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Title: Les mystifications de Caillot-Duval
Author: Piles, Alphonse de Fortia de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les mystifications de Caillot-Duval" ***


Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et
n'a pas été harmonisée.



    Les

    Mystifications
    de
    Caillot-Duval



    Il a été tiré de cet ouvrage

    TROIS CENT SOIXANTE-QUINZE EXEMPLAIRES:

     10 exemplaires sur papier du Japon (A à J).
      5 exemplaires sur papier de Chine (K à O).
     10 exemplaires sur papier de Hollande (P à Y).
    350 exemplaires sur alfa vergé (1 à 350).


    No 47

    [Illustration: signature]

    Droits réservés pour tous pays y compris la Suède, la Norvège
    et le Danemark.



    COLLECTION DU BIBLIOPHILE PARISIEN


    Les
    Mystifications
    de
    Caillot-Duval

    _CHOIX de ses LETTRES
    les PLUS AMUSANTES
    avec les RÉPONSES de ses VICTIMES_

    [Illustration: décoration]

    NOUVELLE ÉDITION COMPLÈTEMENT REMANIÉE
    par
    LORÉDAN LARCHEY

    [Illustration: décoration]

    PARIS
    H. DARAGON, LIBRAIRE
    10, Rue Notre-Dame-de-Lorette, 10

    1901



[Illustration: décoration]


AVANT-PROPOS


   Système de mystifications organisé par Fortia de Piles et de
     Boisgelin sous le pseudonyme Caillot-Duval.--Défilé comique de
     leurs victimes.--Dissimulations de l'édition originale.--Pourquoi
     il n'est donné ici qu'un choix des lettres.--Comment je fus à mon
     tour dupe d'une mystification de Paul Lacroix.--Anecdote curieuse
     montrant que l'invention était à ses yeux un mérite.


Les raffinés en bibliographie connaissent seuls Caillot-Duval, car sa
_Correspondance philosophique_[1] est une rareté. Un autre titre la
recommande à l'intérêt;--elle est vraiment comique.

  [1] Au XVIIIe siècle, _philosophique_ se mettait à toutes sauces.
  Aujourd'hui, on dit _psychologique_. Ici, _comique_ serait le mot
  juste, mais il n'est plus à la mode.

Le nom de Caillot-Duval est un pseudonyme inventé par deux lieutenants de
qualité, MM. Fortia de Piles et de Boisgelin, qui adoraient la
mystification, passe-temps fort goûté en 1784, à Nancy, où ils tenaient
garnison. Dans un journal de cette ville, ils avaient remarqué certaines
pièces dues aux loisirs d'un procureur picard, et les lisaient avec
l'âpre jouissance qui fait souvent dévorer d'un bout à l'autre les
productions les plus nulles. Ce procureur, nommé Le Cat, était attaché au
présidial d'Abbeville; ils envoyèrent à son adresse une lettre de
félicitations ridicules.

Le Cat y fut pris. Sa joie de trouver des admirateurs à cent cinquante
lieues l'empêche de voir ce qu'a de suspect le désir d'entrer en
relations. Il s'abandonne aux délices d'un commerce aussi nouveau.

Les mystificateurs eux-mêmes en sont étonnés. Ce premier succès les
enhardit; ils étendent leur cercle d'opérations, et ils s'attaquent à une
fille d'Opéra.

Pareil gibier a le nez plus fin.--Le faux Caillot-Duval ne l'ignore pas;
il change de tactique; il ne parle plus que d'argent.

Chambellan-factotum d'un prince russe prêt à visiter Paris et trop bien
élevé pour s'y passer de maîtresse, il veut ménager cette bonne fortune à
Mlle Saulnier, jeune rat de seize ans chaperonné par sa sœur qui évite
de la compromettre en supportant le plus grand poids de la négociation.
Caillot-Duval ne lui paraît pas trop digne de confiance, et cependant on
ne sait jamais..... La Russie est si loin.... Elle tourne donc la chose
en plaisanterie, tout en traitant sérieusement la question d'intérêt.
Sans mordre à l'hameçon, elle reste à portée, et ne s'éloigne qu'au
moment où la ruse devient par trop grossière.

Les autres correspondances sont plus brèves, mais non moins récréatives.
C'est un tournoi de personnalités grotesques. Voici Soudé, le bottier de
la rue Dauphine, qui n'ose s'avouer incapable de faire une paire de
bottes sans couture. Il préfère, le vaniteux, alléguer que la clientèle
de la maison du Roi absorbe tout son temps.--Voici respectable et
discrète personne dame de Launay, entremetteuse de son métier, en la rue
Croix-des-Petits-Champs. Avec les précautions requises par son genre de
commerce, elle accepte l'offre de lancer deux nièces charmantes de
Caillot, et comme celui-ci, indigné de voir qu'elle ne signe pas,
l'invite à prendre un nom _en l'air_[2], comme celui _de Copernic_, elle
signe majestueusement de Copernic, pour ne pas déroger!--Ce trait vaut
un volume sur le délire particulaire qui n'a point cessé, hélas! de
posséder les humains.

  [2] On voit que Caillot-Duval fait marcher de front la
  mystification et le calembour, mais on peut dire ici qu'il jette
  ses perles aux pourceaux.

Et M. de la Roche, gouverneur de la ménagerie de Versailles, qui croit
railler son railleur en lui confiant qu'en fait de génération, il se
préoccupe peu de l'artificiel!--Et le perruquier Chaumont qui reçoit pour
bonne la commande de six toupets destinés à protéger un crâne dénudé par
les passions!--Et l'ornithologue Lheureux de Chanteloup qui accueille
sans rire la nouvelle de l'accouplement d'une chouette et d'un
loriot!--Et l'organiste Aubert qui se croit obligé de certifier la vertu
de son épouse!--Et le confiseur Berthellemot qui défend l'innocuité de
ses _bonbons d'amour_ soupçonnés aphrodisiaques!--Et le lieutenant de
police Urlon qui daigne faire rechercher une jeune fille dont le
consciencieux Caillot envoie un signalement si complet que le genou
n'est pas omis!--Et l'illuminé Lefort qui semble avoir perdu la tête à
force d'enseigner hautbois, basson et flûte, et qui se déclare prêt à
donner leçon, de par la permission divine!

On ne retrouvera pas ici toutes les lettres conservées par la
_Correspondance philosophique_. Caillot-Duval n'abuse pas tout le monde;
il voit quelques épîtres demeurer sans réponse ou lui attirer des
répliques fort sèches, l'invitant à ne plus continuer. Si originale que
soit sa prose en ces jours de défaite, elle n'est point à reproduire. Où
le mystifié n'est pas, le mystificateur doit disparaître.

Nous avons dit qu'il y avait deux personnes en Caillot-Duval.--S'il
fallait en croire la majorité des traités bibliographiques, ce pseudonyme
cacherait M. Fortia de Piles seul. Nous nous rangeons à l'avis de la
_Biographie Michaud_, qui lui adjoint un collaborateur, le cher de
Boisgelin de Kerdu. Tous deux étaient officiers au régiment du Roi; tous
deux collaboraient, en cette même année 1785,--date de la plupart des
lettres de Caillot-Duval,--à une autre mystification par lettres contre
le mesmérisme[3]. Enfin, n'oublions pas qu'un cousin de Fortia de Piles,
le savant Mis de Fortia d'Urban, fut collaborateur de la _Biographie
Michaud_; au double titre de parent et de contemporain, il n'eût pas
manqué de rectifier toute erreur.

  [3] Correspondance de M. M. (Mesmer) sur les nouvelles
  découvertes du baquet octogone, de l'homme baquet et du baquet
  moral, recueillie et publiée par MM. de F. (Fortia), J. (Journiac
  de Saint-Méard) et B. (Boisgelin), _Libourne_ et _Paris_, Prault,
  1785, in-12.

Nous ne ferons pas l'énumération des ouvrages plus sérieux de MM. de
Fortia et de Boisgelin; elle est longue et facile à trouver. On peut
seulement faire observer qu'elle montre l'étendue de leur savoir et de
leur esprit d'observation.

Si on excepte quelques pièces données au théâtre de Nancy, par M. de
Fortia, la _Correspondance de Caillot-Duval_ fut le premier ouvrage de
nos deux amis. Promu capitaine au 105e régiment le 1er avril 1791,
Boisgelin émigra pour ne rentrer qu'en 1816, retraité comme
lieutenant-colonel. Fortia ne paraît point avoir servi à l'Etranger;
déjà, en 1788, un _Etat_ particulier du régiment ne porte plus son nom.
Rentré à Paris le premier, il réunit les textes de leur immense
mystification en un volume dont le titre exact est au bas de cette
page[4].

  [4] Correspondance philosophique de Caillot-Duval rédigée d'après
  les pièces originales, et publiée par une Société de littérateurs
  lorrains, à Nancy et se trouve à Paris chez les Marchands de
  Nouveautés. 1795 (in-8 de 236 pages, plus 12 pages de titre et
  préfaces, avec cette épigraphe): Ne vous étonnez point de voir
  les personnes simples croire sans raisonnement. Pensées de
  Pascal. Chap. VI.

La préface des éditeurs de l'édition originale est une mystification de
plus; elle annonce la mort de Caillot-Duval confiant, à son heure
dernière, le soin d'éditer la fameuse correspondance au citoyen Michel,
bien connu dans la république des lettres, demeurant à Nancy, rue
Saint-Dizier, qui reste le dépositaire des originaux.

L'annonce du dépôt vaut celle de la mort. Le seul Michel qui se soit fait
connaître n'habita jamais la rue Saint-Dizier. Le fait nous a été garanti
en 1864, par une lettre de son fils, notaire à Nancy.

Le livre ne paraît pas non plus avoir été imprimé en cette ville. Le
filigrane de son papier n'a jamais été vu par M. L. Wiener, qui les
connaît tous, et M. Jules Favier, bibliothécaire de Nancy, ne voit pas le
livre mentionné dans les publications locales du temps. En revanche, il
a retrouvé dans le _Moniteur_ du 22 prairial an 8, la curieuse lettre
qu'on va lire; elle achève de montrer que le livre s'est fait à Paris:

    AU RÉDACTEUR,

J'ai toujours regardé, citoyens, le rire, non seulement comme un des
premiers besoins de l'âme, mais encore comme le garant le plus certain de
la santé du corps. Il entretient cet équilibre entre les facultés morales
et physiques, sans lequel l'homme ne saurait être dans un juste aplomb,
il est une des premières causes de cette sérénité dont la présence est
indispensable au bonheur, et sans laquelle nous ne connaissons ni le
véritable contentement, ni le bon appétit, ces deux antidotes de tous les
malheurs de ce bas monde.

D'après ces principes, dont un peu de réflexion achèvera de vous
démontrer l'évidence et la solidité, il est clair que tout ouvrage qui
inspire cette joie franche et naturelle, première source et le plus sûr
aliment du rire, mérite non seulement notre reconnaissance, mais doit
être indiqué aux esprits mélancoliques comme d'habiles médecins, et aux
autres comme de précieux conservateurs.

Je crois donc rendre un véritable service à vos nombreux lecteurs, en
vous entretenant aujourd'hui d'une brochure qui vient de me tomber dans
la main, et qui me paraît très éminemment mériter d'être rangée dans
cette classe.

Elle est intitulée: _Correspondance philosophique de Caillot-Duval_ et
imprimée en 1795. Je m'étonnerais beaucoup qu'elle ne soit pas plus
connue, si je ne savais que c'est un système depuis longtemps adopté par
les libraires d'étouffer de tout leur pouvoir les ouvrages imprimés au
compte des auteurs.

Celui-ci est un recueil de 120 lettres écrites sous le nom imaginaire de
Caillot-Duval, par deux hommes de beaucoup d'esprit, à beaucoup de gens
très connus à Paris, qui tous ont été la dupe de cette mystification, et
ont bonnement répondu à cet être idéal.....

Il ne m'appartient point de décider du mérite littéraire de ce petit
ouvrage, mais j'ose défier l'homme le plus atrabilaire d'en lire quatre
pages de suite sans rire aux éclats, et cette gaîté soutenue sans
efforts, sans prétention, sans boufonnerie, enfin sans mauvais goût,
dans 232 pages, n'est pas une chose commune ni sans mérite. L'auteur de
cette _Correspondance_ a prouvé dans des ouvrages plus importants
(entr'autres le _Voyage de deux Français au nord de l'Europe_) qu'il
avait des droits bien acquis à l'estime publique: mais on peut dire qu'il
a rendu un véritable service à ses concitoyens, en publiant une brochure
extrêmement amusante et dont je ne saurais trop recommander la lecture à
ceux qui pensent, ainsi que moi, que trois heures passées dans l'accès de
la plus aimable gaîté ne sont pas une chose indifférente au bonheur de la
vie.

La _Correspondance philosophique de Caillot-Duval_ se trouve chez
Batillot père, libraire, rue du Cimetière-Saint-André-des-Arts, no 15,
qui la vend 2 fr., et franc de port, 3 fr.

J'ai l'honneur d'être, etc.

    G. D. L. R.[5].


Notre première édition n'avait fait qu'un choix dans la _Correspondance_
_de Caillot-Duval_; il s'est réduit encore ici de quatre lettres
relativement insignifiantes et d'une cinquième où la mystification a été
pour moi. Le fait est assez amusant pour être exposé.

  [5] Le nom _Grimod de la Reynière_ écrit sur l'exemplaire de M.
  Jules Favier, est d'autant plus certain que le célèbre gastronome
  était le compère et l'ami des auteurs.

Une réponse de l'abbé Aubert, rédacteur des _Petites Affiches_, à
Caillot-Duval, avait été reproduite par moi en citant un feuilleton de
Paul Lacroix[6] qui disait l'avoir retrouvée dans le journal de l'abbé.
La garantie de son nom m'avait paru suffire.

  [6] Publié dans le journal _Le Pays_ en date du 6 mai 1855.

Il s'est trouvé un chercheur très sérieux, très scrupuleux, qui n'a pas
pris comme nous chat en poche, il a voulu être bien sûr que cette réponse
de l'abbé était dans les _Petites Affiches_; il a eu l'incroyable
patience de feuilleter le recueil, car la lettre n'était pas datée. Comme
il n'a rien trouvé, il en a conclu que c'était une invention et que
j'avais eu tort d'avoir confiance en Paul Lacroix. Ses conclusions
portent que: «M. Larchey a fait preuve de légèreté là comme dans
quelques-uns de ses travaux».

On n'écrase pas un moucheron avec plus d'autorité. Que dirait mon juge
s'il lui restait assez de temps et de courage pour examiner à la loupe ce
que j'ai noirci de papier depuis cinquante ans! Du premier coup, il m'a
reporté aux notes trimestrielles du collège de Metz où, tout enfant,
j'étais déjà flétri de la même épithète.

Léger!..... je vois encore le mot en vedette à la colonne des
observations particulières. Léger!... je ne comprenais pas trop ce que
cela voulait dire, mais l'œil attristé de mon père m'avertissait que la
chose était grave, et je me sentais tout chagrin.

Il est temps de reconnaître aussi que la légèreté ne fut pas moins dans
mon tempérament que l'amour de la mystification dans celui de Lacroix.
Je m'en aperçus trop tard lorsque nous fûmes tous deux voisins de
couloir sur les hauteurs de la bibliothèque de l'Arsenal où nous nous
plaisions à deviser chaque matin, car il était homme enjoué.

Je le vois encore, griffonnant comme moi, le nez sur les petits carrés de
papier qui constituaient sa correspondance. Béret rabattu en guise
d'abat-jour, cache-nez à triple tour et remontant comme une haute cravate
du Directoire sur un visage plein, coloré, toujours rasé de frais, avec
des yeux dissimulés sous une paire de lunettes miroitant entre deux
touffes de cheveux blancs comme neige, minutieusement bouclés au petit
fer[7]. Tel il m'apparut quelques jours après la publication de mes
_Cahiers du capitaine Coignet_. Dès que j'entrouvris la porte, il
raffermit ses lunettes et croisa sur ses genoux les pans de sa robe de
chambre, tandis que, perchés derrière lui sur un bâton de cage à
perroquet, deux ouistitis, sentant le musc, suivaient ses mouvements et
buvaient ses paroles avec l'attention la plus vive:

--Ah! mon cher ami, fit-il. Venez que je vous fasse mon compliment. Les
cahiers de votre capitaine m'ont empoigné littéralement... Pardonnez-moi,
mais je ne vous croyais pas de cette force... Non, réellement, c'est très
fort.

  [7] Quand Lacroix n'était point frisé au saut du lit, il se
  cachait à tous les yeux, car ses cheveux tombés alors à plat lui
  donnaient un air de vieux jacobin sanguinaire. Ils étaient
  naturellement gros et raides; c'est pourquoi sans doute ils ont
  si bien résisté toute sa vie aux brûlantes morsures du fer chaud.
  Je tiens à consigner ce détail pour les friseurs qui auraient pu
  le citer comme un modèle unique au monde. Il avait alors 75 ans
  et toutes ses dents.

--Fort comme la vérité. Mon introduction vous a montré que je n'y suis
pour rien. J'ai fait mon métier de blanchisseur, de metteur en lumière,
j'ai supprimé ça et là... mais je n'ai rien ajouté.

Je vis les yeux de Lacroix briller derrière ses lunettes, et il eut un
rire silencieux:

--A d'autres! A d'autres!! mon bon ami... Regardez-moi en face!... Vous
espérez me faire croire que votre homme a réellement écrit cela.

