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Title: L'Odyssée
Author: Homère
Language: French
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  Au lecteur


  La ponctuation d'origine et l'orthographe ont été conservées et n'ont
  pas été harmonisées. Quelques erreurs évidentes de typographie ou
  d'impression ont été corrigées. La liste est donnée à la fin du texte.



  _Collections Edouard Guillaume_

  "PAPYRUS"


  HOMÈRE


  L'Odyssée

  [Illustration]

  PARIS

  LIBRAIRIE L. BOREL
  21, Quai Malaquais, 21

  1897



  [Illustration: "PAPYRUS"]

  [Illustration]



  "_Collection Papyrus_"


  L'Évolution des Lettres
  et des Arts



  L'Odyssée

  [Illustration]



  _Collections Edouard Guillaume_

  "PAPYRUS"


  HOMÈRE


  L'Odyssée

  _Illustrations de A. Calbet_

  [Illustration]


  PARIS

  LIBRAIRIE L. BOREL
  21, Quai Malaquais, 21

  1897



  IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

  _25 exemplaires sur papiers de Chine et du Japon_

  Tous ces exemplaires sont numérotés et parafés par l'Éditeur



L'Odyssée



[Illustration]

Chant Premier

ITHAQUE

[Illustration]

[Illustration]


Muse, dis-nous les maux nombreux, les longues souffrances du divin
Ulysse au retour de Troie la ville sacrée, dis-nous ses luttes pour sa
vie et celle de ses compagnons,--les insensés!--auxquels furent ravi le
jour du retour, pour avoir immolé les génisses saintes du Soleil.

Fille de Zeus, redis-nous sa détresse, alors que tous les autres chefs
grecs, ayant évité la mort glacée, retrouvaient leurs foyers riants,
celui-là seul était retenu dans l'île enchanteresse de Calypso, belle
entre les déesses; elle le désirait pour époux, brûlant d'amour pour
lui.

Les Dieux avaient pitié de lui, Neptune seul n'apaisait pas son
courroux, et pendant les festins que les Ethiopiens célébraient en son
honneur, les dieux, profitant de son absence, se rassemblèrent dans le
palais de Zeus qui leur dit, en pensant au bel Egisthe, tué par Oreste:

--Dieux grands! les mortels nous accusent des maux qui leur adviennent.
Voyez, Égisthe, bravant le destin, s'est uni à l'épouse du fils
d'Atrée; il a tué celui-ci à son retour, malgré les avis de Mercure et
sans craindre, d'Oreste, la juste vengeance.

Minerve aux yeux bleus répondit:

--Égisthe a expié son crime, périsse ainsi celui qui voudrait
l'imiter, mais je pense au sage Ulysse et mon cœur se déchire, en le
voyant retenu dans la demeure de la perfide Calypso. Les caresses de la
fille d'Atlas ne peuvent lui faire oublier la douce patrie.--O Zeus, ne
te souviens-tu donc plus des nombreux sacrifices qu'il t'offrait sous
la vaste Troie?

Celui qui assemble les nuées dit:

--Enfant, je me souviens, mais Neptune ne peut oublier que le rusé
Ulysse a ravi la vue au Cyclope Polyphème, son fils divin qu'enfanta
Thoosa, fille de Phorcys. Cependant il renoncera à sa colère, ne
pouvant lutter seul contre notre volonté.

Minerve répondit alors:

--Si tel est ton désir, père des dieux, envoie Mercure ordonner à la
Nymphe aux belles tresses de laisser Ulysse quitter son rivage. Moi
j'irai à Ithaque exciter Télémaque à chasser du palais de son père les
prétendants arrogants, et à partir pour Sparte et Pylos la sablonneuse,
retrouver les traces de son père chéri.

Elle dit et attachant ses belles sandales d'or et d'ambroisie, elle
partit sur le souffle des vents et s'arrêta devant la porte du palais
d'Ulysse, prenant la figure de Mentès, chef des Taphiens. Là, sont les
fiers prétendants réjouissant leur cœur; les serviteurs empressés
versent le vin dans les cratères et découpent des viandes en abondance.

Au milieu d'eux, Télémaque, songeur, aperçoit la déesse, et venant la
prendre par la main, il lui dit:

--Salut, ô étranger aimé de nous; repose-toi, mange et bois et dis-nous
tes désirs?

Et lui prenant des mains sa lance il la dépose auprès de celles de son
père; puis il fait asseoir Minerve sur un siège artistement travaillé,
loin du bruit, voulant la questionner sur l'absence de son père. Un
serviteur apporte des viandes et met près d'eux des coupes d'or; un
héraut leur verse du vin.

Alors entrèrent les prétendants superbes; les hérauts leur versèrent
l'eau sur les mains; des servantes servirent le pain et des serviteurs
remplirent les cratères.--La faim et la soif apaisées, un héraut
mit une lyre aux mains de Phémios et tandis qu'il préludait, par
contrainte, devant les prétendants, Télémaque dit bas à Minerve:

--Cher hôte, vois ce qui occupe ces hommes: la lyre et le chant. Ils
n'ont d'autres soucis que de dévorer impunément le bien d'un homme dont
les os blanchis gisent sur terre ou roulent au sein de l'onde amère.
Certes, s'il apparaissait, tous se déroberaient par une course rapide.
Hélas! Ulysse a péri et le jour du retour ne luira plus pour lui. Mais
dis-moi, ami, qui es-tu? Dis-moi le nom de ton peuple, de ta ville,
de tes parents? Où est ton vaisseau, où sont tes matelots? Parle avec
franchise, es-tu un hôte de mon père?

La déesse à l'iris bleu lui dit ces paroles:

--Je suis Mentès, fils d'Anchialos roi des Taphiens habiles à la rame.
Je vais à Témésé chercher du cuivre, j'y mène du bronze étincelant.
Mon navire est dans le port Rheithron au pied du vert Néïon.--Depuis
longtemps l'hospitalité nous unit, ton père et moi; interroge le sage
Laërte. Ce vieillard, dit-on, vit retiré au milieu des vignes dans son
fertile enclos. Je croyais ton père de retour; les dieux sans doute
ne l'ont pas voulu, mais il n'est pas mort et je te prédis son retour
prochain, car je connais son esprit fertile en expédients. Mais toi,
réponds à ton tour, es-tu le fils d'Ulysse, tu lui ressembles et tu as
ses beaux yeux? Nos relations étaient fréquentes avant son départ pour
Troie sur ses vaisseaux creux, mais depuis lors je ne l'ai pas revu.

Télémaque prudemment lui dit:

--Ma mère dit que je suis le fils d'Ulysse. Ah! que ne suis-je plutôt
le fils d'un homme heureux.

La déesse Athéné lui répondit:

--Les dieux protègeront la postérité d'Ulysse et de Pénélope; mais
réponds sincèrement, pourquoi ce repas? qui sont ces convives dont
l'insolence passe la mesure?

Télémaque tristement dit:

--Cette maison était jadis opulente et magnifique, alors que le héros
était au milieu des siens; je ne m'affligerais point autant s'il
avait péri sous les murs de Troie; les Grecs lui eussent alors élevé
un tombeau et j'aurais hérité de sa gloire. Mais il a disparu, ne me
laissant que douleurs et gémissements à la pensée de ses malheurs et
des miens. Aujourd'hui les princes qui règnent sur Dalichion, sur Samé,
sur Zacynthe verdissante, et ceux qui commandent dans la pierreuse
Ithaque, tous recherchent ma mère vénérée et gaspillent mon bien.
Pénélope ne peut se résigner à un hymen odieux et ma vie même est
menacée.

Pallas Athéné, courroucée, répondit:

--Dieux grands! combien dois-tu regretter qu'Ulysse n'apparaisse
au seuil de ce palais, armé comme je le vis pour la première fois,
revenant d'Ephyre, d'auprès d'Illos, fils de Merméros.--Il était allé
sur ses rapides vaisseaux, chercher le poison mortel pour tremper
l'airain de ses flèches; mais Illos craignant les dieux refusa. Ce
fut mon père qui le lui donna. Si donc, tel que je le vis alors il
apparaissait, ces prétendants rapaces auraient courte existence
et tristes noces! mais des dieux seuls dépendent son retour et sa
vengeance! Maintenant écoute mes paroles: Demain convoque les héros
grecs, invite-les à retourner chez eux; que ta mère retourne dans le
palais de son père, et, si son cœur la pousse à l'hymen, que ses
parents lui préparent une dot nouvelle digne d'une fille chérie. Pour
toi, pars sur un vaisseau rapide, va à la recherche de ton père.--A
Pylos, interroge Nestor et à Sparte le blond Ménélas. Assure-toi
qu'Ulysse est toujours vivant et attends encore un an son retour.
Si au contraire il est mort, retourne dans ta patrie célébrer des
funérailles magnifiques, puis donne un époux à ta mère. Ceci accompli,
cherche par ruse et par force à te débarrasser des prétendants. Songe
au divin Oreste, tuant l'artificieux Égisthe, l'époux de sa mère,
l'assassin de son père.--Je te vois beau et grand, montre du cœur
comme lui. Pour moi, je rejoins mon noir vaisseau, mes compagnons
s'impatientent. Toi, songe à mes paroles.

Télémaque dit:

--Étranger, tes paroles bienveillantes sont celles d'un père à son
fils, je suivrai tes conseils. Mais rien ne presse, prends un bain,
réjouis ton cœur, et tu retourneras à ton vaisseau emportant le don
magnifique que l'hôte offre à son hôte.

Minerve aux yeux étincelants dit alors:

--Ne me retiens pas, car je dois partir. Le présent que ton cœur
m'offre, tu me le donneras à mon retour, et si beau qu'il soit, le mien
l'égalera.

Elle dit et disparut, ayant mis au cœur de Télémaque le courage et
l'audace, car il avait reconnu la déesse.

Télémaque, semblable à un dieu, rejoignit les prétendants; en ce moment
l'aède illustre chantait le retour funeste des Achéens au sortir de
Troie; tous l'écoutaient en silence. La prudente Pénélope entendait
ce chant divin et son cœur se fondait de douleur; elle descendit le
bel escalier de marbre, et du seuil de la salle, deux suivantes à ses
côtés, la fille d'Icarios, tout en larmes sous son voile brillant, dit
à l'aède divin:

--Phémios, tu connais d'autres récits enchanteurs, cesse donc ce chant
lamentable qui toujours navre mon cœur et me rappelle le héros chéri,
ravi à ma tendresse.

Télémaque prenant la parole dit:

--Ma mère, pourquoi ce reproche à l'aède charmeur, Zeus seul est
coupable, car il fait à chacun sa part. Ulysse n'est pas le seul à qui
le jour du retour ait été ravi devant Troie. Reprends la toile et le
fuseau et ordonne à tes suivantes d'accomplir leur tâche. Parler est le
partage des hommes; c'est le mien, je suis seul maître ici.

Pénélope, l'esprit pénétré de ces paroles remonta dans son appartement,
pleurer Ulysse jusqu'à l'heure où Minerve lui versa le doux sommeil qui
fait oublier.


Cependant les prétendants orgueilleux remplissaient de leur tumulte le
sombre palais; tous brûlaient d'amour pour la chaste épouse d'Ulysse,
et souhaitaient partager sa couche divine. Le sage Télémaque, outré de
leur audace, leur dit ces paroles rapides:

--Prétendants de ma mère, hommes à l'insolence superbe, réjouissez-vous
et faites bonne chère, écoutez l'aède à la voix incomparable, mais
cessez vos clameurs, car je vous le déclare sans détours, ma volonté
est que demain vous sortiez de ce palais; allez manger vos biens en
festins dans vos propres demeures.

Il dit et tous s'étonnaient de ces paroles audacieuses. Antinoos, fils
d'Euphithès lui répondit:

--Pourquoi ce langage menaçant, te crois-tu déjà roi d'Ithaque par ta
naissance et par la volonté du fils de Saturne?

Télémaque, sagement répliqua:

--Antinoos, ne trouve pas mauvais que j'ai l'ambition de devenir roi
d'Ithaque si telle est la volonté de Zeus--mon désir aujourd'hui est de
gouverner ma maison et les biens d'Ulysse mon père.

Eurymaque, fils de Polybe, dit alors:

--Les dieux seuls connaissent celui qui régnera sur Ithaque, pour toi,
gouverne tes biens, personne ne songe à te dépouiller. Mais dis-moi,
quel est cet étranger, que voulait-il? T'apportait-il des nouvelles de
ton père? Et pourquoi est-il parti sans se faire connaître?

Le prudent Télémaque répondit:

--Eurymaque, je n'espère plus le jour du retour de mon père; quant à
cet étranger, il dit être Mentès, fils d'Anchialos, il règne sur les
Taphiens habiles à la rame.

Ainsi parla Télémaque, mais dans son cœur, il avait reconnu la déesse.

Le soir noir survint, interrompant la musique et la danse; chacun
se retira, et Télémaque, l'esprit agité, gagna sa haute demeure
précédé par la vertueuse Euryclée, portant deux flambeaux allumés.
Euryclée fille d'Ops et petite-fille de Pisénor, était une enfant
quand Laërte l'échangea contre vingt bœufs, et il l'honorait dans
son palais à l'égal de sa chaste épouse; mais elle ne partagea point
sa couche, Laërte craignant la colère de la reine.--Ce fut elle qui
éleva Télémaque; il l'aimait plus que les autres servantes. Euryclée,
ayant arrangé avec soin la tunique moelleuse, la suspendit près du lit
sculpté et sortit de l'appartement; elle tira la porte par l'anneau
d'argent et fit glisser le verrou, laissant Télémaque méditer au voyage
que Minerve lui conseillait.

[Illustration]



Chant II

TÉLÉMAQUE

[Illustration]

[Illustration]


Quand parut l'Aurore aux doigts de rose, Télémaque s'élança de sa
couche, se vêtit et suspendit à son épaule un glaive aigu. Puis il
donna l'ordre aux hérauts d'assembler les Grecs chevelus. Il se rendit
alors à l'assemblée. Ses deux chiens aux pieds rapides suivaient ses
pas. En le voyant s'avancer, le peuple fut saisi d'admiration, car une
grâce divine était sur sa personne. Il s'assit sur le siège royal et
les vieillards l'entourèrent respectueusement. Un héros courbé par les
hivers, Egyptios, parla le premier; il avait quatre fils: le belliqueux
Antiphus qui suivit Ulysse à Troie riche en coursiers et qui trouva
la mort funeste dans l'antre du Cyclope cruel; Eurynomus, prétendant
de Pénélope et deux autres qui cultivaient les champs paternels. Le
vieillard pleurant son fils Antiphus dit:

--Habitants d'Ithaque, depuis le jour où le divin Ulysse partit
sur ses vaisseaux creux, c'est la première fois que les hérauts
nous réunissent. A-t-on des nouvelles de l'armée?... Pourquoi cette
assemblée?... Qui nous a convoqué?...

Télémaque se levant, prit le sceptre des mains du héraut Pisénor et dit
à Egyptios:

--O vieillard! c'est moi qui ai convoqué le peuple pour lui dire ceci:
Un grand malheur m'accable, j'ai perdu mon père chéri qui régnait
sur vous si paternellement, et profitant de ma faiblesse, des hommes
puissants recherchent ma mère contre son gré; n'osant la demander à son
père Icarios, ils viennent tous les jours dans notre maison, égorger
nos troupeaux et boire nos vins généreux; n'est-il point d'homme
semblable à Ulysse qui puisse écarter ce fléau de ma demeure? Je vous
adjure au nom de Zeus, faites cesser ces choses et laissez-moi à ma
douleur profonde.

Il dit et jeta son sceptre en versant des larmes amères. Tous furent
saisis de compassion; seul, le prétendant Antinoos prit la parole:

--Télémaque, discoureur altier, pourquoi ce langage, veux-tu nous
outrager? Tu n'ignores pas cependant que ta mère seule est coupable,
par ses ruses, car voilà trois ans, bientôt quatre, qu'elle nous berce
de promesses. Voici le dernier stratagème imaginé par son esprit.
Elle tissait sur son plus grand métier une toile sans fin. «Jeunes
prétendants, nous disait-elle alors, puisque le divin Ulysse est
mort, laissez-moi terminer ce voile funèbre destiné au héros Laërte
dès que la Parque l'aura couché dans le tombeau. Les femmes grecques
s'indigneraient si je laissais sans linceul cet homme de bien.» Nous
l'écoutions et elle ourdissait pendant le jour ce voile funéraire
qu'elle défaisait à la clarté des flambeaux. Durant trois années elle
dissimula, mais une de ses suivantes, la quatrième année, nous avertit
et nous surprîmes la rusée Pénélope défaisant le voile superbe. Renvoie
donc ta mère et qu'elle désigne celui d'entre nous qu'elle agréera;
mais n'espère point avant cela nous voir reprendre le chemin de nos
palais.

Télémaque lui répondit:

--Antinoos, ce n'est pas à moi de chasser de sa maison celle qui m'a
enfanté; quant à vous, s'il vous semble juste de mettre au pillage ma
demeure, j'en appellerai à Zeus dont la vengeance sera terrible.

Il dit et Zeus fit partir de la nue à son intention, deux aigles qui
volèrent au-dessus de l'assemblée bruyante; à cette vue, les Grecs
furent saisis d'étonnement. Halitherse, fils de Mastor, vieillard qui
excellait à expliquer les présages dit:

--Ithaciens, et vous surtout, prétendants, un grand malheur vous
menace. Ulysse est peut-être déjà près d'ici, préparant votre mort.
Quand il partit pour Ilion, ne lui avais-je pas prédit qu'il reviendrait
seul dans sa patrie après vingt années d'absence? Ces choses
s'accomplissent aujourd'hui.

Eurymaque, fils de Polybe, lui dit alors:

--Vieillard stupide, reste chez toi à prédire l'avenir à tes enfants
et contempler le vol des oiseaux. Ulysse est bien mort; plût aux dieux
que tu eusses péri avec lui; tu n'exciterais pas ainsi Télémaque dans
l'espoir d'une récompense. Voici ce que je propose à Télémaque: Qu'il
ordonne à sa mère de retourner chez Icarios et de choisir un époux,
car aucun de nous ne renonce à sa main. Nous ne craignons personne, ni
Télémaque grand parleur, ni toi, vieillard insensé, et nous consumerons
sans remords les richesses d'Ulysse tant que la rusée Pénélope
différera son mariage.

Télémaque lui répondit:

--Eurymaque et vous nobles prétendants, les dieux et les Grecs savent
désormais ce qui en est. Donnez-moi un vaisseau rapide et vingt
compagnons, j'irai à Sparte et à Pylos m'informer de mon père; s'il est
vivant, j'attendrai un an encore; s'il est mort, je reviendrai pour
lui élever un tombeau et faire des funérailles dignes de lui, puis je
donnerai un époux à ma mère.

Alors Mentor, le fidèle intendant de la maison d'Ulysse, se leva, et
prononça ces paroles:

--Ecoutez, Ithaciens! Puisque personne parmi vous ne se souvient du
divin Ulysse et de sa douceur paternelle, ne craignez-vous pas de
mériter un roi cruel et injuste, pour demeurer tous ainsi lâches et
sans voix, devant les exigences de ces quelques prétendants audacieux?

Léocrite, fils d'Evénor lui répondit:

--Mentor, ton esprit insolent se trouble; tu crois exciter le peuple
contre nous, mais Ulysse lui-même ne parviendrait pas à nous chasser
de son palais. Pour vous, Ithaciens, séparez-vous; retournez à vos
travaux, Mentor et Halitherse prépareront à loisir le départ de
Télémaque.

Il dit. Les Grecs se dispersèrent et les prétendants retournèrent au
palais du divin Ulysse.

Télémaque alors se dirigea vers le rivage pour invoquer Minerve aux
yeux bleus. Après avoir purifié ses mains dans l'onde salée, il lui fit
cette prière:

--Ecoute-moi, ô déesse. Hier, tu m'ordonnas de partir à la recherche
de mon père, mais vois, aujourd'hui les prétendants insolents
s'opposent à mon départ.

Alors Minerve, sous la figure de Mentor, s'approcha et lui adressa ces
paroles rapides:

--Télémaque, méprise les manœuvres de ces prétendants imprudents qui
ne voient pas la Parque noire déjà près d'eux. Ton départ ne sera pas
différé; je t'accompagnerai moi-même sur un vaisseau rapide. Va dans
ton palais, prépare les provisions; mets le vin dans des amphores et la
farine dans des outres épaisses. Je réunirai des compagnons fidèles et
nous lancerons un vaisseau creux sur la mer profonde.

Ainsi parla Minerve, et Télémaque retourna au palais le cœur agité.
Là, les fiers prétendants dépouillaient des chèvres et flambaient des
porcs. Antinoos, riant, vint à Télémaque, lui prit la main et dit:

--Harangueur altier, oublie ta colère et viens avec nous manger et
boire en attendant ton départ pour la divine Pylos.

Mais Télémaque lui répondit:

--Antinoos, il ne m'est plus permis de me divertir avec vous; vous
avez dissipé mes biens, alors que j'étais enfant; aujourd'hui, je
m'instruis, ma volonté se développe, elle m'excite à partir, et puisque
les Grecs m'ont refusé un vaisseau et des rameurs, je partirai comme
simple passager.

Il dit et retira sa main. Dans le palais les prétendants préparaient
leur festin; tous riaient et tenaient des propos injurieux, l'un d'eux
parlait ainsi:

--Télémaque médite notre perte. Il ramènera des auxiliaires de Pylos
ou de Sparte. Peut-être aussi ira-t-il à Ephire chercher pour nous des
poisons mortels.

Un autre disait encore:

--Qui sait s'il ne périra pas lui-même comme Ulysse? Nous partagerions
alors ses biens.

Ils disaient ainsi, et Télémaque descendit dans le vaste cellier où
se trouvaient de l'or et de l'airain, de riches vêtements, de l'huile
parfumée. On y voyait aussi contre la muraille des tonneaux contenant
un vin vieux, doux breuvage sans mélange, digne des dieux. L'intendante
Euryclée veillait à la porte. Télémaque lui dit:

--Bonne Euryclée, puise pour moi dans les amphores le vin le plus doux
après celui que tu gardes pour le noble Ulysse. Remplis douze vases
et prépare aussi vingt mesures de farine d'orge dans des outres bien
fermées. Je vais à Sparte et à Pylos chercher des nouvelles de mon père
chéri. Toi seule connais mon projet; rassemble ces provisions, je les
prendrai ce soir quand ma mère reposera.

Mais la tendre Euryclée lui adressa en pleurant ces douces paroles:

--Cher enfant, quel dessein est entré dans ton esprit? Pourquoi
entreprendre ce voyage lointain, toi, si tendrement aimé? Reste au
milieu des tiens, ne t'expose pas à mille maux sur la mer mouvante.

Télémaque lui répondit:

--Rassure-toi, ce dessein m'a été inspiré par une déesse, mais ne le
découvre point à ma mère avant onze ou douze jours, à moins qu'elle ne
s'afflige de mon absence, ayant appris mon départ.

Euryclée alors jura par les dieux.

Cependant Minerve sous la figure de Télémaque parcourait la ville.
A Noémon, fils de Phronios, elle demandait un vaisseau rapide, et
rassemblait de robustes compagnons. Elle se rendit ensuite au palais
d'Ulysse et répandit le divin sommeil sur les yeux des prétendants;
tandis qu'ils buvaient, leurs coupes s'alourdirent dans leurs mains;
ils se hâtèrent donc de regagner leurs demeures. Puis Minerve, sous les
traits de Mentor dit au fils d'Ulysse:

--Allons, Télémaque, ne différons pas notre départ; tes compagnons aux
belles cnémides, n'attendent plus que ton arrivée.

Elle dit et marcha d'un pas rapide suivie de Télémaque. Ils trouvèrent
près du vaisseau les rameurs à la longue chevelure.

Télémaque leur adressa ces mots:

--Venez, amis, chercher les provisions toutes préparées dans le palais
de ma mère; elle ignore notre dessein, une suivante seule en est
instruite.

Les fidèles Achéens chargèrent dans le navire les provisions, délièrent
les amarres et s'assirent sur les bancs des rameurs. Télémaque, debout
à la poupe près de Minerve qui fit souffler le zéphire puissant,
excitait ses compagnons; il fit hisser les voiles blanches et le navire
glissa sur la vague bruyante. Puis ils dressèrent des cratères, les
emplirent jusqu'au bord de vin doux et firent aux dieux immortels les
libations sacrées.

[Illustration]



Chant III

PYLOS

[Illustration]

[Illustration]


Le soleil s'élevait déjà sur la plaine des eaux lorsque Minerve et
Télémaque arrivèrent à Pylos. Les habitants, assemblés sur le rivage,
offraient à Neptune neuf taureaux noirs. La déesse descendit du
vaisseau la première et, s'adressant au fils d'Ulysse, elle lui dit:

--Télémaque, ne sois point timide; n'oublie pas le but de ce voyage
qui est de rechercher ton père; parle à Nestor et supplie-le de te dire
la vérité.

Télémaque lui répondit:

--Je n'ose m'approcher, n'ayant point l'expérience des sages discours,
et je me sens bien jeune pour interroger un vieillard.

Minerve le rassura, lui disant:

--Télémaque, cherche dans ton esprit ce que tu dois dire, un dieu
t'inspirera.

Ils arrivèrent auprès des Pyliens. Nestor, avec ses fils et ses
compagnons, préparaient le festin: apercevant les étrangers, ils
vinrent à leur rencontre, les invitant à s'asseoir. Pisistrate, fils de
Nestor et son frère Thrasymède leur offrirent les viandes rôties et,
dans une coupe d'or, le vin ambré. Pisistrate dit alors à la fille de
Zeus ces paroles de bienvenue:

--Noble étranger, invoque le premier Neptune souverain, en l'honneur
duquel nous célébrons ce banquet; puis donne à ton jeune compagnon la
coupe de vin parfumé pour qu'il prie à son tour les Immortels.

Il dit et lui présente le vin généreux. Minerve, charmée de la sagesse
du héros, adresse les vœux suivants à Neptune.

--O Neptune, écoute ma prière: donne la gloire à Nestor et à ses fils;
accorde aux Pyliens la douce récompense de cette hécatombe magnifique,
et à Télémaque et à moi, de revenir dans notre patrie, ayant accompli
le dessein qui nous amène ici sur notre vaisseau noir.

Ayant ainsi prié, elle donna la coupe au fils chéri d'Ulysse, qui pria
à son tour. Dès qu'ils eurent mangé et bu, Nestor prit la parole:

--Etrangers, qui êtes-vous? D'où venez-vous, quel intérêt vous amène à
Pylos? Vous n'êtes certes pas des pirates errant sur les routes humides
et pillant l'innocente barque?

Télémaque lui dit avec assurance:

--O Nestor, fils de Nélée, grande gloire des Grecs, nous venons
d'Ithaque à la recherche de mon père, le divin Ulysse, qui, avec toi,
renversa la ville des Troyens. J'ignore s'il a péri; je t'en conjure
aujourd'hui, dis-moi la vérité. As-tu été témoin de sa triste fin ou
quelque mortel te l'a-t-il racontée?

Nestor, cavalier de Gérène, lui répondit:

--O ami, tu me rappelles les douleurs des indomptables Achéens, errant
sur les sombres mers, ou combattant la ville de Priam. Là sont tombés
les plus vaillants: Ajax, Achille, Patrocle et mon fils Antiloque,
si beau, si brave, si léger à la course et si ferme au combat. Que
de maux soufferts encore! Comment les raconter tous? Cinq ou six
années même n'y suffiraient pas, et fatigué, tu retournerais dans ta
patrie avant la fin de mon récit...--Pendant neuf ans, nous luttâmes
et nul n'osa jamais se comparer à Ulysse pour la prudence et la
ruse. En t'écoutant, je crois entendre parler ton père, avec lequel
nous n'avions qu'un cœur dans l'assemblée des Argiens...--Quand
la formidable Ilion fut renversée, nous nous en retournâmes sur
nos navires emportant nos richesses et nos prisonnières à la large
ceinture, mais Zeus nous dispersa pour nos injustices. Ménélas voulait,
sans tarder davantage, traverser les plaines humides, mais Agamemnon
refusa. Il resta avec la moitié de l'armée pour immoler de saintes
hécatombes et apaiser la déesse aux yeux bleus. Arrivés à Ténédos, nous
offrîmes les sacrifices divins; Zeus cependant ne nous accorda pas le
retour; il alluma parmi nous la funeste discorde. Les uns suivirent
le sage Ulysse: pour moi, je continuai ma route avec Tydée et ses
compagnons. Ménélas nous rejoignit à Lesbos; nous délibérions sur
notre route et les dieux nous envoyèrent un présage, nous ordonnant
de voguer vers l'Eubée pour échapper au péril, laissant à gauche,
Chio rocailleuse, la côte de Psyria et fuyant le ventueux Minias. Nos
navires rapides traversèrent les plaines poissonneuses et abordèrent
à Géreste. Le quatrième jour, Diomède atteignit Argos; moi, je me
dirigeai vers Pylos et j'ignore, mon cher enfant, quel fut le sort des
autres Achéens. J'ai ouï dire que depuis, les Myrmidons valeureux,
conduits par le fils d'Achille, ont revu l'heureux jour du retour; de
même Philoctète, fils de Péan, et Idoménée. Quant au fils d'Atrée, vous
savez sa fin déplorable, mais Egisthe a expié son crime; heureux le
héros qui laisse en mourant un fils vengeur. Toi aussi, mon ami, sois
vaillant, afin que nos descendants parlent de toi avec honneur.

Le sage Télémaque lui dit:

--Divin Nestor, Oreste a bien vengé son père et la postérité
l'honorera. Ah! si les dieux m'avaient donné la force de punir
l'insolence des prétendants qui m'outragent! Mais ils me l'ont refusée
et je dois souffrir aujourd'hui.

Le cavalier Nestor répondit:

--O ami, je connais tes malheurs et l'arrogance des prétendants qui
poursuivent ta mère, mais qui sait si le héros ne reviendra pas les
punir? Si Minerve te chérit comme elle chérissait Ulysse, ces audacieux
oublieront vite l'hymen.

Télémaque, tristement, lui dit:

--Ah! je n'ose espérer ce bonheur, même avec la volonté des dieux.

La déesse aux yeux bleus dit à son tour:

--Télémaque, quelle parole a franchi la barrière de tes dents? Un dieu,
s'il le veut, sauve un mortel, même de loin; cependant les dieux mêmes
ne peuvent écarter de lui la mort, commune à tous, quand il est désigné
par le destin funeste.

Télémaque lui répondit:

--Mentor, je voudrais maintenant interroger le fils de Nélée sur un
autre sujet.--Dis-moi, Nestor, comment est mort Agamemnon? Ménélas
n'était donc pas dans Argos, quand Egisthe tua ce héros plus vaillant
que lui?

--Mon enfant, lui dit Nestor, voici la vérité: Pendant que sous les
murs d'Ilion, nous accomplissions de nombreux travaux, Egisthe,
paisible dans Argos, charmait par ses paroles l'épouse d'Agamemnon.
La divine Clytemnestre, à la vérité, recula longtemps devant le crime
honteux, car près d'elle veillait l'aède charmeur désigné par le
fils d'Atrée pour protéger l'épouse. Mais quand l'heure du destin la
dompta, l'infidèle suivit le séducteur après qu'il eut fait périr
l'aède divin. Ménélas et moi revenions alors des rives de Troie, quand
Phébus, près de Sunion sacrée, frappa de ses douces flèches le fils
d'Onétor, Phrontis, pilote habile au gouvernail. Ménélas, retenu par
les funérailles de son compagnon, atteignit ensuite la haute Malée, et
Zeus, déchaînant les vents rapides, dispersa ses vaisseaux, jetant
les uns vers la Crète habitée par les Cydons, près de la roche polie
par les vagues, à l'extrémité de Gortyne, où le Notos pousse le flot
sombre. Là, se brisèrent les vaisseaux, d'où les hommes n'échappèrent
qu'avec peine; les autres furent portés vers l'Egypte. Pendant ce
temps, Egisthe tuait le fils d'Atrée, soumettait le peuple et régnait
sur la riche Mycènes. La huitième année, Oreste, revenant d'Athènes,
immolait le meurtrier de son père, le jour même du retour de Ménélas,
brave au cri de guerre. Mais toi, ami, ne t'éloigne pas longtemps de ta
demeure, pars maintenant pour Lacédémone, où te conduira l'un de mes
fils, et là, supplie le blond Ménélas de te dire tout ce qu'il sait du
divin Ulysse.

Il dit. Le soleil se coucha; Minerve alors prononça ces paroles ailées:

--O vieillard, tes discours sont d'un sage, mais voici le jour qui
disparaît; retirons-nous après avoir offert encore à Neptune les
libations sacrées.

Les hérauts remplirent les cratères et jetèrent dans le feu les langues
des victimes; Minerve et Télémaque voulurent retourner dans le vaisseau
creux, mais Nestor les retenant, leur dit:

--J'ai des tapis nombreux dans ma maison, Zeus ne permettrait pas que
le fils chéri d'Ulysse couche sur les planches d'un vaisseau tandis que
dans mon palais je peux recevoir dignement mes hôtes.

Minerve lui répondit:

--Cher vieillard, Télémaque t'obéira, il te suivra dans ton palais
hospitalier; demain, tu lui donneras un char et des chevaux agiles
conduits par un de tes fils, et il partira pour Lacédémone. Pour moi
je retourne au vaisseau noir, et dès l'aurore j'irai chez les Caucons
magnanimes réclamer une dette qui n'est ni nouvelle certes, ni petite.

Ayant ainsi parlé, Minerve disparut semblable à une orfraie; la
stupéfaction saisit tous les assistants, et le vieillard, étonné,
prenant la main de Télémaque, lui dit:

--Ami, puisqu'un dieu te guide, tu ne seras ni lâche ni faible,
j'ai reconnu l'auguste Tritogénie qui honorait ton père.--O déesse,
sois-nous propice, à moi, à mes fils et à ma respectable épouse. Je te
sacrifierai une génisse d'un an, encore indomptée, et dont les cornes
seront entourées d'or.

Pallas entendit sa prière. Puis Nestor, précédant ses fils vers sa
belle demeure, versa des libations à Minerve; quand ils eurent bu selon
leur désir un vin doux, enfermé depuis onze années dans une urne bien
close, ils se retirèrent pour se livrer au sommeil.


Quand parut l'Aurore aux doigts de rose, Nestor, abandonnant sa couche,
sortit de son palais et s'assit sur les marbres polis et blancs devant
les portiques élevés. Là s'asseyait jadis Nélée, aujourd'hui dompté
par le destin et descendu chez Pluton. Nestor, le sceptre à la main
réunit ses fils, Echéphron, Stratios, Persée, Arétos et Thrasymède;
Pisistrate vint également avec Télémaque; tous s'assirent auprès de
Nestor qui prit la parole:

--Chers enfants, je veux me rendre Minerve propice, allez dans la
plaine chercher une génisse; qu'un autre aille au vaisseau de Télémaque
pour en ramener tous ses compagnons, n'en laissant que deux pour la
garde, puis, ordonnez à l'orfèvre Laercès, de venir pour entourer d'or
les cornes de la génisse, et, aux serviteurs de ce palais, de préparer
un festin.

Il dit et tous s'empressèrent. Nestor donna l'or pour la parure qui
réjouit les yeux de la déesse, Arétos apporta l'eau dans un vase orné
de fleurs; il portait en outre une corbeille d'orge sacrée. Thrasymède,
debout, la hache tranchante dans sa main, se tenait prêt à frapper la
génisse. Persée apporta la coupe profonde, et Nestor, conducteur de
coursiers, offrit à Minerve les prémices, jetant dans le feu le poil de
la tête de la victime.

L'orge sacré répandu, et les prières terminées, Thrasymède frappa la
génisse; alors les filles, les brus et la vénérable épouse de Nestor,
Eurydice, l'aînée des filles de Clyménos, prièrent à haute voix.

La génisse fut égorgée par Pisistrate, et quand le sang noir eut cessé
de couler, les jeunes gens tenant les broches à cinq pointes firent
rôtir les chairs qu'ils arrosèrent de vin doux.

Cependant la plus jeune des filles de Nestor, la belle Polycaste,
conduisit Télémaque au bain; elle l'oignit, puis le couvrit d'une
tunique magnifique, et, beau comme un immortel, il vint s'asseoir à la
table du festin. Lorsque tous eurent chassé la faim et la soif, Nestor
leur dit:

--Mes enfants allez préparer le char et les coursiers à la belle
crinière, afin que Télémaque continue sa route.

Il dit et ses fils exécutèrent ses ordres, Télémaque monta sur le char
magnifique, Pisistrate prit les rênes et fouetta les coursiers; ceux-ci
pleins d'ardeur volèrent rapides, s'éloignant de Pylos.

Ils arrivèrent à Phèrès à la tombée du jour. Dioclès, fils
d'Orsilochos, qu'Alphée avait engendré, leur offrit l'hospitalité.


Quand parut la fille du matin, l'Aurore aux doigts de rose, ils
remontèrent sur le char orné et bientôt ils arrivèrent au terme de leur
voyage.

[Illustration]



Chant IV

LACÉDÉMONE

[Illustration]

[Illustration]


Arrivés dans la profonde vallée de Lacédémone, Télémaque et Pisistrate
se dirigèrent vers le palais de Ménélas. Ils le trouvèrent célébrant
les noces de son fils et de sa noble fille que jadis, à Troie, il avait
promise au fils du vaillant Achille. Il l'envoyait avec des chevaux
et des chars dans la ville fameuse des Myrmidons où régnait son époux.
A son fils Mégapenthès, il donnait la fille du Spartiate Alector;
Mégapenthès était issu d'une esclave, car Hélène n'avait mis au jour
qu'une fille, Hermione aux cheveux d'or.

Ménélas et ses amis se livraient à la joie des festins; un aède divin
chantait. Aux accords de sa lyre deux danseurs tournaient au milieu de
l'assemblée.

Télémaque et le fils de Nestor arrêtèrent leurs coursiers aux portes
du palais. Le puissant Etéonée, serviteur diligent, les aperçut; il
traversa la demeure pour en annoncer la nouvelle à Ménélas, auquel il
adressa ces paroles ailées:

--Fils de Zeus, voici deux étrangers semblables aux dieux; dois-je
dételer leurs coursiers agiles ou les laisser chercher ailleurs
l'hospitalité?

Ménélas, courroucé, lui dit:

--Autrefois, fils de Boéthès, tu étais moins sot; ne te souviens-tu
donc plus de l'accueil généreux d'hospitaliers étrangers en nos jours
d'infortune? Va, dételle les chevaux, et que ces étrangers prennent
part au festin.

Etéonée, et d'autres serviteurs empressés, débarrassèrent du joug
les coursiers mouillés de sueur qu'ils attachèrent aux râteliers,
et introduisirent les hôtes dans la somptueuse demeure, que ceux-ci
contemplaient avec admiration. Quand leurs yeux furent rassasiés
de ce spectacle, ils se plongèrent dans des baignoires polies; des
jeunes femmes les frottèrent d'essence, les couvrirent de tuniques et
de manteaux superbes, puis ils prirent place auprès du fils d'Atrée.
L'intendante apporta du pain, l'écuyer tranchant, des viandes rôties et
plaça près d'eux des coupes d'or. Le blond Ménélas, les prenant par la
main leur dit:

--Mangez et buvez, réjouissez-vous; nous vous demanderons plus tard le
nom de vos pères, illustres rois sans doute.

Puis il plaça devant eux le dos rôti d'un bœuf gras. Quand ils eurent
apaisé leur faim et leur soif, Télémaque se penchant vers Pisistrate,
lui dit tout bas:

--Ami cher à mon cœur, admire dans ce palais magnifique la profusion
d'airain, d'or, d'argent, d'ivoire!... Tel, assurément, est le palais
de Zeus.

Ménélas, l'entendant, leur adressa ces paroles ailées:

--Chers enfants, nul ne peut égaler Zeus en richesses; celles que
vous admirez sont le fruit de mes longues courses et de nombreuses
souffrances. Je les ai ramenées sur mes vaisseaux après avoir erré
huit ans à Cypre et en Phénicie, en Egypte et en Ethiopie, à Sidon et
chez les Erembes, et en Libye où les agneaux naissent avec des cornes,
et où ni maîtres, ni pasteurs ne manquent de fromage, de viande et du
lait doux des brebis. Tandis que j'errais, amassant des richesses, un
homme aidé d'une épouse perfide, tua traîtreusement mon frère; aussi,
sur ces biens, je règne sans joie. Vos pères connaissent déjà ces
aventures. Souvent, assis dans mon palais, je pleure sur ces guerriers
morts devant la vaste Troie et je repais mon âme de douleur; mais
souvent aussi, je sèche mes larmes, car la tristesse glace les sens.
Cependant, de tous mes regrets, le plus cruel est le souvenir d'Ulysse
et de ses nombreuses souffrances, et nous ignorons encore s'il vit ou
s'il est mort. Le vieux Laërte le pleure sans doute avec la prudente
Pénélope et Télémaque, laissé si jeune dans son palais.

Il dit, et à ses paroles, Télémaque versant des larmes, se voila
le visage de son manteau de pourpre. A ce moment, Hélène semblable
à Diane sortait de son appartement; Adresté lui avança un siège
magnifique; Alcippé lui apporta un tapis moelleux, et Phylo, une
corbeille d'argent, don d'Alcandre, épouse de Polybe, habitant Thèbes
l'Egyptienne. Polybe avait donné à Ménélas deux baignoires d'argent,
deux trépieds et dix talents d'or. Son épouse avait offert à Hélène
une quenouille d'or et une corbeille d'argent rehaussé d'or, sur
laquelle Phylo posa la quenouille entourée de laine violette. Hélène
s'assit, puis elle interrogea son époux en ces termes:

--Divin fils de Zeus, quels sont ces hôtes arrivés dans notre demeure?
A la vérité, je n'ai jamais vu chez un homme autant de ressemblance
que celui-ci en a avec Télémaque, qu'Ulysse laissa si jeune dans son
palais, lorsque les Achéens, à cause de moi vinrent à Troie porter la
guerre terrible.

Le blond Ménélas répondit:

--C'est aussi ma pensée, femme, ce sont bien là les yeux, la tête
et les cheveux d'Ulysse, et, à l'instant, me souvenant du héros, je
racontais ses maux endurés pour moi, et celui-ci versait des larmes
amères, couvrant ses yeux de son manteau.

Pisistrate, prenant la parole, dit:

--Divin fils d'Atrée, chef des peuples, celui-ci, comme tu le dis, est
bien le fils d'Ulysse, mais sa modestie l'empêche de te parler, à toi,
dont la voix nous charme comme celle d'un dieu. Nestor de Gérène m'a
choisi pour être son compagnon, il désirait te voir, obtenir de toi des
conseils ou des secours, et te parler de son père absent, car il ne
trouve personne parmi son peuple pour écarter de lui le malheur.

Ménélas lui répondit:

--Dieux grands, voici donc dans ma demeure le fils d'un homme qui m'est
si cher et que je m'étais promis d'honorer à son retour plus que tous
les autres Argiens. Je voulais lui donner dans l'Argolide une ville et
lui construire un palais. Rien ne nous eût alors séparés avant la mort
aux ombres noires, mais un dieu nous a privés de ce bonheur.

Il dit et tous pleuraient; Pisistrate pensant à son frère Antiloque
prononça ces paroles ailées:

--Divin Ménélas, Nestor souvent nous a parlé de ta sagesse; écoute-moi,
pourquoi nous affliger pendant le repas; demain à la matinale Aurore,
nous pleurerons les guerriers fauchés par le Destin. Mon frère aussi
a péri; tu l'as connu: Antiloque, rapide à la course et supérieur au
combat?

Le blond Ménélas lui répondit:

--O ami, tes paroles sont d'un sage; laissons donc là les pleurs
et continuons notre repas; demain Télémaque et moi, nous parlerons
ensemble.

Il dit, et Asphalion, serviteur fidèle, leur versa l'eau sur les mains,
puis ils continuèrent le festin.

Hélène alors, jeta dans le cratère où les convives puisaient le vin,
un breuvage qui fait oublier la tristesse, et que lui avait donné
Polydamne, épouse de Thon, l'Egyptien. Et s'adressant à son époux, elle
lui dit:

--Fils d'Atrée et vous, nobles héros, mangez et buvez; je vais vous
raconter maintenant des choses qui vous charmeront. Je vais vous dire
ce que le courageux Ulysse osa faire chez les Troyens:--S'étant
meurtri de coups et revêtu de vils haillons, il entra dans la ville
ennemie déguisé en mendiant; seule, je le reconnus malgré sa ruse et
je l'interrogeai. Il voulut m'échapper, mais lorsque j'eus lavé et
oint son corps et que je lui eus donné d'autres vêtements, je lui
jurai de ne point révéler son nom aux Troyens avant qu'il fût de
retour à ses vaisseaux rapides. Il me découvrit alors les desseins des
Grecs auxquels il rapporta de précieux renseignements. Mon cœur se
réjouissait, car déjà mon désir était de revoir ma maison; je pleurais
sur la faute que Vénus m'avait fait commettre, quand, me conduisant
à Troie, elle m'éloigna de ma fille et de mon époux qui ne le cède à
personne pour l'esprit et pour la beauté.

Ménélas dit alors:

--Femme, tu as parlé selon la convenance. J'ai vu bien des héros, mais
jamais encore je n'ai connu un mortel semblable à Ulysse. Voici ce que
ce guerrier courageux osa faire dans le cheval de bois où nous étions
cachés, apportant aux Troyens le carnage et la mort:--Tu t'approchais
du piège perfide, suivie de Deiphobe; trois fois tu en fis le tour;
tu en touchas les flancs et tu appelas par leur nom les premiers des
Danaéens, imitant la voix de leurs épouses. Le fils de Tydée, Ulysse
et moi entendîmes tes appels. Diomède et moi voulions nous élancer;
Ulysse nous retint, calmant notre impatience, et Anticus ayant voulu te
répondre, il lui tint la bouche fermée et sauva ainsi les Grecs.

Télémaque, ému à ces récits, s'écria:

--Ménélas, chef des peuples, tes paroles augmentent ma tristesse, car
les exploits d'Ulysse n'ont pu lui éviter la triste mort, malgré son
cœur de fer. A présent, fais-nous conduire à notre couche afin que
nous goûtions les douceurs du sommeil.

Alors Hélène l'Argienne leur fit dresser sous le portique des lits aux
belles couvertures de pourpre, et le fils d'Atrée se retira dans sa
demeure avec la divine Hélène au long voile.


Quand parut l'Aurore aux doigts de rose, Ménélas sortit de son
appartement; il vint auprès de Télémaque et lui dit ces mots:

--Dis-moi, Télémaque, quelle affaire t'amène dans la divine Lacédémone?

Télémaque lui répondit:

--Fils d'Atrée, je suis venu te demander des nouvelles de mon père. Je
te supplie de me raconter sa triste fin si tu en as été témoin; par
pitié ne me cache pas la vérité.

Ménélas gémissant, lui dit:

--A tes questions, à tes prières, je ne répondrai rien qui s'écarte de
la vérité; voici:

»Les dieux me retenaient encore dans Pharos près des bouches de
l'Egyptos. Pendant vingt jours, le vent favorable cessant de souffler,
toutes nos provisions s'étaient épuisées; une déesse prit pitié de moi,
Idothée, fille du puissant Protée, dont je touchai le cœur. Pendant
que mes compagnons, errant sur le rivage, cherchaient à calmer leur
faim dévorante, elle s'approcha de moi et me dit ces paroles:

»--Etranger, es-tu donc si dépourvu de sens et te complais-tu dans la
souffrance que tu ne trouves un terme à tes peines et à celles de tes
compagnons.

»Je lui répondis:

»--Déesse, je ne suis point ici par ma volonté; j'ai, sans doute,
offensé les Immortels; dis-moi, car les dieux savent tout, quel est
celui qui me ferme la route à travers la mer poissonneuse?

»La déesse me répliqua aussitôt:

»--Etranger, dans ces lieux vient souvent l'Immortel Protée, dieu
véridique et serviteur de Neptune. C'est lui qui m'a donné le jour.
Si tu pouvais le saisir par ruse, il t'enseignerait ta route et
t'apprendrait même les choses arrivées dans ta patrie depuis ton départ.

»Je lui répondis:

»--Comment ferai-je pour saisir ce divin vieillard, car un mortel ne
peut dompter un dieu.

Idothée me dit alors:

»--Vers le milieu du jour, le vieillard marin sort des flots et
vient se reposer dans un antre humide au milieu des phoques noirs
et ondulants de la belle Halosydné. Je t'y conduirai au lever de
l'aurore avec trois de tes compagnons choisis parmi les plus braves.
Le rusé vieillard viendra entouré de ses phoques, semblable au berger
conduisant ses brebis. Il les comptera, puis il se couchera et
s'endormira au milieu d'eux. A ce moment-là, saisissez-le et
maintenez-le avec vigueur, car pour vous échapper, il prendra la forme
de divers animaux, et deviendra même eau limpide et feu dévorant.
Alors, serrez-le davantage et lorsqu'enfin, il t'interrogera, cesse
toute violence, et demande-lui quel dieu te poursuit et quel est le
moyen de rentrer dans ta patrie.»

