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Title: Les voyageurs du XIXe siècle
Author: Verne, Jules
Language: French
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  HISTOIRE GÉNÉRALE
  DES GRANDS VOYAGES ET DES GRANDS VOYAGEURS


  LES VOYAGEURS
  DU XIXe SIÈCLE



  COLLECTION J. HETZEL

  [Illustration: LES VOYAGEURS DU XIXe SIÈCLE]



  HISTOIRE GÉNÉRALE
  DES GRANDS VOYAGES ET DES GRANDS VOYAGEURS


  LES VOYAGEURS
  DU XIXe SIÈCLE

  PAR

  JULES VERNE

  51 DESSINS PAR LÉON BENETT
  57 FAC-SIMILÉS (D'APRÈS LES DOCUMENTS ANCIENS) ET CARTES
  PAR MATTHIS ET MORIEU

  [Illustration]

  BIBLIOTHÈQUE
  D'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION

  J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB

  PARIS

  Tous droits de traduction et de reproduction réservés.



LES VOYAGEURS DU XIXe SIÈCLE


TABLE DES CARTES ET GRAVURES

REPRODUITES EN FAC-SIMILÉ D'APRÈS DES DOCUMENTS ORIGINAUX AVEC
INDICATION DES SOURCES


PREMIÈRE PARTIE

_Portrait de Burckhardt._--D'après Burckhardt. Travels in Nubia and in
the interior north-eastern Africa, performed in 1813.--London, Murray,
1821, in-4.

_Marchande de pain de Djeddah._--D'après Niebuhr. Voyage en
Arabie....--Amsterdam, Baalde, 1776, 4 vol. in-4.

_Guerriers Béloutchistans._--D'après Pottinger. Voyage dans le
Béloutchistan et le Sindhy... traduit par Eyriès.--Paris, Gide, 1818, 2
vol. in-8.

_Costumes Afghans._--D'après John-Mountstuart Elphinstone. Tableau du
royaume de Caboul....--Paris, Nepveu, 1817, 3 vol. in-16.

_Costumes Persans._--D'après: Costumes orientaux inédits, dessinés
d'après nature en 1796, 1797, 1798, 1802 et 1809.--Paris, 1813, in-4.

_Guerrier Javanais._--D'après Raffles. The history of Java....--London,
Black, 1817. 2 vol. in-4.

_Une Khafila d'esclaves._--D'après Lyon. A narrative of travels in
northern Africa....--London, Murray, 1821, in-4.

_Garde du corps du cheik de Bornou._--D'après Denham. Narrative of
travels and discoveries in northern and central Africa....--London,
Murray, 1826, in-4.

_Réception de la mission._--D'après Denham. _Op. cit._

_Lancier du sultan de Begharmi._--D'après Denham. _Op. cit._

_Cartes des voyages de Denham et de Clapperton._--D'après Clapperton.
Journal of a second expedition into the interior of Africa....--London,
Murray, 1829, Gr. in-4.

_Portrait de Clapperton._--D'après une gravure du Cabinet des Estampes
de la Bibliothèque Nationale.

_Vues des bords du Congo._--D'après Tuckey. Narrative of an expedition
to explore the river Zaïre....--London, 1818, in-4.

_Capitaine Ashantie._--D'après Bowdich. Mission from Capecoast castle
to Ashantees.--London, 1819, in-4.

_Portrait de Caillié._--D'après une gravure du Cabinet des Estampes de
la Bibliothèque Nationale.

_Vue d'une partie de Tembouctou._--D'après Caillié. Journal d'un voyage
à Tembouctou....--Paris, 1830, 3 vol. in-8 et atlas in-fol.

_Carte du voyage de René Caillié._--D'après le même ouvrage.

_Carte du voyage de Laing._--D'après le major Laing. Travels through
the Timanee.--London, 1835, in-8.

_Le mont Kesa._--D'après Lander. Journal d'une expédition entreprise
dans le but d'explorer le cours et l'embouchure du Niger....--Paris,
Paulin, 1832, 3 vol. in-8.

_Tabouret carré du sultan de Bornou._--D'après Lander. _Op. cit._

_Carte du cours inférieur du Niger._--D'après Lander. _Op. cit._

_Vue du Temple principal de Sekkeh._--D'après Cailliaud. Voyage à
l'Oasis de Siouah.--Paris, de Bure, 1823, in-fol.

_Types Circassiens._--D'après Bell. Journal of a residence in
Circassia.--London, 1840. 2 vol. in-8.

_Carte des sources du Mississipi._--D'après le _Bulletin de la Société
de géographie_, 1844.

_Monuments du Palenké._ Pyramide de Xochicaleo.--D'après Nebel. Voyage
pittoresque et archéologique dans la partie la plus intéressante du
Mexique.--Paris, Moench, 1836, in-fol.


DEUXIÈME PARTIE

_Néo-Zélandais._--D'après Krusenstern. Voyage autour du monde fait
pendant les années 1803-1806. Traduit par Eyriès.--Paris, Gide, 1821. 2
vol. in-8 et atlas de 30 pl. in-fol. Pl. 16.

_Types Aïnos._--D'après Krusenstern. _Op. cit._ Pl. 15.

_Intérieur d'une maison à Radak._--D'après Kotzebue. Entdeckung's
Reise.... Voyage de découvertes dans la mer du Sud.--Weimar, 1821, 2
vol. in-4.

_Officier du roi en grand costume._--D'après Freycinet. Voyage
autour du monde sur les corvettes _l'Uranie_ et _la Physicienne_,
1817-1820.--Paris, Pillet aîné, 1824-1844, 9 vol. in-4 avec 4 atlas de
348 pl. (Historique, pl. 85.)

_Un moraï à Karakakoua._--D'après Freycinet. _Op. et loc. cit._ Pl. 87.

_Habitant d'Ualan._--D'après Duperrey. Voyage autour du monde exécuté
sur la corvette _la Coquille_ pendant les années 1822-1825.--Paris, A.
Bertrand, 1828 et années suivantes. Gr. in-4 et atlas in-fol. Pl. 51.

_Guerriers d'Ombai et de Guébé._--D'après Freycinet. _Op. et loc. cit._
Pl. 33 et 38.

_Maison à Rawak._--D'après Freycinet. _Op. et loc. cit._ Pl. 48.

_Personnage des danses de Montézuma._--D'après Freycinet. _Op. et loc.
cit._ Pl. 72.

_Ruines de piliers à Tinian._--D'après Freycinet. _Op. et loc. cit._
Pl. 73.

_Ferme australienne._--D'après Freycinet. _Op. et loc. cit._ Pl. 98.

_Baie Française aux Malouines._--D'après Freycinet. _Op. et loc. cit._
Pl. 109.

_Cascade du port Praslin._--D'après Duperrey. _Op. cit._ Pl. 21.

_Naturels de la Nouvelle-Guinée._--D'après Duperrey. _Op. cit._ Pl. 36.

_Idoles indiennes près de Pondichéry._--D'après de La Touanne. Album
pittoresque du voyage de la Thétis. In-fol.

_Rivière San Mateo._--D'après de La Touanne. _Op. cit._

_Portrait de Dumont d'Urville._--D'après une gravure du Cabinet des
Estampes de la Bibliothèque Nationale.

_Village de Doreï._--D'après Dumont d'Urville. Voyage de la corvette
_l'Astrolabe_.--Paris, Tastu, 1830 et années suivantes, 3 vol. in-8 et
atlas in-fol.

_Habitants de Vanikoro._--D'après Dumont d'Urville. _Op. cit._

_Vue de la Terre Adélie._--D'après Dumont d'Urville. Voyage au pôle
sud et dans l'Océanie pendant les années 1837 à 1840....--Paris, Gide,
1841-1854, 23 vol. in-8 et 6 atlas in-fol. (Histoire du voyage, tome
III.)

_Carte des Orcades méridionales._--D'après Dumont d'Urville. _Op. et
loc. cit._

_Portrait de John Ross._--D'après Ross. Narrative of a second voyage in
search of a north-west passage....--London, Murray, 1835, Gr. in-4.

_Esquimaux._--D'après Parry. A voyage for the discovery of a north-west
passage from the Atlantic to the Pacific.--London, Murray, 1821, in-4.



NOMS DES PRINCIPAUX VOYAGEURS

DONT L'HISTOIRE ET LES VOYAGES SONT RACONTÉS DANS CE VOLUME


PREMIÈRE PARTIE

SEETZEN.--BURCKHARDT.--WEBB.--CHRISTIE ET POTTINGER.--ELPHINSTONE.
--GARDANNE.--DUPRÉ.--MORIER.--MACDONALD-KINNEIR.--PRICE.--OUSELEY.
--GULDENSTÆDT.--KLAPROTH.--LEWIS.--CLARKE.--RAFFLES.--PEDDIE.--
CAMPBELL.--RICHTIE.--LYON.--DENHAM.--OUDNEY ET CLAPPERTON.--TUCKEY.
--BOWDICH.--MOLLIEN.--GRAY ET PARTARIEUX.--CAILLIÉ.--LAING.--LES FRÈRES
LANDER.--CAILLIAUD ET LETORZEC.--RÜPPELL.--RUSSEGGER.--LAMBTON.--
FRASER.--SAGLIER.--BOTTA.--FRESNEL.--SCHUBERT.--PARROT.--DUBOIS DE
MONTPÉREUX.--HUMBOLDT.--PIKE.--HARMON.--LE MAJOR LONG.--CASS.--DEL
RIO.--DUPAIX.--WALDECK.--WIED-NEUVIED.--SPIX ET MARTIUS.--D'ORBIGNY.


DEUXIÈME PARTIE

KRUSENSTERN.--KOTZEBUE.--BEECHEY.--LÜTKÉ.--FREYCINET.--DUPERREY.
--LE BARON DE BOUGAINVILLE.--DUMONT D'URVILLE.--BELLINGSHAUSEN.--
WEDDELL.--BISCOË.--WILKES.--BALLENY.--JAMES ROSS.--ANJOU.--
WRANGELL.--JOHN ROSS.--PARRY.--FRANKLIN.--BACK.--DEASE ET SIMPSON.



AVERTISSEMENT


L'_Histoire des grands Voyages et des grands Voyageurs_, telle que je
l'avais comprise quand j'en ai publié la première partie, devait avoir
pour but de résumer l'histoire de la DÉCOUVERTE DE LA TERRE. Grâce
aux dernières découvertes, cette histoire va prendre une extension
considérable. Elle comprendra, non seulement toutes les explorations
passées, mais encore toutes les explorations nouvelles qui ont
intéressé le monde savant à des époques récentes. Pour donner à cette
œuvre, forcément agrandie par les derniers travaux des voyageurs
modernes, toutes les garanties qu'elle comporte, j'ai appelé à mon
aide un homme que je considère à bon droit comme un des géographes
les plus compétents de notre époque: M. GABRIEL MARCEL, attaché à la
Bibliothèque Nationale.

Grâce à sa connaissance de quelques langues étrangères qui me sont
inconnues, nous avons pu remonter aux sources mêmes et ne rien
emprunter qu'à des documents absolument originaux. Nos lecteurs feront
donc au concours de M. Marcel la part à laquelle il a droit dans cet
ouvrage, qui mettra en lumière ce qu'ont été tous les grands voyageurs,
depuis Hannon et Hérodote jusqu'aux explorateurs contemporains.

Notre œuvre suivra, à vingt-cinq années de distance, un ouvrage
inspiré par la même pensée: _les Voyageurs anciens et modernes_, de
M. Édouard Charton. Cet utile et excellent ouvrage d'un des hommes
qui ont le plus contribué à faire naître en France le goût des études
géographiques, se compose surtout de choix et d'extraits empruntés aux
relations des principaux voyageurs. On voit en quoi le nôtre en diffère.

  JULES VERNE.



LES VOYAGEURS DU XIXe SIÈCLE



[Illustration]

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

L'AURORE D'UN SIÈCLE DE DÉCOUVERTES


  Ralentissement des découvertes pendant les luttes de la République
  et de l'Empire.--Voyages de Seetzen en Syrie et en Palestine.--Le
  Haouran et le périple de la mer Morte.--La Décapole.--Voyage en
  Arabie.--Burckhardt en Syrie.--Courses en Nubie sur les deux
  rives du Nil.--Pèlerinage à la Mecque et à Médine.--Les Anglais
  dans l'Inde.--Webb aux sources du Gange.--Relation d'un voyage
  dans le Penjab.--Christie et Pottinger dans le Sindhy.--Les mêmes
  explorateurs à travers le Béloutchistan jusqu'en Perse.--Elphinstone
  en Afghanistan.--La Perse d'après Gardanne, Ad. Dupré, Morier,
  Macdonald-Kinneir, Price et Ouseley.--Guldenstædt et Klaproth dans le
  Caucase.--Lewis et Clarke dans les montagnes Rocheuses.--Raffles à
  Sumatra et à Java.

La fin du XVIIIe siècle et le commencement du XIXe sont marqués par
un sensible ralentissement dans la voie des grandes découvertes
géographiques.

Nous avons vu la République française organiser l'expédition à la
recherche de La Pérouse et l'importante croisière du capitaine Baudin
sur les côtes de l'Australie. Ce sont là les seuls témoignages
d'intérêt que les passions déchaînées et les luttes fratricides
permirent au gouvernement de donner à cette science pourtant si
française, la géographie.

Plus tard, en Égypte, Bonaparte s'entoura d'un état-major de savants et
d'artistes distingués. Alors furent réunis les matériaux de ce grand et
bel ouvrage qui, le premier, donna une idée exacte, bien qu'incomplète,
de l'antique civilisation de la terre des Pharaons. Mais, lorsque
Napoléon eut complètement «percé sous Bonaparte», l'égoïste souverain,
sacrifiant tout à sa détestable passion, la guerre, ne voulut plus
entendre parler d'explorations, de voyages, de découvertes à faire.
C'étaient de l'argent et des hommes qu'on lui aurait volés. La
consommation qu'il en faisait était trop grande pour qu'il permît
ce futile gaspillage. On le vit bien, lorsqu'il céda pour quelques
millions, aux États-Unis, le dernier débris de notre empire colonial en
Amérique.

Fort heureusement, les autres peuples n'étaient pas opprimés par
cette main de fer. Bien qu'absorbés par leur lutte contre la France,
ils trouvaient encore des volontaires qui étendaient le champ des
connaissances géographiques, constituaient l'archéologie sur des
bases vraiment scientifiques et procédaient aux premières recherches
linguistiques et ethnographiques.

Le savant géographe Malte-Brun, dans un article qu'il publia, en 1817,
en tête des _Nouvelles Annales des Voyages_, marque, minutieusement et
avec une extrême précision, l'état de nos connaissances géographiques
au commencement du XIXe siècle et les nombreux «desiderata» de
la science. Il fait ressortir les progrès déjà accomplis de la
navigation, de l'astronomie, de la linguistique. Bien loin de cacher
ses découvertes, comme l'avait fait par jalousie la Compagnie de la
baie d'Hudson, la Compagnie des Indes fonde des académies, publie des
mémoires, encourage les voyageurs. La guerre elle-même est utilisée,
et l'armée française recueille en Égypte les matériaux d'un immense
ouvrage. On va bientôt le voir, une noble émulation s'est emparée de
tous les peuples.

Il est cependant un pays qui prélude, dès le début de ce siècle,
aux grandes découvertes que ses voyageurs devaient faire, c'est
l'Allemagne. Ses premiers explorateurs procèdent avec tant de soin,
sont doués d'une volonté si ferme et d'un instinct si sûr, qu'ils
ne laissent à leurs successeurs qu'à vérifier et à compléter leurs
découvertes.

Le premier en date est Ulric Jasper Seetzen. Né en 1767 dans
l'Oostfrise, Seetzen, après avoir achevé ses études à Göttingue,
commença par publier quelques essais sur la statistique et sur les
sciences naturelles, pour lesquelles il se sentait un penchant naturel.
Ces publications attirèrent sur lui l'attention du gouvernement, qui le
nomma conseiller aulique dans la province de Tever.

Le rêve de Seetzen, comme le fut plus tard celui de Burckhardt, c'est
un voyage dans l'Afrique centrale; mais il veut y préluder par une
exploration de la Palestine et de la Syrie, pays sur lesquels la
«Palestine association», fondée à Londres en 1805, allait attirer
l'attention. Seetzen n'attendit pas cette époque, et, muni de
nombreuses recommandations, il partit, en 1802, pour Constantinople.

Bien qu'un grand nombre de pèlerins et de voyageurs se fussent succédé
dans la Terre-Sainte et dans la Syrie, on ne possédait encore que des
notions extrêmement vagues sur ces contrées. La géographie physique
n'en était pas suffisamment établie, les observations manquaient, et
certaines régions, telles que le Liban et la mer Morte, n'avaient
jamais été explorées. Quant à la géographie comparée, elle n'existait
vraiment pas encore. Il a fallu les études assidues de l'Association
anglaise et la science de ses voyageurs, pour la constituer. Seetzen,
qui avait poussé ses études de divers côtés, se trouvait donc
admirablement préparé pour explorer ce pays, qui, tant de fois visité,
était réellement un pays neuf.

Après avoir traversé toute l'Anatolie, Seetzen arriva à Alep au mois de
mai 1804. Il y resta près d'une année, s'adonnant à l'étude pratique de
la langue arabe, faisant des extraits des historiens et des géographes
de l'Orient, vérifiant la position astronomique d'Alep, se livrant
à des recherches d'histoire naturelle, recueillant des manuscrits,
traduisant une foule de ces chants populaires et de ces légendes qui
sont si précieux pour la connaissance intime d'une nation.

D'Alep, Seetzen partit, au mois d'avril 1805, pour Damas. Sa première
course le conduisit à travers les cantons de Haouran et de Djolan,
situés au sud-est de cette ville. Jusqu'alors aucun voyageur n'avait
visité ces deux provinces, qui jouèrent pendant la domination romaine
un rôle assez important dans l'histoire des Juifs, sous les noms
d'Auranitis et de Gaulonitis. Seetzen fut le premier à donner une idée
de leur géographie.

Le Liban, Baalbeck furent reconnus par le hardi voyageur; il poussa ses
courses au sud de la Damascène, descendit en Judée, explora la partie
orientale du Hermon, du Jourdain et de la mer Morte. C'était le siège
de ces peuples bien connus dans l'histoire juive, les Ammonites, les
Moabites, les Galadites, les Batanéens, etc. La partie méridionale
de cette contrée portait, au temps de la conquête romaine, le nom de
Pérée, et c'est là que se trouvait la célèbre Decapolis, ou Ligue des
dix villes. Aucun voyageur moderne n'avait visité cette région. Ce fut
pour Seetzen un motif d'y commencer ses recherches.

Ses amis de Damas essayèrent de le dissuader de ce voyage en lui
peignant les difficultés et les dangers d'une route fréquentée par les
Bédouins, mais rien ne pouvait l'arrêter. Cependant, avant de visiter
la Décapole et de constater l'état de ses ruines, Seetzen parcourut un
petit pays, le Ladscha, très mal famé à Damas, à cause des Bédouins qui
l'occupent, mais qui passait pour renfermer des antiquités remarquables.

Parti de Damas le 12 décembre 1805, avec un guide arménien qui l'égara
dès le premier jour, Seetzen, prudemment muni d'un passe-port du pacha,
se fit accompagner de village en village par un cavalier en armes.

«La partie du Ladscha que j'ai vue, dit le voyageur dans une relation
reproduite dans les anciennes _Annales des Voyages_, n'offre, comme le
Haouran, que du basalte, souvent très poreux, et qui forme en plusieurs
endroits de vastes déserts de pierres. Les villages, pour la plupart
détruits, sont situés sur le flanc des rochers. La couleur noire des
basaltes, les maisons, églises et tours écroulées, le défaut total
d'arbres et de verdure, tout donne à ces contrées un aspect sombre et
mélancolique qui remplit l'âme d'une certaine terreur. Presque chaque
village offre, ou des inscriptions grecques, ou des colonnes, ou
quelques autres restes de l'antiquité. (J'ai copié, entre autres, une
inscription de l'empereur Marc-Aurèle.) Les battants des portes sont,
ici comme dans le Haouran, de basalte.»

A peine Seetzen était-il arrivé dans le village de Gérata et goûtait-il
quelques instants de repos, qu'une dizaine d'hommes à cheval lui
annoncèrent qu'ils étaient venus, au nom du vice-gouverneur du Haouran,
pour l'arrêter. Leur maître, Omar-Aga, ayant appris que le voyageur
avait été déjà vu l'année précédente dans le pays, et supposant que ses
passeports étaient faux, leur avait prescrit de le lui amener.

La résistance était impossible. Sans s'émouvoir de cet incident qu'il
considérait comme un simple contre-temps, Seetzen s'avança d'une
journée et demie dans le Haouran, où il rencontra Omar-Aga sur la route
de la caravane de la Mecque.

Fort bien accueilli, le voyageur repartit le lendemain; mais la
rencontre qu'il fit en route de plusieurs troupes d'Arabes, auxquelles
il imposa par sa contenance, lui laissa la certitude qu'Omar-Aga avait
voulu le faire dépouiller.

De retour à Damas, Seetzen eut grand'peine à trouver un guide
qui consentît à l'accompagner dans son voyage le long de la rive
orientale du Jourdain et autour de la mer Morte. Cependant, un certain
Yusuf-al-Milky, de religion grecque, qui avait fait, pendant une
trentaine d'années, le commerce avec les tribus arabes et parcouru les
cantons que Seetzen voulait visiter, consentit à l'accompagner.

Ce fut le 19 janvier 1806 que les deux voyageurs quittèrent Damas.
Seetzen n'emportait pour tout bagage que quelques hardes, les livres
indispensables, du papier pour sécher les plantes et l'assortiment de
drogues nécessaire à son caractère supposé de médecin. Il avait revêtu
le costume d'un cheik de seconde classe.

Les deux districts de Rascheia et d'Hasbeia, situés au pied du mont
Hermon, dont la cime disparaissait alors sous une couche de neige,
furent ceux que Seetzen explora les premiers, parce qu'ils étaient les
moins connus de la Syrie.

De l'autre côté de la montagne, le voyageur visita successivement
Achha, village habité par des Druses; Rascheia, résidence de l'émir;
Hasbeia, où il descendit chez le savant évêque grec de Szur ou Szeida,
pour lequel il avait une lettre de recommandation. L'objet qui attira
le plus particulièrement l'attention du voyageur en ce pays montagneux
fut une mine d'asphalte, matière «qu'on emploie ici pour garantir les
vignes des insectes.»

De Hasbeia, Seetzen gagna ensuite Baniass, l'ancienne Cæsarea
Philippi, aujourd'hui misérable hameau d'une vingtaine de cabanes. Si
l'on pouvait encore retrouver les traces de son mur d'enceinte, il n'en
était pas de même des restes du temple magnifique qui fut élevé par
Hérode en l'honneur d'Auguste.

La rivière de Baniass passait, dans l'opinion des anciens, pour la
source du Jourdain, mais c'est la rivière d'Hasbeny qui, formant la
branche la plus longue du Jourdain, doit mériter ce nom. Seetzen la
reconnut, ainsi que le lac Méron ou Samachonitis de l'antiquité.

A cet endroit, il fut abandonné à la fois par ses muletiers, qui
pour rien au monde n'auraient voulu l'accompagner jusqu'au pont
Dschir-Behat-Jakub, et par son guide Yusuf, qu'il dut envoyer par la
grande route l'attendre à Tibériade, tandis que lui-même s'avançait à
pied vers ce pont si redouté, suivi d'un seul Arabe.

Mais, à Dschir-Behat-Jakub, Seetzen ne pouvait trouver personne qui
voulût l'accompagner sur la rive orientale du Jourdain, lorsqu'un
indigène, apprenant sa qualité de médecin, le pria de venir visiter
son cheik, attaqué d'ophtalmie, qui demeurait sur le rivage oriental du
lac de Tibériade.

Seetzen n'eut garde de refuser cette occasion, et bien lui en prit, car
il observa à loisir la mer de Tibériade et la rivière Wady-Szemmak, non
sans avoir risqué d'être dévalisé et assassiné par son guide. Il put
enfin arriver à Tibériade, la Tabaria des Arabes, où Yusuf l'attendait
depuis plusieurs jours.

«La ville de Tibériade, dit Seetzen, est située immédiatement sur les
bords du lac de ce nom; et du côté de la terre elle est entourée d'un
bon mur de pierres de taille de basalte; malgré cela, elle mérite à
peine le nom de bourg. On n'y retrouve aucune trace de son antique
splendeur, mais on reconnaît les ruines de l'ancienne ville qui
s'étendent jusqu'aux bains chauds situés à une lieue vers l'est. Le
fameux Djezar-Pacha a fait construire une salle de bains au-dessus
de la source principale. Si ces bains étaient situés en Europe, ils
obtiendraient probablement la préférence sur tous les bains connus. La
vallée dans laquelle se trouve le lac, favorise, par la concentration
de la chaleur, la végétation des dattiers, des citronniers, des
orangers et de l'indigo, pendant que le terrain plus élevé pourrait
fournir les productions des climats tempérés.»

A l'ouest de la pointe méridionale du lac gisent les débris de
l'ancienne ville de Tarichœa. C'est là que commence la belle plaine
El-Ghor, entre deux chaînes de montagnes, plaine peu cultivée, que
parcourent des Arabes nomades.

Seetzen continua sans incident remarquable son voyage à travers la
Décapole, si ce n'est qu'il dut se déguiser en mendiant pour échapper à
la rapacité des indigènes.

«Je mis sur ma chemise, dit-il, un vieux kambas ou robe de chambre
et par-dessus une vieille chemise bleue et déchirée de femme; je me
couvris la tête de quelques lambeaux et les pieds de savates. Un vieux
_abbaje_ en loques, jeté sur les épaules, me garantissait contre le
froid et la pluie, et une branche d'arbre me servait de bâton. Mon
guide, chrétien grec, prit à peu près le même costume, et c'est dans
cet état que nous parcourûmes le pays pendant dix jours, souvent
arrêtés par des pluies froides qui nous mouillèrent jusqu'à la peau. Je
fus même obligé de marcher toute une journée, pieds nus, dans la boue,
parce qu'il m'était impossible de me servir de mes savates sur cette
terre grasse et toute détrempée par l'eau.»

Draa, qu'on rencontre un peu plus loin, n'est plus qu'un amas de ruines
désertes, et l'on n'y trouve aucun reste des monuments qui la rendaient
célèbre autrefois.

Le district d'El-Botthin, qui vient ensuite, renferme plusieurs
milliers de cavernes, creusées dans le roc, qu'occupaient ses anciens
habitants. Il en était encore à peu près de même lors du passage de
Seetzen.

Mkês était jadis une ville riche et considérable, comme le prouvent
ses débris très nombreux de colonnes et ses sarcophages. Seetzen
l'identifie avec Gadara, une des villes secondaires de la Décapolitaine.

A quelques lieues de là, sont situées les ruines d'Abil, l'Abila
des anciens. Seetzen ne put déterminer son guide Aoser à s'y
rendre, effrayé qu'il était des bruits qui couraient sur les Arabes
Beni-Szahar. Il dut donc aller seul.

«Elle est totalement ruinée et abandonnée, dit le voyageur; il n'y a
plus un seul édifice sur pied, mais les ruines et les débris attestent
sa splendeur passée. On y trouve de beaux restes de l'ancienne enceinte
et une quantité de voûtes et de colonnes de marbre, de basalte et de
granit gris. Au delà de cette enceinte, je trouvai un grand nombre de
colonnes, dont deux d'une grandeur extraordinaire. J'en conclus qu'il y
avait ici un temple considérable.»

En sortant du district d'El-Botthin, Seetzen entra dans celui
d'Edschlun. Il ne tarda pas à découvrir les ruines importantes de
Dscherrasch, qui peuvent être comparées à celles de Palmyre et de
Baalbek.

[Illustration: CARTE DE L'EGYPTE, DE LA NUBIE et d'une partie de L'ARABIE.
_Gravé par E. Morieu, 23 r. de Bréa, Paris_]

«On ne saurait s'expliquer, dit Seetzen, comment cette ville, autrefois
si célèbre, a pu échapper jusqu'ici à l'attention des amateurs de
l'antiquité. Elle est située dans une plaine ouverte, assez fertile
et traversée par une rivière. Avant d'y entrer, je trouvai plusieurs
sarcophages avec de très beaux bas-reliefs, parmi lesquels j'en
remarquai un sur le bord du chemin avec une inscription grecque. Les
murs de la ville sont absolument écroulés, mais on reconnaît encore
toute leur étendue, qui peut avoir été de trois quarts et même d'une
lieue. Ces murs étaient entièrement construits de pierres de taille de
marbre. L'espace intérieur est inégal et s'abaisse vers la rivière.
Aucune maison particulière n'a été conservée; en revanche, je remarquai
plusieurs édifices publics, qui se distinguaient par une très belle
architecture. J'y trouvai deux superbes amphithéâtres, construits
solidement en marbre, avec des colonnes, des niches, etc., le tout
bien conservé; quelques palais, et trois temples, dont l'un avait un
péristyle de douze grandes colonnes d'ordre corinthien dont onze sont
encore sur pied. Dans un autre de ces temples, je vis une colonne
renversée, du plus beau granit d'Égypte poli. J'ai encore trouvé une
belle porte de ville, bien conservée, formée de trois arcades et ornée
de pilastres. Le plus beau monument que j'y trouvai était une rue
longue, croisée par une autre et garnie des deux côtés d'une file de
colonnes de marbre d'ordre corinthien et dont une des extrémités se
terminait en une place semi-circulaire entourée de soixante colonnes
d'ordre ionique..... Au point où les deux rues se croisent, on voit
dans chacun des quatre angles un grand piédestal de pierre de taille
qui portait apparemment autrefois des statues..... On reconnaît encore
une partie du pavé, construit de grandes pierres de taille. En général,
je comptai près de deux cents colonnes, qui supportent en partie encore
leur entablement; mais le nombre de celles qui sont renversées est
infiniment plus considérable, car je ne vis que la moitié de l'étendue
de la ville, et l'on trouvera probablement dans l'autre moitié, au delà
de la rivière, encore une quantité de curiosités remarquables.»

[Illustration: Jérusalem. (Page 10.)]

Suivant Seetzen, Dscherrasch ne peut être que l'ancienne Gerasa, ville
qui avait jusqu'alors été placée d'une façon très défectueuse sur
toutes les cartes.

Le voyageur traversa bientôt la Serka, le Jabek des historiens hébreux,
qui formait la limite septentrionale du pays des Ammonites, pénétra
dans le district d'El-Belka, pays autrefois florissant, mais alors
absolument inculte et désert, où l'on ne trouve qu'un seul bourg,
Szalt, l'ancienne Amathuse. Seetzen visita ensuite Amman, célèbre, sous
le nom de Philadelphia, parmi les villes décapolitaines, où l'on trouve
encore de belles antiquités; Eléale, ancienne ville des Amorites;
Madaba, qui portait le nom de Madba au temps de Moïse; le mont Nebo,
Diban, le pays de Karrak, patrie des Moabites; les ruines de Robba,
(Rabbath), résidence des anciens rois du pays, et il arriva, après de
nombreuses fatigues, à travers un pays montueux, dans la région située
à l'extrémité méridionale de la mer Morte et nommée Gor-es-Szophia.

La chaleur était très forte, et il fallait traverser de grandes plaines
de sel que n'arrose aucun cours d'eau. Ce fut le 6 avril que Seetzen
arriva à Bethléem et peu après à Jérusalem, non sans avoir terriblement
souffert de la soif, mais après avoir traversé des contrées infiniment
curieuses, qu'aucun voyageur moderne n'avait jusqu'alors parcourues.

En même temps, il avait recueilli de précieuses informations sur la
nature des eaux de la mer Morte, réfuté bien des fables grossières,
redressé bien des erreurs des cartes les plus précises, contribué à
l'identification de mainte cité antique de la Perœa, et constaté
l'existence de ruines nombreuses qui témoignaient du degré de
prospérité atteinte par cette région sous la domination romaine.
Le 25 juin 1806, Seetzen quittait Jérusalem et rentrait par mer à
Saint-Jean-d'Acre.

«Cette traversée avait été un véritable voyage de découvertes,» dit M.
Vivien de Saint-Martin dans un article de la _Revue Germanique_ de 1858.

Mais, ces découvertes, Seetzen ne voulut pas les laisser incomplètes.
Dix mois plus tard, il faisait une seconde fois le tour du lac
Asphaltite, et, par ce nouveau voyage, ajoutait beaucoup à ses
premières observations.

Le voyageur gagna ensuite Le Caire, où il séjourna deux années
entières. Là, il acheta la plupart des manuscrits orientaux qui
font la richesse de la bibliothèque de Gotha, recueillit tous les
renseignements possibles sur les pays de l'intérieur, mais guidé par
un instinct très sûr, et n'accueillant que ceux qui semblaient revêtir
tous les caractères d'une certitude presque absolue.

Ce repos relatif, bien que si éloigné de l'oisiveté, ne pouvait
longtemps convenir à l'insatiable soif de découvertes de Seetzen. Au
mois d'avril 1809, il quittait définitivement la capitale de l'Égypte,
se dirigeant vers Suez et la presqu'île du Sinaï, qu'il comptait
visiter avant de pénétrer en Arabie. Pays fort peu connu, l'Arabie
n'avait été visitée que par des négociants malouins, venus sur place
pour acheter la «fèvre de Moka». Jusqu'à Niebuhr, aucune expédition
scientifique n'avait été organisée pour étudier la géographie du pays
et les mœurs des habitants.

C'est au professeur Michälis, auquel manquaient certains renseignements
pour éclaircir quelques passages de la Bible, qu'est dû l'envoi de
cette expédition, défrayée par la munificence du roi de Danemark,
Frédéric V.

Composée du mathématicien von Haven, du naturaliste Forskaal,
du médecin Cramer, du peintre Braurenfeind et de l'officier du
génie Niebuhr, cette réunion d'hommes sérieux et savants répondit
admirablement à ce qu'on avait attendu d'elle.

De 1762 à 1764, ils visitèrent l'Égypte, le mont Sinaï, Djedda,
débarquèrent à Loheia et pénétrèrent dans l'intérieur de l'Arabie
heureuse, explorant le pays chacun selon sa spécialité. Mais les
fatigues et les maladies eurent raison de ces intrépides voyageurs, et
bientôt Niebuhr resta seul pour utiliser les observations recueillies
par lui-même et par ses compagnons. Son ouvrage est une mine
inépuisable qu'on peut encore aujourd'hui consulter avec fruit.

On voit que Seetzen avait fort à faire pour reléguer dans l'oubli le
voyage de son devancier. Pour atteindre ce but, il ne recula devant
aucun moyen. Le 31 juillet, après avoir fait profession publique de
l'islamisme, il s'embarquait à Suez pour la Mecque, et il comptait
pénétrer dans cette ville sous l'habit de pèlerin. Tor et Djedda furent
les deux escales qui précédèrent l'entrée de Seetzen dans la cité
sainte. Il fut d'ailleurs singulièrement frappé de l'affluence des
fidèles et du caractère si étrangement particulier de cette ville, qui
vit du culte et par le culte.

«Tout cet ensemble, dit le voyageur, fit naître en moi une émotion vive
que je n'éprouvai nulle part ailleurs.»

Il est inutile d'insister sur cette partie du voyage, non plus que
sur l'excursion à Médine. C'est au récit si précis et si véridique
de Burckhardt que sera empruntée la description de ces saints lieux.
D'ailleurs, nous n'avons longtemps possédé des travaux de Seetzen
que les extraits publiés dans les _Annales des Voyages_ et dans la
_Correspondance_ du baron de Zach. Ce n'est qu'en 1858 que furent
édités en allemand, d'une manière bien incomplète d'ailleurs, les
journaux de voyage de Seetzen.

De Médine, le voyageur revint à la Mecque, où il se livra à l'étude
secrète de la ville, des cérémonies du culte, et à quelques
observations astronomiques, qui servirent à déterminer la position de
cette capitale de l'islamisme.

Le 23 mars 1810, Seetzen était rentré à Djedda, puis il s'embarquait,
avec l'Arabe qui lui avait servi d'instituteur à la Mecque, pour
Hodéida, un des principaux ports de l'Yemen. Après avoir passé par
Beith-el-Fakih, le canton montagneux où l'on cultive le café, après
avoir été retenu près d'un mois à Doran par la maladie, Seetzen entra
le 2 juin dans Saana, la capitale de l'Yemen, qu'il appelle la plus
belle ville de l'Orient. Le 22 juillet, il descendait jusqu'à Aden,
et, en novembre, il était à Moka, d'où sont datées les dernières
lettres qu'on reçut de lui. Rentré dans l'Yemen, il fut, comme Niebuhr,
dépouillé de ses collections et de ses bagages, sous le prétexte
qu'il récoltait des animaux, afin d'en composer un philtre destiné à
empoisonner les sources.

Mais Seetzen ne voulut pas se laisser dépouiller sans rien dire. Il
partit immédiatement pour Saana, où il comptait exposer à l'iman ses
réclamations. On était au mois de décembre 1811. Quelques jours plus
tard, le bruit de sa mort subite à Taes se répandait et ne tarda pas à
venir aux oreilles des Européens qui fréquentaient les ports arabes.

A qui faut-il faire remonter la responsabilité de cette mort? A
l'iman ou à ceux qui avaient dévalisé l'explorateur? Peu nous importe
aujourd'hui; mais il est permis de regretter qu'un voyageur si bien
organisé, déjà au courant des habitudes et des mœurs arabes, n'ait pu
pousser plus loin ses explorations, et que la plus grande partie de ses
journaux et de ses observations ait été à jamais perdue.

«Seetzen, dit M. Vivien de Saint-Martin, était, depuis Ludovico
Barthema (1503), le premier voyageur qui eût été à la Mecque, et aucun
Européen, avant lui, n'avait vu la cité sainte de Médine, consacrée par
le tombeau du Prophète.»

On comprend, par là, tout le prix qu'aurait eu la relation de ce
voyageur désintéressé, bien informé et véridique.

Au moment où une mort inopinée mettait fin à la mission que s'était
tracée Seetzen, Burckhardt s'élançait sur ses traces, et, comme
celui-ci l'avait fait, préludait par des courses en Syrie, à une longue
et minutieuse exploration de l'Arabie.

«C'est une chose peu commune dans l'histoire de la science, dit M.
Vivien de Saint-Martin, de voir deux hommes d'une aussi haute valeur
se succéder ou plutôt se continuer ainsi dans la même carrière.
Burckhardt, en effet, allait suivre, sur beaucoup de points, la trace
que Seetzen avait ouverte, et, longtemps secondé par des circonstances
favorables qui lui permirent de multiplier ses courses exploratrices,
il a pu ajouter considérablement aux découvertes connues de son
prédécesseur.»

Bien que Jean-Louis Burckhardt ne soit pas anglais, puisqu'il naquit à
Lausanne, il n'en doit pas moins être classé parmi les voyageurs de la
Grande-Bretagne. C'est en effet grâce à ses relations avec sir Joseph
Banks, le naturaliste compagnon de Cook, avec Hamilton, secrétaire de
l'Association africaine, et au concours empressé qu'ils lui prêtèrent,
que Burckhardt fut mis en état de voyager utilement.

D'une instruction étendue, dont il avait puisé les premiers éléments
aux universités de Leipzig, de Göttingue, où il suivit les cours de
Blumenbach, et plus tard de Cambridge, où il apprit l'arabe, Burckhardt
s'embarqua, en 1809, pour l'Orient. Afin de se préparer aux misères
de la vie du voyageur, il s'était volontairement astreint à de longs
jeûnes, condamné au supplice de la soif, et avait choisi pour oreillers
les pavés des rues de Londres, ou pour lit la poussière des routes.

Mais qu'étaient ces puériles tentatives d'entraînement comparées aux
misères de l'apostolat scientifique?

Parti de Londres pour la Syrie, où il devait se perfectionner dans la
langue arabe, Burckhardt avait le projet de se rendre ensuite au Caire,
et de gagner le Fezzan par le chemin autrefois frayé par Hornemann. Une
fois arrivé dans ce pays, les circonstances lui prescriraient quelle
route il conviendrait de suivre.

Après avoir pris le nom d'Ibrahim-Ibn-Abdallah, Burckhardt se fit
passer pour un Indien musulman. Afin de faire admettre ce déguisement,
le voyageur dut recourir à plus d'une supercherie. Une notice
nécrologique, parue dans les _Annales des Voyages_, raconte que,
lorsqu'on le priait de parler indien, Burckhardt ne manquait pas de
s'énoncer en allemand. Un drogman italien, qui le soupçonnait d'être
giaour, alla jusqu'à lui tirer la barbe, insulte la plus grave que l'on
puisse faire à un musulman. Burckhardt était tellement entré dans la
peau du personnage, qu'il répondit instantanément par un coup de poing
magistral, qui, envoyant rouler le pauvre drogman à dix pas, mit les
rieurs du côté du voyageur et les convainquit de sa sincérité.

De septembre 1809 à février 1812, Burckhardt résida à Alep,
n'interrompant ses études sur la langue et les mœurs syriennes
que pour une excursion de six mois à Damas, à Palmyre et dans le
Haouran,--pays que Seetzen avait seul visité avant lui.

On raconte que, pendant une course qu'il fit dans le Zor, canton
situé au nord-est d'Alep, sur les bords de l'Euphrate, Burckhardt fut
dépouillé de son bagage et de ses vêtements par une bande de pillards.
Il ne lui restait plus que sa culotte, lorsque la femme d'un chef,
qui n'avait pas eu sa part du butin, voulut lui enlever ce vêtement
indispensable.

«Ces courses, dit la _Revue Germanique_, nous ont valu une masse
considérable de renseignements sur des pays dont on n'avait jusqu'alors
quelque notion que par les communications encore incomplètes de
Seetzen. Même dans les cantons déjà fréquemment visités, l'esprit
observateur de Burckhardt savait recueillir nombre de faits
intéressants, que le commun des voyageurs avait négligés... Ces
précieux matériaux eurent pour éditeur le colonel Martin-William Leake,
lui-même voyageur distingué, savant géographe et profond érudit....»

Burckhardt avait vu Palmyre et Baalbek, les pentes du Liban et la
vallée de l'Oronte, le lac Hhouleh et les sources du Jourdain. Il avait
signalé pour la première fois un grand nombre d'anciens sites. Ses
indications, notamment, nous conduisent avec certitude à l'emplacement
de la célèbre Apamée, quoique lui-même et son savant éditeur se soient
trompés dans l'application de ces données. Enfin ses courses dans
l'Auranitis sont également riches, même après celles de Seetzen, en
renseignements géographiques et archéologiques qui font connaître
le pays dans son état actuel, et jettent de vives lumières sur la
géographie comparée de toutes les époques.

En 1812, Burckhardt quitte Damas, visite la mer Morte, la vallée
d'Acaba et le vieux port d'Aziongaber, régions aujourd'hui sillonnées
par des bandes d'Anglais, le _Murray_, le _Cook_ ou le _Bædeker_ à la
main, mais qu'on ne pouvait alors parcourir qu'au péril de la vie.
C'est dans une vallée latérale que le voyageur retrouva les ruines
imposantes de Petra, l'antique capitale de l'Arabie Pétrée.

A la fin de l'année, Burckhardt était au Caire. Ne jugeant pas à propos
de se joindre à la caravane qui partait pour le Fezzan, il se sentit
tout particulièrement attiré par la Nubie, contrée bien autrement
curieuse pour l'historien, le géographe et l'archéologue. Berceau de
la civilisation égyptienne, elle n'avait encore été visitée, depuis le
Portugais Alvarès, que par les Français Poncet et Lenoir Duroule, à la
fin du XVIIe et au commencement du XVIIIe siècle, par Bruce, dont le
récit avait été tant de fois mis en doute, et par Norden, qui n'avait
pas dépassé Derr.

En 1813, Burckhardt explore le Nouba propre, le pays de Kennour et le
Mohass. Cette excursion ne lui coûta que quarante-deux francs, somme
bien modique, si on la compare aux prix qu'atteignent aujourd'hui les
moindres tentatives de voyage en Afrique. Il est vrai que Burckhardt
savait se contenter pour tout dîner d'une poignée de dourrah (millet)
et que tout son cortège se composait de deux dromadaires.

En même temps que lui, deux Anglais, MM. Legh et Smelt, parcouraient le
pays, semant l'or et les présents sous leurs pas, et rendant ainsi bien
coûteuse la tâche de leurs successeurs.

Burckhardt franchit les cataractes du Nil.

«Un peu plus loin, dit la relation, près d'un endroit nommé
Djebel-Lamoule, les guides arabes ont l'usage d'exiger un présent
extraordinaire de celui qu'ils conduisent. Voici comment ils s'y
prennent: ils font halte, mettent pied à terre, et forment un petit tas
de sable et de cailloux à l'instar de celui que les Nubiens mettent sur
leurs tombeaux; ils appellent cela _creuser le tombeau du voyageur_».
Cette démonstration est suivie d'une demande impérieuse. M. Burckhardt,
ayant vu son guide commencer cette opération, se mit tranquillement à
l'imiter; puis il lui dit: «Voilà ton tombeau, car puisque nous sommes
frères, il est juste que nous soyons enterrés ensemble.» L'Arabe ne put
s'empêcher de rire; on détruisit réciproquement les travaux sinistres,
et on remonta sur les chameaux, aussi bons amis qu'auparavant. L'Arabe
cita le vers du Coran qui dit: «Aucun mortel ne connaît le coin de
terre où sera creusé son tombeau.»

Burckhardt aurait bien voulu pénétrer dans le Dongolah; mais il dut se
contenter de recueillir des renseignements, d'ailleurs intéressants,
sur le pays et sur les Mamelouks qui s'y étaient réfugiés après le
massacre de cette puissante milice, ordonné par le pacha d'Égypte,
exécuté par ses Arnautes.

Les ruines de temples et de villes antiques arrêtent à chaque instant
le voyageur; il n'en est pas de plus curieuses que celles d'Ibsamboul.

«Le temple, dit la relation, placé immédiatement sur les bords du
fleuve (le Nil), est précédé de six figures colossales debout, ayant,
depuis le sol jusqu'aux genoux, six pieds et demi; elles reproduisent
Isis et Osiris en diverses situations... Toutes les murailles et les
chapiteaux des colonnes sont couverts de peintures ou de sculptures
hiéroglyphiques, dans lesquelles Burckhardt crut reconnaître le
style d'une haute antiquité. Tout cela est taillé dans le roc vif.
Les figures paraissent avoir été peintes en jaune et les cheveux en
noir. A deux cents yards de ce temple, on aperçoit les restes d'un
monument encore plus colossal; ce sont quatre figures immenses, presque
ensevelies dans les sables, de manière qu'on ne peut déterminer si
elles sont debout ou assises...»

Mais à quoi bon nous attarder à la description de monuments aujourd'hui
connus, mesurés, dessinés, photographiés? Les récits des voyageurs de
cette époque n'ont d'autre intérêt que de nous indiquer l'état des
ruines et de nous faire voir les changements que les déprédations des
Arabes y ont apportés depuis lors.

[Illustration: «Voilà ton tombeau...» (Page 15.)]

L'espace parcouru par Burckhardt, en cette première excursion, ne
comprend que les bords du Nil, lisière extrêmement étroite, suite de
petites vallées qui viennent aboutir au fleuve. Il estime la population
de la contrée à cent mille individus, disséminés sur une bande de terre
cultivable de quatre cent cinquante milles de long, sur un quart de
mille de large.

[Illustration: Portrait de Burckhardt. (_Fac-simile. Gravure
ancienne._)]

«Les hommes sont généralement bien faits, forts et musculeux, un
peu au-dessous des Égyptiens par la taille, n'ayant que peu de
barbe et point de moustaches, mais seulement un filet de barbe
sous le menton. Ils sont doués d'une physionomie agréable, et ils
surpassent les Égyptiens, tant en courage qu'en intelligence. Curieux
et questionneurs, ils sont étrangers à l'habitude du vol. Ils vont
quelquefois ramasser en Égypte, à force de travail, une petite fortune;
mais ils n'ont pas l'esprit du commerce. Les femmes partagent les mêmes
avantages physiques; il en est de jolies et toutes sont bien faites;
la douceur est peinte sur leurs traits, et elles y joignent un grand
sentiment de pudeur. M. Denon a trop déprécié les Nubiens, mais il
est vrai de dire que leur physique varie de canton à canton; là où le
terrain cultivable a beaucoup de largeur, ils sont bien faits; dans
les endroits où le terrain fertile n'est qu'une lisière étroite,
les habitants semblent aussi diminuer de force, et quelquefois ils
ressemblent à des squelettes ambulants.»

Le pays gémissait sous le joug despotique des Kachefs, descendants du
commandant des Bosniaques, qui ne payaient qu'un faible tribut annuel à
l'Égypte. Ce n'en était pas moins pour eux un prétexte pour pressurer
le malheureux fellah. Burckhardt donne un exemple assez curieux du
sans-façon insolent avec lequel les Kachefs procédaient à leurs razzias.

«Hassan-Kachef, dit-il, avait besoin d'orge pour ses chevaux; il va
se promener dans les champs, suivi d'un grand nombre d'esclaves;
il rencontre près d'une belle pièce d'orge le paysan qui en était
possesseur. «Vous cultivez mal vos terres, s'écrie-t-il, vous semez de
l'orge dans ce champ où vous auriez pu récolter d'excellents melons
d'eau qui vaudraient le double. Allez, voici de la graine à melons (et
il en donna une poignée au paysan), ensemencez votre champ, et vous,
esclaves, arrachez cette vilaine orge et portez-la chez moi.»

Au mois de mars 1814, après avoir pris un peu de repos, Burckhardt
entreprit une nouvelle exploration, non plus cette fois sur les bords
du Nil, mais bien dans le désert de Nubie. Jugeant que la sauvegarde
la plus efficace est la pauvreté, le prudent voyageur renvoya son
domestique, vendit son chameau, et, se contentant d'un seul âne,
rejoignit une caravane de pauvres marchands.

La caravane partit de Daraou, village habité moitié par des Fellahs,
moitié par des Ababdés. Le voyageur eut fort à se plaindre des
premiers, non parce qu'ils voyaient en lui un Européen, mais au
contraire parce qu'ils le prenaient pour un Turc syrien, venu dans
l'intention de s'emparer d'une partie du commerce des esclaves, dont
ils avaient le monopole.

Il est inutile de rappeler ici le nom des puits, des collines ou des
vallées de ce désert. Nous préférons résumer, d'après le voyageur,
l'aspect physique de la contrée.

Bruce, qui l'avait parcourue, la dépeint sous des couleurs trop sombres
et il exagère, pour s'en faire un mérite, les difficultés de la route.
Si l'on en croit Burckhardt, celle-ci serait moins aride que le chemin
d'Alep à Bagdad ou de Damas à Médine. Le désert nubien n'est pas une
plaine de sable sans limites, dont nul accident ne vient rompre la
désolante monotonie. Il est semé de rochers dont quelques-uns n'ont
pas moins de deux à trois cents pieds de haut, et qui sont ombragés de
place en place d'énormes touffes de doums ou d'acacias. La végétation
si grêle de ces arbres n'est qu'un abri trompeur contre les rayons
verticaux du soleil. Aussi le proverbe arabe a-t-il soin de dire:
«Compte sur la protection d'un grand et sur l'ombre de l'acacia.»

Ce fut à Ankheyre ou Ouadi-Berber que la caravane atteignit le Nil,
après avoir passé par Schiggre, où se trouve une des meilleures sources
au milieu des montagnes. En résumé, le seul danger que présente la
traversée de ce désert, c'est de trouver à sec le puits de Nedjeym, et,
à moins de s'écarter de la route, ce qui est difficile avec de bons
guides, on ne rencontre pas d'obstacles sérieux.

La description des souffrances éprouvées par Bruce en cet endroit
doit donc être singulièrement atténuée, bien que le récit du voyageur
écossais soit le plus souvent respectueux de la vérité.

Les habitants du pays de Berber semblent être les Barbarins de Bruce,
les Barabras de d'Anville et les Barauras de Poncet. Leurs formes sont
belles, leurs traits entièrement différents de ceux des nègres. Ils
maintiennent cette pureté du sang en ne prenant pour femmes légitimes
que des filles de leur tribu ou de quelque autre peuplade arabe.

La peinture que Burckhardt fait du caractère et des mœurs de cette
tribu, pour être fort curieuse, n'est rien moins qu'édifiante.
Il serait difficile de donner une idée de la corruption et de
l'avilissement des habitants de Berber. Entrepôt de commerce,
rendez-vous de caravanes, dépôt d'esclaves, cette petite ville a tout
ce qu'il faut pour être un véritable repaire de bandits.

Les commerçants de Daraou, sur la protection desquels Burckhardt avait
jusqu'alors compté, bien à tort, car ils cherchaient tous les moyens de
l'exploiter, le chassèrent de leur compagnie en sortant de Berber, et
le voyageur dut chercher protection auprès des guides et des âniers,
qui l'accueillirent volontiers.

Le 10 avril, la caravane fut rançonnée par le Mek de Damer, un peu au
sud du confluent du Mogren (le Mareb de Bruce). C'est un village de
Fakirs, propre et bien tenu, qui contraste agréablement avec la saleté
et les ruines de Berber. Ces Fakirs s'adonnent à toutes les pratiques
de la sorcellerie, de la magie et au charlatanisme le plus effronté.
L'un d'eux, dit-on, avait même fait bêler un agneau dans l'estomac
de l'homme qui l'avait dérobé et mangé. Ces populations ignorantes
ajoutent une entière foi à ces prodiges, et il faut avouer à regret que
cela contribue singulièrement au bon ordre, à la tranquillité de la
ville, à la prospérité du pays.

De Damer, Burckhardt gagna Schendy, où il séjourna un mois entier, sans
que personne soupçonnât sa qualité d'infidèle. Peu importante lors du
voyage de Bruce, Schendy possédait alors un millier de maisons. Il
s'y fait un commerce considérable, où le dourrah, les esclaves et les
chameaux remplacent le numéraire. Les articles les plus offerts sont de
la gomme, de l'ivoire, de l'or en lingots et des plumes d'autruche.

Le nombre d'esclaves vendus annuellement à Schendy s'élèverait, selon
Burckhardt, à cinq mille, dont deux mille cinq cents pour l'Arabie,
quatre cents pour l'Égypte, mille pour Dongola et le littoral de la mer
Rouge.

Le voyageur profita de son séjour à la frontière du Sennaar pour
recueillir quelques informations sur ce royaume. On lui raconta, entre
autres particularités curieuses, que le roi, ayant un jour invité
l'ambassadeur de Méhémet-Ali à une revue de sa cavalerie qu'il croyait
formidable, l'envoyé lui demanda la permission de le faire assister
à l'exercice de l'artillerie turque. A la première décharge de deux
petites pièces de campagne montées sur des chameaux, la cavalerie,
l'infanterie, les curieux, la cour et le roi lui-même s'enfuirent
épouvantés!

Burckhardt vendit sa petite pacotille; puis, lassé des persécutions des
marchands égyptiens, ses compagnons de route, il joignit la caravane
de Souakim dans le but de parcourir le pays absolument inconnu qui
sépare cette dernière ville de Schendy. A Souakim, le voyageur comptait
s'embarquer pour la Mecque, dans l'espoir que le Hadji lui serait de la
plus grande utilité pour la réalisation de ses projets ultérieurs.

«Les Hadjis, dit-il, forment un corps, et personne n'ose en attaquer un
membre, crainte de se les mettre tous sur les bras.»

La caravane à laquelle se joignit Burckhardt était forte de cent
cinquante marchands et trois cents esclaves. Deux cents chameaux
emportaient de lourdes charges de tabac et de «dammour,» étoffe
fabriquée dans le Sennaar.

Le premier objet intéressant qui frappa notre voyageur fut l'Atbara,
dont les bords frangés de grands arbres reposaient agréablement les
yeux des déserts arides jusque-là traversés.

Le cours du fleuve fut suivi jusqu'à la fertile contrée de Taka. La
peau blanche du cheik Ibrahim,--on sait que tel était le nom pris par
Burckhardt,--excitait dans plus d'un village les cris d'horreur de la
gent féminine, peu habituée à voir des Arabes.

«Un jour, raconte le voyageur, une fille de la campagne, à laquelle
j'avais acheté des oignons, me dit qu'elle m'en donnerait davantage,
si je voulais me décoiffer et lui montrer ma tête. J'en exigeai huit,
qu'elle me livra sur-le-champ. Quand elle vit, mon turban ôté, une tête
blanche et tout à fait rasée, elle recula d'horreur, et sur ce que je
lui demandai, par plaisanterie, si elle voudrait d'un mari qui eût
une tête semblable, elle exprima le plus grand dégoût et jura qu'elle
préférerait le plus laid des esclaves amenés du Darfour.»

Un peu avant Goz-Radjeb, Burckhardt aperçut un monument qu'on lui dit
être une église ou un temple, car le mot dont on se servit a les deux
acceptions. Il se précipitait de ce côté, lorsque ses compagnons le
rappelèrent en lui criant:

«Tout est plein de brigands dans les environs, tu ne peux faire cent
pas sans être attaqué.»

Etait-ce un temple égyptien? n'était-ce pas plutôt un monument de
l'empire d'Axoum? C'est ce que le voyageur ne put décider.

La caravane parvint enfin dans le pays de Taka ou El-Gasch, grande
plaine inondée, de juin à juillet, par la crue de petites rivières,
dont le limon est d'une fertilité merveilleuse. Aussi recherche-t-on le
dourrah qui y pousse et se vend-il à Djeddah vingt pour cent plus cher
que le meilleur millet d'Égypte.

Les habitants, appelés Hadendoa, sont traîtres, voleurs, sanguinaires,
et leurs femmes sont presque aussi corrompues que celles de Schendy et
de Berber.

Lorsque l'on quitte Taka pour gagner Souakim et le bord de la mer
Rouge, il faut traverser une chaîne de montagnes de calcaire où l'on ne
rencontre le granit qu'à Schinterab. Cette chaîne ne présente aucune
difficulté. Aussi le voyageur arriva-t-il sans encombre à Souakim le 26
mai.

Mais les misères que Burckhardt devait éprouver n'étaient pas finies.
L'émir et l'aga s'étaient entendus pour le dépouiller, et il était
traité comme le dernier des esclaves, lorsque la vue des firmans qu'il
tenait de Méhémet-Ali et d'Ibrahim-Pacha, changea complètement la
scène. Loin d'aller en prison comme il en était menacé, le voyageur fut
emmené chez l'aga, qui voulut le loger et lui faire don d'une jeune
esclave.

«Cette traversée de vingt à vingt-cinq jours, dit M. Vivien de
Saint-Martin, entre le Nil et la mer Rouge, était la première qu'un
Européen eût jamais effectuée. Elle a valu à l'Europe les premières
informations précises que l'on ait eues sur les tribus, en partie
nomades, en partie sédentaires, de ces cantons. Les observations de
Burckhardt sont d'un intérêt soutenu. Nous connaissons peu de lectures
plus substantiellement instructives et, cependant, plus attachantes.»

Burckhardt put s'embarquer, le 7 juillet, sur un bateau du pays et
gagner onze jours plus tard Djeddah, qui est comme le port de la Mecque.

Djeddah est bâtie au bord de la mer et entourée de murs impuissants
contre l'artillerie, mais qui suffisaient parfaitement à la défendre
contre les Wahabites. Ceux-ci, qu'on a qualifiés de «puritains de
l'islamisme», forment une secte dissidente, dont la prétention était de
ramener le mahométisme à sa simplicité primitive.

«Une batterie, dit Burckhardt, garde l'entrée du côté de la mer et
commande tout le port. On y voit sur son affût une énorme pièce
d'artillerie qui porte un boulet de cinq cents livres et qui est si
célèbre sur tout le golfe Arabique que sa seule réputation est une
protection pour Djeddah.»

Un des grands inconvénients de cette ville, c'est son manque d'eau
douce, qu'il faut aller tirer de puits situés à près de deux milles
de là. Sans jardins, sans végétaux, sans dattiers, Djeddah, malgré sa
population de douze à quinze mille âmes,--chiffre que vient doubler
la saison du pèlerinage,--présente un aspect absolument original. Sa
population est loin d'être autochtone; elle se compose d'indigènes de
l'Hadramazt, de l'Yemen ou d'Indiens de Surate et de Bombay, de Malais,
qui, venus en pèlerinage, ont fait souche dans la ville.

Au milieu de détails très minutieux sur les mœurs, la manière de
vivre, le prix des denrées, le nombre des marchands, on rencontre dans
le récit de Burckhardt plus d'une anecdote intéressante.

Parlant des usages singuliers des habitants de Djeddah, le voyageur
dit: «Presque tout le monde a l'habitude d'avaler chaque matin une
tasse à café pleine de «ghi» ou beurre fondu. Ensuite, on boit le
café, ce qui est regardé comme un tonique puissant, et ces gens y
sont tellement habitués depuis leur plus tendre jeunesse, qu'ils se
sentiraient très incommodés s'ils en discontinuaient l'usage. Ceux des
hautes classes se contentent de boire la tasse de beurre, mais ceux des
classes inférieures y ajoutent une demi-tasse de plus, qu'ils aspirent
par les narines, supposant qu'ils empêcheront par là le mauvais air
d'entrer dans leur corps par ces ouvertures.»

Le 24 août, le voyageur quitta Djeddah pour Taïf. Le chemin traverse
une chaîne de montagnes, des vallées aux paysages romantiques et d'une
verdure luxuriante qu'on est tout surpris de rencontrer. Burckhardt y
fut pris pour un espion anglais, étroitement surveillé. Malgré le bon
accueil apparent du pacha, il n'eut aucune liberté de mouvements, et ne
put donner carrière à ses goûts d'observateur.

Taïf est renommée, paraît-il, pour la beauté de ses jardins; ses roses
et ses raisins sont transportés dans tous les cantons du Hedjaz. Cette
ville faisait un commerce considérable et avait atteint une grande
prospérité, avant d'être pillée par les Wahabites.

La surveillance dont Burckhardt était l'objet hâta son départ, et, le 7
septembre, il prenait la route de la Mecque. Très versé dans l'étude du
Coran, connaissant à merveille les pratiques de l'islamisme, Burckhardt
était à même de jouer très sérieusement son rôle de pèlerin. La
première précaution qu'il prit fut de revêtir, comme la loi le prescrit
pour tout fidèle qui entre à la Mecque, «l'ihram,» pièces de calicot
sans couture, l'une enveloppant les reins, l'autre jetée sur le cou et
les épaules. Le premier devoir du pèlerin est d'aller au Temple avant
même de songer à se procurer un gîte. Burckhardt ne manqua pas à cette
prescription, pas plus qu'à l'observation des rites et des cérémonies
ordonnées en pareil cas, toutes choses d'un intérêt spécial, mais, par
cela même, trop restreint pour que nous nous y arrêtions.

«La Mecque, dit Burckhardt, peut être appelée une jolie ville. Ses rues
sont en général plus larges que celles des autres villes de l'Orient.
Ses maisons sont hautes et bâties en pierres; les fenêtres, nombreuses,
s'ouvrant sur les rues, lui donnent un air plus gai et plus européen
qu'à celles d'Égypte ou de Syrie, dont les habitations ne présentent,
à l'extérieur, qu'un petit nombre de fenêtres... Chaque maison a sa
terrasse, dont le sol, revêtu de chaux, est légèrement incliné, de
sorte que l'eau coule par des gouttières dans la rue. Ces plates-formes
sont cachées par de petits murs en parapet; car, dans tout l'Orient,
il est inconvenant pour un homme de s'y montrer, et on l'accuserait
d'y épier les femmes, qui passent une grande partie de leur temps sur
la terrasse de leur maison à y sécher le blé, à étendre le linge et à
d'autres occupations domestiques. La seule place publique de la ville
est la vaste cour de la Grande Mosquée. Peu d'arbres; pas un jardin
ne récrée la vue, et la scène n'est animée que durant le pèlerinage
par une multitude de boutiques bien garnies, que l'on trouve partout.
Excepté quatre ou cinq maisons spacieuses, appartenant au shérif, deux
médressés ou collèges, maintenant convertis en magasins à blé, et la
mosquée, avec quelques bâtiments et des écoles qui y sont attachées,
la Mecque ne peut se vanter d'aucun édifice public, et, à cet égard
peut-être, elle le cède aux autres villes de l'Orient de la même
étendue.»

Les rues ne sont point pavées, et, comme les égouts sont inconnus, il
s'y forme des flaques d'eau et une boue dont rien ne peut donner une
idée.

Quant à l'eau, on ne doit compter que sur celle du ciel, qu'on
recueille dans des citernes, car celle que fournissent les puits est si
saumâtre, qu'il est impossible de l'utiliser.

«A l'endroit où la vallée s'élargit le plus, dans l'intérieur de la
ville, s'élève la mosquée appelée Beithou'llah ou El-Haram, édifice
remarquable seulement à cause de la Kaaba qu'il renferme, car, dans
d'autres villes de l'Orient, il y a des mosquées presque aussi grandes
et bien plus belles.»

Cette mosquée est située sur une place oblongue, entourée à l'est d'une
colonnade à quatre rangs, et le long des autres côtés à trois; les
colonnes sont unies entre elles par des arcades en ogive; de quatre en
quatre, elles supportent un petit dôme enduit de mortier et blanchi au
dehors. Quelques-unes de ces colonnes sont en marbre blanc, en granit
ou en porphyre, mais la plupart sont en pierre ordinaire des montagnes
de la Mecque.

[Illustration: Marchande de pains de Djedda. (_Fac-simile. Gravure
ancienne._)]

Quant à la Kaaba, elle a été si souvent ruinée et réparée, qu'on n'y
rencontre pas trace d'une antiquité reculée. Elle existait avant la
mosquée qui la renferme aujourd'hui.

«La Kaaba est placée, dit le voyageur, sur une base haute de deux pieds
et présentant un plan fortement incliné. Comme son toit est plat, elle
offre à une certaine distance l'aspect d'un cube parfait. L'unique
porte par laquelle on y entre, et qui ne s'ouvre que deux ou trois fois
l'an, est du côté du nord et à peu près à sept pieds au-dessus du sol.
C'est pourquoi l'on n'y peut pénétrer que par un escalier en bois...
A l'angle nord-est de la Kaaba, près de la porte, est enchâssée la
fameuse «pierre noire», qui forme une portion de l'angle du bâtiment,
à quatre ou cinq pieds au-dessus du sol de la cour... Il est très
difficile de déterminer avec exactitude la nature de cette pierre, dont
la surface a été usée et réduite à son état actuel par les baisers
et les attouchements de plusieurs millions de pèlerins. La Kaaba est
entièrement couverte en dehors d'une grande tenture en soie noire, qui
enveloppe ses côtés et laisse le toit à découvert. Ce voile ou rideau
est nommé «kesoua», renouvelé tous les ans au temps du pèlerinage et
apporté du Caire, où il est fabriqué aux dépens du Grand Seigneur.»

[Illustration: Côtes et bateaux de la mer Rouge.]

Jusqu'alors on n'avait pas eu de description aussi détaillée de la
Mecque et de son sanctuaire. C'est ce qui nous a engagé à donner
quelques extraits de la relation originale, extraits que nous
pourrions multiplier, car elle renferme les renseignements les plus
circonstanciés sur le puits sacré, appelé Zemzem, dont l'eau est
regardée comme un remède infaillible pour toutes les maladies, sur la
_Porte du Salut_, sur le Makam-Ibrahim, monument qui contient la pierre
où s'asseyait Abraham quand il construisait la Kaaba, et qui conserve
la marque de ses genoux, ainsi que sur tous les édifices renfermés dans
l'enceinte du temple.

Depuis la description si précise et si complète de Burckhardt, ces
lieux ont gardé la même physionomie. La même affluence de pèlerins y
entonne les mêmes chants. Les hommes seuls ont changé.

La description des fêtes du pèlerinage et du saint enthousiasme des
fidèles est suivie, dans les relations de Burckhardt, d'une peinture
qui nous fait envisager les suites de ces grandes réunions d'hommes,
venus de toutes les parties du monde, sous les plus sombres couleurs.

«La fin du pèlerinage, dit-il, donne un aspect tout différent à la
mosquée; les maladies et la mortalité qui succèdent aux fatigues
supportées pendant le voyage sont produites par le peu d'abri que
procure l'Ihram, les logements insalubres de la Mecque, la mauvaise
nourriture et quelquefois le manque absolu de vivres, et remplissent
le temple de cadavres, que l'on y apporte pour qu'ils reçoivent les
prières de l'imam, ou bien ce sont des malades qui s'y font amener, et
beaucoup, lorsque leur dernière heure approche, se font transporter à
la colonnade, afin d'être guéris par la vue de la Kaaba, ou au moins
d'avoir la consolation d'expirer dans l'enceinte sacrée. On voit de
pauvres pèlerins accablés par les maladies et par la faim, traîner
leur corps épuisé le long de la colonnade, et, lorsqu'ils n'ont plus
la force de tendre la main pour demander l'aumône aux passants, ils
placent près de la natte où ils sont étendus une jatte pour recevoir ce
que la pitié leur accordera. Lorsqu'ils sentent approcher leur dernier
moment, ils se couvrent de leurs vêtements en lambeaux, et souvent un
jour entier se passe avant que l'on s'aperçoive qu'ils sont morts.»

Terminons nos emprunts au récit de Burckhardt sur la Mecque par le
jugement qu'il porte de ses habitants.

«Si les Mekkaouis ont de grandes qualités, s'ils sont affables,
hospitaliers, gais et fiers, ils transgressent publiquement les
prescriptions du Coran, buvant, jouant ou fumant. Les tromperies et les
parjures ont cessé d'être des crimes chez les Mekkaouis; ils n'ignorent
pas le scandale que ces vices occasionnent; chacun d'eux se récrie
contre la corruption des mœurs, mais aucun ne donne l'exemple de la
réforme...»

Le 15 janvier 1815, Burckhardt partit de la Mecque avec une petite
caravane de pèlerins qui allaient visiter le tombeau du Prophète. Le
voyage jusqu'à Médine, de même qu'entre la Mecque et Djedda, se fait de
nuit, ce qui le rend moins profitable à l'observateur, et, en hiver,
moins commode que s'il se faisait en plein jour. Il faut traverser une
vallée, couverte de buissons et de dattiers, dont l'extrémité orientale
est bien cultivée, qui porte le nom d'Ouadi-Fatmé, mais qui est plus
connue sous le simple nom d'El-Ouadi. Un peu plus loin, c'est la vallée
d'Es-Ssafra, renommée pour ses grandes plantations de dattiers et
marché de toutes les tribus voisines.

«Les bocages de dattiers, dit le voyageur, ont une étendue d'à peu près
quatre milles; ils appartiennent aux habitants de Ssafra ainsi qu'aux
Bédouins des environs, qui entretiennent des journaliers pris dans leur
sein pour arroser la terre, et viennent eux-mêmes ici à la maturité
des dattes. Les dattiers passent d'une personne à une autre dans le
cours du commerce; on les vend isolément.... Le prix payé au père d'une
fille que l'on épouse consiste souvent en trois dattiers. Ils sont
tous plantés dans un sable profond, que l'on ramasse dans le milieu
de la vallée et qu'on entasse autour de leurs racines; il doit être
renouvelé tous les ans, et ordinairement les courants d'eau impétueux
l'emportent. Chaque petit verger est entouré d'un mur en terre ou en
pierre; les cultivateurs habitent plusieurs hameaux ou des maisons
isolées, éparses entre les arbres. Le principal ruisseau jaillit dans
un bocage auprès du marché; une petite mosquée s'élève à côté. Quelques
grands châtaigniers l'ombragent. Je n'en ai pas vu ailleurs dans le
Hedjaz...»

Il fallut à Burckhardt treize jours pour arriver à Médine. Cet assez
long voyage ne fut pas perdu pour lui, il recueillit de nombreux
documents sur les Arabes et sur les Wahabites. Comme à la Mecque, le
premier devoir du pèlerin est d'aller visiter le tombeau et la mosquée
de Mahomet. Cependant, les cérémonies sont beaucoup plus aisées et plus
courtes, et il ne fallut qu'un quart d'heure au voyageur pour se mettre
en règle.

Déjà le séjour de la Mecque avait été très préjudiciable à Burckhardt.
Il fut attaqué à Médine de fièvres intermittentes qui devinrent
bientôt quotidiennes; puis, ce fut une fièvre tierce accompagnée de
vomissements; elle l'eut bientôt réduit à ne plus pouvoir se lever
de son tapis sans l'aide de son esclave, «pauvre diable, qui, par sa
nature et ses habitudes, s'entendait mieux à soigner un chameau qu'à
garder son maître affaibli et abattu.»

Cloué pendant plus de trois mois à Médine par une fièvre due au mauvais
climat, à la qualité détestable de l'eau et au grand nombre de maladies
alors régnantes, Burckhardt dut renoncer au projet qu'il avait formé de
traverser le désert jusqu'à Akaba afin de gagner au plus vite Yambo, où
il pourrait s'embarquer pour l'Égypte.

«Médine est, après Alep, dit-il, la ville la mieux bâtie que j'aie
vue dans l'Orient. Elle est entièrement en pierres; les maisons ont
généralement deux étages et des toits plats. Comme elles ne sont pas
blanchies et que la pierre est de couleur brune, les rues ont un aspect
sombre et sont pour la plupart très étroites, n'ayant souvent que deux
à trois pas de large. Maintenant, Médine a un aspect désolé; on laisse
dépérir les maisons. Leurs propriétaires, qui autrefois tiraient un
grand profit de l'affluence des pèlerins, voient leurs revenus diminuer
(à cause de la défense faite par les Wahabites de visiter le tombeau
de Mahomet, qu'ils considèrent comme un simple mortel). Le précieux
joyau de Médine, qui place cette ville de niveau avec la Mecque, est
la Grande Mosquée, contenant le tombeau de Mahomet... Elle est plus
petite que celle de la Mecque... d'ailleurs, elle est bâtie sur un
semblable plan: c'est une grande cour carrée entourée de tous côtés de
galeries couvertes et ayant au centre un petit édifice... C'est près de
l'angle du sud-est que se trouve le fameux tombeau... Une grille de fer
peinte en vert entoure la tombe. Elle est d'un bon travail, imitant le
filigrane, et entrelacée d'inscriptions en cuivre. On entre dans cette
enceinte par quatre portes, dont trois restent constamment fermées.
La permission d'y pénétrer est accordée gratis aux gens de marque,
les autres peuvent l'acheter des principaux eunuques au prix d'une
quinzaine de piastres. On distingue dans l'intérieur une tenture qui
entoure le tombeau et qui n'en est éloignée que de quelques pas...»

Selon l'historien de Médine, cette tenture couvre un édifice carré
de pierres noires soutenu par deux colonnes et dans l'intérieur
duquel sont les sépultures de Mahomet et de ses deux plus anciens
disciples, Abou-Bekr et Omar. Il dit aussi que ces sépulcres sont des
trous profonds et que le cercueil, qui renferme la cendre de Mahomet,
est revêtu d'argent et surmonté d'une dalle de marbre avec cette
inscription: «Au nom de Dieu, accorde-lui ta miséricorde.»

Les contes, jadis répandus en Europe sur le tombeau du Prophète, qui
était, disait-on, suspendu en l'air, sont inconnus dans le Hedjaz.

Le trésor de la Mosquée fut en grande partie pillé par les Wahabites,
mais il y a lieu de croire que ceux-ci avaient été précédés à mainte
reprise par les gardiens successifs du tombeau.

On trouve encore dans la relation de Burckhardt bien d'autres détails
intéressants sur Médine et ses habitants, sur les environs et les lieux
ordinaires de pèlerinage. Nous avons fait des emprunts assez importants
au récit de Burckhardt pour que le lecteur, désireux de se pénétrer
plus intimement des mœurs et des usages des Arabes, qui n'ont pas
changé, ait envie de recourir au texte lui-même.

Le 21 avril 1815, Burckhardt se joignit à une caravane qui le conduisit
au port de Yambo, où régnait la peste. Le voyageur ne tarda pas à
tomber malade. Il devint même si faible qu'il lui fut impossible de se
réfugier à la campagne. Quant à s'embarquer, il n'y fallait pas penser,
tous les bâtiments prêts à mettre à la voile étant encombrés de soldats
malades. Il fut donc forcé de rester dix-huit jours dans cette ville
insalubre, avant de pouvoir prendre passage sur un petit bâtiment, qui
l'emmena à Cosseïr et de là en Égypte.

A son retour au Caire, Burckhardt apprit la mort de son père. La
constitution du voyageur avait été profondément ébranlée par la
maladie. Aussi ne put-il qu'en 1816 faire l'ascension du mont Sinaï.
Les études d'histoire naturelle, la rédaction de ses journaux de
voyage, le soin de sa correspondance l'occupèrent jusqu'à la fin de
1817, époque à laquelle il comptait se joindre à la caravane du Fezzan.
Mais, attaqué soudain par une fièvre violente, il succomba au bout de
quelques jours en disant: «Écrivez à ma mère que ma dernière pensée a
été pour elle.»

Burckhardt était un voyageur accompli. Instruit, exact jusqu'à la
minutie, courageux et patient, doué d'un caractère droit et énergique,
il a laissé des écrits infiniment précieux. La relation de son voyage
en Arabie, dont il ne put malheureusement pas visiter l'intérieur, est
si complète, si précise, que, grâce à lui, on connaissait mieux alors
ce pays que certaines contrées de l'Europe.

«Jamais, écrivait-il dans une lettre adressée du Caire à son père, le
13 mars 1817, jamais je n'ai dit un mot sur ce que j'ai vu et rencontré
que ma conscience ne justifie pleinement, car ce n'a pas été pour
écrire un roman que je me suis exposé à tant de dangers...»

Les explorateurs, qui se sont succédés dans les pays visités par
Burckhardt, sont unanimes pour certifier l'exactitude de ces paroles et
louer sa fidélité, ses connaissances, sa sagacité.

«Peu de voyageurs, dit la _Revue Germanique_, ont eu au même degré
cette faculté d'observation fine et rapide qui est un don de nature,
rare comme toutes les qualités éminentes. Il y a chez lui comme une
sorte d'intuition qui lui fait discerner le vrai, même en dehors
de son observation personnelle; aussi ses informations orales
ont-elles en général une valeur que présente rarement cette nature
de renseignements. Son esprit solide, mûri bien avant l'âge par la
réflexion et l'étude (Burckhardt, quand la mort l'a frappé, était
seulement dans sa trente-troisième année), va droit au but et s'arrête
au point juste; sa narration, toujours sobre, renferme, on peut dire,
plus de choses que de mots, et cependant ses récits se lisent avec
un charme infini; l'homme s'y fait aimer autant que le savant et
l'excellent observateur.»

Tandis que les terres bibliques étaient l'objet des recherches de
Seetzen et de Burckhardt, l'Inde, la patrie d'origine de la plupart
des langues européennes, allait devenir le centre d'études multiples,
embrassant la linguistique, la littérature, la religion, tout aussi
bien que la géographie. Nous ne nous occuperons pour le moment que des
recherches ayant trait aux nombreux problèmes de géographie physique,
dont les conquêtes et les études de la Compagnie des Indes devaient
assurer peu à peu la complète solution.

Nous avons raconté, dans un volume précédent, comment la domination
portugaise s'était établie aux Indes. L'union du Portugal avec
l'Espagne, en 1599, avait amené la chute des colonies portugaises, qui
tombèrent entre les mains de la Hollande et de l'Angleterre. Cette
dernière ne tarda pas à accorder le monopole du commerce des Indes à
une Compagnie qui devait jouer un rôle historique important.

A ce moment, le grand empereur mogol Akbar, le septième descendant
de Timour-Leng, avait établi un vaste empire dans l'Hindoustan et
le Bengale, sur les ruines des États radjpouts. Cet empire, grâce
aux qualités personnelles d'Akbar, qui lui avaient valu le surnom de
«Bienfaiteur des hommes», était dans tout l'éclat de sa splendeur.
Shah-Djahan continua la tradition paternelle, mais Aureng-Zeb,
petit-fils d'Akbar, doué d'une ambition insatiable, assassina ses
frères, fit prisonnier son père et s'empara du pouvoir. Tandis que
l'empire mogol jouissait d'une paix profonde, un aventurier de génie,
Sewadji, jetait les fondements de l'empire mahratte. L'intolérance
religieuse d'Aureng-Zeb, sa politique astucieuse, amenèrent le
soulèvement des Radjpouts, et une lutte qui, en dévorant les ressources
les plus claires de l'empire, ébranla sa puissance. Aussi la décadence
suivit-elle la mort de ce grand usurpateur.

Jusqu'alors la Compagnie des Indes n'avait pu accroître la mince bande
de territoire qu'elle possédait autour de ses ports, mais elle allait
habilement profiter des compétitions des nababs et des rajahs de
l'Hindoustan. Ce n'est, toutefois, qu'après la prise de Madras par La
Bourdonnais en 1746 et pendant la lutte contre Dupleix, que l'influence
et le domaine de la Compagnie anglaise s'étendirent sensiblement.

Grâce à la politique astucieuse, déloyale et cynique des gouverneurs
anglais Clive et Hastings, qui, employant tour à tour la force,
la perfidie ou la corruption, ont fondé sur les ruines de leur
honneur la grandeur de leur patrie, la Compagnie possédait, à la
fin du siècle dernier, un immense territoire, peuplé de soixante
millions d'individus. C'étaient le Bengale, le Behar, les provinces
de Bénarès, de Madras et des Circars du nord. Seul, le sultan de
Mysore, Tippoo-Saëb, lutte avec énergie contre les Anglais, mais il ne
peut tenir tête à la coalition que le colonel Wellesley a su réunir
contre lui. N'ayant plus un ennemi redoutable, la Compagnie supprime
quelques velléités de résistance par des pensions, et, sous prétexte
de protection, impose aux derniers rajahs indépendants une garnison
anglaise qu'ils doivent entretenir à leurs frais.

On pourrait croire que la domination anglaise n'avait su que se faire
haïr. Il n'en est rien. La Compagnie, respectueuse des droits des
individus, n'avait rien changé à la religion, aux lois, aux mœurs.

Aussi ne faut-il pas s'étonner que les voyageurs, alors même qu'ils
s'aventuraient en des régions n'appartenant pas en propre à la
Grande-Bretagne, n'aient couru que peu de dangers. En effet, dès
qu'elle avait pu faire trêve à ses préoccupations politiques, la
Compagnie des Indes avait encouragé les explorateurs de ses vastes
domaines. En même temps, elle dirigeait sur les pays limitrophes
des voyageurs chargés de la renseigner. Ce sont ces différentes
explorations que nous allons rapidement passer en revue.

Une des plus curieuses et des plus anciennes est celle de Webb aux
sources du Gange.

Les notions que l'on possédait jusqu'alors sur ce fleuve étaient des
plus incertaines et des plus contradictoires. Aussi, le gouvernement du
Bengale, comprenant de quelle importance était pour le développement
du commerce la reconnaissance de cette grande artère, organisa-t-il,
en 1807, une expédition composée de MM. Webb, Raper et Hearsay, qui
allaient être accompagnés de Cipayes, d'interprètes et de domestiques
indigènes.

L'expédition arriva, le 1er avril 1808, à Herdouar, ville peu
considérable sur la rive gauche du fleuve, mais dont la situation
à l'entrée de la riche plaine de l'Hindoustan a fait un lieu de
pèlerinage très fréquenté. C'est là que se font, pendant la saison
chaude, les purifications dans l'eau du fleuve sacré.

[Illustration: CARTE DE L'INDE ANGLAISE et de la PERSE.
_Gravé par E. Morieu._]

Comme il n'y a pas de pèlerinage sans exposition ni vente de reliques,
Herdouar est le siège d'un marché important, où l'on trouve des
chevaux, des chameaux, de l'antimoine, de l'assa-fœtida, des fruits
secs, des châles, des flèches, des mousselines et des tissus de coton
ou de drap, productions du Pendjab, du Caboulistan et de Cachemire.
Il faut ajouter qu'on y vendait des esclaves, de trois à trente ans,
depuis dix jusqu'à cent cinquante roupies. C'est un curieux spectacle
que cette foire où se rencontrent tant de physionomies, tant de
langues, tant de costumes divers.

[Illustration: Pont de cordes. (Page 35.)]

Le 12 avril, la mission anglaise, partie pour Gangautri, suivit une
route plantée de mûriers blancs et de figuiers jusqu'à Gouroudouar.
Un peu plus loin tournaient des moulins à eau d'une construction très
simple, à cheval sur des ruisseaux bordés de saules et de framboisiers.
Le sol était fertile, mais la tyrannie du gouvernement empêchait les
habitants d'en tirer un parti convenable. Le pays devint bientôt
montueux sans cesser de nourrir des pêchers, des abricotiers, des
noyers et d'autres arbustes européens. Puis il fallut s'enfoncer
au milieu de chaînes de montagnes, qui paraissaient se rattacher à
l'Himalaya.

Bientôt, au bas d'un col, fut aperçu le Baghirati, qui prend plus
loin le nom de Gange. Sur sa gauche, le fleuve était bordé de hautes
montagnes assez arides; à droite s'étendait une vallée fertile. Au
village de Tchivali, on cultive en grand le pavot destiné à faire
l'opium; les paysans, sans doute à cause de la qualité de l'eau, y
avaient tous des goîtres.

A Djosvara fut passé un pont de corde qu'on appelle «djoula,»
construction singulière et dangereuse.

«On enfonce en terre de chaque côté de la rivière, dit Webb, deux pieux
très forts à trois pieds de distance l'un de l'autre, et l'on place en
travers une autre pièce de bois; on y attache une douzaine ou plus de
grosses cordes que l'on fixe à terre avec de grands tas de bois. Elles
sont partagées en deux paquets séparés entre eux par un espace d'un
pied; au-dessous, on tend une échelle de corde nouée aux premières, qui
tiennent lieu de parapet. De petites branches d'arbres placées à deux
pieds et demi de distance et quelquefois à trois pieds les unes des
autres, forment le plancher du pont. Généralement très minces, elles
ont l'air d'être à chaque instant sur le point de se casser, ce qui
porte naturellement le voyageur à compter sur le secours des cordes
formant le parapet et à les tenir constamment sous le bras. Le premier
pas que l'on hasarde sur une machine aussi vacillante est bien propre à
causer des étourdissements, car en marchant on lui imprime un mouvement
qui la fait balancer de chaque côté, et le fracas du torrent au-dessus
duquel on est suspendu ne rassure pas. Le passage est d'ailleurs si
étroit, que si deux personnes se rencontrent, il faut que l'une se
range entièrement d'un côté pour faire place à l'autre.»

La mission traversa ensuite la ville de Baharat, dont la plupart des
maisons n'avaient pas été reconstruites depuis le tremblement de terre
de 1803. Le marché qui se tient dans cette ville, la difficulté de
se procurer des vivres dans les villages plus élevés, sa position
centrale,--là viennent aboutir les routes de Djemauhi, Kedar-Nath et
Srinagar,--ont dû contribuer à donner, de tout temps, une certaine
importance à cette localité. A partir de Batheri, la route devint si
mauvaise qu'il fallut abandonner les bagages. Le chemin n'étant bientôt
plus qu'un sentier qui côtoyait des précipices, au milieu d'éboulis de
cailloux et de rochers, on dut renoncer à aller plus loin.

Devaprayaga est située au confluent du Baghirati et de l'Alcananda.
Le premier de ces cours d'eau, qui vient du Nord, roule avec fracas
et impétuosité; le second, plus paisible, plus profond et plus large,
n'en monte pas moins de quarante-six pieds au-dessus de son niveau
ordinaire, pendant la saison des pluies. C'est la jonction de ces deux
rivières qui forme le Gange.

Là est un lieu saint et vénéré dont les brahmines ont su tirer un
excellent parti, en établissant des sortes de piscines où, moyennant
une redevance, les pèlerins peuvent faire leurs ablutions, sans risquer
d'être emportés par le courant.

L'Alcananda fut passé sur un pont à coulisse ou «dindla.»

«Ce pont consiste, dit la relation, en trois ou quatre grosses cordes
fixées aux deux rives et auxquelles on suspend, par des cerceaux placés
à chacune de ses extrémités, un petit coffre de dix-huit pouces carrés.
Le voyageur s'y assoit et on le fait passer d'une rive à l'autre par le
moyen d'une corde que tire un homme placé sur la rive opposée.»

Le 13 mai, l'expédition entrait à Srinagar. La curiosité des habitants
était tellement surexcitée, que les magistrats envoyèrent un message
aux Anglais pour les prier de se promener dans la ville.

Déjà visitée en 1796 par le colonel Hardwick, Srinagar avait été
démolie presque entièrement par le tremblement de terre de 1803, et, en
outre, conquise la même année par les Gorkhalis. C'est dans cette ville
que Webb fut rejoint par les émissaires qu'il avait envoyés à Gangautri
sur la route que lui-même n'avait pu suivre. Ils avaient visité la
source du Gange.

«Un grand rocher, dit-il, des deux côtés duquel l'eau coulait et était
très peu profonde, offrait une ressemblance grossière avec le corps et
la bouche d'une vache. C'est à un creux qui se trouve à une extrémité
de sa surface, que l'imagination a attaché l'idée de l'objet qu'elle
croyait voir en le nommant _Gaoumokhi_, ou la bouche de la vache, qui,
selon le bruit populaire, vomit l'eau du fleuve sacré. Un peu plus
loin, il est impossible d'avancer; les Indous avaient en face une
montagne escarpée comme un mur; le Gange paraissait sortir de dessous
la neige qui était au pied; la vallée se terminait en ce lieu...
Personne n'est jamais allé au delà.»

Pour revenir, la mission ne suivit pas le même itinéraire. Elle vit
les confluents du Gange et du Keli-Ganga ou Mandacni, grande rivière
sortie des monts du Kerdar, croisa sur sa route d'immenses troupeaux de
chèvres et de moutons chargés de grains, traversa un grand nombre de
défilés, passa par les villes de Badrinath, de Manah, enfin arriva par
un froid rigoureux et sous une neige intense à la cascade de Barsou.

«C'est ici, dit Webb, le terme des dévotions des pèlerins. Quelques-uns
y viennent pour se faire arroser par la pluie d'eau sainte de la
cascade. On distingue, en ce lieu, le cours de l'Alcananda jusqu'à
l'extrémité de la vallée au sud-ouest, mais son lit est entièrement
caché sous des monceaux de neige, qui s'y sont probablement accumulés
depuis des siècles.»

Webb nous donne aussi quelques détails sur les femmes de Manah. Elles
avaient au cou, aux oreilles, au nez, des colliers et des ornements
d'or et d'argent qui ne s'accordaient aucunement avec leur mise
grossière. Quelques enfants portaient aux bras et au cou des anneaux et
des colliers d'argent pour la valeur de six cents roupies.

En hiver, cette ville, qui fait un grand commerce avec le Thibet,
est complètement ensevelie sous la neige. Aussi les habitants se
réfugient-ils dans les villes voisines.

A Badrinath, la mission visita le temple renommé, au loin, pour sa
sainteté. Sa structure et son apparence, tant extérieure qu'intérieure,
ne donnent aucune idée des sommes immenses que coûte son entretien.
C'est un des sanctuaires les plus anciens et les plus vénérés de
l'Inde. Les ablutions s'y font dans des bassins alimentés par une eau
sulfureuse très chaude.

«On compte un grand nombre de sources chaudes, dit la relation, qui
ont, chacune, leur dénomination et leur vertu particulière, et dont,
sans doute, les brahmines savent tirer bon parti. C'est ainsi que le
pauvre pèlerin, en pratiquant successivement les ablutions requises,
voit diminuer sa bourse ainsi que la somme de ses péchés, et les
nombreux péages qu'on lui demande sur ce chemin du paradis peuvent lui
donner lieu de penser que la voie étroite n'est pas la moins coûteuse.»

Ce temple possède sept cents villages, concédés par le gouvernement,
donnés en garantie de prêts ou achetés par de simples particuliers qui
en ont fait offrande.

La mission était à Djosimah le 1er juin. Là, le brahmine qui lui
servait de guide reçut, du gouvernement du Népaul, l'ordre de
reconduire au plus vite les voyageurs sur les terres de la Compagnie.
Celui-ci comprenait, un peu tard, il faut en convenir, que la
reconnaissance accomplie par les Anglais avait un but politique tout
autant que géographique. Un mois plus tard, Webb et ses compagnons
rentraient à Delhi, après avoir établi définitivement le haut cours
du Gange et reconnu les sources du Baghirati et de l'Alcananda,
c'est-à-dire après avoir complètement atteint le but que la Compagnie
s'était proposé.

En 1808, le gouvernement anglais résolut d'envoyer une nouvelle
mission dans le Pendjab, alors placé sous la domination de
Rendjeit-Singh. La relation anonyme qui en a été publiée dans les
_Annales des Voyages_ renferme certaines particularités intéressantes.
Aussi lui ferons-nous quelques emprunts.

Le 6 avril 1808, l'officier anglais, chargé de la mission, arriva à
Herdouar, ville qu'il représente comme le rendez-vous d'un million
d'individus au moment de sa foire annuelle. A Boria, située entre
la Jumna et le Seteedje, le voyageur fut en butte à la curiosité
indiscrète des femmes, qui lui demandèrent la permission de venir le
voir.

«Leurs regards et leurs gestes, dit la relation, exprimaient leur
étonnement. Elles s'approchèrent de moi en riant de tout leur cœur;
le teint de mon visage excitait leur gaieté. Elles m'adressèrent une
foule de questions, me demandèrent si je ne portais pas de chapeau, si
j'exposais ma figure au soleil, si je restais toujours renfermé ou si
je ne sortais que sous un abri et si je couchais sur la table placée
dans ma tente; mon lit se trouvait cependant tout à côté, mais les
rideaux en étaient fermés. Ensuite, elles l'examinèrent dans le plus
grand détail, puis la doublure de ma tente et tout ce qui en dépendait.
Elles avaient toutes des figures gracieuses; leurs traits offraient de
la douceur et de la régularité; leur teint était olivâtre et formait
un contraste agréable avec leurs dents blanches et bien rangées,
particularité qui distingue tous les habitants du Pendjab.»

Moustafabad, Moulana et Umballa furent successivement visitées par
l'officier anglais. Le pays qu'il traversait est habité par les Sikhs,
dont la bienfaisance, l'hospitalité et l'amour de la vérité forment le
fond du caractère. C'est, dit l'auteur, la meilleure race d'hommes de
l'Inde. Patiata, Makeouara, Fegouara, Oudamitta, où lord Lake était
entré en 1805 à la poursuite d'un chef mahratte, et enfin Umritsar,
furent des étapes facilement franchies.

Umritsar est mieux bâtie que les principales villes de l'Hindoustan.
C'est le plus grand entrepôt du commerce des châles et du safran, ainsi
que d'autres marchandises du Dekkan.

«Le 14, ayant mis des souliers blancs à mes pieds, dit le voyageur,
j'ai visité avec les cérémonies requises l'Amretsir ou le bassin
du breuvage de l'immortalité, d'où la ville a pris son nom. C'est
un bassin d'environ cent trente-cinq pas carrés, construit en
briques cuites, au milieu duquel s'élève un joli temple dédié à
Gourougovind-Singh. On y arrive par une chaussée; il est élégamment
décoré en dedans et en dehors, et le rajah y ajoute souvent de nouveaux
ornements à ses frais. C'est dans ce lieu sacré qu'est placé, sous
un dais de soie, le livre des lois écrit par Gourou en caractères
gourou-moukhtis. Le temple s'appelle Hermendel, ou la demeure de Dieu.
Près de six cents «akalis» ou prêtres sont attachés à son service; ils
se sont bâtis des maisons commodes avec le produit des contributions
volontaires des dévots qui viennent visiter le temple. Quoique les
prêtres soient l'objet d'un respect infini, ils ne sont cependant
pas absolument exempts de vices. Dès qu'ils ont de l'argent, ils
le dépensent avec la même facilité qu'ils l'ont gagné. Le concours
de jolies femmes qui vont tous les matins au temple est réellement
prodigieux; celles qui composent ces groupes de beautés l'emportent
infiniment par l'élégance de leurs personnes, les belles proportions de
leurs formes et les traits de leurs visages, sur les femmes des classes
inférieures de l'Hindoustan.»

Après Umritsar, Lahore eut la visite de l'officier. Il est assez
curieux de savoir ce qu'il restait de cette grande ville au
commencement de notre siècle. «Les murs, très hauts, dit-il, sont ornés
en dehors avec tout le luxe du goût oriental, mais ils tombent en
ruines, de même que les mosquées et les maisons de la ville. Le temps
appesantit sur cette ville sa main destructive, comme à Delhi et à
Agra. Déjà les ruines de Lahore sont aussi étendues que celles de cette
ancienne capitale.»

Le voyageur fut reçu trois jours après son arrivée par Rendjeit-Singh,
qui l'accueillit avec politesse et s'entretint avec lui principalement
d'art militaire. Le rajah avait alors vingt-sept ans. Sa physionomie
aurait été agréable, si la petite vérole ne l'eût privé d'un œil;
ses manières étaient simples, affables, et l'on sentait en lui le
souverain. Après avoir visité le tombeau de Schah Djahan, le Schalamar
et les autres monuments de Lahore, l'officier regagna Delhi et les
possessions de la Compagnie. On lui dut de connaître un peu mieux une
contrée intéressante, qui ne devait pas tarder à tenter l'insatiable
avidité du gouvernement anglais.

L'année suivante (1809), la Compagnie avait envoyé vers les émirs du
Sindhy une ambassade composée de MM. Nicolas Hankey Smith, Henny Ellis,
Robert Taylor, et Henry Pottinger. L'escorte était commandée par le
capitaine Charles Christie.

Un bâtiment transporta la mission à Kératchi. Le gouverneur de ce
fort ne voulut pas permettre le débarquement de l'ambassade avant
d'avoir reçu ses instructions des émirs. Il s'ensuivit un échange de
correspondances, à la suite desquelles l'envoyé, Smith, releva quelques
impropriétés relatives au titre et au rang respectif du gouverneur
général et des émirs. Le gouverneur s'en excusa sur son ignorance de la
langue persane et dit que, ne voulant laisser subsister aucune trace
de malentendu, il était prêt à faire tuer ou aveugler, au choix de
l'envoyé, la personne qui avait écrit la lettre. Cette déclaration
parut suffisante aux Anglais, qui s'opposèrent à l'exécution du
coupable.

Dans leurs lettres, les émirs affectaient un ton de supériorité
méprisant; en même temps, ils faisaient approcher un corps de huit
mille hommes et mettaient toutes les entraves imaginables aux
tentatives des Anglais pour se procurer les moindres renseignements.
Après de longues négociations où l'orgueil britannique fut plus
d'une fois humilié, l'ambassade reçut l'autorisation de partir pour
Hayderabad.

Au delà de Kératchi, le principal port d'exportation du Sindhy, s'étend
une vaste plaine sans arbres ni végétaux, tout le long de la mer. Il
faut la traverser pendant cinq jours pour arriver à Tatah, ancienne
capitale du Sindhy, alors déserte et ruinée. Des canaux la mettaient
autrefois en communication avec le Sindh, fleuve immense, véritable
bras de mer à son embouchure, sur lequel Pottinger réunit les détails
les plus précis, les plus complets et les plus utiles qu'on eût encore.

Il avait été convenu d'avance que l'ambassade, sur une excuse
plausible, se partagerait et gagnerait Hayderabad par deux routes
différentes, afin de se procurer le plus de notions géographiques sur
le pays. Elle ne tarda pas à y arriver, et les mêmes négociations
difficiles durent avoir lieu pour la réception de l'ambassade, qui se
refusa aux prétentions humiliantes des émirs.

«Le précipice sur lequel repose la façade orientale de la forteresse
d'Hayderabad, dit Pottinger, le faîte des maisons et même les
fortifications, tout était couvert d'une multitude de personnes des
deux sexes qui, par leurs acclamations et leurs applaudissements,
témoignaient de leurs bonnes dispositions pour nous. Arrivés dans
le palais, au lieu où ils devaient mettre pied à terre, les Anglais
furent reçus par Ouli-Mohammed-Khan et plusieurs autres officiers d'un
rang éminent; ils ont marché devant nous vers une vaste plate-forme
ouverte, à l'extrémité de laquelle les émirs étaient assis. Cette
plate-forme étant couverte des plus riches tapis de Perse, nous
quittâmes nos souliers. Du moment où l'envoyé fit le premier pas vers
les princes, ils se levèrent tous trois et restèrent debout jusqu'à
ce qu'il fût arrivé à la place qui lui était marquée; un drap brodé
qui la recouvrait la distinguait de celles des autres personnes
de l'ambassade. Les princes nous adressèrent chacun des questions
très polies sur nos santés. D'ailleurs, comme c'était une audience
de pure cérémonie, tout se passa en compliments et en expressions
de politesse... Les émirs portaient une grande quantité de pierres
précieuses, outre celles qui ornaient les poignées et les fourreaux
de leurs épées et de leurs poignards; et l'on voyait briller à leurs
ceinturons des émeraudes et des rubis d'une grosseur extraordinaire.
Ils étaient assis par rang d'âge, l'aîné au milieu, le second à sa
droite, le plus jeune à gauche. Un tapis de feutre léger couvrait tout
le cercle; dessus était posé un matelas de soie d'environ un pouce
d'épaisseur et précisément assez grand pour que les trois princes y
prissent place.»

[Illustration: Ils étaient assis par rang d'âge. (Page 40.)]

La relation se termine par une description d'Hayderabad,--forteresse
qui aurait quelque peine à résister aux approches d'un ennemi
européen,--et par diverses considérations sur la nature de l'ambassade,
qui avait en partie pour but de fermer aux Français l'entrée du Sindhy.
Dès que le traité fut conclu, les Anglais regagnèrent Bombay.

[Illustration: Guerriers béloutchistans. (_Fac-simile. Gravure
ancienne._)]

Grâce à ce voyage, la Compagnie connaissait mieux un de ses pays
limitrophes et réunissait des documents précieux sur les ressources et
les productions d'une contrée traversée par un fleuve immense, l'Indus
des anciens, qui, prenant sa source dans l'Himalaya, pouvait facilement
servir à l'écoulement des productions d'une immense zone de territoire.
Le but atteint était plutôt politique que géographique, mais la science
profitait, une fois de plus, des nécessités de la politique.

Le peu qu'on savait jusqu'alors sur l'espace compris entre le
Caboulistan, l'Inde, la Perse et la mer des Indes était aussi incomplet
que défectueux.

La Compagnie, très satisfaite de la manière dont le capitaine Christie
et le lieutenant Pottinger avaient accompli leur ambassade, résolut
de leur confier une mission autrement délicate et difficile: rejoindre
par terre à travers le Béloutchistan le général Malcolm, ambassadeur
en Perse, et réunir sur cette vaste étendue de pays des données plus
complètes et plus précises que celles qu'on possédait alors.

Il ne fallait pas songer à traverser, sous le costume européen, le
Béloutchistan, dont la population était fanatique. Aussi Christie et
Pottinger s'adressèrent-ils à un négociant hindou, qui fournissait
des chevaux aux gouvernements de Madras et de Bombay, et celui-ci les
accrédita comme ses agents pour Kélat, la capitale du Béloutchistan.

Le 2 janvier 1810, les deux officiers s'embarquèrent à Bombay pour
Sonminy, seul port de mer de la province de Lhossa, où ils arrivèrent,
après avoir relâché à Porebender, sur la côte de Guzarate.

Tout le pays que les voyageurs traversèrent avant d'arriver à Bela
n'est qu'un immense marais salé, envahi par la jungle. Le «Djam», ou
gouverneur de cette ville, était intelligent. Il fit aux Anglais une
foule de questions, qui dénotaient son désir de s'instruire, et confia
au chef de la tribu des Bezendjos, qui sont Béloutchis, le soin de
mener les voyageurs à Kélat.

La température avait bien changé depuis Bombay. Pottinger et Christie
eurent à souffrir dans les montagnes d'un froid excessivement vif, qui
alla jusqu'à geler l'eau dans les outres.

«Kélat, dit Pottinger, la capitale de tout le Béloutchistan, ce qui lui
a valu son nom de Kélat, ou _la Cité_, est située sur une hauteur à
l'occident d'une plaine ou vallée bien cultivée, longue d'environ huit
milles et large de trois. La plus grande partie de cette étendue est en
jardins. La ville forme un carré. Trois côtés sont ceints par un mur en
terre haut d'une vingtaine de pieds, flanqué, par intervalles de deux
cent cinquante pas, de bastions, qui, ainsi que les murs, sont percés
d'un grand nombre de barbacanes pour la mousqueterie..... Je n'eus pas
l'occasion de visiter l'intérieur du palais, mais il n'offre qu'un amas
confus de bâtiments communs en terre avec des toits plats en forme de
terrasse; le tout est défendu par des murs bas, garnis de parapets et
percés de barbacanes. On compte dans la ville près de deux mille cinq
cents maisons, mais il y en a à peu près la moitié autant dans les
faubourgs; elles sont en briques à demi cuites et en charpente, le
tout enduit de mortier de terre. Les rues sont en général plus larges
que celles des villes habitées par les Asiatiques. La plupart ont de
chaque côté des trottoirs élevés pour les piétons; dans le milieu, un
ruisseau découvert, qui est une chose bien incommode par la grande
quantité d'ordures et d'immondices que l'on y jette et par l'eau de
pluie stagnante qui s'y arrête, car aucun règlement positif ne force de
le nettoyer. Un autre grand obstacle à l'agrément et à la propreté de
la ville tient à l'usage de faire avancer par-dessus la rue les étages
supérieurs des maisons, ce qui en rend le dessous sombre et humide...
Le bazar de Kélat est vaste et bien garni de marchandises de toute
sorte. Chaque jour, il est fourni de viandes, d'herbages et de toute
espèce de denrées, qui sont à bon marché.»

La population, d'après Pottinger, est partagée en deux classes bien
distinctes, les Béloutchis et les Brahouis, et chacune d'elles est
subdivisée en un grand nombre de tribus. La première tient du persan
moderne par son aspect et sa langue; le brahoui conserve au contraire
un grand nombre d'anciens mots hindous. De nombreuses unions entre ces
deux classes ont donné naissance à une troisième.

Les Béloutchis, sortis des montagnes du Mekhran, sont tunnites,
c'est-à-dire qu'ils considèrent les quatre premiers imans comme les
successeurs légitimes de Mahomet. Peuple pasteur, ils en ont les
qualités et les défauts. S'ils sont hospitaliers, ils sont indolents,
et passent leur temps à jouer et à fumer. Ils se bornent généralement
à posséder une ou deux femmes, qu'ils sont moins jaloux que les autres
musulmans de laisser voir aux étrangers. Ils ont un grand nombre
d'esclaves des deux sexes, qu'ils traitent avec bonté. Excellents
tireurs, ils sont chasseurs passionnés; d'une bravoure à toute épreuve,
ils se plaisent aux razzias, qui portent chez eux le nom de «tchépaos.»
Ces expéditions sont, ordinairement, le fait des Nhérouis, les plus
sauvages et les plus pillards des Béloutchis.

Quant aux Brahouis, ils poussent encore plus loin leurs habitudes
errantes. Peu d'hommes sont plus actifs et plus forts, endurant aussi
bien le froid glacial des montagnes que la chaleur embrasée des
plaines. Généralement petits, aussi braves, aussi habiles tireurs,
aussi fidèles à leur parole que les Béloutchis, ils ont un goût moins
prononcé pour la rapine.

«Je n'ai vu aucun autre peuple asiatique, dit Pottinger, auquel ils
ressemblent, car un grand nombre ont la barbe et les cheveux bruns.»

Après un assez court séjour à Kélat, les deux voyageurs, qui
continuaient à se faire passer pour des marchands de chevaux, jugèrent
à propos de reprendre leur voyage; mais, au lieu de suivre la grande
route de Candahar, ils traversèrent un pays triste et stérile, fort
peu peuplé, qu'arrose le Caïsser, rivière sans eau pendant l'été. Ils
arrivèrent, sur la frontière de l'Afghanistan, dans une petite ville
appelée Noschky ou Nouchky.

En cet endroit, des Béloutchis, qui semblaient leur vouloir du bien,
leur représentèrent la difficulté de gagner le Khorassan et Hérat, sa
capitale, par la route du Sedjistan.

«Gagnez le Kerman, leur disait-on, par Kedje et Benpour ou par Serhed,
village à la frontière occidentale du Béloutchistan, et de là entrez
dans le Nermanchir.»

L'idée de suivre deux routes sourit immédiatement à Christie et
à Pottinger. Cette résolution était cependant contraire à leurs
instructions, mais «nous trouvions notre excuse, dit Pottinger,
dans l'avantage incontestable qui en résulterait, en procurant, sur
les régions que nous étions chargés d'explorer, des connaissances
géographiques et statistiques plus étendues que celles que l'on
pourrait espérer si nous voyagions ensemble.»

Christie partit le premier par la route de Douchak; nous le suivrons
plus tard.

Quelques jours plus tard, Pottinger reçut à Nouschky, de son
correspondant de Kélat, des lettres lui apprenant que des envoyés des
émirs du Sindhy étaient à leur recherche, car ils avaient été reconnus,
et que le soin de sa sûreté devait le déterminer à partir au plus tôt.

Le 25 mars, le lieutenant anglais prenait donc la route de Serawan,
très petite ville située près de la frontière afghane. Avant d'y
parvenir, Pottinger avait rencontré sur son chemin des monuments
singuliers, tombeaux ou autels, dont la construction était attribuée
aux «Guèbres», ces adorateurs du feu, qui portent aujourd'hui le nom de
«Parsis».

Serawan est à six milles des monts Serawani, au milieu d'un
canton stérile et nu. Cette ville ne doit sa fondation qu'à
l'approvisionnement constant et considérable d'eau que lui fournit le
Beli, avantage inappréciable dans une contrée continuellement exposée à
la sécheresse, à la disette et à la famine.

Pottinger visita ensuite le district de Kharan, renommé pour la
force et l'agilité de ses chameaux, et traversa le désert qui forme
l'extrémité méridionale de l'Afghanistan. Le sable y est excessivement
ténu, ses particules sont presque impalpables; il forme, sous
l'action du vent, des monticules de dix à vingt pieds de haut séparés
par de profondes vallées. Même par un temps calme, un grand nombre
de particules flottent dans l'air, donnent lieu à un mirage d'une
espèce particulière, et, pénétrant dans les yeux, la bouche ou les
narines, causent une irritation excessive en même temps qu'une soif
inextinguible.

En pénétrant sur le territoire du Mekhran, Pottinger dut prendre
le caractère d'un «pyrzadeh» ou saint, parce que la population est
essentiellement pillarde et que sa qualité apparente de commerçant
n'aurait pas manqué de lui attirer les aventures les plus désagréables.

Au village de Goul, dans le district de Daïzouk, succèdent le bourg
ruiné d'Asmanabad, celui d'Hefter et la ville de Pourah, où Pottinger
fut obligé d'avouer sa qualité de Frangui, au grand scandale du guide,
qui, depuis deux mois qu'ils vivaient ensemble, ne s'en doutait pas, et
auquel il avait donné mainte preuve de sainteté.

Enfin, épuisé de fatigue, à bout de ressources, Pottinger atteint
Benpour, localité visitée, en 1809, par un capitaine d'infanterie
cipaye du Bengale, M. Grant. Fort de l'excellent souvenir que cet
officier a laissé, le voyageur se rend auprès du _Serdar_. Mais
celui-ci, au lieu de mettre à sa disposition les secours nécessaires
à la continuation de son voyage, au lieu de se contenter du faible
présent que Pottinger lui a fait, trouve encore moyen d'extorquer
une paire de pistolets, qui lui auraient été bien utiles dans ses
pérégrinations.

Basman est le dernier lieu d'habitation fixe du Béloutchistan. On
visite en ce lieu une source d'eau bouillante sulfureuse que les
Béloutchis regardent comme un excellent spécifique dans les maladies
cutanées.

Les frontières de la Perse sont loin d'être établies d'une manière
scientifique. Aussi existe-t-il une large bande de territoire non pas
neutre, mais sujette à contestation et théâtre ordinaire de luttes
sanglantes.

La petite ville de Regan, dans le Nermanchir, est très jolie. C'est un
fort, ou plutôt un village fortifié entouré de hautes murailles bien
entretenues et munies de bastions.

Plus loin, dans la Perse même, on rencontre Bemm, ville autrefois
très importante, comme en témoignent les ruines étendues dont elle
est entourée. Pottinger y fut reçu avec beaucoup de cordialité par le
gouverneur.

«Quand il fut près de l'endroit où je me trouvais, dit le voyageur,
il se tourna vers un de ses gens et lui demanda où était le Frangui.
On me désigna; il me fit signe de la main de le suivre, et en même
temps son regard fixe, qui me toisait de la tête aux pieds, exprimait
l'étonnement que lui causait ma mise; elle était réellement assez
étrange pour excuser l'impolitesse de son regard. J'avais une grosse
chemise de Béloutchi et un pantalon qui jadis avait été blanc; mais,
depuis six semaines que je le portais, il tirait sur le brun et était
presque en lambeaux; ajoutez à cela un turban bleu, un morceau de corde
en guise de ceinture et dans ma main un gros bâton qui m'avait rendu
de grands services pour m'aider à marcher et à me défendre contre les
chiens.»

Malgré l'état de délabrement du personnage loqueteux qui se présentait
devant lui, le gouverneur reçut Pottinger avec autant de cordialité
qu'on en peut attendre d'un musulman, et lui fournit un guide pour
aller à Kerman.

C'est le 3 mai que le voyageur pénétra dans cette ville, avec le
sentiment d'avoir accompli ce qu'il y avait de plus difficile dans son
voyage et de se voir à peu près sauvé.

