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Title: Cours de philosophie positive, vol 5/6 Author: Comte, Auguste Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Cours de philosophie positive, vol 5/6" *** generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Au lecteur. Ce livre électronique reproduit intégralement le texte original. Quelques erreurs évidentes de typographie ou d'impression ont été corrigées; la liste de ces corrections se trouve à la fin du texte. La ponctuation a été tacitement corrigée par endroits. Les notes de bas de page ont été renumérotées de 1 à 38 et placées sous le paragraphe auquel elles se rapportent. COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE. SE TROUVE AUSSI: A TOULOUSE, chez _Charpentier_. A LEIPZIG, chez _Michelsen_, A LONDRES, chez _Duleau et Cie_, A VIENNE, chez _Rohrmann_, A TURIN, chez {_Pic_, {_Bocca_, A SAINT-PÉTERSBOURG, chez _Graff_. IMPRIMERIE DE BACHELIER, rue du Jardinet, nº 12. COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE, PAR M. AUGUSTE COMTE, ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE TRANSCENDANTE ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE A CETTE ÉCOLE, ET EXAMINATEUR DES CANDIDATS QUI S'Y DESTINENT. TOME CINQUIÈME, CONTENANT LA PARTIE HISTORIQUE DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE, EN TOUT CE QUI CONCERNE L'ÉTAT THÉOLOGIQUE ET L'ÉTAT MÉTAPHYSIQUE PARIS, BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE POUR LES SCIENCES, QUAI DES AUGUSTINS, Nº 55. 1841 AVIS DE L'ÉDITEUR. Ce cinquième volume avait été primitivement annoncé comme destiné à former la seconde partie du tome quatrième, par lequel l'ouvrage devait d'abord se terminer. Dans un sujet aussi neuf, aussi vaste, et aussi difficile, le public comprendra aisément que, sans apporter la moindre altération réelle au plan primordial caractérisé par le tableau synoptique annexé, en 1830, au premier volume de ce Traité, l'auteur ait néanmoins été graduellement forcé, surtout pour l'élaboration historique de la philosophie sociale, de dépasser notablement les limites prévues lors de la publication du quatrième volume en 1839. Malgré une invariable tendance à maintenir toute la concentration d'idées et d'expressions compatible avec une suffisante clarté de l'exposition principale, le volume actuel n'a pas même pu suffire à contenir intégralement ce grand travail relatif à l'appréciation fondamentale de l'ensemble du passé humain. Quoique regrettant beaucoup de ne pouvoir immédiatement soumettre au public le complément total d'une telle théorie historique, qui n'est pleinement jugeable que dans son ensemble, l'auteur se voit contraint, par l'extension des matières, d'en renvoyer les deux chapitres extrêmes à un sixième et dernier volume, contenant ensuite les conclusions finales du Traité général de philosophie positive, et qui paraîtra probablement au commencement de 1842. Paris, le 15 mai 1841. COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE. CINQUANTE-DEUXIÈME LEÇON. Restriction préalable de l'ensemble de l'opération historique.--Considérations générales sur le premier état théologique de l'humanité: âge du fétichisme. Ébauche spontanée du régime théologique et militaire. L'appréciation historique qui me reste maintenant à effectuer sommairement ne saurait avoir ici, par la nature propre de ce Traité, d'autre destination essentielle que de mieux caractériser, d'après une application large et décisive, l'intime réalité et la fécondité spontanée de la théorie fondamentale du développement social, directement établie dans la leçon précédente. Quoique la démonstration ainsi exposée ne puisse plus, ce me semble, laisser désormais subsister aucun doute légitime sur l'exactitude et l'importance de la loi générale d'évolution que j'ai découverte, cependant l'extrême nouveauté d'un sujet aussi profondément difficile, et l'irrationnalité radicale des habitudes intellectuelles qui président encore presque toujours à de telles études, me feraient craindre que même les meilleurs esprits ne pussent aujourd'hui convenablement entrevoir la rénovation finale de la science sociale à l'aide de ce grand principe, si son aptitude nécessaire à constituer enfin une vraie philosophie de l'histoire n'était pas, dès ce moment, irrécusablement confirmée par une première ébauche de coordination de l'ensemble du passé humain, considéré seulement quant à ses principales phases. L'inévitable imperfection que doit actuellement offrir une aussi neuve élaboration, ne saurait en altérer l'utilité capitale, soit pour faire sentir la portée effective de notre conception sociologique, soit pour permettre d'apprécier nettement le mode général de son application graduelle; en sorte que les esprits compétens et bien préparés puissent dès lors étendre spontanément cette théorie à de nouvelles analyses du mouvement humain, ultérieurement envisagé sous des aspects de plus en plus spéciaux, conformément aux conditions logiques de la dynamique sociale, expliquées dans la quarante-huitième leçon. Mais, afin que cette importante opération ne dégénère point intempestivement en une digression contraire à la nature propre de cet ouvrage, essentiellement consacré au système général de la philosophie positive, je dois ici la réduire soigneusement à ce qu'elle présente, sous ces deux rapports, de vraiment indispensable, en ajournant toute discussion trop étendue et tout éclaircissement trop détaillé jusqu'à la publication du traité particulier de philosophie politique que j'ai déjà plusieurs fois annoncé. C'est pourquoi je suis forcé d'arrêter préalablement l'attention du lecteur sur l'indication sommaire des principales conditions destinées à circonscrire ainsi, autant que possible, l'ensemble de cette première appréciation historique, sans nuire d'ailleurs aucunement à sa haute efficacité philosophique. La plus importante de ces restrictions logiques, et qui comprend implicitement toutes les autres, consiste à concentrer essentiellement notre analyse scientifique sur une seule série sociale, c'est-à-dire, à considérer exclusivement le développement effectif des populations les plus avancées, en écartant, avec une scrupuleuse persévérance, toute vaine et irrationnelle digression sur les divers autres centres de civilisation indépendante, dont l'évolution a été, par des causes quelconques, arrêtée jusqu'ici à un état plus imparfait; à moins que l'examen comparatif de ces séries accessoires ne puisse utilement éclairer le sujet principal, comme je l'ai expliqué en traitant de la méthode sociologique. Notre exploration historique devra donc être presque uniquement réduite à l'élite ou l'avant-garde de l'humanité, comprenant la majeure partie de la race blanche ou les nations européennes, en nous bornant même, pour plus de précision, surtout dans les temps modernes, aux peuples de l'Europe occidentale. A une époque quelconque, notre appréciation rationnelle devra être principalement relative aux véritables ancêtres politiques de cette population privilégiée, quelle que soit d'ailleurs leur patrie. En un mot, nous ne devons comprendre, parmi les matériaux historiques de cette première coordination philosophique du passé humain, que des phénomènes sociaux ayant évidemment exercé une influence réelle, au moins indirecte ou lointaine, sur l'enchaînement graduel des phases successives qui ont effectivement amené l'état présent des nations les plus avancées. On ne peut certainement espérer de reconnaître d'abord la véritable marche fondamentale des sociétés humaines que par la considération exclusive de l'évolution la plus complète et la mieux caractérisée, à l'éclaircissement de laquelle doivent être constamment subordonnées toutes les observations collatérales relatives à des progressions plus imparfaites et moins prononcées. Quelque intérêt propre que celles-ci puissent d'ailleurs offrir, leur appréciation spéciale doit être systématiquement ajournée jusqu'au moment où, les lois principales du mouvement social ayant été ainsi appréciées dans le cas le plus favorable à leur pleine manifestation, il deviendra possible, et même utile, de procéder à l'explication rationnelle des modifications plus ou moins importantes qu'elles ont dû subir chez les populations qui, à divers titres, sont restées plus ou moins en arrière d'un tel type de développement. Jusqu'alors, ce puéril et inopportun étalage d'une érudition stérile et mal dirigée, qui tend aujourd'hui à entraver l'étude de notre évolution sociale par le vicieux mélange de l'histoire des populations qui, telles que celles de l'Inde, de la Chine, etc., n'ont pu exercer sur notre passé aucune véritable influence, devra être hautement signalé comme une source inextricable de confusion radicale dans la recherche des lois réelles de la sociabilité humaine, dont la marche fondamentale et toutes les modifications diverses devraient être ainsi simultanément considérées, ce qui, à mon gré, rendrait le problème essentiellement insoluble. Sous ce rapport, le génie du grand Bossuet, quoique seulement guidé sans doute par le principe purement littéraire de l'unité de composition, me paraît avoir d'avance senti instinctivement les conditions logiques imposées par la nature du sujet, lorsqu'il a spontanément circonscrit son appréciation historique à l'unique examen d'une série homogène et continue, et néanmoins justement qualifiée d'universelle; restriction éminemment judicieuse, qui lui a été si étrangement reprochée par tant d'esprits anti-philosophiques, et vers laquelle nous ramène aujourd'hui essentiellement l'analyse approfondie de la marche intellectuelle propre à de telles études. Une pareille manière de procéder doit sembler d'autant plus indispensable que, si on la considère en outre sous le point de vue pratique, on y reconnaît sa participation nécessaire à toute sage régularisation d'un ordre important de relations politiques, celles qui concernent l'action générale des nations les plus avancées pour hâter le développement naturel des civilisations inférieures. La politique métaphysique, et même la politique théologique, par le caractère essentiellement absolu de leurs conceptions principales, conduisent, à cet égard, à poursuivre aveuglément l'uniforme réalisation immédiate de leurs types immuables, malgré la diversité quelconque des conditions propres à chaque cas: ce qui équivaut, à vrai dire, à une sorte de consécration systématique de cet empirisme spontané qui dispose si naïvement tous les hommes civilisés à transporter partout indistinctement, et souvent si indiscrétement, leurs idées, leurs usages et leurs institutions. Il serait superflu de signaler expressément ici le danger évident d'une pareille tendance pour susciter ou entretenir de graves perturbations politiques. Plus on méditera sur ce sujet, mieux on sentira que la pratique n'exige pas moins impérieusement que la théorie une considération d'abord exclusive, ou du moins directement prépondérante, de l'évolution sociale la plus avancée, sans s'occuper simultanément des autres progressions moins complètes. C'est seulement après avoir ainsi déterminé ce qui convient à l'élite de l'humanité, qu'on pourra utilement régler son intervention rationnelle dans le développement ultérieur des populations plus ou moins arriérées, en vertu de l'universalité nécessaire de l'évolution fondamentale, sauf l'appréciation convenable des circonstances caractéristiques de chaque application spéciale. Par une telle rénovation de l'esprit général des relations internationales, la politique positive tendra finalement à substituer de plus en plus, à une action trop souvent perturbatrice ou même oppressive, une sage et bienveillante protection, dont l'utilité réciproque ne saurait être douteuse, et qui serait presque toujours favorablement accueillie, comme ne proposant jamais que des modifications en harmonie réelle avec l'état particulier des peuples correspondans, et sachant d'ailleurs varier judicieusement leur accomplissement graduel suivant les convenances essentielles de chaque cas. Sans insister davantage ici sur un semblable aperçu, qui se reproduira naturellement dans la cinquante-septième leçon, il suffit de noter que cette importante transformation ne pourrait évidemment s'obtenir, si l'on persistait à considérer simultanément toutes les diverses évolutions politiques, malgré leur inégalité nécessaire: ce qui confirme hautement la prescription scientifique, déjà directement motivée ci-dessus, de concentrer d'abord systématiquement l'analyse sociologique sur la seule appréciation historique du développement social le plus complet. Cette restriction rationnelle, si clairement imposée par la nature du sujet, coïncide très heureusement avec l'indispensable rapidité de notre opération actuelle, dès lors spontanément réduite à la coordination philosophique des faits les plus connus, qu'il serait presque toujours superflu d'indiquer expressément. Il me suffira donc d'expliquer ici comment l'ensemble du passé social, chez les peuples les plus avancés, consiste essentiellement dans le développement graduel du triple dualisme successif qui, d'après le chapitre précédent, constitue l'évolution fondamentale de l'humanité. Par sa nature, cette grande loi nous offre déjà immédiatement une première coordination du passé humain considéré dans sa plus haute généralité, et réduit à ses phases les plus tranchées. En procédant toujours à une appréciation de plus en plus spéciale, comme l'exige l'esprit d'une telle science, il ne nous reste maintenant qu'à conduire cette coordination fondamentale à son second degré de précision, en indiquant la manière de rattacher les principaux états intermédiaires de l'humanité aux subdivisions correspondantes de ma loi d'évolution: ce que je devrai d'ailleurs accomplir ici le plus succinctement possible, sous la réserve ultérieure du traité particulier précédemment annoncé. La physiologie sociale étant ainsi directement fondée, je devrai laisser à mes successeurs à rendre de plus en plus précise cette conception primordiale, en étudiant, pour l'explication rationnelle du passé humain, l'enchaînement méthodique d'intervalles toujours décroissans, dont le dernier terme naturel, qui sans doute ne sera jamais pleinement atteint, consisterait dans la vraie filiation des progrès en tous genres d'une génération à la suivante, la chronologie sociologique ne pouvant utilement exiger la considération réelle d'aucune moindre unité de durée, pendant laquelle le développement politique doit être le plus souvent presque imperceptible. Ainsi circonscrit, le véritable champ convenable à notre analyse historique doit seulement embrasser les résultats les plus généraux de l'exploration ordinaire du passé, en écartant avec soin toute appréciation trop détaillée. Si ma conception sociologique peut effectivement parvenir, dans l'étude de la série sociale la plus complète, à instituer enfin une vraie liaison scientifique entre les faits historiques qui, à cet égard, sont aujourd'hui familiers à tous les hommes éclairés, j'ose avancer, que par cela seul, elle aura déjà suffisamment réalisé ce que la nature d'un tel sujet offre à la fois de plus difficile et de plus important, soit pour la théorie, soit même pour la pratique; outre que d'ailleurs elle aura dès lors irrécusablement constaté son aptitude spontanée à fournir, par une élaboration ultérieure, toutes les explications plus spéciales et plus précises qui deviendront graduellement nécessaires. Chacune des parties antérieures de ce Traité nous a présenté de nouvelles occasions de reconnaître que, en général, les phénomènes les plus communs sont toujours aussi les plus essentiels à considérer pour la science réelle. Or, cette réflexion, déjà si frappante en astronomie, en physique, en chimie et en biologie, doit être, par sa nature, encore plus pleinement applicable aux études sociologiques, puisqu'elle devient évidemment de plus en plus convenable à mesure que l'ordre des phénomènes se complique et se spécialise davantage. Dans la recherche des véritables lois de la sociabilité, tous les évènemens exceptionnels ou tous les détails trop minutieux, si puérilement recherchés par la curiosité irrationnelle des aveugles compilateurs d'anecdotes stériles, doivent être presque toujours élagués comme essentiellement insignifians; tandis que la science doit surtout s'attacher aux phénomènes les plus vulgaires, que chacun de ceux qui y participent pourrait spontanément apercevoir autour de soi, comme constituant le fonds principal de la vie sociale habituelle. Il est vrai que, par cela même, de tels phénomènes sont nécessairement beaucoup plus difficiles à observer, de manière à pouvoir servir de base réelle aux saines spéculations scientifiques. Les préjugés et les usages qui, à cet égard, prévalent encore presque universellement en philosophie politique, même chez les meilleurs esprits, ne constituent véritablement qu'une nouvelle confirmation de l'état d'enfance plus prolongé de cette partie finale de la philosophie naturelle: ils doivent spontanément rappeler les temps, trop peu éloignés, où, en physique, on ne jugeait dignes d'attention que les effets extraordinaires du tonnerre ou des volcans, etc.; en biologie, que l'étude des monstruosités, etc. On ne saurait douter que la réformation totale de ces premières habitudes intellectuelles ne soit bien plus indispensable à la science sociale qu'elle ne l'a déjà été envers toutes les autres sciences fondamentales. En généralisant autant que possible l'ensemble des considérations précédentes sur la circonscription nécessaire de notre analyse historique, on peut aisément faire acquérir à cette importante prescription logique le dernier degré de consistance philosophique dont elle soit susceptible, si l'on reconnaît maintenant que, loin d'être particulière à la sociologie, elle ne constitue au fond qu'une nouvelle application d'un principe essentiel de philosophie positive, dont personne aujourd'hui ne conteste plus la justesse à l'égard de tous les autres ordres de phénomènes, et que j'ai soigneusement formulé dès le début de ce Traité (_voyez_ la deuxième leçon). Car on peut facilement sentir qu'une telle restriction équivaut finalement à étendre aussi à l'étude des phénomènes sociaux la distinction capitale que j'ai établie, pour un sujet quelconque, entre la science abstraite et la science concrète; distinction aujourd'hui énoncée habituellement, faute d'expressions mieux appropriées, par le contraste intellectuel entre le domaine général de la physique et celui de l'histoire naturelle proprement dite, dont le premier constitue seul jusqu'ici le champ principal de la philosophie positive, et devra d'ailleurs être toujours considéré comme la base vraiment fondamentale du système entier des spéculations humaines, ainsi que je l'ai expliqué en son lieu. Une telle division, qui ne doit certainement pas devenir moins indispensable à mesure que l'ordre des phénomènes devient plus spécial et plus compliqué, a la propriété, en effet, de fixer, de la manière la plus nette et la plus précise, le véritable office fondamental des observations historiques dans l'étude rationnelle de la dynamique sociale. Quoique la détermination abstraite des lois générales de la vie individuelle repose nécessairement, suivant la juste remarque de Bacon, sur des faits empruntés à l'histoire effective des différens êtres vivans, tous les bons esprits scientifiques n'en sont pas moins habitués aujourd'hui à séparer profondément les conceptions physiologiques ou anatomiques de leur application ultérieure à l'appréciation concrète du mode réel d'existence totale propre à chaque organisme naturel. Or, des motifs essentiellement semblables doivent désormais empêcher soigneusement de confondre la recherche abstraite des lois fondamentales de la sociabilité avec l'histoire concrète des diverses sociétés humaines, dont l'explication satisfaisante ne peut évidemment résulter que d'une connaissance déjà très avancée de l'ensemble de ces lois. Ainsi, quelque indispensable fonction que doive remplir l'histoire en sociologie, comme je l'ai suffisamment expliqué au quarante-huitième chapitre, pour alimenter et pour diriger ses principales spéculations, on voit que son emploi y doit rester essentiellement abstrait: ce n'y saurait être, en quelque sorte, que de l'histoire sans noms d'hommes, ou même sans noms de peuples, si l'on ne devait éviter avec soin toute puérile affectation philosophique à se priver systématiquement de l'usage de dénominations qui peuvent beaucoup contribuer à éclairer l'exposition ou même à faciliter et consolider la pensée, surtout dans cette première élaboration de la science sociologique. Mais les motifs de cette importante distinction logique sont d'ailleurs encore plus puissans dans l'étude de la vie collective de l'humanité que pour la biologie individuelle. Afin de mieux appuyer ce grand précepte de philosophie positive, j'ai établi, en général, dès la deuxième leçon, que chaque branche rationnelle de l'histoire naturelle, outre qu'elle exige directement la connaissance préalable d'un ordre correspondant de lois fondamentales, suppose toujours aussi plus ou moins une application combinée de l'ensemble des lois relatives à tous les différens ordres de phénomènes essentiels. Cette solidarité nécessaire se vérifie, d'une manière encore plus prononcée, dans le cas actuel; puisqu'il serait, par exemple, impossible de concevoir l'histoire effective de l'humanité isolément de l'histoire réelle du globe terrestre, théâtre inévitable de son activité progressive, et dont les divers états successifs ont dû certainement exercer une haute influence sur la production graduelle des évènemens humains, même depuis l'époque où les conditions physiques et chimiques de notre planète ont commencé à y permettre l'existence continue de l'homme. Il n'est pas moins certain, en sens inverse, que toute véritable histoire de la terre exige nécessairement, à un degré quelconque, la considération simultanée de l'histoire de l'humanité, à cause de la puissante réaction, d'ailleurs incessamment croissante, que le développement de notre activité a dû exercer, dans tous les âges de la vie sociale, pour modifier, à tant d'égards, l'état général de la surface terrestre. Plus on approfondira ce grand sujet de méditations, mieux on sentira que l'histoire naturelle proprement dite, toujours essentiellement synthétique, ne saurait acquérir une véritable rationnalité tant que tous les ordres élémentaires de phénomènes n'y seront point simultanément considérés; tandis que, au contraire, la philosophie naturelle proprement dite doit conserver un caractère éminemment analytique, sans lequel il n'y aurait aucun espoir de parvenir jamais à dévoiler nettement les lois fondamentales correspondantes à chacune de ces diverses catégories générales. Une telle opposition de vues et de méthodes entre les deux grandes sections du système total des spéculations humaines, doit faire hautement ressortir combien il importe de respecter scrupuleusement et de rendre de plus en plus sensible cette indispensable division scientifique, sans laquelle on peut assurer que l'étude de la nature ne saurait vraiment sortir de sa confusion primitive, surtout envers les phénomènes les plus complexes. Ainsi, l'histoire vraiment rationnelle des différens êtres existants, individuels ou collectifs, ne pourra commencer, sous aucun rapport, à devenir régulièrement possible que lorsque enfin le système entier des sciences fondamentales aura été préalablement complété par la création de la sociologie, comme je l'ai souvent expliqué dans cet ouvrage. Jusque alors, tous les divers renseignemens historiques que l'on continuera à recueillir, à l'égard d'un ordre quelconque de phénomènes, devront être essentiellement réservés comme des matériaux ultérieurs pour la véritable histoire, au temps de sa maturité propre: leur principal office immédiat, dans l'élaboration de la science réelle, se réduit seulement à fournir, aux branches correspondantes de la philosophie naturelle, des faits destinés à manifester ou à confirmer les lois abstraites et générales dont elle poursuit la recherche. Cette subordination nécessaire et constatée ne peut certes présenter aucune exception envers les phénomènes sociaux, où elle est, au contraire, bien plus profondément indispensable. Si tous les naturalistes conviennent aujourd'hui que la véritable histoire de la terre ne saurait être encore suffisamment conçue, non-seulement faute de documens assez complets, mais surtout parce que les diverses lois naturelles dont elle dépend sont jusqu'ici trop peu connues, à combien plus forte raison doit-on regarder comme chimérique toute tentative actuelle pour constituer directement l'histoire beaucoup plus complexe des sociétés humaines! Il est donc sensible que la sociologie doit seulement emprunter, à l'incohérente compilation de faits déjà improprement qualifiée d'_histoire_, les renseignemens susceptibles de mettre en évidence, d'après les principes de la théorie biologique de l'homme, les lois fondamentales de la sociabilité: ce qui exige presque toujours, à l'égard de chaque donnée ainsi obtenue, une préparation indispensable, et quelquefois fort délicate, afin de la faire passer de l'état concret à l'état abstrait, en la dépouillant des circonstances purement particulières et secondaires de climat, de localité, etc., sans y altérer cependant la partie vraiment essentielle et générale de l'observation; et, quoique cette épuration préalable ne puisse être ici sans doute qu'une simple imitation de ce que les astronomes, les physiciens, les chimistes et les biologistes pratiquent maintenant d'ordinaire envers leurs phénomènes respectifs, la complication supérieure des phénomènes sociaux y devra constamment rendre plus difficile cette élaboration préliminaire, lors même que la positivité de leur étude sera enfin unanimement reconnue. Quant à la réaction capitale que l'institution de la dynamique sociale devra nécessairement exercer sur le perfectionnement de l'histoire proprement dite, et que la suite de ce volume commencera, j'espère, à manifester d'une manière incontestable, elle consistera surtout à disposer, dans l'ensemble du passé humain, une suite rationnelle de jalons fondamentaux, propres à rallier et à diriger toutes les observations ultérieures; ces jalons devant être d'ailleurs d'autant plus rapprochés que nous avancerons davantage vers les temps actuels, vu l'accélération toujours croissante du mouvement social. L'opération historique que nous allons ici entreprendre sommairement, pour constituer la sociologie dynamique, devant ainsi avoir, par sa nature, et conformément à sa destination, un caractère essentiellement abstrait, une coïncidence heureuse et nécessaire l'affranchit dès lors spontanément d'une foule de difficultés accessoires ou préliminaires, dont elle eût été, du point de vue ordinaire, radicalement entravée, et que l'extrême imperfection actuelle de nos connaissances réelles n'aurait pas permis de surmonter suffisamment, même après avoir sévèrement écarté toutes les questions inaccessibles ou chimériques sur les diverses origines sociales, qu'entretient encore l'enfance trop prolongée d'une telle étude chez la plupart des philosophes contemporains. C'est ainsi, par exemple, que, s'il fallait maintenant constituer une véritable histoire concrète de l'humanité, on éprouverait certainement beaucoup d'embarras à combiner convenablement les conceptions sociologiques avec les considérations géologiques: car, quelque indispensable que fût alors, à cet effet, une pareille combinaison, on ne pourrait cependant l'instituer aujourd'hui avec succès, à cause de l'état beaucoup trop imparfait, non-seulement de la sociologie, ce qui est évident, mais aussi, au fond, de la géologie elle-même, quoique, en apparence, fort avancée. Il en serait de même envers les diverses influences plus ou moins accessoires de climat, de race, etc., qui se présenteraient, de toute nécessité, dans l'étude concrète du développement humain, et qui, sans aucun doute, ne sauraient être maintenant appréciées d'une manière vraiment rationnelle, puisqu'elles ne pourront devenir scientifiquement jugeables qu'après une élaboration suffisante des lois sociologiques, comme je l'ai démontré au quarante-huitième chapitre. La distinction fondamentale entre les deux points de vue abstrait et concret dissipe heureusement, ici comme ailleurs, de la manière la plus directe, tous ces embarras autrement insurmontables; ce qui doit faire hautement ressortir l'extrême importance d'une telle division philosophique, dont je ne saurais trop recommander l'examen, parce que, sans être aujourd'hui jamais contestée en principe par les bons esprits, elle reste en effet très imparfaitement appréciée, même chez les plus éminentes intelligences. Nous devrons donc apprendre à réserver systématiquement pour une époque scientifique plus avancée un grand nombre de questions incidentes de sociologie concrète, dont la considération immédiate entraverait radicalement le développement naissant de la sociologie abstraite, quelque profond intérêt que puissent souvent présenter de semblables recherches. L'esprit humain, maintenant habitué à ces ajournemens rationnels, à l'égard des plus simples phénomènes, ne saurait, sans doute, se dispenser de la même sagesse envers les phénomènes les plus complexes que notre intelligence puisse jamais aborder. Pour mieux préciser, par un dernier éclaircissement préalable, ce grand précepte logique, sans lequel j'ose assurer que la dynamique sociale resterait nécessairement impossible, il me suffira d'indiquer ici un seul exemple important de ces questions intéressantes, qu'il faut aujourd'hui savoir soumettre à un indispensable ajournement, motivé sur leur nature essentiellement concrète. Je choisis, à cet effet, attendu sa haute importance, l'explication spéciale de l'agent et du théâtre de l'évolution sociale la plus complète, de celle qui, d'après les motifs précédemment indiqués, doit être le sujet presque exclusif de notre opération historique. Pourquoi la race blanche possède-t-elle, d'une manière si prononcée, le privilége effectif du principal développement social, et pourquoi l'Europe a-t-elle été le lieu essentiel de cette civilisation prépondérante? Ce double sujet de méditations co-relatives a dû sans doute vivement stimuler plus d'une fois l'intelligente curiosité des philosophes, et même des hommes d'état. Mais, quelque intérêt et quelque importance que présente évidemment une semblable recherche, il faut avoir la sagesse de la réserver jusque après la première élaboration abstraite des lois fondamentales du développement social, sans lesquelles cette question serait toujours essentiellement prématurée, malgré les plus ingénieuses tentatives, qui ne sauraient procurer, à cet égard, que des aperçus partiels et isolés, nécessairement insuffisans. Sans doute, on aperçoit déjà, sous le premier aspect, dans l'organisation caractéristique de la race blanche, et surtout, quant à l'appareil cérébral, quelques germes positifs de sa supériorité réelle; encore tous les naturalistes sont-ils aujourd'hui fort éloignés de s'accorder convenablement à cet égard. De même, sous le second point de vue, on peut entrevoir, d'une manière un peu plus satisfaisante, diverses conditions physiques, chimiques, et même biologiques, qui ont dû certainement influer, à un degré quelconque, sur l'éminente propriété des contrées européennes de servir jusqu'ici de théâtre essentiel à cette évolution prépondérante de l'humanité[1]. L'esprit radicalement vague de la philosophie théologico-métaphysique, qui domine encore dans toutes les études sociales, a dû souvent porter à regarder comme très satisfaisantes, à l'un ou à l'autre titre, les explications ainsi hasardées jusqu'ici sur une telle question, que cette philosophie est d'ailleurs très peu portée d'ordinaire à se poser sérieusement. Mais, si une intelligence quelconque, convenablement préparée par l'habitude des spéculations positives envers les autres phénomènes naturels, mettait aujourd'hui en regard l'ensemble des vrais documens déjà obtenus à ce sujet avec une appréciation réelle de la difficulté qu'on prétend ainsi résoudre, elle ne manquerait pas de reconnaître aussitôt leur profonde insuffisance. Or, cette insuffisance nécessaire ne tient pas seulement, comme on pourrait d'abord le croire, à ce que, sous l'un ou l'autre aspect, ces renseignemens sont jusqu'ici trop peu multipliés et trop imparfaits: il faut surtout l'attribuer à une cause plus intime et plus puissante, à l'absence de toute saine théorie sociologique, propre à mesurer la vraie portée scientifique de chaque aperçu, et même à diriger leur élaboration ultérieure; sans cette lumière générale et préalable, il est clair qu'on ne saurait jamais si même on est parvenu à réunir enfin tous les élémens indispensables à une décision vraiment rationnelle. Il est donc impossible ici de méconnaître la haute nécessité logique d'ajourner systématiquement cette grande discussion de sociologie concrète jusqu'à ce que les lois fondamentales de la sociabilité aient été abstraitement établies, au moins dans leur principal ensemble: et je ne doute pas que cette seule indication, relative à un cas aussi caractéristique, ne dispose le lecteur à apprécier spécialement, sur chacune des questions analogues que la suite des idées pourra présenter ou susciter, l'indispensable réserve philosophique dont j'ai précédemment posé, d'une manière directe, le vrai principe général. L'extrême nouveauté et la difficulté supérieure de la science que je m'efforce de créer, ne me permettront pas toujours peut-être de rester moi-même strictement fidèle à cet important précepte de logique positive: mais j'aurai du moins suffisamment averti le lecteur, qui pourra ainsi rectifier spontanément les déviations involontaires auxquelles je me laisserais insensiblement entraîner. Note 1: Telles sont, par exemple, sous le rapport physique, outre la situation, thermologiquement si avantageuse, sous la zone tempérée, l'existence de l'admirable bassin de la Méditerranée, autour duquel a dû surtout s'effectuer d'abord le plus rapide développement social, dès que l'art nautique est devenu assez avancé pour permettre d'utiliser ce précieux intermédiaire, offrant, à l'ensemble des nations riveraines, à la fois la contiguité propre à faciliter des relations suivies, et la diversité qui les rend importantes à une réciproque stimulation sociale. Pareillement, sous le point de vue chimique, l'abondance plus prononcée du fer et de la houille dans ces contrées privilégiées, a dû certainement y contribuer beaucoup à accélérer l'évolution humaine. Enfin, sous l'aspect biologique, soit phytologique, soit zoologique, il est clair que ce même milieu ayant été plus favorable, d'une part aux principales cultures alimentaires, d'une autre part au développement des plus précieux animaux domestiques, la civilisation a dû s'y trouver aussi, par cela seul, spécialement encouragée. Mais, quelque importance réelle qu'on puisse déjà attacher à ces divers aperçus, de telles ébauches sont évidemment bien loin de suffire encore à l'explication vraiment positive du phénomène proposé: et lorsque la formation convenable de la dynamique sociale aura ultérieurement permis de tenter directement une telle explication, il est même évident que chacune des indications précédentes aura préalablement besoin d'être soumise à une scrupuleuse révision scientifique, fondée sur l'ensemble de la philosophie naturelle. Ayant désormais convenablement caractérisé, par l'ensemble des considérations précédentes, le véritable esprit qui doit ici nécessairement présider à l'emploi rationnel des observations historiques, il ne me reste plus, avant de procéder directement à l'appréciation sommaire du développement social, qu'à achever, pour mieux prévenir toute confusion essentielle, de déterminer, avec plus de précision que je n'ai pu le faire au chapitre précédent, le mode régulier de définition des époques successives que nous devrons ensuite examiner. Ma loi fondamentale d'évolution fixe sans doute spontanément, à l'abri de tout arbitraire, le principal attribut et la coordination générale de ces diverses phases, en les rattachant toujours à l'état correspondant, théologique, métaphysique, ou positif du système philosophique élémentaire des conceptions humaines. Néanmoins, il reste encore à ce sujet une incertitude secondaire, que je dois d'abord dissiper rapidement, et provenant de la progression nécessairement inégale de ces différens ordres de pensées, qui, n'ayant pu marcher du même pas, suivant la loi hiérarchique établie au début de ce Traité, ont dû faire jusqu'ici fréquemment co-exister, par exemple, l'état métaphysique d'une certaine catégorie intellectuelle, avec l'état théologique d'une catégorie postérieure, moins générale et plus arriérée, ou avec l'état positif d'une autre antérieure, moins complexe et plus avancée, malgré la tendance continue de l'esprit humain à l'unité de méthode et à l'homogénéité de doctrine. Cette apparente confusion doit, en effet, d'abord produire, chez ceux qui n'en ont pas bien saisi le principe, une fâcheuse hésitation sur le vrai caractère philosophique des temps correspondans. Mais, afin de la prévenir ou de la dissiper entièrement, il suffit ici de discerner, en général, d'après quelle catégorie intellectuelle doit être surtout jugé le véritable état spéculatif d'une époque quelconque. Or, tous les motifs essentiels concourent spontanément, à cet égard, pour indiquer, avec une pleine évidence, l'ordre de notions fondamentales le plus spécial et le plus compliqué, c'est-à-dire celui des idées morales et sociales, comme devant toujours fournir la base prépondérante d'un telle décision; non-seulement en vertu de leur propre importance, nécessairement très supérieure dans le système mental de presque tous les hommes, mais aussi, chez les philosophes eux-mêmes, par suite de leur position rationnelle à l'extrémité de la vraie hiérarchie encyclopédique, établie au début de ce Traité. Par cette double influence, le caractère intellectuel de chaque époque doit, en effet, se trouver constamment dominé par celui d'un tel genre de spéculations humaines. C'est seulement quand un nouveau régime mental a pu s'étendre jusqu'à cette extrême catégorie, que l'on peut regarder l'évolution correspondante comme pleinement réalisée, sans qu'il puisse alors rester aucune crainte ou espoir quelconques de retour à l'état antérieur: l'avancement plus rapide des catégories plus générales et moins compliquées ne peut essentiellement servir jusque-là qu'à constater, dans chaque phase, les germes indispensables de la suivante, sans que son caractère propre en puisse être principalement affecté; ces considérations accessoires ne pourraient du moins être autrement employées que pour subdiviser les époques, à un degré dont il serait maintenant trop prématuré de s'occuper spécialement. Ainsi, nous devrons regarder, par exemple, l'époque théologique comme subsistant encore, tant que les idées morales et politiques auront conservé un caractère essentiellement théologique, malgré le passage d'autres catégories intellectuelles à l'état purement métaphysique, et quand même l'état vraiment positif aurait déjà commencé pour les plus simples d'entre elles: pareillement, il faudra prolonger l'époque métaphysique proprement dite jusqu'à la positivité naissante de cet ordre prépondérant de conceptions humaines. Par cette manière de procéder, l'aspect essentiel de chaque époque demeurera aussi prononcé que possible, tout en laissant nettement ressortir la préparation spontanée de l'époque suivante. Cet ensemble indispensable d'explications préalables étant maintenant complété, commençons directement l'étude sommaire du développement social, d'après la loi fondamentale d'évolution établie au chapitre précédent; mais sans remonter toutefois jusqu'à cet âge préliminaire, dont la biologie doit fournir à la sociologie la détermination essentielle, que je puis, par conséquent, supposer ici suffisamment effectuée aujourd'hui, afin de ne point ralentir, contrairement à la principale destination de cet ouvrage, la marche nécessairement très rapide de notre opération historique, et en réservant, comme je l'ai déjà indiqué, pour le traité spécial, une analyse philosophique très importante, qui, à vrai dire, n'a jamais été convenablement instituée. Nous devons, en général, nous attacher, d'une part, à l'appréciation rationnelle du véritable caractère propre à chaque phase successive; et, d'une autre part, à y constater nettement sa filiation nécessaire envers la précédente, ainsi que sa tendance non moins inévitable à préparer graduellement la suivante; de façon à réaliser peu à peu l'enchaînement positif dont j'ai déjà établi le principe. Les mêmes motifs fondamentaux qui ont démontré, avec tant d'évidence, au chapitre précédent, l'inévitable spontanéité générale d'un état intellectuel pleinement théologique, n'auraient ici besoin que d'être examinés avec plus de précision pour prouver, au moins aussi clairement, que toujours et partout ce premier régime mental de l'humanité a dû nécessairement commencer par un état complet, plus ou moins prononcé mais ordinairement très durable, de pur fétichisme, constamment caractérisé par l'essor libre et direct de notre tendance primitive à concevoir tous les corps extérieurs quelconques, naturels ou artificiels, comme animés d'une vie essentiellement analogue à la nôtre, avec de simples différences mutuelles d'intensité. Cette constitution originaire des spéculations humaines serait sans doute difficile à méconnaître aujourd'hui, soit qu'on l'examinât à priori du point de vue rationnel où nous place l'ensemble de la théorie biologique de l'homme, soit en l'étudiant à posteriori d'après tous les renseignemens exacts que l'on peut combiner sur ce premier âge social: enfin, l'appréciation judicieuse du développement individuel confirmerait évidemment, à cet égard, l'analyse immédiate de l'évolution collective. Beaucoup de philosophes sont néanmoins parvenus, d'après des méthodes vagues et vicieuses, à obscurcir profondément des notions aussi irrécusables, en s'efforçant d'établir, au contraire, que le point de départ intellectuel a dû consister dans le polythéisme proprement dit, c'est-à-dire dans la croyance spontanée à des êtres surnaturels, distincts et indépendants de la matière, passivement soumise, pour tous ses phénomènes, à leurs volontés suprêmes. Quelques-uns même, qui, malgré leur prétendue résolution préalable de tout examiner librement, subissaient, à leur insu, l'empire, si rarement évitable, des opinions vulgairement consacrées, sont allés jusqu'à intervertir entièrement la progression naturelle des idées théologiques, en voulant représenter le monothéisme rigoureux comme la véritable source primordiale, d'où seraient ensuite issus, par corruption graduelle, le fétichisme après le polythéisme[2]. Il serait certainement superflu de s'arrêter ici à discuter aucunement ces diverses aberrations, si manifestement contraires, non-seulement à l'ensemble des observations les plus décisives sur l'homme et sur la société, mais encore à toutes les lois les mieux établies sur la marche nécessairement toujours graduelle de notre intelligence, jusque dans ses plus simples exercices. A tous égards, notre vrai point de départ, intellectuel ou moral, est inévitablement beaucoup plus humble que ne l'indiquent ces fantastiques suppositions: l'homme a partout commencé par le fétichisme le plus grossier, comme par l'anthropophagie la mieux caractérisée; malgré l'horreur et le dégoût que nous éprouvons justement aujourd'hui au seul souvenir d'une semblable origine, notre principal orgueil collectif doit consister précisément, non à méconnaître vainement un tel début, mais à nous glorifier de l'admirable évolution dans laquelle la supériorité, graduellement développée, de notre organisation spéciale, nous a enfin tant élevés au-dessus de cette misérable situation primitive, où aurait sans doute indéfiniment végété toute espèce moins heureusement douée. Note 2: Une telle hypothèse ne saurait être vraiment soutenable que pour ceux qui admettent, à cet égard, une révélation directe et spéciale, suivant l'esprit du système catholique. Encore faudrait-il, même alors, concevoir cette révélation comme presque continue, ou du moins fréquemment renouvelée, afin de combattre sans cesse le retour toujours imminent à la marche vraiment naturelle: ainsi que le vérifie clairement le cas des Hébreux, malgré leur divin enseignement, fortifié des précautions les plus puissantes et les mieux soutenues, incapables néanmoins, en tant d'occasions, d'y contenir suffisamment l'instinct spontané vers l'idolâtrie primitive. D'autres philosophes, plus rapprochés, à ce sujet, du véritable esprit scientifique, tout en admettant cette progression évidente et nécessaire du fétichisme au polythéisme et ensuite au monothéisme, sans laquelle la marche générale de l'humanité serait essentiellement inintelligible, sont tombés, à leur tour, dans une erreur inverse de la précédente, et qui, beaucoup moins grave, mérite cependant d'être ici sommairement signalée, afin de prévenir, autant que possible, toute déviation quelconque relativement à ce terme primordial, dont l'altération rejaillirait naturellement sur tout le reste de la série sociale. Cette erreur secondaire consiste à regarder le fétichisme comme n'ayant point strictement caractérisé le régime mental primitif, en ce sens que ce premier état, quelque grossier qu'il soit en effet, aurait été néanmoins toujours précédé lui-même par une enfance encore plus imparfaite, où l'homme, exclusivement occupé d'une conservation trop entravée, ne présenterait qu'une existence toute matérielle, sans aucun souci d'opinions spéculatives quelconques, réduites même au degré le plus élémentaire et le plus spontané: tels seraient, par exemple, encore aujourd'hui, les malheureux habitans de la Terre de Feu, de diverses parties de l'Océanie, de quelques parties de la côte nord-ouest d'Amérique, etc. Une semblable hypothèse n'altérerait point essentiellement, à la manière des précédentes, notre progression fondamentale; elle n'aurait évidemment d'autre effet que d'y superposer un terme préliminaire, dont la considération propre pourrait être presque toujours écartée dans l'usage ultérieur de la série sociale. Mais la rectification de cette illusion, d'ailleurs aisément explicable, n'en offre pas moins, sous un autre aspect philosophique, une véritable importance, afin de maintenir scrupuleusement l'unité et l'invariabilité nécessaires de la constitution fondamentale de l'homme, si indispensable, comme je l'ai montré, au système rationnel de la sociologie positive. On voit, en effet, que, d'après cette hypothèse, les besoins purement intellectuels n'auraient pas toujours existé, sous une forme quelconque, dans l'humanité, et qu'il faudrait y admettre une époque où ils auraient absolument pris naissance, sans aucune autre manifestation antérieure: ce qui serait directement contraire à ce grand principe, fourni à la sociologie par la biologie, que, toujours et partout, l'organisme humain a dû présenter, à tous égards, les mêmes besoins essentiels, qui n'ont pu successivement différer, en aucun cas, que par leur degré de développement et leur mode correspondant de satisfaction. Une telle position de la question suffit certainement pour la résoudre, et montre aussitôt que cette opinion doit nécessairement résulter d'une fausse appréciation des faits. Dans l'état même d'idiotisme et de démence, où l'homme paraît rabaissé au-dessous d'un grand nombre d'animaux supérieurs, on pourrait encore constater, avec les précautions convenables, l'existence d'un certain degré d'activité purement spéculative, qui se satisfait alors par un fétichisme très grossier. Combien serait-il donc irrationnel, à plus forte raison, de penser que, à aucun âge de l'enfance sociale, l'homme normal, et doué, au moins implicitement, de toutes ses facultés, ait pu jamais être livré, d'une manière rigoureusement exclusive, à une vie purement matérielle de guerre ou de chasse, sans aucune manifestation quelconque des besoins intellectuels, quelque oppressive qu'on veuille alors supposer la puissance d'un milieu défavorable. En principe, cette hypothèse serait évidemment insoutenable. Mais je puis d'ailleurs facilement indiquer la source très naturelle d'une pareille illusion, que me semblent partager encore presque tous les observateurs, même les plus judicieux et les plus sagaces, qui ont étudié, par une exploration directe, les premiers degrés de la vie sauvage; ce qui doit faire mieux ressortir l'utilité de cette rectification. Il suffit de remarquer, à cet effet, que, dans ces différens cas, l'absence réelle d'idées théologiques quelconques a été essentiellement conclue, non d'une conférence directe, qui n'eût pu même être convenablement établie, mais du seul défaut de tout culte organisé, à sacerdoce plus ou moins distinct. Or, comme je l'expliquerai ci-après, le fétichisme, de sa nature, peut se développer beaucoup avant de donner lieu à aucun véritable sacerdoce, jusqu'à ce qu'il ait atteint à l'état d'astrolâtrie, ce qui arrive souvent fort tard, et tout près de sa transformation finale en polythéisme proprement dit. Telle est la simple origine de cette illusion, qui, malgré sa gravité, est, au fond, très excusable, chez des explorateurs qui ne pouvaient être dirigés par aucune théorie positive, propre à prévenir ou à réparer toute vicieuse interprétation des faits. On a dit, il est vrai, à l'appui d'une telle hypothèse, que l'homme a dû essentiellement commencer à la manière des animaux. Je l'admets en effet, sauf la supériorité d'organisation, mais en niant l'induction qu'on en veut tirer, et qui repose, à mes yeux, sur une fausse appréciation de l'état mental des animaux eux-mêmes. Car je suis convaincu que les animaux assez élevés pour manifester, en cas de loisir suffisant, une certaine activité spéculative (et beaucoup d'espèces en sont assurément susceptibles), parviennent spontanément, de la même manière que nous, à une sorte de fétichisme grossier, consistant toujours à supposer les corps extérieurs, même les plus inertes, animés de passions et de volontés plus ou moins analogues aux impressions personnelles du spectateur. Une judicieuse exploration de l'intelligence des animaux ne laisse aucun doute sur la réalité de cette similitude essentielle, sauf la différence fondamentale que présente l'incontestable aptitude de l'entendement humain à se dégager graduellement de ces ténèbres primitives, qui, pour les autres organismes, même les plus éminens, doivent, au contraire, indéfiniment persister; excepté peut-être, chez quelques animaux choisis, un faible commencement de polythéisme, qu'il faudrait d'ailleurs attribuer surtout au contact humain. Que, par exemple, un enfant ou un sauvage, d'une part, et, d'une autre part, un chien ou un singe, contemplent une montre pour la première fois: il n'y aura, sans doute, si ce n'est quant à la manière de formuler, aucune profonde diversité immédiate dans la conception spontanée qui, aux uns et aux autres, représentera cet admirable produit de l'industrie humaine comme une sorte d'animal véritable, ayant ses goûts et ses inclinations propres: d'où résulte, par conséquent, sous ce rapport, un fétichisme radicalement commun, les premiers ayant seulement le privilége exclusif d'en pouvoir ultérieurement sortir. Ainsi, l'appréciation rationnelle du véritable degré de similitude nécessaire entre le développement mental de l'homme et celui des autres animaux supérieurs, d'après la similitude correspondante de leurs organismes cérébraux, n'aboutit réellement qu'à confirmer de nouveau, bien loin de l'altérer, notre proposition générale sur le vrai point de départ intellectuel de l'humanité. Exclusivement habitués dès long-temps à une théologie éminemment métaphysique, nous devons éprouver aujourd'hui beaucoup d'embarras à comprendre réellement cette grossière origine, qui a dû fréquemment donner lieu à de graves méprises involontaires. C'est ainsi surtout que le fétichisme a même été le plus souvent confondu avec le polythéisme, lorsqu'on a indûment appliqué à celui-ci la dénomination usuelle d'idolâtrie, qui ne convient certainement qu'au premier; puisque les prêtres de Jupiter ou de Minerve auraient pu sans doute aussi légitimement repousser le reproche banal d'adoration des images que le font aujourd'hui nos docteurs catholiques quant à l'injuste accusation des protestans. Mais, quoique nous soyons heureusement assez éloignés du fétichisme pour ne plus le concevoir aisément, chacun de nous n'a qu'à remonter suffisamment dans sa propre histoire individuelle, pour y retrouver la fidèle représentation d'un tel état initial. Tous les philosophes qui sauront aujourd'hui se dégager convenablement des opinions vulgaires, sentiront aussitôt que le fétichisme constitue nécessairement le vrai fond primordial de l'esprit théologique, envisagé dans sa plus pure naïveté élémentaire, et néanmoins dans sa plus entière plénitude intellectuelle: c'est là que conviendrait éminemment la célèbre formule de Bossuet: _Tout était dieu, excepté Dieu même_, pourvu qu'on l'appliquât à un point de départ, et non à une chimérique dégénération; car on peut strictement dire, en effet, que, depuis cette première époque, le nombre des dieux a été sans cesse en décroissant, comme je l'expliquerai bientôt. Lorsque, même aujourd'hui, les plus éminens penseurs se laissent involontairement entraîner, sous l'influence imparfaitement rectifiée de notre vicieuse éducation, à tenter de pénétrer le mystère de la production essentielle de phénomènes quelconques, simples ou compliqués, dont ils ignorent les lois naturelles, ils peuvent alors personnellement constater cette invariable tendance instinctive à concevoir la génération des effets inconnus d'après les passions et les affections de l'être correspondant, toujours envisagé comme vivant, ce qui n'est réellement autre chose que le principe philosophique du fétichisme proprement dit. Ceux qui, par exemple, auront souri avec le plus de dédain à la naïveté du sauvage animant spontanément la montre dont il admire le jeu, pourraient, à leur tour, se surprendre eux-mêmes plus d'une fois dans une disposition mentale bien peu supérieure, malgré leur habitude d'un tel spectacle, quand ils contemplent, entièrement étrangers à l'horlogerie, les accidens imprévus, et souvent inexplicables, dus à quelque dérangement inaperçu de cet ingénieux appareil. Il nous serait, sans doute, très difficile de contenir alors suffisamment la disposition naturelle qui nous entraîne à regarder ces altérations comme autant d'indices des affections ou des caprices d'un être chimérique, si la puissance, enfin prépondérante, d'une analogie antérieure déjà fort étendue, ne nous conduisait maintenant à calmer notre inquiétude intellectuelle par l'immédiate supposition générale d'une certaine lésion mécanique, ultérieurement assignable, comme en beaucoup d'autres cas semblables préalablement analysés à notre entière satisfaction. Ainsi, la philosophie théologique, convenablement approfondie, a toujours évidemment pour base nécessaire le pur fétichisme, qui divinise instantanément chaque corps ou chaque phénomène susceptibles d'attirer avec quelque énergie la faible attention de l'humanité naissante. Quelques transformations essentielles que cette philosophie primitive puisse ensuite subir graduellement, une judicieuse analyse sociologique y pourra toujours mettre à nu ce fond primordial, jamais entièrement dissimulé, même dans l'état religieux le plus éloigné du point de départ. Non-seulement, par exemple, la théocratie égyptienne, dont celle des Juifs fut certainement une simple dérivation, a dû présenter, aux temps de sa plus grande splendeur, la co-existence régulière et très prolongée, dans les différentes castes de sa hiérarchie sacerdotale, de nos trois âges religieux, puisque les rangs inférieurs étaient encore restés au simple fétichisme, tandis que les premiers rangs étaient en pleine possession d'un polythéisme très caractérisé, et que les degrés suprêmes s'étaient même déjà élevés très probablement à une certaine ébauche du monothéisme; mais, en scrutant plus profondément l'esprit théologique, on peut, en outre, y reconnaître, en tout temps, par une analyse plus directe et plus décisive, des traces actuelles très prononcées du fétichisme fondamental, malgré les formes les plus métaphysiques qu'il ait pu affecter chez les plus subtiles intelligences. Qu'est-ce, en effet, au fond, que cette célèbre conception de l'âme du monde chez les anciens, ou cette assimilation plus moderne de la terre à un immense animal vivant, et tant d'autres doctrines analogues, sinon un véritable fétichisme, vainement déguisé sous un pompeux verbiage philosophique? Il n'y a là, sans doute, comparativement au fétichisme spontané des temps primitifs, d'autre différence essentielle que de se rapporter à des êtres collectifs et abstraits au lieu d'êtres purement individuels et concrets. De nos jours même, qu'est-ce réellement, pour un esprit positif, que ce ténébreux panthéisme dont se glorifient si étrangement, surtout en Allemagne, tant de profonds métaphysiciens, sinon le fétichisme généralisé et systématisé, enveloppé d'un appareil doctoral propre à donner le change au vulgaire? Par d'aussi décisives confirmations d'un principe déjà directement établi, il devient donc irrécusable que le pur fétichisme, loin de constituer une simple aberration de l'esprit théologique, en indique nécessairement la source fondamentale, et détermine son vrai caractère primordial, jusqu'aux temps beaucoup plus récens où, comme je l'expliquerai bientôt, son mélange de plus en plus intime avec l'esprit métaphysique proprement dit en altère profondément la nature originelle, néanmoins toujours reconnaissable à une saine exploration scientifique. Telle est donc notre théologie vraiment primitive, celle qui présente le plus complétement cette rigoureuse spontanéité, où réside, d'après le chapitre précédent, le privilége essentiel de toute philosophie théologique, et qu'aucun autre âge religieux n'a pu certainement offrir à un degré aussi parfaitement approprié à la torpeur initiale de l'entendement humain, alors ainsi dispensé même de créer la fiction facile des divers agens surnaturels, et se bornant à céder presque passivement à la pente naturelle qui nous entraîne à transporter au dehors ce sentiment d'existence dont nous sommes intérieurement pénétrés, lequel, nous semblant d'abord expliquer suffisamment nos propres phénomènes, nous sert immédiatement de base uniforme à l'interprétation absolue de tous les phénomènes extérieurs. Cette première philosophie a dû rester, comme toute autre, bornée d'abord au monde inanimé, considéré dans tous ses phénomènes de quelque importance, et sans excepter même les phénomènes purement négatifs, par exemple ceux des ombres, qui ont sans doute long-temps produit sur l'humanité naissante la même impression fondamentale de terreur superstitieuse qu'ils déterminent encore si souvent dans notre enfance individuelle, comme chez tant d'animaux. Mais cette théologie spontanée n'a pas dû tarder à être pareillement étendue à l'étude de l'animalité, jusqu'à produire fréquemment l'adoration[3] formelle des animaux, quand ils offraient à l'homme, sous un aspect quelconque, un spectacle plus ou moins mystérieux, c'est-à-dire dont il ne retrouvait pas en lui l'équivalent essentiel, soit que l'exquise supériorité de l'odorat, ou de tout autre sens, leur procurât immédiatement des notions dont l'origine, en beaucoup de cas, nous échappe encore aujourd'hui, soit qu'une plus grande susceptibilité organique leur fît, à certains égards, sentir avant nous diverses variations principales de l'atmosphère, etc. Note 3: Ce genre d'idolâtrie a dû toutefois être bien moins commun qu'on ne l'a cru, parce qu'on a souvent confondu sans doute, avec une véritable adoration directe, le respect spécial pour des animaux consacrés à quelque divinité extérieure, suivant un usage long-temps pratiqué chez les Grecs et même chez les Romains, indépendamment d'ailleurs de certains animaux habituellement entretenus comme instrumens de divination. Une telle manière de philosopher n'est pas moins parfaitement adaptée, par sa nature, au vrai caractère moral de l'humanité naissante qu'à sa première situation mentale. Nous avons reconnu, au chapitre précédent, que le sens général de l'évolution humaine consiste surtout à diminuer de plus en plus l'inévitable prépondérance, nécessairement toujours fondamentale, mais d'abord excessive, de la vie affective sur la vie intellectuelle, ou, suivant la formule anatomique, de la région postérieure du cerveau sur la région frontale; d'une manière d'ailleurs essentiellement commune au développement de l'espèce et à celui de l'individu. Or, cet empire, évidemment plus prononcé à l'origine, des passions sur la raison, et qui doit alors, comme je l'ai montré, nous disposer spécialement à la philosophie théologique, est certainement plus favorable encore à la théologie fétichiste qu'à aucune autre. Tous les corps observables étant ainsi immédiatement personnifiés, et doués de passions ordinairement très puissantes, selon l'énergie de leurs phénomènes, le monde extérieur se présente spontanément, envers le spectateur, dans une parfaite harmonie, qui n'a pu jamais se retrouver ensuite au même degré, et qui doit produire en lui un sentiment spécial de pleine satisfaction, que nous ne pouvons guère qualifier aujourd'hui convenablement, faute de pouvoir suffisamment l'éprouver, même en nous reportant, par la méditation la plus intense et la mieux dirigée, à ce berceau de l'humanité. On conçoit aisément combien cette exacte correspondance intime entre le monde et l'homme doit nous attacher profondément au fétichisme, qui réciproquement tend aussi, de toute nécessité, à prolonger spécialement un tel état moral. Cette co-relation spontanée peut encore se vérifier, même quand l'évolution humaine est la plus avancée, en considérant les organisations ou les situations, dès lors plus ou moins exceptionnelles, où la vie affective acquiert, à un titre quelconque,le plus spécialement une prédominance très rapprochée de l'irrésistibilité. Malgré la plus grande culture intellectuelle, les hommes qui, pour ainsi dire, pensent naturellement par le derrière de la tête, ou ceux qui se trouvent momentanément dans une disposition semblable (dont personne peut-être, même parmi les meilleurs esprits, n'a jamais été entièrement préservé), ont besoin d'exercer presque incessamment sur leurs propres pensées une très active surveillance, pour ne pas se laisser essentiellement entraîner, dans l'état très prononcé de crainte ou d'espérance déterminé par un passion quelconque, à une sorte de rechute aiguë vers le fétichisme fondamental, en personnifiant, et ensuite divinisant, jusqu'aux objets les plus inertes qui peuvent intéresser leurs affections actuelles. Ces tendances partielles ou passagères peuvent nous suggérer aujourd'hui une faible idée de la puissance primordiale d'un tel état moral, lorsque, à la fois complet et normal, il était d'ailleurs permanent et commun. La constitution, encore si métaphorique, du langage humain, dans les idiomes même les plus perfectionnés, en offre aussi, à mes yeux, un témoignage universel et prolongé, irrécusable quoique indirect. On ne saurait douter, en effet, que la formation du fond essentiel de ce langage ne remonte, en grande partie, jusqu'à cet âge du fétichisme proprement dit, qui a dû persister plus long-temps qu'aucun autre peut-être, par la lenteur plus spéciale des progrès qu'il comportait, comme je vais l'expliquer. En second lieu, l'opinion ordinaire, qui attribue surtout le fréquent usage des expressions figurées à la seule disette de signes directs, est sans doute trop rationnelle pour devenir suffisamment admissible, autrement qu'envers une époque très avancée de l'évolution intellectuelle. Jusque alors, et précisément pendant les temps qui ont dû le plus influer sur la formation ou plutôt le développement de la langue humaine[4], l'excessive surabondance des figures a dû tenir bien davantage au régime philosophique alors dominant, qui, surtout à l'état de fétichisme, assimilant directement tous les phénomènes possibles aux actes humains, devait faire introduire, comme essentiellement fidèles, des expressions qui ne peuvent plus nous sembler que métaphoriques, depuis que nous avons complétement dépassé l'état mental qui en motivait le sens littéral. Cet aperçu scientifique serait, au besoin, suffisamment confirmé par une remarque intéressante, déjà faite depuis long-temps, sur le décroissement graduel d'une telle tendance à mesure que l'esprit humain se développe: ce qui, toutefois, n'en rendrait point superflue l'ultérieure vérification spéciale, d'après un ensemble suffisant d'analyses philologiques convenablement instituées. Pour faciliter la conception d'un tel travail, je me bornerai à ajouter ici une indication caractéristique, relative aux temps modernes, où la nature des métaphores se transforme insensiblement de plus en plus, en ce que, au lieu de transporter, comme dans l'état primitif, au monde extérieur les expressions propres aux actes humains, la révolution fondamentale qui s'accomplit graduellement dans notre manière de philosopher nous conduit, au contraire, à appliquer toujours davantage aux divers phénomènes de la vie des termes primitivement destinés à la nature inerte, dont la considération prépondérante constitue, comme je l'ai tant établi, la base nécessaire du véritable esprit scientifique, qui exercera désormais sur la constitution du langage humain une influence de plus en plus profonde. Note 4: J'emploie ici à dessein le singulier, afin d'indiquer ma conviction bien arrêtée sur l'unité fondamentale du langage humain, quoique la nature et la destination de cet ouvrage ne me permettent pas d'y examiner, même sommairement, cet important sujet. Dans le Traité spécial que j'ai annoncé, je pourrai ultérieurement justifier ce lumineux principe, qui peut seul conduire à constituer, en temps opportun, une vraie philosophie du langage, et que l'esprit positif doit envisager, ce me semble, comme l'une des grandes données préalables fournies à la sociologie par la biologie. Car chaque espèce d'animaux supérieurs étant toujours douée, en vertu de son organisation, d'un certain langage propre, dont l'identité nécessaire se fait partout sentir à travers les diverses modifications quelconques, souvent très notables, de climat et même de race, une vaine et fallacieuse métaphysique me paraît seule pouvoir conduire à concevoir irrationnellement notre espèce comme arbitrairement soustraite à cette loi universelle du règne animal, sans que rien, dans notre organisme, pût certes motiver cette étrange anomalie. Quand les hautes recherches philologiques, qui, du reste, commencent déjà spontanément à converger avec évidence vers une telle tendance, pourront être enfin convenablement instituées, par l'indispensable concours permanent d'une plus saine éducation préliminaire avec l'usage régulier d'une théorie sociologique vraiment directrice, je ne doute pas qu'elles ne fassent alors de rapides progrès dans la manifestation irrécusable des vrais élémens fondamentaux de la langue humaine. Après avoir ainsi directement établi, sous le point de vue général propre à cet ouvrage, l'inévitable nécessité de ce premier âge théologique, et suffisamment expliqué son vrai caractère fondamental, il nous reste à apprécier sommairement son influence propre sur l'ensemble de l'évolution humaine, et ensuite, plus spécialement, la transformation graduelle qui en fait spontanément dériver le second âge naturel de la philosophie théologique. Lorsque, sans s'arrêter aux premières impressions, on compare, d'une manière convenablement approfondie, toutes les grandes phases religieuses de l'humanité, il n'est plus douteux, comme je l'ai ci-dessus indiqué, que le fétichisme ne constitue réellement, du moins quant à l'existence individuelle, l'état théologique le plus intense, c'est-à-dire celui où cet ordre d'idées exerce la plus vaste et la plus intime prépondérance dans tout notre système mental. Quelque monstrueux que nous semble aujourd'hui, chez les auteurs anciens, l'inépuisable dénombrement des divinités du paganisme, nous trouverions un résultat bien plus étrange encore s'il était possible d'exécuter suffisamment une telle revue envers les dieux des purs fétichistes, ainsi que j'aurai lieu ci-après d'en signaler le principal motif. Cette multiplicité supérieure devait, en effet, résulter du caractère essentiellement individuel et concret des croyances fétichiques, où chaque corps observable devient spontanément le sujet propre d'une superstition distincte. Mais indépendamment d'une telle complication numérique, cette liaison immédiate et continue doit alors donner une bien plus grande influence mentale aux conceptions théologiques, à travers lesquelles, pour ainsi dire, s'effectuent nécessairement toutes les observations; sauf quelques rares notions pratiques sur les divers ordres de phénomènes naturels, inévitablement fournies par l'expérience involontaire, et qui, dans l'origine, sont peu supérieures aux connaissances réelles que les plus éminens animaux acquièrent d'une manière analogue. A aucun autre âge religieux, les idées théologiques n'ont certainement pu être aussi directement ni aussi complétement adhérentes aux sensations elles-mêmes, qui alors les rappelaient presque sans délai et sans discontinuité; en sorte qu'il devait être presque impossible à l'intelligence d'en faire essentiellement abstraction, même d'une manière partielle et momentanée. L'immense progrès qui nous sépare heureusement de cette première enfance, doit en rendre maintenant très difficile l'exacte appréciation, outre l'embarras croissant des explorations directes de plus en plus rares. Mais, en se plaçant au point de vue convenable[5], je ne doute pas que la plupart des juges compétens ne reconnaissent enfin la justesse de cette importante observation sur la prépondérance intellectuelle de l'esprit théologique, beaucoup plus prononcée au temps du fétichisme que sous aucun autre régime religieux: ce qui tend à confirmer, dès le point de départ, ma proposition générale sur le décroissement continu d'un tel esprit à mesure que l'évolution intellectuelle s'accomplit, suivant ma théorie fondamentale du développement humain. Toutefois, la confusion trop ordinaire où tombent presque tous les philosophes entre l'empire mental des croyances religieuses et leur influence sociale, empêche essentiellement, à cet égard, toute saine appréciation générale, parce que ce n'est point alors en effet que la philosophie théologique a pu obtenir son plus grand, et surtout son plus heureux ascendant politique, dont le développement propre a dû être plutôt en sens inverse, par une remarquable coïncidence, que la suite de notre opération historique expliquera spontanément. Afin de dissiper ici, à ce sujet, toute incertitude essentielle, il faut donc maintenant caractériser le motif principal de la moindre puissance du fétichisme comme moyen de civilisation, malgré son extension intellectuelle certainement supérieure; d'où résultera ensuite aisément la détermination sommaire de sa véritable influence sociale. Note 5: C'est uniquement au très petit nombre d'esprits pleinement philosophiques qui ont pu essentiellement accomplir déjà la grande évolution mentale, qu'il appartient aujourd'hui d'entreprendre avec succès de telles comparaisons, à cause de l'heureuse faculté que leur procure exclusivement une entière émancipation personnelle, de transporter presque indifféremment leurs pensées à tous les degrés de l'échelle théologique, sans aucune prédilection perturbatrice. J'aurai plus d'une occasion naturelle de faire nettement sentir, dans les deux chapitres suivans, que ce n'est point des philosophes religieux qu'on doit finalement attendre une histoire vraiment rationnelle de la religion, conçue et exécutée d'une manière impartiale et lumineuse. A la vérité, l'esprit de dénigrement systématique qui caractérisait, à cet égard, les encyclopédistes du siècle dernier, devait certainement les rendre encore moins propres à cette haute appréciation philosophique. Elle ne saurait convenir qu'à des intelligences aussi pleinement affranchies des préventions métaphysiques que des préjugés théologiques, et pour lesquelles ces deux ordres d'idées antagonistes soient désormais pareillement ensevelis dans un irrévocable passé, où la part nécessaire de chacun d'eux devient exactement assignable, d'après la vraie théorie générale du développement humain. On doit, à cet effet, remarquer d'abord que, malgré les récriminations modernes contre l'autorité sacerdotale, une telle autorité est néanmoins strictement indispensable pour utiliser réellement la propriété civilisatrice de la philosophie théologique. Non-seulement toute doctrine quelconque exige évidemment des organes spéciaux, qui puissent toujours en diriger et en surveiller l'application sociale. Mais, en outre, les croyances religieuses sont, par leur nature, beaucoup plus complétement assujéties que toutes les autres à cette nécessité commune, à cause du vague indéfini qui les caractérise spontanément, et qui ne peut être suffisamment contenu que par l'exercice permanent d'une très active discipline, convenablement organisée. Sans cette indispensable condition, les idées théologiques peuvent avoir beaucoup d'extension et d'énergie, au point même d'occuper presque exclusivement l'intelligence, et ne comporter néanmoins qu'une très faible consistance politique, en suscitant plutôt des divergences que des convergences: comme nous le confirme éminemment la grande expérience des trois derniers siècles, où, par la désorganisation générale de l'ancienne autorité théologique, les croyances religieuses sont devenues bien plus un puissant principe de discorde qu'un véritable lien social, contrairement à leur destination essentielle, que l'étymologie semble aujourd'hui rappeler avec une sorte d'ironie. Or, en ayant convenablement égard à cette considération fondamentale, il est facile d'expliquer la moindre influence sociale de la philosophie théologique à l'époque du fétichisme, malgré qu'elle occupât certainement alors beaucoup plus de place dans l'ensemble de l'entendement humain. Cette coïncidence nécessaire tient, en effet, à ce que le fétichisme comportait infiniment moins que le polythéisme et le monothéisme le développement propre d'une autorité sacerdotale distinctement organisée en classe spéciale, par une suite nécessaire du caractère essentiel des croyances correspondantes. Presque tous les dieux du fétichisme sont éminemment individuels, et chacun d'eux a sa résidence inévitable et permanente dans un objet particulièrement déterminé; tandis que ceux du polythéisme ont, de leur nature, une bien plus grande généralité, un département beaucoup plus étendu quoique toujours propre, et enfin un siége infiniment moins circonscrit. Cette différence fondamentale constitue sans doute, pour le fétichisme, une aptitude plus prononcée à correspondre spontanément, avec une exacte harmonie, à l'état primitif de l'esprit humain, où toutes les idées sont nécessairement, au plus haut degré, particulières et concrètes; et de là résulte, comme je l'ai ci-dessus noté, la multiplicité très supérieure des divinités de cette première enfance. Mais, sous le point de vue social, il est pareillement évident que de telles croyances offrent, par leur nature, beaucoup moins de ressources, soit pour réunir les hommes, soit pour les gouverner. Quoiqu'il existe, sans doute, des fétiches de tribu, et même de nation, la plupart néanmoins sont essentiellement domestiques, ou même personnels, ce qui offre bien peu de secours au développement spontané de pensées suffisamment communes. En second lieu, le siége immédiat de chaque divinité dans un objet matériel nettement déterminé, doit rendre le sacerdoce proprement dit presque inutile, et, par suite, tend à empêcher directement l'essor d'une classe spéculative, vraiment distincte et influente. Ce n'est pas que le culte ne soit alors fort étendu, car il tient, au contraire, bien plus de place, qu'à aucune époque théologique plus avancée, dans l'ensemble de la vie humaine, qui en est plus intimement pénétrée, chaque acte particulier de l'homme ayant pour ainsi dire son propre aspect religieux. Mais c'est presque toujours un culte essentiellement personnel et direct, dont chaque croyant peut être le ministre immédiat, sans aucune interposition forcée envers ses divinités spéciales, constamment accessibles par leur nature. C'est surtout la croyance ultérieure à des dieux habituellement invisibles, plus ou moins généraux, et essentiellement distincts des corps soumis à leur arbitraire discipline, qui a dû déterminer, à l'âge du polythéisme, le développement rapide et prononcé d'un vrai sacerdoce, susceptible d'une haute prépondérance sociale, comme constituant, d'une manière régulière et permanente, un intermédiaire indispensable entre l'adorateur et sa divinité. Le fétichisme, au contraire, n'exigeait point évidemment cette inévitable intervention, et tendait ainsi à prolonger extrêmement l'enfance de l'organisation sociale, dont le premier essor, comme je l'ai établi au chapitre précédent, devait certainement dépendre de la formation distincte d'une classe spéculative, c'est-à-dire alors sacerdotale. Dans l'analyse, beaucoup mieux connue, des âges théologiques ultérieurs, on peut observer encore des traces très marquées de ce caractère nécessaire des cultes primitifs, aux temps même de la plus entière extension intellectuelle et sociale du polythéisme grec ou romain, en considérant le mode spécial, très précieux à remarquer sous ce rapport, qui y distinguait l'adoration des dieux lares et pénates, divinités essentiellement domestiques, où l'on doit, à mon gré, reconnaître de purs fétiches, dont le culte, particulièrement modifié chez les diverses familles, s'y célébrait toujours directement, sans intervention sacerdotale, chaque fidèle, ou du moins chaque chef de famille, étant resté, à cet égard, une sorte de prêtre spontané. Toutefois, l'observation plus complète et plus variée des populations fétichistes semble indiquer que ce premier âge religieux n'est point entièrement incompatible avec la formation ébauchée d'une certaine classe sacerdotale, commençant à se détacher assez distinctement de la masse sociale, comme l'indiquent divers cas relatifs à des professions spéciales de devins, de jongleurs, etc., chez plusieurs peuplades nègres, qui ne sont point cependant sorties entièrement du vrai fétichisme. Mais, par un examen plus approfondi de ces degrés de l'échelle sociale, soit dans l'antiquité, soit de nos jours, on reconnaîtra toujours, ce me semble, que le fétichisme est alors essentiellement parvenu à l'état d'astrolâtrie, qui constitue son plus haut perfectionnement propre, et sous lequel s'effectue, comme je l'expliquerai bientôt, sa transition générale au polythéisme proprement dit. Or, cette phase plus éminente, mais aussi beaucoup plus tardive, du fétichisme fondamental, tend, en effet, par sa nature spéciale, à provoquer directement le développement distinct d'un vrai sacerdoce. D'abord, la considération des astres porte en elle-même un caractère d'évidente généralité, qui les rend immédiatement aptes à devenir des fétiches vraiment communs; et c'est toujours aussi de cette source exclusive que l'analyse sociologique nous les montre essentiellement tirés chez des populations un peu étendues. En second lieu, quand leur situation pleinement inaccessible a été suffisamment reconnue, ce qui a dû être beaucoup moins immédiat qu'on ne le croit d'ordinaire, le besoin d'intermédiaires spéciaux a dû se faire sentir, à leur égard, d'une manière irrécusable. Tels sont les deux caractères essentiels, généralité supérieure, et accès plus difficile, qui, sans altérer directement la nature fondamentale du fétichisme universel, ont dû y rendre l'adoration des astres particulièrement propre à déterminer la formation d'un culte vraiment organisé et d'un sacerdoce pleinement distinct, sans lesquels le développement politique serait demeuré essentiellement impossible. On conçoit ainsi combien sont radicalement vicieuses les tendances vagues et absolues de la philosophie politique actuelle, qui nous font, par exemple, condamner aveuglément le culte des astres comme un principe universel de dégradation humaine; tandis que l'avènement de l'astrolâtrie constitue réellement, au contraire, non-seulement un symptôme essentiel, mais aussi un puissant moyen, de progrès social, pour les temps correspondans, quoique sa prolongation démesurée ait dû ultérieurement devenir une source d'entraves. Mais il a dû s'écouler un temps fort considérable avant que l'adoration des astres ait pu prendre un ascendant prononcé sur les autres branches du fétichisme, de manière à imprimer à l'ensemble du culte les caractères essentiels d'une véritable astrolâtrie. Car, l'esprit humain, d'abord préoccupé des considérations les plus directes et les plus particulières, ne pouvait alors nullement placer les corps célestes au premier rang des substances extérieures. Ils ont dû long-temps avoir pour lui beaucoup moins d'importance qu'un grand nombre de phénomènes terrestres; tels, par exemple, que les principaux effets météorologiques, qui, à un âge bien plus avancé, et pendant presque tout le règne théologique, ont essentiellement fourni les attributs caractéristiques du suprême pouvoir surnaturel. Tandis qu'on reconnaissait alors si généralement à tous les magiciens habiles une autorité fort étendue sur la lune et les étoiles, personne n'aurait osé leur supposer aucune participation quelconque au gouvernement du tonnerre. Il a donc fallu préalablement une suite très prolongée de modifications graduelles dans les conceptions humaines, pour intervertir en quelque sorte l'ordre primordial, en plaçant enfin les astres à la tête des corps naturels, quoique toujours nécessairement subordonnés à la terre et à l'homme, suivant l'esprit fondamental de la philosophie théologique, parvenue même à son plus haut perfectionnement total. Or, c'est seulement quand le fétichisme s'est ainsi élevé enfin à l'état d'astrolâtrie, qu'il a pu exercer, d'une manière permanente et régulière, une influence politique vraiment capitale, par le double motif ci-dessus indiqué. Telle est donc, désormais, en général, l'explication rationnelle de ce singulier caractère, source inextricable de confusion dans les jugemens ordinaires sur ces degrés inférieurs de l'échelle sociale, qui fait alors coïncider essentiellement une plus grande extension intellectuelle de l'esprit théologique avec une moindre influence sociale. Ainsi, non-seulement le fétichisme, comme toute autre philosophie quelconque, n'a pu s'étendre aux considérations morales et sociales qu'après avoir d'abord suffisamment dirigé toutes les spéculations moins compliquées: mais, en outre, des motifs spéciaux très puissans ont dû, comme on le voit, retarder extrêmement l'époque où il a pu acquérir une véritable consistance politique, malgré son immense extension intellectuelle préalable. En terminant cette appréciation sommaire, je ne puis m'empêcher de signaler une importante réflexion qu'elle suggère naturellement sur l'ensemble du règne théologique, et qui est déjà très propre à rendre fort douteuse cette aptitude caractéristique à servir indéfiniment de base aux liens sociaux, qu'on attribue encore vulgairement aux croyances religieuses, à l'exclusion de tout autre ordre quelconque de conceptions communes. Il résulte spontanément, en effet, des considérations précédentes, que cette propriété politique est bien loin de leur appartenir d'une manière aussi intime et aussi absolue qu'on le suppose, puisqu'elle n'a pu se développer librement au temps même de la plus grande extension mentale du système religieux. Cette observation décisive ne fera que se compléter davantage par la suite de notre opération historique, en reconnaissant, dans le polythéisme, et surtout dans le monothéisme, la co-relation évidente et nécessaire du décroissement intellectuel de l'esprit théologique avec une plus parfaite réalisation de sa faculté civilisatrice; ce qui confirmera naturellement de plus en plus que cette grande destination sociale, tout comme l'efficacité purement philosophique, ne pouvait lui être attribuée que provisoirement, et jusqu'à l'avènement de principes à la fois plus directs et plus stables, suivant la théorie fondamentale exposée à la fin du volume précédent. D'après l'ensemble de ces explications, ce sera donc surtout aux deux leçons suivantes que nous devrons naturellement réserver la juste appréciation générale des plus importans effets du système théologique dans la grande évolution humaine. Mais, quoique le fétichisme ait dû être ainsi nécessairement beaucoup moins propre, si ce n'est dans sa dernière phase, au principal développement de la politique théologique, son influence sociale n'en a pas moins été très étendue, et même indispensable, comme nous allons maintenant l'apprécier sommairement. Sous le point de vue purement philosophique, où, en tant que destinée à diriger alors le système général des spéculations humaines, cette première forme de l'esprit religieux ne présente que simplement au moindre degré possible la propriété fondamentale que nous avons reconnue, en principe, rigoureusement inhérente à toute philosophie théologique, de pouvoir seule ébranler la torpeur initiale de notre intelligence, en fournissant spontanément à nos conceptions un aliment et un lien quelconques. Mais, si le fétichisme lui-même a certainement participé, sous ce rapport, à ce grand caractère de la philosophie primitive, son action ultérieure, après la production générale du premier éveil mental, a dû tendre évidemment, avec beaucoup d'énergie, à empêcher l'essor des connaissances réelles. Jamais, en effet, l'esprit religieux n'a pu être aussi directement opposé que dans ce premier âge à tout véritable esprit scientifique, à l'égard même des plus simples phénomènes. Toute idée de lois naturelles invariables devrait alors paraître éminemment chimérique, et serait d'ailleurs, si elle pouvait distinctement surgir, aussitôt repoussée comme radicalement contraire au mode consacré, qui rattache immédiatement l'explication détaillée de chaque phénomène aux volontés arbitraires du fétiche correspondant. L'esprit scientifique est sans doute bien peu favorisé encore par le polythéisme, comme nous le reconnaîtrons au chapitre suivant; mais il y est certainement beaucoup moins comprimé que sous le fétichisme, quand on les compare, à cet égard, d'une manière suffisamment approfondie. Dans cette première enfance intellectuelle, que nous pouvons maintenant si peu comprendre, les faits chimériques l'emportent infiniment sur les faits réels; ou, plutôt, il n'y a, pour ainsi dire, aucun phénomène qui puisse être alors nettement aperçu sous son aspect véritable. Sous le fétichisme, et même pendant presque tout le règne du polythéisme, l'esprit humain est nécessairement, envers le monde extérieur, en un état habituel de vague préoccupation qui, quoique alors normal et universel, n'en produit pas moins l'équivalent effectif d'une sorte d'hallucination permanente et commune, où, par l'empire exagéré de la vie affective sur la vie intellectuelle, les plus absurdes croyances peuvent altérer profondément l'observation directe de presque tous les phénomènes naturels. Nous sommes aujourd'hui trop disposés à traiter d'impostures des sensations exceptionnelles, que nous avons heureusement cessé de pouvoir directement comprendre, et qui ont été néanmoins, toujours et partout, très familières aux magiciens, devins, sorciers, etc., de cette grande phase sociale. Mais, en revenant, autant que possible, à l'image d'une telle enfance, où l'absence totale des notions même les plus simples sur les lois de la nature doit faire indifféremment admettre les plus chimériques récits avec les plus communes observations, sans que rien pour ainsi dire puisse alors sembler spécialement monstrueux, on pourra reconnaître aisément la facilité trop réelle avec laquelle l'homme voyait si souvent tout ce qu'il était disposé à voir, par des illusions qui me semblent fort analogues à celles que le grossier fétichisme des animaux paraît leur procurer très fréquemment. Quelque familière que doive nous être aujourd'hui l'opinion fondamentale de la constance des évènemens naturels, sur laquelle repose nécessairement tout notre système mental, elle ne nous est certainement point innée, puisqu'on peut presque assigner, dans l'éducation individuelle, l'époque véritable de sa pleine manifestation. La philosophie positive, qui exclut partout l'absolu, et qui est, par sa nature, strictement assujétie à la condition, souvent pénible, de tout comprendre afin de tout coordonner, doit, à cet égard, disposer désormais les penseurs à reconnaître, au contraire, que cette invariabilité des lois naturelles est, pour l'esprit humain, le laborieux résultat général d'une acquisition lente et graduelle, aussi bien chez l'espèce que chez l'individu. Or, le sentiment de cette rigoureuse constance ne pouvait se développer directement tant que l'esprit purement théologique conservait son plus grand ascendant mental, sous le régime du fétichisme, si évidemment caractérisé par l'extension immédiate et absolue des idées de vie, tirées du type humain, à tous les phénomènes extérieurs. En appréciant convenablement une telle situation, on cesse de trouver étranges les fréquentes hallucinations que pouvait produire, chez des hommes énergiques, une activité intellectuelle aussi imparfaitement réglée, à la moindre surexcitation déterminée par le jeu spontané des passions humaines, ou quelquefois provoquée volontairement par diverses stimulations spéciales, que plusieurs biologistes ont déjà assez judicieusement signalées, comme la pratique de certains mouvemens graduellement convulsifs, l'usage de quelques boissons ou vapeurs fortement enivrantes, l'emploi de frictions susceptibles d'effets analogues, etc. Sans recourir même à ces moyens particuliers, dont l'histoire nous montre cependant la fréquente influence, les causes naturelles d'aberration commune sont alors tellement prononcées, que, par une convenable appréciation, on devra, ce me semble, féliciter bien plutôt l'esprit humain de ce que sa rectitude fondamentale a si souvent contenu, pendant cette première enfance, la direction illusoire que les seules théories alors possibles tendaient à lui imprimer presque indéfiniment. Considérée quant aux beaux-arts, l'action générale du fétichisme sur l'intelligence humaine n'est point certainement aussi oppressive, à beaucoup près, que sous l'aspect scientifique. Il est même évident qu'une philosophie qui animait directement la nature entière, devait tendre à favoriser éminemment l'essor spontané de notre imagination, alors nécessairement investie d'une haute prépondérance mentale. Aussi les premiers essais de tous les beaux-arts, sans en excepter la poésie, remontent-ils incontestablement jusqu'à l'âge du fétichisme. Mais le polythéisme ayant dû stimuler bien davantage encore leur développement propre, il convient, pour abréger, de remettre au chapitre suivant l'ensemble des considérations très sommaires que nous devrons indiquer à ce sujet. Il s'agira alors essentiellement d'expliquer comment, dans la vie collective comme dans la vie individuelle, l'essor positif des facultés humaines a dû s'opérer d'abord par les facultés d'expression, de manière à accélérer graduellement l'évolution plus tardive des facultés supérieures et moins prononcées, d'après la liaison générale que notre organisation établit entre elles. Quant au développement industriel, philosophiquement défini, c'est-à-dire embrassant l'ensemble total de l'action de l'homme sur le monde extérieur, il remonte, incontestablement, jusqu'à ce premier âge social, où l'humanité, sous les plus importans aspects, a jeté les bases élémentaires de sa conquête générale du globe terrestre. Trop disposés maintenant à méconnaître les services indispensables de ces temps primitifs, nous oublions que l'industrie humaine leur doit surtout la première ébauche de ses ressources les plus puissantes, l'association de l'homme avec les animaux disciplinables, l'usage permanent du feu, et l'emploi des forces mécaniques; et, même le commerce proprement dit y trouve son premier essor distinct, par la naissante institution des monnaies. En un mot, presque tous les arts et procédés industriels y ont nécessairement leur origine fondamentale. Mais, en outre, l'exercice effectif de l'activité humaine accomplit alors spontanément une fonction préliminaire d'une haute importance pour l'ensemble de notre évolution, en préparant, pour ainsi dire, le théâtre ultérieur de la civilisation, comme l'éloquente appréciation de Buffon est si propre à le faire sentir, dans son admirable parallèle entre la nature brute et la nature perfectionnée par l'homme. L'action destructive que les peuplades primitives de chasseurs se plaisent à développer avec tant d'énergie, n'est pas seulement utile au genre humain comme offrant souvent un motif immédiat de liaison, quelquefois fort étendue, entre les diverses familles, en un temps où il est difficile d'apercevoir, sinon pour la guerre, d'autres motifs équivalens. Mais une telle destruction est surtout directement indispensable au développement social ultérieur, dont la scène nécessaire se trouve d'abord évidemment encombrée par la multiplicité supérieure des animaux de toute espèce. Aussi cette énergie destructive est-elle alors tellement prononcée, qu'on a pu quelquefois y voir, sans trop d'invraisemblance, une cause secondaire susceptible de concourir, avec les puissances prépondérantes considérées en géologie, à l'entière disparition de certaines races, surtout parmi les plus grandes. On peut faire des remarques essentiellement analogues sur les dévastations exercées ensuite par les peuples pasteurs, et qui affectent plus spécialement la végétation superflue. Mais, si l'on ne peut méconnaître, sous ces divers aspects, la participation essentielle de cet âge primitif à l'évolution industrielle de l'humanité, il est difficile aujourd'hui d'apprécier exactement la véritable influence du fétichisme sur ce genre de développemens[6]. Au premier abord, la consécration directe de la plupart des corps extérieurs semble même devoir tendre à interdire à l'homme toute grave modification du monde environnant. Il n'est pas douteux, en effet, que l'influence prolongée du fétichisme ne constitue, sous ce rapport, de véritables et puissans obstacles, qui deviendraient presque insurmontables si l'esprit humain pouvait jamais être, surtout alors, pleinement conséquent, et si ces croyances ne pouvaient être, à cet égard, suffisamment neutralisées par l'opposition mutuelle que leur nature comporte si aisément, quand quelque instinct puissant s'y trouve intéressé. Toutefois, outre cet important antagonisme spontané, le fétichisme présente déjà, à un haut degré, cette précieuse propriété générale que j'ai signalée, en principe, au chapitre précédent, comme inhérente au régime théologique, de favoriser le premier essor de l'activité humaine, par les illusions fondamentales qu'il inspire sur la prépondérance de l'homme, auquel le monde entier doit sembler subordonné, tant que l'invariabilité des lois naturelles n'est point encore reconnue. Quoique cette suprématie ne soit alors réalisable que par l'irrésistible intervention des agens divins, il n'est pas moins évident que le sentiment continu de cette protection suprême doit être, à cette époque, éminemment propre à exciter et à soutenir l'énergie active de l'homme, malgré d'immenses obstacles extérieurs, qu'il ne pourrait sans doute oser autrement braver. Ainsi, quelque imparfaite, et même précaire, que soit nécessairement une telle stimulation, il y faut voir une indispensable ressource, jusqu'aux temps très récens où la connaissance des lois de la nature est assez avancée pour servir de base rationnelle et solide à l'action, à la fois sage et hardie, de l'humanité sur le monde extérieur. Or, cette fonction provisoire convient alors d'autant mieux au fétichisme, qu'il présente à l'homme, de la manière la plus directe et la plus complète, le naïf espoir d'un empire presque illimité, à obtenir par la voie religieuse activement suivie. Plus on méditera sur ces temps primitifs, plus on sentira que le pas principal y devait consister, au physique comme au moral, à retirer l'esprit humain de sa torpeur animale: et c'eût été aussi, à l'un et à l'autre égard, le pas le plus difficile, si l'essor spontané de la philosophie théologique, à l'état initial de fétichisme, n'eût ouvert définitivement la seule issue qui fût alors possible. Quand on examine convenablement les illusions caractéristiques de ce premier âge, sur la faculté mystérieuse d'observer immédiatement les évènemens les plus lointains et les plus cachés, sur le pouvoir de modifier le cours des astres, d'apaiser ou d'exciter les tempêtes, etc., le sourire spontané d'un dédain peu philosophique fait place à l'appréciation rationnelle qui nous y montre les symptômes nécessaires de l'éveil primordial de notre intelligence et de notre activité. Note 6: Quoique le point de vue concret doive être ici soigneusement écarté, d'après les explications préalables de cette leçon, je crois cependant, afin de prévenir, autant que possible, toute confusion dans les vérifications spéciales, devoir avertir, à ce sujet, que je n'entends pas ainsi établir une correspondance nécessaire entre le fétichisme et l'un seulement des trois modes généraux d'existence matérielle qu'on a coutume de distinguer parmi les peuples primitifs, successivement chasseurs, pasteurs et agriculteurs. Je sais qu'on peut citer plusieurs exemples de nations pastorales déjà parvenues au polythéisme, et d'autres de nations agricoles restées fétichistes. Mais, malgré cette diversité effective, je continue l'appréciation abstraite en supposant les deux transitions matérielles toujours accomplies avant la cessation du fétichisme; parce qu'il existe, en effet, comme on va le voir, un motif fondamental pour qu'il en soit ainsi, quoique cette tendance spontanée puisse être, en certains cas particuliers que je n'ai point à analyser, surmontée par des influences contraires. Enfin, sous le point de vue social proprement dit, le fétichisme, quoique ayant dû être, d'après nos explications antérieures, moins efficace, en général, que les autres modes ultérieurs de l'esprit théologique, offre cependant des propriétés réelles d'une haute importance pour l'ensemble du développement humain. Nous sommes maintenant, surtout à cet égard, trop disposés à méconnaître les immenses bienfaits des influences religieuses, auxquelles ceux même qui s'en croient encore le plus intimement pénétrés sont déjà fort éloignés d'attribuer suffisamment tous les progrès qu'elles ont réellement déterminés, quand ils ont dépendu de croyances actuellement éteintes. Aussi bien sous le rapport social que sous le rapport intellectuel, la philosophie positive, quelque paradoxale que semble d'abord chez elle une semblable propriété, peut seule, au fond, faire enfin dignement apprécier toute la haute participation nécessaire de l'esprit religieux à l'ensemble de la grande évolution. Or, ici n'est-il pas directement évident que les efforts moraux devant, par une invincible nécessité organique, presque toujours combattre, à un degré quelconque, les plus énergiques impulsions de notre nature, l'esprit théologique avait besoin de fournir à la discipline sociale une base générale indispensable, en un temps où la prévoyance, soit collective, soit individuelle, était certainement beaucoup trop limitée pour offrir un point d'appui suffisant aux influences purement rationnelles? Même à des époques bien moins arriérées, les institutions qui deviennent ensuite le mieux susceptibles d'être habituellement rattachées à de simples motifs humains, doivent long-temps reposer sur de tels fondemens, jusqu'à ce que notre raison soit assez affermie: c'est ainsi, par exemple, que nous voyons même les moindres préceptes hygiéniques ne pouvoir d'abord s'établir, d'une manière fixe et commune, que sous la haute autorité des prescriptions religieuses. Une irrésistible induction doit donc nous faire sentir la nécessité primitive de la consécration théologique dans les modifications sociales où l'on est aujourd'hui le moins disposé à concevoir son intervention. Ainsi, on la regarde d'ordinaire comme essentiellement étrangère à l'essor graduel et régulier de l'esprit de propriété inhérent à l'homme; et, cependant, l'analyse approfondie de certaines phases remarquables de la sociabilité me semble indiquer clairement, à cet égard, un indispensable concours de l'influence religieuse: telle est, entre autres, cette célèbre institution du _Tabou_, si importante chez les peuples les plus avancés de l'Océanie, et qui, à mon gré, constitue aujourd'hui, pour le philosophe, une précieuse trace de l'universelle participation spéciale des croyances théologiques à la consolidation primitive de la propriété territoriale, lorsque les peuples chasseurs ou pasteurs passent finalement à l'état agricole. Quoique les liaisons d'idées propres à ces âges primitifs soient aujourd'hui très difficilement saisissables, même d'après une saine théorie, à cause du point de vue trop différent où nous sommes forcément placés, il est pareillement très vraisemblable que l'influence religieuse a beaucoup contribué d'abord à établir, et surtout à régulariser, l'usage continu des vêtemens, justement regardé comme l'un des principaux indices de la civilisation naissante, non-seulement par l'évidente impulsion qu'en doivent constamment recevoir nos aptitudes industrielles, mais bien plus encore sous le rapport moral, où il constitue le premier grand témoignage de l'admirable série des efforts graduels de l'homme pour améliorer, autant que possible, sa propre nature, en y développant de plus en plus la haute discipline permanente que notre raison doit exercer sur nos penchans, afin de faire convenablement éclater la supériorité implicite de notre organisation propre. Outre l'appréciation beaucoup trop étroite de l'ancienne intervention sociale de l'esprit théologique, on se forme trop souvent une très fausse idée de ce puissant moyen, même dans la plupart des cas où l'on n'en saurait méconnaître l'efficacité, en le concevant surtout comme un simple artifice, appliqué, par les hommes supérieurs, sans aucune conviction personnelle, au gouvernement usuel de la multitude. Bien peu de philosophes, y compris les plus religieux, sont aujourd'hui exempts de cette irrationnelle disposition, quant à toutes les diverses phases antérieures de l'humanité. C'est pourquoi il convient ici de présenter directement à ce sujet quelques indications sommaires, qui, applicables à l'ensemble de notre opération historique, y devront prévenir ou rectifier, autant que possible, de vicieuses appréciations, aussi radicalement contraires à toute saine explication des faits sociaux qu'injurieuses au caractère moral de l'homme. Malgré la vaine réputation de haute habileté politique qu'on a si étrangement tenté de faire à la dissimulation et même à l'hypocrisie, il est heureusement incontestable, soit d'après l'expérience universelle, soit par l'étude approfondie de la nature humaine, qu'un homme vraiment supérieur n'a jamais pu exercer aucune grande action sur ses semblables sans être d'abord lui-même intimement convaincu. Cette condition préalable ne tient pas seulement à ce qu'il ne saurait exister d'action morale là où il n'y aurait point une suffisante harmonie mutuelle de sentimens et de pensées. De plus, cette chimérique duplicité mentale, à laquelle on n'a pas craint ainsi d'attribuer souvent d'importans effets, tendrait nécessairement, au contraire, à paralyser directement les principales facultés de ceux qui se seraient dès lors imposé la tâche, évidemment impossible, de conduire simultanément leurs pensées par deux voies opposées, l'une réelle, l'autre affectée, dont chacune eût d'ordinaire déjà suffisamment embarrassé notre faible intelligence. On n'a pu se laisser communément entraîner à cette absurde supposition, que d'après une difficulté presque insurmontable à comprendre la vraie nature d'un état mental trop éloigné, par une suite funeste, mais rarement évitable, du caractère absolu qui vicie encore si radicalement la plupart des opinions philosophiques, et que la prépondérance générale de l'esprit positif pourra seule entièrement rectifier. En reconnaissant, comme on ne peut plus l'éviter, que les théories théologiques ont dû long-temps diriger l'exercice de notre intelligence dans ses plus simples spéculations, ce serait sans doute une étrange inconséquence que de persister à méconnaître leur prépondérance réelle dans les méditations sociales et politiques, dont la complication supérieure devait d'abord exiger bien davantage cette puissante intervention. Serait-il possible que les esprits chez lesquels un tel régime constitue directement la base nécessaire de tout le système mental, ne l'étendissent point spontanément à leurs recherches les plus importantes et les plus difficiles? Les législateurs de ces temps primitifs étaient donc, inévitablement, aussi sincères, en général, dans leurs conceptions théologiques sur la société que dans celles qui se rapportaient au monde extérieur: les aberrations pratiques, quelquefois si horribles, auxquelles ils furent trop souvent conduits par ces imparfaites théories, constituent elles-mêmes presque toujours d'irrécusables témoignages de cette sincérité fondamentale. Pour rectifier complétement la grave erreur philosophique que nous examinons, et qui s'oppose éminemment à toute saine appréciation du passé humain, il me reste seulement à expliquer ici la tendance spontanée de cette politique essentiellement théologique des temps primitifs à fournir des inspirations qui devaient coïncider, dans la plupart des cas ordinaires, avec les principales nécessités sociales correspondantes. Cette coïncidence habituelle devait résulter naturellement de deux propriétés importantes, mutuellement supplémentaires, l'une commune à toutes les phases religieuses, l'autre spéciale à chacune d'elles, et qu'il suffira d'indiquer très brièvement. La première consiste en ce que, par le vague presque indéfini qui les caractérise toujours plus ou moins, les croyances religieuses sont éminemment susceptibles de se modifier spontanément selon les exigences diverses de chaque application politique, de manière à sanctionner finalement, sans aucun artifice volontaire, les inspirations même qui n'en seraient pas d'abord émanées, pour peu qu'elles correspondent au sentiment intime d'un besoin véritable, individuel ou social. Tel est surtout le motif général qui rend si nécessaire, envers de semblables opinions, une organisation systématique, sous l'administration continue d'un sacerdoce convenable, afin de prévenir ou de rectifier les dangereuses conséquences pratiques de leur libre essor chez les esprits vulgaires, comme je l'expliquerai directement dans la cinquante-quatrième leçon. Mais cette aptitude universelle à consacrer et à fortifier nos sentimens et nos pensées quelconques, quoique pouvant ainsi s'étendre trop souvent à des applications nuisibles, doit avoir sans doute encore plus d'énergie et d'activité naturelles quand elle se dirige vers des inspirations d'utilité sociale, offrant, à son plein développement, un champ plus vaste et moins gêné. En second lieu, les caractères qui distinguent les croyances propres à chaque phase religieuse devant être, de toute nécessité, déterminés, en général, par les diverses modifications essentielles de la société, il serait impossible que ces opinions n'offrissent point spontanément, dans la vie réelle, certains attributs en harmonie spéciale avec les situations correspondantes; sans quoi leur empire prolongé deviendrait inintelligible. Ainsi, outre l'importante consécration commune qu'elles doivent fournir à toutes les inspirations utiles, les théories théologiques sont d'ailleurs susceptibles, par elles-mêmes, de suggérer souvent des notions essentiellement convenables à l'état social contemporain. La première propriété correspond à ce qu'il y a de nécessairement vague et indisciplinable dans chaque système religieux, la seconde à ce qu'il offre de déterminé et de régularisable; en sorte que l'action de l'une peut suppléer naturellement à celle de l'autre. A mesure que les croyances se simplifient et s'organisent, dans l'ensemble de l'évolution théologique de l'humanité, leur influence sociale décroît nécessairement sous le premier aspect, vu la moindre liberté spéculative qui en résulte: mais elle augmente, non moins inévitablement, sous le second point de vue, ainsi que nous le reconnaîtrons bientôt; ce qui doit être regardé, au fond, comme une très heureuse transformation, permettant de plus en plus aux esprits supérieurs d'utiliser spontanément, dans toute sa plénitude, la vertu civilisatrice de cette philosophie primitive. D'après ces explications générales sur les deux modes fondamentaux relatifs à l'action sociale d'une théologie quelconque, on conçoit que le premier doit spontanément prévaloir dans le fétichisme, beaucoup plus qu'en aucun autre cas: ce qui est alors directement conforme à nos remarques antérieures sur l'absence ou l'imperfection de l'organisation religieuse proprement dite. Mais, par cela même, l'analyse rationnelle de cette influence y doit devenir aujourd'hui plus spécialement inextricable, d'après la difficulté, presque toujours insurmontable, de discerner avec exactitude, dans la trame profondément confuse d'une vie aussi éloignée de la nôtre, l'élément religieux qui s'y trouve intimement incorporé. On doit donc, à cet égard, se contenter essentiellement d'y vérifier, sur quelques exemples décisifs, comme chacun peut aisément le faire, la réalité nécessaire de notre théorie. Quant au second mode, quoique son développement ait dû être infiniment moindre sous le régime du fétichisme, sa nature plus précise et mieux saisissable permet néanmoins de l'y apprécier d'une manière plus distincte et plus directe: ce qui, par une évidente réaction logique, doit rationnellement confirmer, _à fortiori_, l'existence implicite de l'autre influence, même dans les cas nombreux où l'imperfection nécessaire de l'analyse sociologique n'aura pu la faire convenablement ressortir. Il me suffira de signaler ici deux exemples importans et irrécusables de cette action spéciale, spontanément émanée du fétichisme, sur l'ensemble de l'évolution sociale. Le premier consiste dans la participation incontestable, quoique inaperçue jusqu'ici, de cette religion primitive pour la transition fondamentale à la vie agricole. Assez de philosophes ont déjà fait ressortir l'extrême importance sociale de ce changement capital du régime matériel, sans lequel les plus grands progrès ultérieurs de l'humanité seraient demeurés essentiellement impossibles. Qu'il me suffise d'ajouter, à ce sujet, que la guerre, principal instrument temporel de la civilisation naissante, comme je l'ai établi, en principe, au chapitre précédent, et comme je l'expliquerai surtout au suivant, reste presque entièrement privée de sa plus importante destination politique, tant que dure l'état nomade. Les guerres acharnées que se font habituellement les peuplades de chasseurs, ou même de pasteurs, à la manière, pour ainsi dire, des autres animaux carnassiers, ne peuvent guère servir qu'à entretenir, par un indispensable exercice, leur activité continue, et à préparer les élémens d'un perfectionnement ultérieur; mais elles sont nécessairement à peu près stériles en résultats politiques immédiats. Il serait donc superflu de nous arrêter ici à faire expressément ressortir la haute portée sociale de cette grande révolution temporelle, qui assujétit invariablement l'homme à une résidence déterminée. Nous n'avons pas plus besoin de signaler, d'un autre côté, l'extrême difficulté que devait évidemment offrir un changement aussi peu compatible, à certains égards, avec le caractère essentiel de l'humanité naissante. On ne saurait douter, en effet, que le vagabondage ne soit, au fond, très naturel à l'homme, dans les plus communes organisations; comme le confirme, chez les sociétés même les plus avancées, l'exemple des individus les moins cultivés. Cette appréciation doit faire comprendre, en général, que le pas dont il s'agit a dû exiger l'intervention fondamentale des influences spirituelles, essentiellement distinctes et indépendantes des causes purement temporelles, auxquelles on a coutume d'attribuer exclusivement ce grand progrès. On y a, sans doute, justement indiqué la condensation croissante de la population humaine, comme ayant dû naturellement exiger une fécondité proportionnelle dans les moyens habituels d'alimentation, et conduire ainsi à l'état agricole, de même que jadis à l'état pastoral. Mais, malgré son incontestable réalité, cette explication est radicalement insuffisante, faute d'un élément indispensable et principal. Les philosophes ne s'en contentent ordinairement que par suite de la prépondérance trop prolongée que conserve encore, malgré les lumineux travaux de Gall, cette vicieuse théorie métaphysique de la nature humaine où l'on fait essentiellement dériver les facultés des besoins, comme je l'ai expliqué au troisième volume (_voyez_ la quarante-cinquième leçon). Quelque importante que puisse devenir, en général, une exigeance sociale quelconque, cette condition ne suffit certainement point à la produire, si l'humanité n'y est d'abord convenablement disposée: comme le confirment tant d'éclatans exemples de graves inconvéniens supportés pendant des siècles par des populations encore trop peu préparées à s'en affranchir. Vainement augmenterait-on l'intensité et l'urgence du besoin, l'homme préférera, en général, pallier isolément chaque résultat, ce qui semblera presque toujours possible, plutôt que de se décider à un changement total de situation, encore antipathique à sa nature. Ainsi, dans le cas actuel, l'homme tenterait alors de remédier à mesure à l'excès de population par l'emploi plus fréquent des horribles expédiens auxquels il n'a que trop recours à des époques même plus avancées, plutôt que de renoncer à la vie nomade pour la vie agricole, tant que son développement intellectuel et moral ne l'y a point suffisamment préparé. Cette évolution préalable constitue donc, en réalité, la principale cause de ce grand changement, quoique l'époque précise de son accomplissement ait dû ensuite dépendre des exigences extérieures, et surtout de celle dont il s'agit. Or il est évident que, ce nouveau mode d'existence matérielle s'étant presque toujours établi avant la cessation du fétichisme, il faut bien que l'influence générale de ce premier régime théologique tende spontanément, sous un aspect quelconque, à disposer graduellement l'homme à une telle révolution, quand même nous n'apercevrions pas en quoi consiste exactement cette propriété nécessaire. Mais, en outre, il est aisé d'en assigner directement le vrai principe essentiel. Car, l'adoration immédiate du monde extérieur, plus spécialement dirigée, par sa nature, vers les objets les plus rapprochés et les plus usuels, doit certainement développer, à un haut degré, cette portion, d'abord très faible, des penchans humains qui nous attache instinctivement au sol natal. La touchante douleur, si souvent exprimée dans les guerres antiques, qu'exhalait le vaincu obligé de quitter ses dieux tutélaires, ne portait point principalement sur des êtres abstraits et généraux, qu'il eût pu retrouver partout, comme Jupiter, Minerve, etc.: elle concernait bien davantage ce qu'on nommait si justement les dieux domestiques, et surtout ceux du foyer, c'est-à-dire, de purs fétiches; telles sont les divinités spéciales dont sa plainte naïve déplorait alors l'abandon fatal, avec presque autant d'amertume qu'envers la tombe sacrée de ses pères, d'ailleurs incorporée elle-même dans le fétichisme universel. Ainsi, même pour les nations déjà parvenues au polythéisme avant de passer à l'état agricole, l'influence religieuse indispensable à cette transition, y doit être attribuée, en majeure partie, aux restes de fétichisme fort prononcés qui ont dû subsister dans le polythéisme jusqu'à des temps très avancés, comme je l'ai noté ci-dessus. Une telle influence constitue donc une propriété essentielle de notre première phase théologique, et n'aurait pu sans doute appartenir suffisamment aux religions ultérieures, si cette révolution matérielle, déjà pleinement réalisée, ne s'était spontanément rattachée à un ensemble de motifs plus durables, ce qui a permis de renoncer enfin sans danger à sa véritable origine élémentaire. Il faut d'ailleurs remarquer, pour compléter cette indication, l'importante réaction exercée nécessairement par une semblable révolution sur le perfectionnement général du système théologique. Car, c'est essentiellement alors que le fétichisme commence à prendre régulièrement sa forme la plus éminente, en passant à l'état d'astrolâtrie bien caractérisée, qui constitue, comme je vais l'expliquer, sa transition normale au polythéisme proprement dit. On conçoit, en effet, que la vie sédentaire des peuples agricoles doit attirer bien davantage leur attention spéculative vers les corps célestes, pendant que leurs travaux propres en manifestent beaucoup plus spécialement l'influence. Quelle suite spontanée d'observations astronomiques, même très grossières, pourrait-on attendre d'une population vagabonde, si ce n'est celle de l'étoile polaire dirigeant ses courses nocturnes? Il existe donc certainement une double relation fondamentale entre le développement général du fétichisme et l'établissement final de la vie agricole. En terminant cette explication sommaire, je ne saurais éviter, dans l'intérêt, toujours prépondérant, de la saine méthode philosophique, d'utiliser l'occasion, vraiment caractéristique, qui s'offre ici très spontanément de signaler, sous deux rapports importans, l'extrême imperfection actuelle de la philosophie politique, chez les esprits même les plus avancés. On vient de reconnaître combien est superficielle et erronée la théorie ordinaire sur le passage à l'état agricole; la satisfaction qu'elle inspire encore généralement constitue sans doute un symptôme très décisif de l'irrationnel esprit qui a présidé jusqu'ici à ces difficiles études, si exclusivement abandonnées à des intelligences presque étrangères à toute institution vraiment scientifique des recherches humaines. Cet exemple est cependant l'un des plus favorables que puisse présenter aujourd'hui la philosophie dominante, à cause de l'observation, juste quoique partielle, qui y sert de base à l'argumentation. Que serait-ce donc si nous étions conduits à en apprécier tant d'autres très vantés, comme chaque lecteur peut aisément le faire, en cas de loisir! En second lieu, nous trouvons ici à vérifier clairement l'irrécusable réalité du précepte fondamental, établi au quarante-huitième chapitre, sur la nécessité d'étudier simultanément les divers aspects sociaux, tous nécessairement solidaires, et surtout de ne point isoler l'appréciation du développement matériel de celle du développement spirituel. La grave erreur de philosophie historique que nous venons de rectifier, résulte évidemment, en effet, d'une préoccupation exorbitante, et presque exclusive, du point de vue temporel dans tous les évènemens humains, l'un des principaux caractères philosophiques de notre état révolutionnaire, comme je l'ai montré au début de ce volume. Quant au second exemple essentiel, et bien moins incontestable encore, que je dois signaler ici de l'influence spéciale du fétichisme sur l'ensemble de l'évolution sociale, il consiste dans l'importante fonction si spontanément remplie par cette religion primitive pour la conservation systématique des animaux utiles, ainsi que des végétaux. Nous avons reconnu ci-dessus que l'action réelle de l'homme sur le monde extérieur a dû nécessairement commencer par la dévastation, comme, sur sa propre espèce, par la guerre. Son aptitude spontanée à la destruction, alors si prépondérante et presque exclusive, est long-temps en exacte harmonie avec l'indispensable nécessité originaire de déblayer le théâtre général de la civilisation future. Or un penchant aussi prononcé, développé, avec une telle plénitude, chez des hommes non moins grossiers qu'énergiques, menaçait indistinctement toutes les races quelconques, même les plus susceptibles de rendre ultérieurement à l'homme d'importans offices, dont il ne pouvait d'abord soupçonner assez l'utilité. Les plus précieuses espèces organiques, surtout dans le règne animal, nécessairement beaucoup plus exposé, devraient donc sembler alors vouées à une destruction presque inévitable, si la première évolution intellectuelle et morale de l'humanité ne fût venue spontanément, d'un autre côté, imposer un frein général à cette aveugle ardeur de dévastation universelle. Telle est, évidemment, l'une des propriétés les plus directes du fétichisme primordial, indépendamment de la tendance générale qu'il inspire vers la vie agricole, comme je viens de l'expliquer. Si ce premier système religieux n'a pu remplir un office aussi capital que par l'adoration formelle des animaux, ultérieurement trop dégradante, il faut se demander par quelle autre voie cet important résultat aurait été alors suffisamment réalisable. Quels qu'aient pu être ensuite les immenses inconvéniens du fétichisme, ils ne doivent nullement nous dissimuler son aptitude essentielle à faciliter, au plus haut degré, la conservation, à la fois difficile et indispensable, des animaux utiles, des végétaux précieux, et, en général, de tous les objets matériels exigeant une protection spéciale. Le polythéisme a dû ultérieurement remplir la même fonction d'une manière un peu différente, mais non moins spontanée, en plaçant ces divers êtres sous la protection particulière des divinités correspondantes; procédé assurément très énergique, mais toutefois moins direct que le précédent, et qui sans doute n'aurait pas été d'abord assez intense pour obtenir alors, comme celui-ci, une pleine efficacité générale. Il existerait, à cet égard, dans le monothéisme proprement dit, une lacune essentielle, puisqu'il n'a point organisé spécialement cette importante attribution, si l'éducation humaine n'avait alors été assez avancée déjà pour ne plus exiger, sous ce rapport, d'être principalement guidée par la voie théologique. Toutefois, il n'est pas douteux, même aujourd'hui, que le défaut presque absolu de discipline régulière envers cet ordre de relations ne présente de graves inconvéniens, fort imparfaitement réparés par les mesures purement temporelles, auxquelles on est ainsi obligé de recourir à peu près exclusivement. Pour mieux apprécier toute l'importance sociale de cette aptitude spéciale du fétichisme à garantir la conservation des animaux utiles, il faut d'ailleurs considérer aussi cette protection permanente sous le rapport moral, comme ayant puissamment contribué à l'adoucissement fondamental du caractère humain. Sans doute, l'organisation carnivore de l'homme constitue l'une des principales causes qui limitent nécessairement le degré réel de douceur dont cet animal est susceptible; quoique la spécialisation croissante des occupations humaines tende spontanément à diminuer de plus en plus cet inévitable essor de l'instinct sanguinaire, en le concentrant toujours davantage chez une moindre portion de la société générale, où il peut d'ailleurs être directement atténué par suite même du caractère d'utilité publique qu'y prend alors une telle attribution. Quelque honorable que doive toujours être, au génie avancé du grand Pythagore, sa sublime utopie sur nos relations avec les animaux, conçue en un temps où l'esprit de destruction était encore si prépondérant dans l'élite de l'humanité, elle n'en est pas moins radicalement contraire à la destinée fondamentale de l'homme, qui l'oblige à développer sans cesse, à tous égards, son ascendant naturel sur l'ensemble du règne animal. Mais, à raison même de cette indispensable domination, et afin qu'elle ne dégénère point en une aveugle tyrannie destructive, directement opposée au but principal, elle a besoin, comme tout autre empire, d'être assujétie, d'une manière permanente et régulière, à certaines lois essentielles, qui tendent à prévenir et à rectifier, autant que possible, les déviations spontanées. On peut donc, sous cet aspect, envisager le fétichisme comme ayant primitivement ébauché, par la seule voie alors praticable, un ordre très élevé, et trop peu senti encore, d'institutions humaines, destiné à régler convenablement les relations politiques les plus générales, celles de l'humanité envers le monde, et surtout vis-à-vis des autres animaux; relations où l'égoïsme d'espèce ne saurait, sans doute, exclusivement présider sans de graves dangers, et où sa prépondérance doit s'atténuer d'autant plus qu'il s'agit d'organismes plus éminens et dès lors moins dissemblables au nôtre. Dans le gouvernement rationnel de l'humanité régénérée par le vrai positivisme, on peut présumer que l'administration systématique et continue de cet ordre intéressant de rapports collectifs, conduira un jour à constituer régulièrement un vaste département spécial du monde extérieur, propre à coordonner ou même à diriger des efforts individuels trop souvent incohérens ou aveugles, sous les inspirations morales d'une philosophie plus réelle, alors suffisamment prépondérante, qui aura préalablement vulgarisé la saine appréciation de notre position naturelle, et par suite le juste sentiment de notre véritable correspondance avec les différens degrés de l'échelle zoologique dont nous formons le type fondamental. Après avoir, par l'ensemble des considérations précédentes, convenablement caractérisé la part nécessaire du fétichisme à l'évolution totale de l'humanité, il ne me reste plus, pour compléter cette appréciation sommaire, qu'à examiner ici le mode général suivant lequel a dû s'opérer graduellement l'inévitable transition de cette première grande phase religieuse à celle, immédiatement suivante, qui constitue le polythéisme proprement dit, principale forme de l'état théologique. Que le polythéisme ait toujours et partout dérivé forcément du fétichisme, c'est maintenant, à mes yeux, une proposition historique incontestable, que pourrait seule obscurcir une ténébreuse érudition, également propre à servir les opinions les plus contradictoires, au gré d'une imagination vagabonde, égarée par une fausse et impuissante philosophie. Outre que l'analyse attentive du développement individuel démontre, avec une pleine évidence, cette succession constante, l'exploration directe des degrés correspondans de l'échelle sociale l'a désormais suffisamment confirmée sur tous les points du globe. L'étude même de la haute antiquité, quand elle sera enfin convenablement éclairée par les saines théories sociologiques, la vérifiera, j'ose l'assurer, d'une manière irrécusable. On peut déjà clairement reconnaître, dans la plupart des théogonies, que le polythéisme qu'elles décrivent ne constituait nullement la religion primitive; la constante antériorité du fétichisme y sert, en effet, de base essentielle pour expliquer la formation des dieux, c'est-à-dire, au fond, l'époque où leur existence distincte a été admise. N'est-ce point là, par exemple, ce que signifient, chez les Grecs, ces dieux primitivement issus de l'Océan et de la Terre, c'est-à-dire des deux principaux fétiches? Le polythéisme n'a-t-il pas d'ailleurs conservé, comme je l'ai déjà noté, jusque dans son plus grand développement, diverses traces très prononcées du fétichisme primordial? Il est vraiment honteux, pour l'état présent de la philosophie, qu'il faille encore discuter un cas aussi évident; puisque la première manifestation de l'esprit théologique doit certainement consister à animer directement chaque corps extérieur, avant de pouvoir remplacer cette vie immédiate par l'action correspondante de quelque être purement fictif. Spéculativement