui parvint la nouvelle de la mort du Mahdi. Dorho, pensant que cet événement inattendu amènerait d’importants changements, n’hésita pas à tirer parti de la situation. Il alla à Kobbe, se déclara indépendant, ne voulant plus obéir aux ordres de Khalid, il eut même l’intention de lui déclarer la guerre et de se rendre maître du Darfour; c’est pourquoi il promit aux émirs qui l’avaient accompagné dans cette expédition à Gebel Marrah de leur céder de grands territoires une fois que le Darfour lui appartiendrait. Ceux-ci reconnurent pourtant que c’était mauvaise politique de se brouiller avec Mohammed Khalid, car ils n’auraient sans doute pas plus à attendre d’Omer que de lui. Ils lui déconseillèrent donc d’agir ainsi et lui offrirent leur médiation auprès de Mohammed. Le parti d’Omer diminuait de jour en jour et bientôt il reconnut avoir agi sans réflexion. Le rusé Mohammed Khalid connaissant et respectant la vaillance de son ami Omer voulut le surprendre par un stratagème. Il lui envoya un ami commun, Ali bey Khabir qui devait lui jurer que s’il revenait, il ne lui serait fait aucun mal et qu’il oublierait toute l’affaire, parce que sans la mort inattendue du Mahdi rien n’aurait troublé leurs bonnes relations. Pour satisfaire l’opinion publique Omer woled Dorho devait cependant rentrer à Fascher en pénitent, déclarer qu’il se repentait de sa défection et promettre désormais de servir fidèlement le successeur du Mahdi. C’était la seule condition. Ali Chabir réussit à convaincre Omer de la sincérité de Khalid. D’ailleurs à ce moment-là Omer n’était soutenu que par quelques soldats, les Sheikhiehs et ses compatriotes; force lui était donc de se soumettre à cette humiliation. Il partit pour Fascher accompagné de ses partisans, mais avant d’entrer dans la ville, il se mit à lui ainsi qu’à son état-major des chaînes autour du cou et se rendit à pied sous la conduite d’Ali Khabir à l’endroit où Mohammed Khalid l’attendait. Pendant le trajet, plusieurs (et l’on prétend même que Mohammed les y avait poussés) se moquèrent d’eux et les ridiculisèrent aux yeux du peuple rassemblé. Dans sa colère Omer s’oublia au point de dire qu’il ne serait jamais venu, s’il avait pu prévoir une telle réception. Mohammed Khalid s’emparant des paroles irréfléchies d’Omer le fit enchaîner et emprisonner ainsi que ses compagnons. Omer furieux commit alors l’imprudence de l’insulter ouvertement. Mohammed fit aussi enfermer trois anciens officiers, deux officiers égyptiens Ibrahim Seian et Hasan Tcherkessi, ainsi que l’ex-chef de bureau Yacoub Ramsi, parce qu’ils avaient correspondu avec Omer. Ces derniers, anciens employés du Gouvernement et sans ressources aucunes avouèrent qu’ils avaient en effet écrit à Dorho, mais avant la mort du Mahdi, pour lui demander son appui. Malgré les preuves qu’ils donnaient de leur innocence Mohammed les fit décapiter secrètement eux et Omer, le lendemain au lever du soleil. Ali Khabir à la nouvelle de ce forfait, déclara ouvertement que s’il avait pu même supposer que de telles mesures fussent prises, il n’aurait jamais voulu servir de médiateur. Il regrettait vivement la perte de ses vieux amis, ayant trouvé la mort d’une façon aussi lâche. Abou Anga se trouvait dans le Kordofan, province entièrement soumise au Mahdi, sauf les habitants des montagnes méridionales qui, traités jusqu’ici en esclaves, se refusaient à lui payer le tribut et à faire le pèlerinage à Omm Derman. Abou Anga se rendit dans ces contrées non seulement pour les soumettre, mais aussi pour augmenter le nombre de ses soldats. Après avoir subi de grandes pertes, il ne réussit qu’à moitié à atteindre son but, car les habitants défendirent vaillamment les montagnes et bien des tribus surent conserver leur indépendance. Pendant que le Soudan occidental reconnaissait presque entièrement l’autorité du Mahdi, les gouverneurs de Sennaar et de Kassala défendirent encore dans les districts orientaux, leurs postes. Déjà, lors du siège de Khartoum, des bateaux à vapeur étaient allés à Sennaar et étaient revenus à la capitale, chargés de blé. Les tribus de cette province, poussées au combat par le Mahdi, assiégèrent Sennaar sous le commandement de leur grand sheikh Merdi Abou Rof de la tribu de Djihena. Lorsque la famine se fit sentir dans la ville, la brave garnison fit une sortie, chassa les assiégeants et s’empara des provisions du camp ennemi. Le Mahdi pensant que les tribus du pays ne faisaient pas la guerre avec assez d’énergie, leur envoya son cousin Abd el Kerim pour hâter le dénouement. Abd el Kerim, apprenant que la garnison souffrait de la faim voulut prendre la ville d’assaut, mais il fut repoussé et chassé de ses positions. Malgré cette victoire la situation de Sennaar était fort critique; le manque de blé, les combats continuels et l’impossibilité d’obtenir des secours abattirent le courage de la garnison. [Illustration: UN ABYSSIN.] Kassala assiégée aussi par l’ennemi, ne pouvait se réapprovisionner malgré plusieurs sorties heureuses. Le Gouvernement égyptien pria alors le roi Jean d’Abyssinie d’intervenir et de secourir les garnisons de Gallabat, de Gira, de Senhit et de Kassala pour les amener à Massaouah. Le gouverneur de Kassala déclara que la garnison de la ville était composée d’indigènes et qu’il ne pouvait leur faire quitter le pays. Pendant ce temps le Mahdi envoya Idris woled Ibrahim et el Husein woled Sarah, avec des troupes pour contraindre la ville à se rendre. Les garnisons de Senhit, de Gira et de Gallabat se sauvèrent sur le territoire abyssin et atteignirent saines et sauves Massaouah. Les tribus arabes qui étaient à l’est de Kassala étaient soumises ou dévouées au Mahdi. Osman Digna avait déjà été nommé émir de ce district tandis que Mohammed Cher avait reçu l’ordre de se rendre à Berber pour occuper Dongola avec les Djaliin et les Barabara après le départ de l’armée anglaise. Telle était la situation du Soudan quand le calife Abdullahi prit le Gouvernement en main. Ce n’est pas sans raison qu’il avait recommandé l’union aux tribus arabes occidentales et attiré leur attention sur le fait qu’elles étaient des étrangères dans la vallée du Nil. Il est aisé de comprendre que les Aulad Belad ou population indigène et surtout les Barabara et les Djaliin ne voyaient pas avec plaisir le règne du calife Abdullahi, qui différait d’eux par le caractère et les idées, car il s’entourerait principalement de ses compatriotes. L’un des premiers actes du calife fut de chasser de son poste d’Amin Bet el Mal, Ahmed woled Soliman qu’il haïssait, sachant qu’il avait donné de grandes sommes aux Ashraf, parents du Mahdi et qui lui étaient hostiles. Il lui ordonna de rendre compte de l’emploi de l’argent qu’il avait entre les mains pendant les années précédentes, n’ignorant pas que le Mahdi avait eu confiance entière en Ahmed et s’était contenté d’un compte rendu verbal sans exiger de reçu. L’impossibilité d’obéir fut une raison suffisante pour le calife afin d’ordonner la confiscation des biens d’Ahmed et de ses employés. Il nomma comme son successeur Ibrahim woled Adlan, de la tribu des Kawahla sur le Nil Bleu. Il avait été presque toute sa vie marchand dans le Kordofan et jouissait des faveurs du calife. Adlan reçut l’ordre de tenir un relevé exact des dépenses et des recettes afin qu’il puisse toujours en rendre compte au calife. De cette manière il voulait éviter les versements d’argent spontanés à des personnes qui ne jouissaient pas de la faveur du maître. En même temps que la mort du Mahdi, arriva la nouvelle des défaites de Sennaar et de la retraite d’Abd el Kerim. Le calife reporta alors le commandement sur Abd er Rahman woled en Negoumi auquel la garnison se rendit enfin au mois d’août 1885. Comme d’habitude, la reddition de la ville fut suivie d’une série d’atrocités; les jeunes filles les plus jolies et un riche butin furent envoyés au calife qui en fit distribuer une partie à ses émirs. Abdullahi détestait Abd el Kerim, cousin du Mahdi et lui ordonna de se rendre à Omm Derman. Abd el Kerim était le représentant du calife Mohammed Chérif. Il avait comme tel, réuni tous les soldats nègres sous ses drapeaux pour aller à Sennaar et déclaré, que fort de sa parenté, il serait toujours prêt à forcer le calife Abdullahi à céder le gouvernement au calife Chérif qui, en qualité de parent le plus proche et de calife du Mahdi était le premier à devoir obtenir le Gouvernement. Parlait-il à la légère ou par vantardise, peu importe? Le calife ayant eu connaissance de sa hardiesse ordonna à Yacoub, son frère, de préparer ses soldats pour recevoir Abd el Kerim. A son arrivée à Khartoum il reçut l’ordre de passer avec ses troupes à Omm Derman et d’y attendre le calife qui désirait le voir, lui et ses hommes. Le lendemain, Abd el Kerim mettait en ligne ses 600 soldats. Le calife arriva, accompagné des forces préparées par Yacoub, salua très aimablement Abd el Kerim, loua son dévouement et celui de ses soldats pendant le siège de Sennaar et rentra chez lui, après s’être convaincu que la vue de ses armées avait découragé son adversaire. Il invita les deux califes et tous les parents du Mahdi à se rendre chez lui après les prières du soir. Au coucher du soleil, nous autres moulazeimie étions en tenue pour introduire les visiteurs. Ils furent conduits dans une des cours intérieures et priés de s’asseoir par terre; on étendit des peaux de mouton pour les deux califes et le maître, comme d’habitude, prit place sur un petit angareb. Il se fit lire le document écrit en sa faveur par le Mahdi défunt et accusa formellement Abd el Kerim d’infidélité en présence de tous ceux qui étaient rassemblés. Bien que Abd el Kerim opposa les plus formelles dénégations, il fut néanmoins reconnu coupable et le calife Ali woled Helou saisit l’occasion de se déclarer l’esclave dévoué du calife. Il se basait, en accomplissant cet acte, sur l’ordre que le Mahdi avait donné en mourant de prêter serment d’obéissance au calife comme à lui-même. Abdullahi ne désirant pas paraître très inquiet de la conduite d’Abd el Kerim, lui pardonna généreusement, mais exigea qu’il lui livra tous ses soldats nègres. Le calife Chérif et ses parents furent obligés de se soumettre à cette condition, et Ali woled Helou sur un signe d’Abdullahi suggéra qu’ils devraient tous renouveler leur serment de fidélité. La proposition acceptée; le Coran fut apporté et tous ceux qui étaient là, posant leurs mains sur le volume sacré, jurèrent que c’était leur devoir de livrer au calife tous les soldats nègres et leurs armes. En prenant congé du calife, ils réitérèrent leurs promesses. Ce fut le premier coup porté à ses adversaires; il avait diminué leur pouvoir et les avait réduits à une position subalterne. Il ne restait que Mohammed Khalid qui, en qualité de proche parent du Mahdi, depuis longtemps, gênait Abdullahi. Le même soir pendant que je causais avec lui des événements du jour, il me dit entre autres choses: «Un régent ne peut partager le pouvoir». Par ce principe il mettait déjà les deux autres califes en dehors et se déclarait maître absolu. Le matin suivant toutes les troupes nègres, les armes et les munitions de Chérif furent livrées à Yacoub qui les attendait devant sa porte. Le calife Ali remit aussi ses soldats qui furent placés provisoirement sous la surveillance du frère d’Abou Anga, Fadhlelmola, qui demeurait dans la caserne d’Omm Derman. Non content de cela, Abdullahi réclama les tambours de guerre et, le lendemain, tous les drapeaux qui jusqu’alors flottaient devant la maison de chaque calife furent réunis aux siens et plantés devant la résidence de Yacoub. Par des paroles amicales il avait gagné le calife Ali à sa cause et le calife Chérif ne pouvait guère agir autrement que lui. Les soldats et les tambours, signes de l’indépendance, une fois livrés et les drapeaux réunis aux siens, il était publiquement reconnu qu’Abdullahi était seul maître et qu’il fallait lui obéir. Pendant que ces faits se passaient arriva la nouvelle que Kassala s’était rendue et qu’Osman Digna combattait les Abyssins sous les ordres du Ras Aloula. Bien que les Abyssins fussent victorieux et eussent refoulé Osman Digna jusqu’à Kassala, ils ne le poursuivirent pas plus loin et rentrèrent dans leurs foyers. Osman accusa alors l’ancien gouverneur Ahmed bey Effat d’avoir poussé les Abyssins au combat et d’être encore en relation avec eux. Sans preuve aucune de sa culpabilité, il ordonna qu’on lui attachât, comme à un vil criminel, les mains derrière le dos ainsi qu’à six des premiers magistrats de Kassala, puis il les fit décapiter. L’émir Idris woled Ibrahim qui, on s’en souvient, avait été envoyé à Kassala reçut l’ordre de revenir à Omm Derman avec soldats, armes, munitions, butin et femmes et de remettre le pays au gouverneur Osman Digna. Le procédé envers le calife Chérif, Abdullahi certes n’en doutait pas, devait lui attirer la haine de tous les parents du Mahdi. Peu lui importait: il voulait les affaiblir et les soumettre à sa puissance. Pour ne pas tourner l’opinion publique contre lui et pour ne pas être accusé de trop de sévérité ou même d’injustice par ceux qui, par piété restaient dévoués au Mahdi, il fit distribuer au calife Chérif et à ses partisans de riches présents en esclaves, en chevaux, en mules, etc. Il eut grand soin de répandre habilement le bruit de ses cadeaux; ses gens louèrent même dans leurs chants sa générosité, sa justice et sa libéralité. Pour rendre sa position encore plus favorable il envoya son parent, mon ami Younis woled ed Dikem et son cousin Othman woled Adam au Kordofan. Il partagea entre eux deux les soldats des califes dépouillés pour les éloigner d’Omm Derman et les habituer à obéir à ses parents. Younis woled ed Dikem devait contraindre à l’émigration la tribu des Djimme qui était riche et forte, mais pas assez dévouée au calife. Othman woled Adam devait se joindre à Abou Anga, et attendre les ordres du calife. Pourtant ils devaient rassembler autant d’esclaves que possible et les habituer au maniement des armes. Younis alla à Dar Djimme dont le grand sheikh Asaker woled Abou Kalam avait été appelé à Omm Derman pour être jeté en prison. Son cousin qui ne voulait pas se soumettre aux ordres de Younis fut tué en essayant de prendre la fuite et la tribu, dépouillée de la plus grande partie de ses biens, dut émigrer. Après qu’elle avait passé le fleuve près de Gos Abou Djouma, Younis s’établit là temporairement et retourna à Omm Derman chercher d’autres ordres. Il avait précédemment envoyé des milliers de bêtes à corne à Khartoum et fut très bien reçu dans cette ville. Le calife le chargea d’escorter la tribu à Woled Abbas, vis-à-vis de Sennaar, où il enverrait d’autres ordres. Younis, qui m’aimait tout particulièrement demanda au calife la permission de m’emmener avec lui pour lui venir en aide ce que le calife refusa net d’abord pour y acquiescer ensuite après une demande plus pressante. Environ un mois auparavant, mes serviteurs restés à El Obeïd avec leurs femmes, qui avaient été retenus par Sejjid Mahmoud en allant au Darfour, furent amenés vers moi par ordre du calife après qu’on leur eût volé leurs biens, comme c’était devenu l’habitude. Trois serviteurs mécontents de leur sort chez moi me quittèrent. Je les remis à Fadhlelmola qui les incorpora dans ses troupes. Il ne me restait donc plus que quatre serviteurs avec leurs femmes; lorsque le calife me donna l’ordre du départ, je lui demandai d’en prendre trois avec moi. «Tu n’as pas besoin de te faire accompagner de domestiques, me dit le calife, laisse les tous ici, ne t’en inquiète pas, j’en prendrai soin et soit moi, soit Younis, nous veillerons à ce que tu voyages confortablement. J’ai confiance en toi et j’espère que tu la justifieras. Remplis les ordres de Younis et tu seras sûr de mon amitié. Va maintenant vers lui et annonce lui que je t’ai permis de l’accompagner.» Younis fut fort heureux que le calife eut accédé à son désir. Il promit de me rendre la vie aussi agréable que possible et parla tant et si vite que je ne compris que la moitié de ses paroles. Quant à moi j’étais heureux de pouvoir m’éloigner d’Omm Derman et de mon tyran et me laissai bercer par la douce espérance de trouver en voyage une occasion de sortir des griffes de mes bourreaux! Un moulazem me rappela auprès du calife. «As-tu dit à Younis que tu l’accompagnerais?» me demanda-t-il à mon arrivée. Sur ma réponse affirmative, il me fit asseoir et recommença de nouveau à me donner des conseils. «Je t’engage, dit-il, à me servir fidèlement, je te considère comme mon fils et j’ai à ton égard les meilleures intentions. Le Coran promet une récompense aux fidèles et condamne les traîtres; Younis t’aime et écoutera tes avis. Si tu vois qu’il entreprend quelque chose de désavantageux, avertis-le. C’est ton maître, cependant je lui ai dit que je te considérais comme mon fils et il t’écoutera.» «Je m’efforcerai d’accomplir tes désirs, répondis-je, mais Younis est le maître, il agira à son idée; je te prie de ne pas attribuer à ma mauvaise volonté et de ne pas me rendre responsable, s’il arrive quelque chose qui te déplaise.» «Tu n’as que le droit de parler et non celui d’agir; s’il t’écoute, c’est bon; sinon, c’est son affaire,» dit le calife; puis, il se mit alors à m’entretenir du Darfour. Il m’apprit que depuis longtemps il avait ordonné à Mohammed Khalid de venir dans le Kordofan avec toutes ses armées et de laisser au Darfour quelqu’un de sûr qui put le remplacer. Mohammed avait répondu qu’il ne trouvait personne dans sa parenté; mais après des appels réitérés il était maintenant sur le point de venir et se trouvait peut-être en chemin. «Crois-tu qu’il vienne et qu’il suive exactement mes ordres? me demanda le calife. Voyons, tu le connais mieux que les autres.» «Sans doute, il viendra, répondis-je, car il est trop peureux pour oser résister.» «J’espère que tel est le cas, dit-il, car un subalterne peureux est plus facile à guider qu’un brave qui regimbe.» L’entretien durait depuis longtemps et j’allais demander la permission de me retirer lorsque le calife fit signe à un eunuque de s’approcher et lui parla à voix basse. Je connaissais mon maître; cette action ne m’annonça rien de bon. «Je t’ai déjà ordonné de ne pas fatiguer davantage tes serviteurs qui arrivent de voyage et de me les laisser; Younis s’occupera d’eux. Je veux te donner une femme, afin que si tu tombes malade, tu aies quelqu’un pour te soigner. Elle est bien faite et non comme celle qu’Ahmed woled Soliman t’a envoyée,» ajouta-t-il en riant et en faisant signe à la femme qui venait d’entrer, de s’approcher de nous. Elle enleva son voile; et je dus reconnaître que malgré sa couleur noire elle était très jolie. «Elle a été ma femme, elle est bonne et patiente, ajouta-t-il. Mais j’en ai beaucoup, c’est pourquoi je lui donne la liberté. Tu mérites de la posséder.» J’étais fort embarrassé et réfléchissais au moyen de refuser le don sans offenser le donateur. «Maître, permets-moi de parler franchement.» «Sans doute, tu es chez toi ici, parle!» «Eh bien! puisque je suis chez moi et que je n’ai rien à craindre, dis-je modestement, cette femme a été à toi et par cela même a droit à beaucoup d’égards. Il est vrai que je pourrai la combler de soins, mais, Seigneur, cela ne peut être que moi ton serviteur je fasse de ta femme la mienne. Ne me disais-tu pas toi-même que tu me considérais comme un fils?» Puis je baissai les yeux d’un air embarrassé et m’inclinai. «Pardonne-moi, mais je ne puis accepter ton cadeau.» J’attendis sa réponse avec inquiétude. «Tu as bien parlé et je te pardonne», dit-il, en faisant signe à la femme de s’éloigner. «Almas», cria-t-il à l’eunuque, «apporte moi ma gioubbe blanche!» Il me la tendit: «Prends cette gioubbe, je l’ai souvent portée et elle a été souvent bénie par le Mahdi. Des milliers d’hommes te l’envieront. Garde ce cadeau, il te donnera bonheur et bénédiction.» Joyeux, j’acceptai le présent et touchai de mes lèvres la main qu’il me tendit. En vérité j’étais heureux d’avoir pu me débarrasser de la femme en échange de la gioubbe bénie. Younis avait fixé son départ pour le soir. Le calife m’appela de nouveau et m’exhorta encore une fois à la fidélité et à l’obéissance. Le soir nous quittâmes Omm Derman sur le vapeur «Borden» qui avait été mis à flot et atteignîmes Gos Abou Djouma deux jours après. Selon les ordres du calife, devant conduire rapidement les habitants de Djouma à Woled Abbas, nous demandâmes des chameaux à la tribu des Beni Heissein pour porter les outres. Younis prit grand soin de moi, me donna un de ses chevaux, deux esclaves et deux anciens soldats pour me servir. Notre expédition était composée de 10,000 hommes dont 7000 environ appartenaient aux Djimme et d’un grand nombre de femmes et d’enfants. Je partageai entre eux les chameaux et les outres et nous nous préparâmes pour le départ. Notre route passait par Segedi Moije où se trouvaient seulement deux fontaines. Lorsque nous traversâmes la plaine qui s’étend entre Kaua et Segedi Moije et qui, comme je l’ai dit plus haut, s’appelle tebki-tuskut (tu pleures et te tais); je pensais aux nombreux combats et au sang répandu là pour le Soudan. Le chemin était jonché des os des rebelles qui, chassés par Salih, avaient succombé à la soif. Le troisième jour nous atteignîmes les bords du Nil Bleu, laissant Sennaar à droite, à portée de canon. Il nous avait été interdit par le calife de passer par cette ville ressemblant à un monceau de ruines, abandonnée par ses habitants qui avaient combattu encore longtemps après la mort du Mahdi. Il craignait que cela ne nous portât malheur. Nous traversâmes le Nil Bleu, large d’environ 100 mètres, sur des bateaux préparés dans ce but: le passage dura plusieurs jours. Juste au nord de Woled Abbas se trouve un monticule sablonneux. Nous le choisîmes pour nous établir, car tout autour se trouvent des plaines inhabitables en temps de pluie. Toutes mes pensées se concentraient sur un moyen de fuir. Mais comme la plupart des soldats étaient dévoués au nouveau régime, il me fallait user de prudence dans le choix de mes confidents. Peu de temps après notre arrivée, je reçus (à Woled Abbas) une lettre du calife contenant ce qui suit: «Au nom de Dieu, bon et miséricordieux! l’esclave de Dieu, Sejjid Abdullahi ibn es Sejjid Mohammed par la grâce de Dieu calife el Mahdi, que la paix soit avec lui! à notre frère en Dieu Abd el Kadir Saladin! Après cette salutation de paix je t’informe que je n’ai pas reçu de tes nouvelles depuis ton départ et Dieu veuille que cependant tu te portes bien. Tu as entendu mes conseils et tu as bu à la source de mon éloquence, je t’ai exhorté à la fidélité et tu remplis tes promesses, j’en suis sûr. Aujourd’hui j’ai reçu une lettre d’un ami du Mahdi qui m’annonce que ta femme est arrivée à Korosko, hors du pays des infidèles; et qu’elle paie des gens qui devront te rejoindre pour te ramener vers elle. On m’a assuré que tu savais tout cela. Je te recommande donc de rester croyant en la foi du Prophète et de remplir ton devoir honnêtement. J’ajoute que je n’ai aucun doute sur ta fidélité; je te souhaite la paix et t’envoie mes salutations.» En même temps, Younis recevait une lettre qui lui faisait part des bruits répandus sur moi à Berber et le chargeait de me surveiller très sévèrement; son secrétaire me dit cela en confidence. Je ne comprenais pas bien pourquoi le calife m’avait écrit. Younis ne me dit pas avoir reçu des ordres et en apparence fut encore plus aimable envers moi que d’habitude; cependant nuit et jour j’étais surveillé de près. Quelques jours après, comme il fallait par l’ordre du calife conduire en bateau quelques centaines d’Arabes de la tribu des Djimme à Omm Derman, Younis m’ordonna de les accompagner pour rendre compte verbalement de la situation au calife. Je compris parfaitement qu’il désirait se débarrasser de la responsabilité de m’avoir avec lui. Lorsque je pris congé de Younis il m’entretint d’abord sur différents sujets dont je devais parler au calife et exprima l’espérance que je reviendrais bientôt auprès de lui, puis il me dit: «Si tu veux rester auprès de notre maître le calife ou s’il a besoin de toi à Omm Derman, désires-tu que je t’envoie le cheval que je t’ai donné ou faut-il le garder ici?» Je répondis que je tenais à ce qu’il gardât le cheval, car j’étais persuadé que, rentré à Omm Derman, il me faudrait marcher nu-pieds. En souvenir de son amitié, Younis me donna 100 écus pour le voyage et me recommanda par lettre à la bienveillance du calife. Deux jours après mon départ de Woled Abbas, j’atteignis Omm Derman, remis à Yacoub les Djimme qui m’avaient été confiés et fus ensuite reçu par le calife. Il fit semblant d’être très étonné de me voir à Omm Derman car, il s’était imaginé qu’il m’aurait été dur de quitter Younis même pour une heure. Paroles en l’air; car je savais bien que mon retour à Omm Derman était arrangé entre lui et Younis. Il me permit d’aller chez moi pour saluer mes gens et m’ordonna de revenir auprès de lui pour recevoir ses ordres. Lorsque, le soir, je me retrouvai seul avec lui, vite il en vint à parler des nouvelles qu’il avait reçues de Berber. Je lui affirmai qu’elles avaient été inspirées, soit par mauvais esprit, soit par une erreur, que je n’avais jamais été marié et que par conséquent je n’avais point de femme me cherchant ou désirant mon retour, mais que si jamais quelqu’un venait m’encourager à la fuite, je m’empresserais de l’avertir. Il me tranquillisa disant qu’il n’avait pas ajouté foi à ces nouvelles et me demanda pour finir notre entretien si je préférais rester auprès de lui ou retourner vers Younis? Je devinai ce qu’il voulait et l’assurai qu’à aucun prix je ne me séparerais de nouveau de lui et que les jours que je passais en sa compagnie comptaient parmi les plus heureux de ma vie. Quoique réjoui par mes paroles flatteuses, il ne manqua pas de me rappeler d’un ton très sérieux, d’être fidèle et de n’avoir de rapports qu’avec des gens de sa maison. Il m’ordonna ensuite de me tenir à sa porte comme autrefois. Lorsque je le quittai, j’étais convaincu que sa méfiance à mon égard avait pris des racines encore plus profondes qu’auparavant et ne cesserait d’augmenter. A ce moment là, les forces d’El Obeïd comprenaient environ 200 vieux soldats renforcés par une compagnie de mes anciens fantassins de Dara. Non seulement ils servaient à combattre les habitants de Gebel Deier, en continuelle hostilité avec les Mahdistes, leur enlevant leur bétail et leurs esclaves, mais encore ils devaient aussi construire les maisons des émirs et comme récompense on les traitait en esclaves. Indignés, ils jurèrent de reconquérir leur liberté. Fadhlelmola Bachit, puis Chergherib, un de mes anciens serviteurs qui avait été retenu à El Obeïd, et Bechir, un ancien sous-officier étaient les meneurs de la conspiration et je suis encore à me demander comment les Mahdistes ne la découvrirent pas. Sejjid Mahmoud, le premier émir d’El Obeïd, proche parent du Mahdi, avait été appelé à Omm Derman et les soldats crurent alors le moment venu de mettre leur projet à exécution. Un matin les habitants d’El Obeïd entendirent avec étonnement le bruit d’une violente fusillade. Les soldats s’étaient emparés de la maison isolée qui contenait les munitions, s’y étaient retranchés et avaient ouvert sur les Derviches un feu continu qui les chassa. Ils avaient aussi amené là leurs femmes et leurs enfants. Les Derviches n’ayant que peu d’armes à feu se retirèrent dans les bâtiments gouvernementaux et en barricadèrent les portes. Forts de leur succès, les soldats essayèrent même de forcer la Moudirieh, mais après de vains efforts, y renoncèrent. Abd er Rahman el Bornaoui, autrefois un de mes plus braves sous-officiers, fut tué. Les Derviches ne perdirent que Woled el Hachmi, exécré par les soldats à cause de sa manière d’être arrogant. Si les soldats avaient eu une bonne direction, El Obeïd serait sûrement tombée entre leurs mains. Ils désiraient seulement reconquérir leur liberté. Ils passèrent la nuit dans les poudrières où de nombreux esclaves se joignirent à eux saisissant cette occasion d’abandonner leurs maîtres. Le lendemain les habitants de la ville et les Mahdistes essayèrent de les traquer mais ils furent repoussés avec des pertes sensibles. Les soldats avides de liberté, quittant El Obeïd, se rendirent dans les montagnes de Nubie, après avoir saccagé les maisons et s’être emparés des femmes qu’ils y trouvèrent. Les Derviches essayèrent de les poursuivre, mais les soldats confiants en leur bonne étoile les défirent complètement. Leur émir Ali woled Abdullahi, natif de woled Médine, autrefois officier à Dara, avait eu connaissance de la conspiration, mais par crainte de l’insuccès ne s’était pas joint à eux. Il fut saisi par les Gellaba et décapité malgré ses prétentions à l’innocence. Sejjid Mahmoud apprenant ces événements à Omm Derman en informa immédiatement le calife et ce dernier lui permit de rentrer à El Obeïd pour aller y chercher sa famille et tous les parents du Mahdi. Mais Mahmoud pensant regagner les faveurs du calife, voulut punir les rebelles, il rassembla tous les hommes valides d’El Obeïd et ses environs et se mit en marche contre les soldats. Ceux-ci avaient pris leurs positions à Niuma et Kolfan dans les montagnes de Nubie, ils y avaient établi une espèce de république militaire et choisi comme chef l’ancien sergent Bechir. Ce dernier donna ordre de ne pas gaspiller les munitions et défendit, sous peine de punition, de prononcer le nom du Mahdi; ils ne reconnaissaient comme maître que le vice-roi. Arrivé à proximité de leur camp Sejjid Mahmoud leur envoya d’abord des parlementaires leur affirmant qu’il les aimait comme ses propres enfants et leur accorderait pardon entier s’ils se soumettaient. Les soldats lui répondirent en se moquant: que l’amour qu’il avait pour eux était réciproque mais qu’il devait venir s’en assurer lui-même. L’assaut de la montagne ne tarda pas. Mahmoud brandissant sa bannière à la tête de ses troupes fut tué. Plusieurs de ses fidèles voulant cacher son cadavre subirent le même sort. Le reste de ses gens qui ne l’avait suivi qu’à son corps défendant, se dispersa de tous côtés et rentra dans ses foyers qu’il n’atteignit qu’après avoir subi de grandes pertes étant poursuivi par ses ennemis. Abou Anga qui se trouvait à quelques journées seulement du théâtre de la guerre, demanda au calife la permission de châtier les rebelles jusque là victorieux. Mais le calife le lui interdit formellement; il avait autre chose de plus important à faire; il devait attendre Mohammed Khalid. Le calife déclara à Omm Derman que Sejjid Mahmoud avait été justement puni par le ciel d’avoir par ambition et désir de vengeance attaqué les rebelles contre sa volonté. Mohammed Khalid avait déjà souvent reçu des lettres du calife pour l’inviter à se rendre à Omm Derman où de très hautes fonctions et des honneurs l’attendaient. Il allait partir; tout était prêt quand un écrit du calife le mit au courant des mesures prises contre le calife Chérif et les parents du Mahdi défunt. Le calife se plaignait à Khalid de ce que ses gens l’avaient par leurs actions forcé d’agir ainsi et le priait de hâter son voyage pensant que son sens commun pratique aurait une bonne influence sur Chérif et ses partisans. Mohamed Khalid confiant en ces paroles, voulut se rendre utile à ses parents; il hâta son voyage et campait déjà à Bara. Il avait sous ses ordres des forces considérables, car il avait obligé une grande partie de la population du Darfour à le suivre, mais elle ne le faisait qu’à contre-cœur. Il avait plus de 1000 chevaux de 3000 fusils et au moins 20,000 fantassins. Longtemps avant l’arrivée de Mohammed Khalid, Abou Anga qui avait plus de 5000 fusils avait reçu des instructions secrètes du calife. Aussi lorsque Khalid eut fixé son camp à Bara, Abou Anga s’y rendit à marches forcées et un matin au point du jour, tout le camp fut cerné par des troupes qui, en cas de résistance étaient prêtes à exécuter les ordres reçus. Abou Anga fit chercher Mohammed Khalid, lui remit l’ordre du calife qui exigeait en signe de fidélité qu’il livrât au commandant en chef Abou Anga lui-même, soldats et chevaux, ce à quoi Khalid se déclara prêt. Sans oser s’éloigner d’Abou Anga, il donna les ordres nécessaires et en peu de temps les troupes du Darfour furent partagées entre les officiers subalternes et encadrées dans leurs régiments. Là-dessus Abou Anga rassembla les émirs venus avec Khalid, leur lut un message flatteur du calife dans lequel il leur laissait le libre choix de se placer sous le commandement d’Abou Anga et de rester auprès de lui ou d’aller à Omm Derman; chacun pouvait décider ce qu’il considérerait comme le plus avantageux pour lui. Mohammed Khalid et ses parents furent ensuite arrêtés par Abou Anga; leurs biens furent confisqués ainsi que tous les trésors accumulés au Bet el Mal. Saïd bey Djouma, qui déjà depuis le siège de Khartoum était commandant de l’artillerie chez Abou Anga, recevait la permission de celui-ci de reprendre possession de ses esclaves, femmes et biens, que Khalid lui avait enlevés à Fascher. Ce dernier fut enchaîné, envoyé à El Obeïd, et eut là le loisir de se souvenir des aimables lettres du calife qui lui prouvaient que promettre et tenir font deux. Le calife avait tout lieu d’être satisfait de son œuvre. Il avait porté à ses adversaires un coup irréparable en les privant des armées de Mohammed sur lesquelles ils avaient compté, tandis que les forces d’Abou Anga s’en trouvaient augmentées. Il avait en outre agrandi son propre parti au moyen des émirs et de leurs adhérents venus du Darfour avec Khalid et qui dans la vallée du Nil passaient pour ses compatriotes. La plus grande partie d’entre eux s’était décidée à aller à Omm Derman où ils furent reçus avec joie par le calife qui les combla d’honneurs. Abou Anga reçut l’ordre d’exterminer les rebelles à Kolfan. Ils se considéraient après leur victoire sur Sejjid Mahmoud comme les maîtres du pays et n’hésitèrent pas à opprimer la population. Comme d’habitude, les dissensions éclatèrent parmi eux après la victoire et plusieurs avaient quitté leur chef et regagné leurs foyers; ils appartenaient à des tribus différentes, par suite l’esprit de solidarité leur était inconnu. Lorsque Abou Anga se trouva à proximité du camp fortifié, mon ancien serviteur, Chergerib, qui comprenait que leur désunion ne laissait pas espérer le succès, vint à sa rencontre avec sa femme. Il déclara qu’il était las de combattre et se rendait sans condition attendant sa punition, demandant seulement la faveur de pouvoir se justifier. Il raconta à Abou Anga que, lorsqu’il était mon domestique, il était venu du Darfour et que Sejjid Mahmoud l’avait, avec d’autres morts maintenant, empêché par la force de continuer leur route. De colère et indigné des vexations incessantes auxquelles il était exposé, il avait en effet pris part aux combats d’une façon très remarquable. Maintenant il désirait ou être gracié et pouvoir me rejoindre à Omm Derman ou expier sa faute. Abou Anga, dont le père avait été esclave, eut pitié de ses compatriotes; il haïssait les Gellaba et était persuadé que les soldats ne s’étaient révoltés que poussés par les mauvais traitements. C’est pourquoi, il pardonna généreusement à Chergerib en souvenir, dit-il, de ses bonnes relations avec moi et pour m’honorer dans ma position comme moulazem du calife. Il m’envoya une lettre m’annonçant que pour le moment Chergerib était auprès de lui et attendrait l’occasion propice pour me rejoindre. Bechir ne voulut pas se rendre; attaqué le lendemain par Abou Anga il fut tué en se défendant héroïquement ainsi que Fadhlelmola et quelques-uns de ses fidèles soldats. La plus grande partie s’était éloignée pendant la nuit et se tenait cachée dans des endroits connus d’eux seuls jusqu’à ce qu’ils acceptassent le pardon offert et se rendissent. Abou Anga entraîné par ses succès permit à ses hommes de piller les villages, de se nourrir à leurs dépens et d’emmener tous les esclaves. Il laissa à El Obeïd, pour le remplacer, le cousin du calife Othman woled Adam et le calife ordonna que le Darfour fut aussi placé sous ses ordres, où l’émir Sultan Youssouf, fils du sultan Ibrahim tué par Zobeïr remplissait les fonctions de gouverneur. J’appris d’un marchand arrivé récemment du Kordofan que mon ami Ohrwalder avait quitté El Obeïd et arriverait prochainement à Omm Derman. Je savais bien qu’il ne me serait pas facile de le voir mais l’idée qu’un compatriote se trouvait non loin de moi me remplissait de joie. Je restais assis à la porte de mon maître toujours prêt à lui obéir. Quelquefois il m’adressait amicalement la parole et m’invitait à dîner avec lui; d’autres fois, sans rime ni raison, il me laissait complètement à l’écart ou m’honorait de méchants regards remplis de haine. Cette versatilité était un des traits marquants de son caractère et le calife trouvait que je devais non seulement souffrir de ce traitement mais qu’il servait à mon éducation. Envers mes camarades, je feignais d’être totalement désintéressé des événements et de l’issue des batailles car le calife s’informant en secret de mes opinions et de ma conduite auprès d’eux, je ne voulais pas exciter sa méfiance. En réalité, j’observais tout ce qui se passait autant que ma position me le permettait, mais sous le voile de l’indifférence, et me le gravais autant que possible dans la mémoire puisqu’il m’était expressément défendu d’écrire. Le calife contribuait très peu à l’entretien de ma maison et ne m’envoyait que par occasion quelques ardebs de blé, une vache ou un mouton. Ibrahim Adlan que j’avais connu au temps du gouvernement égyptien me remettait tous les mois 10 à 20 écus; et quelques employés et marchands, mieux placés que moi, me faisaient parvenir secrètement de petites sommes d’argent. De cette façon, quoique pauvre, il ne me manquait aucune des choses nécessaires et je ne sentais que rarement ma position précaire; dans tous les cas, j’étais beaucoup mieux que mon pauvre ami Lupton, auquel le calife avait promis des secours, mais n’en donnait aucun. Lupton avait par contre une certaine liberté, il pouvait aller et venir dans la ville, fréquenter qui il voulait, n’avait pas l’obligation de dire journellement les cinq prières dans la mosquée; malgré cela, sa vie n’était que tristesses et épreuves. J’avais bien prié Ibrahim Adlan de lui venir en aide, ce qu’il avait fait, mais cela ne lui suffisait pas et il était forcé quoique ce ne fut pas sa profession de raccommoder de vieilles armes pour suffire au moins aux besoins les plus pressants. Comme il avait été autrefois officier de la marine marchande anglaise, il s’entendait un peu à la mécanique. Un jour que je le rencontrai dans la mosquée et que j’échangeai quelques mots avec lui, il se plaignît de sa situation. Je lui proposai de l’aider à se procurer une place à l’arsenal ne pouvant le secourir suffisamment autrement. L’idée lui plut. Quelques jours après, il arriva que le calife étant de bonne humeur se montra agréable envers moi. Abou Anga lui avait envoyé en cadeau, un jeune cheval, de l’argent et des esclaves de Khalid. Il m’ordonna de dîner avec lui et dans le cours de la conversation, je réussis à lui parler des navires et de leurs machines qui restaient un mystère pour lui. «Les bateaux, dis-je, ont besoin d’hommes compétents pour les surveiller et les réparer. Comme un grand nombre des ouvriers de l’arsenal a péri lors du siège de Khartoum, je suppose que vous aurez eu de la peine à les remplacer?» «Mais que faut-il faire? dit le calife; ces bateaux me sont d’une grande utilité et je tiens à les conserver.» «Abdullahi Lupton, dis-je en réfléchissant, était autrefois ingénieur sur un vapeur, si on lui donnait une bonne paie mensuelle, il se rendrait sûrement très utile.» «Parle-lui, me dit-il d’un air joyeux, afin qu’il accepte de son plein gré cette place; car s’il y était forcé, je crois, bien que je ne comprenne rien à ces affaires, qu’il ferait mal son devoir, je dirai à Ibrahim Adlan de bien le payer.» «Je ne sais pas où il est et ne l’ai pas vu depuis longtemps, répondis-je, cependant je m’informerai, il est sans doute prêt à te servir.» Le jour suivant, je fis chercher Lupton; je lui racontai mon entretien avec le calife et j’eus à peine besoin de lui recommander d’être aussi peu utile que possible à nos ennemis. Il me tranquillisa en me disant que les machines des vapeurs sur lesquelles il ne possédait que quelques notions théoriques élémentaires deviendraient sous sa surveillance plutôt mauvaises que bonnes et que, ce n’était que poussé par le besoin qu’il acceptait une telle situation. Le calife avait déjà parlé à Ibrahim Adlan; le même soir, Lupton me fit savoir qu’il était nommé employé de l’arsenal et recevait 40 écus par mois ce qui lui suffisait pour vivre lui et sa famille. Le calife saisit cette occasion pour renvoyer Sejjid Tahir, oncle du Mahdi, autrefois menuisier au Kordofan qui, par son neveu, avait obtenu la place de directeur de l’arsenal et se distinguait d’un côté, par sa grande ignorance et de l’autre par une infidélité plus grande encore. Il vendait secrètement du fer et des matériaux de guerre aux marchands. Il fut remplacé par un Egyptien né au Soudan trop timide pour ne pas être honnête. Le calife trouva alors que les Arabes Kababish qui habitaient le désert au nord du Kordofan jusqu’à Dongola et dont les troupeaux paissaient jusqu’à Omm Derman n’étaient pas selon lui assez soumis. Il ordonna donc à Ibrahim Adlan de confisquer tout ce qu’ils avaient sous le prétexte qu’il leur avait souvent demandé de faire un pèlerinage à Omm Derman et qu’ils n’avaient pas obéi. Tous les troupeaux leur furent enlevés. Cette tribu avait longtemps fait le commerce de la gomme et possédait beaucoup d’argent, que selon leurs coutumes ils avaient enfoui dans le désert à un endroit connu d’eux seuls. Des tortures de toutes espèces les forcèrent de trahir leur cachette et de livrer leur fortune; de fortes sommes grossirent une fois de plus le Bet el Mal. Malgré cela, ils ne firent pas grande résistance. Seulement Salih bey, le sheikh principal, frère du sheikh et Tom qui avait été décapité par le Mahdi rassembla ses nombreux parents et partit pour l’oasis de Omm Badr où personne n’osa le poursuivre. Le calife lui envoya alors deux sheikhs bien connus, Woled Nubaoui de la tribu des Beni Djerar et Henetir de celle des Maalia pour lui demander de venir à Omm Derman lui promettant grâce entière et sa nomination comme émir des Kababish. Salih bey écouta tranquillement leur offre mit dans sa bouche au grand étonnement des envoyés, de ce tabac tant détesté par les Mahdistes et répondit: «Bien, j’ai compris. Le calife me pardonne entièrement et désire que j’aille à Omm Derman; mais supposons qu’arrivé là, le Prophète apparaisse au calife, car nous savons que le calife n’agit que d’après les inspirations du Prophète, et lui ordonne de ne pas me pardonner, qu’arrivera-t-il?» Les envoyés ne surent pas répondre d’une manière satisfaisante à cette question et retournèrent vers le calife, chacun ayant reçu un chameau; ils rapportèrent fidèlement les paroles du sheikh Salih qui mirent le calife dans une grande colère. Beaucoup de Kababish dépouillés de leurs biens s’enfuirent à Omm Badr et en peu de temps il se trouva là une puissance sinon menaçante du moins fort incommode pour le calife. Le bétail, les chameaux des Kababish furent mis publiquement en vente à Omm Derman par le Bet el Mal. Le prix de la viande baissa, mais par contre le prix du grain augmenta. La cause venait de ce que Younis permettait à ses hommes d’agir à leur guise dans le Ghezireh, le grenier d’Omm Derman. Des milliers de Djimmé avec leurs femmes et leurs enfants dépouillés peu à peu par Younis, formèrent pour se nourrir de véritables bandes de brigands. Ils ne se contentaient pas du blé, mais s’appropriaient tout. Aucune sécurité n’existant plus, les habitants du Ghezireh cessèrent de se livrer à l’agriculture. Leurs provisions de blé diminuèrent de jour en jour tandis que les troupes de Younis, à son grand plaisir, s’augmentaient d’esclaves échappés et d’hommes sans feu ni lieu. Le but du calife était d’affaiblir ainsi le pouvoir des gens du Ghezireh qui appartenaient au parti du calife Chérif. Craignant toutefois que le blé ne vint à manquer complètement, il fit revenir Younis avec toutes ses armées à Omm Derman. Celles-ci s’approprièrent tout ce qu’elles trouvèrent sur leur passage de sorte qu’elles entrèrent dans la capitale du Mahdi, chargées de butin, comme des conquérants. Younis reçut l’ordre de se fixer avec ses soldats au sud du fort d’Omm Derman d’où vient le nom qui subsiste encore aujourd’hui Dem Younis. Peu après son arrivée, le bruit courut que les Abyssins avaient attaqué Gallabat. On disait qu’un certain Haggi Ali woled Salem de la tribu des Kawalha, demeurant à Gallabat et autrefois en relations commerciales avec l’Abyssinie, ayant été nommé émir de ses compatriotes par le Mahdi, avait attaqué l’Abyssinie et détruit l’église de Rabta. Salih Shanga de la tribu des Takarir résidant à Gallabat et autrefois un des personnages importants du pays avait quitté cette ville après l’évacuation de la garnison égyptienne, et s’était établi en Abyssinie pendant que son cousin Ahmed woled Arbab était nommé émir du pays par le Mahdi. Le Ras Adal, gouverneur d’Amhara exigeait de lui qu’on lui livrât le perturbateur de la paix Haggi Ali woled Salem. On refusa; il rassembla alors ses soldats et tomba sur Gallabat. Ahmed woled réunit ses partisans et attendit l’ennemi hors de la ville avec environ 6,000 hommes. La rencontre fut terrible; les Abyssins étaient bien dix fois plus nombreux; en peu d’instants, l’armée d’Arbab fut cernée, massacrée; Arbab lui-même fut tué, et peu réussirent à s’échapper. Les Abyssins mutilèrent les morts, mais respectèrent le cadavre d’Arbab par égard pour Salih Shanga. Les munitions étaient gardées par un Egyptien dans une maison isolée non loin de la ville. Sommé de se rendre, il refusa, mais les Abyssins voulant le prendre d’assaut, il fit sauter le magasin et fut lui-même une des premières victimes. Les femmes et les enfants des vaincus furent emmenés en esclavage, la ville réduite en cendres et Gallabat pendant longtemps ne fut plus qu’un champ de cadavres visité par les hyènes. Lorsque la nouvelle de l’anéantissement de l’armée d’Arbab arriva au calife, il écrivit au roi Jean pour le prier de rendre la liberté aux femmes et aux enfants contre une somme d’argent qu’il pouvait fixer lui-même. En même temps il donna ordre à Younis de se rendre à Gallabat avec toutes les forces dont il pouvait disposer et d’y attendre ses ordres. Le calife Abdullahi lui-même ainsi que les deux autres califes et un grand nombre de partisans traversèrent le fleuve pour rejoindre l’armée de Younis. Il resta trois jours au milieu des troupes, bénit les guerriers à leur départ et rentra à Omm Derman. J’appris alors que Gustave Kloss qui m’avait quitté depuis longtemps et avait cherché à gagner sa vie à Omm Derman d’où il s’était enfui et que je croyais retourné sain et sauf dans sa patrie, avait succombé aux fatigues du voyage. Cette nouvelle me fut apportée par des marchands venant de Ghedaref. Abd er Rahman woled Negoumi et Haggi Mohammed Abou Gerger durent occuper avec leurs soldats: le premier, Dongola; le second, Kassala. Osman Digna reçut, de son côté, le commandement sur les tribus arabes domiciliées au nord de Kassala jusqu’à Souakim. Le calife n’avait pas grande confiance dans les deux premiers, car ils appartenaient ainsi que leurs hommes aux tribus de la vallée du Nil; c’est pourquoi il nomma en qualité de représentants deux de ses plus proches parents Mous’id woled Gedoum et Hamed woled Ali pour les surveiller. Les soldats s’habitueraient ainsi peu à peu à se trouver sous les ordres de ses parents. Par ce fait que presque tout le Soudan était soumis, les causes de guerre et l’occasion de faire du butin diminuaient tandis que le calife et ses émirs agrandissaient le train de leurs maisons, vivaient d’une façon plus luxueuse et avaient besoin pour cela de sommes très considérables. Il fallait songer à découvrir de nouvelles sources de revenus. Le nombre des gens du calife et de ses moulazeimie armés augmentait chaque jour et il fallait bien subvenir à leur entretien. En outre, les cadeaux que le calife devait faire aux personnages influents qu’il voulait gagner secrètement à ses intérêts lui coûtaient énormément. Il chargea donc Ibrahim Adlan du règlement des finances. Les revenus du Soudan se décomposaient ainsi qu’il suit: 1º L’impôt de capitation dont chacun devait s’acquitter en livrant une certaine quantité de blé ou l’équivalent en argent, à la fin du jeûne du Ramadan. Tout homme et même tout enfant y était astreint de sorte que d’après le total de ce revenu on aurait pu savoir exactement le nombre des habitants si la loi avait été appliquée sévèrement. 2º Le zeka fut prélevé sur le blé, le bétail et l’argent, suivant la _sheria mohammedia_. Les employés nécessaires à la perception de ces impôts étaient présentés par Yacoub Ibrahim, puis, confirmés dans leurs fonctions par le calife. Ils devaient tenir un compte exact et journalier de leurs rentrées qu’ils devaient remettre au Bet el Mal. On chercha aussi à régler les dépenses. On défendit à Ibrahim Adlan de disposer de l’argent suivant son bon plaisir ce qui jusqu’alors était de règle; on verserait chaque mois des sommes fixes aux personnes dont le service était indispensable au calife, comme les cadis, les secrétaires, les chefs des moulazeimie, etc. Ces gages étaient si minimes qu’ils suffisaient à peine aux besoins les plus urgents de la vie; ainsi le premier cadi qui portait le titre de cadi el Islam ne touchait que 40 écus, les secrétaires du calife 30 écus chacun par mois, et ainsi de suite. Même le calife Chérif et ses parents ne recevaient de l’argent que sur les ordres spéciaux du calife, tandis que le calife Ali woled Helou, qui grâce à sa soumission et à son obéissance jouissait des faveurs du calife, percevait une somme beaucoup plus forte. La plus grande partie des revenus du Soudan faisait retour naturellement au calife et à sa famille et servait à soutenir les tribus occidentales. Pour augmenter ces revenus on loua les endroits de passage le long de tout le fleuve; on installa une savonnerie et on déclara que la fabrication du savon était un monopole. Un jour que le calife traversait par hasard la ville à cheval, sans but déterminé, son odorat délicat fut frappé d’une odeur singulière. Il ordonna d’en rechercher la cause et bientôt on lui amena un individu à demi-nu tenant une casserole dans laquelle il avait fabriqué du savon. Le calife fit emprisonner le récalcitrant et confisquer ses biens: qui consistaient en sa casserole et un angareb! Dans le Bet el Mal il y avait un grand nombre d’objets en argent; beaucoup avaient été vendus au-dessous de leur valeur et avaient été enlevés secrètement par des marchands, pour les revendre en Egypte. Afin d’empêcher que ces métaux continuassent à sortir du pays on décida de frapper de la monnaie. Une nouvelle source de revenu fut la réorganisation du marché aux esclaves. On le plaça près du Bet el Mal et les vendeurs furent tenus de se procurer un papier affirmant que l’objet de vente était dûment propriété du vendeur. On prélevait sur cette déclaration une certaine taxe. Ibrahim Adlan fit également organiser des bâtiments pour les finances, aussi commodes que possible. Il les transféra vers le fleuve, fit construire d’immenses murailles et édifier une suite de bâtiments pour lui, pour ses secrétaires, pour les caisses et la pharmacie, où l’on apporta les médicaments qui avaient échappé au sac de Khartoum; enfin il fit ajouter un grand nombre de magasins pour les marchandises, etc. Plein d’ambition, voulant être le premier après le calife, il fit tout pour gagner les faveurs de celui-ci, même aux dépens de son prochain. La justice était entre les mains des cadis à la tête desquels se trouvait Ahmed woled Ali, cadi el Islam. Le calife ne pouvait guère trouver un serviteur plus fidèle et plus dévoué que le cadi el Islam. En toute occasion il cédait aux désirs de son maître et pour servir ses caprices, il n’hésitait pas à commettre les plus grandes injustices et à sacrifier même des vies d’hommes. Mais pour faire paraître plus justes les sentences de son tribunal, le calife déclarait publiquement qu’il s’y soumettait toujours et demandait que tous ceux qui se croyaient opprimés ou lésés par lui, l’accusassent devant le cadi. Un brave homme des environs du Nil Blanc prit une fois cette déclaration au sérieux et cita le calife devant le cadi pour lui avoir ôté peu de temps auparavant sa place d’émir. A la suite de cette sommation, le calife se rendit humblement devant ses juges dans la djami où une foule curieuse, inspirée par l’amour de la justice de leur maître s’était réunie. Le plaignant nommé Abd el Minem, prétendit avoir été privé de sa place d’émir injustement, place qu’il avait obtenue déjà durant la vie du Mahdi. Le calife avait, en effet, soupçonné Minem d’appartenir au parti du calife Chérif et l’avait destitué pour cette raison. Le calife déclara qu’à plusieurs reprises, ayant eu besoin de lui, il ne l’avait trouvé ni dans sa demeure ni dans aucun lieu de prières et que par conséquent coupable de tiédeur des affaires religieuses, il lui avait enlevé sa place. Le tribunal, sans autre forme de procès, rendit une sentence en faveur du calife. Le plaignant fut fouetté jusqu’au sang et jeté en prison. Peu s’en fallut qu’il ne fut lynché par la foule qui ne comprenait pas du tout de quoi il était question. De tous côtés furent célébrées les louanges du calife, successeur du Mahdi, représentant du Prophète et qui par amour de la justice se soumettait humblement au verdict du cadi. Pour bien faire ressortir sa mansuétude et son esprit conciliant, il fit sortir de prison son adversaire le lendemain, lui pardonna son audace et lui fit cadeau d’une gioubbe neuve et... d’une femme! CHAPITRE XII. Evénements dans les différentes parties du Soudan. Expédition de Karam Allah au Bahr el Ghazal.—Sa dispute avec Madibbo.—Evénements du Darfour.—Exécution de Madibbo.—Emprisonnement de Charles Neufeld.—Mon entrevue avec lui.—Défaite et mort du sheikh Salih el Kabachi.—Arrivée d’Abou Anga à Omm Derman.—Destruction de la tribu des Djihena.—Conspiration de Sejjidna Isa.—Campagne d’Abou Anga en Abyssinie.—Gondar.—Mort d’Abou Anga.—Campagne d’Othman woled Adam dans le Darfour.—Mort du Sultan Youssouf.—Exemples de la tyrannie du calife.—Tombeau du Mahdi.—Nouvelles de la patrie.—Mort de ma mère.—Mort de Lupton.—Sa famille.—Préparatifs pour attaquer l’Egypte. Mohammed Khalid avait laissé comme émir du Darfour le sultan Youssouf, fils du sultan Ibrahim, au fond gouverneur légitime du pays. Jeune encore, il chercha à améliorer sa position en gagnant la confiance d’Abou Anga et de son représentant Othman woled Adam résidant à El Obeïd. Il leur fit souvent présent de chevaux et d’esclaves afin qu’ils le recommandassent au calife. Khalid, lorsqu’il quitta le Darfour était accompagné de presque tous les Mahdistes, habitant la vallée du Nil, c’est pourquoi Youssouf se trouva gouverner le pays de ses ancêtres et ses propres sujets apprécièrent hautement ce changement de maître. Aussitôt après la mort du Mahdi, le calife envoya les instructions nécessaires à Karam Allah, au Bahr el Ghazal, pour qu’il quittât le pays et vint avec toutes ses troupes à Shakka. Karam Allah avait pris possession du pays après la défaite de Lupton, s’était dirigé au sud et avait obligé le sultan rebelle Semio ibn Tikma à quitter sa résidence qu’il avait fait fortifier selon les avis du docteur Junker. A peine Semio put-il s’échapper avec une partie de ses femmes. Quant à ses trésors d’ivoire, ils tombèrent entre les mains de Karam Allah. Après la victoire, celui-ci avait marché vers le sud-est dans les provinces équatoriales gouvernées par Emin Pacha. Il allait atteindre le Nil quand le calife lui ordonna de se retirer. Si Karam Allah n’avait pas été vigoureusement soutenu par ses compatriotes, il ne lui aurait pas été possible d’obéir aux ordres du calife et d’engager les Basingers à quitter leur patrie pour se rendre à Shakka. Cependant après l’évacuation du Bahr el Ghazal, de nombreux Gellaba du Darfour et du Kordofan s’étaient joints à Karam Allah pour se procurer des esclaves et de l’ivoire de sorte que maintenant, soutenus par les riverains, les Djaliin et les Dongolais, il obligea par la violence les Basingers à se rendre à Shakka. Malgré toutes ses précautions, il y en eut beaucoup qui s’évadèrent avec leurs armes pendant la marche. Mais à son arrivée à destination Karam Allah possédait encore plus de 3000 fusils. C’est là qu’il vendit à des marchands du Kordofan et de la vallée du Nil, argent comptant, la grande quantité d’esclaves des deux sexes qu’il avait amenée. En homme prudent il envoya par son frère Soliman des esclaves choisis et une partie de l’argent à Omm Derman pour le calife qui, tout joyeux lui ordonna de rester à Shakka. Abou Anga et Othman woled Adam eurent aussi leur part du butin. Karam Allah se conduisit dès lors comme le maître du pays et exerça toutes espèces de tyrannies et d’exactions. L’émir Madibbo, véritable gouverneur du pays lui fit des remontrances, mais ce fut en vain, car aussitôt après il enleva leurs chevaux et leurs esclaves aux Arabes Risegat. Ceux-ci se groupèrent alors autour de Madibbo et se préparèrent à la résistance. Karam Allah en fut tout heureux car il n’attendait qu’une occasion pour combattre et ayant sommé inutilement Madibbo de se rendre auprès de lui, il le déclara rebelle. On se battit; Madibbo fut vaincu et s’enfuit vers le Darfour; Karam Allah le poursuivit par Dara presque jusqu’à Fascher et eut ainsi l’occasion d’examiner le pays et d’en remarquer la richesse. Il somma par lettre le sultan Youssouf de poursuivre et de faire prisonnier Madibbo, tandis qu’il retournait lui-même à Dara et s’y établissait malgré la résistance des officiers de Youssouf. Madibbo fut pris à deux journées de marche de Fascher par les Zagawa avant qu’il put se réfugier auprès d’une tribu amie, les Arabes Mahria. Le sultan Youssouf envoya Madibbo sous escorte à Abou Anga au Kordofan et profita de l’occasion pour se plaindre des procédés de Karam Allah. Ce dernier avait écrit directement au calife à Omm Derman que les For étaient sur le point de raviver leur dynastie, que le sultan Youssouf n’était dévoué aux Mahdistes qu’en apparence et ne cherchait qu’à se rendre indépendant. Abou Anga avait également adressé les plaintes du sultan Youssouf à son maître et il ne restait plus au calife qu’à choisir entre Karam Allah et Youssouf. Il ne prit aucune décision à cet égard, car le sultan Youssouf était le descendant direct de la dynastie du pays, et le calife craignait avec raison que s’il gagnait les sympathies de ses compatriotes il ne devint ainsi un adversaire dangereux. Karam Allah était Dongolais, compatriote du Mahdi et sans aucun doute partisan du calife Chérif. Les commandants des Basingers étaient également Dongolais ou Djaliin; c’est pourquoi l’intérêt du calife était de ne pas fortifier ces partis. Il écrivit donc au sultan Youssouf qu’il était sûr de sa fidélité, le considérait comme maître du pays et d’autres phrases de ce genre, mais cependant il ne donna pas l’ordre strict à Karam Allah de quitter Dara. Au contraire, il lui fit dire secrètement par Abou Anga de rester dans la ville. Les suites de cette indécision réfléchie furent que le sultan Youssouf se sentant autorisé par le calife, somma énergiquement Karam Allah, qui avait aussi occupé Sheria et Taouescha, de quitter le pays. Ce dernier pour obéir aux instructions du calife fut attaqué par le maktum ou général des armées de Youssouf. Les postes de Sheria et de Taouescha furent complètement anéantis et Karam Allah, après s’être bien défendu et avoir subi de grandes pertes, dut se retirer à Shakka. Beaucoup de ses plus braves compatriotes succombèrent: Hasan Abou Sirra, Tahir, Ali Mohammed et d’autres, tous Dongolais ayant déjà combattu sous Youssouf el Shellali et Gessi Pacha dans la province du Bahr el Ghazal; en somme autant d’ennemis de moins pour le calife. Madibbo fut livré à Abou Anga qui avait un ancien compte à régler avec lui. Anga en servant sous les ordres de Soliman woled Zobeïr était une fois tombé entre les mains de son ennemi Madibbo qui l’avait forcé de porter sur sa tête pendant plusieurs jours de marche une caisse de munitions; comme il s’était plaint, on lui avait répondu par des coups de fouet et des insultes. Abou Anga ne l’avait pas oublié. Madibbo conduit devant son ancien adversaire vit bien que sa dernière heure n’était pas éloignée: il avança pourtant pour sa défense qu’il n’avait combattu contre Karam Allah que poussé par des procédés indignes et non contre le Mahdi. A quoi lui servaient les preuves d’ancienne fidélité! Toute parole d’excuse était inutile, Abou Anga répondait toujours: «Malgré ce que tu pourras dire, je te tuerai.» Persuadé de l’inutilité de ses efforts, Madibbo renonça à se défendre et parla ainsi devant ses ennemis rassemblés: «Ce n’est pas toi, Abou Anga qui me prendra la vie, mais Dieu! Je ne t’ai pas demandé grâce, mais justice, cependant un esclave comme toi ne deviendra jamais un noble. Les marques du fouet qui sont encore visibles sur ton dos, tu les a bien méritées. Que la mort vienne sous n’importe quelle forme, elle me trouvera calme et courageux. Je suis Madibbo et les tribus connaissent mon nom!» Abou Anga le fit reconduire en prison et fut assez généreux pour ne pas le faire fouetter. Le lendemain il fut mis à mort en présence de toute l’armée. Madibbo tint sa parole. Entouré d’un cercle d’ennemis, une chaîne autour du cou, il se moquait des cavaliers qui galopaient vers lui en brandissant leurs lances au-dessus de sa tête. Quand on lui dit de s’agenouiller pour recevoir le coup mortel, il somma les assistants de raconter comment il allait mourir; un instant après, sa tête roulait sur le sable. C’est ainsi que finit un des sheikhs les plus capables et les plus braves de tout le Soudan. Lorsqu’on apporta sa tête à Omm Derman, les Arabes Risegat qui avaient quitté leur patrie en pèlerins pour s’établir dans la capitale portèrent le deuil, le calife même ne se réjouit point de la mort de ce brave. Il ne voulait naturellement pas blâmer son premier général aux yeux de la foule et cacha son mécontentement au sujet de cet acte tyrannique, mais il me dit qu’il regrettait que Madibbo fut tombé entre les mains de son ennemi personnel, car il aurait sûrement pu lui rendre maints bons services. Younis jouissait de l’entière confiance de son maître. Lui et son armée avaient passé par Abou Haraz pour aller s’établir à Ghedaref et Gallabat. Comme il commandait de grandes forces assez belliqueuses et que lui-même partageait leur courage, il demanda au calife l’autorisation d’entreprendre de petites campagnes contre l’Abyssinie, dont le roi n’avait pas répondu à l’aimable missive que le calife lui avait envoyée. Sous les ordres d’Arabi Dheifallah, les soldats attaquèrent les villages limitrophes, les détruisirent, tuèrent les hommes et firent les femmes prisonnières. Par la rapidité de leurs mouvements, pillant aujourd’hui ici, demain incendiant là, c’était un véritable fléau pour les Abyssins de la frontière. Cela ne les empêchait cependant pas d’entrer en relations commerciales avec Younis qui au fond leur était sympathique par sa bonhomie et les encourageait à venir en grand nombre vendre au marché, à l’entrée de la ville, les produits de leur pays tels que le café, le miel, la cire, des peaux de bœufs tannées, des oranges, des autruches et même des chevaux, des mulets et des esclaves. Un jour, qu’une forte caravane de marchands composée de Gheberda (Abyssins musulmans) et de Makada (Abyssins chrétiens) arrivait à Gallabat, Younis ne put résister à sa rapacité; sous prétexte que c’étaient des espions du Ras Adal, il les fit enchaîner et s’empara de tous leurs biens. Il envoya les prisonniers sous escorte à Omm Derman, où ce coup hardi fut considéré par la foule ignorante comme une grande victoire. Le calife, toujours prêt à augmenter le prestige et la gloire de ses parents, nomma Younis Ifrit el Moushrikin (diable des polythéistes) et Mismar ed Din (aigle de la foi). Younis avait eu soin de lui envoyer les plus jolies femmes, des chevaux et des mulets; c’est pourquoi avide de plus de victoires, il résolut de réunir l’armée d’Abou Anga à celle de Younis et de déclarer la guerre au roi Jean. En attendant il donna l’ordre à Younis de se tenir sur la défensive. Abou Anga sur l’ordre du calife laissa 1500 hommes de ses troupes armées de fusils Remington à Othman woled Adam, nommé émir du Kordofan et du Darfour; avec le reste, il se rendit à Omm Derman. Jusqu’alors le sheikh Salih el Kabachi n’avait pas été attaqué à Bir Omm Badr. Sachant qu’un jour ou l’autre son tour viendrait, il envoya 50 de ses plus fidèles et meilleurs esclaves à Wadi Halfa avec une lettre réclamant l’appui du Gouvernement égyptien contre l’ennemi commun. Le Gouvernement accéda à la prière de son sheikh dévoué et remit à ses envoyés 200 fusils Remington, 40 caisses de munitions, 200 livres sterling et quelques beaux revolvers incrustés. A cette époque un négociant allemand, Charles Neufeld séjournait à Wadi Halfa. Il avait fait la connaissance de Dheifallah Hogal, frère d’Elias Pacha, qui s’était récemment évadé du Soudan et lui avait appris qu’au nord du Kordofan se trouvait une énorme quantité de gomme dont les propriétaires n’avaient pu disposer à cause de la révolution et qu’on pourrait facilement apporter à Wadi Halfa avec l’aide du sheikh Salih. Attiré par la perspective de ce fort gain et avide d’aventures, Neufeld résolut de se joindre aux gens de Salih qui rentraient chez leur sheikh. Le Gouvernement auquel il avait promis un compte rendu sur l’état du Soudan, consentit à cette expédition aventureuse et Neufeld quitta Wadi Halfa avec la caravane au commencement de février 1887. Abd er Rahman woled en Negoumi informé par ses espions du départ de la caravane fit surveiller toutes les routes. Malheureusement leur guide, d’ordinaire si sûr, s’égara et la caravane après de longs détours arriva près de la fontaine El Kab après avoir beaucoup souffert de la soif. Elle y rencontra les Mahdistes. On en vint aux mains et les gens de Salih, épuisés par la marche, succombèrent sous le nombre supérieur de leurs ennemis. Les uns furent tués, les autres faits prisonniers. Neufeld, au commencement du combat s’était retiré avec sa servante abyssine sur une colline non loin des combattants et se préparait à vendre chèrement sa vie. N’étant pas attaqué, il resta neutre. Après la bataille, on lui offrit le pardon, qu’il accepta; il fut conduit à Dongola devant Abd er Rahman woled en Negoumi qui l’épargna pour l’envoyer au calife à Omm Derman, tandis qu’il fit exécuter tous les autres prisonniers. Depuis quelques jours déjà la nouvelle qu’un Européen avait été fait prisonnier et devait être amené ici m’avait été secrètement communiquée; c’est pourquoi, un matin, au commencement de mars 1887, je ne fus pas étonné quand une grande foule s’approcha de la maison du calife en criant et, que je vis au milieu d’elle un Européen sur un chameau. On disait partout qu’on amenait le pacha de Wadi Halfa. C’était Neufeld! On le fit entrer pour le moment dans la rekouba couverte de paille destinée aux moulazeimie. J’observai les regards soupçonneux des espions placés auprès de moi par le calife et je feignis d’être entièrement indifférent à l’arrivée de cet Européen, attendant une meilleure occasion de m’approcher de lui, occasion qui ne tarda pas à s’offrir. Le calife Abdullahi convoqua le conseil ordinaire de la couronne, auquel assistait Nur Angerer qui venait du Kordofan et, à ma grande joie, il m’invita également à prendre place parmi ceux qui l’entouraient; je ne pus que murmurer à Nur Angerer: «Fais ton possible pour sauver cet homme.» Le calife raconta alors qu’un espion anglais avait été pris et nous ordonna, au sheikh Tahir el Migdob et à moi, de l’interroger. Nous nous rendîmes dans la rekouba. Neufeld me salua avec joie en apprenant mon nom. Avec quelques paroles je l’avertis que le sheikh Tahir était le supérieur, qu’il devait s’adresser à lui et se montrer très soumis. Neufeld parlait très bien l’arabe, mais fit une mauvaise impression sur mon camarade par sa facilité d’élocution, et il fut bientôt d’avis de retourner vers le calife. Ce dernier lui ayant demandé ce qu’il pensait de cet homme, il répondit: «Sûrement, c’est un espion; il mérite la mort!» «Et quelle est ton opinion?» me demanda le calife.» «Pour l’instant je ne sais que ceci: cet homme est Allemand; il appartient donc à une nation qui n’a aucun intérêt en Egypte,» répondis-je. Le calife me regarda fixement et m’ordonna de parcourir quelques papiers consistants en correspondances insignifiantes et quelques listes de remèdes, puis en une lettre du général Stevenson adressée à Neufeld dans laquelle il lui permettait de se joindre à la caravane de Salih à condition de lui fournir un rapport détaillé sur l’état du Soudan. Je traduisis tout ce qui ne pouvait intéresser le calife, naturellement je ne fis pas mention que le général lui avait demandé un rapport sur le Soudan. «Maître, dis-je, il ressort de ces papiers que cet homme est, comme il le disait au sheikh Tahir, un négociant autorisé par le Gouvernement à voyager pour son commerce.» Le calife de nouveau me jeta un regard perçant et nous ordonna de sortir et d’attendre ses ordres. Pendant ce temps une grande foule s’était rassemblée et se ruait vers la rekouba pour voir le Pacha anglais! Bientôt des moulazeimie noirs sortirent de la maison du calife, conduisirent Neufeld hors de la rekouba, et lui lièrent les mains de sorte que le malheureux crut que sa dernière heure avait sonné; levant les yeux au ciel et murmurant une prière, il s’agenouilla sans qu’on lui eût ordonné; on le fit se relever. Les sons étouffés de l’umbaia se firent entendre comme au moment de chaque exécution. A ma grande satisfaction, Neufeld n’en parut pas émotionné. Sa pauvre servante se précipita hors de la rekouba et demanda dans son désespoir d’être tuée avec son maître, mais elle fut aussitôt repoussée. Le cadi et moi, du haut d’un tas de pierres, pouvions observer toute la scène; nous vîmes bientôt que le calife voulait jouer avec Neufeld la comédie du chat et de la souris et que pour le moment sa vie n’était pas en danger. Neufeld ne pouvait guère comprendre dans ce triste moment mes signes pour le tranquilliser. Quelques minutes après, le calife nous fit de nouveau appeler. «Ainsi, tu veux qu’on tue cet homme, dit-il à Tahir.