Kerman est la capitale de l'ancienne Karamanie; c'était une ville
florissante sous la domination afghane, et une fabrique de châles qui
rivalisaient avec ceux de Cachemire.

En ce lieu, Pottinger fut témoin d'un spectacle fréquent dans ces pays
où l'on fait peu de cas de la vie d'un homme, mais qui cause toujours à
un Européen une impression d'horreur et de dégoût.

Le gouverneur de cette ville était à la fois gendre et neveu du shah et
fils de sa femme.

«Le 15 mai, le prince jugea lui-même, dit le voyageur, des gens accusés
d'avoir tué un de leurs domestiques. On peut difficilement se faire
une idée de l'état d'incertitude et d'alarme dans lequel les habitants
restèrent toute la journée. Les portes de la ville furent fermées,
au moins pour empêcher de sortir. Les officiers du gouvernement ne
s'occupèrent d'aucune affaire. Des gens furent mandés comme témoins,
sans avertissement préalable. J'en vis deux ou trois conduits au palais
dans un état d'angoisse qui n'eût pas été différent s'ils eussent été
conduits au supplice. Vers trois heures après midi, le prince prononça
la sentence contre les prévenus qui avaient été convaincus. Aux uns,
on creva les deux yeux; à d'autres, on fendit la langue. A ceux-ci
on coupa les oreilles, le nez, les lèvres; à ceux-là les deux mains,
les doigts ou les orteils. J'appris que, durant tout le supplice de
ces misérables que l'on mutilait, le prince était assis à la même
fenêtre où je le vis et qu'il donna ses ordres sans le moindre signe de
compassion ou d'horreur pour la scène qui se passait devant lui.»

De Kerman, Pottinger gagna Cheré-Bebig, ville située à égale distance
de Yezd, de Chiraz et de Kerman, puis Ispahan, où il eut le plaisir de
retrouver son compagnon Christie, et enfin Meragha, où il rencontra le
général Malcolm. Il y avait sept mois que les voyageurs avaient quitté
Bombay. Christie avait parcouru deux mille deux cent cinquante milles,
et Pottinger deux mille quatre cent douze.

Mais il faut revenir en arrière et voir comment Christie allait se
tirer du périlleux voyage qu'il avait entrepris. A bien meilleur compte
et bien plus facilement que lui-même ne l'espérait!

Il avait quitté Noschky le 22 mars, traversé les monts Vachouty et un
pays inculte, presque désert jusqu'aux bords du Helmend, rivière qui se
jette dans le lac Hamoun.

«Le Helmend, dit Christie dans son rapport à la Compagnie, après avoir
passé près de Candahar, coule sud-ouest et ouest, puis entre dans le
Sedjistan environ à quatre jours de marche de Douchak; il décrit un
détour le long des montagnes, puis il forme un lac. A Pellalek, où nous
étions, il est à peu près large de douze cents pieds et très profond;
son eau est très bonne. A la distance d'un demi-mille de chaque côté,
le pays est cultivé par irrigations, ensuite le désert commence, il
s'élève en falaises perpendiculaires. Les bords de la rivière abondent
en tamarix et fournissent aussi la pâture aux bestiaux.»

Le Sedjistan, situé sur les bords de cette rivière, ne renferme que
cinq cents milles carrés. Les parties habitées sont les bords du
Helmend, dont le lit s'enfonce tous les ans.

A Elomdar, Christie envoya chercher un Hindou, auquel il était
recommandé. Celui-ci lui conseilla de renvoyer ses Béloutchis et
de prendre le caractère d'un pèlerin. Quelques jours plus tard, il
pénétrait à Douchak, qui porte aussi le nom de Djellahabad.

«Les ruines de l'ancienne ville couvrent un terrain au moins aussi
grand que celui d'Ispahan, dit le voyageur. Elle a été bâtie, comme
toutes les villes du Sedjistan, de briques à demi cuites; les maisons
étaient à deux étages et avaient des toits voûtés. La ville moderne de
Djellahabad est propre, jolie, et dans un état d'accroissement; elle
renferme à peu près deux mille maisons et un bazar passable.»

De Douchak à Hérat, Christie fit la route assez facilement, n'ayant à
prendre que certaines précautions pour soutenir son personnage.

Hérat est située dans une vallée entourée de hautes montagnes et
arrosée par une rivière, ce qui fait qu'on ne voit partout que vergers
et jardins. La ville couvre un espace de quatre milles carrés; elle est
entourée d'un mur flanqué de tours et ceinte de fossés pleins d'eau.
De grands bazars, garnis de nombreuses boutiques, la Mechedé-Djouma ou
Mosquée du Vendredi, sont les principaux monuments de cette ville.

Aucune cité n'a moins de terrains vagues et une population plus
agglomérée. Christie l'estime à cent mille habitants. C'est peut-être,
de toute l'Asie soumise aux princes indigènes, la ville la plus
commerçante. Entrepôt du trafic entre Caboul, Candahar, l'Hindoustan,
le Cachemire et la Perse, Hérat produit certaines marchandises
recherchées, les soies, le safran, les chevaux et l'assa-fœtida.

[Illustration: Costumes afghans. (_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

«Cette plante, dit Christie, croît à la hauteur de deux à trois pieds;
la tige a deux pouces de diamètre; elle est terminée par une ombelle,
qui, dans sa maturité, est jaune et ressemble à un chou-fleur. Les
Hindous et les Béloutchis l'aiment beaucoup; ils la mangent, après
avoir fait cuire la tige sous les cendres et étuver l'ombelle comme les
autres plantes potagères; elle conserve néanmoins son goût et son odeur
nauséabonde.»

Comme tant d'autres villes orientales, Hérat possède de beaux jardins
publics, mais on ne les soignait plus alors que pour leurs productions,
qui étaient vendues au bazar.

Au bout d'un mois de séjour à Hérat, sous le déguisement d'un marchand
de chevaux, Christie quitte la ville, ayant adroitement semé le bruit
de son prochain retour, après le pèlerinage qu'il comptait faire
à Méched. Il se dirige sur Yezd, à travers un pays ravagé par les
Ouzbecks, qui ont détruit les réservoirs destinés à recevoir l'eau de
pluie.

[Illustration: Une troupe de bayadères entra. (Page 52.)]

Yezd est une très grande ville, bien peuplée, à l'entrée d'un désert
de sable. On lui donne le nom de «Dar-oul-Ebadet», ou le Siège de
l'Adoration. Elle est renommée pour la sécurité dont on y jouit, ce
qui a puissamment contribué au développement de son commerce avec
l'Hindoustan, le Khorassan, la Perse et Bagdad.

«Le bazar, dit Christie, est vaste et bien fourni de marchandises.
Cette ville contient vingt mille maisons, indépendamment de celles des
Guèbres. On estime le nombre de ces derniers à quatre mille. C'est un
peuple actif et laborieux, quoique cruellement opprimé.»

De Yezd à Ispahan, où il descendit au palais de l'émir Oud-Daoulé,
Christie avait parcouru une distance de cent soixante-dix milles sur
une bonne route. Il eut le plaisir de rencontrer dans cette dernière
ville, comme nous l'avons dit, son compagnon Pottinger; les deux
officiers n'eurent qu'à se féliciter mutuellement d'avoir si bien
accompli leur mission et échappé à tous les dangers d'une route aussi
longue, à travers des pays fanatisés.

Comme on pourra peut-être en juger par le résumé que nous venons de
faire, le récit de Pottinger est extrêmement curieux. Bien plus précis
que la plupart de ses devanciers, il a porté à la connaissance publique
une foule de faits historiques, d'anecdotes, d'appréciations et de
descriptions géographiques des plus intéressants.

Depuis le milieu du XVIIIe siècle, le Caboulistan n'avait cessé
d'être le théâtre de guerres civiles acharnées. Des compétiteurs,
qui s'attribuaient plus ou moins de droits au trône, avaient partout
porté le fer et la flamme, et, de cette région, autrefois riche et
florissante, ils avaient fait un désert, où les ruines des cités
disparues semblaient le dernier témoignage d'une prospérité que l'on
pouvait croire à jamais éteinte.

Vers 1808, c'était Shujau-Oul-Moulk qui régnait à Caboul. L'Angleterre,
plus inquiète qu'on ne l'a longtemps soupçonné des projets formés par
Napoléon de l'attaquer dans l'Inde et des tentatives d'alliance qu'il
avait faites auprès du shah de Perse par l'intermédiaire du général
Gardane, résolut d'envoyer une ambassade au roi de Caboul, qu'il
s'agissait de gagner aux intérêts de la Compagnie.

L'ambassadeur choisi fut Mountstuart Elphinstone, qui nous a laissé
un très intéressant récit de sa mission. On lui doit des informations
absolument nouvelles sur toute cette région et sur les tribus qui la
peuplent. Son livre a aujourd'hui un regain d'actualité, et l'on ne
lit pas sans intérêt les pages consacrées aux Kybériens et aux autres
peuplades montagnardes, mêlées aux événements qui se déroulent sous nos
yeux.

Parti de Delhi au mois d'octobre 1808, Elphinstone gagna Canound, où
commence un désert de sable mouvant, puis entra dans le Shekhawuttée,
canton habité par des Radjpouts. A la fin d'octobre, l'ambassade
atteignait Singauna, jolie ville, dont le rajah était un enragé fumeur
d'opium.

«C'était, dit le voyageur, un petit homme, dont les gros yeux étaient
enflammés par l'usage de l'opium. Sa barbe, relevée de chaque côté
vers les oreilles, lui donnait un aspect sauvage et terrible.»

Djounjounha, dont les jardins causent une impression de fraîcheur
au milieu de ces déserts, ne dépend pas encore du rajah de Bikanir,
dont les revenus ne dépassent pas 1,250,000 francs. Comment ce prince
peut-il encore percevoir des revenus aussi considérables avec un
territoire aride et désert, que parcourent en tous sens des millions de
rats, des hordes de gazelles ou d'ânes sauvages?

«Le sentier, à travers les montagnes de sable, étant fort étroit, dit
Elphinstone, décrivant la marche de sa caravane, deux chameaux à peine
y pouvaient passer de front. Pour peu qu'un de ces animaux s'écartât,
il s'enfonçait dans le sable comme dans la neige, en sorte que le
moindre embarras à la tête de la colonne arrêtait toute la caravane.
L'avant-garde ne pouvait plus marcher lorsque la queue était retenue,
et, de peur que la division séparée de ses guides se perdît parmi les
colonnes de sable, le son du tambour et de la trompette servait de
signal pour empêcher toute séparation.»

Ne dirait-on pas la marche d'une armée? Ces bruits guerriers, l'éclat
des uniformes et des armes, tout cela pouvait-il donner l'idée d'une
ambassade pacifique? Ne pourrait-on pas appliquer à l'Inde le dicton si
connu, qui explique, en Espagne, les idées et les mœurs qui nous sont
étrangères, et dire _Cosas de India_, comme on dit _Cosas de España_?

«La rareté de l'eau, rapporte encore l'ambassadeur, et la mauvaise
qualité de celle que nous buvions, étaient insupportables à nos soldats
et à nos valets. Si l'abondance des melons d'eau soulageait leur soif,
ce n'était pas sans de fâcheux effets pour leur santé. La plupart des
naturels de l'Inde qui nous accompagnaient furent affligés d'une fièvre
lente et de la dyssenterie. Quarante personnes moururent pendant la
première semaine de halte à Bikanir.»

On peut dire de Bikanir ce que La Fontaine dit des bâtons flottants:

    De loin c'est quelque chose, et de près ce n'est rien

L'aspect extérieur de la ville lui est favorable; mais ce n'est qu'un
amas sans ordre de cabanes avec des murailles de «bousillage».

A ce moment, le pays était envahi par cinq armées, et les deux
belligérants expédiaient envoyé sur envoyé à l'ambassadeur anglais pour
tâcher d'obtenir, sinon un secours matériel, du moins un appui moral.

Elphinstone fut reçu par le rajah de Bikanir.

«Cette cour, dit-il, était fort différente de toutes celles que j'avais
vues dans l'Inde. Les hommes étaient plus blancs que les Hindous,
ressemblaient aux Juifs par la configuration de leurs traits et
étaient coiffés de turbans magnifiques. Le rajah et ses parents avaient
des bonnets de plusieurs couleurs, enrichis de pierreries. Le rajah
s'appuyait sur un bouclier d'acier, dont le milieu relevé en bosse et
la bordure étaient incrustés de rubis et de diamants. Quelques moments
après (notre entrée), le rajah nous proposa de nous soustraire à la
chaleur et à l'importunité de la foule..... Nous nous assîmes à terre,
suivant la coutume indienne, et le rajah prononça un discours, dans
lequel il nous dit qu'il était le vassal du souverain de Delhi, et que,
Delhi étant au pouvoir des Anglais, il s'empressait de reconnaître en
ma personne la suzeraineté de mon gouvernement. Il se fit apporter
les clés du fort et me les offrit, mais je les refusai, n'ayant aucun
pouvoir à cet égard. Après de longues instances, le rajah consentit à
garder ses clés. Quelque temps après, une troupe de bayadères entra;
les danses et les chants ne cessèrent qu'à notre départ.»

Au sortir de Bikanir, il faut rentrer dans un désert, au milieu duquel
s'élèvent les cités de Moujghur et de Bahawulpore, où une foule
compacte attendait l'ambassade. L'Hyphase, fleuve sur lequel navigua
la flotte d'Alexandre, ne répondit pas à l'idée qu'un tel souvenir
évoquait. Le lendemain arrivait Bahaweel-Khan, gouverneur d'une des
provinces orientales du Caboulistan. Il apportait de magnifiques
présents à l'ambassadeur anglais, qu'il conduisit par la rive droite
de l'Hyphase jusqu'à Moultan, ville fameuse par ses soieries. Le
gouverneur de cette ville avait été frappé de terreur en apprenant
l'arrivée des Anglais, et l'on délibéra pour savoir quelle attitude
il conviendrait de tenir, si ceux-ci allaient prendre la ville par
surprise où s'ils exigeaient sa cession.

Ces alarmes se calmèrent, et l'entrevue fut des plus cordiales. La
description qu'en donne Elphinstone, pour paraître un peu chargée, n'en
est pas moins curieuse.

«Le gouverneur, dit-il, salua M. Strachey (le secrétaire de
l'ambassade) à la manière persane. Ils s'acheminèrent ensemble vers
la tente, et le désordre ne fit que s'accroître. Ici, on se battait à
coups de poing; là, les cavaliers passaient à travers les piétons. Le
cheval de M. Strachey fut presque jeté à terre, et le secrétaire eut
beaucoup de peine à reprendre l'équilibre. En approchant de la tente,
le Khan et sa suite se trompèrent de route, ils se précipitèrent sur la
cavalerie avec tant d'impétuosité, que celle-ci eut à peine le temps
de faire volte-face pour les laisser passer. Les troupes en désordre
se replièrent sur la tente, les domestiques du Khan prirent la fuite,
les paravents furent arrachés et foulés aux pieds, les cordes mêmes
de la tente rompirent et la toile faillit nous tomber sur la tête.
L'intérieur fut en un instant rempli de monde et dans une complète
obscurité. Le gouverneur et dix personnes de sa suite s'assirent, les
autres restèrent sous les armes. Cette visite fut de peu de durée; ce
gouverneur ne savait que réciter son rosaire avec ferveur et me dire
avec précipitation: «Vous êtes le bien-venu! vous êtes le bien-venu!»
Enfin, il prétexta qu'il craignait que je fusse incommodé par la foule
et il se retira.»

Le récit est amusant. Est-il vrai dans tous ses détails? Peu importe.
Le 31 décembre, l'ambassade passait l'Indus et pénétrait dans un pays
cultivé avec soin et méthode qui ne rappelait en rien l'Hindoustan.
Les gens du pays n'avaient jamais entendu parler des Anglais, qu'ils
prenaient pour des Mogols, des Afghans ou des Hindous. Aussi, les
bruits les plus étranges couraient-ils dans cette population amie du
merveilleux.

Il fallut faire un séjour d'un mois à Déra pour attendre un
«mehmandar», sorte d'introducteur des ambassadeurs. Deux personnes de
la mission en profitèrent pour escalader le pic de Tukhte-Soleiman, ou
Trône de Soliman, sur lequel l'arche de Noé, suivant la légende, se
serait arrêtée après le déluge.

Le 7 février eut lieu le départ de Déra, et dès lors l'ambassade ne
fit plus que traverser des contrées délicieuses jusqu'à Peschawer, où
le roi se rendait de son côté, car cette ville n'est pas la résidence
ordinaire de la cour.

«Le jour de notre arrivée, dit la relation, le dîner nous fut fourni
par la cuisine du roi. Les plats étaient excellents. Dans la suite,
nous fîmes préparer les viandes à notre manière; mais le roi continua
de nous fournir à déjeuner, à dîner et une collation, plus des
provisions pour deux mille personnes, deux cents chevaux et un grand
nombre d'éléphants. Il s'en fallait de beaucoup que notre suite fût
aussi considérable, et je n'eus cependant pas peu de peine, au bout
d'un mois, à obtenir de Sa Majesté quelque retranchement sur cette
profusion inutile.»

Comme il fallait s'y attendre, les négociations pour les présentations
à la cour furent longues et difficiles. On finit cependant par
s'arranger, et la réception fut aussi cordiale que le permettent
les usages diplomatiques. Le roi était habillé de diamants et de
pierreries; il portait une couronne magnifique, et sur l'un de ses
bracelets étincelait le «cohi-nour», le plus grand diamant qui existe
et dont on trouve un dessin dans les _Voyages_ de Tavernier.

«Je dois déclarer, dit Elphinstone, que si quelques objets et surtout
la richesse extraordinaire du costume royal excitèrent mon étonnement,
j'en trouvai beaucoup d'autres fort au-dessous de mon attente. Somme
toute, on y voyait moins les indices de la prospérité d'un État
puissant que les symptômes de la décadence d'une monarchie naguère
florissante.»

Et, là-dessus, l'ambassadeur cite la rapacité avec laquelle les
officiers du roi se disputèrent les présents des Anglais, et certains
autres détails qui l'impressionnèrent péniblement.

Une seconde entrevue avec le roi produisit sur Elphinstone une
impression plus favorable.

«On croira difficilement, dit-il, qu'un monarque oriental puisse avoir
un aussi bon ton et conserver sa dignité en même temps qu'il s'efforce
de plaire.»

La plaine de Peschawer, entourée, sauf à l'est, de hautes montagnes,
est baignée par trois bras de la rivière de Caboul, qui y font leur
jonction, et par plusieurs petits ruisseaux. Aussi, cette campagne
est-elle singulièrement fertile. Prunes, pêches, poires, coings,
grenades, dattes, s'y rencontrent à chaque pas. La population, si
clairsemée dans les contrées arides que l'ambassade avait traversées,
s'était ici donné rendez-vous, et, d'une hauteur, le lieutenant
Macartney ne compta pas moins de trente-deux villages.

Quant à Peschawer, on y constatait la présence de cent mille habitants,
logés dans des maisons en briques à trois étages. Beaucoup de
mosquées, mais dont la construction n'a rien de remarquable, un beau
caravansérail et le ballahissaur, château fortifié dans lequel le roi
reçut l'ambassade, tels sont les monuments les plus importants de
Peschawer. Le concours d'habitants de races diverses, aux costumes
différents, présente un tableau toujours changeant, véritable
kaléidoscope humain, qui semble fait pour l'ébattement de l'étranger.
Persans, Afghans, Kybériens, Hazaurehs, Douranées, etc., chevaux,
dromadaires et chameaux de la Bactriane, bipèdes et quadrupèdes, le
naturaliste a de quoi observer et décrire.

Mais ce qui fait le charme de cette ville comme de l'Inde entière, ce
sont ses jardins, l'abondance et le parfum de ses fleurs et surtout de
ses roses.

Cependant, si la situation du roi n'était pas rassurante, son frère,
qu'il avait détrôné à la suite d'une émotion populaire, avait repris
les armes et venait de s'emparer de Caboul. Un plus long séjour de
l'ambassade était impossible. Elle dut donc reprendre le chemin de
l'Inde, passa par Attock et la vallée d'Hussoun-Abdoul, célèbre par sa
beauté. C'est là qu'Elphinstone devait s'arrêter jusqu'à ce que le sort
des armes eût décidé du trône de Caboul, mais il avait reçu ses lettres
de rappel. D'ailleurs, la chance avait été contraire à Sjuhau, qui,
après avoir été complètement battu, avait dû chercher son salut dans la
fuite.

La mission continua donc sa route et traversa le pays des Sikhs,
montagnards grossiers, demi-nus et à moitié barbares.

«Les Sikhs,--qui allaient quelques années plus tard terriblement faire
parler d'eux,--sont des hommes grands, dit Elphinstone, maigres et
cependant très forts. Ils ne portent guère d'autres vêtements que
des culottes qui descendent seulement jusqu'à la moitié des cuisses.
Souvent ils portent de grands manteaux de peau, attachés négligemment
sur l'épaule. Leurs turbans ne sont pas larges, mais très hauts et
aplatis par devant. Jamais les ciseaux ne touchent leur barbe ni leurs
cheveux. Leurs armes sont l'arc ou le mousquet. Les gens distingués
portent des arcs très élégants, et ne font point de visite sans être
armés de la sorte. Presque tout le Pendjab appartient à Rendjet-Sing,
qui, en 1805, n'était qu'un des nombreux chefs du pays. A l'époque de
notre voyage, il venait d'acquérir la souveraineté de toute la contrée
occupée par les Sikhs, et il avait pris le titre de roi.»

Aucun incident digne d'attention ne vint marquer le retour de
l'ambassade à Delhi. Elle rapportait, outre le récit des événements qui
s'étaient passés sous ses yeux, les documents les plus précieux sur
la géographie de l'Afghanistan et du Caboulistan, sur le climat, les
productions animales, végétales et minérales de cette immense étendue
de pays.

L'origine, l'histoire, le gouvernement, la législation, la condition
des femmes, la religion, la langue, le commerce, forment le sujet
d'autant de chapitres très intéressants de la relation d'Elphinstone,
que les journalistes les mieux informés ont bel et bien pillée, lorsque
a été décidée la récente expédition anglaise en Afghanistan.

Enfin, l'ouvrage se termine par une étude très détaillée sur les tribus
qui forment la population de l'Afghanistan et par un ensemble de
documents inestimables, pour l'époque, sur les contrées voisines.

En résumé, la relation d'Elphinstone est curieuse, intéressante,
précieuse à plus d'un titre, et peut être encore aujourd'hui consultée
avec fruit.

Le zèle de la Compagnie était infatigable. Une mission n'était pas
plus tôt de retour qu'une autre partait dans une autre direction, avec
des instructions différentes. Il s'agissait de tâter le terrain autour
de soi, d'être sans cesse au courant de cette politique asiatique
toujours si changeante, d'empêcher une coalition de ces tribus de
nationalités diverses contre les usurpateurs du sol. En 1812, une autre
pensée,--celle-là plus pacifique,--détermina le voyage de Moorcroft
et du capitaine Hearsay au lac Mansarovar, situé dans la province de
l'Oundès, qui fait partie du Petit Thibet.

Il était question, cette fois, de ramener un troupeau de chèvres du
Cachemire à longues soies, dont la toison sert à la fabrication de ces
châles fameux dans l'univers entier.

Par surcroît on se proposait de réduire à néant cette assertion des
Hindous que le Gange prend sa source au delà de l'Himalaya, dans le
lac Mansarovar.

[Illustration: Costumes persans. (_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Mission difficile et périlleuse! Il fallait d'abord pénétrer dans le
Népaul, dont le gouvernement rendait l'accès fort difficile, entrer
ensuite dans un pays dont sont exclus les habitants du Népaul et à plus
forte raison les Anglais. Ce pays, c'était l'Oundès.

Les explorateurs se déguisèrent donc en pèlerins hindous. Ils avaient
une suite de vingt-cinq personnes, et, chose singulière, un de ces
serviteurs s'était engagé à marcher continuellement en faisant des
enjambées de quatre pieds. Moyen très approximatif de mesurer le chemin
parcouru, il faut en convenir.

MM. Moorcroft et Hearsay passèrent par Bereily et suivirent la route
de Webb jusqu'à Djosimath, qu'ils quittèrent le 26 mai 1812. Il leur
fallut bientôt franchir le dernier chaînon de l'Himalaya, au prix de
difficultés sans cesse renaissantes, rareté des villages, et par cela
même des vivres et des porteurs, mauvais état de chemins, situés à une
très grande hauteur au-dessus du niveau de la mer.

[Illustration: Deux soldats me tenaient par le bout d'une corde.
(Page 59.)]

Ils n'en virent pas moins Daba, où se trouve une lamanerie très
importante, Gortope, Maïsar, et, à un quart de mille de Tirtapouri, de
curieuses sources d'eau chaude.

«L'eau, dit la relation originale reproduite dans les _Annales des
Voyages_, sort par deux embouchures de six pouces de diamètre d'un
plateau calcaire de trois milles d'étendue et élevé presque partout
de dix à douze pieds au-dessus de la plaine qui l'environne. Il a été
formé par les dépôts terreux laissés par l'eau en se refroidissant.
L'eau s'élève à quatre pouces au-dessus du niveau du plateau. Elle est
très claire, et si chaude, que l'on n'y peut pas tenir la main plus de
quelques secondes. Tout à l'entour, on voit un gros nuage de fumée.
L'eau, coulant sur une surface presque horizontale, creuse des bassins
de formes différentes, qui, à force de recevoir des dépôts terreux,
se resserrent; les fonds se haussent, et l'eau creuse un nouveau
réservoir, qui se remplit à son tour. Elle coule ainsi des uns dans
les autres jusqu'à ce qu'elle arrive dans la plaine. Le dépôt terreux
qu'elle laisse est d'abord, proche d'une des ouvertures, aussi blanc
que le stuc le plus pur; un peu plus loin, jaune paille, et plus loin
encore, jaune safran. A l'autre source, il est d'abord couleur de rose,
puis devient d'un rouge foncé. Ces différentes teintes se retrouvent
dans le plateau calcaire, qui doit être l'œuvre des siècles.»

Tintapouri, résidence d'un lama, est, depuis une très haute antiquité,
le rendez-vous le plus fréquenté des fidèles, comme le prouve un mur
de plus de quatre cents pieds de long sur quatre de large, formé de
pierres sur lesquelles sont inscrites des prières.

Les voyageurs partirent de ce lieu le 1er août, afin de gagner le lac
Mansarovar, et laissèrent sur leur droite le lac Ravahnrad, qui passait
pour donner naissance à la principale branche du Setledje.

Le lac Mansarovar est creusé au pied d'immenses prairies en pente que
dominent au sud des montagnes gigantesques. De tous les lieux que les
Hindous vénèrent, il n'en est pas de plus sacré. Cela tient sans doute
à son éloignement de l'Hindoustan, aux fatigues et aux dangers de la
route, enfin à la nécessité d'emporter avec soi argent et provisions.

Les géographes hindous faisaient sortir de cette nappe d'eau le Gange,
le Setledje et le Kali. Moorcroft n'avait aucun doute sur la fausseté
de la première de ces assertions. Résolu à vérifier les deux autres, il
longea les rives escarpées et coupées de profondes ravines de ce lac,
il vit un grand nombre de cours d'eau qui s'y jetaient; pas un n'en
sortait. Il est possible qu'avant le tremblement de terre qui ruina
Srinagar, le Mansarovar ait eu un émissaire, mais Moorcroft n'en trouva
pas trace. Situé entre l'Himalaya et la chaîne du Caïlas, de forme
oblongue irrégulière, ce lac a cinq lieues de longueur sur quatre de
largeur.

Le but de la mission étant rempli, Moorcroft et Hearsay revinrent vers
l'Inde, passèrent à Gangri et virent Ravahnrad, mais Moorcroft était
trop faible pour en faire le tour; il regagna Tirtapouri, puis Daba,
et eut beaucoup à souffrir en traversant le Ghat, ou passage qui sépare
l'Hindoustan du Thibet.

«Le vent qui vient des montagnes du Bouthan, couvertes de neige, dit
la relation, est froid et perçant, la montée a été longue et pénible,
la descente raide et glissante, et a exigé bien des précautions. En
général, nous avons beaucoup souffert. Nos chèvres, par la négligence
de leurs conducteurs, s'étaient écartées de la route et avaient grimpé
sur le bord d'un précipice élevé de cinq cents pieds au-dessus. Un
montagnard les dérangea de ce poste dangereux; elles se mirent à
descendre en courant une pente très escarpée. Les dernières dérangèrent
des cailloux qui, en tombant avec violence, menaçaient de frapper
celles qui se trouvaient les premières; c'était une chose curieuse de
voir avec quelle adresse celles-ci, en continuant à courir, évitaient
l'atteinte des pierres.»

Bientôt les Gorkhalis, qui se sont jusqu'alors contenté de mettre
obstacle à la marche des voyageurs, les serrent de près et veulent
les arrêter. La fermeté des Anglais contint longtemps ces sauvages
fanatiques, mais enfin leur nombre leur donna du courage, et ils
tombèrent sur le camp.

«Vingt hommes se précipitèrent sur moi, dit Moorcroft; l'un me prit par
le cou et, appuyant son genou contre mes reins, essayait de m'étrangler
en serrant ma cravate; un autre attacha une corde à l'une de mes
jambes et me tira en arrière; j'étais sur le point de m'évanouir. Mon
fusil, sur lequel je m'appuyais, m'échappa, je tombai; on me tira par
les pieds jusqu'à ce que je fusse garrotté. Quand je me relevai, rien
n'égala l'expression de joie féroce qui se peignit sur le visage de mes
vainqueurs. De crainte que je parvinsse à m'échapper, deux soldats me
tenaient par le bout d'une corde, et m'en donnaient de temps en temps
un bon coup, sans doute pour me rappeler ma position. Il paraît que
M. Hearsay ne prévoyait guère que nous serions attaqués si tôt; il se
rinçait la bouche quand la bagarre commença et n'entendit pas mes cris
qui l'appelaient à mon secours. Nos gens ne se trouvaient pas auprès
du peu d'armes que nous avions; quelques-uns s'échappèrent, je ne sais
comment; les autres furent arrêtés, ainsi que M. Hearsay. On ne le lia
pas comme moi, on se contenta de lui tenir les bras.»

Le chef de cette bande apprit aux deux Anglais qu'ils étaient reconnus
et arrêtés pour avoir traversé le pays sous le déguisement de pèlerins
hindous. Un fakir, que Moorcroft avait engagé comme chévrier, parvint
cependant à s'échapper et à porter deux lettres aux autorités
anglaises. Les démarches furent faites aussitôt, et, le 1er novembre,
les explorateurs étaient relâchés. Non seulement on leur faisait des
excuses, mais on leur rendait ce qu'on leur avait pris, et le rajah
du Népaul leur permettait de quitter son pays. Tout est bien qui finit
bien!

Il reste à rappeler, pour être complet, la course de M. Fraser dans
l'Himalaya et l'exploration de Hodgson aux sources du Gange, en 1817.

Le capitaine Webb avait, par lui-même, comme nous l'avons dit, reconnu
le cours de ce fleuve depuis la vallée de Dhoun jusqu'à Cadjani, près
de Reital. Le capitaine Hodgson partit de cet endroit, le 28 mai
1817, et parvint, trois jours après, à la source du Gange, au delà de
Gangautri. Il vit le fleuve sortir d'une voûte basse, au milieu d'une
masse énorme de neige glacée, qui avait plus de trois cents pieds de
hauteur perpendiculaire. Le cours d'eau était déjà respectable, n'ayant
pas moins de vingt-sept pieds de largeur moyenne et dix-huit pouces de
profondeur.

Selon toute probabilité, c'est en cet endroit que le Gange apparaît
pour la première fois à la lumière. Quelle est sa longueur sous la
neige glacée? Est-il le produit de la fonte de ces neiges? Sourd-il de
terre? Voilà des points qu'aurait désiré résoudre le capitaine Hodgson;
mais, ayant voulu remonter plus haut que les guides n'y consentaient,
l'explorateur s'enfonça dans la neige jusqu'au cou et fut forcé de
revenir à grand'peine sur ses pas. L'endroit d'où sort le Gange est
situé à douze mille neuf cent quatorze pieds au-dessus du niveau de la
mer, dans l'Himalaya même.

Hodgson fit aussi des recherches sur la source de la Jumna. A
Djemautri, la masse de neige d'où la rivière s'échappe n'a pas moins
de cent quatre-vingts pieds de largeur et plus de quarante pieds
d'épaisseur entre deux murailles de granit perpendiculaires. Cette
source est située sur le versant sud-est de l'Himalaya.


Si la domination des Anglais dans l'Inde avait pris une extension
considérable, il n'en est pas moins vrai que cette extension même était
un danger. Toutes ces populations de races diverses, dont plusieurs
avaient derrière elles un passé glorieux, n'avaient été soumises que
grâce au principe politique si connu, qui consiste à diviser pour
régner. Mais ne pouvaient-elles pas un jour imposer silence à leurs
rivalités et à leurs inimitiés pour se retourner contre l'étranger?

Cette perspective envisagée froidement par la Compagnie, toutes ses
actions devaient tendre à l'application du système qui avait si bien
réussi jusqu'alors. Certains États voisins, encore assez puissants
pour porter ombrage à la puissance britannique, pouvaient servir de
refuge aux mécontents et devenir le foyer d'intrigues dangereuses. Or,
de tous ces empires voisins, celui qui devait être le plus étroitement
surveillé était la Perse, non pas seulement à cause du voisinage de
la Russie, mais parce que Napoléon avait eu une idée de génie que ses
guerres d'Europe ne lui permirent pas de mettre à exécution.

Au mois de février 1807, le général de Gardane, qui avait gagné ses
grades pendant les guerres de la République et s'était distingué à
Austerlitz, à Iéna, à Eylau, fut nommé ministre plénipotentiaire en
Perse, avec mission de s'allier au shah Feth-Ali contre l'Angleterre
et la Russie. Le choix était heureux, car un des ancêtres du général
Gardane avait rempli une semblable mission à la cour du Shah. Gardane
traversa la Hongrie, gagna Constantinople et l'Asie Mineure; mais
lorsqu'il parvint en Perse, Abbas Mirza avait succédé à son père
Feth-Ali.

Le nouveau shah reçut l'ambassadeur français avec distinction, le
combla de présents, octroya quelques privilèges aux catholiques et
aux négociants français. Ce fut d'ailleurs le seul résultat de cette
mission, qui fut contrecarrée par le général anglais Malcolm, dont
l'influence était alors prépondérante. L'année suivante, Gardane,
découragé, voyant toutes ses tentatives déjouées et comprenant qu'il ne
pouvait espérer aucun succès, rentrait en France.

Son frère, Ange de Gardane, qui lui avait servi de secrétaire,
rapportait une assez courte relation du voyage,--ouvrage qui contient
quelques détails curieux sur les antiquités de la Perse, mais que
devaient de beaucoup dépasser les ouvrages publiés par les Anglais.

Il faut également rattacher à la mission de Gardane la relation d'un
consul français, Adrien Dupré, qui avait été attaché à cette ambassade.
Elle a été publiée sous le titre de _Voyage en Perse, fait dans les
années 1807 à 1809, en traversant l'Anatolie, la Mésopotamie, depuis
Constantinople jusqu'à l'extrémité du golfe Persique et de là à Irwan,
suivi de détails sur les mœurs, les usages et le commerce des Persans,
sur la cour de Téhéran, et d'une notice des tribus de la Perse_.
L'ouvrage tient en grande partie les promesses du titre, et c'est une
bonne contribution à la géographie et à l'ethnographie de la Perse.

Les Anglais, qui firent un bien plus long séjour en ce pays que les
Français, étaient par cela même plus aptes à réunir des matériaux
autrement abondants et à faire un choix judicieux entre les
informations qu'ils avaient recueillies.

Deux ouvrages surtout firent longtemps autorité: ce sont d'abord
les deux relations de James Morier; les loisirs que lui laissait sa
position de secrétaire d'ambassade, il les mit à profit pour s'initier
à tous les détails des mœurs des Persans, et, de retour en Angleterre,
il publia plusieurs romans orientaux, auxquels la variété des tableaux,
la fidélité minutieuse des peintures, la nouveauté du cadre, assurèrent
un succès retentissant.

C'est, en second lieu, le gros mémoire géographique in-4º, de John
Macdonald-Kinneir, sur l'empire de Perse. Cet ouvrage, qui a fait date
et qui laissait bien loin derrière lui tout ce qui avait été publié
jusqu'alors, ne nous fournit pas seulement les informations les plus
précises sur les bornes du pays, ses montagnes, ses rivières et son
climat, comme son titre pourrait le faire croire, il renferme aussi
sur le gouvernement, sur la constitution, les forces militaires, le
commerce, les productions animales, végétales et minérales, sur la
population et le revenu, les documents les plus exacts.

Puis, après avoir décrit dans un vaste et lumineux tableau d'ensemble
les forces matérielles et morales de l'empire de la Perse, Kinneir
passe à la description des différentes provinces, sur lesquelles il
avait entassé une masse de documents des plus intéressants, qui ont
fait de son ouvrage, jusqu'à ces derniers temps, le travail le plus
complet et le plus impartial qui ait été publié.

C'est que, de 1808 à 1814, Kinneir avait parcouru en bien des
directions différentes l'Asie Mineure, l'Arménie et le Kurdistan. Les
diverses positions qu'il avait occupées, les missions dont il avait été
chargé, l'avaient mis à même de bien voir et de comparer. Qu'il fût
capitaine au service de la Compagnie, agent politique auprès du nabab
de Carnatic, ou simple voyageur, l'esprit critique de Kinneir était
toujours en éveil, et bien des événements, des révolutions, dont les
causes auraient échappé à tant d'autres explorateurs, s'expliquaient,
pour lui, par la connaissance qu'il avait acquise des mœurs, des
usages et du caractère des Orientaux.

A la même époque, un autre capitaine au service de la Compagnie des
Indes, William Price, qui avait été attaché en 1810 comme interprète
et secrétaire adjoint auprès de l'ambassade de sir Gore Ouseley, en
Perse, avait dirigé ses études sur le déchiffrement des caractères
cunéiformes. Bien d'autres s'y étaient déjà essayés, qui étaient
arrivés aux résultats les plus bizarres et les plus fantastiques. Comme
toutes celles de ses contemporains, les vues de Price furent hasardées
et ses explications fort peu satisfaisantes; mais il eut le talent
d'intéresser un certain public à la recherche de ce difficile problème,
en même temps qu'il continuait la tradition de Niebuhr et des autres
orientalistes.

On lui doit le récit du voyage de l'ambassade anglaise à la cour de
Perse, à la suite duquel il a publié deux mémoires sur les antiquités
de Persépolis et de Babylone.

A son tour, le frère de sir Gore Ouseley, William Ouseley, qui l'avait
accompagné en qualité de secrétaire, avait profité de son séjour à
la cour de Téhéran pour étudier la Perse. Seulement, ses travaux
ne portèrent ni sur la géographie ni sur l'économie politique; il
les restreignit aux inscriptions, aux médailles, aux manuscrits,
à la littérature, en un mot à tout ce qui touchait à l'histoire
intellectuelle ou matérielle du pays. C'est ainsi qu'on lui doit une
édition de Firdousi et tant d'autres ouvrages, qui sont heureusement
venus, à côté de ceux que nous venons de citer, pour compléter les
connaissances déjà recueillies sur le pays des shahs.

Mais il est une autre contrée, demi-asiatique, demi-européenne, que
l'on commençait aussi de mieux connaître. Nous voulons parler de la
région caucasique.

Déjà, dans la dernière moitié du XVIIIe siècle, un médecin russe,
Jean-Antoine Guldenstædt, avait visité Astrakan, Kislar sur le Térek à
l'extrême frontière des possessions russes; il était entré en Géorgie,
où le czar Héraclius l'avait accueilli avec distinction; il avait
vu Tiflis et le pays des Truchmènes, et était parvenu en Iméritie.
L'année suivante, 1773, il avait visité la grande Kabardie, la Kumanie
orientale, exploré les ruines de Madjary, gagné Tscherkask, Azow,
reconnu les bouches du Don, et il se promettait de terminer cette
vaste exploration par l'étude de la Crimée lorsqu'il fut rappelé à
Saint-Pétersbourg.

Les voyages de Guldenstædt n'ont pas été traduits en français; publiés
incomplètement par leur auteur, que la mort vint surprendre au milieu
de leur rédaction, ils eurent pour éditeur, à Saint-Pétersbourg, un
jeune Prussien, Henri-Jules de Klaproth, qui devait explorer les mêmes
contrées.

Né à Berlin le 11 octobre 1783, Klaproth montra dès l'âge le
plus tendre des dispositions étonnantes pour l'étude des langues
orientales. A quinze ans, il apprenait tout seul le chinois, et à
peine avait-il terminé ses études aux universités de Halle et de
Dresde, qu'il commençait la publication de son journal, _le Magasin
asiatique_. Attiré en Russie par le comte Potocki, il fut aussitôt
nommé membre-adjoint pour les langues orientales à l'Académie de
Saint-Pétersbourg.

Klaproth n'appartenait pas à cette race estimable de savants en
chambre, qui se contentent de veiller sur des livres. Il comprenait
la science d'une manière plus large. Pour lui, il n'y avait pas de
manière plus certaine d'arriver à une connaissance parfaite des langues
de l'Asie et des mœurs et des habitudes de l'Orient que d'aller les
étudier sur place.

Klaproth demanda donc l'autorisation d'accompagner l'ambassadeur
Golowkin, qui se rendait en Chine par l'Asie. Dès qu'il eut obtenu la
permission nécessaire, le savant voyageur partit seul pour la Sibérie,
s'arrêtant tour à tour chez les Samoyèdes, les Tongouses, les Bashkirs,
les Jakoutes, les Kirghises, et bien d'autres peuplades finnoises
ou tartares, qui errent dans ces déserts immenses. Puis, il arriva à
Jakoutsk, où il fut bientôt rejoint par l'ambassadeur Golowkin. Après
une halte à Kiatka, celui-ci franchit la frontière chinoise, le 1er
janvier 1806.

[Illustration: Quinze Ossètes m'accompagnèrent. (Page 67.)]

Mais le vice-roi de Mongolie voulut soumettre l'ambassadeur à des
cérémonies que celui-ci considérait comme humiliantes. Or, ni l'un ni
l'autre ne voulant rien diminuer de leurs prétentions, l'ambassade
dut reprendre le chemin de Saint-Pétersbourg. Klaproth, peu désireux
de suivre la route qu'il avait déjà parcourue et préférant visiter
des peuplades nouvelles pour lui, traversa le sud de la Sibérie et
recueillit pendant ce long voyage de vingt mois une collection
importante de livres chinois, mandchous, thibétains et mongols, qu'il
utilisa dans son grand travail qui porte le nom d'_Asia polyglotta_.

[Illustration: Il vit le Missouri se précipiter en une seule nappe.
(Page 72.)]

Nommé, à sa rentrée à Saint-Pétersbourg, académicien extraordinaire,
il fut, peu après, chargé, sur la proposition du comte Potocki, d'une
mission historique, archéologique et géographique dans le Caucase.
Klaproth passa une année entière en courses, souvent périlleuses, au
milieu de populations pillardes, dans des contrées difficiles, et il
visita les pays qu'avait parcourus Guldenstædt à la fin du siècle
précédent.

«Tiflis, dit Klaproth,--et sa description est curieuse lorsqu'on la
rapproche de celles des auteurs contemporains,--Tiflis, ainsi nommée
à cause de ses eaux thermales, se divise en trois parties: Tiflis
proprement dite ou l'ancienne ville, Kala ou la forteresse, et le
faubourg d'Isni. Baignée par le Kour, cette ville n'offrait, dans
la moitié de son enceinte, que des décombres. Ses rues étaient si
étroites, qu'un «arba», un de ces carrosses haut perchés qui figurent
si souvent dans les vues de l'Orient, n'y pouvait aisément passer, et
c'étaient les plus larges; quant aux autres, un cavalier n'y trouvait
qu'un passage à peine suffisant. Les maisons, mal bâties en cailloux et
en briques liées par de la boue, ne duraient qu'une quinzaine d'années.
Tiflis avait deux marchés, mais tout y était extrêmement cher, et
les châles ainsi que les étoffes de soie, qui sont le produit de
manufactures asiatiques voisines, y atteignaient des prix plus élevés
qu'à Saint-Pétersbourg.

Parler de Tiflis sans dire quelques mots de ses eaux chaudes est
impossible. Nous citerons donc ce passage de Klaproth:

«Les fameux bains chauds étaient autrefois magnifiques, mais ils
tombent en ruines; cependant, on en voit plusieurs dont les parois et
les planchers sont revêtus de marbre. L'eau contient peu de soufre.
L'usage en est très salutaire; les indigènes et surtout les femmes
en font usage jusqu'à l'excès; ces dernières y restent des journées
entières et y apportent leurs repas.»

La base de l'alimentation, dans les districts montagneux du moins, est
le «phouri», sorte de pain très dur et d'un goût désagréable, dont la
préparation singulière répugne à nos idées sybarites.

«Quand la pâte est suffisamment pétrie, dit la relation, on fait, avec
du bois bien sec, un feu clair et vif dans des vases de terre hauts de
quatre pieds, larges de deux et enfoncés dans le sol. Dès que le feu
est bien ardent, les Géorgiennes y secouent leurs chemises et leurs
culottes de soie rouge pour faire tomber dans les flammes la vermine
qui infeste ces vêtements. Ce n'est qu'après cette cérémonie que l'on
jette dans les pots la pâte partagée en morceaux de la grosseur de
deux poings; on bouche aussitôt l'ouverture avec un couvercle et on le
recouvre avec des chiffons, afin qu'il ne se perde rien de la chaleur
et que le pain se cuise bien. Ce phouri est néanmoins toujours mal cuit
et de très difficile digestion.»

Après avoir décrit ce qui forme la base de tout festin chez le pauvre
montagnard, assistons maintenant avec Klaproth à un repas de prince.

«On étendit devant nous, dit-il, une longue nappe rayée, large d'une
aune et demie et très sale; on y posa, pour chaque convive, un pain
de froment ovale, long de trois empans, large de deux et à peine de
l'épaisseur du doigt. On apporta ensuite un grand nombre de petites
jattes de laiton remplies de chair de mouton et de riz au bouillon,
des poules rôties et du fromage coupé en tranches. On servit au prince
et aux Géorgiens du saumon fumé avec des herbages verts et crus, parce
que c'était jour de jeûne. On ne sait en Géorgie ce que c'est que des
cuillères, des fourchettes, des couteaux; on boit la soupe à même la
jatte; on prend la viande avec les mains et on la déchire avec les
doigts en morceaux de la grosseur d'une bouchée. Quand on a beaucoup
d'amitié pour quelqu'un, on lui jette un bon morceau. On pose les mets
sur la nappe. Ce repas fini, on servit des raisins et des fruits secs.
Pendant que l'on mangeait, on versa abondamment, à la ronde, de bon
vin rouge du pays qui se nomme «traktir» en tartare et «ghwino» en
géorgien; on le but dans une jatte d'argent très plate, assez semblable
à une soucoupe.»

Si ce tableau des mœurs est piquant, la manière dont Klaproth raconte
les différents incidents de son voyage n'est pas non plus sans intérêt.
Écoutez plutôt ce récit de l'excursion du voyageur aux sources du
Térek, sources dont Guldenstædt avait assez exactement indiqué
l'emplacement, mais qu'il n'avait pas vues:

«Je partis du village d'Outsfars-Kan, le 17 mars, par une matinée belle
mais froide. Quinze Ossètes m'accompagnaient. Après une demi-heure
de marche, nous avons commencé à gravir, par une route escarpée et
difficile, jusqu'au point où l'Outsfar-Don se jette dans le Térek.
Nous avons eu ensuite pendant une lieue un chemin encore plus mauvais
le long de la rive droite de cette rivière, qui a ici à peine dix
pas de large; elle était cependant gonflée par la fonte des neiges.
Ce côté de ses bords est inhabité. Nous avons continué à monter, et
nous avons atteint le pied du Khoki, nommé aussi Istir-Khoki. Nous
sommes enfin arrivés à un lieu où de grosses pierres amoncelées dans
la rivière en facilitaient le passage pour entrer dans le village de
Tsiwratté-Kan, où nous avons déjeuné; c'est là que se réunissent les
petits courants d'eau qui forment le Térek. Satisfait d'être parvenu
au but de mon voyage, je versai un verre de vin de Hongrie dans le
fleuve et je fis une seconde libation au génie de la montagne dont le
Térek tire sa source. Les Ossètes, qui crurent que je m'acquittais d'un
devoir religieux, me contemplèrent avec recueillement. Je fis tracer
en couleur rouge, sur un énorme rocher schisteux dont les pans étaient
lisses, la date de mon voyage, ainsi que mon nom et celui de mes
compagnons, ensuite je montai encore un peu, jusqu'au village de Ressi.»

A la suite de ce récit de voyage, dont nous pourrions multiplier
les extraits, Klaproth résume les informations qu'il a recueillies
sur les populations du Caucase et insiste tout particulièrement sur
les ressemblances marquées que présentent les différents dialectes
géorgiens avec les langues finnoises et wogoules. C'était là un
rapprochement nouveau et fécond.

Parlant des Lesghiens, qui occupent le Caucase oriental et dont le
territoire porte le nom de Daghestan ou Lezghistan, Klaproth dit
qu'on ne doit se servir du mot Lesghien «que comme on employait
autrefois celui de Scythe ou de Tartare pour désigner les Asiatiques
du nord;» puis, il ajoute un peu plus tard qu'ils sont loin de former
une même nation, comme l'indique le nombre des dialectes parlés,
«qui, cependant, paraissent dériver d'une source commune, quoique le
temps les ait considérablement altérés.» Il y a là une contradiction
singulière: ou les Lesghiens, parlant la même langue, forment une même
nation, ou bien, ne formant pas une même nation, ils ne doivent pas
parler des dialectes dont l'origine est la même.

Suivant Klaproth, les mots lesghiens montrent beaucoup de rapports avec
d'autres langues du Caucase et avec celles de l'Asie septentrionale,
principalement avec les dialectes samoyèdes et finnois de la Sibérie.

A l'ouest et au nord-ouest des Lesghiens, on trouve les Metzdjeghis ou
Tchetchentses, qui sont vraisemblablement les plus anciens habitants
du Caucase. Tel n'était pas, cependant, l'avis de Pallas, qui voyait
en eux une tribu séparée des Alains. La langue des Tchetchentses offre
beaucoup de ressemblance et d'analogie avec le samoyède, le wogoule et
d'autres langues sibériennes, et même avec les dialectes slaves.

Les Tcherkesses ou Circassiens sont les Sykhes des Grecs. Ils
habitaient jadis le Caucase oriental et la presqu'île de Crimée, mais
ils ont souvent changé de demeure. Leur langue diffère beaucoup des
autres idiomes caucasiens, bien que les Tcherkesses «appartiennent,
ainsi que les Wogouls et les Ostiakes--on vient de voir que le lesghien
et la langue des Tchetchentses ressemblent à ces idiomes sibériens,--à
une même souche, qui, à une époque très reculée, s'est divisée en
plusieurs branches, dont une était formée vraisemblablement par les
Huns.» La langue des Tcherkesses est l'une des plus difficiles à
prononcer; certaines consonnes doivent être articulées d'un coup de
gosier si fort, qu'aucun Européen n'en peut rendre les sons.

On trouve encore, dans le Caucase, les Abazes, qui n'ont jamais
abandonné les bords de la mer Noire, où ils sont établis de toute
antiquité, et les Ossètes ou As, qui appartiennent à la souche des
nations indo-germaniques. Ils appellent leur pays Ironistan et se
donnent le nom d'Iron. Klaproth voit en eux des Mèdes Sarmates, non
seulement à cause de ce nom, qu'il rapproche d'Iran, mais par la
nature même de la langue, «qui prouve encore mieux que les documents
historiques, et même d'une manière incontestable, qu'ils appartiennent
à la même souche que les Mèdes et les Perses.» Vue qui nous paraît
tout à fait hypothétique, car on connaissait trop peu, à l'époque
de Klaproth, la langue des Mèdes--le déchiffrement des inscriptions
cunéiformes n'avait pas encore été accompli--pour qu'on pût juger de sa
ressemblance avec l'idiome que parlent les Ossètes.

«Cependant, continue Klaproth, après avoir retrouvé dans ce peuple
les Sarmates Mèdes des anciens, il est encore plus surprenant d'y
reconnaître aussi les Alains qui occupaient la contrée au nord du
Caucase.»

Et plus loin:

«Il résulte évidemment de tout ce qui précède, que les Ossètes, qui se
nomment eux-mêmes Iron, sont les Mèdes, qui se donnaient à eux-mêmes le
nom d'Iran et qu'Hérodote désigne par celui d'Arioi. Ils sont encore
les Mèdes Sarmates des anciens et appartiennent à la colonie médique
établie dans le Caucase par les Scythes. Ils sont les As ou Alains du
moyen âge; ils sont enfin les Iasses des chroniques russes, d'après
lesquelles une partie des monts Caucase fut nommée les monts Iassiques.»

Ce n'est pas ici le lieu de discuter ces identifications, qui prêtent à
la critique. Contentons-nous d'ajouter cette réflexion de Klaproth sur
la langue Ossète, que sa prononciation ressemble beaucoup à celle des
dialectes bas-allemands et slaves.

Quant aux Géorgiens, ils diffèrent essentiellement des nations
voisines, aussi bien par la langue que par les qualités physiques et
morales. Ils se partagent en quatre tribus principales, les Karthouli,
les Mingréliens, les Souanes, habitants des Alpes méridionales du
Caucase, et les Lazes, tribu sauvage et adonnée au brigandage.

Comme on le voit, les informations recueillies par Klaproth sont
fort curieuses et jettent un jour inattendu sur les migrations des
anciens peuples. La pénétration et la sagacité du voyageur étaient
extraordinaires, sa mémoire prodigieuse. Aussi le savant Berlinois
rendit-il de signalés services à la linguistique. Il est fâcheux que
les qualités de l'homme, sa délicatesse, la douceur de son caractère,
n'aient pas été à la hauteur de la science et de la perspicacité du
professeur.


Il faut maintenant quitter l'ancien monde pour le nouveau et raconter
les explorations de la jeune république des États-Unis.

Dès que le gouvernement fédéral fut sorti des embarras de la guerre,
dès que son existence fut reconnue et qu'il fut véritablement
constitué, l'attention publique se porta vers ces pays des fourrures
qui avaient tour à tour attiré les Anglais, les Espagnols et les
Français. La baie de Nootka et les côtes voisines, que le grand Cook et
les habiles Quadra, Vancouver et Marchand avaient reconnues, étaient
américaines. Déjà même la doctrine Monroë, qui devait plus tard faire
tant de bruit, était en germe dans l'esprit des hommes d'État de cette
époque.

Sur une proposition faite au Congrès, le capitaine Meryweather Lewis
et le lieutenant William Clarke furent chargés de reconnaître le
Missouri depuis son embouchure dans le Mississipi jusqu'à sa source,
de traverser les montagnes Rocheuses par le passage le plus court et
le plus facile, qui mettrait en communication le golfe du Mexique et
l'océan Pacifique. Ces officiers devaient en outre entrer en relations
commerciales avec les Indiens qu'ils pourraient rencontrer.

L'expédition se composait de troupes réglées et de volontaires, dont le
nombre, y compris les chefs, formait un total de quarante-trois hommes.
Un bateau et deux pirogues complétaient leur armement.

Ce fut le 14 mai 1804 que les Américains quittèrent la Wood-river, qui
se jette dans le Mississipi, pour entrer dans le Missouri. D'après
les réflexions insérées dans le journal publié par Gass, les membres
de cette mission s'attendaient à rencontrer les plus grands périls
naturels, et à lutter contre des sauvages d'une stature gigantesque,
dont l'acharnement contre la race blanche était invincible.

Pendant les premiers jours de cet immense voyage en canot, qui n'avait
jusqu'alors de comparable que ceux d'Orellana et de La Condamine sur
l'Amazone, les Américains eurent la bonne fortune de rencontrer,
avec quelques Sioux, un vieux Français, un de ces coureurs des bois
canadiens, qui, parlant la langue de la plupart des nations voisines du
Missouri, consentit à les accompagner comme interprète.

Successivement, ils passèrent les confluents de l'Osage, du Kansas,
de la Plate ou Shallow-river et de la rivière Blanche. Ils avaient
rencontré de nombreux partis d'Indiens, Osages, Sioux ou Mahas,
qui tous leur semblèrent dans un état de décadence complet. De ces
derniers, même, une tribu avait tellement souffert de la petite vérole,
que les survivants, pris d'une sorte de rage et comme frappés de folie,
avaient tué leurs femmes, leurs enfants épargnés par la maladie, et
s'étaient enfuis de ce territoire empesté.

Ce furent, un peu plus loin, les Ricaris ou Rees, considérés d'abord
comme les plus probes, les plus affables et les plus industrieux
qu'on eût rencontrés. Quelques vols vinrent bientôt affaiblir l'idée
favorable qu'on s'était faite de leur caractère. Chose singulière,
cette population n'était pas exclusivement adonnée à la chasse; elle
cultivait du blé, des pois et du tabac.

Il n'en était pas de même des Mandans, plus fortement constitués que
leurs congénères. On trouve chez eux une coutume singulière de la
Polynésie, celle de ne pas enterrer les morts, mais de les exposer sur
un échafaud.

La relation de Clarke nous fournit quelques détails sur cette tribu
curieuse. Les Mandans n'ont vu dans l'Être divin que le pouvoir de
guérir. Ils reconnaissaient, en conséquence, deux divinités, qu'ils
appellent le Grand Médecin et le Génie. Faut-il croire que pour eux
la vie est d'une telle importance, qu'ils adorent tout ce qui peut la
prolonger?

Leur origine ne serait pas moins singulière. Ils habitaient
originairement un grand village souterrain, creusé sous le sol, au bord
d'un lac. Mais, une vigne ayant poussé ses racines assez profondément
pour arriver jusqu'à eux, quelques-uns des Mandans, en se servant
de cette échelle improvisée, parvinrent jusqu'à la surface du sol.
Sur la description enthousiaste qu'ils rapportèrent de l'abondance
des territoires de chasse, de la quantité du gibier et des fruits,
la nation, séduite, résolut aussitôt de gagner un territoire si
favorisé. Déjà la moitié de la tribu était arrivée à la surface du sol,
lorsque la vigne, pliant sous le poids d'une grosse femme, céda et
rendit impossible l'ascension du reste des Mandans. Après la vie, ils
s'attendent à retourner dans leur ancienne patrie souterraine; mais ne
pourront y pénétrer que ceux dont la conscience sera nette; les autres
seront précipités dans un lac immense.

C'est chez cette peuplade que, le 1er novembre, les explorateurs
prirent leurs quartiers d'hiver. Ils se construisirent des cabanes
aussi confortables que le permettaient les moyens dont ils disposaient,
et se livrèrent presque tout l'hiver, malgré une température assez
rigoureuse, au plaisir de la chasse, qui n'avait pas tardé à devenir
pour eux une nécessité.

Dès que le Missouri fut dégelé, les explorateurs songèrent à continuer
leur voyage. Mais, comme ils expédiaient à Saint-Louis le bateau avec
une quantité de peaux et de fourrures qu'ils avaient pu réunir, ils ne
se trouvèrent plus que trente hommes déterminés, prêts à tout supporter
pour atteindre le but.

Les voyageurs ne tardèrent pas à dépasser l'embouchure de la
Yellow-stone (rivière de la pierre jaune), presque aussi forte que le
Missouri, et les terrains giboyeux qui la bordent.

Cruel fut leur embarras, lorsqu'ils arrivèrent à une fourche. Laquelle
des deux rivières, à peu près égales en volume, était le Missouri?
Le capitaine Lewis, à la tête d'une troupe d'éclaireurs, remonta
la branche méridionale et ne tarda pas à apercevoir les montagnes
Rocheuses, complètement couvertes de neige. Guidé par un bruit
épouvantable, il vit bientôt le Missouri se précipiter en une seule
nappe sur le talus d'un rocher, puis former, pendant plusieurs milles,
une suite ininterrompue de rapides.

[Illustration: Carte du Missouri.]

Le détachement suivit donc cette branche, profondément enfoncée au
milieu des montagnes, et qui, sur un parcours de trois ou quatre
milles, se précipite entre deux murailles perpendiculaires de rochers.
Le courant se divisait enfin en trois branches, qui reçurent les noms
de Jefferson, Madison et Gallatin, célèbres hommes d'État américains.

[Illustration: Guerrier javanais. (_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Bientôt les dernières rampes furent franchies, et l'expédition
descendit le versant qui regarde l'océan Pacifique. Les Américains
avaient amené avec eux une femme Sohsonée, enlevée dès sa jeunesse par
des Indiens de l'Est; non seulement elle leur servit très fidèlement
d'interprète, mais, dans le chef d'une tribu qui manifestait des
intentions hostiles, elle reconnut son frère, et dès ce jour les
étrangers furent traités avec une extrême bienveillance. Par malheur,
le pays était pauvre, les habitants ne se nourrissaient que de baies
sauvages, de l'écorce des arbres et d'animaux quand ils pouvaient s'en
procurer, ce qui était rare.

Les Américains, peu habitués à cette nourriture frugale, durent, pour
se soutenir, manger leurs chevaux, pourtant bien amaigris, et acheter
aux naturels tous les chiens que ceux-ci consentirent à leur vendre.
Ils en reçurent même le surnom de «Mangeurs de chiens.»

Avec la température, la nature des habitants s'adoucissait, les vivres
devenaient plus abondants, et, lorsque l'on descendit l'Orégon, qui
porte aussi le nom de Colombia, la pêche des saumons vint apporter
à propos un supplément de vivres. Lorsque la Colombia, au cours
dangereux, s'approche de la mer, elle forme un estuaire très vaste,
dans lequel les lames, venues du large, luttent contre le courant de la
rivière. Les Américains, avec leur frêle canot, y coururent plus d'une
fois le risque d'être engloutis, avant d'avoir atteint le littoral de
l'Océan.

Heureux d'avoir rempli le but de leur mission, ils hivernèrent en cet
endroit, et, lorsque les beaux jours furent revenus, ils reprirent le
chemin de Saint-Louis, où ils arrivèrent au mois de mai 1806, après
une absence de deux ans quatre mois et dix jours. Ils avaient calculé
qu'ils n'avaient pas fait moins de 1,378 lieues depuis Saint-Louis
jusqu'à l'embouchure de l'Orégon.

L'élan était donné. Bientôt les expéditions de reconnaissance vont se
succéder dans l'intérieur du nouveau continent et prendre, un peu plus
tard, un caractère scientifique tout particulier, qui les classe à part
dans l'histoire des découvertes.

Quelques années après, un des plus grands colonisateurs dont
l'Angleterre puisse s'honorer, sir Stamford Raffles, l'organisateur
de l'expédition qui s'empara des colonies hollandaises, avait été
nommé lieutenant gouverneur de Java. Pendant une administration
de cinq années, Raffles accomplit des réformes considérables et
abolit l'esclavage. Mais ces travaux, si absorbants qu'ils fussent,
ne l'empêchèrent pas de réunir les matériaux nécessaires pour la
rédaction de deux énormes in-4, qui sont des plus intéressants et
des plus curieux. Ils contiennent, outre l'histoire de Java, une
foule de détails sur les populations de l'intérieur, jusqu'alors peu
connues, les renseignements les plus circonstanciés sur la géologie
et l'histoire naturelle. Aussi, ne faut-il pas s'étonner si le nom de
«Rafflesia», en l'honneur de celui qui fit si bien connaître cette
grande île, a été donné à une fleur énorme, qui mesure quelquefois un
mètre de diamètre et pèse jusqu'à cinq kilogrammes.

Raffles fut aussi le premier qui pénétra dans l'intérieur de Sumatra,
dont le littoral seul était connu, tantôt visitant les cantons occupés
par les Passoumahs, athlétiques cultivateurs, tantôt pénétrant au nord
jusqu'à Memang-Kabou, célèbre capitale de l'empire malais, tantôt
traversant toute l'île de Bencoulen à Palimbang.

Mais, ce qui constitue la gloire la plus durable de sir Thomas Stamford
Raffles, c'est d'avoir indiqué au gouvernement de l'Inde la position
exceptionnelle de Singapour, d'en avoir fait un port franc, qui ne
devait pas tarder à prendre un développement considérable.



CHAPITRE II

L'EXPLORATION ET LA COLONISATION DE L'AFRIQUE


I

  Peddie et Campbell dans le Soudan.--Richtie et Lyon dans le
  Fezzan.--Denham, Oudney et Clapperton au Fezzan, dans le pays
  des Tibbous.--Le lac Tchad et ses affluents.--Kouka et les
  principales villes du Bornou.--Le Mandara.--Une razzia chez
  les Fellatahs.--Défaite des Arabes et mort de Bou-Khaloum.--Le
  Loggoun.--Mort de Toole.--En route pour Kano.--Mort du docteur
  Oudney.--Kano.--Sackatou.--Le sultan Bello.--Retour en Europe.

A peine la puissance de Napoléon Ier vient-elle de s'écrouler et avec
elle la prépondérance de la France, à peine ces luttes gigantesques,
pour l'ambition d'un seul, qui arrêtent le développement scientifique
de l'humanité, se sont-elles terminées, que, de tous côtés, les
nobles aspirations se réveillent, les entreprises scientifiques ou
commerciales recommencent. Une ère nouvelle vient de se lever.

Au premier rang des puissances qui encouragent et qui organisent des
voyages de découvertes, il faut, comme toujours, placer l'Angleterre.
Son activité se porte sur l'Afrique centrale, sur ces pays dont les
reconnaissances d'Hornemann et de Burckhardt ont fait soupçonner la
richesse prodigieuse.

Tout d'abord, en 1816, c'est le major Peddie, qui part du Sénégal et se
dirige vers Kakondy, située sur le Rio-Nunez. A peine arrivé dans cette
ville, Peddie succombe aux fatigues de la route et à l'insalubrité
du climat. Le major Campbell lui succède dans le commandement de
l'expédition et traverse les hautes montagnes du Fotau-Djallon, mais
il perd en peu de jours une partie des animaux de charge et plusieurs
hommes.

Arrivée sur les terres de l'«almamy»--titre que portent la plupart des
souverains de cette partie de l'Afrique,--l'expédition est retenue dans
ce royaume, et n'obtient la permission de revenir qu'après le payement
d'une contribution considérable.

Désastreuse fut cette retraite, pendant laquelle il fallut, non
seulement traverser à nouveau les rivières dont le passage avait été si
pénible, mais endurer des tracasseries, des persécutions, des exactions
telles que, pour les faire cesser, le major Campbell se vit forcé de
faire brûler ses marchandises, briser ses fusils, et noyer sa poudre.

A tant de fatigues, à la ruine de ses espérances, à l'échec complet de
sa tentative, le major Campbell ne put résister, et il mourut, avec
plusieurs de ses officiers, à l'endroit même où s'était éteint le major
Peddie. Ce qui restait de l'expédition regagna avec peine Sierra-Leone.

Un peu plus tard, ce sont Richtie et le capitaine Georges-Francis Lyon,
qui, profitant du prestige que le bombardement d'Alger vient d'apporter
au pavillon britannique et des relations que le consul anglais de
Tripoli a su se créer parmi les personnages importants de la Régence,
entreprennent de suivre la route tracée par Hornemann et de pénétrer
jusqu'au centre même de l'Afrique.

Le 25 mars 1819, ces voyageurs partent de Tripoli avec
Mohammed-el-Moukni, bey du Fezzan, qui prend le titre de sultan sur son
territoire. Grâce à cette puissante escorte, Richtie et Lyon arrivent
sans encombre jusqu'au Mourzouk. Mais là, les fatigues du voyage à
travers le désert, les privations, les ont tellement épuisés, que
Richtie meurt le 20 novembre. Lyon, longtemps malade, ne se rétablit
que pour déjouer les entreprises perfides du sultan, qui, spéculant
déjà sur la mort des voyageurs, cherche à s'emparer de leurs bagages.
Lyon ne peut donc s'avancer au delà des frontières méridionales du
Fezzan; mais il a cependant le temps de recueillir de précieuses
informations sur les principales villes de cet État et sur la langue
des habitants. En même temps, on lui doit les premiers renseignements
authentiques relatifs aux Touaregs, ces sauvages habitants du grand
désert, sur leur religion, leurs coutumes, leur langage et leur costume
singulier.

La relation du capitaine Lyon est également riche en détails, non plus
vus, mais triés avec soin, sur le Bornou, le Wadaï et le Soudan en
général.

Les résultats obtenus n'étaient pas pour satisfaire l'avidité anglaise,
qui voulait ouvrir à ses négociants les riches marchés de l'intérieur.
Aussi, les propositions faites au gouvernement par un Écossais, le
docteur Walter Oudney, qu'avaient enflammé les récits de Mungo-Park,
furent-elles accueillies favorablement. Il avait pour ami un lieutenant
de vaisseau, de trois ans plus âgé que lui, Hugues Clapperton, qui
s'était distingué sur les lacs canadiens et en maintes circonstances,
mais auquel la pacification de 1815 avait créé des loisirs forcés en le
réduisant à la demi-solde.

La confidence que le docteur Oudney fit à Clapperton de son projet
de voyage le décida sur-le-champ à faire partie de cette aventureuse
expédition. Le docteur Oudney sollicita du ministère l'aide de cet
officier entreprenant, dont les connaissances spéciales lui devaient
être du plus grand secours. Lord Bathurst ne fit aucune difficulté,
et les deux amis, après avoir reçu des instructions détaillées,
s'embarquèrent pour Tripoli, où ils apprirent bientôt qu'ils allaient
avoir pour chef le major Dixon Denham.

Né à Londres, le 31 décembre 1785, Denham avait d'abord été commis chez
un régisseur de grandes propriétés rurales. Entré dans l'étude d'un
attorney, son peu de goût pour les affaires, son caractère audacieux,
en quête d'aventures, l'avaient bientôt poussé à s'engager dans un
régiment qui partait pour l'Espagne. Jusqu'en 1815, il s'était battu;
puis, il avait mis ses loisirs à profit pour visiter la France et
l'Italie.

Amoureux de la gloire, Denham avait cherché la carrière qui pût lui
donner rapidement, même au péril de la vie, les satisfactions qu'il
ambitionnait, et il s'était déterminé pour celle d'explorateur. Chez
lui, l'action suivait de près la pensée. Il proposa au ministère de
se rendre à Tembouctou par la route que Laing devait suivre plus
tard. Lorsqu'il apprit quelle mission avait été confiée au lieutenant
Clapperton et au docteur Oudney, il sollicita la faveur de leur être
adjoint.

Sans retard, muni des objets qu'il croit nécessaires à son expédition,
après avoir engagé un habile charpentier, nommé William Hillman, Denham
s'embarque pour Malte et rejoint ses futurs compagnons de voyage à
Tripoli, le 21 novembre 1821. Le nom anglais jouissait à cette époque
d'un très grand prestige, non seulement dans les États barbaresques, à
cause du récent bombardement d'Alger, mais aussi parce que le consul
de la Grande-Bretagne à Tripoli avait su, par une politique habile, se
maintenir en bons termes avec le gouvernement de la régence.

Cette influence n'avait même pas tardé à rayonner hors de ce cercle
restreint. La nationalité de certains voyageurs, la protection dont
l'Angleterre avait entouré la Porte, le bruit de ses luttes et de
ses victoires dans l'Inde, tout cela avait vaguement pénétré dans
l'intérieur de l'Afrique, et le nom anglais, sans qu'on pût donner des
détails précis, y était désormais connu. La route de Tripoli au Bornou
était aussi sûre que celle de Londres à Édimbourg, à en croire le
consul britannique. C'était donc le moment de profiter de facilités qui
pourraient bien ne pas se représenter de sitôt.

Les trois voyageurs, après un bienveillant accueil du bey, qui mit ses
ressources à leur disposition, s'empressèrent de quitter Tripoli.
Grâce à l'escorte fournie par lui, ils purent gagner facilement
Mourzouk, la capitale du Fezzan, le 8 avril 1822.

En certaines localités, ils avaient même été reçus avec une
bienveillance et des transports qui touchaient presque à l'enthousiasme.

«A Sockna, raconte Denham, le gouverneur vint à notre rencontre et nous
aborda dans la plaine. Il était accompagné des principaux habitants
et de plusieurs centaines de paysans, qui entouraient nos chevaux,
nous baisaient les mains avec toute l'apparence de la franchise et
du plaisir. Nous entrâmes ainsi dans la ville. Les mots: _Inglesi!
Inglesi!_ étaient répétés par la foule, et cette réception nous était
d'autant plus agréable que nous étions les premiers Européens qui
n'eussent point changé d'habit, et je suis persuadé que notre réception
eût été beaucoup moins amicale, si nous avions voulu passer pour
Mahométans et nous abaisser au rôle d'imposteurs.»

Mais, à Mourzouk, devaient se renouveler toutes les tracasseries qui
avaient paralysé Hornemann. Toutefois, les circonstances, comme les
hommes, étaient changées. Sans se laisser éblouir par les grands
honneurs que le sultan leur rendait, les Anglais, qui visaient au
sérieux, demandèrent l'escorte nécessaire pour gagner le Bornou.

Il était impossible de partir avant le printemps suivant, leur
répondait-on, à cause de la difficulté de réunir la «kafila», ou
caravane, et les troupes qui devaient l'escorter à travers des régions
désertes.

Cependant, un riche marchand, du nom de Bou-Baker-Bou-Khaloum, ami
particulier du pacha, fit entendre aux Anglais que, s'il recevait
quelques présents, il se faisait fort d'aplanir bien des difficultés.
Il se chargeait même de les conduire dans le Bornou, pays où il se
rendait lui-même, si le pacha de Tripoli lui en donnait l'autorisation.

Denham, persuadé de la véracité de Bou-Khaloum, comprit qu'il fallait
obtenir cette autorisation et gagna Tripoli. Ne recevant que des
réponses évasives, il menaça de s'embarquer pour l'Angleterre, où il
allait, disait-il, rendre compte des entraves qu'apportait le pacha à
l'accomplissement de la mission dont il était chargé.

Ces menaces ne produisant pas d'effet, Denham mit à la voile, et il
allait débarquer à Marseille, lorsqu'il reçut du bey un message qui
le rappelait et lui donnait satisfaction, en autorisant Bou-Khaloum à
accompagner les trois voyageurs.

Le 30 octobre, Denham rentrait à Mourzouk, où il retrouvait ses
compagnons, très violemment attaqués des fièvres et minés par la
désastreuse influence du climat.

Persuadé que le changement d'air rétablirait leur santé compromise,
Denham les fit partir et voyager à petites journées. Lui-même quitta
Mourzouk le 29 novembre avec une caravane composée de marchands de
Mesurata, de Tripoli, de Sockna et de Mourzouk, qu'accompagnait une
escorte de deux cent dix Arabes, commandés par Bou-Khaloum, guerriers
choisis parmi les tribus les plus éclairées et les plus soumises.

L'expédition suivit la route qu'avait parcourue le lieutenant Lyon et
gagna bientôt Tegherhy, ville la plus méridionale du Fezzan, et la
dernière qu'on rencontre avant de pénétrer dans le désert de Bilma.

«Je fis si bien, dit Denham, que je dessinai une vue du château de
Tegherhy, prise de la rive méridionale d'un étang salé contigu à
cette ville. On entre à Tegherhy par un passage étroit, bas et voûté,
puis on trouve une seconde muraille et une porte; le mur est percé de
meurtrières, qui rendraient très difficile l'entrée par ce passage
resserré. Au-dessus de la seconde porte, il y a aussi une ouverture
d'où l'on pourrait lancer sur les assaillants des traits et des tisons
enflammés, dont les Arabes faisaient autrefois un grand usage. Il y a,
dans l'intérieur, des puits dont l'eau est assez bonne. Aussi, avec
des munitions et des vivres, si cette place était réparée, je pense
qu'elle pourrait faire une bonne défense. La situation de Tegherhy est
vraiment agréable. Tout à l'entour croissent des dattiers, et l'eau y
est excellente. Une chaîne de collines basses se prolonge à l'est. Les
bécassines, les canards et les oies sauvages fréquentent les étangs
salés qui sont près de la ville.»

Les voyageurs pénétrèrent, en quittant cette ville, dans un désert de
sable, à travers lequel il n'aurait pas été facile de se diriger, si
la route n'eût été jalonnée de squelettes d'animaux et d'hommes qu'on
rencontrait surtout auprès des puits.

«Un des squelettes que nous vîmes aujourd'hui, raconte Denham,
paraissait encore tout frais; sa barbe tenait à son menton, on
distinguait ses traits. Un des marchands de la kafila s'écria tout
à coup: C'était mon esclave! Il y a quatre mois, je le laissai près
d'ici.--Et vite, vite, mène-le au marché! cria un marchand d'esclaves
facétieux, de crainte qu'un autre ne le réclame!»

A travers le désert, il y a certaines étapes marquées par des oasis,
au milieu desquelles s'élèvent des villes plus ou moins importantes.
Kishi est un des rendez-vous les plus fréquentés des caravanes. C'est
là qu'on paye le droit de passage à travers le pays. Le sultan de
cette ville,--on verra plus d'un de ces potentats minuscules prendre
le titre du commandeur des croyants,--le sultan de Kishi se faisait
remarquer par une absence complète de propreté, et sa cour n'offrait
guère un aspect plus ragoûtant, si l'on en croit Denham.

[Illustration: Une khafila d'esclaves. (_Fac-simile. Gravure
ancienne._)]

«Il vint, dit le voyageur, dans la tente de Bou-Khaloum, accompagné
d'une demi-douzaine de Tibbous dont quelques-uns étaient vraiment
hideux. Leurs dents étaient d'un jaune foncé, car ils aiment tant le
tabac en poudre qu'ils en prennent par le nez et par la bouche. Leur
nez ressemblait à un petit morceau de chair arrondi fiché sur leur
figure; leurs narines étaient si grandes que leurs doigts pouvaient
y pénétrer aussi avant qu'ils voulaient. Ma montre, ma boussole, ma
tabatière à musique, ne leur causèrent que peu d'étonnement. C'étaient
de vraies brutes à face humaine.»

[Illustration: Garde du corps du cheik de Bornou.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

La ville de Kirby, qu'on rencontre un peu plus loin, dans le voisinage
d'une chaîne de collines dont les plus hautes ne dépassent pas quatre
cents pieds, est située dans un «ouady», entre deux lacs salés qui,
suivant toute vraisemblance, doivent leur origine aux excavations
faites pour prendre la terre nécessaire aux constructions. Au milieu de
ces lacs s'élève, comme un îlot, une masse de muriate et de carbonate
de soude. Ce sel, que fournissent les ouadys, très nombreux dans la
contrée, est l'objet d'un important commerce avec le Bornou et tout le
Soudan.

Quant à Kirby, il est impossible de voir une ville plus misérable.
«Il n'y a rien dans les maisons, pas même une natte.» Et comment en
pourrait-il en être autrement, dans une cité exposée aux incessantes
razzias des Touaregs?

La caravane traversait alors le pays des Tibbous, peuple hospitalier
et paisible, auquel les caravanes payent un droit de passage comme
gardien des puits et citernes qui jalonnent le désert. Vifs et actifs,
montés sur des chevaux très agiles, la plupart des Tibbous ont une
adresse singulière à manier la lance, que les plus vigoureux guerriers
jettent jusqu'à deux cent quarante pieds. Bilma est leur capitale et la
résidence de leur sultan.

«Celui-ci, dit la relation, vint au devant des étrangers avec un
nombreux cortège d'hommes et de femmes. Ces dernières étaient bien
mieux que celles des petites villes; quelques-unes avaient des traits
fort agréables, leurs dents blanches et bien rangées contrastaient
admirablement avec le noir éclatant de leur peau et avec la tresse
triangulaire qui pendait de chaque côté de leur visage dégouttant
d'huile; des pendeloques de corail au nez et de grands colliers d'ambre
les rendaient tout à fait séduisantes. Les unes avaient un «cheiche»
ou éventail fait d'herbes minces ou de crin pour écarter les mouches,
d'autres une branche d'arbre; celles-ci des éventails de plumes
d'autruche, celles-là un paquet de clefs; toutes tenaient quelque chose
à la main et l'agitaient au-dessus de leur tête en avançant. Un morceau
d'étoffe du Soudan, attaché sur l'épaule gauche et laissant le côté
droit découvert, composait leur habillement; un autre, plus petit,
entourait leur tête et leur descendait sur les épaules, ou bien était
jeté en arrière. Quoi qu'elles parussent très peu vêtues, rien de moins
immodeste que leur air ou leur maintien.»

A un mille de Bilma, au delà d'une source limpide, qui semble avoir été
placée là par la nature pour inviter le voyageur à s'approvisionner
d'eau, commence un désert dont la traversée n'exige pas moins de dix
jours. C'était autrefois, sans doute, un immense lac salé.

Le 4 février 1828, la caravane atteignit Lari, ville située sur la
rivière septentrionale du Bornou par 14°40´ de latitude nord.

Les habitants, effrayés de la force de la caravane, s'enfuirent,
frappés de terreur.

«Mais la tristesse que ce spectacle nous causait, dit Denham,
fit bientôt place à une sensation toute différente, lorsque nous
découvrîmes plus loin, à moins d'un mille du lieu où nous étions, le
grand lac Tchad, réfléchissant les rayons du soleil. La vue de cet
objet, si intéressant pour nous, produisit en moi une satisfaction
et une émotion dont aucune expression ne serait assez énergique pour
rendre la force et la vivacité.»

A partir de Lari, l'aspect du pays changeait complètement. Aux déserts
sablonneux succédait une terre argileuse, couverte de gazon, semée
d'acacias et d'arbres d'essences variées, au milieu desquels on
apercevait des troupeaux d'antilopes, tandis que les poules de Guinée
et les tourterelles de Barbarie faisaient chatoyer leur plumage à
travers la verdure. Les villes succédaient aux villages, composés de
huttes en forme de cloche et couvertes avec la paille de dhourra.

Les voyageurs continuèrent à s'avancer vers le sud, en contournant
le lac Tchad, qu'ils avaient attaqué par la pointe septentrionale.
Près des bords de cette nappe liquide, le terrain était vaseux, noir
et ferme. L'eau, s'élevant beaucoup dans la saison d'hiver, baisse
proportionnellement en été; elle est douce, poissonneuse, peuplée
d'hippopotames et d'oiseaux aquatiques. A peu près au milieu du lac,
dans le sud-est, sont des îles habitées par les Biddomah, peuple
habitué à vivre du pillage qu'il fait sur le continent.

Les étrangers avaient envoyé un courrier au cheik El-Khanemi, afin de
lui demander l'autorisation de gagner sa capitale. Un envoyé rejoignit
bientôt la caravane, invitant Bou-Khaloum et ses compagnons à se
diriger vers Kouka.

Dans leur route, les étrangers passèrent à Beurwha, ville fortifiée qui
avait jusqu'alors défié les attaques des Touaregs, et ils traversèrent
l'Yeou, grande rivière dont la largeur, dans quelques endroits, mesure
plus de cent cinquante pieds. Cet affluent du Tchad vient du Soudan.

Sur la rive méridionale de cette rivière, s'élève une jolie ville
murée, appelée également Yeou, et moitié moins grande que Beurwha.

La khafila arriva bientôt après aux portes de Kouka, et fut reçue le
17 février, après deux mois et demi de marche, par un corps d'armée
de quatre mille hommes, qui manœuvraient avec un ensemble parfait.
Parmi ces troupes, se trouvait un corps de noirs, formant la garde
particulière du cheik, et dont l'armement rappelait celui des anciens
chevaliers.

«Ils portaient, dit Denham, des cottes de mailles en chaînons de fer
qui couvraient la poitrine jusqu'au cou, se rattachaient au-dessus
de la tête et descendaient séparément par devant et par derrière, de
manière à tomber sur les flancs du cheval et à couvrir les cuisses
du cavalier. Ils avaient des espèces de casques ou calottes de fer
retenues par des turbans jaunes, rouges ou blancs, noués sous le
menton. Les têtes des chevaux étaient également défendues par des
plaques de même métal. Leurs selles étaient petites et légères;
leurs étriers, d'étain. On n'y peut placer que le bout du pied, qui
est revêtu par une sandale de cuir ornée de peau de crocodile. Ils
montaient tous admirablement à cheval et coururent vers nous au grand
galop, ne s'arrêtant qu'à quelques pas de nous, agitant leurs lances
renversées du côté de Bou-Khaloum en criant: Barca! Barca! Bien-venue!
Bien-venue!»

Entourés de cette fantasia brillante, les Anglais et les Arabes
pénétrèrent dans la ville, où un appareil militaire tout semblable
avait été déployé en leur honneur.

Ils furent bientôt admis en la présence du cheik El-Khanemi. Ce
personnage paraissait âgé de quarante-cinq ans. Sa physionomie
prévenait en sa faveur; elle était riante, spirituelle et bienveillante.

Les Anglais lui remirent les lettres du pacha. Lorsque le cheik en eut
terminé la lecture, il demanda à Denham ce que lui et ses compagnons
venaient faire dans le Bornou.

«Uniquement voir le pays, répondit Denham, et nous renseigner sur ses
habitants, sa nature et ses productions.

--Soyez les bien-venus, répliqua le cheik. Vous montrer chaque chose
sera un plaisir pour moi. J'ai ordonné que l'on construisît des cases
pour vous dans la ville; allez les voir avec un de mes gens, et s'il y
a quelque chose de défectueux ne craignez pas de le dire.»

Les voyageurs reçurent bientôt l'autorisation d'emporter les dépouilles
des animaux et des oiseaux qui leur paraîtraient intéressants et de
prendre des notes sur tout ce qu'ils pourraient observer. C'est ainsi
qu'ils recueillirent quantité de renseignements sur les villes voisines
de Kouka.

Kouka, alors capitale du Bornou, possédait un marché où se vendaient
des esclaves, des moutons, des bouvards, du froment, du riz, des
arachides, des haricots, de l'indigo et bien d'autres productions de
la contrée. Une grande animation ne cessait de régner dans les rues de
cette ville, qui ne comptait pas moins de quinze mille habitants.

Angornou était aussi une grande cité murée, qui ne renfermait pas moins
de trente mille âmes. C'était l'ancienne capitale du pays. Son marché
était très important. On y avait vu jusqu'à cent mille individus s'y
disputer à prix d'argent le poisson, la volaille et la viande, qu'on
y vend crus ou cuits, le laiton, le cuivre, l'ambre et le corail.
La toile de lin était à si bas prix dans ce district que la plupart
des hommes avaient une chemise et un pantalon. Aussi, les mendiants
ont-ils une singulière manière d'exciter la compassion: ils se placent
aux entrées du marché, et, tenant à la main les lambeaux d'un vieux
pantalon, ils prennent un air piteux et disent aux passants: «Voyez,
je n'ai pas de culottes.» La nouveauté du procédé, la demande de ce
vêtement plus nécessaire à leurs yeux que la nourriture, fit rire aux
éclats le voyageur, lorsqu'il en fut pour la première fois témoin.

Jusqu'alors, les Anglais n'avaient eu affaire qu'au cheik, qui, se
contentant d'un pouvoir effectif, abandonnait la puissance nominale au
sultan. Singulier personnage que ce souverain, qui ne se laissait voir,
comme un animal curieux et malfaisant, qu'à travers les barreaux d'une
cage de roseaux, près de la porte de son jardin! Modes bizarres que
celles qui régnaient à cette cour, où tout élégant devait avoir un gros
ventre et se donner par des moyens factices une obésité qu'on considère
généralement comme très gênante!

Certains raffinés, lorsqu'ils étaient à cheval, avaient même un ventre
si rembourré et si proéminent qu'il semblait pendre par-dessus le
pommeau de la selle. Avec cela, l'élégance exigeait qu'on eût un turban
d'une envergure et d'un poids tels, qu'ils forçaient souvent ceux qui
les portaient à pencher la tête de côté.

Ces fantaisies baroques rappelaient à s'y méprendre celles des Turcs
de bal masqué. Aussi, les voyageurs eurent-ils grand peine à conserver
leur gravité en face de ces grotesques.

Mais, à côté de ces réceptions solennellement amusantes, que
d'observations nouvelles, que de renseignements intéressants à
recueillir, que de «desiderata» à combler!

Denham aurait voulu s'enfoncer tout de suite dans le sud. Or, le
cheik se refusait à compromettre la sécurité des voyageurs que le bey
de Tripoli lui avait confiés. Depuis qu'ils étaient entrés dans le
territoire du Bornou, la responsabilité de Bou-Khaloum ayant pris fin,
celle du cheik était engagée.

Si vives, cependant, furent les instances de Denham, qu'il obtint
d'El-Khanemi l'autorisation d'accompagner Bou-Khaloum dans une
«ghrazzie» ou razzia qu'il méditait sur les Kaffirs ou infidèles.

L'armée du cheik et la troupe des Arabes traversèrent tour à tour
Yeddie, grande ville murée à vingt milles d'Angornou, Affagay, et
plusieurs autres cités, bâties sur un sol d'alluvion, qui présente un
aspect argileux de couleur foncée.

A Delow, les Arabes pénétrèrent dans le Mandara, dont le sultan vint au
devant d'eux, à la tête de cinq cents cavaliers.

«Mohammed-Becker était de petite taille, dit Denham, et âgé d'environ
cinquante ans; sa barbe était teinte en bleu céleste de la plus belle
nuance.»

Les présentations se firent, et le sultan, ayant regardé le major
Denham, demanda aussitôt qui il était, d'où il venait, ce qu'il
voulait, enfin s'il était musulman. A la réponse embarrassée de
Bou-Khaloum, le sultan détourna les yeux en disant: «Le pacha a donc
des Kaffirs pour amis?»

Cet incident produisit une très mauvaise impression, et Denham ne fut
plus admis désormais à paraître devant le sultan.

Les ennemis du pacha du Bornou et du sultan de Mandara portaient le nom
de Felatahs. Leurs tribus immenses s'étendaient jusque bien au delà de
Tembouctou. Ce sont de beaux hommes, dont la couleur rappelle le bronze
foncé, ce qui les distingue nettement des nègres et en fait une race à
part. Ils professent l'islamisme et se mêlent rarement avec les noirs.
Au reste, il y aura lieu de revenir un peu plus tard sur les Felatahs,
Foulahs, Peuls ou Fans, comme on les appelle dans tout le Soudan.

Au sud de la ville de Mora, s'élève une chaîne de montagnes dont les
plus hauts sommets ne dépassent pas deux mille cinq cents pieds, et qui
s'étend, au dire des indigènes, sur un parcours de plus de deux mois de
route.

La description que Denham fait de ce pays est assez curieuse pour que
nous en reproduisions les traits saillants.

«De tous côtés, dit-il, notre vue était bornée par la chaîne de
montagnes dont on ne découvrait pas la fin. Quoique, pour les
dimensions gigantesques et l'âpre magnificence, elles ne puissent
être comparées ni aux Alpes, ni aux Apennins, ni au Jura, ni même
à la Sierra-Morena, toutefois elles les égalaient sous le rapport
pittoresque. Les pics de Valmy Savah, Djogghiday Vayah, Moyoung
et Memay, dont les flancs pierreux étaient couverts de groupes de
villages, s'élançaient à l'est et à l'ouest; Horza, qui l'emportait sur
tous les autres en élévation et en beauté, se montrait devant nous dans
le sud avec ses ravins et ses précipices.»

Derkolla, l'une des principales villes des Felatahs, fut réduite en
cendres par les envahisseurs. Ceux-ci ne tardèrent pas à prendre
position devant Mosfeia, dont la situation était très forte, et qui
était défendue par des palissades garnies de nombreux archers. Le
voyageur anglais dut assister à cette action. Le premier choc des
Arabes fut irrésistible. Les détonations des armes à feu, la réputation
de vaillance et de cruauté de Bou-Khaloum et de ses acolytes, jetèrent
un moment de panique chez les Felatahs. Assurément, si les Mandarans et
les Bornouens eussent alors donné avec vigueur l'assaut à la colline,
on avait ville gagnée.

Mais les assiégés, remarquant l'hésitation de leurs adversaires,
prirent à leur tour l'offensive et rapprochèrent leurs archers, dont
les flèches empoisonnées ne tardèrent pas à faire de nombreuses
victimes parmi les Arabes. C'est à ce moment que les contingents du
Bornou et du Mandara lâchèrent pied.

Barca Gama, le général qui commandait le premier, avait eu trois
chevaux tués sous lui. Bou-Khaloum était blessé ainsi que son cheval;
celui de Denham l'était également; lui-même avait eu le visage effleuré
d'une flèche, et deux autres étaient fichées dans son burnous.

La retraite dégénère bientôt en une fuite désordonnée. Le cheval de
Denham tombe, et le cavalier se relève à peine qu'il est entouré de
Felatahs. Deux s'enfuient à la vue du pistolet dont l'Anglais les
menace; un troisième reçoit la charge dans l'épaule.

Denham se considérait comme sauvé, lorsque son cheval s'abattit une
seconde fois avec une telle violence qu'il fut jeté au loin contre un
arbre. Lorsque le major se releva, son cheval avait disparu et il était
sans armes. Aussitôt entouré d'ennemis, Denham, blessé aux deux mains
et au côté droit, est en partie dépouillé, et, seule, la crainte de
détériorer ses riches vêtements empêche les Felatahs de l'achever.

Une contestation s'élève à propos de ces dépouilles. Le major en
profite pour se glisser sous un cheval, et il disparaît au milieu des
halliers. Nu, ensanglanté, après une course folle, il arrive au bord
d'une ravine au fond de laquelle coule un torrent.

«Mes forces m'avaient presque abandonné, dit-il; j'empoignai les
jeunes branches qui avaient poussé sur un vieux tronc d'arbre suspendu
au-dessus de la ravine, ayant le projet de me laisser glisser jusqu'à
l'eau, parce que les rives étaient très escarpées. Déjà les branches
cédaient au poids de mon corps, lorsque, sous ma main, un grand
«liffa», le serpent le plus venimeux de ces contrées, sortit de son
trou comme pour me mordre. L'horreur dont je fus saisi bouleversa
toutes mes idées. Les branches se dérobèrent de ma main, et je fus
culbuté dans l'eau. Cependant, ce choc me ranima, et trois mouvements
de mes bras me portèrent au bord opposé que je gravis avec difficulté.
Alors, pour la première fois, j'étais à l'abri de la poursuite des
Felatahs...»

Par bonheur, Denham aperçut un groupe de cavaliers, dont il parvint,
malgré le tumulte de la poursuite, à se faire entendre. Il ne parcourut
pas moins de trente-sept milles, sans autre vêtement qu'une mauvaise
couverture, constellée de vermine, sur la croupe nue d'un cheval
maigre. Quelles souffrances avec cette chaleur de trente-six degrés,
qui envenimait ses blessures!

Trente-cinq Arabes tués et avec eux leur chef Bou-Khaloum, presque tous
les autres blessés, les chevaux détruits ou perdus, tels furent les
résultats d'une expédition qui devait rapporter un immense butin et
procurer quantité d'esclaves.

[Illustration: Réception de la mission.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._) (Page 84.)]

En six jours furent parcourus les cent quatre-vingts milles qui
séparaient Mora de Kouka. Denham reçut dans cette dernière ville
un bienveillant accueil du cheik El-Khanemi, qui lui envoya, pour
remplacer sa garde-robe perdue, un vêtement à la mode du pays.

A peine le major était-il remis de ses blessures et de ses fatigues
qu'il prenait part à une nouvelle expédition que le cheik envoyait
dans le Monga, pays situé à l'ouest du lac Tchad, dont les habitants
n'avaient jamais complètement reconnu sa suprématie et refusaient de
payer tribut.

[Illustration: Lancier du sultan de Begharmi. (_Fac-simile. Gravure
ancienne._)]

Denham et le docteur Oudney partirent de Kouka le 22 mai, traversèrent
le Yeou, rivière presque à sec en cette saison, mais très grosse au
moment des pluies, visitèrent Birnie et les ruines du vieux Birnie,
ancienne capitale du pays, qui pouvait contenir jusqu'à deux cent mille
individus. Ce furent ensuite les restes de Gambarou, aux édifices
magnifiques, résidence favorite de l'ancien sultan, détruite par les
Felatahs, puis Kabchary, Bassecour, Bately, et tant d'autres villes ou
villages, dont la nombreuse population se soumit sans résistance au
sultan du Bornou.

L'hivernage ne fut pas favorable aux membres de la mission. Clapperton
avait une fièvre terrible. L'état du docteur Oudney, déjà malade
de la poitrine au départ d'Angleterre, empirait tous les jours.
Le charpentier Hillman était dans un état désespéré. Seul, Denham
résistait encore.

Dès que la saison des pluies tira vers sa fin, le 14 décembre,
Clapperton partit avec le docteur Oudney pour Kano. Nous aurons bientôt
à le suivre dans cette partie si intéressante du voyage.

Sept jours après, un enseigne nommé Toole arrivait à Kouka, n'ayant mis
que trois mois et quatorze jours pour venir de Tripoli.

Au mois de février 1824, Denham et Toole firent une course dans le
Loggoun, à l'extrémité méridionale du lac Tchad. Toute la partie
voisine du lac et de son affluent, le Chary, est marécageuse et inondée
pendant la saison des pluies. Le climat excessivement malsain de cette
région fut fatal au jeune Toole, qui mourut le 26 février, à Angala;
il n'avait pas encore vingt-deux ans. Persévérant, intrépide, gai,
obligeant, doué de sang-froid et de prudence, Toole possédait les
qualités qui distinguent le véritable voyageur.

Le Loggoun était alors un pays très peu connu, que ne parcouraient pas
les caravanes, et dont la capitale, Kernok, ne comptait pas moins de
quinze mille habitants. C'est un peuple plus beau, plus intelligent que
les Bornouens,--cela est vrai surtout pour les femmes,--très laborieux,
qui fabrique des toiles très belles et du tissu le plus serré.

La présentation obligée au sultan se termina, après un échange de
bonnes paroles et l'acceptation de riches présents, par cette offre
singulière de la part d'un sultan à un voyageur: «Si tu es venu pour
acheter des femmes esclaves, ce n'est pas la peine que tu ailles plus
loin, je te les vendrai aussi bon marché que qui que ce soit.» Denham
eut grand'peine à faire comprendre à ce souverain industriel que tel
n'était pas le but de son voyage et que le seul amour de la science
avait dirigé ses pas.

Le 2 mars, Denham était de retour à Kouka, et, le 20 mai, il voyait
arriver le lieutenant Tyrwhit, qui, porteur de riches présents pour le
cheik, devait résider au Bornou en qualité de consul.

Après une dernière razzia vers Manou, la capitale du Kanem, et chez les
Dogganah, qui habitaient autrefois dans les environs du lac Fitri, le
16 août, le major reprenait avec Clapperton la route du Fezzan, et il
rentrait à Tripoli, après un long et pénible voyage dont les résultats
géographiques, déjà considérables, avaient été singulièrement augmentés
par Clapperton.

Il est temps, en effet, de raconter les incidents de voyage et les
découvertes de cet officier. Parti, le 14 décembre 1823, avec le
docteur Oudney pour Kano, grande ville des Felatahs située à l'ouest
du Tchad, Clapperton avait suivi le Yeou jusqu'à Damasak, et visité
le vieux Birnie, Bera, située sur les bords d'un lac superbe formé
des débordements du Yeou, Dogamou, Bekidarfi, cités qui font presque
toutes partie du Haoussa. Les habitants de cette province, qui étaient
très nombreux avant l'invasion des Felatahs, sont armés d'arcs et de
flèches, et font le commerce de tabac, de noix, de gouro, d'antimoine,
de peaux de chèvres tannées, de toile de coton en pièces ou en
vêtements.

La caravane abandonna bientôt le cours du Yeou ou Gambarou pour
s'avancer dans une contrée boisée, qui doit être complètement inondée
pendant la saison des pluies.

Les voyageurs entrèrent ensuite dans la province de Katagoum, dont le
gouverneur les reçut avec beaucoup d'affabilité, leur assurant que leur
arrivée était une véritable fête pour lui et qu'elle serait on ne peut
plus agréable au sultan des Felatahs, qui n'avait jamais vu d'Anglais.
Il leur affirmait en même temps qu'ils trouveraient chez lui, comme à
Kouka, tout ce qui leur serait nécessaire.

La seule chose qui l'étonnât profondément, c'était de savoir que les
voyageurs ne voulaient ni esclaves, ni chevaux, ni argent, qu'ils ne
demandaient, avec son amitié, que la permission de cueillir des fleurs
et des plantes et l'autorisation de visiter le pays.

Katagoum est située par 12° 17´ 11´´ de latitude et environ 12° de
longitude, d'après les observations de Clapperton. Cette province
formait la frontière du Bornou avant la conquête des Felatahs. Elle
peut mettre sur pied quatre mille hommes de cavalerie et deux mille
fantassins armés d'arcs, d'épées et de lances. Elle produit du grain
et des bœufs, qui sont, avec les esclaves, les principaux articles
de commerce. Quant à la ville même, c'était la plus forte que les
Anglais eussent vue depuis Tripoli. Percée de portes qu'on fermait
tous les soirs, elle était défendue par deux murs parallèles et trois
fossés à sec, un intérieur, un autre extérieur, et un troisième creusé
entre les deux murailles hautes de vingt pieds et larges de dix à la
base. D'ailleurs, aucun autre monument qu'une mosquée en ruines dans
cette ville aux maisons de terre, qui peut renfermer sept à huit mille
habitants.

C'est là que, pour la première fois, les Anglais virent les cauris
servir de monnaie. Jusqu'alors, la toile du pays ou quelque autre
article avait été l'unique terme des échanges.

Au sud de la province de Katagoum est situé le pays de Yacoba, que
les musulmans désignent sous le nom de Mouchy. D'après les rapports
que Clapperton reçut, les habitants de cette province, hérissée
de montagnes calcaires, seraient anthropophages. Cependant, les
musulmans, qui ont une invincible horreur pour les Kaffirs, ne donnent
d'autre preuve à cette accusation que d'avoir vu des têtes et des
membres humains pendus aux murs des habitations.

C'est dans le Yacoba que prendrait sa source l'Yeou, rivière
complètement à sec pendant l'été, mais dont les eaux, pendant la
saison des pluies, au dire des habitants, croissent et diminuent
alternativement tous les sept jours.

«Le 11 janvier, dit Clapperton, nous continuâmes notre voyage, mais,
à midi, il fallut nous arrêter à Mourmour. Le docteur était dans un
tel état de faiblesse et d'épuisement que je n'espérais pas qu'il pût
y résister un jour de plus. Il dépérissait journellement depuis notre
départ des montagnes d'Obarri, dans le Fezzan, où il avait été attaqué
d'une inflammation à la gorge pour s'être exposé à un courant d'air
pendant qu'il était en transpiration.

«12 janvier.--Le docteur prit, au point du jour, une tasse de café et,
d'après son désir, je fis charger les chameaux. Je l'aidai ensuite à
s'habiller et, soutenu par son domestique, il sortit de la tente. Mais,
à l'instant où l'on allait le placer sur le chameau, j'aperçus dans
tous ses traits l'affreuse empreinte de la mort. Je le fis rentrer
aussitôt, je me plaçai à côté de lui, et, avec une douleur que je
ne chercherai pas à exprimer, je le vis expirer sans proférer une
plainte et sans paraître souffrir. J'envoyai demander au gouverneur
la permission de l'ensevelir, ce qui me fut accordé sur-le-champ. Je
fis creuser une fosse sous un mimosa, auprès d'une des portes de la
ville. Après que le corps eut été lavé selon l'usage du pays, je le
fis revêtir avec des châles à turbans que nous avions pour en faire
des présents. Nos domestiques le portèrent, et, avant de le confier à
la terre, je lus le service funèbre de l'Église d'Angleterre. Je fis
ensuite entourer le modeste tombeau d'un mur en terre pour le préserver
des animaux carnassiers, et je fis tuer deux moutons, que je distribuai
aux pauvres.»

Ainsi s'éteignit misérablement le docteur Oudney, chirurgien de marine
assez instruit en histoire naturelle. La terrible maladie dont il avait
apporté les germes d'Angleterre, ne lui avait pas permis de rendre à
l'expédition tous les services que le gouvernement attendait de lui, et
pourtant, il ne ménageait pas ses forces, disant qu'il se sentait moins
mal en voyage qu'au repos. Sentant que sa constitution épuisée ne lui
permettait pas un travail assidu, jamais il n'avait voulu mettre une
entrave au zèle de ses compagnons.

Après cette triste cérémonie, Clapperton reprit sa route vers Kano.
Digou, ville située au milieu d'un pays bien cultivé et qui nourrit
de nombreux troupeaux; Katoungoua, qui n'est plus dans la province
de Katagoum; Zangeia, située près de l'extrémité de la chaîne des
collines de Douchi et qui doit avoir été considérable, à en juger
d'après l'étendue de ses murailles encore debout; Girkoua, dont le
marché est plus beau que celui de Tripoli; Sochwa, entourée d'un haut
rempart d'argile, telles furent les principales étapes du voyageur,
avant son entrée à Kano, qu'il atteignit le 20 janvier.

Kano, la Chana d'Édrisi et des autres géographes arabes, est le grand
rendez-vous du royaume de Haoussa.

«A peine eus-je passé les portes, dit Clapperton, que je fus
étrangement déçu dans mon attente. D'après la brillante description
que m'en avaient faite les Arabes, je m'attendais à voir une ville
d'une étendue immense. Les maisons étaient à un quart de mille des
murailles, et dans quelques endroits réunies en petits groupes séparés
par de larges mares d'eau stagnante. J'aurais pu me dispenser de mes
frais de toilette (il avait revêtu son uniforme d'officier de marine);
tous les habitants, occupés à leurs affaires, me laissèrent passer
tranquillement sans me remarquer et sans tourner les yeux vers moi.»

Kano, la capitale de la province de même nom et l'une des principales
villes du Soudan, est située par 12°0´19´´ de latitude nord et 9°20´ de
longitude est.

Il peut y avoir dans cette capitale trente ou quarante mille habitants,
dont plus de la moitié sont esclaves.

Le marché, qui est bordé à l'est et à l'ouest par de grands marécages
plantés de roseaux, est la retraite de nombreuses bandes de canards,
de cigognes et de vautours, qui servent de boueurs à la ville. Dans ce
marché, fourni de toutes les provisions en usage en Afrique, on voit de
la viande de bœuf, de mouton, de chèvre et quelquefois de chameau.

«Les bouchers du pays, raconte le voyageur, sont aussi avisés que les
nôtres; ils pratiquent quelques coupures pour mettre la graisse en
évidence, ils soufflent la viande, et même, quelquefois, ils collent un
morceau de peau de mouton à un gigot de chèvre.»

Du papier à écrire, produit des manufactures françaises, des ciseaux
et des couteaux de fabrication indigène, de l'antimoine, de l'étain,
de la soie rouge, des bracelets de cuivre, des grains de verroterie,
du corail, de l'ambre, des bagues d'étain, quelques bijoux en argent,
des châles à turban, de la toile de coton, du calicot, des habillements
mauresques et bien d'autres objets encore, voilà ce qu'on trouve
abondamment sur le marché de Kano.

Clapperton y acheta, pour trois piastres, un parapluie anglais en
coton, venu par Ghadamès. Il visita aussi le marché aux esclaves, où
ces malheureux sont examinés très minutieusement «et avec le même soin
que les officiers de santé visitent les volontaires qui entrent dans la
marine.»

La ville est très malsaine; les marais qui la partagent à peu près par
la moitié et les trous qu'on creuse dans le sol, pour se procurer la
terre nécessaire aux constructions, y engendrent une sorte de mal'aria
permanente.

A Kano, la grande mode est de se teindre les dents et les lèvres
avec les fleurs du «gourgi» et du tabac, qui les colorent en rouge
sanguin. On mâche la noix de gouro, on la prise même, mêlée avec du
«trona», usage qui n'est pas particulier au Haoussa, car on le retrouve
également dans le Bornou, où il est cependant interdit aux femmes.
Enfin les Haoussani fument un tabac originaire du pays.

Le 23 février, Clapperton partit pour Sockatou. Il traversa un pays
pittoresque et bien cultivé, auquel des bosquets, disséminés sur les
collines, donnaient une sorte de ressemblance avec un parc anglais.
Des troupeaux de beaux bœufs blancs ou d'un gris cendré animaient le
paysage.

Les localités les plus importantes que Clapperton rencontra sur sa
route sont Gadania, ville très peu peuplée, dont les habitants avaient
été vendus comme esclaves par les Felatahs, Doncami, Zirmie, capitale
du Zambra, Kagaria, Kouara et les puits de Kamoun, où le rejoignit une
escorte envoyée par le sultan.

Sockatou était la ville la plus peuplée que le voyageur eût vue en
Afrique. Ses maisons, bien bâties, formaient des rues régulières,
au lieu d'être réunies en groupes, comme dans les autres villes du
Haoussa. Entourée d'une muraille de vingt à trente pieds d'élévation,
percée de douze portes qu'on fermait régulièrement au coucher du
soleil, Sockatou possédait deux grandes mosquées, un marché spacieux et
une grande place devant la demeure du sultan.

Les habitants, qui, pour la plupart, sont Felatahs, ont beaucoup
d'esclaves, et, de ces derniers, ceux qui ne sont pas occupés aux
travaux intérieurs, exercent quelque métier pour le compte de leurs
maîtres; ils sont tisserands, maçons, forgerons, cordonniers ou
cultivateurs.

Pour faire honneur à ses hôtes, pour leur donner une haute idée de
la puissance et de la richesse de l'Angleterre, Clapperton ne voulut
paraître devant le sultan Bello que dans une toilette éblouissante. Il
revêtit son uniforme aux galons d'or, mit un pantalon blanc et des bas
de soie; puis, il s'affubla, pour compléter son costume de carnaval,
d'un turban et de babouches turques. Bello le reçut assis sur un tapis
entre deux colonnes supportant le toit de chaume d'une cabane, qui
ressemblait assez à un cottage anglais. Ce sultan était un bel homme
d'environ quarante-cinq ans, vêtu d'un «tobé» de coton bleu et d'un
turban blanc dont le châle lui cachait le nez et la bouche, selon la
mode turque.

Bello accepta avec une joie d'enfant les présents que lui apportait
le voyageur. Ce qui lui fit le plus de plaisir, ce fut la montre, le
télescope et le thermomètre, qu'il appelait ingénieusement «une montre
de chaleur.» Mais, de toutes ces curiosités, celle qu'il trouvait la
plus merveilleuse, c'était le voyageur lui-même. Il ne pouvait se
lasser de l'interroger sur les mœurs, les habitudes, le commerce de
l'Angleterre. A plusieurs reprises, Bello manifesta le désir d'entrer
en relations de commerce avec cette puissance; il aurait voulu qu'un
consul et qu'un médecin anglais résidassent dans un port qu'il appelait
Raka; enfin, il demandait que certains objets des manufactures de
la Grande-Bretagne lui fussent expédiés à la côte maritime, où il
possédait une ville très commerçante, nommée Funda. Après nombre de
conversations sur les différents cultes de l'Europe et bien d'autres
matières, Bello rendit à Clapperton les livres, journaux et vêtements
qui avaient été pris à Denham, lors de la malheureuse razzia dans
laquelle Bou-Khaloum perdit la vie.

Le 3 mai, le voyageur fit ses adieux au sultan.

«Après beaucoup de tours et de détours, dit-il, je fus enfin admis
en présence de Bello, qui était seul et qui me remit incontinent une
lettre pour le roi d'Angleterre, en m'assurant de ses sentiments
d'amitié pour notre nation. Il exprima, de nouveau, tout son désir
d'entretenir des relations avec nous et me pria de lui écrire l'époque
à laquelle l'expédition anglaise (dont Clapperton lui avait promis
l'envoi) arriverait sur les côtes.»

Clapperton reprit la route qu'il avait suivie en venant et rentra,
le 8 juillet, à Kouka, où il retrouva le major Denham. Il rapportait
un manuscrit arabe, contenant un tableau historique et géographique
du royaume de Takrour, gouverné par Mohammed Bello de Haoussa, fait
et composé par ce prince. Lui-même avait recueilli non seulement de
précieuses et nombreuses informations sur la zoologie et la botanique
du Bornou et du Haoussa, mais il avait aussi rassemblé un vocabulaire
des langues du Begharmi, du Mandara, du Bornou, du Haoussa et de
Tembouctou.

[Illustration: CARTE DES VOYAGES DE DENHAM ET DE CLAPPERTON d'après la
relation du 2e voyage de Clapperton. _Gravé par E. Morieu._]

[Illustration: Portrait de Clapperton.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Les résultats de cette expédition étaient donc considérables. C'était
pour la première fois qu'on entendait parler des Felatahs, et leur
identité avec les Fans allait être démontrée par le second voyage
de Clapperton. On savait qu'ils avaient créé dans le centre et dans
l'ouest de l'Afrique un immense empire, et il était bien constaté
que ces peuples n'appartenaient pas à la race nègre. L'étude de
leur langage et des rapports qu'il présente avec certains idiomes
non africains allait jeter un jour tout nouveau sur l'histoire des
migrations des peuples. Enfin, on connaissait le lac Tchad, sinon dans
son entier, du moins dans sa plus grande partie. On lui savait deux
affluents: l'Yeou, dont le cours se trouvait en partie relevé et dont
la source était indiquée par les rapports des indigènes, et le Chary,
dont la partie inférieure et l'embouchure avaient été visitées avec
soin par Denham. Quant au Niger, les informations que Clapperton avait
recueillies de la bouche des indigènes étaient encore bien confuses,
mais de leur ensemble on pouvait inférer qu'il se jetait dans le golfe
de Benin. D'ailleurs, Clapperton se promettait de revenir, après un
court repos en Angleterre, et, partant de la côte de l'Atlantique, de
remonter le Kouara ou Djoliba, comme on appelait le Niger, en divers
endroits de son cours, de mettre fin au débat, depuis si longtemps
soulevé, en faisant de ce fleuve un cours d'eau différent du Nil,
de relier ses nouvelles découvertes avec celles de Denham, et enfin
d'achever la traversée de l'Afrique, suivant une diagonale allant de
Tripoli au golfe de Benin.