envisagée, cette grande transformation de l'esprit religieux est peut-être la plus fondamentale qu'il ait pu jamais subir, quoique nous en soyons aujourd'hui trop éloignés pour en sentir habituellement l'étendue et la difficulté. L'intelligence humaine a dû, ce me semble, franchir ultérieurement un moindre intervalle mental, dans son passage si vanté du polythéisme au monothéisme, dont l'accomplissement plus récent et l'histoire mieux connue doivent naturellement nous faire exagérer l'importance, qui ne fut extrême que sous le point de vue social, comme je l'expliquerai en son lieu. Quand on réfléchit que le fétichisme supposait la matière éminemment active, au point d'en être vraiment vivante, tandis que le polythéisme la condamnait, au contraire, nécessairement à une inertie presque absolue, toujours passivement soumise aux volontés arbitraires de l'agent divin; il doit sembler d'abord impossible, en appréciant la portée intellectuelle de cette différence capitale, de comprendre le mode réel de transition graduelle de l'un à l'autre régime religieux. Tous deux, sans doute, paraissent presque également éloignés de notre état positif, caractérisé par la subordination fondamentale des phénomènes à d'invariables lois naturelles, auxquelles chacun de ces modes substitue pareillement des volontés, soit qu'elles résident dans les corps mêmes ou dans leurs maîtres surnaturels, ce qui est, en apparence, presque équivalent. Mais, par un examen plus approfondi, ce passage de l'activité à l'inertie de la matière se présente, au contraire, comme une sorte de saut brusque, qui doit avoir beaucoup coûté à l'esprit humain. Il est donc d'un haut intérêt philosophique d'expliquer, d'une manière satisfaisante, le mode spontané de cette mémorable transition. Toutes les grandes modifications successives de l'esprit religieux ont été essentiellement déterminées, au fond, par le développement continu de l'esprit scientifique, quoique son intervention nécessaire n'ait pu être, presque jusqu'à nos jours, suffisamment directe et explicite. Si l'homme n'eût pas été susceptible de comparer, d'abstraire, de généraliser, et de prévoir, à un plus haut degré que ne le sont les singes, les carnassiers, etc., il aurait sans doute indéfiniment persisté dans le fétichisme plus ou moins grossier où les retient irrévocablement leur imparfaite organisation. Mais son intelligence est propre à apprécier la similitude des phénomènes et à reconnaître leur succession. Quoique ces facultés, éminemment caractéristiques, doivent être d'abord très comprimées, comme je l'ai établi, par le double défaut d'alimentation et de direction vraiment convenables, elles ne cessent de s'exercer, avec une énergie croissante, depuis le premier éveil mental émané de l'impulsion théologique, et leur exercice diminue toujours de plus en plus la prépondérance initiale de la philosophie religieuse. Or, l'important passage du fétichisme au polythéisme constitue, à mes yeux, le premier résultat général de cet essor naissant de l'esprit d'observation et d'induction, développé, comme cela doit être pour toute évolution sociale, d'abord chez les hommes supérieurs, et, à leur suite, dans la multitude. Pour le démontrer, qu'on se représente préalablement, d'après nos explications antérieures, le caractère, nécessairement individuel et concret, inhérent à toute croyance fétichique, toujours relative à un objet déterminé et unique. Cet attribut essentiel correspond exactement à la nature particulière et incohérente des observations, grossièrement matérielles, propres à l'enfance de l'humanité: en sorte qu'il existe alors cette exacte harmonie entre la conception et l'exploration, vers laquelle tend toujours notre intelligence, dans l'une quelconque de ses phases. Or, l'essor même que cette première théorie, quelque imparfaite qu'elle soit, imprime à l'esprit naissant d'observation, doit altérer graduellement cet équilibre primitif, qui finit par ne pouvoir plus subsister qu'avec une modification fondamentale de la philosophie originaire. Ainsi conçue, la grande révolution qui a conduit jadis l'intelligence humaine du fétichisme au polythéisme serait, au fond, quoique beaucoup plus prononcée, essentiellement due aux mêmes causes mentales que nous voyons journellement produire les diverses révolutions scientifiques, toujours par suite d'une insuffisante concordance entre les faits et les principes. Pour tout vrai philosophe, cette remarquable conformité établirait déjà une présomption très puissante en faveur de ma théorie fondamentale; car, les lois logiques, qui finalement gouvernent le monde intellectuel, sont, de leur nature, essentiellement invariables, et communes, non-seulement à tous les temps et à tous les lieux, mais aussi à tous les sujets quelconques, sans aucune distinction même entre ceux que nous appelons réels et chimériques: elles s'observent, au fond, jusque dans les songes, sauf la seule diversité des circonstances, intérieures ou extérieures. La similitude radicale dans le mode général d'accomplissement des différentes transitions intellectuelles, malgré la diversité des époques et des situations, constitue donc le principal symptôme de la justesse de nos explications philosophiques, et la première source de leur pleine efficacité. De même que tous les naturalistes raisonnables s'accordent spontanément aujourd'hui à repousser toutes les hypothèses géologiques qui font procéder d'abord les agens naturels selon d'autres lois que celles qu'ils nous manifestent dans les phénomènes actuels, pareillement les philosophes devraient unanimement bannir l'usage, beaucoup plus dangereux, de toute théorie qui force à supposer, dans l'histoire de l'esprit humain, d'autres différences réelles que celles de la maturité et de l'expérience graduellement développées. On ne pourra jamais rien établir de solide en sociologie, tant qu'on ne s'imposera point rigoureusement cette indispensable condition préalable, comme je l'ai expliqué au quarante-huitième chapitre. Revenant à notre démonstration actuelle, il est donc évident que la généralisation insensiblement croissante des diverses observations humaines a dû finir par en nécessiter d'analogues dans les conceptions théologiques correspondantes, et déterminer ainsi l'inévitable transformation du fétichisme en un simple polythéisme. Car, les dieux proprement dits diffèrent essentiellement des purs fétiches par un caractère plus général et plus abstrait, inhérent à leur résidence indéterminée. Ils administrent chacun un ordre spécial de phénomènes, mais à la fois dans un grand nombre de corps, en sorte qu'ils ont tous un département plus ou moins étendu; tandis que l'humble fétiche ne gouverne qu'un objet unique, dont il est inséparable. Ainsi, à mesure qu'on a reconnu la similitude essentielle de certains phénomènes chez diverses substances, il a bien fallu rapprocher les fétiches correspondans, et les réduire enfin au principal d'entre eux, qui dès lors s'est élevé au rang de dieu, c'est-à-dire d'agent idéal et habituellement invisible, dont la résidence n'est plus rigoureusement fixée. Il ne saurait exister, à proprement parler, de fétiche vraiment commun entre plusieurs corps: cela serait contradictoire, tout fétiche étant nécessairement doué d'une individualité matérielle. Lorsque, par exemple, la végétation semblable des différens arbres d'une forêt de chênes a dû conduire enfin à représenter, dans les conceptions théologiques, ce que leurs phénomènes offraient de commun, cet être abstrait n'a plus été le fétiche propre d'aucun arbre, il est devenu le dieu de la forêt. Voilà donc le passage intellectuel du fétichisme au polythéisme réduit essentiellement à l'inévitable prépondérance des idées spécifiques sur les idées individuelles, au second âge de notre enfance, aussi bien sociale que personnelle. De ce point de vue, la modification, quoique assurément très prononcée, a pu s'opérer d'autant plus aisément que, suivant notre grand aphorisme sur la préexistence nécessaire, sous forme plus ou moins latente, de toute disposition vraiment fondamentale, en un état quelconque de l'humanité, l'opération était déjà spontanément accomplie dès l'origine pour certains cas, qu'il a donc suffi d'imiter ou d'étendre. Car, quoique l'homme, plus sensible que raisonnable, soit, en général, bien plus frappé d'abord des différences que des ressemblances, par suite sans doute de notre organisation cérébrale, il existe néanmoins évidemment, pour l'espèce comme pour l'individu, certains cas usuels où les qualités communes sont d'abord abstraitement saisies par la moindre intelligence, quand les objets comparables sont à la fois assez simples et assez uniformes. Dans ces diverses occasions, le polythéisme doit donc être spontanément primitif; et c'est là sans doute ce qui aura pu donner lieu à l'aberration philosophique, signalée ci-dessus, sur sa prétendue antériorité. Mais cette exception, si aisément explicable, n'altère nullement notre théorie, puisque les cas de ce genre sont certainement, pour l'ensemble de l'éducation humaine, soit individuelle, soit sociale, les moins nombreux et les moins importans, même en ayant égard aux inégalités personnelles. Leur considération nous sert alors seulement à faire comprendre, de la manière la plus naturelle, le procédé fondamental suivant lequel l'esprit humain a dû opérer cette grande transition philosophique, quand elle est devenue suffisamment mûre. C'est donc ainsi que la nature purement théologique de la philosophie primitive a été essentiellement maintenue, puisque les phénomènes ont continué à être régis par des volontés et non par des lois; et toutefois profondément modifiée, en ce que, le corps lui-même n'étant plus vivant, mais inerte, et recevant toute son activité d'un être fictif extérieur, le point de vue primordial s'est trouvé, au fond, notablement perfectionné. La leçon suivante fera spécialement ressortir les plus importantes conséquences, intellectuelles et sociales, d'une telle révolution. Qu'il me suffise ici d'y signaler l'évidente vérification de la proposition générale rappelée ci-dessus sur le continuel décroissement mental de l'esprit religieux, quoique son influence politique n'ait pas dû suivre la même marche. A mesure que chaque corps individuel perdait ainsi son premier caractère directement divin ou vivant, il devenait mieux accessible à l'esprit purement scientifique, dont le domaine commençait dès lors à s'étendre, quoique bien humblement encore, sans que l'explication théologique intervînt aussi complétement que jadis dans les détails des phénomènes, par suite même de sa généralisation graduelle. Cette différence fondamentale se traduit nettement, comme je l'ai remarqué auparavant, par la diminution correspondante que subit, d'une manière continue, le nombre des êtres divins, pendant que leur nature devient plus abstraite, et leur domination propre plus étendue: on voit maintenant que cette conséquence nécessaire ne présente rien de paradoxal. Il est clair, en effet, que chaque dieu ainsi introduit remplace toute une troupe de fétiches, désormais licenciés, pour ainsi dire, ou du moins réduits à lui servir d'escorte. La transition finale du polythéisme au monothéisme nous donnera lieu, à son tour, de faire une remarque essentiellement analogue. D'après le principe précédent, on peut aisément compléter cette explication sommaire, en déterminant même par quelle branche principale du fétichisme a dû plus spécialement s'opérer le passage au polythéisme. Car la transformation devait évidemment commencer sur les phénomènes les plus généraux, les plus indépendans, et dont l'influence semblait spontanément la plus universelle. Or, tel était certainement, à tous ces titres, le cas des astres, dont l'existence isolée et inaccessible a dû bientôt imprimer un caractère particulier à la portion correspondante du fétichisme universel, quand cette partie a commencé à fixer suffisamment l'attention, d'abord trop concentrée vers des corps plus familiers. La différence générale, ci-dessus caractérisée, entre la notion du fétiche et celle du dieu, devait être, évidemment, beaucoup moindre à l'égard d'un astre qu'en aucun autre sujet quelconque: ce qui rendait l'astrolâtrie, comme je l'ai déjà indiqué, propre à servir d'intermédiaire entre le pur fétichisme primordial et le vrai polythéisme. En d'autres termes, le culte des astres est la seule grande branche du fétichisme qui ait pu s'incorporer spontanément au polythéisme, sans exiger immédiatement aucune profonde modification; chaque fétiche sidérique, en vertu de sa puissance et de son éloignement naturels, ne pouvant différer du dieu correspondant que par des nuances presque insensibles, surtout en un temps où l'on ne pouvait guère tenir à la précision. Il suffisait donc, pour effacer le caractère individuel et concret par lequel le fétichisme s'y marquait encore, de ne plus assujétir cette équivoque divinité à une attribution et à une résidence exclusives, et de lier sa conception, par quelque analogie réelle ou apparente, à celle d'autres fonctions plus ou moins générales, déjà confiées à un dieu proprement dit, pour lequel l'astre n'aurait été dès lors qu'une sorte de séjour préféré. Cette dernière transformation était si peu indispensable, que, pendant presque tout le règne du polythéisme, on n'y a essentiellement assujéti que les planètes, à raison de leurs variations spéciales: les étoiles, par suite de l'invariabilité de leur cours, sont restées de vrais fétiches, c'est-à-dire des divinités directement corporelles, inséparables de l'individu correspondant, jusqu'au moment où, enveloppées, comme toutes les autres, dans le monothéisme universel, ces conceptions théologiques ont dû nécessairement perdre leur spécialité primitive, non toutefois sans en laisser quelques vestiges, encore appréciables à une scrupuleuse analyse. On peut donc ainsi nettement concevoir comment l'astrolâtrie, constituant l'état le plus avancé du fétichisme, a été si propre à faciliter spontanément son inévitable transition au polythéisme: et, par suite, on peut même expliquer dès lors, d'après une relation déjà signalée, l'influence indirecte qu'a dû exercer la prépondérance finale de la vie agricole sur cette grande transformation de la philosophie théologique. Afin d'utiliser, autant que possible, pour l'étude rationnelle de l'évolution humaine, l'appréciation générale d'un tel changement, en y constatant, dès l'origine, l'existence de tous les divers principes intellectuels des révolutions ultérieures, il importe enfin d'y remarquer aussi la première manifestation capitale de l'esprit métaphysique proprement dit. Si toutes les modifications réelles qu'éprouve successivement l'esprit théologique sont, au fond, nécessairement déterminées par le développement continu de l'esprit scientifique, elles s'opèrent toujours néanmoins par l'inévitable intervention directe de l'esprit métaphysique, à l'accroissement immédiat duquel aboutissent d'abord les décroissemens graduels du premier, jusqu'à ce que la positivité commence à prévaloir irrévocablement sur tous deux, suivant la théorie fondamentale établie au chapitre précédent. L'influence et l'extension incontestables de la métaphysique dans le passage général du polythéisme au monothéisme ne doivent paraître aussi spécialement prononcées que parce que cette seconde grande révolution religieuse nous est aujourd'hui beaucoup mieux connue et bien plus intelligible que la première. Mais la transformation antérieure du fétichisme en polythéisme n'en constitue pas moins la véritable origine historique de la philosophie métaphysique, comme nuance distincte de la philosophie purement théologique; et cette participation primitive de l'esprit métaphysique à l'ensemble de nos révolutions intellectuelles serait peut-être jugée la plus considérable de toutes, vu la plus grande importance mentale d'un tel changement d'après l'appréciation précédente, s'il était possible aujourd'hui de l'analyser suffisamment, ce que l'absence presque totale des documens convenables ne saurait jamais permettre. Quoi qu'il en soit, l'introduction élémentaire d'un tel esprit est alors incontestable; car, cette grande modification l'exigeait évidemment, par sa nature même. La transformation des fétiches en dieux proprement dits, d'après une première concentration du point de vue théologique, a fait nécessairement considérer, dans chaque corps particulier, au lieu de la vie propre et directe qu'on lui attribuait d'abord, une propriété abstraite qui le rendait susceptible de recevoir mystérieusement l'impulsion de l'agent surnaturel correspondant, dont le département plus ou moins étendu et la résidence plus ou moins indéterminée ne pouvaient permettre de concevoir habituellement l'action comme immédiate, si ce n'est dans les cas exceptionnels de métamorphose spéciale, toujours facultative, mais rarement opérée. Outre cette suite naturelle de la modification proposée, on voit même, pendant qu'une telle conversion s'accomplit, une préalable participation indispensable de l'esprit métaphysique; puisque, chaque dieu remplaçant, d'une manière plus ou moins générale, un plus ou moins grand nombre de fétiches individuels, désormais envisagés surtout en ce qu'ils ont de commun, sans que cette origine abstraite ôtât à l'être divin une vie véritable et très prononcée, il est clair qu'une telle notion suppose une opération purement métaphysique, en tant qu'on y reconnaît des abstractions personnifiées. Car, en un sujet quelconque, l'état métaphysique proprement dit, considéré comme une situation transitoire de notre intelligence, est toujours essentiellement caractérisé par une confusion radicale entre le point de vue abstrait et le point de vue concret, alternativement substitués l'un à l'autre pour modifier successivement les conceptions purement théologiques, soit en y rendant abstrait ce qui auparavant était concret, quand chaque généralisation est accomplie, soit en y préparant, pour une concentration nouvelle, la conception réelle d'êtres plus généraux, qui n'ont d'abord qu'une existence abstraite. Telle est la double fonction indispensable de réduction et systématisation simultanées que l'esprit métaphysique exerce graduellement envers la philosophie théologique, qui seule, jusqu'à l'avènement propre de la philosophie positive, peut avoir un caractère nettement intelligible, parce que ses fictions, chimériques mais saisissables, résultent franchement d'un transport direct à tous les phénomènes quelconques de notre sentiment fondamental d'existence active. Distincte de chaque substance, quoiqu'elle en soit inséparable, l'entité métaphysique est aussi plus subtile et moins définie que l'action surnaturelle correspondante, quoiqu'elle en émane nécessairement: d'où résulte son aptitude essentielle à opérer des transitions, qui constituent sans cesse un décroissement, au moins intellectuel, de la philosophie théologique. Aussi le mode général d'action de l'esprit métaphysique est-il proprement toujours critique, puisqu'il conserve la théologie, tout en détruisant radicalement sa principale consistance mentale: son influence ne peut sembler organique qu'autant qu'elle n'est point trop prépondérante, et en tant qu'elle contribue aux modifications graduelles de la philosophie théologique, à laquelle doit être constamment rapporté, surtout sous le point de vue social, tout ce que paraissent contenir de vraiment organique les théories métaphysiques proprement dites; comme la suite de notre appréciation historique le fera spontanément ressortir de plus en plus. Sans insister davantage ici sur de telles explications, dont la première obscurité doit tenir à la nature ténébreuse d'un semblable sujet, mais qu'une application graduellement développée rendra ultérieurement irrécusables, il était indispensable d'y signaler la véritable origine générale de l'influence métaphysique, ainsi manifestée par une large et incontestable participation à cette grande transition du fétichisme au polythéisme, désormais suffisamment caractérisée dans son principe intellectuel. Outre le besoin scientifique immédiat, il n'était certainement pas inutile, même pour une plus profonde appréciation du grand problème social de nos temps, de constater, dès le berceau de l'humanité, cette rivalité spontanée et continue, d'abord mentale, puis politique, entre l'esprit théologique et l'esprit métaphysique, dont la lutte, aujourd'hui vainement prolongée, puisque l'évolution préparatoire est essentiellement accomplie, constitue la source première de notre intime perturbation. L'extrême importance et la difficulté supérieure de ce point de départ général, dont l'irrationnalité eût nécessairement altéré l'ensemble ultérieur de notre opération historique, feront, j'espère, excuser l'étendue et la complication des diverses discussions auxquelles nous a entraînés, dans ce long mais indispensable chapitre, l'examen fondamental d'une époque aussi peu connue et aussi confusément jugée. Nous en avons conduit l'explication essentielle jusqu'à l'avènement nécessaire du second âge religieux, dont le vrai caractère, intellectuel ou social, devra être, dans la leçon suivante, plus aisément appréciable, vu sa nature mieux explorée et moins éloignée de notre constitution moderne, dont la sensation prépondérante doit toujours tendre, malgré les plus saines précautions scientifiques, à troubler extrêmement de telles analyses. Toutefois, cette première application générale de ma philosophie historique aura déjà, sous ce dernier aspect, manifesté nettement l'aptitude spontanée de l'esprit positif à nous transporter successivement, beaucoup mieux qu'aucun autre, aux différens points de vue d'où l'on peut sagement juger les divers états antérieurs de l'humanité et les révolutions correspondantes, sans altérer cependant, en aucune manière, ni l'homogénéité ni l'indépendance des décisions rationnelles. Cette importante propriété, qu'on peut regarder comme vraiment caractéristique, puisqu'elle résulte directement de l'esprit nécessairement relatif de la philosophie nouvelle, opposé à l'esprit inévitablement absolu de l'ancienne philosophie, se développera graduellement dans tout le cours de notre appréciation sommaire, et permettra seule de comprendre enfin l'ensemble du passé humain sans jamais supposer à l'homme une organisation intellectuelle et morale essentiellement distincte de celle qui le dirige aujourd'hui, ce qui, au fond, est demeuré jusqu'ici radicalement impossible. Si j'ai pu, dans ce chapitre, inspirer une sorte de sympathie intellectuelle en faveur du fétichisme, qui constitua cependant, de toute nécessité, l'état le plus imparfait de la philosophie théologique, à plus forte raison nous sera-t-il aisé, dans les chapitres suivans, de constater clairement que le génie propre de chaque grande époque, sous quelque aspect principal qu'on l'envisage, a toujours été, non-seulement le plus convenable à la situation correspondante, mais aussi en intime harmonie avec l'accomplissement spécial d'une opération déterminée, indispensable à la marche fondamentale de l'évolution humaine. CINQUANTE-TROISIÈME LEÇON. Appréciation générale du principal état théologique de l'humanité: âge du polythéisme. Développement graduel du régime théologique et militaire. Des habitudes exclusives profondément enracinées tendent nécessairement, chez les esprits modernes, à procurer au monothéisme un ascendant presque irrésistible, qui doit s'y opposer éminemment à toute saine appréciation des divers autres modes généraux de l'état théologique. Mais les philosophes, assez dégagés, à cet égard, de toutes préoccupations personnelles pour comparer, avec une impartiale élévation, les différens âges religieux, pourront aujourd'hui reconnaître aisément, après une analyse approfondie, et malgré de spécieuses apparences, que le polythéisme a dû, par sa nature, constituer la principale forme du système théologique, considéré dans l'ensemble de sa durée. Quelle que soit, sous le rapport social, l'éminente destination réservée au monothéisme, comme je l'expliquerai soigneusement au chapitre suivant, la leçon actuelle rendra, j'espère, incontestable, même à ce titre, l'aptitude encore plus complète et plus spéciale du polythéisme à satisfaire spontanément aux besoins politiques de l'époque correspondante. Enfin, l'ensemble de ce double examen fera implicitement sentir que, malgré le caractère provisoire plus ou moins inhérent, selon notre théorie, à toute philosophie théologique, l'existence du polythéisme a dû être plus durable que celle d'aucune autre phase religieuse; tandis que le monothéisme, plus voisin d'une entière cessation de l'état théologique, devait surtout servir à diriger l'humanité civilisée pendant sa transition fondamentale du système ancien au système moderne. Pour mieux éclaircir notre appréciation générale du polythéisme, il convient ici d'examiner d'abord abstraitement chacune de ses diverses propriétés essentielles, intellectuelles ou sociales, et de considérer ensuite les différentes formes nécessaires du régime correspondant; de manière à caractériser exactement l'indispensable participation de ce second âge religieux à la grande évolution humaine: en évitant d'ailleurs, autant que possible, toute discussion vraiment concrète, suivant les explications préalables indiquées au début du chapitre précédent. Avant tout, je crois devoir avertir que j'envisagerai toujours le polythéisme dans l'acception publique qui lui était communément attribuée, sans m'arrêter à aucune des nombreuses et incohérentes tentatives par lesquelles, chez les modernes surtout, une irrationnelle érudition s'est vainement efforcée, à l'aide d'une vague interprétation symbolique, dont les principes sont presque toujours radicalement arbitraires, de rattacher ces croyances à un prétendu monothéisme antérieur, ou même, ce qui serait encore plus étrange, à quelque système purement physique. Si jamais ces ténébreuses hypothèses pouvaient devenir moins contradictoires et mieux déterminées, elles ne mériteraient guère plus l'attention du vrai sociologiste; puisque toute religion, surtout à popularité très prononcée, doit évidemment s'apprécier, en dynamique sociale, suivant la manière dont elle était habituellement entendue par les masses, et non d'après le sens plus raffiné qu'ont pu y attacher secrètement quelques initiés: d'autant plus que ces mystérieuses explications n'ont jamais dû être, au fond, qu'une sorte d'anticipation générale des esprits les plus cultivés sur la phase religieuse immédiatement suivante. Cette puérile obstination à obscurcir, sous d'inintelligibles subtilités, le polythéisme, éminemment clair et expressif, que les admirables chants d'Homère, par exemple, nous décrivent avec tant de naïveté, ne provient, sans doute, essentiellement, dans la plupart des cas, que d'une impuissance philosophique à se représenter suffisamment un état mental trop éloigné, surtout en vertu des dispositions trop exclusives que doit inspirer la prépondérance totale du pur monothéisme. Aux yeux de tout vrai philosophe, si l'enfance de la raison humaine exige préalablement, de toute nécessité, le régime théologique, il n'y est certes pas moins naturel d'admettre d'abord un très grand nombre de dieux, pleinement distincts et indépendans les uns des autres, et dont les attributions spéciales correspondent à l'infinie variété des phénomènes; comme l'indique évidemment l'analyse attentive du développement spontané de l'individu, directement confirmée, pour l'espèce, par l'exploration judicieuse des divers sauvages contemporains, chez lesquels nos docteurs ne sauraient assurément transporter cette nébuleuse symbolisation. Sous le point de vue purement intellectuel, nous avons reconnu, au chapitre précédent, que le fétichisme était nécessairement caractérisé par l'incorporation la plus intime et la plus étendue possible de l'esprit religieux au système total des pensées humaines: en sorte que sa transformation en polythéisme constitue réellement un premier décroissement général de l'influence mentale propre à la philosophie théologique. Mais, malgré la haute importance scientifique d'une telle appréciation pour confirmer notre théorie fondamentale de l'évolution humaine, et quand même cet âge primitif serait moins éloigné et moins inconnu, l'admirable essor spontanément imprimé par le polythéisme à l'imagination de l'homme, aussi bien que sa haute efficacité sociale, doivent finalement nous déterminer à regarder ce second âge comme le véritable temps du plus intense développement propre de l'esprit religieux, quoique son énergie élémentaire eût déjà subi ainsi, au fond, un certain commencement d'altération. Jamais, en effet, depuis cette époque, un tel esprit n'a pu retrouver à la fois un champ aussi vaste et un aussi libre exercice que sous ce pur régime d'une théologie directe et naïve, à peine modifiée encore par la métaphysique, et nullement contenue par les conceptions positives, dont les premiers rudimens, alors imperceptibles, si ce n'est à l'aide d'une scrupuleuse analyse, ne pouvaient se rapporter qu'à quelques observations incohérentes et empiriques sur les plus simples cas de chaque ordre de phénomènes naturels. Tous les évènemens quelconques, toujours étroitement rattachés à la destinée humaine, étant immédiatement attribués à l'intervention continue d'une foule d'agens surnaturels plus ou moins spéciaux, dont les volontés arbitraires n'étaient presque aucunement assujéties à des lois invariables, il est clair que les idées théologiques devaient ainsi exercer une domination mentale beaucoup plus variée, mieux déterminée, et moins contestée, que sous aucun régime ultérieur, comme nous le reconnaîtrons expressément au chapitre suivant. En comparant aujourd'hui, par la pensée, dans le cours journalier de la vie active, l'existence habituelle d'un polythéiste sincère à celle du plus dévot monothéiste, une saine appréciation générale fera aussitôt ressortir, contrairement aux préjugés ordinaires, la prépondérance plus intime et plus prononcée de l'esprit religieux chez le premier, dont l'intelligence demeure toujours assaillie, presqu'à chaque occasion, sous les formes les plus variées, d'une foule d'explications théologiques très détaillées; en sorte que ses actions même les plus communes constituent, pour ainsi dire, autant d'actes spontanés d'une adoration spéciale, sans cesse ranimée, autant que possible, par un renouvellement continu de forme et même de destination. Le monde imaginaire occupe alors certainement, eu égard au monde réel, beaucoup plus de place dans le système intellectuel de l'homme, que sous le régime monothéique: ainsi que le confirment clairement, par exemple, tant d'éloquentes plaintes des principaux docteurs chrétiens sur la difficulté radicale de maintenir le fidèle au vrai point de vue religieux; difficulté qui devait être certainement beaucoup moindre, et même presque nulle, sous l'empire, plus familier et moins abstrait, des croyances polythéiques. Comme le contraste général avec la doctrine de l'invariabilité des lois naturelles constitue nécessairement le meilleur critérium mental de toute philosophie théologique, il suffirait d'ailleurs d'indiquer ici, afin de dissiper à ce sujet toute incertitude, combien l'opposition du polythéisme est, sous ce rapport, plus profonde et plus intense que celle du monothéisme; ce que le chapitre suivant fera spontanément ressortir, en y considérant l'immense décroissement déterminé, avec tant d'évidence, dans les miracles et les oracles, par la prépondérance finale du monothéisme, même musulman. En se bornant, par exemple, au seul cas des visions ou apparitions, on voit que, d'après la théologie moderne, elles sont éminemment exceptionnelles, et réservées, de loin en loin, à quelques individus privilégiés, chez lesquels elles ont presque toujours une importante destination; tandis que, sous le paganisme, au contraire, tout personnage un peu qualifié avait eu, même pour de légers sujets, de fréquentes relations personnelles avec diverses divinités, auxquelles l'unissait souvent une parenté plus ou moins directe. La seule objection vraiment spécieuse qui puisse être faite, à ma connaissance, contre un tel jugement comparatif, consisterait à regarder l'influence mentale du polythéisme comme inférieure à celle du monothéisme, d'après le moindre dévouement qu'il semble pouvoir inspirer. Mais cette objection qui, lors même qu'elle resterait sans réponse, ne saurait certainement altérer l'irrésistible évidence des considérations précédentes et de celles non moins décisives que la suite de notre opération suggérera naturellement au lecteur attentif, repose d'abord sur une confusion radicale entre la puissance intellectuelle des croyances religieuses et leur puissance sociale, et ensuite sur une vicieuse appréciation de celle-ci, faute d'avoir suffisamment écarté du point de vue ancien les habitudes modernes. En vertu même de l'incorporation plus intime du polythéisme au système entier de l'existence humaine, on doit éprouver plus de difficulté à déterminer avec précision sa participation propre à chaque action sociale; tandis que, sous le monothéisme, cette coopération, quoique, au fond, beaucoup moindre, doit cependant sembler mieux tranchée, d'après la division plus nette qui s'établit alors entre la vie active et la vie spéculative, comme je l'expliquerai au chapitre suivant. Il serait d'ailleurs peu rationnel de chercher dans le polythéisme le genre spécial de prosélytisme, et par suite de fanatisme, qui doit naturellement appartenir surtout au monothéisme, dont l'esprit, nécessairement bien plus exclusif, inspire, envers toute autre croyance, cette profonde répugnance que ne sauraient éprouver au même degré ceux qui, admettant déjà un très grand nombre de dieux, doivent être peu éloignés d'y en adjoindre de nouveaux, aussitôt que la conciliation devient possible. On ne peut sainement apprécier l'efficacité morale et sociale du polythéisme qu'en la comparant au principal office qui lui était destiné dans l'ensemble de l'évolution humaine, et qui devait essentiellement différer de celui du monothéisme: or, de ce point de vue, nous reconnaîtrons bientôt que l'influence politique de l'un n'a certes été ni moins étendue ni moins indispensable que celle de l'autre; en sorte que cette considération ne saurait aucunement affaiblir l'irrécusable concours de preuves variées qui représente le polythéisme comme le plus grand développement possible de l'esprit religieux, dont le monothéisme a réellement commencé la décadence directe et croissante. Afin de mieux apprécier la vraie participation générale du polythéisme à l'évolution fondamentale de l'intelligence humaine, il faut l'examiner séparément, d'abord sous le point de vue scientifique, ensuite sous le point de vue poétique ou artistique, et enfin sous le point de vue industriel. Sous le premier aspect, on doit aujourd'hui être d'abord frappé surtout des obstacles essentiels qu'une telle philosophie théologique devait, par sa nature, directement opposer à l'essor de tout véritable esprit scientifique, alors obligé de lutter, presqu'à chaque pas, contre des explications religieuses très détaillées de la plupart des phénomènes, tendant spontanément à repousser comme impie toute idée d'invariabilité des lois physiques. Les graves inconvéniens du polythéisme sont, à cet égard, assez évidens et assez connus pour n'exiger ici aucun examen formel, auquel suppléerait d'ailleurs, dans la leçon suivante, l'appréciation générale de l'influence contraire si heureusement inhérente au monothéisme. Mais, quelle que soit, sous ce rapport, l'admirable supériorité du monothéisme, et quoique la principale éducation scientifique de l'humanité ait dû s'accomplir sous sa tutelle, il faut bien cependant, puisque cette éducation a évidemment commencé sous l'empire du polythéisme, qu'il ne lui ait pas été absolument antipathique, et qu'il ait même primitivement tendu, à divers titres, à la seconder directement, suivant un certain mode nécessaire, que je dois maintenant caractériser sommairement. D'abord, les philosophes ont presque toujours apprécié beaucoup trop faiblement l'importance capitale du pas vraiment décisif franchi par l'intelligence humaine, quand elle s'est enfin élevée du fétichisme au polythéisme proprement dit. Quelque simple que doive nous paraître aujourd'hui ce premier progrès, il était peut-être plus fondamental qu'aucun autre perfectionnement ultérieur; car cette grande création des dieux constitue certainement, par sa nature, le premier essor général de l'activité purement spéculative propre à notre intelligence, qui jusque-là n'avait fait essentiellement que suivre sans effort, à la manière des animaux, une tendance spontanée à animer directement tous les corps extérieurs, proportionnellement à l'intensité effective de leurs phénomènes[7]. Mais, outre que notre vie intellectuelle a ainsi commencé immédiatement à prendre un caractère distinct, par le seul exercice provisoire qui pût alors exister, cette grande révolution théologique a constitué, sous un autre aspect, pour l'état mental définitif, une première et indispensable préparation, sans laquelle la conception ultérieure des lois naturelles invariables fût demeurée indéfiniment impossible. A la vérité, le polythéisme, quoique représentant désormais la matière comme essentiellement inerte, subordonnait tous les phénomènes à une multitude de volontés éminemment arbitraires, incompatibles avec toute grande idée de règles constantes. Néanmoins, par cela même que chaque corps n'était plus directement divinisé, les détails secondaires des phénomènes commençaient à devenir accessibles au premier essor élémentaire de l'esprit scientifique, puisqu'on pouvait les contempler, à un certain degré, sans rappeler immédiatement la notion théologique correspondante, dès lors relative à un être distinct du corps et résidant presque toujours au loin; tandis que, sous le fétichisme, cette indispensable séparation était nécessairement impossible, d'après les explications contenues au chapitre précédent. D'ailleurs, le polythéisme, pleinement développé, introduit spontanément, sous le nom de destin ou de fatalité, une conception générale éminemment propre à fournir un point d'appui primordial au principe fondamental de l'invariabilité des lois naturelles. Quoique les divers phénomènes doivent, sans doute, paraître, dans l'enfance de la raison humaine, infiniment plus irréguliers que notre régime mental ne nous permet aujourd'hui de le supposer, il est clair cependant que le polythéisme, par la multiplicité et l'incohérence de ses indisciplinables divinités, avait, à cet égard, nécessairement dépassé le but, au point de devenir directement contraire à ce degré de régularité qu'a dû bientôt manifester l'examen attentif du monde extérieur. Afin de tout concilier, sans dénaturer une telle philosophie, il a donc fallu ajouter au système un indispensable complément général, en créant un dieu particulier pour l'immuabilité, dont tous les autres dieux, malgré leur indépendance propre, devaient, à certains égards, reconnaître la prépondérance. C'est ainsi que la notion du destin constitue le correctif nécessaire du polythéisme, dont elle est, par sa nature, inséparable; sans parler encore de l'office capital qu'elle a dû remplir, comme on le verra plus loin, dans la transition finale du polythéisme au monothéisme. Par-là, le polythéisme avait donc spécialement ménagé un premier accès au principe ultérieur de l'invariabilité des lois naturelles, en subordonnant à quelques règles constantes, quoique profondément obscures, les nombreuses volontés qu'il introduisait habituellement. Il a même consacré, à certains égards, cette régularité naissante, envers le monde moral, qui lui servait, comme à toute autre théologie, de point de départ universel pour l'explication du monde physique: car, au milieu des caprices les plus désordonnés, il importe de noter que chaque divinité conserve toujours, au fond, son caractère propre, jusque dans les plus libres élans de la poésie antique, qui, sans cela, ne pourrait évidemment nous inspirer aucun intérêt soutenu. Note 7: Sous ce point de vue, on doit reconnaître la profonde justesse de l'ancienne maxime vulgaire qui représentait la croyance aux dieux comme l'apanage exclusif de l'entendement humain: puisque, en effet, les animaux supérieurs parviennent bien à un certain fétichisme, plus ou moins analogue au nôtre, quoique plus grossier et moins étendu; tandis que les plus intelligens ne paraissent jamais susceptibles de s'élever, du moins spontanément, jusqu'à la moindre ébauche du polythéisme proprement dit, qui exigerait de leur part une activité d'imagination supérieure à leur vraie portée mentale. Pendant que le polythéisme, après avoir éveillé l'activité spéculative, permettait ainsi à l'esprit scientifique un faible essor rudimentaire, il tendait éminemment, d'une autre part, à exciter directement les méditations philosophiques, en établissant, entre toutes nos idées quelconques, une première liaison fondamentale, qui, malgré sa nature essentiellement chimérique, n'en était pas moins alors infiniment précieuse. Jamais, depuis cette époque, les conceptions humaines n'ont pu retrouver, à un degré aucunement comparable, ce grand caractère d'unité de méthode et d'homogénéité de doctrine, qui constitue l'état pleinement normal de notre intelligence, et qu'elle avait alors spontanément acquis sous la domination franche et uniforme du système théologique. C'est seulement à la prépondérance, plus pure encore et plus universelle, de la philosophie positive, qu'il appartiendra, dans un inévitable et prochain avenir, de réaliser, d'une manière beaucoup plus parfaite et surtout plus durable, cette propriété fondamentale. Le monothéisme lui-même, quoique résultant d'une systématisation plus avancée, n'a pu satisfaire autant que le polythéisme à une telle condition, parce que, dans l'état mental correspondant, une partie des spéculations humaines avait déjà commencé à échapper irrévocablement à la philosophie théologique proprement dite, de manière à en altérer sensiblement la nature primitive, comme on le verra au chapitre suivant. Il est donc aisé de concevoir pourquoi l'esprit d'ensemble, aujourd'hui si rare, devait, au contraire, se rencontrer fréquemment en un temps où, non-seulement la faible étendue des diverses notions permettait à chacun de les embrasser toutes, mais où surtout leur commune subordination à une même philosophie théologique les rendait toujours immédiatement comparables entre elles. Quoique ces rapprochemens dussent alors être le plus souvent chimériques, cependant leur usage spontané et continu devait certainement constituer, à la longue, un état plus normal que l'anarchie philosophique qui caractérise la situation transitoire des modernes, et que tant d'esprits faux ou étroits s'efforcent maintenant d'éterniser. Aussi ne suis-je point surpris que d'éminens penseurs, appartenant surtout à l'école catholique, aient, de nos jours, expressément déploré, comme une sorte de dégradation fondamentale de notre intelligence, l'irrévocable décadence de cette philosophie antique, qui, se plaçant directement à la source de tout, ne laissait rien sans liaison et sans explication quelconques, par l'uniforme application de ses conceptions théologiques. Tous ceux qui, dans ce siècle, ont profondément senti la nécessité sociale de l'esprit d'ensemble, mais sans apprécier les vraies conditions essentielles qui lui sont désormais imposées, ont pu être conduits à une telle aberration, dont l'illustre de Maistre a offert un exemple si mémorable, surtout par son parallèle général, admirable à beaucoup d'égards, entre le principal caractère de la science antique et celui de la science moderne. Sans se laisser entraîner à ces regrets stériles, et même irrationnels, où l'on méconnaît directement la destination purement provisoire de la philosophie théologique, il est certainement impossible de ne point admirer son aptitude spéciale, non-seulement à déterminer, comme je l'ai tant prouvé, le premier essor fondamental de notre intelligence, mais encore à favoriser long-temps son développement graduel, en fournissant spontanément à son activité continue un aliment et une direction également indispensables, jusqu'à ce que le progrès des connaissances réelles ait pu enfin permettre un meilleur régime mental. En considérant même la détermination de l'avenir comme le but final de toutes les spéculations philosophiques quelconques, on doit reconnaître, en général, que la divination théologique a véritablement ouvert la voie à notre prévision scientifique, malgré l'inévitable antagonisme qui a dû ultérieurement s'établir entre elles, et qui a surtout manifesté l'irrécusable supériorité propre à la philosophie positive, sous la seule condition, encore inaccomplie, d'une généralisation suffisante. Sous un rapport plus spécial et plus direct, on peut enfin reconnaître que cette philosophie religieuse, surtout à l'état de polythéisme, quoique toute de fiction et d'inspiration, tendait immédiatement à exciter un certain développement élémentaire de l'esprit d'observation et d'induction. Malgré qu'elle ne dût lui assigner qu'un office purement subalterne, toujours subordonné aux besoins et aux indications théologiques, elle lui offrait cependant un champ très vaste et un but fort attrayant, qui n'auraient pu alors autrement exister, en liant profondément tous les phénomènes quelconques à la destinée de l'homme, principal objet du gouvernement divin. Les superstitions même qui nous paraissent aujourd'hui les plus absurdes, telles que la divination par le vol des oiseaux, par les entrailles des victimes, etc., ont eu primitivement, outre leur haute importance politique, un caractère philosophique vraiment progressif, comme entretenant habituellement une énergique stimulation à observer avec constance des phénomènes dont l'exploration ne pouvait, à cette époque, inspirer directement aucun intérêt soutenu. A quelque chimérique emploi que l'on destinât ainsi les observations de tous genres, elles ne s'en trouvaient pas moins recueillies d'avance pour un meilleur usage ultérieur, et n'auraient pu, sans doute, alors être autrement obtenues. Il est, par exemple, incontestable, suivant la juste remarque de Kepler, que les chimères astrologiques ont long-temps servi à maintenir le goût habituel des observations astronomiques, après l'avoir primitivement inspiré. C'est ainsi pareillement que l'anatomie doit, ce me semble, avoir nécessairement puisé ses premiers matériaux dans les explorations spontanément résultées de l'art des aruspices, sur la détermination de l'avenir par l'examen attentif du foie, du cœur, du poumon, etc., des animaux sacrifiés. Il existe, même aujourd'hui, des phénomènes qui, n'ayant pu être soumis jusqu'ici à aucune théorie vraiment scientifique, laissent en quelque sorte regretter encore que cette institution primordiale des observations, malgré ses immenses dangers, ait été détruite avant de pouvoir être convenablement remplacée, et sans garantir seulement la conservation des renseignemens déjà obtenus. Tels sont surtout, pour la physique concrète, la plupart des phénomènes météorologiques, et principalement ceux de la foudre, qui, dans l'antiquité, étaient le sujet spécial d'une exploration scrupuleuse et continue, relativement à l'art des augures. Quiconque saura s'affranchir aussi bien des préjugés modernes que des anciens, déplorera sans doute la perte totale des nombreuses observations que les augures étrusques, par exemple, avaient dû recueillir à ce sujet pendant une longue suite de siècles, et que la saine philosophie pourrait utiliser aujourd'hui, d'une manière même plus fructueuse, j'ose l'avancer, que nos puériles compilations météorologiques, dépourvues de toute direction rationnelle. On a beau maintenant vanter outre mesure l'absence totale de prédispositions et d'intentions quelconques; il n'y a certainement d'efficacité durable, pour les progrès de nos vraies connaissances, que dans les observations instituées avec un but déterminé, dût-il être essentiellement chimérique, à défaut d'une sage impulsion théorique. Aucun autre exemple ne pourrait mieux manifester cette invariable nécessité mentale, que celui de l'exploration vague et insignifiante de nos prétendus météorologistes, qui, malgré le vain étalage d'une exactitude minutieuse, dressent habituellement des tableaux assez infidèles pour ne pas même rappeler à chaque spectateur le véritable caractère atmosphérique de la journée précédente: il serait difficile, sans doute, que les registres des augures[8] eussent été plus mal tenus. En étendant à tous les cas possibles la même appréciation, chacun pourra mettre en pleine évidence, envers tous les phénomènes quelconques, l'indispensable office du polythéisme quant au premier essor de l'esprit d'observation; sans excepter même les phénomènes intellectuels et moraux, dont l'enchaînement fondamental avait dû être alors, pour l'interprétation des songes, le sujet inévitable d'observations très délicates, journellement poursuivies avec une scrupuleuse persévérance, qui ne pourra se retrouver plus convenablement que sous l'influence ultérieure d'un développement plus avancé de la philosophie positive. Note 8: La manière même dont ces antiques observations ont été irrévocablement perdues est éminemment propre à confirmer l'indispensable nécessité de diriger toute exploration réelle d'après une théorie quelconque, théologique ou positive, afin d'assurer, outre son efficacité primitive, la conservation de ses résultats. Car, l'histoire ne nous indique aucune cause spéciale de destruction pour les recueils d'observations augurales, qui ne sauraient d'ailleurs avoir si complétement disparu par de simples accidents, ni par suite des luttes religieuses. Il est clair ici que l'influence la plus destructive a surtout consisté dans la profonde indifférence de l'esprit humain pour un tel ordre d'observations, d'après le changement général des croyances théologiques, et avant que le développement de la science réelle ait pu suffisamment inspirer à leur égard une autre sorte d'intérêt spéculatif. Telles sont, en principe, les éminentes propriétés intellectuelles du polythéisme sous le seul point de vue scientifique, qui devait néanmoins lui être plus défavorable qu'aucun autre. Quoique son influence ait été nécessairement beaucoup plus intime et plus décisive envers les beaux-arts, elle doit être ici bien plus aisément appréciable, comme plus évidente et moins contestée, notre examen devant surtout consister à en caractériser nettement la vraie source générale, bien plus que les résultats effectifs. Il importe d'abord de rectifier, à ce sujet, une irrationnelle exagération, encore trop commune, qui attribue aux beaux-arts un office tellement fondamental dans la société antique, que son économie générale n'aurait pas eu réellement d'autre base intellectuelle. C'est abusivement confondre la philosophie et la poésie, qui, en tout temps, ont dû être profondément distinctes, avant même d'avoir pu recevoir leurs dénominations propres, et sans excepter l'époque, d'ailleurs bien moins prolongée qu'on n'a coutume de le supposer, où elles étaient également cultivées par les mêmes esprits; à moins toutefois qu'on ne prît sérieusement pour de la poésie l'artifice mnémonique d'après lequel on versifie les formules religieuses, morales, scientifiques, etc., afin d'en faciliter la transmission permanente. Dans tous les degrés de la vie sauvage, il est aisé de reconnaître que la puissance sociale de la poésie et des autres beaux-arts, quelque considérable qu'elle puisse être, demeure toujours nécessairement secondaire envers l'influence théologique, qu'elle peut utilement aider, et dont elle doit être hautement protégée, mais sans jamais pouvoir la dominer. Le grand Homère, quoi qu'on en ait dit, n'était certainement point un philosophe ou un sage, encore moins un pontife ou un législateur: seulement sa haute intelligence s'était profondément imbue de tout ce que la pensée humaine avait produit jusque alors de plus avancé en tous genres, comme l'ont toujours fait ensuite tous les génies poétiques ou artistiques, dont il demeurera sans cesse le type le plus éminent[9]. Platon, qui, sans doute, a dû comprendre le véritable esprit de l'antiquité, n'aurait certainement point exclu de sa célèbre utopie le plus général des beaux-arts, si une telle influence était réellement aussi fondamentale qu'on le suppose dans l'économie des sociétés anciennes. Aux temps du polythéisme, comme à tout autre âge de l'humanité, l'essor et l'action des divers beaux-arts ont toujours reposé, de toute nécessité, sur une philosophie préexistante et unanimement admise, qui seulement, à cette première époque, devait leur être plus spécialement favorable, ainsi que je vais l'expliquer. Quoique, par une réaction inévitable, l'influence poétique ait dû alors contribuer beaucoup à étendre et à consolider l'empire théologique, elle n'a pu certainement l'établir. Soit pour l'individu, soit pour l'espèce, jamais les facultés d'expression n'ont pu dominer directement les facultés de conception, auxquelles leur nature propre les subordonne toujours nécessairement, quel qu'ait pu être le développement respectif des unes et des autres. Toute inversion réelle de cette relation élémentaire tendrait directement à la désorganisation fondamentale de l'économie humaine, individuelle ou sociale, en abandonnant la conduite générale de notre vie à ce qui ne peut que l'embellir et l'adoucir: d'où résulterait une sorte d'aliénation chronique. Or, quoique la philosophie directrice dût avoir alors un tout autre caractère qu'aujourd'hui, l'état moral de l'humanité, aussi pleinement normal que de nos jours, n'en était pas moins soumis aux mêmes lois essentielles. Au fond, ce qui était alors accessoire a dû réellement demeurer tel, aussi bien que ce qui était principal, les formes seules ayant changé, d'après le degré de développement. Combien d'éminens personnages l'antiquité ne nous offre-t-elle point presque insensibles aux charmes de la poésie et des autres beaux-arts, sans cesser néanmoins de représenter avec énergie l'état social correspondant, ce qui eût été évidemment impossible dans l'hypothèse exagérée que nous examinons! Pareillement, en sens inverse, les peuples modernes sont aujourd'hui bien loin de se rapprocher du vrai caractère antique, quoique le goût de la poésie, de la musique, de la peinture, etc., s'y purifie et s'y propage toujours davantage, et y soit probablement déjà plus répandu, surtout en Italie, qu'il n'a jamais pu l'être chez aucune société ancienne, du moins eu égard aux esclaves, qui en formaient toujours la masse principale. Note 9: C'était une aberration réservée à notre siècle que celle de prétendus poètes se glorifiant systématiquement de leur ignorance scientifique et philosophique, qu'ils tentent vainement d'ériger en garantie d'originalité. Il ne serait cependant point nécessaire de remonter jusqu'à l'exemple fondamental d'Homère, et ensuite de Virgile, et en général de tous les grands poètes de l'antiquité, pour faire ressortir hautement cette condition préalable du développement normal de tout véritable génie poétique, de s'être d'abord intimement familiarisé avec toutes les éminentes conceptions contemporaines. L'observation même des temps modernes la manifeste spontanément de toutes parts, quoique une telle obligation ait dû y devenir plus pénible, par suite d'un développement plus avancé. Dante, Arioste, Shakespeare, etc., étaient certainement au niveau général des connaissances humaines correspondantes, aussi bien que Corneille, Milton, Molière, etc.: tous avaient d'abord trempé leur génie dans la philosophie contemporaine la plus avancée, avant de l'appliquer à la plus éminente poésie. Il en est essentiellement de même envers les autres beaux-arts, comme le montrent, pour la peinture, les exemples si décisifs de Léonard de Vinci, de Michel-Ange, de Poussin, etc. De telles confirmations d'une maxime d'ailleurs évidente, peuvent faite convenablement apprécier le stupide orgueil de ces versificateurs qui s'applaudissent aujourd'hui d'en être restés encore à la physique de Lucrèce et d'Épicure, etc. Après cet indispensable éclaircissement préliminaire, sans lequel cette grande question ne saurait être convenablement posée, nous pourrons exactement apprécier l'admirable essor général que le polythéisme a dû spontanément imprimer à l'ensemble des beaux-arts, et qui les a élevés alors à un degré de puissance sociale, dont l'équivalent n'a pu se reproduire ultérieurement, faute de conditions suffisamment favorables: abstraction faite d'ailleurs de la haute participation que leur réserve notre prochain avenir, et que je caractériserai sommairement à la fin de cet ouvrage. La forme initiale de la philosophie théologique à l'état de fétichisme, tendait déjà, d'une manière évidente et directe, à favoriser le développement poétique et artistique de l'humanité, en transportant immédiatement à tous les corps extérieurs notre sentiment fondamental de la vie, comme je l'ai indiqué au chapitre précédent. Afin de comprendre suffisamment la portée de cette première appréciation, il faut considérer que, par leur nature, les facultés esthétiques se rapportent surtout à la vie affective, bien plus qu'à la vie intellectuelle, habituellement trop peu prononcée, dans l'organisme humain, pour comporter aucune véritable expression ou imitation, susceptible d'être communément sentie avec énergie et jugée avec justesse, soit par l'interprète, soit par le spectateur. Or, nous avons reconnu combien cette philosophie primitive est en harmonie générale avec cette prépondérance fondamentale de la vie affective, qui n'a jamais pu être, à aucune époque ultérieure, aussi pleinement consacrée. Telle est donc, en principe, la tendance nécessaire du fétichisme à favoriser directement l'essor spontané des beaux-arts, et surtout de la poésie et de la musique, par lesquelles a dû principalement commencer le développement esthétique de l'humanité. Jamais l'ensemble du monde extérieur n'a pu être conçu depuis dans un état aussi parfait de correspondance intime et familière avec l'âme du spectateur, qu'il l'était naturellement sous ce naïf régime de notre première enfance, individuelle et sociale, où le double caractère essentiel de la philosophie théologique se prononçait le plus complétement possible, soit quant à l'immédiate vitalité de tous les corps quelconques, soit en ce qui concerne l'étroite subordination de tous les phénomènes à la destinée humaine. Les trop rares fragmens de poésie fétichique, ancienne ou contemporaine, que nous pouvons maintenant apprécier, manifestent surtout cette supériorité caractéristique relativement aux êtres inanimés, dont la description a toujours été ensuite beaucoup moins favorable à l'art poétique, et, à plus forte raison, à l'art musical, même sous le règne du polythéisme, qui, malgré ses ressources spéciales à cet égard, n'en avait pas moins déjà cessé de vivifier directement la matière. Toutefois, le polythéisme compensait, en partie, ce genre d'infériorité esthétique par l'ingénieux expédient spontané des métamorphoses, qui du moins conservait l'intervention du sentiment et de la passion dans chacune des principales origines inorganiques, quoique ce reste indirect de vie affective, dès lors borné à la première formation de l'individu, ou même de l'espèce, fût loin d'ailleurs d'équivaloir, en énergie poétique, à la conception primitive d'une vitalité directe, personnelle, et continue. Mais, les beaux-arts devant, par leur nature, avoir surtout pour objet le monde moral, cette incontestable supériorité poétique du fétichisme à l'égard du monde physique n'avait évidemment qu'une très faible importance, en comparaison des immenses avantages que, sous tout autre aspect, le polythéisme présentait spontanément pour seconder l'évolution esthétique de l'humanité: ce qui doit maintenant nous conduire à considérer ainsi exclusivement ce second âge religieux, après avoir suffisamment rempli l'indispensable obligation de rattacher l'ensemble de cette explication à son vrai point de départ, sans lequel sa rationnalité eût été gravement altérée. On doit d'abord regarder comme éminemment favorable à l'essor général des beaux-arts la propriété fondamentale du polythéisme, ci-dessus notée, d'éveiller nécessairement, de la manière la plus spontanée et la plus directe, le plus libre et le plus actif développement de l'imagination humaine, ainsi érigée en principal arbitre de la philosophie primitive, en tant qu'immédiatement investie de la détermination spéciale des divers êtres fictifs auxquels on attribuait alors la production de tous les phénomènes quelconques. Pour l'espèce, comme pour l'individu, ce second âge mental constitue évidemment la prépondérance franche et explicite de l'imagination sur la raison; tandis que, sous le pur fétichisme, la domination intellectuelle appartenait surtout au sentiment, bien plus qu'à l'imagination proprement dite, encore peu excitée. C'est ainsi que le polythéisme, en stimulant toutes nos facultés, a dû plus particulièrement et plus fortement seconder l'élan de celles d'où dépend principalement l'évolution esthétique de l'humanité. Telle est, sans doute, la première cause de cette confusion philosophique, précédemment rectifiée, qui a fait envisager, par une dangereuse exagération, le polythéisme tout entier comme une vraie création poétique, parce que sa formation avait naturellement exigé le même genre essentiel d'activité mentale qui a présidé ensuite au développement des beaux-arts, quand ce système général de conceptions a été suffisamment établi. Mais, quoique ce système ait dû, au contraire, évidemment servir de base préalable à ce développement, il faut reconnaître, en second lieu, que, sous un semblable régime, la fonction, soit intellectuelle, soit sociale, de la poésie et des autres beaux-arts, sans jamais avoir pu, même alors, devenir réellement prépondérante, devait être cependant, de toute nécessité, beaucoup moins secondaire qu'à aucun âge ultérieur de l'humanité. En effet, une telle constitution religieuse attribuait spontanément aux facultés esthétiques une participation accessoire, et pourtant directe, aux opérations théologiques fondamentales; tandis que, sous le monothéisme, les beaux-arts ont été nécessairement réduits à un office de culte, et, tout au plus, de propagation, sans avoir désormais aucune part quelconque à l'élaboration dogmatique, comme je l'expliquerai au chapitre suivant. Sous le polythéisme, quand la philosophie avait introduit, pour l'explication des phénomènes physiques ou moraux, une divinité nouvelle, la poésie devait évidemment s'en emparer afin d'achever l'opération en donnant, à cet être d'abord abstrait et peu déterminé, un costume et des mœurs convenables à sa destination, ainsi qu'une histoire suffisamment détaillée; de manière à lui imprimer nettement ce caractère concret, si indispensable, surtout alors, à la pleine efficacité, sociale et même mentale, d'une semblable conception. Or, cette importante attribution, que le fétichisme n'avait pu admettre, puisque les divinités s'y trouvaient spontanément concrètes, a dû certainement concourir avec énergie à l'essor général des beaux-arts, ainsi investis, d'une manière continue et régulière, d'une sorte de fonction dogmatique, éminemment propre à leur procurer une autorité et une considération que l'état ultérieur de la philosophie théologique n'a pu comporter au même degré. En troisième lieu, le fétichisme ne pouvait, par sa nature, s'étendre que fort tard et très imparfaitement à l'explication du monde moral, dont l'intuition immédiate lui servait, au contraire, directement de base générale pour la conception du monde physique: tandis que le polythéisme, sans perdre un tel caractère fondamental, plus ou moins inhérent, de toute nécessité, comme je l'ai établi, à une théologie quelconque, possédait spontanément la propriété capitale d'être essentiellement applicable aux divers phénomènes moraux et même sociaux. Aussi est-ce surtout dans ce second âge religieux que la philosophie théologique est devenue vraiment universelle, en recevant ce grand et indispensable complément, qui dès lors a constitué de plus en plus, et encore davantage sous le monothéisme, sa principale attribution, et la seule même qu'elle s'efforce vainement de conserver aujourd'hui. Il serait assurément superflu de faire ici expressément ressortir l'évidente importance esthétique de cette extension spontanée de la philosophie, à l'état polythéique, au monde moral et social, si clairement apte à fournir aux beaux-arts leur champ principal et presque exclusif. Enfin, leur développement général a été directement favorisé par le polythéisme, sous un quatrième et dernier aspect fondamental, d'après la base éminemment populaire qu'une telle religion assurait si largement à l'action esthétique. Les beaux-arts, destinés surtout aux masses, doivent, en effet, par leur nature, éprouver l'indispensable besoin de s'appuyer sur un système convenable d'opinions familières et communes, dont la prépondérance préalable est également indispensable pour produire et pour goûter, afin de préparer suffisamment entre l'interprète actif et le spectateur passif cette harmonie morale qui d'avance dispose l'un à seconder spontanément les moyens d'expression employés par l'autre, et sans laquelle aucune œuvre d'art ne saurait être pleinement efficace, même sous le point de vue individuel, et, à plus forte raison, sous l'aspect social. C'est le défaut d'une telle condition, trop rarement accomplie dans l'art moderne, qui permet d'y expliquer le peu d'effet réel de tant de chefs-d'œuvre, conçus sans foi et appréciés sans conviction, et qui, malgré leur éminent mérite, ne peuvent exciter en nous que les impressions générales inhérentes aux lois fondamentales de la nature humaine; en sorte qu'il en résulte presque toujours une influence trop abstraite, et par suite peu populaire. Or, la supériorité esthétique du polythéisme est, à cet égard, encore plus irrécusable qu'à tout autre; car aucune philosophie quelconque n'a pu, évidemment, jamais obtenir depuis une plénitude de popularité comparable à celle du polythéisme au temps de sa prépondérance. Le monothéisme lui-même, au moment de sa plus grande splendeur, ne fut pas certainement aussi populaire que cette antique religion, dont les hautes imperfections morales ne devaient d'ailleurs que trop seconder et propager l'influence primitive. Une régénération fondamentale, encore trop confusément appréciable, surtout sous ce rapport, pourra seule ultérieurement établir, par l'ascendant universel de la philosophie positive, un système d'opinions fixes et unanimes aussi susceptible de fournir une base vraiment populaire au large développement des beaux-arts, pourvu que leur essor soit enfin conçu dans un esprit réellement conforme à la nature caractéristique de la civilisation moderne, comme je l'indiquerai au soixantième chapitre. Par cet ensemble de motifs, l'aptitude nécessaire du polythéisme à seconder spécialement l'évolution esthétique de l'humanité, se trouve donc ici suffisamment expliquée. Or, n'eût-il rendu que cet éminent service, il aurait certainement concouru, suivant un mode indispensable, au développement fondamental de notre espèce, dont une telle évolution devait constituer, par sa nature, l'un des principaux élémens. Dans le vrai système de l'économie humaine, individuelle ou sociale, les facultés esthétiques sont, en quelque sorte, intermédiaires entre les facultés purement morales et les facultés proprement intellectuelles: leur but les rattache aux unes, leur moyen aux autres. Aussi leur développement convenable peut-il très heureusement réagir à la fois sur l'esprit et sur le cœur, constituant ainsi spontanément l'un des plus puissans procédés généraux d'éducation, soit intellectuelle, soit morale, que nous puissions concevoir. Chez le très petit nombre d'organisations éminentes, où la vie mentale devient prépondérante, surtout à la suite d'un long exercice continu et presque exclusif, l'influence des beaux-arts tend à rappeler la vie morale, alors trop souvent oubliée ou dédaignée. Mais, dans l'immense majorité de notre espèce, où, au contraire, l'activité intellectuelle, spontanément engourdie, doit être essentiellement absorbée par l'activité affective, le développement esthétique sert habituellement de préambule indispensable au vrai développement mental, outre son importance propre et permanente, trop incontestable pour qu'il faille la signaler ici. Telle est la grande phase spéciale que l'humanité devait accomplir sous la direction du polythéisme, si éminemment propre, d'après les explications précédentes, à cette heureuse destination. C'est ainsi qu'il a indirectement tendu à exciter, non-seulement chez quelques hommes choisis, mais surtout dans la masse entière, un premier degré de vie intellectuelle permanente, par une douce et irrésistible influence, que chacun alors subissait avec délices, indépendamment d'ailleurs de son action mentale proprement dite, ci-dessus analysée. L'observation journalière du développement individuel des hommes ordinaires suffirait seule à faire apprécier toute la valeur de cet indispensable office, en vérifiant clairement qu'il n'y a presque jamais d'autre moyen d'éveiller, ou même d'entretenir, une certaine activité purement spéculative, distincte de l'exercice forcé que les nécessités humaines imposent habituellement à notre chétive intelligence: témoigner quelque intérêt pour les beaux-arts, sera certainement, en tout temps, le symptôme le plus commun d'une vraie naissance à la vie spirituelle. Sans doute, un tel progrès est encore loin du terme naturel de l'éducation humaine, individuelle ou collective, comme je l'ai indiqué au cinquantième chapitre. Car, le but essentiel, dans l'un et l'autre cas, consiste finalement à transférer, autant que possible, l'influence directrice à la raison, et non à l'imagination. Mais, si le caractère propre de l'humanité a commencé à se prononcer, dès sa première enfance, par l'ascendant du sentiment sur l'instinct animal, ce qui a été essentiellement le résultat spontané du fétichisme, il n'est pas douteux que cette prépondérance de l'imagination sur le sentiment, constituée par l'évolution esthétique accomplie sous le polythéisme, n'ait déterminé un grand pas général vers l'état définitif et pleinement normal, où la raison prend enfin directement et ouvertement les rênes du gouvernement humain; situation finale, dont le monothéisme a puissamment tendu à nous rapprocher, comme l'expliquera la leçon suivante, mais qui ne saurait être suffisamment réalisée que sous l'empire universel de la philosophie positive. Ainsi, la phase philosophique que nous apprécions dans le polythéisme ne pouvait, par sa nature, constituer qu'un degré intermédiaire, qu'il serait très dangereux de prétendre ériger en terme véritable de l'éducation humaine; mais c'était, non moins évidemment, un intermédiaire strictement indispensable, qui n'était pas susceptible d'être franchi, et sans lequel l'essor ultérieur des plus hautes facultés de l'homme serait resté essentiellement impossible. Quoique l'esprit esthétique et l'esprit scientifique diffèrent certainement beaucoup, cependant ils emploient réellement, chacun à sa manière, les mêmes forces fondamentales du cerveau, en sorte que le premier genre d'activité intellectuelle peut servir, à un certain degré, de préambule ou d'introduction au second, sans dispenser aucunement toutefois d'une autre préparation plus spéciale, que nous apprécierons en son lieu, et à laquelle devait surtout présider le monothéisme. Sans doute, le génie, éminemment analytique et abstrait, de la principale observation scientifique proprement dite, envers le monde extérieur, est radicalement distinct du génie, essentiellement synthétique et concret, de l'observation esthétique, qui, dans tous les phénomènes quelconques, s'attache à saisir presque exclusivement le côté humain, en y étudiant leur influence effective sur l'homme, spécialement envisagé quant au moral. Néanmoins, il y a évidemment entre eux quelque chose de profondément commun, la disposition, également nécessaire, à observer avec justesse, qui exige ou suggère des précautions mentales fort analogues pour prévenir et rectifier les aberrations dans l'un ou l'autre cas. L'analogie est beaucoup plus complète en ce qui concerne l'étude de l'homme lui-même, où le savant et l'artiste ont également besoin de certaines notions identiques, quoiqu'ils n'en doivent pas faire le même usage. On ne saurait donc méconnaître la secrète affinité directe qui existe, à divers titres, entre l'un et l'autre esprit, malgré leurs profondes différences caractéristiques, et qui, par suite, doit rendre le développement plus rapide du premier susceptible de préparer utilement l'essor plus tardif du second. Si cette relation a lieu nécessairement chez ceux d'abord qui, à l'un ou l'autre égard, participent activement à la culture intellectuelle, une influence analogue doit s'exercer aussi, à un moindre degré, sur la masse passive. Pour plus de clarté, je me suis borné, dans une telle appréciation, à considérer seulement, de part et d'autre, ce qui concerne la simple élaboration préalable, destinée à procurer les matériaux convenables. Or, le rapprochement serait jugé bien plus intime si je pouvais ici comparer également la combinaison finale de ces premiers élémens, inévitablement soumise aux mêmes lois essentielles, soit qu'il s'agisse d'une œuvre esthétique ou scientifique. Mais les notions ordinaires sur la marche générale des compositions intellectuelles, surtout quant aux beaux-arts, sont encore beaucoup trop vagues et trop obscures pour qu'un semblable parallèle pût avoir toute son utilité philosophique, à moins d'entraîner dans des explications fort étendues, entièrement incompatibles avec la nature et la destination de cet ouvrage. Quoi qu'il en soit, les indications précédentes suffisent, sans doute, à rendre incontestable l'influence spéciale que l'essor primitif du génie esthétique a dû exercer, sous le polythéisme, sur l'état mental de l'humanité, pour y préparer, sous le monothéisme, la naissance consécutive du vrai génie scientifique, indépendamment de son office général, ci-dessus apprécié, quant au premier éveil de l'activité spéculative, dans le seul mode qui fût d'abord possible. Les limites nécessaires de ce traité m'ont prescrit aussi de ne faire ici aucune distinction formelle entre les divers beaux-arts, soit en ce qui concerne leur relation au polythéisme, soit relativement à la liaison de leur développement avec l'évolution fondamentale de l'humanité. Mais, si je pouvais ici plus spécialement examiner cet intéressant sujet, il me serait aisé d'étendre la théorie que je viens d'esquisser jusqu'à la détermination rigoureuse de l'ordre spontané suivant lequel ces différens arts ont dû historiquement surgir et croître, en tout temps et en tout lieu, sauf les perturbations exceptionnelles, où la succession essentielle deviendrait encore appréciable à une scrupuleuse analyse. Ne devant point insister davantage sur les considérations esthétiques, je me borne donc à énoncer cet ordre, que tout lecteur familiarisé avec la vraie philosophie des beaux-arts pourra facilement examiner. Il consiste en ce que chaque art a dû se développer d'autant plus tôt, qu'il était, par sa nature, plus général, c'est-à-dire susceptible de l'expression la plus variée et la plus complète, qui n'est point toujours, à beaucoup près, la plus nette ni la plus énergique: d'où résulte, comme série esthétique fondamentale, la poésie, la musique, la peinture, la sculpture, et enfin l'architecture, en tant que moralement expressive[10]. Note 10: La stricte exactitude historique, et même philosophique, exigerait peut-être que l'on fît commencer une telle série par cet art, plus spontané et plus primitif qu'aucun autre, qui, intimement lié au langage mimique, dont il ne constitue qu'une sorte d'exagération naturelle, à peu près comme la musique envers la parole, offre, avec tant d'évidence, dans les moindres degrés de la vie sauvage, le premier moyen d'expression animée, et jusqu'à un certain point idéalisable, de nos sentimens individuels ou sociaux, et surtout de nos passions les plus énergiques. Mais un tel art, essentiellement tombé en désuétude, depuis que le langage d'action a dû perdre graduellement presque toute son importance initiale, doit être de plus en plus envisagé comme éteint, si ce n'est à titre de simple auxiliaire subalterne de la plupart des autres; ainsi que le témoigne clairement, malgré tant d'encouragemens systématiques, sa misérable réduction, chez les modernes, à une froide et stérile combinaison de signes essentiellement conventionnels, devenus presque inintelligibles pour ceux même qui les assemblent, et où les cervelets émoussés trouvent seuls habituellement une stimulation réelle, bien qu'accessoire. Il y a long-temps, sans doute, que l'idéalisation des sentimens humains ne s'exprime plus que par des moyens plus parfaits et plus nobles; quoique leur développement ait dû être, en effet, postérieur, cette circonstance ne saurait désormais être prise en considération que dans un traité tout spécial sur l'ensemble de révolution esthétique de l'humanité. En terminant cette appréciation capitale, propre à nous dispenser essentiellement de toute explication analogue dans presque tout le reste de notre opération historique, il importe d'y signaler son aptitude spéciale à résoudre spontanément la grande et célèbre objection que les beaux-arts semblent offrir nécessairement à la théorie générale du progrès continu de l'humanité, par le seul fait de leur incontestable prééminence en un temps qui, à tout autre titre, ne représente évidemment que l'enfance de notre espèce. On voit maintenant, en effet, comme je l'avais annoncé au quarante-huitième chapitre, à quoi tient ce paradoxe apparent, en reconnaissant ainsi par quel concours nécessaire de causes naturelles le principal essor des beaux-arts devait avoir lieu sous l'empire du polythéisme, sans qu'une telle correspondance puisse rationnellement indiquer aucune vraie diminution ultérieure dans l'ensemble de nos facultés esthétiques, qui seulement, malgré leur développement toujours continu, n'ont pu retrouver depuis ni une stimulation aussi directe et aussi énergique, ni d'aussi importantes attributions, ni des dispositions aussi favorables, toutes circonstances entièrement indépendantes de leur activité intrinsèque et du mérite propre de leurs productions. Sans renouveler la fameuse discussion sur les anciens et les modernes, il est impossible de méconnaître les nombreux et éclatans témoignages qui prouvent, avec une irrésistible évidence, que le génie humain n'a nullement baissé au fond, même pendant la prétendue nuit du moyen-âge, surtout en ce qui concerne le premier des beaux-arts, dont le progrès général est, au contraire, incontestable. Même dans le genre épique, quoique le mode essentiel de conception en ait été jusqu'ici le moins adapté à la nature de la civilisation moderne, on ne saurait certainement citer, en aucun temps, un génie poétique plus fortement organisé que celui de Dante ou de Milton, ni une imagination aussi puissante que celle d'Arioste. Quant à la poésie dramatique, l'énergie spontanée de Shakespeare, l'admirable élévation de Corneille, l'exquise délicatesse de Racine, et l'incomparable originalité de Molière, ne redoutent certainement aucun parallèle antique. A l'égard des autres beaux-arts, on ne peut plus contester aujourd'hui la haute prééminence de la musique moderne, soit italienne, soit allemande, malgré une moindre influence sociale dans un milieu moins favorable, sur la musique des anciens, essentiellement dénuée d'harmonie, et réduite, comme celle de toutes les sociétés peu avancées, à des mélodies extrêmement simples et uniformes, où la seule mesure constituait le principal moyen d'expression. Il en est sans doute de même relativement à la peinture, considérée non-seulement dans sa partie technique, dont le progrès continu est évident, mais dans sa plus haute expression morale, pour laquelle nous n'avons certes aucun sujet de penser que l'antiquité eût rien produit d'équivalent, par exemple, aux chefs-d'œuvre de Raphaël, ni à beaucoup d'autres ouvrages modernes. L'exception apparente relative à la sculpture s'expliquerait aisément, si elle est suffisamment réelle, comme essentiellement due aux mœurs et à la manière de vivre des anciens, qui devaient naturellement leur procurer une connaissance plus intime et plus familière des formes humaines. Enfin, pour l'architecture, indépendamment des immenses progrès qu'a évidemment reçus, chez les modernes, sa partie industrielle la plus usuelle, on ne saurait méconnaître, ce me semble, sous le seul point de vue esthétique, l'éminente supériorité de tant d'admirables cathédrales du moyen-âge, où la puissance morale d'un tel art est certainement poussée à un degré de sublime perfection, que ne pouvaient offrir, malgré leur régularité, les plus beaux temples antiques, comme j'aurai lieu de l'expliquer sommairement au chapitre suivant. Après avoir judicieusement opéré ces diverses comparaisons directes, il faudrait ensuite, pour parvenir à une appréciation vraiment rationnelle, prendre, d'une autre part, en haute considération la stimulation esthétique nécessairement beaucoup moindre inhérente jusqu'ici au caractère essentiel de la civilisation moderne, malgré de plus grands encouragemens personnels, dus surtout à la vulgarisation croissante du goût. Les beaux-arts étant, en général, destinés à retracer avec énergie notre existence morale et sociale, il est clair que, quoique spontanément convenables à toutes les phases de l'humanité, ils doivent nécessairement s'adapter de préférence à une sociabilité plus homogène et plus fixe, dont le caractère, plus complet et plus prononcé, comporte une représentation plus nette et mieux définie; ce qui avait éminemment lieu dans l'antiquité, sous l'empire du polythéisme. Or, nous reconnaîtrons, au contraire, que, depuis le commencement du moyen-âge, l'état social moderne n'a, pour ainsi dire, constitué jusqu'ici qu'une immense transition, essentiellement accomplie, sans une physionomie assez stable et assez tranchée, sous la présidence indispensable du monothéisme, qui, par sa nature, devait moins encourager le développement esthétique, et seconder davantage l'essor scientifique. Toutes les causes principales devaient donc concourir à y ralentir notablement la marche des beaux-arts; et, cependant, loin d'avoir subi aucune dégénération réelle, les faits témoignent, avec une éclatante évidence, que leur génie s'est élevé, dans presque tous les genres déjà créés, au niveau et même au-dessus des plus éminentes productions antiques, indépendamment des nouvelles issues qu'il est parvenu à s'ouvrir par beaucoup d'admirables chefs-d'œuvre, par exemple, dans ces compositions, éminemment modernes, qualifiées du nom impropre de romans: il n'y a eu de diminution réelle que dans l'influence sociale correspondante, d'après les motifs précédemment expliqués. Ainsi, l'accomplissement, même en ce genre, d'un véritable progrès, malgré des conditions peu favorables, montre clairement que les facultés esthétiques de l'humanité, loin de décroître, sont assujéties, comme toutes les autres, à un développement continu: aux yeux du moins de tous les vrais philosophes qui, à cet égard, sauront se préserver suffisamment de la tendance vulgaire à juger les beaux-arts uniquement sur l'effet produit; d'où il résulterait, par exemple, si l'on pouvait être pleinement conséquent à cet étrange principe, qu'il faudrait accorder le premier rang à la composition d'une danse nègre, susceptible, en cas opportun, de déterminer un entraînement plus irrésistible que celui dû à la plus puissante poésie ancienne ou moderne. Quand, après une longue et pénible préparation, la civilisation moderne aura finalement développé, avec la prépondérance suffisante, son vrai caractère propre, ce qui serait impossible sans l'ascendant général de la philosophie positive, l'humanité s'élèvera à un état social éminemment progressif, et néanmoins plus homogène et plus stable que celui de l'antiquité polythéiste, où les beaux-arts trouveront à la fois un nouveau champ et des attributions nouvelles, aussitôt que leur génie essentiel se sera convenablement adapté au nouveau régime intellectuel, comme je l'indiquerai sommairement à la fin du volume. C'est alors seulement que pourra être directement utilisée, dans toute sa plénitude, pour le bonheur commun de notre espèce, cette admirable éducation graduelle de nos facultés esthétiques, qui, continuée, avec tant de succès, chez les modernes, malgré tant d'entraves, y témoigne si clairement de leur irrésistible spontanéité: c'est alors enfin que se manifestera familièrement, aux yeux de tous, cette irrécusable affinité fondamentale qui, d'après les lois nécessaires de l'organisation humaine, unit spontanément le sentiment du beau, d'une part, au goût du vrai, et, d'une autre part, à l'amour du bon. Après avoir ainsi suffisamment accompli l'appréciation intellectuelle du polythéisme, d'abord sous le point de vue scientifique, et ensuite sous l'aspect esthétique, il n'y a pas lieu de s'arrêter ici à caractériser expressément son influence générale sur le développement continu des aptitudes industrielles de l'humanité. Cette dernière détermination s'effectuera d'ailleurs spontanément ci-dessous, en ce qu'elle peut offrir d'utile à notre principale opération, quand nous considérerons celle des trois formes essentielles du polythéisme qui devait surtout présider à un tel développement, résultat complexe de l'essor mental et de l'essor social. Nous avons, en outre, déjà reconnu, au chapitre précédent, l'importance initiale de la philosophie théologique, même à l'état de simple fétichisme, pour exciter et soutenir d'abord l'activité humaine dans sa première conquête du monde extérieur. Or, il suffit maintenant d'ajouter, à ce sujet, que le polythéisme devait nécessairement exercer, sous ce rapport, une influence plus directe et plus étendue que celle du pur fétichisme. Celui-ci, en effet, en divinisant la matière, ne pouvait évidemment, sans une sorte d'inconséquence sacrilége, en tolérer l'altération journalière; du moins jusqu'à ce que la naissance d'un vrai sacerdoce, sous l'astrolâtrie, eût permis, comme je l'ai expliqué, de commencer à discipliner cette logique spontanée de l'esprit religieux. Le polythéisme, au contraire, isolant nettement chaque divinité des corps soumis à son empire, n'interdisait plus, par sa nature, la modification volontaire du monde extérieur, et y provoquait même souvent à divers titres; outre qu'il réalisait directement, au plus haut degré, la propriété stimulante inhérente à toute philosophie théologique, en mêlant l'action surnaturelle à la plupart des entreprises humaines, d'une manière bien plus spéciale et plus intime qu'on n'a pu la concevoir depuis: en sorte que, pour peu que l'action devînt importante, chacun pouvait s'y sentir familièrement appuyé de quelque divine assistance. En même temps, l'inévitable organisation d'un puissant sacerdoce tendait à régulariser ces vagues influences, qui, livrées à leur jeu naturel, devaient produire tant d'incertitudes ou d'aberrations. On conçoit, enfin, que la multiplicité des dieux fournissait, à cet égard, de précieuses ressources spéciales, pour neutraliser spontanément, d'après leur opposition mutuelle, cette disposition anti-industrielle plus ou moins attachée, de toute nécessité, à la nature intime de l'esprit religieux, ainsi que je l'ai expliqué à la fin du volume précédent. Sans un tel expédient, sagement appliqué par l'autorité sacerdotale, il est évident que le dogme général du fatalisme, précédemment signalé comme indispensable au polythéisme, aurait tendu directement à arrêter l'essor naissant de l'activité humaine. Aussi le monothéisme, où ce dogme prend surtout la forme, non moins oppressive, d'un optimisme absolu, et qui est radicalement privé de ce puissant correctif dû au croisement immédiat des volontés directrices, serait-il, par sa nature, moins favorable que le polythéisme à l'action progressive de l'humanité sur le monde, si l'époque même de son avènement spontané ne coïncidait point nécessairement, comme je l'expliquerai au chapitre suivant, avec cet état plus avancé de l'évolution humaine qui, malgré les apparences vulgaires, diminue au fond l'influence et le besoin de l'esprit religieux dans la vie réelle. Quand cette indispensable coïncidence n'a pas lieu suffisamment, par suite d'un passage prématuré à l'état monothéique, d'après une aveugle imitation, cette tendance délétère se fait nettement sentir: ainsi que l'histoire ne le témoigne que trop, envers plusieurs nations dont les progrès ultérieurs eussent été certainement plus fermes et plus rapides, si elles fussent restées plus long-temps sous le régime polythéique, au lieu de s'élever trop brusquement au monothéisme, avant d'y être encore convenablement préparées, et uniquement entraînées par une indiscrète ardeur, provenue d'exemples hétérogènes. On ne saurait donc méconnaître les propriétés spéciales du polythéisme pour encourager le développement spontané de notre activité industrielle, jusqu'à ce que, par le progrès continu de l'étude de la nature, elle puisse commencer à prendre son vrai caractère rationnel, sous l'influence correspondante de l'esprit positif, qui, en lui ouvrant le plus vaste champ, lui imprime directement le mouvement à la fois le plus sage et le plus hardi. Du reste, afin qu'une telle appréciation soit suffisamment exacte, il ne faut jamais oublier que la guerre constituait alors, de toute nécessité, la principale occupation de l'homme, et que, par conséquent, on jugerait très mal l'industrie ancienne si, comme nos habitudes doivent nous y porter aujourd'hui, on y négligeait les arts dont la destination était essentiellement militaire. Ces arts ont dû être long-temps prépondérans, en vertu de leur importance supérieure, et aussi d'après la plus grande facilité intrinsèque de leur perfectionnement propre. Les premiers outils de l'homme ont toujours été nécessairement des armes, soit contre les animaux, soit contre ses compétiteurs. Pendant une longue suite de siècles, son adresse et sa sagacité pratique ont dû être principalement occupées, par un exercice énergique et continu, à instituer et à améliorer les appareils militaires, offensifs ou défensifs; et ces efforts, outre leur indispensable utilité primitive, n'ont pas d'ailleurs été entièrement superflus pour le progrès ultérieur de l'industrie proprement dite, qui, par d'heureuses transformations, en a souvent tiré des indications importantes. Sous cet aspect, il faut constamment regarder l'état social de l'antiquité comme radicalement inverse de notre état moderne, où la guerre est devenue enfin purement accessoire, tandis que, chez les anciens, elle devait avoir habituellement une haute prépondérance. Aussi dans l'antiquité, de même que parmi les sauvages actuels, les plus grands efforts de l'industrie humaine se rapportaient-ils essentiellement à la guerre, qui y donna lieu à tant de créations vraiment prodigieuses, surtout pour l'art des siéges. Chez les modernes, au contraire, quoique l'immense progrès des arts mécaniques et chimiques ait dû accessoirement y déterminer d'importantes innovations militaires, dont toutefois on s'exagère beaucoup la valeur, il est néanmoins certain que le système des armes se présente comme beaucoup moins perfectionné, relativement à l'ensemble actuel des moyens humains, qu'il ne l'était, chez les Grecs et les Romains, eu égard à l'état industriel correspondant[11]. Il est donc indispensable de considérer aussi cet art prépondérant, si l'on veut convenablement caractériser l'influence générale du polythéisme sur le développement industriel de l'humanité. Note 11: J'ai souvent entendu un marin distingué (mon malheureux ami feu le capitaine Montgéry), qui avait embrassé, avec une éminente rationnalité relative, le système entier de l'art de la guerre, à la fois terrestre et navale, conception extrêmement rare aujourd'hui, déplorer amèrement, pour caractériser la faible consommation intellectuelle exigée par la guerre moderne, que l'art de détruire, quoique, par sa nature, le plus facile de tous, se trouvât beaucoup moins perfectionné maintenant que l'art de produire, malgré la difficulté supérieure de celui-ci. Mais, si ce militaire vraiment philosophe eût suffisamment complété son intéressante observation, comme son érudition spéciale, aussi judicieuse qu'étendue, le lui eût aisément permis, en reconnaissant que, chez les anciens, la relation était essentiellement inverse, il y eût aperçu une nouvelle confirmation de cette heureuse transformation sociale qui, chez les modernes, faisant de plus en plus de la guerre une affaire habituellement accessoire, ne détourne ordinairement à cet usage que la moindre partie des efforts intellectuels, comme je l'expliquerai ailleurs. Pour compléter l'appréciation abstraite du polythéisme, il nous reste maintenant à juger directement son aptitude sociale proprement dite, analysée d'abord sous le point de vue politique, alors nécessairement prépondérant, et ensuite sous l'aspect purement moral, qui manifeste plus qu'aucun autre l'imperfection radicale d'un tel régime théologique. L'ensemble des explications déjà contenues dans ce volume et dans le dernier chapitre du précédent, a dû faire d'avance apprécier hautement l'importance fondamentale de cette première propriété du polythéisme qui consiste à détacher enfin nettement de la masse sociale une classe éminemment spéculative, également affranchie des soins militaires et industriels, et susceptible, par son ascendant spontané, de donner graduellement à la société humaine une consistance durable et une organisation régulière. Tandis que le fétichisme, ainsi que nous l'avons reconnu, ne déterminait point nécessairement l'institution d'un vrai sacerdoce, si ce n'est dans sa dernière phase, à l'état d'astrolâtrie, d'où il a passé au polythéisme, il est évident que celui-ci, au contraire, devait être, de sa nature, éminemment favorable à un tel établissement, par cela seul qu'il introduisait des divinités pleinement indépendantes de la matière, et qui, habituellement inaccessibles, ne pouvaient communiquer avec l'humanité que par l'intermédiaire indispensable de ministres spéciaux, prédestinés en quelque sorte à cette mystérieuse fonction. La multiplicité des dieux était même très propre à faire d'abord sentir avec plus d'énergie cette urgente nécessité sociale, aussi bien qu'à étendre et à accélérer le développement de la classe sacrée, quoiqu'elle ait dû ensuite beaucoup contribuer, par l'inévitable dispersion de l'autorité sacerdotale, à diminuer sa consistance et à altérer son indépendance, comme je l'expliquerai ci-dessous. C'est ainsi que le polythéisme, pendant qu'il constituait la seule philosophie alors susceptible d'imprimer à l'esprit humain un premier essor, soit scientifique, soit surtout esthétique, soit même industriel, instituait, d'une autre part, non moins spontanément, la seule corporation sociale qui pût alors acquérir assez de loisir et de dignité pour se livrer avec succès à cette triple culture intellectuelle, vers laquelle son ambition spéciale devait d'abord la pousser autant que sa vocation naturelle. Mais j'ai déjà suffisamment signalé, quoique d'une manière implicite, les heureuses conséquences sociales de cette institution vraiment fondamentale, organe nécessaire, en un genre quelconque, de ce progrès primitif, dont nous venons d'apprécier le principe essentiel et la marche générale. Il s'agit maintenant d'examiner surtout les conséquences directement politiques d'un tel établissement, en déterminant son influence nécessaire sur l'économie caractéristique des sociétés anciennes, considérées quant à la haute destination politique qui devait leur appartenir spécialement dans l'ensemble de l'évolution humaine. En quelque état d'enfance que l'humanité soit considérée, elle manifeste toujours spontanément certains germes primordiaux des principaux pouvoirs politiques, soit temporels ou pratiques, soit même spirituels ou théoriques. Sous le premier point de vue, les qualités purement militaires, d'abord la force et le courage, plus tard la prudence et la ruse, y deviennent habituellement, dans les expéditions de chasse ou de guerre, la base immédiate d'une autorité active, au moins temporaire. De même, sous le second aspect, quoique moins connu, par une simple extension naturelle du gouvernement domestique, la sagesse des vieillards, nécessairement chargés de transmettre l'expérience et les traditions de la tribu, y acquiert bientôt une certaine puissance consultative, sans excepter les peuplades où les moyens de subsistance sont restés encore assez précaires et assez incomplets pour exiger régulièrement le douloureux sacrifice des parens trop caduques. A cette autorité naturelle, on voit aussi commencer l'adjonction spontanée d'une autre influence élémentaire, celle des femmes, qui, en tout temps, a dû constituer, envers un pouvoir spirituel quelconque, un important auxiliaire domestique, tendant à modifier par le sentiment, comme celui-ci par l'intelligence, l'exercice direct de la prépondérance matérielle. C'est ainsi que, même sous le plus grossier fétichisme, la société humaine nous présente inévitablement, d'après une judicieuse analyse, les germes spontanés de tous les plus grands établissemens ultérieurs. Mais ces divers rudimens primitifs d'un système politique resteraient bornés, de toute nécessité, à une existence fort précaire et très imparfaite, à la fois essentiellement temporaire et locale, si le polythéisme ne venait point les rattacher graduellement à la double institution fondamentale d'un culte régulier et d'un sacerdoce distinct, qui peut seule permettre, entre les différentes familles, l'établissement naissant d'une véritable organisation sociale, susceptible de consistance et de durée. Telle est d'abord la principale destination politique de la philosophie théologique, ainsi parvenue à son second âge naturel. C'est alors surtout qu'on peut nettement reconnaître que cette grande attribution sociale résulte directement de cet essor d'opinions communes sur les sujets qui intéressent le plus l'esprit humain, et de cette formation spontanée de la classe spéculative généralement respectée qui en devient spécialement l'organe indispensable; beaucoup plus que des craintes ou des espérances relatives à la vie future, auxquelles on a si abusivement rapporté de nos jours toute l'efficacité sociale des doctrines religieuses, et qui, à cette époque, n'avaient encore certainement qu'une très faible influence. D'abord, en aucun temps, cette dernière force théologique n'a pu exercer une puissante action sous le point de vue purement politique, seul actuellement considéré; sa principale application a dû être essentiellement morale, quoique, même à ce titre, on ait trop souvent confondu avec elle, comme je le montrerai, le pouvoir, répressif ou directeur, inhérent à l'existence d'un système quelconque d'opinions communes. En outre, il est incontestable qu'une telle force n'a pu acquérir que fort tardivement une haute importance sociale, quand le polythéisme très développé avait déjà réalisé son principal office; ou, plus exactement, c'est sous le régime monothéique qu'elle a dû seulement obtenir sa plus grande efficacité, ainsi que je l'expliquerai au chapitre suivant. Ce n'est pas que, dès les premiers temps, l'homme n'ait dû involontairement obéir à cette tendance spontanée, à la fois mentale et morale, si aisément explicable, qui l'entraîne à desirer et même à supposer l'éternité d'existence, soit passée, soit surtout future. Mais cette croyance naturelle, à laquelle on attribue une influence si exagérée, subsiste certainement très long-temps avant de comporter aucune véritable application politique ou même morale: d'abord parce que les théories théologiques ne s'étendent que lentement, comme on l'a vu, aux phénomènes de l'homme et de la société; et ensuite par ce motif plus spécial que, après avoir été ainsi complétées, et lorsque la direction immédiate des affaires humaines est enfin devenue la principale fonction des dieux, ce n'est point essentiellement sur la vie future que portent encore les plus puissantes émotions de crainte et d'espérance, alors concentrées surtout dans la vie présente, seule susceptible de toucher suffisamment des esprits aussi grossiers[12]. Indépendamment d'un tel auxiliaire, l'indispensable office politique du polythéisme, pour généraliser et consolider l'organisation naissante des sociétés humaines, a donc directement résulté, surtout à l'origine, de son institution spontanée d'un certain système d'opinions communes et d'une autorité spéculative correspondante, que le fétichisme n'avait pu suffisamment établir, et qui, évidemment, ne pouvaient provenir encore d'aucun autre principe quelconque. Dans cette phase sociale, la nature du culte, admirablement adaptée à l'état corelatif de l'humanité, consiste essentiellement en fêtes nombreuses et variées, où l'essor primitif des beaux-arts trouve journellement un heureux exercice, et qui constituent souvent, chez des populations de quelque étendue, déjà liées par une langue commune, le principal motif des réunions habituelles; comme le montre si clairement l'exemple de la Grèce, dont les fêtes générales conservèrent long-temps une haute importance, jusqu'à l'époque de l'absorption romaine, pour en réunir les différentes nations, malgré leurs fréquentes luttes intérieures. Puis donc que, même envers de simples divertissemens, la philosophie théologique et l'autorité qui en dérive offrent alors le seul moyen réel d'organiser entre les hommes une convergence quelconque, à la fois étendue et durable, il n'est pas étonnant que tous les pouvoirs naturels, quelle que soit leur origine propre, viennent spontanément puiser à cette source commune une indispensable consécration, sans laquelle leur influence sociale resterait trop bornée et trop fugitive, et dont l'inévitable nécessité explique assez le caractère essentiellement théocratique que la plupart des philosophes ont justement reconnu à tout gouvernement primitif. Note 12: Les poèmes d'Homère offrent, ce me semble, de fréquentes occasions de reconnaître, d'une manière nettement irrécusable, combien étaient encore récentes, de son temps, les théories morales du polythéisme sur les peines et les récompenses réservées à la vie future, puisque les plus éminens esprits paraissent alors principalement occupés à propager ces salutaires croyances, évidemment peu répandues encore chez les nations même les plus avancées. Cette observation n'est pas moins décisive d'après la lecture des livres de Moïse, où, malgré l'état de monothéisme prématuré qu'ils nous représentent, l'on voit clairement que cette grossière population, peu sensible encore à la justice éternelle, ne craignait essentiellement que la colère temporelle et directe de sa redoutable divinité. Afin que l'aptitude politique du polythéisme puisse être convenablement caractérisée, il importe maintenant, après y avoir ainsi rattaché l'établissement passif d'une véritable organisation sociale, de considérer surtout cette organisation d'une manière active, c'est-à-dire quant au but général de la principale action politique propre à ce degré fondamental de l'évolution humaine: ce qui fera spécialement ressortir combien le polythéisme était profondément en harmonie politique avec l'état et les besoins correspondans de l'humanité aussi bien qu'avec la vraie nature du régime qui devait alors prévaloir. Sans rappeler ici les motifs indiqués, à la fin du volume précédent, pour établir que l'activité sociale devait être d'abord essentiellement militaire, il suffit de noter que la vie guerrière était alors, d'une part, strictement inévitable, comme seule conforme à la nature des penchans prépondérans pendant cette phase de notre développement, soit individuel, soit collectif, et, d'une autre part, non moins indispensable, en tant que seule susceptible d'imprimer à l'organisme politique un caractère déterminé, à la fois stable et progressif. Mais, outre cette propriété immédiate et spéciale, trop évidente pour exiger aucune explication, ce premier mode d'existence a une destination plus élevée et plus générale, en ce qu'il remplit, dans l'ensemble de l'évolution humaine, un office fondamental, quoique préparatoire, qui n'aurait pu être autrement réalisé. Il consiste à procurer graduellement aux associations humaines une grande extension, et, en même temps, à y déterminer spontanément, chez les classes les plus nombreuses, la prépondérance régulière et continue de la vie industrielle: double résultat nécessaire vers lequel tend alors le développement naturel de l'activité militaire, du moins quand elle peut suffisamment atteindre son but permanent, la conquête, suivant les conditions générales qui seront expliquées ci-après. Lorsque, de nos jours, on continue à préconiser systématiquement les propriétés civilisatrices de la guerre, comme si elles avaient pu conserver encore la même valeur, ce n'est sans doute essentiellement que par une aveugle imitation, dangereuse quoique stérile, de la politique qui a dû prévaloir dans l'antiquité, et dont la prépondérance se fait ainsi sentir, malgré l'esprit du christianisme qui la repousse, en vertu du pernicieux absolutisme de notre philosophie politique. Mais, restreinte à l'état social des anciens, ou à toute phase analogue du développement humain, cette appréciation est, au contraire, d'une profonde justesse, et manque seulement de toute la plénitude énergique qui conviendrait à une telle situation. Si, chez les modernes, la guerre, radicalement exceptionnelle, est devenue plutôt funeste que favorable à l'extension des relations sociales, il est clair que, chez les anciens, l'adjonction successive, par voie de conquête, de diverses nations secondaires à un seul peuple prépondérant, constituait nécessairement l'unique moyen primitif d'agrandir la société humaine. En même temps, cette domination ne pouvait s'établir et durer sans comprimer inévitablement, parmi toutes les populations ainsi subordonnées, l'essor spontané de leur propre activité militaire, de manière à instituer entre elles une paix permanente, et à les conduire par suite à la vie purement industrielle, dont l'avènement initial serait autrement inintelligible, tant cette vie est peu conforme au vrai caractère de l'homme primitif, comme nous pouvons chaque jour le vérifier aisément par l'examen attentif du développement individuel. Telle est donc l'admirable propriété fondamentale suivant laquelle l'essor libre et naïf de l'activité militaire, spontanément issue, avec une irrésistible énergie, du premier état de l'humanité, tend nécessairement, de la manière la plus directe, à discipliner, à étendre, et à réformer les sociétés humaines, dès lors graduellement conduites, par cette indispensable préparation, à leur mode final d'existence. C'est ainsi que, par une heureuse conséquence de sa supériorité intellectuelle et morale, l'homme a naturellement converti en un puissant moyen de civilisation cette énergique impulsion qui, chez tout autre carnassier, reste bornée au brutal développement de l'instinct destructeur. L'appréciation sommaire d'une semblable nécessité préliminaire, suffit pour faire sentir l'aptitude générale du polythéisme à seconder et même à diriger convenablement cet essor graduel de l'activité militaire. Quand on a cru que, chez les anciens, les guerres n'étaient point religieuses, c'est par suite d'une extension abusive du point de vue social propre aux nations modernes, chez lesquelles le spirituel et le temporel sont nettement séparés, tandis qu'ils étaient intimement confondus dans l'antiquité. Si l'on peut dire, en un sens, que les anciens ne connurent presque jamais les guerres spécialement dites de religion, c'est précisément parce que toutes leurs guerres quelconques avaient nécessairement un certain caractère religieux, comme nous le voyons encore dans les phases sociales analogues; puisque, les dieux étant alors essentiellement nationaux, leurs luttes se mêlaient inévitablement à celles des peuples, dont ils partageaient toujours également les triomphes et les revers. Ce caractère se manifestait déjà sous le fétichisme, pendant les guerres acharnées, quoique presque stériles, auxquelles il devait présider, mais, par suite même de la trop grande spécialité des divinités correspondantes, alors pour ainsi dire particulières à chaque famille, les luttes militaires ne pouvaient comporter aucune grande efficacité politique. Les dieux du polythéisme offraient essentiellement ce juste degré de généralité qui permettait de rallier sous leurs drapeaux des populations suffisamment étendues, et, en même temps, cette mesure de nationalité qui les rendait propres à stimuler davantage l'essor spontané de l'esprit guerrier. En un tel système religieux, qui comportait l'adjonction presque indéfinie de nouvelles divinités, le prosélytisme ne pouvait consister qu'à subordonner les dieux du vaincu à ceux du vainqueur: mais, sous cette forme caractéristique, il a certainement toujours existé, à un degré quelconque, dans toutes les guerres anciennes, où il devait naturellement contribuer beaucoup à développer l'ardeur mutuelle, même chez les peuples dont les cultes étaient les plus analogues, et qui cependant adoraient chacun, d'une manière plus prononcée, quelque divinité éminemment nationale, familièrement mêlée à l'ensemble de leur histoire spéciale. Or, en même temps que le polythéisme stimulait ainsi directement l'esprit de conquête, il en assurait, non moins spontanément, la principale destination sociale, en facilitant l'adjonction graduelle des populations soumises, qui pouvaient alors s'incorporer à la nation prépondérante, sans renoncer aux croyances et aux pratiques religieuses qui leur étaient chères, à la seule condition de reconnaître l'inévitable supériorité des divinités victorieuses, ce qui, sous un tel régime théologique, n'exigeait point la subversion radicale de la première économie religieuse. Telles sont, en général, les propriétés militaires fondamentales qui caractérisent le polythéisme, et qui devaient le rendre, à cet égard, très supérieur, non-seulement au fétichisme, mais au monothéisme lui-même, dont la destination politique est, en effet, d'une tout autre nature, comme je l'expliquerai au chapitre suivant. Le monothéisme, essentiellement adapté à l'existence plus pacifique des sociétés plus avancées, ne pousse point spontanément à la guerre, ou plutôt en détourne nécessairement, chez les peuples également parvenus à cette phase plus éminente du développement social. Envers les nations restées en arrière, le fanatisme monothéique n'inspire pas la passion de conquête proprement dite, parce qu'une telle religion ne saurait comporter l'adjonction réelle des autres croyances: son génie exclusif doit naturellement provoquer à l'entière extermination des vaincus idolâtres, ou à leur avilissement continu, à moins d'une immédiate conversion totale; ainsi que l'histoire en offre tant d'exemples décisifs, chez les peuples prématurément passés à un monothéisme avorté, avant d'avoir accompli suffisamment les diverses préparations sociales indispensables pour assurer l'efficacité d'une telle transformation, comme les Juifs, les Musulmans, etc. On ne peut donc méconnaître cette double harmonie fondamentale qui rendait le polythéisme spécialement apte à diriger le développement militaire des sociétés anciennes. Afin de mieux caractériser le principe de cette importante attribution, je me suis expressément attaché à l'appréciation exclusive et directe de l'influence la plus intime et la plus générale, sans m'arrêter aucunement aux considérations accessoires, quelle qu'en soit l'importance réelle, et sur lesquelles d'ailleurs aucune indication essentielle n'est ici nécessaire. C'est ainsi, par exemple, qu'il serait inutile d'expliquer la propriété, maintenant très connue, suivant laquelle le polythéisme devait spontanément offrir les plus puissantes ressources spéciales pour faciliter l'établissement et le maintien d'une rigoureuse discipline militaire, dont les diverses prescriptions quelconques pouvaient alors être placées, avec tant d'aisance, sous une protection divine toujours convenablement choisie, par la voie des oracles, des augures, etc., presque constamment disponibles, d'après le système régulier de communications surnaturelles que le polythéisme avait organisé, et que le monothéisme a dû essentiellement supprimer. On doit seulement appliquer, à cet égard, les réflexions générales indiquées au chapitre précédent sur la sincérité spontanée qui devait ordinairement présider à l'emploi de tels moyens, que nous sommes trop disposés à qualifier aujourd'hui de jongleries, faute de nous reporter suffisamment à un tel état intellectuel, où les conceptions théologiques, profondément incorporées à tous les actes humains, à un degré qui n'a plus existé ensuite, et dont, par suite, nous n'avons pas une juste idée, devaient si aisément disposer à décorer naturellement d'une consécration religieuse les plus simples inspirations directes de la raison humaine[13]. Quand l'histoire ancienne nous offre quelques rares exemples d'oracles sciemment faux répandus à dessein dans des vues politiques, elle ne manque jamais de nous montrer aussi le peu de succès réel de ces misérables expédiens, par suite de cette solidarité fondamentale des divers esprits, qui doit essentiellement empêcher les uns de croire, avec une profonde conviction, ce qui a pu être arbitrairement forgé par les autres. Sans insister davantage sur un sujet aussi aisément appréciable, je dois enfin plus spécialement signaler, dans le polythéisme, une autre propriété politique secondaire, qui lui appartient d'une manière directe et exclusive, et dont les modernes n'ont point assez compris la haute portée. Je veux parler de cette faculté d'apothéose, évidemment particulière à ce second âge religieux, et qui devait y tant concourir à exalter, au plus éminent degré, chez les hommes supérieurs, toute espèce d'enthousiasme actif, et surtout l'enthousiasme militaire. L'immortelle béatification que le monothéisme a dû substituer ensuite à cette divinisation réelle, n'en aurait pu offrir, par sa nature, qu'un très faible équivalent: puisque, l'apothéose, tout en satisfaisant aussi pleinement au desir universel d'une vie indéfinie, avait, en outre, le privilége spécial de promettre aux âmes vigoureuses l'éternelle activité de ces instincts d'orgueil et d'ambition dont le développement constituait pour elles le principal attrait de l'existence. Quand nous jugeons maintenant cette grande institution d'après le profond avilissement où elle était graduellement tombée pendant la caducité du polythéisme, où elle s'était réduite à une sorte de formalité mortuaire, uniformément appliquée, même aux plus indignes empereurs, nous ne saurions concevoir une idée convenable de la puissante stimulation qu'elle devait imprimer, aux temps antérieurs de foi et d'énergie, lorsque les plus éminens personnages pouvaient espérer, par un digne accomplissement de leur destination sociale, de s'élever un jour au rang des dieux ou des demi-dieux, à l'exemple des Bacchus, des Hercule, etc. Rien n'est plus propre qu'une telle considération à faire nettement comprendre que tous les principaux ressorts politiques de l'esprit religieux avaient été réellement tendus par le polythéisme autant que leur nature puisse le comporter, en sorte que leur intensité n'a pu éprouver ensuite qu'un inévitable décroissement. Cette incontestable diminution, alors tant déplorée par divers philosophes arriérés, qui voyaient ainsi l'humanité à jamais privée de l'un de ses plus puissans leviers, sans que toutefois le développement social en ait certes aucunement souffert, peut d'ailleurs nous disposer aujourd'hui, par un rapprochement spontané, à pressentir, en général, le peu de solidité réelle des craintes analogues sur la prétendue dégénération sociale qui menacerait désormais de succéder à l'extinction totale du régime théologique, dont notre espèce a graduellement appris à se passer. Note 13: Quand on voit, presque de nos jours, un aussi éminent esprit que l'illustre Franklin, croire naïvement, suivant le précieux et irrécusable témoignage de Cabanis, avoir été souvent averti en songe de la véritable issue des affaires qu'il poursuivait, on doit aisément comprendre, à plus forte raison, comment les grands hommes de l'antiquité pouvaient être sincèrement convaincus de la réalité des explications surnaturelles qu'ils proposaient habituellement au vulgaire. Je dois recommander, à cet égard, la remarque générale, indiquée au chapitre précédent, sur l'inconséquence évidente des philosophes actuels qui, après avoir reconnu que les anciens ne pouvaient journellement se dispenser de telles explications sur les moindres sujets de la philosophie naturelle proprement dite, croient devoir suspecter leur bonne foi dans l'extension très spontanée du même procédé logique aux déterminations beaucoup plus complexes de la philosophie morale et sociale. Pour compléter cette appréciation abstraite des propriétés politiques du polythéisme, il ne nous reste plus maintenant qu'à considérer, sous un point de vue plus spécial, les conditions fondamentales du régime correspondant, dont nous venons de déterminer le but essentiel et l'esprit général: en d'autres termes, nous devons examiner enfin les caractères principaux, qui, toujours communs aux diverses formes réelles d'un tel régime, se montrent directement indispensables à son organisation effective. Ils consistent surtout dans l'institution nécessaire de l'esclavage, et dans l'inévitable confusion entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel; double différence capitale de l'organisme polythéique des sociétés anciennes à l'organisme monothéique de la société moderne. Quoique personne n'ignore aujourd'hui combien l'esclavage était radicalement indispensable à l'économie sociale de l'antiquité, cependant le principe général d'une telle relation n'a pas encore été convenablement approfondi. Il nous suffira essentiellement, à cet égard, d'étendre jusqu'au point de vue individuel, notre explication fondamentale, ci-dessus limitée au point de vue national, sur la destination nécessairement guerrière des sociétés anciennes, considérée comme une fonction préliminaire sans laquelle l'ensemble de l'évolution humaine n'aurait pu s'accomplir. On conçoit d'abord aisément comment la guerre engendre spontanément l'esclavage, qui y trouve sa principale source, et qui constitue son premier correctif général. La juste horreur que nous inspire aujourd'hui cette institution primitive, nous empêche d'apprécier l'immense progrès qui dut immédiatement résulter de son établissement originaire, puisqu'elle succéda partout à l'anthropophagie ou à l'immolation des prisonniers, aussitôt que l'humanité fut assez avancée pour que le vainqueur, maîtrisant ses passions haineuses, pût comprendre l'utilité finale qu'il retirerait des services du vaincu, en l'agrégeant, à titre d'auxiliaire subalterne, à la famille qu'il commandait: progrès qui suppose un développement industriel et moral bien plus étendu qu'on ne le croit d'ordinaire. Suivant la lumineuse remarque de Bossuet, la seule étymologie devrait encore suffire pour nous rappeler constamment, d'une manière irrécusable, que l'esclave n'était primitivement qu'un prisonnier de guerre dont on avait épargné la vie, au lieu de le dévorer ou de le sacrifier, selon l'usage le plus ancien. Il est fort probable que, sans une telle transformation, l'aveugle passion guerrière du premier âge social aurait déterminé depuis long-temps la destruction presque entière de notre espèce. Les services immédiats d'une semblable institution n'ont donc besoin d'aucune explication, non plus que son inévitable spontanéité. Mais son office capital pour l'évolution ultérieure de l'humanité n'est pas moins incontestable, quoique plus mal apprécié. D'une part, en effet, elle était évidemment indispensable à ce libre essor militaire de l'antiquité, dont nous avons ci-dessus reconnu la destination vraiment fondamentale, et qui eût été certainement impossible, au degré convenable d'intensité et de continuité, si tous les travaux pacifiques n'avaient pas été confiés à des esclaves, soit individuels, soit collectifs: en sorte que l'esclavage, d'abord résulté de la guerre, servait ensuite à l'entretenir, non-seulement comme principale récompense du triomphe, mais aussi comme condition permanente de la lutte. En second lieu, sous un aspect essentiellement méconnu, mais non moins capital, l'esclavage antique n'avait pas une moindre importance relativement au vaincu, ainsi forcément conduit à la vie industrielle, malgré son antipathie primitive. A cet égard, l'esclavage a eu, pour les individus, la même destination générale que celle ci-dessus attribuée, pour les nations, à la conquête. Plus on méditera sur l'aversion profonde que le travail régulier et soutenu inspire d'abord à notre défectueuse nature, que l'ardeur guerrière peut seule arracher primitivement à son oisiveté chérie, mieux on comprendra que l'esclavage offrait alors la seule issue générale au développement industriel de l'humanité. Cet éloignement primordial pour la vie laborieuse ne pouvait être, en effet, radicalement surmonté, chez la masse des hommes, que par l'action combinée et long-temps maintenue des plus énergiques stimulans; ce qui a dû spontanément résulter d'une pareille institution, où le travail, d'abord accepté comme gage de la vie, devenait ensuite le principe de l'affranchissement. Tel est le mode fondamental suivant lequel l'esclavage antique devait constituer, dans l'ensemble de l'évolution humaine, un indispensable moyen d'éducation générale, qui ne pouvait être autrement suppléé, en même temps qu'une condition nécessaire de développement spécial. Les modernes doivent éprouver, comme je l'ai indiqué ailleurs, des difficultés presque insurmontables à juger sainement une telle économie sociale, parce qu'ils ne s'en forment ordinairement l'image que d'après notre esclavage colonial, véritable monstruosité politique, qui ne peut donner aucune idée juste de la nature de l'esclavage ancien. Cette aberration partielle et momentanée, si déshonorante pour notre civilisation, tend nécessairement à la compression commune de l'activité du maître et de celle de l'esclave, par suite de leur caractère également industriel, qui fait envisager le repos de l'un comme une conséquence spontanée du travail de l'autre, et qui cependant doit inspirer toujours à l'inquiète jalousie du premier une intime répugnance contre l'essor graduel du second. Tout au contraire, dans l'esclavage antique, le vainqueur et le vaincu se secondaient mutuellement pour le développement simultané de leurs activités hétérogènes mais co-relatives, militaire chez l'un, industrielle chez l'autre, qui, loin d'être alors rivales, se présentaient comme réciproquement indispensables, de façon à permettre franchement, des deux parts, et même à faciliter directement, jusqu'à un degré déterminé, cette double évolution préliminaire, dont le terme naturel sera posé au chapitre suivant. Le maintien des institutions devant être d'autant moins pénible qu'elles sont mieux adaptées à l'état social correspondant, rien n'est plus propre, assurément, à vérifier cette appréciation comparative, que le contraste caractéristique entre la conservation presque spontanée, pendant une longue suite de siècles, de l'esclavage ancien, sans occasionner de crises dangereuses, si ce n'est en quelques cas extrêmement rares, quoique les esclaves fussent habituellement beaucoup plus nombreux que les maîtres, et les immenses efforts continus des modernes pour procurer, sur quelques points secondaires du monde civilisé, une chétive existence de trois siècles à cette anomalie factice, au milieu d'horribles dangers toujours imminens, malgré la prépondérance matérielle des maîtres, puissamment assistés d'ailleurs de la civilisation métropolitaine, qu'ils tendaient aveuglément à faire ainsi dégénérer en une inqualifiable barbarie, entièrement étrangère à l'évolution fondamentale de l'humanité. Sous quelque aspect qu'on l'examine, l'esclavage ancien présente tous les caractères essentiels d'une institution pleinement normale, puisque, né de la guerre, on le voit cependant se produire alors, sans aucune irrésistible contrainte, par une foule de voies secondaires, comme la vente volontaire des enfans, l'assujétissement des insolvables, etc.; outre que la possibilité constante, et fréquemment réalisée, d'une telle infortune, chez les hommes même les plus libres et les plus puissans, y compris les rois, par suite de l'intensité et de la continuité des guerres anciennes, devait nécessairement inspirer une répugnance beaucoup moindre pour un semblable changement de situation, dont nul ne pouvait jamais se croire suffisamment préservé. Dans la phase sociale analogue que nous pouvons explorer aujourd'hui, ne voit-on pas souvent des sauvages spontanément amenés, par la fureur graduelle du jeu, à proposer même leur renonciation volontaire à la liberté comme une sorte d'extrême enjeu? Ce n'est pas sans une profonde raison que tous les philosophes de l'antiquité, et notamment Aristote, regardaient beaucoup d'hommes comme essentiellement nés pour la servitude; pourvu que, au lieu du sens absolu alors faussement attaché à cette maxime, on la restreigne constamment à l'état d'enfance sociale qui l'avait réellement inspirée, et envers lequel elle n'offre rien de révoltant: puisque l'insouciante sécurité et l'irresponsabilité totale propres à l'existence servile doivent long-temps la rendre supportable, et quelquefois même desirable, aux âmes peu élevées, où la nature caractéristique de l'humanité n'est pas encore suffisamment développée; comme les sociétés les plus avancées ne cessent point d'en offrir aujourd'hui des exemples irrécusables, quoique heureusement exceptionnels. Au premier aspect, on ne saisit pas nettement la corelation naturelle du polythéisme à l'institution de l'esclavage, malgré l'éclatant témoignage que nous présente, à cet égard, l'ensemble de l'analyse historique. Mais, puisque nous avons reconnu ci-dessus l'aptitude nécessaire du polythéisme à seconder directement le développement spontané de l'esprit de conquête, il faut bien, par un prolongement plus spécial des mêmes motifs, que cet état théologique soit essentiellement en harmonie avec une telle condition sociale, spontanément inséparable de la vie guerrière. Une appréciation immédiate montre, en effet, que le polythéisme doit, à cet égard, correspondre généralement à l'esclavage, comme, d'une part, le fétichisme à l'extermination habituelle des prisonniers, et, d'une autre part, le monothéisme à l'affranchissement final des serfs, ainsi que je l'expliquerai plus spécialement au chapitre suivant. Car, le fétichisme est une religion trop individuelle et trop locale pour établir, entre le vainqueur et le vaincu, aucun lien spirituel, susceptible de contenir suffisamment, à l'issue du combat, la férocité naturelle; tandis que le monothéisme est, au contraire, tellement universel, qu'il tend à interdire, entre les adorateurs du même vrai dieu, une aussi profonde inégalité, sans leur permettre néanmoins une aussi intime familiarité avec les partisans d'une autre croyance. En un mot, l'un et l'autre, quoique en sens inverse, sont également contraires à l'esclavage, par suite des mêmes caractères essentiels qui les rendent impropres à la conquête, sauf les perturbations accidentelles, qui, bien analysées, confirmeront toujours la relation principale. Sans doute, le monothéisme n'est point, de sa nature, absolument incompatible avec l'esclavage, pas plus qu'avec la conquête: mais il n'en a pas moins sans cesse tendu à en détourner pareillement l'humanité; et cette influence s'est pleinement manifestée dans tous les cas où le régime monothéique, véritablement spontané et opportun, a pu succéder convenablement aux préparations sociales indispensables, comme le montrera la leçon suivante. Les deux âges extrêmes de la vie