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Title: Le chat de misère - Idées et images
Author: Gourmont, Rémy de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le chat de misère - Idées et images" ***


  ┌───────────────────────────────────────────────────────────────────┐
  │ Note de transcription:                                            │
  │                                                                   │
  │ Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été      │
  │ corrigées.                                                        │
  │                                                                   │
  │ Les mots en italiques sont _soulignés_.                           │
  └───────────────────────────────────────────────────────────────────┘



  LE

  CHAT DE MISÈRE



  RÉMY DE GOURMONT

  LE
  CHAT DE MISÈRE

  IDÉES ET IMAGES

  PARIS
  SOCIÉTÉ DES TRENTE
  ALBERT MESSEIN
  19, QUAI SAINT-MICHEL, 19

  1912



  IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

  _530 exemplaires numérotés à la presse, dont 10 exemplaires sur
  Chine, 20 exemplaires sur Japon et 500 exemplaires sur vergé
  d'Arches_.

  No 261



LE CHAT DE MISÈRE


L'autre jour, dans un salon qui ouvre de plein pied sur un jardin, on
trouva, roulé en boule, un chat, mais quel chat! Un être efflanqué,
galeux, si las de la vie qu'il semblait indifférent à tout, sauf à sa
sensation du moment, qui était, fait inespéré, d'avoir réussi à avoir
chaud par un jour de pluie. Il avait faim aussi, mais n'étant pas de
ces chats qui n'ont qu'à se frotter à leur maîtresse pour obtenir des
choses qui se lappent ou des choses qui se mangent, il n'y songeait
pas. Son étonnement fut visiblement très grand quand il se vit entouré
d'un groupe d'humains qui lui offraient du lait et des gâteaux. Il
n'avait pas peur, il était surpris comme nous le serions sur une route
déserte, si, ayant soif et faim, une table servie surgissait à nos
pieds. Les gens ne l'effrayaient pas, parce qu'il n'en avait sans
doute encore reçu aucun mal, mais ne l'attiraient pas, parce qu'il n'en
avait reçu aucun bien. Les bêtes m'inspirent presque plus de pitié que
les hommes, parce qu'elles sont encore plus effarées devant le malheur.
Elles n'ont pas la ressource de maudire leurs frères et la société,
ce qui est tout de même une distraction. Quelles réflexions un homme
n'aurait-il pas faites, réduit à la condition errante et affamée de
ce chat de misère! Je vois cependant un point où la condition du chat
était meilleure. Si cela avait été un humain qui se fût glissé dans le
salon et se fût affalé sur un fauteuil, il est probable qu'on ne lui
eût offert ni lait ni gâteaux et qu'on ne se fût pas penché sur lui
pour admirer l'éclat de ses yeux.



CHEVEUX ET CHAPEAUX


Les modistes passent en ce moment un vilain quart d'heure, car on se
demande dans certains milieux mondains s'il ne conviendrait pas aux
femmes de sortir nu-tête, de laisser voir leur chevelure le jour, comme
elles la laissent voir au dîner et en soirée. Pourquoi un chapeau,
généralement disgracieux, quand on a tant de cheveux? Les cheveux,
tordus et relevés, sont quelquefois un fardeau pour une femme; pourquoi
y ajouter encore le poids d'un chapeau? Les cheveux longs de la femme
sont faits pour flotter librement sur ses épaules. Ceux de l'homme
aussi, d'ailleurs, mais il ne les comprime pas, il ne les tresse pas,
il les coupe, et cela justifie le chapeau et même le nécessite. Voyez
quel mal ont les femmes pour faire tenir un chapeau sur une tête
aussi encombrée. Elles n'y arrivent qu'au moyen de redoutables épées
qu'elles s'enfoncent courageusement à travers la tête. Quand j'étais
enfant, ce geste me faisait frémir. Ce qu'il y a de curieux, c'est
que les femmes, déjà fort embarrassées de leurs authentiques cheveux,
trouvent pourtant qu'elles n'en ont jamais assez et s'en offrent de
supplémentaires, peut-être pour justifier le problème oriental: «Les
femmes ont les cheveux longs et les idées courtes.» Il n'y a que les
vraies féministes qui se les font couper, pour échapper au proverbe,
pour qu'on dise d'elles, au contraire: «Cheveux courts, idées longues.»
Mais ce n'est pas la question. Il s'agit de savoir si les femmes
porteront ou non des chapeaux, et qui pourrait résoudre un problème
aussi grave, si ce n'est la mode elle-même? Tout ce qu'on dira pour ou
contre ne servira de rien. Il y a déjà des gens qui ont trouvé d'avance
qu'il serait inconvenant pour une femme de sortir nu-tête. Inconvenant?
Mais si c'est la mode? Et puis, qu'est-ce qu'une inconvenance qui varie
avec les heures de la journée? Non, non, de beaux cheveux ne seront
jamais inconvenants.



LA MACHINE A SIGNER


Ce n'est pas une épigramme, qui d'ailleurs serait sans sel, c'est
une invention. Oui, on vient d'imaginer une disposition qui permet
de donner d'un seul coup vingt signatures authentiques, parfaitement
tracées à la main dont le geste, renforcé par un courant électrique,
met en mouvement, du même effort, vingt porte-plume. Une revue
scientifique en a donné l'image et cela a un petit air fantastique,
quoique pas beau. Mais il s'agit d'aller vite et l'Amérique, d'où
cela nous vient, ne tient pas beaucoup à la beauté. Quand elle en
fabrique, par hasard, elle nous l'envoie pour s'en débarrasser. Elle
nous envoie aussi des machines. Celle-là est ingénieuse. Reste à
savoir si notre formalisme s'en accommodera. A vrai dire, les mauvais
écoliers, ceux qui copient éternellement des pensums, avaient inventé
depuis longtemps la plume à trois becs, qui vous expédie à la vapeur
un livre de l'_Enéide_ ou un chant de l'_Art poétique_. Je crois qu'un
mauvais élève de génie arriva même un jour à édifier la plume à quatre
ou cinq becs, mais c'est une construction difficile et qui demande
de grandes connaissances mécaniques. Pour moi, je n'ai pas, dans mon
jeune temps, dépassé la modeste trois becs. Tout le monde ne la réussit
pas. La plus belle invention que j'aie vu faire dans cet ordre d'idées
scripturaires, et encore n'entra-t-elle jamais dans la pratique,
c'est le buvard à corriger les fautes d'orthographe. L'inventeur, un
humoriste du nom de Brandimbourg, est mort sans avoir pu trouver un
capitaliste. Il n'avait ébloui qu'une petite actrice de Montmartre
qui lui avait dit: «Ah! ça sera bien commode. Tu m'en donneras un,
dis?» Mais d'avoir ouï ce cri du cœur et de l'esprit, Brandimbourg se
déclarait satisfait. On le serait à moins.



APRÈS L'ÉCLIPSE


Y pense-t-on encore? Ce fut extraordinaire, c'est le mot exact, mais
ce ne fut guère émouvant. Franchement, la littérature astronomique
s'est un peu moquée de nous. Quoi! Tant d'histoires mélodramatiques
sur les fameuses «teintes livides» qui devaient se répandre sur les
êtres et sur les choses, sur l'angoisse qui devait étreindre les cœurs
sensibles, pour aboutir à la médiocre vue d'une atmosphère grisâtre,
nullement troublante! Il est vrai qu'on vit dans le ciel, en cherchant
bien, un petit croissant rougeâtre, assez curieux. Mais tout de même on
se disait que les spectacles ordinaires, très communs, que nous donnent
les astres, sont bien supérieurs à leurs spectacles exceptionnels.
Allons voir se lever la lune, parmi les arbres, ou se coucher le
soleil, dans une brume légère où il s'enfonce en grandissant, c'est
d'une autre beauté que cette incertaine éclipse. Décidément, il en est
de ces phénomènes rares, comme de presque tout ce qui est rare: c'est
beaucoup moins attrayant que le phénomène quotidien. Je crois que s'il
y avait encore une éclipse dans quelques années elle ne mobiliserait
pas autant de curiosités que celle d'hier. Nous savons ce que c'est et
que cela ne valait guère la peine de se monter la tête. Il paraît que
les animaux du Jardin des Plantes ont manifesté une profonde inquiétude
de voir s'amoindrir le soleil. J'en doute fort. Les animaux domestiques
n'ont rien éprouvé, et il n'y avait pas moyen d'éprouver grand'chose,
car à aucun moment, il n'a fait assez sombre pour empêcher de lire,
ce qui pourtant arrive sans éclipse plusieurs fois par an. On pourra
dire maintenant de toute littérature suspecte d'exagération, c'est de
la «littérature d'éclipse»! Rappelez-vous, un ciel comme celui du 17
avril, vers midi, mais vous l'avez vu cent fois, et plus noir, sans la
moindre surprise!



ÉLECTION ACADÉMIQUE


Il s'agissait de remplacer Henri Houssaye. Il y avait cinq candidats,
il fallait dix-neuf voix, le plus favorisé n'en a eu que treize.
Après des tours innombrables de scrutin, on a remis la chose à des
temps lointains. Et si les académiciens s'entêtent encore, par petits
groupes, dans leurs préférences, on remettra encore à des temps
meilleurs l'auguste cérémonie. Que n'a-t-on tiré au sort, pour sortir
d'embarras? Ce serait si simple. On ne se fâche pas, on ne se dépite
pas contre le destin. Les vanités seraient sauves et cela aurait évité
à l'ensemble des postulants environ deux cents visites qui n'amusent
ni ceux qui les font ni ceux qui les reçoivent. Ce que Rabelais
proposait pour les procès, _id est_ le sort des dés, s'appliquerait
merveilleusement aux élections académiques, du moins à celle où la
sympathie des juges pour un des postulants n'est pas éclatante et
péremptoire. Le public ne verrait aucun inconvénient à ce que ce fût
le nom de M. Trois-Etoiles qui sortît de l'urne plutôt que celui de
M. Trois-Ixes. Il est là-dessus de l'opinion des académiciens qui
n'ont pas d'opinion ou qui ont trop d'opinions. Cependant puisque nous
sommes dans un milieu littéraire et non judiciaire, je proposerais de
substituer au pur et simple sort des dés, le jeu des sorts virgiliens,
plus adéquat au milieu. La procédure des «_sors virgilianes_» est
donnée par ledit Rabelais aux chapitres X, XI et XII du tiers livre de
Pantagruel. M. Anatole France, j'en suis sûr, se ferait un plaisir de
la mettre au point académique et cela lui serait une louable occasion
de réintégrer la coupole. Que d'avantages et quelle séance charmante!
On lirait d'abord le passage de Pantagruel pour se mettre au courant,
non moins qu'en belle humeur, et le reste irait tout seul.



MUSIC-HALL


On m'entraîna un de ces derniers soirs dans un petit théâtre, qui
tient aussi du music-hall, enfin un de ces établissements où quelques
Parisiens résignés et des étrangers avides de joies viennent passer la
soirée. On joua d'abord une sorte de farce tragique qui se terminait
en blague montmartroise et on se serait cru assez bien dans une
baraque de foire. Puis il y eut une revue, la sempiternelle revue
où des plaisanteries sur les hommes au pouvoir alternent avec des
exhibitions de petites femmes, qui toutes sourient à leurs amis nichés
dans un coin de la petite salle. C'est pornographique et familial.
Cependant, à propos des futuristes, que raille un couplet, on nous
ménagea un tableau rare: _Léda et le Cygne_! Léda ressemble à une fille
de maison vautrée à demi nue sur un canapé. Elle caresse un cygne
en peluche qui remue maladroitement un long cou d'autruche. Quand on
eut suffisamment exhibé cette merveille, le rideau retomba et les
allusions politico-lubriques recommencèrent, amenées par la survenue
d'un monsieur qui rédige les mémoires de Mme Steinheil, et tout cela
est si vieillot que c'en est pénible. Nous ne vîmes pas plus avant,
l'opportunité d'un entr'acte s'étant offerte à notre fuite. Et voilà
six mois qu'on représente cette chose dans une salle, petite il est
vrai, mais bondée de spectateurs. Elle doit donc avoir des mérites
que je n'ai point très bien perçus, et répondre à un certain public.
D'ailleurs, plusieurs des femmes montrées là avaient de jolies jambes,
et c'est de ce côté que se portait l'attention générale. Est-ce pour
autre chose que l'on va aux ballets de l'Opéra? Je crois bien qu'ici ou
là, si l'on habillait trop les danseuses, il n'y aurait personne.



A LA NAGE!


Enfin, Burgess a traversé la Manche à la nage! Est-il le premier? On
dit que le capitaine Webb avait légèrement triché, en s'appuyant sur
un des bateaux qui le convoyaient. Tout le monde sera d'accord que
voilà un bon nageur et capable de quelque endurance puisqu'il est resté
dans l'eau pas loin de vingt-quatre heures. L'entêtement est souvent
récompensé. Comme ce personnage est un Anglais naturalisé Français, les
journaux britanniques, qui deviennent sentimentaux, ont déclaré que
tout était pour le mieux et que cette victoire ne serait pas jalousée
par un des deux pays. Burgess est l'anglo-français par excellence. Les
échos de la _Marseillaise_ l'ont, paraît-il, réconforté et ravigoté à
mesure qu'il approchait de la côte française. C'est un brave homme. Sa
position dans le monde est maintenant assurée. Il est, pour jusqu'à la
fin de ses jours, celui qui a traversé la Manche à la nage. On citera
son nom à la suite de Lord Byron qui traversa le Bosphore et de celui
de Léandre, qui traversa l'Hellespont. Seulement nous ne sommes plus
aux temps mythologiques ni même aux temps romantiques et les gens se
demanderont à quoi un tel exploit peut bien servir. A rien du tout,
et c'est peut-être pour cela qu'il restera, non pas émouvant, mais
curieux, à une époque où l'on croyait que tous les actes devaient avoir
des buts intéressés, tout au moins des buts utiles, des buts pratiques.
Burgess a donné un bel exemple d'énergie et cela suffit. J'avoue que
j'aimerais assez à accomplir seulement le quart de son trajet, mais
comme je ne sais pas nager, le vœu est superflu. C'est très beau, tout
de même, de pouvoir se tenir sur l'eau avec autant de sécurité que sur
la terre. Un homme qui nage n'est jamais ridicule et une belle femme
qui nage est un spectacle charmant. De toutes les nymphes, les naïades
sont les plus séduisantes. Aucun exercice, d'ailleurs, ne développe
plus harmonieusement les formes et ne permet de les montrer plus
naïvement, plus chastement. Quelques femmes le savent bien.