»Elle dit, et se laissa glisser dans la mer mouvante. Je revins
vers nos vaisseaux l'esprit agité et, le lendemain, j'emmenai trois
compagnons au cœur ferme.

»Idothée nous apporta alors du vaste sein de la mer quatre peaux de
phoques fraîchement écorchées, et creusant des lits dans le sable, elle
nous fit coucher et nous couvrit chacun d'une peau. L'embuscade était
pénible, car l'odeur affreuse des phoques nous mettait au supplice.
Pour nous soulager, la déesse approcha de nos narines l'ambroisie au
doux parfum. Toute la matinée nous attendîmes avec patience. Vers le
milieu du jour, le vieillard, suivi de ses phoques, sortit de la mer
et compta son troupeau. Son cœur ne soupçonna point la ruse et il se
coucha. Alors, poussant de grands cris, nous nous élançâmes sur lui.
Le vieillard n'oubliant pas son art trompeur, se fit d'abord lion à
la belle crinière, puis dragon, puis panthère et sanglier énorme. Il
devint ensuite eau rapide et arbre aux branches élevées. Mais nous le
tenions étroitement serré; l'artificieux vieillard se sentant vaincu et
m'interrogeant enfin, m'adressa ces paroles:

»--Fils d'Atrée, que désires-tu de moi?

»Je lui dis aussitôt:

»--Tu sais que depuis longtemps, retenu dans cette île, je ne puis
trouver un terme à mes peines et mon cœur se consume de douleur.
Dis-moi quel est celui des Immortels qui ferme ma route et me barre la
mer poissonneuse?

»Protée me dit alors:

»--Le destin ne veut pas que tu revoies ta patrie avant que, retourné
dans les eaux de l'Egyptos, tu n'aies offert de saintes hécatombes aux
Immortels, habitant le vaste ciel.

»Il dit et mon cœur se remplit de tristesse:

»--Vieillard, lui répondis-je, je ferai ainsi que les dieux
l'ordonnent, mais dis-moi si tous les Achéens sont heureusement rentrés
dans leurs foyers, ou si quelqu'un d'entre eux est mort prématurément
au retour de la guerre de Troie?

»Il me dit aussitôt:

»--Tu n'as nul besoin de connaître ces choses, ni ma pensée; avant
peu, tu verseras des larmes ayant tout appris; cependant je te dirai
que plusieurs ont péri dans le retour; mais l'un d'eux vit, retenu sur
un point de la vaste mer. Ajax a bu l'onde amère près des vaisseaux
aux longues rames, pour ses paroles orgueilleuses. Quant à ton frère,
protégé de Junon, une tempête le saisit près de Malée, mais les dieux
changèrent le vent et conduisirent ses vaisseaux aux lieux où habitait
Egisthe, fils de Thyeste. Se réjouissant, Agamemnon embrassait la
terre de la patrie aimée, la mouillant de ses larmes. D'une retraite
cachée, un espion que le perfide Egisthe avait placé là signala son
retour. Aussitôt Egisthe, choisissant vingt hommes braves, vint avec
des chevaux et des chars, au-devant du pasteur des peuples. Il ramena
le héros et le tua pendant le festin célébrant son retour, comme on
tue un bœuf à l'étable. Aucun des compagnons du fils d'Atrée, ni les
complices d'Egisthe ne survécurent.

»A ce récit, mon cœur se brisa. Assis sur le sable, je ne pouvais
arrêter mes larmes. Alors le vieillard marin me dit:

»--Ne pleure pas, fils d'Atrée, sur ces choses sans remède; hâte plutôt
ton retour pour préparer Oreste à la vengeance fatale.

»Je sentis à ces mots mon cœur se ranimer dans ma poitrine, et
j'adressai au dieu ces paroles ailées:

»Puisque je sais maintenant le sort de ces deux guerriers, dis-moi le
nom du troisième encore retenu sur la vaste mer?

»Il me dit aussitôt:

»--C'est le fils de Laërte, Ulysse, roi d'Ithaque. Je l'ai vu dans
l'île de Calypso, retenu par force, versant d'abondantes larmes,
n'ayant ni vaisseau aux longues rames, ni compagnons pour parcourir,
sur le dos de la vaste mer, la route du retour dans la patrie. Pour
toi, Ménélas, ton destin n'est pas de périr aujourd'hui, parce que tu
es l'époux d'Hélène, fille de Zeus.

»Il dit et se glissa sous l'onde agitée. Pour moi, j'allai vers les
vaisseaux avec mes compagnons pour préparer le repas du soir. Quand
parut l'Aurore aux doigts de rose, nous lançâmes nos vaisseaux sur la
mer divine que les rameurs frappaient en cadence, nous ramenant aux
bords de l'Egyptos. J'apaisai le courroux des Immortels, j'élevai un
tombeau à Agamemnon. Ces devoirs accomplis, les dieux m'accordèrent
le vent qui conduit à la douce patrie. Maintenant Télémaque, demeure
quelques jours encore; attends les présents magnifiques que je te
destine: trois chevaux, un char brillant, puis aussi, une belle coupe
pour les libations aux Immortels et en souvenir de moi.

Télémaque lui répondit:

--Certes, j'oublierais volontiers pendant une année ma maison et mes
parents, en écoutant tes récits charmeurs; cependant, mes compagnons
s'endorment dans Pylos délicieuse, je ne peux prolonger mon séjour.
Quant aux présents que tu m'offres, je n'ose emmener dans Ithaque
pierreuse et nourricière de chèvres, les coursiers d'Argos aux riches
prairies.

Ménélas sourit, et le caressant de la main, lui dit:

--Cher enfant, à tes paroles, on reconnaît ton noble sang; je changerai
donc mes présents. Je veux te donner le plus beau joyau de ma maison:
c'est un cratère d'argent divinement ciselé par Vulcain; Phédime, roi
des Sidoniens m'en fit présent; à mon tour, je te l'offre.

Ainsi parlaient-ils. Les convives arrivaient, amenant des brebis
et apportant le vin généreux. Leurs épouses aux longues tresses
préparaient le repas.


Cependant dans Ithaque, sur la belle esplanade devant la demeure
d'Ulysse, les prétendants insolents s'amusaient et lançaient des palets
et des javelots.

Semblables aux dieux, Antinoos et Eurymaque se tenaient à l'écart;
Noémon, fils de Phronios, s'approchant d'eux, dit à Antinoos:

--Savons-nous, Antinoos, quand Télémaque reviendra de Pylos
sablonneuse? J'attends mon vaisseau sur lequel il est parti, car je
dois ramener de la vaste Elide mes vigoureux mulets encore indomptés.

Il dit, et les prétendants étaient frappés de surprise, car ils
ignoraient tous que Télémaque fut parti pour Pylos. Antinoos répondit:

--Dis-moi, en vérité, quand est-il parti? quels jeunes gens l'ont
suivi? Sont-ils des esclaves ou des mercenaires? T'a-t-il pris malgré
toi ton vaisseau noir ou le lui as-tu donné de bon gré?

Noémon répondit:

--Je le lui ai donné, et les jeunes gens qui l'ont suivi sont choisis
parmi les plus braves dans le peuple. Mentor, ou un dieu qui lui
ressemble, les conduit.

Il dit et s'en alla. Les prétendants suspendirent leurs luttes.
Antinoos, le cœur débordant de colère, prit la parole:

--Grands dieux! Ce voyage a donc été audacieusement accompli par
Télémaque malgré nous tous! Que Zeus dompte la force de cet enfant
avant que le malheur ne s'abatte sur nous! Allons, donnez-moi un
vaisseau rapide et vingt compagnons, afin que je guette son retour et
que je lui tende une embûche dans le détroit qui sépare la pierreuse
Ithaque des bords escarpés de Samos, et que ce voyage lui soit fatal.

Tous l'approuvèrent, et s'étant levés, ils rentrèrent dans le palais
d'Ulysse.


Le héraut Médon ayant entendu les propos perfides des prétendants, vint
en instruire Pénélope qui lui adressa ces mots:

--Héraut, viens-tu prévenir les servantes d'Ulysse de préparer le repas
pour les prétendants superbes? Ah! qu'ils cessent de me rechercher et
qu'ils fassent aujourd'hui leur dernier, certes, leur dernier festin.

Médon, sagement lui répondit:

--Reine, un malheur menace Télémaque; les prétendants méditent sa perte
à son retour de la sainte Pylos où il est allé chercher des nouvelles
de son père.

Il dit, et Pénélope suffoquée de douleur, resta longtemps sans voix.
Elle lui dit enfin:

--Héraut, pourquoi Télémaque est-il parti? Est-ce pour laisser oublier
son nom même parmi les hommes?

Médon prudemment lui répondit:

--Je ne sais si quelque dieu ou son cœur seul l'a poussé à se rendre à
Pylos pour apprendre le retour ou la mort de son père.

Il dit et se retira. Pénélope, dans sa profonde douleur s'affaisse sur
le seuil de son appartement, et versant des larmes abondantes, dit aux
esclaves pleurant comme elle:

--Écoutez, amies, le dieu de l'Olympe m'a donné plus de maux en partage
qu'à vous toutes réunies. J'ai perdu d'abord un époux magnanime,
glorieux parmi les Achéens et, aujourd'hui, un fils bien aimé m'est ravi
sans gloire, poussé par les tempêtes loin de sa patrie. Malheureuses!
qui m'avez laissée ignorer ce départ, courez appeler mon esclave Doléos,
celui qui cultive mon jardin aux arbres nombreux; qu'il aille auprès de
Laërte l'informer de tout ceci pour qu'il prévienne le peuple des noirs
desseins tramés contre mon fils.

Euryclée, nourrice chérie, lui dit alors:

--Chère fille, que tu me tues avec l'airain cruel ou que tu me laisses
dans ce palais, je ne te cacherai rien. Je savais ces choses; c'est moi
qui lui ai donné le pain et le vin généreux pour son voyage et par le
serment redoutable tu devais ignorer son départ. Il voulait t'éviter
les larmes qui flétrissent la beauté. Maintenant, invoque Minerve; elle
seule pourra le sauver de la mort; n'afflige point Laërte accablé par
l'âge; la race d'Arcésios survivra, elle possédera un jour ces hautes
demeures.

Elle dit. Pénélope alors, séchant ses larmes, se baigna, puis couvrit
son corps de vêtements purs et monta dans ses appartements; elle mit
l'orge sacrée dans une corbeille et pria Minerve en ces termes:

--Ecoute-moi, fille de Zeus! Si jamais Ulysse a brûlé pour toi les
cuisses grasses d'un bœuf ou d'une brebis, souviens-toi de ces choses
et sauve mon fils chéri! Eloigne de moi les prétendants superbes et
méchants!

La déesse entendit sa prière.


Les prétendants remplissaient de tumulte le sombre palais; l'un d'eux
insolemment, disait:

--La reine, sans doute, prépare son hymen, car elle ne sait point que
la mort attend son fils.

Antinoos, alors, leur adressa ces paroles:

--Malheureux, cessez ces propos audacieux; quelqu'un pourrait nous
trahir. Levons-nous et accomplissons en silence le dessein arrêté dans
notre esprit.

Il dit et choisit vingt guerriers des plus braves qui se rendirent sur
le bord de la mer.

Ils lancèrent un vaisseau sur l'onde profonde, disposèrent le mât, et
préparèrent les voiles, fixèrent avec des courroies de cuir les rames
à leur place et déployèrent ensuite les blanches voiles: puis ils
mouillèrent le navire dans un endroit écarté; là, ils prirent leur
repas, attendant patiemment que la nuit sombre fut venue.


Cependant Pénélope, étendue sur sa couche, éloignait de ses lèvres
toute nourriture et tout breuvage, se demandant si son fils bien aimé
éviterait la mort ou s'il serait dompté par les prétendants cruels:
de même qu'un lion traqué craint le cercle perfide, telle Pénélope,
agitée, redoutait pour Télémaque l'embûche funeste des prétendants.

Le doux sommeil survint enfin. Alors Minerve aux yeux bleus lui envoya,
en songe, sous la forme d'un fantôme, sa sœur Iphthimé, pour apaiser
sa douleur. Iphthimé lui parla en ces termes:

--Pénélope, ne pleure, ni ne t'afflige davantage; les dieux immortels
ne veulent pas que ton fils périsse, car il ne les a point offensés.
Aie confiance et ne crains rien. Télémaque est accompagné par une
puissante déesse qui le protège et dont beaucoup d'autres hommes
désireraient l'assistance. C'est Minerve qui a pitié de toi et qui m'a
envoyé pour te dire ces choses.

La prudente Pénélope lui dit alors:

--Si tu as entendu la voix d'une déesse, dis-moi aussi ce que tu sais
du malheureux Ulysse; vit-il encore ou est-il déjà descendu dans les
demeures de Pluton?

Le fantôme noir lui répondit:

--Je ne te dirai rien d'Ulysse, car il est mal de prononcer de vaines
paroles.

Ayant ainsi parlé, le fantôme disparut dans le souffle des vents et la
fille d'Icarios s'éveilla, le cœur apaisé.


Les prétendants montés sur le vaisseau, naviguaient sur les routes
humides, méditant la mort de Télémaque.

Entre Ithaque et Samos escarpée est une île hérissée de rochers et
d'écueils; c'est là que se trouve Astéris à la rade facile; les
Achéens, s'y mettant en embuscade, attendirent le fils d'Ulysse.

[Illustration]



Chant V

CALYPSO

[Illustration]

[Illustration]


La rose Aurore quittait la couche chérie du brillant Tithon quand les
dieux s'assemblèrent. Minerve, soucieuse leur disait:

--Zeus mon père, et vous, dieux bienheureux, aucun de vous ne se
souvient donc d'Ulysse, captif dans l'île de Calypso, sans vaisseaux
ni compagnons pour le conduire. Et maintenant voici que les perfides
prétendants guettent le retour de Télémaque parti à sa recherche, et
veulent l'immoler.

Zeus lui répondit:

--Mon enfant quelle parole s'échappe de ta bouche! N'as-tu pas
médité toi-même qu'Ulysse à son retour punirait ses ennemis. Quant à
Télémaque, conduis-le avec prudence, afin qu'il évite le piège des
prétendants.

Il dit et s'adressant à Mercure:

--Va, et dis à la Nymphe aux beaux cheveux que ceci est notre volonté:
qu'Ulysse parte sur un radeau solide, et, voguant sur la vaste mer,
qu'il aborde le vingtième jour dans la fertile Schérie, pays des
Phéaciens. Ceux-ci l'honoreront et le reconduiront dans sa patrie sur
un vaisseau abondamment chargé d'or et d'airain, présents plus nombreux
que les richesses qu'il avait emportées de Troie. Il reverra alors ses
amis et sa haute demeure dans son Ithaque chérie.

Aussitôt Mercure attache ses sandales d'ambroisie et d'or qui le
portent sur le souffle des vents; il vole et s'arrête d'abord sur
Piérie; puis, comme une mouette chassant les poissons, il s'élance sur
la mer violette et gagne la demeure de la Nymphe aux cheveux d'or. Un
grand feu brûlait dans le foyer et consumait du cèdre et du thuia,
embaumant l'île au loin. Calypso chantait, tissant la toile fine avec
sa navette d'or. Autour de sa grotte, verdissaient l'aulne, le tremble,
les cyprès odorants dans lesquels les oiseaux se nichaient; c'étaient
les chouettes, les éperviers et les corneilles marines au long bec. Une
vigne aux grappes fleuries s'élançait grimpante, et quatre fontaines
à l'onde cristalline, coulaient de côtés différents dans les molles
prairies où fleurissaient l'ache et la violette. Un tel spectacle eût
frappé d'admiration un dieu même.

Mercure entra dans la grotte profonde et Calypso le reconnut aussitôt.
Il n'aperçut point Ulysse, car celui-ci, assis sur le rivage, promenait
sur la mer infertile ses yeux noyés de pleurs. Calypso, faisant asseoir
Mercure sur un siège magnifique, lui dit:

--Dieu cher, dis-moi ce qui t'amène vers cette demeure? Mais
auparavant, laisse-moi te servir les dons de l'hospitalité.

La déesse plaça près de lui une table qu'elle couvrit d'ambroisie, et
mélangea le rouge nectar. Le messager des dieux but et mangea, puis il
lui dit:

--Déesse, voici ce qui m'amène: Zeus dit que dans ta demeure se trouve
le plus malheureux d'entre les hommes qui ont combattu neuf ans la cité
de Priam, il t'ordonne de le laisser partir au plus vite afin qu'il
revoie son Ithaque chérie.

Il dit et Calypso, frémissante, lui répondit par ces paroles ailées:

--Dieux méchants et jaloux, vous êtes injustes en voulant enlever aux
déesses le bonheur de se choisir un époux parmi les mortels! Ainsi
quand la divine Aurore enleva Orion, la chaste Diane l'attaquant
dans Ortygie, le fit périr sous ses douces flèches; de même quand la
blonde Cérès cédant à son cœur, s'unit d'amour à Jasion dans un champ
labouré, Zeus le frappa de sa foudre éclatante. Aujourd'hui encore,
Immortels jaloux, vous m'enviez ce héros sauvé par moi du noir océan.
Ses compagnons avaient péri, je l'accueillis et je lui promis de le
rendre immortel et exempt de vieillesse. Mais, puisque Zeus l'ordonne,
qu'il parte.

Elle dit et le meurtrier d'Argus s'éloigna. Calypso se rendit alors
auprès du magnanime Ulysse, qu'elle trouva sur le rivage. Il se
consumait à soupirer après son retour, depuis que la Nymphe ne plaisait
plus à son cœur et qu'il reposait souvent malgré lui dans sa couche
divine. La déesse s'approcha et lui dit:

--Infortuné, cesse de gémir et de consumer ta vie, puisque je consens
à te laisser partir. Donc, sans retard, construis un radeau au tillac
élevé pour te porter sur la mer sombre; j'y mettrai du pain, de l'eau
et du vin, doux au cœur, et je t'enverrai un vent favorable afin que
tu retournes sain et sauf dans ta patrie.

Ulysse, défiant, lui répondit:

--Déesse, tu médites autre chose que mon départ quand tu m'invites à
traverser, sur un radeau, le gouffre terrible que les vaisseaux rapides
franchissent en frissonnant. Je n'y monterai que si tu jures par le
serment redoutable que tu n'as point contre moi de perfides dessins.

La belle Calypso sourit, le caressa doucement de la main et lui dit:

--Homme rusé, tu connais la prudence puisque tu me parles ainsi. Que
la terre, le vaste Ciel et les flots du Styx soient témoins de mon
serment, le plus terrible pour les dieux bienheureux, que je ne médite
point ton malheur. Mon âme est juste et mon cœur compatissant.

Alors, Calypso aux belles tresses, d'un pas rapide conduisit Ulysse
dans la grotte profonde. Elle mit devant lui les aliments et les
breuvages dont se nourrissent les mortels; ses nymphes apportèrent pour
elle l'ambroisie et le nectar des dieux, puis la déesse lui tint ce
discours:

--Noble fils de Laërte, tu veux donc regagner ton Ithaque rocailleuse?
Eh bien! réjouis-toi... Ah! si du moins ton cœur pouvait savoir
combien de souffrances tu endureras avant de revoir ta patrie, tu ne
quitterais point cette demeure et tu accepterais l'immortalité, malgré
ton désir de revoir ton épouse à laquelle je me vante cependant de
n'être inférieure ni en grâce, ni en beauté.

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

--Auguste déesse, je sais que la sage Pénélope ne t'est comparable ni
en beauté, ni en grâce; mais ce que je souhaite ardemment aujourd'hui,
c'est de voir le jour du retour dans ma patrie, et si les dieux me
poursuivent sur la mer profonde, mon cœur l'endurera avec patience.

Il dit et la nuit survenant, ils se retirèrent dans la grotte profonde,
pour reposer l'un près de l'autre; et, dans les bras divins de
l'incomparable Calypso, Ulysse, oubliant sa douleur, se plongea dans
les douces félicités de l'amour...


Quand parut l'Aurore baignant le bout de ses seins de rose dans l'azur
du ciel, Calypso quitta sa couche et se revêtit d'une robe fine et
transparente, tissu divin; elle noua sous sa gorge gracieuse une
ceinture d'or et couvrit ses beaux cheveux d'un voile merveilleux.
Alors, songeant au départ d'Ulysse, elle lui donna une hache de bronze
au beau manche d'olivier et commode à la main; puis encore une doloire
bien polie, et, le conduisant à l'extrémité de l'île, elle lui désigna
de grands arbres, aulnes, peupliers et sapins à la cime élevée, brûlés
du soleil et propres à flotter légèrement.

Ulysse abattit vingt arbres, les charpenta avec l'airain et les
lissa avec art; puis, Calypso lui apporta des tarières; il perça les
troncs, et les assembla avec des chevilles. Ulysse se fit ainsi un
large radeau, et, dressant un tillac, il le couvrit de poutres serrées,
hissa un mât et une antenne recourbée, et façonna un gouvernail, qu'il
protégea contre les flots par des claies d'osier; puis enfin, il lesta
son radeau.

Alors, Calypso à la chevelure d'or, apporta de la toile pour faire des
voiles qu'Ulysse disposa; il attacha des cordages, des câbles, des
boulines, et avec des leviers puissants, il lança son radeau sur la mer
divine.

Le quatrième jour, toutes choses étant achevées, le jour suivant fut
celui du départ. La Nymphe mit sur le radeau une outre de vin noir et
une autre plus grande, d'eau limpide; puis des provisions abondantes
au goût délicieux. Alors, elle fit souffler un vent léger et tiède.
Ulysse, joyeux, déploya les voiles: il dirigeait le gouvernail avec
art, et le sommeil ne tombait pas sur ses paupières. Il contemplait
les Pleyades, le Bouvier, lent à disparaître et l'Ourse, qu'on appelle
aussi le Chariot, qui tourne sur elle-même, observant Orion, et qui
seule craint l'Océan. Calypso avait recommandé au divin Ulysse de
laisser toujours cette constellation à sa gauche.

Il vogua dix-sept jours, et le dix-huitième, apercevant les montagnes
verdissantes des Phéaciens, elles lui semblèrent un bouclier posé sur
la mer bleue.

Mais le dieu puissant qui ébranle la terre, revenant d'Ethiopie,
l'aperçut du haut des montagnes des Solymes, naviguant paisiblement. Sa
colère s'alluma et, secouant la tête, il dit en son cœur:

--Les dieux immortels, profitant de mon absence, ont donc changé de
résolution au sujet d'Ulysse, car le voilà près d'arriver au terme de
ses maux; mais cependant je saurai le faire souffrir encore!

Alors il rassemble les nuées, soulève la mer et déchaîne les tempêtes.
La nuit descend du ciel. L'Eurus, le Notus, le Zéphire rapide et Borée,
né de l'éther, s'unissent et roulent le flot puissant. Ulysse sent
défaillir son cœur et s'écrie:

--Infortuné! Je crains bien que la déesse n'ait dit vrai et que je
ne sois point encore arrivé au terme de mes souffrances! Trois fois
heureux sont les Grecs qui ont trouvé la mort sous les murs de la vaste
Troie! Que n'ai-je subi leur sort le jour où les Troyens nombreux
lançaient sur moi leurs javelots d'airain, autour du cadavre du fils de
Pélée! J'aurais obtenu, du moins, des funérailles magnifiques, tandis
que mon destin aujourd'hui est de périr misérablement.

Comme il gémissait ainsi, une vague puissante, s'élançant terrible,
fait tournoyer le radeau, brise le mât par le milieu et précipite
Ulysse dans la mer avec la voile et l'antenne. Quoique appesanti
par les vêtements que lui a donnés Calypso, il sort du milieu des
vagues et regagne le radeau que le flot déchaîné entraîne dérivant.
De même que Borée d'automne emporte dans la plaine les feuilles
tourbillonnantes, ainsi les vents emportent le radeau d'Ulysse; tantôt
le Notus l'abandonne à Borée, tantôt l'Eurus le cède à Zéphire.

La fille de Cadmus, Ino, aux pieds gracieux, jadis mortelle à la voix
d'or et maintenant Leucothée, immortelle habitant la mer d'émeraude,
eut pitié d'Ulysse. Elle s'élança des eaux sous la forme de la mouette
rapide, se posa sur le radeau et lui adressa ces paroles:

--O infortuné! Neptune s'est irrité contre toi, mais malgré son désir,
il ne pourra te faire périr. Suis mes conseils maintenant, dépouille
tes vêtements, abandonne aux vents ton radeau, et gagne à la nage la
terre des Phéaciens. Pour échapper à la mort, prends cette bandelette
immortelle qui te portera au rivage. Quand tu toucheras terre,
rejette-la dans la mer profonde, puis éloigne-toi.

Ayant ainsi parlé, la déesse lui donna la bandelette divine et plongea
dans la mer mouvante. Mais Ulysse, hésitant, se dit en son cœur:

--Hélas, je crains une nouvelle embûche; je resterai donc sur mon
radeau tant que les flots ne l'auront pas brisé.

Neptune alors, soulevant un flot formidable, en frappa le héros. Comme
un vent violent dissipe une gerbe légère, ainsi la vague dispersa les
planches du radeau. Ulysse alors dépouillant ses vêtements, se mit à
nager. Neptune l'aperçut, et, secouant sa chevelure, il dit en son
cœur:

--Erre ainsi maintenant, et après tant de souffrances, tu ne pourras te
plaindre de n'avoir pas enduré assez de maux.

Et fouettant ses chevaux à la belle crinière, il se rendit à Aigues
dans son palais superbe.

Aussitôt Minerve intervenant, enchaîne le souffle des vents. Elle leur
ordonne d'apaiser leur fureur; elle réveille Borée rapide pour briser
la violence des flots et permettre à Ulysse de gagner le rivage des
Phéaciens, amis de la rame.

Pendant deux jours et deux nuits, Ulysse erra balancé sur les vagues.
Le troisième jour, quand parut l'Aurore aux cheveux d'or, le vent se
calma et, plein de joie, il aperçut la terre. Il nageait et s'efforçait
de gagner le rivage, mais les bords de l'île étaient hérissés de roches
et d'écueils; Ulysse sentant défaillir son cœur, gémit en son âme
magnanime:

--Hélas! Zeus m'a donné de voir la terre tant espérée et je ne trouve
aucun endroit de la rive où je puisse atterrir sans danger pour
échapper au courroux du puissant Neptune.

Tandis qu'il se lamentait ainsi, une vague énorme le portait vers
l'âpre rivage. De ses deux mains, se cramponnant à la roche rugueuse,
il évita le retour du flot, puis nageant de nouveau, il arriva enfin à
l'embouchure d'un fleuve au cours sinueux, offrant un abri contre les
vents.

Il adressa alors au Fleuve cette prière en son cœur:

--Dieu puissant, qui que tu sois, entends ma prière. Les Immortels
eux-mêmes respectent le malheureux; je t'en supplie, aie pitié de moi.

Il dit, et le Fleuve aussitôt retint ses flots et le laissa pénétrer
dans son embouchure. Ses bras robustes faiblissaient, la mer avait
dompté ses forces; épuisé, il resta étendu longtemps, terrassé par
la fatigue. Quand la vie fut rentrée dans son cœur, détachant la
bandelette de la déesse, il la jeta dans le fleuve qui mêlait ses eaux
à la mer: Ino la reçut dans ses mains chéries. Ulysse alors s'éloignant
du fleuve, se coucha dans les roseaux et, gémissant, dit en lui-même:

--Hélas, que vais-je faire? Si je demeure ici, l'abondante rosée de la
nuit glacera mon sang. Si je monte à la colline ou si je pénètre dans
ce bois épais, tandis que le doux sommeil se répandra sur moi, je
deviendrai peut-être la proie des bêtes féroces?

Ce dernier parti lui semblant cependant le meilleur, il marcha donc
vers le bois, sur la hauteur. Choisissant un abri sous des oliviers,
et amassant de ses mains un abondant feuillage, Ulysse s'y blottit,
s'enfonçant dans ce lit sec et moelleux. De même qu'un homme enfouit
un tison ardent sous la cendre légère, voulant conserver l'étincelle
brillante, ainsi Ulysse se couvrit de feuilles; Minerve alors lui versa
sur les paupières le sommeil qui lui fit oublier ses cruelles fatigues.

[Illustration]



Chant VI

NAUSICAA

[Illustration]

[Illustration]


Pendant que le divin Ulysse dormait accablé de sommeil et de fatigue,
Minerve se rendit dans la ville des Phéaciens. Ce peuple autrefois
habitait la vaste Hypérie; les Cyclopes féroces, leurs voisins, les
dominaient par la force. Nausithoüs conduisit alors les Phéaciens
dans Schérie verdoyante, entoura la ville d'un mur élevé et leur
partagea les terres, puis il fut dompté par le destin. Alcinoüs, qui
lui succéda, régnait en ce moment; c'est vers sa demeure que Minerve
dirigea ses pas, méditant le retour d'Ulysse. Elle entra dans la
chambre de la divine Nausicaa, fille d'Alcinoüs; deux suivantes, ayant
la beauté des Grâces, gardaient la porte brillante. La déesse, comme
un souffle léger, s'approcha du lit de la jeune fille, et, pour lui
parler, prit les traits de la fille de Dymas, chère à son cœur; elle
lui dit:

--Indolente Nausicaa, tes vêtements brillants restent là, négligés;
cependant l'hymen approche pour lequel il faudra te parer richement
pour être conduite à ton époux. Allons ensemble, dès l'aurore, laver
ces ceintures, ces voiles et ces manteaux magnifiques. Hâte-toi, car
tu es déjà recherchée par les plus nobles Phéaciens et tu n'as plus
longtemps à rester vierge. Prie ton père illustre d'apprêter un
chariot et des mules, car le fleuve est éloigné de la ville.

Elle dit et remonte vers l'Olympe sans nuages; aussitôt parut l'Aurore
éclatante, qui éveille Nausicaa surprise de ce songe. Elle descend
le révéler à son père et à sa mère; celle-ci, assise auprès du
foyer, filait la pourpre, et Alcinoüs se rendait au conseil des rois
illustres; Nausicaa, s'avançant, lui adressa ces paroles:

--Père chéri, fais apprêter pour moi un chariot élevé, afin que je
conduise vers le fleuve mes beaux vêtements pour les laver dans l'onde
pure. Toi-même, tes cinq fils et leurs épouses, vous aimez à vous
couvrir de vêtements éclatants de blancheur, et c'est à moi que ces
soins ont toujours été confiés.

Elle dit ainsi, n'osant parler du doux hymen, mais son père, comprenant
ses pensées, lui répondit:

--Mon enfant, je n'ai rien à te refuser et mes serviteurs vont te
préparer un chariot aux belles roues.

Les serviteurs amènent alors des mules qu'ils attellent à un chariot
rapide, et la jeune fille apporte ses robes magnifiques; sa mère
prépare une corbeille remplie de mets excellents, une outre pleine de
vin doux au cœur et lui donne, dans un vase d'or, l'huile parfumée
pour elle et ses suivantes.

Lorsqu'elles furent arrivées près du fleuve limpide, elles détachèrent
les mules qu'elles laissèrent brouter le gazon délicieux, puis elles
sortirent du chariot les vêtements qu'elles lavèrent avec activité et
qu'elles étendirent ensuite sur les cailloux blancs du rivage. Tandis
que les vêtements séchaient au soleil ardent, elles se baignèrent, et
ayant parfumé leurs corps charmants, elles prirent leur repas sur la
rive fleurie; puis quittant leurs voiles, elles jouèrent à la paume.
Nausicaa aux bras blancs dirigea le jeu, semblable à Diane au milieu de
ses Nymphes.

Bientôt la jeune vierge, pensant au retour, faisait déjà plier les
vêtements et atteler les mules, quand Minerve imagina autre chose, afin
qu'Ulysse, s'éveillant, vît la jeune fille aux beaux yeux et qu'elle le
conduisît dans la ville des Phéaciens. A cet instant, Nausicaa jetait
la paume à l'une de ses suivantes; la paume s'égara et tomba dans le
fleuve. Les jeunes filles poussèrent des cris perçants qui réveillèrent
le divin Ulysse. Il s'assit, ému, et dit en son cœur:

--Hélas, chez quels mortels suis-je arrivé? Sont-ils farouches et
violents, ou au contraire, hospitaliers? Des cris de jeunes filles ou
de Nymphes des prairies verdoyantes sont arrivés jusqu'à moi; je vais
m'assurer par mes yeux si je suis chez des mortels.

Alors Ulysse brisant un rameau de feuilles afin d'en voiler sa nudité,
s'avança: tel un lion confiant en sa force, bravant la pluie et le
vent, fond sur les biches sauvages, tel Ulysse allait apparaître
aux jeunes filles à belle chevelure, nu comme il était, forcé par
la nécessité. A son aspect, elles s'enfuirent épouvantées; seule la
fille d'Alcinoüs resta, car Minerve chassa la timidité de son cœur.
Ulysse craignant d'irriter la jeune fille en embrassant ses genoux en
suppliant, lui adressa de loin ces douces paroles:

--Je t'implore, déesse ou mortelle. Si tu es une divinité, c'est à
Diane que je te compare pour la majesté; si tu es mortelle, trois fois
heureux ton père et ton auguste mère, trois fois heureux tes frères.
Heureux surtout et par-dessus tous celui qui te méritera et t'emmènera
dans sa demeure. A ta vue, je suis pénétré d'admiration; jadis, à
Délos, j'ai vu un jeune palmier s'élevant dans les airs; jamais tige
pareille n'était sortie de terre et je fus frappé d'étonnement. De
même, je t'admire, jeune fille et je n'ose embrasser tes genoux.
Cependant, le malheur m'accable; depuis vingt jours, j'ai quitté l'île
d'Ogygie, luttant contre la tempête; elle m'a jeté sur ces bords et
les dieux certes me réservent d'autres épreuves encore. Aie pitié de
moi, toi la première vers qui je suis venu; indique-moi la ville et
donne-moi un lambeau d'étoffe pour me couvrir. Je demanderai aux dieux
de t'accorder l'époux de ton cœur.

Nausicaa aux beaux bras, lui répondit:

--Etranger, Zeus distribue en sa sagesse le bonheur aux mortels,
suivant sa volonté; tu dois donc supporter tes souffrances avec
résignation. Les Phéaciens habitent cette île; je suis la fille du
magnanime Alcinoüs leur chef. Tu recevras ce qui est dû au suppliant
malheureux: des vêtements et la douce hospitalité.

Elle dit et appelant ses suivantes:

--Arrêtez-vous, mes compagnes, cet homme n'est pas un ennemi, c'est
un malheureux errant qu'il nous faut accueillir avec bonté, car les
étrangers pauvres sont envoyés par Zeus. Offrez-lui la nourriture et le
breuvage, mais auparavant baignez-le dans le fleuve, en un lieu abrité
du vent.

Elle dit et les jeunes filles s'enhardirent; elles firent asseoir
Ulysse comme l'avait ordonné Nausicaa, posèrent près de lui des
vêtements, lui présentèrent l'huile parfumée et l'engagèrent à se
baigner dans le courant du fleuve. Le divin Ulysse dit alors aux
suivantes:

--Jeunes filles, retirez-vous à l'écart, tandis que je me baignerai et
que je me parfumerai d'essence. Je ne saurais me montrer nu au milieu
de jeunes vierges aux beaux cheveux.

Il dit et elles s'éloignèrent. Quand Ulysse se fut baigné et parfumé,
et qu'il se fut couvert des vêtements donnés par Nausicaa aux bras
blancs, Minerve le fit paraître plus grand et plus majestueux.
Semblables à la fleur de l'hyacinthe, ses cheveux tombaient en boucles
frisées sur ses épaules, et, resplendissant de beauté et de grâce, il
s'assit à l'écart sur le rivage. La jeune fille le contemplait, et elle
dit à ses suivantes à la belle chevelure:

--Voyez, suivantes bien-aimées, tout à l'heure cet homme me paraissait
sans beauté et voici maintenant qu'il ressemble à un Immortel. Plût
aux dieux qu'un héros semblable consente à rester dans ces lieux et
devienne mon époux! Allons, jeunes filles, offrez-lui la nourriture et
le breuvage.

Elle dit. Les suivantes s'empressèrent d'obéir et le divin Ulysse alors
but et mangea longuement. Quand il eut apaisé sa faim, Nausicaa aux
beaux bras, montant sur le chariot, lui adressa ces paroles:

--Etranger, lève-toi, viens à la ville avec moi, afin que je te
conduise à la demeure de mon père, le plus noble d'entre les Phéaciens;
mais voici ce que ma prudence te conseille de faire: tant que nous
serons dans les champs, tu peux marcher à côté de mes suivantes,
jusqu'à la ville au rempart élevé. Mais je crains les propos méchants
et la médisance du peuple; si l'on nous rencontrait, un misérable
pourrait dire: «Quel est cet étranger si beau et si grand qui suit
Nausicaa? Où l'a-t-elle rencontré? Il sera sans doute son époux, car
assurément, elle méprise ses nobles prétendants phéaciens». Voilà
ce qu'il dirait, voilà les reproches qui me seraient adressés. Je
blâmerais moi-même celle qui agirait ainsi. Donc, pour éviter ces
propos, Étranger, écoute mes paroles: tu trouveras près de la route
un bois magnifique consacré à Minerve; il est arrosé par une source
claire; autour est une prairie; c'est là que sont les vergers fleuris
de mon père. Repose-toi dans ce bois et dès que tu nous croiras de
retour dans notre demeure, dirige-toi alors vers la cité des Phéaciens
et demande le palais de mon père, Alcinoüs le magnanime. Il est facile
à reconnaître, un enfant t'y conduirait; aucune autre demeure ne
l'égale en beauté. Quand tu seras dans la cour, traverse le palais,
arrive auprès de ma mère, toujours assise au foyer et filant la pourpre
admirable; ses suivantes sont derrière elle. Là se trouve aussi mon
père, buvant le vin comme un Immortel. Sans t'arrêter près de lui,
étends les mains vers les genoux de ma mère, et si, pour toi, des
pensées amies remplissent son cœur, tu verras bientôt avec joie le
jour du retour, même si tu étais d'une contrée lointaine.

Elle dit et de son fouet brillant, elle touche doucement ses mules qui
s'élancent impatientes. Mais Nausicaa retient les rênes afin qu'Ulysse
et les jeunes filles puissent suivre à pied le chariot aux belles roues
arrondies.


Au coucher du soleil ils arrivèrent au bois sacré; Ulysse s'y arrêta
et adressa ses vœux à Minerve aux yeux bleus:

--Minerve, vierge indomptable, entends-moi en ce jour; donne-moi de
trouver chez les Phéaciens, bienveillance et pitié.

Pallas-Athéné l'entendit, mais elle ne se montra pas encore à lui,
redoutant Neptune.

[Illustration]



Chant VII

ALCINOUS

[Illustration]

[Illustration]


Ainsi priait dans le bois divin le patient Ulysse, tandis que les mules
vigoureuses emportaient vers la ville Nausicaa aux bras blancs. Arrivée
à la très glorieuse demeure de son père, elle arrêta son char; ses
frères, semblables aux Immortels, dételèrent les mules. Nausicaa se
dirigea vers sa chambre et la servante Euryméduse d'Apirée alluma du
feu et prépara le repas du soir.


En ce moment, Ulysse se levait pour se rendre à la ville; Minerve
répandit autour de lui un nuage épais pour qu'il pût pénétrer dans la
cité hospitalière sans être vu des Phéaciens; elle se présenta à lui
sous la forme d'une jeune fille et Ulysse l'interrogea.

--Mon enfant, j'arrive d'une terre lointaine et je ne connais point ce
pays. Ne pourrais-tu pas me conduire à la demeure du magnanime Alcinoüs
qui commande à ce peuple?

La déesse lui répondit:

--Noble étranger, je t'indiquerai cette demeure voisine de celle de mon
père, mais marche en silence. N'interroge personne, car les étrangers
ne sont pas toujours accueillis avec bienveillance dans ce pays.

Ulysse, précédé de la déesse, traversa la ville; il admirait les ports,
les vaisseaux, les places vastes, d'aspect merveilleux. Quand ils
furent arrivés au palais du roi, Minerve lui dit:

--Etranger vénérable, voici la demeure que tu m'as priée de t'indiquer.
Entre sans crainte. Présente-toi d'abord à la reine; Arété est son nom,
et elle est parente d'Alcinoüs: Jadis Nausithoüs naquit de Neptune
et de Péribée, la plus accomplie des filles du magnanime Eurymédon,
qui régnait sur les géants superbes; Eurymédon les anéantit et périt
lui-même. Nausithoüs engendra Rhéxénor et Alcinoüs. Rhéxénor, encore
jeune époux, fut frappé par Apollon et ne laissa qu'une fille, la sage
Arété. Alcinoüs la prit pour compagne et l'honora comme nulle autre
femme ne fut honorée. Entourée de respect et d'amour, elle apaise par
sa sagesse et sa bonté les querelles qui s'élèvent entre les hommes.
Si dans son cœur, ses pensées sont bienveillantes pour toi, tu peux
espérer revoir la terre de la douce patrie.

Ayant dit ces mots, Minerve quitta Schérie verdoyante, et se rendit
dans sa somptueuse demeure bâtie par Erechtée.

Le cœur agité, Ulysse se dirigea vers le palais superbe. La demeure
d'Alcinoüs le magnanime était pareille au soleil par son éclat, et à
la lune par sa splendeur. Tout autour s'étendaient des murs d'airain,
couronnés d'ornements d'azur; ses portes étaient d'or et les montants
d'argent dressés sur un seuil d'airain, le linteau était d'argent et
l'anneau d'or. De chaque côté du portique des chiens d'or et d'argent,
forgés par Vulcain, gardaient la demeure. A l'intérieur se trouvaient
des sièges artistement travaillés recouverts d'étoffes merveilleusement
tissées, ouvrages des femmes; là, siégeaient les nobles Phéaciens. Des
torchères d'or éclairaient les convives pendant les repas sans fin.
Des esclaves nombreuses travaillaient: les unes broyaient le blond
froment, les autres ourdissaient la toile ou tournaient le fuseau dans
leurs mains agiles, telles les feuilles du tremble élancé. Autant les
Phéaciens sont habiles à pousser le vaisseau rapide sur la mer, autant
leurs femmes excellent à tisser la toile brillante. Près du palais est
un jardin entouré d'une haie. Là, croissent les arbres fleurissants,
poiriers, grenadiers, pommiers aux fruits délicieux, figuiers doux et
oliviers au feuillage d'argent. Ni l'hiver, ni l'été, les fruits ne
manquent; le doux zéphir fait naître les uns et s'épanouir les autres,
la poire mûrit près de la poire, la pomme succède à la pomme, la grappe
à la grappe, la figue à la figue. Sur le coteau brûlé par le soleil une
vigne féconde se couvre de fleurs, tandis que plus loin les grappes
commencent à noircir. Là, on vendange, ici l'on foule le raisin. Une
fontaine arrose les jardins fleuris; devant le palais une autre jaillit
où les habitants viennent puiser l'eau cristalline. Tels étaient les
présents magnifiques des dieux à Alcinoüs.

Le divin Ulysse contemplait ces merveilles; il franchit le seuil et
entra dans le palais. Là, de nobles Phéaciens offraient leurs dernières
libations au meurtrier d'Argus. Ulysse, toujours enveloppé de l'épais
nuage que Minerve avait répandu autour de lui, s'avança près de la
reine et embrassa ses mains et ses genoux. Alors, le nuage divin se
dissipa. Tous les convives, muets de stupeur, le regardèrent avec
admiration.

Ulysse suppliant dit:

--Arété, fille de Rhéxénor pareil à un dieu, après mille souffrances,
je tends les mains vers tes genoux, vers ton époux et tes convives.
Puissent les dieux leur accorder de vivre heureux! Pour moi je te
supplie d'aider à mon retour dans ma patrie, car depuis longtemps je
souffre, éloigné des miens.

Il dit, et s'assit dans les cendres du foyer; tous gardaient le
silence. Enfin, Echénéus le plus âgé des Phéaciens, dit avec
bienveillance:

--Alcinoüs, il n'est pas digne de toi qu'un étranger reste assis dans
la cendre de ton foyer; tous nous attendons, impatients, que tu parles.
Invite cet étranger à prendre place sur un siège aux clous d'argent;
ordonne à tes hérauts de verser le vin des libations à Zeus, compagnon
des suppliants sacrés, et que l'intendante serve à l'étranger le repas
de l'hospitalité!

Aussitôt, Alcinoüs, prenant par la main le divin Ulysse, le fit asseoir
près de lui sur le siège brillant du vaillant Laodamas, son fils
chéri. Une servante répandit l'eau d'une belle aiguière d'or dans un
bassin d'argent pour faire les ablutions, et plaça devant Ulysse une
table bien polie. Une intendante vénérable apporta du pain et des mets
nombreux; Ulysse buvait et mangeait; alors Alcinoüs dit à l'un de ses
hérauts:

--Pontonoüs, mélange le vin dans le cratère afin que tous nous fassions
les libations à Zeus, compagnon des augustes suppliants.

Pontonoüs mélangea le vin, doux comme le miel, et le versa dans les
coupes. Quand les libations furent terminées, Alcinoüs, prenant la
parole dit:

--Ecoutez, chefs et conducteurs des Phéaciens, ce que mon cœur
m'inspire. Maintenant que le repas est terminé, regagnez vos demeures,
et demain dès l'aurore, rassemblant les vieillards en grand nombre,
nous fêterons cet étranger dans mon palais. Nous offrirons aux dieux
les sacrifices divins, puis nous préparerons le départ de notre hôte,
afin que, conduit par nous, sans peine et sans fatigue, il rentre avec
joie dans sa patrie. Il est peut-être un Immortel descendu du ciel,
formant quelque dessein inconnu de nous.

Ulysse, plein de prudence, lui répondit:

--Alcinoüs, chasse cette pensée, car je ne ressemble ni par les
traits, ni par la taille aux habitants du vaste ciel, mais bien aux
mortels dont les souffrances les plus cruelles ne peuvent égaler mes
infortunes! Je pourrais vous raconter les maux nombreux que j'ai
endurés par la volonté des dieux, mais laissez-moi achever ce repas,
car malgré l'affliction, il n'est rien de plus importun que l'odieux
estomac obligeant l'homme, qui a le deuil dans l'âme, à s'occuper de
lui.

Il dit et tous les convives approuvèrent son noble langage et se
retirèrent dans leur demeure. Arété aux bras blancs, prit alors la
parole, car ayant vu le manteau et la tunique d'Ulysse, elle avait
reconnu les vêtements qu'elle-même avait faits.

--Etranger, permets que je t'interroge; qui es-tu et d'où viens-tu?
qui t'a donné ces vêtements? Ne disais-tu pas qu'errant sur la mer, tu
avais été jeté sur nos rives?

Ulysse, avec prudence, répondit:

--Reine, il me serait trop long de te raconter mes souffrances, mais je
veux répondre à tes questions: Loin d'ici est l'île d'Ogygie qu'habite
la fille d'Atlas, l'artificieuse Calypso à la belle chevelure. Le
destin me conduisit à son foyer, après que Zeus eut foudroyé mon
vaisseau et fait périr mes compagnons. Calypso m'accueillit et me
promit l'immortalité. Pendant sept ans je restai là, mouillant de mes
larmes les vêtements divins que me donnait la déesse. La huitième
année, sur l'ordre de Zeus divin, elle consentit à mon départ. Je
voguai dix-sept jours sur la mer; le dix-huitième, les montagnes
ombreuses de votre terre m'apparurent et mon cœur se réjouit; mais
hélas! Neptune me ferma la route, souleva la mer immense, et le flot
brisa mon radeau. C'est à la nage que je dus gagner le rivage. Je me
couchai parmi les arbrisseaux, me couvrant de feuilles, et je dormis
toute la nuit et le lendemain jusqu'au coucher du soleil. C'est alors
que j'aperçus ta fille et ses suivantes. Je l'implorai, et dans sa
sagesse, elle eut pitié de moi; c'est elle qui m'offrit ces vêtements;
voilà la vérité.

Alcinoüs répondit:

--Étranger, assurément ma fille n'a point agi selon les convenances en
ne t'amenant pas avec elle dans notre demeure, toi qui l'avais implorée
la première.

Le prudent Ulysse répondit:

--Héros, ne reproche rien à ta noble fille. Elle m'avait invité à
suivre avec ses femmes, mais craignant ta colère, je m'y suis refusé.

Alcinoüs lui dit alors:

--Étranger, mon cœur ne s'irrite point ainsi sans motif; il aime la
justice. Plût aux dieux que tu veuilles t'unir à ma fille et devenir
mon gendre. Je te donnerais alors un palais et des domaines; cependant
nul Phéacien ne te retiendra malgré toi. A demain donc est fixé le jour
de ton départ. Tandis que tu reposeras, dompté par le sommeil, nos
rameurs, frappant la mer calme, te conduiront dans ta patrie, fût-elle
même au-delà de l'Eubée.

Il dit et le patient Ulysse rempli de joie, fit cette prière:

--O Zeus divin! puisse Alcinoüs accomplir ses promesses! sa gloire
serait impérissable et je reverrais ma patrie!

Ainsi discouraient-ils; cependant Arété ordonna à ses femmes de dresser
un lit sous le portique, et lorsqu'elles eurent préparé la couche
moelleuse, elles en avertirent Ulysse par ces paroles:

--Lève-toi, étranger et va dormir, un lit a été fait pour toi.