religieuse étant ainsi généralement exclus d'une telle explication, il faut bien que l'âge moyen et principal, caractérisé par le polythéisme, fournisse la base spirituelle de cette grande institution, qui, sans doute, n'a pas dû se passer d'un pareil appui plus que tant d'autres moins importantes. Or, on reconnaît directement, en effet, quant à l'esclavage comme envers la conquête, que le polythéisme avait, par sa nature, à la fois assez de généralité pour servir de lien, et assez de spécialité pour maintenir les distances: le vainqueur et le vaincu, quoique conservant chacun ses dieux propres, avaient assez de religion commune pour comporter entre eux une certaine harmonie habituelle, pendant que, d'un autre côté, la profonde subordination de l'un à l'autre était consacrée par celle des divinités correspondantes. C'est ainsi que le polythéisme, en général, s'opposait spontanément, presque au même degré, d'une part à l'immolation journalière des prisonniers, d'une autre part à leur affranchissement régulier, et conduisait immédiatement à sanctionner et à consolider leur esclavage habituel. Examinons maintenant le second caractère essentiel de l'ancienne économie sociale, c'est-à-dire, la confusion profonde qui s'y manifeste, à tous égards, entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, habituellement concentrés chez les mêmes chefs; tandis que leur séparation régulière constitue l'un des principaux attributs politiques de la civilisation moderne, comme je l'expliquerai spécialement au chapitre suivant. L'autorité spéculative, alors purement sacerdotale, et la puissance active, essentiellement militaire, furent toujours intimement unies sous le régime polythéique de l'antiquité; et cette combinaison inévitable était en relation nécessaire avec la destination générale que nous avons reconnue ci-dessus devoir être propre à ce régime pour l'ensemble de l'évolution humaine; telle est l'importante explication qui nous reste à établir sommairement, afin que le système fondamental de la politique ancienne soit ici suffisamment analysé. Nous n'avons pas d'ailleurs à distinguer encore entre les deux modes très différens qu'a dû offrir nécessairement cette concentration caractéristique, suivant que les attributions militaires étaient subordonnées aux fonctions sacerdotales, ou que, au contraire, le caractère militaire avait absorbé, par un développement plus spécial, l'esprit sacerdotal. Quoique nous devions bientôt considérer ces deux modes comme nécessairement relatifs, l'un à l'origine du polythéisme, l'autre à sa destination principale, cette distinction, ici prématurée, compliquerait inutilement notre appréciation abstraite et générale, qui en sera d'ailleurs ultérieurement confirmée. L'antiquité ne pouvait ni ne devait aucunement connaître cette admirable séparation, spontanément établie, au moyen-âge, sous l'heureux ascendant du catholicisme, entre le pouvoir purement moral, essentiellement destiné à régler les pensées et les inclinations, et le pouvoir proprement politique, directement appliqué aux actes et aux résultats. Cette division capitale suppose nécessairement, comme je l'expliquerai au chapitre suivant, un développement préalable dans l'organisme social, qui était certainement impossible à une telle époque, où la simplicité et la confusion primitives des idées politiques n'eussent même pas permis de comprendre la distinction régulière du maintien des principes généraux de la sociabilité d'avec leur usage spécial et journalier. Outre ces conditions intellectuelles, une pareille séparation ne pouvait se réaliser qu'autant que chacun des deux pouvoirs aurait déjà spontanément établi son existence propre, d'après une origine indépendante, tandis que, chez les anciens, ils dérivaient toujours nécessairement l'un de l'autre, soit que le commandement militaire ne constituât qu'un simple accessoire de l'autorité sacerdotale, soit, au contraire, que celle-ci fût réduite à servir d'instrument habituel à la domination des chefs de guerre. Enfin, la nature nécessairement étroite et locale de la politique ancienne, essentiellement bornée à une ville prépondérante, lors même que son empire a dû ensuite s'étendre progressivement à des populations très considérables, s'opposait évidemment, d'une manière spéciale, à toute idée d'une semblable division, dont le principal motif immédiat, au moyen-âge, est précisément résulté du besoin de rattacher à un pouvoir spirituel commun des nations trop éloignées et trop diverses pour que leurs gouvernemens temporels ne fussent pas inévitablement distincts. Aussi rien ne caractérise-t-il mieux le vrai génie politique de l'antiquité que cette confusion fondamentale et continue entre les mœurs et les lois, ou les opinions et les actions; les mêmes autorités y étant toujours occupées à régler indifféremment l'un et l'autre, quelle que fût d'ailleurs la forme effective du gouvernement. Jusque dans les cas qui, par leur nature, semblaient devoir indiquer spontanément la possibilité d'un pouvoir spirituel, distinct et indépendant du pouvoir temporel, ce mélange intime se reproduit encore au plus haut degré: comme le témoignent clairement ces mémorables occasions, alors assez fréquentes, où une ville confiait expressément la puissance constituante à un citoyen sans magistrature active, et qui, ainsi devenu momentanément législateur suprême, ne pensait néanmoins jamais à organiser aucune séparation permanente entre le pouvoir moral et le pouvoir politique, quoique sa propre position dût tendre évidemment à lui en suggérer l'idée. Les philosophes eux-mêmes, dans leurs utopies les plus hasardées, offrant toujours un inévitable reflet du génie dominant de la société contemporaine, ne distinguaient pas davantage entre le réglement des opinions et celui des actions, également confiés à une seule autorité fondamentale; et, cependant, l'existence régulière de cette classe d'hommes spéculatifs, chez les principales nations grecques, doit être regardée comme le premier germe véritable de cette grande division sociale, ainsi que je l'expliquerai ci-dessous. Ceux d'entre eux qui avaient le plus exagéré le chimérique espoir ultérieur d'une société finalement régie par des philosophes, ne concevaient ainsi qu'une pareille concentration de tous les pouvoirs essentiels en de telles mains; ce qui, d'ailleurs, bien loin de constituer, suivant leur pensée, un vrai perfectionnement politique, n'aurait pu réellement aboutir qu'à une rétrogradation capitale, même comparativement à l'ordre social très imparfait qu'ils prétendaient améliorer, comme j'aurai lieu de le faire bientôt sentir. Envisagée sous un autre aspect général, cette confusion fondamentale, chez les anciens, entre les deux grands pouvoirs sociaux, sera aisément jugée, non-seulement inévitable d'après les diverses indications précédentes, mais, en outre, strictement indispensable à l'entière réalisation de la haute destination politique que nous avons reconnue ci-dessus devoir appartenir à cet âge préparatoire de l'humanité. Il est clair, en effet, que l'activité militaire n'aurait pu alors se développer convenablement, de manière à remplir suffisamment sa mission principale, si l'autorité spirituelle et la domination temporelle n'eussent pas été habituellement concentrées chez une même classe dirigeante. Ce double caractère journalier des chefs militaires, à la fois pontifes et guerriers, constituait le plus puissant appui de la rigoureuse discipline intérieure que devaient exiger, à cette époque, la nature et la continuité des guerres, et qui n'aurait pu autrement acquérir l'énergie et la stabilité nécessaires. De même, l'action collective de chaque nation armée sur les sociétés extérieures eût été radicalement entravée par toute séparation essentielle entre les deux autorités fondamentales, dont les inévitables conflits eussent alors tendu presque toujours à troubler la direction générale des guerres et à gêner la réalisation finale de leurs principaux résultats. Ainsi, soit au dedans, soit au dehors, le développement continu de l'esprit de conquête exigeait, dans l'antiquité, une plénitude d'obéissance et une unité de conception et d'exécution, également incompatibles avec nos idées modernes sur la division élémentaire des deux grands pouvoirs sociaux. Le chapitre suivant expliquera directement, en effet, d'une manière irrécusable, la liaison intime et réciproque qui a dû exister entre l'établissement d'une telle division et le décroissement général du système militaire, dès lors devenu essentiellement défensif, conformément à la nature propre du monothéisme. Dans les cas exceptionnels, ci-dessus indiqués, où le monothéisme s'est montré favorable à l'essor intense et prolongé de l'esprit de conquête, comme chez les Musulmans surtout, on doit noter que cette anomalie a constamment coïncidé avec la conservation, aussi peu normale, sous cette nouvelle phase religieuse, de l'ancienne confusion des pouvoirs: tant une telle concentration est nécessairement inséparable du libre et plein développement de l'activité militaire. Après avoir ainsi reconnu combien cette intime combinaison était à la fois inévitable et indispensable dans la politique générale de l'antiquité, il est aisé de concevoir maintenant sa corelation fondamentale avec la nature propre du polythéisme correspondant. Nous constaterons spécialement, au chapitre suivant, la tendance nécessaire du monothéisme à séparer le pouvoir spirituel du pouvoir temporel, du moins quand il s'établit spontanément, chez une population convenablement préparée, où, sans une telle séparation, il ne saurait réaliser sa principale destination sociale. Il suffit ici de reconnaître, en sens inverse, combien le polythéisme est radicalement incompatible avec toute semblable division. Or, il est évident que la multiplicité des dieux, par l'inévitable dispersion qui en résulte dans l'action théologique, s'oppose directement à ce que le sacerdoce acquière spontanément une homogénéité et une consistance qui lui soient propres, et sans lesquelles néanmoins son indépendance envers le pouvoir temporel ne saurait être aucunement assurée. Trop éloignés désormais d'un pareil régime, nos esprits modernes méconnaissent ou négligent la rivalité fondamentale qui devait habituellement régner entre les divers ordres de prêtres antiques, par suite de l'inévitable concurrence de leurs nombreuses divinités, dont les attributions respectives, quoique soigneusement réglées, ne pouvaient manquer d'engendrer de fréquens conflits; ce qui, malgré l'instinct commun du sacerdoce, tendait nécessairement à prévenir ou à dissoudre toute grande coalition sacerdotale, pour peu que le pouvoir temporel voulût sérieusement l'empêcher. Chez les nations polythéistes les mieux connues, les différent sacerdoces, quoique ayant tenté de s'unir par plusieurs liens, soit ostensibles, soit secrets, se présentent, en effet, comme essentiellement isolés dans leur existence propre et indépendante, et ne se trouvent finalement rapprochés que par leur uniforme assujétissement à l'autorité temporelle, aisément parvenue à s'emparer directement des principales fonctions religieuses. Le pouvoir théologique n'a pu alors éviter une telle subalternité que dans les cas où il a dû, au contraire, devenir, ou plutôt rester, absolument prépondérant, par suite d'un essor très rapide de la première évolution intellectuelle, coïncidant avec un développement encore peu prononcé de l'activité militaire, comme je l'expliquerai ci-après. En aucune occasion, la nature du polythéisme n'a pu comporter l'existence d'un véritable pouvoir spirituel, pleinement distinct et indépendant du pouvoir temporel correspondant, sans que l'un des deux fût réduit à ne constituer habituellement qu'un simple appendice de l'autre ou son instrument général. Cette explication sommaire achève de faire convenablement ressortir l'éminente aptitude du polythéisme à correspondre spontanément aux principaux besoins politiques de l'antiquité; puisque, après avoir précédemment constaté sa tendance directe à seconder le développement naturel de l'esprit de conquête, nous reconnaissons maintenant son influence spéciale pour établir nécessairement la concentration fondamentale des pouvoirs sociaux, indispensable à la plénitude de ce développement. Telle est, du moins, le jugement essentiel qu'il faut porter de cette grande corelation, qui doit être surtout appréciée d'après la destination générale, si capitale quoique purement provisoire, qui devait caractériser cet âge social, dans l'ensemble de l'évolution humaine, suivant nos démonstrations antérieures. On méconnaîtrait radicalement, à cet égard, le véritable esprit de l'histoire, si, selon des habitudes encore trop dominantes, au lieu de considérer principalement le polythéisme dans sa période active et progressive, on persistait, au contraire, à y faire prévaloir l'examen de son époque de décomposition, où il est incontestable, en effet, que le maintien trop prolongé de cette concentration caractéristique, si long-temps nécessaire, devint, chez tant d'indignes empereurs, le principe du plus dégradant despotisme que l'humanité ait pu jamais subir. Mais n'est-il pas évident que le système de conquête, alors suffisamment développé, avait déjà pleinement atteint sa principale destination sociale; ce qui, en dissipant à jamais l'utilité provisoire de cette confusion spontanément établie, par le polythéisme, entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, n'en laissait plus subsister que les inévitables dangers, jusque-là contenus ou dissimulés? Qu'y a-t-il, en ce cas, qui ne soit essentiellement commun à toute vicieuse prépondérance d'une institution quelconque, survivant mal à propos à l'accomplissement total de son office provisoire? En terminant cette importante appréciation, je crois d'ailleurs ne devoir pas négliger ici l'occasion très naturelle qu'elle m'offre de signaler clairement, sous un rapport capital, l'inconséquence radicale qui caractérise aujourd'hui notre philosophie politique, considérée en ce qu'elle a de commun à tous les partis et à toutes les écoles. J'ai remarqué, au commencement du volume précédent, avec quelle déplorable unanimité on repousse maintenant, les uns en haine du catholicisme, les autres par désuétude de son véritable esprit, toute division réelle entre les deux pouvoirs, mais en continuant cependant à rêver le monothéisme comme base nécessaire de l'ordre social. Or, il est désormais évident que l'on s'efforce ainsi de concilier deux conditions essentiellement incompatibles; et le chapitre suivant achèvera de dissiper implicitement toute incertitude à ce sujet, en rendant irrécusable la corelation spontanée du monothéisme avec une telle division. Ceux qui, de nos jours, dans leurs étranges pensées de progrès, dictées par une aveugle imitation de l'antiquité, prétendraient rétablir cette concentration primordiale, alors aussi fondamentale qu'elle serait maintenant dangereuse et heureusement impossible, devraient donc, d'après les explications précédentes, pour être suffisamment conséquens à leurs vains projets, ne pas s'arrêter au monothéisme, naturellement antipathique à un tel régime, et rétrograder de plein saut jusqu'au polythéisme proprement dit, qui en constituait certainement l'indispensable fondement. Telles sont, en général, les relations nécessaires du polythéisme avec les deux principales conditions caractéristiques de la politique de l'antiquité. Après les avoir ainsi séparément appréciées, il suffit ici, en les rapprochant, de signaler d'ailleurs leur intime et constante affinité. Or, il faut bien que l'institution de l'esclavage et la confusion élémentaire des deux pouvoirs soient, en réalité, étroitement liées, puisque l'abolition de l'une a toujours historiquement coïncidé avec la cessation de l'autre, comme je l'expliquerai spécialement au chapitre suivant. Il est clair directement, en effet, que l'esclavage ancien était nécessairement en harmonie avec cette réunion fondamentale de l'autorité spirituelle à l'autorité temporelle, qui donnait spontanément à l'empire du maître une certaine consécration religieuse, et qui, en même temps, affranchissait cette subordination domestique de toute interposition sacerdotale distincte, propre à contenir cet ascendant absolu. Les principales propriétés politiques du polythéisme étant désormais assez nettement caractérisées, il ne nous reste plus ici, pour en avoir convenablement accompli l'appréciation abstraite, qu'à l'examiner enfin sous le point de vue moral proprement dit. Outre que l'analyse politique devait avoir, envers un tel régime, une importance beaucoup plus capitale, en même temps que les difficultés propres en devaient être bien supérieures, l'influence morale du polythéisme, d'ailleurs plus aisément jugeable et ordinairement mieux connue, pourra maintenant être déterminée d'une manière très sommaire, et néanmoins suffisante à notre but essentiel, d'après sa correspondance nécessaire avec l'ensemble des explications précédentes, et surtout avec le double jugement que nous venons d'établir sur la corelation fondamentale du polythéisme à l'institution de l'esclavage antique et à la concentration des deux pouvoirs sociaux. Car, ces deux caractères essentiels du régime polythéique sont l'un et l'autre éminemment propres, comme nous l'allons voir, à expliquer directement cette profonde infériorité morale que tous les philosophes impartiaux se sont accordés à reconnaître dans le polythéisme comparé au monothéisme. Sous quelque aspect élémentaire qu'on envisage la morale, personnelle, domestique ou sociale, suivant la coordination fondamentale établie au cinquantième chapitre, on ne saurait méconnaître, en effet, combien elle devait être, chez les anciens, profondément viciée par la seule existence de l'esclavage. Il serait d'abord superflu de s'arrêter ici à faire expressément ressortir la profonde dégradation qui en résultait directement pour la majeure partie de notre espèce, dont le développement moral, ainsi radicalement négligé, était essentiellement privé de ce sentiment habituel de la dignité humaine qui en constitue la principale base, et restait entièrement livré à la seule action spontanée d'un tel régime, où la servilité devait tant altérer l'heureuse influence du travail. Quoiqu'une telle appréciation doive, par sa nature, avoir une extrême importance, puisqu'on ne peut se dissimuler que le fond principal des nations modernes est surtout issu de cette malheureuse classe, et qu'il conserve encore, même chez les populations les plus avancées, quelques traces morales trop irrécusables d'une pareille origine, cependant la haute évidence de ce sujet, à l'égard duquel les jugemens ordinaires n'exigent aucune rectification capitale, doit certainement nous dispenser d'y insister davantage. Considérons donc seulement l'influence morale de l'esclavage ancien sur les hommes libres ou maîtres, dont le développement propre, malgré leur minorité numérique, est alors le plus essentiel à suivre, comme ayant dû ultérieurement servir de type nécessaire au développement universel. Sous ce point de vue, il est aisé de sentir que cette institution, malgré son indispensable nécessité, ci-dessus expliquée, pour l'évolution politique de l'humanité, devait profondément entraver l'évolution morale proprement dite. En ce qui concerne même la morale purement personnelle, quoique la mieux connue des anciens, il est évident que l'habitude intime d'un commandement absolu envers des esclaves plus ou moins nombreux, à l'égard desquels chacun pouvait d'ordinaire suivre presque aveuglément tous ses caprices quelconques, tendait inévitablement à altérer cet empire de l'homme sur lui-même qui constitue le premier principe du développement moral, sans parler d'ailleurs des dangers trop évidens de la flatterie, auxquels chaque homme libre se trouvait ainsi continuellement exposé. Relativement à la morale domestique surtout, on ne saurait douter, suivant la judicieuse observation de De Maistre, que l'esclavage n'y corrompît directement, en général, à un degré souvent très prononcé, les plus importantes relations de famille, par les désastreuses facilités qu'il offrait spontanément au libertinage, au point de rendre d'abord presque illusoire l'établissement même de la monogamie. Quant à la morale sociale enfin, dont l'amour général de l'humanité doit constituer le principal caractère, il est trop aisé de sentir combien les habitudes universelles de cruauté, si fréquemment gratuite ou arbitraire, alors familièrement contractées envers d'infortunés esclaves, essentiellement soustraits à toute protection réelle, devaient tendre à développer ces sentimens de dureté, et même de férocité, qui, à tant d'égards, caractérisaient d'ordinaire les mœurs anciennes, où l'on peut apercevoir leur influence inévitable jusque chez les meilleurs naturels. En considérant de la même manière l'autre condition politique fondamentale des sociétés anciennes, on peut reconnaître, avec non moins d'évidence, la funeste influence qui devait, en général, directement résulter de la confusion élémentaire entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, pour entraver profondément, à cette époque, le développement moral de l'humanité. C'est par suite, en effet, d'une telle confusion que la morale devait être, chez les anciens, essentiellement subordonnée à la politique; tandis que, chez les modernes, au contraire, surtout sous le règne du catholicisme proprement dit, la morale, radicalement indépendante de la politique, a tendu de plus en plus à la diriger, comme je l'expliquerai au chapitre suivant. Un assujétissement aussi vicieux du point de vue général et permanent de la morale au point de vue spécial et mobile de la politique, devait certainement altérer beaucoup la consistance des prescriptions morales, et même corrompre souvent leur pureté, en faisant trop fréquemment négliger l'appréciation des moyens pour celle du but prochain et particulier, et en disposant à dédaigner les qualités les plus fondamentales de l'humanité comparativement à celles qu'exigeaient immédiatement les besoins actuels d'une politique nécessairement variable. Quelque inévitable que dût être alors une telle imperfection, elle n'en est pas moins réelle, ni moins déplorable. Il est clair, en un mot, que la morale des anciens était, en général, comme leur politique, éminemment militaire; c'est-à-dire, essentiellement subordonnée à la destination guerrière qui devait surtout caractériser cet âge de l'humanité. Plus les nations y étaient fortement constituées pour ce but principal, plus il devenait la règle suprême dans l'appréciation habituelle des diverses dispositions morales, toujours estimées et encouragées en raison de leur aptitude fondamentale à seconder la réalisation graduelle de ce grand dessein politique, soit à l'égard du commandement ou de l'obéissance. Ce caractère moral propre au régime polythéique de l'antiquité peut, encore aujourd'hui, être directement étudié dans les phases analogues de sociabilité, chez diverses nations sauvages, pareillement organisées pour la guerre, et avec une semblable concentration des deux pouvoirs généraux. En second lieu, il résultait nécessairement d'un tel régime l'absence ordinaire de toute éducation morale proprement dite, à défaut de tout pouvoir spécial susceptible de la diriger convenablement, et que le monothéisme devait seul ultérieurement instituer. L'intervention arbitraire, trop souvent puérile et tracassière, par laquelle le magistrat, chez les Grecs et les Romains, tentait directement d'assujétir la vie privée à de minutieux réglemens presque toujours illusoires, ne pouvait, sans doute, tenir aucunement lieu de cette grande fonction élémentaire. Aussi s'efforçait-on alors de suppléer, quoique très imparfaitement, à cette immense lacune sociale, en utilisant avec sagesse les occasions spontanées de faire indirectement pénétrer, dans la masse des hommes libres, un certain enseignement moral, par la voie des fêtes et des spectacles, qui n'a pu conserver chez les modernes une égale importance, en vertu même du mode bien supérieur suivant lequel cette attribution capitale y a été enfin remplie. L'action sociale des philosophes, surtout chez les Grecs, et accessoirement chez les Romains, n'avait point, à vrai dire, sous le rapport moral, d'autre destination essentielle: et cette manière, si peu satisfaisante, d'abandonner une telle fonction à la libre intervention d'un office privé, en dehors de toute organisation légale, n'aboutissait immédiatement qu'à manifester, sous ce rapport, la profonde imperfection de ce régime, sans pouvoir d'ailleurs la réparer jamais suffisamment; puisqu'une telle influence devait presque toujours se réduire à de pures déclamations, essentiellement impuissantes et souvent dangereuses, quelle qu'ait été, du reste, son utilité provisoire pour préparer une régénération ultérieure, comme je l'indiquerai plus loin. Telles sont, en aperçu, les deux causes principales qui expliquent convenablement la profonde infériorité justement signalée, sous le rapport moral, dans l'organisme polythéique de l'antiquité. En appréciant la morale générale des anciens suivant leur propre esprit, c'est-à-dire relativement à leur politique, on doit la trouver très satisfaisante, par son admirable aptitude à seconder, d'une manière directe et complète, le développement caractéristique de leur activité militaire: et, en ce sens, elle a pareillement participé à l'ensemble de l'évolution humaine, qui n'aurait pu d'abord trouver d'issue sans cette voie naturelle. Mais elle est, au contraire, très imparfaite, quand on y considère une phase nécessaire de l'éducation purement morale de l'humanité. On voit ici que cette imperfection ne tient point essentiellement à l'immédiate consécration des passions quelconques, autorisée ou facilitée par la nature du polythéisme. Quoique cette dernière influence soit, à certains égards, incontestable, il n'est pas douteux néanmoins que les philosophes chrétiens s'en sont formés, en général, une notion fort exagérée; puisque, à les en croire, on ne saurait comprendre qu'aucune moralité ait pu résister alors à un tel dissolvant. Cependant, cet inévitable inconvénient du polythéisme n'a pu évidemment détruire ni l'instinct moral de l'homme, ni la puissance graduelle des observations spontanées que le bon sens a dû bientôt réunir sur les diverses qualités de notre nature, et sur leurs conséquences ordinaires, individuelles ou sociales. D'un autre côté, le monothéisme, malgré sa supériorité caractéristique à cet égard, n'a point certainement réalisé, à un degré plus éminent, sa moralité intrinsèque, dans les cas exceptionnels où il est resté compatible avec l'esclavage et avec la confusion des deux pouvoirs, comme on le verra au chapitre suivant. Enfin, il n'est peut-être pas inutile, à ce sujet, de noter ici que cette tendance, tant reprochée, d'une manière absolue, au polythéisme antique, et qui était d'ailleurs une suite alors nécessaire de l'extension des explications théologiques à l'étude du monde moral, a pu contribuer à faciliter d'abord, aux divers sentimens humains, un essor libre et naïf, dont la trop forte compression originaire eût empêché ensuite, quand la vraie morale est devenue possible, de bien discerner le degré d'encouragement ou de neutralisation qu'ils doivent habituellement recevoir. Ainsi, l'éminente supériorité nécessaire du monothéisme sous ce rapport capital, ne doit pas faire méconnaître l'irrécusable participation du polythéisme aux propriétés essentielles de la philosophie théologique dans l'enfance de l'humanité, soit pour servir d'organe indispensable à l'unanime établissement de certaines opinions morales, qu'une telle universalité doit rendre ensuite presque irrésistibles, soit même pour sanctionner ultérieurement ces règles par la perspective de la vie future, dont l'entière indétermination naturelle permet aisément au génie théologique, heureusement assisté du génie esthétique, d'y construire librement son type idéal de justice et de perfection, de manière à convertir enfin en un puissant auxiliaire de la morale ce qui ne fut long-temps qu'une croyance spontanée de notre enfance, rêvant naïvement, abstraction faite de toute moralité, l'éternelle prolongation de ses plus chères jouissances. Un coup d'œil rapide conduit, en effet, à reconnaître directement que, sous tous les aspects importans, le polythéisme devait déjà ébaucher le développement moral de l'humanité, indépendamment de son aptitude spéciale à seconder l'essor des qualités les plus convenables à la destination caractéristique de ce premier âge social. Son efficacité est surtout prononcée relativement aux deux termes extrêmes de la morale générale, d'abord personnelle, et finalement sociale. Quant à la première, dont les anciens avaient, en général, dignement reconnu l'importance vraiment fondamentale comme seule épreuve décisive de nos forces morales, son application militaire était trop capitale et trop directe pour qu'ils ne se fussent point occupés, de très bonne heure, à la développer soigneusement, en ce qui concerne principalement l'énergie, soit active, soit passive, qui, dans la vie sauvage, constitue la vertu dominante. Commencé sous le fétichisme, ce développement a dû être extrêmement perfectionné par le polythéisme. Sous ce rapport moral, quoique le plus élémentaire de tous, les prescriptions les plus simples et les plus évidentes ne pouvaient d'abord s'établir unanimement que d'après cette heureuse intervention spontanée de l'esprit religieux: on n'en saurait douter à l'égard même des habitudes de purification physique, si essentielles, outre leur destination immédiate, comme le premier exemple de cette surveillance continue que l'homme doit nécessairement exercer sur sa personne, soit pour agir, soit pour résister. En second lieu, relativement à la morale sociale proprement dite, il est clair que le polythéisme a directement développé, au plus éminent degré, cet amour de la patrie que nous avons vu, au chapitre précédent, spontanément ébauché par le fétichisme, secondant déjà, de la manière la plus naturelle, l'attachement naïf pour le sol natal. Consacrée et stimulée par le polythéisme, en vertu de son caractère éminemment national, cette affection primitive s'était élevée, chez les anciens, comme chez tous les peuples analogues, à la dignité du patriotisme le plus profond et le plus énergique, souvent exalté jusqu'au fanatisme le plus prononcé, et qui devait alors constituer le but principal et presque exclusif de l'ensemble de l'éducation morale. Il serait superflu d'insister ici sur l'admirable relation d'un tel sentiment prépondérant, à la destination spéciale de ce second âge social, ni sur l'intensité spontanée qu'il devait recevoir, soit du peu d'étendue des nations anciennes, soit de la nature même des guerres, qui devait, aux yeux de chacun, présenter sans cesse comme imminents la mort ou l'esclavage, dont le plus entier dévouement à la patrie pouvait seul habituellement préserver. Quelque férocité que dût nécessairement entretenir alors une telle disposition, où la haine de tous les étrangers quelconques était toujours inséparable de l'attachement au petit nombre des compatriotes, elle a certainement concouru, outre son application immédiate, au développement fondamental de notre évolution morale, où elle constitue un indispensable degré, qui, par sa nature, ne saurait jamais être impunément franchi, malgré l'incontestable prééminence du terme final si heureusement établi ensuite par le christianisme dans l'amour universel de l'humanité, dont l'introduction trop prématurée eût inévitablement entravé l'indispensable essor militaire de l'antiquité. On doit aussi, sous le même aspect, rapporter au polythéisme la première organisation régulière d'un ordre très essentiel, et aujourd'hui trop superficiellement apprécié, de relations morales élémentaires, déjà ébauchées par le fétichisme, et que le catholicisme a, comme je l'expliquerai, admirablement cultivées. Il s'agit des usages, publics ou privés, qui, par le respect général des vieillards, et l'habituelle commémoration des ancêtres, tendent à entretenir ce sentiment fondamental de la perpétuité sociale, si indispensable à tous les âges de l'humanité, et qui doit désormais devenir encore plus nécessaire à mesure que les espérances théologiques relatives à la vie à venir perdent irrévocablement leur ancien ascendant; en même temps que la philosophie positive tend heureusement, ainsi que je l'établirai en son lieu, à le développer beaucoup plus qu'il n'a pu l'être jusqu'ici, en faisant spontanément ressortir, à tous égards, l'intime liaison de l'individu avec l'ensemble de l'espèce, actuelle, passée, ou future. La plus grande imperfection morale du polythéisme concerne la morale domestique, dont l'antiquité n'avait pu dignement sentir l'inévitable interposition naturelle entre la morale personnelle et la morale sociale, alors trop directement rattachées l'une à l'autre, par suite de la prépondérance nécessaire de la politique. C'est là surtout, comme le chapitre suivant nous l'expliquera, le titre le plus spécial du catholicisme à l'éternelle reconnaissance de l'humanité, pour avoir enfin organisé la morale sur ses vrais fondemens, en s'attachant principalement à constituer la famille, et à faire dépendre les vertus sociales des vertus domestiques. Toutefois, on ne saurait méconnaître l'influence préalable du polythéisme dans le premier essor de la morale domestique. En se bornant à l'indiquer ici sous le rapport le plus fondamental, c'est-à-dire, quant aux relations conjugales, c'est, évidemment, pendant le règne du polythéisme que l'humanité s'est irrévocablement élevée à la vie vraiment monogame. Quoiqu'on ait faussement représenté la polygamie comme un invariable résultat du climat, chacun sait aujourd'hui que, en remontant suffisamment l'échelle sociale, elle a partout constitué, au Nord aussi bien qu'au Midi, un attribut nécessaire du premier âge de l'humanité, aussitôt que la pénurie des subsistances n'empêche plus la brutale satisfaction de l'instinct reproducteur. Mais, malgré cette préexistence nécessaire et constante de l'état polygame, il n'en reste pas moins vrai que, dans notre espèce, encore plus que chez tant d'autres, en vertu même de sa supériorité caractéristique, l'état purement monogame est le plus favorable, pour chaque sexe, au plus complet développement de nos plus heureuses dispositions de tous genres; ce qu'il serait ici superflu de démontrer expressément, quelles que soient, à cet égard, les déplorables aberrations momentanées de notre anarchique situation mentale. Aussi le sentiment graduellement manifesté de cette grande condition sociale a-t-il déterminé bientôt, presque dès l'origine du polythéisme, le premier établissement de la monogamie, promptement suivi des plus indispensables prohibitions sur les cas d'inceste. Les diverses phases principales du régime polythéique ont même été toujours accompagnées, comme on le verra ci-après, de modifications croissantes dans ce mariage primitif, dont le perfectionnement graduel a constamment tendu à mieux développer, au profit commun de l'humanité, la nature propre de chaque sexe. Toutefois, le vrai caractère social de la femme était encore loin d'être suffisamment prononcé, en même temps que sa dépendance inévitable envers l'homme restait trop affectée de la brutalité primordiale. Cet essor très imparfait du vrai génie féminin se manifeste même, sous le polythéisme, par un indice qu'il importe de noter ici, parce qu'il doit sembler d'abord présenter, au contraire, un symptôme spécial de l'importance politique des femmes; je veux parler de cette participation constante, quoique secondaire, à l'autorité sacerdotale, qui leur est alors directement accordée, et que le monothéisme leur a irrévocablement enlevée. La civilisation développe essentiellement toutes les différences intellectuelles et morales, celles des sexes aussi bien que toutes les autres quelconques: en sorte que ces sacerdoces féminins propres au polythéisme ne constituent pas plus une présomption favorable pour la condition correspondante des femmes, que celles qu'on pourrait également induire de cette existence presque contemporaine de femmes chasseresses et guerrières, toujours et partout trop inhérente à un tel âge social pour pouvoir être entièrement fabuleuse, quelque étrange qu'elle doive maintenant paraître. Du reste, il serait certainement inutile de signaler ici l'ensemble décisif des preuves irrécusables qui, suivant la belle observation de Robertson, établissent, avec une entière évidence, combien l'état social des femmes était radicalement inférieur, sous le régime polythéique de l'antiquité, à ce qu'il est devenu ensuite sous l'empire du christianisme. Il suffirait, au besoin, de rappeler, à ce sujet, ces amours infâmes, si justement réprouvés par le catholicisme, et qui ont toujours fait la honte morale de l'antiquité tout entière, même chez ses plus éminens personnages: car on ne saurait concevoir un symptôme plus prononcé du peu de considération alors accordée aux femmes que cette monstrueuse prédilection qui faisait chercher ailleurs le développement des plus pures émotions sympathiques, en réservant essentiellement l'union sexuelle pour son indispensable destination physique, comme l'ont systématiquement exposé, avec une si révoltante naïveté, dans la Grèce et à Rome, tant d'illustres philosophes et hommes d'état, à tous autres égards très recommandables. L'intime corelation de cette grande aberration primitive avec la vie habituellement trop isolée du sexe mâle chez les peuples chasseurs ou même pasteurs, et ensuite, malgré l'état agricole, chez les nations constamment en guerre, est d'ailleurs trop évidente pour exiger aucune explication, quand on pense à l'heureuse influence qu'exerce, à cet égard, dans notre vie moderne, la société presque continuelle des deux sexes. J'ai, en outre, déjà suffisamment signalé ci-dessus l'influence nécessaire de l'esclavage dans l'ancienne économie sociale, comme tendant à altérer gravement l'institution même de la monogamie. Mais, quelque fondés que soient réellement tous ces divers reproches essentiels, ils ne sauraient annuler l'indispensable participation du polythéisme à ébaucher aussi, à tous égards, le développement fondamental de la morale domestique, quoique avec moins d'efficacité qu'envers la morale personnelle et la morale sociale, par une impulsion spontanée qui n'aurait pu alors provenir d'aucune autre source spirituelle. Nous avons enfin suffisamment complété ainsi, pour notre but principal, l'importante appréciation abstraite des différentes propriétés générales, intellectuelles ou sociales, qui caractérisent le polythéisme, aujourd'hui si peu compris. L'ensemble de cet examen approfondi doit, ce me semble, laisser, chez tout vrai philosophe, après les comparaisons convenables, cette impression finale que, malgré d'immenses lacunes et de profondes imperfections, un tel régime, par l'homogénéité supérieure et la connexité plus intime de ses divers élémens essentiels, tendait spontanément à développer des hommes bien plus consistans et plus complets qu'il n'a pu en exister depuis, lorsque l'état de l'humanité fut devenu moins uniformément et moins purement théologique, sans être jusqu'ici assez franchement positif. Mais, quoi qu'il en soit, il nous reste maintenant, pour avoir convenablement réalisé l'appréciation fondamentale de ce grand âge religieux, à le considérer encore sous un aspect plus spécial, sans toutefois descendre jusqu'aux considérations concrètes incompatibles avec la nature de cet ouvrage, en examinant sommairement les diverses formes essentielles qu'a dû successivement affecter un tel régime, relativement au mode déterminé suivant lequel chacune d'elles devait inévitablement participer à la destination générale précédemment attribuée au polythéisme dans l'évolution totale de l'humanité. On doit, à cet effet, distinguer d'abord entre le polythéisme essentiellement théocratique et le polythéisme éminemment militaire, suivant que la concentration élémentaire des deux pouvoirs y affectait davantage le caractère spirituel ou le caractère temporel; il faut ensuite, par une analyse plus précise, et cependant aussi indispensable, distinguer, dans le dernier système, le cas où l'activité militaire, quoique continue, n'a pu encore suffisamment atteindre son but principal, et celui où l'esprit de conquête a pu enfin recevoir convenablement tout son développement graduel: ce qui, en résultat définitif, conduit à décomposer l'ensemble du régime polythéique en trois modes nécessaires, qui, à défaut de dénominations plus rationnelles, peuvent être provisoirement désignés par les qualifications purement historiques de mode égyptien, mode grec, et finalement mode romain, dont nous allons reconnaître l'attribution propre et l'invariable succession. Un système politique caractérisé principalement par la domination presque absolue de la classe sacerdotale, a partout présidé nécessairement à la civilisation originaire, dont seul il pouvait alors ébaucher réellement tous les divers élémens essentiels, intellectuels ou sociaux. Déjà préparé par le fétichisme, parvenu à l'état d'astrolâtrie, et peut-être même un peu avant l'entière transition de la vie pastorale à la vie agricole, ce système n'a pu être convenablement développé que sous l'ascendant du polythéisme proprement dit. Son véritable esprit général, aussi rapproché que possible de celui qui appartient spontanément au gouvernement domestique, consiste, en prenant l'imitation pour principe fondamental d'éducation, à consolider la civilisation naissante par l'hérédité universelle des diverses fonctions ou professions quelconques, sans aucune distinction de celles qu'on a ultérieurement qualifiées de privées ou publiques: d'où résulte le pur régime des castes, hiérarchiquement subordonnées l'une à l'autre suivant l'importance de leurs attributions respectives, sous la commune direction suprême de la caste sacerdotale, qui, seule dépositaire de toutes les conceptions humaines, est alors exclusivement propre à établir réellement un lien continu entre ces corporations hétérogènes, primitivement issues d'autant de familles. Cette antique organisation n'ayant pas été formée essentiellement pour la guerre, qui a simplement contribué à l'étendre et à la propager, la caste la plus inférieure et la plus nombreuse n'y est point nécessairement dans l'état d'esclavage proprement dit, caractérisé par la sujétion individuelle, mais dans un état de profond assujétissement collectif, qui constitue, à vrai dire, une condition encore plus dégradante et moins favorable à un affranchissement ultérieur. On doit, à mon gré, regarder comme une loi générale de dynamique sociale la tendance inévitable de toute civilisation indigène, dans son développement spontané, vers un tel régime initial, dont les traces se retrouvent partout, même au sein des sociétés les plus avancées, et qui domine encore essentiellement chez la majeure partie de la population asiatique, au point de sembler aujourd'hui particulièrement propre à la race jaune, quoique la race blanche n'en ait certes pas été d'abord plus exempte, et s'en soit seulement plus rapidement et plus pleinement dégagée, ou en vertu de sa supériorité effective, ou par suite de circonstances plus favorables. Mais ce régime, que l'essor prépondérant de l'activité militaire devait radicalement altérer, n'a pu devenir profondément caractéristique que sous l'influence permanente, suffisamment prononcée, des conditions extérieures qui pouvaient à la fois entraver le plus l'élan de l'esprit guerrier et le mieux favoriser celui de l'esprit sacerdotal. Ces causes locales, qui n'ont jamais pu exercer ensuite une action sociale aussi capitale, ont surtout consisté dans la réunion d'un heureux climat avec un sol fécond, qui devait faciliter le développement intellectuel, en assurant aisément les subsistances, pourvu d'ailleurs que la population, convenablement étendue, occupât un territoire propre à établir spontanément des communications intérieures, et enfin que le pays fût néanmoins, par sa nature, assez pleinement isolé pour être préservé des envahissemens extérieurs sans pousser fortement à la vie guerrière: rien ne peut mieux satisfaire à cet ensemble d'indications que la vallée d'un grand fleuve, séparée d'un côté par la mer, et, d'un autre, par d'immenses déserts ou des montagnes inaccessibles. Aussi ce grand système théocratique des castes s'est-il jadis pleinement réalisé en Égypte, dans la Chaldée, dans la Perse, etc.; il s'est prolongé jusqu'à nos jours dans la partie de l'Orient la moins exposée au contact graduel de la race blanche, à la Chine, au Japon, au Thibet, dans l'Indostan, etc.: par suite d'influences analogues, on l'a de même essentiellement retrouvé au Mexique et au Pérou, à l'époque de la conquête, sans qu'une telle similitude puisse, du reste, y motiver aucune induction raisonnable sur des communications peu compatibles avec l'esprit de ce régime. Outre cette multiplicité d'exemples décisifs, qui suffirait à constater directement la spontanéité fondamentale d'une semblable organisation, on en peut signaler des traces plus ou moins caractéristiques dans tous les cas de civilisation indigène; comme, par exemple, pour notre Europe occidentale, chez les Gaulois et chez les Étrusques. Parmi les nations dont le développement propre a été surtout hâté par d'heureuses colonisations, on en reconnaît encore l'influence primordiale; l'empreinte générale s'en fait toujours sentir dans les diverses institutions ultérieures, et n'est pas même aujourd'hui complétement effacée, au sein des sociétés les plus avancées. En un mot, ce régime constitue partout le fond nécessaire de l'ancienne civilisation. Cette universalité plus ou moins prononcée et la profonde ténacité qui caractérisent un tel système, doivent faire penser, quels qu'en puissent être les vrais inconvéniens, qu'il était, aux temps de sa splendeur, en harmonie intime avec les besoins essentiels de l'humanité. Il est facile, en effet, de reconnaître qu'il a été primitivement indispensable pour ébaucher, à tous égards, l'évolution fondamentale, intellectuelle ou sociale. D'abord, sa spontanéité est évidemment irrécusable; car rien n'est certes plus naturel, à l'origine, que l'hérédité générale des professions, qui fournit aussitôt, par la simple imitation domestique, le plus facile et le plus puissant moyen d'éducation, le seul même alors praticable, tant que la tradition orale doit constituer encore le principal mode de transmission universelle, soit à défaut d'aucun autre procédé suffisant, soit surtout en vertu du peu de rationnalité des conceptions quelconques. A quelque perfectionnement même que puisse jamais parvenir la civilisation humaine, il est clair que cette tendance primitive à l'hérédité s'y fera inévitablement toujours sentir, quoiqu'à un degré constamment décroissant, puisque la plupart des hommes n'ayant point, à vrai dire, de vocations spéciales très prononcées, chacun doit ordinairement se sentir disposé à embrasser volontiers la profession paternelle, pour peu que la société se trouve normalement classée; ce qui d'ailleurs n'empêche point, aux époques de transition, l'ardeur momentanée mais unanime à un déclassement général, alors plus ou moins nécessaire. Malgré que cette hérédité volontaire, ou seulement imposée par les mœurs, doive heureusement avoir, chez les modernes, un tout autre caractère que l'hérédité forcée, tyranniquement prescrite aux anciens par les lois, suivant l'esprit de toute leur économie sociale, elle n'en procède pas moins, au fond, du même principe élémentaire, d'après les garanties profondes que doit toujours offrir au bonheur, soit privé, soit public, la plus complète préparation possible de chacun à sa vraie destination sociale. Le seul moyen de diminuer, sans aucun danger réel, individuel ou social, la nécessité de ce mode spontané, consiste à rationnaliser de plus en plus l'éducation humaine, en faisant passer, autant que le comporte l'évolution intellectuelle, dans l'enseignement public, abstrait et systématique, ce qui auparavant exigeait un apprentissage domestique, concret et empirique. C'est ainsi surtout que le catholicisme a fait irrévocablement cesser l'hérédité des fonctions sacerdotales, aussi universelle, dans toute l'antiquité, que celle des autres attributions quelconques, privées ou publiques. En second lieu, les propriétés fondamentales de ce régime initial ne sont pas moins incontestables, à tous égards, que son évidente spontanéité. L'évolution intellectuelle lui devra toujours la première division permanente entre la théorie et la pratique, alors suffisamment ébauchée par le développement spécial d'une caste spéculative, naturellement investie, même à un degré exorbitant, de la dignité et du loisir indispensables à la plénitude et à la continuité de ses travaux. Aussi, en tous genres, les élémens primitifs de nos connaissances réelles remontent-ils nécessairement jusqu'à cette grande époque, où l'esprit humain a enfin commencé à régulariser sa marche générale. La même observation doit s'étendre aux beaux-arts, alors soigneusement cultivés, indépendamment de leur charme direct, par la caste dirigeante, soit comme accessoire du dogme et du culte, soit comme moyen d'enseignement et de propagation. Néanmoins c'est surtout le développement industriel qui, n'exigeant pas d'aussi rares vocations intellectuelles, et ne pouvant inspirer aucune inquiétude politique à la classe prépondérante, a dû être plus spécialement secondé par un tel régime, sous lequel d'ailleurs l'état de paix habituelle permettait d'employer les masses inférieures à des opérations vraiment colossales, où la force supplée presque toujours au génie, mais qui n'en eurent pas moins alors une véritable importance. On ne saurait douter que tous les arts usuels ne doivent y chercher leur premier essor, long-temps supérieur au grossier élan des sociétés essentiellement militaires. La perte nécessairement fréquente de diverses inventions utiles avant que cette organisation conservatrice pût être convenablement établie, avait dû, sans doute, en faire d'abord ressortir le besoin fondamental, et devait ensuite faire habituellement apprécier ce puissant moyen de consolider le degré de division du travail où notre espèce était déjà parvenue. Jamais, à aucune autre époque, l'aptitude fondamentale du polythéisme à fournir, par sa nature, des moyens généraux d'honorer les divers talens, n'a été plus pleinement réalisée que sous cette première organisation, qui a si souvent poussé jusqu'à l'apothéose proprement dite la glorieuse commémoration des principaux inventeurs, ainsi proposés à l'adoration habituelle des castes respectives. Sous le point de vue social, la convenance primordiale d'un tel régime n'est pas moins prononcée. Dans l'ordre politique proprement dit, la stabilité constitue évidemment son principal attribut. Toutes les précautions capitales s'y trouvaient spontanément instituées, avec la plus grande énergie possible, pour le préserver de toute grave atteinte, intérieure ou extérieure. Au dedans, les diverses castes partielles, essentiellement isolées entre elles, n'étaient habituellement liées que par leur commune subordination à la caste sacerdotale, dont chacune d'elles devait sans cesse éprouver le besoin fondamental, puisqu'elle y trouvait exclusivement les lumières spéciales et l'impulsion propre qui lui étaient journellement indispensables à tous égards. Jamais il n'a pu exister ensuite une aussi intense concentration, régulière et permanente, des pouvoirs humains, que celle alors naturellement établie chez cette caste suprême, dont chaque membre, du moins dans les rangs supérieurs de la hiérarchie pontificale, était à la fois, non-seulement prêtre et magistrat, mais aussi savant, artiste, ingénieur et médecin. Les hommes d'état de la Grèce et de Rome, dont la plénitude et la généralité étaient si supérieures à ce qu'a pu comporter jusqu'ici l'état moderne, paraissent, à leur tour, des personnages fort incomplets, comparativement à ces admirables natures théocratiques de la première antiquité, dont Moïse constitue pour nous le type, sinon le plus fidèle, du moins le mieux connu. Relativement à l'extérieur, ce régime ne pouvait courir immédiatement de graves dangers que par le développement toujours imminent de l'activité militaire, dont la politique sacerdotale prévenait, autant que possible, les suites plus ou moins perturbatrices, en ouvrant, de temps à autre, une issue convenable à l'inquiétude des guerriers, par de larges expéditions lointaines et par des colonisations irrévocables. Enfin, sous l'aspect purement moral, on ne peut méconnaître la tendance nécessaire de ce régime à développer soigneusement, par une première culture, à la fois spontanée et systématique, la morale personnelle en ce qu'elle offre de plus fondamental, mais surtout la morale domestique, trop négligée ensuite par le polythéisme militaire, comme je l'ai expliqué ci-dessus, et qui, dans ces théocraties, devait naturellement devenir prépondérante, l'esprit de caste n'étant qu'une extension directe de l'esprit de famille, et l'éducation y reposant toujours sur le principe d'imitation. Quoique la polygamie y fût encore essentiellement prépondérante, sauf quelques cas exceptionnels de monogamie fort imparfaite et très précaire, la condition sociale des femmes recevait pourtant alors sa première amélioration fondamentale, depuis l'âge de barbarie où le sexe le plus faible restait communément assujéti aux travaux pénibles dédaignés par le sexe prépondérant: leur réclusion habituelle, suite d'ailleurs inévitable de la polygamie, constituait déjà, en réalité, un premier hommage général, et un témoignage involontaire de considération, tendant dès lors à leur attribuer, dans l'ordre élémentaire de la société, une position de plus en plus conforme à leur vraie nature caractéristique. Quant à la morale sociale, il est évident que l'esprit de ce régime devait directement développer, au plus haut degré, le respect des vieillards, et le culte général des ancêtres. Le grand sentiment du patriotisme n'y était encore, chez les masses, sauf l'attachement instinctif au sol natal, qu'à son ébauche la plus élémentaire, l'amour de la caste, qui, quelque étroit qu'il doive nous paraître, constitue un intermédiaire indispensable dans l'essor graduel de la moralité humaine, surtout à cette époque, et peut-être toujours sous de nouvelles formes. Du reste, la profonde aversion superstitieuse qu'un tel système devait inspirer pour toute relation avec l'étranger, et qui contribuait beaucoup à augmenter son immuable consistance, doit être soigneusement distinguée de l'actif dédain ultérieurement entretenu par le polythéisme militaire. Malgré tant d'éminentes propriétés, il est néanmoins certain que ce grand système théocratique, après avoir ébauché, sous tous les rapports, l'évolution humaine, devait devenir ensuite radicalement antipathique aux principaux progrès ultérieurs, intellectuels ou sociaux, en vertu même de l'excessive stabilité qui le caractérisait, et qui tendait graduellement à se convertir en une immobilité opiniâtre, quand les nouveaux développemens ont fini par exiger un autre classement social[14]. Ce n'est pas que cette immuabilité soit, comme on le pense, absolue: puisque ce régime n'est point, à beaucoup près, identique au Thibet à ce qu'il est dans l'Inde, ni là surtout à ce qu'il est devenu à la Chine, où l'introduction des examens graduels a tant modifié l'institution des castes, sans toutefois la détruire réellement; ce qui prouve clairement qu'un tel système n'est pas immodifiable. Mais, quoique l'humanité dût sans doute spontanément parvenir à s'y ouvrir enfin une issue quelconque, cependant notre développement européen a heureusement dépendu d'une toute autre marche, infiniment plus rapide, comme nous le reconnaîtrons ci-après: en sorte qu'il est oiseux d'insister davantage sur l'essor hypothétique compatible avec la seule théocratie, le premier grand progrès général ayant dû précisément consister à passer à une autre organisation, dans les pays où celle-là n'avait pu s'enraciner suffisamment. On conçoit aisément, en effet, combien ce régime purement conservateur doit bientôt prendre un caractère hostile à tout perfectionnement considérable, intellectuel ou social, par la tendance de la caste prépondérante à consacrer ses immenses ressources de tous genres au maintien général de sa domination presque absolue, lorsque elle-même a déjà perdu nécessairement, sous l'influence prolongée de cette suprématie, la principale stimulation de son propre développement. Au premier aspect, ce système politique semble rationnellement très satisfaisant, en ce qu'il paraît constituer le règne de l'esprit, quoique ce soit, au fond, encore davantage celui de la peur, puisqu'il repose bientôt sur l'usage continu des terreurs superstitieuses, et même des divers prestiges suggérés par une grossière ébauche des connaissances physiques; à peu près comme si la population était soumise à des conquérans mieux armés. Mais, par une appréciation plus approfondie, il importe d'ailleurs de reconnaître franchement, dès cette première époque, une haute nécessité sociale, suite inévitable de l'économie fondamentale de la nature humaine, et qui condamne directement la domination politique de l'intelligence, comme radicalement hostile à l'accomplissement graduel de notre véritable évolution. Quoique l'esprit doive spontanément tendre de plus en plus à la suprême direction des affaires humaines, il ne saurait certainement y parvenir jamais, par suite de l'extrême imperfection de notre organisme, où la vie intellectuelle est ordinairement si peu énergique: en sorte que, dans l'ordre réel, individuel ou social, l'esprit est seulement destiné à modifier essentiellement la prépondérance matérielle, par un indispensable office consultatif, mais sans pouvoir habituellement donner l'impulsion. Or, cette même intensité trop peu prononcée, qui, quoi qu'on puisse faire, ne peut aucunement permettre le règne réel de l'intelligence, rendrait, d'une autre part, cet empire très dangereux, et bientôt hostile au progrès, si on tentait de l'établir; faute de la stimulation continue dont sa faiblesse native a tant besoin, et dont cette chimérique domination ferait nécessairement cesser la principale puissance: l'esprit, né pour modifier et non pour commander, serait alors essentiellement employé à maintenir son monstrueux ascendant, au lieu de suivre noblement sa grande destination au perfectionnement. Je me borne à indiquer ici cette considération capitale, qui sera naturellement reprise, au chapitre suivant, d'une manière plus directe et plus spéciale. Mais elle est ainsi assez signalée déjà pour nous faire actuellement comprendre, dans sa plus intime profondeur, le vrai principe élémentaire de cette tendance radicalement stationnaire si justement reprochée, en général, au système théocratique, par ceux-là même qui, d'un autre côté, ne pouvaient s'empêcher d'admirer profondément son apparente rationnalité. En considérant ensuite, d'un tel point de vue, les divers élémens essentiels de ce régime initial, chacun pourra aisément y vérifier que cette excessive concentration des divers pouvoirs, première cause de sa consistance caractéristique, devenait bientôt un obstacle nécessaire à tout perfectionnement notable, aucune partie ne pouvant être isolément améliorée sans compromettre l'ensemble d'un système où régnait une semblable solidarité. Sous le point de vue scientifique, par exemple, si vainement présenté comme éminemment favorable aux théocraties antiques, il est clair que l'esprit humain n'a pu, au contraire, y dépasser jamais les plus simples progrès, non-seulement faute d'une stimulation suffisante, mais aussi parce que l'action critique qui serait naturellement résultée, contre le polythéisme dominant, d'un développement plus avancé, aurait directement tendu à bouleverser dès lors toute l'économie sociale. Personne ne saurait ignorer aujourd'hui que, après le premier ébranlement mental, les sciences ne pouvaient fleurir que cultivées pour elles-mêmes, et non comme instrumens de domination politique. Toute autre partie quelconque du système social pourrait donner lieu à une appréciation essentiellement analogue, que je dois maintenant laisser au lecteur. Ainsi, en résumé, on ne peut pas plus contester l'aptitude fondamentale du polythéisme théocratique à ébaucher, à tous égards, par une indispensable participation, l'ensemble de l'évolution humaine, qu'on ne doit, d'un autre côté, méconnaître son inévitable tendance ultérieure à entraver directement le développement général. Les peuples chez lesquels la caste militaire n'a pu parvenir à subalterniser enfin la caste sacerdotale, n'ont donc joui d'abord d'une mémorable prééminence, que pour se voir ensuite condamnés à une immobilité presque incurable, à laquelle la conquête même peut difficilement apporter un assez puissant correctif, puisque, dans les théocraties les plus fortement constituées, les vaincus ont spontanément absorbé les vainqueurs, comme l'histoire nous le montre par tant d'éclatans exemples, où l'on voit le conquérant étranger se transformer insensiblement en chef du sacerdoce dirigeant, sans que la nature primitive du régime en reçoive presque jamais aucune altération capitale: il en était essentiellement ainsi lorsque, dans les révolutions intérieures, les guerriers ayant pu prendre momentanément le dessus sur les pontifes, finissaient bientôt eux-mêmes par acquérir involontairement le caractère théocratique, ce qui maintenait toujours l'esprit général du système, sauf un simple changement de personnes ou de dynasties. Note 14: Plusieurs philosophes, sous l'inspiration des vaines théories métaphysiques qui ont tant exagéré, au siècle dernier, l'influence des signes, ont pensé, surtout envers les Chinois, que cette immobilité dépendait principalement de l'usage universel de l'écriture hiéroglyphique, sans réfléchir que d'autres théocraties voisines, et certes non moins immobiles, n'étaient point assujéties à cette prétendue cause prépondérante. Quels que soient les graves inconvéniens sociaux d'une telle écriture, il est clair que cette superficielle appréciation, d'abord spécieuse, prend réellement un symptôme pour un principe, puisque cet usage continue, depuis l'établissement des Tatars, à subsister conjointement avec la désuétude de l'écriture alphabétique de ces conquérans. L'ensemble du système théocratique explique certes assez directement son esprit anti-progressif, pour qu'on doive se dispenser de recourir à des considérations accessoires et partielles, hors de toute proportion raisonnable avec les effets qu'on veut ainsi leur attribuer. En considérant de plus près le passage général du polythéisme théocratique au polythéisme militaire, on reconnaît aisément qu'il n'a pu s'effectuer que chez les peuples où l'ensemble des conditions extérieures avait empêché le développement de la théocratie, en favorisant celui de la guerre, et dont la civilisation avait été hâtée par d'heureuses colonisations qui, essentiellement provenues de pays soumis au pur régime des castes, ne pouvaient cependant l'enraciner de nouveau sur un sol mal disposé, un tel transport devant, en effet, neutraliser beaucoup les dangers politiques de ce système, sans nuire sensiblement à ses qualités intellectuelles et morales. L'importante révolution ainsi accomplie communément dans cette organisation primitive, a partout maintenu, au fond, le principe des castes, qui se retrouve chez toute l'antiquité, où la naissance a toujours exercé une influence politique prépondérante, décidant d'abord habituellement de la liberté ou de l'esclavage, et déterminant ensuite, en majeure partie, surtout à l'origine, la nature des attributions de chacun. Mais le principe d'hérédité s'est trouvé dès lors essentiellement modifié par l'introduction régulière et permanente d'une certaine faculté de choix d'après une appréciation personnelle et directe, faculté nouvelle qui, quoique d'abord étroitement subordonnée à la naissance, a dû ensuite acquérir une extension et une indépendance toujours croissantes. L'équilibre politique qui a pu s'établir entre ces deux tendances opposées devait surtout dépendre du développement plus ou moins parfait de l'activité militaire, si propre, par sa nature, à mettre en pleine évidence la supériorité des vraies vocations correspondantes. C'est ainsi que, chez les Romains, cet équilibre a été bientôt suffisamment institué, et spontanément maintenu pendant plusieurs siècles, par une suite nécessaire, quoique indirecte, de l'essor graduel et continu du système de conquête: tandis que, chez les Grecs, par une cause inverse, les législateurs et les philosophes avaient été toujours occupés à organiser laborieusement, entre ce qu'ils nommaient l'oligarchie et la démocratie, une conciliation durable, sans pouvoir jamais y parvenir assez. A partir du polythéisme militaire, l'étude générale de l'évolution humaine doit être nécessairement décomposée, jusqu'aux temps modernes, en deux parties essentielles, intimement mêlées auparavant sous le polythéisme théocratique: car, malgré la corelation élémentaire qui existe toujours plus ou moins entre la marche de l'esprit humain et celle de la société, il est certain que dès lors la principale évolution intellectuelle et la principale évolution sociale ont été, dans le développement fondamental de l'humanité, profondément séparées, et produites, en des temps très distincts, sous des régimes fort différens, quoique radicalement analogues. Telle est l'origine essentielle de la division historique ci-dessus annoncée entre le mode grec et le mode romain, à laquelle notre appréciation doit maintenant se subordonner. C'est aussi pourquoi, envers chacun de ces deux modes également indispensables, nous devrons surtout nous réduire à y examiner le développement qui lui était spécialement réservé, en commençant par le régime grec. Par cela même que ce premier régime est, à tous égards, intermédiaire entre le régime égyptien et le régime romain, plus intellectuel que l'un et moins social que l'autre, il semblerait, d'après un principe logique déjà heureusement employé dans plusieurs parties antérieures de ce Traité, que son appréciation rationnelle dût être plus nettement conçue à la suite de celle des deux termes extrêmes. Mais, comme le terme initial vient d'être assez caractérisé, et que le lecteur a déjà sans doute une suffisante connaissance provisoire du terme final, il est clair que l'avantage philosophique inhérent à un tel ordre d'exposition ne saurait assez compenser le grave inconvénient qu'il y aurait à altérer ainsi, quoique seulement dans la forme, la conception de filiation graduelle, qui doit certainement prédominer en toute opération historique: ce qui n'empêche pas toutefois que cette inversion ne puisse ensuite être accessoirement recommandée au lecteur, à titre d'un utile exercice. Un coup d'œil philosophique sur l'ensemble de l'histoire grecque, suffit pour montrer directement que, dans cette société, l'activité militaire, quoique fondamentale et continue, était toujours réduite à un essor essentiellement vague et incohérent, sans pouvoir encore aboutir à sa grande destination sociale, par le développement graduel d'un système de conquêtes durables, fonction politique éminemment réservée au régime romain. Suivant l'heureuse expression de De Maistre, on peut dire en quelque sorte que la Grèce était née divisée: puisque cet état caractéristique de luttes intérieures, non moins stériles que continues, entre des peuplades aussi analogues, a commencé dès la première origine distincte de cette mémorable population, et n'a cessé que par l'universelle prépondérance de la domination romaine; si tant est d'ailleurs qu'il n'en reste point, encore aujourd'hui, des traces très sensibles. La constitution géographique de la Grèce explique, en partie, cette division radicale, par l'excessive dissémination qui distingue un tel territoire, non-seulement dans l'Archipel, mais même sur le continent, naturellement décomposé en un grand nombre de portions indépendantes, en vertu des golfes, des isthmes, des chaînes, etc., dont il est tant traversé. A cette condition extérieure, il faut joindre, pour compléter suffisamment une telle explication, une cause sociale non moins essentielle, consistant dans l'identité remarquable de ces diverses populations, civilisées, presque simultanément, sous l'influence d'une langue à peu près commune, par des colonies dont l'origine était semblable et la sociabilité fort analogue[15]. De ce double caractère fondamental, il est nécessairement résulté que chacun de ces peuples, d'abord aussi disposé sans doute que le peuple romain[16] à poursuivre graduellement la conquête universelle, n'a jamais pu, malgré des efforts toujours renouvelés, subjuguer finalement ses plus proches voisins, et a été dès lors forcé d'aller surtout déployer au loin son ardeur belliqueuse, suivant une marche entièrement inverse à celle de Rome, et radicalement incompatible avec l'établissement progressif d'une domination à la fois étendue et durable, susceptible de fournir un point d'appui vraiment solide au développement ultérieur de l'humanité. C'est ainsi, par exemple, que la peuplade athénienne, au moment de sa plus éclatante prépondérance, dans l'Archipel, en Asie, en Thrace, etc., était réduite à un territoire central à peine équivalent à un moyen département français, et tout autour duquel campaient de nombreux rivaux, dont l'assujétissement réel était alors justement réputé impraticable: Athènes pouvait plus raisonnablement projeter la conquête, par exemple, de l'Égypte ou de l'Asie mineure, que celle, non-seulement de Sparte, mais même de Thèbes ou de Corinthe, ou peut-être de la petite république adjacente de Mégare; quelque paradoxale que doive d'abord paraître, à nos esprits modernes, une telle appréciation, elle n'étonnera point sans doute ceux qui ont vraiment approfondi l'étude de cette situation politique. Note 15: Le principe de la colonisation a exercé une influence tellement capitale sur la destination, essentiellement intellectuelle, de la civilisation grecque, que l'on peut noter les colonisations redoublées, ou poussées même au troisième degré, comme ayant le plus heureusement concouru à l'ensemble du mouvement spirituel, soit philosophique, scientifique ou esthétique: ainsi que le témoignent si clairement tant d'éminens exemples analogues à ceux d'Homère, de Thalès, de Pythagore, d'Aristote même, d'Archimède, d'Hipparque, etc. On conçoit aisément, en effet, que les propriétés caractéristiques du régime grec pour exciter l'évolution intellectuelle, devenaient naturellement d'autant plus prononcées, dans ces dérivations successives, qu'on s'éloignait davantage de la source théocratique primordiale, sans cependant que l'esprit de conquête pût acquérir un plus libre développement: pourvu toutefois que les altérations ne fussent pas ainsi poussées au point de dénaturer le système originaire, ce qui ne pouvait guère arriver tant qu'il y restait quelques rapports suivis avec la métropole, dont l'ascendant, politique ou moral, devait y tempérer spécialement l'essor militaire. Note 16: Il est clair, par exemple, que les Spartiates n'étaient essentiellement, pour ainsi dire, que des Romains avortés, faute d'un milieu convenable, admirablement organisés pour la guerre, et ne pouvant néanmoins conquérir avec fruit. Mais cette peuplade n'en a pas moins rempli une indispensable fonction dans le système total de la civilisation grecque, comme propre à constituer le principal noyau militaire, dans les occasions capitales où la Grèce devait agir, et surtout résister, collectivement; quoique son aveugle antipathie contre Athènes l'ait trop souvent conduite, en ses temps même de plus grande splendeur, à seconder honteusement les projets hostiles de la théocratie persane, qu'elle avait, en d'autres cas, si noblement combattue. Par suite d'une telle position fondamentale, l'activité militaire avait donc, chez ces peuples, toute l'intensité convenable pour empêcher le développement, long-temps imminent, du régime théocratique, auquel l'expulsion ou l'abaissement des rois opposait partout une puissante barrière politique, en harmonie avec une antipathie morale très prononcée: mais, en même temps, ces diverses nations antagonistes, presque équivalentes en puissance guerrière, devaient se neutraliser essentiellement, de manière à empêcher cette inquiète activité d'accomplir progressivement sa grande mission politique. Ainsi, pendant que l'humanité s'y trouvait préservée de cette torpeur intellectuelle et morale que tend nécessairement à produire la prolongation démesurée du régime théocratique, la vie guerrière ne pouvait cependant y acquérir habituellement assez de prépondérance pour absorber radicalement, comme à Rome, les principales facultés des hommes éminens, auxquels ces vaines luttes ne pouvaient sans doute, malgré les préjugés dominans, inspirer toujours un intérêt exclusif. Telle est la grande cause qui a rejeté, en quelque sorte, dans la vie intellectuelle, une énergie cérébrale continuellement excitée, et que la destination politique ne pouvait suffisamment satisfaire: la même influence agissant aussi sur les masses, quoiqu'à un degré beaucoup moindre, les disposait également à goûter convenablement cette nouvelle culture, surtout quant aux beaux-arts. Cependant, cette tendance fondamentale n'aurait pu spontanément déterminer le rapide développement de l'évolution intellectuelle, soit scientifique, soit esthétique, si les premiers germes n'en eussent été, d'un autre côté, préalablement empruntés aux sociétés théocratiques, par une suite naturelle des colonisations originaires. Voilà donc par quel concours de conditions essentielles il a enfin surgi, dans la Grèce, une classe libre entièrement nouvelle, qui devait alors servir d'inappréciable organe au principal essor mental de l'élite de l'humanité, comme étant à la fois éminemment spéculative, sans avoir le caractère sacerdotal, et essentiellement active, sans être absorbée par la guerre. En altérant de quelques degrés, en l'un ou l'autre sens, cet admirable antagonisme, qui n'a jamais été nettement conçu, les philosophes, les savans et les artistes demeuraient de simples pontifes, plus ou moins élevés dans la hiérarchie sacerdotale, ou devenaient d'humbles esclaves chargés des soins pédagogiques dans les grandes familles militaires. Mon illustre prédécesseur, Condorcet, semble avoir entrevu le vrai principe de cette mémorable situation, mais sans avoir pu l'apprécier suffisamment, faute d'une saine théorie fondamentale de l'ensemble de l'évolution humaine. On voit ainsi quel service capital a dès lors indirectement rendu à l'humanité l'essor continu de l'activité militaire, quoique politiquement stérile: sans parler d'ailleurs de son importance spéciale assez connue pour soustraire, à l'envahissement toujours imminent des immenses armées théocratiques, ce petit noyau de libres penseurs, alors chargés, en quelque sorte, des destinées intellectuelles de notre espèce, qui peut-être, sans les sublimes journées des Thermopyles, de Marathon, et de Salamine, ultérieurement complétées par l'immortelle expédition du grand Alexandre, resterait encore, même aujourd'hui, partout plongée dans l'avilissement théocratique. Nous aurons maintenant assez apprécié cette grande destination mentale du régime grec, si nous nous réduisons ici à la considération sommaire du développement le plus important, c'est-à-dire, de l'évolution philosophique et scientifique, puisque l'évolution esthétique a déjà été ci-dessus convenablement caractérisée. Pour plus de clarté, j'envisagerai d'abord l'essor scientifique, comme le plus capital en lui-même, à titre de manifestation primordiale d'un nouvel élément intellectuel, ultérieurement réservé à une prépondérance définitive, et comme ayant d'ailleurs profondément influé dès lors sur l'essor simultané de la philosophie proprement dite. Envers l'une et l'autre évolution, le point de départ commun résultait donc de la formation spontanée, il y a moins de trente siècles, d'une classe éminemment contemplative, composée, en dehors de l'ordre légal, d'hommes libres, doués d'une haute intelligence et pourvus du loisir suffisant, sans aucune attribution sociale déterminée, et, par suite, bien plus purement spéculatifs que les dignitaires théocratiques, dont l'esprit devait être principalement occupé à conserver ou à appliquer leur éminent pouvoir. Ces sages ou philosophes durent d'ailleurs long-temps cultiver simultanément, à l'imitation de leurs précurseurs sacerdotaux, toutes les parties quelconques du domaine intellectuel, sauf toutefois l'importante séparation, presque immédiate, de la poésie et des autres beaux-arts, en vertu d'un essor plus rapide. Mais cette activité continue dut tendre ensuite à déterminer graduellement une division nouvelle, première base directe de notre propre développement scientifique, lorsque l'esprit positif put enfin commencer à s'y manifester nettement, avec tous les vrais caractères qui lui appartiennent, malgré la philosophie, d'abord purement théologique et puis de plus en plus métaphysique, qui continua nécessairement à présider à toutes les spéculations de l'antiquité. Cette apparition décisive du véritable esprit scientifique, s'opéra alors, comme c'était inévitable, par l'élaboration des idées les plus simples, les plus générales et les plus abstraites, c'est-à-dire les idées mathématiques, berceau nécessaire de la positivité rationnelle, et que ces mêmes caractères devaient d'ailleurs spontanément soustraire à la juridiction spéciale de la théologie dominante, qui ne pouvait descendre à de tels détails, seulement enveloppés implicitement sous son universelle suprématie intellectuelle. Il est même certain que les idées purement arithmétiques, où ces trois attributs corelatifs sont encore plus prononcés, furent d'abord le sujet de certaines recherches mathématiques, quelque temps avant que la géométrie commençât à se dégager de l'art de l'arpentage, auquel elle adhérait essentiellement dans les spéculations théocratiques. Néanmoins, le nom caractéristique de la science, qui, depuis cette époque, n'a jamais cessé d'être tiré de cette partie principale, comme il continuera nécessairement à l'être toujours, à cause de sa prépondérance rationnelle, suffirait uniquement à en constater la culture presque aussi ancienne, la géométrie proprement dite devant d'ailleurs seule spontanément fournir un champ suffisant à l'esprit arithmétique, et surtout à l'esprit algébrique, qui n'en pouvait d'abord être séparé. Telle fut, chez le grand Thalès, l'origine de la vraie géométrie, surtout par la formation de la théorie fondamentale des figures rectilignes, bientôt agrandie par l'immortelle découverte de Pythagore, qui procéda d'un principe distinct, d'après la considération directe des aires, quoiqu'elle eût pu, sans doute, déjà résulter des théorèmes de Thalès sur les lignes proportionnelles, si la faculté de déduction abstraite avait pu être alors assez avancée. Le fait célèbre de Thalès enseignant aux prêtres égyptiens à mesurer la hauteur de leurs pyramides par la longueur des ombres, constitue, pour quiconque en saisit bien toute la portée, un immense symptôme intellectuel, permettant d'apprécier exactement, de part et d'autre, le véritable état de la science, quelquefois si ridiculement exagéré encore en l'honneur des théocraties antiques; en même temps qu'il témoigne du progrès fondamental déjà accompli alors dans la raison humaine, ainsi parvenue à considérer enfin, sous un simple aspect d'utilité scientifique, un ordre de phénomènes où elle n'avait si long-temps envisagé qu'un sujet de terreurs superstitieuses. A partir de cette grande époque, l'esprit géométrique, bientôt alimenté par l'heureuse invention des sections coniques, s'élève rapidement jusqu'à l'éminente perfection qu'il acquiert dans le sublime génie d'Archimède, type éternel, à tous égards, du vrai géomètre, et premier créateur de toutes les méthodes fondamentales, d'où devaient découler les immenses progrès ultérieurs, quoiqu'elles ne pussent alors avoir que ce caractère de particularité, nécessairement inhérent à la géométrie ancienne. Il ne faut pas d'ailleurs oublier la voie entièrement nouvelle ouverte, en outre, par Archimède à l'esprit mathématique, commençant à embrasser aussi un ordre de phénomènes plus compliqué, en ébauchant la création de la théorie rationnelle de l'équilibre des solides, et même, à quelques égards, des fluides. Enfin, en s'arrêtant encore un peu plus à un si grand nom, bien digne d'une telle exception, il ne serait pas inutile, à notre but philosophique, de signaler ici avec quelle plénitude l'esprit scientifique s'était alors développé, chez son plus pur et plus parfait organe, en notant aussi l'admirable fécondité de ses applications pratiques, et surtout la dignité vraiment caractéristique si noblement manifestée par Archimède, lorsqu'il consentit à se détourner momentanément de ses éminens travaux pour s'occuper, dans un grave besoin public, d'un ordre de conceptions aussi secondaire, où il soutint si hautement sa supériorité, première indication décisive des immenses services que la science devait rendre un jour à l'industrie. Après lui, et sauf peut-être Apollonius, il n'y a plus réellement à considérer, dans l'antiquité, sous le point de vue purement scientifique, comme génie mathématique vraiment créateur, que le grand Hipparque, trop peu apprécié, fondateur de la trigonométrie, spontanément préparée par Archimède, ainsi que je l'ai expliqué au premier volume, et auquel sont dues toutes les principales méthodes de la géométrie céleste, dont il avait essentiellement conçu le véritable ensemble, et d'avance constitué même les relations pratiques fondamentales, soit à la connaissance des temps, ou à celle des lieux. Hors des diverses spéculations mathématiques, il ne pouvait alors certainement exister aucune sphère d'activité convenablement préparée pour le véritable esprit scientifique, comme l'ensemble de ce Traité l'a déjà surabondamment démontré, et comme l'indique d'ailleurs spontanément le nom même déjà imposé à cette science primordiale, et qui rappelle si naïvement son exclusive positivité à cette époque. Quel que soit, en réalité, l'éminent mérite individuel manifesté, sous ce rapport, par les travaux d'Aristote sur les animaux, et même antérieurement par les éclairs du génie médical d'Hippocrate sur l'étude générale de la vie, la situation fondamentale de l'esprit humain n'en pouvait être essentiellement changée, au point de rendre déjà vraiment possibles des sciences aussi profondément compliquées, dont la création systématique devait être si évidemment réservée à un avenir alors extrêmement lointain. Bien que la nature de notre opération doive nécessairement interdire ici toute poursuite ultérieure d'un tel développement spécial, j'ai cependant jugé indispensable d'insister sur ce premier essor caractéristique de la positivité rationnelle, pour y marquer l'introduction spontanée de ce grand modificateur graduel de la philosophie primitive, avec son double attribut, spéculatif et abstrait, indispensable à son évolution ultérieure, et déjà si purement prononcé dans cet essai décisif. Il importe aussi de noter, à ce sujet, le génie éminemment spécial qui, dès l'origine, commence inévitablement à distinguer ce nouvel ordre de spéculations, par opposition aux contemplations indéterminées de l'ancienne philosophie. Quoique la spécialité, devenue aujourd'hui exorbitante et exclusive, puisse être maintenant, à divers égards, très dangereuse pour l'ordre social, depuis que le besoin de généralités nouvelles est directement prépondérant, il n'en pouvait être aucunement ainsi en un temps où, exercée en dehors d'un système de sociabilité, qui devait, long-temps encore, reposer sur d'autres bases, elle n'était évidemment susceptible d'aucun grave inconvénient politique, et constituait, au contraire, l'unique moyen qui, indépendamment de la commune nécessité de la répartition des travaux, pût enfin apprendre à l'esprit humain, d'abord dans les cas les plus simples, à approfondir convenablement un sujet quelconque, ce qui jusque-là était resté radicalement impossible. En un mot, l'esprit scientifique, alors nullement constituant, et destiné seulement à préparer de très loin, sous le régime théologique, le principal élément ultérieur du régime positif, devait être, sans aucun danger social, éminemment spécial, sous peine d'avortement inévitable: ce qui ne saurait signifier d'ailleurs que la même disposition doive rester indéfiniment prépondérante, quand les besoins et la situation ont radicalement changé, comme le croient, avec une si aveugle obstination, presque tous les savans actuels. On ne peut douter, en effet, que les savans proprement dits n'aient commencé à paraître, déjà nettement séparés des philosophes, et avec leurs principaux attributs modernes, à partir de cette mémorable époque, si hautement caractérisée, sous ce rapport, par l'admirable fondation du musée d'Alexandrie, directement destinée à satisfaire ce nouveau besoin intellectuel, après le triomphe irrévocable du polythéisme progressif sur le polythéisme stationnaire. Quant à l'évolution purement philosophique, elle présente, surtout avant cette indispensable séparation, des traces très sensibles de l'influence secrète de cette positivité naissante pour modifier déjà radicalement, par l'intervention prononcée de la métaphysique, le système général de la philosophie théologique, suivant la marche élémentaire indiquée au chapitre précédent, d'après ma théorie fondamentale du développement mental. Avant même que les études astronomiques pussent commencer à dévoiler, sur des phénomènes unanimement observés, l'existence directe des lois naturelles proprement dites, on voit l'esprit humain, impatient d'échapper prématurément au régime franchement théologique, s'efforcer d'aller puiser, dans l'essor rudimentaire des conceptions mathématiques, des idées universelles d'ordre et de convenance, qui, malgré leur caractère profondément confus et nécessairement chimérique, constituent réellement un vague pressentiment initial de la subordination ultérieure de tous les phénomènes à des lois naturelles. Cet emprunt fondamental de la philosophie à la science, première base véritable de toute la métaphysique grecque, a d'ailleurs suivi, dès cette époque, la marche nécessaire de l'esprit mathématique, passant de l'arithmétique à la géométrie; puisque ces mystères philosophiques, d'abord exclusivement relatifs aux nombres, s'étendirent ensuite aux figures, sans cesser toutefois, jusqu'aux derniers efforts de la subtilité grecque, d'embrasser simultanément ces deux ordres d'idées: ce qui me semble éminemment propre à justifier cette nouvelle appréciation historique d'une telle philosophie, dont l'œuvre immense du grand Aristote constituera toujours le plus admirable monument, éternel témoignage de la puissance intrinsèque de la raison humaine, à l'état même d'extrême imperfection spéculative, appréciant à la fois, avec une profonde sagacité, autant que l'époque le comportait, les sciences et les beaux-arts, et n'exceptant, de sa vaste conception encyclopédique, que les seuls arts industriels, alors crus indignes des hommes libres. Après la séparation décisive opérée par l'établissement alexandrin, cette philosophie, irrévocablement divisée en naturelle et morale, passe, de l'essor purement spéculatif, à une existence sociale de plus en plus active, en s'efforçant d'influer désormais toujours davantage sur le gouvernement de l'humanité, dont la suprême direction future n'arrête même point ses ambitieuses utopies. Quelques étranges aberrations qu'ait dû produire cette nouvelle phase, elle n'était pas, au fond, moins nécessaire que la première à la préparation générale du régime monothéique, non-seulement en accélérant l'universelle décadence du polythéisme, mais aussi comme instituant, à l'insu même de tous les philosophes, un germe indispensable de réorganisation spirituelle, comme je l'expliquerai bientôt. On peut même apercevoir dès lors, par une exploration très approfondie de cette suite variée de spéculations métaphysiques sur le souverain bien moral et politique, une certaine tendance vague à concevoir l'économie sociale d'une manière indépendante de toute philosophie théologique quelconque. Mais un espoir aussi prématuré, qui n'aboutissait réellement qu'au règne chimérique d'une impuissante métaphysique, ne pouvait avoir, en effet, qu'une influence purement critique, comme l'était immédiatement, à vrai dire, toute celle d'une semblable philosophie, alors organe actif d'une anarchie intellectuelle et morale fort analogue à la nôtre, sous divers aspects importans. L'incapacité radicale de la métaphysique, comme base d'organisation, même simplement mentale, et, à plus forte raison, sociale, devient irrécusable à cette époque de sa principale activité spirituelle, dont rien ne gênait gravement l'essor, quand on voit le progrès continu du doute universel et systématique, conduisant, avec une effrayante rapidité, d'école en école, à partir de Socrate jusqu'à Pyrrhon et Épicure, à nier finalement toute existence extérieure. Cette étrange issue, directement incompatible avec aucune idée de véritable loi naturelle, décèle déjà l'antipathie fondamentale, ultérieurement développable, entre l'esprit métaphysique et l'esprit positif, dès l'époque de cette séparation de la philosophie d'avec la science, dont le bon sens de Socrate avait d'avance bien compris la nécessité prochaine, mais sans en soupçonner aucunement les limites ni les dangers. L'action sociale, de plus en plus dissolvante, nécessairement exercée par ce développement graduel de la métaphysique grecque, doit lui faire mériter, au tribunal suprême de la postérité, la juste réprobation qu'elle a universellement encourue, et qui, dès l'origine, avait été déjà si judicieusement formulée, par la rectitude politique du noble Fabricius, lorsque, au sujet de l'épicuréisme, il regrettait, avec une si amère ironie, qu'une semblable philosophie morale ne régnât point aussi chez les Samnites et les autres ennemis de Rome, qui en eût dès lors aisément triomphé. Quant à l'appréciation intellectuelle, elle ne saurait être finalement guère plus favorable, lorsqu'on voit la séparation entre la philosophie et la science rapidement conduire à ce point que les plus célèbres philosophes deviennent grossièrement étrangers aux connaissances réelles déjà vulgarisées dans l'école d'Alexandrie: comme le témoignent surtout ces étranges absurdités astronomiques qui dominaient la philosophie si vantée d'Épicure, et que répétait encore pieusement, un demi-siècle après Hipparque, l'illustre poète Lucrèce. En un mot, il est clair ainsi que la métaphysique avait alors poussé ses rêves d'indépendance absolue et de vaine suprématie, jusqu'à vouloir s'affranchir également de la théologie et de la science, seules aptes à organiser. J'ai cru devoir insister autant sur cette explication neuve et difficile du vrai caractère essentiel de l'ensemble de la civilisation grecque, afin de faire convenablement ressortir l'appréciation très délicate d'une situation aussi complexe, ordinairement si mal jugée, quoique si connue. Mais il serait certainement superflu d'examiner ici avec la même précision le second mode fondamental distingué ci-dessus dans le polythéisme militaire, c'est-à-dire le système romain, dont la vraie nature générale, beaucoup plus simple et mieux tranchée, doit être bien plus nettement saisissable, et dont l'influence nécessaire sur la société moderne est d'ailleurs plus complète et plus sensible. En outre, je ne saurais avoir la témérité de reprendre l'appréciation sommaire de la politique romaine après d'aussi éminens penseurs que Bossuet et Montesquieu, trop heureux de pouvoir, dans cette partie de mon opération sociologique, m'appuyer sur une telle élaboration, et regrettant seulement de ne trouver, en aucun autre cas, une aussi précieuse préparation. Quoique ces admirables travaux, et surtout celui de Montesquieu, aient été inévitablement conçus dans un esprit à la fois trop absolu et trop isolé, je puis donc me borner ici à y renvoyer essentiellement le lecteur, qui, d'après ma théorie fondamentale de l'évolution sociale, pourra aisément, suivant les indications directes de l'ensemble de ce chapitre, y rectifier suffisamment, en général, les plus graves déviations du vrai point de vue historique, dont Bossuet s'est d'ailleurs, à mon gré, bien moins écarté, spontanément rappelé à l'unité et à la continuité par la nature même de son grand dessein. Du reste, l'enchaînement nécessaire de ce système avec le précédent et avec le suivant se trouvera naturellement caractérisé ci-dessous, surtout en considérant la transition finale du régime polythéique au régime monothéique, dans laquelle le génie de Bossuet a si bien entrevu la haute et indispensable participation de la domination romaine. Envers les deux modes essentiels, l'un intellectuel, l'autre social, du polythéisme militaire, j'ai jugé convenable, pour plus de clarté, de me rapprocher davantage des formes de l'appréciation concrète. Mais il importe à notre but principal de reconnaître directement que je ne me suis ainsi nullement écarté, au fond, du caractère abstrait indispensable à une telle opération, suivant les explications préliminaires du chapitre précédent. Car, ces dénominations de grec et romain ne désignent point ici essentiellement des sociétés accidentelles et particulières; elles se rapportent surtout à des situations nécessaires et générales, qu'on ne pourrait qualifier abstraitement que par des locutions trop compliquées. L'antiquité ayant dû naturellement offrir une grande variété de peuplades militaires où, par suite des motifs précédemment indiqués, le vrai régime théocratique n'avait pu s'enraciner suffisamment, il fallait bien, de toute nécessité, que, en certains cas, l'esprit militaire, quoique dominant, ne pût aboutir à un véritable système de conquête, de manière à favoriser l'essor intellectuel, en vertu des causes, locales et sociales, ci-dessus appréciées; tandis que, en d'autres, à l'aide d'influences analogues mais inverses, ce système a pu, au contraire, se développer convenablement. Or, chacune de ces deux évolutions extrêmes, poussée à un haut degré, devenait spontanément exclusive, aussi bien la mentale que la politique: s'il est évident que, par sa nature, le système de conquête ne pouvait être pleinement suivi que chez une seule population prépondérante, il n'est pas, au fond, moins certain, d'autre part, que le mouvement spirituel déterminé, compatible avec un tel âge social, ne pouvait aussi s'opérer suffisamment que dans un centre unique, sauf la simple propagation ultérieure, trop souvent confondue avec la production principale. Plus on méditera sur l'ensemble de ce grand spectacle, mieux on sentira que, dans ce double essor de l'élite de l'humanité, rien de capital n'a été, en réalité, essentiellement fortuit, pas même les lieux ni les temps, que les noms résument. Quant aux lieux, j'ai déjà considéré ci-dessus leur influence générale sur le caractère propre de la civilisation grecque: elle n'a pas été moindre, quoique inverse, pour l'autre évolution. Il fallait évidemment que les deux mouvemens, politique et intellectuel, s'opérassent sur des scènes suffisamment éloignées, sans toutefois l'être trop, afin que, dans l'origine, l'un ne fût point absorbé ou dénaturé par l'autre, et que cependant ils fussent susceptibles, après un assez grand essor respectif, de se pénétrer mutuellement, de manière à converger également vers le régime monothéique du moyen-âge, que nous allons voir sortir nécessairement de cette mémorable combinaison. Relativement aux temps, il est aisé de sentir que l'évolution mentale de la Grèce devait indispensablement précéder, de quelques siècles, l'extension de la domination romaine, dont l'établissement prématuré l'aurait radicalement empêchée, par la compression inévitable de l'activité indépendante d'où elle devait résulter: et, si d'ailleurs l'intervalle eût été trop long, l'office de propagation universelle et d'application sociale, ainsi naturellement réservé à la conquête, aurait essentiellement avorté, puisque ce mouvement original, dont la durée devait être alors fort limitée, se serait trouvé trop amorti à l'époque même de la communication[17]. D'un autre côté, quand le premier Caton insistait sur l'expulsion des philosophes, le danger politique inhérent à la contagion métaphysique était sans doute déjà passé essentiellement, puisque l'impulsion romaine était alors trop prononcée pour être réellement altérable par un tel mélange: mais si, au contraire, ce contact permanent avait été suffisamment possible deux ou trois siècles auparavant, il eût certainement été incompatible avec le libre et pur essor de l'esprit de conquête. Note 17: Si je pouvais ici insister davantage sur un tel examen, comme le permettra ultérieurement le traité spécial annoncé au volume précédent, il serait possible d'expliquer, pour ainsi dire, à quelques siècles et à quelques degrés près, l'époque et la scène de ce double mouvement humain. On démontrerait, par exemple, envers la position des deux centres principaux, l'un intellectuel, l'autre politique, l'influence nécessaire de la situation maritime, qui devait être favorable au premier et contraire au second, par suite même des obstacles qu'elle oppose directement à l'essor purement militaire, surtout dès l'origine, et des facilités qu'elle présente pour les communications stimulantes, aussi bien mentales qu'industrielles. D'un autre côté, le siége de la prépondérance militaire ne devait pas être trop éloigné de la mer, puisque le système de conquête ne pouvait évidemment se compléter que par la suprématie maritime, quoiqu'il n'eût pu d'abord se développer convenablement, c'est-à-dire par degrés sagement enchaînés, que par l'agrandissement continental, seul assez continu. En combinant rationnellement cette importante donnée avec d'autres conditions analogues, les unes locales, les autres sociales, on ne serait certainement pas fort éloigné de pouvoir, en quelque sorte, construire _à priori_ l'ensemble des destinées respectives d'Athènes, de Rome, et même de Carthage. Mais ces déterminations trop spéciales, devenues alors essentiellement concrètes, nuiraient ici à notre opération fondamentale, outre les développemens étendus qu'elles exigeraient, fort au-delà de toute convenance actuelle. Plus on approfondit l'étude générale de la nation romaine, plus on comprend qu'elle était vraiment destinée, comme l'a si bien exprimé son poète, à l'empire universel, but constant et exclusif de ses longs efforts graduels. Issue, à la manière des autres peuplades militaires, d'une origine nécessairement théocratique, elle s'est, à leur exemple, dégagée finalement de ce régime initial par la mémorable expulsion de ses rois, mais en retenant assez de ce premier esprit politique pour conserver à son organisation propre une consistance ailleurs impossible, et néanmoins pleinement compatible avec le mouvement guerrier, par la prépondérance fondamentale de la caste sénatoriale, base de cet admirable édifice, où le pouvoir sacerdotal s'était intimement subordonné au pouvoir militaire. Quoique cette corporation de capitaines héréditaires, également sage et énergique, n'ait pas toujours spontanément cédé à son peuple ou armée toute la juste influence qui pouvait l'attacher suffisamment, par un dévouement actif, au développement continu du système de conquête, elle y a été ordinairement bientôt amenée par la marche naturelle des évènemens. En général, la formation et le perfectionnement de la constitution intérieure, aussi bien que l'extension graduelle de la domination extérieure, ont alors essentiellement dépendu, tour à tour, l'un de l'autre, beaucoup plus que d'une mystérieuse supériorité de desseins et de conduite dans les chefs personnels ou collectifs, quelle qu'ait dû être, sans doute, la haute influence des individualités politiques, auxquelles était ainsi naturellement ouvert un immense avenir. Le succès a surtout tenu, en premier lieu, à l'exacte convergence de tous les moyens fondamentaux d'éducation, de direction, et d'exécution, vers un seul but homogène et continu, mieux accessible qu'aucun autre à tous les esprits, et même à tous les cœurs: en second lieu, il est résulté de la marche sagement graduelle de la progression; car, en voyant cette noble république employer trois ou quatre siècles à établir solidement sa puissance dans un rayon de vingt ou trente lieues, vers l'époque même où Alexandre développait, en quelques années, sa merveilleuse domination, on peut aisément soupçonner le sort ultérieur de chacun des deux empires, quoique l'un ait d'ailleurs utilement préparé, en ce qui concerne l'Orient, le futur avènement de l'autre. Enfin, le système général de conduite, bientôt établi, et toujours scrupuleusement suivi, envers les nations successivement subjuguées, n'a pas eu moins de part à ce grand résultat, à cause de l'admirable principe d'incorporation progressive qui le caractérisait, au lieu de cette aversion instinctive pour l'étranger qui accompagnait partout ailleurs l'esprit militaire. Si le monde, qui a résisté à tant d'autres puissances, s'est laissé soumettre à la domination romaine, au-devant de laquelle il a même souvent couru, sans tenter fréquemment de grands efforts pour s'en dégager, il faut bien que cela tienne au nouvel esprit d'agrégation large et complète qui la distinguait éminemment. Quand on compare la conduite ordinaire de Rome envers les peuples conquis, ou plutôt incorporés, avec les horribles vexations et les caprices insultans que les Athéniens, d'ailleurs si aimables, prodiguaient si fréquemment à leurs tributaires de l'Archipel, et quelquefois même à leurs alliés, on sent bien que cette seconde nation se hâte d'exploiter, à tout prix, une prépondérance qui n'a rien de stable, tandis que la première marche assurément à la suprématie universelle. Jamais, depuis cette grande époque, l'ensemble de l'évolution politique n'a pu se manifester avec autant de plénitude et d'unité, à la fois dans la masse et dans les chefs, eu égard au but correspondant. Quant à l'évolution morale, son progrès général y était en exacte harmonie, sous tous les aspects importans, avec une telle destination. Cela est très sensible pour la morale personnelle, alors si soigneusement cultivée, suivant le génie fondamental de toute l'antiquité, en tout ce qui peut rendre l'homme mieux propre à la vie guerrière. Dans la morale domestique, l'amélioration, quoique moins saillante, n'est pas moins réelle, comparativement aux sociétés grecques, où les plus éminens personnages perdaient si fréquemment la majeure partie de leur loisir au milieu des courtisanes; tandis que, chez les Romains, la considération sociale des femmes et leur légitime influence étaient certainement fort augmentées, quoique leur existence morale fût, en même temps, plus sévèrement réduite, qu'à Sparte par exemple, à ce qu'exige leur vraie destination, les différences caractéristiques des deux sexes, bien loin de s'effacer, étant toujours progressivement développées, suivant la loi propre d'évolution à cet égard: d'ailleurs, la simple introduction usuelle des noms de famille, inconnus aux Grecs, suffirait à témoigner clairement que l'esprit domestique n'avait pas décru. Enfin, pour la morale sociale elle-même, malgré la cruauté et la dureté trop ordinaires à l'égard des esclaves, si froidement assimilés aux animaux dans la vie usuelle, comme l'expose si naïvement le prudent Caton, malgré d'ailleurs l'instinct féroce manifesté et entretenu par l'horrible nature des divertissemens habituels, on ne peut cependant méconnaître, d'après les indications précédentes, qu'elle ait alors reçu un perfectionnement capital, quant au sentiment fondamental du patriotisme, ainsi modifié et ennobli par les meilleures dispositions envers les vaincus, et se rapprochant bien davantage de la charité universelle, bientôt érigée par le monothéisme en terme véritable de l'essor moral. En un mot, chez cette mémorable nation, plus encore qu'en aucun autre cas de l'antiquité, la morale a été réellement, à tous égards, dominée par la politique, dont la considération directe pourrait presque la faire exactement deviner. Né pour commander afin d'assimiler, destiné à éteindre irrévocablement, par son universel ascendant, cette stérile activité guerrière qui menaçait de prolonger indéfiniment la décomposition de l'humanité en peuplades antipathiques, ne s'accordant qu'à repousser l'essor commun de la civilisation fondamentale, ce noble peuple, malgré ses immenses imperfections, a manifesté certainement, à un haut degré, l'ensemble des qualités les plus convenables à une telle mission, qui, ne pouvant plus se reproduire, ni par conséquent permettre un nouvel éclat analogue, éternisera nécessairement son nom, à quelque âge que se prolonge la vie politique de notre espèce. Même quant à l'évolution intellectuelle, quoiqu'elle n'y dût être qu'accessoire, il n'a pas manqué à sa vocation propre, quand le temps est venu de la développer sous ce nouvel aspect; elle ne pouvait alors consister, en effet, qu'à continuer et propager le mouvement mental imprimé par la civilisation grecque: or, dans cet office secondaire, mais indispensable, il a montré bientôt un empressement très louable, fort supérieur aux puériles jalousies qui, jusqu'à cet égard, complétaient l'esprit de division des Grecs; quelle qu'ait été d'ailleurs l'inévitable infériorité de ses propres imitations, sauf un très petit nombre d'exceptions éminentes, dont la mieux caractérisée se rapporte au genre historique, auquel l'ensemble de sa situation devait plus spécialement l'appeler. La décadence même de cette nation confirme, de la manière la plus décisive, une telle appréciation, car elle a essentiellement suivi l'accomplissement principal de son office caractéristique. Quand la domination romaine a reçu enfin toute l'extension dont elle était susceptible, ce vaste organisme, ayant perdu le seul mouvement qui l'animât, n'a pas tardé à se dissoudre graduellement, en produisant une dégradation morale à jamais sans égale, parce que jamais il ne saurait exister une pareille absence de but et de principe, combinée avec une semblable condensation de moyens, soit de pouvoir ou de richesse. Le passage simultané de la république à l'empire, quoique évidemment commandé par cette nouvelle situation, qui changeait désormais l'extension en conservation, ne constituait point réellement une réorganisation, mais seulement un mode graduel de destruction chronique d'un système qui, si fortement combiné pour la conquête, ne pouvait sans doute changer subitement de destination, et devait périr au lieu de se régénérer. Il est clair, en effet, que les empereurs, véritables chefs du parti populaire, n'apportaient aucun nouveau principe d'ordre, et ne faisaient que compléter l'inévitable abaissement continu de la caste sénatoriale, sur laquelle tout reposait, mais dont la puissance était irrévocablement perdue, comme n'ayant plus de but permanent. Quand le grand César, l'un des hommes les plus éminens dont notre espèce puisse s'honorer, succomba sous le concours spontané du fanatisme métaphysique avec la rage aristocratique, ce meurtre célèbre, aussi insensé qu'odieux, ne changea réellement rien d'essentiel à la situation fondamentale: seulement ses horribles conséquences immédiates aboutirent à élever, comme chefs du peuple contre le sénat, des hommes bien moins propres à l'empire du monde; sans que les divers changemens ultérieurs, si fréquemment réitérés jusqu'à l'entière extinction du système, aient jamais permis, même après les plus indignes empereurs, le retour momentané de l'organisation vraiment romaine, tant son existence était intimement liée au développement graduel de la conquête. Après avoir ainsi caractérisé suffisamment les trois modes essentiels du régime polythéique de l'antiquité, et déterminé sommairement la participation nécessaire et successive de chacun d'eux à l'opération fondamentale que le polythéisme devait accomplir pour l'ensemble de l'évolution humaine, nous n'avons plus uniquement, afin de compléter entièrement cette grande appréciation intellectuelle et sociale, qu'à expliquer rapidement la tendance spontanée de tout ce système à produire finalement l'ordre monothéique du moyen-âge: ce qui, outre l'indispensable transition à l'époque suivante, achèvera de faire mieux connaître ce second état théologique, en mettant directement en évidence le but définitif vers lequel devaient converger, chacune à sa manière, ses diverses phases, et sans la considération permanente duquel sa notion générale demeure nécessairement vague et confuse à un certain degré, en un mot reste absolue au lieu de devenir relative. Sous l'aspect purement intellectuel, la filiation est évidente, et peu contestée, d'après la destination nécessaire et continue de la philosophie grecque à servir graduellement, dès sa première origine, d'organe actif à la décadence irrévocable du polythéisme, afin de préparer spontanément de plus en plus l'inévitable avènement du monothéisme. La seule rectification fondamentale qu'exigent, à cet égard, les opinions reçues aujourd'hui de tous les esprits éclairés, consiste à reconnaître, dans cette importante révolution spéculative, l'influence, latente mais indispensable, du développement, caractéristique quoique naissant, de l'esprit positif, dont j'ai ci-dessus expliqué l'intime participation pour imprimer profondément à cette philosophie, souvent à l'insu même de ses promoteurs, cette nature intermédiaire qui, voulant cesser d'être purement théologique sans pouvoir encore devenir réellement scientifique, constitue l'état métaphysique, envisagé comme une sorte de maladie chronique transitoire, propre à cette phase infranchissable de notre évolution mentale, individuelle ou collective; car le sentiment, d'abord vague et confus, de l'existence nécessaire des lois naturelles, alors suscité par la première ébauche rationnelle des vérités géométriques et astronomiques, uniques connaissances réelles déjà accessibles, a pu seul donner enfin une vraie consistance philosophique à la disposition universelle au monothéisme, spontanément produite par le progrès continu de l'esprit d'observation, dont le développement propre, quoique empirique, devait involontairement manifester à tous les yeux assez de similitudes et de relations entre les phénomènes pour tendre à y restreindre de plus en plus l'actualité et la spécialité de l'intervention surnaturelle, qui, ainsi graduellement concentrée, se rapprochait toujours davantage de la simplification monothéique, jusque-là trop antipathique au caractère incohérent des conceptions primitives. Une première généralisation des conceptions théologiques, d'après le premier exercice spontané de l'esprit d'observation chez la masse des hommes, avait d'abord déterminé le passage fondamental du fétichisme au polythéisme, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent: une généralisation nouvelle, à la suite d'un essor plus étendu, devait pareillement conduire, en temps opportun, et même plus irrésistiblement encore, vu la moindre difficulté du changement, à concentrer graduellement, et à réduire enfin, autant que possible, l'action surnaturelle, par la transition analogue de celui-ci au monothéisme proprement dit. Si l'instabilité, l'isolement, et la discordance, nécessairement propres aux observations primordiales, ne comportaient nullement, à l'origine, l'unité théologique, qui devait alors sembler absurde, il était également impossible que l'intelligence, suffisamment cultivée, ne finît point par être révoltée de la contradiction directe et générale que devait de plus en plus lui présenter la multitude désordonnée de ces capricieuses divinités, comparée au spectacle, de jour en jour plus fixe et plus régulier, que l'homme commençait à apercevoir peu à peu dans l'ensemble du monde extérieur. Nous avons précédemment remarqué, à titre d'élément essentiel du polythéisme convenablement élaboré, un dogme général, éminemment apte à faciliter directement cette grande transition, la croyance indispensable au destin, envisagé comme le dieu propre de l'invariabilité, et dont le département effectif devait, par conséquent, s'augmenter sans cesse, aux dépens de ceux de toutes les autres divinités, dès lors devenues de plus en plus subalternes, à mesure que l'expérience accumulée dévoilait progressivement à la raison humaine cette permanence fondamentale des rapports naturels, qui, d'abord nécessairement inaperçue par une exploration trop isolée et trop concrète, devait inévitablement finir par déterminer une irrésistible conviction, base primordiale et unanime d'un nouveau régime mental, entièrement mûr aujourd'hui pour l'élite de l'humanité, ainsi que le démontrera la suite de notre opération historique. On ne peut méconnaître un tel mode principal de transition, si l'on réfléchit que la providence des monothéistes n'est réellement autre chose que le destin des polythéistes, ayant hérité peu à peu des diverses attributions prépondérantes des autres divinités, et auquel on n'a eu essentiellement qu'à donner spontanément un caractère plus déterminé et plus concret, en harmonie avec cette extension désormais plus active, au lieu du caractère trop abstrait et trop vague qu'il avait dû conserver jusque alors, suivant la théorie indiquée à la fin du chapitre précédent. Car, le monothéisme absolu, tel que l'entendent nos déistes métaphysiciens, depuis la décadence radicale de toute philosophie théologique, c'est-à-dire, rigoureusement réduit à un seul être surnaturel, sans aucun intermédiaire de lui à l'homme, constitue certainement une pure utopie, nullement praticable, et incapable de fournir jamais la base d'un véritable système religieux, susceptible d'une efficacité réelle, même intellectuelle, surtout morale, et, à plus forte raison, sociale. Toute la transformation essentielle a donc vraiment consisté, en général, à discipliner et à moraliser l'innombrable multitude des dieux, en la subordonnant directement, d'une manière régulière et permanente, à la suprême prépondérance d'une volonté unique, assignant, à son gré, l'office de chaque agent plus ou moins subalterne: c'est ainsi que les masses comprennent le monothéisme; et elles doivent sans doute mieux sentir que ne peut le faire la subtilité doctorale, envers une conception principalement destinée à leur usage, quand leur instinct repousse à juste titre comme radicalement stérile l'idée d'un dieu sans ministres quelconques. Or, ainsi envisagé, le passage s'est évidemment opéré d'après le dogme préalable du destin, graduellement transformé en providence, suivant l'explication précédente, sous l'influence croissante de l'esprit métaphysique. Indépendamment des motifs principaux, ci-dessus expliqués, qui assignaient naturellement à la philosophie grecque l'initiative essentielle d'une telle élaboration, quoique partout plus ou moins préparée, on peut ajouter accessoirement l'harmonie spontanée de cet esprit métaphysique, toujours caractérisé par le doute systématique et l'indécision des vues, avec la tendance générale de l'état social correspondant. Par suite des conditions fondamentales précédemment examinées envers le régime grec, l'éducation, essentiellement militaire, n'y étant point convenablement adaptée à une existence réelle qui ne pouvait l'être assez, la nature, nécessairement vague et flottante, de la politique habituelle, la tendance contentieuse qui divisait sans cesse ces populations à la fois semblables et antipathiques, tout cet ensemble de dispositions continues devait rendre l'esprit grec éminemment accessible à la métaphysique, qui, dès que le temps en est venu, lui a ouvert la carrière la plus conforme à ses goûts dominans. S'il eût été possible, au contraire, que le développement métaphysique s'effectuât d'abord à Rome, il y eût nécessairement rencontré cette répugnance universelle que devait, à cet égard, spontanément inspirer la profonde influence élémentaire produite par la considération permanente d'un grand but commun, nettement déterminé et toujours homogène; influence qui a long-temps survécu aux causes qui l'avaient fait naître, puisque Rome, une fois maîtresse du monde, et n'ayant plus qu'à propager et à disséminer l'évolution générale, n'a réellement jamais participé activement à l'élaboration métaphysique, malgré les sollicitations continuelles des rhéteurs et des sophistes grecs, dont les luttes n'y purent le plus souvent déterminer qu'une sorte d'intérêt théâtral. Dans son essor originaire, cette philosophie, comme je l'ai noté ci-dessus, paraît s'être graduellement développée jusqu'au point même d'oser directement concevoir, quoique d'une manière très vague et fort obscure, pour la régénération ultérieure de l'humanité, une sorte de gouvernement purement rationnel, sous la direction suprême de telle ou telle métaphysique; ainsi que le témoignent alors tant d'utopies, d'ailleurs plus ou moins chimériques, qui, pendant plusieurs siècles, convergent toutes vers un tel but, malgré leur discordance fondamentale. Mais, à mesure qu'on s'occupait davantage d'appliquer la philosophie morale à la conduite réelle de la société, l'impuissance organique, si radicalement propre à l'esprit purement métaphysique, devait spontanément se manifester de plus en plus, de manière à faire unanimement ressortir la nécessité de se rallier essentiellement au monothéisme, autour duquel circulaient presque toutes les spéculations principales, et qui devait instinctivement constituer, aux yeux des diverses écoles, la seule base alors possible d'une convergence ardemment cherchée, en même temps que l'unique point d'appui d'une véritable autorité spirituelle, objet de tant d'efforts. Aussi peut-on voir, vers l'époque même où la domination romaine avait enfin reçu sa principale extension, les diverses sectes philosophiques, animées d'une ferveur plus purement théologique que dans les deux ou trois siècles antérieurs, s'attacher unanimement, quoique sans concert, à développer et à propager la doctrine du monothéisme, comme fondement intellectuel de la sociabilité universelle. La science réelle naissant à peine envers les plus simples sujets de spéculation abstraite, et la métaphysique ne pouvant, à l'épreuve, rien organiser que le doute le plus absolu, il fallait bien en revenir à la théologie, dont on avait vainement espéré l'élimination prématurée, pour en cultiver enfin systématiquement, d'après le principe du monothéisme, les propriétés éminemment sociales: disposition vers laquelle durent alors converger spontanément tous les bons esprits et toutes les âmes élevées, mais qui certes n'indique pas que la même solution doive être aujourd'hui reproduite pour une situation, intellectuelle et sociale, radicalement différente, quoique semblablement anarchique. Il serait d'ailleurs inutile d'expliquer formellement, à cet égard, l'extrême influence si heureusement exercée par la seule extension effective de la domination romaine, soit en organisant spontanément de larges communications intellectuelles, soit surtout en faisant directement ressortir, par le contraste stérile des divers cultes ainsi rapprochés, la nécessité de plus en plus évidente de leur substituer une religion homogène, qui ne pouvait résulter que d'un monothéisme plus ou moins prononcé, seul dogme assez général pour convenir simultanément à tous les élémens de cette immense agglomération de peuples. Cette mémorable révolution, la plus grande que notre espèce pût éprouver jusqu'à celle au milieu de laquelle nous vivons, doit aussi paraître, et plus clairement encore, sous le point de vue directement social, un résultat non moins nécessaire de la combinaison spontanée entre l'influence grecque et l'influence romaine, à l'époque déterminée de leur suffisante pénétration mutuelle, à laquelle Caton s'était si vainement opposé. En considérant à ce titre l'ensemble de cette inévitable combinaison, l'analyse sociologique explique aisément la tendance commune, si paradoxale en apparence, des divers élémens de ce grand dualisme historique vers l'introduction fondamentale d'un pouvoir spirituel distinct et indépendant du pouvoir temporel, quoique aucun d'eux n'en eût certainement la pensée, et que chacun poursuivît surtout l'essor ou le maintien de sa propre domination exclusive: en sorte que la solution a naturellement dépendu de leur antagonisme nécessaire. Il est incontestable, en effet, que la téméraire ambition spéculative des sectes métaphysiques, comme je l'ai indiqué ci-dessus, avait osé rêver une domination absolue, aussi bien temporelle que spirituelle, qui eût remis la direction habituelle et immédiate, non-seulement des opinions et des mœurs, mais également des actes et des affaires pratiques, entre les mains des philosophes, devenus, à tous égards, chefs suprêmes. La conception d'une division régulière entre le gouvernement moral et le gouvernement politique eût été alors éminemment prématurée, et n'est devenue possible que beaucoup plus tard, quand la marche naturelle des évènemens l'avait déjà suffisamment ébauchée: à l'origine, les philosophes n'y pensaient pas plus que les empereurs; et peut-être cette grande illusion, quoique éminemment chimérique, était-elle encore indispensable pour entretenir convenablement leur ardeur spéculative, toujours si précaire dans notre faible nature intellectuelle, surtout en un temps où, trop rapprochée de son berceau pour être assez profondément enracinée, elle ne pouvait d'ailleurs trouver autour d'elle qu'une alimentation propre trop peu satisfaisante: quoi qu'il en soit, le fait n'est point douteux, et il suffit ici. Ainsi, l'influence philosophique était alors, par sa nature, nécessairement constituée en insurrection, latente mais continue, contre un système politique où tous les pouvoirs sociaux étaient essentiellement concentrés aux mains des chefs militaires. Bien que les philosophes n'aspirassent réellement qu'à une sorte de théocratie métaphysique, aussi chimérique que dangereuse, cependant il est naturel que leurs efforts persévérans, sans avoir heureusement pu parvenir à un tel but, aient concouru directement à la création ultérieure du pouvoir spirituel monothéique. La seule existence permanente, librement tolérée, au milieu des populations grecques, d'une classe de penseurs indépendans, qui, sans aucune mission régulière, se proposaient spontanément, aux yeux étonnés mais satisfaits du public et des magistrats, pour servir habituellement de guides intellectuels et moraux, soit dans la vie individuelle, soit dans la vie collective, devenait évidemment un germe effectif de pouvoir spirituel futur, pleinement séparé du pouvoir temporel. Tel est, sous l'aspect social, le mode propre de participation de la civilisation grecque à cette grande fondation ultérieure, indépendamment de l'influence intellectuelle que nous venons d'apprécier. D'un autre côté, quand Rome conquérait graduellement le monde, elle ne comptait nullement renoncer à ce régime chéri, principale base de sa grandeur successive, qui rendait la corporation des chefs militaires directement maîtresse de tout le pouvoir sacerdotal: et cependant elle concourait ainsi spontanément, de la manière la plus décisive, à préparer la formation, bientôt imminente, d'une puissance spirituelle entièrement indépendante de l'empire temporel; car l'extension même d'une telle domination devait mettre de plus en plus en pleine évidence l'impossibilité d'en maintenir suffisamment solidaires les parties si diverses et si lointaines, par une simple centralisation temporelle, à quelque tyrannique intensité qu'elle fût poussée. En outre, la réalisation essentielle du système de conquête, faisant désormais passer nécessairement l'activité militaire du caractère offensif au caractère défensif, cette immense organisation temporelle ne pouvait plus avoir d'objet suffisant, et tendait dès lors à se décomposer en nombreuses principautés indépendantes, plus ou moins étendues, qui n'eussent plus laissé aucun lien profond et durable entre les différentes sections, si leur union n'eût pas été entretenue ou renouvelée par l'avènement spontané du pouvoir spirituel, seul dès-lors susceptible de devenir vraiment commun, sans une monstrueuse autocratie. Telle est, à vrai dire, comme je l'expliquerai directement au chapitre suivant, l'origine essentielle de la féodalité du moyen-âge, trop superficiellement attribuée à l'invasion germanique. Enfin, il résultait encore, évidemment, de l'heureux essor de la domination romaine, le besoin, de plus en plus senti, d'une morale vraiment universelle, susceptible de lier convenablement des peuples qui, ainsi forcés à une vie commune, étaient néanmoins poussés à se haïr par leur propre morale polythéique: or, cet imminent besoin était, d'une autre part, aussi spontanément accompagné, d'après nos explications antérieures, de la disposition, soit intellectuelle, soit morale, indispensable à sa satisfaction ultérieure, puisque les sentimens et les vues de ces nobles conquérans avaient dû graduellement s'élever et se généraliser, à mesure de leurs succès. Par cette triple influence, le mouvement politique n'avait donc pas nécessairement moins concouru que le mouvement philosophique à faire sortir spontanément de l'ensemble de l'évolution polythéique de l'antiquité cette organisation spirituelle qui constitue le principal caractère du moyen-âge, et dont l'un tendait à faire surtout ressortir l'attribut de généralité, aussi bien que l'autre l'attribut de moralité. Il serait superflu d'examiner ici la corelation évidente de ces deux tendances fondamentales, c'est-à-dire l'aptitude exclusive du monothéisme à servir de base à une telle organisation: ce qui nous reste à considérer à ce sujet, après l'ensemble des explications, immédiatement suffisantes, du chapitre actuel, appartiendra naturellement à la leçon suivante. Mais, pour achever de montrer que, contre l'opinion vulgaire de nos philosophes, rien de capital n'est fortuit dans cette admirable révolution, dont l'époque et l'issue pourraient être rationnellement prévues par une sage combinaison des divers aperçus précédens, j'ajouterai seulement que la considération spéciale de cette correspondance peut être aisément poussée jusqu'à déterminer par quelle province romaine devait inévitablement commencer l'essor directement organique, résulté, en temps opportun, de ce grand dualisme, quand il a pu être assez élaboré, par la pénétration mutuelle de ses divers élémens. Car, cette initiative immédiate et décisive devait nécessairement appartenir de préférence à la portion de l'empire qui, d'une part, était la plus spécialement préparée au monothéisme, ainsi qu'à l'existence habituelle d'un pouvoir spirituel indépendant, et qui, d'une autre part, en vertu d'une nationalité plus intense et plus opiniâtre, devait éprouver plus vivement, depuis sa réunion, les inconvéniens de l'isolement, et mieux sentir la nécessité de le faire cesser, sans renoncer cependant à sa foi caractéristique, et en tendant, au contraire, à son universelle propagation. Or, à tous ces attributs, il est certes impossible de méconnaître la vocation, également spéciale et spontanée, de la petite théocratie juive, dérivation accessoire de la théocratie égyptienne, et peut-être aussi chaldéenne, d'où elle émanait très probablement par une sorte de colonisation exceptionnelle de la caste sacerdotale, dont les classes supérieures, dès long-temps parvenues au monothéisme par leur propre développement mental, ont pu être conduites à instituer, à titre d'asile ou d'essai, une colonie pleinement monothéique[18], où, malgré l'antipathie permanente de la population inférieure contre un établissement aussi prématuré, le monothéisme a dû cependant conserver une existence pénible, mais pure et avouée, du moins après avoir consenti à perdre la majeure partie de ces élus par la célèbre séparation des dix tribus. Jusqu'au temps de la grande assimilation romaine, cette particularité caractéristique n'avait essentiellement abouti qu'à isoler plus profondément cette population anomale, à raison même du vain orgueil qui, d'après la supériorité