—Oui.—Et toi?» demanda-t-il à Nur Angerer. Celui-ci loua la bravoure que Neufeld venait de montrer et demanda sa grâce. «Abd el Kadir, parle!» m’ordonna le calife. «Maître, cet homme mérite peut-être la mort et un autre que toi le tuerait. Ta générosité et ta miséricorde le gracieront; il est, dit-il, mahométan et par ta grâce se fortifiera dans la foi.» Le cadi Ahmed fut aussi de mon avis et le calife qui, dès le premier instant, n’en voulait pas à la vie de Neufeld, lui fit pour l’instant enlever ses chaînes et reconduire à la rekouba. «Mais, dit-il au cadi, qu’on le montre cette après-midi à la foule, sous la potence et qu’on le reconduise ensuite en prison. Quant à toi, ajouta-t-il en se tournant vers moi, tu n’as rien autre chose à faire avec lui!» Nous nous éloignâmes tous et malgré cette défense, j’informai Neufeld des ordres que j’avais entendu donner à son sujet. La foule enchantée vit en effet Neufeld cette après-midi là exposé près de la potence. Le lendemain, le calife me fit appeler et me raconta qu’il avait appris d’une source certaine, par Abd er Rahman woled en Negoumi, que Neufeld était venu par ordre du Gouvernement, se joindre à Salih el Kabachi pour m’aider à fuir. Je lui déclarai que c’était un mensonge, comme le prouvaient les papiers et que le Gouvernement n’avait, du reste, aucun intérêt à tenter une pareille entreprise en ma faveur. Le calife feignit de croire mes protestations; mais sa méfiance envers moi se réveilla et pendant longtemps je fus puni comme d’habitude par sa manière d’être à mon égard. Quelques jours après, le calife fit monter Neufeld sur un chameau, les deux pieds dans les fers, pour lui montrer une grande revue. «Que penses-tu de mon armée?» dit-il à Neufeld. «Ton armée est nombreuse, répondit-il, mais mal exercée; l’armée égyptienne est beaucoup plus disciplinée.» Le calife qui n’appréciait pas la franchise le fit aussitôt reconduire en prison. Othman woled Adam avait reçu l’ordre de faire prisonnier Salih ou de le tuer. Il prépara une expédition sous les ordres de son représentant Fadhl Allah Aglan et Gerger, sheikh des Ahamda, ennemi personnel de Salih leur fut donné pour guide. Le sheikh des Kababish avait quitté Bir Omm Badr se rendant vers l’est, dans les déserts de son ancien pays pour y attendre ses gens revenant de Wadi Halfa avec des secours. La nouvelle de leur défaite complète éloigna de lui quantité de ses soldats qui désespéraient du succès de leur cause. Le sheikh Salih n’ayant aucun espoir, privé du secours qu’il attendait de ses compatriotes ne pouvait plus opposer de résistance. Il s’enfuit donc avec sa famille et ses plus proches parents, mais fut rejoint par l’ennemi auprès d’une fontaine où il se reposait. A son approche, sentant qu’il ne pouvait lui échapper, il ordonna à ses esclaves d’étendre une peau sur laquelle il s’assit et attendit tranquillement la mort. Gerger sauta de cheval et lui tira un coup de pistolet dans la tête à bout portant. Ainsi finit le dernier sheikh arabe fidèle au Gouvernement. Au milieu de juin, la nouvelle nous parvint que Abou Anga était arrivé vers le Nil, à Dourrah el Khadra, avec 9 à 10000 soldats armés de fusils et avec autant de porteurs de lances; il serait à Omm Derman à la fin du mois. Le calife allait alors souvent à cheval vers l’ancienne ligne de défense Tabia Regheb Bey pour fixer le lieu de campement de l’armée d’Abou Anga et donner ses ordres en détail. Je devais habituellement l’y accompagner à pied. Dans une de ces excursions, je me blessai au pied de telle façon qu’il m’était fort difficile de le suivre. Le calife voyant que je boitais très bas, m’appela lorsqu’il fut descendu dans la maison de Fadhlelmola, loua ma patience et ma constance et me fit présent d’un cheval amené par Fadhlelmola lui-même avec ordre de m’en servir désormais dans nos courses. Fin juin Abou Anga campait à deux heures d’Omm Derman. Il fut reçu de nuit et sans témoins chez le calife. L’entretien dura longtemps et après minuit seulement Abou Anga regagna ses quartiers. Avant le point du jour, les tambours de guerre annoncèrent que le calife voulait assister personnellement à l’entrée d’Abou Anga à Omm Derman. En compagnie des émirs et d’une foule innombrable de curieux nous chevauchâmes à l’est du champ de manœuvres où on avait élevé une tente pour le calife et ses principaux officiers. Bientôt Abou Anga s’avança avec toute son armée au son des trompettes et des tambours et fit défiler deux fois ses troupes excitant ainsi l’enthousiasme du calife. Les émirs s’étant approchés, il appela sur leurs têtes la bénédiction de Dieu. Le camp fut envahi par la soldatesque chargée de butin et la ville opprimée se remplit d’une animation extraordinaire. Il y eut des noces et des festins, malgré les préceptes formels du Mahdi, mais avec le consentement secret du calife. Tout l’argent et les biens volés au Kordofan furent dépensés dans cette débauche. Abou Anga avait apporté à son frère et seigneur de grandes sommes, des esclaves et des femmes; il distribua en outre de riches présents à ses amis et connaissances; à moi-même il me rendit mon ancien serviteur avec sa femme, mais ne reparla ni de mes chevaux ni des biens qu’on m’avait enlevés pendant mon arrestation. La fête du Baïram qui suivit bientôt fut la plus grandiose que le calife ait jamais célébrée. Plus de 100000 croyants dirent la prière avec le calife sur le champ de manœuvres. Au milieu des cris fanatiques de son peuple, et pendant qu’on tirait le canon, le calife rentra chez lui. La foule excitée le suivit dans un enthousiasme insensé de sorte que beaucoup d’hommes et même de chevaux furent écrasés dans cette cohue. L’émir Merdi Abou Rof de la tribu de Djihena avait reçu l’ordre de venir faire le pèlerinage à Omm Derman avec sa tribu et ses troupeaux; n’ayant pas obéi, il allait expier sa désobéissance d’une façon exemplaire. Une grande partie de l’armée d’Abou Anga sous le commandement de Zeki Tamel, Abdallah woled Ibrahim et Ismaïn Delendook marcha contre les Djihena pour les anéantir. Cette tribu appelée aussi «les Arabes d’Abou Rof» était célèbre par la beauté de ses esclaves des deux sexes ainsi que par ses chameaux et ses troupeaux qui passaient pour superbes. La réputation de leur richesse ne répondait pas à celle de leur bravoure; on disait d’eux: «Djihena el’aoul, ashra fi zaoul, (dix enfants Djihena valent un homme)». Les émirs Merdi Abou Rof et Mohammed woled Malik succombèrent en combattant; la plus grande partie de la tribu chercha le salut dans la fuite et fut presque entièrement détruite. Les jeunes femmes et les enfants furent envoyés au calife et les rares survivants à Omm Derman où ils menèrent une triste vie comme porteurs d’eau et tresseurs de nattes de palmier. Leurs riches troupeaux se vendirent à Omm Derman où les prix baissèrent tellement que les bœufs ou les chameaux qu’on payait autrefois 40 à 60 écus, n’en valaient plus que 2 ou 3. Après la destruction des Djihena, Abou Anga reçut l’ordre d’aller d’Omm Derman à Gallabat pour prendre le commandement général des troupes. Les armées du sud à Abou Haraz l’accompagnèrent et il arriva à destination juste à temps pour sauver Younis. Un messager ordinaire de Younis s’était fait passer pour Jésus-Christ et avait trouvé beaucoup d’adeptes. Les uns croyaient en lui, d’autres étaient fort mécontents de Younis qui devenait de plus en plus rapace et ne respectait même pas la propriété de ses sujets. Ils désiraient tous un changement de n’importe quelle nature. Onze des premiers émirs, parmi lesquels le commandant de l’arsenal, résolurent de proclamer le nouveau Jésus et d’assassiner Younis. Le jour de l’exécution du projet était déjà fixé quand Abou Anga arriva à Gallabat. En peu de temps, (car grâce à sa générosité il avait beaucoup d’amis), il eut connaissance du complot et des conspirateurs et les fit arrêter. Younis, qui n’en connaissait pas le véritable motif, vint se plaindre à Abou Anga de cette arrestation et lui en demander la cause. «Ils voulaient t’assassiner,» répliqua simplement Abou Anga. Conduits devant le cadi, les conspirateurs avouèrent tout. Leur chef déclara même expressément être Jésus, ce que chacun devrait finir par reconnaître, s’il en doutait encore. Abou Anga envoya Mohammed woled esh Sherteia comme messager extraordinaire à Omm Derman pour demander des instructions sur cette affaire. Le calife bouleversé par cette nouvelle voulut la tenir secrète. Il convoqua aussitôt son frère Yacoub et le cadi Ahmed et tint conseil avec eux. On décida l’exécution de tous les conspirateurs. J’avais appris en confidence l’histoire par Mohammed woled esh Sherteia à qui il fut défendu de s’éloigner de la maison du calife. Le même jour il reçut l’ordre de se rendre à Gallabat porteur de l’arrêt de mort. Deux jours plus tard, le calife réfléchissant que l’exécution commune de onze émirs, qui presque tous appartenaient aux tribus occidentales ferait une forte mauvaise impression, et produirait surtout une influence fâcheuse en ce qui le concernait sur leur nombreuse parenté, changea la sentence et leur envoya promptement leur grâce par des cavaliers bien montés. Cependant il n’était guère possible malgré la diligence faite de rejoindre ceux qui étaient partis deux jours auparavant. Lorsque les messagers arrivèrent à Gallabat, les délinquants étaient pendus au gibet. Tous étaient morts sans résistance pour leur Jésus. Younis, en qualité de parent du calife, ne s’était soumis que forcé à Abou Anga qu’il considérait comme un esclave quoiqu’il fût plus brave et plus généreux que lui-même et il lui reprocha sa précipitation. Ce fait amena entre ces deux hommes une dissension qui fit perdre la place à Younis; il dut revenir à Omm Derman et faire journellement ses dévotions au premier rang dans la mosquée. Abou Anga rassembla ses forces pour venger la défaite d’Arbab. Jamais le calife Abdullahi n’avait encore réuni une armée aussi forte. D’après les listes envoyées à Omm Derman, Abou Anga disposait d’environ 15000 fusils, 45000 porteurs de lances et de 800 chevaux. Il marcha donc avec cette armée contre le Ras Adal en passant par le mintik (défilé). On ne sait pas encore jusqu’à ce jour pourquoi les Abyssins n’attaquèrent pas l’ennemi dans les gorges ou dans les chemins de la montagne où les armes à feu n’auraient été d’aucune utilité. Là, ils auraient pu forcer les Mahdistes à la retraite et leur auraient fait subir de grandes pertes. On peut seulement supposer que les Abyssins éblouis par leur victoire sur Arbab étaient trop sûrs du succès. Ils voulaient peut-être attirer l’ennemi dans le pays, puis lui couper la retraite et l’anéantir. Le combat eut lieu dans la plaine de Debra-Sin. Ras Adal disposant d’à peine 2000 mauvais fusils avait pris une forte position; mais il laissa le temps à Abou Anga de ranger ses soldats en bataille. Alors les Abyssins prirent l’offensive, repoussés ils renouvelèrent l’attaque mais durent se retirer une seconde fois avec des pertes considérables. Lorsqu’ils furent épuisés et découragés, Abou Anga avec toute son armée prit l’offensive et remporta une brillante victoire. Les Abyssins trop confiants avaient choisi un emplacement derrière lequel coulait une rivière, et où leurs soldats atteints par les balles d’Abou Anga trouvèrent la mort. Les cavaliers abyssins seuls se montrèrent supérieurs à ceux d’Abou Anga mais, cernés par l’infanterie, ils durent bientôt se retirer. Le Ras Adal se sauva avec eux. Sa femme et sa fille firent partie du butin d’Abou Anga victorieux. Tout le pays d’Amhara était ainsi tombé entre ses mains. Il marcha sur Gondar avec l’espoir d’y trouver de riches trésors mais fut cruellement déçu. Sauf de grandes provisions de café, de miel et de cire, choses non transportables, il ne trouva rien qui fut digne d’être enlevé. Il jeta par la fenêtre d’un bâtiment en pierre, bâti disait-on par les Portugais, un vieux prêtre copte, mit le feu à Gondar et retourna à Gallabat saccageant et massacrant tout sur son chemin. Son butin consistait en milliers de femmes, de jeunes filles et de petits garçons abyssins qu’il faisait chasser devant lui à coups de fouet. Il en fit transporter une grande partie à Omm Derman. Des centaines moururent en chemin par suite des fatigues ou du mauvais traitement. La route de Gallabat à Abou Haraz était jonchée de cadavres. La fille et le jeune fils du Ras Adal se trouvèrent parmi les morts. Le calife ordonna à Abou Anga de fortifier Gallabat, car, malgré la victoire, il craignait la vengeance de l’ennemi. Mais Abou Anga mourut subitement, âgé de 52 ans. Son genre de vie l’avait rendu très gros et il souffrait beaucoup des maux que produit cet état, et qu’il voulut guérir lui-même au moyen d’une racine vénéneuse (fassel kilgo) venant de Dar Fertit. Un jour, sans doute, après avoir pris une trop forte dose de son remède, on le trouva mort sur son angareb. Avec lui disparut le meilleur général des Mahdistes. Quoique ancien esclave, il avait su gagner l’affection de beaucoup de personnes par sa générosité et sa magnanimité, l’estime de tous par sa sévérité et sa justice et avant tout par sa bravoure personnelle. Ses gens regrettèrent ce maître juste, bien que fort sévère, et l’ensevelirent dans sa maison construite en briques rouges. Beaucoup de ses serviteurs et esclaves l’honorèrent comme un saint. Tandis qu’Abou Anga marchait vers l’est, Othman woled Adam avait reçu de son cousin, le calife, l’ordre de se diriger sur Shakka dans le Darfour. Le Kordofan n’avait pas besoin de garnison. Le sheikh Salih des Kababish était tombé, le pays de Djouma était abandonné; les Djauama sur l’ordre du calife avaient émigré à Omm Derman et les montagnes méridionales avaient été dévastées par Abou Anga. Karam Allah qui avait été chassé du Darfour par le sultan Youssouf s’était retiré à Shakka et vexait les Arabes Risegat par des prétentions difficiles à satisfaire, jusqu’à ce que ceux-ci, voyant qu’il n’était pas tout puissant, se révoltèrent enfin. Ils lui firent la guerre avec succès de sorte qu’à la fin Korgosaui et lui, manquant de munitions tous les deux, furent enfermés, le premier à Njelela, le second à Shakka. Ils demandèrent du secours au calife qui voulait non pas les perdre, mais les affaiblir. Othman woled Adam dut donc se rendre à Shakka. Les Arabes Risegat n’en voulaient qu’à la personne de Karam Allah et non au calife; mais ils reçurent l’avis écrit de suspendre les hostilités ce qu’ils firent à contre-cœur par crainte d’Othman. Ils haïssaient Karam Allah parce qu’il avait entre autres choses attiré dans sa zeriba, sous prétexte de conclure la paix, huit de leurs sheikhs et les avait tués. Othman ne précipita pas tant son départ à cause de Karam, mais plutôt à cause du sultan Youssouf qui, depuis longtemps déjà, avait omis d’expédier les envois habituels de chevaux et d’esclaves et montrait des velléités d’indépendance. Après avoir sorti Karam de sa dangereuse situation et fait espérer aux Arabes qu’il donnerait suite à leurs plaintes contre Karam après l’occupation du Darfour, il marcha contre Dara avec des munitions suffisantes et les soldats de Karam, en tout environ 5000 fusils, et invita par écrit le sultan Youssouf, à le rejoindre. Celui-ci refusa l’invitation sous prétexte qu’il n’osait se montrer après qu’Othman s’était allié avec son ennemi personnel Karam Allah. Youssouf avait concentré ses forces à Fascher et laissa attaquer Othman à Dara par son général Saïd Mudda. Othman réussit après un rude combat à repousser cette attaque, ainsi qu’une seconde, qui eut lieu huit jours plus tard, et fut entreprise par Rahmat Djamo, le vieux vizir du sultan Husein Ibrahim. Si le sultan Youssouf n’avait pas divisé son armée et attaqué l’ennemi à Dara, il aurait remporté la victoire et le Darfour lui aurait pour toujours appartenu. Malheureusement il avait divisé ses forces entre Mudda et Rahmat et ainsi affaibli la confiance de ses soldats, ce que ses adversaires remarquèrent. Il fut défait dans un combat décisif qu’Othman livra à Woad Berag au sud de Fascher. Il s’enfuit avec quelques soldats mais fut rejoint dans sa fuite et tué à Kabkabia. Les grandes richesses de Fascher, surtout les immenses provisions de marchandises des négociants de Fezzan et de Wadaï tombèrent entre les mains des vainqueurs et de cette façon les Mahdistes, à la fin de janvier 1888, rentrèrent en possession du Darfour qu’ils avaient presque perdu, ce même mois où Abou Anga remportait une grande victoire sur les Abyssins. Comme les habitants du Darfour étaient très dévoués à leur dynastie, des difficultés étaient de ce côté-là à craindre pour l’avenir, c’est pourquoi Othman woled Adam fit exécuter tous les hommes issus de sang royal des For ou les envoya chargés de chaînes à Omm Derman où ils furent encadrés entre les moulazeimie, mais traités comme esclaves. Les femmes de sang royal furent au contraire mises à la disposition du calife comme cinquième (chums) du butin. Celui-ci choisit celles qui lui plaisaient pour son propre harem et partagea les autres entre ses partisans. Il accorda la liberté seulement aux deux vieilles sœurs du sultan Ibrahim, Miram Ija Basi et Miram Bachita. Cette dernière était la femme d’Ali Khabir demeurant à Omm Derman à ce moment-là. Pendant que ces événements se déroulaient à l’orient et à l’occident du royaume, le calife gouvernait à Omm Derman avec sa sévérité habituelle remplie de méfiance. Grâce à son frère Yacoub qui avait répandu un grand nombre d’agents secrets en ville et à la campagne, il était toujours bien renseigné sur l’état des esprits. Malheur à ceux qui exprimaient des doutes sur la mission divine du Mahdi et de son successeur. Un marin laissa échapper une fois des doutes à ce sujet; son accusateur, un fanatique Arabe Baggara ne pouvant produire des témoins sans lesquels une condamnation semblait impossible, le calife lui-même fit croire au malheureux par l’intermédiaire du cadi qu’ils avaient été trouvés, mais qu’il pourrait se sauver s’il avouait avant leur comparution. Le marin se laissa prendre au piège, avoua et fut condamné à mort. Le calife déclara que si les insultes n’avaient atteint que lui seul et n’avaient pas visé la sainte personne du Mahdi, il aurait gracié le coupable. Au milieu d’un déploiement tout particulier de forces et d’un grand apparat solennel le condamné fut décapité par le bourreau en chef Ahmed Dalia, en présence du calife assis sur sa peau de prière. Un ancien fakîh, nommé Nur en Nebi (lumière du Prophète) qui jouissait d’une grande considération à cause de sa grande piété, avait l’habitude de recommander à ses auditeurs de tenir fermement à la vieille et véritable foi et de ne pas se laisser séduire par les doctrines nouvelles. Yacoub fut lui-même son dénonciateur. L’homme pieux fut saisi et avoua franchement être bon musulman mais non partisan du Mahdi. Condamné à mort par les juges sur un signe du calife, il fut chargé de chaînes, traîné sur la place du marché au milieu des cris étourdissants de la foule, puis pendu. Je ne puis me rappeler sans étonnement la physionomie tranquille et souriante de cet homme qui avait affronté la mort avec assurance pour ses convictions. Plusieurs centaines de maisons dans le voisinage de celle de l’hérétique furent mises au ban et leurs habitants jetés dans la prison commune et enchaînés; plus tard, grâce à Ibrahim Adlan, ils furent peu à peu remis en liberté. Une proclamation du calife rendit dès lors chacun responsable des actes de son voisin. Une punition sévère menaçait celui qui ne dénonçait pas immédiatement toute irrégularité politique ou religieuse. Il fit mettre dans les fers et dépouiller de leurs biens, sur un simple soupçon, beaucoup d’habitants d’Omm Derman. Il préparait un nouveau coup qui devait augmenter en même temps ses finances. Il expliqua à ses cadis que tout bateau voguant sur les eaux du Nil était de droit ranima (butin). Les propriétaires, disait-il très justement, n’avaient d’abord pas du tout, et plus tard pas sincèrement soutenu le Mahdi lorsqu’il séjournait dans le Kordofan. Ils n’avaient pas attaqué les vapeurs turcs qui sillonnaient le fleuve mais au contraire, les avaient aidés par des livraisons de bois et de céréales dans les diverses stations du fleuve. Tous les bateaux du Nil devaient être confisqués. Les cadis furent naturellement du même avis et lorsque le lendemain ils reçurent d’Ibrahim Adlan une lettre demandant si les bateaux étaient propriété de l’état, les juges répondirent affirmativement, en fondant leur jugement sur les écrits du Mahdi d’après lesquels les propriétaires de bateaux, vu leur conduite, comptaient parmi les mochalifin (rebelles). Ce manifeste fut lu à la foule en présence du calife, mais celle-ci ne put s’empêcher de dire d’un ton moqueur que les bateaux qui n’allaient pas sur l’eau et n’avaient pas été construits avec le bois des forêts qui, comme on le sait, appartenaient toutes au Mahdi, faisaient exception à cette nouvelle loi. Ces 900 bateaux environ d’une capacité de 40 à 1000 quintaux furent livrés au Bet el Mal et servirent à Ibrahim Adlan soit à transporter des céréales du Gouvernement, soit à être loués à des personnes de confiance contre un paiement annuel. Quant aux anciens propriétaires, la plupart des Djaliin et des Danagla, ruinés par ce vol, personne ne s’en inquiéta. Le calife voulant alors donner au peuple une preuve de son dévouement au Mahdi, résolut de lui élever un mausolée qui n’aurait pas son pareil dans tout le pays. La vanité était le principal mobile de ce projet, car il voulait que ce monument magnifique rappelât continuellement au peuple son maître et qu’il pût lui-même considérer sans cesse ce signe de son pouvoir. Le projet de ce monument était l’œuvre d’un ancien architecte, employé du Gouvernement. L’opinion publique en attribua tout le mérite au calife. La pose de la première pierre se fit en grande pompe. Le calife donna lui-même le premier coup de pioche et plus de 30000 personnes l’accompagnèrent vers le fleuve pour porter les pierres entassées là sur l’emplacement de la construction. L’architecte lui-même en porta une sur ses épaules. L’enthousiasme était grand suivant l’habitude et amena des accidents, mais ceux qui furent blessés dans cette cohue incroyable, furent considérés comme heureux de souffrir pour une si noble cause. L’année suivante, le monument fut terminé avec beaucoup de peine mais à peu de frais. Le calife prétendait que les anges du ciel coopéraient à ce travail, ce qui fit dire à un Egyptien dont les compatriotes devaient exécuter les travaux de maçonnerie et, qui murmuraient parce qu’ils ne recevaient aucune indemnité: «Ne vous plaignez pas davantage; puisque vous êtes les anges du calife, vous n’avez besoin ni de manger ni de boire et par suite ni de paiement.» Si le calife avait entendu ces paroles, le plaisant les aurait payées de sa tête. Je me trouvais comme toujours dans le voisinage immédiat du calife qui, un jour, pour me prouver son bon vouloir, me fit cadeau d’une jeune fille abyssinienne. La malheureuse avait vu assassiner sa mère et son frère, avait été éloignée à coups de fouet des corps de ceux qu’elle aimait, et amenée en captivité. Quoiqu’elle ne fût pas traitée en esclave par mes gens, car tous firent leur possible pour alléger son sort et l’égayer, elle ne cessa de toujours penser à ses parents et à sa patrie jusqu’à ce que la mort vint la délivrer de ses peines. Le Père Ohrwalder me rendait quelquefois visite, en secret, mais nous devions user de prudence dans ces occasions-là de peur que le calife n’en fût informé. Nous parlions alors de notre patrie, des membres de notre famille, de la triste vie que nous menions, mais jamais nous ne perdîmes l’espérance d’un heureux changement de notre sort. Ces rares moments d’entretien étaient les seuls rayons de soleil dans notre pénible existence. Abou Gerger qui commandait à Kassala avait rejoint Osman Digna pour le soutenir dans ses combats et avait remis le commandement de Kassala à Hamed woled Ali; il fut appelé ensuite à Omm Derman pour rendre compte des tribus arabes de l’est. Il arriva un soir et le calife le reçut immédiatement. Lorsqu’il quitta son maître après un long entretien, il me salua en passant et me dit à la hâte qu’il venait de remettre au calife une lettre de ma patrie. Quelques instants après, le calife me fit appeler et m’informa que le commandant de Souakim avait envoyé à Osman Digna une lettre provenant sans doute de ma famille et qu’il l’avait fait parvenir ici. En me la remettant il m’ordonna de l’ouvrir et de lui en dire le contenu. Mes mains tremblaient; je pouvais à peine respirer, je parcourus rapidement la lettre et lus les inquiétudes éprouvées par mes frères et sœurs, je lus la mort de ma chère mère qui, trompée dans l’espoir de me revoir, avait dû mourir en grande peine. Le calife s’impatientait et me demanda à plusieurs reprises quelles étaient ces nouvelles. «Cette lettre vient de mes frères et sœurs, lui dis-je, je vais te la traduire.» Il n’y avait aucune raison de lui en rien cacher et je lui racontai combien ma famille désirait me revoir et était prête à tous les sacrifices pour me faire reconquérir ma liberté; mais lorsque j’en vins à la mort de ma mère bien-aimée, il me fut difficile de continuer. Je lui dis que mon absence avait assombri ses derniers jours et qu’elle avait toujours prié Dieu pendant sa maladie pour que nous puissions nous revoir, que sa prière n’avait pas été exaucée et que cette lettre m’apportait ses adieux et sa bénédiction maternelle. J’étais en proie à une angoisse poignante; le calife m’interrompit et je pus alors rassembler mes esprits. «Ta mère ne savait pas, dit-il, que je t’honore plus que toute autre personne, sans quoi elle n’aurait pas eu d’inquiétudes à ton sujet. Cependant il t’est défendu de porter son deuil, elle est morte chrétienne et n’a cru ni au Prophète ni au Mahdi! Elle était infidèle et ne peut espérer en la miséricorde de Dieu.» Le sang me monta à la tête, je me contenais avec peine tout en continuant ma lecture. On me demandait aussi de mes nouvelles et comment, avec la permission du calife, je pourrais reconquérir ma liberté ou au moins correspondre avec eux. «Écris-leur qu’ils viennent ici, tes frères au moins, ou l’un d’eux, me dit le calife lorsque j’eus fini, je les honorerai et ne les laisserai manquer de rien—cependant je t’en reparlerai.» Il me congédia. Mes camarades qui avaient appris que j’avais reçu une lettre, m’accablèrent de questions. Je répondis évasivement et lorsque le calife se fut enfin retiré, je courus chez moi. Je me jetai sur mon angareb; mes serviteurs paraissaient effrayés de mon air égaré et je leur dis de s’en aller. Pauvre mère! Je ne devais plus te revoir! Comme ses traits revenaient à ma mémoire! Je me souvenais exactement de ses dernières paroles: «Mon fils, mon Rodolphe, ton esprit aventureux t’entraîne dans le monde. Tu vas dans des pays éloignés et inconnus. Un temps viendra où tu désireras, peut-être en vain, retourner vers nous.» Comme ses paroles s’étaient réalisées. Pauvre bonne mère! Alors je me mis à pleurer et à sangloter non sur ma position, mais à cause de la perte irréparable que je venais de faire. Le lendemain le calife me fit traduire encore une fois la lettre dans tous ses détails. Il m’ordonna de répondre immédiatement et de faire savoir à ma famille, combien je me trouvais heureux. Je fis ce qu’il désirait et en tout louant le calife, je me disais heureux de pouvoir rester auprès de lui. Je mis entre guillemets toutes ces phrases et les autres remarques du même genre et écrivis au bas que tout mot placé entre guillemets devait se prendre dans le sens contraire. Je priai mes frères et sœurs d’écrire en arabe une lettre de remerciements au calife et de lui envoyer une malle avec un nécessaire de voyage comme présent. Ils pouvaient m’envoyer à moi personnellement 200 livres sterling, une douzaine de montres et autres objets pour faire des cadeaux. Les émirs qui devaient venir très ponctuellement aux heures de prières devaient apprécier beaucoup les montres. Enfin, je demandai encore une traduction du Coran en allemand leur recommandant d’attendre pour le moment jusqu’à ce que j’aie trouvé les moyens de nous réunir. Je leur dis d’expédier ce que je les priais de m’envoyer par le consul-général d’Autriche-Hongrie au Caire au gouverneur de Souakim qui les ferait parvenir à Osman Digna. Je remis ma lettre au calife qui la donna à des messagers allant chez Osman Digna en leur recommandant de l’expédier à Souakim. Peu de temps avant d’avoir reçu des nouvelles de ma famille, j’eus à déplorer la mort de Lupton. Occupé à l’arsenal de Khartoum, il avait été obligé de renoncer à sa place pour cause de santé, depuis quelques mois. Il était retourné à Omm Derman et se trouvait dans la misère lorsque son ami Salih woled el Haggi Ali revint du Caire et lui apporta de l’argent de la part de sa famille. Haggi Ali selon l’usage du pays, ne négligea naturellement pas de retirer tout le profit possible de cette affaire. Il avait avancé autrefois 100 écus à Lupton et reçu en échange un chèque de 200 livres sterling sur son frère. Le chèque fut payé au Caire et Lupton reçut encore 300 écus, le reste de 800 écus environ, fut retenu modestement par Haggi Ali pour sa peine. Lupton fut cependant fort heureux, car cet argent le tirait d’embarras pour longtemps et surtout parce qu’il lui semblait d’être maintenant en relation directe avec sa famille et qu’il espérait obtenir sa liberté par son intercession. Malheureusement ses espérances ne se réalisèrent pas. Un samedi matin qu’il m’accompagnait chez moi en sortant de la Djami, il me demanda à qui il pourrait confier ses 300 écus. Il était obligé d’être extrêmement économe pour ne pas être soupçonné d’avoir des relations avec l’Egypte. Nous tînmes conseil, parlâmes de la patrie et de nos espérances. Il regardait l’avenir avec beaucoup plus de confiance que d’habitude, mais se plaignait d’indisposition et de violentes douleurs dans le dos. Vers midi nous nous séparâmes; le mardi soir il m’envoya chercher par un serviteur me faisant dire qu’il était malade. Le messager m’apprit que son maître était en proie à une fièvre violente et gardait le lit depuis trois jours. Je promis d’y aller aussitôt que possible et fis part au calife de la maladie de Lupton en lui demandant la permission de lui rendre visite. Le calife, étant justement de bonne humeur, me donna l’autorisation de passer la journée du lendemain auprès du malade. Mais, à mon arrivée, Lupton n’était déjà plus qu’un mourant. Il souffrait du typhus et non de la fièvre comme me l’avait dit son domestique. La maladie était déjà arrivée à un degré tel qu’il me reconnut à peine; pendant quelques instants de lucidité, il me pria d’avoir soin de sa fille. Il parla aussi de ses parents en phrases incohérentes, délirant souvent; cependant je pus comprendre que c’étaient des adieux que je devais porter si je réussissais à m’échapper d’ici. Vers midi il mourut sans avoir repris entièrement connaissance. C’était le 8 Mai 1888. Nous lavâmes son cadavre, l’enveloppâmes dans un linceul et le portâmes à la mosquée, où les prières des morts furent dites. Il fut enseveli dans un cimetière près du Bet el Mal en présence du Père Ohrwalder, de la majorité de la colonie grecque et des indigènes qui l’aimaient et le respectaient à cause de son caractère noble et modeste. Avec la permission du calife je réglai la succession du défunt et remis sa petite fortune à un marchand grec de confiance, afin que sa fille Fanny put être à l’abri du besoin. En outre, je réussis à placer à l’arsenal un jeune nègre qu’il avait élevé jusqu’à ce jour, ses gages furent payés à l’orpheline. Sa mère Zenouba se remaria deux ans après avec Hasan Zeki, médecin égyptien; j’essayai en vain plusieurs fois de séparer l’enfant de sa mère pour l’envoyer faire son éducation en Egypte, à la première occasion. Toutes deux refusèrent obstinément de se quitter. Dans ces circonstances, il est facile de comprendre que la jeune fille bien que née d’un père européen vécut dès lors comme une indigène et refusa toujours de s’éloigner de sa patrie et de ses amis. L’eût-on d’ailleurs forcée d’aller en Europe, dans un milieu totalement différent du sien, elle eût été malheureuse. Le calife était tout particulièrement de bonne humeur, pendant que ces événements se déroulaient. Après la soumission du Darfour, il avait donné l’ordre qu’on employa tous les moyens possibles pour que les tribus arabes entreprissent un pèlerinage à Omm Derman de force ou de plein gré. Maintenant il recevait la nouvelle d’Othman, que la tribu entière du calife, les Taasha, qui comprenait plus de 24000 hommes propres au combat, s’était décidée volontairement à venir à Omm Derman avec leurs familles et leurs troupeaux et qu’une partie était déjà arrivée à Fascher. C’est ainsi que son vœu le plus cher, celui de se voir entouré de sa propre tribu et de la rendre maîtresse du pays, fut accompli. Abd er Rahman woled Negoumi, à Dongola, avait reçu l’ordre de prendre l’offensive contre l’Egypte, mais l’exécution fut encore différée de nouveau. Pendant ce temps son armée s’accroissait par suite de l’arrivée des nouveaux émirs qui lui déplaisaient et qu’il voulait éloigner d’Omm Derman de sorte que, peu à peu, des forces importantes se trouvèrent rassemblées à la frontière septentrionale de l’empire mahdiste. Le calife envoya à Berber, Othman woled ed Dikem, frère de Younis pour remplacer le représentant de feu Mohammed Cher. Celui-ci partit avec 600 chevaux pour aller prendre possession de son gouvernement et un nouveau district fut ainsi placé sous les ordres d’un des membres de la famille du calife. CHAPITRE XIII. La campagne d’Abyssinie. La bataille de Gallabat.—La mort du roi Jean.—La révolte d’Abou Djimesa.—Défaite des Mahdistes.—Mort d’Abou Djimesa.—Préparatifs pour la campagne contre l’Egypte.—L’exécution des Batahin.—Nouvelles lettres de mon pays.—Un cadeau de Vienne pour le calife.—Emigration des Taasha.—Expédition d’Abd er Rahman woled Negoumi contre l’Egypte.—La bataille de Toski.—La grande famine.—La chute d’Ibrahim Adlan.—Son exécution.—Méfiance du calife à mon égard.—Une preuve de sa bienveillance. Les succès obtenus par les Mahdistes dans l’ouest et dans l’est ne devaient pas demeurer incontestés. Le roi Jean avait résolu de se venger de leur attaque et du sac de Gondar. Il réunit ses troupes pour marcher contre Gallabat et anéantir l’ennemi de son pays et de sa religion. Après la mort d’Abou Anga, Zeki Tamel de la tribu des Taasha, un de ses officiers, avait été nommé commandant. Il s’était hâté de terminer la forteresse commencée précédemment. L’armée fut, comme sous Abou Anga, partagée en cinq divisions, sous les ordres de Ahmed woled Ali, d’Abdallah Ibrahim, d’Hamada, un frère d’Abou Anga et de Zeki lui-même, qui s’était réservé le commandement des moulazeimie, comme on les nommait, au nombre d’environ 2500 hommes, tandis que les anciennes troupes de Younis étaient sous les ordres d’Ibrahim Dheifallah. On avait une grande frayeur des troupes supérieures en nombre des Mahdistes qui s’avançaient et on travailla fièvreusement à préparer les forteresses. Le roi Jean avait partagé son armée en deux parties, l’une se composait de sa propre tribu, celle du Tigré et des gens du roi Ménélik, sous les ordres du Ras Aloula; l’autre de la tribu des Amhara, sous le Ras Barambaras. Ils campèrent à une portée de canon de Gallabat et s’élancèrent à l’assaut dès le lendemain. La forteresse de Gallabat, qui avait un pourtour de plusieurs lieues n’était gardée que d’une façon très faible par les troupes de Zeki; les Amhara, bien informés par leurs espions, attaquèrent le côté ouest, faiblement occupé seulement par Ahmed woled Ali et purent forcer l’enceinte après une courte résistance. Pendant que le reste des troupes de la garnison s’occupait des autres côtés de la forteresse contre les ennemis qui donnaient l’assaut du dehors, les Amhara, avides de butin, commencèrent aussitôt le pillage, afin de profiter immédiatement de leur succès partiel. S’ils avaient pénétré dans l’intérieur des lignes de la forteresse, et attaqué par derrière les défenseurs qui se trouvaient encore sur tous les autres points, ils auraient réussi sans doute avec l’aide de leurs compatriotes attaquant du dehors, à s’emparer complètement de la forteresse. Mais ils ne désiraient pas autre chose que le butin et, satisfaits de ce côté, ils quittèrent bientôt la ville, richement chargés des biens pillés et chassant devant eux des femmes et des enfants. Bientôt après leur entrée dans la forteresse, le roi Jean qui se tenait sous sa tente reçut la nouvelle que les Amhara, auxquels il avait souvent reproché leur lâcheté, avaient réussi à prendre d’assaut la forteresse tandis que sa propre tribu, celle du Tigré, n’avait encore obtenu aucun succès. Irrité de la faiblesse de ses hommes, il se fit porter sur son siège doré et richement orné de tapis et de coussins, au milieu des rangs des siens en train de combattre. Les Mahdistes dont l’attention fut attirée par son apparition, par sa suite nombreuse et étincelante d’or et de velours, concentrèrent alors leur feu sur ce groupe trop visible. A peine arrivé à portée du tir, le roi fut frappé d’une balle qui lui brisa le bras droit et pénétra dans le corps. Quoique cet homme célèbre par sa bravoure fit appel à toute son énergie pour déclarer sa blessure légère, il s’affaissa cependant au bout de quelques instants sur sa couche, et fut emporté hors des lignes de combat par sa suite qui avait éprouvé de fortes pertes. La nouvelle de sa blessure se répandit rapidement dans les rangs des combattants qui se retirèrent effrayés quoiqu’ils fussent bien plus près du succès qu’ils ne le supposaient. Le soir du 9 mars 1889, le roi Jean succomba à sa blessure mortelle. Bien qu’on s’efforçât de cacher sa mort, elle fut cependant bientôt généralement connue et fut cause que les Amhara levèrent leur camp dans la nuit même, laissant leur butin, et retournèrent dans leur patrie. Le Ras Aloula, comme chef suprême du Tigré, nomma Heilou Mariam régent provisoire. Comme ce dernier craignait que des troubles n’éclatassent parmi ces hordes indisciplinées, à la suite de la mort de leur roi et qu’il estimait que sa présence dans sa patrie était maintenant nécessaire, il donna l’ordre de la retraite. Les Mahdistes attendirent avec anxiété, à l’aube du jour suivant, la nouvelle attaque des Abyssins. Ils virent alors, à leur grande surprise, lorsque le soleil fut levé, que les tentes blanches avaient disparu. Zeki Tamel envoya aussitôt, en reconnaissance, des cavaliers qui revinrent bientôt après avec la bonne nouvelle que les Abyssins s’étaient tous retirés et que le roi Jean avait été tué. Alors on tint conseil et comme l’ennemi avait emmené avec lui des milliers de femmes et d’enfants des Mahdistes, on résolut de le poursuivre. Le lendemain, lorsque les Abyssins, qui avaient campé à environ une demi-journée de marche de distance, étaient en route avec le gros de l’armée, tandis qu’Aloula et Heilou Mariam, le Négus provisoire étaient sur le point de plier leurs tentes, ils furent subitement attaqués par les Mahdistes. Heilou Mariam tomba à l’entrée de sa tente, tout à côté du sarcophage en bois dans lequel se trouvait le cadavre embaumé du roi Jean. Le Ras Aloula se retira avec les siens, tout en combattant, et dut abandonner le camp à ses ennemis. Ceux-ci ramassèrent un riche butin en mulets, tentes, café, etc. Mais la plus grande partie de leurs femmes était déjà loin avec les Abyssins partis en avant. Dans la tente de Heilou Mariam on trouva la couronne du roi Jean (on ne sait si c’était la couronne impériale abyssine, car elle n’était qu’en argent doré), de même que son épée et un autographe adressé par S. M. la reine d’Angleterre au Négus. Bien que les forces des Abyssins, soit dans leur attaque contre la forteresse, soit dans le combat du jour suivant, qui fut livré plutôt avec l’arrière-garde, n’eussent pas été sérieusement entamées, la victoire des Mahdistes passa pour complète à cause de la mort de leur ennemi, le roi Jean. Les compétitions au trône rompirent l’unité. Les Italiens, qui déjà depuis le commencement de 1885, s’étaient emparés de Massaouah occupèrent aussi les provinces voisines de l’Abyssinie. Ainsi les Mahdistes non seulement commencèrent à se sentir complètement en sûreté à Gallabat, mais encore firent à différentes reprises des expéditions dans les provinces voisines appartenant aux Amhara, enlevant quelquefois du butin, mais éprouvant aussi souvent de grandes pertes. En même temps que la forteresse de Gallabat fut en grand danger d’être anéantie par le roi Jean, Othman woled Adam était également dans une position difficile. Après la mort du sultan Youssouf, il avait dispersé ses troupes dans tout le Darfour et s’était mis à piller le pays d’une manière régulière. Les commandants de ses détachements se rendirent coupables des plus grandes exactions. Les troupeaux, les femmes et les enfants furent déclarés de bonne prise et emmenés de force à Fascher, ce qui réduisait les populations au désespoir. C’est ainsi qu’ils s’avancèrent vers l’ouest jusqu’à Dar Tama en répandant l’incendie, semant la crainte et la terreur parmi les indigènes. Un jour, un jeune homme venu d’Omm Derman, et appartenant probablement à une des tribus de la vallée du Nil, et que les tyrans avaient chassé de sa patrie, était assis à Dar Tama, à l’ombre d’un figuier sauvage lisant le Coran, lorsque quelques-uns de ces malheureux qui avaient été dépouillés de tout, arrivèrent auprès de lui et lui exposèrent leurs souffrances. Les Mahdistes, à peine entrés dans le village voisin, avaient enlevé leur bétail et allaient maintenant s’emparer des femmes et des jeunes filles pour les emmener avec eux sous prétexte qu’ils ne s’étaient pas rendus en pèlerinage à Fascher comme on le leur avait ordonné. «De quoi vous plaignez-vous? Pourquoi ne prenez-vous pas les armes? Pour qui donc voudriez-vous combattre, si ce n’est pas pour vos femmes et vos enfants? leur répondit le jeune homme; ne savez-vous pas que celui-ci qui meurt pour sa femme, pour ses enfants et pour sa patrie, entre dans le royaume des cieux?» Ses paroles furent comme une étincelle dans un baril de poudre. Ces gens, qui se contentaient auparavant de se plaindre et de se lamenter, se hâtèrent alors de retourner dans leur village, comme si une révélation venait de leur être faite, et exigèrent la libération de leurs familles. Comme on la leur refusait, ils les reprirent en combattant. Tous les Mahdistes tombèrent dans ce combat et furent cruellement mutilés après leur mort par les habitants du village, rendus furieux. D’autres villages suivirent cet exemple avec le même succès et en peu de jours le Dar Tama fut délivré de ses ennemis. Mais quel était l’auteur de ce mouvement; qui avait arraché ces gens à leur soumission et les avait amenés à la connaissance de leurs forces? Ils se souvinrent alors du jeune homme assis sous le figuier sauvage (Djimesa) et se rendirent en pèlerinage vers lui. Il n’avait pas quitté son arbre, et vivait là en solitaire, se nourrissant d’une poignée de riz et de pain sec. Abou Djimesa, comme l’appela le peuple, fut bientôt respecté comme un saint et honoré, comme le libérateur de la patrie. L’émir Abd el Kadir woled Delil, qui stationnait à Kabkabia et qui avait entendu parler du massacre des Mahdistes, marcha sur le Dar Tama, afin de punir les rebelles. Battu à son tour, il ne réussit à s’échapper qu’avec la plus grande difficulté. Hatim Musa, accouru de Fascher, subit le même sort. Othman woled Adam, aigri par ces défaites continuelles, voulut anéantir l’ennemi d’une façon énergique et envoya son représentant Mohammed woled Bichara à Kabkabia avec la plus grande partie de ses moulazeimie afin qu’il se joignit au reste des troupes de Delil et Hatim. Mais à peine arrivé, il fut attaqué par les forces réunies sous les ordres d’Abou Djimesa et qui marchant sur Fascher le forcèrent, après avoir subi de grosses pertes, à se retirer sur la capitale. Othman woled Adam se voyant en péril lui-même tint conseil avec ses généraux et on lui proposait déjà d’abandonner le Darfour, lorsque le bruit se répandit subitement qu’Abou Djimesa était mort. Il était en effet tombé malade à Kabkabia de la petite vérole et en était mort pour le plus grand bonheur de Fascher et des Mahdistes. Les masses révoltées ne voulurent cependant ni céder ni se disperser. Elles élurent le lieutenant de Djimesa pour son successeur et marchèrent sous la conduite de ce nouveau chef contre Fascher. Leur assurance et leur confiance dans la victoire avaient toutefois reçu une forte atteinte par la mort de leur chef sacré. On se battit au sud de la ville où les troupes d’Othman woled Adam avaient pris position. Les Mahdistes, après avoir été repoussés jusqu’au Rahat Tendelti, regagnèrent ensuite du terrain et Othman woled Adam, avec ses moulazeimie, finit par remporter la victoire. Le successeur d’Abou Djimesa succomba et ses troupes furent mises en fuite, poursuivies et anéanties. Des milliers de cadavres couvrirent le sol; Fascher et le Darfour étaient sauvés. Dans tous ces événements guerriers, tant dans l’est que dans l’ouest, une curieuse coïncidence de dates est à relever. L’année précédente, les deux armées des Mahdistes avaient pris en même temps l’offensive, l’une contre le Darfour, l’autre contre l’Abyssinie. Toutes deux avaient été victorieuses; l’année suivante, elles étaient toutes deux attaquées, l’une par le roi Jean, l’autre par Abou Djimesa, dans leurs propres forteresses et cela dans le même mois, et de nouveau le succès était pour elles. Le calife avait déjà depuis longtemps, avant ces derniers combats, tourné son attention sur l’Egypte. Les descriptions de ceux qu’il avait interrogés au sujet de ce pays excitèrent sa convoitise et provoquèrent en lui le désir toujours de plus en plus vif de pouvoir considérer comme siens ces palais, ces grands jardins et ces harems pleins de femmes blanches (il en avait des noires en abondance). L’homme qui pouvait le mieux diriger une opération contre l’Egypte lui sembla être Abd er Rahman woled Negoumi. Il était d’une bravoure personnelle extraordinaire, bien que simple marchand. Il avait beaucoup voyagé, connaissait le pays et ses habitants et savait gagner les gens à sa cause, même en pays étranger, par sa piété bien connue. Parmi ses subordonnés, tous issus des tribus de la vallée du Nil, beaucoup avaient vu l’Egypte et se trouvaient, encore peu de temps auparavant, en relations fréquentes avec les tribus qui sont sur les frontières de la Haute-Egypte. Tels furent les motifs qui engagèrent le calife à choisir cet homme. Il était en réalité persuadé que la guerre contre l’Egypte serait une chose très sérieuse, et c’est pourquoi il voulait avant tout n’exposer ni ses parents, ni les tribus de l’ouest, qui lui étaient fidèles et dévouées. Il désigna donc Negoumi avec ses Djaliin et ses Danagla qu’il considérait toujours comme ses ennemis secrets et comme partisans du calife Chérif, pour tenter l’expédition contre l’Egypte. Si elle réussissait, un riche pays lui était acquis, car il n’avait aucun doute sur la fidélité personnelle du chef. Si elle ne réussissait pas, et si les troupes égyptiennes pouvaient repousser l’attaque, celles de Negoumi reviendraient en tout cas à Dongola, après avoir subi de grandes pertes; elles seraient affaiblies et n’auraient plus aucune importance! Il envoya Younis woled ed Dikem comme émir à Dongola, afin de remettre à Negoumi l’ordre de marche. En même temps, cette province fut ainsi placée sous la domination d’un de ses parents. Il s’occupa alors de renforcer les troupes de Younis et envoya dans ce but, entre autres, Hamed woled Gar en Nebi auprès de la tribu des Batahin, qui habitaient au nord du Nil Bleu entre les provinces de la Shoukeria et du Nil, et étaient connus déjà sous le Gouvernement égyptien par leur bravoure. Leur pays était presque dépeuplé; car presque tous ses habitants, d’après des ordres reçus jadis, étaient partis pour Dongola et Berber. Ceux qui en petit nombre étaient restés dans leur patrie refusèrent d’obéir aux ordres du calife; ils chassèrent Hamed woled Gar en Nebi du pays et blessèrent à cette occasion un de ses compagnons. Abdullahi, furieux de voir ses ordres ainsi non obéis, envoya son parent Abd el Bagi en compagnie de Tahir woled el Ebed (celui qui avait tué Mohammed Ali Pacha pendant le siège de Khartoum, près d’Omm Douban) afin de s’emparer de tous les Batahin. Ceux-ci, étant sans armes, s’enfuirent dans toutes les directions, mais ils furent rejoints et arrêtés. Peu d’entre eux réussirent à se sauver. Pendant la poursuite des fuyards, Abd el Bagi, auquel Tahir woled el Ebed servait de guide, eut à souffrir d’une soif terrible qu’il attribua sans motif à la mauvaise volonté de ce dernier. Celui-ci, sur cette méchanceté supposée, fut privé de ses biens et jeté dans les fers à Omm Derman! Abd el Bagi ramena en tout 67 Batahin avec les femmes et les enfants, et les conduisit prisonniers à Omm Derman. Le calife rassembla les juges auxquels il avait déjà secrètement donné des instructions et leur soumit le cas. Tous, sans exception tombèrent d’accord avec lui: les accusés devaient être déclarés mokhalifin (réfractaires). «Quelle est la punition de ceux qui sont réfractaires?» demanda le calife. «La mort», fut la réponse des juges. Le calife congédia les organes de sa justice et donna lui-même ses ordres pour l’exécution du jugement. Trois potences furent aussitôt dressées sur la place du marché. Après la prière de midi, l’umbaia et le grand tambour de guerre résonnèrent; à ce signal, tous les partisans du calife devaient l’accompagner. Il s’avança, avec une nombreuse suite, jusqu’au champ de manœuvres, où il prit place sur un petit siège, tandis que ses partisans, les uns assis, les autres debout formaient un cercle épais autour de lui. Peu de temps après, on amena les 67 Batahin, ayant tous les mains attachées derrière le dos et escortés par les gens d’Abd el Bagi. Leurs femmes et leurs enfants les suivaient et les entouraient, criant et hurlant. Le calife ordonna de garder à part les femmes et les enfants; il appela Ahmed ed Dalia, le bourreau, Tahir woled el Djali et Hasan woled Khabir, et s’entretint avec eux à voix basse. Après avoir reçu leurs instructions, ils ordonnèrent aux gardiens des Batahin de les suivre avec les prisonniers et ils prirent le chemin du marché. Un quart d’heure plus tard, le calife donna le signal du départ. En arrivant sur la place, un affreux spectacle s’offrit à nous. On avait divisé les malheureux Batahin en trois sections. La première fut pendue, la seconde décapitée et la troisième eut la main droite et le pied gauche coupés. Le calife resta tranquillement debout considérant les trois potences qui menaçaient de se briser sous leur charge. Non loin de là, il y avait un monceau d’hommes mutilés, ceux auxquels on avait coupé la main et le pied, nageant dans leur sang. Horrible spectacle! Aucun cri ne sortait de leurs lèvres! Ils regardaient devant eux d’un œil fixe; leur douleur se trahissant à peine par un soupir. Le calife appela Othman woled Ahmed, un de ses cadis et ami intime du calife Ali, (il était de la tribu des Batahin et lui dit, souriant et montrant ces malheureux estropiés: «Tu peux maintenant emmener tes parents chez eux.» Mais Othman ne put répondre. Le calife fit lentement à cheval le tour des potences pour se diriger vers la route conduisant à la djami. Là, Ahmed ed Dalia avait accompli son travail sanglant; vingt-trois hommes étaient couchés au bord de la route, la tête tranchée. Tous avaient marché à la mort tranquillement et s’étaient soumis sans une plainte au sort qu’ils ne pouvaient éviter. Beaucoup d’entre eux prouvèrent leur courage devant les nombreux spectateurs présents, d’après la coutume arabe, en prononçant quelques paroles, telles que: «Chacun doit mourir»; «Voyez, c’est aujourd’hui mon jour de fête»; «Que celui qui n’a jamais vu mourir un brave, regarde ici», etc. Les 67 hommes subirent le supplice et la mutilation d’une manière héroïque). Le calife, satisfait de son œuvre, rentra chez lui. En route, il envoya en arrière un moulazem avec l’ordre de donner la liberté aux femmes des suppliciés. Il aurait aussi bien pu les vendre comme esclaves; mais il voulait sans doute faire quelque chose de bien, terminer cette horrible journée par un acte de grâce et de générosité. Malgré ce spectacle sanglant, je passai ces journées assez gaiement. J’avais appris que des lettres étaient en route pour moi, venant de ma patrie, et non seulement des lettres, mais encore deux caisses «pleines d’argent» comme me l’assura secrètement un des marchands récemment arrivés de Berber. Dans l’incertitude qu’on doit toujours avoir en face de semblables nouvelles, j’hésitai longtemps entre le doute et l’espoir. Je m’abandonnai enfin à ce dernier et m’exerçai de nouveau à la patience. [Illustration: L’EXÉCUTION DES “BATAHIN.”] Un matin, j’étais assis comme d’habitude devant la porte du calife, lorsque je vis s’approcher un chameau chargé de deux caisses, et un des hommes qui l’accompagnaient demanda à être conduit devant le calife, car il était envoyé ici par Osman Digna avec des lettres et des valeurs. Le calife ordonna de remettre les caisses à la garde du Bet el Mal et les papiers à ses secrétaires. Comme on peut le penser, j’étais fort impatient, mais il plut au calife de ne me faire appeler qu’après le coucher du soleil et de me remettre les lettres. Comme je l’avais prévu, elles venaient de mes frères et sœurs qui exprimaient leur joie d’avoir enfin reçu, après de si longues années, des nouvelles directes de moi. Une lettre, en langue arabe, était destinée au calife. Mes frères le remerciaient, en termes très flatteurs, de la bonté qu’il m’avait témoignée et me recommandaient à sa bienveillance avec l’assurance de leur plus profond dévouement. La lettre, écrite par le professeur docteur Wahrmund, à Vienne, était si flatteuse que le calife la fit lire encore le même soir dans la djami. Très satisfait, il voulut bien donner l’ordre aussitôt de me remettre les caisses. Je lui avais traduit mes lettres qui ne contenaient que des communications privées de nature personnelle et je l’avais en même temps informé que parmi les objets arrivés, se trouvait un coffre avec un nécessaire de voyage que mes frères et sœurs me priaient de lui remettre comme marque de leur respect. Flatté et content, il se déclara prêt à accepter le cadeau et m’ordonna de le lui remettre le lendemain matin, puis il me donna deux de ses gens qui devaient ouvrir les caisses en ma présence. Ils n’arrivèrent que tard dans la nuit en les apportant du Bet el Mal. Nous y trouvâmes 200 livres sterling, 12 montres, un grand nombre de rasoirs et de couteaux de poche, des miroirs à main, différentes étoffes, etc.; enfin une collection de divers journaux, le Coran en langue allemande, et le nécessaire de voyage destiné au calife. Tout me fut remis consciencieusement. Après avoir relu mes lettres plusieurs fois, je dévorai les journaux avec une ardeur que chacun comprendra.