Elles dirent et le héros se réjouit. Il se dirigea vers le lit
magnifique pour y goûter le sommeil qui fait oublier. Alors Alcinoüs,
se retirant dans sa haute demeure, se coucha près de la douce Arété,
son épouse aux beaux bras.

[Illustration]



Chant VIII

JEUX

[Illustration]

[Illustration]


Quand parut la divine Aurore aux seins de lys et de roses, le puissant
Alcinoüs conduisit Ulysse à l'assemblée des Phéaciens; là, ils
s'assirent sur des sièges de pierre polie. Pendant ce temps Minerve
parcourait la ville sous les traits d'un héraut d'Alcinoüs, et elle
adressait à chaque citoyen ces paroles:

--Phéaciens, allez à l'assemblée pour apprendre quel est l'étranger
semblable aux Immortels, qui est arrivé dans la demeure d'Alcinoüs?

Elle excitait ainsi la curiosité du peuple; promptement les citoyens se
rendirent à l'assemblée où tous admiraient le prudent fils de Laërte,
sur lequel Minerve avait répandu une grâce divine. Quand ils furent
tous réunis, Alcinoüs prit la parole et dit:

--Ecoutez, chefs des Phéaciens, ce que mon cœur m'inspire. Cet
étranger dont j'ignore l'origine, est entré dans ma demeure. Il nous
supplie de le reconduire dans sa patrie; selon nos usages, aidons à
son départ; l'hôte accueilli sous mon toit, ne doit pas gémir après
son retour. Lancez donc sur la mer azurée un noir vaisseau conduit
par cinquante-deux rameurs, puis venez dans ma demeure afin que nous
traitions cet étranger comme un ami. Appelez Démodocus, notre aède
illustre, auquel les dieux ont donné l'art de nous charmer tous.

Il dit. On exécuta ses ordres, et bientôt les salles du palais se
remplirent de convives joyeux. Alcinoüs immola pour eux douze brebis,
huit porcs aux blanches dents et deux bœufs aux pieds lents. Un héraut
amena le chanteur aimé de la Muse; elle l'avait privé de la vue, mais
elle lui avait donné la voix délicieuse. Pontonoüs apporta pour l'aède
un siège élevé qu'il appuya contre une colonne, et à laquelle il
suspendit la lyre harmonieuse; puis, sur une table magnifique, il plaça
une coupe de vin pour qu'il pût boire quand son cœur l'y inviterait.
Alors les convives tendirent leurs mains vers les mets préparés.

Quand ils eurent apaisé la soif et la faim, la Muse excita le poète
à chanter les gloires des héros: c'était la querelle d'Ulysse et
d'Achille, et Agamemnon se réjouissait en son esprit, car il voyait se
réaliser la prédiction que lui avait faite Apollon en la divine Pytho.

Pendant ces récits enchanteurs, Ulysse, de son manteau de pourpre,
voilait son beau visage, voulant cacher aux Phéaciens les larmes qui
mouillaient ses paupières; puis, essuyant ses pleurs, et prenant une
coupe, il offrait des libations aux dieux; mais lorsque le chanteur
reprenait ses récits, de nouveau Ulysse se couvrait le visage et
sanglotait. De tous les convives, Alcinoüs seul s'en aperçut. Aussitôt,
il dit aux Phéaciens, habiles à la rame:

--Ecoutez! chefs phéaciens, interrompons ce festin et sortons
maintenant; essayons-nous aux jeux, afin que l'étranger puisse dire à
ses amis combien nous sommes supérieurs aux autres peuples, à la lutte,
au pugilat, au saut et à la course.

Il dit et ouvrit la marche; tous les autres le suivirent. Ils se
rendirent sur la place, suivis d'une foule nombreuse. Des jeunes gens
pleins d'ardeur, se présentèrent: les premiers étaient Acronée, Ocyale,
Elatrée, Nautée, Prymnée, Anchiale, Eretmée, Pontée, Prorée, Thoon,
Anabésinée, Amphiale, fils de Polynée, issu de Tectonis, puis Euryale
pareil à Mars, et Naubolide, le plus beau d'entre les Phéaciens, après
l'irréprochable Laodamas; puis encore les trois fils d'Alcinoüs:
Laodamas, Halius et Clytonée semblable à un dieu. Ils luttèrent d'abord
à la course; tous ensemble ils s'élancèrent, soulevant la poussière
sous leurs pieds rapides. Clytonée laissa bientôt derrière lui ses
rivaux. Puis ils s'essayèrent à la lutte pénible dans laquelle Euryale
triompha; Amphiale fut vainqueur au saut; Elatrée l'emporta au disque
et Laodamas au pugilat. Après que tous se furent réjouis dans ces
luttes, Laodamas leur dit:

--Mes amis, demandons au noble étranger, notre hôte, s'il excelle dans
un de nos jeux. Il ne manque pas de vigueur, à considérer ses muscles
puissants, si toutefois les souffrances endurées sur la terrible mer
n'ont pas abattu son courage.

Euryale lui répondit:

--Laodamas, tu parles avec sagesse; invite donc toi-même l'étranger et
adresse-lui la parole.

Le fils d'Alcinoüs, s'avançant alors, dit à Ulysse:

--Vénérable étranger, tu parais instruit dans les jeux; veux-tu, toi
aussi, t'essayer dans nos luttes? Viens, dissipe les chagrins de ton
cœur, car pour ton départ déjà tout est préparé.

Ulysse prudent, lui répondit:

--Laodamas, pourquoi railler ma douleur en m'invitant à vos jeux? Je
soupire après le retour et j'implore le roi et tout le peuple.

Euryale, pour l'outrager, lui dit alors:

--Étranger, tu ressembles plus en effet au nautonier conduisant son
navire plein de marchandises qu'à l'athlète instruit dans les luttes.

Ulysse, le regardant avec colère, lui répondit:

--Étranger, tes paroles sont d'un insensé. Ta beauté est incontestable
mais ton esprit est frivole. Tu as excité ma colère par ton langage
inconvenant. Je ne suis point ignorant des luttes et je crois encore
pouvoir l'emporter parmi les premiers. Aussi, malgré les maux dont j'ai
souffert, je m'essayerai dans vos luttes, car ton discours m'a mordu au
cœur.

Il dit, et saisissant un disque plus grand et plus pesant que ceux dont
s'étaient servi les Phéaciens, il le fait tourner et le lance de sa
main robuste. Les Phéaciens courbent la tête d'effroi; le disque vole
au-delà de toutes les marques, et Minerve, prenant les traits d'un
mortel, indique la place et s'écrie:

--Un aveugle même, avec la main, reconnaîtrait ta marque, étranger, car
elle est éloignée de beaucoup de celles des Phéaciens; aucun d'eux ne
pourra la dépasser.

Elle dit, et Ulysse se réjouit de trouver dans l'assemblée un compagnon
bienveillant. Avec plus d'assurance il dit alors:

--Jeunes gens, atteignez maintenant ce but, et alors je lancerai un
autre disque plus loin encore. Que le plus courageux d'entre vous
s'essaye avec moi au pugilat, ou à la lutte ou à la course; de tous
les Phéaciens, je n'excepte que Laodamas mon hôte, car, qui voudrait
combattre l'homme qui l'accueille en ami? Je sais manier l'arc poli et,
seul, Philoctète l'emportait sur moi quand, sous les murs de Troie,
nous lancions nos flèches; et je jette le javelot aussi loin qu'un
autre envoie sa flèche. A la course seulement un Phéacien me devancera
peut-être, car domptés par la mer cruelle, mes membres sont affaiblis.

Il dit et tous gardèrent le silence; seul Alcinoüs lui dit ces paroles:

--Étranger, ton langage ne nous déplaît point; tu veux nous montrer ta
valeur, irrité de ce que cet homme t'a injurié dans cette assemblée.
Nul ne songe à médire de ton courage; mais écoute-moi, afin qu'un jour,
rentré dans ta demeure, tu te souviennes que si nous ne sommes habiles,
ni au pugilat, ni à la lutte, nos pieds sont rapides à la course et
que nous excellons à conduire les vaisseaux. Nous aimons les festins,
la lyre, la danse, les riches vêtements, les bains et les plaisirs de
l'amour. Allons, Phéaciens, que les meilleurs danseurs commencent leurs
jeux, afin que l'étranger dise à ses amis combien nous l'emportons par
la danse. Donnez à Démodocus sa lyre harmonieuse, restée sans doute
dans ma demeure.

Alcinoüs ayant ainsi parlé, un héraut alla chercher la lyre divine,
et neuf chefs phéaciens disposèrent tout pour le jeu; ils aplanirent
le sol, élargirent l'arène. Alors Démodocus s'avança au milieu de
l'assemblée, et s'accompagnant de sa lyre, il chanta l'amour de Mars
pour Vénus. Il dit comment ils s'unirent la première fois dans la
couche de Vulcain!...

«Le soleil, qui les voyait goûtant les plaisirs de l'amour, en
instruisit le dieu forgeron. Vulcain, entendant ce récit, courut à sa
forge, roulant dans son cœur de sombres pensées; il mit une enclume
sur un large billot et forgea des liens que rien ne pouvait rompre.
Il se rendit alors dans la chambre où se trouvait sa couche chérie,
et disposa tout autour de son lit les liens semblables à des fils
d'araignée, si minces que l'œil même des Immortels ne pouvait les
apercevoir. Il feignit ensuite de se rendre à Lemnos, ville magnifique.
Dès que Mars eut vu l'industrieux Vulcain s'éloigner, il se dirigea
vers la demeure de l'illustre dieu, brûlant d'amour pour Cythérée à la
belle couronne. Elle était assise quand Mars entra; il lui prit la main
et lui dit:

»--Viens, chérie, sur la couche de Vulcain, car il est parti pour
Lemnos, chez les Sintiens au langage barbare.

»Il disait ainsi, et il parut agréable à la déesse de se coucher.
Bientôt ils s'endormirent et les liens invisibles de l'ingénieux
Vulcain se répandirent sur eux. L'illustre boiteux s'approcha d'eux car
il était revenu sur ses pas. Une colère formidable s'empara de lui;
d'une voix terrible, il cria à tous les dieux:

»--Zeus, et vous Immortels, accourez et venez voir des choses
intolérables et dignes de vos rires. Vénus me méprise parce que je
suis boiteux; elle aime Mars pernicieux parce qu'il est agile et
beau. Voyez-les brisés d'amour, reposant tous deux sur ma couche; ce
spectacle m'emplit de douleur. Tous deux bientôt ne voudront plus
dormir, mais ces liens les retiendront jusqu'à ce que Zeus m'ait rendu
les présents que je lui ai faits pour obtenir sa fille impudente qui ne
sait commander à ses passions.

»Alors les dieux se rassemblèrent dans le palais d'airain; Neptune
arriva le premier, puis Mercure, puis Apollon qui lance au loin les
traits. Les déesses, par pudeur, ne vinrent point. Alors du vestibule
où se tenaient les dieux, un rire inextinguible s'éleva. Contemplant
l'artifice de l'illustre boiteux, chacun disait à son voisin:

»--Les mauvaises actions ne réussissent jamais; le lent atteint le
rapide, car le boiteux Vulcain l'a emporté par la ruse sur Mars rapide.
C'est pourquoi Mars doit la punition de l'adultère.

»C'est ainsi qu'ils parlaient entre eux, et Apollon disait à Mercure:

»--Voudrais-tu, Mercure, bien qu'enfermé dans ces liens puissants,
dormir dans ce lit auprès de Vénus aux cheveux d'or?

»Le meurtrier d'Argus lui répondait:

»--Certes, je le voudrais quand même trois fois plus nombreux des liens
subtils m'attacheraient aux flancs nacrés et divins de la désirable
Vénus, et quand même tous les dieux riraient autour de moi.

»Il disait, et de nouveau le rire s'élevait parmi les Immortels.
Neptune seul ne riait pas et suppliait Vulcain de délivrer Mars. Il lui
disait alors ces paroles ailées:

»--Délivre-le; et en présence des dieux, comme tu l'ordonnes, il te
payera ce qui est juste.

»L'illustre boiteux lui répondait:

»--Ne m'engage point à ces choses, Neptune; c'est une mauvaise caution
que de répondre pour des misérables, et si Mars échappe à ses liens et
à sa dette, comment te contraindrai-je, toi Immortel parmi les dieux?

»Neptune disait:

»--Vulcain, si Mars, fuyant, renie sa dette, c'est moi qui te payerai.

»Et l'illustre boiteux de répondre:

»--Il ne convient pas de refuser ta parole.

»Puis, Vulcain les délivre de leurs liens.

»Aussitôt, ils s'élancent: l'un vers la Thrace, et Vénus à Cypres,
dans la ville de Paphos. Là, les Grâces baignèrent Cythérée divine,
l'oignirent du parfum des fleurs, puis la revêtirent de voiles
merveilleux.»

Ainsi chantait l'aède illustre: Ulysse et les Phéaciens habiles à la
rame, l'écoutaient avec ravissement.

Alcinoüs ordonna alors à Laodamas et à Halius de danser seuls, car ils
étaient sans rivaux. Prenant en main une balle de pourpre que Polybe
avait faite pour eux, l'un la jetait vers les nuées élevées, l'autre
la recevait au vol avant qu'elle eût touché le sol. Ce jeu terminé,
ils dansèrent en faisant mille tours variés, et les spectateurs
applaudissaient. Ulysse alors dit à Alcinoüs:

--Puissant Alcinoüs, tu m'avais promis des danseurs merveilleux, tu as
accompli ta promesse et mon admiration est grande en les regardant.

Alcinoüs se réjouit, et, s'adressant aux Phéaciens, il dit:

--Ecoutez, chefs des Phéaciens, offrons un présent hospitalier à
ce sage étranger. Douze chefs illustres commandent ici, je suis le
treizième. Que chacun de nous lui apporte un vêtement éclatant de
blancheur et un talent d'or précieux. Apportons ces présents, afin
que l'étranger en s'asseyant au festin, se réjouisse en son cœur,
et qu'Euryale lui-même apaise par un présent les paroles outrageantes
qu'il a prononcées!

Il dit ainsi, tous l'approuvèrent et envoyèrent un héraut chercher les
présents. Euryale à son tour dit au roi:

--Alcinoüs, j'apaiserai l'étranger ainsi que tu l'ordonnes. Je lui
donnerai cette épée d'airain à la poignée d'argent et au fourreau
d'ivoire bien travaillé; elle sera pour lui d'un grand prix.

En disant ces mots, il mit dans les mains d'Ulysse l'épée précieuse et
lui adressa en même temps ces paroles ailées:

--Illustre étranger, réjouis-toi. Si quelques paroles offensantes ont
été prononcées, eh bien! que le vent les emporte au loin. Puissent les
dieux te donner de revoir ta patrie et ton épouse, car voilà longtemps
que tu souffres loin d'elles.

Le sage Ulysse lui répondit:

--Ami, réjouis-toi aussi et que les dieux te donnent le bonheur!
Puisses-tu ne jamais regretter cette épée que tu m'as donnée pour me
faire oublier tes paroles.

Il dit et suspendit à son épaule l'épée aux clous d'argent.


Au coucher du soleil, les présents étant arrivés, des hérauts les
portèrent dans la demeure d'Alcinoüs. Celui-ci, précédant les convives,
entra dans le palais et tous s'assirent sur des sièges élevés.
Alcinoüs, s'adressant à Arété, lui dit:

--Femme, apporte-nous le coffre le plus précieux que tu possèdes et un
vêtement d'une blancheur éclatante. Fais chauffer de l'eau dans un vase
d'airain, afin que notre hôte, s'étant baigné, se réjouisse et prenne
part à notre festin. Moi, je lui donnerai ma coupe d'or merveilleuse;
ainsi chaque jour, il se souviendra de moi en faisant, dans son palais,
les libations à Zeus.

Arété et ses suivantes s'empressèrent aussitôt, apportant à Ulysse un
coffre merveilleux, contenant les présents magnifiques, puis la reine
lui adressa ces paroles ailées:

--Scelle toi même le couvercle et mets un lien de peur que quelqu'un ne
dérobe tes richesses sur le noir vaisseau, pendant ton sommeil.

Alors le patient Ulysse, d'un nœud compliqué que lui avait jadis
enseigné Circé, ferma le coffre. L'intendante l'invita alors à se
baigner et Ulysse se réjouissait en voyant tous ces préparatifs, car de
semblables soins ne lui avaient pas été donnés depuis son départ de la
grotte de Calypso à la belle chevelure. Après que les jeunes suivantes
l'eurent frotté d'huile, le héros se rendit parmi les convives.

Nausicaa, debout sur le portique, contemplait Ulysse avec admiration,
et lui adressa ces paroles ailées:

--Bel étranger, je te salue! Quand tu seras rentré dans ta patrie,
souviens-toi que c'est Nausicaa qui t'accueillit la première.

Le divin Ulysse lui répondit:

--Douce Nausicaa, que Zeus m'accorde de revoir mon foyer, et là, chaque
jour, comme à une déesse, je t'adresserai des vœux, car c'est à toi
que je dois la vie.

Il dit et s'assit près d'Alcinoüs.

Un héraut amena l'aède Démodocus. Alors Ulysse, coupant, d'un porc aux
dents blanches, une large tranche succulente, dit au héraut:

--Prends, et donne cette viande à Démodocus. Malgré mon chagrin, je
veux l'honorer, car c'est la Muse qui chante par sa bouche divine.

Il dit et Démodocus se réjouit. Les convives étendirent les mains vers
les mets préparés, et lorsqu'ils eurent apaisé la faim et la soif,
Ulysse dit à l'aède:

--Démodocus, toi que j'honore et qui chantes si bien le destin des
Grecs, leurs souffrances, leurs fatigues, dis-nous maintenant le piège
trompeur, ce cheval de bois que construisit Epéus aidé de Minerve
et que l'ingénieux Ulysse introduisit dans Ilion. Si tu nous dis
ces choses avec vérité, je déclarerai à tous les hommes qu'un dieu
bienveillant t'accorde le génie divin.

Il dit et Démodocus, que le dieu inspire, commença son chant: Il dit
d'abord comment une partie des Grecs s'éloignèrent sur leurs vaisseaux,
ayant brûlé leurs tentes, tandis que d'autres avec Ulysse, se trouvaient
dans Ilion, cachés dans les flancs du cheval, amené par les Troyens
eux-mêmes dans leur citadelle. Les Troyens délibéraient; trois avis
les partageaient: ouvrir le cheval avec l'airain ou le précipiter des
rochers, ou bien le consacrer aux dieux. Cette dernière résolution
s'accomplit. Il dit encore comment les Achéens quittant les flancs du
perfide cheval, ravagèrent la cité, pillant la superbe Ilion, tandis
qu'Ulysse et Ménélas se dirigeaient vers la demeure de Deiphobe.

Pendant ces récits, Ulysse s'affligeait; des larmes brûlantes
mouillaient ses joues. Alcinoüs entendant ses profonds soupirs, dit
aux Phéaciens, amis de la rame:

--Que Démodocus interrompe ses chants, car ils ne réjouissent pas tous
les cœurs. Cet étranger n'a cessé de gémir et la douleur enveloppe son
âme. Maintenant, qu'il ne nous cache rien. Qu'il nous fasse connaître
le nom de sa mère, de son père et de sa patrie, qu'il nous raconte
sincèrement dans quelles mers il a erré, qu'il nous décrive les peuples
farouches, injustes, ou bien hospitaliers, chez lesquels il a abordé.
Peut-être quelqu'un de ses parents a-t-il péri devant Ilion, ou bien
a-t-il perdu un compagnon chéri, aimé comme un frère?

[Illustration]



Chant IX

LE CYCLOPE

[Illustration]

[Illustration]


Le prudent Ulysse prit la parole et dit:

--Puissant Alcinoüs, certes il est doux d'écouter, assis à la table de
ton palais, l'aède à la voix divine, tandis qu'un échanson, puisant le
vin pur dans le cratère, en remplit nos coupes; oui certes, cela est
doux. Mais le désir de m'interroger t'est venu; tu veux le récit de mes
aventures? Par où commencerai-je?...

»Je suis Ulysse, fils de Laërte, dont les ruses de toutes sortes
préoccupent les hommes et dont la gloire monte jusqu'au ciel. J'habite
Ithaque, située au couchant; là est une verte montagne, le Nérite au
feuillage agité; autour d'Ithaque, sont groupées des îles nombreuses,
Dulichium, Samé et la verdissante Zacynthe. L'âpre Ithaque est
nourricière de guerriers et, pour moi, rien n'est plus doux que mon
pays.

»Calypso à la belle chevelure m'a retenu dans ses grottes profondes, me
désirant comme époux, de même que l'artificieuse Circé d'Ea, mais elles
n'ont pu persuader mon cœur. Maintenant, je vais te raconter les
maux que m'envoya Zeus après mon départ de Troie.

»Le vent qui m'éloignait d'Ilion, me conduisit chez les Ciconiens,
à Ismare; je saccageai la ville et massacrai les habitants; nous
enlevâmes leurs épouses et les jeunes vierges, ainsi que de nombreuses
richesses, et nous en fîmes le partage. J'engageai alors mes compagnons
à fuir d'un pas agile, mais les insensés ne m'écoutèrent pas. Ils
égorgeaient les bœufs au pas lent et buvaient à longs traits le
vin pur. Cependant les Ciconiens qui s'étaient enfuis appelèrent
d'autres Ciconiens leurs voisins, très braves et sachant combattre. Ils
arrivèrent dès l'aurore, nombreux comme les fleurs printanières. Nous
soutînmes victorieusement le combat près des vaisseaux rapides, tant
que monta le jour divin, mais au déclin du soleil, les Ciconiens nous
domptèrent et mirent les Grecs en fuite. Chaque vaisseau perdit six
guerriers aux belles cnémides.

»Le cœur affligé, nous continuâmes notre route, mais nos vaisseaux
ne s'éloignèrent pas du rivage, avant que, par trois fois, nous
n'eussions appelé nos malheureux compagnons tombés sous le fer des
Ciconiens. Zeus alors souleva contre nos navires à la proue azurée le
vent Borée; une tempête violente s'élança du ciel, et nos vaisseaux
furent désemparés et rejetés au rivage, où nous restâmes deux nuits et
deux jours, accablés de fatigue. Mais quand se leva pour nous l'aurore
du troisième jour nous reprîmes la mer, et je serais arrivé sain et
sauf dans ma terre chérie si, en doublant le cap Malée, Borée rapide ne
m'avait repoussé de Cythère.

»Durant neuf jours, nous fûmes emportés sur la mer poissonneuse, et
nous abordâmes, le dixième, au pays des Lotophages qui mangent une
nourriture fleurie. Nous descendîmes à terre pour puiser de l'eau et
j'envoyai deux guerriers conduits par un héraut, pour reconnaître
quels étaient les habitants de ce pays. Ceux-ci les accueillirent et
leur firent goûter le lotus, et ayant mangé de ce mets doux comme le
miel, ils en oublièrent le retour. Je les ramenai à mes vaisseaux
malgré leurs larmes, puis j'ordonnai le départ de peur que d'autres,
goûtant au lotus, n'oubliassent aussi leur patrie. Mes compagnons
s'embarquèrent aussitôt et, assis à leurs bancs, ils frappèrent de
leurs rames la blanche mer.

»Nous arrivâmes bientôt à la terre des Cyclopes, géants cruels qui
n'ont qu'un œil au milieu du front. Ils ne sèment, ni ne labourent,
confiants dans les dieux, et la vigne aux larges grappes, grossies par
la pluie de Zeus, leur donne le vin doux au cœur. Ils habitent des
cavernes profondes au sommet des montagnes et gouvernent leurs familles
sans souci de leurs voisins.

»Au long du port des Cyclopes, s'étend une petite île; dans ses forêts
les chèvres sauvages sont innombrables, fertiles sont ses humides
prairies; mais on ne voit ni troupeaux conduits par des bergers, ni
cultures, ni habitations; cependant la vigne y serait immortelle, le
labour facile, et, la saison venue, d'innombrables épis seraient la
récompense de l'homme des champs, car le sol est gras et fécond. Le
port est commode, on n'y a nul besoin d'amarres, et, sans y jeter
l'ancre, le navigateur peut attendre que son cœur l'invite à partir,
ou que le souffle du zéphir s'élève. Près du port, au fond d'une
grotte qu'entourent des peupliers, coule une fontaine cristalline;
c'est là qu'un dieu nous conduisit, et nous nous endormîmes sur le
rivage en attendant l'aurore. Quand elle parut, nous parcourûmes l'île
avec admiration; puis, divisés en trois groupes, nous commençâmes la
chasse, et fîmes une proie abondante. Chacun des douze vaisseaux qui me
suivaient, eut pour sa part neuf chèvres et j'en choisis dix pour moi
seul. Jusqu'au coucher du soleil nous savourâmes des mets abondants et
bûmes un vin délicieux, car celui de nos navires n'était pas épuisé, et
nous en avions rempli de nombreuses amphores, lorsque nous avions pris
la ville sacrée des Ciconiens.

»Cependant nous regardions vers la terre des Cyclopes; nous entendions
leurs cris et ceux de leurs troupeaux, et le lendemain, réunissant mes
compagnons je leur dis: «Chers amis, restez ici pendant que j'irai
reconnaître quels sont ces hommes, afin de voir s'ils sont injustes ou
hospitaliers et si leur esprit craint les dieux.»

»J'ordonnai alors à mes rameurs de détacher les câbles de mon vaisseau
et de me suivre; assis en ordre, ils frappèrent aussitôt la blanche
mer que nous franchîmes rapidement. Bientôt nous aperçûmes une haute
caverne ombragée de lauriers, de pins élevés et de peupliers à la haute
chevelure servant d'abri à de nombreux troupeaux.

»Là, habitait un homme d'une taille formidable, monstre terrible qui,
solitaire, faisait paître ses troupeaux et ne connaissait pas les lois
de l'hospitalité. Je choisis parmi mes compagnons douze des plus braves
et me mis en marche, emportant avec moi une outre pleine d'un vin
capiteux que m'avait donné Naron, fils d'Evanthée, prêtre d'Apollon et
habitant Ismare: je l'avais protégé lui, son fils et sa femme, et il
m'avait offert sept talents d'or, une coupe d'argent, et il avait puisé
pour moi dans douze amphores, un vin pur, breuvage divin, que lui seul,
son épouse et son intendante connaissaient. Quand il voulait boire de
ce vin délicieux, il en remplissait une coupe et la versait dans vingt
mesures d'eau; un bouquet divin s'exhalait alors du cratère, et il eût
été bien pénible de n'en point goûter. J'en avais emporté une outre
pleine. Arrivés à l'entrée de la caverne, nous ne trouvâmes personne.
Nous contemplions avec admiration les claies chargées de fromages,
et les étables remplies d'agneaux. Les vases débordaient de lait et
mes compagnons me suppliaient de partir au plus vite emportant ces
richesses et chassant devant nous les troupeaux du Cyclope. Je ne les
écoutai pas, ce qui cependant eût été plus sage.

»Ayant allumé du feu pour les sacrifices, nous mangeâmes quelques
fromages, puis, assis dans la caverne, nous vîmes venir le Cyclope
portant une immense charge de bois sec qu'il jeta au dehors de la
caverne avec grand bruit; épouvantés, nous nous sauvâmes au fond de
l'antre. Le Cyclope chassa ses troupeaux dans la vaste grotte, laissant
à l'entrée les béliers et les boucs, puis il souleva du sol une pierre
énorme et ferma sa caverne. Il s'assit, se mit à traire les brebis et
les chèvres bêlantes, puis il plaça un agneau sous chaque mère. Alors,
disposant la moitié du lait dans des vases pour son repas du soir, il
réserva l'autre moitié pour ses provisions d'hiver. Ayant allumé du
feu, il nous aperçut, et, nous interrogeant, il nous dit:

»--Étrangers, qui êtes-vous? Un intérêt vous amène-t-il sur ces rives?
ou bien errez-vous au hasard sur les plaines humides comme des pirates
portant le ravage chez les peuples paisibles?

»Il dit, et sa voix terrible nous glaça d'effroi. Cependant je lui
répondis en ces termes:

»--Nous sommes des Grecs, revenant de Troie; des vents contraires nous
ont éloignés de notre patrie, sans doute par la volonté de Zeus. Nous
étions les glorieux soldats d'Agamemnon, fils d'Atrée, dont la renommée
touche au ciel. Nous sommes venus à tes genoux, espérant de toi les
dons de l'hospitalité qu'il est d'usage d'offrir à l'étranger. Homme
généreux, respecte les dieux et les suppliants, protégés de Zeus.

»Il répondit d'un cœur impitoyable:

»--Étranger insensé, de quel pays viens-tu donc que tu m'engages
à craindre les dieux? Les Cyclopes n'ont souci ni de Zeus, ni des
Immortels, car ils sont plus puissants qu'eux; cependant, dis-moi, où
as-tu laissé ton vaisseau? Est-il loin d'ici?

»Il parlait ainsi pour m'éprouver, mais je lui fis cette réponse
artificieuse:

»--Neptune a brisé mon navire contre les rochers de cette île. Seul
avec les compagnons que tu vois, j'ai échappé à la mort cruelle.

»Sans me répondre, il jeta les mains sur mes compagnons, en saisit deux
et les frappa contre terre comme deux chiens; leur cervelle s'écrasa
sur le sol. Les dépeçant, il les dévora comme un lion nourri sur les
montagnes, ne laissant ni entrailles, ni chairs, ni os remplis de
moëlle. A ce spectacle horrible, nous élevâmes en pleurant nos mains
vers Zeus. Le Cyclope ayant apaisé sa faim, but abondamment du lait pur
et s'étendit au milieu de ses troupeaux. Le cœur ulcéré je m'apprêtais
à plonger mon épée aiguë dans sa poitrine, mais une pensée prudente
m'arrêta. Jamais nos mains n'auraient pu écarter la pierre pesante
qui fermait l'antre du Cyclope. Alors, gémissants, nous attendîmes
l'aurore divine. Dès le matin, le monstre alluma du feu, et se mit
à traire ses bêtes magnifiques; puis saisissant encore deux de mes
compagnons, il en fit son repas. Chassant alors ses troupeaux hors
de l'antre, il replaça soigneusement la pierre immense qui fermait
l'entrée de la caverne, comme l'on place un couvercle sur un carquois.
Le Cyclope dirigea ses troupeaux sur la montagne; quant à moi, roulant
en mon cœur des désirs de vengeance, je m'arrêtai à ce parti qui me
semblait le meilleur: Le Géant conservait au fond de l'étable une
énorme branche d'olivier comparable par sa taille au mât d'un vaisseau
à vingt rangs de rames. J'en coupai la longueur d'une brasse que je
fis amincir par mes compagnons; j'en affilai l'extrémité, et pour
la durcir, je la tournai dans la flamme d'un feu ardent; ensuite je
la cachai dans le fumier amoncelé au fond de la grotte. J'ordonnai
alors à mes compagnons de chercher par le sort ceux d'entre eux qui
enfonceraient avec moi ce pieu dans l'œil du Cyclope pendant son
sommeil. Le sort désigna ceux mêmes que j'aurais choisis.

»Vers le soir, le monstre cruel revint et fit entrer ses gras troupeaux
dans la caverne immense qu'il ferma avec soin. Il s'assit et se mit
à traire les chèvres bêlantes, puis saisissant encore deux de mes
compagnons, il en fit son repas du soir. Alors, je m'approchai du
géant, tenant une coupe de vin noir dans les mains, et je lui dis:

»--Cyclope, bois ce vin que notre vaisseau portait. J'avais préparé
cette libation, confiant en ton hospitalité, mais ta fureur sans bornes
éloigne les mortels qui voudraient venir vers toi.

»Il prit la coupe et but. Trouvant ce breuvage délicieux, il m'en
redemanda:

»--Que ton cœur bienveillant m'en donne encore, et dis-moi ton nom
maintenant, afin que je te donne un présent d'hospitalité qui te
réjouisse. Notre terre généreuse produit aussi du vin dont la pluie
de Zeus fait croître les grappes puissantes, mais celui-ci me semble
d'Ambroisie et de Nectar.

»Je lui versai encore du vin noir. Trois fois il vida la coupe,
et quand le vin eut obscurci son esprit, je lui dis ces paroles
caressantes:

»--Cyclope, mon père et ma mère et tous mes compagnons m'appellent
Personne. Indique-moi maintenant le présent d'hospitalité que tu m'as
promis.

»Il me répondit aussitôt d'un cœur impitoyable:

»--Je mangerai Personne le dernier; ce sera là mon présent
d'hospitalité!

»Il dit, et l'ivresse qui dompte les sens s'empara de lui. Alors
poussant la branche d'olivier sous la cendre brûlante, quoique verte
elle fût bientôt prête à s'enflammer; puis exhortant mes compagnons, et
une divinité nous inspirant une grande audace, nous enfonçâmes le pieu
aigu dans l'œil du Cyclope; et moi le dirigeant et appuyant sur lui,
je le faisais tourner.--De même qu'un homme perce avec une tarière les
poutres d'un vaisseau, de même nous faisions tourner le pieu embrasé
dans l'œil du monstre. Le sang ruisselait; une vapeur ardente dévorait
sa paupière, l'œil se consumait avec bruit. Comme un forgeron plonge
dans l'eau froide, pour la tremper, une hache rougie au feu, ainsi
l'œil du monstre frémissait autour de la branche d'olivier. Il poussa
alors un gémissement terrible et nous reculâmes remplis d'épouvante.
Ecumant de rage, il arracha de son œil le pieu souillé de sang et le
rejeta au loin. A ses cris, les Cyclopes voisins accoururent de tous
côtés et lui demandèrent la cause de sa douleur:

»--Polyphème, pourquoi ces cris de détresse qui troublent notre
sommeil? Un mortel t'enlève-t-il malgré toi tes troupeaux, ou crains-tu
qu'on ne te tue par ruse ou par violence?»

»Du fond de sa caverne, le puissant Polyphème leur répondit:

»--O amis! Personne me tue par ruse et non par violence.»

»Les Cyclopes lui répondirent:

»--Si personne ne te fait violence, tu ne saurais éviter une maladie
envoyée par Zeus; adresse donc tes prières au divin Neptune, ton père.»

»Disant ainsi, ils s'éloignèrent, et je riais en mon cœur de voir
comment ma ruse habile les avait trompés. Le Cyclope, aveuglé et
hurlant de douleur, tâtant avec les mains, enleva la pierre qui fermait
la caverne, puis il s'assit à l'entrée et étendit les bras pour saisir
celui d'entre nous qui chercherait à sortir. Réfléchissant au meilleur
moyen de me soustraire à la mort ainsi que mes compagnons, voici le
parti auquel je m'arrêtai: Des béliers beaux et grands, à la noire
toison se trouvaient dans l'étable; prenant des osiers flexibles,
sur lesquels dormait le Cyclope monstrueux, j'en liai les béliers
trois par trois; celui du milieu portait un de mes compagnons sous
lui, les deux autres placés de chaque côté le protégeaient. Gardant
pour moi le plus grand des béliers, je le saisis par sa laine et me
glissai sous son ventre velu, attendant avec anxiété l'aurore divine.
Quand elle parut, les troupeaux avec hâte sortirent de la caverne. Le
Cyclope méfiant, tâta le dos de tous les béliers, mais l'insensé ne put
découvrir mes compagnons liés sous leurs ventres touffus; celui qui me
portait, sortit le dernier. Polyphème, le caressant de la main, lui dit:

»--Cher bélier, pourquoi sors-tu le dernier du troupeau? Jusqu'à
présent tu étais toujours le premier à brouter les tendres fleurs des
prairies, et le premier tu arrivais au courant des rivières; tu étais
le premier le soir à rentrer à l'étable: regretterais-tu l'œil de ton
maître? Un homme méchant, aidé de ses compagnons perfides, ayant dompté
mes sens par le vin, m'a ôté la vue. Mais Personne n'échappera pas au
trépas et sa mort soulagera mon cœur altéré.»

»Il dit, et le bélier franchit la porte. Arrivé à quelque distance de
la caverne, me dégageant, je m'empressai de délier mes compagnons.
Alors, d'un pas rapide, nous poussâmes les gras troupeaux devant
nous, regagnant notre vaisseau. Notre arrivée fut douce à nos amis,
mais ils se lamentèrent sur le sort de nos compagnons. D'un signe de
mes sourcils, je leur défendis de pleurer, et j'ordonnai d'embarquer
aussitôt ces troupeaux à la belle toison. Prenant place à leurs bancs,
mes rameurs frappèrent la blanche mer de leurs rames, et, quand nous
fûmes à la distance d'où la voix peut encore se faire entendre,
j'adressai au monstre hideux ces paroles rapides:

»--Cyclope, tu pensais dévorer dans ta caverne profonde les compagnons
d'un homme sans vigueur. Le juste châtiment de tes forfaits devait
t'atteindre, toi qui ne craignais pas de manger tes hôtes dans ta
demeure; c'est pourquoi les dieux t'ont puni par ma main.

»Je dis et sa colère redoublant, il arracha le sommet d'une haute
montagne qu'il jeta à l'avant du vaisseau à la proue azurée. La mer
bouillonna et le flot nous ramena vers l'île; avec une perche longue,
j'éloignai le navire du rivage, puis, d'un signe de tête, j'ordonnai
à mes compagnons de ramer avec vigueur. Quand nous fûmes éloignés
de nouveau, je voulus encore parler au Cyclope, mais mes compagnons
cherchèrent à me retenir par des paroles caressantes:

»--Insensé, pourquoi veux-tu irriter cet homme sauvage? S'il entendait
encore des cris ou des paroles, il briserait notre navire avec une
roche aiguë, car son bras sait atteindre au loin.

»Ils dirent ainsi, mais ne persuadèrent pas mon cœur magnanime et je
m'écriai:

»--Cyclope, si quelque mortel t'interroge sur ta hideuse cécité dis-lui
que c'est Ulysse, roi d'Ithaque qui t'a privé de la vue.

»Alors gémissant, il s'écria:

»--Grands dieux, voilà l'accomplissement des prédictions de Télème,
fils d'Euryme. Il m'annonça qu'un jour la main d'Ulysse me priverait de
la vue. Je m'attendais à voir un mortel revêtu d'une force immense et
voilà qu'un homme misérable et sans vigueur m'arrache la lumière après
m'avoir dompté par le vin. Allons reviens, Ulysse, afin que je t'offre
les présents de l'hospitalité et que j'invite Neptune à t'accorder le
retour, car je suis son fils et seul il me guérira.

»Il dit, mais je lui répondis en ces termes:

»--Si seulement je pouvais t'arracher la vie et t'envoyer chez Pluton,
comme il est sûr que Neptune ne guérira pas ton œil.

»Je dis et il adressa alors cette prière au puissant Neptune:

«--Neptune à la chevelure azurée, écoute-moi. S'il est vrai que tu te
glorifies d'être mon père, fais qu'Ulysse, le destructeur de villes,
n'aborde pas dans sa patrie; mais si le destin veut qu'il revoie sa
terre chérie, qu'il n'y arrive que misérable et trouve le malheur dans
sa maison.»

»Telle fut sa prière: Neptune l'entendit. Le Cyclope alors, soulevant
une pierre plus grande encore que la première, la lança au delà du
navire à la proue azurée. Le vaisseau, poussé par le flot puissant,
faillit de nouveau toucher le rivage.


»Quand nous arrivâmes à l'île où nos compagnons nous attendaient
toujours, nous tirâmes notre vaisseau sur la plage et nous fîmes
le partage des troupeaux du Cyclope. M'étant réservé le bélier, je
l'immolai à Zeus qui assemble les nues, mais le dieu n'accueillit pas
mon sacrifice. Le lendemain, nous partîmes. Mes compagnons assis sur
leurs bancs, frappèrent de leurs rames la blanche mer; nous continuâmes
notre route contents d'avoir échappé au trépas, mais cependant le cœur
affligé de la perte de nos chers compagnons.

[Illustration]



Chant X

CIRCÉ

[Illustration]

[Illustration]


»Nous arrivâmes à l'île flottante d'Eolie habitée par Eole, fils
d'Hippotas; six filles et six fils ont reçu le jour dans son palais; il
a donné ses filles pour épouses à ses fils, et près de leur père chéri
et de leur mère vénérée, ils sont sans cesse en festins.

»Eole m'accueillit amicalement. Pendant un mois, je restai dans son
palais, lui faisant le récit de mes aventures. Quand je pris congé de
lui, il prépara tout pour mon départ et me fit don d'une outre faite
avec la peau d'un bœuf de neuf ans dans laquelle il avait enfermé
les vents mugissants, car Neptune l'avait fait le dispensateur des
vents. Avec une chaîne d'argent, il enchaîna cette outre au fond de
notre navire afin qu'aucun souffle ne pût s'en échapper, ne laissant
en liberté que le doux Zéphir pour conduire notre vaisseau. Hélas, sa
volonté ne devait pas s'accomplir, et notre imprudence devait nous
être funeste. Pendant neuf jours nous naviguâmes, et, le dixième, nous
apercevions déjà notre terre chérie, quand un profond sommeil s'empara
de moi. J'étais au gouvernail que je n'avais voulu confier à aucun de
mes compagnons. Ceux-ci s'entretenaient des présents magnifiques que
contenait le vaisseau et chacun disait ainsi, causant à son voisin:
«--Que cet homme est aimé des mortels dont il visite les villes. Il
ramène de Troie un riche butin, et nous qui avons accompli les mêmes
travaux, nous revenons dans nos foyers les mains vides. Et maintenant,
voici qu'Eole bienveillant l'a comblé de présents. Voyons combien cette
outre renferme d'or et d'argent!» Ils dirent et l'esprit pernicieux
l'emporta. Ils délièrent l'outre, et les vents, déchaînés, fondirent
sur nous.

»Me réveillant, désespéré, je m'étendis dans mon vaisseau, tandis que
l'ouragan terrible poussait mes navires vers l'île d'Eolie, sur le
rivage de laquelle nous vînmes bientôt échouer. Alors prenant avec moi
un héraut je me dirigeai vers le palais d'Eole; celui-ci était à table
au milieu de ses enfants; nous apercevant, il nous interrogea plein de
surprise:

»--Comment se peut-il que tu sois revenu, Ulysse, car j'avais tout
préparé pour que tu puisses regagner ta patrie?

»Le cœur affligé, je lui répondis:

»--Un perfide sommeil et de méchants compagnons m'ont perdu, mais je
t'en supplie, viens à mon secours, car tu en as le pouvoir.

»Je cherchais à l'attendrir par de douces paroles, mais il me répondit
avec violence:

»--O le plus méprisable des mortels, quitte cette île au plus vite, car
je ne puis accueillir un homme détesté des dieux!

»Malgré mes gémissements, il me chassa de sa demeure. Nous reprîmes la
mer, le cœur attristé, et pendant six jours les matelots ramèrent,
brisés de fatigue. Le septième, nous arrivâmes à la haute cité de
Lamos, Télépyle, ville des Lestrygons, où le berger rentrant son
troupeau appelle un autre berger pour faire sortir le sien. Là, un
homme ne cédant point au sommeil gagnerait un double salaire en
faisant paître tour à tour ses bœufs ou ses blanches brebis. Les
nuits sont si courtes que le jour présent est voisin du jour qui vient.

»Nous pénétrâmes dans un port magnifique où régnait un calme parfait;
c'est là que mes compagnons arrêtèrent leurs vaisseaux recourbés;
seul je laissai le mien en dehors du port, puis je montai sur une
hauteur avec deux compagnons auxquels j'adjoignis un héraut, et je
leur ordonnai d'aller reconnaître les peuples qui mangeaient les
fruits de cette terre. Ils suivirent une route unie et, près des murs
de la ville, ils rencontrèrent une jeune fille qui puisait de l'eau
à la belle fontaine d'Artacie. C'était la noble fille du Lestrygon
Antiphate; ils lui demandèrent quel était le roi de ce pays; aussitôt,
elle leur indiqua la demeure de son père. Dans un palais magnifique
ils trouvèrent une femme grande comme une montagne et à sa vue ils
furent frappés de terreur: c'était la femme d'Antiphate. Elle appela
son époux qui leur prépara une mort déplorable:--ayant saisi un de
mes compagnons il le réserva pour en faire un repas--les deux autres
prirent la fuite. Mais Antiphate poussant un cri perçant, les robustes
Lestrygons accoururent en foule, semblables non à des hommes, mais
à des géants.--Détachant des rochers énormes, ils écrasèrent nos
vaisseaux, et nos malheureux compagnons, bientôt exterminés, furent
emportés, leur chair devant servir à de cruels festins. Voyant cela,
je coupai avec mon épée le câble de mon navire, j'excitai mes matelots
à se courber sur les rames pour échapper à la mort, et bientôt nous
fuîmes, rapides, sur la mer divine.

»Heureux d'avoir évité la Parque funeste, mais attristés de la perte
de nos compagnons, nous arrivâmes dans l'île d'Éa, habitée par la
redoutable Circé à la belle chevelure. Cette déesse, sœur d'Eétès,
est fille du Soleil et de Persé que l'Océan enfanta. Nous descendîmes
à terre et pendant deux jours nous restâmes étendus sur la plage,
accablés par la fatigue et la douleur.

»Mais le troisième jour, m'éloignant du vaisseau, je gravis une
hauteur, cherchant à découvrir quelque indice d'habitation. J'aperçus
de la fumée s'élevant du palais de Circé, au milieu d'une épaisse forêt
de chênes. Je repris aussitôt le chemin du rivage, et un dieu, prenant
pitié de moi, mit sur ma route un cerf aux cornes élevées; de mon trait
d'airain je le frappai à l'échine et il tomba dans la poussière; alors
tressant des osiers flexibles, j'en fis une corde dont je liai les
pieds de la bête monstrueuse, et, m'appuyant sur ma lance, j'emportai
le cerf jusqu'au rivage, où, par de douces paroles, j'exhortai mes
compagnons, toujours étendus sur le sable de la plage:

»--Amis, le jour où nous devrons descendre dans la demeure de Pluton
n'est point encore arrivé. Venez donc, songeons à nous nourrir et ne
nous laissons pas tourmenter par la faim.

»Je dis, et mes compagnons attristés découvrirent leur visage. Ils
admirèrent le cerf, car la bête était énorme. Ayant charmé leurs yeux
et lavé leurs mains, ils préparèrent un repas magnifique. Ainsi tout le
jour nous mangeâmes des viandes abondantes et bûmes du vin pur.

»Dès l'aurore, réunissant mes compagnons, je leur dis:

»--Ecoutez mes paroles, amis, quoique le malheur vous accable. De la
hauteur escarpée où j'étais monté hier, mes yeux ont aperçu de la fumée
à travers les chênes épais: il serait bon que quelques-uns d'entre nous
allassent reconnaître ce pays.

»Mais au souvenir du Lestrygon cruel et du Cyclope anthropophage, ils
se lamentaient et versaient des torrents de larmes.

»Alors, les partageant en deux bandes, je donnai le commandement
de la première à Euryloque et je pris celui de la deuxième. Nous
agitâmes les sorts dans un casque d'airain; le nom d'Euryloque sortit
le premier. Il se mit donc en route et vingt-deux compagnons le
suivirent en pleurant. Ils arrivèrent bientôt au palais de Circé; tout
autour étaient des loups et des lions. Ceux-ci ne s'élancèrent point
contre les guerriers, car Circé les avait charmés par des breuvages
subtils. Comme on voit le chien flatter son maître, ainsi les lions
puissants caressaient mes compagnons épouvantés. Du seuil du palais ils
entendirent Circé à la belle chevelure chanter d'une voix harmonieuse,
en tissant une toile divine. Politès, guerrier respecté de mes
compagnons, leur tint alors ce discours:

»--Amis, c'est une déesse ou une mortelle qui fait entendre ces chants
délicieux. Appelons sans retard.

»Il dit, et tous appelèrent.

»Circé entendant leurs voix, les invita à entrer et les imprudents la
suivirent dans son palais. Euryloque seul resta en arrière, soupçonnant
quelque piège. La déesse les fit asseoir et mélangea pour eux dans du
vin de Pramne, du fromage, de la farine et du miel nouveau, et elle
ajouta à ce mets un charme funeste. Alors, les frappant de sa baguette,
elle les poussa dans l'étable des pourceaux, dont ils eurent la tête,
la voix, les soies et le corps; leur intelligence seule resta complète
comme auparavant. Malgré leurs larmes, Circé jeta devant eux des faînes
et des glands, et les fruits du cornouiller, nourriture habituelle des
pourceaux.

»Euryloque revint en hâte annoncer le triste sort de ses compagnons.
Dans sa douleur, il ne pouvait prononcer une seule parole, et c'est en
pleurant qu'il nous fit connaître le sort de ces infortunés. Alors,
suspendant à mon épaule ma grande épée, et prenant mon arc, j'ordonnai
à Euryloque de me conduire par le même chemin. M'embrassant les genoux
et gémissant, il me dit ces paroles ailées:

»--Fils de Zeus, je t'en supplie, laisse-moi ici, car toi-même tu ne
reviendras pas, ni aucun de tes compagnons. Si tu m'en crois, fuyons au
plus vite; nous pouvons encore éviter le mortel destin.