LE POURPOINT


Ceux qui s'intéressent à la mode masculine n'ont pas renoncé,
paraît-il, à nous imposer le pourpoint, le chapeau à plumes, le rabat
de dentelles, le haut de chausse à canons, le bas de soie et la
jarretière. Pour avoir une idée claire du costume qu'ils rêvent, il
suffit d'aller voir jouer du Molière à la Comédie-Française. Chacun
même pourra choisir la nuance dans laquelle il préférera apparaître
aux yeux des femmes éblouies et vaincues. Il est assez curieux, en
effet, que la vêture féminine ait évolué vers l'éclat, depuis le grand
siècle, tandis que la vêture masculine évoluait vers le sombre. Seuls
les bourgeois un peu pingres s'habillaient de noir ou de grosses
couleurs éteintes; l'élégant rivalisait avec le papillon. La femme
avait une tenue presque discrète, surtout si on la compare à celle
d'aujourd'hui. Ce rapport changea au cours du XVIIIe siècle sous
l'influence de la mode anglaise, qui n'a pas cessé depuis de régenter
les Français. Les femmes devinrent extravagantes et les hommes presque
sages, jusqu'au moment où, abandonnant la couleur et les étoffes
fleuries, ils se vouèrent définitivement au noir et aux teintes
neutres. Toutes les tentatives que l'on a faites pour éclaircir un
peu le costume masculin ont échoué, probablement parce que le nombre
des hommes soumis à la mode a considérablement augmenté et que la
très grande majorité d'entre eux ne pourrait se plier à des vêtements
salissants, fragiles et par conséquent très coûteux. L'homme a reporté
presque tout entier sur la femme son goût de luxe, son désir de
chatoiement, son besoin d'élégance. Cela satisfait mieux son œil, en
même temps que son instinct; il s'est résigné à se vêtir vilainement
pour que la femme soit plus belle. Je ne crois pas qu'il soit disposé à
changer d'avis. Pour tout dire, je crois qu'en un pourpoint rose, il se
ferait peur à lui-même.



LE GARDE CHAMPÊTRE


On vient de juger les singuliers gredins qui déguisés, l'un en
séducteur, l'autre en garde-champêtre, avaient extorqué à une pauvre
femme, honteuse d'un commencement de péché, la somme fabuleuse de
700.000 francs. Tant d'argent que cela pour s'être assise au pied d'un
chêne et avoir peut-être laissé dégrafer son corsage par une main
savamment inexperte! Le crime ne fut pas poussé beaucoup plus loin,
sans doute, car les séducteurs de cette espèce sont gens de sang-froid
qui, convoitant d'un œil fort distrait les charmes de la dame,
prêtent une oreille attentive à l'approche certaine, trop certaine
du garde-champêtre. Il arriva enfin, car cela aurait pu tout de même
mal tourner et les opérations suivantes en auraient été entravées.
Moyennant une cinquantaine de mille francs, le garde-champêtre, ayant
écrit un redoutable procès-verbal, d'où s'en suivaient au moins trois
écus d'amende, consentit à le déchirer. Sauver, non pas sa vertu, mais
sa réputation à ce prix-là, sembla à la dame une très bonne affaire,
au séducteur aussi, non moins au représentant de la loi. Tout le monde
se félicita. Cependant les deux compères, devant tant de naïveté,
décidèrent de mener l'affaire jusqu'au bout et de chantage en chantage,
toute la fortune de la dame, qui en valait la peine, y passa. Ce ne
fut qu'après le versement de ses derniers louis qu'elle surmonta sa
honte et porta plainte. Pauvre femme et pauvre psychologie féminine!
Quelle pitié! Mais elles sont presque toutes comme cela. Dès qu'elles
ne tiennent pas outre mesure à leur vertu, elles se rattrapent, sur la
réputation. Cette malheureuse fit preuve d'un respect vraiment héroïque
des jugements du monde. A sa manière, c'est vraiment une victime du
devoir féminin, qui est la dissimulation.



LE CHARMEUR D'OISEAUX


Le charmeur d'oiseaux des Tuileries est menacé de devenir aveugle. On
le soigne aux Quinze-Vingts. Mais s'il ne peut plus voir, il entendra
encore ses petits amis ailés, car il compte bien revenir parmi eux aux
heures habituelles. Il paraît que les premiers jours qu'il leur manqua,
moineaux et colombes étaient fort désemparés. Sans doute, ce qu'ils
regrettaient surtout, c'était les miettes de pain, mais c'était aussi
la main qui les distribuait, la voix qui leur parlait, la silhouette
de cet homme qui, tout entier, était bon pour eux. Car les animaux les
plus craintifs et même les plus farouches ont une sympathie pour qui
les aime. Ils savent entre tous le reconnaître; ils lui sont familiers
avec bonheur. Mais tous ceux qui aiment les animaux, ne sont pas aptes
à les apprivoiser. C'est un don, mais c'est aussi un art que l'état
de charmeur d'oiseaux. Il y a beaucoup d'oisifs méthodiques dans les
squares et dans les jardins; ils voudraient bien se montrer à la foule
des promeneurs entourés d'un essaim piaillant de moineaux, mais ils
n'ont pas le charme. Les moineaux picorent le pain, mais gardent leur
méfiance. Ils arrivent en sautillant dans l'herbe, happent la miette
et filent. Le vrai charmeur n'a qu'à se montrer, même sans provisions
de bouche, et les oiseaux de tous côtés accourent, non plus en se
dissimulant et avec des gestes apeurés, mais franchement et avec joie.
C'est une fort jolie chose et qu'on regarde toujours avec plaisir.
Je ne connais guère le charmeur des Tuileries, mais je me suis bien
des fois arrêté à quelques pas de celui du Luxembourg. Il ne faut
pas s'approcher de trop près, quand on n'est pas de la carrière. Les
oiseaux ne donnent pas leur confiance au premier venu.



L'HÉRITAGE DE DICKENS


On vient d'apprendre que les quatre petites-filles de Charles Dickens
sont, sinon dans la misère noire, car elles ont de petites occupations,
du moins dans un état fort précaire. Cela n'est pas sans faire songer
aux sommes immenses que, tant du vivant du romancier que depuis sa
mort, éditeurs, dramaturges et autres, ont tirées de son œuvre,
et l'on s'étonne un peu. Je ne sais pas quelle est la législation
anglaise en matière de propriété littéraire, mais comme il n'y a pas
encore quarante-deux ans que le romancier est mort, si les choses se
passaient en Angleterre comme en France, ses héritiers toucheraient
encore de notables revenus. Il faut croire qu'il en est autrement, ou
que l'héritage a été vendu, ou dilapidé, ou encore que Dickens vendait
ses œuvres sans en réserver les droits futurs. Enfin, le fait semble
exact, les petites-filles d'un écrivain anglais aux œuvres nombreuses
et populaires sont dans une situation qui les oblige de recourir à
leurs amis: cela surprend presque douloureusement l'opinion. On va
sans doute à ce propos reparler sans ménagement de cette propriété
à temps qu'est la propriété littéraire et se redemander si un droit
ne devrait pas être prélevé, au profit des descendants des auteurs,
sur la vente des livres anciens, comme sur celle des livres nouveaux.
Il y eut, voici peu d'années, de nombreuses discussions à ce sujet,
qui n'aboutirent qu'à de trop généreux projets. Généreux? Pour les
héritiers, sans doute, mais pour le public. Se souvient-on de la phrase
par laquelle débutent les _Caractères_ de La Bruyère: «Je rends au
public ce qu'il m'a prêté...»? On peut y trouver ce sens, que si la
forme d'une œuvre de l'esprit appartient à celui qui l'ordonne, la
matière est du domaine de tous et qu'elle doit un jour ou l'autre être
rendue à tous. D'ailleurs, dans la plupart des cas la propriété de
l'œuvre littéraire au bout d'un certain nombre d'années, a perdu toute
espèce de valeur et l'extension de sa durée ne profiterait qu'à un
très petit nombre de privilégiés. Tout de même, à bien réfléchir, on
sent une injustice dans la loi actuelle. Sans doute, mais la question
est de savoir si la transformation de la propriété temporaire en
propriété perpétuelle ne serait pas d'une injustice plus grande encore.



LA DANSEUSE NUE


On a vu ici même hier que la danseuse, Adorée Villany, fut récemment
poursuivie pour avoir dansé en public sans voile et que son procès ne
put avoir lieu, la police n'ayant pu découvrir, parmi près de trois
mille spectateurs, un seul plaignant. Cela s'est passé à Munich. Si je
reviens sur cette histoire, c'est que je crois bon d'y ajouter quelques
réflexions et d'appuyer un peu sur le désaccord qu'on y voit entre la
morale officielle et courante et celle qui régit les groupes les plus
intelligents de la société moderne. Il y a aujourd'hui, et il y eut
peut-être toujours, même sous le règne du christianisme le plus sévère,
quantité de gens auxquels il est impossible de faire comprendre qu'il
est salutaire et moral de contempler une statue nue, mais malsain et
immoral de regarder à l'état de nature le modèle de ladite statue.
De plus, ils sont absolument convaincus, quoi qu'en pensent les
extraordinaires moralistes, suscités peut-être par la corporation des
tailleurs et chemisiers, que l'être humain vient au monde tout nu,
que le nu est donc son état de nature, qu'il ne peut apparaître dans
sa vraie beauté qu'à l'état de nu, et que le spectacle de la beauté
étant réconfortant, il n'est rien de meilleur pour l'homme que la vue
de soi-même à l'état de perfection, car je consens sans peine à ce
qu'on ne dévoile que le nu parfait ou qui donne l'illusion du parfait.
On comprenait encore cela il y a trois ou quatre siècles et, dans les
fêtes solennelles, les magistrats commandaient aux plus belles femmes
de bonne volonté de se montrer nues au peuple. Cela est rapporté,
par exemple, dans le récit de l'entrée de Charles-Quint à Anvers. A
la même époque il n'y avait pas encore à Paris de grandes fêtes sans
l'exhibition de belles filles nues. Le Moyen Age, qui est, à bien des
points de vue, spectacles, jeux, bains publics, le continuateur des
mœurs antiques, ne professait nullement l'horreur du nu, et les hommes
n'avaient pas encore l'hypocrisie de protester contre un spectacle
que presque tous désirent dans leur cœur. Mais que les pudibonds le
sachent bien, les mœurs à ce sujet sont en train de revenir aux vieux
usages. A elle seule, l'anecdote de Munich le prouverait. Il y en eut
de pareilles chez nous.



LE COUP DE GRACE


On contait hier cette histoire. Sur une route, collision entre une
voiture et une automobile. Le cheval est massacré. On le roule vers un
fossé, on envoie quérir l'équarisseur, et on attend. C'est loin, enfin
il arrive. Mais alors on se ravise. Il faut que l'agent d'assurance
constate l'état de la bête. L'équarisseur s'en retourne navré, non
de n'avoir pas fait son métier, mais d'abandonner à sa souffrance le
pauvre cheval, car cet équarisseur est une manière d'homme sensible.
Enfin passe un monsieur encore plus sensible qui ne peut pas supporter
ce spectacle et prend sur lui de faire achever la bête qui durait
toujours et haletait toujours. L'équarisseur revient, donne le coup de
grâce. Sans doute, si cela avait été un animal humain, on l'eût porté
à l'hôpital; mais il n'aurait pas eu l'aumône du coup de grâce. Les
chirurgiens seraient arrivés, auraient recreusé son corps, l'auraient
recousu, retapé, prolongé, qui sait? peut-être remis en état de
se faire traîner dans un petit chariot. Figurez-vous le réveil du
monsieur qui s'aperçoit qu'il n'a plus de jambes, que son corps est
scié au ras du ventre. Vaudrait-il pas mieux qu'il ne se réveillât pas
du tout? C'est dans les souvenirs du baron Larrey, je crois, qu'on
trouve l'histoire de ce malheureux dont un boulet avait emporté la
moitié de la figure, toute la face avec les yeux, le nez, la bouche,
la langue et qu'on réussit à faire vivre dix-sept jours! Il mourut de
saisissement, en passant la main sur ce qui lui restait de tête. Cette
humanité n'est que de la cruauté. La vie n'a aucune valeur en soi, et
quand elle ne peut plus être qu'une souffrance de tous les instants,
les hommes devraient avoir le courage de se l'abréger mutuellement. En
vérité, l'animal dont je viens de dire la fin a encore été relativement
heureux. S'il s'était agi d'une créature humaine, elle souffrirait
encore, elle souffrirait sans espoir.



LE FLEUVE DE LAIT


J'aime beaucoup à m'arrêter un instant devant les faits qui montrent
clairement la solidarité de toute la nature, des nuages et de l'herbe,
de l'homme et des saisons. Un peu de pluie en excès, un peu de chaleur
de trop et on s'aperçoit aussitôt avec quelle étroitesse l'homme
dépend de la terre. Ses inventions, ses conquêtes ne sont rien si,
au cours d'une année, le soleil a brillé vingt ou trente jours de
plus que d'habitude. Il peut construire des machines volantes et les
diriger à peu près, il ne peut créer un verre de lait. Le lait coule
des nuages avant de jaillir au pis de la vache. Sans nuages, pas de
pluie; sans pluie, pas d'herbe; sans herbe, pas de lait. Les plantes
sont ingénieuses à extraire de la terre la plus desséchée l'eau dont
elles se nourrissent, mais la volonté des racines a des limites au
delà desquelles vient la résignation au destin, puis la mort. Et quand
l'herbe meurt, les enfants meurent aussi, car ils se nourrissent de
lait, que leur mère, trop civilisée, ne peut pas toujours leur fournir.
C'est tout ce qui n'est pas civilisé qui maintient d'abord la vie,
c'est l'eau, c'est l'herbe, ce sont les animaux. Le fondement de tout
est tout ce que nous méprisons. Nous croyons que le génie naît de la
civilisation. Elle le cultive seulement et encore c'est la nature seule
qui lui fournit les éléments de cette culture, et nous ne sommes jamais
que son humble collaboratrice. Tout ce qui nous fait vivre est né d'un
peu d'argile détrempé d'un peu d'eau; le fleuve de lait qui menace de
tarir n'a pas d'autre origine. C'était à peine un mythe que l'histoire
de la première fabrication de l'homme. La vie naquit le jour où la
première goutte d'eau tomba sur le sable qui l'attendait.



