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Title: Ames dormantes Author: Melegari, Dora Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Ames dormantes" *** by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) NOTES SUR LA TRANSCRIPTION: —Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. —On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes. —Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et a^{bc}. Ames dormantes OUVRAGES DU MÊME AUTEUR ROMANS Expiation (sans nom d’auteur). Marthe de Thiennes (Sous le pseudonyme de FORSAN). Les Incertitudes de Livia. Id. Dans la Vieille rue. Id. La Duchesse Ghislaine. Id. Kyrie Eleison. Id. AUTRES OUVRAGES Journal intime de Benjamin Constant, et lettres à sa famille et à ses amis, avec une Introduction par Dora Melegari. Lettres intimes de Joseph Massini, avec une Introduction par Dora Melegari. EN PRÉPARATION Faiseurs de joie et Faiseurs de peine DORA MELEGARI AMES DORMANTES [Illustration: LOGO] PARIS LIBRAIRIE FISCHBACHER SOCIÉTÉ ANONYME 33, RUE DE SEINE, 33 1903 Tous droits réservés _Aux_ _AMES CROYANTES_ PRÉFACE _Habent sua fata libelli._ Il y a dix ans que l’idée de ce livre est née dans mon esprit. A mesure que j’y travaillais, la conviction que la plus grande partie des maux dont souffre l’humanité est due à l’inertie des honnêtes gens, s’est affermie en moi, chaque jour davantage. Ceux qui portent le nom de chrétiens, ceux qui se rattachent d’une façon quelconque à une croyance spiritualiste, ceux qui, en dehors de tout dogme, admettent la nécessité d’une morale individuelle et sociale ne sont-ils pas, en effet, les vrais coupables de l’état d’anarchie où se débat avec angoisse la conscience moderne? Dépourvus de confiance en eux-mêmes, manquant de foi dans la puissance du bien, ils ont laissé les courants malfaisants prendre partout le dessus, sans essayer de réagir contre eux par des courants plus intenses. Et aujourd’hui, devant la masse compacte des forces pernicieuses coalisées contre la vérité et la justice, l’épouvante paralyse leur volonté; le plus grand nombre préfère détourner la tête, fermer les yeux et ne pas voir. On dirait qu’attaquer le mal, s’en défendre, lui opposer le bien est devenu impossible à la partie respectable de la société. La loi pourvoit à peu près à la sécurité matérielle des individus: en dehors d’elle, il n’y a qu’à laisser faire, même si on est victime de ce laisser faire. En quelques pays et en certains milieux, des cris d’alarme ont été poussés contre cet effrayant symptôme de léthargie, et de généreuses initiatives ont surgi; dans d’autres, il se manifeste avec une évidence croissante, sans provoquer un mouvement quelconque de réaction. De quelle cause procède cette anémie des volontés bonnes? Il n’y en a qu’une: la source où elles s’alimentent est desséchée; les âmes, engourdies presque jusqu’à la mort, ne peuvent communiquer à la volonté des principes vivifiants. Tout semble avoir progressé sur la terre, sauf l’âme. Serait-elle seule restée stationnaire? Depuis l’avènement du christianisme, n’aurait-elle pas avancé? On dirait qu’oubliant les promesses reçues, les horizons sans limites indiquées, les puissances dont elle était dépositaire, elle s’est peu à peu anéantie elle-même; aussi, au terme du siècle qui vient de finir, la voit-on, vis-à-vis du monde physique et intellectuel, dans une position d’infériorité qui fournit de redoutables arguments aux négateurs de son existence. Entre les sciences physiques et les sciences psychiques un accord commence à s’établir; celles-ci profitent déjà des découvertes de celles-là et les psychologues appliquent à l’étude de l’âme quelques-unes des méthodes expérimentales. Afin d’accélérer l’heure qui apportera à l’humanité l’harmonie intellectuelle et morale, tous ceux qui croient posséder l’étincelle qui ne meurt pas devraient se recueillir dans une méditation silencieuse, appeler leur âme endormie jusqu’à ce qu’elle se réveille, et, une fois qu’elle serait réveillée, la laisser rayonner autour d’eux, de façon à prouver au monde que cet élément de vie, nié par tant d’esprits, représente une réalité supérieure. Quelle que soit la forme religieuse à laquelle on appartienne, la philosophie à laquelle on se rattache, toutes les âmes vivantes peuvent se grouper et agir dans une communion invisible et silencieuse. Mais, pour vouloir ressusciter, il faut savoir qu’on a été mort; pour saisir la vérité, il faut comprendre qu’on a été dans l’erreur; pour prendre la route qui conduit à la joie, il faut se rendre compte que celle du découragement menait au tombeau. C’est ce qu’il est nécessaire de dire aux justes, aux bons, aux purs qui ne savent pas l’être efficacement pour leur bonheur et celui d’autrui. J’adresse ces pages uniquement à ceux qui admettent en nous l’existence d’un principe immortel, car pour essayer d’en démontrer la réalité aux intelligences qui le nient, il faudrait une culture théologique, philosophique et scientifique dont je suis dépourvue. Ces réflexions très simples n’ont d’autre mérite que leur sincérité, et je tiens à ajouter que je ne prétends nullement appartenir à cette élite de justes, de bons et de purs auxquels j’expose le cas de conscience. DORA MELEGARI. Rome, 31 décembre 1900. AMES DORMANTES CHAPITRE I LE SOMMEIL DES AMES Tout avance et se développe, une seule chose diminue, c’est l’âme. (MICHELET.) Tout dénigrement systématique d’une époque est injuste: le XIX^e siècle a remporté des victoires dans le domaine de la science, de la liberté et de la justice dont il est impossible de ne pas tenir compte; il a, en outre, développé dans la conscience humaine un sentiment que les générations précédentes ne connaissaient qu’à l’état d’exception: la pitié pour la souffrance? Pourquoi donc, après tant de conquêtes, a-t-il légué à son successeur de si troublantes incertitudes et alourdi la plupart des cœurs sous un pessimisme morne? Ce ne sont pas ses négations audacieuses, ses doctrines perverses, sa corruption généralisée qui ont amené la société moderne à la crise qu’elle traverse aujourd’hui. Le mal autrefois se présentait sous des formes bien plus brutales et violentes, les préjugés étouffaient dans les consciences toute notion de justice et de droit, les préoccupations humanitaires n’existaient pour ainsi dire pas. Le siècle qui vient de tomber dans l’éternité était évidemment en progrès sur les autres, et pourtant il a laissé derrière lui une atmosphère si chargée que les poitrines se soulèvent avec angoisse, cherchant en vain un peu d’air respirable. «La stérilité que je trouve en moi et chez les autres me _poursuit_ comme une odeur de cadavre.» Ces mots détachés d’une lettre intime expriment bien cet état d’impuissance et d’infécondité où l’individu s’agite jusqu’à la névrose pour se donner l’illusion de la vie. Plus de grandes passions et rarement de grandes idées! Jamais, cependant, elles n’auraient dû naître, se développer, fleurir comme maintenant au soleil de la liberté, du progrès, de la mentalité élargie. Tout est devenu point d’interrogation dans les consciences; c’est le trait caractéristique de l’époque actuelle. Les plus sincères ont perdu le sentiment précis et la vue nette du bien. L’anarchie morale règne partout, décompose tout, et elle a tellement pénétré les meilleurs esprits qu’ils ont perdu la force de la combativité et de la résistance. Une sorte d’anémie a affadi les cœurs; ce n’est pas l’immoralité, ce n’est pas le positivisme qui écrase le monde sous une chape de plomb, c’est la diminution de l’âme individuelle. L’expansion des doctrines matérialistes, les théories utilitaires, les excès d’une civilisation ultra avancée ont pu contribuer au malaise de la conscience moderne, mais ils auraient été impuissants à la troubler complètement si les forces invisibles qui émanent des âmes croyantes s’étaient opposées à ce courant délétère, si elles avaient refusé de laisser corrompre leurs eaux pures par le torrent empoisonné de la négation et de l’égoïsme. Mais ces âmes pendant longtemps n’ont élevé aucune digue efficace, essayé d’aucun barrage; même pour se mettre au niveau de l’opinion dominante, elles ont abjuré leurs dieux, établi des limites aux élans nobles qui auraient pu les entraîner loin des routes médiocres. Elles ont, comme les âmes incrédules, vulgarisé leur pensée jusqu’au plus mesquin utilitarisme, subissant le prestige des renommées bruyantes, des succès rapides, au point de ne plus pouvoir discerner, ni juger de quels éléments ils se composent. «Tout a progressé, disait Michelet, sauf l’âme.» En effet, dans ce grand développement des facultés humaines, elle seule n’a pas avancé. On dirait un oiseau qui, après s’être rogné les ailes, reste accroché par les pattes aux barreaux de sa cage, étouffant toutes ses aspirations d’air libre et de haut vol. Or, il existe une loi inéluctable: ce qui ne s’accroît pas décroît, il faut fatalement marcher en avant ou reculer. Rien en ce monde ne peut longtemps piétiner sur place; c’est ce que l’âme a voulu faire. Les représentants des religions et des philosophies ont eu peur de lui dire: «Marche de l’avant, développe-toi, agrandis-toi.» On a tracé autour d’elle un cercle magique, on l’a écrasée sous le sentiment de la souffrance obligatoire, de la médiocrité inévitable, de l’impossibilité du parfait et de l’heureux, et elle s’est résignée à demeurer immobile et triste. De grandes âmes ont traversé l’histoire païenne; celles que le christianisme avait formées ont répandu leurs parfums et leurs forces; elles furent la lumière des époques disparues. La nôtre demande des âmes en marche, suivant pas à pas les progrès de la science et de la raison et les dépassant par des intuitions et des espérances supérieures aux puissances actuelles de l’une et de l’autre. Mais sur quoi peut compter l’heure présente? Les âmes de jadis, ces âmes héroïques et pures nées des premières promesses, celles des apôtres, des pères, des saints ont depuis longtemps cessé de fleurir; les âmes des siècles suivants, moins ardentes, ont reculé puisqu’elles ne progressaient pas; celles de notre temps, déjà nées plus faibles, voyant que toutes les autres facultés humaines les dépassaient, se sont—de peur d’être submergées dans le grand courant des connaissances nouvelles—piteusement refugiées dans une étroite prison intérieure d’où elles refusent de sortir et de se manifester. C’est une lumière qui a cessé de rayonner sur le monde. La plupart des âmes, surtout dans la dernière moitié du XIX^e siècle, se sont lourdement endormies dans un sommeil sans rêves qui leur a fait perdre le courage du combat et l’ambition de la victoire. Quelques-unes vibrent encore, d’autres sont en formation; des phares brillent d’ici et de là, mais leur clarté est souvent bien faible et timide. Dans chaque pays, dans chaque ville, on peut les compter; leur nombre est infinitésimal, comparé aux centaines de millions d’êtres qui prétendent posséder une âme et croire à une immortalité. Ces renégats, inconscients de leur apostasie, vivent dans un bien-être morne s’ils sont riches, dans l’écrasement s’ils sont pauvres, dans le découragement s’ils appartiennent à la catégorie des êtres qui réfléchissent, sans se rendre compte que, si leur bien-être est dépourvu de joie, leur écrasement de consolation, leur découragement d’espérance, c’est parce qu’ils ne pensent pas à leur âme, qu’ils ne font rien pour la secouer de son engourdissement et la réveiller du sommeil cataleptique où elle est tombée. Au lieu d’écouter sa voix quand elle essayait de parler, ils l’ont étouffée sous les raisonnements médiocres, les points de vue pratiques, les misérables calculs de l’égoïsme qu’ils confondent avec la sagesse. Parfois, il est vrai, épouvantés par les incertitudes de l’heure présente et les menaces de l’avenir, ils voudraient trouver moyen de réagir contre la marée montante, ils tentent de vagues efforts et retombent promptement dans l’inertie. L’explication du fait décourageant est bien simple: les soi-disant croyants ont cherché des énergies en dehors de l’âme; leurs inspirations sont sorties de leur cerveau, de leur cœur peut-être, elles n’ont pas jailli de ce sanctuaire mystérieux où s’élabore la vie spirituelle et qui a reçu les promesses de l’immortalité. M’adressant uniquement à ceux qui croient à l’existence de l’âme comme à un fait indiscutable et admettent le parallélisme psychophysique, je ne tenterai pas la démonstration du phénomène âme, cette partie profonde de nous-mêmes, distincte du cœur et de l’intelligence, de la conscience et de la volonté, qui peut seule entrer en communication avec les forces supérieures. «De tous les corps ensemble, dit Pascal, on ne saurait faire réussir une petite pensée. Cela est impossible et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on ne saurait tirer un mouvement de vraie bonté. Cela est impossible et d’un autre ordre.» L’âme est distincte évidemment des autres facultés intellectuelles et morales de l’homme, et pourtant elle les comprend toutes; elles doivent passer à travers ce crible, comme le sang à travers le cœur, pour se purifier et acquérir des principes de vie; c’est de l’âme que procèdent toute lumière et toute puissance; elle seule a le secret de la paix, de l’harmonie, du bonheur. Un amour, une amitié où l’on fait entrer l’âme ne peut jamais mourir complètement; elle communique aux sentiments une force subtile qui est comme une parcelle d’éternité. Il en est de même pour tout effort auquel l’âme participe; ce qu’elle accomplit réussit presque toujours et ne s’efface jamais, du moins la trace en reste. Ce succès que l’homme recherche avec un acharnement et une avidité souvent répugnantes, il ne sait pas que le plus sûr moyen de l’atteindre serait de le poursuivre avec son âme. Mais cette puissance énorme qu’il porte en lui, à qui il devrait remettre la direction et la responsabilité de sa vie, qui pourrait transfigurer ses faiblesses en forces et ses tristesses en joie, il ne l’interroge pas, il ne l’appelle pas à son aide; il l’a laissée s’endormir, ne pense pas à la réveiller, et si elle esquisse un léger mouvement, vite il étouffe, sous des raisonnements faux, médiocres, égoïstes et durs, la voix qu’elle allait peut-être faire entendre. L’âme, alors, épouvantée de cette aridité, se rendort ou s’enfuit; on dirait même parfois qu’elle meurt. Pour sauver le monde il faut le rappeler avec cris, avec prières, avec supplications. * * * * * Il y a peu d’années seulement un pareil langage aurait paru absurde et inutile. Tout appel d’ordre moral tombait dans le vide; nul ne le comprenait et ne daignait y répondre. Pendant une période de temps assez longue, rien n’a semblé remuer dans l’âme humaine. Le déterminisme décrétait par la voix de Taine que la vertu et le vice étaient des produits comme le sucre et le vitriol; les doctrines matérialistes et positivistes régnaient sans conteste sur les intelligences; le grand troupeau des ignorants et des indifférents les acceptaient, yeux fermés, sans essayer même de se rendre compte quelle part de vérité elles pouvaient contenir; simplement parce qu’elles étaient moins gênantes et que de se déclarer fils du hasard paraissait flatteur à cette vanité de la négation qui, depuis Voltaire, a travaillé tant d’esprits. Dans le camp opposé tout était silence; presqu’aucune manifestation spiritualiste n’était signalée. Les tièdes subissaient sans le réaliser le mouvement de la conscience générale et ne réagissaient pas contre l’engourdissement envahisseur, épouvantés peut-être à l’idée d’engager une lutte où leurs principes pouvaient sombrer. Les ardents, les forts, très diminués de nombre, se taisaient, eux aussi, découragés. Cette torpeur, il est juste de le dire, n’était pas aussi accentuée partout. En certains pays, les pulsations de la vie morale n’ont jamais cessé complètement. Sans avoir à craindre de diminuer sa position littéraire ou son autorité intellectuelle, un écrivain à la mode pouvait se risquer à attribuer aux actions humaines des mobiles qui ne fussent pas uniquement ceux de l’intérêt personnel, visible et tangible. Mais ces manifestations ne se répercutaient que faiblement. Dans d’autres pays, au contraire, la scission semblait complète entre la vie moderne, ses objectifs et ses victoires et les principes spiritualistes et chrétiens. Mais Dieu ne pouvait laisser périr l’âme du monde. C’est du pays d’où aucun grand mot n’était parti encore que la première étincelle a jailli. Une voix venue du Nord a jeté une parole de pitié qui a commencé à remuer les consciences; la souffrance a pris forme et vie; elle a crié sa plainte et les cœurs ont vibré. Une sorte de religion nouvelle a surgi qui, laissant de côté les dogmes, s’est rattachée au christianisme primitif et a pris la douleur pour drapeau. Sa base était le soulagement des déshérités par le dépouillement spontané de ceux qui possèdent; pour détruire chez les malheureux le levain de l’amertume, il fallait non seulement alléger leur croix, mais que les privilégiés la relèvent et la partagent volontairement. Très probablement le Tolstoïsme ne dépassera pas les limites du pays où il est né et, en tant qu’application, restera à l’état d’essai. On ne peut renoncer aux conquêtes de la civilisation,—le but est, au contraire, d’en faire jouir un nombre croissant d’individus,—mais il est certain que ce mot de sacrifice lancé à travers le monde par le grand romancier russe a été un facteur efficace du mouvement spiritualiste qui se manifeste depuis quelques années, imposant le devoir de la valeur morale, proclamant à nouveau les lettres de noblesse de l’âme humaine, admettant l’espérance d’un avenir où le douloureux contraste entre les aspirations de l’homme et son existence quotidienne cessera d’exister. Ce réveil,—dû aussi en partie à de simples forces de réaction,—remonte en outre à des causes multiples et simultanées que la critique morale a recherchées déjà et dont je ne ferai pas ici l’énumération. Les récentes découvertes scientifiques ont contribué à faciliter ce courant. Aujourd’hui que le matérialisme ne peut plus être reconnu comme la seule explication rationnelle de l’univers et que le déterminisme et le positivisme ont été battus en brèche par les mêmes coups, l’antagonisme, entre la science et la religion a cessé de paraître absolument irréductible. Non seulement le doute a pénétré dans les rangs de ceux qui définissaient hautainement toutes les manifestations de la vie, comme propriété de la matière, mais cette débâcle de tant d’explications abusives a rendu la liberté à une foule d’esprits. Par respect pour des affirmations dont souvent elle ignorait la genèse, la grande masse des individus, ce docile troupeau dont j’ai parlé déjà, n’osait plus admettre la possibilité d’un monde moral, dépendant de forces supérieures et invisibles, et dont l’existence s’affirmait en dehors des faits apparents. Maintenant que la pensée humaine a commencé à secouer dans le domaine moral, la tyrannie d’une science incomplète, on voit les regards se tourner de nouveau vers ce ciel que la présomption de l’homme avait déclaré vide. Les croyances spiritualistes renaissent. Le néo-boudhisme, le spiritisme, la théosophie et autres tentatives de cultes nouveaux ne sont que la manifestation du besoin religieux qui travaille les âmes. Dans le pays où le scepticisme semblait le plus définitivement établi et d’où il rayonnait sur la conscience générale, ce renouveau à trouvé des voix éloquentes pour l’annoncer au monde. Le caractère particulier de ce mouvement fut de ne pas se présenter sous une forme religieuse précise, ou au nom d’une école philosophique spéciale. Sorti du sein de la libre-pensée, il a été à ses débuts absolument spontané et individuel, se bornant à rappeler à l’homme qu’il était fait pour sentir de grandes choses et pour les vivre. Malheureusement le petit groupe d’écrivains et de penseurs qui ont mené la campagne, soutenus par la sympathie de quelques consciences dispersées, représentent une quantité infinitésimale comparée aux foules innombrables qui considèrent encore l’opportunisme habile comme la suprême sagesse, et qui ont pour complices secrets chacune des faiblesses de l’homme et tous ses vices. Car la décadence actuelle a comme caractère spécial l’étendue. Le mal a envahi toutes les classes; il ne s’agit plus, comme à la fin du siècle dernier, de gratter les premières couches du sol pour trouver un terrain ferme et fécond sur lequel bâtir et planter. Les germes de mort ont pénétré partout, il n’y a plus de parties saines. Croire que l’avènement du quatrième état suffirait à «tout purifier» est une utopie que les faits démentiront. La société est probablement à la veille d’une transformation, mais qu’on l’espère ou qu’on la craigne, quelle que soit sa forme ou sa durée, elle n’apportera ni justice, ni paix, ni fraternité, si elle n’est précédée ou suivie d’une révolution morale. Or cette révolution est d’autant plus difficile à provoquer que l’époque actuelle se donne volontiers—par les formules qu’elle emploie—l’apparence hypocrite des éléments moraux qui font le plus défaut à l’homme intérieur: vérité, justice, altruisme. Ces mots qui résonnent encore si creux dans les cœurs sont dans toutes les bouches. Aujourd’hui, cependant, on devrait connaître les devoirs qu’ils imposent. Les préjugés sont détruits, ceux même qui y restent attachés par tempérament, vanité ou intérêt, ne se trompent plus sur la valeur de cette fausse monnaie; en se réfugiant derrière ces barrières de bois pourri, ils savent parfaitement qu’elles manquent de bases et que le mensonge seul en soutient les pieux vermoulus. Mais rien ne lie l’homme comme le mensonge, n’entrave sa liberté, n’en fait un plus misérable esclave. Tant qu’il se mentira à lui-même, qu’il se croira un juste quand il n’est qu’un bourgeois égoïste et médiocre, il ne pourra se réformer, il sera incapable de discerner la beauté, d’aspirer au bonheur vrai et de réveiller son âme. Un examen de conscience rigoureux et sincère s’impose à la société moderne. Qu’a-t-elle fait de la loi morale, comment l’interprète-t-elle et de quelle façon l’applique-t-elle? Y a-t-il connexité entre les principes dont elle se targue et les actes qu’elle accomplit, entre les grands mots dont les hommes se servent et les mesquines pensées qui guident leur vie? Sur quelles forces ces tentatives de relèvement peuvent-elles compter pour combattre l’armée redoutable et si nombreuse encore des matérialistes et des sceptiques? La réponse à la dernière de ces questions est la plus urgente puisqu’elle doit fixer la topographie morale de l’époque actuelle et démontrer quelles sont les causes de la situation présente. * * * * * De tout temps les soi-disant honnêtes gens ont été en partie responsables du mal qui enlaidit le monde; l’affaiblissement de la loi morale a toujours eu pour raison l’insuffisance de ceux qui professaient les principes dont elle découle. Plus nombreux, en somme, que leurs adversaires et mieux armés, ils n’ont jamais su défendre leur drapeau. La mollesse et la lâcheté, compagnes trop fréquentes des qualités d’ordre et de modération qui caractérisent les réguliers de la vie, ont certainement circonscrit leur action. On l’a vu dans les révolutions politiques. Si les partisans de l’ordre ne s’étaient pas esquivés ou endormis que d’audacieux coups de main auraient été évités! Mais ceux qu’on appelle les braves gens se dérobent presque toujours. L’honnêteté amènerait-elle fatalement la diminution des facultés agissantes? Le repos de la conscience produirait-il l’apathie? Non, mille fois non! Dans la pensée divine les disciples de la vérité devaient être la lumière du monde, le sel de la terre... «Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on? Il ne sert plus qu’à être jeté dehors et foulé aux pieds par les hommes.» Les paroles du Christ ont été prophétiques. Il faudrait les crier aujourd’hui au coin de toutes les places et de tous les carrefours pour réveiller les âmes engourdies, pour leur faire comprendre qu’ayant manqué aux ordres reçus, elles sont les réelles ennemies du vrai, du beau, du juste, bien plus que les négateurs audacieux de la loi morale qui, du moins, ont le mérite de la sincérité. La doctrine évangélique renfermant à cet égard ce qui se trouve de meilleur dans les autres religions ou philosophies, elle doit servir de point de départ à l’examen de conscience dont j’affirmais tout à l’heure la nécessité. A cet examen de conscience sont conviées toutes les âmes sans distinction de croyances religieuses ou philosophiques qui admettent une loi morale—l’impératif catégorique de Kant—comme principe dirigeant de leur vie. Si je semble m’adresser spécialement aux chrétiens[1], c’est qu’ils représentent la catégorie la plus nombreuse et que de leur part l’état d’inertie paraît plus illogique et incompréhensible. Le premier point à établir est s’il existe de nos jours une différence substantielle entre l’attitude, les jugements, la conduite d’un chrétien et celle d’un incrédule. Placez les deux individus dans des circonstances identiques de famille, de situation, d’éducation et de culture, douez-les des mêmes qualités et défauts naturels, puis mesurez si le degré de confiance qu’ils méritent d’inspirer n’est pas à peu près le même. Il y a évidemment des vies chrétiennes admirables, la philosophie spiritualiste produit parfois les caractères d’élite, mais ce sont des personnalités isolées et rares; la grande masse des croyants renie chaque jour dans ses actes les préceptes dont elle se déclare dépositaire. En tout cas elle ne s’élève guère au-dessus de la morale courante pratiquée par les gens qui respectent le code et estiment qu’une existence régulière est encore le meilleure des habiletés. Par quelle étrange aberration d’esprit les personnes religieuses ne se rendent-elles pas compte qu’une différence visible et notable devrait exister entre leur manière de voir et d’agir et celle des incrédules ou des matérialistes? Tant que cette vérité n’aura pas pénétré les cœurs et les consciences, le christianisme vivra de ses conquêtes passées, il ne pourra pas être la lumière du monde moderne. Le chrétien né avec des instincts pervers ne devrait-il pas avoir une vie supérieure à celle de l’athée doué des meilleurs instincts? Il est difficile, je le sais, de tracer toujours une ligne de démarcation nette. Quelles que soient les négations d’un esprit, il subit l’influence des milieux et celle des formules acceptées dans la société où il a été élevé. En outre, le respect des lois sociales et de l’opinion publique crée des devoirs dont le principe intérieur diffère absolument, mais dont les effets extérieurs sont apparemment analogues à ceux qu’impose la loi morale. Cependant, comme force de mobile, aucune comparaison ne devrait être possible entre une conviction et une crainte. La peur du code peut empêcher les culpabilités matérielles, elle est impuissante à contribuer au perfectionnement de l’individu. Or ce devoir de perfectionnement continuel est justement l’un des points sur lesquels la conscience chrétienne s’est le plus faussée, bien qu’il soit resté à l’état de théorie acceptée. De tout temps l’obligation du développement personnel a été négligée dans la pratique, à cause de la faiblesse de l’homme et peut-être de la trop grande tolérance des églises, cependant l’idéal à atteindre conservait objectivement sa grandeur et sa pureté. Il était réservé à la dernière moitié du XIX^e siècle de l’amoindrir. Elle a fait du christianisme un gendarme destiné assurer aux privilégiés la paisible jouissance de leurs plaisirs et de leurs richesses. La religion étant un rempart contre les fauteurs de désordres et un secours pour les jours difficiles, dit le christianisme médiocre, il est opportun de croire et surtout de faire croire au bon Dieu. Quant à se troubler le cerveau pour des bagatelles sans importance: mensonges, vanité, avarice, égoïsme, l’esprit humain a fait trop de conquêtes pour subir encore le joug des préjugés excessifs. La perfection n’est pas de ce monde, il serait présomptueux d’y aspirer. On sait maintenant qu’il y a des lois physiques imprescriptibles; Pascal n’a-t-il pas dit: «Qui veut faire l’ange fait la bête?» Pourvu qu’on observe les grandes lignes de la morale, le bon Dieu n’en demande pas davantage. Voilà plus ou moins ce qu’ont dit et pensé la plupart des consciences chrétiennes pendant une quarantaine d’années. Si toutes ne l’ont pas précisé vis-à-vis d’elles-mêmes, toutes ont subi l’abaissement général. Ceux à qui était confiée la direction des âmes semblaient admettre aussi cette façon médiocre de penser; ils se contentaient de ces fruits de la mer Morte, obéissant à la crainte d’effrayer, par un idéal trop élevé, une société qui se vante de les avoir reniés tous. Faux calcul en tout cas, car le cœur de l’homme ne met de prix qu’à ce qui lui coûte des sacrifices. Une des erreurs fondamentales des jugements humains est de se baser sur les faits extérieurs; socialement ils ont une importance capitale, moralement presque aucune, les mobiles secrets d’où ils procèdent étant la seule chose qui compte. Toute appréciation basée sur un acte isolé manque de valeur; on ne peut juger équitablement un individu que sur l’ensemble de son caractère et de ses intentions. Quoique l’affirmation puisse paraître singulière, il est au fond plus important de bien penser que de bien vivre. L’homme qui pense bien pourra lui aussi commettre des fautes, il finira toujours par les regretter, les réparer, les expier en lui-même. L’homme qui pense mal, ou médiocrement, ou pas du tout, aura beau avoir une existence régulière, il restera un être sans valeur, incapable d’une action efficace. Il y a six cents ans, les lieux profonds, où l’air est sans étoiles, étaient déjà peuplés de ces malheureux qui ne furent jamais vivants[2] et que repoussent à la fois le ciel et l’enfer. Le siècle qui vient de finir a dû augmenter de façon effrayante la triste cohorte. Jamais, en effet, on n’a autant commis la funeste erreur de croire que, pour répondre à la pensée divine, il suffisait de ne pas commettre certains actes, comme si le code et la plus médiocre morale ne suffisaient pas à condamner, sinon à empêcher les meurtres, les vols, les vices de nature à compromettre l’ordre social. D’ailleurs, les criminels avérés appartiennent pour la plupart à une catégorie d’individus sur lesquels la crainte de Dieu n’a aucune influence; les criminels d’occasion se trouvent momentanément dans des circonstances tragiques ou des états passionnels et morbides qui obscurcissent leur mentalité jusqu’à la folie, ils ont perdu tout contrôle sur eux-mêmes. Malgré la corruption régnante ce sont là des êtres d’exception, la grande masse des individus vit apparemment dans l’ordre, se conformant aux règles des lois sociales. Mais l’atmosphère en est-elle plus pure et plus saine? S’abstenir de certains délits ne constitue pas un caractère moral; celui-ci doit s’établir sur de nobles pensées que la volonté essaye de traduire en faits ou dans cette puissance silencieuse de l’âme plus efficace et attirante que les meilleures actions. La disparition des grandes passions et le règne des petites est le trait essentiel de la domination exercée par la société bourgeoise. Cette victoire dont elle se vante est une défaite. Certes, on ne peut se faire l’apôtre des sentiments violents, ils ont trop ravagé le monde, mais du moins ils n’abaissaient pas les caractères et ne permettaient pas la périlleuse sécurité qui naît de la pauvreté et de l’insuffisance morales. Le _péchez fortement_ de Luther pourrait être utilement répété aujourd’hui. Il y a entre les grandes passions et les petites la différence du lion au ver: le premier déchire et tue, le second ronge et décompose. Une action mesquine accomplie par habitude, le front serein, avilit plus qu’une action coupable commise avec remord et due à un entraînement puissant; car ce remord constitue déjà une expiation qui relève l’âme et produit souvent sur d’autres points des développements de vertus, car le sentiment du rachat par le sacrifice est instinctif à l’homme. Les grands repentirs sont une lumière et un enseignement, et on ne se repent pas des actions médiocres; elles ne creusent pas l’âme à une assez grande profondeur, et passent sur elle en la dégradant, sans en tirer ces cris de douleur et de désespoir qui ont un pouvoir de régénération pour qui les pousse et les entend. Une morale négative, des passions mesquines qui ne laissent pas de place au repentir, le prestige du mal subi par l’imagination, l’avarice morale érigée en principe, joint au faux amour de soi, obscurcissent les consciences. L’opportunisme substitué à la droiture, la vanité et la mauvaise foi dominant les vies, tels sont les traits saillants de la société actuelle, le triste miroir où se reflètent les âmes de la grande masse de ceux qui s’intitulent honnêtes gens. Si ces âmes à demi mortes veulent renaître, elles doivent accomplir un double travail: se rendre compte de leur pauvreté, des mensonges où elles vivent, des bassesses où leur cœur se complaît et comprendre enfin que si elles ne basent pas leur vie sur un idéal de justice et de vérité, elles condamnent irrémédiablement les principes qu’elles prétendent professer. Dans la création rien ne reste stationnaire et il doit être dans la pensée divine d’ordonner à l’homme un développement moral incessant. Peu importe si le réveil est lent, s’il n’y a que des âmes isolées qui se mettent en route! Chacune des grandes réformes morales est sortie du travail d’une seule conscience. Il s’agit aujourd’hui de préparer des générations nouvelles plus heureuses que les précédentes parce qu’elles connaîtront mieux le prix de la vie, sauront éliminer les fausses souffrances, seront conscientes de leur pouvoir, auront confiance dans leur volonté et posséderont leur âme. La première impulsion est donnée, le bien est remis en honneur, il ne reste qu’à se connaître soi-même et à marcher. CHAPITRE II LE PRESTIGE DU MAL La force est la reine du monde. (PASCAL.) L’abaissement ou l’élévation d’une âme peut se mesurer aux objets de son admiration ou de son mépris; de même, pour juger d’une époque, faut-il se rendre compte des divinités qu’elle adore. Or devant quelles puissances s’incline la nôtre? Le _hero-worship_ que Thomas Carlyle conseillait à sa génération n’est certes plus à la mode du jour: des cultes d’un ordre très différent l’ont remplacé. Si l’humanité veut suivre les chemins qui montent elle doit commencer par se détourner de ces autels médiocres; la route sur laquelle elle marche aujourd’hui et qui, sur certains points, lui a fait atteindre de merveilleux progrès, pourrait la rejeter, par la pente logique de l’abaissement graduel des caractères, aux périodes d’ignorance et de brutalité, si un sincère examen de conscience[3], suivi d’un effort courageux, ne ramène les cœurs au culte des vrais dieux. Les tentatives qui ont été faites dernièrement pour remettre le bien en honneur sont isolées encore et le dédain, sous lequel certaines vertus étaient tombées, persiste toujours. La bonté, l’oubli des injures, l’esprit de sacrifice, la probité scrupuleuse, le désir d’être utile, continuent à être un objet de raillerie, à moins qu’ils ne soient accompagnés du prestige d’une grande situation ou d’une grande fortune. Si ce correctif leur manque, on se borne à les tolérer, car on a cessé de leur accorder une valeur intrinsèque et de les considérer dans leur application comme un triomphe moral digne de respect. Ce bizarre sentiment a pénétré la grande majorité des âmes et même—phénomène incompréhensible—les âmes chrétiennes. On va se révolter, crier à l’exagération et au pessimisme... Et, en ne considérant que la surface des choses, ces protestations seront apparemment justifiées; mais, en examinant sincèrement la question, en jetant en soi et autour de soi un regard attentif, on sera forcé d’admettre la vérité de cette affirmation. La plupart de ceux qui essayent de pratiquer le bien dans leur propre vie ont cessé de l’admirer dans celle d’autrui. Ils n’ont pas le sentiment de leur illogisme, mais cette inconscience ne détruit aucun des effets moraux de l’anomalie. Il en a toujours été ainsi, dira-t-on, la fin du siècle n’a rien inventé. L’Écriture affirmait, il y a des milliers d’années, que le cœur humain était désespérément mauvais et qu’il y avait antagonisme entre lui et le bien. Les éléments obscurs qui s’agitent dans l’homme se sont sans cesse dressés contre les manifestations de la lumière; les penseurs ont, de tout temps, déploré ce trait de la nature déchue, et M. de Maistre écrivait: «J’ignore ce qu’est la conscience d’un fripon, mais je sais que celle d’un honnête homme est quelque chose d’épouvantable.» La haine du bien est donc aussi vieille que le monde; pour éviter que le découragement n’accable les cœurs, il est sage d’accepter les surfaces et les mensonges conventionnels; creuser la pensée, se mettre rigidement en face de la vérité, c’est vouloir arriver à de désespérantes constatations. Les consciences les plus pures ont des recoins sombres où sommeille une inimitié sourde contre toutes les choses bonnes; il en a été ainsi chez le premier Adam, il en sera de même chez le dernier. La valeur de ces arguments est contestable. Si aucun germe nouveau n’a pénétré la nature humaine, il est certain cependant que les tendances de chaque époque ont plus ou moins développé tels ou tels des nombreux instincts de l’homme. Ce qui caractérise le temps actuel ce n’est pas la haine, c’est le dédain du bien. Il ne s’agit plus de ce sentiment de colère ou d’envie éprouvé par les anges rebelles, mais d’une perversion de jugement qui fait mépriser avec l’intelligence ce que la conscience ordonne d’accomplir. Les idées darwiniennes ont, dans ce phénomène, une large part de responsabilité. La doctrine de la lutte pour la vie a envahi tous les esprits, même ceux qui la repoussent comme théorie ou ne l’acceptent que partiellement. On en est arrivé à n’estimer que le vainqueur du combat; s’il reste maître du champ de bataille, peu importe sa valeur ou sa médiocrité réelles! Il est logique qu’à ce point de vue les vertus qui désarment l’homme et risquent d’entraver sa victoire soient considérées comme des désavantages, puisque les posséder c’est être vaincu d’avance. A toutes les époques, la défaite a suscité le mépris des natures vulgaires; aujourd’hui ce sentiment est devenu presque général; il n’y a plus de réaction généreuse en faveur des vaincus, les batailles perdues ne trouvent plus de poètes pour les chanter! Manquer de la puissance de combativité ou ne pas vouloir l’exercer par principe, équivaut, dans l’ordre moral, à être manchot dans l’ordre physique: l’opinion publique, sauf d’assez rares exceptions, jauge immédiatement les malheureux qui en sont dépourvus, les range parmi les quantités négligeables, et, contre ce verdict, il n’y a point d’appel. Quelles sont, par exemple, les conséquences du pardon des injures pour ceux qui le pratiquent? L’homme ne peut donner une plus grande preuve de force morale, car pour pardonner vraiment il faut être roi de soi-même. Cependant aucune vertu ne nuit davantage à la situation personnelle de l’individu. Une injure oubliée semble en amener d’autres; c’est une conspiration pour pousser à bout celui qui s’est imposé le pardon comme règle de conduite; on refuse de croire à sa sincérité, on essaye d’attribuer sa mansuétude à des motifs de lâcheté ou d’intérêt, et, lorsqu’enfin elle est devenue un fait avéré, une légère parcelle de mépris, qui ira toujours grandissant, se glisse pour lui dans les cœurs. Il ne