II

  Second voyage de Clapperton.--Arrivée à Badagry.--Le Yourriba et sa
  capitale Katunga.--Boussa.--Tentatives pour obtenir un récit fidèle
  de la mort de Mungo-Park.--Le Nyffé, le Gouari et le Zegzeg.--Arrivée
  à Kano.--Déboires.--Mort de Clapperton.--Retour de Lander à la
  côte.--Tuckey au Congo.--Bowdich chez les Aschanties.--Mollien aux
  sources du Sénégal et de la Gambie.--Le major Gray.--Caillié à
  Tembouctou.--Laing aux sources du Niger.--Richardet et John Lander à
  l'embouchure du Niger.--Cailliaud et Letorzec en Égypte, en Nubie et
  à l'oasis de Siouah.

Dès que Clapperton fut revenu en Angleterre, il s'empressa de
soumettre à lord Bathurst le projet qu'il avait formé de se rendre à
Kouka en partant de Benin, c'est-à-dire en suivant le chemin le plus
court,--chemin qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait parcouru,--et en
remontant le Niger depuis son embouchure jusqu'à Tembouctou.

Trois personnes furent adjointes à Clapperton pour cette expédition,
dont il avait le commandement: le chirurgien Dickson, le capitaine de
vaisseau Pearce, excellent dessinateur, et le chirurgien de marine
Morrison, très versé dans toutes les branches de l'histoire naturelle.

L'expédition arriva, le 26 novembre 1825, dans le golfe de Benin.
Dickson ayant demandé, on ne sait sous quel motif, à voyager seul pour
gagner Sockatou, fut débarqué à Juidah. Un Portugais, nommé de Souza,
l'accompagna jusqu'à Dahomey avec Columbus, qui avait été le domestique
de Denham. A dix-sept journées de cette ville, Dickson atteignit Char,
puis Youri, et l'on n'entendit plus jamais parler de lui.

Les autres explorateurs avaient gagné la rivière de Benin, qu'un
négociant anglais du nom de Houtson leur conseilla de ne pas remonter,
car le roi des contrées qu'elle arrosait nourrissait une haine profonde
contre les Anglais, qui mettaient obstacle à son commerce le plus
rémunérateur, la traite des esclaves.

Il valait bien mieux, disait-il, aller à Badagry, lieu aussi rapproché
de Sockatou, et dont le chef, bien disposé pour les voyageurs, leur
fournirait, sans doute, une escorte jusqu'aux frontières du royaume
de Yourriba. Houtson habitait le pays depuis plusieurs années; il en
connaissait les mœurs et la langue; Clapperton jugea donc utile de se
l'attacher jusqu'à Eyes ou Katunga, capitale du Yourriba.

L'expédition débarqua, le 29 novembre 1825, à Badagry, remonta un
bras de la rivière de Lagos, puis, pendant près de deux milles, la
crique de Gazie, qui traverse une partie du Dahomey, et, descendant
sur la rive gauche, elle s'enfonça dans l'intérieur. Le pays était
tantôt marécageux, tantôt admirablement cultivé, et planté d'ignames.
Tout respirait l'abondance. Aussi, les nègres se montraient-ils très
récalcitrants au travail. Dire à quels interminables «palabres»
(pourparlers) il fallut avoir recours, quelles négociations il fut
nécessaire de mener, quelles exactions il fallut subir pour se procurer
des porteurs, serait impossible.

Les explorateurs, au milieu de ces difficultés, atteignirent cependant
Djannah, à soixante milles de la côte.

«Nous avons vu ici, dit Clapperton, plusieurs métiers de tisserand
en mouvement. Il y en avait huit ou dix dans une maison; c'était
réellement une manufacture en règle.... Ces gens fabriquent aussi de
la faïence, mais ils préfèrent celle qui vient d'Europe, quoi qu'ils
ne fassent pas toujours un usage convenable des différents objets. Le
vase dans lequel le «cabocir» (chef) nous offrit de l'eau à boire, fut
reconnu par M. Houtson pour un joli pot de chambre qu'il avait vendu
l'année précédente à Badagry.»

Tous les membres de l'expédition étaient gravement atteints de fièvres,
engendrées par la chaleur humide et malsaine de la contrée. Pearce et
Morrisson moururent le 27 septembre, l'un auprès de Clapperton, l'autre
à Djannah, avant d'avoir atteint la côte.

Dans toutes les villes que Clapperton traversait, à Assoudo, qui ne
compte pas moins de dix mille habitants, à Daffou, qui en renferme cinq
mille de plus, un bruit singulier semblait l'avoir précédé. Partout
on disait qu'il venait rétablir la paix dans les pays où régnait la
guerre, et faire du bien aux contrées qu'il explorerait.

A Tchow, la caravane rencontra l'émissaire que le roi du Yourriba
envoyait au devant d'elle avec une suite nombreuse, et entra bientôt
à Katunga. Cette ville «est entourée et entremêlée d'arbres touffus
décrivant une ceinture autour de la base d'une montagne rocailleuse
composée de granit et longue d'environ trois milles; c'est un des plus
beaux tableaux qu'il soit possible de voir.»

Clapperton séjourna dans cette ville depuis le 24 janvier jusqu'au 7
mars 1826. Il y fut reçu avec beaucoup de cordialité par le sultan,
auquel il demanda l'autorisation d'entrer dans le Nyffé ou Toppa, afin
de gagner par là le Haoussa et le Bornou. «Le Nyffé était désolé par
la guerre civile, et l'un des prétendants au trône avait appelé à son
aide les Felatahs, répondit le sultan; il ne serait donc pas prudent de
prendre ce chemin, et mieux vaudrait passer par la province de Youri.»
Quoi qu'il en eût, Clapperton dut se soumettre.

Mais il avait profité de son séjour à Katunga pour faire quelques
observations intéressantes. Cette ville ne renferme pas moins de sept
marchés différents, où l'on vend des ignames, du grain, des bananes,
des figues, du beurre végétal, des graines de coloquinte, des chèvres,
des poules, des moutons, des agneaux, de la toile et une foule
d'instruments aratoires.

Les maisons du roi et de ses femmes sont entourées de deux grands
parcs. Les portes et les poteaux qui soutiennent les verandahs
sont ornés de sculptures, représentant, soit un boa qui tue une
antilope ou un cochon, soit des troupes de guerriers accompagnées de
tambours,--sculptures qui ne sont pas trop mal exécutées.

«L'aspect général des Yourribani, dit le voyageur, me paraît offrir
moins des traits caractéristiques des nègres que celui d'aucun des
autres peuples que j'ai vus; leurs lèvres sont moins épaisses, leur nez
se rapproche plus de la forme aquiline que ceux des nègres en général.
Les hommes sont bien faits et ont un maintien aisé qui ne peut manquer
d'attirer l'attention. Les femmes ont presque toutes l'air plus commun
que les hommes, ce qui peut provenir de ce qu'elles sont exposées au
soleil et des fatigues qu'elles sont obligées de supporter, tous les
travaux de la terre retombant sur elles.»

Quelque temps après être sorti de Katunga, Clapperton traversa la
rivière de Moussa, affluent du Kouara, et entra à Kiama, l'une des
villes par lesquelles passe la caravane qui, du Haoussa et du Borgou,
va au Gandja, sur les frontières de l'Achantie. Elle ne renferme pas
moins de trente mille habitants, qui sont regardés comme les plus
grands voleurs de toute l'Afrique. «Il suffit d'appeler quelqu'un natif
du Borgou pour le désigner comme un larron et un assassin.»

Au sortir de Kiama, le voyageur rencontra la caravane du Haoussa. Des
bœufs, des ânes, des chevaux, des femmes et des hommes, au nombre d'un
millier, marchaient les uns derrière les autres, en formant une ligne
interminable, qui offrait le coup d'œil le plus singulier et le plus
bizarre. Quelle étrange bigarrure, depuis ces jeunes filles nues et ces
hommes pliant sous le fardeau, jusqu'à ces marchands gandjani, vêtus
d'une manière aussi fantastique que ridicule, et montés sur des chevaux
estropiés qui boitaient en marchant!

Clapperton dirigeait maintenant sa marche vers Boussa, lieu où
Mungo-Park avait péri sur le Niger. Avant de l'atteindre, il lui fallut
traverser l'Oli, affluent du Kouara, et passer par Ouaoua, capitale
d'une province du Borgou, dont l'enceinte carrée peut contenir dix-huit
mille habitants. C'est l'une des villes les plus propres et les mieux
bâties qu'on rencontre depuis Badagry. Les rues sont propres, larges,
et les maisons circulaires ont un toit conique en chaume. Mais il est
impossible, dans l'univers entier, d'imaginer une ville où l'ivrognerie
soit plus générale. Gouverneur, prêtres, laïques, hommes, femmes,
boivent avec excès du vin de palme, du rhum qui vient de la côte et
«du bouza». Cette dernière liqueur est un mélange de dourrah, de miel,
de poivre du Chili et de la racine d'une herbe grossière que mange le
bétail, le tout additionné d'une certaine quantité d'eau.

«Les Ouaouanis, dit Clapperton, ont une grande réputation de probité.
Ils sont gais, bienveillants et hospitaliers. Je n'ai pas vu de peuple
en Afrique qui fût aussi disposé à donner des renseignements sur
la contrée qu'ils habitent, et, ce qui est très extraordinaire, je
n'ai pas aperçu un seul mendiant parmi eux. Ils nient qu'ils soient
originaires du Borgou et disent qu'ils sont issus des Haoussani et des
Nyffeni. Leur langue est un dialecte de celle des Yourribani, mais
les femmes ouaouanies sont jolies et les Yourribanies ne le sont pas;
les hommes sont vigoureux et bien faits, ils ont l'air débauché. Leur
religion est en partie un islamisme relâché, et en partie le paganisme.»

Depuis la côte, Clapperton,--et sa remarque est précieuse,--avait
rencontré des tribus Felatahs encore païennes, parlant la même langue,
ayant les mêmes traits et la même couleur que les Felatahs musulmans.
Ils étaient évidemment de la même race.

Boussa, que le voyageur atteignit enfin, n'est pas une ville régulière;
elle est composée de groupes de maisons épars dans une île du Kouara
par 10° 14´ de latitude nord et 6° 11´ de longitude à l'est du méridien
de Greenwich. La province dont elle est la capitale est la plus peuplée
du Borgou. Les habitants sont païens, de même que le sultan, bien que
son nom soit Mohammed. Ils se nourrissent de singes, de chiens, de
chats, de rats, de poissons, de bœuf et de mouton.

«Pendant que j'étais avec le sultan, dit Clapperton, on a apporté son
déjeuner; je fus invité à y prendre part; il consistait en un gros
rat d'eau grillé et encore revêtu de sa peau, un plat de très beau
riz bouilli, du poisson sec cuit à l'étuvée dans de l'huile de palme,
des œufs d'alligator frits ou à l'étuvée, et enfin de l'eau fraîche
du Kouara. Je mangeai du poisson à l'étuvée et du riz, et l'on se
divertit beaucoup de ce que je ne voulus tâter ni du rat ni des œufs
d'alligator.»

Le sultan reçut le voyageur avec affabilité et lui apprit que le sultan
d'Youri tenait depuis sept jours des bateaux prêts, afin qu'il pût
remonter le fleuve jusqu'à cette ville. Clapperton répondit que, la
guerre ayant fermé toutes les issues entre le Bornou et Youri, il
préférait s'avancer par le Koulfa et le Nyffé. «Tu as raison, dit le
sultan, tu as bien fait de venir me voir, tu prendras telle route que
tu voudras.»

Dans une audience subséquente, le voyageur s'informa des Européens qui,
il y avait une vingtaine d'années, avaient péri sur le Kouara. Cette
demande mit évidemment le sultan mal à son aise. Aussi ne répondit-il
pas franchement. Il était alors, dit-il, trop jeune pour avoir su bien
exactement ce qui s'était passé.

«Je n'ai besoin, répondit Clapperton, que d'avoir les livres et papiers
qui leur appartenaient et de voir l'endroit où ils ont péri.

--Je n'ai rien de ce qui leur a appartenu, répondit le sultan. Quant au
lieu de leur mort, n'y va pas! C'est un très mauvais endroit.

--On m'a dit qu'on pouvait y voir encore une partie du bateau qui les
portait. Est-ce vrai? demanda Clapperton.

--Non, non, on t'a fait un faux rapport, reprit le sultan. Il y a
longtemps que les grandes eaux ont emporté ce qu'il en restait entre
les rochers.»

A une nouvelle demande relative aux papiers et journaux de Mungo-Park,
le sultan répondit qu'il ne possédait rien, que ces papiers avaient été
entre les mains de quelques savants, mais que, puisque cela tenait tant
au cœur de Clapperton, il les ferait rechercher. Après avoir remercié,
le voyageur demanda l'autorisation d'interroger les vieillards de
la ville, dont plusieurs avaient dû être témoins de l'événement. A
cette question, l'embarras se peignit sur la figure du sultan, qui ne
répondit pas. Il était donc inutile de le presser davantage.

«Ce fut un coup mortel pour mes recherches ultérieures, dit Clapperton,
car chacun montrait de l'embarras, quand je demandais des détails et
disait: L'affaire est arrivée avant que j'aie pu m'en souvenir; ou
bien, je n'étais pas témoin. On me désigna le lieu où le bateau s'était
arrêté et où son malheureux équipage avait péri, mais on ne le fit
qu'avec précaution et comme à la dérobée.»

Quelques jours plus tard, Clapperton apprenait que le dernier iman,
qui était Felatah, avait eu en sa possession les livres et les
papiers de Mungo-Park. Par malheur, cet iman venait de quitter Boussa
depuis quelque temps. Enfin, à Koulfa, le voyageur recueillait des
renseignements qui ne lui permettaient pas de douter que Mungo-Park
n'eût été tué.

Au moment où Clapperton quitte le Borgou, il ne peut s'empêcher de
remarquer combien est menteuse la mauvaise réputation de ses habitants,
partout traités de voleurs et de bandits. Pour son compte, il avait
traversé tout leur pays, il avait voyagé et chassé seul avec eux, et il
n'avait jamais eu à leur faire le moindre reproche.

Le voyageur va maintenant essayer de gagner Kano en traversant le
Kouara et en passant par le Gouari et le Zegzeg. Il arrive bientôt à
Tabra, sur le May-Yarrow, où résidait la reine-mère de Nyffé; puis, il
va voir le roi à son camp, qui était peu éloigné de la ville. C'était,
au dire de Clapperton, le coquin le plus effronté, le plus abject et le
plus avide qu'il fût possible de rencontrer, demandant tout ce qu'il
voyait et ne se laissant rebuter par aucun refus.

«Il a occasionné, dit le voyageur, la ruine de son pays par son
ambition de nature et par son appel aux Felatahs, qui sont venus à
son secours et qui se débarrasseront de lui du moment qu'il ne leur
sera plus bon à rien. Il est cause que la plus grande partie de la
population industrieuse du Nyffé a été tuée ou vendue comme esclave ou
a fui de sa patrie.»

Clapperton fut forcé par la maladie de résider plus longtemps qu'il ne
l'aurait voulu à Koulfa, ville commerçante, sur la rive septentrionale
du May-Yarrow, qui renferme de douze à quinze mille habitants. Depuis
vingt ans exposée aux incursions des Felatahs, cette cité avait été
brûlée deux fois en six ans. Clapperton y fut témoin de la célébration
de la fête de la nouvelle lune. Ce jour-là, chacun fait et reçoit des
visites. Les femmes ont la laine de leur chevelure nattée et teinte
d'indigo, ainsi que les sourcils. Leurs cils sont peints avec du
khol, leurs lèvres sont teintes en jaune, leurs dents en rouge; leurs
mains et leurs pieds sont coloriés de henné. Elles mettent pour cette
circonstance leurs vêtements les plus beaux et les plus gais, et elles
portent leurs verroteries, leurs bracelets et leurs anneaux de cuivre,
d'argent, d'étain ou de laiton. Elles profitent de cette fête pour
boire autant de bouza que les hommes, pour se mêler à leurs chants et à
leurs danses.

Le voyageur pénétra bientôt dans la province de Gouari, après avoir
quitté celle de Kotong-Kora. Conquis avec le reste du Haoussa par
les Felatahs, le Gouari s'était insurgé à la mort de Bello Ier, et
depuis cette époque, il avait su, malgré les tentatives des Felatahs,
conserver son indépendance. La capitale de cette province, qui porte
aussi le nom de Gouari, est située par 10° 54´ de latitude nord et 8°
1´ de longitude est de Greenwich.

A Fatika, Clapperton entra dans le Zegzeg, territoire soumis aux
Felatahs; puis, il visita Zariyah, ville singulière, où l'on voyait
des champs de millet, des jardins potagers, des plantations d'arbres
touffus, des marais et des pelouses,--il y avait même des maisons. La
population passait pour être plus considérable qu'à Kano et était
estimée à quarante ou cinquante mille habitants, presque tous Felatahs.

[Illustration: La caravane rencontra l'émissaire du roi du Yourriba.
(Page 99.)]

Le 19 septembre, après tant de traverses et de fatigues, Clapperton
pénétrait enfin à Kano. Dès le premier jour, il s'aperçut qu'on aurait
préféré le voir arriver par l'est, car la guerre avec le Bornou avait
intercepté toutes les communications avec le Fezzan et Tripoli.
Laissant le bagage à la garde de son domestique Lander, Clapperton
alla presque aussitôt à la recherche du sultan Bello, qui se trouvait,
disait-on, dans les environs de Sockatou. Ce voyage fut extrêmement
pénible. Clapperton y perdit ses chameaux, ses chevaux, et ne put se
procurer, pour emmener le peu qu'il avait avec lui, qu'un bœuf galeux
et malade, de sorte que lui-même et ses serviteurs durent porter une
partie de la charge.

[Illustration: Notre marche fut lente. (Page 107.)]

Bello accueillit Clapperton avec bonté et lui envoya des provisions et
des chameaux. Mais, comme le sultan cherchait à réduire la province
de Gouber révoltée contre lui, il ne put tout d'abord accorder une
audience au voyageur pour s'entretenir des intérêts multiples que le
gouvernement anglais avait chargé Clapperton de traiter.

A la tête de cinquante à soixante mille soldats, dont les neuf dixièmes
étaient à pied et revêtus d'armures ouatées, Bello attaqua Counia,
capitale du Gouber. Ce fut le plus pauvre combat qu'il soit possible
d'imaginer, et la guerre se termina après cette tentative avortée.
Cependant, Clapperton, dont la santé était profondément altérée, gagna
Sockatou, puis Magoria, où il vit le sultan.

Dès qu'il eut reçu les présents qui lui étaient destinés, Bello ne
montra plus des dispositions aussi amicales. Bientôt même, il prétendit
avoir reçu du cheik El-Khanemi une lettre pour l'engager à se défaire
du voyageur, qui n'était qu'un espion, et à se défier des Anglais, dont
les projets étaient, après s'être renseignés sur les ressources du
pays, de s'y établir, de s'y créer des partisans et de profiter ensuite
des troubles qu'ils auraient suscités pour s'emparer du Haoussa comme
ils avaient fait de l'Inde.

Ce qui ressortait le plus clairement de toutes les difficultés élevées
par Bello, c'est qu'il désirait vivement se rendre maître des présents
destinés au sultan du Bornou. Cependant, il lui fallait un prétexte; il
crut l'avoir trouvé en répandant le bruit que le voyageur portait des
canons et des munitions à Kouka. En toute conscience, Bello ne pouvait,
disait-il, permettre qu'un étranger traversât ses États pour mettre son
irréconciliable ennemi en état de lui faire la guerre. Bien plus, Bello
prétendit forcer Clapperton à lui lire la lettre de lord Bathurst au
sultan du Bornou.

«Tu peux la prendre si tu veux, répondit le voyageur, mais je ne te la
donnerai pas. Tout t'est possible, puisque tu as la force, mais tu te
déshonoreras en le faisant. Pour moi, ouvrir cette lettre, ce serait
faire plus que ma tête ne vaut. Je suis venu à toi avec une lettre
et des présents de la part du roi d'Angleterre, d'après la confiance
que lui a inspirée ta lettre de l'année dernière. J'espère que tu
n'enfreindras pas ta parole et ta promesse pour voir ce que contient
cette lettre.»

Le sultan fit alors un geste de la main pour donner congé au voyageur,
qui se retira.

Cependant, cette tentative ne fut pas la dernière, et les choses
allèrent même beaucoup plus loin. Quelques jours plus tard on vint
encore demander à Clapperton de livrer les présents destinés à
El-Khanemi. Sur son refus, on les lui enleva.

«Vous vous conduisez envers moi comme des voleurs, s'écria Clapperton.
Vous manquez essentiellement à la foi jurée. Aucun peuple dans le monde
ne se conduirait ainsi. Vous feriez mieux de me couper la tête que de
faire une chose semblable, mais je suppose que vous en viendrez là,
quand vous m'aurez tout enlevé.»

Bien plus, on voulut lui prendre ses armes et ses munitions. Clapperton
s'y refusa avec la dernière énergie. Ses domestiques effrayés
l'abandonnèrent, mais ils ne tardèrent pas à revenir, prêts à se
soumettre aux mêmes dangers que leur maître, pour lequel ils avaient la
plus vive affection.

A ce moment critique s'arrête le journal de Clapperton. Il y avait plus
de six mois qu'il était à Sockatou, sans avoir pu se livrer à aucune
exploration, sans avoir réussi à mener à bien la négociation pour
laquelle il était venu de la côte. L'ennui, les fatigues, les maladies,
ne lui avaient laissé aucun repos, et son état était tout à coup devenu
très alarmant. Son domestique, Richard Lander, qui l'avait rejoint à
Sockatou, se multipliait en vain.

Le 12 mars 1827, Clapperton fut attaqué d'une dysenterie que rien
ne put arrêter, et ne tarda pas à s'affaiblir. Comme on était dans
le rhamadan, Lander ne pouvait obtenir aucun service, pas même des
domestiques. Et cependant la maladie faisait tous les jours des
progrès, que développait une chaleur accablante. Pendant vingt jours,
Clapperton resta dans le même état de faiblesse et d'affaissement;
puis, sentant sa fin approcher, il donna ses dernières instructions à
Richard Lander, son fidèle serviteur, et s'éteignit dans ses bras, le
11 avril.

«Je fis avertir le sultan Bello, dit Lander, de la perte cruelle que je
venais de faire, en lui demandant la permission d'enterrer mon maître
à la manière de mon pays et le priant de me faire désigner l'endroit
où je pourrais déposer sa dépouille mortelle. Mon messager revint
bientôt avec le consentement du sultan, et le même jour, à midi, quatre
esclaves me furent amenés de la part de Bello pour creuser la fosse. Me
proposant de les suivre avec le corps, je le fis placer sur le dos de
mon chameau et je le couvris du pavillon de la Grande-Bretagne. Notre
marche fut lente et nous nous arrêtâmes à Djungari, petit village bâti
sur une éminence à cinq milles dans le sud-est de Sockatou. Le corps
fut enlevé de dessus le chameau et placé d'abord sous un hangar, tandis
que les esclaves creusaient la fosse, ensuite transporté près d'elle,
lorsqu'elle fut achevée. J'ouvris alors un livre de prières, et, d'une
voix entrecoupée de sanglots, je lus l'office des morts. Personne ne
prêtait l'oreille à cette triste lecture et n'allégeait ma douleur en
la partageant. Les esclaves se tenaient à quelque distance; ils se
querellaient et faisaient un bruit indécent. La cérémonie religieuse
terminée, le pavillon fut enlevé et le corps déposé doucement dans la
terre. Et moi je pleurai amèrement sur les restes inanimés du meilleur,
du plus intrépide et du plus digne des maîtres.»

La chaleur, la fatigue et la douleur accablèrent si bien le pauvre
Lander, qu'il fut pendant plus de dix jours dans l'impossibilité
absolue de quitter sa hutte.

Bello s'informa plusieurs fois de l'état de santé du malheureux
domestique, mais celui-ci ne se trompa pas à ces démonstrations du
sultan; elles n'étaient inspirées que par le désir de s'emparer
des caisses et des bagages du voyageur, qu'on croyait remplis d'or
et d'argent. Aussi, l'étonnement de Bello fut-il à son comble, en
constatant que Lander ne possédait même pas la somme suffisante
pour acquitter les frais de son voyage jusqu'à la côte. Mais ce que
le sultan n'apprit jamais, c'est que Lander avait eu la précaution
de cacher sur lui une montre d'or qui lui restait, avec celles des
capitaines Pearce et Clapperton.

Cependant, Lander comprenait qu'il lui fallait à tout prix et
au plus vite regagner la côte. Au moyen de quelques présents
adroitement distribués, il gagna plusieurs conseillers du sultan, qui
représentèrent à celui-ci que, si le voyageur venait à mourir, on ne
manquerait pas de répandre le bruit que Bello l'avait fait assassiner
ainsi que son maître. Bien que Clapperton eût conseillé à Lander de se
joindre aux marchands arabes qui gagnent le Fezzan, celui-ci, craignant
que les papiers et les journaux de l'expédition ne lui fussent enlevés,
se détermina à regagner le littoral.

Le 3 mai, Lander partit enfin de Sockatou, se dirigeant vers Kano. Si,
pendant la première partie de ce voyage, Lander avait failli mourir de
soif, la seconde fut moins pénible, car le roi de Djacoba, qu'il eut
pour compagnon de route, le traita avec affabilité et l'engagea même à
visiter son pays. Il lui raconta qu'il avait pour voisins des peuples
nommés Nyam-Nyams, qui lui avaient servi d'alliés contre le sultan de
Bornou, et, qu'à la suite d'un combat, ces Nyam-Nyams, après avoir
enlevé les cadavres de leurs ennemis, les avaient rôtis et mangés.
C'est, croyons-nous, depuis Hornemann, la première fois que paraît,
dans une relation de voyage, avec cette réputation d'anthropophagie, ce
peuple qui devait être le sujet de tant de fables ridicules.

Lander entra le 25 mai dans Kano et, n'y faisant qu'un court séjour,
prit la route de Funda, au bord du Niger,--route qu'il comptait suivre
jusqu'à Benin. Le voyageur trouvait d'ailleurs plusieurs avantages à
cette direction. Si le chemin était plus sûr, il était en même temps
nouveau, et Lander pourrait ajouter ainsi aux découvertes précédemment
faites par son maître.

Kanfou, Carifo, Gowgie, Gatas furent successivement visitées par
Lander, qui constata que les habitants de ces villes appartiennent à
la race du Haoussa et payent tribut aux Felatahs. Il vit aussi Damoy,
Drammalik, Coudonia, rencontra une grande rivière qui coulait vers le
Kouara, visita Kottop, grand marché de bœufs et d'esclaves, Coudgi et
Dunrora, en vue d'une longue chaîne de hautes montagnes qui courent à
l'est.

A Dunrora, au moment où Lander faisait charger ses bêtes de somme,
quatre cavaliers, aux chevaux couverts d'écume, se précipitèrent chez
le chef et, de concert avec lui, forcèrent le voyageur à retourner sur
ses pas pour aller trouver le roi du Zegzeg, qui avait, disaient-ils,
le plus grand désir de le voir. Il n'en était pas de même de Lander,
qui voulait au contraire gagner le Niger, dont il n'était plus très
éloigné et qu'il comptait descendre jusqu'à la mer. Cependant, il
fallut céder à la force. Les guides de Lander ne suivirent pas tout à
fait la même route que celui-ci avait prise pour venir à Dunrora, ce
qui permit au voyageur de voir la ville d'Eggebi, gouvernée par un des
principaux guerriers du souverain de Zegzeg.

Le 22 juillet, Lander entrait à Zegzeg. Il fut aussitôt reçu par le
roi, qui lui déclara ne l'avoir fait revenir sur ses pas que parce
que, la guerre ayant éclaté entre Bello et le roi de Funda, ce dernier
n'aurait pas manqué de le faire périr lorsqu'il aurait appris qu'il
avait porté des présents au sultan des Felatahs. Lander eut l'air de
se laisser prendre à ces protestations d'intérêt, mais il comprit que
la curiosité et le désir d'obtenir quelques présents avaient fait agir
le roi de Zegzeg. Il s'exécuta donc, en s'excusant de la pauvreté de
ses cadeaux sur ce qu'il avait été dépouillé de ses marchandises, et il
obtint bientôt la permission de partir.

Ouari, Ouomba, Koulfa, Boussa et Ouaoua marquent les étapes du voyage
de retour de Lander à Badagry, où il entra le 22 novembre 1827. Deux
mois plus tard, il s'embarquait pour l'Angleterre.

Si le but commercial, principal objectif du voyage de Clapperton, était
complètement manqué, grâce à la jalousie des Arabes, qui avaient changé
les dispositions de Bello, parce que l'ouverture d'une nouvelle route
aurait ruiné leur commerce, la science, du moins, profitait largement
des travaux et des fatigues de l'explorateur anglais.

Dans son histoire des voyages, Desborough Cooley apprécie ainsi qu'il
suit les résultats obtenus à cette époque par les voyageurs dont nous
venons de résumer les travaux:

«Les découvertes, faites dans l'intérieur de l'Afrique par le capitaine
Clapperton, dépassent de beaucoup, au double point de vue de leur
étude et de leur importance, celles de tous ses prédécesseurs. Le 24°
de latitude était la dernière limite qu'avait atteinte au midi le
capitaine Lyon; mais le major Denham, dans son expédition à Mandara,
parvint jusqu'au 9° 15´ de latitude, ajoutant ainsi 14° 3/4 ou neuf
cents milles aux pays découverts par les Européens. Hornemann, il est
vrai, avait déjà traversé le désert, et s'était avancé au midi jusqu'à
Nyffé, par 10° 1/2 latitude, mais nous ne possédons aucune relation de
son voyage. Dans sa première expédition, Park atteignit Silla par 1°
34´ longitude ouest, éloigné de onze cents milles de l'embouchure de
la Gamba. Enfin Denham et Clapperton, depuis la côte orientale du lac
Tchad (17° longitude) jusqu'à Sockatou (3° 1/2 longitude), explorèrent
cinq cents milles de l'est à l'ouest de l'Afrique; de sorte que quatre
cents milles seulement demeuraient inconnus entre Silla et Sockatou;
mais, dans son second voyage, le capitaine Clapperton obtint des
résultats dix fois plus importants. Il découvrit, en effet, la route
la plus courte et la plus commode pour se rendre dans les contrées si
populeuses de l'Afrique centrale, et il put se vanter d'avoir été le
premier voyageur qui complétât un itinéraire du continent africain
jusqu'à Benin.»

A ces réflexions si judicieuses, à cette appréciation si honorable, il
n'y a que peu de chose à ajouter.

Les informations des géographes arabes, et notamment celles de
Léon l'Africain, étaient vérifiées, et l'on avait une connaissance
approximative d'une partie considérable du Soudan. Si la solution du
problème qui agitait depuis si longtemps les savants,--le cours du
Niger,--et qui avait décidé l'envoi d'expéditions dont nous allons
parler, n'était pas encore complètement trouvée, on pouvait du moins
l'entrevoir. En effet, l'on comprenait maintenant que le Niger, Kouara
ou Djoliba, de quelque nom qu'on voulût l'appeler, et le Nil, étaient
deux fleuves différents, aux bassins complètement distincts. En un mot,
un grand pas venait d'être fait.

En 1816, on se demandait encore si le fleuve connu sous le nom de
Congo ne serait pas l'embouchure du Niger. Cette reconnaissance fut
donc confiée à un officier de marine qui avait donné de nombreuses
preuves d'intelligence et de bravoure. Fait prisonnier en 1805, Jacques
Kingston Tuckey n'avait été échangé qu'en 1814. Dès qu'il apprit qu'une
expédition s'organisait pour l'exploration du Zaïre, il demanda à en
faire partie, et le commandement lui en fut confié. Des officiers de
mérite et des savants lui furent adjoints.

Tuckey partit d'Angleterre, le 19 mars 1816, ayant sous ses ordres le
_Congo_ et la _Dorothée_, bâtiment-transport. Le 20 juin, il mouillait
à Malembé, sur la côte de Congo, par 4° 39´ de latitude sud. Le roi
du pays fut scandalisé, paraît-il, en apprenant que les Anglais ne
venaient pas acheter des esclaves, et se répandit en injures contre ces
Européens qui ruinaient son commerce.

Le 18 juillet, Tuckey remontait le vaste estuaire du Zaïre avec le
_Congo_; puis, lorsque la hauteur des rives du fleuve ne lui permit
plus de s'avancer à la voile, il s'embarqua avec une partie de son
monde dans ses chaloupes et ses canots. Le 10 août, la rapidité du
courant, les énormes rochers dont était tapissé le lit du fleuve, le
déterminèrent à s'avancer tantôt par terre, tantôt par eau. Dix jours
plus tard, les canots s'arrêtaient définitivement devant une chute
infranchissable. On s'avança donc par terre. Mais les difficultés
devenaient tous les jours plus grandes, les nègres refusaient de porter
les fardeaux, et plus de la moitié des Européens étaient malades.
Enfin, alors qu'il était déjà à deux cent quatre-vingts milles de la
mer, Tuckey se vit obligé de revenir sur ses pas. La saison des pluies
était commencée. Le nombre des malades ne fit que s'accroître. Le
commandant, affligé du lamentable résultat de cette excursion, fut à
son tour pris de la fièvre et ne rentra à son bord que pour y mourir,
le 4 octobre 1816.

Le seul résultat de cette déplorable tentative fut donc une
reconnaissance exacte de l'embouchure du Zaïre et un redressement
du gisement de la côte, qui était jusqu'alors affecté d'une erreur
considérable.

Non loin des lieux où Clapperton devait débarquer un peu plus tard,
sur la Côte d'Or, un peuple brave, mais d'instincts féroces, avait
fait apparition en 1807. Les Aschanties, venus on ne sait au juste de
quel endroit, s'étaient jetés sur les Fanties et, après en avoir fait,
en 1811 et en 1816, d'horribles boucheries, ils avaient établi leur
domination sur tout le territoire qui s'étend entre les monts Kong et
la mer.

Forcément, une grande perturbation en était résultée dans les relations
des Fanties et des Anglais, qui possédaient sur la côte quelques
établissements de commerce, comptoirs ou factoreries.

En 1816 notamment, le roi des Aschanties avait porté la famine dans les
forts britanniques, en ravageant le territoire des Fanties sur lequel
ils sont élevés. Aussi le gouverneur de Cape-Coast s'était-il adressé à
son gouvernement pour le prier d'envoyer une ambassade à ce vainqueur
barbare et féroce. Le porteur de cette dépêche fut Thomas-Édouard
Bowdich, jeune homme qui, tourmenté de la passion des voyages, avait
secoué le joug paternel, renoncé au commerce et, après s'être marié
contre le gré de sa famille, était venu occuper un modeste emploi à
Cape-Coast, dont son oncle était le sous-gouverneur.

Sans hésiter, le ministre, adhérant à la proposition du gouverneur de
Cape-Coast, avait renvoyé Bowdich en le chargeant de cette ambassade.
Mais le gouverneur, prétextant de la jeunesse de celui-ci, nomma, pour
chef de la mission, un homme qui, par sa longue expérience, par la
connaissance du pays et des mœurs des habitants, lui semblait plus
en état de remplir cette tâche importante. Les événements allaient
se charger de lui donner tort. Bowdich, attaché à l'expédition,
était chargé de la partie scientifique et surtout des observations de
longitude et de latitude.

[Illustration: Vue des bords du Congo.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Frédéric James et Bowdich quittèrent l'établissement anglais le 22
août 1817 et arrivèrent à Coumassie, la capitale des Aschanties, sans
avoir rencontré d'autre obstacle que la mauvaise volonté des porteurs.
Les négociations, qui avaient pour but la conclusion d'un traité de
commerce et l'ouverture d'une route entre Coumassie et la côte, furent
menées avec un certain succès par Bowdich, James manquant totalement
d'initiative et de fermeté. La conduite de Bowdich reçut une si
complète approbation que James fut rappelé.

Il aurait semblé que la géographie eût peu de choses à attendre d'une
mission diplomatique dans les contrées visitées autrefois par Bosman,
Loyer, Des Marchais et tant d'autres, et sur lesquelles on avait les
monographies de Meredith et de Dalzel. Mais les cinq mois de séjour
à Coumassie, c'est-à-dire à dix journées de marche seulement de
l'Atlantique, avaient été mis à profit par Bowdich pour observer le
pays, les mœurs, les habitudes et les institutions d'un des peuples
les plus intéressants de l'Afrique.

[Illustration: Capitaine aschante en costume de guerre.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Nous allons résumer brièvement ici le récit de l'entrée pompeuse de
la mission à Coumassie. Toute la population était sur pied, formant
la haie, et des troupes, dont Bowdich évalue le nombre à trente mille
hommes au moins, étaient sous les armes.

Avant d'être admis devant le roi, les Anglais furent témoins d'un
spectacle bien fait pour leur donner une idée de la cruauté et de la
barbarie des Aschanties. Un homme, les mains liées derrière le dos, les
joues percées par une lame, une oreille coupée, l'autre ne tenant plus
que par un lambeau, le dos tailladé, avec un couteau passé dans la peau
au-dessus de chaque omoplate, traîné par une corde qui lui traversait
le nez, était promené à travers la ville au son des tambours, avant
d'être sacrifié en l'honneur des Anglais.

«Tout ce que nous avions vu, dit Bowdich, nous avait préparés à un
spectacle extraordinaire, mais nous ne nous attendions pas encore à la
magnificence qui frappa nos yeux. Un emplacement d'environ un mille
carré avait été préparé pour nous recevoir. Le roi, ses tributaires et
ses capitaines étaient sur le dernier plan, entourés de leurs suites
respectives. On voyait devant eux des corps militaires si nombreux,
qu'il semblait que nous ne pourrions approcher. Les rayons du soleil
se réfléchissaient avec un éclat presque aussi insupportable que leur
chaleur dans les ornements d'or massif qui brillaient de toutes parts.
Plus de cent troupes de musiciens jouèrent en même temps à notre
arrivée, chacune faisait entendre les airs particuliers du chef à qui
elle appartenait. Tantôt on était étourdi par le bruit d'une multitude
innombrable de cors et de tambours; tantôt c'était par les accents de
longues flûtes qui n'étaient pas sans harmonie et par un instrument
du genre des cornemuses qui s'y mariait agréablement. Une centaine
de grands parasols ou dais, dont chacun pouvait mettre à l'abri au
moins trente personnes, étaient agités sans cesse par ceux qui les
portaient. Ils étaient de soie écarlate, jaune et d'autres couleurs
brillantes, et surmontés de croissants, de pélicans, d'éléphants,
de sabres et d'autres armes, le tout d'or massif. Les messagers du
roi, portant sur la poitrine de grandes plaques d'or, nous ayant fait
faire place, nous nous avançâmes précédés par les cannes[1] et par le
pavillon anglais. Nous nous arrêtâmes pour prendre la main de chacun
des cabocirs. Tous ces chefs portaient des costumes magnifiques, avec
des colliers d'or massif, des cercles d'or au genou, des plaques en
or au-dessus de la cheville, des bracelets ou des morceaux d'or au
poignet gauche, et si lourds qu'ils étaient obligés d'appuyer le bras
sur la tête d'un enfant. Enfin, des têtes de loup ou de bélier en or
de grandeur naturelle étaient suspendues au pommeau de leur épée, dont
la poignée était de même métal et dont la lame était souillée de sang.
De gros tambours étaient portés sur la tête d'un homme suivi de deux
autres qui frappaient l'instrument. Les poignets de ceux-ci étaient
ornés de sonnettes et de morceaux de fer qui les accompagnaient, quand
ils battaient du tambour. Leur ceinture était garnie des crânes et
des os des cuisses des ennemis qu'ils avaient tués dans les combats.
Au-dessus des grands dignitaires, assis sur des sièges de bois noir
incrustés d'or et d'ivoire, on agitait d'immenses éventails en plumes
d'autruche, et derrière eux se tenaient les jeunes gens les mieux
faits, qui, ayant sur le dos une boîte en peau d'éléphant remplie de
cartouches, tenaient à la main de longs mousquets danois incrustés
d'or et portaient à la ceinture des queues de cheval, blanches pour la
plupart, ou des écharpes de soie. Les fanfares prolongées des cors,
le tapage assourdissant des tambours et, dans les intervalles, le son
des autres instruments, annonçaient que nous approchions du roi. Nous
étions déjà près des principaux officiers de sa maison; le chambellan,
l'officier porteur de la trompette d'or, le capitaine des messagers, le
chef des exécutions, le capitaine du marché, le gardien de la sépulture
royale et le chef des musiciens étaient assis au milieu de leur suite,
brillant d'une magnificence qui annonçait l'importance des dignités
dont ils étaient revêtus. Les cuisiniers étaient entourés d'une
immense quantité de vaisselle d'argent étalée devant eux, de plats,
d'assiettes, de cafetières, de coupes et de vases de toute espèce. Le
chef des exécutions, homme d'une taille presque gigantesque, portait
sur la poitrine une hache d'or massif, et l'on voyait devant lui le
bloc sur lequel on devait abattre la tête des condamnés. Il était
teint de sang et couvert en partie d'énormes taches de graisse. Les
quatre interprètes étaient entourés d'une splendeur qui ne le cédait à
la magnificence d'aucun des autres grands officiers, et leurs marques
particulières de distinction, les cannes à pommes d'or, étaient portées
devant eux liées en faisceaux. Le gardien du trésor joignait à son
luxe personnel celui de la place qu'il occupait, et l'on voyait devant
lui des coffres, des balances et des poids en or massif. Le délai de
quelques minutes qui s'écoula pendant que nous nous approchions du roi,
pour lui prendre la main tour à tour, nous permit de le bien voir. Son
maintien excita d'abord mon attention. C'est une chose curieuse que de
trouver un air de dignité naturelle dans ces princes qu'il nous plaît
d'appeler barbares. Ses manières annonçaient autant de majesté que de
politesse, et la surprise ne lui fit pas perdre un instant l'air de
calme et de sang-froid qui convient à un monarque. Il paraissait âgé
d'environ trente-huit ans et disposé à l'embonpoint; sa figure portait
le caractère de la bienveillance.»

  [1]: Des cannes à pomme d'or sont la marque distinctive des
  interprètes.

Suit une description, qui dure plusieurs pages, de la toilette du roi,
du défilé des chefs, des troupes, de la foule, et de la réception qui
dura jusqu'à la nuit.

Lorsqu'on lit cette étonnante narration de Bowdich, on se demande si
elle n'est pas le produit de l'imagination exaltée du voyageur, si le
luxe merveilleux de cette cour barbare, si les sacrifices de milliers
de personnes, à certaines époques de l'année, si les mœurs étranges de
cette population belliqueuse et cruelle, si ce mélange de civilisation
et de barbarie, inconnu jusqu'alors en Afrique, est bien véritable. On
serait tenté de croire que Bowdich a singulièrement exagéré les choses,
si les voyageurs qui l'ont suivi et les explorateurs contemporains
n'avaient confirmé son récit. On demeure donc étonné qu'un pareil
gouvernement, fondé seulement sur la terreur, ait pu avoir une durée si
longue!

Parmi tant de voyageurs étrangers qui prodiguent leur vie pour
contribuer à l'avancement de la science géographique, le Français est
heureux lorsqu'il rencontre le nom d'un compatriote. Sans cesser d'être
impartial dans l'appréciation de ses travaux, il se sent plus ému à
la lecture du récit de ses dangers et de ses fatigues. C'est ce qui
arrive, maintenant que nous avons à parler de Mollien, de Caillié, de
Cailliaud et de Letorzec.

Gaspard Mollien était le neveu du ministre du Trésor de Napoléon Ier.
Embarqué sur la _Méduse_, il eut le bonheur d'échapper au naufrage
de ce bâtiment dans un des canots qui gagnèrent la côte du Sahara et
parvinrent, en la suivant, jusqu'au Sénégal.

Le désastre, que Mollien venait d'éviter, aurait tué, dans tout esprit
moins bien trempé, le goût des aventures et la passion des voyages.
Il n'en fut rien. Dès que le gouverneur de la colonie, le commandant
Fleuriau, eut accepté l'offre que le jeune voyageur lui faisait de
rechercher les sources des grands fleuves de la Sénégambie et plus
particulièrement celles du Djoliba, Mollien quitta Saint-Louis.

Parti de Diedde, le 29 janvier 1818, Mollien, se dirigeant dans l'est,
entre le 15e et le 16e parallèle, traversa le royaume de Domel et
pénétra chez les Yoloffs. Détourné de suivre la route du Woulli, il
prit celle du Fouta-Toro, et, malgré le fanatisme des habitants et leur
soif de pillage, il réussit à atteindre le Bondou sans accident. Il lui
fallut trois jours pour traverser le désert qui sépare le Bondou des
pays au delà de la Gambie; puis, il pénétra dans le Niokolo, contrée
montagneuse, habitée par des Peuls et des Djallons presque sauvages.

En sortant du Bandeia, Mollien entra dans le Fouta-Djallon et arriva
aux sources de la Gambie et du Rio-Grande, situées à côté l'une de
l'autre. Quelques jours plus tard, il voyait celles de la Falémé.
Malgré la répugnance et la terreur de son guide, Mollien gagna Timbou,
capitale du Fouta. L'absence du roi et de la plupart des habitants lui
épargna, sans aucun doute, les horreurs d'une captivité qui aurait pu
être longue, si de terribles tortures ne l'avaient abrégée. Fouta est
une ville fortifiée, où le roi possède des cases dont les murailles de
terre ont de trois à quatre pieds d'épaisseur sur quinze de hauteur.

A peu de distance de Timbou, Mollien se rendit aux sources du
Sénégal,--du moins à ce que dirent les noirs qui l'accompagnaient; mais
il ne lui fut pas possible de faire des observations astronomiques.

Cependant, l'explorateur ne considérait pas sa mission comme terminée.
La solution de l'important problème de la source du Niger s'imposait à
son esprit. Mais le misérable état de sa santé, la saison des pluies,
le grossissement des fleuves, la terreur de ses guides, qui malgré
l'offre de fusils, de grains d'ambre, de son cheval même, refusèrent
de l'accompagner dans le Kouranko et le Soliman, et l'obligèrent
à renoncer à traverser la chaîne des monts Kong et à revenir à
Saint-Louis.

En somme, Mollien avait tracé plusieurs lignes nouvelles dans une
partie de la Sénégambie non encore visitée par l'Européen.

«Il est à regretter, dit M. de La Renaudière, qu'exténué de fatigues,
se traînant à peine, dans un dénûment absolu et privé de moyens
d'observation, Mollien se soit trouvé hors d'état de franchir les
hautes montagnes qui séparent le bassin du Sénégal de celui de Djoliba,
et forcé de s'en rapporter aux indications des naturels sur les objets
les plus importants de sa mission. C'est sur la foi des nègres qu'il
croit avoir visité la source du Rio-Grande, de la Falémé, de la Gambie
et du Sénégal. S'il lui avait été possible de suivre le cours de ces
fleuves au delà de leur point de départ, il eût donné à ces découvertes
un degré de certitude qu'elles n'ont malheureusement pas. Toutefois,
la position qu'il assigne à la source du Ba-Fing, ou Sénégal, ne
peut s'appliquer, dans cette partie, à aucun autre grand courant; en
la rapprochant, d'ailleurs, des renseignements obtenus par d'autres
voyageurs, on demeurera convaincu de la réalité de cette découverte.
Il paraît également constant que ces deux dernières sources sont plus
hautes qu'on ne le supposait, et que le Djoliba sort encore d'un
terrain supérieur. Le pays s'élève graduellement au sud et au sud-est
en terrasses parallèles. Ces chaînes de montagnes augmentent en hauteur
à mesure qu'elles s'avancent au midi; elles atteignent leur plus haut
point entre le 8e et le 10e degré de latitude nord.»

Telles sont les données qui ressortent de l'intéressant voyage de
Mollien dans notre colonie du Sénégal. Ce pays devait être aussi le
point de départ d'un autre explorateur, René Caillié.

Né en 1800, dans le département des Deux-Sèvres, Caillié ne reçut
d'autre instruction que celle de l'école primaire; mais la lecture de
_Robinson Crusoé_ ayant développé dans sa jeune imagination le goût des
aventures, Caillié n'eut de cesse qu'il se fût procuré, avec le peu de
ressources qu'il possédait, des cartes et des récits de voyages. En
1816, bien qu'il n'eût encore que seize ans, il s'embarquait pour le
Sénégal sur la gabarre _la Loire_.

Le gouvernement anglais organisait à cette époque une expédition pour
l'intérieur sous le commandement du major Gray. Afin d'éviter le
terrible «almamy» de Timbou, qui avait été si funeste à Peddie, les
Anglais s'étaient dirigés par mer vers la Gambie. Le Woulli, le Gabon,
furent traversés, et l'expédition pénétra dans le Bondou, que Mollien
allait visiter quelques années plus tard, pays habité par un peuple
aussi fanatique, aussi féroce que celui du Fouta-Djallon. Les exigences
de l'almamy furent telles, que le major Gray se vit, sous prétexte
d'une ancienne dette du gouvernement anglais non acquittée, dépouillé
de presque toutes ses marchandises, et fut obligé d'envoyer au Sénégal
un officier qu'il chargea d'en réunir un nouvel assortiment.

Caillié, ignorant ce début malencontreux et comprenant que le major
Gray accueillerait avec plaisir toute nouvelle recrue, partit de
Saint-Louis avec deux nègres et gagna Gorée. Mais là, plusieurs
personnes qui s'intéressaient à lui le détournèrent de se joindre à
cette expédition, et lui procurèrent un emploi à la Guadeloupe. Caillié
ne resta que six mois dans cette île, revint à Bordeaux, puis retourna
au Sénégal.

Un officier du major Gray, nommé Partarieu, était sur le point d'aller
rejoindre son chef avec les marchandises qu'il s'était procurées.
Caillié lui demanda à l'accompagner sans appointements et sans
engagement fixe. L'offre fut aussitôt acceptée.

La caravane se composait de soixante-dix individus, blancs et noirs,
et de trente-deux chameaux richement chargés. Elle quitta Gandiolle,
dans le Cayor, le 5 février 1819, et, avant d'entrer dans le Yoloff,
traversa un désert, où elle souffrit cruellement de la soif, car,
pour emporter plus de marchandises, on avait négligé de prendre une
provision d'eau suffisante.

A Boulibaba, village habité par des Foulahs pasteurs, la caravane put
se rafraîchir et remplir ses outres pour la traversée d'un second
désert.

Évitant le Fouta-Toro, dont les habitants sont fanatiques et voleurs,
Partarieu pénétra dans le Bondou. Il aurait bien voulu éviter d'entrer
à Boulibané, capitale du pays et résidence de l'almamy; mais les
résistances des habitants, qui se refusaient à livrer du grain et de
l'eau à la caravane, les ordres précis du major Gray, qui se figurait
que l'almamy laisserait passer la caravane, après en avoir tiré
contribution, le contraignirent à se rendre dans cette ville.

Le terrible almamy commença par se faire livrer une quantité
considérable de présents, mais il refusa aux Anglais l'autorisation de
gagner Bakel, sur le Sénégal. Ils pouvaient, disait-il, se rendre à
Clégo en traversant ses États et ceux du Kaarta, ou prendre la route du
Fouta-Toro. De ces deux routes, la première ne valait pas mieux que la
seconde, car il fallait traverser des pays fanatiques. L'intention de
l'almamy était donc,--c'est ainsi que les Anglais le comprenaient,--de
les faire piller et massacrer, sans en encourir la responsabilité.

L'expédition résolut de s'ouvrir de force un passage. Les préparatifs
en étaient à peine commencés qu'elle se trouva environnée d'une
multitude de soldats qui, en occupant les puits, la mirent dans
l'impossibilité matérielle de passer à l'exécution de ce projet. En
même temps, les tambours de guerre retentissaient de tous côtés. La
lutte était impossible. Il fallut en venir à un palabre, c'est-à-dire
reconnaître son impuissance. L'almamy dicta les conditions de la paix,
obtint des Anglais de nouveaux présents et exigea qu'ils se retirassent
par le Fouta-Toro.

Bien plus,--sanglant affront à l'orgueil britannique,--les Anglais
se virent escortés par une garde, qui devait les empêcher de prendre
tout autre chemin. Aussi, dès que la nuit tomba, en présence même des
Foulahs qui voulaient s'y opposer, jetèrent-ils au feu toutes les
marchandises, dont ceux-ci se promettaient de s'emparer. La traversée
du Fouta-Toro, au milieu de populations hostiles, fut encore plus
pénible. Sous le plus futile prétexte, les discussions éclataient et
l'on était sur le point d'en venir aux mains. Les vivres et l'eau
surtout n'étaient livrés qu'à prix d'or.

Enfin, une nuit, M. Partarieu, afin d'endormir la vigilance des
indigènes, après avoir déclaré qu'il ne pourrait emporter à la fois
tout ce qui lui restait, fit remplir de pierres ses coffres et ses
bagages; puis, laissant ses tentes dressées et ses feux allumés, il
décampa avec tout son monde et fila vers le Sénégal. Bientôt, ce ne fut
plus une retraite, mais une véritable fuite. Effets, bagages, armes,
animaux, tout fut abandonné, semé sur la route. Grâce à ce subterfuge
et à la rapidité de la course, on put gagner l'établissement de
Bakel, où les Français recueillirent avec empressement les débris de
l'expédition.

Quant à Caillié, attaqué d'une fièvre qui prit bientôt le caractère le
plus alarmant, il regagna Saint-Louis; mais, ne parvenant pas à s'y
rétablir, il dut rentrer en France. Ce fut seulement en 1824 qu'il
put revenir au Sénégal. Cette colonie était alors gouvernée par le
baron Roger, homme ami du progrès et désireux d'étendre, en même temps
que nos relations commerciales, nos connaissances géographiques. Le
baron Roger fournit donc à Caillié les moyens d'aller vivre chez les
Bracknas, pour y apprendre l'arabe et la pratique du culte musulman.

[Illustration: Ce ne fut plus une retraite... (Page 119.)]

La vie, chez ces Maures pasteurs, méfiants et fanatiques, ne fut pas
aisée. Le voyageur, qui rencontra bien des difficultés pour tenir
son journal à jour fut obligé à des ruses multiples pour obtenir la
liberté de parcourir les environs de sa résidence. Il en rapporta
quelques observations curieuses sur la manière de vivre des Bracknas,
sur leur nourriture qui se compose presque entièrement de lait, sur
leurs habitations qui ne sont que des tentes impropres à résister aux
intempéries du climat, sur leurs chanteurs ambulants ou «guéhués», sur
les moyens d'amener leurs femmes au degré d'embonpoint qui leur paraît
l'idéal de la beauté, sur la nature du pays, sur la fertilité et les
productions du sol.

[Illustration: René Caillié. (_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Les plus curieuses de toutes les informations recueillies par Caillié
sont celles relatives aux cinq classes distinctes, entre lesquelles est
divisée la nation des Maures Bracknas.

Ce sont les «hassanes», ou guerriers, d'une paresse, d'une saleté et
d'un orgueil incroyables, les marabouts, ou prêtres, les «zénagues»
tributaires des hassanes, les «laratines» et les esclaves.

Les zénagues forment une classe misérable, méprisée de toutes les
autres, mais surtout des hassanes, auxquels il payent une contribution
qui, bien que régulièrement déterminée, n'est jamais trouvée assez
forte. Ce sont les véritables travailleurs, qu'ils s'adonnent à
l'industrie, à l'agriculture ou à l'élève des bestiaux.

«Malgré tous mes efforts, dit Caillié, je n'ai rien pu découvrir sur
l'origine de cette race, ni savoir comment elle avait été réduite à
payer tribut à d'autres Maures. Lorsque j'adressais des questions à
ce sujet, on me répondait que Dieu le voulait ainsi. Seraient-ce les
restes de tribus vaincues, et comment ne s'en conserverait-il aucune
tradition parmi eux? Je ne puis le croire, car les Maures, fiers de
leur origine, n'oublient jamais les noms de ceux qui ont illustré leurs
familles, et les zénagues, formant la majeure partie de la population
et étant d'ailleurs exercés à la guerre, se soulèveraient sous la
conduite d'un descendant de leurs anciens chefs et secoueraient le joug
de la servitude.»

Les «laratines» sont les enfants nés d'un Maure et d'une esclave nègre.
Bien qu'esclaves, ils ne sont jamais vendus; parqués dans des camps
particuliers, ils sont traités à peu près comme les zénagues. Ceux
qui sont fils d'un hassane sont guerriers; ceux qui sont issus d'un
marabout reçoivent de l'instruction et embrassent la profession de leur
père.

Quant aux esclaves, tous sont nègres. Mal traités, mal nourris,
fouettés au moindre caprice de leur maître, il n'est sorte de vexations
qu'on ne leur fasse endurer.

Au mois de mai 1825, Caillié était de retour à Saint-Louis. Le
baron Roger absent, celui qui le remplaçait ne semblait pas animé
d'intentions bienveillantes. Le voyageur dut attendre, avec la seule
ration du soldat, le retour de son protecteur, auquel il remit les
notes qu'il avait recueillies chez les Bracknas, mais il vit repousser
toutes ses offres de service. On lui promettait une certaine somme à
son retour de Tembouctou! Et comment pourrait-il partir, puisqu'il
avait aucune ressource personnelle?

Cependant, rien ne pouvait décourager l'intrépide Caillié. Ne trouvant
auprès du gouvernement colonial ni encouragement ni secours, il
passa à Sierra-Leone, dont le gouverneur, ne voulant pas arracher au
major Laing la gloire d'arriver le premier à Tembouctou, rejeta ses
propositions.

Grâce aux économies qu'il fit dans la gérance d'une fabrique d'indigo,
Caillié posséda bientôt deux mille francs, somme qui lui paraissait
suffisante pour aller au bout du monde. Il s'empressa donc de se
procurer les marchandises nécessaires, et se lia avec des mandingues
et des «seracolets», marchands voyageurs qui parcourent l'Afrique.
Il leur raconta sous le sceau du secret que, né en Égypte de parents
arabes, il avait été emmené en France dès l'âge le plus tendre, puis
conduit au Sénégal pour faire les affaires commerciales de son maître,
qui, satisfait de ses services, l'avait affranchi. Il ajoutait que son
plus vif désir était de regagner l'Égypte et de reprendre la religion
musulmane.

Le 22 mars 1827, quittant Freetown pour Kakondy, village sur le
Rio-Nunez, Caillié profita de son séjour en cette localité pour
rassembler quelques renseignements sur les Landamas et les Nalous,
peuples soumis aux Foulahs du Fouta-Djallon, non mahométans et par cela
même très adonnés aux spiritueux. Ils habitent les environs de cette
rivière, ainsi que les Bagos, peuplade idolâtre de l'embouchure du
Rio-Nunez. Gais, industrieux, habiles cultivateurs, les Bagos tirent
de grands profits de leurs récoltes de riz et de sel. Ils n'ont pas de
roi, pas d'autre religion qu'une barbare idolâtrie, sont gouvernés par
le plus ancien de leur village et ne s'en trouvent pas plus mal.

Le 19 avril 1817, Caillié, avec un seul porteur et un guide, partait
enfin pour Tembouctou. Il n'eut qu'à se louer des Foulahs et des
Djallonkés, dont il traversa le pays riche et fertile; il passa le
Ba-Fing, principal affluent du Sénégal, tout près de sa source, dans un
endroit où il pouvait avoir une centaine de pas de largeur et un pied
et demi de profondeur seulement; mais la violence du courant et les
énormes roches de granit noir qui embarrassent son lit, rendaient sa
traversée difficile et dangereuse. Après une halte de dix-neuf jours
au village de Cambaya, où résidait le guide qui l'avait accompagné
jusqu'alors, Caillié se rendit dans le Kankan, à travers un pays coupé
de rivières et de gros ruisseaux qui commençaient alors à inonder toute
la contrée.

Le 30 mai, Caillié traversa le Tankisso, large rivière au lit escarpé,
qui appartient au bassin du Djoliba, fleuve que le voyageur atteignit,
le 11 juin, à Couroussa.

«Il avait déjà, dit Caillié, encore si près de sa source, une largeur
de neuf cents pieds et une vitesse de deux milles et demi.»

Mais, avant d'entrer avec l'explorateur français dans le pays de
Kankan, il est bon de résumer ses appréciations sur les Foulahs du
Fouta. Ce sont généralement des hommes grands et bien faits, au teint
marron clair, à la chevelure crépue, au front élevé, au nez aquilin,
dont les traits se rapprochent de ceux des Européens. Mahométans
fanatiques, ils ont en haine les chrétiens. Non voyageurs comme les
Mandingues, ils aiment leur «home» et sont ou cultivateurs habiles ou
commerçants adroits. Belliqueux et patriotes, ils ne laissent que les
vieillards et les femmes dans les villages en temps de guerre.

La ville de Kankan est située au milieu d'une plaine entourée de hautes
montagnes. On y rencontre à profusion le bombax, le baobab et l'arbre
à beurre, appelé aussi «cé», qui est le «shea» de Mungo Park. Caillié
fit en cette ville une station de vingt-huit jours avant de pouvoir
trouver une occasion pour gagner Sambatikila; il y fut odieusement volé
par son hôte et ne put obtenir du chef de la ville la restitution des
marchandises qui lui avaient été soustraites.

«Kankan, dit le voyageur, chef-lieu d'un canton du même nom, est une
petite ville située à deux portées de fusil de la rive gauche du Milo,
jolie rivière qui vient du sud et arrose le pays de Kissi, où elle
prend sa source; elle coule au nord-est et se perd dans le Djoliba, à
deux ou trois jours de Kankan. Entourée d'une belle haie vive, très
épaisse, cette ville, qui ne contient pas plus de six mille habitants,
est située dans une belle plaine de sable gris de la plus grande
fertilité. On voit dans toutes les directions de jolis petits villages
qu'ils nomment aussi Ourondés; c'est là qu'ils placent leurs esclaves.
Ces habitations embellissent la campagne et sont entourées des plus
belles cultures; l'igname, le maïs, le riz, le foigné, l'oignon, la
pistache, le gombo, y viennent en abondance.»

Du Kankan au Ouassoulo, la route traversait de très bonnes terres,
chargées de cultures en cette saison, et presque toutes inondées. Les
habitants de cette province parurent à Caillié d'une extrême douceur;
gais et curieux, ils lui firent un excellent accueil.

Plusieurs affluents du Djoliba, et notamment le Sarano, furent passés
avant de faire halte à Sigala, où résidait le chef du Ouassoulo, nommé
Baramisa. Aussi malpropre que ses sujets, il usait comme eux de tabac
en poudre et à fumer. Ce chef passe pour être très riche en or et en
esclaves; ses sujets lui font souvent des cadeaux de bestiaux; il a
beaucoup de femmes, dont chacune possède une case particulière, ce qui
forme un petit village dont les environs sont très bien cultivés. C'est
là que, pour la première fois, Caillié vit le «rhamnus lotus» dont
parle Mungo Park.

En sortant du Ouassoulo, Caillié pénétra dans le Foulou, dont les
habitants, comme les Ouassoulos, parlent mandingue, sont idolâtres,
ou plutôt n'ont aucun culte, et sont aussi sales. A Sambatikila, le
voyageur alla faire visite à l'almamy.

«Nous entrâmes, dit Caillié, dans une pièce qui servait tout à la fois
de chambre à coucher pour lui et d'écurie pour son cheval. Le lit du
prince était dans le fond; il consistait en une petite estrade élevée
de six pouces, sur laquelle était tendue une peau de bœuf, avec une
sale moustiquière pour se préserver des insectes. Point de meubles dans
ce logement royal. On y voit deux selles pour les chevaux; elles sont
pendues au mur, à des piquets; un grand chapeau de paille, un tambour
qui ne sert que dans les temps de guerre, quelques lances, un arc, un
carquois et des flèches en font tout l'ornement, avec une lampe faite
d'un morceau de fer plat, maintenue par un autre morceau du même métal,
planté en terre; on y brûle du beurre végétal, qui n'a pas assez de
consistance pour être fabriqué et faire de la chandelle.»

Cet almamy prévint bientôt le voyageur qu'une occasion se présentait
de gagner Timé, ville d'où partait une caravane pour Djenné. Caillié
pénétra alors dans le pays des Bambaras et arriva en peu de temps au
joli petit village de Timé, habité par des Mandingues mahométans, et
dominé à l'est par une chaîne de montagnes qui peut avoir trois cent
cinquante brasses d'élévation.

En entrant dans ce village à la fin de juillet, Caillié ne se doutait
guère du long séjour qu'il allait être forcé d'y faire. Il avait au
pied une plaie que la marche à travers les herbes mouillées avait
considérablement enflammée. Aussi résolut-il de laisser partir la
caravane de Djenné et de rester à Timé jusqu'à son entière guérison. Il
était trop dangereux pour lui, dans sa situation, de traverser le pays
des Bambaras, peuple idolâtre qui le dévaliserait sans doute.

«Ces Bambaras, dit le voyageur, ont peu d'esclaves, vont presque nus
et marchent toujours armés d'arcs et de flèches. Ils sont gouvernés
par une multitude de petits chefs indépendants qui souvent se font la
guerre entre eux. Enfin, ce sont des êtres bruts et sauvages, si on les
compare aux peuples soumis à la religion du Prophète.»

Jusqu'au 10 novembre, Caillié, dont la plaie n'était pas guérie, fut
retenu à Timé. Toutefois, il entrevoyait, à cette époque, le moment où
il pourrait se mettre en route pour Djenné.

«Mais de violentes douleurs dans la mâchoire, raconte le voyageur,
m'apprirent que j'étais atteint du scorbut, affreuse maladie que
j'éprouvai dans toute son horreur. Mon palais fut entièrement
dépouillé, une partie des os se détachèrent et tombèrent; mes dents
semblaient ne plus tenir dans leurs alvéoles; mes souffrances étaient
affreuses; je craignis que mon cerveau ne fût attaqué par la force des
douleurs que je ressentais dans le crâne. Je fus plus de quinze jours
sans trouver un instant de sommeil.»

Pour compliquer la situation, la plaie de Caillié se rouvrit et ne céda,
ainsi que le scorbut, qu'au traitement énergique que lui appliqua une
vieille négresse, habituée à soigner cette maladie commune dans le pays.

Enfin, le 9 janvier 1828, Caillié quitta Timé et gagna Kimba, petit
village où s'était réunie la caravane qui devait partir pour Djenné.
Près de ce village se dresse la chaîne improprement appelée Kong, car
ce mot signifie «montagne» chez tous les Mandingues.

Le nom des villages que traversa le voyageur, les incidents toujours
répétés de la route, n'offrent pas beaucoup d'intérêt dans ce pays des
Bambaras, qui passent chez les Mandingues pour très voleurs et qui ne
le sont cependant pas plus que leurs accusateurs.

Les femmes bambaras ont toutes un morceau de bois très mince incrusté
dans la lèvre inférieure, mode singulière, tout à fait analogue à celle
que Cook observa sur la côte occidentale de l'Amérique du Nord. Tant
il est vrai que l'humanité, quelle que soit la latitude sous laquelle
elle vit, est partout la même! Ces Bambaras parlent mandingue; ils
ont cependant un idiome particulier, appelé «kissour», sur lequel le
voyageur ne put réunir des documents complets et positifs.

Djenné était autrefois appelé le «pays de l'or». A la vérité, les
environs n'en produisent pas, mais les marchands de Bouré et les
Mandingues du pays de Kong en apportent fréquemment.

Djenné, sur deux milles et demi de tour, est entourée d'un mur en terre
de dix pieds d'élévation. Les maisons, construites en briques cuites
au soleil, sont aussi grandes que celles des paysans d'Europe. Elles
sont toutes recouvertes par une terrasse et n'ont pas de fenêtre à
l'extérieur. C'est une ville bruyante, animée, où arrive chaque jour
quelque caravane de marchands. Aussi y voit-on quantité d'étrangers.
Le nombre des habitants peut s'élever à huit ou dix mille. Très
industrieux, intelligents, il font travailler leurs esclaves par
spéculation et exercent tous les métiers.

Cependant, ce sont les Maures qui ont accaparé le haut commerce. Il
n'y a pas de jour qu'ils n'expédient de grandes embarcations pleines
de riz, de mil, de coton, d'étoffes, de miel, de beurre végétal et
d'autres denrées indigènes.

Malgré ce grand mouvement commercial, Djenné se voyait atteinte dans
sa prospérité. Le chef du pays, Sego Ahmadou, animé d'un fanatisme
exagéré, faisait à cette époque une guerre acharnée aux Bambaras de
Sego, qu'il voulait rallier à l'étendard du Prophète. Cette lutte
causait le plus grand tort au trafic de Djenné, car elle interceptait
les communications avec Yamina, Sansanding, Bamakou, Bouré et une
immense étendue de pays. Cette ville n'était donc plus, au moment où
Caillié la visita, le point central du commerce, et c'étaient Yamina,
Sansanding et Bamakou qui en étaient devenues les principaux entrepôts.

Les femmes de Djenné auraient cru manquer à leur sexe, si elles
n'avaient fait preuve de coquetterie. Les élégantes se passent un
anneau ou des verroteries dans le nez, et celles qui sont moins riches
y suspendent un morceau de soie rose.

Pendant le long séjour que Caillié fit à Djenné, il fut comblé de soins
et d'attentions par les Maures, auxquels il avait raconté la fable
relative à sa naissance et à son enlèvement par l'armée d'Égypte.

Le 23 mars, le voyageur s'embarqua sur le Niger pour Tembouctou, dans
une grande embarcation sur laquelle le chérif, gagné par le don d'un
parapluie, lui avait procuré passage. Il emportait des lettres de
recommandation pour les principaux habitants de cette ville.

Caillié passa devant le joli village de Kera, devant Taguetia,
Sankha-Guibila, Diébé et Isaca, près duquel le fleuve est rejoint
par un grand bras, qui, parti de Sego, forme un coude immense; il
vit Ouandacora, Ouanga, Corocoïla, Cona, et aperçut, le 2 avril,
l'embouchure du grand lac Débo.

«On voit la terre de tous les côtés du lac, dit Caillié, excepté à
l'ouest, où il se déploie comme une mer intérieure. En suivant sa côte
nord, dirigée à peu près O.-N.-O., dans une longueur de quinze milles,
on laisse à gauche une langue de terre plate, qui avance dans le sud
de plusieurs milles; elle semble fermer le passage du lac et forme une
espèce de détroit. Au delà de cette barrière, le lac se prolonge dans
l'ouest à perte de vue. La barrière que je viens de décrire divise
ainsi le lac Débo en deux, l'un supérieur, l'autre inférieur. Celui où
les embarcations passent et où se trouvent trois îles est très grand;
il se prolonge un peu à l'est et est entouré d'une infinité de grands
marais.»

Puis, tour à tour, défilèrent devant les yeux du voyageur Gabibi,
village de pêcheurs, Didhiover, Tongom, dans le pays des Dirimans,
contrée qui s'étend très loin dans l'est, Co, Do, Sa, port très
commerçant, Barconga, Leleb, Garfolo, Baracondié, Tircy, Talbocoïla,
Salacoïla, Cora, Coratou, où les Touaregs exigent un péage des bateaux
qui passent sur le fleuve, et enfin Cabra, bâtie sur une éminence à
l'abri des débordements du Djoliba et qui sert de port à Tembouctou.

Le 20 avril, Caillié débarqua et se mit en route pour cette ville, dans
laquelle il entra au coucher du soleil.

[Illustration: Caillié passe le Ba-Fing. (Page 123.)]

«Je voyais donc cette capitale du Soudan, s'écrie notre voyageur, qui
depuis si longtemps était le but de tous mes désirs! En entrant dans
cette cité mystérieuse, objet des recherches des nations civilisées de
l'Europe, je fus saisi d'un sentiment inexprimable de satisfaction.
Je n'avais jamais éprouvé une sensation pareille, et ma joie était
extrême. Mais il fallut en comprimer les élans; ce fut au sein de Dieu
que je confiai mes transports. Avec quelle ardeur je le remerciai de
l'heureux succès dont il avait couronné mon entreprise! Que d'actions
de grâces j'avais à lui rendre pour la protection éclatante qu'il
m'avait accordée au milieu de tant d'obstacles et de périls qui
paraissaient insurmontables! Revenu de mon enthousiasme, je trouvai que
le spectacle que j'avais sous les yeux ne répondait pas à mon attente.
Je m'étais fait de la grandeur et de la richesse de cette ville une
tout autre idée; elle n'offre au premier aspect qu'un amas de maisons
en terre mal construites; dans toutes les directions, on ne voit que
des plaines immenses de sable mouvant, d'un blanc tirant sur le jaune,
et de la plus grande aridité. Le ciel à l'horizon est d'un rouge pâle;
tout est triste dans la nature; le plus grand silence y règne; on
n'entend pas le chant d'un seul oiseau. Cependant, il y a je ne sais
quoi d'imposant à voir une grande ville élevée au milieu des sables,
et l'on admire les efforts qu'ont eu à faire ses fondateurs. En ce qui
regarde Tembouctou, je conjecture qu'antérieurement le fleuve passait
près de la ville; il en est maintenant éloigné de huit milles au nord
et à cinq milles de Cabra, dans la même direction.»

[Illustration: Vue d'une partie de Tembouctou.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Ni aussi grande ni aussi peuplée que Caillié s'attendait à la trouver,
Tembouctou manque absolument d'animation. On n'y voit pas entrer
continuellement des caravanes comme à Djenné. Il n'y a pas non plus
cette affluence d'étrangers qu'on rencontre dans cette dernière ville,
et le marché, qui se tient à trois heures, à cause de la chaleur
excessive, semble désert.

Tembouctou est habitée par des nègres Kissours, qui paraissent très
doux et s'adonnent au commerce. L'administration n'existe pas; il n'y
a, à proprement parler, aucun pouvoir; chaque ville, chaque village
a son chef. Ce sont les mœurs des anciens patriarches. Beaucoup de
Maures, établis dans cette ville, s'adonnent au négoce et y font
rapidement fortune, car ils reçoivent des marchandises en consignation
d'Adrar, de Tafilet, de Touat, d'Ardamas, d'Alger, de Tunis et de
Tripoli.

C'est à Tembouctou qu'est apporté à dos de chameau tout le sel des
mines de Toudeyni. Il est en planches, liées ensemble par de mauvaises
cordes faites avec une herbe qui croît dans les environs de Tandaye.

L'enceinte de Tembouctou, qui affecte la forme d'un triangle, peut
avoir trois milles de tour. Les maisons de la ville sont grandes,
peu élevées et construites en briques rondes. Les rues sont larges
et propres. Enfin, on compte sept mosquées, surmontées d'une tour
en brique, d'où le muezzin appelle les fidèles à la prière. En y
comprenant la population flottante, on ne trouve guère dans cette
capitale du Soudan que dix à douze mille habitants.

Située au milieu d'une immense plaine mouvante de sable blanc,
Tembouctou n'a d'autres ressources que l'exploitation du sel, la terre
y étant impropre à toute espèce de culture. C'est au point que, si les
Touaregs interceptaient complètement les nombreuses flottilles qui
viennent du Djoliba inférieur, les habitants seraient dans la plus
affreuse disette.

La proximité de ces tribus errantes, leurs exigences, sans cesse
renouvelées, sont une gêne perpétuelle pour le commerce. Tembouctou
est continuellement pleine de gens qui viennent arracher ce qu'ils
appellent des présents, mais ce que l'on pourrait, à plus juste raison,
nommer des contributions forcées. Quand le chef des Touaregs arrive à
Tembouctou, c'est une calamité publique. Pendant deux mois, il reste
dans la ville, nourri, ainsi que sa nombreuse suite, aux frais des
habitants, et ne s'en va qu'après avoir reçu de riches cadeaux.

La terreur a étendu la domination de ces tribus errantes sur tous les
peuples voisins, qu'ils pillent et exploitent sans merci.

Le costume des Touaregs ne diffère que par la coiffure de celui des
Arabes. Jour et nuit, ils portent une bande de toile de coton, qui leur
voile les yeux et qui, descendant jusqu'au milieu du nez, les oblige
à lever la tête pour y voir. La même bande, après avoir fait une ou
deux fois le tour de leur tête, vient leur cacher la bouche et descend
jusqu'au-dessous du menton. On ne leur voit donc que le bout du nez.

Parfaits cavaliers, montés sur des chevaux excellents ou des chameaux
rapides, les Touaregs sont armés d'une lance, d'un bouclier et d'un
poignard. Ce sont les écumeurs du désert, et la quantité de caravanes
qu'ils ont pillées ou mises à contribution est innombrable.

Il y avait quatre jours que Caillié était à Tembouctou, lorsqu'il
apprit le départ de la caravane pour Tafilet. Sachant qu'il n'en
sortirait pas d'autre avant trois mois, et craignant toujours de se
voir découvert, le voyageur se joignit à cette réunion de marchands,
qui n'emmenait pas moins de six cents chameaux. Parti le 4 mai 1828,
après avoir souffert atrocement de la chaleur et d'un vent d'est
qui soulevait les sables du désert, Caillié atteignit, cinq jours
plus tard, El-Arouan, ville sans ressources par elle-même, qui sert
d'entrepôt aux sels de Toudeyni, exportés à Sansanding, sur les bords
du Djoliba.

C'est à El-Arouan qu'arrivent les caravanes de Tafilet, de Mogador,
du Drah, de Touat et de Tripoli, avec des marchandises européennes,
qu'elles viennent échanger contre l'ivoire, l'or, les esclaves, la
cire, le miel et les étoffes du Soudan.

Le 19 mai 1828, la caravane quittait El-Arouan pour gagner le Maroc, à
travers le Sahara.

La chaleur accablante, les tourments de la soif, les privations de tout
genre, les fatigues et la blessure que le voyageur se fit en tombant de
chameau, lui furent moins sensibles que les vexations, les railleries,
les insultes continuelles qu'il eut à souffrir tout aussi bien de la
part des Maures que des esclaves. Ces gens savaient toujours trouver
de nouveaux prétextes pour se moquer des habitudes ou de la maladresse
de Caillié; ils allaient même jusqu'à le frapper et à lui jeter des
pierres, aussitôt qu'il avait le dos tourné.

«Les Maures me disaient souvent avec mépris, raconte Caillié: «Tu
vois bien cet esclave? Eh bien, je le préfère à toi; juge combien
je t'estime.» Cette insolente dérision était accompagnée de rires
immodérés.»

C'est dans ces conditions misérables que Caillié passa par les
puits des Trarzas, auprès desquels on trouve du sel en quantité,
d'Amoul-Gagim, d'Amoul-Taf, d'El-Ekreif, ombragés par un joli bosquet
de dattiers, de roseaux et de jonc, de Marabouty et d'El-Harib, aux
habitants d'une malpropreté absolument repoussante.

Le territoire d'El-Harib est compris entre deux chaînes de petites
montagnes qui le séparent du Maroc, dont il est tributaire. Ses
habitants, partagés en plusieurs tribus nomades, font de l'élève des
chameaux leur principale occupation. Ils seraient heureux et riches,
s'ils ne payaient de forts tributs aux Berbers, qui trouvent encore
moyen de les harceler sans cesse.

Le 12 juillet, la caravane quittait El-Harib et pénétrait, onze
jours plus tard, dans le pays de Tafilet, aux majestueux dattiers. A
Ghourland, Caillié fut assez bien accueilli par les Maures, mais ne put
être reçu dans leurs maisons, parce que les femmes, qui ne doivent voir
d'autres hommes que ceux de leur famille, pourraient être exposées aux
regards indiscrets d'un étranger.

Caillié visita le marché, qui se tient trois fois la semaine auprès
d'un petit village nommé Boheim, à trois milles de Ghourland, et fut
étonné de la variété des objets qui l'approvisionnaient: légumes,
fruits indigènes, luzerne, volailles, moutons, tout s'y trouvait à
profusion. Des marchands d'eau, avec des outres pleines, se promenaient
dans le marché, une sonnette à la main, pour avertir ceux qui voulaient
boire, car il faisait une chaleur accablante. Les monnaies du Maroc et
d'Espagne étaient seules reçues.

L'arrondissement de Tafilet compte un certain nombre de gros villages
et de petites villes. Ghourland, L-Ekseba, Sosso, Boheim et Ressant,
qui furent vues par le voyageur, pouvaient renfermer, chacune, douze
cents habitants, tous propriétaires et marchands.

Le sol est très productif. On cultive beaucoup de blé, des légumes,
quantité de dattiers, des fruits d'Europe et du tabac. De fort
beaux moutons, dont la laine, très blanche, sert à faire de jolies
couvertures, des bœufs, d'excellents chevaux, des ânes et quantité de
mulets, telles sont les richesses naturelles du Tafilet.

Comme à El-Drah, beaucoup de juifs habitent les mêmes villages que
les mahométans; ils y sont très malheureux, vont presque nus, et sont
sans cesse insultés ou frappés. Brocanteurs, cordonniers, forgerons,
porteurs, quel que soit le métier qu'ils exercent ostensiblement, ils
prêtent tous de l'argent aux Maures.

Le 2 août, la caravane reprit sa marche, et, après avoir passé
par Afilé, Tanneyara, Marca, M-Dayara, Rahaba, L-Eyarac, Tamaroc,
Aïn-Zeland, El-Guim, Guigo, Soforo, Caillié arriva à Fez, où il ne fit
qu'un court séjour, et gagna Rabat, l'ancienne Salé. Épuisé par cette
longue marche, n'ayant pour se soutenir que quelques dattes, obligé
de recourir à la charité des musulmans, qui le renvoyaient le plus
souvent sans lui rien donner, ne trouvant dans cette ville, comme agent
consulaire de France, qu'un juif du nom d'Ismayl, qui, par crainte de
se compromettre, refusa d'embarquer Caillié sur un brick portugais
allant à Gibraltar, le voyageur saisit avec empressement une occasion
inopinée qui se présenta de se rendre à Tanger. Il y fut bien reçu par
le vice-consul, M. Delaporte, qui le traita comme son propre fils,
écrivit aussitôt au commandant de la station française de Cadix, et le
fit embarquer, sous les habits de matelot, sur une corvette venue pour
le chercher.

Ce fut, dans le monde savant, une nouvelle bien inattendue que celle du
débarquement à Toulon d'un jeune Français qui revenait de Tembouctou.
Avec le seul appui de son courage inébranlable, à force de patience,
il venait de mener à bonne fin une exploration pour laquelle les
Sociétés de Géographie de Londres et de Paris avaient promis de fortes
récompenses. Seul, pour ainsi dire sans ressources, sans l'aide du
gouvernement, en dehors de toute Société scientifique, par la seule
force de sa volonté, il avait réussi et venait d'éclairer d'un jour
tout nouveau une immense partie de l'Afrique!

Caillié n'était certes pas le premier Européen qui eût vu Tembouctou.
L'année précédente, le major anglais Laing avait pu pénétrer dans cette
cité mystérieuse, mais il avait payé de la vie cette exploration dont
nous allons tout à l'heure raconter les émouvantes péripéties.

Caillié, lui, revenait en Europe et rapportait le curieux journal de
voyage que nous venons d'analyser. Si sa profession de foi musulmane
avait empêché Caillié de faire des observations astronomiques, s'il
n'avait pu librement dessiner et prendre ses notes, ce n'avait été
cependant qu'au prix de cette apparente apostasie qu'il avait pu
parcourir ces pays fanatiques où le nom chrétien était en exécration.

Que d'observations curieuses, que de détails nouveaux et précis! Quelle
immense contribution à la connaissance des pays africains! Si, par deux
voyages successifs, Clapperton avait réussi à traverser l'Afrique de
Tripoli à Benin, dans un seul Caillié venait de la traverser du Sénégal
au Maroc, mais au prix de quelles fatigues, de quelles souffrances et
de quelle misère! Tembouctou était enfin connue, ainsi que cette route
nouvelle des caravanes à travers le Sahara, par les oasis de Tafilet et
d'El-Harib.

Les secours que la Société de Géographie envoya aussitôt au voyageur,
le prix de dix mille francs qu'elle lui décerna, la croix de la Légion
d'honneur dont il fut gratifié, l'accueil empressé des sociétés
savantes, la notoriété et la gloire qui s'attachèrent au nom de
Caillié, tout cela fut-il suffisant pour payer les tortures physiques
et morales du voyageur? Nous devons le croire. Lui-même, en maint
endroit de sa narration, proclame que le désir d'augmenter par ses
découvertes le renom de la France, sa patrie, put seul, en bien des
circonstances, l'aider à supporter les affronts dont il était abreuvé
et les souffrances qui l'assaillirent continuellement. Honneur donc au
patient voyageur, au patriote sincère, au grand découvreur!

Il nous reste à parler de l'expédition dans laquelle Alexandre
Gordon-Laing allait trouver la mort. Mais, avant d'aborder le récit
de ce voyage dramatique, forcément succinct, puisque le journal des
voyageurs nous fait défaut, il convient de donner quelques détails et
sur l'officier qui en fut la victime et sur une excursion très curieuse
dans le Timanni, le Kouranko et le Soulimana,--excursion pendant
laquelle Laing découvrit les sources du Djoliba.

Né à Edimbourg en 1794, Laing était entré dans l'armée anglaise à l'âge
de seize ans et n'avait pas tardé à s'y distinguer. En 1820, il se
trouvait à Sierra-Leone, comme lieutenant faisant fonctions d'aide de
camp auprès de sir Charles Maccarthy, gouverneur général de l'Afrique
occidentale. A cette époque, la guerre sévissait entre Amara, l'almamy
des Mandingues, et l'un de ses principaux chefs, appelé Sannassi. Le
commerce de Sierra-Leone n'était déjà pas très florissant. Cet état
de choses lui avait porté un coup fatal. Maccarthy, désireux d'y
porter remède, résolut d'intervenir et d'amener une réconciliation
entre les deux chefs. Il jugea donc à propos d'envoyer une ambassade à
Kambia, sur les rives du Scarcies, et de là à Malacoury et au camp des
Mandingues. Le caractère entreprenant de Gordon-Laing, son habileté,
son courage à toute épreuve, le désignaient au choix du gouverneur,
qui lui remit, le 7 janvier 1822, des instructions dans lesquelles il
lui recommandait de s'informer de l'état de l'industrie du pays, de
sa topographie, et de pressentir la façon de penser des habitants sur
l'abolition de l'esclavage.

Une première entrevue avec Yareddi, général des troupes soulimas
qui accompagnaient l'almamy, prouva que les nègres de ces contrées
n'avaient encore que des données bien vagues sur la civilisation
européenne et que leurs relations avec les blancs n'avaient pas été
fréquentes.

«Chaque partie de notre habillement, dit le voyageur, était pour lui
un sujet d'étonnement. Me voyant ôter mes gants, il resta stupéfait,
couvrit de ses mains sa bouche ouverte de surprise, et finit par
s'écrier: _Allah Akbar!_ (Dieu miséricordieux), il vient d'enlever la
peau de ses mains! S'étant peu à peu familiarisé avec notre aspect,
il frotta alternativement les cheveux de M. Mackie, un chirurgien qui
accompagnait Laing, et les miens, puis, éclatant de rire, il dit: «Non,
ce ne sont pas des hommes!» Il demanda, à plusieurs reprises, à mon
interprète si nous avions des os.»

Ces excursions préliminaires, pendant lesquelles Laing avait constaté
que beaucoup de Soulimas possédaient quantité d'or et d'ivoire, le
déterminèrent à proposer au gouverneur d'entreprendre l'exploration
des pays situés à l'est de la colonie--pays dont les productions et
les ressources mieux connues pourraient alimenter le commerce de
Sierra-Leone.

Maccarthy approuva les idées de Laing et les soumit au conseil. Il fut
décidé que Laing serait autorisé à pénétrer dans le pays des Soulimas,
en prenant la route qui lui semblerait la plus commode pour les
communications futures.

Parti de Sierra-Leone le 16 avril, Laing s'embarqua sur la Rockelle
et arriva bientôt à Rokon, ville principale du Timanni. Son entrevue
avec le chef de cette ville fut singulièrement amusante. Pour lui faire
honneur, Laing, qui l'avait vu entrer dans la cour où devait avoir lieu
la réception, fit tirer une salve de dix coups de fusil. Au bruit de
cette décharge, le roi s'arrêta, recula et prit la fuite, après avoir
regardé le voyageur d'un air furieux. On eut beaucoup de peine à faire
revenir ce souverain pusillanime. Enfin, il rentra et, s'asseyant sur
son fauteuil d'étiquette avec solennité, il interrogea le major:

«Pourquoi avez-vous tiré des coups de fusil?

--Pour vous faire honneur; c'est toujours au bruit de l'artillerie que
sont accueillis les souverains européens.

--Pourquoi ces fusils étaient-ils dirigés vers la terre?

--Afin que vous ne puissiez vous méprendre sur nos intentions.

--Des cailloux m'ont volé au visage. Pourquoi n'avez-vous pas tiré en
l'air?

--Pour ne pas mettre le feu au toit de chaume de vos maisons.

--A la bonne heure. Donne-moi du rhum.»

Inutile d'ajouter que l'entrevue, dès que le major eut accédé aux
désirs du roi, devint on ne peut plus cordiale.

Le portrait de ce souverain d'une partie du Timanni mérite à plus d'un
titre de figurer dans notre galerie, et c'est le cas de rappeler ce
dicton: _Ab uno disce omnes_.

[Illustration: CARTE DU VOYAGE DE RENÉ CAILLIÉ]

Ba-Simera était âgé de quatre-vingt-dix ans; «il avait la peau bigarrée
et très ridée, de sorte qu'elle ressemblait plus à celle d'un alligator
qu'à celle d'un homme; des yeux d'un vert sombre et très enfoncés;
une barbe blanche et tortillée qui descendait à deux pieds au-dessous
de son menton. De même que le roi de la rive opposée, il portait un
collier de grains de corail et de dents de léopard; son manteau était
brun et aussi sale que sa peau; ses jambes, gonflées comme celles d'un
éléphant, n'étaient pas entièrement couvertes par un pantalon de toile
de coton qui, dans l'origine, était peut-être blanche; mais, ayant été
porté depuis plusieurs années, il avait pris une teinte verdâtre. Pour
marque de sa dignité, ce chef tenait à la main un bâton auquel étaient
suspendus des grelots de différentes dimensions.»

[Illustration: Laing aperçut la montagne de Loma. (Page 140.)]

Comme ses prédécesseurs en Afrique, l'explorateur dut longuement
discuter les droits de passage et les gages des porteurs; mais, grâce à
sa fermeté, Gordon Laing sut se dérober aux exigences des rois nègres.
Toma, où l'on n'avait jamais vu d'homme blanc, Balandeco, Roketchnick,
dont le voyageur détermina la position par 12° 11´ de longitude à
l'ouest de Greenwich et par 8° 30´ de latitude nord, Maboung, au delà
d'une rivière fort large qui coule au nord de la Rockelle, Ma-Yosso,
ville principale de la frontière du Timanni, forment les différentes
étapes de la route suivie par le major Laing.

Le voyageur avait rencontré dans ce pays une institution singulière,
espèce de franc-maçonnerie, portant le nom de «pourrah», dont Caillié
avait déjà constaté l'existence sur les bords du Rio-Nunez.

«Son pouvoir, affirme Laing, l'emporte même sur celui des chefs des
divers territoires. Tout ce qu'elle fait est enveloppé dans les
ténèbres et couvert du mystère le plus profond. Jamais ses actes ne
donnent lieu à la moindre enquête de la part de l'autorité, jamais
même leur justice n'est mise en question. J'ai essayé inutilement de
remonter à l'origine et aux causes de la formation de cette association
extraordinaire; j'ai des motifs de supposer qu'aujourd'hui elles sont
inconnues de la généralité des Timanniens et que peut-être elles le
sont des membres mêmes du pourrah, dans un pays où il n'existe aucun
monument traditionnel, soit dans les écrits, soit dans les chants...»

Le Timanni, d'après les renseignements que Laing put se procurer,
serait divisé en quatre territoires, dont les chefs s'arrogent le titre
de roi.

Le sol est assez fertile et produirait en abondance du riz, des
ignames, de la cassave, des arachides et des bananes, n'était le
caractère paresseux, indolent, débauché, avaricieux, des habitants, qui
s'adonnent avec une émulation regrettable à l'ivrognerie.

«Je crois, dit Laing, qu'une certaine quantité de houes, de fléaux, de
râteaux, de pelles et d'autres outils communs serait bien reçue par ce
peuple, si l'on avait soin de lui en enseigner l'usage. Ces choses lui
conviendraient mieux pour son intérêt et pour le nôtre que les fusils,
les chapeaux retapés et les habits de charlatan qu'on a coutume de lui
fournir.»

Malgré ce vœu philanthropique du voyageur, les choses n'ont pas changé
depuis cette époque. On rencontre toujours chez les nègres la même
passion pour les liqueurs fortes, et l'on voit encore leurs roitelets,
coiffés d'un chapeau qui imite le soufflet d'un accordéon, revêtir,
sans chemise, un habit bleu à boutons de cuivre. Nous devons à la
vérité de dire que ce sont là leurs costumes de cérémonie.

Le sentiment maternel ne parut pas au voyageur être très développé chez
les Timanniennes, car, deux fois, des femmes lui proposèrent d'acheter
leurs enfants et l'accablèrent d'injures parce qu'il ne voulut pas y
consentir. Quelques jours plus tard, un grand tumulte s'élevait contre
Laing, l'un de ces blancs qui, en arrêtant la traite, avaient porté un
coup sensible à la prospérité du pays.

Le première ville qu'on trouve en entrant dans le Kouranko est Ma-Boum.
Il est curieux de noter en passant les sentiments que la vue de
l'activité des habitants inspira au major Laing.

«J'entrai dans la ville, raconte-t-il, au coucher du soleil, et
j'éprouvai d'abord une impression extrêmement favorable pour les
habitants. Ils revenaient de leur travail; on reconnaissait que tous
avaient été occupés pendant la journée. Les uns avaient préparé les
champs pour la récolte, que les pluies très prochaines allaient
favoriser; d'autres enfermaient dans des enclos le bétail, dont les
flancs lisses et la bonne apparence annonçaient qu'il était nourri dans
de gras pâturages. Le dernier coup de marteau du forgeron retentissait
aux oreilles; le tisserand mesurait la quantité de toile qu'il avait
fabriquée depuis le matin, et le tanneur enfermait dans un sac ses
étuis à couteau, ses poches et ses autres objets artistement travaillés
et colorés. Le muezzin, perché à l'entrée de la mosquée, répétait d'une
voix grave et à intervalles mesurés le cri d'_Allah Akhbar_, pour
appeler les dévots musulmans à la prière du soir.»

Ce tableau, reproduit par un Marilhat ou un Henri Regnault dans un
paysage où la lumière éclatante du soleil commence à se fondre en
teintes vertes et roses, ne pourrait-il porter ce titre si souvent
employé pour peindre semblable épisode dans nos climats brumeux: _le
Retour des champs_?

«Cette scène, continue le voyageur, par la nature et par le sentiment
qu'elle inspirait, formait un contraste agréable avec le bruit, la
confusion et la dissipation qui règnent à la même heure dans une ville
timannienne; mais il ne faut pas se fier aux apparences, et j'ajoute
avec beaucoup de regret que la conduite des Kourankoniens ne contribua
nullement à justifier la bonne opinion que j'avais d'abord conçue
d'eux.»

Le voyageur passa successivement à Koufoula, où il reçut un accueil
bienveillant, traversa un pays à l'aspect agréablement varié, dont les
montagnes du Kouranko formaient l'arrière-plan, s'arrêta à Simera,
où le chef chargea son «guiriot» de chanter la venue de l'étranger;
mais les maisons mal construites et couvertes d'un mauvais chaume
laissaient filtrer la pluie, si bien qu'après un orage, comme la fumée
n'avait pour s'échapper que les interstices du toit, Laing ressemblait
plus, suivant ses propres paroles, à un ramoneur à demi décrassé qu'à
l'étranger blanc du roi de Simera.

Laing visita ensuite la source du Tongolellé, affluent de la Rockelle,
et quitta le Kouranko pour entrer dans le Soulimana.

Le Kouranko, dont le voyageur n'avait visité que la lisière, est d'une
étendue considérable, et se divise en un grand nombre de petits États.

Les habitants ressemblent aux Mandingues par la langue et le costume,
mais ils ne sont ni aussi bien faits ni aussi intelligents. Ils ne
professent pas l'islamisme et ont une confiance illimitée dans leurs
grigris.

Assez industrieux, ils savent coudre et tisser. Le principal objet de
leur commerce est le bois de rose ou «cam», qu'ils exportent vers la
côte. Les productions du pays sont à peu près les mêmes que celles du
Timanni.

Komia, par 9° 22´ de latitude nord, est la première ville du Soulimana.
Laing vit ensuite Semba, cité riche et populeuse, où il fut reçu par
une bande de musiciens, qui l'accueillirent par leurs fanfares les plus
assourdissantes, sinon les plus harmonieuses, et il parvint enfin à
Falaba, capitale du pays.

Des témoignages d'estime tout particuliers lui furent donnés par le
roi. Celui-ci avait réuni de nombreux corps de troupes dont il passa
la revue, auxquels il fit exécuter différentes manœuvres et qui se
livrèrent à une longue et curieuse fantasia, tandis que le bruit des
tambours, les sons du violon et des autres instruments particuliers au
pays écorchaient les oreilles du voyageur. Puis de nombreux «guiriots»
se succédèrent pour chanter les louanges du roi, l'arrivée du major,
les conséquences heureuses qu'aurait sa venue pour la prospérité du
pays et le développement du commerce.

Laing profita de si heureuses dispositions pour demander au roi
la permission de visiter les sources du Niger. Celui-ci lui fit
à plusieurs reprises de fortes objections sur le danger de cette
expédition; mais, sur les instances du voyageur et considérant que «son
cœur soupirait après l'eau», il lui accorda enfin la permission qu'il
sollicitait avec tant d'insistance.

Laing n'était pas à deux heures de Falaba que l'autorisation était
révoquée et qu'il devait renoncer à une course qu'il considérait à bon
droit comme très importante.

Il obtint, quelques jours plus tard, la permission de visiter la
source de la Rockelle, ou Salé-Kongo, rivière dont, avant lui, on ne
connaissait guère le cours au delà de Rokon.

Du haut d'un rocher élevé, Laing aperçut la montagne de Loma, la plus
haute de toute la chaîne dont elle fait partie.

«On me montra, dit-il, le point d'où sortait le Niger; il me parut
de niveau avec l'endroit où je me trouvais, c'est-à-dire à près de
seize cents pieds au-dessus du niveau de la mer, car la source de la
Rockelle, que je venais de mesurer, est à 1,400 pieds. Ayant exactement
déterminé la position de Konkodongoré et de la hauteur sur laquelle
je me trouvais, la première par observation et la seconde par estime,
il me fut facile de fixer le gisement du Loma. Je ne puis me tromper
beaucoup en donnant aux sources du Niger 9° 25´ de latitude nord et 9°
45´ de longitude occidentale.»

Le major Laing avait passé trois mois dans le Soulimana et y avait fait
de nombreuses excursions. C'est une contrée extrêmement pittoresque,
entrecoupée de collines, de grandes vallées et de prairies fertiles,
bordées de bois et ornées de massifs d'arbres touffus.

Le terrain est fertile et exige peu de travail préparatoire; les
récoltes sont abondantes, et le riz y vient très bien. Les bœufs,
les moutons, les chèvres, une volaille d'une petite espèce, quelques
chevaux, sont les animaux domestiques des Solimas. Les bêtes sauvages,
assez nombreuses, sont l'éléphant, le buffle, une espèce d'antilope,
des singes et des léopards.

Falaba, dont le nom vient du Fala-Ba, rivière sur laquelle elle est
située, peut avoir un mille et demi de long sur un mille de large. Les
maisons y sont très rapprochées comparativement aux autres villes de
l'Afrique, et elle possède une population de six mille habitants.

Sa position comme place forte est bien choisie. Élevée sur une éminence
au milieu d'une plaine inondée pendant la saison des pluies, elle est
entourée d'une palissade en bois très dur, capable de résister à toutes
les machines de guerre moins puissantes que l'artillerie.

Singulière observation: dans ce pays, les hommes et les femmes semblent
avoir fait échange d'occupations. Ces dernières ont en partage tous les
travaux de la culture, à l'exception des semailles et de la moisson;
elles bâtissent les maisons et font l'office de maçon, de barbier et
de chirurgien; les hommes s'occupent de la laiterie, vont traire les
vaches, cousent et lavent le linge.

Le 17 septembre, Laing reprenait le chemin de Sierra-Leone, chargé
des présents du roi, et, après avoir été accompagné jusqu'à plusieurs
milles de distance par une foule considérable, il regagnait la colonie
anglaise sans accident.

En résumé, cette course de Laing à travers le Timanni, le Kouranko
et le Soulimana, n'était pas sans importance. Elle nous révélait des
pays dans lesquels aucun Européen n'avait encore pénétré. Elle nous
initiait aux mœurs, à l'industrie, au commerce des habitants comme aux
productions de la contrée. En même temps, le cours et la source de la
Rockelle étaient connus, et on avait pour la première fois des données
certaines sur la source du Djoliba. Si le voyageur n'avait pu la voir
par lui-même, il s'en était cependant assez approché pour en fixer la
position d'une manière approximative.

Les résultats que Laing avait obtenus dans ce voyage ne firent
qu'exalter sa passion des découvertes. Aussi résolut-il de tout tenter
pour pénétrer jusqu'à Tembouctou.

Le 17 juin 1825, le voyageur s'embarquait à Malte pour Tripoli et
quittait cette ville avec une caravane de laquelle faisait partie
Hatita, prince Targhi ou Touareg, ami du capitaine Lyon, qui allait
l'accompagner jusqu'à Touat. Après être resté deux mois entiers à
Ghadamès, Laing abandonnait cette oasis au mois d'octobre et gagnait
Inçalah, dont il assignait la position bien plus à l'occident qu'on
ne le supposait. Après un séjour dans cette oasis qui dura depuis le
mois de novembre 1825 jusqu'en janvier 1826, le major atteignit l'Ouadi
Touat, se proposant d'aller ensuite à Tembouctou, de faire le tour du
lac Djenné ou Dibbie, de visiter le pays de Melli et de suivre le cours
du Djoliba jusqu'à son embouchure. Il serait ensuite revenu sur ses pas
jusqu'à Sockatou, aurait visité le lac Tchad et aurait essayé de gagner
le Nil. C'était là, on le voit, un projet grandiose, mais terriblement
chanceux.

Au sortir de Touat, la caravane dont Laing faisait partie fut assaillie
par des Touaregs, disent les uns, par des Berbiches, tribu voisine du
Djoliba, au dire des autres.

«Laing, reconnu pour chrétien, raconte Caillié, qui recueillit ces
renseignements à Tembouctou, fut horriblement maltraité; on ne cessa
de le frapper avec un bâton que lorsqu'on le crut mort. Je suppose
qu'un autre chrétien, qu'on me dit avoir péri sous les coups, était
quelque domestique du major. Les Maures de la caravane de Laing le
relevèrent et parvinrent, à force de soins, à le rappeler à la vie.
Dès qu'il eut repris connaissance, on le plaça sur son chameau, où il
fallut l'attacher tant il était faible et incapable de se soutenir.
Les brigands ne lui avaient rien laissé; la plus grande partie de ses
marchandises avait été pillée.»

Arrivé à Tembouctou le 18 août 1826, Laing guérit de ses blessures.
Sa convalescence fut lente, mais du moins ne fut pas troublée par les
vexations des habitants, grâce aux lettres de recommandation qu'il
avait apportées de Tripoli, grâce aux soins dévoués de son hôte, qui
était tripolitain.

Laing, d'après ce qu'un vieillard rapporta à Caillié,--ce qui semble
bien extraordinaire,--n'avait pas quitté son costume européen et se
proclamait envoyé par le roi d'Angleterre, son maître, pour visiter
Tembouctou et décrire les merveilles que cette ville renferme.

«Il paraît, ajoute le voyageur français, que Laing en avait tiré le
plan devant tout le monde, car ce même Maure me raconta, dans son
langage naïf et expressif, qu'il avait «écrit» la ville et tout ce
qu'elle contenait.»

Dès qu'il eut visité Tembouctou en détail, Laing, qui avait des raisons
particulières pour se défier des Touaregs, alla, de nuit, visiter Cabra
et contempler le Djoliba. Le major, au lieu de revenir en Europe par
le Grand Désert, désirait vivement passer par Djenné et Sego afin de
gagner les établissements français du Sénégal; mais à peine eut-il
touché quelques mots de ce projet aux Foulahs accourus pour le voir,
qu'ils déclarèrent ne pouvoir souffrir qu'un «nazareh» mît le pied sur
leur territoire, et d'ailleurs, s'il l'osait, ils sauraient l'en faire
repentir.

Laing dut donc choisir la route d'El-Arouan, où il espérait rallier
une caravane de marchands maures qui portaient du sel à Sansanding.
Mais il n'avait pas quitté Tembouctou depuis cinq jours, que la
caravane dont il faisait partie fut rejointe par un fanatique, le cheik
Hamed-ould-Habib, chef de la tribu de Zaouat. Laing fut aussitôt arrêté
sous prétexte qu'il était entré sans permission sur le territoire de la
tribu. Sollicité d'embrasser l'islamisme, le major résista et déclara
préférer la mort à l'apostasie. Sur l'heure, le cheik et ses sicaires
discutèrent le genre de supplice de leur victime, qui fut aussitôt
étranglée par deux esclaves, et dont le corps fut abandonné dans le
désert.

Tels sont les renseignements que Caillié put recueillir sur les lieux
qu'il visitait, un an seulement après la mort du major Laing. Nous
les avons complétés par quelques détails empruntés au Bulletin de la
Société de Géographie, car, avec le voyageur, ont à jamais disparu et
son journal de voyage et les observations qu'il avait pu recueillir.

Il a été raconté précédemment comment le major Laing avait pu
déterminer approximativement la source du Djoliba. Nous avons décrit
en outre les tentatives faites par Mungo-Park et Clapperton pour
l'exploration du cours moyen de ce fleuve. Il nous reste à narrer les
voyages qui eurent pour but la reconnaissance de son embouchure et de
son cours inférieur. Le premier en date et le plus concluant est celui
de Richard Lander, l'ancien domestique de Clapperton.

Richard Lander et son frère John avaient proposé au gouvernement
anglais de se rendre en Afrique, pour explorer le cours du Niger
jusqu'à son embouchure. Leur offre fut aussitôt acceptée, et ils
s'embarquèrent sur un bâtiment de l'État pour Badagry, où ils
arrivèrent le 19 mars 1830.

Le souverain du pays, Adouly, dont Richard Lander avait conservé le
meilleur souvenir, était triste. Sa ville venait d'être brûlée; ses
généraux et ses meilleurs soldats avaient péri dans un combat contre
les Lagos; lui-même n'avait échappé qu'avec peine à l'incendie qui
avait dévoré sa maison et ses richesses.

Il lui fallait reconstituer son trésor: il résolut de le faire aux
dépens des voyageurs. Ceux-ci n'obtinrent la permission de pénétrer
dans l'intérieur du pays qu'après s'être vu dépouiller de leurs
marchandises les plus précieuses. Ils durent encore signer des traites
pour l'acquisition d'un bateau à canons avec cent hommes, pour deux
poinçons de rhum, pour vingt barils de poudre, enfin pour une quantité
de marchandises qu'ils savaient bien ne devoir jamais être livrées par
ce souverain aussi insatiable qu'ivrogne.

[Illustration: Carte du voyage de Laing.]

Au reste, si le chef fit preuve d'égoïsme et d'avidité, s'il ne montra
aucun sentiment généreux, ses sujets n'hésitèrent pas à se mettre à
l'unisson, et, considérant les Anglais comme une proie, ils saisirent
toutes les occasions de les dépouiller.

Enfin, le 31 mars, Richard et John Lander purent quitter Badagry. Ils
passèrent par Wow, cité considérable, Bidjie, où Pearce et Morrison
étaient tombés malades dans la précédente expédition, Jenna, Chow,
Egga, toutes villes qu'avait visitées Clapperton, Engua, où mourut
Pearce, Asinara, la première cité ceinte de murailles qu'ils aient
rencontrée, Bohou, l'ancienne capitale du Yarriba, Jaguta, Léoguadda,
Itcho, dont le marché est renommé, et ils arrivèrent, le 13 mai, à
Katunga, précédés d'une escorte que le roi avait envoyée au-devant
d'eux.

[Illustration: Le mont Késa. (_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Suivant l'usage, les deux voyageurs firent halte au pied d'un arbre,
avant d'être reçus par le roi. Mais bientôt, las d'attendre, ils se
rendirent à la résidence d'Ebo, chef des eunuques et personnage le
plus influent après le souverain. Mansolah, qui les reçut peu après
au bruit diabolique des cymbales, des trompes et de la grosse caisse,
les accueillit si bien, qu'il ordonna à Ebo de faire décapiter toute
personne qui se permettrait d'importuner les voyageurs.

Cependant, craignant que Mansolah ne les retînt jusqu'à la saison des
pluies, John et Richard Lander, sur le conseil d'Ebo, ne parlèrent
pas au roi de leur désir de gagner le Niger. Ils se contentèrent de
dire qu'un de leurs compatriotes étant mort à Boussa, il y avait une
vingtaine d'années, le roi d'Angleterre les avait envoyés, vers le
sultan de Yaourie, à la recherche de ses papiers.

Bien que Mansolah n'eût pas traité les frères Lander aussi
gracieusement qu'il l'avait fait pour Clapperton, il les laissa
cependant partir huit jours après leur arrivée.

Des nombreux détails que donne la relation originale sur la ville de
Katunga et sur le Yarriba, nous ne retiendrons que la citation suivante:

«Sous le rapport de la richesse, du nombre de la population, Katunga
n'a nullement répondu à l'idée que nous nous en étions faite. La
vaste plaine au milieu de laquelle cette ville est située, quoique
très belle, le cède en vigueur de végétation, en fertilité, en beaux
aspects, au délicieux pays de Bohou, qui est bien moins renommé. Le
marché est passablement approvisionné, mais tout y est excessivement
cher. Les basses classes en sont réduites à se priver presque
entièrement de nourriture animale ou à se contenter de la chair
dégoûtante d'insectes, de reptiles et de vermine.»

L'incurie de Mansolah, l'imbécile pusillanimité de ses sujets, avaient
permis aux Fellans ou Felatahs de s'établir dans le Yarriba, de s'y
retrancher dans des villes fortifiées et de faire reconnaître leur
indépendance, jusqu'au jour où ils se trouveraient assez forts pour
établir une domination absolue sur le pays tout entier.

Les frères Lander passèrent ensuite par Atoupa, Bumbum, lieu très
fréquenté des marchands du Haoussa, du Borgou et d'autres pays, qui
trafiquent avec Gonja, par Kishi, sur les frontières du Yarriba, et
par Moussa, sur la rivière du même nom. Au delà de cette ville, ils
furent rejoints par une escorte que le sultan du Borgou envoyait à leur
rencontre.

Le sultan Yarro reçut les voyageurs avec des témoignages de
satisfaction et de bienveillance, et il parut particulièrement sensible
au plaisir de revoir Richard Lander.

Bien que ce souverain fût mahométan, il avait plus de foi dans les
pratiques superstitieuses de ses pères que dans sa nouvelle croyance.
Des fétiches et des grigris étaient suspendus à sa porte, et, dans une
de ses huttes, on voyait un tabouret carré dont les deux principaux
côtés étaient soutenus par quatre petites figures d'hommes en bois
sculpté.

Quant au peuple du Borgou, sa nature, ses mœurs, ses coutumes
diffèrent essentiellement de ceux des Yarribani.

«Ces derniers, dit la relation, sont toujours occupés à trafiquer
d'une ville à l'autre; les premiers ne quittent jamais leurs demeures
qu'en cas de guerre ou pour quelque expédition de pillage. Les uns,
pusillanimes et poltrons, les autres hardis, courageux, entreprenants,
pleins d'énergie, ne semblant jamais plus à l'aise qu'au milieu
d'exercices guerriers. Les Yarribani, généralement doux, tranquilles,
humbles, honnêtes, mais froids et apathiques; les Borgouni, hautains,
orgueilleux, trop vains pour être civils, trop rusés pour être probes,
cependant comprenant la passion de l'amour, les affections sociales,
chauds dans leurs attachements et vifs dans leurs haines.»

Le 17 juin, nos voyageurs aperçurent enfin la cité de Boussa. Leur
surprise fut grande de voir que cette ville était située en terre ferme
et non sur une île du Niger, comme le dit Clapperton. Entrés dans
Boussa par la porte de l'ouest, ils furent presque aussitôt introduits
près du roi et de la «midiki», ou reine, qui leur dirent avoir versé,
tous deux, le matin même, des larmes abondantes sur le sort de
Clapperton.

La première visite des frères Lander fut pour le Niger, ou Quorra, qui
coule au pied de la cité.

«L'aspect de ce célèbre fleuve, raconte le voyageur, nous a grandement
désappointés. Des roches noires et rugueuses s'élevaient au centre,
occasionnant, à la surface, de forts bouillonnements et des courants
qui se croisaient. On nous dit qu'au-dessus de Boussa, la rivière était
divisée en trois branches par deux petites îles fertiles, et qu'au delà
elle coulait unie et sans interruption jusqu'à Funda. Ici le Niger,
dans sa partie la plus vaste, n'a guère qu'un jet de pierre de largeur.
Le rocher sur lequel nous étions assis domine l'endroit où périrent
Park et ses compagnons.»