»Je lui répondis:

»--Euryloque, reste près du vaisseau noir; quant à moi, j'irai, car la
nécessité puissante m'y pousse.

»A ces mots, je me dirigeai vers la demeure de l'enchanteresse Circé.
Près de son palais, Mercure, sous les traits d'un jeune homme au visage
ayant la grâce de l'adolescence, m'adressa ces mots:

»--Où donc vas-tu de nouveau, ô infortuné? Tes compagnons sont enfermés
comme des pourceaux dans une étable obscure; vas-tu les délivrer et ne
crains-tu pas plutôt d'y rester comme eux? Cependant je veux te sauver.
Prends cette plante salutaire qui éloignera de toi les pernicieux
artifices de Circé à la longue chevelure, et quand elle t'aura frappé
de sa baguette, jette-toi sur cette déesse l'épée haute. Saisie de
crainte, elle t'invitera alors à partager sa couche. Songe à ne pas
refuser, si tu veux délivrer tes compagnons, mais auparavant, fais-lui
jurer par le grand serment des bienheureux, qu'une fois dépouillé de
tes armes, elle ne te retirera ni le courage, ni la vigueur.

»Il dit, et arracha de terre une fleur blanche que les dieux appellent
Moly, et, me l'ayant donnée, il regagna l'Olympe à la haute cime.

»Agité de mille pensées, j'arrivai à la porte du palais de Circé, et
là, je poussai le cri d'appel; la déesse m'ouvrit sa porte. J'entrai,
plein de tristesse; elle me fit asseoir sur un siège travaillé avec
art et m'apporta dans une coupe d'or un breuvage auquel était mélangé
le charme subtil. Je le bus; puis elle me frappa de sa baguette en
prononçant ces mots:

»--Va maintenant te coucher dans l'étable à porcs avec tes compagnons.

«Elle dit; mais tirant mon glaive pointu, je m'élançai sur elle comme
pour la tuer. Circé, poussant un grand cri, me prit les genoux, et
suppliante, me dit ces paroles rapides:

»--Qui es-tu donc pour que ce breuvage ne t'ait point charmé? Es-tu
peut-être le rusé Ulysse dont le meurtrier d'Argus m'annonça tant
de fois le passage à son retour de Troie? Allons, remets ton épée
au fourreau et viens dans ma couche. Les caresses de l'amour nous
inspireront une mutuelle confiance.

»Je lui répondis:

»--Comment pourrai-je être doux pour toi, quand, dans ton palais
mes compagnons sont au milieu de tes pourceaux, et si tu m'invites
maintenant à entrer dans ta couche, c'est pour m'enlever le courage et
la vigueur. Je ne consentirai à prendre place à tes côtés, déesse, que
si tu me jures, par le serment redoutable, que tu ne médites aucun
nouveau malheur.

»Elle fit aussitôt le serment des Immortels et je montai sur le lit
magnifique de Circé à la belle chevelure...


»Pendant ce temps, quatre nymphes, filles des sources, des bois et des
fleuves sacrés, s'empressaient dans le palais. L'une étendit sur des
sièges des tapis de pourpre; une autre disposa des tables d'argent sur
lesquelles elle plaça des corbeilles d'or; la troisième mélangea le vin
doux comme le miel et le distribua dans des coupes d'or, et la dernière
prépara le bain tiède qui délivre de la fatigue. Une intendante apporta
le pain et des mets nombreux. Mais rien ne plaisait à mon cœur, car
mon âme était occupée d'autres pensées.

»Alors Circé, s'approchant de moi, me dit ces paroles ailées:

»--Ulysse, quel soupçon ronge ton cœur que tu ne touches ni à la
nourriture, ni à la boisson?

»Je lui répondis:

»--O Circé, quel homme juste voudrait goûter à la nourriture et à la
boisson, avant d'avoir délivré ses amis et de les voir autour de lui?
Si ton invitation est sincère, délivre mes compagnons bien-aimés.

»La déesse alors, traversant son palais, ouvrit les portes de l'étable
et fit sortir mes compagnons. Ils arrivèrent devant nous, semblables
à des porcs de neuf ans. Circé, allant de l'un à l'autre, les frotta
d'un philtre divin et ils redevinrent hommes, plus jeunes, plus beaux
et plus grands qu'auparavant. En me reconnaissant, de douces larmes
mouillèrent leurs yeux; le palais retentit de leurs cris joyeux, et la
divine Circé, émue elle-même, me dit ces paroles:

»--Noble fils de Laërte, divin Ulysse, retourne à ton vaisseau rapide,
tire-le sur la terre ferme; cache dans les grottes du rivage tes
richesses, et ramène sans retard tes compagnons fidèles.

»Persuadé par ces paroles, je revins au rivage où je trouvai mes
compagnons qui, à ma vue, versèrent des torrents de larmes et
m'adressèrent ces paroles rapides:

»--Fils de Zeus, ton retour nous cause autant de joie que si nous
étions en vue d'Ithaque, notre patrie. Dis-nous maintenant ce que sont
devenus nos autres compagnons?

»Par de douces paroles, je les réconfortai:

»--Hâtez-vous de tirer notre vaisseau sur terre et de cacher dans des
grottes nos trésors et nos agrès, puis venez dans la sainte demeure de
Circé où nous jouirons d'une inépuisable abondance.

»Ils obéirent à mes paroles; Euryloque seul, voulant les retenir, leur
dit:

»--Pauvres insensés, où allez-vous? Ignorez-vous que l'artificieuse
déesse vous transformera en pourceaux? N'oubliez pas que c'est par
l'imprudence de l'audacieux Ulysse que le Cyclope cruel a fait périr
nos compagnons chéris!

»Il dit et je délibérais en mon cœur, si, de mon épée, je lui
trancherais la tête quoiqu'il fût mon très proche parent, quand, par de
douces paroles, mes compagnons me calmèrent:

»--Noble Ulysse, si tu l'ordonnes, qu'il reste le gardien du vaisseau,
et toi, guide-nous vers la demeure de la divine Circé.

»Nous partîmes et Euryloque lui-même nous suivit de loin, car ma menace
terrible l'avait épouvanté.

»Pendant ce temps-là, Circé baignait avec soin nos autres compagnons et
les parfumait d'essences fines; nous les trouvâmes vêtus de tuniques
superbes et assis à un festin somptueux. La déesse venant au-devant de
moi, me dit:

»--Noble Ulysse, fertile en inventions, oublie tes souffrances;
viens, mange ces mets et bois ce vin jusqu'à ce que, dans ton âme et
dans celle de tes compagnons, soient rentrés le courage, la force et
l'énergie!

»Elle dit et notre cœur se réjouit.


»Nous restâmes dans son palais une année entière, savourant des
mets abondants et buvant des vins délicieux. Mais quand les mois se
consumèrent et que les saisons firent leur révolution, mes compagnons
bien-aimés, m'appelant au milieu d'eux, me dirent:

»--Divin Ulysse, as-tu donc oublié la terre chérie de ta patrie? Ne
veux-tu donc plus revoir ta haute demeure sur le sol de la rocailleuse
Ithaque?

»En mon cœur généreux j'étais persuadé, et, quand le soir fut venu,
étant monté sur la couche d'amour de la divine Circé, j'embrassai ses
genoux et lui adressai ces paroles ailées:

»O déesse, mon cœur se consume, et mes compagnons se lamentent! Ne te
souviens-tu plus de la promesse que tu m'as faite de voir le jour du
retour dans Ithaque chérie?

»Circé, émue, me dit alors:

»--Noble Ulysse, ne prolonge pas davantage, contre ton cœur, ton
séjour dans mon palais; mais auparavant, tu dois accomplir un autre
voyage: rends-toi dans la demeure de Pluton et de l'auguste Proserpine,
afin de consulter l'âme du Thébain Tirésias, dont l'ombre a conservé
toute sa lucidité!

»Assis sur sa couche, je pleurais et mon âme se brisait, cependant, je
lui dis ces paroles:

»--O Circé, qui donc me guidera dans ce voyage? Personne encore n'a
pénétré chez Pluton sur un noir vaisseau!

»La déesse me répondit:

»--Cher Ulysse, tu n'as nul besoin de guide; dresse sur ton vaisseau
la blanche voile et Borée te conduira. Arrivé au terme de l'Océan, près
d'un rivage aux peupliers élevés et aux saules stériles, consacrés
à Proserpine, aborde et gagne le séjour humide de Pluton. Là est le
Pyriphlégéthon et le Cocyte, bras du Styx; ils coulent dans l'Achéron;
un rocher sépare leurs eaux retentissantes. Approche-toi alors et
creuse une fosse d'une coudée dans tous les sens, répands sur ses bords
des libations en l'honneur des morts: de l'eau miellée d'abord, puis du
vin doux et enfin par-dessus, jette de la farine baignée d'eau; puis
invoque les ombres vaines des morts et promets qu'à ton retour dans
Ithaque tu immoleras une vache stérile et que tu sacrifieras à Tirésias
un bélier remarquable parmi tes troupeaux. Après avoir adressé tes
vœux aux morts illustres, égorge un bélier et une noire brebis; alors
te tournant vers l'Erèbe, et étendant les mains vers le fleuve, les
ombres accourront en foule. Le divin Tirésias s'approchera de toi et
il t'enseignera ta route sur la mer poissonneuse.

»Elle dit et quand la rose Aurore apparut, je me revêtis d'une tunique
et d'un manteau. La déesse elle-même se couvrit d'une robe légère et
gracieuse et mit un voile sur sa tête. Pour moi, allant réveiller mes
compagnons, je leur adressai ces paroles encourageantes:

»--O amis! secouez le doux sommeil! nous allons partir! Circé elle-même
nous le conseille.

»Je dis et leur noble cœur fut rempli de joie. Cependant, je ne devais
pas ramener tous mes chers compagnons. Elpénor, le plus jeune de tous,
imprudent et inhabile à la guerre, appesanti par le vin qu'il avait bu
la veille, s'était endormi sur le toit élevé, cherchant la fraîcheur;
ayant entendu le tumulte joyeux du départ, il se leva soudain et,
l'esprit troublé, oubliant l'escalier il se précipita sur le sol et son
âme descendit chez Pluton.

«Réunissant mes compagnons, je leur tins ce discours:

»--Avant que nous reprenions le chemin de nos foyers, Circé nous
indique une autre route. Elle nous envoie consulter l'âme du Thébain
Tirésias dans la demeure de Pluton et de l'auguste Proserpine.

»A ces mots, ils pleuraient et s'arrachaient les cheveux, tout en se
dirigeant vers le rapide navire. Pendant ce temps, Circé, invisible à
nos yeux, vint attacher près du vaisseau à la poupe azurée un bélier
blanc et de noires brebis.

[Illustration]



Chant XI

ULYSSE AUX ENFERS

[Illustration]

[Illustration]


»Nous lançâmes notre vaisseau sur la mer mouvante après avoir embarqué
le bélier et les brebis, et, poussés par un vent favorable, nous
atteignîmes, au coucher du soleil, les limites de l'Océan profond. Là
se trouve la ville des Cimmériens que ne contemple jamais le soleil; la
sombre nuit y règne, éternelle.

»Nous tirâmes le navire sur le rivage et, à l'endroit que nous
avait indiqué Circé, je creusai une fosse d'une coudée dans tous
les sens, au-dessus de laquelle nous égorgeâmes les victimes. Après
avoir accompli les prières que m'avait enseignées la déesse, je vis
apparaître en foule, du fond de l'Erèbe, les âmes des morts: de jeunes
garçons, des vieillards accablés de misères, de tendres vierges au
cœur affligé, puis, des guerriers tués dans les combats. Tous se
pressaient autour de la fosse et la pâle terreur s'emparait de moi;
alors tirant du fourreau mon glaive tranchant, je ne permis pas aux
ombres vaines de s'approcher du sang des victimes avant que j'eusse
interrogé Tirésias. Mais l'âme de mon compagnon Elpénor s'avança la
première et, plein de pitié, je lui adressai ces paroles ailées:

»--Elpénor, comment es-tu descendu dans le séjour des ombres plus vite
que moi venant sur mon vaisseau rapide?

»Il me répondit en gémissant:

»--Noble fils de Laërte, ma funeste destinée et le vin délicieux de
Circé, que je bus à l'excès, ont causé ma perte. Maintenant je t'en
supplie, souviens-toi de moi à ton retour dans l'île d'Ea; brûle mon
corps avec les armes que je portais, puis, élève sur le rivage de
la blanche mer un tombeau sur lequel tu planteras la rame dont je
me servais parmi tes compagnons, alors mon âme sera apaisée dans sa
douleur éternelle.

»Je lui dis alors:

»--Infortuné, j'accomplirai tes désirs.

»Pendant que nous échangions ces tristes paroles, s'avança l'ombre de
ma mère Anticlée, fille du magnanime Autolycus. Je l'avais laissée
vivante à mon départ pour la sainte Ilion; à sa vue mon cœur fut saisi
de douleur; cependant malgré mon impatience de lui parler, je ne lui
permis pas de s'approcher du sang avant d'avoir interrogé Tirésias:
L'âme du Thébain Tirésias arriva, tenant un sceptre d'or. Il me
reconnut et me dit:

»--Fils de Laërte, infortuné Ulysse, pourquoi donc as-tu quitté la
lumière du divin soleil pour venir dans ce séjour de tristesse? Mais
écarte de la fosse ton glaive acéré, afin que, buvant le sang noir, je
te parle selon la vérité.

»Je m'écartai de la fosse et quand il eut goûté le sang, il me parla en
ces termes:

»--Glorieux Ulysse, tu aspires aux joies du retour, mais Neptune te
le rendra difficile; il ne peut oublier que c'est toi qui as ravi la
vue du Cyclope Polyphème, son fils chéri. Cependant tu reverras ton
Ithaque aimée, si tes compagnons et toi respectez les troupeaux sacrés
du soleil quand vous aborderez dans Thrinacrie la divine. Si, au
contraire, oubliant mes paroles, vous égorgez les saintes génisses, je
te prédis alors la perte de ton vaisseau et celle de tes compagnons,
et ce ne sera que plus tard, sur un navire étranger que tu rentreras
seul dans Ithaque, trouvant ta maison en proie au malheur, car des
hommes audacieux dévoreront ton bien et rechercheront ta divine épouse:
mais tu puniras leurs outrages. Alors, pars de nouveau, emportant avec
toi une large rame; marche jusqu'à ce que tu arrives chez des peuples
ignorant le sel dans les aliments et ne connaissant pas les navires aux
flancs rouges et aux rames rapides qui sont les ailes des vaisseaux.
Lorsque tu rencontreras un voyageur qui te dira que tu portes un van
sur ton épaule glorieuse, alors, fiche en terre la large rame et offre
à Neptune de beaux sacrifices qui apaiseront son courroux. Et après une
vieillesse heureuse, entourée de l'affection de tes peuples, la douce
mort viendra te visiter.

»Quand il eut fini de parler, je lui dis encore:

»--Tirésias, telle est certainement la volonté des dieux, mais
dis-moi, n'est-ce point ici l'âme de ma mère que je vois silencieuse
auprès de ce sang? Elle n'ose ni me regarder, ni m'adresser la parole.
Que dois-je faire pour qu'elle me reconnaisse?

»Il me dit aussitôt:

»--Celles d'entre les ombres que tu laisseras approcher du sang te
reconnaîtront et te diront la vérité; celles que tu en empêcheras
retourneront sur leurs pas.

»A ces mots, l'âme de Tirésias s'éloigna. J'attendis que ma mère fût
venue et qu'elle eût bu le sang noir. Elle me reconnut aussitôt et, en
gémissant, m'adressa ces paroles:

»--Mon enfant, comment es-tu descendu, quoique plein de vie, dans cette
nuit profonde? Viens-tu d'Ilion et n'as-tu point encore revu Ithaque,
ni ton épouse, ni ton palais?

»Je lui dis:

»--Mère chérie, je suis descendu chez Pluton pour consulter l'âme
de Tirésias, et, depuis mon départ de Troie, j'erre accablé de
souffrances. Mais dis-moi, depuis quand la mort t'a-t-elle domptée?
Parle-moi aussi de mon père et du fils que j'ai laissé? Que fait mon
épouse? Conserve-t-elle fidèlement tous mes biens ou quelque prétendant
illustre a-t-il obtenu sa main?

»Elle me répondit:

»--Elle passe à t'attendre ses jours et ses nuits dans les larmes.
Personne n'occupe ton trône, et Télémaque cultive paisiblement tes
domaines. Quant à ton père, il préfère les champs à la ville; son lit
n'est point recouvert de tapis brillants; l'hiver, il dort avec ses
serviteurs dans la cendre du foyer et quand vient la saison des fleurs,
les feuilles tombées forment sa couche sur le sol fécond de ses vignes.
Sans cesse il gémit sur ton sort et la pénible vieillesse fond sur lui.
Pour moi, noble Ulysse, le souvenir de ta tendresse, le désespoir de
t'avoir perdu, m'ont ravi la douce vie.

»Dans ma douleur et le cœur brûlant de l'embrasser, trois fois je
m'élançai et trois fois elle s'envola de mes mains, semblable à une
ombre ou à un rêve. Alors je lui dis ces paroles ailées:

»--O ma mère, pourquoi fuir ton fils? Je voudrais prendre tes mains
chéries et me rassasier de larmes amères. Proserpine n'a-t-elle donc
envoyé qu'une vaine image pour me faire souffrir plus encore?

»Ma mère vénérée me répondit:

»--Hélas! malheureux enfant, Proserpine ne se joue point de toi, car je
ne suis plus qu'une âme légère comme un songe. Retourne au plus vite à
la lumière afin qu'un jour, tu puisses redire mes paroles à ton épouse.

»Alors se présentèrent à moi des épouses et des filles de héros.
Elles s'assemblèrent nombreuses autour de la fosse, et pour les
interroger chacune, je ne les laissai point boire toutes ensemble le
sang noir. La première fut la noble Tyro, fille de l'irréprochable
Salmonée; elle avait été l'épouse de Créthée, fils d'Eole. Elle me
raconta qu'elle avait aimé un Fleuve, le divin Enipée; elle aimait
ses eaux limpides, et Neptune prenant la figure de ce fleuve, dénoua
sa ceinture de vierge et accomplit avec elle les travaux de l'amour,
puis il lui dit: «--Femme, réjouis-toi; tu mettras au jour de beaux
enfants; maintenant, retourne dans ta demeure et sois discrète, car je
suis Neptune qui ébranle la terre.» Et il plongea dans la mer agitée.
Tyro mit au monde Pélias et Nélée. Elle donna encore d'autres enfants
à Créthée: Eson, Phérès et Amythaon qui combattaient à cheval. Je vis
ensuite Antiope, fille d'Asopus qui se vantait d'avoir dormi dans les
bras de Jupiter; ses deux fils, Amphion et Zéthus fondèrent Thèbes aux
sept portes. Après celle-ci, je vis Alcmène, femme d'Amphitryon, mère
de l'invincible Hercule, qu'elle eut de Jupiter; puis Mégare, fille de
Créon, qu'épousa le fils d'Amphitryon, infatigable en vigueur. Je vis
aussi la belle Epicaste, mère d'Œdipe, qui, dans son ignorance, s'unit
à son fils; celui-ci l'épousa après avoir égorgé son père. Je vis
encore Chloris que jadis Nélée épousa pour sa beauté. Elle mit au monde
d'illustres enfants: Nestor, Chronius et Périclymène superbe, ainsi que
la noble Péro, tant admirée des mortels. Je vis Léda, épouse de Tyndare
qui enfanta Castor et Pollux. Après elle, je vis l'épouse d'Aloée,
Iphimédie, qui s'unit à Neptune. Elle enfanta Otus et l'illustre
Ephialte, les plus grands et les plus beaux mortels nourris par la
terre féconde. A l'âge de neuf ans, leur taille avait neuf brasses de
hauteur; menaçant les Immortels, ils tentèrent de mettre l'Ossa sur
l'Olympe et le vert Pélion sur l'Ossa afin d'escalader le ciel; mais
Apollon à la belle chevelure les fit périr tous deux. Puis, je vis
Phèdre et Procris, et la belle Ariade, fille de Minos, puis enfin Méra,
Clymène et l'odieuse Eriphyle, qui, pour de l'or précieux, trahit son
époux. Mais je ne saurais vous nommer toutes les épouses et les filles
de héros qui m'apparurent, car la nuit divine serait consumée tout
entière avant la fin de mon récit; il est temps de dormir. Les dieux et
vous, nobles Phéaciens, pourvoiront à mon départ.»

Il dit et tous les convives charmés gardaient le silence; seule, Arété
aux bras blancs prit la parole et dit:

--Phéaciens, cet homme ne vous semble-t-il pas être par la beauté et la
sagesse de son esprit, un hôte qui nous fait grand honneur? Avant de le
congédier, ne lui ménagez pas les présents magnifiques que renferment
vos palais.

Echénéus, le plus âgé des héros, dit alors:

--Amis, notre sage reine parle selon la convenance, obéissez-lui: mais
qu'Alcinoüs le premier en donne l'exemple.

Alcinoüs, s'adressant à Ulysse, lui dit:

--Que notre hôte, malgré son impatience du retour, se résigne cependant
à rester jusqu'à demain afin que je rassemble mes présents.

Le prudent Ulysse lui répondit:

--Puissant Alcinoüs, si vous m'engagiez à rester parmi vous une année
entière pour préparer mon retour et me faire de plus riches présents,
j'y consentirais volontiers, car il me serait plus agréable de rentrer
dans Ithaque les mains plus remplies.

Alcinoüs lui dit aussitôt:

--Ingénieux Ulysse, tu as le charme de la parole et la sagesse de
la pensée, et tu nous as raconté avec l'art de l'aède divin, tes
souffrances et celles des Argiens; mais la nuit est longue et il n'est
point temps encore de dormir; dis-nous d'autres récits merveilleux:
As-tu vu, dans la demeure de Pluton quelques-uns de tes compagnons, de
ceux qui ont trouvé le trépas sous Ilion? Il me semble que je resterais
à t'entendre ainsi jusqu'à l'aurore, si tu voulais continuer le récit
de tes infortunes.

Le divin Ulysse lui répondit:

--Illustre Alcinoüs, il est un temps pour dormir et il en est un pour
les longs entretiens, mais puisque c'est ton désir, je ne refuserai
point de te raconter des maux plus terribles encore, et aussi comment
mes compagnons périrent dans la suite, victimes des artifices d'une
méchante femme....

»Quand la chaste Proserpine eut dispersé les âmes des épouses des
héros, l'ombre désolée d'Agamemnon s'avança vers moi entourée des âmes
de ceux qui avaient trouvé la mort dans le palais d'Egisthe. Ayant bu
le sang noir, il me reconnut aussitôt, et, versant des torrents de
larmes, il me tendait les mains pour m'embrasser. Emu de pitié, je
pleurai en le voyant et je lui dis:

»--O glorieux fils d'Atrée, comment la mort t'a-t-elle dompté? As-tu
péri sur tes vaisseaux ou tes ennemis t'ont-ils frappé à terre?

»Il me répondit en gémissant:

»--Noble fils de Laërte, c'est Egisthe qui a préparé mon trépas, aidé
de mon épouse infâme. Ils m'ont tué pendant un festin, comme on tue un
bœuf dans l'étable. Autour de moi, mes compagnons furent massacrés
comme des pourceaux aux dents blanches. Tu aurais gémi en ton cœur si
tu avais vu comment, autour du cratère et des tables chargées de mets,
nous étions étendus sur le sol ruisselants de sang. J'entendais la voix
lamentable de la fille de Priam, la douce Cassandre, que l'impudente
Clytemnestre à la face de chienne, tuait à mes côtés; mourant, je
saisis mon épée, mais l'infâme s'éloigna et je descendis chez Pluton.

»Il dit et je m'écriai:

»--O grands dieux! Zeus a frappé cruellement la race d'Atrée par la
perfidie de ses femmes, car par milliers les Grecs sont morts pour
Hélène, et pendant ce temps, Clytemnestre préparait son crime!

»Il me répondit tristement:

»--Ne te fie donc jamais à aucune femme. Pourtant, ce n'est pas toi,
Ulysse, qui recevra la mort de la main de ton épouse: la vertueuse
Pénélope ne connaît que de sages pensées. Quand nous partîmes pour
Troie, elle donnait encore le sein à ton fils qui, aujourd'hui, doit
s'asseoir parmi les hommes, et son père pourra l'embrasser, car cela
est juste, tandis que mon épouse ne m'a pas même laissé la joie de voir
mon fils. Sais-tu s'il vit encore, et s'il est à Sparte ou dans la
sablonneuse Pylos?

»Je lui dis alors:

»--Fils d'Atrée, j'ignore ces choses, et il n'est pas bon de parler en
vain.

»Pendant que nous échangions ces tristes paroles, nous versions des
larmes abondantes.

»Ensuite s'avancèrent les âmes d'Achille, fils de Pelée, de Patrocle,
de l'irréprochable Antiloque et d'Ajax. Achille aux pieds légers me
reconnut, et se lamentant, il me dit ces paroles ailées:

»--Ingénieux Ulysse, quelle œuvre plus grande encore médite ton cœur,
pour que tu aies osé descendre chez Pluton?

»Je lui répondis:

»--Achille, le plus brave des Achéens, je suis venu pour consulter
Tirésias et apprendre de lui le moyen de rentrer dans Ithaque escarpée,
car j'erre encore en vain et je souffre de maux nombreux. Nul homme
n'a été plus heureux que toi, Achille, car durant ta vie, les héros
t'honoraient et ici maintenant tu règnes sur les ombres.

»Il me dit aussitôt:

»--Glorieux Ulysse, ne cherche pas à me consoler de ma mort; j'aimerais
mieux, en modeste cultivateur, servir un homme pauvre que de régner sur
les morts. Mais parle-moi de mon noble fils. Vous a-t-il suivi à la
guerre? Et l'irréprochable Pelée, garde-t-il encore le sceptre parmi
les Myrmidons?

»Je lui répondis en ces termes:

»--Non, je ne sais rien de l'irréprochable Pelée; mais quant à ton
fils chéri, Néoptolème, c'est moi qui l'amenai de Scyros, vers les
Achéens aux belles cnémides. Dans nos conseils, il parlait toujours
le premier, et ses discours étaient sages; seuls Nestor et moi
l'emportions sur lui. Mais lorsque nous combattions, devançant la foule
des guerriers, il ne le cédait à personne en valeur. C'est lui qui
perça de son fer le vaillant Eurypyle, fils de Télèphe. Je commandais
aux guerriers enfermés dans le cheval qu'avait fabriqué Epéus; tous
tremblaient et essuyaient leurs larmes, mais jamais je ne vis pâlir
le front de Néoptolème. Quand nous eûmes dévasté la cité de Priam, il
reçut sa part glorieuse du butin et s'en retourna sain et sauf dans sa
patrie.

»Je dis et l'âme d'Achille s'éloigna à travers les prairies
d'asphodèles, joyeuse d'apprendre que son fils était un illustre
guerrier.

»D'autres âmes affligées se tenaient encore auprès de moi et chacune
m'interrogeait; seule, l'âme d'Ajax restait à l'écart. Elle ne pouvait
oublier la victoire que je remportai sur elle quand la divine Thétis
mit au concours les armes de son fils. Je lui adressai ces douces
paroles:

»--Ajax, tu ne peux donc oublier ton courroux contre moi? Noble fils de
Télamon, dompte ta colère et entends mes paroles.

»Il ne me répondit point et se retira dans l'Erèbe, parmi la foule des
ombres. Puis, je vis Minos et j'aperçus l'énorme Orion; je vis aussi
Tityus, fils de la Terre très glorieuse, gisant sur le sol. Son corps
couvrait neuf arpents; deux vautours lui rongeaient les entrailles
et ses mains ne pouvaient les repousser, car il avait fait violence
à Latone, épouse de Zeus, lorsque traversant la riante Panopée, elle
se rendait à Pytho. Je vis aussi Tantale, debout dans un lac dont
l'eau touchait à son menton, et qui, tourmenté par la soif ardente, ne
pouvait boire, car chaque fois que le vieillard se baissait pour se
désaltérer, l'onde fugitive disparaissait aussitôt sous la noire terre.
Des arbres chargés de fruits délicieux s'inclinaient sur sa tête, mais
c'est en vain qu'il voulait les saisir: le vent les emportait jusqu'aux
sombres nuées. Je vis encore Sisyphe, poussant de ses mains une pierre
énorme vers le haut de la montagne; mais quand elle allait atteindre
le sommet, trahissant ses efforts, elle redescendait dans la plaine.
Sisyphe recommençait toujours et la sueur coulait de ses membres. Je
vis aussi Hercule ou plutôt son image, car ce héros, époux de la belle
Hébé, goûte les joies de l'immortalité. Dès qu'il m'eût reconnu, il
m'adressa ces paroles ailées:

»--Fils de Laërte, tu traînes une destinée cruelle, semblable à celle
que je supportais moi-même sous les rayons du soleil, car j'étais alors
soumis aux lois d'un mortel plus faible que moi et qui m'imposait de
rudes travaux. Un jour, il m'envoya dans ces lieux pour enlever le
chien, n'imaginant pas de travail plus pénible pour moi; je saisis le
monstre et l'entraînai hors du palais de Pluton, car Mercure et Minerve
me protégeaient.

»Ayant dit ces mots, il s'éloigna. J'attendis encore espérant voir
peut-être quelqu'un des héros morts anciennement: Thésée, Pirithoüs ou
quelque glorieux rejeton des dieux. Mais, autour de moi, s'assembla la
foule innombrable des morts et la crainte pâle me saisit. Je regagnai
aussitôt mon vaisseau, ordonnant à mes compagnons de prendre place sur
leurs bancs. Le flot nous porta, et au travail de la rame, succéda la
brise divine.

[Illustration]



Chant XII

CHARYBDE ET SCYLLA

[Illustration]

[Illustration]


»Quand notre vaisseau, traversant la vaste mer, eut regagné l'île d'Ea,
nous le tirâmes sur le sable et nous nous endormîmes en attendant
l'aurore. Dès qu'elle parut, j'envoyai mes compagnons au palais de
Circé pour chercher le cadavre d'Elpénor, et, le cœur affligé, nous
l'ensevelîmes sur le rivage, puis nous plantâmes sur le haut du tertre
sa large rame.

»Nos devoirs accomplis, Circé apprenant notre retour, accourut avec
ses suivantes qui portaient du pain, des viandes rôties et du vin
délicieux. Debout au milieu d'elles, la déesse divine entre toutes,
nous dit:

»--Infortunés deux fois mortels, puisque vivants vous êtes entrés dans
la demeure de Pluton, goûtez ces mets et buvez ce vin jusqu'à la fin du
jour. Demain, vous voguerez de nouveau, et je vous enseignerai votre
route.

»Elle dit, et durant tout le jour jusqu'au coucher du soleil, nous
savourâmes des mets abondants et bûmes un vin digne des dieux. La nuit
venue, Circé me conduisit loin de mes chers compagnons, et, se couchant
près de moi, elle m'interrogea sur chaque chose, puis elle me dit
encore:

»--Maintenant que tu as accompli ces choses, écoute ce que je vais te
dire. Tu arriveras d'abord chez les Sirènes charmeuses qui séduisent
les hommes. L'imprudent qui les approche ne voit plus jamais le jour
du retour, car les Sirènes, couchées dans les prairies fleuries, le
charment par leurs chants harmonieux; mais autour d'elles s'amoncellent
les cadavres de leurs victimes. Pousse au large ton vaisseau et, avec
de la cire molle, bouche les oreilles de tes compagnons afin qu'aucun
d'eux ne les entende. Mais si toi-même, tu veux les écouter, alors
fais-toi lier au mât de ton vaisseau: ainsi sans danger, tu pourras
les entendre. Mais si tu supplies tes compagnons de te délier, que
ceux-ci te chargent de liens encore plus nombreux. Quand tu auras
dépassé le séjour des Sirènes, deux routes s'offriront à toi: d'un côté
se dressent des rochers contre lesquels se brise le flot impétueux
d'Amphitrite aux yeux d'azur: ce sont les Roches-Errantes. Aucun oiseau
ne les franchit impunément, pas même les colombes timides portant à
Zeus l'ambroisie divine, car toujours la roche unie en enlève une,
mais aussitôt l'auguste dieu en envoie une nouvelle pour compléter le
nombre. Aucun vaisseau n'a pu encore s'en approcher sans être victime
du flot dévorant; seul _Argo_, conduit par Jason, protégé de Junon,
a pu franchir ces écueils. De l'autre côté sont deux roches; l'une
atteint le ciel de sa cime aiguë qu'enveloppe la nuée sombre; en
aucune saison, les ténèbres ne se dissipent; aucun mortel ne saurait
l'atteindre, eut-il vingt pieds et vingt mains, car sa roche en est
escarpée et polie. Dans le flanc du rocher se trouve une caverne sombre
tournée vers l'Érèbe. Ulysse, dirige alors sur elle ton vaisseau
creux: c'est la demeure de Scylla, monstre funeste dont la voix est
semblable à celle d'un jeune homme. Ses pieds sont au nombre de douze
et six têtes à triple rangée de dents meurtrières surmontent six cous
formidables. Son corps apparaît à moitié, sortant de la caverne
profonde; elle porte ses regards autour des rochers et saisit les
dauphins et les énormes poissons que nourrit Amphitrite retentissante.
Aucun nautonier ne peut se vanter de lui échapper sans dommage, car
toujours, de chacune de ses têtes, elle enlève un homme sur le vaisseau
qui s'aventure dans ces parages. Quand à l'autre roche, Ulysse, tu la
verras plus bas, à une portée de trait: un figuier vert la couronne.
Au-dessous, la divine Charybde engloutit l'eau noire, chaque jour,
et trois fois chaque jour elle la rejette. Évite d'être près d'elle
lorsqu'elle l'engloutit. Approche plutôt ton vaisseau de Scylla, car il
vaut mieux regretter six compagnons que de les pleurer tous.

»Elle dit et, plein d'angoisse, je la questionnai:

»--Déesse, parle avec franchise; puis-je éviter la funeste Charybde et
repousser Scylla avant qu'elle ne ravisse mes compagnons?

»Circé me dit alors:

»--Imprudent, tu ne céderas même pas aux Immortels! Scylla est un
monstre impérissable, et le plus sûr est de fuir au loin, car si tu
veux la combattre près de son écueil, elle t'enlèvera une seconde fois
autant d'hommes qu'elle a de têtes. Au contraire, pousse ton vaisseau
rapidement et invoque Crataïs, mère de Scylla; elle l'empêchera de
s'élancer de nouveau sur vous. Tu arriveras alors dans l'île de
Thrinacrie où paissent les génisses et les brebis grasses du Soleil.
Des déesses sont leurs bergères: Phaéthuse et Lampétie, filles du
Soleil et de Néera divine. Si tu respectes les génisses aux cornes
recourbées, vous rentrerez certainement dans Ithaque, mais si au
contraire, tu ne les respectes pas, je te prédis la perte de ton navire
et de tes compagnons et, toi-même, tu ne reverras ta patrie que tard et
misérablement.

»Elle dit et l'aurore au trône d'or parut aussitôt. Circé divine entre
les déesses, prit congé de moi; alors j'excitai mes compagnons à
prendre place sur leurs bancs, et de leurs rames, ils frappèrent en
cadence la blanche mer. La déesse à la belle chevelure fit souffler
un vent favorable qui gonflait les voiles de notre navire à la proue
azurée, et, tandis que le pilote dirigeait le vaisseau, je dis à mes
compagnons:

»--O mes amis, il est bon que vous connaissiez les prophéties de la
divine Circé. Elle nous exhorte d'abord à éviter les chants et la
prairie fleurie des Sirènes charmeuses; elle m'invite à écouter seul,
leurs voix, mais auparavant vous m'attacherez debout contre le mât du
navire avec une chaîne solide, et si je vous ordonne et vous supplie de
me détacher, vous me chargerez alors de liens plus nombreux.

»Pendant que je découvrais ainsi chaque chose à mes compagnons, notre
vaisseau arriva promptement à l'île des Sirènes. Tout à coup le vent
tomba, une divinité endormit les flots. Aussitôt pliant les voiles,
les rameurs firent blanchir l'onde sous leurs rames polies. Pour moi,
prenant une boule de cire que je pétris dans mes mains robustes, j'en
coupai, de mon airain tranchant, de petits morceaux avec lesquels
je bouchai successivement les oreilles de tous mes compagnons; puis
ceux-ci me lièrent au mât du vaisseau. Quand nous fûmes à la distance
où la voix peut se faire entendre, les Sirènes nous ayant aperçu,
commencèrent leurs chants harmonieux: «Ulysse tant vanté, grande gloire
des Achéens, arrête ici ton navire et viens à nous. Nul encore n'a
passé devant cette île sans avoir écouté nos voix charmeresses et les
récits divins des travaux que les Grecs ont accomplis sous la vaste
Troie! Car nous connaissons tout ce qui se passe sur la terre féconde.»
Ainsi parlaient les Sirènes et mon cœur brûlait de les entendre. D'un
signe de mes sourcils, j'ordonnai à mes compagnons de me détacher,
mais évitant mon regard, ils se courbèrent davantage sur leurs rames,
et, Périmède et Euryloque se levant, me chargèrent de liens plus
nombreux. Quand nous fûmes éloigné de ces lieux, mes compagnons ôtèrent
la cire dont j'avais bouché leurs oreilles et me débarrassèrent de mes
liens.

»A peine avions-nous dépassé l'île, que nous aperçûmes une sombre fumée
couronnant des vagues immenses, et nous entendîmes un grand fracas.
D'effroi, mes compagnons laissèrent échapper leurs rames; je les
exhortai alors par de douces paroles:

»--O amis, vous n'êtes point sans avoir l'expérience des dangers.
Souvenez-vous que par ma sagesse et ma prudence vous avez échappé au
Cyclope cruel qui nous avait enfermés dans sa sombre caverne. Le danger
qui nous menace est certes moins terrible, obéissez donc à mes ordres:
continuez à frapper de vos rames le flot profond, Zeus aura pitié de
nous. Toi, pilote, dirige le vaisseau vers cet écueil afin d'éviter ces
vagues menaçantes et d'échapper au malheur.

»Je dis, et tous obéirent. Je ne parlai point de Scylla, ce fléau
inévitable, de peur que mes compagnons terrifiés, n'abandonnassent
leurs rames. A ce moment, oubliant les recommandations de Circé, je
saisis deux longs javelots et, téméraire, je m'avançai sur le tillac du
vaisseau, espérant apercevoir Scylla; hélas! mes yeux se fatiguèrent
vainement à parcourir le sombre écueil!

»Craintifs, nous traversions le détroit, car d'un côté était Scylla
cruelle, et de l'autre, Charybde, qui engloutissait l'onde salée.
Lorsqu'elle la vomissait avec un bruit terrible, la mer mugissait comme
une chaudière sur un feu ardent, et l'écume jaillissait jusqu'à la cime
des rochers. La pâle crainte s'empara de nous et pendant que, terrifiés
et redoutant le trépas, nous regardions le gouffre, Scylla saisit sur
le navire six de mes compagnons. Je les vis disparaître, m'appelant à
leur aide. Comme un pêcheur armé d'un long roseau saisit un poisson et
le jette palpitant sur le rivage, ainsi ces infortunés, se débattant,
étaient emportés vers le rocher. Tandis que le monstre les dévorait à
l'entrée de sa caverne, dans leur détresse, ils tendaient les mains
vers nous. Jamais spectacle plus affreux ne s'offrit à mes regards.

»Ayant enfin évité le double écueil, la terrible Charybde et la funeste
Scylla, nous arrivâmes bientôt en vue de l'île du dieu magnifique. De
mon navire, j'entendais les mugissements des génisses et les bêlements
des brebis. Et alors, me souvenant des paroles du Thébain Tirésias et
de Circé d'Ea, je dis à mes compagnons:

»--Écoutez mes paroles, chers compagnons, Tirésias et Circé m'ont
recommandé par dessus tout, d'éviter l'île du Soleil qui réjouit les
mortels, car un malheur plus cruel que tous les autres nous y attend.
Poussons donc au-delà de cette île notre noir vaisseau.

»Aussitôt Euryloque fit entendre ces paroles amères:

»--Ulysse, tes membres ne se lassent point, car ils sont de fer, et
tu es cruel puisque tu refuses à tes compagnons épuisés de sommeil
d'aborder à cette île. Sur la sombre mer, les nuits sont terribles;
préparons notre repas sur ce rivage, nous tenant près du rapide
vaisseau, et, dès l'Aurore, nous reprendrons la mer.

»Ainsi parla Euryloque, et mes compagnons l'approuvèrent. Je lui
adressai alors avec colère ces paroles rapides.

»--Euryloque, je cède à la violence; mais au moins, jurez-moi par
un serment redoutable qu'aucun de vous, dans un égarement funeste,
n'immolera ni génisses, ni brebis sacrées?

»Ils firent aussitôt le serment exigé, puis descendant sur le rivage,
ils préparèrent le repas du soir. La faim et la soif apaisées, ils
versèrent des larmes au souvenir de leurs chers compagnons dévorés
par Scylla, mais bientôt le doux sommeil descendit sur eux. Pendant
la nuit, Zeus souleva des nuées et déchaîna une tempête violente, et
quand parut l'Aurore, nous fîmes entrer notre vaisseau dans une grotte
profonde. Alors, réunissant mes compagnons, je leur dis:

»--Mes amis, notre vaisseau est abondamment pourvu de vivres et de
boissons, respectons donc les troupeaux sacrés du Soleil qui voit
toutes choses.

»Leur cœur généreux fut persuadé. Pendant un mois le Notus ne cessa
de souffler, alternant avec l'Eurus. Tant qu'ils eurent des vivres,
mes compagnons s'abstinrent de toucher aux génisses, mais lorsque les
provisions furent épuisées, ils se mirent en quête de quelque proie:
oiseaux, poissons, tout ce qui tombait dans leurs mains armées de
l'hameçon recourbé, car la faim les tourmentait. Alors je m'éloignai
du rivage afin de supplier les dieux de m'indiquer la voie du retour,
mais un doux sommeil s'empara de moi, et Euryloque, profitant de mon
absence, donna à mes compagnons un conseil funeste:

»--Compagnons, écoutez mes paroles, le malheur nous accable, et, de
tous les destins, le plus triste est de périr par la faim! Choisissons
donc les plus belles des génisses du Soleil et sacrifions-les aux
Immortels. Si nous arrivons dans Ithaque chérie, nous élèverons alors
au Soleil Hypérion un temple magnifique, mais si ce dieu, irrité de
la perte de ses génisses aux cornes superbes, veut anéantir notre
vaisseau, j'aime mieux perdre la vie au milieu des flots que de me
consumer dans une île déserte!

»Ainsi parla Euryloque, et mes compagnons l'approuvèrent. Alors
chassant devant eux les belles génisses au large front qui paissaient
non loin du vaisseau à la proue azurée, ils les égorgèrent et firent
les libations aux Immortels, puis coupant les chairs par morceaux,
ils garnirent leurs broches. En ce moment, je m'éveillai et repris le
chemin du rivage. Une douce odeur de viande rôtie parvint jusqu'à moi.
Alors gémissant, j'élevai la voix vers les dieux immortels:

»--Puissant Zeus et vous tous, Immortels bienheureux, c'est pour ma
perte que vous m'avez envoyé le perfide sommeil, car mes compagnons,
pendant ce temps, ont commis un horrible forfait.

»Aussitôt Lampétie au long voile, messagère rapide, annonça au Soleil
que nous avions égorgé ses génisses. Celui-ci, le cœur plein de
courroux, parla ainsi parmi les Immortels:

»--Zeus puissant et vous tous, dieux immortels, si vous ne punissez pas
les compagnons d'Ulysse pour leurs forfaits, je m'enfoncerai dans la
demeure de Pluton et j'éclairerai les morts.

»L'Assembleur de nuées lui répondit:

»--Soleil, continue de briller pour les mortels; bientôt, de ma foudre,
je briserai le navire de ces insensés au milieu de la noire mer.

»J'appris ces choses de Calypso à la belle chevelure qui, elle-même,
les tenait de Mercure, le messager des dieux. Pendant six jours, mes
compagnons mangèrent les plus belles génisses du Soleil; le septième,
le vent ayant cessé de souffler, nous lançâmes notre vaisseau sur la
mer profonde. Quand nous n'aperçûmes plus que le ciel et la mer, Zeus
poussa une nuée sombre sur nos têtes, et Zéphir retentissant brisa nos
agrès. Mes compagnons furent jetés hors du navire: semblables à des
corneilles, ils étaient portés par les flots autour du noir vaisseau,
et un dieu leur ravit le retour.

»Dans un tourbillon, le navire fut brisé; pour moi m'appuyant sur des
débris, j'errai au gré des vents funestes.

»Bientôt Zéphir cessa de souffler, et le Notus lui succédant, il me
ramena devant la redoutable Scylla et l'affreuse Charybde. Au moment où
celle-ci engloutit l'onde salée, je saisis le vert figuier qui pousse
sur l'écueil et je m'y cramponnai comme la chauve-souris, abandonnant
mon radeau. Je restai là, attendant le retour des débris de mon navire
qui bientôt se montrèrent à moi sortant du gouffre de Charybde.
J'étendis les mains et me laissai tomber avec bruit sur les poutres
longues, puis je m'assis et ramai avec les deux mains. Zeus, prenant
pitié de moi, ne voulut pas que Scylla m'aperçut, autrement je n'eusse
pas échappé à la Parque funeste.

»Pendant neuf jours, je fus porté sur les flots; la dixième nuit, les
dieux me permirent d'aborder à l'île d'Ogygie qu'habite la divine
Calypso à la belle chevelure, déesse redoutable, mais à la douce voix.
Elle m'accueillit et me combla de soins... Mais pourquoi te raconter
encore ces choses? car hier déjà je te les ai dites et je n'aime point
à revenir une seconde fois sur le même récit.»

[Illustration]



Chant XIII

RETOUR A ITHAQUE

[Illustration]

[Illustration]


Il dit et tous, silencieux, restaient sous le charme de son récit;
enfin Alcinoüs prit la parole:

--Ulysse, puisque le destin a voulu que tu viennes dans ma demeure,
je pense que c'est un présage du retour dans ta patrie. Quant à
vous, nobles Phéaciens, qui buvez sans cesse dans mon palais le vin
noir en écoutant l'aède illustre, voici ce que je désire de vous:
Dans ce coffre sont renfermés des vêtements pour l'Etranger, de l'or
artistement travaillé et tous les présents que les riches Phéaciens ont
apportés. Eh! bien, que chacun de nous donne encore un trépied d'airain
et un bassin d'or.

Ainsi parla Alcinoüs, et chacun reprit le chemin de sa demeure pour
dormir et préparer les nouveaux présents.


Dès l'aurore, les Phéaciens s'empressèrent d'apporter au vaisseau
l'airain brillant, et tout le jour durant, Alcinoüs lui-même disposa
ces présents dans le navire. Le soir venu, tous le suivirent dans
son palais pour préparer le repas. De même que l'homme qui conduit
sous le soleil brûlant la charrue solide aspire au repos et désire le
repas du soir, de même Ulysse se réjouit quand le soleil disparut à
l'horizon. Prenant alors la parole parmi les Phéaciens amis de la rame
et s'adressant surtout à Alcinoüs, il dit:

--Puissant Alcinoüs, illustre entre les Phéaciens, achevons ces
libations, puis laissez-moi partir, car tout ce que mon cœur désirait
est accompli. Je ne souhaite plus maintenant que de retrouver dans
ma demeure l'épouse irréprochable, et mes amis pleins de vie! Pour
vous, puissiez-vous faire la joie de vos femmes et de vos enfants, et
puissent les dieux vous combler de joie et écarter de vous le malheur!

Tous l'approuvèrent et admirèrent ses nobles paroles. Alcinoüs alors
s'adressant à son héraut, lui dit:

--Pontonoüs, verse le vin pur à tous ceux qui se trouvent dans ce
palais, afin qu'ayant adressé à Zeus nos prières, nous reconduisions
notre hôte chéri dans sa patrie.

Il dit. Pontonoüs versa le vin doux comme le miel et tous firent des
libations aux dieux immortels. Ulysse divin se leva aussi, mit une
large coupe dans les mains d'Arété, et lui dit ces paroles ailées:

--Sois heureuse, ô reine, jusqu'à la mort, que je voudrais lointaine
pour toi, pour tes enfants et pour le roi ton époux.

Ayant ainsi parlé, Ulysse franchit le seuil, et Alcinoüs le fit
conduire par un héraut à son vaisseau rapide. Arété lui envoya trois
de ses femmes: l'une portait une robe éclatante de blancheur et une
tunique, la seconde portait le coffre solide et l'autre le pain et le
vin délicieux.

Les nobles Phéaciens formaient l'escorte du héros, puis les compagnons
d'Ulysse préparèrent sur le tillac du vaisseau un lit moëlleux; les
rameurs prirent place à leurs bancs, soulevèrent l'onde avec leurs
rames, et le navire s'éloigna du rivage. Pendant ce temps, le doux
sommeil, semblable à la mort, descendit sur les paupières d'Ulysse.