de sa croyance, y exaltait davantage l'esprit superstitieux de nationalité exclusive que nous avons reconnu propre à toutes les théocraties. Mais cette spécialité se trouve alors heureusement utilisée, en faisant spontanément sortir, de cette chétive portion de l'empire, concourant, à sa manière, au mouvement total, les premiers organes directs de la régénération universelle. Quoique j'aie cru, pour mieux manifester la portée de ma théorie fondamentale, devoir ainsi caractériser rationnellement jusqu'à une telle initiative, on ne doit pas cependant oublier que cette appréciation secondaire, fût-elle même aussi contestée qu'elle me paraît évidente, n'affecte nullement le fond essentiel du sujet, déjà suffisamment expliqué. D'après l'ensemble de causes, intellectuelles et sociales, que nous avons vu dominer ce grand mouvement commun de l'élite de l'humanité, on conçoit aisément que, à défaut de l'initiative hébraïque, l'évolution générale n'aurait pas manqué d'autres organes, qui lui eussent nécessairement imprimé une direction radicalement identique, en transportant seulement à certains livres, aujourd'hui perdus peut-être, la consécration qui s'est appliquée à d'autres. Note 18: Au sein même de la théocratie polythéique la plus complète, les hommes supérieurs, outre leur tendance intellectuelle au monothéisme, ci-dessus expliquée, doivent éprouver, pour ce dernier état de la philosophie théologique, une sorte de prédilection instinctive, à cause des puissantes ressources qui lui sont propres, comme on le verra bientôt, pour assurer l'indépendance de la classe sacerdotale envers la classe militaire; tandis que celle-ci doit, au contraire, par des motifs semblables mais inverses, préférer involontairement le polythéisme, bien plus compatible avec sa propre suprématie, suivant la théorie ci-dessus établie. Par la secrète influence, long-temps prolongée, de ces intimes dispositions mutuelles, il est donc aisé de concevoir que les prêtres égyptiens, et ensuite chaldéens, ont pu être engagés, ou même obligés, à une telle tentative de colonisation monothéique, dans le double espoir d'y mieux développer la civilisation sacerdotale par la plus complète subalternisation des guerriers, et de ménager un refuge assuré à ceux de leur caste qui se trouveraient menacés par les fréquentes révolutions intérieures de la mère-patrie. Quoique la nature de mes travaux propres ne me permette point le développement convenable d'une telle explication spéciale du judaïsme, je ne doute pas que cette nouvelle ouverture historique, résultée, dans mon esprit, d'une étude directe et approfondie de l'ensemble du sujet, d'après ma théorie fondamentale de l'évolution humaine, ne puisse être ensuite suffisamment vérifiée par son application détaillée à l'analyse générale de cette étrange anomalie, si une telle appréciation est un jour réellement opérée par un philosophe convenablement placé d'abord à ce nouveau point de vue rationnel. Enfin, on peut encore expliquer facilement l'extrême lenteur de cette immense révolution, malgré l'intensité et la variété des influences fondamentales, en considérant la profonde concentration des divers pouvoirs sociaux qui caractérise si éminemment le régime polythéique de l'antiquité, où il fallait ainsi tout changer presque à la fois. Ce que le système romain renfermait de théocratique se retrouve alors en première ligne, depuis que l'accomplissement même de la conquête avait dû tendre à dissiper essentiellement les conditions primordiales de la physionomie énergiquement tranchée qui avait tant distingué sa période active. On peut, sous ce rapport, envisager les cinq ou six siècles qui séparent les empereurs des rois, comme constituant, dans l'ensemble de la durée, beaucoup plus longue, ordinairement propre aux théocraties antiques, une sorte d'immense épisode militaire, où le caractère guerrier avait dû effacer, chez la caste dominante, le caractère sacerdotal, et après l'accomplissement duquel celui-ci a dû reprendre son ascendant originaire, jusqu'à l'entière dissolution du système. Mais l'opération même exécutée pendant cette grande intermittence avait alors nécessairement développé des germes d'une destruction prochaine, suivie d'une inévitable régénération; ce qui n'a point eu lieu en d'autres théocraties, où des intervalles analogues, bien que moins étendus, peuvent être observés. Quoi qu'il en soit, on conçoit maintenant que cette sorte de rétablissement spontané du premier régime théocratique, à la vérité radicalement énervé, ait dû naturellement reproduire l'opiniâtre instinct conservateur qui lui est propre, malgré le peu de stabilité personnelle des pouvoirs effectifs, par suite de l'inévitable abaissement de la caste sénatoriale envers le chef, essentiellement électif, du parti populaire. Cette confusion intime et continue entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, qui constituait l'esprit fondamental du système, explique aisément pourquoi les empereurs romains, même les plus sages et les plus généreux, n'ont jamais pu comprendre, pas plus que ne le feraient aujourd'hui les empereurs chinois, la renonciation volontaire au polythéisme, par laquelle ils auraient justement craint de concourir eux-mêmes à la démolition imminente de tout leur gouvernement, tant que la conversion graduelle de la population au monothéisme chrétien n'y avait point encore constitué spontanément une nouvelle influence politique, permettant, et ensuite exigeant même, la conversion finale des chefs, qui terminait l'évolution préparatoire, et ébauchait immédiatement le régime nouveau, par un symptôme décisif de la puissance réelle et indépendante du nouveau pouvoir spirituel, qui en devait être le principal ressort. Telle est l'appréciation fondamentale de l'ensemble du polythéisme antique, successivement considéré, d'une manière rationnelle quoique sommaire, dans les propriétés essentielles, intellectuelles ou sociales, qui le caractérisent abstraitement, et ensuite dans les divers modes nécessaires du régime correspondant; de manière à déterminer enfin sa tendance totale à produire spontanément la nouvelle phase théologique qui, au moyen-âge, après avoir essentiellement réalisé toute l'admirable efficacité sociale dont une telle philosophie était susceptible, a rendu possible, et même indispensable, l'avènement ultérieur de la philosophie positive, comme il s'agit maintenant de l'expliquer. Dans cette vaste et difficile élaboration, plus encore qu'en tout le reste de mon opération historique, j'ai dû réduire autant que possible une exposition dont le développement propre m'était interdit, en la bornant principalement à de simples assertions méthodiques, assez complètes et surtout assez liées pour que ma pensée ne fût jamais équivoque, sans pouvoir m'arrêter à aucune démonstration formelle, dont la moindre eût exigé un appareil de preuves entièrement incompatible avec la nature de ce Traité, aussi bien qu'avec ses limites nécessaires. Évidemment forcé de continuer à procéder ainsi, il faut donc, une fois pour toutes, avertir directement le lecteur que je dois ici me contenter de la simple proposition explicite du nouveau système de vues historiques qui résultent de ma théorie fondamentale de l'évolution humaine, afin que cette théorie devienne pleinement jugeable; mais sans qu'il m'appartienne d'en faire aussi la confrontation générale avec l'ensemble des faits connus, comparaison que je dois essentiellement réserver au lecteur, et d'après laquelle seule il pourra convenablement prononcer sur la principale valeur réelle de cette nouvelle philosophie historique. CINQUANTE-QUATRIÈME LEÇON. Appréciation générale du dernier état théologique de l'humanité: âge du monothéisme. Modification radicale du régime théologique et militaire. Après l'indispensable assimilation préliminaire suffisamment opérée par l'extension graduelle de la domination romaine, suivant les explications du chapitre précédent, le régime monothéique était nécessairement destiné à compléter l'évolution provisoire de l'élite de l'humanité, en faisant directement produire à la philosophie théologique, dont le déclin intellectuel allait commencer, toute l'efficacité réelle que comportait sa nature, pour préparer enfin l'homme à une nouvelle vie sociale, de plus en plus conforme à notre vocation caractéristique. C'est pourquoi, quelles que soient effectivement les éminentes propriétés mentales du monothéisme, nous devons ici en faire précéder l'examen par l'appréciation rationnelle de son influence sociale, qui le distingue encore plus profondément, selon une marche inverse de celle qui a dû présider ci-dessus à l'analyse fondamentale du système polythéique. Or, quoique la destination sociale du monothéisme se rapporte surtout à la morale bien plus même qu'à la politique, néanmoins sa principale efficacité morale a toujours inévitablement dépendu de son existence politique; en sorte que nous devons d'abord déterminer convenablement les vrais attributs politiques de ce dernier régime théologique. Dans cette importante détermination, comme en tout le reste d'un tel examen historique, nous sommes spontanément dispensés de la distinction générale qu'il a fallu établir, au chapitre précédent, entre l'appréciation abstraite des diverses propriétés essentielles du système correspondant et l'analyse successive des différens modes nécessaires de sa réalisation effective; ce qui doit ici heureusement permettre d'abréger beaucoup notre opération actuelle, sans nuire aucunement à notre but principal. Car, malgré la conformité remarquable de toutes les formes du monothéisme, comparées, non-seulement quant aux dogmes théologiques, mais même quant aux préceptes moraux, sans excepter ni le mahométisme, ni ce qu'on appelle si mal à propos le catholicisme grec, c'est uniquement au vrai catholicisme, justement qualifié de romain, que devait appartenir l'accomplissement suffisant, en Europe occidentale, des propriétés caractéristiques du régime monothéique, dont nous n'aurons ainsi à examiner spécialement aucun autre mode réel[19]. Enfin, comme l'introduction fondamentale d'un pouvoir spirituel entièrement distinct et pleinement indépendant du pouvoir temporel a certainement constitué, au moyen-âge, le principal attribut d'un tel système politique, nous devons procéder, avant tout, à l'appréciation sommaire de cette grande création sociale, d'où nous passerons ensuite aisément au vrai jugement général de l'organisation temporelle correspondante. Note 19: La dénomination de catholicisme me semble, à tous égards, préférable à celle de christianisme, non-seulement comme bien plus expressive, pour distinguer nettement le vrai régime monothéique de toutes les organisations vagues, socialement impuissantes ou même dangereuses, avec lesquelles on l'a trop souvent confondu, mais surtout comme beaucoup plus rationnelle, en ce que, sans rappeler, ainsi que les noms de mahométisme, de boudhisme, etc., aucun fondateur individuel, elle se rapporte directement à ce grand attribut d'universalité qui caractérise essentiellement l'organisation spirituelle, quoiqu'il n'ait pu toutefois être réalisé que très imparfaitement par le catholicisme proprement dit, dont l'exacte appréciation ne saurait être mieux dirigée que d'après un tel principe général. Chacun sait certainement encore ce que c'est qu'un catholique, tandis qu'aucun bon esprit ne saurait aujourd'hui se flatter de comprendre ce que c'est qu'un chrétien, qui pourrait indifféremment appartenir à l'une quelconque des mille nuances incohérentes qui séparent le luthérien primitif du pur déiste actuel. Le monothéisme doit, par sa nature, toujours tendre nécessairement à provoquer cette modification radicale de l'ancien organisme social, en permettant, et même déterminant, une suffisante uniformité de croyances, susceptible de comporter l'extension d'un même système théologique à des populations assez considérables pour ne pouvoir être long-temps réunies sous un seul gouvernement temporel; d'où résulte, chez la classe sacerdotale, un accroissement simultané de consistance et de dignité, susceptible de servir de fondement à son indépendance politique, qui était incompatible avec l'inévitable dispersion des influences religieuses sous le régime polythéique, comme je l'ai déjà noté au chapitre précédent. Mais, malgré cette tendance caractéristique, il a fallu une longue et pénible élaboration de conditions diverses pour que le monothéisme pût enfin réaliser, dans une société convenablement préparée, un tel perfectionnement de l'organisation primitive, qui n'a vraiment commencé à devenir immédiatement possible, ainsi que je l'ai expliqué, que par le concours fondamental du développement graduel de la puissance romaine avec celui de la philosophie grecque. Nous avons même reconnu que cette philosophie ne se fit jamais une juste idée du véritable but social vers lequel, à son insu, tendait finalement son essor spontané, puisque, dans ses efforts opiniâtres pour constituer une puissance spirituelle, elle n'avait aucunement en vue d'établir, entre les deux pouvoirs, une division rationnelle, encore trop incompatible avec le génie politique de l'antiquité; mais elle poursuivait essentiellement une pure utopie, aussi dangereuse que chimérique, en préconisant, comme type social, une sorte de théocratie métaphysique, qui eût transporté aux philosophes la concentration générale des affaires humaines. Cependant, toutes les utopies quelconques, surtout quand elles résultent d'un concours aussi unanime et aussi continu, non-seulement indiquent nécessairement un certain besoin social, plus ou moins confusément apprécié, mais aussi l'imminence plus ou moins prochaine d'une certaine modification politique destinée à y satisfaire: car, dans ses rêves même les plus hardis, l'esprit humain ne saurait s'écarter indéfiniment de la réalité, et ses libres spéculations sont même effectivement encore plus limitées dans l'ordre politique que dans aucun autre, vu la complication supérieure des phénomènes; en sorte que, après l'accomplissement de chaque phase sociale, on peut ordinairement reconnaître l'anticipation constante de conceptions utopiques long-temps accréditées, qui en présentaient d'avance le principal caractère, quoique profondément déguisé, et même altéré, par son inévitable mélange avec des notions plus ou moins contraires aux lois fondamentales de notre nature, individuelle ou sociale. Aussi peut-on aisément constater ici que l'institution du catholicisme a essentiellement réalisé, au moyen-âge, autant que le permettait alors l'état mental de l'humanité, ce qu'il y avait, au fond, de pleinement utile et à la fois vraiment praticable dans l'ensemble des conceptions politiques des diverses écoles philosophiques, en adoptant de chacune d'elles, avec une éminente sagesse, les attributs trop exclusifs dont elle s'honorait, et en repoussant spontanément tous les projets absurdes ou nuisibles qui dénaturaient radicalement leur application sociale; malgré l'injuste accusation, encore trop souvent adressée au système catholique, d'avoir également tendu à constituer une pure théocratie, dont nous reconnaîtrons bientôt, sans la moindre incertitude, l'incompatibilité nécessaire avec le véritable esprit fondamental d'un tel régime. Quoique l'intelligence doive nécessairement exercer une influence de plus en plus prononcée sur la conduite générale des affaires humaines, individuelles ou sociales, sa suprématie politique, rêvée par les philosophes grecs, n'en constitue pas moins une pure utopie, directement contraire, comme je l'ai déjà noté au chapitre précédent, à l'économie réelle de notre nature cérébrale, où la vie mentale est habituellement si peu énergique comparativement à la vie affective. Nul pouvoir humain, même le plus grossier et le moins étendu, ne saurait, sans doute, entièrement se passer d'appui spirituel, puisque ce qu'on nomme, en politique, une force proprement dite, ne peut résulter que d'un certain concours d'individualités, dont la formation spontanée suppose inévitablement l'existence préalable, non-seulement de quelques sentimens communs, mais aussi d'opinions suffisamment convergentes, sans lesquelles la moindre association ne pourrait persister, reposât-elle même sur une suffisante conformité d'intérêts. Cependant, il n'en reste pas moins incontestable que le principal ascendant social ne saurait jamais appartenir à la plus haute supériorité mentale, à la fois trop peu comprise et trop mal appréciée pour obtenir ordinairement du vulgaire un juste degré d'admiration et de reconnaissance. La masse des hommes, essentiellement destinée à l'action, sympathise nécessairement bien davantage avec les organisations médiocrement intelligentes, mais éminemment actives, qu'avec les natures purement spéculatives, malgré leur intime prééminence spirituelle, d'ailleurs habituellement méconnue, à raison même de sa trop grande élévation. En outre, la reconnaissance universelle doit spontanément préférer les services immédiatement susceptibles de satisfaire à l'ensemble des besoins humains, parmi lesquels ceux de l'intelligence, quelle que soit leur incontestable réalité, sont certes fort loin d'occuper communément le premier rang, comme je l'ai établi au troisième volume de ce Traité. Il n'est pas douteux que les plus grands succès pratiques, militaires ou industriels, exigent, par leur nature, beaucoup moins de force intellectuelle que la plupart des travaux théoriques d'une certaine importance, sans aller même jusqu'aux plus éminentes spéculations, esthétiques, scientifiques, ou philosophiques; et cependant ils inspireront toujours, non-seulement un intérêt plus vif et une plus parfaite gratitude, mais aussi une estime mieux sentie et une plus profonde admiration. Quels que soient, en réalité, dans la vie humaine, individuelle et surtout sociale, les immenses bienfaits de l'intelligence, dont dépend essentiellement, en dernier ressort, le progrès continu de l'humanité, cependant la participation spirituelle est, en chaque résultat ordinaire, trop indirecte, trop lointaine et trop abstraite, pour jamais être convenablement appréciée, si ce n'est d'après une analyse plus ou moins difficile, que l'immense majorité des hommes, même éclairés, ne saurait spontanément opérer avec assez de netteté et de promptitude pour laisser naître une soudaine impression d'enthousiasme, aucunement comparable à l'énergique saisissement déterminé si souvent par les services spéciaux et immédiats de l'activité pratique, quoique moins importans, au fond, comme moins difficiles. Jusqu'au sein de la science et de la philosophie, les conceptions les plus générales, surtout celles qui se rapportent directement à la méthode, malgré leur supériorité finale, non-seulement quant au mérite intrinsèque, mais aussi quant à l'utilité effective, lors même qu'elles ne sont point long-temps dédaignées, n'attirent presque jamais à leurs sublimes créateurs autant de considération personnelle que les découvertes d'un ordre inférieur; comme l'ont si douloureusement éprouvé, à tous les âges de l'humanité, les principaux organes de la grande évolution mentale, les Aristote, les Descartes, les Leibnitz, etc. Rien n'est plus propre, sans doute, qu'une telle appréciation à vérifier directement l'absurdité radicale de ce prétendu règne absolu de l'esprit, tant poursuivi par les philosophes grecs et par leurs imitateurs modernes; puisqu'on peut ainsi clairement sentir que, sous l'influence réelle d'un tel principe social, en apparence si séduisant, la plus grande autorité politique, alors trop aisément usurpée par de médiocres mais prudentes intelligences, ne pourrait aucunement appartenir aux plus éminens penseurs, dont la supériorité caractéristique n'est presque jamais convenablement appréciable qu'après l'entière cessation de leur noble mission, et qui ne peuvent être habituellement soutenus, dans l'énergique persévérance de leur admirable dévouement spontané, que par la conviction, profonde mais personnelle, de leur intime prééminence, et par le sentiment inébranlable de leur inévitable influence ultérieure sur les destinées générales de l'humanité. Ces notions, capitales quoique élémentaires, de statique sociale, directement déduites d'une exacte connaissance de notre nature fondamentale, peuvent être d'ailleurs accessoirement corroborées, avec une véritable utilité, par la considération spéciale de l'extrême brièveté de notre vie, dont j'ai déjà signalé, au cinquante-unième chapitre, l'influence générale sur l'imperfection nécessaire de notre organisme politique. On conçoit aisément, en effet, qu'une plus grande longévité, sans remédier aucunement à l'infirmité radicale de notre économie, tendrait certainement à permettre, dans l'hypothèse que nous examinons, un meilleur classement social des intelligences, en multipliant davantage les cas, réellement si rares, où les penseurs du premier ordre peuvent, après un développement suffisant, être convenablement appréciés pendant leur vie, et avant que leur génie soit essentiellement éteint. Au premier aspect, l'existence générale des théocraties antiques semble directement constituer une exception, unique mais capitale, à la nécessité fondamentale que nous venons d'établir, puisque la supériorité intellectuelle y paraît former immédiatement, du moins à l'origine, la source générale de la principale autorité politique. Toutefois, sans revenir, à ce sujet, sur les explications spéciales du chapitre précédent, il est évident que cette sorte d'anomalie, au fond beaucoup plus apparente que réelle, a nécessairement dépendu d'un concours singulier d'influences diverses, dont la reproduction n'a plus été possible à aucun âge ultérieur de l'évolution humaine. Car, outre la plus intense participation des terreurs religieuses, on peut voir aisément que ce qui, en cette organisation primordiale, se rapportait véritablement à la suprématie politique de l'intelligence, a principalement tenu, d'abord à l'impression toute puissante, non susceptible de renouvellement, que devait alors produire le spectacle habituel des premiers résultats utiles de l'essor spirituel, et surtout ensuite à la tendance éminemment pratique des opérations mentales correspondantes, en vertu de cette concentration fondamentale des diverses fonctions sociales que nous avons vue caractériser si distinctement l'empire de la caste sacerdotale, dont les travaux spéculatifs, strictement réduits d'ordinaire au peu qu'exigeait le maintien journalier de son autorité, étaient essentiellement absorbés par le développement habituel de son activité usuelle, soit médicale, soit administrative, soit même industrielle, etc., à laquelle cette caste se faisait gloire de subordonner directement toute autre occupation plus abstraite. Ainsi, le mérite purement intellectuel y était certainement fort loin de constituer, en réalité, le fondement essentiel de la prééminence sociale; ce qui d'ailleurs serait immédiatement contraire à la nature d'un régime où toutes les fonctions quelconques étaient nécessairement héréditaires, bien que cette hérédité n'eût pas encore les inconvéniens radicaux qu'elle a dû entraîner depuis, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent. Quand le caractère vraiment spéculatif a commencé à devenir nettement prononcé, ce qui n'a pu d'abord se développer que chez les philosophes grecs, chacun sait si la classe éminemment pensante a jamais possédé en effet la prépondérance politique, toujours si vainement poursuivie par ses efforts persévérans. Il est donc évident que, bien loin de pouvoir directement dominer la conduite réelle de la vie humaine, individuelle ou sociale, l'esprit est seulement destiné, dans la véritable économie de notre invariable nature, à modifier plus ou moins profondément, par une influence consultative ou préparatoire, le règne spontané de la puissance matérielle ou pratique, soit militaire, soit industrielle. Or, en considérant sous un autre aspect cette irrécusable nécessité, on la trouvera certainement beaucoup moins fâcheuse que ne doit d'abord le faire supposer un examen peu approfondi; car, les mêmes causes générales qui l'imposent comme inévitable, la mettent aussi en suffisante harmonie permanente avec l'ensemble de nos vrais besoins essentiels. En premier lieu, la justice souffre réellement bien moins d'un tel arrangement général que ne le font communément présumer les plaintes exagérées, trop souvent amères et même déclamatoires, de la plupart des philosophes sur la prétendue imperfection radicale du classement social, qui, d'ordinaire, est essentiellement conforme aux plus impérieuses prescriptions de notre immuable nature. Les mémorables réflexions de Pascal à ce sujet, quoique attribuées vulgairement à une intention profondément ironique, ne constituent au fond qu'une exacte appréciation générale de l'indispensable nécessité d'une semblable disposition élémentaire pour le maintien journalier de l'harmonie sociale, qui serait continuellement troublée par d'inconciliables prétentions, dont le jugement, trop lent et trop difficile, serait très fréquemment illusoire, comme nous venons de le voir, si le principe spécieux de la supériorité mentale pouvait seul déterminer souverainement les rangs effectifs. Cet ordre réel tant décrié revient, au fond, à prendre pour base habituelle d'estimation politique la considération directe de l'utilité spéciale et immédiate, individuelle ou sociale. Or, quoiqu'un tel principe soit certainement fort étroit, et bien que sa prépondérance exclusive doive être justement regardée comme très oppressive et éminemment dangereuse, il n'en constitue pas moins, par sa nature, le seul fondement solide de tout véritable classement humain. Dans la vie sociale, en effet, presque autant que dans la vie individuelle, la raison est ordinairement beaucoup plus nécessaire que le génie; excepté en quelques occasions capitales, mais extrêmement rares, où la masse générale des idées usuelles a besoin d'une élaboration nouvelle ou d'une impulsion spéciale, qui, une fois accomplies par l'intervention déterminée de quelques éminens penseurs, suffiront long-temps aux exigeances journalières de l'application réelle: comme le montre clairement l'examen attentif de chacune des phases importantes de notre développement, où, après une suspension, momentanée mais indispensable, de sa prépondérance habituelle, le simple bon sens reprend spontanément les rênes du gouvernement humain. Autant le génie spéculatif est seul capable de préparer convenablement, par ses méditations abstraites, les divers changemens essentiels qui doivent successivement s'opérer, autant il est, de sa nature, radicalement impropre à la direction journalière des affaires communes: en sorte que le mot célèbre du grand Frédéric sur l'incapacité politique des philosophes, bien loin de devoir être regardé comme une injuste dérision, n'indique réellement qu'une profonde appréciation, aussi judicieuse qu'énergique, des vraies conditions élémentaires de toute économie sociale. Les considérations spéculatives sont et doivent être, par leur nature, trop abstraites, trop indirectes, et trop lointaines pour que les esprits vraiment contemplatifs puissent jamais devenir les plus propres au gouvernement usuel, où, presque toujours, il s'agit surtout d'opérations spéciales, immédiates, et actuelles; et, à cet égard, les dispositions morales concourent pleinement avec les conditions mentales, puisque le caractère éminemment penseur est et doit être, de toute nécessité, peu soucieux de la réalité présente et détaillée, ce qui, au contraire, constituerait certainement une tendance très vicieuse dans la conduite ordinaire des affaires humaines, individuelles ou sociales: or, d'un autre côté, les intelligences essentiellement philosophiques ne sauraient être condamnées à se tenir constamment au point de vue pratique, sans que leur essor propre ne devînt, par cela seul, au grand préjudice de l'humanité, radicalement impossible, comme il arrive spontanément sous le régime purement théocratique. On peut, d'ailleurs, accessoirement ajouter, à titre de motif intellectuel secondaire, que les philosophes, même parmi les plus élevés, ont été jusqu'ici trop souvent entraînés à s'écarter involontairement de l'esprit d'ensemble, principal attribut du vrai génie politique: malgré leurs efforts ordinaires pour assurer la plénitude et la généralité de vues dont ils se glorifient principalement, ils sont fréquemment sujets à un genre particulier de rétrécissement mental, qui consiste à poursuivre très loin l'examen abstrait d'un seul aspect social, en négligeant essentiellement presque tous les autres, dans les cas mêmes où la saine décision doit directement dépendre de leur sage pondération mutuelle; disposition qui, déjà très nuisible dans l'ordre théorique, peut devenir extrêmement dangereuse dans l'ordre pratique. Quant au très petit nombre de ceux qui, selon la vocation caractéristique de la vraie philosophie, ne perdent jamais de vue, dans leurs spéculations diverses, la considération convenable de l'ensemble réel, ceux-là, que la philosophie positive devra spontanément rendre un jour beaucoup moins rares, ne se plaignent point que la suprême domination des affaires humaines n'appartienne pas à la philosophie, parce qu'ils savent s'expliquer pleinement l'impossibilité, et même le danger, de cette utopie grecque, dont l'interrègne intellectuel a permis le renouvellement moderne, en rouvrant le cours des divagations politiques, comme je l'indiquerai au chapitre suivant. Ainsi, l'humanité ne saurait certainement trop honorer, en tant que premiers organes nécessaires de ses principaux progrès, ces intelligences exceptionnelles qui, entraînées par une impérieuse destination spéculative, esthétique, scientifique, ou philosophique, consacrent noblement leur vie à penser pour l'espèce entière; elle ne peut sans doute entourer de trop de sollicitude ces précieuses existences, si difficiles à remplacer, et qui constituent, pour toute notre race, la plus importante richesse; elle ne saurait enfin trop s'empresser de seconder leurs éminentes fonctions, soit en offrant à leurs travaux toutes les facilités convenables, soit en se disposant elle-même à subir pleinement leur vivifiante influence: mais elle doit néanmoins éviter soigneusement de leur confier jamais la direction souveraine de ses affaires journalières, à laquelle leur nature caractéristique les rend, de toute nécessité, essentiellement impropres. Telles seraient donc, à cet égard, les indications fondamentales de la saine raison, à ne considérer même que les simples motifs d'aptitude, et en supposant d'abord que ce prétendu règne de l'esprit pût rester suffisamment compatible avec l'essor réel de l'activité intellectuelle. Or, il est maintenant aisé de reconnaître que, par une suite nécessaire de notre extrême imperfection mentale, cette chimérique domination, outre ses conséquences directement perturbatrices pour la vie pratique de l'humanité, tendrait inévitablement à tarir, jusque dans sa source la plus pure, le cours général de nos progrès, en atrophiant de plus en plus ce même développement spéculatif, auquel on aurait ainsi imprudemment tenté de tout subordonner. En effet, il n'y a point, dans l'ensemble de la philosophie naturelle, de principe plus général et plus évident que celui qui nous indique, au moral comme au physique, et même encore davantage, l'indispensable besoin des obstacles convenables pour permettre l'essor réel de forces quelconques. Cette insurmontable nécessité doit être, dans l'ordre social, d'autant plus prononcée qu'il s'agit de forces spontanément douées d'une moindre énergie propre; et par conséquent cet important principe doit devenir éminemment applicable à la force intellectuelle, la moins intense, sans aucun doute, de toutes nos facultés caractéristiques, et qui, chez la plupart des hommes, ne sollicite, par elle-même, presque aucun développement direct, aspirant le plus souvent, au contraire, à une sorte de repos absolu, aussitôt après le moindre exercice soutenu. L'examen journalier de la vie individuelle confirme clairement que l'activité mentale n'y est habituellement entretenue que par l'exigence continue des divers besoins humains, dont l'immédiate satisfaction n'est point heureusement possible sans efforts durables; et cette activité s'amortit essentiellement sous l'influence, suffisamment prolongée, de circonstances trop favorables; ou, du moins, elle dégénère alors en un vague et stérile exercice, dont l'utilité réelle est fort douteuse, et qui n'est ordinairement stimulé que par les frivoles excitations d'une vanité puérile. Chez les esprits vraiment spéculatifs, l'essor mental persiste éminemment, et même avec beaucoup plus d'efficacité, soit individuelle, soit sociale, après que ce grossier aiguillon primordial a cessé de se faire sentir; mais c'est surtout parce que l'économie effective de la société vient y substituer spontanément une plus noble impulsion habituelle, en leur inspirant inévitablement une légitime tendance vers un ascendant social, qui, de toute nécessité, se dérobe sans cesse à leur infatigable poursuite: et telle est, en effet, la vraie source générale des plus admirables efforts intellectuels. Or, il est évident que cette source précieuse serait directement menacée d'un prochain et irréparable épuisement, si l'intelligence pouvait réellement parvenir à cette vaine suprématie politique dont nous considérons ici le principe idéal. Destiné à lutter, et non à régner, l'esprit n'est point spontanément assez énergique, même chez les plus heureux organismes, pour résister long-temps à l'influence délétère d'un semblable triomphe: il tendrait nécessairement vers une funeste atrophie graduelle, comme manquant à la fois de but et d'impulsion, aussitôt que, loin d'avoir à modifier un ordre indépendant de lui, et résistant sans cesse à son action, il n'aurait plus essentiellement qu'à contempler avec admiration l'ordre dont il serait le créateur et l'arbitre. Ainsi radicalement détournée de son véritable office, l'intelligence, au lieu de s'occuper noblement, selon sa nature, à préparer convenablement la satisfaction générale des divers besoins individuels ou sociaux, ne conserverait bientôt qu'une activité essentiellement corruptrice, uniquement vouée à raffermir, contre les plus justes attaques, le maintien continu de cette monstrueuse domination, suivant la marche finale de toutes les théocraties proprement dites. Cette déplorable issue générale deviendrait naturellement d'autant plus imminente, que, dans une telle hypothèse, nous avons déjà reconnu que le principal pouvoir serait nécessairement loin d'appartenir d'ordinaire aux plus éminentes intelligences: or, l'esprit, dénué de bienveillance et de moralité, comme il l'est si souvent chez les penseurs médiocres, n'est certainement que trop enclin à utiliser ses facultés pour un simple but d'égoïsme systématique, lors même qu'il n'a point à maintenir à tout prix sa propre suprématie sociale. L'antipathie profonde et l'infatigable envie, qui ont tant poursuivi presque tous les éminens génies spéculatifs dont notre espèce s'honorera sans cesse, n'ont point essentiellement émané de la masse vulgaire, spontanément disposée, au contraire, envers eux à une admiration sincère quoique stérile: elles ne sont pas même provenues le plus souvent des pouvoirs politiques proprement dits, qui, en tout temps, malgré la crainte naturelle d'une certaine rivalité d'ascendant social, se sont si fréquemment glorifiés d'avoir protégé leur essor mental: c'est surtout du sein même de la classe contemplative qu'ont habituellement surgi ces ignobles et odieuses entraves, suscitées instinctivement au génie par la jalouse médiocrité d'impuissans concurrens, qui ne peuvent concevoir d'autre moyen efficace de maintenir une prépondérance usurpée que d'empêcher, à l'aide d'obstacles quelconques, le plein développement de toute supériorité réelle, dont eux seuls se sentent d'ordinaire intimement blessés. Rien n'est plus propre, sans doute, que cette triste mais irrécusable observation à vérifier directement combien serait, de toute nécessité, éminemment fatale au libre élan de l'intelligence humaine cette chimérique utopie du règne de l'esprit, si follement poursuivie par la plupart des philosophes grecs, à la seule exception capitale du grand Aristote, et si irrationnellement reproduite par tant d'imitateurs modernes, qui ne sauraient avoir, comme eux, l'excuse fondamentale d'un état social toujours caractérisé par la confusion élémentaire de tous les divers pouvoirs. Car, il est évident que, bien loin d'avoir ainsi vraiment constitué la suprématie sociale de l'intelligence, on n'aurait dès lors réalisé qu'un régime où tous les efforts principaux de la classe souveraine seraient bientôt concentrés spontanément, à la manière des théocraties dégénérées, vers la plus intense compression possible de tout développement mental chez la masse des sujets, afin que leur abrutissement général pût permettre le maintien indéfini d'une autorité spirituelle, qui, privée de stimulation suffisante, se serait inévitablement abandonnée à l'imminente apathie que notre faible nature spéculative tend sans cesse à produire et à enraciner de plus en plus. Si, malgré d'injustes accusations, les pouvoirs n'ont point ordinairement tendu, en réalité, à empêcher systématiquement l'essor intellectuel, c'est précisément, entre autres motifs, parce que la vraie prépondérance politique n'était point conçue comme susceptible d'appartenir jamais à la supériorité mentale, dont ils ne pouvaient craindre, par suite, d'encourager directement l'essor universel. J'ai cru devoir ici spécialement insister sur cette importante explication préliminaire, que j'aurai encore naturellement lieu de considérer subsidiairement dans un autre chapitre, à cause de l'extrême danger politique que présente aujourd'hui le spécieux sophisme général relatif au règne absolu de la capacité intellectuelle, depuis que la grande notion révolutionnaire de la confusion fondamentale des deux pouvoirs essentiels a dû provisoirement dominer, avec une si déplorable unanimité, l'ensemble réel de la philosophie politique usitée aujourd'hui, en supprimant ainsi directement toute idée spontanée du seul moyen régulier qui puisse, comme je vais l'établir, ouvrir une issue générale entre deux voies, également pernicieuses, qui conduiraient, l'une à la compression effective de l'intelligence, l'autre à sa chimérique suprématie politique. Tout vrai philosophe devrait maintenant sentir dignement combien il importe enfin de dissiper ou de prévenir autant que possible ces aberrations, que leur aspect plausible doit rendre encore plus funestes, et qui tendent immédiatement à ériger en principe universel de perturbation sociale cette même puissance mentale qui peut seule présider désormais à la régénération radicale de l'humanité. Aussi l'indispensable digression statique que nous venons de terminer, malgré qu'elle semble d'abord nous écarter momentanément de notre but essentiel, doit-elle constituer, pour la suite entière de notre travail dynamique, une lumineuse préparation, propre à nous y éviter le plus souvent la longue et pénible considération spéciale de nombreux et importans éclaircissemens: outre l'utilité, incontestable quoique accessoire, qu'elle nous offre déjà de calmer spontanément les craintes, puériles mais trop naturelles, de despotisme théocratique, que doit inévitablement inspirer aux esprits actuels toute pensée quelconque de réorganisation spirituelle dans le système politique des sociétés modernes. Poursuivant maintenant, d'une manière directe, le cours général de notre opération historique, nous devons concevoir la dissertation précédente comme étant ici destinée surtout à faire d'avance apprécier exactement l'ensemble de la difficulté fondamentale que le régime monothéique avait à surmonter, au moyen-âge, en ébauchant la nouvelle constitution sociale de l'élite de l'humanité. Le grand problème politique consistait alors, en effet, tout en écartant radicalement ces dangereuses rêveries de la philosophie grecque sur la souveraineté de l'intelligence, à donner cependant une juste satisfaction régulière à cet irrésistible desir spontané d'ascendant social, si énergiquement manifesté par l'activité spéculative, pendant la suite de siècles qui venait de s'écouler depuis l'origine de son essor distinct. Car, une fois développée, cette nouvelle puissance ne pouvait manquer de tendre instinctivement, avec une force croissante, au gouvernement général de l'humanité; et cependant elle avait toujours été, dès sa naissance, nécessairement tenue en dehors de tout ordre légal, envers lequel elle se trouvait ainsi constituée inévitablement en état d'insurrection latente, mais intime et continue, soit sous le régime grec, soit, d'une manière encore plus marquée, sous le régime romain. Il fallait donc, au lieu d'éterniser, entre les hommes d'action et les hommes de pensée, une lutte déplorable, qui devait de plus en plus consumer, en majeure partie, par une funeste neutralisation mutuelle, les plus précieux élémens de la civilisation humaine, organiser suffisamment entre eux une heureuse conciliation permanente, qui pût convertir ce vicieux antagonisme en une utile rivalité, uniformément tournée vers la meilleure satisfaction des principaux besoins sociaux, en assignant, autant que possible, à chacune des deux grandes forces, dans l'ensemble du système politique, une participation régulière, pleinement distincte et indépendante quoique nécessairement convergente, par des attributions habituelles essentiellement conformes à sa nature caractéristique. Telle est l'immense difficulté, trop peu comprise aujourd'hui, que le catholicisme a spontanément surmontée, au moyen-âge, de la manière la plus admirable, en instituant enfin, à travers tant d'obstacles, cette division fondamentale entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, que la saine philosophie fera de plus en plus reconnaître, malgré les préjugés actuels, comme le plus grand perfectionnement qu'ait pu recevoir jusqu'ici la vraie théorie générale de l'organisme social, et comme la principale cause de la supériorité nécessaire de la politique moderne sur celle de l'antiquité. Sans doute, cette mémorable solution a été d'abord essentiellement empirique, en résultat nécessaire de l'équilibre élémentaire que j'ai caractérisé au chapitre précédent; et sa véritable conception philosophique n'a pu naître que long-temps après, de l'examen même des faits accomplis: mais il n'y a rien là qui ne doive être jusqu'ici radicalement commun à toutes les grandes solutions politiques réelles, puisque la politique vraiment rationnelle, utilement susceptible de diriger ou d'éclairer le cours graduel des opérations actives, n'a pu encore, comme je l'ai expliqué, nullement exister. En outre, la nature, inévitablement théologique, de la seule philosophie qui pût alors servir de principe à une telle institution, a dû en altérer profondément le caractère, et même en diminuer beaucoup l'efficacité, en la faisant participer, de toute nécessité, à la destinée purement provisoire d'une semblable philosophie, dont l'antique suprématie intellectuelle devait de plus en plus décroître irrévocablement, surtout à partir même de cette époque, ainsi que nous le reconnaîtrons bientôt: cette corelation générale constitue, en effet, la principale cause de la répugnance, passagère mais énergique, qu'éprouvent nos esprits modernes pour cette précieuse création du génie politique de l'humanité, qui cependant, une fois accomplie sous une forme quelconque, ne pouvait plus être entièrement perdue, quel que fût le sort ultérieur de sa première base philosophique, et devait implicitement pénétrer les mœurs et les idées de ceux même qui la repoussaient le plus systématiquement, jusqu'à ce que, rationnellement reconstruite d'après une philosophie plus parfaite et plus durable, elle puisse désormais constituer, dans un prochain avenir, le principal fondement de la réorganisation moderne, comme je l'expliquerai au cinquante-septième chapitre. Il est clair d'ailleurs que les attributions religieuses de la classe spéculative, vu l'importance prépondérante qui devait naturellement leur appartenir tant que les croyances ont suffisamment persisté, tendaient directement à dissimuler, et même à absorber, ses fonctions intellectuelles, et même morales: la direction sociale des esprits et des cœurs ne pouvait, par elle-même, inspirer, si ce n'est à titre de moyen, qu'un intérêt fort accessoire, en comparaison du salut éternel des âmes; en sorte que le but chimérique devait, à beaucoup d'égards, nuire gravement à l'office réel. Enfin, l'autorité presque indéfinie dont la foi armait spontanément, de toute nécessité, les interprètes exclusifs des volontés et des décisions divines, ne pouvait manquer d'encourager continuellement, chez la puissance ecclésiastique, les exagérations abusives, et même les vicieuses usurpations, auxquelles son ambition naturelle ne devait être déjà que trop spécialement disposée, par suite du caractère essentiellement vague et absolu de ses doctrines fondamentales, qui n'était même contenu par aucune conception rationnelle sur la circonscription générale des différens pouvoirs humains. Néanmoins, tous ces divers inconvéniens majeurs, évidemment inévitables en un tel temps et avec de tels moyens, n'ont profondément influé que sur la décadence éminemment prochaine et rapide d'une telle constitution, comme on le sentira ci-dessous: ils ont beaucoup troublé l'opération principale, mais sans la faire réellement avorter, soit quant à son immédiate destination générale pour le progrès correspondant de l'évolution humaine, soit quant à l'influence indestructible d'un semblable précédent pour le perfectionnement ultérieur de l'organisme social; double aspect sous lequel maintenant nous devons procéder directement à son appréciation sommaire. La destination et les limites de cet ouvrage ne sauraient ici me permettre, à cet égard, qu'une ébauche très imparfaite, où je n'espère point de pouvoir faire convenablement passer dans l'esprit du lecteur la profonde admiration dont l'ensemble de mes méditations philosophiques m'a depuis long-temps pénétré envers cette économie générale du système catholique au moyen-âge, que l'on devra concevoir de plus en plus comme formant jusqu'ici le chef-d'œuvre politique de la sagesse humaine[20]; mais je suis évidemment contraint de renvoyer, sur ce grand sujet, tous les développemens principaux au Traité spécial de philosophie politique que j'ai déjà plusieurs fois annoncé, en me bornant actuellement, pour ainsi dire, à de simples assertions méthodiques, que chaque lecteur devra lui-même vérifier, suivant l'avis universel placé à la fin du chapitre précédent[21]. On peut vraiment dire aujourd'hui, sans aucune exagération, que le catholicisme n'a pu être encore philosophiquement jugé, puisqu'il n'a jamais dû être examiné que par d'absolus panégyriques, plus ou moins condamnés à son égard à une sorte de fanatisme inévitable, ou par d'aveugles détracteurs, qui n'en pouvaient nullement apercevoir la haute destination sociale. C'est à l'école positive proprement dite, quelque étrange que cette qualité puisse d'abord sembler en elle, qu'il devait exclusivement appartenir de porter enfin sur le catholicisme un jugement équitable et définitif, en appréciant dignement, d'après une saine théorie générale, son indispensable participation réelle à l'évolution fondamentale de l'humanité. Aussi dégagée personnellement des croyances monothéiques que des croyances polythéiques ou fétichiques, cette école pourra seule apporter une impartialité éclairée dans l'exacte détermination de leurs diverses influences successives sur l'ensemble de nos destinées; puisque les institutions capitales, comme les hommes supérieurs, et même, bien davantage, ne sauraient devenir pleinement jugeables qu'après l'entier accomplissement de leur principale mission. Note 20: Je suis né dans le catholicisme: mais ma philosophie est certes assez caractérisée désormais pour que personne ne puisse attribuer à un tel accident ma prédilection systématique pour le perfectionnement général que l'organisme social a reçu, au moyen-âge, sous l'ascendant politique de la philosophie catholique. A vrai dire, il y aurait, je crois, d'importans avantages à concentrer aujourd'hui les discussions sociales entre l'esprit catholique et l'esprit positif, les seuls qui puissent maintenant lutter avec fruit, comme tendant tous deux à établir, sur des bases différentes, une véritable organisation; en éliminant, d'un commun accord, la métaphysique protestante, dont l'intervention ne sert plus qu'à engendrer de stériles et interminables controverses, radicalement contraires à toute saine conception politique. Mais l'universelle infiltration, même chez les meilleurs esprits actuels, de cette vaine et versatile philosophie, et aussi la manière beaucoup trop étroite dont le catholicisme est maintenant compris par ses plus éminens partisans, ne me permettent guère d'espérer une telle amélioration réelle, lors même que l'école positive, jusqu'ici essentiellement réduite à moi seul, serait déjà, en politique, suffisamment formée. Note 21: En attendant cette publication ultérieure, les lecteurs qui desireraient immédiatement, à ce sujet, des explications plus directes et plus étendues, que je ne puis indiquer ici, pourront utilement consulter mon travail, déjà cité, sur le pouvoir spirituel, inséré, au commencement de 1826, dans un recueil hebdomadaire intitulé _le Producteur_, et spécialement la dernière partie de ce travail, appartenant au nº 21 de ce recueil. Quoique j'y eusse surtout en vue le pouvoir spirituel moderne, et non celui du moyen-âge, on y trouve cependant une analyse rationnelle des diverses attributions fondamentales d'un tel pouvoir, qui peut contribuer à éclaircir, sous ce rapport, l'ensemble actuel de notre appréciation historique. Le génie, éminemment social, du catholicisme a surtout consisté, en constituant un pouvoir purement moral distinct et indépendant du pouvoir politique proprement dit, à faire graduellement pénétrer, autant que possible, la morale dans la politique, à laquelle jusque alors la morale avait toujours été, au contraire, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, essentiellement subordonnée: et cette tendance fondamentale, à la fois résultat et agent du progrès continu de la sociabilité humaine, a nécessairement survécu à l'inévitable décadence du système qui en avait dû être le premier organe général, de manière à caractériser, avec une énergie incessamment croissante, malgré les diverses perturbations accessoires ou passagères, plus profondément qu'aucune autre différence principale, la supériorité radicale de la civilisation moderne sur celle de l'antiquité. Dès sa naissance, et long-temps avant que sa constitution propre pût être suffisamment formée, la puissance catholique avait pris spontanément une attitude sociale aussi éloignée des folles prétentions politiques de la philosophie grecque que de la dégradante servilité de l'esprit théocratique, en prescrivant directement, de son autorité sacrée, la soumission constante envers tous les gouvernemens établis, pendant que, non moins hautement, elles les assujétissait eux-mêmes de plus en plus aux rigoureuses maximes de la morale universelle, dont l'active conservation devait spécialement lui appartenir. Soit d'abord sous la prépondérance romaine, soit ensuite auprès des guerriers du Nord, cette puissance nouvelle, quelque ambition qu'on lui supposât, ne pouvait certainement viser qu'à modifier graduellement, par l'influence morale, un ordre politique préexistant et pleinement indépendant, sans pouvoir jamais réellement tendre à en absorber la domination exclusive, abstraction faite d'ailleurs des aberrations accidentelles, qui ne sauraient avoir aucune grande importance historique. Quand on examine aujourd'hui, avec une impartialité vraiment philosophique, l'ensemble de ces grandes contestations si fréquentes, au moyen-âge, entre les deux puissances, on ne tarde pas à reconnaître qu'elles furent, presque toujours, essentiellement défensives de la part du pouvoir spirituel, qui, lors même qu'il recourait à ses armes les plus redoutables, ne faisait le plus souvent que lutter noblement pour le maintien convenable de la juste indépendance qu'exigeait en lui l'accomplissement réel de sa principale mission, et sans pouvoir, en la plupart des cas, y parvenir enfin suffisamment. La tragique destinée de l'illustre archevêque de Cantorbery, et une foule d'autres cas tout aussi caractéristiques quoique moins célèbres, prouvent clairement que, dans ces combats si mal jugés, le clergé n'avait alors d'autre but essentiel que de garantir de toute usurpation temporelle le libre choix normal de ses propres fonctionnaires; ce qui certes devrait sembler maintenant la prétention la plus légitime, et même la plus modeste, à laquelle cependant l'église a été finalement partout obligée de renoncer essentiellement, même avant l'époque de sa décadence formelle. Toute théorie vraiment rationnelle sur la démarcation fondamentale des deux puissances devra, ce me semble, être directement déduite de ce principe général, indiqué par la nature même d'un tel sujet, et vers lequel a toujours convergé, en effet, d'une manière plus ou moins appréciable, la marche spontanée de l'ensemble des évènemens humains, mais qui pourtant n'a jamais été jusqu'ici nettement saisi par personne: le pouvoir spirituel étant essentiellement relatif à l'_éducation_, et le pouvoir temporel à l'_action_, en prenant ces termes dans leur entière acception sociale, l'influence de chacun des deux pouvoirs doit être, en tout système où ils sont réellement séparables, pleinement souveraine en ce qui concerne sa propre destination, et seulement consultative envers la mission spéciale de l'autre, conformément à la coordination naturelle des fonctions correspondantes, comme je l'expliquerai plus formellement, au cinquante-septième chapitre, à l'égard du nouvel ordre social, en terminant notre opération historique. On aura, sans doute, une idée suffisamment complète des principaux offices ordinaires du pouvoir spirituel, dans l'intérieur de chaque nation, si, à cette grande attribution élémentaire de l'éducation proprement dite, première base nécessaire de sa puissance totale, on ajoute cette influence, indirecte mais continue, sur la vie active, qui en constitue à la fois l'inévitable suite et le complément indispensable, et qui consiste à rappeler convenablement, dans la pratique sociale, soit aux individus, soit aux classes, les principes que l'éducation avait préparés pour la direction ultérieure de leur conduite réelle, en prévenant ou rectifiant leurs diverses déviations, autant du moins que le comporte le seul emploi de cette force morale. Quant à ses fonctions sociales les plus générales, et par lesquelles il a été, au moyen-âge, principalement caractérisé, pour le réglement moral des relations internationales, elles se réduisent encore essentiellement à une sorte de prolongement spontané de la même destination primordiale, puisqu'elles résultent naturellement de l'extension graduelle d'un système uniforme d'éducation à des populations trop éloignées et trop diverses pour ne pas exiger autant de gouvernemens temporels distincts et indépendans les uns des autres: ce qui les laisserait habituellement sans aucun lien politique régulier, si, d'après cet office commun, qui le rend simultanément concitoyen de tous ces différens peuples, le pouvoir spirituel ne devait, même involontairement, acquérir auprès d'eux ce juste crédit universel qui lui permet de se constituer au besoin le médiateur le plus convenable et l'arbitre le plus légitime de leurs contestations quelconques, ou même, en certains cas, le promoteur rationnel de leur activité collective. Or, toutes les attributions spirituelles étant ainsi judicieusement systématisées à l'aide de l'unique principe de l'éducation, ce qui doit nous permettre désormais d'embrasser aisément d'un seul regard philosophique l'ensemble de ce vaste organisme, le lecteur pourra facilement reconnaître, sans nous arrêter ici à aucune discussion spéciale, que, comme je l'ai ci-dessus annoncé, la puissance catholique, bien loin de devoir être le plus souvent accusée d'usurpations graves sur les autorités temporelles, n'a pu, au contraire, ordinairement obtenir d'elles, à beaucoup près, toute la plénitude de libre exercice qu'eût exigé le suffisant accomplissement journalier de son noble office, aux temps même de sa plus grande splendeur politique, depuis le milieu environ du onzième siècle jusque vers la fin du treizième: ce qui devait tenir, soit à ce qu'il y avait de prématuré, pour une telle époque, dans une aussi éminente innovation sociale, soit surtout à la nature trop imparfaite de la doctrine vague et chancelante qui en constituait le premier fondement. Aussi je crois pouvoir assurer que, de nos jours, les philosophes catholiques, à leur insu trop affectés eux-mêmes de nos préjugés révolutionnaires, qui disposent à justifier d'avance toutes les mesures quelconques du pouvoir temporel contre le pouvoir spirituel, ont été, en général, beaucoup trop timides, sans excepter même le plus énergique de tous, dans leur juste défense historique d'une telle institution; parce que leur position vicieuse leur imposait nécessairement l'obligation, pour eux maintenant aussi impossible à remplir qu'à éviter, de préconiser, d'une manière absolue, comme indéfiniment applicable, une politique qui n'avait pu et dû être que temporaire et relative, et dont aucun d'eux n'eût osé proposer aujourd'hui la restauration totale, prescrite cependant, avec une pleine évidence logique, par leurs propres principes. Quoi qu'il en soit, l'action réelle de ces divers obstacles essentiels n'a pu entièrement empêcher le catholicisme d'accomplir immédiatement, au moyen-âge, sa plus grande mission provisoire pour l'évolution fondamentale de l'humanité, ainsi que je l'expliquerai ci-dessous; ni de donner enfin au monde, par sa seule existence, l'ineffaçable exemple, suffisamment caractéristique malgré sa courte période d'efficacité, de l'heureuse influence capitale que peut exercer, sur le perfectionnement général de notre sociabilité, l'introduction convenable d'un vrai pouvoir spirituel, dont tous les philosophes devraient aujourd'hui sentir qu'il s'agit surtout de réorganiser désormais l'indispensable institution, d'après des bases intellectuelles à la fois plus directes, plus étendues, et plus durables. La classe spéculative, sans pouvoir absorber entièrement l'ascendant politique, comme dans les théocraties, et sans devoir rester essentiellement extérieure à l'ordre social, comme sous le régime grec, a commencé alors à prendre le caractère général qui lui est radicalement propre, d'après les lois immuables de la nature humaine, et qu'elle doit ultérieurement développer de plus en plus, suivant le double progrès continu de l'intelligence et de la sociabilité; car elle s'est dès lors constituée, au milieu de la société, en état permanent d'observation calme et éclairée, et toutefois nullement indifférente, d'un mouvement pratique journalier auquel elle ne pouvait participer personnellement que d'une manière indirecte, par sa seule influence morale; en sorte que, toujours directement placée, de sa nature, au vrai point de vue de l'économie générale, dont les besoins réels ne pouvaient avoir ordinairement d'organe plus spontané ni plus fidèle, comme de plus convenable conseiller, elle se trouvait éminemment apte, en parlant à chacun au nom de tous, à rappeler avec énergie, dans la vie active, soit aux individus, soit aux classes, et même aux nations, la considération abstraite du bien commun, graduellement effacée sous les innombrables divergences, à la fois morales et intellectuelles, engendrées par l'essor, de plus en plus discordant, des opérations partielles. Dès cette mémorable époque, une première ébauche de division régulière entre la théorie et l'application a commencé à se réaliser enfin, dans l'ordre des idées sociales, comme elle l'était déjà, plus ou moins heureusement, envers toutes les autres notions moins compliquées; les principes politiques ont pu cesser d'être empiriquement construits à mesure que la pratique venait à l'exiger; les nécessités sociales ont pu être, à un certain degré, sagement considérées d'avance, de manière à leur préparer en silence une satisfaction moins orageuse, sans qu'une telle préoccupation dût cependant troubler immédiatement l'ordre effectif; enfin, un certain essor légitime a été ainsi habituellement imprimé à l'esprit d'amélioration sociale, et même de perfectionnement politique: en un mot, l'ensemble de la vraie politique a commencé à prendre dès lors, sous le rapport intellectuel, un caractère de sagesse, d'étendue, et même de rationnalité, qui n'avait pu encore exister, et qui, sans doute, eût été déjà plus marqué, d'après l'esprit fondamental de cette grande institution, si la philosophie, malheureusement théologique, qu'elle était évidemment contrainte d'employer, n'avait dû beaucoup restreindre, et même gravement altérer, une telle propriété. Moralement envisagée, on ne saurait douter que cette admirable modification de l'organisme social n'ait directement tendu à développer, jusque dans les derniers rangs des populations qui ont pu en subir suffisamment la salutaire influence, un profond sentiment de dignité et d'élévation, jusque alors presque inconnu; par cela seul que la morale universelle, ainsi constituée, d'un aveu unanime, en dehors et au-dessus de la politique proprement dite, autorisait spontanément, à un certain degré, le plus chétif chrétien à rappeler formellement, en cas opportun, au plus puissant seigneur les inflexibles prescriptions de la doctrine commune, base première de l'obéissance et du respect, dès-lors susceptibles d'être limités à la fonction, au lieu de se rapporter uniquement à la personne: comme je le disais dans mon travail de 1826, la soumission a pu alors cesser d'être servile, et la remontrance d'être hostile; ce qui était essentiellement impossible, pour les classes inférieures, dans l'ancienne économie sociale, où la règle morale émanait nécessairement, du moins en principe, de la même autorité active qui en devait recevoir l'application, par une suite inévitable de la confusion radicale des deux pouvoirs élémentaires. Enfin, sous l'aspect purement politique, il est surtout évident d'abord que cette heureuse régénération sociale a essentiellement réalisé la grande utopie des philosophes grecs, en ce qu'elle contenait d'utile et de raisonnable, tout en écartant énergiquement ses folles et dangereuses aberrations, puisqu'elle a constitué, autant que possible, au milieu d'un ordre entièrement fondé sur la naissance, la fortune, ou la valeur militaire, une classe immense et puissante, où la supériorité intellectuelle et morale était ouvertement consacrée comme le premier titre à l'ascendant réel, et n'a point cessé, en effet, de conduire souvent aux plus éminentes positions d'une telle hiérarchie, tant que le système a pu vraiment conserver une pleine vigueur: en sorte que cette même capacité qui, d'après nos explications préliminaires, eût été, de toute nécessité, profondément perturbatrice ou oppressive si la société lui avait été entièrement livrée, suivant le rêve insensé des Grecs, pouvait devenir dès lors, au contraire, par cette large issue partielle, si éminemment conforme à sa nature, l'indispensable guide régulier du progrès commun; solution essentiellement satisfaisante, que nous n'avons, en quelque sorte, qu'à imiter aujourd'hui, en la reconstruisant sur de meilleurs fondemens. Il serait d'ailleurs superflu d'insister ici sur les avantages trop manifestes que devait spontanément offrir la division fondamentale des deux pouvoirs pour présenter, sans anarchie, un énergique point d'appui général à toutes les réclamations légitimes, auxquelles se trouvait ainsi nécessairement intéressée d'avance la corporation spéculative, dont le principal pouvoir résultait inévitablement de la seule considération que pouvaient lui mériter, dans l'ensemble de la population, ses services continus de protection sociale, et qui, en effet, a rapidement déchu, même indépendamment de l'extinction des croyances, dès que le clergé, ayant perdu son indépendance, a eu bien plus besoin d'être protégé lui-même, et a cessé réellement, auprès des masses, le mémorable patronage qu'il avait si utilement exercé, au temps de sa maturité politique. Dans l'ordre international, aucun philosophe ne saurait aujourd'hui méconnaître, en principe, l'évidente aptitude caractéristique de l'organisation spirituelle à une extension territoriale presque indéfinie, partout où il existe une suffisante similitude de civilisation, susceptible de comporter la régularisation des rapports continus ou habituels; tandis que l'organisation temporelle ne peut excéder, par sa nature, des limites beaucoup plus étroites, sans une intolérable tyrannie, dont la stabilité est impossible: il n'est pas moins irrécusable, en fait, que la hiérarchie papale a constitué, au moyen-âge, le principal lien ordinaire des diverses nations européennes, depuis que la domination romaine avait cessé de pouvoir les réunir suffisamment; et, sous ce rapport, l'influence catholique doit être jugée, comme le remarque très justement De Maistre, non-seulement par le bien ostensible qu'elle a produit, mais surtout par le mal imminent qu'elle a secrètement prévenu, et qui, à ce titre même, doit être plus difficilement appréciable; mais je puis heureusement, à ce sujet, me borner à renvoyer simplement le lecteur au mémorable ouvrage de cet illustre penseur. Si, afin d'abréger, nous mesurons ici la valeur politique d'une telle organisation d'après cette seule propriété, assez décisive, en effet, pour que le nom spécial du système en ait été spontanément déduit, nous trouverons qu'elle permet, mieux qu'aucune autre, d'estimer exactement à la fois la supériorité et l'imperfection du catholicisme, comparé, en général, soit au régime qu'il a remplacé, soit à celui qui doit le suivre. Car, d'un côté, l'organisation catholique a pu embrasser une étendue de territoire et de population beaucoup plus considérable que n'avait pu le faire le système romain, qui, primitivement destiné à une cité unique, n'a pu agrandir progressivement son domaine que par voie d'adoption forcée, en exigeant une compression graduellement croissante, et finalement intolérable, quand les extrémités sont devenues trop éloignées du centre, où tous les pouvoirs étaient radicalement condensés. Quoique le catholicisme commençât déjà à se trouver en pleine décadence lorsque l'Inde et l'Amérique ont été colonisées, il s'y est néanmoins étendu spontanément sans effort, tandis qu'une telle adjonction eût certainement constitué, aux yeux des plus ambitieux Romains, une gigantesque rêverie, si elle eût pu leur être proposée. Mais, d'une autre part, il est sensible que le catholicisme, malgré sa juste tendance à l'universalité, n'a pu réellement s'assimiler, aux temps même de sa plus grande splendeur, que la moindre partie du monde civilisé: puisque, avant même que sa constitution propre fût suffisamment mûre, le monothéisme musulman lui avait enlevé d'avance une portion très notable, et à jamais perdue, de la race blanche, et que, quelques siècles après, le monothéisme byzantin qui, sous une vaine conformité de dogmes, en est, au fond, presque aussi différent que le mahométisme, lui avait irrévocablement aliéné la moitié du monde romain. Loin d'offrir rien d'accidentel, ces restrictions, profondément nécessaires, doivent être vraiment regardées, du point de vue philosophique, comme une conséquence directe et inévitable de la nature éminemment vague et arbitraire des croyances théologiques, qui, même en organisant, par de laborieux artifices, une dangereuse compression intellectuelle, dont le prolongement réel est d'ailleurs très limité, ne peuvent jamais déterminer une suffisante convergence mentale entre des populations trop nombreuses et trop distantes, qu'une philosophie purement positive pourra seule un jour solidement rapprocher en une communion durable, à quelque degré que puisse parvenir l'expansion de notre race, comme l'ensemble de notre analyse historique le rendra, j'espère, pleinement incontestable. Après avoir ainsi sommairement caractérisé la grande destination sociale du pouvoir catholique, il est indispensable, pour compléter suffisamment cette appréciation politique du catholicisme, de considérer maintenant, d'un coup d'œil rapide, les principales conditions d'existence, sans lesquelles il eût été essentiellement incapable, à la manière des autres monothéismes, de réaliser assez cet office politique, non plus que sa mission purement morale, que nous devrons ultérieurement examiner, et qui constitue, sans aucun doute, son plus utile et plus admirable ouvrage, dont l'heureuse influence sur la destinée totale de notre espèce est nécessairement à jamais impérissable, malgré l'inévitable décadence de sa première base intellectuelle. Quelque restreinte que doive être ici l'analyse générale de ces indispensables conditions de l'existence sociale du catholicisme, j'y crois cependant devoir expressément signaler leur distinction rationnelle en deux classes essentielles, suivant leur nature statique ou dynamique, les unes relatives à l'organisation propre de la hiérarchie catholique, les autres se rapportant à l'accomplissement même de sa destination fondamentale. Considérons d'abord et surtout les premières, dont le vrai caractère, quoique spontanément très prononcé, et, par suite, facile à apprécier avec justesse, a été, dans les trois derniers siècles, profondément obscurci par l'irrationnelle critique, d'abord des protestans, et ensuite des déistes, s'obstinant, d'une manière si puérile, à toujours ramener exclusivement le type de l'organisme chrétien au temps de sa primitive ébauche, comme si les institutions humaines devaient indéfiniment rester à l'état fœtal, et ne devaient pas être, au contraire, principalement jugeables d'après leur pleine maturité, quoique leur essor initial doive constamment renfermer le germe, plus ou moins sensible, de tous les développemens ultérieurs, ainsi que les philosophes catholiques l'ont nettement démontré pour le cas actuel. En examinant, même sommairement, d'un point de vue vraiment philosophique, l'ensemble de la constitution ecclésiastique, on ne saurait être surpris de l'énergique ascendant politique qu'a dû prendre universellement, au moyen-âge, une puissance aussi fortement organisée, également supérieure à tout ce qui l'entourait et à tout ce qui l'avait précédée. Directement fondée sur le mérite intellectuel et moral, qui si long-temps y fut le principe habituel de la plus éminente élévation, à la fois mobile et stable dans la plus juste mesure générale, liant profondément toutes ses diverses parties sans trop comprimer leur propre activité, du moins tant que le système a pu maintenir sa prépondérance, cette admirable hiérarchie devait alors inspirer spontanément, même à ses moindres membres, quand leur caractère personnel était au niveau de leur mission sociale, un juste sentiment de supériorité, quelquefois trop dédaigneuse, envers les organismes grossiers dont ils faisaient temporellement partie, et où tout reposait, au contraire, principalement sur la naissance, modifiée, soit par la fortune, soit par l'aptitude militaire. Quand elle a pu se dégager suffisamment des formes trop imparfaites propres à sa première enfance, l'organisation catholique a, d'une part, attribué graduellement au principe électif une plénitude d'extension jusque alors entièrement inconnue, puisque les choix, toujours restreints, dans les anciennes républiques, à une caste déterminée, ont pu dès lors embrasser ordinairement l'ensemble de la société, sans en excepter les moindres rangs, qui ont alors tant fourni de cardinaux et même de papes: d'une autre part, sous un aspect moins apprécié mais non moins capital, elle a radicalement perfectionné la nature de ce principe politique, en le rendant plus rationnel, par cela seul qu'elle substituait essentiellement désormais le choix réel des inférieurs par les supérieurs à la disposition inverse, jusque alors exclusive, quoique seulement convenable à l'ordre temporel; sans toutefois que cette constitution nouvelle méconnût essentiellement la juste influence consultative que devaient, pour le bien commun, conserver, en de tels cas, les légitimes réclamations des subordonnés. Le mode caractéristique d'élection habituelle à la suprême dignité spirituelle, devra toujours être regardé, ce me semble, comme un véritable chef-d'œuvre de sagesse politique, où les garanties générales de stabilité réelle et de convenable préparation se trouvaient encore mieux assurées que n'eût pu le permettre l'empirique expédient de l'hérédité, tandis que la bonté et la maturité des choix, en tant qu'elles peuvent dépendre de la nature du procédé, y devaient être spontanément favorisées, soit par la haute sagesse des électeurs les mieux appropriés, soit par la faculté, soigneusement ménagée, de laisser surgir, de tous les rangs de la hiérarchie, la capacité la plus propre à présider au gouvernement ecclésiastique, après un indispensable noviciat actif: ensemble de précautions successives vraiment admirable, et pleinement en harmonie avec l'extrême importance de cette éminente fonction, où les philosophes catholiques ont si justement placé le nœud fondamental de tout le système ecclésiastique. On doit également reconnaître la haute portée politique, jusqu'au déclin du système, de ces institutions monastiques qui, outre leurs incontestables services intellectuels, constituaient certainement l'un des élémens les plus indispensables de cet immense organisme. Spontanément nées du pressant besoin que devaient éprouver, à l'origine du catholicisme, les esprits les plus contemplatifs de se dégager, autant que possible, de l'exorbitante dissipation et de la corruption excessive du monde contemporain, ces institutions spéciales, maintenant connues par les seuls abus des temps de décadence, furent, en général, le berceau nécessaire où s'élaborèrent, long-temps à l'avance, les principales conceptions chrétiennes, soit dogmatiques, soit même pratiques. Leur régime fondamental devint ensuite l'apprentissage permanent de la classe spéculative, dont les membres les plus actifs venaient souvent retremper ainsi l'énergie et la pureté de leur caractère, trop susceptible d'altération par les contacts temporels journaliers; et la fondation ou la réformation des ordres offraient d'ailleurs directement, pour une telle époque, au génie politique, une heureuse issue élémentaire, et un utile exercice continu, qui ne sauraient plus être convenablement appréciés, depuis l'inévitable désorganisation de ce vaste système provisoire d'organisation spirituelle. Enfin, sous l'aspect politique le plus étendu, il est clair que, sans une pareille influence, ce système n'eût pu acquérir, et encore moins conserver, dans les relations européennes, cet attribut de généralité qui lui était indispensable, et qui eût été rapidement absorbé par l'esprit de nationalité vers lequel devait tendre chaque clergé local, si cette milice contemplative, bien mieux placée, par sa nature, au point de vue vraiment universel, n'en eût toujours reproduit spontanément la pensée directe, en donnant aussi, au besoin, l'exemple d'une indépendance qui lui devait être plus facile. La principale condition d'efficacité commune à toutes les diverses propriétés politiques que je viens de signaler dans la constitution catholique, consistait surtout en cette puissante éducation spéciale du clergé, qui devait alors rendre le génie ecclésiastique habituellement si supérieur à tout autre, non-seulement en lumières de tous genres, mais, au moins autant, en aptitude politique. Car, les modernes défenseurs du catholicisme, en faisant justement valoir, sous le point de vue intellectuel, une telle éducation comme étant, à cette époque, essentiellement au niveau de l'état le plus avancé de la philosophie générale, encore éminemment métaphysique, n'ont point eux-mêmes assez apprécié la haute portée réelle d'un nouvel élément capital qui devait spontanément caractériser la destination sociale de cette éducation, même sans donner lieu à un enseignement formulé, c'est-à-dire l'histoire, alors nécessairement introduite dans les hautes études ecclésiastiques, au moins comme histoire de l'église. Si l'on considère l'incontestable filiation générale qui, surtout aux premiers temps, rattachait intimement le catholicisme, d'une part, au régime romain, d'une autre, à la philosophie grecque, et même, par le judaïsme, aux plus antiques théocraties; si l'on pense à l'intervention continue, de plus en plus importante, que, dès sa naissance, il avait inévitablement exercée dans toutes les principales affaires humaines, on concevra sans peine que, depuis sa plus éminente maturité sous le grand Hildebrand, l'histoire de l'église tendait, au fond, à constituer spontanément, pour cette époque, une sorte d'histoire fondamentale de l'humanité, essentiellement envisagée sous l'aspect social; et ce qu'un semblable point de vue devait évidemment offrir d'étroit, se trouvait alors très heureusement compensé par l'unité de conception et de composition qui en résultait naturellement, et qui ne pouvait, sans doute, être encore autrement obtenue; en sorte que l'on doit cesser d'être surpris que l'origine philosophique des spéculations historiques vraiment universelles soit due au plus noble génie du catholicisme moderne. Il serait, sans doute, inutile de faire ici expressément ressortir l'évidente supériorité politique que l'habitude régulière d'un tel ordre d'études et de méditations devait nécessairement procurer aux penseurs ecclésiastiques, au milieu d'une ignorante aristocratie temporelle, dont la plupart des membres n'attachaient guère d'importance historique qu'à la généalogie de leur maison, sauf l'intérêt accessoire qu'ils pouvaient prendre à quelques incohérentes chroniques, provinciales ou, tout au plus, nationales. Quelque avancée que soit réellement aujourd'hui l'irrévocable décadence, intellectuelle et sociale, du catholicisme, ce privilége caractéristique doit encore s'y faire sentir à un certain degré, parce qu'aucune classe ne s'est disposée jusqu'ici à mieux remplir cette grande attribution philosophique; il est probable, en effet, que, dans les rangs élevés de sa hiérarchie, on continue à trouver plus qu'ailleurs des esprits distingués spontanément susceptibles de se placer convenablement au vrai point de vue de l'ensemble des affaires humaines, quoique la déchéance politique de leur corporation ne leur permette plus de manifester suffisamment, ni même peut-être de cultiver assez, une telle propriété. Enfin, quelque rapide que doive être cette appréciation, je ne négligerai point d'y signaler, pour la première fois, un dernier caractère de haute philosophie politique, que les plus illustres défenseurs du système catholique ne pouvaient y saisir nettement, et qui, par suite, me semble être resté essentiellement inaperçu jusqu'ici. Il s'agit de l'heureuse discipline fondamentale par laquelle le catholicisme, aux temps de sa grandeur, a directement tenté avec succès de diminuer, autant que possible, les dangers politiques de l'esprit religieux, en restreignant de plus en plus le droit d'inspiration surnaturelle, qu'aucune domination spirituelle fondée sur les doctrines théologiques ne saurait d'ailleurs se dispenser entièrement de consacrer en principe, mais que l'organisation catholique a notablement réduit et entravé par de sages et puissantes prescriptions habituelles, dont l'importance ne saurait être comprise que par comparaison à l'état précédent, et même, en quelque sorte, à l'état suivant. Cette inévitable tendance théologique à de vagues et arbitraires perturbations, individuelles ou sociales, se trouvait nécessairement encouragée, au plus haut degré, sous le régime polythéique, qui, pour ainsi dire, offrait toujours directement quelque divinité disposée à protéger spécialement une inspiration quelconque. Malgré que le monothéisme, en général, ait dû spontanément en réduire aussitôt l'extension, et en modifier radicalement l'exercice, il a pu cependant lui laisser encore un très dangereux essor, comme le témoigne clairement l'exemple des juifs, habituellement inondés de prophètes et d'illuminés, qui d'ailleurs y avaient, jusqu'à un certain point, leur office reconnu, quoique irrégulier. Digne organe nécessaire d'un état mental plus avancé, le catholicisme a graduellement restreint, avec une sagesse trop peu appréciée, le droit direct d'inspiration surnaturelle, en le représentant comme éminemment exceptionnel, en le bornant à des cas de plus en plus graves, à des élus de plus en plus rares, et à des temps de moins en moins rapprochés, en l'assujétissant enfin à des vérifications d'authenticité de plus en plus sévères, soit chez les laïques, soit chez les clercs eux-mêmes, habituellement contenus, en outre, à cet égard comme à tout autre, par l'organisation hiérarchique: son usage régulier et continu a été essentiellement réduit à ce que la nature du système rendait strictement indispensable, aussitôt que toutes les communications divines ont été, en principe, exclusivement réservées d'ordinaire à la suprême autorité ecclésiastique. Cette infaillibilité papale, si amèrement reprochée au catholicisme, constituait donc, à vrai dire, sous un tel point de vue, un très grand progrès intellectuel et social, outre son évidente nécessité pour l'ensemble du régime théologique, où, selon la judicieuse théorie de De Maistre, elle ne formait réellement que la condition religieuse de la juridiction finale, sans laquelle les inépuisables contestations, journellement suscitées par d'aussi vagues doctrines, eussent indéfiniment troublé la société. En ôtant au souverain pontife cette indispensable prérogative, l'esprit d'inconséquence, qui caractérise le protestantisme, bien loin de supprimer le droit d'inspiration divine, tendait directement, au contraire, à l'augmenter beaucoup, et par suite à faire rétrograder, à ce titre comme à tant d'autres, le développement graduel de l'humanité, ainsi que je l'expliquerai spécialement au chapitre suivant; puisque sa prétendue réformation consistait entièrement, sous ce rapport, à vulgariser de plus en plus cette mystique faculté, et finalement à l'individualiser: ce qui n'eût pu manquer de produire d'immenses désordres, d'abord intellectuels, et ensuite sociaux, si la décadence simultanée de toute théologie quelconque n'en eût alors nécessairement prévenu l'essor spontané, dont les traces rudimentaires sont néanmoins fort appréciables. Du reste, en reconnaissant ici cette importante propriété générale du monothéisme catholique, le lecteur judicieux aura, sans doute, naturellement remarqué l'éclatante confirmation qu'elle présente directement à la proposition capitale de philosophie historique, établie au chapitre précédent, que, dans le passage du polythéisme au monothéisme, l'esprit religieux a réellement subi un inévitable décroissement intellectuel: car, nous voyons ainsi le catholicisme constamment occupé, dans la vie réelle, personnelle ou collective, à augmenter graduellement le domaine habituel de la sagesse humaine aux dépens de celui, jusque alors si étendu, de l'inspiration divine. Après avoir suffisamment indiqué les vrais principes philosophiques qui doivent présider à un examen approfondi des conditions générales de l'existence sociale du catholicisme, je ne saurais m'arrêter aucunement à la considération des institutions spéciales, quelle qu'en ait dû être l'efficacité réelle pour le développement et le maintien de ce grand organisme. C'est ainsi, par exemple, que je ne dois pas déterminer ici l'importance très grave qu'a présenté, sous ce rapport, l'usage spontané d'une sorte de langue sacrée, par la conservation du latin dans la corporation sacerdotale, quand il eut cessé de rester vulgaire: et, cependant, il n'est pas douteux qu'un tel moyen, systématiquement réglé, a constitué naturellement, à divers titres essentiels, un utile auxiliaire permanent de la puissance catholique, soit au dedans, soit au dehors, en facilitant à la fois sa communication et sa concentration, et même en retardant notablement l'inévitable époque où l'esprit de critique individuelle viendrait graduellement démolir ce noble édifice social, dont les bases intellectuelles étaient si précaires. Mais, évidemment forcé de renvoyer au Traité spécial déjà promis une telle appréciation, et beaucoup d'autres analogues, quel qu'en puisse être l'intérêt réel, je ne dois pas néanmoins éviter de signaler encore deux conditions capitales, l'une morale, l'autre politique, qui, sans être, par leur nature, aussi fondamentales que celles ci-dessus caractérisées, ont toutefois été vraiment indispensables, chacune à sa manière, au plein développement du catholicisme, et devaient, en même temps, résulter spontanément de son entière maturité. Toutes deux étaient impérieusement prescrites par la nature spéciale d'une telle époque et d'un tel système, beaucoup plus que par la nature générale de l'organisation spirituelle; distinction importante, qui doit dominer leur appréciation philosophique, autrement confuse et incohérente. La première consiste dans l'institution, vraiment capitale, du célibat ecclésiastique, dont le développement, long-temps entravé, et enfin complété par le puissant Hildebrand, a été ensuite justement regardé comme l'une des bases les plus essentielles de la discipline sacerdotale. Il serait entièrement superflu de rappeler ici les motifs assez connus qui, puisés dans la saine appréciation générale de la nature humaine, expliquent son influence nécessaire sur le meilleur accomplissement, intellectuel ou social, des fonctions spirituelles: nous devons même éviter soigneusement d'entamer, d'une manière directe ou indirecte, l'examen de la convenance de cette institution pour le nouveau pouvoir spirituel, ultérieurement destiné à réorganiser les sociétés modernes; cette question délicate, aujourd'hui trop prématurée, serait certainement oiseuse à agiter, et peut-être dangereuse; elle ne saurait être décidée convenablement, d'après une expérience graduelle suffisamment approfondie, que par ce pouvoir lui-même, déjà presque constitué, à l'exemple du catholicisme, quoique beaucoup moins tard. Mais, quant à l'indispensable nécessité relative de cette importante disposition à l'égard du catholicisme, il est aisé de la reconnaître, avec une pleine et irrésistible évidence, malgré tant de sophismes protestans ou philosophiques, même indépendamment des conditions trop manifestes qu'imposait, sous ce rapport, l'exécution journalière des principales fonctions morales du clergé, et surtout de la confession. Il suffit pour cela, en se bornant aux seules considérations politiques, nationales ou européennes, de se représenter convenablement le véritable état général d'une telle société, où, sans le célibat, la hiérarchie catholique n'aurait pu certainement obtenir ou conserver, aux temps mêmes de sa plus grande splendeur, ni l'indépendance sociale ni la liberté d'esprit nécessaires à l'accomplissement suffisant de sa grande mission provisoire. La tendance universelle, encore si prépondérante, à l'inévitable hérédité de toutes les fonctions quelconques, sous la seule exception capitale des fonctions ecclésiastiques, eût alors, sans aucun doute, irrésistiblement entraîné le clergé à l'imitation continue d'aussi puissants exemples, comme le montre clairement l'analyse judicieuse des dispositions contemporaines, si l'heureuse institution du célibat ne l'en eût radicalement préservé, quelle qu'ait pu y être d'ailleurs l'influence réelle du népotisme, toujours nécessairement exceptionnel, et dont la saine appréciation ne fait, au reste, que mieux ressortir le besoin de lutter, avec une continuelle énergie, contre une telle disposition spontanée, qui, si elle eût prévalu, aurait certainement fini par annuler essentiellement la division fondamentale des deux pouvoirs élémentaires, d'après l'imminente transformation graduelle, que les papes ont alors si péniblement contenue, des évêques en barons et des prêtres en chevaliers. On n'a point assez apprécié l'innovation hardie et vraiment fondamentale que le catholicisme a radicalement opérée dans l'organisme social, en supprimant ainsi à jamais l'hérédité sacerdotale, profondément inhérente à l'économie de toute l'antiquité, non-seulement sous le régime théocratique proprement dit, mais aussi chez les Grecs, et même chez les Romains, où les divers offices pontificaux de quelque importance constituaient essentiellement le patrimoine exclusif de quelques familles privilégiées, ou, tout au moins, d'une certaine caste; l'élection, d'ailleurs très circonscrite, n'y ayant obtenu que fort tard une part purement accessoire, par une simple concession graduelle, toujours plus apparente que réelle. Si l'on eût mieux compris de tels antécédens, on eût à la fois senti l'importance et la difficulté de l'immense service politique rendu par le catholicisme, lorsque, en établissant le principe du célibat ecclésiastique, il a posé enfin une insurmontable barrière à cette disposition universelle, dont l'irrévocable abolition, envers des fonctions aussi éminentes, a constitué réellement l'effort le plus décisif contre le système des castes, ultérieurement menacé d'ailleurs dans toutes ses autres parties, d'après la seule influence graduelle de cette grande modification spontanée: nulle autre appréciation spéciale n'est aussi propre peut-être à vérifier combien le système catholique était en avant de la société sur laquelle il devait agir. Je ne saurais m'abstenir, à ce sujet, de signaler incidemment l'inconséquence et la légèreté des aveugles adversaires habituels du catholicisme, qui, en confondant, d'une part, le régime catholique avec celui, si radicalement distinct, des vraies théocraties antiques, lui ont, d'une autre part, simultanément adressé d'amers reproches sur cette institution générale du célibat ecclésiastique, essentiellement destinée, au contraire, par sa nature caractéristique, à rendre la pure théocratie radicalement impossible, en garantissant, d'une manière plus spéciale, à tous les rangs sociaux, le légitime accès des dignités sacerdotales. Quant à l'autre condition spéciale subsidiaire de l'existence politique du catholicisme au moyen-âge, elle consiste dans la nécessité, fâcheuse mais indispensable, d'une principauté temporelle suffisamment étendue, directement annexée à jamais au chef-lieu général de l'autorité spirituelle, afin de mieux garantir sa pleine indépendance européenne. Envers le nouveau pouvoir intellectuel et moral destiné à diriger la moderne réorganisation sociale, l'examen d'une telle condition serait certainement encore plus oiseux ainsi que plus prématuré, et finalement plus déplacé, que celui de la précédente. Mais, à l'égard du catholicisme, un pareil besoin ne saurait être douteux, en considérant la nature propre de cet organisme et sa principale destination, aussi bien que d'après sa vraie relation politique avec les puissances au sein desquelles il a dû surgir et vivre. Né, comme on l'oublie trop aujourd'hui, dans un état social où les deux pouvoirs élémentaires étaient radicalement confondus, le système catholique eût été alors rapidement absorbé, ou plutôt politiquement annulé par la prépondérance temporelle, si le siége de son autorité centrale se fût trouvé enclavé dans quelque juridiction particulière, dont le chef n'eût pas tardé, suivant la pente primitive vers la concentration de tous les pouvoirs, à s'assujétir le pape comme une sorte de chapelain; à moins de compter naïvement sur la miraculeuse continuité indéfinie d'une suite de souverains comparables au grand Charlemagne, c'est-à-dire, comprenant assez le véritable esprit de l'organisation européenne au moyen-âge, pour être spontanément disposés à toujours respecter convenablement et à protéger dignement la haute indépendance pontificale. Quoique la philosophie théologique, une fois parvenue à l'état de monothéisme, tende naturellement, d'après nos explications antérieures, à déterminer la séparation des deux puissances, elle est nécessairement bien loin de pouvoir le faire avec l'énergie, la spontanéité, et la précision qui devront certainement caractériser, à ce sujet, la philosophie positive, ainsi que je l'indiquerai plus tard: en sorte que son influence, puissante mais vague, ne pouvait, à cet égard, nullement dispenser, comme tant d'autres exemples d'un vain monothéisme l'ont clairement vérifié, du secours continu des conditions purement politiques, parmi lesquelles devait, sans doute, éminemment surgir l'obligation d'une certaine souveraineté territoriale, embrassant une population assez étendue pour, au besoin, se suffire provisoirement à elle-même; de manière à offrir un refuge assuré à tous les divers membres de cette immense hiérarchie, en cas de collision, partielle mais intense, avec les forces temporelles, qui, sans cette imminente ressource extrême, les auraient toujours tenus dans une trop étroite dépendance locale. Le siége spécial de cette principauté exceptionnelle était d'ailleurs nettement déterminé par l'ensemble de sa destination, puisque le centre de l'autorité la plus générale, seule destinée désormais à agir simultanément sur tous les points du monde civilisé, devait évidemment résider dans cette cité unique, si exclusivement propre à lier, par une admirable continuité active, l'ordre ancien à l'ordre nouveau, d'après les habitudes profondément enracinées qui, depuis plusieurs siècles, y rattachaient, de toutes parts, les pensées et les espérances sociales: De Maistre a fait très bien sentir que, dans la célèbre translation à Byzance, Constantin ne fuyait pas moins moralement devant l'Église que politiquement devant les Barbares. Mais, du reste, l'irrécusable nécessité de cette adjonction temporelle à la suprême dignité ecclésiastique n'en doit pas faire oublier les graves inconvéniens, essentiellement inévitables, soit envers l'autorité sacerdotale elle-même, soit pour la partie de l'Europe ainsi réservée à cette sorte d'anomalie politique. La pureté, et même la dignité, du caractère pontifical se trouvaient dès-lors exposées sans cesse à une imminente altération directe, par le mélange permanent des hautes attributions propres à la papauté, avec les opérations secondaires d'un gouvernement provincial; quoique, par suite même, du moins en partie, d'une telle discordance, le pape ait réellement toujours assez peu régné à Rome, sans excepter les plus belles époques du catholicisme, pour n'y pouvoir seulement comprimer suffisamment les factions des principales familles, dont les misérables luttes ont si souvent bravé et compromis son autorité temporelle: l'indispensable élévation de ce grand caractère politique, et sa généralité caractéristique, n'en ont pas moins souffert sans doute, par suite de l'ascendant trop exclusif que devaient ainsi obtenir graduellement les ambitions italiennes, et qui, après avoir favorisé d'abord le développement du système, n'a pas peu contribué ensuite à accélérer sa désorganisation, par les inflexibles rivalités qu'il a dû soulever au loin: sous l'un et l'autre aspect, le chef spirituel de l'Europe a fini par se transformer aujourd'hui en un petit prince italien, électif, tandis que tous ses voisins sont héréditaires, mais d'ailleurs essentiellement préoccupé, comme chacun d'eux, et peut-être même davantage, du maintien précaire de sa domination locale. Quant à l'Italie, quoique son essor intellectuel, et même moral, ait été beaucoup hâté par cet inévitable privilége, elle a dû y perdre essentiellement sa nationalité politique: car les papes ne pouvaient, sans se dénaturer totalement, étendre sur l'Italie entière leur domination temporelle, que l'Europe eût d'ailleurs unanimement empêchée; et cependant la papauté ne devait point, sans compromettre gravement son indispensable indépendance, laisser former, autour de son territoire spécial, aucune autre grande souveraineté italienne: la douloureuse fatalité déterminée par ce conflit fondamental, constitue certainement l'une des plus déplorables conséquences de la condition d'existence que nous venons d'examiner, et qui a ainsi exigé, en quelque sorte, sous un aspect capital, le sacrifice politique d'une partie aussi précieuse et aussi intéressante de la communauté européenne, toujours agitée, depuis dix siècles, par d'impuissans efforts pour constituer une unité nationale, nécessairement incompatible, d'après cette explication, jusqu'à présent inaperçue, avec l'ensemble du système politique fondé sur le catholicisme. Je devais ici caractériser distinctement les principales conditions d'existence politique du catholicisme, qui, de nature essentiellement statique, concernent directement son organisation propre; parce qu'elles doivent être aujourd'hui plus profondément méconnues par toutes nos diverses écoles dominantes, qui, dans leur inanité philosophique, ne savent rêver la solution sociale que d'après l'ancienne base théologique, et qui cependant refusent radicalement à une telle économie les moyens fondamentaux les plus indispensables à son efficacité réelle; comme je l'ai indiqué au volume précédent, et comme la suite de notre analyse historique l'expliquera spontanément. Les conditions vraiment dynamiques, relatives à la puissance inévitable que devait procurer au catholicisme l'accomplissement continu de son office social, sont, par leur nature, trop manifestes, et, en effet, trop peu contestées d'ordinaire, pour exiger un examen aussi étendu. Nous pourrons donc, en ce qui les concerne, nous borner, à ce sujet, à l'appréciation sommaire de la grande attribution élémentaire de l'éducation générale, qui, d'après un éclaircissement antérieur, constitue nécessairement la plus importante fonction du pouvoir spirituel, et le fondement primitif de toutes ses autres opérations, parmi lesquelles il suffira de considérer ensuite celle qui, dans la vie active, en devait devenir le prolongement le plus naturel et la plus irrésistible conséquence, pour la direction morale de la conduite privée. Quelque intérêt philosophique que dussent certainement offrir beaucoup d'autres considérations analogues, comme, par exemple, l'examen de l'influence politique que devait spécialement procurer à la hiérarchie catholique l'exercice journalier de ses relations naturelles avec toutes les parties simultanées du monde civilisé, en un temps surtout où les diverses puissances temporelles vivaient essentiellement isolées, je suis évidemment forcé, par l'indispensable restriction de notre appréciation historique, de laisser au lecteur tous les développemens de ce genre. La plupart des philosophes, même catholiques, faute d'une comparaison assez élevée, ont trop peu apprécié l'immense et heureuse innovation sociale graduellement accomplie par le catholicisme, quand il a directement organisé un système fondamental d'éducation générale, intellectuelle et surtout morale, s'étendant rigoureusement à toutes les classes de la population européenne, sans aucune exception quelconque, même envers le servage. Si une intime habitude ne devait essentiellement blaser nos esprits sur cette admirable institution, où l'on n'est plus frappé que du caractère rétrograde qu'elle offre incontestablement aujourd'hui sous le rapport mental; si on la jugeait du point de vue vraiment philosophique convenable à l'étude rationnelle des révolutions successives de l'humanité, chacun sentirait aisément l'éminente valeur sociale d'une telle amélioration permanente, en partant du régime polythéique, qui condamnait invariablement la masse de la population à un inévitable abrutissement, non-seulement à l'égard des esclaves, dont la prédominance numérique est d'ailleurs bien connue, mais encore pour la majeure partie des hommes libres, essentiellement privés de toute instruction réglée, sauf l'influence spontanée tenant au développement des beaux-arts, et celle que devait produire aussi le système des fêtes publiques, complété par les jeux scéniques: il est clair, en effet, que, dans l'antiquité, l'éducation purement militaire, exclusivement bornée, par sa nature, aux hommes libres, pouvait seule être convenablement organisée, et l'était réellement de la manière la plus parfaite. De tels antécédens, judicieusement appréciés, empêcheraient, sans doute, de méconnaître le grand progrès élémentaire réalisé par le catholicisme, imposant spontanément à chaque croyant, avec une irrésistible autorité, le devoir rigoureux de recevoir, et aussi de procurer autant que possible, le bienfait de cette instruction religieuse, qui, saisissant l'individu dès ses premiers pas, et, après l'avoir préparé à sa destination sociale, le suivait d'ailleurs assidûment dans tout le cours de sa vie active, pour le ramener sans cesse à la juste application de ses principes fondamentaux, par un ensemble admirablement combiné d'exhortations directes, générales ou spéciales, d'exercices individuels ou communs, et de signes matériels convergeant très bien vers l'unité d'impression. En se reportant convenablement à ce temps, on ne tardera point à sentir que, même sous l'aspect intellectuel, ces modestes chefs-d'œuvre de philosophie usuelle qui formaient le fond des catéchismes vulgaires, étaient alors, en réalité, tout ce qu'ils pouvaient être essentiellement, quelque arriérés qu'ils doivent maintenant nous sembler à cet égard; car ils contenaient ce que la philosophie théologique proprement dite, parvenue à l'état de monothéisme, pouvait offrir de plus parfait, à moins de sortir radicalement d'un tel régime mental, ce qui certes était encore éminemment chimérique: la seule philosophie un peu plus avancée, à cet égard, qui existât déjà, était, comme on l'a vu, purement métaphysique, et, à ce titre, nécessairement impropre, par sa nature anti-organique, à passer utilement dans la circulation générale, où, d'après l'expérience pleinement décisive des siècles antérieurs, elle n'aurait, évidemment, pu instituer finalement qu'un funeste scepticisme universel, incompatible avec tout vrai gouvernement spirituel de l'humanité; quant aux précieux rudimens scientifiques graduellement élaborés dans l'immortelle école d'Alexandrie, ils étaient, sans aucun doute, beaucoup trop faibles, trop isolés, et trop abstraits, pour devoir pénétrer, à un degré quelconque, dans une telle éducation commune, quand même l'esprit fondamental du système ne les eût pas implicitement repoussés. Mieux on scrutera l'ensemble de cette mémorable organisation, plus on sera choqué de l'irrationnelle et profonde injustice que présente l'aveugle accusation absolue, tant répétée contre le catholicisme, d'avoir, sans distinction d'époques, toujours tendu à étouffer le développement populaire de l'intelligence humaine, dont il fut si long-temps, au contraire, le promoteur le plus efficace: le reproche banal du protestantisme, quant à la sage prohibition de l'église romaine relativement à la lecture indiscrète et vulgaire des livres sacrés empruntés au judaïsme, ne devrait pas être servilement reproduit par les philosophes impartiaux, qui, n'étant point retenus, comme les docteurs catholiques, par un respect forcé pour cette dangereuse habitude, pourraient franchement proclamer les graves inconvéniens, intellectuels et sociaux, radicalement inhérens à une telle pratique, qui, résultée du besoin logique de constituer au monothéisme une continuité indéfinie, tendait, chez la plupart des esprits ordinaires, à ériger en type social la notion rétrograde d'une antique théocratie, si antipathique aux vraies nécessités essentielles du moyen-âge. L'exacte interprétation générale des faits montre alors, au contraire, dans le clergé catholique, une disposition constante à faire universellement pénétrer toutes les lumières quelconques qu'il avait lui-même reçues, bien loin d'imiter, à cet égard, la concentration systématique propre au régime vraiment théocratique: et c'était là une suite inévitable de la division fondamentale des deux pouvoirs élémentaires, qui, dans l'intérêt même de sa légitime domination, conduisait cette hiérarchie à exciter partout un certain degré de développement intellectuel, sans lequel sa puissance générale n'aurait pu trouver un point d'appui suffisant. Au reste, il ne s'agit point directement, en ce moment, de l'appréciation mentale, ni même morale, naturellement examinée ci-après, de ce système général de l'éducation catholique, où nous ne devons maintenant considérer surtout que la haute influence politique qu'il procurait nécessairement à la hiérarchie sacerdotale, et qui devait évidemment résulter de l'ascendant spontané que tendent à conserver indéfiniment les directeurs primitifs de toute éducation réelle, quand elle n'est point bornée à la simple instruction; ascendant immédiat et général, inhérent à cette grande attribution sociale, abstraction faite d'ailleurs du caractère spécialement sacré de l'autorité spirituelle au moyen-âge, et des terreurs superstitieuses qui s'y rattachaient. Simultanément héritier, dès l'origine, de l'empirique sagesse des théocraties orientales, et des ingénieuses études de la philosophie grecque, le clergé catholique a dû ensuite s'appliquer inévitablement, avec une opiniâtre persévérance, à l'exacte investigation de la nature humaine, individuelle ou sociale, qu'il a réellement approfondie autant que peuvent le comporter des observations irrationnelles, dirigées ou interprétées par de vaines conceptions théologiques ou métaphysiques. Or, une telle connaissance, où sa supériorité générale était hautement irrécusable, devait éminemment favoriser son ascendant politique, puisque, dans un état quelconque de la société, elle constitue naturellement, de toute nécessité, la première base intellectuelle directe d'un pouvoir spirituel; les autres sciences ne pouvant obtenir, à cet égard, d'efficacité réelle que par leur indispensable influence rationnelle sur l'extension et l'amélioration de ces spéculations, politiquement prépondérantes, relatives à l'homme et à la société. On doit enfin concevoir l'institution, vraiment capitale, de la confession catholique, comme destinée à régulariser une importante fonction élémentaire du pouvoir spirituel, à la fois suite inévitable et complément nécessaire de cette attribution fondamentale que nous venons de considérer: car il est, d'une part, impossible que les directeurs réels de la jeunesse ne deviennent point spontanément, à un degré quelconque, les conseillers habituels de la vie active; et, d'une autre part, sans un tel prolongement d'influence morale, l'efficacité sociale de leurs opérations primitives ne saurait être suffisamment garantie, en vertu de leur aptitude exclusive à surveiller l'exécution journalière des principes de conduite qu'ils ont ainsi enseignés: il eût été d'ailleurs évidemment absurde que cette institution conservât indéfiniment les formes puériles, et même dangereuses, rappelées par l'étymologie d'une telle dénomination, et qui avaient dû subsister jusqu'à ce que la hiérarchie pût être suffisamment constituée. Rien ne peut, sans doute, mieux caractériser l'irrévocable décadence de l'ancienne organisation spirituelle, que la dénégation systématique, si ardemment propagée depuis trois siècles, d'une condition d'existence aussi simple et aussi évidente, ou la désuétude spontanée, non moins significative, d'un usage aussi bien adapté aux besoins élémentaires de notre nature morale, l'épanchement et la direction, qui, en principe, ne pouvaient certes être plus convenablement satisfaits que par la subordination volontaire de chaque croyant à un guide spirituel, librement choisi dans une vaste et éminente corporation, à la fois apte d'ordinaire à donner d'utiles avis et presque toujours incapable, par son heureuse position spéciale, désintéressée sans être indifférente, d'abuser d'une confiance qui constituait la seule base, constamment facultative, d'une telle autorité personnelle. Si l'on refuse, en effet, au pouvoir spirituel une semblable influence consultative sur la vie humaine, quelle véritable attribution sociale pourrait-il lui rester, qui ne puisse être encore plus justement contestée? Les puissans effets moraux de cette belle institution pour purifier par l'aveu et rectifier par le repentir, ont été si bien appréciés des philosophes catholiques, que nous sommes ici heureusement dispensés, à cet égard, de toute explication spéciale, au sujet d'une fonction qui a si utilement remplacé la discipline grossière et insuffisante, également précaire et tracassière, d'après laquelle, sous le régime polythéique, le magistrat s'efforçait si vainement de régler les mœurs par d'arbitraires prescriptions, en vertu de la confusion fondamentale des deux ordres des pouvoirs humains. Nous n'avons à l'envisager maintenant que comme une indispensable condition d'existence politique inhérente au gouvernement spirituel, quels qu'en soient la nature et le principe, et sans laquelle il ne pourrait suffisamment remplir son office caractéristique, qui doit y trouver simultanément ses informations élémentaires et ses premiers moyens moraux. Les graves abus qu'elle a produits, même aux plus beaux temps du catholicisme, doivent être bien moins rapportés à l'institution elle-même, abstraitement conçue, qu'à la nature vague et absolue de la philosophie théologique, seule susceptible, de toute nécessité, de constituer alors la base très imparfaite, soit moralement ou mentalement, de l'organisation spirituelle. Il résultait forcément, en effet, d'une telle situation, l'inévitable obligation de ce droit, en réalité presque arbitraire malgré les meilleurs réglemens, d'absolution religieuse, au sujet duquel les plus légitimes réclamations ne sauraient empêcher l'irrésistible besoin pratique de cette faculté continue, sans laquelle, à l'imminent péril de l'individu et de la société, une seule faute capitale aurait constamment déterminé un irrévocable désespoir, dont les suites habituelles auraient tendu à convertir bientôt cette salutaire discipline en un principe nécessaire d'incalculables perturbations. Après avoir, par l'ensemble des considérations précédentes, suffisamment ébauché désormais l'appréciation politique du catholicisme, en ce qui concerne les conditions fondamentales du gouvernement spirituel, celles qui, par leur nature, doivent toujours se manifester, à un degré et sous une forme d'ailleurs variables, dans une véritable organisation morale distincte, quel qu'en puisse être le principe, il nous reste encore, pour achever de connaître assez ce grand organisme du moyen-âge, de manière à bien comprendre les exigences réelles, soit de son existence passée, soit de sa vaine restauration ultérieure, à signaler aussi, par l'indication rapide mais caractéristique d'un point de vue plus spécial, ses principales conditions purement dogmatiques, afin de faire sentir que des croyances théologiques secondaires, aujourd'hui communément regardées comme socialement indifférentes, étaient cependant indispensables à la pleine efficacité politique de ce système factice et complexe, dont l'admirable mais passagère unité résultait péniblement de la laborieuse convergence d'une multitude d'influences hétérogènes, en sorte qu'une seule d'entre elles, profondément ruinée, tendait à entraîner spontanément une inévitable désorganisation, totale quoique graduelle. Nous avons déjà reconnu, à ce sujet, à la fin du chapitre précédent, que le strict monothéisme, tel que le rêvent nos déistes, serait à la fois d'un usage impraticable et d'une application stérile: et tout philosophe impartial qui tentera convenablement de mesurer, pour ainsi dire, la dose fondamentale de polythéisme que le catholicisme a dû nécessairement conserver en la régularisant d'après son principe propre, reconnaîtra qu'elle fut, en général, aussi réduite que le comportent essentiellement les besoins inévitables, intellectuels ou sociaux, du véritable esprit théologique. Mais nous devons, en outre, considérer maintenant, dans le catholicisme, les plus importans des divers dogmes accessoires, qui, dérivés, plus ou moins spontanément, de la conception théologique caractéristique, en ont constitué surtout des développemens plus ou moins indispensables à l'entier accomplissement de sa grande destination provisoire pour l'évolution sociale de l'humanité. La tendance, éminemment vague et mobile, qui caractérise spontanément, même à l'état de monothéisme, les conceptions théologiques, devrait profondément compromettre, de toute nécessité, leur efficacité sociale, en exposant, d'une manière presque indéfinie, dans la vie réelle, les préceptes pratiques dont elles sont la base à des modifications essentiellement arbitraires, déterminées par les diverses passions humaines, si cet imminent péril continu n'était régulièrement conjuré par une active surveillance fondamentale du pouvoir spirituel correspondant. C'est pourquoi la soumission d'esprit, évidemment indispensable, à un certain degré, à toute organisation quelconque du gouvernement moral de l'humanité, avait besoin d'être beaucoup plus intense sous le régime théologique, qu'elle ne devra le devenir, comme je l'indiquerai plus tard, sous le régime positif, où la nature des doctrines pousse d'elle-même à une convergence presque suffisante, et n'exige, par suite, qu'un recours bien moins spécial et moins fréquent à l'autorité interprétative ou directrice. Ainsi, le catholicisme, afin de constituer et de maintenir l'unité nécessaire à sa destination sociale, a dû contenir autant que possible le libre essor individuel, inévitablement discordant, de l'esprit religieux, en érigeant directement la foi la plus absolue en premier devoir du chrétien; puisque, en effet, sans une telle base, toutes les autres obligations morales perdaient aussitôt leur seul point d'appui. Si cette évidente nécessité du système catholique tendait réellement, suivant l'accusation banale, à fonder l'empire du clergé bien plus que celui de la religion, l'école positive, avec la pleine indépendance qui la caractérise, et que ne pouvaient manifester les philosophes catholiques au sujet des vices radicaux de leurs propres doctrines, ne doit pas craindre aujourd'hui de reconnaître hautement que cette substitution tant reprochée avait dû être, au fond, essentiellement avantageuse à la société; car la principale utilité pratique de la religion a dû alors consister réellement à permettre l'élévation provisoire d'une noble corporation spéculative, éminemment apte, comme je l'ai expliqué, par la nature de son organisation, à diriger heureusement, pendant sa période ascensionnelle, les opinions et les mœurs, quoique condamnée ensuite à une irrévocable décadence, non par les défauts essentiels de sa constitution propre, mais précisément, au contraire, par l'inévitable imperfection d'une telle philosophie, dont l'ascendant mental et social devait être purement provisoire, comme le reste de ce volume le rendra, j'espère, de plus en plus incontestable. Cette indispensable considération générale doit toujours dominer désormais toute appréciation vraiment rationnelle du catholicisme, aussi bien sous l'aspect purement dogmatique que sous le point de vue directement politique; elle peut seule conduire à saisir le véritable caractère de certaines croyances, dangereuses sans doute, mais imposées par la nature ou les besoins du système, et qui n'ont jamais pu être jusqu'ici philosophiquement jugées; elle doit enfin faire spontanément comprendre l'importance capitale que tant d'esprits supérieurs ont jadis attachée à certains dogmes spéciaux, qu'un examen superficiel dispose maintenant à proclamer inutiles à la destination finale, mais qui, au fond, étaient d'ordinaire intimement liés aux exigences réelles soit de l'unité ecclésiastique, soit de l'efficacité sociale. Dans le Traité spécial déjà promis, un tel esprit philosophique expliquera facilement plus tard l'irrécusable nécessité relative, intellectuelle ou sociale, des dogmes les plus amèrement reprochés au catholicisme, et qui, à raison même de cette intime obligation, ont dû, en effet, puissamment contribuer ensuite à sa décadence, en soulevant partout contre lui d'énergiques répugnances, à la fois mentales et morales. C'est ainsi, par exemple, que l'on peut aisément concevoir l'arrêt fondamental, aussi indispensable que douloureux, qui imposait directement la foi catholique comme une condition rigoureuse du salut éternel, et sans lequel, en effet, il est évident que rien ne pouvait plus contenir la divergence spontanée des croyances théologiques, à moins de recourir sans cesse à une intervention temporelle bientôt illusoire: et, néanmoins, cette fatale prescription, qui conduit inévitablement à la damnation de tous les hétérodoxes quelconques, même involontaires, a dû sans doute, justement exciter, plus qu'aucune autre, au temps de l'émancipation, une profonde indignation unanime; car rien peut-être n'est aussi propre à confirmer, sous le rapport moral, cette destination purement provisoire si clairement inhérente, sous l'aspect mental, à toutes les doctrines religieuses, alors graduellement amenées à convertir un ancien principe d'amour en un motif final de haine insurmontable, comme on le verrait désormais de plus en plus, depuis la dispersion des croyances, si leur activité sociale ne tendait enfin vers une extinction totale et commune. Le fameux dogme de la condamnation originelle de l'humanité tout entière, qui, moralement, est encore plus radicalement révoltant que le précédent, constituait aussi un élément nécessaire de la philosophie catholique, non-seulement par sa relation spontanée à l'explication théologique des misères humaines, qui en a reproduit, en tant d'autres systèmes religieux, le germe essentiel, mais aussi, d'une manière plus spéciale, pour motiver convenablement la nécessité générale d'une rédemption universelle, sur laquelle repose toute l'économie de la foi catholique. De même, il serait facile de reconnaître que l'institution, si amèrement critiquée, du purgatoire fut, au contraire, très heureusement introduite dans la pratique sociale du catholicisme, à titre d'indispensable correctif fondamental de l'éternité des peines futures: car, autrement, cette éternité, sans laquelle les prescriptions religieuses ne pouvaient être efficaces, eût évidemment déterminé souvent ou un relâchement funeste ou un effroyable désespoir, également dangereux l'un et autre pour l'individu et pour la société, et entre lesquels le génie catholique est parvenu à organiser cette ingénieuse issue, qui permettait de graduer immédiatement, avec une scrupuleuse précision, l'application effective du procédé religieux aux convenances de chaque cas réel; quels qu'aient dû être d'ailleurs les abus ultérieurs d'un expédient aussi arbitraire, on n'y doit pas moins voir l'une des conditions usuelles imposées par la nature du système, comme je l'ai indiqué ci-dessus quant au droit d'absolution. Parmi les dogmes plus spéciaux, un examen analogue mettrait en pleine évidence la nécessité politique du caractère intimement divin attribué au premier fondateur, réel ou idéal, de ce grand système religieux, par suite de la relation profonde, incontestable quoique jusqu'ici mal démêlée, d'une telle conception avec l'indépendance radicale du pouvoir spirituel, ainsi spontanément placé sous une inviolable autorité propre, invisible mais directe; tandis que, dans l'hypothèse arienne, le pouvoir temporel, en s'adressant immédiatement à la providence commune, devait être bien moins disposé à respecter la libre intervention du corps sacerdotal, dont le chef mystique était alors bien moins éminent. On ne peut aujourd'hui se former une juste idée des immenses difficultés de tout genre qu'a dû si long-temps combattre le catholicisme pour organiser enfin la séparation fondamentale des deux pouvoirs élémentaires; et, par suite, on apprécie très imparfaitement les ressources diverses que cette grande lutte a exigées, et entre lesquelles figure, au premier rang, une telle apothéose, qui tendait à relever extrêmement la dignité de l'église aux yeux des rois, pendant que, d'un autre côté, une rigoureuse unité divine aurait trop favorisé, en sens inverse, la concentration de l'ascendant social: aussi l'histoire nous manifeste-t-elle alors, d'une manière très variée et fort décisive, la secrète prédilection opiniâtre de la plupart des rois pour l'hérésie d'Arius, où leur instinct de domination sentait confusément un puissant moyen de diminuer l'indépendance pontificale et de favoriser la prépondérance sociale de l'autorité temporelle. Le dogme célèbre de la présence réelle, qui, malgré son étrangeté mentale, ne constituait, au fond, qu'une sorte de prolongement spontané du dogme précédent, comportait évidemment, au plus haut degré, la même efficacité politique, en attribuant au moindre prêtre un pouvoir journalier de miraculeuse consécration, qui devait le rendre éminemment respectable à des chefs dont la puissance matérielle, quelle qu'en fut l'étendue, ne pouvait jamais aspirer à d'aussi sublimes opérations: en un mot, outre l'excitation toujours nouvelle que la foi devait en recevoir continuellement, une telle croyance rendait le ministère ecclésiastique plus irrécusablement indispensable; tandis qu'avec des conceptions plus simples et un culte moins spécial, les magistrats temporels, tendant sans cesse à la suprématie, auraient aisément conçu la pensée de se passer essentiellement de l'intervention sacerdotale, sous la seule condition d'une vaine orthodoxie, comme la décomposition graduelle du christianisme l'a montré de plus en plus dans le cours des trois derniers siècles. Si, après avoir ainsi considéré l'ensemble dogmatique du catholicisme, on soumettait à une appréciation analogue le culte proprement dit, qui n'en était qu'une conséquence nécessaire et une inévitable manifestation permanente, on y vérifierait, d'une manière plus ou moins prononcée, outre d'importans moyens moraux d'action individuelle et d'union sociale, une semblable destination politique, qu'il suffira d'indiquer ici rapidement pour la pratique la plus capitale; sans parler même de ces mémorables sacremens, dont la succession graduelle, très rationnellement combinée, devait solennellement rappeler à chaque croyant, aux plus grandes époques de sa vie, et dans tout son cours régulier, l'esprit fondamental du système universel, par des signes spécialement adaptés au vrai caractère de chaque situation. Mentalement envisagée, la messe catholique offre, sans doute, un aspect très peu satisfaisant, puisque la raison humaine n'y saurait voir, à vrai dire, qu'une sorte d'opération magique, terminée par l'accomplissement d'une pure évocation, réelle quoique mystique: mais, au contraire, du point de vue social, on y doit reconnaître, à mon gré, une très heureuse invention de l'esprit théologique, destinée à réaliser la suppression universelle et irrévocable des sanglans ou atroces sacrifices du polythéisme, en donnant le change, par un sublime subterfuge, à ce besoin instinctif du sacrifice, qui est nécessairement inhérent à tout régime religieux, et que satisfaisait ainsi chaque jour, au-delà de toute possibilité antérieure, l'immolation volontaire de la plus précieuse victime imaginable. Quelque imparfaites que doivent être nécessairement d'aussi sommaires indications sur les divers articles essentiels du dogme et du culte catholiques, dont l'appréciation plus développée serait ici déplacée, elles suffiront, j'espère, pour faire déjà sentir, à tous les vrais philosophes, la nature et l'importance d'un tel ordre de considérations, en attendant l'examen ultérieur ci-dessus annoncé. Plus on approfondira, dans cet esprit positif, l'étude générale du catholicisme au moyen-âge, mieux on s'expliquera l'immense intérêt, non moins social que mental, qu'inspiraient alors universellement tant de mémorables controverses, au milieu desquelles d'éminens génies ont su faire graduellement surgir l'admirable organisation catholique, quoique une superficielle critique les fasse aujourd'hui généralement regarder comme ayant dû toujours être aussi indifférentes qu'elles le sont spontanément devenues depuis l'inévitable décadence du système correspondant. Les infatigables efforts de tant d'illustres docteurs ou pontifes pour combattre l'arianisme, qui tendait nécessairement à ruiner l'indépendance sacerdotale, leurs luttes, non moins capitales, contre le manichéisme, qui menaçait directement l'économie fondamentale du catholicisme, en voulant y substituer le dualisme à l'unité, et beaucoup d'autres débats justement célèbres, n'étaient certes point alors plus dépourvus de destination sérieuse et profonde, même politique, que les contestations les plus agitées de nos jours, et qui paraîtraient peut-être, dans un avenir moins lointain, tout aussi étranges, à des philosophes incapables de discerner les graves intérêts sociaux dissimulés par les thèses mal conçues dont notre siècle est inondé. Une médiocre connaissance de l'histoire ecclésiastique devrait assurément confirmer cette maxime évidente de la saine philosophie, qui établit directement la haute impossibilité que de telles controverses, ardemment poursuivies, pendant plusieurs siècles, par les meilleurs esprits contemporains, et inspirant la plus vive sollicitude à toutes les nations civilisées, fussent radicalement dénuées de signification réelle, mentale ou sociale: et, en effet, les historiens catholiques ont justement noté que toutes les hérésies de quelque importance se trouvaient habituellement accompagnées de graves aberrations morales ou politiques, dont la filiation logique serait presque toujours facile à établir, d'après des considérations analogues à celles que je viens d'indiquer pour les cas principaux. Telle est donc la faible ébauche, à laquelle je suis obligé de me borner ici, pour la juste appréciation politique de cet immense et admirable organisme, éminent chef-d'œuvre politique de la sagesse humaine, graduellement élaboré, pendant dix siècles, sous des modes très variés mais tous solidaires, depuis le grand saint Paul, qui en a d'abord conçu l'esprit général, jusqu'à l'énergique Hildebrand, qui en a coordonné enfin l'entière constitution sociale; les développemens intermédiaires ayant d'ailleurs exigé, dans ce vaste intervalle, le puissant concours, intellectuel et moral, si divers et si actif, de tous les hommes supérieurs dont notre espèce pouvait alors s'honorer, les Augustin, les Ambroise, les Jérôme, les Grégoire, etc., dont l'unanime tendance vers la fondation d'une telle unité générale, quoique souvent entravée par l'ombrageuse médiocrité du vulgaire des rois, fut presque toujours hautement secondée par tous les souverains doués d'un vrai génie politique, comme l'immortel Charlemagne, l'illustre Alfred, etc. Après avoir ainsi caractérisé le régime monothéique du moyen-âge relativement à l'organisation spirituelle qui en constituait le principal fondement, il devient facile de procéder maintenant, d'une manière très sommaire mais pleinement suffisante, à l'examen philosophique de l'organisation temporelle correspondante, afin que, l'analyse politique d'un tel régime étant dès-lors complétée, nous puissions ensuite le considérer surtout sous le rapport purement moral, et enfin sous l'aspect mental. Les nombreuses tentatives d'appréciation philosophique auxquelles a donné lieu jusqu'ici l'ordre temporel du moyen-âge, lui ont toujours laissé un caractère essentiellement fortuit, en y attribuant une influence démesurée aux invasions germaniques, d'où il semblerait ainsi exclusivement émané. Il importe beaucoup à la saine philosophie politique de rectifier totalement cette irrationnelle conception, qui tend à interrompre radicalement, dans l'un de ses termes les plus remarquables, l'indispensable continuité de la grande série sociale. Or, cette rectification capitale résulte directement, avec une heureuse spontanéité, comme je vais l'indiquer, de notre théorie fondamentale du développement social, suivant laquelle on pourrait presque construire _à priori_ les principaux attributs distinctifs d'un tel régime, d'après le système romain, modifié par l'influence catholique, dont l'avènement graduel, désormais pleinement motivé