Ce fut d'abord avec une certaine circonspection que Richard Lander prit
des informations sur les livres et les papiers qui pouvaient rester
du voyage de Mungo-Park. Cependant, encouragé par la bienveillance
du souverain, il se décida à le questionner sur la triste fin de
l'explorateur. Mais le sultan était trop jeune à cette époque, pour
savoir ce qui s'était passé, cette catastrophe s'étant produite sous
l'avant-dernier roi; au surplus, il ferait rechercher tout ce qui
pouvait rester des dépouilles de l'illustre voyageur.

«Dans l'après-midi, dit Richard Lander, le roi est venu nous voir,
suivi d'un homme portant sous son bras un livre qui avait été trouvé
flottant sur le Niger, après le naufrage de notre compatriote. Il était
enveloppé d'un morceau d'étoffe de coton, et nos cœurs battaient,
pleins d'espérance, tandis que l'homme le développait lentement, car, à
son format, nous avions jugé que ce devait être le journal de M. Park.
Mais notre désappointement a été grand, lorsqu'en ouvrant le livre nous
avons découvert que ce n'était autre chose qu'un vieil ouvrage nautique
du dernier siècle.»

Il ne restait plus d'espoir de retrouver le journal du voyageur.

Le 23 juin, les frères Lander quittaient Boussa, remplis de
reconnaissance pour le roi, qui leur avait fait des cadeaux importants
et les avait engagés à n'accepter de vivres, de peur du poison, que
de la part des gouverneurs des villes qu'ils traverseraient. Ils
remontèrent le cours du Niger par terre jusqu'à Kagogie, où ils
s'embarquèrent sur un des mauvais canots du pays, tandis que leurs
chevaux s'en allaient par terre vers Yaourie.

«Nous n'avions guère parcouru que quelques centaines de toises, dit
Richard Lander, quand la rivière commença à s'élargir graduellement;
et aussi loin que notre vue pouvait atteindre, il y avait plus de deux
milles de distance d'un bord à l'autre. C'était tout à fait comme un
vaste canal artificiel, les bords à pic encaissant les eaux comme dans
de petites murailles, au delà desquelles se montrait la végétation.
L'eau, très basse dans quelques endroits, était assez profonde dans
d'autres pour porter une frégate. On ne peut rien imaginer de plus
pittoresque que les sites que nous avons parcourus pendant les deux
premières heures; les deux rives étaient littéralement couvertes de
hameaux et de villages. Des arbres immenses pliaient sous le poids de
feuillages épais, dont la sombre couleur, reposant les yeux de l'éclat
du soleil, contrastait avec la chatoyante verdure des collines et des
plaines. Mais, tout à coup, ce fut un changement de scène complet.
A cette rive unie de terreau, d'argile et de sable, succédèrent des
rochers noirs, rugueux; et ce spacieux miroir qui réfléchissait les
cieux, fut divisé en mille petits canaux par de larges bancs de sable.»

Un peu plus loin, le courant était barré par un mur de roches noires,
ne laissant qu'une étroite ouverture à travers laquelle les eaux se
précipitaient avec fureur. Il y a là un portage au-dessus duquel le
Niger reprend son cours, large, tranquille et majestueux.

Au bout de trois jours de navigation, les frères Lander atteignirent
un village où hommes et chevaux les attendaient. Ils ne tardèrent pas
à gagner, à travers un pays qui s'élevait graduellement, la ville de
Yaourie.

Les voyageurs furent reçus, dans une sorte de cour de ferme, proprement
tenue, par le sultan, homme replet, sale et dégoûtant, mais qui avait
l'air d'un bon vivant.

Très mécontent que Clapperton ne l'eût pas visité et que Richard
Lander, dans son voyage de retour, se fût dispensé de lui rendre
hommage, ce sultan se montra d'une rapacité révoltante. Il ne voulut
pas fournir aux voyageurs les provisions dont ils avaient besoin, et
mit en œuvre toutes ses ruses pour les retenir le plus longtemps
possible.

Ajoutons que les vivres, à Yaourie, étaient très chers, et que Richard
Lander n'avait plus guère comme marchandises que des aiguilles,
«garanties superfines pour ne pas couper le fil», sans doute parce
qu'elles manquaient du trou nécessaire à les enfiler. Aussi les
voyageurs furent-ils obligés de les jeter.

Ils tirèrent cependant parti de plusieurs boîtes d'étain, qui avaient
contenu des tablettes de bouillon, dont les étiquettes, bien que
noircies et ternies, excitaient l'envie des naturels. L'un de ceux-ci
obtint, un jour de marché, un succès des mieux caractérisés, en portant
sur sa tête, affiché à quatre endroits différents: «Excellent jus de
viande concentré.»

Ne voulant laisser les Anglais pénétrer ni dans le Nyffé, ni dans le
Bornou, le sultan de Yaourie leur déclara qu'il ne leur restait qu'à
regagner Boussa. Richard Lander demanda aussitôt par lettre au roi de
cette dernière ville l'autorisation d'acheter un canot pour atteindre
Funda, la route de terre étant infestée de Fellans, qui se livraient au
pillage.

Enfin, le 26 juillet, un messager du roi de Boussa venait s'informer de
l'inexprimable conduite du sultan de Yaourie et des causes du retard
qu'il mettait à renvoyer les Anglais à Boussa. Après un emprisonnement
de cinq semaines, les frères Lander purent donc quitter cette ville,
alors presque entièrement inondée.

Ils remontèrent le Niger jusqu'au confluent de la rivière Cubbie,
puis redescendirent à Boussa, dont le roi, charmé de les revoir, les
accueillit avec la plus franche cordialité. Ils furent, toutefois,
retenus plus longtemps qu'ils n'auraient voulu, aussi bien par la
nécessité de faire une visite au roi de Wowou, que par la difficulté
de se procurer une barque. Il y eut en outre le retard des messagers
que le roi de Boussa avait envoyés aux différents chefs dont les États
bordent le fleuve, et enfin la consultation du «Beken rouah» (l'eau
noire), qui promit de conduire sains et saufs les voyageurs jusqu'à la
mer.

En quittant le roi, les deux frères ne purent que lui exprimer
les sentiments de reconnaissance que leur avaient inspirés sa
bienveillance, son hospitalité, ses attentions, son zèle à défendre
leurs intérêts, la protection dont il n'avait cessé de leur donner des
marques, pendant un séjour de près de deux mois qu'ils avaient fait
dans sa capitale. Ce sentiment de regret était également éprouvé par
les naturels, qui, à genoux sur le passage des frères Lander, les mains
levées au ciel, appelaient sur eux la protection de leurs divinités.

Alors commença la descente du Niger. Tout d'abord, il fallut s'arrêter
dans la petite île de Mélalie, dont le chef pria les voyageurs
d'accepter un fort beau chevreau, qu'ils étaient certainement trop
polis pour refuser. Les deux Lander traversèrent ensuite la grande
ville de Congi, la Songa de Clapperton, puis Inguazilligie, passage
général des marchands allant et revenant du Nyffé aux pays situés au
N.-E. du Borgou, et ils s'arrêtèrent à Patashie, grande île, riche,
d'une beauté inexprimable, semée de bosquets de palmiers et de grands
et magnifiques arbres.

Comme cet endroit n'était pas éloigné de Wowou, Richard Lander envoya
un messager au roi de cette ville, qui se refusait à livrer le canot
acheté à son compte. L'envoyé n'ayant pas obtenu gain de cause, les
voyageurs furent donc obligés d'aller trouver ce monarque, mais ils
n'obtinrent, comme il fallait s'y attendre, que des protestations
équivalant à un refus. Dès lors, ils n'eurent d'autre ressource, pour
continuer leur voyage, que de voler les canots qu'on leur avait prêtés
à Patashie. Le 4 octobre, après de nouveaux retards, ils reprenaient
leur course, et, emportés par le courant, ils perdirent bientôt de vue
Lever ou Layaba et ses misérables habitants.

Près de cet endroit, les bords du fleuve s'élèvent d'environ quarante
pieds au-dessus de l'eau et sont à peu près perpendiculaires. La
rivière, libre de tout récif, se dirige droit au sud.

La première ville que rencontrèrent les deux frères est Bajiébo, grande
et spacieuse cité, qui, pour la malpropreté, le bruit et le désordre,
ne peut être dépassée. Puis ce furent Litchi, habitée par des Nyfféens,
et Madjie, près de laquelle le Niger se divise en trois canaux. Au bout
de quelques minutes, au moment où ils dépassaient une nouvelle île,
les voyageurs se trouvèrent tout à coup en vue d'un rocher de deux
cent quatre-vingt-un pieds de haut, appelé Kesa ou Késy, qui s'élève
perpendiculairement au milieu du fleuve. Il est grandement vénéré des
naturels, persuadés qu'ils sont qu'un génie bienfaisant en a fait sa
demeure favorite.

Un peu avant Rabba, à l'île de Bili, les frères Lander reçurent la
visite du roi des «Eaux noires», souverain de l'île de Zangoshie,
qui montait un canot d'une longueur extraordinaire, d'une propreté
inaccoutumée, décoré de drap écarlate et de galons d'or. Le jour même,
ils atteignaient la ville de Zangoshie, située en face de Rabba, la
seconde cité des Fellans après Sokatou.

Le roi de cette ville, Mallam-Dendo, était un cousin de Bello.
Vieillard aveugle, très affaibli, à la santé délabrée; persuadé de
n'avoir plus que peu d'années à vivre, il n'avait d'autre préoccupation
que d'assurer le trône à son fils.

Bien qu'il eût reçu des présents d'une valeur considérable,
Mallam-Dendo se montra très mécontent, déclarant que si les voyageurs
ne lui faisaient pas des cadeaux plus utiles et d'un autre prix, il
exigerait leurs fusils, leurs pistolets, leur poudre, avant de leur
laisser quitter Zangoshie.

Désespéré, Richard Lander ne savait que faire, lorsque le don de la
tobé (robe) de Mungo-Park, que lui avait rendue le roi de Boussa, jeta
Mallam en de tels transports de joie, qu'il se déclara le protecteur
des Européens, promit de tout mettre en œuvre pour les aider à
gagner la mer, et leur fit présent de nattes tressées des plus riches
couleurs, de deux sacs de riz et d'un régime de bananes. Ces provisions
arrivaient à point, car toute la pacotille de drap, de miroirs, de
rasoirs, de pipes était épuisée, et il ne restait plus aux Anglais que
des aiguilles et quelques bracelets d'argent à distribuer aux chefs
qu'ils rencontreraient sur le Niger.

«Vue de Zangoshie, dit Lander, Rabba donne l'idée d'une ville très
grande, nette, propre, bien bâtie. Sans défense, sans fortifications,
elle n'a pas d'enceinte de murailles. Elle est construite
irrégulièrement sur le penchant d'une colline, au pied de laquelle
coule le Niger. En grandeur, en population et en richesses, c'est la
seconde ville des Fellans. La population est un mélange de Fellans,
de Nyfféens, d'émigrés et d'esclaves de divers pays. Elle reconnaît
l'autorité d'un gouverneur auquel on donne le titre de sultan ou roi.
Rabba est célèbre pour le blé, l'huile et le miel. Le marché, quand nos
hommes y allèrent, semblait bien approvisionné de bœufs, de chevaux,
de mules, d'ânes, de moutons, de chèvres et de volailles. On offrait de
tous côtés du riz, du blé, du coton, du drap, de l'indigo, des selles
et des brides en cuir jaune et rouge, des souliers, des bottes, des
sandales. Les deux cents esclaves que l'on avait remarqués le matin
étaient encore exposés en vente le soir. Rabba n'a aucune renommée en
industrie; cependant, sa fabrication en nattes et sandales est sans
rivale, tandis que, dans tous les autres métiers, cette ville cède le
pas à Zangoshie.»

L'activité, l'amour du travail des habitants de cette dernière ville
cause une agréable surprise dans ce pays de paresseux. Hospitaliers,
obligeants, ils sont protégés par la situation de leur île contre les
Fellans; indépendants, ils ne reconnaissent d'autorité que celle du roi
des «Eaux noires», encore parce qu'il est de leur intérêt de lui obéir.

Le 16 octobre, Richard Lander et son frère partirent enfin sur une
mauvaise pirogue que le roi leur avait vendue fort cher, et après
avoir volé des pagaies que personne ne voulait leur vendre. C'était
la première fois qu'ils étaient en état de naviguer sur le Niger sans
l'assistance d'étrangers.

[Illustration: Ils faillirent être submergés. (Page 152.)]

Ils descendirent la rivière, dont la largeur variait beaucoup, en
évitant autant que possible les grandes villes, car ils auraient été
dans l'impossibilité de satisfaire aux exigences des gouverneurs.

Jusqu'à Egga, aucun incident ne vint marquer cette navigation paisible.
Une nuit seulement, dans l'impossibilité de débarquer au milieu des
marais qui bordaient le fleuve, les voyageurs avaient été forcés de se
laisser emporter par le courant, lorsque éclata un orage épouvantable,
pendant lequel ils faillirent être submergés par des troupeaux
d'hippopotames, qui se jouaient à la surface des eaux.

[Illustration: Tabouret carré du sultan de Bornou.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Le Niger coulait, pendant ce temps, presque toujours à l'est et au
sud-est, large tantôt de huit milles, tantôt de deux seulement. Son
courant était si rapide, que l'embarcation filait avec une vitesse de
quatre ou cinq milles à l'heure.

Le 19 octobre, Richard Lander passa devant l'embouchure de la
Coudounia, rivière qu'il avait traversée près de Cuttup, lors de sa
première mission, et, quelque temps après, il aperçut Egga. Il gagna
aussitôt le lieu de débarquement, en remontant une baie encombrée d'un
nombre infini de grands et massifs canots chargés de marchandises,
aux proues barbouillées de sang et couvertes de plumes,--charmes et
préservatifs contre les voleurs.

Le chef, en présence duquel les voyageurs furent aussitôt conduits,
était orné d'une longue barbe blanche, et il aurait eu l'aspect le
plus vénérable et l'air d'un patriarche, s'il n'avait ri et joué comme
un véritable enfant. Les naturels accoururent bientôt, par centaines,
pour voir ces étrangers à la mine si singulière, et ceux-ci durent
placer trois hommes en sentinelle à leur porte pour tenir les curieux à
distance.

«Plusieurs des habitants d'Egga, dit Richard Lander, vendent des toiles
et des draps de Benin et de Portugal, ce qui rend probable qu'il y a
une communication de ce lieu à la côte. Les naturels sont spéculateurs,
entreprenants, et beaucoup emploient tout leur temps à trafiquer, en
descendant et en remontant le Niger. Ils vivent entièrement dans leurs
canots, et le petit toit ou hangar qu'ils ont à bord leur sert de
demeure; ils y habitent comme dans des huttes... La persuasion où sont
les naturels que nous n'avons qu'à vouloir pour accomplir les choses
les plus difficiles, nous a d'abord amusés; mais leur importunité
est devenue des plus fatigantes. Ils nous demandent des charmes pour
détourner les guerres et autres calamités nationales, des talismans
pour s'enrichir, pour empêcher les crocodiles d'emporter les gens,
pour pêcher tous les jours un plein canot de poissons. Cette dernière
requête nous a été adressée par le chef des pêcheurs, avec un présent
convenable, toujours offert à l'appui de la prière et d'une valeur
proportionnelle à son importance.... La curiosité du peuple pour nous
voir est si intense, que nous n'osons faire un pas dehors; et, pour
avoir de l'air, nous sommes forcés, tout le jour, de tenir la porte
ouverte, marchant et tournant autour de notre hutte, seul exercice
qu'il nous soit permis de prendre, comme des bêtes féroces en cage.
Les gens nous regardent fixement, avec des émotions de terreur et
de surprise, à peu près comme on regarde en Europe les tigres d'une
ménagerie. Si nous avançons du côté de la porte, ils reculent avec le
plus grand effroi et tout frémissants; mais, dès qu'ils nous voient à
l'autre bout de la hutte, ils se rapprochent autant que leur crainte le
leur permet, en silence et avec les plus grandes précautions.»

Egga est une cité d'une étendue prodigieuse, et sa population doit
être immense. Comme presque toutes les villes bâties au bord du Niger,
elle est inondée tous les ans. Il faut croire que les naturels ont
leurs raisons pour se construire des demeures dans des lieux qui nous
paraîtraient si incommodes et si malsains.

Ne serait-ce pas parce que le sol des environs n'est qu'un terreau
gras et noir, extraordinairement fertile, qui leur fournit sans grand
travail toutes les productions nécessaires à l'existence?

Bien qu'il parût avoir plus de cent ans, le chef d'Egga était tout joie
et tout gaieté. Les personnages les plus importants de la ville se
réunissaient dans sa case et passaient des journées entières à causer.

«Cette société de barbes grises, raconte le voyageur, rit de si bon
cœur et jouit de ses saillies avec tant d'expansion, qu'on voit
invariablement les passants s'arrêter à l'extérieur de la hutte,
écouter et se joindre aux bruyants éclats de joie qui retentissent au
dedans; si bien que du matin au soir nous n'entendons de ce côté-là que
des tonnerres d'applaudissements.»

Un jour, le vieux chef voulut faire montre devant les étrangers de ses
talents de chanteur et de danseur, afin de les frapper de surprise et
d'admiration.

«Gambadant sous le faix des années et secouant ses mèches de cheveux
blancs, dit la relation, il fit nombre de sauts et de cabrioles, au
grand délice des spectateurs, dont les rires, seuls applaudissements
des Africains, chatouillèrent si fort la vanité et l'imagination du
vieillard, qu'il fut obligé de s'aider d'une béquille pour continuer.
Il alla encore un peu, clopin-clopant; mais, ses forces étant épuisées,
il fut obligé de s'arrêter et de s'asseoir près de nous sur le seuil
de la hutte. Pour le monde entier, il n'eût voulu nous laisser voir sa
faiblesse. Tout haletant qu'il était, il tâchait de respirer bas et de
retenir son souffle bruyant et pressé. Il fit une seconde tentative
de danse et de chant; mais la nature ne seconda pas ses efforts, et
sa voix faible et chevrotante s'entendait à peine. Cependant, les
chanteurs et chanteuses, danseurs et musiciens continuèrent leur
bruyant concert, jusqu'à ce que, las de les regarder et de les écouter,
et la nuit arrivant, nous les priâmes de se retirer, au grand regret du
gai et frivole vieillard.»

Cependant, Mallam-Dendo détourna les Anglais de continuer à descendre
le cours de la rivière. Egga était, disait-il, la dernière ville du
Nyffé; le pouvoir des Fellans ne s'étendait pas au delà, et l'on
ne rencontrait plus, jusqu'à la mer, que des peuplades sauvages et
barbares, toujours en guerre les unes contre les autres.

Ces récits et les contes que les habitants avaient faits aux compagnons
des deux Lander sur le danger qu'ils allaient courir d'être égorgés ou
pris et vendus comme esclaves, les avaient tellement terrifiés, qu'ils
refusèrent de s'embarquer, voulant retourner à Cape-Coast-Castle par le
chemin qu'ils avaient déjà parcouru.

Grâce à la fermeté des deux frères, cette sorte de révolte n'eut pas
de suite, et, le 22 octobre, les explorateurs quittèrent Egga en la
saluant de trois coups de mousquet.

Quelques milles plus loin, une mouette passait au-dessus de leurs
têtes, indice de la proximité de la mer, certitude presque absolue
qu'ils touchaient au terme de leur fatigant voyage.

Plusieurs villages, petits et pauvres, à demi ensevelis sous l'eau,
une ville considérable, au pied d'une haute montagne qui semble
l'écraser et dont les voyageurs ne purent savoir le nom, sont tour à
tour dépassés. On croise un nombre immense de canots, construits comme
ceux des rivières Bonny et Calabar. Leurs équipages regardent, non sans
étonnement, ces hommes blancs avec lesquels ils n'osent converser.

Basses et au loin marécageuses, les rives du Niger deviennent bientôt
plus élevées, plus riches, plus fertiles.

Kacunda, où les habitants d'Egga avaient recommandé à Richard Lander de
s'arrêter, est située sur la rive occidentale du fleuve. Vue d'un peu
loin, elle présente un aspect singulièrement pittoresque.

Les naturels furent d'abord alarmés de l'apparition des voyageurs.
Un vieux Mallam, prêtre et instituteur musulman, les prit sous
sa protection. Grâce à lui, les deux frères reçurent un accueil
bienveillant dans cette capitale d'un royaume indépendant du Nyffé.

Les renseignements que les voyageurs réunirent dans cette ville, ou
plutôt dans cette réunion de quatre villages, concordaient avec ceux
recueillis à Egga. Aussi Richard Lander se détermina-t-il à ne plus
voyager que la nuit et à charger de balles et de chevrotines les quatre
fusils et les deux pistolets qui lui restaient.

Quoi qu'il en fût, nos explorateurs, au grand étonnement des naturels,
qui ne pouvaient croire à un tel mépris de danger, quittèrent Kacunda
en poussant trois acclamations bruyantes et «en remettant leur sort
entre les mains de Dieu.»

Ils passèrent ainsi devant plusieurs villes importantes, qu'ils
évitèrent avec soin. Le cours de la rivière, pendant ce temps, changea
plusieurs fois, tournant du sud au sud-est, puis au sud-ouest, entre de
hautes collines.

Le 25 octobre, les Anglais se trouvèrent devant l'embouchure d'une
forte rivière. C'était la Tchadda ou Bénoué. A son confluent s'étalait
une ville importante faisant face au Niger et à la Bénoué. C'était
Cutumcuraffi.

Enfin, après avoir failli se perdre dans un gouffre et se briser contre
des rochers, Richard Lander, découvrant un lieu commode et inhabité,
sur la rive droite, se détermina à débarquer.

Cet endroit avait été visité peu de temps auparavant, comme en
témoignaient des feux éteints, des calebasses brisées, des tessons
de vases de terre épars sur le sol, des coquilles de noix de coco et
des douves de baril de poudre, qu'on ne ramassa pas sans émotion, car
c'était la preuve que les naturels entretenaient des relations avec des
Européens.

Cependant, des femmes s'étaient enfuies, effrayées par trois hommes de
la suite de Lander, qui s'étaient introduits dans un village pour y
chercher du feu. Les voyageurs harassés se reposaient sur les nattes,
lorsqu'ils se virent tout à coup entourés d'une troupe d'hommes presque
nus, armés de fusils, d'arcs, de flèches, de coutelas, de crochets de
fer et de fers de lance.

Le sang-froid et la présence d'esprit des deux frères prévinrent
seuls une lutte qui paraissait inévitable et dont l'issue n'était pas
douteuse. Jetant leurs armes à terre, ils s'avancèrent vers le chef de
ces forcenés.

«Comme nous approchions, raconte Lander, nous fîmes bon nombre de
signes avec nos bras, pour l'engager, ainsi que son peuple, à ne
point tirer sur nous. Son carquois se balançait à son côté, son arc
était bandé, et une flèche, visée à notre poitrine, tremblait, prête
à partir, que nous n'étions qu'à quelques pas de lui. La Providence
détourna le coup, car le chef s'apprêtait à lâcher la corde fatale,
lorsque l'homme qui était le plus près de lui s'élança en avant et
lui retint le bras. Nous étions alors face à face, et de suite nous
lui tendîmes la main. Tous tremblaient comme la feuille. Le chef
nous regarda fixement, se jeta à genoux. Sa physionomie prit une
expression indéfinissable, mêlée de timidité et d'effroi, et où toutes
les passions, bonnes et mauvaises, semblaient lutter; enfin il laissa
tomber sa tête sur sa poitrine, saisit les mains que nous lui tendions
et fondit en larmes. De ce moment, l'harmonie fut rétablie, les pensées
de guerre et de sang firent place à la meilleure intelligence.

«J'ai cru que vous étiez les enfants du ciel tombés des nuages,» dit le
chef pour expliquer son changement subit.

«Il est heureux pour nous, ajoute Lander, que nos figures blanches
et notre conduite calme aient si fort imposé à ce peuple. Une minute
plus tard, nos corps eussent été hérissés d'autant de flèches qu'un
porc-épic a de dards.»

Ce lieu était le fameux marché de Bocqua, dont les voyageurs avaient si
souvent entendu parler, où l'on vient en foule de la côte pour échanger
les marchandises des blancs contre des esclaves amenés en grand nombre
du Funda, qui se trouve sur la rive opposée.

Les renseignements recueillis en cet endroit étaient des plus
favorables. La mer n'était plus qu'à dix journées de chemin. La
navigation, ajoutait le chef de Bocqua, n'offrait aucun danger;
seulement, les habitants des rives étaient «de très méchantes gens.»

Suivant les conseils de ce chef, les deux frères passèrent devant la
belle et très grande ville d'Atta sans y atterrir, et se reposèrent
à Abbazaca, où le Niger se sépare en plusieurs branches, et dont le
chef fit preuve d'une avidité insatiable. Puis, ils refusèrent de
descendre à deux ou trois villages où on les pressait de s'arrêter pour
satisfaire la curiosité des naturels, et furent forcés de prendre terre
au village de Damuggo, où un petit homme portant une veste d'uniforme
les avait hélés en anglais au cri de: «Holà! Ho! Anglais, venez par
ici.» C'était un messager du roi de Bonny, venu pour acheter des
esclaves au compte de son maître.

Le chef de cette ville, qui n'avait jamais vu d'hommes blancs, reçut
très bien les explorateurs, fit procéder à des réjouissances publiques
en leur honneur et les retint, au milieu des fêtes, jusqu'au 4
novembre. Bien que le fétiche qu'il avait consulté présageât qu'ils
seraient assaillis par mille dangers avant d'atteindre la mer, ce
souverain leur fournit un autre canot, des rameurs et un guide.

Les sinistres prédictions des fétiches n'allaient pas tarder à
se réaliser. John et Richard Lander s'étaient embarqués sur deux
embarcations différentes. En passant devant une grande ville qu'ils
apprirent être Kirri, ils furent arrêtés par de longs canots de guerre,
montés chacun par une quarantaine d'hommes, couverts de vêtements
européens, sauf les pantalons.

Ces canots portaient, à l'extrémité de longues tiges de bambou, de
larges pavillons aux armes de la Grande-Bretagne; ils étaient décorés
de chaises, de tables, de flacons ou d'autres emblèmes. Chacun de leurs
noirs matelots avait un mousquet, et chaque embarcation montrait,
amarrée à la proue, une longue pièce de quatre ou de six.

Les deux frères furent conduits à Kirri. Un palabre s'y tint sur leur
sort. Par bonheur, des prêtres mahométans, ou mallams, parlèrent en
leur faveur et leur firent restituer une partie des objets qui leur
avaient été dérobés; mais la plus grande partie avait coulé à fond avec
le canot de John Lander.

«A ma grande satisfaction, dit Richard Lander, je reconnus de suite
la caisse qui contenait nos livres et un des journaux de mon frère;
la boîte de pharmacie était auprès, mais toutes deux étaient pleines
d'eau. Un grand sac de nuit en tapisserie, qui avait contenu nos
vêtements, était ouvert et dévalisé; il n'y restait plus qu'une seule
chemise, une paire de pantalons et un habit; plusieurs choses de valeur
avaient disparu. Mes journaux, à l'exception d'un livre de notes où
j'avais inscrit mes remarques depuis Rabba jusqu'ici, étaient perdus.
Il manquait quatre fusils, dont un avait appartenu à Mungo-Park,
quatre coutelas et deux pistolets. Neuf défenses d'éléphant, les plus
belles que j'eusse vues dans le pays, présents des rois de Wowou
et de Boussa, quantité de plumes d'autruche, quelques belles peaux
de léopards, une grande variété de graines, tous nos boutons, nos
cauries, nos aiguilles, si nécessaires comme monnaie pour acheter des
provisions, tout cela avait disparu et était, à ce que l'on assurait,
au fond de la rivière.»

C'était vraiment échouer au port! Avoir traversé toute l'Afrique
depuis Badagry jusqu'à Boussa, avoir échappé aux dangers de la
navigation du Niger, s'être heureusement tirés des mains de tant de
souverains rapaces, pour faire naufrage à six journées de la mer, pour
être réduits en esclavage ou condamnés à mort, au moment de faire
connaître à l'Europe émerveillée le précieux résultat de tant de maux
soufferts, de tant de dangers évités, de tant d'obstacles heureusement
franchis; avoir déterminé le cours du Niger depuis Boussa, être sur
le point de fixer définitivement son embouchure, et se voir arrêtés
par de misérables pirates, c'en était trop, et bien amères furent
les réflexions des deux frères, pendant tout le temps que dura cet
interminable palabre.

Si leurs effets volés leur étaient en partie rendus, si le nègre qui
avait commencé les hostilités était condamné à avoir la tête tranchée
en expiation de sa faute, les deux frères n'en étaient pas moins
considérés comme prisonniers; et ils devaient être conduits à Obie, roi
du pays d'Éboe, qui statuerait sur leur sort.

Il était évident que ces pillards n'étaient pas originaires du pays
et qu'ils n'y étaient venus que dans le but d'exercer leur piraterie.
Ils comptaient, sans doute, commercer sur deux ou trois marchés comme
Kirri, s'ils ne rencontraient que des flottilles trop fortes pour se
laisser piller sans combat. Au reste, toutes les populations de cette
partie du Niger montraient une excessive défiance les unes à l'égard
des autres, et l'achat des provisions ne se faisait qu'en armes.

Au bout de deux jours de navigation, les canots arrivèrent en vue
d'Éboe, à un endroit où le fleuve se partage en trois «rivières» d'une
prodigieuse grandeur, aux bords plats, marécageux et couverts de
palmiers.

Une heure plus tard, le 8 novembre, un des hommes de l'équipage, natif
d'Éboe, s'écriait: «Voilà mon pays!»

Là, de nouvelles complications attendaient les explorateurs. Obie,
le roi d'Éboe, était un jeune homme à physionomie éveillée et
intelligente, qui reçut les voyageurs avec affabilité. Son costume, qui
rappelait celui du roi de Yarriba, était orné d'une telle profusion de
coraux, qu'on aurait pu lui donner le nom de «Roi-Corail».

[Illustration: CARTE DU COURS INFÉRIEUR DU DJOLIBA, KOUARA, QUORA OU
NIGER d'après Lander. _Gravé par E. Morieu_]

[Illustration: Le canot mesurait plus de 50 pieds de long. (Page 163.)]

Assurément, Obie parut touché du récit de l'attaque dans laquelle les
Anglais avaient perdu toutes leurs marchandises; mais les secours qu'il
leur distribua ne furent pas à la hauteur de ses sentiments, et il les
laissa à peu près mourir de faim.

«Les habitants d'Éboe, comme la plupart des Africains, sont extrêmement
indolents, dit la relation, et ne cultivent que l'igname, le maïs
et le plantanier (bananier). Ils ont beaucoup de chèvres et de
volailles, mais peu de moutons et point de bestiaux. La ville, d'une
grande étendue, est située dans une plaine découverte et renferme une
nombreuse population; comme capitale du royaume, elle ne porte d'autre
nom que le «pays d'Éboe». Son huile de palmier est renommée. C'est,
depuis une longue suite d'années, le principal marché d'esclaves où
viennent s'approvisionner les indigènes qui font ce commerce sur les
côtes, entre la rivière Bonny et celle du vieux Calabar. Des centaines
de naturels remontent ces rivières pour venir trafiquer ici, et, dans
ce moment même, il y en a un grand nombre qui habitent leurs canots,
rangés en face de la ville. Presque toute l'huile achetée par les
Anglais, à Bonny et dans les lieux environnants, vient d'ici, de même
que tous les esclaves que les vaisseaux négriers français, espagnols
et portugais viennent charger à la côte. Plusieurs personnes nous ont
dit que le peuple d'Éboe est anthropophage, et cette opinion est plus
accréditée parmi les tribus voisines que parmi celles de l'intérieur.»

D'après tout ce que les voyageurs apprenaient, il devenait certain
pour eux qu'Obie ne les relâcherait que moyennant une forte rançon.
Ce souverain pouvait, sans doute, y être poussé par les instigations
de ses favoris; mais ce qui le fortifia dans cette détermination, ce
furent, principalement, l'avidité et l'empressement des habitants de
Bonny et de Brass, qui se disputaient à qui emmènerait les Anglais dans
leur pays.

Un fils du dernier chef de Bonny, le roi Peper (Poivre), un nommé
Gun (Fusil), frère du roi Boy (Garçon), et leur père, le roi Forday,
qui, avec le roi Jacket (Jaquette), gouverne tout le pays de Brass,
étaient les plus acharnés. Ils produisirent, en témoignage de leur
honorabilité, les certificats que leur avaient donnés les capitaines
européens avec lesquels ils avaient été en relation d'affaires.

Une de ces pièces, signée James Dow, capitaine du brick la Susanne, de
Liverpool, et datée de la première rivière de Brass, septembre 1830,
était ainsi conçue:

«Le Capitaine Dow déclare n'avoir jamais rencontré une troupe de
plus grands misérables que les naturels en général et les pilotes en
particulier.»

Puis, continuant sur le même ton, il les chargeait d'anathèmes, les
traitant de damnés drôles, qui avaient essayé de faire échouer son
vaisseau sur les brisants, à l'embouchure du fleuve, afin de s'en
partager les dépouilles. Le roi Jacket y était traité de fripon fieffé
et voleur enragé. Boy était le seul à peu près honnête et digne de
confiance.

A la suite d'un interminable palabre, Obie déclara que, d'après les
lois et les coutumes du pays, il avait le droit de regarder les frères
Lander et leur suite comme sa propriété; mais que, ne voulant pas
abuser de ses avantages, il se contenterait de les échanger contre la
valeur de vingt esclaves en marchandises anglaises.

Cette décision, sur laquelle Richard Lander essaya vainement de faire
revenir Obie, plongea les deux frères dans un violent désespoir, qui
fut bientôt suivi d'une apathie et d'une indifférence telles, qu'ils
auraient été incapables du plus petit effort pour recouvrer leur
liberté. Qu'on joigne à ces peines morales l'affaiblissement physique
causé par le manque de nourriture, et l'on comprendra l'affaissement
dans lequel les deux voyageurs étaient tombés.

Sans ressources d'aucune sorte, dépouillés de leurs aiguilles, de leurs
cauries et de leurs objets d'échange, ils furent réduits à la triste
nécessité de mendier leur nourriture.

«Autant eût valu, dit Lander, adresser nos prières aux pierres et aux
arbres; nous nous fussions, du moins, épargné l'humiliation du refus.
Dans la plupart des villes et villages de l'Afrique, nous avions
été pris pour des demi-dieux et traités, en conséquence, avec une
vénération, un respect universels. Mais, ici, hélas! quel contraste!
nous sommes rangés parmi les êtres les plus dégradés et les plus
misérables esclaves, dans cette terre d'ignorance, objet des railleries
et du mépris d'une horde de barbares.»

Ce fut enfin Boy qui l'emporta, parce qu'il consentit à payer à Obie
tout ce qu'il demandait pour la rançon des deux frères et de leur
suite. Quant à lui, il se montra très modéré, n'exigeant, pour sa peine
et pour les risques qu'il courait en les transportant à Brass, que
la valeur de quinze barres ou quinze esclaves et un tonneau de rhum.
Bien que cette demande fût exorbitante, Richard Lander n'hésita pas à
faire un billet de trente-six barres sur le capitaine anglais Lake, qui
commandait un bâtiment à l'ancre dans la rivière de Brass.

Le canot du roi, sur lequel s'embarquèrent les deux frères, le 12
novembre, portait soixante personnes, dont quarante rameurs. Muni d'une
pièce de quatre à la proue, d'un arsenal de coutelas et de mitraille,
de marchandises de toute sorte, il était creusé dans un seul tronc
d'arbre et mesurait plus de cinquante pieds de long.

Les immenses cultures qu'on voyait sur les bords du fleuve indiquaient
que la population était bien plus considérable qu'elle ne le
paraissait. Le pays était plat, ouvert, varié, et le sol, d'un riche
terreau noir, portait des arbres et des arbustes d'une richesse de tons
infinie.

Le 14 novembre, à sept heures du soir, le canot quitta le bras
principal et s'engagea dans la rivière de Brass. Une heure plus tard,
avec une joie inexprimable, Richard Lander sentit l'effet de la marée.

Un peu plus loin, le canot de Boy rejoignit ceux de Gun et de Forday.
Ce dernier, vieillard d'aspect vénérable, quoique misérablement
habillé, moitié à l'européenne, moitié à la mode du pays, avait une
prédilection marquée pour le rhum, dont il but une immense quantité,
sans que ses manières ou sa conversation s'en ressentissent.

C'était un étrange cortège que celui qui accompagna les deux Anglais
jusqu'à la ville de Brass.

«Les canots, dit Lander, se suivaient à la file, avec assez de
régularité, déployant chacun trois pavillons. A la proue du premier,
le roi Boy se tenait debout, la tête couronnée de longues plumes, qui
se balançaient à chaque mouvement de son corps, couvert des figures
les plus fantasques, blanches sur fond noir. Il s'appuyait sur deux
énormes lances barbelées, que, de temps à autre, il lançait avec force
dans le fond du canot, comme s'il eût tué quelque animal sauvage et
redoutable, gisant à ses pieds. A l'avant des autres canots, des
prêtres exécutaient des danses et faisaient mille contorsions bizarres.
Toutes leurs personnes, ainsi que celles des gens de la suite, étaient
barbouillées de la même façon que le roi Boy, et, pour couronner le
tout, M. Gun s'affairait, courant de la tête à la queue de la file,
quelquefois le premier ou le dernier, ajoutant à l'effet imposant du
cortège par les décharges répétées de son unique canon.»

Brass se compose de deux villes, l'une appartenant à Forday, l'autre
au roi Jacket. Avant de débarquer, les prêtres procédèrent à des
cérémonies mystérieuses, dont les blancs étaient l'objet évident. Le
résultat de cette consultation du fétiche de la ville fut-il favorable
aux étrangers? C'est ce que la conduite des naturels à leur égard
devait révéler.

Avant même d'avoir pris terre, Richard Lander aperçut, avec une vive
émotion de joie, un homme blanc sur le rivage. C'était le capitaine
d'un schooner espagnol à l'ancre dans la rivière.

«De tous les endroits sales et dégoûtants, dit la relation, il n'en
est pas un au monde qui puisse l'emporter sur celui-ci, ni offrir à
l'œil d'un étranger plus misérable aspect. Dans cette abominable ville
de Brass, tout n'est que fange et saleté. Les chiens, les chèvres et
autres animaux encombrent les rues boueuses; ils ont l'air affamé et le
disputent de misère avec de malheureuses créatures humaines à traits
hâves et décharnés, à physionomie hideuse, dont le corps est couvert
de larges pustules et dont les huttes tombent en ruines par suite de
négligence et de malpropreté.»

Une autre localité, nommée par les Européens la Ville des Pilotes,
à cause du grand nombre de pilotes qui l'habitent, est située à
l'embouchure de la rivière Noun ou Nun, à soixante-dix milles de Brass.

Le roi Forday entendait s'opposer à ce que les deux frères Lander
quittassent la ville sans lui payer quatre barres. C'était l'usage,
disait-il, que tout homme blanc qui venait à Brass, par la rivière, fût
soumis à ce tribut. Il n'y avait pas à résister, et Richard Lander tira
un nouveau billet sur le capitaine Lake.

A ce prix, Richard Lander eut la permission de gagner, dans le canot
royal de Boy, le brick anglais stationné à l'embouchure de la rivière.
Son frère et les gens de sa suite ne devaient être relâchés qu'au
retour du roi.

Mais, en arrivant sur ce brick, quelle ne fut pas la stupéfaction et la
honte de Lander de voir le capitaine Lake lui refuser toute espèce de
secours! Il lui fit lire alors les instructions qu'il avait reçues du
ministère, afin de lui prouver qu'il n'était pas un imposteur.

«Si vous croyez, répondit le capitaine, avoir affaire à un imbécile
ou à un fou, vous vous trompez. Je ne donnerais pas un fétu de votre
parole ou de votre billet! Je m'en soucie comme de cela! Le diable
m'emporte, si vous tirez de moi un seul liard!»

Puis, jurant, sacrant, Lake laissa échapper les paroles les plus
offensantes pour les Anglais.

Accablé de douleur par ce malheur imprévu et cette conduite
invraisemblable d'un compatriote, Richard Lander regagna le canot de
Boy, ne sachant à quel parti s'arrêter, et demanda à ce dernier de le
mener à Bonny, où se trouvaient quantité de navires anglais. Le roi
ne voulut pas y consentir. Richard Lander se vit donc forcé d'essayer
d'attendrir le capitaine, lui demandant de donner seulement dix fusils,
dont le roi se contenterait peut-être.

«Je vous ai déjà dit que je ne vous donnerais même pas une pierre à
fusil, répondit Lake. Ainsi, ne m'ennuyez plus!

--Mais j'ai laissé mon frère et huit personnes à Brass, reprit Lander,
et si vous ne voulez pas absolument payer le roi, persuadez-lui, du
moins, de les conduire à bord; sans quoi, mon frère sera mort de faim
ou empoisonné, et tous mes gens seront vendus, avant que je puisse
avoir du secours d'un vaisseau de guerre!

--Si vous trouvez moyen de les faire venir à bord, répliqua le
capitaine, je les passerai; mais, je vous le répète, vous n'aurez pas
de moi la valeur d'une amorce.»

Enfin Richard Lander obtint de Boy qu'il retournât chercher son frère
et sa suite. Le roi n'y voulait consentir qu'après avoir reçu un
acompte, et ce ne fut pas sans peine qu'il fut amené à se désister de
cette prétention.

Quand le capitaine Lake apprit que la suite de Richard Lander se
composait de solides gaillards en état de remplacer ses matelots, morts
ou épuisés par les fièvres, il s'adoucit un peu. Ce ne fut cependant
pas pour longtemps, car il déclara que, si dans trois jours, John et
ses gens n'étaient pas rendus à bord, il partirait sans eux.

Encore bien que Richard Lander lui prouvât jusqu'à l'évidence que ces
malheureux seraient vendus comme esclaves, le capitaine ne voulut rien
entendre.

«Tant pis pour eux, répondit-il, je n'en peux mais, et n'attendrai pas
davantage!»

Une telle inhumanité est heureusement fort rare. Aussi faut-il clouer
au pilori un pareil misérable, qui ne fait pas plus de cas, non pas de
ses semblables, mais d'hommes qui lui sont infiniment supérieurs.

Enfin, le 24 novembre, après qu'une forte brise, soufflant de la mer
et refoulant les eaux sur la barre, en eut rendu le passage presque
impossible, John Lander arrivait à bord.

Il avait dû subir les reproches et les invectives de Boy. Avoir, de
ses propres deniers, racheté de l'esclavage les deux frères et leur
suite, les avoir ramenés dans son canot et nourris,--fort mal il est
vrai,--s'être vu promettre autant de bœuf et de rhum qu'il en pourrait
boire et manger, pour être mal accueilli ensuite, se voir refuser la
restitution de ses avances et être traité comme un voleur, avouez qu'il
y avait de quoi être mécontent et que tout autre aurait fait payer
cher aux prisonniers qui lui restaient tant d'espérances déçues, tant
d'argent dépensé en pure perte!

Malgré cela, Boy s'était décidé à ramener John Lander à bord du brick.
Le capitaine Lake reçut le voyageur avec assez de cordialité, mais il
exprima aussitôt sa détermination bien arrêtée de congédier le roi sans
lui donner une obole.

Celui-ci était plein de sombres pressentiments; ses manières hautaines
avaient fait place à un air humble et rampant. On lui servit un repas
abondant, auquel il toucha à peine.

Richard Lander, désolé de la ladrerie et de la mauvaise foi de Lake,
étant dans l'impossibilité de tenir ses promesses, retourna toutes
ses affaires, trouva cinq bracelets d'argent et un sabre de fabrique
indigène qu'il avait apporté du Yarriba, et il les offrit à Boy, qui
les accepta.

Enfin, le roi se décida à exposer sa réclamation au capitaine.
Celui-ci, avec une voix de tonnerre, qu'on n'aurait jamais supposé
sortir d'un corps aussi débile, lui répondit nettement:

«Je ne veux pas!»

Et il assaisonna ce refus d'un déluge de jurons et de menaces tel, que
le pauvre Boy battit en retraite, et, voyant le navire prêt à mettre à
la voile, regagna précipitamment son canot.

Ainsi se terminèrent les péripéties du voyage des deux frères Lander.
Ils coururent bien encore risque de périr en franchissant la barre,
mais c'était là leur dernière épreuve. Ils gagnèrent Fernando-Po, puis
la rivière Calabar; là, ils s'embarquèrent sur le _Carnarvon_ pour
Rio-Janeiro, où l'amiral Baker, commandant de la station, leur procura
passage sur un transport.

Le 9 juin, ils débarquaient à Portsmouth. Leur premier soin, après
avoir remis la relation de leur voyage à lord Goderich, secrétaire
d'État au département des colonies, fut de l'informer de la conduite du
capitaine Lake,--conduite de nature à compromettre et à faire révoquer
en doute la bonne foi du gouvernement anglais. Des ordres furent
aussitôt donnés par ce ministre pour solder les sommes convenues, dont
la demande était juste et motivée.

«Ainsi donc, et nous ne pouvons mieux faire que de reproduire
l'appréciation de cet excellent juge, Desborough Cooley, ainsi donc
le problème géographique qui, pendant tant de siècles, avait si
vivement préoccupé l'attention du monde savant et donné lieu à tant de
conjectures différentes, se trouvait définitivement et complètement
résolu. Le Niger, ou, comme l'appellent les naturels, le Djoliba ou
le Korra, ne se réunit pas au Nil, ne se perd ni dans les sables du
désert ni dans les eaux du lac Tchad; il se jette dans l'Océan par une
grande quantité de bras, sur la côte du golfe de Guinée, à l'endroit
même de cette côte connu sous le nom de cap Formose. La gloire de
cette découverte, prévue, il est vrai, par la science, appartient tout
entière aux frères Lander. La vaste étendue de pays qu'ils avaient
traversée depuis Yaourie jusqu'à la mer, était complètement inconnue
avant leur voyage.»

Dès que la découverte de Lander fut connue dans tous ses détails en
Angleterre, plusieurs négociants s'associèrent pour tirer parti des
richesses naturelles du pays. Ils équipèrent, en juillet 1832, deux
bâtiments à vapeur, le _Korra_ et l'_Alburka_, qui, sous la conduite
de MM. Laird, Oldfield et Richard Lander, remontèrent le Niger
jusqu'à Bocqua. Les résultats de cette expédition commerciale furent
déplorables. Non seulement le trafic avec les naturels fut absolument
nul, mais encore les équipages se virent décimés par la fièvre. Enfin,
Richard Lander, qui plusieurs fois avait monté ou descendu le fleuve,
fut blessé mortellement, par des naturels, le 27 janvier 1834, et il
mourut, le 5 février suivant, à Fernando-Po.

Il nous reste à parler, pour terminer ce qui est relatif à l'Afrique,
des nombreuses reconnaissances accomplies dans la vallée du Nil, et
dont les plus importantes sont celles de Cailliaud, de Russegger et de
Rüppel.

[Illustration: Vue du temple principal de Sekkeh.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Frédéric Cailliaud, né à Nantes en 1787, après avoir visité la
Hollande, l'Italie, la Sicile, une partie de la Grèce, de la
Turquie européenne ou asiatique, lorsqu'il faisait le commerce des
pierres précieuses, était arrivé en Égypte au mois de mai 1815.
Ses connaissances géologiques et minéralogiques lui procurèrent un
excellent accueil de la part de Méhémet-Ali, qui le chargea aussitôt
d'un voyage d'exploration le long du Nil et dans le désert.

Cette première excursion fut marquée par la découverte, à Labarah, de
mines d'émeraudes, mentionnées par les auteurs arabes et abandonnées
depuis de longs siècles. Cailliaud retrouva, dans les excavations de
la montagne, les lampes, les leviers, les cordages et les instruments
qui avaient servi à l'exploitation de ces mines par les ouvriers de
Ptolémée. Près de ces carrières, le voyageur découvrit les ruines d'une
petite ville, qui, selon toute vraisemblance, avait dû être habitée
par les anciens mineurs. Pour donner toute sanction à sa précieuse
découverte, Cailliaud se chargea de dix livres d'émeraudes qu'il
rapporta à Méhémet-Ali.

[Illustration: Les explorateurs levèrent le plan du monument.
(Page 170.)]

Un autre résultat de ce voyage fut la découverte par l'explorateur
français de l'ancienne route de Coptos à Bérénice pour le commerce de
l'Inde.

Du mois de septembre 1819 à la fin de 1822, Cailliaud, accompagné
de l'ancien aspirant de marine Letorzec, parcourut toutes les oasis
connues à l'est de l'Égypte, et suivit le Nil jusqu'au dixième degré.
Parvenu dans son premier voyage à Ouadi-Oulfa, Cailliaud choisit, au
second, cette localité comme point de départ.

Une circonstance heureuse allait singulièrement faciliter ses
recherches. Ismaïl-Pacha, fils de Méhémet-Ali, venait de recevoir le
commandement d'une expédition en Nubie, et il l'accompagna.

Parti de Daraou en novembre 1820, Cailliaud arrivait, le 5 janvier
suivant, à Dongola, et il gagnait le mont Barka dans le pays de Chaguy,
où l'on remarque une multitude de ruines, de temples, de pyramides et
d'autres monuments.

Le nom de Mérawé, que porte cet endroit, avait fait supposer que là se
trouvait l'ancienne capitale de l'Éthiopie; Cailliaud devait dissiper
cette erreur.

Accompagnant Ismaïl-Pacha comme minéralogiste, au delà de Berber, pour
la recherche des mines d'or, l'explorateur français parvint à Chendy.
Il alla ensuite, avec Letorzec, fixer la position géographique du
confluent de l'Atbara, et, à Assour, non loin du dix-septième degré de
latitude, il découvrit les ruines considérables d'une ville antique.
C'était Méroé.

Continuant sa route au sud, entre les quinzième et seizième degrés,
Cailliaud reconnut ensuite l'embouchure du Bahr-el-Abiad ou Nil Blanc,
visita les ruines de Saba, le confluent du Rahad, l'ancien Astosaba,
vit Sennaar, le cours du Gologo, le pays du Fazoele et le Toumat,
affluent du Nil; enfin il atteignit, avec Ismaïl, le pays de Singué,
entre les deux branches du fleuve.

Aucun voyageur n'était encore parvenu, de ce côté, aussi près de
l'équateur. Browne s'était arrêté à 16°10´, Bruce à 11°.

On doit à Cailliaud et à Letorzec de nombreuses observations de
latitude et de longitude, de précieuses études sur les variations de
l'aiguille aimantée, d'inestimables renseignements sur le climat,
la température et la nature du sol, en même temps qu'une collection
fort intéressante d'animaux et de productions végétales. Enfin, les
explorateurs levèrent le plan de tous les monuments situés au delà de
la deuxième cataracte.

Les deux Français avaient préludé à ces découvertes par une excursion
à l'oasis de Siouah. A la fin de 1819, ils étaient partis de Fayoum
avec un petit nombre de compagnons et s'étaient engagés dans le désert
de Libye. En quinze jours de marche, après un engagement avec les
Arabes, ils étaient parvenus à Siouah, avaient pris toutes les mesures
du temple de Jupiter Ammon, et avaient déterminé, comme Browne, sa
position astronomique. Cette oasis allait être, quelque temps après,
l'objet d'une expédition militaire, pendant laquelle Drovetti devait
recueillir de nouveaux documents, très précieux, pour compléter ceux
qu'avaient récoltés Cailliaud et Letorzec.

Ils avaient ensuite visité successivement l'oasis de Falafré, qu'aucun
voyageur européen n'avait encore explorée, celle de Dakel et Khargh,
chef-lieu de l'oasis de Thèbes. Les documents recueillis dans cette
course furent expédiés en France à M. Jomard, qui les mit à profit pour
la rédaction de l'ouvrage intitulé _Voyage à l'oasis de Siouah_.

Quelques années plus tard, Édouard Rüppell consacrait sept ou huit
années à l'exploration de la Nubie, du Sennaar, du Kordofan et de
l'Abyssinie, et il remontait le Nil Blanc, en 1824, jusqu'à plus de
soixante lieues au-dessus de son embouchure.

Enfin, un naturaliste allemand, conseiller des mines d'Autriche, Joseph
Russegger, visitant également, de 1836 à 1838, la partie inférieure du
cours du Bahr-el-Abiad, préludait par ce voyage officiel aux grandes et
fécondes reconnaissances que Méhémet-Ali allait envoyer dans les mêmes
régions.



CHAPITRE III

LE MOUVEMENT SCIENTIFIQUE ORIENTAL ET LES EXPLORATIONS AMÉRICAINES


  Le déchiffrement des inscriptions cunéiformes et les études
  assyriologiques jusqu'en 1840.--L'ancien Iran et l'Avesta.--La
  triangulation de l'Inde et les études indoustaniques.--L'exploration
  et la mesure de l'Himalaya.--La presqu'île Arabique.--La Syrie et
  la Palestine.--L'Asie centrale et Alexandre de Humboldt.--Pike aux
  sources du Mississipi, de l'Arkansas et de la rivière Rouge.--Les
  deux expéditions du major Long.--Le général Cass.--Schoolcraft aux
  sources du Mississipi.--L'exploration du Nouveau-Mexique.--Voyages
  archéologiques dans l'Amérique centrale.--Les recherches d'histoire
  naturelle au Brésil.--Spix et Martius, le prince Maximilien de
  Wied-Neuwied.--D'Orbigny et l'homme américain.

Bien que les découvertes, dont nous allons tout d'abord parler, ne
soient plus à proprement parler géographiques, elles ont, cependant,
jeté un jour si nouveau sur plusieurs civilisations anciennes, elles
ont tellement étendu le domaine de l'histoire et des idées, que nous ne
pouvons nous dispenser d'en dire quelques mots.

La lecture des inscriptions cunéiformes et le déchiffrement des
hiéroglyphes sont des événements si importants en leurs résultats,
ils nous révèlent une telle multitude de faits jusqu'alors ignorés
ou travestis dans les récits plus ou moins merveilleux des anciens
historiens Diodore, Ctésias et Hérodote, qu'il est impossible de passer
sous silence des découvertes scientifiques si capitales.

Grâce à elles, nous pénétrons dans l'intimité d'un monde, d'une
civilisation extrêmement avancée, aux mœurs, aux habitudes, aux
coutumes absolument différentes des nôtres. Qu'il est curieux de tenir
entre ses mains les comptes de l'intendant d'un grand seigneur ou d'un
gouverneur de province, de lire des romans comme ceux de _Setna_ et des
_Deux Frères_, des contes comme celui du _Prince prédestiné_!

Si les édifices aux vastes proportions, les temples superbes, les
hypogées magnifiques, les obélisques sculptés n'étaient jusqu'alors,
pour nous, que des monuments somptueux, ils nous racontent maintenant,
grâce à la lecture des inscriptions qui les recouvrent, la vie des
souverains qui les ont élevés et les circonstances de leur érection.

Combien de noms de peuples dont les historiens grecs ne faisaient pas
mention, que de villes disparues, que de particularités relatives
au culte, à l'art, à l'industrie, à la vie de chaque jour, que
d'événements politiques ou militaires nous révèlent maintenant
dans leurs minutieux détails les hiéroglyphes et les inscriptions
cunéiformes!

Et ces peuples, que nous ne connaissions qu'imparfaitement et pour
ainsi dire de surface, nous pénétrons dans leur existence quotidienne,
nous avons maintenant une idée de leur littérature. Le jour n'est
peut-être pas éloigné où nous saurons aussi bien la vie des Égyptiens
du XVIIIe siècle avant notre ère, que celle de nos pères du XVIIe et du
XVIIIe siècle après Jésus-Christ.

Carsten Niebuhr avait rapporté de Persépolis des inscriptions en
caractères inconnus dont, le premier, il avait relevé une copie exacte
et complète. Bien des tentatives avaient été faites pour les expliquer;
toutes avaient été vaines, lorsque, par une inspiration de génie, avec
une intuition lumineuse, le savant philologue hanovrien Grotefend
parvint, en 1802, à percer le mystère qui les recouvrait.

C'est qu'elles étaient vraiment singulières et difficiles à
interpréter, ces inscriptions cunéiformes! Que l'on se figure une suite
de clous (_cuneus_) rangés de diverses façons, formant des groupes
alignés horizontalement. Qu'exprimaient ces groupes? Représentaient-ils
des sons et des articulations, ou des mots entiers, comme les lettres
de nos alphabets? Avaient-ils cette valeur idéographique que possèdent
les caractères de l'écriture chinoise? Quelle était la langue qui s'y
trouvait cachée? Autant de problèmes qu'il s'agissait de résoudre. Il
y avait lieu de penser que des inscriptions rapportées de Persépolis
devaient être écrites dans la langue des anciens Perses; mais Rask,
Bopp et Lassen n'avaient pas encore étudié les idiomes iraniens et
démontré leur affinité avec le sanscrit.

Raconter par suite de quelles déductions ingénieuses, de quelles
suppositions, de quels tâtonnements, Grotefend arriva à reconnaître une
écriture alphabétique, à dégager de certains groupes des noms qu'il
supposa être ceux de Darius et de Xerxès,--ce qui le rendit maître
de la connaissance de plusieurs lettres qu'il appliqua à la lecture
de nouveaux mots,--ce serait sortir de notre cadre. La méthode était
désormais trouvée. A d'autres revenait le soin de la compléter et de la
perfectionner.

Plus de trente ans s'écoulèrent, cependant, avant que ces études
eussent accompli des progrès notables. C'est notre savant compatriote
Eugène Burnouf, qui leur fit faire un pas considérable. Mettant à
profit sa connaissance du sanscrit et du zend, il prouva que la langue
des inscriptions persépolitaines n'était qu'un dialecte zend employé
dans la Bactriane, qu'on parlait encore au VIe siècle avant notre ère,
et dans lequel avaient été écrits les livres de Zoroastre. Son mémoire
est de 1836. A la même époque, un savant allemand, Lassen, de Bonn,
qui s'était livré de son côté aux mêmes recherches, arrivait à des
conclusions identiques.

Bientôt, les inscriptions que l'on possédait étaient toutes lues,
l'alphabet se dégageait de l'inconnu, sauf pour un petit nombre de
signes, sur lesquels on n'était pas absolument d'accord.

Cependant, on n'avait encore qu'une base, et l'édifice était loin
d'être achevé. En effet, on avait remarqué que les inscriptions
persépolitaines semblaient répétées en trois colonnes parallèles. N'y
avait-il pas là une triple version de la même inscription dans les
trois langues principales de l'empire akhéménide, le perse, le mède
et l'assyrien ou babylonien? L'hypothèse était exacte; mais, grâce
au déchiffrement de l'une de ces inscriptions, on avait un point de
comparaison, et l'on put procéder comme Champollion l'avait fait pour
la pierre de Rosette, qui, en regard d'une traduction grecque, portait
deux versions en écritures démotique et hiéroglyphique.

Dans ces deux autres inscriptions, on reconnut l'assyro-chaldéen,
qui appartient, comme l'hébreu, l'himyarite et l'arabe, à la famille
sémitique, et un troisième idiome, qui reçut le nom de médique, et
qu'on a rapproché du turc et du tartare. Mais ce serait empiéter que de
nous étendre sur ces recherches. Ce devait être la tâche des savants
danois Westergaard, des Français de Saulcy et Oppert, des Anglais
Norris et Rawlinson, pour ne citer que les plus célèbres. Nous aurons
plus tard à y revenir.

La connaissance du sanscrit, les recherches sur la littérature
brahmanique, dont il sera parlé plus loin, avaient inauguré un
mouvement scientifique qui devait aller en augmentant, grâce à des
études plus approfondies ou plus compréhensives. Une immense contrée,
désignée par les orientalistes sous le nom d'Iran, qui comprend la
Perse, l'Afghanistan et le Béloutchistan, avait été, bien avant que
Ninive et Babylone fissent leur apparition dans l'histoire, le siège
d'une civilisation avancée, à laquelle se rattache le nom de Zoroastre,
à la fois conquérant, législateur et fondateur d'une religion. Ses
disciples, persécutés à l'époque de la conquête musulmane, chassés de
leur antique patrie, où leur culte s'était conservé, se réfugièrent,
sous le nom de Parsis, dans le nord-ouest de l'Inde.

A la fin du dernier siècle, le français Anquetil-Duperron avait
rapporté en Europe une copie exacte des livres religieux des Parsis,
écrits dans la langue même de Zoroastre. Il les avait traduits, et,
pendant soixante ans, tous les savants y avaient trouvé la source des
notions religieuses et philologiques qu'ils possédaient sur l'Iran. Ces
livres sont connus sous le nom de Zend-Avesta, mot qui renferme le nom
de la langue, Zend, et le titre de l'ouvrage, Avesta.

Mais cette branche de la science, depuis les progrès des études
sanscrites, avait besoin d'être renouvelée et traitée avec la rigueur
des méthodes nouvelles. Le philologue danois Rask, en 1826, puis Eugène
Burnouf, avec sa connaissance approfondie du sanscrit et à l'aide
d'une traduction sanscrite, récemment découverte dans l'Inde, avaient
repris l'étude du zend. Burnouf avait même publié, en 1834, une étude
magistrale sur le Yacna, qui a fait époque. De ce rapprochement du
sanscrit archaïque et du zend est née l'admission de la même origine
pour ces deux langues, et la preuve de la parenté, pour mieux dire,
de l'unité des peuples qui les parlaient. A l'origine, mêmes noms de
divinités, mêmes traditions, sans compter la similitude des mœurs,
même appellation générique pour ces deux peuples qui, dans leurs plus
anciens écrits, s'appellent Aryas. Il est, croyons-nous, inutile
d'appuyer sur l'importance de cette découverte, qui est venue éclairer
d'un jour tout nouveau les commencements si longtemps ignorés de notre
histoire.

Depuis la fin du XVIIIe siècle, c'est-à-dire depuis l'époque où les
Anglais s'étaient solidement établis dans l'Inde, l'étude physique du
pays, avec toutes les données qui s'y rattachent, avait été poussée
activement. Elle avait naturellement devancé l'ethnologie et les
sciences voisines, qui demandent pour fleurir un terrain plus sûr et
des temps plus tranquilles. Il faut avouer, en même temps, que cette
connaissance est nécessaire au gouvernement, à l'administration ainsi
qu'à l'exploitation commerciale. Aussi, le marquis de Wellesley, alors
gouverneur pour la Compagnie, comprenant de quelle importance était
l'établissement d'une carte des possessions anglaises, avait-il chargé,
en 1801, le brigadier d'infanterie Guillaume Lambton de relier par
un réseau trigonométrique les deux rives orientale et occidentale de
l'Inde à l'observatoire de Madras. Mais Lambton ne se contenta pas de
cette tâche. Il détermina avec précision un arc du méridien depuis le
cap Comorin jusqu'au village de Takoor-Kera, à quinze milles au sud-est
d'Ellichpoor. L'amplitude de cet arc dépassait donc douze degrés. Avec
l'aide d'officiers instruits, parmi lesquels il convient de citer le
colonel Everest, le gouvernement de l'Inde aurait vu, bien avant 1840,
l'accomplissement de la tâche de ses ingénieurs, si les annexions
successives de nouveaux territoires n'étaient continuellement venues en
reculer le terme.

Presque en même temps, naissait un mouvement considérable pour la
connaissance de la littérature de l'Inde.

C'est à Londres, en 1776, qu'avait paru, traduit pour la première fois,
un extrait des codes indigènes les plus importants, sous le nom de
_Code des Gentoux_.

Neuf ans plus tard était fondée à Calcutta la Société asiatique, par
sir William Jones, le premier qui sût véritablement le sanscrit,
Société dont la publication, _Asiatic Researches_, accueillit toutes
les investigations scientifiques relatives à l'Inde.

Bientôt après, en 1789, Jones publiait sa traduction du drame de
_Çakuntala_, ce charmant spécimen de la littérature hindoue, si plein
de sentiment et de délicatesse. Les grammaires, les dictionnaires
sanscrits, se publiaient à l'envi. Une véritable émulation se
produisait dans l'Inde britannique. Elle n'aurait pas tardé à rayonner
en Europe, si le blocus continental n'eût empêché l'introduction des
livres publiés à l'étranger. A cette époque, un Anglais, Hamilton,
prisonnier à Paris, étudiait les manuscrits orientaux de notre
Bibliothèque et initiait Frédéric Schlegel à la connaissance du
sanscrit, qu'il n'était plus, dès lors, nécessaire d'aller étudier sur
place.

Schlegel eut Lassen pour élève; il se livra avec lui à l'étude de
la littérature et des antiquités de l'Inde, à la discussion, à la
publication et à la traduction des textes. Pendant ce temps, Franz Bopp
s'acharnait à l'étude de la langue, rendait ses grammaires accessibles
à tous, et arrivait à cette conclusion, alors surprenante, aujourd'hui
unanimement acceptée: la parenté des langues indo-européennes.

On constatait bientôt que les Vedas,--ce recueil entouré d'un respect
général qui avait empêché les interpolations,--étaient, par cela
même, écrites dans un idiome très ancien, très pur, qui n'avait pas
été rajeuni, et dont l'étroite ressemblance avec le zend reculait la
composition de ces livres sacrés au delà de la séparation en deux
rameaux de la famille aryenne.

[Illustration: La deuxième cataracte du Nil. (Page 170.)]

Puis, on étudiait les deux épopées de l'époque brahmanique, qui
succède aux temps védiques, le Mahabharata et le Ramayana, ainsi
que les Paranas. Les savants parvenaient, grâce à une connaissance
plus approfondie de la langue et à une initiation plus intime aux
mythes, à fixer, approximativement, l'époque de la composition de ces
poèmes, à en relever les innombrables interpolations, à démêler ce
qui avait trait à l'histoire et à la géographie dans ces allégories
merveilleuses.

[Illustration: Des villages perchés pittoresquement. (Page 180.)]

Par ces patientes et minutieuses investigations, on arrivait à cette
conclusion, que les langues celtique, grecque, latine, germanique,
slave et persique, ont toutes une même origine, et que la langue mère
n'est autre que le sanscrit. Si la langue est la même, il faut donc que
le peuple ait été le même. On explique les différences, qui existent
aujourd'hui entre ces divers idiomes, par des fractionnements
successifs du peuple primitif,--dates approximatives que permettent
d'apprécier le plus ou moins d'affinité de ces langues avec le sanscrit
et la nature des mots qu'elles lui ont empruntés, mots correspondant
par leur nature aux différents degrés d'avancement de la civilisation.

En même temps, on se faisait une idée nette et précise de l'existence
qu'avaient menée les pères de la race indo-européenne et des
transformations que la civilisation lui a fait subir. Les Vedas nous la
montrent alors qu'elle n'a pas encore envahi l'Inde et qu'elle occupe
le Pendjab et le Caboulistan. Ces poèmes nous font assister aux luttes
contre les populations primitives de l'Hindoustan, dont la résistance
fut d'autant plus acharnée, que les vainqueurs ne leur laissaient, dans
leur division en castes, que la plus infime et la plus déshonorée. On
pénètre, grâce aux Vedas, dans tous les détails de la vie pastorale et
patriarcale des Aryas, on s'initie à cette existence peu mouvementée de
famille, et l'on se demande si la lutte acharnée des modernes vaut les
paisibles jouissances que le manque de besoins réservait à leurs pères.

On comprend que nous ne puissions nous arrêter plus longtemps sur ce
sujet; mais le lecteur aura pu saisir, par le peu que nous en avons
dit, l'importance de ces études au point de vue de l'histoire, de
l'ethnographie et de la linguistique. Nous renverrons pour plus de
détails aux ouvrages spéciaux des orientalistes et aux excellents
manuels d'histoire ancienne de MM. Robiou, Lenormant et Maspero. Tous
les résultats, obtenus jusqu'en 1820 dans les différents ordres de
recherches scientifiques, avaient été enregistrés, avec compétence
et impartialité, dans le grand travail de Walter Hamilton, qui a
pour titre: _Description géographique, statistique et historique de
l'Hindoustan et des pays voisins_. C'est un de ces ouvrages qui,
marquant les étapes de la science, établissent avec précision son degré
d'avancement à une époque donnée.

Après ce rapide aperçu des travaux relatifs à la vie intellectuelle et
sociale des Hindous, il convient d'enregistrer les études qui ont pour
but la connaissance physique de la contrée.

Un des résultats qui avaient le plus surpris dans les voyages de Webb
et de Moorcroft, c'était la hauteur extraordinaire que ces explorateurs
prêtaient aux montagnes de l'Himalaya. Leur élévation, d'après l'estime
de ces voyageurs, devait être, au moins, égale aux plus hautes cimes
des Andes. Les observations du colonel Colebrook donnaient à cette
chaîne vingt-deux mille pieds, et encore ces calculs semblaient-ils
être au-dessous de la réalité. De son côté, Webb avait mesuré un
des pics les plus remarquables de la chaîne, le Jamunavatari, et il
lui attribuait vingt mille pieds au-dessus du plateau sur lequel
il reposait et qui lui-même s'élevait à cinq mille pieds environ
au-dessus de la plaine. Peu satisfait d'une mesure qui lui paraissait
trop approximative, Webb avait alors mesuré, avec toute la rigueur
mathématique possible, le Dewalagiri, ou «montagne blanche», et il
avait reconnu que le sommet de cette cime atteignait vingt-sept mille
cinq cents pieds.

Ce qui frappe surtout dans la chaîne de l'Himalaya, c'est la succession
de ces montagnes, ces rangées de projections, qui grimpent au-dessus
les unes des autres. Cela donne une impression beaucoup plus vive de
leur hauteur que ne le ferait le spectacle d'un pic isolé surgissant de
la plaine pour perdre sa cime sourcilleuse dans les nuages.

Les calculs de Webb et de Colebrook s'étaient trouvés bientôt vérifiés
par les observations mathématiques du colonel Crawford, qui avait
mesuré huit des plus hauts sommets de l'Himalaya. Le plus élevé de tous
était, suivant l'observateur, le Chumulari, situé près des frontières
du Bouthan et du Thibet, dont le sommet devait être de trente mille
pieds au-dessus de l'Océan.

Ces résultats, bien qu'ils concordassent ensemble et qu'il fût
difficile d'admettre que tous ces observateurs s'étaient uniformément
trompés, avaient grandement surpris le monde savant. L'objection
capitale, c'était que, dans ces contrées, la limite des neiges devait
être à peu près à treize mille pieds au-dessus de la mer. Il semblait
donc impossible que les montagnes de l'Himalaya fussent couvertes de
forêts de pins gigantesques, comme se plaisaient à les représenter tous
les explorateurs.

Et, cependant, l'observation donnait tort à la théorie. Dans un
second voyage, Webb monta jusqu'au Niti-Gaut, le col le plus élevé de
l'univers, dont il fixa l'altitude à seize mille huit cent quatorze
pieds. Non seulement Webb n'y trouva pas de neige, mais les rochers,
qui le dominent de trois cents pieds, n'en conservent pas non plus
pendant l'été. Là, aussi, sur ces pentes rapides, où la respiration
devient si difficile, s'étageaient des forêts magnifiques de pins, de
cyprès, de cèdres et de sapins.

«M. Webb, dit Desborough Cooley, attribue la hauteur des limites de
la neige perpétuelle dans les montagnes de l'Himalaya à la grande
élévation du plateau d'où s'élancent vers le ciel leurs derniers
sommets. Comme la chaleur de notre atmosphère a pour cause principale
la radiation de la surface de la terre, il s'ensuit que la proximité
et l'étendue des plaines environnantes doivent faire subir des
modifications importantes à la température d'un lieu élevé. Ces
observations nous semblent réfuter d'une manière satisfaisante les
objections soulevées par quelques savants au sujet de la grande
élévation des montagnes de l'Himalaya, qui peuvent, en conséquence,
être regardées avec certitude comme la plus haute chaîne du monde
entier.»

Il faut dire maintenant quelques mots d'une excursion entreprise dans
les parages déjà visités par Webb et par Moorcroft. Le voyageur Fraser
n'avait ni les instruments ni l'instruction nécessaires pour mesurer
les hautes cimes à travers lesquelles il allait s'engager, mais il
sentait vivement, et sa relation pleine d'intérêt, est parfois très
amusante. Il visita la source de la Jumna, et bien qu'il fût à plus de
vingt-cinq mille pieds, il rencontrait, à chaque instant, des villages
perchés pittoresquement sur les pentes tapissées de neige. Fraser
visita ensuite Gangoutri, malgré l'opposition de ses guides, qui lui
représentaient la route comme extrêmement dangereuse, disant qu'un vent
pestilentiel privait de ses sens tout voyageur qui osait s'y risquer.
L'explorateur fut émerveillé de la grandeur et de la magnificence des
paysages qu'il découvrit et se vit payé par ces jouissances d'artiste
des fatigues qu'il avait endurées.

«La chaîne de l'Himalaya, dit Fraser, offre un caractère tout
particulier. Les voyageurs qui l'ont vue seront forcés d'en convenir.
Elle ne ressemble, en effet, à aucune autre chaîne de montagnes, car,
vues d'un point élevé, leurs sommités aux formes fantastiques, leurs
aiguilles d'une hauteur si prodigieuse, causent un tel étonnement à
l'étranger dont elles attirent les regards, qu'il se croit parfois la
victime et le jouet d'un mirage trompeur.»

Nous devons quitter maintenant la péninsule gangétique pour la
presqu'île arabique, où nous allons enregistrer le résultat de quelques
courses intéressantes. Au premier rang, il faut placer le voyage du
capitaine Sadlier, de l'armée de l'Inde. Chargé, au mois d'août 1819,
d'une mission par le gouverneur de Bombay auprès d'Ibrahim-Pacha en
lutte contre les Wahabites, cet officier traversa la péninsule entière
depuis le port d'El-Katif, sur le golfe Persique, jusqu'à Yambo sur la
mer Rouge.

Cette relation très curieuse d'une traversée de l'Arabie, que
jusqu'alors aucun Européen n'avait encore accomplie, n'a, par malheur,
jamais été publiée à part, et est demeurée ensevelie dans un ouvrage
presque introuvable: _Transactions of the Literary Society of Bombay_.

A peu près en même temps, de 1821 à 1826, le gouvernement anglais
faisait procéder par les capitaines de vaisseau Moresby et Haines à des
travaux hydrographiques, qui avaient pour but le relèvement complet des
côtes de l'Arabie. Ils devaient servir à l'établissement de la première
carte sérieuse que l'on possédât de cette péninsule.

Nous aurons tout dit, quand nous aurons cité les deux excursions des
naturalistes français, Aucher Eloy dans le pays d'Oman, et Émile Botta
dans le Yemen, lorsque nous aurons parlé des travaux d'un consul
de France à Djedda, Fulgence Fresnel, à propos des idiomes et des
antiquités de l'Arabie. Ce dernier, dans ses lettres sur l'histoire
des Arabes avant l'islamisme, publiées en 1836, fut un des premiers
à étudier la langue himyarite ou homérite, et à reconnaître qu'elle
se rapproche plus des anciens dialectes hébraïque et syriaque que de
l'arabe actuel.

Au commencement de ce volume, il a été parlé des explorations et des
recherches archéologiques et historiques de Seetzen et de Burckhardt en
Syrie et en Palestine. Il reste à dire quelques mots d'une excursion
dont les résultats intéressent tout particulièrement la géographie
physique. Il s'agit du voyage d'un naturaliste bavarois, Heinrich
Schubert.

Catholique ardent, savant enthousiaste, Schubert se sentait attiré
par les paysages mélancoliques de la Terre Sainte, aux légendes
merveilleuses, par les rives ensoleillées du Nil mystérieux, aux
souvenirs historiques. Aussi, retrouve-t-on dans sa relation les
impressions profondes du croyant et les préoccupations scientifiques du
naturaliste.

C'est en 1837 que Schubert, après avoir parcouru l'Égypte inférieure et
la presqu'île du Sinaï, pénétra dans la Terre Sainte. Deux de ses amis,
un médecin, le docteur Erdl, un peintre, Martin Bernatz, accompagnaient
le savant pèlerin bavarois.

Les voyageurs, débarqués à El-Akabah, sur la mer Rouge, se rendirent
avec une petite caravane arabe à El-Khalil, l'ancien Hébron. La
route qu'ils suivirent n'avait pas encore été foulée par le pied
d'un Européen. C'était une large et plate vallée, qui finissait à la
mer Morte et semblait lui avoir autrefois servi d'écoulement vers
la mer Rouge. Burckhardt et bien d'autres, qui n'avaient fait que
l'apercevoir, avaient éprouvé la même impression, et ils attribuaient à
un soulèvement du sol l'interruption de cet écoulement. Les hauteurs,
relevées par les voyageurs, allaient démontrer la fausseté de cette
hypothèse.

En effet, à partir du fond du golfe Ælanitique, la route monte pendant
deux ou trois jours de marche, jusqu'à un point que les Arabes
appellent la Selle, puis elle redescend et s'enfonce vers la mer Morte.
Ce point de partage est à sept cents mètres au-dessus de la mer. C'est
du moins ce que constata, l'année suivante, un voyageur français, le
comte de Bertou, qui explora les mêmes localités.

En descendant vers le lac Asphaltite, Schubert et ses compagnons se
livrèrent à d'autres observations barométriques, et ils furent très
surpris de voir accuser par leur instrument quatre-vingt-onze pieds
«au-dessous» de la mer Rouge et des niveaux de moins en moins élevés.

Tout d'abord, ils avaient cru à quelque erreur, mais ils durent se
rendre à l'évidence et reconnaître que jamais le lac Asphaltite n'avait
pu se déverser dans la mer Rouge, par cette excellente raison que son
niveau lui est très inférieur.

Or, cet enfoncement de la mer Morte est encore bien plus sensible
lorsque, venant de Jérusalem, on se rend à Jéricho. On parcourt alors
une longue vallée à pente très rapide, et qui le paraît même d'autant
plus que les plaines montueuses de la Judée, de la Perée et du Haouran
sont très hautes,--ces dernières même s'élevant à près de trois mille
pieds au-dessus de la mer.

Cependant, l'aspect des lieux et le témoignage des instruments étaient
en contradiction si formelle avec les idées jusqu'alors reçues, que MM.
Erdl et Schubert n'accueillirent qu'avec doute ces résultats, qu'ils
attribuèrent au dérangement de leur baromètre et à une perturbation
subite de l'atmosphère. Mais, pendant leur retour à Jérusalem, le
baromètre revint à la hauteur moyenne qu'il avait accusée avant
leur départ pour Jéricho. Il fallut donc, bon gré mal gré, admettre
que la mer Morte est de six cents pieds au moins au-dessous de la
Méditerranée,--chiffre que les explorations postérieures allaient
encore montrer de moitié trop faible.

C'était là, on en conviendra, une heureuse rectification, qui devait
avoir une influence considérable, en appelant l'attention des savants
sur un phénomène que d'autres explorateurs allaient bientôt vérifier.

En même temps, l'étude physique du bassin de la mer Morte se complétait
et se rectifiait. Deux missionnaires américains, Edward Robinson et Eli
Smith, donnaient, en 1838, une impulsion toute nouvelle à la géographie
biblique. C'étaient les précurseurs de cette phalange de voyageurs
naturalistes, d'historiens, d'archéologues, d'ingénieurs, qui allaient
bientôt, sous les auspices de l'Association anglaise ou à côté de cette
société, explorer, en tous sens, la terre des patriarches, en dresser
la carte dans tous ses détails, procéder enfin à des découvertes
multiples qui devaient jeter un jour nouveau sur les peuples antiques,
possesseurs tour à tour de ce coin du bassin méditerranéen.

Mais ce n'est pas seulement cette contrée, si intéressante par les
souvenirs qu'elle évoque en toute âme chrétienne, qui se voyait
l'objet des études des érudits et des voyageurs. L'Asie Mineure tout
entière allait bientôt livrer à la curiosité du monde savant les
trésors qu'elle renfermait dans son sol. Les voyageurs la traversaient
en tous sens. Parrot visitait l'Arménie; Dubois de Montpéreux
parcourait le Caucase en 1839; Eichwald, en 1825 et 1826, explorait
les rives de la mer Caspienne; enfin, Alexandre de Humboldt, grâce
à la générosité de l'empereur de Russie Nicolas, complétait, dans
la partie asiatique de l'Asie et dans l'Oural, les observations de
physique générale et de géographie qu'il avait si courageusement
recueillies dans le Nouveau-Monde. Avec le minéralogiste Gustave
Rose, le naturaliste Ehrenberg, bien connu par ses voyages dans la
Haute-Égypte et la Nubie, avec le baron de Helmersen, officier du
génie, Humboldt parcourait la Sibérie, visitait les mines d'or et de
platine de l'Oural, explorait les steppes de la Caspienne et la chaîne
de l'Altaï jusqu'à la frontière de Chine. Ces savants s'étaient partagé
le travail: Humboldt s'était chargé des observations astronomiques,
magnétiques, physiques et d'histoire naturelle; Rose tenait le journal
du voyage, qu'il a publié en allemand, de 1837 à 1842.

Les résultats scientifiques de cette exploration, pourtant si
rapide,--en neuf mois seulement, les voyageurs n'avaient pas parcouru
moins de 11,500 milles,--furent considérables.

Dans une première publication, parue à Paris en 1838, Humboldt ne
s'occupait que de la climatologie et de la géologie de l'Asie; mais,
à ce travail fragmentaire, succédait, en 1843, un ouvrage magistral,
l'_Asie centrale_.

«Il y a consigné, dit La Roquette, et systématisé les principaux
résultats scientifiques de son excursion en Asie et s'est livré à
des considérations ingénieuses sur la forme des continents, sur la
configuration des montagnes de la Tartarie; il y étudie surtout cette
vaste dépression qui s'étend de l'Europe boréale jusqu'au centre de
l'Asie, par delà les mers Caspienne et d'Aral.»

Il nous faut quitter maintenant l'Asie et passer en revue les
différentes expéditions, qui s'étaient succédées dans le Nouveau-Monde,
depuis le commencement du siècle. A l'époque où Lewis et Clarke
traversaient l'Amérique du Nord, depuis les États-Unis jusqu'à l'océan
Pacifique, un jeune officier, le lieutenant Zabulon Montgomery Pike
était chargé par le gouvernement, en 1807, de reconnaître les sources
du Mississipi. Il devait essayer en même temps de se concilier l'amitié
des Indiens qu'il rencontrerait.

Bien reçu par le chef de la puissante confédération des Sioux, gratifié
d'une pipe sacrée,--talisman qui lui assurerait la protection des
tribus alliées,--Pike remonta le Mississipi, passa devant le Chippeway
et la rivière Saint-Pierre, affluents considérables de cet immense
cours d'eau. Mais, au delà du confluent de cette rivière jusqu'aux
cataractes de Saint-Antoine, le cours du Mississipi est barré par une
suite ininterrompue de chutes et de rapides. Arrivé sous le 45e degré
de latitude, Pike et ses compagnons durent quitter leurs canots et
continuer leur voyage en traîneau. Aux rigueurs d'un hiver épouvantable
se joignirent bientôt les tortures de la faim. Rien n'arrêta les
intrépides explorateurs, qui, continuant à suivre le Mississipi, réduit
à trois cents verges de largeur, arrivèrent au mois de février au
lac des Sangsues, où ils furent accueillis avec empressement dans un
cantonnement de trappeurs et de chasseurs de fourrures de Montréal.

[Illustration: Circassiens. (_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Après avoir visité le lac du Cèdre-Rouge, Pike revint à Port-Louis. Ce
voyage pénible et dangereux n'avait pas duré moins de neuf mois, et,
bien que son but ne fût pas atteint, il n'avait pas été sans résultat
pour la science.

L'habileté, le sang-froid et le courage de Pike ne passèrent point
inaperçus, et le gouvernement, en l'élevant peu de temps après au grade
de major, lui confia le commandement d'une nouvelle expédition.

Il s'agissait cette fois d'explorer la vaste étendue de pays comprise
entre le Mississipi et les montagnes Rocheuses, de découvrir les
sources de l'Arkansas et de la rivière Rouge. Avec vingt-trois
personnes, Pike remonta l'Arkansas, belle rivière, qui est navigable
jusqu'aux montagnes où elle prend sa source, c'est-à-dire pendant plus
de deux mille milles, excepté pendant l'été, où des bancs de sable en
obstruent le cours.

[Illustration: Ils excellaient à capturer ces sauvages «mustangs.»
(Page 188.)]

Mais, pendant cette longue navigation, l'hiver était venu; les
souffrances, qui avaient si durement éprouvé Pike pendant sa première
expédition, se renouvelèrent avec un redoublement de rigueur. Le gibier
était si rare, que, pendant quatre jours, le détachement dut se priver
de nourriture. Plusieurs hommes eurent les pieds gelés, et ce malheur
vint augmenter les fatigues de ceux qui étaient demeurés valides. Après
avoir atteint la source de l'Arkansas, le major descendant au sud, ne
tarda pas à rencontrer un beau cours d'eau qu'il prit pour la rivière
Rouge.

C'était le Rio-del-Norte, fleuve qui prend sa source dans le Colorado,
province alors espagnole, et débouche dans le golfe du Mexique.

On a pu juger, d'après ce qui a été dit des difficultés que Humboldt
avait rencontrées pour obtenir la permission de visiter les possessions
espagnoles, si ce peuple était jaloux de voir des étrangers pénétrer
sur son territoire. Bientôt entouré par un détachement de soldats
espagnols, le major Pike fut fait prisonnier avec tous ses hommes
et conduit à Santa-Fé. La vue de leurs vêtements en lambeaux et de
leurs visages émaciés, leur aspect misérable, ne témoignaient pas en
faveur des Américains, que les Espagnols prirent tout d'abord pour
des sauvages. Cependant, l'erreur une fois reconnue, Pike et son
détachement furent conduits à travers les provinces intérieures jusqu'à
la Louisiane, et ils arrivèrent, le 1er juillet 1807, à Nachitoches.

La fin malheureuse de cette expédition ralentit pendant quelque temps
le zèle du gouvernement, mais non pas celui des simples particuliers,
négociants ou chasseurs, tous les jours plus nombreux dans le pays.
Plusieurs même traversèrent l'Amérique de part en part, du Canada
au Pacifique. Parmi ces voyageurs isolés, il convient de citer plus
particulièrement Daniel Williams Harmon, associé de la Compagnie du
Nord-Ouest, qui, voyageant entre les 47e et 58e degrés de latitude
nord, vit les lacs Huron, Supérieur, des Pluies, des Bois, Manitoba,
Winnipeg, Athabasca, du Grand-Ours, et arriva jusqu'à l'océan Pacifique.

La Compagnie de fourrures d'Astoria, établissement situé à l'embouchure
de la Colombia, fit aussi beaucoup pour l'exploration et la traversée
des montagnes Rocheuses.

Quatre associés de cette Compagnie, partis d'Astoria au mois de juin
1812, avaient remonté la Colombia, traversé les montagnes Rocheuses,
et, prenant leur route à l'est-sud-est, après avoir atteint à l'une
des sources de la Platte, sur laquelle ils étaient descendus jusqu'au
Missouri à travers un pays que personne n'avait exploré avant eux, ils
étaient arrivés à Saint-Louis, le 30 mai 1813.

En 1811, une autre expédition, composée de soixante hommes, quittant
Saint-Louis, avait remonté le Missouri jusqu'aux villages des Ricaras;
après avoir éprouvé de grandes privations et perdu plusieurs hommes par
le manque de nourriture et par suite de fatigues, elle était parvenue à
Astoria au commencement de 1812.

Ces voyages n'avaient pas eu seulement pour résultat la reconnaissance
topographique du terrain, ils avaient amené des découvertes bien
singulières et tout à fait imprévues. C'est ainsi que dans la vallée
de l'Ohio, depuis le pays des Illinois jusqu'au Mexique, on avait
rencontré des ruines et des fortifications ou retranchements garnis de
fossés et d'espèces de bastions, dont plusieurs couvraient cinq ou six
acres de terrain. A quelle nation attribuer ces travaux, qui dénotaient
une civilisation bien supérieure à celle des Indiens? Problème
difficile, dont la solution n'est pas encore trouvée.

Déjà des philologues et des historiens s'inquiétaient de la disparition
des tribus indiennes, qui n'avaient jusqu'alors été observées que
superficiellement, et ils regrettaient qu'elles se fussent éteintes,
sans qu'on eût étudié les langues qu'elles parlaient. La connaissance
de ces langues, comparées avec celles de l'ancien monde, aurait
peut-être fourni quelque indice inattendu sur l'origine de ces tribus
errantes. En même temps, on commençait à étudier la flore et la
géologie du pays, science qui réservait aux futurs explorateurs de si
merveilleuses surprises.

Il était trop important pour le gouvernement des États-Unis de procéder
rapidement à la reconnaissance des vastes territoires qui le séparaient
du Pacifique, pour qu'il s'abstînt longtemps d'organiser une nouvelle
expédition.

Le secrétaire d'État de la guerre chargea, en 1809, le major Long
d'explorer la contrée située entre le Mississipi et les montagnes
Rocheuses, de reconnaître le cours du Missouri et de ses principaux
affluents, de fixer par des observations astronomiques les points les
plus remarquables, d'étudier les tribus indiennes, de décrire enfin
tout ce que l'aspect du pays et les productions des trois règnes y
présenteraient d'intéressant.

Partie de Pittsburg, le 5 mai 1819, sur le bateau à vapeur l'_Ingénieur
Occidental_, l'expédition arriva, le 30 mai suivant, au confluent de
l'Ohio avec le Mississipi, qu'elle remonta jusqu'à Saint-Louis.

Le 29 juin était reconnue l'embouchure du Missouri. Pendant le mois de
juillet, M. Say, chargé des observations zoologiques, parcourut le pays
jusqu'au fort Osage, où il fut rejoint par le bateau. Le major Long
profita de son séjour en cet endroit pour envoyer un parti reconnaître
la contrée entre le Kansas et la Platte; mais ce détachement, attaqué
et pillé, dut rebrousser chemin, après s'être vu enlever ses chevaux.

Lorsqu'elle eut reçu, à l'île aux Vaches, un renfort de quinze hommes
de troupe, l'expédition gagna, le 19 septembre, le fort Lisa, près de
Council-Bluff, où elle prit ses quartiers d'hiver. Violemment attaqués
du scorbut, les Américains, qui ne possédaient aucun remède contre
cette terrible maladie, perdirent cent hommes, c'est-à-dire à peu près
le tiers de leur effectif.

Le major Long, qui, pendant ce temps, avait gagné Washington avec
un canot, rapportait l'ordre de discontinuer le voyage le long du
Missouri et de passer aux sources de la Platte, pour, de là, gagner le
Mississipi par l'Arkansas et la rivière Rouge.

Le 6 juin, les explorateurs quittèrent donc le cantonnement des
Ingénieurs, ainsi qu'ils avaient appelé leurs quartiers d'hiver, et
ils remontèrent pendant plus de cent milles la vallée de la Platte,
aux prairies herbeuses, peuplées d'immenses troupeaux de bisons et de
daims, qui leur fournirent des vivres en abondance.

A ces prairies sans limites, dont pas un coteau ne vient rompre la
monotonie, succède un désert de sable, qui s'élève en pente douce,
sur un espace de près de quatre cents milles, jusqu'aux montagnes
Rocheuses. Coupé de barrancas à pic, de cañons et de gorges au fond
desquelles murmure, sous une végétation rabougrie et rare, quelque
maigre ruisseau, ce désert n'a d'autres végétaux que les cactus aux
dards pointus et redoutables.

Le 6 juillet, l'expédition avait atteint le pied des montagnes
Rocheuses. Le docteur James en escalada l'un des pics, auquel il donna
son nom, et qui s'élève à 11,500 pieds au-dessus de la mer.

«Du sommet de ce pic, dit le botaniste, le regard embrasse, au
nord-ouest et au sud-ouest, d'innombrables montagnes toutes blanchies
de neige: les plus éloignées en sont revêtues jusqu'à leur base.
Immédiatement sous nos pieds, à l'ouest, gisait l'étroite vallée de
l'Arkansas, dont nous pouvions suivre le cours vers le nord-ouest à
plus de soixante milles. Sur le versant nord de la montagne était une
masse énorme de neige et de glace; à l'est s'étendait la grande plaine,
s'élevant à mesure qu'elle s'éloignait, jusqu'à ce que, à l'extrémité
de l'horizon, elle semblât se confondre avec le ciel.»

En cet endroit, l'expédition se divisa en deux partis. L'un, aux ordres
du major Long, devait se diriger vers les sources de la rivière Rouge;
l'autre, commandé par le capitaine Bell, allait descendre l'Arkansas
jusqu'au port Smith. Les deux détachements se séparèrent le 24 juillet.
Le premier, trompé par les renseignements que lui donnèrent les
Indiens Kaskaias et par l'inexactitude des cartes, prit la Canadienne
pour la rivière Rouge, et ne s'aperçut de son erreur qu'en arrivant
au confluent de cette rivière avec l'Arkansas. Ces Kaskaias étaient
bien les plus misérables des sauvages; mais, intrépides cavaliers,
ils excellaient à capturer avec le lacet ces sauvages «mustangs»,
descendants des chevaux importés au Mexique par les conquérants
espagnols.

Le second détachement s'était vu abandonné par quatre soldats, qui
avaient emporté, avec quantité d'effets précieux, les journaux de
voyage de Say et du lieutenant Swift.

Les deux partis avaient eu, d'ailleurs, à souffrir du manque de
provisions dans ces déserts recouverts d'une couche de sable, dont les
fleuves ne charrient qu'une eau saumâtre ou bourbeuse.

L'expédition rapportait à Washington une soixantaine de peaux d'animaux
sauvages, plusieurs milliers d'insectes, dont cinq cents nouveaux, un
herbier de quatre ou cinq cents plantes inconnues, de nombreuses vues
du pays et les matériaux d'une carte des contrées parcourues.

Le commandement d'une nouvelle expédition fut donné, en 1828, au même
major Long, dont les services avaient été vivement appréciés. Quittant
Philadelphie au mois d'avril, il se rendit sur l'Ohio, traversa l'État
qui porte ce nom, les États d'Indiana et des Illinois. Après avoir
atteint le Mississipi, il le remonta jusqu'à l'embouchure de la rivière
Saint-Pierre, autrefois visitée par Carver, et, depuis, par le baron
La Hontan. Long la suivit jusqu'à sa source, rencontra le lac Travers,
gagna le lac Winnipeg, explora la rivière du même nom, vit le lac des
Bois, celui des Pluies, et arriva au plateau qui sépare le bassin de
la baie d'Hudson de celui du Saint-Laurent. Il avait enfin, par le lac
d'Eau froide et la rivière du Chien, atteint le lac Supérieur.

Bien que toutes ces localités fussent, depuis de longues années,
parcourues par les coureurs des bois canadiens, par les trappeurs et
les chasseurs, c'était la première fois qu'une expédition officielle
les visitait avec la mission d'en établir la carte. Les voyageurs
furent frappés par la beauté des contrées arrosées par le Winnipeg.
Le cours de ce fleuve, fréquemment interrompu par des rapides et des
cascades de l'effet le plus pittoresque, coule entre deux murailles
à pic de roches de granit, coiffées de verdure. La beauté de ces
paysages, succédant à la monotonie des plaines et des savanes qu'ils
avaient traversées jusqu'alors, remplirent les voyageurs d'admiration.

L'exploration du Mississipi, abandonnée depuis l'exploration de
Montgomery Pike, fut reprise en 1820 par le général Cass, gouverneur
du Michigan. Parti de Détroit, à la fin de mai, avec une suite de
vingt hommes rompus au métier de coureur des bois, il gagna le haut
Mississipi, après avoir visité les lacs Huron, Supérieur et Sandy. Son
escorte, épuisée, dut camper en cet endroit, tandis qu'il reprenait
en canot l'exploration du fleuve. Pendant cent cinquante milles, le
Mississipi coulait avec rapidité et sans obstacles; mais, à cette
distance, son lit était coupé de rapides, pendant une douzaine de
milles, jusqu'à la chute de Peckgama.

Au-dessus de cette cataracte, le courant, beaucoup moins rapide,
serpentait à travers d'immenses savanes jusqu'au lac des Sangsues.
Après avoir gagné le lac Winnipeg, Cass arriva, le 21 juillet, à un
nouveau lac, qui reçut son nom; mais il ne voulut pas pousser plus loin
avec les faibles ressources qu'il possédait en munitions, en vivres et
en hommes.

On s'était rapproché de la source du Mississipi, on ne l'avait
cependant pas atteinte. L'opinion générale était que le fleuve sortait
d'un petit lac, situé à soixante milles de celui de Cass, qui portait
le nom de lac de la Biche. Cependant, ce fut seulement en 1832, tandis
que le général Cass était secrétaire d'État de la guerre, qu'on songea
à résoudre cet important problème.

Le commandement d'une expédition de trente personnes, dont dix soldats,
un officier chargé de travaux hydrographiques, un chirurgien, un
géologue, un interprète et un missionnaire, fut donné à un voyageur
nommé Schoolcraft, qui, l'année précédente, avait exploré le pays des
Chippeways, au nord-ouest du lac Supérieur.

Schoolcraft, parti de Sainte-Marie le 7 juin 1832, visita les tribus
du lac Supérieur et entra bientôt dans la rivière Saint-Louis. Cent
cinquante milles séparaient alors Schoolcraft du Mississipi. Il ne lui
fallut pas moins de dix jours pour faire ce trajet, à cause des rapides
et des fondrières. Le 3 juillet, l'expédition atteignait la factorerie
d'un commerçant nommé Aitkin, sur le bord du fleuve, et y célébrait, le
lendemain, l'anniversaire de l'indépendance des États-Unis.

Deux jours plus tard, Schoolcraft se trouvait en face de la chute
de Peckgama et campait à la pointe des Chênes. En cet endroit le
fleuve faisait beaucoup de détours au milieu des savanes; mais les
guides conduisirent l'expédition par des sentiers qui abrégèrent
considérablement la distance. Le lac à la Crosse et le lac Winnipeg
furent ensuite traversés, et Schoolcraft arriva, le 10 juillet, au lac
Cass, point qui n'avait pas encore été dépassé par les explorateurs
précédents.

Un parti de Chippeways conduisit les voyageurs au camp qu'ils
occupaient dans une île du lac. Le commandant, sûr des dispositions
amicales de ces sauvages, laissa en cet endroit une partie de son
escorte, et, accompagné du lieutenant Allen, du chirurgien Houghton,
d'un missionnaire et de plusieurs sauvages, il partit en pirogue.

Les lacs Tascodiac, Travers, furent successivement visités. Un peu
au delà de ce dernier, le Mississipi se partage en deux branches ou
fourches. Le guide conduisit Schoolcraft par celle de l'est, et, lui
faisant franchir les lacs Marquette, Lasalle et Kubbakunna, il l'amena
au confluent de la Naiwa, principal tributaire de cette fourche, qui
sort d'un lac infesté de serpents à tête cuivrée. Enfin, après avoir
passé par le petit lac Usawa, l'expédition atteignit le lac Itasca,
d'où s'échappe la branche itascane ou occidentale du Mississipi.

Le lac Itasca, ou de la Biche,--comme l'appelaient les Français,--n'a
pas plus de sept à huit milles d'étendue, et il est entouré de
collines, que vient assombrir le feuillage foncé des pins. Il serait à
1,500 pieds au-dessus de l'Océan, selon Schoolcraft, mais il ne faut
pas attacher grande importance à ces mesures, car le commandant n'avait
pas d'instruments à sa disposition.

L'expédition suivit, pour regagner le lac de Cass, la fourche
occidentale et reconnut les principaux affluents de cette branche.
Schoolcraft explora ensuite les Indiens qui fréquentaient ces contrées,
et il conclut des traités avec eux.

En résumé, le but que le gouvernement se proposait était atteint, et
le Mississipi était dès lors exploré depuis son embouchure jusqu'à
sa source. L'expédition rapportait une foule de détails intéressants
sur les mœurs, les usages, l'histoire et la langue des indigènes;
enfin, l'histoire naturelle avait fourni un ample contingent d'espèces
nouvelles et peu connues.

Mais l'activité des peuples des États-Unis ne se bornait pas à ces
explorations officielles. Nombre de trappeurs se lançaient à travers
des contrées nouvelles. Pour la plupart absolument illettrés, ils ne
purent faire profiter la science de leurs découvertes. Il n'en est
pas de même de Jacques Pattie, qui a publié le récit de ses aventures
romanesques et de ses courses périlleuses dans la région qui s'étend
entre le Nouveau-Mexique et la Nouvelle-Californie. En descendant le
rio Gila jusqu'à son embouchure, Pattie a visité des peuples presque
ignorés, les Jotans, les Eiotaros, les Papawars, les Mokees, les
Yumas, les Mohawas, les Nabahos, etc., avec lesquels les relations
avaient toujours été des plus rares. Il découvrit, sur les bords du
rio Eiotario, des ruines d'anciens monuments, des murs de pierre, des
fossés et des poteries, et, dans les montagnes voisines, des mines de
cuivre, de plomb et d'argent.

On doit également un curieux journal de voyage au docteur Willard,
qui, dans un séjour de trois ans dans le Nouveau-Mexique, visita le
Rio-del-Norte de sa source à son embouchure.

Enfin, en 1831, le capitaine Wyeth et son frère explorèrent l'Orégon et
la partie voisine des montagnes Rocheuses.

Depuis le voyage de Humboldt au Mexique, les explorateurs se succèdent
dans l'Amérique centrale. Bernasconi, en 1787, avait découvert les
ruines de Palenqué, aujourd'hui fameuses; Antonio Del-Rio en avait
donné, en 1822 une description détaillée, qu'il avait même accompagnée
de quelques dessins, dus au crayon de Frédéric Waldeck, futur
explorateur de cette ville morte.

[Illustration: CARTE DES SOURCES DU MISSISSIPI pour l'intelligence du
voyage de Schoolcraft d'après le bulletin de la Société de Géographie.
Année 1834. _Gravé par E. Morieu._]

[Illustration: Vue de la pyramide de Xochicaleo.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Le capitaine Guillaume Dupaix et le dessinateur Castañeda, de 1805 à
1807 avaient fait trois voyages successifs dans l'État de Chiapa et à
Palenqué, et le résultat de leurs recherches parut, en 1830, dans un
magnifique ouvrage, dont les dessins, dus à Augustine Aglio, ont été
exécutés aux frais de lord Kingsborough.

Enfin, en 1832, Waldeck séjournait deux ans entiers à Palenqué,
y faisait des fouilles, y levait les plans, coupes et élévations
des monuments, s'appliquait à reproduire les hiéroglyphes encore
inexpliqués qui les recouvrent, et il réunissait, aussi bien sur
l'histoire naturelle que sur les mœurs des habitants, une foule de
renseignements absolument nouveaux.

Il faut également citer le colonel don Juan Galindo, l'explorateur de
Palenqué, d'Utatlan, de Copan, et d'autres cités enfouies au fond des
forêts tropicales.

Après le long séjour que Humboldt avait fait dans l'Amérique
équinoxiale, l'essor que ses explorations semblaient devoir donner aux
études géographiques se trouva singulièrement entravé par les luttes
des colonies espagnoles contre leur métropole. Cependant, aussitôt que
les gouvernements indigènes eurent acquis un semblant de stabilité, des
explorateurs intrépides s'élancèrent à travers ce monde qui était alors
véritablement nouveau, car la jalousie ombrageuse des Espagnols l'avait
fermé jusqu'alors aux investigations des savants.

Des naturalistes, des ingénieurs parcourent l'Amérique méridionale ou
vont s'y établir. Bientôt même, 1817-1820, les gouvernements d'Autriche
et de Bavière s'entendent pour envoyer au Brésil une expédition
scientifique, à la tête de laquelle ils placent les docteurs Spix et de
Martius, qui recueillent de nombreuses informations sur la botanique,
l'ethnographie, la statistique et la géographie de ces contrées si peu
connues, et Martius écrit sur la flore du pays un monumental ouvrage.
Cette publication, faite aux frais des gouvernements d'Autriche et de
Bavière, semble un des modèles du genre.

A la même époque, les recueils spéciaux: les _Annales des voyages_ de
Malte-Brun et le _Bulletin de la Société de Géographie_, pour ne citer
que des ouvrages français, accueillent avec empressement et publient
toutes les communications qu'on leur adresse, principalement sur le
Brésil et la province de Minas Geraës.

En même temps, un général prussien, le major général prince de
Wied-Neuwied, à qui la paix de 1815 avait créé des loisirs, s'adonnait
à l'étude des sciences naturelles, de la géographie et de l'histoire.
De plus, en compagnie des naturalistes Freirciss et Sellow, il
exécutait un voyage d'exploration dans les provinces intérieures du
Brésil, et s'occupait tout spécialement de l'histoire naturelle et de
la zoologie.

Quelques années plus tard, en 1836, c'était le naturaliste français
Alcide d'Orbigny, déjà célèbre quoique encore bien jeune, qui recevait
de l'administration du Muséum une mission relative à l'histoire
naturelle de l'Amérique méridionale. Pendant huit années consécutives
d'Orbigny parcourut le Brésil, l'Uruguay, la République Argentine, la
Patagonie, le Chili, la Bolivie et le Pérou.

«Un tel voyage, dit Damour dans le discours qu'il prononça aux
funérailles de d'Orbigny, un tel voyage, poursuivi dans des contrées
si diverses par leurs productions, par leur climat, par la nature de
leur sol et par les mœurs de leurs habitants, présente à chaque pas
de nouveaux périls. D'Orbigny, doué d'une forte constitution et d'une
ardeur infatigable, surmonta des obstacles qui eussent rebuté bien des
voyageurs. Arrivé dans les froides régions de la Patagonie, au milieu
de sauvages peuplades constamment en guerre, il se vit contraint de
prendre parti et de combattre dans les rangs d'une des tribus qui lui
avaient donné l'hospitalité. Heureusement pour l'intrépide savant,
la victoire s'étant déclarée de son côté, lui rendit le loisir de
continuer sa route.»

Les résultats de si longues recherches exigèrent, pour être mis en
œuvre, treize années d'un travail acharné. Cet ouvrage, qui touche à
presque toutes les sciences, laisse bien loin derrière lui ce qui avait
été publié sur l'Amérique méridionale. L'histoire, l'archéologie, la
zoologie, la botanique y tiennent une place d'honneur; mais la plus
importante division de cet ouvrage encyclopédique est celle qui est
consacrée à l'_Homme américain_. Là, l'auteur a rassemblé tous les
documents qu'il avait recueillis par lui-même, analysé et critiqué ceux
qui lui venaient de seconde main, sur les caractères physiologiques,
sur les mœurs, les langues et les religions de l'Amérique du Sud. Un
ouvrage de cette valeur devrait suffire à immortaliser le nom du savant
français, et fait le plus grand honneur à la nation qui le compte au
nombre de ses enfants.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE



DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE I

LES CIRCUMNAVIGATEURS ÉTRANGERS


  Le commerce des fourrures en Russie.--Krusenstern reçoit le commandement
  d'une expédition.--Nouka-Hiva.--Nangasaki.--Reconnaissance de la côte du
  Japon.--Iéso.--Les Aïnos.--Saghalien.--Retour en Europe.--Otto de
  Kotzebue.--Relâche à l'île de Pâques.--Penrhyn.--L'archipel
  Radak.--Retour en Russie.--Second voyage.--Changements arrivés à Taïti
  et aux Sandwich.--Voyage de Beechey.--L'île de Pâques.--Pitcairn et les
  révoltés de la _Bounty_.--Les Pomotou.--Taïti et les Sandwich.--Les
  îles Bonin-Sima.--Lütké.--Les Quebradas de Valparaiso.--La semaine
  sainte au Chili.--La Nouvelle-Arkhangel.--Les Kaloches.--Ouna-Lachka.
  --L'archipel des Carolines.--Les pirogues des Carolins.--Guaham, île
  déserte.--Beauté et utilité des îles Bonin-Sima.--Les Tchouktchis,
  leurs mœurs et leurs jongleurs.--Retour en Russie.

Avec le XIXe siècle, les Russes commencent à se joindre aux voyages
qui s'accomplissent autour du monde. Jusqu'alors, le champ de leurs
explorations s'est presque entièrement concentré dans l'Asie, et l'on
ne compte guère parmi leurs marins que Behring, Tchirikoff, Spangberg,
Laxman, Krenitzin et Sarytcheff. Ce dernier prit une part considérable
au voyage de l'anglais Billings, voyage qui fut loin de produire les
résultats qu'on était en droit d'attendre des dix années qui y furent
consacrées et des dépenses considérables dont il avait été l'objet.

C'est à Adam Jean de Krusenstern que revient l'honneur d'avoir,
le premier de tous les Russes, fait le tour du monde dans un but
scientifique et avec une mission du gouvernement.

Né en 1770, Krusenstern entrait, en 1793, dans la marine anglaise.
Soumis, pendant six ans, à cette rude école qui comptait alors les plus
habiles marins du globe, il revenait dans sa patrie avec une parfaite
connaissance du métier, et des idées singulièrement développées sur le
rôle que la Russie pouvait jouer dans l'Asie orientale.

Pendant un séjour de deux ans à Canton, en 1798 et 1799, Krusenstern
avait été témoin des résultats merveilleux qu'avaient obtenus quelques
négociants anglais dans la vente des fourrures qu'ils allaient chercher
sur les côtes nord-ouest de l'Amérique russe.

Ce commerce n'avait pris naissance que depuis le troisième voyage de
Cook, et les Anglais y avaient déjà réalisé d'immenses bénéfices au
détriment des Russes, qui, jusqu'alors, avaient alimenté par terre les
marchés de la Chine.

Cependant, un Russe, nommé Chelikoff, avait formé, en 1785, une
compagnie qui, s'établissant sur l'île Kodiak, à égale distance de
l'Amérique, du Kamtchatka et des îles Aléoutiennes, ne tarda pas à
prendre un développement considérable. Le gouvernement comprit alors
tout le parti qu'il pouvait tirer de contrées jusque-là considérées
comme déshéritées, et il dirigea vers le Kamtchatka, à travers la
Sibérie, des renforts, des provisions et des matériaux.

Krusenstern n'avait pas tardé à se rendre compte de l'insuffisance
de ces secours, de l'inhabileté des pilotes, et de l'insécurité des
cartes dont les erreurs amenaient tous les ans la perte de plusieurs
navires, sans parler du préjudice qu'un voyage de deux ans apportait au
transport des fourrures jusqu'à Okotsk et, de là, à Kiakhta.

Les idées les meilleures étant toujours les plus simples, c'est à
celles-là qu'on songe en dernier lieu. Krusenstern fut donc le premier
à démontrer l'impérieuse nécessité d'aller, directement et par mer, des
îles Aléoutiennes, lieu de production, à Canton, marché le plus suivi.

A son retour en Russie, Krusenstern avait essayé de faire partager ses
vues par le comte Koucheleff, ministre de la marine, mais la réponse
qu'il reçut lui ôta toute espérance. Ce ne fut que lors de l'avènement
d'Alexandre Ier, quand l'amiral Mordvinoff prit le portefeuille de la
marine, qu'il se vit encouragé.

Bientôt même, sur les conseils du comte Romanof, Krusenstern fut chargé
par l'empereur d'exécuter lui-même les plans qu'il avait proposés. Le
7 août 1802, il reçut le commandement de deux vaisseaux destinés à
explorer la côte nord-ouest de l'Amérique.

Mais si le chef de l'expédition était nommé, les officiers et les
matelots qui devaient le suivre n'étaient pas choisis, et quant aux
vaisseaux, il fallait renoncer à les trouver dans l'empire russe. On
n'en rencontra pas davantage à Hambourg. Ce fut seulement à Londres
que le capitaine Lisianskoï, futur second de Krusenstern, et le
constructeur Kasoumoff, réussirent à se procurer deux bâtiments,
qui leur parurent à peu près propres au but qu'on se proposait. Ils
reçurent les noms de _Nadiejeda_ et de _Neva_.

Sur ces entrefaites, le gouvernement résolut de profiter de cette
expédition pour envoyer au Japon un ambassadeur, M. de Besanoff, avec
une nombreuse suite et de magnifiques présents destinés au souverain du
pays.

Le 4 août 1803, les deux bâtiments, complètement arrimés et portant
cent trente-quatre personnes, quittèrent la rade de Cronstadt. Ils
firent à Copenhague et à Falmouth des stations rapides, afin de
remplacer une partie des salaisons achetées à Hambourg et de calfater
la _Nadiejeda_, dont les coutures s'étaient ouvertes pendant un gros
temps qui assaillit l'expédition dans la mer du Nord.

Après une courte relâche aux Canaries, Krusenstern chercha vainement,
comme l'avait fait La Pérouse, l'île Ascençao, sur l'existence de
laquelle les opinions étaient partagées depuis trois cents ans. Puis,
il rallia le cap Frio, dont il ne put fixer exactement la position,
malgré le vif désir qu'il en avait, car les relations et les cartes
les plus récentes variaient entre 23° 06´ et 22° 34´. Après avoir eu
connaissance de la côte du Brésil, il donna entre les îles de Gal et
d'Alvarado, passage à tort signalé comme dangereux par La Pérouse, et
entra, le 21 décembre 1803, à Sainte-Catherine.

La nécessité de remplacer le grand mât et le mât de misaine de la Neva
arrêta, pendant cinq semaines, Krusenstern dans cette île, où il reçut
des autorités portugaises l'accueil le plus empressé.

Le 4 février, les deux bâtiments purent reprendre leur voyage. Ils
étaient préparés à affronter les dangers de la mer du Sud et à doubler
le cap Horn, cet effroi des navigateurs.