suffit plus de dompter ses rancunes et de triompher de ses ressentiments, il faut se résigner d’avance à supporter les effets nuisibles du pardon accordé. L’homme échappe à ce dédain lorsque la victoire remportée sur lui-même se manifeste dans des conditions éclatantes, mais, dans les circonstances ordinaires de la vie privée ou publique, il en souffre de mille façons. Il faut avoir à faire à des natures très généreuses pour ne pas être puni d’une injure oubliée. Le désir d’être utile aux autres et l’esprit de renoncement sous toutes ses formes subissent des dénigrements identiques. Le déploiement de ces qualités commence par provoquer des abus. Dans les familles, les administrations, les œuvres de bienfaisance, le même phénomène se vérifie sans cesse: les individus de bonne volonté sont surchargés sans scrupules de la besogne qui devrait être répartie sur tous, et personne ne leur en est reconnaissant; au contraire, un ferment d’irritation s’élève contre eux. Cela aussi est vieux comme le monde, l’ingratitude répondant, paraît-il, à un instinct de la nature humaine; ce qui est essentiellement moderne, c’est le mépris qui s’y ajoute. Même lorsque l’imagination est saisie, qu’il s’agit d’un dévouement d’amour ou d’un acte éclatant de générosité, l’admiration est froide, et il s’y mêle une pointe d’ironie. Si aujourd’hui Léandre pour retrouver Héro devait traverser l’Hellespont à la nage, il trouverait des railleurs sur les deux rives du détroit, et les femmes seraient les premières à sourire de cet amoureux trop ardent. On dirait que l’oubli de sa propre personnalité est un aveu d’infériorité; les cœurs ne le comprennent plus. Faire bon marché de ses intérêts, c’est se déconsidérer soi-même et provoquer le manque de respect d’autrui. Le désintéressement, cette vertu si haute, n’a pas conservé plus de prestige. On s’indigne bien encore quelquefois contre les fripons qui s’enrichissent au détriment des honnêtes gens, mais l’homme de bien pauvre, ou devenant pauvre, parce qu’il n’a voulu faire de tort à personne, ne trouve certes pas dans l’estime publique l’équivalent de ce qu’il a perdu; et il entre bien du sarcasme dissimulé dans l’éloge qu’on fait de sa probité. Dans les circonstances même où elle représente une sauvegarde pour les intérêts qui lui sont confiés, cette probité ne sert guère. Y a-t-il une place à donner, une affaire à traiter, en charge-t-on de préférence ceux qui offrent comme garantie leur désintéressement connu? De tout autres mobiles déterminent d’ordinaire les choix et les récompenses. Il est admis que la délicatesse scrupuleuse empêche le succès; or le succès est le niveau auquel tout se mesure, et la société actuelle n’a pas de place pour ceux qui la dédaignent. La dignité modeste est également reléguée parmi les qualités nuisibles. Les natures fières et délicates qui répugnent à faire du bruit autour d’elles, sentant la vulgarité de l’aplomb audacieux, se voient négligées même par ceux qui seraient capables de les comprendre. Dans le monde, la politique, les affaires, ne pas essayer de prendre insolemment les premières places, vous fait souvent reléguer aux dernières. Cependant, chacun sait—les imbéciles seuls l’ignorent—que la supériorité réelle est incompatible avec la prétention audacieuse. Tout idéal élevé impose l’humilité. George Sand, qui avait le génie modeste, disait que se décerner des couronnes à soi-même prouvait une irrémédiable médiocrité et interdisait tout espoir de progrès. Mais George Sand est morte, et sa génération a disparu; on n’a plus le temps aujourd’hui, dans l’agitation fébrile des journées, de s’occuper des valeurs qui se dérobent. La bonté et la patience, ces gardiennes du bonheur de l’homme, sans lesquelles les choses les plus douces de la vie se changent en amertume, échappent-elles du moins au dédain de ceux qui en bénéficient? Elles ont, hélas! le même sort que le dévouement et le désintéressement, et volontiers l’on manque d’égards envers ceux qui les pratiquent. Lorsque les circonstances forcent à sacrifier quelqu’un, qu’il s’agisse de la vie publique ou de la vie privée, le choix est rapide; il tombe sur les êtres que l’on devrait respecter davantage. C’est à eux que l’on fait tort, parce que l’on sait pouvoir compter sur leur débonnaireté; l’être méchant, dont il y a quelque chose à craindre, est épargné d’ordinaire. Les vertus qui n’ont pas pour base l’esprit d’abnégation et d’humilité sont cotées moins bas sur le marché de l’opinion publique. Mais elles n’acquièrent cependant un réel prestige que si elles représentent des éléments de réussite: argent ou situation. La hardiesse, le courage, la fermeté, la persévérance, l’énergie sous toutes ses formes, inspirent encore quelque respect. Elles répondent à ce besoin de la force qui domine indistinctement toutes les âmes. La franchise, quand elle est légèrement brutale, le respect de soi-même lorsqu’il s’y mêle un peu d’insolence, réussissent encore à faire leur chemin dans le monde, non en tant que vertus, mais comme conditions de prépondérance. Les qualités négatives, telles que l’indulgence et la modération, sont également tolérées; le fonds d’indifférence sur lequel elles se basent leur assure même une certaine estime. Cet étrange dédain pour ce qui représente la somme des hauteurs morales, pourrait, à la rigueur, s’expliquer de la part des matérialistes et des déterministes. Voulant une humanité d’où les faibles seraient supprimés dès leur naissance, il est logique que certaines vertus équivalent pour eux à des faiblesses. Mais il y a incompatibilité flagrante entre ce dédain du bien et les doctrines chrétiennes et spiritualistes. Reconnaître en Christ un maître suprême ou un docteur sublime et n’avoir dans la pratique de la vie aucun respect pour ceux qui essayent de suivre ses traces, est la plus flagrante des inconséquences. Certes, on n’est pas arrivé encore à professer ouvertement le principe que la pratique des vertus est une preuve de déchéance intellectuelle, mais qu’importe la théorie, du moment que la grande majorité des soi-disant croyants agissent comme si telle était réellement leur pensée! Ils s’attendriront peut-être à la lecture d’un acte de dévouement obscur, accompli loin d’eux par des inconnus qu’ils ne verront jamais, mais si la chose se passe à leur porte, l’émotion disparaît et la raillerie la remplace. Quel intérêt ou quelle vénération manifesteront-ils pour ces héros de la vie? Leur poignée de main ne sera pas plus cordiale; elle continuera à se mesurer à la situation et non à la personnalité morale de ceux qu’ils accueillent. La vue du sacrifice n’aura en rien réchauffé leur cœur ni exalté leur imagination. Aujourd’hui dire de quelqu’un qu’il a une belle âme, c’est provoquer le sarcasme ou du moins le sourire. Ce mépris du bien auquel on se heurte à chaque pas de la vie morale a eu comme conséquence directe la tolérance et même l’admiration du mal. La plupart des âmes subissent ce double courant sans le comprendre, sans le définir, sans se rendre compte surtout du déplacement qu’il opère dans les points de vue de notre génération. Essayer de dissiper cet aveuglement et de donner aux hommes la conscience de leurs sentiments réels est, pour tous ceux qui ont entrevu la vérité, un imprescriptible devoir. * * * * * La force a toujours exercé sur les imaginations un singulier prestige, même lorsque ses manifestations étaient injustes et brutales; dans tous les plans de réforme morale, il faut donc tenir compte de cet instinct qui, bien dirigé, pourrait conduire l’homme à de sublimes conquêtes. Mais la force ne règne plus exclusivement. L’habileté heureuse lui dispute la place, et les âmes amollies, les esprits trop aiguisés se laissent volontiers séduire par cette puissance inférieure qui dispense de l’effort et du sacrifice et promet de faciles conquêtes. L’affaiblissement de la fibre morale et physique, la sécurité des existences, l’absence des périls qui trempaient les âmes expliquent cette évolution de la pensée, évolution qui agit comme un dissolvant sur les consciences. Ce n’est pas que l’attraction de la force en soi ait diminué, mais les esprits vulgarisés, avides de succès apparents, sont devenus empiriques et n’admettent plus que les résultats. Or, dans l’ordre de choses actuel, il est évident que le plus grand nombre de victoires est remporté par l’adresse. L’homme habile exerce, par conséquent, sur son prochain une fascination indiscutable qui ressemble presque à de la considération. Certaines expressions qui appliquées aux individus, avaient jadis une signification méprisante et l’ont encore dans le sens absolu des mots, représentent de nos jours, c’est tacitement entendu, une exclamation flatteuse. On dirait que les paroles ont perdu leur valeur primitive. Dans les pays latins, en particulier, l’admiration pour la ruse, la fourberie heureuse, la combinaison adroite ne se dissimule même pas, et c’est à peine si quelques signes de réaction commencent à se manifester. Naturellement, en théorie, on formule encore des appréciations sévères sur le manque de délicatesse ou de droiture, mais les attitudes ou les façons d’agir ont cessé de correspondre à la rigidité des mots. Le succès voit toutes les portes s’ouvrir largement devant lui; les plus honnêtes et les plus exclusives ne font pas exception. Et souvent aucun intérêt personnel n’entre en jeu, c’est simplement par platitude ou parce que le courant est trop fort et les volontés trop malades pour résister au flot qui les entraîne. Cette sorte d’admiration morbide du succès, surtout lorsqu’il présuppose de grandes dépenses d’habileté, est peut-être plus fréquente encore chez les femmes que chez les hommes. Le sentiment de la probité et de la loyauté étant généralement moins développé par leur éducation, elles n’éprouvent pas pour certaines actions la répugnance que les hommes d’honneur, à part toute idée de morale, ressentent instinctivement. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer ce qui se passe dans les familles, même les plus honnêtes. Que de fois n’entend-on pas les épouses et les mères reprocher à leurs maris et leurs fils les principes, les qualités ou les scrupules qui les empêchent, dans telle ou telle circonstance, d’atteindre les premières places ou d’obtenir les avantages les plus considérables? On pourrait citer, dans un sens contraire, de nobles et grands exemples, mais il est certain que la généralité des femmes mettent en première ligne les intérêts visibles de ceux qu’elles aiment et y subordonnent souvent les devoirs de la conscience. Les femmes ont toujours eu d’ailleurs de secrètes et subtiles indulgences pour ce qui les domine sans les froisser ou les brutaliser. L’adresse les a fascinées de tout temps; les hommes qui ont la renommée d’avoir troublé sciemment le plus grand nombre d’existences exercent sur leur imagination une influence incontestable, même lorsque ni leur cœur ni leur vanité ne sont touchés. On voit les mères et les sœurs subir, elles aussi, l’ascendant de la ruse élégante, triomphante. Aujourd’hui que les intérêts des femmes se sont élargis, qu’elles s’occupent de toutes les questions et imposent leurs jugements sur plusieurs points, cette tendance de leur esprit à admirer l’habileté a largement contribué à dévoyer l’opinion. Une part de curiosité entre dans cet attrait que les femmes ressentent; leurs amitiés en sont la preuve. Les plus honnêtes recherchent volontiers celles dont les aventures ont été notoires, mais dont l’adresse a su éviter le scandale public; à parité de situation elles leur donnent le pas sur les femmes irréprochables dont l’histoire n’exerce pas de prestige sur l’imagination. L’amie incertaine, à la trahison toujours prête, a plus d’empire que l’amie loyale sur qui l’on sait pouvoir compter, tellement les choses mauvaises dégagent un magnétisme auquel on n’a pas scrupule de céder. Ce sont là, dira-t-on, des travers de femmes du monde qui ne représentent qu’une très petite fraction de l’humanité et dont l’influence est restreinte; très restreinte, en effet, s’il ne fallait pas compter sur l’esprit d’imitation qui, allant de bas en haut, fait retrouver le même courant de tendances à tous les degrés de l’échelle sociale. Dans la vie politique, un phénomène identique se manifeste, en particulier dans les pays où elle est organisée sur la base des influences parlementaires, et c’est là surtout qu’on voit l’honnêteté désarmer lâchement devant la friponnerie. Dans ce groupement d’hommes, qui devrait représenter l’élite morale des nations, quelles sont les individualités qu’on ménage? Celles qui offrent une surface morale et dont la probité reconnue assure la loyauté des transactions? Ces voix-là sont rarement écoutées et, par une conspiration tacite, l’éclat en est vite assourdi. Les recommandations qui comptent, les paroles dont l’autorité s’impose émanent presque toujours de ceux dont l’appui est incertain, la coopération douteuse, justement parce qu’ils sont dépourvus des qualités capables de désarmer leur rancune, si elle était suscitée. On assiste dans cet ordre d’idées à des compromis incroyables, dont la base est toujours, même chez les plus honnêtes gens, la crainte respectueuse des individus assez habiles et hardis pour garder en main le manche du couteau et s’en servir sans scrupules. La moralité politique n’est pas cotée aussi bas dans tous les états de l’Europe, et même dans ceux qui semblent avoir désappris la signification du mot on compte encore de nombreuses exceptions. Mais il serait puéril de s’illusionner. La masse des classes dirigeantes a perdu toute droiture de jugement; elle manifeste une démoralisante indulgence pour les caractères sans scrupules, assez effrontés pour s’imposer au pays qui les connaît et pourtant—inconcevable faiblesse—se laisse gouverner par eux. Ce sont là, objectera-t-on, des contradictions inhérentes à la politique de toutes les époques. On a vu, malgré ses crimes abominables, César Borgia inspirer à Machiavel un singulier enthousiasme, et l’on pourrait multiplier les exemples de ce genre. Oui, mais César Borgia était un criminel aux grandes lignes, et Machiavel avait au moins la bonne foi d’ériger ouvertement en principe la suprématie de l’habileté sur les lois morales. Ensuite, sous les anciens régimes il n’était pas facile de réagir; les protestations étaient forcément silencieuses et tout travail de réforme lent et secret, tandis qu’aujourd’hui la parole est libre, l’opinion publique a mille manières de s’affirmer... On n’a plus aucune excuse pour subir le joug des coquins habiles, rien ne force à subir leur audace effrontée; il n’y aurait qu’à vouloir réagir et il suffirait aux honnêtes gens de se mettre d’accord pour les reléguer dans la catégorie des quantités négligeables et leur fermer des situations qu’ils sont indignes d’occuper. Mais cet effort de volonté, nul ne le fait. Et pourtant les coquins sont en minorité. Leur triomphe ne s’explique que par la complicité des cœurs vacillants qui, tout en se disant honnêtes, admirent chez autrui le mal qu’ils n’ont pas le courage de faire eux-mêmes. Dans la famille également ces tristes inconséquences se retrouvent, même dans celles où les saines théories sont en apparence le principe inspirateur de la vie. On dirait que la justice a déserté les foyers; là aussi l’homme s’incline devant le mal. Certains défauts le dominent; l’égoïsme est une arme que sa lâcheté respecte; il n’en aperçoit plus la triste vulgarité. L’adresse également le gouverne, le séduit et le bien n’exerce plus intrinsèquement aucun prestige sur son âme. Il y a, évidemment, des exceptions. Mais pour juger d’une tendance, c’est la généralité qu’il faut considérer. Or, dans la généralité des familles, aucun hommage n’est rendu au bien; la prépondérance appartient presque toujours à la force égoïste. Si l’on descendait aux détails, il y aurait à citer d’innombrables exemples, dans lesquels chacun reconnaîtrait les erreurs d’évaluation qu’il a commises envers les siens ou dont il a été victime. L’égoïsme est tellement respecté, caressé, qu’on entend de fort religieuses personnes regretter de ne pas en être suffisamment pourvues. Partout on lui élève un piédestal comme à une source certaine d’avantages et de fortune; il faut, bien entendu, que cet amour immodéré de soi ne s’exprime pas trop brutalement, qu’on le décore et qu’on l’enveloppe de prétextes menteurs... C’est à quoi excellent les femmes; les hommes, plus maladroits, ont une manière crue et dépouillée d’artifices de manifester leurs exigences qui froisse le goût et mêle un peu de révolte aux concessions qu’on leur fait. La violence de caractère réussit également à s’imposer comme une force dans les rapports intimes. C’est une puissance qui mérite des égards. Si une discussion survient, s’il y a un jugement à porter, une situation à définir, qui sont d’ordinaire les sacrifiés? A qui les parents, les sœurs, les frères donnent-ils tort la plupart du temps? Presque toujours à ceux qui ont raison. Avoir raison présuppose l’existence de qualités qui empêcheront leurs possesseurs de réagir désagréablement contre le manque d’équité dont ils sont victimes. Cette démoralisante injustice, qu’on décore du nom de prudence, a perdu plus d’âmes que les conseils corrupteurs de tous les Méphistophélès passés, présents et futurs. Élevés dès l’enfance à cette école d’immoralité pratique, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que nos contemporains aient perdu la notion exacte du bien et du mal? Le docteur Faust, aujourd’hui, n’aurait plus besoin de son maître; ils se suggestionnerait lui-même. Le mal a cessé d’être la tentation suprême, le péché fascinant dont parlaient nos pères et auquel on cédait par entraînement ou par folie, c’est une arme de combat dont il faut apprendre à se servir. On raisonne sur sa justesse et sa portée, et, lorsqu’elle touche juste, chacun s’écrie: «Quel beau coup!» * * * * * Si un pareil état d’esprit devait durer, le bouleversement d’idées qu’il finirait par amener est incalculable. Les contradictions où l’on vit aujourd’hui ne peuvent se prolonger sans avoir pour conséquence fatale la modification des principes moraux, puisque ces principes ne correspondent plus à la réalité des sentiments. Cette modification serait l’écroulement de l’édifice sur lequel la société chrétienne est fondée. Pour empêcher ce désastre, et avant que les cœurs et les esprits ne s’égarent irrémédiablement, ceux qui se rattachent encore aux croyances religieuses ou simplement éthiques devraient se demander où la route qu’ils suivent va logiquement les conduire. Si l’homme continue à contredire par sa vie tous les principes qu’il prétend accepter, il arrivera de degré en degré à ne plus concevoir comme possible la réalisation du bien, ce qui équivaudrait à la disparition définitive de l’idéal et à l’établissement d’un seul règne: celui de la force et de la ruse. Or, quels que puissent être les égarements de la pensée moderne, beaucoup de consciences se sentiront troublées devant la possibilité d’un pareil résultat. Assez de ressources existent encore dans les âmes pour qu’elles se réveillent du long sommeil où elles se sont attardées et reprennent à la face du monde le rôle que le plan divin leur assignait. Le courant d’idéalisme qui se reforme en ce moment aidera leurs efforts. «Partout, des hommes qui cherchent et qui pensent, tentent de soulever la chape de plomb sous laquelle l’humanité ne peut plus se résigner à vivre[4].» Mais il faut que les croyants se hâtent et ne laissent pas s’enfuir l’heure présente sans répondre à son appel. La science de la vie devrait consister à donner à chaque chose sa valeur réelle; c’est le secret des existences équilibrées. Or, la génération actuelle a perdu le sens des appréciations justes; ceux mêmes qui ont conservé subjectivement un tact délicat ne le possèdent plus objectivement. L’instinct a pu rester bon, le jugement s’est obscurci; l’intellectualisme trop développé a amorti la puissance des impressions intérieures d’où sortaient ces impulsions d’enthousiasme ou d’indignation, qui, en se cristallisant, formaient l’essence des appréciations individuelles. Le premier devoir des esprits sincères et droits, après s’être mis en face de la vérité et avant de songer aux autres obligations qui leur incombent, est donc de revenir, ou, pour mieux dire, d’arriver—car les préjugés d’autrefois égaraient eux aussi le jugement—à la notion exacte des choses qui méritent ou déméritent le respect. Ce travail ne pourra être que lent; les opinions fausses, une fois absorbées, sont difficiles à déraciner, même lorsqu’on en a reconnu l’inanité; il y a telle habitude intellectuelle qui offre plus de résistance qu’une conviction. Cependant les procédés à suivre sont des plus simples. Il suffirait de se poser à soi-même une question d’une formule enfantine: «Crois-je au bien et au mal?» La réponse est-elle négative? On appartient à une catégorie morale à laquelle ces pages ne s’adressent pas. Est-elle affirmative? On est mis en face des contradictions où l’on vit. En effet, croire au bien, le considérer en théorie comme le but suprême de la vie, le chemin de l’au-delà, et ne pas l’adorer dans toutes ses manifestations, c’est démentir et renier ses croyances, c’est être inconséquent au dernier degré. Croire au mal, voir en lui le perturbateur des destinées de l’homme, la force mauvaise qui, l’éloignant de Dieu, lui ferme les portes du bonheur et n’avoir pour ses manifestations ni répugnance ni mépris, est tout aussi profondément illogique. Un être pensant, qui se croit fait à l’image de Dieu, a-t-il le droit du reniement, de l’inconséquence et de l’illogisme? S’il s’arroge ce droit, il manque à tous ses devoirs: devoirs vis-à-vis de son Créateur, devoirs vis-à-vis de lui-même. Et, ce qui est mal pour lui, est également mauvais pour autrui. Il est responsable de l’impression que sa manière d’agir et de juger produit sur son prochain, des bonnes intentions qu’il décourage et des mauvaises actions qu’il protège. Plus son autorité personnelle est grande, plus son influence démoralisante est considérable. Tuer le corps n’est rien, aider à perdre une âme, voilà le crime irrémédiable, si nous en croyons le Livre dans lequel les notions de morale de la société actuelle sont puisées. En refusant aux choses bonnes l’estime à laquelle elles ont droit, on les amoindrit aux yeux de ceux qui essayent de les réaliser, on jette dans les esprits un doute sur l’imprescriptibilité du devoir, et ce doute est souvent mortel dans ses effets; en assurant au mal, dans ses plus basses et médiocres manifestations, une impunité qui a toutes les apparences d’une justification, on s’en rend complice. Les cœurs timorés, les volontés hésitantes, qu’un reste de scrupule aurait peut-être ramenés dans la voie droite, s’en éloignent définitivement, convaincus qu’on peut marcher à l’aise sur la grande route battue où le vice étale ses laideurs et obtient ses victoires. Mais, dira-t-on, ces causes-là sont secondaires, l’homme ne relève que de Dieu et de sa conscience; l’approbation du monde doit lui être indifférente. S’il agit en vue de l’obtenir, s’il recule par peur de la perdre, tout mérite disparaît, et une honorabilité de conduite fondée sur de pareilles bases n’aurait aucune valeur intrinsèque. Ce point de vue sonne très haut, mais il y a un fait certain, dont il est impossible cependant de ne pas tenir compte: la sympathie humaine est indispensable à l’individu. Tous les hommes n’ont pas la force d’être des solitaires; l’émulation est bonne, l’encouragement salutaire, et l’estime d’autrui, quand elle est due à la réalité d’un développement moral, est un privilège dont nul n’a le droit de priver son prochain. Il faut avoir l’âme très fortement trempée pour résister à l’amer découragement dont les gens de bonne volonté sont saisis devant la dédaigneuse indifférence de leur entourage pour ce qui leur a coûté quelquefois de suprêmes efforts. Ne pas avoir pour le bien les égards qu’il mérite, c’est se charger de lourdes responsabilités auxquelles échapperont les matérialistes, les athées, ceux qui ont du moins le courage de ne pas inscrire hypocritement sur leurs drapeaux le nom de Dieu. Épargner le mépris ne suffit pas: quelque chose de plus actif est demandé aux consciences droites et croyantes. Elles ont le droit de créer autour d’elles une atmosphère de sympathie, d’admiration et de respect pour ceux qui essayent de réaliser le bien dans leurs pensées et dans leurs actions. Chacune de ses manifestations devrait être l’objet d’égards spéciaux, supérieurs à ceux qui se rendent aux autres éléments de puissance et de force. Tant qu’on ne le comprendra pas, on sera dans le faux et on échafaudera dans le vide. Apprendre à donner à chaque chose sa valeur réelle, c’est la leçon qu’il faut épeler. Tout ce que la terre offre et tout ce que l’homme possède provient de Dieu; dédaigner un seul des dons du Créateur serait déformer la pensée divine, mais certains de ces dons doivent avoir la dernière place, d’autres méritent la première. L’équitable distribution de son estime est donc un des premiers devoirs de l’homme; sa légèreté est si grande qu’il n’y pense jamais, et il devrait, au contraire, y penser toujours et se demander dans chaque circonstance si ses évaluations sont justes. C’est nécessaire pour lui et pour les autres; le cœur humain est si faible, ses tentations sont si grandes, tant de chutes inattendues et incompréhensibles viennent le troubler, qu’il lui faudrait sentir, du moins, que la conception du bien est demeurée intacte dans les consciences chrétiennes, et qu’elles se réjouissent de toutes les victoires morales. Les femmes—si préoccupées d’augmenter leur part d’influence dans le monde et qui ont largement contribué à dévoyer l’opinion—pourraient exercer aujourd’hui, en sens opposé, une action efficace. Elles ont plus de temps pour la réflexion que les hommes; leur genre d’esprit les porte davantage aux examens de conscience et aux évaluations morales. Si celles qui sont animées de bonne volonté et possèdent un esprit droit se donnaient pour mission de réparer le faux courant d’appréciations dont elles sont en partie responsables, il ne résisterait pas longtemps. Chacune, en son particulier, est capable de contribuer à l’œuvre commune, si restreint que soit le cercle où elle se meut. Les femmes que leur personnalité ou leur situation mettent en vue peuvent faire davantage que les autres; mais toutes doivent apporter leur contingent à ce travail de réparation et choisir la famille pour premier champ d’action. Après avoir appris à leurs enfants à honorer, avant toute chose, la pratique du bien et en avoir ainsi développé le culte dans leur cœur, il sera facile aux mères d’enseigner indirectement la même leçon au reste de leur entourage. Ce serait là une levée de boucliers devant laquelle les plus féroces adversaires du type amazone, sous toutes ses formes, s’inclineraient respectueusement. * * * * * Mais pour retrouver et rendre aux esprits qui l’ont perdue la faculté des appréciations logiques et équitables, il ne suffit pas d’enseigner l’amour du bien, il faut en même temps désapprendre l’admiration du mal. Ces deux leçons seront la conséquence l’une de l’autre,—le respect d’un élément amenant naturellement la répugnance pour l’élément contraire,—mais il y a malheureusement des plis intellectuels qui échappent longtemps au joug de la logique. Le premier effort doit être celui d’écarter de ses jugements toute préoccupation du succès final des choses pour n’envisager que la bonté ou la légitimité des moyens employés; et lorsque l’on aura acquis la conviction qu’une action ou une manière de penser est mauvaise, avoir honte de l’admirer, même si elle a servi à gagner la bataille. Si on respecte le mal, si on le caresse, comment prétendre aimer le bien? Il ne s’agit pas ici de l’entraînement des passions—on peut en subir l’attrait, tout en détestant dans sa conscience les fautes, les compromis, les mensonges inévitables où elles jettent—mais de cette plate déférence pour les éléments les plus bas de la vie, qui forme l’essence morale d’un grand nombre d’esprits du temps présent. De même qu’il faut créer pour le bien une atmosphère de sympathie, il est nécessaire de créer contre le mal une atmosphère de mépris où il se sente mal à l’aise. Le besoin d’estime est l’un des plus puissants qui existent—on le constate même chez les natures dégradées—et il y a là un moyen efficace d’action que les honnêtes gens ont le devoir d’exploiter. Lorsqu’il sera bien entendu que certaines façons de penser et d’agir apportent impitoyablement avec elles le discrédit, beaucoup d’âmes, plus faibles que mauvaises, changeront de route. Ce sera là peut-être un résultat sans élévation vraie, mais dans la pratique de la vie tout progrès, à ses débuts, est relatif. Se rendre compte que l’estime n’est accordée qu’à certaines conditions, c’est commencer à comprendre la valeur des lois morales. Entre comprendre une vérité et l’accepter, le chemin à parcourir est long, mais là où l’œuvre de l’homme finit, celle de Dieu commence. Le devoir de cultiver en lui la répugnance pour toutes les manifestations du mal, ne doit pas transformer l’homme en juge implacable de son prochain. Au contraire, il ne peut avoir assez de pitié et de pardon pour les fautes commises par passion, entraînement ou violence; c’est la corruption vicieuse, calculée et voulue qu’il faut condamner sans rémission. Comme contrepoids à cette sévérité d’appréciation, et enfin de la rendre réellement efficace, une réforme mentale s’impose; une place qui lui a été toujours refusée doit être accordée au repentir[5]. L’Évangile parle clairement à ce sujet; la rectitude instinctive tient le même langage. L’homme tombé peut se réhabiliter, et la société possède la faculté de lui accorder cette réhabilitation. Les cieux eux-mêmes se réjouissent lorsqu’un pécheur se repent; c’est le repentir qui a ouvert à la Péri les portes du paradis; mais dans le monde cruel où nous vivons, les poètes seuls ont donné à ce sentiment la place qui lui revient: Peut-être qu’en restant bien longtemps à genoux, Quand il aura béni toutes les innocences, Puis tous les repentirs, Dieu finira par nous[6]. Les pages qui précèdent peuvent se résumer en quelques mots: Si les vertus les plus hautes ont subi jusqu’à l’amertume la tentation du découragement, ceux qui pratiquent ces vertus sont en partie responsables de cet attristant résultat. «La force est la reine du monde»; or, malheureusement, le trait caractéristique des êtres bons est justement aujourd’hui de manquer de force. Le sommeil qui s’est appesanti sur les âmes en a tari les sources vives, elles subissent une mort anticipée qui empêche tout magnétisme de se dégager d’elles et de se faire sentir au dehors, et, sans la magie de la force, aucune idée ne s’impose. Il ne suffit pas que la puissance soit intérieure, il faut qu’elle soit apparente: le devoir est donc non seulement d’être fort, mais de se montrer fort. C’est là souvent une qualité naturelle; ce peut être aussi une vertu acquise. Cette fascination du mal que l’humanité subit a sa raison secrète; l’homme a cherché la force dans les éléments mauvais, parce qu’il ne la trouvait point ailleurs. On ne saurait assez le répéter, la faiblesse des gens de bien est une des causes du discrédit où les vertus sont tombées. Aucune flamme n’anime ces cœurs respectables, aucun souffle ne les emporte... C’est comme si la régularité de leur existence les avait écrasés dans un engrenage de machine. La plupart des honnêtes gens, il y a évidemment de nombreuses exceptions, ont peur de tout, même d’exprimer leur opinion; il est donc naturel que la platitude de leur conduite ait engendré le dédain du monde. Être bon ne doit pas signifier être faible, le mot _dévoué_ ne doit pas être le synonyme de _dupe_; rien de ce qui affaiblit n’est salutaire. Le bien c’est la vie, or la vie ne peut ressembler à la mort. Certaines croyances devraient donner à l’homme un sentiment d’assurance et de calme qui le rendrait fier et libre vis-à-vis des autres et ferait de sa présence un honneur pour tous. Un peu de fierté est salutaire, non au point de vue des distinctions sociales, mais à celui de ce que chacun doit à ses sentiments et à ses idées. Il existe des êtres rares qui ne formulent jamais de pensées médiocres, dont aucune puérilité n’occupe l’esprit; tous ne peuvent planer comme eux à la façon des aigles, mais tous peuvent regarder vers les hauteurs et acquérir ce sentiment de dignité et de force paisible qui est aux autres vertus ce que le sel est aux aliments. Le jour où ceux qui croient à la réalité de forces supérieures et bienfaisantes comprendront que devenir fort est le premier de leurs devoirs et où ils mettront dans le bien cette part d’orgueil humain dont ils ne pourront jamais se débarrasser complètement en ce monde, ce jour-là le bien prendra du prestige aux yeux des hommes et leur admiration cessera de s’égarer sur d’indignes objets. CHAPITRE III L’AVARICE MORALE Rien ne ressemble moins au christianisme que les principes d’après lesquels les soi-disant chrétiens dirigent leur vue. (TOLSTOÏ.) Le siècle qui vient de finir a emporté, dans son dernier coup d’ailes, plus d’un élément de force et de bonheur. L’homme a désappris l’art d’être heureux: cœurs et esprits semblent dépouillés de la puissance de jouir. La gaieté, cette fille du soleil, dont les païens auraient dû faire une déesse, a déserté la terre, décolorant les vies par sa disparition. Les privilégiés de ce monde, eux-mêmes, ne la connaissent plus; ils cheminent lourdement, accablés sous un poids de tristesse, dont ils ne savent ou ne veulent pas analyser les causes; et la fièvre de mouvement qui les emporte ne suffit point à leur donner l’illusion du plaisir. L’existence n’a guère conservé de prestige que pour les malheureux; malgré l’amertume journalière de leur vie de combat, ils ont le privilège de cette illusion du désir qui leur fait entrevoir le bonheur dans une réalisation d’existence hors de leur portée. Les causes qui ont tari chez l’homme les sources de la joie sont complexes, mais on peut cependant les ramener toutes à une cause unique: le développement de l’avarice morale, produit logique du positivisme. L’égoïsme, érigé en droit, devait naturellement stériliser les sentiments qui ne rapportent pas un équivalent immédiat. La peur d’être dupe, la crainte de donner plus qu’on ne recevait, a, en outre, produit un courant de parcimonie prudente qui a eu pour effet l’appauvrissement et la vulgarisation de la vie intérieure. Les peuples de race latine, chez lesquels le sens critique est beaucoup plus développé que chez les autres peuples, étaient tout particulièrement destinés à se laisser entraîner par ce courant stérilisant. L’école psychologique, qui a pour ancêtres directs Montaigne et La Rochefoucauld, a créé chez les moins lettrés des habitudes intellectuelles qui ont amené les esprits au désenchantement de toutes choses. Quand d’analyses en analyses, il a été prouvé à l’homme que le cœur de ses semblables ne renfermait que des passions égoïstes, que toute action apparemment généreuse avait pour mobile secret un intérêt ou une vanité, un phénomène de repliement s’est produit: le pessimisme intellectuel a réduit les cœurs à l’impuissance. Le roman est responsable pour une large part de ce travail de dessèchement moral. L’aride sagesse qui, de l’Ecclésiaste à Schopenhauer, avait été longtemps le partage d’un cercle restreint de philosophes et de penseurs, a été mise par cette forme littéraire à la portée des esprits les moins préparés à la recevoir. Croyant faire œuvre de sincérité et de clairvoyance, les romanciers modernes ont disséqué et violé les plus secrètes intimités de l’âme, puis ils ont dit à l’homme: «Regarde-toi et tu comprendras qu’aucun être créé n’est digne de ton amour!» L’homme a appris la leçon; ces cœurs, qu’on mettait à nu devant lui, il en a sondé le vide, compté les défaillances, énuméré les lacunes; et, écœuré, attristé, il a fermé son propre cœur. Mais est-ce bien la vérité tout entière que ces écrivains pessimistes ont montrée? Même dans l’analyse, l’esprit latin reste absolu, il n’a pas le don du relatif; malgré sa souplesse, il fait volontiers ses personnages tout d’une pièce, il les rend trop conséquents dans le mal ou le bien, il synthétise, il catégorise... Le génie anglo-saxon a beaucoup moins de parti pris; il montre l’homme plus qu’il ne l’analyse, et son respect de l’âme humaine lui interdit d’en découvrir les nudités. Mais s’il a plus de pudeur morale, si ses types restent plus élevés, s’il maintient le _sursum corda_ et ne tombe pas dans le pessimisme décourageant, il lui manque cette vaste et large compréhension du cœur de l’homme qui caractérise le génie slave. Ce dernier a tous les courages; dans l’âme d’une courtisane il osera montrer l’éclosion d’une fleur de blancheur et de pureté, et nous verrons l’assassin manifester d’exquises délicatesses de conscience. Aucune contradiction, aucune complexité ne l’effraie. Les natures les plus tendres et les plus dévouées sont capables, à certaines heures, de pensées dures et violentes; une vie d’abnégation n’empêche pas l’éclosion momentanée d’un criminel désir ou d’une honteuse défaillance. Certes, une tristesse profonde se dégage de cette vue impartiale des grandeurs et des faiblesses humaines, mais l’affirmation que nul être n’est indigne d’être aimé ne dessèche pas le cœur comme la méthode analytique des écrivains latins. La littérature slave ne crée pas le _Hero worship_ de la littérature anglaise, mais l’étincelle de vie qu’elle montre brillant dans chaque âme prouve la noblesse des origines de l’homme et empêche de se tarir les sources de l’amour. Les influences littéraires directes étant les seules irrésistibles, les races latines ont profité largement des leçons de leurs écrivains et n’ont subi que très faiblement l’impulsion des littératures étrangères. Le pessimisme intellectuel de leurs lectures, joint au sens utilitaire que l’Amérique et l’Angleterre ont répandu sur le monde, a eu sur leur pensée un effet rapide d’appauvrissement. Elles ont été les premières à perdre la faculté de l’enthousiasme. Il ne s’agit point ici de cet enthousiasme populaire, qui consiste en acclamations ou en battements de mains,—l’expansion naturelle aux peuples du midi leur en conservera toujours l’apparence,—mais de cet enthousiasme silencieux de l’âme qui fait donner sans parcimonie son cœur, son temps, son intelligence à une personne ou à une idée. Les Allemands ont pour définir ce sentiment, lorsqu’il se rapporte aux individus, un verbe spécial: _schwärmen_, dont l’équivalent n’existe dans aucune autre langue. L’excès de ce sentiment ou son application injustifiée choque à bon droit le goût de la mesure et le sens du ridicule; mais il ne faudrait pas exagérer cette satisfaction d’amour-propre, car se sentir à l’abri de pareilles erreurs est moins un indice de jugement que de pauvreté morale. Lorsqu’on donne largement, sans compter, il arrive souvent de donner mal; toutefois la valeur iutrinsèque des dons n’est pas diminuée par le manque de discernement qui a présidé à leur distribution. Aucun des grands faits de l’histoire ne se serait accompli, si toutes les impulsions avaient été calculées et si l’on avait mesuré le dévouement aux droits! Pas une des conquêtes dont la société actuelle profite n’aurait été faite, si l’on avait cru que les élans, les efforts, les sacrifices devaient rapporter un avantage positif et direct! Il n’y aurait eu de cette façon ni martyrs, ni héros. Or, cette vue calculée, pratique