LE TYMPANON


Hier, dans une soirée originale (il n'y a rien qui ne le soit en cette
rare maison), nous eûmes un concert de harpe et de tympanon. Les deux
instruments ne se connaissent pas assez pour marier leurs sons. Ils
se sont fait entendre l'un après l'autre et, malgré le charme de la
harpe, la sympathie allait au tympanon. C'est quelque chose comme l'âme
du clavecin avant qu'elle n'eût trouvé le corps d'érable ou de bois
de rose où elle s'emprisonne, l'âme toute nue et qui vibre éperdument
dans la fraîcheur de sa sincérité mélodieuse. Même disposition de fils
et de cordelettes métalliques, mais ce ne sont pas encore des marteaux
qui les frappent et les font résonner; ce sont de petits maillets
très légers, gantés de peau, dont une main habile dose le poids et la
touche. Pincé ou râclé avec le plectre, avec l'ongle, l'appareil du
tympanon a des sons de cythare. Frappé, il donne des sons de clavecin
ou de piano lointain, très doux et un peu cristallins, que renforce une
table de résonnance. Bref, le tympanon a le charme des instruments de
musique qui ne sont pas trop perfectionnés et dont les sons, nettement
divisés, ne s'unissent que furtivement grâce à la dextérité de
l'exécutant. Les harmoniques se développent avec franchise en petites
arabesques dont on suit le dessin grêle et charmant. L'instrument
même que nous entendîmes est ancien, don, nous disait l'artiste, de
Louis XIV à un de ses ancêtres. Lulli l'a peut-être essayé. Jouait-il
du tympanon? Sa musique semble faite pour cela autant que pour le
violon. Je réclame un air de tympanon quand on reprendra le _Bourgeois
Gentilhomme_, ou telle autre comédie d'alors comme _Arlequin, empereur
de la Lune_, où il est question du tympanon, comme d'un instrument à la
mode. Il le fut hier pour ceux qui l'entendirent et qui s'étonnaient
qu'il ait pu être si oublié. Que de choses anciennes nous croyons ainsi
avoir remplacées, sans nous douter que rien ne se remplace. Les choses,
comme les gens, se succèdent, voilà tout.



LES HOUYHNHNMS


Je n'ai pas parlé de ce cheval qui a la passion des racines carrées.
Quel être charmant! On lui donne un nombre et l'instant d'après, avec
ses pattes ou ses oreilles, je ne sais plus, il manifeste et prouve
qu'il a trouvé juste. Quelle est la racine carrée de 1146? Vous seriez
bien embarrassé, et moi encore plus que vous, ne sachant même pas ce
que c'est qu'une racine carrée, ni à quoi cela peut bien servir. Mais
cet excellent dada les adore et les préfère même aux carottes et aux
betteraves. On va le mettre prochainement, paraît-il, au régime des
binômes. Alors, il pourra converser avec M. Poincaré, de l'Institut,
qui n'attend que cela pour lui aller faire une petite visite dans son
pays, en Allemagne.

Il la lui rendra à l'Académie des sciences et cela fera une belle
séance, dont je vous promets la description. Swift n'avait pas prévu ce
développement des mathématiques dans l'intellect des HOUYHNHNMS, les
chevaux nobles, justes et bons dont il avait visité la république, où
ils sont devenus les maîtres des hommes, devenus, eux, les horrifiques
Yahous. Ce jeune savant descend évidemment des quadrupèdes modèles tant
vantés par Jonathan, mais il est tout de même moins émouvant. Pour
tout dire, je le trouve un peu cheval de cirque et je me demande de
combien de coups de chambrière, entremêlés de combien de morceaux de
sucre, il a payé sa science. Mais j'admire parfaitement la patience de
son dresseur et aussi la naïveté des commissions compétentes qui n'ont
point douté un instant de ce génie chevalin. A moins que les temps
prédits par l'écrivain anglais ne soient en train de s'accomplir. Cela
ne m'étonnerait pas autrement. Tant d'hommes autour de nous sont déjà
des Yahous!



COUSINS DE NORMANDIE


Tous les Normands étant cousins, Mme de Couvrigny, qui vient de se
faire condamner à mort par le redoutable jury du Calvados, est donc ma
cousine. Elle l'est même de façon plus authentique. Je n'ai pas besoin
d'en donner d'autres preuves que mon dire, car c'est une alliance
dont peu se vanteront. Je ne crois pas d'ailleurs qu'on en rougisse
beaucoup. Il ne s'agit après tout que d'un crime de folie alcoolique et
la vraie place de cette malheureuse serait à l'asile du Bon-Sauveur.
C'est l'inconvénient des familles indéfiniment étendues qu'il s'y
passe toujours quelque drame. Il y a une dizaine d'années, des jeunes
filles s'amusèrent un jour à compter combien, elles comprises, je
pouvais avoir de cousines sur la terre normande. Elles en trouvèrent,
je crois, plus de cent cinquante, ce qui suppose autant de cousins,
et elles en oubliaient sans doute. Depuis, tout ce monde a crû, car
les anciennes et vraies familles normandes ont conservé une fécondité
effroyable et qui les mène à la ruine et parfois à la dégradation, ce
dont les Couvrigny sont un bel exemple. Le mari, la victime, était
retombé à la condition des paysans qui jadis lui payaient fermage. Il
labourait lui-même, nettoyait les étables, entassait son fumier dans
la cour. Sa femme buvait, peut-être pour oublier sa misère. Le couple
procréa des malingres, parmi lesquels une sorte d'idiot, que sa mère
abrutie poussa au crime. Il n'y a rien de plus terrible que ces fins
de familles déchues et l'on comprend la terreur des plus intelligents
devant de telles perspectives. L'affaire Couvrigny apparaît de temps en
temps sous des formes diverses, mais qui ont toutes une cause unique:
la déchéance.



LE BONHEUR EN PRISON


C'est une histoire très vraie qui fut contée à l'Institut général
psychologique par M. A. Laguesse, directeur honoraire des
établissements pénitentiaires. Le nommé J. est un habitué des prisons.
Non qu'il soit un grand criminel; c'est surtout un grand paresseux.
Mais il sait commettre à propos le menu délit qui lui fera passer en
prison la saison mauvaise. M. Laguesse le qualifie de débauché et
d'ivrogne. Soit. Ce ne sont en tout cas que débauches et ivrogneries
d'un sans le sou, c'est-à-dire bien médiocres. Un jour donc qu'il
était en cellule pour avoir refusé de se livrer au travail imposé aux
prisonniers, le directeur eut pitié de lui, je ne sais pour quelle
cause, et voulut lui faire grâce, à condition qu'il irait à l'atelier
où l'on effiloche des étoupes. Mais il ne voulut rien savoir. Le
cachot, où l'on n'effiloche pas d'étoupes, lui paraissait beaucoup
plus séduisant que l'atelier où l'on réduit en charpie de vieux
câbles goudronnés. Etonné de ce refus des faveurs administratives, le
directeur insistait. En vain. «Pensez donc, lui dit le prisonnier,
comme je suis heureux étendu sur ma paillasse, moi qui couche à même
les quais toute l'année! Ce n'est qu'en prison que je goûte à la viande
et que je bénéficie d'une chemise propre tous les huit jours!» Lui
parler repentir et conscience le mettrait dans un ahurissement profond,
remarque l'excellent M. Laguesse, qui a peut-être essayé. Habitué à
toutes les privations, à toutes les souffrances, le régime le plus
dur de la détention est un bienfait pour lui. Le malheureux croit que
les prisons sont des manières d'asiles où les traîne-misère trouvent
un abri, mais il n'arrive pas à comprendre pourquoi la société exige
que l'on commette un délit pour que l'on puisse y entrer. Il serait si
simple, pense-t-il au fond de lui-même, sans oser le dire, de supprimer
cette formalité absurde. Je suis assez de son avis.



AUX GOBELINS


Il paraît que les Gobelins sont en décadence, parce qu'on y chauffe
les cuves à couleur avec du bois. Ce feu est difficile à régler, les
ouvriers y perdent leur temps et la besogne est ratée. C'est bien
possible, mais comment donc faisaient les ouvriers d'autrefois, ceux
d'avant la vapeur, d'avant l'électricité, d'avant même le pétrole? Sans
rien connaître à la question, je ne puis comprendre en quoi ce système
de chauffage met les ouvriers d'aujourd'hui en état d'infériorité sur
ceux de jadis. Si cette industrie des tapisseries, cet art plutôt,
était victime de la concurrence, je comprendrais ces plaintes, mais les
Gobelins sont seuls de leur espèce. Ni en France, ni à l'étranger, on
n'a monté d'ateliers rivaux. Demande-t-on aux artistes des Gobelins de
faire mieux que les contemporains de Le Brun ou de Watteau? Nullement.
On ne leur demande que de faire aussi bien et je ne vois pas la raison
pourquoi ils n'y parviendraient pas. Mais précisément, répondent leurs
défenseurs, ils pourraient faire mieux, s'ils étaient mieux outillés.
Oh! comme c'est inutile! Comme c'est dangereux! Mais, dit-on encore,
et le progrès? Songez que si les cuves étaient chauffées à la vapeur,
nous obtiendrions très facilement et à peu de frais 14.000 nuances!
Les créateurs du genre étaient bien loin d'en connaître autant, ce qui
les rendait incapables de rendre, comme il faut, toutes celles d'un
tableau. Aussi, répondrais-je, moi qui décidément n'y entends rien,
ils faisaient des tapisseries et non des copies de tableaux. On répond
encore: «Nous le pouvons, nos couleurs sont inaltérables!» Ah! dis-je à
mon tour, laissez-moi dans ma barbarie. Je n'aime que les couleurs qui
passent, qui sont déjà passées, les couleurs qui promettent, si elles
ne l'ont déjà, la grâce des choses fanées!



LA NAVETTE


La navette de Soudeilles nous est rendue. L'antiquaire belge entre les
mains de qui elle était parvenue, ne pouvant la vendre, s'est décidé
à la restituer. Le chef de saint Martin est déjà revenu. Ainsi, comme
disent les gens qui ont des entrailles pour l'archéologie, le Trésor
d'art de la France est provisoirement au complet. Ce n'est pas que cela
soit très beau, mais puisque cela nous appartient, c'est à nous de le
conserver, au moins par curiosité et comme spécimen d'une civilisation
disparue. L'art religieux est si loin de nous! Je n'ai pas vu cette
navette, mais il suffit qu'elle soit du XIIIe siècle (autant qu'il
m'en souvienne) pour demeurer précieuse. Les artisans de ces temps
anciens avaient une telle ingénuité! C'est qu'il n'y avait pas d'écoles
d'art, avec des élèves et des modèles. Il n'y avait que des apprentis
qui conquéraient leur métier avec patience et des maîtres qui ne le
leur enseignaient qu'en leur mettant l'outil à la main. Il n'y avait
pas d'écoles, mais de ces maîtres, il y en avait partout, dans les plus
petites bourgades, qui étaient devenus maîtres à force d'avoir été
apprentis, forgerons à force de forger. Ils arrivaient rarement à la
perfection, à l'odieuse perfection, mais leurs œuvres avaient presque
toujours cette originalité que l'enseignement de l'art a tuée à jamais.
Si l'art d'écrire a échappé à la médiocrité qui règne sur les arts
plastiques, c'est qu'on n'a pas encore osé l'enseigner officiellement,
mais cela viendra sans doute et, comme il y a des prix de poésie, on
verra des écoles de poésie, des professeurs de poésie et des modèles
de poésie qu'on copiera éternellement. L'art ne s'enseigne pas, sinon
dans ses éléments les plus élémentaires. Il faut que l'artiste, qui
redeviendrait alors un artisan, le découvre lui-même. Qu'il fuie
l'école, c'est la seule chance qu'il ait de retrouver l'ingénuité
perdue.



LA RAVIVEUSE DE PERLES


C'est un joli métier que celui pour lequel une jeune actrice espagnole
a quitté sa profession. Elle est maintenant raviveuse de perles.
Quand un collier de perles est malade, languissant, qu'il perd son
éclat, on le passe à son cou, elle le porte quelque temps sur sa gorge
et les perles retrouvent à ce contact leur vie et leur jeunesse.
Il ne faut pas chercher là, disent les gens de science, on ne sait
quelle magie; c'est de la chimie, tout simplement. Les perles malades
guérissent quand on les soumet à une chaleur douce et continue,
analogue à celle que dégage le corps humain. Très bien, mais pourquoi
se ternissent-elles au cou de certaines femmes et se ravivent-elles
au cou de certaines autres? Voilà ce que la chimie n'explique pas et
ce que je ne me soucie pas qu'elle explique. J'aime mieux rêver à la
sympathie entre les perles, ces jolies choses, et la gorge d'une femme,
cette douce chose, rêver au mystère des tiédeurs et des effluves. Tous
les seins ne palpitent pas du même rythme, tous ne donnent pas la même
chaleur. Demandez aux amants. Il y en a même qui sont calmes comme un
lac et froids comme leurs eaux. Il y en a qui s'agitent tumultueusement
et qui répandent une tiédeur d'oiseau. Or la chaleur de l'oiseau est
bien supérieure à la chaleur humaine. C'est peut-être là le secret de
la belle Espagnole? Car je la veux belle, aussi, afin de compliquer
le problème, et que sa poitrine ait l'harmonie de celle de la _Maja
Nuda_, où Goya mit toute la voluptueuse insolence de l'Espagne. Des
perles ne pourraient se plaire sur une gorge médiocre, ni y retrouver
la fraîcheur de la vie. Peut-être aussi, certainement même, que cette
femme élue est plus qu'une autre capable d'amour et qu'elle a pour les
perles une dilection particulière. Le miracle de la raviveuse de perles
est un miracle d'amour.



VIEUX LIVRES


J'ai acheté hier, en flânant sur les quais (où on ne trouve plus rien,
disent ceux qui savent chercher, mais qui ne savent pas trouver),
deux petits livres, plus curieux encore qu'ils ne sont rares. L'un,
_De l'abus des nudités de gorge_, insinue que les femmes montrent
trop de leur peau, et l'autre, _Apothéose du beau sexe_, est d'avis
qu'elles n'en montrent pas assez. Il va même beaucoup plus loin dans
la galanterie, mais tenons nous en à ce point de vue. Le premier de
ces livrets présente l'opinion du XVIIe siècle; le second donne celle
du XVIIIe. Comme il faut peu de temps pour que les idées des honnêtes
gens changent du tout au tout! Quarante ans à peine séparent les deux
traités et tandis que l'un réprouve l'usage qu'avaient les femmes de
sortir les épaules et la gorge nues, l'autre ne serait nullement
choqué d'une mode encore un peu plus libertine. L'époque du Directoire
réalisa ses vœux, mais notre époque a réalisé ceux du premier auteur,
qui était, dit-on, l'abbé Jacques Boileau, le frère de Despréaux.
Serait-ce donc lui qui aurait eu raison? Momentanément, oui; mais au
temps de Mme Tallien, on aurait cru le contraire, et d'ailleurs
les femmes recommencent un peu, surtout quand il fait très chaud, à
se dénuder le col. Il est vrai, il n'y a point d'abus. Mon époque est
encore très collet-monté, on peut le dire. Si janséniste qu'il fût,
l'abbé Boileau eût peut-être été fâché de voir ses conseils de modestie
si bien suivis et je crois qu'il eût frémi devant ces hauts cols,
maintenus rigides par des épingles spéciales, où les femmes s'engoncent
si douloureusement. Ainsi murées, elles ressemblent à ces doctrinaires
de la Restauration dont la cravate était aussi étroite que leurs idées.
Allons, c'est au tour de l'_Apothéose du beau sexe_ de gagner. L'auteur
était philosophe aussi, mais pas du genre de Royer-Collard.