--Si réellement qu'il l'avait fait imprimer bien avant moi. Je n'ai fait
qu'acheter et revoir son manuscrit original. Du reste, je vais
immédiatement le placer sous vos yeux.

Je sors et je reviens au bout d'une minute.

--Voilà! Regardez à votre aise! Comparez l'original et l'imprimé... Vous
verrez beaucoup de mots en moins. Pas un mot en plus... Vous sentez bien
que je ne me serais pas donné le mal d'inventer un original défectueux
pour le blanchir.

Pendant ce temps, Lacroix feuilletait à la diable, tapant du bout des
doigts sur les feuillets. Puis, il ferma brusquement le manuscrit, et, me
regardant nez à nez:

--Quand vous voudrez, dit-il, je connais une copiste qui vous en fera
autant...

Jamais, je ne vins à bout de lui faire comprendre que je me mépriserais
moi-même, si j'avais inventé.

Au contraire, l'invention était un ragoût nécessaire pour lui comme pour
bien d'autres (on en pourrait nommer d'illustres) aux yeux desquels
l'historien présentant la vérité toute nue semblait un indigent trop
pauvre pour offrir une toilette.

D'excellentes communications m'ont été faites. Leur mérite, leur étendue,
pour ne citer que celle de M. le marquis de Boisgelin, dépassaient
malheureusement l'exiguité du cadre imposé. Avec une rectification
essentielle de M. R. Alexandre, parvenue indirectement, le fraternel
concours de MM. L. Blancard, Chapoutot, A. Chuquet, Couet, P. Cottin, J.
Favier, Hennet, Monval, E. Mulle, Taphanel, a paré du moins à
l'impossibilité d'aller me renseigner sur place. Je ne saurais trop leur
témoigner de gratitude.

    Menton, 18 avril 1901.
      L. L.

       *       *       *       *       *



[Illustration: décoration]


CORRESPONDANCE

I

   Sous le masque d'un prince russe et d'un chambellan à tout faire,
     Caillot-Duval entre en négociations avec une danseuse de l'Opéra.


_A Mademoiselle Saulnier[8] de l'Opéra, à Paris._

    Dresde, le 12 octobre 1785.

La haute réputation, mademoiselle, dont vous jouissez à si juste titre,
n'est pas bornée à la France seule; elle a pénétré jusqu'aux glaces du
Nord: vous le croirez sans peine, si vous vous rendez justice. Vos
talents supérieurs, vos grâces nobles et piquantes subjugueroient le
cœur le plus insensible. J'en viens au fait, mademoiselle: retenu dans
une cour d'Allemagne, je compte n'être à Paris que dans le mois de
janvier. Je ne vous demande point de préférence exclusive, mais
simplement de me recevoir avec bonté. J'ai l'amour-propre de croire que
lorsque j'aurai l'avantage d'être connu de vous, mes tendres sentimens
vous arracheront un aveu qui fera le bonheur de ma vie.

  [8] Plusieurs clés manuscrites mettent _Sainville_. Mais cette
  année-là ni les suivantes, le nom de Sainville ne figure dans le
  personnel de l'Opéra. De plus, le nom de Saulnier donne seul les
  sept points qui suivent, dans l'original, l'initiale S, et il a
  été relevé sur un exemplaire ayant appartenu à M. de Fortia.

  En croyant que l'initiale S... commençait le nom de _Sainville_,
  Paul Lacroix aura pensé à une autre danseuse du nom de Siville qui
  n'émargeait pas plus de huit cent livres, dans un rang bien
  inférieur.

Mon chambellan, qui est avec mes équipages à Nancy, pour y attendre la
princesse mon épouse, qui doit y passer l'hiver, vous fera parvenir ma
lettre.

       *       *       *       *       *


   (Cette première lettre non signée est incluse dans la suivante
   qui contient les explications complémentaires de Caillot-Duval):

    Nancy, le 1er novembre 1785.

Telle est, mademoiselle, la lettre que Son Altesse m'ordonne de vous
faire passer: je ne vous l'envoie pas en original, ses ordres portant
expressément de la faire copier; elle a les plus grands ménagemens à
garder jusqu'à son arrivée en France. Monseigneur compte se fixer à Paris
jusqu'au mois de juillet; de là revenir à Plombières, où il rejoindra la
princesse son auguste épouse, dont l'état ne lui permet pas de se rendre
à Paris, et qui passera l'hiver ici.

Je ne vous parle pas du personnel de Son Altesse; vous en jugerez: si
vous voulez me témoigner de la confiance, je vous donnerai, avec
franchise, tous les détails que vous pourrez désirer. Je suis attaché au
prince depuis son enfance; je l'ai vu naître, et il n'a rien de caché
pour moi; je vous dirai même que c'est à moi que vous devez cette bonne
fortune. J'ai eu le plaisir de vous voir plusieurs fois, il y a deux ans:
quoique je ne vous aye jamais parlé, je vous rappellerai des
circonstances qui vous en feront ressouvenir.

Vous voudrez bien m'adresser votre réponse ici, et y joindre celle pour
le prince, cachetée avec enveloppe. Il ne veut se nommer que lorsqu'il
connoîtra vos sentimens favorables ou contraires; il sent, ainsi que moi,
que vous pourriez avoir des engagemens impossibles à rompre.

J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

       *       *       *       *       *


   Réponses de Saulnier cadette au prince et de Saulnier aînée au
   chambellan; la première est incluse dans la seconde:

    Paris, le 3 novembre 1785.

Monseigneur, je fais un effort sur moi-même pour répondre à ce que vous
daignez me faire écrire: je suis pénétrée d'un pareil honneur; la lettre
de ma sœur expliquera mieux mes sentimens.

    Monseigneur,
    de votre altesse
    la très-humble servante.--SAULNIER cadette.

       *       *       *       *       *


    Paris, le 3 novembre 1785.

L'état où se trouve ma sœur ne lui permet pas d'écrire en ce moment. Le
dernier voyage qu'elle vient de faire à Fontainebleau lui a causé des
fièvres violentes qui la retiennent dans son lit; elle a été seignée
quatres fois. Sans cela elle auroit l'honneur de répondre au prince
qu'elle ne connoît pas encore, mais que les choses flatteuses qu'il lui
fait dire lui font bien désirer de le connoître. Des procédés si
honnaites pourroient bien faire naître dans son cœur des sentimens
qu'elle n'a pas encore éprouvé[9]. Nous espérons, M., de votre bonté, ma
sœur et moi, que vous ne nous laisserez pas attendre avec impatience une
réponse dans laquelle sur-tout vous n'oublierez pas des circonstances que
vous nous promettez: nous vous prions, monsieur, de vouloir bien croire
qu'on ne peut rien ajouter aux sentimens de reconnoissance et de respect
avec lesquels nous avons l'honneur d'être vos très-humbles
servantes.--SAULNIER l'aînée.

  [9] Une note de l'édition originale porte ici que Saulnier
  cadette était entretenue par le baron de Breteuil «qui aurait
  mieux fait de s'en tenir à ce genre d'occupations que de se
  charger de travaux ministériels au-dessus de ses moyens». Chargé
  du département de Paris et de la maison du Roi, il avait alors
  passé la cinquantaine.

       *       *       *       *       *


_A Mademoiselle Saulnier cadette._

   Aperçu confidentiel des avantages qui lui sont réservés du côté
   du prince.

    Nancy, le 11 novembre 1785.

J'ai reçu, mademoiselle, votre lettre du 3, et celle de mademoiselle
votre sœur; j'ai fait partir sur-le-champ la vôtre pour Manheim, où le
prince doit être depuis avant-hier; j'y ai joint une copie de celle de
mademoiselle votre sœur. Si son altesse est satisfaite, comme je n'en
doute pas, de la célérité que vous avez mise à lui répondre, elle sera
bien touchée de l'état fâcheux dans lequel vous vous trouvez; j'espère
que vous m'informerez exactement des suites de votre maladie, qui ne peut
être produite que par la fatigue du voyage de Fontainebleau; et je compte
que votre première lettre m'apportera des nouvelles satisfaisantes.

Je ne doute pas de recevoir sous très peu de jours, une lettre du prince
pour vous; mais en attendant, voici les détails que je crois pouvoir vous
donner, d'après mes conversations avec lui. Quoiqu'il soit naturellement
très-généreux, il se trouve un peu gêné dans ce moment-ci, parce qu'il
s'empresse de liquider toutes les dettes que son père avoit contractées
avec le roi de Prusse, monarque aussi peu galant que créancier exigeant.
En conséquence, voici à peu près ce que je crois pouvoir vous assurer
qu'il fera pour vous: j'aime mieux vous dire moins que plus.

D'abord il veut une petite maison, seule, s'il est possible (pour vous
s'entend), aux environs des boulevards; il y mettra mille écus; il la
garnira de six à huit mille francs de meubles, habillera deux laquais et
un cocher, donnera une diligence et deux chevaux, le tout de cinq à six
mille francs; de plus vous aurez cinquante louis par mois, et votre
maison sera défrayée de tout. Je ne vous parle pas des petits agréments,
tels que des loges aux spectacles, et des cadeaux courans: voilà ce dont
je suis sûr. Je n'entre dans tous ces détails qu'afin que vous sachiez
sur quoi compter: je sais que l'intérêt n'est qu'une chose bien
secondaire, et que c'est le sentiment seul qui doit décider de tout; je
vous prie même de me garder le secret, puisque j'agis de mon chef, et à
l'insçu du prince, qui m'en sauroit peut-être mauvais gré, vu que sa
méthode est de chercher à gagner et captiver les cœurs.

Lorsqu'il vous sera connu, vous serez forcée de convenir qu'il a bien
réellement le sentiment épuré de l'amour.

Faites-moi le plaisir de remettre à mademoiselle votre sœur, la lettre
ci-jointe: la sienne est si joliment écrite, que je n'ai pu m'empêcher de
lui en faire mon compliment; j'entrevois qu'elle doit être fort aimable.

Vous avez oublié de cacheter votre lettre pour le prince, comme je vous
l'avais recommandé; souvenez-vous-en pour la première qui contiendra
beaucoup de choses que je suis censé ignorer.

J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.


_A Mademoiselle Saulnier l'aînée._

   Détails intimes donnés et demandés par Caillot-Duval. Saulnier
   aînée répond en faisant le portrait de la sœur et la description
   de leur genre de vie.

   (Incluse dans la précédente.)

    Nancy, le 11 novembre 1785.

Je vous avoue, mademoiselle, que votre lettre m'a enchanté, elle
m'inspire le plus grand désir de faire votre connoissance, et je suis
persuadé que votre société ne peut qu'être infiniment agréable. Que
j'aime à voir deux sœurs vivre en aussi bonne intelligence! cela fait
l'éloge de vos cœurs. Comme vous me semblez avoir toute la confiance de
votre aimable sœur, je vais m'ouvrir à vous sur certains points
délicats, auxquels j'espère que vous me répondrez avec la même franchise.

J'ose me flatter que vous n'avez point pris de moi une idée défavorable;
la démarche que je fais aujourd'hui n'a pour principe que l'amitié la
plus pure, et la moins susceptible de soupçons fâcheux. Soit dit entre
nous, je désirerois bien que vous voulussiez me faire connoître le
caractère de mademoiselle votre sœur; quels sont ses goûts, le genre de
ses sociétés (article essentiel). Le prince est la douceur et la bonté
même; il est gai et ouvert: son foible (il est bien pardonnable) est de
vouloir être aimé. C'est un modèle de constance, du moment qu'on lui
plaît: il faut pour cela des attentions soutenues, et lui témoigner un
attachement et une confiance sans bornes. Pour vous en donner un exemple,
il a passé trois ans avec une Française réfugiée, dont il a une fille.
Leur amour n'a été troublé que par la mort de cette tendre et chère
amante, qui a rendu le dernier soupir dans ses bras. Il s'est écoulé
quatre ans depuis cette terrible catastrophe: il a pris sur ses revenus
une somme annuelle de 25.000 florins, pour compléter 100.000, qu'il vient
de placer sur la tête de ce précieux enfant, qui a à peine cinq ans. Son
mariage, qui s'est fait dans cet intervalle, a calmé, pour un moment, sa
douleur: enfin, la raison est venue à son secours, et, comme son cœur a
besoin d'aimer (son mariage étant une affaire de convenance trop
ordinaire parmi ses pareils), je lui ai parlé de mademoiselle votre
sœur; d'après le portrait que j'en ai fait, il s'est décidé
sur-le-champ. Sur-tout n'oubliez pas les renseignemens que je vous
demande; de plus, dites-moi si vous habitez avec tous vos parents, et si
vous et votre sœur consentez à les quitter; car l'intention de son
altesse est qu'il n'y ait que votre sœur dans la maison quelle lui
destine: mais je me charge d'arranger les choses pour que vous y habitiez
aussi; cela sera même plus convenable pour elle, et plus agréable pour
vous.

N'oubliez pas de recommander à votre sœur de m'envoyer la lettre pour le
prince, cachetée et sous enveloppe: elle peut s'expliquer en toute
confiance; il suffira qu'elle mette sur l'adresse: _pour son altesse_.

J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

       *       *       *       *       *


_Réponse._

    Paris, le 15 novembre 1785.

    MONSIEUR,

Je suis bien flatée de la bonne opinion que vous voulez bien prendre de
moi: cela cependant ne me donnera point d'amour-propre, parce que je suis
bien éloignée de penser qu'il n'y ait que nos chevaliers français de
galans; ce sont des complimens auxquels on doit s'attendre quand on écrit
à un homme d'esprit.

Vous désirez de me connaître, monsieur, en cela nos désirs sont
réciproques. Comment avez-vous pu penser que peut-être nous aurions sur
votre comte des sentimens différans de ceux que le rang que vous occupez
et les bons offices que vous voulez nous rendre doivent faire naître dans
nos cœurs?

Quelque soit le motif qui vous et fait écrire ces lettres, n'importe
c'est un amour de roman qui me plairoit assez, mes en vérité vous ête
bien repreansible de nous avoir tu le nom du héros. Vous conaisez la
curiosité des femmes et vous n'avez pas encor satisfet à la notre. Vous
me demandez une explicastion que ma sœur ne pourra vous donner, il lui
est impossible de vous répondre car l'aplication quexigeroit une pareille
réponse seroit dans le cas de lui donner la fievre, et vous ête trop
honnaîte pour ne pas vous contenter d'une pareille raison.

Le portraits que vous faites de votre aimable prince ne soroit manquer de
plaire et je trouve dans le caracter de ma sœur un peu d'analogie avec
le sien.

Elle est sans expérience parce qu'elle est encor geune l'amitié quelle a
pour ses parens et son penchand à rendre service son la bâse de son
cœur.

Concentrée dans le sin de sa famille ou elle se plait beaucoup, elle ne
voi point de sociétés ou le cœur et l'esprit pourroient se dépraver[10]
avec des pareillès précaustions et une semblable retenue les qualités du
cœur ne peuvent manquer de paroitre à ses yeux bien plus estimable que
les avantages de la figure dont la frivolité feroit le prinsipal
ornement. Comme il ne lui seroit pas difficile de trouver les avantages
qui s'ofrent les premiers aux ames intéressées dans les conditions que
vous imposez, ausi ne seront pas les motifs qui la détermineront mais
plutaut l'idée douce et flateuse d'être aimée d'une personne que la
naissance et des brillantes quallitées élevent au dessus des autres
hommes.

  [10] Sept ans plus tard, cette crainte semble évanouie. On lit
  dans _Almanach des demoiselles de Paris pour 1792_: «Saulnier,
  rue Portefoin, no 4. Peau douce, la gorge moelleuse... Cette
  danseuse est vive, sans façons, et met tous ses amis à l'aise.
  Pour vingt-quatre heures, 300 livres».

Quoique sa dépense soit grande la première place[11] quelle occupe à
l'opéra la met à l'abrit de ces variastions de monter et de descendre.

  [11] Mademoiselle Saulnier figure sur l'état des appointements
  des artistes de l'Opéra en 1785 au titre de premier sujet de la
  danse. Elle n'avait alors que seize ans, comme l'écrit sa sœur.
  Son rang et son traitement étaient les mêmes que ceux de la
  Guimard (appointements: trois mille livres,--gratification: deux
  mille l.,--gratification extraordinaire: deux mille l.--Total:
  7.000 l.) Elle habitait alors rue de la Lune, vis à vis de Bonne
  Nouvelle.

Quand a la petite maison que le prince désireroit quelle ocupat, avant
d'avoir reçu aucunes de vos lettres on en avoit déja loué une pour 3000
l. sur les boulvars et toutes les commodités qui s'y trouvent ne
laisseroient rien à désirer à son altesse. Pour la voiture et les chevaux
le prince pourra reconnoitre cela d'une autre maniére parce que nous en
avons deux toutes neuves.

Comme nous sommes unies des l'enfance rien ne soroit nous séparer, nous
n'avons qu'une mer que nous aimons tendrement, et deux frere mes qui par
leurs états présent ne sont point dans le cas de recourir à nous, voilà
toutes notre famille et notre suite et notre société ordiner.

Coique ma sœur soit un peux mieux actuelment et hor de danger cepandant
la maladie un peu longue quelle a éprouvée l'a laissée dans une grande
foiblesse qui la met dans l'imposibilité de rien faire qui exige de
l'attention sans nuir au rétablissement de la santé c'est pourquoi M.
veullez bien agréér au prince ses regrets de ne pouvoir lui écrire et
recevoir en même temps de ma part les assurances etc. J'ai l'honneur
d'être etc.--S... l'ainée.