et parcimonieuse des sentiments et des actes de la vie forme aujourd’hui, consciemment ou inconsciemment, le fond de la pensée moderne. Si l’on ose montrer pour quelqu’un ou quelque chose un peu de sollicitude ou de zèle, vite on essaye de l’expliquer à soi-même et aux autres par l’aveu d’un but à poursuivre ou d’un intérêt particulier à sauvegarder. On ne sent plus la bassesse du motif personnel, on en arrive à voir le signe d’une diminution intellectuelle dans tout acte réellement désintéressé. L’enthousiasme est condamné comme une faiblesse de l’esprit; l’avarice de l’âme passe pour une supériorité. L’admiration était destinée à périr des mêmes coups que l’enthousiasme. Parmi les courants qui ont déterminé dans l’âme humaine les incapacités qui la dépouillent, le développement de l’idée égalitaire a été le plus stérilisant. Aux époques qui ont précédé la nôtre, quelques personnes seulement aspiraient à occuper une situation à la cour ou à la ville; les autres se contentaient placidement d’être ce que le sort les avait faites. Aujourd’hui, chacun se croit les mêmes droits que son voisin. Se faire une position dans le monde est devenu l’objectif des plus chétifs personnages. Ce désir dévorant a eu pour conséquence logique l’habitude de la dépréciation. Les médiocrités se sont acharnées contre les supériorités; un ridicule amour-propre s’est éveillé dans les cœurs. Devant un succès d’argent, de vanité, d’intelligence on entend les êtres les plus insignifiants s’écrier avec ingénuité: «Pourquoi n’est-ce pas moi?» Ils ont perdu la vue nette de ce qui est possible, ils ne savent plus prendre la mesure de leurs capacités. Tout homme se croit apte à gouverner l’état, à diriger les entreprises où les millions se gagnent, à exercer sur ses contemporains l’ascendant de sa pensée. On ne voit presque plus de disciples aux pieds de leurs maîtres. Et, si parfois, devant une œuvre d’art, une découverte scientifique, un acte d’héroïsme, l’homme vibre d’émotion, c’est un élan passager que la crainte de se diminuer, par une reconnaissance trop vive de la supériorité d’autrui, étouffe promptement. Les femmes, dans le cercle nécessairement plus restreint de leurs ambitions, sont également atteintes de cette folie de l’égalité. Combien s’imaginent posséder l’étoffe des premiers rôles! Chacune dans sa sphère aspire à la place en vue. La négation systématique de tout mérite dépassant le leur propre, est chez elle plus aiguë et plus persévérante que chez les hommes. Et l’admiration leur est devenue tout aussi étrangère, à moins qu’un sage opportunisme ne leur impose momentanément l’apparence d’un enthousiasme conventionnel. Cette soif de vaniteuse égalité, cette impatience de sentir quelqu’un au-dessus de soi est spéciale évidemment aux classes privilégiées et surtout à la catégorie mondaine. Mais aujourd’hui, il ne faut pas l’oublier, les courants se répandent largement, ils ne trouvent plus de limites devant eux et la plaie particulière devient vite la plaie générale. Depuis la création du monde, tout est en germe dans les âmes, mais ces germes, suivant les époques, se développent en sens divers. Les faiblesses d’orgueil qui égarent l’homme moderne, agitaient déjà le premier homme, et il est certain que l’envie et la jalousie sont aussi vieilles que la terre où nous vivons; mais ces deux passions n’avaient pas réussi à tarir dans les cœurs la faculté admirative, n’étant dans leur bassesse qu’un involontaire hommage rendu à des mérites redoutés. La fureur d’égalité qui trouble aujourd’hui les cerveaux est seule parvenue à détruire un sentiment resté intégral à travers les étapes successives de la pensée humaine. * * * * * Rebelle à l’enthousiasme, devenu incapable d’admiration, l’homme s’est-il du moins concentré dans les affections exclusives, leur réserve-t-il les facultés qu’il ne répand plus ailleurs? Là, comme partout, la sève semble tarie. L’amour même, cette passion si personnelle qu’elle fait partie de notre égoïsme et absorbe jalousement l’un dans l’autre les deux êtres, qu’elle unit, a conservé son nom en perdant sa force. Lui aussi a subi une évolution. Lisez les romans de la fin du siècle: l’amour c’est le plaisir, c’est le flirt, c’est le vice,... c’est un goût de l’esprit ou des sens. C’est souvent un chatouillement de vanité. C’est quelquefois encore une affection raisonnable, saine, régulière, ce n’est plus l’amour! Héroïnes d’autrefois, pauvres égarées, touchantes figures d’amantes disparues, votre place a cessé d’être marquée dans le monde moderne. Retournez au pays des ombres, vos sœurs d’aujourd’hui ne vous comprendraient plus, votre langage leur paraîtrait suranné; elles ont inventé d’autres mots ayant d’autres sentiments à exprimer. Une femme du siècle passé écrivait à l’ami de son cœur: «Je vous aime, je souffre, je vous attends», et elle datait ces mots: «de tous les instants de ma vie». Dans le tourbillon où elles vivent, les femmes de notre époque auraient peine à trouver une heure par jour pour souffrir, attendre, aimer... La vie est devenue sérieuse, dira-t-on, et le temps peut être employé plus avantageusement qu’en de tendres rêveries. Oui, certes, mais le tohu-bohu affairé de la journée moderne, que représente-t-il comme utilité véritable? Le régime de recueillement sentimental laissait du moins libre jeu aux puissances affectives. Dans cette activité agitée où les existences s’usent et les cerveaux se vident, le cœur a subi un rétrécissement qui l’a atrophié. La moralité n’y a pas gagné, au contraire! La corruption s’est étendue, s’est égalisée. Tout ce qui pouvait servir d’excuse à l’entraînement des passions a disparu; elles se sont abaissées jusqu’à n’être plus que des fantaisies ou des curiosités. Les besoins du cœur et de l’imagination étant allés rejoindre ces vieilles lunes, dont on amuse l’esprit des enfants, une étonnante sécheresse préside désormais à tous les contrats d’amour. Les femmes ont une large part de responsabilité dans la formation de ce courant d’avarice morale. On dirait que le désir de paraître, de jouer un rôle personnel dans la grande foire aux vanités, a absorbé et tari leurs facultés amoureuses. Tous ces beaux mots, illusoires peut-être, mais attendrissants, qui faisaient battre le cœur de nos aïeules, ne représentent pour les oreilles des femmes de vingt à trente ans que de vieux airs démodés. Pour les jouer, il faudrait se mettre en travesti, comme l’on se poudre pour danser le menuet! Les hommes ont naturellement suivi les femmes sur ce terrain nouveau où ils se sentent plus à l’aise, moins inférieurs... Au contraire, c’est eux maintenant qui sont les sincères en amour. Le côté passionnel, le seul qui ait survécu au naufrage, étant chez l’homme plus impétueux et plus spontané. Cette façon pratique et sèche de considérer les rapports réciproques des deux sexes, sauvegarde mieux, évidemment, la tranquillité apparente des situations mondaines. Il y a moins de mariages imprudents; il est plus facile d’éviter les devoirs et les responsabilités que l’honneur interdisait aux hommes de secouer. L’avarice morale en amour, ayant été tacitement reconnue comme la plus sûre gardienne des intérêts d’une société,—dont le but suprême est la tranquille jouissance du bien-être acquis,—elle a été acceptée comme un dogme par les deux parties contractantes. Venue de haut, cette doctrine a pénétré peu à peu toutes les couches sociales, et, aujourd’hui, l’ouvrière n’est guère plus sentimentale que la femme du monde. Si ces calculs avaricieux n’avaient porté atteinte qu’à l’amour, l’inconvénient serait discutable. Il est sage, peut-être, de ne pas laisser ce sentiment, cause de beaucoup d’erreurs et d’infiniment de tristesses, prendre dans la vie une place trop prépondérante. L’homme a de quoi occuper autrement son cœur. Le champ des affections désintéressées et pures s’étend largement devant lui: rien ne le limite, ni ne le circonscrit. Dans ce domaine, du moins, la poussée est-elle restée vigoureuse? Commençons par l’amitié: l’amitié des hommes entre eux. Hélas! c’est comme pour l’amour, on se sert encore du mot, mais la chose a disparu; il y a des camarades, des confrères, des collègues, mais des amis, des amis dans le sens vrai et large du vocable, en existe-t-il encore? Le paganisme, le judaïsme, le christianisme nous ont laissé de grands exemples d’amitié; et, à toutes les époques, même aux plus sombres, jusqu’aux deux tiers de ce siècle, on a vu des hommes groupés entre eux, unis par le lien puissant de ce sentiment viril et désintéressé. Mais la sève des cœurs, tarie par l’égoïsme utilitaire de la vie bourgeoise, n’a plus la vigueur de produire ces forts attachements. Tout ce qui ne rapporte pas un avantage immédiat, visible et tangible a été rayé de la vie. Les hommes entre eux que sont-ils aujourd’hui vis-à-vis les uns des autres? Des indifférents plus ou moins cordiaux ou polis. Lorsqu’ils sortent de l’indifférence, c’est pour devenir associés dans les mêmes intérêts, complices ou concurrents. _Et, dès lors, l’âme de Jonathan fut attachée à l’âme de David, et Jonathan l’aima comme son âme._ Rien de plus simple, de plus profond, de plus tendre que ces mots par lesquels l’Écriture définit l’attachement qui liait le fils de Saül au fils d’Isaïe. _Je suis dans la douleur à cause de toi, Jonathan, mon frère, tu faisais tout mon plaisir; ton amour pour moi était admirable, au-des-sus de l’amour des femmes[7]!_ Avec qui aujourd’hui échangeons-nous nos âmes? La question reste sans réponse. L’homme moderne se sent désespérément seul, et parmi les causes du socialisme il faut placer la réaction naturelle contre cet isolement douloureux. Autrefois, le lien commun des mêmes croyances empêchait l’être humain de trop sentir sa solitude. Croire en l’honneur, en la patrie, en Dieu, formait entre ceux qui priaient aux mêmes autels des attaches invisibles. Jointes aux sympathies particulières, elles créaient ces liens puissants qui font accomplir les actions héroïques et poursuivre jusqu’au sacrifice les objectifs que ces croyances imposent. Quand on avait souffert ou qu’on se sentait prêt à souffrir ensemble pour le même but, les cœurs ne pouvaient rester étrangers; quelque chose de fort et de doux s’établissait entre eux. La poursuite acharnée de l’intérêt particulier devait nécessairement tuer les sentiments que la préoccupation des intérêts généraux faisait naître et durer. En disparaissant des habitudes morales, l’amitié a laissé un grand vide dans l’existence intérieure, l’homme s’est concentré de plus en plus dans le cercle restreint des êtres dont il partage la vie. Les affections familiales ont apparemment gagné de la force à ce rétrécissement de l’horizon. L’intérêt personnel primant tous les autres, le bien-être commun risque moins, qu’aux époques enthousiastes, d’être sacrifié à une cause ou à un principe. Mais, en réalité, ces affections ont souffert, elles aussi, du souffle desséchant qui a passé sur les cœurs. L’expansion de l’égoïsme devait amener la diminution des dévouements. Chacun a aujourd’hui conscience de ses droits, et ce sentiment du droit crée des exigences et rend rebelle au sacrifice. Le XIX^e siècle s’était fait de la famille, et en particulier de l’amour maternel, une conception plus élevée, plus tendre, plus intime, plus complète que les siècles précédents. Cette conception commence à s’affaiblir. La famille a suivi le courant général et se transforme peu à peu en école d’égoïsme collectif. Ce principe de mort qu’elle cultive s’est logiquement retourné contre elle-même; les affections filiales et fraternelles sont devenues parcimonieuses; et si l’on reste allié fortement dans la défense des intérêts communs, les amitiés de choix, entre membres d’un même foyer, rentrent de plus en plus dans la catégorie des cas rares. Les principes de fraternité, de droit et de justice qui font l’honneur de notre temps, auraient dû, dans cette banqueroute des sentiments particuliers, éveiller au fond des âmes une chaude sympathie altruiste. Mais, dans cette fièvre de mouvement qui l’emporte, où l’homme trouverait-il le temps de s’occuper des autres? La poursuite de ce bien-être auquel tous veulent goûter, de ces satisfactions d’amour-propre auxquelles tous aspirent, absorbe chacune des minutes de sa vie et tous les efforts de sa pensée. On aurait scrupule de distraire quelques-unes des forces dont on dispose en faveur d’autres intérêts que les siens propres. Lorsque l’homme a suffisamment pensé à lui-même et aux agréments de son existence, s’il lui reste une parcelle de temps, d’argent, d’énergie, et s’il est bien certain qu’elle fasse partie de son superflu, il consent parfois à la consacrer à son prochain. Et c’est ce qu’il appelle la fraternité! Il y a, il est vrai, quelques exceptions lumineuses; il existe des âmes généreuses qui se répandent largement autour d’elles en amour, en sympathie, en pitié. Mais dans l’étude des manifestations morales d’une époque, on ne peut tenir compte que du courant général. Certes, les hommes se rendent encore des services entre eux; l’instinct est plus fort que la volonté, et souvent il reste bon quand celle-ci s’est pervertie. Mais il n’en est pas moins vrai, qu’intellectuellement, tout acte où l’intérêt personnel ne joue pas le rôle prépondérant est considéré aujourd’hui comme une faiblesse, et l’on voit des gens s’estimer supérieurs, simplement parce qu’ils se sont désintéressés de tout. Jouir tranquillement de leur bien-être, éliminer de leur existence toutes les causes de trouble, mener une vie régulière et sûre, voilà leur unique idéal de vie, et ce suprême égoïsme leur paraît la suprême sagesse. Dans ce desséchement général, un élément nouveau de sensibilité est venu cependant travailler les cœurs: la préoccupation du sort des classes pauvres, déshéritées, coupables... Le XIX^e siècle, et c’est une de ses grandeurs, a osé regarder en face toutes les misères et a essayé d’y porter remède; les hôpitaux, les prisons, les maisons d’aliénés ont été améliorés, assainis. Aux œuvres religieuses, se sont jointes les œuvres laïques; de nouvelles institutions philanthropiques surgissent chaque jour. La conscience humaine a été remuée, et maintenant, devant les revendications des déshérités de la vie, un certain malaise saisit les âmes, même celles qui étaient instinctivement le plus rebelles à la religion de la pitié. Des pas immenses ont été faits dans cet ordre d’idées; cependant, aucun rapprochement réel n’a eu lieu entre la classe qui donne et celle qui reçoit. Au contraire, chaque jour le gouffre entre elles se creuse davantage. On en fait remonter la faute aux doctrines socialistes, au souffle de l’esprit du siècle, mais l’avarice morale qui préside à l’accomplissement des actes apparemment charitables, a, elle aussi, une large part de responsabilité dans la séparation grandissante des bienfaiteurs et des secourus. L’homme d’aujourd’hui ne parvient plus, comme celui d’autrefois, à fermer ses oreilles aux cris de la souffrance, mais c’est plutôt une question de principe que de sentiment. Certaines idées de justice ont pénétré les consciences, sans réchauffer les cœurs. Il est difficile de généraliser sur ce point, tant les mobiles de la charité sont individuels, secrets, intimes..., cependant une chose est certaine: le don matériel, si large qu’il soit, n’éveillera jamais aucune reconnaissance, s’il n’est accompagné d’un don moral, d’une parcelle d’amour[8]. Les déshérités du bonheur sentent cette lacune avec une intuition merveilleuse. La charité n’apparaissait pas aux consciences de nos pères comme un devoir social; elle n’était pratiquée que par une rare élite. Le temps présent est en progrès, et il faut l’en louer. Mais cette charité de jadis, accomplie seulement par les âmes bonnes ou pieuses, avait une chaleur qui fait défaut à la sèche philanthropie actuelle: les uns y mettaient un peu d’amour humain, les autres un peu d’amour divin, ce qui enlevait à l’aumône donnée une partie de son humiliation et engendrait une parcelle d’attendrissement reconnaissant dans les cœurs de ceux qui la recevaient. Aujourd’hui, les dons sont plus nombreux, plus abondants, mais on exerce la bienfaisance comme on paie les impôts et subit le service militaire obligatoire. Sous cette charité, on devine la crainte et on ne sent plus l’amour. * * * * * A mesure que ces vides se creusaient dans le cœur de l’homme, l’amour désordonné de soi, cause et effet en même temps, s’y développait dans des proportions effrayantes. La satisfaction des besoins individuels ayant été reconnue par l’école économique libérale comme l’unique moteur de l’activité humaine, la société, égarée par cette apparente sagesse, se crut autorisée à considérer l’égoïsme comme un droit et presque comme un devoir: la science ne l’appelait-elle pas un élément indispensable de l’économie politique, une des forces nécessaires à la conservation de l’espèce? La doctrine de l’altruisme, proclamée par les sociologues anglais, comme un contrepoids destiné à maintenir l’équilibre social, ne trouva pas la même complicité dans les instincts de l’homme. L’altruisme fut accepté en théorie, mais il n’exerça qu’une faible influence sur les habitudes de vie intérieure. La liberté est-elle responsable des excès de l’individualisme? Toute une école l’affirme, et il est certain que dans l’ordre économique, la formule du _laissons faire_ et du _laissons passer_ a amené le désarroi et le déclassement dont notre société souffre. Mais, dans l’ordre moral, les consciences, formées par le christianisme, auraient dû, semble-t-il, opposer un frein aux doctrines du libéralisme personnel. Elles ne l’ont tenté que faiblement; et, spectacle illogique et douloureux, on a vu la généralité des croyants s’approprier la théorie du droit de l’égoïsme et tomber, comme les incrédules, dans la stérilité où jette la recherche unique et exclusive de soi. Tolstoï, «le grand sonneur de cloches», a eu le courage d’écrire: «Rien ne ressemble moins au christianisme que les principes d’après lesquels les soi-disant chrétiens dirigent leur vie.» Le jugement est peut-être excessif, mais il ne manque ni de vérité, ni de justesse. L’esprit de l’Évangile a déserté les cœurs. Les plus stricts observateurs de la morale sociale et des pratiques religieuses ont une façon, aujourd’hui, d’envisager les devoirs et les obligations de l’existence qui ressemble étrangement à celle du matérialiste honnête homme. Or, c’est surtout par l’esprit des choses, que le croyant doit se distinguer de l’incrédule. Quelles que puissent être les défaillances de sa foi, les entraînements de ses passions, l’empire des forces troublantes qui cherchent à l’aveugler, il faut que sa pensée demeure intacte. Croire en Christ, comprendre sa doctrine et commettre des fautes, des erreurs, des crimes même, cela s’explique. Mais considérer l’égoïsme comme un droit ne s’explique pas, car admettre un seul instant qu’on est autorisé à fermer son cœur à autrui, c’est prouver qu’on n’a rien compris au christianisme, c’est en être séparé par d’infranchissables barrières. Lorsque l’homme tue, vole, s’avilit dans les désordres, sa conscience, à moins qu’elle ne soit complètement oblitérée, l’avertit qu’il transgresse une loi. Et ce même homme se meut à l’aise dans le plus féroce égoïsme, oubliant que ces commandements devant lesquels il tremble se résument en deux seuls, dont le second est: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.» Aujourd’hui, pour défendre ses erreurs ou ses omissions, l’être humain ne peut plus plaider l’ignorance. Il a appris à mesurer ses facultés et ses forces; il connaît ses obligations politiques et sociales; il sait qu’il faut respecter, non seulement le texte, mais l’esprit des lois qui régissent le pays où il habite. Pourquoi ayant appris à se rendre compte de tout, n’est-il aveuglé que sur un seul point? Et sur ce point cependant, il y a accord entre la lettre et l’esprit, et les mots qui les rendent ont une précision et une clarté qui empêchent l’équivoque de naître. Ces mots ne sont pas nouveaux. Depuis presque deux mille ans, ils sont répétés par des générations qui ne les ont qu’imparfaitement compris et plus imparfaitement pratiqués. L’école économique libérale a voulu démontrer que l’application absolue de la loi de l’amour aurait pour conséquence la ruine de la société, la destruction de la famille, l’annihilation des forces individuelles, comme si l’instinct de la conservation n’était pas assez fort chez l’homme pour servir de digue efficace à l’excès des sentiments altruistes. D’ailleurs, ce n’est point l’anéantissement de l’individu que l’Évangile demande. Il n’est pas dit: «Cesse de t’aimer», c’est-à-dire cesse de sauvegarder tes affections, tes biens, tes intérêts, mais: «Élargis le cadre de tes sentiments, fais-y entrer le prochain, aie pour lui les sollicitudes que tu as pour toi-même[9].» Il y a dans les Écritures un équilibre divin; tout ordre qui, exécuté avec excès, pourrait devenir une cause de dangers sociaux, est contre-balancé par un autre commandement. Ce qui dans le sermon sur la montagne semble conduire au quiétisme, est corrigé par la parabole des talents. Tout ce qui, dans le devoir du renoncement, paraît restreindre l’initiative personnelle, a pour contrepoids l’ordre que le Christ donne à ses disciples: «Soyez le sel de la terre.» Mais ce prochain qu’il nous faut aimer, qui est-il? Est-ce le mandarin de Pékin, le sauvage du cœur de l’Afrique, l’inconnu de la maison voisine que l’on ne rencontre jamais? Abstraitement, oui. En réalité, le prochain est représenté par les êtres que la vie met sur notre route. Certes, l’homme ne doit pas se désintéresser des intérêts généraux de l’humanité, mais, à moins d’une situation particulière ou d’une vocation spéciale, il ne peut y travailler que dans la proportion du grain de sable qui concourt à former la montagne. Ses devoirs directs sont plus restreints et plus précis. En dehors de la famille, de ceux dont il partage les peines et les joies et qui ne peuvent souffrir sans qu’il en ressente le contrecoup, il y a le grand cercle des êtres avec lesquels il est en contact fréquent, mais dont les intérêts cependant ne sont pas les siens. Le point est là: le prochain, c’est l’individu qui se trouve mêlé à notre vie, sans que nous soyons liés par des intérêts communs. Lui rendre service, soulager ses misères matérielles et morales ne suffit pas, on nous ordonne de l’aimer! Or, l’aimons-nous? La vérité essentielle du christianisme a été, hélas! si peu comprise, que les plus honnêtes gens n’ont aucun scrupule de ne pas aimer. On aurait honte de refuser un morceau de pain, mais journellement on refuse son cœur. A quelque degré de civilisation qu’ils parviennent, il y aura toujours entre les hommes des rancunes, des jalousies, des violences. Les meilleurs et les plus sincères ne pourront jamais éviter complètement les emportements du sang et de l’esprit. Ils portent en eux des principes inguérissables de colère, mais on peut commettre des duretés, ressentir des haines, et pourtant garder son âme vivante, c’est-à-dire capable de repentir et d’amour. Le mal irréparable, ce ne sont pas les actes d’égoïsme, _c’est la tranquillité de conscience avec laquelle on les accomplit_; là est le profond illogisme des âmes chrétiennes et leur crime envers le Maître qu’elles prétendent servir. Autour d’elles, il est vrai, le courant est puissant: tout conspire à étouffer chez l’homme les élans généreux. Ceux qui l’aiment sont les plus acharnés à cette œuvre de stérilisation; on lui fait honte des efforts qu’il tente pour obéir à la loi d’amour; on le ridiculise affectueusement; on lui rappelle ses intérêts bien entendus; on décourage ses bonnes intentions: «Dupe, pauvre dupe!» disent les regards, sinon les voix. Plus on aime, et moins on supporte de voir l’être aimé se donner, se sacrifier à quelqu’un ou à quelque chose. L’un des préjugés les plus communément admis est que les hommes comprennent et pratiquent l’altruisme moins que les femmes. Celles-ci se montrent, en effet, plus capables de certains dévouements: leurs mains soignent un malade avec une dextérité et une persévérance que les mains masculines ignorent, et, lorsque leurs sentiments intimes sont touchés, elles ont plus de spontanéité que l’homme dans le don de leur personne ou de leur temps. Mais en réalité les femmes sont les grandes prêtresses de l’égoïsme. Prenons les meilleures, celles qui s’oublient elles-mêmes pour ne penser qu’à leurs maris et à leurs enfants. Que leur enseignent-elles d’ordinaire? Se réjouissent-elles de voir leurs fils, leurs filles, prêts à se consacrer à une cause généreuse, à une affection désintéressée? La plupart des mères stériliseraient volontiers, si elles pouvaient, le cœur de leurs enfants, afin que rien d’eux ne soit perdu. Ce sont elles qui leur apprennent l’avarice morale, leur enseignant à ne pas se dépenser inutilement, à garder pour eux les dons qu’ils ont reçus. Leurs paroles, leurs caresses, leurs actes que disent-ils? Certes pas: «Aime ton prochain comme toi-même», mais plutôt: «La vie est une lutte et je veux que tu sois parmi les victorieux. Aimer c’est souffrir et je ne veux pas que tu souffres[10]!» Ce même langage, les femmes le tiennent à leurs maris. Au nom des intérêts de la famille, que de fois ne les poussent-elles pas à l’ingratitude, à l’injustice, au mépris des droits du prochain? L’homme obéirait parfois à un mouvement généreux; un sentiment d’équité lui indique la nécessité d’un sacrifice, d’une réparation, d’un pardon à accorder. Qu’elle soit mère, sœur, épouse, la femme l’arrête presque toujours. Est-ce que son cerveau ne pourrait concevoir l’altruisme hors du cercle toujours plus restreint de ses affections personnelles? D’admirables exemples démentent cette imputation d’infériorité morale. Ce qui manque aux femmes croyantes, aux femmes honnêtes qui veulent pratiquer la morale, c’est la logique et la bonne foi; leur intelligence et leur conscience ne sont pas suffisamment en exercice. Si elles apprenaient à mieux raisonner, à se rendre compte des obligations que certaines croyances imposent, ainsi que des responsabilités qui en découlent, elles désireraient pour ceux qu’elles aiment les biens essentiels, un amour mal entendu cesserait de les pousser à la «médiocrisation» des âmes qui leur sont confiées. La maternité donne aux femmes une part considérable d’influence sur les générations futures, aussi les erreurs de jugement qu’elles commettent ont-elles une portée considérable. Pour redonner la vie aux formules mortes, pour faire refleurir dans les cœurs desséchés l’amour naturel et l’amour charité on ne peut se passer de leur coopération. Dans cette œuvre toute intime, la femme a une part d’action à exercer plus importante encore que celle de l’homme. * * * * * Il n’y a pas eu de génération moins gaie que la nôtre. L’intérêt matériel érigé en culte et l’avarice morale en dignité ont enveloppé toutes les vies d’un morne ennui; l’âpre recherche du plaisir personnel a appauvri les imaginations et leur a ravi la possibilité des jouissances exquises et ardentes. Certes, l’incertitude de l’avenir et les menaces qu’il contient pour ceux qui n’en attendent pas l’ère heureuse, ont contribué largement à cette croissante tristesse du siècle qui vient de finir, mais le desséchement de l’âme y a plus de part encore que la crainte. Les détraquements de nerfs dont la génération actuelle souffre,—résultat du mouvement fiévreux où l’homme s’agite afin d’arriver à ne plus sentir le vide de son cœur,—pourraient avoir, en s’accentuant, de désastreuses conséquences pour la santé intellectuelle de la race humaine. Il est temps de s’arrêter sur cette voie du dépouillement intérieur, où la société moderne a cru orgueilleusement trouver la sécurité et le bien-être. Mais comment feront les âmes égoïstes, dont les courants intellectuels de ces dernières années ont tari la sève, pour apprendre à vivre et à aimer? La tâche de réchauffer le cœur de l’humanité et de lui redonner la puissance de sentir la joie incombe à ceux qui ont le privilège de croire à une bonté suprême et à une immortalité bienheureuse. Ils n’ont pas le droit d’être tristes ceux-là! Mais eux aussi, pour ne pas être tristes, ont besoin d’aimer. Les chrétiens devraient apprendre l’amour. Qu’ils appliquent à leurs croyances les méthodes de logique qu’ils appliquent aux autres études et ils éprouveront le besoin de se mettre enfin d’accord avec eux-mêmes. Sur ce point spécial de l’amour, ils se trouveront dans le dilemme suivant: ou renoncer à la religion dont ils repoussent le commandement essentiel, ou l’accepter et sentir plus de remords d’y manquer que de toute autre faute commise. Au contact de l’amour chrétien, les affections naturelles reprendraient force et vie. Après les âmes croyantes, les âmes fières seraient les premières à répudier l’égoïsme, ne fût-ce que par haine de la vulgarité. N’est-il pas plus noble de donner que de recevoir? Ce qui est vrai dans l’ordre matériel l’est également dans l’ordre moral. Le don continuel, sans marchandage, sans parcimonie, y a-t-il rien de plus grand? Ce qui est mesquin, c’est prétendre en recevoir l’équivalent. L’humiliation ne sera jamais pour celui qui donne, s’il donne avec désintéressement; on n’est pas trompé quand on n’a rien attendu! L’orgueil qui a poussé l’homme à fermer son cœur est donc faux dans son essence même; au lieu de grandir il rapetisse, au lieu d’épargner les souffrances, il tarit la source des joies. Ce serait être dupe que de continuer à suivre ses décevants conseils. De tous côtés, en ce moment, des appels d’une redoutable éloquence s’adressent au cœur de l’homme. La misère refuse de se taire et crie sa souffrance; la grande masse des déclassés, grossissant chaque jour, exhale les gémissements angoissés des malheureux qui ne tiennent à rien et n’appartiennent à personne; la solitude morale dans laquelle tant d’êtres, apparemment heureux, se débattent, arrache de leurs yeux des larmes silencieuses et amères. L’homme restera-t-il insensible à toutes ces douleurs auxquelles il participe, à toutes ces voix qui montent vers lui, qui en appellent à sa pitié, à son amour? Jamais l’occasion d’une plus éclatante revanche sur l’égoïsme ne s’est présentée pour le cœur humain. Saura-t-il la saisir et comme Lazare sortir du tombeau? Le principe de renaissance, que tous les mythes anciens ont admis, empêche l’espérance de mourir. Il faut croire à cette étincelle immortelle et attendre l’heure prochaine où les hommes, tout en conservant leur individualité, se seront faits une âme collective dans laquelle on entendra battre le cœur de l’humanité. CHAPITRE IV LE FAUX AMOUR DE SOI L’essentiel pour le bonheur de la vie, c’est ce qu’on a en soi-même. (SCHOPENHAUER.) Les adversaires de l’altruisme ont prétendu et prétendent que son application dans la vie vécue serait destructive de tout progrès civilisateur, et que la pratique du renoncement personnel priverait la société humaine des conquêtes qu’elle doit aux efforts de l’homme. Ce que les ordres religieux ont accompli pendant des siècles prouve que la théorie est contestable. Celle du renoncement absolu à son propre moi n’est pas moins fausse, dès qu’on l’envisage dans ses conséquences ultimes. La haine de soi-même aurait des effets tout aussi fâcheux que l’égoïsme; elle serait, en outre, parfaitement contraire à ce que la nature impose, à ce que la science et la philosophie enseignent et même à l’esprit chrétien, car quel suprême modèle d’amour le Christ donne-t-il à ceux qui l’écoutent? «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.» L’amour de soi est donc la forme la plus élevée de l’amour. Bien entendu, sa puissance effective ne doit pas être limitée au seul _Ego_,—ce qui produirait un rétrécissement infécond,—elle doit s’étendre largement de façon à développer à l’infini les possibilités de la personnalité humaine. Les défenseurs de la théorie du moi haïssable, plus boudhistes que chrétiens et que Schopenhauer a marqués d’une indélébile empreinte, soutiennent que tout le mal senti, pensé et accompli en ce monde provient de l’amour que l’homme ressent pour lui-même; séduit par Maïa, il cède à la volonté de vivre. Sans discuter la portée philosophique de leur théorie, ni examiner si elle pourrait être sincèrement pratiquée sur cette terre, on est forcé d’avouer, en constatant les maux, les injustices, les ruines dont l’individualisme est responsable, que leur façon de penser peut paraître juste. Mais cette impression disparaît si l’on analyse impartialement les causes réelles de cet état de choses; ce n’est point l’amour de soi-même qui le produit, mais bien plutôt une fausse idée de ce qu’il est bon de chercher, d’acquérir ou de conserver pour atteindre la félicité et la plénitude vitale. L’équilibre humain ne peut exister en dehors de cette formule: l’homme doit s’aimer en aimant les autres; si le mal semble sortir de cet amour, c’est que l’homme ne sait pas s’aimer, n’a pas appris à s’aimer, s’aime mal, s’aime faussement. Le faux amour de soi est la raison du moi haïssable: pour qu’il devienne aimable, il est nécessaire que l’homme apprenne à s’aimer véritablement et à aimer les autres de la même façon qu’il s’aime lui-même. * * * * * L’éducation de l’être humain se divise en trois parts: celle qu’il reçoit de ses parents, celle que lui enseigne la vie,—connue sous le nom d’expérience,—et celle qu’il se donne à lui-même. Il n’a de contrôle que sur cette dernière, et c’est la seule dont il soit responsable pour ce qui concerne son propre développement. Comme éducateur et comme membre de la société il a vis-à-vis d’autrui: enfants, élèves, amis et concitoyens de lourds comptes à rendre, mais il est absolument innocent des idées erronées que ses parents ont pu lui apprendre, des choses essentielles qu’ils ont oublié de lui enseigner; il est également irresponsable des empreintes dont son milieu et son époque marquent son esprit. Dans cette question si importante et essentielle, d’où dépend l’orientation de son existence entière, sa volonté n’entre que pour une troisième part, mais c’est sur cette part seulement, c’est-à-dire sur l’éducation qu’il se donne à lui-même, que ses efforts peuvent tendre et converger. S’aimer, c’est se vouloir du bien. Vouloir du bien à quelqu’un c’est souhaiter sa perfection physique et morale, c’est désirer qu’il soit aussi beau, aussi sage, aussi capable en toutes choses que possible. Ces trois conditions peuvent satisfaire complètement esthétique et éthique et avoir pour conséquence le bonheur ou, du moins, cette harmonie des forces qui enlève à la souffrance ses pointes les plus aiguës et son venin le plus mortel. Les affections intelligentes, sincères et désintéressées ont presque toutes cet objectif, même si dans la pratique elle ne savent ou n’essayent pas de contribuer suffisamment à l’atteinte de ce résultat. Or, comment se fait-il qu’éprouvant ces désirs pour autrui, l’homme ne les éprouve pas pour lui-même? Mais il les éprouve, dira-t-on, chaque individu ne demanderait pas mieux que de résumer en sa personne un état général de perfection. Peut-être théoriquement; en réalité, il essaye de se détériorer de toutes les façons possibles, même au point de vue de la beauté corporelle, bien que notre époque commence à revenir quelque peu, par les soins d’hygiène qu’elle préconise, aux traditions esthétiques de l’antiquité. Mais combien la majorité y est rebelle encore! Les uns, par l’exagération de la théorie du mouvement et du plein air détruisent l’harmonie de la forme et de la couleur; d’autres, par négligence ou recherche inintelligente, gâtent ce que la nature avait fait; ils ne développent aucune de ses intentions, et, esclaves de petites mauvaises habitudes, détériorent leurs visages, et leurs personnes par des gestes recherchés ou maladroits, des poses de tête ridicules, des intensités voulues du regard, des grimaces de la bouche et des yeux. Que de mains bien faites, même modelées délicatement, se transforment en objets désagréables à la vue, parce qu’elles sont mal tenues, honteusement négligées; le temps manque, prétend-on, pour ces soins, mais il manque, parce qu’on le perd en bavardages inutiles, en agitations sans causes, parce qu’on mettra un heure à nouer une cravate, à déplacer une garniture, à discuter de puériles questions; toutes choses, sans influence sur le sort ou la beauté intrinsèque des individus. C’est mal s’aimer que de négliger le réel pour le factice. L’exemple peut paraître enfantin, mais il s’étend du petit au grand. La mauvaise tenue habituelle, les gestes grotesques, le manque de soins hygiéniques, la recherche inintelligente ont gâté plus de corps que les vices eux-mêmes. Bien s’aimer au point de vue physique serait travailler au développement, à la conservation ou au redressement de ce que la nature a mis de bon ou de défectueux dans une personne humaine. M^{me} de Girardin, si passée de mode aujourd’hui, a brillamment développé la théorie que le désir d’être jolie pouvait suffire à rendre une femme jolie, avec un peu d’habileté et de persévérance. L’affirmation ressemble à une boutade, mais elle contient cependant une parcelle de vérité. Tout le monde, en effet, presque, pourrait devenir passable d’aspect par une bonne hygiène, des soins persévérants et une conception intelligente de la beauté. Mais pour atteindre ce résultat, il faudrait s’aimer et d’ordinaire on ne s’aime pas, on aime sa paresse, ses idées fausses, ses aises et ses commodités, ce qui est une chose fort différente. L’époque actuelle est en progrès sur les précédentes et nous verrons sans doute dans l’avenir l’établissement d’écoles de beauté, suivant un système hygiénique et rationnel. Peut-être même l’idée est-elle déjà formulée en Amérique. Les maîtres de danse de l’avenir n’apprendront plus, comme jadis, à leurs élèves l’art de s’évanouir avec grâce, mais celui des beaux mouvements harmonieux et tranquilles. La grimace sous toutes ses formes sera bannie de la physionomie humaine; le faux amour de soi l’a enseignée aux hommes, le vrai doit la faire disparaître. Les mêmes arguments s’appliquent à la voix, cet instrument d’une influence si considérable sur le cœur et les nerfs. Une belle voix (il s’agit de la voix qui parle et non de la voix qui chante) est une rareté, mais que d’organes passables gâtés par des modulations ridicules, des affectations, des recherches, et que le désir d’attirer l’attention rend suraigus. Il y a des voix discordantes qu’un peu d’attention parviendrait à modifier, à rendre moins pénibles aux oreilles d’autrui. Mais cette modification nécessiterait des efforts persévérants, et, en général, et on ne s’aime point assez pour avoir la force de s’y astreindre ou l’on s’aime sottement, suivant des conceptions artificielles et absurdes. On dirait parfois, tellement l’être humain se donne de mal pour gâter ses organes, qu’il y a dans son esprit quelque chose d’irrémédiablement faussé qui l’empêche de discerner la vraie beauté et de sentir le vrai amour. L’homme si peu intelligent pour l’amélioration de son extérieur ne l’est pas davantage en ce qui concerne sa santé. Il passe sa vie à gâter ce que la nature a fait en lui de sain et de fort. Il s’aime si mal que pour une satisfaction de paresse ou de gourmandise, il détériore ou perd les facultés qui lui assureraient la continuité de ces jouissances matérielles auxquelles il met tant de prix. Et cela dans tous les ordres d’idées; tandis qu’avec un peu de jugement, de réflexion et de vraie affection pour lui-même il ferait de sa maturité et de sa vieillesse autre chose que des périodes de malaises et de privations. Même