par l'ensemble de nos explications antérieures, ne doit plus certes conserver maintenant rien d'accidentel: on peut, du moins, ainsi reconnaître aisément que, sans les invasions, le seul poids des divers antécédens eût naturellement constitué, en occident, vers cette époque, un système politique essentiellement analogue au système féodal proprement dit. A la vérité, une rationnalité moins exigeante pourrait suggérer la pensée d'ôter à ce grand spectacle historique ce caractère fortuit qui le dénature dans les conceptions actuelles, en se bornant, par un procédé bien plus facile, mais beaucoup moins satisfaisant, à montrer seulement que ces mémorables invasions successives, loin d'être aucunement accidentelles, devaient nécessairement résulter de l'extension finale de la domination romaine. Quoique une telle considération ne puisse, en elle-même, nullement suffire ici à notre but principal, il convient cependant de la signaler d'abord, à titre d'éclaircissement accessoire et préliminaire pour l'ensemble temporel du moyen-âge. Or, en appliquant convenablement les principes établis, dans le chapitre précédent, sur les limites nécessairement posées à l'agrandissement progressif de l'empire romain, il est aisé de reconnaître, en général, que cet empire devait être inévitablement borné, d'un côté, par les grandes théocraties orientales, trop éloignées, et surtout trop peu susceptibles, par leur nature, d'une véritable incorporation; d'un autre côté, en occident surtout, par les peuples, chasseurs ou pasteurs, qui, n'étant point encore vraiment domiciliés, ne pouvaient être proprement conquis: en sorte que, vers le temps de Trajan ou des Antonins, ce système avait essentiellement acquis toute l'étendue réelle qu'il pouvait comporter, et que devait bientôt suivre une irrésistible réaction. Sous le second aspect, qui doit naturellement prévaloir au sujet de cette réaction, il est clair, en effet, que l'état pleinement agricole et sédentaire n'est pas moins indispensable chez les vaincus que chez les vainqueurs pour l'entière efficacité de tout vrai système de conquête, auquel échappe spontanément, à moins d'une destruction radicale, toute population nomade, toujours disposée, dans ses défaites, à chercher ailleurs un refuge assuré, d'où elle doit tendre ensuite à revenir à son point de départ, avec d'autant plus d'intensité qu'elle aura été graduellement plus refoulée. D'après un tel mécanisme nécessaire, si bien expliqué par Montesquieu, les invasions, quoique moins systématiques, ne furent point, en réalité, plus accidentelles que les conquêtes qui les avaient provoquées; puisque ce refoulement graduel, en gênant de plus en plus les conditions d'existence des peuples nomades, devait finir par hâter beaucoup leur transition spontanée à la vie agricole; et alors le mode d'exécution le plus naturel devait être, sans doute, au lieu des pénibles travaux qu'eût exigés ce nouvel établissement dans leurs retraites si peu convenables, de s'emparer, dans les parties adjacentes de l'empire, de territoires très favorables et déjà préparés, dont les possesseurs, de plus en plus énervés par l'extension même de cette domination, devenaient de plus en plus incapables de résister à cette énergique tendance. Le développement effectif de cette inévitable réaction ne fut pas, à vrai dire, moins graduel que celui de l'action principale; et l'on n'en juge d'ordinaire autrement que par suite d'une disposition irrationnelle à ne considérer que les invasions pleinement heureuses: une judicieuse exploration montre, au contraire, que ces envahissemens avaient réellement commencé, sur une grande échelle, plusieurs siècles avant que Rome eût acquis son principal ascendant européen; seulement ils ne sont devenus susceptibles de succès permanens que par l'épuisement croissant de l'énergie romaine, après que l'empire eut été suffisamment agrandi. Cette tendance progressive était alors un résultat tellement spontané de la situation générale du monde politique, qu'elle avait donné lieu, long-temps avant le cinquième siècle, à d'irrésistibles concessions, de plus en plus importantes, soit par l'incorporation directe des barbares aux armées romaines, soit par l'abandon volontaire de certaines provinces, sous la condition naturelle de contenir les nouveaux prétendans. Quoique notre attention philosophique doive rester concentrée sur l'élite de l'humanité, comme je l'ai motivé au début de ce volume, il était cependant nécessaire d'apprécier ici sommairement cette immense réaction fondamentale, qui, bien plus vaste et plus durable qu'on ne le conçoit communément, a suscité, au moyen-âge, le principal essor permanent de l'activité militaire, ainsi que je vais l'expliquer. En comparant, dans leur ensemble, l'ordre féodal et l'ordre romain, on reconnaît aisément que, malgré l'inévitable prolongation générale du régime essentiellement militaire, ce système avait partout subi, au moyen-âge, une transformation capitale, suite spontanée de la nouvelle situation du monde civilisé, et principe temporel des modifications universelles de la constitution sociale. On voit ainsi, en effet, que l'activité militaire, quoique toujours très développée, tendait à perdre de plus en plus le caractère éminemment offensif qu'elle avait jusque alors conservé, pour se réduire graduellement à un caractère purement défensif; comme peuvent déjà le faire présumer les remarques habituelles de tous les historiens judicieux sur le contraste frappant, propre à l'organisation féodale, entre son aptitude défensive très prononcée et son peu d'efficacité offensive. Sans doute, le catholicisme a puissamment influé sur cette heureuse transformation, où je signalerai bientôt sa participation générale: mais il n'eût pu la déterminer entièrement, si elle n'eût d'abord résulté spontanément de l'ensemble des antécédens, aussi bien que le catholicisme lui-même, à l'essor duquel elle était d'ailleurs indispensable à un certain degré. Or, on ne saurait douter que cette modification radicale ne dût être nécessairement produite enfin par l'extension même de la domination romaine; puisque, quand une fois le système de conquête eut acquis toute la plénitude dont il était susceptible, il fallait bien que les principaux efforts militaires se tournassent habituellement vers une conservation, devenue leur seul objet capital, et de plus en plus menacée par l'énergie croissante des nations qui n'avaient pu être conquises, comme je viens de l'expliquer: il serait difficile de concevoir une plus irrécusable nécessité. Telle est donc la source, éminemment naturelle, du nouveau caractère général que doit alors prendre l'organisation temporelle, et qui, d'après ce principe évident, cesse assurément de pouvoir présenter rien d'accidentel. Il résulte, en effet, de cette différence fondamentale, que la constitution sociale, toujours essentiellement militaire, ayant dû s'adapter à cette nouvelle destination, a dû graduellement subir la transformation qui distingue le mieux, dans l'opinion commune, le régime féodal proprement dit, en faisant de plus en plus prévaloir la dispersion politique sur une concentration dont le maintien devenait continuellement plus difficile, en même temps que son but principal avait réellement cessé d'exister: car, l'une de ces tendances n'est pas moins convenable à la défense, où chacun doit exercer une participation directe, spéciale, et actuelle, que l'autre ne l'est à la conquête, qui exige, au contraire, la subordination profonde et continue de toutes les opérations partielles à l'impulsion directrice. C'est ainsi que chaque chef militaire, se tenant constamment disponible pour la défense territoriale, qui ne pouvait cependant imposer habituellement une activité soutenue, a tendu spontanément à ériger un pouvoir presque indépendant, sur la portion de pays qu'il était capable de protéger suffisamment, à l'aide des guerriers qui s'attachaient à sa fortune, et dont le gouvernement journalier devait former sa principale occupation sédentaire, à moins que l'extension de sa puissance ne lui eût déjà permis de les récompenser eux-mêmes par de moindres concessions de même espèce, quelquefois susceptibles, à leur tour, d'être ultérieurement subdivisées, suivant l'esprit général du système. Abstraction faite des invasions germaniques, on peut aisément reconnaître, dans le système purement romain, depuis l'entier agrandissement de l'empire, cette tendance élémentaire au démembrement universel de l'ancien pouvoir, par les efforts très prononcés de la plupart des gouverneurs pour la conservation indépendante de leurs offices territoriaux, et même pour s'assurer directement une hérédité qui constituait le prolongement naturel et le gage le plus certain d'une telle indépendance. Une semblable tendance se fait nettement sentir jusque dans l'empire d'Orient, quoique si long-temps préservé de toute invasion sérieuse. La mémorable centralisation passagère, dont Charlemagne fut si justement destiné à devenir le noble organe, devait être le résultat naturel, mais fugitif, de la prépondérance générale des mœurs féodales, consommant, par l'acte le plus décisif, la séparation politique de l'Occident envers l'empire, dès-lors irrévocablement relégué en Orient, et préparant directement l'uniforme propagation ultérieure du système de féodalité, sans pouvoir d'ailleurs nullement contenir ensuite la tendance dispersive qui en constituait l'esprit. Enfin, le dernier attribut caractéristique de l'ordre féodal, celui qui concerne la modification radicale du sort des esclaves, résulte aussi nécessairement, avec non moins d'évidence, de ce changement fondamental dans la situation militaire, qui devait spontanément provoquer la transformation graduelle de l'esclavage antique en servage proprement dit, d'ailleurs si heureusement consolidée et perfectionnée par l'influence catholique, comme je l'indiquerai ci-après. Déjà, M. Dunoyer, dans l'utile et consciencieux ouvrage qu'il a publié en 1825, a très judicieusement apprécié, le premier, d'après une belle observation historique, l'importante amélioration que la condition générale des esclaves avait dû indirectement éprouver, par une suite naturelle de l'extension de la domination romaine, qui, resserrant et reculant de plus en plus le champ fondamental de la traite, toujours essentiellement extérieure à l'empire, devait la rendre graduellement plus rare et plus difficile, et finalement presque impossible. Or, il est évident que cette abolition continue de la principale traite, en réduisant le commerce des esclaves au seul mouvement intérieur, devait nécessairement tendre peu à peu à déterminer la transformation universelle de l'esclavage en servage, chaque famille se trouvant dès-lors involontairement conduite à attacher bien plus de prix à la conservation indéfinie de ses propres esclaves héréditaires, dont le renouvellement habituel ne pouvait plus être pleinement facultatif: en un mot, la cessation de la traite extérieure devait entraîner bientôt celle de la vente intérieure; et, par suite, les esclaves, désormais invariablement attachés à la maison ou à la terre, devenaient de véritables serfs, sauf l'indispensable complément moral d'une telle modification par l'inévitable intervention du catholicisme. Quelque sommaires que doivent être ici de semblables indications, leur nature est si simple et si claire qu'elles suffiront, j'espère, pour rendre irrécusable à tous les bons esprits cette proposition vraiment capitale de philosophie historique que, sous les trois aspects essentiels d'après lesquels l'organisation temporelle du moyen-âge peut être le mieux caractérisée, elle devait, de toute nécessité, résulter spontanément, indépendamment des invasions, de la nouvelle situation générale déterminée, dans le monde romain, par l'entière extension du système de conquête, enfin parvenu à son terme insurmontable: en sorte que le régime féodal en eût également surgi, sans aucune différence radicale, quand même les invasions n'eussent pas eu lieu, ce qui d'ailleurs était hautement impossible. Leur influence réelle n'a donc pu se faire principalement sentir que sur l'institution plus ou moins hâtive de ce régime inévitable; or, sous ce point de vue très secondaire, il est difficile de l'apprécier suffisamment, parce qu'elle a dû être à la fois favorable et contraire, les barbares étant, d'une part, mieux disposés sans doute que les Romains à cette nouvelle politique, dont leurs guerres continuelles devaient, d'une autre part, gêner le développement: en sorte que je n'oserais finalement décider si l'essor initial a été ainsi accéléré ou retardé; question, au reste, en elle-même fort peu importante, et presque oiseuse, dès qu'on a reconnu la spontanéité fondamentale du nouvel ordre temporel, et, en outre, la nécessité d'une telle cause accessoire, ce qui suffit évidemment pour dissiper déjà toute cette apparence accidentelle et fortuite qui dissimule encore aux meilleurs esprits le vrai caractère de cette grande transformation sociale. Afin de mieux manifester une telle spontanéité, je devais d'abord apprécier ces principaux attributs temporels du système politique propre au moyen-âge, en y faisant abstraction totale des influences spirituelles correspondantes, et me bornant à constater, envers chacun d'eux, sa filiation directe et nécessaire, d'après la seule tendance naturelle des antécédens généraux. Mais, pour compléter suffisamment cette conception élémentaire, il faut maintenant y rétablir cette intervention fondamentale du catholicisme, qui, alors profondément incorporée aux mœurs et même aux institutions, a tant contribué à imprimer à l'organisation féodale le caractère qui la distingue, en y développant et perfectionnant les principes essentiels qui résultaient de la nouvelle situation sociale. Cette participation complémentaire était, évidemment, encore moins accidentelle que la tendance principale: ce qui a d'ailleurs conduit quelquefois à en exagérer l'influence réelle, en y rapportant presque exclusivement la formation d'un tel régime, indépendamment de tout mouvement temporel; tandis que, en général, l'action spirituelle ne saurait, par sa nature, jamais obtenir d'efficacité que sur des élémens préexistans, et d'après des dispositions antérieures et spontanées. Les résultats essentiels ne peuvent, sous ce second aspect, être principalement attribués aux invasions germaniques, puisque cette inévitable influence les avait certainement précédées; dès son origine purement romaine, elle tendait nécessairement à modifier de plus en plus la constitution sociale conformément à la nouvelle situation de l'empire. Éminemment placée, par sa nature, au point de vue d'où l'on pouvait alors le mieux saisir l'ensemble des évènemens, la corporation spirituelle, quoique son organisation propre fût encore peu avancée, avait très bien prévu d'ailleurs l'irrésistible nécessité de tels envahissemens, et s'était depuis long-temps noblement préparée à en modérer, aux jours du choc, la sauvage impétuosité, en s'efforçant, par de courageuses missions, d'amener d'avance à la foi commune ces énergiques populations, chez lesquelles toutefois le catholicisme s'était le plus souvent arrêté à l'état d'arianisme, en vertu des motifs politiques précédemment signalés. Malgré cette fréquente imperfection, si difficile à éviter, et qui fut alors une source féconde de graves embarras, l'histoire manifeste hautement, en beaucoup d'occasions capitales, l'heureuse influence habituelle de l'intervention catholique pour prévenir ou atténuer les dangers des irruptions successives; indépendamment de l'appui évident que devaient ensuite trouver ordinairement les vaincus, après la conquête, dans un puissant clergé qui, pendant plusieurs siècles, dut être partout essentiellement recruté parmi eux, et qui surtout devait être presque toujours intimement disposé, soit par l'esprit de son institution, soit par l'intérêt même d'une domination toute morale, à contenir, autant que possible, la brutale autorité des vainqueurs. Sous ce rapport, comme sous le précédent, il serait difficile, à vrai dire, de déterminer exactement si l'invasion a réellement accéléré ou retardé l'inévitable essor naturel du régime féodal: car, d'un côté, l'énergie morale et la rectitude intellectuelle de ces nations grossières étaient certainement plus favorables, au fond, à l'action de l'église, une fois surmontés les premiers obstacles, que l'esprit sophistique et les mœurs corrompues des Romains énervés; mais, d'une autre part, leur état mental trop éloigné d'abord du monothéisme, et leur profond mépris pour la race conquise, devaient constituer d'importantes entraves à l'efficacité civilisatrice du catholicisme. Quoi qu'il en soit, à cet égard aussi bien qu'à l'autre, de cette question secondaire, essentiellement insoluble, et heureusement fort oiseuse, nous devons maintenant analyser la participation fondamentale de l'influence catholique au développement graduel de l'organisation féodale, successivement envisagée sous chacun des trois aspects essentiels ci-dessus caractérisés, et envers lesquels les principales tendances temporelles sont désormais suffisamment appréciées, abstraction faite d'ailleurs de toute perturbation quelconque. Relativement au premier de ces trois attributs généraux, nous avons déjà reconnu, au chapitre précédent, l'aptitude nécessaire du monothéisme à seconder directement la transformation graduelle du système primitif de conquête en système essentiellement défensif, surtout quand l'heureuse séparation des deux pouvoirs élémentaires permet d'y réaliser suffisamment une telle propriété, ailleurs contenue et dissimulée par leur vicieuse concentration. Il serait inutile de s'arrêter ici à constater cette tendance permanente dans le catholicisme, où elle devait naturellement exister au plus haut degré, puisque l'esprit de son institution, l'ensemble de sa propre organisation, et même son ambition spéciale, le poussaient directement à réunir autant que possible les diverses nations chrétiennes en une seule famille politique, sous la conduite habituelle de l'église. Quoique cette noble influence ait été entravée par les mœurs belliqueuses de cette époque, il est probable, suivant la juste remarque de De Maistre, qu'elle y a prévenu beaucoup de guerres, dont la sage médiation du clergé étouffait d'abord le germe; on conçoit d'ailleurs aisément, indépendamment de toute opposition de principes et de sentimens, que l'église devait, en général, considérer la guerre comme diminuant son ascendant ordinaire sur les chefs temporels: si la discontinuité périodique qu'elle était alors parvenue à imposer, en principe, aux opérations militaires, avait pu être suffisamment respectée, elle eût profondément contenu l'essor guerrier, incompatible avec de telles intermittences. Toutes les grandes expéditions, essentiellement communes à tous les peuples catholiques, malgré qu'un seul en eût pris ordinairement l'initiative, furent, au fond, réellement défensives, et toujours destinées à mettre un terme, répressif ou préventif, aux invasions successives, qui tendaient à devenir habituelles: telles furent surtout les guerres de Charlemagne, d'abord contre les Saxons, et ensuite contre les Sarrasins; et, plus tard, les croisades elles-mêmes, unique moyen décisif d'arrêter l'envahissement du mahométisme, et qui, envisagées sous cet important point de vue, ont, en général, pleinement réussi, comme De Maistre l'a judicieusement remarqué. Le second caractère essentiel de l'organisation féodale, c'est-à-dire, l'esprit général de décomposition primitive de l'autorité temporelle en petites souverainetés territoriales hiérarchiquement subordonnées entre elles, a été puissamment secondé par le catholicisme, qui a tant influé, d'une part, sur la transformation universelle des bénéfices viagers en fiefs héréditaires, et, d'une autre part, sur la coordination définitive des principes corelatifs d'obéissance et de protection, base essentielle d'une telle discipline sociale. Sous le premier aspect, il est évident que le catholicisme, qui avait radicalement exclu de son sein toute hérédité de fonctions, n'a pu, au contraire, favoriser cette hérédité temporelle ni par pure routine, ni par esprit de caste; il a dû être essentiellement guidé par un sentiment profond, quoique confus, des vraies nécessités sociales au moyen-âge. La constitution de l'église avait fait, comme je l'ai expliqué, une large part politique aux droits légitimes de la capacité: il fallait, en même temps, que les conditions de la stabilité fussent convenablement garanties, dans l'intérêt final de la destination totale du système. Or, tel fut alors éminemment l'effet principal de l'hérédité féodale, quelque oppressive qu'elle ait dû devenir ultérieurement. Par suite à la fois de la séparation fondamentale des deux pouvoirs, qui réservait au clergé les combinaisons politiques les plus difficiles, et de la grande transformation militaire ci-dessus expliquée, qui simplifiait beaucoup la plupart des opérations guerrières, chaque chef de famille féodale devait ordinairement être assez capable pour diriger suffisamment, après une éducation spéciale, alors essentiellement domestique, l'exercice de son autorité territoriale: ce qui importait principalement c'était, sans doute, de l'attacher au sol, de lui transmettre, avec une pleine efficacité, les traditions politiques, surtout locales; de lui inspirer de bonne heure les sentimens et les mœurs correspondans à sa position future; de l'intéresser spontanément, de la manière la plus intime, au sort de ses inférieurs, vassaux ou serfs; rien de tout cela ne pouvait être encore aucunement réalisé sans l'hérédité, dont la propriété essentielle, sensible, même aujourd'hui, malgré la diversité des besoins et des situations, consiste certainement dans la préparation morale de chacun à sa destination sociale. C'est ainsi que le catholicisme a dû être conduit à favoriser systématiquement l'esprit de caste par une dernière consécration partielle, nettement limitée à l'ordre temporel, et dont la nature purement provisoire résultait nécessairement de sa contradiction radicale avec l'ensemble de la constitution catholique, comme je l'ai déjà indiqué. Quant à la sage régularisation générale des obligations réciproques de la tenure féodale, la haute participation du catholicisme y est assurément trop évidente pour que nous devions nous y arrêter dans une aussi rapide indication: quelque intérêt que dût d'ailleurs offrir la juste appréciation philosophique de cette admirable combinaison, trop peu comprise aujourd'hui, entre l'instinct d'indépendance et le sentiment de dévouement; qui, essentiellement inconnue à toute l'antiquité, suffirait seule à constater la supériorité sociale du moyen-âge, où elle a tant contribué à élever la dignité morale de la nature humaine, à la vérité chez un petit nombre de familles privilégiées, mais destinées cependant à servir ensuite de type spontané à toutes les autres classes, à mesure que devait s'accomplir leur émancipation graduelle. Enfin, l'influence nécessaire du catholicisme n'est pas moins irrécusable sur la transformation universelle de l'esclavage en servage, qui constitue le dernier attribut essentiel de l'organisation féodale. La tendance générale du monothéisme à modifier profondément l'esclavage, au moins en adoucissant la conduite des maîtres, est sensible jusque dans le mahométisme, malgré la confusion fondamentale qui y persiste encore entre les deux grands pouvoirs sociaux. Elle devait donc être extrêmement prononcée dans le système catholique, qui, ne se bornant pas à une simple prescription morale, quelle qu'en fût l'imposante recommandation, interposait directement, entre le maître et l'esclave ou entre le seigneur et le serf, une salutaire autorité spirituelle, également respectée de tous deux, et continuellement disposée à les ramener à leurs devoirs mutuels. Malgré la décadence actuelle du catholicisme, on peut encore observer, même aujourd'hui, des traces incontestables de cette inévitable propriété, en comparant le sort général des esclaves nègres, de l'Amérique protestante à l'Amérique catholique, puisque la supériorité de celle-ci est, à cet égard, hautement reconnue de tous les explorateurs impartiaux; quoique d'ailleurs le clergé romain ne soit malheureusement pas étranger à la réalisation primitive de cette grande aberration moderne, si contraire à l'ensemble de sa doctrine et de sa constitution. Dès son premier essor social, la puissance catholique n'a cessé de tendre, toujours et partout, avec une infatigable persévérance, à l'entière abolition de l'esclavage, qui, depuis l'accomplissement du système de conquête, avait cessé de former une indispensable condition d'existence politique, et n'aboutissait plus qu'à entraver radicalement tout développement social: on conçoit, du reste, aisément que cette tendance élémentaire ait dû quelquefois être dissimulée et presque annulée par suite d'obstacles particuliers à certains peuples catholiques. Il faut, en dernier lieu, concevoir ici la grande institution de la chevalerie comme ayant, par sa nature, spontanément réalisé un admirable résumé permanent des trois caractères essentiels dont nous venons ainsi de compléter l'appréciation sommaire dans l'organisation temporelle du moyen-âge. De quelques abus qu'elle ait dû être habituellement entourée, il est impossible de méconnaître son éminente utilité sociale, tant que le pouvoir central n'a pas pu assez prévaloir pour régulariser directement l'ordre intérieur de la nouvelle société. Quoique le monothéisme musulman n'ait pas été étranger, même avant les croisades, au développement graduel de ces nobles associations, correctif naturel d'une insuffisante protection individuelle, il est néanmoins évident que leur libre essor est un produit spontané de l'esprit général du moyen-âge, où l'on ne saurait méconnaître surtout la salutaire influence, ostensible ou secrète, du catholicisme, tendant à convertir enfin un simple moyen d'éducation militaire en un puissant instrument de sociabilité. L'organisation caractéristique de ces mémorables affiliations, où, jusqu'à l'extinction totale du système féodal, le mérite l'emportait sur la naissance et même sur la plus haute autorité, a été puissamment secondée par cette conformité générale avec l'esprit du catholicisme, quoique elle ait eu d'abord, comme tous les autres élémens de ce régime, une origine purement temporelle. Toutefois, malgré que la chevalerie constitue l'une des plus éclatantes manifestations générales de l'inévitable supériorité sociale du moyen-âge sur l'antiquité, il ne faut pas négliger de signaler rapidement le danger capital que l'une de ses principales branches a dû faire naître contre l'ensemble de ce grand édifice politique, et surtout contre l'admirable division fondamentale des deux pouvoirs sociaux. Ce danger a commencé à surgir lorsque les besoins spéciaux des croisades ont déterminé la formation régulière de ces ordres exceptionnels de chevalerie européenne, où le caractère monastique était intimement uni au caractère militaire, afin de mieux s'adapter aux nécessités propres de cette importante destination. On conçoit, en effet, que, chez de tels chevaliers, une combinaison aussi contraire à l'esprit et aux conditions du système total devait tendre directement, aussitôt que le but particulier de cette création anomale aurait été suffisamment réalisé, à développer éminemment une monstrueuse ambition, en leur faisant rêver une nouvelle concentration des deux puissances élémentaires. Telle fut, en principe, la célèbre histoire des Templiers, dont notre théorie fait ainsi spontanément découvrir enfin la véritable explication générale: car, cet ordre fameux doit être finalement regardé comme instinctivement constitué, par sa nature, en une sorte de conjuration permanente, menaçant à la fois la royauté et la papauté, qui, malgré leurs démêlés habituels, ont su se réunir enfin pour sa destruction: c'est là, ce me semble, le seul grave danger politique qu'ait dû rencontrer l'ordre social du moyen-âge, qui, par sa remarquable correspondance avec la civilisation contemporaine, s'est en quelque sorte maintenu presque toujours par son propre poids, tant que cette conformité fondamentale a suffisamment persisté. Quelque rapide que dût être ici l'appréciation sommaire dont je viens de terminer l'indication, elle suffira, j'espère, pour montrer, en dernier résultat général, le système féodal comme le berceau nécessaire des sociétés modernes, considérées sous le seul aspect temporel. C'est là, en effet, qu'a directement commencé la transformation graduelle de la vie militaire en vie industrielle, qui constitue, à cet égard, le principal caractère élémentaire de la civilisation moderne, et qui fut certainement le but social vers lequel tendit l'ensemble de la politique européenne, intérieure ou extérieure, pendant tout le moyen-âge: peu importe d'ailleurs que cette conséquence universelle ait été ou non sentie par ceux-là même qui ont le plus contribué à la déterminer; puisque, d'après la complication supérieure des phénomènes politiques, la plupart de ceux qui y participent ne sauraient avoir conscience de leur efficacité réelle, si souvent contraire aux desseins les mieux concertés, surtout à mesure que la société humaine s'étend et se généralise. Dans l'ordre européen, il est clair que la principale activité militaire fut destinée, au moyen-âge, à poser d'insurmontables barrières à l'esprit d'invasion, dont la prolongation indéfinie menaçait d'arrêter le développement social: et cet indispensable résultat n'a été suffisamment obtenu que lorsque les peuples du Nord et de l'Est ont été enfin forcés, par la difficulté de trouver ailleurs de nouveaux établissemens, d'exécuter, dans leur propre pays, quelque défavorable qu'il pût être, leur transition finale à la vie agricole et sédentaire, moralement garantie, en outre, par leur conversion générale au catholicisme. Ainsi, ce que l'opération romaine avait commencé, pour la grande évolution préliminaire de l'humanité, en assimilant les peuples civilisés, l'opération féodale l'a dignement complété, en consolidant à jamais cette indispensable assimilation, par cela seul qu'il poussait irrésistiblement les barbares à se civiliser aussi. Envisagé dans l'ensemble de sa durée, le système féodal a pris la guerre à l'état défensif, et, après l'avoir, sous cette nouvelle nature, suffisamment développée, il a nécessairement tendu à son extirpation radicale, sauf les nécessités exceptionnelles, en la laissant ainsi sans aliment habituel, par suite même de la manière pleinement satisfaisante dont il avait rempli son noble mandat social. Dans l'ordre purement national, son influence nécessaire a concouru essentiellement à un semblable résultat général, soit en concentrant l'activité militaire chez une caste de plus en plus restreinte, dont l'autorité protectrice devenait compatible avec l'essor industriel de la population laborieuse, quelque chétive que dût être d'abord l'existence subalterne de celle-ci; soit en modifiant aussi de plus en plus, chez les chefs eux-mêmes, le caractère guerrier, qui, dès l'origine, radicalement défensif, devait ensuite, faute d'emploi suffisant, se transformer peu à peu en celui de grand propriétaire territorial, tendant à devenir le simple directeur suprême d'une vaste exploitation agricole, du moins quand il ne dégénérait pas en courtisan. La grande conclusion universelle, qui devait nécessairement caractériser, à tous égards, une telle économie, était donc, en un mot, l'inévitable abolition finale de l'esclavage et du servage, et ensuite l'émancipation civile de la classe industrielle, quand son développement propre a pu être assez prononcé, comme je l'indiquerai spécialement ci-après. Ayant ainsi convenablement opéré, pour notre but principal, l'importante et difficile appréciation politique, d'abord spirituelle, puis temporelle, de l'ensemble du régime monothéique du moyen-âge, dont le vrai caractère a toujours été si méconnu jusqu'ici, il ne nous reste plus maintenant qu'à en compléter l'analyse fondamentale, en examinant sommairement son admirable influence morale, et enfin son efficacité intellectuelle trop peu comprise. L'établissement social de la morale universelle ayant constitué, sans aucun doute, la principale destination finale du catholicisme, il semblerait d'abord que l'examen de cette grande attribution devait ici suivre immédiatement celui de l'organisation catholique, sans attendre que l'ordre temporel correspondant eût été directement considéré. Mais, malgré cette incontestable relation, en retardant à dessein une telle appréciation morale jusqu'à ce que l'ensemble de l'appréciation politique pût être convenablement terminé, j'ai voulu la mieux placer sous son vrai jour historique, en faisant ainsi sentir qu'elle doit être surtout rattachée au système total de l'organisation politique propre au moyen-âge, et non pas exclusivement à l'un de ses deux élémens essentiels, quelque fondamentale, ou même prépondérante, qu'ait dû d'ailleurs être, sous ce rapport, son indispensable participation. Si le catholicisme est venu, pour la première fois, régulariser enfin la véritable constitution morale de l'humanité, en attribuant directement à la morale, avec une irrésistible autorité, l'ascendant social convenable à sa nature, il n'est pas douteux, d'un autre côté, que l'ordre féodal, envisagé comme un simple résultat spontané de la nouvelle situation sociale, suivant les explications précédentes, a immédiatement introduit de précieux germes élémentaires d'une haute moralité, qui lui étaient entièrement propres, et sans lesquels l'opération catholique ne pouvait suffisamment réussir, quoique le catholicisme les ait ensuite admirablement développés et perfectionnés. En n'oubliant jamais que le catholicisme lui-même, d'après notre théorie, était, aussi bien que la féodalité, une suite nécessaire de l'ensemble des antécédens, l'heureuse harmonie qui a régné, à cet égard, entre ces deux grands élémens sociaux, ne fera point exagérer, au détriment de l'un, l'influence de l'autre, en attribuant uniquement au catholicisme une régénération morale, où il n'a dû être essentiellement que l'organe actif et rationnel d'un progrès naturellement amené par la nouvelle phase générale qu'avait alors atteinte l'évolution sociale de l'humanité. Il est clair, en effet, que la morale purement militaire et nationale, toujours subordonnée à la politique, qui avait dû caractériser, comme je l'ai établi, l'économie sociale de toute l'antiquité, afin que son indispensable destination provisoire pût être suffisamment accomplie, devait nécessairement tendre ensuite à se transformer spontanément en une morale de plus en plus pacifique et universelle, dont l'ascendant politique deviendrait de plus en plus prononcé, depuis que cette opération préliminaire avait été convenablement réalisée, par l'entière extension finale du système de conquête, désormais radicalement changé en système défensif. Or, la gloire sociale du catholicisme, celle qui lui méritera la reconnaissance éternelle de l'humanité, lorsque les croyances théologiques quelconques n'existeront plus que dans les souvenirs historiques, a surtout consisté alors à développer et à régulariser, autant que possible, cette heureuse tendance naturelle, qu'il n'eût pas été en son pouvoir de créer: ce serait exagérer, de la manière la plus vicieuse, l'influence générale, malheureusement si faible, des doctrines quelconques sur la vie réelle, individuelle ou sociale, que de leur attribuer ainsi la propriété de modifier à un tel degré le mode essentiel de l'existence humaine. Qu'on suppose le catholicisme intempestivement transplanté, par un aveugle prosélytisme ou par une irrationnelle imitation, chez des peuples qui n'aient point encore achevé une telle évolution préparatoire; et, privée de cet indispensable fondement, son influence sociale y restera essentiellement dépourvue de cette grande efficacité morale que nous admirons si justement au moyen-âge: le mahométisme en offre un exemple pleinement décisif; puisque sa morale, quoique tout aussi pure, en principe, que celle du christianisme, d'où elle a été surtout tirée, est bien loin d'avoir produit les mêmes résultats effectifs, sur une population trop peu avancée, qui n'avait pu convenablement subir cette préparation temporelle fondamentale, et qui se trouvait ainsi prématurément appelée, sans spontanéité suffisante, à un monothéisme encore inopportun. Il demeure donc incontestable que l'appréciation morale du moyen-âge ne doit pas être philosophiquement dirigée d'après la considération unique de l'ordre spirituel, à l'exclusion de l'ordre temporel; mais il faut d'ailleurs éviter soigneusement toute oiseuse discussion de vaine préséance entre ces deux élémens sociaux, aussi inséparables qu'indispensables, dont chacun a, sous cet aspect capital, une influence propre, nettement déterminée en principe, quoique trop intimement mêlée à l'autre pour comporter toujours une juste répartition effective. Une erreur beaucoup plus fondamentale, dont les conséquences réelles, même aujourd'hui, sont infiniment plus graves, et qui malheureusement est à la fois plus commune et plus enracinée, résulte, à ce sujet, d'une irrationnelle tendance, déterminée ou entretenue par l'école métaphysique, soit protestante, soit déiste, à attribuer essentiellement l'efficacité morale du catholicisme à sa seule doctrine, abstraction faite de son organisation propre, que l'on s'efforce, au contraire, de représenter comme essentiellement opposée, par sa nature, à une telle destination. Les divers motifs sociaux d'après lesquels j'ai expliqué ci-dessus les principales conditions générales de cette organisation, doivent évidemment nous dispenser ici de revenir directement sur cette fausse et dangereuse opinion, ainsi radicalement réfutée d'avance, puisque ces motifs étaient surtout tirés de la réalisation de ce but moral: d'ailleurs les exemples pleinement décisifs ne manqueraient pas pour justifier irrécusablement cette rectification préalable, sans parler même du mahométisme, que je viens de citer, et où l'absence d'une convenable organisation spirituelle se complique trop avec l'inaptitude élémentaire d'une population mal préparée: il suffirait, à cet effet, de mentionner le prétendu catholicisme grec, ou plutôt byzantin, qui, par l'excessive prolongation de l'empire, n'ayant pu comporter une vraie constitution distincte et spéciale du pouvoir spirituel, s'est trouvé, malgré la plus grande conformité de doctrines, théologiques et morales, avec le catholicisme réel, et malgré d'ailleurs la similitude primitive des populations correspondantes, constamment frappé d'une profonde stérilité morale, dont l'exacte appréciation philosophique, si elle était possible ici, confirmerait éminemment, par un lumineux contraste, la justesse nécessaire des principes précédemment posés. Plus on méditera sur ce grand sujet, mieux on se convaincra, j'ose l'assurer, que la grande efficacité morale du catholicisme a essentiellement dépendu de sa constitution sociale, et très accessoirement tenu à l'influence propre et directe de sa seule doctrine, abstraitement envisagée, quoi qu'en dise la critique métaphysique. Quelque pure que pût être sa morale (et qui prêcha jamais directement avec succès une morale vraiment impure?), elle n'eût guère abouti, dans la vie réelle, qu'à d'impuissantes formules, accompagnées de superstitieuses pratiques, sans l'active intervention continue d'un pouvoir spirituel convenablement organisé et suffisamment indépendant, où consistait nécessairement la principale valeur sociale d'un tel système religieux. Le faible ascendant naturel de notre intelligence sur nos passions rend ce danger fondamental nécessairement commun, à un degré plus ou moins prononcé, à toute doctrine quelconque; et rien ne démontre mieux, en général, l'indispensable besoin moral d'une véritable organisation spirituelle: mais ce besoin doit plus spécialement appartenir, comme je l'ai établi, aux doctrines théologiques, à cause du vague et de l'incohérence qui les caractérisent spontanément, et qui, loin de leur permettre d'inspirer directement une conduite déterminée, les rendent, à l'usage, presque indéfiniment modifiables au gré de penchans énergiques, jusqu'à pouvoir même sanctionner finalement les plus monstrueuses aberrations pratiques, ainsi que l'ont prouvé tant d'éclatans exemples, depuis que l'émancipation religieuse est assez avancée. Avant de procéder immédiatement à la saine appréciation de la haute influence morale propre au régime monothéique du moyen-âge, il était indispensable de rappeler distinctement ces notions préliminaires, afin que cette influence pût être ensuite rapportée sans effort à sa vraie source principale, en prévenant, autant que possible, une déviation philosophique, trop commune aujourd'hui. C'est pourquoi je dois, en outre, perfectionner, ou plutôt compléter, cette importante analyse préalable, en faisant encore précéder une telle appréciation directe par l'exacte détermination spéciale du mode essentiel d'efficacité morale qui a réellement appartenu aux doctrines catholiques, abstraction faite désormais de l'organisation correspondante, dont l'intervention continue, maintenant incontestable, sera toujours implicitement supposée en tout ce qui va suivre. A cet égard, la discussion principale, immédiatement liée aujourd'hui aux plus grands intérêts de l'humanité, consiste à décider, en général, si l'action morale du catholicisme au moyen-âge tenait surtout à la propriété, alors exclusivement inhérente à ses doctrines, de servir d'organes indispensables à la constitution régulière de certaines opinions spontanément communes, dont la puissance publique, une fois établie, était nécessairement douée, par sa seule universalité, d'un irrésistible ascendant moral: ou bien si, selon l'hypothèse vulgaire, les résultats effectifs ont essentiellement dépendu de ces profondes impressions personnelles d'espoir, et encore plus de crainte, relatives à la vie future, que le catholicisme s'était attaché à coordonner et à fortifier avec plus de soin et d'habileté qu'aucune autre religion, soit antérieure, soit même postérieure; précisément parce qu'il avait judicieusement évité de rien formuler dogmatiquement à ce sujet, laissant à l'imagination intéressée de chaque croyant à détailler librement les peines et les récompenses promises, d'une manière bien autrement énergique, et bien mieux appropriée aux convenances individuelles, que ne l'eût permis, comme dans la foi musulmane, par exemple, l'immuable contemplation d'une perspective banale, quelque heureusement qu'elle eût d'abord été choisie. Cette grande question, qui, j'ose le dire, n'a jamais été convenablement posée, ne saurait être nettement résolue par l'examen des cas ordinaires, où les deux influences ont dû évidemment coexister toujours, pendant tout le règne du catholicisme; ce qui doit conduire, à moins d'une analyse très variée et souvent fort difficile, à attribuer fréquemment à l'une ce qui appartient vraiment à l'autre, suivant la prédisposition dominante de notre intelligence; comme le témoignent, en tant d'exemples, les discussions scientifiques, sur des sujets même infiniment plus simples. La saine logique indique donc ici la nécessité de prononcer surtout d'après ces cas, plus ou moins exceptionnels, où les deux grandes influences qu'il s'agit de comparer se sont trouvées en opposition mutuelle, par une discordance anomale très caractérisée entre les préjugés publics et les prescriptions religieuses, ordinairement d'accord: ce doivent être évidemment les seules circonstances où l'observation directe puisse être pleinement décisive, à moins de contradiction formelle avec un principe déjà bien établi. Or, quoique de telles occasions doivent, par leur nature, être fort rares, surtout pour des sujets suffisamment importans, une judicieuse exploration sociologique en fera aisément discerner, aux divers âges du catholicisme, plusieurs pleinement irrécusables, et remplissant spontanément, au degré convenable, toutes les conditions indispensables à la démonstration historique de cet aphorisme vraiment capital de statique sociale: les préjugés publics sont habituellement plus puissans que les préceptes religieux, dans tout antagonisme qui vient à s'établir entre ces deux forces morales, jusqu'ici le plus souvent convergentes. Mon illustre précurseur, l'infortuné Condorcet, qui me paraît avoir seul compris dignement une telle discussion, a cité surtout un exemple éminemment décisif, que je crois devoir indiquer ici, soit à raison de sa haute importance sociale, soit parce que l'opposition des deux forces s'y trouvait très marquée: c'est le cas général du duel, qui, aux plus beaux temps du catholicisme, imposé par les mœurs militaires, conduisait si fréquemment tant de pieux chevaliers à braver directement les plus énergiques condamnations religieuses; tandis que (afin de compléter, par un contraste non moins significatif, cette lumineuse observation), on voit aujourd'hui le duel spontanément disparaître peu à peu, sous la seule prépondérance graduelle des mœurs industrielles, malgré l'entière décadence pratique des prohibitions théologiques. Cette seule indication capitale, à laquelle je dois ici me réduire, suffira, j'espère, pour suggérer au lecteur beaucoup d'autres vérifications analogues, plus ou moins prononcées, d'un principe d'ailleurs en pleine harmonie avec la connaissance réelle de la nature humaine, qui nous déterminera toujours, dans les cas suffisamment graves, à braver un péril lointain, quelque intense qu'il puisse être, plutôt que d'encourir immédiatement l'inévitable flétrissure d'une opinion publique très arrêtée et très unanime. Quoique rien, au premier aspect, ne semble pouvoir contrebalancer la puissance des terreurs religieuses, directement relatives à un avenir indéfini, il n'est pas douteux cependant que, par une suite nécessaire de cette éternité même, des âmes assez énergiques, comme il en a toujours existé, et surtout au moyen-âge, sans contester aucunement la réalité d'une telle perspective future, ont pu se la rendre secrètement assez familière pour n'en plus être arrêtées dans leurs impulsions dominantes: car, l'éternité de douleur, aussi inintelligible que l'éternité de plaisir, ne saurait se concilier, dans notre imagination, avec cette aptitude évidente de toute vie animale à convertir en indifférence tout sentiment continu. Milton a beau consumer son admirable génie poétique à nous peindre les damnés alternativement transportés, par un infernal raffinement, du lac de feu sur l'étang glacé, l'idée des bains russes fait bientôt succéder le sourire à ce premier effroi, et rappeler que la puissance de l'habitude peut atteindre aussi le changement même, quelque brusque qu'il puisse être, dès qu'il devient assez fréquent. On sentira toute la portée réelle d'une semblable appréciation, malgré son apparence paradoxale, si l'on considère que la même énergie qui pousse aux grands crimes peut également conduire à braver de tels arrêts, envers lesquels le temps ne saurait d'ailleurs manquer pour se préparer graduellement à leur exécution lointaine, dût-elle n'être jamais affectée d'aucune grave incertitude, ce qui est certainement impossible. Quant aux âmes ordinaires, il est clair que l'espoir, toujours réservé, d'une absolution finale, qui constituait, comme je l'ai expliqué, une indispensable condition générale de l'existence pratique du catholicisme, devait souvent suffire, dans les circonstances, naturellement moins critiques, où elles se trouvaient communément, à leur inspirer le facile courage de violer momentanément les préceptes religieux; tandis qu'elles n'auraient pu, sans des efforts bien plus puissans, affronter directement les préjugés publics, dans les cas d'antagonisme très prononcés. Sans insister ici davantage sur un tel sujet, maintenant assez éclairci pour notre but principal, nous devrons donc regarder désormais la force morale du catholicisme comme ayant dû tenir essentiellement, aux époques même de sa plus grande intensité, à son aptitude nécessaire, tant qu'il a pu suffisamment régner, à se constituer spontanément en organe régulier des opinions communes, dont l'irrésistible universalité devait naturellement tirer une nouvelle énergie continue de leur active reproduction systématique par un clergé indépendant et respecté: les considérations purement relatives à la vie future n'ont pu avoir comparativement, en aucun temps, qu'une influence très accessoire sur la conduite réelle. Outre l'utilité historique de cette analyse préalable dans la saine appréciation générale de l'influence morale propre au catholicisme, le lecteur doit, sans doute, déjà pressentir l'extrême intérêt philosophique qu'elle devra bientôt acquérir, quand nous serons graduellement parvenus à l'examen direct de l'état présent de l'humanité, où, d'après un tel préambule, nous devrons immédiatement expliquer comment l'évolution intellectuelle, quoique finissant par dissiper sans retour toutes ces émotions théologiques, est loin cependant de diminuer, en réalité, les garanties morales de l'ordre social, parce qu'elle doit développer éminemment la force insurmontable de l'opinion publique, par un incontestable privilége de la philosophie positive, qui sera alors convenablement caractérisé. L'admirable régénération graduelle que, au moyen-âge, le catholicisme a suffisamment accomplie, ou du moins convenablement ébauchée, dans la morale humaine, a surtout consisté, d'après nos indications antérieures, à transporter enfin, autant que possible, à la morale la suprématie sociale jusque alors toujours demeurée à la politique, en faisant justement prévaloir désormais les besoins les plus généraux et les plus fixes sur les nécessités particulières et variables, par la considération, directement prépondérante, des conditions élémentaires de l'existence humaine, de celles qui, immuables dans leur nature et seulement de plus en plus développées, sont inévitablement communes à tous les états sociaux et à toutes les situations individuelles, et dont les exigences fondamentales, formulées par une doctrine universelle, déterminaient ainsi la mission spéciale du pouvoir spirituel, essentiellement destiné à les faire continuellement respecter dans la vie réelle, individuelle et sociale, ce qui supposait d'abord son entière indépendance du pouvoir politique proprement dit. Sans doute, comme je l'expliquerai plus tard, la philosophie, éminemment théologique, sur laquelle devait alors exclusivement reposer cette sublime opération sociale, en a, sous divers aspects importans, beaucoup altéré la pureté, et même gravement compromis l'efficacité; soit parce que le vague de cette philosophie affectait forcément, malgré toutes les précautions de la sagesse sacerdotale, les prescriptions morales qui s'y rattachaient; soit aussi à cause de l'empire moral trop arbitraire qui en devait résulter pour la corporation directrice, et sans lequel néanmoins l'absolu inhérent aux préceptes religieux les eût rendus réellement impraticables; soit enfin par suite de la sorte de contradiction intime qui devait implicitement entraver une doctrine où l'on se proposait de cultiver surtout le sentiment social, mais en développant d'abord un égoïsme exorbitant, quoique idéal, ne concevant jamais le moindre bien qu'en vue de récompenses infinies, en sorte que la préoccupation continue du salut individuel devait directement neutraliser, à un haut degré, ce qu'il y avait de vraiment sympathique dans l'heureuse et touchante affection unanime de l'amour de Dieu. Mais, quelque incontestables que soient ces divers inconvéniens capitaux, ils étaient évidemment inévitables, et ils n'ont point empêché alors la réalisation suffisante d'une régénération qui ne pouvait autrement commencer, quoiqu'elle doive maintenant être poursuivie et perfectionnée d'après de meilleures bases intellectuelles. C'est ainsi que, par une juste appréciation comparative des différens besoins de l'humanité, la morale a été enfin dignement placée à la tête des nécessités sociales, en concevant toutes les facultés quelconques de notre nature comme ne devant jamais constituer que des moyens plus ou moins efficaces, toujours subordonnés à ce grand but fondamental de la vie humaine, directement consacré par une doctrine universelle, convenablement érigée en type nécessaire de tous les actes réels, individuels ou sociaux. On doit, à la vérité, reconnaître qu'il y avait, au fond, ainsi que je l'expliquerai ci-après, quelque chose d'intimement hostile au développement intellectuel dans la manière dont l'esprit chrétien concevait la suprématie sociale de la morale, quoique cette opposition ait été fort exagérée; mais le catholicisme, à son âge de prépondérance, a spontanément contenu une telle tendance, par cela même qu'il prenait le principe de la capacité pour base directe de sa propre constitution ecclésiastique: cette disposition élémentaire, dont le danger philosophique ne devait se manifester qu'au temps de la décadence du système catholique, n'empêchait nullement la justesse radicale de cette sage décision sociale qui subordonnait nécessairement l'esprit lui-même à la moralité. Les intelligences, de plus en plus multipliées, qui, sans être vraiment éminentes, ont atteint, surtout par la culture, un degré moyen d'élévation, se sont toujours, et principalement aujourd'hui, secrètement insurgées contre cet arrêt salutaire, qui gêne leur ambition démesurée: mais il sera éternellement confirmé, avec une profonde reconnaissance, malgré les perturbations provenues d'une telle antipathie mal dissimulée, soit par la masse sociale, au profit de laquelle il est directement conçu, soit par le vrai génie philosophique, qui en peut analyser dignement l'immuable nécessité. Quoique la véritable supériorité mentale soit certainement la plus rare et la plus précieuse de toutes, il est néanmoins irrécusable que, même chez les organismes exceptionnels où elle est convenablement prononcée, elle ne peut réaliser suffisamment son principal essor quand elle n'est point subordonnée à une haute moralité, par suite du peu d'énergie relative des facultés spirituelles dans l'ensemble de la nature humaine. Sans cette indispensable condition permanente, le génie, en supposant qu'il puisse être alors entièrement développé, ce qui serait bien difficile, dégénérera promptement en instrument secondaire d'une étroite satisfaction personnelle, au lieu de poursuivre directement cette large destination sociale qui peut seule lui offrir un champ et un aliment dignes de lui: dès-lors, s'il est philosophique, il ne s'occupera que de systématiser la société au profit de ses propres penchans; s'il est scientifique, il se bornera à des conceptions superficielles, susceptibles de procurer bientôt des succès faciles et productifs; s'il est esthétique, il produira des œuvres sans conscience, aspirant, presque à tout prix, à une rapide et éphémère popularité; enfin, s'il est industriel, il ne cherchera point des inventions capitales, mais des modifications lucratives. Ces déplorables résultats nécessaires de l'esprit dépourvu de direction morale, qui, du moins, malgré qu'ils neutralisent radicalement la valeur sociale du génie lui-même, ne sauraient entièrement l'annuler, doivent être évidemment encore plus vicieux chez les hommes secondaires ou médiocres, à spontanéité peu énergique: alors l'intelligence, qui ne devrait servir essentiellement qu'à perfectionner la prévision, l'appréciation, et la satisfaction des vrais besoins principaux de l'individu et de la société, n'aboutit le plus souvent, dans sa vaine suprématie, qu'à susciter une insociable vanité, ou à fortifier d'absurdes prétentions à dominer le monde au nom de la capacité, qui, ainsi moralement affranchie de toute condition d'utilité générale, finit par devenir d'ordinaire également nuisible au bonheur privé et au bien public, comme on ne l'éprouve que trop aujourd'hui. Pour quiconque a convenablement approfondi la véritable étude fondamentale de l'humanité, l'amour universel, tel que l'a conçu le catholicisme, importe certainement encore davantage que l'intelligence elle-même, dans l'économie usuelle de notre existence, individuelle ou sociale, parce que l'amour utilise spontanément, au profit de chacun et de tous, jusqu'aux moindres facultés mentales; tandis que l'égoïsme dénature ou paralyse les plus éminentes dispositions, dès-lors souvent bien plus perturbatrices qu'efficaces, quant au bonheur réel, soit privé, soit public. La profonde sagesse du catholicisme, en constituant enfin la morale au-dessus de toute l'existence humaine, afin d'en diriger et contrôler sans cesse les divers actes quelconques, a donc certainement établi le principe le plus fondamental de la vie sociale, et qui, quoique momentanément ébranlé ou obscurci par de dangereux sophismes, surgira toujours finalement, avec une évidence croissante, d'une étude de plus en plus approfondie de notre véritable nature, surtout quand le positivisme rationnel aura spontanément dissipé, à ce sujet, les ténèbres métaphysiques. Du reste, en considérant, à cet égard, aussi bien que sous tout autre aspect plus déterminé, l'appréciation morale du catholicisme, il ne faut jamais oublier que, par suite même de l'indépendance élémentaire de la morale envers la politique, organisée par la séparation générale entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, la doctrine morale a dû dès lors se composer essentiellement d'une suite de types, destinés surtout, non à formuler immédiatement la pratique réelle, mais à caractériser convenablement la limite, toujours plus ou moins idéale, dont notre conduite devait tendre sans cesse à se rapprocher de plus en plus. La nature et la destination de ces types moraux sont entièrement analogues à celles des types scientifiques ou esthétiques, qui, dans toute œuvre rationnellement dirigée, servent de guide indispensable à nos diverses conceptions, et dont le besoin se fait sentir jusque dans les plus simples opérations humaines, même industrielles. On a radicalement méconnu, sous ce rapport, l'esprit général de la morale catholique, de manière à n'en pouvoir porter que de faux jugemens philosophiques, lorsqu'on lui a irrationnellement reproché la prétendue exagération de ses principaux préceptes: il serait aussi judicieux de critiquer les peintres, par exemple, sur la perfection chimérique de leurs modèles intérieurs. Il est clair, en général, que des types quelconques doivent nécessairement dépasser les réalités correspondantes, puisqu'ils en doivent constituer les limites idéales, au-dessous desquelles la pratique ne restera certainement que trop, encore plus dans l'ordre moral que dans l'ordre intellectuel: ce qui n'empêche nullement, en l'un et l'autre cas, leur utilité fondamentale, pourvu qu'ils soient convenablement construits; condition que l'idée même de _limite_, telle que les géomètres l'ont régularisée, est éminemment propre à définir exactement aujourd'hui. L'instinct philosophique du catholicisme lui a fait remplir spontanément, de la manière la plus heureuse, cette condition indispensable, en le conduisant à faire passer, pour plus d'efficacité pratique, ses types moraux de l'état abstrait à l'état concret, épreuve vraiment décisive qui, en un sujet quelconque, manifesterait aussitôt l'exagération effective des conceptions initiales: c'est ainsi que les premiers philosophes qui ont ébauché le catholicisme se sont complu naturellement dans l'application de leur génie social à concentrer graduellement, sur celui auquel ils rapportaient la fondation primordiale du système, toute la perfection qu'ils pouvaient concevoir dans la nature humaine; de manière à l'ériger ensuite en type universel et actif, alors admirablement adapté à la direction morale de l'humanité, et dans lequel, en un cas quelconque, les plus chétifs et les plus éminens pouvaient également trouver des modèles généraux de conduite réelle; ce type sublime ayant d'ailleurs été admirablement complété par la conception, encore plus idéale, qui représente, pour la femme, la plus heureuse conciliation mystique de la pureté avec la maternité. Toutes les diverses branches essentielles de la morale universelle ont reçu du catholicisme des améliorations capitales, qui ne sauraient être ici spécialement mentionnées, et pour la juste appréciation desquelles je puis d'ailleurs renvoyer provisoirement aux philosophes catholiques, surtout à Bossuet et à De Maistre, qui les ont, en général, sainement jugées. Je dois me borner maintenant à l'indication rapide des plus importans progrès, dans les trois parties successives qui composent l'ensemble de la morale, d'abord personnelle, puis domestique, et enfin sociale, suivant la division établie au cinquantième chapitre. Consacrant l'opinion unanime des philosophes antérieurs, le catholicisme a dignement envisagé les vertus individuelles comme la première base de toutes les autres, en ce qu'elles offrent l'exercice le plus naturel et le plus décisif à cet ascendant énergique de la raison sur la passion, d'où dépend tout le perfectionnement moral. Aussi ne doit-on pas même croire dépourvues d'efficacité sociale, surtout au moyen-âge, ces pratiques artificielles où l'homme était poussé à s'imposer volontairement des privations systématiques, qui, malgré leur inutilité apparente, ont pu constituer d'heureux auxiliaires permanens de l'éducation morale[22]. Du reste, les vertus simplement personnelles ont commencé alors à être conçues directement dans leur destination sociale, tandis que les anciens les recommandaient surtout à titre de prudence purement relative à l'individu, isolément considéré: la philosophie positive poursuivra de plus en plus cette importante transformation, qui tend à ôter à l'arbitrage de la sagesse privée des habitudes où l'individu est loin certes d'être seul intéressé. L'humilité, tant reprochée à cette partie élémentaire de la morale catholique, constitue, au contraire, une prescription capitale, dont la valeur réelle n'est pas seulement bornée à ces temps d'orgueilleuse oppression qui en ont mieux manifesté la nécessité, mais se rapporte, en général, aux vrais besoins moraux de la nature humaine, où il n'est pas à craindre, sans doute, que l'orgueil et la vanité soient effectivement jamais trop abaissés: la nouvelle philosophie sociale confirmera et même perfectionnera nécessairement, à un haut degré, cet important précepte, en l'étendant spontanément jusqu'aux supériorités intellectuelles, quoiqu'elle leur ouvre le plus vaste champ; car, rien n'est assurément plus propre que les études positives, pour peu, du moins, qu'elles soient convenablement approfondies et philosophiquement conçues, à faire continuellement apprécier, en tous sens, la faible portée de notre intelligence, quelque noble fierté rationnelle que doive d'ailleurs nous inspirer une satisfaisante découverte de la vérité. Mais je dois surtout signaler, au sujet de ce premier ordre de prescriptions morales, une dernière innovation essentielle, heureusement accomplie par le catholicisme, et dont la philosophie métaphysique a fait méconnaître l'éminente valeur sociale: je veux dire la réprobation générale du suicide, dont les anciens, aussi dédaigneux de leur propre vie que de celle d'autrui, s'étaient si souvent fait un monstrueux honneur, ou du moins une trop fréquente ressource, plus d'une fois imitée par leurs philosophes, loin d'en être blâmée. Cette pratique antisociale devait, sans doute, spontanément décroître avec la prédominance des mœurs militaires; mais c'est certainement une des gloires morales du catholicisme d'en avoir convenablement organisé l'énergique condamnation, dont l'importance, momentanément oubliée aujourd'hui à cause de notre anarchie intellectuelle, sera certainement toujours confirmée par une exacte analyse des vrais besoins moraux de la société humaine. Plus la vie future perd nécessairement de son efficacité morale, plus il importe, évidemment, que tous les individus soient, autant que possible, invinciblement attachés à la vie réelle, sans pouvoir en éluder les douloureuses conséquences par une catastrophe inopinée, qui laisse à chacun la dangereuse faculté d'annuler, à son gré, la réaction indispensable que la société a compté exercer sur lui: en sorte que, d'après des motifs purement humains, le suicide sera un jour non moins pleinement réprouvé sous le régime positif, comme directement contraire aux bases générales de la moralité humaine. Note 22: Les pratiques hygiéniques imposées par le catholicisme, outre leur utilité indirecte pour entretenir de salutaires habitudes de soumission morale et de contrainte volontaire, se rapportaient directement à l'action générale du régime sur l'ensemble de notre nature, dont la haute importance n'est plus douteuse aux yeux des bons esprits, et que la saine philosophie devra soumettre un jour à une sage discipline rationnelle, destinée à réaliser, sous l'assentiment éclairé de la raison publique, l'entière efficacité, physique et morale, de ce puissant moyen de perfectionnement humain. L'aptitude morale du catholicisme s'est surtout manifestée dans l'heureuse organisation de la morale domestique, enfin placée à son rang véritable, au lieu d'être absorbée par la politique, suivant le génie de toute l'antiquité. Par la séparation fondamentale entre l'ordre spirituel et l'ordre temporel, et par l'ensemble du régime correspondant, on a été conduit, au moyen-âge, à sentir que la vie domestique devait être désormais la plus importante pour la masse des hommes, sauf le petit nombre de ceux que leur nature exceptionnelle et les besoins de la société devaient appeler principalement à la vie politique, à laquelle les anciens avaient tout sacrifié, parce qu'ils ne considéraient que les hommes libres dans des populations surtout composées d'esclaves. Ce soin prépondérant du catholicisme pour la morale domestique a eu tant d'admirables résultats, que leur analyse sommaire ne saurait être indiquée ici. Je ne m'arrête donc pas à considérer l'heureux perfectionnement général de la famille humaine, sous l'intervention continue de l'influence catholique, pénétrant spontanément dans les plus intimes relations, où, sans tyrannie, elle développait graduellement un juste sentiment des devoirs mutuels: et cependant il serait, par exemple, d'un haut intérêt de mieux apprécier qu'on ne l'a fait encore comment le catholicisme, tout en consacrant, de la manière la plus solennelle, l'autorité paternelle, a totalement aboli le despotisme presque absolu qui la caractérisait chez les anciens, et qui, dès la naissance, était si fréquemment manifesté par le meurtre ou l'abandon des nouveaux-nés, encore essentiellement légitimes hors de la sphère territoriale du monothéisme. Restreint ici par d'inévitables limites, j'indiquerai seulement ce qui se rapporte au lien le plus fondamental, envers lequel, après une profonde appréciation, tous les vrais philosophes finiront, à mon gré, par reconnaître bientôt, malgré nos graves aberrations actuelles, qu'il ne reste vraiment à faire rien d'essentiel, si ce n'est de consolider et de compléter ce que le catholicisme a si heureusement organisé. Nul ne conteste plus maintenant qu'il n'ait essentiellement amélioré la condition sociale des femmes, et cependant personne n'a remarqué qu'il leur a radicalement enlevé toute participation quelconque aux fonctions sacerdotales, même dans la constitution des ordres monastiques où il les a admises. On doit ajouter, en outre, pour fortifier cette importante observation, qu'il leur a, autant que possible, pareillement interdit la royauté, dans tous les pays où son influence politique a pu être suffisamment réalisée, en modifiant, dans des vues d'aptitude, l'hérédité purement théocratique, où la caste dominait d'abord absolument. Ces incontestables restrictions doivent faire comprendre que le perfectionnement opéré par le catholicisme a surtout consisté, quant aux femmes, en les concentrant davantage dans leur existence essentiellement domestique, à garantir la juste liberté de leur vie intérieure, et à consolider leur situation, en consacrant l'indissolubilité fondamentale du mariage; tandis que, même chez les Romains, la répudiation facultative altérait gravement, au détriment des femmes, l'état de pleine monogamie. Vainement arguë-t-on de quelques dangers exceptionnels ou secondaires, dont la réalité est trop incontestable, pour déprécier aujourd'hui cette indispensable fixité, si heureusement adaptée, en général, aux vrais besoins de notre nature, où la versatilité n'est pas moins pernicieuse aux sentimens qu'aux idées, et sans laquelle notre courte existence se consumerait en une suite interminable et illusoire de déplorables essais, où l'aptitude caractéristique de l'homme à se modifier conformément à toute situation vraiment immuable serait radicalement méconnue, malgré son importance extrême chez les organismes peu prononcés, qui composent l'immense majorité. L'obligation de conformer sa vie à une insurmontable nécessité, loin d'être réellement nuisible au bonheur de l'homme, en constitue ordinairement, au contraire, pour peu que cette nécessité soit tolérable, l'une des plus indispensables conditions, en prévenant ou contenant l'inconstance de nos vues et l'hésitation de nos desseins; la plupart des individus étant bien plus propres à poursuivre l'exécution d'une conduite dont les données fondamentales sont indépendantes de leur volonté, qu'à choisir convenablement celle qu'ils doivent tenir: on reconnaît aisément, en effet, que notre principale félicité morale se rapporte à des situations qui n'ont pu être choisies, comme celles, par exemple, de fils et de père. En indiquant, au chapitre suivant, les graves atteintes que le protestantisme a tenté d'apporter à l'institution fondamentale du mariage catholique, j'aurai lieu de faire plus directement sentir que la dangereuse faculté du divorce, loin de perfectionner une telle institution, au profit réel d'aucun sexe, tendrait, au contraire, si elle pouvait s'introduire réellement dans les mœurs modernes, à constituer une imminente rétrogradation morale, en donnant une trop libre carrière aux appétits les plus énergiques, dont la répression continue, combinée avec une légitime satisfaction, doit nécessairement augmenter à mesure que l'évolution humaine s'accomplit, comme je l'ai établi, en principe, à la fin du volume précédent. Renfermant à jamais les femmes dans la vie domestique, le catholicisme a d'ailleurs si intimement lié les deux sexes, que, d'après les mœurs d'abord organisées sous son influence, l'épouse acquiert nécessairement un droit imprescriptible, et même indépendant de sa conduite propre, à participer, sans aucune condition active, non-seulement à tous les avantages sociaux de celui qui l'a une fois choisie, mais aussi, autant que possible, à la considération dont il jouit: il serait certes difficile d'imaginer une disposition praticable qui favorisât davantage le sexe nécessairement dépendant. Loin de tendre à la chimérique émancipation, et à l'égalité non moins vaine, qu'on rêve aujourd'hui pour lui, la civilisation, développant, au contraire, les différences essentielles des sexes aussi bien que toutes les autres, comme je l'ai déjà indiqué au chapitre précédent, enlève de plus en plus aux femmes toutes les fonctions qui peuvent les détourner de leur vocation domestique. On ne peut, sans doute, mieux juger, à cet égard, de la vraie tendance universelle qu'en examinant ce qui se passe dans les classes élevées de la société, où les femmes ont pu suivre plus aisément leur véritable destinée, et qui doivent, par conséquent, offrir, à cet égard, une sorte de type spontané, vers lequel convergeront ultérieurement, autant que possible, tous les autres modes d'existence: or, on saisit ainsi directement la loi générale de l'évolution sociale en ce qui concerne les sexes, et qui consiste à dégager de plus en plus les femmes de toute occupation étrangère à leurs fonctions domestiques, de manière, par exemple, à faire un jour repousser, comme honteuse pour l'homme, dans tous les rangs sociaux, ainsi qu'on le voit déjà chez les plus avancés, la pratique des travaux pénibles par les femmes, dès-lors partout réservées, d'une manière de plus en plus exclusive, à leurs nobles attributions caractéristiques d'épouse et de mère. Quoique je ne puisse pas même ébaucher ici la série spéciale d'observations sociales propre à confirmer irrécusablement ce principe général, d'ailleurs si conforme à la vraie connaissance de notre nature, mais qui ne saurait être convenablement établi que dans mon traité particulier de philosophie politique, j'espère cependant que cette rapide indication, quelque imparfaite qu'elle doive être, suffira pour faire déjà sentir aux meilleurs esprits que, hors d'une telle tendance élémentaire, qui reste désormais à consolider et à compléter chez toutes les classes quelconques de la société moderne, il ne peut exister, en réalité, de moyens efficaces d'améliorer la condition actuelle des femmes que ceux qui résulteront spontanément de la régénération rationnelle de l'éducation humaine, chez l'un et l'autre sexe, sous l'ascendant ultérieur de la philosophie positive. Considérant enfin la morale sociale proprement dite, il serait certes superflu de constater expressément ici l'influence capitale du catholicisme pour modifier le patriotisme, énergique mais sauvage, qui animait seul les anciens, par le sentiment plus élevé de l'humanité ou de la fraternité universelle, si heureusement vulgarisé par lui sous la douce dénomination de charité. Sans doute, la nature des doctrines, et les antipathies religieuses qui en résultaient, restreignaient beaucoup, en réalité, cette hypothétique universalité d'affection, essentiellement limitée d'ordinaire aux populations chrétiennes; mais, entre ces limites, les sentimens de fraternité des différens peuples étaient puissamment développés, outre la foi commune qui en était le principe, par leur uniforme subordination habituelle à un même pouvoir spirituel, dont les membres, malgré leur nationalité propre, se sentaient spontanément concitoyens de toute la chrétienté: on a justement remarqué que l'amélioration des relations européennes, le perfectionnement du droit international, et les conditions d'humanité de plus en plus imposées à la guerre elle-même, remontent, en effet, jusqu'à cette époque où l'influence catholique liait directement toutes les parties de l'Europe. Dans l'ordre intérieur de chaque nation, les devoirs généraux qui se rattachent à ce grand principe catholique de la fraternité ou de la charité universelles, et qui n'ont aujourd'hui perdu momentanément leur principale efficacité que par suite de l'inévitable décadence du système théologique qui les imposait, ont graduellement tendu à constituer, par leur nature, le moyen le moins imparfait de remédier, autant que possible, surtout en ce qui concerne la répartition des richesses, aux inconvéniens inséparables de l'état social, et dont, à l'aveugle imitation des anciens, on cherche aujourd'hui la vaine solution dans des mesures purement matérielles ou politiques, aussi impuissantes que tyranniques, et susceptibles de conduire aux plus graves perturbations sociales. Il est clair, en principe, que la seule séparation rationnelle des deux pouvoirs, organisant la haute indépendance de la morale envers la politique, peut permettre, dans l'avenir, comme dans le passé, d'imposer à chacun, sans danger pour l'économie temporelle de la société, l'obligation impérieuse, mais purement morale, d'employer directement sa fortune, et tous ses autres avantages quelconques, en raison de sa position, au soulagement de ses semblables; tandis que la philanthropie métaphysique n'a pu réaliser jusqu'ici, à cet égard, d'autre solution pratique que d'instituer des cachots pour ceux qui demandent du pain. Telle fut l'heureuse source de tant d'admirables fondations, destinées à l'adoucissement varié des misères humaines, et que la politique métaphysique a eu l'étrange courage de condamner, au nom de la prétendue science de l'économie politique, tandis qu'il reste, au contraire, aujourd'hui, en les réorganisant, à les étendre et à les compléter; institutions totalement inconnues à l'antiquité, et d'autant plus merveilleuses, qu'elles provinrent presque toujours des dons volontaires d'une munificence privée, à laquelle la coopération publique se joignait rarement. En développant, au plus haut degré compatible avec l'imperfection radicale de la philosophie théologique, le sentiment universel de la solidarité sociale, le catholicisme n'a pas négligé celui de la perpétuité, qui en constitue, par sa nature, l'indispensable complément, en liant tous les temps aussi bien que tous les lieux, comme je l'ai indiqué ailleurs. Telle était la destination générale de ce grand système de commémoration usuelle, si heureusement construit par le catholicisme, à l'imitation judicieuse du polythéisme. Si un semblable sujet pouvait ici être suffisamment examiné, il serait aisé de faire admirer les sages précautions introduites par le catholicisme, et ordinairement respectées, pour que la béatification, remplaçant ainsi l'apothéose, atteignît plus complétement encore à sa principale destination sociale, en évitant les honteuses dégénérations où la confusion radicale des deux pouvoirs élémentaires avait entraîné, à cet égard, aux temps de décadence, les Grecs et surtout les Romains; en sorte que cette noble récompense n'a été, en effet, presque jamais décernée, pendant la majeure partie de l'époque catholique, qu'à des hommes plus ou moins dignes, éminens ou utiles, soit moralement, soit même intellectuellement, toujours choisis, avec une entière impartialité, parmi toutes les classes sociales, depuis les plus éminentes jusqu'aux plus inférieures. Il est d'ailleurs évident que le régime positif remplira spontanément cette attribution capitale avec bien plus de perfection et de liberté encore, puisqu'il pourra l'étendre habituellement, non-seulement à tous les modes possibles de l'activité humaine, mais aussi à tous les temps et à tous les lieux, sans être arrêté par aucune étroite dissidence de doctrine, parce que, seule susceptible d'envelopper réellement l'ensemble continu de l'humanité totale dans sa vaste unité, aussi complète qu'irrécusable, sa philosophie est exclusivement propre à reconnaître et à glorifier toute vraie participation quelconque à la grande évolution de notre espèce. L'obligation de damner Homère, Aristote, Archimède, etc., devait être certes bien douloureuse à tout philosophe catholique; et néanmoins elle était strictement imposée par l'imparfaite nature du système: il n'y a que le positivisme qui puisse tout apprécier, sans cependant rien compromettre. Telle est la faible indication sommaire qui doit disposer le lecteur à comprendre, d'après les principes que j'ai établis, l'immense régénération morale que le catholicisme a accomplie, au moyen-âge, autant que le permettaient le caractère de cette phase sociale et la philosophie qu'il a été forcé d'employer: en sorte que son immortelle ébauche a suffisamment manifesté la vraie nature de cette grande opération, ainsi que l'esprit général qui doit y présider, et les principales conditions à remplir, laissant seulement à reconstruire désormais, d'après une philosophie plus réelle et plus stable, l'ensemble fondamental de cet admirable édifice. Il ne nous reste plus maintenant, afin d'avoir convenablement apprécié le régime monothéique, dont l'analyse sociale, d'abord politique, ensuite morale, est ainsi terminée, qu'à juger enfin, d'une manière générale, ses vrais attributs intellectuels, dont les deux chapitres suivans devront ensuite manifester les grandes conséquences sociales, qui, prolongées jusqu'à notre époque, la rattachent directement à ce berceau nécessaire de toute la civilisation moderne. On doit aisément concevoir, en effet, d'après l'ensemble des considérations déjà exposées dans ce chapitre, que l'importance prépondérante de la mission sociale que nous venons de reconnaître à ce régime a dû long-temps contenir le développement direct de ses propriétés mentales, qui n'ont pu se manifester pleinement que par leurs suites ultérieures, quand ce système, éminemment transitoire, était déjà en pleine décomposition politique; ce qui a dû empêcher la juste détermination générale de ces caractères intellectuels, dont la vraie source primitive était ainsi trop peu marquée, quoique tout le mouvement spirituel des temps modernes remonte incontestablement, comme je l'expliquerai, jusqu'à ces temps mémorables, si irrationnellement qualifiés de ténébreux par une vaine critique métaphysique, dont le protestantisme fut le premier organe. Notre théorie explique facilement le retard considérable du mouvement intellectuel correspondant au système monothéique du moyen-âge, sans exiger que, méconnaissant, à cet égard, les vrais attributs caractéristiques d'un tel système, on lui suppose, envers les progrès de l'esprit humain, une antipathie radicale, peu compatible avec sa nature, et qui n'a pu exister, même à un degré beaucoup moindre qu'on ne le croit communément, que dans son âge de décadence prononcée, lorsque, attaqué de toutes parts, il devait être presque uniquement occupé du soin difficile de sa propre conservation, comme je l'indiquerai au chapitre suivant. Il est d'ailleurs évident qu'on a fort exagéré, sous ce rapport, l'influence des invasions germaniques, en leur attribuant surtout ce mémorable ralentissement de l'évolution intellectuelle pendant la majeure partie du moyen-âge, puisqu'il avait certainement précédé de plusieurs siècles ces bouleversemens politiques. Deux observations historiques, également décisives, l'une de temps, l'autre de lieu, dont l'exactitude est aussi incontestable que l'importance, doivent mettre sur la voie de la véritable explication de ce phénomène remarquable, jusqu'à présent si mal compris: car, d'un côté, le prétendu réveil d'une intelligence qui, quoique ayant dû changer la direction de son activité, ne s'était jamais engourdie, c'est-à-dire, en réalité, l'accélération du mouvement mental, suivit immédiatement l'époque de la pleine maturité du régime catholique, au onzième siècle, et s'accomplit d'abord pendant son principal ascendant social; d'une autre part, ce fut au centre même de cet ascendant, et presque sous les yeux de la suprême autorité sacerdotale, que se manifesta d'abord une telle accélération, puisqu'il est impossible de méconnaître, au moyen-âge, l'éclatante supériorité de l'Italie, sous quelque aspect intellectuel qu'on l'envisage, philosophique, scientifique, esthétique, et même industriel: double indice irrécusable de l'aptitude nécessaire du catholicisme à seconder alors l'essor général de l'esprit humain. Une étude approfondie du ralentissement antérieur montre avec évidence qu'il avait été essentiellement dû à l'importance prépondérante de l'opération fondamentale qui avait consisté à organiser graduellement le régime monothéique du moyen-âge, dont la longue et difficile élaboration devait certainement, jusqu'à ce qu'elle fût suffisamment accomplie, absorber, d'une manière à peu près exclusive, les plus grandes forces intellectuelles, et commander, plus qu'aucun autre sujet quelconque, l'attention et l'estime publiques: de façon à laisser la direction provisoire du mouvement mental proprement dit à des esprits peu éminens, excités par de moindres encouragemens habituels, en un temps où d'ailleurs l'état général de notre évolution spirituelle ne pouvait guère comporter, en aucun genre, des progrès immédiats d'une haute portée, et ne permettait que la conservation essentielle, accompagnée d'améliorations secondaires, des résultats déjà obtenus. Telle est l'explication simple et rationnelle de cette apparente anomalie, qui ne suppose, comme on le voit, ni dans les hommes ni dans les institutions, ni même dans les évènemens, aucune tendance radicale, systématique ou involontaire, à la compression de l'esprit humain, et qui en rattache directement le principe spontané à l'inévitable obligation d'appliquer toujours les plus hautes capacités aux opérations exigées, à chaque époque, par les plus grands besoins de l'humanité, qui certes ne pouvait alors rien offrir de plus digne de l'intérêt capital de tous les penseurs que le développement progressif des institutions catholiques. Quand le système est enfin parvenu, sous Hildebrand, à sa pleine maturité sociale, et après que les principales difficultés relatives à son application politique eurent été surmontées, autant du moins que le comportait la nature des temps et celle des doctrines, le mouvement intellectuel, qui, quoiqu'on en ait dit, n'avait jamais été un seul instant interrompu, reprit spontanément une activité nouvelle; et, appelant, à son tour, d'une manière de plus en plus prononcée, l'emploi des capacités prépondérantes, ainsi que l'attention universelle, il réalisa graduellement les immenses progrès que nous devrons apprécier dans la cinquante-sixième leçon. L'influence que l'on attribue communément aux Arabes sur cette mémorable recrudescence, a été certainement très exagérée, quoiqu'elle ait dû réellement hâter un peu l'essor spontané qui devait alors se manifester. Du reste, cette influence secondaire, convenablement étudiée, perd le caractère essentiellement accidentel qu'elle conserve encore chez les meilleurs esprits, quand on envisage directement les principaux caractères de l'évolution arabe. Quoique Mahomet[23] ait tenté, par une imitation trop peu rationnelle, d'organiser le monothéisme chez une nation qui n'y était pas, à beaucoup près, convenablement préparée, ni au spirituel, ni au temporel, et que, par suite, cette tentative n'ait pu suffisamment produire les principaux résultats sociaux propres à une telle transformation, et surtout cette division fondamentale des deux pouvoirs élémentaires qui doit la caractériser dans les cas vraiment favorables; quoique ce mémorable ébranlement n'ait pu ainsi aboutir directement qu'à la plus monstrueuse concentration politique, par la constitution d'une sorte de théocratie militaire; cependant, les propriétés mentales inhérentes au monothéisme n'ont pu y être entièrement annulées, et ont dû même s'y développer d'abord avec d'autant plus de rapidité que cette imperfection radicale du régime correspondant en a rendu l'essor très facile, sans exiger la longue et pénible élaboration qui a été nécessaire au catholicisme, et en laissant dès-lors naturellement disponibles, presque dès l'origine, les principales capacités spirituelles pour la culture purement intellectuelle, dont les germes y étaient déjà spontanément déposés, d'après la tendance antérieure du mouvement philosophique vers l'Orient, depuis que l'Occident était absorbé par le développement du système catholique. C'est ainsi que les Arabes se sont trouvés propres à figurer honorablement dans cette sorte d'interrègne occidental, sans que leur intervention ait été toutefois radicalement indispensable pour opérer, à cet égard, la transition générale, essentiellement spontanée, de l'évolution grecque à notre évolution moderne. L'ensemble de ces considérations explique donc, d'une manière pleinement satisfaisante, pourquoi le régime monothéique du moyen-âge devait développer aussi tardivement ses principales propriétés intellectuelles, dont cet inévitable délai naturel ne saurait faire contester la réalité ni l'importance. Mais il prouve, en même temps, que, par une coïncidence nécessaire, ci-après spécialement motivée, cette dernière influence fondamentale n'a pu devenir essentiellement efficace que lorsque la décadence générale de ce système avait déjà véritablement commencé. Ainsi, son appréciation directe doit être naturellement renvoyée aux deux chapitres suivans, destinés à examiner soit cette désorganisation graduelle, soit l'élaboration progressive des nouveaux éléments sociaux; double grande série des résultats nécessaires de l'action générale d'un tel système, quoique la source réelle en soit trop méconnue. Tels sont les motifs évidens qui nous obligent ici à indiquer seulement, de la manière la plus sommaire, le principe général de cette influence mentale, sous chacun des quatre aspects essentiels qui lui sont propres. Note 23: Suivant les prescriptions logiques préalablement établies au début de ce volume, nous ne pouvons ici considérer le mahométisme que relativement à la principale évolution sociale, dès-lors essentiellement accomplie en Occident. L'action capitale qu'il a exercée sur l'Orient est d'une toute autre nature, et, le plus souvent, très favorable à l'essor des civilisations correspondantes, surtout dans l'Inde, et encore plus dans les grandes îles malaises. Sous le point de vue philosophique proprement dit, l'aptitude intellectuelle du catholicisme est aussi éminente que mal appréciée. Nous avons déjà considéré l'extrême importance sociale du mémorable système d'éducation universelle qu'il parvint à organiser jusque chez les classes les plus inférieures des populations européennes; comme l'a d'ailleurs honorablement tenté, à son exemple, le monothéisme de Mahomet. Or, quelque imparfaite que doive sembler aujourd'hui la philosophie purement théologique qui se trouvait ainsi vulgarisée, elle a, dans l'ordre mental, long-temps exercé une très heureuse influence sur le développement intellectuel de la masse des nations civilisées, dès-lors régulièrement assujéties, d'une manière continue ou fréquemment périodique, à un certain exercice spirituel, pleinement adapté à leur situation, et aussi propre à élever leurs idées au-dessus du cercle borné de leur vie matérielle qu'à épurer leurs sentimens habituels; on ne peut convenablement sentir l'utilité d'une telle action que par l'appréciation comparative des cas où elle n'existe point, sans être autrement remplacée. L'efficacité de cet enseignement élémentaire devait être alors d'autant plus grande qu'il répandait des notions saines, quoique empiriques, sur la nature morale de l'homme, et même une certaine ébauche, vague et étroite, mais réelle à quelques égards, de l'appréciation historique de l'humanité, spontanément rattachée à l'histoire générale de l'église. Il est même évident que c'est ainsi que la grande notion philosophique du progrès humain a commencé à surgir universellement, quelque insuffisante ou vicieuse qu'elle dût être alors, par suite des efforts naturels du catholicisme pour démontrer sa supériorité fondamentale sur les divers systèmes antérieurs, qui d'ailleurs ne pouvaient ainsi manquer d'être le plus souvent très mal appréciés: tous ceux qui savent convenablement mesurer les difficultés et les conditions d'une première ébauche, surtout en un tel temps et pour un tel sujet, sentiront, j'espère, la valeur de cet heureux aperçu primitif, malgré son extrême imperfection inévitable. Enfin, on ne peut douter que l'influence de cette éducation catholique, fournissant à chaque individu le moyen, et, à certains égards, le droit de juger tous les actes humains, personnels ou collectifs, d'après une doctrine fondamentale, en harmonie avec la division générale des deux pouvoirs élémentaires, n'ait ultérieurement concouru à développer l'esprit universel de discussion sociale qui caractérise les peuples modernes, et qui ne pouvait habituellement exister chez les subordonnés tant qu'a duré la confusion des deux puissances; quoique cet esprit, dont on a trop injustement oublié la première source, dût d'ailleurs être long-temps contenu par l'indispensable discipline intellectuelle que prescrivait impérieusement la nature vague et arbitraire de la philosophie théologique. A ces éminens attributs, principalement relatifs aux masses, il faut d'abord joindre, pour les esprits cultivés, le libre développement que le régime catholique a presque toujours permis, sauf quelques luttes passagères, à la philosophie métaphysique, habituellement menacée par le régime polythéique, et que le catholicisme a tant protégée, malgré la tendance qu'elle devait bientôt manifester à l'ébranlement radical de ce système, sous lequel son extension directe aux questions morales et sociales a certainement commencé, comme je l'expliquerai: pour rendre pleinement incontestable cette disposition libérale du catholicisme, il suffirait de rappeler l'admirable accueil, d'ailleurs si justement mérité, que sut faire ce moyen-âge tant décrié à la partie de beaucoup la plus avancée de la philosophie grecque, c'est-à-dire à la doctrine du grand Aristote, qui certes avait dû être jusque alors infiniment moins goûtée, même chez les Grecs. On doit, en second lieu, noter aussi l'immense service philosophique spontanément rendu par le système catholique à la raison humaine, en vertu de sa division fondamentale des deux pouvoirs sociaux, qui, mentalement envisagée, constituait une indispensable condition préalable de la formation ultérieure d'une véritable science sociale, par l'heureuse séparation rationnelle qui en devait résulter entre la théorie et la pratique politiques, et sans laquelle les spéculations sociales n'auraient jamais pu prendre un essor indépendant, si ce n'est sous la vaine forme d'utopies plus ou moins chimériques: quoique cette dernière propriété ne puisse commencer que de nos jours à recevoir sa réalisation définitive, je n'en devais pas moins signaler avec reconnaissance la vraie source primitive, dont les produits trop détournés et trop lointains ne sont presque jamais rapportés à leur véritable origine, par ceux même qui les utilisent le plus. L'influence purement scientifique du catholicisme ne fut certainement pas moins salutaire que son action philosophique. Sans doute le monothéisme lui-même ne saurait être pleinement compatible avec le sentiment rationnel de l'invariabilité fondamentale des lois naturelles, toujours compromise nécessairement, d'une manière sinon réelle, au moins virtuelle, par toute subordination théologique des divers phénomènes à des volontés souveraines, quelque régulières qu'on soit conduit à les supposer par les progrès croissans de la véritable science: et en effet, à un certain degré du développement humain, la doctrine monothéique constitue le seul obstacle essentiel à l'irrésistible conviction qu'une expérience très prolongée tend à produire universellement à cet égard, comme on a dû le constater fréquemment dans les diverses parties de ce Traité, et comme j'aurai lieu bientôt de l'expliquer historiquement. Mais, au moyen-âge, notre intelligence étant certainement fort éloignée encore d'une telle situation, le régime monothéique, loin de comprimer l'essor scientifique correspondant, devait, au contraire, l'encourager très heureusement, en le dégageant enfin spontanément des immenses entraves que le polythéisme lui présentait de toutes parts; puisque les tentatives scientifiques n'avaient pu être jusque alors poursuivies, sauf l'essor initial des simples spéculations mathématiques, sans choquer presque continuellement, d'une manière plus ou moins dangereuse, des explications théologiques qui s'étendaient, pour ainsi dire, aux moindres détails de tous les phénomènes: tandis que le monothéisme, en concentrant l'action surnaturelle, ouvrait enfin à l'esprit scientifique un accès beaucoup plus libre dans cette étude secondaire, où il n'avait plus à lutter contre une doctrine sacrée spéciale, pourvu qu'il respectât les formules, dès-lors vagues et générales, qui s'y rapportaient; et il pouvait même être directement soutenu par une disposition religieuse à la sincère admiration particulière de la sagesse providentielle, qui n'a dû exercer que beaucoup plus tard une influence vraiment rétrograde ou stationnaire. Au point déjà atteint par notre grande démonstration historique, je croirais superflu d'établir expressément que le régime monothéique, comparé au précédent, constitue une diminution intellectuelle très prononcée de l'esprit religieux, comme le régime polythéique l'avait opéré, en son temps, envers le régime fétichique: cette progression est maintenant évidente. Outre les restrictions capitales, précédemment caractérisées à une autre fin, auxquelles le catholicisme a soigneusement assujéti l'esprit d'inspiration divine, on voit également, par la suppression spontanée des oracles et des prophéties, dont l'antiquité était inondée, et par le caractère, de plus en plus exceptionnel, imprimé aux apparitions et aux miracles, que le catholicisme, au temps de sa prépondérance, s'est noblement efforcé d'agrandir, aux dépens de l'esprit théologique, le domaine d'abord si étroit de la raison humaine, autant que pouvait le permettre la nature même de la doctrine qui servait de base à sa domination sociale. D'après ces diverses propriétés incontestables, et sans parler d'ailleurs des évidentes facilités que l'existence sacerdotale devait alors offrir à la culture intellectuelle, il est aisé de concevoir l'heureuse influence que le régime monothéique du moyen-âge a dû exercer sur l'essor correspondant des principales sciences naturelles, qui sera spécialement apprécié dans la cinquante-sixième leçon: soit par la création de la chimie, fondée sur la conception préalable d'Aristote relative aux quatre élémens, et soutenue par les énergiques chimères qui pouvaient seules alors stimuler suffisamment l'expérimentation naissante; soit par les notables progrès de l'anatomie, si entravée dans toute l'antiquité, malgré les premiers encouragemens spontanés que j'ai signalés au chapitre précédent; soit aussi par le développement continu des spéculations mathématiques antérieures et des connaissances astronomiques qui s'y rattachaient, développement alors aussi marqué que le comportait essentiellement l'état de la science, comme j'aurai lieu de l'expliquer, et que caractérisent, d'une manière si mémorable, deux grands perfectionnemens corelatifs, l'essor de l'algèbre, à titre de branche distincte de l'ancienne arithmétique[24], et celui de la trigonométrie, trop imparfaite et trop bornée chez les Grecs pour les besoins croissans de l'astronomie. Note 24: Personne n'ignore ni l'heureuse innovation réalisée, au moyen-âge, dans les notations numériques, ni la part incontestable de l'influence catholique à cet important progrès de l'arithmétique. Un géomètre distingué, qui s'occupe, avec autant de succès que de modestie, de la véritable histoire mathématique (M. Chasles), a très utilement confirmé, dans ces derniers temps, par une sage discussion spéciale, au sujet de ce mémorable perfectionnement, l'aperçu rationnel que devait naturellement inspirer la saine théorie du développement humain, en prouvant qu'on y doit voir surtout, non une importation de l'Inde par les Arabes, mais un simple résultat spontané du mouvement scientifique antérieur, dont on peut suivre aisément la tendance graduelle vers une telle issue par des modifications successives, en partant des notations primitives d'Archimède et des astronomes grecs. Quant à l'influence esthétique propre au régime monothéique du moyen-âge, quoiqu'elle n'ait dû, ainsi que les deux précédentes, se développer surtout que dans la période immédiatement suivante il est néanmoins impossible d'en méconnaître l'éminente portée, en pensant au progrès capital de la musique et de l'architecture pendant cette mémorable époque. C'est alors, en effet, que l'art du chant prend un nouveau caractère fondamental, par l'introduction des notations musicales, et surtout par le développement de l'harmonie, qui s'y trouve d'ailleurs directement lié; il en est de même, et d'une manière encore plus sensible, pour la musique instrumentale, qui, en ces temps de prétendue barbarie, acquit une admirable extension, par la création de son organe le plus puissant et le plus complet: il serait certes superflu de signaler expressément, dans ce double perfectionnement, l'évidente participation de l'influence catholique. Son efficacité n'est pas moins prononcée dans le progrès général de l'architecture, esthétiquement envisagée, indépendamment de la nouvelle direction imprimée aux constructions usuelles, en vertu du changement qu'éprouvait graduellement l'existence sociale, où d'habituelles relations privées succédant, avec les mœurs catholiques et féodales, à l'isolement caractéristique de la vie intérieure chez les anciens, devaient spontanément déterminer un système d'habitations plus propre à faciliter les communications individuelles. Jamais les pensées et les sentimens de notre nature morale n'ont pu obtenir une aussi parfaite expression monumentale que celle alors réalisée par tant d'admirables édifices religieux, qui, malgré l'irrévocable extinction des croyances correspondantes, inspireront toujours, à tous les vrais philosophes, une délicieuse émotion de profonde sympathie sociale. Le polythéisme, dont le culte était tout extérieur aux temples, ne pouvait évidemment comporter une telle perfection, nécessairement réservée au système qui organisait un enseignement universel, complété par une habitude continue de méditations personnelles: on a certainement fort exagéré, à ce sujet, comme envers les sciences, l'influence des importations arabes, qui d'ailleurs est ici, comme là, aisément explicable; puisque le monothéisme musulman ayant dû éprouver naturellement les mêmes besoins essentiels, a dû spontanément déterminer de semblables tendances; quoique son défaut radical d'originalité doive rendre, en général, très suspecte, à l'un et à l'autre titre, sa prétendue antériorité de perfectionnement, du reste également motivée, pour les deux cas, en ce qu'elle a de réel, par la plus grande facilité de son essor mental, ci-dessus caractérisée dans sa principale cause politique. Relativement à la poésie, il suffirait de nommer le sublime Dante pour constater avec éclat l'aptitude immédiate du régime que nous considérons, malgré le ralentissement notable qu'a dû spécialement produire, à cet égard, la longue et pénible élaboration des langues modernes; d'ailleurs le caractère trop équivoque et trop peu stable de l'état social correspondant présentait alors de puissans obstacles à l'essor des plus profondes impressions poétiques, qui n'y pouvaient suffisamment trouver une inspiration directe et spontanée: nous avons déjà hautement reconnu, dans le chapitre précédent, l'aptitude supérieure qui, sous ce rapport, caractérise jusqu'à présent le polythéisme, dont les plus puissants génies n'ont pu encore convenablement affranchir la poésie moderne; du reste, l'appréciation de l'époque suivante, qui, en ce sens, aussi bien qu'en tous les autres, n'a fait que développer graduellement les germes introduits au moyen-âge, achèvera de dissiper spécialement tous les doutes qui pourraient encore subsister à ce sujet. Envisageant enfin le mouvement mental imprimé par ce système social sous l'aspect le moins élevé et le plus universel, c'est-à-dire quant à l'essor industriel, nous devons encore davantage ajourner son examen propre, si évidemment réservé aux temps ultérieurs, à partir de l'émancipation personnelle. Mais on ne saurait douter, en principe, que le plus grand perfectionnement réalisable dans l'industrie humaine devait consister en une sage abolition graduelle du servage, accompagnée de l'affranchissement progressif des communes proprement dites, alors accomplis sous l'heureuse tutelle d'un tel régime, comme je l'expliquerai plus tard, et qui constituèrent la base nécessaire de tous les immenses succès postérieurs. Nous devrons surtout remarquer, quand notre marche rationnelle nous conduira directement à une telle analyse, le nouveau caractère général, déjà utile à signaler ici, que dut dès-lors prendre de plus en plus l'industrie humaine, et qui fut en harmonie fondamentale avec une telle origine; c'est-à-dire la tendance progressive à l'économie des efforts humains, de plus en plus remplacés par les forces extérieures, dont les anciens faisaient réellement si peu d'usage. Cette substitution caractéristique, principale source de l'admirable essor de l'industrie moderne, remonte certainement à cette mémorable époque, où elle ne fut pas seulement inspirée par l'influence, encore trop imparfaite, de l'étude rationnelle de la nature, devenue ensuite si importante à cet égard. Elle dut alors principalement résulter de la nouvelle stimulation sociale, non moins directe qu'énergique, que devait produire, sous ce rapport, la situation fondamentale, jusque alors inouïe, où le monde catholique et féodal se plaçait de plus en plus par suite de l'émancipation personnelle des travailleurs immédiats, qui devait tendre évidemment à imposer, avec un ascendant croissant, l'impérieuse obligation générale d'épargner les moteurs humains, en utilisant toujours davantage les divers agens physiques, soit animés, soit même inorganiques: cette tendance est très nettement marquée, dès l'origine, par plusieurs inventions mécaniques dont l'histoire est maintenant trop oubliée, et entre autres par les moulins à eau, et surtout à vent. Il n'est pas douteux que l'existence générale de l'esclavage constituait, chez les anciens, encore plus que l'extrême imperfection de leurs connaissances réelles, le principal obstacle à l'emploi étendu des machines, dont la nécessité ne pouvait être suffisamment comprise tant qu'on pouvait ainsi disposer, pour l'exécution des divers travaux matériels, d'une provision presque indéfinie de forces musculaires intelligentes. C'est ainsi que la solidarité nécessaire qui lie profondément l'un à l'autre tous les divers aspects de l'existence humaine, individuelle ou sociale, rendrait impossible toute histoire purement industrielle de l'humanité, conçue isolément de son histoire universelle, comme je l'ai établi, en général, au quarante-huitième chapitre. Du reste, il est aisé de sentir à ce sujet, aussi bien qu'à tant d'autres titres déjà signalés, combien était alors indispensable l'active intervention continue de la discipline catholique pour contenir ou corriger l'action délétère de la doctrine théologique qui, surtout à l'état monothéique, doit tendre spontanément à proscrire toute grande modification industrielle du monde extérieur, en y faisant voir une sorte d'attentat sacrilége à l'optimisme providentiel, remplaçant le fatalisme polythéique: cette funeste conséquence naturelle de l'esprit religieux eût, à cette époque, profondément entravé l'essor industriel, sans la persévérante sagesse du sacerdoce catholique. Tels sont les rapides aperçus qui suffisent ici à caractériser sommairement les éminentes propriétés intellectuelles du régime monothéique du moyen-âge, en attendant que leurs principaux résultats ultérieurs puissent être convenablement appréciés, et qui déjà doivent, sans doute, faire spontanément ressortir l'ingrate injustice de cette frivole philosophie qui conduit, par exemple, à qualifier irrationnellement de barbare et ténébreux le siècle mémorable où brillèrent simultanément, sur les divers points principaux du monde catholique et féodal, saint Thomas d'Aquin, Albert-le-Grand, Roger Bacon, Dante, etc. L'analyse fondamentale de ce régime, d'abord convenablement opérée quant aux attributs sociaux, soit politiques, soit moraux, qui le caractérisent surtout, ayant ainsi reçu désormais l'indispensable complément général qui lui manquait encore, il ne nous reste donc plus maintenant, pour avoir entièrement terminé ce grand et difficile examen, qu'à montrer enfin directement le principe essentiel de l'irrévocable décadence de ce système éminemment transitoire, dont la destination nécessaire, dans l'ensemble de l'évolution humaine, devait être de préparer, sous sa bienfaisante tutelle, la décomposition graduelle de l'état purement théologique et militaire, et l'essor progressif des nouveaux élémens de l'ordre définitif, comme l'expliqueront respectivement ensuite les deux chapitres suivans. En quelque sens qu'on examine l'organisation propre au moyen-âge, une étude suffisamment approfondie fera toujours ressortir sa nature purement provisoire, en représentant les développemens même qu'elle avait pour mission de seconder comme les premières causes radicales de sa chute inévitable et prochaine. Dans la constitution catholique et féodale, le régime théologique et militaire était essentiellement aussi modifié que pouvaient le comporter son esprit caractéristique et ses vraies conditions d'existence, de manière à pouvoir protéger et faciliter l'essor universel, élémentaire mais dès-lors direct, de la vie positive et industrielle: les modifications générales ne pouvaient être poussées plus loin sans tendre nécessairement à l'abandon définitif de ce premier système social. Il suffira de constater sommairement ici cette irrésistible nécessité envers les principales dispositions, spirituelles ou temporelles, d'une telle constitution. Quant à l'ordre spirituel, le caractère simplement provisoire que nous savons, d'après ma théorie fondamentale de l'évolution humaine, devoir inévitablement appartenir à toute philosophie théologique, devait être certainement plus prononcé dans le monothéisme que dans aucune autre phase religieuse, par cela même que cette grande concentration y avait, comme je l'ai prouvé, réduit autant que possible l'esprit théologique proprement dit, qui ne pouvait plus subir aucune importante modification nouvelle sans se dénaturer entièrement, et sans perdre, peu à peu mais irrévocablement, son ascendant social: tandis que, d'un autre côté, l'essor plus rapide et plus étendu que ce dernier état théologique de l'humanité permettait spécialement à l'esprit positif, non-seulement chez les hommes cultivés, mais aussi dans la masse des populations civilisées, ne pouvait manquer de déterminer bientôt de telles modifications. Une vaine et superficielle appréciation fait penser aujourd'hui, par suite même de la décadence du système religieux, dont les exigences réelles ne sont plus suffisamment comprises, que le monothéisme aurait pu ou pourrait encore subsister, de manière même à toujours servir de base morale à l'ordre social, dans l'état d'extrême simplification abstraite où, depuis le moyen-âge, l'influence métaphysique l'a graduellement amené: mais cette chimère philosophique est ici réfutée d'avance par l'ensemble de notre examen de l'organisation catholique, où nous avons reconnu combien était vraiment indispensable à son efficacité sociale chacune de ces nombreuses conditions d'existence tellement solidaires que l'absence d'une seule devait entraîner la chute ultérieure de tout l'édifice, en même temps que nous avons implicitement établi la nature précaire et transitoire de la plupart d'entre elles. Loin d'être radicalement hostile au développement intellectuel, comme on l'a trop proclamé, sous l'unique impression, d'ailleurs exagérée, des temps de décadence, le catholicisme l'a, au contraire, éminemment secondé, ainsi que je l'ai expliqué; mais il n'a pu ni dû se l'incorporer réellement: or, si cet essor extérieur, sous la simple tutelle catholique, a été effectivement très favorable à l'évolution mentale, et même indispensable alors à ses progrès, il a dû déterminer ensuite, parvenu à un certain degré, une tendance nécessaire à sortir graduellement de ce régime provisoire, dont la destination principale était ainsi suffisamment accomplie. Tel a donc été, au fond, le grand office intellectuel, évidemment transitoire, propre au catholicisme: préparer, sous le régime théologique, les élémens du régime positif. Il en est de même, en réalité, dans l'ordre moral proprement dit, d'ailleurs intimement lié au premier: car, en constituant une doctrine morale, pleinement indépendante de la politique, et placée même au-dessus d'elle, le catholicisme a fourni directement à tous les individus un principe fondamental d'appréciation sociale des actes humains, qui, malgré la sanction purement théologique qui pouvait seule en permettre l'introduction primitive, devait tendre nécessairement à se rattacher de plus en plus à l'autorité prépondérante de la simple raison humaine, à mesure que l'usage même de cette doctrine faisait graduellement pénétrer les vrais motifs de ses principaux préceptes; ce qui ne pouvait évidemment manquer d'avoir lieu bientôt, sinon parmi les masses vulgaires, du moins chez les esprits cultivés, puisque rien n'est assurément mieux susceptible, par sa nature, que les prescriptions morales d'être finalement apprécié d'après une expérience suffisante: en sorte que l'influence théologique, d'abord indispensable à cet égard, devait peu à peu devenir essentiellement inutile, une fois que sa mission primordiale était assez accomplie; et même ensuite finalement antipathique, abstraction faite de toute répugnance mentale, en vertu des graves atteintes, dès lors senties avec une énergie croissante, que les principales conditions d'existence d'un tel régime devaient nécessairement porter aux plus nobles sentimens de notre nature, à ceux-là même que le catholicisme s'efforçait si heureusement de faire prévaloir, comme je l'ai directement indiqué à divers titres importans. Afin de préciser convenablement le vrai principe général de l'irrévocable décadence, d'abord intellectuelle et enfin sociale, du monothéisme catholique, il faut maintenant reconnaître que le germe primordial de cette inévitable dissolution ultérieure avait même précédé le développement initial du catholicisme, puisqu'il remonte directement à la grande division historique appréciée au chapitre précédent, de l'ensemble de nos conceptions fondamentales en philosophie naturelle et philosophie morale, relatives l'une au monde inorganique, l'autre à l'homme moral et social. Cette division capitale, organisée par les philosophes grecs un peu avant la fondation du musée d'Alexandrie où elle fut ouvertement consacrée, a constitué, comme je l'ai expliqué, la première condition logique de tous les progrès ultérieurs, en permettant l'essor indépendant de la philosophie inorganique, alors parvenue à l'état métaphysique proprement dit, et dont les spéculations plus simples devaient être plus rapidement perfectibles, sans nuire toutefois à l'opération sociale exécutée simultanément par la philosophie morale, qui, restée encore, d'après la complication supérieure de son sujet propre, à l'état purement théologique, devait bien moins s'occuper du perfectionnement abstrait de ses doctrines que de réaliser, autant que possible, par le régime monothéique, l'aptitude des conceptions théologiques à civiliser le genre humain. Aujourd'hui même, malgré plus de vingt siècles écoulés, cette mémorable séparation n'a pas encore entièrement épuisé son efficacité philosophique et sociale, quoiqu'elle doive bientôt essentiellement cesser, parce qu'elle ne constitue pas, en elle-même, une répartition assez pleinement rationnelle pour survivre définitivement à cette destination provisoire, qui sera prochainement complétée; si du moins le grand travail que j'ai osé entreprendre atteint suffisamment son but principal, en conduisant la philosophie naturelle à devenir enfin morale et politique, pour servir de base intellectuelle à la réorganisation sociale; ce qui achèverait certainement le grand système de travaux philosophiques d'abord ébauché par Aristote en opposition radicale avec le système platonicien, comme je l'expliquerai en son lieu. Quoi qu'il en soit de cette issue finale, encore prématurée, il est incontestable que cette division, historiquement envisagée, se manifesta directement, dès son origine, par une rivalité caractéristique, de plus en plus prononcée, promptement transportée des doctrines aux personnes, entre l'esprit métaphysique, ainsi investi du domaine de la philosophie naturelle, auquel se rattachaient nécessairement les rudimens scientifiques dont l'influence naissante avait d'abord déterminé, d'après le chapitre précédent, une telle séparation, et l'esprit théologique, qui, seul susceptible de diriger alors une véritable organisation, restait suprême arbitre du monde moral et social: cette rivalité, même avant l'essor du catholicisme, avait produit des luttes mémorables, où l'ascendant social de la philosophie morale avait souvent comprimé les tentatives de progrès intellectuel de la philosophie naturelle, et déterminé la première cause du ralentissement scientifique ci-dessus expliqué. Aucun exemple ne saurait être plus propre, sans doute, à caractériser convenablement un tel conflit fondamental dans le système de cet âge intellectuel, que celui des étranges efforts vainement tentés par un esprit aussi éminent et aussi cultivé que saint Augustin pour combattre les raisonnemens mathématiques, déjà vulgaires alors parmi les sectateurs de la philosophie naturelle, des astronomes d'Alexandrie sur la sphéricité de la terre et l'existence nécessaire des antipodes, contre lesquels l'un des plus illustres fondateurs de la philosophie catholique soulève ainsi opiniâtrement les plus puériles objections, aujourd'hui abandonnées aux entendemens les plus arriérés: qu'on rapproche ce cas décisif de celui que j'ai signalé, au chapitre précédent, à l'égard des aberrations astronomiques d'Épicure, et l'on sentira combien était intime et complète cette mémorable séparation, très voisine de l'antipathie, entre la philosophie naturelle et la philosophie morale. Tant que la pénible et lente élaboration graduelle du système catholique n'a pas été suffisamment avancée, l'impuissance organique, que nous avons reconnue être radicalement propre à l'esprit métaphysique, ne lui a pas permis, malgré son essor continu, de lutter avec avantage contre la domination nécessaire de l'esprit théologique, spéculativement moins avancé. Mais, quoique le catholicisme ait honorablement tenté d'éterniser ensuite une chimérique conciliation entre deux philosophies aussi vaguement caractérisées, il est évident que l'esprit métaphysique, qui, à vrai dire, avait d'abord présidé, d'après le cinquante-deuxième chapitre, à la grande transformation du fétichisme en polythéisme, et qui surtout venait de diriger le passage du polythéisme en monothéisme, ne pouvait cesser l'influence modificatrice qui lui est propre au moment même où il avait acquis le plus d'étendue et d'intensité: toutefois, comme il n'y avait plus rien au-delà du monothéisme, à moins de sortir entièrement de l'état théologique, ce qui alors eût été éminemment impraticable, l'action métaphysique est dès-lors devenue, et de plus en plus, essentiellement dissolvante, en tendant à ruiner, par ses analyses antisociales à l'insu d'ailleurs de la plupart de ses propagateurs, les principales conditions d'existence du régime monothéique. Ce résultat nécessaire a dû se réaliser d'autant plus vite et plus sûrement, quand l'organisation catholique a été enfin complétée, que cette organisation accélérait davantage, suivant nos explications antérieures, l'ensemble du mouvement intellectuel, dont les divers progrès, même scientifiques, devaient alors tourner surtout à l'honneur et au profit de l'esprit métaphysique qui paraissait les diriger, quoiqu'il n'en pût être que le simple organe philosophique, jusqu'à ce que l'esprit positif pût devenir finalement assez caractérisé par ces succès graduels pour lutter directement contre le système entier de la philosophie primitive, d'abord dans l'étude des plus simples phénomènes, et ensuite peu à peu envers tous les autres, eu égard à leur complication croissante, ce qui n'a été possible qu'en un temps très postérieur à celui que nous considérons, comme je l'expliquerai plus tard. Il était donc inévitable que le catholicisme, qui, dès sa naissance, et même, en quelque sorte auparavant, avait ainsi laissé nécessairement en dehors de son propre système, quoique sous sa tutelle générale, l'essor intellectuel le plus avancé, fût atteint graduellement par un antagonisme destructeur, aussitôt que, par le suffisant accomplissement, au moins provisoire, des conditions purement sociales, les conditions simplement mentales devaient, à leur tour, devenir directement les plus importantes au développement continu de l'évolution humaine: cause radicale d'une insurmontable décadence, dont nous pouvons assurer, par anticipation, que le régime positif sera spontanément préservé, comme reposant toujours, par sa nature, sur l'ensemble du mouvement spirituel. Quoique cette irrésistible dissolution de la philosophie monothéique ait dû d'abord faire seulement prévaloir l'ascendant métaphysique, une telle révolution n'a pu finalement aboutir qu'à l'avénement nécessaire de l'esprit positif, suivant la théorie fondamentale établie à la fin du volume précédent: car, les voies philosophiques lui ont été par-là directement ouvertes, d'après ce premier triomphe capital de la philosophie naturelle sur la philosophie morale. J'ai démontré, en effet, en diverses parties de ce Traité, que, du point de vue scientifique le plus élevé, et, par suite, conformément aussi aux plus éminentes considérations historiques, la philosophie positive est surtout caractérisée par sa tendance constante à procéder de l'étude générale du monde extérieur à celle de l'homme lui-même, tandis que la marche inverse est nécessairement propre à la philosophie théologique (_voyez_ principalement, à ce sujet, la quarantième leçon et la cinquante-unième): ainsi, tout mouvement philosophique qui, d'abord développé dans les spéculations inorganiques, parvenait directement à modifier d'après elles le système primitif des spéculations morales et sociales, préparait réellement, par une invincible fatalité, l'empire ultérieur de la positivité rationnelle, quelles que pussent être d'abord les vaines prétentions à la domination indéfinie de l'intelligence humaine, alors naturellement conçues par les organes provisoires d'un tel progrès. C'est ainsi que les besoins essentiels de l'esprit positif ont dû long-temps coïncider avec les principaux intérêts de l'esprit métaphysique, malgré leur antagonisme radical, instinctivement contenu, tant que le régime monothéique n'a pas été suffisamment ébranlé. La cause générale de l'inévitable dissolution mentale du catholicisme consiste donc, d'après cette démonstration, conformément à notre premier énoncé, en ce que, n'ayant pu ni dû s'incorporer intimement le mouvement intellectuel, il en a été, de toute nécessité, finalement dépassé; il n'a pu dès-lors maintenir son empire qu'en perdant le caractère progressif, propre à tout système quelconque à l'âge d'ascension, pour acquérir de plus en plus le caractère profondément stationnaire, et même éminemment rétrograde, qui le distingue si déplorablement aujourd'hui. Une superficielle appréciation de l'économie spirituelle des sociétés humaines a pu d'abord, à la vérité, faire penser que cette décadence mentale pouvait se concilier avec une prolongation indéfinie de la prépondérance morale, à laquelle le catholicisme devait se croire des droits spéciaux en vertu de l'excellence généralement reconnue de sa propre morale, dont les préceptes seront, en effet, toujours profondément respectés de tous les vrais philosophes, malgré l'entraînement passager de nos anarchiques aberrations. Mais un examen approfondi doit bientôt dissiper une telle illusion, en faisant comprendre, en principe, que l'influence morale s'attache nécessairement à la supériorité intellectuelle, sans laquelle elle ne saurait exister solidement: car, ce ne peut être évidemment que par une pure transition très précaire que les hommes accordent habituellement leur principale confiance, dans les plus chers intérêts de leur vie réelle, à des esprits dont il ne font plus assez de cas pour les consulter à l'égard des plus simples questions spéculatives. La morale universelle, dont le catholicisme a dû être d'abord l'indispensable organe, ne peut certainement lui constituer une exclusive propriété, s'il a finalement perdu l'aptitude générale à la faire prévaloir dans l'économie sociale: elle forme nécessairement un précieux patrimoine transmis par nos ancêtres à l'ensemble de l'humanité; son influence appartiendra désormais à ceux qui sauront le mieux la consolider, la compléter et l'appliquer, quels que puissent être leurs principes intellectuels. Quoique la raison humaine ait dû faire d'heureux emprunts à l'astrologie, par exemple, ainsi qu'à l'alchimie, elle n'a pu sans doute, par de telles acquisitions, se croire liée irrévocablement à leur sort, dès qu'elle a pu rattacher à de meilleures bases ces importans résultats: il en sera essentiellement de même pour tous les progrès quelconques, moraux ou politiques, d'abord réalisés par la philosophie théologique, et qui ne sauraient périr avec elle, pourvu toutefois que l'on s'occupe enfin convenablement de les incorporer à une autre organisation spirituelle, sous la direction générale de la philosophie positive, comme je l'expliquerai plus tard. Temporellement envisagée, la décadence nécessaire du régime propre au moyen-âge résulte directement d'un principe tellement évident, qu'il ne saurait exiger ici des explications aussi étendues que celles que je viens de terminer pour l'ordre spirituel, sauf le développement spécial que devra présenter, à ce sujet, le chapitre suivant. Sous quelque aspect qu'on envisage, en effet, le régime féodal, dont les trois caractères généraux ont été précédemment établis, sa nature essentiellement transitoire se manifeste aussitôt de la manière la moins équivoque. Quant à son but principal, l'organisation défensive des sociétés modernes, il ne pouvait conserver d'importance que jusqu'à ce que les invasions fussent suffisamment contenues, par la transition finale des barbares à la vie agricole et sédentaire dans leurs propres contrées, sanctionnée et consolidée, pour les cas les plus favorables, par leur conversion graduelle au catholicisme, qui les incorporait de plus en plus au système universel. A mesure que ce grand résultat était convenablement réalisé, l'activité militaire devait nécessairement perdre, faute d'une large application sociale, la prépondérance inévitable qu'elle avait jusque alors conservée, d'abord pendant la conquête romaine, et ensuite sous la défense féodale; la guerre devait, de jour en jour, devenir plus exceptionnelle, et tendre finalement à disparaître chez l'élite de l'humanité, où la vie industrielle, primitivement si subalterne, devait acquérir simultanément une extension et une intensité toujours croissantes, sans pouvoir toutefois encore devenir politiquement dominante, comme je l'expliquerai bientôt. La destination purement provisoire de tout système militaire avait dû être beaucoup moins prononcée sous le régime précédent, quoiqu'elle y soit certes incontestable, par la lenteur nécessaire qu'avait exigée, de toute nécessité, l'essor graduel de la domination romaine: le système simplement défensif ne pouvait évidemment comporter ensuite une aussi longue durée. Cette nature transitoire est encore plus irrécusable pour cette décomposition générale du pouvoir temporel en souverainetés partielles, que nous avons appréciée comme le second caractère essentiel de l'ordre féodal, et qui ne pouvait assurément éviter d'être prochainement remplacée par une centralisation nouvelle, vers laquelle tout devait tendre, ainsi qu'on le verra au chapitre suivant, aussitôt que le but propre d'un tel régime aurait été suffisamment accompli. Il en est de même, enfin, pour le dernier trait caractéristique, la transformation de l'esclavage en servage, puisque l'esclavage constitue naturellement un état susceptible de durée sous les conditions convenables; tandis que le servage proprement dit ne pouvait être, dans le système général de la civilisation moderne, qu'une situation simplement passagère, promptement modifiée par l'établissement presque simultané des communes industrielles, et qui n'avait d'autre destination sociale que de conduire graduellement les travailleurs immédiats à l'entière émancipation personnelle. A tous ces divers titres, on peut assurer, sans exagération, que mieux le régime féodal remplissait son office propre, capital quoique passager, pour l'ensemble de l'évolution humaine, et plus il rendait imminente sa désorganisation prochaine, à peu près comme nous l'avons ci-dessus reconnu envers le catholicisme. Toutefois, les circonstances extérieures, qui d'ailleurs n'étaient nullement accidentelles, ont très inégalement prolongé, chez les diverses nations européennes, la durée nécessaire d'un tel système, dont la prépondérance politique a dû surtout persister davantage aux diverses frontières sociales de la civilisation catholico-féodale, c'est-à-dire, en Pologne, en Hongrie, etc., quant aux invasions purement tartares et scandinaves, et même, à certains égards, en Espagne, et