Rapide comme l'épervier, le vaisseau glissait sur l'onde tranquille, et
quand parut l'étoile brillante qui précède l'Aurore, le navire touchait
aux rives d'Ithaque. Les Phéaciens entrèrent dans le port qu'ils
connaissaient, et le vaisseau s'échoua sur le sable jusqu'à moitié
de sa carène, car grande était l'impulsion donnée par les rameurs.
Alors les Phéaciens déposèrent Ulysse tout endormi sur la grève, puis
débarquèrent ses trésors qu'ils placèrent près de lui, et reprirent
ensuite le chemin de Schérie.


Cependant Neptune n'oubliait point son courroux, il interrogea Jupiter
et lui dit:

--Zeus, père tout puissant, je ne serai donc plus jamais honoré parmi
les dieux immortels, puisque les Phéaciens eux-mêmes ne me respectent
plus. Il n'était cependant pas dans mon cœur d'empêcher complètement
Ulysse de voir le jour du retour et voici que les Phéaciens l'ont
déposé dans Ithaque après lui avoir fait des présents plus nombreux que
ceux qu'il aurait rapportés d'Ilion s'il n'eût pas éprouvé de revers.

Zeus, assembleur de nuages, répondit:

--Neptune, quelle parole as-tu prononcée? Les dieux ne te méprisent
point et si quelque mortel, confiant dans sa force, ne t'honore pas, il
t'est facile d'en tirer la vengeance qui satisfait le cœur.

Neptune répliqua:

--Je ferai ainsi que tu le dis, Dieu des sombres nuées, et pour que les
Phéaciens se souviennent de ma colère, je veux détruire aujourd'hui le
superbe vaisseau qui portait Ulysse et je recouvrirai leur ville d'une
grande montagne.

Zeus lui répondit:

--Ami, ce qui me semble préférable pour ta vengeance, c'est lorsque les
Phéaciens apercevront depuis la ville leur navire près du port, de le
transformer en un rocher semblable à un vaisseau à la proue recourbée,
afin que tous soient frappés de surprise; puis de couvrir leur ville
d'une grande montagne.

A ces mots, Neptune se dirigea vers Schérie.


Pendant ce temps le noir vaisseau, poussé par un vent favorable,
approchait du rivage. Neptune alors, le frappant du creux de la main,
le changea en un rocher qu'il enracina dans le sol, puis il s'éloigna.

Mais les Phéaciens habiles à la rame échangeaient entre eux des paroles
ailées. Chacun parlait ainsi à son voisin:

--Hélas! qui donc a enchaîné dans la mer ce vaisseau rapide qui déjà
touchait au rivage?

Ils disaient ainsi et Alcinoüs prit la parole au milieu d'eux:

--O grands dieux, voilà donc l'accomplissement des prophéties de
mon père! Il disait que Neptune, irrité contre nous parce que nous
servons de guides aux voyageurs, ferait périr un de nos solides
vaisseaux, et qu'il couvrirait notre ville d'une immense montagne. Mais
allons, obéissez à mon conseil: cessez de reconduire les voyageurs et
sacrifions à Neptune douze taureaux choisis parmi les plus beaux, afin
qu'il ait pitié de notre cité.

Il dit, et les Phéaciens effrayés, préparèrent les sacrifices, et les
chefs, debout devant l'autel, adressèrent des prières à Neptune.


Cependant Ulysse s'éveillant sur le rivage d'Ithaque, ne reconnut point
la terre de sa patrie. Minerve avait répandu un nuage autour de lui,
car elle désirait l'instruire elle-même, afin qu'il punît toutes les
insolences des prétendants. Ulysse donc, gémissant, frappa ses cuisses
et, désespéré, dit en soupirant:

--Hélas! sur quelle terre les Phéaciens m'ont-ils déposé? Ils m'avaient
promis cependant de me conduire dans la haute Ithaque! Que Zeus les
punisse pour m'avoir abandonné sur ce rivage! Et maintenant que
ferai-je des richesses qui sont auprès de moi? Mais allons, je veux
examiner ces présents, afin de voir s'ils n'ont rien oublié dans leur
vaisseau creux.

Il dit, et se mit à compter les trépieds magnifiques, les bassins d'or
et les riches vêtements. Rien ne manquait, mais il n'en gémissait pas
moins sur son triste sort. Minerve alors s'approcha de lui, prenant la
figure d'un jeune et beau pasteur de brebis. A la vue de ce berger,
Ulysse se réjouit, et venant à sa rencontre, il lui adressa ces paroles
ailées:

--Puisque c'est toi, ami, que je rencontre le premier dans cette
contrée, réjouis-toi et puisses-tu ne pas m'aborder avec une intention
mauvaise! Je te supplie comme un dieu et j'embrasse tes genoux,
sauve-moi et sauve ces richesses et dis-moi quelle est cette terre.
Est-ce une île ou bien le rivage d'un continent fertile qui s'incline
vers la mer!

Minerve aux yeux bleus lui répondit:

--O étranger, il faut que tu viennes de bien loin ou que tu sois
insensé pour me demander le nom de cette terre; elle n'est cependant
point complètement ignorée; de nombreux mortels la connaissent, aussi
bien ceux qui habitent du côté de l'aurore, que ceux qui habitent
au couchant ténébreux; elle est rude assurément et difficile aux
coursiers, mais point misérable, car le blé et le vin y viennent en
abondance sous la rosée féconde; elle est nourricière de chèvres et de
bœufs et ses sources, jamais taries, arrosent des forêts magnifiques.
Aussi, noble Etranger, le nom d'Ithaque est connu jusqu'à Troie, si
éloignée cependant de la terre achéenne.

A ces mots, le divin Ulysse, ému dans son cœur, se réjouit, heureux
de revoir la terre de la patrie; alors dissimulant sa joie, il adressa
à son tour à Minerve ces paroles menteuses, mais pleines de prudence:

--J'ai entendu parler d'Ithaque dans la vaste Crète d'où j'arrive
aujourd'hui avec les trésors que tu vois; j'en ai laissé autant à mes
enfants, et je fuis parce que j'ai tué le fils d'Idoménée, Orsiloque
aux pieds agiles. Il voulut me ravir le butin qui m'échut à Troie et
pour lequel j'avais enduré tant de maux. Par une nuit sombre, Orsiloque
revenant des champs avec un compagnon, je l'immolai de mon airain aigu,
et fuyant sur un vaisseau des Phéaciens, je les suppliai de me déposer
à Pylos ou dans la divine Elide, en échange d'une part de mon butin. Un
vent impétueux nous égarant de notre route, nous abordâmes à ce rivage
inconnu, sur lequel ils me déposèrent avec mes richesses.

La déesse aux yeux bleus sourit et le caressa de sa main. Elle avait
repris les traits d'une femme belle et divine, et elle lui dit ces
paroles ailées:

--Bien fin serait celui qui te surpasserait en stratagèmes de toutes
sortes, homme opiniâtre, insatiable en ruses! Dans ta patrie même, tu
ne devais pas renoncer à ces discours astucieux qui toujours te sont
chers, mais laissons là ces propos inutiles, car si tu es supérieur
aux hommes par ta sagesse, je suis renommée parmi les dieux pour mes
inventions. Toi-même, tu n'as pas reconnu Pallas-Athéné, qui cependant
te protège et t'a rendu cher aux Phéaciens. Je suis venu ici pour
t'aider de mes conseils.

Ulysse lui répondit:

--Je sais que tu as toujours été bienveillante pour moi et si tu ne te
railles pas de moi aujourd'hui, apprends-moi si vraiment je suis de
retour dans ma patrie?

Minerve répliqua aussitôt:

--Une pensée de défiance est toujours dans ton cœur. Viens donc, car
je veux te persuader que tu es bien sur le sol de ton Ithaque chérie:
Vois là-bas le port de Phorcys et ici, à son extrémité, l'olivier aux
longues feuilles; tout auprès se trouve la grotte délicieuse où souvent
tu sacrifias aux Nymphes; vois encore là-bas le Nérite revêtu de sa
chevelure de forêts.

Et Minerve dissipant le nuage, la patrie aimée apparut aux yeux du
héros divin. Il embrassa la terre féconde, puis éleva les mains et
adressa aux Nymphes cette prière:

--Filles de Jupiter! Naïades chéries que je croyais ne revoir jamais,
je vous salue aujourd'hui, et je vous offrirai encore, comme jadis, des
présents, si Zeus me donne de vivre et fait croître en force mon fils
bien-aimé!

La déesse lui dit alors:

--Aie courage et ne garde nul souci dans ton âme. Hâtons-nous de
déposer tes richesses dans cette grotte divine, puis délibérons sur ce
que nous allons faire.

Elle dit et Ulysse se hâta de transporter ses trésors dans la grotte
profonde devant laquelle Minerve plaça une pierre pour en fermer
l'entrée. Puis tous deux, assis sous l'olivier sacré, méditaient la
perte des prétendants superbes. La déesse aux yeux bleus parla la
première:

--Noble fils de Laërte, cherche en ton cœur comment tu appesantiras
tes mains sur les prétendants impudents qui, depuis trois ans, règnent
dans ton palais et recherchent ton épouse divine, dont l'âme soupire
après ton retour.

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

--Grands dieux! comme Agamemnon, devrais-je donc trouver dans mon
palais une mort affreuse? Mais ô Déesse! puisque tu m'as instruit
de tout, reste auprès de moi; inspire-moi et donne-moi la force et
l'audace, comme jadis sous les remparts de Troie. Avec toi, vierge aux
yeux bleus, je combattrais sans crainte contre trois cents guerriers.

Minerve lui dit alors:

--Je serai avec toi quand le moment sera venu. Pour l'instant je vais
te rendre méconnaissable aux mortels. Je vieillirai ton corps vigoureux
et ta tête altière; je te vêtirai de haillons sordides et je rougirai
tes yeux si beaux jusqu'à ce jour. Ainsi tu paraîtras hideux aux
prétendants, à ton épouse et à ton fils. Mais tout d'abord, songe à te
rendre auprès du pasteur, gardien de tes porcs, qui t'a conservé son
cœur. Tu le trouveras faisant paître son troupeau près du rocher du
Corbeau et de la fontaine Arétuse; là tes porcs mangent le gland doux
et boivent l'eau noire. Interroge-le sur toutes choses, pendant qu'à
Lacédémone j'irai chercher ton fils chéri.

Ulysse lui répondit:

--Fallait-il donc que Télémaque, souffrant pour moi des douleurs
innombrables, errât sur la mer profonde pendant que d'autres dévoraient
mes biens?

Minerve, le rassurant, lui dit:

--Que son sort n'afflige point ta pensée! Je l'ai moi-même conduit à
Sparte, où, dans la demeure du fils d'Atrée, il vit dans l'abondance.
Sans doute, les prétendants brûlent de la faire périr à son retour,
mais ces choses ne s'accompliront point.

A ces mots, Minerve toucha Ulysse de sa baguette; elle rida sa peau,
fit tomber ses cheveux blonds et lui donna l'aspect d'un vieillard
cassé par l'âge; elle rougit ses beaux yeux et le couvrit d'un haillon
misérable, puis elle jeta sur ses épaules la dépouille usée d'une biche
rapide; elle lui donna un bâton et une besace hideuse. Alors ils se
séparèrent, et la déesse se rendit dans la riche Lacédémone pour en
ramener Télémaque.

[Illustration]



Chant XIV

EUMÉE

[Illustration]

[Illustration]


Ulysse s'éloignant du rivage, prit à travers les bois un sentier abrupt
pour gagner la demeure du pasteur de porcs qui veillait avec zèle sur
les biens qui lui étaient confiés.

Il le trouva assis près de la haute étable que le pasteur avait bâtie
lui-même, ainsi que douze autres étables pour coucher les porcs;
dans chacune, cinquante truies fécondes reposaient; les mâles moins
nombreux étaient parqués dehors. Malgré les rapaces prétendants qui
diminuaient le troupeau pour leurs festins, il en restait encore trois
cent soixante; quatre chiens semblables à des lions les gardaient: l'un
d'eux conduisait chaque jour à la ville les porcs qui devaient servir
aux repas des prétendants.

En ce moment, Eumée ajustait à ses pieds une chaussure taillée dans un
cuir de bœuf de belle couleur. Soudain, les chiens apercevant Ulysse,
se précipitèrent sur lui en aboyant, mais le pasteur, laissant tomber
le cuir de ses mains, s'élança et les chassa à coups de pierre, puis il
dit à son maître:

--Vieillard, peu s'en est fallu que mes chiens, te déchirant, me
couvrissent de honte. Les dieux cependant ne m'ont point épargné les
chagrins et les larmes; je pleure un maître divin, dont je soigne
les troupeaux que d'autres dévorent, tandis que peut-être, lui-même
manquant de nourriture, erre dans les champs, si toutefois la lumière
du soleil brille encore pour lui. Viens dans ma chaumière et quand tu
auras réconforté ton cœur tu me diras, ô vieillard, quelles infortunes
tu as endurées.

Le divin pasteur fit entrer Ulysse dans sa demeure, et il lui fit un
siège sur un monceau de branches épaisses qu'il recouvrit de la peau
velue d'une chèvre sauvage. Ulysse se réjouit de cet accueil et adressa
ces paroles à Eumée:

--Que Zeus t'accorde ce que tu désires, cher hôte, pour ta réception
hospitalière.

Le pasteur Eumée lui répondit:

--Étranger, les pauvres sont des envoyés de Zeus et il n'est pas permis
de mépriser son hôte. Un serviteur cependant ne peut offrir qu'un
don léger, surtout quand un jeune maître commande. Si le maître dont
j'attends toujours le retour eût vieilli en ces lieux, il m'aurait
enrichi en me donnant un champ, une maison et une épouse chérie, en
juste récompense de mes peines, puisque j'ai fait prospérer ses biens.
Mais hélas! il est mort comme aurait dû périr la race d'Hélène qui a
causé le trépas de tant de héros! Il était allé sous Ilion riche en
coursiers, combattre les Troyens pour l'honneur du fils d'Atrée.

Il dit, et relevant sa tunique, il se dirigea vers l'étable et prit
deux jeunes porcs pour les mettre à la broche. Quand ils furent rôtis,
il les mit devant Ulysse. Puis il remplit une coupe d'un vin doux comme
le miel, et s'asseyant en face du héros, pour l'encourager il lui
adressa ces paroles:

--Cher hôte, mange maintenant ces jeunes chairs laissées aux
serviteurs, car c'est aux prétendants que sont réservés les porcs les
plus gras et les plus succulents. Mon maître a d'immenses richesses:
douze troupeaux de gros bétail, autant de brebis, autant d'étables à
porcs, autant d'étables de chèvres que font paître les pasteurs. Chaque
jour, chacun d'eux porte aux prétendants la fleur de son troupeau; pour
moi, je surveille les porcs et je choisis le plus beau pour le leur
envoyer.

Il dit, et Ulysse, silencieux, mangeait les viandes et buvait à longs
traits le vin noir, tout en méditant la perte des prétendants. Quand il
eut achevé son repas, Eumée remplit de nouveau la coupe d'un vin pur,
et la passa à Ulysse qui lui adressa ces paroles ailées:

--Ami, quel est donc ce maître si riche et si puissant qui a péri,
dis-tu, pour l'honneur d'Agamemnon? Parle, afin que je voie si je
connais cet homme que j'ai peut-être vu, car j'ai erré dans bien des
pays.

Le porcher lui répondit:

--Un vagabond qui a besoin de secours ne songe guère à dire la vérité,
et aucun voyageur annonçant qu'il a vu Ulysse, ne persuaderait son
épouse et son fils chéri. Toi-même, vieillard, tu inventerais aussitôt
quelque conte pour un manteau et une tunique qu'on te donnerait. Mais
hélas, les rapaces vautours ont déjà déchiré sa peau ou les poissons
l'ont dévoré dans les flots, et ses os gisent peut-être sur le sable
des rivages lointains. Je le pleure plus que ma mère et mon père, et
le regret d'Ulysse absent remplit mon âme. Étranger, j'ose à peine le
nommer, car il m'aimait grandement et il est encore pour moi le maître
chéri.

Ulysse divin lui dit alors:

--O ami, puisque ton cœur incrédule nie le retour de ton maître,
je te dirai, et non point au hasard, mais avec serment, qu'Ulysse
reviendra; et pour cette bonne nouvelle, puissé-je, le jour de son
retour, recevoir un manteau et une tunique. Jusque-là, je n'accepterai
rien; celui qui, cédant à la pauvreté, prononce des paroles menteuses,
est haïssable comme les portes de l'enfer. Par Zeus, par cette table
hospitalière, par le foyer du noble Ulysse je te le dis, il reviendra
cette année même et punira ceux qui ont outragé son épouse et son fils
chéri!

Eumée lui répondit:

--Hélas! vieillard, je n'aurai pas le plaisir de te payer cette bonne
nouvelle, car Ulysse ne reviendra jamais dans son palais. Bois donc en
paix et parlons d'autre chose. Raconte-moi plutôt tes chagrins, cher
hôte, et dis-moi qui tu es. Sur quel navire es-tu venu, car tu n'as pu
venir ici à pied?

L'ingénieux Ulysse lui dit:

--Je vais répondre avec sincérité à tes questions, et même, si nous
avions dans cette chaumière des provisions de nourriture et du vin
délicieux, je ne pourrais achever, dans une année entière le récit des
peines que mon cœur a endurées:

»Je me vante d'être un habitant de la vaste Crète; ma mère était une
esclave, et mon père, homme opulent, se nommait Castor; il était
fils d'Hylax, et m'honorait autant que ses enfants légitimes. Il
était respecté à l'égal des dieux par les Crétois, et quand la mort
fatale l'emporta, ses fils se partagèrent son héritage sans moi; je
n'eus rien, mais grâce à ma valeur, j'épousai la fille d'un homme fort
riche. Maintenant j'ai tout perdu; cependant j'espère qu'en regardant
le chaume, tu reconnaîtras la moisson. Mais le malheur me poursuit
sans relâche; Mars et Minerve m'avaient donné la force et l'audace,
et, dans les embuscades, m'élançant toujours le premier, je ne songeai
jamais à la mort. Avant de partir pour Troie, neuf fois je conduisis
des expéditions guerrières; je m'enrichis et devins puissant parmi les
Crétois. Mais Zeus résolut la funeste expédition qui causa le trépas
de tant de vaillants guerriers; je partis avec l'illustre Idoménée
pour conduire nos vaisseaux sous Ilion. Là, pendant neuf ans nous
combattîmes; la dixième année, après avoir saccagé la vaste Troie,
nous nous en retournâmes sur nos navires, mais un dieu les dispersa;
pour moi, je revins en Crète, heureux de revoir mon épouse. J'équipai
alors de nouveaux vaisseaux, car mon cœur me poussait à naviguer vers
l'Égypte. Nous abordâmes sur les rives du fleuve aux belles ondes,
l'Égyptos sacré; mes compagnons obéissant à leurs instincts violents,
dévastèrent les riantes campagnes, massacrant les hommes et emmenant
les femmes; alors s'éleva un puissant cri de désespoir, et la plaine
se remplit de guerriers. Mes compagnons se dérobèrent par une fuite
honteuse, plusieurs tombèrent sous le fer aigu. Pour moi me dépouillant
de mes armes, j'allai au-devant du roi, je pris ses genoux et je les
embrassai. Il eut pitié de moi et me fit monter sur son char; la foule
avide voulait me tuer; le roi l'écartait, craignant Zeus hospitalier.
Pendant sept ans, je restai au milieu des Égyptiens, accumulant
d'immenses richesses, lorsqu'arriva un Phénicien habile à tromper qui
me persuada de partir avec lui. Nous devions aller en Libye conduire
une cargaison, mais son but secret était de me vendre et de tirer de
moi un prix considérable. A peine notre navire se fût-il éloigné des
bords de la Crète, que Zeus, faisant gronder son tonnerre, foudroya
notre navire; nos matelots, dispersés sur l'onde en furie, semblables
à des corneilles étaient portés sur les flots autour du noir vaisseau;
une divinité leur ravit le jour du retour. Quant à moi, saisissant
entre mes mains le mât du navire qui flottait, je le tins embrassé,
et pendant neuf jours les vents m'emportèrent; le dixième jour,
j'abordai à la terre des Thesprotes. Le héros Phédon, roi de ce peuple
m'accueillit sans rançon; son fils chéri m'avait rencontré accablé de
lassitude et me soutenant de sa main, me conduisit à la demeure de son
père.

»C'est là que j'entendis parler d'Ulysse. Phédon disait l'avoir traité
à son retour dans sa patrie. Il me montra les richesses innombrables
qu'avait amassées le fils de Laërte: elles auraient pu nourrir une
famille jusqu'à la dixième génération. Ces trésors étaient déposés
dans le palais du roi; il disait qu'Ulysse, parti pour Dodone, était
allé consulter un oracle divin pour savoir comment il rentrerait
dans Ithaque, et un vaisseau à la proue azurée attendait ce héros
pour le reconduire dans sa patrie. A ce moment je quittai le roi des
Thesprotes, car il se trouva qu'un navire allait faire voile pour
Dulichium, riche en froment. Hélas! je n'étais pas au bout de mes
peines; quand le vaisseau rapide eut gagné la haute mer, les matelots
me dépouillèrent et, ne me laissant comme vêtement que ce méchant
haillon, ils me lièrent les jambes avec un câble solide. Le soir,
abordant au rivage de la haute Ithaque, ils descendirent sur la plage
pour prendre leur repas. Alors dénouant mes liens, je glissai le long
du gouvernail poli et, nageant, je gagnai bientôt la terre, près d'un
épais bois de chênes où je restai caché. C'est de là que les dieux me
conduisirent à la demeure d'un homme plein de sagesse, car mon destin
était de vivre encore.

Le pasteur de porcs lui dit alors:

--Hôte infortuné, le récit de tes souffrances m'a remué le cœur.
Cependant, pourquoi faut-il qu'à ton âge tu mentes si légèrement, car
ce que tu m'as dit au sujet d'Ulysse ne peut être la vérité. Déjà,
j'ai été trompé par les récits d'un Etolien que j'accueillis dans ma
demeure; il errait dans ces contrées après avoir tué un homme, et
affirmait qu'Ulysse était en Crète chez le roi Idoménée; il l'avait vu,
disait-il, réparant ses vaisseaux qui ramenaient d'immenses richesses
et il annonçait son retour pour l'été ou pour l'automne. Ne cherche
donc pas, toi aussi, infortuné vieillard, à me consoler par tes
mensonges.

L'ingénieux Ulysse répliqua:

--Puisque ton cœur est incrédule et que tu ne veux pas croire à mes
récits, eh bien, faisons une convention. Si ton maître revient dans sa
demeure, tu me donneras un manteau et une tunique pour me vêtir, et
tu me feras conduire à Dulichium. Mais si au contraire, ton maître ne
revient pas, ainsi que je l'annonce, ordonne alors à tes esclaves de
me précipiter d'une roche élevée afin qu'un autre mendiant craigne de
mentir.

Le pasteur de porcs lui répondit:

--Étranger, je me ferais à toujours une belle renommée de vertu parmi
les hommes, si après t'avoir offert les présents de l'hospitalité,
je te ravissais la douce vie! Mais voici venir le soir, mes bergers
bientôt seront ici; préparons-leur donc un repas succulent.

C'est ainsi qu'ils s'entretenaient. Cependant, les troupeaux conduits
par leurs pasteurs, rentraient à l'étable et Eumée dit à ses
compagnons:

--Amenez-moi le plus beau d'entre vos porcs que je l'immole en
l'honneur de notre hôte qui vient des pays lointains; nous en profiterons
aussi, nous qui gardons depuis si longtemps ces porcs aux dents blanches,
tandis que d'autres dévorent impunément le fruit de nos peines.

Il dit et les pâtres amenèrent un porc magnifique âgé de cinq ans. Le
pasteur n'oublia point les dieux et fit des vœux pour le retour du divin
Ulysse dans sa demeure. Il offrit au fils de Laërte le dos entier de la
victime et réjouit ainsi le cœur de son maître.

Ulysse, prenant la parole, lui dit alors:

--Puisses-tu, cher pasteur, être aimé du puissant Jupiter comme de
moi-même, toi qui honores ainsi un mendiant de tes bienfaits?

Eumée lui répondit:

--Mange et réjouis-toi, cher hôte! Les dieux donnent ou refusent leurs
faveurs selon leur bon plaisir, car ils sont tout puissants.

Il dit, et après avoir préparé une libation de vin noir, il mit une
coupe dans les mains d'Ulysse le destructeur de villes, et le héros
s'assit devant les viandes rôties; Mésaulios, serviteur d'Eumée, leur
distribua du pain. Quand ils eurent apaisé la faim et la soif, ils se
disposèrent à gagner leur couche, car la nuit était survenue, froide
et pluvieuse; l'humide Zéphire soufflait sans relâche. Ulysse prit la
parole, voulant éprouver le pasteur et voir s'il lui donnerait son
manteau ou inviterait un de ses compagnons à lui donner le sien:

--Écoute maintenant, Eumée, et vous tous, compagnons, écoutez, car
le vin qui fait naître la folie me pousse à rompre le silence. Ah!
que ne suis-je encore aussi jeune et aussi fort que jadis, quand nous
dressâmes une embuscade sous les murs de Troie, Ulysse, Ménélas et moi!
Nous étions arrivés près de la haute muraille de la citadelle, et nous
nous dissimulions sous nos armes au milieu des roseaux. Borée poussait
sur nous une neige épaisse qui s'amassait autour de nos boucliers.
Mes compagnons avaient des manteaux et dormaient paisiblement; leurs
boucliers couvraient leurs épaules. Pour moi, qui avais oublié
sottement mon manteau, pensant que je n'aurais pas froid, je n'avais
que mon bouclier et un baudrier étincelant. Vers le matin, les astres
déclinant déjà, je poussai du coude Ulysse et je lui dis:

«--Industrieux Ulysse, le froid me dompte car j'ai laissé mon manteau
dans le camp, et je crains de ne pas rester longtemps au nombre des
vivants.»

»Ulysse habile autant pour le conseil que pour le combat, me dit à voix
basse:

«--Tais-toi maintenant, de peur que quelqu'autre des Achéens ne
t'entende.»

»Alors appuyant sa tête sur son coude il s'écria:

«--Écoutez, amis, un songe divin m'est venu pendant mon sommeil. Que
l'un de vous aille dire au fils d'Atrée d'envoyer, du camp, un plus
grand nombre de guerriers.»

»Il dit et Thoas, fils d'Andrémon, se leva aussitôt, quitta son
manteau de pourpre et se mit à courir vers les vaisseaux; pour moi,
je m'entourai avec plaisir de son vêtement, attendant que l'Aurore au
trône d'or parut.

»Ah! que ne suis-je encore jeune et fort, car sans doute quelqu'un des
pasteurs me donnerait un manteau par amitié et par respect pour un
homme brave, mais maintenant ils me méprisent parce que mon corps est
couvert de haillons.

Eumée lui répondit:

--Vieillard, ton récit est ingénieux. Tu recevras donc ce qui est dû au
malheureux qui s'est présenté en suppliant, et dès que le fils chéri
d'Ulysse sera revenu, il te donnera un manteau et une tunique et te
fera conduire où ton cœur t'invite à te rendre.

Il prépara alors, près du feu, un lit sur lequel le héros se reposa, et
Eumée le couvrit d'un manteau grand et épais dont il se servait pendant
la saison rigoureuse; puis, il prit ses armes et sortit. Ulysse se
réjouit, en voyant combien le divin porcher avait soin de ses biens en
son absence.

[Illustration]



Chant XV

RETOUR DE TÉLÉMAQUE

[Illustration]

[Illustration]


Cependant Pallas-Athéné se rendait dans la vaste Lacédémone, afin
de presser le retour du noble fils du magnanime Ulysse. Elle arriva
pendant la nuit divine et trouva Télémaque dormant avec Pisistrate dans
le vaste vestibule du palais de Ménélas; mais il ne goûtait point le
repos, car il ne pouvait s'empêcher de songer à la triste destinée
de son père illustre et, chaque nuit, son cœur restait éveillé à ces
pensées douloureuses. Minerve s'approchant de sa couche, lui dit:

--Télémaque, il n'est pas prudent de rester aussi longtemps loin
de ta demeure. Prie le vaillant Ménélas de te laisser partir, car
les prétendants de ta mère irréprochable deviennent de plus en plus
audacieux. A ton retour, évite le détroit qui sépare Samos d'Ithaque
rocailleuse: une embuscade perfide t'y attend; éloigne donc ton navire
de ces îles et vogue pendant la nuit. Dès que tu toucheras Ithaque,
dirige tes compagnons vers la ville, et toi-même, va trouver Eumée, le
pasteur de ta maison; c'est lui qui annoncera à la sage Pénélope ton
retour de Pylos.

A ces mots, Minerve regagna l'Olympe élevé, et Télémaque réveilla le
fils de Nestor:

--Pisistrate, éveille-toi; attelons nos coursiers et mettons-nous en
route.

Le fils de Nestor lui répondit:

--Télémaque, il ne nous est point possible de songer à voyager par
cette nuit sombre; attendons l'aurore et que le belliqueux Ménélas
apporte ses présents et nous congédie avec de douces paroles.

Il dit; bientôt l'aurore parut et Ménélas quittait la couche d'Hélène
aux cheveux d'or et se dirigeait vers le portique occupé par ses hôtes,
lorsque Télémaque, l'apercevant, vint au-devant de lui, et lui adressa
ces paroles:

--Fils d'Atrée, chef des peuples, laisse-moi retourner dans ma patrie,
car je sens dans mon cœur le désir de revoir mon foyer chéri.

Ménélas lui répondit avec douceur:

--Cher enfant, puisque tel est ton désir, je ne te retiendrai pas,
car je trouve aussi blâmable de retenir un hôte malgré lui, que de le
presser de s'éloigner. Attends cependant que j'apporte les présents que
je veux déposer dans ton char, et qu'auparavant, dans le palais nous
fassions un repas convenable.

Le sage Télémaque lui répliqua:

--Ménélas, fils de Zeus, je désire retourner aujourd'hui même dans mes
domaines, car en partant, je n'ai laissé à personne la garde de mes
biens.

Alors Ménélas donna l'ordre à son épouse de préparer un festin
magnifique, puis il choisit une grande coupe et un cratère d'argent
pour les offrir à Télémaque. Hélène à son tour, prit dans ses coffres
un voile très riche, dont les broderies étincelaient comme des étoiles.

Ménélas, s'adressant alors à Télémaque, lui dit:

--Puisse Zeus protéger ton retour! Voici un cratère d'argent
artistement travaillé: c'est l'ouvrage de Vulcain. Phédime, roi des
Sidoniens me le donna jadis; à mon tour, je t'en fais présent.

A ces mots, Ménélas mit la coupe magnifique dans les mains de
Télémaque, et Mégapenthès déposa devant lui le cratère d'argent
du héros Phédime. Puis Hélène aux belles joues, apportant le voile
superbe, dit au fils d'Ulysse:

--Moi aussi, cher enfant, je veux te donner un présent comme un
souvenir des mains d'Hélène afin que tu l'offres un jour à l'épouse que
choisira ton cœur; jusque-là, confie-le à ta mère chérie. Puisses-tu
maintenant rentrer plein de joie dans ta patrie bien-aimée!

Elle dit et lui remit le voile qu'il reçut avec bonheur. Pisistrate
déposa sur le char les présents magnifiques qu'il contemplait avec
admiration.

Ménélas les conduisit ensuite dans le palais où un festin leur fut
servi. Puis le noble Télémaque et le fils de Nestor attelèrent les
coursiers et montèrent sur le char sculpté. Ménélas, tenant une coupe
d'or remplie d'un vin généreux, s'adressa aux deux héros, but en leur
honneur et leur dit:

--Jeunes héros, portez mes souhaits à l'illustre Nestor, pasteur des
peuples; car il fut pour moi un père plein de bienveillance, pendant
que nous combattions devant Troie.

Le sage Télémaque lui répondit:

--Fils de Zeus, nous lui porterons tes souhaits, selon ton désir. Ah!
que ne puis-je, de retour à Ithaque, dire à Ulysse que je reviens
d'auprès de toi, comblé d'amitiés et de riches présents!

En ce moment, passait au-dessus de leurs têtes un aigle portant dans
ses serres une oie blanche qu'il avait enlevée dans la basse-cour;
hommes et femmes le suivaient en poussant des cris, mais il s'élança à
la droite des chevaux et tous se réjouirent à la vue de ce présage.

Pisistrate le premier, prit la parole:

--Ménélas, fils de Zeus, vois si c'est à nous ou bien à toi que la
volonté d'un dieu se manifeste!

Ménélas médita un instant, mais Hélène au long voile, le prévenant,
parla en ces termes:

--Ecoutez-moi, je vais vous dire ce que les Immortels m'inspirent:
Comme cet aigle enlève sa proie dans une maison, ainsi Ulysse revenant
dans sa demeure se vengera; peut-être même est-il déjà dans son palais,
méditant la perte des prétendants.

Le sage Télémaque lui répondit:

--Puisse Zeus accomplir ces choses! Je t'adresserai alors des vœux
chaque jour comme à une divinité!

Il dit et fouetta ses chevaux qui s'élancèrent rapides, et, dévorant
l'espace, ils gagnèrent bientôt la plaine immense.


Vers le soir, quand les routes se couvrent de ténèbres, ils arrivèrent
à Phérès, où Dioclès leur offrit les présents de l'hospitalité.

A l'Aurore divine, ils remontèrent sur le char sculpté et bientôt ils
aperçurent la haute cité de Pylos. Alors Télémaque dit à Pisistrate:

--Fils de Nestor, ne me conduis pas plus loin, mais laisse-moi
regagner mon vaisseau, car je crains que ton noble père dans son désir
de me fêter, ne me retienne malgré moi dans son palais.

Il dit, et Pisistrate accédant à son désir, tourna les coursiers vers
le rivage, auprès du navire rapide; il exhorta alors Télémaque et lui
adressa ces paroles ailées:

--Hâte-toi de partir avant que j'arrive au palais, car je connais l'âme
généreuse de mon noble père. Il viendrait lui-même t'inviter à rester
et ne s'en retournerait certainement pas sans toi.

Il dit et lançant vers Pylos ses chevaux à la belle crinière, il gagna
rapidement la ville.


Cependant Télémaque pressait ses compagnons. Il implorait Minerve
et lui offrait un sacrifice, lorsqu'un homme, venant d'une terre
lointaine, s'approcha de lui. C'était un devin fuyant Argos, parce
qu'il avait commis un meurtre. S'adressant à Télémaque, et le
suppliant, il lui dit:

--Ami, je te conjure par ta tête et celles de tes compagnons de me dire
qui tu es, et quel est le nom de ta patrie?

Le sage Télémaque lui répliqua:

--Je suis le fils d'Ulysse, roi d'Ithaque qui peut-être a péri d'une
triste mort; c'est pour m'informer de mon père absent que je suis monté
avec mes compagnons sur ce noir vaisseau.

L'homme lui répondit:

--Je suis le devin Théoclymène, fuyant ma patrie, pour avoir tué un
de mes concitoyens. Accueille-moi sur ton navire, car je crains la
vengeance des parents de ma victime.

Télémaque dit alors:

--Je ne te repousserai pas; suis-moi donc et une fois dans mon pays,
nous te traiterons selon nos moyens.

A ces mots, ils montèrent tous deux sur le vaisseau au tillac élevé.
Les matelots déployèrent aussitôt les voiles blanches et Minerve leur
envoya un vent favorable.


Cependant Ulysse et le pasteur Eumée prenaient le repas du soir dans
la cabane du porcher; avec eux mangeaient les gardiens des troupeaux.
Quand ils eurent apaisé la faim et la soif, Ulysse, voulant éprouver
l'hospitalité de son hôte, lui dit:

--Eumée, et vous ses compagnons, écoutez-moi. Dès l'aurore, je veux
aller mendier à la ville, afin de ne point vous être à charge; mais
donnez-moi un guide qui me conduira là-bas. J'irai seul ensuite par la
ville, afin de voir si quelqu'un me tendra une coupe et un morceau de
pain. Je me rendrai à la demeure d'Ulysse pour offrir mes services,
car, je te le dirai, nul mortel ne peut rivaliser avec moi pour
allumer du feu, fendre du bois, découper des viandes et verser le vin;
toutes choses que l'humble peut faire pour le service des nobles.

Eumée, poussant un profond soupir, lui dit:

--Hélas, Étranger, quelle pensée est entrée dans ton esprit? Les
serviteurs ne sont point de ta sorte: ils sont jeunes et couverts
de vêtements brillants. Reste plutôt; ta présence ici n'importune
personne, et quand le fils chéri d'Ulysse sera de retour, il te donnera
une tunique pour te vêtir et te fera conduire où ton cœur t'invite à
te rendre.

Le patient Ulysse répliqua:

--Eumée, puisse Zeus te chérir comme je te chéris, car tu as apaisé
ma terrible misère. Rien n'est plus affreux pour l'homme que d'errer,
vagabond et rongé de funestes soucis pour son ventre misérable. Puisque
tu m'exhortes à rester, parle-moi alors de la mère du divin Ulysse et
de ce père, qu'en partant il laissa sur le seuil de la vieillesse.
Dis-moi s'ils vivent encore sous les rayons du doux soleil.

Le divin porcher lui répondit:

--Étranger, voici la vérité: Laërte tous les jours adresse à Zeus ses
prières, lui demandant que la vie abandonne son corps de vieillard, car
il pleure un fils chéri et une prudente épouse que la noire mort lui a
enlevés. Tant qu'elle vécut, il m'était doux de m'entretenir avec elle
de Climène au long voile, sa noble fille, la plus jeune de ses enfants.
Elle nous avait élevés ensemble et me chérissait presque autant
qu'elle. Quand tous deux, nous atteignîmes la jeunesse aimable, Climène
épousa un habitant de Samos, et moi je fus envoyé à la campagne.
Maintenant, je ne puis plus entendre les douces paroles ni recevoir
les bienfaits de ma maîtresse, qui réjouissaient toujours l'âme de son
serviteur.

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

--Comment, toi aussi, pasteur Eumée, tu as erré, jeune enfant loin de
ta patrie? Raconte-moi en toute sincérité si ta ville aux larges rues
a été saccagée, ou si des hommes cruels t'ont pris sur leur navire,
t'arrachant à tes brebis et à tes bœufs, pour te vendre au maître de
cette maison?

Le chef des pasteurs lui dit alors:

--Etranger, puisque tu veux bien m'interroger, écoute-moi donc en
silence et en buvant gaîment le vin pur. Les nuits sont longues
maintenant, et d'ailleurs un trop long sommeil est nuisible à ton âge.
Quant à vous autres, gardiens des troupeaux, si votre cœur vous y
invite, allez dormir, et dès que paraîtra l'Aurore, vous accompagnerez
les troupeaux de vos maîtres. Pour nous, buvant et mangeant, passons
les longues heures de la nuit à nous charmer par des récits, et,
puisque tu le désires, je vais te raconter mes infortunes:

»Tu as sans doute entendu parler d'une île nommée Syrie, voisine
d'Ortygie? Elle est peu populeuse, mais fertile et riche en pâturages,
et surtout féconde en vin et en froment. Deux villes se partagent ses
richesses, et mon père Ctésius, fils d'Ormène, régnait sur toutes les
deux.

»Un jour des Phéniciens, navigateurs illustres, mais fourbes, amenèrent
une riche cargaison sur un vaisseau à la poupe azurée. Dans la
maison de mon père, était une belle Phénicienne, habile aux ouvrages
brillants. Un de ces rusés Phéniciens la séduisit, tandis que près
de leur profond navire elle allait laver du linge. Il s'unit à elle,
partageant sa couche, et la dompta par l'amour qui égare l'esprit des
femmes, même de la plus vertueuse. Il lui demanda ensuite qui elle
était et d'où elle venait.

»--Je suis de Sidon, riche en airain, répondit-elle; mon père est
l'opulent Arybas. Des pirates de Taphos m'ont enlevée, tandis que je
revenais de la campagne, et me vendirent au maître de cette maison.

»Le Phénicien séducteur lui dit aussitôt:

»--Veux-tu revenir avec nous dans ta patrie, car ton père et ta mère
sont encore vivants, et leurs richesses sont renommées.

»La jeune femme lui répondit:

»--Je le veux bien si toutefois vous vous engagez par serment à me
ramener dans ma maison.

»Elle dit, et tous les matelots firent le serment qu'elle exigeait.
Alors la femme reprit:

»--Et maintenant, que nul de vos compagnons, s'il me rencontre dans
la rue, ne m'adresse la parole. Pressez l'achat de vos provisions et,
quand votre vaisseau sera prêt à partir, qu'un messager m'avertisse
aussitôt; j'apporterai l'or qui se trouvera sous ma main, comme prix de
mon passage, auquel j'ajouterai de bon cœur un autre prix encore, car
je soigne dans le palais le fils de mon maître. De cet enfant, que je
vous amènerai sur votre vaisseau, vous pouvez tirer bon parti en le
vendant chez des peuples étrangers.

»Elle dit et retourna dans le palais superbe. Les Phéniciens restèrent
une année entière auprès de nous, et quand leur navire fut prêt à
partir, ils envoyèrent un messager à la femme. C'était un homme
subtil; il vint dans la demeure de mon père pour offrir un collier
d'or entremêlé de corail et d'ambre. Ma mère vénérable et les femmes
du palais admiraient ce collier et en débattaient le prix; lui, sans
rien dire, fit un signe à la Phénicienne et retourna aussitôt vers
le vaisseau creux. La jeune femme alors me prit par la main, cachant
dans son sein trois coupes d'or, et me conduisit hors de la maison.
Je la suivis sans comprendre. Le soleil se coucha, les rues devinrent
sombres, et nous arrivâmes bientôt près du navire des Phéniciens. Après
nous avoir embarqué tous les deux, ils s'élancèrent sur les routes
humides, et nous naviguâmes jour et nuit; à la septième aurore, Diane,
de ses flèches, frappa la femme; les matelots jetèrent à la mer son
corps, qui devint la pâture des poissons, et je restai le cœur accablé
de tristesse. Les vents nous conduisirent à Ithaque, où Laërte m'acheta
de ses biens, et depuis ce jour, je suis à son service.

Le noble Ulysse prenant la parole à son tour dit au pasteur:

--Cher Eumée, tu as ému mon cœur; cependant console-toi, car Zeus a
mis pour toi le bien auprès du mal, puisque tu habites la demeure d'un
homme rempli de bonté. Quant à moi, ce n'est qu'après avoir erré dans
de nombreuses cités, et parmi bien des peuples, que je suis arrivé ici.

C'est ainsi qu'ils s'entretenaient, et ils ne dormirent guère, car
bientôt parut l'Aurore au trône d'or.


Cependant les compagnons de Télémaque abordant au rivage, détachèrent
les voiles et abaissèrent promptement le mât; puis, à l'aide des
rames, ils firent entrer le vaisseau dans le port, jetèrent les
ancres et attachèrent les amarres; alors ils descendirent à terre et
préparèrent leur repas, mélangeant le vin noir. Quand ils eurent apaisé
la faim et la soif, le sage Télémaque leur dit:

--Rentrez à la ville; pour moi, j'irai visiter mes domaines et voir mes
pasteurs; demain, je vous offrirai le repas du retour.

Théoclymène prit alors la parole et lui dit:

--Et moi, cher enfant, dans quelle demeure me rendrai-je?

Télémaque lui répondit:

--En tout autre temps, tu serais mon hôte, mais en ce moment, va
trouver Eurymaque, fils illustre du prudent Polybe, le plus noble des
habitants d'Ithaque. C'est un prétendant de ma mère, mais seul Zeus
peut savoir si, avant cet hymen, un jour funeste ne naîtra pas pour
lui.

Comme il disait ces mots, un épervier s'envola à sa droite, tenant dans
ses serres une colombe.

Théoclymène emmenant Télémaque à l'écart, lui dit:

--C'est par la volonté des dieux que cet oiseau s'est envolé à ta
droite. J'ai reconnu en lui un augure qui annonce que ta race sera
toujours la plus puissante dans Ithaque.

Le sage Télémaque lui répondit:

--Puissent ces choses s'accomplir et tu éprouveras bientôt mon amitié.

Il dit et s'adressant à Pirée, le plus fidèle de ses compagnons:

--Pirée, fils de Clytius, conduis cet étranger dans ta maison et
honore-le comme un ami jusqu'à mon retour.

Pirée, illustre par la lance, lui répondit:

--Télémaque, je prendrai soin de lui et il n'aura pas à regretter
d'être mon hôte.

A ces mots, ils se séparèrent. Clytius conduisit le vaisseau dans le
port bien abrité, et Télémaque se dirigea rapidement vers l'étable où
dormait le fidèle porcher.

[Illustration]



Chant XVI

ULYSSE ET TÉLÉMAQUE

[Illustration]

[Illustration]


Cependant Ulysse et le divin porcher préparaient le repas du matin;
ils avaient allumé le feu dès l'aurore et envoyé au loin les pasteurs
avec leurs troupeaux. Tout à coup, les chiens s'élancèrent au-devant
de Télémaque, mais n'aboyèrent pas à son approche. Ulysse vit leur
empressement, et le bruit des pas parvenant jusqu'à lui, il adressa à
Eumée ces paroles ailées:

--Eumée, c'est sans doute quelqu'un de tes compagnons, car les chiens
n'aboient pas.

Il n'avait pas achevé ces mots que déjà son fils chéri était dans le
vestibule. Le pasteur se leva et, dans son saisissement, les vases
qu'il tenait s'échappèrent de ses mains. Il courut au-devant de son
maître, le couvrit de baisers, et des larmes de joie coulèrent sur ses
joues.

--Te voilà donc de retour, Télémaque, ma douce lumière! Ah! je
n'espérais plus te revoir! Allons, cher enfant, mon cœur se réjouit à
te contempler, toi qui, à peine arrivé, es venu dans ma demeure.

Le sage Télémaque lui répondit:

--Je suis venu d'abord chez toi, brave Eumée, pour apprendre si ma mère
est encore dans le palais, ou si au contraire, la couche d'Ulysse est
aujourd'hui vide et abandonnée à l'araignée fileuse.

Le pasteur de porcs lui dit en soupirant:

--Elle est toujours dans ton palais et ses jours et ses nuits se
passent dans les larmes.

Il dit et prit la lance d'airain des mains de Télémaque qui franchit
le seuil de la demeure. Ulysse, son père, voulut lui céder son siège:
Télémaque le retint et lui dit:

--Reste assis, ô Etranger, nous trouverons bien un autre siège dans
l'étable.

Ulysse reprit sa place et le pasteur recouvrit d'une peau de chèvre un
fagot de bois vert sur lequel s'assit Télémaque. Puis il apporta des
viandes rôties, une corbeille de pain, et mélangea dans une coupe un
vin pur. Quand ils eurent apaisé leur faim et leur soif, Télémaque dit
au divin pasteur:

--Cher pasteur, d'où vient cet Etranger?

Eumée lui répondit:

--Mon enfant, il se vante d'être originaire de la vaste Crète. Il dit
avoir erré longtemps et s'être échappé d'un vaisseau thesprote. C'est
ainsi qu'il est venu dans mon étable; pour moi, je le remets entre tes
mains, car il est ton suppliant.

Télémaque lui dit alors:

--Eumée, tes paroles m'attristent. Comment recevrai-je cet Etranger
sous mon toit? Quant à ma mère, j'ignore si elle restera près de moi
pour prendre soin de notre demeure ou si au contraire, elle suivra le
plus noble des Achéens parmi ceux qui recherchent sa main. Cependant
puisque cet Etranger est venu dans ta maison, je lui donnerai des
vêtements pour se vêtir; j'y ajouterai une épée à double tranchant et
des sandales pour ses pieds, puis je le ferai conduire où son cœur
l'invite à se rendre. Mais pour l'instant, prends soin de lui, et
garde-le dans ton étable, car je ne veux pas l'exposer aux insultes des
prétendants insolents.

Le patient Ulysse prit alors la parole:

--Ami, qu'il me soit permis de parler à mon tour. Mon cœur se déchire
lorsque j'entends parler des actions injustes que les prétendants
commettent dans ton palais. Ah! si seulement j'avais ton âge et que je
fusse le fils de l'irréprochable Ulysse ou Ulysse lui-même, car on a le
droit d'espérer encore son retour, je veux y perdre ma tête si, à peine
entré dans le palais du fils de Laërte, je ne les exterminerais tous!

Télémaque lui répondit:

--Tous ceux qui règnent sur les îles à Duléchium, à Samé, à Zacynthe
boisée et tous ceux qui commandent dans la rude Ithaque, tous ensemble
recherchent ma mère, dévastent ma maison et cherchent à me faire périr.
Mais mon destin est entre les mains des dieux... Toi, cher Eumée, va au
plus vite dire à la prudente Pénélope que je suis de retour de Pylos.
Mais n'annonce la nouvelle qu'à elle seule, car ils sont nombreux, ceux
qui trament ma perte.

Eumée lui dit aussitôt:

--J'exécuterai tes ordres en homme intelligent, mais dis-moi, ne
dois-je pas porter aussi la nouvelle à l'infortuné Laërte, car depuis
ton départ pour Pylos, il s'abandonne aux gémissements et aux larmes,
et, tristement assis, il ne visite plus ses champs comme autrefois?