dans la jeunesse, que d’êtres faibles, incomplets, maladifs par leur propre faute, parce qu’ils ne se sont pas suffisamment aimés et qu’ils ont préféré à eux-mêmes d’idiotes témérités ou de pernicieuses habitudes d’incurie, de mollesse, et pire encore souvent. Sur ce point également l’époque actuelle est en progrès sur les précédentes. On commence à se préoccuper sérieusement de l’hygiène des enfants; les parents essayent de développer ou de réparer l’œuvre de la nature. Mais que de pays où l’on est rebelle encore aux tentatives de ce genre! Et puis, dans combien de cas, dès que l’autorité paternelle et maternelle cesse de s’exercer, dès que l’individu est remis à sa propre direction, le manque d’amour se manifeste immédiatement, la négligence reprend le dessus. Si l’être humain est à ce degré indifférent à sa beauté et à sa santé—les deux points les plus précieux à l’homme naturel, puisqu’ils intéressent directement sa vanité et ses jouissances, et que du second surtout dépend la continuité de la vie,—quelles proportions cette insouciance de ses vrais intérêts assume-t-elle dans les questions intellectuelles et morales? On peut affirmer qu’elle atteint des proportions incommensurables. Si dans l’ordre physique l’individu se néglige, dans l’ordre moral on pourrait presque dire qu’il se hait, tellement il travaille à se rendre malheureux et à obscurcir ses rares joies. L’éducation qu’il reçoit de la famille, de la vie et de lui-même, tout contribue à fausser son jugement, à développer les instincts qui peuvent le faire souffrir, à lui farcir la tête de théories gênantes, d’axiomes que la réalité dément, d’interprétations erronées des préceptes divins. Cette force irrésistible qui pousse aujourd’hui les populations de l’Europe vers les pays sauvages et libres, n’est pas seulement un fait économique, un besoin d’expansion provoqué par une production industrielle dépassant la demande ou par une surabondance de bouches à nourrir, elle correspond aussi à une nécessité morale. C’est une réaction logique contre le factice grandissant de l’existence civilisée, un désir impérieux de retourner à la vie normale et naturelle, l’aspiration inconsciente vers une mentalité nouvelle qui révélera peut-être à l’homme le secret du véritable amour dont il doit s’aimer. * * * * * L’un des premiers torts que l’homme commet contre lui-même est de développer en son âme le sentiment et le besoin de l’égalité[11]. Les aspirations vers la liberté peuvent être infinies, celles vers la fraternité également, mais la poursuite de l’égalité est forcément limitée à l’espérance d’une justice divine et au désir d’une justice humaine qui ne fera aucune différence entre le grand et le petit. Bien que la législation de la plupart des pays de l’Europe proclame l’égalité de tous devant la loi, chacun sait combien la pratique s’écarte de cette formule. Il se peut que dans une société, constituée sur des bases plus larges et plus altruistes, le principe finisse par triompher; il est désirable qu’il s’étende au-delà des tribunaux, mais l’égalité, quoi qu’on fasse, ne pourra jamais s’établir qu’au point de vue législatif. Ailleurs c’est impossible: l’égalité n’est pas dans la nature, elle ne le sera jamais. Elle n’existe pas non plus dans l’esprit des choses, ni dans les phénomènes réflexes qu’une individualité produit sur une autre. Deux brins d’herbe ne sont pas pareils, un enfant le sait, et pourtant dès qu’il a l’âge de penser et de réfléchir cet enfant est envahi par le besoin d’égalité; il ne regarde pas en bas, mais en haut; il sent qu’il a le droit d’avoir ce que possède l’autre, celui qui est au-dessus de lui. Le sentiment ne se formule pas d’une façon aussi précise, mais il est au fond de toutes les vaines poursuites et de toutes les souffrances vaniteuses et amères qui enlaidissent la plupart des vies. Cette passion d’égalité est vraiment la maladie dominante de notre époque. Elle détruit bien des joies; elle tue souvent la faculté d’aimer et toujours celle d’admirer; elle est une des causes déterminantes de l’avarice morale. Tous les efforts de l’homme devraient tendre à l’empêcher de croître chez ceux dont l’éducation lui est confiée et à l’étouffer en sa propre âme, car aucune tendance n’est plus fallacieuse, plus puérile, plus illogique. Elle tue les originalités et les valeurs, elle médiocrise, rapetisse et trompe toujours comme résultat final. Elle est la cause de la désolante uniformité des êtres, des habitudes, des manifestations parlées. Rien ne ressort en saillie. L’ignorant ne veut plus reconnaître aucune différence entre lui et le savant; il s’irrite de la position différente que l’autre occupe dans l’estime publique et le dénigre pour le ramener à sa propre mesquine situation. L’employé de banque ne voit aucune différence de valeur entre lui et son patron, et compare avec amertume la différence de leur traitement; il se ronge ainsi le tempérament et alimente en son cœur une source intarissable de mécontentements stériles qui tuent en lui toute faculté de jouissance. La femme laide refuse d’admettre que la femme belle doive attirer une attention et des hommages qu’elle-même n’obtiendra jamais; de là une pénible et inutile tension de tout son être pour arriver aux mêmes effets. La bourgeoise n’admet plus que sa maison soit inférieure comme allure à celle de la grande dame dont les tapisseries de haute lice ont été rapportées du siège d’Arras par un ancêtre connétable. Le moindre débutant en politique se croit capable de gouverner l’état et s’irrite contre les grands conducteurs d’hommes qui lui barrent le chemin. S’il en est ainsi pour les biens visibles et intellectuels, les biens invisibles excitent les mêmes dénigrements, les mêmes convoitises, la même fureur d’égalité. Il faut posséder déjà une supériorité d’âme pour supporter d’entendre vanter la grandeur morale de quelqu’un; il en faut une plus considérable encore pour que cette constatation procure une joie. Les meilleurs eux-mêmes essayent de rapetisser ou de nier tout ce qui les dépasse, tout ce dont ils se sentent incapables, tout ce qui constitue une inégalité entre eux et ce prochain qui ose les dominer par sa générosité, son dévouement, son esprit de justice et de vérité. Enfin, de la plupart des cœurs, dans n’importe quelle situation sociale ou morale, s’élève la même question puérile: «Pourquoi lui et pas moi?» Il y a presque vingt siècles que Paul de Tarse y a répondu par d’autres questions: «O homme, toi plutôt qui es-tu pour contester avec Dieu? Le vase d’argile dira-t-il à celui qui l’a formé: Pourquoi m’as-tu fait ainsi? Le potier n’est-il pas maître de l’argile pour faire avec la même masse un vase d’honneur et un vase d’usage vil?» Les Romains du temps de Néron se révoltaient déjà contre l’inégalité voulue par Dieu, et cette rébellion, instinctive paraît-il à l’âme humaine, n’a fait que croître depuis lors. Cimentée, développée par l’éducation sociale et politique, elle a atteint aujourd’hui l’état aigu et constitue l’une des causes principales des multiples souffrances qui obscurcissent sur terre la vie humaine. Lorsque l’homme aura appris à s’aimer réellement, il devra lutter contre cette tendance de vouloir grimper au sommet de l’arbre si l’agilité des membres et la longueur du souffle lui font défaut; il devra apprendre à discerner le divin dans les moindres créations de Dieu et se contenter d’être parmi ces moindres; il devra comprendre l’absurdité de toute poursuite vers une égalité que la nature n’a absolument pas voulue, puisqu’aucune de ses œuvres visibles n’en porte l’empreinte. Mais, dira-t-on, cette convoitise qui pousse l’homme à vouloir égaler son prochain plus élevé que lui, est la base de tout progrès; y renoncer serait faire croupir l’insecte dans la vase où il est né. L’objection est fausse. L’homme qui aura appris à s’aimer voudra donner toute sa valeur, il comprendra que c’est son premier devoir vis-à-vis de lui-même. Seulement il essayera d’être et non de paraître; d’être et non de copier; d’être, sans qu’il soit nécessaire pour cela de faire dégringoler autrui du faîte atteint. La lutte pour la vie, cette concurrence inévitable qui jette les individus pêle-mêle sur les mêmes routes, les forçant à jouer des coudes pour arriver au but, perdrait ainsi de son âpreté et une certaine justice distributive s’établirait. Les honneurs à décerner risqueraient d’échoir en partage aux plus dignes; le charlatanisme ne pourrait concourir aux prix; la lice ne serait ouverte qu’aux valeurs réelles petites ou grandes. L’homme qui s’aime doit être ambitieux, il doit se vouloir grand, non au point de vue du paraître, mais de l’être. Il doit se vouloir beau, sain, intelligent et sage. Il désirera la sanction de l’opinion publique, oui, certes, mais pas au-delà de ce qu’il sent mériter. D’ailleurs, elle n’aura pour lui qu’une importance secondaire, il aspirera surtout à être. C’est encore le plus sûr. Même en ce monde d’injustices, il y a une sorte de justice finale. Et puis ceux qui croient à l’immortalité, comment veulent-ils y arriver? Déformés, détériorés, rapetissés? ayant gaspillé les talents qu’ils avaient reçus en dépôt ou les ayant enfouis sous terre? Le premier devoir de l’individu vis-à-vis de lui-même est de donner toute sa mesure. Ne pas la donner, c’est être son propre ennemi. Si l’être humain se mettait à ce point de vue résolument, pratiquement, une révolution morale s’accomplirait. Quelle saveur prendrait la vie, quel grand souffle la traverserait! l’ennui déprimant en serait à jamais banni; il n’y aurait plus d’existences vides et veules. Chacun saurait pourquoi il doit vivre: pour se bien aimer et aimer les autres de la même façon. Une autre objection se présente. L’ambition de donner toute sa valeur, d’atteindre la plus haute possibilité de perfection ne jettera-t-elle pas l’homme dans de douloureux découragements lorsqu’il verra que ses efforts sont vains, qu’il constatera des rechutes successives? Oui, certes, mais la recherche du paraître, la course à la fortune et au succès ne lui procurent-elles pas les mêmes déboires, les mêmes dépressions? Et elles sont bien plus aiguës, plus irritantes, car il peut s’en prendre aux autres, en accuser les autres..., ce qui empêche et paralyse l’effort, tandis que de devoir s’en prendre à soi-même s’accuser soi-même peut faire sur la volonté l’effet d’un vigoureux et efficace coup de fouet. Si l’homme s’aimait réellement, il apprendrait d’abord à devenir son maître pour savoir se guider dans le chemin du bonheur ou plutôt de l’harmonie, seule capable de remplacer la félicité passagère ou absente dans cette vie terrestre. En voyant le peu de contrôle que la plupart des êtres ont sur eux-mêmes, sur leurs tendances fâcheuses, leurs goûts nuisibles, leurs habitudes antiesthétiques, on se demande quelle résistance ils sauraient opposer aux grandes passions si elles venaient à les toucher ou à certaines tentations redoutables qui parfois se dressent devant les consciences pour les attaquer et les vaincre. Heureusement ou malheureusement les grandes passions sont rares et les grandes tentations également, infiniment plus rares qu’on ne le croit et ne le dit. Chacun est d’une façon ou de l’autre sollicité au mal, au désordre, à la rébellion, au péché sous quelqu’une de ses formes, mais que de gens se rengorgent dans une austère respectabilité qui n’ont jamais rencontré sur leur route l’or s’offrant à eux, s’imposant à eux, s’acharnant après eux! Tous les hommes ont eu des velléités de fortune, mais ceux auxquels la fortune est venue d’elle-même tendre la main, offrir ses plus alléchantes faveurs contre une concession d’apparence minime ou considérable sont peu nombreux. La rencontre de Méphistophélès et de Faust ne se renouvelle pas chaque jour. De même pour les passions de l’orgueil et de la chair: les Moïse, les David sont assez rares. Tout le monde s’imagine avoir aimé, être capable d’aimer; rien de moins commun pourtant qu’un fort amour, un de ces amours qui entrent dans le sang, allument le cerveau et amollissent mortellement le cœur. Rien de moins commun, mais chaque homme cependant peut être appelé à rencontrer les dieux sur sa route. Comment les fuir ou les terrasser, s’ils sont des mauvais dieux, des dieux qui entraînent à la honte, à la misère, au désespoir lorsqu’on n’a pas appris à être son propre maître? Devenir roi de soi-même est donc le premier acte de l’amour. Après avoir chargé sa machine de ce combustible indispensable qui est la maîtrise de soi, il s’agit de savoir dans quelle direction on compte la lancer. La plupart des gens s’aiment si peu qu’ils ne se demandent jamais ce qu’ils aspirent à être. Ils pensent à améliorer ou à conserver leur situation financière et sociale, rarement à la forme que prendra leur _moi_. C’est là une étrange indifférence, que la plupart des honnêtes gens partagent. On demande à un jeune garçon: «Que veux-tu devenir?» Il répondra: «Marin, soldat, prêtre, littérateur.» Il ne dira jamais: «Un fort, un patient, un sincère, un héroïque, un sage.» Il ne le dira pas, parce que la plupart du temps il n’y a pas pensé. Chacun s’occupe de l’étiquette à mettre sur sa personne extérieure et rarement de la personne intérieure. Et pourtant tout l’avenir terrestre et éternel dépend du développement de cette personne intérieure. Tout est en nous; c’est vrai dans toutes les branches: vie sentimentale, vie intellectuelle, vie artistique et même vie sociale. L’homme est appelé par Dieu à la perfection, mais la mystérieuse tragédie qui a fait de son âme le terrain où des forces contraires se livrent une bataille acharnée, rend sans doute impossible, du moins sur cette planète, l’achèvement de l’œuvre parfaite. Tout en tendant vers le soleil, il doit donc, non pas circonscrire ses aspirations, mais diriger ses efforts, employer ses forces au développement des facultés et des dispositions qui lui sont propres. Comme dans l’ordre intellectuel, il se sent porté à devenir musicien, soldat, physiologiste ou mathématicien, de même dans l’ordre moral, il peut et doit choisir sa personnalité, une personnalité qu’il aimera, non avec cette puérile et injustifiée admiration de soi-même, partage des sots, mais avec cet attachement lucide de l’auteur pour l’œuvre même incomplète qui lui a coûté un travail persévérant, courageusement accompli. Si la créature humaine s’aimait comme elle doit s’aimer, elle donnerait à son propre jugement sur elle-même une valeur extrême et n’en attribuerait qu’une fort mince à l’opinion d’autrui, car elle seule connaît et le fond de son cœur, et les secrets mobiles de ses actions, et la puissance de ses efforts. Évidemment l’homme n’est pas un être solitaire, il a besoin de la critique et de l’approbation des autres hommes; seulement d’ordinaire il y attache une importance exagérée, nuisible à son indépendance morale et à sa dignité. Et s’il ne s’agissait que de l’opinion de l’élite! Mais il est tout aussi sensible aux jugements du vulgaire, incapable de toute appréciation équitable et intelligente. On pourrait craindre qu’en apprenant à donner à son jugement une valeur supérieure, l’être humain ne devienne d’une insupportable suffisance. Mais c’est le résultat contraire qui sera atteint. En s’aimant assez pour vouloir se parer de toutes les beautés, il se sentira toujours inférieur à son idéal et sera ainsi maintenu dans un état constant d’humilité salutaire. C’est l’habitude de regarder aux autres et de donner de l’importance à leurs flatteries qui le rend si facilement satisfait de ses propres mérites. Même au point de vue physique, l’aspiration à la beauté vraie tue la vanité: qu’une jolie femme se compare à la Psyché de Naples, elle deviendra modeste; qu’elle établisse un parallèle avec ses amies médiocres ou laides, elle se rengorgera vaniteusement. Et il en est de même dans tous les ordres d’idées et d’ambitions. L’âme morte n’est pas celle qui cherche en elle-même la source des richesses et des joies, mais bien celle qui, ne pouvant vivre sur son propre fond, quête chez les autres l’appui qui lui manque, pose les bases de sa conscience dans la conscience des autres, se contente de cette chose peu stable et peu sincère souvent, qui s’appelle l’approbation des autres. Il est curieux de constater à quel degré l’homme manque d’indépendance morale. A notre époque, le phénomène est curieux; les individus réclament la liberté sous toutes ses formes, ils en ont soif, ils veulent s’en enivrer; les plus petites entraves les irritent, les affolent, mais de la seule vraie liberté ils n’ont cure, la liberté intérieure ne les séduit point, ils en ont peur comme de la solitude. Tout le monde s’associe, se groupe, se syndique, chacun veut faire partie d’un groupe de loups qui hurle, on cherche l’esclavage. La convoitise, la lâcheté et la vanité sont souvent à la base de ce besoin de joug, mais ce qui le détermine surtout, c’est le manque d’amour que l’homme a pour lui-même et, par conséquent, le manque d’estime. Jamais les individus ne se sont moins estimés eux-mêmes qu’à notre époque. Le snobisme régnant en est la preuve; vouloir à tout prix être le reflet de quelqu’un ou de quelque chose, tirer son rayonnement d’autrui, mettre son ambition à se frotter à plus haut que soi, est encore plus absurde que répugnant. Ah! oui, être digne, devenir digne de se mêler à ce qu’il y a de plus élevé en ce monde pour faire partie de l’élite intellectuelle et morale, le sentiment est compréhensible et juste, mais se réduire à l’état parasitaire, vouloir à tout prix fréquenter ce qui est grand sans y avoir aucun droit, est-ce là un but digne de l’être humain, fait à l’image de Dieu, de l’homme qui ressent pour lui-même un vrai amour? Chaque maître doit avoir ses disciples (hélas! ils n’en ont plus guère de notre temps!) qui se nourrissent de ses enseignements, qui sont les porte-étendards de ses paroles, mais, si ces disciples suivent le maître, simplement parce qu’ils s’imaginent qu’un reflet de sa gloire tombera sur eux et non par dévouement, respect, admiration réelle, ils ne méritent plus le nom de disciples, ils sont des snobs, des profiteurs, des arrivistes, des gens qui se mutilent eux-mêmes, qui stérilisent volontairement leur cerveau et par conséquent ne s’aiment point. La grande catégorie des ignorants, non de ceux auxquels rien n’est offert, mais des ignorants volontaires qui, par sottise, incurie ou paresse se refusent à tout effort pour s’approprier les connaissances qui leur sont présentées de tous côtés, rentre également dans le cycle des ennemis d’eux-mêmes. Aujourd’hui la culture, sinon la science, est aussi indispensable à l’individu d’une certaine classe que l’éducation elle-même. Pour obtenir une place au soleil, qui ne soit pas un vol, il faut savoir. C’est vrai pour les hommes et pour les femmes. Et combien s’y refusent obstinément, parmi ces dernières surtout! Elles sacrifient cette nourriture nécessaire, avec tous ses avantages matériels et moraux, aux plus puériles et sottes occupations et préoccupations, à des poursuites dont il ne restera rien et qui, même innocentes, laissent néanmoins d’humiliants souvenirs. Le grand développement intellectuel n’est pas à la portée de tous, il n’est pas dans les goûts de tous. Il y a différentes missions à remplir, c’est pourquoi il est si indispensable de choisir sa route avec réflexion et discernement. Les uns aspirent à la place du grand lis blanc, d’autres se contentent d’être une modeste fleur des champs ou une utile plante potagère; d’autres encore rêvent aux chênes puissants, aux cèdres fiers, aux aloès à la floraison unique et splendide, aux plantes compliquées des serres. Toutes ces œuvres de la nature ont leur utilité et leur raison d’être, mais dans chaque espèce il en est de splendides, de médiocres et de rabougries. Si l’on s’aime, il faut essayer d’être parmi les belles plantes. Or, la plante humaine demande une culture intellectuelle considérable; toutes les joies de la vieillesse et de l’âge mûr y sont attachées. Le pessimiste Schopenhauer admet qu’une fois les passions amorties, on peut connaître le bonheur sous les cheveux blancs, si l’on a le goût des choses de l’esprit et que l’intelligence soit restée ouverte. Mais ce goût ne naît pas au déclin de la vie, il faut l’avoir connu et cultivé dès sa jeunesse. J’ai connu quelques belles et heureuses vieillesses, mais toutes, en effet, étaient amoureuses de l’idée, de la méditation, du livre... _In Angulo cum libello._ * * * * * La sensibilité étant durant toute la vie active de l’homme la cause principale de ses joies et de ses douleurs, il serait utile de se demander dans quelle voie il doit la diriger pour son propre bonheur et le développement normal de ses facultés affectives. La sensibilité n’est pas la sentimentalité; celle-ci sous toutes ses formes, même la forme naturelle, est une source d’erreurs, de pernicieuses illusions et d’inutiles souffrances. Tout ce qui tend à l’accroître, à l’aiguiser devrait, par conséquent être banni, de l’éducation que nous recevons des autres et de celle que nous nous donnons à nous-mêmes. Elle représente, du reste, bien plus une habitude de l’esprit qu’un besoin du cœur, et en général se développe au détriment des affections vraies et se perd en phrases vides, en aspirations vagues. On rêvera à l’ami absent, mais on oubliera d’agir pour lui. Les personnes sentimentales sont presque toujours les moins altruistes et ne contribuent que faiblement à la félicité de leur entourage, car elles deviennent facilement le centre de leur sentimentalisme, se posent vis-à-vis d’elles-mêmes en êtres à part, méconnus du vulgaire, magnifiant en sérieuses épreuves les petits déboires de la vie, se forgeant une série d’imaginaires souffrances. En résumé, être sentimental vis-à-vis des autres c’est les aimer plus artificiellement que réellement. Être sentimental vis-à-vis de soi-même c’est ne pas s’aimer du tout, puisque c’est développer en soi des causes factices et inutiles de douleur. La vraie sensibilité, au contraire, est une source constante de joie, elle produit un rayonnement continuel de l’âme. Plus l’homme aimera autour de lui, mieux il s’aimera lui-même, l’amour pour autrui étant l’unique moyen efficace de contribuer à sa propre satisfaction. Ceux qui, par crainte de la souffrance, stérilisent leur cœur, deviennent des âmes mortes; l’avarice morale les étreint et tarit en elles toutes les forces d’expansion et de lumière. Ils donnent le moins possible au prochain pour éviter les déceptions et l’ingratitude, mais cette précaution se retourne contre eux-mêmes. En étouffant leurs sentiments altruistes, ils augmentent leur égoïsme, ce qui les rend plus sensibles à ce qui les touche et par conséquent les fait souffrir davantage. Aimer les autres, c’est donc s’aimer soi-même et s’aimer réellement, car on n’est heureux qu’en aimant; seulement, il faut les aimer pour eux-mêmes et non pour soi, il faut les aimer en s’extériorisant pour leur être utile, sans cette exagération morbide qui change le dévouement en souffrance, en somme il faut les aimer comme nous-mêmes pour leur bien réel. Tout s’enchaîne admirablement dans cet ordre d’idées, car le but de l’amour pour soi et les autres est d’amener l’âme humaine à l’harmonie. Cette même harmonie demande que la sensibilité soit dominée par la raison, la patience et le courage, sans quoi elle dégénère en sensiblerie et devient, plus même que la sentimentalité, une cause de chagrins perpétuels et inutiles pour ceux qui l’éprouvent et un tourment pour ceux qui en sont l’objet. Pour rester salutaire et bonne à soi et aux autres, elle doit se garer de nombre d’écueils et surtout de l’excès de personnalité d’où naît la susceptibilité, cette pierre d’achoppement de tant de vies. Ennemie de tout bonheur, de toute satisfaction et de toute paix, la susceptibilité devrait être considérée par les êtres intelligents comme une maladie douloureuse qu’il faudrait tâcher d’enrayer dès le premier symptôme. Si l’homme savait s’aimer il ne permettrait jamais à ce sentiment morbide de prendre racine en son âme. La susceptibilité a une pernicieuse sœur jumelle qui est en même temps sa cause et son effet; il est rare que l’une aille sans l’autre. Parfois la susceptibilité n’est qu’une sensibilité exaspérée, mais d’ordinaire elle marche à pas égal avec la vanité, la plus perfide compagne que l’âme humaine puisse abriter. On ne devrait pas en souhaiter le contact à son pire ennemi, et, aberration singulière, l’homme presque toujours s’empresse de lui ouvrir toutes grandes les portes de son cœur, l’abreuve, l’alimente, la chérit. Si l’on noircissait d’encre le papier de plusieurs fabriques on n’arriverait pas à énumérer le mal dont elle a été cause depuis le commencement du monde. Et tout cela parce que l’être humain n’a jamais appris à savoir s’aimer et par conséquent, n’a pas compris quelle source de douleurs il pourrait s’épargner par une sage direction de lui-même. On dira que la susceptibilité est une force de résistance, que la vanité est un levier puissant, que sans elles la grossièreté s’introduirait dans les mœurs, que tout progrès d’élégance et de culture s’arrêterait. Mais la dignité sentie et bien développée ne suffirait-elle pas à maintenir le respect, à servir de rempart contre les offenses, à les empêcher même? Et l’amour-propre ne pousse-t-il pas l’homme bien plus loin que la vanité sur la voie du perfectionnement, de l’achèvement, de la grandeur? On les confond l’un avec l’autre, et c’est une erreur profonde, car à les bien considérer ils s’excluent l’un l’autre; on élargit les mobiles et les aspirations de la vanité, on transforme et rapetisse celle de l’amour-propre. L’amour-propre c’est l’amour de soi. Or l’amour de soi vraiment senti ne peut faire désirer que le bon et le grand, la réalité et non l’apparence, la vraie gloire et non la fausse gloire, tandis que la vanité!... Qui oserait décrire et avouer toutes les petites et pauvres pensées, les mesquins désirs, les puériles satisfactions dont elle est cause? Ce qu’inspire l’amour-propre on ne le raconte pas toujours, mais on n’en rougit point; il peut induire à une action violente, jamais à une action basse; s’il a ses dangers, ses maladies, elles ne sont ni putrides, ni infectieuses. Un des symptômes du vrai et sain amour-propre c’est de développer le désir de la gloire dans les âmes assez fortes pour le supporter. Cette gloire peut révêtir diverses formes; ce n’est pas toujours celle du guerrier, du poète, de l’homme d’état, du savant ou telle autre personnalité géniale à laquelle on est habitué à attacher ce nom, elle peut illuminer de ses rayons des manifestations plus modestes. Il y a la gloire intime et secrète du développement mental et moral. Emerson, par exemple, n’aurait jamais écrit les pages qui lui ont acquis la célébrité, qu’intérieurement, pour lui-même, il serait arrivé à la gloire par l’expansion de sa pensée et de son sentiment. Qu’elle soit destinée à rester invisible ou à revêtir une apparence éclatante, la gloire est le plus salutaire, le plus efficace, le plus noble amour que l’homme puisse concevoir et réchauffer dans son esprit et son cœur. Il faudrait que sa poursuite dominât toutes les autres dans les âmes profondes et les intelligences géniales. Ce désir des hauteurs même invisibles ne peut être le partage que d’une élite, mais il reste aux personnalités plus modestes un vaste champ de travail à ensemencer et à labourer, lorsqu’elles auront appris quel est le vrai amour de soi. La récolte leur apportera des satisfactions inconnues, donnera une saveur toujours renouvelée à leur existence, leur épargnera bien des souffrances inutiles; elles auront, en outre, la joie suprême de voir leur fonds produire chaque jour davantage ce qu’il est capable de donner. Tous ces bienfaits que la pratique du vrai amour de soi promet à l’homme, peuvent être obscurcis, gâtés, corrompus par le développement d’une seule tendance, comme une famille d’insectes presque invisibles suffit pour que les plus grands arbres soient rongés dans leur essence même. Cette tendance, il vaut mieux dire cette maladie, est le manque de simplicité, de sincérité, la pose vis-à-vis de soi et des autres. Dès qu’une préoccupation de ce genre pénètre l’esprit, elle diminue immédiatement tout ce qu’elle touche. Si la recherche de perfectionnement, de la mise en valeur des facultés doit amener à sa suite l’orgueil spirituel, mieux vaut y renoncer. L’homme dépourvu d’idéal ou d’aspirations élevées qui est, bêtement, simplement, dignement ce qu’il est vaudra toujours mieux que le poseur, même s’il a le bon goût de ne pas battre la grosse caisse, même s’il est à peu près sincère dans sa recherche du bien et du bon. La simplicité, c’est la vérité. La pose, même si ses attitudes sont belles, n’est que mensonge. L’une peut se comparer à la source d’eau vive, à l’air pur des montagnes, à la saveur des fruits, à l’odeur des fleurs; l’autre c’est le masque, la fantasmagorie, les boissons frelatées, les parfums chimiques. Et il suffit d’une perle fausse dans le collier pour faire douter de celles qui sont vraies! Heureusement, le véritable amour de soi, s’il est profondément senti, dissipe ces puériles velléités de comédie. Aussi longtemps qu’elles se manifestent sous une forme quelconque, l’homme n’a pas appris à s’aimer, ou, pour mieux dire, il s’aime faussement, il est son propre ennemi, l’artisan de ses souffrances, le destructeur de ses joies, la main qui entrave, le piège qui fait tomber, la griffe qui déchire. Au contraire par le développement de ses facultés physiques et mentales et par l’épanouissement de sa nature vraie il peut arriver à rendre sa vie digne d’être vécue. En substituant le désir d’être à celui de paraître, l’amour-propre à la vanité, la sensibilité à la sentimentalité, la volonté de cultiver son jardin à la vaine poursuite d’une égalité impossible, l’individu n’ajoutera pas aux implacables douleurs qui le guettent, telles que la maladie, la trahison et la mort, l’immense catégorie des amertumes stériles, des déboires cherchés, des découragements évitables, des désespoirs inutiles. L’homme doit arriver au point où tout honneur immérité lui pèsera comme une humiliation. L’individualisme est violemment attaqué aujourd’hui; il est cause, en effet, des plus grands maux, mais parce que c’est un individualisme qui cherche à prendre aux autres et non à développer en soi. Il est nécessaire de distinguer: l’homme qui soigne son corps pour le rendre sain et beau ne nuit pas à autrui; il nuit à autrui s’il le couvre de vêtements somptueux obtenus par vice ou fraude, cause de ruine pour sa famille, objet d’envie pour le prochain. Même si une position exceptionnelle le lui permet, cet excès de magnificence est égoïste, car il diminue la possibilité de la charité. User de l’intelligence des autres sans les rétribuer de façon équitable est égalément égoïste, mais le développement de sa propre intelligence ne peut faire de tort à personne. Le désir d’obtenir les premières places, si on est réellement parmi les plus dignes comme intelligence et savoir, n’est pas nuisible à la collectivité; il devient nuisible lorsque ces premières places sont obtenues, non par mérite, mais par intrigue, astuce, charlatanisme, lorsqu’elles sont volées à qui elles reviendraient de droit. Si chaque être humain se disait: mon unique but doit être de développer les forces et les dons de ma propre nature, il serait à la fois encouragé et limité dans ses ambitions; le sentiment qu’il ne peut aller au-delà le sauverait de l’envie et de la jalousie; dédaignant le faux il ne saurait aspirer à ce qui ne lui revient pas. L’on objectera que l’individu lancé dans la vie, étreint par la concurrence, devient incapable d’établir constamment une juste balance entre ses mérites et ceux d’autrui. Évidemment, mais quand par la culture de son jardin un esprit aurait acquis l’habitude de rester dans le vrai et de mépriser le faux, il lui en resterait quelque chose même à l’heure des luttes acharnées. Les habitudes de politesse du siècle dernier se retrouvaient sous le feu de l’ennemi, alors que pour commander la charge le capitaine de la Maison-Rouge saluait son escadron, disant: «Messieurs les gendarmes de la Maison du Roi, veuillez assurer vos chapeaux, nous allons avoir l’honneur de charger.» La société moderne marche d’ailleurs, il faut l’espérer, vers une distribution plus équitable du pain quotidien: l’évolution sociale qui se prépare, les lois plus justes qui en découleront, l’ouverture de champs d’activité fermés jusqu’ici, diminueront l’âpreté du combat. Mais pour que l’homme puisse comprendre ces conditions nouvelles de vie et y participer dignement, il faut qu’il ait appris à s’aimer. Le but de cet amour se résume en trois propositions principales: être sincèrement ce qu’on est; atteindre le plus haut développement possible; répandre la joie autour de soi pour la sentir en soi. Que l’objectif se limite simplement à l’existence terrestre ou comprenne les espérances immortelles, la voie à suivre est la même, car elle comprend la vérité, le perfectionnement, l’altruisme et doit avoir comme résultat l’harmonie finale de l’être. Pour les vulgaires jouisseurs ou les simples spectateurs de la vie, tous les mots qui précèdent sont vides de sens, dépourvus de saveur et ils ne rendent qu’un son creux et vain. Mais les autres, ceux qui, sous une dénomination quelconque, ont des aspirations plus ou moins sincères et fortes vers les choses élevées, qui reconnaissent des lois morales, qui sentent la pitié et révèrent la justice, qui veulent leur bonheur et le bien d’autrui, savent-ils s’aimer beaucoup mieux, sont-ils disposés à apprendre le véritable amour et à le pratiquer? Il y a des âmes scrupuleuses et égarées qui croient que cet amour leur est interdit; elles ne comprennent pas que ne pas s’aimer avec son propre cœur équivaut à ne pas penser avec sa propre pensée, à faire fi de la vie qui leur a été donnée, à supprimer les forces qu’elles ont reçues, à refuser de guider vers les hauteurs la conscience dont Dieu leur a conféré le soin. Estimer qu’elles n’ont pas le droit de s’aimer les empêche de se bien aimer, c’est-à-dire de s’aimer suivant le plan divin. Voilà pourquoi tant de chrétiens ne conçoivent pas l’amour de soi d’une façon plus juste, plus sage, plus normale que les disciples du hasard. Puis vient la grande foule des âmes mortes, de celles qui ont permis à la maladie, à la souffrance, aux déceptions, aux soucis de diminuer en elles, presque jusqu’à l’extinction, l’intensité de la vie morale; elles ont perdu tout magnétisme, tout rayonnement, toute puissance communicative et s’étiolent dans une existence sans chaleur et sans lumière. Il ne leur reste que le regret des choses divines qu’elles ont négligées. Leur nom est multitude. Si elles se ranimaient, ce serait comme une immense armée surgissant tout à coup et partant en guerre pour une nouvelle croisade, bannières déployées. Et sur ces bannières ces mots seraient écrits: Apprends à t’aimer toi-même et tu auras vaincu une partie de la souffrance, apprends à t’aimer toi-même et tu aimeras les autres. CHAPITRE V L’ÉLÉGANCE MORALE Attelez votre charrette à une étoile. (EMERSON.) Le mot esthétique fait aujourd’hui partie du langage courant, et on l’entend sortir de bouches profanes qui, il y a quelques années encore, en ignoraient le sens. Des écoles se sont formées sous ce nom, et, si elles ont effleuré le ridicule par des recherches puériles et des affectations singulières, elles peuvent revendiquer le mérite d’avoir opposé un contrepoids efficace à la tendance moderne de négliger le beau pour la recherche unique de l’utile. Ce développement du sens esthétique n’a peut-être pas été favorable à la pureté de l’art; il l’a vulgarisé, en lui faisant perdre la simplicité et la spontanéité, sources principales de toute vraie grandeur. Mais il a eu pour effet de généraliser la préoccupation de l’harmonie dans les objets extérieurs et d’accentuer la répugnance du banal, du laid, du grossier. Il a créé chez les natures les plus positives des besoins inconnus aux générations précédentes: désir de lumière, d’horizons, de teintes fondues, de notes brillantes, de combinaisons originales. Toutes les manifestations artistiques: concerts, auditions, expositions, sont courues comme elles ne l’ont jamais été. L’art, sous toutes ses formes, est écrasé sous les admirations bruyantes d’adorateurs incompétents. Il est tellement à la mode du jour que l’éloge d’un homme ou d’une femme intelligente paraît incomplet si l’on n’y ajoute l’exclamation sacramentelle: «Et avec cela artiste!» Mais, phénomène bizarre et inexplicable, cette recherche d’harmonie et de beauté qui préoccupe les classes cultivées de tous les pays ne dépasse pas le domaine de la forme et de l’intelligence. L’élégance morale n’a pas d’autels. On stigmatise bien encore une action vulgaire ou basse, mais il faut que les bornes de la plus vaste indulgence aient été dépassées. «Ce n’est pas élégant», dira-t-on. Ces mots, d’ailleurs, n’indiquent aucune déception sérieuse, nul désir réel de beauté psychique; ils sont simplement l’expression très atténuée du blâme que les sociétés civilisées ont prononcé de tout temps contre certains actes indélicats ou lâches. Une faute de goût, un assemblage de couleurs disparates, le pli disgracieux d’une draperie causent aux délicats une souffrance à la fois réelle et fausse, tandis que l’absence d’harmonie morale ne choque nullement leur sens esthétique. La tenue extérieure est d’un raffinement extrême; chez quelques-uns la tenue intellectuelle est également très surveillée. La phrase banale, sans couleurs, sans paillettes, est évitée comme une honte. Le vulgaire, le médiocre, l’incomplet dans leurs imperceptibles nuances, produisent de pénibles rougeurs s’ils se rapportent à la forme extérieure des choses et aux capacités de l’esprit. S’agit-il du caractère, rien ne choque; on admet tout; incohérences, petitesses, compromis et laideurs, preuve évidente que notre sentiment de l’art est à la fois incomplet et vieilli. En l’étendant aux manifestations morales, on pourrait l’agrandir et le rajeunir; un peu de beauté intérieure ne gâterait rien aux grâces visibles dont nous sommes épris. Les contes de fées, qui, sous leur puérilité apparente, renferment toujours un fond de sagesse, racontent l’histoire d’une princesse, fille de roi, qui portait des habits somptueux, brodés de pierreries, mais dont la bouche vomissait des crapauds et des couleuvres. C’est un peu le cas du raffinement moderne. Mais aujourd’hui les Princes Charmants ne se laissent plus rebuter par les laideurs intimes, et il y a dans ce qu’on appelle la «rosserie» une sorte de prestige que d’assez honnêtes gens subissent. Il est impossible de regretter la société d’autrefois, notre mentalité élargie ne pourrait plus la supporter. Il est certain cependant qu’elle interdisait l’étalage des vulgarités dont on se fait presque un mérite aujourd’hui. On n’avait pas honte des vices, mais on rougissait des petitesses, et un besoin de grandeur enivrait les âmes. Ce prestige qu’il fallait conserver aux yeux des foules s’exerçait souvent par la hauteur du caractère. Si l’on apprenait surtout aux filles du XVIII^e siècle l’art de monter en carrosse et l’observation rigoureuse des prescriptions du bel air, on leur enseignait également qu’avoir l’âme basse était un déshonneur et que, si l’on manquait de délicatesse, il fallait du moins en garder l’apparence. Orgueil et hypocrisie peut-être, mais après l’humilité chrétienne l’orgueil n’est-il pas la plus sûre des sauvegardes? Il a été remplacé par la vanité qui médiocrise