_P. S._ Dans la première lettre que vous nous écrirez nous esperons
surtout que vous nous tirerez d'incertitude en nous envoyant le non du
prince, san cela le romans deviendroit froi et sans interes.

       *       *       *       *       *


_A Mademoiselle Saulnier l'aînée._

   (Caillot-Duval se formalise du doute que laisse percer sa
   correspondante).

    Nancy, le 17 novembre 1785.

Je reçois à l'instant, mademoiselle, votre lettre du 15: il m'est
impossible d'y répondre en détail aujourd'hui; je me bornerai à vous
observer, que j'ai lieu d'être étonné de quelques passages qu'elle
contient, qui tendent à faire croire que vous regardez ceci comme un
roman. Croyez que vous êtes dans l'erreur: rien n'est plus sérieux que
tout ce que je vous ai écrit, et je ne vous cache pas que si le prince
venoit à être instruit de la manière dont vous avez reçu ses offres, le
dépit pourroit les lui faire porter ailleurs où vous pouvez croire
qu'elles seroient reçues avec empressement; car je suis bien aise de vous
prévenir qu'il est loin d'être habitué à des refus: ses qualités
physiques et morales, le rang qu'il tient dans le monde, sont des motifs
assez puissans pour qu'il ne doive pas s'y attendre. Croyez que je ne
vous parle que pour votre bien, et pour celui de votre sœur: j'attends
une réponse prompte et satisfaisante; car, si le prince arrivoit, je
n'oserois lui montrer celle que je viens de recevoir, et pour lors votre
silence seroit sûrement mal interprêté; si, contre mon attente, vous
tardiez plus de huit jours à me répondre, je serois forcé de regarder
votre silence comme une rupture, et d'en écrire au prince en conséquence;
je prendrois ce parti-là à regret: mais mon devoir m'en feroit une loi,
et vous êtes trop juste pour me blamer.

Je suis, etc.--CAILLOT-DUVAL.

       *       *       *       *       *


_Réponse._

    Paris, le 20 novembre 1785.

Votre lettre du 17, monsieur, me surprend beaucoup: comment avez vous pu
croire que nous regardions comme un badinage des offre aussi sérieuses
que celles que vous nous avez faites. Non, monsieur, je me hâte de vous
désabusé: croyez que nous resentons vivement les obligations infinis que
nous vous avons, et que nous savons aprécié les avantages qui doivent en
résulté. Assurez le prince de notre parfait estimes et de notre profond
respet. Je crois pouvoir vous répondre au non de ma sœur, (coique à son
insu) quelle ne tardera pas à resentir pour son altesse un sentiment qui
lui a été inconnu jusqu'à présant: c'est de quoi vous pouvez être
persuadé ainsi que de ceux avec léquels je suis, monsieur votre,
etc.--S... l'ainée.

_P. S._ Songez que vous me devez une réponse, ma lettre du 15 en demande
une pour plusieurs article: oubliez les frases qui ont pu vous paroître
l'ouches, l'interprétastion que vous leur avez doné est bien loin de
notre pensée, et nous meriterion la rupture dont vous nous menacé si nous
avions pu adopté des idées absurde et jose dire bien coupable après de
telles avance de la par d'un prince ausi aimable et... ausi aimé... le
mot est laché je ferme ma letre: car je lefacerois.

       *       *       *       *       *


_A Mademoiselle Saulnier l'aînée._

   (Caillot-Duval révèle le nom du prince Kabardinski et fait
   l'éloge de son tempérament. Réponse ironique avec défiance
   renaissante).

    Nancy, le 24 novembre 1785.

J'ai reçu avec grand plaisir, mademoiselle, votre lettre du 20: elle me
rassure pleinement sur mes craintes, qui, dans le fond, étoient plus pour
vous que pour moi, puisque vous et votre sœur y êtes les seules
intéressées.

Si je n'ai pu répondre sur-le-champ à votre charmante lettre du 18 de ce
mois, c'est que vous paroissez désirer vivement la connoissance d'une
chose sur laquelle le consentement de son altesse étoit indispensable. Je
lui ai écrit sur-le-champ à Strasbourg où il étoit dans le plus grand
_incognito_, pour le lui demander. Sa réponse me laissant le maître, je
crois pouvoir compter assez sur votre discrétion, pour vous apprendre que
mon maître est le prince KABARDINSKI, frère du prince HÉRACLIUS[12], dont
vous savez que la Russie a recherché l'alliance avec tant
d'empressement. Sa mère est une Française dont les aventures sont un
roman, que je me ferai une fête de vous raconter cet hiver au coin du
feu. Sa femme lui a apporté une dot immense, et l'assurance d'une
principauté en Allemagne, dont le possesseur actuel est podagre et
cacochyme. Il est vrai qu'il n'hérite pas des états de son frère, mais il
lui a fait un sort indépendant et très considérable. Votre extrême
franchise m'engage à ne vous rien cacher. Le prince, avec un très-beau
physique, a les manières un peu tartares. Que ce mot ne vous effraye pas,
il est d'un caractère doux et benin, et n'a pas plus de fiel qu'un
hanneton.

  [12] La grande et la petite Kabardie sont, en effet, des pays du
  Caucase où le nom d'Héraclius fut porté dans une famille
  princière.--V. Kabardinski à la Table.

Je crois n'avoir pas besoin de vous recommander le secret le plus absolu
sur tout ce que je vous écris, et même vous m'obligeriez de brûler mes
lettres.

Ce que vous me mandez sur la maison que vous avez louée me fait grand
plaisir; quant aux voitures et aux chevaux, puisqu'ils vous sont
inutiles, son altesse, comme vous le dites fort bien, retrouvera cela en
vaisselle ou en diamans.

Que votre union avec mademoiselle votre sœur mérite d'éloges! elle est
faite pour donner la meilleure idée de votre façon de penser. La
tendresse que vous avez pour madame votre chère mère est encore un de ces
beaux traits qui font d'autant plus d'honneur au siècle qu'ils sont plus
rares. Quant à messieurs vos frères, je suis bien trompé si je n'ai pas
entendu parler d'un monsieur S...... du plus grand talent sur le cistre.
Si par hasard il est votre frère, il pourra être utile à son altesse, qui
a le désir d'apprendre un instrument, et que nous déciderons pour
celui-là qui en vaut bien un autre.

Je crois indispensable que le prince trouve à son arrivée ici une lettre
de mademoiselle votre sœur, bien détaillée; j'espère que sa santé lui
permettra de l'écrire. Veuillez bien lui présenter mes hommages, et lui
recommander sur-tout de cacheter la lettre pour le prince, et de
l'adresser sous mon couvert, toujours poste restante; il sera _incognito_
jusques à son arrivée dans la capitale.

Vous terminez votre aimable épître par dire que si le nom du prince
demeuroit inconnu, le roman seroit froid: vous pouvez avoir raison, mais
je suis bien aise de vous dire que le dénoûment sera très-chaud, malgré
la rigueur de la saison; car le prince est vraiment _un payeur
d'arrérages_ (ne prenez pas en mal ce petit badinage), et moi je soutiens
bravement l'honneur du pavillon (passez-moi je vous prie cette bouffée de
tempérament).

J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

       *       *       *       *       *


_Réponse._

    Paris, le 28 novembre 1785.

J'ai reçu, monsieur, dimanche dernier, votre charmante lettre, que j'ai
lue trois ou quatre fois. En vérité, il faut avouer que vous êtes un
homme consommé dans la galanterie, et qu'il y auroit du danger à vous
voir de trop près; mais je crois que l'on peut s'amuser, sans que cela
tire à conséquence.

Vous ne me croyez pas assez dépourvue de sens commun pour me persuader
que l'istoire du Prince Kabardinski ne soit une chimère. Comme j'ai _un
peu_ d'expérience, je ne suis pas tout-à-fait crédule; je ne peux deviner
le motif qui vous anime, les gens d'esprit cherchent toujours les
occasions de faire des complimens: si cela est vous avez parfaitement
réussi. J'ai cherchez une journée entière le nom du prince Kabardinski
dans l'almanac, et je suis persuadée qu'il n'existe point de prince de
ce nom ni même un qui lui ressemble, nom plus que celui de son frère. Je
fais la réflecsion que puisqu'il a un frère souverain, ce n'est pas à lui
à payer les dettes de son père, _au monarque aussi peu galant que
créancier exigeant_.

Ma sœur voyant la plaisanterie, vouloit m'empêcher d'écrire, mais moi
qui suis enchantée de faire un petit roman de toutes les jolies lettres
que j'ai reçues, je comte que vos lettre me serviront beaucoup quand vous
serez à Paris nous arengerons cela ensemble, sans y oublier des grand
noms pour donner plus d'intérest à la chose san-toutefois comprometre
personne en un mot je suivrai vos conseilles pour le roman tragi-commique
votre esprit, vos lumières, votre stile coulant m'asurent du plus grand
succès pour notre livre[13].

  [13] Saulnier aînée ne croyait pas si bien dire. Elle ne doute
  d'ailleurs que dans la crainte du ridicule; son scepticisme n'est
  pas complet.

J'ai peine a croire que le pays que vous abitez vous et vu naître, il est
rare qu'en un climat si sombre il y ait des personnes d'un mérite si
distingué vous resenblez plutaut à un chevalier français fidelle à sa
patrie et infidelle à sa métraisce.

Il faut que son altesse croye ma sœur bien étourdie de penser qu'elle
lui écrira sans avoir reçu de lettres personnelle, quoiqu'elle n'ait que
seize ans, elle a la raison de quarante elle ne me resenble pas _elle ne
veut pas s'amuser en idée_. Pour moi qui cherche à rire, je vous écris
avec le plus grand plaisir et san chercher à aprofondir vos raisons.

Je ne suis point au fait de l'istoire de Russie voila pourquoi je ne sais
point ce que vous me dite.

Malgré que je sois un peu indiscrette, je veux bien pour vous me faire
violence, mais j'ai toujours envie de m'éclaircir. Ah! c'est un grand
sacrifice que je vous fais de me taire je vous pris cependant de comter
sur ma discrestion. Voici ce que ma sœur dit pour le prince.

«L'on n'aime pas sans connoître, il n'y a que des grandes qualités et de
grandes assurances, qui puissent déterminer un cœur qui se méfie de
tout. Si le prince avoit les tendres sentimens que l'on se force de me
faire croire, il m'en orait déja donné des preuves. Je ne lui en demande
qu'une bien petite encore, c'est son portrait que je désirerois avoir. Je
promet d'en garder le secret mes surtout qu'il m'écrive lui-même.»

Il y a une chose qui paroit bien extraordinaire, c'est que vous vous
serviez d'une main étranger pour nous écrire: il me semble qu'en pareil
cas l'on ne s'en rapporte qu'à soi même.

La dernier frase de votre lettre a fait _rougir_ ma sœur. Moi, qui pense
toujours à notre livre, je suis bien aise d'en voir le dénouement de tout
cesi.

Quand au trais un peu galant dont vous termine votre lettre, j'y
ajouteres que votre témoignage n'est pas tout-à-fait recevable c'est à la
seule Venus à juger des prouesses de Mars.

J'ai l'honneur d'être, etc.--S..., l'aînée.

       *       *       *       *       *


_Deuxième lettre du prince Kabardinski à Mademoiselle Saulnier cadette._

(Incluse dans la suivante.)

    Nancy, le 5 décembre 1785.

J'arrive dans cette ville, mademoiselle; mon chambellan qui a toute ma
confiance, m'a parlé de vous d'une manière si avantageuse, que je me
rends à ses sollicitations pressantes, malgré tous les ménagemens que
j'ai encore à garder: je prends sur moi de vous écrire; je vous confirme
tout ce que mon chambellan vous a mandé; j'y ajouterai que, dans un mois
au plus tard, j'aurai le plaisir d'admirer de plus près ces grâces
touchantes qui sont l'objet de toutes mes pensées.

Depuis votre première lettre, vous m'avez traité avec bien de la rigueur:
j'espère qu'elle va cesser et que d'ici à mon départ, nous aurons une
correspondance suivie, qui sera le prélude d'une liaison qui fera le
bonheur de ma vie.

    Le prince KABARDINSKI.

       *       *       *       *       *


_A Mademoiselle Saulnier l'aînée, à Paris._

   (Caillot s'étonne de nouveau des doutes témoignés. Il insiste sur
   les qualités amoureuses de son prince et sur les siennes. La
   plaisanterie devient forte. Toutefois, sa correspondante ne clôt
   pas encore l'entretien).

    Nancy, le 6 décembre 1785.

J'ai reçu, mademoiselle, votre lettre, que je n'ai pas eu besoin de
relire trois ou quatre fois, comme vous avez fait de la mienne: je vous
avoue que je ne suis pas encore revenu de l'étonnement qu'elle m'a causé.
Un autre que moi jetteroit feu et flamme; j'ai cependant un grand motif
de consolation; c'est que je vois que vous avez gardé le plus profond
secret, comme je vous l'avois recommandé, car si vous en eussiez ouvert
la bouche à qui que ce soit, il n'est personne qui ne vous eût appris ce
que c'est que le prince Héraclius, de l'existence duquel vous paroissez
douter: ce n'est pas dans les étrennes mignones[14] que vous trouverez
son nom et celui du prince Kabardinski. Toutes les gazettes ont assez
retenti et retentissent encore du nom du frère aîné: il y a sans doute
des Russes à Paris; parlez-leur-en, sans entrer dans aucun détail, et
vous verrez ce qu'ils vous en diront. Quant au pays dont vous doutez
aussi, prenez la peine d'ouvrir le tome cinquième de l'histoire naturelle
de M. de Buffon, et la page 20[15] vous instruira de ce que sont les
peuples de Kabardinski, et s'ils sont tant à dédaigner; selon cet auteur,
et selon la vérité, les habitans de cette contrée sont les plus vigoureux
hommes que l'on connoisse: son altesse soutient bien la réputation de
son pays.

  [14] C'est le titre du petit almanach parisien où on avait
  cherché vainement.

  [15] Kabardinski, nom de peuplade, édition de 1769.

Il vous semble extraordinaire que le prince paye les dettes de son père,
ayant un frère souverain; vous saurez que comme le prince Héraclius lui a
fait un sort beaucoup plus considérable qu'il ne devoit l'espérer, il est
convenu, en revanche, de liquider sur ses revenus une partie des dettes
contractées par leur père. Dans deux ans, il sera tout-à-fait quitte;
cela n'empêche pas qu'il ne soit puissamment riche, même dans ce
moment-ci.

Je crois qu'il est fort heureux pour votre sœur que vous n'ayez pas
suivi son conseil, en ne me répondant pas.

Son altesse est ici depuis deux jours; je l'ai déterminée, avec bien de
la peine, à écrire à votre sœur, et je joins ici sa lettre. Je n'ai pas
osé lui parler du portrait; c'est une matière trop délicate pour ce
moment-ci: d'ailleurs il eût peut-être voulu voir la lettre où on le
demandoit, et s'il avoit lu celle que j'ai reçue de vous, il ne seroit
plus question de rien, et il eût été impossible de le ramener. Le prince,
quoique doux et complaisant, est fort haut et très susceptible.

Vous faites une réflexion très-juste, que j'ai tort de me servir d'une
main étrangère pour des choses de cette nature; mais rassurez-vous: mon
secrétaire est si bête qu'il ne comprend pas un mot de ce qu'il écrit, et
de plus, je vous évite de lire mon griffonnage, car je ne peins pas bien.

Je suis fâché que la dernière phrase de ma lettre ait présenté à votre
sœur des idées un peu croustilleuses: j'éviterai de retomber dans la
même faute; mais je vous dirai, entre nous, que, puisqu'elle n'aime pas à
s'amuser en idée, le prince est bien son affaire, et l'amusera
réellement. Quant à moi, je vous assure que je suis aussi pour les
plaisirs réels et palpables: je puis dire, en toute vérité, que Vénus ne
m'a jamais pris pour Mars en carême.

J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

       *       *       *       *       *


_Réponse de Saulnier aînée._

    Paris, 14 décembre 1785.

Je ne puis imaginer, monsieur, que vous montrez de l'étonnement de ce que
j'ai lu trois fois ou quatre fois une lettre charmante.

Tel est le charme des choses écrites avec esprit lorsqu'on les a lues, on
veut les relire encore, mais malgré cela il ne faut point que l'esprit
nous fasse donner dans l'illusion; insi les graces et le stil séduisant
de vos lettres n'empechera pas ma raison d'en aprécier les motifs, et
d'en peser les conséquences.

Il me paroit bien étrange qu'un prince soit amoureux de ma sœur qu'il
n'a jamais vue. N'est-ce pas un peu Domguichote et l'aveu le plus
flatteur en pareil cas doit il paroitre sincére. Ah! ceci à trop l'air de
quelque tour d'un chevalier françois, pour que l'on puisse
raisonnablement y ajouter fois que voulez-vous! l'on fait tant de ces
petites méchancetés à Paris qu'il faut bien que la méfiance et la
circonspection soit notre sauve garde pour qu'on ne fasse pas des risées
sur notre comte.

De plus quelque crédule et quelque simple que je fusse, comment vouderiez
vous que je crusse ce que vous suposez que votre sécraiter à transcrit
lui-même. En véritté, il faudroit être bien complaisant pour souxcrire à
un pareil aveu. Non, non, je n'en croi rien. Vous avez fait une école en
prenent ce biais pour répondre à l'obgection que je vous fis de ce qu'en
pareil cas vous vous serviez d'une main étrangere. Je me rappelle que
dans une comédie moderne, je lu: _Mondieu que ces gens d'esprit sont
sot_. Permettes moi de me servir _de ce passage, et vous dire, moi: Mon
dieu que ces gens d'esprit sont étourdis_.