—Des nouvelles de la patrie! Je me souviens encore qu’il y avait quelques numéros de la _Nouvelle Presse Libre_, ainsi que d’autres journaux viennois bien connus. En tout cas suffisamment pour me fournir une lecture nocturne d’un mois, à moi qui était resté depuis six ans sans nouvelle aucune. On ne pouvait lire des journaux plus que je ne le fis. Je les sus bientôt par cœur, depuis l’article de fond jusqu’aux «demoiselles seules, fatiguées de la solitude». Le Père Ohrwalder se glissa secrètement jusqu’à moi à différentes reprises; je lui prêtai mes journaux et il les étudia aussi consciencieusement que moi du commencement à la fin. Le lendemain matin, j’apportai au calife le cadeau qui lui était destiné. J’ouvris le coffret et me délectai de sa surprise naïve à la vue des différentes boîtes de cristal, des flacons avec leur fermeture d’argent, des brosses et des peignes, des rasoirs et des ciseaux, des miroirs et des autres objets de toilette, le tout luisant et protégé par de jolis étuis en cuir. Je dus lui expliquer l’usage de chaque pièce séparément et il fit même appeler tous ses cadis qui montrèrent naturellement la même surprise que leur maître, bien que plusieurs d’entre eux eussent déjà vu de ces objets. Puis il donna ordre à son secrétaire d’écrire aussitôt une lettre à mes frères et sœurs, lettre dans laquelle le calife leur faisait part de ma situation honorable auprès de lui et les invitait, en leur assurant toute sécurité, à venir à Omm Derman pour me faire visite et se convaincre de mon bien-être. Je reçus l’ordre d’écrire aussi dans le même sens, et bien que je fusse très sûr qu’aucun de mes frères ni de mes sœurs ne ferait usage de cette invitation impossible, issue d’une bonne humeur spontanée, je ne manquai pas cependant de les avertir de tous les cas qui pourraient se présenter, et de leur donner des conseils pour leur future entrevue avec moi et avec le calife. Puis les lettres furent remises par le même messager qui avait amené les caisses, à Osman Digna qui les envoya plus loin. Il fallait chercher le véritable motif de la bonne humeur extraordinaire du calife dans un événement plus important que l’épisode raconté ci-dessus; sa tribu, en effet, celle des Taasha, était arrivée à Omm Derman. Le calife lui avait écrit de venir vers le Nil, dans les riches contrées que le Seigneur Dieu leur avait destinées comme propriété. Déjà, dans leurs voyages à travers le Kordofan et vers le Nil Blanc, ils se donnèrent l’air d’être les maîtres incontestés du pays et s’approprièrent tout ce dont ils avaient envie. Les chameaux, les bestiaux, les ânes etc. furent simplement enlevés à leurs propriétaires. Les hommes et les femmes qui eurent le malheur de se trouver sur leur chemin, furent même dépouillés de leurs vêtements et de leurs bijoux. Déjà les populations des contrées qu’ils traversaient, maudissaient le jour qui leur avait donné un Arabe de l’ouest pour maître. Le calife avait établi sur leur route, des entrepôts de blé qui leur fournirent des provisions nécessaires pour continuer leur voyage. Arrivés au fleuve, ils y trouvèrent des bateaux à vapeur et à voiles tout prêts pour les conduire à Omm Derman. Avant leur entrée dans la ville, le calife les fit camper sur la rive droite du fleuve; on les divisa par tribus d’origine: tous les hommes et toutes les femmes furent habillés de neuf aux frais du Bet el Mal; et c’est ainsi qu’on les conduisit à Omm Derman, à intervalle de deux ou trois jours. Afin de bien montrer aux habitants que les véritables maîtres du pays étaient effectivement arrivés, il fit évacuer par la force une partie des quartiers situés au sud entre la djami et le fort d’Omm Derman et l’assigna aux Taasha comme demeure. D’autres places furent accordées à ceux qui avaient été chassés de leurs demeures, pour reconstruire leurs maisons; le Bet el Mal s’engagea à leur venir en aide, ce qui resta à l’état de promesse. Afin de faciliter à sa tribu son entretien, Abdullahi ordonna d’amener au meshra el marati (marché aux céréales) tout le blé qui se trouvait dans les maisons, à cause de la disette croissante, et ce, sous peine de privation des biens. Il fit vendre ce blé à sa tribu, pour un prix très bas, par des personnes désignées à cet effet; les sommes ainsi obtenues furent remises aux propriétaires qui durent faire venir du blé du dehors, pour leurs besoins personnels, mais alors à un prix plus élevé. Pour les Taasha, il fixa le prix à quatre écus la mesure, en sorte que le propriétaire de dix mesures, par exemple, recevait quarante écus, avec lesquels il ne pouvait faire venir du sud que deux mesures à peine. Lorsque le blé, emmagasiné de cette manière à Omm Derman, fut consommé, il fit envoyer par Ibrahim Adlan des hommes dans le Ghezireh, afin d’y confisquer les provisions encore disponibles. Cette préférence frappante accordée à sa tribu, lui aliéna peu à peu le cœur de ses partisans, qui lui étaient auparavant aveuglément dévoués. Cela le touchait, en somme, assez peu, étant donné qu’il avait reçu par l’arrivée de ses parents, un renfort de plus de 12000 hommes propres au combat. Après la mort du Mahdi, le calife avait envoyé au Caire, quatre de ses partisans porteurs de lettres dans lesquelles il sommait S. M. la reine d’Angleterre, S. M. le Sultan et S. A. le Khédive de se soumettre à sa puissance et d’adopter la religion mahdiste. Au Caire, on avait renvoyé chez eux sans réponse ces messagers, après qu’on eut pris connaissance de leur prétention bizarre. Cela avait très profondément blessé le calife. Cependant, comme il avait décidé de faire avancer Abd er Rahman woled Negoumi contre l’Egypte, il envoya au commencement de l’année 1889 encore une fois quatre messagers spéciaux avec un dernier avertissement pour le Caire. Mais ceux-ci furent arrêtés déjà à Assouan; ils y furent internés, puis renvoyés sans réponse. A cette époque, les batailles dans l’est et l’ouest du Soudan avaient été livrées; la révolte d’Abou Djimesa était réprimée et le roi Jean était tombé. Sa tête fut envoyée par Zeki Tamel avec beaucoup d’autres à Omm Derman. De là, le calife chargea Younis de la porter à Wadi Halfa, comme exemple et comme preuve de sa victoire, contre tous ceux qui se révoltaient contre lui. Son parti personnel fut renforcé par l’arrivée des Taasha et le moment parut propice au calife pour entreprendre la conquête de l’Egypte. Abd er Rahman woled Negoumi reçut par des envoyés spéciaux du calife l’ordre strict d’investir Wadi Halfa avec toutes ses forces, de s’emparer d’Assouan et d’y attendre des ordres ultérieurs. En dehors de ses troupes, s’étaient joints à lui, les Aulad Hemed et les Batahin, une partie des Arabes Hamr, stationnés à Dongola et enfin toutes les tribus hostiles au calife. Il partit de Dongola au commencement de mai 1889 avec des approvisionnements insuffisants. Le Gouvernement égyptien qui connaissait tout cela depuis longtemps avec exactitude, avait pris ses dispositions. D’autres renforts ayant été promis par Younis à Negoumi, ce dernier différa sa marche en avant. Mais l’ordre absolu d’accélérer la marche lui étant parvenu, ce ne fut que dans le voisinage de la frontière égyptienne qu’il reçut un faible renfort composé de quelques Djaliin sous les ordres de Haggi Ali. Un combat eut lieu au village d’Argin, où une partie de ses troupes voulait aller chercher de l’eau, entre celles-ci et la garnison de Wadi Halfa, sous les ordres de Woodhouse Pacha. Les Mahdistes subirent des pertes importantes. Le sirdar de l’armée égyptienne, Grenfell Pacha, qui était parti d’Assouan avec ses troupes, somma Negoumi de se rendre à lui; dans une lettre il lui montrait sa situation désespérée et l’impossibilité d’une victoire. Negoumi ayant repoussé cette proposition, une bataille fut livrée à Toski dans laquelle le général Grenfell, à la tête de l’armée égyptienne, anéantit les Mahdistes. Woled Negoumi et la plupart de ses émirs tombèrent; le reste fut fait prisonnier; un très petit nombre put s’enfuir et retourner à Dongola. Le calife était allé au Bet el Mal, puis avait accompli ses prières au bord du fleuve, lorsque l’arrivée de courriers à cheval, venant de Dongola, lui fut annoncée. Il fit remettre à son secrétaire le message qu’on lui apportait et maîtrisa son impatience. De retour chez lui, il se fit seulement alors lire le rapport arrivé qui annonçait la mort de Negoumi et l’anéantissement de toute son armée. L’effet produit sur le calife fut écrasant. Bien qu’il n’eût pas une grande confiance dans les tribus qui étaient allées au combat avec Negoumi, il avait cependant espéré sinon une victoire, tout au moins une retraite sans pertes sensibles. Tandis que maintenant, il avait perdu plus de 16000 de ses combattants! Qui lui répondait que le Gouvernement ne se déciderait pas à prendre l’offensive et à assiéger Dongola? Durant trois jours, il ne parut pas dans son harem. Je dus rester jour et nuit devant sa porte, et plein de joie dans mon for intérieur, jouer devant mes camarades la comédie du patriote affligé. Il ordonna aussitôt d’envoyer des secours à Younis et de ne pas livrer de combat dans le cas où les troupes du Gouvernement avanceraient, mais de se retirer avec toutes les forces sur Abou Dom. Cette défaite n’était pas son seul souci. Le prix du blé montait de jour en jour et une cherté extraordinaire pour tous les vivres se produisait. L’année écoulée avait été très sèche et la récolte mauvaise. Le calife envoya des gens au Ghezireh avec l’ordre d’acheter, et par la force, si c’était nécessaire, du blé au prix fixé par lui. Les propriétaires cachèrent alors leurs provisions et déclarèrent ne pas en posséder. En réalité, il n’en restait plus beaucoup. La famine éclata d’abord dans la province de Berber, dont les habitants tiraient auparavant du Ghezireh une grande partie du blé dont ils avaient besoin. Othman woled ed Dikem avait réparti dans tout le pays ses hommes et ses chevaux pour faciliter leur entretien. Tandis que le sol peu fertile, cultivé péniblement au moyen de roues à eau (sakkiehs), n’avait jamais donné aux habitants que le strict nécessaire à leur existence, la maigre récolte suffisait à peine maintenant à entretenir la garnison du pays. Une grande partie de la population se rendit à Omm Derman, qui bientôt, ayant un nombre d’habitants beaucoup trop grand, se trouva dans la situation la plus fâcheuse. En quelques semaines, _l’ardeb doura_ atteignit le prix de 30 à 40 écus et monta jusqu’à 60 écus en espèces sonnantes. Les riches pouvaient encore se procurer du pain, mais les pauvres commençaient à périr. Les derniers mois de l’année 1889 furent horribles! Les gens étaient si amaigris qu’ils semblaient à peine des êtres humains et n’avaient littéralement plus que la peau et les os. De vieilles balayures et des choses d’une nature dégoutante étaient dévorées avec voracité par les pauvres. Les peaux d’animaux crevés et qui étaient déjà en putréfaction, étaient rôties sur le feu et formaient une nourriture que regardaient avec envie de moins heureux. Les garnitures en cuir des sièges étaient arrachées et mangées; les ossements des animaux trouvés sur les routes, pilés, cuits dans l’eau, formaient une bouillie qu’on buvait avidement. Celui qui possédait encore assez de force volait où et ce qu’il pouvait. On se précipitait comme des vautours sur les marchands de pain et de graisse. Je vis un homme, à moitié mort de faim voler un morceau de suif et le mettre rapidement dans sa bouche avant que la propriétaire pût l’en empêcher; elle lui serra des deux mains la gorge jusqu’à ce que ses yeux sortissent de leur orbite, mais lui, fermait convulsivement la bouche jusqu’à ce qu’il tombât sans connaissance sur le sol. Au marché, on entendait des cris comme dans une maison de fous. «Gâikum, gâikum!» (il vient vers vous) rugissait-on de tous côtés, ce qui signifiait que les affamés se glissaient vers la place comme des animaux de proie. Des marchandes couvraient leur marchandise de leur propre corps et la défendaient à coups de pied et à coups de poing. [Illustration: FAMINE À OMM DURMAN.] Dans l’espace qui se trouvait entre la maison du calife et celle de son frère Yacoub, grouillait pendant la nuit une foule de ces malheureux qui criaient comme des insensés pour avoir du pain. Cela me répugnait, rien que de gagner ma maison pendant la nuit, tandis que des troupes toujours plus nombreuses de ces mendiants se précipitaient et cherchaient à y pénétrer de force: moi-même j’avais à peine de quoi empêcher de mourir de faim mes gens et de vieilles connaissances tombés dans la pauvreté. Une nuit—il faisait clair de lune—je me rendis à minuit de la porte du calife à ma maison. Sur la place libre, entre le Bet el Amana et la maison de Yacoub, je vis quelques personnes se remuer sur le sol d’une façon étrange. Je m’approchai; c’était trois femmes à demi-nues, avec de longs cheveux emmêlés, couchées sur le corps d’un ânon, qui avait probablement perdu sa mère ou avait été volé par les dites femmes. Elles avaient, à ce qu’il me sembla, déchiré son corps avec leurs mains et leurs dents, et rongeaient les entrailles toutes crues de l’animal se roulant encore dans les convulsions de la mort. Je frissonnai devant ces femmes transformées par la faim en bêtes féroces et qui me regardaient comme des folles. Les mendiants qui me suivaient voulurent alors leur arracher le cadavre, mais elles défendirent leur proie avec la fureur des animaux qui ont goûté le sang. Je m’éloignai rapidement de cette société peu rassurante. Je vis un jour le cadavre d’une femme étendue sur la route; son affreuse mort n’avait pu effacer de son visage les traces de sa beauté; son petit enfant, âgé peut-être d’un an, cherchait en pleurant sa nourriture au sein glacé de sa mère. Une femme qui passait eût pitié du pauvre petit et le prit avec elle. Une autre de la tribu des Djaliin, où la moralité est placée au plus haut degré, se traîna jusque chez moi avec sa fille, à peine sortie de l’enfance. Toutes deux étaient près de mourir de faim et me supplièrent de les soutenir. «Prends ma fille unique chez toi comme esclave et arrache-la à la mort» dit-elle d’une voix faible. Des larmes abondantes coulaient sur son visage amaigri. «Ne crains pas que je t’importune plus tard, mais elle, ne la laisse pas périr!» Je donnai à toutes deux ce que j’avais et les priai de me laisser en leur disant de revenir quand elles n’auraient plus rien. Je ne les revis pas cependant, peut-être un compagnon de souffrance a-t-il eu pitié d’elles..... Une femme fut accusée d’avoir mangé son unique enfant. On l’amena à la zaptieh (sorte de commissariat de police), et on rechercha des preuves. Mais où? La femme succomba deux jours après. Des pères vendirent leurs enfants comme esclaves à des gens riches, non pour gagner de l’argent, mais pour avoir la possibilité de prolonger leur vie. Plusieurs les rachetèrent pour des sommes plus fortes, après que cette année d’épreuves fut passée et qu’eux-mêmes se trouvèrent dans de meilleures conditions. Les morts restaient étendus dans les rues et il ne se trouvait plus personne pour les enterrer. Alors le calife promulgua une loi spéciale, ordonnant que chacun devant la maison duquel un homme viendrait à mourir, serait obligé de l’enterrer; en cas de non-observation de cette loi, ses biens seraient confisqués. Cet ordre fut suivi dans une certaine mesure, mais beaucoup jetèrent alors leurs propres morts devant les maisons d’autrui, ce qui fut une nouvelle source de difficultés. Tous les jours, on voyait flotter des cadavres sur le Nil Bleu et sur le Nil Blanc, preuve que l’affreuse calamité régnait dans le pays entier. A Omm Derman, la plus grande partie des morts appartenait aux populations réfugiées des campagnes; les habitants de la ville avaient, malgré les ordres sévères du calife, tenu caché un peu de blé et les tribus arabes se soutinrent mutuellement dans ces temps difficiles. La population de la ville souffrit beaucoup néanmoins. La famine fit encore bien plus de victimes dans les autres parties du Soudan, et les Djaliin, le peuple le plus fier et le plus moral, eurent à supporter les pertes les plus considérables. Beaucoup de pères de famille, voyant que le salut n’était plus possible, murèrent les portes de leurs maisons, et attendirent la mort, réunis avec leurs familles. De riches villages avec une forte population furent dépeuplés jusqu’au dernier homme. Bien que Dongola eût à souffrir naturellement aussi de la cherté anormale des vivres, la situation y était cependant meilleure parce que la population avait été amoindrie, par suite du départ de Negoumi. Dans le Gallabat et le Ghedaref, Zeki Tamel avait dès le commencement du manque de vivres, donné l’ordre à ses gens désignés exprès pour cela, de rassembler par la force tout le blé qui se trouverait dans le pays et de l’emmagasiner dans les garnisons pour ses soldats. Il sauva ainsi la plus grande partie de son armée, mais la population de la campagne toute entière paya tribut à la famine. Il y eut un moment où dans le Ghedaref, personne n’osait sortir sur les routes après le coucher du soleil sans être accompagné d’une escorte militaire, on craignait d’être attaqué et mangé! Les habitants étaient devenus semblables à des bêtes sauvages et à de véritables anthropophages. Un émir de la tribu des Hamer, qui avait encore fort bonne apparence, était venu de Gallabat au Ghedaref et voulut, malgré les conseils de son hôte, aller faire visite à un ami après le coucher du soleil. Mais on ne le revit nulle part. Comme on le cherchait, on trouva sa tête hors de la ville; son corps avait été dévoré! Les tribus des Tabania, Shoukeria, des Agaliin, des Hammada, etc., disparurent à peu près et le pays, autrefois fort peuplé, devint un désert. Zeki Tamel envoya une division de son armée dans les provinces du sud, au bord du Nil Bleu, vers les montagnes de Tabi, de Rigreg, de Kehli, de Kashankero, jusqu’au Beni Shangol, dont la population consentait à payer des redevances au calife, mais ne voulait ni se rendre auprès de lui en pèlerinage ni fournir des soldats. Il avait naturellement cette fois-ci pour but moins des succès militaires que le fait d’occuper ses troupes et de leur fournir l’entretien. Abd er Rasoul, commandant de cette division emporta tout comme butin, beaucoup d’esclaves et une somme d’argent importante. Dans le Darfour, les événements étaient à peu près les mêmes que dans le Ghedaref et à Gallabat. Les provinces de l’ouest, comme le Dar Gimmer, le Dar Tama et le Massalat, ne manquaient pas de blé; mais ces tribus n’étaient pas soumises et leurs chefs avaient interdit sévèrement l’expédition de vivres à Fascher. Il semblait en général que cette famine fut une punition du ciel qui frappait justement les pays soumis au calife, car les provinces voisines, qui eurent d’ailleurs le repos nécessaire pour cultiver leurs champs, avaient récolté du blé suffisamment pour leur entretien, bien que l’année précédente eut été défavorable au point de vue des pluies. Des marchands d’Omm Derman louèrent des bateaux et allèrent à Faschoda échanger du blé contre des perles, des barres de cuivre et de l’argent. D’abord il n’en vint que peu, mais comme l’entreprise réussissait, une foule de gens avides de gagner, se mit en route pour les pays nègres jusqu’au Sobat. Ils apportèrent du blé, ce qui fut utile, non seulement à eux-mêmes, mais encore à leurs concitoyens dans la détresse. Si le mek (roi) de Faschoda, qui n’était pas astreint à payer tribut au calife, avait interdit l’exportation du blé, la moitié d’Omm Derman serait morte de faim. Enfin, la pluie tomba de nouveau, l’époque des semailles était arrivée et la moisson approchait. On commença à revivre, à se réjouir et à espérer la délivrance finale. Mais l’horizon s’assombrit: des essaims de sauterelles, d’une grosseur inusitée, envahirent le pays et anéantirent tout espoir! Cette calamité se reproduit chaque année jusqu’à maintenant encore dans les pays du Soudan. Le calife avait, dans sa préférence continuelle pour sa propre tribu, forcé jusque là la population du pays à ne vendre le peu de blé dont elle disposait qu’à ses agents et à des conditions très modérées. Malgré ces prix très bas en comparaison de la cherté générale, ces achats en masse lui avaient occasionné des frais considérables, et il s’efforça alors de regagner ce qu’il avait dépensé. Il ordonna donc à Ibrahim Adlan de se rendre en personne dans le Ghezireh et de demander à la population de lui livrer la moitié de sa nouvelle récolte spontanément, espérait-il, et cela sans paiement. Ibrahim Adlan qui n’était pas du tout de cet avis, partit et ses ennemis profitèrent de son absence pour le dénoncer. Dévoré par l’ambition, Ibrahim Adlan cherchait à être le premier du royaume après le calife. En raison de son habileté administrative et de son adresse vis-à-vis de son maître, il était très aimé de celui-ci et profitait souvent de sa bienveillance pour contrarier les plans d’autres personnes qui ne lui convenaient pas. Se servant ainsi de son influence, Ibrahim Adlan s’était attiré l’inimitié implacable de Yacoub, inimitié que celui-ci savait toutefois cacher adroitement. Ibrahim Adlan avait un bon caractère et il ne prêtait la main qu’à contre-cœur aux mesures oppressives ou aux injustices. Il réussit souvent à adoucir le sort d’hommes déjà perdus. Il était, envers ceux qui lui étaient dévoués, généreux et toujours disposé à les aider. Il se montrait par contre l’ennemi implacable de tous ceux qui dénigraient son activité, convoitaient des places sans son entremise ou même intriguaient contre lui. Comme il avait toujours en vue, ainsi que la plupart des Soudanais, d’amasser des richesses, ce qui ne lui était pas difficile à cause de sa position influente comme amin du Bet el Mal (chef de la recette publique), il fut à juste titre soupçonné de posséder une fortune extraordinaire. On avait essayé à l’occasion de révéler le fait au calife. Pendant l’absence d’Adlan, Yacoub et quelques-uns de ses intimes expliquèrent au calife que son ministre des finances avait dans le pays presque autant d’influence que lui-même, qu’Ibrahim Adlan avait en public et à plusieurs reprises blâmé les ordonnances d’Abdullahi et qu’il n’avait accepté que par la force et à contre-cœur le partage du blé désiré à bon droit par le calife, parce qu’il considérait les Taasha comme la cause immédiate de la famine dans le pays. Comme Ibrahim Adlan montra en effet une certaine tiédeur dans l’accomplissement des ordres de son maître qui étaient contre sa conviction, comme les livraisons de blé promises tardaient à venir et que les Taasha se trouvaient dans la détresse, le calife crut aux racontars des intrigants et rappela Adlan. Pendant les premiers jours de son arrivée, le calife ne lui laissa pas remarquer son mécontentement; mais comme les plaintes des Taasha devenaient toujours plus pressantes, il l’appela un matin auprès de lui et l’accusa d’une manière violente, d’infidélité et d’abus de confiance. Irrité et trop confiant dans sa position de préféré, Ibrahim Adlan oublia qu’il n’était pourtant que l’esclave du calife et répondit d’un ton blessant: «Tu me fais maintenant des reproches! Je t’ai servi pendant des années fidèlement et en silence; mais je veux aujourd’hui te dire la vérité. Par ta préférence pour ta tribu, pour laquelle tu commets injustice sur injustice, tu t’es aliéné le cœur de tes anciens partisans. Je me suis toujours efforcé jusqu’ici de défendre tes intérêts, mais maintenant que tu écoutes mes ennemis et ton frère Yacoub, qui me poursuit de sa haine, il m’est impossible de te servir plus longtemps.» Le calife fut d’abord étonné, puis presque effrayé. Jamais quelqu’un n’avait encore osé employer un tel langage envers lui. Si Ibrahim Adlan n’avait pas eu un nombreux parti dans le pays, il n’aurait certainement pas pu parler ainsi à son maître, et s’il n’avait pas eu déjà une fortune énorme, il n’aurait pas abandonné, sans contredit, sa position lucrative. Mais le calife se contint: «J’ai entendu tes paroles; j’y réfléchirai. Tu peux te retirer. Demain, je te donnerai ma réponse.» Adlan quitta son maître, mais avant qu’il n’eut atteint le seuil de la porte, le calife avait déjà décidé sa mort. Le lendemain, au soir, les deux califes, tous les cadis et Yacoub, furent convoqués à un important conseil; quelques minutes après eux, Ibrahim Adlan fut aussi appelé. En peu de mots, le calife lui adressa les mêmes reproches que la veille et conclut en ces termes: «Tu as parlé contre Yacoub et tu as dit aussi que je m’aliénai le cœur de mes partisans. Sais-tu que mon frère Yacoub est ma main droite et mon œil. Sais-tu que c’est toi-même qui m’aliène le cœur de mes amis et tu veux faire maintenant la même chose à l’égard de mon frère. Mais Dieu est juste et tu n’échapperas pas à ta punition!» Il fit un signe aux moulazeimie qui étaient déjà tout prêts à conduire Adlan en prison. Sans répondre un mot, celui-ci sortit d’un pas ferme, la tête haute; il ne voulait pas donner à ses ennemis la joie de le voir abattu ou effrayé. Le calife ordonna aussitôt de confisquer la maison d’Ibrahim Adlan ainsi que le Bet el Mal, de fouiller avec soin la première et d’exiger des employés du second, une reddition de comptes. Dans la poche d’Ibrahim Adlan, qui était superstitieux comme tous les Soudanais, on trouva une bande de papier couverte de signes étranges écrits avec une solution de safran liquide à laquelle on attribuait une influence particulièrement mystérieuse. Ce billet, qui portait les noms d’Ibrahim et du calife, le fit convaincre de sorcellerie qui était punie très sévèrement. Ibrahim Adlan fut déclaré mochalif, pour n’avoir pas accompli les ordres reçus; traître, pour avoir essayé de brouiller le calife et son frère; comme il était convaincu en outre de sorcellerie, il fut condamné à la mutilation ou à la mort. On lui laissa le choix: il préféra la mort. Les mains liées par devant, il fut amené sur la place du marché, au son lugubre de l’umbaia, au milieu d’une grande foule. Il monta tranquillement sur le siège placé au-dessous de la potence, se passa lui-même la corde autour du cou; et repoussant la boisson qu’on lui offrait, il ordonna au bourreau de faire son devoir. La corde fut tendue, le siège fut enlevé, et Ibrahim resta pendu, pareil à une statue de pierre jusqu’à ce qu’il eut rendu l’âme. Seul, l’index levé de sa main droite prouva à ses gens qu’il était mort en mahométan croyant. Des lamentations remplirent une grande partie de la ville, malgré la défense de pleurer les morts. Mais le calife, heureux de s’être défait d’un ennemi qu’il croyait dangereux s’abstint de punir ceux qui portèrent le deuil. Puis il ordonna à Yacoub de faire enterrer le mort, afin de bien montrer au peuple, qu’Ibrahim n’avait été puni qu’au point de vue légal et que l’inimitié personnelle bien connue entre lui et Yacoub, n’avait pas été prise en considération. Nur woled Ibrahim fut désigné pour lui succéder. Comme petit-fils d’un Takrouri, il n’appartenait pas aux tribus de la vallée du Nil et pouvait déjà par ce seul fait prétendre à la confiance et à la bienveillance du calife. Celui-ci se montrait envers moi de jour en jour plus méfiant. Avant le départ d’Ibrahim Adlan pour le Ghezireh, ma famille avait répondu à mes lettres. La missive qui m’était adressée ne contenait que des nouvelles privées; on m’exprimait la joie de pouvoir être en rapport avec moi, au moins par lettre. Quelques lignes adressées au calife le remerciaient de nouveau dans une forme très respectueuse de ses bons traitements envers moi et l’assuraient du dévouement de mes frères et sœurs. Ceux-ci le remerciaient en même temps pour l’invitation flatteuse de venir à Omm Derman et s’excusaient en disant que leur service militaire actuel et leur position les avaient empêchés d’obtenir de leurs supérieurs, auxquels ils devaient obéir comme je devais le faire vis-à-vis du calife, l’autorisation de faire un voyage si lointain. Le calife m’avait fait appeler auprès de lui et, après avoir pris connaissance du contenu de la lettre, il me dit: «J’avais l’intention d’engager tes frères à venir afin qu’ils eussent l’occasion de me voir ainsi que toi, et je les ai même invités par écrit, ce que je n’ai encore jamais fait. Maintenant qu’ils cherchent des prétextes et prétendent ne pas pouvoir venir ici, comme d’autre part, ils savent que tu te portes bien, je te défends de correspondre encore avec eux à l’avenir. Ces relations ne feraient qu’assombrir ton cœur. As-tu compris mes intentions?» Je répondis affirmativement et il continua en me fixant de son regard: «Où est l’Evangile que l’on t’a envoyé.» «Je suis mahométan, répondis-je, et je n’ai pas d’Evangile chez moi. On m’a envoyé la traduction du Coran, le livre sacré que tes gens ont vu à l’ouverture de la caisse; il se trouve encore entre mes mains.» «Apporte-le moi demain» ordonna-t-il brièvement, puis il me fit signe de m’éloigner. Il était évidemment redevenu méfiant envers moi; il avait déjà même souvent entretenu ses cadis de cette méfiance, après la défaite de Negoumi. Bien que j’eusse partagé entre mes camarades presque toute la somme reçue de mes frères et sœurs, plusieurs furent cependant désillusionnés du petit don qui leur échut; ils murmurèrent et intriguèrent contre moi autant qu’ils purent. Qui donc avait pu inspirer au calife l’idée que le Coran qu’on m’avait envoyé était un Evangile? Le lendemain, je lui remis le livre; c’était une traduction allemande par Ullmann. Il la considéra longuement avec attention. «Tu dis donc que c’est le Coran. Le livre est écrit dans la langue des infidèles et on y a peut-être apporté des changements.» «C’est une traduction mot à mot dans ma langue maternelle, répondis-je tranquillement, elle a pour but de me faire comprendre le livre sacré venu de Dieu et donné aux hommes par le Prophète, en langue arabe. Tu peux l’envoyer tout de suite à Neufeld, prisonnier chez le Sejjir et avec lequel je n’ai aucune relation, l’interroger à ce sujet, et vérifier ainsi très facilement l’exactitude de ma déclaration.» «Je crois à ces paroles dit-il d’un ton assez amical, mais on m’a parlé à ce sujet et il est en tout cas préférable pour toi de détruire le livre.» Naturellement, je me rangeai à son avis; il continua: «Je veux aussi renvoyer à tes frères et sœurs le cadeau qu’ils m’ont expédié. Je ne puis en faire aucun usage et cela sera pour eux la preuve que je n’attache aucune valeur aux biens terrestres.» Il appela aussitôt son secrétaire et lui fit écrire une lettre en mon nom à mes frères et sœurs dans laquelle il leur annonçait brièvement que des relations ultérieures entre nous n’étaient ni nécessaires, ni désirées et que notre correspondance était terminée. La lettre que je signai fut remise avec le coffret refusé à woled Ibrahim qui fut chargé d’expédier le tout à Souakim. Il fit ainsi et le nécessaire qui avait d’abord été reçu avec tant d’approbation, retourna à Vienne d’où il était venu. Depuis ce jour je fus plus prudent que jamais, afin de ne pas donner à Abdullahi de nouveaux sujets de méfiance. Malgré cela, il crut nécessaire tout de suite après la mort d’Ibrahim Adlan de me mettre en garde contre des intrigues qui pouvaient se produire. Il réunit tous les moulazeimie et m’expliqua devant eux, avec les paroles les plus violentes que j’étais soupçonné d’espionnage, qu’il avait appris que j’interrogeais les courriers sur les événements du Soudan, que je recevais dans ma maison, pendant la nuit, des visites de gens qui lui étaient hostiles, enfin que je m’étais même informé dans quelle partie de sa maison se trouvaient ses chambres à coucher. «Je crains beaucoup pour toi, conclut-il dans son discours riche en reproches, que tu n’aies le même sort que ton ami Ibrahim Adlan, si tu ne rentres pas en toi-même!» La dose était lourde pour moi, il me fallait conserver du calme et de la fermeté. «Seigneur, dis-je d’une voix distincte, je ne puis me défendre contre des ennemis cachés, mais je suis innocent de tout ce qu’on t’a rapporté et je livre mes calomniateurs à la punition de Dieu. Voici plus de six années que je me tiens à ta porte par la pluie et par le soleil, par la chaleur et par le froid, toujours prêt à recevoir tes ordres. J’ai quitté, ainsi que tu l’as ordonné, toutes mes anciennes relations; je ne suis en rapport avec personne; et j’ai même interrompu sur ton désir toute correspondance avec mes frères et sœurs, sans la moindre résistance dans mon cœur. Dans cette longue série d’années, tu n’as jamais entendu de moi un mot de plainte, pas même lorsque je me trouvais dans les fers sur ton ordre. Mais je ne puis faire davantage. Que Dieu m’impose une nouvelle épreuve, je m’y soumettrai volontiers. Mais je me fie en tout repos à ta pénétration et à ta justice.» «Que pensez-vous de ses paroles?» dit-il en se tournant après un moment de réflexion vers les moulazeimie assemblés. Tous sans exception déclarèrent qu’ils n’avaient jamais remarqué chez moi une action pouvant justifier le soupçon sur lequel il basait ses reproches. Mes adversaires, que je connaissais fort bien et qui m’avaient mis dans cette situation périlleuse où tout dépendait de l’humeur du calife, se virent alors forcés d’en témoigner. «Je te pardonne encore une fois, mais évite tout nouveau sujet de plaintes!» conclut-il, puis il me tendit sa main à baiser et me fit signe que je pouvais me retirer. Il parut toutefois avoir compris qu’il avait commis une injustice à mon égard, car le lendemain matin il me parla amicalement et avec intérêt et m’exhorta à être sur mes gardes vis-à-vis de mes envieux, que je gênais depuis longtemps, parce que je possédais son affection et sa confiance. «Ne te fais pas d’ennemis, dit-il dans un accès de familiarité, tu sais que la loi mahdiste est régie par la Sheria Mohammedijja; si on t’accuse auprès du cadi de trahison et que cela soit attesté par deux témoins, tu es perdu et moi-même ne puis enfreindre la loi pour te sauver.» Quelle vie dans un pays où le salut et la perte d’un homme ne dépendent que de la déposition de deux témoins! Comme vers minuit, je regagnais ma maison, fatigué, abattu et épuisé par cette lutte toujours renouvelée, mon fidèle Sadallah m’avertit, à ma grande surprise, qu’un eunuque du calife venait d’amener pour moi une femme voilée. Cette fois, j’aurais dû m’en réjouir, car c’était une preuve que l’accès de colère du calife était dissipé et qu’il était de nouveau bien disposé à mon égard. Mais ma première pensée fut de songer à me débarrasser sans que cela paraisse bizarre, de ce cadeau inopportun. J’entrai avec Sadallah dans la maison et vis avec terreur que sous le voile était cachée une Egyptienne née à Khartoum. (Pour le Soudan, c’était encore une blanche.) Elle s’était installée commodément sur le tapis, et après les premières salutations, me raconta, après que je l’y eus discrètement invitée, l’histoire de sa vie et cela avec une telle volubilité que, quoique parlant très bien l’arabe, j’eus beaucoup de peine à suivre ses paroles. Elle était fille d’un soldat égyptien qui était tombé dans les combats contre les Shillouk sous Youssouf bey. Comme cela s’était passé vingt ans auparavant, la narratrice ne devait plus être de première fraîcheur. Elle parla aussi de son premier mari qui était tombé à la prise de Khartoum et avec lequel elle avait vécu assez longtemps. Sa mère était une Abyssinienne élevée à Khartoum et vivait encore. Ma fiancée présomptive avait en outre de nombreux parents, ce que la rendait encore plus suspecte pour moi. Cette dame instruite et qui avait beaucoup voyagé, avait été l’une des nombreuses femmes d’Abou Anga. J’étais donc destiné à être le successeur de l’ancien esclave! Après la mort de celui-ci, elle avait été faite prisonnière par les Abyssins pendant le combat avec le roi Jean, ainsi que beaucoup de ses compagnes, puis ensuite relâchée par Zeki Tamel. Elle me donna de très nombreux détails sur cette bataille; ils me seraient maintenant utiles, s’ils ne m’avaient pas échappé. Peu de temps auparavant, le calife avait envoyé chercher à Gallabat les femmes et les esclaves d’Abou Anga qui restaient encore et les avait partagés entre ses partisans après leur arrivée à Omm Derman. Le calife, à ce que me raconta cette femme, me l’avait personnellement destinée, et elle avoua à voix basse qu’elle était heureuse d’être tombée entre les mains d’un compatriote. Je lui expliquai que je n’étais pas précisément son compatriote, mais un Européen et que ce qui me rapprochait d’elle, c’était la couleur blanche de ma peau. Je lui promis de faire en sa faveur tout ce qui me serait possible. Comme la nuit était déjà avancée, je la priai de suivre mon domestique qui prendrait soin de son repos et pourvoirait à ses besoins. Tels étaient les cadeaux que me faisait le calife. Au lieu de m’assigner une somme même minime sur le Bet el Mal, pour mon entretien, il m’envoyait des femmes, qui non seulement m’occasionnaient des frais auxquels je ne pouvais suffire, mais encore le grand souci de savoir comment m’en débarrasser. Le matin suivant, le calife me demanda en riant si j’avais reçu son présent et si j’en étais content; à quoi je répondis, me souvenant de la leçon reçue l’avant-veille, en l’assurant que j’étais très heureux de cette preuve d’affection et que je priais Dieu chaque jour de me conserver sa bienveillance pour l’avenir. Comme, avant la prière de midi, je rentrais dans ma maison, je la trouvai pleine de figures féminines étrangères, qui, malgré les objections de Sadallah et sa juste colère, s’étaient moquées de lui et avaient pénétré presque de force en prétendant être de proches parentes de Fatma el Beidha, la blanche Fatma: tel était en effet le nom du cadeau du calife! Une vieille Abyssinienne infirme se présenta à moi comme ma future belle-mère; je l’aurais du reste reconnue à son débit emphatique comme la mère de Fatma el Beidha, qu’elle égalait en tous cas par sa loquacité. Elle aussi m’affirma être heureuse que sa fille m’eût été donnée et exprima l’espoir que je lui donnerais dans ma maison le rang qui lui convenait. Je lui promis de bien traiter sa fille et m’excusai en même temps de ne pouvoir rester davantage chez moi. En m’en allant, je donnai l’ordre à Sadallah de recevoir mes hôtes, selon la coutume du pays aussi bien que possible, mais, de les chasser tous ensuite, à l’exception de Fatma el Beidha et même avec l’aide des autres domestiques, si cela était nécessaire. Lorsque, quelques jours plus tard, le calife me demanda de nouveau avec curiosité des nouvelles de Fatma—je savais combien il tenait à ce que je vécusse aussi isolé et retiré que possible—je lui expliquai que je n’avais jusqu’à présent rien à lui reprocher à elle-même, mais que, grâce à sa nombreuse parenté, je me trouverais peut-être en contact avec des gens avec lesquels ni lui ni moi ne souhaitions avoir des relations; que je m’étais efforcé jusqu’à présent d’empêcher ces relations, mais que je me heurtais à une résistance en somme légitime. Je lui dis enfin que j’avais pensé, dans le cas où ces gens ne se soumettraient pas à mes ordres, à abandonner Fatma purement et simplement à ses parents; il se déclara d’accord avec ma manière de voir. En réalité, tout n’était pas absolument exact dans mon récit, car depuis que Sadallah avait accompli les ordres que je lui avais donnés à ce sujet, je n’avais revu personne. J’attendis un certain temps afin de ne pas dévoiler au calife mes vraies intentions; puis j’envoyai Fatma el Beidha en visite chez sa mère, dont Sadallah avait découvert la demeure, avec l’ordre d’y rester tant que je n’aurais pas exprimé le désir de la voir revenir dans ma maison. Quelques jours plus tard j’envoyai des vêtements et une petite somme d’argent à Fatma; en même temps, dans une lettre je la déclarais quitte et libre envers moi de ses devoirs. J’assurai au calife que le départ de Fatma romprait ainsi toute relation avec ces gens, inconnus pour nous; il y vit la preuve que je m’efforçais de suivre consciencieusement ses ordres! Un mois plus tard, la vieille Abyssinienne vint et me demanda la permission de marier sa fille à l’un de ses parents, ce à quoi je consentis volontiers: aujourd’hui, Fatma el Beidha est une heureuse mère de famille à Omm Derman. CHAPITRE XIV. Occupation des provinces méridionales par les Mahdistes. Expédition des Mahdistes vers l’Equateur.—Sort du reste de la garnison d’Emin Pacha.—Campagne contre les Shillouk.—Reprise de Tokar par les Egyptiens.—Mort d’Othman woled Adam.—Discorde à Dongola.—Condamnation de Mohammed Khalid. Karam Allah, auquel Othman woled Adam avait pris tous ses Basingers et ses esclaves, et qui vivait maintenant d’une façon fort pauvre à Omm Derman, s’était avancé, lorsqu’il était émir de la province du Bahr el Ghazal, jusque dans le voisinage du Nil Blanc et avait inquiété Emin Pacha sur son territoire. Par bonheur pour Emin, Karam Allah fut rappelé et depuis ce temps-là, on n’avait plus reçu de nouvelles des provinces équatoriales; celle du Bahr el Ghazal avait été abandonnée et les habitants d’Omm Derman, qui s’occupaient du commerce de blé, n’allaient que fort peu au sud de Faschoda. Le calife avait entendu parler des richesses de ces pays en esclaves et en ivoire. Il résolut, pour augmenter ses revenus, d’organiser une expédition pour les conquérir. Mais comme la tentative était hasardée, et qu’on pouvait douter de la bonne issue de l’entreprise, il ne voulut exposer au danger ni ses proches parents, ni ceux de sa tribu. Il désigna donc Omer Salih, comme chef de l’expédition. Les tribus de la vallée du Nil presque seules y prirent part. Trois vapeurs furent frétés, auxquels on ajouta huit bateaux à voiles. Ils furent chargés de marchandises ordinaires de Manchester, de perles, etc. Omer Salih disposait d’environ 800 fusils et de 500 porteurs de lances. Le calife rédigea les lettres nécessaires à Emin Pacha et je fus obligé de mettre ma signature au bas d’une lettre écrite en mon nom et dans laquelle je sommais Emin de se rendre. En outre, Georgi Stambouli, qui s’était occupé précédemment des affaires d’Emin Pacha à Khartoum, lui écrivit aussi. Comme les Shillouk n’étaient pas tributaires des Mahdistes et qu’ils étaient très forts, Omer Salih reçut l’ordre de passer à Faschoda sans s’y arrêter et de ne se défendre qu’en cas d’attaque. Il quitta Omm Derman au milieu de juillet 1888, traversa Faschoda sans difficulté, mais ne trouva plus ensuite d’occasion pour envoyer des rapports sur sa situation. Plus d’une année après, comme le calife était inquiet, et songeait aux moyens de se procurer des nouvelles, un vapeur revint avec un peu d’ivoire et quelques esclaves. Il fournit des renseignements sur le cours et l’état de l’expédition. La garnison de Redjaf s’était rendue et ses officiers avaient été envoyés à Dufilé, afin de faire prisonnier Emin Pacha, auquel ses soldats refusaient déjà obéissance; il devait être livré à Omer Salih. Après le départ des officiers, le bruit se répandit parmi les Mahdistes que c’étaient des traîtres et qu’ils étaient allés à Dufilé pour réunir les soldats qui y étaient stationnés et combattre Omer Salih. Celui-ci usa de représailles, arrêta les officiers et sous-officiers restés à Redjaf, les fit mettre aux fers, et partagea entre ses partisans tous les biens qu’il trouva en possession de ceux qu’il avait fait emprisonner. Les officiers, arrivés à Dufilé, et qui voulaient réellement, suivant leurs instructions, s’emparer d’Emin Pacha, trouvèrent que celui-ci s’était déjà retiré avec Stanley. Ils entendirent alors parler de l’arrestation de leurs femmes et de la confiscation de leurs biens. Ils réunirent les soldats qui les avaient suivis volontairement et qui, après le départ d’Emin avaient fondé une sorte de république militaire; puis, ils marchèrent contre Redjaf. Les Mahdistes, informés de leur approche les attendirent en chemin. Un combat eut lieu dans lequel Omer Salih resta vainqueur. Les officiers tombèrent, mais la plus grande partie des troupes réussit à se retirer à Dufilé, dont la garnison fut bientôt attaquée par les Mahdistes et qui, après une vaillante défense força l’ennemi à battre en retraite. Malgré ce succès, la dissension éclata aussitôt parmi les soldats et ils se répandirent par bandes dans tout le pays afin de subvenir à leur entretien. Le calife, heureux du succès remporté par Omer Salih, et poussé par Mohammed Cher woled Badr, arrivé par le vapeur, qui lui dépeignait les richesses du pays en termes très exagérés, se décida à organiser une nouvelle expédition. Il envoya Hassib woled Ahmed et Elias woled Kenuna avec deux cent soixante fusils et profita de l’occasion favorable que la position nouvellement acquise lui offrait, pour se débarrasser de personnages qu’il n’aimait pas. Depuis ce moment, Redjaf devint un lieu de déportation pour les criminels, pour les personnes dangereuses ou supposées dangereuses pour l’Etat. Beaucoup de ceux qui étaient inculpés de vols et qui se trouvaient prisonniers chez le Sejjir furent remis à Elias woled Kenouna. Le calife fit arrêter aussi tous ceux qui étaient soupçonnés de se livrer à des vices contre nature, ou de mener un genre de vie immoral. Il les fit mettre aux fers et expédier à Redjaf. Que les injustices les plus inouïes se soient produites alors, cela va sans dire! C’était une magnifique occasion pour les nombreux émirs et les autres personnages influents, de se débarrasser de ceux qu’ils n’aimaient pas. Hassib et Elias surent profiter de cette nouvelle organisation. Dans leur voyage, depuis Omm Derman à Kaua, ils visitèrent les villages situés dans le voisinage du fleuve, arrêtèrent les gens sous prétexte qu’ils appartenaient à la catégorie de ceux dont le calife avait ordonné la déportation à Redjaf, puis leur rendirent contre rançon la liberté et le droit de pouvoir rester dans leur patrie. C’était un métier lucratif! La riche source de revenus des deux émirs ne tarit que lorsque les navires arrivèrent dans les districts des Shillouk et des Dinka qui surent défendre leur liberté avec courage et succès. Le calife avait entendu parler, par les marchands qui s’étaient rendus à Faschoda pendant les années 1889 et 1890 et qui faisaient paisiblement le commerce de blé avec les Shillouk, de la population de ces districts. Beaucoup de villages, sur les bords et dans le voisinage du fleuve, abritaient de nombreuses tribus de nègres Shillouk et Dinka qui, sans souci des populations du Soudan, gémissant sous la tyrannie du calife, menaient là une existence tranquille, et qui n’était troublée par aucun ennemi. Ces tribus se trouvaient sous la domination du mek (roi) qui, issu de l’ancienne famille régnante des Shillouk, exerçait un pouvoir illimité sur ses sujets et leur permettait, dans son propre intérêt, de faire du commerce avec les Mahdistes, tandis que lui-même, confiant dans sa puissance ne tenait nullement pour nécessaire d’assurer le calife de sa soumission, ni de lui payer des impôts. Zeki Tamel se trouvait avec son armée à Gallabat. Cette province avait bien diminué d’importance pendant la dernière famine; il avait, en effet, sacrifié la population en lui volant son blé, en faveur de ses soldats; elle avait souffert, en outre, des pertes importantes par suite de plusieurs invasions faites dans le pays des Amhara après la mort du roi Jean. Le moment était donc mauvais à Gallabat et dans le Ghedaref. L’entretien et la nourriture de l’armée, déjà réduite à environ 8000 hommes, offraient de grandes difficultés. Le calife, informé de ces faits, ordonna à Zeki Tamel de laisser comme garnison à Gallabat, 2000 hommes sous les ordres d’Ahmed woled Ali, un cousin du calife, et de marcher avec le reste, soit 6000 hommes, contre les Shillouk et les Dinka et d’assiéger Faschoda. Zeki Tamel quitta alors Gallabat, passa le Nil Bleu près de Woled Medine et traversa le Ghezireh jusqu’à Kaua où l’attendaient les bateaux arrivés d’Omm Derman. Zeki Tamel, d’une bravoure personnelle extraordinaire et connu pour sa générosité était un Taasha. Son grand-père était un esclave arabe libéré. Il tenait ses soldats très sévèrement et punissait souvent de mort les plus petites infractions à la discipline. Il se fit ainsi détester particulièrement par ses émirs qui, en raison de ses procédés draconiens, avaient souvent à déplorer la perte des hommes les plus capables. Il s’embarqua à Kaua et se rendit directement à Faschoda. Le mek des Shillouk crut que Zeki allait pour soutenir Redjaf, ainsi que les bateaux qui avaient passé précédemment; mais, lorsqu’il le vit débarquer en terre ferme, il s’enfuit, surpris et effrayé. Poursuivi, il fut fait prisonnier et exécuté, ayant refusé d’indiquer l’endroit où il avait caché les sommes d’argent gagnées dans son commerce de blé depuis plusieurs années. Les Shillouk, la tribu nègre la plus brave du Soudan égyptien, se rassemblèrent alors au sud et au nord de Faschoda et défendirent leur patrie et leur liberté avec un courage digne d’admiration. Les soldats de Zeki, habitués au combat et armés de fusils Remington, remportèrent toutefois la victoire après de nombreux combats sanglants dans lesquels les Shillouk, armés seulement de lances, rompirent souvent les rangs de l’ennemi et lui infligèrent de grosses pertes; vaincus, ils prirent la fuite. Les survivants se dispersèrent avec leurs familles dans le pays et furent poursuivis par Zeki; une grande partie tomba entre ses mains. Il fit passer au fil de l’épée tous les hommes dont il put s’emparer; les femmes, les jeunes filles et les enfants furent seuls chargés comme butin sur les bateaux et emmenés à Omm Derman. Le calife fit conduire tous les garçons dans une maison spéciale où ils furent élevés pour devenir des moulazeimie; il choisit les plus belles jeunes filles pour sa maison et pour en faire cadeau à ses parents ou à ses partisans préférés, puis fit vendre le reste aux enchères par le Bet el Mal. Des milliers de pauvres créatures furent amenées à Omm Derman tandis que beaucoup succombèrent pendant la marche, aux fatigues du voyage et au climat auquel elles n’étaient pas habituées. Les femmes des Shillouk, élevées en pleine liberté, ne purent que difficilement s’habituer à la vie, dans la ville malpropre où des centaines de mille hommes demeuraient entassés; beaucoup d’entre elles périrent. A cause de leur grand nombre, le prix en devint si réduit, que des esclaves nouvellement arrivés furent livrés souvent pour 8 à 20 écus, valeur d’Omm Derman. Tandis que Zeki laissait Ahmed woled Ali à Gallabat, son frère Hamed woled Ali était nommé émir de Kassala. Cupide comme pas un, il prit aux gens, amis ou ennemis, leurs biens et leurs troupeaux, en sorte que les tribus arabes de l’est, des Hadendoa, des Halenka et des Beni Amer, qui avaient justement conquis Kassala pour le Mahdi, se révoltèrent et, se dirigeant sur Massaouah se placèrent sous la protection de l’Italie. L’année de la famine fit le reste, en sorte que la tribu des Shoukeria, qui appartenait pour la plus grande partie à Kassala, périt presque entièrement. Comme les environs de Kassala avaient été abandonnés par les habitants échappés à la mort, il devint à la fin très difficile à la garnison elle-même de s’approvisionner. Le calife qui redoutait une marche en avant des Italiens, et qui considérait Kassala comme son boulevard, fut très irrité contre Hamed woled Ali, son cousin auquel il attribuait la principale responsabilité de la ruine du pays. Il le rappela à Omm Derman et lui infligea comme punition d’accomplir chaque jour les cinq prières dans la djami. Il mit à sa place Haggi Mohammed Abou Gerger qui avait été autrefois adjoint à Osman Digna. Ce dernier, auquel la plus grande partie du Soudan oriental obéissait, avait réussi à soumettre la plupart des tribus arabes et il menaçait même Souakim, déjà depuis plusieurs années. Il soutint des combats continuels avec les troupes du Gouvernement. Un jour le sirdar actuel de l’armée égyptienne, Sir Herbert Kitchener Pacha, alors gouverneur du Soudan, surprit le camp de Digna établi dans le voisinage de la ville, et fut grièvement blessé. Osman Digna s’était retranché dans le voisinage de Souakim à Handoub et menaçait sans cesse la ville, jusqu’à ce qu’enfin le Gouvernement résolut d’envoyer des troupes pour le chasser de sa position. Il se retira à Tokar où il avait établi déjà depuis longtemps son quartier général, et de ce point inquiéta, par ses incursions, la tribu des Omarar qui lui était hostile. Par sa sévérité exagérée et ses combats continuels, Osman Digna avait presque entièrement perdu son ancienne popularité; plusieurs de ses partisans commençaient à murmurer secrètement contre ses ordres. Le calife l’apprit et comme il tenait davantage à consolider son nouvel empire, qu’à suivre strictement les enseignements du Mahdi, il désira qu’Osman Digna «relâchât un peu la corde trop tendue» (proverbe arabe). Il désigna Mohammed Khalid pour porter ce message à Osman Digna. Après avoir été privé de ses biens par Abou Anga et mis aux fers dans le Kordofan pendant une année, Mohammed Khalid avait été amené à Omm Derman, où le calife lui pardonna, lui rendit même une partie de sa fortune, et le soutint de ses propres moyens. Il avait longtemps accompli avec le calife et dans son voisinage toutes les prières quotidiennes et s’était séparé même d’une façon ostensible du parti de ses parents auxquels il reprochait leur maladresse et leur ingratitude. Le calife qui avait privé les parents du Mahdi de toutes les places, abaissé toute leur influence, voulut toutefois sauver les apparences et donner au moins une position à l’un d’entre eux qu’il désirait s’attacher de cette manière. C’est pourquoi il nomma Mohamed Khalid comme son représentant personnel auprès d’Osman Digna. Mohammed Khalid s’acquitta pour le mieux de sa mission. Bientôt après, le calife l’envoya à Abou Hammed pour qu’il élaborât un rapport sur les dispositions des Ababda, qui étaient sujets du Gouvernement égyptien mais se trouvaient en contact continuel avec les tribus frontières mahdistes de la province de Berber. Quelques semaines s’étaient à peine écoulées depuis le départ de Khalid, lorsque Digna fut attaqué par les troupes égyptiennes sous Holled Smith Pacha et chassé de Tokar. Le calife, averti par Osman Digna qu’il serait attaqué par les troupes du Gouvernement, était dans une grande perplexité. Il déclara toutefois en gardant son calme extérieur, que la victoire était assurée. C’est pourquoi la terreur fut d’autant plus grande, lorsque la nouvelle de la défaite et de la fuite d’Osman Digna parvint au calife. Comme il craignait que le Gouvernement, entraîné peut-être par le succès, n’avança contre Kassala et Berber où ne se trouvaient que des forces insuffisantes, il donna l’ordre de se retirer aussitôt à l’approche de l’ennemi. Il songea en même temps à élever un camp fortifié à Metemmeh. Mais il fut bientôt calmé par la nouvelle que le Gouvernement se contentait de Tokar. En réalité, cela seul fut pour lui un rude coup et une source de crainte continuelle, car il était à prévoir que les tribus, indisposées contre Osman Digna se joindraient maintenant au Gouvernement, ce qui ouvrirait à ses troupes la route vers Berber et Kassala. Quelques mois plus tard, on ordonna à Osman Digna, qui s’était retiré dans les montagnes, et dont les hommes qui lui restaient s’étaient dispersés à cause du manque de vivres, d’aller avec ses émirs à Berber. De là, il se rendit plus tard à Omm Derman avec le nouvel émir de Berber, Zeki woled Othman, un parent du calife. Le calife, convaincu de la fidélité et de la bravoure d’Osman Digna, le reçut très amicalement et le consola de sa défaite. Après un séjour d’une quinzaine, Osman Digna se rendit avec quelques chameaux et des femmes, cadeaux du calife, dans l’Atbara pour s’y livrer à l’agriculture, y édifier un camp et réunir peu à peu les restes dispersés de son armée. Othman woled Adam, auquel en réalité, le Darfour oriental qui avait été presque dépeuplé par la famine, était seul soumis, avait résolu de marcher contre Dar Tama et Dar Massalat. Déjà à la frontière de ce district, il eut à soutenir un rude combat, ce qui le força à reconnaître combien ses adversaires étaient dangereux. Il fut attaqué dans son camp: ses ennemis, armés seulement de petites lances, s’y précipitèrent avec une hardiesse folle; il ne dut son salut qu’à ses armes supérieures et à la bravoure des sheikhs qui se trouvaient avec lui. Si l’attaque avait eu lieu pendant la marche, il aurait été sans aucun doute anéanti. Bien qu’il eût repoussé les ennemis, il différa cependant sa marche en avant, à cause des grandes pertes qu’il avait subies; avant qu’il n’aît pu recevoir des renforts, une violente épidémie de typhus éclata parmi ses soldats et le força à la retraite. En route lui-même tomba malade et il mourut deux jours après son arrivée à Fascher. Ce fut une perte fort sensible pour le calife, car son cousin Othman woled Adam était, malgré ses vingt ans à peine, un brave guerrier et s’appliquait toujours à bien s’entendre avec ses soldats, à les maintenir contents et dispos et à renforcer son influence. Il partageait le butin sans égoïsme, mais avec générosité, après avoir prélevé la part destinée au calife, ne conservant pour lui-même que le strict nécessaire. Cavalier distingué, aimable avec chacun, il ne s’abandonnait pas à la vie efféminée qui affaiblissait son entourage. Il fut, encore longtemps après sa mort, donné comme exemple de l’Arabe noble et brave, par les nombreuses personnes qui l’avaient connu intimement. Après avoir longtemps réfléchi et écouté de nombreux conseils, le calife accorda la place du défunt à son proche parent le jeune Mahmoud woled Ahmed. Celui-ci était le contraire du premier, ne songeant qu’à s’enrichir, ne recherchant que la débauche, rôdant volontiers avec des danseuses et des chanteurs qui devaient le divertir de leurs chansons obscènes. Cette manière de vivre le fit détester et fut cause d’une révolution chez ses soldats qui avaient encore présent à la mémoire le souvenir de leur précédent maître. Cette révolte fut réprimée, il est vrai, mais coûta bien des vies d’hommes et diminua beaucoup les forces de Mahmoud. Younis woled ed Dikem était resté à Dongola depuis sa nomination comme chef d’Abd er Rahman woled en Negoumi. Mousid, ancien lieutenant de ce dernier, et Arabi woled Dheifallah lui furent adjoints comme conseillers. Bientôt s’élevèrent de graves dissentiments entre les commandants, chacun voulant s’enrichir aussi vite que possible, et le pays appauvri ne pouvant satisfaire aux exigences de ses nombreux maîtres et de leurs partisans. Mousid et Arabi adressèrent au calife une plainte, dans laquelle ils représentaient Younis, qui avait abandonné le Gouvernement du pays au bon plaisir de ses esclaves, comme étant la cause de la cherté toujours croissante qui existait; ils l’accablèrent encore de maints reproches. Younis fut rappelé. Comme le Dongola était une province frontière et qu’une bonne partie de sa population était déjà passée en Egypte; comme d’autre part, avec les continuels rassemblements de troupes à Wadi Halfa, on devait toujours s’attendre à une attaque, le calife voulut gagner le pays à sa cause et d’une manière durable, par un meilleur traitement. Il désigna donc Mohammed Khalid, dont il connaissait les capacités, comme successeur de Younis. Il l’envoya à Dongola avec l’ordre d’établir une administration plus douce, bien réglée et particulièrement de diminuer les impôts dans ce pays où l’agriculture n’était possible qu’avec des sakkiehs (roues pour puiser l’eau), mais qui était très riche en palmiers et en dattiers. Mais n’ayant pas entière confiance en la fidélité de Mohammed Khalid, il sépara le pouvoir militaire du pouvoir administratif et plaça les soldats armés de fusils sous les ordres d’Arabi Dheifallah, tandis qu’il soumettait les porteurs de lances appartenant aux tribus de l’ouest, aux ordres de Mousid. Il était à prévoir que cette mesure amènerait des différends entre les personnalités dirigeantes. Mohammed Khalid, afin d’élever les revenus du pays et de faciliter la situation aux habitants, donna toutes les places à des gens qui lui parurent convenables, tandis qu’Arabi et Mousid désiraient les mêmes places pour leurs parents et leurs favoris. Comme ils ne purent y réussir, ils émirent directement pour leur parti des prétentions que Mohammed Khalid ne voulut ou ne put satisfaire. On en vint à des contestations, à des injures, et finalement les deux partis se trouvèrent face à face, les armes à la main. Le parti de Mohammed Khalid se composait principalement des habitants de la vallée du Nil: les Djaliin et les Danagla, tandis qu’Arabi et Mousid avaient pour eux les tribus de l’ouest et les soldats. Des deux côtés, on envoyait au calife rapports sur rapports, tandis que des intermédiaires et d’autres personnes amies de la paix s’efforçaient de prévenir le combat. Le calife fit partir aussitôt Younis woled ed Dikem, qu’il venait de destituer afin de remplacer Arabi et Mousid. Il les manda tous deux à Omm Derman pour entendre leur justification et pour les punir. Quelques jours après leur arrivée, il envoya à Mohammed Khalid, l’ordre de venir également à Omm Derman, afin, disait-il, d’assister à la punition d’Arabi et de Mousid. Khalid vint et dut comparaître avec ses adversaires devant un tribunal placé sous la présidence du calife Abdullahi et composé du calife Ali, des cadis et de quelques émirs absolument dévoués au calife. Il fut accusé de s’être permis des appréciations désobligeantes sur les ordres du calife et d’avoir prétendu que le calife et ses parents étaient la cause de la ruine de tout le pays. Le calife était méfiant depuis longtemps à l’égard de Mohammed Khalid, à cause de son frère Yacoub qui haïssait profondément les parents du Mahdi. Il regrettait de lui avoir donné une situation influente qu’il pouvait utiliser pour le plus grand bien de ses propres parents, et saisit avec joie l’occasion de se défaire de lui. Une lettre arriva de la part de Younis qui, disait-on, avait reçu auparavant des instructions de Yacoub. Mohammed Khalid y était accusé d’avoir dérobé et envoyé à ses parents à Omm Derman six caisses de munitions, qu’on avait confiées à sa garde, d’une façon bizarre, pendant que les soldats se trouvaient sous les ordres d’Arabi Dheifallah. Le jugement du calife était arrêté déjà longtemps avant le commencement du procès. Mohammed Khalid fut trouvé coupable, condamné à la captivité pour un temps illimité et envoyé au Sejjir qui le priva de tout rapport avec autrui. Mais pour justifier le procédé du calife, arriva par hasard à ce moment d’Egypte à Omm Derman, un journal. Celui-ci contenait une notice tirée de la feuille italienne «_La Riforma_» où on prétendait que Mohammed Khalid avait été en relations avec le Gouvernement égyptien pour lui livrer les provinces qui lui étaient confiées. Cette preuve suffisait au calife. Il convoqua encore une fois les juges qui avaient siégé dans le premier procès, leur soumit le journal; ils reconnurent que c’était là la preuve la plus complète de la trahison de Mohammed Khalid. Celui-ci fut condamné à mort. Mais le calife déclara ne pas vouloir répandre le sang d’un parent du Mahdi et d’un descendant du Prophète; il commua la condamnation à mort en détention perpétuelle. La générosité du calife fut reconnue et louée d’une manière générale, même par ses adversaires! Il s’était ainsi défait pour toujours du seul homme qu’il craignait parmi les parents du Mahdi, à cause de ses connaissances et de sa finesse. Le calife ne manqua, dans aucune occasion publique, d’accuser d’ingratitude et de trahison les Ashraf en général et Mohammed Khalid en particulier, toujours à la recherche d’un motif de les affaiblir davantage et de les rendre absolument inoffensifs. La tension toujours existante entre les deux camps s’aggrava et aboutit enfin à une révolte des Ashraf à Omm Derman, révolte qui permit au calife de mettre enfin à exécution les projets qu’il caressait depuis longtemps. CHAPITRE XV. Le calife et ses adversaires. Révolte des Ashraf.