tout ce qu’elle touche. Quant à l’hypocrisie, sait-on toujours où elle finit et commence? Plus odieuse que le cynisme, ses conséquences morales et sociales sont moins dangereuses. La dédaigneuse indifférence de l’époque actuelle pour le raffinement des manifestations psychiques n’a d’ailleurs produit aucun effet salutaire dans les rapports des hommes au point de vue de la sincérité et de la logique. Dès que les intérêts entrent en jeu, le mensonge et les préjugés obscurcissent la généralité des esprits aujourd’hui comme autrefois. Pour ne point être obligé à la fatigue d’élever leurs âmes, beaucoup de gens taxent d’hypocrisie toute recherche de beauté morale en dehors d’une vie parfaite. Aux saints seuls cette ambition est permise. La question se posait déjà au XVII^e siècle. Quelqu’un voyant M^{me} de Montespan fort exacte aux rigueurs du carême, paraissait s’en étonner; à quoi la favorite répondit avec l’à-propos des Mortemart: «Parce qu’on commet une faute, faut-il donc les commettre toutes?» Cette réplique humble, fière et sage est le meilleur argument et le plus simple contre la théorie commode de l’abandon de soi-même. Les faiblesses, les passions dont on ne réussit pas à être toujours maître ne doivent pas détourner de la «route royale de l’âme». Platon l’indiquait à des hommes sujets à tous les entraînements. Les Grecs de son temps étaient des raffinés, des affamés d’art et de beauté plastique; ils avaient bien plus que les modernes le sens des choses exquises dans l’ordre naturel et physique. Cependant ces païens qui si longtemps avaient ignoré l’âme et auxquels elle ne fut révélée que par leurs philosophes, sentaient la grandeur morale des passions belles et fortes et s’inclinaient devant les stoïciens. Aucun parallèle, du reste, n’est possible entre les deux époques. Les amants de la beauté ne représentaient alors qu’une élite. Aujourd’hui l’élite est devenue foule et l’art s’est vulgarisé. Le lettré le plus fin, l’artiste le plus délicat, l’homme du monde le plus athénien voient leurs goûts apparemment partagés par les médiocres et les ignorants. L’art est devenu un objet de mode, le snobisme lui a coupé les ailes. Il faut les lui rendre et reformer l’élite; elle ne peut l’être que par la recherche de ce qui est difficile et élevé. La poursuite à la pièce rare ne doit pas se borner aux émaux, aux ivoires, à l’orfèvrerie Renaissance, il faut qu’elle s’étende au-delà des choses visibles et tangibles. L’élégance dans le caractère compléterait merveilleusement celle de la forme et de l’esprit. Les types en seraient plus variés que celui du visage humain; il y aurait des révélations de grâces mystérieuses, de fascinations secrètes... Parer l’être intérieur, pour que ses manifestations extérieures présentent une surface harmonieuse, c’est encore de l’art et même du grand art. Le monde est vieux et il est blasé sur bien des jouissances. Il suit les entraînements de la mode en vieillard aveugle qui n’a plus de passions. Pour rajeunir son imagination et son cœur, il faudrait inventer des buts nouveaux à atteindre. L’application du beau aux manifestations du caractère,—en dehors de toute préoccupation de religion ou de morale,—uniquement par le développement plus complet du sens esthétique, apporterait à la société un vigoureux élément de vie. Dans cette recherche du rare et du précieux moral, la concurrence des ignorants et des médiocres ne serait pas à craindre et l’élite se reformerait. Ce serait une aristocratie, dont les privilèges ne seraient pas contestés par les foules et qui échapperait à la convoitise du veau d’or que l’on adorait déjà, il y a trois mille ans, dans les plaines d’Horeb. Certes, pour les fils des hommes, la beauté de la forme restera la séductrice suprême; les harmonies de la nature continueront à faire la joie des yeux; les mots éloquents ne perdront pas le pouvoir de charmer et de troubler les âmes; les vibrations mélodieuses des sons entraîneront toujours les cœurs. Mais lorsque les raffinés intellectuels, les esthètes délicats auront compris que l’œuvre d’art ne peut être complète si le caractère n’a pas, lui aussi, sa beauté propre, une corde de plus sera attachée à la lyre humaine. Et il en sortira des harmonies nouvelles qui répandront leur enchantement sur les rêves des poètes, les inspirations des artistes et les vivifieront en les rajeunissant. * * * * * En disant que les préoccupations de raffinement moral étaient inconnues à notre temps, je n’ai considéré que cette partie intelligente et artiste de la société moderne qui, tout en se rattachant à telle ou telle forme religieuse, ne prétend point pratiquer et vivre les principes chrétiens et moraux. Il s’agit de voir maintenant si les hommes de foi essayent de conformer à l’esthétique morale les manifestations de leur caractère et de réaliser en eux-mêmes l’idéal de beauté auquel ils croient. L’Église catholique avait merveilleusement compris l’irrésistible puissance du beau. Ses cérémonies, ses symboles, ses chants, ses apothéoses, les poétiques légendes dont elle entoure la vie de ses saints, les grands mouvements collectifs qu’elle a provoqués en sont la preuve manifeste et éclatante. En tant qu’Église elle a conservé la magnificence de son culte et la poésie de ses symboles, mais les individus qui la composent ont suivi le courant utilitaire du siècle. Chez tous les chrétiens, à quelque confession qu’ils appartiennent, chez tous les adorateurs de la cause inconnue, la même tendance se retrouve: celle de ne pas rechercher la beauté dans la morale. Le positivisme qu’ils repoussent comme doctrine a mis sur eux son empreinte. Or l’éthique ne peut être complète sans esthétique, ou, pour mieux dire, elles sont confondues l’une dans l’autre; négliger l’élégance dans les manifestations de la vertu, c’est condamner la vertu à demeurer imparfaite, c’est lui enlever son prestige et son ascendant. Car si incohérent que soit l’homme, son sens logique demande qu’il y ait harmonie entre les sentiments, les actes et la façon dont ils se manifestent et s’accomplissent. A quoi l’on répondra que cette préoccupation de l’harmonie est du superflu et de la recherche. Notre époque est pratique, elle vise avant tout à l’indispensable. Quand la maison brûle, le temps manque pour s’arrêter aux bagatelles de la forme; les œuvres positives, les vertus qui se traduisent en faits sont les seules qui comptent. Ces protestations révèlent un état d’esprit faux, mais apparemment naturel et logique. La préoccupation qu’éveille le sort des classes malheureuses, l’attente de l’évolution sociale devaient produire comme effet inévitable l’utilitarisme de la vertu et diminuer la recherche de la beauté dans les manifestations morales. Les économistes, les savants, les philosophes positivistes sont dans le vrai de leur époque et de leurs théories en voulant développer chez les individus les tendances et les qualités aptes à rapporter égoïstement ou altruistement un équivalent immédiat d’avantages pratiques. Mais ce point de vue est-il également logique de la part des chrétiens, répond-il à l’esprit de l’Évangile, des prophètes et des précurseurs? La littérature imaginée de l’Orient a dans les Écritures son expression la plus haute, et la beauté s’y trouve à chaque page. Écoutons parler le Christ: ses paroles sont empreintes de grâce, de douceur, de majesté. La sombre grandeur des visions du vieil Esaïe atteint la sublimité tragique. Les chants du roi David: cris d’angoisse arrachés aux profondeurs de l’âme, extases d’amour, images suaves, expriment toute la beauté que la crainte ou l’espérance peut faire jaillir du cœur de l’homme. «La voix de l’Éternel brise les cèdres... La voix de l’Éternel fait trembler le désert... Tu es le plus beau des fils des hommes, la grâce est répandue sur tes lèvres... Dans le palais d’ivoire, des filles de rois sont parmi tes biens-aimées, la reine est à ta droite, parée d’or d’Ophir...» Les âmes religieuses d’aujourd’hui, absorbées par les œuvres utiles, ne songent plus guère à se revêtir symboliquement d’or d’Ophir, et il est rare que la grâce soit répandue sur leurs lèvres. Les Marthe abondent et les Marie ont disparu. Les parures secrètes et intimes paraissent superflues aux chrétiens modernes; ils oublient qu’il s’en dégage d’irrésistibles et subtiles attirances, car le visible n’est que le reflet des frémissements invisibles de la vie intérieure. A côté des devoirs imprescriptibles que la morale enseigne, à côté de la bienfaisance que la conscience impose, il y a la place de la pensée. Même dans le bien, elle peut être médiocre ou forte, étroite ou grande. Si elle se dessine en hauteur et en noblesse, tous les actes de la vie, religieux et autres, s’en ressentent. Elle ouvre des horizons, crée des atmosphères où les choses héroïques, belles, tendres, généreuses peuvent éclore et vivre. L’Évangile renferme une parole étonnante. Si elle n’avait été prononcée par le Christ elle paraîtrait impie: «Soyez parfait, comme votre père qui est aux cieux est parfait.» Appeler l’être humain à la ressemblance de celui dont les pieds reposent sur les étoiles, c’est l’appeler à vivre de beauté, c’est l’élever à une dignité suprême. Or, pour les croyants, la Bible n’est pas seulement un livre merveilleux, c’est la parole divine qui ne peut tromper. Ceci admis, il n’y a pas de grandeur transcendante à laquelle le chrétien n’ait le devoir d’aspirer. L’idéal des croyants de nos jours est bien éloigné de ces hauteurs. Être probe, raisonnablement philanthrope, actif pour la propagation des idées morales, observateur des formes et des obligations que la société impose, leurs aspirations s’arrêtent à ce niveau. L’échelle qu’ils montent n’est pas celle des anges; ils oublient la sublimité du modèle qui leur a été proposé, ils ne songent point à imprégner de beauté et de grandeur leurs actes et leurs pensées. L’espèce de discrédit où l’on tient aujourd’hui les vertus chrétiennes est dû à l’absence d’idéal esthétique chez ceux qui les pratiquent. Quand on prétend avoir pour guide les puissances surnaturelles, les médiocrités de pensée et de sentiment font dissonance. Dans les vies religieuses les plus actives les grandes lignes manquent, et elles manquent parce qu’on n’y aspire pas. Si les âmes pieuses se rendaient compte à quel point leurs inélégances morales nuisent à la cause divine, la conscience de leur responsabilité les ramènerait au culte de la beauté intérieure. Elles comprendraient que le développement de ce qu’il y a d’éternel en nous est plus important peut-être que les œuvres positives auxquels leurs heures sont consacrées. En s’embourgeoisant dans l’utilitarisme, l’idéal religieux s’est nécessairement rapetissé et vulgarisé; non seulement le sentiment de la majesté chrétienne n’enivre pas les âmes, mais elles croient à des laideurs permises; l’absence de douceur et de grâce semble presque une vertu à certains esprits rigides; l’humeur, la morosité, la rudesse un privilège inhérent à la pratique des devoirs pieux. Faire honneur au maître que l’on proclame, plaire, charmer pour lui, bien peu y pensent! Le sens de l’harmonie des choses est inconnu à beaucoup de cœurs religieux. Ils devraient se dire cependant que Dieu n’a pas fait la nature aussi belle pour que l’homme y fît tache. Dans la création le beau a une place supérieure à l’utile et les deux éléments se fondent l’un dans l’autre; les palmiers, les lis, les empourprements du ciel, toutes les splendeurs du firmament et de la terre doivent avoir leur équivalent dans l’ordre moral. Il faut que la poésie entre dans le bien pour qu’il devienne le beau. Les cœurs aujourd’hui sont las des choses vilaines et basses; les âmes demandent à être émues, la privation de la beauté les a accablées d’une inconsciente et lourde tristesse, elles sont prêtes pour les envolées mystiques. Le renouveau spiritualiste dont on mène si grand bruit, qu’est-il sinon un désir de beauté, un besoin d’harmonie? L’heure d’une lumineuse revanche semble avoir sonné pour les idéalistes. Tous les chrétiens devraient se rallier à la petite phalange, comprendre que le monde fatigué de scepticisme, désireux de beauté, suivra les guides qui le conduiront aux hautes cîmes. S’il y a dans l’humanité un principe inguérissable de péché, de douleur et de mort, il y a dans chaque être une part d’éternité dont il a le dépôt. L’essentiel est de donner à cette part tout le développement dont elle est susceptible, de ne pas étouffer le divin dans nos âmes. Les chrétiens, plus rapprochés de cette grâce intime qui est le parfum de l’être, mieux armés contre les passions discordantes, devraient sonner les cloches au large. L’appel de quelques raffinés intellectuels ne suffit pas, il faut des voix qui atteignent à tous les bouts de la terre pour combler cette lacune de la pensée moderne et proclamer le culte du beau en morale. CHAPITRE VI LE CULTE DE LA VÉRITÉ The world is upheld by the veracity of good men. (EMERSON.) Tandis que toute la création se tournait d’instinct vers la lumière, l’homme, seul, semblait la fuir; il refusait de regarder les hauteurs où elle rayonne, s’obstinant aveuglément à la croire contraire à sa paix et à son bonheur. Déjà, aux temps fabuleux, on voyait les masses épouvantées s’enfuir devant l’apparition de la vérité nue. Le phénomène s’est renouvelé à travers les âges, et les consciences l’ont accepté sans révolte, respirant à l’aise les miasmes du factice et de l’artificiel. La recherche de la vérité scientifique, à laquelle notre époque s’est passionnément acharnée, a précisé enfin, par le contraste, les mensonges sur lesquels s’établit, en grande partie, l’existence sociale et personnelle. Mais le sentiment de ces mensonges n’avait pas jusqu’ici pénétré les âmes. On voulait arracher à la terre ses secrets, au ciel ses mystères et l’on se contentait de l’artificiel dans la vie vécue, on le voulait, on le recherchait, on l’imposait même socialement et moralement. De là une mentalité factice, faussée, que l’ignorance ne justifiait plus et que l’exagération de la pensée moderne marquait d’une empreinte presque morbide. Aujourd’hui enfin la vérité semble avoir trouvé des disciples et les effets d’une œuvre secrète, élaborée dans quelques âmes par des forces supérieures, commencent à se manifester. Le vrai leur est apparu comme une puissance suprême digne de tous les sacrifices et vers laquelle la vie humaine devrait s’orienter. Mais ce mouvement ne doit pas se circonscrire à de rares esprits, il faut montrer à l’homme ce qu’il y a de puéril, d’absurde, de dangereux, de criminel dans les mensonges où il s’est complu. Il faut lui persuader, d’autre part, que la vérité est une amie, qu’à côté d’humiliations profondes elle donne des consolations supérieures, et que ce n’est point elle qui barre la route du bonheur. Il faut lui dire surtout que l’heure est grave, qu’un monde nouveau fait tressaillir les entrailles de la terre, et que, pour se préparer à y vivre, l’homme doit ceindre ses reins et affermir ses pas. Or, impossible de les affermir sur le sol mouvant du mensonge, impossible aussi de discerner la route où le pied ne bronchera pas, si l’horizon est obscurci. * * * * * Un seul mot exerce sur la créature humaine un invincible prestige, et tous les autres ne sont au fond que ses auxiliaires. Ce mot magique vers lequel toutes les facultés et toutes les forces se sont tendues depuis des milliers de générations restera éternellement l’objectif de l’humanité. Le goût du bonheur, que de mystérieuses origines lui ont transmis, est si puissant chez l’homme que, même agonisant, il le sent encore. Qu’il le place dans l’existence terrestre ou l’espérance d’un au-delà radieux, peu importe! la recherche reste identique: l’être humain, altruistement ou égoïstement, aspire et aspirera toujours à la réalisation de la félicité et à la disparition de la douleur. Le stoïcisme de ceux qui, ne croyant point à l’immortalité, n’en attendent aucune compensation, est un triomphe de la volonté sur l’instinct. Et encore, ce stoïcisme n’est-il qu’une sorte de cuirasse placée entre le cœur de l’homme et les souffrances qui le guettent. Or, l’aspiration à la non-souffrance équivaut presque dans ce monde du relatif où l’homme s’agite à une aspiration vers le bonheur. L’expérience des siècles vécus a appris aux habitants de ce monde que s’il y a des moments heureux il n’y a pas de vie heureuse. Cette science acquise n’a point ralenti leur poursuite; et, aujourd’hui, la loi du progrès, avec ses promesses d’un éternel devenir, permet de croire réellement à une amélioration future d’existence. Les applications merveilleuses des découvertes scientifiques, le développement du sentiment de la solidarité humaine font entrevoir un avenir où la souffrance matérielle sera allégée et où chaque être pourra prétendre à sa part de lumière et de chaleur. Ces espérances s’étendent aussi aux conditions psychologiques des individus: l’élargissement des horizons intellectuels, la compréhension plus juste des valeurs, la délivrance de ce poids mortel de solitude que la grande solidarité humaine fera disparaître, mettront l’homme en mesure, non d’échapper à la douleur, condition essentielle de tout perfectionnement, mais de la dominer et de savourer, dans les périodes de répit, la joie de vivre. La société a devant elle une œuvre immense à accomplir, une œuvre de reconstitution, dont on ne peut saisir encore toutes les conséquences et qui améliorera sans doute la destinée générale matériellement et législativement. Mais à côté du travail collectif, le travail individuel est nécessaire; la société ne peut l’accomplir pour l’homme. Elle lui dira: «Tu te plaignais, tu voulais une autre organisation, d’autres lois, une distribution plus équitable des biens, je t’ai donné tout cela. Va maintenant, cesse de te plaindre et sois heureux.» Mais l’homme ne saura jouir de cette vie nouvelle, s’il ne s’est pas renouvelé lui aussi intérieurement. A ces perfectionnements matériels d’existence, des perfectionnements moraux doivent correspondre, et ceux-là, l’individu ne peut les acquérir qu’à la sueur de sa conscience. L’esprit public, bon ou mauvais, facilitera ou entravera sa tâche, le travail n’en restera pas moins uniquement personnel. Il faut un acte de volonté pour que l’homme s’engage sur la route du bonheur relatif que l’avenir lui promet. C’est une première initiative; elle restera stérile si une seconde ne la suit pas immédiatement: la résolution de déblayer le chemin de l’obstacle qui en barre l’entrée. Cet obstacle est le mensonge sous toutes ses formes, hideuses ou séduisantes qu’elles soient. C’est l’ennemi irréconciliable, celui qui a changé en tragédie la vie terrestre. La plus grande partie des difficultés qui embarrassent l’homme, des compromis où sa conscience se déprave, des tristesses où son existence s’épuise, ont pour raison déterminante l’oubli du vrai, l’usage et l’abus du factice et du faux. Les préjugés cruels qui en dérivent, les injustices qu’ils imposent finissent par faire perdre à l’esprit humain la notion de la justice divine. On le sait, on le voit, on le déplore, et presque personne n’a le courage de soulever d’un coup d’épaule la charge de plomb qui l’écrase. «La gangrène du mensonge nous tue», dit Ibsen dans toutes ses pièces; mais il semble voir dans ce mensonge une sorte de fatalité inéluctable à laquelle la société condamne l’homme. Heureusement la société semble vouloir se transformer, et il faut qu’une élite la précède dans la répudiation du mensonge et le culte de la vérité. En disant mensonge, il s’agit du mensonge vécu, plus encore que du mensonge parlé. Le mensonge vécu est toujours un mal, certains mensonges parlés peuvent parfois être un devoir. Lorsque pour sauver une situation, éviter un malheur ou un désagrément grave, la bouche prononce un non au lieu d’un oui, l’être intime n’en est point contaminé; certes, si l’on remonte de l’effet à la cause, un péché quelconque de soi ou d’autrui est presque toujours la base de cette déviation indispensable de la vérité, mais l’âme qui a dû s’y soumettre n’est pas nécessairement pour cela une âme de mensonge. Il y en a qui éprouvent à devoir dissimuler et tromper une si âcre souffrance, une humiliation si intense qu’elles expient leur mensonge au moment même où elles le prononcent. Les mensonges conventionnels ou de politesse qui font affirmer des regrets ou une estime qu’on n’éprouve point dans le refus d’un dîner ou la fin d’une lettre, ne sont que de mauvaises habitudes sociales. Ils n’altèrent pas d’une façon sensible la sincérité d’une nature et, d’ailleurs, ne trompent personne. Ils deviennent pernicieux lorsqu’en les exagérant inutilement on essaye de leur donner une apparence de vérité. Il y a encore le mensonge que la charité impose. C’est la carte forcée. Devant certaines questions une réponse complètement franche serait souvent cruelle, elle affligerait inutilement; les consciences les plus droites, tout en essayant de rester le plus vraies possible, sont obligées de gazer, de mitiger, d’adoucir la forme et même la substance de leur pensée. Le mensonge de vanité ne fait de mal à personne, il est surtout une vulgarité, mais il rentre cependant dans la fausseté vécue, et est l’indice d’un éloignement volontaire de la vie vraie. Aucune considération supérieure ne l’imposant, il est inexcusable et nuisible à qui le prononce. Le mensonge de lâcheté, qui sert à nous excuser d’une maladresse commise, d’un devoir négligé est plus grave encore; il révèle des habitudes de fausseté contre lesquelles la conscience ne s’insurge plus et une absence totale du sentiment de nos responsabilités. Les catégories du mensonge parlé sont infinies; elles vont du mensonge de devoir au mensonge criminel, du mensonge de charité au mensonge de calomnie, elles ont rempli le monde de larmes, de hontes, de ruines, mais le mensonge vécu a peut-être fait plus de mal encore. Il a faussé les pensées et les sentiments, vicié l’atmosphère et il aurait bouleversé même les lois naturelles, si la nature n’avait pas une indomptable force de résistance. Il a pris toutes les formes, et les plus redoutables ont été souvent les plus insignifiantes, apparemment. La préoccupation de paraître, sans se soucier d’être réellement, a été le mensonge caractéristique de notre époque, et de ce premier mensonge tous les autres ont découlé, comme tombent une à une les perles d’un collier lorsque le fil a été rompu. Aujourd’hui que les courants bons ou mauvais se répandent largement et ne se limitent plus à certaines castes, ce goût de paraître s’est généralisé avec une effrayante rapidité. Le snobisme, ce terme ridicule, expression de la mentalité de toute une catégorie d’esprits, indique ce qu’il y a de factice dans les manifestations du goût et les aspirations individuelles. Cette maladie vulgaire, insignifiante en soi, a causé dans la conscience humaine des ravages dont on n’a pas assez mesuré la gravité et l’étendue. Elle a passé comme une faulx sur un champ, nivelant toute l’herbe au ras du sol, détruisant les originalités vraies, coupant plus sûrement que la baguette de Tarquin les pavots à tête trop élevée. Les moralistes modernes attribuent une partie considérable des erreurs du temps présent à son amour excessif de la richesse. La course à la fortune, disent-ils, a stérilisé les cœurs et les imaginations, la plutocratie a écrasé l’idéal. Certes, le besoin de posséder et de jouir a déplacé dans l’esprit humain l’échelle des valeurs, mais si une balance pouvait s’établir entre les différentes causes qui ont détourné l’homme moderne de sa vraie voie, le goût de paraître la ferait pencher. Désirer être riche, désirer une situation importante, désirer les jouissances matérielles, c’est désirer une réalité; ce désir peut être accompagné des plus malsaines pensées, il n’en reste pas moins une aspiration vers des faits réels, et la conception de la vérité n’est pas altérée dans l’esprit humain par cette recherche, elle n’établit pas la vie sur une base de fausseté. Mais que devient la mentalité de ceux que l’apparence rassasie, que le chatoiement des mots et des choses satisfait, et qui acceptent, sans discussion intérieure, sottises et préjugés, pourvu que le reflet en tombe de haut? Si cette maladie du snobisme ne s’était pas si étrangement répandue, s’attaquant même aux âmes sincères, il ne vaudrait pas la peine d’en relever l’existence, tellement elle est médiocre, faite pour les médiocres et peu intéressante en soi. Malheureusement elle a pénétré dans les milieux qui auraient dû lui opposer le plus de résistance, abaissant les caractères, oblitérant le jugement, aboutissant à une recherche agitée de satisfactions vaniteuses, à une pauvreté intellectuelle et morale que d’artificiels enthousiasmes remplissent seuls. Les esprits éclairés et indépendants—il en existe encore—ont commencé par hausser les épaules devant les ridicules symptômes, sans s’apercevoir que le microbe qui les déterminait appartenait à une espèce dangereuse. Lorsque leurs yeux se sont ouverts, la contagion s’était répandue; quittant les cercles exclusivement mondains, elle s’était attaquée à l’art, à la littérature, à la science, au patriotisme, à la religion même. Elle avait poussé les hommes aux imitations serviles, aux compromis bas, aux lâchetés et aux reniements; on connaît aujourd’hui les ravages moraux dont elle est responsable, et l’on comprend enfin que le simple quolibet ne suffit pas à la combattre. Une autre force mensongère, contraire à la vérité, en antagonisme direct avec elle, est l’esprit d’intolérance. Il a pu être utile jadis à l’établissement et au développement de certaines organisations, mais son rôle historique n’en reste pas moins contestable au point de vue du bien général. D’ailleurs les générations actuelles ne sont pas appelées à revivre les siècles passés; elles doivent vivre leur époque, se conformer à ses besoins, ne pas enrayer ses progrès. Or l’intolérance, quelque nom qu’elle prenne, de quelque parti qu’elle sorte, est absolument contraire à l’essence de l’esprit moderne. Il est impossible aujourd’hui de plaider l’ignorance pour l’excuser: tout se connaît, tout se discute; on ne peut plus être inconscient des fautes et des faiblesses de son parti, ni ignorer ce que le parti adverse renferme de bon, de sage, de juste. Le manque de tolérance prend donc actuellement un caractère de mauvaise foi, d’aveuglement impénitent qui la déconsidère. L’esprit de liberté, l’esprit scientifique, sont en opposition directe avec cette tendance, même lorsqu’elle revêt une forme patriotique ou religieuse. Tout se transforme: patrie et religion, et telles que ces forces sont comprises aujourd’hui par les cœurs généreux, elles répudient toute étroitesse. L’homme qui n’aime pas les autres pays ne peut aimer le sien propre: son patriotisme n’est qu’orgueil et égoïsme. L’homme qui hait les autres hommes, au nom de Dieu, n’a aucune conception des principes essentiels du christianisme. Il est moins chrétien que l’athée, il montre que l’esprit de l’Évangile lui est absolument étranger. Les habitudes intellectuelles de notre époque ont façonné nos yeux à la perception de la vérité; quand nous l’avons aperçue, l’intolérance devient impossible, elle tombe de nous comme un vêtement usé. Par conséquent, ceux qui la pratiquent encore appartiennent à la catégorie des aveugles volontaires qui ferment leurs yeux pour vivre en paix leur mensonge et ne pas être éblouis par la lumière. Les préjugés sont fils de l’intolérance; il y en a d’utiles, de nécessaires, de respectables même, étant donné l’ordre social actuel, mais eux aussi sont mensonges. Il en est d’ailleurs d’absurdes et de cruels, fondés sur le néant. Et on leur sacrifie gens et choses, tout en admettant parfaitement leur inconsistance. «Oui, je sais, ce sont des préjugés, mais j’aime mes préjugés!» Et, sur ce raisonnement, on commet les plus perfides et basses actions, la conscience à l’aise. Chérir et caresser le préjugé représente une mentalité élégante aux yeux de beaucoup de personnes, et, moins il a de base, plus on le trouve habile et digne d’imitation. Seize quartiers de noblesse excusent certaines étroitesses de jugement; mais avoir les étroitesses sans les quartiers, c’est le triomphe du factice et du faux. Les femmes excellent en ces jeux. Les plus sincères ont des moments de révolte, mais ils ne durent pas; elles préfèrent ces mensonges acceptés et vécus à une recherche de la vérité qui les déclasserait, les exposerait à leur tour aux préjugés des autres femmes. Sur cette pente du snobisme, de l’intolérance et des préjugés, les plus honnêtes gens se laissent glisser jusqu’à une oblitération complète de la conscience. Ils sont tellement imprégnés de mensonge qu’ils ne peuvent plus respirer dans une «ambiance» pure. Ils savent au fond d’eux-mêmes qu’ils sont dans le faux, et ils refusent de s’éclairer, car une fois éclairés, ils risqueraient de devoir prendre une décision contraire à leurs intérêts personnels, à leurs préjugés mesquins, à leur absurde désir de paraître sans être. Par égoïsme, ils en arrivent à se rendre complices des plus odieuses machinations, à refuser le droit de justice, à admettre des points de vue d’une inqualifiable cruauté. La mauvaise foi qui sert de base à la plupart des rapports sociaux et qui les dénature n’est autre chose que la suite logique de ces mensonges vécus. Je ne parle pas de cette mauvaise foi que le code se charge de punir, mais de celle que les honnêtes gens pratiquent à l’aise dans leurs actes et leurs discussions. En politique, en journalisme, en affaires, dans toutes les manifestations de la vie sociale, elle sert de base aux transactions, aux attaques et aux défenses. C’est une habitude dégradante, bien plus corruptrice que le jeu des passions. Elle est, en outre, inutile, car étant l’apanage de tous les partis, elle ne sert plus à aucun. Dans la vie privée, les mêmes inconvénients se retrouvent. Même dans la famille,—la moins faussée encore des organisations sociales, parce qu’elle s’appuie sur les lois naturelles,—que de mauvaise foi préside souvent aux rapports, aux délibérations, aux résolutions! Ces mensonges qu’elle voit vivre par ceux qu’elle respecte le plus au monde, ne peut que préparer la jeunesse à l’existence artificielle et fausse. Qu’il s’agisse de carrière, de mariage, la préoccupation de frauder la vérité perce de quelque côté. Plutôt que de ne tromper personne on se tromperait soi-même, et l’habitude est tellement enracinée que les plus sincères croient à peine en eux-mêmes et ont cessé entièrement de croire aux autres. La disproportion qui existe entre les principes, soi-disant directeurs de la société, et leur application dans la vie vécue est le plus grave mensonge de notre époque. A quoi bon tant de principes pour ne pas les appliquer ou les appliquer si contradictoirement? Telle manifestation du péché mérite le mépris, telle autre l’admiration; le mal a cessé d’être le mal d’une façon absolue, c’est une question d’adresse ou de situation. Les formules prud’hommesques continuent cependant à s’étaler partout, et on enseigne en même temps le moyen de contourner leurs angles trop droits. On les contournera toujours, c’est dans la nature humaine; le mensonge est de manquer aux principes en les proclamant, ce qui trouble les idées. Troubler les idées, c’est la grande arme de notre époque, le meilleur moyen d’attaquer, le meilleur moyen de se défendre. Accusations ou éloges, mensonges! Tout se jette dans le tourbillon, et ce tourbillon finit par créer une atmosphère. Cette mauvaise foi dans les rapports, dans les paroles prend toutes les formes. Ceux qui refusent de se servir de l’arme déloyale sont broyés par la vie. Mentez, il en restera toujours quelque chose, si vous mentez suivant vos intérêts ou vos haines. L’homme qui veut se soustraire à cette obligation doit déployer dans l’existence une énergie double, des quantités triples, et cette lutte titanesque contre le mensonge en fait presque toujours un révolté. Partout où l’on regarde aujourd’hui, on voit le mensonge installé à la place d’honneur, dominant la vie des individus et des états, répété par des honnêtes gens qui en connaissent la fausseté et s’en font cependant les gardiens et les porte-voix. Il semble qu’un mot de vérité ferait crouler l’édifice, et, pour le soutenir, vite on accumule les paroles mensongères, les affirmations fausses, les sentiments factices. Maintenant tout s’effrite, les fondations et la bâtisse: poutres, ciment, barres de fer, rien ne tient plus! C’est la pourriture du dedans qui renverse la maison et non les coups du dehors; l’homme regarde avec effroi son abri s’effondrer et commence à comprendre qu’il a basé sa vie sociale et morale sur un sol artificiel et que ses racines ne plongent plus dans le sein fécond de la vieille Cybèle. * * * * * Les ravages du mensonge n’ont pas atteint le même point chez tous les peuples; certaines races ont conservé pour la vérité une sorte de respect, hypocrite peut-être, mais qui empêche le désagrégement des molécules et maintient la cohésion de l’ensemble. D’autres nations, plus arriérées comme civilisation et liberté, ne se sont pas aperçues encore du mensonge sur lequel repose une partie des institutions et elles acceptent, sans même le discerner, le mensonge social; leur intelligence, ignorante des méthodes scientifiques, ne s’applique point à la recherche des causes déterminantes des phénomènes moraux. Par conséquent, les attentats qu’elles commettent contre la vérité n’ont pas d’aussi redoutables résultats pour les consciences; elles sont, pour ainsi dire, irresponsables de leur mauvaise foi. Mais les races latines, si fines, si clairvoyantes, si avisées, auxquelles rien n’échappe ni en elles, ni en dehors d’elles, ne peuvent plaider les mêmes excuses. Et pourtant le mensonge y a acquis une force dissolvante extraordinaire; d’abord parce que sa floraison y a été merveilleuse d’intensité, pour des raisons historiques, géographiques, ethnographiques qu’il serait trop long d’énumérer ici; ensuite, parce que la dissimulation y est ouvertement considérée comme une force permise à l’usage des habiles. Cette idée en se généralisant a envahi non seulement les directeurs du troupeau, mais le troupeau entier et a produit un état mental particulier qui, faisant perdre à l’homme le respect de lui-même, devait inévitablement tarir ses forces vitales et enrayer ses progrès. Ce qu’il y a de spécial à notre époque dans cette habitude du mensonge, c’est que tous le pratiquent ou sont soupçonnés de le pratiquer. Dire d’un homme aujourd’hui qu’il est honnête ne signifie point qu’on peut se fier implicitement à sa parole. Ceux qui ne mentent jamais n’en recueillent pas plus de considération, parce qu’au fond on ne croit à la véracité de personne. Les cœurs religieux eux-mêmes se sont trouvés impuissants contre le courant: ils auraient dû être les gardiens de la vérité, et ils se sont pliés comme les autres à tous les mensonges sociaux: préjugés, conventions, injustices patentes, acceptation commode des faits accomplis et des formules toutes faites, affirmation de principes auxquels on n’essaye même pas de conformer sa vie. Vouloir réformer le monde d’un seul coup et espérer battre en brèche rapidement le mensonge social est chose impossible. L’œuvre collective ne s’accomplira que par lentes évolutions. Elle a ses apôtres et ses disciples. Tous ne peuvent y concourir activement, tous n’ont pas une vocation déterminée, mais le devoir des esprits droits et des intelligences fermes est de ne pas s’isoler de ce mouvement et de ne pas l’entraver, même s’il comporte des sacrifices graves. Ce qui tend à ramener la vérité dans la vie humaine, doit être encouragé et soutenu, mais il ne s’agit pas de combattre les moulins à vent et de partir en guerre contre les usages établis; certaines surfaces demandent à être supportées et respectées. Ce qui est mensonge dans les choses tombera de soi-même lorsque la vérité sera considérée comme une force bienfaisante. Mais pour que les efforts des apôtres de la vérité, pour que les sentiments de ceux qui les suivent et les encouragent soient féconds, il faut que ces hommes, ces femmes apprennent à rechercher la lumière en eux-mêmes, à tout examiner sous ce rayonnement implacable, à appliquer à leur propre vie la méthode, l’investigation rigoureuse, à se servir vis-à-vis d’eux-mêmes d’instruments de précision. Il ne s’agit pas seulement de préparer l’avenir, mais de réaliser en soi, dès aujourd’hui, une vérité possible; cette obligation s’impose, non seulement aux directeurs attitrés de la pensée moderne, mais à toutes les intelligences et à toutes les âmes capables de concevoir et de ressentir la beauté du vrai. Cette orientation nouvelle de la vie morale comprend deux parties: la pratique de la vérité vis-à-vis de nous-mêmes, la pratique de la vérité vis-à-vis des autres. La première est immédiatement applicable; la seconde a besoin pour pouvoir s’exercer de l’éducation que l’habitude de la sincérité personnelle aura donné à l’âme. Sans qu’ils s’en doutent, les êtres humains vivent presque tous dans le faux et dans le rêve. Dans le faux parce qu’ils prétendent sentir, penser et admettre une foule d’idées et de sentiments dont un examen consciencieux, même superficiel démontrerait la non-existence. Ne serait-il pas plus digne, plus sérieux, plus pratique de se dégager de ces formules vides, de ces sensations artificielles, de ces conceptions erronées qui entraînent et égarent? Apprendre à regarder les vérités face à face, celles de la vie, des faits, des circonstances, serait se revêtir d’une cuirasse préservatrice et d’armes de combat efficaces. La plupart du temps l’homme est vaincu dans les luttes, parce qu’il ne se rend pas un compte exact de ses propres forces et de celles de ses adversaires. Il préfère fermer les yeux aux clartés qui découragent ou offusquent. Il ne tient pas assez compte de la loi des causes et des effets, ces grands chanceliers de Dieu, comme les appelle Emerson; il ne veut pas regarder les causes, de peur d’y trouver l’explication ou l’augure de ses défaites passées ou futures. Autour de lui, de ses enfants, de ceux qui l’entourent, il élève une muraille dont chaque pierre est une idée fausse. Les exemples sont inutiles, il suffit de réfléchir un instant, et ils arrivent en foule. L’homme passe les années que Dieu lui donne à se forger des illusions qu’il refuse de passer au crible de la réalité. Le même phénomène se retrouve dans sa vie intérieure. L’être humain qui soumet toutes les manifestations de sa vie morale à la lumière de la vérité est une exception. Généralement il se ment à lui-même tout le temps; les plus honnêtes vivent dans une sorte de rêve inconscient. Par moments une clarté soudaine se fait, ils voient leur misère et reculent épouvantés, écœurés, anéantis. Mais, au lieu de faire de cette vision une habitude constante, de l’évoquer courageusement, ils s’empressent d’élever entre elle et eux un échafaudage d’illusions et de rêves, attribuant à leurs stériles aspirations vers le bien le mérite de réalités vécues. Se placer en face de la vérité dans toutes les circonstances et dans tous les moments ne signifie point mener une vie parfaite, ni même atteindre un haut degré de moralité. L’homme sincère a des passions comme les autres, il est soumis comme les autres aux lois naturelles, peut-être avec plus de force même, car l’habitude de la vérité augmente la force vitale. Mais, si la parfaite franchise vis-à-vis de soi-même ne suffit pas à moraliser les individus, elle est cependant la condition essentielle de toute moralité; sans elle, l’existence