LES NÉCROPHORES


J'ai été frappé, l'autre jour, de la ponctualité avec laquelle les
journaux se sont trouvés prêts à chanter la louange funèbre de
Hyacinthe Loyson, qui venait de mourir. Ce n'était pourtant pas une
célébrité très boulevardière et on ne voyait guère son nom que dans ces
journaux d'une religiosité spéciale et secrète que l'on reçoit parfois,
tel un prospectus. Mais il avait été célèbre et cela suffisait. Sa
notice attendait sur le marbre nécrophorique. Quand on est journaliste
ou qu'on tient par quelque côté à la presse, il faut en passer par
là. On a été ou on sera nécrophore. On enterre les siens. C'est une
besogne humaine. Mais j'aurais été bien embarrassé s'il m'avait été
donné d'embaumer cet homme qui avait voulu mourir entouré de prêtres
vieux-catholiques, protestants, arméniens, etc., etc. Il ne faut pas
tenter l'ironie, la nécrophorie demande un sérieux considérable. Je ne
savais d'ailleurs rien sur lui, sinon qu'il avait été carme et qu'il
était éloquent. Cela ne devait pas être amusant d'être carme. Pourtant,
on portait une bien belle robe (couleur carmélite, naturellement)
et on pouvait exhiber aux foules la blancheur de ses pieds nus. Les
carmes étaient très peu nombreux à Paris et n'y avaient plus aucune
réputation, ni bonne, ni mauvaise. Quelle déchéance! Sous l'ancien
régime, où ils pullulaient, une des apostrophes les plus usitées dans
le populaire était «Fils de carme!» Ils avaient la réputation d'être
des repopulateurs remarquables et de surpasser, en ce genre d'exploit,
leurs ennemis les capucins, gens bonasses et timorés. On les recrutait
d'ailleurs parmi les plus beaux hommes. C'étaient les cent-gardes
de l'Eglise. Voilà tout ce que j'aurais pu dire à propos de feu M.
Hyacinthe Loyson. Je crois que j'ai bien fait de m'abstenir, d'autant
que les nécrophores ne lui ont pas manqué. Ils sont toujours prêts.
Nous l'avons ou nous l'aurons tous sur le marbre, chers confrères,
selon l'importance que l'opinion nous accorde, la notice émue du
nécrophore qui nous survivra.



LA LIGNE ET LA POCHE


M. Ribot, le philosophe, a dit que l'attention était entrée dans
le monde par les femmes. Mais il y a si longtemps qu'elles ne s'en
souviennent plus. C'est à l'étourderie qu'elles donnent maintenant
leurs soins. On a prétendu que les actrices, les femmes de tout genre
et de toute vertu, qui oubliaient sur une table, dans une voiture,
perdaient dans la rue, un bracelet, une aumônière, un collier de
prix, le faisaient à dessein, par manière de réclame et pour que
personne ne puisse douter de leur valeur. Semer cent mille francs de
perles comme on perd un parapluie, pensez! Mais sont-elles capables
de tant d'astuce? Je ne le crois pas. Elles sont étourdies, voilà
tout, quoique, probablement, pas beaucoup plus que les hommes. Car,
songez qu'elles n'ont pas de poches! Mettons-nous à leur place.
Qu'adviendrait-il de ce que nous portons sur nous, si nous étions
obligés de le tenir à la main ou dans un petit sac? On ne trouve pas
dans les fiacres bien plus d'objets féminins que d'objets masculins.
Dès que l'homme s'encombre de quelque chose qui ne peut tenir dans
sa poche, il y a beaucoup de chances pour qu'il l'oublie en chemin.
La femme qui porte toujours ce quelque chose hors de ses poches doit
nécessairement l'oublier encore bien plus souvent que nous. Ne nous
moquons donc pas d'elle et plaignons-la plutôt. Son tort n'est pas
là. Il est dans cet esclavage de la mode auquel elle se soumet si
docilement. Pas de poches, cela gâterait la ligne. La ligne! En vérité,
elles se croient des statues, quand elles ne sont que des mannequins.
Et puis, les hommes, à qui elles croient plaire davantage, aiment-ils
tant que cela la ligne? Je crois qu'ils goûtent surtout ce qui
l'excède, ce qui la gonfle, ce qui la courbe.



L'EXPIATION


                                        Voici le châtiment!

                                                   V. H.


La voiture s'est arrêtée rue de Rivoli, pas loin de Jeanne d'Arc.
Soudain une vieille Anglaise, de mine décente, heurte les vitres et
débite d'une voix rapide et rude je ne sais quel boniment implorateur,
en brandissant des feuillets de papier. On lui ouvre et le papier,
échangé contre quelque monnaie, reste votre propriété. Quelque tract
biblique? Quelque appel dissimulé à la charité? Non, la vieille
Anglaise fait un petit commerce fort décent. Elle vend aux curieux
ou aux pèlerins une _Ode à Jeanne d'Arc_ qui ne s'étend pas sur
moins de trois pages et qui respire le plus pur, le plus fulgurant,
patriotisme. Voilà le châtiment! Ce n'était vraiment pas la peine
de la brûler, messieurs les Anglais, pour être obligés, quelque
cinq siècles plus tard, de déléguer à Paris une de vos honorables
compatriotes pour vendre, à ses pieds même, une «Ode en son honneur»!
Elle est très mauvaise, à la vérité, cette ode, qui d'ailleurs n'est
pas une ode, mais une suite de strophes d'une belle platitude, mais
pas beaucoup plus, peut-être, que tout ce qu'a inspiré l'illustre
guerrière. Le châtiment n'en est que plus éclatant. Il est véridique.
La pseudo-ode en question ne se recommandant nullement par sa valeur
poétique, l'hommage à Jeanne d'Arc n'en est que plus sincère, étant
plus nu. On n'achète pas ces couplets pour l'amour de l'art, mais pour
l'amour de Jeanne d'Arc, et c'est une Anglaise qui les vend. Il faut
que les cantiques soient médiocres. Les saints comme les dieux en
sont mieux honorés. Pindare chantait les héros avec son génie. Aussi
n'est-il guère populaire. L'ode de la rue de Rivoli, étant sans génie,
sera mieux appréciée de la foule. Puis ce sont les Anglais qui nous
l'offrent. Enfin!



LE PIED DE MOUTON


Je ne sais pourquoi, depuis quelque temps, on parle tant dans les
journaux de Martainville, de sa féerie, _le Pied de Mouton_, et même de
son tombeau qui est, paraît-il, situé au vieux cimetière de Neuilly.
Mais je suis tout aussi bien préparé qu'un autre à faire ma partie
dans ce concert inutile et même mieux, peut-être, car je suis un des
rares mortels qui aient la patience, le courage, ou la bêtise, de
lire ledit _Pied de Mouton_, je ne dirai pas jusqu'au bout, je n'en
sais plus rien et je ne le crois pas, mais d'en avoir lu assez pour
savoir quel est le genre de nigauderie dramatique qui amusait les
spectateurs de la «Gaieté» en l'année 1806. Elle diffère assurément
beaucoup de celle de 1912, sans qu'il soit bien facile de dire laquelle
est la plus saugrenue. On décidera de cela plus tard, puisque, aussi
bien, _le Pied de Mouton_ soit devenu une pièce historique. Théophile
Gautier, on la jouait encore de son temps, l'estimait beaucoup, ainsi
que les directeurs de théâtre qui la remontaient dans les moments
désespérés. L'édition originale offre tout de même ce renseignement
que la qualification de mélodrame n'était pas incompatible avec l'idée
de pièce comique. _Le Pied de mouton_ porte ces deux sous-titres:
«Mélodrame, féerie comique à grand spectacle.» Mon exemplaire est
relié avec un tas de choses hétéroclites, telles que la _Vie privée
de l'ex-capucin François Chabot et de Gaspard Chaumette, pour servir
de suite aux vies des fameux scélérats de ce siècle_. _An II de la
République._ C'est probablement cette brochure thermidorienne qui
m'avait tenté. Le volume porte au dos ce titre unique _Ophis_, tragédie
de Népomucène Lemercier. Ainsi ces choses disparates sont venues
ensemble à la postérité. Il y a plus de philosophie qu'on ne croit dans
les vieux recueils factices qui traînent sur les quais.



AU SOLEIL


Vous avez décidé de partir pour les pays du soleil et voici enfin les
premiers froids. Comme cela se trouve! Les dieux certainement vous
protègent. Ils ne veulent pas que vous regrettiez les arbres au milieu
des palmiers; car les palmiers ne sont des arbres qu'en botanique.
Mais il faut s'y résigner; quand on veut du soleil aux mois de janvier
et de février, il faut subir le palmier. D'ici quelques jours, si le
froid s'acclimate, si la brume s'épaissit, si la neige tombe, si la
glace couvre les ruisseaux, je vais songer, moi aussi, au soleil, mais,
plus patient, j'attendrai qu'il vienne à nous parmi les branchages de
nos vrais arbres. Je me dirai bien: «Ils sont heureux là-bas, ils se
promènent au soleil, le long de la mer bleue.» Mais je me dirai aussi:
«Mon âme n'est point faite pour les palmiers, ni pour les orangers non
plus, ni pour les oliviers.» Et j'aimerai presque la neige, qui serait
si jolie, si on ne marchait pas dedans. Et puis, je crois qu'il faut
subir les saisons, comme l'ont fait avant nous tant de générations. Le
printemps ne sait quoi nous dire au mois d'avril, si nous l'avons déjà
rencontré trois mois plus tôt, ou bien les paroles qu'il nous dit ne
peuvent plus nous toucher.

Au lieu d'envier ceux qui passent leur vie dans une douceur
perpétuelle, je suis tenté de les plaindre, car la douceur se change
vite en fadeur. Les existences les plus belles sont peut-être
celles qui ont subi tous les extrêmes, qui ont traversé toutes les
températures, rencontré toutes les sensations excessives et tous les
sentiments contradictoires. Toujours du soleil sur la tête, toujours
des palmiers dans le cœur! Non. Sentez-vous le froid dont les vagues
invisibles roulent dans le ciel? Parmi le décor où vous allez surgir
un matin, vous le regretterez, ce vieux ciel sombre. Mais vous n'allez
peut-être là-bas que pour en avoir la nostalgie, car vous n'avez pas,
vous ne pouvez pas avoir de palmiers dans le cœur!



HISTOIRES DE FANTOMES


C'est périodique. Dès que l'on croit que le public a oublié la dernière
mésaventure d'un montreur de fantômes, on recommence à lancer quelque
nouvelle histoire de ce genre, à parler matérialisations, monde astral,
mélange de fluides, désincarnation, ectoplasmes et psychodynamisme.
Ces derniers mots avaient été inventés par M. Richet, physiologiste
distingué, qui sombra un moment dans l'astralisme fantômal, et on
continue à invoquer son autorité, encore qu'il l'ait loyalement
désavouée. Il avait voulu voir, il avait même fait exprès le voyage
d'Algérie, et naturellement il avait vu. Ayant vu, il avait cru et
cela lui avait paru très simple. Quelle leçon! Ce professeur de
physiologie, ce théoricien de l'anaphilaxie, assista sans étonnement à
une matérialisation. De rien, il vit se former un être nouveau, qui
remuait, qui respirait! Bien vite, il fabriqua un mot qui expliquait
la chose, c'est-à-dire un mot grec, car seul le grec, entre toutes les
langues, porte en lui-même sa lumière. Ayant donc vu un _ectoplasme_,
c'est-à-dire une extériorisation corporelle, il se réjouissait dans son
cœur d'avoir été choisi par les dieux pour assister à cette merveille,
lorsqu'il apprit par les gazettes que le médium ectoplasmique venait
d'être pincé, au cours d'une séance, par des spectateurs irrespectueux,
au moment qu'il fabriquait une apparition au moyen de divers
accessoires, dont le principal était un fantôme en baudruche qui se
gonflait par dessus l'épaule avant de voltiger parmi les assistants
ébaubis. De tout cela, il n'est resté que la théorie de l'ectoplasme
que l'on nous sert encore, mais qui ne prend plus, si malins que soient
les médiums. Le mot ne contient plus que de la crédulité par un bout et
par l'autre, de l'escroquerie. Qu'on nous rende le bon Robert-Houdin!



DANSE ET DANSEUSES


De quand date l'uniforme, devenu si profondément ridicule, des
danseuses? Qui donc leur imposa une fois pour toutes ce maillot, ce
tutu, cette jupe de gaze? J'avoue n'en avoir aucune idée, mais ce
ne peut pas être très ancien, puisque la danse réglementée et sans
caractère, la danse administrative date d'hier. Est-ce une importation
italienne? Très probablement, presque tout ce qui est baroque en art
nous venant de l'Italie. Pourquoi cela a-t-il duré, pourquoi l'attitude
de la danseuse s'est-elle figée sous cette forme? Mystère, qu'explique
seul le peu d'intérêt que nous avons toujours manifesté pour la danse,
hormis, bien entendu, les abonnés de l'Opéra qui, dans la danse,
goûtent surtout le foyer de la danse. Il est vraiment incompréhensible
que tous les ballets sans exception, quel qu'en soit le sujet, en
quelque siècle, en quelque lieu qu'ils se passent, soient toujours
réglementés par un assemblage de femmes vouées à la pirouette et aux
jetés-battus. Nous ne pouvons plus supporter cela, nous avons vu trop
de bas-reliefs antiques, nous avons été trop impressionnés par Isadora
Duncan. L'exemple de cette femme et celui des Grecs, dont elle s'est
inspirée, nous ont appris que la danse n'est pas la gymnastique, que
son élément principal n'est pas l'agilité, mais la grâce, mais le
caractère. La grâce et le caractère sont impossibles avec le maillot
et surtout avec la jupe de gaze. La danse s'exprimera d'autant mieux
qu'elle sera plus libre. Il faut lui ôter cet attirail ridicule, qui,
malgré ses prétentions à figurer des sylphides, est un alourdissement
du corps. La danseuse doit être à peu près nue sous un voile flottant
qui tantôt dérobe, tantôt accentue le jeu de ses membres, le roulis
doux de ses muscles. Mais il n'est pas que la danse grecque; il faut
que la danse puisse revêtir tous les costumes et figurer toutes les
attitudes. Les petits monstres hiératiques javanais, chargés comme des
idoles, étaient autrement gracieux et légers qu'une demoiselle en tutu,
même la mieux articulée.