—Fuite du P. Ohrwalder et des deux sœurs.—Le calife se venge des Ashraf.—Arrestation et mort des oncles du Mahdi.—Zeki Tamel à Omm Derman.—Arrestation du calife Chérif.—Point de fumée sans feu.—Emigration forcée.—Tristes nouvelles d’Autriche.—Malaise du calife.—Le sort d’une grue.—Chute de Zeki Tamel.—La bataille d’Agordat.—Défaite de Kassala.—Chute du cadi Ahmed.—L’Etat du Congo à l’Equateur et au Bahr el Ghazal.—Refus d’une demande en mariage. Le calife Mohammed Chérif et les deux jeunes fils du Mahdi à peine âgés de 20 ans, résolurent avec leurs autres parents de secouer le joug du calife et de reconquérir le Gouvernement par la force. Ils confièrent leurs plans sous le sceau du secret à leurs amis et compatriotes d’Omm Derman et gagnèrent à leur cause au moyen de leur intermédiaire les Danagla résidant au Ghezireh. Ils croyaient être sûrs de leurs conjurés, quand un émir de la tribu des Djaliin les trahit. Bien qu’il eût prêté serment qu’il ne confierait son secret qu’à son frère ou à son plus fidèle ami, il communiqua au calife tous les détails du complot, déclarant qu’il le considérait comme son plus fidèle ami! Le calife prit aussitôt des mesures défensives; les Ashraf ayant aussi des espions remarquèrent des menées mystérieuses contre eux et se rendirent compte que leurs projets étaient découverts. Ils se réunirent en toute hâte dans leur quartier, au nord de la maison du calife, et se préparèrent au combat. Tous les Ashraf et leurs partisans les Danagla se rassemblèrent dans les maisons voisines de la Koubbat du Mahdi; les bateliers et les matelots quittèrent leurs vaisseaux pour combattre et vaincre pour leur soi-disant droit, ou, comme ils le prétendaient pour la religion mal interprétée. On fit voir le jour aux armes, tenues cachées depuis longtemps par crainte du calife qui en interdisait le port, à peine 100 fusils Remington avec des munitions insuffisantes et de vieux fusils pour la chasse aux éléphants. Ahmed woled Soliman se conduisit comme un insensé; il prétendit avoir vu le Prophète et le Mahdi qui lui avaient assuré la victoire et se réjouit du commencement des hostilités, comme d’une fête. Même les femmes du Mahdi qui depuis la mort de leur maître étaient enfermées et surveillées sévèrement par le calife et qui ne recevaient que juste le nécessaire à leur entretien, désiraient ardemment voir les deux partis aux prises; leur position était telle qu’elles ne pouvaient que gagner au change: Aïsha Oumm el Mouminin, première femme du Mahdi, ceignit une épée pour prendre part à la guerre sainte! Pendant que cela se passait à quelques centaines de pas de la maison du calife, lui aussi faisait ses derniers préparatifs. C’était un lundi, après la prière du soir; le calife fit venir tous les moulazeimie et les mit au courant des intentions des Ashraf. Il nous ordonna de nous armer, déclara notre service permanent: aucun ne devait quitter son poste, devant la porte. Des cartouches furent données aux troupes nègres des moulazeimie et elles durent se placer dans les rues conduisant aux maisons des rebelles pour leur couper toutes les communications. 1000 fusils furent distribués aux Taasha qui se postèrent sur une grande place entre le tombeau du Mahdi et la maison du calife, ainsi que le long des murailles. Les nègres, sous les ordres de Ahmed Fadhil, durent prendre leur position au centre de la mosquée et attendre; là aussi se trouvaient les cavaliers de Yacoub et l’infanterie armée de lances: tous étaient prêts à toutes les éventualités. Le calife Ali, soupçonné d’avoir des sympathies pour les rebelles devait occuper la partie de la ville la plus rapprochée de ses maisons et couper toutes les communications aux révoltés. Au lever du soleil, ceux-ci étaient complètement cernés et il ne leur restait qu’à se rendre ou à se battre. Cependant, avant le combat, le calife envoya ses cadis, accompagnés de Saïd el Meki vers le calife Chérif et les fils du Mahdi pour leur rappeler la proclamation de leur père et les paroles de ce dernier sur son lit de mort; il leur fit demander en même temps quels étaient leurs désirs et leur promit d’y donner satisfaction si c’était possible. On répondit brièvement aux cadis qu’on ne désirait qu’une chose, le combat. Le calife avait donné l’ordre strict à tous ses commandants de ne pas provoquer le combat et de se borner en cas d’assaut à la défense nécessaire. Il tenait à terminer cette révolte à l’amiable. Il était fermement persuadé qu’il serait victorieux dans une bataille, mais aussi qu’Omm Derman serait livrée au pillage. Il reconnaissait que les tribus arabes de l’ouest surtout, dès le commencement du combat, chercheraient et trouveraient l’occasion d’exercer leur amour du vol et du brigandage, qualités dominantes de leur caractère et ne songeraient qu’à s’emparer du butin; il savait par expérience que dans l’ardeur de l’action, elles ne ménageraient ni ami, ni ennemi, finalement se feraient la guerre entre elles et saisiraient l’occasion pendant le trouble général, de regagner leur patrie qu’elles avaient presque toutes quittée à contre-cœur. Une seconde fois, il envoya le cadi vers les rebelles, mais sans plus de succès que la première fois. Moi-même, je désirais la guerre, car, je risquais tout au plus ma vie qui était continuellement en jeu dans le voisinage du calife qui n’avait pas même épargné le plus zélé de ses serviteurs, Ibrahim Adlan, lorsqu’il crut ne plus avoir besoin de lui; d’un autre côté, cette guerre et l’inévitable affaiblissement de mes ennemis me procuraient une douce satisfaction; puis, je pensais qu’une occasion de reconquérir ma liberté pourrait s’offrir et grâce aux anciens soldats du Gouvernement qui étaient presque tous mécontents de leur état actuel, je pouvais même atteindre un but plus élevé. Faire des plans définis pendant cette époque mouvementée et anormale eût été folie; je désirais la guerre pour en tirer tous les avantages possibles. Quelques rebelles exaltés, ne pouvant plus attendre, ouvrirent le feu et quelques-uns des nôtres, malgré la défense, y répondirent. Cependant ce ne fut qu’une escarmouche. Les rebelles semblaient ne pas savoir ce qu’ils voulaient et leur parti faisait déjà l’impression d’être divisé. Les armes étaient mauvaises et rares, mais leur courage l’était plus encore. Bientôt le feu cessa; nous n’avions en tout que cinq morts. De nouveau le calife envoya des ambassadeurs et le calife Ali woled Helou pour offrir son pardon aux Ashraf. Cette fois, on répondit moins rudement; on désirait même connaître les conditions de réconciliation; les envoyés furent en même temps chargés de les poser. Les négociations prirent le reste du jour, et même jusque fort tard dans la nuit, puis recommencèrent le lendemain; à ma grande déception, elles finirent par un arrangement. Le calife promit par serment d’accorder grâce complète à tous les conjurés sans exception. En outre il fit les concessions suivantes: 1º Le calife Mohammed Chérif devait recevoir une place selon son rang avec voix consultative dans toutes les affaires importantes du Gouvernement. 2º Les bannières mises hors de service depuis la mort d’Abd er Rahman woled Negoumi devaient lui être rendues avec le droit d’enrôler des volontaires. 3º Tous les parents du Mahdi devaient recevoir du Bet el Mal des secours proportionnés en argent selon la volonté du calife Chérif. Les rebelles s’engageaient par contre à livrer toutes leurs armes et à obéir désormais aveuglément aux ordres du calife. Les conditions furent acceptées et la paix conclue; seule l’exécution de ces mesures se fit attendre. Le vendredi matin enfin, les chefs des rebelles parurent devant le calife, demandèrent et reçurent leur pardon et renouvelèrent leur serment de fidélité. L’après-midi du même jour, le calife Chérif vint avec les deux fils du Mahdi. La paix était donc conclue de fait; la cavalerie et l’infanterie qui avaient été sur pied pendant trois jours consécutifs reçurent l’ordre de quitter la mosquée. Les Djihadia et les moulazeimie devaient rester à leur poste jusqu’à ce que les armes eussent été livrées. Le dimanche suivant, après-midi, j’avais envoyé un de mes serviteurs demander des nouvelles du Père Ohrwalder; il revint disant qu’il avait trouvé la porte de la maison fermée et avait pris des renseignements auprès de ses voisins, d’anciens marchands grecs. Ceux-ci, dans la plus grande inquiétude, le cherchèrent partout où il avait l’habitude d’aller, mais ne le trouvèrent plus; les deux sœurs de la mission qui demeuraient chez lui étaient également absentes. L’idée me vint soudain alors qu’Ohrwalder profitant des troubles de la ville avait rencontré par hasard des gens de confiance et s’était enfui avec eux. C’était bien cela. Avant la prière du soir un des muselmanium et le Syrien Georgi Stambouli vinrent demander en tremblant à être conduits vers le calife pour lui communiquer des affaires urgentes. Celui-ci, occupé de choses qui lui paraissaient plus importantes, les pria d’attendre dans la mosquée et ne leur demanda ce qu’ils voulaient qu’après la prière du soir. Ils lui firent part que Youssouf el Gasis (l’ecclésiastique Joseph) avait disparu depuis hier avec les femmes qui habitaient sa maison. Le calife extrêmement fâché en apprenant cette nouvelle, fit venir immédiatement Nur el Gerefaoui, l’amin du Bet el Mal et Mohammed Wohbi, préfet de police, leur ordonnant de poursuivre les fugitifs sur toutes les routes et d’employer tous les moyens en leur pouvoir pour les rattraper et les ramener morts ou vivants à Omm Derman. Ce fut un bonheur pour les pauvres Grecs que le calife fût fort occupé de ses ennemis et ne trouvât pas le temps de penser à eux, sans quoi, ils n’auraient pas manqué d’être incarcérés et dépouillés de leurs biens, puisque Ohrwalder demeurait au milieu d’eux. Comme, lors de l’insurrection, on avait envoyé tous les chameaux dans les provinces pour aider à la concentration des troupes, Nur el Gerefaoui et Mohammed Wohbi n’en purent trouver que trois, ce que Ohrwalder qui devait fuir à marches forcées et dans quelle anxiété ne prévoyait sans doute pas. Je désirais de tout mon cœur le succès de son audacieuse entreprise; il avait tant souffert et supporté son malheur avec une patience toute chrétienne, s’étant toujours fait remarquer par son courage et sa rare dévotion. Maintenant j’étais entièrement abandonné, ce n’était pas seulement pour moi un compatriote, mais aussi un ami fidèle. C’était le seul qui avait avec moi une parenté spirituelle, le seul avec qui je pouvais dans les jours de tristesse échanger quelques mots en ma langue maternelle. Maintenant j’étais bien seul! Le lendemain, le calife me fit appeler et m’adressa de vifs reproches au sujet de la fuite d’Ohrwalder. «Il est de ta race et était, je le sais, en relation avec toi. Pourquoi ne m’as-tu pas dit de le retenir ici-même? Tu dois avoir eu connaissance de ses intentions?» «Maître, répondis-je, comment aurais-je pu savoir qu’il voulait fuir? Dès le commencement des troubles que tu as apaisés, grâce au Tout-Puissant et à ta sagesse, je n’ai pas un instant quitté mon poste. Si j’avais su que c’était un traître, tu sais bien que je t’aurais averti à temps!» «C’est sans doute ton consul qui l’aura fait emmener d’ici,» dit le calife toujours fâché et méfiant. Avec les dernières lettres arrivées pour moi et le calife, de Rosty, le consul général austro-hongrois, en avait adressé une à ce dernier, en arabe, pour le remercier de sa manière d’agir envers les membres de la mission catholique et demander un sauf-conduit pour un messager qu’il désirait leur envoyer puisqu’ils étaient sous la protection autrichienne et que S. M. l’empereur avait pour eux un intérêt tout particulier. Le calife m’avait montré la lettre sans y répondre et considéra dès lors tous les membres de la mission comme mes compatriotes; il prétendait aussi que les fugitifs avaient été emmenés par l’intermédiaire du consul général. Je fis remarquer au calife qu’il était probable que des marchands des tribus limitrophes arabes se fussent trouvés à Omm Derman lors des troubles et en eussent profité par amour du gain pour faciliter la fuite d’Ohrwalder et des deux sœurs. Le calife se rangea à cet avis et me recommanda de lui rester fidèle. Là-dessus il me congédia. Malgré la résistance des Ashraf, les armes furent enfin livrées et le calife trouva qu’il était temps de prendre des mesures radicales contre ses adversaires. Une vingtaine de jours pouvaient s’être écoulés depuis le commencement des hostilités. Nous étions encore sur pied jour et nuit pour garder le calife quand il convoqua en assemblée les deux autres califes, les cadis et les chefs Ashraf et Danagla. Il reprocha à ces derniers de n’obéir à ses ordres qu’avec répugnance malgré son pardon, de venir rarement à la prière et à la revue qui avait lieu tous les vendredis matin; il leur fit lire de nouveau la proclamation du Mahdi en sa faveur. Ensuite, pour suivre les traces de son prédécesseur qui prétendait n’agir que d’après des inspirations prophétiques, il déclara à l’assemblée que le Prophète lui était apparu et lui avait commandé de punir les récalcitrants qu’il lui avait indiqués. Il y en avait treize à la tête desquels se trouvaient Ahmed woled Soliman universellement détesté et Ahmedi, l’un des secrétaires du calife, originaire de Dongola. Le calife soupçonnait ce dernier de sympathiser avec ses ennemis et de les renseigner secrètement sur les mesures qu’il prenait. Ils furent appelés l’un après l’autre, reçus par les moulazeimie d’ordonnance, garrottés, trainés en prison, en butte à de mauvais traitements, puis mis aux fers. Quelques jours après, le calife leur fit encore lier les mains et les envoya en bateau à Faschoda sous forte escorte. Zeki Tamel les laissa parqués environ huit jours dans une zeriba étroite où ils souffrirent de la faim et de la soif, ne leur donnant de temps en temps que juste pour les maintenir en vie. Enfin, selon des instructions secrètes, ils furent tués à coups de bâtons épineux, fraîchement coupés! (après qu’on leur eut arraché leurs mauvais vêtements). La révolution terminée, le calife avait envoyé deux de ses plus proches parents, Ibrahim woled Malek et Salah Hammedo, celui-ci vers le Nil Bleu et l’autre vers le Nil Blanc pour mettre en état d’arrestation les parents et partisans des Ashraf qui, à cause de leur absence, n’étaient pas compris dans le pardon du calife. Les deux envoyés expédièrent tous les hommes, plus d’un millier, dans la sheba à Omm Derman où, désarmés, ils attendirent leur punition pour avoir pris part à la conspiration. Parqués des jours entiers dans la cour de la prison, entre la vie et la mort, ces malheureux apprirent enfin du calife qu’ils auraient la vie sauve à condition de partager tous leurs biens avec lui. Heureux d’une expiation relativement douce, ils y consentirent; mais, il va sans dire que le calife reçut la plus grande part. Mis en liberté après le partage, ils rentrèrent dans leurs villages respectifs; il ne restait au riche que le nécessaire à peine et le pauvre était dans la misère noire. Mais ce qui les indigna le plus et les fit soupirer après la vengeance, ce fut de trouver leurs femmes maltraitées et beaucoup de leurs filles déshonorées. Le calife et son frère Yacoub choisirent parmi ces biens ce qui leur plut et partagèrent le reste entre les tribus occidentales, favorisant particulièrement leur tribu et surtout la branche des Djouberat. Cela excita le mécontentement des autres tribus qui depuis longtemps murmuraient au sujet de la préférence accordée aux Taasha et de leur arrogance. Ils se plaignirent, mais furent repoussés durement par le calife et Yacoub. Pendant ce temps, les habitants du Soudan et les troupes du pays étaient restés paisibles. Les généraux reçurent cependant l’ordre de désarmer tous les Danagla suspects. Le calife tourna alors ses regards vers les deux oncles du Mahdi qu’il haïssait. Ils s’appelaient Mohammed Abd el Kerim et Abd el Kadir woled Sati Ali. Il prétendit avoir appris qu’ils blâmaient ouvertement ses mesures et tenaient des propos séditieux. Il les traduisit devant le cadi Ahmed et malgré leurs protestations d’innocence, ils furent condamnés à la prison. Le calife ordonna qu’ils eussent pieds et mains dans les fers et fussent conduits vers Zeki Tamel qui avait des instructions secrètes qu’il devait exécuter. Une épidémie de typhus ayant éclaté dans l’armée de ce dernier, il reçut l’ordre de quitter Faschoda, où il s’occupait encore des Shillouk et de venir à Omm Derman avec tous ses soldats. Avant de partir, Zeki devait encore dépouiller la tribu des Dinka qui s’était rendue sans combat. Troupeaux, femmes et enfants devaient être emmenés à Omm Derman. Les nègres Dinka ne se doutant de rien furent presque tous massacrés dans un festin auquel ils avaient été conviés. En descendant le fleuve, Zeki rencontra à Gebel Ahmed Agha le bateau avec Abd el Kerim et Abd el Kadir woled Sati à bord. Après avoir pris connaissance des passeports secrets, il leur donna ordre d’aller à terre après le coucher du soleil. Ne pressentant rien de bon, Abd el Kerim implorait sa grâce, mais s’attirait les railleries de Zeki et les injures de son compagnon de souffrances Abd el Kadir, qui attendait tranquillement son sort, ayant honte de la lâcheté de son parent. Ils furent conduits à l’intérieur du pays où on leur trancha la tête avec de petites haches dont on se sert au Soudan pour abattre les branches des arbres. Zeki Tamel vint à Omm Derman chargé de butin, traînant après lui des milliers d’esclaves, tandis que de nombreux troupeaux suivaient les bords du fleuve. Il acquit une véritable fortune en les vendant. Les émirs de Zeki se plaignaient de sa tyrannie et l’accusèrent auprès du calife de viser à l’indépendance dès qu’il trouverait assez de partisans. La haine seule de ses gens l’avait empêché jusqu’alors, disaient-ils, de réaliser ses projets de haute trahison. Ses riches présents en argent, en esclaves et en troupeaux réussirent à le faire rester en faveur auprès du calife et de Yacoub. En présence de Zeki Tamel, le calife commanda lui-même les manœuvres de son armée et des troupes d’Omm Derman. Mais, manquant des connaissances militaires les plus primitives et son armée de 30000 hommes étant très indisciplinée, ces exercices offrirent le spectacle d’un indescriptible désarroi dont la cause m’était attribuée en qualité d’adjudant du calife. Souvent, quand le désordre prenait des dimensions inquiétantes, il m’accusait de lui être hostile, de mal comprendre ses ordres intentionnellement pour causer tout le mal. Comme pour moi, il ne s’agissait ni de démission, ni de pension, je dus tout supporter, continuer mon service, puis à la fin, quand le calife déclara les manœuvres terminées et que Zeki Tamel reçut l’ordre de reculer jusqu’à Gallabat, contre toute attente je fus loué et je reçus comme cela m’était déjà arrivé souvent, deux jeunes négresses en témoignage de sa satisfaction! Le calife Mohammed Chérif avait appris après l’arrivée de Zeki, la mort traîtreuse de ses deux proches parents et protesta, encouragé par la foi naïve, d’être inviolable en sa qualité de calife, contre une telle infraction au traité de paix. Il donna ainsi à Abdullahi l’occasion tant désirée d’agir contre lui. Le calife le déclara rebelle, agissant contre ses ordres dont le Mahdi avait prescrit l’exécution sans condition et comme s’opposant aux inspirations du Prophète. Il ordonna au calife Ali et aux cadis de constater si ses déclarations étaient exactes. Chérif protesta de nouveau et fut, sur l’ordre du calife, appréhendé dans la djami et reçu par Arabi Dheifallah et ses moulazeimie. Etant nu-pieds il demanda ses souliers; on les lui refusa; en sortant de la djami, on l’emmena si rapidement et on le poussa de telle façon que hors d’haleine, il tomba deux fois par terre. Dans un état pitoyable, il fut traîné vers le Sejjir et six chaînes de fer lui furent rivées aux pieds. Une petite chaumière à l’écart lui servit de prison. Privé de toute communication avec ses semblables, étendu sur le sol, il eut le loisir de réfléchir à son sort et de reconnaître que les traités, ainsi que la personne d’un calife n’étaient pas sacrés pour le calife du Mahdi quand il s’agissait d’affermir son pouvoir et de se venger. Les deux jeunes fils du Mahdi furent remis aux soins de leur grand-père Ahmed Cherfi avec l’ordre de les mettre aux arrêts et de ne leur laisser voir personne. Ahmed Cherfi, le beau-père et grand-oncle du Mahdi était un homme âgé, possédant une grosse fortune amassée en pillant; de crainte de la perdre, il faisait preuve d’une soumission qui ressemblait à un esclavage, s’attirant ainsi les sympathies du calife. Peu après cet incident, j’eus occasion d’être fort inquiet. Younis avait envoyé de Dongola au calife un homme venant du Caire et ayant à faire d’importantes communications sur certaines personnes vivant ici. En présence de tous les cadis, le calife l’avait reçu. J’eus le pressentiment de n’être point étranger à cette affaire et priai un des cadis avec lequel j’étais lié de bien vouloir me renseigner. En quelques mots, il me tranquillisa, mais en m’avertissant d’être prudent et de ne pas éveiller les soupçons en ayant l’air de m’intéresser à cet incident. Après la prière, les juges furent appelés de nouveau et, accompagnés du messager, se présentèrent chez le calife. Quelques minutes après, je vis l’homme, qu’on avait garrotté, conduit en prison. Je l’avoue, je m’en réjouis et pour cause. Suivant le conseil que m’avait donné le cadi, je parus fort indifférent devant mes camarades qui cherchaient à s’enquérir des causes de l’arrestation de ce personnage. Le lendemain, je fus cité devant le calife. Les cadis, quelques-uns de mes collègues se trouvaient déjà chez lui. Il me fit prendre place et commença à me faire observer qu’il m’avait toujours exhorté à être fidèle, qu’il avait soin de moi comme un père de son fils et qu’il n’avait jamais ajouté foi aux accusations portées contre moi, par mes ennemis. «Mais, ajouta-t-il, répétant le proverbe arabe, il n’y a pas de fumée sans feu. Or, chez toi, il y a toujours de la fumée et beaucoup de fumée.» Son regard devint plus perçant. «Cet homme a prétendu hier que tu étais un espion du Gouvernement et que ta solde était versée mensuellement à ton remplaçant au Caire, lequel te la faisait parvenir ici-même. Il a soutenu avoir vu ta propre signature, chez les autorités de cette ville, prétendant que Youssouf el Gasis (le Père Ohrwalder) n’avait pu s’enfuir que par ton intermédiaire. Il a déclaré enfin que tu t’es engagé vis-à-vis des Anglais, lors d’une attaque d’Omm Derman, à t’emparer de l’arsenal ainsi que du magasin aux munitions, lequel, vous le savez tous, se trouve vis-à-vis de ta maison. Cet homme, un de nos anciens déserteurs, a été jeté en prison. Qu’as-tu à dire pour ta défense.» «Maître, répondis-je le plus tranquillement possible, Dieu est miséricordieux et tu es juste. Je ne suis pas un espion et n’ai jamais communiqué avec le Gouvernement. Quant à avoir touché un salaire quelconque, je le nie. Mes frères, tes moulazeimie qui entrent continuellement dans ma maison savent fort bien que souvent je manque même du nécessaire; le respect que j’éprouve pour toi m’a toujours empêché de me plaindre. Cet homme prétend avoir vu ma signature: nouveau mensonge! Je suis convaincu qu’il est incapable de déchiffrer nos langues européennes. Bien plus, si tu le désires, permets que j’écrive différents noms; au milieu de ces derniers, j’intercalerai le mien; s’il le lit, ce sera la preuve qu’il connaît nos caractères, mais non que je suis un espion.» J’attendis sa réponse. «Ajouteras-tu quelque chose encore contre cet homme?» «Quels services ce personnage aurait-il donc rendu au Gouvernement, repris-je, pour qu’on lui ait, à lui, un déserteur, confié mes secrets et que je suis un espion? Quant à ce qui concerne Gasis Youssouf, personne que toi ne peut mieux savoir qu’au moment de sa fuite, il m’était de toute impossibilité d’avoir des relations avec lui, ou avec un autre, puisque je ne m’éloigne jamais de ta personne. S’il avait été en mon pouvoir de favoriser la fuite de quelqu’un, si j’avais été un traître, ne serais-je pas parti moi-même? «Les Anglais savent-ils que ma maison est sise vis-à-vis du magasin aux poudres, c’est compréhensible; le messager qui m’apportait, avec ta permission, les lettres de ma famille, a pu le voir et le leur dire peut-être. «Il est fort possible aussi qu’après avoir cessé, selon ton désir, toute correspondance avec les miens, ceux-ci se soient informés de ma santé auprès des marchands qui d’ici se rendent souvent au Caire et aient appris où je demeure; en ma qualité de moulazem personne ne l’ignore. Mais quant à prétendre que je me fasse fort, au cas d’une guerre, d’occuper ton arsenal, c’est trop ridicule, trop grotesque. Autant que je puis en juger, je ne crois pas qu’on ose attaquer ton pays, ni toi, l’invincible, le victorieux; le hasard le permît-il même, comment saurais-je qu’alors, au moment propice, j’occuperais encore ma demeure actuelle? «Non, je crois plutôt qu’à ce moment-là, je serais au premier rang des combattants prouvant que mon sang et ma vie sont à toi et que je te suis fidèle et soumis. Maître, tu es juste; tu ne sacrifieras pas l’homme qui te sert depuis de longues années à un Dongolais, à un de tes ennemis!» «Eh! d’où sais-tu donc que cet homme, qui dépose contre toi, est un Dongolais?» me demanda aussitôt le calife. «Je me rappelle l’avoir vu ici, à ta porte, il y a plusieurs années avec Abd er Rahman woled Negoumi el Chehid (martyr, ainsi qu’on le nommait depuis sa mort) et l’ai fait chasser de force par tes moulazeimie, tellement il était importun.[4] «Veut-il aujourd’hui, peut-être, te prouver sa fidélité et se venger en me calomniant. Dieu t’a donné la sagesse pour gouverner les hommes; tu sauras donc aussi discerner ce qui est juste en ce cas!» Le calife attendit quelques instants. «Je t’ai appelé, me dit-il enfin, non pour te juger, mais pour te montrer que, quand même, je ne t’ai point retiré ma confiance. Si j’avais ajouté foi aux dénonciations de cet homme, je ne l’aurais point fait enfermer. Tu as des ennemis nombreux, peut-être parce que ton nom est connu ici; tu as des envieux qui ne veulent pas que tu sois près de moi...... Sois sur tes gardes: où il n’y a pas de feu, il n’y a pas de fumée!» Il me congédia. Les cadis et les moulazeimie restèrent encore longtemps avec lui. Lorsque la nuit fut venue, je questionnai en secret un de mes camarades en qui j’avais confiance sur ce que le calife avait ajouté après mon départ. Voici la réponse qu’il me fit: «Le calife a déclaré qu’il savait bien que l’homme mentait, mais, qu’en toute cette affaire, il devait pourtant y avoir un fond de vérité. Il a toutefois admis la possibilité que tu aies des ennemis au Caire, qui suscitent des intrigues contre toi.» Pendant ma défense, j’avais eu envie de soulever ce dernier point; mais il valait mieux conserver une porte de sortie, le cas échéant; le calife ayant, de lui-même, émis cette supposition, mon silence me permettrait de me défendre, en utilisant et en développant cette idée. Ne serai-je donc jamais sûr du lendemain; pendant combien de temps encore aurai-je à me défendre, à me justifier? Il était clair que le calife me considérait toujours comme son adversaire et n’attendait qu’une occasion, une seule pour me mettre, à jamais, hors d’état de lui nuire...! Et pourtant, grâces soient rendues à Dieu qui le faisait agir à mon égard, avec plus de douceur qu’avec toute autre personne. Ah! Madibbo, ton précepte «sois soumis et patient» est juste, mais combien est-il dur à suivre! Le lendemain, après la prière, je me rendis un instant dans ma demeure. Nur el Gerefaoui, le successeur d’Ibrahim Adlan m’y suivit. Je le connaissais depuis longtemps et nos rapports étaient très amicaux. «Visite bien rare, lui dis-je, Dieu veuille que la cause en soit heureuse!» «Oui, répondit-il, en me serrant fortement la main que je lui tendais; mais qui te dérangera quelque peu néanmoins. J’ai besoin de ta maison et je te prie de me la céder aujourd’hui même. En échange, je t’en donne une sise au sud de la djami; celle-là même où les hôtes du calife ont coutume de descendre. «Elle est plus petite que la tienne, c’est vrai, mais à cause de sa position, séparée de la djami par la route seulement, elle te sera commode, à toi qui es un homme si pieux.» «Bien; mais entre nous, qui t’a envoyé ici? Le calife ou bien Yacoub?» «C’est un secret, reprit-il en souriant; en réfléchissant à ta comparution d’hier, chez le calife, tu peux aisément résoudre ta question.» Puis il ajouta, non sans ironie: «Le maître t’aime tant, qu’il veut sans doute t’avoir plus près de lui encore; deux cents pas à peine sépareront vos habitations respectives! Eh bien, quand puis-je occuper ta demeure?» «Ce soir, j’aurai déménagé, répliquai-je; le seul travail consiste à transporter mon blé et le foin pour mon cheval et pour mon âne. Ma nouvelle maison n’est-elle pas inhabitée?» «Certainement; j’ai donné ordre de la nettoyer; je vais prendre les mesures nécessaires tandis que, de ton côté, tu te mettras aussitôt à l’ouvrage. Espérons que la nouvelle te portera plus de chance que l’ancienne,» murmura-t-il, en s’éloignant. Le calife venait donc ainsi de me donner publiquement une nouvelle preuve de méfiance, puisqu’il voulait m’éloigner de ses magasins contenant les armes et les munitions que j’aurais occupés, au cas d’une attaque, ainsi qu’il se le figurait. J’appelai mes gens et nous commençâmes à déménager. Les malheureux, je parle de mes domestiques, maudissant le calife appelèrent sur lui la colère divine. Ils demeuraient là depuis des années; c’était leur doux nid, cette maison; de leurs propres mains, ils avaient creusé un puits profond de seize mètres environ, ils avaient planté des citronniers, des grenadiers qui justement allaient porter des fruits! Ce changement me touchait fort peu, en somme. Que de fois j’avais prié Dieu de me fournir une occasion de pouvoir quitter cette maison. Je me disais comme Gerefaoui, espérons que la nouvelle demeure me porterait plus de chance! Au reste, je n’étais pas le seul qui dut déménager si subitement. Tout le quartier situé au nord de la maison du calife, occupé en grande partie par les Ashraf et leurs partisans, dut être évacué sur le champ, sans que les habitants reçussent la permission d’emporter une partie intégrante quelconque de leurs maisons et sans recevoir d’indemnité. On leur assigna un terrain avec ordre de se construire de nouvelles habitations. Comme on le voit, j’étais toujours moins mal traité que les autres. Un marchand du Darfour, dont je fis la connaissance ici, apprit que j’étais Autrichien et que je prenais une vive part à tous les événements qui surgissaient dans mon pays; il voyageait beaucoup, se rendant fréquemment en Egypte, à Alexandrie, en Syrie même. Un jour, m’ayant cherché dans la djami, il me fit en quelques mots à voix basse, diverses communications sur l’Egypte et me donna un journal d’Alexandrie, qui ne datait certes pas du jour même, mais qui contenait quelques articles sur ma patrie. Curieux de le lire, je me rendis, dès que je le pus, chez moi et, en le parcourant d’abord, j’appris, à mon grand effroi, la mort de notre prince héritier Rodolphe. Je ne saurais décrire l’impression que me fit cette nouvelle. J’avais servi sous ses ordres et je n’avais point perdu l’espoir de rentrer un jour dans mon pays l’assurer que dans toutes mes vicissitudes, je n’avais point oublié l’honneur d’avoir été officier dans son régiment. Qu’importait donc mon sort, en présence d’un événement aussi émouvant! Je me repris à penser à notre Empereur qui est aimé de son peuple comme pas un monarque et que nous autres Autrichiens, nous sommes habitués à considérer comme un père! Entouré d’hommes qui, par nature et par habitude, n’éprouvaient aucun sentiment, j’avais le loisir de me rappeler tant de souvenirs et de donner libre cours à l’amertume et aux ressentiments douloureux que j’éprouvais. Et pourtant, il ne m’était point permis de laisser remarquer ce qui m’agitait si profondément! Il me fallait refouler de force les sentiments que je portais à ma patrie, aux miens et qui menaçaient parfois de prendre le dessus; je devais le faire pour que la nostalgie, l’agitation ne me fissent pas perdre la force de résistance nécessaire et ne me fissent pas paraître plus misérable encore que je l’étais. Cela me réussissait, en partie du moins, me contentant pour l’instant de mon sort, mais nourrissant toujours l’espoir d’une amélioration, d’être libre enfin. Cette triste nouvelle m’abattît cependant; je me sentis plus malheureux qu’auparavant. Ah! pourquoi cet homme m’avait-il apporté ce journal! Il avait cru me rendre service, sans doute: il m’avait enrichi d’une douleur et appauvri d’une espérance! Mes camarades, sans deviner la cause de mon abattement visible, me conseillèrent de paraître content comme d’habitude, et de ne point regretter mon ancienne demeure; car, le calife, par ses espions, ne manquerait point de s’informer de moi. Je m’efforçai donc de paraître indifférent et prétendis être indisposé. Bien autre chose préoccupait le calife. Il avait reçu d’Ahmed woled Ali, qui remplaçait Zeki Tamel à Gallabat un message dans lequel celui-là se plaignait amèrement de Zeki, son supérieur. Quelques jours après, le plaignant lui-même arriva et, tant en son nom personnel, qu’au nom des émirs de Zeki, il déposa contre ce dernier, au sujet d’insultes, de rapts de fortune, de vols et rappela que Zeki voulant se rendre indépendant, n’attendait que l’occasion favorable de mettre ses projets à exécution. Le calife qui savait bien que ces accusations étaient dues surtout à l’aversion qu’éprouvaient les émirs à l’égard de leur commandant, ordonna à Zeki de leur restituer les biens confisqués, et à l’avenir de les traiter selon leur situation. Ahmed woled Ali dut rentrer à Gallabat; le calife le pria toutefois de surveiller étroitement son supérieur et de dresser des rapports précis et exacts sur les faits qu’il avançait. Haggi Mohammed Abou Gerger fut rappelé de Kassala par le calife qui le remplaça par Mousid; Gerger était Dongolais; aussi pour ne pas le laisser au milieu de ses compatriotes, le calife l’expédia à Redjaf, avec deux vapeurs destinés à renforcer les troupes qui se trouvaient là; en cela, il agissait comme il l’avait fait avec Mohammed Khalid. Omer Salih fut cité à Omm Derman pour fournir de vive voix des renseignements sur la situation à Redjaf; Gerger fut nommé émir du pays; tous les soldats et les combattants porteurs d’armes à feu furent placés sous les ordres de Moukhtar woled Abaker parent du calife. Les vapeurs étaient partis depuis quelques jours quand le calife fut atteint du typhus. Toute la population d’Omm Derman fut en proie à une grande inquiétude et suivit avec intérêt le cours de la maladie, dont le dénouement fatal pouvait amener les plus graves bouleversements. Le calife Ali woled Helou, héritier présomptif selon la loi du Mahdi, montra, en ces jours, un intérêt qui ne concordait pas très bien avec l’amour qu’il portait à Abdullahi; ses partisans et ses compatriotes suivirent son exemple, et pour cause! Mais la robuste constitution du calife l’emporta, à moins que les habitants du Soudan ne fussent point encore suffisamment châtiés et que, vivant fléau, Dieu n’ait pas voulu l’enlever avant que son œuvre fut achevée! Vingt jours de maladie; puis il reparut de nouveau devant ses disciples qui le saluèrent par des acclamations, des cris de joie: il est vrai que la plupart ne cherchait qu’à faire du bruit! Seuls, ses parents et les tribus de l’ouest se réjouirent de sa guérison. Le calife toutefois ne se trompa point sur ce qui s’était passé pendant sa maladie. Il savait bien qu’en ayant donné toujours la préférence à ses parents, les autres tribus occidentales seraient fâchées, mais comme elles étaient étrangères au pays, elles se verraient quand même obligées de prendre son parti. Les habitants des rives, ceux du Ghezireh, la plupart Djaliin et Danagla, c’est-à-dire ses ennemis, étaient désarmés et affaiblis par la confiscation de leurs biens. Il les éloigna encore davantage de leur patrie, en les consignant au Darfour, à Gallabat et à Redjaf, sous prétexte de renforcer les garnisons. Il avait compris aussi que le calife Ali woled Helou et les siens aspiraient à gouverner, mais il savait que jamais ils ne se décideraient, comme les Ashraf, à chercher par la force l’accomplissement de leurs désirs. A mon égard il était devenu encore plus méfiant qu’autrefois. Depuis que nous étions voisins, il s’enquérait en secret auprès de mes camarades, de toutes mes démarches, de ma façon de vivre, de mes sentiments. Etant au mieux avec la plupart des moulazeimie, ceux-ci parlaient en ma faveur; ils me prièrent pourtant de redoubler de prudence. Nous étions en décembre 1892; un jour, un peu avant midi, je quittai la porte du calife, désirant aller me reposer: on me rappela aussitôt. Près du calife, je trouvai ses cadis assis en cercle; j’avais encore, toutes fraîches en ma mémoire, les leçons et les menaces qu’on m’avait faites à la suite des calomnies de Tajjib woled Haggi. Aussi mon anxiété ne fit-elle que croître en prenant place au milieu des juges, selon l’ordre du calife, qui n’avait pas répondu à mon salut. «Prends ceci, me dit-il d’un ton sévère; examine-le!» Je pris l’objet en question: c’était un anneau en laiton d’environ quatre centimètres de tour; une petite capsule de la forme et de la grosseur d’une cartouche de revolver, y était adaptée. On avait essayé de l’ouvrir et je vis clairement qu’elle contenait un papier. Le moment était très peu agréable pour moi: Etait-ce une lettre à mon adresse; venait-elle de ma famille ou du Gouvernement égyptien; le messager avait-il été découvert et arrêté? Mauvaise affaire! Je m’efforçai cependant de paraître très calme. On me tendit un couteau: j’ouvris à moitié la capsule; j’en sortis le papier, réfléchissant à ce que j’allais dire. Par bonheur, je n’eus besoin de rien inventer; je dépliais le papier sur lequel étaient écrites en allemand, en anglais, en français et en russe, les lignes suivantes: «Cette grue est née et a été élevée dans ma propriété d’Ascania-Nova, Gouvernement de Tauride, Russie méridionale. Prière de m’informer où cet oiseau a été pris ou tué. Septembre 1892. Fr. Falz-Fein.» Je respirai. «Eh! bien, demanda le calife, quelles nouvelles contient ce papier?» «Maître, répondis-je, cet anneau a été suspendu au cou d’un oiseau et celui-ci a été tué. Son possesseur vit en Europe; il demande qu’on veuille bien lui faire savoir où cet oiseau a été pris ou tué.» «Tu as dit la vérité, reprit le calife d’un ton plus amical; un Sheikhieh a tué l’oiseau près de Dongola; il a remis cette capsule à l’émir Younis woled ed Dikem, dont le secrétaire ne lit pas l’écriture des chrétiens. Il me l’a fait parvenir. Répète, qu’y a-t-il sur le papier?» Je traduisis mot à mot et essayai, sur son désir, de lui expliquer la situation de la Russie ainsi que la distance qui nous séparait de ce pays. Mais il conclut, disant: «C’est là encore une des nombreuses machinations infernales des infidèles qui usent leur vie avec de telles inutilités; un mahométan sincère ne tenterait jamais pareille chose!» Je remis au secrétaire la capsule et le papier et m’éloignai, répétant: «Ascania-Nova, Tauride, Russie méridionale, Falz-Fein.» Les moulazeimie qui montaient la garde, inquiets de ma comparution devant le calife se réjouirent en me voyant sortir, presque joyeux. Je me dirigeai vers ma demeure, murmurant toujours le contenu du papier, me promettant, si jamais j’étais libre, d’avertir le possesseur de la grue du sort qu’elle avait eu et des moments pleins d’angoisse qu’elle m’avait fait passer. Ainsi qu’on le lui avait ordonné, Mahmoud Ahmed était arrivé à Omm Derman avec toutes ses troupes disponibles, environ 5000 hommes, du Darfour où il n’avait laissé que les garnisons absolument nécessaires. Il établit ses quartiers au sud de la ville, à Dem Younis. J’eus de nouveau de pénibles journées à supporter. Le calife, que la passion des manœuvres avait repris, mais qui n’était point apte à diriger des troupes aussi nombreuses, me rendit responsable de tout, en ma qualité d’adjudant et m’accusait invariablement, à la fin de chaque journée, d’incapacité, de mauvaise volonté.... Enfin, Mahmoud Ahmed rentra au Darfour avec ses troupes qui prêtèrent serment et qui reçurent.... des gioubbes toutes neuves. Le calife dirigea son attention sur les provinces équatoriales; Haggi Mohammed Abou Gerger y était comme chef résident. Le calife envoya à Redjaf deux vapeurs portant 300 hommes, sous le commandement de son parent Arabi Dheifallah, avec mission de destituer Gerger et de le jeter en prison; en même temps, il ordonna de mettre aux fers Mohammed Khalid et de l’envoyer en exil à Redjaf. En somme Dheifallah devait agrandir le territoire des Mahdistes et envoyer à Omm Derman des esclaves et de l’ivoire. Pendant les préparatifs de l’expédition de Dheifallah, le calife avait fait venir à Omm Derman Zeki Tamel sous le prétexte de discuter avec lui sur les opérations à entreprendre contre les Italiens. En réalité, et comme nous l’avons vu, plaintes sur plaintes étaient parvenues au calife par ses émirs, les unes justifiées, les autres inspirées par Ahmed woled Ali qui briguait pour lui-même le commandement suprême et excitait les émirs par des promesses à s’efforcer d’obtenir la déposition et si possible la condamnation de leur commandant. Quatre jours après le départ d’Arabi Dheifallah, Zeki arriva à Omm Derman avec les émirs qu’il croyait lui être dévoués, après avoir nommé Ahmed woled Ali pour le remplacer et lui avoir ordonné d’attendre son retour dans le Ghedaref. Zeki fut reçu par le calife avec des marques d’amitié hypocrites; mais son jugement était depuis longtemps prononcé. Quelques jours plus tard, Ahmed woled Ali arriva aussi à Omm Derman, malgré la défense que lui en avait faite Zeki, avec tous les émirs restés dans le Ghedaref. Ils furent, à plusieurs reprises, reçus secrètement par le calife et lui donnèrent les preuves de l’infidélité de Zeki. Ils appuyèrent sur ce fait, qu’il n’avait pas suivi les ordres du calife de rendre aux émirs les biens qui leur avaient été pris, mais qu’il en avait détourné une forte partie pour s’attacher complètement ses soldats, afin qu’ils ne l’abandonnâssent pas dans l’accomplissement de son désir d’indépendance. Le calife prit conseil de son frère Yacoub; ils tombèrent à la fin d’accord de rendre une fois pour toutes incapable de nuire, Zeki dont la simple privation du commandement n’amènerait aucune tranquillité durable à cause du grand attachement de ses soldats pour lui. Le lendemain matin, Zeki, qui ne soupçonnait rien, et qui, se vantant hautement des grands services qu’il avait rendus autrefois, s’attendait de la part du calife à un sérieux avertissement suivi de pardon, fut attiré, sous prétexte d’un entretien, dans la maison de Yacoub. A son entrée, quatre hommes qui se tenaient cachés l’attaquèrent par derrière et le jetèrent sur le sol. On lui enleva son sabre et on lui lia les mains. Zeki s’était fréquemment exprimé avec mépris et dédain sur le compte de Yacoub et du cadi Ahmed woled Ali; il les avait comparés, tandis qu’il se désignait lui-même comme un brave guerrier, à des femmes qui ne songeaient qu’à recevoir des cadeaux pour passer leur existence dans le repos et la volupté. On le traîna sans armes, les mains attachées derrière le dos, dans une cour voisine, devant ses deux anciens ennemis. «Eh bien, héros, lui demanda Yacoub ironiquement, où est maintenant ta bravoure?» «De même que ton élévation aux pouvoirs et aux honneurs est venue de ma main, lui dit le cadi Ahmed qui autrefois à Gallabat l’avait investi du commandement suprême, de même ta condamnation sera mon œuvre. Je remercie Dieu qui m’a permis de voir le jour où tu es enfin en mon pouvoir.» Zeki leur répondit, en grinçant des dents: «J’ai été surpris lâchement et trahi. Si je me trouvais en champ clos, je ne craindrais pas des centaines de gens de votre sorte. Je sais que je suis perdu; après ma mort, on cherchera des hommes pour me succéder, mais on ne les trouvera pas.» «Sur un signe de Yacoub, Zeki fut entraîné dans la prison commune, outragé, maltraité; on le chargea de fers autant qu’il put en porter; puis, on le jeta dans un cachot à l’écart. Privé complètement de rapport avec les vivants, on lui supprima même le pain et l’eau, en sorte qu’après vingt jours de captivité, il périt misérablement de faim et de soif. Au moment de son arrestation, on avait confisqué sa maison située à Omm Derman. On y trouva 50 000 écus Marie Thérèse et Medjidieh, entassés dans des sacs; de l’or non monnayé en anneaux et une grande quantité de joyaux précieux, provenant des campagnes d’Abyssinie. Plusieurs chefs de ses troupes nègres, qui lui étaient fidèlement dévoués, et qui étaient venus avec lui de Gallabat furent également jetés dans les fers; on les laissa pour la plupart périr de faim et de soif, comme leur maître. Ahmed woled Ali fut alors nommé par le calife commandant en chef et successeur de Zeki. Il se mit en route aussitôt avec les émirs, pour le Ghedaref où la garnison de Gallabat avait été laissée. Suivant les ordres qu’il avait reçus, il confisqua la fortune de son prédécesseur, consistant en chameaux et en nombreux esclaves. Il envoya le tout à Omm Derman avec toutes les femmes, au nombre de 164 et dont Zeki avait eu 27 enfants. Le calife garda pour lui les animaux et les esclaves, il fit cadeau des femmes sans enfants à ses partisans, puis maria les mères des 27 rejetons à ses esclaves de sorte que les orphelins, dont le père était de souche esclave furent élevés par ses anciens compagnons. Les frères et les proches parents de Zeki, au nombre de sept personnes furent cruellement mis à mort par Ahmed woled Ali et même une de ses sœurs fut fouettée jusqu’à ce que mort s’ensuive sous le futile prétexte qu’elle avait caché sa fortune. Ahmed woled Ali avait maintenant le commandement supérieur; il voulut aussitôt démentir le reproche de lâcheté qu’on lui faisait de tous côtés, et, par ses opérations militaires, conquérir des lauriers. Sur sa demande, il reçut du calife la permission de marcher contre les tribus arabes établies entre Kassala et la Mer Rouge et soumises au Gouvernement italien. Mais il reçut l’ordre toutefois de ne pas attaquer les troupes dans leurs forteresses; la garnison de Kassala sous les ordres de Mousid Gedoum reçut pour instruction de se tenir prête à marcher et de se joindre à lui. Au commencement de novembre 1893, il quitta le Ghedaref avec son armée et les troupes de Kassala; il avait une force d’environ 4500 fusils, 4000 porteurs de lances et 250 chevaux pour combattre les tribus arabes de l’est, de Beni Amer, Hadendoa et d’autres. Celles-ci, instruites à temps de ses intentions, avaient chassé leurs troupeaux et se retiraient lentement devant lui. Près d’Agordat, il tomba sur les troupes italiennes qui s’y étaient fortifiées, et les attaqua sans réfléchir, à cause de leurs forces minimes, malgré la défense du calife. Ahmed woled Ali fut battu. Lui-même tomba et avec lui ses deux principaux lieutenants Abdallah woled Ibrahim et Abd er Rasoul, ainsi qu’un grand nombre de ses émirs. Les pertes de cette journée dépassèrent 2000 hommes appartenant presque exclusivement au contingent du Ghedaref, car Mousid avec ses soldats n’appuyait pas Ahmed woled Ali. Si les troupes italiennes avaient été assez fortes pour entreprendre une poursuite énergique contre les Mahdistes fuyant vers Kassala, ces derniers auraient été complètement anéantis. Grande fut l’émotion à Omm Derman lorsque arriva la nouvelle de la défaite et de la mort d’Ahmed woled Ali et de ses principaux chefs. Le calife chercha, il est vrai, à faire bonne contenance et à conserver devant le public son calme et son indifférence en prétendant que l’ennemi avait subi de bien plus grosses pertes que ses propres troupes et qu’il remerciait Dieu de ce que ses parents avaient trouvé la mort des martyrs (shehada) en combattant contre les chrétiens. En réalité, il passa des nuits sans sommeil, harcelé par la crainte que le Gouvernement italien ne fut encouragé, par sa victoire facile, à attaquer Kassala elle-même dont la conquête au milieu de la panique qui régnait actuellement ne pouvait offrir, d’après sa propre conviction, aucune difficulté sérieuse. Ce ne fut que lorsque la nouvelle authentique arriva après plusieurs jours que l’ennemi n’avait pas quitté ses anciennes positions et ne songeait pas à une marche en avant, qu’il se calma et pensa à nommer un nouveau commandant pour rassembler, discipliner et fortifier les troupes retournées dans le Ghedaref et errant sans maître dans le pays. Mais la population d’Omm Derman vit, dans la défaite et la mort d’Ahmed woled Ali et de ses émirs, une grande punition du ciel. Les victimes avaient honteusement calomnié Zeki Tamel qui les traitait brutalement il est vrai. Elles l’avaient désigné au calife comme rebelle et elles s’étaient rendues coupables par leurs fausses allégations de sa mort honteuse. Elles avaient massacré ses frères et n’avaient pas même ménagé les femmes. La justice divine les avait atteintes, la mort de Zeki était vengée! Le calife nomma son cousin Ahmed Fadhil, commandant du Ghedaref avec la recommandation alors bien inutile de se tenir strictement sur la défensive. Fadhil se rendit à son poste en passant par Kassala et rassembla les troupes dispersées dans le pays qui, après la défaite d’Agordat, cherchaient à pourvoir à leur entretien en pillant et en volant. La tranquillité du calife fut de courte durée. En effet, on l’informa de nouveau, nouvelle qui l’effraya, que les Italiens avaient l’intention de prendre Kassala. Mais comme ce bruit ne fut pas suivi d’action, il se tranquillisa et se berça de l’espoir de rester, sans être inquiété, en possession de ses positions. Il exprima même en public sa volonté de venger la défaite d’Ahmed woled Ali. En réalité, il n’en avait nullement envie. Mais il croyait que c’était par une feinte qu’il pourrait le mieux détourner l’ennemi d’une attaque offensive, et il envoya dans ce but, au Ghedaref, de petits renforts de cavaliers et de porteurs de lances. Quelques mois s’écoulèrent ainsi, lorsqu’un jour, après la prière du matin, trois hommes parurent à la porte du calife et demandèrent instamment à être introduits aussitôt auprès de lui. Je reconnus parmi eux des émirs des tribus des Baggara, stationnées à Kassala, et, à leur mine, on pouvait deviner que ce n’était pas une bonne nouvelle qu’ils avaient à transmettre à leur maître. Ils furent introduits; mais bientôt on put remarquer, dans l’entourage du calife, tous les signes d’une émotion extraordinaire. Le calife Ali woled Helou, Yacoub et tous les cadis furent convoqués en toute hâte au conseil. Le pressentiment du calife s’était réalisé. Kassala était tombée! Les Italiens s’en étaient emparés après un court combat. Le calife ne put tenir secret cet événement. Il fit sonner l’umbaia, battre du tambour de guerre et seller les chevaux, puis accompagné de tous ses moulazeimie et d’une masse de porteurs de lances et de cavaliers s’avança solennellement jusqu’au bord du fleuve. Là, il força son cheval à entrer dans l’eau jusqu’aux genoux, puis tirant son épée et la brandissant d’un air menaçant du côté de l’est, il cria à plusieurs reprises, d’une voix retentissante: «Allahou akbar!» (Allahou akbar, c’est-à-dire Dieu est le plus grand, exclamation par laquelle on a coutume d’implorer l’aide de Dieu, contre ses ennemis.) La foule émue répéta en rugissant, les paroles du maître. Mais une grande partie de la masse hurlante se réjouissait intérieurement de l’agitation du calife, souhaitant pour lui de nouvelles humiliations, et pour eux-mêmes la délivrance du joug écrasant de sa domination. [Illustration: LE CALIFE EXCITANT SES TROUPES À ATTAQUER KASSALA.] Puis le calife, revenu sur la rive, descendit de cheval et s’assit sur une peau de mouton qu’on étendit pour lui. Alors il communiqua à la foule rassemblée autour de lui la chute de Kassala et raconta que ses troupes, assaillies pendant la prière du matin par une quantité innombrable d’ennemis, avaient été forcées de se retirer. Il prétendit que ses fidèles avaient sauvé tout leur matériel de guerre, ainsi que leurs femmes et leurs enfants et qu’ils s’étaient retirés presque sans pertes, tandis que l’ennemi avait souffert de tels dommages qu’il regrettait la prise de Kassala et la considérait comme une défaite. Les plus dévoués de ses partisans eux-mêmes reconnurent dans les paroles du calife une vaine tentative de déguiser le véritable état de choses. Dans le court espace de temps qui s’était écoulé depuis l’arrivée des émirs, on avait déjà appris que la garnison de la ville n’avait absolument pas été surprise, mais avait été informée à temps de l’approche de l’ennemi et avait refusé, par hostilité contre son chef Mousid Gedoum et par une répugnance générale, de combattre contre l’ennemi approchant et, sans tenter aucune résistance, s’était retirée à Gos Redjeb. Le calife fut absolument abattu de la perte de Kassala à la suite de quoi Omm Derman elle-même semblait offerte à l’attaque de l’ennemi. Mais la nouvelle que ses partisans ne combattaient plus comme auparavant, pour lui et pour sa cause, l’accabla de douleur. Pour la première fois peut-être, il comprit que le sentiment général avait changé, non seulement à Kassala, mais dans tout le pays et que sa popularité, le zèle de la foi, l’esprit de sacrifice pour la cause sainte avaient fortement baissé, s’ils n’avaient même pas totalement disparu. Se basant toujours de nouveau sur le fait qu’il n’avait en réalité subi aucune perte, mais qu’il avait perdu une position sans valeur pour lui, il fit connaître enfin, avec une confiance forcée, son intention non seulement de reconquérir Kassala dans un temps peu éloigné, mais encore de forcer l’ennemi à se retirer jusqu’à la Mer Rouge. Il ne retourna dans sa maison qu’à une heure tardive; il tint conseil avec son frère et les cadis sur les premières mesures à prendre. Ah! il devait regretter son ancien premier conseiller, le cadi Ahmed woled Ali qui l’avait servi pendant plus de dix ans, comme un partisan et un ami fidèle. Le cadi avait, par sa position comme juge suprême, acquis la plus grande influence dans le pays et une fortune énorme. Plus de mille esclaves des deux sexes cultivaient ses immenses possessions; des marchands à sa solde s’en allaient en Egypte et y vendaient pour lui les produits naturels du pays, la gomme et les plumes d’autruche, les troquant aussi contre d’autres marchandises. Il possédait non seulement de nombreux troupeaux de chameaux et de bœufs, mais encore des chevaux magnifiques et _last not least_, les plus belles femmes esclaves peuplaient son harem. Tout cela lui avait attiré la jalousie de Yacoub et d’Othman, le jeune fils du calife. Le premier voyait en outre en lui, la cause pour laquelle beaucoup de ses propositions n’étaient pas accueillies par le calife. Mais ce dernier lui-même était également devenu jaloux de la richesse de son premier cadi et de son influence sur la population. Il écouta donc d’une oreille trop complaisante les accusations avancées par Yacoub contre Ahmed, lui reprochant de se servir de sa puissance pour s’enrichir et de porter atteinte à l’autorité du calife par son immense influence. Sous prétexte d’avoir agi contre ses ordres dans d’importantes affaires de confiance, le calife condamna à la détention perpétuelle son premier juge Ahmed woled Ali, en présence de tous les cadis jaloux de la richesse de leur chef et indisposés contre lui à cause de sa sévérité. Le cadi Ahmed qui avait, au service du calife, condamné et privé de leurs biens tant de gens, qui avait rendu des femmes veuves et des enfants orphelins, fut alors lui-même traîné par des soldats nègres, hors de la maison du calife et jeté en prison. Sa fortune fut confisquée et le calife choisit dans son harem, pour lui-même, pour Yacoub et pour ses fils, les plus belles femmes, distribuant les autres à ses partisans. Le calife qui voyait fort bien que la reprise de Kassala offrait les plus grandes difficultés et était même presque impossible, donna l’ordre à Osman Digna, qui se tenait à Adarama sur l’Atbara, à environ trois jours de voyage de Berber de se joindre avec toutes ses forces disponibles à Mousid Gedoum, à Gos Redjeb. En même temps, Ahmed Fadhil reçut pour instruction d’établir un poste fortifié d’au moins mille fusils à Fascher, à un jour et demi de voyage de Kassala sur l’Atbara. Lui-même envoya d’Omm Derman quelques détachements à Ousoubri, située sur l’Atbara, dans le voisinage de Fascher, entre cette station et Gos Redjeb. Bien qu’il prétendit vouloir prendre l’offensive contre l’ennemi se trouvant à Kassala, tous ses ordres avaient cependant pour but unique de fortifier la ligne de l’Atbara, afin de pouvoir offrir une résistance réelle par ces positions défensives si l’ennemi osait tenter d’avancer contre Omm Derman elle-même. A cette époque troublée, le calife apprit avec joie la nouvelle qu’un envoi d’Arabi Dheifallah était arrivé de Redjaf à Ghetena sur le Nil Blanc, non loin d’Omm Derman. Il consistait en deux vapeurs chargés d’esclaves et d’ivoire. Les vaisseaux abordèrent quelques jours après; il fit marcher pompeusement à travers toute la ville environ quatre cents esclaves afin de bien montrer aux yeux du public les succès d’Arabi Dheifallah dans les provinces équatoriales. Ce dernier avait combattu et vaincu une partie de ces troupes de nègres qui s’étaient séparées du temps d’Emin Pacha et cherchaient leur subsistance dans le pays de leur propre chef. Fadhlelmola bey, anciennement sous les ordres d’Emin, était entré en relation avec les agents de l’Etat du Congo qui s’étaient avancés du sud-ouest. Ceux-ci avaient promis leur concours; celui-là se vouerait à leur service et défendrait leurs intérêts. Mais sa ferme intention était de se maintenir indépendant et de tirer seulement autant d’avantages que possible des fonctionnaires de l’Etat du Congo, sous prétexte d’être leur allié et leur serviteur, afin de fortifier sa situation actuelle qui n’était pas sûre. A la suite de faux rapports, il s’aventura jusque dans le voisinage du Redjaf qu’il croyait faiblement occupé par les Mahdistes. Il reconnut trop tard qu’il s’était trompé, se retira en toute hâte, mais fut poursuivi par Arabi Dheifallah et atteint après quelques jours de marche. A midi, comme ses hommes chassaient, dispersés dans la forêt, Fadhlelmola bey fut surpris. Il succomba après s’être bravement défendu et, avec lui, la plus grande partie de ses soldats. Quelques-uns seulement se rendirent. Les vainqueurs s’emparèrent de beaucoup de femmes et d’enfants, de quelques fusils, etc. Parmi les trophées envoyés à Omm Derman, se trouvaient quatre drapeaux bleus, de l’Etat du Congo, avec une étoile d’or à cinq rayons au milieu et deux uniformes noirs sur les boutons desquels on pouvait lire l’inscription suivante «Travail et Progrès». Cela m’émut singulièrement de voir pour la première fois les enseignes de l’Etat du Congo; j’avais bien une légère notion de son existence, mais son étendue et ses limites m’étaient alors complètement étrangères. Des lettres en langues européennes furent aussi trouvées dans le camp de Fadhlelmola. Le calife s’abstint toutefois de me les montrer; il préférait ignorer leur contenu plutôt que de m’en donner connaissance. La joie éprouvée par le calife, au sujet du succès de son parent, fut cependant de beaucoup diminuée par la nouvelle que des agents chrétiens pénétraient depuis le sud et l’ouest dans les provinces équatoriales. Arabi Dheifallah avait appris la présence d’une puissance étrangère dans l’Ouganda, et la marche de forces chrétiennes depuis l’Afrique occidentale. Il adressa un rapport à ce sujet et demanda des instructions. Le calife lui envoya environ 400 hommes de renfort à Redjaf, avec l’ordre de retirer les postes avancés si des forces supérieures s’avançaient contre eux, mais de conserver en tout cas Redjaf elle-même. Dès le début, déjà lors de l’envoi de la première expédition contre Emin Pacha, il n’avait pas été dans l’intention du calife de conquérir un pouce de terrain là-bas et d’y introduire sa domination. Il voulait seulement établir une station afin d’avoir en quelque sorte une base d’opération pour ses expéditions dont le but était d’enlever des esclaves et de rapporter de l’ivoire. Lorsque le vapeur fut parti pour le sud, le calife tourna de nouveau toute son attention sur l’ennemi de l’est. Il dirigea sur Ousoubri tous les Djaliin encore fixés à Omm Derman et nomma commandant de ce poste Hamed woled Ali, frère d’Ahmed woled Ali, tué à Agordat par les Italiens. Bientôt après, il ordonna aux Danagla qui se trouvaient aussi à Omm Derman de marcher également sur Ousoubri, puis il envoya encore dans le Ghedaref de petits détachements de cavaliers arabes comme renfort. Sur la demande du calife, les tribus arabes possédant des chameaux durent fournir environ 3000 de ces animaux dont 1000 devaient être incorporés avec leurs cavaliers dans la cavalerie se trouvant dans le Ghedaref, tandis que le reste devait amener à Ousoubri le blé emmagasiné sur les bords du Nil Bleu à Roufa et Abou Haraz. La contrée d’Ousoubri en effet, abandonnée par ses habitants depuis des années, était complètement inculte et par suite, une grande disette y régnait. Il espérait ainsi avoir suffisamment fortifié la ligne de l’Atbara et créé une muraille protectrice destinée à arrêter l’attaque de l’ennemi. Cette année-là, le calife ne parut pas devoir rester tranquille. Mahmoud Ahmed rapporta que des chrétiens avaient pénétré dans la province du Bahr el Ghazal et s’efforçaient d’en gagner les tribus. Ils avaient dans ce but déjà passé des contrats avec les chefs et étaient arrivés à Hofrat en Nahas (mines de cuivre près de Kallaka sur la frontière sud-ouest du Darfour). C’était là en réalité une nouvelle de la plus haute importance et le calife avait toute raison d’en être tourmenté. La province du Bahr el Ghazal riche et productive, habitée par des tribus guerrières, mais divisées entre elles, livrait de tout temps le gros des soldats aux bataillons soudanais. Quatre à cinq mille hommes pouvaient chaque année facilement être réunis et par suite de leurs dissensions de tribu à tribu, on pouvait exclure presque le danger d’une révolte. Le propriétaire de la province du Bahr el Ghazal pouvait ainsi, en quatre ou cinq années, réunir entre ses mains une force d’environ 20000 hommes, relativement bien organisée et sûre, suffisante pour imposer sa domination sur le Darfour et le Kordofan et même sur le Soudan tout entier. De plus, ces tribus nègres avaient, cela va sans dire, peu de sympathie pour les chasseurs d’esclaves arabes et se seraient volontiers soumises à une puissance qui leur aurait accordé sa protection contre eux. Le calife connaissait la situation: il sut aussitôt, à la réception du rapport de Mahmoud Ahmed qu’il s’agissait pour lui d’une question vitale. Il lui intima l’ordre d’envoyer aussitôt, dans le sud du Darfour une force suffisante pour chasser les étrangers des districts du Bahr el Ghazal. D’après ces instructions, Mahmoud Ahmed fit avancer l’émir Hatim Mousa, de la tribu des Taasha avec des troupes importantes au sud de Shakka, dans les districts nord du Bahr el Ghazal. Les tribus frontières des Forogé, des Kara, des Bounga et d’autres avec lesquelles les Européens avaient déjà conclu des contrats, se soumirent sans résistance aux Mahdistes qui prirent possession de leur pays. Un jour, je fus appelé auprès du calife qui me remit plusieurs papiers écrits en langue française avec l’ordre de les lui traduire. Il y avait parmi eux deux lettres du lieutenant de la Kéthulle où il donnait à ses subordonnés différentes instructions et règles de conduite dont la teneur était sans aucun intérêt. Ces papiers étaient tombés dans les mains de Hatim Mousa lors de l’occupation du territoire des Forogé. Il y avait là aussi un traité entre le sultan Hamed woled Mousa, chef des Forogé et les représentants de l’Etat du Congo. Le traité contenait trois paragraphes conçus à peu près comme suit: § 1.