la plus admirable d’apparence n’est qu’un de ces sépulcres blanchis dont parle l’Écriture. Il y a, d’ailleurs, des chances pour que la vision nette de ses misères ramène l’homme dans la voie droite. En tout cas, ses erreurs, ses faiblesses, ses irrégularités n’auront pas la tare irrémédiable du mensonge voulu, chéri, caressé; ses fautes, pour graves qu’elles soient, revêtiront une sorte de grandeur, et sa conscience n’en sera pas dépravée. La fausseté rapetisse le bien; la sincérité, en une certaine mesure, purifie le mal. Lorsque l’habitude de n’apprécier en tout que le vrai dominera les âmes, l’activité humaine doublera. L’homme ne pourra plus supporter en lui des aspirations, des intentions, des rêves qu’il ne traduira pas en actes. Il les étouffera s’il ne peut travailler à les réaliser. Et le phénomène se produira aussi bien dans l’ordre moral que dans l’ordre des faits matériels. Toute la mentalité humaine changera, l’échelle des valeurs subira de radicales modifications. Le mépris tombera sur ce qui représente aujourd’hui le prestige; l’amour de la gloire vraie remplacera les mesquineries vaniteuses; la course effrénée à l’_arrivage_ sera considérée comme un aveu d’infériorité; l’artificiel en littérature et en art s’effondrera comme un échafaudage de planches légères qu’un coup de marteau suffit à détruire. Le travail individuel d’une élite, si peu nombreuse qu’elle soit au début, suffira à renverser plus d’un faux dieu et à créer un courant favorable à l’institution d’une religion nouvelle, à laquelle toutes les autres pourront participer, car toutes ont le mot de vérité inscrit dans leurs livres. Les chrétiens sincères devraient apporter le contingent de leurs forces à la formation de cette élite, ils ne feraient ainsi qu’obéir aux injonctions de leur Dieu qui s’est proclamé lui-même vérité et vie, indiquant que les deux mots ne peuvent être disjoints. La franchise vis-à-vis de soi-même, consciencieusement pratiquée, modifiera inévitablement nos rapports vis-à-vis d’autrui, mais le changement ne pourra s’accomplir que prudemment et progressivement. L’introduction soudaine d’une sincérité intempestive dans les relations sociales serait inutile et dangereuse. Le droit du silence, ce droit indiscutable, sans lequel la dignité humaine deviendrait impossible, est le meilleur gardien de notre véracité. Que de mensonges parlés son usage nous éviterait pour ce qui concerne les autres et nous concerne nous-mêmes! La pratique de la réserve morale, cette pudeur qui empêche les âmes délicates de livrer leurs secrets, met l’homme à l’abri des investigations indiscrètes auxquelles il doit parer sans cela par la dissimulation ou l’artifice; apprendre à se taire sur les sujets où la franchise complète ne serait pas de mise, est donc une sagesse et une force. On reste ainsi dans la vérité vis-à-vis de Dieu et de soi-même, sans tromper, froisser ou affliger les autres par des paroles fausses, blessantes ou pénibles. Lorsque les habitudes de véracité auront pénétré les consciences, l’homme pourra avoir à l’égard de son prochain des franchises, des sincérités impossibles ou du moins difficiles actuellement. Les rapports n’en seront ni plus âpres ni moins cordiaux, car la vision nette de notre état intérieur nous rendra forcément indulgents et compréhensifs. Le factice et l’artificiel une fois bannis, les relations ne se fonderont plus que sur des sympathies réelles. Tous les mots flatteurs et affectueux qui s’échangent aujourd’hui dans le monde ont perdu leur signification; ils produisent un petit chatouillement de vanité, mais l’inspirent aucune confiance. Ils font partie du métier mondain ou simplement social; rien n’en reste, et l’homme se trouve dégradé par le seul fait de la non-valeur des mots qu’il prononce abondamment. Le jour où, dans un certain nombre d’esprits, ce travail personnel se sera accompli, le mépris du mensonge vécu si longtemps montera des consciences au cœur. Tous éprouveront une honte de s’être satisfaits d’un état moral si inférieur, si absurde, si mesquin... Et ce jour-là, les plus véridiques comprendront quelle part ils ont eue dans la construction du temple que notre époque, chercheuse de vérité, a élevé au mensonge. Cette terreur qui a de tous temps éloigné les hommes de la vérité est instinctive, et jusqu’à un certain point justifiée; elle procède de ce que les Eglises appellent le péché originel ou, pour mieux dire, la tragédie mystérieuse qui a creusé l’abîme entre l’âme humaine et ses origines divines. Le mensonge nous en dissimule la profondeur, la vérité nous la montre, et pourtant elle seule peut aider à le combler. Mais, pour oser toujours la regarder face à face cette vérité, une certaine trempe est nécessaire, et on ne peut l’acquérir que lentement, par un effort constant de volonté. La tentation de détourner la tête est souvent irrésistible; c’est un tel repos de s’illusionner, de ne pas constater, d’accuser la destinée et non soi-même, de se figurer que l’irréparable est réparable, de nourrir son cœur et son esprit de rêveries qui engourdissent les douleurs et voilent les états de conscience. Nous ne nous apercevons pas qu’elles portent en elles un germe de mort. Il n’y a chaleur que là où il y a lumière, il n’y a vie que là où il y a chaleur; c’est ainsi dans la nature physique, et le même phénomène se répète identiquement dans l’ordre moral. Certes, se placer toujours sous l’œil de la vérité, c’est courtiser une rude maîtresse; c’est apprendre à connaître sa propre misère, à constater tout ce qui défigure notre image; c’est se soumettre à des crises d’anéantissement vis-à-vis de Dieu et de nous-mêmes. Souvent, semblables à Moïse sur le mont Sinaï, nous ne pouvons supporter cette lumière, nous devons nous prosterner la face contre terre pour ne pas être brûlés par elle. Mais de ces crises notre être intérieur sort trempé et renforcé; si la vérité écrase souvent, elle relève, elle transporte aussi; les âmes, par le contact direct avec cette lumière qui est Dieu, acquièrent le sentiment de leur origine divine, la certitude de leur liberté et de leur force. Ces heures-là compensent les plus rudes humiliations. Ils sont rares sans doute ces moments: les passions, les faiblesses, les incapacités de notre nature nous retiennent, nous entravent sur cette route lumineuse; mais une fois goûtés, on n’en perd plus la saveur, et pour la retrouver l’on se replace de bon gré, sous la clarté divine, acceptant les brûlures pour connaître les transports, se soumettant à l’écrasement salutaire d’où sort le renouvellement des énergies. Intellectuellement aussi l’homme ne peut que gagner au contact de la vérité. Scientifiquement et historiquement, c’est indiscutable; artistiquement, c’est admis en partie; mais le fait doit s’étendre à toutes les manifestations de l’esprit. On souffre aujourd’hui d’un nivellement amoindrissant. Le but est bien d’inventer des genres nouveaux en musique, en peinture, en littérature; mais ce sont des genres, ce n’est pas de l’originalité vraie; lorsque le succès arrive, la horde des imitateurs surgit. Le besoin de vérité mis en pratique ferait disparaître genre et imitations; chacun voudrait être créateur, et lorsque l’inspiration désirée ne viendrait pas, on renoncerait à la symphonie, au tableau, au poème pour des métiers plus humbles. L’art et la littérature y gagneraient considérablement, et le nombre des ratés diminuerait. En politique également, la vérité simplifierait bien des choses. Elle est contraire à toutes les traditions, mais l’on peut se demander si le système suivi jusqu’ici a produit de très satisfaisants résultats pour le bonheur de l’humanité. Le droit du silence suffirait à garantir des indiscrétions dangereuses. Un homme d’état célèbre a dit qu’en politique la sincérité était la plus grande des habilités, mais personne n’a relevé la formule, et ni rescrit impérial, ni motion républicaine ne suffiraient à l’imposer. Là encore, c’est par le travail individuel des consciences qu’on arrivera à changer l’orientation des esprits chargés de gouverner les nations. Lorsque chaque individu se sera fait une éducation personnelle par la pratique de la vérité, il tiendra à honneur d’être lui-même et de se montrer tel qu’il est. Ce sera sa dignité; il aura honte des attitudes artificielles qui servent aux hommes à dissimuler leur individualité vraie. Il aimera ouvertement ce qu’il aime, haïra ce qu’il hait. Bien entendu, certaines surfaces et certaines formes devront être respectées; aucune société humaine ne serait possible sans cela. Mais on ne se croira plus obligé de partager les préjugés, les admirations, les points de vue du groupe auquel on appartient par sa famille ou sa situation. Chaque être voudra être soi. Quel renouvellement de toutes choses! l’humanité en sera rafraîchie, rajeunie; l’ennui qui dévore les classes dirigeantes se dissipera, car leur champ d’observation s’élargira étrangement, il deviendra varié, multiple, immense. Les originalités surgiront, les copies serviles seront ridiculisées, les habitudes moutonnières ne serviront plus de règles inflexibles à toutes les vies; l’empire de la mode sera remplacé par la fantaisie individuelle... Ce sont là les résultats secondaires de la révolution morale que le contact avec la vérité imposera aux hommes. Quelques existences vivifiées suffiraient à la provoquer; la formation de cette élite semble prochaine, mais pour être efficace, elle devrait se recruter dans tous les partis. Qu’importe les dénominations! Une seule vaut: l’amour de la vérité, c’est-à-dire l’amour du Dieu de vérité! Les uns l’appellent l’Éternel, les autres le Père; d’autres encore l’honorent sous le nom de justice immanente, mais tous peuvent se rencontrer dans cette communion du vrai. Ce qui différencie réellement les hommes entre eux, ce ne sont ni les dénominations ni les opinions politiques; c’est le plus ou moins d’empire que la vérité a dans leurs cœurs. Que de Pharisiens respectables haïssent la lumière, et que de péagers la chérissent! Malgré leurs défaillances et leurs chutes, ils regardent sans cesse vers elle et l’adorent. Cette adoration du vrai doit être la base de la société de l’avenir, la religion commune de tous les esprits sincères. Elle a des adversaires puissants, la lutte sera acharnée, les instincts de notre nature lui opposeront de formidables barrières, mais il faut croire en son triomphe final, seule espérance de bonheur que puisse avoir l’humanité. Il faut y croire, même si nous la voyons poursuivie, écrasée, morte. «La vérité ne peut jamais être ensevelie plus de trois jours. Le troisième jour elle ressuscitera, malgré tous les Pharisiens et Sadducéens qui voudraient la retenir dans sa tombe[12].» CHAPITRE VII LA BONTÉ Soyez bons dans les profondeurs, et vous verrez que ceux qui vous entourent deviendront bons jusqu’aux mêmes profondeurs. Maurice MAETERLINCK. Maurice Maeterlinck a écrit dans le _Trésor des humbles_ un chapitre sur la bonté invisible qui est peut-être le plus beau de son livre. La forme symbolique, un peu obscure, dont il enveloppe certaines vérités ésotériques n’empêche pas sa pensée, élevée en hauteur, de se manifester avec une clarté suffisante. La bonté invisible, dit-il, n’est pas de ce monde, et cependant se mêle à la plupart de nos agitations... Elle ne se montre pas... elle se cache comme si elle avait peur d’user de sa puissance... Et l’auteur décrit les rapports mystérieux, doux et forts qui peuvent s’établir d’âme à âme par la puissance sentie, ne fût-ce qu’un instant de cette lumière secrète. Lorsque Maeterlinck parle de ces régions supérieures où les dieux vivent, de ces contacts imprévus et soudains d’où naissent les «certitudes inouïes», on croit apercevoir un des coins du voile se soulever. Mais ce réveil de l’inexplicable, ce mouvement intime qui pousse certains esprits à se demander chaque soir: «Qu’ai-je fait d’immortel aujourd’hui?» ne peut se produire que chez les âmes préparées par une longue vie intérieure aux révélations spéciales, aux communications secrètes avec les forces supérieures. C’est le domaine des consciences exceptionnelles. Je voudrais parler ici d’une bonté plus visible, plus à portée de tous, qui se renouvelle aux mêmes sources que la bonté invisible, mais dont les manifestations rentrent dans le domaine simple de la vie journalière et des rapports constants entre les êtres que la volonté de Dieu ou le hasard de la destinée a réunis dans un cercle commun d’existence. * * * * * Je tiens d’abord à établir que, par bonté, je n’entends point philanthropie, ni même charité. Une personne bonne aura évidemment compassion de toutes les souffrances et essaiera de les diminuer, mais la proposition ne peut être renversée; les œuvres de bienfaisance regorgent d’individualités dures et acrimonieuses qui ne satisfont guère en s’occupant d’autrui qu’un besoin d’autorité, d’agitation, de modernité. Quelques-unes traitent si durement les créatures dans leur dépendance, que les misérables préfèrent souvent se passer de bienfaits aussi maussadement distribués. Au moindre dérangement, à la moindre insistance, ces soi-disant philanthropes s’énervent, s’irritent, entrent même parfois en fureur, humiliant par de méprisantes paroles les pauvres êtres qui les implorent. Les femmes sont les plus irascibles: quand une de leurs protégées est assez hardie pour se présenter devant elles sans y être autorisée, il faut entendre ces anges de la charité! Comme aucune notion de justice n’éclaire leur intelligence, ce qu’elles font pour autrui, leur paraît si immense, si admirable, qu’il est inutile de l’assaisonner d’un peu de bonne grâce. Elles ignorent la compassion; la sympathie n’habite pas leur cœur et la bonté y est étrangère. D’autres personnalités—et c’est là une seconde catégorie—sentent et pratiquent réellement la charité vis-à-vis des indigents; elles ont pitié des besoigneux et font pour les secourir de vrais sacrifices de temps, d’argent, de santé. Mais leur cœur ne s’ouvre que pour les misérables, il reste dur vis-à-vis de ceux dont la vie est normale, éclairée de quelques lueurs de bonheur. Leur intérêt a besoin pour naître et se développer de l’abaissement du prochain, de son malheur, de sa pauvreté. La déchéance matérielle est le rayon de soleil qui fait germer en ces âmes les sentiments altruistes. Pour leurs égaux elles demeurent froides et implacables; ils ne sont pas des frères à aimer, mais des rivaux à craindre, et il est intelligent de fermer contre eux les portes du cœur. Cette charité unilatérale n’est pas la bonté, ou du moins c’est une bonté partielle; elle est semblable à un arbre dont une branche seule porterait des fruits. Dans cette nomenclature des bienfaiteurs humanitaires, auxquels la bonté lumineuse et chaude est inconnue, il ne faut pas oublier les justiciers, ceux que domine l’orgueil spirituel, et qui, se posant en redresseurs des consciences, distribuent généreusement conseils et censures. Ils s’intéressent à leur prochain, oui, certes, mais en grands prêtres chargés de rechercher et de châtier le pécheur. Leur esprit un peu étroit ne voit que la surface des choses, ils mettent des étiquettes, classent, catégorisent. Je pense toujours que ces gens-là auront de grandes surprises quand ils entendront Dieu prononcer ses jugements dans les demeures célestes. Ils estiment le moule plus que la substance, travestissent l’histoire, ne comprennent pas la vertu féconde qui se dégage des paroles sincères et des tableaux vrais. Ils crient à l’immoralité, jettent l’anathème, condamnent et exécuteraient volontiers ce prochain, au bien duquel ils prétendent consacrer leurs énergies et leurs sentiments. Philanthropes à l’âme dure et vous bienfaiteurs des pauvres, dont le cœur est fermé à vos égaux, et vous aussi contempteurs orgueilleux des faiblesses humaines, vous ignorez le culte de la bonté, son rayonnement ne vous a point pénétrés, l’amour de cette perle cachée, rare, unique, exquise vous est inconnu... Les faits seuls vous frappent; vous comptez l’argent qui se donne, voyez les secours qui se distribuent, écoutez les sentences qui se prononcent, mais vous êtes aveugles à la fascination profonde qu’a le regard, le sourire, le geste des êtres bons. Surtout vous ne voulez point voir que la bonté est une chose en soi comme la beauté. Vous vous obstinez à la chercher uniquement—si tant est que vous la cherchiez jamais—chez les personnalités très vertueuses, comme si la bonté était l’éthique. Il ne peut y avoir de véritable éthique sans bonté, mais la bonté est avant tout un sentiment, un sentiment qui peut germer dans n’importe quel terrain. J’ai connu de terribles pécheurs qui la pratiquaient avec une infinie délicatesse, j’ai vu des pécheresses qui en avaient le cœur rempli, et hélas! j’ai constaté souvent chez des gens très corrects l’absence complète de cet élément divin. La bonté, on ne saurait assez le répéter, est donc une chose en soi comme la beauté, seulement sa force est toujours bienfaisante; elle ne suggestionne pas les passions, ne dérègle pas la pensée et étant d’essence immortelle ne subit pas les détériorations du temps. Il est évident que les fruits d’une bonté étayée de morale et de sagesse ont des saveurs et des aromes supérieurs à ceux des plantes dont les racines tirent leur suc d’un sol ravagé par les tempêtes et où le feu du ciel est tombé. La bonté donc, tout en pouvant croître dans les marais ou sur les rochers brûlés, ne donne sa floraison complète que dans certaines conditions de climat et de terrain. Largement cultivée, réchauffée au soleil bienfaisant de la sympathie humaine, elle pourrait donner des fruits d’essence miraculeuse, aptes à apaiser la faim et la soif des êtres qui périssent mentalement, faute du morceau de pain ou de la goutte d’eau capables de leur donner la force de vivre. Car, si le nombre des affamés de nourriture matérielle est incalculable, celui des malheureux affamés d’aliments spirituels est plus considérable encore. Tous ne sont pas conscients de ce besoin, quoique tous plus ou moins en souffrent. Mais pour être efficaces les meilleurs baumes ont besoin d’inspirer confiance; celui qui l’ordonne ou l’applique doit être revêtu de prestige. Or quelle est la position faite à la bonté dans le monde des honnêtes gens, de ceux qui croient en Dieu ou qui du moins admettent une loi morale? Hélas, si la philanthropie est en honneur, la bonté est en discrédit. Vanter la bonté de cœur d’un individu ne l’avantage nullement dans l’opinion publique. On y voit un signe de faiblesse, un symptôme d’impuissance, un indice de non-combativité. Être bon, c’est-à-dire exercer une parcelle d’action divine, équivaut aux yeux de la masse à une preuve de naïveté qui fait se plisser dédaigneusement les lèvres. A ces méprisants sourires, les anges du ciel doivent grincer des dents pour peu qu’ils soient intolérants de la sottise humaine. * * * * * Pour réveiller les âmes endormies qui refusent de s’agenouiller devant la bonté,—laissée par Dieu sur la terre pour adoucir à l’homme les duretés, les aridités, les cruautés de la route,—un premier travail s’impose, travail de réaction et de défense. Avant d’établir le culte de la bonté, il est indispensable d’apprendre à haïr son contraire, à se mettre en garde contre les manifestations de cette hostilité malveillante que tant de consciences, soi-disant honnêtes, osent se permettre impunément. La législation des pays civilisés contient des mesures répressives contre tous les genres de délits, attentant d’une façon quelconque à la propriété, à l’homme, à la vie des individus. Si les malfaiteurs échappent au châtiment, c’est la faute des magistrats appelés à les juger ou celle de leurs victimes qui n’ont pas su les poursuivre: la loi existe et ne demande qu’à être appliquée. Mais rien ne protège l’homme contre le danger souvent mortel des langues venimeuses. En certains cas particuliers, la triste ressource du duel existe; celle des procès en dommages-intérêts pour calomnie a, en Angleterre et en Amérique, des effets pratiques. Ils sont, par contre, hérissés de difficultés en pays latins et donnent de minces résultats; il faut, d’ailleurs, pour y recourir une diffamation publique, un article de journal, une injure devant témoins... Contre les paroles hostiles, les médisances hypocrites, les calomnies extravagantes, les insinuations mensongères qui courent le monde, insectes destructeurs de l’âme et de la chair, l’homme est désarmé, la loi ne lui prête aucune assistance et ne lui en prêtera jamais, car sur les dénonciations anonymes aucun contrôle légal ne saurait s’exercer. Mais là où la loi est impuissante, un courant d’opinion publique pourrait se manifester et imposer ses verdicts. Que de choses, non défendues par le code, et personne n’ose faire parce que l’opinion publique s’y oppose! C’est à elle qu’il incomberait de vouer à l’abandon les êtres méchants. Il faudrait s’en écarter comme de bêtes malfaisantes et leur enlever par l’isolement, les moyens et la force de nuire. En avoir peur, les ménager est un calcul aussi honteux que faux. L’ostracisme est le seul système à suivre pour leur couper les griffes; il est appliqué souvent à des péchés ou à des peccadilles, nuisibles seulement à ceux qui les commettent, et on laisse à l’honneur du monde des créatures envieuses, haineuses dont les paroles empoisonnées détruisent les bonheurs et les réputations... Que d’existences flétries, que d’affections perdues par ces coups de langue impunis! Il est impossible de se représenter une société d’où la médisance, le dénigrement, la moquerie seraient complètement bannis. Elles sont irréductibles; l’_humour_ veut se satisfaire, la vanité aussi, et elle trouve plus de plaisir à l’abaissement qu’à l’élévation du prochain. Mais le mal qui résulte de ces hostilités à fleur de lèvres est sans grande importance. Une bonne, cordiale ou généreuse parole peut cicatriser la blessure et dissiper l’impression. Ce qu’il faut stigmatiser c’est la méchanceté voulue, pensée, pratiquée avec persévérance et intelligence, qui s’irrite de toute grandeur, s’offusque de tout succès, stérilise toute initiative. Chacun de nous a connu, connaît où connaîtra de ces natures malfaisantes et infécondes elles-mêmes, qui, tantôt sous des formes de douceur hypocrite, tantôt sous des apparences de brusque franchise s’emparent des réputations, les étouffent, les souillent, les menacent, flétrissant et détruisant les existences, faisant plus de mal que les bandits et les voleurs, et cela sans remords, presque inconsciemment. La société, qui a pris ses précautions contre la série des dangers visibles, aurait le droit et le devoir de s’armer contre le péril grandissant de la calomnie pour intangible et subtil qu’il soit. Il a pris, dans ces dernières années, des proportions effrayantes. La langue humaine a cessé de reculer devant les accusations les plus extravagantes et les plus formidables. Avec une incroyable légèreté les adjectifs injurieux s’accolent au nom du prochain connu ou inconnu. La première mesure à prendre pour redonner quelque sécurité aux chemins de la vie, serait de rendre les médisants conscients du mal qu’ils accomplissent. Les prédicateurs, les conférenciers, les littérateurs devraient entreprendre une croisade contre ces corsaires d’un nouveau genre qui ne combattent pas à visage découvert, mais à armes empoisonnées, et sont les véritables fauteurs de l’anarchie qui nous épouvante. Plusieurs s’amenderaient n’ayant péché que par légèreté; d’autres deviendraient prudents, se sentant surveillés par l’opinion publique; les impénitents verraient se tracer autour d’eux un rigoureux cordon sanitaire, qui circonscrirait leur action pernicieuse et servirait d’avertissement à de possibles imitateurs. Les deux parties de l’humanité doivent faire un sérieux _mea culpa_, les femmes en particulier, car ce sont elles surtout les grandes prêtresses de la médisance et de la calomnie. Pour qu’un homme fasse de la parole l’usage léger ou haineux que sait en faire une femme, il faut qu’il soit tombé très bas déjà dans l’estime publique; il appartient à la catégorie des êtres sans valeur ou des canailles avérées. Chez les femmes, au contraire, on en voit d’intelligentes et de respectables répandre insouciamment les plus venimeuses insinuations et articuler sans scrupules les plus odieuses calomnies. Les trois principales causes de ce débordement de langage sont chez elles: la vanité qui, à l’envers de celle de l’homme, a énormément augmenté avec la civilisation; le manque de responsabilité sociale et morale, et l’absence totale du sentiment de la justice. «Il existe dans l’esprit de la femme, dit Herbert Spencer, un manque visible de la plus abstraite des émotions qui est ce sentiment de justice qui règle la conduite, indépendamment des affections ou des antipathies qu’inspirent les individus.» La plupart des femmes jugent avec leurs nerfs, avec leur imagination, quelquefois avec leur cœur, presque jamais avec leur intelligence et leur conscience. Par ce vent de revendications qui tire de tous les côtés aujourd’hui, on rend les hommes responsables des maux qui pèsent sur l’existence de la femme moderne et de toutes les difficultés qui en entravent l’essor. Sans diminuer nullement la part de faute d’Adam dans les malheurs d’Ève, je crois que, si l’on procédait à une enquête sincère, on verrait que, dans la plupart des cas, la pire ennemie de la femme est la femme elle-même. Et je ne fais point allusion ici aux rivalités de l’amour, aux représailles de la jalousie, compréhensibles toujours, parfois excusables et qui rentrent dans le droit de légitime défense, je parle simplement du mal pour le mal qu’elles se font si volontiers les unes aux autres. Dans les mariages manqués, presque toujours une action féminine entre en jeu, celle d’une mère, d’une tante, d’une sœur, d’une amie... Ce sont les ennemies indirectes, bien plus nuisibles que les rivales d’amour. Et quand il s’agit d’entraver une carrière de femme, qui apporte les plus grosses pierres pour le lapidement? Si une réhabilitation est tentée, si une malheureuse cherche à remonter la pente descendue, qui la repousse avec le plus de rigueur? Ses sœurs, toujours ses sœurs! Lorsqu’une femme, par son intelligence, son activité, sa bonne volonté, a réussi à se créer une place à part dans l’opinion publique, qui essaye de ternir l’image que les hommes s’en font dans le sanctuaire de leur cœur? La femme, toujours la femme! Et pour décapiter ce pavot dont la hauteur les gêne, elles se servent du mensonge «comme le bœuf se sert de ses cornes» avec une dextérité merveilleuse. Aujourd’hui encore, dans les luttes qui se combattent pour leur indépendance et leur dignité, ce sont les femmes qui se montrent les pires adversaires du progrès et du mouvement généreux tenté en leur faveur. Elles essayent de l’écraser sous le ridicule, en haine des champions de leur sexe. Et même chez ces champions est-il bien certain qu’un véritable sentiment de solidarité existe? En tout cas, il n’est pas général. Or, ce sentiment de solidarité est la pierre angulaire de tout renouvellement. Tant que la main de la femme, dans les heures de joie ou de douleur, ne se tendra pas instinctivement vers celles des autres femmes, tant que le succès d’une compagne ne la remplira pas de joie, tant que la fraternité ne sera pas née dans son cœur, sa situation morale et sociale ne s’améliorera point. Elle n’aura rien gagné et rien appris. La solidarité des hommes entre eux n’est pas merveilleuse; elle manque de chaleur et de loyauté et se manifeste surtout pour la défense de leurs droits au vice; cependant sa puissance est grande. Pourquoi les femmes n’arriveraient-elles pas elles aussi à se syndiquer moralement, oh! pas contre l’homme, mais entre elles, pour leur défense mutuelle? Des sociétés se forment aujourd’hui, un peu partout en ce sens, et, il y a trois ans, lady Aberdeen ouvrait à Londres le grand Congrès international des femmes par ces mots qui résument tout un programme: «Fais aux autres ce que tu voudrais qu’on te fasse à toi-même.» Mais ce mouvement ne donnera des fruits précieux que si l’œuvre devient intérieure, si elle pénètre le cœur et la conscience, si les femmes ne continuent pas à détester et envier sans remords les femmes de leur entourage. Telle excellente fille, épouse, mère se montrera dure et implacable pour les autres personnes de son sexe, essayera de leur nuire de toute la puissance de sa langue et de son esprit. Dans les questions de mariage, on entend les propos les plus cyniques sortir de bouches honnêtes. Un homme dans une belle position remarque une jeune fille à ses débuts dans le monde. Il s’occupe d’elle; on le constate et un émoi désagréable agite immédiatement toutes les autres femmes, même celles qui ne sont pas épousables et qui n’ont pas de fille à marier: «Feu de paille! s’écrie l’une d’elles, cela ne durera pas! Laissez-moi faire; à la prochaine occasion je la déflorerai à ses yeux de façon à ce qu’il n’y pense plus.» Tout cela dit le plus naturellement du monde et écouté de même. Personne n’avait conscience de l’énormité formulée et entendue; le vol moral qu’on s’apprêtait à commettre n’éveillait pas le plus léger scrupule. La personne qui avait parlé était irréprochable, aucun écart de conduite dans sa vie! Elle n’aurait pas dérobé à son prochain une aiguillée de soie, mais elle allait étouffer sans remords, par simple hostilité de sexe, le germe d’un bonheur... Et les autres femmes trouvaient l’intention naturelle, personne ne pensait à s’indigner, à se révolter, à protester... Parmi les anecdotes historiques, il en est une sur Élisabeth de Russie qui résume tous les raffinements que peut atteindre la méchanceté féminine. «Trahie par son amant, la czarine se vengea, raconte la chronique, en l’obligeant à épouser une naine difforme et à passer la première nuit de ses noces dans un palais de glace avec des meubles en glace. Le lendemain, l’impératrice vint avec toute sa cour offrir un bouquet aux mariés bleuis sur leur lit par le froid. La fille de Pierre le Grand envoya ensuite sa rivale en Sibérie, à pied, après lui avoir fait couper le nez et les oreilles.» Ces fantaisies barbares d’une autocrate femelle ne seraient plus possibles aujourd’hui en pays européen, mais, si le fait ne peut se renouveler, l’atroce cruauté qui le dicta a-t-elle entièrement disparu des cœurs modernes? N’y a-t-il pas telles de nos contemporaines qui répandent autour d’elles une atmosphère angoissante, lourde de volontés perverses, de désirs malfaisants, de méchancetés calculées. Les narines délicates perçoivent à leur approche une vague odeur de soufre; au moyen âge, on aurait conclu à la possession diabolique, et l’exorcisme se serait imposé. Mais on n’en use plus de notre temps; il est passé de mode comme les procès de sorcellerie; les maisons de santé pour névrosés ont remplacé les chambres ardentes et rien ne s’oppose à la violence des torrents de fiel que répandent les bouches haineuses. La société qui ne prend aucune mesure efficace pour se défendre recourt lâchement aux offrandes propitiatoires. C’est le culte de Moloch renouvelé, mais le calcul est aussi erroné que vil, la divinité malfaisante ne s’apaise point. Cette complaisance honteuse vis-à-vis des médisants et des calomniateurs est non seulement inutile dans ses effets et déplorable en elle même, elle représente une injure vis-à-vis de la bonté, car le reniement n’est-il pas la pire des injures. Or c’est renier tacitement une force que de ne pas haïr son contraire. On ne saurait en même temps adorer le courage et s’incliner devant la lâcheté. La formule évangélique sur l’impossibilité de servir deux maîtres s’impose en ce cas comme vérité irrécusable. Pour les âmes capables de sentir la bonté, la méchanceté devrait être traitée en reptile devant lequel on recule. L’amour des animaux, poussé à ses limites les plus exagérées, n’a jamais inspiré la _philovipérie_. Par quelle aberration de notre mentalité la vipère humaine est-elle supportée, flattée, caressée même? Dans ce phénomène morbide la femme a une large part de responsabilité directe et indirecte. Créée pour la bonté plus que l’homme, elle a davantage que lui manqué à sa mission par ses aversions violentes, sa langue acerbe, ses calculs mesquins. Elle se refuse plus encore que son compagnon à l’adoration de la bonté; la pratiquant souvent, elle ne l’admire pas et méprise cette force où elle s’obstine à voir une faiblesse. L’homme parfois s’attendrit devant un acte de bonté, la femme rarement, surtout s’il est accompli par l’une de ses pareilles. Cette hostilité contre son propre sexe la rapetisse, la stérilise et ferme son cœur. Si elle veut devenir ce qu’elle aspire à être dans la société, elle doit commencer par abjurer cette hostilité qui rendrait infécondes ses initiatives. Le retour à sa mission naturelle est aujourd’hui d’accord avec ses intérêts. A elle incombe le devoir de préparer le travail de réaction contre les médisants et les calomniateurs, et, ce travail accompli, d’élever un temple à la Bonté, cette plus haute forme de la psyché humaine, qui sert de rachat à toutes les fautes et représente le seul lien entre la terre et le ciel. * * * * * Par son tempérament plus paisible, son caractère plus doux, l’éloignement où elle était maintenue des violences et des luttes, la femme, dans le plan divin, avait été évidemment destinée à être le centre et le foyer des vertus bienfaisantes. D’elle devaient émaner les indulgences, les patiences, les encouragements, les consolations, preuve en soit le rayonnement répandu par certaines bontés féminines. Lorsqu’une femme aime réellement son prochain, elle atteint des hauteurs, arrive à des dévouements, pratique des délicatesses que les hommes ne sauraient même imaginer et qui les entraveraient, du reste, dans l’accomplissement des devoirs plus rudes qui sont leur lot dans la distribution des tâches. Si ces radieux exemples sont rares, ce n’est point incapacité de nature, mais parce que le cœur d’Ève est fermé à ses sœurs; la stérilité d’une branche finit par s’étendre à l’arbre entier. Le jour doit venir où, en écoutant raconter un acte de bonté accompli par une femme, les autres femmes verseront des larmes de joie, capables d’effacer toutes les rancunes qui les ont divisées. J’avais une amie—dans le sens courant du mot—qui s’est détachée de moi pour des raisons ignorées; même elle a cherché à me nuire par des paroles injustes et malfaisantes. Je lui en voulais un peu et sa présence m’était devenue plus pénible qu’agréable. Récemment, par hasard, une histoire m’a été racontée, révélant de la part de cette femme de grands traits de bonté; j’en ai éprouvé une joie subite, inexplicable, l’ombre de rancune qui obscurcissait mon esprit s’est dissipée. Aucune explication n’aura lieu entre nous, et probablement nous resterons séparées, mais quand je la rencontrerai ce sera avec plaisir, car je saurai qu’il y a dans son cœur, malgré ses torts vis-à-vis de moi, une belle place saine. Si l’on entrait dans cet ordre de sentiments que de magnifiques joies on y trouverait! On m’objectera qu’elles seraient dépassées par les douleurs et les déceptions. Mais n’en avons-nous pas déjà? Il n’est pas besoin d’aimer les autres, il suffit de s’aimer soi-même pour sentir cruellement les torts qui nous sont faits, pour souffrir des moindres désillusions. Le développement de la sensibilité altruiste n’augmente pas les souffrances et les tempère, au contraire, en opposant la lumière à l’ombre. En cultivant la bonté comme un attribut qui lui est propre, en la mettant au sommet de ses admirations, en haïssant la malveillance comme une laideur, la femme rentrerait dans le plan divin. La colère, l’indignation peut parfois ennoblir la physionomie de l’homme, tandis que tout sentiment de violence, de haine, de rancune enlaidit la femme et la rend facilement grotesque. Sa force réside dans la douceur, et la douceur sans bonté est une venimeuse peau de serpent dont il faut se défier plus que d’un fusil chargé. La bonté réelle est un fard merveilleux, elle imprègne de charme celles qui la sentent et la pratiquent. Rien ne retient le cœur des hommes comme la bonté, les plus sceptiques n’y résistent point, lors-qu’ils la sentent chaleureuse et vraie. Des femmes laides ont été passionnément aimées parce qu’elles étaient bonnes; des pécheresses ont été honorées dans leur vieillesse parce qu’elles étaient bonnes; de grandes coupables sont pardonnées parce qu’elles étaient bonnes. L’impératrice Théodora, la femme de Justinien, à laquelle la tradition prête un passé de débauches et un règne de crimes, avait, paraît-il, un _redeeming point_. Le merveilleux manteau dont les mosaïques de Ravenne conservent le fastueux dessin, cachait un cœur rempli de pitié pour les autres femmes. Toujours elle les défendit, toujours elle leur tendit une main secourable, toujours elle se mit entre elles et les dangers, les châtiments et les douleurs. Et certes, Théodora n’était pas une faible; elle aimait la domination et l’exerçait; elle aimait sa beauté et n’aurait pas souffert de rivales. Son esprit était viril; elle avait un cerveau d’homme d’état et pour assurer sa puissance ne reculait pas devant le crime. Mais, malgré sa supériorité intellectuelle incontestable et sa nature impérieuse, elle sentait sa fraternité avec les autres femmes. Elle les aimait, les plaignait, les protégeait. Ce que l’impératrice byzantine savait éprouver, la femme actuelle finira-t-elle par le connaître et l’apprendre? Cette bonté de femme à femme la vie moderne la permet et même l’impose. Jadis la compagne de l’homme vivait presque exclusivement enfermée dans le cercle de la famille, n’ayant guère que des contacts mondains avec son prochain du même sexe. Aujourd’hui ces contacts se multiplient. L’heure de la fraternité a sonné. La bonté rayonnante et tendre doit devenir l’aspiration des âmes. Cette bonté semblera à beaucoup de femmes contraire à la position de combat qu’elles ont prise. Elles croient que pour être moderne il faut tenir perpétuellement la lance au poing. Or c’est juste le contraire; la modernité est la fraternité, et il n’est point de fraternité féconde sans bonté. Il est des pays comme l’Angleterre où la force tend à devenir le seul idéal et où la dangereuse théorie du superhomme semble prendre pied même dans les écoles primaires. La sensibilité y est raillée et l’égoïsme et l’ingratitude y sont érigés en divinités. Mais ce sont là des végétations superficielles, nées d’un excès d’orgueil; étant contraires à la vérité et à l’humanité, elles ne pourront pousser de fortes racines. Il ne faut pas que la théorie philosophique de «persévérer en son être» qui est la plus fausse des doctrines et la plus contraire au progrès vienne entraver ce mouvement de fraternité. Il ne s’agit pas pour l’homme de persévérer en son être, mais de le développer jusqu’à son plus haut degré d’épanouissement. Parmi les forces morales il en est de belles, de grandes, d’utiles. Quelques êtres privilégiés ont pu les exercer avec puissance et la postérité leur en rend honneur. Mais ce qui nous émeut en lisant la vie de ces créatures exceptionnelles, ce n’est pas le souvenir des batailles qu’elles ont gagnées, des traités qu’elles ont conclus; si nous nous attendrissons, c’est au récit d’un acte de bonté, d’une preuve de sensibilité, d’un élan de fraternité. L’impératrice Marie-Thérèse a laissé sur la terre une forte empreinte, mais parmi les gloires de la descendante de Habsbourg, une des plus rayonnantes est contenue dans le petit fait suivant que l’histoire n’a même pas enregistré. L’impératrice éprouvait pour le prince