Télémaque lui répondit:

--Si les mortels pouvaient choisir à leur gré entre toutes choses,
je demanderais d'abord le retour de mon père, mais va, accomplis ton
message promptement, et ne te détourne point à travers les champs
pour visiter Laërte. Recommande simplement à ma mère de lui envoyer
secrètement son intendante; elle portera la nouvelle au vieillard.

Il dit et pressa le départ du porcher.


Cependant Minerve, prenant les traits d'une femme grande et belle,
s'arrêta devant la porte de la bergerie. Télémaque ne l'aperçut pas,
car les dieux ne se manifestent pas à tous les hommes, mais Ulysse et
les chiens la virent. Ceux-ci n'aboyèrent point mais se sauvèrent,
craintifs, dans le fond de l'étable. Pallas, faisant un signe de ses
sourcils, Ulysse l'aperçut; il sortit de la cabane et se plaça devant
elle. La déesse lui dit alors:

--Noble fils de Laërte, révèle tout à ton fils et ne lui cache rien,
afin qu'ayant tramé tous deux la mort des prétendants, vous alliez sans
retard vers l'illustre ville. Quant à moi, je resterai près de vous,
car je brûle de combattre.

A ces mots, Minerve le toucha de sa baguette d'or; elle le revêtit
d'une tunique et d'un manteau éclatant de blancheur et répandit sur
lui la jeunesse et la force, puis elle s'éloigna. Ulysse revint à la
cabane, et son fils, saisi de stupeur à sa vue, lui adressa ces paroles
ailées:

--Etranger, pour paraître aussi différent de ce que tu étais tout à
l'heure, tu es sans doute un dieu qui habites le vaste ciel. Sois-moi
propice afin que je t'offre des sacrifices agréables; épargne-moi!

Ulysse lui répondit:

--Non, je ne suis point un dieu! mais je suis ton père pour qui tu as
souffert tant de maux et pour lequel tu as enduré les outrages des
hommes!

En disant ces mots, il embrassa son fils et des larmes abondantes
coulèrent sur ses joues, car jusque-là, il avait pu les retenir. Mais
Télémaque ne pouvant se persuader que c'était là son père, lui adressa
de nouveau la parole:

--Tu n'es pas Ulysse mon père, mais une divinité qui m'abuse afin
d'augmenter ma douleur.

Ulysse répliqua:

--Télémaque, ne sois ni surpris, ni étonné de voir ton père présent
dans ces lieux. Il ne viendra point ici d'autre Ulysse et c'est bien
moi qui longtemps errant, rentre au bout de vingt années sur le sol de
ma patrie. Ce que tu vois est l'œuvre de Minerve la belliqueuse qui
me fait paraître à son gré tantôt semblable à un mendiant, tantôt à un
homme jeune.

Ayant ainsi parlé, il s'assit. Télémaque versant d'abondantes
larmes, entourait de ses bras son noble père et le désir de pleurer
s'élevant intense dans leurs cœurs,--ils s'y abandonnaient pleins
d'attendrissement. Comme l'aigle et le vautour auxquels des laboureurs
ont ravi leurs petits, poussent, dans leur douleur, des cris plaintifs,
ainsi gémissaient Ulysse et Télémaque.

Le soleil qui se couchait les eût trouvés pleurant encore si Télémaque
n'avait adressé ces paroles à son père:

--Père chéri, sur quel vaisseau es-tu venu à Ithaque?

Le patient Ulysse lui répondit:

--Mon enfant, ce sont les Phéaciens, ces illustres navigateurs, qui
m'ont transporté ici sur un de leurs vaisseaux rapides. Après m'avoir
comblé de riches présents, ils m'ont déposé endormi dans mon Ithaque
chérie. C'est sur le conseil de Minerve que je suis ici afin que nous
concertions ensemble la mort de nos ennemis. Maintenant, dis-moi quel
est le nombre des prétendants afin que je sache si à nous deux, nous
pouvons sans auxiliaire lutter contre eux.

Le sage Télémaque lui dit aussitôt:

--O mon père, j'ai toujours entendu parler de ta glorieuse vaillance et
de ta grande prudence dans les conseils. Mais aujourd'hui ta hardiesse
me frappe d'étonnement; deux hommes ne peuvent lutter contre des
adversaires nombreux et braves. Les prétendants ne sont pas seulement
dix, ni même vingt; du reste voici exactement leur dénombrement:
de Dulichium sont venus cinquante-deux jeunes gens suivis de six
serviteurs; de Samé, ils sont vingt-quatre héros; de Zacynthe, vingt
fils des Achéens, et d'Ithaque même, douze d'entre les plus nobles;
parmi eux se trouve le héraut Médon, ainsi qu'un aède illustre et deux
serviteurs habiles à découper les viandes. Si donc tu veux châtier leur
insolence et ne pas rencontrer l'amertume et le malheur, il serait bon
de chercher un auxiliaire nous aidant avec vaillance.

Le prudent Ulysse lui répondit:

--Je pense que si nous avons Minerve et Zeus pour nous, il n'est pas
nécessaire de chercher d'autre appui.

Télémaque lui dit:

--Ce sont deux puissants auxiliaires certainement, quoiqu'ils soient
assis bien haut dans les nuages.

Le divin Ulysse reprit:

--Ils ne se tiendront pas longtemps à l'écart du combat terrible, quand
dans mon palais, Mars décidera la victoire entre les prétendants et
nous. Pour toi, dès l'aurore, va dans notre demeure et mêle-toi à ces
hommes superbes. Plus tard, le porcher me conduira à la ville sous
les traits d'un vieux mendiant. S'ils m'outragent dans mon palais, que
ton cœur se résigne à me voir souffrir, si même ils me frappent et me
traînent par les pieds hors de ma demeure, regarde et contiens-toi;
invite-les seulement par de douces paroles à cesser leurs injures,
mais ils ne t'écouteront pas, car le jour fatal est venu pour eux.
Grave encore dans ton esprit une autre recommandation: dès que Minerve
m'inspirera, je te préviendrai par un signe de tête; alors enlève
aussitôt toutes les armes qui se trouvent dans le palais et cache-les
soigneusement, et si les prétendants t'interrogent, amuse-les par de
douces paroles: «Je les ai déposées loin de la fumée, diras-tu, car
elles ne ressemblent plus à ce qu'elles étaient quand Ulysse partit
pour Troie. Puis j'ai craint que le vin, vous exaltant, et qu'une
querelle éclatant parmi vous, vous ne vous serviez de ces armes, car
l'airain attire l'homme.» Laisse pour nous deux épées, deux javelots
et deux boucliers qui resteront à portée de nos mains. Voici encore
une autre recommandation: Que tout le monde ignore qu'Ulysse est dans
Ithaque; ni Laërte, ni Eumée, ni même Pénélope ne doivent l'apprendre.

Le noble Télémaque lui répondit:

--O mon père, je me flatte que plus tard tu connaîtras mon cœur et que
nulle faiblesse ne peut s'emparer de moi.

C'est ainsi qu'ils s'entretenaient, en attendant le retour d'Eumée.


Pendant ce temps, le navire qui avait ramené Télémaque de Pylos,
abordait à Ithaque. Clytius emmena dans sa demeure les magnifiques
présents, puis il envoya un héraut afin d'annoncer à la prudente
Pénélope que Télémaque était de retour. Le héraut et le divin porcher
se rencontrèrent apportant à l'épouse d'Ulysse le même message.


Cependant les prétendants étaient consternés. Ils sortirent du palais
et s'assirent devant les portes; Eurymaque prit le premier la parole:

--O amis, nous avions pensé que ce voyage audacieux ne s'accomplirait
point et voici Télémaque de retour! Sans tarder, lançons à la mer le
meilleur de nos vaisseaux pour prévenir nos compagnons de rentrer sans
retard.

A peine avait-il fini de parler qu'Amphinome, apercevant un vaisseau
qui abordait au rivage, leur dit en riant:

--Un messager n'est plus nécessaire, car les voilà de retour.

Il dit et tous descendirent vers le port. Puis ensuite ils se rendirent
ensemble à l'assemblée, où Antinoos prit la parole:

--O grands dieux, les Immortels ont sauvé Télémaque de sa perte en
lui permettant d'échapper à notre incessante vigilance, car pendant le
jour, des sentinelles se succédant sur les sommets battus des vents,
surveillaient la mer au loin; la nuit nous parcourions le détroit sur
notre vaisseau rapide, mais quelque divinité sans doute a ramené cet
homme dans sa patrie. Eh bien maintenant, n'attendons pas que la colère
se lève au milieu de tous quand il leur dira le piège funeste que nous
avions préparé. Cherchons plutôt à le faire périr loin de la ville,
dans les champs ou sur la route; nous partagerons alors ses biens entre
nous et nous laisserons le palais à sa mère et à celui qui deviendra
son époux. Mais si au contraire, vous aimez mieux le laisser vivre et
conserver les richesses de son père, alors que chacun de nous rentre
dans sa demeure et que Pénélope épouse celui que son cœur aura désigné
et qui lui offrira la dot la plus magnifique.

Il dit et tous se taisaient. Cependant Amphinome, fils du roi Nisus,
qui lui-même était fils d'Arétius, prit alors la parole. Venu de
Dulichium, il était le chef des prétendants. Son âme était noble et ses
discours plaisaient à Pénélope:

--O amis, c'est une chose grave que de mettre à mort un rejeton royal.
Consultons d'abord la volonté des dieux, et si Zeus nous approuve,
j'immolerai moi-même Télémaque; mais si les dieux nous condamnent,
abstenons-nous.

Ainsi parla Amphinome et ses paroles furent écoutées. Ils regagnèrent
la demeure d'Ulysse où ils s'assirent sur des sièges polis.


Cependant la prudente Pénélope résolut de parler aux prétendants
insolents, car le héraut Médon lui avait révélé leur funeste dessein.
Traversant son palais, accompagnée de ses suivantes, Pénélope s'arrêta
sur le seuil de la porte, et couvrant son visage d'un voile brillant,
elle s'adressa à Antinoos auquel elle fit entendre ces paroles:

--Cruel Antinoos! Tes pensées sont criminelles! pourquoi trames-tu la
perte de Télémaque? Tu as oublié des suppliants qui ont eu Zeus pour
témoin. Ne sais-tu pas que ton père est venu ici fuyant la vengeance du
peuple? Tous voulaient lui ravir la douce vie et dévorer ses richesses
immenses, car il s'était joint à des pirates de Taphos pour ravager les
Thesprotes, nos amis. Ulysse le protégea et aujourd'hui pourtant, tu
ruines sa maison, tu recherches sa femme et tu veux immoler son fils.
Je t'ordonne de renoncer à tes infâmes projets.

Eurymaque intervenant, lui répondit:

--Fille d'Icarios, très prudente Pénélope, rassure-toi et chasse ces
pensées de ton esprit. Tant que je vivrai, personne ne portera la main
sur ton fils Télémaque. Je n'oublie point qu'Ulysse me fit asseoir sur
ses genoux, qu'il mit dans mes mains des viandes rôties et m'offrit le
vin noir; c'est pourquoi Télémaque est pour moi de beaucoup le plus
cher des hommes. Qu'il ne redoute donc point la mort, du moins de la
part des prétendants, car de celle des dieux, il ne peut l'éviter.

Il parlait ainsi pour la rassurer, mais au fond de son cœur, il
méditait la mort de Télémaque. Pénélope retourna dans son appartement
magnifique, pleurer son époux chéri. Mais bientôt Minerve aux yeux
bleus lui versa le doux sommeil sur les paupières.


Un peu avant le soir, le divin pasteur revint auprès d'Ulysse et de
son fils; avec art, ils préparaient le repas et avaient égorgé un porc
d'un an. Minerve, s'approchant d'Ulysse, le frappa de sa baguette et le
transforma de nouveau en vieillard couvert de haillons. Elle craignait
que le pasteur, le reconnaissant, ne puisse garder le secret; Télémaque
adressa le premier la parole au porcher:

--Te voilà de retour, cher Eumée? Que dit-on dans la ville? Les
prétendants sont-ils de retour de leur embuscade, ou m'attendent-ils
encore sur la mer lointaine?

Le porcher lui répondit:

--Je n'ai interrogé personne en traversant la ville, pressé que
j'étais d'accomplir mon message pour revenir ici. J'ai rencontré le
messager rapide envoyé par tes compagnons, un héraut qui le premier a
dit la nouvelle à ta mère. Mais je sais encore une autre chose, car
je l'ai vue de mes yeux. J'étais déjà à quelque distance de la ville,
à l'endroit où s'élève la colline de Mercure, quand je vis un navire
à la proue recourbée, entrer dans le port; de nombreux rameurs s'y
trouvaient; j'ai supposé que c'étaient les prétendants, mais je ne
m'en suis pas assuré.

Il dit et Télémaque sourit en regardant son père, mais il évita le
regard du porcher.

Ayant disposé le repas, ils se mirent à table, et dès qu'ils eurent
apaisé la faim et la soif, ils gagnèrent leur couche et goûtèrent les
douceurs du sommeil.

[Illustration]



Chant XVII

LES PRÉTENDANTS

[Illustration]

[Illustration]


Quant parut la brillante fille du matin, l'Aurore divine aux doigts de
rose, Télémaque, fils chéri du prudent Ulysse attacha ses sandales,
prit sa lance solide et, au moment de se rendre à la ville, dit au
pasteur de porcs:

--Cher Eumée, je vais dans ma demeure afin que ma mère me voie; pour
toi, conduis cet étranger à la ville, il y trouvera plus facilement son
pain et la coupe de vin que dans ta maison.

Ulysse dit aussi:

--Ami, je ne désire pas non plus rester ici; un mendiant trouve plus
facilement sa nourriture à la ville que dans les champs. Ce pasteur me
conduira donc comme tu le lui commandes, dès que la chaleur du jour
sera venue, car je crains la rosée.

Il dit, et Télémaque sortant de l'étable, s'éloigna d'un pas rapide,
méditant la perte des prétendants. Arrivé dans son palais magnifique,
il déposa sa lance contre une colonne et franchit le seuil de pierre.

Euryclée l'aperçut la première; elle vint à lui en pleurant, et bientôt
toutes les servantes du palais se rassemblèrent autour de lui, le
serrant dans leurs bras et lui baisant la tête et les épaules. La
prudente Pénélope sortit de son appartement, semblable à Diane ou à
Vénus aux cheveux d'or; elle se jeta dans les bras de son fils chéri,
baisa sa tête, ses beaux yeux, et, en pleurant, disait ces paroles
ailées:

--O Télémaque, ma douce lumière, je n'espérais plus te revoir, mais
allons, raconte-moi maintenant ce que tu as vu.

Le sage Télémaque lui répondit:

--Mère chérie, n'excite point mes pleurs, mais retourne plutôt dans
tes appartements. Quant à moi, je me rends à l'assemblée pour chercher
l'étranger qui m'a accompagné dans mon retour.

Il dit et sortit du palais, suivi de ses chiens. Pallas-Athéné avait
répandu sur lui une grâce divine et tout le peuple, avec admiration,
le regardait s'avancer. Les altiers prétendants se pressaient sur son
chemin, lui disant de douces paroles, mais roulant dans leur cœur
de perfides pensées. Il alla s'asseoir près d'Antiphus, de Mentor
et d'Haliterse, vieux amis de son père qui l'interrogèrent sur son
voyage. Pirée, illustre par la lance, s'approcha d'eux; il amenait
l'étranger à l'assemblée, et, le premier, prit la parole:

--Télémaque, envoie tes servantes dans ma demeure afin qu'elles
emportent chez toi les présents de Ménélas.

Le sage Télémaque lui répondit:

--Pirée, en attendant de savoir comment tout ceci finira, garde ces
richesses, car si les fiers prétendants m'égorgent dans mon palais et
se partagent mes biens, ceux-là du moins, tu les garderas en souvenir
de moi. Si au contraire j'apporte la vengeance et la mort, alors tu
amèneras, joyeux, ces présents dans ma demeure.

Il dit, et conduisit dans sa maison l'étranger malheureux. Après les
ablutions d'usage ils se mirent à table. Pénélope s'assit en face de
son fils, à l'extrémité de la salle, et là, inclinée sur son siège, ses
doigts filaient une laine délicate. Quand les convives eurent apaisé
la faim et la soif, la prudente Pénélope prit la parole:

--Télémaque, avant que je remonte dans mon appartement et que je me
repose sur mon lit solitaire, toujours arrosé de mes larmes, dis-moi si
tu as appris quelque nouvelle du retour de ton père?

Le noble Télémaque lui répondit:

--Mère chérie, voici la vérité: Nous sommes allés à Pylos chez Nestor
qui m'a traité comme un père traite un fils après une longue absence.
Il me fit conduire chez le fils d'Atrée, Ménélas célèbre par la lance,
qui, mieux que lui, pouvait me donner des nouvelles de mon père. Là,
je vis Hélène, la divine Argienne, pour laquelle tant de héros ont
péri par la volonté des dieux. Ménélas me dit tout ce que le véridique
vieillard des mers lui avait appris sur le sort de mon père. Protée
affirmait l'avoir vu dans une île, souffrant de cruelles douleurs;
l'artificieuse Calypso le retenait par force et il ne pouvait rentrer
dans sa patrie, car il n'avait ni vaisseau, ni compagnons pour le
conduire sur le vaste dos de la mer. Ainsi parla Ménélas et je m'en
revins promptement dans ma chère patrie.

Il dit, et Pénélope fut émue en son cœur; alors le divin Théoclymène
dit à son tour:

--Noble épouse d'Ulysse, écoute mes paroles, car je vais te dire
l'avenir avec certitude. Par Zeus, par cette table hospitalière et par
le foyer du noble fils de Laërte où je suis assis en ce moment, oui,
j'affirme qu'Ulysse reviendra, qu'il est même déjà sur la terre de sa
patrie, méditant la mort des prétendants.

La prudente Pénélope lui répondit:

--Étranger, puissent tes paroles s'accomplir! Et avec mon amitié, je te
donnerais mille présents.

C'est ainsi qu'ils s'entretenaient. Pendant ce temps, les prétendants
s'amusaient sur la belle esplanade; ils lançaient des palets et des
épieux. Mais l'heure du repas du soir approchait; les troupeaux
revenaient des champs; Médon, le héraut préféré des prétendants, leur
dit alors:

--Jeunes gens, il est temps que nous apprêtions le repas du soir;
rentrons donc dans le palais.


Cependant Ulysse et le divin pasteur se dirigeaient vers la ville.
Après avoir marché longtemps par un sentier pierreux, ils arrivèrent
à une fontaine à l'onde limpide, construite par Ithacus, Néritus et
Polyctor. Tout autour un bouquet de peupliers y baignait ses racines
profondes. Là, ils furent rejoints par Mélanthée, fils de Dolius, qui
conduisait ses chèvres à la ville; deux bergers l'accompagnaient.
Apercevant Ulysse et son compagnon, il leur adressa ces paroles
outrageantes:

--C'est bien le moment ou jamais de s'écrier qu'un gueux mène un autre
gueux, car toujours s'assemble qui se ressemble. Où donc, porcher
imbécile, conduis-tu ce vagabond importun, fléau des festins? Aux
portes des palais, il usera ses épaules à mendier des croûtes plutôt
que des trépieds et des bassins. Si tu me le donnais pour garder les
étables en mon absence et balayer la cour ou porter le feuillage aux
chevreaux, il boirait du petit lait et se ferait belle jambe. Mais il
aime mieux rester mendiant et remplir son ventre insatiable. Je te le
dis, s'il se présente au palais du divin Ulysse, ses côtes useront les
escabeaux que les mains des prétendants lui lanceront!

Il dit, et en passant près d'Ulysse, il lui envoya brutalement un coup
de pied cherchant à le jeter hors du sentier; mais le héros resta
ferme. Ulysse alors délibéra si, s'élançant sur lui, il lui briserait
la tête contre terre ou si, de son bâton, il l'assommerait comme un
chien; cependant, il se contint et supporta l'affront. Mais le porcher
regardant Mélanthée, éleva les mains au ciel et s'écria:

--Nymphes des fontaines, nobles filles de Zeus, si jamais Ulysse vous
a offert des sacrifices agréables, exaucez mon vœu: Qu'un dieu ramène
ce héros bien vite, pour mettre ordre à toutes les vilenies qui se font
aujourd'hui. Quant à toi, berger, qui sans cesse rôdes par la ville
tandis que tes maudits pâtres laissent dépérir les troupeaux de ton
maître, tes jactances rentreraient promptement dans ton gosier.

Le chevrier Mélanthée répliqua:

--Grands dieux! que dit ce chien hargneux? Un jour je l'emmènerai loin
d'Ithaque sur un navire aux bonnes planches, afin que, le vendant,
il me rapporte de quoi faire bonne chère pendant longtemps. Ah! si
seulement Apollon frappait Télémaque dans son palais, ou s'il était
dompté par les prétendants, comme il est vrai qu'Ulysse a péri loin
d'ici et ne verra plus jamais le jour du retour!

Après ces paroles, il continua sa route, les laissant là, car ils
marchaient doucement.


Bientôt Ulysse et le divin Eumée arrivèrent près du palais; le son
de la lyre harmonieuse parvenait jusqu'à eux, car l'aède Phémios
commençait à chanter pour les prétendants. Ulysse saisissant la main du
pasteur de porcs lui dit:

--Eumée, voilà sans doute les belles demeures d'Ulysse. J'aperçois dans
l'intérieur une foule de convives qui prennent leur repas; l'odeur
des viandes rôties arrive jusqu'à nous et j'entends vibrer la lyre,
compagne des banquets.

Eumée lui répondit:

--C'est en effet le palais d'Ulysse. Mais délibérons maintenant si tu
entreras le premier en te glissant parmi les prétendants ou si, au
contraire, je te précéderai; mais alors ne tarde pas, de peur que
quelque brutal ne te frappe ou ne te chasse.

Ulysse répliqua:

--Va devant, je resterai ici, car je ne crains ni les coups, ni les
rebuffades. Mon cœur est patient et j'ai enduré bien des maux sur
les flots et dans les combats: cela s'ajoutera donc au reste. Il est
difficile d'apaiser le ventre insatiable qui cause aux hommes tant de
souffrances; c'est pour lui que des vaisseaux sont armés et traversent
la mer inféconde, portant la désolation chez l'ennemi.

Pendant qu'ils s'entretenaient, un chien couché près d'eux, leva la
tête et dressa les oreilles. C'était Argus, le chien préféré d'Ulysse
et qu'il avait nourri lui-même. Il avait vieilli sans que son maître
ait pu jouir de son amitié, et aujourd'hui, il gisait là, dévoré de
vermine, et abandonné sur un amas de fumier entassé devant la porte.
Dès qu'il aperçut Ulysse, il agita sa queue, baissa ses oreilles, mais
ne put s'avancer vers son maître. Le héros le vit et se détourna pour
dissimuler une larme, puis il interrogea Eumée en ces termes:

--Eumée, comment peut-on laisser mourir ce chien sur ce fumier? Il a
dû être magnifique, mais sa vitesse répondait-elle à l'élégance de ses
formes et n'était-ce pas plutôt un de ces chiens qui servent d'ornement
à la table de leur maître?

Eumée lui répondit:

--Ce chien est celui d'un héros mort loin d'ici, et s'il était encore
tel qu'Ulysse le laissa à son départ pour Troie, tu admirerais son
agilité. Dans les forêts nulle bête levée par lui n'échappait à son
flair subtil. Maintenant il est accablé par la vieillesse, et en
l'absence de son maître, tous le négligent, car Zeus ôte à l'homme la
moitié de sa vertu, le jour où la servitude le saisit.

En achevant ces mots il se dirigea vers le palais. Pour Argus, il
semblait qu'il eut attendu le retour de son maître pour mourir, car, à
l'instant même la noire mort s'empara de lui.


Le divin Télémaque aperçut le premier le pasteur de porcs traversant le
palais. Il fit un signe pour l'appeler auprès de lui. Eumée, prenant
le siège du héraut qui distribuait les viandes aux convives, l'apporta
près de Télémaque et s'assit à sa table. Bientôt Ulysse entra à son
tour, mais il s'arrêta sur le seuil de la porte. Télémaque prenant
alors dans une corbeille un pain tout entier et des viandes dans ses
mains autant qu'elles en pouvaient contenir, dit au porcher:

--Porte ces dons de l'hospitalité à l'Étranger, et invite-le à faire le
tour de la salle pour demander à tous les prétendants leur obole, car
la honte n'est pas dans le cœur du malheureux.

Il dit, et le pasteur s'approchant d'Ulysse, lui adressa ces paroles
ailées:

--Étranger, Télémaque te donne ces choses et t'invite à demander à tous
les convives leur obole, car la honte ne doit pas habiter le cœur d'un
mendiant.

Le patient Ulysse répondit:

--O Zeus, fais que Télémaque soit heureux parmi les hommes et que ses
vœux soient exaucés.

Il dit, et recevant le pain et la viande dans ses deux mains, il les
déposa sur sa hideuse besace, puis il mangea tandis que dans le palais
l'aède se faisait entendre. Cependant Minerve s'approchant d'Ulysse
l'excita à s'adresser aux prétendants. Le héros s'avança donc au milieu
des convives qui s'agitaient en tumulte, et tendit la main comme un
malheureux qui depuis longtemps mendie. Les prétendants étonnés lui
donnaient, tout en le regardant avec surprise, se demandant qui il
était et d'où il venait. Mélanthée, le pasteur de chèvres, qui avait
pris place à la table des prétendants, se leva et dit ces paroles:

--Écoutez-moi, prétendants d'une reine très illustre, j'ai déjà vu cet
Étranger; c'est le porcher qui l'a amené ici, mais j'ignore d'où il se
vante d'être par sa race.

Antinoos s'adressant au porcher, lui dit avec colère:

--Porcher malencontreux, pourquoi as-tu amené ce vagabond parmi nous?
Trouves-tu donc que la foule rassemblée dans cette demeure ne dévore
pas assez vite les biens de ton maître, que tu as amené encore ce
ventre affamé?

Eumée, de sa place, lui répondit:

--Antinoos, malgré ta sagesse, tu parles comme un insensé: Qui donc,
en effet, va-t-on chercher bénévolement, à moins qu'il ne s'agisse
d'un ouvrier adroit, ou d'un devin, d'un médecin, d'un charpentier ou
peut-être d'un aède illustre? Voilà les mortels qu'on invite chez soi;
à qui viendrait donc l'idée d'inviter un mendiant?

Télémaque, l'apaisant, lui dit:

--Eumée, tais-toi. Ne réponds pas à Antinoos, car il a l'habitude de
nous provoquer par un langage injurieux.

Et Télémaque alors s'adressant à Antinoos, lui dit ces paroles ailées:

--Antinoos, je reconnais que tu t'intéresses à moi comme un père à
son fils, toi qui voudrais que je chasse durement cet étranger du
palais, mais un dieu ne peut permettre cette iniquité. Prends plutôt et
donne-lui: loin de te blâmer, je t'y invite. Mais telle n'est pas ta
pensée dans le fond de ton cœur. Tu aimes mieux manger toi-même que de
donner à un autre.

Antinoos lui répondit:

--Télémaque au langage altier, tu ne sais dissimuler ta colère; si tous
les prétendants suivaient mon exemple, nous serions bientôt débarrassés
de ce mendiant.

A ces mots, il saisit sous la table l'escabeau sur lequel il appuyait
ses pieds et le brandit au-dessus de sa tête. Cependant, tous les
autres convives donnèrent à Ulysse qui remplit sa besace de pain et de
viande. En revenant vers le seuil, le mendiant s'arrêta devant Antinoos
et lui dit:

--Donne, ami, car tu me sembles être le premier des Achéens, aussi
faut-il que ta part soit plus forte que celle des autres. J'étais riche
autrefois, moi aussi, et souvent je donnais aux mendiants. Zeus a
détruit tout cela: je suis ici maintenant et souffrant bien des maux.

Antinoos lui répondit:

--Quel dieu nous a envoyé ce fléau, désolation des repas? Retire-toi
loin de ma table, mendiant impudent. Chacun te donne ici follement,
sans réserve ni pitié, parce qu'il s'agit du bien d'autrui et cependant
ils possèdent tous de grandes richesses.

L'ingénieux Ulysse, en se retirant, répliqua:

--Dieux grands! ta générosité n'égale pas ta beauté, car tu ne
donnerais pas même un grain de sel à un suppliant, toi qui vis dans
l'abondance à la table d'autrui.

A ces mots, la colère grandit dans le cœur d'Antinoos. Le regardant en
dessous, il lui dit ces paroles ailées:

--Certes, il t'arrivera malheur dans ce palais, car ta bouche profère
l'injure.

Il dit, et saisissant un escabeau, il le lança avec violence au
vagabond.

Ulysse, ferme comme un roc, reçut le coup sans broncher; mais tout à
sa vengeance, il regagna sa place sur le seuil et, s'adressant aux
prétendants, il leur dit:

--Écoutez, prétendants de l'illustre reine, ce que mon cœur m'invite à
vous dire. L'homme qui défend ses biens n'éprouve pas de ressentiment
quand il combat le ravisseur, mais Antinoos m'a frappé à cause de ce
ventre odieux et funeste qui avilit l'homme affamé. Par les dieux et
les furies qui protègent le mendiant, puisse la mort anéantir Antinoos
avant son hymen.

Antinoos répliqua:

--Étranger, mange et tais-toi, si tu ne veux pas que nos jeunes
serviteurs, entendant ton langage, ne te traînent par les pieds hors du
palais.

Il dit et tous les convives furent remplis d'indignation et chacun
s'écriait:

--Antinoos, pourquoi frapper ce pauvre mendiant? Peut-être est-ce un
immortel parcourant les villes, pour être témoin de l'insolence et de
l'injustice des hommes?

Télémaque sentit une grande douleur en voyant frapper son noble père,
mais il dissimula ses larmes: dans son cœur il pensait à la vengeance
prochaine.


Lorsque la prudente Pénélope apprit qu'on avait frappé un mendiant dans
son palais, elle s'écria:

--Puisse Apollon te frapper toi-même ainsi, Antinoos!

L'intendante Eurynomé ajouta:

--Si nos vœux étaient exaucés, aucun de ces orgueilleux ne reverrait
l'Aurore au trône d'or.

Pénélope répliqua:

--Nourrice, tous me sont odieux, mais Antinoos par dessus tout, car il
a frappé un malheureux étranger demandant l'aumône dans mon palais.

C'est ainsi qu'elle parlait au milieu de ses suivantes assises auprès
d'elle. Alors faisant venir le divin pasteur, elle lui dit:

--Cher Eumée, invite cet étranger à venir près de moi. Je veux lui
demander si peut-être il sait quelque chose du divin Ulysse, puisqu'il
a parcouru tant de pays.

Eumée lui répondit:

--Si tu voulais l'interroger, chère Reine, ton cœur serait charmé
de l'entendre parler. Pendant trois nuits dans ma cabane, il n'a pu
terminer de me raconter ses infortunes. Comme un aède instruit par
les dieux, il me charmait par ses récits. Il dit que son père, roi de
la Crète, fut l'hôte d'Ulysse; c'est de là qu'il vient, et il affirme
qu'Ulysse est près d'ici chez les Thesprotes, rapportant des trésors
immenses.

La prudente Pénélope reprit:

--Va et dis-lui qu'il vienne me raconter tout à moi-même. Que pendant
ce temps, les autres se réjouissent dans le palais, puisqu'ils ont le
cœur joyeux. Ah! si Ulysse était de retour, bientôt, aidé de son fils,
il punirait ces insolents!

Elle dit et Télémaque éternuant avec grand bruit, fit retentir tout le
palais. Pénélope sourit et dit encore à Eumée:

--Va vite chercher cet étranger, n'entends-tu pas que mon fils a
éternué à toutes mes paroles? Si je reconnais que ce mendiant a dit la
vérité, je lui ferai don d'un manteau et d'une tunique.

Elle dit et le pasteur s'approchant d'Ulysse, lui dit ces paroles
ailées:

--Vénérable étranger, la très prudente Pénélope, mère de Télémaque,
désire t'interroger sur son époux. Si elle reconnaît que tu lui dis la
vérité, elle te donnera un manteau et une tunique dont tu as si grand
besoin, et tous te donnant du pain, tu pourras rassasier ton ventre à
ton gré.

Le patient Ulysse lui répondit:

--Eumée, je suis prêt à dire la vérité à la fille d'Icarios, car je
sais quel est le sort d'Ulysse. Nous avons supporté tous deux la même
infortune. Mais je crains la foule brutale de ces prétendants dont
l'insolence est sans borne. Tout à l'heure, l'un d'eux m'a frappé. Ni
Télémaque, ni personne ne l'a retenu. Invite donc Pénélope à attendre
que le soleil se couche pour m'interroger sur le jour du retour de son
époux.

Il dit, et le pasteur revenant seul vers Pénélope, elle s'écria:

--Tu ne l'amènes pas, Eumée, à quoi donc songe ce vagabond? Est-ce la
crainte ou la honte qui l'empêche de traverser le palais?

Eumée répondit:

--Il t'engage avec sagesse à attendre que le soleil se couche. Il est
en effet préférable pour toi, ô Reine, que tu interroges sans témoin
cet étranger.

La prudente Pénélope répliqua:

--Cet homme, quel qu'il soit, n'est pas dépourvu de sens. J'attendrai
donc le départ des prétendants insolents.

Eumée, regagnant la foule des convives, s'approcha de Télémaque et lui
dit à voix basse:

--Cher enfant, je m'en retourne veiller sur tes troupeaux qui sont ta
fortune et la mienne. Sois prudent, car bien des Achéens méditent des
choses funestes. Puisse Zeus te protéger!

Le sage Télémaque lui répondit:

--Pars donc, mais reviens dès l'aurore et amène de belles victimes. Les
Immortels et moi aurons soin du reste.

Il dit et Eumée quitta le palais rempli de convives. En ce moment
ceux-ci se livraient joyeusement aux plaisirs de la danse et du chant,
car déjà le soir était arrivé.

[Illustration]



Chant XVIII

PÉNÉLOPE

[Illustration]

[Illustration]


Il y avait dans Ithaque un mendiant de profession, remarquable par sa
gloutonnerie: il mangeait et buvait sans pouvoir rassasier son ventre
insatiable. Bien que de haute stature, il n'avait ni vigueur, ni
courage. Arnée était le nom que sa mère lui avait donné au moment de
sa naissance, mais tout le monde dans le pays l'appelait Iros, parce
qu'il portait les messages dont on le chargeait. Entrant en ce moment
dans le palais, il aperçut Ulysse et, lui cherchant querelle, il lui
adressa ces paroles outrageantes:

--Retire-toi d'ici, vieillard, si tu ne veux être traîné dehors par les
pieds. Ne vois-tu pas que tous me font signe afin que je te chasse?...
Allons, lève-toi, si tu ne veux pas que nous en venions aux coups.

Ulysse le regardant en dessous lui dit:

--Insensé, je ne te fais aucun tort et n'envie point les présents que
l'on te donne. Ce seuil est assez large pour nous deux; ne sois point
jaloux d'autrui, car tu es vagabond comme moi. Cependant retiens tes
menaces et crains de m'irriter. Tout vieux que je suis, tu pourrais
t'en repentir, et je n'en serais que plus tranquille demain, car tu ne
reverrais plus le palais d'Ulysse.

Le mendiant Iros lui répondit avec colère:

--Grands dieux! comme ce glouton parle avec volubilité, il semble une
vieille sorcière tisonnant sa cendre. Il paraît oublier que si je le
frappe de mes deux mains, je ferai tomber à terre toutes les dents de
ses mâchoires comme celles d'une truie qui dévaste les champs. Allons,
retrousse tes guenilles et prépare-toi à combattre. Ceux-ci jugeront
les coups!

C'est ainsi que devant les portes élevées, sur le seuil poli, ils se
querellaient avec rage; Antinoos s'en aperçut et éclatant de rire, dit
aux prétendants:

--O amis! un dieu favorable nous envoie un divertissement comme il
ne nous est pas donné souvent d'en contempler un. Iros et l'étranger
veulent en venir aux mains. Voyons et apprécions les coups.

Il dit et tous se levèrent en riant, formant le cercle autour des
vagabonds. Antinoos leur dit alors:

--Illustres prétendants, écoutez ce que j'ai à vous dire: Nous avons
préparé pour notre repas du soir des ventres de chèvres qui sont là
sur le feu. Le vainqueur, quel qu'il soit, choisira le morceau qu'il
préfère; de plus, il participera toujours à nos festins, à l'exclusion
de tout autre mendiant.

Il dit et la proposition fut agréée. Cependant le sage Ulysse songeant
à une ruse dit aussitôt:

--Amis! il n'est pas juste qu'un vieillard accablé par l'infortune,
lutte contre un jeune homme, mais mon maudit ventre m'excite à
combattre et certes je périrai sous les coups. Je demande seulement
que tous par un serment s'engagent à ne pas favoriser Iros, ni ne me
soumettent par force à cet homme?

Il dit et tous firent le serment qu'il exigeait. A ce moment, le divin
Télémaque prit la parole:

--Etranger, si ton cœur magnanime t'excite à combattre ce vagabond, tu
n'as rien à craindre des Achéens. Celui qui te frapperait, aurait plus
d'un adversaire devant lui. Les rois Antinoos et Eurymaque, tous deux
pleins de sagesse m'approuvent en ce moment.

Tous les prétendants applaudirent. Ulysse retroussa ses haillons
autour de sa ceinture et montra ses belles et fortes cuisses. Il mit
à nu ses larges épaules, sa poitrine et ses bras robustes. Minerve se
tenait auprès de lui, mettant la force dans ses membres nerveux. Les
prétendants étaient frappés de surprise; chacun disait en regardant son
voisin.

--Certes, l'infortuné Iros trouvera le mal qu'il a cherché. Voyez quels
muscles montre le vieillard sous ses haillons!

Cependant le cœur d'Iros était cruellement agité. Les serviteurs
durent le retrousser de force et l'amenèrent tremblant de frayeur.
Antinoos, le gourmanda en ces termes:

--Il vaudrait mieux pour toi, vil glouton, n'être jamais né si tu
trembles devant ce vieillard épuisé par les maux. Mais je te le
déclare, s'il l'emporte sur toi, je te jetterai sur un vaisseau et te
ferai conduire chez le roi Echétus, afin qu'il te coupe le nez et les
oreilles et que, t'arrachant les parties sexuelles, il les donne en
pâture à ses chiens.

Il dit et Iros trembla plus fort. On l'amena au milieu du cercle et
les combattants levèrent les mains. Alors Ulysse délibéra si d'un seul
coup il lui ôterait la vie, ou si le frappant doucement, il l'étendrait
à terre afin que les Achéens ne le reconnussent point. Ce dernier
parti lui sembla le meilleur, et tandis qu'Iros le frappait à l'épaule
droite, le héros lui porta un coup au-dessous de l'oreille et lui brisa
les os. Iros s'écroula dans la poussière et un sang noir sortit de sa
bouche, tandis que les prétendants, levant les mains, se mouraient de
rire. Cependant Ulysse, saisissant par le pied le malheureux Iros, le
traîna près de la porte et l'appuya contre le mur, puis lui mettant un
bâton dans la main, il lui adressa ces paroles ailées:

--Reste assis là maintenant pour écarter les porcs et les chiens et ne
te figure plus que tu es le maître ici, de peur que tu n'éprouves un
plus terrible malheur encore.

Il dit et remettant sur ses épaules sa besace toute déchirée, il revint
s'asseoir sur le seuil. Les prétendants rentrèrent dans le palais en
riant et le félicitèrent en ces termes.

--Etranger, que Zeus t'accorde ce que tu désires pour avoir dompté
ce mendiant fanfaron. Bientôt nous l'emmènerons en Epire chez le roi
Echétus, fléau des mortels.

Ils disaient ainsi et le divin Ulysse se réjouissait en lui-même.
Antinoos mit alors devant lui le plus beau morceau des viandes du
sacrifice. Amphinome choisit dans la corbeille deux pains, puis il prit
une coupe d'or à la main et lui dit:

--Réjouis-toi, Étranger vénérable et puisses-tu être aussi heureux un
jour que tu es infortuné aujourd'hui!

Ulysse lui répondit:

--Amphinome, tu me parais fort sensé: tel était d'ailleurs ton père,
le brave et opulent Nisus. Ecoute et retiens mes paroles: parmi les
êtres qui rampent à la surface de la terre, l'homme en est certes le
plus inconscient, puisque jamais il ne croit aux malheurs que lui
réserve l'avenir. Je vois ici des hommes pratiquer l'iniquité, dévorer
les biens et outrager l'épouse d'un héros qui certes, je l'affirme, est
déjà près de ces lieux. Puisse une divinité te ramener dans ta demeure
avant le retour de ce héros, car je te le dis, le sang coulera dans ce
palais!

Ulysse alors faisant une libation, but le vin pur et remit la coupe
aux mains du héraut. Amphinome rentra dans la salle le cœur rempli
de tristesse... Il ne devait point échapper à la mort, et Minerve
devait le faire tomber sous la lance du vaillant Télémaque. Il alla se
rasseoir sur le siège qu'il avait quitté.


Cependant Minerve aux yeux bleus inspira à la fille d'Icarios, la
prudente Pénélope, la pensée de se montrer aux prétendants afin
d'égayer leur cœur, voulant honorer son époux et son fils.

Elle sourit à cette pensée et dit à son intendante:

--Eurynomé, mon cœur souhaite une chose que jusqu'à présent il n'a
jamais souhaité. Je veux me montrer aux prétendants quoiqu'ils me
soient profondément odieux. Je voudrais aussi adresser à mon fils de
sages paroles et l'engager à ne point se mêler à ces hommes superbes
dont l'âme dissimule de méchantes pensées.

Eurynomé lui répondit:

--Chère Pénélope, j'approuve tes paroles pleines de sagesse, mais ne te
présente point ainsi le visage flétri par les larmes, baigne auparavant
ton corps et parfume tes cheveux.

La très prudente Pénélope répliqua:

--Eurynomé, je ne suivrai pas tes conseils, car les dieux ont détruit
ma beauté depuis le départ de mon époux. Ordonne à Autonoé et à
Ippodamie de m'accompagner dans le palais, car je ne puis me rendre
seule au milieu de ces hommes.

Elle dit, et la vieille servante traversa le palais pour exécuter les
ordres de sa maîtresse.


Minerve alors conçut une autre pensée. Elle répandit un doux sommeil
sur la fille d'Icarios, puis elle lui fit de divins présents afin que
les Grecs fussent frappés d'admiration. Répandant sur sa tête et sur
son corps l'essence de beauté divine dont Cythérée seule a le secret,
elle la fit paraître plus belle et plus blanche que l'ivoire: puis elle
s'éloigna.

Les servantes aux bras blancs entrant avec bruit l'éveillèrent,
Pénélope ouvrit alors les yeux et dit:

--Un doux assoupissement s'était emparé de moi. Ah! si seulement la
chaste Diane m'envoyait ainsi la noire mort, à moi qui me consume à
gémir, regrettant l'époux bien aimé.

Elle dit, et suivie de ses femmes, elle se dirigea vers la salle du
festin. Elle s'arrêta sur le seuil, tenant devant son visage un voile
brillant. A sa vue les prétendants sentirent fléchir leurs genoux; le
désir d'amour remplissait leur cœur, tous souhaitaient partager sa
couche. S'adressant à son fils chéri, elle lui dit ces paroles ailées:

--Télémaque, ton esprit a perdu sa fermeté. Quand tu étais enfant, ton
âme connaissait mieux la sagesse; comment se peut-il que tu aies laissé
outrager ton hôte dans ton palais. Quelle honte parmi les hommes si
l'étranger que Zeus envoie dans nos foyers n'y trouve pas la divine
hospitalité.

Télémaque lui répondit:

--Ma mère, ce n'est point par la volonté des prétendants ni par la
mienne qu'a eu lieu cette lutte entre Iros et l'Étranger. Du reste
ce dernier a été le plus fort et plût aux dieux que d'autres hommes
fussent domptés aussi vrai que cet Iros est assis, brisé et sans force
à la porte de ce palais.

Eurymaque, prenant alors la parole dit à Pénélope:

--Fille d'Icarios, si tous les Argiens pouvaient te contempler, des
prétendants sans nombre assiégeraient dès l'aurore les portes de ta
demeure, car tu l'emportes sur toutes les femmes par ta beauté et par
ton esprit!

La sage Pénélope lui répondit:

--Eurymaque, les dieux m'ont ravi ma beauté depuis le jour où les
Achéens partirent pour Ilion avec le noble Ulysse mon époux. Ce
jour-là, mettant sa main dans la mienne il me parla ainsi: «Femme, je
pense que beaucoup d'Achéens aux belles cnémides ne verront pas le jour
du retour, car les Troyens sont belliqueux et montent des coursiers
aux pieds rapides qui décident des batailles. J'ignore le destin que
me réservent les dieux. Mais toi, aie soin de mon père et de ma mère
en ce palais, et quand ton fils verra son menton se couvrir de barbe,
alors marie-toi avec celui qui trouvera le chemin de ton cœur et
quitte cette maison.» Aujourd'hui ces choses s'accomplissent et la nuit
approche où cet hymen odieux sera mon partage. Cependant, je ne puis
m'empêcher de dire que telle n'était pas autrefois la manière d'agir
des prétendants qui recherchaient une femme vertueuse; ils venaient,
les mains chargées de présents, mais ne dévoraient pas le bien d'autrui.

Elle dit, et Ulysse admirait son esprit et sa sagesse.

Antinoos, prenant la parole dit à Pénélope:

--Fille d'Icarios, reçois donc les présents que chacun de nous
t'offrira, car il n'est pas bien de refuser des dons. Quant à nous,
nous ne retournerons dans nos demeures que le jour où tu auras choisi
un époux parmi nous.

Ainsi parla Antinoos, et ce langage plut aux Achéens; chacun envoya
son héraut pour chercher des présents. Celui d'Antinoos apporta un
voile magnifique, brodé avec art; douze agrafes étaient adaptées à
leurs anneaux d'or. Eurymaque offrit à Pénélope un collier d'or d'un
admirable travail, et Eurydamas des boucles d'oreilles dont chacune
soutenait trois perles limpides et pures comme l'étoile du matin.
Gisandre, fils du roi Polyctor, et tous les autres Grecs apportèrent
également de superbes présents; puis la divine Pénélope, accompagnée
de ses suivantes remonta dans ses appartements chargée de ces dons
magnifiques.


Cependant les prétendants, joyeux, se livraient à la danse et au chant.
Bientôt la nuit survint; on disposa alors trois foyers de lumière pour
éclairer la salle du festin. Des servantes entretenaient tour à tour
la lumière. Ulysse leur adressa la parole en ces termes:

--Servantes d'Ulysse, allez dans les appartements de votre auguste
reine tourner le fuseau, ou de vos mains agiles, peigner la laine. Moi,
je me chargerai de surveiller les lumières, et quand même les convives
voudraient attendre l'Aurore au trône d'or, ils ne me lasseront pas,
car je suis accoutumé à la patience.

Il dit, et les servantes se regardant entre elles, se mirent à rire;
Mélantho aux belles joues l'injuria grossièrement. Elle était fille
de Dolius; Pénélope l'avait élevée et la choyait comme son enfant,
mais insensible à la douleur de sa maîtresse, elle aimait Eurymaque et
partageait quelquefois sa couche. S'adressant à Ulysse, elle lui dit:

--Étranger misérable, il faut que ton esprit soit troublé pour
discourir avec tant d'audace en présence de ces héros. Tu es ivre ou
insensé ou peut-être es-tu fier d'avoir vaincu le mendiant Iros.
Prends garde qu'un plus fort que lui ne te jette hors de ce palais!

Ulysse la regardant en dessous, lui dit:

--Chienne impudente, je vais répéter tes paroles à Télémaque afin qu'il
te coupe en morceaux.

Les femmes, pensant que ces propos étaient sérieux, s'enfuirent pleines
d'épouvante. Pour lui, riant en lui-même, il resta près des brasiers,
mais ses yeux se fixaient sur les prétendants; dans son esprit
s'agitaient des pensées de vengeance, et Minerve voulant que la douleur
descendit encore plus profondément dans son cœur, excitait ces hommes
superbes à se railler de lui. Eurymaque prit la parole le premier et
pour bafouer Ulysse et provoquer le rire chez ses compagnons, il leur
dit:

--Prétendants de l'illustre reine, c'est sans doute par l'intervention
d'un dieu que cet homme est venu dans la demeure d'Ulysse. Voyez,
cette tête sans un seul cheveu, ne nous éclaire-t-elle pas mieux qu'un
de ces flambeaux?

Puis s'adressant au destructeur de villes, il lui dit:

--Étranger, voudrais-tu entrer à mon service pour travailler dans mon
domaine? Je te fournirais le pain et les vêtements, mais je pense que
tu préfères mendier parmi le peuple pour remplir ton ventre insatiable?

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

--Eurymaque, si nous luttions tous deux à qui sera le plus dur au
travail dans une prairie, étant tous deux à jeun jusqu'à la nuit
sombre, et que nous eussions une faux bien recourbée, avec de l'herbe
devant nous, nous verrions ce que nous pourrions faire; ou bien si nous
avions à conduire une paire de bœufs vigoureux et quatre arpents à
labourer, tu verrais si je sais creuser mon sillon bien droit. Enfin
si le fils de Saturne soulevait aujourd'hui la guerre et que j'eusse
un bouclier, deux javelots et un casque d'airain bien adapté à mes
tempes, tu me verrais combattre aux premiers rangs, et tu n'oserais
parler de ma voracité. Mais tu m'outrages et ton cœur est sans pitié,
tu te crois fort parce que tu vis au milieu de lâches. Si Ulysse
revenait, les larges portes de son palais seraient trop étroites pour
toi, fuyant devant sa lance.