Vous me renvoyez aux gasetes et aux journaux qui doivent m'instruire du
prince Kabardinski et du prince son frère. Doi je m'imposer une tache si
dure que de les parcourir tous. A la bonheur si ces gazetes et ces
journaux étoient écrîtes d'un stil tel que celui de la _Nouvelle
Héloïse!_ De plus, la Crimée désolée tour à tour par les armes des Turcs
et des Russes, prouveroit elle quelque chose en faveur du héros
phantastique qu'il vous plairoit d'imaginer.

Avec tout votre esprit, monsieur le romancier, vous avez fait une école,
et même je pourois en citer plus d'une. La tête du roman alloit bien,
mais vous avez pechez par la queue, et je vous laisse à penser si je
devois m'en appercevoir.

J'ai lu la lettre de son altesse, elle n'est pas moins intéressante que
la votre, mais ma sœur ne peut y répondre actuelment. Elle n'est point à
Paris. Comme elle a été fort malade elle est partie pour la campagne afin
d'y respirer un air plus salutere. Je lui porterai la lettre, mais ce ne
peut etre avant huit jours et je songe que dans cet intervalle je peux
encore recevoir une lettre de vous. Je la lui enverrais, mais elle ne se
détermineroit point à répondre si je n'étois présente, parce qu'elle
présume qu'il en doit être de votre prince Héracrius _comme de celui de
Cornail_. Vous entendez ce que cela veut dire. Je lirai M. de Buffon,
quoique je n'en puisse pas saisir toutes les beautés. Il n'est rien que
je ne fasse pour connoitre les peuples de Kabardinski. Je vous prie de
dire au prince que ma sœur est à trente lieue de Paris ou elle restera
une quinzaine de jours pour sa santé, elle sera sans doutte bien flattée
en recevant la lettre.

Vous me marquez que vous venez à Paris, je n'ai pu voir en quel temps;
vous avez mis le cachet sur la datte et je l'ai ouverte de manier que je
n'ai pû la déchiffrer. Marquez-nous S. V. P. quand vous reviendrez, et ne
douttez point de l'acueil que vous avez droit d'attendre en arrivant à
Paris et des sentimens avec lesquels, etc.--S... l'aînée.

       *       *       *       *       *


_A Mademoiselle S... l'aînée, à Paris._

   (Protestations de Caillot-Duval, qui se dit compromis par le
   silence de Saulnier cadette. L'aînée le console en devinant un
   logogriphe composé pendant sa disgrâce).

    Nancy, le 25 décembre 1785.

Votre lettre du 14, mademoiselle, m'est parvenue il y a quelques jours;
je vous avoue qu'elle m'a causé le plus grand étonnement par le ton de
plaisanterie qui y règne. La chose d'elle-même étoit assez sérieuse, soit
par le personnage qu'elle mettoit en jeu, soit par la sincérité des aveux
que renfermoient mes lettres. Le silence obstiné de votre sœur m'a forcé
de montrer au prince votre réponse, pour me soustraire aux reproches dont
il m'accabloit; il en a été indigné, et, dans sa colère, il m'a tenu à
peu près ce langage (les yeux hagards et l'écume sur les lèvres): Vous
êtes bien osé, de m'avoir compromis avec de pareilles caillettes
(c'est son mot favori); vous mériteriez que je vous envoyasse à
_Lodeorbarli_[16] (c'est la prison d'Etat chez le prince, située près du
Pont-Euxin); je veux bien vous pardonner en mémoire de vos services
passés, mais vous serez un mois sans manger à ma table, et jusques-là
vous vivrez de _codelipons_ (nourriture mal-saine) et de _chartoufedu_
(boisson exécrable). Voilà pourtant ce que vous m'attirez, pour avoir
voulu rendre service à votre sœur; c'est une leçon pour l'avenir. Il a
terminé sa brusque incartade par me dire qu'il ne vouloit plus entendre
parler de vous, et qu'il se repentoit de s'être reposé si long-temps sur
des petites perronelles (passez-moi le mot). J'ai fait mon possible pour
l'appaiser, mais j'ai reconnu que le seul moyen, s'il y en a un, est une
lettre de votre sœur, ou au moins de vous, adressée à lui-même. Il n'est
pas mal intentionné pour vous: son plus grand mécontentement vient de
votre sœur.

  [16] Nous laissons aux amateurs le soin de deviner les anagrammes
  qui suivent; celui du 10 janvier est assez clair pour donner une
  idée du reste.

Si vous ne pouvez vous déterminer à écrire, votre sœur ni vous, au moins
apprenez-moi si, comme je l'espère, vous m'avez gardé le secret le plus
inviolable. Je serois perdu, si vous y aviez manqué. Vous voyez que mon
sort est entre vos mains: mais je vous crois trop honnête pour abuser de
la confiance que j'ai eue en vous. Je suis menacé, dans ce cas, du
supplice des _courtousedilles_, toujours suivi de la ruine du principe
générateur.

Je ne sais où vous avez pris que la Crimée étoit désolée tour à tour par
les Russes et les Turcs: elle ne l'est par personne. Ces climats sont
protégés par la division du prince _Botanipet_, qui est composée des
trois régimens des _Pasteroipètes_, _Friscarpètes_ et _Simmocupètes_: ce
sont des troupes superbes, faciles à entamer, mais fort aisées à
recruter.

Je dois entendre, selon vous, ce que c'est que le prince _de Cornail_;
j'avoue, à ma honte, que c'est la première fois que j'en entends parler.
Si j'avois affaire à une personne moins instruite, je croirois qu'elle a
voulu dire _Corneille_; mais ce seroit vous faire injure, que de vous
croire capable d'une erreur aussi grossière.

J'attends incessamment de vos nouvelles, et je vous prie de me croire, en
attendant, etc.--CAILLOT-DUVAL.

_P.-S._--Etant peu occupé dans ce moment, je me suis permis un petit
logogryphe que je soumets à votre jugement.

    Je vaux plus de cinq sans ma queue,
    Et ne vaux qu'un avec ma queue:
    Entouré de blanc sans ma queue,
    Cerné de noir avec ma queue.
    Vous me chérissez sans ma queue,
    Vous m'adorez avec ma queue.
    Je suis en montre sans ma queue,
    Et je me montre avec ma queue.

Ce seroit faire injure à votre pénétration que d'y joindre le mot: si le
jeu vous plaît, vous n'avez qu'à dire, vous en recevrez un par tous les
courriers. Une personne aussi instruite que vous connoît sans doute les
chiffres romains. Vous voyez que je vous mets sur la voie.

       *       *       *       *       *

_Réponse_

    Paris, le 28 décembre 1785.

Quelque disposée que je fusse à continuer la correspondance sur le ton de
plaisanterie qui semble en effet convenir à tout ceci, sependant le
tableau touchant et pathétique que vous m'avez fait de la situation
embarrassante où vous vous êtes trouvé à l'abord du prince, m'engage de
vous répondre plus sérieusement. J'ai en vérité beaucoup de peine du
mauvais traitement que vous avez éprouvez de la par du prince. Quoi! pour
une bagatelle parler de prison d'Etat! vous condamner pour un mois à ne
manger que du _codelipon_, et ne boire que du _chartoufedu_ c'est en
véritté avoir un caracter dur je vois bien qu'il ne fait pas
toujours bon de badiner avec les princes tartares. Sans doute les femmes
de Karbardinki accoutumées à la dépendance à l'égard des hommes n'ont pas
encore pris le soin de poliser leurs manières grossières. Je voudrois
bien être plus près de vous pour tacher d'adoucir la rigueur du procédé
de son altesse car je pense que lorsqu'on fait un repas aussi maigre que
celui auquelle le prince vous acondanné il n'est pas possible alors de
parler d'amour bien haud. Je me ferois un devoir de vous visiter dans
votre prison, je me chargeroit de la fonction de votre maître d'hôtel,
votre table seroit servie sans profusion mais avec délicatesse et le vin
de Champagne et de Bourgogne tiendroient la place d'une boisson qui
peut-être est d'usage lorsqu'on a besoin d'observer un régime. Sans
doute, la diette ne convient qu'aux amans langoureux qui ne vivent que de
soupirs et meurent par métaphore mais ce doit être autre chose pour vous
à qui des circonstances facheuses ne sauroient en lever la gaité de votre
esprit et vous empechét de faire des logogryphes (je vous previen que
j'ai deviné le votre sur le champ et vous n'en serez pas surpris). C'est
bien fait avous de mêler du badinage par mi les choses les plus graves.
Vous mérités d'être François et je vous soupçonne beaucoup de l'être.

Le courroux du prince m'a causé véritablement de la peine mais c'est pour
vous que j'ai craint. Je lui passe très-volontiers les termes dont il
s'est servi pour nous apostropher. On voit bien quils se sent un peu de
la rudesse du climat qu'il habite, mais, quand il aurat séjourné quelque
tems à Paris en devenant un prince accompli, il apprendra que les
manières honnaites et gracieuses dont on use à l'égard des femmes rendent
leur commerce plus doux et plus agréable.

Adieu, pénitent agréable, vous allez commencer votre ramadan, je vous
souhaite patience et bon courage, faites ensorte de venir au plutot
participer aux amusemens de notre carvaval.

J'ai l'honeur d'être, etc.--S... l'ainée.

       *       *       *       *       *


_A Mademoiselle Saulnier l'aînée._

   (Cette fois, Caillot-Duval, visiblement à bout, va dépasser les
   bornes de la plaisanterie. Il devient trop grossier pour qu'on
   puisse s'y tromper. La correspondance est close).

    Nancy; le 10 janvier 1786.

J'ai reçu, ma charmante amie, votre aimable épître du 28; elle m'a
réconforté au point de faire hausser mes actions à un degré que je ne
connaissois plus depuis ma disgrâce.

La nature, muette chez moi, s'est fait entendre avec l'énergie de mes
premières années: hier encore, entièrement occupé de vous pendant mon
sommeil, je me suis réveillé nageant dans une mer de délices. Non, je ne
puis me persuader que cet ordre mendiant, si connu par son extérieur
bizarre, ait jamais eu d'aussi bonne fortune.

Ce qui a mis le comble à ma félicité, c'est que son altesse a bien voulu
oublier mes torts, et me rendre ses bonnes grâces au jour de l'an. J'ai
été admis à l'honneur du _saicebul_; c'est ce qui répond à la faveur de
baiser la main: mon ordinaire a été changé; je mange à la table du
prince, et tous les jours nous nous régalons de _cagupeles_, c'est son
plat favori: il répond à cette espèce d'oublies que vous appelez
_plaisir des dames_; il faut toujours les manger entiers, ou ils ne
valent rien. Vous savez mieux que personne combien il est difficile de
garder long-temps intacts des objets aussi délicats.

Il y a toute apparence que nous ne serons à Paris que vers le milieu de
février: je me ferai un plaisir de me rendre chez vous le plutôt
possible; ma consolation, jusqu'à ce moment, sera de recevoir de vos
chères lettres. Quant au prince, il ne m'a plus parlé de vous, et vous
sentez que je n'ai pas été tenté de lui en ouvrir la bouche; car j'ai
encore le gosier empâté de ce vilain _chartoufedu_, et de ces maudits
_codelipons_, qui ont pensé m'étrangler.

Je m'attendois à voir, dans votre lettre, le mot du logogryphe que je
vous ai envoyé: dès que vous l'avez deviné, vous auriez dû me le mander;
je vous en aurois envoyé un autre. Je travaille en ce genre, sans
prétention et avec facilité, je tourne aussi fort bien les compliments de
bonne année et les envois d'étrennes; ça été même l'origine de ma
fortune.

J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

       *       *       *       *       *


II


_A M. Le Cat, Procureur au présidial, à Abbeville._

   Caillot-Duval, débutant littéraire, demande des conseils à Le
   Cat, qu'il admire. Il lui offre l'examen d'un petit poème de
   vingt-quatre chants pour commencer et finit par lui faire espérer
   sa nomination d'académicien à Saint-Pétersbourg par la protection
   du Prince Kabardinski, auquel Le Cat, plein d'espoir, adresse
   aussitôt une Epitre en vers.

    Nancy, le 23 septembre 1785.

Le conte des Grelots, monsieur, l'analyse des eaux de Fruges[17] et
nombre de chansons, d'épigrammes, de logogryphes et d'amphygouris, dont
vous avez enrichi le journal littéraire de Nancy, m'ont donné la plus
haute idée de vos talens, et m'ont prouvé que les vers et la prose vous
étoient également familiers. Je ne puis différer plus long-temps le
tribut d'éloges qui vous est dû, et l'hommage de ma reconnaissance pour
le plaisir que vous m'avez fait éprouver. Que l'auteur de ce journal doit
se trouver heureux d'avoir en vous un _collaborateur_ aussi éclairé
qu'infatigable!

  [17] Fruges (Pas-de-Calais), possède une source d'eaux minérales.

Avec quelle douleur n'ai-je pas vu, à la fin du quarante-unième volume
d'un ouvrage dont vous paroissez faire le cas qu'il mérite (_les
Contemporaines_), une violente sortie[18] contre un opuscule de votre
façon, que j'ai trouvé rempli de ce véritable sel attique, si rare de nos
jours! Je veux parler de ce logogryphe que vous vous êtes permis, à si
juste titre, sur le nom de M. Rétif (de la Bretonne): je suis étonné que
cet auteur ait inspiré assez d'intérêt pour qu'on ait pu prendre
ouvertement son parti.

  [18] Cette sortie venait précisément de M. Fortia lui-même. On la
  trouvera dans le volume indiqué, sous forme de lettre signée de
  ses initiales et de sa qualité d'officier au régiment du Roi.
  Datée du 8 octobre 1784, elle malmène «l'indécence incroyable
  d'un M. Lecat d'Abbeville et de son logogrife».

Votre _Voyage d'Elégie_, inséré dans le dernier journal de Nancy, ne m'a
point échappé: j'y ai reconnu ce folâtre enjouement qui caractérise
toutes vos productions. Le nouveau trait lancé contre M. Rétif m'a paru
piquant et ingénieux: j'ai été surtout enchanté de la préface, par les
idées neuves et le sens moral qu'elle présente.

Si vos occupations vous permettent de me donner quelques momens, vos
conseils ne pourront qu'être du plus grand secours à un jeune débutant
dans la carrière des lettres.

J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL

_P. S._ Je vais mettre la dernière main à un ouvrage sur lequel je serai
enchanté d'avoir votre opinion.

       *       *       *       *       *


_Réponse_

    Abbeville, le 2 octobre 1785.

Je suis bien sensible, monsieur, à vos éloges; je vous prie d'en recevoir
tous mes remercîments. Je sais cependant assez m'apprécier, pour être
persuadé que je ne mérite point les choses flatteuses que vous
m'écrivez. Je ne suis que médiocrement lettré, et mon état qui prend
presque tout mon temps, m'ôte l'espoir d'acquérir plus de talent.

Quoique les ouvrages de M. Rétif me paroissent susceptibles de critique,
à bien des égards, j'ai peut-être eu tort de lui déclarer la guerre.
«C'est un méchant métier que celui de médire.»

Si vous cultivez les lettres, gardez-vous bien, monsieur, de labourer le
champ ingrat de la satire; elle ne procure que des désagrémens.

Je verrai vos ouvrages avec plaisir, et vous dirai ce que j'en pense,
sans déguisement.

J'ai l'honneur d'être, etc.--_Le Cat._

_P. S._ Vous voudrez bien, à l'avenir, affranchir vos lettres.

       *       *       *       *       *


_A M. Le Cat, à Abbeville_

    Nancy, le 25 octobre 1785.

C'est au retour, monsieur, d'un petit voyage, que j'ai trouvé ici votre
lettre du 2 qui m'attendoit. Je suis infiniment flatté de tout ce que
vous me dites d'obligeant; je suis surtout enchanté de voir unie aux
talens, cette modestie d'auteur, si rare aujourd'hui. Il seroit à désirer
que tous les littérateurs du siècle suivissent un exemple aussi louable:
nous verrions disparoître ces pamphlets, ces libelles injurieux, qui sont
toujours le fruit d'un amour-propre déplacé. Alors régneroit cette douce
harmonie, compagne du vrai mérite, qui parsemeroit de roses la carrière
épineuse des lettres.

Vous trouverez peut-être que mon style se ressent un peu des lieux
communs de rhétorique: je sens qu'il n'est pas encore assez formé; vous
me rendrez un vrai service de me dire ce que vous y aurez trouvé de
défectueux! J'espère profiter de vos observations judicieuses. Je suis
désolé de n'avoir pu mettre encore la dernière main à un petit poëme en
vingt-quatre chants, que je soumettrai à votre censure; le titre en est:
_Amusements de la campagne_ (il faut vous dire que je l'aime beaucoup).
J'y ai inséré tous les détails qui peuvent rendre ce tableau piquant; je
n'ai passé sous silence aucun des jeux auxquels on s'y adonne; j'y ai
même fait entrer les échecs, le domino et la dame polonaise, trois jeux
que vous savez être de la plus haute antiquité. Si je ne craignois d'être
trop long, je vous transcrirois ici l'épisode de la balançoire, dont
j'ose croire que vous ne seriez pas mécontent, mais, réflexion faite,
j'aime mieux vous envoyer l'ouvrage en entier, dès qu'il sera terminé. Je
compte pouvoir le faire paroitre au mois de mars.