lorrain, dont elle avait fait un empereur, un attachement très vif, et leur ménage pouvait être cité comme un modèle parmi les ménages souverains d’Europe. L’on racontait cependant que l’empereur François regardait avec trop de bienveillance l’une des dames de la cour impériale. L’impératrice, fort jalouse, n’osait réagir, mais elle ne cachait ni son mécontentement de cette amitié trop tendre, ni son hostilité contre sa rivale. L’empereur mourut, et toute la cour s’attendit à une exécution. A la cérémonie des funérailles, lorsque pour la première fois la malheureuse femme que François de Lorraine avait aimée, se retrouva en présence de Marie-Thérèse, tous les courtisans tendirent la tête avec une curiosité avide. Mais l’impératrice, allant au devant de celle que jusqu’alors elle avait haïe, l’attira dans ses bras. «Nous avons beaucoup perdu, Madame», dit-elle en l’embrassant. Le souvenir du couronnement de Pesth et des guerres de Silésie sera depuis longtemps tombé dans l’oubli que ces paroles de victorieuse bonté résonneront encore dans les régions mystérieuses où se conservent les rares actes divins accomplis par l’homme sur la terre. L’âme de la femme subit une crise dangereuse. D’un côté, il est vrai, un cri de rescousse a traversé le monde, le mot de solidarité féminine a été prononcé, mais ne risque-t-il pas de se changer en cri de guerre lorsque les femmes ayant réussi à étendre leurs droits, les limites de leurs ambitions s’élargiront? Implacables les unes envers les autres tant qu’il ne s’agissait que de la conquête du mâle, quelles proportions prendra cette hostilité, quand elles auront d’autres victoires à remporter? Comment supporteront-elles la concurrence qui, dans l’implacable lutte pour la vie, est l’occasion pour les hommes de tant de discordes et de cruautés? Au lieu d’édifier à la bonté un temple magnifique, au lieu de mettre son culte en honneur, les verra-t-on renverser les dernières pierres du pauvre autel qui lui restait encore et laisser libre passage à la horde malfaisante des dénigreurs, des détracteurs, des calomniateurs? Ces anarchistes anonymes qui sapent tous les respects, détruisent toutes les confiances et infiltrent dans les âmes le doute universel sont les réels démolisseurs de la société. Ils ne tuent pas eux-mêmes, mais ils ont préparé les armes dont les ennemis se servent. La responsabilité des femmes est effrayante en ce moment. Si le mouvement féministe tourne à la haine, au lieu de tourner à la bonté, toute la joie sera bannie de la terre. Les yeux doivent s’ouvrir enfin. Il ne s’agit ni de religion, ni même de morale, c’est une question de vie ou de mort. Les plus incrédules devraient le comprendre. Il n’y a de bonheur que dans la bonté; la bonté seule le donne. Une femme dont la maternité s’étend à tous, il faudrait s’agenouiller devant elle à chaque minute parce qu’elle reflète le divin. Ce qu’une créature semblable fait de bien, qui pourra jamais le mesurer, même si elle ne sort pas du cercle restreint de la famille et des amis? Une grande lumière émane d’elle, une lumière de vie et de joie qui provoque chez tous ceux qui l’approchent un épanouissement de l’âme. Elle est l’amie, le repos, la consolation. Comparez son influence à celle des femmes dont les paroles sèches, les critiques acerbes, les insinuations perfides découragent toutes les manifestations nobles ou tendres. Leur sourire sceptique abattrait le zèle d’un apôtre. Même en n’employant que la méthode empirique le doute n’est pas permis. D’un côté le jour chaud et radieux, de l’autre la nuit froide, sombre, sans étoiles... Des deux courants qui triomphera? Le triomphe complet est impossible, il y a dans l’humanité des instincts qui ne s’anéantissent jamais complètement, mais l’un des courants peut réduire l’autre. De grandes et magnifiques forces finiront par dominer le monde, mais à quoi servirait à l’homme d’élever des autels à la vérité et à la justice, si la bonté restait sans tabernacle. Elle est semblable à cette charité dont parle saint Paul, sans laquelle toutes les sciences et toutes les vertus résonnent et retentissent vainement comme l’airain et la cymbale. La bonté n’a pas de sexe. Elle est aussi nécessaire à une portion de l’humanité qu’à l’autre, car elle seule pourra sauver le monde de l’anarchie morale dont il est menacé comme il y a dix-neuf siècles. Cette fois le salut peut venir de la femme. Un proverbe lombard dit: «La femme a sept âmes et une petite âme.» C’est peut-être dans cette petite âme oubliée qu’elle doit regarder aujourd’hui pour y trouver la vision de ce que l’humanité attend d’elle. Y puisera-t-elle la force d’arracher de son cœur la plante venimeuse qui la détériore? Saura-t-elle comprendre et pratiquer la mission de maternité élargie qui doit être la revanche de son sexe? CHAPITRE VIII LE RESPECT DU REPENTIR Il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes. (LUC., 15-7.) Dans une société plus équitablement et généreusement organisée que la nôtre le respect du repentir entrera forcément dans les coutumes morales. Mais, dès aujourd’hui, les esprits chercheurs de vérité, ennemis des vaines formules et sur lesquels les apparences pharisaïques n’exercent aucun prestige, devraient rendre à ce phénomène de la conscience, une fois sa sincérité constatée, l’honneur qui lui est dû. Malheureusement, jusqu’ici, semblables en cela aux esclaves des préjugés et des formes, ils ont refusé de s’incliner devant le pécheur repentant. Certains cœurs savent pardonner toutes les fautes; le monde, sans les pardonner, est indulgent à celles qui ne troublent pas son équilibre, et les vices eux-mêmes ne le rebutent point, s’ils ne sont pas l’objet de scandales éclatants. Mais toutes les âmes, âmes médiocres ou âmes d’élite, sont à peu près d’accord pour refuser à l’homme qui regrette ses crimes, ses fautes ou ses insuffisances, le respect auquel ce regret sincèrement senti lui donnerait droit. Bien au contraire, la manifestation ou même la simple constatation de ce repentir diminue sa situation morale; tant qu’il n’avouait pas ses erreurs, on pouvait les ignorer; vouloir les réparer, c’est affirmer qu’elles existent. On lui permettra peut-être,—pas toujours,—de travailler au bien, d’accomplir le bien, d’effacer le vermillon qui tachait ses vêtements, et de le remplacer par la blancheur des neiges. Mais il occupera par le fait même de cet effort une position inférieure, l’opinion publique s’exprimera sur son compte avec une pitié dédaigneuse et sa force sera traitée en faiblesse. Aussi longtemps qu’il vivait dans l’erreur ou l’inutilité, nul ne se croyait autorisé à lui rappeler ses écarts de conduite, ses inaptitudes ou ses paresses; on acceptait toutes les surfaces, même si elles étaient percées à jour! Du moment qu’il a avoué, fût-ce simplement par une modification de sa manière d’être, qu’il réprouvait sa vie précédente, chacun s’imagine avoir le droit, presque le devoir de lancer contre lui sa petite ou sa grosse pierre et d’assumer à son égard une attitude de supériorité ou de condescendance. Cette inconséquence morale est commune à presque tous les hommes, quelles que soient les croyances qui dirigent leurs vies. Comment peut-elle s’expliquer et se justifier? Trouve-t-elle un appui dans la religion? De quels arguments la logique peut-elle la soutenir? En cherchant à déterminer les causes d’où elle procède, on arrivera peut-être à en saisir l’_irrationalisme_ et l’injustice profonde. * * * * * Les âmes religieuses, appartenant aux différentes confessions chrétiennes, appelées à se prononcer à ce sujet, déclareraient évidemment qu’elles reconnaissent l’utilité du repentir puisque le salut éternel dépend, pour la part qui concerne l’homme, de ce fait même. Mais si elles proclament ce devoir en principe, elles le démentent en pratique, et les cas où elles vivent cette vérité sont des plus rares. Tel pasteur méthodiste ne prendra comme servantes que des prisonnières libérées, tel prêtre catholique montrera au forçat évadé la sublime confiance du curé Myriel pour Jean Valjean; mais on se meut ici dans un monde spécial, formé de situations exceptionnelles, de consciences exceptionnelles, de cœurs exceptionnels, et dont les excès de confiance pourraient avoir, du reste, s’ils étaient trop largement appliqués, des conséquences dangereuses pour la sécurité et même la morale sociale. Le _rara avis_ ne compte pas quand il s’agit d’un examen d’ensemble; ce qu’il importe de connaître c’est la mentalité générale de ceux qui s’intitulent chrétiens. Quelle est leur attitude vis-à-vis du repentir? La réponse n’est pas douteuse: presque tous manifestent une défiance plus ou moins accentuée à l’égard de l’homme qui, reconnaissant ses erreurs, fait volte-face en les avouant. Il cesse d’occuper à leurs yeux,—comme à ceux des simples mondains,—sa position primitive; pour blâmâble et blâmée qu’ait été sa conduite passée, il bénéficiait du doute, et le doute paraît toujours préférable à la certitude de la faute, même si cette faute est suivie d’une expiation volontaire. On peut aller jusqu’à affirmer que les exemples de repentir agréés par Dieu représentent pour beaucoup de consciences une pierre d’achoppement. Les paroles de mansuétude que le Christ adresse aux pécheresses, la place qu’il permet à Madeleine d’occuper près de lui, le fait qu’après la crucifixion c’est à elle qu’il apparaît en premier, ont troublé plus d’une chrétienne rigide. Toutes ne l’avouent pas, mais combien s’en sentent blessées! Après avoir passé leur vie à résister, par amour de Dieu ou par crainte de l’enfer, aux sollicitations de leur imagination et aux fièvres de leur cœur, la miséricorde attendrie de Jésus, les déconcerte, les alarme, les aigrit et elles seraient prêtes à juger leur Dieu. Qu’il ait pardonné, passe encore! Mais joindre à jamais son nom à celui de ces créatures de honte et de luxure leur paraît incompréhensible et dur pour les femmes chastes, auxquelles si peu de gloire déjà est réservée en ce monde. Le pardon accordé à l’abominable reniement de Pierre, aux persécutions de Saül de Tarse ne les blesse pas au même degré. Quant aux hommes, moins subtils et peut-être plus généreux, ils ne s’arrêtent guère à ces contradictions apparentes de la pensée divine, et c’est pourquoi, sans doute, ils n’apprennent pas, eux non plus, la leçon sublime qu’elles contiennent. La légende raconte que le corps de sainte Catherine de Sienne a été réduit en poussière; dans son cercueil on n’a trouvé que des ossements. Celui de sainte Marguerite de Cortone, au contraire, était dans un état de conservation parfaite et exhalait des parfums délicieux. Or, la première, cette grande figure de sainte politique qui ramena Grégoire XI d’Avignon, n’avait jamais failli, ni connu d’autre passion que son Dieu et la gloire de l’Église, tandis que la seconde n’était revenue à la religion qu’après une série d’ardentes amours. J’ai entendu de bonnes chrétiennes soupirer amèrement à ce récit. Ces mêmes femmes, enclines presque à contester à Dieu la faculté du pardon vis-à-vis de la pécheresse repentante, serrent contre leur cœur, avec la plus grande cordialité, des femmes de réputation plus qu’équivoque, de caractère douteux, mais enveloppées d’un suffisant manteau d’hypocrisie. Il est étrange à quel degré, en ce genre d’erreurs, ce qui est bas et médiocre obtient d’indulgence. Les grandes passions, qui portent en elles-mêmes leur excuse, rencontrent une bien autre sévérité; si celles qui les éprouvent essayent de racheter leurs faiblesses par la pratique d’autres vertus, on leur en conteste volontiers le droit. C’est le repentir à l’état de regret, c’est le premier échelon, et déjà les hostilités se marquent. Si les scrupules s’accentuent, si la conscience arrive à dominer le cœur, à comprimer les passions, à ordonner le renoncement, toutes les vertueuses indignations éclatent, et chacun de crier: «Haro sur le baudet!» Il pouvait à son aise «tondre de ce pré la largeur de sa langue», et brouter même sur d’autres prés, peu importait! Mais confesser sa faute ou avoir l’air de la confesser, ou, ce qui est pire encore, essayer de la racheter, voilà le crime aux yeux de beaucoup de justes. Et s’il en est ainsi pour ce qui concerne les femmes dans la vie sentimentale et passionnelle, la même intransigeance, la même inconséquence se rencontrent chez les hommes dans les questions d’honneur, de probité, de droiture. Je parle des hommes qui ont la prétention de conformer leur vie aux doctrines chrétiennes, sans être pour cela des saints ou des exaltés. Ils fréquenteront des gens tarés, concluront des affaires avec eux, rechercheront leur appui s’ils sont puissants, recourront à leurs conseils s’ils sont habiles. Dans leur âme et conscience ils n’ont aucune estime pour ces associés momentanés, ils savent parfaitement à quoi s’en tenir sur leur compte, mais tant que la surface reste convenable, ils les traitent en membres honorés de la société. Qu’elle s’écaille de quelque côté, cette surface, que les malheureux veuillent racheter, expier, qu’ils essayent de recommencer une existence nouvelle, halte-là! Les portes se ferment, les mains se retirent, les yeux se détournent. On supportait tout du coupable, tant qu’il ne s’était pas dénoncé lui-même en se repentant. Il ne péchera plus, c’est fort bien. Mais il a tacitement avoué avoir péché et les Pharisiens, dont le nombre est légion, se voilent le visage à cette vue. On ne peut s’empêcher de penser à Tartufe, et si la citation n’était irrévérencieuse on citerait la scène du mouchoir. Cette façon d’agir est humaine, car elle est générale et ceux qui la dénoncent ont peut-être en certaines circonstances pensé et senti de même, chacun étant plus ou moins esclave d’un faux respect humain. L’homme est souvent comme un enfant, les mots l’effrayent plus que les faits; il se bouche les oreilles pour ne pas les entendre et en veut à celui qui prend un porte-voix pour les faire pénétrer dans son tympan. Seulement on peut se demander, au moyen de quel subterfuge moral, les chrétiens parviennent à excuser vis-à-vis d’eux-mêmes cette manière d’être et de voir si absolument contraire à la doctrine évangélique. Le point n’est pas discutable, cette doctrine place le repentir au-dessus de la vertu. Ce n’est pas parmi les justes que le Christ cherche ses disciples; et, entre ses disciples ce n’est pas à ceux qui _n’ont plus jamais failli après leur adoption_ qu’il donne le plus grand pouvoir, ce n’est pas eux qu’il charge de paître en brebis. L’exemple de Pierre est là pour l’attester. On sait qu’il a choisi Paul parmi ses persécuteurs. Donc, non seulement il admet et accepte le repentir, mais il l’honore; à ceux qui ont senti passer sur leurs consciences ce grand flot purificateur, il promet et il donne une couronne de gloire. Il attache à leurs pleurs une vertu rédemptrice. «Et tes larmes, ô Madeleine, éternellement, sur tout amour de femme, comme un vent de neige, jetteront la blancheur[13].» Le respect du repentir est donc imposé par la religion chrétienne. Il ne faut pas mépriser celui qui regrette ses erreurs, à moins que ce ne soit pas une lâche peur du châtiment, il faut l’honorer, lui donner dans l’estime une place supérieure à la place du juste, admettre et croire qu’il aura dans les vies futures, près de Dieu, une situation privilégiée et que même, sur cette planète, les têtes de ses frondaisons domineront peut-être celles des lis. Mais alors à quoi bon résister à ses entraînements et pratiquer les vertus difficiles, si les pécheurs doivent occuper les trônes et les justes se contenter de modestes escabeaux? L’objection, plausible d’apparence, manque absolument de fonds, car ne se repent pas qui veut et rien n’est plus rare que ce mouvement de conscience: les grandes âmes seules en sont capables. Les médiocres peuvent éprouver elles aussi parfois des lueurs de regret qu’elles prennent pour de la repentance, mais ces lueurs s’effacent vite. Le repentir qui régénère est d’essence divine; il ne s’élabore que dans des alambics d’or pur et marque d’un fer rouge les cœurs à travers lesquels il passe. Ceux qui en supportent les brûlures appartiennent à la race des forts, des résistants, des martyrs. C’est ces natures exceptionnelles que Dieu a discernées sous les hontes, les reniements, les persécutions des Madeleine, des Pierre et des Paul. Pourquoi le chrétien n’essaye-t-il pas de discerner lui aussi ces grandeurs cachées, et à l’exemple de celui qu’il prétend reconnaître pour maître, ne cherche-t-il pas parmi les pécheurs repentants les serviteurs enthousiastes, patients et fermes, nécessaires aux causes généreuses qu’il veut défendre ou faire triompher? Pourquoi? hélas! pourquoi? Parce que l’orgueil spirituel l’aveugle, parce que sa propre justice le rend sourd, parce que le pharisianisme veille encore aux portes des temples, et que si le Fils de Marie revenait sur la terre, après dix-neuf siècles de christianisme, la même race de vipères se dresserait devant lui, les mêmes dénonciations devraient sortir de ses lèvres. Pour refuser le respect au repentir, c’est-à-dire pour ne pas y croire, pour ne pas l’accepter, pour ne pas s’incliner devant lui, l’homme religieux ne trouve dans ses croyances aucun motif et aucune excuse. Au contraire, l’esprit même du christianisme lui enjoint péremptoirement de tendre la main à l’âme repentante et de la conduire à la place d’honneur; on a beau retourner toutes les paroles de Jésus, une autre conclusion est impossible: «Il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes.» Quelques chrétiens, tout particulièrement évangéliques dans leurs vues, ont écouté cette leçon et essayent de la pratiquer, mais ce sont les exaltés; les sages, les raisonnables refusent de l’entendre; la masse y est résolument contraire. Les poètes seuls semblent l’avoir comprise. * * * * * Les manifestations du repentir sont tout aussi mal accueillies par la classe de ceux qui, tout en portant officiellement le nom de chrétiens, ne prétendent point agir en disciples du Christ, mais qui, déistes, spiritualistes, agnostiques, positivistes même, reconnaissent une loi morale nécessaire et essayent, plus ou moins, d’y conformer leur conduite. La répugnance qu’ils éprouvent à l’égard du pécheur repentant est infiniment plus excusable et compréhensible que celle des personnes religieuses, car le sentiment de sa propre justice n’a au fond rien de moralement choquant chez un positiviste. Tout au plus indique-t-elle de sa part une lacune d’intelligence, une ignorance de la nature humaine, un manque de profondeur dans la compréhension. Pénétré de sa vertu, il éprouve une sorte de dédain naturel pour ceux qui, élevés comme lui et placés au même degré social, ont descendu la pente; il n’a qu’une médiocre confiance dans leurs efforts pour la remonter, et même s’il a confiance, il ne se sent point porté à leur reconnaître de ce chef une supériorité; à ses yeux leur position morale reste inférieure irrémédiablement. Mais ce qu’il peut y avoir de naturel dans leurs répugnances et leurs préjugés n’empêche point ces défenseurs de la société et de la morale d’être imprudents et illogiques en ne pas encourageant le repentir. Comme on ne peut éliminer le mal qui ronge, détruit et tue, il faut essayer d’en corriger les effets désastreux. Or, pour cela il n’existe qu’un seul moyen: convertir le mal en bien, et pour le convertir en bien il faut amener ceux qui ont l’habitude de le commettre à en reconnaître l’inutilité, la laideur et les désavantages. Cette conviction, naissant dans un esprit, en dehors même de tout sentiment religieux, ou de tout mouvement de consciences, porterait celui qui en est saisi à une modification de conduite dont les effets seraient favorables à son entourage et dont la société entière bénéficierait indirectement. Ne pas provoquer et faciliter ces volte-faces, quelle que soit la source d’où ils procèdent est, par conséquent, maladroit, déraisonnable et antisocial. Tous les hommes presque commettent dans leur jugement la singulière erreur d’apprécier les individus sur des faits isolés de leur vie, oubliant que la seule indication véritable de valeur ou de non-valeur est l’ensemble du caractère. Il y a des êtres dont l’existence n’est marquée par aucune faute apparente de conduite et qui n’ont jamais accompli le moindre bien en ce monde, dont la nature étroite, agitée, égoïste, l’esprit faux, l’instinct d’intrigue ont été cause de beaucoup de mal. Ils jouissent cependant de l’estime générale, on leur confie des missions importantes, on recourt à leurs conseils, on leur laisse la direction des intérêts d’autrui. Si l’on se donnait la peine d’examiner de près leur véritable nature, si un peu de raisonnement et de psychologie expérimentale éclairait le jugement général, on s’empresserait de les délivrer de toutes responsabilités, les trouvant indignes et incapables d’en porter le poids. C’est en sens inverse que ce travail mental devrait s’accomplir pour d’autres personnalités; tel individu qu’on écarte de toutes les charges parce qu’il a commis, à un moment donné de sa vie, un acte coupable de genre quelconque, qu’il n’a pas eu l’hypocrisie ou la sagesse de dissimuler, possède une nature grande, généreuse, altruiste, droite; il a déployé pour le bien de l’énergie et de l’intelligence. Si on lui confiait une tâche à remplir, il ne ménagerait ni fatigues ni efforts! Pourquoi ne pas recourir à lui? Parce qu’un acte incorrect tache son existence et qu’il est connu. S’il était resté caché ou à l’état de soupçon, il pouvait le multiplier par dix, et l’opinion publique ne se serait pas émue. Mais, crime irrémissible, l’acte coupable a été avéré, confessé, regretté, mieux vaut donc s’adresser à l’être sans valeur, sans conscience, sans générosité: il remplira sa tâche mal ou insuffisamment, peu importe, l’étiquette reste convenable. Et malheureusement, la plupart de ceux qui portent ces jugements inconséquents, basés sur des faits isolés, sans se soucier d’examiner l’esprit intime des choses, d’étudier les causes secrètes et les responsabilités vraies, d’arriver à la nature intrinsèque des êtres pour être en mesure d’apprécier leurs capacités et leurs possibilités, croient de bonne foi accomplir une œuvre de défense sociale. Par ce système, ils établissent le règne des médiocrités, risquent d’écarter les valeurs et de placer la terre dont ils ont charge dans les mains de cultivateurs incapables et paresseux. Si les hommes apprenaient à établir leur opinion les uns des autres sur des bases supérieures à celles des conventions et des apparences, une bonne part d’injustice disparaîtrait de ce monde, et l’on verrait plus souvent _the right man in the right place_. Ceux qui croient et espèrent travailler à la préparation d’une société nouvelle, où une humanité nouvelle est destinée à s’épanouir, devraient commencer à modifier leur méthode d’appréciation. Les conducteurs d’hommes, les distributeurs de travail, doivent voir au-delà des surfaces, distinguer dans les foules, les forces, les aptitudes, les capacités. Chacun peut avoir droit à une part de soleil, mais chacun n’est pas apte à diriger une caravane, à construire une forteresse, à organiser une colonie. Une psychologie plus large, plus profonde, permettra une répartition plus juste. Tout progrès social qui ne serait pas fondé sur ce principe, manquerait d’assises solides. D’ailleurs, il n’est point nécessaire d’attendre que l’évolution sociale se soit accomplie pour que chacun en son particulier apprenne à modifier son système de psychologie. Tout naturellement, lorsqu’on jugera sur l’ensemble et non sur le fait particulier, on arrivera à discerner sous les fautes les forces bienfaisantes, et la constatation de ces forces, amènera les esprits à accepter la possibilité du repentir chez ceux qui les ont commises et même avouées. L’acceptation poussera à l’encouragement; et de l’encouragement au respect chez les âmes équitables, le pas sera vite franchi. Le sentiment de défense sociale qui a poussé et pousse encore tant d’esprits honnêtes à fermer rigidement les portes à tous ceux qui d’une façon connue, se sont écartés momentanément de la voie droite, devrait leur conseiller, au contraire, la provocation et la culture du repentir sous toutes ses formes. Et non seulement pour les erreurs et les fautes que la loi ne punit point, mais plus encore peut-être pour la catégorie des criminels, des ennemis positifs de l’ordre et de la sécurité. Ce repentir, il faudrait le faciliter de toutes façons, presque lui offrir des primes, avec discernement bien entendu, et en prenant des précautions contre l’hypocrisie et les récidives possibles. On serait dupe quelquefois, c’est inévitable, mais qu’importe! D’ailleurs, n’est-on pas dupe toujours par quelque côté, dès qu’on tente une amélioration ou qu’on pousse au progrès, même en faveur des honnêtes gens? La redoutable question des prisonniers libérés n’a point encore dans les préoccupations publiques la place qu’elle mérite d’occuper, bien qu’elle ait ému en tous pays quelques consciences d’élite. Ces êtres qu’on rend à la société parce que leurs délits ne méritaient pas la réclusion perpétuelle et que, d’ailleurs, il faut faire place à d’autres, que vont-ils devenir? Se répandront-ils en semence corruptrice? Augmenteront-ils l’armée du crime pour retomber de nouveau sous la sentence du châtiment? Deviendront-ils, après avoir expié leurs fautes et en avoir compris l’horreur, des citoyens utiles et honnêtes? Il faudrait rendre cette troisième alternative possible. L’est-elle en nos pays d’Europe? Le prisonnier libéré et repentant reste partout un paria; il peut mener pendant vingt ans une existence impeccable, le jour où son passé est connu, l’estime publique se retire de lui, les portes se ferment, on oublie ses vertus, on se rappelle uniquement de l’acte coupable pour expié et réparé qu’il ait pu être. Les exemples à citer seraient innombrables. Ceux qui ont pu se réhabiliter momentanément en laissant ignorer leur personnalité juridique sont, du reste, parmi les exceptions heureuses. D’autres sombrent dès leurs premiers pas. Le retour à la vie libre, que signifie-t-il pour eux? Repoussés de tous les milieux respectables, sollicités par leurs anciens compagnons, ils voudraient être honnêtes qu’ils ne le pourraient pas! Les femmes surtout se voient presque toujours forcées de retomber dans le vice, sinon dans le crime. Des associations se sont formées dans plusieurs pays pour recueillir et aider ces malheureuses, mais elles disposent de trop faibles moyens pour venir efficacement en aide à l’immense armée que les prisons reversent de temps autre sur la société et qu’il vaudrait mieux garder enfermée si aucun travail honorable n’est préparé pour ces mains dont on a détaché les chaînes. Cette question est si importante et si grave pour la moralité et la sécurité générales, qu’hommes d’état et sociologues devraient la faire entrer au premier rang de leurs préoccupations et de leurs études. Mais aucune mesure légale ou administrative ne peut avoir son plein effet, si elle ne trouve un appui dans l’opinion publique, si la réforme qu’elle veut accomplir ne correspond pas à un travail de la pensée humaine. Lorsque tous les membres de la société, chefs d’usines, commerçants, employeurs d’hommes en tout genre, auront compris qu’ils n’ont pas le droit de refuser du travail à l’individu, qui, condamné à l’expiation d’une faute, a purgé sa peine et essaye de reprendre sa place dans le _consortium_ humain, l’œuvre de l’état et de la philanthropie sera singulièrement facilitée. Mais si la pensée que le devoir et l’intérêt de chacun est de diminuer le nombre des malfaiteurs, en offrant la chance aux prisonniers libérés de redevenir honnêtes gens, ne pénètre pas la généralité des esprits, les efforts tentés resteront en grande partie stériles. Parmi les œuvres difficiles de civilisation et de justice tentées par l’époque présente, aucune n’est plus ardue et plus malaisée à accomplir, car elle se heurte à d’instinctives et apparemment légitimes répugnances. Il faut un haut degré d’altruisme et de discipline morale pour ne pas éprouver un sentiment d’aversion, de crainte ou d’angoisse au contact d’un criminel sortant de prison, même si ses notes sont bonnes, son repentir avéré. Le cachot laisse après lui une impression de lèpre morale qu’on ne parvient pas toujours à dominer, que beaucoup seront à jamais incapables de dominer quelle que soit leur ardeur de charité, leur force de sympathie et leur largeur de vues. Mais tous ne sont pas appelés à labourer le même champ; un certain nombre d’ouvriers est seul nécessaire à la culture de cette vigne-là. Toutefois pour trouver, rallier, grouper ces ouvriers, il est nécessaire qu’une atmosphère se soit créée autour d’eux, favorable au travail auquel on les convie. S’ils ne sont pas imités par tous, ils doivent sentir du moins que l’opinion publique les encourage et les approuve. Or, comment cette opinion favorable à la rentrée des criminels dans la société pourra-t-elle se former, si la mentalité humaine ne se modifie pas, si le respect du repentir ne pénètre pas les âmes, si l’estime se détourne des pécheurs repentants, dont les fautes n’ont pas été un péril pour la sécurité du prochain, ni pour sa bourse ni pour sa vie. Avant d’arriver à ce que la justice et la défense sociale demandent, c’est-à-dire à la réhabilitation du coupable qui a humainement expié sa peine, l’élite morale de la société doit atteindre cette équité et cette sérénité d’appréciation qui fera juger les individus sur l’ensemble de leur vie et de leur caractère, et non sur un acte isolé commis peut-être dans une heure d’égarement ou d’entraînement irrésistible. Elle doit également avoir appris que les natures supérieures et généreuses sont seules capables d’un repentir sincère et que ces natures possèdent d’inépuisables ressources. Ceux qui ont commis le mal sont souvent plus capables d’accomplir le bien que les natures trop pondérées, stérilisées souvent par le sentiment de leur propre justice, cette tare des existences correctes. Accueillir le repentir, l’encourager, le glorifier même, c’est recruter pour l’armée du bien des soldats courageux, ardents, aguerris par l’expérience et capables souvent de prodigieux efforts, le désir de réparer étant l’un des plus puissants leviers des cœurs. Le mal serait-il donc dans l’ordre moral la fournaise dont doit sortir le bien comme la pourriture qui s’infiltre dans le terrain sert à l’éclosion plus splendide de la fleur? La question se pose et ne saurait être résolue dans l’état encore inférieur de notre développement mental: le problème reste irrésolu. Mais pourquoi se troubler? Si le bien est le produit du mal, point n’est nécessaire d’y participer soi-même directement ou indirectement; sa vue, sa constatation, les douleurs dont il est cause suffisent à faire germer le désir de la réparation dans les âmes, à en créer le besoin, à en déterminer les manifestations. Les purs eux-mêmes peuvent puiser à cette source. La préface de M. Étienne Lamy à l’_Histoire des Missions catholiques au_ XIX^e _siècle_ commence par ces mots: «La plus grande misère de l’homme n’est pas la pauvreté, ni la maladie, ni l’hostilité des événements, ni les déceptions du cœur, ni la mort; c’est le malheur d’ignorer pourquoi il naît, souffre et passe.» A cette ignorance troublante de sa destinée, l’homme doit ajouter une autre cause d’angoisse: le problème du mal tel qu’il se présente aux esprits trop chercheurs pour se contenter de la vague explication que les théologiens en donnent. Ce mal pour lequel un Dieu a dû mourir et qui en même temps est l’alambic où le bien s’élabore, ce mal qui détruit l’harmonie pour laquelle nous sommes créés et qui, en même temps, par les expiations volontaires qu’il provoque, ramène dans l’âme cette harmonie perdue, quelle redoutable et angoissante énigme! Énigme insoluble pour l’esprit et que la conscience interrogée ne peut résoudre elle non plus. Les générations futures arriveront peut-être à connaître par quelle mystérieuse tragédie un incommensurable abîme s’est creusé entre les aspirations de l’homme et la réalité de sa vie, entre ses désirs et ses capacités. Ceux qui vivent aujourd’hui l’ignoreront toujours, et s’ils arrivent à des certitudes morales, elles seront strictement personnelles. Ils ne peuvent donc penser, sentir, agir qu’en aveugles, des aveugles dont les yeux cependant perçoivent encore des lueurs. La plus vive et la plus claire est le besoin qui les tourmente de ramener à l’harmonie leurs pensées et leurs sentiments, de créer en leurs âmes un refuge où ils puissent s’abriter, d’étouffer ou, du moins, d’adoucir les notes discordantes qui montent des bas-fonds moraux où les cœurs que le mal détériore, avilit, envenime, exhalent leurs plaintes désespérées. Pour ne plus entendre ces sons d’angoisse, ces cris de révolte, pour en diminuer le nombre et la force, un seul moyen existe: changer ces voix fausses et acerbes en voix justes et douces, capables de se joindre à la grande symphonie des âmes sereines; tendre les mains et les bras pour les aider dans leurs premiers efforts; ouvrir les cœurs tout grands pour la récompense de ces efforts. Jusqu’ici, sauf de rares exceptions devant lesquelles il faut s’incliner, le système suivi a été fautif; ceux mêmes qui consacrent leur temps et leurs forces au rachat des existences perdues, ne comprennent pas qu’ils suivent un faux courant d’idées en exigeant de ceux qu’ils recueillent moralement ou matériellement des attitudes humbles et pénitentes. Cachant leurs fronts dans la poussière, prêts à toutes les obéissances et à tous les renoncements, n’osant prendre aucune initiative, les malheureux doivent accepter l’ombre, le silence, la décoloration sous toutes ses formes. C’est que ces âmes d’élite, dont le dévouement ne saurait être assez admiré, commettent presque toujours l’irréparable erreur d’établir entre elles et ceux qu’elles relèvent une infranchissable barrière. Elles sont les anges purificateurs, et un abîme les sépare des pécheurs repentants, abîme qu’ils ne pourront jamais franchir et qui les condamne nécessairement à une vie d’expiation, de tristesse, de renoncement. Pour eux désormais, grisaille, toujours grisaille! Cette idée est à la base de toutes les œuvres de relèvement, et il n’en est pas de plus dure, de plus injuste, de plus fausse, de plus contraire à cet esprit chrétien dont ces œuvres prétendent s’inspirer. «Si Dieu a fait l’homme à son image, l’homme le lui a bien rendu.» La boutade s’applique merveilleusement à ce double phénomène moral: le repentir déconsidérant plus que le vice; le juste n’acceptant le repentir qu’avec l’écrasement définitif du pécheur. Le juste aurait enfermé Madeleine au couvent, envoyé Pierre aux Trappistes et employé les énergies de Paul dans quelques tristes fonctions de gardien de prison. Avant que l’homme le meilleur n’arrive à la compréhension du vrai repentir et des profondeurs dont il sort, avant qu’il ne se rende compte qu’il faut le traiter par la lumière et non par les ténèbres, avant qu’il ne sente la supériorité de la repentance sur la simple justice, il devra vaincre beaucoup de répugnances, bouleverser toute une partie de sa mentalité, descendre dans les abîmes de sa propre conscience et les examiner au microscope de la vérité. Il n’y a pas un être humain, même parmi les altruistes et les équitables, qui soit prêt aujourd’hui à traiter le repentir comme l’enseigne l’Évangile et comme l’enseignera cette justice nouvelle qui, pour prononcer ses verdicts, s’attachera à l’esprit et non à la lettre des choses. Jusqu’ici les poètes seuls ont compris le repentir et ce qu’il représentait pour Dieu. Les uns, comme Victor Hugo, l’ont mis avant la vertu et après l’innocence. D’autres, comme Moore, lui ont donné la première place dans la pensée divine. Les larmes du pécheur repentant parviennent seules à racheter l’âme de la Péri, à lui ouvrir les portes du ciel. There fell a light more lovely far Than ever came from sun or star, Upon that tear that, warm and meek, Dew’d that repentant sinner’s cheek. Aux yeux des mortels cette lumière peut paraître un rayon ou un simple météore, mais la Péri savait qu’elle provenait du sourire des anges. Les hommes ne deviendront-ils jamais curieux ou désireux de provoquer ce sourire? CHAPITRE IX LA NÉCESSITÉ DE L’EFFORT Le suprême bien des fils de la terre est seulement la personnalité. (GŒTHE.) La nature est un effort continuel; l’effort est la condition essentielle de la vie. Les plantes, les moindres insectes, les animaux supérieurs, l’homme lui-même sont, qu’il s’agisse de croître ou de mourir, dans un état incessant de travail physique. Le phénomène se vérifie-t-il au même degré pour le développement intellectuel et moral? Oui, de façon complète, en ce qui concerne l’œuvre de la nature; très imparfaitement pour la part d’effort qui dépend de la volonté individuelle. Le cerveau et le caractère de l’enfant se transforment en cerveau et en caractère d’homme, et dans les organismes normaux cette évolution s’accomplit toujours. Mais c’est la simple préparation du terrain; il reste à l’ensemencer, à l’arroser, à le cultiver de toutes façons pour qu’il produise froment et plantes; à ce point commence le rôle actif de l’être humain. Tant que dure la période éducative, le jeune homme subit les règles auxquelles l’assujettissent parents et professeurs; il les seconde avec plus ou moins de zèle et de bonne volonté, quelquefois refusant d’acquérir l’instruction qui lui est offerte, se rebellant contre les principes moraux qu’on essaye de lui inculquer; mais c’est l’exception: en général, jusqu’à l’âge de vingt ans et même plus, il suit la voie battue et soumet sa mentalité aux exercices qu’imposent les lois scolaires de son époque. La force de l’usage est si puissante qu’elle étouffe presque toujours les velléités de révolte. Il ne retrouve le sentiment de son libre arbitre que plus tard, lorsque délivré des contacts qui le tenaient prisonnier, il commence sa vraie vie et prend seul la direction de sa destinée. C’est le moment où, suivant les conditions de fortune où il se trouve, l’homme est jeté, soit dans la lutte pour l’existence, soit dans la recherche du plaisir. Quelle part ces deux tourbillons qui l’emportent laissent-ils chez lui à l’effort intellectuel et moral, au progrès voulu, poursuivi, désiré de l’esprit et de l’âme? * * * * * Au point de vue scientifique, l’effort cérébral n’a jamais été aussi intense qu’à l’époque actuelle; les merveilleuses découvertes du siècle qui vient de finir en sont l’indéniable preuve. Le cercle des connaissances s’est étendu, l’application de nouvelles forces à tous les rouages de l’existence a rendu indispensable l’élargissement des programmes scolaires, mais cependant la culture générale de l’élite intellectuelle est moins complète, moins fine, moins profonde. La tendance est de limiter strictement études et lectures à ce qui peut servir à la profession ou à la carrière de chacun; le reste est négligé. Ces hommes distingués dans leur partie, célèbres même parfois, sont d’une ignorance enfantine sous d’autres rapports; ils font des découvertes qui transforment le monde et ne suivent pas le mouvement général des idées. Cette limitation à un sujet unique est peut-être indispensable aux chercheurs des secrets de la vie; la science veut être aimée seule, elle n’admet pas de rivales, elle demande même que les forces de ses fervents soient appliquées à une branche spéciale et non à l’arbre entier. Mais la catégorie des personnalités scientifiques est fort restreinte; la plupart des professions libérales et des carrières de l’état