FUNÉRAILLES CANINES


On enterrait ces jours-ci, en grande pompe, un chien. Il y eut un
cortège. Un valet vêtu de noir portait sous son bras la comète (petit
cercueil d'enfant). Il y avait des fleurs. Enfin, l'inhumation se fit
au caveau de la famille, non de la famille du toutou, de la familles
des maîtres du toutou. Il paraît que ladite famille était plongée dans
la désolation et que la mère poussait des cris à fendre l'âme. C'est le
symptôme aigu d'un état d'esprit assez curieux, d'un stade des mœurs
où le chien de la maison est assimilé à l'enfant de la maison. On en
connaît les diverses manifestations habituelles, mais celle-ci, étant
plus inattendue, frappera davantage. A vrai dire, si les cimetières de
chiens sont des inventions fort modernes, les monuments élevés à des
chiens, les épitaphes canines aussi, sont des vieilleries. Il y a une
épitaphe d'un chien dans Martial. Elle est même fort jolie. Il y en a
une autre d'un poète inconnu, dans l'_Anthologie_ de Burmann, qui n'est
pas laide: «J'étais blanche. Je m'étendais mollement sur le sein de
mon maître et de ma maîtresse; et quand j'étais lasse, je me reposais
sur leur lit. Je suis morte en mettant bas au milieu des douleurs;
et maintenant la terre cache ma dépouille sous un petit monument de
marbre.» Ce chien n'était-il pas très aimé pour qu'un poète ami de la
maison, ou peut-être son maître lui-même, ait dédié ces agréables vers
à sa mémoire. Il eut son monument de marbre; il fut traité comme un
Romain. Le christianisme avait mis une distance énorme entre l'homme
et les animaux. La vieille fraternité se renoue. On ne voit pas bien
pourquoi, honorant les restes humains, on mépriserait les restes d'un
chien qui nous aima fidèlement. Le ridicule de la manifestation susdite
s'abolit peut-être dans le sentiment.



LE LAURÉAT


Il fut un temps où l'Académie française pouvait conférer sinon la
gloire, du moins une notoriété soudaine, en couronnant (vieux style)
une œuvre littéraire. Il semble bien que ce ne soit plus en son
pouvoir. Elle distribue trop de récompenses, le public s'y perd, ne
sait plus discerner, entre tant d'œuvres élues, la véritable. Puis
l'Académie est vraiment devenue trop académique et trop amie de la
vertu et des convenances.

On ne sait jamais si ce sont des valeurs morales ou des valeurs
littéraires qui ont fixé son choix; mais ce que l'on sait bien, c'est
que les premières n'ont souvent pour effet que de gâter les secondes.
Bref, un prix de l'Académie ne signifie plus rien et le public a
tourné son attention vers ceux que décernent une académie à côté et
diverses associations littéraires. Qui aura le prix Goncourt? C'est un
petit événement. On en parle, au moins, entre écrivains, les éditeurs
de romans s'émeuvent, les amis de ces académiciens ultra-libres sont
interrogés, parfois sollicités en raison de l'influence qu'on leur
suppose. Certes, le montant du prix est pour beaucoup dans l'intérêt
que ce prix excite, mais je crois tout de même qu'il possède encore
une valeur littéraire. Hélas! on s'en lassera. Un jour viendra
probablement où le jugement de l'Académie Goncourt n'aura plus qu'une
valeur pécuniaire, et peut-être est-ce déjà celle-là que lui attribuent
les lauréats. L'argent finit toujours par être le maître. Le vieux
Goncourt a bien vu qu'il renforce singulièrement le poids d'un jugement
esthétique.



LES SUICIDES


Un journal donne une rubrique spéciale aux _Désespérés_, manière
poétique d'appeler les suicidés, car tous les suicides n'ont pas
pour cause le désespoir et une bonne partie provient des affections
cérébrales. Or, l'autre jour, je n'en comptai pas moins de dix,
rien que pour Paris. C'est une proportion énorme et, j'espère,
exceptionnelle, car elle signalerait un état des plus inquiétants.
Je sais bien que le suicide augmente, mais pas tout de même selon
ce taux, qui dépasserait quatre fois celui de la Suisse, qui est le
pays d'Europe où l'on se suicide le plus. La Suisse étant un pays
religieux à un point qu'on ne saurait dire, on voit tout de suite le
parti que les ennemis de toute religion pourraient tirer de cette
double constatation. Mais ce ne serait pas juste, puisque la France,
incrédule ou légère, suit d'assez près la Suisse sur ce terrain où
elle dépasse de beaucoup les nations les plus religieuses de l'Europe,
telles que l'Irlande ou l'Italie. S'il y a une cause générale aux
suicides, on ne la découvre pas. Le climat? Non, puisqu'on quitte la
vie presque aussi facilement en France qu'en Prusse. La misère? Non,
puisque l'Irlande est le pays d'Europe où l'on se suicide le moins et
la France un des trois pays où on se suicide le plus. Les inquiétudes
politiques? Non plus, puisque c'est la Suisse qui tient la tête, suivie
par la Prusse. Est-ce au contraire l'excès de richesse, de bien-être
également répandu dans toutes les classes? On ne le croira pas pour
la Prusse, mais hormis cette exception, qui n'est peut-être pas très
accentuée, il y a certainement une relation entre la fréquence des
suicides et la richesse des Etats. Oui, mais est-ce que l'Angleterre
n'est point, malgré la légende, un des pays où l'on se suicide le
moins? Sans doute, mais c'est peut-être que les Anglais vont se
suicider en Suisse. La statistique n'aime pas les plaisanteries.
Avouons n'y rien comprendre. Cela vaudra mieux.



L'AME DU BIBLIOPHILE


Il n'est pas toujours facile de pénétrer dans l'âme d'un bibliophile,
de démêler les raisons pour lesquelles il convoite un livre, en
dédaigne un autre. Aussi j'ai été bien aise de lire le _Manuel de
l'amateur d'éditions originales_, où Pierre Dauze les dévoile et les
analyse. Le bibliophile est un être fort subtil et beaucoup moins fol
que le public ne le croit. Fini, le temps où on pouvait encore se le
représenter sous les traits dessinés par La Bruyère, enfermé dans sa
_tannerie_ et couvant d'un œil jaloux des livres magnifiquement reliés
et qu'il n'ouvrait jamais. Fini de se le figurer comme un maniaque
n'ayant d'autre motif à préférer une édition que la faute d'impression
qui la dépare. Le bibliophile contemporain doit être un homme de
goût, avoir des lettres et savoir se décider autant pour des motifs
littéraires que pour des motifs matériels ou de pure curiosité. Il doit
suivre la mode, nécessairement, mais avec prudence et ne pas craindre
de dédaigner ce qu'elle prône sans raisons valables, de rechercher ce
qu'elle néglige. Il doit avoir, ce qui a trop manqué à beaucoup de
ses prédécesseurs, l'esprit critique, ne pas moins se connaître en
littérature qu'en papiers et en parfaits tirages. Son affaire est de
conserver intacts des livres dont le texte offre une valeur certaine,
de les conserver avec toute la fraîche apparence qu'ils eurent à
leur apparition. C'est de là que vient l'extrême importance qu'ils
attachent à leur couverture et vraiment il faudrait être un barbare
pour se moquer d'un tel souci, car la couverture est une peau et jamais
écorché ne fut très séduisant. C'est grâce aux bibliophiles que l'on
saura un jour comment étaient faits nos livres et quelle était leur
beauté extérieure, car seuls ils exigent des papiers durables et seuls
ils savent les vêtir avec soin. Tous les écrivains doivent aimer les
bibliophiles.



LE PANTALON INTÉGRAL


Il y a tout un parti féministe aux Etats-Unis qui a pris pour bannière,
si j'ose dire, le «pantalon intégral». Elles prétendent s'habiller
comme les hommes, non seulement d'un pantalon, mais aussi d'un gilet
et d'un veston; mais elles ne parlent que du pantalon, lequel, comme
on le sait, est symbolique. Autrefois, c'était la culotte. Mais les
mœurs évoluent, et les langues aussi. A cette heure, les femmes ne
sauraient donc se contenter à moins du pantalon. En le préconisant,
elles font preuve, certainement, à la fois d'esprit et de goût, et
même de science, car, ainsi vêtues, on ne pourra plus leur dénier
une presque parfaite ressemblance avec les hommes, non moins que
beaucoup de charmes et une surabondance de valeur esthétique. Même,
il est probable que leurs charmes déborderont et que leur esthétique
s'amplifiera jusqu'à l'insolence. Quelques-unes, douées d'un caractère
conciliant, avaient proposé qu'on s'en tînt à la jupe-culotte, qui est
déjà, comme on le sait et comme on l'a vu, une jolie conquête. Mais
elles ont été battues par le pantalonisme intégral. «Nous voulons,
disent-elles, qu'on nous prenne pour des hommes. Ainsi, nous pourrons
nous démener dans la vie sans qu'on nous remarque. Habillées en
hommes, nous n'attirerons plus l'attention des hommes, et nous serons
enfin libres de nos mouvements.» Quand j'ai appelé «hoministes» ces
féministes qui se nient elles-mêmes, je ne savais pas qu'elles me
donneraient si complètement raison, et qu'à leurs autres prétentions
elles ajouteraient le «complet veston», qui, d'ailleurs, les complète
bien.



LA VERTU


Une fois par an l'Académie récompense la vertu, ou ce qu'on appelle
ainsi, car la plupart des actions qu'un long discours nous vanta sur
le mode accoutumé semblent moins dictées par la vertu que par la
nécessité. Elles n'en sont pas moins fort louables, mais j'ai bien le
droit de supposer que la plupart des gens vertueux exaltés sous la
coupole préféreraient à la vertu quinze mille livres de rentes. Cela ne
les empêcherait pas de continuer à être vertueux, mais ils le seraient
d'une autre manière et qui attirerait moins l'attention des personnes
charitables. Car c'est en personne charitable, bien plutôt qu'en juge
du bien et du mal, que se transforme annuellement l'Académie, et c'est
en quoi elle fait bien. Cependant, puisqu'elle ne trouve jamais d'actes
de vertu parmi les gens hors du besoin, et qui sont pourtant et de
beaucoup les plus nombreux, je voudrais qu'elle cessât de qualifier
cette distribution de secours du nom de prix de vertu. Ou bien, faut-il
être pauvre pour être vertueux? Je crois que c'est justement le
contraire et que le vrai dévouement ne se montre que là où il n'est pas
obligatoire, je veux dire nécessité par les circonstances. La solennité
de cette cérémonie académique, qui se répercute à l'infini dans les
journaux, n'a pas peu contribué à faire croire au monde que, dès qu'on
manie quelqu'argent, on devient incapable de vertu, c'est-à-dire, en
somme, de maîtrise de soi-même. Et il est assez curieux que ce soit
une compagnie élue, dit-on, pour maintenir en droit chemin la langue
française, qui détourne ainsi les plus beaux mots de leur sens. Tout
cela sent l'emphase incohérente du XVIIIe siècle.



MŒURS DE PARIS


L'autre jour, deux Américaines étaient arrêtées devant un tableau
dont elles voulurent connaître le nom et l'auteur. Elles consultent,
non pas le catalogue officiel, qui ne les eût pas trompées, mais leur
guide, moins bien tenu à jour ou plus ancien, car il s'est fait des
transpositions du Luxembourg au Louvre. «Voilà! Tel numéro, Whistler.
Portrait de sa mère.» Et celle qui contemplait de s'écrier soudain:
«Quelle horreur! Et nous envoyons nos fils étudier la peinture à
Paris!» Elle n'en revenait pas, ni sa compagne non plus. Ainsi, à
Paris, un peintre peut faire le portrait de sa mère étendue toute
nue sur un lit! Et cela est vanté partout! Elles s'étaient arrêtées
devant l'_Olympia_ de Manet. Leurs exclamations indignées émurent
des visiteurs qui voulurent bien les détromper, mais je trouve que
c'est presque dommage. Elles auraient au moins remporté de Paris une
idée extraordinaire et assez conforme d'ailleurs à celle que s'en
font communément beaucoup d'Américains. Rassurées sur la moralité
de Whistler, qui leur était apparu, un instant, tel qu'atteint du
sans-gêne le plus corrompu, si elles ont continué quelque temps leur
promenade à travers nos musées et nos vues, elles n'ont pas dû tarder
à s'apercevoir que Paris est une ville qui ressemble à toutes les
grandes villes et que, peut-être plus élégante, plus vive, plus gaie
(et encore!), elle n'a rien d'une Babylone, même moderne. Les gens
qu'on rencontre y ont la tenue la plus convenable, il ne s'y passe
aucune extravagance, la peinture que recèle ses musées est d'une grande
décence, et celle qui n'y est pas encore se permet tout au plus d'être
cubiste, ce qui choque l'intelligence, mais non la morale.



SAISONS


J'ai toujours entendu dire, depuis mon enfance, qu'elles étaient
dérangées. Autrefois, elles étaient régulières. Il y a très longtemps
qu'on ne s'en souvient plus, mais c'est une tradition certaine. Nous
avons l'esprit d'ordre. Nous avons décidé que l'hiver est froid,
l'été chaud, le printemps et l'automne tempérés, et nous sommes
très étonnés que la nature n'obéisse pas à nos classifications et
qu'elle ne distribue pas la température selon qu'il est établi dans
les calendriers, ou plutôt selon un calendrier d'expérience, un
calendrier local que nous substituons inconsciemment au calendrier
astronomique. Ainsi le mois de décembre devrait être rigoureux d'après
un de ces calendriers et, d'après l'autre, tempéré, au moins dans les
trois premières semaines de son cours, puisqu'elles appartiennent à
l'automne. Il est difficile que la nature obéisse à ces deux règles
contradictoires, et cela nous permet d'être toujours mécontents et de
la prendre en défaut, de quelque manière qu'elle se comporte. Car les
hommes se plaignent également du beau et du mauvais temps, de celui
qui amène les sécheresses réduisant les champs en poussière, de celui
qui fait déborder les rivières, et il n'a pas tout à fait tort. Puis,
dans les temps moyens et qui devraient, semble-t-il, contenter tout le
monde, il est rare, si le citadin se réjouit de l'état du ciel, que le
campagnard ne se répande pas en lamentations. Le seul résultat vraiment
heureux et vraiment pratique des incertitudes de l'atmosphère, c'est
qu'elles fournissent aux hommes un sujet inépuisable de conversation,
un sujet facile, qui prête aux improvisations, aux commentaires légers,
aux anecdotes et où chacun peut à son aise et à peu de frais, surtout,
montrer son esprit et son caractère. On peut juger un homme rien qu'à
la manière dont il parle du temps qu'il fait. En général, il est
recommandé de ne pas y attacher une trop grande importance, et de le
prendre comme il vient.