Dans une ville où il y a une académie, il semble qu'on devroit avoir
quelques nouveautés en littérature; mais depuis plusieurs mois on est
uniquement absorbé dans l'étude d'une science qui a occupé tout Paris, et
sur laquelle je serois bien curieux de connoître votre opinion; vous me
feriez plaisir de m'en parler un peu en détail, sur-tout du
somnambulisme, qui me paroit être le _nec plus ultrà_ de la science
magnétique. Je ne vous en écrirai ouvertement que quand vous m'aurez fait
part de votre façon de penser. Il a paru ici, à ce sujet, un petit
ouvrage qui est devenu fort rare; il est intitulé: _Correspondance de M.
Mesmer_[19]; si vous avez le désir de le connoître, je m'arrangerai pour
vous le faire passer, franc de port, et dorénavant j'en userai de même
pour mes lettres: je conçois que les littérateurs d'une certaine volée
prennent leurs précautions, car, sans cela, ils seroient inondés d'un
fatras de lettres, ce qui seroit aussi coûteux que désagréable.

J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

  [19] Fortia et Boisgelin parlent ici de leur propre publication
  (Voir notre avant-propos) et cherchent en Le Cat une recrue pour
  leur petite guerre aux magnétiseurs.

       *       *       *       *       *


_A M. Le Cat, à Abbeville._

    Nancy, le 24 novembre 1785.

L'état de dépérissement et de marasme dans lequel je me trouve, monsieur,
depuis 15 jours, m'oblige de me servir d'une main étrangère pour vous
rappeler l'indulgence avec laquelle vous avez bien voulu répondre à ma
lettre du 23 septembre: elle sembloit me promettre une correspondance
suivie: à quoi dois-je donc attribuer le silence obstiné que vous gardez
avec moi? Vos lettres eussent fait le charme de ma solitude: depuis mon
arrivée dans cette ville je vois infiniment peu de monde, et absolument
personne depuis trois semaines.

Mon poëme des _Amusemens de la campagne_ est tout à fait fini; je vais
l'envoyer à Paris, et je n'omettrai rien pour que la partie typographique
soit bien soignée. Il y aura vingt-quatre gravures, une à chaque chant,
et de plus le frontispice. Vous concevez que cet ouvrage m'entraîne dans
de grands frais: mais j'espère en être dédommagé. Comme je ne veux pas
cependant que vous attendiez deux et peut-être trois mois à avoir ce
poëme, je vous en fais faire une copie (sans préjudice de l'exemplaire
que je vous destine), et je compte qu'elle sera prête dans huit jours.
Je pars pour Paris, si toutefois ma foible santé me le permet. Mon départ
est fixé au 15 du mois prochain; et si, à cette époque, je n'ai pas reçu
de vos nouvelles, j'attribuerai votre silence à la multiplicité de vos
occupations, et je ne vous enverrai pas moins la copie de mon poëme; mais
je me plais à croire que vous ne voudrez pas me laisser plus long temps
dans l'inquiétude; d'ailleurs je vous avoue que je serois fort embarrassé
pour vous faire passer mon manuscrit; la poste est une voie
très-dispendieuse, et cependant si vous ne m'en indiquez pas une autre,
je serai forcé de m'en servir, et dans ce cas je crains bien que le
plaisir que vous éprouverez à me lire, ne vous dédommage pas des frais.

J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

_P. S._ Si vous avez quelque répugnance à suivre une correspondance qui
pourroit vous devenir fastidieuse, faites-moi la grâce de me le marquer.

Vous connoissez sans doute le poëme de l'harmonie imitative dont M.
Piis[20] vient de nous régaler: je me suis permis une petite sortie sur
ce poëme, que je n'ai trouvé ni harmonieux ni à imiter.

  [20] Le 26 janvier suivant, Caillot-Duval se décidait à tenter la
  correspondance avec Piis, qui ne s'y laissa point prendre.

J'ose espérer que vous ne serez pas fâché d'apprendre que Sa Majesté
l'Impératrice de toutes les Russies vient de m'envoyer la patente de
membre de l'Académie impériale de Pétersbourg.

       *       *       *       *       *


_Réponse._

    Abbeville, le 5 décembre 1785.

Votre dernière lettre, monsieur, me donne de vives inquiétudes sur votre
santé; je hâte ma réponse pour vous prier de m'en donner des nouvelles,
sans retard. Pour moi, j'allois mieux; mais la fièvre m'est revenue
depuis quelques jours. Dans cette maudite saison, on a tant de peine à se
rétablir! Je vous avouerai que vos reproches m'en ont fait; mais vous
avez vu, par ma dernière, combien mes excuses ont été légitimes. Ce sera
toujours un vrai plaisir pour moi que d'entretenir une correspondance
suivie avec vous, et vous pouvez compter que quand il y aura du retard de
ma part, ce ne sera jamais qu'aux événemens imprévus et à la multiplicité
de mes occupations qu'il faudra l'attribuer.

Je brûle d'envie d'avoir votre poëme: vous voudrez bien faire remettre le
manuscrit que vous me destinez à M. Marcotte, chez M. Brouet, procureur
au parlement, rue Mazarine, à Paris: ce M. Marcotte a des occasions,
toutes les semaines, pour Abbeville.

Recevez, je vous prie, mes sincères félicitations, sur la distinction
flatteuse que l'Impératrice de Russie vient de vous accorder: je ne doute
pas que votre poëme ne vous en procure, qui ne le seront pas moins.
Quoique je ne soye d'aucun corps littéraire, et que je n'aye jamais fait
de démarches à ce sujet, je ne vous dissimulerai pas que mon amour-propre
seroit agréablement chatouillé, si je devenois académicien.

Je ne connois point le poëme de l'harmonie imitative, mais j'en ai
toujours mal auguré. M. de Piis n'est rien moins que propre à ce genre,
bien différent de celui de briller dans les vaudevilles. Ses petits
opéras offrent souvent des tableaux ingénieux; il met beaucoup de gaieté
dans ses ouvrages, mais on peut lui reprocher des calembours, de
mauvaises pointes, et quelquefois une gravelure trop forte. Il ne
faudroit pas moins qu'un Boileau pour nous donner un bon poëme sur
l'harmonie imitative, et je ne doute pas que ce ne soit avec raison que
vous n'ayez fait une sortie sur celui de M. de Piis.

J'ai l'honneur d'être, etc.--Le CAT.

       *       *       *       *       *


_A M. le Cat, à Abbeville._

    Nancy, le 14 décembre 1785.

Je suis infiniment sensible, monsieur, à l'intérêt que vous voulez bien
prendre à ma fâcheuse situation: il m'est encore impossible de me rendre
à Paris, comme je croyois pouvoir le faire; je ne puis m'occuper de
choses sérieuses, et c'est ce qui m'empêche de mettre la dernière main à
mon poëme: ce qui me reste à faire seroit tout au plus l'ouvrage de
quatre jours, si je me portois bien. Je vais envoyer à Paris, et faire
remettre, à l'adresse que vous m'indiquez, la brochure sur le magnétisme,
dont je vous ai parlé: je vous fais le sacrifice de mon exemplaire, car
cet ouvrage est devenu introuvable. Je suis très-curieux de savoir ce que
vous penserez de cette bagatelle; j'y ai trouvé de l'esprit, de la gaieté
et des plaisanteries neuves; le style en est assez coulant, quoique
concis; je pense que vous ne serez pas non plus mécontent de la partie
typographique.

Je vous remercie des éloges flatteurs dont vous m'honorez: si vous n'êtes
membre d'aucun corps littéraire, c'est que vous n'avez fait aucune
démarche pour cela; mais il est une manière d'en faire, qui ne peut
offenser votre délicatesse, et qui réussira probablement. Je n'avois pas,
à beaucoup près, autant de titres littéraires que vous pourriez en
rassembler: si vous voulez essayer de ce que je vais vous dire, je suis
persuadé que nous serons bientôt confrères. Je suis dans la plus grande
intimité avec le prince _Kabardinski_, frère puîné du prince _Héraclius_,
que vous connoissez sûrement de nom; c'est par son entremise que j'ai
obtenu le titre flatteur dont je viens d'être décoré. Je puis compter
assez sur son amitié pour être sûr qu'il ne refusera pas à mes
sollicitations la même grâce pour un homme de lettres présenté par moi;
en conséquence, je crois que, pour le disposer en votre faveur, vous
devriez m'adresser, pour lui, une pièce de vers, dont voici le texte, en
partie. Le prince est au mieux avec la Sémiramis du Nord; sa femme, qui
est une Géorgienne, vient d'accoucher de cinq enfants mâles, ce dont il
n'y a pas d'exemple[21]; ils vivent tous. La mère seule a conservé un
léger frémissement dans les muscles zigomatiques, ce qui fait qu'elle a
toujours l'air de rire. Les cinq enfants ont tous l'assurance d'une
compagnie dans les volontaires de Crimée: voilà, si je ne me trompe, un
canevas assez étendu. La forme de l'épître me paroît la plus convenable.
Si vous avez quelques épigrammes neuves et fraîches, vous pourrez me les
envoyer aussi: le prince aime beaucoup ce genre-là.

J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

  [21] Mademoiselle Saulnier n'aurait pas laissé passer les cinq
  enfants; mais l'espoir d'être académicien russe empêche Le Cat de
  douter du prince remarqué par Catherine II. En mars 1829, la
  martiale élégance des Circassiens de Kabardah était encore
  reconnue par le tome V d'un Dictionnaire géographique universel
  (Paris, Kilian, in-8.) Leurs femmes étaient non moins célèbres
  par leur beauté.--V. _Kabardinski_, à la table.


_Réponse._

    Abbeville, le 28 décembre 1785.

Je n'ai reçu, Monsieur, que le 24 de ce mois votre lettre datée du 14:
j'y vois avec peine que votre situation est toujours la même.
Ménagez-vous extrêmement, surtout ne vous fatiguez point l'esprit par
aucun travail littéraire. Le physique est tellement lié au moral, que,
quand celui-là éprouve quelqu'affaissement, il faut laisser celui-ci dans
le plus grand repos. Quels sont donc vos maux et les remèdes que vous
leur opposez?

Le vif intérêt que je prends à vous est le motif de ma curiosité; j'ai
été autrefois si long-temps souffrant et valétudinaire, que j'en suis
presque devenu médecin; du moins ai-je fait quelques études dans l'art de
guérir. Vous avez, je n'en doute pas, des gens très-instruits qui vous
dirigent, mais il pourroit se faire que mes conseils vous fussent
salutaires, et vous savez «qu'un sot quelquefois ouvre un avis
important».

J'attends donc votre réponse à ce sujet sans retard. Comme je ne veux
point vous priver de votre brochure sur le magnétisme, quand je l'aurai
reçue et lue, je vous la ferai repasser, et même si votre voyage à Paris
est encore différé pour quelque temps, je pourrai vous la remettre
moi-même, car je crois me rendre dans cette capitale vers la fin du
Carême, et ce me seroit un bien grand plaisir de vous y voir, et de
trouver cette occasion de resserrer plus étroitement notre liaison, je
n'ose vous dire notre amitié.

J'adopte avec le plus grand empressement le parti que vous m'offrez pour
parvenir à une confraternité qui me seroit bien chère. Je sens comme vous
que pour cela il faut que je rime en l'honneur du Prince, et que
l'épître en ce cas est l'ouvrage le plus convenable; mais je vous
avouerai que ce genre n'est pas le mien. Je n'ai fait dans ma vie que
deux épîtres, encore sont-elles très-foibles; vous en avez pu voir une
dans le journal de Nancy, adressée à M. l'intendant d'Amiens: il est vrai
qu'elle y a parue très-défigurée, et avec des fautes typographiques
inexcusables. L'auteur de ce journal paroit n'être guère soigneux de
corriger les épreuves. Malgré mon inaptitude épistolaire, je vais faire
mes efforts pour tirer de mon cerveau quelque chose qui ne soit pas tout
à fait indigne d'être présenté au prince, et ne tarderai pas à vous
l'adresser; en attendant, je vous envoie quelques fruits de mes loisirs,
qui n'ont pas encore paru, à l'exception, cependant, des trois derniers
morceaux, qui ont été insérés dans l'_Année littéraire_; presque tous
sont dans le genre épigrammatique. Vous jugerez s'il n'en trouve qui
puissent être montrés au prince. Je me recommande et m'en rapporte à vous
sur les moyens d'obtenir son suffrage.

Je travaillois à une parodie en vers de _Médée_, tragédie dans laquelle
il y aura beaucoup de caricatures sur plusieurs autres tragédies, lorsque
la maladie que je viens d'essuyer, et qui a mis un retard considérable
dans toutes mes affaires, m'a obligé de renoncer pour quelque temps à
tout travail littéraire.--Recevez, je vous prie, les vœux sincères que
je forme pour vous, et soyez persuadé que ce n'est point l'usage seul qui
les dicte, mais bien des sentiments plus nobles et plus purs.--Je vous
embrasse de tout mon cœur, et suis, etc.--Le CAT.

       *       *       *       *       *


    Abbeville, le 7 janvier 1786.

Monsieur, voici mon épître au prince Kabardinski. J'aurois bien désiré
qu'elle fût plus digne de lui, mais j'ai fait tout ce que j'ai pu. Vous
n'ignorez pas combien ce genre est difficile, et combien il est rare d'y
obtenir des succès; il ne faut que du goût pour juger une épître, mais il
faut être poëte pour en faire de bonnes, et c'est bien à cet égard que
l'on peut dire: «La critique est aisée et l'art est difficile».

Au surplus, j'ose espérer que vous voudrez bien présenter au prince mon
foible essai; muni de votre passeport, peut-être sera-t-il accueilli, et
me procurera-t-il l'avantage de devenir votre confrère. Je viens
d'obtenir l'assurance de la première place qui vaquera à l'académie
d'Amiens, et ce seroit, lorsque j'en serois membre, une grande
satisfaction de pouvoir vous y introduire. Quand votre poëme sur les
_Amusements de la campagne_ aura vu le jour, ce sera, je crois, le vrai
moment d'agir à ce sujet: je vous indiquerai alors la marche qu'il faudra
suivre.--Je n'ai pas encore reçu votre brochure sur le magnétisme;
mandez-moi si vous l'avez fait remettre à l'adresse que je vous ai
donnée, et sur-tout n'oubliez pas de m'instruire de l'état de votre
santé.--J'ai l'honneur d'être, avec le plus sincère attachement, etc.--Le
CAT.

       *       *       *       *       *


_Epître_

A SON ALTESSE LE PRINCE KABARDINSKI

    Daigne, ô Kabardinski! daigne agréer, l'hommage
    D'un rimeur sans éclat, mais vrai dans son langage
    Qui toujours méprisa le vil adulateur,
    Et du vice insolent fut le persécuteur;
    Qui préféra le pauvre, honnête en sa misère,
    Vertueux citoyen, tendre époux et bon père,
    Au grand enorgueilli; qui voit l'infortuné
    D'un œil indifférent au malheur condamné;
    A cet épais Midas, qui, fier de ses richesses,
    Ne prodigue son or qu'à d'infâmes maîtresses;
    Au philosophe altier, dont le système affreux
    Méconnoît tout, jusqu'à l'existence des dieux;
    Au poëte sans mœurs, dont la muse fangeuse
    Ne trempe ses pinceaux que dans une eau bourbeuse;
    A ce magnétiseur qui veut, avec les doigts,
    De Celse et de Galien surpasser les exploits;
    A cet auteur rongé des serpents de l'envie,
    Qui respire la rage avec la jalousie.
    S'il me falloit chanter ce peuple d'avortons,
    Ma Muse briseroit aussitôt ses crayons.
    Mais pour toi, prince aimable, alors que je te loue,
    Minerve m'applaudit, la Vérité m'avoue.
    Né d'antiques aïeux, frère d'Héraclius,
    Mais bien plus grand encor par tes propres vertus,
    Qu'il m'est doux de vanter ton nom et ta naissance,
    Ta magnanimité, ta noble bienfaisance!
    Qu'il m'est doux, en t'offrant mon respect et mes vœux,
    De pouvoir célébrer tes destins glorieux!
    D'apprendre à l'univers que du Nord l'héroïne,
    Que la Terreur du Turc, l'illustre Catherine,
    Voit en Kabardinski son ami, son soutien,
    Le père du soldat comme du citoyen.
    Cette auguste amitié est un éloge insigne:
    On ne peut l'obtenir à moins qu'on n'en soit digne.
    Mais quand la Vérité dirige mon pinceau,
    Quand le feu qui m'anime est pris à son flambeau,
    Je vois, parmi les faits qui forment ton histoire,
    Des faits que nos neveux pourront à peine croire,
    Lorsque Clio dira, dans la suite des temps,
    Que ton épouse un jour te donna cinq enfants,
    Cinq mâles, pleins de vie, et que leur souveraine
    Alors de chacun d'eux a fait un capitaine.
    Quand, par un monument des peuples révéré,
    Ce prodige inouï deviendra consacré,
    En admirant un trait si rare et si fameux,
    L'on marquera ta place au rang des demi-dieux.
    Tu réaliseras tous les exploits d'Hercule.
    Puisse, dans l'avenir, ce trop foible opuscule
    Prolonger sa durée, à l'abri de ton nom!
    Puisse-t-il, avoué du dieu de l'Hélicon,
    Près de toi reposer au temple de Mémoire!
    Un sort aussi flatteur suffiroit à ma gloire.