n’exigent point semblable absorption mentale, et une culture plus large ne pourrait que les avantager. Cependant dans cette classe aussi on se limite de plus en plus à l’indispensable, on ne veut pas sortir de l’étroit rayon visuel de l’occupation immédiate et de l’intérêt égoïste. Le désir du progrès intelligent ne tourmente que faiblement la majorité des hommes, même ceux qui ont fait de bonnes études. Sauf exception, ils n’éprouvent aucun désir de savoir pour savoir; ils parcourent quelques journaux, tout au plus quelques revues, et cet exercice suffit amplement à satisfaire les besoins de leur esprit. L’excuse de cette indifférence et de cette paresse mentale réside en partie dans les lancinantes préoccupations économiques qui attristent la plupart des vies; toutes les énergies sont absorbées par la lutte pour le pain quotidien sous toutes ses formes. Mais l’explication ne sert point à la classe nombreuse des personnes nées dans l’aisance, ni à celle des oisifs riches, dans lesquelles devrait se recruter l’élite intellectuelle du monde, non celle qui produit mais celle qui absorbe, goûte et juge. Quand on n’a pas à penser avec angoisse au lendemain, quand l’avenir de ceux dont on est responsable semble à peu près assuré, l’esprit reste plus libre, plus clair, plus apte à recevoir le bon grain, à le faire germer et fleurir. Ne rien semer, ne rien planter dans ces conditions-là est inexplicable et même légèrement honteux. Engourdis par le bien-être, ceux qu’on appelle les heureux de ce monde ne sentent que faiblement la vie intellectuelle. Ce qui flatte le toucher et le regard: train de maison, mobilier, toilettes personnelles, tout doit être recherché, parfait, exquis; des découvertes récentes se rapportant au confort et à l’élégance, aucune n’est ignorée! On les applique avec promptitude, car il serait humiliant de ne pas être au courant de ce qui a été inventé pour le teint, les cheveux, le service de table, la décoration des appartements... Mais nulle curiosité, nul amour-propre ne poussent la généralité des individus à s’approprier les manifestations de l’esprit. Le désir de progrès et de perfectionnement qui les agite pour leur vie matérielle ne s’étend pas au développement de leur intelligence. A cet égard, l’indifférence est étonnante; non seulement, la plupart des gens ne sentent pas la honte de l’ignorance, mais leur jardin intérieur ne les occupe nullement. Aussi, lorsque l’âge des passions est passé, s’étiolent-ils dans un ennui morne, dont ils finissent par mourir. Pour la distraction et le relèvement de leur esprit, des trésors de connaissances s’étendent en vain devant eux; ils sont impuissants à les saisir, à les absorber, à s’en enrichir l’intelligence et l’âme. Le fonds de culture leur manque, l’habitude du travail cérébral leur fait défaut; ils ne peuvent plus assimiler ni méditer; ils ne savent même plus jouir, car comme dit Schopenhauer: «Toute splendeur, toutes jouissances sont pauvres reflétées dans la conscience d’un benêt.» L’immense catégorie des femmes dont la richesse ou le travail d’un mari assure l’aisance et les loisirs, se refuse, elle aussi, davantage encore que les hommes, à l’effort intellectuel. Leurs études terminées, elles jettent leurs livres par la fenêtre et s’empressent d’en oublier le contenu. Chez quelques peuples, la lecture tient une assez grande place dans les habitudes féminines; il en est d’autres où elle paraît superflue, sinon pire. Examinez en ces pays-là le budget d’une femme, vous ne verrez figurer le compte du libraire dans aucune de ses colonnes! L’idée du progrès intellectuel, considéré comme un devoir, n’a pas pénétré encore les cerveaux féminins de certaines races; c’est une inconnue, et une inconnue à laquelle l’entrée de la maison est fermée de parti pris. Essayez de démontrer à la plupart des femmes riches et aisées l’utilité du développement intellectuel, elles vous riront au nez! Essayez d’en faire un cas de conscience, elles hausseront les épaules! En général, pas la moindre curiosité ne les possède pour ce qui forme la nature et le but de la carrière ou de la profession de leurs maris et de leurs fils. Aucune honte d’être ignorantes ne courbe leurs fronts; elles se croient des êtres complets et seraient embarrassées, sauf exception, de subir un examen d’école élémentaire! Tant qu’elles ont vingt-cinq ans, la lacune ne se fait pas trop sentir, mais, lorsque la jeunesse est passée, que les enfants ont grandi, que le rôle de poupée devient ridicule, que trouvent-elles dans leur cerveau pour intéresser leur vie, remplir leur temps, donner de salutaires conseils à leurs fils et filles devenus des hommes et des femmes? Rien, absolument rien! Et elles en sont réduites au morne ennui, ou à la médiocre ressource des plats commérages ou, ce qui est pire encore, au piteux et immoral dérivatif des caprices, des agitations, des exigences par lesquelles elles se donnent l’illusion de la vie et de la puissance en tourmentant famille, entourage, dépendants... Si la Providence les a douées d’un grand discernement, d’instincts délicats, d’intuitions très fines, les femmes, dont il est question ici, peuvent suppléer par ces qualités naturelles aux lacunes dépendant de leur culture insignifiante, de leur éducation illogique, de leur paresse mentale. Mais plus elles ont reçu de dons, plus elles sont coupables de les avoir négligés; au lieu de faire fructifier le talent qui leur avait été confié, elles l’ont enfoui sous terre, et, ne pouvant le rendre doublé ou triplé au Créateur des choses, rentrent dans la catégorie des mauvais serviteurs. Elles auraient pu donner une floraison superbe et restent à l’état de maigres bourgeons! Le manque d’effort intellectuel, effet d’atavisme, ou absence de volonté, les condamne à une pauvreté d’esprit dont elles souffrent, sans peut-être s’en rendre compte elles-mêmes. Se contentant d’horizons restreints, se figurant qu’on ne peut en reculer les bornes, elles emploient leurs énergies cérébrales, non à essayer de comprendre le mouvement de la vie universelle,—ce qui est le premier devoir de tout être pensant,—mais à tenter de primer sur les autres femmes en de vaniteuses poursuites. A ce tableau légèrement chargé, on peut opposer de nombreuses exceptions, mais même dans les pays les plus avancés à cet égard, la paresse intellectuelle reste la principale ennemie de la femme, comme elle est l’ennemie de l’homme oisif, qui, justement parce qu’il échappe à l’acharnante poursuite du pain quotidien, devrait sentir l’obligation d’augmenter par la méditation et la lecture le fonds commun de la richesse intellectuelle. Les femmes, capables de suppléer par la finesse de leurs instincts aux connaissances qui leur manquent, sont d’ailleurs une rareté. En général, la nature est avare de ce don spécial; beaucoup de femmes, même intelligentes, ne sont pas intuitives; elles se trouvent désemparées et impuissantes devant une situation difficile, et ne savent ni comment la juger, ni comment en sortir. Quels conseils pourront sortir de leurs lèvres si leurs enfants les interrogent, si leur mari les consulte, quand elles n’ont pour les inspirer qu’un esprit faible et frivole? Leur violence d’appréciation, leur absence d’équilibre naissent de leur ignorance. Les qualités de douceur, de tolérance, de patience que l’homme, mari ou fils, désire rencontrer chez sa compagne ou sa mère ne pourront se développer et se maintenir que par l’élargissement de la mentalité féminine. Tant que la femme n’aura pas appris à être objective, qu’elle jugera toujours à travers elle-même, qu’elle comprendra imparfaitement ce qu’elle entend et de quoi elle parle, comment pourra-t-elle être logique et équitable dans ses jugements? Au lieu d’entraver ce développement, l’homme, dans son propre intérêt, devrait y contribuer de tout son pouvoir, l’exiger de celle qu’il épouse au lieu d’y mettre obstacle et de railler les rares efforts qu’elle fait en ce sens. De nos jours, on parle beaucoup et avec raison des carrières qu’il faut ouvrir aux femmes pauvres des classes instruites pour les mettre en mesure de pouvoir gagner honnêtement leur vie, sans faire marché de leur corps, qu’elles soient célibataires, veuves ou privées de soutien par l’abandon d’un mari. Et l’opinion publique commence à admettre, même en pays latin, que pour cette catégorie de femmes, l’instruction intégrale devient nécessaire, mais la tendance serait d’exclure de ce mouvement toutes celles que leur situation de fortune semble destiner au mariage, dont le pain quotidien est préparé et qui n’auront qu’à en distribuer les tranches. Or, il ne saurait y avoir de plus fâcheuse erreur. L’effort intellectuel est encore plus indispensable aux épouses et aux mères qu’aux femmes isolées. Jusqu’ici on n’a pas suffisamment réfléchi à leur responsabilité écrasante. En effet, tout dépend d’elles, l’organisation de la famille, l’éducation des enfants, le niveau du ménage... Que de maisons où ce niveau est excessivement bas et vulgaire, à cause de l’ignorance de la femme, de sa paresse mentale, de ses points de vue puérils. Son cerveau atrophié par la paresse est devenu impuissant; avec la meilleure volonté du monde, elle ne peut plus saisir, comprendre, s’assimiler les forces qui donneraient l’équilibre à son esprit. Que de jeunes filles intelligentes, studieuses même, se transforment en femmes médiocres, parce qu’à peine sortie des écoles elles renoncent à l’effort intellectuel! Leur mère, en général, est la première à les en détourner, d’abord par son propre exemple, ensuite par son manque d’intérêt pour ce qui est instruction et lecture, sans compter les préoccupations vaniteuses et mondaines qu’elle s’empresse de communiquer à son enfant. J’ai vu des mères s’affliger, gémir, pleurer, parce que leurs filles n’aimaient pas suffisamment le bal... L’exercice régulier est tout aussi nécessaire à l’esprit qu’au corps. La gymnastique intellectuelle est indispensable. Comment ceux qui croient à une vie éternelle ne le comprennent-ils pas? Cette part d’eux-mêmes qu’ils supposent immortelle, ils la laissent en friche, ils ne s’occupent pas de la cultiver, de l’améliorer, de la rendre un peu moins indigne de l’existence supérieure qui forme leur espérance. Aucune conscience chrétienne, aucune âme croyant à l’au-delà ne devrait se dérober à ce devoir, du moins comme intention, car que peut-on exiger d’individus ballotés comme l’être humain par tant de forces contraires, sinon des intentions sérieuses suivies d’efforts sincères. Les matérialistes eux-mêmes, ceux pour lesquels tout finit avec la mort et qui n’ont que cette existence pour apprendre et connaître, devraient sentir, par des mobiles différents peut-être, mais puissants aussi, cette soif de savoir qui rend l’homme, le «roseau pensant», supérieur à l’univers! Ce siècle a marqué un grand progrès dans l’instruction générale, mais le sentiment du devoir de l’effort intellectuel pour chaque individu n’a pas encore suffisamment éclairé les consciences. Sans scrupule, les êtres les plus honnêtes et les plus droits laissent leur cerveau inculte, ne pensent nullement,—ce qui est plus important encore que l’instruction—à en développer les facultés compréhensives. L’opinion publique, _cette royne et imperiere du monde_, comme l’appelait Montaigne, devrait se mêler de la question et traiter en quantité négligeable tous les individus des classes aisées, intellectuellement bien doués et appartenant à la jeune génération, qui croupissent volontairement dans l’ignorance. On ne peut les déposséder de leur intelligence comme la loi en certains pays dépossède les propriétaires de terres non cultivées, puisque ce bien-là est intangible, mais l’estime devrait se retirer d’eux, car ils manquent, non seulement à leur devoir vis-à-vis d’eux-mêmes qui est de se préparer une personnalité digne d’une vie supérieure, mais au devoir social, chaque être étant obligé de contribuer au progrès de l’humanité par le développement de ses facultés personnelles. * * * * * Au point de vue moral la nécessité de l’effort est plus indispensable encore, «car si nous ne sommes pas les maîtres, dit justement Lubbock, nous sommes presque les créateurs de nos âmes». Mais la paresse qui recule devant cet effort est autrement enracinée que la paresse intellectuelle. L’âme est plus engourdie que l’esprit. L’homme laisse constamment son âme mourir en lui, et sans l’aide de l’âme toute tentative de perfectionnement, suggérée par la raison ou les influences extérieures, reste stérile. L’homme ne peut parvenir à la victoire que par elle; seule, elle le met en communication avec Dieu, avec les forces supérieures, avec les bonnes, justes et grandes pensées qui forment l’atmosphère morale dont le monde vit, bien qu’il se plaise à nier les éléments qui la composent. Le premier effort de tout individu devrait être, par conséquent, de garder son âme vivante; de ne jamais la perdre de vue pas plus qu’il ne perd de vue la sécurité de sa personne. C’est le bien précieux par excellence, la seule chose qui ne puisse lui être enlevée, puisqu’il la croît d’essence éternelle. Les stoïciens eux-mêmes, tout en n’admettant pas l’immortalité et surtout l’immortalité individuelle, mettaient un prix infini à l’âme. Écoutez Épictète et Marc-Aurèle. D’ailleurs, que ce soit en perspective de l’au-delà ou pour cette vie seulement, rien de moralement bon ne s’accomplit sans son concours. Il faut la faire entrer dans toutes les résolutions, car elle est semblable à l’étincelle qui communique la flamme, et la flamme c’est la vie. Tout progrès demande un effort; tout effort pour être efficace doit être soutenu par la volonté, mais si la chaleur de l’âme ne pénètre pas la volonté, celle-ci reste impuissante. L’homme qui pense et dont la conscience comprend la nécessité de l’effort, appelle la volonté à son aide et leur premier acte est de réveiller l’âme, sans le concours de laquelle rien ne vit spirituellement. Mais la difficulté est justement de faire comprendre à l’homme cette nécessité. La plupart des gens honnêtes ont la conscience parfaitement tranquille s’ils ne frisent pas le code pénal, s’ils sont corrects dans leur conduite extérieure, s’ils remplissent à peu près les devoirs imposés par les lois humaines. Ils ne pensent que rarement à laver leurs cœurs comme ils lavent leurs visages, à rechercher la vraie propreté morale, à raffiner leur vie intérieure, à y élever un temple à la beauté... Ils ne sentent pas avec Keats que: _A thing of beauty is a joy for ever_[14]. Le plus grand nombre de ceux qui se disent chrétiens,—parmi lesquels d’admirables exceptions se dressent,—ne semblent guère saisir mieux que la généralité des personnes irréligieuses le devoir de l’effort incessant vers la perfection, seul capable de remplir ce sentiment de vide dont tant d’existences souffrent. Les grands péchés traditionnels les préoccupent uniquement: les éviter, c’est le salut, et pourvu qu’ils n’y tombent pas leur âme peut être hargneuse, mesquine, égoïste, ces justes n’en éprouvent aucun scrupule, ne se sentent pas le moins du monde responsables des courants hostiles, médiocres, décourageants qu’ils répandent dans le monde, ne s’effrayent nullement de la contribution qu’ils apportent aux forces mauvaises contre lesquelles les forces bienfaisantes ont à soutenir chaque jour un si acharné combat. Or, le développement de ces forces bienfaisantes devrait être considéré au contraire, par les êtres pensants comme le premier des devoirs: devoir spirituel et devoir social. Augmenter le patrimoine de richesse morale, c’est enlever aux puissances malfaisantes une partie de leur empire, c’est diminuer les périls de tout genre qui entourent l’existence des bons et des justes, c’est communiquer à ceux-ci un accroissement d’énergie, c’est leur faciliter, par conséquent, la voie du travail et du succès. L’amour de lui-même suffirait à enseigner cette leçon à l’homme[15] si de plus hauts mobiles ne devaient la lui imposer, en la transformant pour toute conscience droite en ordre imprescriptible. Les esprits chez lesquels le formalisme religieux n’a pas tari les sources de la vie, et ceux auxquels l’habitude de la mauvaise foi n’a pas enlevé la vue nette des choses ne peuvent fermer les yeux à cette vérité: le devoir individuel du progrès moral. A une époque où tout évolue en progressant, l’âme seule devrait-elle rester stationnaire? Certains le pensent, le souhaitent, voudraient même qu’elle reculât, tellement son immixtion dans l’existence humaine leur paraît inutile, gênante, dangereuse. Entrez dans un endroit public, examinez les physionomies, scrutez les regards, et dites où vous discernez d’entre eux le rayonnement d’une âme vivante? Tendez les oreilles, écoutez les paroles, qu’entendez-vous? les mots prononcés que révèlent-ils? Les visages sont moroses pour la plupart; l’ambition de paraître, l’avidité de l’argent, d’écrasantes préoccupations matérielles ou de puériles pensées se reflètent sur les masques humains. Ils sont bien rares ceux où se devinent les battements d’une vie plus haute. Quelle tristesse dans cette constatation! On se sent comme entouré de condamnés à mort qui n’ont même plus la force d’essayer de se défendre. Parmi eux, il y a, sans doute, des êtres bons, honnêtes, droits, mais qui n’ont jamais compris la nécessité de l’effort, senti le devoir de tendre avec toutes leurs énergies vers le perfectionnement intérieur; ils ont des âmes engourdies qui n’envoient plus de lumière à leurs visages. La prétention de l’homme de vouloir tout améliorer, tout agrandir, tout embellir, sauf lui-même est un phénomène dont la singularité devrait frapper les esprits logiques. Que penserait-on d’un individu qui emploierait ses richesses à l’ornementation extérieure de son palais et laisserait les appartements qu’il habite dans un état de nudité, de misère, de malpropreté? On le traiterait d’idiot ou de fou, et c’est cependant l’histoire de la plupart des hommes. Dans sa maison on ne veut recevoir que des visiteurs de choix, tandis que l’on ouvre les portes de son cœur aux hôtes les plus mesquins, les plus bas, les plus abominables même. Et l’on n’en rougit pas, on s’habitue à cette mauvaise compagnie, on se dit: C’est la nature humaine! et l’on ne se croit pas obligé à réagir. La nature humaine? Évidemment elle est faible, elle subit des passions et des entraînements auxquels elle ne peut toujours résister; chaque être a eu et aura des heures de défaillance; mais ce n’est pas cela qui importe, ce qui importe, c’est de comprendre ce qu’il faut devenir et d’y aspirer de toutes ses forces. Quand l’homme aura compris cette vérité, il pourra tomber et retomber encore, il se relèvera toujours; tant qu’il ne l’aura pas comprise, la respectabilité extérieure de son existence sera impuissante à lui donner de la joie et à créer autour de lui une atmosphère vivifiante pour les autres âmes. Car ce devoir qui incombe à l’homme de l’effort continuel est éminemment altruiste, on ne saurait assez le répéter. En travaillant au développement de sa vie intérieure, il travaillera au développement des autres vies. La beauté morale renferme un irrésistible magnétisme; il se fait sentir non seulement dans l’entourage direct de chaque individu, mais, augmentant la somme des forces bienfaisantes répandues sur la terre, il vient en aide à tous les êtres et combat efficacement les courants pernicieux que dégagent les âmes méchantes. La société européenne actuelle est arrivée à une sécurité matérielle relative: sous la protection des lois, la vie, la fortune des individus sont à peu près à l’abri d’audacieux coups de main. La sécurité morale ne s’établira-t-elle pas aussi quelque jour? Le code pénal est impuissant à l’assurer, mais l’opinion publique, je le répète, pourrait accomplir beaucoup en ce sens puisque, selon Pascal, elle «dispose de tout, fait la beauté, la justice[16]...» Et plus encore que l’opinion publique, si troublée aujourd’hui, la communion silencieuse des âmes vivantes. Cette communion, une fois établie, produirait des vibrations puissantes qui, galvanisant les âmes, les soulèveraient au-dessus des marais où elles sommeillent tristement. Aimer les choses en soi, les aimer pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles rapportent. Vouloir être grand, généreux, loyal pour l’amour de ces forces[17] et non pour les porter en écriteau sur la poitrine, quelle sagesse et quelle habilité! Ce serait non seulement vivre dans la vérité, mais travailler efficacement à s’assurer pouvoir et succès. Car, quoique prétendent les esprits chagrins, le réel finit toujours par triompher de l’apparent, il y a une justice immanente et des lois inéluctables; mais l’intérêt ne doit pas être le but de l’effort: on ne triche pas avec les forces divines! L’homme a été créé pour la vie heureuse, une mystérieuse tragédie le lui en a fait perdre la possibilité; il doit la retrouver par ses propres efforts. Sur cette terre, ce bonheur sera évidemment relatif, puisque la mort existe et que les yeux mortels ne savent discerner nettement l’avenir immortel, mais quelle radieuse existence l’être humain pourrait vivre encore s’il comprenait enfin qu’il doit tendre de toutes ses énergies vers la bonté et la vérité. Que de forces inconnues il découvrirait en lui, que de puissants moyens d’action dont il n’a pu se servir encore! Les ressources du monde psychique égalent ou dépassent même, sans doute, celles du monde physique. Ce terrain est presque vierge encore, l’âme humaine étant restée stationnaire depuis environ deux mille ans. On dirait qu’on a eu peur d’y toucher, et pourtant la nouvelle religion n’en limitait pas l’essor: le Christ avait été large de promesses, investissant ses disciples d’une puissance illimitée pouvant aller jusqu’à la prophétie et au miracle. Mais très vite l’idéal s’est abaissé. La perfection divine à laquelle elle avait été conviée a épouvanté l’âme humaine; effrayée de ce qu’on lui demandait, elle s’est réfugiée dans le formalisme, et celui-ci l’a étouffée. Les doctrines matérialistes et positivistes de ce siècle ne l’ont pas délivrée de l’esclavage; au contraire, elles ont contribué à épaissir la chape de plomb qui l’écrasait et à provoquer une longue période d’engourdissement semblable à la mort. Aujourd’hui la cloche du réveil s’entend de tous côtés, et, bien que les sons en soient faibles encore, les manifestations d’une vie morale renaissante se succèdent un peu partout sous des formes diverses. Quelques-unes proclament des théories contestables, dangereuses même peut-être,—l’erreur entrant toujours pour une part dans toutes les choses humaines,—mais qu’importe! Ce qui importe, c’est le réveil, car l’effort le suivra. Ceux qui en comprennent la nécessité doivent le crier à tous les bouts de la terre, afin que ceux qui ne dorment plus se lèvent, marchent et donnent toute leur mesure. Si, depuis que le monde existe, chaque être humain avait fourni son maximum d’efforts, que serait aujourd’hui la terre? Dans l’ordre scientifique, les progrès atteints le seraient depuis longtemps et auraient été dépassés; on se trouverait en avance de plusieurs siècles. Dans l’ordre moral, la justice aurait commencé son règne et une série de souffrances inutiles seraient éliminées des cœurs. Bien entendu, l’effort doit être accompli avec discernement et tendre vers ce qui est digne d’être poursuivi. Donner aux choses leur vraie valeur est une des premières leçons à apprendre pour guider sa vie et user efficacement de ses forces. L’intelligence, lestée de discernement et de logique, la conscience alerte, la pensée haute, l’âme vivante, l’homme pourrait connaître au moral la satisfaction que lui donne au physique le large déploiement de ses forces. Par son aspiration constante vers la beauté, il se sentirait devenir une parcelle de Dieu. Plus d’âge mûr aride, plus de vieillesse désenchantée! Tout ce qui semble souvent insupportable dans les obligations journalières se trouverait allégé. L’individu, que l’affaiblissement de ses forces physiques retire de la lutte, pourrait continuer à agir sur l’âme du monde par l’effort de sa pensée. Les vieillards deviendraient ainsi les grands prêtres de la pensée humaine, des grands-prêtres muets presque toujours, sans formules, sans rites, sans habits sacerdotaux. Les chrétiens n’ont qu’à relire l’Évangile, et ils verront qu’il leur promet une puissance presque sans limites. Si les philosophes réfléchissent aux merveilleuses découvertes de la science, comment nieraient-ils que le champ inexploré de l’âme peut renfermer également des possibilités inouïes? Les humanitaires, sous peine de se renier, sont forcés de croire à la possibilité d’un progrès social incessant. La petite cohorte est donc assez nombreuse pour se mettre en marche et livrer bataille aux courants pernicieux qui dessèchent ou décomposent. Mais elle doit se souvenir que, dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, l’appât médiocre provoque des efforts médiocres, et que, pour appeler efficacement les âmes à la rescousse, il faut leur montrer un prix très haut: la possibilité d’atteindre, dès cette terre, une parcelle du divin. CHAPITRE X L’HARMONIE FINALE Les âmes qui attendent sont nombreuses sur la terre. (P. SABATIER.) Lorsque les âmes, sorties de leur assoupissement, auront appris aux hommes croyants et honnêtes à ne plus admirer le mal, à ne plus stériliser leur cœur, à ne plus s’aimer faussement, lorsqu’elles auront établi le culte de la bonté, de la vérité, de la beauté et imposé aux consciences le respect du repentir, lorsqu’elles auront enseigné la nécessité de l’effort constant vers la perfection radieuse, alors seulement l’homme commencera à comprendre de quel pouvoir il dispose et il essayera de l’exercer. Durant son long engourdissement, l’âme humaine a reculé; elle est devenue silencieuse, et les communications entre elles et la volonté se sont interrompues. Les âmes qui n’ont pas reculé sont restées stationnaires et, pour atteindre les progrès accomplis dans le monde physique, elles auront une longue route à parcourir. Il faut qu’elles-mêmes se développent pour développer la volonté humaine, pour établir entre les deux éléments des relations constantes, et, par ces relations constantes, arriver à communiquer avec les puissances supérieures, avec les forces bonnes répandues dans l’univers. Le jour où l’homme sera arrivé à se dépouiller de toutes les douleurs artificielles que lui créent l’illogisme et le faux amour de soi, un profond soupir de soulagement soulèvera le cœur du monde. Le jour où l’âme réveillée, unie à la volonté dans la recherche de l’harmonie et du bonheur, mettra en œuvre les facultés qu’elle a reçues de Dieu, l’être humain sera ébloui du pouvoir qu’il possède sur sa propre destinée, même si ce pouvoir est limité par un certain déterminisme. N’importe l’heure à laquelle cette révélation lui arrive, l’homme l’accueille avec une joie profonde, même s’il a déjà atteint la maturité de la vie et si l’immense regret des années perdues se mêle à sa satisfaction. Il se sent, soudain, le maître de lui-même, capable dans une mesure relative de diriger les événements, d’établir entre son âme et les autres âmes des relations invisibles et silencieuses, et il arrive peu à peu à la certitude qu’agir et parler sont ses moindres moyens d’action, et qu’il en possède d’autrement efficaces et puissants. Que l’homme prête l’oreille et écoute autour de lui les voix qui se font entendre. Le grand chœur des désespérés les domine toutes, mêlé aux rires des méchants, aux cris de triomphe du mensonge qui insulte la vérité, de la mauvaise foi qui soufflette la droiture, du vice qui piétine la pureté. Des sons assourdis et faibles répondent seuls à ces tumultueuses manifestations. Mais ils ne vibrent point, l’ouïe ne les saisit pas, les mots prononcés semblent sortir de lèvres mortes, de gosiers paralysés. Et pourtant ils partent d’une foule compacte, bien plus nombreuse que la masse qui remplit le monde de ses clameurs. Ces colonnes d’êtres mornes et presque muets doit ne part aucune vigoureuse protestation, aucun appel joyeux, aucun cri d’espérance, sont formées par les honnêtes gens qui respectent le code, mais ont laissé mourir leurs âmes. Quelques-uns sortent des rangs, agitent les bras, lèvent leur tête vers le ciel, essayent de formuler des mots, mais leurs compagnons se précipitent pour les immobiliser, fermer leur bouche, courber leur visage vers la terre, et, trop peu nombreux, découragés, incapables de réagir contre l’atmosphère qui les entoure, ils rentrent dans les files immobiles et ne bougent plus, laissant la cohorte des méchants se répandre sur le monde en torrents envahisseurs. Au XIII^e siècle déjà Dante s’était croisé avec cette foule morne, et Virgile l’avait dédaigneusement stigmatisée: _Non ragionam di loro, ma guarda e passa._ Le conseil du Cygne de Mantoue n’a été que trop suivi. Les siècles ne se sont pas préoccupés de ces incapables et de ces timides, on les a laissés vivre sans blâme, ni louange, et, dans cette paix honteuse, ils se sont multipliés à l’infini, abaissant peu à peu à leur niveau médiocre une grande partie des cœurs que l’esprit actif du mal ne domine pas. Aujourd’hui, il ne faudrait plus leur permettre de vivre et de croître. Toutes les âmes vivantes devraient se dresser contre cette masse inerte qui est la pire ennemie de l’esprit et du pouvoir de l’esprit. Il dépend des hommes, qui ont uni leur volonté à leur âme, de créer des courants irrésistibles. Qu’ils laissent de côté pour le moment le vice, le mal sous ses formes éclatantes, ce n’est pas l’adversaire le plus redoutable. Au contraire, là où les passions vibrent, là existe souvent aussi la capacité du réveil. Les bataillons qu’il s’agit avant tout de combattre et d’anéantir, s’ils refusent de se rendre, sont formés par les membres soi-disant respectables de la société qui ont perdu toute force d’action et de réaction, chez lesquels la vie intérieure a cessé d’exister, et qui dans chaque occasion de luttes jettent leur épée avant même de l’avoir sortie du fourreau. Parmi eux sans doute, il y a des «âmes qui attendent» peut-être avec angoisse un cri d’appel qui leur donne la possibilité de revivre, de se manifester, de développer leur puissance. Après, lorsqu’un frémissement aura parcouru la masse inerte, il sera temps de donner l’assaut au mal, d’opposer les courants bienfaisants aux courants délétères. Mais en cela aussi la mentalité humaine doit se modifier; jusqu’ici les grands péchés traditionnels l’ont seule occupée. Pour la société, il y a, en effet, de grands et de petits péchés; pour Dieu, il ne peut y en avoir. Tout ce qui obscurcit son image dans le cœur de l’homme est mal à ses yeux, quelles qu’en soient les conséquences ou les non-conséquences apparentes. Un mouvement de colère méchante, même sans résultats, contamine l’âme autant que s’il avait été cause de blessures et de mort. La loi a raison de punir dans un cas et aurait tort de punir dans l’autre, mais aux yeux de l’Éternel la tache est la même. L’avare qui garde son or avec un amour dédonné se croit un parfait honnête homme et méprise celui qu’entraîne la chair et le sang, mais l’Évangile ne fait aucune différence entre lui et le débauché, pas plus qu’entre le menteur et le voleur; tous ont péché contre la perfection divine, tous se sont éloignés de Dieu. Telle a été l’erreur fondamentale: l’homme a traité son âme comme si elle représentait un fait sociologique, au lieu de voir en elle le miroir où la divinité se reflète. A ce point de vue il n’y a pas de petites fautes, toutes salissent, même les plus insignifiantes, car la conscience ne se préoccupant pas de les effacer, elles finissent par former une couche épaisse qui ternit le cristal et empêche toute lumière d’y tomber et tout rayonnement réflexe d’en sortir. L’être humain doit apprendre à respecter son âme; quand on vénère son âme on veut l’entourer de beauté; quand on désire la beauté on proscrit la laideur. Il n’y aurait plus besoin alors de parler de vertu, la beauté étant supérieure à la vertu, c’est-à-dire la contenant en elle. Contre toutes les forces bonnes, les forces mauvaises combattent; s’il y a l’énergie du bien, celle du mal existe également. Moins puissante, sa destinée finale est d’être détruite, mais les honnêtes gens peuvent en prolonger indéfiniment le règne par leur lâcheté. Que s’est-il passé en ce dernier siècle? Commencé dans un mouvement de fraternité et de justice il finit dans l’apothéose de l’argent et de la violence brutale. La responsabilité de ce triste phénomène remonte tout entière aux membres respectables, à la partie correcte de la société, aux soi-disant chrétiens. Ils sont cent contre un, mais ils ne se servent pas de leurs armes, ils les laissent tomber de leurs mains affaiblies, tandis que les adversaires ont la poigne solide, le jarret ferme, le coup d’œil juste; ils tirent droit et blessent toujours. Un siècle nouveau commence; l’ancien est retombé dans le passé. La mentalité humaine devrait se renouveler elle aussi et rejeter parmi les choses disparues les erreurs dont elle a souffert. Une des principales a été la résignation au malheur. L’homme est créé pour être heureux: le bonheur personnel et celui d’autrui, tel devrait être le mot d’ordre du vingtième siècle, la formule de sa religion. Mais ce bonheur il faut le conquérir, comprendre qu’il réside dans l’harmonie avec Dieu, et cette harmonie ne peut être atteinte que par le culte de la beauté en nous-mêmes. Le châtiment de ceux qui auront manqué à leur mission ne sera pas probablement le feu éternel, mais de rester inférieurs, en ayant la vue nette de leur infériorité et la perception plus exacte encore de ce qu’ils auraient pu être. Qu’il soit subi dans ce corps mortel ou dans d’autres existences, il ne saurait y avoir de supplice plus raffiné. Pour éviter cette torture, même si elle est passagère, l’homme ne devrait-il pas accomplir un suprême effort? Le regret est souvent pire que le remords. Avoir reçu des facultés illimitées pour être heureux, répandre le bonheur, combattre les éléments pernicieux qui ruinent et menacent le monde, et ne pas s’en être servi, et avoir été sa propre victime, n’y a-t-il pas de quoi cogner de désespoir sa tête contre les murailles? Tous ceux qui admettent la possibilité de communications entre l’homme et l’esprit divin ont volontairement renoncé à la satisfaction donnée par le sentiment et l’exercice de la puissance; leurs âmes, si elles avaient été vivantes, les auraient avertis de ce qu’ils négligeaient. De la part des chrétiens, cet oubli de leurs privilèges est absolument inexplicable. Ces Évangiles qu’ils prétendent inspirés parlent clairement: puissance et joie sont promises, dès cette terre, à ceux qui vivent de l’esprit. Le monde a assez pleuré, a assez souffert, s’est assez abaissé. Il a non seulement soif de bonheur, il a soif de sublime. Qu’on ne lui dise plus: «Les affections dont tu jouis, elles sont passagères, tout est cendre et se résout en cendre.» La loi de renouvellement n’existe-t-elle pas dans le cœur comme dans la nature? Si l’homme mettait un peu de son âme dans ses attachements, ils deviendraient éternels en se transformant. Qu’on ne lui dise plus: «La jeunesse va s’évanouir, tu connaîtras les désenchantements de la maturité, les incapacités de la vieillesse.» Si la maturité est désenchantée, c’est qu’elle ne connaît pas la portée des facultés qu’elle possède. C’est le moment de leur vraie puissance: les passions troublent moins à cette période de la vie, les années vécues ont développé la clairvoyance et la maîtrise du soi. Pour ceux qui auraient pratiqué, dès leur jeunesse, la sage culture d’eux-mêmes, ce serait l’heure de la récolte. Pour ceux qui ont compris la vérité tardivement, quelle abondance de travail intérieur se présente à eux! Ils doivent condenser en peu d’années ce qu’ils n’ont pas accompli jusqu’alors avec leur volonté et leur âme. Le désenchantement de la maturité? Elle succombe plutôt sous l’amas des richesses. Quant à la vieillesse elle devrait être le faîte lumineux de la vie. La récolte a eu lieu, les greniers sont remplis, il ne reste qu’à savourer et à jouir. «On ne peut plus», répondra-t-on. Mais pourquoi ne peut-on plus? Parce que l’âme dort, est engourdie ou paralysée. Si elle vivait, comme les années ne la touchent pas et qu’elle reste jeune éternellement, le cœur et l’intelligence conserveraient, à travers elle, leurs forces et leurs facultés de sentiment et de jouissance. Schopenhauer lui-même, le grand pessimiste, dans ses _Aphorismes sur la sagesse dans la vie_ déclare que «ce qu’un homme est en soi-même, ce qui l’accompagne dans la solitude et ce que nul ne saurait lui donner ni lui prendre, est évidemment plus essentiel pour lui que tout ce qu’il peut posséder ou ce qu’il peut être aux yeux d’autrui». Si le temps exerce son droit sur le corps et parfois sur l’intelligence, le caractère moral, lui, demeure inaccessible à l’usure; par conséquent, le vieillard peut conserver toute la personnalité de son âme, et les occupations du dehors ayant, en partie, cessé pour lui, il est en mesure de se consacrer entièrement à la culture de son jardin intérieur. En quoi le coucher du soleil est-il inférieur à l’aurore? Toute la vie: jeunesse, maturité, vieillesse, peut être une beauté, pourvu que l’homme vive à travers son âme. Or, la beauté c’est le bonheur; en tout cas, c’est l’harmonie, et l’harmonie, c’est la communion de l’humain avec le divin. Le XX^e siècle doit s’acheminer vers la vie heureuse. Une élite commencera; consciente de ses responsabilités, persuadée que le règne est aux forts, elle parlera à voix haute, répandra la bonne nouvelle, et, devenant de jour en jour plus nombreuse, pourra travailler efficacement à l’amélioration des conditions générales. Elle délivrera l’homme de toute la série des fausses douleurs, lui enseignera le véritable amour de soi, diminuera l’influence des courants médiocres et contribuera à l’érection du Temple où l’humanité de l’avenir viendra adorer le Dieu de vérité et de justice, le suprême pouvoir du bien, avec lequel elle aura appris à entrer en communication intime et permanente. FIN TABLE DES MATIÈRES CHAPITRES Pages. PRÉFACE I I.—Le sommeil des âmes 1 II.—Le prestige du mal 27 III.—L’avarice morale 61 IV.—Le faux amour de soi 94 V.—L’élégance morale 132 VI.—Le culte de la vérité 148 VII.—La bonté 181 VIII.—Le respect du repentir 211 IX.—La nécessité de l’effort 239 X.—L’harmonie finale 264 TOURS, IMP. DESLIS FRÈRES, RUE GAMBETTA, 6. NOTES: [1] C’est le christianisme qui fournit encore à quatre cent millions de créatures humaines des ailes pour les conduire au-delà des horizons bornés, pour les soulever par la pureté et la bonté au-delà du sacrifice. (Hippolyte Taine.) [2] Questi sciagurati che mai non fur vivi (Dante, _Inferno_, canto III). [3] Voir le chapitre: _Le Sommeil des âmes_. [4] C. Wagner. [5] Voir le chapitre: _le Respect du Repentir_. [6] Victor Hugo. [7] I Samuel, XVIII, I, 26. [8] Voir le chapitre: _La bonté_. [9] Voir le chapitre: _le Faux amour de Soi_. [10] Un enfant des classes aisées était assis en tramway avec sa mère: une vieille femme entre, l’enfant veut se lever pour lui céder sa place, la mère le retient et le force à se rasseoir: «Imbécile!» dit-elle. [11] Voir le chapitre: _L’avarice morale_. [12] Professeur Barth. [13] Mistral, _Mireille_. [14] Voir le chapitre sur _l’Élégance morale_. [15] Voir le chapitre sur _le Faux amour de soi_. [16] Voir le chapitre: _le Faux amour de soi_. [17] _Id._ *** End of this LibraryBlog Digital Book "Ames dormantes" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.