—Le sultan Hamed woled Mousa, chef de la tribu des Forogé reconnaît la suprématie de l’Etat indépendant du Congo et se place, lui et sa tribu, sous sa protection. § 2.—Le sultan Hamed woled Mousa s’engage à entrer en relations de commerce avec l’Etat du Congo, à exiger l’extension de celles-ci jusqu’aux districts frontières du Darfour, si possible, et à accorder aux agents de cet Etat protection et sécurité dans l’intérieur des frontières de son pays. § 3.—L’Etat indépendant du Congo s’engage à soutenir le sultan Hamed woled Mousa dans toutes les entreprises qui auraient pour but de maintenir et de fortifier son autorité dans le pays. Conclu au mois d’août 1894. Hamed woled Mousa, sultan des Forogé (Sceau). Semio woled Tikma, sultan des Tiga, comme témoin. (Signatures des représentants de l’Etat du Congo.) Les deux sultans s’étaient servi lettres latines pour apposer leurs signatures. J’eus à peine traduit que le calife me reprit aussitôt le papier. La curiosité l’emportait sur la défiance. Il me dit pourtant: «Je ne t’ai pas seulement fait appeler à cause de la traduction de ces écrits qui n’ont aucune valeur pour moi. J’ai déjà donné ordre à Mohammed Ahmed de chasser du Bahr el Ghazal tous ces chrétiens qui sont venus, il est vrai, en petit nombre et seulement comme voyageurs. Mais j’ai une proposition à te faire. Tu sais que je te considère comme un des nôtres, comme mon ami, mon disciple; je me suis décidé à le prouver publiquement en te donnant pour femme, une de mes cousines, ma plus proche parente. Que dis-tu de cela?» Habitué à ses caprices, je m’étonnai peu de son offre et compris que son but était d’observer encore davantage mes faits et gestes dans mon intérieur; il fallait que je sois sous un contrôle serré pour qu’il sût si, en secret, je n’avais pas de relations avec quelqu’un. Il cherchait une occasion de me rendre inoffensif,—comme il le disait lui-même. L’opinion publique voulait que, selon les us et coutumes, je fusse en somme protégé en ma qualité d’étranger; que serait-ce, une fois l’époux de sa cousine? Lui, qui n’avait point épargné ses plus fidèles serviteurs, comme Ibrahim Adlan, son meilleur chef des finances, Zeki Tamel, son premier chef militaire, le cadi Ahmed woled Ali et tant d’autres, ne m’épargnerait pas non plus! «Maître, lui répondis-je, que Dieu te bénisse et te rende toujours victorieux! Ta proposition m’honore, mais écoute la vérité! Ta parente est de sang royal, c’est une descendante du Prophète et qui mérite d’être traitée comme telle tandis que je suis une nature emportée qui ne sait mettre un frein à sa colère et agit sans réflexion; je crains que des difficultés ne surgissent, dont les suites pourraient détruire les bons rapports qui existent entre toi et moi. Seigneur! que Dieu me conserve ta grâce!» «Depuis dix ans que je te connais, répliqua le calife, je ne t’ai jamais vu emporté ou irréfléchi. Je t’ai donné d’autres femmes; aucune plainte n’est parvenue jusqu’ici à mes oreilles; il est vrai que j’ai appris que tu les as mariées à tes domestiques ou que tu leur as rendu la liberté. Pourquoi? Tu es donc resté fidèle aux coutumes (il ne disait pas religion pour ne point me blesser) de ta tribu, que tu ne veux avoir qu’une seule femme!» «Maître, repris-je, tu m’honores souvent en me donnant une esclave; mais tu ne voudrais pas que je devinsse l’esclave de mes esclaves! Leur conduite me force à les chasser de chez moi ou à les marier à mes serviteurs. On t’a mal renseigné en te disant que je suis resté fidèle aux coutumes de ma tribu, puisque j’ai trois femmes!» «Bien, dit-il, je te crois. Mais tu refuses d’épouser ma cousine!» «Maître, je ne refuse pas, je te préviens, pour éviter des discordes futures. Encore une fois, ta proposition m’honore, mais je te prie de m’éprouver davantage afin que tu saches si vraiment je suis digne d’elle.» Il n’en comprit pas moins mon refus et me congédia. Ma position devenait toujours plus tendue; je connaissais le calife: il s’attendait à une explosion de joie de ma part, mon refus avait blessé sa fierté. Il ne l’oublierait certes pas! Que faire? Aspirer à la liberté! Tant d’autres,—moi-même aussi—y avaient travaillé longtemps, mais toujours en vain! CHAPITRE XVI. Le calife et son règne. Portrait du calife.—Son ménage.—Le harem.—La garde du corps.—Les prières publiques.—Le service postal.—Parades et manœuvres.—Faveurs aux tribus de l’ouest.—Oppression des tribus des bords du fleuve.—Forces militaires.—Questions de frontières.—Organisation des finances.—Système monétaire. Le calife Sejjid Abdullahi ibn es Sejjid Mohammed, dont j’ai décrit l’origine et le voyage auprès du Mahdi, (page 180) est, comme je l’ai déjà raconté (page 393), de taille moyenne, large d’épaules; il a la peau d’une couleur brun clair, le nez aquilin, de grands yeux noirs, une bouche bien proportionnée, et des traits réguliers. Le visage est encadré d’une barbe d’abord entièrement noire, un peu plus fournie autour du menton. Souple autrefois, il a pris dans les dernières années de la corpulence; il n’a que 49 ans, mais il parait beaucoup plus âgé et sa barbe est déjà presque blanche. Son visage, parfois d’une amabilité séduisante, a d’habitude une expression dure et sombre: celle du despote oriental. Emporté et d’un caractère violent, il agit souvent, malgré sa finesse, sans réflexion, et personne, pas même son frère, n’ose dans ces moments-là lui adresser des remontrances. Il se méfie au plus haut degré et de tout le monde, même de plus d’un de ses proches parents et des membres de sa maison. Il ne croit pas à la fidélité et au dévouement; mais est convaincu que toute personne en rapport avec lui dissimule ses véritables sentiments. Pour lui dans tout son entourage l’égoïsme est le mobile de toute action. Il est singulier que cette nature méfiante accueille pourtant si bien la flatterie et qu’il en accepte les expressions les plus outrées avec plaisir. Pas d’entretien possible avec lui sans louanges flatteuses sur sa sagesse, sa puissance, sa justice, sa bravoure, sa générosité, son amour de la vérité et malheur à celui qui blesse son amour-propre démesuré! Ismaïn woled Abd el Kadir, un de ses cadis, qui jouit pendant longtemps de sa faveur particulière, justement par ses flatteries et ses louanges, avait établi un jour, dans une conversation un parallèle entre le régime actuel du Soudan et l’ancien état de choses sous le Gouvernement égyptien. Il avait comparé le calife au Khédive Ismaïl Pacha et s’était assimilé lui-même à Ismaïl Pacha el Moufettish qui avait été le favori et le conseiller du Khédive. Cette expression, imprudente dans les circonstances actuelles, fut rapportée au calife qui, dans une grande colère, fit aussitôt faire une enquête et ordonna au juge de condamner Ismaïn woled Abd el Kadir, s’il avait réellement prononcé ces paroles. «Le Mahdi, dit-il, est le représentant du Prophète et je suis son successeur! Qui est placé sur la terre plus haut que moi? Qui est plus noble que moi, descendant direct du Prophète!» Ismaïn Abd el Kadir fut trouvé coupable, jeté dans les fers, et, sur l’ordre du calife, condamné à la déportation à Redjaf. «Comment a-t-il pu se permettre de comparer l’état du Gouvernement actuel avec celui de l’ancien Gouvernement égyptien? répétait-il indigné. S’il veut se comparer à un Pacha, il peut le faire. Mais je ne permettrai jamais de me placer sur le même pied, moi le descendant du Prophète, que le Khédive, un Turc!» Il croit, par de tels propos, en imposer aux masses. Sa vanité va jusqu’à la présomption; il prétend tout savoir et tout comprendre; il agit toujours par inspirations divines ou prophétiques, et n’hésite pas à s’attribuer les mérites d’autrui. Ainsi, il prétend que la koubbat, tombeau du Mahdi, qui fut construite par Ismaïn, ancien architecte du Gouvernement, n’a été édifiée que sur ses plans et ses projets. Les victoires d’Othman woled Adam sur Abou Djimesa et de Zeki Tamel sur le roi Jean d’Abyssinie n’avaient été remportées que d’après les ordres qu’il avait soi-disant donnés. Méchant et cruel, il trouve plaisir à éveiller des espérances chez les gens pour les tromper ensuite, à leur ravir leurs biens, à les mettre aux fers, à les jeter au cachot et à les faire condamner à mort. Il cherche ses victimes de préférence parmi les chefs de famille. Déjà du vivant du Mahdi, il était considéré comme la cause de toutes les mesures de sévérité prises contre les Mahdistes et de toutes les cruautés commises envers les ennemis. Ce fut également lui qui ordonna à la prise de Khartoum, de ne pas faire grâce, mais de tout anéantir. Ce fut lui aussi qui déclara proscrits les Sheikhiehs et fit mettre à mort, après la chute de Khartoum, tous ceux qui appartenaient à cette tribu et qui furent faits prisonniers dans le pays. Dans le partage des femmes prises comme butin, il a soin de n’avoir aucun égard aux sentiments naturels. Les mères sont régulièrement séparées de leurs enfants et les frères de leurs sœurs; ils sont donnés en partage à des tribus différentes afin de rendre une union impossible. Lorsque Othman woled Adam envoya prisonnières à Omm Derman les sœurs de l’ancien sultan du Darfour, la princesse Miram Ija Basi et Miram Bachita, il leur accorda la liberté tandis qu’il prit un certain nombre de leurs parentes dans son harem et distribua le reste entre ses partisans. Il apprit peu après que quelques habitants du Darfour, se trouvant dans la ville, faisaient des visites et apportaient des cadeaux à leurs anciennes maîtresses. Il fit aussitôt arrêter les deux femmes; il donna l’une à Hassib et l’autre à Elias Kenuna qui avait justement le projet de partir pour Redjaf. Ce fut en vain que la mère aveugle de Bachita, Miram Semsem, demanda avec prière de pouvoir au moins accompagner dans l’esclavage sa fille unique; retenue de force sur l’ordre du calife, la vieille femme mourut peu de jours après le départ de sa fille, le cœur brisé. Bachita elle-même se précipita dans son désespoir, au moment du départ, de la barque dans le Nil, mais elle fut sauvée et succomba pendant le voyage à l’agitation et à la fatigue. Ahmed Gourab, un marchand égyptien né à Khartoum avait quitté la ville avant la défaite de l’armée de Hicks et était parti pour l’Egypte, laissant à Khartoum sa femme qui y était née et sa fille. Comme les affaires en Egypte ne lui réussissaient pas, et peut-être aussi poussé par le désir de revoir sa femme et son enfant, il revint plus tard par Berber dans le Soudan. Il fut arrêté le jour de son arrivée à Omm Derman; amené devant le calife, il expliqua qu’il était venu pour lui offrir ses services et pour rejoindre sa femme et sa fille, laquelle s’était mariée entre-temps avec un homme de Bokhara. «J’accepte tes services, lui dit le calife, tu peux aller à Redjaf et y prendre part à la guerre sainte contre les païens.» Ce fut en vain qu’Ahmed Gourab le supplia de le laisser aller auprès des siens ou de lui donner tout au moins la permission de les voir; il fut aussitôt emmené sur le vapeur qui était par hasard prêt à partir, soumis à la plus stricte surveillance et avec l’ordre d’empêcher toute entrevue avec sa famille. «Là-bas il pourra, ajouta le calife en riant, lorsqu’on eut emmené Ahmed Gourab, s’entretenir avec Miram Ija Basi et Miram Bachita, si leurs maîtres leur en donnent la permission.» C’était dans ces cruautés raffinées que le calife cherchait et trouvait son plaisir. Grand est le nombre de ceux qu’il fit fouetter ou exécuter sans le moindre motif plausible. Il fit couper sur la place du marché la main droite et le pied gauche à Mogeddem Omer qui lui avait promis de tirer du plomb des pierres; il avait reçu pour cela un don en argent, mais n’avait pu tenir sa promesse. Que de fois je dus être témoin de telles exécutions! Il assista personnellement à cheval à l’exécution des Batahin et considéra ses victimes en souriant tranquillement! Il n’épargna pas davantage ses plus fidèles serviteurs. Ibrahim Adlan, Zeki Tamel, le cadi Ahmed, furent tous sacrifiés et leurs femmes et leurs enfants partagés entre les chefs. Comment punit-il les Ashraf! Ils étaient certainement coupables de s’être révoltés contre lui. Mais après les avoir vaincus et désarmés, il pouvait les envoyer en exil ou les garder prisonniers, eux ses compagnons d’autrefois. Il préféra s’en débarrasser d’un seul coup et les fit assommer tous à la fois comme des chiens, à coup de bâtons et de haches: c’étaient les plus proches parents de son ancien seigneur et maître, le Mahdi! Dans son entourage, il exige la plus grande soumission. Ceux qui sont reçus auprès de lui doivent attendre, les mains croisées sur la poitrine et les yeux baissés, l’ordre de s’asseoir. Tandis qu’il reste couché sur son angareb sur lequel sont étendues une natte de palmier et une peau de mouton et qu’il appuie sa tête et son bras sur des pièces de coton enroulées en guise de coussin, les autres s’asseyent avec les jambes repliées sous eux comme à la prière et la tête baissée et répondent avec soumission aux questions qui leur sont posées. Ils doivent rester dans cette position extrêmement incommode jusqu’à ce qu’ils soient congédiés. Même dans la mosquée, et après la prière, ceux qui se trouvent auprès de lui doivent se comporter ainsi et ne peuvent aucunement se mettre à leur aise. Il tient particulièrement à ce que les yeux restent toujours baissés devant lui, tandis que lui-même observe sans cesse et attentivement. Il y a quelques années, comme Mohammed Saïd, le Syrien, qui avait le malheur de ne posséder qu’un œil, se trouvait par hasard dans son voisinage lors d’une lecture religieuse et le regardait avec persistance, il m’appela aussitôt auprès de lui et m’ordonna de conseiller à cet homme d’une manière pressante de ne plus jamais venir dans son voisinage et le regarder sans permission spéciale. Il me confia, à ce sujet, que lui, comme tout Soudanais, craignait le mauvais œil. «Rien ne peut résister à l’œil de l’homme, me dit-il, les maladies et les malheurs ne sont jamais que la suite du mauvais œil.» Le caractère du calife a pourtant à son actif quelques traits plus sympathiques. Je dois citer son amour, réellement sincère pour son fils Othman et son attachement pour ses plus proches parents. Othman, qui peut être à présent dans sa 21^{ème} année étudia dans sa première jeunesse le Coran. Mais son père n’hésita pas à changer fréquemment de précepteur, sur le désir du fils. Lorsque Othman prétendit être assez avancé dans la lecture, son père le dispensa d’autres études. A dix-sept ans, il le maria à une cousine, la fille de son frère Yacoub et par amour pour son fils s’écarta à cette occasion, des règles sévères du mariage, imposées par le Mahdi, qui ordonnaient la plus grande simplicité. Il organisa un festin qui dura huit jours et auquel tous les habitants d’Omm Derman furent invités. Il fit construire sur la place située à l’ouest de la maison de Yacoub, un vaste édifice en briques cuites, pourvu de toutes les commodités que le Soudan pouvait offrir; on créa même un jardin public qui eut du succès. Plus tard, il maria encore deux autres de ses parentes à son fils; il lui donna des concubines qu’il choisit lui-même, mais lui déclara qu’il n’aurait jamais pour femme une personne d’une tribu étrangère, il entendait par là celles de la vallée du Nil. Il tient avec soin son fils à l’écart des étrangers, qu’il considère comme dangereux, même pour lui personnellement. Ayant appris que Othman, dans le feu de sa jeunesse, méprisait les ordres paternels et avait des entrevues nocturnes avec quelques étrangers, il donna à son frère Yacoub la propre maison de son fils. Pour celui-ci, il fit construire un nouveau bâtiment dans l’intérieur du mur d’enceinte d’Omm Derman, presque en face de sa propre maison, afin de l’avoir ainsi sous sa surveillance immédiate et continuelle. Il maria sa fille Radhia au jeune fils du Mahdi, Mohammed, bien que celui-ci n’éprouvât aucune inclination pour sa fiancée et désirât avoir pour femme une de ses parentes. Le calife alla à l’encontre de ses désirs, en sa qualité de tuteur, de maître et de beau-père. Mohammed n’eut ainsi qu’une seule femme. Cette restriction inusitée amena une tension continuelle entre le calife et son beau-fils, qui se sépara même de sa femme. Mais bientôt la crainte le fit déclarer prêt à reprendre sa femme et à lui consacrer le reste de sa vie. Le calife lui-même, conformément à ses goûts et à sa situation, tenait à avoir un grand train de maison. Son harem comptait plus de 400 femmes. Quatre d’entre elles sont légitimes, permises par la religion musulmane et appartiennent à des tribus libres. Mais il s’en sépare souvent pour les remplacer par d’autres, car il aime le changement. Les autres femmes appartiennent en grande partie aux tribus soumises par le Mahdi. Ayant été amenées comme butin de guerre, elles jouissent de droits moindres comme concubines. Le reste des habitantes du harem se compose des esclaves acquises par le pillage ou achetées. Ce grand nombre de femmes offre une étrange diversité dans la couleur surtout, qui parcourt toutes les nuances, depuis le jaune le plus clair jusqu’au noir le plus foncé, dans les races les plus différentes. Elles sont divisées en groupes de 15 à 20 à la tête de chacun desquels se trouve une directrice; la réunion de trois ou quatre de ces groupes forme une nouvelle division, dont la direction supérieure appartient à une femme libre ou à une concubine spécialement nommée par le calife. Chaque mois, une mesure fixée de blé et une somme d’argent sont remises à ces directrices pour subvenir à l’entretien des femmes qui leur sont confiées. En outre, des moyens sont mis à leur disposition pour qu’elles puissent se procurer les articles de toilette nécessaires aux soins de leur corps, comme de l’huile, de la graisse, des parfums, etc. Les vêtements, qui sont nuancés suivant le rang, la beauté ou les qualités de chacune, se composent pour la plupart d’étoffes de coton blanc, munies de bordures de couleurs variées, produits du pays; elles s’affublent aussi d’étoffes de laine et de soie de différentes couleurs, importées d’Egypte. Ces toilettes sont données soit par le calife lui-même, soit par ses eunuques supérieurs. Le port d’ornements, de bijoux en or et en argent ayant été très sévèrement interdit par le Mahdi, on se contente ordinairement de boutons de nacre qui sont attachés avec de petits morceaux de corail et d’onyx, dont on entoure les articulations des mains et des pieds ainsi que la tête. Les cheveux sont tressés en une infinité de toutes petites tresses fortement enduites de graisse, de parfums et arrangées en formes les plus variées et les plus compliquées. Il est facile de comprendre que le parfum de ces dames du Soudan offre au début une jouissance douteuse à un nez européen. Depuis les dernières années, les femmes des notables recommencent à porter de l’or et de l’argent, et, dans la maison du calife lui-même, les principales femmes y déploient un luxe considérable. Toutes se trouvent dans des bâtiments isolés, placés dans des cours entourées de murs, ayant quelque analogie avec nos casernes. Leur état de santé est surveillé par de vieilles femmes désignées à cet effet, qui renseignent leur maître à ce sujet. De petits eunuques font le service intérieur de ces maisons, et préviennent celle des femmes qui doit avoir l’honneur d’une audience chez le calife. De temps en temps, il passe une véritable revue de toute l’armée féminine. Régulièrement à cette occasion, celles qui ont cessé de plaire à leur maître, à la suite de défauts physiques ou moraux, sont congédiées et d’après leur position sociale mariées ou données en cadeau aux proches parents, aux favoris ou aux serviteurs. Les cours sont étroitement surveillées par des eunuques ou des moulazeimie nègres et les femmes privées presque de tout rapport avec le monde extérieur. Tout au plus une fois par an est-il permis aux parentes de voir pendant un court espace de temps les membres de leur famille et de leur parler. La première femme du calife est Sahra, sa parente qui a partagé avec lui, depuis sa première jeunesse, les douleurs et les joies. Elle est la mère des plus âgés de ses enfants, Othman et Radhia. Dans les premières années de son règne, il ne mangeait que des mets simples préparés par elle-même ou sous sa surveillance, comme l’asida, de la viande rôtie ou des poules. Avec le nombre croissant de ses femmes, il apprit cependant à connaître et à apprécier les produits de leur art culinaire raffiné, introduit par les Turcs et les Egyptiens. Il changea alors sa manière de vivre et n’est maintenant dans sa maison rien moins qu’un contempteur de la nourriture nouvelle, qu’il préfère, tandis qu’il cherche à démontrer à l’extérieur qu’il se nourrit simplement. A ce sujet il ne tarda pas à se quereller avec sa femme Sahra qui lui représenta vivement que les mets préparés par d’autres seraient facilement enchantés ou empoisonnés et pourraient mettre sa vie en danger. Il la renvoya deux fois pour ce motif, mais se laissa persuader par Yacoub et ses parents de la reprendre et de la reconnaître de nouveau comme son épouse. Le nombre des eunuques, qui se tiennent dans les différentes maisons des femmes, principalement pour garder l’entrée des appartements, ou qui sont employés à d’autres services, dépasse vingt. A la tête de tout le personnel se trouve l’eunuque en chef Abd el Kayoum. Il a la surveillance des terres immenses, cultivées par des esclaves pour la maison du calife. Il a à s’occuper des achats de blé nécessaires, des animaux de boucherie, bœufs et moutons et à se procurer auprès du Bet el Mal les sommes nécessaires au ménage. Il a toujours sous sa garde des sommes très considérables dans lesquelles le calife puise les présents qu’il envoie fréquemment en secret à ses émirs ou à d’autres personnalités influentes. Pour l’assister dans ses fonctions, il a des secrétaires et des domestiques en grand nombre à sa disposition, principalement des eunuques et des esclaves. Le calife lui a sévèrement interdit de permettre à un étranger de jeter même un coup d’œil dans l’intérieur de sa maison. Le vêtement du calife se compose de la gioubbe munie de bandes d’étoffes de couleur, d’une pièce de fin coton blanc et de vastes pantalons arabes de la même étoffe. Sur la tête il porte une sorte de cape ronde en soie de couleurs variées, comme on les fabrique à la Mecque et à Médine, autour de laquelle est attaché un petit turban blanc. Il porte, noué autour du corps, une ceinture en coton étroite et longue d’environ cinq aunes (hisam), sur les épaules il met un léger châle de la même étoffe. Il a troqué les sandales qu’il portait autrefois contre des jambières en cuir brun rouge et des souliers jaunes. Pendant la marche, il porte de la main gauche une épée et de la droite il s’appuie sur une petite lance hadendoa sculptée, dont il se sert comme d’une canne. Pour son service personnel, il a toujours autour de lui dix à quinze jeunes garçons esclaves, parmi lesquels beaucoup sont enfants d’Abyssins chrétiens et ont été emmenés par Abou Anga et Zeki Tamel. Ces garçons ont pour devoir de se tenir toujours dans son proche voisinage, ils portent les messages dans l’intérieur de la ville, convoquent les personnes mandées et doivent être prêts nuit et jour à recevoir ses ordres. Aussitôt qu’ils ont atteint l’âge de 17 à 18 ans, ils sont enrôlés comme moulazeimie et remplacés par de plus jeunes. Le calife croit ainsi pouvoir le mieux garder ses secrets, ce qui serait difficile à obtenir des domestiques adultes, à cause de leur corruptibilité qui est générale. Dans l’intérieur de sa maison, (où même ces garçons ne doivent pas le suivre), il a à son service de jeunes eunuques, les plus âgés de ces malheureux sont occupés au service extérieur. Tous ces jeunes serviteurs ont aussi à souffrir de sa brutalité; les plus petites fautes sont punies de coups de fouet, de privation de nourriture, de mise aux fers, etc. Dans les trois dernières années, le calife songea surtout à renforcer et à réorganiser ses moulazeimie. Il prit une partie des Djihadia stationnés à Omm Derman et de ceux des armées de Mahmoud Ahmed et de Zeki Tamel, et parmi eux choisit les hommes les plus forts et les plus beaux. Les émirs des tribus occidentales eurent à fournir tous les jeunes hommes comme moulazeimie; cet ordre n’a pas été jusqu’ici complètement exécuté. Parmi les Djaliin, il n’accepta dans sa garde que les fils des premières familles, tandis qu’il exclut complètement de son service les Danagla et les Egyptiens dont il se méfiait. De cette manière, il a créé une garde de près de 11000 hommes qui sont tous logés avec leurs femmes et leurs enfants, dans le voisinage de ses maisons et de celles de son fils, à l’intérieur des murs d’enceinte nouvellement construits d’Omm Derman. Cette armée est divisée en trois corps dont le premier est commandé par son fils Othman, le second par son jeune frère Haroun ibn Mohammed, âgé d’environ 18 ans et le troisième par son cousin Ibrahim Khalid. Ce dernier fut remplacé, il y a peu de temps, par Rabeh, un Abyssin élevé dans la maison du calife. Othman, son fils, est le chef suprême et remplace le calife dans toutes les affaires concernant les moulazeimie. Ces corps sont partagés en sous-divisions d’environ cent hommes, sous le commandement d’un ras miye (chef de cent hommes) lequel a sous ses ordres plusieurs lieutenants. Cinq à six de ces ras miye ont un émir à leur tête et un adjudant. Les soldats nègres (Djihadia) ne sont pas mélangés dans les sous-divisions avec les Arabes libres, mais dans les divisions des émirs, de sorte que chacun de ces derniers a pour subalternes deux à trois ras miye de troupes nègres et plusieurs ras miye de soldats arabes. Presque tous sont armés de fusils Remington qu’on laisse habituellement dans les magasins et qui ne leur sont remis que dans les occasions solennelles. Ces moulazeimie reçoivent comme solde un demi-écu derviche par mois et, tous les quinze jours, un huitième d’ardeb de doura pour leur entretien. Le blé leur est remis assez régulièrement tandis qu’on en prend à son aise avec le paiement de la solde en espèces. Les gages des ras miye et des émirs sont, bien entendu, plus élevés; ils reçoivent en outre souvent du calife des cadeaux en femmes et en esclaves. Tous les moulazeimie ont pour devoir de protéger la personne du calife; tous l’accompagnent dans ses revues, dans ses promenades, même à l’intérieur de la ville. Ils doivent toujours, d’après les ordres de leur maître, stationner sur les places et dans les rues larges, dans le voisinage immédiat de ses maisons. Bien que le calife ait banni l’ancienne musique militaire égyptienne, il a toutefois conservé les clairons parmi lesquels deux sont de sa suite régulière. On utilise les anciennes sonneries: pour les ras miye: «capitaine», pour les émirs: «major», pour les commandants: «colonel». Le calife visite souvent pendant la nuit les moulazeimie, afin de voir s’ils se trouvent bien aux postes qui leur ont été assignés. Les ras miye et les émirs sont donc, à proprement parler, continuellement de service et ne peuvent se rendre dans leurs maisons qu’en secret ou en prétextant une maladie. Ce service extraordinairement sévère est une cause du mécontentement qui règne presque généralement. L’activité publique du calife consiste avant tout dans l’accomplissement journalier des devoirs religieux notamment des cinq prières. A l’aube, il procède à la prière du matin, après laquelle on lit dans la djami, le rateb prescrit par le Mahdi, réunion de versets du Coran et de formules de prières. Cela exige environ une heure. Le calife se retire ordinairement dans ses appartements après la prière du matin, mais il fait parfois une ronde dans la djami afin de voir si les gens obéissent à ses ordres et prennent une part active aux exercices de piété. Les prières sont d’ailleurs publiques. Vers deux heures, il procède à la prière du jour; deux heures plus tard à la prière asr, après laquelle le rateb est lu de nouveau. Au coucher du soleil, il fait encore ses dévotions, et, environ deux ou trois heures plus tard, la prière de la nuit commence. Le calife procède à ses oraisons dans la mihrab, construite devant les places des croyants. C’est une colonnade carrée avec des parois à treillage qui lui laissent la vue libre de tous les côtés. Derrière lui se tient son fils, puis les cadis, quelques personnes spécialement désignées auxquelles se joignent, à droite et à gauche, les moulazeimie appartenant aux tribus libres. Les soldats nègres accomplissent leurs prières sur les places libres situées devant sa maison et qui ne sont séparées de la djami que par un mur. A droite des moulazeimie se trouvent les émirs de Yacoub, avec leurs gens appartenant pour la plupart aux tribus de l’ouest; à gauche, se trouvent quelques Arabes appartenant également aux bannières de Yacoub, les gens soumis au calife Ali woled Helou, puis enfin les Djaliin et les Danagla. Plusieurs milliers d’hommes assistent toujours aux exercices de piété célébrés en commun, en rangs réguliers les uns derrière les autres. Le calife veille avec une sévérité particulière à ce qu’avant tout les hautes personnalités et les émirs ne fassent pas défaut. Il condamne justement les personnes suspectes, à suivre chaque jour les cinq prières, sous la surveillance de gens désignés pour cela. Par ces exercices de piété, il a moins en vue l’accomplissement des devoirs religieux de ses subordonnés, que le moyen d’exercer un contrôle sur eux et de les détourner d’autre chose. Beaucoup de gens qui demeurent loin de la djami, sont si épuisés qu’ils s’abstiennent volontiers, par fatigue et manque de temps, d’autres assemblées nocturnes. Le calife s’est donné pour tâche d’anéantir toute vie en société, qui pourrait offrir l’occasion de ne pas toujours considérer sous le jour le plus favorable ses ordonnances et ses actions. Si la maladie l’empêche de paraître à la prière, il se fait représenter ordinairement par un de ses cadis ou par Abd el Kerim, un pieux moulazem de la tribu des Takarir. Mais ceux-ci doivent prendre place comme Imam en dehors de la mihrab. Il ne permet presque jamais au calife Ali woled Helou de le représenter quoique celui-ci, d’après les ordres du Mahdi, soit désigné comme son remplaçant et son successeur légitime. La matinée, les heures qui suivent les exercices religieux de l’après-midi ou de la nuit, sont consacrées aux affaires du Gouvernement. Il reçoit les courriers, travaille avec ses secrétaires et entend les cadis, les émirs et autres personnes désignées par lui nominalement et avec lesquelles il désire s’entretenir. Le service postal est très primitif. Le calife dispose de 60 à 80 chameliers qu’il envoie avec des ordres à ses généraux et ses sujets dans les districts les plus divers, et qui rapportent ensuite les réponses ou les autres nouvelles. Bien que la proposition lui ait été faite par Ibrahim Adlan d’établir des stations de poste afin d’avoir, à de moindres frais, un service plus régulier et plus rapide, il s’y refusa, parce que, disait-il il attache une importance particulière à recevoir de la bouche même des courriers des rapports sur les contrées parcourues par eux, ainsi que sur la conduite de ses émirs. Les émirs des provinces envoient des rapports à leur maître, si le motif leur parait important; leurs propres messagers doivent ensuite rapporter les réponses et les ordres du calife. Les courriers du calife ne prennent les lettres privées que des personnes bien connues et secrètement pour les expédier plus loin. Comme le calife ne sait ni lire ni écrire, tous les écrits qui arrivent sont remis à ses premiers secrétaires Abou el Gasim et Monteser. Ceux-ci lui en font connaître le contenu et préparent ensuite les expéditions d’après ses ordres. Toujours dans son voisinage immédiat, ils passent une vie d’angoisse et de soucis; sur le moindre soupçon d’avoir trahi ses secrets, même seulement par étourderie, il ne les épargnerait certainement pas plus qu’Ahmed, leur ancien camarade; sur la simple accusation d’avoir été en relations avec ses ennemis les Ashraf, il le fit exécuter avec quatre de ses frères. Le plus souvent, il confère avec ses cadis, ceux-ci simples instruments entre ses mains, doivent couvrir son humeur despotique du manteau de la justice. Dans une attitude soumise, la tête baissée, assis devant lui en demi-cercle sur la terre nue, ils écoutent attentivement les instructions qui leur sont données, la plupart du temps à demi-voix; ce n’est que très rarement que l’un d’entre eux se permet d’exprimer sa propre opinion. A part ces derniers, il reçoit ses émirs et, de temps à autre, d’autres personnalités influentes ou qui lui conviennent. Il s’informe auprès d’elles des affaires du pays, de leurs tribus et même de personnes isolées, songeant toujours aux intrigues et aux moyens de forcer les gens, afin de s’en servir plus facilement pour ses visées. Les entrevues avec Yacoub et ses plus proches parents n’ont lieu ordinairement que lorsque la prière de la nuit est achevée, et durent souvent jusqu’à minuit. On parle alors des mesures propres à prendre pour se débarrasser des personnes mal vues, pour affaiblir les mécontents et les ennemis intérieurs et fortifier sa propre domination. De temps en temps, il fait des sorties ou plutôt de courtes promenades à cheval, dans l’intérieur de la ville, ou visite ses maisons sises aux extrémités nord et sud d’Omm Derman. Les sons mélancoliques de l’umbaia, les coups sourds du tambour de guerre annoncent aux habitants de la ville que le maître du pays veut se montrer au public dans les rues. Tous les chevaux sont aussitôt sellés; leurs propriétaires attendent le calife derrière la djami, afin de se joindre à sa suite. Les portes sont ouvertes, les moulazeimie se précipitent au dehors. Il paraît enfin lui-même, presque toujours à cheval. Les moulazeimie forment autour de lui, là où la place le permet, un carré épais ou marchent en rangs de 10 à 12 hommes devant lui. La foule à longs flots se déroule, se précipite à sa suite à pied ou à cheval. A la gauche du calife, marche un Arabe particulièrement grand et bien bâti, Ahmed Abou Dsheka, qui remplit le rôle d’écuyer; il a l’honneur de mettre en selle son maître et de l’aider à en descendre; à droite, un vigoureux nègre, le surveillant des esclaves préposés au service des chevaux du calife. Devant lui, marchent six hommes avec des umbaia dont on sonne tour à tour, sur son ordre; derrière lui, ses clairons qui donnent le signal de la marche et de la halte et, sur le désir du calife, appellent les principaux moulazeimie. A une petite distance, suivent les garçons destinés à son service personnel qui portent la rekouba (récipient en cuir destiné aux ablutions religieuses), la peau de mouton utilisée pour la prière et plusieurs lances. Il se fait parfois accompagner de sa musique composée d’environ 50 esclaves nègres qui, munis de cornes d’antilopes et de tambours fabriqués avec des troncs d’arbres creux, jouent surtout des airs africains qui se distinguent moins par la melodie que par un bruit qui s’étend de fort loin. Ordinairement ces promenades ont lieu après la prière de midi et le retour s’effectue au coucher du soleil. Pendant la marche, il fait souvent sonner la halte, lorsque la place le permet et ordonne aux cavaliers de montrer leur art qui consiste avant tout à passer devant le calife en groupes de quatre dans un galop très rapide et en brandissant leurs lances ou à s’arrêter raide devant lui au moment où ils défilent. Dans les premières années de son règne, il assistait presque régulièrement chaque vendredi aux parades qui avaient lieu dans le grand champ de manœuvres, situé à l’ouest de la ville. Il s’en abstient maintenant depuis longtemps et se contente d’assister aux quatre grandes revues annuelles. Celles-ci ont lieu; au jour de naissance du Prophète, à la fête du Mirady, à la fin du Ramadan au Baïram et 70 jours plus tard au Kourban Baïram. Le Kourban Baïram, est la fête principale; toutes les troupes qui se trouvent dans le voisinage et, même parfois en temps de paix, une partie des garnisons du Darfour ou du Ghedaref sont appelées, à y participer. Le premier jour, on célébre la prière prescrite pour le Baïram, sur le champ de manœuvres. Le calife s’y rend en personne; suivant l’usage, une maison en briques est construite pour lui à cet effet. Seuls, ses favoris et quelques moulazeimie l’entourent tandis que tout le reste de la foule se range au dehors en longues files. La prière achevée, le calife monte en chaire; la prédication, qui dure environ 5 minutes, a été préparée par ses secrétaires qui, plusieurs jours à l’avance s’évertuent à la lui faire apprendre. Après quoi, on tire sept coups de canon, puis chacun se rend dans sa maison pour y égorger l’agneau du sacrifice, ainsi qu’il est prescrit par la religion, si ses moyens le lui permettent. Dans les tristes circonstances actuelles, presque tous doivent se contenter d’un plat de bouillie au lieu de l’agneau. Les trois jours qui suivent sont occupés par les manœuvres que couronne la revue finale. Déjà avant le lever du soleil, les émirs se rendent avec leurs hommes, bannières au vent, à leurs places respectives, sur le champ de manœuvres, une plaine sablonneuse, couverte de ruines isolées. L’ordre de marche a lieu en ligne déployée, toujours dans la direction de l’est. La bannière principale, celle de Yacoub, est en étoffe noire, d’une grandeur gigantesque, placée en face de la zeriba du calife, à une distance d’environ 400 mètres. A droite et à gauche sont les bannières de ses émirs. Au nord est la bannière principale du calife Ali woled Helou, de couleur verte; à droite et à gauche celles des émirs qui lui sont soumis. A l’extrémité de l’aile gauche se trouvent les cavaliers et les chameliers, tandis qu’à l’aile droite tous les hommes armés de fusils ont pris position. Ses troupes se composent en partie de Djihadia, en partie de gens fournis par les différents émirs pour les trois jours de fête et que l’on arme de fusils. Après le lever du soleil, le calife s’avance vers ses troupes; comme pour les sorties ordinaires, il est entouré de tous ses moulazeimie qui, ce jour-là, sont tous revêtus de gioubbes et coiffés de turbans neufs: puis il passe la revue. A cette occasion, il est ordinairement à dos de chameau et rarement à cheval afin d’avoir, de son siège élevé, une vue plus étendue. Parfois, il utilisait aussi les équipages des anciens gouverneurs généraux, amenés comme butin de Khartoum à Omm Derman et conservés dans le Bet el Amana (arsenal). On y avait attelé deux chevaux que conduisait très prudemment et au pas un cocher égyptien; le calife néanmoins craignit de verser, c’est pourquoi il renonça bientôt au plaisir de se montrer en carrosse à ses sujets. Il parcourt la rue à l’ouest de la djami, jusqu’à la Raï ez serga, la bannière noire; là, il reste devant elle en la considérant pendant quelques minutes, puis se rend à la zeriba située en face. Au sud de celle-ci est construite une sorte de tente, formée de branches d’arbres et de nattes de paille; quand le calife a pris place sur son angareb entouré de ses cadis, il fait défiler l’armée. Parfois le calife part de sa maison par la route du sud, jusqu’à l’extrémité de la ville, afin de passer lui-même devant tout le front, long de plusieurs kilomètres; il ordonne ensuite le défilé de l’armée. Dans ces revues, les cavaliers portent fréquemment d’anciennes cottes de mailles se trouvant dans le pays depuis un temps immémorial et de provenances européenne et asiatique, ainsi que des casques en fer ou des capes doublées de coton de couleurs variées et des formes les plus grotesques, entourées en outre de turbans rouges. Les chevaux des cavaliers ainsi parés sont couverts de schabraques composées de grandes pièces d’étoffes multicolores. Le tout a une certaine ressemblance avec les tournois d’antan et la chevalerie du moyen-âge; le spectateur en éprouve une impression particulière, mais toujours satisfaisante. Pendant trois jours, on est tout au militaire, puis ceux qui ne résident pas à Omm Derman reçoivent la permission de rentrer chez eux. Le Mahdi Mohammed Ahmed avait déjà de son vivant désigné pour lui succéder, ses trois califes Abdullahi ibn es Sejjid Mohammed, Ali woled Helou et Mohammed Chérif. Abdullahi était donc monté le premier sur le trône; dès ce moment, il ne pensa plus qu’à fortifier sa domination personnelle et à la rendre héréditaire. Les Ashraf réfractaires, qui se vantaient de leur parenté avec le Mahdi, lui fournirent une bonne occasion de les désarmer, eux et en même temps le calife Ali et de fusionner leurs soldats nègres avec les siens. Comme descendant d’une tribu de l’ouest, c’était un étranger dans le pays et il comprenait fort bien qu’il ne pourrait compter sur l’obéissance et la soumission des habitants de la vallée du Nil, les Djaliin, les Danagla et les différentes tribus demeurant dans le Ghezireh et leur en imposer d’une façon durable que s’il possédait une force considérable. A cet effet, il envoya dans l’ouest des agents secrets qui devaient persuader aux familles arabes indigènes de venir en pèlerinage au tombeau du Mahdi et de se fixer ensuite dans la vallée du Nil. Ces agents dépeignirent les choses sous les couleurs les plus riantes et expliquèrent aux Arabes qu’ils étaient destinés par Dieu à devenir les maîtres de ces riches pays; que le calife, en qualité de compatriote et de parent tiendrait à leur disposition et d’une façon illimitée les richesses de ces peuples étrangers, leurs troupeaux, leurs esclaves, etc. Beaucoup se laissèrent tenter par ces promesses et se rendirent volontairement avec leurs femmes et leurs enfants à Omm Derman. Ce renfort ne parut pas suffire au calife; il donna l’ordre à Othman woled Adam et plus tard à Mahmoud woled Ahmed d’engager énergiquement à l’émigration les tribus du Darfour et du Kordofan et même, si cela était nécessaire de les y contraindre. Sous cette impulsion prit alors naissance une sorte d’émigration des peuples de l’ouest vers l’est, qui, quoique ayant diminué naturellement avec le temps, dure encore aujourd’hui. Beaucoup succombent, il est vrai, aux fatigues du voyage, par la faim, la soif et la maladie. Arrivés à Omm Derman, beaucoup meurent par suite du changement de climat. Malgré cela, le calife sut si bien fortifier sa puissance qu’il n’a plus rien à craindre des tribus indigènes. On comprend aisément que le calife donne naturellement toutes les places, toutes les fonctions administratives et militaires à ses plus proches parents. Younis woled ed Dikem était émir à Dongola; à Berber, son frère Othman woled ed Dikem, qui fut plus tard remplacé par Zeki Othman; à Kassala, Hamed woled Ali et plus tard Mousid Gedoum; à Gallabat et dans le Ghedaref, Abou Anga, Zeki Tamel, Ahmed woled Ali, furent successivement commandants de l’armée permanente; aujourd’hui, elle est sous les ordres d’Ahmed Fadhil; dans le Darfour, Othman woled Adam et après sa mort Mahmoud woled Ahmed; à Redjaf, Omer woled Salih remplacé par Arabi Dheifallah. Tous ces émirs et commandants de corps d’armée étaient et sont des Taasha, presque tous émirs ou parents du calife. Seul Osman Digna, dont l’ancienne puissance n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir, est un étranger parmi les généraux du calife. On remarquera que les tribus qui lui sont soumises parlent généralement une langue étrangère aux parents du calife; ces tribus, sujettes maintenant d’ailleurs pour la plupart des Gouvernements égyptien et italien, ne se seraient jamais ralliées à un Arabe étranger; elles n’obéissaient à Osman Digna, leur compatriote, que par inclination personnelle. Tous ces fonctionnaires supérieurs laissent les fonctions inférieures et les charges militaires à pourvoir de nouveau par des Taasha, en sorte que cette tribu non seulement concentre entre ses mains toute la puissance, mais encore réunit exclusivement dans son sein les revenus du pays. Les émirs de Dongola et de Berber avaient déjà reçu depuis des années des ordres secrets pour affaiblir autant que possible la population. Sous le prétexte de désobéissance, combien facilement invoqué, les biens étaient confisqués; de plus, toutes les armes à feu devaient peu à peu être livrées aux maîtres actuels du pays. Lors des défaites de Toski et de Tokar, beaucoup de Djaliin et de Danagla avaient déjà perdu la vie. Le calife exigeait souvent aussi la fourniture de contingents de troupes par ces tribus et les envoyait ensuite au Darfour, à Gallabat et à Redjaf, pour les éloigner autant que possible de leur patrie. De cette manière, il a si bien affaibli le pays que sa domination peut aujourd’hui être considérée de ce côté comme complètement assurée. Les habitants du Ghezireh furent à plusieurs reprises forcés de quitter le pays avec leurs familles et de venir à Omm Derman seulement afin que le calife pût ainsi se convaincre de leur obéissance et de leur soumission sans conditions. Il les contraignit en outre de lui livrer presque la moitié de leurs campagnes cultivées qu’il donnait ensuite aux tribus émigrées de l’ouest; les champs les plus fertiles et les prairies les plus grasses étaient échus à ses parents et à ses plus proches compatriotes! Non contents de cela, les nouveaux propriétaires forcèrent même les anciens à la corvée, s’approprièrent leurs esclaves et leurs animaux domestiques contre tous droits. De cette manière l’agriculture, à laquelle les habitants du Ghezireh se vouaient entièrement, ne tarda pas à péricliter et il régna dans le pays une telle agitation qu’elle ne put rester cachée au calife. Afin de se donner, aux yeux du public, l’apparence d’un homme juste, il envoya quelques fonctionnaires pour mettre fin à cette oppression. Mais combien cela était peu sérieux! aucun abus ne fut redressé et, aujourd’hui encore, l’arbitraire, la tyrannie et l’insécurité règnent dans le pays. En tout et partout, le calife préfère ses compatriotes de la manière la plus ostensible en leur faisant avoir toutes les places et toutes les fonctions; il leur distribue la plus grande partie des revenus qui arrivent dans le Bet el Mal, ainsi que le butin de guerre envoyé par les émirs stationnés au Darfour, à Gallabat et à Redjaf. Il a mis un impôt sur les chevaux; les propriétaires de ces animaux doivent livrer chaque année au calife, suivant l’importance de leur écurie une bête ou plusieurs, qu’il donne ensuite à ses parents. C’est par de tels moyens que la tribu des Taasha et par elle celle des Djouberat sont devenues les plus riches de tout le Soudan. Le calife ne manque pas non plus, par des intrigues de tout genre, d’affaiblir ses adversaires réels ou supposés. Après la défaite d’Abd er Rahman woled en Negoumi, dont les étendards relevaient de celui du calife Mohammed Chérif, il rendit ce dernier responsable quoiqu’il n’eût pris aucune part au combat et le destitua de son poste de commandant en chef des émirs. Les soldats survivants furent incorporés dans les troupes de Younis woled ed Dikem, à Dongola; tandis qu’il nomma à Omm Derman de nouveaux émirs parmi la population, appartenant aux Djaliin et qui reçurent de nouvelles bannières. Il les plaça tout d’abord sous les ordres de leur compatriote Bedoui woled el Ereg auquel il ordonna d’aller renforcer la garnison du Ghedaref. Celui-ci ayant différé son départ fut condamné à être banni à Redjaf avec six de ses premiers émirs. Mis aux fers, leur déportation eut lieu immédiatement; d’autres émirs les remplacèrent et son cousin Hamed woled Ali devint leur chef. Il est dans la nature de l’homme de rechercher la protection des puissants; voilà pourquoi, les gens du calife Ali accoururent sous les drapeaux d’Abdullahi, se plaçant ainsi sous sa protection et sous celle de son frère Yacoub. Hamed woled Gar en Nebi, qui avait été cause de l’anéantissement des Batahin, appartenait à la tribu des Hessenat et était subordonné au calife Ali. Il voulut aussi se placer, lui et sa tribu, sous les ordres de Yacoub; mais il commit l’imprudence de faire part de ses plans à des parents du calife avec lesquels il entretenait des relations amicales. Il leur expliqua ouvertement qu’Abdullahi était seul le maître, que Yacoub ou Othman lui succéderait et que le calife Ali n’avait rien à attendre de bon de cette famille qui tenait le pouvoir dans sa main. Comme on lui faisait observer que le Mahdi avait désigné Ali pour succéder à Abdullahi, il déclara que les temps avaient changé et que seule, la puissance du calife actuel pouvait être prise en considération et non pas les vieilles ordonnances du Mahdi. Ali eut connaissance de ces paroles et déposa contre Hamed woled Gar en Nebi. Les témoins confirmèrent son langage et on l’accusa d’avoir voulu discuter les lois du Mahdi. Le calife Abdullahi ne put pas ou ne voulut pas se mêler, en cette occurrence, de l’affaire de Hamed, ne pouvant pas se trahir ni dévoiler ses desseins. Hamed fut condamné à mort et malgré le calife Abdullahi qui fit son possible auprès d’Ali, il fut pendu sur la place du marché, comme infidèle et coupable d’avoir cherché à troubler la paix. Toutes les tribus soumises à Yacoub, tous les partisans du calife Abdullahi reçurent l’ordre de ne pas se rendre à l’exécution afin de montrer ostensiblement, mais sans manifestation directe, le mécontentement de leur maître, touchant la condamnation de Hamed woled Gar en Nebi. Les forces militaires du calife sont suffisantes pour lui donner tout succès contre un ennemi intérieur; mais contre une armée extérieure, il manque de chefs capables, de bonnes armes et de munitions; ses soldats, du reste, ne sont plus aussi soumis et fidèles à sa personne; leur ancienne croyance à la sainte cause a subi de rudes atteintes; elle n’existe même plus, pour ainsi dire. Voici, à ce jour, la nomenclature des forces militaires du calife: ══════════╤═══════════════╤═══════════════════════════╤══════════════ │ │ HOMMES │ ARMES A FEU │ ├────────┬─────────┬────────┼───────┬────── STATIONS │ │Troupes │ │Porteurs│ │ OU │ ÉMIRS │de noirs│ │d’épées │Bouches│ PLACES │ │ et │Cavalerie│ et de │ à feu │Fusils │ │d’Arabes│ │ lances │ │ │ │ armés │ │ │ │ ──────────┼───────────────┼────────┼─────────┼────────┼───────┼────── Omm Derman│Yacoub │ 4000 │ 3500 │ 45000 │ 46 │ 4000 │ │ │ │ │ │ » │Moulazeimie │ 11000 │ ── │ ── │ ── │ 11000 │ │ │ │ │ │ » dans│ │ │ │ │ │ les│ │ │ │ │ │ magasins│ ── │ ── │ ── │ ── │ ── │ 6000 │ │ │ │ │ │ Redjaf │Arabi woled │ │ │ │ │ │Dheifallah │ 1800 │ ── │ 4500 │ 3 │ 1800 │ │ │ │ │ │ Darfour │ │ │ │ │ │ (Fascher) │ ── │ ── │ ── │ ── │ ── │ ── │ │ │ │ │ │ El Obeïd │ │ │ │ │ │ et │Mahmoud woled │ │ │ │ │ Shakka │Ahmed │ 6000 │ 350 │ 2500 │ 4 │ 6000 │ │ │ │ │ │ Berber, │Zeki woled │ │ │ │ │ Abou │ │ │ │ │ │ Hammed │Othman │ 2000 │ 600 │ 2000 │ 10 │ 2000 │ │ │ │ │ │ Adarama │Osman Digna │ 450 │ 350 │ 1000 │ ── │ 450 │ │ │ │ │ │ Ghedaref │ │ │ │ │ │ et │ │ │ │ │ │ Fascher │Ahmed el Fadhil│ 5500 │ 800 │ 1500 │ 4 │ 5500 │ │ │ │ │ │ Ousoubri │Hamed woled Ali│ 900 │ 400 │ 1400 │ ── │ 900 │ │ │ │ │ │ Gallabat │Nur et Taashi │ 50 │ ── │ 200 │ ── │ 50 │ │ │ │ │ │ Dongola │Younis ed Dikem│ 2400 │ 500 │ 5000 │ 8 │ 2400 │ │ │ │ │ │ Souarda │Hamouda │ 250 │ 100 │ 1000 │ ── │ 250 ├───────────────┼────────┼─────────┼────────┼───────┼────── │ Totaux │ 34350 │ 6600 │ 64100 │ 75 │ 40350 Je donne ici le maximum des forces et des armes qui, je le répète, ne résisteraient pas longtemps à un combat sérieux et bien préparé venant d’une armée étrangère. Des quarante mille fusils qui sont dans les magasins ou entre les mains des soldats, vingt-deux mille sont des Remington; les autres sont à percussion, de vieilles armes à un ou deux coups. Pour rendre les Remington plus légers, une partie du canon a été supprimée; ceux qui possèdent une mire sont rares. Sur les 6600 chevaux, la moitié à peine est assez forte pour soutenir une campagne, même de peu de durée. Les porteurs de lances et d’épées sont au nombre de 64,100; plus du quart de ces hommes serait inutile, à cause de l’âge, dans un combat. Les soixante-quinze canons se répartissent ainsi; six sortent des ateliers Krupp; ils sont d’un gros calibre; la provision de munitions est très minime; huit mitrailleuses, vieux et nouveaux systèmes; soixante-et-une vieilles pièces en laiton, se chargeant par la bouche et de différents calibres. Les balles se fabriquent presque toutes à Omm Derman; il en est de même pour la poudre et les capsules; elles portent en moyenne à peine à six ou sept cents pas. Jusqu’à ces dernières années les frontières des pays soumis par le calife du Mahdi allaient de Wadi Halfa (sud-est) à Abou Hammed jusque près de Souakim, Tokar, le long du Chor Baraka à Kassala, Gallabat, puis dans la direction du sud-ouest jusqu’aux montagnes de Beni Shangol. De Wadi Halfa, dans la direction du sud-ouest, la limite traverse les steppes de Bajouda au nord du Kordofan et du Darfour jusqu’aux environs de Wadaï, et longe, au sud, le Bahr el Arab jusqu’à Dar Djangé. Au sud, une station avait été fondée à Redjaf. La défaite d’Abd er Rahman woled en Negoumi entraîna la perte de la partie septentrionale de la province de Dongola et la station extrême nord de l’empire des Mahdistes est aujourd’hui Souarda, à trois jours de marche environ au nord de Dongola. Les victoires des Egyptiens, à Handoub et à Tokar, leur valurent presque tout le Soudan oriental, tandis que les Italiens, après la prise de Kassala, s’emparèrent des territoires situés à l’est de cette ville. Force fut donc au calife de considérer l’Atbara comme limite et de la fortifier en élevant des stations le long du fleuve. La garnison de Gallabat fut réduite à quelques cents hommes, pendant que les forces principales, sous les ordres d’Ahmed Fadhil, furent transférées dans le Ghedaref. Le roi des montagnes de Beni Shangol, Tor el Goule, se déclara indépendant et, avec lui, les chefs des populations environnantes. A l’ouest, les tribus des Massalat, Tama, Beni Husein et Gimmer se révoltèrent, après s’être soumises tout d’abord aux Mahdistes, et avoir payé le tribut; elles purent, grâce aux succès remportés, rester indépendantes jusqu’à la fin. Elles formèrent une alliance défensive et offensive avec le sultan Youssouf du Wadaï, de sorte qu’on ne peut considérer le Darfour comme réellement soumis que dans sa plus grande moitié orientale. Effrayé par la nouvelle que des Européens avaient l’intention de s’emparer de la province du Bahr el Ghazal, la plus importante du Soudan, celle qui fournissait déjà sous la domination égyptienne les plus nombreux et les meilleurs soldats et que l’on considère comme la meilleure base d’opération sans contredit, pour toute entreprise contre le Soudan, effrayé, dis-je, Mahmoud Ahmed envoya l’émir des Taasha Hatim Mousa, à la frontière sud du Darfour, avec une force suffisante, pour prendre possession du Bahr el Ghazal: la soumission projetée du Darfour occidental fut ainsi provisoirement suspendue. Les postes avancés de l’Etat du Congo qui avaient déjà réellement pénétré dans le Bahr el Ghazal se retirèrent et Hatim Mousa put occuper facilement la partie septentrionale de la province. Bien que ses forces fussent suffisantes, le calife lui donna l’ordre de ne pas s’avancer dans l’intérieur du pays, mais d’attendre des renforts d’Omm Derman. Les Shillouk et les Dinka ayant été battus autrefois par Zeki Tamel, la route des provinces équatoriales était libre. On peut considérer Redjaf comme le point méridional du territoire mahdiste. De cette station on entreprenait souvent des expéditions dans l’intérieur du pays, non pas pour conquérir quelque terre, mais pour s’emparer d’esclaves, d’ivoire, etc., le commandant Arabi Dheifallah n’ayant d’autre but que celui de s’enrichir le plus rapidement possible. Une de ces expéditions rencontra les postes de l’Etat du Congo, stationnés aux abords de Dongou; les Mahdistes après un combat aussi long qu’opiniâtre durent se replier sur Redjaf après avoir essuyé des pertes considérables. Les finances sont administrées par les «Bouyout el Mal» (pluriel de Bet el Mal = maison du trésor). Voici les principales caisses: I. «Bet el Mal el Oumoumi», caisse générale des finances. II. «Bet Mal el Moulazeimie», caisse des moulazeimie du calife. III. «Bet Mal warchet el Harbia», caisse pour l’approvisionnement du matériel de guerre. IV. «Chums el Califa,» le cinquième du calife, c’est-à-dire sa caisse particulière. V. «Bet Mal Zaptieh es Souk,» caisse du marché et caisse du service de sécurité. I. Bet el Mal el Oumoumi. a. Revenus. 1. «Titra,» l’impôt de capitation; chaque mahométan doit s’en acquitter en nature le jour de fête qui suit le Ramadan, (sept doubles mains pleines, par tête) ou en espèces, valeur correspondante. 2. «Zeka,» l’impôt sur la fortune prescrit chaque année, d’après la loi musulmane, (bétail et fortune mobilière). 3. «Oushr» la dixième partie de la moisson et la dixième partie de toute marchandise importée à Omm Derman. Ici figurent les droits de location pour tout le blé qui se décharge dans le port au blé. 4. Les biens confisqués par suite des jugements des cadis. 5. La gomme arabique du Kordofan, monopole de l’Etat. Le Bet el Mal l’achète à des prix fixés au préalable et la revend avec bénéfice aux marchands qui jouissent du droit de l’exporter en Egypte. 6. La location de quelques bateaux. 7. Transports. Tous les transports sont affermés; la recette entre dans cette caisse. 8. Emprunts forcés auprès des négociants, et qui ne sont jamais remboursés. Sont soumis au Bet el Mal el Oumoumi, seulement les districts appartenant autrefois à la province de Khartoum, sur la rive droite du Nil Bleu et sur la rive gauche du Nil Blanc. Les autres provinces, comme Berber, Dongola, etc... ont chacune une administration financière qui leur est propre. b. Dépenses. 1. Frais de transport des troupes et fourniture de blé à quelques provinces ou postes, en cas de nécessité. 2. Solde des troupes nègres en station à Omm Derman, à l’exclusion de celle des moulazeimie. 3. Honoraires des fonctionnaires, cadis, secrétaires, etc. 4. Secours, aumônes, présents qui sont distribués sur l’ordre du calife ou de Yacoub. II. Bet Mal el Moulazeimie. a. Revenus. Le territoire compris entre le Nil Blanc et le Nil Bleu, le Ghezireh, doit couvrir l’entretien des moulazeimie. La population est soumise à un seul impôt fixe. Il rapporte annuellement: 1. 120 000 écus-derviche. 2. 100 000 ardebs de doura. 3. 100 000 pièces de coton ordinaire indigène; chaque pièce a une longueur d’environ 10 aunes. b. Dépenses. 1. Solde des soldats et des officiers; le soldat touche mensuellement ½ écu-derviche; il est vrai qu’il est rarement payé! 2. Le ménage, c’est-à-dire la ration de blé; ¼ d’ardeb par homme et par mois. 3. Habillement des moulazeimie, des ras miye et des émirs. Les officiers sont payés selon leur rang; en tout cas, leur solde est naturellement supérieure à celle des simples soldats. III. Bet Mal warchet el Harbia. a. Revenus. 1. Recettes provenant de la location des jardins de Khartoum. 2. Recettes provenant de l’irrigation au moyen de la sakieh (roue à puiser) de certaines bandes de terre sises dans le voisinage de Khartoum. 3. L’ivoire provenant des provinces équatoriales et qui est revendu aux marchands. b. Dépenses. 1. Salaires des employés des docks. 2. Salaires des employés de l’arsenal. 3. Coût de la fabrication des cartouches et des capsules, réparation et entretien des armes. 4. Fabrication du salpêtre et de la poudre. IV. Chums el Califa. a. Revenus. 1. Le rapport de toutes les îles et de toutes les contrées, autrefois propriétés du Gouvernement, y compris les possessions de Kamlin et Halfaya, ayant appartenu à S. A. le vice-roi; des propriétés, traitées comme ranima (butin de guerre) conquises sur les partisans du Gouvernement qui avaient soutenu celui-ci dans sa lutte contre le Mahdi. 2. La plus grande partie des recettes de la douane provenant des marchandises importées à Berber, par Souakim. 3. Produit du sel dans les contrées des Djaliin et recettes provenant de l’exploitation des forêts de palmiers de l’Atbara. 4. Location des bateaux, suivant leur jaugeage; une partie de la recette est versée par le calife au Bet el Mal el Oumoumi. 5. Récolte des dattes à Dongola, expédiée par les émirs qui stationnent dans cette province. 6. Presque tous les esclaves et les troupeaux envoyés des provinces par les émirs. b. Dépenses. 1. Frais d’entretien de la maison du calife. 2. Les apanages de Yacoub et d’Othman; le calife règle leurs dépenses extraordinaires. 3. Fonds secrets et secours aux personnes que le calife veut gagner à lui par sa libéralité, à l’insu de ses conseillers officiels. V. Bet Mal Zaptieh es Souk. a. Revenus. 1. Les biens confisqués aux fumeurs, aux buveurs et aux joueurs. 