dans les grandes îles de la Méditerranée, en Sicile surtout, pour les envahissemens arabes: distinction très utile à noter ici dans son germe, et qui trouvera, en poursuivant notre appréciation historique, une intéressante application, d'ailleurs presque toujours implicite, suivant les conditions logiques de notre travail. L'explication précédente, quelque sommaire qu'elle ait dû être, se complète, au reste, naturellement, en indiquant, de même qu'envers l'ordre spirituel, la classe spécialement destinée à diriger immédiatement la décomposition continue du régime féodal, qui ne pouvait ni ne devait d'abord s'accomplir par l'intervention politique de la classe industrielle, quoique son avénement social constituât cependant l'issue finale d'une semblable progression. A l'origine, cette classe devait être à la fois trop subalterne et trop exclusivement préoccupée de son propre essor intérieur pour se livrer directement à cette grande lutte temporelle, qui dut ainsi être nécessairement dirigée par les légistes, dont le système féodal avait spontanément développé de plus en plus l'influence politique, par une suite nécessaire du décroissement graduel de l'activité militaire, comme je l'expliquerai au chapitre suivant. Ils sont, en effet, restés jusqu'ici les organes immédiats du mouvement temporel, malgré que sa principale destination ait essentiellement changé de nature depuis que cette mission provisoire est suffisamment accomplie, de manière à mettre pleinement désormais en évidence croissante l'incapacité organique qui caractérise les légistes aussi bien que les métaphysiciens, également réservés, en politique et en philosophie, à opérer de simples modifications critiques, sans pouvoir jamais rien fonder. En terminant enfin cette longue et difficile appréciation fondamentale du régime monothéique propre au moyen-âge, je ne crois pas devoir m'abstenir de signaler, dès ce moment, une importante réflexion philosophique, ultérieurement développable, naturellement suggérée par l'ensemble de notre examen historique du système catholique, qui formait la principale base de cette mémorable organisation. Si l'on envisage convenablement la durée totale du catholicisme, on est, en effet, aussitôt frappé de la disproportion, essentiellement anomale, que présente le temps excessif de sa lente élaboration politique, comparé à la courte prolongation de son entière prépondérance sociale, promptement suivie d'une rapide et irrévocable décadence; puisque une constitution, dont l'essor a exigé dix siècles, ne s'est, en réalité, suffisamment maintenue à la tête du système européen que pendant deux siècles environ, de Grégoire VII, qui l'a complétée, à Boniface VIII, sous lequel son déclin politique a hautement commencé, les cinq siècles suivans n'ayant essentiellement offert, à cet égard, qu'une sorte d'agonie chronique, de moins en moins active: ce qui doit certainement sembler tout-à-fait contraire soit aux lois générales de la longévité ordinaire des organismes sociaux, où la durée de la vie, comme dans les organismes individuels, doit être relative à celle du développement; soit à l'admirable supériorité intrinsèque qui distinguait une telle économie, dont j'ai fait ressortir, à tant de titres, les éminens attributs. La seule solution possible de ce grand problème historique, qui n'a jamais pu être philosophiquement posé jusqu'ici, consiste à concevoir, en sens radicalement inverse des notions habituelles, que ce qui devait nécessairement périr ainsi, dans le catholicisme, c'était la doctrine, et non l'organisation, qui n'a été passagèrement ruinée que par suite de son inévitable adhérence élémentaire à la philosophie théologique, destinée à succomber graduellement sous l'irrésistible émancipation de la raison humaine; tandis qu'une telle constitution, convenablement reconstruite sur des bases intellectuelles à la fois plus étendues et plus stables, devra finalement présider à l'indispensable réorganisation spirituelle des sociétés modernes, sauf les différences essentielles spontanément correspondantes à l'extrême diversité des doctrines fondamentales; à moins de supposer, ce qui serait certainement contradictoire à l'ensemble des lois de notre nature, que les immenses efforts de tant de grands hommes, secondés par la persévérante sollicitude des nations civilisées, dans la fondation séculaire de ce chef-d'œuvre politique de la sagesse humaine, doivent être enfin irrévocablement perdus pour l'élite de l'humanité, sauf les résultats, capitaux mais provisoires, qui s'y rapportaient immédiatement. Cette explication générale, déjà évidemment motivée par la suite des considérations propres à ce chapitre, sera de plus en plus confirmée par tout le reste de notre opération historique, dont elle constituera spontanément la principale conclusion politique. CINQUANTE-CINQUIÈME LEÇON. Appréciation générale de l'état métaphysique des sociétés modernes: époque critique, ou âge de transition révolutionnaire. Désorganisation croissante, d'abord spontanée et ensuite de plus en plus systématique, de l'ensemble du régime théologique et militaire. Par une judicieuse comparaison d'ensemble entre les deux chapitres précédens, le lecteur attentif a dû désormais vérifier spontanément, de la manière la moins équivoque, que, conformément à notre théorie fondamentale de l'évolution humaine, le régime polythéique de l'antiquité avait réellement constitué, à tous égards, la phase la plus complète et la plus durable du système théologique et militaire envisagé dans sa durée totale; tandis que le régime monothéique du moyen âge, quoique nécessairement amené par le développement même de la situation antérieure, devait naturellement caractériser la dernière époque essentielle et la forme la moins stable d'un tel système, dont il était surtout destiné à préparer graduellement l'inévitable décadence et le remplacement final. Malgré l'immense ascendant que l'esprit théologique semble d'abord conserver dans l'organisation catholique, quand on la considère isolément, nous avons néanmoins démontré, avec une pleine évidence, qu'il y avait effectivement subi, sous un aspect quelconque, un décroissement capital et irréparable, non-seulement par rapport à son irrécusable prépondérance dans les pures théocraties primitives, mais même comparativement à sa suprématie habituelle dans le polythéisme grec ou romain. L'admirable tendance du catholicisme à développer, autant que possible, les propriétés civilisatrices du monothéisme, ne pouvait nullement empêcher cette inévitable diminution, à la fois mentale et sociale, dès lors spontanément consacrée par une disposition involontaire et continue à agrandir progressivement le domaine, jadis si restreint, de la raison humaine, en dégageant de plus en plus de la tutelle théologique, soit nos conceptions, soit nos habitudes, d'abord uniformément soumises, jusque dans leurs moindres détails, à sa domination presque exclusive. De même, sous le point de vue temporel, quelque puissante que doive sembler, au moyen-âge, l'activité militaire, par comparaison aux temps postérieurs, nous avons cependant reconnu que, en passant de l'état romain à l'état féodal, l'esprit guerrier avait nécessairement éprouvé une altération radicale dans sa double influence morale et politique, dont la prépondérance originaire devait désormais rapidement décliner, tant par suite des entraves continues que lui imposait nécessairement la nature générale du système monothéique, qu'en vertu de l'importance évidemment passagère et graduellement décroissante de la destination essentiellement défensive qui seule lui restait dès lors. C'est donc uniquement dans l'antiquité qu'il faut placer la véritable époque du plein ascendant et du libre essor, soit de la philosophie purement théologique, soit de l'activité franchement militaire, au développement desquelles tout concourait alors spontanément: l'une et l'autre reçurent certainement, pendant tout le cours du moyen-âge, une profonde atteinte, que devait bientôt suivre une irrévocable décadence. Nous avons même constaté, au chapitre précédent, que la plus exacte appréciation de l'ensemble du régime monothéique propre à cette phase transitoire de l'évolution sociale consiste finalement à le concevoir comme le résultat d'une première grande tentative de l'humanité, pour l'établissement direct et général d'un système rationnel et pacifique. Quoique cette tentative trop prématurée ait dû essentiellement manquer son but principal, soit à cause d'une situation encore éminemment défavorable, soit surtout par suite de l'insuffisance radicale de la seule philosophie qui pût alors diriger une telle opération, elle n'en a pas moins, en réalité, heureusement guidé l'élite de l'humanité dans sa grande transition finale, soit en accélérant la décomposition spontanée du système théologique et militaire, soit en secondant l'essor naturel des principaux élémens d'un système nouveau, de manière à permettre enfin de reprendre directement avec succès l'œuvre immense de la réorganisation fondamentale, quand cette double préparation aurait été convenablement accomplie, comme nous reconnaîtrons clairement qu'elle commence à l'être aujourd'hui chez les peuples les plus avancés. A partir du point éminemment notable où se trouve maintenant parvenue notre élaboration historique, l'étude générale d'une telle transition doit donc constituer désormais l'objet essentiel de tout le reste de notre analyse, afin d'apprécier exactement, sous l'un et l'autre aspect, les diverses conséquences nécessaires de l'impulsion universelle spontanément produite, au moyen-âge, par l'ensemble du régime catholique et féodal, vers la régénération totale des sociétés humaines. Cette partie finale de notre grande démonstration me semble strictement exiger, par sa nature, la décomposition rationnelle d'une pareille exposition en deux séries hétérogènes, très nettement distinctes pour quiconque aura convenablement saisi l'esprit de notre travail antérieur, quoique d'ailleurs nécessairement coexistantes et même profondément solidaires: l'une, essentiellement critique ou négative, destinée à caractériser la démolition graduelle du système théologique et militaire, sous l'ascendant croissant de l'esprit métaphysique; l'autre, directement organique, relative à l'évolution progressive des divers élémens principaux du système positif: la leçon actuelle sera spécialement consacrée à la première appréciation, et la suivante à la seconde. Malgré l'intime connexité évidente de ces deux mouvemens simultanés de décomposition et de recomposition sociales, on éviterait difficilement une confusion presque inextricable, très préjudiciable à l'analyse définitive de la situation actuelle, en persistant à mener de front deux ordres de considérations désormais assez radicalement différens pour que je n'hésite point, après une scrupuleuse délibération, à regarder leur séparation méthodique comme un artifice scientifique vraiment indispensable au plein succès final de la suite entière de notre opération historique: car ces deux sortes de développemens, dont la liaison nécessaire ne pouvait nullement altérer l'indépendance spontanée, ne furent d'ailleurs, en réalité, ni habituellement conçus dans le même esprit et pour le même but, ni communément dirigés par les mêmes organes. Envers les diverses phases antérieures de l'humanité, il n'eût été, au contraire, ni nécessaire, ni convenable, d'étudier ainsi séparément les deux mouvemens élémentaires, opposés mais toujours convergens, dont l'organisme social, comme l'organisme individuel, est, par sa nature, constamment agité: puisque les divers changemens successivement accomplis jusque alors ne pouvaient être assez profonds pour exiger ou comporter l'institution d'un semblable artifice, dont l'emploi eût, par conséquent, abouti surtout à dissimuler la vraie filiation des évènemens. Les révolutions précédentes, sans même excepter la plus importante de toutes, le passage du régime polythéique au régime monothéique, n'avaient pu consister qu'en modifications plus ou moins graves du système théologique fondamental, dont la nature caractéristique restait essentiellement maintenue; le mouvement critique et le mouvement organique, quoique réellement différens, ne pouvaient donc être, d'ordinaire, assez distincts et assez indépendans pour devenir rationnellement séparables, à moins de pousser l'analyse sociologique jusqu'à un degré de précision qui serait aujourd'hui déplacé, suivant les prescriptions logiques du quatrième volume. Dans la transition graduelle de chaque forme théologique à la suivante, non-seulement l'esprit humain pouvait aisément combiner la destruction de l'une avec l'élaboration de l'autre, mais il devait même y être spontanément conduit, sauf la tendance individuelle à cultiver plus spécialement l'une ou l'autre partie de cette double opération philosophique. Mais il en devait être tout autrement pour sortir entièrement du système théologique et passer au système franchement positif, ce qui constitue nécessairement la plus profonde révolution, d'abord mentale, et finalement sociale, que notre espèce puisse subir dans l'ensemble de sa carrière. Par la nature propre de cette grande transition, le mouvement critique, devenu, pendant plusieurs siècles, extrêmement prononcé, s'y distingue tellement du mouvement organique, long-temps à peine appréciable, que, malgré leur liaison fondamentale, chacun d'eux ne peut être sainement jugé que d'après une étude spéciale et directe. L'étendue et la difficulté d'une semblable transformation ont alors, pour la première fois, graduellement conduit l'esprit humain à diriger son essor révolutionnaire d'après une doctrine absolue de négation systématique, dont l'inévitable ascendant tend à faire profondément méconnaître la véritable issue finale de l'ensemble de la crise, qui paraît ainsi consister dans l'application totale et la prépondérance continue de cette doctrine nécessairement passagère, comme la plupart des philosophes modernes l'ont si vicieusement pensé. Il serait donc presque impossible d'éviter que la notion du mouvement organique ne restât essentiellement absorbée par la considération, jusqu'ici beaucoup plus sensible et mieux caractérisée, du mouvement critique, si, dans l'appréciation rationnelle des cinq derniers siècles de notre civilisation, on n'instituait point, entre deux études aussi distinctes, une séparation méthodique. Ce qui rend ici réellement facultatif l'emploi rationnel d'un semblable artifice sociologique, c'est la nature éminemment abstraite de notre élaboration historique, d'après les explications générales placées au début de ce volume: car, dans un travail historique qui aurait véritablement le caractère concret, cette division idéale entre des phénomènes simultanés et solidaires ne saurait être légitime; tandis qu'elle est, au contraire, pleinement compatible avec une analyse abstraite de l'évolution sociale, si d'ailleurs on l'y reconnaît utile à l'éclaircissement du sujet, ce qui, pour le cas actuel, me semble hautement incontestable; on ne fait ainsi qu'étendre à l'étude de la vie collective un droit scientifique dès long-temps usuel dans l'étude de la vie individuelle. Un retour suffisant à la saine appréciation logique de la différence fondamentale entre l'histoire abstraite et l'histoire concrète conduira spontanément le lecteur à dissiper sans difficulté l'incertitude qui pourrait lui rester à cet égard. Du reste, l'esprit philosophique de ce Traité est, sans doute, assez prononcé maintenant pour que l'emploi soutenu de cet indispensable artifice sociologique ne conduise jamais le lecteur à méconnaître la solidarité nécessaire de ces deux mouvemens simultanés, dont l'évidente connexité, déjà érigée en principe par l'ensemble des conceptions, soit scientifiques, soit logiques, du quatrième volume, se trouve d'ailleurs directement établie d'avance d'après nos explications historiques, et surtout résulte spontanément de la leçon précédente, qui a finalement montré le régime monothéique du moyen-âge comme la commune source immédiate de l'une et l'autre impulsion. Toutefois, afin de prévenir, autant que possible, les déviations involontaires que pourrait, à ce sujet, susciter momentanément un tel mode d'appréciation, il n'est pas ici inutile de rappeler d'abord, en général, l'obligation fondamentale d'avoir toujours en vue l'intime corelation effective de ces deux ordres de phénomènes sociaux, tout en procédant, pour plus de netteté, à l'analyse séparée de chacun d'eux. Or, il est certainement évident que ces deux mouvemens hétérogènes, malgré leur spontanéité nécessaire, ont dû constamment exercer l'un sur l'autre une réaction très puissante pour se consolider et s'accélérer mutuellement. La décomposition croissante, spirituelle ou temporelle, de l'ancien système social ne pouvait successivement s'accomplir sans faciliter aussitôt l'essor graduel des élémens correspondans du nouveau système, en diminuant les principaux obstacles qui le retardaient; de même, en sens inverse, le développement progressif des nouveaux élémens sociaux devait, non moins naturellement, imprimer un important surcroît d'énergie à l'action révolutionnaire, et surtout rendre ses résultats plus expressément irrévocables. Cette double relation permanente n'est pas seulement incontestable depuis que l'antagonisme des deux systèmes a commencé à devenir direct et pleinement caractéristique: elle était, au fond, tout aussi réelle, quoique plus difficilement appréciable, pendant que la lutte restait encore indirecte et vaguement définie, sous la conduite immédiate et exclusive de l'esprit métaphysique proprement dit. Personne aujourd'hui ne saurait méconnaître la grande influence de la désorganisation successive du régime théologique et militaire depuis le moyen-âge pour seconder le développement scientifique et industriel de la civilisation moderne, dont la spontanéité fondamentale a même été souvent mal appréciée en attribuant à cette considération indispensable une irrationnelle exagération. Mais la réaction inverse, quoique beaucoup moins connue jusqu'ici, n'est pas, en effet, moins certaine, ni moins importante. La suite de ce travail doit bientôt fournir au lecteur plusieurs occasions capitales de sentir spontanément que le développement de l'esprit positif, avant même que son intervention devînt explicite, a pu seul donner une véritable consistance à l'ascendant graduel de l'esprit métaphysique sur l'esprit théologique: sans une telle influence, cette lutte continue, au lieu de tendre vers une vraie rénovation philosophique, n'eût pu conduire qu'à de vaines et interminables discussions; puisque, l'esprit métaphysique ne pouvant, par sa nature, accomplir la démolition successive de la philosophie théologique que d'après sa disposition caractéristique à détruire les conséquences au nom des principes, il devait nécessairement consacrer toujours les bases intellectuelles, au moins les plus générales, de cette même philosophie dont il ruinait essentiellement l'efficacité sociale, et dont la décadence mentale ne pouvait ainsi jamais sembler pleinement irrévocable. Aujourd'hui surtout, c'est parce qu'on n'a pas communément assez apprécié l'influence philosophique propre à l'esprit positif que l'on conserve encore trop souvent des illusions si désastreuses sur la perpétuité indéfinie du régime théologique convenablement modifié, comme j'aurai lieu de l'expliquer ultérieurement. On peut faire, dans l'ordre temporel, des remarques essentiellement équivalentes, et certes non moins évidentes, sur la réaction capitale que l'essor graduel de l'esprit industriel a dû exercer de plus en plus pour rendre hautement irrévocable, chez les modernes, le décroissement spontané de l'esprit militaire, quoique leur antagonisme n'ait été jusqu'ici presque jamais direct: faute d'une telle base générale, la rivalité politique des légistes envers les militaires aurait pu se prolonger indéfiniment sans jamais pouvoir aboutir à un véritable changement de système; c'est la prépondérance universelle de la vie industrielle qui seule fait maintenant sentir instinctivement à tous les hommes judicieux l'incompatibilité radicale de tout régime militaire avec la nature caractéristique de la civilisation actuelle. Ces indications sommaires suffisent ici, sans doute, pour faire d'avance convenablement ressortir, en général, l'enchaînement nécessaire et continu des deux mouvemens, hétérogènes mais convergens, l'un critique, l'autre organique, que nous devons désormais analyser séparément, en prévenant ainsi le seul grave inconvénient philosophique de cette indispensable décomposition méthodique, c'est-à-dire la tendance à dissimuler l'intime connexité des deux séries de phénomènes sociaux. Nous pouvons donc entreprendre directement l'examen qui constitue l'objet propre de ce chapitre, en procédant d'abord à l'appréciation rationnelle de la désorganisation croissante du système théologique et militaire pendant le cours des cinq derniers siècles. Quoique le caractère essentiellement négatif de cette grande opération révolutionnaire doive naturellement inspirer, envers une telle période, une sorte de répugnance philosophique, cependant l'esprit général de ma théorie fondamentale de l'évolution humaine, et spécialement l'ensemble des explications contenues au chapitre précédent, ont dû d'avance dissiper spontanément ce qu'il pourrait y avoir d'anti-scientifique dans une semblable disposition, en faisant pressentir que, malgré les profondes aberrations et les désordres déplorables qui devaient la distinguer, cette mémorable phase sociale constitue néanmoins, à sa manière, un intermédiaire aussi indispensable qu'inévitable dans la marche lente et pénible du développement humain. A l'état catholique et féodal, le système théologique et militaire était déjà, au fond, comme nous l'avons reconnu, en décadence imminente, sans que rien pût dès lors le préserver d'une prochaine et rapide décomposition radicale; or, d'un autre côté, l'évolution propre et directe des nouveaux élémens sociaux commençait à peine alors à être distinctement ébauchée, sans que leur tendance politique finale pût être encore aucunement soupçonnée, jusqu'à ce qu'une longue élaboration ultérieure leur eût permis de manifester graduellement leur aptitude nécessaire, si mal appréciée, même aujourd'hui, des meilleurs esprits, à fournir les bases solides d'une vraie réorganisation. Il était donc évidemment contradictoire aux lois naturelles du mouvement social que le passage d'un système à l'autre s'opérât par substitution immédiate, en prévenant toute discontinuité organique, quand même tous les pouvoirs humains auraient pu alors généreusement consentir au chimérique sacrifice de leurs dispositions les plus naturelles et de leurs intérêts les plus légitimes. Ainsi, les sociétés modernes ne pouvaient aucunement éviter de se trouver, pendant plusieurs siècles, d'une manière de plus en plus prononcée, dans cette situation profondément exceptionnelle, mais nécessairement transitoire, où le principal progrès politique serait, au fond, par une nécessité toujours croissante, essentiellement négatif, tandis que l'ordre public serait surtout maintenu par une résistance de plus en plus rétrograde; double caractère parvenu aujourd'hui à sa plus haute intensité. Quant à l'indispensable office général que ce mouvement de décomposition devait accomplir dans l'évolution totale des sociétés modernes, je l'ai d'avance suffisamment indiqué en expliquant, dès le début du volume précédent, la destination essentielle de la doctrine révolutionnaire, qui a dû finalement devenir le principal organe d'une telle suite d'opérations. Outre sa puissante influence, ci-dessus rappelée, pour seconder l'essor naturel des nouveaux élémens sociaux, par la suppression croissante des entraves primitives, son efficacité politique, et même philosophique, a surtout consisté à rendre non-seulement possible mais inévitable un vrai changement de système, soit en manifestant de plus en plus l'insuffisance radicale de l'ancienne organisation, soit aussi en dissipant graduellement les obstacles nécessaires qui interdisaient spontanément à notre faible intelligence jusqu'à la simple conception de toute véritable régénération, comme je l'ai établi au quarante-sixième chapitre. Sans la salutaire impulsion de cette énergie critique, il n'est pas douteux que l'humanité languirait encore sous ce régime provisoire qui, après avoir été indispensable à son enfance, tendait ensuite à la prolonger indéfiniment, en conservant sa prépondérance malgré le suffisant accomplissement de sa principale destination. On doit même reconnaître que, pour remplir convenablement son office essentiel, le mouvement critique avait besoin d'être poussé, surtout mentalement, jusqu'à son dernier terme naturel: car, sans l'entière suppression des divers préjugés, soit religieux, soit politiques, relatifs à l'ancienne organisation, notre apathie intellectuelle et sociale se serait certainement bornée à chercher un dénouement facile mais illusoire, en se contentant de faire subir au système primitif de vaines modifications, impuissantes à apporter aucune satisfaction suffisante et durable aux nouveaux besoins de l'humanité. Quoique une telle émancipation ne puisse, sans doute, constituer qu'une condition purement négative, il n'en faut pas moins l'envisager, même aujourd'hui, comme un préambule rigoureusement indispensable à toute saine spéculation philosophique sur une vraie réorganisation sociale, ainsi que j'aurai lieu de le faire bientôt sentir. Il serait donc superflu d'insister ici davantage pour dissiper, à ce sujet, la répugnance naturelle que doit inspirer, en tous genres, le spectacle de la destruction; chacun peut déjà suffisamment sentir d'avance l'importance capitale, bien que transitoire, de ce grand mouvement critique, dont l'exacte appréciation se rattache d'ailleurs, d'une manière si directe et si intime, à l'étude générale de la situation actuelle de l'élite de l'humanité. Cette désorganisation croissante doit être distinctement examinée à partir d'une époque plus reculée que celle communément adoptée par les plus judicieux philosophes, qui, d'après une analyse mal conçue, ne font presque jamais remonter une telle investigation historique au-delà du seizième siècle. Son vrai point de départ, dont l'indication est ici nécessaire afin de prévenir, autant que possible, le vague et l'incertitude des spéculations, devient aisément assignable d'après la théorie fondamentale établie au chapitre précédent sur la principale destination propre au régime monothéique du moyen-âge, envisagé comme devant constituer, par sa nature, la dernière phase essentielle du système théologique et militaire. Il est facile de reconnaître, en effet, que, dès la fin du treizième siècle, la constitution catholique et féodale avait suffisamment rempli, sous les rapports les plus importans, du moins selon sa véritable mesure naturelle, son office, indispensable mais passager, pour l'ensemble de l'évolution humaine; et que, en même temps, les conditions nécessaires de son existence politique avaient déjà reçu de graves et irréparables altérations, annonçant avec évidence une imminente décomposition: ce qui conduit à reporter au commencement du quatorzième siècle la véritable origine historique de cette immense élaboration révolutionnaire, à laquelle toutes les classes de la société ont, dès lors, chacune à sa manière, constamment participé. Dans l'ordre spirituel, le célèbre pontificat de Boniface VIII caractérise hautement l'époque inévitable où le pouvoir catholique, après avoir noblement accompli, eu égard aux temps et aux moyens, sa grande mission sociale relative au premier établissement politique de la morale universelle, comme je l'ai expliqué, est naturellement conduit à dépasser très vicieusement le but, en s'efforçant désormais de constituer, pour un intérêt isolé, une chimérique domination absolue, de manière à soulever nécessairement d'universelles résistances, aussi justes que redoutables, pendant que d'ailleurs il avait déjà commencé à manifester hautement son impuissance radicale à diriger réellement le mouvement mental, dont l'importance devenait alors graduellement prépondérante dans le système général de la civilisation moderne. L'imminente désorganisation spontanée du catholicisme était même indiquée, dès l'origine du quatorzième siècle, d'après de graves symptômes précurseurs, soit par le relâchement presque général du véritable esprit sacerdotal, soit par l'intensité croissante des tendances hérétiques. Ce double commencement de décomposition intime fut d'abord, sans doute, efficacement combattu par la mémorable institution des franciscains et des dominicains, si sagement adaptée, un siècle auparavant, à une telle destination, et qu'il faut regarder, en effet, comme le plus puissant moyen de réformation et de conservation qui pût être vraiment compatible avec la nature d'un tel système: mais son influence préservatrice devait être bientôt épuisée, et sa nécessité unanimement reconnue ne pouvait finalement que faire mieux ressortir la prochaine décadence inévitable d'un régime qui avait reçu vainement une telle réparation. En même temps, les moyens violens introduits alors, sur une grande échelle, pour l'extirpation des hérésies, constituaient nécessairement l'un des signes les moins équivoques de cette insurmontable fatalité: car aucune domination spirituelle ne pouvant évidemment reposer, en dernière analyse, que sur l'assentiment volontaire des intelligences, tout notable recours spontané à la force matérielle doit être considéré, à son égard, comme le plus irrécusable indice d'un déclin imminent et déjà senti. Par ces divers motifs, il est donc aisé de concevoir que l'ébranlement décisif du système catholique devait, à tous égards, commencer au quatorzième siècle, surtout relativement à ses attributions les plus centrales. De même, dans l'ordre temporel, c'est aussi alors que le décroissement spontané de la constitution féodale a dû devenir graduellement irrévocable, par suite d'un suffisant accomplissement de sa principale destination militaire, caractérisée au chapitre précédent. Car, l'admirable système d'opérations défensives, qui distingue l'activité guerrière propre au moyen-âge, avait dû comprendre successivement deux séries principales d'efforts essentiels pour protéger convenablement le premier essor de la civilisation moderne, d'abord contre les irruptions trop prolongées des sauvages polythéistes du nord, et ensuite contre l'imminente invasion du monothéisme musulman. Quelque puissans obstacles qu'ait dû long-temps offrir la première opération, où le plus grand homme du moyen-âge trouva surtout un si noble emploi de son infatigable énergie, la seconde lutte devait être, par sa nature, beaucoup plus difficile et plus lente: puisque le catholicisme, principal mobile universel de cette mémorable époque, fournissait, sous le premier aspect, un moyen capital de consolidation des résultats militaires, par la possibilité des conversions nationales chez les polythéistes; tandis que, au contraire, cette force fondamentale s'opposait directement, dans le second cas, à toute conciliation finale, vu l'incompatibilité radicale qui devait évidemment exister entre les deux sortes de monothéisme, aspirant également, de toute nécessité, à l'empire universel, quoique par des moyens et avec des caractères essentiellement différens. Les croisades, abstraction faite de tant d'importans résultats accessoires ou indirects qu'on y a trop exclusivement remarqués, et même indépendamment de la haute influence qui leur appartenait alors immédiatement pour mieux lier les divers peuples européens en leur imprimant une activité collective suffisamment prolongée, constituaient surtout, par leur nature, le seul moyen décisif de préserver l'évolution occidentale du redoutable prosélytisme musulman, dès lors essentiellement réduit à l'orient, où son action pouvait devenir vraiment progressive. Mais un tel procédé ne pouvait, évidemment, être appliqué avec un succès soutenu qu'après l'entière cessation des migrations septentrionales, par suite d'une combinaison convenable d'énergiques résistances et de sages concessions: c'est pourquoi la principale défense du catholicisme contre l'islamisme a dû précisément devenir le but prépondérant de l'activité militaire pendant les deux siècles de pleine maturité du système politique propre au moyen-âge. Toutefois, malgré les inquiétudes, sérieuses mais fugitives, qu'a pu ultérieurement susciter, même jusqu'au dix-septième siècle, l'extension occidentale des armes musulmanes, il est clair que cette grande opération défensive était essentiellement accomplie dès la fin du treizième siècle, et ne tendait dès-lors à se perpétuer abusivement que par l'aveugle impulsion des habitudes ainsi contractées; sauf l'action régulière, long-temps si utile, d'une admirable institution spéciale, heureusement consacrée à la consolidation continue de cet éminent résultat, dont le maintien suffisant cessait désormais d'exiger l'intervention permanente de la masse des populations chrétiennes. L'organisme féodal avait donc, à cette époque, déjà rempli son principal office pour l'évolution générale des sociétés modernes: par suite, l'esprit militaire qui le caractérisait, graduellement privé de sa grande destination protectrice et conservatrice, a depuis tendu de plus en plus à devenir profondément perturbateur, surtout à mesure que la papauté perdait son autorité européenne, comme je l'indiquerai ci-dessous. C'est ainsi que la décadence temporelle du régime propre au moyen-âge a dû nécessairement, aussi bien que sa décadence spirituelle, et par des motifs de même nature, manifester, vers le début du quatorzième siècle, un évident caractère d'irrévocabilité, que son cours spontané n'avait pu jusque alors offrir, tant qu'il restait à ce régime quelque fonction indispensable à remplir dans le système de notre civilisation. Son énergie militaire a, sans doute, rendu long-temps encore d'éminens services partiels pour garantir la nationalité des principaux peuples européens: mais il importe de remarquer que ces divers services n'étaient plus que relatifs surtout aux perturbations même que la prolongation démesurée d'une telle activité suscitait partout de plus en plus, et qui auparavant se trouvaient essentiellement contenues par la prépondérance spontanée d'une plus noble destination commune. En assignant ainsi le vrai point de départ propre au grand mouvement de décomposition dont nous commençons l'appréciation philosophique, on voit donc enfin, soit au spirituel, soit au temporel, que la désorganisation continue de la constitution catholique et féodale, dernière phase générale du système théologique et militaire, devient sensible à l'époque même où, après le suffisant accomplissement de sa mission fondamentale, son ascendant politique devait tendre désormais à entraver de plus en plus l'évolution finale des sociétés modernes; ce qui garantit nécessairement la pleine rationnalité d'une telle détermination. Pour être maintenant analysée ici d'une manière vraiment scientifique, cette immense élaboration révolutionnaire des cinq derniers siècles doit être d'abord soigneusement divisée en deux parties successives, très nettement distinctes par leur nature, quoique toujours confondues jusqu'à présent: l'une, comprenant le quatorzième et le quinzième siècles, où le mouvement critique reste essentiellement spontané et involontaire, sans la participation régulière et tranchée d'aucune doctrine systématique; l'autre, embrassant les trois siècles suivans, où la désorganisation, devenue plus profonde et plus décisive, s'accomplit surtout désormais sous l'influence croissante d'une philosophie formellement négative, graduellement étendue à toutes les notions sociales de quelque importance; de façon à indiquer dès-lors hautement la tendance générale des sociétés modernes à une entière rénovation, dont le vrai principe reste toutefois radicalement enveloppé d'une vague indétermination. Cette distinction indispensable répandra, j'espère, une vive lumière sur l'ensemble, encore si mal apprécié, de cette mémorable époque, qui constitue le lien immédiat de notre situation actuelle avec la suite des phases antérieures de l'humanité. Quelque puissante qu'ait été historiquement l'efficacité destructive de la doctrine critique proprement dite, on lui attribue communément une influence très exagérée, dont la notion devient même profondément irrationnelle, quand on y rapporte exclusivement la désorganisation totale de l'ancien système social, comme s'accordent à le faire habituellement aujourd'hui les défenseurs et les adversaires de ce système. Le véritable esprit philosophique montre clairement, ce me semble, que, loin d'avoir pu produire par elle-même une telle décomposition, cette doctrine a dû, au contraire, en résulter nécessairement, quand la démolition spontanée a atteint un certain degré, qui sera déterminé ci-après: car, dans toute autre hypothèse, l'origine réelle de la théorie révolutionnaire serait évidemment incompréhensible; quoique sa réaction inévitable ait dû ensuite devenir indispensable à l'entier accomplissement d'une pareille phase, et surtout à l'indication caractéristique de son issue finale, ainsi que je l'expliquerai bientôt. Outre que cette appréciation vulgaire exagère, évidemment, au-delà de toute possibilité, l'influence politique de l'intelligence, elle constitue donc ici, par sa nature, une sorte de cercle vicieux. L'ensemble de l'époque révolutionnaire ne saurait, en conséquence, être rationnellement conçu qu'autant que la formation et le développement de la doctrine critique sont regardés comme précédés et déterminés par un progrès suffisant dans la décomposition purement spontanée que nous devons d'abord apprécier sommairement, suivant l'ordre ci-dessus indiqué. Rien ne saurait mieux confirmer la démonstration établie au chapitre précédent, sur la nature éminemment transitoire de la constitution catholique et féodale propre au moyen-âge, que la ruine irréparable d'un tel organisme par le seul conflit mutuel de ses principaux appareils, sans aucune attaque systématique, pendant les deux siècles qui ont immédiatement suivi les temps même de sa plus grande splendeur. On peut, en effet, reconnaître aisément que cette mémorable économie contenait, à beaucoup d'égards, par sa structure caractéristique, des germes essentiels de décomposition intime, dont les ravages spontanés ont été seulement suspendus ou dissimulés tant que la commune destination sociale a dû, conformément à nos explications antérieures, maintenir, entre les diverses parties, par son uniforme prépondérance, une combinaison nécessairement temporaire. Il doit suffire ici d'apprécier les causes les plus universelles de cette imminente dissolution naturelle, en considérant d'abord, sous ce point de vue, la division politique la plus générale entre les deux grands pouvoirs du système, et ensuite la principale subdivision propre à chacun d'eux. Sous le premier aspect, il est incontestable que l'admirable établissement d'un pouvoir spirituel distinct et indépendant du pouvoir temporel, quelque indispensable qu'il dût être à l'accomplissement réel de l'évolution spéciale réservée au moyen-âge, et quelque immense perfectionnement qu'il ait même apporté à la théorie fondamentale de l'organisme social, comme je l'ai déjà prouvé, devait ensuite devenir un principe inévitable de décomposition active pour le régime correspondant, par l'incompatibilité nécessaire qui, dès l'origine, régnait, plus ou moins explicitement, entre les deux autorités, soit à raison d'un état de civilisation trop peu conforme à un aussi éminent progrès, soit d'après l'inaptitude radicale de la seule philosophie qui pût alors y présider. J'ai d'abord établi, dans le cours des deux chapitres précédens, que le monothéisme est, par sa nature, en opposition plus ou moins prononcée avec la prépondérance de l'activité militaire; à moins que, par une anomalie contraire au véritable caractère essentiel de cette phase théologique, il ne se constitue, suivant le mode musulman, en maintenant la concentration primitive des deux pouvoirs; et, alors même, le polythéisme est-il nécessairement beaucoup plus conforme à tout développement intense et soutenu du système militaire. Mais, sous le vrai régime monothéique, dont la séparation générale entre le gouvernement moral et le gouvernement politique devient le principal attribut, il existe inévitablement une sorte de contradiction intime, directe quoique implicite, entre une telle disposition et la nature encore militaire de l'organisation temporelle correspondante, vu la tendance spontanée vers la plus entière unité de pouvoir, toujours propre à l'esprit guerrier, même après l'altération capitale qu'il dut alors subir par la transformation nécessaire du système de conquête en système essentiellement défensif. C'est surtout par-là que cette grande séparation, malgré sa haute utilité immédiate, doit être regardée, à cette époque, comme une tentative éminemment prématurée, dont l'efficacité complète et durable est réservée au développement final des sociétés modernes, puisque l'activité industrielle, devenue enfin prépondérante, y doit seule être, par sa nature, pleinement compatible avec la consolidation régulière d'une telle division fondamentale. En outre, si l'esprit féodal, en tant que militaire, devait être spontanément hostile à cette institution caractéristique, il faut reconnaître que, d'un autre côté, l'esprit catholique, en tant que théologique, tendait aussi, avec presque autant d'énergie, à l'altérer radicalement en sens inverse, en poussant habituellement l'autorité sacerdotale à dépasser essentiellement des limites vagues et empiriques, qui n'avaient jamais pu être réellement assujéties à aucun principe rationnel. Une démarcation vraiment systématique, dont j'ai déjà signalé le principe général, ne pourra être un jour solidement établie entre les deux puissances élémentaires, sauf les perturbations secondaires dues à l'inévitable conflit des passions humaines, que sous l'ascendant ultérieur de la philosophie positive, éminemment propre à la constituer spontanément d'après l'ensemble des véritables lois de l'organisme social, comme j'aurai lieu de l'indiquer spécialement dans la suite. Tant que l'esprit théologique reste prépondérant, il est clair, au contraire, que la triple nature éminemment vague, arbitraire, et néanmoins absolue, qui caractérise, de toute nécessité, les diverses conceptions religieuses, ne saurait permettre d'instituer, à cet égard, aucun frein intellectuel et moral, susceptible de contenir suffisamment les opiniâtres stimulations de l'orgueil et les illusions spontanées de la vanité: en sorte que, sous ce régime, la séparation effective des deux pouvoirs a dû être surtout empirique, d'après l'indépendance mutuelle propre à leurs origines respectives, maintenue ensuite par leur antagonisme continu, suivant les explications du chapitre précédent. La discipline mentale spécialement rigoureuse, et finalement oppressive, que ces mêmes caractères essentiels ont dû rendre de plus en plus indispensable, afin d'entretenir, d'une manière aussi précaire que pénible, une convergence convenable, a dû d'ailleurs fortifier beaucoup la tendance inévitable du pouvoir sacerdotal à l'usurpation universelle. Enfin, quoique la plupart des philosophes aient, à cet égard, attribué une influence très exagérée à la principauté temporelle annexée au suprême pontificat, puisque cette souveraineté exceptionnelle n'a pris une grande importance qu'au temps même où le système catholique était déjà en pleine décomposition politique, il ne faut pas cependant négliger cette considération secondaire, qui, en tout temps, a dû accessoirement concourir à développer, chez les papes, leur disposition spontanée à l'entière confusion des divers pouvoirs sociaux. Telle est donc, en résumé, sous tous les aspects essentiels, la singulière nature du régime propre au moyen-âge, que l'esprit féodal et l'esprit catholique, qui en constituaient les deux éléments généraux, tendaient nécessairement, chacun à sa manière, l'un par suite d'une civilisation trop imparfaite, l'autre à cause d'une philosophie trop vicieuse, à ruiner radicalement la division fondamentale qui caractérisait surtout cette mémorable constitution, dont la destination purement transitoire ne saurait être plus évidemment vérifiée que par un contraste aussi décisif. Ainsi, ce n'est point la décomposition spontanée de ce régime, à partir du quatorzième siècle, qui devrait habituellement nous étonner; ce serait bien plutôt sa permanence effective jusqu'à cette époque, si elle n'était déjà suffisamment expliquée, soit par le trop faible essor des nouveaux élémens sociaux, soit par la réalisation jusque alors incomplète de son office, fondamental quoique temporaire, pour l'ensemble de l'évolution sociale, conformément à nos démonstrations antérieures. On obtiendra des conclusions analogues en considérant maintenant la principale subdivision de chacun des deux grands pouvoirs, spirituel ou temporel, c'est-à-dire la relation correspondante entre l'autorité centrale et les autorités locales. Il est aisé de sentir, à cet égard, que l'harmonie intérieure de chaque pouvoir ne pouvait être plus stable que leur combinaison mutuelle. Dans l'ordre spirituel, on ne saurait douter que la hiérarchie catholique, malgré l'éminente supériorité de son énergique coordination, ne contînt nécessairement, par la nature du système, des germes spontanés d'une inévitable dissolution intime, indépendante d'aucune hostilité directe, quant aux relations générales entre la suprême autorité sacerdotale et les divers clergés nationaux. Ces discordances intérieures devaient certainement outrepasser beaucoup ce degré universel de perturbation élémentaire que l'imperfection de l'humanité rend inséparable de toute constitution quelconque; elles avaient alors un caractère et une intensité propres au régime théologique correspondant. Les immenses efforts entrepris, à cette époque, avec tant de persévérance, par les hommes les plus avancés, pour réaliser, au profit de la civilisation moderne, tous les moyens d'ordre dont le monothéisme est susceptible, mériteront toujours d'autant plus la respectueuse admiration des vrais philosophes, qu'une telle propriété est moins conforme à la nature des doctrines théologiques, surtout depuis la séparation, d'ailleurs si indispensable, entre les deux puissances fondamentales. Quoiqu'on attribue abusivement aux opinions religieuses une tendance absolue à déterminer et à entretenir la convergence intellectuelle et morale, il est certain que l'esprit théologique, dans la situation mentale que suppose l'établissement régulier du monothéisme, et avant même que son principal ascendant ait pu être directement menacé, ne peut réellement conduire au degré suffisant d'unité sans la pénible intervention continue d'une discipline artificielle très rigoureuse, et bientôt plus ou moins oppressive, dont le maintien doit graduellement devenir incompatible, soit avec les prétentions excessives de ceux qui la dirigent, soit avec les résistances exagérées de ceux qui la subissent: c'est ce qui résulte évidemment du caractère vague et arbitraire, et par suite nécessairement discordant, d'une telle philosophie, librement et activement cultivée. Avant que ce principe fondamental de dissolution ait pu produire, comme je l'indiquerai ci-dessous, la désorganisation finale de cette philosophie, il a dû exercer d'abord son inévitable influence en tendant long-temps à troubler profondément l'ensemble de la hiérarchie catholique, lorsque les résistances partielles pouvaient acquérir une véritable importance par leur concentration spontanée en oppositions nationales, sous l'assistance naturelle des pouvoirs temporels respectifs. Les mêmes causes fondamentales qui, d'après le chapitre précédent, avaient dû tant limiter, en réalité, l'extension territoriale du catholicisme, agissaient alors, sous cet autre aspect, pour ruiner sa constitution intérieure, même indépendamment de toute dissidence dogmatique. Dans le pays qui, suivant la juste et unanime appréciation des principaux philosophes catholiques, fut, pendant tout le cours du moyen-âge, le principal appui du système ecclésiastique, le clergé national s'était toujours attribué, presque dès l'origine, envers la suprême autorité sacerdotale, des priviléges spéciaux, que les papes ont souvent proclamé, avec raison mais sans succès, essentiellement contraires à l'ensemble des conditions de l'existence politique du catholicisme: et cette opposition ne devait pas, sans doute, être moins réelle, quoique moins nettement formulée, chez les peuples plus éloignés du centre pontifical. La papauté, d'une autre part, tendait, en sens inverse, mais avec autant d'efficacité, à la dissolution spontanée de cette indispensable subordination, par sa disposition croissante à une exorbitante centralisation, qui, au profit de plus en plus exclusif des ambitions italiennes, devait justement soulever partout ailleurs d'énergiques et opiniâtres susceptibilités nationales. Tel est le double effort continu qui, avant même toute scission de doctrines, tendait directement à dissoudre l'unité intérieure du catholicisme, en le décomposant, contre son esprit fondamental, en églises nationales indépendantes. On voit que ce principe de décomposition équivaut essentiellement, dans un ordre de relations plus particulier, à celui précédemment caractérisé envers la combinaison politique la plus générale: il résulte, encore plus clairement, non d'influences plus ou moins accidentelles, mais de la nature même d'un tel système, considéré surtout dans ses bases intellectuelles trop imparfaites, et malgré l'admirable supériorité de sa structure propre, appréciée au chapitre précédent. Sous l'un comme sous l'autre aspect, cette désorganisation spontanée devait se trouver suffisamment contenue tant que le système n'avait point acquis tout son développement principal, et convenablement réalisé sa grande mission temporaire. Mais rien ne pouvait ensuite empêcher une imminente décomposition quand, par l'accomplissement essentiel de ces deux conditions, la considération d'un but d'activité commun a nécessairement cessé d'être assez prépondérante pour détourner ces divers élémens de leur discordance naturelle. J'ai cru devoir ici caractériser directement, d'une manière spéciale quoique sommaire, cette décomposition intérieure de la hiérarchie catholique, parce que la spontanéité en est jusque ici très mal appréciée, par suite de l'illusion très excusable qui résulte, à ce sujet, d'un sentiment exagéré de la perfection de cette admirable économie, où personne n'avait pu encore discerner convenablement les éminens attributs dus au beau génie politique de ses nobles fondateurs d'avec les imperfections radicales imposées par la nature d'un tel âge social combinée avec celle de la philosophie correspondante, et qui ne pouvaient permettre à cette immense création qu'une destinée fugitive et précaire. Mais nous sommes heureusement dispensés d'une semblable élaboration envers l'organisation temporelle, où l'antagonisme fondamental entre le pouvoir central de la royauté et les pouvoirs locaux des diverses classes de la hiérarchie féodale a été assez bien apprécié, en général, par divers philosophes et surtout par Montesquieu, pour n'exiger ici aucun nouvel examen, si ce n'est ci-dessous quant à ses résultats principaux. La conciliation tentée par l'ordre féodal proprement dit, entre les deux tendances contradictoires à l'isolement et à la concentration, qui s'y trouvaient pareillement consacrées, ne pouvait, évidemment, comporter qu'une existence imparfaite et passagère, qui ne pouvait survivre à sa destination purement temporaire, et qui devait nécessairement entraîner la ruine spontanée d'une telle économie, soit que l'un ou l'autre des deux élémens dût acquérir graduellement une inévitable prépondérance, suivant la distinction ci-après expliquée. Trois réflexions générales méritent d'être ici notées au sujet de cette spontanéité de décomposition qui, à tant d'égards, caractérise si hautement le régime propre au moyen-âge. La première, déjà indiquée, consiste à y voir une confirmation décisive de l'appréciation fondamentale établie au chapitre précédent sur la nature essentiellement transitoire de cette phase extrême du système théologique et militaire. On peut ainsi sentir aisément que tout doit sembler radicalement contradictoire et profondément incompréhensible dans l'étude sociale du moyen-âge, en s'obstinant à juger un tel régime d'après l'esprit absolu de la philosophie politique aujourd'hui dominante, tandis que, au contraire, tout s'y coordonne naturellement et s'y explique sans effort par cette conception rationnelle d'un office indispensable mais nécessairement passager pour l'ensemble de l'évolution humaine. En second lieu, l'aptitude spéciale de ce régime à seconder éminemment l'essor direct des nouveaux élémens sociaux n'est pas moins clairement manifestée par cette décomposition spontanée, que sa tendance caractéristique à permettre graduellement la désorganisation finale du système théologique et militaire. Car, les divers conflits permanens ci-dessus appréciés étaient, par leur nature, extrêmement propres à faciliter et même à stimuler un tel essor, ainsi que je l'indiquerai plus expressément au chapitre suivant, en intéressant immédiatement chacun des différens pouvoirs antagonistes au développement continu des nouvelles forces sociales particulières à la civilisation moderne, par le besoin d'y trouver d'importans auxiliaires dans leurs contestations mutuelles. Il faut, en dernier lieu, regarder cette spontanéité de décomposition comme un caractère vraiment distinctif du régime catholique et féodal, en ce sens qu'elle y était beaucoup plus profondément marquée qu'en aucun autre régime antérieur. Dans l'ordre spirituel surtout, dont la cohérence était pourtant bien plus parfaite, il est fort remarquable, ce me semble, que les premiers agens de la désorganisation du catholicisme soient toujours et partout sortis du sein même du clergé catholique; tandis que le passage du polythéisme au monothéisme n'a jamais présenté rien d'analogue, par suite de cette confusion fondamentale des deux puissances qui caractérisait le régime polythéique de l'antiquité. Telle est, en général, la destinée purement provisoire de la philosophie théologique que, à mesure qu'elle se perfectionne intellectuellement et moralement, elle devient toujours moins consistante et moins durable, comme le témoigne hautement l'examen comparatif de ses principales phases historiques; car, le fétichisme primitif était réellement encore mieux enraciné et plus stable que le polythéisme lui-même, qui, à son tour, a certainement surpassé le monothéisme soit en vigueur intrinsèque, soit en durée effective: ce qui, avec les principes ordinaires, doit naturellement constituer un paradoxe inexplicable, que notre théorie, au contraire, résout avec facilité, en représentant spontanément le progrès rationnel des conceptions théologiques comme ayant dû surtout consister en un continuel décroissement d'intensité. Une considération trop exclusive de cette remarquable spontanéité de décomposition qui caractérise l'ensemble du régime propre au moyen-âge, pourrait d'abord faire penser que la désorganisation nécessaire de ce régime aurait pu être ainsi entièrement abandonnée à son cours naturel, jusqu'à ce que les nouveaux élémens sociaux fussent assez développés pour entreprendre une lutte directe et décisive, sans exiger la périlleuse intervention spéciale d'une doctrine critique formellement érigée en système de négation absolue, et de façon, par suite, à éviter essentiellement les immenses embarras qui en sont résultés. Mais une semblable appréciation serait aussi vicieuse, en sens inverse, que l'hypothèse ordinaire, ci-dessus rectifiée, qui, exagérant, au-delà de toute possibilité, la vraie puissance de cette philosophie négative, en fait uniquement dériver toute la dissolution de la constitution catholique et féodale, indépendamment d'aucune décomposition spontanée. Car, celle-ci, quoique ayant dû précéder, restait nécessairement insuffisante, si, parvenue à un certain degré, ci-après déterminé, sa marche n'eût enfin pris graduellement un caractère systématique, rigoureusement indispensable à la véritable issue générale d'une telle élaboration sociale. Non-seulement la doctrine critique ou révolutionnaire a, évidemment, contribué beaucoup à accélérer et à propager la désorganisation naturelle du régime propre au moyen-âge, et par suite de l'ensemble du système théologique et militaire, dont il constituait la dernière phase essentielle: mais sa principale destination, où elle ne pouvait être aucunement suppléée, a surtout consisté à servir alors d'organe nécessaire au besoin croissant d'une entière réorganisation sociale, en manifestant l'impuissance de plus en plus complète du système ancien à diriger le mouvement fondamental de la civilisation moderne, et en rendant hautement irrévocable cette dissolution spontanée, qui, sans cela, eût tendu naturellement à faire concevoir la grande solution politique comme toujours réductible à une simple restauration, quoique celle-ci devînt, au fond, de plus en plus chimérique. Dans leurs luttes même les plus intenses, les diverses forces catholiques et féodales conservaient spontanément un respect sincère et profond pour tous les principes essentiels de la constitution générale, sans soupçonner la portée finale des graves atteintes qu'ils devaient indirectement recevoir de tels débats: en sorte que cet antagonisme spontané eût pu se prolonger presque indéfiniment sans caractériser la décadence radicale du régime correspondant, tant que rien de systématique ne venait s'y mêler pour consacrer, par une formule négative correspondante, chacune des pertes successives du régime ancien, ainsi devenues irréparables. Un examen superficiel pourrait d'abord faire confondre, par exemple, l'audacieuse spoliation des églises françaises et germaniques au profit des chevaliers de Charles-Martel, avec l'avide usurpation des biens ecclésiastiques par les barons anglais du seizième siècle; et cependant l'une n'était, au fond, qu'une perturbation grave mais momentanée, bientôt suivie d'une large et facile réparation, tandis que l'autre tendait hautement à la ruine irrévocable de l'organisation catholique: or, cette différence capitale entre deux mesures matériellement analogues résulte surtout de ce que la première, indépendante de tout principe hostile, ne constituait qu'un violent expédient financier, dû au sentiment, peut-être exagéré, d'un imminent besoin public, au lieu que la seconde se rattachait directement à une doctrine formelle de désorganisation systématique de la hiérarchie sacerdotale. C'est ainsi que, à tous égards, et dans ses divers degrés, la philosophie négative ou révolutionnaire des trois derniers siècles, quoique ne pouvant être primitivement qu'une simple conséquence générale de la nouvelle situation sociale amenée par la dissolution spontanée du régime ancien, devait ensuite exercer une indispensable réaction pour imprimer à cette marche naturelle un caractère vraiment décisif, propre à mettre en évidence le besoin croissant d'une régénération finale: jusque là, et tant que la décomposition, purement politique ou même morale, ne s'étendait point directement aux principes intellectuels de l'antique constitution, les altérations successives, quelque graves qu'elles pussent être, d'après les différens conflits partiels, se présentaient toujours nécessairement comme susceptibles de rectifications suffisantes à l'issue de conflits inverses. Sans l'influence nécessaire de cette doctrine critique, les peuples modernes eussent consumé indéfiniment leur principale activité politique en une déplorable prolongation, aussi dangereuse que stérile, de l'antagonisme propre au moyen-âge, entre les élémens d'un système déjà essentiellement ébranlé et tendant spontanément dès lors à devenir de plus en plus hostile au développement ultérieur de l'évolution sociale. Car, malgré son impuissance finale à diriger désormais le mouvement humain, ce système devait naturellement conserver ses prétentions à la suprématie tant qu'elle ne lui était pas directement déniée; en sorte qu'aucune véritable réorganisation ne pouvait être ni tentée, ni même conçue, tant qu'un tel déblai n'était pas d'abord suffisamment opéré. A quelques orages qu'ait donné lieu cette indispensable opération préalable, il serait d'ailleurs injuste de méconnaître qu'elle a dû toutefois en prévenir beaucoup d'autres, dès lors même difficilement appréciables, en posant seule un terme réellement décisif à la suite presque indéfinie des agitations intestines de l'ancien système social. Tel devait donc être le principal office directement propre à la doctrine critique, que la décomposition spontanée de la constitution catholique et féodale rendait seulement possible, sans pouvoir aucunement y suppléer. Quant à l'hypothèse qui représenterait la dissolution finale du régime monothéique comme ayant pu s'accomplir, d'une manière essentiellement calme, sans exiger l'intervention active et prolongée d'une semblable doctrine, par la seule opposition naturelle des nouveaux élémens sociaux, on n'y saurait voir certainement qu'une pure utopie philosophique, entièrement inconciliable avec la véritable marche de la civilisation moderne: puisque, après leur premier élan au moyen-âge, l'esprit scientifique et l'activité industrielle, loin d'être immédiatement susceptibles d'une destination politique qui n'eût alors abouti qu'à entraver leur essor caractéristique, ne pouvaient ensuite se développer convenablement que lorsque le système théologique et militaire aurait d'abord été suffisamment ébranlé, ainsi que je l'expliquerai spécialement au chapitre suivant, quoique leur influence sociale ait dû devenir, en dernier lieu, et surtout aujourd'hui, la meilleure garantie contre toute vaine restauration du passé. L'inévitable avénement de cette philosophie négative n'est pas à son tour, plus difficile à démontrer que son indispensable coopération dans l'évolution générale des sociétés modernes. En s'arrêtant surtout, comme nous pouvons le faire en ce moment, à la première des deux phases essentielles que j'y distinguerai ci-après, et qui aboutit à la désorganisation radicale de la constitution catholique par le protestantisme proprement dit, il est aisé de comprendre qu'elle devait spontanément résulter, en temps convenable, de la nature même du régime monothéique. D'abord, le monothéisme introduit toujours nécessairement, au sein de la théologie, un certain esprit individuel d'examen et de discussion, par cela seul que les croyances secondaires n'y sauraient être spécialisées au même degré que dans le polythéisme, où les moindres détails étaient d'avance dogmatiquement fixés: c'est ainsi que tout régime monothéique doit naturellement procurer aux intelligences un premier état normal de liberté philosophique, ne fût-ce que pour déterminer le mode propre d'administration de la puissance surnaturelle dans chaque cas particulier. Aussi l'esprit d'hérésie théologique, évidemment étranger au polythéisme, fut-il constamment inséparable d'un monothéisme quelconque, par suite des inévitables divergences que doit produire cette libre activité spéculative à l'égard de conceptions essentiellement vagues et arbitraires. Mais cette tendance universelle du monothéisme, que l'islamisme lui-même laisse distinctement apercevoir, devait évidemment recevoir du catholicisme son principal développement, comme je l'ai déjà indiqué au chapitre précédent, à cause de la division fondamentale des deux puissances qui en constituait le caractère essentiel: puisqu'une telle séparation provoquait directement à l'extension régulière des habitudes de libre examen depuis les discussions purement théologiques jusqu'aux questions vraiment sociales, pour y constater successivement les légitimes applications spéciales de la doctrine commune. Quoique cette influence nécessaire se soit fait plus ou moins sentir pendant tout le cours du moyen-âge, la décomposition spontanée du régime correspondant a dû surtout lui procurer un énergique accroissement, d'après l'usage plus continu et plus important d'une telle liberté intellectuelle dans le double conflit général, ci-dessus apprécié, qui a naturellement désorganisé le système catholique, soit par la lutte des divers pouvoirs temporels contre le pouvoir spirituel, soit par l'opposition des clergés nationaux au pontificat central. Telle est, en réalité, l'origine primitive, certes pleinement inévitable, de cet appel au libre examen individuel, qui caractérise essentiellement le protestantisme, première phase générale de la philosophie révolutionnaire. Les docteurs qui soutinrent si long-temps contre les papes l'autorité des rois, ou les résistances correspondantes des églises nationales aux décisions romaines, ne pouvaient certainement éviter de s'attribuer, d'une manière de plus en plus systématique, un droit personnel d'examen, qui, de sa nature, ne devait pas, sans doute, rester indéfiniment concentré entre de telles intelligences ni sur de telles applications; et qui, en effet, spontanément étendu ensuite, par une invincible nécessité, à la fois mentale et sociale, à tous les individus et à toutes les questions, a graduellement amené la destruction radicale, d'abord de la discipline catholique, ensuite de la hiérarchie, et enfin du dogme lui-même. Une aussi évidente filiation générale ne saurait exiger ici de plus amples explications, sauf celles que son usage ultérieur va bientôt faire implicitement sentir. Quant au caractère propre de cette philosophie transitoire, dont l'intervention croissante, pendant les trois derniers siècles, est maintenant démontrée, en principe, non moins inévitable qu'indispensable, il est clairement déterminé par la nature même de la destination que nous lui avons reconnue, et à laquelle pouvait seule convenablement satisfaire une doctrine systématique de négation absolue, successivement étendue aux principales questions morales et sociales, comme je l'ai déjà suffisamment établi, quoique à une autre intention, dès le début du volume précédent. C'est ce que la raison publique a depuis long-temps essentiellement reconnu, d'une manière implicite mais irrécusable, en consacrant, d'un aveu unanime, la dénomination très expressive de protestantisme, qui, bien que restreinte ordinairement au premier état d'une telle doctrine, ne convient pas moins, au fond, à l'ensemble total de la philosophie révolutionnaire. En effet, cette philosophie, depuis le simple luthéranisme primitif, jusqu'au déisme du siècle dernier, et sans même excepter ce qu'on nomme l'athéisme systématique, qui en constitue la plus extrême phase[25], n'a jamais pu être historiquement qu'une protestation croissante et de plus en plus méthodique contre les bases intellectuelles de l'ancien ordre social, ultérieurement étendue, par une suite nécessaire de sa nature absolue, à toute véritable organisation quelconque. A quelques graves dangers que dût exposer cet esprit radicalement négatif, il faut y reconnaître une condition fondamentale de la grande transition intellectuelle et sociale que devait finalement diriger une telle philosophie. Car, dans les diverses révolutions antérieures, qui n'avaient jamais pu consister qu'en des modifications plus ou moins profondes d'un même système primordial, l'entendement humain pouvait toujours subordonner essentiellement la destruction de chaque forme ancienne à l'institution d'une forme nouvelle dont il apercevait plus ou moins nettement le principal caractère, de manière à éviter la situation exclusivement critique: or il n'en pouvait plus être ainsi pour cette révolution finale, destinée à accomplir la plus entière rénovation, non-seulement sociale, mais d'abord et surtout mentale, que puisse offrir l'ensemble total de l'évolution humaine. L'indispensable obligation, ci-dessus caractérisée, d'exécuter ou du moins de constituer alors l'opération critique long-temps avant que les nouveaux élémens sociaux pussent être assez élaborés pour indiquer spontanément, même par une vague approximation générale, la vraie tendance définitive de l'humanité, conduisait évidemment à concevoir la destruction de l'ordre ancien en vue d'un avenir radicalement indéterminé. Par une suite nécessaire de cette situation sans exemple, les principes critiques ne pouvaient certainement acquérir toute l'énergie convenable à leur destination qu'en devenant enfin essentiellement absolus. Si des conditions quelconques avaient dû être toujours imposées aux droits négatifs dont ils proclamaient l'exercice systématique, comme elles ne pouvaient encore se rapporter aucunement au nouveau système social, dont la nature reste, même aujourd'hui, trop imparfaitement connue, elles auraient été forcément inspirées par l'organisation même qu'il s'agissait de détruire, d'où serait résulté l'avortement total de cette indispensable opération révolutionnaire. Je dois me borner ici à rattacher le principe général de cette importante explication à l'ensemble de notre appréciation historique: quant à ses développements les plus essentiels, ils ont été déjà suffisamment indiqués au quarante-sixième chapitre, quoique sous un aspect un peu différent; la participation spéciale des divers dogmes critiques à leur destination commune se trouvera d'ailleurs historiquement déterminée ci-dessous, au moins sous forme implicite. Le profond caractère d'hostilité et de défiance systématiques, de plus en plus manifesté par cette philosophie négative envers tout pouvoir quelconque, sa tendance instinctive et absolue au contrôle et à la réduction des diverses puissances sociales, sont désormais assez motivés, soit dans leur inévitable origine, soit dans leur but indispensable, pour que le lecteur attentif puisse aisément suppléer aux éclaircissemens secondaires que je suis obligé d'écarter à ce sujet. Note 25: Quoique cette phase finale de la philosophie métaphysique doive être, par cela même, suivant notre théorie, la plus rapprochée de l'état positif, et former ainsi, surtout aujourd'hui, une dernière préparation indispensable au vrai régime définitif de l'entendement humain, une appréciation superficielle ou malveillante peut seule faire confondre avec la philosophie positive une doctrine aussi éminemment négative, nécessairement plus transitoire qu'aucune autre, qui condamne, d'une manière dogmatiquement absolue, toute coopération essentielle des croyances religieuses à l'évolution générale de l'humanité, où la philosophie positive leur assigne rationnellement, au contraire, d'après sa loi la plus fondamentale, un office initial, long-temps indispensable, à tous égards, bien que nécessairement provisoire. La prépondérance d'un tel système ne saurait, au fond, aboutir, dans la pratique, en substituant le culte de la nature à celui du créateur, qu'à organiser une sorte de panthéisme métaphysique, d'où l'esprit pourrait aisément rétrograder vers les diverses phases successives du système théologique plus ou moins modifié, de manière à constituer bientôt une situation encore plus éloignée, en réalité, que l'état purement catholique du véritable régime positif. J'ai cru convenable d'indiquer, en passant, cette explication spéciale, qui s'adresse exclusivement aux juges de bonne foi: quant aux autres, il serait évidemment superflu de s'en occuper. Afin de compléter convenablement cette appréciation abstraite de la marche générale propre à la doctrine critique ou révolutionnaire des trois derniers siècles, il ne me reste plus qu'à établir sommairement la division nécessaire de son développement essentiel en deux grandes phases successives, qui partagent cette mémorable période historique en deux portions peu inégales. Dans la première, qui comprend les diverses formes principales du protestantisme proprement dit, le droit individuel d'examen, quoique pleinement proclamé, reste néanmoins toujours contenu entre les limites plus ou moins étendues de la théologie chrétienne, et, par suite, l'esprit de discussion dissolvante, accessoirement relatif au dogme, s'attache alors surtout à ruiner, au nom même du christianisme, l'admirable système de la hiérarchie catholique, qui en constituait socialement la seule réalisation fondamentale: c'est là que le caractère d'inconséquence inhérent à l'ensemble de la philosophie négative se trouve le plus hautement prononcé, par la prétention constante à réformer le christianisme en détruisant radicalement les plus indispensables conditions de son existence politique. La seconde phase se rapporte essentiellement aux divers projets de déisme plus ou moins pur propres à ce qu'on appelle vulgairement la philosophie du XVIIIe siècle, quoique sa formation méthodique appartienne réellement au milieu du siècle précédent; le droit d'examen y est, en principe, reconnu indéfini, mais on croit vainement pouvoir, en fait, y contenir la discussion métaphysique entre les limites les plus générales du monothéisme, dont les bases intellectuelles semblent d'abord inébranlables, bien qu'elles soient à leur tour aisément renversées avant la fin de cette période, par un prolongement nécessaire de la même élaboration critique, chez les esprits dont l'émancipation est la plus avancée: l'inconséquence mentale est ainsi très notablement diminuée, par suite de l'uniforme extension de l'analyse destructive, mais l'incohérence sociale y devient peut-être encore plus sensible, d'après la tendance absolue à fonder éternellement la régénération politique sur une série exclusive de simples négations, qui ne pourraient finalement aboutir qu'à une anarchie universelle. On peut d'ailleurs regarder le socinianisme comme ayant naturellement fourni la principale transition historique de l'une à l'autre phase. Du reste, la seule appréciation précédente fait aussitôt ressortir, ce me semble, la formation nécessaire de chacune d'elles ainsi que leur filiation spontanée: car, si, d'un côté, l'esprit d'examen ne pouvait évidemment s'arroger d'abord un exercice indéfini, et devait préalablement s'imposer des bornes qui facilitaient son admission, il est clair, d'une autre part, que ces limites, bien que toujours proposées comme absolues, ne pouvaient être éternellement respectées, et que même le premier usage du droit de discussion avait dû conduire à de telles divagations ou perturbations religieuses que les plus énergiques intelligences devaient enfin éprouver un pressant besoin, à la fois mental et social, de se dégager entièrement d'un ordre d'idées aussi arbitraire et aussi discordant, ainsi devenu directement contraire à sa vraie destination primitive. La distinction générale de ces deux phases est tellement indispensable, que malgré leur extension naturelle, sous des formes diverses mais politiquement équivalentes, à tous les peuples de l'Europe occidentale, elles n'ont pas dû avoir cependant le même siége principal, comme j'aurai lieu de l'indiquer ci-dessous. Il a dû aussi exister entre elles une différence très prononcée quant à la participation plus ou moins importante, quoique toujours seulement accessoire, des nouveaux élémens sociaux. Car, l'esprit positif était certainement trop peu développé d'abord, concentré chez des intelligences trop exceptionnelles et trop isolées, et en même temps réduit encore à des sujets trop restreints, pour être susceptible d'exercer aucune notable influence sur l'avénement effectif du protestantisme, qui a dû, au contraire, utilement accélérer son propre essor: tandis que, dans la seconde phase, sa puissante intervention, bien que presque toujours indirecte, se fait distinctement sentir, pour procurer spontanément à l'analyse anti-théologique une consistance rationnelle qu'elle ne pouvait autrement obtenir, et qui doit finalement rester la principale base de son efficacité ultérieure. Telles sont les diverses considérations fondamentales que je devais ici établir sommairement sur la marche nécessaire et l'enchaînement naturel des différens degrés essentiels propres au grand mouvement de décomposition radicale, d'abord spontané, et ensuite systématique, qui caractérise surtout l'évolution politique des sociétés modernes pendant les cinq derniers siècles, tendant à l'entière dissolution de la constitution catholique et féodale, dernier état général de l'organisme théologique et militaire. Ainsi se trouve déjà suffisamment expliqué, en principe, le profond intérêt de tant d'hommes éminens, et la sympathie instinctive des masses populaires, pour cette longue et mémorable élaboration, qui, malgré sa nature essentiellement révolutionnaire, n'en constituait pas moins un préambule strictement nécessaire à la régénération finale de l'humanité. Son cours graduel n'a dû, en effet, éprouver d'opposition vraiment capitale qu'en vertu des craintes légitimes d'entier bouleversement social naturellement inspirées par ses divers progrès caractéristiques, et qui pouvaient seules procurer une véritable énergie à la résistance des anciens pouvoirs, eux-mêmes d'ailleurs spontanément entraînés, à leur insu, à participer, sous des formes plus ou moins directes, à l'ébranlement universel. Les chefs, volontaires ou involontaires, qui dirigèrent successivement cet immense mouvement, à la fois politique et philosophique, furent nécessairement presque toujours placés, surtout depuis le XVIe siècle, dans une situation générale extrêmement difficile, qui doit faire juger avec une indulgence spéciale l'ensemble de leurs opérations, d'après l'obligation, de plus en plus contradictoire, et néanmoins insurmontable, de satisfaire également aux besoins simultanés d'ordre et de progrès, qui, bien que pareillement impérieux, devaient alors tendre graduellement à devenir presque inconciliables. Pendant toute cette période, on doit regarder la haute capacité politique comme ayant surtout consisté à poursuivre, avec une infatigable sagesse, dirigée par une heureuse appréciation instinctive de la vraie situation sociale, la démolition continue de l'ordre ancien, tout en évitant, autant que possible, les perturbations anarchiques, sans cesse imminentes, vers lesquelles tendaient spontanément les conceptions critiques qui devaient présider à cette désorganisation, de manière à tirer finalement une véritable utilité sociale de ce même esprit d'inconséquence logique qui les caractérisait constamment. Cette habileté fondamentale, dans l'usage politique de la critique métaphysique, n'était certes, eu égard aux temps, ni moins importante ni moins délicate que celle si justement admirée, à l'époque précédente, quant à la salutaire application sociale de la doctrine théologique, dont l'administration mal dirigée pouvait devenir également funeste, quoique suivant d'autres modes. En même temps, l'extrême imperfection logique de cette philosophie négative, néanmoins toujours sortie finalement victorieuse des divers débats essentiels qu'elle a successivement suscités ou soutenus, est éminemment propre à vérifier son intime harmonie spontanée avec les principaux besoins de la situation sociale correspondante; puisque, dans toute autre hypothèse, son succès effectif serait évidemment inexplicable, à moins de recourir à l'absurde expédient de plusieurs philosophes rétrogrades, conduits, par l'insuffisance radicale de leurs théories historiques, à supposer sérieusement, à cet égard, une sorte de délire chronique et universel, qui aurait ainsi miraculeusement surgi depuis trois siècles chez l'élite de l'humanité. Nous ne pouvons donc plus considérer désormais l'ensemble de ce mémorable mouvement critique qu'en y voyant sans cesse, non une simple perturbation accidentelle, mais l'un des degrés nécessaires de la grande évolution sociale, à quelques graves dangers qu'entraîne d'ailleurs aujourd'hui son irrationnelle prolongation exclusive. Avant de pousser plus loin l'analyse générale d'une telle opération, par la saine appréciation historique de ses principaux résultats définitifs, il est indispensable de déterminer maintenant, d'une manière spéciale quoique sommaire, quels durent être proprement ses organes essentiels, dont la nature distinctive a dû beaucoup influer sur l'accomplissement effectif de la phase révolutionnaire qui vient d'être abstraitement caractérisée. Ces divers organes ayant dû exercer leur plus grande activité sociale en un temps dont l'absorption croissante du pouvoir spirituel par le pouvoir temporel constitue nécessairement le principal caractère politique, la distinction générale entre ces deux puissances n'y saurait être fort nettement tranchée, et y semble même d'abord impossible à poursuivre, quoiqu'elle doive, à priori, se retrouver toujours, sous une forme quelconque, dans tous les aspects fondamentaux propres à la civilisation moderne. Mais, par une plus profonde analyse, il devient aisé de reconnaître historiquement, parmi les différentes forces sociales qui ont présidé à la transition révolutionnaire des cinq derniers siècles, une division naturelle en deux classes vraiment distinctes, malgré leur intime affinité, celle des métaphysiciens et celle des légistes, dont la première constitue, en réalité, l'élément spirituel et la seconde l'élément temporel de cette sorte de régime mixte et équivoque qui devait correspondre à cette situation de plus en plus contradictoire et exceptionnelle. Tous deux devaient, en temps convenable, comme je vais l'indiquer, émaner spontanément des élémens respectifs de l'ancien système, l'un de la puissance catholique, l'autre de l'autorité féodale, et constituer ensuite envers eux une rivalité graduellement hostile, quoique long-temps secondaire. Leur commun essor commence à devenir très distinct dans les temps même de la plus grande splendeur du régime monothéique, surtout en Italie, qui, pendant le cours entier du moyen-âge, a toujours hautement devancé, sous tous les rapports quelconques, même sociaux, tout le reste de l'occident, et où l'on remarque, en effet, dès le XIIe siècle, l'importance rapidement croissante, non-seulement des métaphysiciens, mais aussi des légistes, principalement chez les villes libres de la Lombardie et de la Toscane. Mais ces forces nouvelles ne pouvaient cependant développer leur vrai caractère propre que dans les grandes luttes intestines, ci-dessus appréciées, qui devaient constituer la partie spontanée du mouvement de décomposition, et dans lesquelles leur intervention nécessaire devait poser les fondemens naturels de cette puissance exceptionnelle qui leur a conféré jusqu'ici la direction immédiate de notre progression politique. C'est surtout en France qu'un tel développement me semble, au moins alors, devoir être spécialement étudié, comme y étant plus net et plus complet que partout ailleurs, vu l'influence bien distincte et néanmoins solidaire qu'y acquièrent simultanément les universités et les parlemens, principaux organes permanens, soit de l'action métaphysique, soit du pouvoir des légistes. Je dois enfin, pour plus de clarté, avertir déjà que chacune de ces deux classes se subdivise, par sa nature, en deux corporations très différentes, l'une essentielle et primitive, l'autre accessoire et secondaire: c'est-à-dire, les métaphysiciens en docteurs proprement dits et en simples littérateurs, et les légistes en juges et en avocats, abstraction faite des gens de robe plus subalternes. Pendant la très majeure partie de l'existence politique propre à cette sorte de régime transitoire, la première section de chaque classe y a été nécessairement prépondérante, sans quoi la commune puissance n'aurait pu acquérir ni conserver aucune consistance réelle; aussi devons-nous ici l'avoir presque exclusivement en vue, en considérant l'autre comme une force purement auxiliaire. C'est seulement de nos jours que, des deux côtés, cette dernière a pris, à son tour, l'ascendant, ainsi que je l'expliquerai au cinquante-septième chapitre, de manière à annoncer spontanément le dernier terme de cette singulière anomalie politique. D'après ces divers éclaircissemens préalables, il est maintenant facile de concevoir nettement l'avénement nécessaire et la destination naturelle de ces deux forces modificatrices, malgré l'obscurité et la confusion que doit d'abord offrir l'étude générale d'un régime aussi équivoque. Quant à l'élément spirituel, qui, même en ce cas, demeure le plus caractéristique, nos explications antérieures permettent de comprendre aisément la prépondérance sociale que dut graduellement acquérir l'esprit métaphysique aux temps ci-dessus indiqués, ainsi que son office spontané dans la grande transition révolutionnaire, abstraction faite d'ailleurs en ce moment de sa haute influence simultanée sur l'essor naissant de l'esprit scientifique, qui sera convenablement appréciée au chapitre suivant. Depuis cette division vraiment fondamentale de la philosophie grecque en philosophie morale et philosophie naturelle, qui a toujours dominé jusqu'ici l'ensemble du mouvement mental de l'élite de l'humanité, et que j'ai historiquement caractérisée dans la cinquante-troisième leçon, l'esprit métaphysique a présenté concurremment deux formes extrêmement différentes et graduellement antagonistes, en harmonie avec une telle distinction: la première, dont Platon doit être regardé comme le principal organe, beaucoup plus rapprochée de l'état théologique, et tendant d'abord à le modifier plutôt qu'à le détruire; la seconde, ayant pour type Aristote, bien plus voisine, au contraire, de l'état positif, et tendant réellement à dégager l'entendement humain de toute tutelle théologique proprement dite. L'une ne fut, par sa nature, essentiellement critique qu'envers le polythéisme, dont elle poursuivit activement l'universelle déchéance; elle présida, surtout, comme je l'ai montré, à l'organisation graduelle du monothéisme, qui, une fois constitué, détermina spontanément la fusion finale de ce premier esprit métaphysique dans l'esprit purement théologique propre à cette dernière phase essentielle de la philosophie religieuse. Au contraire, l'autre, d'abord principalement livrée à l'étude générale du monde extérieur, dut être, dans son application, long-temps accessoire, aux conceptions sociales, nécessairement et constamment critique, d'après la combinaison intime et permanente de sa tendance anti-théologique avec son impuissance radicale à produire, par elle-même, aucune véritable organisation. C'est à ce dernier esprit métaphysique que devait naturellement appartenir la direction mentale du grand mouvement révolutionnaire que nous apprécions. Spontanément écarté par la prépondérance platonicienne tant que l'organisation du système catholique devait principalement occuper les hautes intelligences, suivant les explications du chapitre précédent, cet esprit aristotélicien, qui n'avait jamais cessé de cultiver et d'agrandir en silence son domaine inorganique, dut tendre à s'emparer, à son tour, du principal ascendant philosophique, en s'étendant aussi au monde moral et même social, aussitôt que cette immense opération politique, enfin suffisamment consommée, laissa naturellement prédominer désormais le besoin de l'essor purement rationnel. C'est ainsi que, dès le douzième siècle, sous la plus éminente suprématie sociale du régime monothéique, le triomphe croissant de la scolastique vint réellement constituer le premier agent général de la désorganisation radicale de la puissance et de la philosophie théologiques, quelque paradoxale que puisse d'abord sembler cette propriété d'émancipation attribuée à une doctrine aujourd'hui si aveuglément décriée. La principale consistance politique de cette nouvelle force spirituelle, de plus en plus distincte et bientôt rivale du pouvoir catholique, quoiqu'elle en fût primitivement émanée, résultait de son aptitude naturelle à s'emparer graduellement de la haute instruction publique, dans les universités qui, d'abord destinées presque exclusivement à l'éducation ecclésiastique, devaient nécessairement embrasser ensuite tous les ordres essentiels de culture intellectuelle. En appréciant, de ce point de vue historique, l'œuvre de saint Thomas d'Aquin et même le poëme de Dante, on reconnaît aisément que ce nouvel esprit métaphysique avait alors essentiellement envahi toute l'étude intellectuelle et morale de l'homme individuel, et commençait aussi à s'étendre directement aux spéculations sociales, de manière à témoigner déjà sa tendance inévitable à affranchir définitivement la raison humaine de la tutelle purement théologique. Par la mémorable canonisation du grand docteur scolastique, d'ailleurs légitimement due à ses éminens services politiques, les papes montraient à la fois leur propre entraînement involontaire vers la nouvelle activité mentale, et leur admirable prudence à s'incorporer, autant que possible, tout ce qui ne leur était point manifestement hostile. Quoi qu'il en soit, le caractère anti-théologique d'une telle métaphysique ne dut long-temps se manifester que par la direction plus subtile et l'énergie plus prononcée qu'elle imprima d'abord à l'esprit de schisme et d'hérésie, nécessairement inséparable, à un degré quelconque, de toute philosophie monothéique, comme je l'ai noté ci-dessus. Mais les grandes luttes décisives du quatorzième et du quinzième siècle contre la puissance européenne des papes et contre la suprématie ecclésiastique du siége pontifical, vinrent enfin procurer spontanément une large et durable application sociale à ce nouvel esprit philosophique, qui, ayant déjà atteint la pleine maturité spéculative dont il était susceptible, dut désormais tendre surtout à prendre aux débats politiques une participation croissante, qui, par sa nature, ne pouvait être que de plus en plus négative envers l'ancienne organisation spirituelle, et même, par une conséquence involontaire, ultérieurement dissolvante pour le pouvoir temporel correspondant, dont elle avait d'abord tant secondé le système d'envahissement universel. Telle est l'incontestable filiation historique qui, jusqu'au siècle dernier, a naturellement placé, dans tout notre occident, la puissance métaphysique des universités à la tête du mouvement de décomposition, non-seulement tant qu'il est surtout resté spontané, mais ensuite quand il est devenu systématique, suivant nos explications antérieures. Il serait inutile d'insister ici davantage sur ce sujet maintenant assez éclairci, sauf l'appréciation ultérieure des résultats principaux de ce grand mouvement, qui répandra indirectement un nouveau jour sur l'ensemble de l'analyse précédente. Considérant maintenant l'élément temporel correspondant, il devient facile de concevoir historiquement l'intime corelation naturelle, à la fois quant aux doctrines et quant aux personnes, entre la classe des métaphysiciens scolastiques et celle des légistes contemporains. Car, en premier lieu, c'est, évidemment, par l'étude du droit, et d'abord du droit ecclésiastique, que le nouvel esprit philosophique propre à la fin du moyen-âge dut pénétrer graduellement dans le domaine des questions sociales; et, en second lieu, l'enseignement du droit devait dès-lors constituer une partie capitale des attributions universitaires, outre que les canonistes proprement dits, dérivation immédiate, non moins que les purs scolastiques, du système catholique, avaient dû spontanément former, surtout en Italie, le premier ordre de légistes assujéti à une organisation distincte et régulière. L'affinité mutuelle de ces deux forces sociales est tellement prononcée, qu'on pourrait même, par une appréciation exagérée, être tenté de regarder les légistes comme une sorte de métaphysiciens passés de l'état spéculatif à l'état actif, ce qui conduirait à méconnaître vicieusement leur origine propre et directe. Un examen plus complet montre bientôt leur véritable source historique dans une simple émanation spontanée de la puissance féodale, dont ils furent partout destinés primitivement à faciliter les fonctions judiciaires, par une intervention de plus en plus indispensable, quoique long-temps subalterne. Outre l'influence générale de leur éducation essentiellement métaphysique, ils devaient eux-mêmes, presque dès l'origine, manifester spécialement une tendance plus ou moins hostile envers la puissance catholique, d'après l'opposition croissante qui devait naturellement surgir chez les diverses justices civiles, soit seigneuriales, soit surtout royales, contre les tribunaux ecclésiastiques, antérieurement en possession reconnue de la plupart des juridictions importantes. Aussi, à quelqu'une des deux grandes branches du pouvoir temporel que se soit attachée cette nouvelle force auxiliaire, ce qui a dû varier suivant les lieux, comme j'aurai l'occasion de l'expliquer ci-dessous, elle a été partout animée, même à son insu, d'une profonde et persévérante antipathie, d'ailleurs plus ou moins dissimulée, contre l'ensemble de l'organisation catholique, base principale, à tous égards, du système politique propre au moyen-âge. C'est ainsi que, au sein même d'un tel système, et au temps de son plus grand ascendant, devait graduellement surgir un second élément politique, pleinement distinct des divers pouvoirs constituants, et qui, malgré sa nature subalterne, devait bientôt exercer une influence capitale sur la désorganisation croissante de ce régime. On se forme vulgairement une très fausse idée de l'existence politique des légistes au moyen-âge et chez les modernes d'après une vicieuse assimilation avec celle des légistes de l'antiquité, soit juristes, soit orateurs; car, dans l'ordre romain, même en décadence, ces fonctions ne pouvaient réellement donner lieu à la formation d'une classe distincte et secondaire, puisqu'elles n'y étaient, par leur nature, qu'un exercice plus ou moins passager pour les hommes d'état, essentiellement militaires, qui composaient la caste dirigeante ou que leurs services y faisaient agréger. Dans l'ensemble de l'évolution humaine, cette singulière puissance des légistes devait constituer un phénomène éminemment exceptionnel, uniquement réservé, par sa nature, à l'état transitoire du moyen-âge, et destiné, sans doute, à disparaître à jamais quand le grand mouvement de décomposition, d'où pouvait seule résulter sa propre destination sociale, sera enfin pleinement terminé par la réorganisation finale des peuples les plus avancés, comme je l'établirai au cinquante-septième chapitre. Quoi qu'il en soit, cette seconde force nouvelle devait, de son côté, aussi bien que la force métaphysique, croître spontanément à l'époque même de la principale splendeur du système qu'elle était bientôt appelée à désorganiser par des altérions continues. Son progrès naturel dut être alors spécialement facilité d'après les grandes opérations défensives que nous avons reconnues propres à ces temps mémorables, et surtout en conséquence des croisades, qui, éloignant les chefs féodaux, devaient augmenter beaucoup l'importance politique des agens judiciaires. Il est néanmoins certain que la puissance sociale des légistes, comme celle des métaphysiciens, n'aurait pu jamais cesser d'être essentiellement subalterne, si les grandes luttes intestines du XIVe et du XVe siècle n'étaient ensuite venues nécessairement offrir à leur commune activité dissolvante le champ le plus vaste et l'exercice le plus convenable. C'est là, chez les uns et les autres, le temps réel de leur triomphe, sinon le plus étendu, du moins le plus satisfaisant et le mieux adapté à leur véritable nature, parce que leur ambition politique était alors en harmonie nécessaire avec leur utile influence sur la marche correspondante de l'évolution humaine: c'est, dans les deux classes, l'âge principal des hautes intelligences et des nobles caractères. Parmi les efforts instinctifs que durent tenter, à cette époque, et surtout vers sa fin, les grandes corporations judiciaires, et principalement les parlemens français, pour consolider suffisamment leur nouvelle position politique, je crois devoir ici signaler spécialement la célèbre institution de la vénalité des offices, qui n'a jamais été convenablement appréciée sous son vrai jour historique, par suite du caractère absolu de la philosophie dominante. En la jugeant d'après nos explications antérieures, suivant sa relation avec la propre destination générale de ce pouvoir transitoire, elle devait alors constituer, évidemment, malgré ses immenses abus ultérieurs, l'une des conditions les plus indispensables à la consistance politique de cette puissance judiciaire: non-seulement, comme Montesquieu l'a senti, en garantissant davantage sa légitime indépendance envers la force rapidement croissante des gouvernemens temporels d'où elle émanait; mais surtout, par un motif plus profond et encore ignoré, en tendant à retarder, autant que possible, son inévitable décomposition spontanée, par cela même qu'un tel usage s'opposait énergiquement à cette invasion habituelle des charges judiciaires par les avocats qui devait enfin dissoudre essentiellement une telle organisation, ainsi que je l'indiquerai au cinquante-septième chapitre, et qui, prématurément survenue, l'eût certainement empêchée de poursuivre, avec une véritable efficacité, sa principale mission. Au reste, quand ce nouvel élément social eut convenablement secondé les heureux efforts des rois pour s'affranchir du contrôle européen des papes, et ensuite les tentatives non moins efficaces des églises nationales contre la suprématie pontificale, son existence politique avait nécessairement réalisé, autant que possible, la grande opération temporaire qui lui était réservée dans l'évolution fondamentale des sociétés modernes, sauf l'indispensable surveillance qu'exigerait la conservation permanente de ces divers résultats contre les réactions toujours imminentes des débris de l'ancienne organisation: l'importante intervention des légistes, ci-après caractérisée, dans la lutte prolongée entre les deux branches du pouvoir temporel, avait d'ailleurs atteint, vers la même époque, son but le plus capital, et ne pouvait également comporter qu'une simple continuation. Toutefois, nous reconnaîtrons bientôt que cette action parlementaire a exercé encore, à sa manière, une influence très notable, même chez les peuples catholiques, sur la première période, ci-dessus définie, du mouvement de décomposition devenu systématique: cette participation continue se fait même distinctement sentir, sous des formes qui lui sont propres, jusque dans la période suivante, mais avec une intensité décroissante, et en abandonnant graduellement la direction temporelle de l'opération révolutionnaire, dès-lors rapidement conduite vers sa destination finale, comme je l'expliquerai plus loin. En terminant cette double appréciation générale des organes nécessaires de la grande transition critique dont nous poursuivons l'étude historique, je crois devoir sommairement signaler ici, d'après notre théorie fondamentale, l'inaptitude radicale de ces deux forces modificatrices à constituer aucune organisation durable qui leur appartienne réellement, malgré la tendance spontanée de l'un et l'autre élément à s'emparer indéfiniment de la suprématie sociale, à mesure que leur commune action dissolvante détruisait l'ascendant des anciens pouvoirs. Cette impuissance caractéristique, d'ailleurs plus ou moins sentie, qui réduit invinciblement de telles influences politiques à une simple destination révolutionnaire, résulte surtout de ce que ces deux classes ne pouvaient apporter réellement de principes qui leur fussent propres, et qui leur permissent de présider, d'une manière un peu durable, à la haute direction régulière des affaires humaines. Leur esprit commun, essentiellement critique, par sa nature, comme nous l'avons doublement reconnu, n'est apte qu'à modifier un régime préexistant, d'après des altérations graduellement destructives; en sorte que leur prépondérance politique ne peut effectivement devenir complète que pendant les crises, nécessairement passagères, relatives aux phases les plus tranchées du mouvement désorganisateur. En tout autre temps, leur suprématie prolongée tendrait inévitablement à l'imminente dissolution de l'état social: aussi avons-nous constaté que si le progrès politique, en tant que spontanément négatif, leur est essentiellement dévolu depuis le quatorzième siècle, le maintien indispensable de l'ordre public doit être alors rapporté surtout à l'action résistante des anciens pouvoirs, auxquels seuls devait encore appartenir habituellement la suprême direction sociale, quoique de plus en plus restreinte par des modifications révolutionnaires. Chacune de ces deux forces transitoires portait, en quelque sorte, l'ineffaçable empreinte de son origine nécessairement subalterne, d'après son invariable soumission spontanée aux principes les plus fondamentaux de ce même régime dont elle détruisait les plus importantes conditions d'existence réelle. Loin que cette incohérence radicale puisse permettre la domination permanente des métaphysiciens et des légistes, elle leur interdit même de présider à l'entière consommation finale de l'opération révolutionnaire, puisqu'ils sont par-là toujours conduits à consacrer, pour ainsi dire, d'une main ce qu'ils ruinent de l'autre. Si une telle inconséquence est incontestable quant aux métaphysiciens envers la philosophie théologique, dont ils respectent les principales bases intellectuelles tout aussi nécessairement qu'ils lui dénient ses plus puissans moyens sociaux, elle n'est pas, au fond, moins prononcée dans la relation temporelle des légistes au pouvoir militaire: puisque leurs doctrines, ne pouvant assigner, par elles-mêmes, aucun nouveau but fondamental à l'activité humaine, sanctionnent inévitablement l'antique prépondérance de l'activité militaire; à moins de convertir, par une aberration qui certes ne saurait devenir ni populaire ni durable, surtout dans les sociétés modernes, l'action même de gouverner en une sorte de commune destination permanente. C'est d'après ces caractères naturels, que ces deux forces secondaires, quand elles croient avoir constitué solidement, de la manière la plus exclusive, leur propre suprématie politique, se trouvent bientôt involontairement conduites à réintégrer, plus ou moins explicitement, l'une l'autorité théologique, l'autre la puissance militaire, sous l'ascendant desquelles elles consentent de nouveau à se placer habituellement; parce qu'elles sentent, au fond, par suite même de leurs vains efforts de domination directe, que cette situation normale, seule convenable à leur essence, peut seule prolonger réellement leur existence sociale, qui cessera, en effet, de toute nécessité, aussitôt que le système théologique et militaire aura enfin totalement perdu, même en idée, son empire primordial, comme je l'expliquerai, au cinquante-septième chapitre, en résultat final de l'ensemble de notre élaboration historique. Ayant désormais suffisamment apprécié, dans la leçon actuelle, l'immense mouvement révolutionnaire des sociétés modernes, d'abord quant à sa nature caractéristique, ensuite quant à sa marche fondamentale, et enfin quant à ses organes nécessaires, nous devons maintenant procéder à l'examen direct de son accomplissement essentiel, suivant l'enchaînement rationnel des quatre aspects principaux que j'ai cru devoir distinguer en un tel phénomène pour l'analyser dignement; les trois premiers ne pouvant être, par leur nature, que purement préliminaires, et le dernier seul constituant nécessairement le sujet essentiel de ce chapitre. En considérant d'abord la période de décomposition spontanée, nous devons, évidemment, y examiner avant tout la désorganisation spirituelle, non-seulement comme la première accomplie, mais surtout comme étant à la fois la plus difficile et la plus décisive, celle qui, par sa seule influence prolongée, tendait inévitablement à entraîner la décadence finale de l'ensemble de ce régime, dont la constitution catholique formait certainement, à tous égards, la base la plus importante, soit mentale, soit sociale. Sous ce point de vue principal, cette première période se divise naturellement en deux époques presque égales, d'après les deux grandes luttes, ci-dessus définies, qui devaient conjointement accomplir une telle dissolution, premièrement par les efforts unanimes des rois pour abolir l'autorité européenne du pape, et ensuite par les tentatives d'insubordination des églises nationales envers la suprématie romaine. Malgré l'évidente affinité mutuelle de ces deux opérations simultanées, l'une devait, à mes yeux, principalement caractériser le quatorzième siècle, à partir de l'énergique réaction de Philippe-le-Bel, bientôt suivie de cette mémorable translation du saint-siége à Avignon, qui, dans presque toute sa longue durée, ne fut guère qu'une sorte d'honorable captivité politique; tandis que la seconde, à son tour, est devenue prépondérante au quinzième siècle, d'abord par suite du fameux schisme qui résulta de cet étrange déplacement, et surtout enfin sous l'impulsion décisive du célèbre concile de Constance, où les diverses églises partielles montrèrent si énergiquement leur union spontanée contre le sacerdoce central. On peut aisément concevoir que la seconde série d'efforts n'était susceptible d'un succès capital que quand la première aurait d'abord été suffisamment consommée: puisque les différens clergés ne pouvaient efficacement poursuivre leur tendance instinctive à la nationalisation, qu'en se plaçant sous la direction suprême de leurs chefs temporels respectifs; ce qui exigeait certainement que ceux-ci se fussent préalablement émancipés de la tutelle papale. De toutes les grandes entreprises révolutionnaires, d'ailleurs volontaires ou involontaires (ce qui, en politique, importe assurément fort peu), cette première double opération doit être, à mon gré, regardée, même aujourd'hui, comme étant, au fond, la plus capitale; car elle a directement ruiné la principale base du régime monothéique du moyen-âge, dernière phase essentielle, je ne saurais trop le rappeler, du système théologique et militaire, en déterminant dès-lors l'absorption générale du pouvoir spirituel par le pouvoir temporel. En poursuivant, avec une aveugle avidité, cette usurpation décisive, dans le vain espoir de consolider indéfiniment leur propre suprématie, les rois n'ont pu sentir qu'ils en ruinaient ainsi spontanément, pour un inévitable avenir, les vrais fondemens intellectuels et moraux, par une telle atteinte radicale à la même autorité spirituelle dont ils attendirent ensuite, d'une manière presque puérile, une consécration désormais rendue de plus en plus illusoire, qui n'avait pu jadis obtenir une haute efficacité qu'en émanant d'un pouvoir pleinement indépendant. Pareillement, les divers clergés partiels, poussés à se nationaliser afin d'échapper aux abus de la concentration romaine, n'apercevaient point que, contre leur gré, ils concouraient par-là éminemment à l'irrévocable dégradation de la dignité ecclésiastique, en substituant, à leur unique chef naturel, l'autorité hétérogène et arbitraire d'une foule de pouvoirs militaires, qu'ils devaient, d'une autre part, concevoir cependant comme leurs subordonnés spirituels, de manière à constituer dès-lors chaque église en un état de plus en plus oppressif de dépendance politique, en résultat final de tant d'efforts actifs vers une irrationnelle indépendance. Au reste, la réaction nécessaire de cette double série d'hostilités sur le caractère général propre à la papauté ne contribua pas moins, à sa manière, à l'altération fondamentale de la constitution catholique. Car, à partir du milieu du quatorzième siècle, où l'émancipation totale des rois devenait évidemment imminente, aux yeux clairvoyans des papes, en France, en Angleterre, etc., tandis que la nationalisation du clergé s'y manifestait nettement par son empressement habituel à seconder les mesures restrictives envers le saint-siége, il est aisé de remarquer une tendance fortement prononcée de la papauté à s'occuper désormais essentiellement de sa principauté temporelle, qui jusque alors n'avait pu lui inspirer qu'une sollicitude très accessoire, mais qui désormais devenait de plus en plus la seule partie réelle de son pouvoir politique. Avant la fin du quinzième siècle, l'ancien chef suprême du système européen s'était ainsi graduellement transformé en souverain électif d'une médiocre partie de l'Italie; il avait essentiellement renoncé à son action générale et continue sur les divers gouvernemens temporels, pour tendre principalement à son propre agrandissement territorial, qui date surtout de cette époque, et même pour procurer, autant que possible, l'exaltation royale à la nombreuse série des familles pontificales, de manière à y faire presque regretter l'absence d'hérédité, jusqu'à ce que l'aberration du népotisme y pût être suffisamment contenue. Or, cette dégénération radicale du grand caractère européen propre au pouvoir papal en un caractère purement italien ne pouvait, à son tour, que rendre plus spécialement indispensable la désorganisation totale de la papauté, qui avait ainsi implicitement abdiqué, dès cette époque, ses plus nobles attributions politiques, et perdait, par suite, sa principale utilité sociale, de manière à devenir un élément de plus en plus étranger dans la constitution réelle des peuples modernes. Telle dut être la première origine historique de l'esprit essentiellement rétrograde qui s'est ensuite développé continuellement dans la politique du catholicisme, dont la tendance avait été si long-temps éminemment progressive. C'est donc ainsi que tous les divers élémens essentiels du système politique propre au moyen-âge ont spontanément concouru, chacun à sa manière, à l'irrévocable décadence du pouvoir spirituel qui en constituait surtout la force et la noblesse. Il est clair par là que cette première désorganisation décisive était, en réalité, presque accomplie, bien que sous forme implicite, soit par l'abaissement politique des papes, soit par la nationalisation consécutive des divers clergés, lors de l'avénement du protestantisme, auquel on l'attribue vulgairement, et qui en fut, au contraire, le résultat; quelle qu'ait dû être ensuite la haute influence, mentale et sociale, de la réaction nécessaire que produisit sa sanction systématique d'une telle démolition, suivant nos explications antérieures. Quoique cette grande décomposition fût certainement aussi indispensable qu'inévitable, comme je l'ai établi, son accomplissement n'en a pas moins laissé dès-lors une immense lacune dans l'ensemble de l'organisme européen, dont les divers élémens, devenant presque étrangers les uns aux autres, se trouvèrent désormais essentiellement livrés à leurs divergences spontanées, sans autre frein habituel que l'insuffisant équilibre matériel déterminé naturellement par leur propre antagonisme. Aux temps même que nous considérons, cette dissolution croissante de l'ancien pouvoir européen se fait gravement sentir, ce me semble, dans les luttes, aussi frivoles qu'acharnées, des principaux états, et surtout dans la longue et déplorable contestation entre la France et l'Angleterre, où déjà l'extinction de l'autorité conciliatrice des papes est tristement marquée par leurs fréquens efforts, aussi vains qu'honorables, pour la pacification de l'Europe. Sans doute, la suffisante réalisation du grand système de guerres défensives propre au moyen-âge devait alors, faute d'un but convenable, rendre de plus en plus perturbatrice une exubérante activité militaire, qui, par sa nature, devait long-temps survivre à sa principale destination. L'ascendant social trop prolongé d'une caste militaire désormais essentiellement sans objet capital, constitue, en effet, le vrai principe universel et spontané qui a déterminé, pendant ces deux siècles, l'étrange caractère de la plupart des expéditions guerrières, si loin d'offrir le haut intérêt social des guerres antérieures, et même le puissant intérêt moral des guerres de religion au siècle suivant. Mais, quelque inévitable que dût être alors une telle perturbation européenne, les conséquences immédiates en eussent été certainement bien moins graves, si, par une fatale coïncidence, qui ne pouvait d'ailleurs être entièrement empêchée, elle ne s'était développée sous l'impuissant déclin de l'influence politique qui jusque alors avait régularisé l'ensemble des relations internationales. Deux siècles auparavant, la papauté eût évidemment lutté, avec une énergique efficacité, contre ce principe général de désordre; et, sans pouvoir annuler une suite aussi naturelle de la situation sociale, elle en eût assurément diminué beaucoup les ravages effectifs. Ce cas me paraît l'un des plus propres à faire sentir, aux aveugles partisans de l'optimisme politique, la haute irrationnalité de leur doctrine métaphysique: car, on voit ainsi l'autorité européenne des papes s'éteindre en un temps où elle aurait pu rendre encore à l'humanité d'éminens services politiques, pleinement conformes à sa destination naturelle, et seulement incompatibles avec sa caducité actuelle. Une telle impuissance vérifie d'ailleurs, de la manière la moins équivoque, le caractère essentiellement temporaire inhérent à l'existence générale du pouvoir catholique, qui, si peu éloigné de son plus bel âge, se trouve néanmoins forcé, malgré sa sincère volonté, de manquer à sa principale vocation politique, non par des obstacles accidentels, mais par une suite permanente de sa précoce désorganisation. Nous apprécierons ci-dessous l'expédient provisoire à l'aide duquel la politique moderne s'est ultérieurement efforcée, autant que possible, d'apporter à cette lacune capitale une insuffisante réparation. La désorganisation spontanée de l'ordre temporel propre au moyen-âge, quoique déjà très active au XIIIe siècle, ne pouvait avoir de résultats vraiment décisifs tant que le pouvoir catholique, qui constituait le lieu principal d'un tel régime, conservait toute son intégrité sociale. Mais, à mesure que s'opérait la décomposition spirituelle que nous venons d'apprécier, cette dissolution temporelle prenait un caractère de plus en plus irrévocable; elle tendait évidemment désormais à l'entière subversion de la constitution féodale, dernière phase essentielle du gouvernement militaire, en y altérant radicalement la pondération caractéristique des deux élémens principaux, la force centrale de la royauté, et la force locale de la noblesse, dont l'une, avant la fin du XVe siècle, avait été, en réalité, presque complétement absorbée par l'autre, pendant que celle-ci absorbait aussi la puissance spirituelle. Cette inévitable dislocation devait alors résulter de ce que cette constitution transitoire avait enfin suffisamment accompli, comme on l'a vu, sa principale destination dans l'évolution fondamentale des sociétés modernes, dont l'essor industriel de plus en plus prononcé indiquait déjà leur antipathie nécessaire contre l'antique prépondérance de l'esprit guerrier. Quoique les luttes, si intenses et si nombreuses, que je viens de caractériser, doivent d'abord sembler, à cette époque, directement contradictoires avec ce décroissement spontané du régime militaire, la nature même de ces guerres, essentiellement perturbatrices, devait tendre à ruiner la considération sociale de la caste dominante, dont l'aveugle ardeur belliqueuse, dès-lors habituellement privée de toute application utile, devenait de plus en plus contraire au grand mouvement de civilisation qu'elle avait dû primitivement protéger. C'est toujours, en effet, pour toutes les institutions humaines, temporelles ou spirituelles, le signe le moins équivoque de leur irrévocable extinction, que de les voir ainsi se tourner spontanément contre leur but primordial: l'organisme féodal, destiné surtout, par sa nature, à contenir le système d'invasion, touchait nécessairement à sa fin générale, aussitôt qu'il s'érigeait partout en principe d'envahissement. Aux temps même que nous considérons, la mémorable institution des armées permanentes, née d'abord en Italie, où tout commençait alors, mais bientôt propagée en occident, et principalement développée en France, vient constituer à la fois un témoignage incontestable et une puissante garantie de cette dissolution radicale du régime temporel propre au moyen-âge, en manifestant, d'une part, la répugnance croissante à la prolongation du service féodal chez des populations déjà plus industrielles que militaires, et en brisant, d'une autre part, les liens universels de la discipline féodale, désormais remplacée par la subordination spéciale d'une classe très circonscrite envers des chefs qui, n'étant plus exclusivement féodaux, tendaient nécessairement à priver peu à peu l'ancienne caste militaire de sa plus spéciale attribution. Je signalerai d'ailleurs au chapitre suivant l'heureuse influence d'une telle innovation pour seconder directement l'essor général de la vie industrielle. Dans le cas le plus naturel et le plus commun, dont la France nous présente le meilleur type, la décomposition spontanée du pouvoir temporel, d'après l'antagonisme exagéré de ses deux élémens essentiels, a dû s'opérer nécessairement au profit de la force centrale contre la force locale. L'esprit fondamental de la constitution féodale permettait aisément de prévoir que, presque partout, l'équilibre général de ces deux puissances se romprait surtout au préjudice de l'aristocratie, vu les nombreux moyens, même réguliers, qu'offrait un tel régime à l'accroissement spontané de la royauté. Ce point de vue est aujourd'hui trop connu pour que je doive y insister. Mais je dois, au contraire, signaler, à cet égard, une importante considération nouvelle, qui résulte ici d'un rapprochement d'ensemble entre les deux décompositions simultanées du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Celle-ci, en effet, comme nous l'avons vu, s'accomplissant, par une évidente nécessité, contre la puissance centrale, sans quoi il n'y eût pas eu de révolution, il fallait bien, par une indispensable compensation, que l'autre s'effectuât habituellement en sens inverse, sans quoi cette révolution eût dégénéré en un démembrement universel, dont l'Europe moderne a été spécialement préservée par cette concentration temporelle en faveur de la royauté. En même temps que l'anarchie politique, imminent péril de la grande phase révolutionnaire, pouvait ainsi être essentiellement évitée, on doit reconnaître, sous un autre aspect, que le mouvement général de décomposition atteignait par-là son but principal d'une manière bien plus complète, et surtout beaucoup plus caractéristique, que si la dislocation temporelle s'était, au contraire, opérée ordinairement au profit de l'aristocratie. Quoique chacun des deux élémens ait naturellement dû, comme nous le verrons, irrationnellement tenter, après son triomphe, de reconstruire, sous son ascendant, l'ensemble du régime ancien, cette entreprise eût été cependant bien plus dangereuse de la part de l'aristocratie qu'elle n'a pu l'être de la part de la royauté: l'extinction finale du système militaire et théologique en eût été bien autrement entravée, aussi bien que l'essor politique des nouvelles forces sociales, ainsi que je l'indiquerai plus spécialement au cinquante-septième chapitre. On voit, par ces explications, que la tendance de la décomposition féodale vers l'ascendant politique de l'aristocratie sur la royauté a dû constituer, dans la désorganisation universelle que nous apprécions, un cas éminemment exceptionnel, dont l'Angleterre offre le principal exemple. Mais la considération en est néanmoins très importante aujourd'hui, pour faire déjà pressentir l'aveugle irrationnalité de ce dangereux empirisme qui prétend borner le grand mouvement européen à l'uniforme transplantation du régime transitoire particulier à l'évolution anglaise. Comparée à celle de presque tout le reste de l'Europe, et surtout de la France, elle présente ainsi, dès les derniers siècles du moyen-âge, une différence, aussi capitale qu'évidente, qui a nécessairement exercé, sur l'ensemble total du développement ultérieur, une influence très prononcée, incompatible avec toute vaine imitation politique, comme je l'expliquerai dans la suite. Il suffit, en ce moment, de noter cette irrécusable diversité effective, qu'atteste spontanément toute l'histoire moderne, et qui constitue le premier trait essentiel de l'isolement caractéristique de la politique anglaise. Une telle anomalie me semble devoir être surtout attribuée à l'action combinée de deux conditions spéciales, la situation insulaire, et la double conquête: la première a dû, en général, rendre le développement social de l'Angleterre toujours plus susceptible qu'aucun autre de suivre, sans perturbation extérieure, une marche qui lui fût propre; la seconde devait particulièrement provoquer à la coalition aristocratique contre la royauté, que la conquête normande avait dû rendre d'abord éminemment prépondérante, comme on le voit clairement, par exemple, en comparant, au XIIe siècle, la puissance royale en France et en Angleterre; en outre, les suites nécessaires de cette conquête exceptionnelle favorisaient la combinaison spontanée de la ligue aristocratique avec les classes industrielles, en constituant entre elles, par la nouvelle position secondaire de la noblesse saxonne, un précieux intermédiaire naturel, qui ne pouvait exister ailleurs[26]. Mais nous devons éviter ici d'engager, à cet égard, aucune discussion spéciale, évidemment contraire aux prescriptions logiques établies au début de ce volume contre toute introduction importante des recherches concrètes dans notre élaboration historique, dont le caractère essentiellement abstrait doit être soigneusement maintenu. Au reste, ceux qui voudront convenablement entreprendre une explication vraiment rationnelle de cette mémorable anomalie politique, devront d'abord donner à l'observation même du phénomène toute son extension réelle, en cessant de le considérer, ainsi qu'on le fait trop souvent, comme strictement particulier à l'Angleterre: quoiqu'il y ait été, sans doute, plus spécialement prononcé, on voit cependant, par exemple, le développement politique de la Suède, et auparavant même celui de Venise, offrir, sous ce rapport, une marche fort analogue. Note 26: La marche de l'évolution politique en Écosse, si différente de celle propre à l'Angleterre, me semble confirmer spécialement cette explication générale, en montrant que l'influence particulière de la double conquête a réellement prédominé, à cet égard, sur celle même de l'isolement insulaire commun aux deux populations. Tels sont les divers résultats principaux de la décadence spontanée qui conduisit graduellement le régime catholique et féodal à ce degré de désorganisation, partout essentiellement réalisé, d'une manière plus ou moins explicite, vers la fin du XVe siècle; le pouvoir spirituel étant désormais irrévocablement absorbé par le pouvoir temporel, et l'un des deux élémens généraux de celui-ci radicalement subalternisé envers l'autre: en sorte que l'ensemble de cet immense organisme restait dès-lors totalement concentré autour d'une seule puissance active, ordinairement la royauté, sur laquelle reposaient presque uniquement les destinées ultérieures du système entier, dont la décomposition allait maintenant commencer à devenir nécessairement systématique. Nous avons ci-dessus rationnellement partagé cette phase définitive du grand mouvement révolutionnaire en deux époques principales, l'une purement protestante, l'autre essentiellement déiste, d'après le caractère plus complet et plus décisif qu'acquiert graduellement la philosophie négative. Considérons successivement, dans la première, d'abord ses effets politiques immédiats, et ensuite son influence philosophique ultérieure. Sous le premier aspect, on peut aisément sentir que la réforme du XVIe siècle ne fut réellement, en général, qu'une consécration explicite et irrévocable de la situation des sociétés modernes en résultat final de la décomposition spontanée que nous venons de reconnaître propre aux deux siècles précédens, surtout en ce qui concerne la désorganisation du pouvoir spirituel, principale base du régime ancien. On doit concevoir, en outre, pour compléter une telle appréciation, que cette commune conséquence politique s'est, au fond, nécessairement réalisée, d'une manière à peu près équivalente, malgré de graves différences intellectuelles, qui n'ont pu devenir sensibles que long-temps après, aussi bien chez les peuples restés nominalement catholiques, que chez ceux devenus ostensiblement protestans: les uns et les autres ont alors définitivement passé, envers l'ordre social du moyen-âge, à un état pareillement révolutionnaire, sauf la diversité naturelle des manifestations. Car, je ne saurais trop l'expliquer, dans la suite entière des désorganisations opérées depuis le début du XIVe siècle, la première et la plus décisive a certainement consisté à détruire l'indépendance du pouvoir spirituel, en le subordonnant partout au pouvoir temporel: or, cette perturbation capitale, principe essentiel de toutes les autres, a été, comme nous l'avons vu, réellement commune à tout l'occident européen, avant la fin du XVe siècle; c'est par là que, sur tous les points importans de ce grand théâtre social, toutes les forces quelconques ont dès-lors instinctivement participé, comme je l'ai montré, au caractère révolutionnaire des temps modernes, sans excepter, non-seulement les rois et les nobles, mais aussi les prêtres, et les papes eux-mêmes: lorsque Henri VIII se sépara de Rome, Charles-Quint et François Ier n'en étaient pas, à vrai dire, déjà moins affranchis que lui. En considérant l'ensemble du protestantisme, il est clair que la suppression de la centralisation papale, et l'assujétissement national de l'autorité spirituelle à la puissance temporelle, y constituent les seuls points importans communs à toutes les sectes, les seuls qui y soient restés toujours intacts au milieu d'innombrables variations. La célèbre opération de Luther, malgré son fougueux éclat, se réduisit immédiatement à la consécration fondamentale de ce premier degré de décomposition de la constitution catholique, puisqu'elle n'atteignit d'abord le dogme que d'une manière fort accessoire, qu'elle respecta même essentiellement la hiérarchie, et qu'elle n'altéra gravement que la seule discipline. Or, si l'on analyse politiquement ces dernières altérations, vraiment caractéristiques, on voit qu'elles consistèrent surtout dans l'abolition combinée du célibat ecclésiastique et de la confession universelle; c'est-à-dire, précisément dans les mesures qui, outre l'énergique adhésion spontanée des passions humaines, au sein même du sacerdoce, étaient alors les plus propres, par leur nature, à consolider la ruine antérieure de l'indépendance sacerdotale, à laquelle ce double appui était évidemment indispensable. Une telle destination primordiale du protestantisme explique aisément sa naissance spéciale chez les peuples les plus éloignés du centre catholique, et auxquels, par suite, la tendance de plus en plus italienne de la papauté pendant les deux siècles précédens devait se faire le plus péniblement sentir. D'après cette incontestable appréciation, on ne peut douter que les peuples catholiques n'aient tout aussi réellement participé que les protestans à cette première transformation révolutionnaire, sauf la différence des formes et la diversité des moyens, qui importent peu au résultat[27]. Non-seulement en France, mais en Espagne, en Autriche, etc., les rois, sans s'arroger ouvertement une vaine et ridicule suprématie spirituelle, étaient déjà certainement, au temps de Luther, pour leurs clergés respectifs, des maîtres non moins absolus, non moins indépendans, au fond, du pouvoir papal, que le devinrent alors les divers princes protestans[28]. Mais le mouvement luthérien, surtout parvenu à la phase calviniste, exerça bientôt, à cet égard, d'une manière indirecte, une influence aussi importante qu'inévitable, en disposant de plus en plus le sacerdoce catholique à l'acceptation volontaire d'un tel assujétissement politique, contre lequel il conservait jusque alors, quoiqu'en vain, son antique répugnance naturelle, et où désormais il devait voir, au contraire, la seule garantie efficace de son existence sociale, au milieu de l'imminent essor de l'esprit universel d'émancipation religieuse. C'est seulement à cette époque de décadence que commence