Si le temps fut constamment beau jusqu'à la hauteur de la Terre des
États, par contre, à des coups de vent d'une violence extrême, à des
rafales de grêle et de neige, succédèrent des brouillards épais avec
des lames extrêmement hautes et une grosse houle qui fatiguait les
bâtiments. Le 24 mars, pendant une brume opaque, un peu au-dessus de
l'embouchure occidentale du détroit de Magellan, les deux navires se
perdirent de vue. Ils ne devaient plus se retrouver qu'à Nouka-Hiva.

Krusenstern, après avoir renoncé à toucher à l'île de Pâques, gagna
l'archipel des Marquises ou Mendocines, et détermina la position des
îles Fatougou et Ouahouga, nommées Washington par Ingraham, capitaine
américain, et découvertes en 1791, peu de semaines avant le capitaine
Marchand, qui les appela îles de la Révolution. Il vit Hiva-Hoa, la
Dominica de Mendana, et rencontra à Nouka-Hiva un Anglais du nom de
Roberts et un Français appelé Cabri, qui, par leur connaissance de la
langue, lui rendirent d'importants services.

Les événements que relatent cette relâche n'offrent pas grand intérêt.
Le récit de ceux que relatent les voyages de Cook peut s'appliquer à
celui de Krusenstern. Mêmes détails sur l'incontinence aussi absolue
qu'inconsciente des femmes, sur l'étendue des connaissances agricoles
des naturels, sur leur avidité pour les instruments de fer.

On n'y rencontre aucune observation qui n'ait été faite par les
voyageurs précédents, sinon l'existence de plusieurs sociétés dont
le roi ou ses parents, des prêtres ou des guerriers distingués sont
les chefs, à condition de nourrir leurs sujets en temps de disette. A
notre avis, cette institution rappellerait celle des clans de l'Écosse,
ou des tribus indiennes de l'Amérique. Telle n'est pas l'opinion de
Krusenstern, qui s'exprime ainsi:

«Les membres de ce club se reconnaissent à différentes marques
tatouées sur leur corps. Ceux du club du roi, par exemple, au nombre
de vingt-six, ont sur la poitrine un carré long de six pouces, et
large de quatre. Roberts en faisait partie. Celui-ci m'assura qu'il ne
serait jamais entré dans cette société, si la faim ne l'y eût forcé. Sa
répugnance me paraissait cependant impliquer contradiction, puisque,
non seulement tous ceux qui composent une pareille société sont libres
de toute inquiétude pour leur nourriture, mais que, de son aveu même,
les insulaires regardent comme un honneur d'y être admis. Je soupçonnai
donc que cette distinction entraîne la perte d'une partie de la
liberté.»

Une reconnaissance des environs d'Anna-Maria fit découvrir le port
de Tchitchagoff, dont l'entrée est difficile, il est vrai, mais dont
le bassin est si bien enfermé dans les terres que la tempête la plus
violente ne pourrait agiter ses eaux.

L'anthropophagie était encore florissante à Nouka-Hiva, au moment de la
visite de Krusenstern. Cependant, cet explorateur ne raconte pas avoir
été témoin de scènes de ce genre.

En somme, Krusenstern fut accueilli avec affabilité par un roi qui
paraissait n'avoir pas grande autorité sur ce peuple de cannibales,
adonnés aux vices les plus révoltants.

Il avoue qu'il aurait emporté de ces insulaires l'opinion la plus
favorable, s'il n'eût rencontré les deux Européens en question, dont
les témoignages éclairés et désintéressés furent en complet accord.

[Illustration: Néo-Zélandais. (_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

«Nous n'avons éprouvé de la part des Noukahiviens, dit le navigateur
russe, que d'excellents procédés; ils se sont toujours conduits avec
la plus grande honnêteté dans leur commerce d'échange avec nous; ils
commençaient toujours par livrer leurs cocos avant de recevoir notre
fer. Si nous avions besoin de bois ou d'eau, ils étaient toujours
prêts à nous aider. Nous n'avons eu que très rarement à nous plaindre
du vol, vice si commun et si répandu dans toutes les les îles de cet
océan. Toujours gais et contents, la bonté paraissait peinte sur leur
figure... Les deux Européens que nous avons trouvés à Nouka-Hiva, et
qui avaient vécu plusieurs années dans cette île, se sont accordés
à dire que les habitants sont dépravés, barbares, et, sans excepter
même les femmes, cannibales dans toute l'étendue du terme; que leur
air de gaieté et de bonté, qui nous a si fort trompés, ne leur est
pas naturel; que la crainte de nos armes et l'espérance du gain, les
avaient seules empêchés de donner un libre cours à leurs passions
féroces. Ces Européens décrivirent, comme témoins oculaires, avec les
plus grands détails, des scènes affreuses qui avaient lieu presque
tous les jours chez ce peuple, surtout en temps de guerre. Ils nous
racontèrent avec quelle rage ces barbares tombent sur leur proie, lui
coupent la tête, sucent, avec une horrible avidité, le sang par une
ouverture qu'ils font au crâne et achèvent ensuite leur détestable
repas. J'ai d'abord refusé de croire à ces horreurs, et regardé
ces rapports comme fort exagérés. Mais ces récits reposent sur la
déposition de deux hommes qui ont été, pendant plusieurs années, non
seulement témoins, mais encore acteurs dans ces scènes abominables. Ces
deux hommes étaient ennemis jurés, et cherchaient, en se calomniant
mutuellement, à se mettre plus en crédit dans notre esprit. Jamais,
cependant, ils ne se sont contredits sur ce point. D'ailleurs, les
récits de ces deux Européens s'accordent parfaitement avec les divers
indices qui nous ont frappés pendant notre court séjour. Chaque jour,
les Noukahiviens nous apportaient une quantité de crânes à vendre;
leurs armes étaient toutes ornées de cheveux. Des ossements humains
décoraient, à leur manière, une grande partie de leurs meubles. Ils
nous faisaient connaître aussi, par leurs pantomimes, leur goût pour la
chair humaine.»

[Illustration: Type Aïnos. (_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Il y a lieu de regarder le tableau comme chargé. Entre l'optimisme de
Cook et de Forster et les déclarations des deux Européens, dont l'un
au moins était fort peu estimable, puisqu'il avait déserté, doit se
trouver la vérité.

Et nous-mêmes, avant d'avoir atteint la civilisation très raffinée dont
nous jouissons aujourd'hui, n'avons-nous pas parcouru tous les degrés
de l'échelle? A l'époque de l'âge de pierre, nos mœurs étaient-elles
supérieures à celles des sauvages de l'Océanie?

Ne reprochons donc pas à ces représentants de l'humanité de n'avoir pu
s'élever plus haut qu'ils ne l'ont fait. Ils n'ont jamais constitué
un corps de nation. Épars sur l'immense océan, divisés en petites
peuplades, sans ressources agricoles ou minérales, sans relations,
sans besoins, en raison du climat sous lequel ils vivent, ils ont été
forcés de rester stationnaires ou de ne développer que certains petits
côtés des arts ou de l'industrie. Et cependant, combien de fois leurs
étoffes, leurs instruments, leurs canots, leurs filets, n'ont-ils pas
fait l'admiration des voyageurs!

Le 18 mai 1804, la _Nadiejeda_ et la _Neva_ quittèrent Nouka-Hiva et
firent voile pour les îles Sandwich, où Krusenstern avait résolu de
s'arrêter, afin de s'approvisionner de vivres frais, ce qu'il n'avait
pu faire à Nouka-Hiva, où il n'avait trouvé que sept cochons.

Mais ses projets furent trompés. Les naturels d'Owyhee ou Havaï
n'apportèrent, aux navires en panne devant la côte sud-ouest, que très
peu de provisions. Encore ne voulaient-ils les céder que contre du
drap, que Krusenstern se vit dans l'impossibilité de leur fournir. Il
fit aussitôt route pour le Kamtchatka et le Japon, laissant la _Neva_
devant le village de Karakakoua, où le capitaine Lisianskoï comptait se
ravitailler.

Le 14 juillet, la _Nadiejeda_ entrait à Saint-Pierre-Saint-Paul,
capitale du Kamtchatka, où l'équipage trouva, avec des vivres frais, un
repos qu'il avait bien gagné. Le 30 août, les Russes reprenaient la mer.

Accueilli par des brumes épaisses et des temps orageux, Krusenstern
rechercha, sans les rencontrer, quelques îles tracées sur une
carte trouvée à bord du galion espagnol capturé par Anson, et dont
l'existence avait été tour à tour accueillie ou rejetée par différents
cartographes, mais qui figurent sur la carte de l'atlas du voyage de La
Billardière.

Le navigateur passa ensuite par le détroit de Van-Diémen, entre la
grande île Kiusiu et Tanega-Sima, détroit jusqu'alors mal indiqué,
et, rectifiant la position de l'archipel Liou-Kieou, que les Anglais
plaçaient au nord du détroit de Van-Diémen et les Français trop au sud,
il rangea, releva et nomma le littoral de la province de Satsuma.

«Le coup d'œil de cette partie de Satsuma est charmant, dit
Krusenstern. Comme nous en prolongions la côte à une petite distance,
nous pouvions voir distinctement tous les sites pittoresques qu'elle
nous offrait. Ils variaient et se succédaient rapidement à mesure que
le vaisseau avançait. L'île n'est qu'un assemblage de sommets pointus,
les uns terminés en pyramide, d'autres en coupole ou en cône, tous
abrités par les hautes montagnes qui les environnent. Si la nature a
été prodigue d'ornements pour cette île, l'industrie des Japonais a su
y en ajouter d'autres. Rien n'égale la richesse de culture que l'on
admire en tous lieux. Elle ne nous eût peut-être pas frappés, si elle
se fût bornée aux vallées voisines des côtes,--ces terrains ne sont pas
non plus négligés en Europe,--mais ici, non seulement les montagnes
sont cultivées jusqu'à leurs sommets, mais ceux des rochers mêmes qui
bordent le rivage sont couverts de champs et de plantations qui forment
avec la couleur brune et sombre de leur base un contraste singulier
et nouveau pour les yeux. Nous fûmes également bien étonnés à la vue
d'une allée de grands arbres qui se prolongeait le long de la côte à
perte de vue à travers monts et vallées. On y distinguait, à certaines
distances, des bosquets destinés, sans doute, au repos des voyageurs à
pied, pour qui cette route a probablement été faite. Il est difficile
de porter aussi loin qu'au Japon l'attention pour les voyageurs; car
nous vîmes une allée semblable près de Nangasaki et une autre encore
dans l'île de Meac-Sima.»

A peine la _Nadiejeda_ avait elle mouillé à l'entrée du port de
Nangasaki, que Krusenstern vit monter à son bord plusieurs «daïmios»,
qui lui apportaient la défense de pénétrer plus loin.

Bien que les Russes fussent au courant de la politique d'isolement
que pratiquait le gouvernement japonais, ils espéraient qu'ayant à
leur bord un ambassadeur de Russie, nation voisine et puissante, ils
recevraient un accueil moins offensant. Ils comptaient aussi jouir
d'une liberté relative, dont ils auraient profité pour recueillir des
renseignements sur ce pays alors si peu connu, et sur lequel le seul
peuple qui y eût accès s'était fait une loi de se taire.

Mais il furent déçus dans leurs espérances. Loin de jouir de la même
latitude que les Hollandais, ils furent, durant tout leur séjour,
entourés d'une surveillance aussi minutieuse que blessante et même
retenus prisonniers.

Si l'ambassadeur obtint de descendre à terre avec sa garde «en armes»,
faveur inouïe dont il n'y avait pas d'exemple, les matelots ne purent
s'écarter en canot. Lorsqu'on leur permit de débarquer, on entoura de
hautes palissades et l'on munit de deux corps de garde cet étroit lieu
de promenade.

Défense d'écrire en Europe par voie de Batavia, défense de s'entretenir
avec les capitaines hollandais, défense à l'ambassadeur de quitter sa
maison, défense... Ce mot résume laconiquement l'accueil peu cordial
des Japonais.

Krusenstern profita de son long séjour en cet endroit pour dégréer
complètement et radouber son navire. Cette opération tirait à sa fin,
lorsque fut annoncée la venue d'un envoyé de l'empereur, d'une dignité
si haute, que, selon l'expression des interprètes, «il osait regarder
les pieds de Sa Majesté impériale.»

Ce personnage commença par refuser les présents du czar, sous prétexte
que l'empereur serait obligé d'en renvoyer d'autres avec une ambassade,
ce qui était contraire aux coutumes du pays; puis il signifia la
défense expresse à tout vaisseau de se présenter dans les ports du
Japon, et la prohibition absolue aux Russes de rien acheter; mais il
déclarait en même temps que les provisions fournies pour le radoub
du vaisseau et les vivres délivrés jusqu'à ce jour seraient payés
aux frais de l'empereur du Japon. En même temps, il s'informa si les
réparations de la _Nadiejeda_ étaient bientôt achevées. Krusenstern
comprit à demi-mot et fit hâter les préparatifs du départ.

En vérité, il n'y avait pas lieu de se féliciter d'avoir attendu depuis
le mois d'octobre jusqu'au mois d'avril une pareille réponse! L'un des
résultats que s'était proposés le gouvernement était si peu atteint
qu'aucun navire russe ne pouvait plus aborder dans un port japonais.
Politique étroite et jalouse, qui allait retarder d'un demi-siècle la
prospérité du Japon!

Le 17 avril, la _Nadiejeda_ levait l'ancre et commençait une campagne
hydrographique très fructueuse. Seul, La Pérouse avait précédé
Krusenstern dans les mers qui s'étendent entre le Japon et le
continent. Aussi, le navigateur russe désirait-il lier ses recherches
à celles de son prédécesseur et combler les lacunes que celui-ci avait
été forcé de laisser, faute de temps, dans la géographie de ces mers.

«Mon plan, dit Krusenstern, était d'explorer les côtes sud-ouest et
nord-ouest du Japon, de déterminer la position du détroit de Sangar,
auquel les cartes d'Arrowsmith, dans le _Pilote de la mer du Sud_, et
celles de l'atlas du voyage de La Pérouse attribuent cent milles de
largeur, tandis que les Japonais ne lui donnent qu'un mille hollandais;
de relever la côte occidentale d'Ieso, de tâcher de découvrir l'île
Karafouto, indiquée, d'après une carte japonaise, sur quelques cartes
modernes entre Ieso et Saghalien et dont l'existence me paraissait
très probable; d'examiner ce nouveau détroit et de relever entièrement
l'île Saghalien depuis le cap Crillon jusqu'à la côte nord-ouest, d'où,
si j'y trouvais un bon port, j'enverrais ma chaloupe pour vérifier
le passage encore problématique qui sépare la Tartarie de Saghalien;
enfin, d'essayer de passer par un autre canal au nord du détroit de la
Boussole, entre les Kouriles.»

Ce plan si détaillé, Krusenstern allait le réaliser en grande partie.
Seules les reconnaissances de la côte occidentale du Japon et du
détroit de Sangar, ainsi que celles du détroit qui ferme au nord la
Manche de Tarakaï, ne purent être faites par le navigateur russe,
qui laissa, malgré lui, à ses successeurs, le soin de terminer cette
importante opération.

Krusenstern embouqua donc le détroit de Corée, constata pour la
longitude de l'île de Tsus une différence de trente-six minutes entre
son estime et celle de La Pérouse,--différence qui se trouve rectifiée,
chez celui-ci, par les tables de correction de Dagelet, qu'il faut
absolument consulter.

L'explorateur russe se trouva également d'accord avec le marin français
pour remarquer que la déclinaison de l'aiguille aimantée est très peu
sensible dans ces parages.

La position du détroit de Sangar entre Ieso et Niphon étant très
incertaine, Krusenstern tenait à la préciser. La bouche située entre
le cap Sangar, par 41° 16´ 30´´ de latitude et 219° 46´ de longitude,
et le cap de la Nadiejeda au nord, par 41° 25´ 1´´ de latitude et 219°
50´ 30´´ de longitude, n'a pas plus de neuf milles de large. Or, La
Pérouse, qui, ne l'ayant pas reconnue, se fiait à la carte du voyageur
hollandais Vries, lui donnait cent dix milles. C'était une importante
rectification.

Krusenstern n'embouqua pas ce détroit. Il voulait vérifier l'existence
d'une certaine île, Karafouto, Tchoka ou Chicha, placée entre Ieso et
Saghalien sur une carte parue à Saint-Pétersbourg en 1802, et basée
sur celle qu'avait apportée en Russie le japonais Koday. Il remonta
donc, à petite distance, la côte de Ieso, en nomma les principales
indentations, et s'arrêta quelque peu à la pointe septentrionale de
cette île, à l'entrée du détroit de La-Pérouse.

Là, il apprit des Japonais que Saghalien et Karafouto ne font qu'une
seule et même île.

Le 10 mai 1805, en débarquant à Ieso, Krusenstern fut étonné de trouver
la saison aussi peu avancée. Les arbres n'avaient pas de feuilles, il
y avait encore par places une couche épaisse de neige, et l'impression
du voyageur fut qu'il faudrait remonter jusqu'à Arkhangel pour éprouver
à cette époque une température aussi rigoureuse. L'explication de ce
phénomène devait être donnée plus tard, lorsqu'on connaîtrait mieux la
direction du courant glacé qui, sortant du détroit de Behring, longe le
Kamtchatka, les Kouriles et Ieso.

Durant cette courte relâche et pendant celle que Krusenstern fit à
Saghalien, il put observer les Aïnos, peuple qui ne ressemblait en
rien aux Japonais,--du moins à ceux que les relations avec la Chine
avaient modifiés,--et qui devaient posséder Ieso tout entière, avant
que ceux-ci s'y établissent.

«Leur taille, leur physionomie, leur langue, leur manière de
s'habiller, raconte le voyageur, tout prouve qu'ils ont une origine
commune (avec ceux de Saghalien) et qu'ils ne forment qu'une seule
nation. C'est ce qui explique comment le capitaine du vaisseau le
_Castricum_, ayant manqué le détroit de La-Pérouse, put croire, à Aniva
et à Atkis, qu'il était toujours sur la même île. Les Aïnos ont presque
généralement la même taille, qui est depuis cinq pieds deux pouces
jusqu'à cinq pieds quatre pouces au plus. Ils ont le teint brun foncé
et presque noir, la barbe épaisse et touffue, les cheveux noirs et
hérissés, plats et pendants en arrière. Les femmes sont laides; leur
teint aussi foncé que celui des hommes, leurs cheveux noirs peignés
sur le visage, leurs lèvres peintes en bleu et leurs mains tatouées,
cet ensemble, joint à un habillement sale, ne contribue pas à les
rendre agréables. Je dois leur rendre la justice d'ajouter qu'elles
sont très sages et très modestes. Le trait principal du caractère d'un
Aïno est la bonté: elle brille dans tous ses traits et se manifeste
dans toutes ses actions.... L'habillement des Aïnos consiste en général
en peaux de chien et de phoque. J'en ai cependant vu plusieurs qui
portaient une autre sorte d'habit, tout à fait semblable au _parkis_
des Kamtchadales, qui n'est proprement qu'une chemise large, mise
par-dessus les autres vêtements. Les habitants d'Aniva portaient tous
des pelisses; leurs bottes mêmes étaient de peaux de phoque. Les femmes
étaient vêtues des mêmes espèces de peaux.»

Après avoir franchi le détroit de La-Pérouse, Krusenstern s'arrêta à
la baie d'Aniva, dans l'île Saghalien. Le poisson y était si commun,
que deux comptoirs japonais employaient plus de quatre cents Aïnos à le
nettoyer et à le sécher. On ne le pêchait pas avec des filets, on le
puisait avec des seaux pendant le reflux.

Après avoir relevé le golfe Patience, qui n'avait été examiné qu'en
partie par le Hollandais Vries, et au fond duquel se jette un
cours d'eau, qui reçut le nom de Neva, Krusenstern interrompit la
reconnaissance de Saghalien pour relever les Kouriles, dont la position
n'avait été qu'incomplètement déterminée; puis, le 5 juin 1805, il
rentra à Pétropaulowsky, où il débarqua l'ambassadeur et sa suite.

Au mois de juillet, après avoir franchi le détroit de la Nadiejeda
entre Matoua et Rachoua, deux des Kouriles, Krusenstern reprit le
relèvement de la côte orientale de Saghalien, dans les environs du
cap Patience. Les alentours en étaient assez pittoresques, avec leurs
collines tapissées de verdure et d'arbres peu élevés, leur rivage
bordé de buissons. L'intérieur offrait à la vue une ligne uniforme et
monotone de hautes montagnes.

Le navigateur suivit cette côte déserte et sans ports dans toute sa
longueur, jusqu'aux caps Maria et Élisabeth. Entre eux s'enfonce
une grande baie, au fond de laquelle est assis un petit village de
trente-sept maisons, le seul que les Russes eussent aperçu depuis leur
départ de la baie Providence. Il n'était pas habité par des Aïnos, mais
bien par des Tartares, comme on en eut la preuve quelques jours après.

Krusenstern pénétra ensuite dans le canal qui sépare Saghalien de la
Tartarie; mais à peine était-il à cinq milles du milieu de l'ouverture,
que la sonde accusa six brasses seulement. Il ne fallait pas songer
à s'avancer plus loin. Ordre fut donné de mettre en travers, tandis
qu'une embarcation s'éloignait avec la mission de suivre tour à tour
les deux rives, et d'explorer le milieu du canal jusqu'à ce qu'elle ne
trouvât plus que trois brasses. Elle dut lutter contre un courant très
violent, qui rendit cette navigation extrêmement pénible, courant qu'on
attribua, non sans raison, au fleuve Amour, dont l'embouchure n'était
pas éloignée.

Mais la recommandation qui avait été faite à Krusenstern, par le
gouverneur du Kamtchatka, de ne pas s'approcher de la côte de la
Tartarie soumise à la Chine, afin de ne pas éveiller la défiance
soupçonneuse de cette puissance, l'empêcha de pousser plus loin son
travail de relèvement. Passant encore une fois à travers la chaîne des
Kouriles, la _Nadiejeda_ rentra à Pétropaulowsky.

Le commandant profita de son séjour en ce port pour faire quelques
réparations indispensables à son bâtiment, et pour rétablir les
monuments du capitaine Clerke, qui avait succédé à Cook dans le
commandement de sa dernière expédition, et de Delisle de La Croyère,
l'astronome français, compagnon de Behring en 1741.

Krusenstern reçut, pendant cette dernière station, une lettre
autographe de l'empereur de Russie, qui, en témoignage de satisfaction
de ses travaux, lui envoyait la décoration de Sainte-Anne.

Le 4 octobre 1805, la _Nadiejeda_ reprit enfin la route de l'Europe,
explorant les parages où étaient indiquées, sur les cartes, les îles
douteuses de Rica-de-Plata, Guadalupas, Malabrigos, Saint-Sébastien de
Lobos et San-Juan.

[Illustration: Carte de Tartarie et des Kouriles.]

Krusenstern reconnut les îles Farellon de la carte d'Anson, qui portent
aujourd'hui les noms de Saint-Alexandre, Saint-Augustin et Volcanos,
groupe qui se trouve au sud des Bonin-Sima. Puis, après avoir franchi
le canal de Formose, il entra, le 21 novembre, à Macao.

Il fut très étonné de n'y pas trouver la _Neva_, qui, d'après ses
instructions, devait apporter de Kodiak un chargement de fourrures,
dont le produit serait employé à l'achat de marchandises chinoises.
Krusenstern résolut donc de l'attendre.

[Illustration: Au bruit de la détonation... (Page 212.)]

Macao offrit aux explorateurs l'emblème de la grandeur déchue.

«On y voit, dit la relation, de grandes places bordées de superbes
maisons qui sont entourées de cours et de beaux jardins, et la
plupart vides, le nombre d'habitants portugais étant très diminué.
Les principaux bâtiments sont occupés par les membres des _Loges_
hollandaise et anglaise.... Macao contient à peu près quinze mille
habitants. Les Chinois en forment le plus grand nombre, car il est
rare de voir un Européen dans les rues, excepté les prêtres et les
religieuses. «Nous avons plus de prêtres que de soldats!» me disait
un bourgeois de Macao. Cette plaisanterie était vraie à la lettre. Le
nombre de soldats n'est que de cent cinquante, parmi lesquels on ne
compte pas un seul Européen; ce sont tous des métis de Macao et de
Goa; tous les officiers ne sont pas non plus Européens. Il serait bien
difficile de défendre quatre gros forts avec une si petite garnison.
Sa faiblesse donne lieu aux Chinois, naturellement insolents,
d'accumuler insulte sur insulte.»

Au moment où la _Nadiejeda_ allait lever l'ancre, la _Neva_ parut
enfin. On était au 3 novembre. Krusenstern remonta, avec elle, jusqu'à
Whampoa, où il vendit avantageusement son chargement de pelleteries,
après de nombreuses et de longues entraves que son attitude ferme,
mais conciliante, ainsi que l'entremise des négociants anglais,
contribuèrent à écarter.

Le 9 février 1806, les deux bâtiments, de nouveau réunis, levèrent
l'ancre et firent route de conserve par le détroit de la Sonde. Au
delà de l'île de Noël, par un temps sombre, ils furent encore une
fois séparés, et ne devaient plus se rejoindre jusqu'à la fin de
la campagne. Le 4 mai, la _Nadiejeda_ mouillait dans la baie de
Sainte-Hélène, après cinquante-six jours de navigation depuis le
détroit de la Sonde et soixante-dix-neuf depuis Macao.

«Je ne connais pas de relâche plus convenable que Sainte-Hélène, dit
Krusenstern, pour se rafraîchir après un long voyage. La rade est très
sûre et beaucoup plus commode en tout temps que les baies de la Table
et de Simon, au Cap. L'entrée en est facile, pourvu que l'on se tienne
près de la terre; pour en sortir, il ne faut que lever l'ancre, on est
bientôt au large. On y trouve toute sorte de vivres, surtout des herbes
potagères excellentes. En moins de trois jours, on est abondamment
fourni de tout.»

Parti le 21 avril, Krusenstern passa entre les Shetland et les Orcades,
afin d'éviter la Manche, où il aurait pu rencontrer quelques corsaires
français, et, après une heureuse navigation, il rentra à Cronstadt le 7
août 1806.

Sans être un voyage de premier ordre, comme ceux de Cook et de La
Pérouse, celui de Krusenstern ne manque pas d'intérêt. On ne doit à cet
explorateur aucune grande découverte, mais il a vérifié et rectifié
celles de ses prédécesseurs. Au reste, ce doit être le plus souvent
le rôle des voyageurs du XIXe siècle, qui s'appliquèrent, grâce aux
progrès des sciences, à compléter les travaux de leurs devanciers.

Krusenstern avait emmené, dans son voyage autour du monde, le fils de
l'auteur dramatique bien connu, Kotzebue. Le jeune Othon Kotzebue, qui
était garde-marine à cette époque, n'avait pas tardé à recevoir de
l'avancement. Il était lieutenant de vaisseau lorsque lui fut confié,
en 1815, le commandement d'un brick tout neuf, le _Rurik_, monté par
vingt-sept hommes d'équipage seulement et armé de deux canons, équipé
aux frais du comte de Romantzoff. Il avait pour mission d'explorer les
parties les moins connues de l'Océanie et de se frayer un passage à
travers l'océan Glacial.

Kotzebue quitta le port de Cronstadt le 15 juillet 1815, fit relâche
à Copenhague, puis à Plymouth, et, après une navigation très pénible,
entra, le 22 janvier 1816, dans l'océan Pacifique, en doublant le cap
Horn. Après une relâche à Talcahuano sur la côte chilienne, il reprit
sa route, vit, le 26 mars, l'îlot désert de Salas-y-Gomez, et se
dirigea vers l'île de Pâques, où il comptait recevoir le même accueil
amical que ses prédécesseurs Cook et La Pérouse.

Mais à peine les Russes étaient-ils débarqués au milieu d'une foule
empressée à leur offrir des fruits et des racines, qu'ils se virent
entourés et volés avec une impudence telle, qu'ils durent, pour se
défendre, faire usage de leurs armes et se rembarquer au plus vite,
afin d'échapper à la grêle de pierres dont les naturels les accablaient.

La seule remarque qu'on eut le temps de faire, pendant cette courte
visite, fut que nombre des statues de pierre gigantesques, que Cook et
La Pérouse avaient vues, dessinées et mesurées, avaient été renversées.

Le 16 avril, le capitaine russe parvint à l'île des Chiens, de
Schouten, qu'il nomma île Douteuse, afin de bien marquer la différence
qu'il constatait entre la latitude qui lui était attribuée par les
anciens navigateurs et celle qui résultait de ses propres observations.
Suivant Kotzebue, elle serait située par 14° 50´ de latitude australe
et 138° 47´ de longitude ouest.

Les jours suivants furent découvertes l'île déserte de Romantzoff,--ainsi
appelée en l'honneur du promoteur de l'expédition,--celle de Spiridoff,
avec un lagon au milieu, qui est l'île Oura des Pomotou; puis, ce furent
la chaîne des îlots Vliegen et celle non moins longue des îles
Krusenstern.

Le 28 avril, le _Rurik_ se trouvait par le travers de la position
assignée aux îles Bauman. Ce fut en vain qu'on les chercha.
Vraisemblablement, ce groupe était un de ceux qu'on avait déjà visités.

Dès qu'il fut sorti de l'archipel dangereux des Pomotou, Kotzebue
se dirigea vers le groupe d'îles aperçu, en 1788, par Sever, qui,
sans les accoster, leur avait donné le nom de Penrhyn. Le navigateur
détermina par 9° 1´ 35´´ de latitude sud et par 157° 44´ 32´´, la
position centrale de groupes d'îlots semblables aux Pomotou, très bas
et cependant habités.

A la vue du bâtiment, une flottille considérable s'était détachée du
rivage, et les naturels, une branche de palmier à la main, s'avançaient
au bruit cadencé des pagaies qu'accompagnaient sur un mode grave
et mélancolique de nombreux chanteurs. Pour éviter toute surprise,
Kotzebue fit ranger toutes ces pirogues d'un même côté du bâtiment, et
les échanges commencèrent aussitôt, au moyen d'une corde. Ces indigènes
n'eurent à troquer que des morceaux de fer contre des hameçons en
nacre de perle. Ils étaient entièrement nus, sauf un tablier, mais bien
faits et avaient l'air martial.

Tout d'abord bruyants et très animés, les sauvages devinrent bientôt
menaçants. Ils ne déguisèrent plus leurs larcins et répondirent aux
réclamations par les provocations les moins dissimulées. Agitant leurs
lances au-dessus de leurs têtes, ils poussaient des clameurs terribles
et semblaient mutuellement s'exciter à l'attaque.

Lorsque Kotzebue jugea le moment arrivé de mettre un terme à ces
démonstrations hostiles, il fit tirer à poudre un coup de fusil. En un
clin d'œil, les canots furent vides. Au bruit de la détonation, leurs
équipages effrayés s'étaient lancés à l'eau d'un mouvement unanime
quoique non concerté. Bientôt on vit émerger les têtes des plongeurs,
qui, rendus plus calmes par cet avertissement, reprirent les échanges.
Les clous et les morceaux de fer obtenaient le plus vif succès auprès
de cette population, que Kotzebue compare à celle de Nouka-Hiva. S'ils
ne se tatouent pas, ces naturels se sillonnent du moins tout le corps
de larges cicatrices.

Mode remarquable, qui n'avait pas encore été constatée dans les îles
océaniennes, ils avaient pour la plupart des ongles fort longs, et ceux
des chefs de pirogues dépassaient l'extrémité du doigt de trois pouces.

Trente-six embarcations, montées par trois cent soixante hommes,
entouraient alors le bâtiment. Kotzebue, jugeant qu'avec les faibles
ressources dont il disposait, avec l'équipage si peu nombreux du
_Rurik_, toute tentative de descente serait imprudente, remit à la
voile, sans avoir pu réunir plus de documents sur ces sauvages et
belliqueux insulaires.

Continuant sa route vers le Kamtchatka, le navigateur eut connaissance,
le 21 mai, de deux groupes d'îles réunis par une chaîne de récifs de
corail. Il leur donna le nom de Koutousoff et de Souwarow, détermina
leur position et se promit de revenir les visiter. Les naturels,
montés sur des pirogues rapides, s'approchèrent du _Rurik_, et, malgré
les invitations pressantes des Russes, n'osèrent venir à bord. Ils
contemplaient le navire avec étonnement, s'entretenaient non sans une
vivacité singulière qui dénonçait leur intelligence, et jetaient sur le
pont des fruits de pandanus ou de cocotier.

Leurs cheveux noirs et lisses, au milieu desquels étaient piquées
quelques fleurs, les ornements suspendus à leur cou, les vêtements de
nattes qui leur descendaient de la ceinture à mi-jambe, et par-dessus
tout leur air ouvert et affable, distinguaient des habitants des
Penrhyn ces indigènes qui appartenaient à l'archipel des Marshall.

Le 19 juin, le _Rurik_ entrait à la Nouvelle-Arkhangel, et, pendant
vingt-huit jours, son équipage s'occupait à le radouber.

Le 15 juillet, Kotzebue remettait à la voile et débarquait cinq jours
plus tard à l'île Behring, dont l'extrémité septentrionale fut fixée à
55° 17´ 18´´ de latitude nord et 194° 6´ 37´´ de longitude ouest.

Les naturels que Kotzebue rencontra dans cette île portaient, comme
ceux de la côte américaine, des vêtements de peau de phoque et
d'intestins de morse. Les lances dont ils se servaient étaient armées
de dents de ces amphibies. Leurs provisions consistaient en chair de
baleine et de phoque enfermée dans des trous creusés en terre. Leurs
cabanes en cuir, très malpropres, exhalaient une épouvantable odeur
d'huile rance. Leurs bateaux étaient en cuir, et ils possédaient des
traîneaux tirés par des chiens.

Leur mode de salutation est assez singulier: on se frotte mutuellement
le nez, puis chacun se passe la main sur le ventre, comme s'il se
félicitait d'avoir avalé quelque bon morceau; enfin, lorsqu'on veut
donner une grande preuve d'affection à quelqu'un, on crache dans ses
mains et l'on en frotte le visage de son ami.

Le capitaine, continuant à suivre la côte américaine vers le nord,
découvrit la baie Chichmareff, l'île Saritcheff, et enfin un golfe
profond, dont l'existence n'avait pas encore été reconnue. A son
extrémité, Kotzebue espérait trouver un canal qui lui permettrait de
gagner les mers polaires, mais cette attente fut trompée. Le navigateur
donna son propre nom à ce golfe, et celui de Krusenstern au cap placé à
l'entrée.

Chassé par la mauvaise saison, le _Rurik_ dut gagner Ounalachka le 6
septembre, faire une station de quelques jours à San-Francisco, et
atteindre l'archipel Sandwich, où furent faits des levés importants et
où l'on recueillit des détails très curieux.

En quittant cet archipel, Kotzebue se dirigea vers les îles Souwaroff
et Koutousoff, qu'il avait découvertes quelques mois auparavant. Le
1er janvier 1817, il aperçut l'île Miadi, à laquelle il donna le nom
d'île du Nouvel-An. Quatre jours plus tard, il découvrait une chaîne de
petites îles, basses et boisées, entourées d'une barrière de récifs, à
travers laquelle le navire eut de la peine à se frayer un passage.

Tout d'abord, les naturels s'enfuirent à la vue du lieutenant
Schischmareff, mais ils revinrent bientôt, une branche d'arbre à la
main, criant le mot «aïdara» (ami). L'officier répéta le même mot, leur
fit don de quelques clous, en échange desquels les Russes reçurent les
colliers et les fleurs qui ornaient le cou et la tête des indigènes.

Cet échange de bons procédés détermina le reste des insulaires à se
faire voir. Aussi les démonstrations les plus amicales, les réceptions
aussi enthousiastes que frugales, se continuèrent-elles durant tout le
séjour des Russes dans cet archipel. Un des indigènes, nommé Rarik,
accueillit avec une affabilité toute particulière les Russes, auxquels
il apprit que son île portait le nom d'Otdia, ainsi que toute la chaîne
d'îlots et d'attolls qui s'y rattachent.

Kotzebue, pour reconnaître l'accueil cordial des naturels, leur laissa
un coq et une poule, et planta dans un jardin, qu'il fit préparer,
quantité de graines, espérant qu'elles arriveraient à maturité; mais
il comptait sans les rats, qui pullulaient dans cette île et qui
ravagèrent ses plantations.

Le 6 février, après avoir reçu, d'un chef nommé Languediak, des
renseignements circonstanciés qui lui démontrèrent que ce groupe, à la
population clairsemée, était de formation récente, Kotzebue reprit la
mer, laissant à cet archipel le nom de Romantzoff.

Le lendemain, un groupe de quinze îlots, sur lequel ne furent
rencontrées que trois personnes, dut changer son nom de Eregup pour
celui de Tchitschakoff. Puis ce fut la chaîne des îles Kawen, où
Kotzebue reçut du «tamon», ou chef, un accueil enthousiaste. Chacun
faisait fête aux nouveaux venus, les uns par leur silence,--comme cette
reine à qui l'étiquette défendait de répondre aux discours qu'on lui
adressait,--les autres par leurs danses, leurs cris et leurs chants,
dans lesquels le nom de «Totabou» (Kotzebue) était souvent répété. Le
chef lui-même, en venant chercher Kotzebue dans un canot, le portait
sur ses épaules jusqu'à la terre que l'embarcation ne pouvait accoster.

Au groupe d'Aur, le navigateur remarqua, parmi la foule des indigènes
qui étaient montés sur le bâtiment, deux naturels dont le tatouage et
la physionomie semblaient désigner des étrangers. L'un d'eux, qu'on
appelait Kadou, plut particulièrement au commandant, qui lui donna
quelques morceaux de fer. Kotzebue fut surpris de ne pas lui voir
témoigner la même joie que ses compagnons. Cela lui fut expliqué le
soir même.

Alors que tous les naturels quittaient le vaisseau, Kadou lui demanda
avec instance la permission de rester sur le _Rurik_ et de ne plus le
quitter. Le commandant ne se rendit à ces instances qu'avec peine.

«Kadou, dit Kotzebue, retourna vers ses camarades, qui l'attendaient
dans leurs pirogues, et leur déclara son intention de rester à bord du
vaisseau. Les naturels, étonnés de cette résolution, s'efforcèrent en
vain de la combattre. A la fin, son compatriote Edok vint à lui, lui
parla longtemps d'un ton sérieux, et, ne pouvant le convaincre, essaya
de l'emmener de force; mais Kadou repoussa son ami vigoureusement, et
les pirogues s'éloignèrent. Il passa la nuit à côté de moi, fort honoré
d'être couché près du tamon du navire, et se montra enchanté du parti
qu'il avait pris.»

Né à Iouli, l'une des Carolines, à plus de trois cents lieues du groupe
qu'il habitait alors, Kadou avait été surpris à la pêche, avec Edok
et deux autres de ses compatriotes, par une violente tempête. Pendant
«huit» mois, ces malheureux avaient été, sur une mer tantôt calme,
tantôt furieuse, le jouet des vents et des courants. Jamais, pendant
ce temps, ils n'avaient manqué de poisson, mais la soif les avait
cruellement torturés. Quand leur provision d'eau de pluie, dont ils
étaient cependant bien avares, était épuisée, ils n'avaient d'autre
ressource que de se jeter à la mer pour aller chercher, au fond, une
eau moins salée, qu'ils rapportaient à la surface dans une noix de
coco munie d'une étroite ouverture. Lorsqu'ils étaient arrivés en face
des îles d'Aur, la vue de la terre, l'imminence de leur délivrance,
n'avaient pu les arracher à la prostration dans laquelle ils étaient
plongés.

En apercevant les instruments de fer que contenait la pirogue de ces
étrangers, les insulaires d'Aur s'apprêtaient à les massacrer pour
s'emparer de ces trésors, lorsque le tamon les prit sous sa protection.

Trois années s'étaient écoulées depuis cet événement, et les Carolins
n'avaient pas tardé, grâce à leurs connaissances plus étendues, à
prendre un certain ascendant sur leurs nouveaux hôtes.

Lorsque parut le _Rurik_, Kadou était loin de la côte, dans les bois.
On l'envoya aussitôt chercher, car il passait pour un grand voyageur,
et peut-être pourrait-il dire quel était le monstre qui s'approchait de
l'île. Kadou, qui n'était pas sans avoir vu des bâtiments européens,
avait persuadé à ses amis de venir au devant des étrangers et de les
recevoir amicalement.

Telles avaient été les aventures de Kadou. Resté sur le _Rurik_, il
avait reconnu les autres îles de l'archipel et n'avait pas tardé à
faciliter aux Russes les communications avec les indigènes. Drapé dans
un manteau jaune, coiffé, comme un forçat, d'un bonnet rouge, Kadou
regardait maintenant de haut ses anciens amis et semblait ne plus les
reconnaître. Lors de la visite d'un superbe vieillard appelé Tigedien,
à la barbe fleurie, Kadou se chargea d'expliquer à ses compatriotes
l'usage des manœuvres et de tout ce qui se trouvait sur le bâtiment.
Comme tant d'Européens, il remplaçait le savoir par un aplomb
imperturbable et trouvait réponse à toutes les questions.

Interrogé au sujet d'une petite boîte dans laquelle un matelot
puisait une poudre noire qu'il s'introduisait dans les narines, Kadou
débita les fables les plus extravagantes, et, pour terminer par une
démonstration irréfutable, il approcha la boîte de son nez. La jetant
aussitôt loin de lui, il se mit à éternuer et à crier si fort, que ses
amis, épouvantés, s'enfuirent de tous côtés; mais, lorsque la crise fut
passée, il sut encore faire tourner l'incident à son avantage.

[Illustration: Intérieur d'une maison à Radak.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Kadou fournit encore à Kotzebue quelques informations générales sur le
groupe que, pendant un mois entier, les Russes venaient de visiter et
de relever. Toutes ces îles étaient sous la domination d'un seul et
même tamon, appelé Lamary, et leur nom indigène était Radak. Dumont
d'Urville, quelques années plus tard, devait les appeler îles Marshall.
Au dire de Kadou, plus loin dans l'ouest et parallèlement s'alignait
une chaîne d'îlots, d'attolls et de récifs, nommée Ralik.

[Illustration: Vue de Taïti. (Page 219.)]

Kotzebue n'avait pas le temps de les reconnaître, et, se dirigeant
vers le nord, il atteignit le 24 avril Ounalachka, où il dut réparer
les avaries très graves que venait d'éprouver le _Rurik_ pendant deux
violentes tempêtes. Dès qu'il eut embarqué des «baïdares,» bateaux
garnis de peaux, et quinze Aléoutes, habitués à la navigation de ces
mers polaires, le commandant reprit l'exploration du détroit de Behring.

Kotzebue souffrait d'une violente douleur à la poitrine, depuis qu'en
doublant le cap Horn, il avait été renversé par une vague monstrueuse
et lancé par-dessus bord, ce qui lui aurait coûté la vie, s'il ne se
fût raccroché à quelque cordage. Son état prit alors une telle gravité,
que, le 10 juillet, en abordant à l'île Saint-Laurent, il dut se
résigner à ne pas pousser plus loin sa reconnaissance.

Le 1er octobre, le _Rurik_ faisait une nouvelle et courte station aux
îles Sandwich, y prenait des semences et des animaux, et, à la fin du
mois, débarquait à Otdia, au milieu des démonstrations enthousiastes
des naturels. Ceux-ci voyaient arriver avec bonheur plusieurs chats
dont la présence les aiderait sans doute à se débarrasser des
innombrables bandes de rats qui infestaient l'île et ravageaient les
plantations. En même temps, on fêtait le retour de Kadou, auquel
les Russes laissèrent un assortiment d'outils et d'armes qui en fit
l'habitant le plus riche de l'archipel.

Le 4 novembre, le _Rurik_ quitta les îles Radak, après avoir reconnu
le groupe de Legiep, et relâcha à Guaham, l'une des Mariannes, jusqu'à
la fin du même mois. Une station de quelques semaines à Manille permit
au commandant de rassembler sur les Philippines des renseignements
curieux, sur lesquels il y aura lieu de revenir.

Après avoir échappé aux tempêtes violentes qui l'assaillirent lorsqu'il
doubla le cap de Bonne-Espérance, le _Rurik_ jeta l'ancre, le 3 août
1818, dans la Neva, en face du palais du comte Romantzoff.

Ces trois années de voyage n'avaient pas été perdues par les hardis
navigateurs. Ils n'avaient pas craint, malgré leur petit nombre et
la faiblesse d'échantillon de leur navire, d'affronter des mers
redoutables et des archipels encore peu connus, les glaces du pôle et
les ardeurs de la zone torride. Si leurs découvertes géographiques
étaient importantes, leurs rectifications l'étaient plus encore. Deux
mille cinq cents espèces de plantes, dont plus d'un tiers étaient
nouvelles, de nombreux matériaux pour la connaissance de la langue, de
l'ethnographie, de la religion et des mœurs des peuplades visitées,
c'était là une riche moisson, qui prouvait le zèle, l'habileté et la
science du capitaine, ainsi que l'intrépidité et la force de l'équipage.

Aussi, lorsque, en 1823, le gouvernement russe se détermina à
envoyer au Kamtchatka des renforts pour mettre fin au commerce de
contrebande qui se faisait dans ses possessions de la côte nord-ouest
de l'Amérique, le commandement de cette expédition fut-il confié à
Kotzebue. La frégate la _Predpriatie_ fut mise sous ses ordres, et on
le laissa libre de choisir, à l'aller comme au retour, la route qui lui
conviendrait pour accomplir sa mission.

Si Kotzebue avait fait, comme garde-marine, le tour du monde avec
Krusenstern, celui-ci lui donnait alors pour compagnon son fils aîné,
et Möller, le ministre de la marine, en faisait autant. C'est dire
quelle confiance on avait en lui.

L'expédition quitta Cronstadt le 15 août 1823, gagna Rio-de-Janeiro,
doubla le cap Horn le 15 janvier 1824, se dirigea vers l'archipel
des Pomotou, où fut découverte l'île Predpriatie, reconnut les îles
Araktschejef, Romantzoff, Carlshoff et Palliser, et jeta l'ancre, le 14
mars, dans la rade de Matavaï, à Taïti.

Depuis le séjour de Cook au milieu de cet archipel, une transformation
complète s'était produite dans les mœurs et la manière de vivre des
habitants.

En 1799, des missionnaires s'étaient établis à Taïti et y avaient
fait un séjour de dix ans sans opérer une seule conversion, et, il
faut le dire à regret, sans s'attirer l'estime et le respect de la
population. Forcés, par suite des révolutions qui bouleversèrent Taïti
à cette époque, de chercher un refuge à Eiméo et dans les autres îles
de l'archipel, leurs efforts obtinrent plus de succès. En 1817, le roi
de Taïti, Pomaré, rappela les missionnaires, leur concéda un terrain à
Matavaï, se convertit, et son exemple fut bientôt suivi par une notable
partie des indigènes.

Kotzebue était au courant de cette transformation, mais il ne croyait
pas, cependant, trouver en pleine prospérité les usages européens.

Au coup de canon qui annonçait l'arrivée des Russes, une embarcation,
portant le pavillon taïtien, se détacha du rivage, et un pilote vint
conduire fort habilement la _Predpriatie_ au mouillage.

Le lendemain, qui était un dimanche, les Russes furent surpris, en
débarquant, du silence religieux qui régnait dans l'île tout entière.
Ce silence n'était interrompu que par les cantiques et les psaumes que
chantaient des insulaires enfermés dans leurs cabanes.

L'église, bâtiment simple et propre, de forme rectangulaire, couverte
de roseaux, que précédait une large et longue avenue de cocotiers,
était remplie d'une foule attentive et recueillie, les hommes d'un
côté, les femmes de l'autre, tous un livre de prières à la main. La
voix de ces néophytes se mêlait souvent au chant des missionnaires,
hélas! avec plus de bonne volonté que d'harmonie et d'à propos.

Si la piété des insulaires était vraiment édifiante, le costume que
portaient ces singuliers fidèles était bien fait pour donner quelques
distractions aux visiteurs. Un habit noir ou une veste d'uniforme
anglais composait tout le vêtement des uns, tandis que les autres ne
portaient qu'un gilet, une chemise ou un pantalon. Les plus fortunés
s'enveloppaient dans des manteaux de drap, mais tous, riches ou
pauvres, avaient rejeté comme inutile l'usage des bas et des souliers.

Quant aux femmes, elles n'étaient pas moins grotesquement accoutrées: à
celles-ci une chemise d'homme, blanche ou rayée, à celles-là une simple
pièce de toile, mais des chapeaux européens à toutes. Si les femmes
des ariis portaient des robes de couleur, luxe suprême, la robe alors
remplaçait tout autre vêtement.

Le lundi, eut lieu une cérémonie imposante. Ce fut la visite de la
régente et de la famille royale à Kotzebue. Ces hauts personnages
étaient précédés d'un maître des cérémonies. C'était une sorte de fou,
vêtu seulement d'une veste rouge; mais ses jambes portaient un tatouage
figurant un pantalon rayé; au bas de son dos était dessiné un quart de
cercle aux divisions minutieusement exactes, et il mettait un sérieux
des plus comiques à exécuter ses cabrioles, ses contorsions, ses
grimaces et ses gambades.

Sur les bras de la régente reposait le petit Pomaré III. A côté d'elle
s'avançait la sœur du roi, gentille fillette d'une dizaine d'années.
Si le bébé royal était vêtu à l'européenne, comme ses compatriotes, il
ne portait pas plus de chaussures que le plus pauvre de ses sujets. Sur
les instances des ministres et des grands taïtiens, Kotzebue lui fit
fabriquer une paire de bottes qui devaient lui servir le jour de son
couronnement.

Que de cris de joie, que de témoignages de plaisir, que de regards
d'envie, pour toutes les bagatelles distribuées aux dames de la cour!
Que de pugilats, pour ce galon d'or faux dont elles s'arrachèrent les
moindres bouts!

Etait-ce donc une affaire d'importance que celle qui amenait tant
d'hommes sur le pont de la frégate, apportant des fruits et des cochons
en abondance? Non, ces solliciteurs étaient les maris des infortunées
Taïtiennes, qui n'assistaient pas à la distribution de ce galon, plus
précieux pour elles que les rivières de diamants pour des Européennes.

Au bout de dix jours, Kotzebue se décida à quitter ce singulier pays,
où la civilisation et la barbarie se côtoyaient si fraternellement, et
il gagna l'archipel des Samoa, fameux par le massacre des compagnons de
La Pérouse.

Quelle différence avec les naturels de Taïti! Sauvages et farouches,
défiants et menaçants, les indigènes de l'île Rose eurent peine à
s'enhardir jusqu'à monter sur le pont de la _Predpriatie_. L'un d'eux,
à la vue du bras nu d'un matelot, ne put même retenir un geste aussi
éloquent que féroce, indiquant tout le plaisir qu'il aurait à dévorer
cette chair ferme et, sans doute, savoureuse.

Bientôt, avec le nombre des pirogues augmenta l'insolence de ces
indigènes. Il fallut les frapper à coups de croc pour les repousser,
et la frégate, reprenant sa route, laissa derrière elle les frêles
embarcations de ces féroces insulaires.

Oiolava, l'île Plate et Pola, qui font, comme l'île Rose, partie
de l'archipel des Navigateurs, furent dépassées presque aussitôt
qu'entrevues, et Kotzebue se dirigea vers les Radak, où il avait reçu
un si amical accueil à son premier voyage.

Mais, à la vue de ce grand bâtiment, les habitants prirent peur,
s'empilèrent dans les canots ou s'enfuirent dans l'intérieur,
tandis que, sur la grève, une procession d'insulaires se formait et
s'avançait, une branche de palmier à la main, au devant des étrangers
dont ils venaient implorer la paix.

A cette vue, Kotzebue se jeta avec le chirurgien Eschscholtz dans
une embarcation, fit force de rames vers le rivage en criant:
«Totabou aïdara!» (Kotzebue, ami). Ce fut un changement complet.
Les supplications que les naturels allaient adresser aux Russes se
changèrent en cris d'allégresse, en démonstrations enthousiastes de
joie; les uns se précipitèrent au devant de leurs amis, les autres
coururent annoncer à leurs compatriotes l'arrivée de Kotzebue.

Le commandant apprit avec plaisir que Kadou vivait toujours à Aur, sous
la protection de Lamary, dont il avait acheté la bienveillance au prix
de la moitié de ses richesses.

De tous les animaux que Kotzebue avait déposés à Otdia, seuls les
chats, devenus sauvages, étaient encore vivants, mais ils n'avaient pu
exterminer jusqu'alors les légions de rats qui infestaient le pays.

Le commandant resta quelques jours avec ses amis, qui le régalèrent de
représentations dramatiques, et, le 6 mai, il fit route pour le groupe
Legiep, incomplètement reconnu par lui pendant son premier voyage.
Après avoir procédé à ce relèvement, Kotzebue se proposait de continuer
l'exploration des Radak, mais le mauvais temps l'en empêcha, et il dut
faire voile pour le Kamtchatka.

Du 7 juin au 20 juillet, l'équipage y jouit d'un repos qu'il avait bien
gagné. Alors il reprit la mer, et, le 7 août, laissa tomber l'ancre à
la Nouvelle-Arkhangel, sur la côte d'Amérique.

Mais la frégate, que la _Predpriatie_ venait remplacer dans cette
station, s'y trouvait encore et y devait rester jusqu'au 1er mars
de l'année suivante. Kotzebue mit donc à profit cet intervalle, en
visitant l'archipel Sandwich, où il jeta l'ancre devant Waihou, en
décembre 1824.

Le havre de Rono-Rourou, ou Honolulu, est le plus sûr de l'archipel.
Aussi recevait-il déjà de nombreux navires, et l'île de Waihou
était-elle en passe de devenir la plus importante du groupe et
de détrôner Hawai ou Owyhee. Déjà l'aspect de la ville était à
demi européen; les maisons de pierre avaient remplacé les cabanes
primitives; des rues régulièrement percées, avec des boutiques, des
cafés, des marchands de liqueurs fort achalandés par les matelots
baleiniers et les marchands de fourrures, ainsi qu'une forteresse,
munie de canons, étaient les signes les plus apparents de la
transformation rapide des habitudes et des mœurs des indigènes.

Cinquante années s'étaient écoulées depuis la découverte de la plupart
des îles océaniennes, et partout s'étaient produits des changements
aussi brusques qu'aux Sandwich.

«Le commerce des fourrures, dit Desborough Cooley, commerce qui se
fait sur la côte nord-ouest de l'Amérique, a opéré une étonnante
révolution dans les îles Sandwich, dont la situation offre un abri
avantageux aux bâtiments engagés dans ce commerce. Les marchands
avaient l'habitude d'hiverner, de réparer et de ravitailler leurs
vaisseaux dans ces îles; l'été venu, ils retournaient sur la côte
d'Amérique pour compléter leurs cargaisons. Les outils de fer, mais
par-dessus tout les fusils, étaient demandés par les insulaires en
échange de leurs provisions, et, sans songer aux conséquences de leur
conduite, les trafiquants mercenaires s'empressaient de satisfaire à
ces désirs. Les armes à feu et les munitions, étant le meilleur moyen
d'échange, furent transportées en abondance dans les îles Sandwich.
Aussi les insulaires devinrent-ils bientôt formidables à leurs hôtes;
ils s'emparèrent de plusieurs petits navires et déployèrent une énergie
mêlée d'abord de férocité, mais qui indiquait chez eux une propension
puissante vers les améliorations sociales. A cette époque, un de ces
hommes extraordinaires, qui manquent rarement à se produire lorsqu'il
se prépare de grands événements, compléta la révolution commencée par
les Européens. Kamea-Mea, chef qui s'était déjà fait remarquer dans ces
îles durant la dernière et fatale visite de Cook, usurpa l'autorité
royale, soumit les îles voisines, à la tête d'une armée de seize mille
hommes, et voulut faire servir ses conquêtes aux vastes plans de
progrès qu'il avait conçus. Il connaissait la supériorité des Européens
et mettait tout son orgueil à les imiter. Déjà, en 1796, lorsque le
capitaine Broughton visita ces îles, l'usurpateur lui envoya demander
s'il lui devait les saluts de son artillerie. Dès l'année 1817, on a
dit qu'il possédait une armée de sept mille hommes munis de fusils, et
parmi lesquels se trouvaient au moins cinquante Européens. Kamea-Mea,
après avoir commencé sa carrière par le massacre et l'usurpation, a
fini par mériter l'amour sincère et l'admiration de ses sujets, qui
le regardèrent comme un être surhumain et qui pleurèrent sa mort avec
des larmes plus vraies que celles que l'on verse ordinairement sur les
cendres d'un monarque.»

Tel était l'état des choses lorsque l'expédition russe s'arrêta à
Waihou. Le jeune roi Rio-Rio était en Angleterre, avec sa femme, et le
gouvernement de l'archipel se trouvait entre les mains de la reine mère
Kaahou-Manou.

Kotzebue profita de l'absence de cette dernière et du premier ministre,
tous deux alors en visite sur une île voisine, pour aller voir une
autre épouse de Kamea-Mea.

«L'appartement, dit le navigateur, était meublé à la mode européenne,
de chaises, de tables et de glaces. Le plancher était recouvert
de belles nattes, sur lesquelles était étendue Nomo-Hana, qui ne
paraissait pas avoir plus de quarante ans; elle était haute de cinq
pieds huit pouces et avait, à coup sûr, plus de quatre pieds de
circonférence. Ses cheveux, noirs comme le jais, étaient soigneusement
relevés sur le sommet d'une tête aussi ronde qu'un ballon. Son nez
aplati et ses lèvres saillantes n'avaient rien de beau; cependant, dans
sa physionomie, régnait un air avenant et agréable.»

La «bonne dame» se rappelait avoir vu Kotzebue dix ans avant. Aussi
lui fit-elle fort bon accueil, mais elle ne put parler de son mari,
sans que les larmes lui vinssent aussitôt aux yeux, et son chagrin ne
paraissait pas affecté. Afin que la date de la mort de ce prince fût
toujours présente sous ses yeux, elle avait fait tatouer sur son bras
cette simple inscription: 6 mai 1819.

Chrétienne et pratiquante, comme la plus grande partie de la
population, la reine entraîna Kotzebue à l'église, bâtiment simple
et vaste, mais qui ne contenait pas une foule aussi pressée qu'à
Taïti. Nomo-Hana paraissait fort intelligente, savait lire, et se
montrait particulièrement enthousiaste de l'écriture, cette science
qui rapproche les absents. Voulant donner au commandant, en même temps
qu'une preuve de son affection, un témoignage de ses connaissances,
elle lui expédia, par un ambassadeur, une épître qu'elle avait mis
plusieurs semaines à rédiger.

Les autres dames voulurent aussitôt en faire autant, et Kotzebue se
vit à la veille de succomber sous le poids des missives qui allaient
lui être adressées. Le seul moyen de mettre fin à cette épidémie
épistolaire, c'était de lever l'ancre, et c'est ce que fit Kotzebue
sans attendre plus longtemps.

Toutefois, avant son départ, il reçut à son bord la reine Noma-Hana,
qui vint revêtue de son costume de cérémonie. Qu'on se figure une
magnifique robe en soie, de couleur pêche, garnie d'une large broderie
noire, robe faite pour une taille européenne, par conséquent trop
courte et trop étroite. Aussi apercevait-on, non seulement des pieds
auprès desquels ceux de Charlemagne auraient semblé les pieds d'une
chinoise, emprisonnés dans une grossière chaussure d'homme, mais des
jambes brunes, grosses et nues, qui rappelaient des balustres de
terrasses. Un collier de plumes rouges et jaunes, une guirlande de
fleurs naturelles, qui jouait le hausse-col, un chapeau de paille
d'Italie, orné de fleurs artificielles, complétaient cette toilette
luxueuse et ridicule.

[Illustration: Un officier du roi des îles Sandwich.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Noma-Hana visita le bâtiment, se fit rendre compte de tout, et enfin,
lasse de tant de merveilles, elle pénétra dans les appartements du
commandant, où l'attendait une copieuse collation. La reine se laissa
tomber sur un canapé, mais ce meuble fragile ne put résister à tant de
majesté et s'affaissa sous le poids d'une princesse, dont l'embonpoint
avait sans doute grandement contribué à l'élévation.

[Illustration: Le village était composé de huttes. (Page 229.)]

A la suite de cette station, Kotzebue retourna à la Nouvelle-Arkhangel,
où il demeura jusqu'au 30 juillet 1825. Puis, il fit un nouveau
séjour aux îles Sandwich, quelque temps après que l'amiral Byron
y eut rapporté les restes du roi et de la reine. L'archipel était
tranquille; sa prospérité allait toujours grandissant; l'influence
des missionnaires s'était consolidée, et l'éducation du nouveau petit
roi était confiée au missionnaire Bingham. Les habitants avaient été
profondément touchés des honneurs que l'Angleterre avait rendus aux
dépouilles de leurs souverains, et le jour ne semblait pas éloigné où
les mœurs indigènes auraient complètement fait place aux habitudes des
Européens.

Quelques rafraîchissements ayant été embarqués à Waihou, le voyageur
gagna les îles Radak, reconnut les Pescadores, qui forment l'extrémité
septentrionale de cette chaîne, découvrit, non loin de là, le groupe
Escheholtz, et toucha, le 15 octobre, à Guaham. Le 23 janvier 1826, il
quittait Manille, après une relâche de plusieurs mois, pendant lesquels
des rapports fréquents avec les naturels lui avaient permis d'améliorer
infiniment la géographie et l'histoire naturelle des Philippines.
Un nouveau gouverneur espagnol était arrivé avec un renfort assez
considérable de troupes, et avait si bien mis fin à l'agitation, que
les colons avaient entièrement renoncé au projet de se séparer de
l'Espagne.

Le 10 juillet 1826, la _Predpriatie_ rentrait à Cronstadt, après un
voyage de trois années, pendant lesquelles elle avait visité les
côtes nord-ouest de l'Amérique, les îles Aléoutiennes, le Kamtchatka
et la mer d'Okhotsk, reconnu en détail une grande partie des îles
Radak, et fourni de nouveaux renseignements sur les transformations
par lesquelles passaient plusieurs peuplades océaniennes. Grâce au
dévouement de Chamisso et du professeur Escheholtz, de nombreux
échantillons d'histoire naturelle avaient été recueillis, et celui-ci
allait publier la description de plus de deux mille animaux; enfin, il
rapportait de très curieuses observations sur la formation des îles de
corail de la mer du Sud.

Le gouvernement anglais avait repris avec acharnement l'étude de ce
problème irritant, dont la solution avait été si longtemps cherchée: le
passage du nord-ouest. Tandis que Parry par mer et Franklin par terre,
allaient essayer de gagner le détroit de Behring, le capitaine Frédéric
William Beechey recevait pour instructions de pénétrer aussi avant
qu'il lui serait possible, par ce même détroit, le long de la côte
septentrionale d'Amérique, afin de recueillir les voyageurs, qui lui
arriveraient sans doute exténués par les fatigues et les privations.

Avec le navire _the Blossom_, qui appareilla de Spithead, le 19 mai
1825, Beechey s'était ravitaillé à Rio-de-Janeiro, et, après avoir
doublé le cap Horn, le 26 septembre, il avait pénétré dans l'océan
Pacifique. A la suite d'une courte relâche sur la côte du Chili, il
avait visité l'île de Pâques, où les incidents qui avaient marqué la
station de Kotzebue, à son premier voyage, s'étaient renouvelés avec
fidélité. Tout d'abord, même accueil empressé de la part des indigènes,
qui gagnent à la nage le _Blossom_ ou apportent, dans des pirogues, les
chétives productions de leur île; puis, lorsque les Anglais débarquent,
mêmes attaques à coups de pierres et de bâton, qu'il faut réprimer
énergiquement à coups de fusil.

Le 4 décembre, le capitaine Beechey aperçut une île, entièrement
couverte de végétation. C'était une île fameuse alors, parce qu'on y
avait retrouvé les descendants des révoltés de la _Bounty_, débarqués à
la suite d'un drame qui, à la fin du siècle dernier, passionna vivement
l'opinion publique en Angleterre.

En 1781, le lieutenant Bligh, un des officiers qui s'étaient signalés
sous les ordres de Cook, avait été nommé au commandement de la _Bounty_
et chargé d'aller prendre à Taïti des arbres à pain et d'autres
productions végétales, afin de les transporter aux Antilles, que
les Anglais désignent communément sous le nom d'Indes occidentales.
Après avoir doublé le cap Horn, Bligh s'était arrêté sur les côtes de
la Tasmanie et avait gagné la baie de Matavaï, où il avait pris un
chargement d'arbres à pain, de même qu'à Namouka, l'une des îles Tonga.
Jusqu'alors, aucun incident particulier n'avait marqué le cours de ce
voyage, qui promettait de se terminer heureusement. Mais le caractère
altier, les formes rudes et despotiques du commandant, lui avaient
aliéné son équipage presque tout entier. Un complot fut tramé contre
lui,--complot qui éclata dans les parages de Tofoua, le 28 avril, avant
le lever du soleil.

Surpris au lit par les révoltés, lié et garrotté avant d'avoir pu
se défendre, Bligh fut conduit en chemise sur le pont, et, après un
semblant de jugement auquel présida le lieutenant Fletcher Christian,
il fut descendu, avec dix-huit personnes qui lui étaient demeurées
fidèles, dans une chaloupe où l'on mit quelques provisions, puis
abandonné en pleine mer.

Bligh, après avoir enduré les tortures de la soif et de la faim,
après avoir échappé à d'horribles tempêtes et à la dent des sauvages
indigènes de Tofoua, était parvenu à gagner l'île de Timor, où il reçut
un chaleureux accueil.

«Je fis débarquer notre monde, dit Bligh. Quelques-uns pouvaient à
peine mettre un pied devant l'autre. Nous n'avions plus que la peau sur
les os, nous étions couverts de plaies et nos habits étaient tout en
lambeaux. Dans cet état, la joie et la reconnaissance nous arrachaient
des larmes, et le peuple de Timor nous observait en silence avec des
regards qui exprimaient à la fois l'horreur, l'étonnement et la pitié.
C'est ainsi que, par le secours de la Providence, nous avons surmonté
les infortunes et les difficultés d'un aussi périlleux voyage!»

Périlleux en effet, car il n'avait pas duré moins de quarante et un
jours, sur des mers imparfaitement connues, dans une embarcation qui
n'était même pas pontée, avec des vivres plus qu'insuffisants, au
prix de souffrances inouïes, pendant un parcours de plus de quinze
cents lieues, et sans avoir eu à déplorer d'autre perte que celle d'un
matelot, tué au début du voyage par les naturels de Tofoua!

Quant aux révoltés, leur histoire est singulière, et l'on peut en tirer
plus d'un enseignement.

Ils avaient fait voile pour Taïti, où les attiraient les facilités de
la vie et où furent abandonnés ceux qui avaient pris la part la moins
active à la révolte. Christian avait alors remis à la voile avec huit
matelots décidés à le suivre, dix insulaires de Taïti et de Toubouai et
une douzaine de Taïtiennes.

On n'avait plus entendu parler d'eux.

Quant à ceux qui étaient restés à Taïti, ils avaient été capturés, en
1791, par le capitaine Edwards de la _Pandora_, que le gouvernement
anglais avait envoyé à la recherche des mutinés avec mission de les
ramener en Angleterre. Mais la _Pandora_ ayant échoué sur un écueil,
dans le détroit de l'Entreprise, quatre des mutins et trente-cinq
matelots avaient péri dans cette catastrophe. Sur les dix qui
arrivèrent en Angleterre avec les naufragés de la _Pandora_, trois
seulement furent condamnés à mort.

Vingt années se passèrent avant qu'on pût obtenir le moindre
éclaircissement sur le sort de Christian et de ceux qu'il avait emmenés
avec lui.

En 1808, un bâtiment de commerce américain toucha à Pitcairn, pour y
compléter sa cargaison de peaux de phoques. Le commandant croyait l'île
inhabitée; mais, à sa très vive surprise, il s'était vu accoster par
une pirogue montée par trois jeunes gens de couleur, qui parlaient
fort bien l'anglais. Étonné, le capitaine les avait questionnés, et il
apprit d'eux que leur père avait servi sous les ordres du lieutenant
Bligh.

L'odyssée de ce dernier était alors connue du monde entier, et avait
défrayé les veillées du gaillard d'avant des bâtiments de toutes les
nations. Aussi le capitaine américain voulut-il obtenir plus de détails
sur ce fait singulier, qui venait de réveiller dans son esprit le
souvenir de la disparition des révoltés de la _Bounty_.

Descendu à terre, le capitaine, ayant rencontré un Anglais du nom de
Smith, appartenant à l'ancien équipage de la _Bounty_, en avait reçu la
confession qui va suivre.

Lorsqu'il eut quitté Taïti, Christian fit directement voile pour
Pitcairn dont la situation isolée, au sud des Pomotou, hors de toute
route fréquentée, l'avait vivement frappé. Après avoir débarqué les
provisions que renfermait la _Bounty_ et l'avoir dépouillée des agrès
qui pouvaient être utiles, on brûla le bâtiment, non seulement pour en
faire disparaître toute trace, mais aussi afin d'ôter à tout rebelle la
tentation de s'enfuir.

Tout d'abord, on avait craint, en voyant des moraïs, que l'île ne
fût peuplée. On fut bien vite convaincu qu'il n'en était rien. On
bâtit donc des cabanes, on défricha des terrains. Mais les Anglais
réservèrent charitablement aux sauvages qu'ils avaient enlevés ou qui
les avaient librement accompagnés, les fonctions d'esclaves. Quoi qu'il
en soit, deux ans se passèrent sans querelles trop violentes. A ce
moment, les naturels avaient tramé contre les blancs un complot, dont
ceux-ci furent avertis par une Taïtienne, et les deux chefs payèrent de
la vie leur tentative avortée.

Deux ans encore de paix et de tranquillité, puis nouveau complot, à la
suite duquel cinq Anglais, dont Christian, furent massacrés. A leur
tour, les femmes, qui regrettaient les Anglais, avaient immolé les
Taïtiens survivants.

La découverte d'une plante, de laquelle on pouvait tirer une sorte
d'eau-de-vie, causa un peu plus tard la mort d'un des quatre Anglais
qui restaient; un autre fut massacré par ses compagnons; un troisième
mourut à la suite d'une maladie, et un certain Smith, qui prit le nom
d'Adams, demeura seul à la tête d'une population de dix femmes et de
dix-neuf enfants, dont les plus âgés n'avaient pas plus de sept à huit
ans.

Cet homme, qui avait réfléchi sur ses désordres et dont le repentir
allait transformer l'existence, dut remplir les devoirs et les
fonctions de père, de prêtre, d'officier de l'état civil et de roi. Par
sa justice et sa fermeté, il sut acquérir une influence toute puissante
sur cette bizarre population.

Ce singulier professeur de morale, qui, dans sa jeunesse, avait violé
toutes les lois, pour qui nul engagement n'avait été sacré, enseigna
alors la pitié, l'amour, l'union, institua des mariages réguliers entre
les enfants de familles différentes, et la petite colonie prospéra sous
le commandement à la fois doux et ferme de cet homme devenu vertueux
sur le tard.

Tel était, au moment où Beechey y débarqua, l'état moral de la colonie
de Pitcairn. Le navigateur, bien reçu d'une population dont les vertus
rappelaient celles de l'âge d'or, y fit un séjour de dix-huit jours.
Le village était composé de huttes propres et nettes, entourées de
pandanus et de cocotiers; les champs étaient bien cultivés, et, sous
la direction d'Adams, cette peuplade s'était fabriqué les instruments
les plus utiles avec une habileté véritablement étonnante. De figure
agréable et douce pour la plupart, ces métis avaient des membres bien
proportionnés, qui annonçaient une vigueur peu commune.

Après Pitcairn, les îles Crescent, Gambier, Hood, Clermont-Tonnerre,
Serles, Whitsunday, Queen Charlotte, Tehaï, des Lanciers, qui font
partie des Pomotou, furent visitées par Beechey, ainsi qu'un îlot
auquel il donna le nom de Byam-Martin.

Le navigateur y rencontra un sauvage, du nom de Tou-Wari, qui y avait
été jeté par la tempête. Parti d'Anaa, avec cent cinquante de ses
compatriotes, dans trois pirogues, pour aller rendre hommages à Pomaré
III, qui venait de monter sur le trône, Tou-Wari avait été jeté loin
de sa route par les vents d'ouest. A ceux-ci avaient succédé des
brises variables, et bientôt les provisions furent si complètement
épuisées que l'on dut manger les cadavres de ceux qui avaient succombé.
Enfin, Tou-Wari était arrivé à l'île Barrow, au milieu de l'archipel
Dangereux, où il s'était un peu ravitaillé; il avait ensuite repris la
mer, mais ce n'avait pas été pour longtemps, car sa pirogue s'étant
défoncée près de Byam-Martin, il avait dû rester sur cet îlot.

Beechey finit par céder aux prières de Tou-Wari en le prenant à son
bord, avec sa femme et ses enfants, pour les ramener à Taïti. Le
lendemain, par un de ces hasards qu'on ne voit d'ordinaire que dans les
romans, Beechey s'étant arrêté à Heïou, Tou-Wari y avait rencontré son
frère, qui le croyait mort depuis longtemps. Après les premiers élans
d'effusion, les deux naturels gravement assis l'un à côté de l'autre,
les mains serrés avec tendresse, s'étaient raconté leurs aventures
réciproques.

Beechey quitta Heïou le 10 février, reconnut les îles Melville et
Croker, et jeta l'ancre, le 18, à Taïti, où il eut de la peine à se
procurer des rafraîchissements. Les naturels exigeaient maintenant
de bons dollars chiliens et des vêtements européens, articles qui
faisaient complètement défaut sur le _Blossom_.

Le capitaine, après avoir reçu la visite de la régente, fut invité
à une soirée qui devait être donnée en son honneur dans la demeure
royale, à Papeïti. Mais, lorsque les Anglais se présentèrent, ils
trouvèrent que tout le monde dormait au palais. La régente avait
oublié son invitation et s'était couchée plus tôt que d'habitude. Elle
n'en reçut pas moins gracieusement ses hôtes, et organisa une petite
sauterie, malgré la rigoureuse défense des missionnaires. Seulement, la
fête dut se passer pour ainsi dire en silence, afin que le bruit n'en
parvînt pas aux oreilles de l'agent de police qui se promenait sur la
plage. On jugera par ce seul détail de la liberté que le missionnaire
Pritchard laissait aux premiers personnages de Taïti. Que devait-ce
être pour la tourbe des naturels?

Le 3 avril, le jeune roi rendit sa visite à Beechey, qui lui fit
présent, de la part de l'Amirauté, d'un superbe fusil de chasse. Les
relations furent très amicales, et l'influence que les missionnaires
anglais avaient su prendre se trouva encore consolidée par la
cordialité et les prévenances dont l'état-major du _Blossom_ leur donna
des preuves réitérées.

Parti de Taïti, le 26 avril, Beechey gagna les îles Sandwich, où il fit
une station d'une dizaine de jours, et mit à la voile pour le détroit
de Behring et la mer polaire. Ses instructions lui prescrivaient de
s'enfoncer au long de la côte d'Amérique, aussi loin que l'état des
glaces le lui permettrait. Le _Blossom_ s'arrêta dans la baie Kotzebue,
séjour aussi inhospitalier que repoussant, où les Anglais eurent
plusieurs entrevues avec les indigènes, sans pouvoir se procurer le
moindre renseignement sur Franklin et sa troupe. Puis, Beechey expédia
au-devant de cet intrépide explorateur une chaloupe pontée, sous le
commandement du lieutenant Elson. Celui-ci ne put dépasser la pointe
Barrow, par 71° 23´ de latitude nord, et fut obligé de regagner le
_Blossom_, que les glaces forcèrent à repasser le détroit, le 13
octobre, par un temps clair et une forte gelée.

Afin d'utiliser la saison d'hiver, Beechey visita le port de
San-Francisco, et relâcha encore une fois, le 25 janvier 1837, à
Honolulu, dans les îles Sandwich. Grâce à la politique habile et
libérale de son gouvernement, cet état s'avançait, à grands pas, dans
la voie du progrès et de la prospérité.

Le nombre des maisons s'était augmenté; la ville prenait, de plus en
plus, un caractère civilisé; le port était fréquenté par un grand
nombre de navires anglais et américains; enfin, la marine nationale
était créée et comptait cinq briks et huit schooners. L'agriculture
était dans un état florissant; le café, le thé, les épices, occupaient
de vastes plantations, et l'on cherchait à utiliser les forêts de
cannes à sucre qui prospéraient dans l'archipel.

Après une relâche, en avril, à l'embouchure de la rivière de Canton, le
_Blossom_ procéda à la reconnaissance de l'archipel Liou-Kieou, chaîne
d'îles qui relie le Japon à Formose, et du groupe Bonin-Sima, terres
sur lesquelles l'explorateur ne rencontra d'autres animaux que de
grosses tortues vertes.

A la suite de cette exploration, le _Blossom_ reprit la route du nord;
mais, les circonstances atmosphériques étant moins favorables, il ne
put pénétrer cette fois que jusqu'à 70° 40´. Il laissait en cet endroit
de la côte des vivres, des vêtements et des instructions, pour le cas
où Parry ou Franklin aurait réussi à percer jusque-là. Après avoir
croisé jusqu'au 6 octobre, Beechey se détermina, à regret, à rentrer
en Angleterre. Il fit escale à Monterey, à San-Francisco, à San-Blas,
à Valparaiso, doubla le cap Horn, mouilla à Rio-de-Janeiro et jeta
l'ancre à Spithead, le 21 octobre.

Il faut, maintenant, raconter l'expédition du capitaine russe Lütké,
expédition qui produisit des résultats assez importants. La relation,
très amusante, est spirituellement écrite. Aussi lui ferons-nous
quelques emprunts.

Le _Séniavine_ et le _Möller_ étaient deux gabares construites en
Russie, qui tenaient toutes deux très bien la mer, mais dont la
seconde était assez mauvaise marcheuse, inconvénient qui, pendant
presque tout le voyage, tint les deux bâtiments séparés. Le _Séniavine_
avait Lütké pour commandant, et le _Möller_, Stanioukowitch.

[Illustration: Un moraï à Kayakakowa. (_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Les deux bâtiments appareillèrent de Cronstadt, le 1er septembre
1828, firent escale à Copenhague et à Portsmouth, où l'on acheta des
instruments de physique et d'astronomie. A peine sortaient-ils de
la Manche, qu'ils furent séparés. Le _Séniavine_, que nous suivrons
particulièrement, fit relâche à Ténériffe, où Lütké espérait trouver sa
conserve.

Cette île venait d'être, du 4 au 8 novembre, ravagée par un ouragan
terrible, tel qu'on n'en avait jamais vu de semblable depuis la
conquête. Trois navires avaient péri dans la rade même de Sainte-Croix;
deux autres, jetés à la côte, avaient été mis en pièces. Les torrents,
grossis par une pluie épouvantable, avaient renversé jardins,
murailles, édifices, dévasté plusieurs plantations considérables,
démoli presque entièrement l'un des forts, détruit quantité de maisons
dans la ville et rendu plusieurs rues impraticables. Trois ou quatre
cents individus avaient trouvé la mort dans ce cataclysme, dont les
dommages étaient évalués à plusieurs millions de piastres.

[Illustration: De hautes montagnes recouvertes d'un sombre manteau de
forêts. (Page 236.)]

Au mois de janvier, les deux bâtiments s'étaient retrouvés à
Rio-de-Janeiro, et, jusqu'au cap Horn, ils avaient fait la route de
conserve. Là, les tempêtes ordinaires, les brouillards habituels les
avaient assaillis et séparés encore une fois. Le _Séniavine_ avait
alors fait route pour Concepcion.

«Le 15 mars, dit Lütké, nous n'étions, par estime, qu'à huit milles
de la côte la plus voisine, mais un brouillard épais nous en dérobait
la vue. Dans la nuit, le brouillard se dissipa, et le point du jour
offrit à nos regards un spectacle d'une grandeur et d'une magnificence
indescriptibles. La chaîne dentelée des Andes, avec ses pics aigus, se
dessinait sur un ciel d'azur, éclairé des premiers rayons du soleil. Je
ne veux point augmenter le nombre de ceux qui se sont perdus en vains
efforts pour transmettre aux autres les sensations qu'ils éprouvèrent
au premier aspect de pareils tableaux de la nature. Elles sont aussi
inexprimables que la majesté du spectacle lui-même. La variété des
couleurs, la lumière que le lever du soleil répandait graduellement sur
le ciel et sur les nuages, étaient d'une inimitable beauté. A notre
vif regret, ce spectacle, ainsi que tout ce qui est sublime dans la
nature, ne fut pas de longue durée. A mesure que la masse de lumière
envahissait l'atmosphère, l'énorme géant semblait s'enfoncer dans
l'abîme, et le soleil, paraissant sur l'horizon, en effaça même les
traces.»

Le sentiment de Lütké sur l'aspect de la Concepcion n'était pas
d'accord avec celui de quelques-uns de ses prédécesseurs. Il n'avait
pas encore oublié les richesses exubérantes de la végétation de la
baie de Rio-de-Janeiro. Aussi trouva-t-il cette côte assez pauvre. Les
habitants, autant qu'il put en juger pendant une relâche très courte,
lui parurent doués du caractère le plus affable et plus civilisés que
les gens de la même classe dans bien d'autres pays.

En entrant à Valparaiso, Lütké aperçut le _Möller_ qui mettait à la
voile pour le Kamtchatka. Les équipages se dirent adieu, et chacun
suivit dès lors une direction séparée.

La première course des officiers et des naturalistes, fut pour les
célèbres «quebradas».

«Ce sont, dit le voyageur, des ravins dans les montagnes, comblés pour
ainsi dire par de petites cabanes qui renferment la plus grande partie
de la population de Valparaiso. La plus peuplée de ces quebradas est
celle qui s'élève à l'angle S.-O. de la ville. Le granit, qui, là, se
montre à découvert, sert de fondement solide aux constructions, et
les met à l'abri de l'effet destructeur des tremblements de terre.
La communication de ces habitations, entre elles et avec la ville,
s'effectue par d'étroits sentiers sans points d'appui ni degrés, qui
se prolongent sur la pente des rochers, et sur lesquels les enfants,
en jouant, couraient en tous sens, comme des chamois. Il n'y a là que
quelques maisons, et encore appartiennent-elles à des étrangers,
auxquelles aboutissent des sentiers où l'on ait pratiqué des marches;
les Chiliens regardent cette précaution comme un luxe superflu et tout
à fait inutile. C'est un spectacle étrange que de voir, sous ses pieds,
un escalier de toits en tuiles ou en branches de palmiers, et au-dessus
de sa tête un amphithéâtre de portes et de jardins. J'avais d'abord
suivi messieurs les naturalistes; mais ils m'entraînèrent bientôt
dans un endroit où je ne pouvais plus faire un pas ni en avant ni en
arrière, ce qui me décida à m'en retourner avec un de mes officiers, et
à les laisser là, en leur souhaitant de rapporter leurs têtes sauves au
logis; quant à moi, je crus mille fois perdre la mienne avant d'arriver
en bas.»

Au retour d'une pénible excursion que les marins avaient faite à
quelques lieues de Valparaiso, ils furent tout étonnés, en rentrant à
cheval dans la ville, d'être arrêtés par une patrouille, qui les força,
malgré leurs protestations, à mettre pied à terre.

«C'était le jeudi saint, dit Lütké; de ce jour jusqu'au samedi saint,
il n'est permis ici, sous peine d'une forte amende, ni de monter à
cheval, ni de chanter, ni de danser, ni de jouer d'aucun instrument,
ni même d'aller le chapeau sur la tête. Toute affaire, tout travail,
tout amusement, sont sévèrement défendus pendant ces jours. La colline
au milieu de la ville, sur laquelle est le théâtre, est transformée
pendant ce temps en Golgotha. Au milieu d'un espace entouré de grilles,
s'élève une croix avec l'image du Christ; on voit, près de lui, une
multitude de fleurs et de cierges, et, de chaque côté, des figures
de femmes à genoux, représentant les témoins de la Passion de notre
Sauveur. Les âmes pieuses s'approchaient de ce lieu pour laver leurs
péchés par une prière à haute voix. Je ne remarquai que des pécheresses
et pas un seul pécheur. La plupart d'entre elles étaient, sans doute,
fermement assurées d'obtenir la grâce divine, car, en venant, elles
jouaient, riaient, prenaient un air contrit en approchant de là, se
mettaient à genoux pour quelques instants et continuaient ensuite leur
chemin, en reprenant leurs jeux et leurs rires.»

L'intolérance et les superstitions, dont les étrangers rencontrèrent
des preuves à chaque pas, font naître, chez le voyageur, des réflexions
judicieuses. Il regrette de voir se perdre dans des révolutions
continuelles tant d'énergie et de ressources, qui pourraient être bien
mieux employées pour le développement moral et la prospérité matérielle
de la nation.

Pour Lütké, rien ne ressemble moins à une vallée du paradis que
Valparaiso et ses environs. Des montagnes pelées, coupées de profondes
quebradas, une plaine sablonneuse, au milieu de laquelle se dresse la
ville, les hautes montagnes des Andes à l'arrière-plan, tout cela ne
constitue pas, à proprement parler, un Éden.

Les traces de l'affreux tremblement de terre de 1823 n'étaient pas
alors entièrement effacées, et l'on voyait encore de grands espaces
couverts de débris.

Le 15 avril, le _Séniavine_ reprit la mer et fit voile pour la
Nouvelle-Arkhangel, où il entra le 24 juin, après une navigation qui
n'avait été marquée par aucun incident. La nécessité de procéder à des
réparations que rendait indispensables une campagne de dix mois, et le
débarquement des provisions dont le _Séniavine_ était chargé pour la
Compagnie, retinrent cinq semaines le capitaine Lütké dans la baie de
Sitkha.

Cette partie de la côte nord-ouest de l'Amérique offre un aspect
sauvage mais pittoresque. De hautes montagnes, recouvertes jusqu'à leur
cime d'un épais et sombre manteau de forêts, forment le dernier plan du
tableau. A l'entrée de la baie, c'est le mont Edgecumbe, volcan éteint
aujourd'hui, qui s'élève à 2,800 pieds au-dessus de la mer. Lorsqu'on
pénètre dans la baie, on rencontre un labyrinthe d'îles derrière
lesquelles se dresse, avec sa forteresse, ses tours et son église, la
ville de la Nouvelle-Arkhangel, qui ne se compose que d'une rangée
de maisons avec jardin, d'un hôpital, d'un chantier, et, hors des
palissages, d'un grand village d'Indiens Kaloches. La population était
alors mélangée de Russes, de créoles et d'Aléoutes au nombre de huit
cents, dont les trois huitièmes étaient au service de la Compagnie.
Mais cette population diminue sensiblement avec les saisons. L'été,
presque tout le monde est à la chasse, et l'on n'est pas plus tôt
rentré à l'automne, qu'on part pour la pêche.

La Nouvelle-Arkhangel ne présente pas précisément beaucoup de
distractions. A vrai dire, ce séjour, l'un les plus maussades qu'on
puisse imaginer, est une terre déshéritée, triste au delà de toute
expression, où l'année entière, sauf les trois mois de neige, ressemble
plus à l'automne qu'à toute autre saison. Tout cela n'est rien encore
pour le voyageur qui ne fait que passer; mais il faut, à celui qui
y réside, un grand fonds de philosophie ou une bien grande envie de
ne pas mourir de faim. Le commerce, assez important, se fait avec la
Californie, avec les naturels et avec les bâtiments étrangers.

Les fourrures que se procurent les Aléoutes, chasseurs de la Compagnie,
sont la loutre, le castor, le renard et le «souslic». Ils pêchent
le morse, le phoque et la baleine, sans compter, dans la saison, le
hareng, la morue, le saumon, le turbot, la lotte, la perche et des
«tsouklis», coquillages qu'on trouve aux îles de la Reine-Charlotte et
dont la Compagnie a besoin pour ses échanges avec les Américains.

Quant à ceux-ci, du 46e au 60e degré, ils paraissent appartenir à la
même race; c'est du moins à cette conclusion que semblent amener la
ressemblance de leurs formes extérieures, de leurs usages, de leur vie,
et la conformité de leur langue.

Les Kaloches de Sitkha reconnaissent pour fondateur de leur race un
homme du nom d'Elkh, favorisé de la protection du corbeau, cause
première de toutes choses. Remarque curieuse, chez les Kadiaques, qui
sont Esquimaux, cet oiseau joue aussi un rôle important. On retrouve,
chez les Kaloches, suivant Lütké, la tradition d'un déluge et quelques
fables qu'il rapproche de la mythologie grecque.

Leur religion n'est autre chose que le chamanisme. Un Dieu suprême leur
est inconnu, mais ils croient aux esprits malins et aux sorciers qui
prédisent l'avenir, guérissent les maladies, et dont la profession est
héréditaire.

Pour eux, l'âme est immortelle; toutefois, les âmes des chefs ne se
mêlent pas avec celles des inférieurs, celles des esclaves restent
esclaves après la mort. On voit combien cette conception est peu
consolante.

Le gouvernement est patriarcal; les indigènes sont organisés en tribus,
qui, comme dans le reste de l'Amérique, ont pour emblème, et, le plus
souvent, pour nom, un animal: le loup, le corbeau, l'ours, l'aigle, etc.

Les esclaves des Kaloches sont les prisonniers qu'ils ont faits à la
guerre. Le sort de ceux-ci est fort misérable. Leurs maîtres ont sur
eux droit de vie et de mort. Dans certaines cérémonies, à l'occasion de
la perte des chefs, on sacrifie ceux qui ne sont plus bons à rien, à
moins, au contraire, qu'on ne leur rende la liberté.

Soupçonneux et rusés, cruels et vindicatifs, les Kaloches ne valent
ni plus ni moins que les autres sauvages, leurs voisins. Durs à la
fatigue, braves, mais paresseux, ils laissent tous les travaux de
l'intérieur aux soins de leurs femmes, car la polygamie est chez eux en
usage.

En quittant Sitkha, Lütké se dirigea vers Ounalachka. L'établissement
d'Iloulouk est le principal de cette île, et, cependant, il n'est
habité que par douze Russes et dix Aléoutes des deux sexes.

Sans l'entière privation de bois qui oblige les indigènes à ramasser
celui que la mer jette sur les rivages voisins, parmi lesquels on
trouve quelquefois des troncs entiers de cyprès, de camphrier et d'une
espèce d'arbre qui répand une odeur de rose, cette île offrirait
beaucoup de commodités et d'agréments pour la vie. Elle abonde en beaux
pâturages. Aussi s'y livre-t-on avec succès à l'élève du bétail.

Les habitants des îles aux Renards avaient, à l'époque où Lütké les
visita, adopté en grande partie les mœurs et les vêtements des Russes.
Ils étaient tous chrétiens. Les Aléoutes sont bons, hardis, adroits, et
la mer est leur véritable élément.

Depuis 1826, plusieurs éruptions de cendres avaient causé de grands
ravages dans ces îles. En mai 1827, le volcan Chichaldinsk s'ouvrit un
nouveau cratère et vomit des flammes.

Les instructions de Lütké lui prescrivaient de reconnaître l'île
Saint-Mathieu, que Cook avait appelée île de Gore. Si le levé
hydrographique de cette position réussit au delà de toute espérance,
les Russes n'eurent pas le même succès, quand ils voulurent se procurer
des notions sur ses productions naturelles, car ils n'y purent
débarquer en aucun endroit.

Sur ces entrefaites, l'hiver arrivait avec son cortège ordinaire de
brouillards et de tempêtes. Il ne fallait pas songer à se rendre au
détroit de Behring. Lütké fit donc route pour le Kamtchatka, après
avoir communiqué avec l'île Behring. Il séjourna trois semaines à
Pétropaulowsky, temps qui fut employé au déchargement des objets qu'il
apportait et aux préparatifs de sa campagne d'hiver.

Les instructions de Lütké lui prescrivaient d'employer cette saison à
visiter les îles Carolines. Il résolut donc de se diriger tout d'abord
sur l'île d'Ualan, que le navigateur français Duperrey avait fait
connaître. Un port sûr permettrait de s'y livrer à des expériences sur
le pendule.

En route, Lütké chercha, sans la trouver, l'île Colunas, par 26° 9´ de
latitude et 128° de longitude ouest. Il en fut de même pour les îles
Dexter et Saint-Barthélemy. Il reconnut le groupe de corail Brown,
découvert en 1794 par l'Anglais Butler, et arriva le 4 décembre en vue
d'Ualan.

Dès les premiers moments, l'excellence des relations avec les indigènes
fit sur les Russes une excellente impression. Plusieurs d'entre les
Ualanais, qui étaient venus en pirogues, montrèrent assez de confiance
pour coucher à bord du bâtiment, alors qu'il était encore à la voile.

Ce ne fut pas sans peine que le _Séniavine_ pénétra dans le havre de la
Coquille. Débarqué sur l'îlot Matanial, où Duperrey avait dressé son
observatoire, Lütké fit de même, tandis que les échanges commençaient
avec les naturels. La bonhomie, le caractère pacifique de ceux-ci, ne
se démentirent pas un instant. Il suffit de retenir deux jours un chef
en otage et de brûler une pirogue pour mettre fin aux vols de quelques
indigènes.

«Nous pouvons déclarer avec plaisir, dit Lütké, à la face du monde, que
notre séjour de trois semaines à Ualan, non seulement ne coûta pas une
goutte de sang humain, mais que nous pûmes quitter ces bons insulaires
sans leur donner une idée plus complète que celle qu'ils avaient déjà
de l'effet de nos armes à feu, qu'ils croient seulement destinées à
tuer des oiseaux. Je ne sais s'il se trouve un pareil exemple dans les
annales des premiers voyages dans les mers du Sud.»

Après avoir laissé Ualan, Lütké chercha vainement les îles Musgraves,
marquées sur la carte de Krusenstern, et ne tarda pas à découvrir une
grande île, entourée d'une ceinture de récifs, dont la connaissance
avait échappé à Duperrey, et qui porte le nom de Painipète ou de
Pouynipète. De grandes belles pirogues, avec un équipage de quatorze
hommes, de petites où il n'y en avait que deux, entourèrent bientôt
le bâtiment. Ces naturels, à la physionomie sauvage qui exprimait la
défiance, aux yeux rouges de sang, turbulents et bruyants, chantaient,
dansaient, gesticulaient sur leurs embarcations et ne se décidèrent
qu'avec peine à monter sur le pont.

Le _Séniavine_ se tint à quelque distance de la terre, qu'il n'aurait
été possible d'accoster qu'en livrant combat, car, pendant une
tentative de débarquement, les naturels entourèrent la chaloupe, et ne
se retirèrent que devant la bonne contenance de l'équipage et les coups
de canon du _Séniavine_.

Lütké disposait de trop peu de temps pour pousser à fond la
reconnaissance de l'archipel Séniavine, comme il appela sa
découverte. Aussi les renseignements qu'il put recueillir sur la
population des Pouynipètes manquent-ils de précision. Ces indigènes
n'appartiendraient pas, selon lui, à la même race que ceux d'Ualan, et
se rapprocheraient plutôt des Papous, dont les plus voisins sont ceux
de la Nouvelle-Irlande, c'est-à-dire à sept cents milles seulement.

Dès que Lütké eut cherché, sans la rencontrer, l'île Saint-Augustin,
il reconnut les îles de corail de Los Valientes, appelées aussi
Seven-Islands, découvertes, en 1773, par l'Espagnol Felipe Tompson.

Le navigateur vit ensuite l'archipel Mortlok, ancien groupe Lougoullos
de Torrès, dont les habitants ressemblaient aux Ualanais. Il descendit
sur la principale de ces îles, véritable jardin de cocotiers et
d'arbres à pain.

Les indigènes jouissaient d'une sorte de civilisation. Ils savaient
tisser et teindre les fibres du bananier et du cocotier, comme les
naturels de Ualan et de Pouynipète. Leurs instruments de pêche
faisaient honneur à leur esprit inventif, surtout une sorte de caisse,
tressée en baguettes et en bambou, combinée pour laisser entrer le
poisson sans lui permettre de ressortir; ils possédaient aussi des
filets en forme de grande besace, des lignes et des harpons.

[Illustration: Habitant de Ualan. (_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Leurs pirogues, sur lesquelles ils passent les trois quarts de leur
existence, semblent merveilleusement adaptées à leurs besoins. Les
grandes, dont la construction leur coûte des peines infinies et qui
sont conservées sous des hangars spéciaux, ont vingt-six pieds de
longueur, deux un quart de largeur et quatre de profondeur. Elles
sont munies d'un balancier, dont les traverses sont recouvertes d'un
plancher. De l'autre côté, existe une petite plate-forme de quatre
pieds carrés et munie d'un toit sous lequel on abrite les provisions.
Ces pirogues portent une voile triangulaire, en nattes tressées faites
de feuilles de baquois, laquelle est attachée à deux vergues. Pour
changer de bord, on laisse tomber la voile, on incline le mât vers
l'autre bout de la pirogue, où l'on fait passer en même temps l'amure
de la voile, et la pirogue va de l'avant par son autre extrémité.

[Illustration: Les Tchouktchis sédentaires. (Page 244.)]

Lütké reconnut ensuite le groupe Namolouk, dont les habitants ne
diffèrent en rien des Longounoriens, et il démontra l'identité de l'île
Hogole, déjà décrite par Duperrey, avec Quirosa. Puis, il visita le
groupe Namonouïto, première assise d'un nombreux groupe d'îles ou même
d'une seule grande île, qui doit, un jour, exister en cet endroit.

Le commandant Lütké, ayant besoin de biscuits et de divers autres
articles qu'il espérait tirer de Guaham ou des navires qui seraient
en relâche dans le port, fit alors voile pour les Mariannes, où il
comptait en même temps répéter des expériences sur le pendule, auquel
Freycinet avait trouvé une importante anomalie de gravitation.

Grande fut la surprise de Lütké, en arrivant, de n'apercevoir à terre
aucun signe de vie. Les deux forts n'avaient pas de pavillon, un
silence de mort régnait partout, et, sans la présence d'une goëlette
mouillée dans le port intérieur, on aurait cru accoster quelque terre
déserte. Il n'y avait que peu de monde à terre, et encore n'était-ce
qu'une population à demi sauvage, dont il fut à peu près impossible
de tirer le moindre renseignement. Par bonheur, un déserteur anglais
vint se mettre à la disposition de Lütké et transmit au gouverneur
une lettre du commandant, qui reçut presque aussitôt une réponse
satisfaisante.

Le gouverneur était ce même Medinilla, dont Kotzebue et Freycinet
avaient loué l'hospitalité. Aussi ne fut-il pas difficile d'obtenir la
permission d'établir à terre un observatoire et d'y transporter les
quelques provisions dont on avait besoin. Cette relâche fut attristée
par un accident arrivé au commandant Lütké, qui, pendant une partie de
chasse, se blessa assez gravement au poignet avec son fusil.

Les travaux de réparation et de radoub du bâtiment, la nécessité
de faire de l'eau et du bois, retardèrent le départ du _Séniavine_
jusqu'au 19 mars. Pendant ce temps, Lütké eut donc le loisir de
reconnaître l'exactitude des renseignements qu'un séjour de deux
mois dans la maison même du gouverneur avait permis à Freycinet de
recueillir, il y avait une dizaine d'années. Depuis lors, les choses
n'avaient guère changé.

Comme il n'était pas encore temps, pour Lütké, de remonter dans le
nord, il reprit la reconnaissance des Carolines par les îles du
Danois. Les habitants lui en parurent mieux faits que leurs voisins
occidentaux, dont ils ne diffèrent, d'ailleurs, en aucune manière. Les
Farroïlep, Oullei, Ifelouk, Fouripigze, furent successivement relevées;
puis Lütké prit la route de Bonin-Sima le 27 avril. Il y apprit
qu'il avait été précédé, dans la reconnaissance de ce groupe, par le
capitaine anglais Beechey. Aussi renonça-t-il aussitôt à tout travail
hydrographique. Deux matelots appartenant à l'équipage d'un baleinier
qui avait été jeté à la côte résidaient encore à Bonin-Sima.

Depuis le développement de la grande pêche, cet archipel était
fréquenté par quantité de baleiniers, qui y trouvaient, en même temps
qu'un port sûr en toute saison, de l'eau, du bois en abondance, des
tortues pendant six mois, du poisson, et, avec une infinité d'herbes
antiscorbutiques, le délicieux chou palmiste.

«La hauteur majestueuse et la vigueur des arbres, dit Lütké, la variété
et le mélange des plantes tropicales avec celles des climats tempérés,
attestent déjà la fertilité du terrain et la salubrité du climat. La
plupart de nos productions de jardin et de nos plantes potagères, et
peut-être toutes, réussiraient ici à merveille, ainsi que le froment,
le riz, le maïs; on ne saurait désirer un meilleur climat et de
meilleure exposition pour la vigne. Les animaux domestiques de toute
espèce, les abeilles, s'y multiplieraient très promptement. En un mot,
avec une colonisation peu nombreuse, mais laborieuse, ce petit groupe
pourrait devenir en peu de temps un lieu d'abondantes ressources en
toute sorte d'objets.»

Le 9 juin, le _Séniavine_, après avoir été retardé une semaine
entière faute de vent, entrait à Pétropaulowsky, où il était retenu
jusqu'au 26 par la nécessité de faire des vivres. Toute une série de
reconnaissances furent alors opérées le long des rivages du Kamtchatka,
du pays des Koriaks et des Tchouktchis. Elles furent interrompues par
trois séjours sur les côtes de l'île de Karaghinsk, dans la baie de
Saint-Laurent et dans le golfe de Sainte-Croix.

Pendant une de ces relâches, il arriva au commandant une singulière
aventure. Il était depuis plusieurs jours en rapports amicaux avec des
Tchouktchis, auxquels il s'efforçait de donner une idée plus familière
des êtres et de la manière de vivre des Russes.

«Ces naturels, dit-il, se montraient affables et complaisants et
cherchaient à payer de la même monnaie nos badinages et nos cajoleries.
Je frappai doucement de la main, en signe d'amitié, sur la joue d'un
vigoureux Tchouktchis, et je reçus tout à coup, en réponse, un soufflet
qui faillit me renverser. Revenu de mon étonnement, je vis, devant moi,
mon Tchouktchis, avec le visage riant, exprimant la satisfaction d'un
homme qui a su montrer son savoir-vivre et sa politesse. Il avait aussi
voulu me taper doucement, mais d'une main accoutumée à ne taper que des
rennes.»

Les voyageurs furent aussi témoins des preuves d'adresse d'un
Tchouktchis, qui faisait le chaman ou sorcier. Il passa derrière un
rideau, d'où l'on entendit bientôt sortir une voix semblable à un
hurlement, tandis que des petits coups étaient frappés sur un tambourin
avec un fanon de baleine. Le rideau levé, on vit le sorcier se balancer
et renforcer sa voix et ses coups sur le tambour qu'il tenait tout
près de son oreille. Bientôt il jeta sa pelisse, se mit nu jusqu'à la
ceinture, prit une pierre polie qu'il donna à tenir à Lütké, la reprit,
et, tandis qu'il faisait passer une main par-dessus l'autre, la pierre
disparut. Montrant une tumeur qu'il avait au coude, il prétendit que la
pierre était à cet endroit, puis il fit voyager la tumeur sur le côté,
et, après en avoir extrait la pierre, il affirma que l'issue du voyage
des Russes serait favorable.

On félicita le sorcier de son adresse et on lui fit présent d'un
couteau, pour le remercier. Le prenant d'une main, il tira sa langue et
se mit à la couper... Sa bouche s'emplit de sang... Enfin, après avoir
tout à fait coupé sa langue, il en montra le morceau dans sa main. Ici,
le rideau tomba, l'adresse du prestidigitateur n'allant sans doute pas
plus loin.

On désigne sous l'appellation générale de Tchouktchis le peuple qui
habite l'extrémité N.-E. de l'Asie. Il comprend deux races: l'une,
nomade comme les Samoyèdes, est appelée les Tchouktchis à rennes;
l'autre, à demeures fixes, se nomme les Tchouktchis sédentaires.
Le genre de vie, ainsi que les traits du visage et la langue même,
diffèrent dans ces deux races. L'idiome, parlé par les Tchouktchis
sédentaires, a de très grands rapports avec celui des Esquimaux, dont
leurs «baïdarkes» ou bateaux de cuir, leurs instruments et les formes
de leurs huttes tendent encore à les rapprocher.

Lütké ne vit pas un grand nombre de Tchouktchis à rennes; aussi ne
put-il presque rien ajouter à ce qu'avaient dit ses prédécesseurs. Il
lui parut, cependant, qu'ils avaient été peints sous des couleurs trop
défavorables, et que leur réputation de turbulence et de sauvagerie
était singulièrement exagérée.

Les sédentaires, généralement connus sous le nom de Namollos, vivent
l'hiver dans des baraques, et l'été dans des huttes couvertes de peaux.
Celles-ci servent ordinairement de demeure à plusieurs familles.

«Les fils avec leurs femmes, les filles avec leurs maris, dit la
relation, y vivent ensemble avec leurs parents. Chaque famille occupe,
sous un rideau, une des séparations pratiquées sur le large côté de la
hutte. Ces rideaux sont faits de peaux de rennes cousues en forme de
cloche; ils sont attachés aux barres du plafond et descendent jusqu'à
terre. Deux, trois personnes et quelquefois davantage, à l'aide de la
graisse qu'ils allument quand il fait froid, réchauffent tellement
l'air sous ce rideau presque hermétiquement fermé, que, par les plus
fortes gelées, tout vêtement devient superflu; mais il n'appartient
qu'à des poumons tchouktchis de pouvoir respirer dans cette atmosphère.
Dans la moitié antérieure de la hutte sont tous les ustensiles, la
vaisselle, les marmites, les corbeilles, les malles de peau de veau
marin, etc. C'est là aussi qu'est le foyer, si l'on peut appeler ainsi
l'endroit où fument quelques broussailles d'osier, ramassées avec peine
dans les marais, et, à leur défaut, des os de baleine dans la graisse.
Autour de la hutte, sur des séchoirs de bois ou d'os de baleine,
est étendue de la chair de veau marin coupée par morceaux, noire et
dégoûtante.»

La vie que mènent ces peuples est misérable. Ils se repaissent de la
chair à moitié crue des phoques et des morses qu'ils chassent et de
celle des baleines que la mer jette sur leurs côtes. Le chien est le
seul animal domestique qu'ils possèdent; ils le traitent assez mal,
bien que ces pauvres animaux soient fort caressants et leur rendent de
grands services, soit qu'ils traînent leurs baïdarkes à la cordelle,
soit qu'ils tirent leurs traîneaux sur la neige.

Après un second séjour de cinq semaines à Pétropaulowsky, le
_Séniavine_ quitta le Kamtchatka, le 10 novembre, pour rentrer en
Europe. Avant de gagner Manille, Lütké fit une croisière dans la
partie septentrionale des Carolines, qu'il n'avait pas eu le temps de
reconnaître l'hiver précédent. Il vit successivement les groupes de
Mourileu, Fananou, Faieou, Namonouïto, Maghyr, Farroïlep, Ear, Mogmog,
et trouva à Manille la corvette le _Möller_, qui l'attendait.

L'archipel des Carolines embrasse un immense espace, et les Mariannes,
ainsi que les Radak, pourraient sans inconvénient lui être attribuées,
car on y trouve une population absolument identique. Les anciens
géographes n'avaient eu longtemps d'autres guides que les cartes des
missionnaires, qui, manquant de l'instruction et des instruments
nécessaires pour apprécier avec exactitude la grandeur, l'emplacement
et l'éloignement de tous ces archipels, leur avaient donné une
importance considérable, et avaient souvent fixé à plusieurs degrés
l'étendue d'un groupe qui n'avait que quelques milles.

Aussi, les navigateurs s'en tenaient-ils prudemment éloignés. Freycinet
fut le premier à mettre un peu d'ordre dans ce chaos, et, grâce à
la rencontre de Kadou et de don Louis Torrès, il put identifier les
nouvelles découvertes avec les anciennes. Lütké apporta sa part, et non
une des moindres, à l'établissement de la carte réelle et scientifique
d'un archipel qui avait fait longtemps l'effroi des navigateurs.

Le savant explorateur russe n'est pas de l'avis de l'un de ses
prédécesseurs, Lesson, qui rattachait à la race mongole, sous le nom de
rameau mongolo-pélagien, tous les habitants des Carolines. Il y voit
plutôt, avec Chamisso et Balbi, une branche de la famille malaise, qui
a peuplé la Polynésie orientale.

Si Lesson rapproche les Carolins des Chinois et des Japonais, Lütké
trouve, au contraire, à leurs grands yeux saillants, à leurs lèvres
épaisses, à leur nez retroussé, un air de famille avec ceux des
habitants des Sandwich et des Tonga. La langue n'offre pas non plus le
moindre rapprochement avec le Japonais, tandis qu'elle présente une
grande ressemblance avec celle des Tonga.

Lütké passa son temps de séjour à Manille à approvisionner, à réparer
la corvette, et il quitta, le 30 janvier, cette possession espagnole,
pour rentrer en Russie, où il jeta l'ancre, sur la rade de Cronstadt,
le 6 septembre 1829.

Il reste maintenant à dire ce qu'il était advenu de la corvette le
_Möller_, depuis sa séparation à Valparaiso. De Taïti, gagnant le
Kamtchatka, elle y avait débarqué à Pétropaulowsky une partie de son
chargement, puis avait fait voile, en août 1827, pour Ounalachka,
où elle était restée un mois. Après une reconnaissance de la côte
occidentale d'Amérique, abrégée par le mauvais temps, après un séjour
à Honolulu jusqu'en février 1828, elle avait découvert l'île Möller,
reconnu les îles Necker, Gardner, Lissiansky, et signalé, à six milles
au sud de celle-ci, un récif très dangereux.

La corvette avait ensuite prolongé l'île de Kur, la Basse des frégates
françaises, le récif Maras, celui de la Perle et de l'Hermès, et, après
avoir cherché certaines îles marquées sur les cartes d'Arrowsmith, elle
avait regagné le Kamtchatka. A la fin d'avril, elle avait appareillé
pour Ounalachka et opéré la reconnaissance de la côte septentrionale
de la presqu'île d'Alaska. C'est en septembre que le _Möller_ s'était
réuni au _Séniavine_, et, depuis cette époque, les deux bâtiments,
jusqu'à leur retour en Russie, ne s'étaient plus séparés qu'à de courts
intervalles.

Comme on a pu en juger par le récit assez détaillé qui vient d'en
être fait, cette expédition n'avait pas été sans amener des résultats
importants pour la géographie. Il faut ajouter que les différentes
branches de l'histoire naturelle, la physique et l'astronomie lui
durent également de nombreuses et importantes acquisitions.



CHAPITRE II

LES CIRCUMNAVIGATEURS FRANÇAIS


I

  Voyage de Freycinet.--Rio-de-Janeiro et ses gitanos.--Le Cap et
  ses vins.--La baie des Chiens-Marins.--Séjour à Timor.--L'île
  d'Ombay et sa population anthropophage.--Les îles des
  Papous.--Habitations sur pilotis des Alfourous.--Un dîner chez
  le gouverneur de Guaham.--Description des Mariannes et de leurs
  habitants.--Quelques détails sur les Sandwich.--Port-Jackson et
  la Nouvelle-Galles du Sud.--Naufrage à la baie Française.--Les
  Malouines.--Retour en France.--Expédition de la _Coquille_ sous
  les ordres de Duperrey.--Martin-Vaz et la Trinidad.--L'île
  Sainte-Catherine.--L'indépendance du Brésil.--La baie Française et
  les restes de l'Uranie.--Relâche à Concepcion.--La guerre civile
  au Chili.--Les Araucans.--Nouvelles découvertes dans l'archipel
  Dangereux.--Relâche à Taïti et à la Nouvelle-Irlande.--Les
  Papous.--Station à Ualan.--Les Carolins et les Carolines.--Résultats
  scientifiques de l'expédition.

L'expédition, commandée par Louis-Claude de Saulces de Freycinet, fut
due aux loisirs que la paix de 1815 venait d'accorder à la marine
française. Un de ses officiers les plus entreprenants, celui-là même
qui avait accompagné Baudin dans la reconnaissance des côtes de
l'Australie, en conçut le plan et fut chargé de l'exécuter. C'était
le premier voyage maritime qui ne dût pas avoir exclusivement
l'hydrographie pour objet. Son but principal était le relèvement de la
forme de la Terre dans l'hémisphère sud et l'observation des phénomènes
du magnétisme terrestre; l'étude des trois règnes de la nature, des
mœurs, des usages et des langues des peuples indigènes ne devait pas
être oubliée; enfin les recherches de géographie, sans être exclues,
étaient cependant placées au dernier rang.

Freycinet trouva dans les officiers du corps de santé de la marine, MM.
Quoy, Gaimard et Gaudichaud, d'utiles auxiliaires pour les questions
d'histoire naturelle; en même temps, il s'adjoignit un certain nombre
d'officiers de marine très distingués, dont les plus connus sont
Duperrey, Lamarche, Bérard et Odet-Pellion, qui devinrent, l'un membre
de l'Institut, les autres officiers supérieurs ou généraux de la marine.

Freycinet eut également soin de choisir ses matelots parmi ceux qui se
trouvaient en état d'exercer un métier, et, sur les cent vingt hommes
qui composèrent l'équipage de la corvette l'_Uranie_, il n'y en avait
pas moins de cinquante qui pouvaient être au besoin charpentiers,
cordiers, voiliers, forgerons, etc.