LA FOIRE AUX JOUETS


C'est une erreur de croire, comme on le répète à satiété, qu'il n'y a
plus que les jouets mécaniques qui intéressent les enfants. Comme de
tout temps, l'enfant joue avec tout ce qu'on lui donne, tout ce qui lui
tombe sous la main, tout ce qui roule, tout ce qui fait du bruit. Riche
ou pauvre, il serait peu difficile sur la nature ou la qualité de ses
jouets, si le snobisme des parents ne venait pas s'en mêler, et ce sont
eux qui les achètent, qui font, bien plus que leurs enfants, la vogue
des jouets mécaniques, si vite brisés, si vite inutilisables. Cela
dépend beaucoup aussi, surtout peut-être, des fabricants, car on ne
peut acquérir que ce qui figure sur le marché et le genre d'amusement
des enfants, est en somme à leur merci. Ils savent bien qu'il faut
plaire d'abord à l'acheteur: de là, ce débordement de mécanique,
car la mode est à la mécanique. Je crois que, laissé à lui-même,
l'enfant choisirait assez volontiers des choses moins compliquées, plus
familières ou plus terribles. Les animaux l'amusent toujours, arrivent
souvent à lui inspirer une sorte de tendresse frénétique: j'en ai connu
qui voulurent pendant très longtemps dormir avec une famille d'ours en
peluche. On trouve à peu près tous les animaux à la foire aux jouets,
mais l'ours en peluche est un des plus répandus. On en fait de tout
petits et de très grands, qui sont fort en faveur. J'ai vu, à cette
foire, des veaux, de simples veaux en peau, qui ne se vendent pas
moins de deux cent cinquante francs, c'est-à-dire beaucoup plus cher
qu'un veau véritable. Dans les mêmes prix, vous trouverez des lions,
des tigres, des dromadaires et ces ménageries ne laissent pas d'être
curieuses. C'est un peu intimidant. Les enfants n'en demandent pas
tant, ils en demandent même moins et la bête qui leur plaira, c'est
celle qu'ils peuvent, comme le chat de la maison, emporter dans leurs
bras.



LA FORCE DU NOMBRE


Je crois que l'on gémit outre mesure sur la faible natalité française.
Cela ne sert à rien qu'à diminuer la confiance qu'un peuple doit avoir
en lui-même, et cela fortifie d'autant celle de nos ennemis. Pourtant,
l'histoire semble montrer que la force du nombre est loin d'être
prépondérante dans les conflits entre nations. Le premier exemple et
le plus frappant qui vient à l'esprit est la lutte de Xerxès et de la
Grèce. On a dit qu'il avait un million de soldats, mais il faut tenir
compte des exagérations de la vanité grecque. Mettons qu'il avait des
combattants beaucoup plus nombreux, du double ou du triple que les
Grecs. Qu'en resta-t-il après Marathon? Et quand les Grecs prirent
leur revanche sur les Perses, croit-on que ce fut avec des multitudes?
Où Alexandre et la Macédoine auraient-ils pris des multitudes de
combattants? C'est avec une petite armée bien disciplinée et bien
organisée qu'Alexandre conquit l'Asie. Et Guillaume le Conquérant,
croit-on aussi qu'il avait pu réunir dans le petit port de Dives des
foules hors de proportion avec le nombre des Anglais? Pourtant, c'est
lui qui vainquit à Hastings. Les premières victoires de Bonaparte en
Italie ne sont pas des victoires du nombre, mais des victoires du génie
et du courage. Dans la seule histoire de France, il y a de nombreux
exemples de ce que peut un nombre relativement faible d'hommes résolus
et bien commandés. Est-ce que, dans les futures guerres européennes,
cent mille hommes de plus ou de moins assureront la victoire ou la
défaite d'une grande nation? Ne se pourrait-il pas que le nombre
excessif des combattants devient, en telle circonstance, une cause de
faiblesse? Même si on a une très grande confiance dans le nombre, il
faut convenir qu'il n'est pas tout.



LES CIGARETTES


Il paraît que la consommation du tabac, notamment des cigarettes,
augmente sensiblement. Cela ne m'étonne pas pour le tabac, qui est très
bon, mais me surprend des cigarettes qui sont si mal faites qu'elles
sont quasi infumables, et cela sans distinction de catégorie. Cela ne
tient pas, en effet, à la qualité du tabac. C'est le même que celui
vendu en paquet. Les cigarettes des Manufactures de l'Etat ne sont très
mauvaises que parce qu'elles sont très mal faites. Comment arrive-t-on
à ce résultat en employant un Maryland, qui est un des premiers tabacs
du monde, ayant la douceur du tabac d'Orient et je ne sais quel accent
que n'ont pas les produits turcs et égyptiens, à la fois fades et trop
parfumés? C'est une question de manutention. Il faut que l'ouvrière
fabrique vingt cigarettes, ni plus ni moins, avec une quantité
déterminée de tabac. Il arrive donc qu'elle fasse les premières trop
faibles et les dernières trop fortes. Elles sont d'ailleurs presque
toujours trop fortes. Dans un paquet de cigarettes maryland dites
élégantes, il y en a généralement la moitié qui ont la densité et la
rigidité du bois. De telles cigarettes sont détestables, sans aucune
saveur. Souvent même elles sont serrées à tel point qu'elles ne
laissent point passer la fumée. Le prix n'y fait rien naturellement,
ni le nom, ni la forme de l'empaquetage, ni la dorure, ni le liégeage.
Au contraire. Il y a même chance d'en utiliser quelques-unes dans
un paquet d'élégantes, ce qui n'arrive pas toujours dans une boîte
d'Amazones. Ce n'était pas la peine de vulgariser ce beau nom pour lui
faire servir d'étiquette à une marchandise illusoire. Il y a là toute
une machinerie à changer, tout un personnel à surveiller. Heureusement
qu'il nous reste les cigarettes étrangères. Elles sont moins bonnes,
sans doute, mais elles se fument facilement. Et on avouera que, pour
une cigarette, c'est quelque chose.



APRÈS LA PLUIE


Après la pluie, au Luxembourg, tout était si frais et si fondant!
Comme dans les vrais jardins de campagne, il y avait de la boue où
on enfonçait un peu et qui nous donnait l'idée de la terre, qu'on ne
voit guère dans les parterres trop civilisés. L'herbe était d'un vert
profond, doux et triste, et les arbres pleuraient des larmes claires
qui les embellissaient, ce qui n'arrive pas aux visages de femmes, à
moins qu'elles ne pleurent pour vous, amants cruels! Il n'y manquait
que les oiseaux qui font des taches mouvantes dans le gazon, les
palombes qui tombent soudain d'entre les branches, comme de gros fruits
mûrs. Mais les oiseaux n'aiment pas la mélancolie humide des jardins
après la pluie. Où sont-ils cachés pendant ces temps-là? Quelle est
leur ruche, d'où ils vont sortir dans un moment, comme des cris et des
rires qui se rendraient visibles? Il faut des oiseaux dans les arbres
et des insectes volants et bourdonnants dans les corbeilles, pour faire
parler les feuilles et les fleurs. Ce sont les seules voix et les seuls
murmures qui soient en harmonie avec la discrétion de toutes ces choses
vertes et de toutes ces choses fleuries. L'homme ne devrait y prononcer
que des pensées amènes, n'y venir que pour y prendre des leçons de
silence. Hier, comme rien n'y encourageait au bruit, ni les musiques,
ni les enfants, les rares gens venus là modéraient leurs paroles,
proférées tout bas, cependant que par les grilles, vers le Panthéon,
nous apercevions un décor forain, reste de la fête de Jean-Jacques.
Ce n'est pas en son honneur que je cueillis à un arbuste mouillé, qui
éclata en pluie, une petite feuille ronde comme en ont des plantes qui
vont sur l'eau, mais ce geste était peut-être plus rousseauiste que
ceux qu'on avait faits le matin, de l'autre côté des barreaux. Il est
vrai que je ne pensais pas à lui, mais pas du tout.



LA SUICIDÉE


On a lu l'histoire de cette jeune fille qui s'est tuée parce qu'elle
avait échoué à ses examens. Pauvres petites femmes! Vraiment, elles
ne sont pas de force. Elles prennent tout au sérieux, même un examen.
Que veut-on qu'elles fassent dans la vie, qu'elles songent à quitter
à la première déception? Il fallait au moins attendre le premier
chagrin d'amour, mais se tuer parce qu'une vieille bête de professeur
vous a posé en géographie ou en littérature une colle stupide! Il ne
faut pas donner aux autres un tel empire sur soi. Une fille jeune
et jolie est au-dessus d'un examen, lequel n'a, ou devrait n'avoir,
aucune sorte d'importance. Une femme a-t-elle plus ou moins de valeur,
parce qu'elle fait ou ne fait pas de fautes d'orthographe. Ah; maudits
soient les imbéciles qui ont ainsi travesti les instincts de la
femme, perverti leur sensibilité, inventé pour leur faiblesse je ne
sais quel romantisme scolaire. On leur enseigne et elles croient
sincèrement que l'arithmétique est une sorte de bible dont il faut
pénétrer les mystères pour avoir droit à la vie, et que, lorsqu'on les
a méconnus, il ne reste plus que le désespoir ou la mort. Et autant
de connaissances diverses, autant de bibles nouvelles à vénérer! On
perdrait la tête à moins. La jeune Slave est donc allée à Notre-Dame,
et là, s'étant agenouillée et ayant prié dans son innocence et sa
fièvre, elle s'est tiré un coup de revolver dans la bouche. Quelle
pitié, et quel désarroi dans les cervelles! Je n'ose pas dire: quelle
bêtise! parce que la mort violente d'une jeune fille, cela a toujours
quelque chose d'émouvant, mais quelle mauvaise éducation, quelle
dilapidation des vraies valeurs féminines!



JEUX D'ENFANTS


On a observé que les enfants, ce printemps, jouent aux bandits, dont
la popularité a remplacé chez eux celle des aviateurs, et on gémit!
Vraiment, il n'y a pas de quoi. Pour varier les jeux traditionnels, que
rien ne peut détrôner, l'enfant joue à reproduire, à imiter les faits
dont on parle, dont on s'entretient autour de lui. Cela a toujours eu
lieu. S'il joue aux bandits, il faut s'en prendre aux journaux et aux
parents qui s'intéressent plus que de raison à ces vilaines histoires.
Est-ce qu'on exigerait, par exemple, plus de bon sens de la part des
enfants que de celle de leurs auteurs? Vous avez des enfants tout
juste dignes de votre bassesse d'esprit. De quoi vous plaignez-vous?
D'ailleurs le banditisme innocent ne règne pas tout seul sur la
jeunesse des écoles primaires. J'en vis, l'autre jour, qui jouaient
aux _Colonies_; même qu'ils voulurent bien, comme je les regardais
faire, me prendre pour arbitre dans un cas épineux. Voici. On dessine
un grand rectangle aux deux bouts duquel on marque deux pays, comme la
France et la Chine. Il faut aller de l'un à l'autre, à cloche-pied,
en poussant un palet, sans broncher. Alors on a gagné une colonie et,
dans l'épreuve suivante, on a le droit de se reposer un instant dans
cette colonie que l'on a située vers le milieu du rectangle. Ce jeu
est assez répandu. Je l'ai retrouvé, sans le chercher, en plusieurs
endroits, ainsi qu'un autre jeu géographique, qui m'est resté obscur. A
cet âge heureux, en 1870, au lycée où je venais d'entrer, on jouait à
la _Guerre_: on livrait des batailles, on assiégeait des forteresses.
Même que je fus blessé à l'un de ces assauts, qui ne manquait pas de
frénésie. Un mois ou deux d'infirmerie, le temps d'être évacué sur la
campagne et de laisser la place aux blessés de la vraie guerre. Le
monde des enfants est le monde de l'imitation.



LE JARDIN IMPRESSIONNISTE


L'art de choisir et de grouper les fleurs a suivi assez exactement
l'évolution de la peinture. Aux vieilles plates-bandes du jardin
classique a succédé la corbeille romantique déjà moins rigide, plus
variée de ton et de forme, et voici qu'on en est arrivé, comme
l'impressionnisme, comme Claude Monet, ce jardinier merveilleux, à
l'imitation directe de la nature même, dans son inattendu et dans
sa magnifique extravagance. C'est ce que j'ai appris à l'exposition
d'horticulture. Un vallon en miniature, dont les parois s'étagent,
dont le fond se creuse pour le ruisseau qui devrait y passer, et
partout un féerique fouillis des fleurs les plus simples, mais les plus
jolies, qui semblent nées au hasard, tant elles sont groupées avec
habileté. Nul art apparent, ce qui est le comble de l'art. C'est très
difficile à expliquer, mais nous eûmes un cri d'admiration. Se promener
là-dedans! Se rouler là-dedans! Etre tout petit pour se cacher derrière
une mauve, se faufiler à travers ces liserons, grimper vers les cloches
de ces digitales. Un autre coin de terrain, pareillement disposé, est
parsemé de cailloux, qui figurent des rochers. On a voulu représenter
un sol plus aride à côté de l'exubérant vallon, et les fleurs plus
pâles y sont moins abondantes. C'est également très agréable. J'ai
vu, si je me souviens bien, quelque chose d'analogue à Jersey, dans
un jardin qui fut célèbre pour son ingéniosité. Il me semble que l'on
comprend enfin que l'on ne peut mieux faire que d'imiter et de fixer
les heureux hasards de la nature, car elle nous donne tous les exemples
de la beauté. En somme, ce que l'on essaie maintenant, c'est, avec
beaucoup de soins, de créer des jardins qui semblent avoir poussé tout
seuls. Le jardinier s'efface. Il ne montre que son œuvre. C'est le
précepte même de Flaubert.



LE SORT DES LIVRES


Ce n'est pas de leur sort matériel et extérieur que je veux parler,
mais de celui que leur font le soin ou la négligence des éditeurs. La
négligence est ce qui les attend le plus souvent. Dès que l'auteur
est mort, il n'y a plus guère à compter sur personne pour assurer la
correction d'un texte. Un amateur fervent d'Alfred de Vigny m'écrit
pour me signaler les fautes dont est semée la seule édition courante de
ses poésies. C'est un mal sans remède. Déjà deux ou trois anthologies
en ont copié tranquillement les défectuosités et imprimé, à tel
passage, le mot _neige_ pour le mot _mer_. Cette mauvaise leçon fera
peut-être foi pendant des siècles. Pensez que l'on dispute encore
sur la correction de tel et tel vers de Virgile. Nous n'avons jamais
de textes absolument corrects, l'auteur même ayant souvent été le
plus négligent des correcteurs, ayant été son propre bourreau, son
propre saboteur. Je viens de relire plusieurs œuvres de Stendhal dans
des éditions anciennes. Elles sont pleines de fautes. Je connais une
édition de Maupassant, pourtant faite sous ses yeux, qui est d'une
incorrection folle. En général, les éditions du XVIIe siècle, qui
se vendent si cher et qui sont presque toujours si laides, sont
déshonorées par des fautes grossières, par des incorrections presque
invraisemblables. Eh bien, je dirai que cela n'a pas une grande
importance, attendu que personne, hormis quelques maniaques, dont je
suis, ne s'en aperçoit. Je vois de jeunes auteurs trembler pour la
pureté de leurs textes et j'aime à les épouvanter par mon expérience,
en leur démontrant que nul n'y prendra garde. Même, je crois qu'une
faute d'impression flatte le maniaque qui la découvre, en lui apportant
la preuve de sa perspicacité.