essentiellement, entre l'influence catholique et le pouvoir royal, cette intime coalition spontanée d'intérêts sociaux, dont la tendance générale, d'abord stationnaire, et bientôt rétrograde, envers le développement final de la civilisation moderne, a été si mal à propos attribuée, par tant d'irrationnels détracteurs, aux plus beaux âges du catholicisme, si long-temps caractérisé, d'après nos explications antérieures, par son noble et énergique antagonisme à l'égard de toutes les puissances temporelles. Il serait d'ailleurs superflu de prouver que cette opposition croissante au progrès ultérieur de l'évolution humaine, loin d'être propre au catholicisme moderne, soit gallican, soit espagnol, etc., appartient, d'une manière beaucoup plus radicale et bien autrement prononcée, au luthéranisme anglican, ou suédois, etc., qui, même en souvenir historique, n'a jamais pu se supposer en état d'indépendance réelle, ayant été, au contraire, expressément institué, dès sa naissance, en vue d'une éternelle sujétion. Quoi qu'il en soit, après son universel asservissement politique, l'église catholique, désormais nécessairement impuissante à remplir ses plus hautes attributions sociales, et voyant ainsi son champ moral partout restreint à la vie individuelle, sauf un reste d'influence sur la vie domestique, est dès-lors conduite inévitablement à s'occuper surtout, d'une manière de plus en plus exclusive, de la seule conservation, de plus en plus difficile, de sa propre existence, en se constituant instinctivement de plus en plus l'indispensable auxiliaire permanent de la royauté, autour de laquelle devaient graduellement se concentrer, par une tendance spontanée, tous les débris quelconques du régime monothéique du moyen-âge, comme seul élément maintenant susceptible d'une énergique activité politique. On conçoit au reste aisément que cette inévitable coalition devait finalement devenir aussi dangereuse pour le catholicisme que pour le pouvoir royal, envers chacun desquels elle constituait naturellement une sorte de cercle vicieux, à la fois mental et social, en présentant comme appui ce qui avait besoin de soutien. Le catholicisme y ruinait radicalement son crédit populaire, en renonçant évidemment, par cette irrationnelle sujétion, à son ancien et principal office politique; sauf la vaine ostentation de quelques rares prédications officielles, que la plus sublime éloquence ne pouvait jamais empêcher d'être, par leur nature, essentiellement déclamatoires, et surtout fort inoffensives au pouvoir qu'elles concernaient, quelque vicieuse que pût devenir habituellement sa conduite réelle. En même temps, la royauté était ainsi conduite à lier, d'une manière de plus en plus intime, l'ensemble de ses destinées politiques à un système de doctrines et d'institutions qui devait graduellement exciter de profondes et unanimes répugnances, soit intellectuelles, soit morales, et qui déjà même était partout irrévocablement voué, sous diverses formes, à une imminente dissolution totale. Note 27: Un incident remarquable, aujourd'hui trop oublié, me semble très propre à confirmer directement ce rapprochement fondamental indiqué par ma théorie historique, en manifestant la tendance spontanée des souverains catholiques à recourir quelquefois aux mêmes moyens essentiels que les princes protestans pour garantir radicalement la destruction de l'indépendance politique du clergé. On voit, en effet, l'empereur Ferdinand faire, quoique sans succès, expressément proposer, à diverses reprises, au concile de Trente, par des ambassadeurs spéciaux, le mariage habituel des prêtres, qui eût certainement conduit, dans l'application, à abolir aussi la confession. Ce double caractère de la discipline luthérienne, a depuis fréquemment trouvé, au sein même du catholicisme, de fervens apologistes, très convaincus d'ailleurs qu'ils ne cessaient point ainsi d'appartenir à l'église universelle. Note 28: Quoique cette tendance universelle à la nationalisation du clergé ait dû naturellement être beaucoup moins développée en Italie que partout ailleurs, telle était cependant, à cet égard, la situation fondamentale des peuples modernes, qu'on a pu remarquer alors une semblable transformation révolutionnaire même chez toutes les populations italiennes dont l'état politique a pris un caractère stable suffisamment prononcé. La constitution vénitienne en offre surtout un exemple très décisif, par l'isolement et la dépendance où elle maintient le clergé national envers la puissance temporelle, depuis le triomphe définitif de l'aristocratie sur le pouvoir ducal au XIVe siècle; de manière à organiser, sous la vaine apparence d'une respectueuse orthodoxie, une sorte de religion d'état, encore plus distincte peut-être du vrai catholicisme romain que ne le fut ensuite notre gallicanisme proprement dit. Cette longue et déplorable phase de la désorganisation finale du catholicisme a été, dès sa naissance, principalement systématisée par la grande institution caractéristique de la célèbre compagnie de Jésus, qui, de nature éminemment rétrograde, fut alors spécialement fondée, avec un admirable instinct politique, pour servir d'organe central à la résistance générale du catholicisme contre la destruction universelle dont il était directement menacé par l'essor croissant de l'émancipation spirituelle. Il est clair, en effet, d'après nos indications antérieures, que la papauté, de plus en plus absorbée, depuis le siècle précédent, par les intérêts et les soins de sa principauté temporelle, n'était même plus propre, en réalité, à diriger convenablement cette immense opposition active, dont elle eût souvent sacrifié, sans doute, les besoins essentiels aux seules exigences de sa situation particulière. Aussi les chefs, presque toujours éminens, de cette puissante corporation se sont-ils dès-lors, sous un titre modeste, spontanément substitués peu à peu aux papes eux-mêmes, pour organiser une suffisante convergence continue entre des efforts partiels que le grand mouvement de décomposition entraînait instinctivement à diverger de plus en plus. Il n'est pas douteux, ce me semble, que, sans une telle centralisation, ordinairement aussi habile qu'énergique, l'action ou plutôt la résistance du catholicisme n'aurait pu offrir, pendant le cours des trois derniers siècles, aucune véritable consistance politique. Mais, malgré d'éclatans services partiels, soit au dedans, soit au dehors, on ne peut davantage méconnaître que l'ensemble de cette politique des jésuites, par une suite nécessaire de son hostilité fondamentale envers l'évolution finale de l'humanité, devait avoir un caractère à la fois éminemment corrupteur et radicalement contradictoire. D'une part, en effet, son principal moyen de succès consistait réellement à intéresser autant que possible toutes les influences sociales quelconques, spirituelles ou temporelles, à la conservation ou à la restauration de l'organisme catholique, en persuadant à tous les esprits éclairés, sous la réserve tacite d'une secrète émancipation personnelle, que la consolidation de leur propre puissance exigeait, en général, de leur part, une certaine participation permanente, soit active, soit au moins passive, au système d'efforts de tous genres destinés à maintenir le vulgaire sous la tutelle sacerdotale. Or, une telle combinaison politique ne pouvait, évidemment, comporter, par sa nature, qu'un succès fort précaire, limité au seul temps où l'émancipation théologique restait suffisamment concentrée: par son inévitable diffusion ultérieure, ce procédé, d'abord odieux, a fini par devenir, de nos jours, essentiellement ridicule, en conduisant à organiser ainsi une sorte de mystification universelle, où chacun devrait être à la fois, et pour le même dessein, trompeur et trompé. En second lieu, les efforts indispensables de cette intelligente corporation afin d'acquérir ou de conserver la direction, de plus en plus exclusive, de l'instruction publique, l'ont partout entraînée à concourir puissamment elle-même à la propagation croissante du mouvement mental, par un enseignement continu qui, malgré son extrême imperfection, n'en devait pas moins bientôt se tourner nécessairement, soit chez les élèves, soit jusque chez les maîtres, contre la destination primitive de ce système contradictoire. Les célèbres missions extérieures, si habilement dirigées, en général, par cette compagnie, et les seules qui aient jamais obtenu un véritable succès social, présentent, sous cet aspect, un contraste fort analogue, quoique moins tranché, par l'hommage involontaire qu'une telle politique était ainsi conduite à rendre, surtout quant aux sciences, à ce même développement intellectuel des sociétés modernes dont elle s'efforçait de combattre, en Europe, les conséquences nécessaires, tandis que, au dehors, elle s'honorait à juste titre d'y puiser les principales bases de son ascendant spirituel, utilisé ensuite pour l'introduction des croyances qu'elle se sentait d'abord forcée d'écarter ou de dissimuler. Il serait d'ailleurs superflu d'insister ici sur les périls évidens que devait offrir à cette institution une position aussi exceptionnelle dans l'ensemble de l'organisme catholique, où le sentiment naturel de sa supériorité, en vertu de sa haute destination spéciale, devait profondément stimuler l'active jalousie permanente de toutes les autres congrégations religieuses, dès-lors graduellement privées de leurs plus importans attributs réels, et dont l'invincible antipathie a plus tard tant neutralisé, comme on sait, au sein même du clergé catholique, les regrets que devait lui inspirer la chute irréparable d'un tel soutien. Tel est donc le seul effort vraiment grand qu'ait pu tenter le catholicisme moderne contre l'irrésistible progrès du mouvement général de décomposition, en organisant ainsi le maintien, et, autant que possible, la restauration, de la constitution catholique, sous la commune direction des jésuites, et sous la protection spéciale de la monarchie espagnole, désormais devenue le meilleur appui naturel de cette politique, comme mieux préservée qu'aucune autre des contacts hérétiques. Le célèbre concile de Trente ne pouvait, en effet, produire, sous ce point de vue, qu'un résultat purement négatif, que l'instinct des papes semble avoir pressenti, d'après leur profonde répugnance à réunir et à prolonger cette impuissante assemblée; qui, dans sa longue et consciencieuse révision de l'ensemble du système catholique, n'a pu que constater, avec une stérile admiration, la parfaite solidarité, à la fois mentale et sociale, de toutes ses parties importantes, et a dû, dès-lors, malgré les dispositions les plus conciliantes, conclure à la douloureuse impossibilité de consentir à aucune des concessions alors jugées propres à amener la pacification universelle. Toutes les saines méditations historiques sur ce sujet capital aboutiront, je ne crains pas de l'assurer, à reconnaître que, comme je l'ai indiqué au début de ce chapitre, tout l'effort essentiel de réformation dont l'organisme catholique était vraiment susceptible sans se dénaturer, avait déjà été, trois siècles auparavant, convenablement tenté, et bientôt épuisé, par la double institution, intellectuelle et politique, des franciscains et des dominicains. Aussi la vaine formule populaire qui, depuis le commencement du quinzième siècle, indiquait le vœu prépondérant de la catholicité pour l'universelle régénération de l'église, ne constituait-elle, au fond, qu'une manifestation involontaire de l'ascendant spontané que l'esprit critique acquerrait alors partout, d'après le progrès continu du mouvement général de décomposition. Déjà nécessairement entraîné vers son entière dissolution, le système catholique ne pouvait plus, à cette époque, comporter d'autre transformation réelle que cette organisation, ici suffisamment caractérisée, de son active résistance permanente à l'évolution ultérieure de l'élite de l'humanité. C'est ainsi que le catholicisme, désormais réduit, en Europe, à ne plus former qu'un véritable parti, a été partout conduit à perdre, non-seulement la faculté, mais même la simple volonté, de remplir convenablement son antique destination sociale. Absorbé dès-lors par l'intérêt, de plus en plus exclusif, de sa seule conservation, il s'est vu souvent entraîné, dans son intime solidarité avec la royauté, à inspirer ou à sanctionner les mesures les plus contraires à son esprit caractéristique; comme ne le témoigne que trop, par exemple, l'histoire complète du plus exécrable attentat politique qui peut-être ait jamais été consommé. Par ces déplorables recours à la compression matérielle, devenus néanmoins inévitables depuis l'entière subordination de l'influence catholique au pouvoir royal, le système de résistance ne faisait que constater de plus en plus son impuissance intellectuelle et morale, et accélérait indirectement la décadence qu'il tentait d'arrêter. En un mot, l'ensemble de la scène politique a pris, dès cette époque, le caractère essentiel qui s'est prolongé jusqu'à nos jours; depuis Philippe II jusqu'à Bonaparte, c'est toujours, sauf la diversité naturelle des circonstances et des moyens, la même lutte fondamentale entre l'instinct rétrograde de l'ancienne organisation, et l'esprit de progression négative propre aux nouvelles forces sociales: il n'y a d'autre différence essentielle, sinon qu'une telle situation était alors pleinement inévitable, tandis qu'elle ne conserve vicieusement aujourd'hui la même physionomie que d'après la seule absence d'une philosophie vraiment appropriée à la phase actuelle de l'évolution générale, comme l'établira spontanément la suite de notre élaboration historique. Sans doute, cette tendance rétrograde de plus en plus prononcée n'a pas empêché la hiérarchie catholique de renfermer, depuis le XVIe siècle, beaucoup d'hommes éminens, soit intellectuellement, soit moralement, quoique le nombre en ait dû décroître avec rapidité, par suite des répugnances instinctives ainsi fréquemment excitées parmi les êtres supérieurs. Mais la dégénération sociale du catholicisme se marque toujours involontairement chez les personnages même qui l'ont le plus justement illustré pendant cette période finale. Dans l'ordre mental surtout, on ne peut certes que profondément admirer en Bossuet l'un des plus sublimes penseurs qui aient honoré notre espèce, et peut-être la plus puissante intelligence des temps modernes après Descartes et Leibnitz. Néanmoins, l'ensemble de sa propre vie me semble éminemment propre, à tous égards, à constater, de la manière la plus expressive, l'irrévocable désorganisation de la constitution catholique; soit par la déplorable situation logique d'un tel esprit, que les exigences contemporaines condamnent, malgré l'intime répugnance de son instinct pontifical, à défendre dogmatiquement les inconséquences gallicanes, et à justifier directement la moderne subordination de l'église à la royauté; soit aussi par cette existence politiquement subalterne, qui réduit à la vaine condition de panégyriste officiel des principaux agens de Louis XIV celui qui, aux temps de Grégoire VII ou d'Innocent III, eût été unanimement regardé comme leur digne successeur dans l'énergique antagonisme de l'autel envers le trône. On ne peut donc justement envisager le beau génie philosophique de Bossuet comme un véritable produit du catholicisme, dont la déchéance politique fut, au contraire, essentiellement défavorable à son libre essor, qui eût été sans doute, plus complet pour l'humanité et plus satisfaisant pour un tel esprit si sa position sociale avait pu être celle d'un penseur indépendant, à la manière de Descartes ou de Leibnitz: tandis que, au moyen-âge, le système catholique avait, au contraire, puissamment concouru au développement normal des hautes intelligences qui l'illustrèrent alors, en leur fournissant à la fois un champ et une situation convenables. L'ordre moral comporte aussi, quoiqu'à un degré naturellement moindre, une appréciation essentiellement analogue, applicable même aux plus nobles types dont l'église puisse honorer son déclin universel pendant les trois derniers siècles. Quelque juste vénération, par exemple, que doive sans cesse inspirer le touchant souvenir des sublimes vertus de saint Charles Borromée et de saint Vincent de Paule, leur infatigable charité, aussi éclairée qu'ardente, n'avait, au fond, aucun caractère, soit ascétique, soit politique, qui dût la rattacher exclusivement au catholicisme, comme dans les âges antérieurs: sauf le mode de manifestation, de telles natures pouvaient désormais recevoir un développement équivalent parmi les autres sectes religieuses, ou même en dehors de toute croyance théologique. Au reste, il ne faudrait pas croire que l'esprit général de résistance plus ou moins active à l'émancipation intellectuelle, et le caractère correspondant d'hypocrisie plus ou moins systématique chez les classes dirigeantes, aient dû être, depuis le XVIe siècle, particuliers au catholicisme: le protestantisme les a nécessairement présentés aussi, d'une manière non moins réelle au fond, quoique sous d'autres apparences, partout où il a obtenu la prépondérance politique; car, sa propriété progressive ne pouvait lui appartenir essentiellement qu'autant qu'il resterait à l'état d'opposition, seul pleinement convenable à sa nature; passé à l'état de gouvernement, il a dû bientôt devenir radicalement hostile au développement ultérieur de la raison humaine. Cet instinct rétrograde du catholicisme moderne, évidemment contraire à sa propre constitution, n'y ayant pris l'ascendant que par une suite inévitable de la désorganisation de l'ancien pouvoir spirituel et de son assujétissement graduel au pouvoir temporel, comment le protestantisme, qui érigeait directement cette irrationnelle sujétion en une sorte de principe fondamental, aurait-il pu éviter de telles conséquences de son triomphe légal? L'orthodoxie anglicane, par exemple, néanmoins si rigoureusement exigée, chez le vulgaire, pour les besoins politiques du système correspondant, pouvait-elle, en réalité, donner lieu habituellement à des convictions très profondes et à un respect fort sincère chez ces mêmes lords dont les décisions parlementaires en avaient tant de fois altéré arbitrairement les divers articles, et qui devaient officiellement concevoir le réglement même de leurs propres croyances comme une des attributions essentielles de leur caste? Quant à la compression matérielle envers tout essor ultérieur de l'esprit d'émancipation, elle ne fut, pour le catholicisme, qu'une suite inévitable de sa désorganisation moderne: tandis que, pour le protestantisme, elle était, au contraire, nécessairement inhérente à sa nature générale, d'après l'intime confusion qu'il consacrait entre les deux disciplines; et elle devait s'y manifester aussitôt que sa prépondérance effective serait suffisamment réalisée, comme une longue expérience ne l'a que trop prouvé partout. Ce double effet ne s'est pas seulement développé dans la phase primitive du protestantisme, considérée par rapport à toutes les formes postérieures, par l'esprit despotique du luthéranisme, soit anglican, soit germanique: il a pareillement caractérisé les sectes où la désorganisation spirituelle était plus avancée[29], quand le pouvoir a passé, même momentanément, entre leurs mains, ainsi que le témoignent tant de déplorables exemples, très propres à faire justement apprécier le prétendu esprit de tolérance des doctrines qui subordonnent l'ordre spirituel à l'ordre temporel. Note 29: Sans anticiper mal à propos sur la seconde période du mouvement critique, je crois utile de noter ici, à ce sujet, que le déiste Rousseau a lui-même été conduit à proposer directement, dans son ouvrage le plus dogmatique, l'extermination juridique de tous les athées, comme l'une des conditions essentielles de l'ordre politique qu'il avait conçu: ses disciples n'ont quelquefois que trop témoigné leur disposition spontanée à pratiquer une telle maxime, toujours par suite du dogme de l'asservissement général du pouvoir spirituel au pouvoir temporel, principale source historique, à mes yeux, de la plupart des aberrations ultérieures, et qui, sous ce rapport, pousse spontanément à remplacer la persuasion par la violence. Relativement à ce système de résistance qui distingue le catholicisme moderne, il faut surtout remarquer enfin que, loin d'avoir été, comme on le suppose aujourd'hui, exclusivement nuisible à l'évolution sociale correspondante, il a constitué, au contraire, l'un des deux élémens essentiels de l'antagonisme général qui devait présider à la progression politique pendant tout le cours des trois derniers siècles. Je ne parle pas seulement de son office continu pour l'indispensable maintien de l'ordre public, qui, alors comme aujourd'hui, devait essentiellement appartenir à la force de résistance des anciens pouvoirs, malgré son caractère plus ou moins rétrograde, tant que les tendances progressives ne pouvaient elles-mêmes avoir qu'un caractère éminemment négatif: cette importante explication se trouve déjà suffisamment opérée dans le premier chapitre du volume précédent, auquel je puis ici renvoyer le lecteur, en l'invitant à rapporter à ce passé, par des motifs pleinement semblables, ce qui n'y est appliqué qu'au présent, puisque, sous cet aspect, la situation sociale a radicalement conservé jusqu'ici la nouvelle nature qu'elle dut manifester au XVIe siècle. Par une considération plus spécialement propre à la première phase de la doctrine critique, je voudrais y faire sentir aux esprits vraiment philosophiques les avantages essentiels, à la fois intellectuels et politiques, que l'évolution finale de l'humanité a retiré de cette active opposition du catholicisme à la propagation spontanée du mouvement protestant. Dans l'ordre purement mental, il est d'abord évident que ce premier essor incomplet de l'esprit d'examen, en vertu des demi-satisfactions qu'il procure à la raison humaine, doit tendre à retarder ensuite son entière émancipation, surtout chez le vulgaire, en flattant directement l'inertie naturelle de notre orgueilleuse intelligence. Il en est à peu près de même sous le rapport politique, où l'on voit le protestantisme apporter à l'ancienne organisation des modifications qui, malgré leur insuffisance radicale, doivent long-temps maintenir une funeste illusion sur la tendance nécessaire des sociétés modernes vers une vraie régénération fondamentale. Aussi les nations protestantes, après avoir, à divers titres, devancé alors, dans leur progrès social, les peuples restés catholiques, sont-elles ensuite, malgré les apparences contraires, essentiellement demeurées en arrière pour le développement final du mouvement révolutionnaire, comme nous le reconnaîtrons ci-dessous. Si ce premier triomphe du protestantisme était devenu universel, ce qui était heureusement impossible, il n'est pas douteux, ce me semble, qu'il eût encore empêché jusqu'ici l'extension totale du grand phénomène de décomposition que nous étudions: par suite, la situation sociale, sans être réellement moins orageuse qu'elle ne l'est de nos jours, se trouverait certainement beaucoup plus éloignée, à tous égards, de sa véritable issue générale, qui, dans une telle hypothèse, semblerait dépendre de la conservation indéfinie de l'ancien organisme à l'état de demi-putréfaction consacré par la politique protestante. La résistance nécessaire du catholicisme a donc involontairement exercé, en général, une réaction très salutaire sur l'état définitif, soit intellectuel, soit politique, de l'ensemble du mouvement révolutionnaire, en retardant spontanément son inévitable essor jusqu'à ce qu'il pût devenir, à l'un et à l'autre titre, suffisamment décisif. En comparant, sous cet aspect, les divers cas principaux, il est aisé de sentir que le plus favorable dut être réellement celui de la France, où le levain protestant avait d'abord assez pénétré pour exciter immédiatement à l'émancipation spirituelle, sans pouvoir néanmoins y obtenir un ascendant légal qui en eût gravement entravé et altéré l'entier développement ultérieur: quand la rétrogradation catholique y fut ensuite poussée jusqu'à l'expulsion violente des protestans, une telle mesure dut avoir, à divers égards partiels, de déplorables conséquences politiques, surtout quant au progrès industriel; mais elle n'y pouvait offrir aucun danger essentiel pour la principale évolution sociale, qui, au point qu'elle y avait alors atteint, en fut bien plus accélérée que ralentie. Après avoir ainsi convenablement apprécié la première phase générale de la doctrine critique dans sa destination la plus directe et la plus importante, en ce qui concerne la dissolution politique de l'ancienne constitution spirituelle, il est aisé de caractériser sommairement son influence nécessaire sur la désorganisation temporelle qui continuait alors à s'accomplir, en résultat continu de la décomposition spontanée que nous avons reconnue propre aux deux siècles précédens. Déjà nous venons de démontrer implicitement, à ce sujet, la tendance générale de cette époque à compléter systématiquement une telle opération préalable, par la concentration régulière de tous les anciens pouvoirs sociaux autour de l'élément temporel prépondérant, soit que, comme en France et presque partout, ce dût être la puissance royale, ou que ce fût, au contraire, la force aristocratique, par une anomalie particulière à l'Angleterre et à quelques autres pays, ainsi que je l'ai expliqué. Dans les deux cas, l'unique élément demeuré actif s'est dès-lors trouvé naturellement investi d'une sorte de dictature permanente extrêmement remarquable, dont l'établissement, retardé par les troubles religieux, n'a pu toutefois être pleinement caractérisé, de part et d'autre, que pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, et qui, malgré sa constitution exceptionnelle, a dû se prolonger essentiellement jusqu'à nos jours, en même temps que la situation sociale correspondante, afin de diriger le système politique durant tout le reste de la grande transition critique, vu la profonde incapacité organique, évidemment propre, d'après nos démonstrations antérieures, aux agens spéciaux de cette transition. On ne peut douter que cette longue dictature, royale ou nobiliaire, ne fût à la fois la suite inévitable et l'indispensable correctif de la désorganisation spirituelle, qui, sans cela, eût certainement poussé au démembrement universel des sociétés modernes: nous reconnaîtrons d'ailleurs, au chapitre suivant, son heureuse influence nécessaire pour hâter simultanément l'essor spontané des nouveaux élémens sociaux, et même pour seconder, à un certain degré, leur avénement politique. En comparant convenablement[30] les deux modes opposés que nous venons d'y distinguer, on peut aisément établir, en général, malgré l'anglomanie chronique de nos publicistes vulgaires, la supériorité fondamentale du mode normal ou français sur le mode exceptionnel ou anglais, soit quant à la dissolution radicale de l'ancien système social, soit quant à la réorganisation totale qui doit lui succéder; sans toutefois méconnaître, à l'un ni à l'autre titre, les avantages réellement particuliers à chaque mode. Sous le premier aspect, seul convenable à ce chapitre, il est clair, en effet, comme je l'ai déjà fait pressentir, que l'ensemble du régime propre au moyen-âge a été finalement conduit à un état beaucoup plus voisin de son extinction totale en se résolvant ainsi, pour la France, en une dictature royale, qu'en aboutissant, pour l'Angleterre, à la dictature aristocratique: quoique cette double dégénération simultanée ait toujours, par l'une ou l'autre voie, irrévocablement rompu le grand équilibre féodal; outre que l'inévitable contact politique des deux populations devait tendre ensuite naturellement à y mettre de niveau ces deux opérations négatives, complémentaires l'une de l'autre pour la destruction directe du système entier. D'abord, l'élément royal étant évidemment plus indispensable à un tel système que l'élément nobiliaire, il en est résulté que la royauté a pu, en France, se passer bien davantage de la noblesse que celle-ci de l'autre, en Angleterre; en sorte que la puissance aristocratique a été nécessairement plus subalternisée en France que la puissance royale en Angleterre. On conçoit, en outre, que, malgré la commune prépondérance finale, ci-dessus expliquée, de l'esprit rétrograde ou du moins stationnaire dans les deux dictatures, la force de résistance de la royauté française, dès-lors politiquement isolée au milieu d'une population vivement poussée à l'émancipation mentale et sociale, a dû ainsi se trouver beaucoup moindre, contre l'évolution ultérieure de la civilisation moderne, que l'active opposition de l'aristocratie anglaise, intimement combinée, par une longue solidarité antérieure, avec l'ensemble de la population correspondante. En dernier lieu, le principe des castes, véritable base temporelle de l'ancienne constitution, a été, sans doute, bien autrement ruiné quand son application essentielle s'est enfin bornée, en France, à une seule famille exceptionnelle, quelque éminente que fût sa condition, qu'en restant consacré, en Angleterre, par un grand nombre de familles distinctes, dont le renouvellement continu devait incessamment tendre à le rajeunir, sans que les plus récemment agrégées dussent être certes les moins oppressives. Quelque orgueil que doive naturellement inspirer à l'oligarchie anglaise son antique attribution historique de faire ou défaire les rois, le rare exercice d'un tel privilége ne pouvait assurément altérer autant l'esprit général de l'organisation temporelle que l'audacieuse faculté permanente de créer à leur gré des nobles, dont nos rois se sont emparés non moins anciennement, et qui a dû devenir infiniment plus usuelle, au point même de rendre déjà la noblesse presque ridicule dès l'origine de la phase révolutionnaire que nous examinons. Pour compléter suffisamment une telle appréciation, il importe de noter ici, d'après l'évidente indication des faits, que, passée de l'état d'opposition à l'état de gouvernement, la métaphysique protestante ne s'est nulle part, et surtout en Angleterre, montrée aucunement contraire à l'esprit de caste, qu'elle a même tendu, par une opération rétrograde, à restaurer totalement, en y réintégrant, autant que possible, le caractère sacerdotal que la philosophie catholique lui avait radicalement soustrait. En nous bornant, à ce sujet, à signaler spécialement le cas le plus important et le plus caractéristique, on voit, par exemple, le génie catholique, dans une intention évidemment opposée au principe des castes, et en vue de certaines conditions de capacité, toujours repousser directement, surtout en France, l'avénement des femmes aux fonctions royales ou même féodales; tandis que le protestantisme officiel, en Angleterre, en Suède, etc., a pleinement consacré l'existence politique des reines et même des pairesses: cet étrange contraste devait d'ailleurs sembler d'autant plus décisif que la politique protestante avait partout solennellement investi déjà la royauté d'une véritable papauté nationale. Note 30: Une irrationnelle appréciation du développement social comparatif de la France et de l'Angleterre a souvent conduit, de nos jours, à de vaines conceptions historiques, essentiellement contraires à l'ensemble de ce double passé depuis le moyen-âge. Il existe, à cet égard, entre ces deux peuples, des différences tellement radicales, que, en y étudiant successivement les états successifs de la royauté et de l'aristocratie, la saine méthode comparative doit alors tendre à saisir chez l'un, non l'analogue, mais l'inverse de ce qu'on observe chez l'autre, en y remplaçant l'élévation ou la décadence de chacun de ces deux élémens temporels par celle de son antagoniste. Moyennant ce contraste continu, on remarquera toujours une exacte correspondance entre les deux histoires, qui, par des voies équivalentes quoique opposées, marchent également, pendant tout le cours des cinq derniers siècles, vers l'entière désorganisation du système théologique et militaire. Ainsi conçu, un tel rapprochement historique peut devenir vraiment fécond en précieuses indications politiques; tandis qu'il n'a, au contraire, presque jamais servi jusqu'ici, du moins en France, qu'a obscurcir beaucoup la plupart des questions sociales, d'après une vicieuse interprétation des faits, tenant surtout à l'absence préalable de toute saine théorie fondamentale sur l'évolution générale de l'humanité. L'établissement général, d'abord spontané, et enfin systématique, de la dictature temporelle que je viens de caractériser, a dû alors être longtemps entravé par une première influence politique du protestantisme, qui s'est fait également sentir, d'une manière inverse mais équivalente, aux deux modes essentiels que nous venons de comparer. Quoique, par l'ensemble de ses conséquences, le protestantisme ait, sans doute, finalement accéléré la désorganisation totale de l'ancien système social, on doit néanmoins reconnaître, dans les divers cas importans, que son action primitive a tendu spontanément à retarder beaucoup la décomposition temporelle, en procurant de nouvelles forces à celui des deux élémens principaux que la phase antérieure du mouvement révolutionnaire avait déjà destiné à succomber. Cet effet a été produit, de la manière la plus naturelle, pour l'Angleterre, et dans les autres cas analogues, d'après le caractère pontifical que la royauté venait ainsi d'y acquérir, et qui, sans pouvoir inspirer de bien sérieuses convictions, était cependant de nature à compenser d'abord, auprès des masses, le déclin préalable de cette puissance, qui dès-lors y parvint, pendant près d'un siècle, à une prépondérance exceptionnelle, source ultérieure des plus graves convulsions politiques, quand vint l'inévitable époque du retour spontané à la marche normale d'une telle société. Le protestantisme a déterminé simultanément sur le continent, et même en Écosse, mais surtout en France, un résultat équivalent quoique inverse, en y fournissant nécessairement à la noblesse de nouveaux moyens de résister à l'ascendant croissant de la royauté: et, pour s'adapter convenablement à cette apparente variété de destinations temporelles, il lui a suffi de prendre spécialement, en ce second cas, la forme presbytérienne ou calviniste, la mieux assortie à l'état d'opposition, au lieu de la forme épiscopale ou luthérienne, seule correspondante à l'état de gouvernement. De là, dans les deux cas, d'abord une violente compression ou une agitation convulsive, produite par celle des deux forces qui voulait ainsi réparer sa décadence antérieure, et ensuite des conséquences précisément réciproques quand l'élément antagoniste tend à recouvrer son ancienne prépondérance; la masse de la population continuant d'ailleurs à n'y intervenir encore, comme dans les luttes précédentes, qu'à titre de simple auxiliaire naturel, mais dont toutefois la coopération, de plus en plus indispensable, annonce déjà, bien que confusément, d'imminentes tendances personnelles. Telles sont, ce me semble, à la fois l'exacte appréciation et l'explication générale des mémorables perturbations sociales, à double phase nécessaire, respectivement propres, soit à la France, soit à l'Angleterre, et pareillement représentées en tout le reste de l'occident européen, depuis le milieu environ du XVIe siècle jusqu'à celui du XVIIe. Il serait, sans doute, superflu d'insister ici pour faire sentir au lecteur éclairé combien l'ensemble des faits historiques confirme réellement, même en France, cette importante indication spontanée de notre théorie sociologique. On s'explique aisément ainsi l'impopularité radicale qui, sauf quelques localités secondaires, a presque toujours caractérisé le calvinisme français, d'abord essentiellement accueilli par la noblesse comme un puissant moyen de recouvrer, envers la royauté, son antique indépendance féodale, et par suite profondément repoussé par le vieil instinct anti-aristocratique de la masse de la population; ainsi que le représente alors surtout l'admirable résistance spontanée du bon sens parisien aux séductions démocratiques de la doctrine presbytérienne. Je ne crois pas inutile de signaler ici un appendice naturel et général, quoique accessoire et passager, de la phase temporelle que je viens d'apprécier, en y signalant une tentative politique directe, nécessairement infructueuse, de la part des organes spéciaux de la transition critique, à l'issue de cet antagonisme final, contre l'ascendant, désormais absolu en apparence, de l'élément temporel qui avait dû rester enfin prépondérant. On voit alors, en effet, les métaphysiciens et les légistes, qui avaient toujours si efficacement secondé un tel triomphe, s'efforcer, presqu'à la fois, en France et en Angleterre, de restreindre, au profit de leur classe, ce même pouvoir qu'ils venaient ainsi de consolider à jamais contre son antique rival, et dont ils redoutaient justement dès-lors la tendance inévitable à des envahissemens indéfinis, aussitôt que ce défaut même d'adversaires l'aurait conduit à dédaigner l'intervention ultérieure de ses anciens agens, que cette nouvelle situation devait d'ailleurs rendre plus exigeans. C'est par-là qu'il est facile d'expliquer les efforts simultanés des parlemens français contre l'autorité royale, dont ils veulent régler les choix ministériels, et des principaux chefs de la Chambre des Communes d'Angleterre pour lui subordonner la Chambre des Lords, soit avant, soit après la mort de Charles Ier. Quoique ces tentatives prématurées, faute d'assez profondes bases populaires, n'aient pu évidemment obtenir aucun succès durable, ni même troubler essentiellement l'avénement nécessaire de la dictature correspondante, si hautement amené par l'ensemble de la situation sociale, il était pourtant convenable de les caractériser ici rapidement, comme marquant avec précision l'indication initiale de la tendance spontanée des légistes et des métaphysiciens à diriger désormais par eux-mêmes le grand mouvement politique, où ils n'avaient jusque alors figuré qu'à titre de simples auxiliaires, quelque importante ou même indispensable qu'y eût été d'ailleurs leur intervention continue. Enfin, pour compléter suffisamment l'exacte appréciation historique de la grande dictature temporelle que nous considérons, il ne me reste plus qu'à indiquer l'esprit général qu'elle a finalement développé partout après avoir ainsi pleinement consolidé son ascendant politique, sauf les diversités de mode, et même les inégalités de degré, commandées par les situations sociales correspondantes; cet esprit commun et définitif devant être dès-lors jugé le plus conforme à sa vraie nature fondamentale. Or, il est aisé de reconnaître, à ce sujet, que, dans les deux cas essentiels ci-dessus distingués, l'élément temporel demeuré alors prépondérant a toujours essentiellement tendu à relever l'existence sociale de son ancien antagoniste, qui, de son côté, acceptait enfin, sous des formes plus ou moins explicites, une éternelle subalternité politique. Rien n'était plus naturel, sans doute, qu'une telle conversion d'après la conformité fondamentale d'origine, de caste, et d'éducation qui existait spontanément entre la royauté et l'aristocratie, et qui devait nécessairement amener leur intime liaison, aussitôt que la rivalité d'ascendant aurait cessé d'en contenir l'influence permanente. Le pouvoir prépondérant avait déjà partout fait nettement pressentir cette tendance nouvelle par la manière dont il venait d'écarter ses anciens auxiliaires, dans la courte période accessoire que je viens de signaler, et qui constitue ainsi historiquement une sorte de transition normale entre les dernières luttes essentielles des deux élémens temporels et le paisible abaissement, volontaire de l'un envers l'autre, désormais devenu de plus en plus prononcé. Chacune des deux forces est dès-lors venue, par suite même de son triomphe politique, dévoiler spontanément, de la manière la plus décisive, le vrai motif principal de ses anciennes concessions démocratiques, presque toujours dues surtout aux seuls intérêt de sa propre ambition, bien plus qu'à aucune véritable inclination populaire, comme elle le confirmait dorénavant d'après l'emploi de son ascendant final au profit de son ancien adversaire contre son invariable allié. Telle a été, depuis sa prépondérance définitive, l'attitude générale de l'aristocratie anglaise envers la royauté, désormais placée sous sa tutelle de plus en plus affectueuse: telle a été réciproquement, à partir de Louis XIV, la prédilection croissante de la royauté française pour la noblesse enfin complétement asservie[31]; ce second cas ayant dû être, par sa nature, beaucoup plus prononcé que le premier, en vertu d'une plus profonde dépression antérieure et d'une moins dangereuse restauration actuelle, conformément à nos explications précédentes. Quoique, en principe, l'esprit de calcul dirige certainement encore moins la vie politique que la vie privée, de semblables conversions sont trop souvent attribuées à de profonds desseins, tandis qu'elles furent d'abord essentiellement dues, de part et d'autre, à l'involontaire entraînement des affinités naturelles, sauf l'influence ultérieure des réflexions relatives à l'utilité de cette nouvelle union comme moyen de résistance au mouvement révolutionnaire, qui dès-lors devait bientôt devenir pleinement systématique. On voit ainsi se reproduire, pour la seconde fois, et d'une manière beaucoup moins excusable sans doute, quoique presque également inévitable, la fatale illusion qui, lors de l'absorption du pouvoir spirituel par le pouvoir temporel, avait entraîné celui-ci à confondre une charge avec un soutien; plus la décomposition s'accomplissait, plus cette erreur capitale devait à la fois devenir dangereuse et grossière. Cette dernière transformation mérite ici d'autant plus d'attention qu'elle pose réellement le véritable terme naturel de la désorganisation spontanée propre à la phase précédente, et nécessairement prolongée dans celle-ci jusqu'à ce que, par le conflit universel des différens élémens essentiels du régime ancien, les divers débris de ce système fussent enfin condensés autour d'un élément unique, demeuré seul actif désormais, après avoir successivement absorbé ou subalternisé tous les autres; ce qui n'a été pleinement consommé qu'à l'époque considérée maintenant, et à partir de laquelle nous allons voir la décomposition, prenant un nouveau caractère, tendre directement et de plus en plus vers une révolution décisive, essentiellement impossible tant que le conflit dissolvant n'avait pas encore atteint son but définitif. Enfin, c'est ainsi que la dictature temporelle, royale ou aristocratique, pendant qu'elle se complétait à l'issue finale du dernier antagonisme, prenait aussi dès-lors un caractère essentiellement rétrograde, qui n'avait pu se développer nettement avant qu'elle eût achevé la défaite d'un élément plus directement hostile à l'essor final des sociétés modernes. C'est donc seulement alors qu'il faut regarder comme réellement accomplie, autant que possible, l'entière organisation universelle, sous des formes diverses, du système de résistance plus ou moins rétrograde, primitivement ébauché par Philippe II d'après l'inspiration continue des jésuites, et contre l'ensemble duquel allait maintenant se diriger immédiatement l'esprit révolutionnaire, bientôt parvenu à sa pleine maturité, surtout en France, où nous devrons, dès ce moment, concentrer la principale étude ultérieure du grand mouvement de décomposition. Note 31: Cette conversion finale, si évidente chez Louis XIV, des inclinations de la royauté française vers ses antiques rivaux politiques, a d'ailleurs spontanément concouru à compléter le mouvement antérieur de décomposition féodale, par la déconsidération croissante que devait nécessairement répandre sur la noblesse cette transformation définitive des anciens chefs féodaux de la population française, ainsi volontairement réduits désormais, après tant de luttes, à la condition plus ou moins vile de courtisan proprement dit, dont si peu d'entre eux cependant ont su se préserver par un juste sentiment de leur dignité aristocratique. Après sa complète installation, la dictature temporelle dont je viens de terminer l'appréciation fondamentale a dû gravement altérer, au détriment nécessaire de l'ancien système social, le caractère et l'existence propres au pouvoir correspondant, ainsi passé de l'état primitif de simple élément à un ascendant universel qui ne pouvait convenir à sa véritable nature. Les rois, d'abord simples chefs de guerre au moyen-âge, devaient être sans doute de plus en plus incapables d'exercer réellement les immenses attributions qu'ils avaient graduellement conquises sur tous les autres pouvoirs sociaux. C'est pourquoi, presque dès l'origine de cette concentration révolutionnaire, on voit partout surgir spontanément peu à peu une nouvelle force politique, le pouvoir ministériel proprement dit, essentiellement étranger au vrai régime du moyen-âge, et qui, quoique dérivé et secondaire, devient de plus en plus indispensable à la nouvelle situation de la royauté, et par suite tend à acquérir une importance de plus en plus distincte et même indépendante. Louis XI me paraît être, en Europe[32], le dernier roi qui ait vraiment dirigé par lui-même l'ensemble de ses affaires, malgré la vaine prétention de quelques-uns de ses successeurs: et, quelle que fût sa mémorable capacité politique, il aurait certainement éprouvé le besoin de véritables ministres au lieu de simples agens, si la décomposition de l'ancien système, et par suite la formation de la dictature royale, avaient pu être alors aussi avancées qu'elles le devinrent deux siècles après. Une superficielle appréciation peut donc seule, par exemple, faire attribuer surtout à des causes purement personnelles l'éminente élévation du grand Richelieu, essentiellement résultée de cette nouvelle disposition politique: même avant cet admirable ministre, et principalement après lui, des hommes d'un génie très inférieur au sien ont acquis une autorité non moins réelle et peut-être encore plus étendue, quand leur caractère s'est trouvé suffisamment au niveau de leur position. Or, une telle institution constitue nécessairement l'aveu involontaire d'une sorte d'impuissance radicale de la part d'un pouvoir qui, après avoir absorbé toutes les attributions politiques, est ainsi conduit à en abdiquer spontanément la direction effective, de manière à altérer gravement à la fois sa dignité sociale et sa propre indépendance: j'indiquerai d'ailleurs, au cinquante-septième chapitre, la destination ultérieure qui est probablement réservée à cette singulière création, comme moyen régulier de transition politique vers la réorganisation finale. Ce décroissement spontané de la dictature royale, par suite même de son triomphe, devient surtout caractéristique en considérant son extension graduelle jusqu'aux fonctions militaires elles-mêmes, principal attribut naturel d'une telle autorité. On voit, en effet, partout, et surtout en France, dès le XVIIe siècle, les rois renoncer essentiellement désormais, malgré de vaines démonstrations officielles, au commandement réel des armées, qui devenait évidemment de plus en plus incompatible avec l'ensemble de leur nouveau caractère politique. Au reste, quoique, pour plus de netteté, j'aie cru devoir ici indiquer spécialement ce genre de décroissement envers la seule dictature royale, où il devait être mieux marqué, on doit également reconnaître qu'il n'est pas, au fond, moins applicable, sauf la diversité des manifestations, à la dictature aristocratique elle-même, en résultat nécessaire d'une pareille situation. Quelle que soit, par exemple, l'orgueilleuse prétention de l'oligarchie anglaise à la haute direction exclusive de son système politique, elle n'a pas été moins entraînée que la royauté française, et environ dès la même époque, à confier de plus en plus ses attributions principales à des ministres pris hors de son sein, et aussi à choisir habituellement dans la caste inférieure les véritables chefs des opérations militaires, soit terrestres, soit maritimes: seulement, elle a pu mieux dissimuler cette double nécessité nouvelle, en s'incorporant avec résignation, et quelquefois même avec habileté, les organes étrangers qu'elle était ainsi forcée d'emprunter, d'après le sentiment involontaire de sa propre insuffisance. Près d'un siècle auparavant, l'aristocratie vénitienne avait déjà subi une pareille dégénération politique, par suite d'une situation semblable, quoique moins prononcée. Note 32: Cette observation générale n'admet réellement d'exception importante que par rapport au grand Frédéric. Mais cette unique anomalie, relative à un état nouvellement formé, et à l'homme le plus éminent qui ait régné depuis Charlemagne, ne saurait évidemment altérer, en aucune manière, la justesse fondamentale d'une telle remarque sur l'insuffisance croissante de la capacité royale dans les temps modernes, à mesure que la grande dictature temporelle s'y complétait graduellement. De tels symptômes généraux devaient directement confirmer la destination éminemment précaire de la dictature temporelle, qui, dans chacun de ses deux modes principaux, ne pouvait être réellement motivée que sur l'imminent besoin social d'une suffisante résistance centrale contre le démembrement universel vers lequel tendait de plus en plus le développement continu du grand mouvement de décomposition que nous apprécions. Envisagées sous un autre aspect, ces observations conduisent aussi à mesurer le progrès capital que devait faire, dans cette nouvelle phase révolutionnaire, la décadence générale de l'esprit militaire, immédiatement manifestée, dans la phase précédente, par la commune substitution des armées permanentes aux anciennes milices féodales, comme je l'ai ci-dessus indiqué. Il est clair, en effet, que la renonciation des rois au commandement effectif, et l'essor simultané du pouvoir ministériel, si souvent exercé par les personnages les plus étrangers à la guerre, devaient tendre fortement à subalterniser de plus en plus la profession des armes, que sa spécialisation même avait déjà frappée d'une déconsidération croissante, comparativement à sa suprématie féodale, dont les formules officielles ne faisaient plus que reproduire vainement le lointain souvenir, répété même aujourd'hui par la routine arriérée du vulgaire des déclamateurs politiques, qui n'ont pas encore compris, à cet égard, le profond changement des sociétés européennes depuis le XIVe siècle. Quand l'impression trop exclusive des grandes guerres modernes tend à produire une dangereuse illusion sur la décadence continue du régime et de l'esprit militaires, je ne saurais conseiller de meilleur moyen de la dissiper que d'entreprendre, à ce sujet, un judicieux examen comparatif entre les sociétés actuelles et celles de l'antiquité, ou même du moyen-âge; ce qui suffira toujours pour manifester spontanément, sans la moindre incertitude, la vraie direction de l'évolution humaine sous ce rapport. Pour que cette comparaison devienne suffisamment décisive, il n'est pas même nécessaire de l'étendre à l'intensité, à la multiplicité, et surtout à la continuité des guerres respectives, ni à la participation effective de l'ensemble de la population: on peut se borner, en la circonscrivant aussi simplement que possible, à faire contraster, de part et d'autre, la position habituelle et la puissance normale des chefs militaires. Déjà Machiavel, au début du XVIe siècle, avait justement signalé, quoique dans une intention très peu philosophique, l'existence précaire et dépendante des généraux modernes, de plus en plus réduits à la condition de simples agens d'une autorité civile de plus en plus ombrageuse; comparativement à l'empire presque absolu et indéfini dont jouissaient, surtout à Rome, les généraux anciens, pendant toute la durée de leurs opérations, et qui, en effet, était indispensable au libre essor du système de conquête. Or, ce que Machiavel croyait alors constituer une sorte d'anomalie passagère, spécialement propre aux états italiens, et surtout à Venise, qui en donnait l'exemple depuis près d'un siècle, est, au contraire, devenu ensuite, d'une manière de plus en plus prononcée, la situation normale de tous les états européens, sans excepter les plus étendus et les plus puissans, où, sous toutes les formes politiques, les chefs de guerre, désormais profondément subordonnés au pouvoir civil, ont été habituellement assujétis, malgré les plus éminens services, à une sorte de système continu de suspicion et de surveillance, souvent poussé jusqu'à leur ravir aussi la haute direction des diverses expéditions de quelque importance, soit offensives, soit même défensives, presque toujours réglées ainsi, non-seulement dans la conception, mais dans l'exécution principale, par des ministres non militaires. Les vaines plaintes de Machiavel à ce sujet seraient, sans doute, justement répétées par nos guerriers, si le point de vue militaire avait dû conserver son antique prépondérance politique; puisqu'une telle constitution est évidemment très peu favorable au succès habituel des expéditions: mais ces regrets stériles n'ont cependant pas empêché depuis trois siècles, et empêcheront probablement encore moins à l'avenir, le développement permanent de ces nouvelles habitudes, naturellement déterminées par la rénovation graduelle des opinions et des mœurs sociales, et d'ailleurs tacitement ratifiées par la libre adhésion journalière des généraux eux-mêmes, que d'aussi pénibles conditions ordinaires n'ont jamais empêché jusqu'ici de solliciter à l'envi le commandement des armées modernes. Rien n'est donc plus propre qu'un tel changement, à la fois spontané et universel, à faire hautement ressortir la nature anti-militaire des sociétés modernes, pour lesquelles la guerre constitue nécessairement un état de plus en plus exceptionnel, dont les courtes et rares périodes n'offrent, même pendant leur durée, qu'un intérêt social de plus en plus accessoire, sauf chez la classe spéciale, de plus en plus circonscrite, qui s'y livre exclusivement. Cette irrécusable appréciation est clairement confirmée par l'étude attentive des grandes guerres qui remplissent, presque sans intervalle, la mémorable époque que nous analysons, quoique leur existence ait été souvent invoquée contre la doctrine historique sur la décadence continue de l'esprit militaire. Au reste, un examen approfondi de la vraie nature politique de ces guerres, montre clairement qu'elles cessèrent alors, en général, d'être essentiellement dues, comme dans la période précédente, à l'exubérance féodale de l'activité militaire après l'abaissement de l'autorité européenne des papes. On ne peut réellement attribuer, en principe, à la prolongation d'une telle impulsion que les fameuses guerres propres à la première moitié du XVIe siècle, pendant la rivalité de François Ier et Charles-Quint, à la suite de l'invasion française en Italie; l'extension naturelle du système des armées permanentes, et les nouvelles ressources partout procurées par le développement industriel, expliquent d'ailleurs spontanément l'importance supérieure de ces expéditions: encore faut-il reconnaître, au fond, malgré l'illusion due à un reste d'influence des mœurs chevaleresques, que la guerre y devint bientôt essentiellement défensive de la part de la France, qui luttait avec énergie pour le maintien de sa nationalité contre les dangereuses prétentions de Charles-Quint à une sorte de monarchie universelle. Quoi qu'il en soit, l'action politique du protestantisme ne tarda point à rendre, sous ce rapport, un service fondamental à l'évolution ultérieure de l'élite de l'humanité, en empêchant radicalement tout essor étendu et durable de l'esprit de conquête par la préoccupation des troubles intérieurs, et en donnant naturellement un nouveau but et un cours différent à l'activité militaire, dès-lors rattachée à la grande lutte sociale entre le système de résistance et l'instinct progressif: je néglige d'ailleurs ici la tendance anti-militaire propre aux mœurs protestantes, en tant que produisant des habitudes de discussion et de libre examen individuel évidemment antipathiques aux conditions normales de toute discipline guerrière; et j'en fais expressément abstraction provisoire, afin de ne considérer que les influences les plus générales, essentiellement communes à tous les états européens. C'est donc à cette époque qu'il faut placer la véritable origine des guerres révolutionnaires proprement dites, où la guerre extérieure se complique plus ou moins avec la guerre civile, dans l'intérêt sérieux d'un important principe social, qui tend à y déterminer la participation plus ou moins active de tous les hommes convaincus, quelque pacifiques que soient leurs inclinations habituelles; en sorte que l'énergie militaire y peut être fort intense et très soutenue, sans cesser d'y constituer un simple moyen, et sans indiquer réellement aucune prédilection générale pour la vie guerrière. Or, une appréciation suffisamment approfondie démontrera clairement, ce me semble, que tel ne fut pas seulement le nouveau caractère, déjà unanimement reconnu, des longues guerres qui ont alors agité l'Europe, depuis le milieu environ du XVIe siècle jusqu'à celui du XVIIe, et sans excepter même la célèbre guerre de trente ans; mais elle fera voir aussi qu'une pareille nature appartient essentiellement, d'une manière non moins réelle, au fond, quoique moins explicite, aux guerres, encore plus étendues, qui remplirent ensuite la seconde moitié de ce dernier siècle, et même le commencement du suivant, jusqu'à la paix d'Utrecht. Dans cette série ultérieure de guerres, l'ambition des conquêtes est, sans doute, intervenue, comme au reste, dans la précédente, et peut-être davantage, vu l'affaiblissement naturel, de part et d'autre, de la première ferveur religieuse et politique: mais on lui attribue vulgairement, à ce sujet, une influence capitale qui ne dut être que purement accessoire. Tout autant que les guerres antérieures, celles-ci portent profondément, en réalité, l'empreinte révolutionnaire, en tant que relatives surtout au prolongement de la lutte universelle entre le catholicisme et le protestantisme; lutte alors devenue d'abord offensive de la part de la France, où s'était concentrée l'action catholique depuis l'affaiblissement de l'Espagne, jusqu'à la crise anglaise de 1688, et ensuite défensive, quand l'action protestante a pu être, à son tour, suffisamment condensée autour de Guillaume d'Orange, d'après l'union spontanée de la Hollande avec l'Angleterre. Pendant la majeure partie du XVIIIe siècle, les guerres ont encore changé de nature, par suite de la résignation unanime des divers états européens à maintenir enfin les deux systèmes antipathiques dans leur situation effective, pour s'occuper concurremment désormais du développement industriel, dont l'importance sociale devenait de plus en plus prépondérante: dès-lors, l'activité militaire a été essentiellement subordonnée aux intérêts commerciaux, comme je l'indiquerai au chapitre suivant, jusqu'à l'avénement de la révolution française, où, après une grande aberration guerrière, difficile à éviter, l'esprit militaire a commencé à subir une dernière transformation essentielle, que je caractériserai au cinquante-septième chapitre, et qui marque, encore plus nettement qu'aucune autre, son inévitable décadence finale. L'accomplissement graduel des importantes modifications temporelles que nous venons de rattacher ainsi à la désorganisation radicale du régime militaire, a été spécialement opéré par une nouvelle classe, peu nombreuse mais très remarquable, qui a naturellement surgi, en Europe, presque dès le début du grand mouvement de décomposition universelle, et qui peu à peu y a justement acquis une haute importance politique, que je dois sommairement expliquer: on conçoit qu'il s'agit de la classe diplomatique. Essentiellement étrangère au vrai régime du moyen-âge, cette classe toute moderne est d'abord spontanément issue de la décadence européenne de la constitution catholique, qui en a fait naître la nécessité pour suppléer, autant que possible, aux liens politiques que le pouvoir commun de la papauté maintenait régulièrement jusque là entre les divers états, et qui, en même temps, en a fourni les premiers élémens, en permettant de trouver beaucoup d'hommes intelligens et actifs, naturellement placés, de la manière la plus rationnelle, au point de vue social le plus élevé, sans toutefois être aucunement militaires: on peut noter, en effet, que les diplomates ont été long-temps empruntés au clergé catholique, parmi les membres qui, instinctivement persuadés de la déchéance croissante de leur corporation, se montraient disposés à utiliser ailleurs, d'une manière plus réelle quoique plus secondaire, l'éminente capacité politique qu'ils avaient pu y cultiver. Depuis que la grande dictature temporelle, monarchique ou oligarchique, a pris son caractère définitif, cette classe a été, en apparence, principalement aristocratique, comme le haut sacerdoce; mais cette intrusion nobiliaire n'a pu cependant dénaturer son esprit éminemment avancé, où la capacité est toujours, sous de vaines formules officielles, réellement placée au premier rang des titres personnels: il n'y a pas eu, sans doute, en Europe, pendant tout le cours des trois derniers siècles, de classe aussi complétement affranchie de tous préjugés politiques et peut-être même philosophiques, en vertu de la supériorité naturelle de son point de vue habituel. Quoi qu'il en soit, il est clair que cette classe éminemment civile, née et grandie conjointement avec le pouvoir ministériel proprement dit, dont elle constitue une sorte d'appendice naturel, a partout tendu directement à dépouiller de plus en plus les militaires de leurs anciennes attributions politiques, pour les réduire à la simple condition d'instrumens plus ou moins passifs de desseins conçus et dirigés par la puissance civile, dont l'ascendant final a été tant secondé par la diplomatie. Chacun sait, en effet, que dans l'antiquité, et même, à beaucoup d'égards, au moyen-âge, les négociations de paix ou d'alliance étaient habituellement regardées comme un complément spontané du commandement militaire, ainsi que l'exigeait évidemment le libre essor normal du système guerrier, surtout à l'état offensif: par suite, on ne peut douter que la classe diplomatique n'ait immédiatement concouru, avec une spéciale efficacité, à la décadence continue du régime et de l'esprit militaires, en enlevant dès-lors irrévocablement aux généraux une aussi précieuse partie de leurs fonctions primitives; ce qui explique aisément l'antipathie instinctive qui a toujours existé chez les modernes, sous des formes plus ou moins expressives, entre les rangs supérieurs des deux classes. Ce dernier ordre d'observations nous conduit naturellement à compléter enfin l'appréciation sociologique de la grande dictature temporelle qui a entièrement consommé la décomposition spontanée propre au moyen-âge, en y considérant les efforts qu'elle a dû faire, après sa suffisante consolidation, pour suppléer, le moins imparfaitement possible, à l'immense lacune qu'avait nécessairement laissée, dans le système politique de l'Europe, l'irrévocable extinction croissante de l'autorité universelle des papes. Un tel besoin avait dû se manifester, comme je l'ai expliqué, dès l'origine de la phase révolutionnaire au quatorzième siècle, puisque c'est précisément par l'abolition de ce pouvoir général, suivie d'une dispersion politique correspondante, que le mouvement de désorganisation avait dû partout commencer. Mais les grandes luttes qui absorbèrent ensuite la principale sollicitude des élémens temporels destinés à devenir prépondérans, firent inévitablement ajourner la seule solution que comportait alors cette difficulté fondamentale, et qui devait reposer sur la régularisation systématique du simple antagonisme matériel entre les divers états européens; ce qui supposait évidemment la cessation préalable des différentes agitations intérieures, et la suffisante réalisation de la dictature temporelle où elles devaient aboutir. Quand ces conditions indispensables ont pu être convenablement remplies selon le cours naturel des événemens ci-dessus caractérisés, la diplomatie s'est partout aussitôt occupée, avec une infatigable ardeur, soutenue par un digne sentiment de son importante mission, à instituer équitablement un tel équilibre, dont la nécessité actuelle devenait hautement irrécusable, depuis que le partage presque égal de l'Europe entre le catholicisme et le protestantisme devait évidemment interdire toute illusion, s'il en pouvait rester encore, sur le rétablissement normal d'un véritable organisme européen d'après l'entière réintégration de l'ancien lien spirituel. C'est ainsi que la diplomatie marqua noblement, par le grand traité de Westphalie, sa principale intervention dans le système de la civilisation moderne, d'après un généreux esprit de pacification universelle et permanente, dont la mémorable utopie du bon Henri IV avait déjà signalé les symptômes caractéristiques. Sans doute, la solution diplomatique est, en principe, extrêmement inférieure, comme j'aurai lieu de le faire plus tard sentir spécialement, à l'ancienne solution catholique, la seule qui, par sa nature, puisse être vraiment rationnelle; puisque l'organisme international peut encore moins se passer que l'organisme national d'une base intellectuelle et morale, et ne saurait, par conséquent, jamais reposer solidement sur le simple antagonisme physique, qui, en effet, au cas que nous considérons, n'a pu acquérir aucune consistance réelle, et n'a présenté, à vrai dire, qu'une utilité fort problématique, si même un tel équilibre n'a souvent servi de prétexte plausible à l'essor perturbateur des hautes ambitions politiques. Mais il serait certainement injuste et irrationnel de juger d'après l'état normal un expédient essentiellement destiné à une situation révolutionnaire, et qui, selon cette appréciation relative, a du moins concouru et concourt encore, à un certain degré, à maintenir, entre les divers états européens, la pensée habituelle d'une organisation quelconque, quelque vague et insuffisante qu'en soit la notion; jusqu'à ce que la commune réorganisation spirituelle, qui peut seule terminer la grande phase révolutionnaire, vienne fournir spontanément une base vraiment générale, sur laquelle une nouvelle et plus haute diplomatie puisse réaliser enfin la construction graduelle de la république européenne, également pressentie par l'âme du noble roi Henri et par le génie du grand philosophe Leibnitz, qui, partis de points si divers, et suivant des routes si opposées, ne sauraient, sans doute, s'être ainsi rencontrés sur une pure chimère sociale, comme je l'indiquerai au cinquante-septième chapitre. Tels sont les divers aspects généraux sous lesquels je devais ici considérer sommairement, pendant la période protestante proprement dite, la marche continue de la désorganisation temporelle, qui n'a fait ensuite que se prolonger naturellement dans la même direction, sans aucun caractère vraiment nouveau de quelque importance, pendant la période déiste, jusqu'à l'avénement de la révolution française, ce qui nous dispensera essentiellement d'y revenir en tout le reste de la leçon actuelle. Par là se trouve donc complétée enfin l'appréciation, si difficile et si complexe, de l'immense portée politique propre à la première phase nécessaire de la décomposition systématique de l'ancien système social, précédemment analysée en ce qui concerne la dissolution spirituelle. Je devais, sans doute, sous ce double aspect, spécialement insister ici sur l'établissement rationnel d'un tel point de départ, qui a tant influé sur la suite entière du grand mouvement révolutionnaire, et qui néanmoins n'a jamais été jusqu'ici convenablement jugé, malgré les études presque innombrables auxquelles il a donné lieu, par le triple défaut de rationnalité, d'élévation, et d'impartialité que présentent ordinairement ces conceptions contradictoires, soit historiques, soit politiques, dont les divers auteurs, catholiques, protestants, ou enfin déistes, n'ont pu apercevoir qu'une seule face du sujet, ou les ont toutes enveloppées d'un aveugle dédain. Mais cette analyse fondamentale, désormais exactement rattachée à l'ensemble de notre élaboration historique, va maintenant nous permettre de terminer, avec beaucoup plus de netteté et de rapidité à la fois, l'examen général de la période protestante proprement dite, en y considérant enfin, suivant l'ordre d'abord indiqué, sa haute influence intellectuelle. Nous retirerons d'ailleurs une utilité non moins essentielle de l'explication capitale que nous venons d'établir, en passant ensuite à l'appréciation directe de la dernière phase nécessaire du mouvement de décomposition, où nous pourrons, d'après une telle base, concentrer notre attention presque exclusive sur l'ébranlement mental qui la caractérisa surtout, sans nuire cependant à l'intégrité de notre conception finale relative au système total des diverses opérations révolutionnaires depuis le XIVe siècle. Outre l'action politique propre au protestantisme, et qui, en réalité, consiste seulement dans les différents résultats généraux, directs ou indirects, qui viennent d'être examinés, il a nécessairement servi de premier organe systématique à l'esprit universel d'émancipation, en préparant essentiellement la dissolution radicale, d'abord intellectuelle, et finalement sociale, que l'ancien système devait subir pendant la période suivante. Quoique la formation effective, et surtout le développement de la doctrine critique proprement dite ne doivent pas lui être directement attribués, il en a cependant établi d'abord les principales bases, sur lesquelles une philosophie négative plus complète et plus prononcée a pu ensuite construire aisément l'ensemble de la métaphysique révolutionnaire, destinée à caractériser, à sa manière, l'issue finale du grand mouvement de décomposition. C'est surtout ainsi que l'ébranlement protestant a constitué une situation intermédiaire réellement indispensable, bien que très passagère, dans l'essor fondamental de la raison humaine. Pour faciliter, sous ce dernier aspect, l'appréciation générale du protestantisme, nous pouvons regarder ici le système entier de la doctrine critique comme essentiellement réductible au dogme absolu et indéfini du libre examen individuel, qui en est certainement le principe universel. Dès le début du quatrième volume, j'ai exposé, à ce sujet, des considérations directes, aussi applicables, par leur nature, au passé qu'au présent, et d'où il résulte que les autres dogmes essentiels de la philosophie révolutionnaire ne constituent réellement que de simples conséquences politiques de ce dogme fondamental, qui a graduellement érigé chaque raison individuelle en suprême arbitre de toutes les questions sociales. Il est clair, en effet, qu'une telle liberté de penser doit naturellement conduire chacun à la liberté de parler, d'écrire, et même d'agir conformément à ses convictions personnelles, sans autres réserves sociales que celles relatives à l'équilibre permanent des diverses individualités. Pareillement, cette sorte de souveraineté morale attribuée à chacun, simultanément considérée chez tous les citoyens, et n'y pouvant dès-lors admettre d'autre restriction légitime que celle du nombre, aboutit nécessairement à la souveraineté politique de la multitude, créant ou détruisant à son gré toutes les institutions quelconques. Une telle suprématie individuelle suppose d'ailleurs évidemment la conception correspondante de l'égalité universelle, ainsi spontanément proclamée dans l'ordre mental, où les hommes, en réalité, diffèrent le plus profondément les uns des autres. Enfin, sous le point de vue international, on ne saurait douter qu'un pareil dogme ne conduise, encore plus directement, à consacrer l'indépendance absolue, ou l'entier isolement politique, de chaque peuple particulier. On voit donc, à tous égards, les différentes notions essentielles propres à la métaphysique révolutionnaire ne constituer réellement que de simples applications sociales, ou plutôt les diverses manifestations nécessaires, de cet unique principe du libre examen individuel, d'où elles peuvent toutes spontanément dériver. J'aurai lieu de faire sentir ci-après qu'une telle filiation générale est aussi historique que logique, puisque chacune de ces conséquences politiques a été effectivement déduite aussitôt que le cours naturel des événemens a dirigé l'attention publique vers l'aspect social correspondant. D'après cette évidente concentration préalable, que je devais ici rappeler sommairement, on ne peut méconnaître l'aptitude nécessaire du protestantisme à jeter le fondement primordial de la philosophie révolutionnaire, en proclamant directement le droit individuel de chacun au libre examen de toutes les questions quelconques, malgré les restrictions irrationnelles qu'il s'est toujours efforcé d'imposer à ce sujet. Outre que ces diverses restrictions devaient être, par leur nature, successivement rejetées par de nouvelles sectes, il faut remarquer que leur inconséquence même a d'abord facilité l'admission universelle du principe général, dont l'entière promulgation immédiate eût long-temps révolté des consciences qui, rassurées, au contraire, par la conservation primitive des principales croyances, ne luttaient plus contre l'attrait presque irrésistible que présente spontanément à notre orgueilleuse intelligence la libre interprétation personnelle de la foi commune. C'est surtout ainsi que le protestantisme devait indirectement étendre son influence mentale chez les peuples même qui ne l'avaient point ostensiblement adopté, et qui néanmoins ne pouvaient, sans doute, indéfiniment se juger moins aptes que les autres à l'émancipation religieuse, dont les plus grands résultats philosophiques leur étaient, en effet, spécialement réservés, comme on le verra bientôt. Or, l'inoculation universelle de l'esprit critique ne pouvait assurément s'opérer sous une forme plus décisive: car, après avoir audacieusement discuté les opinions les plus respectées et les pouvoirs les plus sacrés, la raison humaine pouvait-elle reculer devant aucune maxime ou institution sociale, aussitôt que l'analyse dissolvante y serait spontanément dirigée? Aussi ce premier pas est-il réellement le plus capital de tous ceux relatifs à la formation graduelle de la doctrine révolutionnaire, qui, si elle pouvait, par une rétrogradation chimérique, être ramenée à cet état initial, ne saurait manquer d'y retrouver naturellement le principe nécessaire d'une suite équivalente de nouvelles conséquences analogues. La saine appréciation historique de ce fondement universel de la philosophie négative propre à la dernière phase générale du grand mouvement de décomposition consiste essentiellement à le rattacher, à tous égards, à la désorganisation spontanée qui l'avait précédé, suivant nos explications antérieures. Sous cet aspect, seul vraiment conforme à l'ensemble des faits, le principe du libre examen n'aurait été d'abord, au seizième siècle, qu'un simple résultat naturel de la nouvelle situation sociale graduellement amenée par les deux siècles précédens. On conçoit, en effet, que cette liberté intellectuelle constitue, par sa nature, une disposition purement négative, et ne peut se rapporter réellement qu'à la consécration systématique de l'état de non-gouvernement, spontanément résulté, pour les esprits modernes, de la dissolution croissante de l'ancienne discipline mentale, jusqu'à l'avénement ultérieur de nouveaux liens spirituels. Si ce dogme n'eût été primitivement la simple proclamation abstraite d'un tel fait général, son apparition effective serait assurément incompréhensible, quoiqu'il ait dû ensuite réagir éminemment sur l'extension de la décomposition religieuse qui l'avait originairement produit. Le droit d'examen individuel a cela d'évidemment caractéristique que rien n'en saurait empêcher l'exercice spontané quand une volonté suffisante a pu enfin se former, sauf la difficulté des manifestations extérieures, bientôt levée par une convenable simultanéité de vœux. Or, le développement, toujours imminent, d'une volonté aussi conforme à l'ensemble des penchans humains, ne peut certainement être contenu que par l'influence permanente d'énergiques convictions antérieures, dont sa production suppose toujours l'affaiblissement préalable. Telle est, sans doute, la marche naturelle propre à cette disposition mentale, aussi rebelle à la provocation qu'à l'interdiction hors des conditions normales d'opportunité, et qui a tant donné lieu à de fausses appréciations, où le symptôme est pris pour la cause, et le résultat pour le principe. Dans le cas actuel, nous avons déjà pleinement reconnu que les longues discussions du quatorzième siècle sur le pouvoir européen des papes et celles du siècle suivant sur l'indépendance des églises nationales envers le centre romain avaient spontanément suscité, chez tous les peuples chrétiens, un large exercice spontané du droit d'examen individuel, long-temps avant que le dogme en pût être systématiquement formulé, de manière à priver d'avance l'ensemble des anciennes croyances de leur principale énergie sociale. La proclamation luthérienne n'a donc fait, à vrai dire, qu'étendre solennellement à tous les croyans un privilége dont les rois et les docteurs avaient alors amplement usé, et qui se propageait naturellement de plus en plus chez toutes les autres classes. C'est ainsi que l'esprit général de discussion inhérent à tout monothéisme, et surtout au catholicisme, avait hautement devancé, dans toute l'Europe, l'appel direct du protestantisme. Il est d'ailleurs évident, en fait, que l'ébranlement luthérien, soit quant à la discipline, ou à la hiérarchie, soit même quant au dogme, ne produisit réellement aucune innovation qui n'eût déjà été itérativement proposée long-temps auparavant; en sorte que le succès de Luther, après tant d'autres réformateurs trop précoces, fut essentiellement dû à l'opportunité d'un tel effort, enfin suffisamment préparé par l'universelle désorganisation spontanée du système catholique, suivant nos explications antérieures, que confirme si clairement la propagation rapide et facile de cette explosion décisive. En considérant de plus près cette nouvelle situation générale, il est aisé de reconnaître que l'irrévocable subalternisation du pouvoir spirituel envers le pouvoir temporel, qui en constituait partout le caractère plus ou moins explicite, devait spécialement y provoquer à la propagation nécessaire de l'esprit d'émancipation personnelle, en dégradant radicalement, par une irrationnelle sujétion, les seules autorités auxquelles on pût jusque alors reconnaître un droit légitime de discipliner les intelligences, et qui se trouvaient désormais conduites à une sorte d'abdication spontanée de leur ancienne suprématie mentale, en consentant ainsi à subordonner leurs décisions à des puissances temporelles évidemment incompétentes. Une fois réellement passées entre les mains des rois, les anciennes attributions intellectuelles du pouvoir catholique n'y pouvaient, sans doute, être sérieusement respectées, et devaient bientôt céder à l'essor général vers l'affranchissement spirituel, auquel les chefs temporels devaient eux-mêmes tendre naturellement de plus en plus à n'imposer d'autres restrictions efficaces que celles relatives à la conservation immédiate de l'ordre matériel. Or, telle était certainement, d'une manière plus ou moins prononcée, la situation commune de toutes les populations chrétiennes lors de l'apparition du protestantisme, qui, en formulant le principe du libre examen individuel, ne put que consacrer systématiquement un état préexistant, à la formation duquel toutes les influences sociales avaient spontanément concouru pendant les deux siècles précédens. Cette explication naturelle de l'inévitable avénement direct du principe fondamental de la doctrine critique est également propre à faire concevoir combien son intervention continue devenait désormais indispensable à l'évolution ultérieure de l'élite de l'humanité. Pour juger sainement une telle destination, il ne faut point la considérer d'une manière absolue, ni rapporter à une situation normale ce qui devait uniquement s'appliquer à un état éminemment exceptionnel; il faut évidemment la comparer toujours à la phase sociale correspondante, dont nous avons déjà exactement déterminé le caractère essentiel: tout autre mode d'examen ne pourrait conduire qu'à une appréciation injuste et déclamatoire, dépourvue de toute réalité historique. Sous cet aspect relatif, le seul qui puisse être vraiment conforme à l'esprit général de la philosophie positive, l'ensemble de la doctrine critique doit être envisagé comme constituant le correctif nécessaire de l'inévitable dictature temporelle où nous avons vu aboutir partout, sauf la diversité des manifestations, l'universelle décomposition spontanée du système théologique et militaire. Il est clair, en effet, que, sans un tel antagonisme, cette exceptionnelle concentration de tous les anciens pouvoirs autour du principal élément temporel eût bientôt dégénéré en un ténébreux despotisme, dont le génie rétrograde, dès-lors devenu hautement prépondérant, aurait directement tendu à étouffer tout essor intellectuel et social, sous l'ascendant oppressif d'une autorité absolue qui, par sa nature, ne pouvait plus concevoir d'autre moyen de discipline mentale que la seule compression matérielle. A quelques immenses dangers qu'ait pu jamais conduire l'inévitable abus de la doctrine révolutionnaire, on peut donc aisément expliquer l'invincible attachement instinctif qu'elle a dû inspirer graduellement aux populations européennes à mesure que cette grande dictature, monarchique ou aristocratique, achevait de se consolider, comme nous l'avons vu ci-dessus: car, cette doctrine est ainsi devenue désormais l'organe nécessaire du principal progrès social, qui devait alors rester essentiellement négatif. Quoique ce ne soit pas ici le lieu d'apprécier spécialement son influence réelle pour seconder l'essor direct des nouveaux élémens sociaux, il est néanmoins évident, sans anticiper, à cet égard, sur le chapitre suivant, que, par l'ascendant presque absolu dont elle investit l'esprit d'individualité, elle devait se trouver éminemment adaptée à cette préparation élémentaire, où le développement effectif ne pouvait d'abord résulter que du libre essor de l'énergie personnelle, soit industrielle, soit esthétique, soit scientifique, d'après l'affaiblissement correspondant de l'ancienne discipline, dès-lors impropre à diriger plus long-temps une telle élaboration sociale. Par cette adhésion spontanée, sous des formes plus ou moins explicites, aux dogmes principaux de la philosophie négative, les peuples européens n'ont donc pas cédé uniquement, pendant les trois derniers siècles, aux puissantes séductions démocratiques d'une telle doctrine, comme l'école rétrograde l'a, de nos jours, si superficiellement proclamé, sans pouvoir aucunement expliquer pourquoi cette séduction tant de fois tentée n'avait pu jusque alors obtenir un pareil succès. Ils ont été surtout guidés, à leur insu, par le sentiment naturel des conditions fondamentales propres à la nouvelle situation des sociétés modernes, en résultat nécessaire du grand mouvement révolutionnaire déjà prononcé depuis le quatorzième siècle, et qui venait d'aboutir à une immense dictature temporelle, dont un tel antagonisme radical pouvait seul empêcher l'oppressive prépondérance. A la vérité, pour que cette importante explication historique ne dégénère point en une vaine concession à l'esprit de parti, il faut aussi concevoir, en sens inverse, que la résistance, plus ou moins rétrograde, inhérente à cette dernière concentration politique, constituait réciproquement, dès-lors comme aujourd'hui, outre son inévitable avénement, un élément non moins indispensable d'une pareille situation, à titre de seul moyen efficace de contenir suffisamment les imminentes perturbations anarchiques vers lesquelles aurait toujours tendu l'ascendant exagéré de l'impulsion révolutionnaire. En un mot, ces deux grandes anomalies, également propres à la phase finale du mouvement général de décomposition, sont réellement inséparables l'une de l'autre, et doivent constamment être appréciées surtout d'après leur mutuelle opposition, qui constitue historiquement la principale destination sociale de chacune d'elles. Pareillement issues de la désorganisation spontanée, l'extension de l'une devait ensuite naturellement exiger et provoquer dans l'autre un accroissement équivalent: car, si l'énergie réelle des principes critiques devait évidemment tenir surtout à leur caractère absolu de négation systématique, un respect non moins aveugle pour tous les précédens quelconques pouvait, réciproquement, seul fournir à la puissance résistante un solide point d'appui contre des innovations essentiellement étrangères à toute idée d'organisation véritable; disposition commune pleinement conforme d'ailleurs à l'esprit également absolu des deux philosophies antagonistes, théologique ou métaphysique, dont l'extinction totale ne pourra être aussi que simultanée. C'est ainsi que, par une restriction toujours croissante de l'action politique, les gouvernemens modernes ont de plus en plus abandonné la direction effective du mouvement social, et ont graduellement tendu à réduire leur principale intervention habituelle au simple maintien de l'ordre matériel, dès-lors de plus en plus difficile à concilier avec le développement continu de l'anarchie mentale et morale. Dans son indispensable consécration dogmatique d'une telle situation politique, la doctrine révolutionnaire n'a eu d'autre tort, d'ailleurs inévitable, que d'ériger en état normal et indéfini une phase essentiellement exceptionnelle et transitoire, à laquelle de semblables maximes étaient parfaitement adaptées. Quoique le protestantisme ait seul pu d'abord ébaucher explicitement la formation abstraite des principes critiques, il importe de noter, dès l'origine, leur extension spontanée, par une suite nécessaire d'une pareille situation fondamentale, chez les nations catholiques elles-mêmes, où devait ensuite s'opérer leur élaboration la plus décisive, comme nous le reconnaîtrons bientôt. Sans que le dogme du libre examen individuel y fût encore solennellement proclamé, l'esprit universel de discussion, soit théologique, soit sociale, n'y était pas, au fond, moins développé, sous des formes distinctes mais équivalentes, d'après les luttes propres aux deux siècles précédens; et sa direction générale n'y devenait pas, en réalité, moins prononcée vers l'active dissolution intellectuelle de l'ancien système politique. Les principales différences qui existent véritablement, à cet égard, entre les deux sortes de populations européennes, résultent surtout, à cette époque, de ce que la dictature temporelle n'étant pas aussi légalement établie dans les états catholiques, l'action critique n'y devait pas d'abord être aussi directe que chez les peuples protestans. Mais une appréciation attentive l'y démontre déjà néanmoins avec une pleine évidence, même avant que cette dictature s'y fût complétement organisée. Non-seulement on voit alors le catholicisme involontairement conduit à sanctionner lui-même le principe du libre examen, en l'invoquant solennellement en faveur de la foi catholique, violemment opprimée partout où le protestantisme avait officiellement prévalu. Il faut de plus reconnaître que, au sein même des clergés catholiques, l'usage spontané d'un tel droit était déjà signalé effectivement par des hérésies spéciales, non moins contraires que les hérésies protestantes à la conservation réelle de l'ancien régime mental. Nous pouvons ici nous borner à indiquer cette nouvelle série d'observations chez la nation qui, dès le dix-septième siècle, constituait le principal appui du système catholique contre son imminente décrépitude universelle. On voit alors, en effet, se développer, en France, la mémorable hérésie du jansénisme, qui fut réellement presque aussi nuisible que le luthéranisme lui-même à l'ancienne constitution spirituelle. A travers d'obscures controverses théologiques, cette nouvelle hérésie devenait profondément dangereuse en offrant spontanément aux vieilles inconséquences gallicanes un ralliement dogmatique, sans lequel elles n'avaient pu encore acquérir une consistance suffisamment décisive, mais qui désormais érigeait véritablement une telle dissidence en une sorte de protestantisme français, ardemment embrassé par une portion puissante et respectée du clergé national, et naturellement placé, comme ailleurs, sous l'active protection des corporations judiciaires. Il n'est pas douteux, ce me semble, que cette doctrine se serait officiellement convertie aussi en une vraie religion nationale, si l'essor prochain de la pure philosophie négative n'avait ensuite entraîné les esprits français fort au-delà d'une telle élaboration protestante. La tendance anti-catholique du jansénisme me paraît hautement caractérisée par son antipathie radicale et continue contre la seule corporation qui dès-lors, comme je l'ai expliqué, comprît réellement et défendît habilement le catholicisme, et dont l'abolition vraiment caractéristique fut surtout déterminée ensuite par l'esprit janséniste. D'une autre part, l'invasion d'un tel esprit chez de grands philosophes et d'éminens poètes, qu'on ne peut certes nullement soupçonner d'inclinations révolutionnaires, indique clairement combien il était alors conforme à la situation fondamentale des intelligences. Je crois devoir aussi caractériser sommairement une autre hérésie spontanée du catholicisme français, qui, sans comporter la haute importance politique propre à la précédente, constitue cependant un témoignage non moins décisif de l'entière universalité des tendances dissidentes, d'après un usage naturel du droit individuel de libre examen. On devine aisément qu'il s'agit du quiétisme, dont le caractère philosophique me semble très remarquable, comme offrant, à certains égards, une première protestation solennelle, aussi directe que naïve, de notre constitution morale contre l'ensemble de la doctrine théologique[33]. C'est, en effet, d'une telle protestation spéciale que cette hérésie a pu seulement tirer l'espèce de consistance qu'elle obtint alors passagèrement, et qu'elle conserve peut-être encore chez certaines natures, dont le développement mental est resté trop en arrière du développement moral. Toute discipline morale fondée sur une philosophie purement théologique, exige nécessairement, sans excepter le catholicisme lui-même, comme je l'ai déjà indiqué au chapitre précédent, un appel continu et exorbitant à l'esprit de pur égoïsme, quoique relatif à des intérêts imaginaires, dont la préoccupation habituelle doit naturellement absorber la principale sollicitude de chaque vrai croyant, auprès duquel toute autre considération quelconque ne saurait assurément manquer de paraître ordinairement très secondaire. Cette suprématie religieuse du salut personnel constitue, sans doute, ainsi que Bossuet l'a montré, une indispensable condition générale d'efficacité sociale pour toute morale théologique, qui autrement n'aboutirait, en réalité, qu'à consacrer une vague et dangereuse inertie: elle est pleinement adaptée à cet état d'enfance de la nature humaine que suppose mentalement l'ascendant effectif de la philosophie correspondante. Mais, pour être inévitable, un tel caractère n'en manifeste pas moins, de la manière la plus directe et la plus irrécusable, l'un des vices fondamentaux d'une telle philosophie, qui tend ainsi nécessairement à atrophier, par défaut d'exercice propre, la plus noble partie de notre organisme moral, celle d'ailleurs dont la moindre énergie naturelle exige précisément la plus active culture systématique, d'après un suffisant essor désintéressé des affections purement bienveillantes. Or, tel est, à vrai dire, le nouvel aspect capital sous lequel l'hérésie du quiétisme est venue involontairement signaler l'inévitable imperfection des doctrines théologiques, et soulever immédiatement contre elles les plus admirables sentimens de l'humanité; ce qui eût assurément procuré alors une grande importance à un pareil ébranlement, si une semblable protestation n'eût pas été, à cette époque, éminemment prématurée, et bien plus ébauchée par le cœur que par l'esprit de son aimable et immortel organe. En considérant même l'issue effective de cette mémorable controverse, une saine appréciation historique ne peut aboutir qu'à confirmer, auprès des juges impartiaux, l'insurmontable réalité du reproche capital ainsi directement adressé à l'ensemble de la philosophie théologique, en obligeant l'illustre dissident à reconnaître solennellement qu'il avait par-là attaqué, contre son gré, l'une des principales conditions d'existence du système religieux; ce qui fournissait d'ailleurs une nouvelle confirmation spéciale de l'irrévocable décadence générale d'un système déjà aussi mal compris par ses plus purs et plus éminens défenseurs. Note 33: La conformité remarquable, au sujet de cette singulière hérésie, de l'appréciation philosophique de Leibnitz avec la sentence définitive rendue par le pape d'après la lumineuse discussion de Bossuet, offre d'ailleurs un premier exemple important de cette convergence spontanée qui, malgré une entière opposition dogmatique, tend à rallier finalement, dans la plupart des applications sociales, le véritable esprit philosophique et le véritable esprit catholique, d'après un juste sentiment commun, rationnel ou instinctif, des besoins réels de l'humanité. Sous l'ascendant croissant de la philosophie positive, de telles coïncidences devront, sans doute, devenir bien plus fréquentes et plus étendues, comme je crois l'avoir déjà naturellement témoigné, à divers titres essentiels, depuis que je traite ici les questions sociales. Pour compléter suffisamment cette sommaire appréciation historique de l'universelle ébauche préliminaire de la doctrine critique proprement dite sous l'impulsion, directe ou indirecte, de l'ébranlement protestant, il importe enfin d'y signaler les hautes attributions provisoires de morale sociale dont cette doctrine s'est alors trouvée naturellement investie, par suite de la sorte d'abdication spontanée que le catholicisme en faisait implicitement. Depuis que le pouvoir spirituel avait irrévocablement perdu son ancienne indépendance politique, en se subordonnant de plus en plus à l'élément temporel prépondérant, comme je l'ai établi, le catholicisme tendait partout à dégénérer essentiellement en servile instrument de domination rétrograde, et ne pouvait plus conserver que d'insignifians vestiges de sa propre dignité sociale. Sa doctrine morale, en apparence identique, mais dès-lors radicalement dépourvue de l'énergie politique qui en avait constitué, au moyen-âge, la principale vigueur, n'avait plus, au fond, d'efficacité réelle qu'envers les faibles, auxquels elle prescrivait habituellement une soumission de plus en plus passive à l'égard des puissances quelconques, dont elle proclamait hautement les droits absolus, sans avoir désormais la force d'insister aussi sur leurs devoirs, lors même qu'elle ne ménageait point systématiquement leurs vices dans le simple intérêt isolé de l'existence sacerdotale. Ce nouvel esprit de servile condescendance pour toutes les grandeurs temporelles, qui d'abord concernait seulement les rois, devait ensuite s'étendre graduellement, dans les divers ordres de relations sociales, à des forces de moins en moins supérieures, et par suite multiplier partout son influence corruptrice, ainsi devenue de plus en plus vulgaire, jusqu'à affecter souvent la morale domestique elle-même. Que, malgré son admirable perfection politique, l'organisme catholique, d'après l'insuffisance radicale de la philosophie théologique qui en constituait la base intellectuelle, n'ait pu éviter, suivant la théorie exposée au chapitre précédent, de descendre finalement à un tel abaissement social; cette explication rationnelle, en écartant les vaines considérations personnelles auxquelles on a coutume de rapporter surtout cette immense décadence, n'altère nullement les conséquences nécessaires d'une telle situation effective, et les rend, au contraire, plus évidemment insurmontables. Or, il est clair que la doctrine critique a dû, en résultat général de ce nouvel état de choses, hériter provisoirement des éminentes attributions morales auxquelles le catholicisme était ainsi conduit à renoncer essentiellement; car, les principes critiques étaient alors les seuls propres à rappeler, avec une suffisante énergie, les droits réels de ceux auxquels la morale officielle ne savait plus parler que de leurs devoirs. Telle est, en effet, la tendance évidente, et seulement trop exclusive ou absolue, de chacun de ces divers principes, envisagé sous l'aspect moral; comme je l'ai déjà indiqué, au quarante-sixième chapitre, en ce qui concerne l'époque actuelle, mais d'une manière également applicable à tout l'ensemble de la seconde phase générale du grand mouvement révolutionnaire que nous étudions. C'est ainsi que le dogme fondamental de la liberté de conscience rappelait, à sa manière, la grande obligation morale, d'abord établie par le catholicisme, mais qu'il avait alors si hautement abandonnée, de n'employer que les seules armes spirituelles à la consolidation des opinions quelconques. Il en est de même, par suite, dans l'ordre purement politique, où le dogme de la souveraineté populaire signalait énergiquement la haute subordination morale de tous les pouvoirs sociaux à la considération permanente de l'intérêt commun, trop sacrifié dès-lors par la doctrine catholique au seul ascendant des grands; pareillement, le dogme de l'égalité relevait spontanément la dignité universelle de la nature humaine, directement méconnue par un esprit de caste, déjà dépourvu de son ancienne destination sociale, et désormais affranchi de tout frein moral régulier; enfin, le dogme de l'indépendance nationale pouvait seul, après la dissolution des liens catholiques, inspirer un respect efficace pour l'existence des petits états, et imposer quelques restrictions morales à l'esprit d'incorporation matérielle. Quoique ce grand office moral n'ait pu être alors que très imparfaitement rempli par la doctrine critique, que son caractère nécessairement hostile empêchait, dans l'application, de pouvoir devenir suffisamment habituelle, son aptitude exclusive à maintenir, pendant tout le cours des trois derniers siècles, un certain sentiment réel des principales conditions morales de l'humanité, n'en reste pas moins évidemment incontestable, sauf l'irrégularité du mode, d'ailleurs impérieusement prescrite par la nature exceptionnelle d'une telle situation sociale. Pendant que la dictature temporelle faisait définitivement reposer le système de résistance sur l'emploi continu d'une force matérielle convenablement organisée, il fallait bien que l'esprit révolutionnaire, seul organe alors possible du progrès social, recourût finalement aux tendances insurrectionnelles, afin d'éviter à la fois l'avilissement moral et la dégradation politique auxquels cette situation devait exposer les sociétés modernes, jusqu'à l'avénement lointain d'une vraie réorganisation, seule susceptible de résoudre enfin ce déplorable antagonisme. Notre appréciation historique de l'ensemble de la doctrine critique ébauchée par le protestantisme, d'après son principe fondamental du libre examen individuel, serait aisément confirmée par l'étude spéciale, ici déplacée, des diverses phases successives qui ont graduellement amené la dissolution systématique de l'ancienne organisation spirituelle: car on y remarque presque toujours que ces dissidences théologiques, alors si décisives, ne sont essentiellement que la reproduction, sous des formes nouvelles, des principales hérésies propres aux premiers siècles du christianisme, et qui avaient dû primitivement s'effacer devant l'irrésistible ascendant de l'unité catholique. Au lieu d'éclairer aujourd'hui les philosophes de l'école rétrograde, un tel rapprochement, mal observé et mal interprété, n'a fait qu'entretenir leurs vaines illusions sur la restauration chimérique de l'antique constitution. Mais, du point de vue propre à ce Traité, il est, au contraire, évident que ce mémorable contraste général entre la chute des hérésies primitives et le succès de leurs modernes équivalens, ne fait que confirmer essentiellement l'opposition des unes et la conformité des autres aux principales tendances des situations sociales correspondantes, comme nous l'avions déjà directement établi. Toujours et partout, l'esprit d'hérésie est nécessairement plus ou moins inhérent au caractère vague et arbitraire de toute philosophie théologique; seulement cet esprit se trouve, en réalité, contenu ou stimulé, suivant les exigences variables de l'état social: telle est la seule explication rationnelle que puisse évidemment comporter cette sorte de grand paradoxe historique. Quoique nous devions éviter ici de nous engager aucunement dans cet examen spécial des diverses phases propres au protestantisme, j'y dois cependant signaler brièvement au lecteur le principe historique d'après lequel il pourra pénétrer dans l'appréciation graduelle, d'abord si confuse et si désordonnée, de cette multitude de sectes hétérogènes, dont chacune prenait la précédente en pitié et la suivante en horreur, selon la décomposition plus ou moins avancée du système théologique. Il suffit de distinguer, à cet égard, trois degrés essentiels, nécessairement successifs, où l'ancien organisme religieux a été radicalement ruiné, d'abord quant à la discipline, ensuite quant à la hiérarchie, et enfin quant au dogme lui-même, qui en était l'âme: car, si chaque grand ébranlement protestant devait simultanément produire cette triple altération, il n'en a pas moins dû affecter surtout un seul de ces caractères, de manière à se distinguer suffisamment de l'effort précédent. On arrive ainsi à reconnaître trois phases consécutives, nettement représentées par les noms respectifs de leurs principaux organes, Luther, Calvin et Socin, qui, malgré leur faible intervalle chronologique, n'ont réellement obtenu qu'à de notables distances leur véritable influence sociale, et seulement quand la protestation antérieure avait été convenablement réalisée. Il est clair, en effet, que l'ébranlement luthérien primitif n'a introduit que d'insignifiantes modifications dogmatiques, et qu'il a même essentiellement respecté partout la hiérarchie, sauf la consécration solennelle de cet asservissement politique du clergé qui ne devait rester qu'implicite chez les peuples catholiques: Luther n'a vraiment ruiné que la discipline ecclésiastique, pour la mieux adapter, comme je l'ai expliqué, à cette servile transformation. Aussi cette première désorganisation, où le système catholique était le moins altéré, constitue-t-elle réellement la seule forme sous laquelle le protestantisme ait jamais pu s'organiser provisoirement en une vraie religion d'état, au moins chez de grandes nations indépendantes. Le calvinisme, d'abord ébauché par le célèbre curé de Zurich, est venu ensuite ajouter à cette démolition initiale celle de l'ensemble de la hiérarchie qui maintenait l'unité sociale du catholicisme, en continuant d'ailleurs à n'apporter au dogme chrétien que des modifications simplement secondaires, quoique plus étendues que les précédentes. Cette seconde phase, qui ne peut évidemment convenir qu'à l'état de pure opposition, sans comporter aucune apparence organique durable, me semble dès-lors constituer la vraie situation normale du protestantisme, si l'on peut ainsi qualifier une telle anomalie politique: car, l'esprit protestant s'y est alors développé de la manière la plus convenable à sa nature éminemment critique, qui répugne à l'inerte régularité du luthéranisme officiel. Enfin, l'explosion anti-trinitaire, ou socinienne, a naturellement complété cette double dissolution préalable de la discipline et de la hiérarchie, en y joignant finalement celle des principales croyances qui distinguaient le catholicisme de tout autre monothéisme quelconque: son origine italienne, presque sous les yeux de la papauté, annonçait déjà hautement la tendance ultérieure des esprits catholiques à pousser la décomposition théologique beaucoup plus loin que leurs précurseurs protestans, comme nous le reconnaîtrons bientôt. Ce dernier ébranlement universel était évidemment, par sa nature, le seul pleinement décisif contre tout espoir de restauration catholique: mais, à ce titre même, le protestantisme s'y rapprochait trop du simple déisme moderne pour que cette phase extrême pût rester suffisamment caractéristique d'une telle transition métaphysique, dont le presbytérianisme demeure historiquement le plus pur organe spécial. Après cette filiation principale, il n'y a plus réellement à distinguer, parmi les nombreuses sectes postérieures, aucune nouvelle différence importante à l'étude rationnelle de l'évolution moderne, sauf toutefois la mémorable protestation générale que tentèrent directement les quakers contre l'esprit militaire de l'ancien régime social, lorsque la désorganisation spirituelle, enfin suffisamment consommée par l'accomplissement successif des trois opérations précédentes, dut spontanément conduire à systématiser aussi, à son tour, la décomposition temporelle. J'ai déjà noté ci-dessus l'antipathie naturelle du protestantisme, à un état quelconque, envers toute constitution guerrière, qu'il n'a pu jamais sanctionner que momentanément, dans les luttes entreprises pour le maintien ou le triomphe de ses propres principes: mais il est clair que la célèbre secte des amis, malgré ses ridicules et même son charlatanisme, a dû servir d'organe spécial à une telle manifestation, qui la place au-dessus de toutes les autres sectes protestantes pour l'essor plus complet du grand mouvement révolutionnaire. Afin que notre exposition rationnelle du mode général de formation convenable à cette première ébauche effective de l'ensemble de la doctrine critique puisse toujours demeurer suffisamment historique, j'y crois devoir ajouter, en dernier lieu, une importante considération supplémentaire, destinée à prévenir la disposition trop systématique dans laquelle, contre mon gré, le lecteur pourrait envisager une telle appréciation. C'est seulement, en effet, par contraste envers la phase primitive, toujours essentiellement spontanée, du mouvement de décomposition, que la phase protestante peut être caractérisée comme réellement systématique, en tant que dirigée surtout d'après des doctrines réformatrices, au lieu du simple conflit naturel des anciens élémens politiques: mais la pleine systématisation de la philosophie négative, autant du moins qu'elle en était susceptible, n'a pu véritablement s'accomplir que sous la phase déiste, ci-après examinée, dont une telle opération devait constituer le principal attribut. Sous le protestantisme proprement dit, l'élaboration graduelle des principes critiques a dû rester éminemment empirique, et s'effectuer successivement, au milieu des variations religieuses, d'après l'impulsion instinctive d'une situation fondamentale de plus en plus révolutionnaire, à mesure que le cours général des événemens faisait spécialement ressortir chacune des faces essentielles du besoin uniforme de décomposition radicale, et par suite y sollicitait de nouvelles applications politiques du dogme universel de libre examen individuel, comme base intellectuelle de toute cette série de maximes dissolvantes. En ce sens, seul strictement historique, on ne saurait isoler la considération de ces opérations mentales de celle des diverses révolutions correspondantes, qui leur ont réellement donné lieu, ou sans lesquelles du moins elles n'eussent jamais pu obtenir une haute influence sociale, en vertu de l'extrême incohérence logique que nous avons reconnue propre à de telles conceptions, où l'on tendait toujours à régénérer l'ancienne organisation spirituelle en détruisant de plus en plus les différentes conditions indispensables à son existence effective. Mais, par suite même de cet inévitable caractère commun, ces explosions politiques, quelque intense ou prolongée qu'ait pu être leur action successive, ne devaient jamais devenir pleinement décisives, de manière à constater irrévocablement la tendance finale des sociétés modernes vers une entière rénovation, tant qu'elles n'avaient point été précédées d'une préparation critique vraiment complète et systématique, ce qui n'a dû avoir lieu que sous la phase suivante. C'est pourquoi nous devons ici nous borner à signaler sommairement ces révolutions purement protestantes, qui, abstraction faite de leur importance locale ou passagère, ne pouvaient constituer que de simples préambules au grand ébranlement final destiné directement à caractériser l'issue nécessaire du mouvement général de l'humanité, comme je l'expliquerai au cinquante-septième chapitre. La première de ces révolutions préliminaires est celle qui affranchit complétement la Hollande du joug espagnol; elle restera toujours mémorable, comme une haute manifestation primitive de l'énergie propre à la doctrine critique, dirigeant ainsi l'heureuse insurrection d'une petite nation contre la plus puissante monarchie européenne. C'est à cette lutte vraiment héroïque qu'il faut rapporter la première élaboration régulière de cette doctrine politique: mais elle dut s'y borner surtout à ébaucher spécialement le dogme de la souveraineté populaire, et celui de l'indépendance nationale, que les légistes coordonnèrent bientôt à leur conception spontanée du contrat social; suivant les exigences naturelles d'un tel cas, où l'organisation intérieure ne devait être qu'accessoirement modifiée, et dont le principal besoin révolutionnaire devait seulement consister à briser un lien extérieur devenu profondément oppressif. Un caractère plus général, plus complet, et même plus décisif, une tendance mieux prononcée vers la régénération sociale de l'ensemble de l'humanité, distinguent ensuite noblement, malgré son avortement nécessaire, la grande révolution anglaise, non la petite révolution aristocratique et anglicane de 1688, aujourd'hui si ridiculement prônée, et qui ne devait satisfaire qu'à un simple besoin local, mais la révolution démocratique et presbytérienne, dominée par l'éminente nature[34] de l'homme d'état le plus avancé dont le protestantisme puisse jamais s'honorer. L'ébauche primordiale de l'ensemble de la doctrine critique y dut recevoir spécialement son principal complément naturel par l'élaboration directe du dogme de l'égalité, jusque alors à peine manifesté, et qui n'avait pu certes ressortir suffisamment des inclinations calvinistes de la noblesse française; tandis qu'on le voit enfin nettement surgir, sous cette mémorable impulsion, de la conception métaphysique sur l'état de nature, ancienne émanation de la théorie théologique relative à la constitution humaine avant le péché originel. On ne peut douter, en effet, que cette révolution n'ait surtout consisté historiquement dans l'effort généreux, mais trop prématuré, qui fut alors directement tenté, avec tant d'énergie, pour l'abaissement politique de l'aristocratie anglaise, principal élément temporel de l'ancienne nationalité: la chute de la royauté sous le protectorat n'y fut, au contraire, comparativement à l'audacieuse suppression de la Chambre des lords, qu'un incident secondaire, dont les temps antérieurs avaient souvent offert l'équivalent, et qui n'a trop préoccupé les esprits français que par suite des irrationnelles habitudes de vicieux rapprochemens historiques que j'ai déjà suffisamment signalées. C'est essentiellement ainsi qu'un tel ébranlement social, quoiqu'il n'ait pu réussir politiquement, en vertu de l'insuffisante préparation mentale d'où il émanait, a néanmoins constitué, en réalité, dans la série générale des opérations révolutionnaires, le principal symptôme précurseur de la grande révolution française ou européenne, seule destinée à devenir décisive, comme je l'expliquerai en son lieu. Il faut enfin rattacher aussi à cette suite préliminaire d'explosions politiques une troisième révolution, dont la vraie nature ne fut pas, au fond, moins purement protestante que celle des deux précédentes, quoique son avénement chronologique, spontanément retardé par les circonstances spéciales de ce dernier cas, la fasse d'ordinaire rapporter abusivement à un état plus avancé du mouvement général de décomposition. La révolution américaine, à laquelle aucune importante élaboration nouvelle de la doctrine critique ne fut réellement due, n'a pu être, en effet, à tous égards, qu'une simple extension commune des deux autres révolutions protestantes, dont les conséquences politiques y ont été ultérieurement développées par un concours spontané de conditions favorables, les unes locales, les autres sociales, particulières à une telle application. Dans son principe, elle se borne évidemment à reproduire, sous de nouvelles formes, la révolution hollandaise; dans son essor final, elle prolonge la révolution anglaise, qu'elle réalise autant que le protestantisme puisse le comporter. Sous l'un ni l'autre aspect, la saine philosophie ne permet point d'envisager comme socialement décisive une révolution qui, en développant outre mesure les inconvéniens propres à l'ensemble de la doctrine critique, n'a pu aboutir jusqu'ici qu'à consacrer, plus profondément que partout ailleurs, l'entière suprématie politique des métaphysiciens et des légistes, chez une population où d'innombrables cultes incohérens prélèvent habituellement, sans aucune vraie destination sociale, un tribut fort supérieur au budget actuel d'aucun clergé catholique. Aussi cette colonie universelle, malgré les éminens avantages temporels de sa présente situation, doit-elle être regardée, au fond, comme étant réellement, à tous les égards principaux, bien plus éloignée d'une véritable réorganisation sociale que les peuples d'où elle émane, et d'où elle devra recevoir, en temps opportun, cette régénération finale, dont l'initiative philosophique ne saurait lui appartenir nullement; quelles que soient aujourd'hui les puériles illusions relatives à la prétendue supériorité politique d'une société où les divers élémens essentiels propres à la civilisation moderne sont encore si imparfaitement développés, sauf la seule activité industrielle, ainsi que je l'indiquerai plus spécialement au chapitre suivant. Note 34: Les admirateurs fanatiques de Bonaparte dédaigneraient aujourd'hui son ancienne comparaison politique avec le grand Cromwell, comme trop inférieure à la sublimité de leur héros, qui leur semble ne pouvoir comporter de digne parallèle historique qu'avec Charlemagne ou César. Néanmoins, avant même que les influences contemporaines aient pu être aussi effacées pour l'un qu'elles le sont maintenant pour l'autre, la postérité éclairée mettra, sans doute, au contraire, un immense intervalle définitif entre la dictature éminemment progressive de Cromwell, s'efforçant d'améliorer l'organisation anglaise fort au-delà de ce qui était alors possible, et la tyrannie purement rétrograde de Bonaparte, entreprenant, à grands frais, après tant d'autres empiriques, la vaine résurrection, en France, du régime féodal et théologique, sans même en comprendre réellement l'esprit ni les conditions. Quant à la comparaison militaire, qui n'offre d'ailleurs qu'un intérêt très secondaire, ceux qui voudraient l'établir judicieusement devraient, avant tout, prendre en suffisante considération l'exiguïté des moyens employés par Cromwell, eu égard à l'importance et à la stabilité des résultats obtenus, par opposition à la monstrueuse consommation d'hommes indispensable à la plupart des succès de Bonaparte, sauf sa première expédition. Notre appréciation générale de cette ébauche préliminaire de la doctrine révolutionnaire ne serait pas entièrement suffisante, si, après avoir ainsi jugé l'ébranlement mental du protestantisme conformément à sa principale destination sociale, nous n'accordions pas enfin une attention sommaire mais distincte à la considération historique des aberrations inévitables qui l'accompagnèrent accessoirement. Il importe, en effet, de concevoir nettement la véritable origine commune de ces déviations caractéristiques, d'abord intellectuelles, ensuite morales, qui, développées surtout pendant la période suivante, et prolongées essentiellement jusqu'à nos jours, avec un effrayant surcroît de gravité, prennent toujours leur source réelle dans cette dangereuse position spirituelle, consacrée par le protestantisme, où la liberté spéculative est proclamée pour tous sans qu'aucun puisse établir solidement les principes propres à en diriger convenablement l'usage. Du reste, il faut évidemment réduire ici un tel examen aux aberrations pour ainsi dire, normales, c'est-à-dire à celles qui furent une conséquence naturelle et universelle de la situation générale, en évitant soigneusement de s'arrêter aux anomalies locales ou passagères, signalées avec une aveugle partialité par la plupart des philosophes catholiques, et dont l'équivalent pourrait se retrouver aux plus beaux temps du catholicisme lui-même, d'après la tendance plus ou moins inévitable de toutes les doctrines théologiques quelconques à favoriser spontanément le désordre intellectuel, et par suite moral. La plus ancienne et la plus funeste, comme la mieux enracinée et la plus unanime, de ces aberrations nécessaires, consiste assurément dans le préjugé fondamental qui, suivant la marche métaphysique habituelle, consacrant un état exceptionnel et transitoire par un dogme absolu et immuable, condamne indéfiniment l'existence politique de tout pouvoir spirituel distinct et indépendant du pouvoir temporel. Ayant déjà convenablement apprécié l'inévitable avénement de la dictature temporelle, qui constitue le principal caractère politique de l'ensemble de l'époque révolutionnaire, je n'ai pas besoin de m'arrêter ici pour faire de nouveau sentir combien une telle concentration, par suite de son irrégularité même, était pleinement adaptée à la nature de cette transition, qui, au contraire, n'aurait pu s'accomplir si la condensation politique avait pu avoir lieu au profit du pouvoir spirituel, ce qui d'ailleurs était radicalement impossible. Mais cette démonstration de l'indispensable utilité d'une semblable dictature pendant toute la période que nous considérons, soit pour la désorganisation de l'ancien système, soit pour l'élaboration élémentaire du nouveau, n'altère nullement celle du chapitre précédent sur l'immense perfectionnement apporté à la théorie universelle de l'organisme social par la division fondamentale des deux puissances, éternel honneur du catholicisme: elle ne saurait davantage exclure la conclusion générale qui résultera spontanément de l'ensemble des deux chapitres suivans sur la nécessité encore plus prononcée de cette grande division politique dans l'ordre final vers lequel tendent les sociétés modernes. Aussi ce préjugé révolutionnaire doit-il être regardé comme la plus déplorable conséquence, aussi bien que la plus inévitable, de ce caractère absolu, inhérent, en tous genres, aux conceptions métaphysiques, qui les pousse à établir des principes indéfinis d'après des faits passagers; car une telle disposition constitue réellement aujourd'hui l'un des plus puissans obstacles à toute vraie réorganisation sociale, qui devra, sans doute, ainsi que dut le faire la désorganisation précédente, commencer par l'ordre spirituel, comme je l'établirai ultérieurement. Ce qui rend spécialement dangereuse cette aberration fondamentale, source nécessaire de la plupart des autres, c'est son effrayante universalité pendant les trois derniers siècles, par suite de l'uniformité essentielle de la situation sociale correspondante, suivant nos explications antérieures. Partout, depuis le début du XVIe siècle, on peut dire, sans exagération, que, sous cette première forme, l'esprit révolutionnaire s'est spontanément propagé, à divers degrés, dans toutes les classes de la société européenne. Quoique le protestantisme ait dû se trouver naturellement investi de la consécration solennelle d'un tel préjugé, nous avons reconnu cependant qu'il ne l'avait nullement créé, et que, au contraire, il lui devait son origine distincte. Sous des formes plus implicites, la même aberration se retrouve dès lors aussi de plus en plus, d'une manière moins dogmatique, mais presque équivalente socialement, chez la majeure partie du clergé catholique, dont la dégradation politique, subie avec une résignation croissante, a graduellement entraîné jusqu'à la perte des souvenirs de son ancienne indépendance. C'est ainsi que s'est successivement effacée, en Europe, pendant cette période, toute apparence habituelle et directe du grand principe de la séparation fondamentale des deux pouvoirs, principal caractère politique de la civilisation moderne; en sorte que, de nos jours, on n'en peut retrouver une certaine appréciation rationnelle que chez le clergé italien, où elle est trop justement suspecte de partialité intéressée pour opposer aucune résistance efficace à l'impulsion universelle des habitudes déterminées par l'ensemble de la situation révolutionnaire. Toutefois, une telle séparation est trop profondément conforme à la nature essentielle des sociétés actuelles, pour n'en pas ressortir spontanément, sous les conditions convenables, malgré tous les obstacles quelconques, quand l'esprit de réorganisation aura pu enfin acquérir, sous l'ascendant de la philosophie positive, sa prépondérance normale, comme je l'indiquerai en son lieu. C'est à l'influence universelle de cette aberration fondamentale qu'il faut rapporter, ce me semble, la principale origine historique de cet irrationnel dédain qui s'est alors manifesté pour le moyen-âge, sous l'inspiration directe du protestantisme, et qui s'est ensuite propagé partout, avec une énergie toujours croissante, par une suite commune de la même situation fondamentale, jusqu'à la fin du siècle dernier: car, c'est surtout en haine de la constitution catholique que cette grande époque sociale a été si injustement flétrie, avec une déplorable unanimité, non-seulement chez les protestants, mais aussi chez les catholiques eux-mêmes, où l'indépendance politique du pouvoir spirituel n'était guère moins décriée. Telle est la première source de cette aveugle admiration pour le régime polythéique de l'antiquité, qui a exercé une si déplorable influence sociale pendant tout le cours de la période révolutionnaire, en inspirant une exaltation absolue en faveur d'un système social correspondant à une civilisation radicalement distincte de la nôtre, et que le catholicisme avait justement appréciée, au temps de sa splendeur, comme essentiellement inférieure. Le protestantisme a d'ailleurs spécialement contribué à cette dangereuse déviation des esprits, par son irrationnelle prédilection exclusive pour la primitive église, et surtout par son enthousiasme spontané, encore moins judicieux et plus nuisible, pour la théocratie hébraïque. C'est ainsi qu'a été presque effacée, pendant la majeure partie des trois derniers siècles, ou du moins profondément altérée, la notion fondamentale du progrès social, que le catholicisme avait d'abord, comme je l'ai expliqué, nécessairement ébauchée, ne fût-ce que par la légitime proclamation continue de la supériorité générale de son propre système politique sur les divers régimes antérieurs. La théorie métaphysique de l'état de nature est venue ensuite imprimer une sorte de sanction dogmatique à cette aberration rétrograde, en représentant tout ordre social comme une dégénération croissante de cette chimérique situation, ainsi que la période suivante l'a surtout montré hautement, sous la dangereuse impulsion de l'éloquent sophiste protestant qui a le plus concouru à vulgariser la métaphysique révolutionnaire. Nous reconnaîtrons d'ailleurs, au chapitre suivant, comment l'élaboration simultanée des nouveaux élémens sociaux a spontanément empêché que la notion du progrès ne se perdît alors totalement, et lui a même imprimé de plus en plus une invincible rationnalité, qu'elle ne pouvait d'abord nullement avoir. L'aberration fondamentale que nous apprécions s'est concurremment manifestée sous un autre aspect général, à la fois politique et philosophique, qu'il importe aussi de signaler sommairement, à cause des immenses dangers qui lui sont propres. Par une suite nécessaire de ce préjugé révolutionnaire sur la confusion permanente du pouvoir moral avec le pouvoir politique, toutes les ambitions ont dû naturellement tendre, chacune à sa manière, vers une telle concentration absolue. Dès lors, pendant que les rois rêvaient le type musulman comme l'idéal de la monarchie moderne, les prêtres, surtout protestans, rêvaient, en sens inverse, une sorte de restauration de la théocratie juive ou égyptienne, et les philosophes eux-mêmes reprenaient, à leur tour, sous de nouvelles formes, le rêve primitif des écoles grecques sur l'espèce de théocratie métaphysique qui constituerait le prétendu règne de l'esprit, discuté au chapitre précédent. Cette dernière utopie, relative à une situation encore plus chimérique que les deux précédentes, est aujourd'hui la plus perturbatrice au fond, parce qu'elle tend à séduire indirectement, avec trop de variété pour être pleinement évitable, presque toutes les intelligences actives. Parmi les penseurs appartenant réellement à l'école progressive, dans le cours des trois derniers siècles, et s'étant expressément livrés aux spéculations sociales, je ne connais que le grand Leibnitz qui ait eu la force de résister suffisamment à ce puissant entraînement: Descartes l'eût fait sans doute aussi, s'il eût été conduit à formuler sa pensée à ce sujet, comme le fit jadis le seul Aristote; mais Bacon lui-même a certainement partagé au fond l'illusion commune de l'orgueil philosophique. Nous devrons apprécier ailleurs les graves conséquences ultérieures de cette aberration capitale, qui exerce aujourd'hui une si désastreuse influence, à l'insu même de la plupart de ses sectateurs spontanés: il suffisait, en ce moment, d'en caractériser historiquement l'origine nécessaire, ou plutôt la résurrection moderne, jusqu'au temps où elle devra s'effacer en vertu d'un retour rationnel à la saine théorie générale de l'organisme social, ainsi que je l'ai déjà indiqué au chapitre précédent. Il faut, en dernier lieu, remarquer la tendance générale, inévitablement propre au grand préjugé révolutionnaire que nous examinons, à entretenir directement des habitudes éminemment perturbatrices, en disposant à chercher exclusivement dans l'altération des institutions légales la satisfaction de tous les divers besoins sociaux, lors même que, comme en la plupart des cas, et surtout aujourd'hui, elle doit dépendre bien davantage de la préalable réformation des mœurs, et d'abord des principes. En obéissant instinctivement à son aveugle ardeur pour l'entière concentration des pouvoirs quelconques, la dictature temporelle, soit monarchique, soit aristocratique, n'a pu habituellement comprendre, depuis le seizième siècle, l'immense responsabilité sociale qu'elle assumait ainsi spontanément, par cela seul que dès lors elle rendait immédiatement politiques toutes les questions qui avaient pu jusque alors n'être que morales. Si la société n'en souffrait point, le pouvoir n'y trouverait qu'une juste punition de son insatiable avidité, comme je l'ai remarqué au quarante-sixième chapitre: mais, il est malheureusement évident que cette disposition irrationnelle, suite nécessaire de l'aberration fondamentale sur la confusion indéfinie du gouvernement moral avec le gouvernement politique, est devenue de plus en plus une source continue de désordres et de désappointemens fort graves, aussi bien qu'un encouragement permanent pour les jongleurs et les fanatiques, ainsi poussés à montrer ou à voir toutes les solutions sociales dans de stériles bouleversemens politiques. Aux instans même les moins orageux, il en résulte l'extrême rétrécissement habituel des conceptions relatives à la satisfaction des besoins quelconques de la société, dès lors réduites de plus en plus à la seule considération sérieuse des mesures