2. Taxes des magasins et échoppes élevés sur le marché. b. Dépenses. 1. Frais de représentation de Yacoub; réception de personnes étrangères. 2. Fourniture du gypse et de la chaux pour la construction des murailles d’Omm Derman. 3. Service de sûreté. Bien que chacun de ces départements ait sa comptabilité propre et que certaines mesures de contrôle soient prises, les employés aux finances ont encore une marge suffisante pour que, trop souvent même, ils détournent les fonds en faveur de leur propre caisse. Il est vrai que comme punition on séquestre alors toute leur fortune. Mais le pire est la taxation même; faute d’un système d’imposition, les gens sont laissés à la merci et à la cupidité des préposés au département des finances et leurs plaintes sont rarement prises en considération. Déjà le Mahdi avait vivement désiré battre lui-même monnaie. Dans les premiers temps de la conquête du pays, le butin regorgeait d’argent et de quelque peu d’or. Ahmed woled Soliman, alors Amin Bet el Mal (chef des finances) commença à battre monnaie, des guinées d’or, par exemple, dont le cours était le même que celui de la livre égyptienne (environ fr. 25,92). Mais, ne comprenant rien à l’alliage, ces pièces d’or étaient de différentes valeurs, les unes étant presque en or pur, les autres contenant beaucoup trop d’argent. C’est pourquoi, l’or devenant rare du reste, on se borna à frapper des écus d’argent, pesant 7 darahim (pluriel de dirhem) dont 6 étaient d’argent pur. (Le dirhem égale 3.08 gr.) Après la mort du Mahdi et la destitution d’Ahmed woled Soliman, Ibrahim woled Adlan fut promu chef des finances et, sous le règne du calife, frappa les premiers écus pesant 8 darahim. Leur titre, tout d’abord, était de 6 darahim; on le réduisit et on eut des écus de 5 darahim en argent, et d’autres de trois darahim en cuivre. Les marchands ayant refusé d’accepter cette petite monnaie, leurs marchandises furent séquestrées et leurs magasins fermés; on les menaça, s’ils persistaient dans leur façon d’agir, de confisquer définitivement leur fortune. Ils furent ainsi contraints de céder; on ne leur rendit leurs marchandises toutefois que lorsqu’ils se furent engagés, par écrit, auprès d’Ibrahim Adlan, à mettre en cours la nouvelle monnaie. Il arriva alors inévitablement que tous les articles de commerce furent renchéris, les marchands établissant leurs prix d’après la valeur effective de l’argent des nouveaux écus. Nur el Gerefaoui, successeur d’Adlan, frappa des écus de 7 darahim; ceux de la première frappe contenaient 4½ darahim d’argent, ceux de la seconde seulement 3½: d’où, comme auparavant, les mêmes causes produisirent les mêmes effets. Jusqu’à présent les chefs des finances battaient monnaie sous leur direction personnelle; le nouveau chef Nur el Gerefaoui eut l’idée de donner en bail le droit régalien de battre monnaie. Les deux fermiers, Soliman woled Abdallah et Abd el Megid ed Dongolaoui payèrent 6000 écus mensuellement à Nur el Gerefaoui. Le contrat passé devant le cadi avait pour clause stricte que le titre de l’écu devait être de 3½ darahim d’argent pur, naturellement, elle ne fut jamais observée. En effet, les écus n’eurent bientôt plus que 2½ darahim d’argent et, lorsque Gerefaoui eut porté à 16000 écus l’affermage, se réservant en plus le droit de battre monnaie, la pièce tomba encore et les écus qu’on battait maintenant et qui étaient côtés à 6 darahim ne contenaient plus qu’un dirhem à peine d’argent. Abd el Megid donna aux écus la forme des anciens écus-medjidieh; ceux de Soliman Abdallah se distinguaient par des lances entre-croisées et enjolivées de nombreux dessins. Par cette réduction progressive de la réelle valeur des monnaies, les marchandises venant d’Egypte subirent une forte hausse. Les toiles bleues qui servent à la confection des vêtements de femmes, vendues autrefois à ¾ d’écu la pièce, coûtent aujourd’hui 6 écus; 12 aunes de toile ordinaire se payaient 1 écu; maintenant 1 aune ½ se paie le même prix; une demi-livre de sucre coûte 1 écu, etc. La comparaison des monnaies explique ces prix, d’autant plus que toutes les marchandises égyptiennes doivent être payées en anciennes monnaies. Les produits indigènes sont relativement bon marché. Voici une mercuriale des prix, à Omm Derman, au commencement de 1895, calculée d’après les nouvelles monnaies: 1 chameau de somme 60— 80 écus 1 » de course 200—400 » 1 cheval abyssin 60—120 » 1 cheval, de race indigène 200—600 » 1 bœuf gras ou une vache 100—160 » 1 veau 30— 50 » 1 vache à lait 100—120 » 1 mouton 5— 20 » 1 brebis 6— 15 » 1 ardeb de doura 6— 8 » 1 » de froment 30—40 » Si l’on réduit ces prix en ancienne monnaie, on trouve que les produits du pays sont actuellement de beaucoup meilleur marché qu’au temps du Gouvernement égyptien. Cela se comprend: les habitants qui vivent du produit de leurs champs et de l’élevage du bétail, sont forcés de vendre pour vivre et pour payer leurs impôts; le manque d’argent étant général, les prix baissent et baissent toujours; ajoutez à cela le manque de débouchés et la pauvreté toujours croissante. Telles sont les causes de la modicité des prix. CHAPITRE XVII. Le calife et son règne (Suite). Justice.—Enseignement religieux.—Agriculture.—Chasse.—Commerce.—Marché d’esclaves.—Industrie.—Corruption des mœurs.—Le calife est pris en aversion.—Description d’Omm Derman.—Bâtiments principaux.—La prison et ses terreurs. La juridiction est entre les mains des cadis; il est vrai que leur compétence est peu de chose et ne dépasse pas certaines affaires privées, petites questions de fortunes et désaccords de familles; pour toute autre question de droit public ou pour des circonstances graves, ils doivent en référer d’abord au calife. Mais comment ce dernier veut passer pour le protecteur de la loi, la première tâche des juges consiste à juger d’après sa volonté, mais sous la forme d’un jugement prononcé par eux. Les écrits de la religion musulmane, la Sheria Mohammedijjah, les ordonnances et les circulaires du Mahdi, le régénérateur, ont force de loi. Quiconque doute de la mission divine du Mahdi est considéré comme infidèle et puni de mort ou de bannissement à vie, avec confiscation des biens. Le calife a souvent recours à cet article de loi, lorsqu’il cherche à se débarrasser de quelqu’un qu’il déteste ou qu’il trouve dangereux. C’est l’intrigant et le despote Yacoub qui est son conseiller et son confident dans les décisions qu’il prend pour ces divers cas. La première cour de justice du calife se compose des deux cadis supérieurs, Heissein woled ez Sahra, de la tribu des Djaliin du Ghezireh et Soliman woled el Hedjas, de la tribu des Djihemab, province de Berber; puis, de Husein woled Djisou, de la tribu des Arabes Hamer, Ahmed woled Hamdan, de la tribu des Arakin quoique natif du Darfour, Othman woled Ahmed, de la tribu des Batahin, Abd el Kadir woled Omm Mariom, autrefois cadi de Kalakle à proximité de Khartoum, de la tribu des Fidehab et Mohammed woled el Moufti, préposé seulement aux différends dans lesquels sont impliqués des moulazeimie, d’où son titre de cadi el moulazeimie. Outre ceux que je viens de nommer, fonctionnent encore quelques cadis des tribus arabes occidentales qui n’ont droit qu’au vote et se rallient toujours à l’opinion de leurs collègues supérieurs. Heissein woled ez Sahra qui remplace depuis peu le cadi el Islam précédent (cadi de la croyance musulmane) Ahmed woled Ali, emprisonné sur l’ordre du calife, a fait ses études philosophiques à l’université musulmane du Caire (djami el Azhar). Il passe pour être l’homme le plus instruit du Soudan. Au début du soulèvement, il avait, de bonne foi, rédigé une publication favorable au Mahdi; il s’était même joint à lui. Mais, il ne tarda pas à comprendre combien le nouveau Prophète était peu sincère, et, dans son for intérieur, il devint son adversaire. Appelé à cette position de juge par le calife, il obéit à contre-cœur; plaçant la justice au-dessus de la crainte, il refusa quelquefois d’obéir à la volonté et aux désirs de son maître et de juger d’après le bon plaisir de celui-ci. Aussi ne tarda-t-il pas à tomber en disgrâce. Par égard à son excellente réputation, on le laissa tout d’abord, pour la forme seulement, à son poste. On ne l’appelle même plus au conseil que dans des cas rares; si la crainte pour sa vie ne l’engage pas à se désister de ses fonctions, il fera probablement partie de cette classe d’hommes dont le calife a coutume, tôt ou tard, de se débarrasser, pour toujours! C’est ordinairement à Soliman woled el Hedjas, Husein woled Djisou, Ahmed woled Hamdan et à Abd el Kadir woled Omm Mariom que le calife communique ses désirs, leur laissant le soin de préparer leurs autres collègues, et de conserver l’apparence de leur propre initiative dans tout jugement. Aussi, lors des assemblées plénières des cadis devant le calife, tout marche à son gré et il n’a jamais d’opposition à craindre des juges instruits de ses tendances et de ses désirs. Si un jugement doit être prononcé hors d’une telle séance, dans des cas rares parfois, les juges nommés ci-dessus tranchent la question et leurs collègues se contentent d’apposer leurs signatures. Les honoraires des cadis sont des plus modiques; les supérieurs reçoivent mensuellement 40 écus-derviches, les autres 30 et même 20. On comprend aisément que la corruptibilité gagne les uns et les autres, bien entendu seulement dans les occasions qui n’intéressent pas le calife d’une façon directe. Selon les ordonnances du Mahdi, le témoin est considéré comme inviolable et l’inculpé ne peut réfuter ses assertions; d’autre part, le juge étant libre, par sa propre initiative, de refuser ou d’accepter les témoins, non seulement la procédure est arbitraire, mais elle lui offre encore des occasions multiples de grossir son traitement. Mohammed woled el Moufti, le cadi des moulazeimie tranche les difficultés qui surgissent entre ces derniers. Il rend justice dans les causes d’argent et de famille. Il doit toujours respecter les droits des moulazeimie, dans tout état de cause; surtout dans les procès qu’un de ceux-ci pourrait avoir avec quelqu’un ne faisant pas partie de sa corporation. Il se conforme d’une manière tellement stricte à ses instructions qu’il est fort rare de voir un particulier lésé se présenter devant le tribunal avec un moulazem. Deux cadis ont la surveillance des intérêts du Bet el Mal el Oumoumi; dans les cas graves, ils doivent en référer à la cour supérieure; ils ratifient les marchés d’esclaves et prélèvent, à cet effet, une modique taxe. Quelques cadis sont aussi attachés à la Zaptieh es Souk et au Moushra (dock aux blés); ils ont compétence pour régler de légers différends. La religion est le seul but de l’état. Des circulaires, répandues jusque dans le Wadaï et le Bornou, dans le pays des Fellata, à la Mecque et à Médine, aux habitants de l’Arabie, proclament que le successeur du Mahdi ne songe qu’à exiger de ses sujets l’accomplissement des devoirs religieux et, si cela est nécessaire, même à les y contraindre par la force; loin de lui, l’idée d’aspirer au pouvoir temporel. C’est pourquoi, tant que sa santé le lui permet, il s’acquitte chaque jour des cinq prières ordonnées. En réalité, le calife n’est rien moins que religieux. Pendant mon long séjour, et constamment en relation avec lui, je ne me souviens pas de l’avoir vu une seule fois, chez lui, réciter une prière. Suivant ce qu’il a en vue, il ne se gêne guère pour transgresser même les plus vieilles coutumes religieuses. Il n’oublie point alors d’en prévenir les cadis qui, naturellement, s’empressent de déclarer que ses actes sont en accord soit avec les écrits musulmans, soit avec les prescriptions spéciales du Mahdi. Dans d’autres cas, il prétend tout simplement que le Prophète, lui étant apparu, lui a ordonné d’agir ainsi et non autrement. Parfois il monte en chaire, dans la djami, et s’adresse à ses partisans. Mais comme il n’a fait aucune étude théologique, qu’il ne connaît même pas les principaux préceptes de la religion, ses prédications ne s’écartent pas d’un certain cercle d’idées et encore doit-il se répéter continuellement. Il salue la foule des croyants qui se presse autour de la chaire, en prononçant ces mots: «Salam aleikoum, ja ashab el Mahdi!» (Que la paix soit avec vous! O, amis du Mahdi!) la populace répond: «Aleik es salam ja Califet el Mahdi» (Que la paix soit avec toi! O calife du Mahdi.) Et il continue: «Que Dieu vous bénisse, que Dieu vous protège, que Dieu conduise les disciples du Mahdi à la victoire.» Chaque phrase est interrompue par les cris «Amin» (amen). Puis vient la prédication proprement dite. «Oh! regardez, vous les amis du Mahdi, le monde est mauvais et personne n’y demeure bien longtemps; sinon le Prophète, ses partisans, le Mahdi seraient avec nous! Nous passerons aussi; cherchez donc le chemin qui conduit au ciel! Fuyez les joies de ce monde-ci! Récitez vos cinq prières, lisez le rateb du Mahdi et soyez prêts à combattre les infidèles; suivez mes commandements (cette phrase est sans cesse répétée) et les joies divines vous écherront en partage. Mais le rebelle est à jamais perdu: les martyres éternels et le feu de l’enfer les attendent. Je suis le berger et vous êtes mon troupeau; or, de même que vous veillez à ce que vos bœufs ne mangent point de mauvaises herbes, de même, je dois veiller à ce que vous ne vous écartiez point du bon chemin. Pensez à la toute puissance de Dieu! Considérez la vache; elle est de chair et de sang, de peau et d’os et pourtant elle nous donne un lait si doux, si blanc! Reconnaissez-vous en cela la puissance divine? (autrefois baggari, c’est-à-dire berger, il se plaît à de semblables comparaisons). Soyez fidèles au Mahdi et à la promesse que vous m’avez faite; suivez mes commandements, c’est là votre seul salut ici-bas et au ciel! «De même que les pierres d’une construction se soutiennent réciproquement, ainsi soutenez-vous les uns les autres! Pardonnez-vous mutuellement et aimez-vous comme les fils d’une seule et même mère.» «Nous nous pardonnons les uns et les autres,» crie alors à plusieurs reprises toute la foule. «Que Dieu vous bénisse! Qu’il vous conduise à la victoire, qu’il vous protège! Allez et répétez “lâ ilaha ill Allah, ou Mohammed rasoul Allah!” Ce cri éclairera votre cœur et fortifiera votre foi!» Et l’assemblée se disperse en répétant «amin» et «lâ ilaha ill Allah». Toutes ses prédications se ressemblent; c’est très rare qu’il se permette une légère variation. L’accomplissement des devoirs religieux consiste d’abord dans la récitation des cinq prières, dans la lecture du Coran, qu’il est toutefois sévèrement défendu d’interpréter, ainsi que la lecture du rateb et les circulaires du Mahdi. Quiconque, sans des raisons majeures, fait ses prières chez lui est coupable de désobéissance, et, selon le calife, la prière n’a aucune valeur et n’est point reçue par Dieu. La manifestation pratique religieuse consiste dans l’exécution des ordres du calife; par cela seulement l’entrée des croyants dans le ciel est rendue possible. Il a interdit les pèlerinages à la Mecque, car il estime que pour le pèlerin le tombeau du Mahdi, le représentant du Prophète, doit suffire. La plupart des Soudanais sentent fort bien que les ordonnances du calife vont à l’encontre de la vraie croyance; ils sont néanmoins contraints de les respecter, de crainte de perdre, sinon la vie, tout au moins leurs biens. Et, c’est à cause de cela que règne actuellement une hypocrisie générale dont même les meilleurs éléments sont atteints. L’instruction est naturellement très inférieure. Le calife a érigé une école religieuse (mesghid), on en trouve, avec son autorisation spéciale, aussi dans des maisons privées; les garçons, et dans quelques cas aussi les filles, y apprennent la lecture du Coran et du rateb et les principes de l’écriture. Quelques parents envoyent plus tard leurs enfants au Bet el Mal ou leur donnent pour précepteurs d’anciens employés du Gouvernement pour compléter leur instruction notamment dans l’écriture et dans les affaires. L’étude de la théologie et de la philosophie, en honneur autrefois dans le Soudan, quoique à un très bas degré, est naturellement interdite. On s’occupe d’agriculture, au sud de Berber, seulement pendant la saison des pluies; celles-ci commencent dans la partie septentrionale au commencement de juillet, dans la partie méridionale à la fin de mai ou dans les premiers jours de juin; elles durent jusqu’à fin octobre. Une grande partie des terrains est totalement en friche, soit à cause de la population peu nombreuse, soit à cause des troubles continuels. On cultive surtout les différentes sortes de doura; ordinairement la pluie à elle seule suffit pour faire monter la graine. Parfois, elle fait défaut et la population, n’ayant pas de provisions, a alors cruellement à souffrir du manque de blé. Les pauvres sont obligés d’acheter des céréales chez les riches qui, dans les bonnes années, amassent de grandes quantités de blé, ou sont contraints d’aller chercher avec leurs bateaux de quoi se nourrir, jusque dans le sud, à Karkog sur le Nil Bleu et à Kaua, sur le Nil Blanc. Le long du Nil, de Wadi Halfa jusqu’à Faschoda et du Nil Bleu jusqu’à Famaka, les rives sont irriguées au moyen des nabr (perches à puiser l’eau) que les esclaves font mouvoir ou aussi au moyen des sakkiehs (roues à puiser) mûes par des bœufs. La récolte est bien supérieure et comporte différentes sortes de blé, du froment, du maïs, des légumes tels que les haricots, les pois, les lentilles, les courges, etc. Les habitants cultivent aussi les melons d’eau, les melons sucrés, les radis, les concombres, les légumes verts qui trouvent toujours, au marché, des acheteurs, à des prix modérés. Les pluies terminées, c’est-à-dire au commencement de l’hiver, le sol est préparé pour la culture du coton, qui croit même dans les contrées riveraines arrosées par les sakkiehs. Les îles submergées par la crue du Nil fournissent les plus riches moissons et constituent bien les coins de terre les plus fertiles. Dans les jardins de Khartoum, on trouve quelques fruits; les citrons et les oranges y croissent, mais n’ont aucun goût et se gâtent facilement; des grenades acides, des raisins, des figues et quelques cannes à sucre. Les palmiers-dattiers sont légion ici; mais les fruits frais suffisent à peine à la population d’Omm Derman. La culture des dattiers s’étend dans le Dongola jusqu’à Dar Mahas, Dar Sheikhieh et dans les pays des Roubatat, appartenant à Berber. Ces contrées envoient sur les marchés d’Omm Derman les fruits secs en quantités considérables. La gomme arabique provient des forêts du sud du Kordofan; c’était autrefois un excellent revenu pour cette province. Je dis autrefois: car, tandis que sous la domination égyptienne la récolte de la gomme atteignait de 800000 à un million de cantars par année (1 cantar = 44 kg. ½), aujourd’hui elle est descendue à 30000 cantars à peine. Cela se comprend: les tribus des Djimme et des Djauama recueillaient la gomme; or, les premiers furent forcés de quitter le pays, par l’émigration en masse; les autres ont diminué de 5/6, grâce aux prestations et aux oppressions perpétuelles. Et, si l’on continuait à exploiter la gomme, on le devait à l’Amin Bet el Mal el Oumoumi, ancien chef de bureau à Kassala, qui rendit attentif le calife au revenu que ce commerce est susceptible de rapporter. On laissa donc les gens de nouveau recueillir en paix ce produit. On cultivait autrefois, dans le Soudan, beaucoup le tabac. La nouvelle religion en ayant sévèrement interdit l’usage, on n’en trouve plus trace, si ce n’est dans les montagnes de Tekele et de Nuba qui sont soumises au calife, mais de nom seulement; en secret, on l’apporte à Omm Derman. Du reste, tout le commerce, si prospère, si florissant dans le Soudan est aujourd’hui totalement nul. Ces routes si fréquentées par les caravanes sont désertes; elles étaient nombreuses pourtant: celle qui du Darfour conduisait directement à Siout, par le Derb el Arbaïn (chemin de 40 jours); du Kordofan à Wadi Halfa, à travers la steppe de Bajouda et par Dongola; de Khartoum à Assouan, viâ Abou Hammed ou viâ El Hemer; de Khartoum à Souakim, par Berber; de Kassala à Souakim; de Gallabat, Ghedaref, Kassala à Massaouah...... Les seules routes que les commerçants doivent utiliser encore aujourd’hui sont celles d’El Hemer, et d’Assouan par Berber; et celle de Berber à Souakim. Peu après la conquête du Soudan, les marchands avaient l’habitude d’aller en Egypte, porteurs d’or et d’argent, qu’ils avaient acquis comme butin dans les guerres ou dans les razzias; ils les échangeaient contre des marchandises. Mais, le numéraire ne tarda pas à devenir rare. Il restait en Egypte, en effet, sans espoir de rentrer au pays, vu l’exportation si faible; d’autre part, les monnaies nouvelles étaient mal frappées et n’avaient pas cours chez les marchands ambulants. Le calife défendit alors sévèrement de transporter en Egypte de l’or et de l’argent. Ceux qui s’y rendaient, ne pouvaient emporter, en argent monnayé ancien, que le strict nécessaire pour le voyage, indiqué en chiffres sur les permis, par le Bet el Mal. On dut songer à relever l’exportation des produits indigènes qui, autrefois, avaient amené une certaine aisance dans tout le Soudan. On emmagasina de nouveau la gomme, les plumes d’autruche, les fruits du tamarinier, les feuilles de séné, etc. Le Bet el Mal fit vendre aux enchères de l’ivoire à ceux qui se rendaient en Egypte avec les produits indigènes, pour les échanger contre des marchandises demandées au Soudan. La population des provinces occidentales, le Kordofan et le Darfour, avait presque totalement disparu par suite des guerres continuelles, des émigrations, de la famine, etc.; de telle sorte qu’on trouvait peu de personnes pouvant s’occuper de la récolte de ces produits naturels. On ne put ainsi satisfaire aux besoins du marché, les transactions avec l’Egypte étant trop faibles et les marchandises achetées pour le Soudan en nombre minime et en tout cas, bien au-dessous de la demande. La gomme est monopole de l’état; ceux qui la recueillent ou les marchands intermédiaires doivent la livrer au Bet el Mal contre un prix, autrefois fixe, aujourd’hui très peu stable. Le prix d’achat varie entre 20 à 30 écus (omla gedida) le quintal; le prix de vente aux marchands entre 30 à 40. La marchandise livrée, le vendeur reçoit la permission de se rendre en Egypte, moyennant paiement d’un écu par quintal; arrivé à Berber, on examine s’il n’amène avec lui que la quantité achetée au Bet el Mal; on lui remet alors un nouveau certificat l’autorisant à aller à Souakim ou à Assouan, viâ El Hemer; pour cette pièce il a de nouveau à payer après s’être acquitté du droit, un écu par quintal et par dessus le marché un écu Marie-Thérèse, c’est-à-dire environ 5 écus omla gedida, ce qui, en tout représente le sixième du prix d’achat. Les chasseurs de plumes d’autruche, autrefois un article important d’exportation, ne sont pas mieux partagés; les Arabes, en effet, possèdent très peu de fusils et encore leurs armes sont-elles très mauvaises; il leur est fort difficile de se procurer des munitions et le calife a interdit d’utiliser les chevaux pour cette chasse. Jadis, ils la pratiquaient en grand, cherchant à prendre ces agiles animaux dans des filets ou dans des fossés. Ces essais n’étaient guère couronnés de succès. On voulut néanmoins recommencer en prenant les petits, en les engraissant pour les déplumer ensuite. (Les plumes pouvaient être prises tous les 8 ou 9 mois). Qu’arriva-t-il? La religion considérant ce procédé comme coupable, le calife s’empressa de saisir cette occasion pour montrer ouvertement qu’il était avant tout un vrai croyant et interdit très sévèrement de déplumer les autruches. Les éleveurs trouvant inutile de nourrir plus longtemps ces animaux, les tuèrent et pendant plusieurs jours, on ne mangea à Omm Derman que de la viande d’autruche. Sans doute, dans les steppes, dans les endroits cachés, il y eut des gens qui en élevèrent encore dans d’immenses cages, ne craignant pas, par amour du gain, de s’exposer aux plus durs châtiments; ce ne fut que l’exception, trop peu sensible pour avoir une influence quelconque sur le commerce en général. L’ivoire vient des provinces équatoriales. Cent cinquante à deux cents quintaux entrent annuellement à Omm Derman. Le rendement est-il susceptible d’augmentation ou cessera-t-il complètement, cela dépend de l’avancement des postes de l’Etat du Congo ou du développement de ses rapports commerciaux avec les tribus à proximité du Redjaf. L’ivoire provenant du Darfour méridional est très rare. Ce commerce pourrait prendre une nouvelle extension, si les Mahdistes occupaient et utilisaient de fait la province du Bahr el Ghazal. L’importation des marchandises égyptiennes est également restreinte aux deux voies utilisées pour l’exportation. Les petites transactions sur les routes de Kassala-Souakim et de Kassala-Massaouah ont cessé depuis que les Italiens occupent ces deux positions. Les principales importations sont les toiles blanches et bleues, la mousseline, la percale de couleur et des étoffes de laine de toutes nuances. Ces dernières servent à garnir les gioubbes; les toiles et les mousselines sont utilisées par les femmes qui s’en enveloppent complètement ou les portent, en bandes étroites, comme pagnes à la place des robes de nos femmes européennes. On importe également des soieries européennes, de qualité assez douteuse, les marchands ayant pour principe de vendre avant tout beaucoup et à bon marché. Il faut remarquer que les meilleures qualités mais qui ne plaisent pas à la vue trouvent au Soudan de rares acheteurs. La toilette des dames soudanaises est loin d’être négligée; aussi utilisent-elles des parfums, huiles, bois de senteurs, clous de girofle, différentes graines de fruits, etc.... les articles de parfumerie sont également importés. Le sucre, le riz, les marmelades, les fruits secs et confits sont très recherchés par les personnes qui sont dans une bonne situation de fortune. L’importation de tous les articles en métal fut sévèrement interdite par le Gouvernement égyptien; dans les derniers temps, il était très difficile de se procurer des ciseaux, des rasoirs, etc. Les ustensiles de cuisine, en cuivre, atteignirent des prix inouïs, parce qu’ils étaient achetés par l’administration du Warchet el Harbia et servaient à la fabrication des balles. Peu à peu les habitants utilisèrent, pour préparer leur nourriture, des vases d’argile. Toutes les marchandises de provenance égyptienne doivent payer à Berber, en espèces ou en nature un dixième de leur valeur; à Omm Derman, le Bet el Mal qui les estampille prélève à son tour encore un dixième (oushr). En outre, les marchands qui arrivent de Souakim ont encore à s’acquitter d’une pareille taxe aux postes placés à Kokreb, par Osman Digna; en sorte que, après les cadeaux presque obligatoires aux fonctionnaires, etc.; ils ont payé à leur arrivée à Omm Derman, un tiers de la valeur des marchandises, rien qu’en frais de douane et avant qu’ils aient pu vendre quoi que ce soit. Qu’y-a-t-il alors d’étonnant si les prix sont élevés et si les commerçants, en somme, gagnent très peu. Nombre de Soudanais aisés font du commerce une sorte de sport: le gain est moins leur but que la facilité de pouvoir jouir de la liberté pendant quelques mois. C’est, en somme, le seul moyen qu’ont les habitants retenus avec femmes et enfants au sol natal, et soumis au calife, dont le gouvernement tyrannique les pousse souvent au désespoir, c’est le seul moyen, dis-je, qu’ils ont d’échapper pour quelque temps à leur tyran. Le commerce des esclaves, autorisé par la religion et par le calife, est plus prospère; il est pourtant limité aux pays soumis au Gouvernement mahdiste, le trafic avec les provinces égyptiennes ou l’Arabie n’étant pas du tout autorisé. En l’interdisant, le calife tient à ne point affaiblir ses provinces au profit de ses ennemis. Il est évident qu’il ne peut empêcher la vente de quelques esclaves isolés, mais il est au moins impossible aux traiteurs de conduire en masse leurs victimes au marché. Autrefois les esclaves étaient envoyés en grand nombre à Omm Derman où on les vendait publiquement pour le compte du calife ou du Bet el Mal el Oumoumi. Abou Anga les tirait d’Abyssinie, Zeki Tamel de Faschoda, Othman woled Adam du Darfour et des montagnes de Nuba situées au sud du Kordofan. Les mêmes cruautés se renouvelaient soit en les prenant, soit en les transportant. Abou Anga, par exemple, forçait ceux qu’il capturait en Abyssinie, la plupart venant de la tribu chrétienne des Amhara, de parcourir le long chemin jusqu’à Omm Derman, pendant lequel ils avaient à souffrir de la faim et des coups de fouet; notez que ces esclaves étaient des femmes et des enfants, les hommes ayant été passés au fil de l’épée! On chassait ces malheureux, à peines vêtus, arrachés à leurs familles, comme on chasse devant soi les troupeaux. Combien mouraient en route! et le reste, des centaines encore, parvenait au but du voyage, mais dans quel état! Des uns le calife faisait présent à ses partisans; les autres étaient vendus par le Bet el Mal. Après la défaite des Shillouk, Zeki Tamel parqua, le terme n’est point trop fort, des milliers de femmes et d’enfants dans des barques et les envoya à Omm Derman. Le calife prit les jeunes gens, les fit élever et incorporer dans le corps des moulazeimie; les femmes et les jeunes filles furent vendues. Comme les envois se succédaient, les ventes durèrent des journées entières; pauvres malheureux gisant devant le Bet el Mal, malades, affamés, couverts de haillons, beaucoup même complètement nus! On leur distribuait, en quantité insuffisante, du blé cru. La ville étant pleine de ces Shillouk, qui donc aurait voulu acheter ceux qui étaient malades? à quoi bon risquer même quelques écus? Ils ne tardèrent pas à succomber; des corps couvraient le rivage du fleuve; on les jeta simplement dans le Nil pour s’épargner la peine de les enterrer. Les esclaves envoyés du Darfour eurent surtout à souffrir. La route était sans fin, pénible; l’eau rare et seulement dans des puits très éloignés les uns des autres, le pays mal cultivé, presque inhabité, la nourriture insuffisante. Sans pitié, on les força à marcher nuit et jour pour atteindre le Kordofan. Et la colonne ne comportait presque que des femmes et des jeunes filles! Lorsque une d’entre elles tombait épuisée, on employait les moyens les plus affreux pour la forcer à continuer la route. S’ils ne suffisaient pas, on coupait les oreilles de la pauvre créature, les gardiens du convoi s’en emparaient et fournissaient en les montrant la preuve qu’elle était morte et qu’ils ne l’avaient pas vendue en sous-main. Un jour, l’histoire m’a été racontée plus tard par des témoins, une femme fut ainsi trouvée, privée de ses oreilles; ils eurent pitié d’elle et la réconfortèrent. Elle se remit et fut en état de suivre ses sauveurs et de se traîner jusqu’à Fascher, tandis que ses oreilles servaient de faire part mortuaire à Omm Derman. Aujourd’hui, de tels envois d’esclaves ont cessé, les pays d’où ils venaient étant dépeuplés ou se défendant avec succès contre leurs oppresseurs. Des expéditions viennent pourtant encore du Redjaf; mais là également le voyage et les mauvais traitements déciment les masses de ces sacrifiés. Les esclaves pris à Gallabat, au Kordofan et au Darfour sont, vu leur petit nombre, vendus directement par les émirs, avec la permission du calife, aux Gellaba nomades. Ceux-ci reçoivent un certificat d’achat, avec mention du prix payé et la permission de revendre. A Omm Derman, la vente est publique et à celui qui met les plus fortes enchères est adjugé l’esclave, mais seulement l’esclave du sexe féminin, le commerce des esclaves mâles appartenant exclusivement au calife. Quiconque veut vendre un esclave mâle doit le livrer au Bet el Mal et reçoit en retour une sorte d’acte de vente ou titre de garantie dont le montant est fixé arbitrairement par le Bet el Mal. Ces esclaves sont, selon leurs capacités et leur stature, incorporés dans les moulazeimie ou employés par le maître du pays à la culture de ses champs. Les femmes et les jeunes filles peuvent être vendues en tout temps et partout, moyennant une pièce signée par deux témoins ou un cadi, certifiant que l’esclave est bien réellement propriété du vendeur. Cette disposition a pour but d’empêcher que les esclaves échappés de chez leurs maîtres et pris par d’autres personnes, ne soient pas vendus par celles-ci, ce qui autrefois donnait lieu fréquemment à des contestations souvent compliquées. Le vol des esclaves n’est pas aussi rare à Omm Derman. On les attire dans les maisons, on les enlève de force des champs; mis dans les fers, ils sont tenus cachés jusqu’à ce que des recéleurs trouvent le temps et l’occasion favorable pour les conduire dans des contrées éloignées, où ils sont vendus à des prix dérisoires. Comme d’après les lois musulmanes, les dépositions d’un esclave ne doivent pas être acceptées devant le tribunal et comme chacun a le sentiment de sa position, ceux qui sont ravis de cette façon, s’ils ne sont pas séparés de leurs parents ou de leurs enfants et s’ils sont traités convenablement, se contentent de leur sort et le supportent sans autre récrimination. Au sud du Bet el Mal, sur une place libre d’Omm Derman, s’élève un bâtiment construit en briques d’argile; on l’appelle le Souk er Regig, c’est-à-dire le marché aux esclaves. Sous le prétexte d’échanger ou d’acheter des esclaves, le calife m’accorda quelquefois la permission extraordinaire de fréquenter le marché. J’eus ainsi l’occasion de faire maintes observations. Les marchands s’y donnent rendez-vous et offrent leur marchandise. Autour de la maison, des femmes, des jeunes filles, en nombre considérable, se promènent ou sont assises. Le choix est grand; on y trouve de vieilles esclaves, l’air fatigué, à demi-nues, sortes de bêtes de somme, comme on y rencontre également de jeunes et ravissantes sourias (concubines) bien vêtues. Ce commerce est si naturel que les acheteurs ne se gênent nullement pour palper ces créatures, tout comme on tâte le bétail sur le marché. On leur ouvre la bouche pour examiner si les dents sont en bon état, on leur enlève les habits qui couvrent la partie supérieure du corps, on examine à fond le dos, la poitrine et les bras, on les fait marcher pour observer les pieds, le corps dans tous ses mouvements. On leur pose des questions afin de se rendre compte jusqu’à quel point elles possèdent l’arabe, ce qui, surtout pour les sourias, établit une sensible différence de prix. Et tranquilles, parfaitement calmes, les esclaves se laissent faire; c’est la règle, c’est donc naturel, c’est leur sort, elles sont persuadées que cela doit être ainsi et non autrement. On lit bien sur la figure de quelques-unes d’entre elles qu’elles se rendent compte de leur triste position et ont vu de meilleurs jours autrefois; oui, on peut lire dans ces tristes regards qu’elles se sentent arrivées au dernier degré de la misère humaine et qu’elles comprennent qu’on les traite comme des bêtes. Mais, le sujet est suffisamment examiné; on commence à en débattre le prix; l’acheteur met en cause tous les défauts possibles, le vendeur ne cesse de faire valoir les qualités physiques et intellectuelles de la créature en question; on fait une offre, on demande le prix et le marché est conclu. On paie, on reçoit certificat de vente et d’achat; l’esclave a changé de maître. Le vendeur est tenu d’indiquer les maladies secrètes, le mauvais caractère, le penchant au vol, voire même le ronflement des sourias. Le paiement a lieu en monnaie ayant cours dans le pays, l’omla gedida. Voici quelques prix: Esclave âgée 50— 80 écus. Esclave jeune ou d’âge moyen 80—120 » Petites filles de 8-11 ans, selon leur beauté 110—160 » Sourias, selon leur beauté et leur race 180—700 » Ce tarif, quoique normal, est naturellement sujet à de grandes variations. On ne peut guère parler de l’industrie du Soudan. Le peu qui existait autrefois, a disparu. Jadis, on fabriquait de charmants filigranes en or, en argent, qui prenaient le chemin de l’Egypte. Ces travaux ont dû être suspendus non seulement à cause du manque de ces métaux précieux, mais encore par suite de la défense du Mahdi, de porter des ornements. On fabrique encore de grandes lances, de petits javelots de différentes formes avec ou sans crochet, des couteaux qu’on porte au bras, des étriers et des mors pour les chevaux et les ânes, les instruments aratoires nécessaires, etc...; tous ces objets sont en fer. On fait, avec le bois, des selles de chevaux, d’ânes, de chameaux, des angarebs; des boîtes ordinaires dans lesquelles on enferme surtout les habits que l’on veut conserver; des portes, des châssis, des volets; le tout de la façon la plus primitive. Depuis la confiscation de tous les bateaux, la construction des vapeurs a totalement cessé; depuis un an, il est vrai, on a recommencé, avec la permission du calife; mais comme le Bet el Mal veut tirer profit annuellement des nouvelles embarcations, rares sont ceux qui sacrifient leur temps et leur argent dans de telles entreprises où il y a si peu, parfois même rien, à gagner. L’industrie du cuir se limite à la fabrication de souliers, rouges et jaunes, de sandales, de selles. On trouve à acheter, par contre, en abondance, des amulettes en cuir, des gaînes de couteau, d’épée, des fouets en peau de crocodile, etc. L’industrie du coton est très importante au Soudan. Chaque jeune fille et chaque femme file pour son usage personnel ou pour la vente et les tisserands,—il y en a dans tous les villages—font ensuite la toile. Dans le Ghezireh, on ne confectionne en général que des toiles ordinaires, nommées thob damour el gheng qu’on vend, en pièces de 10 aunes de long, en grande quantité sur le marché; les gens de condition modeste s’en servent pour leurs vêtements. C’est la province de Berber qui livre les plus fins tissus dont on fait les turbans, les hisams qu’on roule sur la tête, de grandes couvertures ou des rideaux dans lesquels on tisse fréquemment des bandes de soie ou de coton multicolore. Le Dongola exporte aussi d’excellentes étoffes de coton; il est surtout renommé pour la confection de voiles solides. Quant aux tissus du Kordofan et du Darfour, ils se distinguent plutôt par la qualité que par la beauté du travail. Le tressage constitue l’occupation principale des femmes. Elles tressent, en effet, avec les feuilles des palmiers, des nattes de toutes les grandeurs et de toutes les formes, soit pour leur usage particulier, soit pour la vente. D’autres plus fines sont confectionnées avec des feuilles étroites bariolées ou avec de la paille d’orge et de minces petites bandes de cuir. Ce même matériel est utilisé pour faire des dessous de plats, des couvercles pour les terrines en bois, qui, en raison du travail compliqué et de la diversité des couleurs étaient expédiés souvent comme objets de curiosité en Egypte. Particulièrement habiles dans ces sortes de travaux, les femmes du Darfour entrelaçaient aussi de petites perles en verre de toutes couleurs qui représentaient, arrangées symétriquement, les plus ravissants dessins. Presque tous ces objets sont travaillés à la maison. Par suite de la régénération de la foi et du mépris des anciens et nombreux préceptes religieux ainsi que des usages, le moral déjà très relâché au Soudan, s’est abaissé encore. Par crainte du calife et sentant qu’on est entouré de dénonciateurs, grâce aussi à cette tendance généralement répandue de sauvegarder avant tout ses propres intérêts, les habitants sont devenus des fourbes accomplis; c’est dans ce manque de sincérité qu’il faut chercher la cause principale de l’immoralité. Sous l’impression du mécontentement général et de l’insécurité personnelle, beaucoup cherchent à jouir de la vie aussi vite que possible et aussi bien que leurs moyens le leur permettent. La sociabilité faisant totalement défaut, on cherche à se dédommager par le libertinage, la débauche; favorisé qu’on est par la facilité de se marier et de divorcer. On épouse une veuve moyennant un cadeau de mariage consistant en quelques vêtements, souliers ou sandales, des parfums et cinq écus; une jeune fille, moyennant dix écus. Celui qui outrepasse cette somme, est puni par la confiscation de sa fortune. Les pères, les tuteurs sont forcés de marier leurs filles et leurs pupilles à ceux qui les demandent en mariage; il faut une cause très grave pour qu’ils soient repoussés. Dans ce cas, on doit songer aussitôt à un autre mariage. Les frais étant restreints, la religion accordant à l’homme quatre femmes libres et légitimes et un divorce sans raisons valables, la plupart considèrent la cérémonie du mariage seulement comme moyen de changement perpétuel. Beaucoup de femmes professent les mêmes opinions, et sont heureuses de ces procédés qui leur offrent non seulement un changement, mais encore l’appât d’un gain en argent et en vêtements qui joue fréquemment aussi le plus grand rôle. Si l’homme demande le divorce, le cadeau de mariage reste toujours à la femme; si c’est celle-ci qui le demande, elle garde tout ce que son mari lui a donné, à moins qu’il ne le réclame formellement. Il arrive qu’un homme, dans l’espace de dix ans s’est marié 40 à 50 fois et qu’une femme, malgré les trois mois qui doivent s’écouler avant qu’elle ne convole de nouveau, a eu successivement 15 à 20 maris. L’institution des sourias, consacrée par la religion, est de beaucoup plus scandaleuse. Ces concubines ne restent guère longtemps dans la maison de leurs maîtres, à moins qu’elles ne leur donnent des enfants. Elles ne peuvent alors être mises en vente, sinon, les voilà bientôt revendues, autant que possible avec bénéfice, passant de main en main, dépravées, bien soignées dans leur jeunesse à cause de leur beauté peut-être, mais se préparant une triste vieillesse. Beaucoup de marchands pratiquent cette industrie honteuse qui consiste à garder de jeunes esclaves auxquelles, moyennant une légère redevance mensuelle, ils accordent une liberté relative, leur permettant de chercher logement et entretien à leur choix. Il va de soi que ce n’est point par la vertu qu’elles ramassent cette dîme mensuelle. La plus grande dépravation règne chez les esclaves du calife, surtout chez les moulazeimie dont les menées dépassent toute description. Le calife, qui a parfaitement connaissance du scandale, ne songe pas à y mettre ordre pensant gagner ses esclaves par sa tolérance, et mériter leur gratitude et leur affection. Il s’ensuit que l’état sanitaire, aussi bien des hommes libres que des esclaves, laisse beaucoup à désirer; que les maladies résultant de cette façon de vivre et de comprendre le mariage sont nombreuses et sans remèdes, si ce n’est en quelque mesure, le climat chaud et sec. A Omm Derman notamment, règnent les vices les plus grossiers. Dans les commencements de son règne, le calife punissait les coupables en les exilant à Redjaf. Il ne tarda pas à cesser, persuadé qu’il est plus facile de gouverner tyranniquement un peuple dépravé qu’un peuple qui place la moralité au-dessus de tout. C’est pourquoi il hait les Djaliin du bord du Nil, de Hager el Assal jusqu’à Berber, parce que c’est la seule tribu du Soudan actuel qui apprécie une vie de famille régulière et la considère comme la première condition de l’existence. Il y a toutefois lieu d’excepter de cette corruption générale les anciennes femmes du Mahdi; il est vrai qu’elles sont contraintes de vivre selon les règles prescrites. Depuis sa mort, elles sont enfermées par le calife en l’honneur du maître décédé, dans des maisons sises près de la Koubbat, maisons entourées d’une très haute muraille. Des eunuques les surveillent très étroitement. Outre ces femmes et les concubines, beaucoup de jeunes filles, des filles des anciens fonctionnaires du Mahdi qui les élevait pour les faire entrer plus tard dans son harem, sont cloîtrées dans ces bâtiments, comme dans un cachot, sous verrous, et ne peuvent nullement communiquer avec des hommes; que dis-je, les malheureuses n’ont que très rarement et avec la permission toute spéciale du calife, des rapports avec d’autres femmes. Mal nourries, mal vêtues, ces pauvres prisonnières n’aspirent qu’à être délivrées d’une réclusion fort dure. Les deux principaux facteurs de la révolution furent la croyance en la mission divine du Mahdi, et qui dégénéra en fanatisme; la cupidité qui fit croire à l’abolition de tous les impôts et que l’on s’enrichirait pendant ces époques de troubles. Espoirs bientôt déçus! Le Mahdi ne fut pas assez longtemps au pouvoir pour constater qu’aujourd’hui l’aversion contre son régime est générale. Le calife Abdullahi le constate à chaque pas, il fait néanmoins tout pour l’accentuer. L’égalité, la fraternité, tant prêchées; ces mots avec lesquels on leurrait les masses, ne furent que de belles promesses. Comme auparavant il y eut et il y a des riches et des pauvres, des puissants et des faibles, des maîtres et des esclaves. Le calife lui-même ne chercha qu’à fortifier sa puissance personnelle, ne reculant devant aucun moyen pour arriver à son but. Comme étranger, il ne jouit d’abord d’aucune sympathie auprès des tribus du Nil. Par les prérogatives accordées à ses parents, à sa tribu, les Taasha, il suscita le mécontentement de ses propres compatriotes des tribus occidentales. Les humiliations qu’il fit subir systématiquement à tous les parents du Mahdi eurent pour résultat la révolte des Ashraf; ce fut seulement grâce à leur indécision que le calife put les réprimer sans subir de grosses pertes. Mais on réprouva sa conduite après leur soumission: au lieu de tenir sa promesse et de leur accorder leur grâce, il prétexta que le Prophète lui avait ordonné de les punir. Il les fit mettre aux fers, puis assommer à coups de rotin; parmi les morts se trouvaient les plus proches parents du Mahdi. Et pourtant, la sécurité de l’état n’était point en jeu, puisqu’ils avaient été réduits à l’impuissance. Ce procédé a été considéré comme un acte d’impiété à l’égard du mort et fut pris en mauvaise part. Soucieux de sa vie, de sa puissance, ne chassa-t-il pas de leurs maisons, tous ceux qui habitaient entre la Koubbat et le Bet el Mal, c’est-à-dire dans son voisinage, sans leur donner le plus petit dédommagement et, pour installer à leur place ses moulazeimie! Il força tous les habitants d’Omm Derman, sans distinction aucune, à élever les murs de la ville; lui seul, ses gardes et ceux de sa tribu demeurent à l’intérieur. Même parmi ses moulazeimie régne le mécontentement d’avoir à travailler à la construction de ses maisons et de celles de son fils, d’être traités si sévèrement et d’être payés si irrégulièrement. Ils forment une caste à part et toute relation avec les habitants de la ville leur est interdite. Le calife défend même aux milliers de jeunes Arabes ou jeunes gens d’autres tribus qu’il a incorporés dans ses gardes du corps, tout rapport avec leurs parents; ils ne peuvent sortir de l’enceinte des murs et les leurs ne peuvent y pénétrer. De telles défenses sont enfreintes parfois; il en profite pour punir et vexer ses gardes, ce qui augmente l’aversion qu’ils éprouvent à son égard. La révolte des Ashraf l’a rendu plus défiant encore; il craint qu’on attente à sa vie; jour et nuit, il s’entoure de gardiens, de domestiques qu’il choisit lui-même; personne, et ses parents ne sont pas exceptés, ne peut, comme c’était la coutume autrefois, paraître devant lui avec des armes. Quiconque est appelé en audience doit déposer l’épée et le couteau, que chacun porte ordinairement au Soudan; parfois même, on fouille les gens à fond. Son ancienne popularité a beaucoup souffert d’une telle méfiance, et l’on raille, tout bas il est vrai, une telle peur. Les Taasha, ses compatriotes, connus depuis longtemps par leur cupidité, leur brutalité et leur grossièreté, entreprennent des excursions dans le pays pour y enlever des esclaves et des animaux et soumettre les habitants à toutes sortes de contributions. Lorsque leur façon d’agir, que le calife n’ignorait pas, devint réellement trop scandaleuse, les gens ne pouvant cultiver tranquillement leurs terres et le blé étant sur le point de renchérir, il défendit aux habitants de la ville, et particulièrement aux Taasha, de quitter Omm Derman sans sa permission. Ceux-ci ne se gênèrent nullement pour enfreindre ses ordres; il est vrai que l’état du pays s’est quand même un peu amélioré. Ainsi dans la ville, les Taasha jouent aux maîtres; ils se vantent d’être les seigneurs de la contrée et de leur parenté avec le calife. C’est à eux que les meilleurs pâturages sont assignés; leurs chevaux sont nourris aux frais de la population, tandis que les autres tribus arabes doivent se contenter des places qu’elles trouvent et entretenir leurs chevaux à leurs frais. De semblables mesures font haïr le calife même par une grande partie de ses compatriotes de l’ouest. Il sait, il est vrai, à quoi s’en tenir là-dessus, mais il ignore à quel haut degré d’aversion générale ses sujets sont portés à son égard. Il cherche à gagner les émirs, les personnes influentes par des présents qu’il leur fait en secret, même de nuit; il croit acheter ainsi leurs sympathies; ils acceptent ordinairement ses dons, mais n’en pensent pas moins. Pour attirer à lui les gens instruits, il permet aux savants de se réunir dans la djami, après les prières de midi et du soir; Heissein woled ez Sahra a ordre de faire des conférences sur le droit de succession musulman (ilm el mîrath). Les assemblées des ulémas (savants) étant toujours strictement défendues, au commencement du régime mahdiste, on considère cette permission actuelle comme un signe de progrès. Le calife, tout d’abord, assista aux conférences; ayant remarqué que quelques-uns des savants, malgré sa présence, restaient assis simplement en croisant les jambes et non en les repliant, sans doute pour se reposer quelque peu, il ne manqua pas l’occasion de déclarer ouvertement à l’assemblée que tous, savants et ignorants, avaient à lui rendre le respect et les honneurs qui lui étaient dûs. Quelques jours après cette admonestation publique, Heissein woled ez Sahra, eut la malencontreuse idée de placer la science au-dessus de tout et de déclarer que les rois et les princes devaient s’incliner devant elle; le calife à qui la lecture et l’écriture sont inconnues, furieux quitta l’assemblée et les conférences furent suspendues: le progrès était étouffé à jamais. Heissein woled ez Sahra s’attira encore plus la disgrâce de son maître par le fait de se refuser à adopter la manière de voir du calife, dans une question concernant des esclaves. Le calife requérait du cadi un arrêté à teneur d’après lequel tous les esclaves des deux sexes échappés de chez leurs maîtres et qui s’étaient rendus aux moulazeimie, sans être trouvés ni réclamés par leurs maîtres, durant un laps de vingt jours, devraient être considérés comme propriété des moulazeimie. Or, comme il n’était permis à personne de se rendre dans les habitations de ces derniers, situées du reste dans l’enceinte des murs, la faculté pour les maîtres d’aller y découvrir leurs esclaves était simplement illusoire. On décida que les esclaves marrons seraient exposés pendant un certain temps sur une place publique et qu’alors, s’ils n’étaient point réclamés par leurs possesseurs, ils reviendraient au Bet el Mal. Mais cette décision allait précisément à l’encontre des vues du calife qui, en secret, avait enjoint à ses moulazeimie de garder pour lui tous les esclaves des tribus du Nil (Djaliin, Danagla, etc.) et de ne rendre à leurs maîtres que ceux appartenant aux Taasha ou aux autres tribus arabes de l’occident. Aussi les amis de Heissein woled ez Sahra redoutèrent-ils pour lui les suites de sa fermeté. Cependant le calife attendait une meilleure occasion pour le châtier. Depuis la mort du Mahdi, soit depuis plus de dix ans, le calife Abdullahi n’avait pas quitté Omm Derman, sa capitale. Là, il s’était créé une certaine force, avait concentré du matériel de guerre, forcé tous ceux qui ne lui plaisaient pas à y venir habiter, afin que, dans cette cité sanctifiée par le Mahdi, ils eussent à faire sous ses yeux et chaque jour les cinq prières obligatoires et à prêter l’oreille à ses préceptes. Omm Derman était primitivement le nom d’un petit village situé sur la rive occidentale du Nil et en face de Khartoum; il était habité par la tribu des Djimoïa. Après la prise de Khartoum, le Mahdi résolut d’en faire provisoirement sa résidence. On abattit les buissons de mimosas et les halliers qui bordaient le fleuve; on créa la place pour la djami et, tout près de celle-ci, on fixa les emplacements des maisons du Mahdi et de ses trois califes. Abdullahi reçut le terrain situé au midi de la djami, tandis que celui qui s’étendait au nord fut partagé entre les califes Ali woled Helou et Mohammed Chérif. Le Mahdi prétendit toujours ne considérer Omm Derman que comme un séjour passager; car il avait reçu mission du Prophète de conquérir l’Egypte, l’Arabie, en particulier la Mecque et Médine, et de terminer ses jours en Syrie. Or, on sait qu’il mourut subitement; du même coup furent anéantis ses plans et les espérances de ses adhérents. Son successeur, le calife Abdullahi, considérait Omm Derman comme la capitale de l’empire mahdiste et sa résidence définitive. La ville a maintenant une étendue d’environ onze kilomètres dans la direction du sud au nord; l’extrémité méridionale se trouve en quelque sorte vis-à-vis de la partie sud-ouest de l’ancienne ville de Khartoum. Pendant la période de fondation de la cité, chacun s’efforçait d’habiter dans le voisinage du fleuve pour s’épargner le transport de l’eau et pour être à portée du trafic avec l’Egypte ou les autres provinces. Il en résulte que l’extension en largeur d’Omm Derman est minime et ne mesure guère, de l’est à l’ouest, que 5 kilomètres ½ en moyenne. A l’origine, la ville consistait uniquement en huttes de paille; on commença par entourer la djami d’un mur de terre glaise en forme de rectangle, dont la longueur mesure environ 460 mètres sur 350 de largeur. Ces murailles furent plus tard reconstruites en briques cuites, que l’on badigeonna à la chaux. Le calife ne tarda pas à son tour, à se faire construire des maisons faites de briques cuites ou non cuites, ses frères suivirent son exemple, puis ses parents, les émirs et enfin tous les gens riches. En l’honneur du Mahdi et pour lui conserver à travers des âges son renom de saint homme, on lui éleva une Koubbat ou mausolée. Le tombeau proprement dit est une construction quadrangulaire, mesurant environ 12 mètres de côté et 10 mètres ½ de hauteur. A l’est et à l’ouest se trouvent six grandes fenêtres en ogives, aux grilles de laiton; au nord et au sud, quatre fenêtres semblables et deux portes. Cette crypte, construite en blocs de grès taillés qui proviennent du palais du gouverneur de Khartoum après l’incendie, est couronnée d’une galerie, dont les cintres reposent sur de petites colonnes arrondies. A l’intérieur de cette galerie s’élève, sur une hauteur d’environ deux mètres, la partie supérieure de l’édifice, de forme octogone et pourvue, sur chaque face, d’une fenêtre grillée dessinant un ovale. Cette partie, constituant le haut de l’édifice, est terminée par une coupole ovoïde de douze mètres de hauteur. Les quatre angles du bas de la construction sont, en outre, flanqués de petits clochetons reposant sur quatre colonnes rondes. La partie supérieure de la construction est faite en briques cuites. L’ensemble de l’édifice émergeant du milieu de maisons basses et insignifiantes produit un effet grandiose, auquel les éraflures nombreuses dont souffre l’enduit de chaux portent seulement quelque préjudice. De trois sphères creuses juxtaposées sort une grande lance de cuivre jaune qui, s’élevant sur le sommet de la coupole, est visible déjà à une grande distance. La lance a suggéré aux mécontents la remarque suivante que le Mahdi, n’ayant pu accomplir ses desseins serait aussi disposé à entrer en guerre avec le ciel. Le mausolée est entouré d’une barrière de bois brut, destinée à tenir les pèlerins éloignés de l’édifice. A une distance d’environ vingt pas, on a creusé dans la terre des réservoirs aux parois murées, utilisés par les cohortes des croyants pour leurs ablutions. [Illustration: LE TOMBEAU DU MAHDI.] L’intérieur de la coupole est peint en blanc. Au milieu est suspendu à une longue chaîne en fer le lustre en verre qui ornait jadis le palais du gouverneur général. Aux parois sont fixés des candélabres dorés, butin enlevé aux maisons riches. A sa gauche le visiteur a le tombeau du Mahdi, édifié par l’habile menuisier Hamouda, échappé de l’arsenal de Khartoum, lors du massacre. Surmonté de nombreuses tourelles et de motifs variés, richement peints, ce tombeau pourrait passer pour le modèle d’une petite maison de campagne d’origine exotique; il est, sur l’ordre du calife, toujours recouvert d’un drap noir. Des tentures, des rideaux de couleur sombre ne laissent pénétrer que discrètement la lumière à l’intérieur et l’impression de gravité et de grandeur même qui se dégage de l’ensemble n’est troublée que par l’effet produit par le contraste des couleurs. L’intérieur du mausolée qui reste frais, même par les plus fortes chaleurs, ne peut être visité que moyennant la permission spéciale du calife. Lui-même s’y rend maintes fois pour se livrer à ses pensées et songer aux jours passés. Ses visites au tombeau sont devenues plus rares depuis l’exécution des parents du Mahdi, ce qui a fait supposer qu’il redoutait de se trouver aux côtés de son ancien maître, le chef de la famille de ceux dont il avait fait répandre le sang. Le mausolée est entièrement entouré d’un mur en pierres dont les portes pratiquées au midi et à l’ouest sont ouvertes tous les vendredis, depuis un an, pour laisser entrer les pèlerins. Comme tout sujet du calife est en quelque sorte tenu de visiter, ce jour-là, le monument afin de prier pour le défunt et demander sa protection, il arrive que chaque vendredi plusieurs milliers d’individus passent par là, se tiennent debout, les mains levées, tout autour du monument, pour implorer en apparence l’appui du Tout-Puissant par l’intermédiaire du saint dont les os reposent ici, tandis qu’en réalité ils ne murmurent souvent que des imprécations et des blasphèmes contre le mort et ses successeurs plus détestés encore, puisque par leurs mensonges et leur mauvaise foi ils sont les auteurs de la misère présente. Les maisons dans lesquelles les femmes du Mahdi sont gardées prisonnières sont contiguës au mur d’enceinte de la Koubbat. Au sud de ces constructions se trouve la résidence du calife. Un terrain extrêmement vaste est entouré d’une haute muraille en briques, à l’intérieur de laquelle se trouve un grand nombre d’édifices, séparés par de nombreuses cours communiquant entre elles. Immédiatement adossée à la djami se trouve la demeure du calife qui est réservée à son usage tout à fait personnel. A l’est, les habitations de ses femmes; les écuries, les magasins, les quartiers des eunuques, des domestiques, etc.; forment du côté de l’est et du sud la clôture de cette enceinte. Par la porte orientale du milieu de la djami,—une porte réelle tandis que les autres ne sont que des ouvertures ne pouvant être fermées à clef,—on arrive dans les locaux de réception du calife. Après avoir passé devant un petit bâtiment, on entre dans une cour de moyenne étendue dans laquelle sont disposées deux sortes de chambres couvertes et complètement ouvertes sur un des côtés; elles servent aux audiences. De cette cour, une porte conduit dans les bâtiments privés du calife, que seuls les garçons, préposés à son service personnel, peuvent franchir. Ces maisons en terre glaise se composent d’une salle assez grande avec deux locaux latéraux et sont munies de vérandas sur un ou deux côtés en sorte qu’elles ressemblent à de petites maisons de campagne. Un seul de ces édifices possède un étage supérieur avec deux chambres assez grandes; muni de fenêtres des quatre côtés, il offre une belle vue sur la ville entière. Les locaux destinés aux audiences sont installés avec la plus grande simplicité imaginable et ne contiennent absolument qu’un siège pour le calife, devant lequel, parfois, est étendue une natte de palmier. Ses appartements privés ont au contraire un confort tout à fait inusité pour le Soudan. Des lits en fer, richement dorés et munis de moustiquaires, restes du butin fait à Khartoum, des tapis épais, des coussins recouverts de soie, des tentures et des rideaux de lourdes étoffes de couleurs variées, ornent les chambres bien blanchies. Des nattes de palmier et de petits sophas dans les vérandas, complètent l’ameublement, lequel peut être considéré comme somptueux. La maison de son fils située à l’est de la Koubbat est encore mieux construite, mais meublée de la même manière. Son fils se permet même le luxe d’un lustre en cristal resté intact à la chute de Khartoum et d’un parc. Il occupe des centaines d’esclaves qui doivent amener à la sueur de leur front la terre fertile des bords du fleuve à la maison de leur jeune maître, maudissant son amour du luxe pour lequel ils dépensent leurs forces tandis qu’eux-mêmes, habitant des huttes misérables, manquent des choses les plus nécessaires. Chaque jour des améliorations sont entreprises, de nouvelles constructions commencées, des transformations, des aménagements.... Le père et le fils cherchent à s’offrir une vie aussi agréable que possible. Yacoub suit fidèlement leur exemple: il aime à construire comme eux et l’emplacement qui borne ses deux maisons situées au sud de la djami, est un véritable chantier. Les bâtiments du calife Ali woled Helou, situés au nord de la Koubbat, sont d’une étendue moindre et meublés plus simplement que ceux que nous venons de mentionner. Le calife Abdullahi possède, outre sa propre résidence, d’autres maisons aux extrémités nord et sud de la ville, mais de constructions plus simples. Il les utilise comme pied-à-terre lors des envois de troupes dans les provinces ou pour l’inspection des troupes nouvellement arrivées. Il y séjourne dans ces occasions plusieurs jours. On a construit également des maisons pour le calife juste au bord du fleuve, à l’est du fort établi autrefois par le Gouvernement, mais détruit depuis et dont les fossés ont été comblés. Il ne les utilise ordinairement que pour y faire mettre en état les navires partant du côté de Redjaf, pour donner ses instructions et sa bénédiction aux partants. Au sud de la maison de Yacoub, et séparé de celle-ci par une place, se trouve l’arsenal (Bet el Amana), construction entourée d’un mur en pierre, où sont conservés des fusils, des canons, une partie des munitions, ainsi que cinq voitures ayant appartenu aux anciens gouverneurs généraux et à la mission catholique. Un corps de garde, établi dans des guérites, interdit l’entrée à toute personne autre que les fonctionnaires de la maison. Du côté nord du