Des rechanges pour deux ans, des approvisionnements de tout genre
et tels que pouvaient les fournir les appareils perfectionnés dont
on commençait à se servir, des caisses en fer pour garder l'eau
douce, des alambics pour distiller l'eau de mer, des conserves et des
antiscorbutiques, furent entassés sur l'_Uranie_. Elle quitta le port
de Toulon, le 17 septembre 1817, emportant, déguisée en matelot, la
femme du commandant, qui ne craignait pas d'affronter les périls et les
fatigues de cette longue navigation.

Avec ces provisions toutes matérielles, Freycinet avait un assortiment
des meilleurs instruments et appareils. Enfin, il avait reçu, de
l'Institut, des instructions détaillées, destinées, soit à le guider
dans ses recherches, soit à lui suggérer les expériences qui pouvaient
le plus contribuer aux progrès des sciences.

Une relâche à Gibraltar, un arrêt à Sainte-Croix de Ténériffe, l'une
des îles Canaries, qui, comme le dit spirituellement Freycinet, ne
furent pas pour l'équipage les îles Fortunées,--toute communication
avec la terre fut interdite par le gouverneur,--précédèrent l'entrée de
l'_Uranie_ à Rio-de-Janeiro, le 6 décembre.

Le commandant et ses officiers profitèrent de cette relâche pour
procéder à un grand nombre d'observations magnétiques et d'expériences
du pendule, tandis que les naturalistes parcouraient le pays et
faisaient de nombreuses collections d'histoire naturelle.

[Illustration: Guerriers des îles d'Ombay et de Guébé.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

La relation originale du voyage contient un très long historique de la
découverte et de la colonisation du Brésil, ainsi que les détails les
plus circonstanciés sur les usages et les mœurs des habitants, sur
la température et le climat, de même qu'une description minutieuse de
Rio-de-Janeiro, de ses monuments et de ses environs.

[Illustration: Maison de Rawak, sur pilotis.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

La partie la plus curieuse de la description a trait aux gitanos qu'on
rencontrait à cette époque à Rio-de-Janeiro.

«Dignes descendants des Parias de l'Inde, d'où il ne paraît pas
douteux qu'ils tirent leur origine, dit Freycinet, les _ciganos_ de
Rio-de-Janeiro, affectent comme eux l'habitude de tous les vices,
une propension à tous les crimes. La plupart, possesseurs de grandes
richesses, étalant un luxe considérable en habillements et en chevaux,
particulièrement à l'époque de leurs noces, qui sont très somptueuses,
se plaisent communément au milieu de la débauche crapuleuse et de
la fainéantise. Fourbes et menteurs, ils volent tant qu'ils peuvent
dans le commerce; ils sont aussi de subtils contrebandiers. Ici,
comme partout où l'on rencontre cette abominable race d'hommes, leurs
alliances n'ont jamais lieu qu'entre eux. Ils ont un accent et même un
jargon particuliers. Par une bizarrerie tout à fait inconcevable, le
gouvernement tolère cette peste publique: deux rues particulières leur
sont même affectées dans le voisinage de Campo de Santa-Anna.»

«Qui ne verrait Rio-de-Janeiro que de jour, dit un peu plus loin le
voyageur, serait tenté de croire que la population n'y est composée que
de nègres. Les gens comme il faut, à moins d'un motif extraordinaire
ou de devoirs religieux, ne sortent guère que le soir, et c'est alors
surtout aussi que les femmes se montrent; pendant le jour, elles
restent presque constamment chez elles, et partagent leur temps entre
le sommeil et la toilette. Le théâtre et les églises sont les seuls
endroits où un homme puisse jouir de leur présence.»

La navigation de l'_Uranie_, du Brésil au cap de Bonne-Espérance, ne
fut accompagnée d'aucun événement nautique digne de fixer l'attention.
Le 7 mars, l'ancre tombait dans la baie de la Table. Après une
quarantaine de trois jours, on laissa aux navigateurs la faculté de
descendre à terre, où les attendait le plus gracieux accueil de la part
du gouverneur, Charles Sommerset. Les instruments furent débarqués
aussitôt qu'on put se procurer un local convenable. Les expériences
habituelles du pendule furent faites et les phénomènes de l'aiguille
aimantée furent observés.

Les naturalistes Quoy et Gaimard, accompagnés de plusieurs personnes de
l'état-major, firent une excursion d'histoire naturelle à la montagne
de la Table et aux fameux vignobles de Constance.

«Les vignes que nous parcourûmes, dit Gaimard, sont entourées d'allées
de chênes et de pins, et les ceps, plantés à quatre pieds de distance
les uns les autres, sur des lignes droites, ne sont pas soutenus
par des échalas. Toutes les années, on les taille et on pioche le
terrain d'alentour, qui est de nature sablonneuse. Nous vîmes, çà et
là, quantité de pêchers, d'abricotiers, de pommiers, de poiriers,
de citronniers et de petits carrés où l'on cultivait des plantes
potagères. A notre retour, M. Colyn voulut absolument nous faire
goûter les diverses espèces de vins qu'il récolte, consistant en vin
de Constance proprement dit, blanc et rouge, en vin de Pontac, de
Pierre et de Frontignac. Le vin des autres localités, qui porte le
nom particulier de _vin du Cap_, est fait avec un raisin muscat de
couleur paille fumée qui m'a paru préférable, pour le goût, au muscat
de Provence. Nous venons de dire qu'il y a deux qualités de vin de
Constance, le blanc et le rouge; elles proviennent l'une et l'autre
de raisins muscats de couleur différente... Généralement on préfère,
au Cap, le Frontignac à tous les autres vins qui se récoltent sur le
coteau de Constance...»

Juste un mois après avoir quitté l'extrémité méridionale de l'Afrique,
l'_Uranie_ arrivait au mouillage de Port-Louis, à l'île de France,
qui, depuis les traités de 1815, était entre les mains des Anglais.

Freycinet, obligé de faire abattre son bâtiment en carène pour le
visiter complètement et pour réparer le doublage en cuivre, dut
faire en cet endroit un séjour bien plus long qu'il ne comptait. Nos
voyageurs n'eurent pas lieu de s'en plaindre, car les habitants de
l'île de France ne mentirent pas à leur vieille réputation d'aimable
hospitalité. Promenades, réceptions, bals, repas de corps, courses de
chevaux, fêtes de toute sorte, firent passer le temps bien vite. Aussi
ne fut-ce pas sans un serrement de cœur que les Français se dérobèrent
à l'excellent accueil de leurs anciens compatriotes et de leurs ennemis
acharnés de la veille.

Plusieurs habitants des plus distingués fournirent à Freycinet, avec le
plus louable empressement, des notes intéressantes sur des faits que la
brièveté de son séjour ne lui aurait pas permis d'étudier.

C'est ainsi qu'il put réunir des données précieuses touchant la
situation de l'agriculture, le commerce, l'industrie, les finances,
l'état moral des habitants, matières délicates et d'une appréciation
subtile, qu'un voyageur qui passe ne peut approfondir. Depuis que l'île
était sous l'administration anglaise, de nombreux chemins avaient
été tracés, et l'esprit d'initiative commençait à se substituer à la
routine, qui avait endormi la colonie et arrêté tout progrès.

L'_Uranie_ gagna ensuite Bourbon, où elle devait trouver, dans les
magasins du gouvernement, les vivres dont elle avait besoin. Elle
mouilla à Saint-Denis, le 19 juillet 1817, et elle resta sur la rade
de Saint-Paul jusqu'au 2 août, jour où elle fit voile pour la baie des
Chiens-Marins, à la côte occidentale de la Nouvelle-Hollande.

Avant de suivre Freycinet jusqu'en Australie, il sera bon de s'arrêter
quelques moments avec lui à Bourbon.

En 1717, au dire de Le Gentil de la Barbinais, cette île ne possédait
que neuf cents personnes libres, parmi lesquelles six familles
blanches seulement, et onze cents esclaves. D'après la dernière
statistique (1817), on y comptait 14,790 blancs, 4,342 noirs libres,
49,759 esclaves, soit un total de 68,891 habitants. Cet accroissement
considérable et rapide peut être attribué à la salubrité du pays, mais
surtout à la liberté du commerce, dont cette île a joui pendant un
temps considérable.

Le 12 septembre, après une heureuse navigation, l'_Uranie_ jetait
l'ancre à l'entrée de la baie des Chiens-Marins. Un détachement
fut aussitôt expédié sur Dirck-Hatichs, afin de fixer la position
géographique du cap Levaillant et de rapporter à bord de la corvette
la plaque en étain laissée par les Hollandais à une époque reculée, et
que Freycinet avait vue en 1801.

Pendant ce temps, les deux alambics étaient mis en fonction et
distillaient l'eau de mer. Durant tout le séjour, on ne consomma pas
d'autre boisson, et personne à bord n'eut lieu de s'en plaindre.

Le détachement, qui avait été débarqué, eut quelques relations avec les
naturels. Armés de sagaies et de massues, sans le moindre vêtement,
ceux-ci se refusèrent à entrer en relations directes avec les blancs
et se tinrent à quelque distance des matelots, ne touchant qu'avec
précaution aux objets qu'on leur donnait.

Bien que la baie des Chiens-Marins eût été explorée en détail, lors de
l'expédition de Baudin, il restait, au point de vue hydrographique,
une lacune à combler dans la partie orientale du havre Hamelin. Ce fut
Duperrey qui procéda à ce relèvement.

Le naturaliste Gaimard, peu satisfait des rapports qu'on avait eus
jusqu'alors avec les indigènes, que le bruit des détonations avait
décidément chassés, et désireux de se procurer quelques détails sur
leur genre de vie, résolut de s'enfoncer dans l'intérieur du pays. Son
compagnon et lui s'égarèrent comme avait fait Riche, en 1792, sur la
Terre de Nuyts; ils souffrirent horriblement de la soif, car ils ne
rencontrèrent, pendant les trois jours qu'ils passèrent à terre, aucune
source, aucun ruisseau.

Ce fut sans regret qu'on vit disparaître les côtes inhospitalières de
la terre d'Endracht. Le temps le plus beau, la mer la moins agitée,
rendirent facile le voyage de l'_Uranie_ jusqu'à Timor, où, le 9
octobre, elle laissa tomber l'ancre dans la rade de Coupang.

L'accueil des autorités portugaises fut on ne peut plus cordial.

La colonie ne jouissait plus de cette prospérité qui avait fait
l'étonnement et l'admiration des Français, lors du voyage de Baudin. Le
rajah d'Amanoubang, district où le bois de sandal croît avec le plus
d'abondance, autrefois tributaire, luttait pour son indépendance. Cet
état de guerre, on ne peut plus préjudiciable à la colonie, rendit en
même temps fort difficile l'achat des marchandises dont Freycinet avait
besoin.

Quelques personnes de l'état-major allèrent rendre visite au rajah
Peters de Banacassi, dont l'habitation n'était qu'à trois quarts de
lieue de Coupang. Vieillard de quatre-vingts ans, Peters avait dû être
un fort bel homme; il était entouré de personnes de sa suite, qui lui
témoignaient le plus grand respect, et parmi lesquelles on remarquait
des guerriers d'une stature imposante.

Ce ne fut pas sans un assez vif étonnement que les Français virent,
dans cette habitation grossière, un grand luxe de service et aperçurent
des fusils européens très bien faits et de haut prix.

Malgré la température très élevée qu'il fallut supporter,--le
thermomètre s'élevant au soleil et à l'air libre à 45° et à l'ombre à
33 et à 35°,--le commandant et ses officiers ne se livrèrent pas avec
moins de zèle aux observations scientifiques et aux reconnaissances
géographiques que nécessitait l'accomplissement de leur mission.

Cependant, malgré les avertissements énergiques de Freycinet, les
jeunes officiers et les matelots avaient plusieurs fois commis
l'imprudence de sortir au milieu du jour; puis, dans l'espoir de se
prémunir contre les suites funestes de ce jeu mortel, ils s'étaient
avidement repus de boissons froides et de fruits acides. Aussi, la
dysenterie n'avait-elle pas tardé à jeter sur les cadres cinq des plus
imprudents. Il fallait partir, et l'_Uranie_ leva l'ancre le 23 octobre.

On commença par prolonger rapidement la côte septentrionale de Timor,
pour en faire l'hydrographie; mais, lorsque la corvette fut parvenue
à la partie la plus étroite du canal d'Ombay, elle rencontra des
courants si violents, des brises si faibles ou si contraires qu'à peine
parvenaient-elles à lui faire regagner le chemin qu'elle avait perdu
pendant le calme. Cette situation ne dura pas moins de dix-neuf jours!

Quelques officiers profitèrent de ce que le bâtiment était retenu près
des rivages d'Ombay pour faire une incursion sur la partie la plus
voisine de cette île, dont l'aspect était fort gracieux. Ils abordèrent
au village de Bitouka, et s'avancèrent vers une troupe de naturels,
armés d'arcs, de flèches et de kris, portant des cuirasses et des
boucliers en peau de buffle. Ces sauvages avaient l'air guerrier et
ne paraissaient pas craindre les armes à feu; il leur était facile,
prétendaient-ils, de tirer un grand nombre de flèches pendant le temps
nécessaire pour charger les fusils.

«Les pointes des flèches, dit Gaimard, étaient ou en bois dur, ou
en os, ou même en fer. Ces flèches, étalées en éventail, étaient
assujetties, au côté gauche du guerrier, à la ceinture de son sabre
ou de son kris. La plupart des habitants portaient, fixées à la
cuisse droite et à la ceinture, une multitude de feuilles de latanier
tailladées pour laisser passer des bandes des mêmes feuilles, teintes,
soit en rouge, soit en noir. Le bruissement continuel produit par les
mouvements de ceux qui étaient accoutrés de cette singulière parure,
augmenté par le contact de la cuirasse et du bouclier; le tintement
des petits grelots, qui sont aussi des accessoires de leur toilette
guerrière, tout cela faisait un tel vacarme, que nous ne pouvions nous
empêcher d'en rire. Loin de s'en offenser, nos Ombayens n'hésitaient
pas à suivre notre exemple. M. Arago[2] fit devant eux quelques tours
d'escamotage qui les étonnèrent beaucoup. Nous nous acheminâmes
enfin directement vers le village de Boutika, situé sur une hauteur.
Ayant aperçu, en passant devant une de leurs cases, une vingtaine de
mâchoires d'hommes suspendues à la voûte, je témoignai le désir d'en
avoir quelques-unes, offrant, en retour, mes plus précieux objets
d'échange. Mais on me répondit: Palami (cela est sacré). Il paraîtrait,
dès lors, que ces os étaient des trophées destinés à perpétuer le
souvenir des victoires remportées sur les ennemis!»

  [2] Jacques Arago, frère de l'illustre astronome.

Cette promenade était d'autant plus intéressante que l'île Ombay
n'avait été jusqu'alors que rarement visitée par les Européens.
Encore les quelques bâtiments qui y avaient abordé avaient-ils eu à
se plaindre des tribus belliqueuses et féroces, quelques-unes même
anthropophages, qui l'habitent.

C'est ainsi qu'en 1802, une embarcation du navire la _Rose_ avait
été enlevée et l'équipage retenu prisonnier. Dix ans plus tard, le
capitaine de l'_Inacho_, descendu seul à terre, était blessé à coups de
flèches. Enfin, en 1817, une frégate anglaise, ayant envoyé un canot
faire du bois, tous les hommes de cette embarcation furent, à la suite
d'une rixe, tués et mangés par les naturels. Le lendemain, une chaloupe
armée, envoyée à la recherche des absents, n'avait trouvé que les
débris sanglants, et les fragments du canot qui avait été mis en pièces.

Ces faits étant connus, les Français n'avaient qu'à se féliciter
d'avoir échappé au guet-apens que leur auraient sans doute tendu ces
sauvages cannibales, si le séjour de l'Uranie eût été plus long.

Le 17 novembre, l'ancre tombait devant Dillé. Après les compliments
d'usage au gouverneur portugais, Freycinet exposa les besoins de son
bâtiment et reçut une réponse empressée du gouverneur, qui lui promit
de réunir rapidement les vivres nécessaires. L'accueil fait à tout
l'équipage fut aussi somptueux que cordial, et, lorsque Freycinet prit
congé, le gouverneur, voulant lui donner une marque de souvenir, lui
envoya deux petits garçons et deux petites filles, âgés de six ou sept
ans, nés au royaume de Failacor, dans l'intérieur de Timor. «Cette race
est inconnue en Europe,» disait D. José Pinto Alcofarado d'Azevedo
e Souza, pour faire accepter son présent. Freycinet eut beau donner
les raisons les plus fortes et les plus concluantes pour motiver son
refus, il fut obligé de garder un des deux petits garçons, qui fut
baptisé, sous le nom de Joseph Antonio, et qui mourut à Paris, à l'âge
de seize ans, d'une maladie scrofuleuse.

La population de Timor paraît, au premier examen, tout entière
asiatique; mais, pour peu que l'on se livre à des recherches un
peu étendues, on ne tarde pas à apprendre qu'il existe, dans les
montagnes les plus centrales et les moins fréquentées, une race de
nègres à cheveux crépus, aux mœurs féroces, rappelant les indigènes
de la Nouvelle-Guinée et de la Nouvelle-Irlande, et qui doit être la
population primitive. Cet ordre de recherches, qui avait été inauguré
à la fin du XVIIIe siècle par l'Anglais Crawfurd, a pris, de nos
jours, grâce aux travaux des savants docteurs Broca et E. Hamy, un
développement tout particulier. C'est au second de ces savants que
l'on doit, sur ces populations primitives, de curieuses études que la
_Nature_ et le _Bulletin de la Société de Géographie_ insèrent toujours
pour le plaisir et l'instruction de leurs lecteurs.

Partie de Timor, l'_Uranie_ s'achemina vers le détroit de Bourou, en
passant entre les îles Wetter et Roma, aperçut l'île Gasses, à la forme
pittoresque, revêtue du plus beau massif de verdure qu'il soit possible
de voir; puis, elle fut entraînée par les courants jusqu'à l'île
Pisang, dans le voisinage de laquelle on rencontra trois «corocores»
montés par les indigènes de l'île Guébé.

Ceux-ci ont le teint noir olivâtre, le nez épaté, les lèvres épaisses;
ils sont tantôt forts, robustes et d'apparence athlétique, tantôt
grêles et d'une faible complexion, tantôt trapus et d'un aspect
repoussant. La plupart n'avaient pour tout costume qu'un pantalon fixé
par un mouchoir autour de la ceinture.

Une incursion fut faite sur la petite île Pisang, de formation
volcanique, et dont les laves trachitiques se décomposent en une terre
végétale dont tout annonçait la fertilité.

Puis on continua, dans le voisinage d'îles jusqu'alors peu connues, à
faire route pour Rawak, où la corvette jeta l'ancre le 16 décembre à
midi.

L'île Rawak est petite, inhabitée, et bien que nos marins reçussent
fréquemment la visite d'habitants de Waigiou, les occasions d'étudier
l'espèce humaine furent assez rares. Encore faut-il dire que
l'ignorance de la langue de ces indigènes et la difficulté de se faire
comprendre à l'aide du malais, dont ils ne savaient que peu de mots, ne
les rendirent pas très profitables.

Dès qu'on eut trouvé un emplacement favorable, on installa les
instruments, et l'on procéda aux observations de physique et
d'astronomie, en même temps qu'aux travaux géographiques.

Rawak, Boni, Waigiou et Manouaroa, que Freycinet appelle îles des
Papous, sont situées presque exactement sous l'équateur. Waigiou, la
plus grande, n'a pas moins de soixante-douze milles de diamètre. Les
terres basses qui en forment le littoral sont couvertes de marécages;
le rivage abrupt est lui-même entouré de madrépores et troué de grottes
creusées par les eaux.

[Illustration: Personnage des danses de Montezuma, île Guani.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

La végétation qui recouvre tous ces îlots est vraiment surprenante.
Ce sont des arbres magnifiques, parmi lesquels on rencontre le
«barringtonia», dont le tronc volumineux est toujours incliné vers la
mer, au point d'y baigner l'extrémité de ses branches, le «scœvola
lobelia», des figuiers, des palétuviers, des casuarinas à la tige
droite et élancée qui s'élèvent jusqu'à quarante pieds, le «rima», le
«takamahaka», avec son tronc de plus de vingt pieds de circonférence,
le cynomètre, de la famille des légumineuses, garni, du sommet à la
base, de fleurs rosées et de fruits dorés; en outre, les palmiers, le
muscadier, le jambosier et les bananiers se plaisent dans les lieux bas
et humides.

[Illustration: La flore a pris là un développement exceptionnel.
(Page 257.)]

Si la flore a pris là un développement exceptionnel, il n'en est pas
de même de la faune. On ne rencontre à Rawak aucun autre quadrupède
que le phalanger et le chien de berger, qui vit à l'état sauvage.
Waigiou posséderait cependant aussi le babi-roussa et une petite
espèce de sanglier. Quant à la gent emplumée, elle n'est pas aussi
nombreuse qu'on pourrait le supposer, les plantes à graines qui lui
servent de nourriture ne pouvant se multiplier sous l'ombre épaisse
des forêts. Ce sont les «calaos», dont les ailes garnies de grandes
plumes séparées aux extrémités font, lorsqu'ils volent, entendre un
bruit très fort, les perroquets, dont la famille est fort nombreuse,
les martins-pêcheurs, les tourterelles, des cassicans, des éperviers
fauves, des pigeons couronnés et peut-être, bien que les voyageurs n'en
aient pas vu, des oiseaux de paradis.

Quant aux êtres humains, les Papouas, ils sont laids, hideux et
effrayants.

«Le front aplati, dit Odet-Pellion, le crâne peu proéminent, l'angle
facial de 75°, la bouche grande, les yeux petits et enfoncés, les
pommettes saillantes, le nez gros, écrasé du bout et se rabattant sur
la lèvre supérieure, la barbe rare, particularité déjà remarquée chez
d'autres habitants de ces régions, les épaules d'une largeur moyenne,
le ventre très gros et les membres inférieurs grêles, tels sont les
caractères distinctifs de ce peuple. Leur chevelure est de nature et
de forme très variées; le plus communément, c'est une volumineuse
crinière composée d'une couche de cheveux lanugineux ou lisses,
frisant naturellement et n'ayant pas moins de huit pouces d'épaisseur;
peignée avec soin, crêpée, hérissée en tous sens, elle décrit, à
l'aide d'un enduit graisseux qui la soutient, une circonférence à peu
près sphérique autour de la tête. Souvent ils y joignent, plutôt pour
l'orner que pour ajouter à sa consistance, un fort long peigne en bois
de cinq ou six dents.»

Ces malheureux indigènes sont en proie à un fléau terrible; la lèpre
sévit parmi eux avec une telle intensité, qu'on peut dire que le
dixième de la population en est infecté. Il faut attribuer cette
horrible maladie à l'insalubrité du climat, aux effluves délétères des
marais, dans lesquels pénètre la mer à la marée montante, à l'humidité
qu'occasionnent des bois épais, au voisinage et au mauvais entretien
des tombeaux,--peut-être aussi à la consommation prodigieuse de
coquillages dont ces naturels se repaissent avidement.

Toutes les habitations sont construites sur pilotis, soit à terre, soit
en mer, près du rivage. Ces maisons, en plus grand nombre dans les
lieux d'un abord très difficile ou impraticable, se composent de pieux
enfoncés dans le sol auxquels sont fixées, par des cordes d'écorce, des
traverses sur lesquelles repose un plancher fait des côtes de feuilles
de palmier, taillées et serrées les unes contre les autres. Ces
feuilles, artistement imbriquées, forment le toit de l'habitation, qui
n'a qu'une seule porte. Si ces cases sont bâties au-dessus de l'eau,
elles communiquent avec la terre par une sorte de pont de chevalets,
dont le tablier mobile peut être enlevé rapidement. Une sorte de
balcon, garni d'une rampe, entoure la maison de tous côtés.

Les voyageurs ne purent se procurer aucun renseignement sur la
sociabilité de ces naturels. Qu'ils vivent réunis en grandes peuplades
sous l'autorité d'un ou de plusieurs chefs, que chaque communauté
n'obéisse qu'à son propre chef, que la population soit nombreuse ou
non, ce sont là des données qui ne peuvent être recueillies. Ces
naturels se donnent le nom d'Alfourous. Ils paraissent parler plusieurs
idiomes particuliers, qui diffèrent singulièrement du papou et du
malais.

Les indigènes de ce groupe semblent fort industrieux; ils exécutent de
très ingénieux instruments de pêche; ils savent très bien travailler le
bois, préparer la moelle du sagoutier, tourner des poteries et faire
des fours à cuire le sagou; ils tissent des nattes, des tapis, des
paniers; ils sculptent des statues et des idoles. MM. Quoy et Gaimard
ont observé sur la côte de Waigiou, dans le havre Boni, une statue
en argile blanche, remisée sous un hangar, près d'un tombeau. Elle
représentait un homme debout, de grandeur naturelle, les mains levées
vers le ciel; la tête était en bois et avait les joues et les yeux
incrustés de coquillages blancs.

Le 6 janvier 1819, l'_Uranie_, après avoir appareillé de Rawak, aperçut
bientôt les îles Ayou, basses et entourées de récifs, qui étaient
fort peu connues et dont la géographie laissait considérablement à
désirer. Les travaux d'hydrographie furent contrariés par les fièvres
contractées à Rawak et qui attaquèrent plus de quarante personnes.

Le 12 février, furent aperçues les îles des Anachorètes, et, le
lendemain, celles de l'Amirauté, sans que l'_Uranie_ cherchât à les
rallier.

Bientôt la corvette fut en vue de San-Bartholomé, que ses habitants
nomment Poulousouk et qui appartient à l'archipel des Carolines. Un
commerce actif, mais surtout fort bruyant, ne tarda pas à s'établir
avec ces indigènes, qu'il fut impossible de décider à monter à bord.
Les échanges se firent avec une bonne foi touchante, et l'on ne
s'aperçut pas du moindre larcin.

Poulouhat, Alet, Tamatam, Allap, Fanadik, et bien d'autres îles de
cet archipel, défilèrent tour à tour devant les yeux émerveillés des
Français.

Enfin, le 17 mars 1819, c'est-à-dire dix-huit mois après son départ de
France, Freycinet aperçut les îles Mariannes, et fit jeter l'ancre dans
la rade d'Umata, sur la côte de Guaham.

Au moment où les Français se disposaient à se rendre à terre, ils
reçurent la visite du gouverneur D. Medinilla y Pineda, accompagné du
major D. Luis de Torrès, seconde autorité de la colonie. Ces officiers
s'informèrent des besoins des explorateurs avec la plus grande
sollicitude et promirent de satisfaire à toutes leurs demandes dans le
plus bref délai.

Sans tarder, Freycinet s'occupa de chercher un local propre à
l'établissement d'un hôpital provisoire, et, l'ayant trouvé, dès le
lendemain, il y fit installer ses malades, au nombre de vingt.

Tout l'état-major avait été invité à dîner par le gouverneur. On se
rendit chez lui à l'heure convenue. Là se trouvait une table chargée
de pâtisseries légères et de fruits, au milieu desquels fumaient deux
bols de punch. Les convives firent aussitôt en aparté leurs réflexions
sur cette singulière mode. Était-ce jour de maigre? Pourquoi ne
s'asseyait-on pas? Mais comme il n'y avait personne pour répondre à ces
questions, qui auraient été indiscrètes, ils les gardèrent pour eux,
tout en faisant honneur au repas.

Nouveau sujet d'étonnement: la table fut débarrassée et chargée de
viandes préparées de diverses manières, en un mot, d'un véritable et
somptueux dîner. La collation, qu'on avait prise tout d'abord, qui
porte dans le pays le nom de «refresco», n'était destinée qu'à mettre
les convives en appétit.

A cette époque, le luxe de la table paraissait faire fureur à Guaham.
Deux jours plus tard, les officiers assistaient à un nouveau repas de
cinquante convives, où ne parurent pas moins de quarante-quatre plats
de viande à chaque service, et il n'y en eut pas moins de trois.

«Le même observateur, raconte Freycinet, dit que ce dîner coûta la vie
à deux bœufs et à trois gros porcs, sans parler du menu peuple des
forêts, de la basse-cour et de la mer. Depuis les noces de Gamache,
il ne s'était pas vu, je pense, une telle tuerie. Notre hôte crut,
sans doute, que des gens qui avaient souffert longtemps les privations
d'un voyage maritime devaient être traités avec profusion. Le dessert
n'offrit ni moins d'abondance, ni moins de variété, et fit bientôt
place au thé, au café, à la crème, aux liqueurs de toute sorte; comme
le _refresco_ n'avait pas manqué d'être servi une heure auparavant,
suivant l'usage, on conviendra sans peine que, là, le plus intrépide
gastronome eût eu seulement à regretter l'insuffisante capacité de son
estomac.»

Mais ces repas et ces fêtes ne portèrent point préjudice à l'objet
de la mission. Des excursions qui avaient pour but des recherches
d'histoire naturelle, les observations de l'aiguille aimantée, la
géographie du littoral de Guaham, confiée à Duperrey, s'opéraient en
même temps.

Cependant, la corvette était venue s'amarrer au fond du port San-Luis,
et l'état-major, ainsi que les malades, s'étaient installés à Agagna,
capitale de l'île et siège du gouvernement. Là se donnèrent, en
l'honneur des étrangers, des combats de coqs, jeu très en honneur
dans toutes les possessions espagnoles de l'Océanie, et des danses,
dont toutes les figures font, dit-on, allusion à des événements de
l'histoire du Mexique. Les danseurs, écoliers du collège d'Agagna,
étaient revêtus de riches costumes de soie, jadis importés de la
Nouvelle-Espagne par les Jésuites. Puis vinrent des passes aux
bâtons, exécutées par des Carolins, et d'autres divertissements qui
se succédaient presque sans interruption. Mais ce qui eut le plus de
prix aux yeux de Freycinet, ce furent les très nombreux renseignements
relatifs aux usages et aux mœurs des anciens habitants qu'il
recueillit auprès du major D. Luis Torrès, lequel, né dans le pays,
avait fait de ces choses le sujet de ses constantes études.

Nous utiliserons et nous résumerons tout à l'heure ces très
intéressantes informations, mais il faut parler d'abord d'une excursion
aux îles Rota et Tinian, dont la seconde nous est déjà connue par les
récits des anciens voyageurs.

Le 22 avril, une petite escadre, composée de huit pros, transporta
MM. Bérard, Gaudichaud et Jacques Arago à Rota, où leur arrivée causa
une surprise et une frayeur qui s'expliquent. Le bruit courait que la
corvette était montée par des insurgés de l'Amérique.

De Rota, les pros gagnèrent Tinian, dont les plaines arides rappelèrent
aux voyageurs les rivages désolés de la Terre d'Endracht, et qui
doivent être bien changées depuis l'époque où le lord Anson s'y
trouvait comme dans un paradis terrestre.

Découvert, le 6 mars 1521, par Magellan, l'archipel des Mariannes
reçut d'abord les noms de _Islas de las Velas latinas_ (des voiles
latines), puis de _los Ladrones_ (des larrons). A en croire Pigafetta,
l'illustre amiral n'aurait vu que Tinian, Saypan et Agoignan. Visitées,
cinq ans plus tard, par l'Espagnol Loyasa, qui, au contraire de
Magellan, y trouva un très bon accueil, ces îles furent déclarées
possession espagnole par Miguel Lopez de Legaspi, en 1565. Elles ne
furent cependant colonisées et évangélisées qu'en 1669, par le père
Sanvitores. On comprend que nous ne suivions pas Freycinet dans les
récits des événements qui marquent l'histoire de cet archipel, bien
que les manuscrits et les ouvrages de toute sorte qu'il eut entre les
mains, lui aient permis de renouveler complètement ce sujet et de
l'éclairer des lumières de la véritable science.

L'admiration qu'avait laissée dans tous les esprits l'incroyable
fertilité des îles des Papous et des Moluques, dut sans doute affaiblir
l'impression produite par la richesse de quelques-unes des îles
Mariannes. Les forêts de Guaham, quoique bien fournies, n'offrent pas
cet aspect gigantesque des pays tropicaux; elles couvrent la plus
grande partie de l'île, où l'on trouve cependant d'immenses pâturages
qui ne produisent ni arbres à pain ni cocotiers.

Dans l'intérieur des forêts, des savanes factices furent créées par les
conquérants pour que les nombreuses bêtes à cornes, dont on leur doit
l'introduction, pussent y trouver leur nourriture à l'abri du soleil.

Agoigan, île aux flancs rocailleux, paraît de loin sèche et stérile,
tandis qu'elle est en réalité recouverte de bois épais, qui grimpent
jusqu'à ses sommets les plus élevés.

Quant à Rota, c'est un véritable hallier, un fouillis presque
impénétrable de broussailles que dominent les bouquets des rimas, des
tamariniers, des figuiers et des cocotiers.

Enfin Tinian offre un aspect qui n'est rien moins qu'agréable. Bien que
les Français n'aient nulle part rencontré les sites dépeints avec une
si grande richesse de tons par leurs prédécesseurs, l'aspect du sol, la
grande quantité d'arbres morts, leur donnèrent à penser que les anciens
récits n'avaient pas tout à fait exagéré, d'autant plus que toute la
partie sud-est de cette île est rendue inaccessible par des forêts
épaisses.

Quant à la population, elle était, à l'époque du voyage de Freycinet,
excessivement mêlée, et la race aborigène n'en formait déjà plus la
moitié.

Les Mariannais de la classe noble étaient tous autrefois plus grands,
plus forts et plus gros que les Européens; mais la race dégénère, et ce
n'est plus guère qu'à Rota qu'on retrouve le type primitif dans toute
sa pureté.

Nageurs infatigables, plongeurs habiles, marcheurs intrépides, chacun
devait faire preuve de son adresse dans ces divers exercices au moment
de son mariage. Les Mariannais ont en partie conservé ces qualités,
bien que la paresse, ou plutôt la nonchalance, soit le fond de leur
caractère.

Les unions, qui se font de bonne heure, entre quinze et dix-huit ans
pour les garçons, et douze à quinze pour les filles, sont généralement
fécondes, et l'on cite des exemples de familles de vingt-deux enfants
nés de la même mère.

Si l'on rencontre à Guaham bien des maladies apportées par les
Européens, telles que les maladies de poitrine, la variole, etc., il
en est beaucoup d'autres qui paraissent indigènes, ou qui ont pris, du
moins, un développement tout particulier et complètement anormal. Parmi
ces dernières, on cite l'éléphantiasis et la lèpre, dont on rencontre
à Guaham trois variétés aussi différentes par leurs symptômes que par
leurs effets.

Avant la conquête, les Mariannais vivaient de poissons, des fruits
de l'arbre à pain ou rima, de riz, de sagou et d'autres plantes
féculentes. Si leur cuisine était simple, leurs vêtements l'étaient
plus encore; ces indigènes allaient complètement nus. Même encore
aujourd'hui, les enfants vont nus jusqu'à l'âge de dix ans.

Un voyageur de la fin du XVIIIe siècle, le capitaine de vaisseau Pagès,
raconte, à ce propos, que le hasard le fit un jour approcher d'une
maison «devant laquelle se trouvait une Indienne d'environ dix à onze
ans, assise au grand soleil. Elle était nue et accroupie, ayant sa
chemise pliée auprès d'elle. Dès qu'elle me vit, ajoute le voyageur,
elle se leva promptement et la remit. Quoi qu'elle ne fût pas vêtue
décemment, elle croyait être bien mise, parce qu'elle avait les épaules
couvertes; elle n'était plus embarrassée de paraître devant moi.»

La population devait être autrefois considérable, ainsi qu'en
témoignent les ruines qu'on rencontre un peu partout, ruines
d'habitations qui étaient supportées par des piliers en maçonnerie. Le
premier voyageur qui en fasse mention est le lord Anson. Il en a même
donné une vue un peu fantaisiste, que les explorateurs de l'_Uranie_
purent cependant reconnaître, ainsi qu'en témoigne le passage suivant:

«La description qu'on en trouve dans le voyage d'Anson est exacte; mais
les ruines et les branches d'arbres qui sont aujourd'hui incorporées
en quelque sorte avec la maçonnerie, donnent à ces monuments un aspect
tout autre que celui qu'ils avaient alors; les angles des piliers se
sont aussi émoussés et les demi-sphères qui les couronnent n'ont plus
la même rondeur.»

Quant aux habitations modernes, un sixième seulement est en pierre,
et l'on compte à Agagna des monuments qui sont relativement très
intéressants par leur grandeur, sinon par l'élégance, la majesté ou la
finesse de leurs proportions; ce sont le collège Saint-Jean-de-Latran,
l'église, le presbytère, le palais du gouverneur, les casernes.

Avant leur assujettissement aux Espagnols, les Mariannais étaient
partagés en trois classes, les nobles, les demi-nobles et les
plébéiens. Ces derniers, les parias du pays, avaient, dit Freycinet,
sans citer l'autorité sur laquelle il s'appuie, une taille moins élevée
que celle des autres habitants. Ce seul fait suffirait-il à indiquer
une différence de race, ou ne faudrait-il voir dans cette exiguïté de
taille que le résultat de l'état d'abaissement auquel était soumise
toute cette caste?

Ces plébéiens ne pouvaient jamais s'élever à la caste supérieure, et la
navigation leur était interdite. On trouvait encore, dans chacune de
ces castes bien définies, les sorcières, prêtresses ou «guérisseuses»,
qui ne se livraient à la cure que d'une seule maladie,--ce qui n'était
pas une raison absolue de la mieux connaître.

[Illustration: Ruines de piliers antiques à Tinian.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

La profession de constructeur des pirogues appartenait aux nobles;
ils permettaient seulement aux demi-nobles de les seconder dans ce
travail, qui était pour eux d'une grande importance et l'une de leurs
prérogatives les plus chères. Quant au langage, bien qu'il ressemble au
malais et au tagal que l'on parle aux Philippines, il possède cependant
son caractère propre. La relation de Freycinet renferme encore un
grand nombre de remarques sur les très singuliers usages des anciens
Mariannais, mais ce serait s'engager trop loin que de reproduire ces
passages, si curieux qu'ils soient pour le philosophe et l'historien.

Il y avait déjà deux mois que l'_Uranie_ était à l'ancre. Il était
temps de reprendre le cours des travaux et des explorations. Freycinet
et son état-major passèrent donc leurs dernières journées en visites de
remerciement pour l'accueil cordial qui leur avait été prodigué.

[Illustration: Ferme australienne près des Montagnes Bleues.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Non seulement le gouverneur ne voulut pas agréer de remerciements
pour les attentions dont il n'avait cessé de combler les Français
depuis deux mois, mais il refusa de recevoir le payement de toutes
les fournitures qui avaient été faites pour le ravitaillement de la
corvette. Bien plus, par une lettre touchante, il s'excusa de la rareté
des denrées, causée par une sécheresse qui désolait Guaham depuis six
mois, et qui l'empêchait de faire les choses comme il l'eût désiré.

Les adieux se firent devant Agagna.

«Ce n'est pas sans un profond attendrissement, dit Freycinet, que nous
prîmes congé de l'homme aimable qui nous avait comblés de tant de
marques de bienveillance. J'étais trop ému pour lui exprimer tous les
sentiments dont mon âme était remplie; mais les larmes qui roulaient
dans mes yeux ont dû être, pour lui, un témoignage plus certain que des
paroles, de mon émotion et de mes regrets.»

Du 5 au 16 juin, l'_Uranie_ procéda à l'exploration de la partie nord
des Mariannes et donna lieu aux différentes observations qui ont été
résumées plus haut.

Puis, désirant accélérer sa navigation vers les Sandwich, le commandant
mit à profit une brise qui lui permit de s'élever en latitude et de
chercher les vents favorables. A mesure que les explorateurs avançaient
dans cette partie de l'océan Pacifique, ils rencontraient des brumes
épaisses et froides, qui pénétraient le navire entier d'une humidité
aussi désagréable que nuisible à la santé. Cependant, sauf des
rhumes, l'équipage n'en ressentit aucun inconvénient. Ce fut même, au
contraire, une sorte de détente pour ces constitutions exposées, depuis
si longtemps déjà, aux chaleurs absorbantes du tropique.

Le 6 août, fut doublée la pointe méridionale d'Hawaï, afin de gagner la
côte occidentale, où Freycinet espérait trouver un mouillage commode
et sûr. Cette journée et la suivante furent consacrées, le calme étant
complet, à entamer des relations avec les indigènes, dont les femmes,
venues en grand nombre, espéraient prendre le bâtiment à l'abordage et
se livrer à leur commerce habituel; mais le commandant leur interdit
l'accès de son bord.

Le roi Kamehameha était mort, et son jeune fils Riorio lui avait
succédé; telle fut la nouvelle qu'un des «arii» s'empressa d'apprendre
au capitaine.

Dès que la brise fut revenue, l'_Uranie_ s'avança vers la baie de
Karakakoua, et Freycinet allait envoyer un officier pour sonder ce
mouillage, lorsqu'une pirogue, se détachant du rivage, amena à bord
le gouverneur de l'île. Ce prince Kouakini, surnommé John Adams,
promit au commandant qu'il trouverait des bateaux propres à assurer le
ravitaillement de son navire.

Ce jeune homme, qui pouvait avoir vingt-neuf ans et dont la taille bien
proportionnée était gigantesque, surprit le commandant par l'étendue de
son instruction. Ayant entendu dire que l'_Uranie_ faisait un voyage de
découvertes:

«Avez-vous doublé le cap Horn, ou êtes-vous venu par le sud du cap de
Bonne-Espérance?» demanda-t-il.

Puis il s'informa des nouvelles de Napoléon et voulut savoir s'il
était vrai que l'île de Sainte-Hélène se fût engloutie avec toute sa
population. Plaisanterie de quelque baleinier en goguette, qui n'avait
obtenu créance qu'à demi!

Kouakini apprit encore à Freycinet que, si la paix n'avait pas été
troublée à la mort de Kamehameha, cependant plusieurs chefs ayant
élevé des prétentions d'indépendance, l'unité de la monarchie était
menacée. De là certain trouble dans les relations politiques et une
indécision dans le gouvernement qu'on avait tout lieu de voir bientôt
cesser, surtout si le commandant consentait à faire quelque déclaration
d'amitié en faveur du jeune souverain.

Freycinet descendit à terre avec le prince pour lui rendre sa visite,
et pénétra dans sa demeure, où la princesse, grande femme surchargée
d'obésité, était étendue sur un bois de lit européen recouvert de
nattes. Puis, tous deux allèrent voir les sœurs de Kouakini, veuves de
Kamehameha, qu'ils ne rencontrèrent pas, et ils se dirigèrent vers les
chantiers et les principaux ateliers du roi défunt.

Quatre hangars étaient destinés à la construction de grandes pirogues
de guerre; d'autres abritaient des embarcations européennes; plus
loin, on rencontrait des bois de construction, des lingots de cuivre,
quantité de filets de pêche, puis une forge, un atelier de tonnellerie,
et enfin, dans des cases appartenant au premier ministre Kraïmokou, des
instruments de navigation, boussoles, sextants, thermomètres, montres
et jusqu'à un chronomètre.

On refusa aux étrangers l'entrée de deux autres magasins où étaient
renfermés la poudre, les munitions de guerre, les liqueurs fortes, le
fer et les étoffes.

Mais ces lieux étaient maintenant abandonnés par le nouveau souverain,
qui tenait sa cour dans la baie de Koaïhaï.

Freycinet, sur l'invitation du roi, appareilla pour cet endroit, et fut
guidé par un pilote, qui se montra attentif et particulièrement habile
à prévoir les changements de temps.

«Le monarque m'attendait sur la plage, dit le commandant, vêtu d'un
grand costume de capitaine de vaisseau anglais et entouré de toute
sa cour. Malgré l'aridité épouvantable de cette partie de l'île, le
spectacle qu'offrit cette réunion bizarre d'hommes et de femmes nous
parut majestueux et vraiment pittoresque. Le roi, posté en avant, avait
ses principaux officiers à quelque distance derrière lui; les uns
portaient de magnifiques manteaux de plumes rouges et jaunes ou bien
en drap écarlate, d'autres de simples pèlerines dans le même genre,
mais où les deux couleurs tranchantes étaient parfois nuancées de noir;
quelques-uns étaient coiffés de casques.

«Un nombre assez considérable de soldats, çà et là dispersés,
répandaient, par la bizarrerie et l'irrégularité de leur costume, une
grande diversité sur cet étrange tableau.»

C'est ce même souverain qui devait plus tard venir avec sa jeune
et charmante femme en Angleterre où ils moururent, et d'où leurs
dépouilles furent ramenées à Hawaï, par le capitaine Byron, sur la
frégate la _Blonde_.

Freycinet lui renouvela ses demandes de ravitaillement, et le roi lui
promit que deux jours ne se passeraient pas avant que satisfaction
ne fût accordée à ses désirs. Mais, si la bonne volonté de ce jeune
souverain ne pouvait être suspectée, le commandant allait bientôt juger
par lui-même que la plupart des principaux chefs n'étaient pas résolus
à lui montrer une extrême obéissance.

Quelque temps après, les principaux officiers de l'état-major allèrent
faire visite aux veuves de Kamehameha. Voici, d'après M. Quoy, le
piquant tableau de cette réjouissante réception.

«C'était, dit-il, un spectacle vraiment étrange que de voir, dans un
appartement resserré, huit ou dix masses de chair à forme humaine,
demi-nues, dont la moindre pesait au moins trois cents livres,
couchées par terre sur le ventre. Ce ne fut pas sans peine que nous
parvînmes à trouver une place où nous nous étendîmes aussi pour nous
conformer à l'usage. Des serviteurs avaient continuellement en main,
soit des émouchoirs en plumes, soit une pipe allumée, qu'ils faisaient
circuler de bouche en bouche et dont chacun prenait quelques bouffées;
d'autres massaient les princesses.... Il est facile d'imaginer que
notre conversation ne fut pas très soutenue, mais d'excellentes
pastèques qu'on nous servit nous fournirent le moyen d'en dissimuler la
langueur....»

Freycinet alla ensuite voir le fameux John Young, qui avait été si
longtemps l'ami fidèle et le sage conseiller du roi Kamehameha. Bien
qu'il fût alors malade et vieux, il n'en donna pas moins à Freycinet de
précieux renseignements sur cet archipel, où il résidait depuis trente
ans, et à l'histoire duquel il avait été profondément mêlé.

Le ministre Kraïmokou, durant une visite qu'il avait faite à
l'_Uranie_, avait aperçu l'aumônier, l'abbé de Quelen, dont le costume
l'avait fort intrigué. Aussitôt qu'il eut appris que c'était un
prêtre, il manifesta au commandant le désir d'être baptisé. Sa mère,
dit-il, avait reçu ce sacrement à son lit de mort et lui avait fait
promettre de se soumettre lui-même à cette cérémonie, aussitôt qu'il en
trouverait l'occasion.

Freycinet y consentit et voulut donner à cet acte une certaine
solennité, d'autant plus que Riorio demandait à y assister avec toute
sa cour.

Tout ce monde se tint avec beaucoup de respect et de déférence pendant
la cérémonie; mais, aussitôt qu'elle fut achevée, la cour se rua sur la
collation que le commandant avait fait préparer.

C'était merveille de voir se vider les bouteilles de vin et les flacons
de rhum et d'eau-de-vie, de voir disparaître les provisions de toute
sorte dont la table était couverte. Par bonheur, la nuit approchait,
sans quoi Riorio aurait été hors d'état de regagner la terre, ainsi que
la plupart de ses courtisans et de ses officiers. Il fallut cependant
lui donner encore deux bouteilles d'eau-de-vie pour boire, disait-il, à
la santé du commandant et à son heureux voyage, et tous les assistants
se crurent obligés d'en demander autant.

«Ce n'est pas trop avancer de dire, raconte Freycinet, que cette royale
compagnie but ou emporta, dans l'espace de deux heures, ce qui aurait
suffi à l'approvisionnement d'une table de dix personnes pendant trois
mois.»

Divers cadeaux avaient été échangés entre le couple royal et le
commandant. Parmi les objets qui avaient été offerts à ce dernier par
la jeune reine, se trouvait un manteau de plumes, vêtement devenu fort
rare aux Sandwich.

Freycinet allait remettre à la voile, lorsqu'il apprit, par un
capitaine américain, la présence à l'île Mowi d'un bâtiment marchand
qui avait une assez grande quantité de biscuit et de riz, et qui
consentirait sans doute à lui en céder. Il se détermina d'abord
à mouiller devant Raheina. D'ailleurs, c'était là que Kraïmokou
devait livrer le nombre de cochons nécessaire au ravitaillement de
l'équipage. Mais le ministre fit preuve d'une si insigne mauvaise
foi, il exigea des prix si élevés, il offrit des cochons si maigres,
qu'il fallut en venir aux menaces pour conclure. Kraïmokou était,
en cette circonstance, circonvenu par un Anglais, qui n'était autre
qu'un convict échappé de Port-Jackson, et très vraisemblablement, si
l'indigène eût été livré à lui-même et aux impulsions de son cœur, il
se serait comporté, en cette occasion, avec la noblesse et la bonne foi
qui lui étaient habituelles.

A Waihou, Freycinet mouilla à Honolulu. L'accueil empressé qu'il y
reçut de plusieurs Européens lui fit regretter de n'y être pas venu
directement. Il s'y serait immédiatement procuré toutes les ressources
qu'il avait eu tant de difficulté à réunir dans les deux autres îles.

Le gouverneur de cette île, Boki, se fit baptiser par l'aumônier de
l'_Uranie_; il ne parut d'ailleurs désirer ce sacrement que parce que
son frère l'avait reçu. Il s'en fallait de beaucoup qu'il eût l'air
intelligent des Sandwichiens qu'on avait fréquentés jusqu'alors.

Quelques observations sur les naturels sont assez intéressantes pour
qu'elles soient sommairement rapportées.

Tous les navigateurs sont d'accord pour reconnaître que la classe des
chefs forme une race supérieure aux autres habitants par la taille et
l'intelligence. Il n'est pas rare d'en voir qui atteignent six pieds
de hauteur. L'obésité est chez eux fréquente, mais surtout chez les
femmes qui, très jeunes, parviennent, le plus souvent, à un embonpoint
véritablement monstrueux.

Le type est remarquable, et les femmes sont souvent assez jolies. La
durée de la vie n'est pas très longue, et il est rare de rencontrer un
vieillard de soixante-dix ans. Il faut attribuer la rapide décrépitude
et la fin prématurée des habitants à leurs habitudes invétérées de
libertinage.

En quittant l'archipel des Sandwich, Freycinet avait à étudier dans
cette partie du grand Océan les principales inflexions de l'équateur
magnétique par de petites latitudes. Aussi fit-il force de voiles dans
l'est.

Le 7 octobre, l'_Uranie_ entrait dans l'hémisphère sud et, le 19 du
même mois, se trouvait en vue des îles du Danger. A l'est de l'archipel
des Navigateurs, on découvrit un îlot, non marqué sur les cartes, qui
fut appelé île Rose, du nom de madame Freycinet. Ce fut, d'ailleurs, la
seule découverte du voyage.

La position des îles Pylstaart et Howe fut rectifiée, et enfin, le 13
novembre, on aperçut les feux de l'entrée de Port-Jackson ou Sydney.

Freycinet s'attendait bien à trouver cette ville agrandie, depuis seize
ans qu'il ne l'avait vue, mais il fut profondément étonné à l'aspect
d'une cité européenne, prospérant au milieu d'une nature presque
sauvage.

Plusieurs excursions dans les environs firent éclater aux yeux des
Français tous les progrès accomplis par la colonie. De belles routes
soigneusement entretenues, bordées de ces eucalyptus que Péron qualifie
de «géants des forêts australes», des ponts bien construits, des bornes
en pierre indiquant les distances, tout annonçait une voirie bien
organisée. De jolis cottages, de nombreux troupeaux de bœufs, des
champs soigneusement tenus, attestaient l'industrie et la persévérance
des nouveaux colons.

Le gouverneur Macquarie et les principales autorités du pays luttèrent
de prévenances envers les officiers, qui durent refuser plus d'une
invitation pour ne pas négliger leurs travaux. C'est ainsi qu'ils
se rendirent par mer à Paramatta, maison de campagne du gouverneur,
aux accents de la musique militaire. Plusieurs officiers allèrent
aussi visiter la petite ville de Liverpool, bâtie dans une situation
agréable, sur les bords de la rivière George, ainsi que les bourgades
de Windsor et de Richmond, qui s'élèvent près de la rivière Hawkesbury.
Pendant ce temps, une partie de l'état-major assistait à une chasse au
kanguroo et, franchissant les montagnes Bleues, s'avançait au delà de
l'établissement de Bathurst.

Grâce aux excellentes relations qu'il s'était créées pendant ses
deux séjours, Freycinet fut à même de recueillir nombre de données
intéressantes sur la colonie australienne. Aussi le chapitre qu'il
consacre à la Nouvelle-Galles du Sud, enregistrant les progrès
merveilleux et rapides de la colonisation, excita-t-il un vif
intérêt en France, où l'on ne connaissait que trop imparfaitement le
développement et la prospérité croissante de l'Australie. C'étaient
là des documents nouveaux, bien faits pour intéresser, et qui ont
l'avantage de donner l'état précis de la colonie en 1825.

La chaîne de montagnes, connue sous le nom d'Alpes australiennes,
sépare, à quelque distance de la côte, la Nouvelle-Galles du Sud de
l'intérieur du continent australien. Pendant vingt-cinq ans, ce fut un
obstacle aux communications avec l'intérieur, qui, grâce au gouverneur
Macquarie, disparut. Un chemin, formé de rampes multipliées, avait
été taillé dans le roc, et permettait de coloniser d'immenses plaines
fertiles, arrosées par des rivières importantes.

Les plus hauts sommets de cette chaîne, couverts de neige au milieu de
l'été, n'ont pas moins de trois mille mètres de hauteur.

En même temps qu'on en mesurait les principaux pics, les monts Exmouth,
Cunningham, etc., on découvrait que l'Australie, loin de n'avoir
qu'un seul grand cours d'eau, la rivière des Cygnes, en possédait au
contraire un certain nombre, au premier rang desquels il convient de
citer la rivière Hawkesbury, formée des eaux réunies de la Nepean et de
la Grose, et la Brisbane, le Murray n'étant pas encore reconnu.

A cette époque, on avait déjà commencé à exploiter des mines de
houille, des couches d'ardoise, des gisements de fer carbonaté compact,
de grès, de pierre calcaire, de porphyre, de jaspe, mais on n'avait pas
encore constaté la présence de l'or, ce métal qui devait transformer si
rapidement la jeune colonie.

Quant au sol, sur les bords de la mer, il est stérile et ne nourrit que
quelques arbustes rabougris. Mais, si l'on s'enfonce dans l'intérieur,
on découvre des champs revêtus d'une riche parure, d'immenses pâturages
à peine dominés par quelques grands végétaux, ou des forêts dont les
arbres gigantesques, enlacés par un fouillis inextricable de lianes,
forment des massifs impénétrables.

Une des choses qui surprirent le plus vivement les explorateurs,
c'est l'identité de la race sur cet immense continent. En effet, que
l'on observe les aborigènes à la baie des Chiens-Marins, à la Terre
d'Endracht, à la rivière des Cygnes ou à Port-Jackson, la couleur de la
peau, les cheveux, les traits du visage, tout le physique, ne laissent
aucun doute sur leur communauté d'origine.

Le poisson et les coquillages forment la base de l'alimentation des
populations maritimes ou fluviatiles. Celles de l'intérieur vivent du
produit de leur chasse et se nourrissent de l'opossum, du kanguroo,
des lézards, des serpents, des vers, des fourmis, qu'ils mélangent avec
leurs œufs dans une pâte de racines de fougère.

[Illustration: Carte des Carolines.]

Partout, l'habitude des naturels est d'aller absolument nus; ils ne
dédaignent cependant pas de se couvrir des quelques vêtements européens
qu'ils peuvent se procurer. En 1820, on voyait à Port-Jackson,
paraît-il, une vieille négresse enveloppée dans les fragments d'une
couverture de laine et coiffée d'un petit chapeau de femme en soie
verte. Il était impossible d'imaginer une plus grotesque caricature.

Il est quelques-uns de ces indigènes, cependant, qui se fabriquent
des manteaux de peaux d'opossum ou de kanguroo, dont ils cousent les
pièces avec des nerfs de casoar, mais ce genre de vêtement est rare.

[Illustration: Naturels australiens. (Page 273.)]

Leurs cheveux lisses sont tressés en mèches, après avoir été
barbouillés de graisse. En mettant au milieu une touffe d'herbe, ils
élèvent un édifice singulier et bizarre, d'où partent quelques plumes
de kakatoès, à moins qu'ils n'y collent, avec de la résine, des dents
humaines, des morceaux de bois, des queues de chien ou des os de
poisson.

Bien que le tatouage ne soit pas en honneur à la Nouvelle-Hollande, on
rencontre cependant assez souvent des naturels qui se sont fait, avec
des coquilles tranchantes, des incisions assez symétriques. Un usage
non moins général est celui de se barioler le corps de raies rouges ou
blanches et de figures singulières, qui donnent à ces peaux noires une
apparence diabolique.

Ces sauvages étaient autrefois persuadés qu'après leur mort, ils
étaient transportés dans les nuages ou au sommet des plus grands
arbres, sous la forme de petits enfants, et qu'ils jouissaient dans
ces paradis aériens d'une grande abondance de nourriture. Mais, depuis
l'arrivée des Européens, leurs croyances se sont modifiées, et ils
pensent maintenant qu'ils deviendront blancs et iront habiter des pays
éloignés. Aussi, à les en croire, tous les blancs sont-ils autant
d'ancêtres qui, morts dans les combats, ont pris cette forme nouvelle.

Le recensement de 1819,--l'un des plus détaillés qui aient été
constitués pour cette période,--accuse une population coloniale de
25,425 habitants, non compris, bien entendu, les militaires. Le nombre
des femmes étant sensiblement inférieur à celui des hommes, il en
était résulté des inconvénients, auxquels la métropole avait essayé
de remédier par l'envoi de jeunes filles, qui avaient trouvé très
rapidement, à se marier, formant ainsi des familles dont le niveau
moral n'avait par tardé à dépasser celui des convicts.

Un fort long chapitre est consacré, dans la relation de Freycinet,
à tout ce qui touche l'économie politique. Les différentes espèces
de terre et les semences qui leur conviennent, l'industrie, l'élève
des bestiaux, l'économie rurale, les manufactures, le commerce, les
moyens de communication, l'administration, toutes ces questions
sont traitées, en grand détail, sur des documents alors récents, et
avec une compétence qu'on est loin d'attendre d'un homme qui n'en a
pas fait l'objet de ses recherches habituelles. Enfin, on y trouve
une étude très approfondie sur le régime auquel étaient soumis les
convicts dès leur arrivée dans la colonie, sur les châtiments qui les
attendaient, ainsi que sur les encouragements et les récompenses qu'on
leur accordait avec une certaine facilité, aussitôt que leur conduite
devenait régulière. En même temps, on y remarque des considérations
aussi sages que judicieuses sur l'avenir de la colonie australienne et
sa prospérité future.

Le 25 décembre 1819, après cette longue et fructueuse relâche,
l'_Uranie_ reprenait la mer et se dirigeait de manière à passer au
sud de la Nouvelle-Zélande et de l'île Campbell pour gagner le cap
Horn. Quelques jours plus tard, une dizaine de déportés fugitifs
étaient découverts à bord, mais on était déjà trop éloigné de la
Nouvelle-Hollande pour les y réintégrer.

Les côtes de la Terre de Feu furent atteintes, sans qu'aucun fait
saillant soit à noter dans cette navigation constamment favorisée par
le vent d'ouest. Le 5 février, fut aperçu le cap de la Désolation. Le
cap Horn doublé sans entrave l'_Uranie_ jeta l'ancre dans la baie de
Bon-Succès, dont les bords, garnis d'arbres de haute futaie, arrosés
de cascades, n'offraient pas cette aridité et cette désolation qui
marquent en général ces tristes parages.

D'ailleurs, la station ne fut pas longue, et la corvette, reprenant sa
route, ne tarda pas à embouquer le détroit de Lemaire au milieu d'une
brume épaisse. Là elle fut accueillie par une grosse houle, un vent
violent et une brume opaque qui confondait dans une même teinte la
terre, la mer et le ciel.

La pluie et les embruns soulevés par le vent, la nuit qui tomba sur ces
entrefaites, forcèrent l'_Uranie_ à tenir la cape avec le grand hunier
au bas ris et le petit foc, voilure sous laquelle elle se comporta fort
bien.

Il fallut courir vent arrière, et déjà l'on se félicitait d'être
entraîné par l'ouragan loin des côtes, lorsque retentit ce cri: «Terre
devant nous et fort près!»

Une terrible angoisse étreignit alors tous les cœurs. Le naufrage
était inévitable.

Seul, Freycinet, après un moment d'hésitation, redevint maître de
lui-même. La terre ne pouvait être devant; il fit continuer à courir
au nord en tirant un peu vers l'est, et l'expérience ne tarda pas à
prouver l'exactitude de ses calculs.

Le surlendemain, le temps s'étant rasséréné, le point fut fait, et
comme on était trop éloigné de la baie de Bon-Succès, le commandant
avait à choisir entre une relâche sur la côte d'Amérique et une aux
îles Malouines. Il se décida pour la dernière.

L'île Conti, la baie Marville et le cap Duras furent tour à tour
relevés à travers la brume, tandis qu'une brise favorable poussait le
navire vers la baie Française, lieu fixé de la prochaine relâche. Déjà
on se félicitait d'avoir accompli tant de travaux périlleux, d'avoir
mené une si rude campagne sans accident grave. Pour les matelots, comme
dit Byron:

  The worst was over, and the rest seemed sure[3].

  [3] Le plus fort était fait et le reste semblait sûr.

Mais une rude épreuve attendait encore les navigateurs.

En entrant dans la baie Française, tout le monde était à son poste pour
le mouillage. Des vigies veillaient, on sondait de dessus les grands
porte-haubans, lorsqu'à vingt brasses, puis à dix-huit, des roches
furent signalées. On était à une demi-lieue de terre.

Par prudence, Freycinet laissa porter de deux quarts, et c'est cette
précaution qui lui devint funeste. La corvette donna tout à coup avec
violence contre une roche sous-marine. La sonde accusait à cet instant
même, de chaque bord, quinze et douze brasses. L'écueil contre lequel
le navire venait de toucher était donc moins large que la corvette
elle-même. En effet, c'était la pointe aiguë d'un roc.

Des fragments de bois qui remontèrent à la surface firent aussitôt
craindre que l'accident ne fût grave. On se jeta aux pompes. L'eau
pénétrait avec violence dans la cale. Freycinet fit aussitôt «larder
une bonnette», opération qui consiste à passer une voile sous la quille
de manière qu'en s'introduisant dans l'avarie, elle diminue l'ouverture
par laquelle l'eau se précipite. Rien n'y fit. Bien que tout le monde,
officiers et matelots, fût aux pompes, on ne parvenait qu'à «étaler»,
c'est-à-dire à ne pas être gagné par la mer. Il fallait mettre le
navire à la côte.

Mais ce n'était pas tout que prendre cette résolution, si pénible
qu'elle fût, il fallait l'exécuter. Or, partout la terre était bordée
de roches, et ce n'est qu'au fond de la baie qu'on pouvait trouver une
plage de sable propice à un échouage. La brise était devenue contraire,
la nuit arrivait, et le navire était à moitié plein d'eau. On peut
juger des angoisses du commandant! L'échouage se fit cependant sur la
côte de l'île aux Pingouins.

«A cet instant, dit Freycinet, la fatigue de nos hommes était telle,
qu'il fallut discontinuer toute espèce de travaux et donner à
l'équipage un repos d'autant plus indispensable que notre situation
allait nous obliger à une foule d'opérations très pénibles. Mais
pouvais-je moi-même me livrer au repos! Agité de mille pensées
pénibles, mon existence me paraissait un songe! Ce passage subit d'une
position où tout paraissait me sourire, à celle où je me trouvais
en ce moment, m'oppressait comme un affreux cauchemar; mes idées
étaient bouleversées, et il m'était difficile de retrouver le calme
dont j'avais besoin et qui devait être mis à une si pénible épreuve!
Tous mes compagnons de voyage avaient fait leur devoir dans l'affreux
sinistre dont nous avions failli devenir les victimes, et je me plais à
rendre justice à tous.»

Lorsque le jour vint éclairer le paysage, une morne tristesse s'empara
de tous les hommes. Pas un arbre, pas un brin d'herbe, sur ces plages
désolées. Rien qu'une solitude silencieuse, de tout point semblable à
celle de la baie des Chiens-Marins.

Mais ce n'était pas le moment de s'attendrir. D'ailleurs on n'en avait
pas le temps. Les journaux, les observations et tous ces documents
précieux, recueillis au milieu de tant de fatigues et de dangers,
fallait-il les laisser s'engloutir?

Tous furent sauvés. Par malheur, il n'en fut pas de même des
collections. Plusieurs caisses d'échantillons, qui étaient à fond de
cale, furent entièrement perdues, d'autres avariées par l'eau de mer.
Les collections qui eurent le plus à souffrir du désastre furent celles
d'histoire naturelle et l'herbier que Gaudichaud s'était donné tant de
mal à réunir. Les béliers mérinos, qu'on devait à la générosité de M.
Mac-Arthur de Sidney et qu'on espérait acclimater en France, furent
débarqués, ainsi que les bestiaux, encore vivants.

Des tentes furent dressées, en premier lieu pour les quelques malades
du bord, puis pour les officiers et pour l'équipage. Les vivres, les
munitions, extraits du bâtiment, furent mis avec soin à l'abri des
intempéries de la saison. On réserva les liqueurs fortes pour l'époque
où l'on quitterait le lieu du naufrage, et, pendant les trois mois que
les Français durent rester en cet endroit, il n'y eut pas un seul vol
de rhum ou d'eau-de-vie à constater, bien que tout le monde fût réduit
à l'eau pure.

Tandis qu'on essayait, non sans peine, de réparer les avaries majeures
de l'_Uranie_, quelques matelots étaient chargés de pourvoir à la
subsistance commune par la chasse et la pêche. Lions marins, oies,
canards, sarcelles, bécassines, étaient en grand nombre sur les
étangs, mais il était difficile de s'en procurer à la fois un assez
grand nombre pour nourrir tout l'équipage, et la dépense de poudre eût
été trop considérable. Heureusement on rencontra des manchots assez
stupides pour se laisser assommer au bâton, et leur nombre était si
considérable, qu'ils auraient suffi pour alimenter cent vingt hommes
pendant quatre ou cinq mois. On parvint également à tuer quelques
chevaux, qui étaient redevenus sauvages depuis le départ de la colonie
fondée par Bougainville.

Le 28 février, on dut reconnaître qu'avec les faibles moyens dont on
disposait, il était impossible de réparer les avaries de la corvette,
d'autant plus que les chocs répétés du bâtiment sur le sol avaient
considérablement aggravé l'état des choses.

Que faire cependant?

Devait-on attendre qu'un bâtiment vînt relâcher à la baie Française?

C'était laisser les matelots dans l'oisiveté, et, par conséquent,
ouvrir la porte au désordre.

Ne valait-il pas mieux, avec les débris de l'_Uranie_, essayer de
construire un bâtiment plus petit?

Justement, on possédait une grande chaloupe. Une fois pontée et
exhaussée, ne pourrait-elle pas gagner Montevideo et en ramener un
bâtiment capable de sauver le matériel et le personnel de l'expédition?

C'est à ce dernier parti que Freycinet s'arrêta, et dès ce moment on ne
perdit pas une minute. Une énergie toute nouvelle sembla s'être emparée
des matelots, et les travaux furent menés rapidement. C'est alors que
le commandant dut s'applaudir d'avoir embarqué à Toulon des marins
appartenant à divers corps de métier. Forgerons, voiliers, cordiers,
scieurs de long, tous s'occupèrent avec activité de la tâche qui leur
incombait.

Quant au voyage à entreprendre, personne ne doutait de sa réussite.
Trois cent cinquante lieues seulement séparent les Malouines de
Montevideo, et les vents qui règnent dans ces parages, à cette époque
de l'année, permettraient à l'_Espérance_--ainsi se nommait la chaloupe
transformée--de faire ce trajet en quelques jours.

Il fallait cependant prévoir le cas où cette frêle embarcation ne
pourrait atteindre la Plata. Aussi Freycinet était-il décidé à mettre
sur chantier, immédiatement après son départ, une goëlette de cent
tonneaux.

Bien que l'on fût très absorbé par ces travaux si variés et si
multiples, on n'en procédait pas moins aux observations ordinaires
d'astronomie, de physique, d'histoire naturelle et d'hydrographie. Il
semblait qu'on fût seulement en relâche.

Enfin le bâtiment fut achevé et mis à l'eau. Les instructions pour
son commandant, le capitaine Duperrey, étaient rédigées, son équipage
était choisi, on embarquait ses provisions, le départ était fixé au
surlendemain, lorsque, le 19 mars 1820, des cris se font entendre: «Un
navire! un navire!» Un sloop sous voiles était à l'entrée de la baie.

Plusieurs coups de canon furent tirés pour attirer son attention, et le
patron s'empressa de venir à terre.

En peu de mots, Freycinet eut exposé à ce dernier par suite de quelles
circonstances il se trouvait établi sur cette côte.

Le patron répondit qu'il était aux ordres d'un bâtiment américain, le
_Général-Knox_, employé à la pêche aux phoques, à l'île West, pointe la
plus occidentale des Malouines.

Un officier fut aussitôt chargé d'aller s'entendre avec le capitaine
de ce navire, sur la nature des secours qu'il pourrait donner aux
Français. Mais celui-ci demanda 135,750 francs pour conduire les
naufragés à Rio. C'était étrangement abuser des circonstances. Aussi
l'officier français ne voulut-il rien conclure sans l'assentiment de
son commandant et pria-t-il l'Américain de se rendre à la baie des
Français.

Pendant ces négociations, un nouveau navire, le _Mercury_, capitaine
Galvin, était entré dans la baie. Parti de Buenos-Ayres pour porter
des canons à Valparaiso, le _Mercury_, sur le point de doubler le
cap Horn, avait fait une voie d'eau considérable qui le forçait à se
radouber aux Malouines. Ce fut un heureux événement pour les Français,
et la concurrence qui allait en résulter ne pouvait tourner qu'à leur
avantage.

Freycinet offrit immédiatement au capitaine Galvin, pour réparer ses
avaries, les secours en matériaux et en hommes dont il disposait,
ajoutant que si ses charpentiers pouvaient radouber le navire, il lui
demanderait de le transporter avec ses compagnons à Rio-de-Janeiro.

Au bout de quinze jours, les réparations étaient terminées. Pendant ce
temps, la négociation avec le _Général Knox_ s'était terminée par un
refus absolu, de la part de Freycinet, d'en passer par les exigences
du capitaine américain. Quant au capitaine Galvin, il fallut plusieurs
jours pour arriver à une solution avec lui et l'amener au traité que
voici:

1º Le capitaine Galvin s'engageait à conduire à Rio les naufragés,
leurs papiers, collections et instruments, ainsi que tout ce que l'on
pourrait embarquer des objets sauvés de l'_Uranie_.

2º Les naufragés devaient se nourrir pendant la traversée avec les
vivres mis en réserve pour eux.

3º Arrivés à destination, les Français devaient lui payer, dans les dix
jours, une somme de 97,740 francs.

Ainsi se termina cette laborieuse négociation par l'acceptation de
conditions vraiment léonines.

Avant de quitter les Malouines, le naturaliste Gaudichaud enrichit
cette terre misérable de plusieurs sortes de plantes, qui lui parurent
pouvoir être utiles aux navigateurs en relâche.

Quelques détails sur cet archipel ne seront pas sans intérêt. Composé
d'un grand nombre d'îlots et de deux îles principales, Conti et
Maidenland, ce groupe est compris entre 50° 57´ et 52° 45´ sud et 60°
4´ et 63° 48´ à l'ouest du méridien de Paris. La baie Française, située
à l'extrémité orientale de l'île Conti, est une vaste ouverture, plus
profonde que large, aux côtes accores et rocheuses.

La température est douce, malgré la latitude élevée de ces îles. La
neige n'est pas abondante et ne persiste pas plus de deux mois au
sommet des plus hautes montagnes. Les ruisseaux ne gèlent point, et
jamais lac ou marais glacé n'a pu porter un homme plus de vingt-quatre
heures de suite. D'après les observations de Weddell, qui a fréquenté
ces parages de 1822 à 1824, la température s'y serait considérablement
relevée depuis une quarantaine d'années, par suite du changement de
direction des grands bancs de glace, qui vont se perdre au milieu de
l'Atlantique.

[Illustration: La baie Française aux îles Malouines. (_Fac-simile.
Gravure ancienne._)]

Au dire du naturaliste Quoy, il semblerait que les Malouines, à
considérer le peu de profondeur de la mer qui les sépare de l'Amérique
et la ressemblance qui existe entre leurs plaines herbeuses et les
pampas de Buenos-Ayres, aient fait partie autrefois du continent.

Ces plaines sont basses, marécageuses, couvertes de hautes herbes et
noyées l'hiver. On y rencontre de larges espaces d'une tourbe noire,
qui forme un excellent combustible.

Cette nature particulière du sol a empêché la végétation des arbres
que Bougainville avait voulu y acclimater et dont il ne restait plus
trace à l'époque du séjour de Freycinet. La plante la plus grande et la
plus commune est une sorte de glaïeul,--excellente pour la nourriture
des bestiaux,--qui sert de refuge à un grand nombre de phoques et à
des légions de manchots. C'est elle que de loin les premiers voyageurs
avaient prise pour des buissons élevés.

[Illustration: Le _Mercury_ au mouillage dans la baie Française.
(Page 287.)]

Le céleri, le cochléaria, le cresson, le pissenlit, le framboisier,
l'oseille, la pimprenelle, sont les seules plantes utiles à l'homme
qu'on rencontre sur cet archipel.

Quant aux animaux, les bœufs, les porcs et les chevaux, importés par
les colons français et espagnols, s'étaient singulièrement multipliés
sur l'île Conti; mais la chasse que les baleiniers leur faisaient
devait bientôt en diminuer sensiblement le nombre.

Le seul quadrupède qui soit véritablement indigène aux Malouines est
le chien antarctique, dont le museau rappelle tout à fait celui du
renard. Aussi est-il appelé chien-renard ou loup-renard par quelques
baleiniers. Ces animaux féroces se jetèrent à l'eau pour attaquer les
marins de Byron. Ils se contentent maintenant des lapins,--qui n'ont
pas tardé à pulluler,--quand les phoques, qu'ils ne craignent pas de
combattre, parviennent à leur échapper.

Le 28 avril 1820, le _Mercury_ prenait la mer, emportant vers
Rio-de-Janeiro Freycinet et son équipage. Mais le capitaine Galvin
n'avait pas réfléchi à ceci: c'est que, armé sous le pavillon des
indépendants de Buenos-Ayres, alors en guerre avec les Portugais, son
navire serait saisi en entrant à Rio, que ses matelots et lui-même
seraient faits prisonniers. Il essaya donc de faire revenir Freycinet
sur ses engagements, espérant le décider à débarquer à Montevideo.
Mais, celui-ci ne voulut y consentir sous aucun prétexte, et un nouveau
contrat fut substitué au premier.

Par ce dernier acte, Freycinet devenait, pour le compte de la marine
française, propriétaire du _Mercury_, moyennant la somme stipulée au
premier contrat.

Le 8 mai, on arrivait devant Montevideo, où Freycinet prit le
commandement du navire, auquel il donna le nom de la _Physicienne_. On
profita de cette relâche pour procéder à l'armement, à l'arrimage, à
la révision du gréement, à l'embarquement de l'eau et des provisions
nécessaires pour gagner Rio-de-Janeiro, que la _Physicienne_
n'atteignit pas sans avoir éprouvé des avaries assez importantes.

La _Physicienne_ avait l'air si peu belliqueux, que, malgré la flamme
de bâtiment de guerre qui flottait en tête du grand mât, les douaniers
y furent trompés et voulurent la visiter comme un navire de commerce.

Des réparations très sérieuses étaient indispensables. Elles forcèrent
Freycinet à rester à Rio jusqu'au 18 septembre. Il prit alors
définitivement la route de France, et mouilla, le 13 novembre 1820, au
Havre, après une navigation de trois ans et deux mois, pendant laquelle
il avait parcouru 18,802 lieues marines ou 23,577 lieues moyennes de
France.

Quelques jours plus tard, Freycinet rentrait à Paris assez gravement
malade, et remettait au secrétariat de l'Académie des Sciences les
manuscrits scientifiques du voyage, qui ne formaient pas moins de
trente et un volumes in-4º. En même temps, les naturalistes de
l'expédition, Quoy, Gaimard et Gaudichaud déposaient les échantillons
qu'ils avaient réunis. On y comptait quatre espèces nouvelles de
mammifères, quarante-cinq de poissons, trente de reptiles, des
mollusques, des annélides, des polypes, etc., etc.

Traduit, suivant les lois militaires, devant un conseil de guerre, pour
y répondre de la perte de son bâtiment, Freycinet fut non seulement
acquitté à l'unanimité, mais encore chaudement félicité pour son
énergie, sa capacité et les mesures habiles et vigilantes qu'il avait
prises dans cette triste circonstance. Reçu quelque temps après par
le roi Louis XVIII, celui-ci le reconduisit en lui disant: «Vous êtes
entré ici capitaine de frégate, vous en sortirez capitaine de vaisseau.
Ne m'en remerciez pas et dites-moi seulement ce que Jean Bart répondit
à Louis XIV: «Sire, vous avez bien fait!»

Depuis ce moment, Freycinet consacra tout son temps à la publication
des résultats de son expédition. Le peu que nous en avons dit fait
comprendre qu'ils étaient immenses. Mais, consciencieux à l'excès,
l'explorateur ne voulait rien laisser paraître qui ne fût parfait,
et il tenait à mettre ses travaux à la hauteur des connaissances
acquises. On peut juger combien de temps il dut dépenser à classer les
nombreux matériaux qu'il avait rapportés. Aussi, lorsque la mort vint
le surprendre, le 18 août 1842, il n'avait pas encore mis la dernière
main à l'une des parties les plus curieuses et des plus neuves de son
travail, celle qui était relative aux langues de l'Océanie et à celle
des Mariannes en particulier.

A la fin de l'année 1821, le ministre de la marine, le marquis
de Clermont-Tonnerre, recevait un nouveau plan de voyage que lui
présentaient deux jeunes officiers, MM. Duperrey et Dumont d'Urville.
Le premier était à peine rentré en France depuis un an; second de
Freycinet sur l'_Uranie_, il avait, par ses connaissances scientifiques
et hydrographiques, rendu des services importants à l'expédition. Le
second, collaborateur du capitaine Gauttier, s'était fait remarquer
pendant les campagne hydrographiques que ce dernier venait de terminer
dans la Méditerranée et la mer Noire. Il avait le goût de la botanique
et des arts, et il avait été l'un des premiers à signaler la valeur
artistique de la _Vénus de Milo_, que l'on venait de découvrir.

Les objectifs que ces jeunes savants se proposaient étaient l'étude
des trois règnes de la nature, le magnétisme, la météorologie et la
détermination de la figure de la Terre.

«Quant à la géographie, dit Duperrey, nous nous proposions de constater
ou de rectifier, soit par des observations directes, soit par le
transport du temps, la position d'un grand nombre de points dans
différentes parties du globe, notamment dans les nombreux archipels
du Grand Océan, si féconds en naufrages et si remarquables par la
nature et la forme des îles basses, des bancs et des récifs qui les
composent; de tracer de nouvelles routes dans l'archipel Dangereux et
dans les îles de la Société, à côté des routes de Quiros, de Wallis,
de Bougainville et de Cook; de lier nos travaux hydrographiques à ceux
des voyages de d'Entrecasteaux et de M. de Freycinet dans la Polynésie,
à la Nouvelle-Hollande et dans les îles Moluques, et de visiter
particulièrement ces îles Carolines, découvertes par Magellan, sur
lesquelles, à l'exception de la partie orientale, examinée de nos jours
par le capitaine Kotzebue, nous n'avions que des descriptions bien
vagues, transmises par les missionnaires d'après le récit de quelques
sauvages égarés dans leurs pirogues et jetés par le vent sur les îles
Mariannes. Le langage, le caractère, les mœurs et la physionomie des
insulaires devaient être aussi l'objet d'observations particulières et
non moins curieuses.»

Les médecins de la marine Garnot et Lesson furent chargés des
observations d'histoire naturelle, tandis que l'état-major était
recruté parmi les officiers les plus instruits. On comptait, parmi
ces derniers, MM. Lesage, Jacquinot, Bérard, Lottin, de Blois et de
Blosseville.

L'Académie des sciences, très enthousiaste du plan de recherches
présenté par les promoteurs de cette campagne, mit à leur disposition
des instructions détaillées, dans lesquelles étaient exposés avec soin
les _desiderata_ de la science. En même temps, les instruments les plus
perfectionnés étaient remis aux explorateurs.

Le bâtiment choisi fut un petit trois-mâts, ne tirant que douze à
treize pieds d'eau, la _Coquille_, qui était en réserve dans le port de
Toulon.

Le temps du radoub, de l'arrimage, de l'armement, ne permit pas à
l'expédition de partir avant le 11 août 1822. Elle arriva le 28 du même
mois à Ténériffe, où les officiers espéraient encore glaner quelques
épis, après les riches moissons d'observations que leurs devanciers y
avaient recueillies; mais le Conseil sanitaire, informé de l'apparition
de la fièvre jaune sur les bords de la Méditerranée, soumit la
_Coquille_ à une quarantaine de quinze jours.

A cette époque, les opinions politiques étaient si surexcitées, une
telle fermentation régnait à Ténériffe, que les habitants étaient
chaque jour sur le point d'en venir aux mains. On comprend que, dans
ces circonstances, les regrets que durent éprouver les Français aient
été modérés. Aussi, les huit jours qu'ils passèrent à cette relâche
furent-ils entièrement consacrés au ravitaillement de la corvette ainsi
qu'à des observations astronomiques et magnétiques.

Le 1er septembre, l'ancre fut levée, et, le 6 octobre, on procéda à la
reconnaiscance des îlots de Martin-Vaz et de la Trinidad. Les premiers
sont des rochers élevés, d'une nudité repoussante. La Trinidad est une
terre haute, rocailleuse, stérile, dont quelques arbres couronnent la
partie méridionale. Cette île n'est autre que la fameuse Ascençao, qui,
pendant trois siècles, a été le but des recherches des explorateurs.

Le célèbre Halley, en 1700, avait pris possession de cet îlot au nom de
son gouvernement, qui dut le céder aux Portugais lorsque ceux-ci s'y
établirent à l'endroit où La Pérouse les trouva encore en 1785. Cet
établissement, inutile et coûteux, fut abandonné peu après, et l'île
n'a plus d'autres habitants fixes que des chiens, des cochons et des
chèvres, descendants des animaux autrefois importés.

En s'éloignant de la Trinidad, Duperrey avait le projet de se rendre
directement aux Malouines; mais une avarie, qu'il s'agissait de réparer
au plus tôt, lui fit prendre la résolution de s'arrêter à l'île
Sainte-Catherine. Là seulement il pouvait trouver à la fois le bois
nécessaire à la réparation de sa mâture et les rafraîchissements qui,
en raison de leur abondance, devaient être à bon marché.

Lorsqu'on approche de cette île, on est agréablement frappé de l'aspect
imposant et pittoresque de ses forêts épaisses, où les sassafras, les
lauriers, les cèdres, les orangers, les palétuviers se mêlent aux
bananiers et aux palmiers, dont les panaches élégants se balancent au
gré de la brise.

Au moment où la corvette jetait l'ancre, quatre jours seulement
s'étaient écoulés depuis que le Brésil, secouant le joug de la
métropole, avait déclaré son indépendance et proclamé comme empereur
le prince DomPedro d'Alcantara. Aussi le commandant, désirant
obtenir quelques renseignements sur ce changement politique et
s'assurer des dispositions des nouvelles autorités, envoya-t-il à
Nossa-Senhora-del-Desterro, capitale de l'île, une mission composée de
MM. d'Urville, de Blosseville, Gabert et Garnot.

Le gouvernement de la province était entre les mains d'une junte, qui
autorisa immédiatement les Français à couper les bois dont ils auraient
besoin, et invita le gouverneur du fort de Santa-Cruz à faciliter de
tous ses moyens leurs travaux scientifiques.

Quant aux vivres, on eut assez de peine à s'en procurer, les négociants
ayant fait passer leurs fonds à Rio dans la crainte des événements.
C'est vraisemblablement ce qui explique les difficultés que rencontra
le commandant de la _Coquille_ dans un port qui avait été chaudement
recommandé par les capitaines Krusenstern et Kotzebue.

«Les habitants, dit la relation, étaient dans la persuasion de voir
bientôt des troupes ennemies descendre sur cette terre pour les
recoloniser, c'est-à-dire, selon eux, pour les rendre esclaves. Le
décret lancé le 1er août 1822, qui appelait tous les Brésiliens aux
armes pour la défense des côtes, et leur commandait de faire, dans
tout état de choses, une guerre de partisans, avait donné lieu à ces
craintes. Les résolutions, à la fois généreuses et pleines de vigueur,
qu'y déployait le prince DomPedro, avaient donné une haute idée de son
caractère et de ses projets d'émancipation. Pleins de confiance en ses
desseins, les partisans nombreux de l'indépendance étaient inspirés
d'un enthousiasme dont l'expansion était d'autant plus bruyante,
que leur esprit ardent avait été depuis longtemps comprimé. Dans
l'excès de leur joie, ils avaient couvert d'illuminations les villes
de Nossa-Senhora-del-Desterro, de Laguna, de San-Francisco, dont ils
avaient parcouru les rues en chantant des couplets en l'honneur de
DomPedro.»

Mais cet enthousiasme, dont toutes les villes faisaient preuve, n'était
pas partagé par les habitants de la campagne, gens paisibles, étrangers
aux émotions de la politique. Et si le Portugal avait été en état
d'appuyer ses décrets par l'envoi d'une escadre, nul doute que cette
province n'eût été facilement reconquise.

Ce fut le 30 octobre que la _Coquille_ remit à la voile. Éprouvée dans
l'est du Rio-de-la-Plata par un de ces coups de vent redoutables,
connus sous le nom de «pampero», elle eut la fortune de s'en tirer sans
avarie.

Duperrey fit en cet endroit de très curieuses observations sur le
courant de la Plata. Déjà, Freycinet avait constaté que le cours
de ce fleuve, à cent lieues dans l'est de Montevideo, a encore une
vitesse de deux milles et demi à l'heure. Mais le commandant de la
_Coquille_ reconnut que ce courant se fait sentir beaucoup plus loin;
il établit encore que, pressées par l'Océan, ces eaux sont contraintes
de se diviser en deux branches dans la direction prolongée des rives
à son embouchure; enfin, il attribue aux immenses résidus terreux,
tenus en suspension dans les eaux de la Plata, et qui, grâce au
ralentissement de la vitesse, se précipitent journellement au long des
côtes de l'Amérique, le peu de profondeur de la mer jusqu'aux terres
magellaniques.

Avant d'entrer dans la baie Française, la _Coquille_, poussée par un
vent favorable, avait croisé d'immenses troupeaux de baleines et de
dauphins, de manchots et de gorfous sauteurs, habitants ordinaires de
ces régions tempétueuses.

Ce ne fut pas sans un sentiment de plaisir bien naturel que Duperrey
et quelques-uns de ses compagnons revirent les Malouines, cette terre
qui, pendant trois mois, leur avait servi de refuge après le naufrage
de l'_Uranie_. Ils visitèrent la plage où leur camp avait été dressé;
les restes de la corvette étaient presque entièrement ensevelis dans
le sable, et ce qu'on en apercevait portait la trace des mutilations
faites par les avides baleiniers qui s'étaient succédés en cet endroit.
Partout, ce n'étaient que débris de toutes sortes, caronades aux
boutons de culasse fracassés, fragments de manœuvres, lambeaux de
vêtements, morceaux de voiles, loques informes et méconnaissables,
auxquelles se mêlaient les ossements des animaux qui avaient servi à la
nourriture des naufragés.

«Ce théâtre d'une infortune récente, dit la relation, avait une teinte
de désolation que rembrunissaient, à nos yeux, l'aridité du site et
l'état du ciel, qui était sombre et pluvieux au moment où nous le
visitâmes. Toutefois, il avait pour nous un attrait indéfinissable, et
il laissa dans notre âme une impression de vague mélancolie que nous
conservâmes longtemps après notre départ des Malouines.»

Le séjour de Duperrey aux Malouines se prolongea jusqu'au 17 décembre.
On s'était installé au milieu des ruines de l'établissement fondé par
Bougainville, pour exécuter les diverses réparations que nécessitait
l'état de la corvette. La chasse et la pêche avaient abondamment fourni
aux besoins des équipages; sauf les fruits et les légumes, tout se
trouvait en quantité, et c'est au sein de l'abondance que l'équipage se
préparait à affronter les dangers des mers du cap Horn.

Il fallut tout d'abord lutter contre des vents du sud-ouest et des
courants assez forts; puis les rafales et les brumes se succédèrent
jusqu'à ce que les navigateurs eussent atteint, le 19 janvier 1823,
l'île de la Mocha, dont nous avons eu déjà l'occasion de parler
brièvement.

Duperrey la place par 38° 20´ 30´´ de latitude sud et 76° 21´ 55´´ de
longitude ouest, et lui donne vingt-quatre milles de circonférence.
Formée d'une chaîne de montagnes d'une hauteur médiocre, qui
s'abaissent jusqu'à la mer, cette île fut le rendez-vous des premiers
explorateurs de l'océan Pacifique. Là, les boucaniers et les navires
marchands trouvaient des chevaux et des cochons sauvages, dont la
viande était d'une délicatesse proverbiale. On y rencontrait aussi
une eau pure et limpide, ainsi que quelques fruits européens, pommes,
pêches et cerises, provenant des arbres importés par les conquérants.
Mais, en 1823, toutes ces ressources avaient presque disparu,
gaspillées par les imprévoyants baleiniers.

Un peu plus loin, apparurent les deux «mamelles», qui marquent
l'embouchure du Bio-Bio, l'îlot de Quebra-Ollas, l'île Quiriquina;
puis, se déroula la baie de la Conception, où il ne se trouvait qu'un
seul baleinier anglais, qui allait doubler le cap Horn et auquel on
remit la correspondance et le résultat des travaux exécutés jusqu'à
cette époque.

[Illustration: Partout ce n'étaient que débris. (Page 287.)]

Le lendemain de l'arrivée, dès que le soleil vint éclairer la baie,
l'aspect de tristesse et de désolation qui, la veille, avait surpris
nos marins, leur parut encore plus frappant. Les maisons en ruines et
les rues silencieuses de la ville, sur la plage, quelques misérables
pirogues à demi défoncées, près desquelles errait un petit nombre de
pêcheurs aux vêtements sordides, des masures et des huttes béantes
devant lesquelles des femmes en haillons se peignaient mutuellement,
tel est le tableau lamentable qu'offrait le bourg de Talcahuano.

[Illustration: Cascade de Port-Praslin.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Pour contraster plus amèrement avec la misère des habitants, la nature
avait revêtu de ses plus opulentes parures les collines et les bois,
les jardins et les vergers; partout des fleurs éclatantes et des
fruits, dont la brillante couleur annonçait la maturité. Un soleil
implacable, un ciel sans nuage, ajoutaient encore à l'amertume de cette
scène.

Ces ruines, cette désolation, cette misère, étaient les résultats les
plus clairs des révolutions qui s'étaient succédées.

A Sainte-Catherine, les Français avaient été témoins de la déclaration
d'indépendance du Brésil; ils assistèrent ici à la chute du directeur
O'Higgins. Éludant la convocation d'un congrès, sacrifiant les
agriculteurs aux commerçants par l'augmentation des impôts directs
et la diminution des douanes, accusé de concussion ainsi que ses
ministres, O'Higgins avait soulevé contre lui la plus grande partie de
la population.

A la tête du mouvement qui se préparait contre lui était le général D.
Ramon Freire y Serrano, qui donna aux explorateurs l'assurance la plus
formelle que les événements n'entraveraient en rien l'approvisionnement
de la _Coquille_.

Le 26 janvier, deux corvettes entraient à la Concepcion; elles
portaient un Français, le colonel Beauchef, qui venait se joindre au
général Freire avec un régiment organisé par ses soins, et qui était,
par sa tenue, sa discipline, son instruction, l'un des plus beaux de
l'armée chilienne.

Le 2 février, les officiers de la _Coquille_ allèrent visiter le
général Freire à la Concepcion. Plus on approchait de la ville, plus
étaient nombreux les champs dévastés, les maisons brûlées, plus
rares les habitants, à peine couverts de haillons. A l'entrée de la
Concepcion, sur un mât, était plantée la tête d'un bandit fameux, une
véritable bête féroce, Benavidez, qui avait commis toutes les horreurs
imaginables et dont le nom fut longtemps en exécration au Chili.

L'aspect de la ville était encore plus triste. Tour à tour brûlée
par les partis victorieux, la Concepcion n'était plus qu'un amas de
décombres, au milieu desquelles erraient à demi nus quelques rares
habitants, misérables restes d'une population opulente. L'herbe
poussait dans les rues; le palais de l'évêque, la cathédrale, seuls
édifices encore debout, mais béants, éventrés, ne devaient pas résister
longtemps aux intempéries des saisons.

Le général Freire, avant de se déclarer contre O'Higgins, avait imposé
la paix aux Araucaniens, braves indigènes qui avaient su conserver leur
indépendance et se montraient toujours prêts à envahir le territoire
espagnol. Quelques-uns étaient même employés comme auxiliaires dans les
troupes chiliennes. Duperrey, qui les vit et recueillit sur eux, du
général Freire et du colonel Beauchef, des informations véridiques, en
trace un portrait peu flatteur, dont voici le résumé:

Montés sur des chevaux rapides, les Araucaniens portent une longue
lance, un long coutelas, en forme de sabre, appelé «machete», et le
lasso, qu'ils sont si habiles à manier.

De taille ordinaire, de teint cuivré, leurs yeux sont petits, noirs et
vifs, leur nez un peu aplati, leurs lèvres épaisses, ce qui leur donne
une expression de férocité bestiale. Divisés en tribus jalouses les
unes des autres, amateurs effrénés de pillage, remuants, ils sont entre
eux en guerre perpétuelle.

«Si on les a vus quelquefois recevoir sous leurs _toldos_ les vaincus
et prendre leur défense, dit la relation, ils ont toujours été portés
à cette action généreuse par un esprit de vengeance particulière;
c'est que, dans le parti opposé, se trouvait, comme alliée, une tribu
qu'ils voulaient exterminer. Chez eux, la haine domine toutes les
autres passions, et c'est elle seule qui est la garantie la plus
durable de leur fidélité. Ils sont tous d'une bravoure éprouvée,
ardents, impétueux, sans pitié pour leurs ennemis, qu'ils massacrent
avec une horrible impassibilité. Impérieux et vindicatifs, ils sont
d'une méfiance extrême à l'égard de tous ceux qu'ils ne connaissent
point, mais hospitaliers et généreux envers ceux qu'ils ont pris pour
amis. Véhéments dans toutes leurs passions, ils se montrent jaloux à
l'excès de leur liberté et de leurs droits et sont toujours prêts à les
maintenir les armes à la main. Ils gardent éternellement le souvenir de
la moindre injure, ne pardonnent jamais et ont une soif inextinguible
du sang de leurs ennemis.»

Tel est le portrait, ressemblance garantie, que Duperrey trace de
ces sauvages enfants des Andes, qui ont eu, du moins, le mérite de
résister, depuis le XVIe siècle, à tous les efforts des envahisseurs et
de conserver intacte leur indépendance.

Après le départ du général Freire et des troupes qu'il emmenait
avec lui, Duperrey mit à profit les instants pour activer
l'approvisionnement de son navire. L'eau et le biscuit furent bientôt
embarqués, mais il fallut un peu plus de temps pour le charbon de
terre, qu'on se procura sans dépense, en allant le ramasser dans une
mine à fleur de terre; on n'eut à payer que les muletiers, dont les
mules le transportèrent au bord de la mer.

Bien que les circonstances au milieu desquelles la _Coquille_ relâchait
à la Concepcion fussent loin d'être gaies, la tristesse générale ne put
tenir contre les joies traditionnelles du carnaval. Les dîners, les
réceptions et les bals recommencèrent, et l'on ne s'aperçut du départ
de l'armée que par l'absence des cavaliers. Les officiers français,
pour reconnaître l'excellent accueil qui leur avait été fait, donnèrent
deux bals à Talcahuano, et plusieurs familles de la Concepcion firent
exprès le voyage pour y assister.

Par malheur, la relation de Duperrey s'interrompt au moment où il
va quitter le Chili, et nous n'avons plus de document officiel pour
raconter en détail cette intéressante et fructueuse campagne. Loin de
pouvoir suivre pas à pas l'original comme nous l'avons fait pour les
autres voyageurs, nous sommes obligés de faire à notre tour un résumé
des résumés que nous avons sous les yeux. Tâche ingrate, peu agréable
pour le lecteur, mais difficile pour l'écrivain, qui doit respecter
les faits et ne peut égayer son récit par des observations personnelles
et des anecdotes, parfois piquantes, de voyageurs.

Cependant, quelques-unes des lettres du navigateur au ministre de la
marine ont été publiées, et nous pouvons en extraire les détails qui
vont suivre.

Le 15 février 1823, la _Coquille_ partit de la Concepcion pour Payta,
où s'étaient embarqués, en 1595, Alvarez de Mendana et Fernandez de
Quiros, pour le voyage de découvertes qui a illustré leurs noms; mais,
une quinzaine plus tard, le calme ayant surpris la corvette dans les
environs de l'île Laurenzo, Duperrey prit le parti de relâcher à Callao
pour y prendre quelques vivres frais.

On sait que Callao est le port de Lima. Aussi les officiers ne
pouvaient-ils se dispenser de faire une visite à la capitale du Pérou.
Ils ne furent pas favorisés par les circonstances. Les dames étaient
aux bains de mer de Miraflores, et les hommes les plus éminents du pays
les y avaient accompagnées. Ils durent donc se contenter de visiter les
habitations et les édifices les plus importants de la ville, et ils
rentrèrent le 4 mars à Callao. Le 9 du même mois, la _Coquille_ jetait
l'ancre à Payta.

La position de cette place, entre l'équateur terrestre et l'équateur
magnétique, permit de se livrer à des observations sur la variation
diurne de l'aiguille aimantée. Les naturalistes y firent également
quelques excursions dans le désert de Piura; ils y récoltèrent de très
curieuses pétrifications coquillières dans un terrain tertiaire tout à
fait analogue à celui des environs de Paris.

Aussitôt qu'on eut épuisé à Payta tout ce qui pouvait offrir quelque
intérêt pour la science, la _Coquille_ reprit sa route et fit voile
pour Taïti.

La navigation fut marquée par un incident qui aurait pu, sinon amener
la perte totale de l'expédition, du moins entraver sensiblement ses
progrès. Dans la nuit du 22 avril, la _Coquille_ se trouvait dans les
parages de l'archipel Dangereux, lorsque l'officier de quart entendit
tout à coup le bruit des vagues déferlant sur les récifs. Il fit
aussitôt mettre en panne et, dès que le jour parut, on vit à quel
danger on venait d'échapper.

Un mille et demi, à peine, séparait la corvette d'une île basse, bien
boisée et bordée de rochers dans toute son étendue. Elle nourrissait
quelques habitants, et une pirogue vint près du bâtiment; mais son
équipage ne voulut jamais monter à bord. Duperrey dut renoncer à
visiter cette terre, qui reçut le nom de Clermont-Tonnerre; partout
la lame brisait avec violence sur les rochers, et il ne put que la
prolonger de bout en bout à une très petite distance.

Le lendemain et les jours suivants furent reconnus quelques îlots sans
grande importance, auxquels on imposa les noms d'Augier, de Freycinet
et de Lostanges.

Au lever du soleil, le 3 mai, on découvrit enfin les plages verdoyantes
et les montagnes boisées de Taïti. Comme ses prédécesseurs, Duperrey ne
peut s'empêcher de noter le changement radical qui s'est opéré dans les
mœurs et dans les habitudes des indigènes.

Pas une pirogue ne vint au-devant de la _Coquille_. C'était l'heure du
sermon lorsqu'elle entra dans la baie de Matavaï, et les missionnaires
avaient réuni la population entière de l'île, au nombre de sept mille
individus, dans la principale église de Papahoa pour y discuter
les articles d'un nouveau code de lois. Les orateurs taïtiens ne
le cédaient pas aux nôtres, paraît-il. Un grand nombre d'entre eux
possédaient le talent apprécié de parler pendant plusieurs heures pour
ne rien dire et d'enterrer les plus beaux projets sous les fleurs de
leur éloquence.

Voici comment d'Urville rend compte de l'une de ces séances:

«Le dessinateur de l'expédition, M. Lejeune, assistait seul à la séance
du lendemain, où des questions politiques furent soumises à l'Assemblée
populaire. Elle dura plusieurs heures, pendant lesquelles les chefs
prirent tour à tour la parole. Le plus brillant orateur de cette foule
était le chef Tati: la principale question agitée fut une capitation
annuelle à établir, à raison de cinq bambous d'huile par homme. Ensuite
on traita des impôts qui devaient être perçus, soit pour le compte du
roi, soit pour le compte des missionnaires. Nous sûmes plus tard que la
première question avait été résolue dans le sens affirmatif, mais que
la seconde, celle qui concernait les missionnaires, avait été ajournée
par eux, dans la prévision d'un échec. Quatre mille personnes environ
assistaient à cette espèce de congrès national.»

Depuis deux mois, Taïti avait abandonné le pavillon anglais pour
en adopter un qui lui fût personnel, et cette révolution pacifique
n'avait en rien altéré la confiance que le peuple manifestait envers
les missionnaires. Ceux-ci accueillirent parfaitement les Français et
leur fournirent, à des prix ordinaires, les rafraîchissements dont ils
avaient besoin.

Ce qu'il y avait de particulièrement curieux dans les réformes
accomplies par ces hommes, c'était la transformation complète de
la conduite des femmes. D'une facilité inouïe, au dire de Cook, de
Bougainville et des autres explorateurs contemporains, elles étaient
devenues d'une modestie, d'une retenue, d'une décence extrêmes, et
l'île tout entière avait pris un air de couvent aussi réjouissant
qu'invraisemblable.

De Taïti, la _Coquille_ alla visiter l'île voisine, Borabora, qui
fait partie du même groupe et qui avait également adopté les mœurs
européennes.

Le 9 juin, la corvette, se dirigeant vers l'ouest, relevait tour à tour
les îles Salvage, Eoa, Santa-Cruz, Bougainville et Bouka; puis, elle
jetait enfin l'ancre, le 12 août, dans le port Praslin, fameux par sa
belle cascade sur la côte de la Nouvelle-Irlande.

«Les relations amicales qui s'établirent avec les naturels permettront
d'ajouter encore à l'histoire de l'homme quelques traits singuliers que
les précédents voyageurs n'avaient point eu l'occasion de noter.»

C'est ici que nous regrettons que la relation originale du voyage n'ait
pas été publiée en son entier, car la phrase précédente, qui se trouve
dans la notice abrégée parue dans les _Annales des Voyages_, ne fait
qu'exciter la curiosité sans la satisfaire.

L'élève Poret de Blosseville,--celui-là même qui devait se perdre avec
la _Lilloise_ dans les glaces du pôle,--fit, bien que les sauvages
eussent tout mis en œuvre pour l'en dissuader, une course jusqu'à leur
village. Là, ils lui montrèrent une sorte de temple où se dressaient
plusieurs idoles informes et bizarres, placées sur une plate-forme
entourée de murs.

La carte du canal Saint-Georges fut levée avec soin; puis, Duperrey
alla visiter les îles autrefois reconnues par Schouten au N.-E. de
la Nouvelle-Guinée. Les trois journées des 26, 27 et 28 août furent
consacrées à leur relèvement. L'explorateur chercha ensuite sans les
trouver les îles Stephens, de Carteret, et, comparant sa route avec
celle qu'avait suivie d'Entrecasteaux, en 1792, il arriva à cette
conclusion, que ce groupe ne pouvait être que celui de la Providence,
anciennement découvert par Dampier.

Le 3 septembre fut reconnu le cap septentrional de la Nouvelle-Guinée.
Trois jours plus tard, la _Coquille_ pénétrait dans le havre étroit et
rocailleux d'Offak, sur la côte nord-ouest de Waigiou, l'une des îles
des Papous. Forest était le seul navigateur qui eût parlé de ce havre.
Aussi Duperrey se montra-t-il particulièrement satisfait d'explorer ce
coin de terre presque vierge des pas de l'Européen. Il était en même
temps très intéressant pour la géographie de constater l'existence
d'une baie méridionale que séparait d'Offak un isthme très étroit.

Deux officiers, MM. d'Urville et de Blosseville, se livrèrent à ce
travail, que MM. Bérard, Lottin et de Blois de la Calande relièrent à
celui que Duperrey avait eu l'occasion de faire sur la côte, pendant la
campagne de l'_Uranie_. Cette terre se montra particulièrement riche en
productions végétales, et d'Urville put y réunir les éléments d'une
collection aussi précieuse par la nouveauté que par la beauté des types.

D'Urville et Lesson, curieux d'observer les habitants, qui
appartiennent à la race papoua, s'étaient embarqués, aussitôt leur
arrivée, sur un canot armé de sept hommes.

Par une pluie diluvienne, ils avaient déjà parcouru un long espace,
lorsqu'ils se trouvèrent tout à coup en face d'une case élevée sur
pilotis et recouverte de feuilles de latanier. A quelque distance se
tenait, blotti dans les buissons, un jeune sauvage qui semblait les
épier; un peu plus loin, un tas d'une douzaine de cocos fraîchement
cueillis, placé bien en vue, semblait inviter les promeneurs à se
rafraîchir. Les Français comprirent que c'était une offrande du jeune
sauvage qu'ils avaient entrevu et firent fête à ce présent venu si à
propos. Bientôt l'indigène, rassuré par le maintien paisible de nos
compatriotes, s'avança en disant _Bongous!_ «bon» et en indiquant que
les cocos avaient été offerts par lui-même. Son attention délicate fut
récompensée par le don d'un collier et de pendants d'oreilles.

Au moment où d'Urville rejoignait son embarcation, il y trouva une
douzaine de Papous, qui jouaient, mangeaient et semblaient dans les
meilleurs termes avec ses canotiers.

«Ils m'eurent bientôt environné, dit-il, en répétant: _Capitan,
bongous!_ et en me faisant toute sorte d'amitiés. Ces hommes sont en
général de petite stature, d'une complexion grêle et débile, sujets à
la lèpre; leurs traits ne sont pourtant point disgracieux; leur organe
est doux, leur maintien grave, poli et même empreint d'une certaine
mélancolie habituelle bien caractérisée.»

Parmi les statues antiques dont le Louvre est si riche, il en est
une, la _Polymnie_, qui est célèbre entre toutes par une expression
de rêverie mélancolique qu'on n'est pas habitué à rencontrer chez les
anciens. Il est assez singulier que d'Urville ait trouvé chez les
Papous, à l'état habituel, cet air de physionomie si bien caractérisé
dans la statue antique.

A bord, une autre troupe de naturels s'était conduite avec calme et
réserve, contrastant ainsi d'une façon bien marquée avec la plupart des
indigènes de l'Océanie.

La même impression fut ressentie par les Français dans leur visite au
rajah de l'île et dans celle qu'il leur rendit à bord de la _Coquille_.
Dans un des villages de la baie du sud, on vit une sorte de temple
où l'on remarqua plusieurs effigies grossières, peintes de diverses
couleurs et ornées de plumes et de nattes. Il fut impossible de se
procurer le moindre renseignement sur le culte que les naturels rendent
à ces idoles.

[Illustration: Naturels de la Nouvelle-Guinée.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Le 16 septembre, la Coquille remit sous voile, prolongea la bande
septentrionale des îles comprises entre Een et Yang, fit une courte
station à Cayeli et gagna Amboine, où l'accueil particulièrement
gracieux du gouverneur des Moluques, M. Merkus, reposa l'état-major des
nombreuses fatigues qu'il avait essuyées pendant cette rude campagne.

Le 27 octobre, la corvette reprenait sa course, se dirigeant vers
Timor en passant à l'ouest des îles Turtle et Lucepara. Puis, Duperrey
détermina la position de l'île du Volcan, reconnut les îles Wetter,
Babé, Dog, Cambing, et, donnant dans le détroit d'Ombay, releva un
grand nombre de points de cette chaîne d'îles qui, de Panter et
d'Ombay, se dirige vers Java.

[Illustration: Deux chefs vinrent prendre les voyageurs. (Page 299.)]

Après avoir dressé la carte de Java et vainement cherché les Trial
sur l'emplacement qu'on leur assigne, Duperrey se dirigea vers la
Nouvelle-Hollande, dont les vents contraires ne lui permirent pas de
longer la côte occidentale. Le 10 janvier 1824, il doublait enfin
l'île de Van-Diémen. Six jours plus tard, il apercevait les feux de
Port-Jackson et laissait tomber l'ancre le lendemain devant la ville de
Sydney.

Le gouverneur, sir Thomas Brisbane, qui avait été prévenu de l'arrivée
de l'expédition, lui fit un accueil empressé, aida de toutes ses forces
au ravitaillement, facilita avec la plus grande amabilité toutes les
réparations que nécessitait l'état de délabrement de la corvette, et
procura à MM. d'Urville et Lesson les moyens de faire une excursion
fructueuse au delà des montagnes Bleues, dans la plaine de Bathurst,
dont les Européens ne connaissaient encore que trop imparfaitement
toutes les ressources.

Ce fut seulement le 20 mars que Duperrey quitta l'Australie. Cette
fois, il dirigea sa course vers la Nouvelle-Zélande, qui avait été
un peu laissée de côté par ses prédécesseurs, et s'arrêta dans la
baie de Manawa, au fond de la vaste Baie des Iles. Des observations
de physique, de géographie, des recherches d'histoire naturelle,
occupèrent les loisirs des officiers. En même temps, les rapports
fréquents de l'équipage avec les naturels jetaient un jour nouveau
sur les mœurs, sur les idées religieuses, sur la langue, sur
l'état d'hostilité d'un peuple jusqu'alors rebelle à l'enseignement
des missionnaires. Ce que ces indigènes avaient apprécié dans la
civilisation, c'étaient les armes perfectionnées, qui leur permettaient
de donner plus facilement satisfaction à leurs goûts sanguinaires, et,
à cette époque, ils en possédaient déjà une grande quantité.

Le 17 avril, la _Coquille_ abandonnait cette relâche, remontait vers la
ligne jusqu'à Rotuma, découverte, mais non visitée, par le capitaine
Wilson, en 1797. Les habitants, doux et hospitaliers, s'empressèrent
de fournir aux navigateurs tous les rafraîchissements dont ils avaient
besoin. Mais on ne fut pas longtemps à s'apercevoir que ces naturels,
profitant de la confiance qu'ils avaient su inspirer, dérobaient une
quantité d'objets, qu'on avait ensuite toutes les peines du monde à
leur faire restituer. Des ordres sévères furent donnés, et les voleurs,
surpris en flagrant délit, furent fustigés en présence de leurs
camarades, qui ne firent que rire plus franchement que les fustigés
eux-mêmes.

Parmi ces sauvages se trouvaient quatre Européens, qui avaient, quelque
temps auparavant, déserté le baleinier le _Rochester_. Aussi peu vêtus
que les naturels, tatoués et couverts comme eux de poudre jaune,
ils n'étaient reconnaissables qu'à leur peau plus blanche et à leur
mine plus éveillée. Satisfaits de leur sort, ils s'étaient créé une
famille à Rotouma, où ils comptaient bien finir leurs jours à l'abri
des soucis, des inquiétudes et des difficultés de la vie civilisée. Un
seul d'entre eux demanda à rester sur la _Coquille_, ce qui lui fut
accordé sans difficulté par Freycinet, mais ce que le chef de l'île ne
permit qu'en apprenant que deux convicts de Port-Jackson demandaient à
débarquer.

Malgré tout l'intérêt qu'offrait aux naturalistes cette population peu
connue, il fallait partir. La _Coquille_ releva tout d'abord les îles
Coral et Saint-Augustin, découvertes par Maurelle en 1781. Ensuite, ce
furent l'île Drummond, dont les habitants, au teint très foncé, aux
membres grêles, à la physionomie peu intelligente, vinrent échanger
quelques coquilles tridacnes, vulgairement appelées bénitiers, contre
des couteaux et des hameçons, puis, les îles Sydenham et Henderville,
aux habitants entièrement nus; puis, Woolde, Hupper, Hall, Knox,
Charlotte, Matthews qui forment l'archipel Gilbert, enfin les groupes
des Mulgraves et de Marshall.

Le 3 juin, Duperrey reconnut l'île Ualan, qui avait été découverte en
1804 par le capitaine américain Croser. Comme elle ne figurait pas sur
les cartes, le commandant résolut d'en prendre une connaissance précise
et détaillée. L'ancre n'eut pas plus tôt mordu le fond, que Duperrey
et quelques-uns de ses officiers se faisaient descendre à terre. Ils y
trouvèrent un peuple doux et bienveillant, qui, leur offrant des cocos
et des fruits de l'arbre à pain, les conduisirent, à travers les sites
les plus pittoresques, jusqu'à la demeure de leur chef principal, leur
«uross-tôn», comme ils l'appelaient.