     Le CAT, _à Abbeville_

       *       *       *       *       *


III


_A Mme de Launay, rue Croix-des-Petits-Champs, à Paris._

   (Caillot-Duval propose deux nièces à Mme de Launay[22]. Celle-ci
   craint avant tout la police. On le voit bien aux _paquets_ dont
   elle s'obstine à parler).

    Nancy, le 4 novembre 1785.

Des circonstances particulières, madame, viennent de m'amener deux
nièces âgées de quinze et de dix-sept ans. La première est tout à
fait neuve: la seconde n'a eu qu'une faiblesse avec un capitaine
de hussards au service de l'empereur; cette première inconduite
lui a fait perdre la tête et abandonner précipitamment la maison
paternelle; elle a persuadé à sa sœur de l'accompagner; celle-ci
s'y est déterminée d'autant plus aisément qu'elle était fort gênée
chez ses parents, et que son cœur lui parloit déjà assez haut.
Quant à moi, que différents événements ont forcé de quitter mon
pays (Philisbourg en Allemagne), je suis établi ici où j'exerce,
dans le plus grand incognito, une profession qui m'est assez
lucrative. Soit dit entre nous, j'ai la pratique de tout le
parlement et des principaux officiers du régiment du Roi, tous
riches seigneurs. Cependant, je crois que les deux personnes dont
je viens de vous parler sont des morceaux trop friands pour ce
pays-ci, et qui ne seroient pas payés leur valeur. Il faut vous
dire qu'elles sont d'une famille honnête, et que l'on n'a rien
négligé pour leur éducation; elles ont seulement un peu de peine à
parler le français. Ce seroit le lot de deux princes allemands; je
suis sûr qu'elle feront la plus grande sensation dans la capitale.
Quoique sœurs, elles offriront à côté l'une de l'autre le
contraste le plus piquant. La jeune est d'un blond qui n'a rien de
fade, la plus belle peau (comme toutes les Allemandes), les yeux
bleus, la plus jolie gorge possible, et, ce qui vous étonnera
peut-être, un très joli pied; je crois qu'elle pourroit faire une
charmante danseuse. L'autre est une superbe femme: de grands yeux
noirs, la plus belle bouche; et, ce qui est du meilleur augure, la
raie de mulet[23]. J'espère que par vos soins sa première et
unique faute sera réparée de façon à ne laisser aucune trace. Je
n'entrerai pas dans d'autres détails. Vous en jugerez par
vous-même.

  [22] Cette entremetteuse connue servait de plastron aux
  libellistes. On en trouve des preuves dans les Mémoires de
  Bachaumont (1779, 31 décembre; 1787, 18 et 21 juillet.) La
  première est une annonce simulée: «_Maisons et appartements à
  louer._ Petit appartement au 5e en siamoise, à troquer contre un
  appartement au 1er en damas de trois couleurs. S'adresser à
  Madame Sainte-Marie, ouvrière en tours de lit, rue de la
  Nouvelle-Halle, ou chez Madame de Launay, rue des Petits-Champs,
  où elle travaille à la journée».

  La facétie est du genre banal, mais celle du 18 juillet 1787 est
  méchante sinon calomnieuse. «On parle d'une réclamation imprimée
  de Madame Kornmann contre le mémoire fictif répandu en sa faveur,
  qu'on attribue à M. Suard, et en conséquence il court une autre
  facétie: c'est une lettre non moins fictive d'une Madame de
  Launay, appareilleuse très renommée de cette capitale, à ce
  membre de l'Académie française. On croit reconnaître, dans
  celle-ci, la main du sieur de Beaumarchais qu'on sait en vouloir
  à la mort à M. Suard et d'ailleurs être très lié avec la dame de
  Launay. On assure même les avoir vus ensemble, il n'y a pas
  longtemps.»

  Les autres nouvelles données par les Mémoires montrent que la
  police finit par s'en mêler. On le comprend en lisant la fin de
  cette lettre simulée, adressée à l'académicien Suard:

  --«Je vous offre, monsieur, de vous fournir dans le nombre des
  demoiselles qui sont sous mes ordres, celle qui vous conviendra le
  mieux. Vous en userez gratis. Je sais très bien qu'un académicien
  jetonnier n'est pas dans le cas de faire beaucoup de libéralités
  aux femmes. Je suis, etc. De Launay, rue Croix-des-Petits-Champs,
  au grand balcon.--Ce 14 juillet 1787.

  --P. S. Il vient de m'arriver une jolie Lyonnaise».

  [23] _Raie de mulet_ se disait d'une nuque fort garnie de
  cheveux, lorsque les dernières racines simulent une raie
  au-dessus du dos.

Je vous les enverrai comme à une de mes amies; elles ont à peu près 60
louis d'argent comptant et sont assez bien nippées. Elles sont si neuves
qu'il faudra user de beaucoup de ménagemens pour ne pas les effaroucher.
J'espère, madame, que notre correspondance n'en restera pas là; nous
pouvons réciproquement nous être utiles. Je compte sur votre discrétion,
et j'attends votre réponse pour les faire partir. Aussi bien ai-je trouvé
une voiture de renvoi; si votre intention est, comme je le pense,
qu'elles aillent à Paris, vous voudrez bien leur retenir, dans votre
voisinage, un appartement décent, de trois à quatre louis par mois.--J'ai
l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

       *       *       *       *       *


_Réponse_

    Paris, le 11 novembre 1785.

Monsieur, si la marchandise que vous ma noncé dans votre dairnier letre
est aussi bonne que vous le dite vous pouvé les envoyé par la premier
comodité je vous en débiterai. Sil i a quelque chosse dans nautre ville
qui vous soit agreable, je vous prit de ne point mépargné.

       *       *       *       *       *


_A Madame de Launay, rue Croix-des-Petits-Champs, à Paris_

    Nancy, le 14 novembre 1785.

J'ai reçu, madame, une lettre de Paris en date du 11, que je soupçonne
venir de vous; on me mande d'envoyer la marchandise que j'ai annoncée;
mais comme cette lettre n'est pas signée et que ce pourroit être une
supercherie, je ne crois pas devoir m'y fier; or, avant de faire partir
_mes deux paquets_, je désire savoir vos intentions d'une manière plus
positive; et puisque vous avez de la répugnance à signer votre nom, pour
que je sache à quoi m'en tenir, il faudra signer un nom en l'air, et qui
ne soit pas commun, comme, par exemple, Copernic ou Ticho-Brahé.

Répondez-moi tout de suite, car on me persécute ici, et j'ai peur qu'on
ne découvre le pot aux roses; vous savez à quoi je serois exposé et vous
connoissez les sollicitudes du métier. J'en ai devant les yeux un exemple
terrible: c'est un malheureux jeune homme d'une famille honnête qui s'est
promené hier dans les rues de la ville, tenant en main une bride d'un
nouveau genre, et qui a essuyé le châtiment accoutumé, au grand
contentement de l'assemblée qui rit toujours à ces sortes
d'exécutions[24]. Voilà les hommes: ils nous trouvent très bons pour leur
être utiles, et ils nous abandonnent dans l'adversité. Quelle injustice!
et à combien de réflexions morales cela ne porteroit-il pas? Mais
laissons ces idées tristes: continuons à faire le bien, à soulager
l'humanité souffrante; moquons-nous des sots et prenons leur
argent.--J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

  [24] Les entremetteuses étaient promenées sur un âne, le visage
  tourné du côté de la queue, qu'elles étaient obligées de tenir en
  mains pour ne pas perdre l'équilibre.

       *       *       *       *       *


_Réponse_

    Paris, le 21 novembre 1785.

Monsieur, vous ne devé poin douté des deux paques que vous avé à envoyet
avec une laitre de votre part que les deux paques me seront remis, vous
pouvé aitre persuadé que je meteré toute mes atansion que je les plaseré
pas loin de ché mois, je suis ennatandans votre réponse.--Jé lhonneur
d'aitre votre tres humble.--DE COPERNIC.


IV


_A M. Soudé, rue Dauphine, à Paris_

   (Caillot-Duval a parié cent louis que M. Soudé lui ferait une
   botte sans coutures. M. Soudé ne dit pas non, mais il n'a pas le
   temps. On sent bien pourquoi).

    Nancy, le 4 novembre 1785.

J'ai cru, monsieur, que dans une affaire aussi importante que celle dont
il s'agit, je ne pouvois mieux m'adresser qu'au phénix des bottiers de la
capitale. Je sais que vos talents supérieurs vous ont mérité l'honneur de
botter notre souverain et son auguste moitié. Veuillez bien me donner un
éclaircissement sur une chose qui, en intéressant beaucoup ma bourse,
intéresse aussi votre réputation. Un maître bottier de cette ville vient
de faire une paire de bottes sans couture, qui a fait l'admiration de
toute cette contrée. Il a prétendu qu'aucun bottier de Paris n'en ferait
autant. Plusieurs officiers de la garnison, surpris d'une découverte
aussi merveilleuse, au premier abord, ont abondé dans son idée, et ont
offert de parier cent louis. Moi qui suis persuadé que tout ce qui se
fait en province doit se faire à plus forte raison à Paris, j'ai tenu les
cent louis sans hésiter: faites-moi le plaisir de me mander si vous vous
croyez capable d'en faire autant; si vous l'êtes, comme je n'en doute
pas, et que mes adversaires ne s'en rapportent pas à votre lettre, je
vous écrirai pour lors de m'en faire une paire; et, pour couper court à
tout, si vous pouvez avoir une attestation des syndics de votre corps qui
assure la chose possible, cela suffira.--Je suis, etc.--CAILLOT-DUVAL.

       *       *       *       *       *

_Réponse_

    Paris, le 9 novembre 1785.

Monsieur, c'est pour répondre à la lettre que vous m'avez fait l'honneur
de m'écrire en date du 4 du courant. Je pourrois bien vous faire des
bottes comme vous paroissez en désirer, mais mes occupations sont si
multipliées dans cette saison que je ne pourrois m'occuper de cet objet,
car j'ai à fournir toute la maison du Roi.--J'ai l'honneur
d'être.--SOUDÉ.

       *       *       *       *       *


V


_A M. de la Roche[25], gouverneur de la ménagerie, à Versailles._

    Nancy, le 14 novembre 1785.

Les nouvelles expériences, monsieur, qu'on a projetées sur la génération
artificielle, ne pouvoient être confiées en de meilleures mains. Peu de
personnes doivent se flatter d'être aussi intelligentes et aussi versées
que vous dans la connoissance des animaux. C'est à ce titre que notre
auguste monarque s'est reposé sur vous du soin de leur éducation,
nutrition et conservation. Je viens, d'après les principes de l'abbé
italien[26] qui nous a démontré si clairement la possibilité de procréer
des êtres par une injection de semence conservée, de faire moi-même
l'expérience sur une chienne noire et blanche, âgée de trois ans; je ne
crois pas inutile d'observer qu'elle est pleine d'intelligence, et d'une
constitution très-libidineuse. Je vous ferois bien ici deux
observations, mais je passe rapidement à une troisième que je crois plus
intéressante. Je vous prie de vouloir bien me mander les procédés dont
vous vous êtes servi, vu que les miens ont été insuffisants. Quoique je
n'aye pas l'honneur de vous être connu, un de mes amis m'a assuré que je
pouvois m'adresser à vous en toute confiance: j'espère que vous ne
désapprouverez pas ma démarche, qui ne tend qu'au progrès de la science.
J'ai toujours fait mon étude de l'histoire naturelle: la partie de la
génération est celle que j'ai le plus approfondie; j'ai même composé sur
ce sujet un petit ouvrage que j'ai envoyé à une académie dont je suis
membre, et je n'attends que sa réponse pour le rendre public: je vous en
ferai passer un exemplaire si vous voulez bien me le permettre.--J'ose
croire que vous voudrez bien me dire où en sont vos opérations et si vous
espérez réussir. Avouez, monsieur, que cela seroit bien commode pour
faire des enfants par lettre. Permettez-moi cette petite saillie de
gaieté et pardonnez-moi les petites incorrections de style que vous
pourrez trouver dans cette lettre: je ne suis pas encore bien familier
avec la langue française que je ne parle que depuis un an.--J'ai
l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

  [25] M. de la Roche était un personnage plus important que la
  suscription ne le ferait supposer. On le verra par la seconde
  note p. 115. De plus il paraît avoir été un acteur de société des
  plus appréciés à la Cour. Sa statuette fait partie d'une très
  curieuse collection de biscuits conservés à la manufacture de
  Sèvres et au Théatre Français où elle figurait en compagnie de
  l'acteur Volange dans le rôle de _Jeannot_, de Préville dans le
  rôle de _Figaro_, de Poisson dans celui de _Crispin_. La comédie
  de société était en honneur à la Cour de Louis XVI et peut avoir
  aidé à l'avancement du capitaine nommé lieutenant-colonel en
  1780. Son titre de gouverneur de la Ménagerie s'enjolive aussi de
  plusieurs façons. De concierge, il n'en est plus question; on le
  qualifie Commandeur et même Surintendant des basses Cours. On va
  voir qu'il y avait peut-être une survivance dans ce cumul
  apparent.

  [26] L'abbé Spallanzani.

       *       *       *       *       *


_Réponse_

    Paris, le 24 novembre 1785.

Votre chère lettre du 14, monsieur, m'a été envoyée de Versailles;
j'étois venu ici pour lever une demi aune de toile chez ma marchande, au
Palais Royal, no 40[27]. Je ne connois que par ouï-dire les expériences
dont vous me parlez: je les trouve très curieuses; mais je vous avoue que
j'ai peine à me persuader qu'elles soient réelles. J'ai approfondi autant
que personne tout ce qui a quelque rapport à la génération; et dans ce
genre-là j'ai toujours été fort peu curieux de l'artificiel: ainsi n'en
parlons plus.

  [27] M. de la Roche se livre ici à une facétie autorisée par le
  genre de la communication qui lui est faite. Sa marchande vendait
  de l'amour comme on s'en doute. L'_Almanach des Demoiselles de
  Paris pour 1792_ révèle le nom de deux locataires du no 40:
  «Louisette, figure mignonne... un bol de punch et 6
  livres.--Saint-Pré, minois piquant, bien faite, très petite,
  fraîche, beaux yeux... 5 livres». Si elles n'étaient pas encore
  là en 1785, il est probable que le no 40 avait déjà un personnel
  du même genre.

  Cette réponse m'avait d'abord fait craindre quelque
  contre-mystification. Elle était faite sur le ton facétieux, ne
  relevait point le titre de gouverneur de la Ménagerie, et se
  trouvait datée de Paris. Mon confrère de Versailles, M. Taphanel,
  m'avait appris d'autre part que la Ménagerie de Versailles n'avait
  qu'un concierge et (pas de gouverneur). Il est vrai que ce
  concierge avait été M. De la Roche sous Louis XIV, mais on ne
  trouvait pas trace de ses successeurs. J'en étais là lorsqu'une
  recherche de M. Arthur Chuquet aux Archives de la guerre dissipa
  tous mes doutes. Un Simon Texier de la Roche commanda en effet en
  1778 les compagnies de sous-officiers invalides détachées à
  Versailles et à Marly-le-Roy; on le fit même lieutenant-colonel
  sur place le 30 septembre 1780, treize ans après son entrée à
  l'Hôtel des Invalides comme lieutenant (il avait eu un bras cassé
  à Minden). Le 2 mars 1791, il passa maréchal de camp.

Je suis en effet plus à portée que personne de faire des expériences sur
les animaux, ayant à ma disposition tous ceux qui composent la ménagerie
de notre auguste souverain. Vous me faites naître l'idée de m'en occuper.
Dès que je serai de retour dans mon gouvernement, je mettrai la main à
l'œuvre et ce sera avec le plus grand plaisir que je vous communiquerai
mes découvertes: ainsi n'en parlons plus et croyez-moi, monsieur, votre
dévoué serviteur.--LA ROCHE, _chevalier de l'ordre royal et militaire de
Saint-Louis_.

       *       *       *       *       *


VI


_A M. Lefort, rue Saint-Jean-de-Beauvais, à Paris_

   (Joueur de flûte et de hautbois, Caillot-Duval demande à se
   perfectionner sous la direction du professeur Lefort, qui ne
   recule pas devant la perspective d'une leçon d'une heure par jour
   pendant deux ans; il en paraît quelque peu illuminé).

    Nancy, 27 novembre 1785.

Devant bientôt aller faire un petit voyage dans la capitale, mon cher
monsieur, j'ai pris des renseignements sur les virtuoses dans les deux
instruments que je cultive. On m'a assuré que vous aviez perfectionné la
flûte et le hautbois, et que le basson prenoit sous vos doigts toutes les
inflexions de la voix humaine: je vous avouerai franchement que je ne
connois aucunement ce dernier instrument, et je ne croyois pas que le
pincé de l'anche pût s'accorder avec le pincé de l'anche du hautbois, ou
avec l'embouchure de la flûte, que vous n'ignorez pas être parfaitement
opposée. J'en viens au fait: je compte être à Paris au mois de janvier,
et j'y passerai au moins deux ans. Je désirerois que vous me donnassiez
une heure dans la journée, depuis neuf heures jusqu'à midi, à votre
choix. Je ne suis pas d'une très-grande force, mais je fais bravement ma
partie dans un concert de province, et je donne hardiment le _ré_ sur le
hautbois, et le _sol_ sur la flûte. Je ne vous en dirai pas davantage
pour cette fois-ci: vous saurez seulement que, n'ayant pas l'avantage de
vous connoître, je m'adresse à vous parce que des officiers de la
garnison, qui ont pris de vos leçons, m'ont fait votre éloge.