Bet el Amana sont réunis les drapeaux de tous les émirs qui se trouvent à Omm Derman. A côté, on voit une construction en demi-cercle, munie de marches et haute d’environ 7 mètres, dans laquelle se trouvent les tambours de guerre du calife. A l’est, sont rangés les ateliers où on fabrique les capsules, les cartouches et où l’on répare les armes. Du côté nord de la ville et juste au bord du fleuve, se trouve le Bet el Mal el Oumoumi, rangée d’édifices destinés à la conservation des marchandises venant de Berber, de la gomme envoyée du Kordofan et de tout ce qui appartient au calife. Tous ces édifices sont entourés de murs dont les portes sont bien gardées. De grandes cours servent à entasser le blé et comme endroit de vente pour les esclaves et les animaux. Au sud, le marché public aux esclaves et dans le voisinage immédiat de celui-ci le Bet el Mal des moulazeimie. Omm Derman est située sur un terrain plat, un peu ondulé par place. Le sol est généralement dur, mélangé de pierres rougeâtres et recouvert çà et là d’une légère couche de sable; ce n’est que dans le voisinage du fleuve que se trouve une couche d’humus. De larges rues que le calife fit établir pour sa commodité et pour la construction desquelles toutes les maisons et les huttes qui se trouvaient sur le passage furent impitoyablement rasées, conduisent des quatre points cardinaux vers la djami. Une rue large mène au Bet el Mal, le long du mur d’enceinte inachevé; une autre au marché, dans la direction nord-ouest. Sur celle-ci s’élèvent, serrés les uns contre les autres, les magasins construits en briques. C’est le séjour des artisans classés et divisés selon leur profession. Ainsi des places distinctes sont assignées aux marchands d’étoffe, de comestibles, aux aubergistes, etc. La zaptieh es souk (police du marché) veille au maintien de l’ordre dans les affaires du marché. Les potences dressées sur différentes places indiquent d’une manière caractéristique le système qui régne dans le pays. La population de la ville a été partagée par quartiers suivant les tribus d’origine; les tribus de l’ouest habitent la partie du sud, tandis que celles de la vallée du Nil sont confinées dans la partie nord de la ville. La ville entière est divisée par la police du marché en quartiers exactement délimités. Les habitants de chaque quartier ont à veiller eux-mêmes par des rondes nocturnes, à la sécurité et au maintien de l’ordre dans leur quartier. Dans les rues et chemins étroits qui traversent ces parties de la ville règne une malpropreté indescriptible. Les saletés et les ordures couvrent partout le sol. Des cadavres de chameaux, de chevaux, d’ânes, de chèvres, etc., empestent l’air; ce n’est que dans les grandes fêtes que le calife donne l’ordre de nettoyer la cité. Mais ce nettoyage se borne ordinairement à réunir les ordures et les restes des cadavres d’animaux en putréfaction, répandus partout, en un monceau qu’on laisse ensuite bien tranquille. Au commencement de la saison des pluies ces monceaux répandent une infection pestilentielle qui ne contribue pas peu à rendre plus mauvaises encore les conditions sanitaires déjà suffisamment désavantageuses. Dans les premières années, les cadavres étaient encore enterrés à l’intérieur de la ville; depuis les derniers temps les enterrements ont lieu au dehors, au nord du champ de manœuvres. La fièvre et la dysenterie sont les maladies les plus fréquentes; durant les mois de novembre et de mars, de sérieuses épidémies de typhus ont lieu régulièrement et font de nombreuses victimes. Maintenant les conditions se sont améliorées, car on vient d’établir beaucoup de fontaines, parmi lesquelles celles au nord de la djami livrent une eau potable excellente tandis que celles qui se trouvent dans les parties sud de la ville donnent une eau plus ou moins salée. La profondeur des puits, dans les différentes parties de la ville, varie entre 10 et 16 mètres, mais il n’est pas rare qu’elle atteigne jusqu’à 30 mètres. Le premier essai pour creuser des puits fut fait par le Sejjir, émir de la prison générale. Bien qu’il n’eût jamais à craindre le manque d’eau, à cause du voisinage du fleuve, il put faire cet essai avec les forces importantes que la prison mettait à sa disposition gratuitement, essai qui fut couronné de succès et engagea à continuer dans cette voie. Sejjir! Mot mauvais et redouté! Souvent on entend l’expression «on l’a conduit chez le Sejjir!» La terreur se répand alors chez tous les amis de la malheureuse victime et la pitié chez tous les hommes sensibles. La prison se trouve à l’extrémité sud-est du mur d’enceinte dans le voisinage immédiat du fleuve; par une porte qui est gardée jour et nuit par des esclaves armés, on pénètre dans l’intérieur d’une vaste cour, dans laquelle se trouvent plusieurs huttes de pierre et d’argile, grandes et petites, isolées les unes des autres. Dans celles-ci sont couchés, pendant le jour, les malheureux qui ont encouru la colère du calife, ou qui ont été condamnés par les cadis; ils doivent expier en cet endroit leur conduite, les pieds enchaînés dans des anneaux de fer, liés l’un à l’autre par une courte chaîne massive. Au cou, une longue et lourde chaîne qu’ils peuvent à peine traîner: figures amaigries et sales avec la triste expression d’êtres voués à un sort misérable. Habituellement un silence profond régne parmi ces malheureux, interrompu seulement par le bruit des fers, les cris rauques des gardiens ou la plainte douloureuse d’un homme qu’on fouette. Ceux qui ont été spécialement désignés par le calife pour une punition plus sévère, sont enfermés, couverts de lourdes chaînes, dans des petits cachots privés complètement d’air et de lumière. On les garde dans la plus sévère solitude; ils sont privés de toute communication avec les humains et reçoivent à peine la nourriture la plus indispensable à la vie. Mais la grande masse reste couchée tout le jour dehors et cherche à l’ombre des deux grands bâtiments de pierre à se protéger des rayons brûlants du soleil, en se glissant mutuellement de temps à autre à voix basse un mot de plainte. Ils se montrent extrêmement soumis à leur sort; ils dissimulent comme tout le monde le fait au Soudan et ils déclarent au Sejjir, qui leur fait souvent la leçon, qu’ils savent et comprennent très bien, qu’ils ne souffrent que la juste punition de leur crime; mais dans leur for intérieur ils appellent la vengeance du ciel sur leur tyran et prient pour être délivrés des mains de leurs bourreaux. Les gardiens s’approprient les vivres que les parents apportent aux prisonniers, puis ils partagent le reste à leur gré, parmi les victimes à moitié mortes de faim, de sorte qu’il arrive très souvent que celui auquel étaient destinés les plus gros morceaux n’a rien du tout. Le soir, ils sont réintégrés dans les bâtiments dépourvus de fenêtres et ne possédant pas la moindre ventilation. La résistance, la prière, les plaintes ne servent à rien. Ils sont entassés de force, aussi nombreux que la place en peut contenir. Etroitement parqués, il est impossible à la plupart d’avoir assez de place pour pouvoir seulement s’asseoir. Rendus presque fous par la chaleur et le manque d’air, incapables de réagir contre les souffrances qu’ils endurent, les plus forts serrent, frappent et foulent aux pieds leurs compagnons avec une fureur insensée pour se procurer l’espace le plus restreint. Enfin le jour paraît, les portes fermées avec des chaînes de fer sont ouvertes et les malheureux baignés de sueur sortent en titubant, ressemblant plus à des cadavres qu’à des hommes vivants. Ils se remettent peu à peu; mais le soir venu, leur terrible martyre recommence. Et cependant, ils aiment la vie. Ils ne perdent jamais complètement l’espoir; ils implorent Dieu à toute heure de leur accorder la liberté. Bien que les prisons soient toujours combles et que les prisonniers aient à endurer les plus affreuses souffrances, je n’ai jamais entendu parler d’un suicide. Charles Neufeld passa depuis le milieu de 1887 plusieurs années dans cette prison, exposé aux plus grandes privations et gravement malade. Il fut et est encore soutenu par les Européens qui se trouvent à Omm Derman autant que leurs moyens le leur permettent, par l’intermédiaire de sa servante, qui était venue avec lui de Wadi Halfa. Les pieds chargés de doubles anneaux en fer et une lourde chaîne autour du cou, il fut livré comme les autres à la discrétion de ses gardiens. Comme il refusait une fois de rentrer le soir avec les autres dans l’intérieur du bâtiment, qui est appelé avec raison, la dernière station de l’enfer, il fut même fouetté. Il supporta tranquillement les coups douloureux sans proférer un cri jusqu’à ce que l’esclave s’arrêta de lui-même et lui demanda pourquoi il ne se plaignait point et n’implorait pas sa pitié. «Ceci est l’affaire des autres et non pas la mienne,» répondit Neufeld tranquillement, et il acquit par cette manière d’être le respect de ses gardiens. Après environ trois années de captivité, ses fers furent allégés et avec seulement une chaîne aux pieds, il fut envoyé à Khartoum où il fabrique du salpêtre sous la surveillance d’un certain Woled Hamed Allah. Il se trouva relativement mieux. Comme son travail avait de la valeur pour le calife, il reçut plus tard de lui une subvention mensuelle en argent, mais si maigre qu’elle suffit à peine à ses besoins les plus stricts. Tout au moins il put de nouveau respirer l’air frais et fut délivré de l’infect cachot. Les locaux utilisés pour la fabrication du salpêtre se trouvent dans le bâtiment des missions catholiques à Khartoum qui, pour ce motif, a été sauvé jusqu’à présent de la destruction générale. Là, le pauvre Neufeld traîne le soir ses membres fatigués à travers le jardin de la mission pour se reposer au pied d’un palmier, après le dur labeur de la journée. Alors ses pensées doivent se porter vers son père encore vivant, vers son frère et vers sa sœur, et il doit maudire le jour où il a quitté Wadi Halfa d’une manière irréfléchie bravant sans nécessité le sort qui l’a puni trop sévèrement. Puisse le pauvre prisonnier recouvrer bientôt la liberté et être réuni aux siens qui ne doivent pas perdre l’espoir! Il ne manque pas d’amis, qui savent ce qu’il en est et qui s’efforceront de l’aider à fuir; mais la réussite dépend de Dieu seul! Une autre victime encore plus malheureuse fut le sheikh Khalil. Que n’eût-il pas à souffrir, jusqu’à ce que la mort le délivrât de ses souffrances! Il avait été envoyé par des fonctionnaires du Gouvernement égyptien avec une lettre pour le calife, dans laquelle ils lui faisaient connaître les Mahdistes faits prisonniers à la bataille de Toski. Ils assuraient en même temps au calife qu’ils seraient bien traités et délivrés, l’engageant à rendre au sheikh Khalil les ordres et le sabre du général Gordon qui se trouvaient peut-être aux mains des Mahdistes. Le calife renvoya avec la lettre à laquelle il ne répondit pas, un Arabe Ababda, nommé Boushra, qui était venu en même temps que le sheikh Khalil, mais il retint ce dernier qui était Egyptien de naissance. Quelques jours plus tard il le fit mettre aux fers, sous prétexte qu’il cherchait à espionner. Khalil fut bientôt si affaibli par les mauvais traitements corporels, les cruautés de toute espèce et la privation totale de nourriture qu’on lui imposait parfois, qu’il ne fut plus en état de se lever du sol sur lequel il était couché. Bientôt l’eau lui fut supprimée pendant des jours entiers jusqu’à ce qu’enfin la mort eût pitié du martyr et mit fin à ses souffrances. Melich, marchand juif de Tunis, qui était venu de Senhit à Kassala avec la permission de Haggi Mohammed Abou Gerger, fut envoyé, sur l’ordre du calife, qui avait été instruit de son arrivée, enchaîné sans autre forme de procès, à Omm Derman où il se trouve encore aujourd’hui prisonnier. Maigre comme un squelette et presque réduit au désespoir par sa longue détention imméritée, il prolonge sa misérable existence, grâce à l’appui bienfaisant de ses anciens coréligionnaires établis à Omm Derman et qui ont embrassé la croyance musulmane. Deux Arabes de la tribu des Ababda furent faits prisonniers à Metemmeh sous la prévention d’espionnage. Le bruit se répandit à Omm Derman que des lettres adressées à des Européens vivant là avaient été trouvées chez eux. La petite colonie européenne passa des jours de terreur et d’angoisse jusqu’à l’arrivée des deux prisonniers. On découvrit alors seulement que les lettres étaient adressées à un copte, vivant au Soudan et avaient été écrites par ses parents au Caire. Les deux Arabes furent jetés en prison où ils eurent à subir les mauvais traitements de leurs gardiens et moururent de faim. Asaker Abou Kalam, ancien grand sheikh des Djimme qui, comme nous l’avons vu, (page 179) avait exercé une si noble hospitalité envers le calife et son père, lors de leur voyage dans les pays du Nil et avait fait des funérailles solennelles à celui-ci, après son décès, avec les sacrifices d’usage, fut mis aux fers. On avait rapporté au calife que le grand sheikh, lorsque sa tribu avait été contrainte de force par Younis à émigrer, avait murmuré contre l’état de choses actuel et avait regretté d’avoir combattu l’ancien Gouvernement. Pendant des mois, il fut maintenu en captivité; il dut souffrir les plus grandes privations pour être envoyé ensuite en exil à Redjaf, les pieds et les mains liés par de lourdes chaînes. Mais sa femme, une beauté soudanaise bien connue fut, sur l’ordre du calife, séparée de son époux et après son départ, incorporée dans le harem du maître du pays. Zeki Tamel, le premier et le meilleur officier du calife, fut, sur l’ordre de celui-ci, amené au Sejjir et enfermé dans une maisonnette en pierre dont la porte fut murée. Par une fente laissée ouverte, on lui tendait, à intervalle de plusieurs jours, un peu d’eau; mais il fut complètement privé de nourriture. Pendant 23 jours il souffrit les plus indicibles tortures; si horriblement que la faim le torturât, si affreusement que la soif le fit souffrir, on n’entendit jamais un cri de douleur ou un mot de prière par la petite fente de ce tombeau de pierre. Trop fier pour s’humilier devant ses bourreaux, il tint ses lèvres fermées jusqu’à ce que le 24^{me} jour de son martyre, la mort apparut comme une libératrice. Le Sejjir et ses compagnons, ce jour-là, l’épiaient par l’ouverture de la prison, devenue maintenant en réalité un tombeau; basés sur leur longue expérience, ils attendaient pour ce jour-là sa mort, et après s’être délecté de son agonie, le Sejjir se hâta de porter la bonne nouvelle à son maître le calife. Le cadavre fut emmené de nuit à l’extrémité occidentale de la ville et enterré entre des huttes en ruine, le dos tourné contre la Mecque. (Tous les mahométans croyants sont enterrés avec le visage tourné vers la Mecque). L’implacable calife voulait encore, après sa mort, lui ravir son repos. Même le plus fidèle partisan et serviteur du calife, le cadi Ahmed woled Ali, n’échappa point à son sort. Lui aussi fut jeté au cachot et dépouillé de sa fortune qu’il avait acquise d’une manière irrégulière, tandis que ses femmes, dont il avait retenu un grand nombre par force dans sa maison, furent réparties entre ses ennemis. Œil pour œil, dent pour dent! Dans cette même maison où son ancien adversaire Zeki Tamel rendit l’âme, lui-même fut enfermé et connut les mêmes tourments. Quelques jours après, le calife intima l’ordre à deux de ses cadis de l’interroger sur l’endroit et le lieu où il avait caché son argent, car on en avait trouvé fort peu chez lui. «Allez dire au calife, répondit-il, que j’ai terminé mes comptes avec ce monde, que je ne possède pas un liard et que j’ignore l’endroit où l’on trouverait de l’or et de l’argent.» Les cadis lui promirent la grâce du calife s’il avouait; sa réponse fut invariablement la même. Ils durent retourner auprès de leur maître sans autre résultat. Ceci se passait quelques jours avant ma fuite. Au moment d’écrire ces lignes, j’appris que lui aussi avait purgé sa condamnation. On remplirait des volumes en décrivant toutes les monstruosités, qui se sont passées dans les cachots d’Omm Derman et les atrocités commises par le Sejjir et ses aides. Mais passons..... Un jour viendra où la justice fera son œuvre! CHAPITRE XVIII. Plans de fuite. Intérêt que prend le calife à ma détention.—Prisonniers européens à Omm Derman.—Artin l’horloger.—Efforts de ma famille pour entrer en relation avec moi.—Insuccès de Babiker Abou Sebiba.—Le baron Heidler et le major Wingate.—Nouvelles tentatives.—Oscheikh Karar.—Plan d’Abd er Rahman.—Espérances et craintes.—Mes efforts pour gagner du temps.—Je quitte ma maison. Deux raisons poussaient le calife à me garder constamment auprès de sa personne et à me surveiller d’une façon sévère. J’étais le seul survivant des hauts fonctionnaires du Gouvernement précédent et qui, par un long séjour dans le Soudan et de nombreux voyages, en avait acquis la parfaite connaissance et en possédait la langue à fond. Dans sa conception naïve de notre situation politique, il s’imaginait, il était même persuadé, que, si je parvenais à m’échapper, j’engagerais le Gouvernement égyptien ou une puissance européenne quelconque à marcher sur le Soudan; que je jouerais le rôle funeste pour lui, de médiateur entre les principaux chefs des tribus que je connaissais, qui étaient revenus depuis longtemps de leur enthousiasme, et auxquels, (il le savait fort bien lui-même), il tardait de rentrer dans les régiments d’autrefois. D’un autre côté, son amour-propre était flatté d’avoir comme esclave l’homme qui avait autrefois gouverné toute la grande province du Darfour y compris son propre pays et sa tribu. Il ne cachait pas non plus ce sentiment et souvent il disait à ses gens: «Voyez celui qui auparavant était notre maître et qui nous jugeait arbitrairement, il est maintenant mon esclave, obligé d’obéir à toute heure à mes ordres. Lui, qui autrefois recherchait les plaisirs du monde et ses jouissances, il marche aujourd’hui pieds nus, sa gioubbe est sale et déchirée. Oui, Dieu est miséricordieux, il est le Juste.» Il faisait moins attention aux autres prisonniers chrétiens; comme ceux-ci vivaient principalement de leur commerce, il leur fut assigné une place près du marché où ils avaient bâti leurs propres huttes qui formaient un quartier à part rarement visité par les autres races. Le Père Ohrwalder gagnait péniblement sa vie en tissant, le Père Rossignoli et Beppo, ancien desservant de l’église des missions, avaient ouvert des gargotes, sur le marché. Les sœurs (missionnaires) vécurent avec eux jusqu’à ce qu’elles réussissent à s’échapper. Il y avait aussi Giuseppe Cuzzi, un Italien, ancien employé de la maison A. Marquet à Berber. Cette petite colonie était composée en majeure partie de Grecs, de Syriens chrétiens, de quelques coptes, environ 45 hommes avec leurs femmes, pour la plupart chrétiennes nées dans le pays ou des Egyptiennes; il s’y trouvait aussi quelques juifs. Les Grecs, les juifs et les Syriens ont chacun leur émir qu’ils choisissent; ceux-ci, à leur tour, sont sous les ordres d’un émir reconnu par eux et agréé par le calife. L’émir actuel est un Grec, nommé Nicolas, son nom arabe est Abdullahi. Tous les membres de cette colonie sont appelés par le peuple: muselmaniun; (descendants des infidèles, surnom des renégats) il leur est formellement défendu de quitter Omm Derman et ils sont tenus de se porter garants les uns des autres. Après la fuite du Père Ohrwalder, une surveillance plus sévère fut exercée sur tous ces malheureux; en conséquence, lorsque le Père Rossignoli s’échappa, Beppo son voisin et sa caution fut jeté en prison où il est encore aujourd’hui. Une place est assignée aux muselmaniun au nord-est de la djami; ils doivent y paraître chaque jour à la prière; mais, n’étant pas sous un contrôle spécial, ils s’y montrent à tour de rôle, pour que, en cas d’enquête, la colonie soit toujours représentée. Leurs huttes adjacentes les unes aux autres leur permettent de communiquer facilement entre eux, ce qui apporte quelque adoucissement à leur triste sort; ils peuvent ainsi se confier leurs peines et rencontrer une mutuelle sympathie. Leurs enfants sont placés, d’après l’ordre du calife, chez différents foukaha qui leur enseignent à lire le Coran. Mon installation auprès des moulazeimie permettait au calife de me surveiller étroitement; la maison qu’il m’avait assignée était proche de la sienne. J’avais à dire avec lui, aux heures fixées, les cinq prières par jour, et à me tenir entre-temps à sa porte. Mon chef, Abd el Kerim woled Mohammed de la tribu des Takarir, zélé partisan du calife, était, malgré tout, bon pour moi et m’avertissait à temps de certains dangers dont j’étais menacé. Sous ses ordres étaient aussi placés Haggi Zobeïr de la tribu des Djaliin; l’homme de confiance du calife; il avait à remettre les messages verbaux de ce dernier à son frère Yacoub; en outre, Hasan Seref, nommé Omkadok, de la tribu des Bertis, sans service spécial; Bilal woled Husein, un Danagla espionnant ses compatriotes; Mohammed Salih de la tribu des Djaliin, porteur de la peau dont se sert le calife pour ses prières; Tertiri woled Abd el Kadir, autrefois cadi, maintenant sans emploi fixe; Mousa woled Madibbo, un Risegat, fils du grand sheikh Madibbo exécuté au Kordofan et que le calife cherche à s’attacher; Regheb woled el Mek Aoudallah qui remet les rapports nécessaires aux garçons destinés au service de l’intérieur; ceux-ci les remettent directement au calife, leur maître; Bechir woled Abdallah, Ahmed, Bichari woled Abbas, tous de la tribu des Taasha; par eux, le calife s’enquiert des événements survenus parmi les tribus arabes de l’ouest et de leur état d’esprit; enfin Choudr woled et Toukeri, ex-maître de Gebel Haraz, qui autrefois pillait les voyageurs dans le Kordofan. Soumis plus tard aux troupes envoyées contre lui, il se trouve maintenant en surveillance. Il m’était sévèrement défendu d’avoir d’autres rapports qu’avec ces moulazeimie; tous ceux que je viens de citer, à l’exception de Choudr, avaient reçu l’ordre de leur maître de me surveiller. Je ne pouvais pas aller en ville ni même faire des visites. Le calife avait une prédilection pour les montres; j’étais chargé de les remonter. Je profitais de ce privilège pour visiter l’horloger arménien, Artin, qui demeurait sur la place du marché; prenant le prétexte d’avoir à réparer quelques-unes de ces montres, j’organisais des rencontres avec les amis auxquels je désirais parler; ils s’y trouvaient à l’heure, faisaient quelques petites emplettes ou donnaient leurs montres à réparer et Artin, lui-même, attribuait au hasard ces entrevues. La plupart du temps j’étais assis à la porte du calife, lisant le Coran. Il m’avait défendu d’apprendre à écrire, trouvant inutile pour moi de m’efforcer de cultiver cet art qu’il ignorait lui-même. Dans toutes ses sorties je devais l’accompagner et me tenir à ses côtés afin qu’il pût me surveiller. Durant les premières années, je le suivais à pied; plus tard il me donna un cheval et, quand l’occasion l’exigeait, je devais lui servir d’aide de camp. Ne recevant aucun salaire, ma nourriture était des plus simples: un peu d’asida, différentes sauces préparées avec de la viande séchée à l’air, des légumes ou des fruits, rarement un peu de viande fraîche achetée au marché d’Omm Derman. Le calife comprenait bien que ma situation n’était pas satisfaisante pour moi et que j’aspirais à redevenir libre; en dépit de tous mes efforts pour le cacher, je ne pouvais pas vaincre sa méfiance. Par des présents d’esclaves, et en m’offrant sa nièce en mariage, il avait espéré me retenir auprès de lui; n’ayant pas d’enfants, il en concluait que je désirais n’avoir aucun lien afin de pouvoir profiter de la première occasion pour recouvrer ma liberté. Depuis les combats autour de Khartoum, mes parents, ma mère, mes frères et sœurs, à Vienne, avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour se procurer de mes nouvelles, et pour mon bien avaient reconnu la nécessité d’agir avec la plus grande prudence. Le chevalier de Gsiller, notre consul général austro-hongrois au Caire, n’avait épargné aucune peine pour avoir des renseignements sur ma position. Il fut secondé dans ses recherches par les officiers attachés à l’armée égyptienne et par d’autres employés. A son instigation, mes parents purent m’envoyer la lettre dont j’ai déjà parlé qui fut remise par le commandant de Souakim à Osman Digna et, par Haggi Mohammed Abou Gerger, qui se trouvait justement chez ce dernier, au calife qui me la fit donner. C’était en 1888. Dans un accès de générosité il me permit de répondre, il invita même par écrit mes deux frères à venir à Omm Derman, afin qu’ils pussent se rendre compte de visu de mon bien-être et de mon bonheur! Mais lorsque, sur mon conseil, ils répondirent par un refus à son invitation, en prenant pour prétexte l’obligation de leur service militaire, il me défendit alors sous peine de mort de correspondre encore avec eux. Les rapports supportables que j’avais eus avec le calife ne furent que passagers. Le nouveau consul-général austro-hongrois, de Rosty, qui avait succédé au chevalier de Gsiller écrivit au calife pour lui demander la permission d’envoyer un prêtre du Caire aux membres de la mission, qui, disait-il, étaient des sujets autrichiens. Il m’écrivit en même temps, me demandant des informations sur le véritable état de choses à Omm Derman. Cette correspondance n’était pas du tout du goût du calife; il ne répondit pas à M. de Rosty et m’accusa de fausseté parce que j’avais indiqué les membres de la mission à l’exception du Père Ohrwalder comme Italiens. J’avais délibérément fait cela dans la crainte qu’Abdullahi, dans un de ses actes de rage contre moi, et qu’un essai de fuite de ma part pourrait occasionner, ne se vengeât sur ceux qu’il croyait être mes compatriotes et que je désirais sauver. Pour la même raison, je prétendis aussi n’être nullement en relation avec les Européens qui m’étaient étrangers. Le calife savait fort bien que j’étais Autrichien (Nemsaoui); plusieurs des membres de la mission étant déclarés sujets autrichiens par M. de Rosty, j’avais en conséquence des compatriotes, et par ce désaveu je l’avais trompé. Il ne voulait pas et ne pouvait pas comprendre que les membres de différentes nationalités pouvaient appartenir à la mission catholique sous la protection de l’Autriche; longtemps encore il me reprocha mon mensonge, et me fit comprendre qu’il me gardait rancune. Ma famille avait placé une forte somme d’argent chez le consul-général austro-hongrois au Caire et par l’entremise de nos représentants diplomatiques et du chef d’état-major de «l’Intelligence Department», le major F. R. Wingate, je reçus de temps en temps quelques secours par des mains sûres, mais non désintéressées. Je recevais à peine la moitié, souvent même le tiers seulement de la somme qui m’était destinée, et je devais cependant reconnaître avoir reçu la somme entière. N’importe, je me trouvais heureux de la tournure présente des choses; j’avais aussi maintenant quelquefois l’occasion de faire parvenir à intervalles très éloignés, il est vrai, de mes nouvelles à ma famille qui m’avait fait parvenir en contrebande une encre chimique, rendue visible à l’action d’une grande chaleur. J’écrivais sur de petits morceaux de papier, sur des bandes de toile, quelques lignes à la hâte lorsque je n’étais pas surveillé; je les envoyais au Caire par des messagers secrets, saisissant les occasions favorables, et de là, on les expédiait en Europe. Je devais agir avec une grande circonspection dans mes dépenses, afin d’éviter d’éveiller des soupçons; je continuais donc à vivre aussi simplement qu’auparavant, les moyens qui étaient maintenant à ma disposition me servant surtout à acquérir des amis. Le calife m’ayant interdit toute correspondance avec les miens, on était convaincu au Caire que je ne pourrais jamais recouvrer ma liberté avec son consentement. Aussi tous les efforts tendaient-ils à combiner un plan de fuite. J’avais tout d’abord pris un grand intérêt à la formation et au développement de ce grand mouvement mahdiste, ayant l’occasion de le voir de près; cependant cet intérêt même s’affaiblit peu à peu à la suite des privations et des grandes humiliations dont j’eus à souffrir, sans parler des moments critiques qui menaçaient de mettre fin promptement d’une façon désagréable à ma captivité. Cependant le moment d’exécuter mes plans de fuite n’était pas encore venu. Pendant des années je n’avais confié mon secret à âme qui vive; enfin je parlai à Ibrahim woled Adlan, mon ami intime, de mes intentions. Il promit de m’aider. Mais peu après, il encourut la disgrâce du calife qui le fit exécuter; en lui je perdais un ami sincère, fidèle, un protecteur dévoué. Plus tard, j’intéressai à mes plans deux hommes d’une grande influence et qui vivent encore sur la discrétion desquels je pouvais compter; mais quoique par sympathie pour moi, plus encore peut-être aussi par la haine qu’ils nourrissaient contre le calife, ils m’eussent aidé dans mon entreprise et salué avec plaisir ma liberté, nos négociations n’aboutirent pourtant à rien. L’argent nécessaire aux préparatifs de ma fuite n’aurait pas manqué, mais ils craignaient que leurs noms ne fussent divulgués, et que tenus de vivre au Soudan, attachés qu’ils étaient par les liens de la famille, le calife n’exerçât sa vengeance sur eux. Pendant ce temps, ma famille n’était pas restée inactive; aucun sacrifice ne lui paraissait trop grand pour moi. Habitant Vienne, ignorant le réel état des choses au Soudan, les miens continuèrent à mettre des sommes d’argent considérables à la disposition de l’ambassade austro-hongroise du Caire. Ils prièrent le représentant de celle-ci, qui reçut également des instructions du ministère impérial et royal des affaires étrangères, de faire tout le nécessaire pour adoucir ma situation et pour préparer ma fuite. Son Excellence, le baron Heidler von Egeregg, ambassadeur et ministre plénipotentiaire qui avait été pendant des années consul-général au Caire, s’intéressa personnellement à ma cause avec une chaleur extraordinaire et ne s’épargna aucune peine pour rendre mon évasion possible. Comme on ne pouvait se procurer les services de personnes sûres que par l’entremise du Gouvernement, le baron se mit en rapport avec le colonel Schæffer bey, puis avec le major F. R. Wingate bey et c’est grâce à leurs efforts incessants joints à ceux du baron Heidler que je dois ma liberté. Sans leur intervention il n’eût pas été possible de se procurer des Arabes sûrs pour m’apporter à l’occasion des sommes d’argent, et pour cacher au calife et à ses partisans les différents essais infructueux tentés pour m’échapper. Au commencement de février 1892, Babiker woled Abou Sebiba, chef des postes de Dongola sous le Gouvernement égyptien arriva à Omm Derman. C’était un Arabe Ababda; amené devant le calife, il prétendit qu’il s’était enfui d’Assouan pour demander pardon au calife et la permission de s’établir à Berber. Ayant des lettres d’introduction signées par l’émir de cette ville, Zeki woled Othman, il reçut son pardon et la permission demandée. Au moment de franchir le seuil de la porte, il me poussa, comme par hasard et me dit à voix basse. «C’est pour toi que je suis venu ici, arrange un rendez-vous avec moi.» «Demain après la prière du soir, dans la mosquée.» Telle fut ma réponse, et il disparut. Je n’avais, il est vrai, jamais perdu l’espoir de recouvrer la liberté et de revoir les miens; j’avais cependant appris à me dominer et à ne pas donner place à un optimisme exagéré; je connaissais aussi suffisamment les Arabes et les Soudanais pour ne pas ajouter foi à leur parole, car ils manquent plus souvent à leur promesse, qu’ils ne la tiennent. Mais quoique le jour suivant se passât comme d’habitude, j’étais cependant,—c’est fort compréhensible—curieux de connaître ce que cet homme avait à me dire. Après la prière du soir, quand tout le monde eût quitté la mosquée, Babiker vint à la porte où il m’avait rencontré la veille. Je le suivis prudemment à une grande distance; nous entrâmes ensemble dans une partie du bâtiment recouverte de chaume. Là il me remit promptement une petite boîte en fer-blanc qui sentait le café grillé. «Elle a un double fond, me dit-il, ouvre-la, lis le papier; demain à la même heure je serai ici.» Je cachai la petite boîte sous ma gioubbe et retournai à mon poste. Le calife me fit appeler pour souper avec lui. Je dois avouer mon angoisse de me trouver assis devant lui, ses yeux de lynx fixés sur moi. La boîte était assez grosse pour être remarquée quoique cachée sous ma blouse. Heureusement, le calife était fatigué, moins attentif que d’habitude et parlant de choses indifférentes, sans oublier toutefois de m’avertir d’être toujours loyal envers lui, sinon il me punirait sans miséricorde. Je l’assurai de ma fidélité et de mon affection; puis après avoir pris un peu de viande et de doura, je feignis d’être malade et j’obtins la permission de me retirer. Je me hâtai de rentrer chez moi et, à la lumière de ma petite lampe à huile, j’ouvris la boîte à l’aide de mon couteau. Elle contenait un bout de papier avec ces mots écrits en français «Babiker woled Abou Sebiba est un homme de confiance.» Signé colonel Schæffer. Au dos du papier il y avait quelques lignes du consulat général austro-hongrois confirmant ce qui était écrit au-dessus. Pour ne pas me compromettre, si ce papier tombait entre les mains de l’ennemi, ni mon nom, ni l’intention de l’homme n’étaient indiqués. Il me fallait donc prendre patience jusqu’au lendemain soir. Je rencontrai Babiker à la même heure, au lieu du rendez-vous. Il m’expliqua, en peu de mots, qu’il était venu pour fuir avec moi. Maintenant qu’il m’avait vu, il retournerait à Berber pour compléter ses préparatifs. L’émir Zeki woled Othman devait venir au mois de juin pour les manœuvres à Omm Derman. Il ferait route avec lui et notre évasion s’effectuerait à cette époque. Je l’assurai que j’étais prêt en tout temps à me confier à lui, et après l’avoir supplié de tenir sa promesse nous nous séparâmes. Le temps s’écoula bien lentement. Il revint enfin au mois de juillet, comme il était convenu, et dans une entrevue secrète il me dit que pour détourner les soupçons il s’était marié à Berber. Il avait amené avec lui quatre chameaux, mais, il n’avait pas encore avisé au moyen de traverser la rivière; si je me décidais à courir sur le champ les risques d’une évasion, il me conduirait à travers les steppes de Bajouda, par Kab, à l’ouest de Dongola, pour atteindre Wadi Halfa, voyage à peine possible dans les mois d’été pour nos chameaux. Je compris qu’il avait envie de passer quelques mois au Soudan, probablement par amour pour sa jeune femme; nous tombâmes d’accord de remettre ma fuite au mois de décembre, époque des plus longues nuits, avantage non à dédaigner; sur sa demande, j’écrivis quelques lignes au Caire pour qu’on lui envoyât 100 écus afin de compléter l’équipement du voyage. Des mois se passèrent, sans aucune nouvelle de lui, je pus seulement savoir, par des informations prises en secret, qu’il était encore à Berber. Le mois de décembre s’écoula. L’année 1893 était commencée; mon attente était vaine. Les mois succédèrent aux mois; personne ne vint. Enfin, en juin je revis mon homme; il me raconta que le messager que j’avais envoyé au Caire pour demander les cent livres avait été retenu en route et était arrivé à destination au moment où j’aurais dû depuis longtemps avoir exécuté mes projets de fuite; en conséquence l’argent lui avait été refusé. Il me dit aussi qu’il avait amené deux chameaux; si j’étais prêt actuellement, il s’efforcerait de s’en procurer un troisième. Ainsi de même que l’année précédente, il revenait avec sa proposition, en plein été, c’est-à-dire à l’époque la moins propice à notre entreprise. J’en conclus que Babiker s’était bien renseigné sur les détails de ma situation; ne pouvant compter que sur une avance de quelques heures pendant les courtes nuits de juillet, avance non suffisante, pour assurer le succès, il désirait me voir renoncer à toute tentative de fuite afin de pouvoir mettre sur mon dos l’insuccès de l’entreprise. Lorsque je lui proposai de remettre la chose au commencement de l’hiver, il y consentit pour la forme. Ses visites répétées à Omm Derman avaient attiré sur lui l’attention du calife qui lui fit ordonner par le cadi, de s’acquitter chaque jour de ses cinq prières dans la mosquée, et de ne pas quitter la ville sans en avoir reçu la permission. Dans la crainte d’être devenu l’objet d’une surveillance continuelle, d’être soupçonné et de voir nos projets découverts, il s’enfuit en Egypte. Heureusement pour lui, on ne connut son départ que trois jours après qu’il eut quitté la ville. Il dut son salut à cette avance. Arrivé au Caire, il informa ceux qui l’avaient envoyé, qu’il était venu plusieurs fois à Omm Derman, mais que j’avais toujours persisté à ne pas tenter ma fuite avec lui. Le baron Heidler et le major Wingate reconnurent bientôt la fausseté de ses assertions; j’eus, en effet, l’occasion de leur faire part en quelques mots, par un agent sûr, de la conduite de Babiker. Ces messieurs passèrent alors un contrat avec un marchand nommé Mousa woled Abd er Rahman, domicilié à Omm Derman qui s’arrêtait au Caire pour ses affaires. Ils lui promirent formellement une prime de 1000 livres sterling s’il assurait ma délivrance; et, en même temps, tous les moyens nécessaires furent mis à sa disposition. J’en reçus la nouvelle encore dans l’hiver 1893; mais ce ne fut qu’en juillet 1894 qu’Ahmed, un parent de Mousa m’informa que des Arabes avaient été gagnés à ma cause et qu’ils arriveraient incessamment pour tenter de fuir avec moi. Il m’annonça aussi qu’un relais avait été organisé dans le désert et que des chameaux seraient prêts. J’osais donc espérer réussir en dépit de la grande chaleur. Le premier juillet, Ahmed m’avertit que les chameaux étaient là et que je devais en conséquence me tenir prêt à partir la nuit suivante. Le soir, je dis à mes domestiques qu’un de mes amis était tombé dangereusement malade et que je passerais la nuit auprès de lui avec la permission du calife. Ils ne devaient donc pas s’inquiéter si je ne rentrais pas. La nuit vint; le calife s’était retiré et je pus quitter la mosquée avec Ahmed. Pieds nus, n’ayant qu’une épée, nous nous hâtâmes le long de la rue conduisant sur le champ de manœuvres pour prendre de là, la direction du nord-est. Il faisait sombre; la saison des pluies avait commencé le jour même, les chemins étaient mauvais. Nous traversâmes au pas de course le cimetière; j’enfonçai une jambe dans une vieille tombe délabrée par la pluie et me blessai le pied aux os d’un squelette. Les morts aussi bien que les vivants semblaient vouloir mettre obstacle à ma fuite! Cependant je ne perdis pas espoir. Aussi bien que possible, nous continuâmes notre route. Nous traversâmes le chor Shombat et atteignîmes la place où les chameaux devaient nous attendre. En proie à un énervement compréhensible, nous cherchions dans l’obscurité de tous côtés, mon guide appela, à voix basse, par leurs noms les Arabes qui devaient se trouver là. Tout fut inutile! Pas un signe de vie! En dépit de la fraîcheur de la nuit, nous étions baignés de sueur et hors d’haleine; nous renonçâmes à nos recherches désespérées. Etait-il arrivé malheur à nos hommes? Les chameaux s’étaient-ils enfuis? Avaient-ils éveillé des soupçons? Avaient-ils été arrêtés en route par quelques Derviches? Ce qu’il y avait de certain, c’est qu’ils n’étaient pas là et que la situation commençait à devenir critique pour nous! Nous devions renoncer à toute autre pensée, rentrer en ville, dans nos demeures..... et avant la pointe du jour. Triste, presque désespéré, je repris le chemin du retour. Je me séparai d’Ahmed au bout de la rue des manœuvres, en le priant de me donner le soir encore des nouvelles de ce qui était arrivé, lui répétant que j’étais prêt à une nouvelle tentative. J’arrivai avant l’aube, épuisé, dans ma maison. Quelques heures auparavant seulement, je l’avais quittée dans l’espoir de n’y plus jamais rentrer. On comprendra les sentiments, les idées qui m’agitaient à cette heure; je ne saurais les décrire. A peine fus-je rentré que le calife me fit demander par Abd el Kerim la raison de mon absence aux prières du matin; je fis répondre que j’avais été malade, ma mauvaise mine était un sûr garant de mon assertion. Le soir j’attendis des nouvelles d’Ahmed. Peut-être aurions-nous le bonheur de réussir aujourd’hui ou demain! J’attendis vainement! Ce ne fut qu’après deux jours d’angoisses et d’attente qu’il arriva me conter que les Arabes, après avoir réfléchi à leur action, avaient conclu que le risque d’être capturés était trop grand; sur quoi, ils étaient retournés chez eux! Nouvel insuccès! une espérance de plus envolée! Je me considérais néanmoins comme heureux d’avoir pu rentrer chez moi, après mon excursion nocturne, sans avoir été découvert. J’informai encore mes amis de ce qui s’était passé. Ils n’épargnèrent pas leurs efforts, et eurent l’appui du Père Ohrwalder. Celui-ci avait été à Vienne chez mes parents avec lesquels il était depuis lors en constants rapports. Par eux et avec le secours du professeur Dr. Ottokar Chiari, à Vienne aussi, il m’avait procuré une bouteille de pilules d’éther, qui me fut remise par l’entremise de marchands. Elles devaient me servir de réconfortant en chemin. Je les enfouis dans ma cour. Je laissai passer quelque temps après mon dernier coup manqué, puis j’envoyai moi-même un homme sûr, Abd er Rahman woled Haroun porteur de quelques lignes pour le baron Heidler. Je priai ce dernier de mettre à la disposition du messager les moyens nécessaires pour tenter une nouvelle entreprise. De nouveau le baron Heidler et le major Wingate, avec l’aide de Milhelm Shoukour bey et de Naoum effendi Shoukeir, passèrent un contrat avec mon homme. On lui assura, en cas de réussite, une récompense de 1000 livres sterling en or et on lui remit 200 livres par lui demandées pour les préparatifs. Le major Wingate ayant ensuite été envoyé à Souakim en qualité de gouverneur temporaire, craignant un nouveau coup manqué,—fit un contrat semblable avec l’Arabe Hadendoa, Osheikh Karar, qui devait tenter ma délivrance par Tokar ou Kassala si l’autre essai échouait. Je reçus un jour, d’un marchand venu de Souakim, une petite bande de papier sur lequel ces mots étaient écrits à l’encre chimique: «Nous vous envoyons Osheikh Karar, il vous remettra des aiguilles; vous le reconnaîtrez à cela; l’homme est fidèle et courageux, fiez-vous à lui. Nos salutations, Wingate et Ohrwalder.» Peu de temps après, je reçus d’un parent d’Abd er Rahman woled Haroun la nouvelle que celui-ci avait quitté le Caire, qu’il était arrivé à Berber et faisait des préparatifs pour ma fuite, mais afin d’éviter tout soupçon, il ne se rendrait pas lui-même à Omm Derman; il resterait à Berber; je me déclarai être parfaitement d’accord. Nous étions au premier janvier 1895. Je jetai un coup d’œil rétrospectif sur les nombreuses années passées dans la constante proximité de ce tyrannique calife, années de misères et d’humiliations! Celle-ci devait-elle aussi s’écouler comme toutes les autres sans m’apporter la liberté si ardemment désirée? Non, cela ne pouvait pas être! J’étais plein d’espoir et une voix intérieure me disait que les efforts infatigables de mes amis seraient enfin couronnés de succès et que le temps devait venir, où je reverrais les miens, ma patrie, mes amis! Un soir, vers le milieu de janvier, après le coucher du soleil, un homme que je n’avais jamais vu, passa dans la rue et me fit signe de le suivre. Je fis quelques pas à ses côtés. Il me dit à voix basse: «Je suis l’homme aux aiguilles, il faut que je te parle.» Joyeusement surpris, je le conduisis dans une petite niche obscure, formée par le mur de ma maison, le priant de me développer promptement ses plans. Il me tendit premièrement trois aiguilles et un bout de papier, comme preuve de son ambassade. Mais à ma profonde stupéfaction, il m’expliqua que pour le moment la fuite était impossible. «Je suis venu ici, dit-il, dans l’intention de te conduire à Kassala. Maintenant que des postes militaires ont été établis à El Fascher, à Ousoubri et à Gos Redjeb sur l’Atbara, postes qui sont en communication constante les uns avec les autres, la fuite dans cette direction est tout à fait impossible de même que le passage par une ligne aussi fortement occupée.» Il prétendit en outre que son chameau avait succombé, qu’il avait fait des pertes d’argent par suite de mauvaises affaires et que, en conséquence, il ne possédait pas les moyens de préparer une évasion. Il me pria de lui donner une lettre pour le major Wingate afin que ce dernier lui fournit une plus forte somme, et, me promit de revenir dans deux mois; sérieusement alors nous nous mettrions à l’œuvre. Je vis clairement ce que je pouvais attendre de cet homme. Il voulait même déjà repartir dans deux jours; je lui ordonnai de m’attendre le soir suivant à la mosquée, puis je retournai, peu satisfait de cette rencontre, reprendre mon poste à la porte du calife. Le papier qui m’avait été remis contenait en quelques mots une recommandation de l’homme par le Père Ohrwalder. Je répondis en lui dépeignant la conduite de son envoyé. Je remis le soir suivant à Osheikh Karar qui m’attendait dans la mosquée, comme il était convenu, la lettre qu’il s’empressa de cacher sur lui, comptant que par elle, il recevrait de nouveau de l’argent. Amèrement désappointé, j’allais rentrer chez moi lorsque je vis devant moi Mohammed, le cousin de mon ami Abd er Rahman woled Haroun. Comme par hasard, il marchait près de moi et me dit à voix basse: «Nous sommes prêts, les chameaux sont achetés, les guides engagés. Ton évasion est fixée au mois prochain, au dernier quartier de la lune,» puis il me quitta. J’avais, cette fois-ci, la conviction de n’être pas désillusionné. Vers la fin de janvier, un nommé Houssein woled Mohammed arriva à Omm Derman, engagé aussi par le baron Heidler et le major Wingate et gagné à ma cause. Il me fit savoir qu’il était prêt à m’aider à fuir; il me pria de faire connaître mes intentions à mes amis au Caire. Un de ses frères qui allait partir pour l’Egypte se chargerait de faire parvenir ma lettre: «Ayant donné ma parole à Abd er Rahman, je prétextai à Houssein Mohammed une maladie qui m’empêchait d’oser chercher à prendre la fuite. Je lui promis cependant de lui fixer le temps de l’entreprise à la fin de février; en même temps je lui remis une lettre dans laquelle je faisais part à mes amis de l’espoir que je nourrissais de recouvrer prochainement ma liberté avec le secours d’Abd er Rahman, et si toutefois je devais subir une nouvelle désillusion, ce dont je priais Dieu de me préserver, je rechercherais le secours de Houssein. Je craignais maintenant que, tant de monde étant dans le secret, le calife ne pût suspecter quelque chose. S’il était mis sur la voie de ce qui se passait, de mes efforts sérieux pour le quitter, j’étais certainement perdu. Le dimanche, 17 février, Mohammed me fit savoir que les chameaux arriveraient le jour suivant; ils avaient besoin de deux jours de repos; la fuite était donc décidée pour le mercredi 20. Il m’avertirait encore du reste le mardi soir. De mon côté je devais faire mon possible pour avoir une grande avance. Ces deux jours se passèrent lentement, trop lentement. Enfin la nuit du mardi arriva. Je trouvai Mohammed m’attendant à la porte de la mosquée. «Tout est prêt,» chuchota-t-il; puis nous nous séparâmes après avoir convenu du rendez-vous pour le mercredi soir, lorsque le calife se serait retiré dans ses appartements. Je dois avouer que je passai une grande partie de la nuit dans un état d’excitation fièvreuse. Si cet essai allait manquer comme les autres? Si un événement imprévu allait déjouer nos efforts? Ces pensées me tinrent longtemps éveillé et inquiet. Je dormis cependant quelque peu. Pendant le jour, je me plaignis aux moulazeimie en faction devant la porte du calife d’être fortement indisposé et je priai Abd el Kerim woled Mohammed d’excuser mon absence aux prières le matin. Je comptais, lui dis-je, me préparer une forte boisson de séné de la Mecque et de tamarin et désirais rester tranquille chez moi le jour suivant. Abd el Kerim y consentit et me promit de m’excuser auprès du calife s’il s’enquérait de moi. Je savais bien que le calife ne me voyant pas aux premières prières, et apprenant mon indisposition, enverrait chez moi pour me donner une preuve de sa sympathie et surtout pour se convaincre que j’étais vraiment là. Il n’y avait aucun autre moyen d’expliquer mon absence qu’en prétextant un malaise. Au coucher du soleil, je rassemblai mes serviteurs, et après les avoir priés de garder la plus grande discrétion, je leur fis part que le frère de l’homme qui m’avait apporté sept ans auparavant, une lettre, de l’argent, des montres, etc., de la part de mes parents, était arrivé secrètement avec un nouvel envoi malgré la défense du calife; je devais le rencontrer cette nuit pour m’arranger avec lui sans délai afin qu’il pût s’en retourner immédiatement. Mes pauvres domestiques ajoutèrent foi à mes paroles, et ne se réjouissaient pas peu à la pensée que leur position et la mienne allaient s’améliorer par la réception d’une forte somme d’argent. Je recommandai à mon serviteur Ahmed de venir m’attendre le jour suivant au lever du soleil avec ma mule, à l’extrémité nord de la cité, et de ne pas s’impatienter si je tardais à paraître, les affaires étant si importantes que je pouvais, probablement, être retenu; il ne devait en aucun cas quitter le lieu du rendez-vous, car je comptais lui remettre l’argent que j’aurais reçu pour le porter chez moi. Je fis comprendre aux autres la nécessité de garder un profond silence, car je courais grand risque d’être découvert. Si l’un des moulazeimie me demandait, il fallait lui répondre qu’ayant été très mal pendant la nuit, je m’étais rendu avec Ahmed auprès d’un homme qui pouvait guérir les maladies, mais qu’ils ignoraient où il demeurait. Je fis entendre à mes domestiques que j’allais recevoir une somme considérable le lendemain, et en attendant je donnai à chacun quelques écus. De cette manière j’espérais gagner une avance de quelques heures. Ahmed devant m’attendre avec ma monture, les domestiques qui restaient à la maison croiraient, si nous tardions à rentrer, que j’avais été retenu par les affaires; Abd el Kerim ayant promis de faire part de mon indisposition au calife, si celui-ci s’enquérait de moi, on pouvait bien supposer qu’il serait accordé pleine confiance au récit de mes domestiques, savoir: que j’étais allé à la recherche d’un guérisseur, étant inquiet de l’état de ma santé! En tout cas, et c’était là l’essentiel, il se passerait quelques heures avant qu’on ait trouvé Ahmed, et l’histoire de l’arrivée du messager supposé les intriguerait jusqu’au moment où enfin il serait reconnu que le tout n’était qu’une comédie et que j’avais pris la clef des champs! Avant de me rendre à la prière du soir, je retournai chez moi pour bien faire comprendre à mes gens, qu’ils devaient être extrêmement prudents et exécuter exactement tous mes ordres. Puis je quittai la maison, implorant du ciel la réussite pour cette fois-ci dans mes desseins. CHAPITRE XIX. Ma fuite. Mes guides Zeki Bilal et Hamed ibn Houssein.—Un incident.—Les chameaux refusent d’avancer.—Caché dans les montagnes du Ghilf.—Arrivée de nouveaux chameaux.—Descente vers le Nil.—Nous traversons le fleuve.—Difficultés avec les nouveaux guides.—Hamed Garhosh.—Hors de danger.—Enfin à Assouan!—Arrivée au Caire. C’était le 20 février 1895. Le soleil était couché depuis trois heures environ. Le calife s’était retiré dans ses appartements. Une heure se passa sans que je fusse dérangé; mon maître devait dormir. Je me levai; je pris la farroua et la ferda sur mes épaules et m’acheminai, en traversant le lieu de prières, par les rues conduisant au nord d’Omm Derman. J’entendis soudain toussoter légèrement: c’était un signal de Mohammed. Je restai immobile. Il amena un âne bâté; je l’enfourchai..... et, en route! La nuit était sombre. Le vent du nord obligeait les gens à se renfermer dans leurs huttes et dans leurs maisons. Nous ne rencontrâmes personne jusqu’à la sortie de la ville; là, un homme parut avec un chameau. «C’est un de tes guides, me dit Mohammed; il se nomme Zeki Bilal, il te conduira rapidement dans la steppe où se trouvent cachés des coursiers sellés. Pars vite! Bon voyage! Que Dieu te protège!» Zeki Bilal sauta en selle, je m’assis à califourchon. Après une heure de trot, nous rejoignîmes les chameaux cachés derrière de petits arbres. Le second guide nous attendait. Tout étant prêt, je montai l’animal qui m’était désigné. Je me rappelai alors avoir remis à Mohammed les pilules d’éther. «Zeki, lui dis-je, Mohammed t’a-t-il donné le médicament?» «Non; quel médicament?» «Ce sont des pilules d’éther; elles chassent le sommeil et fortifient l’homme qui voyage.» Il se prit à rire. «Dormir? répliqua-t-il, sois tranquille, les soucis et l’angoisse ne laissent pas dormir et Dieu, dans sa bonté, nous rendra vaillants.» Il avait raison. Nous nous dirigeâmes vers le nord. Les touffes de hautes herbes dures et les bouquets de mimosas, ainsi que les épaisses ténèbres empêchaient les chameaux d’avancer rapidement. Au lever du soleil, nous entrâmes dans une vallée large d’une lieue environ, nommée Wadi Bichara; pendant la saison des pluies, les Djaliin qui habitent les bords du Nil y cultivent le doura. Je pus enfin examiner mes guides: Zeki Bilal était encore jeune; Hamed ibn Houssein était dans la force de l’âge. «De quelle tribu êtes-vous? leur demandai-je.» «Nous sommes des Kababish, des monts du Ghilf, maître, et Dieu veuille que tu sois content de nous!» «Quelle avance avons-nous sur nos ennemis? Quand pourra-t-on s’apercevoir de ton absence?» me demanda le plus âgé. «On me cherchera après la prière du matin, répondis-je, jusqu’à ce qu’on soit persuadé de ma fuite et jusqu’à ce qu’on ait trouvé des gens et des chameaux pour les lancer à ma poursuite, il s’écoulera quelque temps; nous pouvons compter sur une avance de douze à quatorze heures.» «Ce n’est pas beaucoup, reprit Hamed, mais si les animaux sont bons, nous parcourrons quand même une forte distance.» «Ne connais-tu pas ces bêtes depuis longtemps? Ne sont-elles pas éprouvées?» «Non; ce sont deux mâles de la race des Anafi et une femelle Bicharia, que tes amis ont achetés pour que tu puisses te sauver; espérons que tout ira pour le mieux!» Nous prîmes une allure plus rapide. La steppe était unie, ça et là parsemée d’arbres et entrecoupée de petites collines pierreuses. Jusqu’à midi, aucun incident. Tout à coup, l’un des guides s’écria: «Halte! Faites rapidement agenouiller les chameaux! Vite, vite!» Nous obéïmes. «Qu’y a-t-il? demandai-je.» «Je vois, au loin, des chameaux et des chevaux...., je crains qu’on ne nous ait aperçus.» J’armai mon remington pour être prêt à toute éventualité! «Si l’on nous a vus, dis-je, il vaut mieux que nous continuions tranquillement notre route. Nos bêtes ainsi couchées sur le sable brûlant éveilleront la défiance et la curiosité. Dans quelle direction marchent ces gens?» «Tu as raison, répondit Hamed ibn Houssein; ils se dirigent vers le nord-ouest.» Nous nous remîmes en marche, en inclinant vers le nord-est. Nous espérions n’avoir point été aperçus quand, à notre grand dépit, nous vîmes arriver vers nous et au galop un des personnages dont la troupe, qui allait à pied, était éloignée de nous d’environ deux mille pas. J’appelai Hamed. «Tandis que je continuerai à avancer lentement avec Zeki, lui dis-je, arrête cet homme, trouve un expédient quelconque, mais, en tout cas, empêche qu’il ne me voie de près. Tu as sur toi de l’argent.» «Bien, va, mais lentement.» J’avançai tranquillement avec Zeki et abaissai la ferda sur mon visage, afin qu’on ne reconnut pas la couleur blanche de ma peau. «Hamed salue l’homme, et fait agenouiller le chameau, me dit Zeki qui se retournait. Allons au petit pas.» Vingt minutes après, l’inconnu sauta en selle et Hamed nous rejoignit. «Remerciez Dieu qui nous a sauvés! s’écria-t-il; cet homme, une de mes connaissances, est Mouhal le sheikh des Haouara; il se rend à Dongola avec des chameaux pour porter des dattes à Omm Derman. Il m’a demandé où j’allais en compagnie de l’Egyptien blanc; il a des yeux de faucon!» «Et que lui as-tu répondu?» «Je l’ai prié, en sa qualité d’ami, de garder notre secret; j’ai ajouté à ma prière vingt écus Marie-Thérèse. Nous autres Arabes, tous nous aimons l’argent. Il m’a juré de se taire si, par hasard, il rencontrait nos persécuteurs. Ses gens sont trop éloignés pour distinguer un blanc d’un noir. Allons, avançons; nous avons perdu du temps?» Le soleil était sur son déclin quand nous franchîmes la colline de Hobeguie. Une heure après, nous accordions quelque repos à nos bêtes épuisées, campant dans la steppe à une journée de marche à l’ouest du Nil. Il y avait vingt-et-une heures que nous ne nous étions pas arrêtés; de tout le jour, nous n’avions pris aucune nourriture; nous avions bu de l’eau une fois seulement. Aussi, malgré la fatigue, fîmes-nous honneur aux dattes et au pain qui constituaient notre souper. «Donnons à manger aux chameaux et hâtons-nous de partir; tu n’es pas fatigué? ajouta le guide.» «Non, répondis-je; nous avons coutume de dire en Europe: le temps, c’est de l’argent. Mais ici, le temps, c’est la vie. Faites vite!» Les chameaux, à notre grand effroi, ne touchèrent pas à la nourriture. Hamed s’empressa de faire du feu; puis il prit une branche allumée, y jeta de la résine d’arbre et, tournant autour des bêtes, murmura des paroles incompréhensibles. «Que fais-tu donc?» lui demandai-je, étonné. «Je crains que les foukera (religieux mahométans) du calife n’aient ensorcelé nos chameaux; suivant notre habitude, j’emploie le remède usité!» «Je crains bien plus qu’ils ne soient de mauvaise race ou malades; laissons-les se reposer encore; peut-être se remettront-ils?» Une demi-heure s’écoula. Les animaux ne voulurent pas manger; il était impossible de rester là plus longtemps; nous les sellâmes et repartîmes. Les bêtes fatiguées refusèrent d’aller au trot, elles marchèrent seulement au pas accéléré. Le soleil se leva lorsque nous n’étions encore que sur la hauteur nord-ouest de Metemmeh. Les forces de nos coursiers diminuant de plus en plus nous rendaient très soucieux. Ils n’allaient qu’au pas et il était clair qu’ils n’atteindraient pas, à un jour de marche, l’endroit situé au nord de Berber, où se trouvait à la lisière du désert, un relais pour changer nos bêtes et où nous attendaient d’autres montures. L’après-midi, nous laissâmes nos chameaux absolument épuisés, se reposer à l’ombre d’un arbre. Nous résolûmes de nous rendre dans les monts du Ghilf situés à une forte journée au nord-ouest. Là, dans ces montagnes inhabitées, je me cacherais jusqu’à ce que mes guides eussent réussi à se procurer d’autres montures. A la nuit, nous quittâmes cet endroit; les chameaux étant suffisamment reposés, prirent une allure assez rapide pour nous permettre d’atteindre le lendemain matin le pied des monts. Cette contrée est absolument inhabitée. Nous mîmes pied à terre et, chassant devant nous les chameaux, nous entrions, après trois heures d’une marche pénible et difficile dans une vallée entourée de rochers escarpés. Mes guides, étant tous deux de la tribu des Kababish, la montagne du Ghilf est leur pays natal et ils en connaissaient tous les chemins et tous les sentiers. Nous cachâmes entre de gros blocs les mahlusas (selles de chameaux). «Nous sommes arrivés dans notre patrie, elle protège ses fils; ne crains rien! me dit Hamed Houssein. Aussi longtemps que nous serons en vie, tu n’as rien à redouter. Reste ici caché; à quelque distance tu trouveras une fente de rocher d’où jaillit de l’eau. C’est là que j’abreuverai les chameaux. Zeki nous en rapportera du reste une ghirba (outre) pleine; je cacherai aussi les animaux dans un autre endroit afin que le vol des vautours tournant aux environs ne trahisse pas notre séjour. Attends-moi ici, nous verrons ce qu’il nous reste à faire.» Les guides s’éloignèrent; j’étais seul et quelque peu inquiet. J’avais espéré atteindre directement la frontière égyptienne et échapper par la rapidité à mes persécuteurs; pourquoi ces empêchements imprévus.....? Deux heures plus tard Zeki revenait apportant l’outre pleine d’eau. «Goûte l’eau de ma patrie, s’écria-t-il; vois donc comme elle est fraîche et pure! Aie confiance! Si Dieu le veut, il mènera à bonne fin notre entreprise.» Je bus abondamment; elle était vraiment excellente. «Je suis plein de confiance, lui dis-je, pourtant ce retard me met de mauvaise humeur.» «Malêche koullou seheï bi iradet illahi (cela ne fait rien, c’est Dieu qui dispose). Ce retard a peut-être aussi son bon côté; attendons Houssein.» Il était plus de midi quand ce dernier arriva. Nous prîmes notre frugal repas composé de dattes et de pain et pendant lequel il fut entendu que Zeki se rendrait auprès de mes amis, gagnés à ma fuite, et dont les demeures se trouvaient à deux petites journées de voyage, afin d’en ramener de bons animaux. «Je monterai la chamelle, dit Zeki, elle est vigoureuse et point encore rendue; je voyagerai toute la nuit et toute la journée de demain dimanche. Assurément, si Dieu le permet, je serai lundi chez nos amis. Comptez au plus deux jours pour se procurer les animaux; jeudi ou vendredi, à moins qu’un malheur ne m’arrive, je serai ici avec les chameaux.» «Reculons plutôt la date, lui dis-je, nous t’attendrons jusqu’à samedi; si tu arrives avant, tant mieux! mais songe bien que notre sort est entre tes mains; sois prudent, surtout en ramenant les bêtes afin de n’éveiller aucun soupçon.» «Comptez sur ma bonne volonté et sur notre chance! que Dieu vous ait en sa sainte garde; à bientôt! au revoir!» Il me tendit la main. Il prit quelques dattes qu’il serra dans son mouchoir et plaça la selle sur son épaule. Hamed lui décrivit la place exacte où se trouvait la chamelle. Zeki nous recommanda d’être prudents et, quelques minutes plus tard il avait disparu. Nous fîmes place nette pour préparer notre coucher. «J’ai une proposition à te faire, me dit Hamed après quelques instants. Mon parent Ibrahim Mousa est sheikh de ce district, sa demeure est sise au pied de la montagne à quatre lieues d’ici. Personne ne nous a vus, j’ai tout lieu de le croire; pourtant j’estime qu’il est préférable de l’avertir de notre arrivée, afin qu’il soit prêt à toute éventualité. Sans te nommer, je lui peindrai notre situation, il est mon cousin, donc il est forcé de nous donner asile; dans le cas où notre retraite serait découverte, ce qui est presque impossible à supposer, il nous avertirait à temps. Si tu es de cet avis, je pars cette nuit afin de le trouver sans être vu de personne; demain, de bonne heure je serai de nouveau auprès de toi.» «Ton plan est bon; prends de l’argent, mais ne lui dis pas mon nom.» Le soleil se couchait quand Hamed me quitta, me laissant ainsi seul avec mes pensées. Elles se reportaient vers mes domestiques, vers mes compagnons; tant d’années passées ensemble m’avaient habitué à eux malgré la différence des races et malgré leur caractère plutôt mauvais; mais elles s’envolaient, surtout vers les miens, mes frères et sœurs, mes amis, mes compatriotes. Pourvu, mon Dieu, que mon entreprise réussit! Epuisé, je finis par m’endormir sur ma couche dure; mais, avant l’aube, j’étais éveillé. Mon guide ne tarda pas à arriver. «Tout va bien, s’écria-t-il, le sheikh, mon cousin, te salue quoique tu lui sois inconnu; il souhaite que Dieu te protège. Aie de la patience; actuellement, il n’y a rien d’autre à faire.» Il se laissa choir entre deux blocs de rochers; on le distinguait à peine à cause de la couleur brune de sa peau; j’étais assis un peu plus bas, à l’ombre d’un arbre rabougri qui essayait de pousser entre les pierres et tandis que Hamed interrogeait l’horizon, nous nous entretînmes de la situation présente et passée du pays. Soudain, un peu après midi j’entendis le pas d’un homme; il devait marcher derrière nous; m’étant retourné, je vis, non sans crainte, à quelque cent cinquante pas, un individu qui grimpait la montagne; ses reins étaient ceints d’une ferda qu’il essayait en cet instant, de ramener sur sa tête. Venant de derrière, il avait dû nous apercevoir. «C’est un indigène, me dit Hamed; je crois bon d’aller lui parler, qu’en penses-tu?» «Certainement et fais vite; si tu le juges nécessaire, donne-lui quelque argent.» A pas rapides, mon camarade s’élança à la rencontre de l’homme qui, ayant atteint le dos de la montagne, venait de disparaître à mes regards. Peu après, je les vis tous deux s’approcher de moi. «Nous avons de la chance, s’écria Hamed; c’est un de mes nombreux cousins; nos mères sont cousines germaines.» L’homme s’approcha et me tendit la main. «Que la paix divine soit avec toi, tu es ici en sûreté! me dit-il.» Nous nous assîmes. Je lui donnai quelques dattes. «Goûte, lui dis-je, à nos provisions de route; comment t’appelles-tu?» «Ali woled Fheid, me répondit-il. A la vérité, j’avais de mauvaises intentions à votre égard. Changeant de pâturage, j’arrivai, il y a quelques jours, au pied de cette montagne que tu vois, située là-bas, au midi. En me rendant à la fente du rocher pour constater si l’eau y est abondante, quoiqu’il y ait des puits dans la plaine, je remarquai les traces de vos chameaux; je les suivis. De loin, j’aperçus la couleur blanche de tes pieds qui sortaient de ta cachette; j’en conclus qu’un étranger se trouvait en cet endroit et j’allais m’en retourner pour revenir de nuit avec quelques camarades et te faciliter ton voyage en t’allégeant de tes effets, ajouta-t-il en riant. Je remercie Dieu d’avoir rencontré mon cousin, les ténèbres m’auraient peut-être empêché de le reconnaître.» «Ali woled Fheid, reprit mon guide qui l’avait écouté en silence, permets que je te conte une petite histoire: Il y a quelques années—j’étais encore bien jeune—au temps de la domination turque,—mon père était sheikh de ces montagnes alors très habitées. Une nuit, un homme qui fuyait vint lui demander asile; les soldats du Gouvernement le poursuivaient avec fureur, on l’accusait d’être un bandit et d’avoir tué des marchands. Ses femmes tombèrent entre les mains de ses persécuteurs. Longtemps après, mon père qui l’avait tenu caché, se rendit à Berber, le siège du Gouvernement. Par des dons en argent, il arriva à faire gracier l’individu, car il n’y avait, en somme aucune preuve contre lui. Il répondit pour lui en se portant caution et fit libérer ses femmes.» «Cet homme, interrompit Ali, se nommait Fheid, c’était mon père. Je n’étais point encore né à cette époque, mais ma défunte mère,—que Dieu ait son âme—m’a conté cette histoire. O frère, ce que ton père a fait pour le mien, le fils le fera pour le fils; je vous suis dévoué; suivez-moi, je vous montrerai, à proximité, une meilleure cachette.» Nous le suivîmes; deux mille pas plus loin dans la direction du sud nous atteignîmes une sorte de caverne formée par des rochers; deux personnes y pouvaient tenir aisément. «Apportez-ici, ce soir, votre bagage. Quoiqu’il n’y ait rien à craindre, ces monts étant inhabités, vous pourrez, cette nuit, choisir une autre couche à proximité. On ne peut pas savoir; quelqu’un vous observe peut-être, sans que vous le sachiez, pour revenir plus tard, ainsi que j’en avais l’intention moi-même. Mais j’ai beaucoup tardé et ma route est longue; je vous quitte; demain après le coucher du soleil, je reviendrai et m’annoncerai en sifflant doucement. Portez-vous bien,—au revoir.» Suivant le conseil d’Ali, nous cherchâmes un autre endroit pour passer la nuit; le lendemain, nous reprîmes possession de notre grotte. Tout le jour, Hamed monta la garde. La faim seulement le décida à revenir vers moi. On acheva le pain, il ne nous restait plus que des dattes. Vers le soir, nous entendîmes un léger sifflement: c’était Ali. Fidèle à sa promesse, il venait au rendez-vous, nous apportant dans une petite ghirba (peau tannée de jeunes gazelles que les Arabes utilisent fréquemment pour transporter du lait) un peu de lait et, dans sa ferda, du pain (galette de doura). «J’ai fait croire à ma femme que j’avais à recevoir des marchands, nous dit-il après nous avoir salués; elle est si bavarde qu’il m’était impossible de lui dire la vérité.» «C’est une particularité dont beaucoup de maris se plaignent aussi dans mon pays, observai-je en riant; (bien disposé, du reste, à la vue de l’excellent repas que nous allions faire).» «J’ai pris des renseignements aux puits, continua Ali, soyez sans inquiétude. Mangez et buvez tranquillement; je crois à votre entière réussite.» Nous fîmes honneur aux mets; puis, je le priai de se retirer afin que son absence n’inquiétât pas sa famille et n’éveillât pas de soupçons. J’ordonnai, à voix basse, à Hamed de lui remettre quelques écus comme gage de notre amitié. «Ne reviens pas, lui dis-je, en prenant congé de lui; tes allées et venues paraîtraient suspectes à tes gens, ou pourraient laisser des traces qui trahiraient notre séjour. Porte-toi bien; je te remercie de ton amitié et de ta fidélité.» Hamed Houssein fit quelques pas avec son cousin. «Ali voulait refuser ton argent, me dit-il à son retour; j’ai dû l’obliger à le prendre, ce n’est que dans la crainte de t’offenser, qu’il l’a accepté.» Nous prîmes nos quartiers de nuit, et sans incident aucun, nous goûtâmes le repos jusqu’au matin. Je me retirai alors dans ma grotte, tandis qu’Hamed reprenait son poste de factionnaire. Lentement les heures s’écoulèrent; que de pensées m’assiégèrent et combien ma patience fut-elle soumise à une dure épreuve! Et pourtant, il n’y avait rien à faire. Notre provision d’eau diminuant, Hamed Houssein prit la ghirba pour se rendre à la source, voulant voir les deux chameaux. «Mon absence durera quatre heures environ. Reste tranquillement dans ta grotte. Si, le cas échéant, quelqu’un venait,—que Dieu nous en garde!