Voici, d'après Dumont d'Urville, la peinture des sites qu'ils durent
traverser avant d'arriver en présence de ce haut personnage:

«Nous flottions paisiblement au milieu d'un spacieux bassin que
ceignaient les verdoyantes forêts du rivage. Derrière nous s'élevaient
les hautes sommités de l'île, couvertes de tapis épais de verdure,
au-dessus desquels s'élançaient les tiges élégantes et mobiles des
cocotiers. Devant nous surgissait, au milieu des flots, la petite île
de Leilei, entourée des jolies cabanes des insulaires et couronnée par
un monticule de verdure... Qu'on joigne à cela une journée magnifique,
une température délicieuse, et l'on pourra se faire une idée des
sentiments qui remplissaient nos âmes, dans cette sorte de marche
triomphale, au milieu d'un peuple simple, paisible et généreux.»

Une foule, que d'Urville évalue à huit cents personnes, attendait les
embarcations devant un village propre et coquet, aux rues bien pavées.
Tout ce monde, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, gardait un
silence vraiment imposant. Deux chefs vinrent prendre les voyageurs
par la main et les guidèrent vers la demeure de l'uross-tôn. La foule,
toujours silencieuse, demeura dehors, tandis que les Français entraient
dans la case.

Bientôt parut l'uross-tôn, vieillard hâve et défait, affaissé par les
années, et qui devait avoir quatre-vingts ans. Par politesse, les
Français se levèrent à son entrée dans la salle, mais un murmure des
assistants leur apprit qu'ils venaient de manquer aux usages.

Ils jetèrent un regard autour d'eux. Tout le monde était prosterné le
front dans la poussière. Les chefs eux-mêmes n'avaient pu se dérober à
cette marque de respect. Le vieillard, un moment interdit de l'audace
des étrangers, imposa cependant silence à ses sujets, et vint s'asseoir
auprès d'eux. De petites tapes sur les joues, les épaules et les
cuisses, telles furent les marques d'amitié qu'il prodigua pour les
petits présents qui lui avaient été faits ainsi qu'à sa femme. Mais la
reconnaissance de ces souverains ne se traduisit que par le don de sept
«tots», dont cinq étaient du tissu le plus fin.

A la sortie de cette audience, les Français visitèrent le village et
furent tout étonnés d'y rencontrer deux colossales murailles de corail,
dont certains blocs pesaient plusieurs milliers.

Malgré quelques vols commis par les chefs, les dix jours de relâche se
passèrent paisiblement, et l'accord, qui avait si bien inauguré les
rapports entre les Français et les Ualanais, ne fut pas un seul instant
troublé.

«Il est facile, dit Duperrey, de se convaincre de quelle importance
l'île d'Ualan peut devenir un jour. Placée au milieu des îles
Carolines, sur la route des navires qui vont de la Nouvelle-Hollande en
Chine, elle leur présente à la fois des ports de carénage, de l'eau en
abondance et des rafraîchissements de différentes espèces. Ses peuples
sont généreux et pacifiques, et ils seront bientôt en état d'offrir aux
navigateurs un aliment indispensable à la mer, celui qui résultera,
sans doute, de deux truies pleines que nous leur avons laissées et
qu'ils ont reçues avec la plus vive reconnaissance.»

Les réflexions de Duperrey n'ont pas été justifiées par les événements,
et l'île d'Ualan, bien qu'une route d'Europe en Chine, par le sud
de Van-Diémen, passe dans ses parages, n'a guère plus d'importance
aujourd'hui qu'il y a cinquante ans. La vapeur a tellement bouleversé
les conditions de la navigation, elle a produit des changements si
radicaux, que les navigateurs du commencement du siècle ne pouvaient
les prévoir.

La _Coquille_ n'avait quitté Ualan que depuis deux jours, lorsqu'elle
découvrit, les 17, 18 et 23 juin, de nouveaux îlots, dont les noms,
Pelelap, Takai, Aoura, Ougai, Mongoul, lui furent désignés par les
indigènes. Ce sont les groupes Mac-Askyll et Duperrey, dont les
habitants ressemblaient aux Ualanais, et qui, de même qu'aux îles
Radak, désignaient leurs chefs sous le nom de «tamons».

Le 24 du même mois, la _Coquille_ donnait au milieu du groupe Hogoleu,
que Kotzebue avait cherché sous une latitude trop élevée, et dont
le commandant reconnut le gisement à quelques noms, donnés par les
naturels, qui se trouvent inscrits sur la carte du père Cantova. La
reconnaissance hydrographique de ce groupe, qui n'embrasse pas moins de
trente lieues de circonférence, fut faite par M. de Blois du 24 au 27
juin.

Ces îles sont pour la plupart hautes et terminées par des pitons
volcaniques; certaines autres accusent, par la disposition de leur
lagon, une origine madréporique.

Quant aux habitants, ils sont petits, mal conformés, atteints
d'infirmités répugnantes. Si jamais le dicton _mens sana in corpore
sano_ peut trouver son application par antiphrase, c'est bien ici, car
ces naturels ne paraissent pas avoir une intelligence développée et
sont bien au-dessous des Ualanais. Déjà les modes étrangères semblaient
s'être implantées dans ces îles. Quelques-uns des indigènes portaient
des chapeaux pointus, à l'instar des Chinois; d'autres étaient revêtus
de nattes tressées, au milieu desquelles un trou permettait de passer
la tête; on aurait dit le «poncho» de l'Amérique du Sud; mais tous
méprisaient les miroirs, les colliers et les sonnettes; ils demandaient
des haches et du fer, ce qui annonçait de fréquents rapports avec les
Européens.

Après avoir reconnu les îles Tamatan, Fanendik et Ollap, les Martyres
des anciennes cartes, après avoir vainement cherché les îles Namoureck
et Ifelouk autour de la position que leur assignaient Arrowsmith et
Malaspina, la _Coquille_, le 26 juillet, à la suite d'une exploration
du nord de la Nouvelle-Guinée, s'arrêta au havre Doreï, sur la côte
S.-E., et y resta jusqu'au 9 août.

Cette relâche fut on ne peut plus fructueuse au point de vue de
l'histoire naturelle et de la géographie, de l'astronomie et de la
physique. Les indigènes de cette île appartiennent à la race des Papous
la plus pure. Leurs habitations sont des cases élevées sur des pieux,
et on y monte au moyen d'une pièce de bois entaillée qu'on rentre
tous les soirs à l'intérieur. Ces naturels des côtes sont, paraît-il,
toujours en guerre avec ceux de l'intérieur, les nègres Harfous ou
Arfakis. D'Urville, sous la conduite d'un jeune Papou, put pénétrer
jusqu'aux habitations de ces derniers. C'étaient des êtres doux,
hospitaliers et polis, qui ne ressemblaient guère au portrait que leurs
ennemis en avaient tracé.

La _Coquille_, après cette station, traversa de nouveau les Moluques,
stationna fort peu de temps à Sourabaya, sur la côte de Java, et, le
30 octobre, arriva aux îles de France et de Bourbon. Enfin, à la suite
d'une station à Sainte-Hélène, où les officiers français allèrent
visiter le tombeau de Napoléon, et à l'Ascension, où une colonie
anglaise s'était établie depuis 1815, la corvette entrait à Marseille,
le 24 avril 1825, après avoir fait trente et un mois et treize jours de
campagne, et franchi 24,894 lieues, sans perte d'homme, sans malade,
sans avarie.

Le succès tout à fait remarquable de cette expédition fit le plus
grand honneur à son jeune commandant et à tous les officiers qui,
avec un zèle infatigable, avaient procédé à toutes les observations
scientifiques. Aussi la moisson était-elle des plus riches.

Cinquante-deux cartes et des plans avaient été dressés, des collections
des trois règnes de la nature, aussi nombreuses que nouvelles, avaient
été réunies. Vocabulaires très nombreux, à l'aide desquels on espérait
reconstituer l'histoire des migrations des peuplades océaniennes,
renseignements curieux sur les productions des endroits visités, sur
l'état du commerce et de l'industrie des habitants, observations
relatives à la figure de la terre, recherches de magnétisme, de
météorologie et de botanique, tel était le bagage scientifique
considérable que la _Coquille_ rapportait et dont la publication était
vivement attendue du monde savant.


II

  Expédition du baron de Bougainville.--Relâche à Pondichéry.--La
  ville blanche et la ville noire.--La main droite et la main
  gauche.--Malacca.--Singapour et sa récente prospérité.--Relâche à
  Manille.--La baie de Tourane.--Les singes et les habitants.--Les
  rochers de marbre de Fay-Foë.--Diplomatie cochinchinoise.--Les
  Anambas.--Le sultan de Madura.--Les détroits de Madura et
  d'Allass.--Cloates et les Trials.--Van-Diémen.--Botany-Bay et
  la Nouvelle-Galles du Sud.--Santiago et Valparaiso.--Retour
  par le cap Horn.--Expédition de Dumont d'Urville sur
  l'Astrolabe.--Le pic de Teyde.--L'Australie.--Relâche à la
  Nouvelle-Zélande.--Tonga.--Tabou.--Escarmouches.--Nouvelle-Bretagne
  et Nouvelle-Guinée.--Premières nouvelles du sort de La
  Pérouse.--Vanikoro et ses habitants.--Relâche à Guaham.--Amboine et
  Mauado.--Résultats de l'expédition.

L'expédition dont le commandement fut confié au baron de Bougainville
n'était, à proprement parler, ni un voyage scientifique ni une campagne
de découvertes. Son but principal était de montrer notre pavillon dans
l'extrême Orient, et de faire sentir à ces gouvernements peu scrupuleux
que la France entendait protéger ses nationaux et ses intérêts, partout
et en tout temps. Les instructions données à ce capitaine de vaisseau
portaient, en outre, qu'il aurait à remettre au souverain de la
Cochinchine une lettre du roi, ainsi que des présents qui devaient être
embarqués sur la frégate la _Thétis_.

M. de Bougainville devait aussi se livrer à des recherches
hydrographiques partout où il le pourrait, sans s'exposer à des retards
nuisibles à sa navigation, et réunir les notions les plus étendues sur
le commerce, les productions et les moyens d'échange des pays où il
s'arrêterait.

Deux bâtiments étaient placés sous les ordres de M. de Bougainville.
L'un, la _Thétis_, était une frégate toute neuve, portant
quarante-quatre canons et trois cents matelots;--aucun bâtiment
français de cette force, sauf la _Boudeuse_, n'avait encore accompli
le tour du monde;--l'autre était la corvette rasée l'_Espérance_, ayant
vingt caronades sur le pont et cent vingt hommes d'équipage.

Le premier de ces bâtiments était sous les ordres directs du baron de
Bougainville, et son état-major se composait d'officiers de choix,
parmi lesquels on remarque les noms de Longueville, Lapierre et Baudin,
qui devinrent capitaine de vaisseau, vice-amiral et contre-amiral.
L'_Espérance_ était commandée par le capitaine de frégate de Nourquer
du Camper, qui, comme second de la frégate la _Cléopâtre_, avait déjà
exploré une grande partie du parcours de la nouvelle expédition. Elle
comptait, parmi ses officiers, Turpin, futur contre-amiral, député
et aide de camp de Louis-Philippe, Eugène Penaud, plus tard officier
général, et Médéric Malavois, qui devait être gouverneur du Sénégal.

Pas un de ces savants spéciaux, que l'on avait vus répartis avec
tant de prodigalité sur le _Naturaliste_ ou sur tel autre bâtiment
circumnavigateur, n'était embarqué sur les navires du baron de
Bougainville, et ce fut pour celui-ci, durant toute la campagne, un
regret d'autant plus vif que les officiers de santé, retenus par
les soins à donner à un nombreux équipage, ne pouvaient s'absenter
longtemps du bord pendant les relâches.

Le journal du voyage de M. de Bougainville s'ouvre par cette remarque
judicieuse:

«C'était, il n'y a pas encore bien des années, une entreprise
hasardeuse qu'un voyage autour du monde, et moins d'un demi-siècle
s'est écoulé depuis l'époque à laquelle une expédition de cette
nature suffisait pour répandre une certaine illustration sur l'homme
qui la dirigeait... C'était alors le bon temps, l'âge d'or du
circumnavigateur, et les dangers et les privations contre lesquels il
avait à lutter étaient payés au centuple, lorsque, riche de précieuses
découvertes, il saluait au retour les rivages de la patrie.... Il n'en
est plus ainsi; le prestige a disparu; on fait à présent le tour de la
terre comme on faisait son tour de France!....»

Que dirait donc aujourd'hui le baron Yves-Hyacinthe Potentien de
Bougainville, le fils du vice-amiral, sénateur et membre de l'Institut,
maintenant que nous possédons ces admirables navires à vapeur si
perfectionnés, et ces cartes si exactes qui semblent faire un jeu des
lointaines navigations!

Le 2 mars 1824, la _Thétis_ quittait seule la rade de Brest; elle
devait retrouver à Bourbon sa conserve l'_Espérance_, qui, partie
depuis quelque temps, avait fait voile pour Rio-de-Janeiro. Une
courte relâche à Ténériffe, où la _Thétis_ ne put acheter que du
vin de mauvaise qualité et fort peu des rafraîchissements dont elle
avait besoin, la vue, à distance, des îles du cap Vert et du cap de
Bonne-Espérance, la recherche de l'île fabuleuse de Saxembourg et de
quelques vigies non moins fantastiques, furent les seuls événements de
la traversée jusqu'à l'île Bourbon, où l'_Espérance_ avait devancé sa
conserve.

[Illustration: Idoles indiennes près de Pondichéry.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Bourbon était à cette époque un point si connu des navigateurs, qu'il
n'y avait pas grand'chose à en dire, quand on avait parlé de ses deux
rades foraines de Saint-Denis et de Saint-Paul.

[Illustration: Indiens de Pondichéry. (Page 306.)]

Saint-Denis, la capitale, située au nord de Bourbon et à l'extrémité
d'un plateau incliné, n'était, à proprement parler, qu'un gros bourg,
sans enceinte ni murailles, dont chaque maison était entourée d'un
jardin. Pas de monuments publics à citer, si ce n'est le palais du
gouverneur, situé dans une position qui domine toute la rade, le
jardin botanique et le jardin de naturalisation, qui date de 1817. Le
premier, placé au centre de la ville, renfermait de belles promenades,
par malheur peu fréquentées, et était admirablement entretenu.
L'eucalyptus, le géant des forêts australiennes, le phormium tenax, ce
chanvre néo-zélandais, le casuarina, ce pin de Madagascar, le baobab au
tronc d'une grosseur prodigieuse, le carambollier, le sapotillier, la
vanille, faisaient l'ornement de ce jardin, qu'arrosaient des canaux
d'eau vive. Le second, sur la croupe d'un coteau, formé de terrasses
échelonnées, sur lesquelles des ruisseaux portaient la vie et la
fécondité, était consacré à l'acclimatation des arbres et des plantes
des contrées européennes. Les pommiers, les pêchers, les abricotiers,
les cerisiers et les poiriers, ayant parfaitement réussi, avaient déjà
fourni à la colonie des plants précieux. On cultivait aussi, dans ce
jardin, la vigne, l'arbuste à thé et nombre d'essences étrangères,
parmi lesquelles Bougainville se plaît à citer le «laurea argentea», à
la feuille brillante.

Le 9 juin, les deux bâtiments quittèrent la rade de Saint-Denis. Après
avoir doublé les bancs de la Fortune et de Saya de Malha, passé au
large des Séchelles, puis entre les attolls sud des Maldives, îles à
fleur d'eau couvertes d'arbres touffus que couronnent des bouquets de
cocotiers, ils reconnurent l'île de Ceylan et la côte de Coromandel, et
jetèrent l'ancre devant Pondichéry.

Cette partie de l'Inde est loin de répondre à l'idée enchanteresse
que les Européens ont pu s'en former d'après les descriptions
dithyrambiques des écrivains qui ont célébré ses merveilles.

Peu considérable est le nombre des édifices et des monuments à
Pondichéry, et, lorsqu'on a visité les pagodes,--ce qu'il y a de
plus curieux,--et les «chaudières», dont l'utilité est l'unique
recommandation, on n'a plus à s'intéresser qu'à la nouveauté des scènes
qui se renouvellent à chaque pas dans cette ville séparée en deux
quartiers bien distincts. A l'un, la ville «blanche», aux édifices
coquets, mais si triste et si solitaire, ne doit-on pas préférer
l'autre, la ville «noire», avec ses bazars, ses jongleurs, ses pagodes
massives et les danses attrayantes de ses bayadères?

«La population indienne, à la côte de Coromandel, dit la relation, se
divise en deux classes: la _main droite_ et la _main gauche_. Cette
division tire son origine du gouvernement d'un nabab sous lequel le
peuple se révolta: tous ceux qui restèrent fidèles au prince furent
distingués sous la qualification de main droite, et les autres sous
celle de main gauche. Ces deux grandes tribus, qui partagent presque en
égale portion toute la population, sont constamment en état d'hostilité
pour ce qui tient aux rangs et aux prérogatives que les amis du prince
avaient obtenus. Ceux-ci sont cependant restés en possession des
emplois qui tiennent au gouvernement, tandis que les autres s'occupent
de commerce et de métiers. Mais, pour maintenir entre eux la paix,
il a fallu défendre leurs anciennes processions et cérémonies... La
_main droite_ et la _main gauche_ se subdivisent en dix-huit castes ou
métiers, pétries de prétentions et de préjugés que la fréquentation des
Européens depuis des siècles n'a pas diminués. De là des sentiments de
rivalité et de mépris qui seraient la source de guerres sanglantes,
si les Hindous n'avaient horreur du sang et si leur caractère ne les
éloignait de tous les partis violents. Cette douceur de mœurs et ce
principe toujours actif de dissension servent à expliquer le phénomène
politique de plus de cinquante millions d'hommes subissant le joug de
vingt-cinq à trente mille étrangers.»

La _Thétis_ et l'_Espérance_ quittèrent, le 30 juillet, la rade de
Pondichéry, traversèrent le golfe du Bengale, reconnurent les Nicobar
et Poulo-Penang, port franc où se voyaient à la fois trois cents
navires. Puis, elles embouquèrent le détroit de Malacca et s'arrêtèrent
dans ce port hollandais, du 24 au 26 juillet, pour réparer quelques
avaries survenues à l'_Espérance_, de manière qu'elle pût tenir la mer
jusqu'à Manille. Les rapports avec le résident et les habitants furent
d'autant meilleurs qu'ils se trouvèrent scellés par des repas donnés
à terre et sur la _Thétis_ en l'honneur des rois de France et des
Pays-Bas.

Au reste, les Hollandais s'attendaient à céder bientôt cet
établissement aux Anglais, comme cela se fit en effet quelque temps
après. Et cependant, au point de vue de la fertilité du sol, de
l'agrément de la situation, de la facilité de se procurer les objets de
première nécessité, Malacca l'emportait de beaucoup sur ses rivales.

Bougainville quitta cette rade le 26 août, et fut contrarié par des
vents debout, des calmes et des orages pendant le reste de la traversée
du détroit. C'étaient les parages le plus particulièrement fréquentés
par les pirates malais. Aussi, bien que la division fût de force à ne
redouter aucun ennemi, le commandant fit placer des factionnaires et
prit les précautions nécessaires pour éviter toute surprise. Il n'était
pas rare de voir quelques-uns de ces pros montés par cent hommes
d'équipage, et plus d'un navire marchand avait été récemment la proie
de ces incorrigés et incorrigibles forbans.

Mais la division n'aperçut rien de suspect et continua sa route jusqu'à
Singapour.

C'était un singulier mélange de races que la population de cette
ville. On y rencontrait l'Européen, adonné aux principales branches
du commerce; des marchands, Arméniens et Arabes; des Chinois, les uns
cultivateurs, les autres exerçant différents métiers qui fournissent
aux besoins de la population. Pour les Malais, déplacés au milieu de
cette civilisation naissante, ou ils vivaient dans la domesticité,
ou ils s'endormaient dans leur indolence et leur misère. Quant
aux Hindous, chassés et bannis de leur patrie pour crimes, ils ne
pratiquaient que ces métiers inavouables qui empêchent de mourir de
faim la lie de toutes les grandes villes.

C'était en 1819 seulement que les Anglais avaient acheté du sultan
malais de Djohor le droit de s'établir dans la ville de Singapour. La
petite bourgade où ils s'établirent ne comptait à ce moment que cent
cinquante habitants; mais, grâce à sir Stamford Raffles, une ville
n'avait pas tardé à s'élever sur l'emplacement des modestes cabanes des
habitants; par une sage mesure administrative, tout droit de douane
avait été supprimé, et ce que la nouvelle cité devait à la nature,
c'est-à-dire un port vaste et sûr, avait été habilement complété par la
main de l'homme.

La garnison ne comptait que trois cents cipayes et trente canonniers;
les fortifications n'existaient pas encore, et le matériel d'artillerie
comprenait seulement une batterie de vingt canons et autant de pièces
de campagne en bronze.

A vrai dire, Singapour n'était qu'un entrepôt de commerce. De Madras
lui venaient les toiles de coton; de Calcutta, l'opium; de Sumatra,
le poivre; de Java, l'arack et les épiceries; de Manille, le sucre et
l'arack, et toutes ces marchandises étaient ensuite envoyées en Europe,
en Chine, à Siam, etc.

D'édifices publics, nulle trace. Il n'y avait ni magasins publics, ni
bassins de carénage, ni chantiers de construction, ni casernes; mais on
remarquait une petite église à l'usage des indigènes convertis.

Le 2 septembre, la division reprit sa route et atteignit sans incident
le port de Cavite. Le commandant de l'_Espérance_, M. Du Camper, qu'un
séjour de plusieurs années à Luçon avait mis en relations avec les
principaux habitants, reçut l'ordre de gagner Manille, où il devait
prévenir le gouverneur général des Philippines de l'arrivée des
frégates, des motifs de leur relâche, puis sonder ses dispositions et
pressentir l'accueil qui serait fait aux Français.

L'intervention récente de ceux-ci en Espagne les plaçait, en effet,
dans une situation assez délicate vis-à-vis du gouverneur, don
Juan-Antonio Martinez, nommé à ce poste par le gouvernement des Cortès
que ceux-ci venaient de renverser. Les appréhensions du commandant
ne se trouvèrent pas confirmées, et il trouva auprès des autorités
espagnoles, avec le concours le plus empressé, la bonne volonté la plus
active.

La baie de Cavite, où les bâtiments avaient jeté l'ancre, s'encombrait
tous les jours par les vases. C'était, pourtant, le principal port des
Philippines. Les Espagnols y possédaient un arsenal fort bien muni,
dans lequel travaillaient des Indiens des environs, ouvriers adroits et
intelligents, mais paresseux à l'excès.

Tandis qu'on procédait au doublage de la _Thétis_ et aux travaux
importants que nécessitait l'état de l'_Espérance_, les commis et les
officiers surveillaient à Manille la confection des vivres et des
cordages. Ces derniers, faits en «abaca», fibres d'un bananier qu'on
appelle vulgairement «chanvre de Manille», bien que cités pour leur
grande élasticité, ne firent pas un bon usage à bord des bâtiments.

Le temps de la relâche fut douloureusement troublé par des
tremblements de terre et des typhons qui sont périodiques à Manille.
Le 24 octobre, le tremblement de terre fut si violent, que le
gouverneur, les troupes et une partie des habitants durent abandonner
la ville à la hâte. Le dommage fut estimé à trois millions de francs;
quantité de maisons s'écroulèrent, huit personnes furent ensevelies
sous les ruines et un grand nombre furent blessées.

A peine la population commençait-elle à se rassurer, qu'un épouvantable
typhon vint mettre le comble à la calamité publique. Il ne dura qu'une
partie de la nuit du 31 octobre, et le lendemain, lorsque le soleil se
leva, on aurait pu croire n'avoir fait qu'un mauvais rêve, si la vue
des campagnes ravagées, l'aspect lamentable de la rade avec six navires
à la côte et les autres presque entièrement désemparés, n'eussent
témoigné de la réalité du phénomène. Tout autour de la ville, le pays
était dévasté, les récoltes perdues, les arbres, même les plus gros,
violemment arrachés, les villages détruits. C'était un spectacle
navrant!

L'_Espérance_ avait son grand mât et le mât d'artimon rasés à quelques
pieds au-dessus du pont, ses bastingages emportés. La _Thétis_, plus
heureuse, était sortie presque sauve de cette épouvantable tempête. La
paresse des ouvriers, le grand nombre de fêtes qu'ils chôment, eurent
bientôt décidé Bougainville à se séparer momentanément de sa conserve,
et, le 12 décembre, il faisait mettre à la voile pour la Cochinchine.

Mais, avant de suivre les Français aux bords peu fréquentés de ce pays,
il convient de parcourir avec eux Manille et ses environs.

La baie de Manille est sans contredit l'une des plus vastes et des plus
belles du monde; des flottes nombreuses y pourraient trouver place; ses
deux passes n'étaient pas encore défendues, ce qui avait permis, en
1798, à deux frégates anglaises de pénétrer dans le port et d'enlever
plusieurs bâtiments sous le canon même de la ville.

L'horizon est fermé par une barrière de montagnes, qui finit au sud par
le Taal, volcan presque éteint aujourd'hui, mais dont les éruptions
ont causé plusieurs fois des malheurs effroyables. Dans la plaine, au
milieu des champs de riz, des hameaux ou des maisons isolées animent le
paysage.

En face de l'entrée de la baie s'élève la ville, qui compte cent
soixante mille habitants, avec son phare et ses longs faubourgs. Elle
est arrosée par le Passig, rivière sortie du lac de Bay, et cette
situation exceptionnelle lui assure des avantages que plus d'une
capitale envierait.

La garnison, sans y comprendre la milice, se composait à cette époque
de deux mille deux cents hommes de troupes. A côté de la marine
militaire, toujours représentée par quelque bâtiment en station,
était organisée une marine propre à la colonie, qui avait reçu le nom
de «sutil», soit à cause de la petitesse des bâtiments employés, soit
à cause de leur rapidité. Cette marine, dont tous les grades sont à
la nomination du gouverneur général, se composait de goëlettes et de
chaloupes canonnières, destinées à protéger les côtes et les bâtiments
de commerce contre les pirates des îles Soulou. On ne peut pas dire
que cette organisation, qui coûte beaucoup, ait produit de grands
résultats. Bougainville en donne un singulier exemple: les Soulouans
ayant, en 1828, enlevé sur les côtes de Luçon trois mille habitants,
une expédition dirigée contre eux avait coûté cent quarante mille
piastres pour leur tuer six hommes!

Une assez grande fermentation régnait aux Philippines à l'époque
du séjour de la _Thétis_ et de l'_Espérance_, et le contre-coup
des événements qui avaient ensanglanté la métropole s'y faisait
douloureusement sentir. En 1820, le 20 décembre, massacre des blancs
par les Indiens, en 1824, révolte d'un régiment et assassinat d'un
ancien gouverneur, M. de Folgueras, tels avaient été les premières
secousses qui avaient ébranlé la domination espagnole. Les métis,
qui formaient, avec les Tagals, la classe la plus riche et la plus
industrieuse en même temps que la véritable population indigène,
donnaient à cette époque des craintes légitimes à l'autorité, car on
savait qu'ils voulaient l'expulsion de tout ce qui n'avait pas pris
naissance aux Philippines. C'étaient eux qui commandaient les régiments
indigènes, c'étaient eux qui possédaient la plupart des cures; on voit
qu'ils jouissaient d'une influence considérable, et l'on pouvait se
demander si l'on n'était pas à la veille d'une de ces révolutions qui
ont privé l'Espagne de ses plus belles colonies.

La navigation de la _Thétis_ jusqu'à Macao fut contrariée par des
grains, des rafales, des averses et un froid qui furent d'autant
plus sensibles que, pendant plusieurs mois, les navigateurs avaient
éprouvé une température de vingt-sept degrés. A peine l'ancre fut-elle
tombée dans la rivière de Canton, qu'un grand nombre de bateaux du
pays vinrent entourer la frégate, offrant en vente des légumes, des
poissons, des oranges et une foule de bagatelles, autrefois si rares,
aujourd'hui plus communes, mais toujours coûteuses.

«La ville de Macao, encaissée entre des collines arides, dit la
relation, se laisse apercevoir de loin par la blancheur éclatante de
ses édifices. Son exposition fait face au levant, et les maisons qui
bordent la plage, élégamment construites et bien alignées, dessinent
les contours du rivage. C'est le beau quartier de la ville, celui
que les étrangers habitent; au delà, le terrain s'élève brusquement;
d'autres façades, celles de plusieurs couvents, que leur masse et leur
architecture font remarquer, se montrent au second plan, et l'ensemble
est couronné par les murailles crénelées des forts sur lesquels
flottait le pavillon blanc aux armes de Portugal. Aux extrémités nord
et sud de la ville, les batteries descendent par trois étages jusqu'à
la mer, et, près de la première, un peu en dedans, se trouve placée une
église dont le portique et les décorations extérieures sont de l'effet
le plus gracieux. Plusieurs sampangs, des jonques et des bateaux de
pêche, mouillés près de terre, animent ce tableau, dont le cadre
paraîtrait moins sombre, si la végétation déployait quelque peu de ses
richesses sur les hauteurs qui environnent la ville.»

Par sa position d'intermédiaire du commerce entre la Chine et le monde
entier, Macao, un des débris de la fortune coloniale du Portugal, avait
longtemps joui d'une prospérité brillante. En 1825, il n'en était plus
ainsi, et cette ville ne se soutenait plus guère que par la contrebande
de l'opium.

La relâche de la _Thétis_ à Macao n'avait pour but que d'y déposer des
missionnaires et d'y montrer le pavillon français. Aussi Bougainville
quitta-t-il cette ville dès le 8 janvier 1825.

Aucun événement digne de remarque ne vint donner de l'intérêt à la
navigation jusqu'à la baie de Tourane. Mais en y arrivant, Bougainville
apprit que l'agent français, M. Chaigneau, avait quitté Hué pour
Saïgon, avec l'intention d'y fréter une barque à destination de
Singapour. Le commandant ne savait plus à qui s'adresser, et, privé de
la seule personne qui pût faire réussir ses projets, il en augura tout
de suite le plus triste succès. Il envoya cependant aussitôt à Hué une
lettre exposant l'objet de sa mission, et dans laquelle il demandait
à se rendre en personne, accompagné de quelques officiers, dans cette
capitale.

Le temps qui s'écoula jusqu'à la réception de la réponse fut mis à
profit par les Français, qui visitèrent en détail la baie et ses
environs, ainsi que les fameux rochers de marbre, objets de la
curiosité de tous les voyageurs.

Certains auteurs, et notamment Horsburgh, appellent la baie de Tourane
l'une des plus belles et des plus vastes de l'univers. Telle n'est pas
l'opinion de Bougainville, qui n'en considère comme sûre qu'une très
petite partie. Le village de Tourane est situé sur le bord de la mer, à
l'entrée du canal de Fay-Foë, sur la rive droite duquel s'élève un fort
bâti par des ingénieurs français, avec glacis, bastions et fossé sec.

Les Français, considérés comme d'anciens alliés, étaient toujours
accueillis avec bienveillance et sans défiance. Il n'en était pas de
même, paraît-il, des Anglais, à qui l'on ne permettait pas de descendre
à terre, tandis que les marins de la _Thétis_ obtinrent aussitôt droit
de pêche et de chasse, liberté entière d'aller et de venir, et toute
facilité pour faire des vivres frais.

[Illustration: Rivière San Matheo, îles Luçon.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Grâce à la latitude qui leur était laissée, les officiers purent donc
parcourir le pays et faire des observations intéressantes. L'un d'eux,
M. de la Touanne, trace le portrait suivant des indigènes:

«Leur taille est plutôt au-dessous qu'au-dessus de la moyenne, et, à
cet égard, ils sont, à peu près, ce que sont les Chinois de Macao. Leur
peau est d'un brun jaunâtre, leur masque est plat et arrondi. Leur
physionomie sans expression et leurs yeux mornes ne sont cependant pas
bridés comme ceux des Chinois. Ils ont le nez épaté, la bouche grande,
et leurs lèvres sont renflées d'une manière d'autant plus désagréable,
qu'avec l'habitude qu'ils ont tous, hommes et femmes, de mâcher l'arec
mêlé à du bétel et de la chaux, elles sont constamment souillées et
noircies. Les femmes, presque aussi grandes que les hommes, n'ont pas
un extérieur plus agréable, et la malpropreté repoussante commune aux
deux sexes achève de les priver de toute espèce d'attrait.»

[Illustration: Femmes de la baie de Tourane. (Page 313.)]

Ce qui frappe le plus, c'est la misère de ces habitants comparée à la
fertilité des campagnes, et ce contraste choquant dévoile l'égoïsme
et l'incurie du gouvernement non moins que l'insatiable avidité des
mandarins.

Si les plaines portent du maïs, des patates douces, du manioc, du
tabac et du riz, dont la belle apparence accuse les soins qui leur
sont donnés, la mer nourrit quantité de poissons exquis, et les
forêts recèlent nombre d'oiseaux, des tigres et des rhinocéros, des
buffles et des éléphants, ainsi que des singes, que l'on rencontre
partout en grand nombre. Hauts de quatre pieds, le teint coloré, le
corps d'un gris perle, les cuisses noires et les jambes rouges, ces
derniers portent un collier rouge et une ceinture blanche, ce qui leur
donne tout à fait l'air d'être habillés. Leur force musculaire est
prodigieuse, et ils franchissent, en sautant de branche en branche,
des distances énormes. Rien de curieux comme de voir une grappe d'une
douzaine de ces animaux se livrer sur le même arbre aux grimaces et aux
contorsions les plus étranges.

«Un jour que j'étais seul à la lisière du bois, dit Bougainville, j'en
blessai un qui vint montrer son nez aux rayons du soleil. Il se prit
la face à deux mains et se mit à pousser de tels gémissements, que,
dans un instant, plus d'une trentaine des siens l'entourèrent. Je me
hâtai de recharger mon fusil, ne sachant à quoi je devais m'attendre,
car il y a tels de ces animaux qui ne craignent pas de s'attaquer à
l'homme; mais la bande, s'emparant du blessé, s'enfonça de nouveau dans
l'épaisseur du bois.»

Une autre excursion eut pour but les rochers de marbre de la rivière
Fay-Foë. Il y a là des cavernes bien curieuses; dans l'une d'elles, on
remarque une énorme colonne suspendue à la voûte et dont la base est
absolument détachée du sol. On ne voyait pas de stalactites dans cette
caverne, mais au fond on entendait le bruit d'une chute d'eau.

Un peu plus loin, à l'air libre, les Français visitèrent les ruines
d'un ancien édifice, près d'une grotte où se trouve une idole. Dans un
coin existait un conduit latéral que Bougainville suivit, et qui le
conduisit dans une «immense rotonde éclairée par en haut et terminée
par une voûte cintrée de soixante pieds d'élévation pour le moins.
Qu'on se représente des colonnes de marbre de couleurs variées, dont
quelques-unes paraissent être taillées dans le bronze par suite de
l'enduit verdâtre que le temps et l'humidité y avaient imprimé; des
lianes traversant la pierre du faîte, et tendant vers le sol, les unes
en faisceaux, les autres en cordons, comme pour recevoir des lustres;
des groupes de stalactites suspendues sur nos têtes, semblables à
d'énormes jeux d'orgues; des autels, des statues mutilées, des monstres
hideux taillés dans la pierre; enfin toute une pagode, qui n'occupait
cependant qu'une très petite partie de ce vaste emplacement. Qu'on
rassemble maintenant ces objets dans un même cadre, et qu'on les
éclaire d'une lumière confuse, incertaine, et l'on aura peut-être
quelque idée de ce qui frappa tout à coup mes regards.»

Le 20 janvier 1825, l'_Espérance_ ralliait enfin la frégate. Deux jours
plus tard arrivaient deux envoyés de la cour de Hué, qui venaient
demander à Bougainville la lettre dont il était porteur. Mais, comme
celui-ci avait ordre de ne la remettre qu'à l'empereur lui-même, ces
exigences amenèrent des négociations aussi longues que puériles.

Les formes cérémonieuses dont s'entouraient les envoyés cochinchinois
rappelèrent à Bougainville l'anecdote de cet envoyé et de ce gouverneur
de Java qui, faisant assaut de gravité et de prudence diplomatique,
restèrent vingt-quatre heures en présence et se quittèrent sans s'être
adressé la parole. Le commandant n'était pas homme à faire preuve
de tant de longanimité, mais il ne put obtenir l'autorisation qu'il
sollicitait, et la négociation se termina par un échange de présents
qui n'engageait à rien.

En somme, le résultat le plus clair de toutes ces entrevues était
l'assurance donnée par l'empereur qu'il verrait avec plaisir les
navires français visiter ses ports, à condition de se conformer aux
lois de l'empire.

Depuis 1817, les Français avaient à peu près été les seuls qui eussent
fait des affaires passables avec la Cochinchine, grâce à la présence
de leurs résidents à la cour de Hué, et il dépendait d'eux seuls de
conserver une situation exceptionnelle que les anciennes relations
amicales avec le gouvernement cochinchinois leur avaient procurée.

Les deux bâtiments quittèrent la baie de Tourane, le 17 février, avec
le projet de visiter le groupe des Anambas, îles qui n'avaient pas
encore été explorées. Le 3 mars, on eut connaissance de cet archipel,
qu'on trouva ne ressembler en aucune façon aux Anambas indiquées sur
la carte anglaise de la mer de Chine. Bougainville fut agréablement
surpris de voir se dérouler sous ses yeux une foule d'îles et d'îlots,
qui devaient présenter d'excellents mouillages pendant les moussons.

Les deux navires pénétrèrent au milieu de cet archipel, dont ils firent
le lever hydrographique. Tandis que les embarcations étaient employées
à ce travail, deux pirogues d'une jolie construction s'approchèrent.
L'une d'elles accosta la _Thétis_, et un homme d'une cinquantaine
d'années, la poitrine couturée de cicatrices, la main droite privée de
deux doigts, monta à bord. Il était déjà descendu dans l'entre-pont,
lorsque la vue des rateliers d'armes et des canons le décida à regagner
sa pirogue.

Le lendemain, deux autres canots montés par des Malais, à la
physionomie farouche, accostèrent. Ceux-ci apportaient des bananes, des
cocos et des ananas qu'ils troquèrent contre du biscuit, un mouchoir et
deux petites haches.

Quelques autres entrevues eurent lieu avec ces insulaires, armés de
kriss et de demi-piques au fer tranchant des deux côtés. On ne dut
voir en eux que de forcenés pirates.

Bien que les Français n'aient exploré qu'une partie de ces îles, les
informations qu'ils recueillirent n'en sont pas moins intéressantes par
leur nouveauté.

La première condition qu'exige une nombreuse population, c'est
l'abondance de l'eau. Or, celle-ci paraît fort rare. De plus, la terre
végétale est loin d'être épaisse, et les montagnes n'étant séparées
que par des ravins étroits et non par des plaines, il s'ensuit que la
culture est presque impossible. Les arbres eux-mêmes n'atteignent,
à l'exception des cocotiers, qu'une hauteur médiocre. Aussi la
population, au dire d'un indigène, ne s'élèverait-elle pas à plus de
deux mille habitants,--chiffre qui parut encore exagéré à Bougainville.

L'heureuse situation de ces îles sur les deux routes des bâtiments qui
font le commerce de la Chine, aurait dû les désigner, depuis longtemps,
à l'attention des navigateurs. Il faut sans doute attribuer à leur
défaut de ressources l'abandon dans lequel elles ont été laissées.

Le peu d'empressement et de confiance que Bougainville rencontra chez
ces insulaires, le haut prix des denrées, puis le renversement de
la mousson dans les mers de la Sonde, déterminèrent le commandant à
suspendre la reconnaissance de cet archipel pour gagner au plus tôt
Java, où ses instructions lui prescrivaient de toucher.

Le 8 mars fut signalé par le départ des deux bâtiments, qui reconnurent
d'abord les îles Victory, Barren, Saddle et Camel, passèrent par le
détroit de Gaspar, dont la traversée ne dura pas plus de deux heures,
bien qu'elle se prolonge souvent plusieurs jours lorsqu'elle n'est pas
favorisée par le vent, et ils jetèrent l'ancre à Sourabaya, où l'on
apprit la mort de Louis XVIII et l'avènement de Charles X.

Comme le choléra, qui avait fait, en 1822, trois cent mille victimes à
Java, sévissait encore, Bougainville eut la précaution de conserver à
bord ses équipages à l'abri du soleil, et défendit expressément toute
communication avec les bateaux chargés de fruits, dont l'usage est
si dangereux pour l'Européen, particulièrement durant la saison des
pluies, dans laquelle on allait entrer. Malgré ces ordres si sages,
la dysenterie allait s'abattre sur la _Thétis_, et y faire de trop
nombreuses victimes.

La ville de Sourabaya est située à une lieue de l'embouchure de la
rivière, et l'on n'y peut parvenir qu'en remontant ce cours d'eau à la
cordelle. Ses abords sont animés, et tout annonce une population active
et commerçante. Une expédition dans l'île de Célèbes ayant absorbé
toutes les ressources du gouvernement, et les magasins étant vides,
les Français durent avoir recours aux négociants chinois, les plus
effrontés voleurs qu'il soit possible de rencontrer. Il n'est pas de
ruse qu'ils n'aient employée, pas de friponnerie qu'ils n'aient tentée.
Aussi la relâche à Sourabaya laissa-t-elle dans tous les esprits un
souvenir désagréable.

Par contre, il n'en fut pas de même de la réception que les Français
reçurent des notables de la colonie, et ils n'eurent qu'à se louer de
l'affabilité de tous ceux qui appartenaient à l'administration.

Venir à Sourabaya sans rendre visite au sultan de Madura, dont la
réputation d'hospitalité avait passé les mers, ce serait aussi
impossible que de visiter Paris sans aller voir Versailles et Trianon.

Après un lunch réconfortant pris à terre, l'état-major des bâtiments
monta dans des calèches à quatre chevaux. Mais les routes étaient si
mauvaises, les chevaux si épuisés, qu'on serait maintes fois resté
embourbé, si des hommes, placés en sentinelle dans les endroits
difficiles, n'avaient énergiquement poussé à la roue. Enfin l'on arriva
à Bacalan, et les calèches s'arrêtèrent dans la troisième cour du
palais, au pied d'un escalier en haut duquel le prince héréditaire et
le premier ministre attendaient les voyageurs.

Le prince Adden Engrate appartenait à la plus illustre famille de
l'archipel indien. Son costume était celui des chefs javanais en tenue
civile. Une longue jupe d'indienne à fleurs laissant à peine voir deux
pantoufles chinoises, un gilet blanc à boutons d'or sous une petite
veste à basques, de drap brun, avec boutons de diamant, un mouchoir
noué sur la tête, que surmonte une casquette à visière, eussent donné
à ce grand personnage l'apparence grotesque d'une amazone de carnaval,
si l'aisance des manières et la dignité du maintien n'avaient corrigé
l'excentricité de son costume.

Le palais ou «kraton» était constitué par une série de bâtiments ornés
de galeries, dans lesquelles des auvents et des rideaux maintenaient
une température d'une fraîcheur délicieuse. Des lustres, des meubles
européens de bon goût, de belles tentures, des glaces et des cristaux
contribuaient à la décoration des vastes salles et des appartements. Un
corps de logis sans ouverture sur la cour et donnant sur des jardins,
est réservé à la «Ratou» (souveraine) et aux odalisques.

La réception fut cordiale, et le déjeuner, servi à l'européenne, fut
exquis.

«La conversation, dit Bougainville, se faisait en anglais, et les
toasts ne furent pas épargnés, le prince nous portant les santés avec
du thé mis en bouteille qu'il se versait en guise de madère. Chef de
la religion dans ses États, il suit rigoureusement les principes du
Koran, ne boit jamais de vin et passe une grande partie de son temps à
la mosquée; mais il n'en est pas moins bon convive, et sa conversation
ne se ressent nullement de l'austérité qu'on pourrait supposer d'après
une vie aussi régulière. Il est vrai qu'elle ne se passe pas toute en
prières, et les scènes dont nous fûmes témoins donneraient une idée
bien différente de ses mœurs, si la religion du Prophète n'accordait
sur ce point une grande latitude à ses sectateurs.»

Dans l'après-midi, on visita des remises contenant de très belles
voitures, dont quelques-unes, construites dans l'île, étaient si bien
travaillées, qu'il était absolument impossible de les distinguer de
celles qui avaient été importées. Puis on s'exerça au tir à l'arc. En
rentrant au palais, on fut accueilli au son d'une musique mélancolique
qu'interrompit bientôt, par ses aboiements et sa danse bizarre, le
bouffon du prince, qui fit preuve d'une agilité et d'une souplesse
merveilleuses. A la danse, ou plutôt aux poses d'une bayadère,
succédèrent les émotions du vingt-et-un; après quoi, chacun alla
chercher un repos qu'il avait bien gagné. Le lendemain, nouveaux jeux,
nouveaux exercices. Ce furent d'abord des luttes entre hommes faits
et entre enfants; puis ce furent des combats de cailles, et enfin
des exercices exécutés par un chameau et un éléphant. Au déjeuner
succédèrent une promenade en calèche, le tir à l'arc, la course en
sac, l'équilibre du panier, etc., et toutes les journées du sultan se
passaient de la sorte.

Les marques de respect et de soumission qu'on donne à ce souverain sont
vraiment étonnantes. Il n'est personne qui se tienne debout devant lui
et qui ne se prosterne avant de lui parler. On ne le sert qu'à genoux
et «il n'est pas jusqu'à son petit enfant de quatre ans qui ne joigne
ses menottes en s'adressant à lui.»

Bougainville profita de son séjour à Sourabaya pour aller visiter,
aux montagnes de Tengger, le volcan de Broumo. Cette excursion, dans
laquelle il parcourut l'île sur une étendue de près de cent milles, de
l'est à l'ouest, fut des plus intéressantes.

Sourabaya renferme des monuments curieux, qui sont pour la plupart
l'œuvre d'un ancien gouverneur, le général Daendels: c'est l'atelier
des constructions, l'hôtel de la Monnaie, le seul établissement de ce
genre à Java, l'hôpital, dont l'emplacement est bien choisi et où l'on
compte quatre cents lits.

L'île de Madura, en face de Sourabaya, qui n'a pas moins de cent milles
de longueur sur quinze ou vingt de largeur, ne produit pas assez
pour nourrir sa population, bien que celle-ci soit clairsemée. La
souveraineté de cette île est partagée entre le sultan de Bacalan et
celui de Sumanap, qui fournissent annuellement six cents hommes de
recrue aux Hollandais, sans compter les levées extraordinaires.

Dès le 20 avril, des symptômes de dysenterie avaient fait leur
apparition. Aussi, deux jours plus tard, les deux bâtiments mirent-ils
à la voile. Il ne leur fallut pas moins de sept grands jours pour
franchir le détroit de Madura. Ils remontèrent la côte septentrionale
de Lombock, et passèrent par le détroit d'Allass, entre Lombock et
Sumbava.

La première de ces îles présente, du pied des montages à la mer, un
riant tapis de verdure, piqué de bouquets d'arbres au port élégant.
Sur cette côte, on ne manque pas de bons mouillages et on s'y procure
facilement l'eau et le bois dont on a besoin.

Mais de l'autre côté, ce sont de nombreux mamelons à l'aspect aride,
une terre haute dont une chaîne d'îles escarpées et inaccessibles
défend l'approche; c'est Lombock, dont il faut fuir le fond de corail
et les courants trompeurs.

Deux relâches aux villages de Baly et de Peejow, pour se procurer
des vivres frais, permirent aux officiers de procéder au lever
hydrographique de cette partie de la côte de Lombock.

En sortant du détroit, Bougainville chercha l'île Cloates, sans la
trouver, cela va sans dire, puisque de nombreux navires, depuis
quatre-vingts ans, avaient passé sur la position que lui donnaient
les cartes. Quant aux Tryals, ces rochers, vus en 1777 par le
_Fredensberg-Castle_, ne seraient, au dire du capitaine King, que les
îles Montebello, qui répondent parfaitement à la description des Danois.

Bougainville avait pour instructions de reconnaître les environs de
la rivière des Cygnes, où le gouvernement français espérait trouver
un lieu convenable pour y déporter les malheureux entassés dans ses
bagnes. Mais l'Angleterre venait d'arborer son pavillon aux terres de
Nuyts et de Leuwin, dans le port du Roi-Georges, la baie du Géographe,
le petit port Leschenaut et la rivière des Cygnes. Cette reconnaissance
devenait donc sans objet. En tout état de cause, il eût été impossible
d'y procéder, en raison des retards qu'avait subis l'expédition,
qui, au lieu d'arriver dans ces parages au mois d'avril, y parvenait
seulement au milieu de mai, c'est-à-dire au cœur de l'hiver de cette
contrée. En effet, cette côte n'offre aucun abri; dès que le vent se
met à souffler, la houle devient énorme, et le souvenir des épreuves
qu'avait essuyées le _Géographe_, à la même époque de l'année, était
encore vivant dans l'esprit des Français.

Le gros temps accompagna la _Thétis_ et l'_Espérance_ jusqu'à
Hobart-Town, le plus considérable des établissements anglais sur la
terre de Van-Diémen. Malgré le vif désir qu'avait le commandant de
s'arrêter en cet endroit, il dut fuir devant la tempête et remonter
jusqu'à Port-Jackson.

[Illustration: Entrée de la baie de Sidney. (Page 320.)]

Un fort beau phare en indiquait l'entrée: c'était une tour en granit,
de soixante-seize pieds anglais de hauteur, dont la lanterne, éclairée
au gaz, pouvait s'apercevoir par un beau temps à huit ou neuf lieues de
distance.

Le gouverneur, sir Thomas Brisbane, fit un accueil cordial à
l'expédition, et prit aussitôt les mesures nécessaires pour la
fourniture des vivres. Elle eut lieu par adjudication au rabais, et la
bonne foi la plus grande présida à l'exécution du marché.

[Illustration: C'est la cataracte connue sous le nom «d'Aspley's
water-fall.» (Page 323.)]

La corvette dut être échouée pour qu'il fût possible de rétablir son
doublage; mais cette réparation, ainsi que celles, moins importantes,
qui furent faites à la _Thétis_, n'exigèrent que peu de temps.

D'ailleurs, cette relâche fut mise à profit par tout l'état-major,
qu'intéressaient profondément les progrès merveilleux de cette colonie
pénitentiaire. Tandis que Bougainville dévorait tous les ouvrages
jusqu'à ce jour parus sur la Nouvelle-Galles du Sud, les officiers
parcouraient la ville et s'arrêtaient émerveillés à l'aspect des
innombrables monuments élevés par le gouverneur Macquarie: casernes,
hôpital général, marché, hospices des orphelins, des vieillards et des
infirmes, prison, fort, églises, hôtel du gouvernement, fontaines,
portes de la ville, enfin «les écuries du gouvernement, que l'on
prendra toujours au premier abord pour le palais lui-même.»

Mais il y avait quelques ombres au tableau: les rues larges et bien
alignées n'étaient ni pavées ni éclairées; elles étaient même si peu
sûres la nuit, que plusieurs personnes furent assommées et dévalisées
au beau milieu de Georges Street, la mieux habitée de Sydney. Si les
rues de la ville étaient peu sûres, les environs l'étaient moins
encore. Des convicts vagabonds parcouraient la campagne par bandes de
«bush-rangers[4]», et ils s'étaient à ce point rendus redoutables que
le gouvernement venait d'organiser une compagnie de cinquante dragons
dans l'unique but de les poursuivre.

  [4] _Bush_, buisson; _ranger_, rôdeur.

Les officiers français n'en firent pas moins plusieurs excursions
intéressantes à Parramatta, sur les bords de la Nepean, rivière très
encaissée, où ils visitèrent le domaine de Regent-ville, puis aux
«plaines d'Emu», établissement agricole du gouvernement et sorte
de ferme-modèle; enfin ils assistèrent au théâtre, à une grande
représentation qui fut donnée en leur honneur.

On sait le plaisir qu'éprouvent tous les marins à monter à cheval. Ce
fut donc de cette manière que les Français parcoururent les plaines
de l'Emu. Les nobles animaux, importés d'Angleterre, n'avaient pas
dégénéré à la Nouvelle-Galles; ils étaient toujours aussi vifs, comme
put s'en apercevoir l'un des jeunes officiers. Celui-ci s'adressant
à leur cicerone, M. Cox, lui disait en anglais: «J'aime beaucoup cet
exercice de l'équitation,» lorsqu'il fut lancé brusquement par dessus
son cheval et se retrouva sur l'herbe, avant d'avoir pu se rendre
compte de ce qui était arrivé. On rit d'autant plus que l'habile
cavalier ne s'était fait aucun mal.

Au delà des cultures de M. Cox s'étend la forêt, «la forêt ouverte»,
comme disent les Anglais, qu'on peut parcourir à cheval, où rien
n'entrave la marche, forêt d'eucalyptus et d'acacias d'espèces
différentes, ainsi que de casuarinas au sombre feuillage.

Le lendemain, on fit en canot une promenade sur la rivière Nepean,
affluent de l'Hawkesbury. Cette course fut fructueuse pour l'histoire
naturelle. Bougainville y enrichit sa collection de canards, de poules
d'eau, d'une très jolie espèce de martin-pêcheur «King's fisher» et de
cacatoës. Dans les bois, on entendait le cri désagréable du faisan-lyre
et de deux autres oiseaux, qui imitent à s'y méprendre le tintement
d'une clochette et le bruit strident de la scie.

Ce ne sont pas les seuls oiseaux qui soient remarquables par la
singularité de leur chant; il faut citer aussi le «siffleur», le
«rémouleur», le «moqueur», le «cocher», qui imite le claquement du
fouet, et le «laughing jackass», aux continuels éclats de rire, qui
finissent par singulièrement porter sur les nerfs.

Sir John Cox fit également cadeau au commandant de deux taupes d'eau,
autrement dites ornithorynques. Les mœurs de ce curieux animal
amphibie étaient encore mal connues des naturalistes européens, et bien
des musées n'en possédaient pas un seul échantillon.

Une autre course fut faite dans les montagnes Bleues, où l'on visita
le fameux Plateau du Roi «King's table-land», d'où l'on jouit d'une
vue magnifique. A grand'peine on arrive sur un coteau, et tout à coup
un abîme de seize cents pieds de profondeur s'ouvre sous les pieds;
c'est un immense tapis de verdure qui se déroule sur une étendue de
vingt milles; à droite et à gauche, ce sont les flancs déchirés de la
montagne, violemment écartés par quelque tremblement de terre et dont
les assises se correspondent exactement; plus près, un torrent bondit
en grondant et se précipite par cascades au fond de la vallée; c'est
la cataracte connue sous le nom «d'Aspley's water-fall». Puis, ce
fut une chasse au kanguroo dans les Cow-Pastures avec M. Mac-Arthur,
l'un des hommes qui avaient le plus fait pour la prospérité de la
Nouvelle-Galles.

Bougainville mit encore à profit son séjour à Sydney pour poser la
première pierre d'un monument à la mémoire de La Pérouse. Ce cénotaphe
fut élevé dans la baie Botanique, sur l'emplacement même où le
navigateur avait établi son camp.

Le 21 septembre, la _Thétis_ et l'_Espérance_ mirent enfin à la
voile. Elles passèrent au large de Pitcairn, de l'île de Pâques et
de Juan-Fernandez, devenue lieu de déportation pour les criminels
du Chili, après avoir été occupée, durant un demi siècle, par des
Espagnols qui y cultivaient la vigne. Le 23 novembre, la _Thétis_, qui
pendant une brume épaisse s'était séparée de l'_Espérance_, mouillait à
Valparaiso où elle trouvait la division de l'amiral de Rosamel.

Grande animation régnait dans la rade; une expédition se préparait
contre l'île Chiloé, qui appartenait encore à l'Espagne, par le
directeur suprême, le général Ramon Freire y Serrano, dont il a été
déjà parlé.

Bougainville, comme le voyageur russe Lütké, est d'avis que la position
de Valparaiso ne justifie pas son nom. Les rues sont sales, étroites
et tellement escarpées qu'il est très fatigant de les parcourir. La
seule partie agréable est le faubourg de l'Almendral qui, adossé à
des jardins et à des vergers, le serait encore davantage sans les
tourbillons de sable que soulève le vent pendant presque toute l'année.
En 1811, Valparaiso ne comptait que quatre ou cinq mille âmes; cette
population avait déjà triplé en 1825, et cette marche ascendante
n'était pas près de s'arrêter.

Au moment de la relâche de la _Thétis_, se trouvait également à
Valparaiso la frégate anglaise la _Blonde_, commandée par lord Byron,
le petit-fils de l'explorateur dont nous avons raconté les découvertes.
Par une coïncidence pour le moins singulière, il venait d'élever dans
l'île Havaï un monument à la mémoire de Cook, alors que Bougainville,
le fils du circumnavigateur rencontré par Byron dans le détroit de
Magellan, venait de poser à la Nouvelle-Galles du Sud la première
pierre du monument à la mémoire de La Pérouse.

Bougainville profita du long espace de temps que nécessita le
ravitaillement de sa division pour faire une excursion jusqu'à
Santiago, capitale du Chili, à trente-trois lieues dans l'intérieur.

Les environs de cette ville sont d'une nudité désespérante, sans
habitation ni culture. On n'est averti de l'approche de la cité
que par la vue de ses clochers, et l'on se croit encore dans les
faubourgs qu'on est au centre de Santiago. Ce n'est pas, cependant,
que les monuments fassent défaut; on peut citer l'hôtel de la Monnaie,
l'université, l'archevêché, la cathédrale, l'église des Jésuites,
le palais et la salle de spectacle, cette dernière si mal éclairée
qu'on ne peut y distinguer le visage des spectateurs. La Cañada avait
remplacé l'Alameda, promenade où l'on se réunissait le soir sur les
bords du rio Mapocho. Puis, dès qu'on eut épuisé les curiosités de la
ville, on se rejeta sur celles des environs, et l'on alla visiter le
Salto de agua, cascade de deux cents toises de haut, à laquelle il est
assez difficile d'accéder, et le Cerito de Santa-Lucia, sur lequel est
un fortin, seule défense de la ville.

La saison avançait, et il importait de se presser si l'on voulait ne
pas manquer l'époque la plus favorable pour le passage du cap Horn.
Aussi, le 8 janvier 1826, les deux bâtiments reprenaient-ils la mer.
Ils doublèrent le cap sans avarie, ne purent, à cause des brumes et des
vents contraires, atterrir aux Malouines, et, le 28 mars, ils jetèrent
l'ancre dans la rade de Rio-de-Janeiro.

Les circonstances de cette relâche furent assez heureuses pour
permettre aux Français de prendre une idée exacte de l'ensemble de la
ville et de la cour.

«L'empereur, dit Bougainville, était en voyage lors de notre arrivée,
et son retour donna lieu à des fêtes, à des réceptions qui mirent la
population en mouvement, faisant trêve, pour un temps, à l'uniformité
de la vie que l'on mène en cette ville, la plus triste et la plus
maussade du monde pour les étrangers. Les environs en sont cependant
charmants, la nature y a prodigué ses richesses, et son havre immense,
rendez-vous des nations commerçantes de l'Atlantique, présente le
tableau le plus animé: c'est un innombrable concours de navires
entrants et sortants, d'embarcations qui se croisent; un tapage, à ne
pas s'entendre, de canonnades tirées par les forts et les bâtiments de
guerre faisant et rendant des saluts, célébrant un anniversaire ou la
fête de quelque saint; enfin c'est un échange continuel de politesses
entre les officiers des marines étrangères se visitant mutuellement, et
les agents diplomatiques de ces puissances près de la cour de Rio.»

Le 11 avril, la division reprenait la mer et rentrait à Brest le 24
juin 1826, sans avoir fait escale depuis son départ de Rio-de-Janeiro.

Si Bougainville n'avait accompli aucune découverte dans ce voyage, il
est bon de rappeler que ses instructions étaient formelles à cet égard:
il n'avait qu'à montrer le pavillon français dans des localités où il
ne se faisait que rarement voir.

On doit, cependant, à cet officier général des détails très
intéressants et parfois nouveaux sur les pays qu'il visita. Quelques
relèvements, opérés par cette division, devaient rendre service aux
navigateurs, et il faut avouer que la partie hydrographique, la seule
des sciences que le manque de savants spéciaux sur ses bâtiments lui
permît d'étudier, est soignée et comporte des observations aussi
nombreuses qu'exactes. On ne peut que se joindre au commandant de
la _Thétis_, lorsqu'il regrette dans sa préface que le gouvernement
ou l'Académie des Sciences n'ait pas jugé à propos d'utiliser cet
armement pour recueillir quelques nouveaux documents, qui seraient
venus augmenter les séries déjà si riches des prédécesseurs du baron de
Bougainville.

L'expédition dont allait être chargé le capitaine Dumont d'Urville
n'était, dans la pensée du ministre, qu'un moyen d'augmenter et de
compléter la masse considérable de documents scientifiques, recueillis
par le capitaine Duperrey, pendant sa campagne de 1822 à 1824.

Nul officier n'offrait autant de titres que Dumont d'Urville,
puisqu'il avait été le second de Duperrey, et d'ailleurs, c'était lui
qui avait conçu le plan et avait arrêté tous les détails de cette
nouvelle exploration. Les parties de l'Océanie qu'il se proposait
de reconnaître, parce qu'elles lui semblaient réclamer le plus
impérieusement l'attention du géographe et du voyageur, c'étaient la
Nouvelle-Zélande, l'archipel Viti, les Loyalty, la Nouvelle-Bretagne et
la Nouvelle-Guinée.

On verra, en suivant pas à pas le voyageur, ce qu'il lui fut possible
d'exécuter.

Un intérêt d'une autre sorte devait se rattacher à cette expédition,
mais il est bon de laisser ici parler l'instruction qui fut remise au
navigateur:

«Un capitaine américain, dit-elle, a dit avoir vu entre les mains des
naturels d'une île située dans l'intervalle de la Nouvelle-Calédonie
à la Louisiade, une croix de Saint-Louis et des médailles qui lui ont
paru provenir du naufrage du célèbre navigateur (La Pérouse), dont la
perte cause de si justes regrets. Sans doute, ce n'est là qu'un bien
faible motif d'espérer que des victimes de ce désastre existent encore;
cependant, monsieur, vous donneriez à Sa Majesté une satisfaction
bien vive si, après tant d'années de misère et d'exil, quelqu'un des
malheureux naufragés était rendu par vous à sa patrie!»

Le but que devait s'efforcer d'atteindre l'expédition était donc
multiple, et, par le plus grand des hasards, elle obtint presque tous
les résultats qu'on en attendait.

Dumont d'Urville reçut, dès le mois de décembre 1825, sa lettre de
commandement, et fut autorisé à choisir toutes les personnes qui
l'accompagneraient. Il s'attacha pour second le lieutenant Jacquinot,
et pour collaborateurs scientifiques, Quoy et Gaimard, qui avaient fait
la campagne de l'_Uranie_, et le chirurgien Primevère Lesson.

Le bâtiment choisi fut la _Coquille_, dont d'Urville avait pu
apprécier les excellentes qualités; il lui donna seulement, en mémoire
de La Pérouse, le nom d'_Astrolabe_ et y embarqua un équipage de
quatre-vingts hommes. L'ancre fut levée le 25 avril 1826, et l'on eut
bientôt perdu de vue les montagnes de Toulon et les côtes de France.

Après une relâche à Gibraltar, l'_Astrolabe_ s'arrêta à Ténériffe pour
y prendre quelques vivres frais avant de traverser l'Atlantique. Le
commandant mit à profit cette station pour gravir le pic de Teyde.
D'Urville, avec MM. Quoy, Gaimard et plusieurs officiers, suivit
d'abord un chemin assez mauvais au travers de campagnes couvertes de
scories.

Mais, à mesure qu'on approche de la Laguna, la scène s'embellit. Cette
ville, assez grande, ne renferme qu'une population peu considérable,
indolente et misérable.

Depuis Matanza jusqu'à Orotava, la végétation est magnifique, et la
vigne, avec ses pampres verdoyants, vient ajouter à la richesse du
tableau.

Orotava est une petite ville maritime dont le port n'offre qu'un
mauvais abri; bien bâtie et bien percée, elle serait agréable,
n'étaient ses pentes rapides qui y rendent la circulation presque
impossible.

Après trois quarts d'heure d'escalade au milieu de campagnes bien
cultivées, on atteint la région des châtaigniers. Au delà commencent
les nuages, et le voyageur n'avance plus que baigné d'une brume humide
excessivement désagréable. Plus loin c'est la région des bruyères, au
delà de laquelle l'atmosphère s'éclaircit, les plantes disparaissent,
et le sol devient plus maigre et plus stérile. On rencontre alors des
laves décomposées, des scories et des pierres ponces en quantité,
tandis qu'au-dessous s'étale la mer immense des nuages.

Jusqu'alors masqué par les nuées ou les hautes montagnes qui
l'entouraient, le Pic se détache enfin. La pente n'est plus rapide, et
l'on pénètre dans ces plaines immenses et d'une tristesse poignante,
que les Espagnols ont appelées «cañadas», en raison de leur nudité.

Pour déjeuner, on s'arrête à la Grotte-du-Pin, avant de franchir
les immenses blocs de basalte qui, disposés circulairement, forment
l'enceinte du cratère, aujourd'hui comblé par les cendres du Pic.

Il faut alors attaquer le pic lui-même, au tiers duquel se trouve une
sorte d'esplanade nommée Estancia-de-los-Ingleses.

C'est là que les voyageurs passèrent la nuit, non pas aussi bien que
dans leurs cadres, mais sans souffrir trop violemment des malaises
et des suffocations qu'avaient éprouvés tant d'autres explorateurs.
Seules, les puces leur livrèrent des assauts répétés qui empêchèrent le
commandant de fermer l'œil.

A quatre heures du matin, on se remit en route et l'on gagna bientôt
une nouvelle esplanade qui porte le nom d'Alta-Vista. Au delà, tout
sentier disparaît, et il faut péniblement grimper sur la lave nue
jusqu'au Pain-de-Sucre, croisant à tout moment des paquets de neige
que leur position abritée du soleil empêche de fondre. Le Piton est
très escarpé, et son escalade est rendue encore plus difficile par les
pierres ponces qui, roulant sous les pieds, empêchent d'avancer.

«A six heures trente minutes, dit Dumont d'Urville, nous arrivâmes à la
cime du Pain-de-Sucre. C'est évidemment un cratère à demi oblitéré, à
parois peu épaisses et échancrées, dont la profondeur est de soixante
à quatre-vingts pieds au plus et semé sur sa surface de fragments
d'obsidiennes ou de ponces et de blocs de lave. Des vapeurs sulfureuses
s'exhalent de ses bords et forment, pour ainsi dire, une couronne de
fumée, tandis que le fond est tout à fait refroidi. A la cime du Piton,
le thermomètre était à 11°; mais je soupçonne qu'il se ressentait
encore de l'exposition à la fumerolle, car, arrivé au fond du cratère,
de 19° au soleil, il descendit en peu de temps à 9°5 à l'ombre.»

La descente eut lieu sans accident, par une route différente, qui
permit aux voyageurs d'explorer la Cueva de la Nieve et de visiter la
forêt d'Agua-Garcia, que traverse un ruisseau limpide, et où d'Urville
fit une récolte abondante de végétaux.

[Illustration: Maison du havre Doreï. (Nouvelle-Guinée.)
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

A Santa-Cruz, le commandant put voir dans le cabinet du major
Megliorini, au milieu d'armes, de coquilles, d'animaux, de poissons et
d'objets disparates, une momie complète de Guanche, qu'on lui dit être
celle d'une femme. Enveloppée de peaux cousues, elle semblait avoir eu
cinq pieds quatre pouces de hauteur; les mains étaient grandes et les
traits du visage paraissaient avoir été assez réguliers.

Les grottes sépulcrales des Guanches contenaient aussi des vases en
terre et en bois, des cachets triangulaires en terre cuite et une foule
de petits disques de même matière qui, enfilés comme des chapelets,
servaient peut-être à cette race disparue aux mêmes usages que les
«quipos» des Péruviens.

[Illustration: La baie Jervis, où l'on trouva de magnifiques forêts
d'eucalyptus. (Page 331.)]

Le 21 juin, l'_Astrolabe_ remit à la voile et s'arrêta à La Praya,
aux îles du cap Vert, où d'Urville comptait trouver le capitaine
anglais King, qui lui aurait donné des renseignements précieux pour la
navigation des côtes de la Nouvelle-Guinée. Mais celui-ci avait quitté
La Praya depuis trente-six heures. Aussi, le lendemain matin 30 juin,
l'_Astrolabe_ reprit-elle sa route.

Les rochers de Martin-Vaz et l'île de la Trinité furent aperçus le
dernier jour de juillet. Cette dernière paraît complètement stérile;
on n'y découvre qu'une maigre verdure et quelques bouquets de bois
rabougris, qui font tache au milieu des rochers.

D'Urville aurait vivement désiré faire quelques recherches de botanique
sur cette île déserte, mais le ressac était si violent qu'il jugea
hors de propos d'y hasarder une embarcation.

Le 4 août, l'_Astrolabe_ courut sur la position de Saxembourg, île
qu'il faut définitivement rayer des cartes françaises, comme avaient
déjà fait les Anglais; puis on passa, à la suite d'une série de coups
de vent qui fatiguèrent considérablement le navire, à proximité des
îles Saint-Paul et Amsterdam, et, le 7 octobre, le bâtiment mouilla
dans le port du Roi-Georges, à la côte d'Australie.

Bien que la houle eût été très violente et le temps presque constamment
mauvais pendant les cent huit jours que l'_Astrolabe_ venait de tenir
la mer, d'Urville n'en avait pas moins procédé à ses recherches
habituelles sur les effets du roulis, sur la hauteur des lames, qu'il
estima atteindre quatre-vingts et cent pieds, au banc des Aiguilles, en
même temps que sur la température de la mer à différentes profondeurs.

Le capitaine Jacquinot ayant découvert, sur la rive droite du goulet de
la Princesse, une fort belle aiguade, et non loin de là un lieu propice
à l'établissement de l'observatoire, les voiliers vinrent bientôt y
dresser les tentes, tandis que plusieurs officiers faisaient le tour
entier de la baie de la Princesse et que plusieurs autres entraient en
relations avec quelques aborigènes.

Un de ces derniers consentit à monter à bord. On eut toutes les peines
du monde à obtenir qu'il laissât de côté un tison de banksia, qui lui
servait à conserver longtemps du feu et à se chauffer le ventre et
toute la partie antérieure du corps. Au reste, il passa deux jours à
bord très tranquillement, buvant, mangeant devant le feu de la cuisine.
Ses compatriotes, qui étaient restés à terre, firent tout le temps
preuve de dispositions pacifiques et ne craignirent même pas d'amener
au camp trois de leurs enfants.

Pendant cette relâche, une embarcation, montée par huit Anglais, se
présenta. Ils demandèrent à être pris à bord comme passagers. Ils
racontèrent une histoire d'abandon peu vraisemblable, qui donna au
commandant l'idée que ce devaient être des convicts échappés, et cette
présomption devint une certitude à la grimace qu'ils firent, lorsqu'ils
s'entendirent proposer d'être ramenés à Port-Jackson. Le lendemain,
cependant, l'un d'eux s'engagea comme matelot, deux autres comme
passagers; quant aux cinq autres, ils se décidèrent à rester sur ces
plages et à continuer l'existence misérable qu'ils menaient au milieu
des sauvages.

Pendant ce temps, les opérations hydrographiques et astronomiques se
poursuivaient, tandis qu'à terre les chasseurs et les naturalistes
essayaient de se procurer des échantillons d'espèces nouvelles. Cette
relâche, qui se prolongea jusqu'au 24 octobre, permit à l'équipage de
se remettre de la pénible traversée qu'il avait eue à supporter, de
procéder aux réparations nécessaires, de faire l'eau et le bois, de
dresser le plan de tous les environs et de recueillir d'importantes
collections de plantes et de zoologie.

D'après les observations de tout genre qu'il avait faites, d'Urville
s'étonnait que les Anglais ne se fussent pas encore établis au port du
Roi-Georges, admirablement situé, tant pour les navires qui se rendent
directement d'Europe à la Nouvelle-Galles que pour ceux qui vont du Cap
en Chine ou aux îles de la Sonde à contre-mousson.

L'exploration de cette côte fut continuée jusqu'à Port-Western,
relâche que d'Urville préféra au port Dalrympe, dont l'entrée et
la sortie étaient difficiles et souvent dangereuses. D'ailleurs
Port-Western n'était encore connu que par les rapports de Baudin et de
Flinders. Il y aurait donc bien plus de profit à explorer cette terre
peu fréquentée. Les travaux, qui avaient été accomplis au port du
Roi-Georges, furent également faits à Port-Western, et ils amenèrent le
commandant à cette conclusion:

«Port-Western, dit-il, offre un mouillage aussi facile à prendre qu'à
quitter; la tenue en est excellente, le bois abondant et facile à
faire. En un mot, dès qu'on aura découvert une aiguade commode (et elle
se trouvera probablement), ce sera un point de relâche très important
dans un détroit comme celui de Bass, où les vents soufflent souvent
avec fureur d'un même côté durant plusieurs jours de suite et où les
courants peuvent rendre la navigation difficile dans ces sortes de
circonstances.»

Du 19 novembre au 2 décembre, l'_Astrolabe_ continua à prolonger
la côte, sans autre arrêt qu'à la baie Jervis, où l'on trouva de
magnifiques forêts d'eucalyptus.

L'accueil qui fut fait aux Français, à Port-Jackson, par le gouverneur
Darling et par les autorités de la colonie, fut on ne peut plus
cordial, bien que les relâches que d'Urville avait faites sur divers
points de la Nouvelle-Hollande eussent fort intrigué les autorités
anglaises.

Depuis trois ans, la ville s'était singulièrement accrue et embellie;
quoique la population de la colonie ne fût encore évaluée qu'à
cinquante mille âmes, cependant les Anglais créaient toujours de
nouveaux établissements.

Le commandant profita de sa relâche à Sydney pour expédier ses dépêches
en France, ainsi que plusieurs caisses d'échantillons d'histoire
naturelle. Puis, aussitôt qu'il eut embarqué ses vivres et qu'il se
fut procuré tous les objets qui lui étaient nécessaires, il remit à la
voile.

S'arrêter avec Dumont d'Urville à la Nouvelle-Galles serait inutile; il
consacre un volume tout entier de sa relation à l'histoire et à l'état
de cette colonie en 1826, et nous en avons déjà parlé en détail. Mieux
vaut quitter avec lui Sydney, le 19 décembre, et le suivre à la baie
Tasman, à travers les calmes, les vents debout, les courants et les
tempêtes, qui ne lui permirent d'atteindre la Nouvelle-Zélande que le
14 janvier 1827.

Aucune expédition n'avait encore fait connaître la baie Tasman, que
Cook seul avait vue durant son second voyage.

Des pirogues portant une vingtaine de naturels, dont la moitié
paraissaient être des chefs, accostèrent l'_Uranie_. Ils furent assez
confiants pour monter à bord; quelques-uns même y restèrent plusieurs
jours. D'autres arrivèrent enfin, qui s'établirent dans le voisinage,
et les échanges commencèrent.

Plusieurs officiers grimpèrent sur les hauteurs qui dominent la baie,
au milieu de fourrés épais.

«Point d'oiseaux, dit d'Urville, point d'insectes, pas même de
reptiles; cette absence complète de tout être animé, ce silence absolu
a quelque chose de solennel et de lugubre.»

Telle est l'impression pénible que produisirent ces tristes déserts.

Du haut de ces coteaux, le commandant avait aperçu une nouvelle baie,
la baie de l'Amirauté, qui communiquait par un chenal avec celle où
l'_Astrolabe_ était mouillée. Il voulut l'explorer, car, de haut,
elle lui avait semblé encore plus sûre que la baie Tasman. Mais à
plusieurs reprises, les courants le mirent à deux doigts de sa perte.
Si l'_Uranie_ avait été jetée sur cette côte rocheuse et accore,
l'équipage aurait péri tout entier, il ne serait par resté trace du
naufrage. Enfin, après plusieurs tentatives infructueuses, d'Urville
parvint à franchir cette passe en ne perdant que quelques fragments de
la contre-quille du navire.

«Pour consacrer, dit la relation, le souvenir du passage de
l'_Astrolabe_, je laissai à ce dangereux détroit le nom de passe des
Français; mais, à moins d'un cas urgent, je ne conseillerais à personne
de le tenter.... Nous contemplâmes alors tout à notre aise le beau
bassin où nous nous trouvions. Il mérite certainement tous les éloges
que Cook en a faits, et je recommanderais surtout un joli petit havre,
à quelques milles au sud de l'endroit où mouilla ce capitaine... Notre
navigation par la passe des Français venait d'établir positivement
l'existence comme île de toute la partie de terre qui se termine au
cap Stephens de Cook. Elle se trouve divisée de Tavaï-Pounamou par
le bassin des Courants. La comparaison de notre carte avec celle que
dressa Cook pour le détroit montrera combien ses travaux laissaient à
désirer....»

L'_Astrolabe_ donna bientôt dans le détroit de Cook, passa devant
la baie de la Reine-Charlotte, et doubla le cap Palliser, formé de
montagnes entassées. Avec une profonde surprise, d'Urville reconnut que
bien des inexactitudes s'étaient glissées dans les travaux du grand
navigateur anglais, et, dans la partie hydrographique de son voyage, il
discute certains points pour lesquels il a trouvé des erreurs de quinze
à vingt minutes.

L'intention du commandant était alors de reconnaître la côte orientale
d'Ika-Na-Mawi, l'île nord, sur laquelle on trouve des cochons et pas de
«pounamou», ce jade vert dont les Zélandais font leurs instruments les
plus précieux, tandis que sur l'île méridionale on en trouve et pas de
cochons.

Deux naturels, qui avaient absolument voulu rester à bord, étaient
devenus tristes et mélancoliques en voyant s'effacer à l'horizon les
côtes du district qu'ils habitaient. Ils regrettaient maintenant, mais
trop tard, l'audace qui les avait portés à voyager. Le mot d'audace
«n'est vraiment pas trop fort», car, à plusieurs reprises, ils
demandèrent aux Français s'ils n'allaient pas les manger, et les bons
traitements ne les rassurèrent qu'au bout de quelques jours.

D'Urville continua à remonter la côte. Les caps Turn-again et
Kidnappers de Cook, furent doublés et l'on reconnut l'île Stérile avec
son ipah.

Dans la baie de Tolaga de Cook, des naturels apportèrent à la corvette
des cochons et des pommes de terre, qu'ils échangèrent contre des
objets de peu de valeur. D'autres pirogues s'étant présentées, les
Néo-Zélandais, qui étaient sur le bâtiment, harcelaient le commandant
pour le déterminer à faire feu dessus et à tuer leurs compatriotes.
Mais lorsque ceux-ci montaient à bord, les premiers arrivés allaient
au-devant d'eux et les accueillaient avec les plus vives démonstrations
d'amitié. Cette conduite singulière se comprend par la défiance et
la jalousie qu'ils se portent mutuellement. «Ils voudraient tous
profiter exclusivement des avantages qu'ils attendent des visites des
étrangers, et sont désespérés de voir leurs voisins y participer.»
Cette explication était si exacte qu'elle reçut bientôt confirmation.

Sur l'_Astrolabe_ se trouvait un certain nombre de Zélandais, mais
surtout un certain Shaki, que sa haute taille, son tatouage complet,
son maintien altier, et l'air de soumission avec lequel lui parlaient
ses compatriotes, avaient fait reconnaître pour un chef. En voyant
s'approcher de la corvette une pirogue montée par sept ou huit hommes
seulement, Shaki et les autres vinrent supplier avec instance d'Urville
de tuer ces nouveaux arrivants; ils allèrent même jusqu'à demander des
fusils pour tirer eux-mêmes. Cependant, les nouveaux venus ne furent
pas plus tôt montés à bord, que tous ceux qui s'y trouvaient déjà les
accablèrent de marques de respect, et Shaki, bien qu'il se fût montré
l'un des plus acharnés, changea de ton et alla leur offrir quelques
haches qu'il venait d'acquérir.

Ces chefs, à l'attitude guerrière et farouche, au visage complètement
tatoué, n'étaient à bord que depuis quelques instants, et d'Urville
s'apprêtait à les interroger au moyen du vocabulaire publié par les
missionnaires, lorsqu'ils le quittèrent brusquement, sautèrent dans
leurs pirogues et gagnèrent le large.

Leurs compatriotes, pour se débarrasser d'eux, leur avaient simplement
insinué que leur existence n'était pas en sûreté sur l'_Astrolabe_, et
que les Français avaient formé le projet de les tuer.

C'est dans la baie de Tolaga, dont le vrai nom est Houa-Houa, que
d'Urville se procura les premiers renseignements sur le «kiwi», au
sujet d'une natte garnie des plumes de cet oiseau, un des objets de
luxe de ces indigènes. Cet oiseau, gros comme un petit dindon, serait
privé, comme l'autruche, de la faculté de voler. Ce serait la nuit, au
flambeau et avec des chiens, qu'on lui ferait la chasse.

C'est ce même oiseau qui a reçu le nom d'«apteryx». Les informations
que d'Urville avait recueillies auprès des naturels étaient exactes en
grande partie. L'apteryx, avec la taille d'une poule et le plumage d'un
brun de fer, se rapproche de l'autruche; il habite les forêts sombres
et humides, et ne sort que le soir pour chercher sa nourriture. Les
chasses actives que les naturels lui ont faites ont considérablement
diminué cette espèce curieuse, aujourd'hui devenue fort rare.

D'Urville continua donc la reconnaissance hydrographique de la côte
orientale de l'île septentrionale de la Nouvelle-Zélande, ayant des
communications quotidiennes avec les naturels, qui lui apportaient des
pommes de terre et des cochons.

Au dire des indigènes, les guerres seraient continuelles de tribu à
tribu, et ce serait la cause la plus réelle de la diminution du nombre
des habitants. Ceux-ci demandaient toujours des fusils et finissaient
par se contenter de la poudre qu'on leur donnait en échange de leurs
marchandises.

Le 10 février, dans les parages du cap Runaway, la corvette eut à
supporter une tempête qui dura trente-six heures, et elle fut plus
d'une fois au moment de sombrer.

Puis, elle s'enfonça dans la baie de l'Abondance, au fond de laquelle
s'élève le mont Edgecumbe, elle continua à suivre la côte, elle vit
les îles Haute, Major; mais le temps fut tellement mauvais pendant
cette exploration de la baie, que la carte n'en mérite pas une grande
confiance.

La corvette gagne ensuite la baie Mercure, reconnaît l'île de la
Barrière, pénètre dans la baie Shouraki (_aliàs_ Hauraki), reconnaît la
Poule-et-les-Poussins, les Pauvres-Chevaliers et arrive à la baie des
Iles.

Les tribus que d'Urville rencontra en cet endroit étaient engagées
dans une expédition contre celles des baies Shouraki et Waikato.
D'Urville redescendit pour explorer la baie Shouraki, qui avait été
incomplètement reconnue par Cook, et découvrit qu'en cet endroit la
Nouvelle-Zélande est découpée en une quantité de havres et de bassins
plus profonds, plus sûrs les uns que les autres. D'Urville, ayant
appris qu'en suivant le cours du Waï-Magoïa on arrivait à un endroit
séparé par une marche très courte du grand port de Manukau, sur la rive
occidentale de l'île, fit parcourir cette route par plusieurs de ses
officiers, qui constatèrent la vérité de ces informations.

«Cette découverte, dit Dumont d'Urville, peut devenir d'un grand
intérêt pour les établissements qui auront lieu à la baie Shouraki,
et cet intérêt augmentera encore si de nouvelles reconnaissances
peuvent démontrer que le port de Manukau est susceptible de recevoir
des navires d'une certaine dimension, car un pareil établissement se
trouverait alors à la portée des deux mers, orientale et occidentale.»

Rangui, l'un des «rangatiras», chefs de cet endroit, avait, à plusieurs
reprises, demandé au commandant du plomb pour faire des balles, et
celui-ci lui en avait toujours refusé. Au moment du départ, d'Urville
fut averti que le plomb de sonde venait d'être volé. Le commandant fit
aussitôt des reproches à Rangui, lui disant d'un ton sévère qu'il était
indigne d'honnêtes gens de commettre de tels larcins. Ce reproche parut
affecter profondément le chef, qui s'excusa en prétendant que ce délit
avait été commis à son insu et par des étrangers.

«Un instant après, dit la relation, le bruit de coups frappés avec
force, et des cris pitoyables partant de la pirogue de Rangui,
attirèrent de nouveau mon attention de ce côté. Alors je vis Rangui et
Tawiti frappant à coups redoublés, avec leurs pagaies, sur un manteau
qui semblait recouvrir un homme. Mais il me fut facile de reconnaître
que les deux chefs astucieux ne frappaient que sur un des bancs de
la pirogue. Après avoir joué quelque temps cette farce, la pagaie
de Rangui se brisa entre ses mains. L'homme fit semblant de tomber
par terre, et Rangui, m'interpellant, me dit qu'il venait d'assommer
le voleur et me demanda si j'étais satisfait. Je lui répondis
affirmativement, riant en moi-même de la ruse de ces sauvages, ruse,
au reste, dont il s'est trouvé souvent des exemples chez beaucoup de
peuples plus avancés en civilisation.»

[Illustration: Néo-Zélandais. (Page 333.)]

D'Urville reconnut la belle île Wai-hiki, et termina ainsi la
reconnaissance du canal de l'Astrolabe et de la baie Hauraki. Il
remonta alors vers le nord jusqu'à la baie des Iles et de là jusqu'au
cap Maria-Van-Diemen, extrémité septentrionale de la Nouvelle-Zélande,
«où les âmes des morts, les Waïdouas, viennent se rendre de tous les
points d'Ika-Na-Mawi pour prendre leur dernier essor vers la gloire ou
les ténèbres éternelles.»

La baie des Iles, lors de la station de la _Coquille_, était animée par
une assez nombreuse population, avec laquelle on avait eu des relations
amicales. Maintenant, le silence du désert avait remplacé l'animation
des anciens jours. L'ipah, ou plutôt le pâ de Kahou-Wera, qui abritait
une tribu active, était abandonné; la guerre avait en ce lieu causé
ses ravages ordinaires. La tribu de Songhui avait pillé les propriétés
et dispersé les membres de celle de Paroa.

[Illustration: Attaque des indigènes de Tonga-Tabou. (Page 339.)]

C'est à la baie des Iles que s'étaient établis les missionnaires
anglais. Malgré tout leur dévouement, ils n'avaient encore fait aucun
progrès auprès des naturels, et l'inutilité de leurs efforts était
évidente.

C'est en cet endroit que se termina la très importante reconnaissance
hydrographique de la côte orientale de la Nouvelle-Zélande. Depuis
Cook, aucune exploration n'avait été faite sur cette terre avec autant
de soin, au milieu de tant de dangers et sur un si long parcours de
côtes. D'Urville, par cette savante et minutieuse opération, venait
de rendre un signalé service à la science géographique et à la
navigation. Il avait dû, au milieu de bourrasques subites et terribles,
déployer des qualités exceptionnelles; mais, sans tenir compte de
tant de fatigues et de dévouement, on allait, à son retour en France,
le laisser à l'écart ou ne lui donner que des fonctions où il était
impossible de se distinguer et qu'aurait aussi bien remplies n'importe
quel capitaine de vaisseau.

En quittant la Nouvelle-Zélande le 18 mars 1827, d'Urville fit route
vers Tonga-Tabou. Il reconnut tout d'abord les îles Curtis, Macauley,
Sunday, chercha vainement l'île Vasquez de Maurelle, arriva, le 16
avril, en face de Namouka. Deux jours plus tard, il distingua Eoa;
mais, avant d'atteindre Tonga-Tabou, il eut encore à essuyer une
violente tempête, qui mit l'_Astrolabe_ en perdition.

Des Européens, établis depuis longues années à Tonga-Tabou, furent
très utiles au commandant pour le tenir au courant des dispositions
des naturels. Trois chefs, trois «éguis», se partageaient le pouvoir,
depuis que le chef religieux ou «touï-tonga», qui jouissait d'une
influence immense, avait été exilé.

Une mission wesleyenne était établie à Tonga; mais, au premier abord,
il parut évident que ces prêtres méthodistes n'avaient su acquérir
aucune influence sur les naturels. Ceux mêmes qu'ils avaient convertis
étaient méprisés pour leur apostasie.

Lorsque l'_Astrolabe_ parvint au mouillage, après avoir heureusement
échappé aux dangers imminents que les vents contraires, les courants
et les récifs lui avaient fait courir, elle fut aussitôt envahie par
une abondance invraisemblable de fruits, de racines, de cochons et
de volailles que les indigènes cédaient presque pour rien. D'Urville
acheta également, pour le musée, des armes et des objets divers de
l'industrie des sauvages. C'étaient des casse-têtes, le plus souvent en
casuarina, parfaitement ciselés ou enrichis d'incrustations artistiques
en nacre ou en os de baleine.

La coutume de se couper une ou deux phalanges pour l'offrir à la
divinité, en cas de maladie grave d'un proche parent, subsistait encore.

Depuis le 28 avril, les naturels n'avaient montré que des dispositions
conciliantes, pas une querelle ne s'était élevée, lorsque, le 9 mai,
d'Urville fit avec presque tous ses officiers visite à l'un des chefs
les plus importants, nommé Palou. Celui-ci le reçut avec une contrainte
tout à fait extraordinaire et peu d'accord avec les démonstrations
bruyantes et enthousiastes des jours précédents. La défiance des
insulaires éveilla celle du commandant, qui, songeant au peu d'hommes
laissés sur l'_Astrolabe_, éprouvait les inquiétudes les plus vives. Il
n'était cependant rien arrivé pendant son absence. Seule, la timidité
de Palou avait fait échouer un complot, qui ne tendait à rien moins
qu'à enlever d'un seul coup tout l'état-major; on aurait ensuite eu
bien facilement raison de l'équipage, déjà en partie désireux de vivre
de la vie facile des naturels. Telle fut du moins la conviction que le
commandant se forma. Les événements allaient confirmer sa manière de
voir.

Ces craintes engagèrent d'Urville à quitter le plus rapidement possible
Tonga-Tabou, et, le 13, tout était paré pour mettre à la voile le
lendemain. L'élève Dudemaine se promenait sur la grande île, pendant
que l'élève Faraguet, avec neuf hommes, était occupé sur l'îlot
Pangaï-Modoz à faire de l'eau ou à observer la marée. Un des éguis,
Tahofa, était sur l'_Astrolabe_ avec beaucoup d'indigènes, lorsque, sur
un signe de leur chef, les pirogues débordèrent toutes à la fois et
gagnèrent la terre. On se demandait la cause de cette retraite subite,
lorsqu'on aperçut sur Pangaï-Modou les matelots entraînés de force
par les naturels. D'Urville fut sur le point de faire tirer un coup
de canon, mais il trouva plus sûr d'expédier, à force de rames, une
embarcation qui recueillit deux hommes et l'élève Dudemaine. Le même
canot, envoyé peu après pour brûler des cases et essayer de capturer
quelques otages, fut reçu à coups de fusil. Un naturel fut tué,
plusieurs autres blessés, mais un caporal de marine reçut tant de coups
de baïonnette, qu'il expira deux heures plus tard.

D'Urville était on ne peut plus inquiet sur le sort de ses matelots et
de Faraguet qui les commandait. Il ne lui restait d'autre ressource que
d'attaquer le village sacré de Mafanga, qui contient les tombeaux de
plusieurs familles de chefs. Mais, le lendemain, une foule de naturels
entouraient cette place de redoutes en terre et de palissades, si bien
qu'il ne fallait plus songer à l'enlever dans une descente.

On rapprocha donc la corvette de terre et l'on canonna le village, sans
autre effet que de tuer un des insulaires. Cependant, la difficulté
de se procurer des vivres, la pluie, les alertes continuelles, dans
lesquelles les Français les tenaient par leurs coups de canon, les
déterminèrent à faire la paix. Ils rendirent les hommes, qui avaient
été tous fort bien traités, ils firent un présent de cochons et de
bananes, et, le 24 mai, l'_Astrolabe_ quittait définitivement les îles
des Amis.

Il était temps, d'ailleurs, que cela finît, car la position de
d'Urville n'était plus tenable, et, d'une conversation avec le maître
d'équipage, il était ressorti qu'on ne pouvait compter que sur cinq ou
six matelots; tout le reste aurait passé du côté des sauvages.

Tonga-Tabou est de formation madréporique. On y trouve une très épaisse
couche d'humus. Aussi, les plantes et les arbres s'y développent-ils
dans la perfection; les cocotiers, dont la tige est plus grêle
qu'ailleurs, et les bananiers y poussent avec une rapidité et une
puissance étonnantes. Le pays est plat, monotone, et celui qui a fait
un quart de lieue n'a pas besoin de parcourir l'île entière pour s'en
faire une idée. La population peut être évaluée à sept mille individus
à physionomie franchement polynésienne.

«Ils réunissent, dit d'Urville, les qualités les plus opposées. Ils
sont généreux, complaisants, hospitaliers, en même temps que cupides,
audacieux et surtout profondément dissimulés. Au moment même où ils
vous accablent de caresses et d'amitiés, ils sont capables de vous
assaillir et de vous dépouiller, pour peu que leur avidité ou leur
amour-propre soit suffisamment stimulé.»

Les naturels de Tonga l'emportent évidemment de beaucoup sur les
habitants de Taïti en intelligence. Les Français ne pouvaient se
lasser d'admirer l'ordre merveilleux avec lequel étaient tenues les
plantations de kawa, de bananes ou d'ignames, l'extrême propreté des
habitations, l'élégance des clôtures. L'art de la fortification ne leur
était point inconnu, ainsi que d'Urville l'éprouva et comme il avait pu
s'en rendre compte en visitant le village fortifié de Hifo, garni de
solides palissades, entouré d'un fossé large de quinze à vingt pieds et
à demi rempli d'eau.

Le 25 mai, d'Urville commença l'exploration de l'archipel Viti ou
Fidji. Il eut tout d'abord la bonne fortune de rencontrer un naturel
de Tonga, qui, habitant les Fidji pour son commerce, avait autrefois
visité Taïti, la Nouvelle-Zélande et l'Australie. Cet homme, ainsi
qu'un insulaire de Guaham, fut très utile au commandant pour lui donner
les noms de plus de deux cents îles qui composent ce groupe et lui
indiquer à l'avance leur position et celle des récifs qui les entourent.

En même temps, l'hydrographe Gressier recueillait tous les matériaux
nécessaires pour dresser la carte des Fidji.

Une chaloupe reçut l'ordre d'accoster l'île de Laguemba, où se trouvait
une ancre, que Dumont d'Urville, qui avait perdu deux des siennes
devant Tonga, aurait bien voulu se procurer. Tout d'abord, Lottin, qui
commandait cette embarcation, n'aperçut sur le rivage que des femmes et
des enfants; mais les guerriers accoururent, firent retirer les femmes
et prirent leurs dispositions pour retenir les matelots et s'emparer de
la chaloupe. Leurs intentions étaient trop claires pour laisser place
au doute; aussi Lottin fit-il aussitôt relever le grapin et gagna-t-il
le large avant qu'une collision eût pu se produire.

Pendant dix-huit jours consécutifs, malgré un gros temps et une mer
houleuse, l'_Astrolabe_ parcourut l'archipel des Fidji, reconnaissant
les îles Laguemba, Kandabon, Viti-Levou, Oumbenga, Vatou-Lele,
Ounong-Lebou, Malolo, etc., et notamment la partie méridionale du
groupe, qui était alors presque entièrement inconnue.

La population, si l'on en croit d'Urville, forme la limite de la race
cuivrée ou polynésienne et de la race noire ou mélanésienne. Ces
naturels ont une apparence de force et de vigueur que justifie leur
haute stature. Ils sont anthropophages et ne s'en cachent pas.

Le 11 juin, la corvette faisait route vers le havre Carteret; elle
reconnut tour à tour les îles Erronan et Annatom, les Loyalty, groupe
où d'Urville découvrit les îles Chabrol et Halgan, le petit groupe
des îlots Beaupré, les récifs de l'Astrolabe, d'autant plus dangereux
qu'ils sont éloignés de près de trente milles des îles Beaupré et de
soixante milles de la Nouvelle-Calédonie, l'île Huon et la chaîne
septentrionale des récifs de la Nouvelle-Calédonie.

De ces parages, d'Urville gagna la Louisiade en six jours; mais le
mauvais temps qui l'assaillit sur ces côtes le détermina à ne pas
poursuivre le plan de campagne qui lui était tracé et à éviter le
détroit de Torrès. Le commandant pensa que l'exploration immédiate
de la côte méridionale de la Nouvelle-Bretagne et de la côte
septentrionale de la Nouvelle-Guinée serait plus profitable pour la
science.

L'île Rossel et le cap de la Délivrance furent aperçus, et l'on fit
route pour la Nouvelle-Irlande, afin d'y remplacer le bois et l'eau
consommés.

On y arriva le 5 juillet, par un temps sombre et pluvieux, et l'on eut
toutes les peines du monde à distinguer l'entrée du havre Carteret, où
d'Entrecasteaux avait séjourné pendant une huitaine de jours.

Les Français y reçurent à plusieurs reprises la visite d'une vingtaine
de naturels, qui semblaient former toute la population de cet endroit.
C'étaient des êtres sans intelligence et sans aucune curiosité pour
tant d'objets qui leur étaient inconnus.

Leur extérieur ne plaidait pas, non plus, en leur faveur. Complètement
nus, noirs de peau, les cheveux crépus, la cloison du nez traversée
par un os, ils ne montraient d'avidité que pour le fer, sans cependant
paraître comprendre qu'on ne leur en donnerait que contre des fruits
et des cochons. Sombres et défiants, ils se refusèrent à conduire qui
que ce fût à leurs villages. Pendant cette relâche peu fructueuse,
d'Urville fut violemment attaqué d'une entérite, qui, pendant plusieurs
jours, le fit cruellement souffrir.

Le 19, l'_Astrolabe_ reprit la mer et prolongea la côte méridionale de
la Nouvelle-Bretagne. Cette exploration fut contrariée par un temps
pluvieux et brumeux, par des averses et des grains, qui forçaient le
bâtiment à s'éloigner de terre aussitôt qu'il avait pu s'en rapprocher.

«Il faut avoir, comme nous, dit d'Urville, pratiqué ces parages, et
dans les mêmes circonstances, pour se faire une juste idée de ces
incroyables averses; il faut, en outre, avoir à exécuter des travaux
semblables à ceux qui nous étaient imposés, pour juger sainement
des soucis et des inquiétudes qu'entraîne une pareille navigation.
Rarement notre horizon s'étendait à cent toises de distance, et nos
manœuvres ne pouvaient être que fort incertaines, puisque notre
vraie position était un problème. En général, notre travail entier
sur la Nouvelle-Bretagne, nonobstant les peines inouïes qu'il nous a
coûtées et les périls qu'il a fait courir à l'_Astrolabe_, est loin
d'être comparable, pour l'exactitude, aux autres reconnaissances de la
campagne.»

Dans l'impossibilité de reprendre la route du canal Saint-Georges,
d'Urville dut passer par le détroit de Dampier, dont l'ouverture, du
côté du sud, est presque entièrement barrée par une chaîne de récifs,
sur lesquels l'_Astrolabe_ talonna par deux fois.

Comme Dampier et d'Entrecasteaux, d'Urville fut enthousiasmé de
l'aspect délicieux du rivage occidental de la Nouvelle-Bretagne. Une
côte saine, un sol disposé en amphithéâtre, des forêts au feuillage
sombre ou des prairies jaunissantes, les deux pitons majestueux du mont
Glocester donnent à cette partie de la côte une variété que venaient
encore augmenter les lignes ondulées de l'île Rook.

A la sortie du canal se dessinent, dans toute leur splendeur, les
montagnes de la Nouvelle-Guinée; bientôt elles forment une sorte
d'hémicycle et une vaste baie qui reçut le nom de golfe de l'Astrolabe.
Les îles Schouten, l'anse de l'Attaque, où d'Urville eut à repousser
une aggression des naturels, la baie Humboldt, la baie du Geelwinck,
les îles des Traîtres, Tobie et Mysory, les monts Arfak, sont
successivement reconnus et dépassés, et l'_Astrolabe_ vient enfin
mouiller au port Doreï, afin de lier ses opérations à celles de la
_Coquille_.

En cet endroit, des relations amicales furent aussitôt entamées avec
les Papous, qui apportèrent à bord quantité d'oiseaux de paradis,
mais fort peu de rafraîchissements. Doux et timides, ces naturels ne
s'aventuraient qu'à regret dans les bois, par crainte des Arfakis,
habitants des montagnes et leurs ennemis jurés. Un des matelots occupés
à faire de l'eau fut blessé d'une flèche par un de ces sauvages, qu'il
fut impossible de punir de cette lâche agression que rien n'était venu
motiver.

Ici, la terre est partout si riche, qu'il suffirait de la remuer et
d'enlever les mauvaises herbes pour lui faire produire d'abondantes
récoltes; mais les Papous sont si paresseux, si peu intelligents en
fait de culture que les plantes alimentaires sont le plus souvent
étouffées par les parasites.

Quant aux habitants, ils sont d'origines très mélangées. D'Urville
les divise en trois grandes variétés: les Papous, les métis, tenant
plus ou moins à la race malaise ou polynésienne, et les Harfours ou
Alfourous, qui rappelleraient le type ordinaire des Australiens, des
Néo-Calédoniens et en général des Océaniens de la race noire. Ce
seraient les véritables indigènes du pays.

Le 6 septembre, après une relâche peu intéressante et pendant laquelle
d'Urville n'avait pu se procurer que peu d'objets d'histoire naturelle,
si ce n'est des mollusques, et encore moins d'informations précises
sur les mœurs, la religion et la langue des diverses races de la
Nouvelle-Guinée, l'_Astrolabe_ reprenait la mer et se dirigeait vers
Amboine, où elle arrivait sans accident, le 24 septembre.

Bien que le gouverneur, M. Merkus, fût en tournée, le commandant n'en
trouva pas moins en ce port tous les objets dont il avait besoin.
Il y fut reçu de la façon la plus amicale par les autorités et les
habitants, qui firent tout leur possible pour faire oublier aux
Français les fatigues de cette longue et pénible campagne.

D'Amboine, d'Urville se dirigea vers la Tasmanie et Hobart-Town, lieu
qu'aucun navire français n'avait revu depuis Baudin; il y arriva le 17
décembre 1827.

Trente-cinq ans auparavant, d'Entrecasteaux n'avait trouvé sur ces
plages que quelques misérables sauvages, et, dix ans plus tard, Baudin
n'y avait plus rencontré personne.

La première chose que Dumont d'Urville apprit en entrant dans la
rivière Dervent, avant même d'avoir mouillé devant Hobart-Town,
c'est que le capitaine anglais Dillon avait recueilli à Tucopia des
renseignements positifs sur le naufrage de La Pérouse à Vanikoro; il
avait même rapporté une garde d'épée qu'il supposait avoir appartenu
à ce navigateur. Arrivé à Calcutta, Dillon ayant fait part de sa
découverte au gouverneur, celui-ci l'avait immédiatement renvoyé sur
les lieux avec mission de recueillir les naufragés qui pourraient
encore exister et tout ce qui resterait des bâtiments.

On peut juger avec quel intérêt d'Urville apprit ces nouvelles, lui
qui, ayant reçu pour instructions de rassembler tous les documents de
nature à jeter quelque lumière sur le sort de l'infortuné navigateur,
avait acquis, à Namouka, la preuve du séjour de La Pérouse dans
l'archipel des Amis.

[Illustration: Habitants de Vanikoro. (_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Les opinions étaient partagées, dans la colonie anglaise, sur la
créance qu'on devait ajouter au récit du capitaine Dillon; mais le
rapport que cet officier avait adressé au gouverneur de l'Inde vint
lever tous les doutes de d'Urville. Aussi, renonçant à ses projets
ultérieurs sur la Nouvelle-Zélande, cet officier résolut-il de conduire
immédiatement l'_Astrolabe_ à Vanikoro, qu'il ne connaissait encore que
sous le nom de Mallicolo, d'après Dillon.

[Illustration: Je me contentai de faire ouvrir la salle d'armes.
(Page 350.)]

Au reste, voici les faits, tels que ce dernier les avait exposés.

Pendant une relâche aux îles Fidji, le bâtiment le _Hunter_ avait eu
occasion de recueillir un Prussien, Martin Bushart, sa femme et un
Lascar, du nom d'Achowlia, que les naturels allaient dévorer, comme
ils avaient fait de tous les autres déserteurs européens établis dans
l'archipel. Ces trois malheureux ne demandaient qu'à être débarqués
sur la première île habitable que le _Hunter_ rencontrerait. Ils furent
donc déposés sur l'une des îles Charlotte, à Tucopia, par 12° 15' de
latitude sud et 169° de longitude.

Au mois de mai 1826, Dillon, qui avait fait partie de l'équipage
du _Hunter_, désireux de savoir ce qu'étaient devenus les matelots
débarqués en 1813, sur Tucopia, s'approcha de cette île.

Il y rencontra, en effet, le Lascar et le Prussien. Le premier lui
vendit même une garde d'épée en argent. Naturellement, Dillon demanda
comment ces indigènes se l'étaient procurée. Le Prussien raconta qu'à
son arrivée à Tucopia, il y avait trouvé des verrous, des haches, des
couteaux, des objets de fer, des cuillères et une quantité d'objets
qu'on lui dit provenir de Mallicolo, groupe d'îles situées à l'ouest,
que séparaient seulement deux journées de pirogue.

Dillon, continuant à interroger les naturels, apprit que, bien des
années auparavant, deux navires avaient été jetés sur les côtes de
cette île. L'un d'eux avait entièrement péri, corps et biens, mais les
matelots du second avaient construit, avec les débris de leur bâtiment,
un petit navire sur lequel ils étaient partis, en laissant à Mallicolo
quelques-uns des leurs. Le Lascar prétendait avoir vu deux de ces
hommes, qui, par les services rendus aux chefs, s'étaient acquis une
légitime influence.

Dillon lui proposa vainement de l'emmener à Mallicolo; il fut plus
heureux avec le Prussien, qui l'accompagna jusqu'en vue de cette
île,--île de la Recherche de d'Entrecasteaux,--mais le calme et le
manque de vivres avaient empêché Dillon de s'arrêter.

A son arrivée à Pondichéry, le gouverneur, après avoir pris
connaissance de son rapport, lui confia le commandement d'un navire
spécialement destiné à de nouvelles investigations. On était en 1827.
Dillon toucha à Tucopia, s'y pourvut d'interprètes et d'un pilote, puis
gagna Mallicolo. Il y apprit des indigènes que les étrangers étaient
restés cinq mois sur l'île à construire leur bâtiment, que d'ailleurs
ils étaient considérés comme des êtres surnaturels, opinion que leur
conduite singulière n'avait pas médiocrement contribué à accréditer. On
les voyait, en effet, causer avec la lune et les étoiles au moyen d'un
long bâton; leurs nez étaient énormes, et quelques-uns de ces hommes
se tenaient continuellement debout sur un pied, une barre de fer à la
main. C'était ainsi qu'étaient restés dans le souvenir populaire les
observations astronomiques, les chapeaux à cornes et les sentinelles
des Français.

Dillon recueillit des indigènes bien des reliques de l'expédition. Il
aperçut également au fond de la mer, sur le banc de corail où le navire
avait touché, des canons de bronze, une cloche et des débris de toute
sorte, qu'il ramassa pieusement et qu'il rapporta à Paris, en 1828, où
le roi lui accorda une pension de quatre mille francs en récompense
de ses travaux. Le doute ne fut plus permis, lorsque le comte de
Lesseps, ce compagnon de La Pérouse qui avait débarqué au Kamtchatka,
eut reconnu les canons et l'arrière sculpté de la _Boussole_, quand
enfin on eut déchiffré les armoiries de Colignon, le botaniste, sur un
chandelier d'argent.

Mais ces derniers faits, si intéressants et si curieux, d'Urville n'en
devait être instruit que bien plus tard, et, pour le moment, il ne
connaissait que le premier rapport de Dillon.

Par hasard, ou plutôt par crainte d'être prévenu, ce capitaine avait
négligé d'indiquer la position de Vanikoro et la route qu'il avait
suivie pour s'y rendre de Tucopia. D'Urville jugea que cette île
devait appartenir aux groupes de Banks ou de Santa-Cruz, presque aussi
inconnus l'un que l'autre.

Mais, avant de suivre le commandant, il faut s'arrêter quelque temps
avec lui à Hobart-Town, qui lui parut déjà d'une importance remarquable.

«Ses maisons sont très espacées, dit-il, et n'ont généralement qu'un
étage, outre le rez-de-chaussée; mais leur propreté et leur régularité
leur donnent un aspect agréable. Les rues ne sont point pavées, ce
qui les rend fatigantes à parcourir; quelques-unes ont pourtant des
trottoirs; en outre, la poussière qui s'en élève continuellement est
très gênante pour les yeux. Le palais du gouvernement occupe une
heureuse situation au bord de la baie. Cette résidence offrira sous
peu d'années de nouveaux agréments, si les jeunes arbres dont on l'a
entourée prennent tout leur développement, car ceux du pays sont peu
propres à servir d'ornement.»

Le temps fut mis à profit, durant cette relâche, pour faire emplette
de vivres, d'ancres et d'objets de première nécessité qui faisaient
défaut, ainsi que pour radouber le bâtiment et procéder à une foule de
réparations indispensables dans le gréement.

Le 6 janvier 1828, l'_Astrolabe_ reprenait encore une fois la mer,
relevait, le 20, l'île Norfolk, six jours plus tard le petit volcan
Mathew, Erronan le 28, le 8 février la petite île Mitre, et le
lendemain elle arrivait en face de Tucopia. C'est une petite île de
trois ou quatre milles de circuit avec un pic assez pointu, recouvert
de végétation. La bande orientale de cet îlot paraît inaccessible,
étant toujours battue par les flots.

L'impatience de tout le monde s'accroît et ne connaît plus de bornes,
lorsqu'on voit s'approcher trois pirogues, dans l'une desquelles se
trouve un Européen.

C'est le Prussien Bushart, ainsi qu'il le déclare lui-même, qui vient
d'accompagner Dillon à Mallicolo. Ce dernier avait séjourné près d'un
mois en ce lieu, où il s'était réellement procuré les reliques de
l'expédition, ainsi que d'Urville en avait été informé à Hobart-Town.
Il ne restait pas un Français dans l'île, le dernier étant mort l'année
précédente. Bushart avait d'abord accepté d'accompagner d'Urville, mais
il revint sur sa promesse et refusa, au dernier moment, de rester à
bord de l'_Astrolabe_.

Vanikoro est entourée de récifs, à travers lesquels on parvint, non
sans danger, à trouver une passe, qui permit de mouiller l'_Astrolabe_
dans la baie d'Ocili, là même où Dillon avait laissé tomber l'ancre.
Quant au lieu du naufrage, il était situé sur la côte opposée de l'île.

Il ne fut pas facile d'obtenir des renseignements des naturels, gens
avides, de mauvaise foi, insolents et perfides. Un vieillard finit
cependant par avouer que les blancs, débarqués sur la plage de Vanou,
avaient été reçus à coups de flèche; il s'en était suivi une lutte
dans laquelle bon nombre d'indigènes avaient trouvé la mort; quant aux
«maras», ils avaient tous été tués, et leurs crânes enterrés à Vanou.
Les autres ossements avaient servi aux indigènes à garnir leurs flèches.

Un canot fut expédié au village de Nama. La promesse d'un morceau de
drap rouge décida, non sans de longues hésitations, les indigènes à
mener les Français sur le lieu du naufrage. A un mille de terre près de
Païou et en face d'Ambi, au fond d'une sorte de coupée au travers des
brisants, on distingua, çà et là, des ancres, des boulets, des canons
et bien d'autres objets, qui ne laissèrent subsister aucun doute dans
l'esprit des officiers de l'_Astrolabe_.

Pour tous, il était évident que le navire avait tenté de s'introduire
au dedans des récifs par une espèce de passe, qu'il avait échoué et
n'avait pu se dégager. Mais l'équipage aurait pu se sauver à Païou, et,
suivant le récit de quelques sauvages, y construire un petit bâtiment,
tandis que l'autre navire, échoué plus au large sur le récif, s'y
serait perdu corps et biens.

Le chef Moembe avait entendu dire que les habitants de Vanou avaient
accosté le bâtiment pour le piller, mais que, repoussés par les blancs,
ils avaient perdu vingt hommes et trois chefs. Ceux-ci, à leur tour,
avaient massacré tous les Français descendus à terre; deux seulement,
épargnés, avaient vécu dans l'île l'espace de trois lunes.

Un autre chef, nommé Valiko, racontait que l'un des bâtiments s'était
échoué en dehors du récif, en face de Tanema, après une nuit pendant
laquelle il avait beaucoup venté, et que presque tous ses hommes
avaient péri sans venir à terre. Les maras du second navire, en grand
nombre, s'étaient établis à terre et avaient construit à Païou un petit
vaisseau avec les débris du navire échoué. Durant leur séjour, des
querelles s'étaient élevées, et cinq naturels de Vanou et un de Tanema
avaient été tués ainsi que deux maras. Les Français avaient quitté
l'île au bout de cinq lunes.

Enfin un troisième vieillard assurait qu'une trentaine de matelots
du premier navire s'étaient réunis à l'équipage du second, et qu'ils
n'étaient tous partis qu'au bout de six à sept lunes.

Toutes ces dépositions, qu'il fallut pour ainsi dire arracher par
force, variaient sur les détails; il sembla cependant que les
dernières versions s'approchaient le plus de la vérité.

Au nombre des objets recueillis par l'_Astrolabe_ figurent une ancre de
1,800 livres environ, un canon court en fonte, un pierrier en bronze,
une espingole en cuivre, des saumons de plomb et plusieurs autres
objets en assez mauvais état et sans grand intérêt.