J'attends votre réponse pour savoir quelle est l'heure que vous pouvez me
donner. Vous mettriez le comble à mes vœux si votre plume se permettoit
quelques petits détails concernant les principes que vous avez adoptés,
et votre méthode d'enseigner. Dès l'instant que j'aurai reçu votre
lettre, je vous manderai où je dois loger; ce sera, à vue de pays, du
côté de la rue du Paon.--J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

       *       *       *       *       *


_Réponse_

    Paris, le 29 décembre 1785.

Des objets qui m'occupe et intéresseront l'UNIVERS au-delà de toute
attante, ayant forcés le retard de la présente, permettez, mon cher monsieur,
qu'en attendant par LOUIS SEIZE ou de DIEU toutes choses! ainsi quelles
sont arrêtées dans les décrets de cet ETRE incréé comme puissantissime et
juste dans toutes ses opperations faite par qui et comme il lui plaît;
permètez dije quen repondant a l'honneur de la votre! je vous donne avis
que j'atens aussi votre arrivez à Paris, pour et d'apres icelui, pouvoir
prendre l'heure avec vous, dans ceux que vous me donnez aussi honnêtement
qu'utilement! attendu qu'outre mon état et des affaires personnels, je
continues de remplir une MISSION! qui sera favorable non seulement aux
corps, mais aux AMES: dès que je seré informez de votre arrivez sachant
votre adresse à Paris et quand je pourrez me rendre chez vous; comme le
maître choisit et le MAITRE de qui ne l'est pas, faisant le mal à son
semblable.

Quant à l'adoption de mes principes ainsi que ma méthode d'enseigner, une
seule réflexion pouvoit vous mettre à lieu de voir que c'est en opérant
lors des leçons et questions (souvent très-nécessaires à faire), que vous
pourrez connoître! si je suis le maître que vous désirez trouver pour
cette petite partie de l'agréable! comme je serés de CELUI de celle du
plus grand utile; ce qui me fait conclure qu'il est sage d'en appeler à
l'expérience; comme à l'évidence.

Conséquemment et vu cet appel: je n'ai plus rien pour le présent à vous
dire, sinon que je vous prie comme étant aussi sensible que,
reconnoissant de faire mes remerciements à ces messieurs (officiers de
la garnison), qui vous ont parlé de moi, ainsi que vous me le rapportez
dans votre lettre! le fesant tel, je le requier, et comme il convient, ce
sera obliger celui qui a l'honneur d'être votre, etc.--LEFORT,
_professeur et maître de musique pour le hautbois, la flûte et le
basson_.

       *       *       *       *       *


VII


_A M. L'Heureux de Chanteloup._

   (Caillot-Duval annonce qu'une chouette et un loriot accouplés lui
   ont donné une pie et un moineau. Sans vouloir paraître surpris,
   on lui répond vaguement.)

    Nancy, le 13 décembre 1785.

L'excellent ouvrage que vous venez de mettre au jour, monsieur, sur le
Serin et le Rossignol, m'engage à vous demander votre avis sur un
phénomène dont je viens d'être témoin. Fort amateur, dès l'enfance, de
tout ce qui concerne l'oisellerie, j'ai voulu tenter quelques petites
expériences, qui sont, comme vous savez, le seul moyen de propager la
science: j'ai donc mis ensemble en cage un loriot et une chouette; à mon
grand étonnement, ces deux oiseaux se sont accouplés: il en est venu deux
œufs qui, ayant été couvés par la mère, ont produit, chose étrange! l'un
un moineau à gros bec, et l'autre une pie. Le père, la mère et les enfans
se portent à merveille et ne font qu'une même famille. Veuillez bien
m'expliquer un événement aussi inattendu. Ne sachant point votre adresse,
j'envoie ma lettre à M. Fournier, votre libraire, qui vous la fera
passer.--J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

       *       *       *       *       *


_Réponse._

    Paris, le 19 décembre 1785.

Je reçois, monsieur, votre lettre. Le phénomène dont vous me parlez est
en effet très extraordinaire; mais depuis que je me suis adonné à la
connoissance des oiseaux, j'ai été témoin de tant de choses surprenantes
que je suis moins étonné qu'un autre de tout ce qui peut arriver dans ce
genre. Obligez-moi de suivre exactement cette expérience, et de m'en
écrire en détail: observez surtout si les nouveaux nés ont des plumes de
couleur tranchante à l'aile gauche, et si la pie fait plus de bruit aux
approches du père qu'à celles de la mère: dans ce dernier cas, j'ose vous
assurer à l'avance que vous ne la conserverez pas jusqu'au
printemps.--Mille remercîments, monsieur, de la confiance que vous voulez
bien me témoigner: elle me flatte beaucoup; je vous prie d'agréer les
expressions de ma reconnoissance et de me croire bien sincèrement votre,
etc.

       *       *       *       *       *


VIII


_A M. Chaumont, perruquier, rue des Poulies, à Paris._

   (Caillot-Duval lui confie que des mésaventures amoureuses le
   forcent à commander une perruque et six toupets. Mais l'artiste
   prudent n'accepte que le septième de la commande. Et encore! Pas
   d'argent, pas de toupet!)

    Nancy, le 13 décembre 1785.

C'est toujours avec une nouvelle admiration, mon cher monsieur, que je
lis dans le Mercure, ce messager des dieux, ces découvertes merveilleuses
qui doivent immortaliser notre siècle et l'élever au dessus de tous les
siècles à venir: quant aux futurs vous me dispenserez d'en parler. Pour
vous dire donc ce dont il s'agit, je vais entrer en matière, mais _motus,
motus, motissimus!_

Je me vois forcé de vous avouer que, dans ma dernière campagne, j'ai
passé quelques mois au quartier dans un bourg où la toile étoit à grand
compte. Me trouvant un jour chez une jolie marchande, j'ai voulu en lever
une demi-aune[28], mais ô ciel! je ne puis y penser sans frémir, j'ai
reçu... le dirai-je? un coup de pied de Vénus, qui même (soit dit entre
nous), a rué en vache. Cette cruelle atteinte a attaqué ma chevelure,
jusques dans les racines les plus profondes; enfin, elle est tombée: trop
jeune encore pour prendre perruque, je m'adresse à vous avec confiance.
Vos merveilleux toupets peuvent seuls me rendre ma gloire première et
mon premier état: veuillez bien m'en préparer six, et me prévenir quand
ils seront faits. Cependant je me détermine à prendre, pour les
dimanches, une perruque à bourse; mais il faut qu'elle soit faite à l'air
de mon visage; et pour vous donner les plus grandes facilités, en voici
la description: j'ai le front moins long que large, le nez vraiment
romain, les yeux vifs, fort animés quand je suis en colère; la bouche
vermeille, très ouverte quand je crie bien fort; les dents très blanches,
la mâchoire entière, à l'exception d'une molaire dont je me suis séparé
peu avant ma maladie. Cela doit suffire à un homme aussi éclairé que
vous.--Ne me faites pas attendre votre réponse, et adressez la moi poste
restante.--J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

  [28] Caillot-Duval place ici la facétie que lui avait écrite le
  24 novembre M. de la Roche.

       *       *       *       *       *

_Réponse._

    Paris, 24 décembre 1785.

Monsieur, j'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire
concernant le toupet que vous me demandé; je peut vous l'envoyer tel que
vous le désirez il ne s'agit plus que de savoir si le prix vous
conviendret.--J'ai l'honneur de vous prévenir auparavant de vous le faire
tenir que je ne peut pas le faire à moins de 21 liv. y compris les batons
de pomade attractive qui est de 3 liv. je vous observerai, monsieur, que
je fais payer ici à Paris mes toupets 24 liv. et 30 liv. Je vous envoie
cy joînt un model de votre front[29] que vous presenteray et que vous
decouperay à l'air de votre visage dans votre gout envoyer la couleur de
vos cheveux, dire si vous en avez face sur les tempes, et derrière, et
autres observations, etc. Il faut commencer par un toupet avant d'en
faire d'autre ne faisant point de perruques étant beaucoup plus
difficiles à réussir éloigné et sans aucune mesure je vous prie de
m'indiquer les personnes qui me remettront l'argent, et à qui je
remettrai en même temps le toupet.--J'ai l'honneur d'être, etc.--CHAUM...

  [29] Ce modèle était un morceau de papier coupé en rond.

       *       *       *       *       *


IX


_A M. Aubert, organiste à Nancy._[30]

  [30] Cette lettre avait été envoyée à Paris pour être mise à la
  poste.

   (Caillot-Duval lui demande des renseignements en termes si
   tendres pour Madame Aubert que le mari se croit obligé de
   défendre sa vertu).

    Paris, le 19 décembre 1785.

Un de mes proches, qui arrive de Nancy, mon cher monsieur et bon ami
(passez-moi cette expression familière, indice certain d'un cœur sans
fard), m'a raconté à son déguêtré (notez qu'il est venu par le coche),
une petite aventure qui vous est arrivée depuis peu; elle vous fait
beaucoup d'honneur dans le public; mais je vous avoue qu'elle m'a paru si
plaisante que je voudrois en savoir par vous même les détails. Je veux
parler de ce chevalier de Saint-Louis qui est venu sans y être invité,
partager votre rôti, avec vous et madame votre épouse. Je crains bien
qu'elle ne m'ait oublié; je ne me rappelle jamais sans une douce émotion,
les petits repas que nous avons pris ensemble sur le verd gazon; là
couchés mollement sur des tapis de verdure, le gazouillement des eaux et
le murmure des oiseaux nous rappelloient ces petites bucoliques du poëte
Mantouan, qui s'est immortalisé par les beaux discours sentimentaux qu'il
a mis dans la bouche de Tityre. Mais, hélas! (et heureusement pour vous)
nous étions encore dans cet âge, où si le cœur parle, au moins est-il
dans l'impossibilité d'agir.

J'ai passé le plus fort de ma jeunesse, c'est-à-dire jusqu'à douze ans à
Nancy; je me rappelle toujours avec attendrissement ces lieux chéris, où
je n'ai connu que l'innocence, où je me nourrissois des mets les plus
frugaux, si ce n'est pendant les carnavaux, où je passois sans cesse de
régaux en régaux: enfin, fixé dans la capitale, attaché indissolublement
à un corps respectable, je profiterai de la première occasion pour voler
dans vos climats, qui retentissent si mélodieusement sous les touches
bruyantes, mais moëlleuses, que vos doigts nerveux, mais souples,
agitent d'une manière non moins séduisante que relevée; je ne vous en
dirai pas davantage, ce sera pour ma prochaine lettre. J'espère que notre
correspondance n'en restera pas là.

Je compte que vous aurez la bonté de m'éclaircir au plus tôt le fait
principal de cette lettre. J'ai fait un pari que votre réponse
décidera.--J'ai l'honneur d'être avec attendrissement, mon cher monsieur
et bon ami, votre, etc.--CAILLOT-DUVAL.

       *       *       *       *       *


_Réponse_

    Nancy, le 24 décembre 1785.

J'ai reçu votre lettre du 19, monsieur, et je suis étonné qu'un évènement
aussi simple ait pu se répandre jusques dans la capitale; c'est tout
uniment un chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis qui
est venu chez nous à l'heure du dîné, et s'est mis à table avec nous[31].
Je le croyois invité par mon épouse, et mon épouse le croyoit invité par
moi: ce n'a été qu'au moment de sa sortie que nous avons pu nous
expliquer, et que nous avons vu que nous ne le connoissions ni l'un ni
l'autre. Quant à mon épouse, elle ne se souvient pas du tout de vous, ni
des promenades que vous prétendez avoir fait autrefois avec elle. Je ne
sais quel a été votre but en m'écrivant tous ces détails; mais sa
réputation est trop bien établie pour qu'on puisse rien croire de fâcheux
sur son compte, et si vous avez cru me donner de la jalousie, vous vous
êtes trompé; je vous prie, par la suite, de me faire grâce de lettres
pareilles, vous obligerez celui qui a l'honneur d'être, monsieur, votre,
etc.--AUBERT.

  [31] «Ce chevalier de Saint-Louis n'était autre que M. Fortia de
  Pilles», (dit Paul Lacroix dans _le Pays_ du 6 mai 1855). Je le
  cite sous toutes réserves; et pour cause. Voir la fin de
  l'Avant-propos.

       *       *       *       *       *


X


_A M. Berthelemot, confiseur, rue Vieille-Boucherie, no 6, à Paris_

   (Conseils orthographiques, offre de poésies inédites pour
   bonbons, craintes manifestées au sujet des bonbons à bijoux et du
   bonbon d'amour. Le confiseur rassure Caillot-Duval et ne recule
   même pas devant les tragédies de son portefeuille «sucré». Le mot
   est heureux).

    Nancy, le 11 janvier 1786.

Je ne vous cacherai pas, mon cher monsieur, que l'art de la confiturerie
n'a jamais été porté si loin que de nos jours. Les sublimes découvertes
dont vous enrichissez sans cesse cette partie si intéressante pour le
palais, m'engagent à vous faire part de l'effet qu'a produit votre
prospectus au cabinet littéraire de cette ville; mais comme je me pique
aussi de réussir dans la partie littéraire de la sucrerie, je vais me
permettre, à ce sujet, quelques réflexions que vous pardonnerez, à ce que
j'espère, à un amateur zélé de tout ce qui concerne le pastillage, le
papillotage (dont vous ne parlez pas) et le marronage.

D'abord, je vous avouerai franchement que je n'ai point l'honneur de
connoître le _Minautore_, mais seulement le Minotaure et que le royaume
de Crète ne s'écrit point comme une crête de coq. Dans les quatre bonbons
de votre invention, le premier, dites-vous, amusera sans offenser, et
divertira sans déplaire; ce ne sera pas là un grand miracle, et si le
bonbon est nouveau, au moins son effet ne l'est-il pas; car s'il offense
ou déplaît, il n'amusera, ni ne divertira.

Le bonbon d'Alger, qui rappellera un souvenir qui peut tourner au profit
des malheureux, me feroit croire que son produit est destiné au
soulagement des captifs; si cela est, je m'engage à en prendre jusqu'à la
concurrence de trois livres de France, pour laquelle somme je compte en
avoir au moins deux livres, le sucre étant fort diminué de prix depuis la
paix. Pour que ce paquet m'arrive franc de port, vous pourrez le remettre
à mon bon et respectable ami M. Barth, clerc de M. de la Reynière,
avocat, place Louis-Quinze: comme nous avons un petit compte ensemble, il
se fera un véritable plaisir de me faire cette légère avance. Vous me
rendriez un service essentiel d'ajouter à ce petit envoi un recueil de
vos devises, et une de vos pistaches à la portugaise que vous prétendez
inimitables.

J'avois envoyé à M. Duval, rue des Lombards, un détail des différentes
pièces qui composent mon porte-feuille sucré, telles que chansons,
madrigaux, ballades, triolets, rondeaux, sonnets, élégies, idylles,
stances, épigrammes; le tout en six langues. Je lui avois offert de plus
deux tragédies, partagées en soixante-dix morceaux, et des airs de
danses; il a accepté le tout pour l'année prochaine, ayant été, dit-il,
prévenu trop tard pour celle-ci. Je vous avoue que j'ai de la peine à
croire que les ouvrages, dans ce genre, de votre homme de lettres assez
connu, soient comparables aux miens.

Votre idée de faire du Palais-Royal la capitale de Paris est assez
heureuse: votre description du bonbon d'amour me fait craindre que vous
n'y ayez inséré quelques ingrédiens propres à augmenter une passion déjà
trop effrénée dans une jeunesse fougueuse.

J'ai vu avec admiration jusqu'où vous aviez poussé la confiturerie, vous
l'avez étendue jusqu'aux chaînes d'or et aux bijoux; ils sont,
dites-vous, renfermés dans de jolies surprises; j'ai été en effet
très-surpris de cette nouvelle branche de commerce, inconnue jusqu'à ce
jour dans les ateliers de vos confrères, dont le mécontentement éclatera
tôt ou tard, malgré le plaisir que ces cadeaux font aux dames. Cette
dernière phrase ne peut regarder que des concubines et des prostituées,
et donneroit à penser que vous recevez indistinctement toutes sortes de
personnes.

J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

       *       *       *       *       *


_Réponse_

    Paris, 23 janvier 1786.

J'ai reçu, mon cher monsieur, l'honneur de la vôtre du 11 janvier, par
laquelle je vois avec plaisir l'intérêt que vous prenez à l'art de la
confiturerie, qui de tout temps a été portée au degré qu'elle exige; mais
comme le palais augmente journellement de délicatesse, il est difficile
d'enrichir cette partie au gré des amateurs.

Indistinctement me rappelez-vous l'effet qu'a produit mon prospectus au
cabinet littéraire de votre ville j'ai tout lieu d'en être convaincu par
la demande extraordinaire que vous me faites des objets y rappelés.

Je me permets un moment d'entretien sur les réflections obligeantes de
votre zèle à retourner le pastillage, le papillotage et le marronage, que
j'ai effectivement omis vu que cette partie est trop commune pour en
faire un préambule.

Je ne m'étendrai point sur la décision du minotaure, qui à ce qui me
paroît vous est plus connu que le minautore, je remet cette décision aux
hommes de lettres ainsi que celle du royaume de Crète; je me bornerai
seulement à vous satisfaire sur la délicatesse des objets que j'annonce
en détruisant sans réflections vos soupçons sur mes quatre bonbons dont
vous me parlez.