susceptibles d'application immédiate. Cette exorbitante prépondérance du point de vue matériel et actuel, qui, dans la pratique, conduit à tant de rêveries politiques, quand les vraies nécessités sociales réclament surtout l'emploi de moyens moraux longuement préparés, a été, sans doute, d'abord manifestée principalement chez les peuples protestans, où elle reste, même aujourd'hui, plus prononcée qu'ailleurs, par suite d'une sorte de consécration dogmatique d'habitudes invétérées: mais les peuples catholiques ne pouvaient réellement en être guère plus préservés, d'après l'uniformité effective de la situation fondamentale correspondante, et du préjugé universel qui en est émané. Quelque profondément nuisibles que doivent être aujourd'hui, soit aux gouvernemens, soit aux sociétés, ces irrationnelles dispositions, maintenant communes à tous les partis politiques, qui proscrivent partout les spéculations élevées et lointaines, seules susceptibles néanmoins de conduire à une vraie solution, elles ne pourront s'effacer suffisamment que sous l'ascendant rationnel de la philosophie positive, comme je l'indiquerai spécialement au cinquante-septième chapitre. Les aberrations morales engendrées par l'ébauche protestante de la doctrine critique, sans être certes moins graves que ces diverses aberrations mentales, n'ont pas besoin d'être ici caractérisées aussi soigneusement, parce que leur filiation est plus évidente, et leur appréciation plus facile pour tous les bons esprits qui se seront convenablement établis au point de vue résultant de l'ensemble de notre opération historique. Il est clair, en effet, que le libre essor ainsi imprimé à toutes les intelligences quelconques sur les questions les plus difficiles et les moins désintéressées, sous l'inspiration vague et arbitraire d'une philosophie théologique ou métaphysique désormais livrée sans frein à son cours discordant, devait produire, dans l'ordre moral, les plus graves perturbations, et tendre rapidement à ne laisser intacts, sous la superficielle appréciation des analyses dissolvantes, que les seules notions morales relatives aux cas les plus grossièrement évidents. Tout vrai philosophe doit, à ce sujet, s'étonner surtout, ce me semble, que les déviations n'aient pas été poussées beaucoup plus loin, d'après de telles influences: et il en faut rendre grâces, d'abord à la rectitude spontanée, à la fois morale et intellectuelle, de la nature humaine, que cette impulsion ne pouvait entièrement altérer; et ensuite, plus spécialement, à la prépondérance croissante des habitudes de travail continu et unanime chez les populations modernes, ainsi heureusement détournées de s'abandonner aux divagations sociales avec cette avidité soutenue qu'y eussent certainement apportée, en pareille situation, les populations désœuvrées de la Grèce et de Rome. Quoique cet ordre d'aberration ait dû principalement se développer sous la phase suivante du mouvement révolutionnaire, il n'en a pas moins pris sa source générale, et même un essor déjà prononcé, sous la phase purement protestante, qui, à divers titres importans, a offert de graves altérations aux vrais principes fondamentaux de la morale universelle, non-seulement sociale, mais domestique, que le catholicisme avait dignement constituée, sous des prescriptions et des prohibitions auxquelles ramènera essentiellement de plus en plus toute discussion rationnelle suffisamment approfondie[35]. Outre la judicieuse observation historique du sage Hume sur l'appui général que l'ébranlement luthérien avait dû secrètement trouver dans les passions des ecclésiastiques fatigués du célibat sacerdotal et dans l'avidité des nobles pour la spoliation territoriale du clergé, il faut surtout noter ici, comme une suite plus profonde, plus permanente, et plus universelle, de la situation fondamentale dont nous complétons l'appréciation, que la position sociale de plus en plus subalterne du pouvoir moral tendait désormais à lui ôter radicalement la force, et même la volonté, de maintenir l'entière inviolabilité des règles morales les plus élémentaires contre l'énergie dissolvante, à la fois rationnelle et passionnée, qui s'y appliquait dès lors assidûment. Il suffit ici d'indiquer, par exemple, la grave altération que le protestantisme a dû sanctionner partout dans l'institution du mariage, première base fondamentale de l'ordre domestique, et par suite de l'ordre social, en permettant régulièrement l'usage universel du divorce, contre lequel les mœurs modernes ont heureusement toujours lutté spontanément, en résultat nécessaire de la loi naturelle de l'évolution humaine relativement à la famille, déjà indiquée au chapitre précédent. Quoique cette puissante influence ait essentiellement neutralisé les effets délétères d'une telle altération, ils n'en ont pas moins été bientôt caractérisés d'une manière très fâcheuse chez les diverses populations protestantes. On peut appliquer le même jugement, quoique à un moindre degré, à la restriction croissante que le protestantisme a fait subir aux principaux cas d'inceste si sagement proscrits par le catholicisme, et dont la rétrograde réhabilitation morale devait tant concourir à la perturbation des familles modernes: le lecteur judicieux suppléera aisément, sur un tel sujet, aux nombreux développemens que je ne saurais indiquer ici. Toutefois, j'y crois devoir signaler distinctement, comme éminemment caractéristique de l'ordre de conséquences que nous examinons, cette honteuse consultation dogmatique, si déplorablement immortelle, par laquelle les principaux chefs du protestantisme, et Luther à leur tête, autorisaient solennellement, d'après une longue discussion théologique, la bigamie formelle d'un prince allemand: les condescendances presque simultanées des fondateurs de l'église anglicane pour les cruelles faiblesses de leur étrange pape national complètent cette triste observation, mais avec un caractère moins systématique. Quoique le catholicisme, malgré son abaissement politique, ne se soit jamais aussi ouvertement dégradé, son impuissance croissante a néanmoins produit nécessairement des effets presque équivalens, puisque, depuis l'origine de la période révolutionnaire, sa discipline morale n'a pu être assez énergique pour réprimer la licence progressive des déclamations ou des satires dont le mariage devenait l'objet, jusque dans les principales réunions publiques. Il faut même reconnaître, à cet égard, afin d'apprécier complétement la nature et l'étendue du mal, que l'aversion graduelle contre la constitution catholique, à cause de son principe théologique devenu profondément hostile à l'essor mental, a souvent appuyé les aberrations morales[36], par cela même qu'elles étaient proscrites par le catholicisme, contre lequel notre maligne nature se plaisait ainsi à constituer une sorte de puérile insurrection. C'est ainsi que, pendant la période protestante dont nous terminons ici l'examen, les diverses doctrines religieuses ont été spontanément conduites à constater irrécusablement, par des voies diverses mais équivalentes, leur impuissance radicale à diriger désormais la morale humaine, soit en y produisant directement des altérations de plus en plus graves, par suite des divagations intellectuelles librement développées, soit en perdant la force d'y contenir les perturbations, et en discréditant des lois invariables par une aveugle obstination à les rattacher exclusivement à des croyances dès-lors justement antipathiques à la raison humaine. La suite de notre élaboration historique nous fournira naturellement plusieurs occasions importantes de reconnaître sans incertitude que la morale universelle, loin d'avoir à redouter indéfiniment l'action dissolvante de l'analyse philosophique, ne peut plus maintenant trouver de solides fondemens intellectuels qu'en dehors de toute théologie quelconque, en reposant sur une appréciation vraiment rationnelle et suffisamment approfondie des diverses inclinations, actions et habitudes, d'après l'ensemble de leurs conséquences réelles, privées ou publiques. Mais il était ici nécessaire de caractériser déjà l'époque générale à partir de laquelle les croyances religieuses ont directement commencé à perdre, soit par une active anarchie, soit par une passive atonie, les antiques propriétés morales qu'un aveugle empirisme leur suppose encore, contre l'éclatante expérience des trois derniers siècles, qui ont si évidemment représenté toutes les doctrines théologiques comme constituant désormais, chez l'élite de l'humanité, de puissans motifs permanens de haine et de perturbation bien plus que d'ordre et d'amour. On voit ainsi, en résumé, que cette irrévocable dégénération date essentiellement de l'universelle dégradation politique du pouvoir spirituel, dont la subalternité croissante envers le pouvoir temporel devait profondément altérer la dignité et la pureté des lois morales, en les subordonnant de plus en plus à l'irrationnel ascendant des passions même qu'elles devaient régler. Note 35: A l'ordre d'aberrations morales signalé dans le texte, on pourrait joindre aussi la tendance directement immorale qui caractérise certaines opinions théologiques propres aux principaux chefs de l'ébranlement protestant, et consacrées même ultérieurement par leur incorporation plus ou moins explicite à la doctrine officielle. Telles sont surtout les obscures divagations de la théologie luthérienne sur le mérite suffisant de la foi indépendamment des œuvres, d'après le dogme étrange de l'inadmissibilité de la justice, et pareillement les sophismes, non moins dangereux, de la théologie calviniste sur la prédestination des élus. Mais j'ai cru devoir me borner à considérer spécialement les aberrations morales qui constituaient immédiatement la suite nécessaire et universelle de la situation fondamentale, en écartant d'ailleurs les innombrables déviations qui ne résultaient que de l'espèce d'anarchie intellectuelle consacrée par le protestantisme. Toutefois, la direction générale de ces dernières aberrations, tendant presque toujours à tempérer la sévérité des règles morales au lieu de l'exagérer, peut être justement rattachée à la nouvelle situation sociale, qui, en subalternisant radicalement le pouvoir spirituel, devait l'entraîner à des concessions incompatibles avec l'inflexible pureté des principes moraux, et seulement dictées par les besoins de l'existence dépendante propre au sacerdoce protestant. Sous ce rapport, l'abaissement politique du catholicisme l'a nécessairement conduit, dans les trois derniers siècles, à de semblables condescendances pratiques, mais à un degré beaucoup moins prononcé, et surtout sans jamais aller directement jusqu'à l'altération publique des règles morales elles-mêmes, qu'il nous a du moins transmises parfaitement intactes, par la sage résistance qu'il a souvent opposée, à cet égard, à de puissantes obsessions temporelles. Note 36: En considérant avec soin les déplorables discussions de notre siècle au sujet du divorce, il est aisé d'y reconnaître encore que, pour un grand nombre d'esprits actuels, le grand principe social de l'indissolubilité du mariage n'a, au fond, d'autre tort essentiel que d'avoir été dignement consacré par le catholicisme, dont la morale est ainsi aveuglément enveloppée dans la juste antipathie qu'inspire depuis long-temps sa théologie. Sans cette sorte d'instinctive répugnance, en effet, la plupart des hommes sensés comprendraient aisément aujourd'hui que l'usage du divorce ne pourrait constituer véritablement qu'un premier pas vers l'entière abolition du mariage, si le développement réel pouvait en être autorisé par nos mœurs, dont l'invincible résistance, à cet égard, tient heureusement aux conditions fondamentales de la civilisation moderne, que personne ne saurait changer. Ce n'est point certes la seule occasion décisive où l'on puisse nettement constater, soit en public, soit en particulier, le grave préjudice pratique qu'apporte maintenant aux diverses règles morales leur irrationnelle solidarité apparente avec les croyances théologiques, qui leur furent jadis si utiles, mais dont l'inévitable discrédit final tend désormais à les compromettre radicalement chez toutes les natures un peu actives. Telle est donc, enfin, l'importante et difficile appréciation historique, d'abord politique, puis philosophique, de la première période générale, purement protestante, propre à la phase systématique du grand mouvement révolutionnaire. Il était ici spécialement indispensable de caractériser avec soin, à tous les égards essentiels, ce point de départ commun de l'avénement final de la philosophie négative et de toutes les crises sociales correspondantes. La diversité nécessaire des nombreux aspects sous lesquels j'ai dû faire successivement ressortir une époque aussi mal jugée jusqu'ici, explique aisément l'extension considérable d'une telle discussion, que j'ai toujours tendu à resserrer autant que possible sans nuire à mon but principal. Malgré ces développemens, où j'ai tâché de n'omettre aucune indication capitale, je dois craindre qu'un point de vue aussi nouveau, dans une question aussi profondément compliquée, ne soit pas encore suffisamment familier au lecteur judicieux, à moins d'une étude patiemment réitérée de l'ensemble de cette opération, confirmée ensuite par une rationnelle vérification historique, où je ne saurais entrer ici. Nous devons maintenant, pour avoir entièrement apprécié les résultats définitifs du mouvement général de décomposition, considérer sa phase la plus extrême et la plus décisive, où la doctrine révolutionnaire a été enfin directement systématisée avec toute sa plénitude nécessaire. Mais, malgré l'importance plus immédiate de cette dernière période critique, d'ailleurs presque aussi longue que la précédente, son examen pourra être maintenant plus aisément complété, parce qu'elle n'a pu être, à tous égards, qu'un prolongement général de l'autre, où nous avons déjà soigneusement montré les véritables germes de tous les ébranlemens ultérieurs. On aura donc ici presque toujours une suffisante notion rationnelle de la marche historique propre à la métaphysique révolutionnaire, en s'y bornant essentiellement à rattacher, dans les cas principaux, les conséquences déistes aux principes protestans. En outre, notre attention doit rester désormais exclusivement concentrée, jusqu'à la fin de ce chapitre, sur le progrès de la désorganisation spirituelle. Car, la désorganisation temporelle, tant que l'ébranlement philosophique n'a pas été pleinement consommé, n'a pu alors présenter, comme je l'ai déjà indiqué, que les caractères politiques précédemment établis pour l'autre période; et, quant à l'immense explosion finale qui a dû succéder à cette opération, son importance prépondérante m'en fait renvoyer la juste appréciation au cinquante-septième chapitre, quand nous aurons, dans le cinquante-sixième, convenablement analysé l'essor croissant du mouvement élémentaire de réorganisation, qui s'était toujours développé conjointement avec la décomposition dont nous allons terminer l'étude générale. Ce serait bien peu connaître la marche lente et incertaine de notre faible intelligence, surtout à l'égard des conceptions sociales, que de supposer l'esprit humain susceptible de se dispenser de cette élaboration finale de la doctrine critique, par cela seul que, tous les principes essentiels en ayant été préalablement ébauchés par le protestantisme, le développement graduel de leurs conséquences nécessaires aurait pu être abandonné à son cours spontané, sans exiger aucune série spéciale de travaux systématiques pour la formation directe de la philosophie négative. D'abord, il n'est pas douteux que l'émancipation humaine eût ainsi inévitablement subi un immense retard, dont on pourra se faire une juste idée en réfléchissant sur la malheureuse aptitude de la plupart des hommes à supporter, avec une résignation presque indéfinie, un état d'inconséquence logique pareil à celui que le protestantisme avait consacré, surtout tant que notre entendement reste encore soumis au régime théologique. Aujourd'hui même, dans les pays protestans où l'ébranlement philosophique n'a pu suffisamment pénétrer, en Angleterre, et encore davantage aux États-Unis, ne voit-on pas les sociniens, et les autres sectes avancées qui ont rejeté presque tous les dogmes essentiels du christianisme, s'obstiner néanmoins à maintenir leur puérile restriction primitive de l'esprit d'examen dans le cercle purement biblique, et nourrir des haines vraiment théologiques contre tous ceux qui ont poussé plus loin l'affranchissement spirituel? Mais, en outre, par une appréciation plus spéciale et mieux approfondie, on peut aisément reconnaître, ce me semble, que l'indispensable essor de la doctrine révolutionnaire aurait fini par être essentiellement étouffé, sans ce mémorable ébranlement déiste qui a surtout caractérisé le siècle dernier, et qu'on peut justement qualifier de voltairien, du nom de son principal propagateur. Car, le protestantisme, après avoir pris l'initiative des principes critiques, les avait implicitement abandonnés partout où il avait pu triompher; depuis que, sous la forme luthérienne, il s'était profondément combiné avec le gouvernement temporel, son génie n'était certes pas moins hostile que celui du catholicisme lui-même envers toute émancipation ultérieure: l'élan révolutionnaire n'était plus réellement représenté dès-lors que par les sectes dissidentes, déjà presqu'en tous lieux cruellement comprimées, et que leurs innombrables divergences empêchaient d'ailleurs d'acquérir aucun véritable ascendant mental. Telle était, à cet égard, la vraie situation générale de la chrétienté, aussi bien protestante que catholique, vers la fin du XVIIe siècle, lorsque la grande dictature temporelle, monarchique ou aristocratique, eut pris son caractère définitif, après l'expulsion des calvinistes français et le triomphe simultané de l'anglicanisme; d'où date essentiellement, pour l'un et l'autre cas, l'organisation complète du système de résistance plus ou moins rétrograde, graduellement devenu de plus en plus systématique en même temps que l'esprit révolutionnaire. Cette immense concentration politique autour de pouvoirs déjà instinctivement éveillés sur l'imminent danger de tout prolongement ultérieur du mouvement de décomposition, et l'espèce de défection spontanée que venait ainsi de faire le protestantisme envers l'ensemble de la cause révolutionnaire qu'il avait jusque alors exclusivement représentée, tout ce concours d'obstacles universels exigeait évidemment que la désorganisation spirituelle prît une nouvelle marche, et trouvât des chefs plus conséquens, propres à la conduire jusqu'à son dernier terme nécessaire, par des moyens adaptés à la nature de l'opération et à la difficulté des circonstances. Du reste, il serait certainement superflu d'insister ici davantage sur l'indispensable intervention d'une influence philosophique dont l'avénement était pleinement inévitable, comme nous l'allons spécialement reconnaître. Mais il n'était point inutile de vérifier directement, en cette nouvelle occasion capitale, cette invariable correspondance que nous a jusqu'ici toujours offert spontanément, en tant d'autres cas, l'ensemble du passé, entre les grandes exigences sociales et leurs modes naturels de satisfaction simultanée. Il est clair, en général, d'après la série de nos explications antérieures, que la période protestante avait graduellement amené l'ancien système social à un état de décomposition intime où il devenait essentiellement impropre à diriger aucunement l'évolution ultérieure des sociétés modernes, envers laquelle son ascendant politique devenait, au contraire, de plus en plus hostile. Aussi l'imminence d'une révolution universelle et décisive commençait-elle alors à se faire déjà vaguement pressentir aux penseurs suffisamment pénétrans, comme le grand Leibnitz nous en offre surtout l'exemple. D'une autre part, néanmoins, ce système eût prolongé presque indéfiniment, par la seule force d'inertie, son ascendant oppressif, malgré cet état de quasi-putréfaction, de manière à entraver profondément, même en idée, toute vraie réorganisation sociale, sans cependant pouvoir réaliser sa propre utopie rétrograde, si le ferment révolutionnaire, acquérant spontanément une nouvelle et plus complète énergie, ne fût venu, par l'importante opération philosophique qui nous reste à apprécier, faire hautement ressortir enfin l'inévitable tendance de l'ensemble du grand mouvement de décomposition vers une régénération totale, constituant sa seule issue nécessaire, qui, en toute autre hypothèse, serait demeurée constamment enveloppée sous la nébuleuse indétermination politique de la métaphysique protestante. Il est maintenant facile de concevoir la tendance naturelle de la philosophie négative vers cet état définitif de pleine systématisation, en résultat, direct ou indirect, du mouvement purement hérétique, ci-dessus apprécié. Car, cette disposition graduelle de l'esprit humain à l'entière émancipation théologique s'était déjà manifestée avant même que la décomposition spontanée du monothéisme catholique commençât à devenir sensible. En remontant autant que possible, on la verrait pour ainsi dire précéder l'organisation du catholicisme, si l'on a convenablement égard aux explications de la cinquante-troisième leçon sur la tendance remarquable de certaines écoles grecques, sous la décadence du régime polythéique, à dépasser spéculativement les bornes générales du simple monothéisme. Un effort aussi éminemment prématuré, en un temps où toute saine conception de philosophie naturelle était évidemment impossible, ne pouvait, sans doute, aboutir qu'à une sorte de panthéisme métaphysique, où la nature était, au fond, abstraitement divinisée: mais une telle doctrine différait peu, en réalité, de ce qu'on a depuis qualifié abusivement d'athéisme; elle s'en rapprochait surtout quant à l'opposition radicale envers toutes les croyances religieuses susceptibles d'une véritable organisation, ce qui est ici le plus important, puisqu'il s'agit d'idées essentiellement négatives. Quoique cette disposition anti-théologique ait dû, ainsi que je l'ai expliqué, s'effacer spontanément sous l'ascendant nécessaire de l'esprit d'organisation monothéique, pendant la longue période d'ascension sociale du catholicisme, elle n'avait jamais entièrement disparu; et les traces en sont fort sensibles à tous les âges de la grande élaboration catholique, ne fût-ce que par les persécutions qu'eut alors à subir la philosophie d'Aristote, à raison d'un tel caractère, qui, en effet, s'y trouvait implicitement consacré. La scolastique proprement dite résulta ensuite, comme on l'a vu, d'une sorte de transaction spontanée entre les deux métaphysiques antagonistes, et ouvrit elle-même une nouvelle issue normale à l'esprit d'émancipation, qui, à travers la théologie officielle manifestait une prédilection croissante pour les plus libres penseurs de la Grèce, dont l'influence indirecte s'était toujours maintenue, à divers degrés, chez beaucoup d'hommes spéculatifs, et principalement dans le haut clergé italien, constituant alors la portion la plus pensante de l'espèce humaine. Cette métaphysique radicalement négative était déjà très répandue, au treizième siècle, parmi les esprits cultivés; de manière à laisser encore de nombreux souvenirs, tels que ceux des deux principaux amis et prédécesseurs de Dante, ou du célèbre chancelier de Frédéric II, etc. Sans prendre une part très active aux grandes luttes intestines des deux siècles suivans, où la désorganisation spontanée du système catholique fut surtout dirigée, comme je l'ai montré, par une métaphysique plus théologique, source immédiate du pur protestantisme, cette tendance irréligieuse y trouva naturellement une nouvelle stimulation, ainsi qu'un essor plus facile, et dut y prendre aussi un caractère plus systématique, en même temps que plus prononcé. Au seizième siècle, elle laisse agir le protestantisme, en s'abstenant soigneusement de concourir à son élaboration, et profite seulement de la demi-liberté que la discussion philosophique venait ainsi d'acquérir nécessairement pour commencer à développer directement sa propre influence mentale, soit écrite, soit surtout orale: c'est ce qu'indiquent alors hautement les illustres exemples d'Érasme, de Cardan, de Ramus, de Montaigne, etc.; et c'est ce que confirment, avec encore plus d'évidence, les plaintes naïves de tant de vrais protestans sur le débordement croissant d'un esprit anti-théologique qui menaçait déjà de rendre essentiellement superflue leur réforme naissante, en faisant enfin ressortir immédiatement l'irrévocable caducité du système qui en était l'objet. Les luttes ardentes et prolongées alors déterminées par les dissentimens religieux, durent puissamment contribuer ensuite à fortifier et à propager un tel esprit, dont l'essor, cessant désormais d'être une simple source de satisfaction personnelle pour les principales intelligences, trouvait dès-lors spontanément, comme je l'ai indiqué, au sein même du vulgaire, une noble destination sociale, puisqu'il devenait ainsi le seul refuge général de l'humanité contre les fureurs et les extravagances des divers systèmes théologiques, partout dégénérés maintenant en principes d'oppression ou de perturbation. Aussi reconnaîtrons-nous ci-après que l'élaboration systématique de la philosophie négative s'est réellement opérée, en tout ce qu'elle offrait de plus fondamental, vers le milieu du dix-septième siècle, malgré qu'elle soit communément rapportée au siècle suivant, réservé seulement à son active propagation universelle. Cet avénement naturel d'une telle philosophie a dû être alors puissamment secondé par un mouvement mental d'une tout autre nature et d'une bien plus haute destination, quoique habituellement confondu avec le premier dans les appréciations actuelles. On conçoit qu'il s'agit de l'essor direct du véritable esprit positif, qui, jusque alors concentré en d'obscures recherches scientifiques, commençait enfin, dès le XVIe siècle, et surtout pendant la première moitié du XVIIe, à manifester hautement son propre caractère philosophique, non moins hostile au fond à la métaphysique elle-même qu'à la pure théologie, mais qui devait d'abord concourir spontanément avec l'une pour l'entière élimination de l'autre, comme je l'indiquerai spécialement au chapitre suivant. J'ai déjà annoncé que ce nouvel esprit avait peu aidé à l'ébranlement protestant, auquel son essor distinct est réellement postérieur, et d'ailleurs peu sympathique, tandis qu'il avait dû beaucoup faciliter l'émancipation ultérieure; c'est ici le lieu de le signaler sommairement. Or, cette inévitable influence résultait directement, chez les intelligences supérieures, de sa tendance nécessaire à favoriser l'empiètement toujours croissant de la raison sur la foi, en disposant au rejet systématique, au moins provisoire, de toute croyance non démontrée. Sans supposer à Bacon et à Descartes aucun dessein formellement irréligieux, peu compatible en effet avec la mission fondamentale qui devait absorber leur active sollicitude, il est néanmoins impossible de méconnaître que l'état préalable de plein affranchissement intellectuel qu'ils prescrivaient si énergiquement à la raison humaine devait désormais conduire les meilleurs esprits à l'entière émancipation théologique, en un temps où déjà l'éveil mental avait été, à cet égard, suffisamment provoqué. Ce résultat naturel devenait ainsi d'autant plus difficile à éviter qu'il devait d'abord être moins soupçonné, comme conséquence d'une simple préparation logique, dont aucun homme judicieux ne pouvait guère contester alors la nécessité abstraite. Tel est toujours, en effet, l'irrésistible ascendant spirituel des révolutions purement relatives à la méthode, et dont les dangers ne peuvent, d'ordinaire, être aperçus que lorsque leur accomplissement est assez avancé pour ne pouvoir plus être réellement contenu. Aussi, dans le cas actuel, le grand Bossuet lui-même, malgré son sincère attachement à des croyances caduques, a-t-il involontairement cédé à la séduction logique du principe cartésien, quoique la tendance anti-religieuse en eût été déjà suffisamment signalée par le janséniste Pascal, qui, en sa qualité de nouveau sectaire, devait avoir une foi plus inquiète en même temps que plus vive. Pendant que cette inévitable influence s'exerçait insensiblement chez les esprits d'élite, le vulgaire ne pouvait manquer, d'une autre part, d'être profondément troublé, dans ses convictions chancelantes, par le conflit non moins nécessaire qui dès-lors commençait à s'élever directement, avec une énergie croissante, des découvertes scientifiques contre les conceptions théologiques. La mémorable persécution, si aveuglément suscitée au grand Galilée pour sa démonstration du mouvement de la Terre, a dû faire alors plus d'incrédules que toutes les intrigues et les prédications jésuitiques n'en pouvaient convertir ou prévenir; outre la manifestation involontaire que le catholicisme faisait ainsi de son caractère désormais hostile au plus pur et au plus noble essor du génie humain; beaucoup d'autres cas analogues, quoique moins prononcés, ont dû pareillement développer, à divers degrés, cette opposition de plus en plus décisive, avant la fin du XVIIe siècle. Ce qu'il faut surtout noter ici à l'égard de cette double influence nécessaire, à la fois exercée sur tous les rangs intellectuels, c'est sa tendance également contraire aux diverses croyances qui se disputaient encore si vainement le gouvernement moral de l'humanité, et par suite sa convergence spontanée vers l'effort général d'émancipation finale de la raison humaine contre toute théologie quelconque, dont l'incompatibilité radicale avec l'essor total des connaissances réelles était enfin par-là directement dévoilée. A ces diverses sources générales de la grande impulsion intellectuelle d'où la philosophie négative devait tirer son principal ascendant, il faut joindre, comme ayant puissamment secondé, non sa formation systématique, mais son active propagation, l'assistance naturelle des dispositions morales presque universelles qui devaient ensuite tant influer d'ailleurs sur son énergique application sociale. J'ai déjà suffisamment signalé ci-dessus l'intime affinité nécessaire de l'esprit d'émancipation religieuse avec l'essor légitime de la libre activité individuelle, si indispensable au développement propre de la civilisation moderne; et la leçon suivante donnera spécialement lieu à de nouvelles explications sur cette importante relation mutuelle. On ne peut douter davantage que le besoin, de plus en plus imminent, de lutter avec énergie contre l'ascendant oppressif de la dictature rétrograde, n'ait dû tendre à soulever directement, dès la fin du XVIIe siècle, toutes les passions généreuses en faveur de la doctrine critique pleinement systématisée, qui pouvait seule alors servir d'organe universel au progrès social. Mais, outre ces nobles influences, maintenant partout reconnues, et sur lesquelles leur haute évidence doit ici nous dispenser d'insister plus long-temps, l'impartialité historique exige véritablement que, sans tomber dans les vaines récriminations déclamatoires des champions religieux, on ose apprécier aussi la puissante stimulation que cette indispensable élaboration révolutionnaire a dû secrètement recevoir, dès son origine, et pendant tout son cours, des vicieuses inclinations qui prédominent si malheureusement dans l'ensemble de la constitution fondamentale de l'homme, comme on l'a vu au quarante-cinquième chapitre, et qui devaient accueillir si avidement toute conception purement négative, soit spéculative, soit surtout sociale. Relativement au principe absolu du libre examen individuel, base commune de toute la doctrine critique, il serait superflu d'expliquer la séduction spontanée qu'il devait immédiatement exercer sur la puérile vanité de presque tous les hommes, dont la raison privée était ainsi érigée en souverain arbitre des plus hautes discussions: j'ai déjà montré, au quarante-sixième chapitre, comment cet irrésistible attrait attache réellement aujourd'hui à cette doctrine ceux-là même qui s'en constituent avec le plus d'ardeur les adversaires systématiques. En outre, quoique les haines théologiques aient souvent abusé indignement de la dénomination expressive si long-temps appliquée aux libres penseurs, pour susciter contre eux de calomnieuses imputations morales, l'usage unanime, et fréquemment inoffensif, d'une telle qualification jusqu'au siècle dernier, ne doit être d'abord interprété que comme une naïve manifestation de l'impulsion instinctive des passions humaines vers une philosophie qui affranchissait notre nature de l'ancienne discipline mentale, et par suite morale, sans pouvoir encore y substituer réellement aucun équivalent normal. Tous les autres dogmes essentiels de la doctrine critique comportent évidemment de semblables remarques, d'une manière d'autant plus prononcée qu'ils intéressent des passions plus énergiques. C'est ainsi que l'ambition devait naturellement accueillir avec ardeur le principe, provisoirement indispensable, de la souveraineté populaire, qui ouvrait à son essor politique une carrière presque indéfinie, en rendant pour ainsi dire continue la pensée de nouveaux bouleversemens, dont rien ne semblait d'avance devoir limiter la portée graduelle. On ne peut davantage se dissimuler que l'orgueil, et même l'envie, n'aient été, à beaucoup d'égards, de puissans auxiliaires permanens de l'amour systématique de l'égalité, qui, abstraction faite de toute hypocrisie, d'ailleurs si facile à ce sujet, ne tient point essentiellement, dans les natures peu élevées, à un actif sentiment généreux de la fraternité universelle, mais bien plutôt à une secrète réaction du penchant à la domination, entraînant spontanément, par suite d'une insuffisante satisfaction effective, à la haine instinctive de toute supériorité quelconque, afin d'obtenir au moins le niveau. Ce n'est point ici le lieu d'apprécier les perturbations pratiques qui ont dû successivement résulter de cette irrécusable corelation des différens principes critiques aux diverses passions prépondérantes de l'organisme humain. Je n'ai voulu maintenant que signaler, en général, sous ce rapport, comment les influences mentales qui poussaient directement à l'élaboration nécessaire d'une telle doctrine ont été naturellement fortifiées par d'énergiques influences morales, dont la coopération spontanée devait se manifester surtout dans les crises insurrectionnelles, où l'on a pu si fréquemment remarquer la tendance instinctive de l'action révolutionnaire à y accueillir sans répugnance l'active participation volontaire de ceux-là même qui supportent impatiemment le frein habituel des règles sociales. L'appréciation directe du développement général propre au système final de philosophie négative dont nous venons de caractériser, à divers titres essentiels, l'avénement nécessaire, exige d'abord qu'on y distingue soigneusement la critique spirituelle et la critique temporelle. Quoique celle-ci ait dû constituer l'indispensable complément de la doctrine révolutionnaire, qui n'aurait pu autrement parvenir à l'activité politique qu'elle devait ensuite si éminemment manifester, elle n'a pu cependant être spécialement entreprise qu'en dernier lieu, par suite d'un suffisant accomplissement de la première opération, dans laquelle devait surtout consister une telle élaboration. Car, l'émancipation philosophique proprement dite était, par sa nature, plus importante, au fond, que l'émancipation purement politique, qui ne pouvait manquer d'en résulter presque spontanément, tandis que, au contraire, elle n'en eût aucunement dispensé, quand même elle eût été immédiatement exécutable. Il est impossible, en effet, de concevoir, d'une manière un peu durable, un respect suffisant pour les préjugés monarchiques ou aristocratiques chez des esprits déjà pleinement affranchis des préjugés théologiques, dont l'empire est bien plus puissant, et qui d'ailleurs formaient alors la base indispensable des autres, principalement depuis la concentration temporelle propre à la période précédente: au lieu que, réciproquement, les plus audacieuses attaques directes contre les anciens principes politiques, si l'on y eût irrationnellement maintenu les croyances correspondantes, n'eussent pu caractériser suffisamment le changement fondamental de système social, tout en exposant aux plus graves perturbations. Ainsi, la liberté mentale était, évidemment, la plus essentielle à établir complétement par un exercice convenable, afin d'atteindre réellement à la principale destination d'une telle élaboration critique dans l'ensemble de l'évolution moderne, c'est-à-dire de marquer directement la tendance nécessaire vers une entière régénération, et en même temps d'en faciliter ultérieurement l'avénement intellectuel; tandis que l'opération purement protestante, quoique ayant, comme nous l'avons vu, amené le régime ancien à un état radical d'impuissance sociale, en laissait néanmoins subsister indéfiniment la conception générale, de manière à entraver profondément toute pensée de vraie réorganisation. Notre attention doit donc être ici dirigée surtout vers la critique philosophique proprement dite, à laquelle nous ne devrons ensuite joindre l'appréciation de la critique purement politique qu'à titre de dernier complément nécessaire. En second lieu, dans le développement général de la première élaboration, qui a rempli la majeure partie de la phase que nous considérons, il importe de distinguer historiquement la formation originale et systématique de la doctrine négative d'avec l'ultérieure propagation universelle du mouvement d'entière émancipation mentale: car, non-seulement ces deux opérations ne devaient point appartenir au même siècle, mais elles ne devaient avoir non plus ni les mêmes organes ni le même centre d'agitation, comme nous l'allons voir. Par la combinaison naturelle de ces deux divisions, notre appréciation rationnelle de ce mémorable ébranlement philosophique doit, en résumé, se rapporter, tour à tour, à trois élaborations successives, dont l'enchaînement historique est incontestable, et destinées l'une à sa formation, l'autre à sa propagation, et la dernière à son extrême complément politique. Quoique la première opération soit encore rapportée communément au XVIIIe siècle, il est, ce me semble, impossible de méconnaître désormais que, en tout ce qu'elle offre de vraiment fondamental, elle appartient réellement au siècle précédent. Nécessairement émanée d'abord du protestantisme le plus avancé, elle devait s'élaborer en silence dans les pays même qui, comme la Hollande et l'Angleterre, avaient constitué le principal siége du mouvement protestant, soit parce que la liberté intellectuelle y était alors spontanément plus complète que partout ailleurs, soit aussi parce que l'essor croissant des divergences religieuses y devait plus spécialement provoquer à l'entière émancipation théologique. Ses principaux organes y durent appartenir aussi, comme ceux de l'élaboration purement protestante, à l'école essentiellement métaphysique, devenue graduellement prépondérante, au sein des universités les plus célèbres, sous l'impulsion primitive de la plus hardie scolastique du moyen-âge: mais c'étaient néanmoins de véritables philosophes, embrassant sérieusement, à leur manière, l'ensemble des spéculations humaines, au lieu des simples littérateurs du siècle suivant. Ce grand ébranlement philosophique, si nécessaire alors à l'évolution finale de l'humanité, fut ainsi successivement accompli surtout par trois éminens esprits, de nature fort différente, mais dont l'influence, quoique inégale, devait pareillement concourir au résultat général: d'abord Hobbes, ensuite Spinosa, et enfin Bayle, qui, né français, ne put pleinement travailler qu'en Hollande. Le second de ces philosophes, sous l'impulsion spéciale du principe cartésien, a sans doute exercé une influence décisive sur l'entière émancipation d'un grand nombre d'esprits systématiques, comme l'indiquerait seule la multitude de réfutations soulevées par son audacieuse métaphysique: mais, outre qu'il est postérieur à Hobbes, la nature trop abstraite de son obscure élaboration dogmatique ne permet point de voir en lui le principal fondateur de la philosophie négative, à laquelle il n'avait attribué aucune destination sociale suffisamment caractérisée. D'un autre côté, c'est surtout au dernier qu'une telle doctrine doit la tendance directement critique convenable à sa nature et à son office: cependant l'incohérente dissémination de ses attaques partielles, encore plus que l'ordre chronologique, doit plutôt le faire ranger parmi les premiers chefs du mouvement de propagation que parmi les organes propres de l'impulsion originale, où sa participation distincte est cependant incontestable. On arrive ainsi, par une exclusion graduelle, à regarder comme le véritable père de cette philosophie révolutionnaire[37] l'illustre Hobbes, que nous retrouverons d'ailleurs, au chapitre suivant, sous un aspect spéculatif bien plus élevé, au nombre des principaux précurseurs de la vraie politique positive. C'est surtout à Hobbes, en effet, que remontent historiquement les plus importantes conceptions critiques, qu'un irrationnel usage attribue encore à nos philosophes du XVIIIe siècle, qui n'en furent essentiellement que les indispensables propagateurs. Note 37: La portion la plus avancée de l'école révolutionnaire, en Angleterre, tente aujourd'hui, avec la dignité et la générosité convenables, une intéressante opération nationale, pour la solennelle réhabilitation universelle de cet illustre philosophe, dont la mémoire, comme le disent avec raison les chefs de cette noble réaction, a été si injustement flétrie, d'abord dans sa patrie, et par suite au dehors, par la coalition spontanée des haines sacerdotales et des rancunes aristocratiques qu'il avait si directement bravées. Quoique un tel effort dût être, pour la France, essentiellement superflu, et dès-lors peu progressif, il n'en est point ainsi sans doute pour l'Angleterre, où l'émancipation mentale est certes beaucoup moins avancée. Il n'est pas inutile de noter ici, à ce sujet, que notre honorable concitoyen, le loyal et judicieux métaphysicien Tracy, avait depuis long-temps pressenti, avec la sagacité habituelle de son instinct anti-théologique, cette nécessité rationnelle de rattacher à Hobbes la formation systématique de la philosophie révolutionnaire; comme l'indiquent ses heureux essais pour faire dignement apprécier en France un énergique penseur qui n'y était guère connu que de nom avant cette puissante recommandation. Dans cette élaboration fondamentale, l'analyse anti-théologique est déjà poussée réellement jusqu'à la plus extrême émancipation religieuse que puisse comporter l'esprit purement métaphysique. On y peut donc mieux saisir qu'en tout autre cas les différences caractéristiques qui distinguent profondément une telle situation mentale du régime véritablement positif, avec lequel une appréciation superficielle la confond presque toujours, quoiqu'elle n'en ait dû constituer qu'un simple préambule, plus ou moins indispensable selon la préparation scientifique plus ou moins avancée. Cette doctrine, si improprement qualifiée d'athéisme, n'est, au fond, qu'une dernière phase essentielle de l'antique philosophie, d'abord purement théologique, puis de plus en plus métaphysique, avec les mêmes attributs essentiels, un esprit non moins absolu, toujours fort opposé à la vraie positivité rationnelle, et une tendance non moins prononcée à traiter surtout, à sa manière, les questions que la saine philosophie écarte directement, au contraire, comme radicalement inaccessibles à la raison humaine. Une appréciation convenablement approfondie fera aisément reconnaître, du point de vue propre à ce Traité, que le progrès réel dont cette philosophie négative fut l'organe systématique se réduisait surtout à remplacer totalement, pour l'explication absolue des divers phénomènes physiques ou moraux, l'ancienne intervention surnaturelle par le jeu équivalent des entités métaphysiques, graduellement concentrées dans la grande entité générale de _la nature_, ainsi substituée au créateur, avec un caractère et un office fort analogues, et par suite même avec une espèce de culte à peu près semblable: en sorte que ce prétendu athéisme se réduit presque, au fond, à inaugurer une déesse au lieu d'un dieu, chez ceux du moins qui conçoivent comme définitif cet état purement transitoire. Or, quoique une telle transformation suffise certainement à l'entière désorganisation effective du système social correspondant à l'ancienne philosophie, dès-lors frappée d'une radicale impuissance organique, comme je l'ai tant expliqué, elle est évidemment bien loin de suffire aussi à l'essor réel, non-seulement social, mais même simplement mental, d'une philosophie vraiment nouvelle, dont l'avénement n'est ainsi que préparé par un dernier préambule critique. Tant que l'usage philosophique des divinités ou des entités n'a point effectivement disparu sous la considération prépondérante des lois invariables propres aux divers ordres de phénomènes naturels, et tant que la nature et l'étendue des spéculations humaines n'ont pas habituellement subi les modifications et les restrictions correspondantes, ce qui était certainement impossible en un temps où ces lois étaient si imparfaitement connues, et surtout si mal appréciées, notre entendement reste nécessairement assujéti au régime théologico-métaphysique, quels que puissent être ses efforts d'affranchissement. D'après cette explication nécessaire, qu'il fallait, une seule fois pour toutes, directement indiquer, il est clair que la philosophie vraiment positive n'offre, de sa nature, aucune solidarité spéciale, ni dogmatique, ni historique, avec la philosophie pleinement négative dont il s'agit en ce moment, et qu'elle ne peut envisager que comme une dernière transformation préparatoire de la philosophie primitive, déjà pareillement élaborée dans une semblable direction par les passages successifs du fétichisme primordial, d'abord au simple polythéisme, ensuite au pur monothéisme, et enfin aux diverses phases graduelles de la théologie métaphysique, dont cette sorte de panthéisme ontologique constitue seulement la plus extrême modification. Malgré son évidente efficacité dissolvante, une telle situation mentale, envisagée comme définitive, n'est guère plus décisive que le déisme proprement dit, à titre de garantie philosophique, contre l'entière restauration intellectuelle des conceptions religieuses, toujours imminente, de toute nécessité, jusqu'à ce que les notions positives y aient été habituellement substituées. Par l'identité fondamentale propre aux diverses pensées théologiques, à travers leurs innombrables transformations, il est aisé d'expliquer cette sorte d'affinité intime, si paradoxale en apparence, que l'on peut remarquer, même aujourd'hui, comme je l'ai déjà noté au cinquante-deuxième chapitre, entre le ténébreux panthéisme systématique des écoles métaphysiques qui se croient les plus avancées et le vrai fétichisme spontané des temps primitifs. Telle est, en résumé, la saine appréciation historique du caractère purement intellectuel de la grande élaboration que nous examinons. Considérée maintenant sous l'aspect moral, elle nous offre la première coordination rationnelle de la fameuse théorie de l'intérêt personnel, abusivement attribuée au siècle suivant, et qui constitue, par sa nature, le fondement nécessaire de la morale purement métaphysique. J'ai déjà indiqué, au quarante-cinquième chapitre, comment l'irrationnel esprit d'unité absolue qui caractérise, envers un sujet quelconque, la philosophie métaphysique[38] encore plus que la philosophie théologique elle-même, devait conduire à cette inévitable aberration morale, nullement personnelle au subtil écrivain qui devint, au XVIIIe siècle, l'audacieux propagateur de cette doctrine de Hobbes, nécessairement commune, sous diverses formes, à presque toutes les écoles métaphysiques. Car, l'irrécusable prépondérance effective des penchans personnels dans l'ensemble de notre organisme moral, suivant les explications de la cinquantième leçon, entraîne naturellement à réduire au seul égoïsme toutes les diverses impulsions humaines, lorsque, à l'exemple des métaphysiciens, on s'est d'avance imposé la condition anti-philosophique d'établir, par un sophistique échafaudage de rapprochemens vicieux, une vaine unité factice là où règne nécessairement une grande multiplicité réelle. Les pénibles efforts tentés ensuite, en sens inverse, mais non moins irrationnellement, quoique dans une plus noble intention, pour concentrer, au contraire, toute notre nature morale vers la bienveillance ou la justice, n'ont pu avoir finalement aucune efficacité pratique, si ce n'est à titre de critique provisoire de la précédente théorie métaphysique, parce qu'un tel centre est, en réalité, bien moins énergique que l'autre, en sorte que cette insuffisante protestation n'a pu empêcher le triomphe croissant, sinon formel, du moins implicite, de l'aberration primitive, au grand détriment de notre évolution morale, que peut seule convenablement satisfaire la vraie connaissance de la nature humaine, comme on l'a vu au quarante-cinquième chapitre. On peut même regarder cette dernière école métaphysique, outre son peu d'ascendant effectif, comme étant moralement presque aussi dangereuse, par l'hypocrisie systématique qu'elle tendrait à produire habituellement, que l'autre par l'ignoble cynisme qu'elle a dogmatiquement consacré. Quoi qu'il en soit, pour compléter l'appréciation précédente, il importe d'ajouter que la théorie de l'égoïsme, bien que spéculativement propre, suivant cette explication, à la philosophie métaphysique, y émana surtout de la théologie elle-même, qui, après l'avoir à peu près éludée en principe, aboutissait finalement, dans la pratique, à une équivalente consécration, par la prépondérance, aussi exorbitante qu'inévitable, que toute morale religieuse accorde nécessairement, comme je l'ai noté au sujet du quiétisme, à la préoccupation du salut personnel, dont la considération, habituellement exclusive, doit naturellement disposer à méconnaître l'existence réelle des affections bienveillantes purement désintéressées, que la philosophie positive peut seule directement systématiser, suivant l'étude vraiment rationnelle de l'homme intellectuel et moral. C'est ainsi que la métaphysique, sans être dominée par les mêmes nécessités politiques, mais entraînée par le besoin philosophique de sa vaine unité ontologique, n'a fait réellement, sous ce rapport, que changer, pour ainsi dire, la destination de l'égoïsme fondamental, en remplaçant les calculs relatifs aux intérêts éternels par des combinaisons uniquement relatives aux intérêts temporels, sans pouvoir non plus s'élever à la conception d'une morale qui ne reposerait point exclusivement sur des calculs personnels d'une espèce quelconque. Aussi le seul danger capital qui, à cet égard, fût entièrement propre à cette métaphysique négative, consiste-t-il surtout en ce que, tout en confirmant, et plus dogmatiquement encore, cette grossière appréciation de la nature humaine, elle désorganisait radicalement l'indispensable antagonisme d'après lequel la sagesse sacerdotale avait eu jusque alors la faculté d'en neutraliser, à un certain degré, l'extrême imperfection, par une heureuse opposition pratique des intérêts imaginaires aux intérêts réels. Mais, quant au principe même de la morale des intérêts privés, il n'est pas douteux que la consécration empirique en a d'abord appartenu, de toute nécessité, aux doctrines purement religieuses, qui imposent directement à chaque croyant un but personnel d'une telle importance que sa considération continue doit inévitablement absorber toute autre affection quelconque, dont l'essor doit toujours lui rester essentiellement subordonné, en tant du moins qu'une semblable philosophie peut entraver le cours spontané de nos sentimens naturels. On voit ainsi, en résumé, que cette immense aberration morale, loin de constituer, comme on l'a cru, un simple accident isolé dans le développement général de la philosophie métaphysique, en a, au contraire, immédiatement caractérisé la formation normale, sous l'influence prolongée des conceptions théologiques, dont les conceptions métaphysiques, malgré l'antagonisme le plus apparent, ne sauraient, au fond, jamais offrir, à aucun titre, que de pures modifications dissolvantes. Note 38: Malgré d'insolubles difficultés logiques suscitées par l'obligation continue de concilier l'ascendant trop fréquent du mauvais principe avec l'absolue suprématie du bon, il faut néanmoins reconnaître que la théologie proprement dite, même à l'état monothéique, offrait, par sa nature, pour représenter, au moins empiriquement, la vraie constitution morale de l'homme, des ressources spéciales, que n'a pu ensuite également posséder la pure métaphysique, dominée par la vaine unité ontologique dont elle ne saurait s'affranchir. C'est pourquoi une telle aberration morale doit être surtout considérée comme propre à cette dernière philosophie, ou au moins comme l'un de ces dangers fondamentaux qu'une sage discipline sacerdotale avait pu jusque alors suffisamment contenir, et qui a dû surgir ultérieurement à travers la libre divagation des spéculations métaphysiques. Appréciée enfin sous le rapport politique, cette systématisation fondamentale de la philosophie négative est surtout caractérisée par l'immédiate consécration dogmatique de cette subordination radicale du pouvoir spirituel au pouvoir temporel, que nous avons vue partout s'établir spontanément pendant la phase précédente, et que le protestantisme avait spécialement proclamée, sans toutefois qu'elle eût encore été directement sanctionnée par aucune discussion rationnelle avant l'élaboration décisive de Hobbes. Cette conception transitoire, propre à l'ensemble du grand mouvement révolutionnaire, et qui ne doit cesser qu'avec lui, quels que soient d'ailleurs les graves inconvéniens, intellectuels ou sociaux, inhérens à la nature absolue de l'esprit métaphysique d'où elle émane, n'est, en elle-même, qu'un résultat nécessaire de la situation provisoire des sociétés modernes, ci-dessus convenablement analysée; ce qui nous dispense d'un nouvel examen. Il importe seulement de remarquer, à ce sujet, que, par une telle justification systématique de la dictature temporelle qui s'était alors partout constituée, la critique philosophique s'est essentiellement arrêtée, dès l'origine, à la désorganisation spirituelle, en concevant cette dictature comme le seul moyen efficace de maintenir suffisamment un ordre matériel toujours indispensable, jusqu'à ce que, cette démolition préalable étant pleinement consommée, on pût directement travailler à la réorganisation correspondante. Tel était, sans doute, implicitement le dessein principal de Hobbes dans une semblable conception: quoique sa marche inévitablement métaphysique dût malheureusement le pousser à attribuer une destination indéfinie à une condition purement passagère, il n'est pas probable qu'un esprit aussi philosophique crût réellement formuler ainsi l'état normal définitivement propre aux sociétés modernes, en un temps si voisin de celui où les plus éminens penseurs allaient déjà commencer à pressentir l'imminence d'une révolution universelle. Il n'est pas vraisemblable non plus que les chefs ultérieurs de la propagation négative, plus rapprochés encore de ce terme final, aient pris effectivement leur doctrine à ce sujet autrement que comme adaptée à une simple transition: le principal d'entre eux, Voltaire, dont la légèreté caractéristique n'annulait point l'admirable sagacité spontanée, me paraît, au moins, s'être presque toujours essentiellement préservé d'une pareille illusion. Quoi qu'il en soit, il est aisé de sentir les grandes facilités que ce caractère nécessaire a dû constamment procurer à l'ensemble du développement de la philosophie négative, en rassurant naturellement les gouvernemens sur les suites immédiates d'un tel ébranlement, qui, ainsi restreint, en apparence, à l'ordre spirituel, dès-lors de plus en plus négligé par les hommes d'état, préconisait systématiquement, comme un chef-d'œuvre de la sagesse humaine, cette passagère concentration temporelle, si chère aux pouvoirs dominans. En considérant, sous un aspect plus spécial, la conception de Hobbes à ce sujet, il est, ce me semble, très remarquable que, malgré une tendance nationale évidemment plus favorable à la noblesse qu'à la royauté, comme je l'ai expliqué, ce philosophe ait pris, au contraire, le pouvoir monarchique pour centre unique de la condensation politique, au lieu du pouvoir aristocratique: ce qui a fourni ensuite à l'école rétrograde, aujourd'hui plus puissante, au fond, en Angleterre que partout ailleurs, un spécieux prétexte pour venger les prêtres et les lords des énergiques attaques d'un esprit aussi progressif, en le représentant comme un véritable fauteur du despotisme, de manière à gravement compromettre jusqu'ici, par cette habile calomnie, sa réputation européenne. Suivant une juste appréciation de ce mémorable contraste, Hobbes me paraît d'abord avoir implicitement compris que la dictature monarchique était réellement beaucoup plus propre que la dictature aristocratique, soit à faciliter l'entière désorganisation de l'ancien système politique, soit à seconder l'avénement des nouveaux élémens sociaux, conformément à nos explications antérieures; et, en second lieu, cet illustre philosophe a, sans doute, ainsi pressenti que son élaboration fondamentale, loin d'être spéciale à sa patrie, devait trouver son principal développement ultérieur chez les nations où la concentration temporelle s'était effectivement opérée autour de la royauté: double aperçu instinctif que je ne crois pas supérieur à la vraie portée de cet éminent penseur. Tels sont les divers aspects essentiels sous lesquels je devais ici considérer sommairement la systématisation primordiale de la philosophie négative. Il faut maintenant passer à l'examen équivalent du mouvement décisif qui, pendant la majeure partie du siècle suivant, a graduellement déterminé l'universelle propagation de cette indispensable émancipation, jusque alors bornée à un petit nombre d'esprits choisis, et dont la destination finale devait cependant dépendre surtout d'une suffisante vulgarisation. Dans cette nouvelle phase révolutionnaire, nous devons apprécier avant tout le changement remarquable qui s'est alors spontanément opéré quant au centre principal de l'impulsion philosophique, et aussi quant à ses organes permanents. Sous le premier point de vue, il est aisé d'expliquer pourquoi le siége de l'ébranlement intellectuel, et par suite social, a été dès-lors essentiellement transporté chez les peuples catholiques, et surtout en France, pour y rester fixé jusqu'à l'entière consommation de l'opération révolutionnaire, et même de la réorganisation qui doit lui succéder; tandis que auparavant la décomposition systématique du régime théologique et militaire avait été directement poursuivie chez les nations protestantes, d'abord en Allemagne, ensuite en Hollande, et enfin en Angleterre, comme je l'ai montré. Ce déplacement nécessaire résultait naturellement de ce que, dans ces divers pays, le triomphe politique du protestantisme avait directement neutralisé sa tendance primitive à l'émancipation philosophique, en rattachant profondément au système général de résistance plus ou moins rétrograde, l'espèce d'organisation dont le protestantisme était susceptible, conformément à nos explications antérieures. Tout affranchissement ultérieur de la raison humaine devenait alors beaucoup plus antipathique encore au protestantisme officiel qu'au catholicisme lui-même, malgré la dégénération mentale dont celui-ci était irrévocablement frappé, en faisant spontanément ressortir l'insuffisance radicale de la vaine réformation spirituelle qu'on venait ainsi d'instituer à grands frais. Cette répugnance instinctive se fait même sentir, hors de la sphère légale, chez les sectes dissidentes où la désorganisation théologique est la plus avancée, et qui, fières de leur demi-émancipation, retiennent avec plus d'ardeur les croyances qu'elles ont conservées; d'où résulte inévitablement une horreur plus spéciale envers l'irrésistible concurrence des opinions philosophiques qui, d'un seul coup, dispensent immédiatement de toute cette laborieuse transition protestante. Les peuples catholiques, au contraire, pourvu que la compression rétrograde n'y eût pas été poussée jusqu'à produire momentanément une sorte de torpeur intellectuelle, devaient être essentiellement disposés, indépendamment d'une vaine émulation nationale, qui pourtant n'a pas été sans quelque influence, à accueillir l'entière extension systématique de la philosophie négative, où ils trouvaient le seul refuge alors possible contre une oppressive domination, devenue directement hostile à l'essor ultérieur de la raison humaine. Il serait assurément superflu d'expliquer ici l'évidente propriété qui, sous ce rapport, devait, entre tous les pays catholiques, hautement distinguer la France, si heureusement préservée du protestantisme officiel, sans toutefois avoir perdu les avantages principaux d'une première inoculation hérétique, et où l'esprit de dissidence théologique venait de se manifester irrécusablement sous de nouvelles formes nationales, comme on l'a vu ci-dessus. Toutefois, il importe de noter spécialement, à ce sujet, l'influence nécessaire qu'a dû exercer, sur la propagation ultérieure de l'ébranlement philosophique, l'admirable mouvement esthétique, et surtout poétique, dont, au XVIIe siècle, la France, après l'Italie et l'Espagne, venait d'offrir le mémorable développement, qui sera, au chapitre suivant, spécialement apprécié. Au degré déjà atteint par la désorganisation spontanée de l'ancienne discipline mentale, tout ce qui, en un sens quelconque, tendait à provoquer partout l'éveil intellectuel, devait alors nécessairement tourner, en dernier lieu, au profit de l'universelle émancipation des esprits. Mais, en outre, on a justement signalé, à cet égard, la tendance sociale qui, même à leur insu, poussait immédiatement les principaux poètes de cette mémorable époque à concourir, à leur manière, à la grande opération critique: ce caractère, si prononcé chez Molière et Lafontaine, et déjà même chez Corneille, tous plus ou moins initiés aux nouveaux principes philosophiques, se fait sentir aussi jusque chez Racine et Boileau, malgré leur ferveur religieuse, par la direction anti-jésuitique de leur foi janséniste. Quoiqu'on ait souvent attaché à ces diverses observations une importance fort exagérée, il n'est pas douteux que de telles dispositions, peu décisives en elles-mêmes, devaient néanmoins acquérir alors une véritable portée révolutionnaire, à titre d'indication ou même de préparation, par suite de la situation fondamentale où était déjà parvenu le monde intellectuel. Du reste, l'ensemble de motifs irrécusables qui, dès le XVIIIe siècle, assigne si clairement la France pour centre final du grand ébranlement philosophique, et par suite politique, ne tend nullement à réduire cette opération définitive à une simple destination nationale: car, il est évident que, de ce point principal, la philosophie négative devait nécessairement se propager d'abord chez les autres nations catholiques, et ensuite, quoique avec plus d'efforts et de lenteur, chez les nations protestantes elles-mêmes, où s'accomplit silencieusement aujourd'hui cette dernière préparation indispensable. Abstraction faite de toute puérile nationalité, dans un mouvement essentiellement commun, depuis le XIVe siècle, à l'ensemble de la chrétienté, il ne s'agit donc ici que d'une simple initiative, évidemment réservée à la France pour l'extrême phase révolutionnaire, comme l'Allemagne, la Hollande, et l'Angleterre, avaient dû la prendre tour à tour aux diverses époques principales de la phase purement protestante. Ce mémorable déplacement final du centre d'agitation philosophique a été naturellement accompagné d'une transformation non moins capitale quant aux organes habituels d'une telle élaboration, désormais passée des docteurs proprement dits aux simples littérateurs, quoique toujours nécessairement dirigée par l'esprit purement métaphysique, dont les formes devenaient seulement ainsi moins caractérisées, sans toutefois dissimuler réellement la commune origine et l'éducation semblable des anciens et des nouveaux organes. C'est là qu'il faut placer le véritable avénement social de la classe des littérateurs, qu'une étrange destinée place provisoirement à la tête de la politique actuelle, depuis qu'elle s'est spontanément complétée par l'ultérieure adjonction temporelle de la classe correspondante des avocats, dès-lors substitués aux juges, comme les premiers aux docteurs, dans la direction générale de la grande transition révolutionnaire, ainsi que je l'expliquerai spécialement au cinquante-septième chapitre. Une telle modification de l'influence métaphysique était devenue graduellement indispensable, à mesure que les corporations universitaires, premiers organes du mouvement critique, se rattachaient instinctivement, quoique sous des formes qui leur restaient propres, au système général de résistance présidé par la dictature temporelle, même indépendamment de l'invasion croissante des jésuites. Cette sorte de défection naturelle, premièrement opérée chez les nations protestantes, où l'ancienne opposition métaphysique avait officiellement prévalu, s'était plus tard essentiellement étendue aux pays catholiques eux-mêmes, où cette force avait atteint un but équivalent, et se trouvait pareillement admise aux bénéfices de la coalition rétrograde; comme le témoigne clairement, en France, dès la fin du dix-septième siècle, en divers cas importans, la nouvelle ferveur des parlemens et des universités contre l'essor ultérieur de l'évolution mentale. En même temps, la propagation spontanée de l'éducation universitaire, d'abord éminemment doctorale, mais ensuite de plus en plus littéraire, sans que toutefois le caractère métaphysique cessât réellement d'y prédominer, avait inévitablement multiplié partout de plus en plus le nombre de ces esprits qui, se sentant à la fois trop peu de positivité pour se livrer à la vraie culture scientifique alors naissante, trop peu de rationnalité pour embrasser la profession philosophique proprement dite, et trop peu d'imagination pour suivre franchement la carrière purement poétique, tout en s'attribuant néanmoins une vocation exclusivement intellectuelle, sont ainsi conduits à constituer, au sein des sociétés modernes, cette classe singulièrement équivoque, où aucune destination mentale n'est hautement prononcée, et qu'on est dès-lors contraint de désigner par les vagues dénominations de littérateurs, écrivains, etc., qui désignent leur genre habituel d'activité, abstraction faite d'aucun but effectif. Naturellement dépourvue, comme la classe corelative des avocats, de toutes convictions profondes, même des obscures convictions métaphysiques particulières aux anciens docteurs, par l'influence combinée de son organisation, de son éducation, et de ses occupations ordinaires, cette classe nouvelle eût été totalement impropre à l'élaboration systématique de la philosophie négative: mais, en la recevant déjà fondée par quelques purs philosophes, comme je viens de l'expliquer, elle était, au contraire, éminemment apte à en diriger avec succès l'indispensable propagation universelle, à laquelle des esprits plus rationnels eussent assurément participé d'une manière moins active, moins variée, et finalement moins efficace. Son défaut caractéristique de principes propres a pu même tourner finalement au profit de cette importante opération secondaire, non-seulement en procurant spontanément à ses efforts une souplesse mieux diversifiée, suivant les convenances particulières à chaque cas, mais aussi en empêchant ses dissertations critiques de prendre un caractère trop absolu qui eût ensuite trop entravé la vraie réorganisation sociale, au service de laquelle cette heureuse versatilité permettra un jour de transporter aisément des talens de propagation qui, au dernier siècle, devaient être essentiellement consacrés au triomphe de la philosophie négative. C'est ainsi qu'une telle constitution intellectuelle, qui, de toutes, serait évidemment la plus monstrueuse à admettre comme indéfinie, puisque la conception y est directement dominée par l'expression, s'est alors trouvée, au contraire, pleinement adaptée à la nature de la nouvelle élaboration provisoire réservée à cette extrême phase de la désorganisation spirituelle, eu égard surtout au véritable état général des esprits, qui n'exigeait plus l'emploi soutenu des démonstrations régulières, mais principalement la multiplicité continue des stimulations partielles, variées avec une suffisante opportunité. Au degré d'émancipation mentale alors réalisé, même chez le vulgaire, d'après la marche antérieure des intelligences, la seule existence permanente d'une discussion anti-théologique, quelle qu'en fût d'ailleurs l'institution réelle, devait, en effet, presque suffire à déterminer partout, sous l'unique influence de l'exemple, la propagation spontanée d'un ébranlement philosophique dont les principes essentiels existaient déjà, plus ou moins explicitement, chez des esprits qui n'étaient plus retenus surtout que par l'horreur morale qu'on leur avait inspirée envers les organes d'un tel affranchissement, avec lequel un semblable spectacle devait nécessairement les familiariser bientôt. Le succès général de cette opération révolutionnaire était ainsi d'autant mieux assuré, que ceux-là même qui, en de pareilles controverses, défendaient, avec un zèle plus fervent qu'éclairé, l'ensemble des anciennes croyances, concouraient inévitablement, à leur insu, à répandre le scepticisme universel, en sanctionnant de plus en plus, par leurs propres travaux, cette subordination fondamentale de la foi à la raison, véritable germe primordial de la désorganisation théologique. Car, telle est la nature caractéristique des conceptions religieuses, dont toute la force résulte essentiellement de leur spontanéité, que rien ne saurait les préserver d'une irrévocable décomposition finale, aussitôt qu'elles sont habituellement assujéties à la discussion, quelque triomphe qu'elles en aient d'abord retiré. Aussi l'esprit de controverse propre au monothéisme, surtout catholique, doit-il être historiquement regardé comme une manifestation spéciale de ce décroissement continu de la philosophie théologique dont l'état monothéique constitue l'une des principales phases, suivant notre théorie fondamentale. Non-seulement les innombrables démonstrations de l'existence de Dieu, répandues, avec tant d'éclat, depuis le douzième siècle, constatent hautement l'essor des doutes hardis dont ce principe était déjà l'objet direct; mais on peut assurer aussi qu'elles ont beaucoup contribué à les propager, soit en vertu de l'inévitable discrédit que devait faire rejaillir sur les anciennes croyances la faiblesse effective de plusieurs de ces argumentations variées, soit surtout parce que celles même qui semblaient les plus décisives devaient spontanément suggérer d'irrésistibles scrupules sur le tort logique qu'on avait eu jusque alors d'admettre les opinions correspondantes sans pouvoir les appuyer de telles preuves victorieuses. Rien ne peut assurément mieux confirmer la destinée purement provisoire propre aux convictions religieuses, que cette inaptitude finale à résister à la discussion, combinée avec l'évidente impossibilité de s'y soustraire toujours; ce qui fait ressortir l'émancipation universelle des efforts même que le zèle le plus pur tente, avec le plus d'habileté apparente, pour maintenir les esprits sous le joug théologique. Pascal est, ce me semble, le seul philosophe de cette école qui ait réellement compris, ou du moins le seul qui ait nettement signalé, le danger radical de ces imprudentes démonstrations théologiques qu'une ferveur immodérée, stimulée par une vanité fort excusable, multipliait, de son temps, avec une inépuisable fécondité: et encore cet avis, beaucoup trop tardif, aggravait-il lui-même le mal par une impuissante déclaration, qui fournissait aux sceptiques un nouveau motif de reprocher à la théologie qu'elle reculait désormais devant la raison, après en avoir si long-temps accepté le souverain arbitrage. Cet inévitable inconvénient était surtout sensible pour ces célèbres argumentations tirées de l'ordre des phénomènes naturels, que Pascal regardait, à si juste titre, comme spécialement indiscrètes, et auxquelles la théologie dogmatique empruntait cependant, depuis plusieurs siècles, ses principales preuves; sans pouvoir soupçonner qu'une étude approfondie de la nature dévoilerait ultérieurement, à tous égards, l'extrême imperfection réelle de cette même économie qui avait dû inspirer d'abord une aveugle admiration absolue, avant qu'elle eût pu devenir, dans ses différentes parties essentielles, le sujet continu d'une appréciation positive. L'ensemble des diverses considérations précédentes explique aisément combien toutes les voies intellectuelles étaient d'avance spontanément aplanies pour l'indispensable opération secondaire spécialement réservée aux littérateurs français du XVIIIe siècle, afin d'accomplir graduellement, chez des esprits bien préparés, l'entière vulgarisation finale de la philosophie négative, déjà convenablement systématisée pendant le siècle précédent. Néanmoins, telle est, en tous genres, l'extrême lenteur de notre essor spirituel, même dans l'ordre purement critique, que, entre ces deux siècles, des fondateurs aux propagateurs de l'émancipation mentale, une scrupuleuse appréciation historique signale expressément quelques agens philosophiques spécialement destinés à cette transmission normale de l'ébranlement rationnel. Parmi ces intermédiaires naturels de Bayle à Voltaire, on doit surtout distinguer l'illustre et sage Fontenelle, véritable philosophe sans en affecter le titre, qui, mieux que personne alors, avait à la fois pressenti la haute nécessité, intellectuelle et sociale, de cet affranchissement définitif, et la destination purement provisoire d'une telle opération, dont la tendance ultérieure vers l'avénement final d'une philosophie vraiment positive n'avait pu entièrement échapper à l'heureuse pénétration de son admirable instinct philosophique, comme j'aurai lieu de l'indiquer directement au chapitre suivant. D'une autre part, pendant que la direction générale du mouvement révolutionnaire était ainsi transmise des purs penseurs aux simples écrivains, les littérateurs s'étaient graduellement préparés à cette nouvelle mission, en se livrant naturellement de plus en plus aux dissertations philosophiques, depuis que la pleine réalisation du grand mouvement esthétique propre au siècle précédent ne leur permettait plus d'espérer d'éclatans succès qu'en s'ouvrant une autre issue. On peut regarder la mémorable controverse sur les anciens et les modernes, au début du XVIIIe siècle, comme le principal indice et l'occasion la plus décisive de cette transformation spontanée, outre son importance, déjà signalée au quarante-septième chapitre, et qui sera plus spécialement appréciée dans la leçon suivante, pour caractériser la première discussion rationnelle sur la notion fondamentale du progrès humain. Il serait donc maintenant impossible de méconnaître combien était, à tous égards, soigneusement préparée la mission générale de ces littérateurs, si aisément érigés en philosophes, depuis que ce titre, au lieu d'exiger de longues et pénibles méditations, pouvait s'obtenir en dissertant, avec une spécieuse facilité, en faveur de quelques négations systématiques, dogmatiquement établies long-temps d'avance. Toutefois, l'indispensable nécessité, mentale et sociale, d'une telle élaboration provisoire, laissera toujours, dans l'ensemble de l'histoire humaine, une place importante à ses principaux coopérateurs, et surtout à leur type le plus éminent, auquel la postérité la plus lointaine assurera une position vraiment unique; parce que jamais un pareil office n'avait pu jusque alors échoir, et pourra désormais encore moins appartenir, à un esprit de cette nature, chez lequel la plus admirable combinaison qui ait existé jusqu'ici entre les diverses qualités secondaires de l'intelligence présentait si souvent la séduisante apparence de la force et du génie. En passant ainsi finalement des penseurs aux littérateurs, la philosophie négative a dû manifester habituellement un caractère moins prononcé, soit pour mieux s'adapter à la rationnalité moins énergique de ces nouveaux organes, soit aussi afin de faciliter l'entière propagation de l'ébranlement mental. Par ce double motif, l'école voltairienne fut spontanément conduite à arrêter, en général, la doctrine fondamentale de Spinosa, de Hobbes, et de Bayle, au simple déisme proprement dit, qui, en effrayant moins les esprits vulgaires, suffisait d'ailleurs à l'entière désorganisation effective de la constitution religieuse; attendu l'évidente impossibilité de rien fonder socialement sur ce vague et impuissant système, source inépuisable de dissidences théologiques, et où l'on ne pouvait voir réellement qu'une vaine concession extrême provisoirement laissée à l'ancien esprit religieux dans son irrévocable décroissement universel: c'est pourquoi la dénomination de déiste me paraît spécialement convenable à l'ensemble de cette dernière phase révolutionnaire. Une telle réduction normale procurait, en outre, aux voltairiens la faculté, si précieuse à leur débilité logique, de prolonger, à leur usage, les avantages d'inconséquence propres à l'élaboration purement protestante, en continuant dès-lors à détruire la religion au nom du principe religieux, de manière à étendre graduellement l'influence dissolvante jusqu'aux plus timides croyans. Mais, quelques facilités que cette marche irrationnelle ait dû alors offrir à l'active propagation générale de l'ébranlement philosophique, elle est ultérieurement devenue la source inévitable de graves embarras intellectuels, et par suite sociaux, qui se font aujourd'hui déplorablement sentir, soit par l'encouragement évident ainsi directement imprimé à une commode hypocrisie, soit surtout par la confusion radicale qui en résulte, chez les esprits vulgaires, sur le vrai caractère de la tendance finale de l'évolution mentale, que tant de prétendus penseurs croient maintenant pouvoir indéfiniment borner à cette phase purement déiste; comme leurs prédécesseurs avaient déjà cru pouvoir aussi l'arrêter successivement aux phases socinienne, calviniste et même d'abord luthérienne, sans que ces divers désappointemens antérieurs aient pu encore dissiper suffisamment leur dangereuse illusion. J'indiquerai spécialement, au cinquante-septième chapitre, les principaux inconvéniens actuels de cette absurde utopie, qui voudrait assigner pour terme normal au grand mouvement d'émancipation des sociétés modernes l'état théologique le moins consistant et le moins durable de tous: il suffisait ici de caractériser sommairement la véritable source historique d'une telle aberration radicale. Sans m'arrêter à aucune appréciation concrète de l'élaboration philosophique dont je viens d'expliquer ainsi abstraitement, d'abord la destination et l'origine, ensuite la marche et le caractère, je dois cependant signaler rapidement l'expédient spontané à l'aide duquel les principaux directeurs de cette longue et vaste opération ont suffisamment contenu, jusqu'à son entière consommation, le plus grave danger qui fût propre à sa nature, et qui pouvait tendre à neutraliser profondément les nombreux efforts distincts dont le concours était indispensable à son succès. On conçoit, en effet, qu'une doctrine essentiellement composée de pures négations devait être peu propre à rallier rationnellement ses divers partisans, qui d'ailleurs ne pouvaient être assujétis, comme leurs précurseurs protestans, à aucune discipline régulière, susceptible de modérer l'essor naturel de leurs inévitables divergences. A la vérité, la principale partie du travail de propagation négative fut surtout accomplie par un seul homme, dont la longue vie et l'infatigable activité purent heureusement suffire à cette immense tâche. En second lieu, la nature du résultat commun était, évidemment, fort loin d'exiger une exacte concordance spéculative entre les divers coopérateurs, qui, n'ayant réellement qu'à détruire et non à construire, pouvaient, sans s'annuler mutuellement, différer beaucoup dans leurs utopies philosophiques, pourvu qu'ils s'accordassent essentiellement sur les démolitions préalables, ce qui devait spontanément avoir lieu le plus souvent. Toutefois, de profondes dissidences mentales, envenimées par d'envieuses rivalités, eussent probablement beaucoup compromis le succès final, comme elles avaient jadis tant discrédité le protestantisme, si, au temps de la pleine maturité de l'opération générale, l'instinct clairvoyant de Diderot ne fût venu, par l'heureux expédient de l'entreprise encyclopédique, instituer provisoirement un ralliement artificiel aux efforts les plus divergens, sans exiger le sacrifice essentiel d'aucune indépendance, et de manière à procurer à l'ensemble de ces incohérentes spéculations l'apparence extérieure d'une sorte de système philosophique, la longue durée d'un tel travail étant d'ailleurs pleinement suffisante à l'entière consommation de toutes les élaborations critiques de quelque importance, sous la protection commune de cette vaste compilation. On doit aussi noter, à ce sujet, la tendance spontanée de ce mode ingénieux à rattacher directement les divers développemens de la philosophie négative à l'essor général des nouveaux élémens sociaux, de façon à rappeler involontairement la destination finale de cet ébranlement philosophique, et par suite, à écarter naturellement, autant que possible, les aberrations rétrogrades auxquelles devait ultérieurement donner lieu son exagération sociale. Au reste, l'ensemble de ce Traité nous dispense évidemment de faire ici ressortir la profonde inanité philosophique de cette prétendue conception encyclopédique, alors uniquement dirigée par une impuissante métaphysique, impropre même à caractériser l'esprit et les conditions de ce grand projet primitif de Bacon, dont l'exécution rationnelle, encore prématurée même aujourd'hui, ne saurait enfin résulter que du plein ascendant ultérieur de la philosophie vraiment positive, au lieu de se rapporter à une philosophie purement négative, dont la commode élaboration collective constituait, au fond, la seule valeur réelle d'une semblable entreprise, si hautement dépourvue de tout principe systématique, mais, par là même, si bien adaptée à sa vraie destination temporaire. Quoique la longue opération révolutionnaire des littérateurs français du XVIIIe siècle, n'ait pu, sans doute, introduire aucune doctrine véritablement nouvelle, dont les fondemens philosophiques n'eussent pas été suffisamment formulés dans la systématisation négative du siècle précédent, j'y crois cependant devoir signaler distinctement, à cause de sa grande influence sociale, la mémorable aberration de l'ingénieux Helvétius sur l'égalité nécessaire des diverses intelligences humaines. Une superficielle appréciation historique a fait communément envisager ce sophisme fondamental comme dû à l'effort isolé d'un esprit excentrique, tandis qu'il constitue réellement, au contraire, la représentation la plus naturelle et la plus exacte de l'ensemble de la situation philosophique correspondante, qui rendait son avénement provisoire aussi inévitable qu'indispensable. D'une part, en effet, on ne saurait douter qu'un tel paradoxe ne dût nécessairement résulter de la vaine théorie métaphysique de l'entendement humain, déjà dogmatiquement établie par Locke sous l'impulsion de Hobbes, et qui rapporte toutes les aptitudes intellectuelles à la seule activité des sens extérieurs, dont les différences individuelles sont, en effet, trop peu prononcées pour devoir engendrer, par elles-mêmes, aucune profonde inégalité mentale. Sous cet aspect, la thèse d'Helvétius doit sembler d'autant moins personnelle que, par une appréciation plus générale, on la voit alors intimement rattachée à cette tendance universelle à faire toujours prédominer, dans le système entier des spéculations biologiques quelconques, la considération des influences ambiantes sur celle de l'organisme lui-même, comme je l'ai déjà expliqué dogmatiquement dans la cinquième partie de ce Traité, et comme je le ferai sentir historiquement au chapitre suivant. En second lieu, il est clair que cette aberration provisoire était logiquement nécessaire au plein développement social de la doctrine critique, dont l'ensemble supposait tacitement, en effet, cette universelle égalité mentale, sans laquelle ni le principe général du libre examen individuel, ni les dogmes absolus de l'égalité sociale et de la souveraineté populaire n'auraient pu certainement résister à aucune discussion rigoureuse. L'ascendant illimité que cette théorie attribuait spontanément à l'éducation et au gouvernement pour modifier arbitrairement l'humanité, était aussi en parfaite harmonie naturelle avec l'esprit général de la politique métaphysique, où la société, toujours abstraitement conçue sans aucunes lois, statiques ou dynamiques, propres à ses phénomènes, paraît indéfiniment modifiable au gré d'un législateur suffisamment puissant. A tous ces divers titres, il est maintenant irrécusable historiquement que ce fameux sophisme d'Helvétius, comme celui, déjà apprécié, qu'il avait plus directement emprunté à Hobbes sur la théorie de l'égoïsme, constitue, en réalité, une phase pleinement normale du développement nécessaire de la philosophie négative, dont ce célèbre écrivain fut certainement l'un des principaux propagateurs. Tels sont les différens aspects essentiels sous lesquels je devais ici caractériser sommairement la juste appréciation historique de la partie la plus décisive et la plus prolongée du grand ébranlement philosophique réservé au dix-huitième siècle. Plus on réfléchit sur la nature superficielle ou sophistique, sur la débilité logique, et sur l'irrationnelle direction, propres à la plupart des attaques, partielles ou générales, entreprises alors avec tant de succès contre les bases fondamentales de l'ancienne constitution sociale, mieux on doit sentir combien une telle efficacité révolutionnaire, dont les résultats principaux sont désormais hautement irrévocables, tenait surtout à la parfaite conformité spontanée d'une pareille opération avec l'ensemble des besoins, alors prépondérans, finalement déterminés par la nouvelle situation des sociétés modernes, à l'issue du mouvement général de décomposition qui s'accomplissait graduellement depuis le quatorzième siècle. Sans cette corelation nécessaire, un semblable succès serait, à moins d'un miracle, évidemment inexplicable, pour des tentatives dissolvantes qui, malgré le mérite spécial de leurs auteurs, n'auraient certainement obtenu, quelques siècles auparavant, aucune grande influence sociale. Une telle opportunité se manifeste alors hautement par l'unanime disposition de tous les grands hommes contemporains à seconder spontanément cet indispensable ébranlement philosophique, quand ils n'y prenaient point une part active; comme le témoignent si clairement, chacun à sa manière, non-seulement d'Alembert, mais aussi Montesquieu, et même Buffon: en sorte que l'on ne peut citer, à cette époque, aucun esprit éminent qui n'ait réellement participé, sous des formes et à des degrés quelconques, à cette commune élaboration négative, presque toujours assistée d'une éclatante adhésion chez les classes mêmes contre lesquelles devait finalement tourner son ascendant social. Quoique la primitive consécration dogmatique de la dictature temporelle dût heureusement dissimuler la tendance directement révolutionnaire d'une telle doctrine au vulgaire des hommes d'état, incapables de rien apprécier au-delà d'immédiates conséquences matérielles, on ne peut douter qu'un génie politique aussi pénétrant que celui du grand Frédéric n'eût certainement saisi la vraie portée sociale de cette agitation mentale, bien qu'il ne pût en craindre personnellement les atteintes ultérieures. La haute protection constamment accordée, par un juge aussi compétent, à l'active propagation universelle de l'ébranlement philosophique, dont les principaux chefs étaient presque devenus ses amis privés, ne saurait donc tenir qu'à l'intime pressentiment de l'indispensable nécessité provisoire d'une pareille phase négative pour aboutir enfin à l'avénement normal de l'organisation rationnelle et pacifique vers laquelle avaient toujours instinctivement tendu, sous des formes plus ou moins nettes, depuis l'entier accomplissement de la conquête romaine, les vœux spontanés de tous les hommes vraiment supérieurs, quelle que pût être leur caste ou leur condition. A cette appréciation fondamentale de l'école philosophique proprement dite, par laquelle le siècle dernier dut être surtout caractérisé, il ne nous reste plus enfin, suivant la marche déjà indiquée, qu'à joindre la considération très sommaire de l'école spécialement politique, qui en constitua bientôt la dérivation nécessaire et l'indispensable complément, destinée à préparer immédiatement la grande explosion révolutionnaire, en provoquant directement à la désorganisation temporelle, quand la désorganisation spirituelle put être suffisamment accomplie. Sans doute, cette dernière école, dont Rousseau fut le chef distinct, apportait encore moins d'idées vraiment nouvelles, même négatives, que l'école principale dirigée par Voltaire; puisque tous les divers dogmes politiques propres à la métaphysique révolutionnaire avaient dû se trouver spontanément développés, quoique d'une manière accessoire et sous des formes incohérentes, dans la plupart des attaques purement philosophiques dirigées contre l'ancien système social pendant la période que je viens d'examiner. Aussi l'élaboration négative spécialement réservée à Rousseau ne put-elle présenter d'autre difficulté intellectuelle que la coordination directe de ces notions préexistantes mais éparses, et dut-elle surtout tirer son principal caractère de cet intime appel à l'ensemble des passions humaines, véritable source fondamentale de son énergie ultérieure; tandis que l'école voltairienne s'était, au contraire, toujours essentiellement adressée à l'intelligence, quelque frivoles que fussent d'ailleurs ses conceptions habituelles. Malgré la désastreuse influence sociale propre à l'école de Rousseau, à laquelle il faut particulièrement rapporter, même aujourd'hui, les plus graves aberrations politiques, une juste appréciation historique conduit à reconnaître que non-seulement son avénement fut inévitable, ce qui est certes assez évident, mais aussi qu'elle dut remplir un dernier office indispensable, dans le système total de l'ébranlement révolutionnaire. Nous avons reconnu les avantages essentiels que l'école purement philosophique avait toujours retirés de la tendance fondamentale que Hobbes lui avait, dès l'origine, spontanément imprimée, à maintenir immédiatement intact l'ensemble des institutions relatives à la dictature temporelle partout établie depuis le seizième siècle. D'après cette disposition naturelle, quoiqu'un tel respect ne pût être assurément que provisoire, en vertu de sa contradiction croissante avec l'essor même de la philosophie négative, cependant l'esprit critique, s'étant pour ainsi dire épuisé sur la démolition spirituelle, et d'ailleurs implicitement retenu par la crainte confuse d'une entière anarchie, devait passer sans énergie à l'attaque directe des institutions temporelles, et se montrer peu décidé à surmonter avec opiniâtreté des résistances vraiment sérieuses. Cette inévitable influence devait se faire d'autant plus sentir que, par suite de l'ascendant croissant d'une telle élaboration, la masse philosophique tendait graduellement à se composer surtout d'esprits de plus en plus vulgaires unis à des caractères de moins en moins élevés, très enclins à concilier personnellement, autant que possible, les honneurs d'une facile émancipation mentale avec les profits d'une indulgente approbation politique, à l'exemple de beaucoup de leurs précurseurs protestans. Or, d'un autre côté, il est clair que le développement simultané de la dictature temporelle devait naturellement devenir de plus en plus rétrograde et corrupteur, par suite de l'incapacité croissante de la royauté qui y présidait, et d'après la démoralisation progressive de la caste qui y déployait son vain orgueil, après avoir servilement abdiqué l'indépendance politique et la destination sociale sur lesquelles il avait jadis légitimement reposé. La situation était donc telle alors que la critique spécialement sociale serait précisément devenue moins énergique à mesure qu'elle devenait plus urgente, si l'ardente impulsion de Rousseau n'eût spontanément prévenu, à cet égard, une torpeur universelle, en rappelant directement, par les seuls moyens qui, dans ce cas, pussent obtenir une suffisante efficacité, que la régénération morale et politique constituait nécessairement le véritable but définitif de l'ébranlement philosophique, désormais tendant à dégénérer en une stérile agitation mentale. A la vérité, il faut reconnaître que déjà le consciencieux Mably s'était montré suffisamment capable de formuler la systématisation politique de la doctrine révolutionnaire, et même en tempérant spontanément, par une heureuse influence du point de vue historique, les principales aberrations qui devaient s'y rattacher ensuite: ce qui ne laisse essentiellement en propre à Rousseau que ses sophismes et ses passions, mutuellement solidaires. Mais, quoique cette opération dogmatique dispensât Rousseau d'une élaboration rationnelle peu convenable à sa nature, bien plus esthétique que philosophique, cette froide exposition abstraite, seulement destinée aux esprits méditatifs, auxquels les célèbres publicistes du siècle précédent auraient même pu, sous ce rapport, presque suffire, était bien loin de rendre superflue l'audacieuse explosion de Rousseau, dont le paradoxe fondamental vint partout soulever directement l'ensemble des penchans humains contre les vices généraux de l'ancienne organisation sociale, en même temps que malheureusement il contenait aussi le germe inévitable de toutes les perturbations possibles, par cette sauvage négation de la société elle-même, que l'esprit de désordre ne saurait sans doute jamais dépasser, et d'où découlent, en effet, toutes les utopies anarchiques qu'on croit propres à notre siècle. Pour apprécier dignement la haute nécessité temporaire de cet énergique ébranlement, quelle qu'en ait pu être la désastreuse influence ultérieure, il faut considérer que, d'après l'extrême imperfection de la philosophie politique, les meilleurs esprits étaient alors conduits à voir le terme final de l'évolution sociale des peuples modernes en de stériles ou chimériques modifications du régime ancien privé de ses principales conditions d'existence réelle, ce qui tendait à écarter indéfiniment toute vraie réorganisation. On sait que le grand Montesquieu lui-même, malgré sa juste aversion des utopies, guidé par une impuissante métaphysique, comme je l'ai expliqué au quarante-septième chapitre, ne put échapper à cette fatale illusion, qui lui montra la régénération sociale dans une vaine propagation universelle de la constitution transitoire particulière à l'Angleterre, qu'il appuya si dangereusement de sa puissante recommandation. Un tel exemple est bien propre à démontrer que, sans l'indispensable intervention de l'école anarchique de Rousseau, l'ébranlement philosophique du dernier siècle allait pour ainsi dire avorter au moment même d'atteindre à son but final; à moins d'une suffisante rénovation préalable de la vraie philosophie politique, à peine possible aujourd'hui, et qui d'ailleurs serait certainement toujours restée chimérique, suivant les indications du quarante-septième chapitre, sans la crise révolutionnaire dont cette extrême élaboration négative devait être suivie: tant est inévitable, par sa nature, cette douloureuse nécessité qui condamne les conceptions sociales à n'avancer que sous le funeste antagonisme spontané des diverses aberrations empiriques, jusqu'à ce que l'ascendant général de la philosophie positive ait convenablement rationnalisé ce dernier ordre fondamental de spéculations humaines. Pour achever de caractériser la marche naturelle de la critique temporelle spécialement réservée à Rousseau, il faut considérer la tendance croissante de cette école, même à partir de Mably, à une sorte de rétrogradation spirituelle, qui la rattachait davantage au mouvement purement protestant qu'à l'ébranlement philosophique proprement dit, d'où elle était d'abord issue, et contre lequel néanmoins elle élevait une énergique rivalité. Dans l'école voltairienne, qui ménageait essentiellement l'organisation temporelle, le déisme systématique n'était vraiment qu'une simple concession provisoire, qui n'y pouvait acquérir d'importance sérieuse, et à laquelle devait bientôt succéder spontanément, même chez le vulgaire, l'entière émancipation théologique; malgré l'indignation peu profonde dont la vieillesse de son chef se montra animée contre l'athéisme de la nouvelle génération, bien plus par un instinct personnel de rivalité philosophique que d'après de véritables convictions religieuses. Au contraire, l'école de Rousseau et de Mably, poussant jusqu'à ses plus extrêmes limites la critique temporelle, et poursuivant directement la régénération politique, devait de plus en plus s'attacher essentiellement au déisme comme à son point d'appui fondamental, seule garantie apparente contre sa tendance immédiate à l'anarchie universelle, en même temps que seule base intellectuelle ultérieure de son utopie sociale. L'influence croissante de cette disposition naturelle tendait nécessairement à ramener cette école au pur socinianisme, ou même au calvinisme proprement dit, à mesure qu'elle devait spontanément sentir, quoique confusément, la haute inanité sociale d'une religion sans culte et sans sacerdoce. On peut même remarquer ensuite cette tendance, surtout en Allemagne, jusque dans la nature propre de la métaphysique préférée par une telle école, et qui, bien plus rapprochée du platonisme protestant que de l'aristotélisme catholique, prend de plus en plus le caractère théologique du protestantisme officiel. C'est ainsi que les deux principales écoles philosophiques du siècle dernier ont été simultanément conduites, sous l'impulsion opposée de leur instinct particulier, à considérer le déisme comme une sorte de station temporaire, destinée à faciliter la marche, des uns en avant, et des autres en arrière, dans la désorganisation moderne du système religieux: ce qui explique aisément l'impression très différente que les deux écoles, malgré l'apparente conformité de leurs dogmes théologiques, ont dû produire, surtout de nos jours, sur l'instinct sacerdotal. Quoique la critique temporelle, propre à la seconde moitié du XVIIIe siècle, ait dû être essentiellement dominée par l'énergique ascendant de Rousseau, il importe cependant d'y distinguer soigneusement la participation spontanée d'une autre secte politique, celle des économistes, que la spécialité de ses attaques a dû, malgré leur subalternité philosophique, graduellement investir d'une influence très favorable à l'entière désorganisation de l'ancien système social. Il serait superflu d'insister ici sur la nature éminemment métaphysique de la prétendue science constituée par cet ordre de philosophes: je l'ai assez caractérisée au quarante-septième chapitre; et elle est d'ailleurs assez prononcée aujourd'hui pour qu'aucun bon esprit ne puisse plus s'y méprendre. D'une autre part, je dois renvoyer au chapitre suivant l'appréciation directe de la préparation organique, utile quoique partielle, qui a spontanément appartenu à cette école, dans l'élaboration préalable de la saine philosophie politique, en faisant hautement ressortir l'importance sociale de l'industrie chez les peuples modernes, sauf les graves inconvéniens, historiques et dogmatiques, inhérens à l'esprit absolu de cette branche spéciale de la métaphysique négative. Nous n'avons ici à considérer que son efficacité révolutionnaire, qui fut assurément incontestable, puisqu'elle parvint à démontrer aux gouvernemens eux-mêmes leur inaptitude radicale à diriger l'essor industriel; ce qui, depuis le décroissement évident de l'activité militaire, leur enlevait radicalement leur principale attribution temporelle, et tendait d'ailleurs heureusement à dissiper le dernier prétexte habituel des guerres, alors devenues essentiellement commerciales. Il est donc impossible de méconnaître historiquement les éminens services rendus, au siècle dernier, par cette branche intéressante de la critique temporelle, malgré ses ridicules et ses exagérations. Quoique, sous ce rapport, la principale influence appartienne certainement à un immortel ouvrage écossais, ou ne peut nier que cette doctrine, d'abord émanée du protestantisme, comme toutes les autres doctrines critiques, à cause de la prépondérance industrielle des nations protestantes, ne se soit surtout développée en France, conjointement avec l'ensemble de la philosophie négative. Sa tendance révolutionnaire est évidemment incontestable, d'après sa consécration absolue de l'esprit d'individualisme et de l'état de non-gouvernement. Malgré les efforts prolongés de ses plus judicieux partisans pour contenir cette nature anti-politique dans des limites inoffensives, on a vu cependant ses plus rigoureux sectateurs aller jusqu'à en déduire dogmatiquement soit l'entière superfluité de tout enseignement moral régulier, soit la suppression de tout encouragement officiel destiné aux sciences ou aux beaux-arts, etc.: j'ai même déjà noté, au quarante-septième chapitre, que les plus récentes aberrations contre l'institution fondamentale de la propriété ont réellement pris leur source dans la métaphysique économique, depuis que, par l'accomplissement suffisant de sa vraie destination temporaire, elle a tendu à devenir directement anarchique, comme les autres branches essentielles de la philosophie négative propre au siècle dernier. Une telle doctrine était d'autant plus dangereuse pour l'ancien système politique que son origine et sa destination révolutionnaire étant spontanément dissimulées sous des formes spéciales, devaient la faire mieux accueillir des pouvoirs auxquels elle ne s'offrait qu'à titre d'utile instrument administratif. Aussi est-ce surtout le mode suivant lequel l'esprit critique devait se développer directement dans les pays catholiques autres que la France, où l'intensité trop prépondérante de la compression rétrograde empêchait l'essor immédiat de l'esprit philosophique primordial. Il est remarquable, en effet, que les premières chaires instituées par l'inévitable imprévoyance des gouvernemens, pour l'enseignement officiel de cette partie de la philosophie négative, logiquement solidaire avec toutes les autres, le furent d'abord en Espagne et chez les populations les moins avancées de l'Italie; nouvelle vérification évidente de l'entière universalité de cette spontanéité fondamentale qui, depuis le XIVe siècle, pousse instinctivement toute la chrétienté occidentale à l'irrévocable désorganisation de l'antique constitution sociale, dont les plus sincères partisans laissent toujours échapper une manifestation quelconque de leur involontaire participation active à l'ébranlement commun. On peut appliquer des remarques essentiellement analogues, qu'il serait inutile ici de spécialiser davantage, à une autre école politique, principalement italienne, qui, au dernier siècle, fournit au système général de critique sociale sa coopération particulière, par une mémorable série d'efforts métaphysiques contre la législation proprement dite, surtout criminelle, ainsi distinctement assujétie, à son tour, aux mêmes hostilités absolues que tout le reste de l'ordre ancien, d'après des principes non moins radicalement anarchiques, dont la désastreuse exagération tendrait directement aujourd'hui à priver la société de ses plus indispensables garanties temporelles contre le libre essor des perturbations matérielles. Cette dernière branche de la métaphysique révolutionnaire est historiquement remarquable en ce qu'elle a spécialement donné lieu à compléter l'organisation spontanée du mouvement transitoire par l'incorporation directe de la classe de plus en plus puissante des avocats, jusque alors presque confondue dans l'ébranlement universel, et dont l'adjonction graduelle à la classe primordiale des purs littérateurs, imprimant désormais une nouvelle énergie à la propagation négative, a tant influé ensuite sur la crise finale, comme je l'expliquerai au cinquante-septième chapitre. Après avoir ainsi suffisamment apprécié les trois phases successives de systématisation, de propagation, et d'application, propres à la marche générale de la philosophie négative, il est aisé d'en achever entièrement l'examen historique par la rapide indication des principales aberrations abstraites, intellectuelles ou morales, qui en étaient immédiatement inséparables, en écartant d'ailleurs ici celles beaucoup plus graves que nous verrons plus tard résulter de son ascendant politique. Sous ce rapport, les déviations propres aux littérateurs du siècle dernier n'étaient point essentiellement d'une autre espèce que celles, précédemment caractérisées, de leurs précurseurs protestans, dès-lors seulement aggravées, soit par le progrès même de la désorganisation, soit par la nature encore moins normale des nouveaux organes dissolvants. Nous avons reconnu ci-dessus que le défaut habituel de profondes convictions philosophiques, qui distingue mentalement, parmi les métaphysiciens, les modernes littérateurs des anciens docteurs, avait dû les mieux adapter à la transition définitive, en ce que, moins systématiquement engagés dans la commune métaphysique, ils ne pouvaient entraver autant l'appréciation du but final par l'ascendant illusoire des moyens passagers, et ils devaient même se trouver ensuite plus librement disposés à seconder l'avénement direct d'une vraie réorganisation sociale. Mais ces avantages ultérieurs ne pouvaient aucunement compenser les dangers immédiatement attachés à l'irrationnalité plus prononcée de ces nouveaux guides spirituels, dont l'influence provisoire devait spécialement augmenter le désordre intellectuel et moral. Les questions les plus importantes et les plus difficiles devenant ainsi l'apanage presque exclusif des esprits les moins propres, soit par leur nature, soit par l'ensemble de leur éducation, à les traiter convenablement, on doit être assurément peu surpris que la haute direction du mouvement social ait dès-lors tendu essentiellement à appartenir de plus en plus aux sophistes et aux rhéteurs, dont nous subissons aujourd'hui le déplorable ascendant, impossible à neutraliser suffisamment par aucune autre voie que l'élaboration directe de la doctrine organique. Chacune des deux écoles opposées, l'une philosophique, l'autre politique, qui ont principalement dirigé l'ébranlement spirituel au XVIIIe siècle, devait présenter, sous cet aspect, des inconvéniens qui lui étaient propres, sans que d'ailleurs ils fussent réellement équivalens. Quelque dangereux que soit, en effet, le régime mental de l'école voltairienne, par sa frivolité caractéristique, et par l'irrationnel dédain qu'il inspire pour toute profonde et consciencieuse élaboration philosophique, il reste du moins toujours essentiellement intellectuel: tandis que l'école de Rousseau, beaucoup plus radicalement subversive de toute saine activité spéculative, appelle directement les passions à trancher les difficultés qui exigent le plus une pure appréciation rationnelle: tendance nécessaire, où l'on ne doit voir qu'une manifestation spontanée des vagues sympathies théologiques propres à cette dernière école; l'instinct théologique consistant surtout, comme je l'ai établi, à faire constamment intervenir les passions dans les conceptions les plus abstraites. En reprenant sommairement, à l'égard de l'ébranlement déiste, chacune des aberrations spirituelles ci-dessus remarquées dans l'ébranlement protestant, on vérifiera facilement la nouvelle extension qu'elles y devaient naturellement acquérir. Cet accroissement est d'abord évident pour la plus fondamentale de toutes, puisque l'absorption indéfinie du pouvoir spirituel par le pouvoir temporel devint alors, comme on l'a vu, le sujet direct d'une systématisation absolue qui n'avait pu auparavant s'accomplir entièrement; elle fut ensuite préconisée d'ailleurs avec une antipathie plus prononcée envers le régime catholique du moyen-âge. Une telle répugnance dogmatique pour la division générale des deux pouvoirs doit sembler d'autant plus étrange qu'elle forme, au siècle dernier, un contraste remarquable avec l'existence effective de la classe philosophique, dont la situation extra-légale, fort analogue à celle des écoles grecques, aurait dû lui faire sentir qu'elle préparait l'avénement social d'un nouveau pouvoir spirituel, encore plus distinct et plus indépendant que l'ancien du pouvoir temporel correspondant. Si l'on considère ensuite les trois principales déviations philosophiques qui dérivent de cette commune source, suivant le même ordre que pour le protestantisme, on trouve premièrement une altération plus profonde dans l'appréciation historique du moyen-âge, et par suite dans la notion spontanée du progrès social, l'aversion plus complète envers le catholicisme ayant alors beaucoup développé l'irrationnelle admiration du régime polythéique de l'antiquité, contenue auparavant, chez les protestans, par leur vénération des premiers temps chrétiens. On sait que ces haineuses divagations furent souvent poussées jusqu'au point de faire regretter presque ouvertement le polythéisme par des esprits choqués de la trop grande irrationnalité des croyances chrétiennes: les étranges tentatives destinées, par exemple, à la réhabilitation politique du rétrograde Julien en ont souvent offert d'incontestables témoignages. Mais, quels que soient, à cet égard, les reproches évidens que méritent pareillement toutes les sectes philosophiques du siècle dernier, ces torts ont été, sans doute, bien plus profondément propres à l'école de Rousseau, qui poussa, sous ce rapport, l'esprit de rétrogradation jusqu'au plus extravagant délire, par cette sauvage utopie où un brutal isolement était directement proposé pour type à l'état social: tandis que l'école voltairienne, par son attachement instinctif aux divers élémens essentiels de la civilisation moderne, compensait du moins, à un certain degré, les dangers de son inconséquente conception du progrès général de l'humanité. En second lieu, c'est surtout alors que, toute idée de division normale des deux pouvoirs étant provisoirement effacée, on voit se développer librement la tendance spontanée de l'ambition philosophique vers l'espèce de théocratie métaphysique rêvée jadis par les écoles grecques. Cette chimérique inclination était, sans doute, déjà sensible sous le protestantisme, où elle constitue réellement le fond principal des illusions politiques propres à diverses classes d'illuminés sur le prétendu règne des saints: mais son essor y était nécessairement contenu par cette consécration solennelle de la suprématie temporelle, qui caractérisait toujours le protestantisme officiel. Le respect provisoire que les voltairiens professaient pour la dictature monarchique a, jusqu'à un certain point, exercé une influence équivalente pendant la première moitié du XVIIIe siècle, quoique d'une manière beaucoup plus précaire, et seulement en ajournant, ou, tout au plus, en réduisant les espérances philosophiques. Mais l'école de Rousseau, plus rapprochée de la crise finale, poursuivant directement la désorganisation temporelle, en vue d'une immédiate régénération politique, était spécialement destinée, sous ce rapport, comme sous presque tous les autres, à pousser jusqu'à leurs extrêmes limites les aberrations propres à la philosophie négative. Proscrivant plus que jamais toute division réelle entre le pouvoir politique et le pouvoir moral, cette secte, rejetant, dans l'intérêt de l'humanité, toute borne quelconque à l'ambition philosophique, était immédiatement entraînée, par son instinct caractéristique, à inaugurer finalement une constitution d'autant plus purement théocratique qu'un retour évident vers une vague prépondérance sociale de l'esprit théologique formait le fond de sa doctrine propre. La tendance générale de cette école devait être, à cet égard, d'autant plus pernicieuse que, dans ce nouveau règne des saints, sa nature la conduisait nécessairement à concevoir le principal ascendant politique comme attaché surtout, non à la capacité, suivant le principe des théocraties historiques, mais à ce qu'elle appelait vaguement la vertu, de manière à encourager dogmatiquement la plus active et la plus dangereuse hypocrisie. Ces funestes dispositions naturelles, dont j'indiquerai spécialement, au cinquante-septième chapitre, la haute influence ultérieure sur nos perturbations révolutionnaires, conservent aujourd'hui, quoique sous d'autres formes, une grande partie de leur déplorable ascendant, qui ne pourra cesser que lorsqu'un retour rationnel à la saine théorie fondamentale de l'organisme social aura accordé aux légitimes ambitions philosophiques une suffisante satisfaction normale, en dissipant à jamais l'illusion anti-sociale qui leur fait rêver une domination absolue, plus hostile qu'aucune autre au progrès réel de l'humanité, comme je l'ai expliqué dans la leçon précédente. Par une dernière conséquence évidente de l'aberration primordiale, l'ébranlement déiste du XVIIIe siècle devait, encore davantage que l'ébranlement protestant, pousser les sociétés modernes à faire graduellement prévaloir la considération habituelle du point de vue pratique, et à rattacher, d'une manière de plus en plus exclusive, aux seules institutions temporelles, l'uniforme solution de toutes les difficultés politiques, quelle qu'en pût être la nature. A défaut de principes généraux, il a fallu multiplier, au-delà de toutes les bornes antérieures, d'arbitraires réglemens particuliers, que l'esprit métaphysique décorait vainement du nom de lois, presque toujours caractérisés par une usurpation, tantôt stérile, tantôt perturbatrice, du pouvoir politique proprement dit sur le domaine social des mœurs et des opinions. Nous reconnaîtrons plus tard les funestes effets de cette irrationnelle tendance réglementaire, qui n'a pu se développer librement que sous l'entier ascendant politique de la métaphysique révolutionnaire: il suffisait ici d'en caractériser historiquement l'invasion progressive. Sous ce dernier aspect, l'école de Rousseau était encore évidemment destinée à pousser plus loin qu'aucune autre les principales déviations philosophiques, par cela même qu'elle concentrait directement toute son attention sociale sur les mesures purement politiques, d'où une aveugle imitation de l'antiquité l'entraînait à faire violemment dépendre jusqu'à la discipline morale: tandis que les voltairiens, placés à un point de vue plus abstrait, et par suite plus général, avaient conservé, quoique à un faible degré, un sentiment confus de l'influence sociale directement propre aux idées indépendamment des institutions, dont ils s'exagéraient ordinairement beaucoup moins la portée effective. Quant aux aberrations morales proprement dites, il serait assurément superflu de s'arrêter ici à caractériser expressément les ravages qu'a dû exercer une métaphysique qui, détruisant toutes les bases antérieures de la morale publique et même privée, sans leur substituer directement aucun équivalent rationnel, livrait désormais toutes les règles de conduite à l'appréciation superficielle et partiale des consciences individuelles, alors fréquemment entraînées à braver les notions morales en haine des conceptions théologiques correspondantes. Si l'instinct naturel de la moralité humaine et l'influence croissante de la civilisation moderne n'avaient heureusement compensé, en beaucoup de cas habituels, cette tendance dissolvante, elle n'eût certainement laissé bientôt subsister que les seules règles morales, sociales, domestiques, ou même personnelles, directement relatives à des situations tellement simples que l'analyse morale y pût devenir suffisamment accessible aux esprits les plus grossiers. Les divers préjugés moraux sagement consacrés par le catholicisme, soit pour prohiber ou pour prescrire, reposaient, sans doute, en général, sur une connaissance très réelle, quoique empirique, de la nature humaine, et sur un heureux instinct des principaux besoins sociaux; cependant ils ne pouvaient aucunement résister au mode irrationnel des discussions métaphysiques propres au siècle dernier, où l'élaboration négative abandonnait entièrement la reconstruction des lois morales à la simple sollicitude spontanée de ceux-là même qui devaient en subir l'ascendant, et auxquels le seul aperçu de quelques inconvéniens, inséparables des plus parfaites institutions, inspirait souvent des préventions absolues contre les plus indispensables préceptes, comme je l'ai indiqué au quarante-sixième chapitre. Dans des spéculations aussi compliquées, où les réactions individuelles et sociales doivent être fréquemment poursuivies jusqu'à des effets très lointains et fort détournés, lorsque d'ailleurs le jugement y est presque toujours exposé à la séduction de nos plus énergiques penchans, il est tellement impossible de suppléer suffisamment à une éducation régulière, que pas une seule notion morale n'a pu demeurer pleinement intacte sous l'influence dissolvante de la métaphysique négative, même chez les hommes les plus intelligens, surtout quand ils prenaient une part active à l'ébranlement philosophique. Parmi les témoignages incontestables qu'on pourrait aisément multiplier à l'appui de cette triste observation, d'après les écrits de ceux qui, poursuivant systématiquement la régénération sociale, semblaient devoir mieux respecter les lois fondamentales de la sociabilité, il suffira d'en indiquer ici un seul très caractéristique envers chacun des deux chefs principaux. On a peine à comprendre aujourd'hui, par exemple, comment la haine aveugle de tout ce qui se rattachait à l'influence catholique avait pu conduire un esprit aussi éminemment français que celui de Voltaire à oublier assez toutes les lois de la moralité humaine pour destiner expressément une longue élaboration poétique à flétrir la touchante mémoire de cette noble héroïne à laquelle, en tous pays, toute âme élevée consacrera toujours une respectueuse admiration, et qu'aucun Français ne devrait jamais nommer sans un hommage spécial de tendre reconnaissance nationale: le déplorable succès de cette honteuse production indique à quel degré était déjà parvenue la démoralisation universelle. Une appréciation non moins sévère doit certes s'appliquer aussi à ce pernicieux ouvrage, scandaleuse parodie d'une immortelle composition chrétienne, où, dans le délire d'un orgueil sophistique, Rousseau, dévoilant, avec une cynique complaisance, les plus ignobles turpitudes de sa vie privée, ose néanmoins ériger directement l'ensemble de sa conduite en type moral de l'humanité. Il faut même reconnaître que ce dernier exemple était, par sa nature, beaucoup plus dangereux que le premier, où l'on peut voir seulement une coupable débauche d'esprit; tandis que Rousseau, appliquant une captieuse argumentation à la justification systématique des plus blâmables égaremens, tendait certainement à pervertir jusqu'au germe des plus simples notions morales: aussi est-ce particulièrement sous son inspiration, directe ou indirecte, qu'on voit éclore aujourd'hui tant de doctorales consécrations, personnelles ou collectives, de la plus brutale prépondérance des passions sur la raison. C'est ainsi que, soit par la seule impuissance morale d'une métaphysique purement négative, soit par l'active dépravation d'une doctrine sophistique, les principales écoles philosophiques du siècle dernier étaient spontanément entraînées vers des aberrations morales fort analogues à celles de l'école d'Épicure, dont la réhabilitation sociale est alors devenue le sujet de tant d'illusoires dissertations, qui n'offrent maintenant d'intérêt réel que comme témoignage historique de la déplorable situation des esprits modernes sous cet aspect fondamental. On voit donc comment l'ébranlement déiste a spécialement développé les déviations morales d'abord émanées de l'ébranlement protestant, en poussant jusqu'à son dernier terme la désorganisation spirituelle qui en constituait le principe universel. Rien n'est plus propre assurément qu'un tel résultat final à constater la destination purement temporaire de cette prétendue philosophie, essentiellement apte à détruire, sans jamais pouvoir organiser, même les plus simples relations humaines. Mais cette conclusion générale devra ultérieurement ressortir, avec une énergie plus décisive, de l'examen direct de la mémorable époque caractérisée par l'ascendant politique d'une telle doctrine, dont le triomphe complet devait si hautement manifester son entière impuissance organique. Néanmoins, cette inaptitude radicale de la philosophie métaphysique ne doit jamais faire oublier la décrépitude, dès long-temps équivalente, de la philosophie théologique: si l'une a tendu à dissoudre la morale, l'autre n'a pu la préserver, et sa vaine intervention n'a même abouti qu'à rendre cette dissolution plus active, en faisant rejaillir sur la morale l'irrévocable discrédit mental de la théologie, comme je l'ai déjà indiqué à l'issue de la phase protestante. L'accomplissement graduel de notre élaboration historique fait donc de plus en plus ressortir la propriété caractéristique de la philosophie positive, comme seule base réelle aujourd'hui d'une vraie réorganisation sociale, aussi bien morale qu'intellectuelle, en tant que seule susceptible de satisfaire simultanément aux besoins opposés d'ordre et de progrès, auxquels les deux anciennes doctrines antagonistes satisfont si imparfaitement, malgré la préoccupation exclusive de chacune d'elles, ou plutôt par suite de leur commune impuissance à concilier deux conditions également insurmontables. Nous avons enfin terminé, dans cette longue mais indispensable leçon, la difficile appréciation rationnelle de l'immense mouvement révolutionnaire qui, depuis le XIVe siècle, entraîne de plus en plus l'élite de l'humanité à sortir entièrement du système théologique et militaire, qui, sous sa dernière phase essentielle, avait rempli, au moyen-âge, son dernier office nécessaire pour l'ensemble de l'évolution humaine. Au temps où nous sommes parvenus, la constitution fondamentale de ce régime était radicalement ruinée, soit dans son principe, soit dans ses divers élémens, par sa réduction finale à une vaine dictature temporelle, déjà privée de tout ascendant spirituel, et dont l'impuissance croissante suffisait à peine au maintien, de plus en plus précaire, d'un ordre matériel de plus en plus imparfait, au milieu d'une imminente anarchie mentale et morale: en un mot, l'ancien système social ne conservait plus, dès-lors presque autant qu'aujourd'hui, que cette débile existence politique qui lui restera nécessairement jusqu'à l'avénement direct d'une réorganisation véritable. Il faut donc maintenant, suivant la marche d'abord tracée, consacrer le chapitre suivant à l'appréciation, non moins indispensable, du mouvement élémentaire de recomposition qui s'était silencieusement développé pendant cette grande période révolutionnaire, afin de pouvoir convenablement terminer, au cinquante-septième chapitre, l'ensemble de notre opération historique par l'examen spécial d'une époque qui n'a pu jusqu'ici manifester pleinement son vrai caractère, parce que, directement destinée à la régénération sociale, elle n'a point encore trouvé la doctrine qui doit diriger son élaboration propre, et dont la seule absence y détermine un vicieux prolongement de la transition négative, essentiellement accomplie au XVIIIe siècle. FIN DU TOME CINQUIÈME. TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME CINQUIÈME. Pages. AVIS DE L'ÉDITEUR V 52e Leçon. Réduction préalable de l'ensemble de l'élaboration historique.--Considérations générales sur le premier état théologique de l'humanité: âge du fétichisme. Ébauche spontanée du régime théologique et militaire. 1 53e Leçon. Appréciation générale du principal état théologique de l'humanité: âge du polythéisme. Développement graduel du régime théologique et militaire. 115 54e Leçon. Appréciation générale du dernier état théologique de l'humanité: âge du monothéisme. Modification radicale du régime théologique et militaire. 297 55e Leçon. Appréciation générale de l'état métaphysique des sociétés modernes: époque critique, ou âge de transition révolutionnaire. Désorganisation croissante, d'abord spontanée et ensuite systématique, de l'ensemble du régime théologique et militaire. 492 * * * * * Corrections. Page 32: «antropophagie» remplacé par «anthropophagie» (l'anthropophagie la mieux caractérisée). Page 42: «métaphysiens» remplacé par «métaphysiciens» (tant de profonds métaphysiciens). Page 44: «amosphère» remplacé par «atmosphère» (variations principales de l'atmosphère). Page 46: «le» replacé par «la» (quand l'évolution humaine est la plus avancée). Page 46: «un» remplacé par «une» (déterminé par un passion quelconque). Page 88: «irrationel» remplacé par «irrationnel» (l'irrationnel esprit). Page 127: «mulplicité» remplacé par «multiplicité» (par la multiplicité et l'incohérence). Page 138: «théolo-logique» remplacé par «théologique» (et à consolider l'empire théologique). Page 175: «mantenant» remplacé par «maintenant» (il importe maintenant). Page 176: «prépondance» remplacé par «prépondérance» (la prépondérance régulière et continue). Page 181: «on» remplacé par «ou» (ou plutôt en détourne nécessairement). Page 198: «ensuggérer» remplacé par «en suggérer» (à lui en suggérer l'idée). Page 240: «perfectionement» remplacé par «perfectionnement» (à tout perfectionnement notable). Page 290: «le» remplacé par «la» (la plus spécialement préparée au monothéisme). Note 20: «contreverses» remplacé par «controverses» (de stériles et interminables controverses). Page 339: «pourvaient» remplacé par «pouvaient» (que pouvaient lui mériter). Page 350: «de» remplacé par «des» (la plupart des membres). Page 362: «Bysance» remplacé par «Byzance» (dans la célèbre translation à Byzance). Page 368: «cathéchismes» remplacé par «catéchismes» (le fond des catéchismes vulgaires). Page 371: «orgine» remplacé par «origine» (Simultanément héritier, dès l'origine). Page 435: «complus» remplacé par «complu» (se sont complu naturellement dans l'application de leur génie). Page 438: «monstreux» remplacé par «monstrueux» (un monstrueux honneur). Page 501: «est est» remplacé par «est» (il est certainement évident). Page 505: «être être» remplacé par «être» (sans que leur tendance politique finale pût être encore aucunement soupçonnée). Page 555: «Acquin» remplacé par «Aquin» (saint Thomas d'Aquin). Page 597: «Liebnitz» remplacé par «Leibnitz» (à la manière de Descartes ou de Leibnitz). Note 33: inséré «par» (la sentence définitive rendue par le pape). Page 665: «spontané» remplacé par «spontanée» (la phase primitive, toujours essentiellement spontanée). Note 35: «inamissibilité» remplacé par «inadmissibilité» (l'inadmissibilité de la justice). Page 709: «néamoins» remplacé par «néanmoins» (en laissait néanmoins subsister). Page 721: «éboration» remplacé par «élaboration» (l'élaboration décisive de Hobbes). Page 726: «le» remplacé par «la» (la plus avancée). Page 736: «applanies» remplacé par «aplanies» (d'avance spontanément aplanies). Page 742: «un» remplacé par «une» (une exacte concordance spéculative). Page 742: «annuller» remplacé par «annuler» (sans s'annuler mutuellement). *** End of this LibraryBlog Digital Book "Cours de philosophie positive, vol 5/6" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.