Il dit et Eurymaque courroucé, le regardant en dessous lui adressa ces
paroles ailées:

--Misérable, il faut que le vin se soit emparé de ton esprit pour que
tu oses prononcer ces audacieuses paroles. Es-tu donc si fier d'avoir
vaincu Iros le vagabond?

En disant ces mots, il saisit un escabeau pour le lancer à Ulysse;
celui-ci, pour l'éviter, se plaça derrière Amphinome. L'escabeau
atteignit un échanson qui fut renversé dans la poussière, laissant
échapper l'aiguière de ses mains. Un grand tumulte remplit le palais,
et chacun disait en regardant son voisin:

--Pourquoi les dieux ont-ils permis à ce vagabond de venir jusques ici
troubler nos festins? Voilà que maintenant nous nous querellons pour
des mendiants!

Alors Télémaque prenant la parole, leur dit:

--Hommes étonnants, vous ne pouvez même plus cacher en votre cœur les
effets du vin pur sur votre esprit! Allez plutôt dormir chez vous;
cependant je ne renvoie personne.

Il dit et tous se mordaient les lèvres, admirant l'assurance de
Télémaque.

Cependant Amphinome, glorieux fils du roi Nisus, et petit-fils
d'Arétès, leur adressa ces paroles:

--Amis, apaisez votre colère; ne maltraitez ni l'Étranger, ni les
serviteurs qui sont sous le toit du divin Ulysse. Allons, que l'échanson
nous offre des coupes pour les dernières libations et regagnons ensuite
nos demeures.

Il dit et le héraut Mulios, serviteur d'Amphinome, remplit les coupes;
puis tous se retirèrent pour se livrer au sommeil.

[Illustration]



Chant XIX

EURYCLÉE

[Illustration]

[Illustration]


Ulysse était resté dans la salle, méditant avec Minerve la mort des
prétendants; bientôt il adressa à Télémaque ces paroles ailées:

--Télémaque, enlevons maintenant toutes ces armes de guerre et si les
prétendants t'interrogent, amuse-les par de douces paroles: «Je les ai
placées à l'abri de la fumée, leur diras-tu, car elles ne sont plus ce
qu'elles étaient jadis quand Ulysse les laissa à son départ pour Troie;
et une divinité m'a mis au cœur une crainte: il se pourrait qu'une
querelle s'élevât entre vous et que sous l'influence d'un vin généreux,
vous ne troubliez le festin, car le fer attire l'homme.»

Il dit, et Télémaque pour exécuter les ordres de son père bien-aimé
appela d'abord la nourrice Euryclée:

--Nourrice, va fermer les portes du palais et veille à ce que les
femmes ne sortent pas de leur appartement pendant que je vais porter
dans ma chambre les belles armes de mon père qui se ternissent dans la
salle du festin.

La bonne Euryclée lui répondit:

--Plût au ciel, cher enfant, que la sagesse te pousse enfin à soigner
tes biens! Mais voyons, qui portera le flambeau si tu ne veux pas de
servante pour t'éclairer?

Le sage Télémaque lui répondit:

--Ne t'inquiète pas, bonne Euryclée, ce sera l'étranger que voici.

Il dit, et Euryclée s'empressa de fermer les portes du palais
magnifique.

Pendant ce temps, Ulysse et son noble fils transportèrent les casques
brillants, les boucliers arrondis et les lances acérées. Minerve
marchait devant eux, tenant un flambeau d'or répandant une lumière
éclatante. Alors Télémaque dit à son père:

--O mon père, quel est le prodige qui frappe mes yeux? Une lumière
étincelante illumine ces salles; ce ne peut être qu'un dieu qui nous
éclaire.

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

--Ne m'interroge point, garde ces choses dans ton esprit. Maintenant
va te reposer; pour moi, je resterai ici, afin d'éprouver encore les
servantes et ta mère; dans son affliction, Pénélope m'interrogera sur
chaque chose.

Il dit, et Télémaque se rendit dans sa chambre pour se livrer au doux
sommeil.


Cependant le prudent Ulysse restait dans le palais, méditant avec
Minerve le trépas des prétendants.

La prudente Pénélope sortit bientôt de son appartement, semblable à
Diane ou à Vénus aux cheveux d'or. Ses femmes avancèrent pour elle
auprès du feu le siège où elle avait coutume de s'asseoir; il était
orné d'ivoire et d'argent et c'était l'œuvre de l'habile Iconalius;
il y avait ajouté, pour les pieds, un escabeau qui tenait au siège
lui-même, et sur lequel on étendait une grande peau de brebis. Ce fut
là que s'assit la prudente Pénélope; les suivantes aux bras blancs
débarrassèrent les tables des restes nombreux qui les souillaient
et enlevèrent les coupes dans lesquelles avaient bu les princes
orgueilleux; puis elles ranimèrent les brasiers. Cependant Mélantho
aux belles joues, apostrophant Ulysse une seconde fois, lui dit:

--Vagabond importun, es-tu donc ici pour épier les femmes? Sors au plus
vite ou sinon, te frappant d'un tison ardent, nous te chasserons.

Ulysse, la regardant avec colère lui dit:

--C'est parce que je suis couvert de haillons que tu t'acharnes sur
moi. Cependant je fus riche autrefois; crains aussi, femme, de perdre
un jour ta beauté, ta jeunesse ou que ta maîtresse, s'apercevant de tes
méfaits, ne te jette à la porte.

Il dit, et Pénélope, l'entendant, gourmanda sa servante en ces termes:

--Chienne impudente, je te ferai payer de ta tête ton audace, car tu
avais entendu de ma bouche même, mon désir d'interroger cet étranger
sur mon époux.

Puis s'adressant à Eurynomé:

--Apporte un siège recouvert d'une peau de brebis pour cet étranger
que je veux questionner.

Elle dit, et Ulysse, s'étant assis, elle lui adressa ces paroles:

--Étranger, dis-moi d'abord où se trouve ta patrie et quels sont tes
parents?

L'ingénieux Ulysse répondit:

--O femme! ta gloire s'élève jusqu'au ciel comme celle d'un roi
respectant les dieux, mais ne m'interroge ni sur mon origine, ni sur
ma patrie. Ces souvenirs remplissent mon âme de nouvelles douleurs;
que me sert de m'asseoir sous un toit étranger pour pleurer et pour
gémir? On ne gagne rien à soupirer sans cesse, et en voyant mes larmes,
tes femmes ou toi-même croiront que c'est le vin qui provoque cet
attendrissement.

La prudente Pénélope lui dit alors:

--Étranger, les Immortels m'ont ravi ma beauté le jour où les Argiens
partirent avec Ulysse, mon époux. Maintenant la tristesse m'accable,
car tous ceux qui commandent dans la haute Ithaque me recherchent en
mariage malgré moi et ruinent ma maison. Dans ma douleur, je ne puis
m'occuper ni des étrangers, ni des suppliants. Je pleure Ulysse et
mon cœur chéri se consume dans les regrets. Les prétendants pressent
mon hymen et j'en suis réduite à tramer des ruses pour déjouer leurs
projets. Une divinité m'inspira d'abord de tisser un voile sans fin,
et je leur tenais ce discours: «Jeunes gens qui prétendez à ma main,
puisque le divin Ulysse est mort, ne pressez point mon hymen; attendez
que j'aie terminé ce voile funèbre que je destine au héros Laërte. Les
femmes achéennes ne me pardonneraient point de laisser sans linceul
cet homme de bien.» Je disais ainsi et leur cœur était persuadé;
j'ourdissais le jour cette toile sans fin que, la nuit venue, je
défaisais à la lueur des flambeaux. C'est ainsi que pendant trois ans,
j'échappai aux poursuites, mais la quatrième année, les prétendants
avertis par mes servantes, chiennes impudentes qui me trahissaient,
vinrent me surprendre et m'adressèrent des paroles de reproche. Voilà
comment je fus obligée de terminer cette toile et aujourd'hui je ne
puis éviter cet hymen. Mes parents me pressent de prendre un époux et
mon fils s'indigne de voir consumer ses biens. Maintenant, étranger,
dis-moi ton origine, car tu n'es pas né d'un chêne antique, ni d'un
rocher?

Ulysse lui répondit:

--Vénérable épouse d'Ulysse, ma douleur redouble à tes questions, mais
je vais y répondre cependant. Il est au milieu de la mer infertile
une île que l'on nomme la Crète. Quatre-vingt-dix villes se partagent
sa population nombreuse. Là sont les Achéens, les Crétois magnanimes,
les Cydoniens, les Doriens et les divins Pélasges. Parmi les cités se
trouve Gnosse, où Minos régna neuf ans. Il était le père de mon père,
le magnamine Deucalion. Deucalion m'engendra ainsi que le puissant
Idoménée. J'étais le plus jeune; je reçus le nom d'Ethon. Idoménée
partit pour Ilion avec les Atrides sur des vaisseaux recourbés, et
ce fut en Crète que je vis Ulysse auquel j'offris les présents de
l'hospitalité. Les nobles Achéens restèrent douze jours dans notre île,
retenus par le souffle puissant de Borée qui ne permettait même pas de
rester debout sur le sol; le treizième jour le vent tomba et ils mirent
à la voile.

C'est ainsi que dans ses discours Ulysse donnait à ses mensonges
l'apparence de la vérité et Pénélope en l'écoutant, versait des larmes
abondantes. Comme la neige poussée par Zéphire et qui s'est amoncelée
sur les cimes des montagnes, fond au souffle tiède de l'Eurus, ainsi
les belles joues de Pénélope fondaient sous les pleurs qu'elle
répandait au souvenir de l'époux bien-aimé. Ulysse, ému dans son cœur
cachait ses larmes; ses yeux restaient immobiles comme s'ils eussent
été d'airain. Bientôt Pénélope lui dit:

--Étranger, je veux maintenant te mettre à l'épreuve pour savoir si
vraiment tu as reçu dans ton palais mon époux et ses divins compagnons.
Dis-moi quels vêtements il portait et quels compagnons le suivaient?

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

--O femme, la réponse est difficile, car voilà vingt ans qu'il s'est
éloigné de ma patrie. Voici cependant ce dont mon esprit se souvient:
Le divin Ulysse portait un double manteau de pourpre, l'agrafe était
d'or avec deux anneaux; une broderie sur le devant représentait un
chien tenant entre ses pattes un faon tacheté; chacun admirait cette
broderie. Je remarquai aussi la tunique d'Ulysse, au tissu mince comme
une pelure d'oignon sec, et qui brillait comme le soleil; toutes les
femmes la contemplaient avec admiration. Cependant je ne sais pas si
Ulysse portait ces vêtements dans sa patrie ou s'il les avait reçus
de quelque ami depuis son départ. Il était accompagné d'un héraut à
la peau noire, aux cheveux crépus, aux épaules voûtées; son nom était
Eurybate. Ulysse semblait l'honorer particulièrement.

Il dit, et la douleur de Pénélope en fut plus grande encore, car elle
avait reconnu les signes qu'Ulysse venait de décrire exactement.
Refoulant ses larmes, elle dit à son époux:

--Étranger, tu as dis vrai, et tu seras désormais honoré et chéri dans
cette demeure: c'est moi en effet qui avais donné ces vêtements que
tu as dépeints; je les apportai pliés de ma chambre, et j'y mis cette
agrafe brillante dont tu parles. Hélas, Ulysse ne reviendra plus dans
son Ithaque aimée, car c'est sous des auspices funestes qu'il est parti
pour cette Ilion abhorrée.

Ulysse lui répondit alors:

--Vénérable épouse du fils de Laërte, retiens tes larmes qui
flétrissent ton beau corps. Cesse de gémir et écoute mes paroles, je
vais te dire ce que j'ai appris du retour d'Ulysse: Il est vivant, non
loin d'ici dans le fertile pays des Thesprotes, il ramène d'immenses et
magnifiques trésors recueillis dans cette cité, mais il a perdu près de
Thrinacrie la sacrée ses compagnons et son navire à la proue azurée.
Bientôt il sera de retour, j'en fais le serment. Ulysse reviendra ici
cette année même, à la fin de ce mois ou au commencement de l'autre.

Pénélope répliqua:

--Étranger, puisse cette parole s'accomplir; tu éprouverais bientôt
mon amitié, en recevant de moi de nombreux présents; mais hélas! je ne
crois plus au retour d'Ulysse. Maintenant, femmes, baignez le vieillard
et dressez-lui un lit avec de chaudes couvertures afin qu'à l'abri du
froid, il attende l'Aurore au trône d'or. Demain vous le parfumerez
après l'avoir baigné de nouveau, et, assis dans le palais auprès de
Télémaque, il s'occupera du festin: malheur à qui oserait le maltraiter!

Le divin Ulysse lui répondit:

--Épouse vénérable du fils de Laërte, les lits aux tapis brillants
me sont devenus odieux depuis que je me suis éloigné des montagnes
neigeuses de la Crète. La couche de l'indigent m'est échue en partage
et je ne laisserai laver mes pieds par aucune de tes suivantes, à
moins qu'il n'y en ait parmi elles quelqu'une d'âgée et de fidèle? De
celle-là, je ne refuserai point les soins.

La prudente Pénélope lui dit aussitôt:

--Cher étranger, j'ai une vieille servante dont le cœur est rempli de
sagesse; c'est elle qui a nourri et élevé l'infortuné Ulysse. Allons,
lève-toi, sage Euryclée, et lave les pieds de cet étranger qui est du
même âge que ton maître; tels sont sans doute aujourd'hui les pieds
d'Ulysse et telles ses mains, car l'homme vieillit vite au sein du
malheur.

Alors la vieille Euryclée s'approcha d'Ulysse et lui dit en versant des
larmes brûlantes:

--Un grand nombre d'étrangers malheureux sont venus dans ce palais,
mais je ne crois pas avoir vu personne qui ressemblât à Ulysse autant
que toi, infortuné! Aussi, j'obéis de grand cœur à l'ordre de la fille
d'Icarios.

Ulysse lui dit alors:

--Bonne vieille, tous ceux qui nous ont vus l'un et l'autre disent que
nous nous ressemblons fort, comme tu l'as si justement remarqué.

Euryclée prit un bassin d'airain brillant et s'approcha d'Ulysse qui
s'était assis près du foyer, mais il tournait le dos à la lumière,
car il craignait que la vieille nourrice ne vît la cicatrice qu'il
avait à la jambe. Pendant qu'elle baignait son maître, soudain elle
reconnut cette blessure que lui avait faite jadis la dent blanche d'un
sanglier, lorsqu'il était allé sur le Parnèse visiter Autolycus, le
noble père de sa mère. Autolycus venant un jour à Ithaque dans le temps
que sa fille, épouse de Laërte, venait d'accoucher d'un fils, Euryclée
déposa l'enfant sur ses genoux et lui dit: «Autolycus, donne toi-même
un nom à l'enfant chéri de ta fille.» Il répondit: «Que son nom soit
Ulysse, et quand il aura grandi, qu'il vienne sur le Parnèse, je le
renverrai comblé de présents.» Ulysse ayant grandi vint chez son aïeul,
et pendant une chasse au sanglier, il fut blessé au-dessus du genou.
Or Euryclée, ayant senti la cicatrice sous la paume de sa main, la
reconnut au toucher; elle laissa échapper le pied du héros, la jambe
retomba dans le bassin; l'airain retentit et l'eau se répandit sur le
sol. Alors la joie et la douleur étreignirent son cœur, ses yeux se
remplirent de larmes et sa voix s'arrêta dans sa gorge. Enfin, lui
prenant le menton dans ses mains, elle s'écria:

--Oui, tu es bien Ulysse, mon cher enfant, et mes yeux ne t'avaient
pas reconnu!

Elle dit et voulut faire signe à Pénélope, mais la reine ne la vit
pas, car Minerve détourna son attention; alors Ulysse la saisissant et
l'attirant vers lui, prononça ces paroles rapides:

--Nourrice, pourquoi veux-tu me perdre, toi qui m'as nourri sur ton
sein? Puisque tu m'as reconnu, ne me trahis pas, et que personne dans
ce palais n'apprenne mon retour. Car je te le déclare, toi-même ne
serais pas épargnée, bien que tu sois ma nourrice, quand je mettrai à
mort les autres femmes de service.

La prudente Euryclée lui répondit:

--Cher enfant, quelle parole s'est échappée de tes lèvres? Tu sais
combien mon âme est forte. Mais si jamais un dieu fait tomber sous
tes coups les prétendants insolents, je te désignerai les femmes qui
déshonorent ta maison.

L'ingénieux Ulysse lui dit alors:

--Nourrice, pourquoi me les nommer, je saurai les reconnaître, mais
garde-moi le secret, et laisse faire les dieux.

La vieille nourrice sortit pour chercher un autre bain, et lorsqu'elle
l'eut baigné et arrosé de parfum, Ulysse avança de nouveau son siège
auprès du feu, et couvrit sa jambe de ses haillons. Pénélope lui dit
alors:

--Étranger, je veux t'interroger encore avant que le doux sommeil
s'empare de nos esprits et nous fasse oublier nos chagrins. Pour moi,
les dieux m'ont donné en partage des douleurs sans trève: le jour je
soupire et me désole, et la nuit je m'étends sur ma couche, et mon
cœur est assiégé par des pensées amères et de cruels regrets. De même
que la fille de Pandarée, la jeune Aédon, assise parmi les feuilles,
chante doucement le retour du printemps et pleure en même temps le fils
bien-aimé du roi Zéthus, Ityle, qu'elle tua par erreur avec l'airain
cruel: de même mon cœur est partagé par deux sentiments, incertaine si
je resterai avec mon fils, reine dans ce palais et respectant la couche
divine de mon époux, ou si je suivrai l'un des Princes qui recherchent
ma main? Mon fils est grand, aujourd'hui, et souhaite peut-être que je
m'éloigne, car il voit avec peine les prétendants dévorer son héritage.
Mais allons, explique-moi ce songe que je viens de faire, écoute:
J'ai dans ma maison vingt oies qui mangent le froment trempé d'eau,
et je me plais à les contempler. J'ai rêvé qu'un grand aigle au bec
recourbé, venu de la montagne, les immolait et que leurs corps gisaient
dans le palais. Puis l'aigle reprit son vol rapide. Je pleurais et
je gémissais, bien que ce fût un songe, et les Achéennes à la belle
chevelure s'éveillaient autour de moi, tandis que je poussais des cris
lamentables parce que l'aigle avait fait périr mes oies, il revint
alors, et se perchant sur le bord du toit, il prit une voix humaine
pour me calmer et me dire:

«Aie confiance, fille de l'illustre Icarios, ceci n'est point un songe,
mais une heureuse réalité. Les oies sont les prétendants, moi, l'aigle;
je suis ton époux revenu pour frapper d'un cruel trépas ces hommes
insolents.» Il dit, et le doux sommeil m'abandonna. Alors regardant de
tous côtés, je vis les oies qui mangeaient le froment auprès de l'auge
comme auparavant.

L'ingénieux Ulysse lui répondit aussitôt:

--O femme, il n'est pas possible d'expliquer ce songe autrement
qu'Ulysse lui-même te l'a expliqué: c'est-à-dire que le trépas des
prétendants est assuré, et que nul d'entre eux n'échappera à la mort.

La prudente Pénélope lui répliqua:

--Étranger, les songes sont obscurs, et tous ne s'accomplissent pas
pour les hommes. Il y a deux portes pour les songes légers: l'une est
de corne, l'autre d'ivoire. Ceux qui franchissent l'ivoire brillant
sont trompeurs, mais ceux qui sortent par la corne polie prédisent
la vérité au mortel qu'ils ont visité. Pour moi, je n'ose croire que
celui-ci soit venu de là, ce serait une trop grande joie pour mon
fils et pour moi. Mais hélas, au contraire, voici venir l'aurore de
malheur qui m'éloignera de la maison d'Ulysse; car je vais proposer le
combat des haches, celui qu'Ulysse aimait à offrir à ses hôtes dans
son palais; il dressait douze haches perforées, l'une à la suite de
l'autre, comme les étais d'une carène, puis, d'une grande distance,
il lançait une flèche à travers tous les trous. J'imposerai donc aux
prétendants cette lutte, et celui qui bandera le plus facilement l'arc
entre ses mains, et dont la flèche traversera les douze haches, je le
suivrai, j'abandonnerai pour lui cette demeure de ma jeunesse, ce
palais si beau dont je me souviendrai, je pense, même dans mes songes!

Ulysse lui répondit:

--Vénérable épouse d'Ulysse, ne tarde pas à exécuter ce projet, car
l'ingénieux fils de Laërte sera de retour en ces lieux avant que la
main d'un de ces hommes ait bandé l'arc poli et que leur flèche ait
traversé l'airain.

Pénélope, se levant de son siège lui dit:

--A t'écouter, noble Étranger, on oublierait le sommeil, mais il est
temps de me retirer--je vais reposer sur ma couche solitaire, qui est
devenue pour moi un lit de douleurs depuis le départ d'Ulysse pour la
funeste Ilion. De ton côté, dors ici même, et fais-toi une couche par
terre, ou bien mes suivantes te dresseront un lit.

Elle dit, et remonta dans son appartement superbe, accompagnée de ses
femmes, et bientôt Minerve aux yeux bleus versa sur ses paupières le
doux sommeil qui fait oublier.

[Illustration]



Chant XX

FUNESTES PRÉSAGES

[Illustration]

[Illustration]


Cependant le divin Ulysse se couchait dans le vestibule--il étendait
sur le sol une peau de bœuf, et jetait par dessus plusieurs peaux de
brebis; Eurynomé, quand il fut couché, le couvrit d'un manteau. Il
reposait, éveillé, méditant en son cœur la perte des prétendants.

Bientôt les jeunes suivantes qui faisaient commerce d'amour avec les
prétendants sortirent de leurs chambres, et traversèrent le palais en
riant et se réjouissant.

A cette vue, le héros sentit son cœur bondir dans sa poitrine; dans
sa colère il se demandait s'il s'élancerait pour donner la mort à
chacune d'elle, ou s'il les laisserait s'unir d'amour une dernière
fois à ces hommes insolents. Comme une chienne tourne autour de ses
petits et aboie contre un homme qu'elle ne connaît pas, tel s'agitait
le cœur d'Ulysse, indigné de ces forfaits, et, se frappant le sein, il
gourmanda son cœur en ces termes: «Patiente, ô mon cœur! souviens-toi
que tu as supporté pis encore, le jour où le Cyclope cruel dévorait
mes braves compagnons.» Ainsi qu'un homme tourne et retourne sur
le brasier ardent un ventre de chèvre gras et sanglant qu'il veut
griller rapidement, tel Ulysse se retournait sans cesse sur sa couche.
Minerve, descendant du ciel, s'approcha de lui, et se penchant
au-dessus de sa tête, lui adressa ces mots:

--Pourquoi veiller encore et te tourmenter, ô le plus infortuné des
hommes? Te voici dans ta demeure, où se trouvent ta femme et un fils
tel que le peut désirer un père!

Ulysse lui répondit:

--Déesse, ce que tu dis est vrai; mais je cherche en mon esprit
comment, seul, j'exterminerai cette foule d'hommes audacieux.

Minerve lui dit encore:

--Aie confiance en ma prudence, et chasse de ton esprit ces pensées qui
troublent ton sommeil. Bientôt tu verras la fin de tes maux.

Elle lui versa alors le sommeil sur les paupières, puis remonta dans
l'Olympe.


Avant l'Aurore, la vertueuse Pénélope s'éveilla, et, assise sur sa
couche moelleuse, elle se mit à pleurer. Lorsque son cœur fut rassasié
de larmes, cette femme divine adressa d'abord des vœux à Diane:

--Diane, auguste fille de Zeus, plût au ciel que, me perçant le sein
d'une flèche, tu me ravisses la vie, afin que voyant encore Ulysse,
même sous la terre détestée, je ne réjouisse pas l'âme d'un homme moins
noble que lui.

Elle dit et bientôt l'Aurore au trône d'or parut. Ulysse qui avait
entendu les lamentations de Pénélope se leva; il déposa dans le palais,
sur un siège, le manteau sous lequel il avait dormi, et traîna les
peaux dans la cour; alors, les mains levées, il pria Zeus.

--Zeus, père des mortels, si c'est par votre volonté que je revois le
sol de ma patrie, faites-le-moi connaître; que quelqu'un des hommes qui
s'éveilleront dans ce palais me dise une parole inspirée des dieux, et
qu'au dehors un prodige de Zeus me soit montré.

Zeus reçut sa prière; aussitôt il fit gronder son tonnerre au-dessus de
l'Olympe brillant, et dans le palais, une femme qui broyait le grain
fit entendre des paroles prophétiques. Dans une salle voisine étaient
les meules que douze femmes faisaient tourner avec effort, préparant la
farine d'orge et de froment, cette moelle des hommes. Toutes dormaient
après avoir broyé le grain, une seule, plus faible que ses compagnes ne
reposait pas encore. Elle arrêta sa meule et prononça ces paroles:

--O Zeus qui règnes sur les hommes, tu viens de faire gronder ton
tonnerre dans un ciel sans nuage; c'est un signe à quelque mortel.
Accomplis aussi le vœu que va former une malheureuse: Puisse le festin
de ce jour être le dernier repas que prendront dans ce palais les
prétendants, eux pour qui mes genoux se brisent à la dure fatigue.

Elle dit, et le divin Ulysse se réjouit de ces deux présages que lui
envoyait Zeus, père des dieux.


Cependant les servantes s'éveillaient dans le palais d'Ulysse, elles
allumaient sur le foyer l'infatigable feu et bientôt Télémaque parut
sur le seuil. Il dit à Euryclée:

--Nourrice chérie, avez-vous honoré l'étranger dans ma maison ou
l'avez-vous laissé sans soins, car ma mère, malgré sa sagesse, de deux
mortels honore souvent étourdiment le pire et renvoie le meilleur.

La prudente Euryclée lui répondit:

--Ne l'accuse point aujourd'hui, cher enfant, car elle est sans
reproche. Assis au foyer, l'étranger a bu du vin tant qu'il en a voulu
et lui-même a dit à Pénélope qui l'interrogeait, qu'il n'avait plus
besoin de pain. Elle a ordonné ensuite aux servantes de lui dresser un
lit, mais il a refusé et c'est sur une peau de bœuf et des peaux de
brebis qu'il s'est étendu. Nous l'avons alors recouvert d'un manteau.

Elle dit et Télémaque traversant le palais, se dirigea vers l'assemblée
des Achéens, tandis qu'Euryclée donnait ses ordres aux servantes:

--Allons, pressez-vous, balayez et arrosez le palais; vous, disposez
les tapis de pourpre sur les sièges de la salle des festins; que
d'autres essuient les tables avec des éponges et lavent les cratères et
les coupes magnifiques; vous autres enfin, allez chercher de l'eau à la
fontaine et ne tardez pas à revenir; car c'est pour tous jour de fête
et les prétendants arriveront de grand matin.

Les femmes s'empressèrent; vingt d'entr'elles descendirent à la
fontaine aux eaux limpides; les autres disposèrent tout dans le palais.

Les serviteurs des Achéens arrivèrent à leur tour: ils fendirent le
bois et préparèrent le festin. Comme les femmes revenaient de la
fontaine, le pasteur Eumée amenait trois porcs gras, les plus beaux de
ses troupeaux; il les laissa paître dans l'enceinte de la demeure et
apercevant Ulysse, il le salua de ces douces paroles:

--Étranger, les Achéens te considèrent-ils aujourd'hui ou bien te
traitent-ils toujours avec mépris dans ce palais?

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

--Eumée, puissent les dieux faire expier à ces insolents leurs outrages!

Pendant qu'ils s'entretenaient, le pasteur Mélanthée entrait dans la
cour, amenant les plus belles chèvres de ses étables; deux bergers
l'accompagnaient.

Voyant Ulysse, il lui adressa ces paroles outrageantes:

--Étranger importun, ne t'en iras-tu donc point? Tu mendies sans
pudeur; je crois que nous ne nous séparerons pas sans essayer nos bras.

Ulysse, sans lui répondre secoua la tète, sentant au fond de son cœur
la colère gronder.

Puis arriva Philétius, chef des pasteurs, qui amenait aux prétendants
une vache stérile et des grasses brebis. Philétius attacha les victimes
sous le vestibule, et s'approchant d'Eumée, il lui dit:

--Porcher, quel est cet étranger? D'où cet infortuné se vante-t-il
d'être issu? Il a grand air et ressemble vraiment au roi notre maître
plongé dans l'infortune.

Et s'approchant d'Ulysse, il lui prit la main et lui adressa ces
paroles ailées:

--Vénérable étranger, puisses-tu être heureux dans l'avenir, car
maintenant des maux t'accablent. Mon cœur s'est ému en te voyant et
mes yeux se sont remplis de larmes au souvenir d'Ulysse; car je crois
que lui aussi, couvert de haillons comme les tiens, est errant, si
toutefois la lumière du soleil brille encore pour lui. C'est lui qui me
mit tout enfant à la tête de ses bœufs, et maintenant ses troupeaux
sont innombrables. Je ne désespère pas encore revoir un jour mon maître
infortuné venir chasser les étrangers de son palais.

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

--Bouvier, ta sagesse me paraît grande, et je te fais ici par Jupiter
le serment solennel que tu seras encore ici quand Ulysse reviendra
dans sa demeure et tes yeux le verront, si tu veux, massacrer les
prétendants qui dominent ici.

Le chef des bouviers répliqua:

--Étranger, si cette parole s'accomplissait, tu connaîtrais alors ce
qu'est ma force et ce que vaut mon bras.

C'est ainsi qu'ils s'entretenaient.


Réunis sur la belle esplanade les prétendants préparaient secrètement
la mort de Télémaque; mais en ce moment, à leur gauche, un aigle
s'éleva tenant dans ses serres une colombe timide et Anphinome leur dit
aussitôt:

--Amis, notre projet ne peut réussir, aussi, songeons au repas.

Tous alors entrèrent dans le palais d'Ulysse et apprêtèrent le festin.

Ils immolèrent des brebis superbes et de grasses chèvres, puis
égorgèrent les porcs et la grande génisse. Ils mélangèrent le vin dans
les cratères; le porcher distribua les coupes; Philétius, chef des
pasteurs, apporta le pain dans de belles corbeilles et Mélanthée versa
le vin. Alors les convives étendirent les mains vers les plats servis
devant eux.

Télémaque fit asseoir Ulysse près du seuil de pierre; il lui servit une
part d'entrailles et, lui versant du vin dans une coupe d'or, il lui
adressa ces paroles:

--Assieds-toi, ici, Étranger; bois et mange en paix; j'éloignerai de
toi les insultes, car tu es mon hôte. Vous, prétendants, contenez vos
menaces en vos cœurs.

Antinoos dit alors:

--Achéens, acceptons le discours de Télémaque, si dur qu'il soit pour
nous.

Ainsi parla Antinoos. Mais Minerve ne voulait pas que les prétendants
superbes cessassent complètement leurs railleries. Elle voulait que le
ressentiment pénétrât plus profondément encore dans le cœur d'Ulysse.
Parmi les convives se trouvait un homme fourbe qui se nommait Ctésippe,
il habitait Samé. Confiant dans ses richesses, il recherchait Pénélope.
S'adressant aux prétendants, il leur dit:

--Écoutez, illustres prétendants, cet étranger a reçu comme il
convient, une part égale à la nôtre; il ne serait ni beau, ni juste, de
frustrer les hôtes de Télémaque, mais je veux lui offrir, moi aussi,
un présent d'hospitalité afin qu'il puisse à son tour récompenser le
baigneur ou tout autre serviteur d'Ulysse.

Il dit et prenant dans une corbeille un pied de bœuf, il le lança à
Ulysse d'une main robuste. Celui-ci, inclinant un peu la tête, l'évita
et rit d'un rire amer tandis que le pied frappait le mur solide.

Télémaque alors apostropha Ctésippe en ces termes:

--Ctésippe, il est heureux pour ta vie que tu n'aies pas atteint
l'étranger, autrement, je t'aurais traversé le corps de ma lance aiguë
et, au lieu d'un hymen, ton père aurait dû célébrer tes funérailles.
Que nul d'entre vous ne se montre insolent dans ma demeure; je ne
saurais le permettre plus longtemps.

Il dit et tous gardèrent un profond silence. Enfin, Agélaüs, fils de
Damastor, prit la parole:

--Amis, permettez-moi de faire entendre une parole bienveillante à
Télémaque et à sa mère, et puisse-t-elle plaire à leur cœur! Tant que
vous espériez revoir un jour le sage Ulysse rentrer dans sa demeure,
nul ne pouvait vous reprocher de laisser attendre les prétendants dans
votre palais; mais aujourd'hui il est certain qu'il ne reviendra pas.
Va donc, Télémaque, t'asseoir auprès de ta mère, et dis-lui d'épouser
le plus noble d'entre nous, afin que tu jouisses des biens de ton père,
et qu'elle devienne, dans la demeure d'un autre époux la compagne de
celui qu'elle aura choisi.

Le sage Télémaque lui répondit:

--Agélaüs, j'en jure par Zeus, je ne retarde pas l'hymen de ma mère,
mais la honte envahirait mon cœur si, par un langage irrespectueux, je
l'obligeais à quitter ce palais. Puissent les dieux ne jamais permettre
pareille iniquité.

Ainsi parla Télémaque; Minerve alors excita parmi les prétendants
un rire inextinguible et égara leur raison. Ils riaient d'un rire
étrange, en dévorant des chairs toutes sanglantes, et leurs yeux se
remplissaient de larmes; dans leur cœur une angoisse montait. Alors le
divin Théoclymène s'écria:

--Malheureux, de quel mal mystérieux souffrez-vous? la sombre nuit
enveloppe vos têtes, elle étreint vos genoux, et vos joues sont
baignées de larmes; ces murs ruissellent de sang, l'ombre envahit cette
salle, et le soleil a disparu du ciel; une obscurité affreuse nous
environne.

A ces mots, tous essayaient de rire, et Eurymaque, prenant la parole
dit:

--Cet étranger est fou; jeunes gens, hâtez-vous de le conduire sur la
place publique puisqu'il se croit ici au sein de la nuit.

Théoclymène répliqua:

--Eurymaque, je n'ai besoin de personne pour m'aider à sortir de cette
salle où je vois fondre sur vous tous une calamité à laquelle nul
d'entre vous ne pourra se soustraire, vous qui pratiquez l'iniquité
dans la demeure du divin Ulysse.

A ces mots il sortit du palais et se rendit chez Pirée.

Alors tous les prétendants, cherchant à irriter Télémaque, se
regardaient et s'excitaient en riant; chacun de ces jeunes insolents
disait:

--Télémaque, il est difficile d'être plus malheureux en hôtes que tu
l'es: voici un misérable vagabond mendiant, inutile fardeau; et voilà
cet autre, dont la raison s'égare, qui se lève pour faire le prophète.
Si tu m'en crois, nous les jetterons tous deux sur un navire aux bonnes
planches et nous les ferons conduire chez les Siciliens afin d'en tirer
un bon prix.

Ainsi parlaient les prétendants. Télémaque n'entendait point leurs
discours, mais regardant son père en silence, il attendait le moment où
Ulysse jetterait ses mains sur ces hommes impudents.

Assise en face d'eux sur son siège magnifique, Pénélope écoutait les
propos de ces insensés. Ceux-ci avaient immolé de nouvelles victimes
et préparaient en riant un splendide festin: repas funeste, que la
déesse et le héros devaient interrompre et noyer dans le sang; car les
premiers ils avaient tramé l'iniquité.

[Illustration]



Chant XXI

L'ARC D'ULYSSE

[Illustration]

[Illustration]


Cependant Minerve inspira à la fille d'Icarios la pensée de préparer
l'arc et les haches pour ouvrir, entre les prétendants, la lutte,
prélude du massacre. Gravissant avec quelques suivantes l'escalier
élevé, Pénélope se rendit à l'appartement où étaient enfermés les
trésors du roi; là se trouvait l'arc flexible du héros et le carquois
rempli de flèches, source de larmes. C'était un présent d'Iphitus, fils
d'Eurytus, qu'Ulysse avait rencontré un jour en pays de Laconie. Ulysse
encore tout jeune, y avait été envoyé par son père pour réclamer trois
cents moutons et leurs pasteurs, que des hommes de Messène avaient
enlevés d'Ithaque sur leurs vaisseaux; de son côté, Iphitus, cherchait
douze cavales avec leurs jeunes mules qu'elles nourrissaient. Ulysse
lui fit présent d'une épée acérée et d'une forte lance en échange
de l'arc poli. Lorsque Pénélope fut arrivée devant la porte bien
travaillée, elle détacha l'anneau de la courroie, introduisit la clef
recourbée et entra. Elle détacha alors d'un clou l'arc avec l'étui et
s'assit, posant l'étui sur ses genoux. Des larmes abondantes coulaient
sur ses joues au souvenir du vaillant époux, mais, calmant sa douleur
elle se dirigea vers la salle du festin. Ses femmes la suivaient
portant les haches percées servant aux jeux d'Ulysse. Elle s'arrêta sur
le seuil, tenant devant son visage un voile brillant; deux suivantes
étaient à ses côtés. Alors s'adressant aux prétendants elle leur dit:

--Écoutez-moi, nobles prétendants, qui avez envahi cette maison pour
manger et boire sans fin ni cesse, les biens d'un maître absent, vous
n'avez d'autre prétexte à donner pour excuser votre conduite, que votre
désir de m'épouser. Eh bien, prétendants, voici la lutte que je vous
propose. Je dépose ici le grand arc du divin Ulysse; celui qui bandera
le plus facilement l'arc entre ses mains et dont la flèche traversera
les douze anneaux des haches, je le suivrai, j'abandonnerai pour lui ce
séjour de ma jeunesse, ce palais si beau, et dont je me souviendrai, je
pense, même dans mes songes.

Elle dit, et remettant à Eumée l'arc et les haches étincelantes elle
l'invita à préparer le jeu pour les prétendants. Eumée prit l'arc en
pleurant; de son coté le bouvier pleura aussi lorsqu'il aperçut l'arc
de son maître. Alors Antinoos les gourmanda en ces termes:

--Bergers stupides, cessez de pleurer devant cette femme dont le cœur
est affligé, ou bien allez pleurer dehors et laissez ici cet arc avec
lequel nous allons lutter, non sans peine, car je ne crois pas qu'il
soit facile de le bander, et il n'est personne ici, parmi tous ces
héros qui soit ce qu'était Ulysse.

Il disait ainsi, mais dans son cœur il espérait tendre l'arc et
traverser les pertuis d'airain avec sa flèche. Cependant c'était lui
qui devait recevoir le premier le trait mortel parti des mains de
l'irréprochable Ulysse.

Le divin Télémaque prenant la parole, dit:

--Grands dieux, Zeus a-t-il troublé ma raison? Voilà ma mère chérie,
si sensée, qui déclare qu'elle va quitter cette maison pour suivre un
autre époux; et moi je ris et je me réjouis en mon cœur! Eh bien!
prétendants, puisque le prix de la lutte est une femme qui n'a sa
pareille ni en Achaïe, ni dans la sainte Pylos, ni dans Argos, ni
dans Mycènes, ni même dans Ithaque ou dans le continent noir... vous
le savez, ai-je besoin de faire l'éloge de ma mère?.. je veux tenter,
moi aussi, l'épreuve de l'arc, et si ma flèche traverse l'airain, je
n'aurai pas la douleur de voir ma mère bien-aimée, quitter ce palais et
suivre un autre époux!

A ces mots, il jeta son manteau de pourpre, détacha son glaive aigu
et commença par placer les haches, creusant pour chacune d'elles une
fosse profonde; puis il les aligna avec un cordeau, et tassa la terre
tout autour. Tous furent saisis d'étonnement en voyant comment il les
disposait avec ordre, lui qui n'avait jamais vu ce jeu; alors revenant
vers le seuil, il prit l'arc. Trois fois il essaya de le bander, et
trois fois il n'y put parvenir; à la quatrième fois il y aurait certes
réussi, mais Ulysse lui faisant signe d'y renoncer, il s'écria:

--Je serai donc toujours faible et sans vigueur, ou trop jeune encore
pour compter sur mon bras et repousser l'homme qui m'aura attaqué?
Vous, prétendants qui m'êtes supérieurs en force, essayez de bander cet
arc, et achevons cette lutte.

Et déposant l'arc contre le montant de la porte il regagna le siège
qu'il avait quitté.

Antinoos prit alors la parole:

--Compagnons, que tous se lèvent pour lutter et viennent à la suite
l'un de l'autre en commençant par la droite, observant l'ordre dans
lequel l'échanson part pour verser le vin.

Il dit et tous approuvèrent son langage. Le premier qui se leva fut
l'aruspice Liodès, fils d'Enops; il se tenait toujours au fond de la
salle près du beau cratère, et seul s'indignait de la conduite des
prétendants. Il essaya donc de bander l'arc, mais n'y put réussir et
dit:

--Amis ce n'est pas moi qui le banderai, qu'un autre le prenne. Cet arc
sera la cause du trépas de bien des hommes vaillants, et ne vaut-il pas
mieux mourir que de vivre sans atteindre le but que nous poursuivons
tous ici? Que chacun après avoir essayé l'arc recherche la main d'une
autre Achéenne au beau voile, car Pénélope épousera celui que le destin
désignera.

Il dit et reposa l'arc; alors Antinoos l'apostropha en ces termes:

--Liodès, quelle parole s'échappe de ta bouche? Est-il sensé de dire
que cet arc sera la cause du trépas d'hommes vaillants, parce que tu ne
peux le bander? d'autres parmi nous le tendront bientôt.

Et, s'adressant alors au pasteur Mélanthée:

--Mélanthée, hâte-toi d'allumer du feu, puis apporte un pain de suif,
afin qu'après avoir chauffé l'arc et l'avoir frotté de suif, les
prétendants continuent cette lutte.

Les jeunes princes firent chauffer l'arc et l'essayèrent, mais ils ne
purent le tendre--Antinoos et Eurymaque s'abstenaient encore, eux qui
étaient de beaucoup les plus robustes.


En ce moment le bouvier et le porcher sortirent du palais. Ulysse
sortit aussitôt et les rejoignit hors des portes de la cour; là il leur
adressa ces douces paroles:

--Bouvier, et toi, porcher, dois-je vous parler comme mon cœur m'y
invite?... Que feriez-vous pour aider Ulysse, s'il revenait tout à
coup? Seriez-vous pour lui ou pour les prétendants? Dites ce que vous
conseille votre cœur.

Le pasteur de bœufs répondit:

--Si le puissant Zeus permettait qu'Ulysse revint, tu connaîtrais alors
quelle est ma force et ce que vaut mon bras!

Eumée à son tour pria de même tous les dieux pour que ce héros rentrât
dans son palais. Quand Ulysse connut leur esprit sincère, il leur dit
aussitôt:

--Je suis Ulysse! c'est moi qui après avoir souffert bien des maux
rentre dans ma patrie au bout de vingt années d'absence. Vous seuls,
de mes serviteurs avez désiré mon retour; si donc un dieu fait tomber
sous mes coups les prétendants superbes, je vous donnerai une épouse,
des biens et une maison près de mon palais, et vous serez pour moi les
compagnons et les frères de Télémaque. Et maintenant afin que votre
cœur soit persuadé, je veux vous montrer un signe manifeste; voici
la blessure que me fit jadis la blanche défense d'un sanglier, quand
j'allai sur le Parnèse avec les fils d'Autolycus.

Il dit et écarta ses haillons, leur montrant la large cicatrice: Ils se
jetèrent alors dans ses bras, baisant sa tête et ses épaules et versant
des larmes de joie. Ils auraient pleuré jusqu'au coucher du soleil si
le héros ne les eût contenus par ces mots:

--Cessez vos pleurs, de peur que quelqu'un ne vous voie et rentrons
l'un après l'autre; maintenant voici ce que vous allez faire: Les
prétendants ne voudront certes pas qu'on me laisse toucher à l'arc,
donc toi, Eumée, prends-le et remets-le dans mes mains; puis dis aux
femmes de fermer les portes solidement, et si des clameurs s'entendent
dans la salle des hommes, que toutes restent en silence à leur travail.
Toi Philétius, tu fermeras avec un lien puissant les portes de la cour.

Après ces paroles, il rentra dans la salle et retourna s'asseoir sur
le siège qu'il venait de quitter; bientôt après les deux serviteurs
rentrèrent à leur tour.


Cependant Eurymaque retournait l'arc entre ses mains, le chauffant à
l'éclat du feu, mais il ne put le tendre; alors, soupirant, il dit:

--O grands dieux! quelle douleur! non que je regrette cet hymen, car
il est d'autres Achéennes dans Ithaque, mais je gémis de nous voir
si inférieurs en force au divin Ulysse. C'est une honte pour nos
descendants.

Antinoos lui répondit:

--Eurymaque, aujourd'hui le peuple célèbre la fête sainte du dieu,
qui donc pourrait tendre l'arc? Allons, dépose-le, et laissons
debout toutes ces haches car personne n'y touchera dans le palais.
Que l'échanson nous remplisse nos coupes et que Mélanthée amène de
belles chèvres demain, et dès l'aurore nous en offrirons les cuisses à
Apollon, puis nous essayerons l'arc et terminerons cette lutte.

Ce discours plut aux prétendants qui firent de nouvelles libations;
alors le rusé Ulysse prit la parole:

--Écoutez-moi, prétendants de l'illustre reine, vous surtout Eurymaque
et Antinoos divin, donnez-moi l'arc poli afin que j'essaie aussi la
force de mon bras et que je voie si j'ai encore ma vigueur d'autrefois.

Il dit et tous s'indignèrent. Antinoos l'apostropha en ces termes:

--Étranger misérable, de quoi te mêles-tu? Ne te suffit-il pas de
t'asseoir en paix à la table de princes illustres, de manger et boire
abondamment, d'écouter nos discours, nos entretiens; ce que nul autre
étranger, nul pauvre, ne peut se vanter de faire. Le vin doux te fait
perdre la tête, car le vin trouble l'homme qui le prend avec excès au
lieu de le boire avec mesure. Le vin a causé la perte de l'illustre
centaure Eurytion, venu chez les Lapithes; quand il eut troublé sa
raison en buvant, dans son délire il commit des crimes sous le toit
de Pirithoüs. La colère s'empara des héros qui lui coupèrent, avec
l'airain cruel, le nez et les oreilles. Il s'en alla, emportant sa
douleur en son cœur courroucé. De là naquit la querelle des Centaures
et des Lapithes, et lui-même le premier, dans son ivresse, trouva son
châtiment. Je te prédis aussi quelque malheur, Étranger, si tu touches
à cet arc, nous te jetterons sur un vaisseau qui t'emmènera chez le roi
Échétus, ce fléau des mortels auquel on n'échappe jamais. Allons bois
plutôt, et ne lutte point avec des hommes plus jeunes.

La prudente Pénélope dit à son tour:

--Antinoos, il n'est ni beau ni juste d'insulter l'hôte de Télémaque.
Crois-tu que cet étranger, s'il vient à bander l'arc d'Ulysse,
m'emmènera dans sa demeure et fera de moi sa femme? Non, cette
espérance n'est point dans son cœur. Que rien donc ne trouble la joie
de ce festin.

Eurymaque répliqua alors:

--Fille d'Icarios, ce que nous craignons, ce sont les propos des hommes
qui diront, si ce mendiant tend l'arc poli et de sa flèche traverse
les haches d'airain, que nous sommes bien inférieurs au héros dont nous
recherchons l'épouse, et ce sera pour nous un opprobre.

Pénélope répondit:

--Eurymaque, ils ne sauraient jouir d'une bonne renommée, ceux qui
dévorent sans honte les biens d'un héros absent. Mais allons, donnez
l'arc à cet étranger, et si Apollon lui donne la victoire, je le
revêtirai d'un beau manteau et d'une superbe tunique, et je lui
donnerai une lance et une épée; j'y ajouterai des sandales pour ses
pieds et je le ferai conduire où son cœur l'invite à se rendre.

Le sage Télémaque prenant la parole, dit à sa mère:

--Nul autre Achéen que moi n'a le droit de commander ici. Rentre dans
ton appartement, mère chérie, et occupe-toi de ton fuseau et de la
toile; l'arc est l'affaire des hommes et surtout la mienne, car je suis
le maître dans ce palais.

Surprise, Pénélope retourna dans son appartement, l'esprit pénétré des
sages paroles de son fils, et bientôt Minerve aux yeux étincelants, lui
versa sur les paupières le doux sommeil qui fait oublier.

Cependant Eumée avait pris l'arc et se dirigeait vers Ulysse, mais les
prétendants orgueilleux l'apostrophèrent en ces termes:

--Où donc portes-tu l'arc recourbé, porcher imbécile? fassent les dieux
que tes chiens te dévorent auprès de tes porcs, vil insensé!

Eumée, effrayé, reposa l'arc. Mais Télémaque lui cria d'une voix
terrible:

--Brave Eumée, porte l'arc plus loin, et crains d'obéir à tous, et
qu'alors je ne te chasse à coups de pierres dans les champs!