«LES DAMNÉS» DE RECHBERG


Une note qu'on put lire ces jours derniers dans divers journaux m'a
rappelé que je n'avais point parlé, malgré mon désir, des _Damnés_
de Rechberg, ce beau groupe de marbre que les artistes ont laissé
lâchement expulser de la Société nationale par la police. Il est
maintenant exposé au Salon de Bruxelles, et le roi Albert en personne
est venu féliciter le sculpteur. Les Salons de Berlin, de Londres, de
New-York ont réclamé à leur tour l'honneur d'exposer aux yeux de leur
public, pourtant bien pudibond, ce groupe qui symbolise une belle et
mélancolique pensée et qui traduit littéralement la parole de Francesca
de Rimini à Dante:

    _Questi, che mai da me fia diviso._

«Celui-ci, qui ne sera jamais séparé de moi.» Et ils vont unis pour
l'éternité, les damnés amoureux, et leur seul châtiment est de ne
pouvoir jamais se séparer, d'être unis pour des siècles des siècles,
et de sentir que le suprême désir et le suprême bonheur ont pu devenir
la cause de leur infélicité éternelle. Par quelle aberration a-t-on pu
prendre cela pour une œuvre, comme ils disent, «pornographique»? Cela
passe l'entendement. Que M. Rechberg pardonne à la bêtise humaine. Elle
est éternelle, comme l'amour et comme le malheur. Elle est nécessaire,
elle nous fait mieux goûter l'intelligence et la beauté. Qu'il songe
que, grâce à elle, le voici célèbre beaucoup plus tôt sans doute qu'il
ne serait advenu selon le cours ordinaire des choses. Pour moi, je
viens d'en profiter pour relire le cinquième chant de l'_Enfer_ et je
me suis aperçu que je le savais encore par cœur: «O âmes inquiètes,
venez nous parler...» Elles ont parlé à M. Rechberg, et je suis
sûr qu'elles l'ont remercié comme elles remercièrent Dante de sa
compassion, l'appelant: «Etre gracieux et doux»:

    _O animal grazioso e benigno!_



L'APRÈS-MIDI D'UN FAUNE


Je n'avais pas pu aller à la répétition intime de l'_Après-midi
d'un Faune_ et je le regrette bien, car on ne nous donna hier qu'un
spectacle abrégé par des coupures désastreuses pour notre curiosité,
et je ne puis dire de façon certaine si la fresque originale était ou
non entachée d'obscénité. Mais j'en doute fort, car j'ai à ce sujet
les informations les plus certaines et les plus franches. Etant,
d'ailleurs, de ceux qu'une belle chose ne peut jamais choquer, je me
récuse donc. C'est bien une fresque, le mot m'est venu spontanément,
une fresque retrouvée à Pompéi et animée par l'art le plus délicat. Ce
faune qui songe et joue d'un flûteau, couché sur son lit de feuilles,
est plutôt un animal divin qu'un homme primitif. Il ne possède
que les gestes les plus simples, et les doigts de ses mains sont
encore à peine divisés par l'exercice. Les nymphes, les charmantes
et hiératiques nymphes, il les voit et il sait à peine si elles
existent vraiment. Elles passent en jouant noblement, il s'avance,
il voudrait bien en saisir une, mais l'instinct qui l'anime est un
instinct de rêve. Il n'ose pas, parce qu'il ne sait pas, et plutôt
que de prendre la femme, il se jette sur l'écharpe qu'elle a laissée
tomber exprès, pour avoir un prétexte à revenir et à continuer ses
innocents agacements. Leurs gestes le raillent peut-être de se montrer
si maladroit, mais elles ont peur aussi et elles se sauvent. Le faune
reste seul avec l'écharpe qu'il porte à ses lèvres. C'était mieux dans
la première version. Il étendait l'écharpe par terre et se couchait
dessus et pendant cela le rideau tombait. Mais il faudrait voir cela
dix fois pour le bien raconter. C'est la seule chose qui m'ait donné
l'impression de ce que pouvaient éprouver les anciens Grecs devant les
mystères souriants de la Nature. C'est le chef-d'œuvre de l'ingénuité.



L'AVIS DE RODIN


Cela lui apprendra à donner son avis sur les pantomimes et surtout à
le donner non conforme à la plus exacte et à la plus récente pruderie!
S'il s'était tu ou s'il avait déclaré que _l'Après-midi d'un Faune_
était une turpitude, nul n'aurait songé à lui reprocher l'occupation
de l'Hôtel Biron et de l'ancienne chapelle du couvent du Sacré-Cœur.
Mais il a trouvé harmonieux des gestes que ses ennemis réprouvaient,
et voilà que les injures s'amassent contre lui. La plus plaisante a
été de trouver sacrilège l'exposition de ses œuvres dans un lieu où,
il n'y a pas encore bien longtemps, on exposait le Saint-Sacrement à
l'adoration des fidèles. L'esprit de la Restauration nous pénètre. Quel
soulagement dans certains cœurs si on promulguait à nouveau la loi du
Sacrilège, dont on ne sait même plus ce que c'est, mais dont le nom
dit assez qu'elle était une loi de défense religieuse. Vraiment on
s'attendait à tous les déchaînements contre Rodin, qui a des ennemis
innombrables, mais pas à celui-là. En quoi on a eu tort, car tout
arrive et on a été jusqu'à faire grief d'avoir montré trop d'admiration
pour les vieilles cathédrales. Il est vrai que quand on admire tant
les monuments religieux du Moyen Age, on est suspect de ne pas goûter
comme il conviendrait la religion politique des présentes années. On
a dit aussi, et ce ne fut pas moins surprenant: M. de Max, qui est
un artiste (presque) aussi grand que M. Rodin, a bien été expulsé de
l'Hôtel Biron... J'ai mis _presque_ entre parenthèses parce que je suis
(_presque_) sûr qu'il a été ajouté en interligne. Voilà le ton des
polémiques contre un grand sculpteur. Il est édifiant. On insinue enfin
que l'atelier de Rodin nous coûte un loyer de 250.000 francs. Moi, je
trouve que cela n'est pas trop cher pour loger Michel-Ange.



LES AMIS DU MUSÉUM


C'était hier l'Assemblée générale de la Société des Amis du Muséum, qui
ne se termine pas platement, comme les ordinaires assemblées, par des
compliments votés aux membres du bureau, mais bien par une séance de
cinématographe des plus curieuses. C'était la vie des petits mammifères
au fond de leurs tannières, des reptiles, des insectes, des larves, des
bêtes qui commencent leur évolution dans l'eau pour la terminer dans
les airs, comme la libellule. Cet étang vert, calme, d'où de temps en
temps, une bulle monte à la surface, n'en scrutez pas la profondeur, on
s'y bat, on s'y dévore, on y exerce toutes les cruautés. Les animaux
sont vraiment encore plus féroces que les hommes. Rien n'arrête une
bête qui a faim. Il faut qu'elle mange et pour manger il faut qu'elle
tue. Dans nos sociétés, on appelle criminels ceux qui en sont réduits
là. Dans les sociétés animales, carnivores, c'est l'être normal qui
doit agir ainsi. Presque toujours, il est à la fois chasseur et proie.
Il poursuit et on le poursuit. On le mange au moment qu'il va manger.
Dans le ventre gonflé d'un brochet, on trouve des poissons qui ont
eux-mêmes d'autres poissons dans le ventre. La nature est un massacre
universel et mutuel. Vue de près et avec des yeux exacts, c'est un
véritable spectacle d'horreur. Elle finirait par faire aimer l'homme,
et ce n'est pas peu dire. Après toutes ces scènes de cannibalisme, il
fut agréable de voir, grossis selon leurs mouvements et non selon leur
forme, s'opérer la croissance des végétaux. Nous observions en quelques
minutes ce qui s'espace dans la réalité sur plusieurs semaines, d'où
une rapidité extraordinaire. C'est très difficile à expliquer et
fort fantastique. D'autres films nous firent voir le torrent de la
circulation du sang, qui n'est pas un vain mot, et d'autres choses
mystérieuses dont ce sera la gloire du cinématographe, de nous les
avoir dévoilées.



LE PENDU


J'ai envie de prendre la défense des paysans qui se détournent d'un
pendu, qui ne le décrocheraient à aucun prix. Je sais bien qu'ils
n'agissent ainsi que par peur des soupçons, pour ne pas risquer
d'être compromis dans des histoires obscures, pour éviter même d'être
interrogés comme témoins. Mais il se trouve tout de même qu'avec ces
prétextes peu honorables, ils servent la liberté de celui qui a voulu
mourir. Il est difficile de croire, quand on rencontre un pendu,
que le vent balance à un pommier, que l'homme s'est accroché là par
hasard, accident ou distraction. Il s'est mis dans cette situation
parce qu'il avait des raisons pour en finir avec la vie et que le
moyen passe pour assez sûr. Pourquoi lui rendre cette vie dont il ne
veut plus? Il en a fini, il a eu la sensation de mourir. Le dépendre
et le faire revivre, c'est le condamner à mourir une seconde fois. De
fait, la plupart des dépendus qu'on a réussi à ravigoter se rependent
dès qu'on a le dos tourné. Cette vie à laquelle vous tenez, vous,
l'heureux dépendeur, elle fait horreur au pendu. Vous lui remettez sur
les épaules un fardeau qu'il avait réussi à déposer à terre et vous le
lancez à nouveau dans l'existence! Croyez-vous qu'en le rappelant à la
vie, vous lui avez fait un cadeau bien agréable? Lui avez-vous d'abord
rendu la femme ou l'enfant, ou l'argent qu'il avait perdus? Avez-vous
d'abord changé son caractère et la couleur des lunettes avec lesquelles
il regardait la vie? Allez, c'est le paysan qui a raison, non pour les
motifs qu'il se donne, mais pour ceux que j'ai exposés. D'ailleurs, il
y a beaucoup de chances pour que vous ne rencontriez jamais un pendu
sur votre chemin.



LES ORIGINES


Je n'ai pas l'esprit tourné à m'égayer outre mesure des bévues qui
s'épanouissent dans le jardin de la presse, mais tout de même, il y en
a de si drôles qu'il en faut rire. Un de nos confrères affirmait hier
sérieusement que la fraise fut rapportée du Chili, au commencement
du XVIIIe siècle, par un navigateur nommé Frezier. C'est ainsi que
le poivre fut rapporté des Indes orientales par M. Poivre. Qui en
douterait? Cela s'accorde si bien. Le plus curieux, c'est qu'il y a
bien eu un sieur Frezier, lequel a bien écrit une relation du Chili et
que d'autre part il y a une variété de fraises que l'on nomme fraise du
Chili. Une légende naîtrait de moins de coïncidences. Il est possible
d'ailleurs que ledit Frezier, au nom prédestiné, ait trouvé au Chili
la fraise de ce nom et qu'il l'ait acclimatée en France, comme je
ne sais qui aurait importé en Europe la rose du Bengale ou tel autre
le jasmin de Virginie, mais cela n'empêche pas la fraise d'être chez
nous un fruit autochtone, comme partout d'ailleurs, en Europe, Asie et
Amérique. Il faut beaucoup de prudence dans ces petites questions de
l'origine de nos plantes les plus connues. Candolle lui-même n'a pas
toujours su les démêler, mais la fraise qui a un nom latin, qui est
mentionnée dans les plus anciens textes français, est absolument hors
du débat. Voilà encore une des choses à quoi peut servir le latin, à ne
pas broncher sur l'origine d'une fleur ou d'un fruit. Il ne viendrait
à l'idée de personne d'attribuer à la rose une origine américaine, son
nom latin étant quasi aussi connu que son nom français. Un peu plus de
latin et on cueille avec Virgile les fraises mêlées aux fleurs:

    ..._Flores et humi nascentia fragra._

Et ce nom latin prouve que cette fraise latine était bien la nôtre,
était bien la petite chose odorante qui parfume, au temps des fleurs,
les forêts et les jardins.



UNE ENQUÊTE ORIGINALE


Un journal de province vient d'avoir une idée d'une grande originalité
et dont il semble d'ailleurs avoir goûté tout le sel: c'est d'imaginer
de faire une enquête, d'abord, et, en second lieu, de la faire sur
cette question, bravement, sans vergogne, et même avec une ingénuité
probablement sans seconde, sur cette question, dis-je: «Que pensez-vous
de l'amour?» Il faut nommer ce journal. C'est l'_Hérault_, comme le
département dont il est l'organe. Je m'excuse de lui faire cette
publicité, bien vaine pour qui a tant de génie, mais la justice m'y
oblige, dont j'ai un profond sentiment. Et aussi l'intérêt, car je le
supplierai, en échange et malgré mon indignité, de me faire parvenir
les réponses mirifiques qu'il recevra à sa non moins mirifique enquête.
Que pensez-vous de l'amour? En écrivant cela, je ris, je l'avoue,
comme un nigaud. Je me juge, rien n'y fait. Je ris. Tant d'innocence
excite mes puissances hilarantes. Je me sens devenir un nouveau
Démocrite. Que pensez-vous de l'amour? Ah! Monsieur, beaucoup de
choses. Mais encore? Laissez-moi rire d'abord tout mon soûl. Je suis
comme Nicolle devant M. Jourdain et, ayant bien ri, je reprends soudain
tout mon sérieux devant l'énormité de la réponse que vous attendez de
moi, puisque vous m'avez envoyé votre petit papier comminatoire: Que
pensez-vous de l'amour? Ah! Monsieur, trop de choses, pour essayer
même d'en exposer une seule. Il me semble même tout d'un coup que je
ne pense plus, sur ce sujet, rien du tout. Votre question stupéfie mes
facultés et vous me voyez tout ébaubi, éberlué et estomaqué, comme on
dit peut-être sur les rives de l'Hérault. Non, je vous assure, je ne
puis. Je ne dispose que de quarante lignes.



LES PINGOUINS


Ce ne sont pas ceux d'Anatole France, mais les vrais et innocents
pingouins qui vivent autour du pôle sud, et dont le naturaliste de la
dernière expédition Charcot vient de raconter la vie et les amours.
Cela se passe à peu près comme dans les sociétés humaines, d'ailleurs,
et s'il fallait attribuer au pur instinct l'évolution pingouine, je ne
vois pas pourquoi on fonderait sur l'intelligence celles des groupes
humains. Tout comme nous, mais avec une bien plus grande simplicité,
les pingouins vivent en République, sans qu'on puisse deviner parmi eux
la présence de chefs, guides ou ministres de quoi que ce soit. Et tout
va très bien. L'hiver, ils vont à la campagne, ils se promènent, ils
s'amusent, prennent des bains, jouent de mille façons. Puis, à mesure
que les glaces fondent ils prennent leurs quartiers d'été, et pensent
à la seule chose grave qu'il y ait pour un pingouin, à l'amour. Leur
fidélité est stricte, mais elle ne dure qu'une saison. Probablement que
les glaces où ils vivent ne leur permettent pas d'entretenir des feux
plus durables. Vivant sans hypocrisie, ils ne daignent pas feindre, la
fête passée, des sentiments qu'ils n'ont plus. Grâce à quoi, tous les
ans, au printemps arctique, ils se retrouvent pourvus d'un cœur tout
nouveau. Ce qui les distingue le plus des hommes, c'est qu'ils ne font
l'amour qu'une fois par an et qu'ils le font tous ensemble. Alors leurs
passions s'exaltent et, chose curieuse, dans un sens tout contraire à
leur vraie nature. Pacifiques, ils deviennent querelleurs; sociaux,
ils deviennent égoïstes; désintéressés, ils deviennent voleurs. Ils
cherchent même à se voler leurs timides compagnes. Les pingouins
connaissent la jalousie. Je pense quelquefois à ce qu'auraient été les
sociétés humaines, si l'amour ne leur était possible que pendant une
très courte saison, si à ce moment précis, il était impérieux et, le
reste de l'année, inconcevable. Ah! nous formerions de bien curieuses
pingouinies!