—ce serait en tout cas un indigène, un Kababish, car jamais un étranger n’est parvenu jusqu’ici; retiens-le et dis-lui que Hamed woled sheikh Houssein ne saurait tarder à paraître. Mais évite toute querelle et surtout garde-toi de répandre le sang.» «Je suivrai ton conseil; j’espère toutefois que tu me retrouveras seul.» Et, en effet, en moins de temps que je ne croyais, mon guide était de retour et sa ghirba était remplie d’eau. «Les chameaux, me dit-il joyeusement, sont où je les ai cachés; ils se sont un peu remontés, autant que j’ai pu en juger.... donne-moi quelques dattes, je meurs de faim.... je vais regagner mon poste d’observation.» Le reste du jour s’écoula plus lentement encore, mais sans incident. A la nuit tombante, nous regagnâmes notre couche et, après avoir babillé à voix basse, nous demandâmes à la Providence de ne point soumettre notre patience à une trop dure épreuve. Jeudi, vers midi, soudain Hamed quitta précipitamment son poste et je le vis s’avancer à pas très rapides. «Qu’est-ce? lui dis-je.» «Je vois un homme qui se dirige, au pas de course, vers notre ancienne cachette. Ce doit être un messager. Reste ici jusqu’à mon retour.» J’attendis..... les minutes me paraissaient des siècles; prudemment j’observai, fouillant du regard le terrain; à une grande distance, je vis deux hommes qui s’approchaient de la grotte; je reconnus Hamed et avec lui Zeki Bilal. Je sortis, il m’aperçut et accourut à moi. «Je te salue, maître; accepte un heureux message, me dit-il, en me serrant la main. Je viens d’arriver avec deux chameaux que j’ai cachés de l’autre côté; je vais les chercher.» Et, sans ajouter autre chose, il redescendit en courant. Une heure après, il amenait les deux bêtes. «Comme tu as fait rapidement, lui criai-je tout joyeux, voyons, raconte.....» «Je vous ai quittés, commença-t-il, samedi soir et ai voyagé jour et nuit; ma chamelle avançait à souhait de telle sorte que lundi matin j’étais auprès de nos amis; aussitôt ils firent chercher les chameaux que tu vois ici; mardi, on me les remit et, à l’instant même, je repartis. J’ai marché lentement afin de ne point les fatiguer. Aussi nous pouvons nous mettre en route sur le champ. «Ah! j’oubliais de te dire que tes amis se sont rendus avec moi à la station convenue à la lisière du désert afin que tout soit prêt; je leur ai donné rendez-vous pour vendredi ou samedi, au plus tard, après le coucher du soleil.» «As-tu apporté du pain? Nous n’avons que des dattes pour toute nourriture.» «Grand Dieu! dans ma précipitation, j’ai oublié d’en prendre.» «N’importe! repris-je, même sans dattes nous terminerons la route.» «Zeki, dit alors Hamed, selle l’autre chameau; va avec notre ami et notre frère jusqu’à la source et abreuve les bêtes! Tu m’attendras ensuite jusqu’à ce que je vienne avec mon chameau qui doit s’être suffisamment reposé. Quant à toi, ajouta-t-il en se tournant vers moi, reste caché dans le voisinage; on ne peut pas savoir, il y a beaucoup de gens qui ont soif dans le monde.» Nous suivîmes son conseil. Deux heures avant le coucher du soleil, mes compagnons revinrent avec les trois chameaux et les outres remplies. Nous nous mîmes en route. A la tombée de la nuit, après avoir suivi la direction de l’est-nord-est, nous entrions dans la plaine. Sans nous arrêter, nous avançâmes toute la nuit; le matin, d’après le calcul d’Hamed, nous devions avoir fait la moitié du chemin. «Cette journée sera la plus périlleuse de notre voyage, me dit-il; nous approchons du fleuve et aurons à traverser les pâturages des riverains; que Dieu nous permette d’atteindre notre relais sans être aperçus!» Le paysage est uniforme; des steppes parsemés d’une herbe rare; çà et là, quelques touffes de mimosas; un sol sablonneux; par place des pierres. Nous ne mîmes pas même pied à terre pour manger. Le soleil était au zénith. Au loin, nous aperçûmes un troupeau de moutons et leur berger; nous modifiâmes quelque peu notre direction, tandis que Zeki allait aux informations qui furent nulles. Nous pûmes constater, à maintes reprises, des traces de chameaux, d’ânes, de moutons..... mais, en somme, rien de suspect. Le terrain était absolument plat. [Illustration: SLATIN PACHA S’ENFUYANT D’OMM DURMAN.] «Vois-tu, me demanda Hamed, cette bande large, grisâtre qui partage la contrée du nord au sud-ouest. C’est la grande route des caravanes conduisant de Berber à Wadi Gamer et à Dar Sheikhieh. Si nous la franchissons sans être vus, nous n’aurons plus rien à craindre, car entre cette voie et le fleuve le terrain est caillouteux, sans végétation, sans un sentier et, par conséquent inhabité. Mais, écoutez mes conseils! Laissez aller vos chameaux lentement, à une distance de 500 pas l’un de l’autre; arrivés à la route, nous la suivrons pendant quelques minutes du côté de Berber, puis nous la quitterons pour nous diriger vers l’est. Voyez-vous cette colline pierreuse à environ cinq ou six kilomètres? C’est là que nous nous réunirons. De cette manière seulement, nous pourrons détourner, le cas échéant, ceux qui voudraient nous poursuivre.» Nous ne rencontrâmes personne, quoique la route soit très fréquentée et peu après, nous gravissions la colline. «Avançons maintenant et ne ménagez pas les chameaux afin qu’ils nous rendent un dernier service, ajouta-t-il en riant, tout va bien jusqu’ici.» Depuis mon départ d’Omm Derman je ne l’avais pas vu rire une seule fois; je savais que, de ce côté du fleuve, nous n’avions plus rien à craindre. Alors, en avant! Impitoyablement, nous excitions et frappions nos bêtes; on atteignit enfin la Kerraba, après avoir laissé à main droite quelques monts. La Kerraba est un plateau sablonneux, couvert de pierres noires de la grosseur du poing ou de la tête, serrées étroitement les unes contre les autres et les unes sur les autres; parfois, l’on rencontre quelques gros blocs isolés. Les animaux épuisés, pouvaient à peine avancer sur ce cailloutis, un véritable casse-cou. Vers le soir, nous aperçûmes dans le lointain, mais très loin encore, le Nil qui serpentait à travers le pays; l’obscurité nous prit au moment où nous descendions le plateau; nous ne tardâmes pas à arriver dans une vallée entourée de collines pierreuses. On fit halte et les selles furent enlevées. Le fleuve n’était éloigné que d’environ deux heures. «Notre mission touche à sa fin, dirent à la fois Hamed et Zeki, qui s’assirent et prirent quelques dattes. Demeure ici avec les chameaux; nous irons à l’endroit où doivent se trouver tes amis avec lesquels tu poursuivras ta route.» Seul, plein d’espérance en l’avenir, mon esprit, mes pensées se reportaient vers les miens, je les voyais, je revoyais ma patrie..... Il pouvait être minuit, personne encore. Que signifiait donc ce retard? si l’on n’arrivait pas, je ne pouvais traverser le fleuve cette nuit même..... Deux heures avant la pointe du jour, j’entendis enfin des pas: c’était Hamed. «Quelles nouvelles m’apportes-tu? lui demandai-je, tout anxieux.» «Aucune,» me répondit-il; il s’assit, rendu de fatigue. «Impossible de trouver tes amis à l’endroit convenu, reprit-il; je suis revenu, car tu ne peux rester ici, étant trop exposé au danger d’être vu, dans cette contrée habitée. Zeki est là-bas, qui cherche tes gens. Prends la ghirba sur ton dos, ainsi que les dattes, je ne saurais porter quoi que ce soit, tant je suis épuisé. Viens! Gravissons la Kerraba, tu t’y cacheras entre les pierres.» Une heure après, nous atteignîmes le plateau. «Demeure ici, me dit Hamed, forme un cercle avec les pierres; c’est ainsi que font les chameliers pour se protéger contre le froid, pendant la morte saison; puis, cache-toi à l’intérieur. Mais, tu sais cela; tu es un Arabe comme nous! Ce soir, je viendrai te chercher. Pour l’instant, je retourne auprès des chameaux; étant connu, je n’ai rien à craindre. «Si l’on m’interroge, je dirai que je viens de Dar Sheikhieh et que je cherche des gens établis dans la contrée. Heureusement, j’ai ici aussi des parents.» Il partit, me laissant seul, abandonné. J’eus bien vite fait de construire un cercle en pierres de la hauteur d’un demi-mètre, dont le centre était assez spacieux pour m’y cacher avec la ghirba et mon fusil. Dès que les premières lueurs du jour parurent, je rentrai dans ma cachette. Le sol était tendre, sablonneux. Je garnis de sable mon rempart, de telle sorte qu’on ne pouvait m’apercevoir et, fatigué, je m’y étendis. A quoi songer si ce n’est aux miens, aux années de captivité, à la colère du calife en apprenant ma fuite, aux incidents, aux difficultés qui pouvaient encore surgir et qui m’apparaissaient même comme infranchissables.... Et pourtant, je n’ai jamais désespéré; en pouvait-il être autrement? Dans quelque situation difficile que je me sois trouvé, je n’ai jamais perdu courage ni confiance en ma bonne étoile! Et la peur trouve aujourd’hui place en mon cœur! Peut-être, est-ce parce que je suis enseveli comme dans un tombeau? Mourir aujourd’hui ou demain, n’est-ce point là le sort de tous les hommes? Mais mourir seul, délaissé, en pays étranger! O Dieu, toi qui trônes au-dessus des nuages, aie pitié de moi, aie pitié d’un pauvre malheureux, laisse-moi revoir ceux qui me sont chers, mes amis et ma patrie.....! Le calme revint en moi! Eh quoi! c’était un léger retard, mais mon affaire marchait à souhait! Cette nuit, je traverserai le Nil, demain je franchirai le désert, deux ou trois jours me sépareront de tout danger et, léger comme l’oiseau, je me hâterai d’aller vers ceux que je désire tant revoir. Je me pris à rire, rempli des plus douces espérances. Les rayons du soleil, un soleil brûlant, tombaient perpendiculairement sur ma tête; je tâchais de me protéger de mon mieux en utilisant ma ferda, lorsque j’entendis un léger sifflement. C’était Hamed qui, l’air joyeux, arrivait à moi. «Nous avons rencontré tes amis, me dit-il.» Quelle joie en entendant ces paroles! «Tu n’as rien à craindre ici, continua Hamed. Zeki trouva tes gens avant l’aube et ils convinrent aussitôt de ce qu’il y avait à faire. «Ils sont prêts; ce soir, ils viendront te chercher. Mais, soyez prudents: ta fuite est connue dans le pays. Viens avec moi maintenant..... non, reste plutôt ici, c’est mieux; tu attendras l’obscurité. Je te quitte; viendras-tu seul ou dois-je revenir te chercher?» «Il est inutile que tu te fatigues davantage; je connais l’endroit et vous y trouverai ce soir.» Le soleil allait disparaître quand, la ghirba et le fusil sur l’épaule, je quittai ma cachette dans laquelle j’avais passé quelques heures tourmentées que je n’oublierai pas et avec la perspective d’avoir à surmonter encore quelques difficultés. Arrivé auprès de mes amis, je trouvai deux hommes que je ne connaissais pas. Ils me saluèrent: «Nous sommes, dirent-ils, envoyés par ton ami Ahmed ibn Abdallah, de la tribu des Djihemab; nous te conduirons vers le fleuve; Ahmed lui-même le traversera avec toi. Sur la rive opposée, des chameaux sont prêts; ils te mèneront à travers le désert. Prends congé de tes guides, leur mission est remplie!» Je serrai bien cordialement la main de mes deux vieux amis et les remerciai en termes émus de leur sacrifice. «Portez-vous bien, au revoir dans des temps meilleurs et surtout plus calmes!» Nous sellâmes deux chameaux, le troisième fut laissé à mes anciens guides. Un des nouveaux guides prit place à califourchon derrière moi et nous partîmes. «Comment t’appelles-tu?» lui demandai-je. «On me nomme Mohammed, maître, et mon camarade Ishaak.» «Est-ce vous qui m’accompagnerez dans le désert?» «Non; d’autres auront cette tâche. Mais laisse aller ton chameau à pas lents et quoiqu’il fasse sombre, enveloppe ton visage, c’est plus prudent. Il y a trois jours que de Berber, l’ordre est venu de surveiller étroitement toutes les routes; tu n’as cependant rien à craindre dans notre pays.» Après deux heures de marche dans la direction de l’est-nord-est, nous fûmes à proximité du Nil. Nous entendions grincer la roue qui sert aux irrigations, les cris et les éclats de rire des esclaves travaillant avec leurs femmes. Aussitôt arrivés, Mohammed sauta à terre. «Faites agenouiller les chameaux lentement, tranquillement afin que leur cri n’attire pas l’attention.» Sans bruit, les animaux obéirent. «Demeure ici, jusqu’à ce que nous revenions avec Ahmed ibn Abdallah!» Déjà, mes nouveaux guides avaient disparu dans l’obscurité profonde. Une heure s’était à peine écoulée quand je vis venir quatre hommes. Le plus grand d’entre eux s’approcha de moi et m’embrassa, me pressant sur sa poitrine: «Dieu soit loué! dit-il, je te souhaite la bienvenue dans le pays de mes pères; je suis ton frère Ahmed ibn Abdallah de la tribu des Djihemab! Crois-moi, tu es sauvé! «Mohammed, Ishaak, ordonna-t-il, ôtez les selles sans bruit! «Vous avancerez avec vos chameaux le long du fleuve; à une distance assez grande, vous gonflerez les outres (elles servent en cas de besoin de flotteurs), vous les attacherez au cou des chameaux et traverserez le fleuve en différents endroits. Demain, attendez mes ordres près des pierres qu’on nomme “les rochers du taureau combattant!” «Quant à toi, ajouta-t-il, suis-moi!» L’individu resté en arrière et lui-même se chargèrent des selles; quelques minutes après, nous atteignîmes la rive du Nil Saint; dans une caverne, nous trouvâmes un canot, à peine assez grand pour nous contenir. Il nous fallut plus d’une heure pour traverser le fleuve. Nous sautâmes sur le rivage; l’homme qui nous accompagnait dirigea le petit bateau vers un des rapides du Nil, puis le fit couler à pic. Il regagna à la nage la rive. Le canot avait déjà disparu et avec lui les derniers vestiges de notre traversée. Après une demi-heure de marche, Ahmed Abdallah me pria de l’attendre quelques instants; à son retour il m’apporta du lait et du pain. «Mange et bois, me dit-il; sois certain de la réussite de ton entreprise; oui, j’ose le jurer par Dieu et par son Prophète, tu es sauvé. Mon plan comportait que tu partisses encore cette nuit même, mais il est trop tard; il est préférable que tu attendes jusqu’à demain soir. C’est demain aussi que tes chameaux doivent être abreuvés. Nous sommes cependant ici trop à proximité d’habitations, c’est pourquoi le fils de mon frère, Ibrahim Ali, te conduira à un endroit un peu éloigné d’ici et assez difficile à atteindre. Là, tu m’attendras! Je vais te procurer un coursier, à moins que tu ne te sentes assez fort pour aller à pied?» «Je supporterai la marche, répliquai-je; où est Ali?» «Ici! il te servira du reste de guide dans le désert.» La nuit était des plus sombres. Ibrahim Ali, une ghirba vide à la main, prit d’abord la route suivie par les caravanes qui se rendent à Abou Hammed en longeant le fleuve; puis, après avoir fait environ six kilomètres, il alla remplir à moitié son outre et nous nous dirigeâmes dans l’intérieur du pays. La marche était rendue difficile et lente par les grosses pierres dont la colline était couverte; j’étais exténué, chancelant comme un homme ivre. Enfin, nous fîmes halte auprès d’un ravin. «Nous sommes à la place désignée par mon oncle, me dit Ibrahim qui, jusqu’ici, n’avait soufflé mot. Sois tranquille et sans crainte! Ce soir, j’amènerai les chameaux et nous partirons. Voici du pain et de l’eau. Je vais achever mes préparatifs; porte-toi bien.» J’étais ainsi de nouveau seul; de nouveau exposé pendant le jour au soleil brûlant. Il est vrai que je me sentais plus léger, plus disposé à tout supporter, j’allais atteindre enfin mon but! Les étoiles brillaient déjà au firmament quand j’entendis très distinctement le bruit des sabots d’animaux qui marchaient rapidement sur le sol pierreux. Je me levai et distinguai Ahmed Abdallah; il était accompagné de deux hommes montés sur des ânes. Il vint à moi et me pressa sur sa poitrine. «Dieu soit loué pour ta délivrance!» me dit-il. Il me présenta les deux personnages venus avec lui. «Ce sont mes frères; ils t’apportent tous leurs vœux.» Je leur tendis la main; puis, me tournant vers Ahmed: «Je ne te comprends guère! Tu manifestes ta joie.....» «Certainement, interrompit-il, car, sans que tu le saches, tu viens d’échapper à un grand danger. Écoute: Il y a trois jours, l’émir de Berber, Zeki ibn Othman, reçut la nouvelle que les soldats égyptiens se trouvant à Mourad, ayant reçu des renforts considérables, avaient l’intention d’attaquer Abou Hammed, station mahdiste. Zeki ibn Othman envoya des secours à Abou Hammed et, cet après-midi même, 60 chevaux et 300 hommes à pied sont passés devant nos demeures. Tu connais cette horde sauvage qui se nomme les Ansars. Nous venions de tuer un mouton et préparions tes provisions de voyage lorsque, soudain nous fûmes surpris par eux. Ce qui était destiné pour toi fut avalé en un instant; après quoi, ils se dispersèrent à la recherche du butin. Pense, combien notre inquiétude était grande à ton égard; car, enfin, l’un de ces bandits pouvait parvenir jusqu’à l’endroit où tu étais caché. Ils se sont retirés; que la malédiction de Dieu les accompagne! Remercie le Seigneur qui te protège!» Ma reconnaissance fut grande, en effet, envers Celui qui m’avait sauvé de tant de dangers. Ainsi que je l’appris plus tard, le commandant en chef de l’armée égyptienne, le général Kitchener Pacha, était arrivé à Wadi Halfa pour diriger les manœuvres annuelles. Le lieutenant-colonel Machell bey, s’étant, à cet effet, rendu de cette ville à Korosko, en passant par Mourad, avec le douzième bataillon soudanais et 200 chameliers, le bruit se répandit qu’on fortifiait Mourad et qu’Abou Hammed allait être attaquée. «Les chameaux n’arriveront que plus tard, continua Ahmed, je les ai expédiés dans l’intérieur du pays, en apprenant l’arrivée des derviches, de crainte qu’ils ne fussent utilisés par ceux-ci pour le transport des munitions. «Si tu veux attendre à demain, nous irons te chercher de nouvelles provisions.» «Non, mon désir est de partir en tout cas aujourd’hui; le manque de provisions ne saurait m’en empêcher; pourvu que les chameaux ne tardent pas trop.» Ils n’arrivèrent qu’après minuit. Ahmed Abdallah me présenta mes deux guides: «Ibrahim Ali, mon neveu que tu connais déjà et Yacoub Hasan, également un de mes proches parents. Ils te conduiront auprès du sheikh Hamed Fadaï, le chef suprême des Arabes Amrab, soumis au Gouvernement égyptien. Par son entremise, tu arriveras en sécurité à Assouan.» Les outres étant remplies, nous prîmes congé d’Ahmed. «Je te prie, excuse le manque de provisions; mais ce n’est point ma faute, reprit Ahmed. Vous avez de la farine et des dattes, assurément ce n’est pas une nourriture bien fortifiante, mais elle suffira quand même pour apaiser la faim.» Pendant trois heures et demie nous suivîmes la direction de l’est-nord-est et, à l’aube, nous atteignîmes la lisière orientale de Wadi el Homar (la vallée de l’âne). Elle a reçu ce nom à cause des ânes sauvages qu’on y rencontre fréquemment; la végétation y est très rare. Plus loin, la contrée prend le vrai caractère du désert: du sable, à de grandes distances quelques élévations sans le plus petit arbrisseau, sans le moindre brin d’herbe. Deux jours s’écoulèrent ainsi, presque sans repos; nous arrivâmes le mercredi matin au pied des monts de Nurauei, autrefois habités par les Arabes Bicharia. La vallée s’étend entre de hautes montagnes tombant à pic dans la direction du nord-est et est bordée de mimosas verts. Sur un des côtés latéraux de celle-ci se trouve le puits qui porte le même nom que les montagnes. Ibrahim Ali mit pied à terre; s’étant porté vers un point élevé, il nous fit part que le puits était entièrement libre; nous nous y rendîmes et, à la hâte, les bêtes furent abreuvées et nos outres remplies. Le puits a un périmètre d’environ 25 mètres sur six de profondeur; vers le milieu, il est taillé en forme d’entonnoir. Sur cette surface inclinée, des pierres faisant saillie servent de marches; on les utilise pour parvenir jusqu’à l’eau qui se trouve dans le cercle intérieur. Les puits sont toujours un lieu de rendez-vous et sont fréquemment occupés; aussi nous n’y séjournâmes point. Après avoir franchi les monts de Nurauei, nous entrâmes dans la plaine; après cette dernière course de trois heures, un repos était bien mérité. Quelle différence entre mes guides! Les premiers étaient courageux, décidés, prêts à sacrifier leur vie pour moi ou avec moi; ceux qui me servaient actuellement étaient tout le contraire, accomplissant de mauvaise humeur la tâche que leur avait imposée Ahmed Abdallah, se plaignant sans cesse de l’entreprise périlleuse, dont le bénéfice sans doute allait à d’autres, voulant dormir et manger. Grâce à leur négligence, ils avaient perdu en route mes sandales et mon briquet. Dans la suite, ce fut surtout mes sandales dont je regrettais amèrement la perte. Le lendemain jeudi, nous atteignîmes, vers onze heures, le puits de Douem; bien que les tribus qui s’y arrêtent soient hostiles aux Mahdistes, je jugeai prudent de me tenir caché. Ibrahim Ali et Yacoub Hasan avaient reçu l’ordre de me conduire chez le sheikh Hamed Fadaï; ce n’était pourtant point leur intention. En effet, l’après-midi, ils vinrent me représenter quels dangers planaient sur eux s’ils restaient éloignés des leurs durant plusieurs jours. De la part du calife et de ses sujets, sérieuse enquête serait faite pour savoir qui m’avait aidé à fuir; en outre leur tribu étant connue pour ses sentiments amicaux envers le Gouvernement égyptien, non seulement eux seuls avaient à craindre, mais aussi mon ami Abdallah. Bref, ils me prièrent d’accepter leur proposition, en me laissant présenter à une de leurs connaissances qui demeurait à proximité et qui me conduirait plus loin. Je compris qu’ils me nuiraient plus qu’ils ne me rendraient service et leur ordonnai de terminer l’affaire au plus tôt. Avant le coucher du soleil, ils me présentèrent mon nouveau guide, Hamed Garhosh, un Arabe Amrab qui paraissait avoir plus de cinquante ans. Celui me salua et, sans autre préambule me dit: «Chacun cherche son avantage. Tes guides que je connais fort bien désirent que je te conduise à Assouan; j’y suis disposé; mais, quel sera mon bénéfice?» «Le jour de mon arrivée, lui répondis-je, tu recevras 120 écus Marie-Thérèse et en outre un cadeau dont l’importance variera selon la façon dont tu auras rempli ta mission.» «Accepté, reprit-il en me tendant la main. Dieu et son Prophète peuvent témoigner que j’ai confiance en toi. Je connais votre race, un blanc ne ment jamais! A travers des montagnes qui n’ont jamais été foulées par le pas de l’homme, n’ayant que les oiseaux comme témoins de notre course, je te conduirai vers les tiens. Sois prêt; à la tombée de la nuit, nous partirons.» Je gardai le plus vigoureux des trois chameaux et pris deux outres pleines d’eau ainsi que la plus grande partie des dattes et quelques galettes de doura. A peine le soleil fut-il couché que Hamed Garhosh parut. Son fils s’étant rendu dans le district de Roubatat, avec le seul chameau qu’il possédait, pour chercher du blé, Garhosh était ainsi obligé d’aller à pied. Le chemin étant surtout montueux et le chameau ne pouvant trotter, je m’inquiétai assez peu de ce fait, pourvu que mon guide eût bonne volonté et bon jarret. En peu de mots, je pris congé d’Ibrahim et de Yacoub; enchantés mutuellement de nous séparer les uns des autres. Il fallut deux jours de marche à travers des monts dénudés et des collines pierreuses séparées par quelques petits espaces sablonneux pour atteindre, le dimanche matin, un vieux puits, nommé Shof Aïn. Quoique persuadé qu’il n’était pas fréquenté, je préférai attendre mon guide à environ une lieue de là. Notre nourriture se composait de dattes et de pain, si j’ose l’appeler ainsi, que nous avions cuit nous-mêmes; car, quoique Garhosh se vantât d’être passé maître dans son art, nos boulangers auraient hésité à reconnaître pour du pain cette pâte brune, dure et sans goût. Pour le préparer, mon guide entassa quelques pierres de la grosseur d’un œuf de pigeon et plaça sur ce foyer primitif du bois sec. Ensuite, il pétrit de la farine de doura avec de l’eau dans un plat des plus primitifs également. Au moyen d’une pierre à feu et avec de l’amadou, il alluma son tas de bois. Celui-ci, une fois consumé fut retiré et sur les pierres devenues brûlantes, Hamed répandit sa bouillie qu’il couvrit avec la braise. Quelques minutes après, il me présentait ce qu’il venait de fabriquer, un produit dur comme une planche qu’il débarrassa de la cendre et des pierres au moyen d’un petit bâton.... N’importe, nous le mangeâmes de bon appétit, presque avec plaisir, ce qui confirme une fois de plus que la faim est le meilleur cuisinier. Nous jugeâmes notre repos suffisant et, quelques heures après avoir quitté le puits, nous abordâmes la première montagne de l’Etbai. Cette chaîne de montagnes située entre la Mer Rouge et le Nil est habitée dans sa partie méridionale par les Arabes Bicharia et les Arabes Amrab; au nord, par la tribu des Ababda. Entre ces monts élevés, noirs, parfois coupés à pic, sans végétation, courent de larges vallées où croissent en abondance des arbres et dans lesquelles ces tribus font paître leurs troupeaux de chameaux. Les chemins sont presque impraticables; néanmoins, sans repos, nous avançâmes, tant j’avais hâte de terminer au plus tôt ce voyage et de revoir ma famille. Nous n’avions plus rien à craindre, nous trouvant sur le territoire égyptien et hors de la puissance des Mahdistes; mon guide pourtant désirait que nous passions inaperçus. Il craignait d’être reconnu par des gens en rapports commerciaux avec le Soudan. Il demeurait, en effet, à la frontière des Mahdistes; et ses affaires l’appelant fréquemment à Berber, ses fonctions présentes de guide pouvaient avoir des suites fâcheuses pour lui. On pouvait lui appliquer ces mots: «l’esprit est prompt, mais la chair est faible.» A son âge, il souffrait de la nourriture, de notre marche forcée et du froid parfois très sensible; je lui donnai ma gioubbe, ne gardant, sur mon corps nu, que la ferda et l’hisam. Pour l’aider encore, je lui cédai pendant les quatre derniers jours mon chameau et, comme mes guides avaient perdu mes sandales, je le suivis, pieds nus sur le sol pierreux. Physiquement, je l’avoue, ce fut le moment le plus dur de ma fuite. Oui, même notre unique chameau voulut nous laisser en panne. S’étant blessé au pied de devant et s’étant, en outre, heurté violemment à une pierre pointue, le pauvre animal pouvait à peine marcher. Je me vis forcé de sacrifier ma ceinture de laine; j’en fis une sorte de chausson que je mis au chameau; chaque jour il fallait renouveler le bandage. Ce procédé est utilisé par les tribus du nord du Darfour qui emploient non de la laine mais du cuir; j’étais heureux, en cet instant, de connaître ce fait. * * * * * Enfin! le samedi 16 mars, comme nous descendions des hauteurs, j’aperçus, au lever du soleil, le Nil et, là-bas, sur ses bords..... Assouan! Comment décrire les sentiments de joie qui s’emparèrent alors de moi! Mes souffrances avaient pris fin! J’étais sauvé de ces mains fanatiques, barbares; mes yeux voyaient pour la première fois, et depuis de si longues années, une ville habitée par des hommes civilisés, dans un royaume administré par son possesseur légalement et justement! * * * * * Les officiers anglais et égyptiens au service de S. A. le Khédive apprirent au dernier moment mon arrivée inattendue; ils me reçurent avec joie dans le bâtiment du commandant où l’on s’ingénia à me faire oublier toutes mes peines. Le major général Hunter Pacha, commandant le corps de la frontière, justement arrivé de Wadi Halfa, ses officiers supérieurs: Jackson bey, Sidney bey, Machell bey, le major Watson et d’autres dont j’oublie momentanément les noms me fournirent de la façon la plus gracieuse, des habillements, du linge, etc..... Avant même de m’habiller, je dus consentir à me laisser esquisser par mon ami Watson, ce à quoi, du reste, je consentis avec plaisir. Je priai Boutros bey Cerhis, aujourd’hui vice-consul anglais à Assouan, de remettre à mon guide, Hamed Garhosh, les 120 écus Marie-Thérèse; je lui donnai quelque argent, des habits et des armes et le major général Hunter Pacha, en signe de joie, lui fit présent de dix livres. Devenu ainsi si rapidement un homme aisé, il prit congé de moi tout ému. Des télégrammes de félicitations ne tardèrent pas à me parvenir; le premier fut celui du colonel Lewis, tant en son nom personnel qu’au nom de la garnison de Wadi Halfa; puis, celui du très honoré chef de notre agence diplomatique, le baron Heidler von Egeregg dont le dévouement fut sans borne à mon égard; puis, du major Wingate bey, cet ami si désintéressé. Le baron Victor Herring et son fils, en voyage ici, furent les premiers compatriotes qui me saluèrent. Par un hasard des plus heureux, le paquebot des messageries levait l’ancre l’après-midi même. Je l’utilisai naturellement. Quand je montais à bord, l’hymne national autrichien retentit, faisant couler mes larmes, tandis que tous les officiers qui m’accompagnaient ainsi que de nombreux touristes de toutes les nations poussaient des cris de joie. J’étais ému, saisi, honteux! Quoique m’étant efforcé de conserver dans tous les cas mon honneur, ce que chaque officier aurait fait du reste, je n’avais rien accompli qui pût mériter tant d’honneurs, ma captivité ayant été plus riche en souffrances qu’en services. Machell bey, le commandant du 12^{ème} bataillon soudanais, dont les manœuvres de Wadi Halfa à Mourad avaient été cause que les Mahdistes avaient dévoré mes provisions et que j’eus tant à souffrir de la faim dans le désert m’accompagna. Je pris ma revanche! Il dut satisfaire à tous mes désirs touchant le boire et le manger, peine dont il s’acquitta du reste avec une amitié remarquable et une ponctualité militaire. Nous arrivâmes à Louxor le dimanche soir; je fus de nouveau reçu admirablement par tous les voyageurs européens. C’est là que je reçus, par l’entremise du baron Heidler, le premier salut télégraphique de mes chers frères et sœurs, de Vienne. Famille—Patrie! Comme ces mots sonnaient harmonieusement à mes oreilles! A cinq heures, le lundi après-midi, nous atteignîmes Ghirgheh, la station terminus du sud des chemins de fer égyptiens; l’express nous transporta au Caire où nous arrivâmes le mardi 19 mars, à 6 heures 10 minutes du matin. Malgré cette heure matinale, le baron Heidler von Egeregg et ses fonctionnaires, le consul, docteur Carl Ritter von Goracuchi avec son personnel avaient tenu à venir me saluer sur le quai de la gare. Plus loin se trouvait aussi mon cher ami Wingate bey, que je ne saurais assez remercier, ni en paroles, ni en actions, de tout ce qu’il fit pour moi; puis, le Père Rossignoli, le correspondant du “_Times_” et d’autres. Un photographe, à l’affût, prit aussitôt un instantané! On me conduisit au palais de l’agence diplomatique austro-hongroise; les appartements qui m’y étaient réservés étaient décorés aux emblèmes et aux couleurs de ma chère patrie, ornés des plus belles fleurs. A l’entrée étaient écrits ces mots: _Bienvenue sur le sol natal_. Pendant des mois, je goûtai là l’hospitalité la plus large, la plus cordiale du baron Heidler qui avait tant fait pour ma délivrance. Ses soins infatigables à mon égard qui dépassaient de beaucoup les limites de sa mission me tinrent lieu de patrie et de famille. Le jour de mon arrivée, je reçus encore de nombreux télégrammes m’apportant les salutations et les félicitations de ma famille, de mes amis, de mes camarades d’études, de mes compagnons d’armes et autres. Au Caire même, je trouvai S. A. R. le Duc de Wurtemberg et le général de cavalerie, le prince Louis Esterhazy qui, autrefois, commandait la campagne de Bosnie à laquelle j’avais pris part comme jeune lieutenant de réserve; après s’être intéressés à mon sort, ils eurent la bonté de m’exprimer de la façon la plus cordiale la joie qu’ils éprouvaient de me voir libre. S. A. le Khédive me reçut avec une grâce touchante; me promut au grade de colonel et me décerna le titre de Pacha. Quelques jours après mon arrivée, j’étais sur le balcon du palais du consulat et admirais les fleurs aux corolles veloutées et leurs feuilles chatoyant au soleil comme de riches étoffes, premier sourire de la végétation à la nature qui renaissait..... soudain, ces mots revinrent à ma mémoire: Falz-Fein, Ascania-Nova, gouvernement de Tauride, Russie méridionale. Je ne fis qu’un saut dans ma chambre et avisai l’ancien possesseur de la grue comment elle avait été vue et tuée à la fin de 1892. Que de réminiscences, que de vieux souvenirs en traçant ces lignes et combien j’étais heureux de pouvoir satisfaire le vœu de M. Falz-Fein. Les remerciements qui ne tardèrent pas à me parvenir me prouvèrent, du reste, que mon intérêt pour ce petit épisode était justifié. Le Père Joseph Ohrwalder, missionnaire à Souakim lors de mon arrivée, vint au Caire pour me saluer. Il me fournit ainsi l’occasion de le remercier, lui, mon compagnon de souffrances pendant tant d’années, au moins par des paroles, pour son désintéressement, pour l’activité qu’il déploya touchant ma fuite. Je fus, à la vérité, tellement assailli de toutes parts par des personnes qui s’intéressaient à moi ou qui m’interrogeaient par pure forme ou par curiosité, on me rendit tant d’honneurs dans les cercles et dans les sociétés que, franchement, je trouvai à peine le temps de respirer. Le contraste entre ma vie passée et ma vie actuelle était si grand que parfois il me semblait avoir fait un long rêve. Enfin, je retrouvai le repos et surtout l’indépendance que j’avais presque totalement perdue, me préparant ainsi à un travail sérieux. Je ne puis toutefois songer à mes années de captivité sans remercier du plus profond de mon cœur le Tout-Puissant de sa protection constante, de sa grâce immense et le bénir de m’avoir permis de revoir libre les miens et ma patrie. CHAPITRE XX. Conclusion. Afrique, aujourd’hui et autrefois.—Le Soudan passé et présent.—Début, progrès et déclin du Mahdisme.—Sa durée.—Position actuelle du calife.—Empiètement européen.—Les Blancs dans le Bahr el Ghazal.—Importante position stratégique de la province.—Le temps et la marée n’attendent personne.—Je retrouve mon épée longtemps perdue.—Un dernier mot. Après avoir été près de 17 ans en Afrique, y compris 11 années de captivité pendant lesquelles toute communication avec le monde civilisé me fut coupée, j’eus enfin le bonheur de rentrer en Europe. Que de changements en Afrique durant ce laps de temps! Des régions où Livingstone, Speke, Grant, Baker, Stanley, Cameron, Brazza, Junker, Schweinfurth, Wissmann, Holub, Lenz et des centaines d’autres explorateurs ont risqué leurs vies sont maintenant accessibles à la civilisation. Des postes militaires et des stations offrant la sécurité et facilitant le commerce qui devient de jour en jour plus actif, ont été établis dans ces régions où l’explorateur a rencontré autrefois les plus grands dangers. A l’est, l’Italie, l’Angleterre, l’Allemagne; à l’ouest, le Congo, la France et l’Angleterre, augmentent chaque jour leur influence, et sont sur le point de se donner la main au centre de l’Afrique. Des tribus sauvages, qui par leur manière de vivre, se rapprochaient plus de la brute que de l’homme, commencent à connaître de nouveaux besoins et à comprendre qu’il existe des êtres qui leur sont intellectuellement supérieurs et qui par les ressources de la civilisation moderne, sont devenus invincibles même dans les pays étrangers. La partie nord des états musulmans encore indépendants, le Wadaï, le Bornou, et le royaume des Fellata seront sans doute obligés de conclure, tôt ou tard, une alliance avec quelques-unes des puissances qui s’avancent, afin de conserver leur régime héréditaire. Au centre de l’Afrique, entre les pays mentionnés ci-dessus et les puissances avancées de l’est, du sud et de l’ouest, se trouve l’ancien Soudan égyptien, qui est maintenant sous la domination du calife Abdullahi, le chef despotique des Mahdistes. Aucun Européen ne peut s’aventurer à traverser les limites de ce pays fermé à toute civilisation. La mort ou la captivité perpétuelle, tel serait son sort. Ce pays s’étend au sud, le long du Nil jusqu’à Redjaf, à l’est et à l’ouest de Kassala jusque près de Wadaï. Ce n’est que dans une courte période de dix années que le pays a été si misérablement assujetti. Pendant plus de soixante-dix ans, depuis l’époque de Mohammed Ali, il resta sous le Gouvernement de l’Egypte et était ouvert à la civilisation. Dans les villes principales se trouvaient des marchands égyptiens et européens. A Khartoum même, les puissances étrangères avaient leurs représentants. Les voyageurs de toutes les nationalités pouvaient non seulement traverser sans empêchement le pays, mais ils rencontraient encore secours et protection. Des communications télégraphiques et postales régulières facilitaient les rapports avec les pays les plus éloignés. Les mosquées, les églises chrétiennes, les écoles fondées par les missions dirigeaient l’éducation morale et religieuse de la jeunesse. Le pays était habité par différentes tribus qui, bien que disposées à être en lutte les unes contre les autres, retenues qu’elles étaient par la force et la sévérité du Gouvernement, n’osaient pourtant pas rompre la paix. Il régnait sans doute un certain mécontentement dans le pays et, dans les chapitres précédents, j’ai montré comment la cupidité et le mauvais fonctionnement des employés officiels avaient poussé les habitants à la révolte. J’ai cherché à démontrer comment Mohammed Ahmed a su tirer avantage de l’esprit du peuple, sachant bien que seul un facteur religieux pouvait réunir les différentes tribus ennemies; il se donna, en conséquence, comme le Mahdi envoyé par Dieu pour délivrer le pays du joug étranger et pour régénérer la religion, attisant ainsi l’élément du fanatisme qui jette une si lugubre lueur sur ces sombres événements dont l’histoire des douze dernières années du Soudan est remplie. Sans ce fanatisme, la révolution n’aurait jamais pu avoir un tel succès; avec ce fanatisme et par lui un enthousiasme guerrier a été soulevé, tel qu’il faut remonter au moyen-âge et même plus loin en arrière pour en trouver un pareil. J’ai cherché à dépeindre point par point les causes dominantes qui conduisirent à cette triste situation actuelle; ces causes, il est vrai, se sont bien affaiblies dans leurs effets depuis le temps où le Mahdi et son successeur étaient à l’apogée de leur puissance; mais néanmoins la situation doit être étudiée avec prudence et il est nécessaire d’avoir une connaissance parfaite des circonstances et de leur développement historique pour comprendre exactement les conditions dans lesquelles cette vaste étendue de pays tombée maintenant dans un état indescriptible de décadence morale, politique et économique pourra être rendue à la civilisation. Dans le Soudan, nous avons sous les yeux le triste exemple d’une civilisation nouvelle encore, mais capable de développement, anéantie soudainement par des tribus sauvages, ignorantes, presque barbares, qui ont élevé sur les restes dispersés de cette civilisation une forme de gouvernement basée jusqu’à un certain point sur les principes qu’elles ont trouvés existant, mais dont elles ont foulé aux pieds la justice et la moralité et, elles ont arboré une domination remplie de la plus noire injustice, de la plus profonde immoralité, de la plus impitoyable barbarie. Il est presque impossible de rencontrer dans les temps modernes un pays où a régné pendant environ un demi-siècle un certain degré de civilisation et qui en si peu de temps soit retombé dans un état se rapprochant autant de la barbarie. Considérons un instant en quoi consiste cette nouvelle puissance qui s’est élevée si soudainement et qui enraye complètement tous les efforts civilisateurs du monde européen qui ont eu lieu dans presque toutes les autres parties du Continent africain. J’ai cherché à dépeindre comment au commencement de l’élévation au pouvoir du Mahdi, tout le pays ne formait qu’un cœur et qu’une âme avec lui, comment après sa mort, le fanatisme réel s’affaiblit peu à peu pour faire place à un pouvoir temporaire caché sous le manteau de la religion. Le calife et les tribus arabes de l’ouest, en usurpant la place des Egyptiens qu’ils avaient anéantis, gouvernent les populations malheureuses avec un sceptre de fer, une telle oppression et une telle tyrannie qu’elles souhaitent ardemment le retour d’un gouvernement qui leur donnerait le repos et la paix. Il n’est pas nécessaire de répéter ici les horreurs et les cruautés qui ont été exercées par le calife et ses partisans pour maintenir leur pouvoir ascendant, il suffit pour le but que je me propose, de rappeler qu’au moins les ¾ de la population totale ont succombé à la guerre, à la famine, aux maladies et aux exécutions, tandis que la majorité des survivants n’est pas mieux traitée que des esclaves. Le terrible fléau de l’Orient, la traite des esclaves avec toutes ses horreurs, se propage de nouveau dans le pays; parmi ses victimes, il se trouve un grand nombre de chrétiens abyssins, de Coptes et d’Egyptiens. L’empire du calife avait presque la même étendue que celle de l’ancien Soudan égyptien; seulement dans ces derniers temps, la sphère de son pouvoir s’est restreinte. Mais que la condition de ces districts a changé! Des contrées prospères, ayant une population nombreuse ont été réduites en vastes déserts. Les grandes plaines sur lesquelles les Arabes de l’occident erraient, sont abandonnées et parcourues par des animaux sauvages; les anciennes demeures des habitants du Nil sont maintenant occupées par ces tribus nomades qui en ont chassé les propriétaires légitimes ou les ont réduits à l’esclavage afin qu’ils travaillent la terre pour leurs nouveaux maîtres. Privés de tous moyens de défense personnelle, poussés à un état de désespoir par l’oppression de la tyrannie, sans espérance d’être jamais délivrés de leurs oppresseurs, leur force de résistance est brisée; le reste, relativement minime, des habitants du fleuve n’est guère au-dessus des esclaves. Que peuvent-ils faire eux-mêmes? Comment peuvent-ils échapper à leurs tyrans? C’est une folie de croire que le pays peut se relever par ses propres forces, par une révolution intérieure. Le secours doit venir du dehors et les populations locales doivent bien se persuader que, une fois le premier pas fait pour rétablir l’autorité du Gouvernement, il n’y aura pas à revenir en arrière. Elles doivent être convaincues que le pouvoir du calife sera définitivement anéanti et qu’une nouvelle ère de civilisation surgira pour ne plus disparaître. Alors et seulement elles remettront de tout cœur leur sort entre les mains des puissances qui s’avancent et prêteront leur concours pour détruire complètement l’édifice chancelant. Il ne faut cependant pas croire, que ce pouvoir, quoique dépeint par moi, comme déclinant, s’éteindra de lui-même dans une période de temps relativement courte. Le lecteur attentif verra clairement par les derniers chapitres que les moyens employés par le calife pour assurer sa position contre tous ses ennemis intérieurs étaient et sont encore couronnés de succès; si son autorité n’est menacée par aucune influence venant du dehors, je ne vois pas de raison pour qu’il ne conserve point son ascendant aussi longtemps qu’il vivra. Après sa mort, il peut se produire un bouleversement intérieur qui selon les circonstances, renversera la dynastie qu’il s’efforce de fonder. Mais reste à savoir si ce pays malheureux se rapprocherait, par ce fait, de l’influence civilisatrice. Considérée en conséquence sous ce point de vue, la délivrance du Soudan n’est à espérer qu’avec l’aide du dehors. Ceux qui s’intéressent à la position actuelle de ce pays ne doivent pas oublier que les conditions n’y sont plus les mêmes qu’au temps d’Ismaïl Pacha, alors que l’influence civilisatrice n’était représentée que par le Gouvernement égyptien et que les diverses contrées situées au-delà de la sphère égyptienne étaient des états barbares presque inconnus des Européens et des Arabes, ce qui est presque le contraire aujourd’hui. Le Soudan, relativement civilisé autrefois, est maintenant occupé par un pouvoir barbare hostile à l’influence européenne et ottomane. Il coupe le chemin de l’Afrique Centrale et exclut de la culture des pays qui, auparavant, étaient accessibles à l’influence commerciale et civilisatrice, tandis que les diverses contrées qui bordent le Soudan, sont ouvertes peu à peu à la culture, les rapports avec le monde extérieur sont facilités, le commerce écarte les obstacles de son chemin et prospère. La sécurité augmente sous le protectorat des puissances européennes et les indigènes en viennent à comprendre que ce serait une folie pour eux de combattre contre les moyens tout puissants de la civilisation. Passant de la généralité aux détails, voici comment la situation actuelle se présente à peu près: A l’est, l’influence égyptienne reprend lentement, fort lentement, son terrain perdu, dans le voisinage de Souakim et de Tokar; au sud-est les Italiens ont conquis Kassala et forcé les Mahdistes à élever une importante ligne de défense sur la rive occidentale du fleuve Atbara; plus au sud, les Abyssins ne montrent pour le moment aucune intention de changer les relations qui existent entre eux et les Derviches, et dans le pays montagneux de Fazogl et du Nil Bleu, les habitants se sont affranchis avec succès du tribut envers le calife. Plus loin, dans le sud, aux sources du Nil, l’influence de l’Angleterre se fait sentir dans les régions où Speke, Grant, Baker et d’autres ont conquis une renommée immortelle par leurs explorations et leurs efforts couronnés de succès contre l’esclavage et la traite des esclaves; ces contrées, dans un temps peu éloigné, seront reliées à la côte par un chemin de fer qui offrira aussi au commerce des provinces du sud de l’Equateur et aux régions adjacentes les moyens nécessaires de communication. A côté de ces possessions anglaises, vient l’Etat libre du Congo; dans les dernières années, il a su gagner par son influence d’immenses étendues de pays, non seulement dans le voisinage de Mboma et d’Oubanghi, mais aussi dans maints districts de la province du Bahr el Ghazal, dans l’Equateur jusqu’à proximité de Redjaf (vallée du Nil) tandis que dans les districts du Haut Oubanghi, les pionniers français aspirent à réaliser leurs rêves coloniaux. Encore plus loin, au nord-ouest, l’autorité du calife est menacée par des tribus qui lui sont hostiles et qui tôt ou tard se soumettront à l’influence pénétrant de l’ouest et du nord de l’Afrique. A l’extrême nord se trouve la puissance égyptienne qu’Abdullahi commence peu à peu à craindre comme étant probablement la première à intervenir dans son empire chancelant. En un mot, la position offensive et défensive du Soudan est la suivante: toute puissante dans son domaine intérieur, mais menacée extérieurement de tous côtés. Il est presque hors de doute que devant la marche continuelle en avant des forces civilisatrices, l’empire du calife ne tombe en morceaux. Qu’arrivera-t-il alors? L’Egypte s’emparera-t-elle de nouveau du pays dont elle a été un jour la maîtresse légitime? Si oui, les puissances qui se sont avancées dans ces dernières années pour civiliser l’Afrique consentiront-elles sans conditions à la restitution de cet ancien droit? Seront-elles assez généreuses, une fois établies sur les bords du Nil pour ne pas couper le fleuve qui donne la vie à l’Egypte, en y plaçant des canaux et en y établissant des appareils hydrauliques? Renonceront-elles volontairement aux avantages qu’elles ont acquis par de grands sacrifices afin de ne pas empiéter sur les droits légitimes de l’Egypte? Toutes ces questions rentrent dans le domaine politique qui n’est pas de mon ressort. Je suis seulement en mesure d’exprimer mon point de vue sur l’importance et la valeur du Soudan pour l’Egypte, et à ce sujet j’ai eu sans doute l’occasion de me former une opinion solide et positive. Les raisons qui ont porté Mohammed Ali, il y a trois quarts de siècle, à prendre possession du Soudan existent toujours encore. Comme le Nil est la source vitale de l’Egypte, tous les efforts doivent être faits pour préserver la vallée du Nil d’invasions. Ainsi, chaque pas en avant, hors de l’influence égyptienne, vers le Nil, est regardée naturellement avec le plus grand dépit par ceux qui sont sensibles au danger qu’amènerait sur les bords de ce fleuve important la fondation de colonies d’origines étrangères dont l’intérêt personnel prédominerait au détriment des progrès et de la prospérité de l’Egypte et lui porterait par ce fait un préjudice incalculable. J’ai eu l’occasion, dans ce livre, de dire combien grande était l’importance de la province du Bahr el Ghazal pour l’Egypte; il n’est peut-être pas hors de propos ici de résumer encore une fois la position particulière que cette province occupe par rapport au reste du Soudan. Elle embrasse un territoire excessivement fertile, d’une énorme étendue, arrosé par un labyrinthe de fleuves, couvert de forêts dans lesquelles les éléphants abondent. Le sol est extraordinairement bon et productif; il y a principalement une grande quantité de cotonniers et d’arbres à caoutchouc. D’immenses troupeaux trouvent une nourriture abondante dans les vallées où croît une herbe succulente. La population peut bien s’élever à 5 ou 6 millions d’âmes, de nature guerrière, capables de faire de bons soldats. De plus, les constantes hostilités entre les nombreuses tribus empêchent toute coopération et toute unité, c’est pourquoi il serait facile à une puissance étrangère, même avec des moyens modestes, de pénétrer dans cette province morcelée par la politique, et de s’y maintenir. Le port du Bahr el Ghazal était Mechra er Rek, que les bateaux à vapeur de Khartoum touchaient régulièrement, s’ils n’étaient pas retenus, ce qui arrivait fréquemment, par la végétation flottante obstruant parfois le cours du Nil supérieur. Juste au sud de Fashoda le fleuve émerge de ce qui peut avoir été le lit d’un ancien lac. Dans ce grand marais coule un grand nombre de ruisseaux qui serpentent et par la masse de plantes qu’ils charrient, sont complètement fermés et forment une véritable barrière au travers de laquelle le voyageur doit fréquemment faire son chemin au moyen de l’épée et de la hache. L’expédition de Sir Samuel Baker (1870-74) a été retenue de ce fait pendant une année. La position géographique et stratégique de cette province en la comparant au reste du Soudan rend la possession du district du Bahr el Ghazal d’une absolue nécessité. Un pouvoir étranger, indifférent aux intérêts égyptiens, ayant à ses ordres les vastes ressources de cette grande contrée, qui sont estimées à une beaucoup plus grande valeur, aussi bien en hommes qu’en matériel, que celles d’aucune autre partie de la vallée du Nil, se placerait dans une position prédominante telle, qu’il mettrait en danger une occupation quelconque par l’Egypte de ses provinces perdues. Une tentative faite pour conquérir le Nil au dessus de Mechra er Rek ou du Bahr el Ghazal, ou Bahr el Arab, rencontrerait sans doute une résistance de la part des Mahdistes; mais si une telle tentative réussissait, elle aboutirait probablement à leur destruction. Si, par conséquent, le calife apprenait un jour que le pouvoir des Blancs est plus grand au Bahr el Ghazal que ses informations présentes ne le lui font supposer, il engagerait une campagne contre eux et serait forcé d’envoyer du renfort d’Omm Derman. Or, ce serait dangereux pour lui, car une partie considérable de ses troupes se trouverait engagée par la nécessité de garder de grandes forces sur les points menacés de l’Atbara vis-à-vis de Kassala et dans les provinces de Dongola. Telle était la situation de ces districts du sud et de l’ouest lorsque je quittai le Soudan. Depuis mon arrivée dans les pays civilisés, j’ai souvent lu dans les journaux des rapports étranges et contradictoires sur la situation dans ces régions éloignées; bien que je me range tout à fait à l’avis de l’opinion que la marche progressive et constante des puissances européennes finira bien par avoir pour conséquence la chute de l’empire mahdiste, par ma position exceptionnelle, unique, pendant des années, au centre de la domination derviche, je me sens le droit de donner un mot d’avertissement au pays dont je me suis efforcé de soutenir les intérêts pendant si longtemps et dont je ne vois en effet la prospérité et le bien-être futurs que dans la conquête à nouveau du Soudan égyptien. Je voudrais attirer l’attention sur le vol rapide du temps et bien faire comprendre que le temps et la marée n’attendent personne et pendant que l’on regarde avec des yeux pleins d’envie les provinces perdues, il existe toujours la possibilité qu’elles viennent à tomber dans les mains d’autres avec lesquels il sera plus difficile encore d’en venir à bout qu’avec le calife. Le Soudan, dans d’autres mains que dans celles des Egyptiens, mettrait en jeu son existence tandis qu’une sage administration des provinces du Nil reconquises par l’Egypte ne profiterait pas moins à la mère patrie qu’au Soudan lui-même. Par ces quelques mots d’avis sincères adressés au pays au service duquel je suis rentré avec joie après 11 ans de captivité, je suis arrivé à la fin de mon récit. Que le lecteur me permette de terminer en narrant un léger incident que, si j’étais superstitieux, je considérerais comme un présage heureux pour la reprise de ce qui était perdu. En 1883, au mois de décembre je fus, par la force des circonstances, obligé de rendre au Mahdi l’épée que j’avais reçue en entrant comme officier dans l’armée autrichienne, cette épée que j’avais portée en Bosnie, puis plus tard au Soudan, et qui portait mon nom gravé en lettres arabes. Elle me fut remise au mois d’août 1895 par Mr. John Cook aîné, chef de la raison sociale Thomas Cook et fils, dans son bureau à Ludgate Circus, lorsque j’arrivai à Londres et assistai au congrès géographique. Mr. John Cook avait acheté cette épée en 1890, à l’occasion d’un voyage sur le Nil entrepris par un habitant de Louxor; l’inscription arabe avait attiré l’attention de mon ami le major Wingate bey qui la déchiffra et y reconnut mon nom. Je suppose que le Mahdi fit présent de mon épée à l’un de ses hommes qui, en 1889 prit part à l’invasion de l’Egypte, par Negoumi; quand ce redoutable émir fut défait par le général Sir Francis Grenfell, sur le champ de bataille de Toski, il est probable que le porteur de mon épée fut aussi tué, et que celle-ci fut ramassée sur le champ de bataille par un habitant des environs, duquel Mr. Cook l’avait acquise. Avoir perdu dans les déserts du Darfour l’épée à laquelle je tenais beaucoup, la retrouver au cœur de Londres me semble être presque plus qu’un simple hasard. Pendant ces 16 dernières années, j’ai mené une vie pleine d’étranges vicissitudes; j’ai cherché à décrire aussi simplement que possible ce que j’ai vu, la façon dont j’ai vécu, incidents extraordinaires parfois. J’espère que mon récit trouvera quelque intérêt auprès de ceux qui témoignent de la sympathie au sort du Soudan égyptien et à ses captifs; mon plus sincère désir est que mon expérience soit de quelque utilité quand, si Dieu le veut, le temps pour agir sera venu. FIN. [Illustration: CARTE INDIQUANT L’EXTENSION DE L’INFLUENCE MAHDISTE EN 1895. Slatin Pacha.] NOTES: [1] C’était le major Kitchener, à présent Sir Herbert Kitchener Pacha, Sirdar (commandant en chef de l’armée égyptienne). [2] Sorte de pain sans sel, complètement séché dans des fours; 1 oke = 1 kilo ¼. [3] On dit un jour ces paroles au Prophète et esh Sheikh m’avait expressément recommandé de choisir un moment propice pour prononcer cette phrase. [4] J’avais appris par hasard, que cet homme s’appelait Tajjib woled Haggi Ali et qu’il avait été une fois avec Negoumi à Omm Derman. *** End of this LibraryBlog Digital Book "Fer et feu au Soudan, vol. 2 of 2" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.