Tous les prétendants rirent en dessous et dissimulèrent leur colère
contre Télémaque. Eumée reprit l'arc et vint le remettre aux mains
d'Ulysse, puis sortant de la salle, il appela la nourrice Euryclée et
lui dit:

--Prudente Euryclée, Télémaque t'ordonne de fermer les portes, et si
l'une de vous entend du tumulte dans la salle des hommes, qu'elle reste
en silence à son ouvrage.

Il dit et Euryclée sans lui répondre s'empressa de fermer les portes du
palais magnifique.

Philétius de son côté s'élança, sans rien dire, hors de la maison et
ferma les portes de la cour à la solide enceinte. Sous le portique se
trouvait un câble avec lequel il assujettit la clôture, puis il rentra,
s'assit sur son siège et fixa ses yeux sur Ulysse. Déjà le héros
maniait l'arc, l'examinant et l'essayant pour voir s'il était intact.
L'un des prétendants dit alors à son voisin:

--Assurément cet homme est un habile connaisseur d'arcs, ou peut-être
en a-t-il de semblables dans sa maison, ou bien veut-il en faire de
pareils; voyez comment ce vagabond le retourne dans ses mains.

Un autre de ces jeunes orgueilleux disait de son côté:

--Ah! Plût aux dieux qu'il obtienne un heureux destin, comme il est
certain qu'il pourra bander cet arc!

Ils disaient ainsi, pendant que l'ingénieux Ulysse, après avoir examiné
l'arc le bandait de ses mains puissantes. Comme un homme habile dans
l'art de la Lyre tend avec adresse la corde autour de la cheville,
ainsi Ulysse tendit le grand arc sans effort. De sa main droite il
essaya la corde qui rendit un beau son pareil au cri de l'hirondelle.
Grand fut l'émoi des prétendants; tous changèrent de couleur. Zeus
tonna avec puissance, faisant connaître ainsi sa volonté, et le divin
Ulysse, ravi du signe que lui envoyait le fils de Saturne, saisit une
flèche rapide qui se trouvait près de lui et, sans quitter son siège
il lança le trait, visant droit devant lui. La flèche traversa sans en
manquer une toutes les haches, entrant dans le premier trou pour sortir
par le dernier, et se planta dans le panneau de la porte qu'elle
perfora de part en part. Il dit alors à Télémaque:

--Télémaque, ton hôte ne te fait pas honte, et les prétendants ont tort
de l'insulter! Mais voici l'heure de préparer aux Achéens le repas du
soir et de nous réjouir par le chant de la Lyre, qui est l'ornement des
festins.

Il dit et fit un signe de ses sourcils; Télémaque ceignit son épée,
saisit une lance, et, armé de l'airain étincelant, il se plaça debout
auprès de son père.

[Illustration]



Chant XXII

LE MASSACRE

[Illustration]

[Illustration]


Cependant Ulysse, se dépouillant de ses haillons, s'élança sur le large
seuil, tenant l'arc et le carquois rempli de flèches; il versa les
traits rapides à ses pieds, et dit aux prétendants:

--Cette lutte sans péril est terminée; maintenant je choisirai un
autre but, voyons si je l'atteindrai: qu'Apollon me donne cette gloire!

Il dit, et contre Antinoos il dirigea la flèche amère. Celui-ci
soulevait une belle coupe d'or à deux anses et la portait à ses lèvres:
la pensée de la mort était loin de son cœur. La flèche d'Ulysse
lui traversa la gorge, la coupe s'échappa de ses mains; un flot de
sang jaillit de ses narines et il tomba à la renverse. Une clameur
formidable s'éleva dans la salle; les prétendants s'élancèrent de leurs
sièges cherchant des yeux sur les murailles épaisses des armes dont ils
pussent se servir, tout en apostrophant Ulysse avec colère.

--Étranger! cette lutte est la dernière pour toi qui prends des hommes
pour but de tes flèches; tu viens de tuer le plus noble des princes
d'Ithaque, aussi les vautours dévoreront tes chairs!

Les prétendants ne pouvaient s'imaginer qu'Ulysse eut tué
volontairement Antinoos, les insensés ne voyaient pas que l'heure de la
noire mort était arrivée pour eux. Le divin Ulysse, les regardant en
dessous, leur répondit:

--Chiens! qui dévorez mes biens, qui faites violence à mes servantes et
recherchez mon épouse, vous ne pensiez pas que l'heure de mon retour
serait pour vous celle du trépas?

Il dit et la pâle crainte s'empara d'eux, chacun cherchait de l'œil
une issue pour échapper à la mort terrible. Seul Eurymaque répondit:

--Si tu es vraiment Ulysse, roi d'Ithaque, tu as raison de te plaindre
des forfaits commis dans ta demeure; mais le vrai coupable n'est plus;
Antinoos est là gisant. Épargne donc maintenant tes peuples, et pour
apaiser ton cœur nous te compterons chacun la valeur de vingt bœufs
en airain et en or, car nous ne pouvons blâmer ton courroux.

Ulysse, le regardant avec colère, lui dit:

--Eurymaque, lors même que vous m'abandonneriez tous vos biens, et si
vous y ajoutiez encore d'autres richesses, mes mains ne cesseraient pas
le massacre de ces hommes insolents. Maintenant fuyez ou combattez,
mais je crois que pas un de vous n'évitera la Parque funeste.

Il dit et les prétendants sentirent fléchir leurs genoux et défaillir
leur cœur; alors Eurymaque reprenant la parole s'écria:

--Amis, cet homme ne retiendra pas ses mains indomptables avant d'avoir
épuisé ses flèches meurtrières. Tirez vos glaives, opposez les tables
aux traits rapides et fondons tous sur lui; cherchons à l'écarter
du seuil, et que l'un de nous sorte dans la ville et pousse un cri
d'alarme; cet homme aurait alors tiré sa dernière flèche.

En disant ces mots, il tira son épée acérée, et, poussant un cri
formidable, il s'élança sur le héros. Mais au même moment, le divin
Ulysse le frappa d'une flèche qui traversa sa poitrine et s'enfonça
dans le foie. Eurymaque lâcha son épée et tomba sur la table derrière
lui; son front frappa le sol et les ténèbres se répandirent sur ses
yeux.

En même temps Amphinome s'élançait contre Ulysse, mais plus prompt que
lui, Télémaque, de sa lance d'airain, le frappa par derrière, entre les
épaules, et il lui traversa la poitrine. Amphinome tomba avec bruit.
Télémaque laissant la lance dans le corps du prétendant, bondit en
arrière, et rejoignit son père, auquel il adressa ces paroles ailées:

--Mon père, je vais t'apporter un bouclier, deux javelots et un casque
d'airain s'adaptant à tes tempes; je m'armerai aussi et je donnerai au
porcher et au bouvier des armes pour t'aider à combattre.

Ulysse lui répondit:

--Cours et apporte ces armes, pendant que j'ai des flèches pour me
défendre; mais hâte-toi, car si je suis seul contre eux, ils pourraient
m'écarter de la porte.

Il dit, et Télémaque obéit à son père chéri; il revint bientôt avec
quatre boucliers, huit javelots et quatre casques d'airain à épaisse
crinière. Les deux serviteurs et Télémaque s'étant armés, ils se
tinrent aux côtés du sage et rusé Ulysse. Pour lui, tant qu'il eut
des flèches, il frappa successivement les prétendants qui tombaient
nombreux et serrés. Mais quand les traits manquèrent, il appuya l'arc
contre le montant de la porte, mit sur ses épaules un bouclier formé
de quatre peaux de bœuf, couvrit sa tête vaillante d'un beau casque à
longue crinière, dont l'aigrette se balançait d'une façon terrible, et
prit deux forts javelots garnis d'airain.

Dans le mur solide était une porte donnant passage dans la rue. Ulysse
ordonna à Eumée de se tenir tout auprès pour surveiller ce passage.
Pendant ce temps, Agélaüs, s'adressant à ses compagnons s'écriait:

--Amis, quelqu'un n'enfoncera-t-il pas cette porte pour annoncer au
peuple ce qui se passe et pousser un cri d'alarme? Cet homme alors aura
touché l'arc pour la dernière fois!

Mélanthée lui répondit:

--Ce n'est pas possible, noble Agélaüs, car un seul homme, pour peu
qu'il fût vaillant, nous écarterait tous de ce passage. Mais voici
plutôt, je veux vous apporter des armes de la chambre d'Ulysse, c'est
là je crois que Télémaque a déposé les armures de son père.

Disant ces mots, Mélanthée monta par l'escalier du palais dans la
chambre d'Ulysse. Il y prit douze boucliers, douze javelots et autant
de casques d'airain à épaisse crinière, revint en hâte et les distribua
aux prétendants. A cette vue, Ulysse sentit défaillir son cœur, car la
lutte se préparait formidable. Il dit à Télémaque ces paroles ailées:

--C'est sans doute quelqu'une des femmes du palais ou bien Mélanthée
qui nous suscite ce funeste combat.

Télémaque lui répondit:

--O mon père, c'est moi seul qui suis coupable car j'ai laissé ouverte
la porte de la chambre. Mais va, divin Eumée, fermer cette porte et
vois si c'est une servante ou Mélanthée qui nous trahit.

Pendant qu'ils parlaient ainsi, Mélanthée retournait de nouveau vers la
chambre pour en rapporter de belles armes. Eumée le vit et dit aussitôt
à Ulysse:

--Noble fils de Laërte, l'homme exécrable que nous soupçonnions
retourne à la chambre. Dois-je le tuer ou te l'amener ici?

Ulysse répondit:

--Pendant que Télémaque et moi contiendrons les prétendants, vous deux
jetez-vous sur cet homme; fermez la porte derrière vous; enlacez-le
d'une corde tressée et hissez-le aux solives afin que longtemps encore
il souffre de terribles douleurs.

Il dit et les serviteurs se dirigèrent vers la chambre où Mélanthée
cherchait des armes. Ils l'attendirent, immobiles de chaque côté de la
porte, et quand celui-ci franchit le seuil, tenant d'une main un casque
et de l'autre un vieux bouclier rouillé que Laërte portait dans sa
jeunesse, ils s'élancèrent sur lui, le terrassèrent et l'entraînèrent
par les cheveux dans la chambre. Ils lui replièrent les pieds et les
mains qu'ils attachèrent comme l'avait ordonné Ulysse, et, l'enlaçant
d'une corde solide, ils le hissèrent aux solives. Le pasteur de porcs
lui dit alors, raillant:

--Maintenant, Mélanthée, tu vas passer la nuit couché sur un lit
moelleux, et la fille du matin, l'Aurore au trône d'or, n'échappera pas
à tes regards à l'heure où tu amènes tes chèvres au palais pour servir
au festin des prétendants.

Puis ils le quittèrent et après avoir revêtu des armes, ils revinrent
auprès du prudent Ulysse, et là, tous quatre, respirant la force, se
tinrent sur le seuil. Minerve s'approcha d'eux sous les traits de
Mentor. Ulysse se réjouit en la voyant et lui dit:

--Mentor, écarte de nous le trépas; souviens-toi de ton cher compagnon
qui ne t'a fait que du bien.

Il parla ainsi pensant bien cependant que c'était Minerve. De leur
côté, les prétendants l'apostrophaient en ces termes:

--Mentor, ne te laisse pas séduire par les paroles d'Ulysse, car dès
que nous aurons tué le père et le fils, tu serais immolé avec eux.

A ces paroles, le cœur de Minerve se gonfla de colère et elle adressa
à Ulysse ces paroles irritées:

--Ulysse, qu'est donc devenue ta vigueur d'autrefois, quand, sous les
murs de Troie, tu combattis neuf ans pour Hélène aux bras blancs?
Pourquoi maintenant hésites-tu en face des prétendants? Allons, viens
et regarde afin que tu saches comment Mentor, fils d'Alcime, sait
reconnaître tes bienfaits.

Elle dit, mais cependant ne fit pas encore pencher définitivement vers
lui la victoire, voulant éprouver la valeur d'Ulysse et de son glorieux
fils. Elle s'élança et, semblable à une hirondelle, se posa sur une
poutre du plafond tout noirci de fumée.

Cependant Agélaüs, Eurynome, Amphimédon, Démoptolème, Pisandre, fils
de Polyctor, et le sage Polybe animaient leurs compagnons, car ils
étaient parmi les plus braves qui vivaient encore et qui défendaient
leurs jours: les flèches d'Ulysse avaient dompté les autres. Agélaüs,
s'adressant aux prétendants, s'écria:

--Amis, déjà cet homme retient ses mains indomptables, et déjà Mentor
l'a abandonné après de vaines bravades. Ne lancez donc pas tous
ensemble vos longs javelots, mais que six seulement envoient leurs
traits, et que Zeus nous accorde de frapper Ulysse, car des autres je
n'ai nulle inquiétude.

Il dit, et tous lancèrent leurs javelots que Minerve détourna du but.
Ulysse alors prit la parole:

--Amis, lancez maintenant vos traits sur la foule des prétendants.

A ces mots tous lancèrent avec vigueur les javelots acérés; Ulysse
atteignit Démoptolème, Télémaque Euryale, et le porcher Elate; quant
au bouvier, il frappa Pisandre, et tous les autres prétendants se
retirèrent au fond de la salle. Ulysse, suivi des siens s'élança, et
ils retirèrent leurs javelots des cadavres.

Les prétendants de nouveau lancèrent leurs javelots, dont l'un
effleura la main de Télémaque. Le javelot de Stésippe blessa Eumée à
l'épaule. Alors Ulysse et ses compagnons lancèrent encore sur la foule
des prétendants leurs traits meurtriers; Ulysse atteignit Eurydamas,
Télémaque Amphimédon et le porcher Polybe; quant au bouvier, il frappa
Stésippe à la poitrine et, se glorifiant il lui dit:

--Fils de Polytherse, ami de l'injure, tu ne parleras plus avec
vanité. Reçois mon présent d'hospitalité pour le pied de bœuf que tu
envoyas au divin Ulysse, alors qu'il mendiait dans sa maison!

Cependant Ulysse blessait le fils de Damastor, et Télémaque perçait
de sa lance les flancs de Léocrite, fils d'Evénor, qui tomba, et son
front frappa le sol. Alors Minerve éleva au-dessus des prétendants son
égide meurtrière et la pâle terreur glaça leurs cœurs. Ils fuyaient
épouvantés dans la salle, comme le troupeau de génisses attaqué par le
taon rapide. Ulysse et ses compagnons frappaient de tous côtés, le sol
ruisselait de sang.

A ce moment, Liodès se précipitant aux genoux d'Ulysse et suppliant,
lui adressa ces paroles ailées:

--J'embrasse tes genoux, Ulysse, épargne-moi par pitié, moi qui n'étais
qu'un aruspice dont ils n'écoutaient point les avertissements.

Ulysse le regardant en dessous lui répondit:

--Toi qui te vantes d'être aruspice parmi eux, tu as sans doute fait
souvent des vœux pour que le jour du doux retour ne se lève jamais
pour moi, et que mon épouse bien-aimée te suive et te donne des
enfants; aussi tu n'échapperas point à la mort inexorable.

A ces mots, il saisit l'épée qu'Agélaüs avait laissée tomber en mourant
et l'en frappa au milieu du cou; Liodès parlait encore que déjà sa tête
roulait dans la poussière.

L'aède Phémios, qui chantait par nécessité au milieu des prétendants,
cherchait aussi à éviter la noire mort. Sa lyre à la main, il se tenait
debout près de la porte, hésitant et se demandant s'il se réfugierait
auprès de l'autel de Zeus, ou bien s'il embrasserait les genoux
d'Ulysse en suppliant. Se décidant à ce dernier parti, il posa sa lyre
à terre et s'élançant vers Ulysse, il lui prit les genoux et lui dit
ces paroles rapides:

--J'embrasse tes genoux, Ulysse; épargne un chanteur qui chante pour
les dieux et pour les hommes. Télémaque, ton fils chéri, pourra te
dire que c'est contre ma volonté que je venais chanter dans ta demeure
pendant ton absence.

Il dit, et Télémaque l'entendit; s'adressant à son père, il s'écria:

--Arrête, ne frappe point cet innocent; épargnons aussi le héraut
Médon, qui toujours prit soin de moi pendant mon enfance.

Le sage Médon entendit ses paroles. Pour échapper au massacre il
s'était blotti sous un siège et se dissimulait sous la peau d'un bœuf.
Aussitôt il s'élança vers Télémaque, lui prit les genoux, et suppliant
lui adressa ces paroles ailées:

--Me voici, ô ami! dis à ton père de ne pas me frapper dans sa colère
contre les prétendants audacieux!

Ulysse, souriant, lui répondit:

--Rassure-toi, puisque mon fils te protège; ton cœur saura que le bien
est préférable au mal. Mais sortez de cette salle, toi et le chanteur,
tandis que je terminerai ce que j'ai encore à faire ici.

En parlant ainsi, Ulysse portait ses regards dans tous les coins de la
salle, mais il n'aperçut plus que des cadavres étendus dans leur sang;
comme des poissons que les pêcheurs ont tirés sur le rivage, ainsi les
prétendants étaient couchés les uns sur les autres. S'adressant alors à
Télémaque, il lui dit:

--Télémaque, appelle la nourrice Euryclée, afin que je lui parle.

A la voix de Télémaque, Euryclée ouvrit la porte, et apercevant Ulysse
souillé de sang et de poussière, au milieu de ce carnage, semblable
à un lion qui vient de dévorer un bœuf sauvage et dont la gueule
sanglante rempli d'effroi, elle se mit à pousser des cris de joie
devant ce spectacle terrible. Cependant Ulysse lui adressa ces paroles
rapides:

--Retiens tes cris, bonne Euryclée, il est impie de se réjouir en
présence des cadavres de ses ennemis; fais-moi maintenant connaître
quelles sont les femmes qui ont outragé ma demeure et celles qui sont
innocentes.

Euryclée lui répondit:

--Mon enfant, tu as dans ce palais cinquante servantes à qui nous avons
appris à travailler; de ce nombre, douze ont perdu toute retenue, et,
dans leur impudence, ne respectaient ni moi, ni Pénélope elle-même.
Je vais maintenant réveiller ton épouse, car un dieu lui a envoyé le
sommeil.

Ulysse lui répondit:

--Ne l'éveille pas encore, mais dis aux femmes qui ont pratiqué
l'iniquité de se rendre ici.

Puis Ulysse s'adressant à Télémaque et aux deux pasteurs leur dit:

--Commencez maintenant à emporter les cadavres et faites-vous aider
par les femmes; qu'elles nettoyent les sièges superbes et les tables
avec de l'eau et des éponges. Quand tout sera remis en ordre dans ce
palais, faites sortir les femmes coupables dans la cour et vous les
frapperez de vos épées.

Il dit et les femmes arrivèrent, poussant des cris déchirants et
versant des larmes abondantes. D'abord elles emportèrent les cadavres
et les déposèrent sous le portique de la cour à la belle enceinte, puis
remirent tout en ordre dans le palais.

Alors Télémaque prenant la parole dit:

--Je ne veux point faire périr par l'épée celles qui ont versé
l'opprobre sur ma tête et sur celle de ma mère.

Et ayant attaché à la grande colonne du pavillon un câble solide, et
assez élevé pour que les pieds des victimes ne puissent toucher le sol,
il fit passer les têtes des femmes dans un nœud qui serrait leurs
cous, afin de les faire périr d'une mort déplorable; et leurs pieds
cessèrent bientôt de s'agiter.

Amenant ensuite Mélanthée, ils lui coupèrent le nez et les oreilles et
l'abandonnèrent en pâture aux chiens.

Après s'être lavés, ils revinrent auprès d'Ulysse; l'œuvre était
accomplie. Le héros dit alors à sa chère nourrice Euryclée:

--Bonne Euryclée, apporte du soufre et du feu, que je purifie ce
palais; puis tu inviteras Pénélope à venir ici avec toutes ses
servantes.

La vieille nourrice lui répondit:

--Oui, mon enfant, mais je veux auparavant t'apporter un manteau et une
tunique pour te vêtir; il serait indigne que tu restes dans ton palais
avec ces haillons sur tes larges épaules.

Ulysse répliqua:

--Que j'aie d'abord du feu dans cette salle.

Euryclée lui apporta du feu et du soufre, et il purifia avec soin la
salle, le vestibule et la cour. Et bientôt, sur l'ordre de la nourrice,
toutes les femmes sortirent de leur appartement, portant des flambeaux;
elles entourèrent Ulysse, le tenant embrassé, baisant sa tête, ses
épaules et ses mains: un doux désir de pleurer s'empara du héros, car
son cœur les reconnaissait toutes.

[Illustration]



Chant XXIII

ULYSSE ET PÉNÉLOPE

[Illustration]

[Illustration]


Cependant Euryclée, joyeuse, monta aux étages supérieurs pour annoncer
à sa maîtresse le retour de son époux chéri.

--Eveille-toi chère enfant, afin que tes yeux voient celui que tu
espères chaque jour. Ulysse est revenu et il a tué les prétendants
orgueilleux qui dévoraient tes biens et ceux de ton fils.

Pénélope s'éveillant lui répondit:

--Nourrice chérie, les dieux t'ont rendue folle; pourquoi te jouer
de moi et affliger mon cœur en m'apportant ces fausses nouvelles?
Pourquoi m'arracher au doux sommeil qui enchaînait mes pensées?

Euryclée reprit:

--Je ne me joue pas de toi, chère enfant, et véritablement, Ulysse
est de retour: c'est l'étranger que tous outrageaient dans le palais.
Télémaque était dans le secret, mais par prudence, il cachait les
pensées de son père qui voulait punir la violence de ces hommes
insolents.

Pénélope émue, s'élança de son lit, embrassa la vieille nourrice, et
lui dit:

--Chère nourrice, si Ulysse est vraiment de retour dans sa demeure
comme tu l'affirmes, dis-moi comment seul il a pu appesantir son bras
sur la foule des prétendants?

Euryclée lui répondit:

--J'ai entendu les gémissements de ces hommes tandis qu'Ulysse les
immolait. Ton fils Télémaque m'appela dans la salle et je vis Ulysse au
milieu des cadavres; sur le sol les prétendants gisaient les uns sur
les autres. Ton cœur aurait bondi de joie si tu l'avais vu souillé de
sang et de poussière, et semblable à un lion. Suis-moi donc et que vos
cœurs goûtent enfin la joie.

La prudente Pénélope répliqua:

--Chère nourrice, crains de te réjouir trop tôt. Sans doute un dieu
indigné a puni l'insolence de ces hommes coupables; quant à Ulysse,
il a perdu loin de l'Achaïe l'espoir du retour et lui-même a péri
certainement.

La nourrice Euryclée reprit:

--Quoi, chère enfant, ton cœur est toujours incrédule! Eh bien! je
vais te donner un autre signe certain; la cicatrice de la blessure que
fit jadis à Ulysse la dent blanche d'un sanglier, je l'ai vue tandis
que je lui lavais les pieds. Je voulus te le dire, mais lui, dans sa
sagesse, m'empêcha de parler.

Pénélope lui répondit:

--Il est difficile de pénétrer les desseins des dieux; allons près de
mon fils afin que je voie les prétendants immolés et celui qui les a
tués.

A ces mots elle descendit, et franchissant le seuil de la salle, elle
alla s'asseoir en face d'Ulysse. Le héros, les yeux baissés, attendait
que sa noble épouse lui adressât la parole, mais elle gardait le
silence et l'angoisse envahissait son cœur; le regardant fixement,
elle hésitait à le reconnaître sous ses misérables vêtements. Enfin
Télémaque lui dit ces paroles de reproche:

--Ma mère, méchante mère au cœur cruel, pourquoi t'écartes-tu ainsi
de mon père; ton cœur est donc plus dur que la pierre pour que tu te
tiennes éloignée d'un époux qui revoit sa demeure après vingt années de
souffrance?

La prudente Pénélope répondit:

--Mon enfant, mon cœur est frappé de saisissement: je n'ose ni lui
parler, ni le regarder en face. Si vraiment cet étranger est Ulysse,
nous nous reconnaîtrons mieux entre nous, car nous avons des signes que
seuls nous connaissons.

Elle dit, et le patient et divin Ulysse sourit, et aussitôt il adressa
à Télémaque ces paroles ailées:

--Télémaque, laisse ta mère me mettre à l'épreuve; bientôt elle me
reconnaîtra; elle pense sans doute que je ne suis pas son époux, parce
qu'elle me voit sous ces haillons. Maintenant songeons à ce que nous
devons faire, car lorsqu'un homme a tué un autre homme qui ne laisse
pas derrière lui de nombreux vengeurs, il fuit cependant; et nous, nous
avons immolé les plus nobles héros d'Ithaque; je t'invite à y réfléchir.

Télémaque lui répondit:

--Vois toi-même, père chéri, car on dit que nul mortel ne peut te le
disputer en sagesse.

Ulysse répliqua:

--Eh bien! voici quel parti me semble le meilleur: baignez-vous et
revêtez ensuite vos tuniques, puis ordonnez aux femmes de se parer;
que l'aède divin conduise la danse joyeuse, afin que ceux qui passent
dans la rue, entendant la lyre harmonieuse, croient que nous célébrons
un hymen. Ainsi la nouvelle du massacre des prétendants ne se répandra
pas dans la ville avant que nous n'ayons gagné nos campagnes aux riches
vergers. Là, Zeus nous inspirera.

Il dit et tous obéirent. Bientôt le vaste palais retentit du bruit
cadencé de la danse joyeuse, et ceux qui du dehors l'entendait,
disaient ainsi:

--Certes, l'un des princes a épousé cette reine si recherchée.
L'infortunée s'est lassée d'attendre le retour de l'époux de sa
jeunesse.


Cependant Eurynomé baigna Ulysse; elle le parfuma d'essence et
le revêtit d'un manteau magnifique et d'une tunique éclatante de
blancheur; puis Minerve répandit sur la tête du héros une majestueuse
beauté, déroulant sur ses puissantes épaules les boucles de ses cheveux
pareils à la fleur de l'hyacinthe. Alors, semblable aux Immortels,
il revint s'asseoir en face de son épouse à laquelle il adressa ces
paroles ailées:

--Femme divine, ton cœur est plus insensible que celui d'aucune autre
mortelle; quelle autre femme pourrait se tenir éloignée d'un époux
rentrant dans sa patrie après vingt années d'absence? Mais allons,
nourrice, apprête un lit afin que je me couche seul, car sa poitrine
renferme un cœur de pierre.

La prudente Pénélope lui répondit:

--Divin héros, je ne méprise ni n'admire avec excès, et je sais bien
quel tu étais lorsque tu t'éloignas d'Ithaque sur un vaisseau aux
longues rames. Mais allons Euryclée, apprête le lit robuste qu'il a
construit lui-même et porte-le dans l'appartement après l'avoir garni
de peaux et de tapis brillants.

Elle parlait ainsi pour éprouver son époux; mais Ulysse irrité lui dit
aussitôt:

--Femme, ce que tu viens de dire afflige mon cœur. Qui donc a déplacé
mon lit? Un dieu seul aurait pu le faire, car ce lit façonné par moi
porte un signe remarquable. Le rejeton puissant d'un olivier aux larges
feuilles avait poussé dans la cour, je traçai et bâtis une chambre
tout autour, puis coupant le tronc près de la racine et le travaillant
habilement, j'en fis le pied d'un lit que je sculptai avec patience,
l'incrustant d'or, d'argent et d'ivoire. J'ignore, femme, si ce lit est
encore en place ou si quelque mortel a coupé l'olivier.

Il dit, et Pénélope sentit défaillir son cœur, car elle reconnaissait
les signes décrits par Ulysse. Elle courut droit à lui en pleurant et
jetant ses bras autour du cou du héros, elle baisa sa tête et lui dit:

--O Ulysse, ne t'irrite point contre moi, toi qui es en toutes choses
le plus sage des hommes, et ne me blâme pas si je ne t'ai point
embrassé dès que je t'ai vu. Mon cœur craignait d'être trompé par
les discours d'un fourbe. Jamais Hélène l'Argienne ne se serait unie
d'amour à un héros étranger si elle avait su qu'elle rentrerait un jour
dans sa chère patrie. Mais, maintenant que tu as décrit exactement des
choses qu'Ulysse seul pouvait connaître, tu persuades mon cœur, malgré
toute sa défiance.

Elle dit, et ses paroles augmentèrent l'attendrissement d'Ulysse
qui pleurait en embrassant sa chère et vertueuse épouse. Pénélope
contemplait avec ravissement son époux et ses beaux bras blancs ne
pouvaient se détacher de son cou. L'Aurore aux doigts de rose les
aurait trouvés pleurant encore si Minerve n'avait eu la pensée de
prolonger la nuit qui touchait à son terme.

Cependant l'ingénieux Ulysse dit à son épouse:

--Femme, l'avenir nous réserve encore un labeur immense que je dois
accomplir tout entier. L'âme de Tirésias me l'a prédit le jour où je
descendis aux enfers pour l'interroger sur mon retour. Mais viens,
femme, allons dans notre couche goûter les douceurs du sommeil.

La prudente Pénélope lui répondit:

--Ta couche est prête à te recevoir, mais dis-moi quelle est cette
épreuve, puisque je dois la connaître un jour, autant vaut que j'en
sois instruite dès à présent.

Ulysse lui dit alors:

--Femme divine, je ne te cacherai rien; ton cœur cependant ne se
réjouira point et je ne me réjouis pas moi-même, car Tirésias m'a
ordonné de parcourir de nombreuses cités, portant avec moi une large
rame jusqu'à ce que j'arrive chez des peuples ne connaissant pas la
mer, ni le sel dans les aliments, ni les navires aux flancs rouges, ni
les larges rames qui sont les ailes des vaisseaux. Alors, un voyageur
venant à ma rencontre, me dira que je porte un van sur mon épaule
glorieuse; je planterai en terre la large rame et j'offrirai à Neptune
un bélier, un taureau et un sanglier, puis je retournerai dans ma
demeure. Là, j'immolerai de saintes hécatombes aux dieux immortels, et
loin de la mer, la douce mort viendra me visiter.

Pénélope lui répondit:

--Espérons qu'après tes souffrances, les dieux te donneront une
vieillesse heureuse!

C'est ainsi qu'ils s'entretenaient et bientôt ils gagnèrent
l'appartement élevé où ils retrouvèrent avec joie leur lit magnifique.

Bientôt après, Télémaque, le bouvier et le porcher firent cesser les
danses, ils ordonnèrent aux femmes de regagner les appartements et
allèrent eux-mêmes se coucher.


Cependant les deux époux se charmaient mutuellement par leurs récits.
Pénélope divine entre les femmes racontait ses longues souffrances,
les tristesses de sa solitude, et le noble Ulysse redisait ses luttes
héroïques et ses maux nombreux.

Pénélope l'écoutait ravie et le sommeil fuyait ses paupières. Il dit
d'abord comment les Ciconiens furent domptés et l'arrivée de ses
vaisseaux sur les rives fleuries des Lotophages; puis la cruauté du
Cyclope et de quelle façon il vengea ses compagnons. Il dit aussi
comment il avait été reçu chez Eole; son entrée dans Télépyle, la cité
des Lestrygons géants. Il raconta également les ruses de l'artificieuse
Circé, puis sa descente aux enfers pour consulter l'âme du Thébain
Tirésias; comment il avait entendu le chant des Sirènes et comment il
avait évité la terrible Charybde et la funeste Scylla; comment ses
compagnons avaient immolé les génisses du soleil; comment Zeus avait
frappé son rapide vaisseau et comment, échappant seul au noir destin,
il était arrivé dans l'île d'Ogygie chez Calypso aux belles tresses qui
lui promettait l'immortalité, voulant faire de lui son époux; comment
enfin les Phéaciens, l'honorant comme un dieu, l'avaient reconduit dans
sa chère patrie après l'avoir comblé de présents.

A ce moment de son récit, le doux sommeil qui fait oublier descendit
sur leurs paupières.


Quand l'Aurore au trône d'or sortit du sein de l'Océan, Ulysse se leva
et adressa ces paroles à son épouse:

--Femme, dès que le Soleil montera à l'horizon, la Renommée parlera des
prétendants que j'ai immolés dans ce palais. Je vais donc me rendre
dans mes campagnes aux riches vergers pour revoir aussi mon vieux père,
le noble Laërte qui pleure toujours mon absence. Pour toi, renferme-toi
avec tes femmes dans tes appartements et ne te laisse interroger par
personne.

Il dit, et revêtit ses armes magnifiques; puis il fit lever Télémaque,
le bouvier et le porcher. Bientôt, tous armés, ils franchirent
les portes, et Minerve, les enveloppant d'un nuage, les conduisit
rapidement hors de la ville.

[Illustration]



Chant XXIV

LAERTE

[Illustration]

[Illustration]


Ulysse et les siens gagnèrent rapidement les belles campagnes cultivées
par Laërte. Au milieu d'un riche verger s'élevait sa riante demeure;
elle était entourée d'une galerie ouverte où se tenait, dans la
belle saison, le maître et les esclaves qu'il employait. Une vieille
Sicilienne vivait également près de lui et soignait le vieillard avec
zèle.

Alors Ulysse, s'adressant à son fils et à ses serviteurs leur dit:

--Vous, entrez maintenant dans cette demeure et préparez notre repas.
Pour moi, je vais au devant de mon père.

Il dit et se débarrassa de ses armes; puis il se dirigea vers le vaste
jardin sans rencontrer aucun des serviteurs de Laërte, Dolios, ou l'un
de ses fils, car ceux-ci s'occupaient à rassembler des épines pour
former la haie du verger. Il trouva son père occupé à creuser la terre
autour d'une plante; il était vêtu d'une tunique sale, misérable et
rapiécée; à ses jambes étaient des cnémides de peau de bœuf qui le
garantissaient des broussailles; de vieux gants protégeaient ses mains
contre les épines des buissons et une cape de peau de chèvre couvrait
sa tête vénérable. Une profonde tristesse accablait le vieillard. Dès
qu'Ulysse l'aperçut, il s'appuya contre un haut poirier et ne put
retenir ses larmes. Il délibéra dans son cœur, s'il embrasserait son
père et le serrerait entre ses bras ou s'il l'éprouverait d'abord.
S'arrêtant à ce dernier parti, il alla droit à Laërte et lui dit:

--O vieillard, tu possèdes l'art de cultiver un jardin, car ici tout
est bien soigné. Mais je te dirai,--et que ton cœur ne s'irrite point
de mes paroles--que de toi-même, tu ne prends pas les soins que tu
prodigues à tes vergers. Tes vêtements sont misérables et cependant tu
n'es point un serviteur que son maître néglige à cause de sa paresse,
car rien dans ton air n'annonce un esclave; tu ressembles plutôt à un
roi. Mais allons, parle-moi franchement, de qui es-tu le serviteur,
pour qui cultives-tu ce jardin? et dis-moi également si réellement
nous sommes arrivés à Ithaque, comme me l'affirmait tout à l'heure un
homme qui n'avait pas l'air d'être fort sensé, car il n'a pu me dire si
mon hôte vivait encore ou s'il était déjà descendu dans les demeures
de Pluton. Jadis en effet, j'accueillis dans ma patrie bien-aimée un
homme qui me fut plus cher qu'aucun autre; il disait avoir pour père le
fils d'Arcésius, le noble Laërte, roi d'Ithaque. Je lui fis de nombreux
présents d'hospitalité: sept talents d'or, un cratère d'argent ciselé
de fleurs, douze manteaux, autant de tapis, de voiles et de tuniques.
Je lui donnai, en outre, quatre femmes belles et habiles en travaux
irréprochables.

Le vénérable Laërte lui répondit, en versant des larmes:

--Etranger, tu es dans le pays que tu demandes, mais il est aux mains
d'hommes injustes et insolents; tu n'aurais pas prodigué en vain tant
de présents si tu avais trouvé vivant parmi le peuple d'Ithaque,
celui auquel tu avais offert une hospitalité généreuse. Mais allons,
dis-moi bien exactement combien il y a d'années que tu reçus mon fils,
et dis-moi qui tu es, quels sont tes parents et quel est le vaisseau
rapide qui t'a amené ici avec tes divins compagnons?

L'ingénieux Ulysse lui répondit:

--Je suis d'Alybas; mon père est Aphidas, fils du roi Polypémon et
mon nom est Epérite. Une divinité éloigna mon vaisseau de la Sicanie
et le conduisit à l'extrémité de cette île. Cinq années se sont
écoulées depuis qu'Ulysse a quitté ma patrie; les présages lui furent
favorables, je l'accompagnai joyeux tandis que lui-même joyeusement
se mettait en route, et nos cœurs espéraient que l'hospitalité nous
réunirait encore.

Il dit, et la sombre douleur envahissait plus encore le cœur de
Laërte. Prenant dans ses mains de la terre, il la répandit sur sa tête
blanche. A ce spectacle, Ulysse profondément ému, s'élança vers son
père bien-aimé, le serra dans ses bras et lui dit:

--Mon père me voici; je suis celui dont tu déplores l'absence depuis
vingt années; donc cesse de pleurer, car je dois te le dire, nous
devons nous hâter. J'ai tué les prétendants dans mon palais pour me
venger de leurs outrages.

Laërte lui répondit:

--Si tu es Ulysse, mon fils, dis-moi quelques signes certains pour me
convaincre.

L'ingénieux Ulysse lui dit alors:

--Vois d'abord la cicatrice que m'a faite la blanche défense d'un
sanglier lorsque j'allai sur le Parnèse voir Autolycus, le père de ma
mère chérie. De plus, je vais te nommer les arbres que tu me donnas
jadis quand tout enfant, je te suivais au jardin. Tu me donnas d'abord
treize poiriers, dix pommiers et quarante figuiers; puis tu me promis
en outre, cinquante rangées de vignes entre lesquelles le blé mûrissait.

Il dit et Laërte sentit fléchir ses genoux. Il prit dans ses bras son
fils bien-aimé et le héros soutint contre son cœur son père près de
défaillir. Quand Laërte reprit ses sens, il s'écria:

--Zeus puissant, il y a donc encore des dieux dans le haut Olympe,
s'il est vrai que les prétendants ont payé de leur vie leur odieuse
insolence. Mais maintenant, je crains que bientôt tous les habitants
d'Ithaque n'arrivent ici et n'envoient des messagers dans les cités des
Céphalléniens.

Ulysse lui répondit:

--Aie confiance, bannis ces craintes de ton esprit; et maintenant
allons dans ta maison retrouver Télémaque qui nous prépare un repas
réconfortant.

Quand ils furent près de la demeure superbe, ils trouvèrent Télémaque
avec le bouvier et le porcher, préparant les viandes et mélangeant le
vin noir.

La servante sicilienne baigna le magnanime Laërte, le parfuma
d'essences, le revêtit d'un manteau magnifique, et Minerve fit paraître
aussitôt le pasteur des peuples plus grand et plus majestueux qu'il
n'était auparavant. En le voyant semblable à un Immortel, son fils
chéri, frappé d'admiration, lui adressa ces paroles ailées:

--O mon père, certes quelqu'un des dieux immortels t'a donné cette
taille majestueuse!

Le sage Laërte répondit:

--O Zeus, et vous Minerve et Apollon, si seulement, redevenu tel que
j'étais jadis lorsque je pris Néricum, je m'étais trouvé hier avec toi
pour combattre les prétendants, j'aurais fait fléchir les genoux de
plus d'un d'entre eux et ton cœur se serait réjoui!

C'est ainsi qu'ils s'entretenaient et les préparatifs du repas étant
terminés, ils prirent place sur des sièges polis. Le vieux Dolios et
ses fils, que l'esclave sicilienne était allée appeler dans les champs
s'avancèrent vers eux. Reconnaissant Ulysse, ils s'arrêtèrent frappés
de surprise. Le héros leur adressa ces douces paroles:

--Vieillard, viens t'asseoir à cette table et cessez tous de vous
étonner, car nous sommes impatients de commencer le repas.

Il dit, et Dolios lui prit les mains et les baisa, puis il prononça ces
paroles ailées:

--O ami, puisque te voilà revenu, comme nous le désirions grandement
sans oser toutefois l'espérer, je te souhaite bonheur et prospérité.

Puis il s'assit; les enfants du vieillard firent de même et prirent
place à la table du noble Laërte.


Cependant la Renommée, rapide messagère, parcourait la cité, racontant
le trépas funeste des prétendants. A cette nouvelle, le peuple
accourut devant la demeure d'Ulysse et bientôt les parents et les amis
emportèrent les cadavres, les uns pour les ensevelir, les autres,
qu'ils placèrent sur de rapides navires, pour les reconduire dans leur
patrie, puis ils se rendirent en foule à l'assemblée. Là, Eupithès,
père d'Antinoos, prit la parole le premier:

--O amis, cet homme est le fléau des Achéens. Jadis il emmena nos plus
braves guerriers sur ses vaisseaux. Les vaisseaux sont perdus et nos
concitoyens sont morts. Et voici qu'à son retour, il a massacré les
plus nobles d'entre les Céphalléniens. Ce serait un opprobre pour nous
de ne pas punir le meurtrier de nos fils et de nos frères; pour moi, du
moins, la vie serait sans charme. Marchons donc et ne lui laissons pas
le temps de traverser la mer.

Il dit ainsi en pleurant et la pitié saisit tous les Achéens. Cependant
Médon, ainsi que Phémios le chanteur divin, sortirent du palais
d'Ulysse; ils s'avancèrent au milieu de l'assemblée, et tous furent
frappés de stupeur. Le sage Médon leur tint alors ce discours:

--Ecoutez-moi, habitants d'Ithaque, c'est avec la volonté des dieux
immortels qu'Ulysse a pu accomplir ces actions; moi-même j'ai vu aux
côtés du héros la divinité qui guidait son bras et jetait la terreur
parmi les prétendants.

Il dit, et la pâle crainte s'empara d'eux tous. Alors le vieillard
Halitherse, fils de Mastor, prit la parole à son tour, car lui seul
voyait dans l'avenir.

--Habitants d'Ithaque, écoutez ce que j'ai à vous dire: si ces choses
sont arrivées, c'est par votre méchanceté, car c'est un grand crime
de dévorer les biens et d'outrager l'épouse d'un noble héros. Ecoutez
ma voix et suivez mon conseil: ne marchons pas si nous ne voulons pas
aggraver le malheur qui est déjà sur nous.

Il dit et plus de la moitié des citoyens demeura sur la place; les
autres se levèrent avec tumulte et coururent aux armes. Eupithès
marchait à leur tête, mais il ne devait plus revenir en ces lieux.


Cependant Minerve adressa ces paroles à Zeus:

--Mon père, réponds à ma prière: laisseras-tu aller plus loin cette
guerre funeste ou rétabliras-tu l'amitié entre les deux partis?

L'assembleur de nuées lui répondit:

--Mon enfant, n'as-tu pas décidé toi-même qu'Ulysse punirait ses
ennemis? Puisqu'aujourd'hui sa vengeance est accomplie, qu'on immole
des victimes, gages du serment fidèle et qu'il règne en paix parmi ses
sujets.

A ces paroles, Minerve s'élança rapide et descendit des sommets de
l'Olympe.


Quand Ulysse et les siens eurent apaisé le désir de la nourriture douce
au cœur, le héros prit la parole:

--Que l'un d'entre vous s'assure si nos ennemis sont déjà près d'ici.

Il dit et l'un des fils de Dolios se leva et dès le seuil, il vit
une troupe qui s'approchait. S'adressant à Ulysse, il dit ces paroles
ailées:

--Les voilà près d'ici, armons-nous au plus vite!

Les compagnons d'Ulysse et les six fils de Dolios revêtirent leurs
armes; Laërte et Dolios malgré leurs cheveux blancs prirent également
une armure, et la petite troupe s'avança ayant Ulysse à sa tête.
Minerve s'approcha d'eux sous les traits de Mentor; Ulysse l'apercevant
se réjouit et adressa ces mots à Télémaque, son fils chéri:

--Télémaque, songe à ne pas déshonorer la race de tes pères qui jusqu'à
ce jour a brillé par son courage.

Le sage Télémaque répondit:

--Père chéri, tu verras que mon cœur ne déshonorera point ta race.

Laërte se réjouit et dit à son tour:

--Dieux amis! que cette journée est belle pour moi! mon fils et mon
petit-fils disputent ensemble de valeur.

Minerve alors s'approcha du vieillard et lui dit:

--Fils d'Arcésius, adresse tes vœux à la déesse aux yeux bleus, fille
de Jupiter et lance ton javelot avec force.

En parlant ainsi, elle lui inspira une grande énergie et Laërte lança
son javelot qui atteignit Eupithès. L'airain le traversa d'outre en
outre; il tomba avec bruit et ses armes retentirent sur lui. Ulysse et
les siens fondirent avec impétuosité sur les premiers combattants. Ils
allaient les immoler tous, quand Minerve fit entendre sa puissante voix:

--Habitants d'Ithaque, cessez ce funeste combat et ne versez plus de
sang.

La pâle crainte s'empara aussitôt de tous les cœurs; ils laissèrent
tomber à terre leurs armes et s'enfuirent vers la ville. Minerve alors
adressa ces paroles à Ulysse:

--Noble fils de Laërte, industrieux Ulysse, cesse de combattre, de
peur que Zeus à la voix terrible ne s'irrite contre toi.

Elle dit et le héros se réjouissant en son cœur, lui obéit. Alors
Pallas Athéné, semblable à Mentor dont elle avait pris les traits et la
voix, immola les victimes, gages sacrés du serment de paix, entre les
deux partis.

[Illustration]



[Illustration]

[Illustration]

Table


                                            Pages.

  CHANT PREMIER.--Ithaque                       1

      --     II.--Télémaque                    17

      --    III.--Pylos                        31

      --    IV.--Lacédémone                    47

      --     V.--Calypso                       77

      --    VI.--Nausicaa                      95

      --   VII.--Alcinoüs                     109

      --  VIII.--Jeux                         123

      --    IX.--Le Cyclope                   145

      --     X.--Circé                        169

      --    XI.--Ulysse aux Enfers            193

      --   XII.--Charybde et Scylla           215

      --  XIII.--Retour à Ithaque             235

      --   XIV.--Eumée                        253

      --    XV.--Retour de Télémaque          273

      --   XVI.--Ulysse et Télémaque          295

      --  XVII.--Les Prétendants              317

      -- XVIII.--Pénélope                     343

      --   XIX.--Euryclée                     365

      --    XX.--Funestes Présages            389

      --   XXI.--L'Arc d'Ulysse               407

      --  XXII.--Le Massacre                  427

      -- XXIII.--Ulysse et Pénélope           449

      --  XXIV.--Laërte                       465

  TABLE                                       483

[Illustration]


  _Imprimerie des Nouvelles Collections Guillaume_
  E. GUILLAUME, DIRECTEUR
  Borel.--110, avenue d'Orléans, Paris.


[Illustration: "PAPYRUS"]



Notes de transcription


Les mots suivants ont été remplacés.

Page 104: «hyacinte» remplacé par «hyacinthe» (Semblables à la fleur de
l'_hyacinthe_, ses cheveux ... )

Page 144: «Phéacéens» remplacé par «Phéaciens» (Alcinoüs entendant ses
profonds soupirs, dit aux _Phéaciens_, amis de la ... )

Page 155: «nons» remplacé par «nous» (nous _nous_ sauvâmes au fond de
l'antre)

Page 172: «navigâmes» remplacé par «naviguâmes» (et nous _naviguâmes_
jour et nuit;)

Page 176: «matetelots» remplacé par «matelots» (j'excitai mes
_matelots_ à se courber)

Page 182: «donné» remplacé par «donnée» (et, me l'ayant _donnée_, ...)

Page 183: «supliante» remplacé par «suppliante» (et _suppliante_, me
dit ...)

Page 190: «Erète» remplacé par «Erèbe» (alors te tournant vers
l'_Erèbe_, et étendant ...)

Page 202: «rassassier» remplacé par «rassasier» (me _rassasier_ de
larmes amères ...)

Page 205: «pourvoieront» remplacé par «pourvoiront» (Les dieux et vous,
nobles Phéaciens, _pourvoiront_ à mon départ.)

Page 209 (a): «parle» remplacé par «parler» (et il n'est pas bon de
_parler_ en vain.); et (b): «de» remplacé par «des» (nous versions _des_
larmes abondantes.)

Page 229: «il» remplacé par «ils» (_ils_ préparèrent le repas du soir)

Page 284: «pocher» remplacé par «porcher» (la cabane du _porcher_;)

Page 290: «navigâmes» remplacé par «naviguâmes» (et nous _naviguâmes_
jour et nuit;)

Page 345: «rassassier» remplacé par «rassasier» (et buvait sans pouvoir
_rassasier_ son ventre insatiable.)

Page 410: «arrivé» remplacé par «arrivée» (Lorsque Pénélope fut
_arrivée_ ...)

Page 443: «mon» remplacé par «ton» (je venais chanter dans ta demeure
pendant _ton_ absence.)

Page 464: «ausssi» remplacé par «aussi» (pour revoir _aussi_ mon vieux
père)

Page 471: «sceptacle» remplacé par «spectacle» (A ce _spectacle_, Ulysse
profondément ému)

Page 477: «Halithersès» changé par «Halitherse» (Alors le vieillard
_Halitherse_, fils de Mastor ...)





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