LE TAUREAU DE SAINT-MALO


A propos des courses de taureaux de Saint-Malo, on n'a pas manqué
de déplorer la barbarie de tels jeux et leur introduction dans la
petite cité bretonne. Je suis d'accord avec ceux qui ne voient pas
la nécessité de cette innovation qui n'est nullement réclamée ni par
la population ni par les baigneurs, mais sur le point de vue de la
barbarie, je ne suis pas sans hésitations. Il me semble que si le
taureau de Saint-Malo, sachant le sort qui le menace, pouvait parler,
il tiendrait à peu près ce discours: «Réfrénez votre sensibilité. On
ne me donne pas le choix, mais si j'étais libre, j'aimerais beaucoup
mieux être traqué dans l'arène que d'être assommé sans phrases et
sans gloire dans un abattoir. Veuillez remarquer que j'ai la chance
de crever, avant de mourir, un de ces imbéciles qui m'exaspèrent
avec leurs chiffons rouges, leurs passades et leurs virevoltes. Je
serai tué à la fin sans doute, mais j'aime mieux que cela soit d'un
coup d'épée au cœur que d'un coup de marteau sur la tête. Des gens
s'amuseront de moi, mais du moins ils ne rigoleront pas en proférant
de sales plaisanteries. Il y aura dans le jeu une certaine noblesse,
et je puis dire que je mourrai en cérémonie. Représentez-vous donc ce
qui se passe à l'abattoir, la pauvre bête masquée de cuir, une corde,
passée aux naseaux, l'obligeant à baisser la tête vers le sol, la
massue lui écrasant le crâne! Et tout cela au milieu d'une atmosphère
de sang, d'odeurs écœurantes, sur un sol rouge et gluant. Ah! comme je
préfère les arènes, où je pourrai lever fièrement la tête et regarder
la mort en face. Avant de pleurer sur mon sort, allez donc faire un
tour à La Villette. Vous me direz qu'à l'abattoir, nous mourons pour
l'utilité des hommes, et qu'aux arènes ce sera pour leur plaisir.
Comment voulez-vous que cela touche un taureau, voire même un bœuf ou
une vache! Vive la gloire! Je veux mourir sur le champ de bataille,
peut-être un de mes ennemis au bout des cornes!»



LE CHARME DES ARBRES


Le charme, c'est-à-dire l'incantation. Celui qui est né parmi les
arbres cèdera toujours à l'appel de leur renouvellement. Tous les ans,
à cette époque, il faut que j'aille voir des arbres de près, des arbres
qui ne poussent pas dans la maçonnerie, des arbres à l'état naturel,
des arbres en liberté, ou qui en donnent l'illusion. Et il faut que
je sois seul et que je les regarde en paix, jusqu'à ce qu'ils m'aient
parlé. Ils me parlent. Ce qu'ils disent n'est pas très clair, mais
la poésie la plus obscure est aussi celle qui me plaît: j'aime aussi
que les mots dépassent la pensée et suggèrent à l'esprit toutes les
significations. Si la destinée ne m'emprisonnait pas dans les maisons,
j'irais tous les jours écouter les oracles des hauts feuillages. J'en
rapporterais beaucoup de sérénité, mais quand je les ai écoutés,
une fois seulement, j'en ai pour nourrir longtemps mes méditations.
«Une femme et des livres», disait je ne sais qui. Une femme n'a pas
la patience d'écouter le langage des arbres, et des livres, quand ils
parlent, sont bien superflus. Non, des arbres, rien que des arbres,
et tout ce qui croît autour des arbres et à leur ombre, quand cela ne
serait que de l'herbe. Je les aime groupés et déjà vieux, avec cet air
d'éternité qui les grandit encore et cet air de sagesse qui donne à
leurs obscurs discours je ne sais quoi d'absolu. Je veux aussi qu'ils
soient entourés d'une abondante vie animale, mais s'il passe des êtres
humains, qu'ils se taisent: leurs paroles dissiperaient le charme
des arbres. C'est parce qu'ils sont nourris de ce charme et de leurs
paroles, plus légères que le vent léger, que les animaux de la forêt
sont silencieux; leurs cris, d'ailleurs, ne sont que des bruits de la
nature. Jamais on ne sent comme parmi les arbres à quel point la parole
humaine est un discord dans ce concert de frôlements, d'appels, de
murmures et de silences.



LA FORÊT


Un des endroits les plus singuliers et aussi les plus beaux que je
connaisse est la petite station de chemin de fer nommée La Londe,
aux environs de Rouen. Outre la gare, elle se compose d'une maison
unique, une auberge, et où qu'on regarde, on n'aperçoit aucune autre
trace de vie humaine ou animale. Tout autour, très loin, ce sont des
arbres, l'océan des arbres. Ce lieu semble la solitude même. Si des
hommes habitent aux environs, ils sont bien dissimulés. Leur présence
ne se traduit que par des routes solitaires qui coupent la forêt.
Ces routes mènent quelque part, servent à quelque chose, mais je ne
m'en suis jamais aperçu que par le raisonnement. Les trains circulent
avec sérénité parmi ces futaies. Un peu plus loin, sur une ligne
convergente, il y a une station plus modeste encore, également égarée
sous les hêtres, et dont le nom pittoresque m'a souvent intrigué. Elle
s'appelle Le Hêtre-à-l'Image et ne s'entoure non plus que de rameaux
presque impénétrables, sinon aux sylvains. Ainsi devraient s'appeler
les habitants de ce bois, s'il y en a: jamais nom aurait été mieux
mérité. Je me souviens d'avoir rencontré non loin de là, à l'auberge
de Canteleu, de l'autre côté de la Seine, au-dessus de Croisset, une
petite fille qui me parla longtemps de la forêt, et avec quel amour!
Par un instinct merveilleux, elle s'y reconnaissait d'après l'odeur
des diverses essences qui la peuplent, et jamais on ne lui aurait fait
prendre, les yeux fermés, un canton de hêtres pour un canton de chênes.
Sylvaine véritable, elle était née pourtant dans les plaines du Nord,
et pleurait à l'idée de quitter, un jour prochain, le pays des arbres.
L'océan forestier et l'océan marin inspirent la même tendresse à leurs
hôtes: aussi bien, c'est pareille féerie.



L'ÉCUREUIL


Hier, dans le train qui me conduisait au milieu des bois, j'étais
seul, absolument seul. J'avais l'air de m'être commandé un train
spécial pour aller chercher des impressions forestières. La solitude
me menait à la solitude. Je descendis avec importance, un peu intimidé
toutefois par tant d'apparat et j'allai rôder sous les hêtres. Une
écureuil m'attendait, qui me salua de son gloussement plaintif et
disparut bientôt vers les cimes. Je le suivis quelque temps d'un œil
amusé. Il montait en tournant autour de l'arbre, reparaissait avec sa
queue en panache, grimpait encore, fuyait comme un oiseau. Quand je
ne l'entendis plus, je m'assis sur un tronc d'arbre couché là et je
méditai sur la vie mystérieuse des forêts, sur les mouvements de tous
ces êtres qui s'accomplissent éternellement obscurs, loin du regard
des hommes. Au loin, les bois profonds s'assombrissaient, la verdure
prenait une teinte unique où l'on ne distinguait plus le vert clair
des fougères, le vert presque noir des lierres rampants, ni le vert un
peu rosé des jeunes hêtres de l'an passé et des petits chênes à peine
sortis du gland, qui pendait encore à leur racine, quand j'en arrachais
un pour examiner la frêle structure des arbres naissants. De grandes
limaces rouges se traînaient partout parmi les nappes de champignons
à demi dévorés. Comme je regagnais le chemin qui m'avait amené, mon
écureuil, ou un autre, reparut un instant, et au bruit des broussailles
remuées regagna son abri sous les voûtes de verdure. A ce moment,
je me sentis entouré d'un léger crépitement. C'était la pluie. Elle
tomba longtemps sur les feuilles avant de m'atteindre, mais voulant la
devancer, je fis comme l'écureuil, je regagnai mon abri, c'est-à-dire
le train qui m'attendait.



LE PHONOGRAPHE


Le paysage est vraiment très agréable au pied de cette colline de
Saint-Adrien, dentée de ses quatre tours de pierre blanche, où
s'enfonce le profil de la petite chapelle creusée dans le roc. La Seine
coule entre deux rives de feuillages et de roseaux que le vent couche
comme de grands épis. Le ciel est tout pommelé d'un orage proche. Il
ne passe personne sur la route et, sur le fleuve, on n'aperçoit que la
barque du passeur. Je suis assis dans un grand verger de pommiers où
sont semées des tables et des chaises pour les promeneurs du dimanche.
Aujourd'hui, c'est le grand silence, qui est comme souligné par le
tonnerre des trains qui franchissent les deux ponts de fer d'Oissel, et
j'écris à une personne lointaine qui a goûté le charme de ce paysage
et qui pense peut-être, à cette heure, au plaisir que j'y prends.
Tout est doux. Une femme cueille des pommes vertes. Au loin, derrière
les îles, un remorqueur traîne une file lente de péniches. Et, tout
à coup, d'une auberge voisine, un phonographe graillonne et vomit un
refrain de café-concert, simule la voix ébréchée d'un pitre. Alors, le
paysage fuit, l'air s'alourdit, comme empuanti par cet air canaille,
la mélancolie et le rêve disparaissent, on est transporté devant les
planches où s'agitent les ineptes fantoches. Hélas! on entend jusqu'aux
applaudissements d'une foule ivre d'ineptie! On protège les paysages
contre les affiches, qui, du moins, sont muettes. Qui les protégera
contre le bruit, le bruit stupide et salissant? Mais voici le petit
bateau blanc. Nous partons, cependant qu'un vieux pêcheur explique à un
citadin la différence qu'il y a entre un canot et une yole.



TABLE DES MATIÈRES


  Le chat de misère            1

  Cheveux et chapeaux          3

  La machine à signer          5

  Après l'éclipse              7

  Election académique          9

  Music-Hall                  11

  A la nage                   13

  Le pourpoint                15

  Le garde-champêtre          17

  Le charmeur d'oiseaux       19

  L'héritage de Dickens       21

  La danseuse nue             24

  Le coup de grâce            27

  Le fleuve de lait           29

  Le tympanon                 31

  Les Houyhnhnms              33

  Cousins de Normandie        35

  Le bonheur en prison        37

  Aux Gobelins                39

  La navette                  41

  La raviveuse de perles      43

  Vieux livres                45

  Les Nécrophores             47

  La ligne et la poche        49

  L'expiation                 51

  Le pied de mouton           53

  Au soleil                   55

  Histoire de fantômes        57

  Danse et danseuses          59

  Funérailles canines         61

  Le lauréat                  63

  Les suicides                65

  L'âme du bibliophile        67

  Le pantalon intégral        69

  La vertu                    71

  Mœurs de Paris              73

  Saisons                     75

  La foire aux jouets         77

  La force du nombre          79

  Les cigarettes              81

  Après la pluie              83

  La suicidée                 85

  Jeux d'enfants              87

  Jardin impressionniste      89

  Le sort des livres          91

  «Les Damnés» de Rechberg    93

  L'après-midi d'un faune     95

  L'avis de Rodin             97

  Les amis du Museum          99

  Le pendu                   101

  Les origines               103

  Enquête originale          105

  Les pingouins              107

  Le taureau de Saint-Malo   109

  Le charme des arbres       111

  La forêt                   113

  L'écureuil                 115

  Le phonographe             117



  _ACHEVÉ D'IMPRIMER_

  le quinze novembre mil neuf cent douze

  POUR LA

  _SOCIÉTÉ DES TRENTE_

  PAR

  BUSSIÈRE

  A SAINT-AMAND (CHER)



SOCIÉTÉ DES TRENTE


Publier trente volumes du même format, avec des caractères classiques,
une justification agréable, un papier solide, ne publier que des
ouvrages lisibles et bien écrits, avec de bons auteurs et sur des
sujets intéressants, sans se soucier des modes littéraires et des
habitudes d'un jour, en un mot contribuer au relèvement de l'édition
et de la librairie, tel est le but de la _Société des Trente_, formée
par un groupe d'amateurs et d'auteurs qui veulent montrer que l'on peut
imprimer de beaux livres à un prix relativement peu élevé.

La Société des Trente publiera les trente volumes qui composeront sa
collection en cinq ans, à raison de six par an.

Ces ouvrages seront tirés à 530 exemplaires numérotés à la presse, dont
10 sur papier de Chine numérotés de 1 à 10, 20 sur papier du Japon
numérotés de 11 à 30 et 500 sur papier vergé d'Arches numérotés de 31 à
530.

Le format choisi est l'in-8 écu (140mm × 200mm), qui est celui de
ce volume.

Le caractère est le Didot classique.

Les volumes seront vendus en librairie au prix de 5 francs l'exemplaire
sur papier vergé, 15 francs sur papier du Japon et 20 francs sur
papier de Chine.

Les personnes qui souscriront aux six volumes de l'année auront à
verser une somme de 25 francs pour l'édition sur papier vergé d'Arches,
de 75 francs pour l'édition sur papier du Japon ou de 100 francs pour
l'édition sur papier de Chine.

La collection sera complète lorsqu'il aura paru trente volumes, qui ne
seront jamais réimprimés.

Nous avons déjà publié:

  MAURICE BARRÈS, _Pour nos Eglises_.

  EMILE BERNARD, _Souvenirs sur Cézanne_.

  HENRI MARTINEAU, _L'Itinéraire de Stendhal_.

  ANDRÉ SALMON, _La Jeune Peinture Française_.

  LUCILE DE CHATEAUBRIAND, _Œuvres complètes_.

  RÉMY DE GOURMONT, _Le Chat de Misère_.

Voici la liste des ouvrages qui paraîtront successivement:

  JÉRÔME et JEAN THARAUD, _En Algérie_.

  MAURICE BARRÈS, _Jean Moréas_.

  JULES DESTRÉE, _La Wallonie_.

  EUGÈNE MARSAN, _Charles Maurras_.

  X. MARCEL BOULESTIN, _Le Monde et la Société en Angleterre_.

  ANDRÉ HALLAYS, _Charles Bordes_.

La Société a choisi pour la représenter auprès de ses souscripteurs et
des libraires M. Messein, éditeur, 19, quai Saint-Michel, qui reçoit
les souscriptions pour l'année, ainsi que les commandes de volumes
séparés.





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