Le premier (ditte vous) n'amuse ni ne diverti, je le croit en effet pour
de certaines personnes, mais du moins ne dégout-il point ceux qui en font
usage.

Le second paroit vous être douteux à rappeller un souvenir au profit des
malheureux captifs; si cela est (dite vous) vous vous engagerez
formellement à en prendre jusqu'à la concurrence de 3 liv. de France; il
paroit, mon cher monsieur, que vous êtes disposé à en rappeller un
souvenir à tous vos amis, car pour le prix je pourrai vous en céder
jusqu'à la concurrence d'une demi-livre.

Vous me demandez un recueille de mes devises ainsy que de mes pistaches
portugaises que j'ai annoncées inimitable jusqua présent non par la
forme, mais par la délicatesse, j'aurai soin de contenter vos desirs au
moment du tirage de l'imprimeur.

J'espère que réciproquement vous voudrez bien me faire part des objets
composant votre porte-feuille sucré, et surtout des deux tragédies
partagées en soixante et dix morceaux, étant amateur d'en rapprocher le
succès.

Nayez, s'il vous plait, aucune crainte sur mon bonbon d'amour, ce qui est
renfermé naugmente nullement ni ne diminue la passion de la jeunesse, sa
composition est aussi naturelle que sa forme.

Il paroit que vous avez été surpris sur la nouvelle branche de commerce
d'étendre la confiturerie jusqu'aux chaînes de montres et bijoux d'or,
inconnue, dites-vous, dans les atteliers de mes confrères; je ne connois
aucun de mes confrères qui ait des atteliers; mais revenons à votre
étonnement, cela ne doit pas vous paroitre plus extraordinaire que le
genre dun homme de lettre qui forme ses réflections sur des objets qui
lui sont inconnus.

Enfin, pour répondre à votre dernière phrase, vous ne devez point trouver
ridicule que dans un magazin il y entre indistinctement toutes espèces de
personnes sans que le marchand soit exposé au moindre soupçon, ainsy je
me crois à l'abri de tout reproches à cet égard, voila mon cher monsieur
à ce que jespère, de quoi contenter le desir de vos réflections pour ce
moment, moffrant à vous satisfaire dans tous vos desirs avenir ayant
l'honneur d'être très-parfaitement.--BERTHEL.....


       *       *       *       *       *

XI


_A M. Urbon, lieutenant-général de police, à Nancy_

   (Caillot-Duval, travesti en père éploré, le prie de faire
   chercher sa fille, enlevée par un hussard. Le magistrat fait
   honneur à la requête sans se dissimuler sa bouffonnerie. C'est un
   mystifié du devoir).

    Paris, le 15 janvier 1786.

Ah! mon cher monsieur, vous connoissez la force des sentimens paternels,
jugez de ma douleur: j'ai perdu le soutien de ma vieillesse, ce fruit du
plus tendre amour; ma fille, en un mot, dégénérant de la vertu de ses
pères, s'est laissée prendre aux grossières amorces d'un enseigne de
hussards de l'électeur palatin. Ce malheureux jeune homme, n'écoutant
qu'une aveugle passion, a ravi cette fleur précieuse qui, une fois
partie, ne revient plus; cet infâme, au mépris de ses sermens, vient de
l'abandonner: j'en ai la preuve et je crois qu'elle s'est réfugiée dans
votre ville. Veuillez bien, par vos recherches, rendre la vie à un père
infortuné: je sens... je sens que j'ai des entrailles de père; qu'elle
revienne à moi, je lui pardonne. Enfin, mon cher monsieur, je compte sur
vos soins; vos yeux d'Argus auront bientôt pénétré le mystère, et
porteront dans mon âme un baume consolateur.

Pour rendre vos recherches plus faciles, voici le signalement de ma chère
fille: elle est plutôt brune que blonde, les sourcils presque noirs, les
yeux grands et bien fendus, le nez retroussé, la bouche petite, les dents
blanches et le menton pointu; les joues vermeilles, la main potelée, le
bras dodu, la gorge bien placée, une taille de nymphe, le pied chinois,
le genou très droit, chose que vous savez être très rare dans une femme.
J'ai de fortes raisons de croire qu'elle est chez quelque marchande de
modes et qu'elle a changé de nom.

Je me repose entièrement sur vous, qui êtes ma seule espérance, le vrai
consolateur de la veuve et de l'orphelin, et la fleur des
lieutenans-généraux de police de notre hémisphère.

Recevez, mon cher monsieur, les assurances des sentiments avec lesquels
j'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.


       *       *       *       *       *


_Réponse_

    Nancy, le 29 janvier 1786.

Malgré le style, j'ose dire comique, de votre lettre, monsieur, j'ai fait
toutes les recherches qu'il m'a été possible pour tâcher de découvrir si
mademoiselle votre fille s'étoit réfugiée dans notre ville; je crois
pouvoir vous assurer que non: au moins est-il sûr qu'elle n'est chez
aucune marchande de modes, où je n'ai trouvé personne qui ressemblât au
portrait que vous m'en faites. Peut-être n'aura-t-elle fait que passer
ici, et sera-t-elle allée plus loin, à Strasbourg, par exemple, qui,
étant une fort grande ville, peut lui donner plus de facilités pour se
tenir cachée. Je suis très-fâché, monsieur, de n'avoir pas de nouvelles
plus satisfaisantes à vous donner; croyez que je n'ai pas épargné mes
soins et mes peines.

J'ai l'honneur d'être très-parfaitement, monsieur, votre, etc.--URLON.

       *       *       *       *       *


XII


_A Mossy, imprimeur-libraire, à Marseille._

   (Offre d'un poème de vingt feuilles in-octavo: _La Conquête de la
   Basse-Egypte_, en attendant un second volume sur la Conquête de
   la Haute. Mossy, accepte cette «marque d'affection», comme
   imprimeur bien entendu).

    Nancy, le 26 octobre 1786.

Ah! mon cher monsieur, que de regrets nous donne tous les jours le
changement qu'a éprouvé la rédaction du journal de Marseille! Depuis que
vous l'avez abandonné, on n'y voit que des rébus et des radotages:
quelques mauvais logogryphes, des annonces mille fois répétées, des
lettres d'un sieur Pascal, qui se dit maître de langues, mais qui ne
l'est pas, à coup sûr, de la langue française, et d'autres pareilles
sottises le remplissent tour à tour. N'y auroit-il pas moyen de faire
cesser un abus aussi criant? et le privilège du sieur Beaujard[32]
sera-t-il donc éternel? J'ai quelque crédit dans les bureaux du contrôle
général; si je pouvois vous y servir, et, par mon entremise, faire
rentrer dans vos mains un privilège qui n'eût jamais dû en sortir, je
m'estimerois trop heureux, et je croirois avoir rendu un service éclatant
à mes compatriotes (car je suis Provençal, afin que vous le sachiez).
J'espère que si nous réussissons, vous purgerez ce petit ouvrage des
sottises sans nombre dont il est le tombeau. Vous vous doutez bien que je
comprends dans le nombre les poësies beaucoup trop fréquentes de M. R...,
qui a l'attention, à la vérité, de ne mettre que la première lettre de
son nom, mais qu'on devine sans peine, pour peu qu'on soit fait à son
misérable genre: le bout d'oreille paroît de tous côtés.

  [32] Trois mois après, Caillot félicitait perfidement le même
  Beaujard d'avoir si bien remplacé «le sieur Mossy», mais Beaujard
  ne répondit pas.

Un de mes amis qui arrive de Marseille m'a assuré que votre cabinet
littéraire étoit, comme par le passé, le rendez-vous de la crême des gens
d'esprit de votre ville; il m'a ajouté que cette illustre assemblée étoit
présidée dans ce moment-ci par un magistrat respectable, le père des
orphelins, des veuves, et sur-tout des étrangers; en un mot, l'avocat du
roi G..., qui remplit avec autant de dignité que d'éclat cette honorable
charge.

De tout temps, monsieur, je me suis adonné à la littérature: les
jouissances que procure le monde ne peuvent être comparées à celles
qu'éprouve un véritable amateur de lettres. Je viens de terminer un poëme
dont j'avois depuis longtemps les matériaux; les dernières nouvelles du
Caire me permettent de le mettre au jour; il est intitulé: _La Conquête
de la Basse-Egypte_, par le capitaine Pacha. Vous serez surtout satisfait
de l'épisode des Pyramides, monument éternel de la grandeur des anciens,
à laquelle nous n'atteindrons jamais; vous serez aussi frappé du récit de
la mort de _Murat-Bey_ et du discours que je lui fais prononcer à cet
instant fatal. J'ai jeté les yeux sur vous, mon cher monsieur, pour la
publication de cet important ouvrage; la beauté de ceux qui sont sortis
de vos presses m'a décidé: oui, la typographie doit s'honorer d'avoir des
artistes comme vous. Je vais vous parler confidemment: je me serois bien
adressé à Didot; mais, de vous à moi, qu'est-ce qui fait la beauté de ses
ouvrages? le papier, _le papier_, LE PAPIER[33]! je crois que vous
penserez de même; en conséquence, je vais mettre au net mon ouvrage.
Mandez-moi par quelle voie il faut que je vous l'envoie, et quel censeur
je puis demander à Marseille; il aura environ vingt feuilles in-8º, ce
qui fera un volume raisonnable. Si votre réponse tardoit plus de quinze
jours, je me croirois autorisé à vous envoyer mon manuscrit; je vous en
préviens.

J'ai l'honneur d'être, etc.--CAILLOT-DUVAL.

_P. S._ Mon nom, quoiqu'assez connu, j'ose le dire, dans la littérature
allemande, ne l'est pas encore beaucoup dans la littérature française,
car l'ouvrage que j'annonce est le premier que je mets au jour; je me
flatte pourtant que vous n'en serez pas mécontent, et qu'il ne fera pas
honte à votre imprimerie, dont il est sorti tant de chef-d'œuvres.
J'espère que vous voudrez bien ne pas ébruiter cette lettre: elle
pourroit parvenir à M. Beaujard[34] qui feroit son possible pour mettre
obstacle à l'envie que j'ai de vous être utile, soit pour le recouvrement
du privilège du journal, s'il est encore à votre convenance, soit pour
tout autre chose, si vous avez renoncé à cet article-là.

  [33] Celui de l'imprimerie Mossy était détestable. D'où la
  malice.

  [34] C'était le rédacteur du journal de Marseille. V. pages 146,
  147.

Je vais m'occuper du second volume du même ouvrage, qui sera la _Conquête
de la Haute-Egypte_, dont je ne doute pas que mon héros ne se rende
bientôt maître.

       *       *       *       *       *


_Réponse._

    Marseille, le 7 novembre 1786.

J'ai reçu, monsieur, la flatteuse lettre que vous m'avez fait l'honneur
de m'écrire, en date du 26 du mois passé: je suis très-sensible à
l'intérêt que vous voulez bien prendre à mes succès, et à l'envie que
vous auriez de les augmenter. Il ne m'appartient pas de dire mon
sentiment sur la valeur actuelle du journal de Marseille: quoique je
n'aye pas renoncé au projet de le ravoir, le ménagement que je dois
garder vis-à-vis certaines personnes, touchées de commisération pour
l'auteur actuel de ce journal, me font garder le silence; et d'ailleurs
c'est un objet si mince par lui-même, qu'il est incapable de donner un
pain à son rédacteur, ainsi cela fait un fort petit sacrifice.

Venons actuellement au point principal, qui est la préférence dont vous
voulez bien m'honorer, en me donnant à imprimer votre poëme nouveau de la
conquête de la Basse-Egypte; cette marque d'affection de votre part m'est
extrêmement gracieuse, et vous pouvez être assuré que je serai toujours
très-disposé à entrer dans vos vues.

Cependant, comme votre intention seroit peut-être de me faire passer
votre manuscrit par la voie dispendieuse de la poste, je vais vous donner
un moyen plus économique de me le faire parvenir.

Il est sûr que vous avez à Nancy des libraires qui ont des
correspondances à Paris, chez M. Delalain le jeune, rue St-Jacques, qui
m'expédie tous les 15 jours, et qui est à même de les recevoir de suite,
n'étant éloigné que de soixante lieues: veuillez m'adresser votre poëme
sous son pli.

Je suis bien aise d'ailleurs de vous informer que je ne pourrai guères
commencer votre ouvrage qu'en février prochain, ayant actuellement sous
presse[35] un ouvrage de très-grande conséquence; c'est un _dictionnaire
critique de la langue française_, qui renfermera tout ce qu'on peut dire
sur cette langue, aujourd'hui si générale. Il renfermera la vraie
prononciation de chaque mot, sa prosodie, sa valeur, ses différentes
acceptions, ses vraies significations, ses nuances, ses synonymes; enfin,
il sera enrichi de remarques grammaticales, et renfermera des critiques
raisonnées; tous nos meilleurs auteurs y sont passés en revue: enfin, je
pense que ce sera un ouvrage qui fera sûrement la plus grande sensation
parmi les savans, et sera très-utile aux étrangers; il aura trois grands
volumes in-4º.

  [35] Grisé par la comparaison de sa mauvaise imprimerie à celle
  de Didot, Mossy annonce comme nouveauté purement Marseillaise la
  longue paraphrase d'un Dictionnaire Grammatical déjà publié à
  Paris en 1768 et 1786, et en 1761 à Avignon.

Ce qui doit nous faire plaisir, c'est que ce sera un Marseillais qui sera
le restaurateur de la langue française: la Provence aura produit en même
temps un grand homme de guerre (M. de Suffren) et un grand littérateur
(M. l'abbé Feraud).

Voilà, monsieur, une assez longue lettre: je vous prie d'excuser mon
bavardage.

J'ai l'honneur d'être, etc.--MOSSY.

       *       *       *       *       *


[Illustration: décoration]


TABLE DES NOMS DE PERSONNES CITÉS DANS LA CORRESPONDANCE

                                                                    Pages

  Aubert (l'abbé), journaliste, sa prétendue réponse à Caillot-Duval,
    reproduite dans notre édition de 1864, d'après le feuilleton de
    Paul Lacroix (Journal _Le Pays_, 6 mai 1855), 13

  Aubert, organiste, 129

  Beaujard (Beaugeard), journaliste, 148, 152

  Berthelemot, confiseur, 134

  Boisgelin (marquis de), voir ci-après.--V. p.                        18

  Boisgelin (chevalier de). Une étroite amitié liait le chevalier
    de Boisgelin et le comte Fortia de Piles. Ce dernier était
    lieutenant en 2e au régiment du Roi depuis le 4 mai 1783; il
    était arrivé au corps en 1776. P. M. L. Boisgelin de Kerdu,
    moins ancien, était sous-lieutenant du 9 mai 1784. Promu
    capitaine au 105e le 1er avril 1791, il avait émigré, se
    trouvait en 1793 avec le même grade au régiment du Royal Louis
    dans Toulon assiégé, et il y fut blessé. Après les campagnes de
    Corse et de Quiberon (1794-1795) il resta à la demi-paye anglaise
    et fut retraité en 1808 comme lieutenant-colonel; la pension de
    ce grade (1.486 francs) lui fut liquidée en France le 17 août
    1816. M. le marquis de Boisgelin, qui habite Aix-en-Provence, a
    bien voulu nous adresser une notice substantielle qui complète
    les renseignements donnés par la _Biographie Michaud_. Nous
    regrettons vivement que le cadre limité de cette publication
    n'en permette pas ici l'insertion, 2, 7, 8,                       157

  Breteuil (baron de),                                                 26

  Breteuil (son édition dont la date n'est pas citée est celle de
    1769. V. Kabardinski), 55

  Caillot-Duval, nom supposé. (V. l'avant-propos), 2 à                  9

  Chaumont, perruquier,                                               125

  Delalain, libraire,                                                 154

  Delaunay (Mme), entremetteuse,                                       99

  Didot, imprimeur,                                                   150

  Féraud (l'abbé),                                                    156

  Fortia de Piles, 2, 6, 7, 8, 75, 133,                               157

  Fortia d'Urban,                                                       7

  Grimod de la Reynière,                                               12

  Kabarda, Kabardie, pays du Caucase, 44, 90. V. Kabardinski.

  Kabardinski, prince, nom supposé, Buffon, cité pour le faire
    prendre au sérieux, parle en effet (éd. de 1769 T. 5, p. 20) de
    trois cents superbes guerriers à cheval venant de Kabarda au
    service de la Russie. «Ce sont les Kabardinski» dit-il. Mais ils
    sont trois cents, ce qui fait supposer un nom de Tribu, 21 à       99

  Lacroix (Paul), 13, 18 à                                             22

  La Roche (Texier de), officier, 111,                                114

  Le Cat, procureur,                                                   75

  Lefort, professeur de musique,                                      117

  Lheureux de Chanteloup, ornithologue,                               122

  Mossy, imprimeur,                                                   147

  Rétif de la Bretonne,                                                75

  Sainville (Mlle), V. Saulnier,                                       21

  Saulnier aînée, 3, 26 à 73

  Saulnier cadette, de l'Opéra, _idem_. (En 1786, elle transporta
    son domicile de la rue de la Lune au Marais, rue Portefoin; en
    1793, rue de Bondy, 22)

  Siville (Mlle), V. Saulnier,                                         22

  Soudé, bottier,                                                     108

  Urlon, lieut. de police,                                            143



[Illustration: décoration]

    ACHEVÉ D'IMPRIMER

    A LAVAL

    _le 3 Mai 1901_

    SUR LES PRESSES DE

    L. BARNÉOUD & Cie

    POUR

    H. DARAGON, LIBRAIRE

[Illustration: décoration]





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