Ces objets, ainsi que ceux recueillis par Dillon, figurent aujourd'hui
au musée de la Marine, installé dans les galeries du Louvre.

D'Urville ne voulut pas quitter Vanikoro sans élever un cénotaphe à
la mémoire de ses malheureux compatriotes. Ce modeste monument fut
placé sur le récif même, au milieu d'une touffe de mangliers. Il se
compose d'un prisme quadrangulaire de six pieds de haut, en plateaux
de corail, surmonté d'une pyramide quadrangulaire de même hauteur en
bois de «koudi», qui porte sur une petite plaque de plomb l'inscription
suivante:

  -----------------------
  |A LA MÉMOIRE         |
  |DE LA PÉROUSE        |
  |ET DE SES COMPAGNONS |
  |L'ASTROLABE          |
  |14 MARS 1828         |
  -----------------------

Aussitôt que ce travail fut terminé, d'Urville prit ses dispositions
pour appareiller. Il était grand temps, car l'humidité causée par
les pluies torrentielles avait engendré des fièvres violentes, qui
n'avaient pas jeté moins de vingt-cinq personnes sur les cadres. Si
le commandant voulait conserver un équipage capable d'exécuter les
manœuvres pénibles que nécessitait la sortie par une passe étroite et
semée d'écueils, il fallait se hâter.

La dernière journée que passa l'_Astrolabe_ à Vanikoro aurait
d'ailleurs éclairé, s'il en eût eu besoin, le commandant sur les
véritables dispositions des naturels. Voici comment il raconte ces
derniers incidents de cette dangereuse relâche:

«Sur les huit heures, j'ai été fort étonné de voir venir à nous une
demi-douzaine de pirogues de Tevaï, d'autant plus que trois ou quatre
habitants de Manevaï, qui se trouvaient à bord, ne paraissaient
nullement effrayés à leur approche, bien qu'ils m'eussent encore dit,
quelques jours auparavant, que ceux de Tevaï étaient leurs ennemis
mortels. Je témoignai ma surprise aux hommes de Manevaï, qui se
contentèrent de rire d'un air équivoque, en disant qu'ils avaient fait
leur paix avec les habitants de Tevaï et que ceux-ci m'apportaient
des cocos. Mais je vis bientôt que les nouveaux venus n'apportaient
rien que des arcs et des flèches en fort bon état. Deux ou trois
d'entre eux montèrent à bord d'un air déterminé et s'approchèrent du
grand panneau pour regarder dans l'intérieur du faux-pont et s'assurer
du nombre des hommes malades. Une joie maligne perçait en même temps
dans leurs regards diaboliques. En ce moment, quelques personnes de
l'équipage m'ont fait observer que deux ou trois hommes de Manevaï,
qui se trouvaient à bord, faisaient ce manège depuis trois ou quatre
jours. M. Gressien, qui observait depuis le matin leurs mouvements,
avait cru voir les guerriers des deux tribus se réunir sur la plage
et avoir entre eux une longue conférence. De pareilles manœuvres
annonçaient les plus perfides dispositions, et je jugeai que le danger
était imminent. A l'instant j'intimai aux naturels l'ordre de quitter
la corvette et de rentrer dans leurs pirogues. Ils eurent l'audace de
me regarder d'un air fier et menaçant, comme pour me défier de faire
mettre mon ordre à exécution. Je me contentai de faire ouvrir la salle
d'armes, ordinairement fermée avec soin, et, d'un front sévère, je la
montrai du doigt à mes sauvages, tandis que de l'autre je désignais
leurs pirogues; l'aspect subit de vingt mousquets étincelants, dont ils
connaissaient la puissance, les fit tressaillir et nous délivra de leur
sinistre présence.»

Avant de quitter ce groupe de lamentable mémoire, voici quelques
détails empruntés à la relation de d'Urville.

Le groupe de Vanikoro, de Mallicolo ou de La Pérouse, comme l'appelle
Dillon, se compose de deux îles, la Recherche et Tevaï. La première n'a
pas moins de trente milles de circonférence, la seconde n'en a pas plus
de neuf. Toutes deux sont hautes, couvertes presque jusqu'au bord de la
mer de forêts impénétrables, et entourées d'une barrière de récifs de
trente-six milles de circonférence, coupée de passes rares et étroites.
Le nombre des habitants ne doit pas s'élever au-dessus de douze ou
quinze cents individus, paresseux, dégoûtants, stupides, farouches,
lâches et avides. Ce fut une véritable mauvaise chance pour La Pérouse
de venir s'échouer au milieu d'une telle population, alors qu'il aurait
reçu un accueil bien différent sur toute autre île de la Polynésie.

Les femmes sont naturellement hideuses; mais les fatigues qu'elles
supportent et les modes quelles suivent ne font que rendre leur aspect
encore plus déplaisant.

Les hommes sont un peu moins laids, quoique petits, maigres, couverts
d'ulcères et de taches de lèpre. Leurs armes sont l'arc et les flèches.
Au dire des naturels, ces dernières, en bambou, garnies d'une pointe en
os très déliée et aiguë, soudée par une résine très tenace, font des
blessures mortelles. Aussi y tiennent-ils, et les voyageurs eurent-ils
grand'peine à se procurer quelqu'une de ces armes.

Le 17 mars, l'_Astrolabe_ était enfin hors des terribles récifs qui
forment la ceinture de Vanikoro. L'intention de son commandant était de
reconnaître les îles Taumako, Kennedy, Nitendi et les Salomon, où il
espérait trouver les traces du naufrage des survivants de la _Boussole_
et de l'_Astrolabe_. Mais la triste situation de l'équipage, affaibli
par la fièvre, la maladie de la plupart des officiers, l'absence de
mouillage assuré dans cette partie de l'Océanie, le déterminèrent à
se diriger vers Guaham, où il serait possible, pensait-il, de prendre
quelque repos.

C'était une dérogation assez grave à ses instructions, qui lui
prescrivaient la reconnaissance du détroit de Torrès; mais l'absence de
quarante matelots gisant sur les cadres suffisait à prouver la folie
d'une tentative aussi périlleuse.

Le 26 avril seulement, fut aperçu l'archipel Hogolez, où d'Urville
remplit la lacune laissée par Duperrey dans son exploration, et ce
n'est que le 2 mai que furent reconnues les côtes de Guaham. La relâche
eut lieu à Umata, où l'on trouva une aiguade facile et un climat plus
tempéré qu'à Agagna. Cependant, le 29 mai, lorsque l'expédition remit
à la voile, tous les hommes étaient loin d'être guéris,--ce que Dumont
d'Urville attribue aux excès que ces malades avaient faits sous le
rapport des aliments et à l'impossibilité de les astreindre à un régime
convenable.

C'était encore une fois le bon Medinilla, dont Freycinet avait tant eu
à se louer, qui était gouverneur de Guaham. S'il ne montra pas, cette
fois, tout à fait autant de prévenances envers l'expédition, c'est
qu'une sécheresse terrible venait de ravager la colonie; puis, le bruit
s'était répandu que la maladie dont les marins de l'_Astrolabe_ étaient
attaqués était contagieuse; enfin Umata était bien éloignée d'Agagna,
et d'Urville ne put visiter le gouverneur dans sa résidence.

Il n'en est pas moins vrai que Medinilla envoya à l'expédition des
vivres frais, des fruits en quantité et qu'il ne se départit pas de sa
générosité habituelle.

En quittant Guaham, d'Urville reconnut sous voiles, dans les Carolines
occidentales, les groupes Élivi, l'Uluthii de Lütké, Gouap, Goulou,
Pelew; il fut forcé par les vents de passer en vue de Waigiou, d'Aiou,
d'Asia, de Guébé, il donna dans le détroit de Bourou et jeta enfin
l'ancre à Amboine, où il reçut un cordial accueil des autorités
hollandaises. Le commandant y trouva également des nouvelles de France.
Le ministère semblait vouloir ne tenir aucun compte des travaux, des
fatigues et des dangers de l'expédition, car, malgré les propositions
de d'Urville, aucun officier n'avait reçu d'avancement.

[Illustration: Récifs de Vanikoro. (Page 350.)]

Lorsque ces nouvelles furent connues, elles causèrent un certain
désappointement et un découragement que le commandant s'empressa de
combattre.

D'Amboine, l'_Astrolabe_ gagna Manado par le détroit de Banka. C'est
une résidence agréable, où l'on voit un fort bien retranché et muni
de canons. Le gouverneur Merkus put procurer à d'Urville de beaux
babiroussas, un sapioutang, animal de la grosseur d'une petite vache et
qui en a le museau, les pattes, avec deux cornes rabattues en arrière,
des serpents, des oiseaux, des poissons et des plantes qui enrichirent
les collections d'histoire naturelle.

[Illustration: La pêche aux éléphants de mer. (Page 358.)]

Au dire de d'Urville, l'extérieur des habitants de Célèbes se rapproche
bien plus de celui des Polynésiens que des Malais. Il lui semblait
retrouver les types de Taïti, de Tonga-Tabou, de la Nouvelle-Zélande,
bien plutôt que ceux des Papous du havre Doreï, des Harfours de Bourou,
ou les faces équarries et osseuses des Malais.

Dans le voisinage de Manado se trouvaient des mines de quartz aurifère,
dont le commandant put se procurer un échantillon, et un lac, situé
dans l'intérieur, dont la profondeur était immense, disait-on. C'est le
lac Tondano, d'où sort un torrent considérable, le Manado, qui, avant
de se jeter à la mer, forme une superbe cascade. Le fleuve, barré par
une roche de basalte, s'est creusé une issue, et, s'élançant avec
violence sous la forme d'une gerbe immense, s'abîme dans un précipice
de plus de quatre-vingts pieds de hauteur.

Avec le gouverneur et les naturalistes de l'expédition, d'Urville
explora ce beau lac entouré de montagnes volcaniques, où l'on remarque
encore quelques fumerolles; quant à sa profondeur, elle se réduit à
douze ou treize brasses uniformément, si bien que, si cette nappe se
desséchait, elle formerait une plaine parfaitement unie.

Le 4 août fut quitté le mouillage de Manado, qui n'avait pas été
favorable à la guérison des fiévreux et des dysentériques de
l'expédition, laquelle arriva, le 29 du même mois, à Batavia, où elle
ne resta que trois jours.

A partir de ce moment, l'_Astrolabe_, jusqu'à son retour en France, ne
fit plus route que dans des mers connues. Elle gagna l'île de France,
où d'Urville rencontra le commandant Le Goarant qui, avec la corvette
la _Bayonnaise_, avait fait une expédition à Vanikoro. Il apprit que
cet officier n'avait même pas tenté de pénétrer à l'intérieur du récif,
et s'était contenté d'envoyer ses embarcations en reconnaissance.

Les naturels avaient respecté le monument élevé à la mémoire de
La Pérouse, et n'avaient permis qu'avec peine aux marins de la
_Bayonnaise_ d'y clouer une médaille de cuivre.

Le 18 novembre, la corvette quitta l'île de France, s'arrêta au Cap, à
Sainte-Hélène, à l'Ascension, et, le 25 mars 1829, arriva à Marseille,
trente-cinq mois, jour pour jour, après son départ.

Rien que pour l'hydrographie, les résultats de l'expédition étaient
remarquables, et on ne comptait pas moins de quarante-cinq cartes
nouvelles dues à l'infatigable labeur de MM. Gressien et Paris.

Quant à l'histoire naturelle, rien ne donnera une meilleure idée de la
richesse de la moisson rapportée que les lignes suivantes du rapport de
Cuvier:

«Les catalogues les comptent par milliers (les espèces dues à MM. Quoy
et Gaimard), et rien ne prouve mieux l'activité de nos naturalistes que
l'embarras où se trouve l'administration du Jardin du Roi pour placer
tout ce que lui ont valu les dernières expéditions et surtout celle
dont nous rendons compte. Il a fallu descendre au rez-de-chaussée,
presque dans les souterrains, et les magasins mêmes sont aujourd'hui
tellement encombrés, c'est le véritable terme, que l'on est obligé de
les diviser par des cloisons pour y multiplier les places.»

Les collections de géologie n'étaient pas moins nombreuses; cent
quatre-vingt-sept espèces ou variétés de roches témoignaient du
zèle de MM. Quoy et Gaimard; M. Lesson jeune avait recueilli quinze
à seize cents plantes. Le capitaine Jacquinot avait fait nombre
d'observations astronomiques, M. Lottin avait étudié le magnétisme;
enfin le commandant, sans négliger ses devoirs de marin et de chef
d'expédition, s'était occupé d'expériences de température sous-marine,
de météorologie, et il avait amassé une masse prodigieuse de
renseignements de philologie et d'ethnographie.

Aussi ne pouvons-nous mieux terminer le récit de cette expédition
qu'en citant le passage suivant des mémoires de Dumont d'Urville, que
reproduit la biographie Didot:

«Cette aventureuse campagne a surpassé toutes celles qui avaient eu
lieu jusqu'alors, par la fréquence et l'immensité des périls qu'elle a
courus, comme par le nombre et l'étendue des résultats obtenus en tous
genres. Une volonté de fer ne m'a jamais permis de reculer devant aucun
obstacle. Le parti une fois pris de périr ou de réussir, m'avait mis
à l'abri de toute hésitation, de toute incertitude. Vingt fois j'ai
vu l'_Astrolabe_ sur le point de se perdre, sans conserver au fond de
l'âme aucun espoir de salut. Mille fois j'ai compromis l'existence de
mes compagnons de voyage pour remplir l'objet de mes instructions,
et, pendant deux années consécutives, je puis affirmer que nous avons
couru chaque jour plus de dangers réels que n'en offre la plus longue
campagne dans la navigation ordinaire. Braves, pleins d'honneur, les
officiers ne se dissimulaient pas les dangers auxquels je les exposais
journellement; mais ils gardaient le silence et remplissaient noblement
leur tâche.»

De ce concert admirable d'efforts et de dévouement, résulta une masse
prodigieuse de découvertes, de matériaux et d'observations pour toutes
les connaissances humaines, dont MM. de Rossel, Cuvier, Geoffroy
Saint-Hilaire, Desfontaines, etc., juges savants et désintéressés,
rendirent alors un compte exact.



CHAPITRE III

LES EXPÉDITIONS POLAIRES


I

Le Pôle sud

  Encore un circumnavigateur russe: Bellingshausen.--Découverte
  des îles Traversay, Pierre Ier et Alexandre Ier.--Le baleinier
  Weddell.--Les Orcades australes.--La Géorgie du Sud.--Le nouveau
  Shetland.--Les habitants de la Terre de Feu.--John Biscoë et les
  Terres d'Enderby et de Graham.--Charles Wilkes et le continent
  antarctique.--Le capitaine Balleny.--Expédition de Dumont
  d'Urville sur l'_Astrolabe_ et la _Zélée_.--Coupvent-Desbois au
  pic de Ténériffe.--Le détroit de Magellan.--Un nouveau bureau de
  poste.--Enfermé dans la banquise.--La Terre Louis-Philippe.--A
  travers l'Océanie.--Les Terres Adélie et Clarie.--La Nouvelle-Guinée
  et le détroit de Torrès.--Retour en France.--James Clark Ross et la
  Terre Victoria.

Nous avons eu déjà l'occasion de parler des régions antarctiques et
des explorations qui y avaient été faites, au XVIIe et à la fin du
XVIIIe siècle, par plusieurs navigateurs, presque tous Français,
au nombre desquels il convient de citer La Roche, découvreur de la
Nouvelle-Géorgie en 1675, Bouvet, Kerguelen, Marion et Crozet. On
désigne sous le nom de Terres antarctiques toutes les îles disséminées
dans l'Océan, qui portent le nom des navigateurs, puis celles du
Prince-Édouard, de Sandwich, de la Nouvelle-Géorgie, etc.

C'est dans ces parages que William Smith, commandant du brick
_William_, allant de Montevideo à Valparaiso, avait, en 1818, découvert
les Shetland du Sud, terres arides et nues, tapissées de neige, mais
sur lesquelles s'ébattaient d'immenses troupeaux de veaux marins,
animaux dont la peau sert de fourrure et qu'on n'avait jusqu'alors
rencontrés que dans les mers du Sud. A cette nouvelle, les navires
baleiniers s'empressèrent de visiter les rivages nouvellement reconnus,
et l'on calcule qu'en 1821 et 1822, trois cent vingt mille veaux marins
furent capturés sur cet archipel, et que la quantité d'huile d'éléphant
de mer peut être évaluée, pendant le même temps, à neuf cent quarante
tonnes. Mais, comme on avait tué mâles et femelles, ces nouveaux
terrains de chasse furent bientôt épuisés. On releva donc, en peu de
temps, les douze îles principales et les innombrables rochers presque
entièrement dépouillés de végétation qui composent cet archipel.

Deux ans plus tard, Botwell découvrit les Orcades méridionales; puis,
sous les mêmes latitudes, Palmer et d'autres baleiniers entrevirent ou
crurent reconnaître des terres qui reçurent les noms de Palmer et de la
Trinité.

Des découvertes plus importantes allaient être accomplies dans ces
régions hyperboréennes, et les hypothèses de Dalrymple, de Buffon et
d'autres savants au XVIIIe siècle, sur l'existence d'un continent
austral faisant contre-poids aux terres du pôle nord, allaient
recevoir une confirmation inattendue par les travaux de ces intrépides
explorateurs.

La Russie se trouvait depuis quelques années dans une période très
nettement marquée d'encouragement à la marine nationale et aux
recherches scientifiques. Nous avons raconté les intéressants voyages
de ses circumnavigateurs, mais il reste à parler de Bellingshausen et
de son voyage autour du monde, à cause du rôle important qu'y joue
l'exploration des mers antarctiques.

Les deux bâtiments le _Vostok_, capitaine Bellingshausen, et le
_Mirni_, commandé par le lieutenant Lazarew, quittèrent Cronstadt,
le 3 juillet 1819, pour les mers polaires du Sud. Le 15 décembre,
ils reconnurent la Géorgie méridionale, et sept jours plus tard
ils découvrirent dans le sud-est une île volcanique à laquelle ils
donnèrent le nom de Traversay, et dont ils fixèrent la position par 52°
15´ de latitude et 27° 21´ de longitude à l'ouest du méridien de Paris.

Continuant de courir, à l'est, pendant quatre cents milles sous le
60e degré, jusqu'au 187e méridien, ils donnèrent alors droit au sud
jusqu'au 70e degré; là seulement, une barrière de glace leur coupa le
chemin, et les empêcha de pénétrer plus loin.

Bellingshausen, ne se tenant pas pour battu, piqua dans l'est, le plus
souvent à l'intérieur du Cercle polaire; mais, au 44e degré est, il fut
forcé de revenir au nord. A quarante milles de distance, gisait une
grande terre qu'un baleinier, trouvant la route libre, devait découvrir
douze ans plus tard.

Redescendu jusqu'au 62e degré de latitude, Bellingshausen fit encore
une fois route à l'est sans rencontrer d'obstacles, atteignit le 90e
méridien est, et le 5 mars 1820, il fit route vers le port Jackson pour
s'y réparer.

Tout l'été fut consacré par le navigateur russe à une croisière dans
les mers océaniques, où il ne découvrit pas moins de dix-sept îles
nouvelles. De retour à Port-Jackson, Bellingshausen en repartit, le 31
octobre, pour une nouvelle expédition.

Tout d'abord les deux navires reconnurent les îles Macquarie; puis,
coupant le 60e degré de latitude par 160 de longitude est, ils
coururent dans l'est entre le 64e et le 68e degré jusqu'au 95e de
longitude ouest. Le 9 janvier 1821, Bellingshausen atteignait le 70e
degré de latitude, et le lendemain, il découvrait, par 69° 30´ et 92°
20´ de longitude ouest, une île qui reçut le nom de Pierre Ier, terre
la plus méridionale qu'on connût jusqu'alors. Puis, à quinze degrés
dans l'est, et presque sous le même parallèle, il eut connaissance
d'une nouvelle terre qui fut nommée Terre d'Alexandre Ier. Distante
à peine de deux cents milles de la Terre de Graham, elle doit s'y
rattacher, si l'on en croit Krusenstern, car entre ces deux îles la
mer se montra constamment décolorée, sans compter d'autres indices qui
semblaient confirmer cette opinion.

De là, les deux navires, faisant route au nord et passant au large de
la Terre de Graham, rejoignirent la Nouvelle-Géorgie en février, et
rentrèrent à Cronstadt au mois de juillet 1821, juste deux ans après
leur départ, n'ayant éprouvé d'autre perte que celle de trois hommes
sur un équipage de deux cents matelots.

Nous aurions voulu donner des détails plus complets sur cette très
intéressante expédition; mais la relation originale, publiée en russe
à Saint-Pétersbourg, a échappé à nos recherches, et nous avons dû
nous contenter du résumé publié dans le _Bulletin de la Société de
géographie_ de 1837.

A la même époque, un maître de la marine royale, James Weddell,
recevait d'une maison de commerce d'Edimbourg le commandement d'une
expédition chargée de recueillir des peaux de veaux marins dans les
mers du Sud, où elle devait séjourner deux ans. Elle se composait du
brick _Jane_, de cent soixante tonneaux, capitaine Weddell, et du
cutter _Beaufort_, de soixante-cinq tonneaux, commandé par Mathieu
Brisbane.

Ces deux bâtiments quittèrent l'Angleterre le 17 septembre 1822,
s'arrêtèrent à Bonavista, l'une des îles du cap Vert, et mouillèrent,
le 11 décembre suivant, dans le port de Sainte-Hélène, sur la côte
orientale de la Patagonie où furent faites des observations utiles,
touchant la position de ce port.

Weddell reprit la mer le 27 décembre, et, faisant route au S.-E., il
parvint, le 12 janvier, en vue d'un archipel auquel il donna le nom
d'Orcades australes. Ces îles sont situées par 60° 45' de latitude sud
et 45° de longitude à l'ouest du méridien de Greenwich.

Ce petit groupe présenterait, à en croire ce navigateur, une apparence
encore plus effrayante que le Nouveau-Shetland. De quelque côté que
se porte le regard, on n'aperçoit que des pointes aiguës de rochers,
absolument dénudés, qui surgissent d'une mer démontée, sur laquelle
s'entre-choquent, avec un bruit de tonnerre, d'énormes glaces
flottantes. Les dangers que courent les navires dans ces parages sont
de tous les instants, et les onze jours que Weddell passa sous voiles
à relever en détail les îles, les îlots et les rochers de cet archipel
furent sans repos pour l'équipage qui se vit tout le temps au moment de
périr.

Des spécimens des principaux _strata_ de ces îles furent recueillis et
déposés au retour entre les mains du professeur Jameson, d'Édimbourg,
qui y reconnut des roches primitives et volcaniques.

Weddell s'enfonça alors dans le sud, traversa le Cercle polaire par le
30e degré est de Greenwich, et ne tarda pas à rencontrer de nombreuses
îles de glace. Lorsqu'il eut dépassé le 70e degré, ces dernières
devinrent moins nombreuses et finirent par disparaître complètement;
le temps s'adoucit, les oiseaux reparurent en vols innombrables autour
du navire, tandis que des troupeaux de baleines se jouaient dans le
sillage du bâtiment. Cet adoucissement singulier et inattendu de la
température surprit tout le monde, d'autant plus qu'il s'accentua à
mesure que l'on s'enfonçait dans le sud. Les circonstances étaient si
favorables qu'à chaque instant Weddell s'attendait à découvrir quelque
terre nouvelle. Il n'en fut rien cependant.

Le 20 janvier, le bâtiment se trouvait par 36° 1/4 E. et 74° 15.

«J'aurais volontiers, dit Weddell, exploré la bande du S.-O.; mais,
considérant la saison avancée et que nous aurions pour nous en
retourner un espace de mer de mille milles, semé d'îles de glace, je ne
pus prendre un autre parti que de profiter de ce vent favorable pour
m'en retourner.»

N'ayant aperçu aucun indice de la terre dans cette direction, le vent
du sud soufflant avec force, Weddell revint en arrière jusqu'au 58e
degré de latitude, et s'avança dans l'est jusqu'à cent milles de la
Terre Sandwich. Le 7 février, le navigateur mit encore une fois le cap
au sud, traversa une banquise de cinquante milles de large et, le 20
février, atteignit 74° 15'. Du haut des mâts, on n'apercevait de tous
côtés qu'une mer libre, avec quatre îles de glace en vue.

Ces pointes dans le sud avaient donné des résultats inattendus.
Weddell s'était enfoncé vers le pôle, deux cent quatorze milles plus
loin que tous ses prédécesseurs, y compris Cook. Il donna le nom de
Georges IV à cette partie de la mer antarctique qu'il avait explorée.
Chose singulière et sur laquelle il est bon d'insister, les glaces
avaient diminué à mesure qu'on pénétrait plus avant dans le sud, les
brouillards et les orages étaient continuels, l'atmosphère était
journellement chargée d'une humidité compacte, la mer était profonde,
ouverte, et la température était singulièrement douce.

Autre remarque précieuse, les mouvements de la boussole étaient aussi
lents sous ces latitudes australes que Parry l'avait déjà constaté dans
les régions arctiques.

[Illustration: CARTE DES REGIONS POLAIRES SUD indiquant les routes des
navigateurs du XIXe siècle. _Gravé par E. Morieu_]

Les deux bâtiments de Weddell, séparés par la tempête, se rejoignirent
à la Nouvelle-Géorgie, après une navigation périlleuse de douze
cents milles à travers les glaces. Cette île, découverte par de La
Roche, en 1675, visitée, en 1756, par le vaisseau le _Lion_, n'était
réellement bien connue que depuis l'exploration que Cook en avait
faite; les détails qu'il avait donnés dans sa relation sur l'abondance
des veaux marins et des morses avaient déterminé nombre d'armateurs à
la fréquenter. C'étaient surtout des Anglais et des Américains, qui
portaient les peaux des animaux tués en Chine, où ils ne les vendaient
pas moins de vingt-cinq à trente francs pièce. En quelques années, le
nombre des peaux de veaux marins tués s'éleva à douze cent mille. Aussi
cette race d'animaux y était-elle déjà presque éteinte.

[Illustration: DUMONT D'URVILLE.]

«La longueur de la Géorgie méridionale, dit Weddell, est d'environ
trente lieues, et sa largeur moyenne est de trois lieues. Elle est
tellement festonnée par des baies que, dans quelques endroits, les
deux bords de ces petits mouillages paraissent se toucher. Les cimes
des montagnes sont très escarpées et toujours couvertes de neige. Dans
les vallées, la végétation ne manque pas de force pendant l'été; on y
remarque surtout une espèce de fourrage dont les tiges très vigoureuses
s'élèvent communément à deux pieds de hauteur. Il n'y a point de
quadrupèdes, mais l'île est peuplée d'oiseaux et d'animaux amphibies.»

On y rencontre des bandes immenses de pingouins qui se promènent sur
le rivage, la tête haute et l'air fier. On dirait, pour rappeler
l'expression d'un ancien navigateur, sir John Narborough, des troupes
d'enfants portant des tabliers blancs. On y voit aussi quantité
d'albatros, oiseau qui mesure seize à dix-sept pieds d'envergure, et
dont le volume, lorsqu'il est dépouillé de ses plumes, est réduit de
moitié.

Weddell visita également le Nouveau-Shetland et constata que l'île
Bridgeman, qui fait partie de cet archipel, est un volcan encore en
activité. Il lui fut impossible de débarquer, tous les ports étant
bloqués par les glaces, et il dut se rendre à la Terre de Feu.

Pendant le séjour de deux mois qu'il y fit, Weddell réunit de
précieuses observations sur les avantages que cette côte offre aux
navigateurs et put acquérir des notions exactes sur le caractère des
habitants.

Dans l'intérieur se dressent quelques montagnes, toujours couvertes de
neige, dont la plus élevée ne paraît pas dépasser trois mille pieds.
Weddell ne put apercevoir le volcan que d'autres voyageurs avaient
observé, et notamment Basil Hall en 1822, mais il ramassa quantité
de lave qui en provenait. Au reste, il ne pouvait y avoir doute sur
son existence, car Weddell, dans un précédent voyage, en 1820, avait
constaté que le ciel était tellement rouge au-dessus de la Terre de
Feu, qu'il n'avait pu attribuer cette coloration extraordinaire qu'à
une éruption volcanique.

Jusqu'alors les voyageurs qui avaient visité la Terre de Feu étaient
peu d'accord sur la température de cette région polaire. Weddell
attribue ces divergences à la différence des époques de leur séjour
et des vents qui régnaient. Pour lui, si le vent souffle du sud, le
thermomètre ne dépassera jamais deux ou trois degrés au-dessus de zéro;
s'il vient au contraire du nord, il fait aussi chaud «qu'en juillet en
Angleterre».

Les animaux dont le navigateur constata la présence sont des chiens et
des loutres, et ce seraient, suivant lui, les seuls quadrupèdes du pays.

Les relations avec les naturels furent toujours cordiales. Tout
d'abord, ceux-ci firent le tour du bâtiment, sans oser y monter; mais
ils ne tardèrent cependant pas à se familiariser. Les mêmes scènes qui
ont été décrites lors du passage du premier navire par le détroit, se
reproduisirent fidèlement, malgré le temps écoulé. Du pain, du madère
et du bœuf qu'on leur servit, les indigènes ne touchèrent qu'au
dernier. Pour eux, les objets qui avaient le plus de prix, c'étaient le
fer et les miroirs devant lesquels ils se livrèrent à des grimaces et à
des contorsions extravagantes qui amusèrent tout l'équipage.

Au reste, leur équipement suffisait pour exciter la gaieté. Avec
leur peinture noire comme le jais, leur plumes bleues, leur face
sillonnée de lignes parallèles rouges et blanches comme une toile à
matelas, ils offraient une physionomie si grotesque, qu'ils prêtaient
aux plaisanteries et aux rires des Anglais. Bientôt, peu satisfaits
des morceaux de cercles de tonneaux qu'on leur donnait, et trouvant
mesquins ces présents offerts par des gens possesseurs de tant de
richesses, ils se mirent à prendre tout ce qui était à leur convenance.
Ces vols furent facilement réprimés, mais ils produisirent plus d'une
scène plaisante et permirent d'admirer l'étonnante faculté d'imitation
de ces sauvages.

«Un matelot avait donné à l'un d'eux, raconte Weddell, un pot
d'étain plein de café que celui-ci but sur-le-champ, et il garda le
pot. Le matelot s'apercevant que son pot avait disparu, le demande
vivement, et, malgré l'énergie de son geste, personne ne se présente
pour restituer l'objet volé. Après avoir employé tous les moyens
imaginables, cet homme, furieux et prenant une attitude tragique,
s'écria d'un ton animé: «Canaille cuivrée, qu'as-tu fait de mon pot?»
Le sauvage, imitant son attitude, redit en anglais et sur le même ton:
«Canaille cuivrée, qu'as-tu fait de mon pot?» L'imitation fut si exacte
et si prompte que tout l'équipage en éclata de rire, excepté le matelot
qui s'élança sur le voleur, le fouilla et retrouva son pot d'étain.»

Sous ce climat rigoureux, sans vêtements, sans nourriture, au milieu
de montagnes stériles, sans animaux pour leur fournir une nourriture
substantielle qui les réconforte, les Fuégiens sont dans un état
d'abrutissement complet. La chasse ne peut leur fournir de ressources
sérieuses, la pêche ne leur en procure que d'insuffisantes; ils sont
donc obligés d'attendre que la tempête vienne jeter sur leurs côtes
quelque gros cétacé qu'ils dévorent à pleines dents, sans même prendre
la peine d'en faire cuire la chair.

En 1828, le vaisseau le _Chanticleer_, commandé par Henri Foster, avait
été chargé de faire des observations du pendule pour la détermination
de la figure de la terre. Cette expédition dura trois ans et se termina
par la mort de son commandant, qui se noya en 1831, dans la rivière
de Chagres. Nous n'en parlons que parce que, le 5 janvier 1829, ce
bâtiment reconnut et explora le groupe des Shetland méridionales. Le
commandant descendit même à grand'peine sur l'une de ces îles, où il
ramassa quelques échantillons de ces syénites dont le sol est composé,
et une petite quantité de neige rouge, de tout point semblable à celle
que plusieurs explorateurs avaient rencontrée dans les parages du pôle
nord.

Mais il est une reconnaissance d'un bien plus vif intérêt: c'est celle
qu'opéra en 1830 le baleinier John Biscoë.

Le brick le _Tula_, de cent quarante-huit tonneaux, et le cutter
_Lively_, quittèrent, sous ses ordres, le port de Londres, le
14 juillet 1830. Ces deux bâtiments, appartenant à MM. Enderby,
étaient armés pour la pêche des phoques et pourvus de tous les
objets convenables pour cette longue et pénible navigation. Mais les
instructions qu'avait reçues Biscoë lui prescrivaient, en outre, de
tâcher de faire quelque découverte dans les mers antarctiques.

Les deux bâtiments touchèrent aux Malouines, en repartirent le 27
novembre, cherchèrent vainement les îles Aurora et se dirigèrent vers
la Terre de Sandwich, dont la pointe septentrionale fut doublée le 1er
janvier 1831.

Arrivés au cinquante-neuvième parallèle, ils rencontrèrent des
glaces compactes qui les forcèrent à abandonner la route du
sud-ouest,--direction sur laquelle se faisaient remarquer les signes
du voisinage de la terre. Il fallut donc tourner à l'est, prolonger
la banquise jusqu'à 9° 34´ de longitude occidentale. Ce fut seulement
le 16 janvier que Biscoë put couper le soixantième parallèle sud.
Cook, en 1775, avait trouvé une mer libre sur un espace de deux cent
cinquante milles, là même où une barrière infranchissable avait arrêté
la tentative de Biscoë.

Continuant à courir dans le sud-est jusqu'à 68° 51´ de latitude et 10°
de longitude orientale, le navigateur n'avait pu s'empêcher d'être
frappé de la décoloration de l'eau, de la présence de plusieurs
«eaglets» et de pigeons du Cap, enfin de la direction du vent qui
soufflait du sud-sud-ouest, indices certains du voisinage d'une grande
terre.

Mais les glaces lui défendaient l'accès du sud. Aussi, Biscoë dut
poursuivre sa route à l'est, en se rapprochant du Cercle polaire.

«Enfin, le 27 février, dit Desborough Cooley, par 65° 57´ sud et 45°
de longitude orientale, il vit très distinctement une terre d'une
étendue considérable, montagneuse et couverte de neige, à laquelle il
imposa le nom d'Enderby. Tous ses efforts eurent dès lors pour objet
d'y aborder, mais elle était complètement entourée de glaces qui en
défendaient l'approche. Sur ces entrefaites, un coup de vent inattendu
vint séparer les deux navires et les entraîna vers le sud-est, ayant
encore longtemps en vue la même terre qui offrait, d'est en ouest, une
étendue de plus de deux cents milles. Mais le mauvais temps et l'état
déplorable de la santé de son équipage forcèrent le capitaine Biscoë
à laisser porter sur la Terre de Van-Diémen, où il ne fut rejoint que
plusieurs mois après par le _Lively_.»

Les explorateurs furent plusieurs fois témoins des lueurs éblouissantes
de l'aurore australe, spectacle merveilleux qu'il est impossible
d'oublier.

«Pour la première fois, dit Biscoë, les brillants reflets de l'aurore
australe roulaient sur nos têtes sous la forme de magnifiques colonnes,
puis prenaient tout à coup l'apparence d'une frange de tapisserie, et,
l'instant d'après, s'agitaient en l'air comme des serpents; souvent
ces jets de lumière ne semblaient être qu'à quelques verges au-dessus
de nos têtes, et bien certainement ils se trouvaient dans notre
atmosphère.»

La terre, montagneuse et couverte de neige, courait suivant la
direction E.-O. sous le parallèle 66° 30´; par malheur, il fut
impossible de l'approcher de plus de dix lieues, et elle était partout
bordée de glaces.

Laissant la Terre de Van-Diémen le 14 janvier 1832, Biscoë se dirigea
avec ses deux navires au sud-est. A plusieurs reprises, des fucus
flottant à la surface de la mer et quantité d'oiseaux qui s'écartent
peu de la terre, des nuages bas et épais, firent croire à Biscoë qu'il
allait faire quelque découverte; mais toujours la tempête l'empêcha de
pousser à fond sa reconnaissance. Enfin, le 12 février, par 66° 27´
de latitude et 84° 10´, de nouveau furent aperçus, en grand nombre,
des albatros, des pingouins et des baleines; le 15, une terre fut
découverte dans le sud-est à une grande distance; le lendemain, on
reconnut que c'était une île à laquelle on donna le nom d'Adélaïde, en
l'honneur de la reine d'Angleterre. Sur cette île, à une lieue à peu
près du bord de la mer, s'élevaient plusieurs pics de forme conique et
à base très large.

Les jours suivants, on put s'assurer qu'elle n'était pas isolée, mais
qu'elle faisait partie d'une chaîne d'îlots située au-devant d'une
terre haute. Cette terre, qui s'étendait sur un espace de deux cent
cinquante milles dans une direction E.-N.-E. et O.-S.-O., reçut le nom
de Graham, tandis que celui de Biscoë restait attaché à la chaîne des
îles que ce navigateur avait découvertes. Ce pays n'offrait pas la
moindre trace de plantes ou d'animaux.

Biscoë, pour donner une sanction certaine à sa découverte, descendit,
le 21 février, sur la grande terre, afin d'en prendre possession, et
détermina, par 64° 45´ latitude sud et 66° 11´ longitude ouest de
Paris, la position d'une haute montagne, à laquelle il donna le nom de
mont William.

«On se trouvait, dit le _Bulletin de la Société de géographie_ de 1833,
dans une baie profonde où l'eau était si paisible que, s'il y avait
eu des phoques, on eût pu facilement en charger les deux navires,
attendu qu'on eût pu, sans peine, approcher du bord des rochers pour
leur donner la chasse. L'eau était aussi très profonde, puisque, à
toucher presque le rivage, on n'eut point de fond avec vingt brasses
de ligne. Le soleil était si chaud que la neige fondait sur tous les
rochers situés au bord de l'eau, circonstance qui rendait encore plus
extraordinaire l'absence complète des phoques.»

De là, Biscoë gagna le Shetland du Sud, auquel la Terre de Graham
pourrait se rattacher, puis il relâcha aux Malouines où le _Lively_ se
perdit, et il rentra enfin en Angleterre.

Le capitaine Biscoë reçut, en récompense de ses fatigues et pour
l'encourager dans ses efforts, les grands prix des Sociétés de
géographie de Londres et de Paris.

Des controverses très animées s'étaient produites, à la suite de ces
voyages, sur l'existence d'un continent austral et la possibilité de
naviguer au delà d'une première barrière de glaces, appuyée sur les
îles déjà découvertes. Trois puissances résolurent à la même époque d'y
envoyer une expédition. La France confia le commandement de la sienne
à Dumont d'Urville, l'Angleterre à James Ross et les États-Unis au
lieutenant Charles Wilkes.

Aux nouveaux venus les honneurs. Ce dernier reçut le commandement d'une
petite escadre composée du _Purpoise_, des deux sloops le _Vincennes_
et le _Peacock_, des deux schooners _Sea-Gull_ et _Flying-Fish_, et
d'une gabare, le _Relief_. Cette dernière, qui emportait dans ses
flancs un supplément de provisions, fut expédiée à Rio, tandis que
les autres bâtiments, avant de s'arrêter sur cette rade, touchèrent à
Madère et aux îles du cap Vert.

Du 24 novembre 1838 au 6 janvier 1839, l'escadre demeura dans la baie
de Rio-de-Janeiro, gagna ensuite le Rio-Negro où elle séjourna six
jours, et n'arriva que le 19 février 1839 au port Orange, à la Terre de
Feu.

En cet endroit, l'expédition se divisa: le _Peacock_ et le
_Flying-Fish_ furent envoyés vers le point où Cook avait doublé
le soixantième degré de latitude; le _Relief_ pénétra avec les
naturalistes dans le détroit de Magellan par un des passages situés
au sud-est de la Terre de Feu; le _Vincennes_ restait au port Orange,
tandis que le _Sea-Gull_ et le _Purpoise_ partaient, le 24 février,
pour les mers australes. Wilkes reconnut la Terre de Palmer sur une
longueur de trente milles jusqu'au point où elle tourne vers le
S.-S.-E. qu'il nomma cap Hope; puis, il visita les Shetland et fit à
leur géographie quelques heureuses rectifications.

Les deux bâtiments, après trente-six jours passés dans ces régions
inhospitalières, firent route au nord. Après divers incidents de
navigation, aujourd'hui sans grand intérêt, ayant perdu le _Sea-Gull_,
Wilkes relâcha au Callao, visita les Pomoutou, Taïti, les îles de la
Société, des Navigateurs, et relâcha à Sydney, le 28 novembre.

Le 29 décembre 1839, l'expédition reprenait encore une fois la mer
et se dirigeait au sud. L'objectif était d'atteindre la plus haute
latitude possible entre les 160e et 145e degrés à l'est du méridien de
Greenwich, en allant de l'est à l'ouest. Les bâtiments avaient liberté
de manœuvre, et rendez-vous était fixé en cas de séparation. Jusqu'au
22 janvier, on releva de nombreux indices de terre, et quelques
officiers crurent même l'apercevoir; mais il ressort des dépositions
de ceux-ci, au procès que Wilkes eut à soutenir à son retour, que, si
quelque circonstance eût rejeté au nord le _Vincennes_ avant le 22
janvier, l'expédition n'aurait eu aucune certitude de l'existence d'un
continent austral. C'est à Sydney seulement que Wilkes, entendant dire
que d'Urville avait découvert la terre le 19 janvier, prétendit l'avoir
découverte le même jour.

Ces faits sont établis dans un article très concluant, publié par
l'hydrographe Daussy dans le _Bulletin de la Société de géographie_.

On verra plus loin que, dès le 21 janvier, d'Urville avait débarqué sur
cette nouvelle terre. La priorité de la découverte doit donc lui être
réservée.

Le _Peacock_ et le _Flying-Fish_, ayant éprouvé des avaries ou n'ayant
pu affronter l'état de la mer et les glaces flottantes, avaient fait
route au nord dès le 24 janvier et le 5 février.

Seuls, le _Vincennes_ et le _Purpoise_ avaient continué cette rude
croisière jusque par 97° de longitude est, voyant la terre et s'en
approchant de temps en temps, depuis dix milles jusqu'à trois quarts de
mille, selon que la banquise le permettait.

[Illustration: L'île est peuplée d'oiseaux. (Page 373.)]

«Le 29 janvier, dit Wilkes dans son rapport à l'Institut national de
Washington, nous entrâmes dans ce que j'ai nommé baie Piners, la seule
place où nous ayons pu débarquer sur les rochers nus; mais nous fûmes
repoussés par un de ces coups de vent soudains qui sont ordinaires dans
ces mers. Nous sortîmes de cette baie en sondant par trente brasses. Le
coup de vent dura trente-six heures, et après avoir échappé plusieurs
fois de très près à nous briser contre les glaces, nous nous trouvâmes
à soixante milles sous le vent de la baie. Comme il était alors
probable que la terre que nous avions découverte était d'une grande
étendue, je pensai qu'il était plus important de la suivre vers l'ouest
que de retourner pour débarquer à la baie Piners, ne doutant pas
d'ailleurs que nous ne trouvassions l'occasion de le faire sur quelque
point plus accessible. Je fus cependant trompé dans cette attente,
et la banquise nous empêcha constamment d'approcher de terre. Nous
rencontrâmes sur la limite de la banquise de grandes masses de glace
couvertes de vase, de roches et de pierres, dont nous pûmes prendre
des échantillons aussi nombreux que si nous les avions détachés des
rochers eux-mêmes. La terre couverte de neige fut aperçue distinctement
en plusieurs endroits, et, entre ces points, les apparences étaient
telles, qu'elles ne laissèrent que peu ou même aucun doute dans mon
esprit, qu'il n'y eût là une ligne continue de côtes, qui méritât le
nom que nous lui avons donné, de continent antarctique. Lorsque nous
atteignîmes le 97e degré est, nous trouvâmes que la glace se dirigeait
vers le nord; nous la suivîmes dans cette direction, et nous arrivâmes,
à quelques milles près, au point où Cook avait été arrêté par la
barrière de glace en 1773.»

[Illustration: Il fallut se mouiller jusqu'à mi-corps. (Page 370.)]

La baie Piners, où Wilkes débarqua, est située par 140° est (137° 40´
de Paris), c'est-à-dire au point même où d'Urville avait débarqué le 21
janvier.

Le 30 janvier, le _Purpoise_ avait aperçu les deux bâtiments de
d'Urville, s'était approché d'eux, à portée de la voix; mais ceux-ci,
faisant de la toile, avaient paru se refuser à toute communication.

Wilkes regagna Sydney où il trouva le _Peacock_ en réparation, se
rendit avec ce bâtiment à la Nouvelle-Zélande, de là à Tonga-Tabou,
puis aux Fidji, où furent massacrés par les naturels deux jeunes
officiers de l'expédition. Les îles des Amis, des Navigateurs, les
Sandwich, l'embouchure de la Colombia à la côte occidentale d'Amérique,
les détroits de l'Amirauté et de Puget, l'île Vancouver, les îles
des Larrons, Manille, les Soulou, Singapour, les îles de la Sonde,
Sainte-Hélène, Rio-de-Janeiro, furent les nombreuses étapes de ce long
voyage, qui se termina, le 9 juin 1842, à New-York, après une absence
de trois ans et dix mois.

Les résultats dans toutes les branches de la science étaient
considérables, et, pour son début dans la carrière des voyages de
circumnavigation, la jeune république des États-Unis venait de faire un
coup de maître.

Malgré tout l'intérêt que présente la précieuse relation de cette
expédition, ainsi que les traités spéciaux qui l'accompagnent et
que l'on doit à la plume des savants Dana, Gould, Pickering, Gray,
Cassin et Brackenridge, nous sommes forcé de négliger tout ce qui
s'est fait dans des contrées déjà connues. Le succès de cette grande
publication fut considérable au delà de l'Atlantique, il est facile
de le comprendre, dans un pays qui ne compte qu'un petit nombre
d'explorateurs officiels.

En même temps que Wilkes, au commencement de 1839, Balleny, capitaine
de l'_Elisabeth-Scott_, apportait sa contribution à la reconnaissance
des terres antarctiques.

Parti de l'île Campbell, au sud de la Nouvelle-Zélande, il était
parvenu, le 7 février, par 67° 7´ de latitude et 164° 25´ de longitude
à l'ouest du méridien de Paris. Faisant alors route à l'ouest, deux
jours plus tard, après avoir reconnu maint indice du voisinage de la
terre, il avait découvert dans le sud-ouest une bande noire, qu'à six
heures du soir on ne pouvait plus hésiter à prendre pour la terre.
C'étaient trois îles assez considérables, dont la plus occidentale
était la plus longue. Elles reçurent le nom de Balleny. Comme on peut
le croire, le capitaine manœuvra pour atterrir, mais ces îles étaient
défendues par une barrière de glace sans aucun passage. On dut donc se
contenter de fixer par 66° 44´ et 162° 25´ de longitude la position de
l'île centrale.

Le 11 février, fut encore vue une terre haute et couverte de neige dans
l'ouest-sud-ouest; le lendemain, on n'en était plus qu'à une dizaine
de milles. On s'en approcha, puis un canot fut détaché. Une plage
de trois ou quatre pieds de large au bas de falaises verticales et
inaccessibles en défendait l'accès, et il fallut se mouiller jusqu'à
mi-corps pour recueillir quelques échantillons de lave car cette terre
est volcanique, et ses montagnes sont surmontées d'un panache de fumée.

Encore une fois, le 2 mars, par 65° de latitude et 120° 24´ de
longitude estimée, on aperçut, du pont de l'_Elisabeth-Scott_, une
nouvelle apparence de terre. On mit en panne pour passer la nuit, et
le lendemain, on tenta de se diriger vers le sud-ouest; mais il fut
impossible de franchir la banquise attachée au rivage. Cette nouvelle
terre reçut le nom de Sabrina. Balleny dut alors reprendre la route
du nord, et c'est à ces indications incomplètes, mais sûres, que se
bornent ses découvertes.

En 1837, au moment où Wilkes partait pour l'expédition qui vient
d'être racontée, le capitaine Dumont d'Urville proposa au ministre
de la marine un nouveau plan de voyage autour du monde. Les services
qu'il avait rendus de 1819 à 1821, durant une campagne hydrographique,
de 1822 à 1825, sur la _Coquille_ avec le capitaine Duperrey; enfin,
de 1826 à 1829, sur l'_Astrolabe_, ses études et son expérience lui
donnaient bien le droit de soumettre ses vues au gouvernement et de
faire en sorte de compléter la masse de renseignements que lui-même ou
d'autres navigateurs avaient recueillis sur des parages imparfaitement
décrits, bien que très importants à connaître sous le rapport de
l'hydrographie, du commerce et des sciences.

Le ministre s'était empressé d'accepter les offres de Dumont d'Urville
et mit tout en œuvre pour lui donner des collaborateurs éclairés
en qui il pût avoir confiance. Les deux corvettes _l'Astrolabe_
et la _Zélée_, munies de toutes les ressources dont les voyages
successifs que la France venait d'entreprendre avaient fait
reconnaître la nécessité, furent tenues à sa disposition. Parmi les
officiers qui l'accompagnèrent, plusieurs devaient arriver au grade
d'officier général: c'était Jacquinot, le commandant de la _Zélée_,
Coupvent-Desbois, Du Bouzet, Tardy de Montravel et Périgot, dont les
noms sont bien connus de tous ceux qui se sont occupés de l'histoire de
la marine française.

Les instructions que le commandant de l'expédition reçut du vice-amiral
de Rosamel différaient de celles qui avaient été données à ses
prédécesseurs, en ce sens qu'il lui était prescrit de s'enfoncer vers
le pôle sud aussi loin que les glaces le lui permettraient. Il devait
également compléter le grand travail qu'il avait exécuté, en 1827, sur
les îles Viti, et, après une reconnaissance de l'archipel Salomon,
suivie d'une relâche à la rivière des Cygnes en Australie et à la
Nouvelle-Zélande, il devait visiter les îles Chatam et la partie des
Carolines reconnue par Lütké, pour gagner ensuite Mindanao, Borneo,
Batavia, d'où il reviendrait en France par le cap de Bonne-Espérance.

Ces instructions se terminaient par des considérations d'un haut
intérêt, qui témoignaient des vues élevées de l'administration.

«Sa Majesté, disait l'amiral de Rosamel, n'a pas seulement eu en
vue les progrès de l'hydrographie et des sciences naturelles; sa
royale sollicitude pour les intérêts du commerce français et pour le
développement des expéditions de nos armateurs, lui a fait envisager,
sous un point de vue plus large, l'étendue de votre mission et les
avantages qu'elle doit réaliser. Vous visiterez un grand nombre
de points qu'il est très important d'étudier sous le rapport des
ressources qu'ils peuvent offrir à nos navires baleiniers. Vous aurez
à recueillir tous les renseignements propres à les guider dans leurs
expéditions pour les rendre plus fructueuses. Vous relâcherez dans des
ports où déjà notre commerce entretient des relations et où le passage
d'un bâtiment de l'État peut produire une salutaire influence, dans
d'autres où peut-être les produits de notre industrie trouveraient des
débouchés ignorés jusqu'à ce jour, et sur lesquels vous pourrez, à
votre retour, fournir de précieuses indications.»

Dumont d'Urville reçut, avec les vœux et les encouragements personnels
de Louis-Philippe, les marques d'intérêt les plus vives de l'Académie
des Sciences morales et de la Société de géographie. Par malheur,
il n'en fut pas de même de la part de l'Académie des Sciences, bien
que, depuis plus de vingt années, le capitaine d'Urville n'eût cessé
de travailler à l'accroissement des richesses du Muséum d'histoire
naturelle.

«Soit esprit de corps, soit préventions défavorables contre moi,
écrit d'Urville, ils montrèrent peu d'empressement pour l'expédition
qui se préparait, et les termes dans lesquels furent conçues leurs
instructions furent pour le moins aussi froids qu'ils eussent pu
les employer vis-à-vis d'une personne qui leur eût été complètement
étrangère.»

On doit regretter d'avoir vu, parmi les adversaires les plus acharnés
de cette expédition, l'illustre Arago, ennemi déclaré des recherches
polaires.

Il n'en fut pas de même d'un certain nombre de savants étrangers, au
premier rang desquels il convient de citer Humboldt et Krusenstern, qui
adressèrent à d'Urville leurs félicitations sur sa nouvelle campagne et
sur les services que les sciences en pouvaient attendre.

Après de nombreux retards causés par l'armement de deux vaisseaux
qui devaient transporter le prince de Joinville au Brésil, les deux
corvettes l'_Astrolabe_ et la _Zélée_ purent enfin quitter Toulon le
7 septembre 1837. Le dernier jour du même mois, elles mouillaient
sur la rade de Sainte-Croix de Ténériffe; cette relâche, d'Urville
la substituait à celle du cap Vert, parce qu'il espérait pouvoir s'y
procurer du vin, et aussi procéder à certaines observations d'intensité
magnétique et de hauteur qu'on lui avait reproché de n'avoir pas
exécutées en 1826, bien qu'on sût parfaitement qu'il n'était pas à
cette époque en état de les faire.

Malgré l'impatience que témoignaient les jeunes officiers d'aller
prendre leurs ébats à terre, ils durent se soumettre à une quarantaine
de quatre jours, récemment établie sur le bruit de quelques cas de
peste survenus au lazaret de Marseille. Sans s'arrêter sur les détails
de l'ascension de MM. Du Bouzet, Coupvent et Dumoulin au sommet
du pic, il suffira de citer ces quelques phrases enthousiastes de
Coupvent-Desbois:

«Arrivés au pied du piton, dit cet officier, nous gravissons, durant
une dernière heure, des cendres et des débris de pierres, et nous
touchons enfin au but désiré, le point le plus élevé de ce monstrueux
volcan. Le cratère fumant se présente à nos yeux comme une demi-sphère
creuse, soufreuse, couverte de débris de ponces et de pierres, large
d'environ 400 mètres et profonde de 100. Le thermomètre qui est, à
l'ombre, de 5 degrés à dix heures du matin, s'est brisé, placé sur le
sol, dans un endroit qui laissait échapper des vapeurs sulfureuses.
Il y a sur les bords et dans le cratère une foule de fumerolles qui
distillent le soufre natif qui forme la base du sommet. La vitesse
des vapeurs est assez grande pour faire entendre des détonations. La
chaleur du sol est telle qu'en certains endroits il est impossible
d'y poser les pieds pendant quelques instants. Maintenant, jetez vos
regards autour de vous, voyez ces trois montagnes entassées les unes
sur les autres, n'est-ce pas une œuvre des géants pour escalader le
ciel? Considérez ces immenses coulées de laves qui divergent d'un
point unique et forment la croûte que, peu de siècles auparavant, vous
n'eussiez point foulée impunément. Voyez au loin cet archipel des
Canaries, jeté çà et là sur la mer qui brise sur les côtes de l'île
dont vous êtes le sommet, vous pygmées!... Voyez comme Dieu doit voir,
et soyez payés de vos fatigues, voyageurs que l'admiration des grands
spectacles de la nature a conduits à 3,704 mètres au-dessus du niveau
de la mer!»

Il faut ajouter à ces observations que les explorateurs constatèrent
au sommet du pic l'éclat plus vif des étoiles, la facilité du son à se
propager, enfin l'engourdissement des extrémités du corps et des maux
de tête assez prononcés, symptômes bien connus de ce qu'on appelle «le
mal des montagnes».

Pendant qu'une partie de l'état-major se livrait à cette promenade
scientifique, plusieurs officiers parcouraient la ville, où l'on ne
remarque qu'une promenade publique bien exiguë, appelée l'Alameda, et
l'église des Franciscains. Les environs sont assez intéressants, soit
par les curieux aqueducs qui amènent l'eau à la ville, soit par la
forêt de Mercédès, qui mériterait plutôt, d'après d'Urville, le nom de
bois taillis, car on n'y voit plus que des arbustes et des fougères.

La population parut joviale mais adonnée à une excessive paresse,
frugale mais livrée à la plus abominable saleté, enfin d'une licence de
mœurs sans nom.

Le 12 octobre, les deux bâtiments reprirent la mer, se disposant à
gagner au plus tôt les régions polaires. Un sentiment d'humanité
détermina d'Urville à relâcher à Rio. L'état d'un élève, embarqué
malade de la poitrine, allait tous les jours empirant, le séjour
dans les glaces aurait vraisemblablement avancé sa fin; c'est ce qui
détermina le commandant à changer son itinéraire.

Les deux bâtiments mouillèrent sur la rade de Rio et non pas dans
la baie, le 13 novembre, mais ils n'y séjournèrent qu'une journée,
c'est-à-dire juste le temps de mettre à terre le jeune Duparc et de
faire provision de quelques vivres frais, puis ils reprirent leur route
au sud.

Depuis longtemps, d'Urville désirait explorer le détroit de Magellan,
non pas seulement au point de vue hydrographique, car les relèvements
si consciencieux du capitaine anglais King--commencés en 1826, ils ne
furent terminés qu'en 1834 par Fitz-Roy--laissaient bien peu de chose
à faire; mais sous le rapport de l'histoire naturelle, quelle riche
moisson d'observations nouvelles n'y avait-il pas à récolter?

N'était-il pas intéressant au plus haut degré de vérifier ces dangers
à chaque instant renaissants, ces sautes de vents et tous ces périls
signalés par les anciens navigateurs?

Et même, ces fameux Patagons, objets de tant de fables et de
controverses, ne serait-on pas satisfait de recueillir sur eux des
documents précis et circonstanciés?

D'ailleurs, une autre raison militait en faveur de la relâche au port
Famine que d'Urville voulait substituer à celle de la Terre des États.
En relisant les relations des explorateurs qui s'étaient enfoncés dans
l'Océan austral, le commandant s'était persuadé que le meilleur moment,
pour aborder avec succès ces régions, était la fin de janvier et le
mois de février. Alors seulement les effets du dégel sont complets, et
l'on ne court pas le risque d'exposer les équipages à des fatigues et à
des dangers inutiles dans une croisière intempestive.

Dès que sa résolution fut arrêtée, d'Urville communiqua ses nouvelles
intentions au capitaine Jacquinot et fit aussitôt voile pour le canal.
Le 12 décembre, les deux corvettes étaient en vue du cap des Vierges,
et Dumoulin, secondé par les jeunes officiers, commençait sous voile la
belle série de ses travaux hydrographiques.

Dans la navigation épineuse du détroit, d'Urville déploya autant
d'audace que de sang-froid, d'habileté que de présence d'esprit,--ce
sont les termes mêmes employés à son égard,--et fit complètement
revenir sur son compte bon nombre de ses matelots, qui, en le voyant
marcher pesamment à Toulon et souffrant de la goutte, s'étaient écriés
naïvement: «Oh! ce bonhomme-là ne nous mènera pas bien loin!»

Mais, lorsqu'on sortit du détroit, grâce à la vigilance continuelle du
commandant, les esprits étaient si bien changés qu'on répétait:

«Ce diable d'homme est enragé! Il nous a fait raser les roches, les
écueils et la terre, comme s'il n'avait jamais fait d'autre navigation
dans sa vie!... Et nous qui le croyions mort dans le dos!»

Ici, il convient de dire quelques mots de la relâche au port Famine.

Le débarquement y est facile; on y trouve une belle source et du bois
en abondance; les rochers fournissent une récolte abondante de moules,
de patelles, de buccins, et la terre produit du céleri et une sorte de
salade semblable au pissenlit. Une autre ressource très abondante de
cette baie, c'est la pêche; pendant tout le temps de la relâche, la
seine, le trémail et la ligne procurèrent des éperlans, des mulets,
des loches, des gobies, en assez grande abondance pour nourrir les
équipages.

«Comme j'allais me rembarquer, dit d'Urville, mon patron me remit un
petit baril qu'on avait trouvé suspendu à un arbre de la plage, tandis
qu'on avait lu sur un poteau voisin l'inscription _Post-Office_. Ayant
reconnu qu'il contenait des papiers, je le transportai à bord et pris
connaissance des diverses pièces qu'il renfermait. C'étaient des
notes des capitaines qui avaient passé par le détroit, sur l'époque
de leur passage, les circonstances de leur traversée, quelques avis à
leurs successeurs et des lettres pour l'Europe et les États-Unis. Il
paraît que la première idée de ce bureau de poste en plein vent fut
due au capitaine américain Cunningham, qui se servit tout simplement
d'une bouteille suspendue à un arbre, en avril 1833; son compatriote
Water-House y ajouta, en 1835, l'utile complément du poteau, avec
l'inscription. Enfin le capitaine anglais Carrick, commandant le
schooner _Mary-Ann_, de Liverpool, passa par le détroit en mars 1837,
allant à San-Blas de Californie; il y passa encore à son retour, le
29 novembre 1837, c'est-à-dire seize jours avant nous, et c'est lui
qui avait substitué le baril à la bouteille, avec invitation à ses
successeurs d'en faire usage pour les lettres qu'ils voudraient faire
parvenir à leurs diverses destinations. Je me propose d'ajouter encore
à cette mesure vraiment utile et ingénieuse dans sa simplicité, en
créant un vrai bureau de poste au sommet de la presqu'île; car son
inscription, par la dimension de ses caractères, sera telle, qu'elle
forcera l'attention des navigateurs qui ne voudraient pas mouiller à
Port-Famine, et la curiosité les portera à envoyer un canot visiter
la boîte qui sera appliquée au poteau. Selon toute apparence, nous
serons les premiers à en recueillir les fruits, et nos familles seront
agréablement surprises de recevoir de nos nouvelles de cette terre
sauvage et solitaire au moment même où nous allons nous lancer vers les
glaces polaires.»

[Illustration: Relâche au port Famine. (Page 375.)]

A marée basse, l'embouchure de la rivière Sedger, qui se jette dans
la baie Famine, est obstruée par des bancs de sable; à trois cents
mètres plus loin, la plaine se transforme en un immense marécage d'où
émergent d'énormes troncs d'arbres, ossements gigantesques, blanchis
sous l'action du temps, transportés en cet endroit par les pluies
extraordinaires, qui grossissent le cours de la rivière.

[Illustration: Vue de la Terre Adélie.
(_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Une belle forêt sert de lisière à celle-ci, et des arbustes, armés
d'aiguillons, en défendent l'accès. Les essences les plus communes sont
le hêtre, au tronc haut de vingt à trente mètres sur près d'un mètre de
diamètre, l'écorce de Winter, qui a longtemps remplacé la cannelle, et
une sorte d'épine-vinette.

Les plus gros hêtres que d'Urville ait rencontrés mesuraient cinq
mètres de circonférence et pouvaient avoir cinquante mètres de haut.

Par malheur, on ne trouve sur ce littoral ni mammifères, ni reptiles,
ni coquilles terrestres ou fluviatiles; une ou deux sortes d'oiseaux,
voilà seulement, avec des lichens et des mousses, ce que le naturaliste
y peut seulement recueillir.

Plusieurs officiers remontèrent le Sedger dans une yole, jusqu'à ce
que le peu de profondeur de l'eau les arrêtât. Ils étaient alors à
sept milles et demi de l'embouchure, et ils constatèrent que cette
rivière pouvait avoir, à l'endroit où elle tombe dans la mer, trente ou
quarante mètres de large.

«Il serait difficile, dit M. de Montravel, d'imaginer un tableau plus
pittoresque que celui que chaque coude dévoilait à nos yeux. Partout,
c'était ce désordre admirable qu'on ne saurait imiter, un amas confus
d'arbres, de branches brisées, de troncs couverts de mousses qui se
croisaient en tous sens.»

En résumé, la station au port Famine avait été des plus heureuses; le
bois et l'eau furent faits très facilement; on procéda à une foule de
réparations ou d'installations nouvelles, à des observations d'angles
horaires, de physique, de météorologie, de marée, d'hydrographie; enfin
on recueillit de nombreux objets d'histoire naturelle, qui offraient
d'autant plus d'intérêt que les divers musées de France ne possédaient
absolument rien de ces régions inexplorées.

«Un petit nombre de plantes recueillies par Commerson et conservées
dans l'herbier de M. de Jussieu, dit la relation, représentaient tout
ce qu'on en savait.»

Le 28 décembre 1837, l'ancre fut levée sans qu'on eût pu apercevoir un
seul de ces Patagons, dont la rencontre excitait à un si haut degré la
curiosité des officiers et de l'équipage.

Les hasards de la navigation forcèrent les deux corvettes à mouiller un
peu plus loin, au port Galant, dont les rives, bordées de beaux arbres,
sont coupées de torrents qui forment, à peu de distance, de magnifiques
cascades de quinze à vingt mètres de hauteur. Cette relâche ne fut pas
perdue, car on recueillit un grand nombre de plantes nouvelles, et on
releva le port et les baies voisines. Mais le commandant, trouvant
la saison trop avancée, renonça à sortir du détroit par l'ouest, et
résolut de revenir sur ses pas, afin d'avoir une entrevue avec les
Patagons, avant de gagner les régions arctiques.

La baie Saint-Nicolas, que Bougainville avait appelée baie des
Français, offrit un spectacle infiniment plus gracieux que le port
Galant, où les équipages passèrent le premier janvier 1838. Les travaux
hydrographiques habituels y furent menés à bonne fin par les officiers
sous la direction de Dumoulin.

Un canot fut expédié au cap Remarquable, où Bougainville disait avoir
vu des coquilles fossiles; ce n'étaient que de petits galets empâtés
dans une gangue calcaire, formant une couche très épaisse depuis le
niveau de la mer jusqu'à une hauteur de cinquante mètres environ.

D'intéressantes observations furent faites également avec le
thermométrographe à deux cent quatre-vingt-dix brasses, sans trouver le
fond à moins de deux milles de terre. Si à la surface la température
était de neuf degrés, elle en accusait deux à cette profondeur, et
comme vraisemblablement les courants n'introduisent pas aussi bas les
eaux des deux océans, on serait fondé à croire que c'est la température
propre à cette profondeur.

Puis, les bâtiments rallièrent la Terre de Feu où Dumoulin reprit
le cours de ses relèvements. Basse, découverte, semée de rochers
qui servirent de jalons, elle n'offre en cet endroit que fort peu
de dangers. L'île Magdalena, la baie Gente-grande, l'île Élisabeth,
le havre Oazy, où l'on distingua à la lunette un camp nombreux de
Patagons, le havre Peckett, où l'_Astrolabe_ toucha par trois brasses
d'eau, furent successivement dépassés.

«Au moment où l'on s'aperçut que nous touchions, dit Dumont d'Urville,
il y eut un moment d'étonnement et même d'agitation dans l'équipage,
et quelques clameurs se faisaient déjà entendre. D'une voix ferme,
j'imposai silence, et sans paraître m'inquiéter en rien de ce qui
venait d'arriver, je m'écriai: «Ce n'est rien du tout, et vous en
verrez bien d'autres!» Par la suite, ces mots revinrent souvent à la
mémoire de nos matelots. Il est plus important qu'on ne pense, pour
un capitaine, de conserver le calme le plus parfait et la plus grande
impassibilité au milieu des périls les plus imminents, même de ceux
qu'il pourrait juger inévitables.»

La station au havre Peckett fut égayée par la vue des Patagons. Tous,
officiers et matelots, étaient impatients de descendre à terre. Une
foule de naturels à cheval attendaient au lieu du débarquement.

Doux et paisibles, ils répondirent avec complaisance aux questions qui
leur furent faites. Ils considéraient avec tranquillité tout ce qu'ils
voyaient et ne montraient pas une grande convoitise pour les objets
qu'on leur montrait. Ils ne parurent avoir aucun penchant au vol, et,
tant qu'ils furent à bord, ils n'essayèrent de soustraire quoi que ce
fût.

Leur taille moyenne parut être de 1m,73, quoiqu'on en vît de plus
petits. Leurs membres étaient gros et potelés sans être musculeux;
leurs extrémités, d'une petitesse remarquable. Leur trait le plus
caractéristique, c'est la largeur de la partie inférieure de la figure,
tandis que le front est bas et fuyant. Des yeux allongés et étroits,
des pommettes assez saillantes, un nez écrasé, leur donnent assez de
ressemblance avec le type mongol.

Chez eux tout annonce la mollesse et l'indolence, rien la vigueur
et l'agilité. A les voir accroupis, en marche ou debout, avec leurs
cheveux tombant sur les épaules, on dirait plutôt les femmes d'un
harem que des sauvages habitués à souffrir des intempéries des saisons
et à lutter contre les difficultés de l'existence. Étendus sur des
peaux, au milieu de leurs chiens et de leurs chevaux, ils n'ont pas
de passe-temps plus agréable que de chercher, pour s'en régaler, la
vermine dont ils sont largement fournis. Ils sont tellement ennemis de
la marche qu'ils montaient à cheval pour aller ramasser des coquilles
sur le rivage, qui n'était cependant éloigné que de cinquante à
soixante pas.

Avec eux vivait un blanc, à l'aspect misérable et décharné; il se
disait originaire des États-Unis, mais il ne parlait l'anglais
qu'imparfaitement, et l'on n'eut pas de peine à reconnaître en lui un
Suisse allemand.

Niederhauser,--c'était son nom,--était allé tenter de s'enrichir aux
États-Unis; comme la fortune se montrait rebelle, il avait écouté les
propositions merveilleuses d'un pêcheur de phoques, qui cherchait à
recruter son équipage. Il fut déposé, suivant la coutume, avec sept
camarades et des provisions, sur une île sauvage de la Terre de Feu
pour faire la chasse aux phoques et préparer leurs peaux.

Quatre mois après, le schooner reparut, chargea les peaux, laissa
les pêcheurs avec de nouvelles provisions et... ne revint pas. Que
le bâtiment ait fait naufrage, que le capitaine ait abandonné ses
matelots, c'est ce qu'il fut impossible de savoir.

Lorsque ces malheureux virent le délai passé et qu'ils se trouvèrent
sans provisions, ils montèrent dans leur canot et embouquèrent le
détroit. Ils ne tardèrent pas à rencontrer les Patagons. Niederhauser
resta avec eux, tandis que les autres continuaient leur route. Très
bien accueilli par les naturels, il avait vécu de leur existence,
s'emplissant l'estomac, lorsque la chasse était bonne, se serrant la
ceinture et ne vivant que de racines en temps de disette.

Mais, las de cette existence misérable, Niederhauser supplia d'Urville
de le prendre à son bord, car il n'aurait pu résister un mois de plus à
ces privations. Le capitaine y consentit et l'embarqua comme passager.

Pendant ses trois mois de séjour chez les Patagons, Niederhauser avait
pris quelque teinture de leur langage, et d'Urville en profita pour
recueillir en patagon la plupart des mots d'un vocabulaire comparatif
de toutes les langues.

Le costume de guerre des Fuégiens comprend un casque de cuir bouilli,
armé de plaques d'airain et recouvert d'un beau cimier de plumes de
coq, une tunique de cuir de bœuf teinte en rouge et bariolée de bandes
jaunes, et une sorte de cimeterre à double tranchant. Le chef de la
peuplade du havre Peckett consentit à laisser faire son portrait sous
ce costume, ce qui dénonçait une supériorité sur ses sujets, qui s'y
refusèrent obstinément dans la crainte de quelque sortilège.

Le 8 janvier, l'ancre définitivement levée, le second goulet fut enfilé
assez lestement, malgré le flot. Après avoir parcouru les deux tiers de
l'étendue du détroit de Magellan, les bâtiments firent route pour les
régions polaires, ayant relevé toute la bande orientale de la Terre de
Feu, lacune importante comblée pour l'hydrographie, car, jusqu'alors,
il n'existait aucune carte détaillée de cette côte.

La Terre des États fut doublée sans incident. Le 15 janvier, furent
aperçues, non sans une certaine émotion, les premières glaces au milieu
desquelles les bâtiments allaient bientôt naviguer sans trêve.

Les écueils flottants ne sont pas par eux-mêmes les ennemis les plus
redoutables de ces parages; la brume,--une brume opaque que le regard
le plus vif ne peut parvenir à percer,--enveloppe bientôt les deux
navires, paralyse leurs mouvements et risque à chaque instant, bien
qu'ils soient à la cape, de leur faire donner contre quelqu'un de ces
blocs redoutables. La température s'abaisse; à la surface de l'eau,
le thermométrographe n'accuse plus que deux degrés, celle des eaux
inférieures descend au-dessous de zéro. Bientôt une neige à moitié
fondue tombe à flot. Tout annonce qu'on entre définitivement dans les
mers antarctiques.

Il est impossible de reconnaître l'île Clarence et les
New-South-Orkney; on passe son temps à manœuvrer pour éviter les blocs
de glace.

A midi, le 20 janvier, on est par 62° 3´ latitude sud et 49° 56´
longitude ouest. C'est non loin de là, dans l'est, que Powell a
rencontré des «ice fields» compacts. On aperçoit bientôt une île
immense de deux mille mètres d'étendue, de soixante-six mètres de
hauteur, table taillée à pic, imitant la terre à s'y méprendre sous
certains reflets de lumière.

Les baleines et les pingouins nagent en foule autour des bâtiments que
croisent sans cesse les pétrels blancs.

Le 21, les observations accusent 62° 53´ sud, et d'Urville compte
bientôt atteindre le soixante-cinquième parallèle, lorsque, dans la
nuit, à trois heures du matin, on le prévient que la route est barrée
par une banquise, à travers laquelle il ne paraît pas possible de se
frayer un passage. Les amures sont aussitôt changées, et l'on fait
route à l'est à petite vitesse, car la brise est tombée.

«Aussi, dit la relation, eûmes-nous le temps de contempler tout à
notre aise le merveilleux spectacle que nous avions sous les yeux.
Sévère et grandiose au delà de toute expression, tout en élevant
l'imagination, il remplit le cœur d'un sentiment d'épouvante
involontaire; nulle part l'homme n'éprouve plus vivement la conviction
de son impuissance... C'est un monde nouveau dont l'image se déploie
à ses regards, mais un monde inerte, lugubre et silencieux où tout le
menace de l'anéantissement de ses facultés. Là, s'il avait le malheur
de rester abandonné à lui-même, nulle ressource, nulle consolation,
nulle étincelle d'espérance ne pourraient adoucir ses derniers moments.
Cette idée rappelle involontairement la fameuse inscription de la porte
de l'enfer du Dante:

  Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate.»

D'Urville procède alors à un travail très curieux, qui, comparé à
d'autres de même nature, pourrait avoir une extrême utilité. Il fait
relever le tracé exact de la banquise. Si d'autres navigateurs avaient
agi de même par la suite, on aurait obtenu des renseignements précis
sur la marche et les mouvements des glaces australes, matières si
obscures encore aujourd'hui.

Le 22, après avoir doublé une pointe, on reconnaît que la direction de
la banquise est S.-S.-O., puis O. Dans ces parages, on aperçoit une
terre haute et accidentée. Dumoulin a commencé d'en faire le relevé,
d'Urville croit y reconnaître le New-South-Groenland de Morrell,
lorsqu'on voit ses formes s'altérer et se fondre à l'horizon.

Le 24, les deux corvettes traversent un lit de glaçons flottants et
pénètrent dans une plaine où les glaces sont en dissolution. Mais le
passage se rétrécit bientôt, les blocs deviennent plus nombreux, et il
faut faire volte-face, si l'on ne veut pas être bloqué.

Cependant tout indique que la lisière de la banquise est en
décomposition: les îles de glace s'éboulent avec des détonations
formidables, les glaces suintent et laissent couler de petits filets;
c'est la débâcle; la saison n'est donc pas assez avancée, et Fanning a
raison de dire qu'il ne faut pas arriver dans ces parages avant le mois
de février.

D'Urville se décide alors à faire route au nord pour essayer de gagner
les îles New-South-Orkney, dont la carte était incomplète et mal
déterminée. Le commandant désirait procéder au relevé de cet archipel
et s'y arrêter quelques jours, avant de piquer de nouveau vers le sud,
afin de s'y retrouver à la même époque de l'année que Weddell.

Pendant trois jours, d'Urville prolongea la bande septentrionale de
cet archipel sans pouvoir l'accoster; puis, il reprit sa route au sud
jusqu'au 4 février, et fut de nouveau en vue de la banquise par 62°
20´ de latitude sud et 39° 28´ de longitude est.

Quelques minutes avant midi, on découvrit une sorte d'ouverture, et
l'on s'y lança à tout hasard.

Cette manœuvre audacieuse réussit aux deux bâtiments, qui purent
pénétrer, malgré une neige intense, dans une sorte de petit bassin à
peine large de deux milles, mais cerné de tous côtés par de hautes
murailles de glaces.

Il fallut s'amarrer aux glaçons. Lorsqu'on donna l'ordre de mouiller,
un jeune novice de la _Zélée_ s'écria naïvement:

«Est-ce qu'il y a un port ici près? Je ne croyais pas qu'il y eût des
habitants au travers des glaces!»

D'ailleurs, à ce moment, tout le monde à bord des deux bâtiments était
enthousiaste et joyeux. De jeunes officiers de la _Zélée_ étaient venus
vider un bol de punch avec leurs camarades de l'_Astrolabe_. De son
lit, le commandant pouvait entendre les bruyantes expressions de leur
contentement. Mais lui n'envisageait pas la situation sous un jour
aussi favorable. Il considérait sa manœuvre comme très imprudente.
Enfermé dans un cul-de-sac, il n'avait, pour sortir, d'autre issue que
celle qui lui avait servi pour entrer, et il était impossible d'en
profiter, à moins d'avoir vent sous vergue.

En effet, à onze heures, d'Urville fut réveillé par des chocs violents
et par un bruit de déchirement, comme si la corvette eût touché contre
des rochers. Le commandant se releva et vit que l'_Astrolabe_, ayant
dérivé, était tombée sur les glaces, où elle restait exposée aux
attaques de celles que le courant entraînait plus vite qu'elle-même.

Au jour, on se vit entouré de glaçons. Seul, dans le nord, un filet
d'un bleu noirâtre semblait indiquer une eau libre. On prit aussitôt
cette direction, mais une brume épaisse enveloppa presque immédiatement
les deux corvettes. Lorsqu'elle se dissipa, on se trouva en présence
d'une barrière de glaces compactes, au delà desquelles s'étendait à
perte de vue une eau entièrement dégagée.

D'Urville résolut aussitôt de se frayer un passage, et, prenant
du champ, il lança, avec le plus de rapidité qu'il fut possible,
l'_Astrolabe_ contre l'obstacle. Celle-ci pénétra de deux ou trois
longueurs dans la glace, puis demeura immobile. Alors, les hommes
descendirent sur les glaçons; armés de pics, de pinces, de pioches et
de scies, ils travaillèrent gaiement à se frayer un passage.

Déjà ils avaient presque traversé ce fragment de banquise, lorsque le
vent changea, la houle du large se fit sentir, et l'on dut, de l'avis
de tous les officiers, rentrer dans l'intérieur des glaces, car il y
avait lieu de craindre, si le vent fraîchissait, d'être affalé contre
la banquise et démoli par les lames et les écueils flottants.

[Illustration: Petite carte des découvertes de Dumont d'Urville au Pôle
sud, d'après ses relations.]

Les corvettes avaient parcouru douze ou quinze milles inutilement,
lorsqu'un officier, perché dans les haubans, aperçut un passage dans
l'E.-N.-E. On se dirigea immédiatement de ce côté; mais, encore une
fois, il fut impossible de se frayer un passage, et, la nuit venue, on
dut s'amarrer à un gros glaçon. Les effroyables craquements qui avaient
tenu éveillé le commandant, la nuit précédente, recommencèrent avec une
telle violence, qu'il semblait que la corvette ne pourrait y résister
jusqu'au jour.

[Illustration: On dut enfermer le gouvernail. (Page 385.)]

Cependant, après une entrevue avec le capitaine de la _Zélée_,
d'Urville fit route au nord, mais la journée se passa encore sans
apporter de changement dans la position des navires; le lendemain, au
milieu d'une pluie de neige fondue, la houle devint assez forte pour
soulever toute la plaine glacée, dans laquelle les deux bâtiments
étaient emprisonnés.

Il fallut veiller avec plus de soin que jamais aux glaçons, que
ces ondulations faisaient bondir au loin, et l'on dut enfermer le
gouvernail dans une espèce de cabane en bois qui le protégeait contre
les chocs des glaces.

A part quelques ophthalmies produites par la réverbération continuelle
de la neige, la santé des équipages était satisfaisante, et ce n'était
pas une mince satisfaction pour les commandants, obligés d'être
continuellement sur le qui-vive. Ce fut seulement le 9 février que les
corvettes, favorisées par une forte brise, purent se dégager et se
retrouver enfin dans une mer entièrement libre. On avait prolongé la
banquise sur une étendue de deux cent vingt-cinq lieues.

Par un bonheur inespéré, les navires n'avaient aucune avarie, sauf la
perte de quelques espars et d'une bonne partie du doublage en cuivre;
mais ils ne faisaient pas plus d'eau qu'auparavant.

Le soleil parut le lendemain et permit d'obtenir des observations qui
donnèrent la position par 62° 9´ latitude sud et 39° 22 longitude ouest.

La neige ne cessa pas de tomber, le froid fut vif et le vent violent
pendant les trois jours qui suivirent. Cette continuité de mauvais
temps, ainsi que la durée plus longue des nuits, avertirent d'Urville
de la nécessité de renoncer à cette navigation. Aussi, dès qu'il
se trouva par 62° sud et 33° 11´, sur la route où Weddell avait pu
cheminer librement en 1823, et où lui ne rencontra que des glaces
impénétrables, il fit route pour les New-South-Orkney.

D'ailleurs, un mois entier passé au milieu des glaces et des brumes de
l'océan Antarctique avait ébranlé la santé des équipages, et il était
sans profit pour la science de continuer plus longtemps cette croisière.

Ce fut le 20 que l'on reconnut l'archipel; d'Urville fut encore une
fois forcé par les glaces de le prolonger par le nord, mais il put
détacher deux canots, qui, sur l'île Weddell, recueillirent une
ample collection géologique, quelques échantillons de lichens et une
vingtaine de pingouins et de chionis.

Le 25 février, fut aperçue l'île Clarence, qui forme l'extrémité
orientale de l'archipel New-South-Shetland, terre extrêmement haute,
abrupte, couverte de neige, sauf au bord de la mer; puis, on cingla
vers l'île Éléphant, de tout point semblable à la première, mais semée
de pitons, qui se détachent en noir sur les plaines de neige et de
glace. Les îlots Narrow, Biggs, O'Brien, Aspland sont successivement
reconnus; mais, couverts de neige, ils n'offrent pas une place
où l'homme puisse prendre pied. Puis, on aperçut le petit volcan
Bridgeman, sur lequel deux canots essayèrent vainement de débarquer les
naturalistes.

«La teinte générale du sol, dit la relation, est d'une couleur
rougeâtre, comme celle de la brique brûlée, avec des taches grises qui
semblent annoncer des pierres ponces ou de la cendre durcie. Au bord
de la mer, çà et là, on voit de gros blocs d'une couleur noirâtre qui
doivent être de la lave. Du reste, cet îlot n'a point de véritable
cratère, mais il laisse échapper d'épaisses fumées qui sortent presque
toutes de sa base, dans la bande occidentale; sur celle du nord, on
voit encore deux fumerolles à dix ou douze mètres au-dessus de l'eau.
On n'en remarque point sur la bande de l'est, ni sur celle du sud,
ni sur le sommet, qui est uniforme et arrondi. Sa masse paraît avoir
récemment subi quelque grande modification, et il faut bien qu'il
en ait été ainsi pour avoir maintenant si peu de rapport avec la
description qu'en traça Powell en 1822.»

D'Urville reprit bientôt la route du sud, et, le 27 février, reconnut
une bande considérable de terre dans le S.-E., que la brume et les
flocons d'une neige très fine l'empêchèrent d'accoster. Il se trouvait
alors sur le parallèle de l'île Hope, par 62° 57´ de latitude. Il en
approcha de très près et reconnut d'abord une terre basse, à laquelle
il donna le nom de Terre de Joinville; plus loin, dans le sud-ouest,
une grande terre montagneuse qu'il appela Terre Louis-Philippe, et,
entre elles, au milieu d'une sorte de canal encombré par les glaces,
une île à laquelle il donna le nom de Rosamel.

«Pour lors, dit d'Urville, l'horizon bien éclairci nous permet de
suivre des yeux tous les accidents de la Terre Louis-Philippe. En ce
moment, elle s'étend depuis le mont Bransfield, dans le N. 72° E.,
jusqu'au S.-S.-O., où l'œil la suit jusqu'aux bornes de l'horizon.
Depuis le mont Bransfield jusqu'au sud, c'est une haute terre, assez
uniforme et formant un immense glacier sans accidents notables. Mais,
au sud, la terre se relève sous la forme d'un beau piton (le mont
Jacquinot), qui paraît égaler et même surpasser Bransfield; puis, à
partir de là, elle s'étend sous la forme d'une chaîne de montagnes
se terminant dans le S.-O. par un sommet encore plus élevé que tous
les autres. Au reste, les effets de la neige et de la glace, ainsi
que l'absence de tout objet de comparaison, contribuent à exagérer
singulièrement la hauteur de toutes ces protubérances. En effet, nous
trouvâmes, par les mesures qui furent prises par M. Dumoulin, que
toutes ces montagnes, qui nous paraissaient alors gigantesques et au
moins comparables aux Alpes et aux Pyrénées, n'avaient que des hauteurs
très médiocres. Ainsi, le mont Bransfield n'avait que 632 mètres, le
mont Jacquinot 648 mètres, et enfin ce dernier, le mont d'Urville, le
plus élevé de tous, 931 mètres. A l'exception des îlots en avant de la
grande terre et de quelques pointes dégagées de neige, tout le reste
n'est qu'une suite de glaces compactes; dans cet état, il n'est pas
possible de tracer la vraie direction de la terre, mais seulement de
ses croûtes de glace.»

Le 1er mars, un sondage n'accuse que cent quatre-vingts brasses de
profondeur, le fond est de roches et de gravier. La température est de
1°9 à la surface et de 0,2 au fond de la mer. Le 2 mars est reconnue,
au large de la Terre Louis-Philippe, une île qui reçoit le nom d'île
de l'Astrolabe. Le lendemain, une grande baie ou plutôt un canal,
auquel on donne le nom de canal d'Orléans, est relevé entre la Terre
Louis-Philippe et une bande haute et rocheuse qui, selon d'Urville,
serait le commencement des terres de Trinité, jusqu'alors très
incorrectement tracées.

Ainsi donc, depuis le 26 février jusqu'au 5 mars, d'Urville resta en
vue de la côte, la longeant à peu de distance, mais n'étant cependant
pas maître de ses manœuvres, à cause des brumes et des pluies qui
se succédèrent sans arrêter. Tout, du reste, annonçait un dégel
bien accentué; à midi, la température s'élevait jusqu'à cinq degrés
au-dessus de zéro; partout, des glaces coulaient des filets d'eau, des
blocs entiers se détachaient et tombaient dans la mer avec un bruit
formidable; enfin un vent d'ouest ne cessait pas de souffler en grande
brise.

Ce fut même la raison qui empêcha d'Urville de pousser plus loin son
exploration. La mer était très dure, la pluie fréquente et la brume
continuelle. Il dut donc s'éloigner de cette côte dangereuse et
remonter vers le nord, où, dès le lendemain, il relevait les îles les
plus occidentales du Nouveau-Shetland.

D'Urville prit alors la route de la Concepcion. Mais cette traversée
fut très pénible, le scorbut ayant attaqué, malgré toutes les
précautions prises, les équipages des deux corvettes, et surtout celui
de la _Zélée_, avec la dernière violence. Ce fut aussi à ce moment que
d'Urville mesura des hauteurs de lames, qui répondaient au reproche
d'exagération fabuleuse qui lui avait été fait, lorsqu'il avait
attribué cent pieds d'élévation à celles qu'il avait essuyées sur le
banc des Aiguilles.

Avec l'aide de ses officiers, afin qu'on ne pût mettre en doute les
résultats de ses observations, d'Urville mesura des lames, dont la
hauteur verticale était de onze mètres et demi, et qui n'avaient pas
moins de soixante mètres du sommet au point inférieur, ce qui faisait
cent vingt mètres pour la longueur totale d'une seule lame. Ces mesures
répondaient aux affirmations ironiques d'Arago, qui, de son cabinet, ne
permettait pas à une lame de s'élever à plus de cinq ou six mètres. Il
ne faut pas hésiter un seul instant à admettre, contre l'illustre mais
passionné physicien, les mesures des navigateurs qui avaient observé
sur place.

Le 7 avril 1838, la division jeta l'ancre dans la baie de Talcahuano.
Elle devait y trouver un repos, dont les quarante scorbutiques de
la _Zélée_ avaient le plus grand besoin. De là, d'Urville gagna
Valparaiso; puis, traversant toute l'Océanie, il mouilla, le 1er
janvier 1839, à Guaham, s'engagea ensuite dans la Malaisie, arriva en
octobre à Batavia, et de là atteignit Hobart-Town, d'où, le 1er janvier
1840, il appareillait pour une nouvelle course à travers les régions
antarctiques.

A cette époque, d'Urville ne connaissait ni le voyage de Balleny ni la
découverte de la Terre Sabrina. Son intention était de ne faire qu'une
pointe au sud de la Tasmanie, afin de constater sous quel parallèle
il rencontrerait les glaces. L'espace compris entre 120° et 160° de
longitude orientale n'avait pas encore été exploré, pensait-il. Il y
avait donc là quelque découverte à tenter.

Tout d'abord, la navigation se présenta sous les auspices les plus
fâcheux. La houle était très forte, les courants portaient à l'est,
l'état sanitaire était loin d'être satisfaisant, et, cependant,
on n'était encore que sous le 58e degré de latitude, lorsque tout
annonçait le voisinage de la banquise.

Le froid devint bientôt très vif; les vents se mirent à souffler de
l'ouest-nord-ouest, et la mer s'apaisa, indice presque certain du
voisinage d'une terre ou de la banquise. On pencha plutôt pour la
première de ces hypothèses, car les îles de glace que l'on rencontrait
étaient trop grosses pour s'être formées en pleine mer. Le 18
janvier, on atteignit le 64e degré de latitude, et l'on ne tarda pas
à rencontrer d'énormes blocs de glace taillés à pic, dont la hauteur
variait entre trente et quarante mètres et dont la largeur dépassait
mille mètres.

Le lendemain, 19 janvier 1840, fut aperçue une nouvelle terre, qui
reçut le nom de Terre Adélie. Le soleil était brûlant, et toutes les
glaces semblaient en décomposition; de nombreux ruisseaux se formaient
à leurs sommets et descendaient en cascades jusqu'à la mer. L'aspect
de la terre était uniforme; couverte de neige, elle courait de l'est à
l'ouest et semblait s'abaisser en pente douce jusqu'à la mer. Le 21,
le vent permit aux deux navires de s'en approcher. On ne tarda pas à
découvrir de profondes ravines, creusées par les eaux provenant de la
fonte des neiges.

A mesure qu'on s'avançait, la navigation devenait plus périlleuse. Les
îles de glace étaient en si grand nombre, qu'à peine restait-il entre
elles un canal assez large pour permettre aux corvettes de manœuvrer.

«Leurs murailles droites dépassaient de beaucoup nos mâtures, dit
d'Urville; elles surplombaient nos navires, dont les dimensions
paraissaient ridiculement rétrécies, comparativement à ces masses
énormes. Le spectacle qui s'offrait à nos regards était tout à la fois
grandiose et effrayant. On aurait pu se croire dans les rues étroites
d'une ville de géants.»

Bientôt les corvettes entrèrent dans un vaste bassin formé par la côte
et les îles de glace qu'elles venaient de doubler. La terre s'étendait
à perte de vue au sud-est et au nord-ouest. Elle pouvait avoir de
mille à douze cents mètres de haut, mais ne présentait nulle part de
sommet saillant. Enfin, au milieu de cette immense plaine de neige,
parurent quelques rochers. Les deux capitaines expédièrent aussitôt des
embarcations, avec mission de recueillir des preuves palpables de leur
découverte. Voici ce que dit l'un des officiers, Du Bouzet, chargé de
cette importante reconnaissance:

«Il était près de neuf heures, lorsque, à notre grande joie, nous
prîmes terre sur la partie ouest de l'îlot le plus occidental et le
plus élevé. Le canot de l'_Astrolabe_ était arrivé avant nous; déjà
les hommes qui le montaient étaient grimpés sur les flancs escarpés
de ce rocher. Ils précipitaient en bas les pingouins, fort étonnés
de se voir dépossédés si brutalement de l'île dont ils étaient les
seuls habitants..... J'envoyai aussitôt un de nos matelots déployer un
drapeau tricolore sur ces terres, qu'aucune créature humaine n'avait
ni vues ni foulées avant nous. Suivant l'ancienne coutume, que les
Anglais ont conservée précieusement, nous en prîmes possession au
nom de la France, ainsi que de la côte voisine, que la glace nous
empêchait d'aborder..... Le règne animal n'y était représenté que par
les pingouins. Malgré toutes nos recherches, nous n'y trouvâmes pas une
seule coquille. La roche était entièrement nue et n'offrait pas même la
moindre trace de lichens. Il fallut nous rabattre sur le règne minéral.
Chacun de nous prit le marteau et se mit à tailler dans la roche. Mais
celle-ci, d'une nature granitique, était tellement dure, que nous
ne pûmes en détacher que de très faibles morceaux. Heureusement, en
parcourant le sommet de l'île, les matelots découvrirent de larges
fragments de rocher détachés par les gelées, et ils les embarquèrent
dans les canots. En les examinant de près, je reconnus une ressemblance
parfaite entre ces roches et de petits fragments de gneiss que nous
avions trouvés dans l'estomac d'un pingouin, tué la veille. Le petit
îlot sur lequel nous prîmes terre fait partie d'un groupe de huit ou
dix petites îles, arrondies au sommet et présentant toutes à peu près
les mêmes formes. Ces îles sont séparées de la côte la plus proche par
un espace de 500 ou 600 mètres. Nous apercevions encore sur le rivage
plusieurs sommets entièrement découverts et un cap dont la base était
aussi dépouillée de neige..... Tous ces îlots, très rapprochés les uns
des autres, semblaient former une chaîne continue, parallèle à la côte
et qui s'étendait de l'est à l'ouest.»

Le 22 et le 23, fut continuée la reconnaissance de ce littoral; mais,
ce jour-là, une banquise, soudée à la côte, vint forcer les bâtiments
à retourner vers le nord; en même temps, une rafale de neige, aussi
subite que terrible, assaillit les bâtiments et les mit en perdition.
La _Zélée_ subit de fortes avaries dans sa voilure; mais, le lendemain,
elle se retrouvait auprès de sa conserve.

Pendant ce temps, la terre n'avait pour ainsi dire pas été perdue de
vue. Toutefois, le 29, devant la persistance singulière des vents
d'est, d'Urville dut abandonner la reconnaissance de la Terre Adélie.
C'est ce jour-là que fut aperçu l'un des bâtiments du lieutenant
Wilkes. D'Urville se plaint des intentions malveillantes que ce dernier
lui prête dans son rapport, et assure que sa manœuvre, qui avait pour
but de communiquer, fut mal interprétée par les Américains.

«Nous ne sommes plus, dit-il, au temps où les navigateurs, poussés par
l'intérêt du commerce, se croyaient obligés de cacher soigneusement
leur route et leurs découvertes, pour éviter la concurrence des nations
rivales. J'eusse été heureux, au contraire, d'indiquer à nos émules le
résultat de nos recherches, dans l'espérance que cette communication
aurait pu leur être utile et élargir le cercle de nos connaissances
géographiques.»

Le 30 janvier, on aperçut une muraille de glaces énormes, au sujet de
laquelle les avis furent partagés. Les uns y voyaient une masse de
glace compacte et indépendante de toute terre; les autres,--et c'était
l'avis de d'Urville,--pensaient que ces hautes montagnes avaient une
base solide, soit de terre, soit de rochers, soit même de hauts fonds
épars autour d'une grande terre. On lui donna le nom de côte Clarie,
par 128° de longitude.

Les officiers, dans ces parages, avaient recueilli des documents
suffisants pour déterminer la position du pôle magnétique austral; mais
leurs résultats ne devaient pas concorder avec les travaux de Duperrey,
de Wilkes et de James Ross.

Le 17 février, les deux corvettes jetaient encore une fois l'ancre
devant Hobart-Town.

Dès le 25, elles reprenaient la mer, se portaient vers la
Nouvelle-Zélande, où elles complétaient les travaux hydrographiques de
l'_Uranie_, puis gagnaient la Nouvelle-Guinée, dont elles constataient
que la Louisiade n'était séparée par aucun détroit, exploraient avec
le plus grand soin, au milieu des courants et des récifs de corail, et
au prix d'avaries assez graves, le détroit de Torrès, arrivaient le 20
à Timor, et rentraient à Toulon, le 6 novembre, après avoir relâché à
Bourbon et à Sainte-Hélène.

A l'annonce de l'expédition de découvertes organisée sur un si grand
pied par le gouvernement des États-Unis, l'Angleterre s'était émue,
et, sous la pression des sociétés savantes, avait décidé l'envoi d'une
expédition dans les régions où, depuis Cook, les capitaines Weddell et
Biscoë s'étaient seuls aventurés.

Le capitaine James Clarke Ross, qui en reçut le commandement, était
le neveu du fameux John Ross, l'explorateur de la baie de Baffin. Né
en 1800, James Ross naviguait depuis l'âge de douze ans. Il avait
accompagné son oncle, en 1818, dans sa première exploration des
terres arctiques; de 1819 à 1827, il avait pris part, sous les ordres
de Parry, à quatre expéditions dans les mêmes parages, et, de 1829
à 1833, il y avait été le fidèle compagnon de son oncle. Chargé des
observations scientifiques, il avait découvert le pôle magnétique nord;
enfin il avait fait de longues courses à pied et en traîneau sur les
glaces. C'était donc un des officiers de la marine britannique les plus
habitués aux navigations polaires.

[Illustration: Leurs murailles droites dépassaient de beaucoup nos
mâtures. (Page 389.)]

Deux bâtiments lui furent confiés, l'_Erebus_ et la _Terror_, et son
second fut un marin accompli, le capitaine Francis Rowdon Crozier,
compagnon de Parry en 1824, de James Ross en 1835, à la baie de
Baffin, le même qui devait, sur la _Terror_, accompagner Franklin à
la recherche du passage du nord-ouest. On ne pouvait faire choix d'un
cœur plus vaillant, d'un marin plus expérimenté.

[Illustration: Le capitaine JOHN ROSS.]

Les instructions, qui furent remises à James Ross par l'Amirauté,
différaient essentiellement de celles qui avaient été données à
Wilkes et à Dumont d'Urville. Pour ceux-ci, l'exploration des régions
arctiques n'était qu'un incident de leur campagne autour du monde; elle
faisait, au contraire, le fond même du voyage de James Ross. Des trois
années, pendant lesquelles il serait éloigné de l'Europe, il devait en
passer la majeure partie dans les régions antarctiques, et ne quitter
les glaces que pour réparer ses avaries et refaire ses équipages
fatigués ou malades.

Aussi, les bâtiments avaient-ils été choisis en conséquence; plus forts
que les navires de d'Urville, ils étaient mieux en état de résister aux
assauts répétés des glaces, et leur équipage aguerri avait été recruté
parmi les marins familiarisés avec les navigations polaires.

L'_Erebus_ et la _Terror_, sous le commandement de Ross et de
Crozier, quittèrent l'Angleterre le 29 septembre 1839, et touchèrent
successivement à Madère, aux îles du cap Vert, à Sainte-Hélène, au
cap de Bonne-Espérance, où furent faites de nombreuses observations
magnétiques.

Le 12 avril, Ross atteignait l'île de Kerguelen et y débarquait
aussitôt ses instruments. La moisson scientifique fut abondante, des
arbres fossiles furent extraits de la lave dont cette île est formée,
et l'on y rencontra de riches gisements de charbon qui attendent
encore l'exploitation. Le 29 était un jour fixé pour des observations
simultanées sur divers points du globe. Par une fortune singulière, se
produisit ce jour-là une de ces tempêtes magnétiques, qui avaient déjà
été remarquées en Europe. Les instruments enregistrèrent à Kerguelen
les mêmes phénomènes qu'à Toronto, au Canada,--preuve de l'immense
étendue de ces météores et de l'incroyable rapidité avec laquelle ils
se propagent.

A son arrivée à Hobart-Town, où il rencontra dans le gouverneur son
vieil ami John Franklin, Ross apprit la découverte de la Terre Adélie
et de la côte Clarie par les Français, et la reconnaissance simultanée
des mêmes terres par l'expédition américaine de Wilkes. Ce dernier lui
avait même laissé un croquis de ses relevés de côtes.

Mais Ross se décida à aborder les régions antarctiques par le 170e
degré est, parce que, dans cette direction, Balleny avait trouvé, en
1839, la mer libre de glaces jusqu'au 69e degré de latitude. Il gagna
donc les îles Auckland, puis les Campbell, et, après avoir, comme ses
prédécesseurs, tiré d'innombrables bordées au milieu d'une mer semée
d'îles de glaces, il atteignit, au delà du 63e degré, l'extrémité de la
banquise et franchit le Cercle polaire le 1er janvier 1841.

Quant aux glaces errantes, elles ne ressemblaient en aucune façon à
celles du pôle nord, ainsi que put facilement s'en convaincre James
Ross. Ce sont des blocs immenses à parois verticales et régulières.
Quant aux «ice-fields», moins unis que dans le nord, ils affectent
une allure chaotique, et ces débris, vingt fois ressoudés et rompus,
prennent, suivant une expression imagée de Wilkes, l'apparence d'une
terre labourée.

La banquise ne sembla pas à James Ross «aussi formidable que l'ont
représentée les Français et les Américains.» Toutefois, il ne put
tout d'abord s'y risquer et fut forcé par l'ouragan de se tenir au
large. Ce ne fut que le 5 qu'il put l'assaillir de nouveau par 66°
45´ de latitude sud et 174° 16´ de longitude ouest. Cette fois, les
circonstances étaient on ne peut plus favorables, puisque le vent et
la mer, portant sur elle, contribuaient à la disloquer. Grâce à la
puissance de ses bâtiments, Ross put s'y frayer un passage. D'ailleurs,
à mesure qu'il s'enfonçait dans le sud, le brouillard devenait
plus épais, et des chutes répétées de neige contribuaient à rendre
cette route extrêmement dangereuse. Toutefois, ce qui déterminait
l'explorateur à continuer ses efforts, c'est qu'il apercevait dans le
ciel le reflet d'une mer libre, apparence peu trompeuse, car, le 9,
après avoir fait plus de deux cents milles à travers la banquise, il
entrait définitivement dans une mer, dégagée.

Le 11 janvier, la terre fut signalée à cent milles en avant par 70°
47´ de latitude sud et 172° 36 de longitude ouest. Jamais terre aussi
méridionale n'avait été aperçue. C'étaient des pics hauts de neuf mille
à douze mille pieds,--si ces hauteurs ne sont pas exagérées, comme
tendraient à le faire croire les remarques de d'Urville à la Terre
de Graham,--pics entièrement couverts de neige, et dont les glaciers
trempent leur pied au loin dans la mer. Par-ci, par-là, de noirs
rochers perçaient la neige, mais la côte était si hérissée de glaces,
qu'il fut impossible de débarquer. Cette singulière rangée de pics
monstrueux reçut le nom de chaîne de l'Amirauté, et la terre elle-même,
celui de Victoria.

Dans le sud-est se montraient quelques petites îles; les bâtiments se
dirigèrent de ce côté, et, le 12 janvier, les deux capitaines, avec
quelques-uns de leurs officiers, débarquèrent sur un de ces îlots
volcaniques et en prirent possession au nom de l'Angleterre. On n'y
trouva pas la moindre trace de végétation.

Ross ne tarda pas à reconnaître que la côte orientale de la grande
terre s'inclinait vers le sud, tandis que celle du nord se dessinait
vers le nord-ouest. Il prolongea donc le littoral est, en s'efforçant
de pénétrer par le sud jusqu'au delà du pôle magnétique qu'il fixait
vers le 76e degré, pour revenir ensuite par l'ouest et achever la
circumnavigation de cette terre qu'il considérait comme une grande île.
La chaîne des montagnes se continuait au long de la côte. Ross imposa
aux sommets les plus remarquables les noms de Herschell, Wehwell,
Wheatstone, Murchison et Melbourne; mais, les glaces attachées au
rivage s'élargissant de plus en plus, il perdit de vue les détails de
la côte. Le 23 janvier, était dépassé le 74e degré, latitude la plus
australe qu'on eût jamais atteinte.

Quelque temps, les navires y furent arrêtés par des brouillards, des
coups de vent du sud et de violentes rafales de neige. Ils continuèrent
cependant à longer la côte. Le 27 janvier, les marins anglais
débarquèrent sur une petite île volcanique, à laquelle ils donnèrent
le nom de Franklin, située par 76° 8´ de latitude sud et 168° 12´ de
longitude est.

Le lendemain, fut aperçue une gigantesque montagne, qui s'élevait en
pente régulière jusqu'à douze mille pieds de hauteur au-dessus d'une
terre très étendue. La cime régulière, entièrement couverte de neige,
était, d'heure en heure, enveloppée d'une épaisse fumée, dont la
largeur n'avait pas moins de trois cents pieds de diamètre et qui en
mesurait, sous la forme d'un cône renversé, le double à sa plus grande
hauteur. Lorsqu'elle se dissipait, on distinguait un cratère dénudé,
éclairé de feux d'un rouge vif, dont l'éclat s'apercevait même en
plein midi. La neige montait jusqu'au cratère, et il fut impossible de
distinguer la moindre coulée de lave.

Si la vue d'un volcan est toujours un spectacle grandiose, l'aspect
de ce géant qui dépasse l'Etna et le pic de Ténériffe, son activité
prodigieuse, sa situation au milieu des glaces du pôle étaient bien
faits pour vivement frapper l'esprit des explorateurs.

Il reçut le nom d'Erebus, et l'on attribua celui de l'autre navire,
Terror, à un autre cratère éteint, situé à l'est du premier, noms bien
choisis et qui font vraiment image.

Les deux bâtiments continuèrent à prolonger la terre dans le sud,
jusqu'à ce qu'une banquise, dont les sommets dépassaient de cent
cinquante pieds les mâts des bâtiments, vint leur barrer le chemin.
Derrière, on continuait d'apercevoir une chaîne de montagnes, les
monts Parry, qui s'enfonçaient à perte de vue dans le sud-sud-est.
Ross longea cette barrière dans l'est jusqu'au 2 février, qu'il
atteignit par 78° 4´, latitude la plus australe de cette campagne. Il
avait suivi, pendant plus de trois cents milles, la terre qu'il avait
découverte, lorsqu'il la quitta par 191° 23´ de longitude est.

Suivant toute vraisemblance, les deux navires ne seraient pas sortis de
la formidable banquise, à travers laquelle, au prix de fatigues inouïes
et de périls sans cesse renaissants, ils réussirent enfin à se frayer
un passage, sans les fortes brises qui leur vinrent en aide.

Le 15 février, une nouvelle tentative fut faite par 76° de latitude
sud, pour essayer d'atteindre le pôle magnétique. Mais la terre
arrêta les navires par 76° 12´ et 164° de longitude est, à soixante
cinq lieues communes de l'endroit où Ross plaçait ce pôle, que l'état
menaçant de la mer, l'aspect désolé de la contrée lui interdisaient de
gagner par terre.

Après être allé reconnaître les îles découvertes en 1839 par Balleny,
Ross se trouvait, le 6 mars, au centre des montagnes indiquées par le
lieutenant Wilkes.

«Mais, dit la relation, loin d'y trouver des montagnes, on n'y trouva
pas de fond par six cents brasses. Après avoir couru dans toutes
les directions et dans un cercle d'environ quatre-vingts milles de
diamètre autour de ce centre imaginaire, par des temps très purs qui
permettaient de tout apercevoir à de grandes distances, les Anglais
durent reconnaître qu'au moins _cette position d'un prétendu continent
antarctique, avec les quelque deux cents milles de côtes indiquées
à la suite, n'a pas d'existence réelle_. Le lieutenant Wilkes aura
sans doute été induit en erreur par des nuages, par des énormes bancs
de brouillards qui, dans ces régions, trompent aisément les yeux
inexpérimentés.»

L'expédition regagna la Tasmanie sans avoir un seul malade à bord,
sans avoir éprouvé la moindre avarie. Elle s'y refit, y régla ses
instruments et repartit pour une seconde campagne. Sydney et la baie
des Iles à la Nouvelle-Zélande, l'île Chatam, furent les premières
stations où Ross s'arrêta pour faire des observations magnétiques.

Le 18 décembre, par 62° 40´ de latitude sud et 146° de longitude est
fut rencontrée la banquise. C'était trois cents milles plus au nord
que l'année précédente. Les navires arrivaient trop tôt. Ross n'en
essaya pas moins de rompre cette redoutable ceinture. Il y pénétra
de trois cents milles, mais se vit arrêté par des masses tellement
compactes, qu'il lui fut impossible d'aller plus loin. Ce ne fut que le
1er janvier 1842 qu'il franchit le Cercle polaire. Le 19 du même mois,
les deux navires furent assaillis par un orage d'une violence inouïe,
au moment où ils touchaient à la mer libre; l'_Erebus_ et la _Terror_
perdirent leur gouvernail, furent abordés par des écueils flottants,
et, pendant vingt-six heures, se virent sur le point d'être engloutis.

L'emprisonnement de l'expédition dans la banquise ne dura pas moins de
quarante-six jours. Enfin, le 22, Ross atteignit la grande barrière des
glaces fixes, qui s'était sensiblement abaissée depuis le mont Erebus,
où elle n'avait pas moins de deux cents pieds. A l'endroit où Ross la
retrouvait cette année, elle n'en avait plus que cent sept. On reconnut
cette barrière cent cinquante milles plus à l'est qu'on ne l'avait
fait l'année précédente. Ce fut le seul résultat géographique de cette
pénible campagne de cent trente-six jours, bien plus dramatique que la
première.

Les bâtiments gagnèrent alors le cap Horn et remontèrent jusqu'à
Rio-de-Janeiro, où ils trouvèrent tout ce qui pouvait leur être utile.

Aussitôt qu'ils eurent reçu leur complément de vivres, ils reprirent la
mer, et atteignirent les Malouines, d'où ils partirent, le 17 décembre
1842, pour leur troisième campagne.

Les premières glaces furent rencontrées dans les parages de l'île
Clarence, et, le 25 décembre, Ross se trouvait arrêté par la banquise.
Il gagna alors les Nouvelles-Shetland, compléta l'étude des Terres
Louis-Philippe et Joinville, découvertes par Dumont d'Urville, nomma
les monts Haddington et Penny, reconnut que la Terre Louis-Philippe
n'est qu'une grande île et visita le détroit de Bransfield qui la
sépare des Shetland.

Tels furent les merveilleux résultats obtenus par James Ross dans ses
trois campagnes.

Maintenant, pour juger la part qui revient à chacun de ces trois
explorateurs des régions antarctiques; on peut dire que d'Urville a
le premier reconnu le continent antarctique, que Wilkes en a suivi
les côtes sur le plus long espace,--car on ne peut méconnaître
la ressemblance qu'offre son tracé avec celui du navigateur
français;--enfin que James Ross en a visité la partie la plus
méridionale et la plus intéressante.

Mais ce continent existe-t-il en réalité? D'Urville n'en est pas
persuadé, et Ross n'y croit pas. Il faut donc laisser la parole aux
explorateurs, qui vont se diriger prochainement sur les traces des
vaillants marins dont nous venons de raconter les voyages et les
découvertes.


II

Le Pôle nord.

  Anjou et Wrangell.--La «polynia».--Première expédition de John
  Ross.--La baie de Baffin est fermée!--Les découvertes d'Edward Parry
  dans son premier voyage.--La reconnaissance de la baie d'Hudson et
  la découverte du détroit de la Fury et de l'Hecla.--Troisième voyage
  de Parry.--Quatrième voyage. En traîneau sur la glace, en pleine
  mer.--Première course de Franklin.--Incroyables souffrances des
  explorateurs.--Seconde expédition.--John Ross.--Quatre hivers dans
  les glaces.--Expédition de Dease et Simpson.

Il a été parlé à différentes reprises du grand mouvement géographique
inauguré par Pierre Ier. L'un des résultats les plus rapidement
atteints fut la découverte par Behring du détroit qui sépare l'Asie de
l'Amérique. Le plus important qui suivit, à une trentaine d'années de
distance, fut la reconnaissance, dans la mer polaire, de l'archipel
Liakow ou de la Nouvelle-Sibérie.

En 1770, un marchand du nom de Liakow avait vu arriver du nord sur
la glace un grand troupeau de rennes. Il se dit que ces animaux ne
pouvaient venir que d'un pays où se trouvaient des pâturages assez
abondants pour les nourrir. Un mois plus tard, il partait en traîneau,
et, après un voyage de cinquante milles, il découvrit, entre les
embouchures de la Léna et de l'Indighirka, trois grandes îles, dont les
immenses gîtes d'ivoire fossile sont devenus célèbres dans le monde
entier.

En 1809, Hedenstrœm avait été chargé d'en lever la carte. A plusieurs
reprises, il avait tenté des courses en traîneau sur la mer gelée,
et s'était vu, chaque fois, arrêté par des glaces en fusion qui ne
pouvaient le porter. Il en avait conclu à l'existence d'une mer libre,
au large, et il appuyait cette opinion sur l'immense volume d'eau
chaude à dix degrés que versent dans la mer polaire les grands fleuves
de l'Asie.

En mars 1821, le lieutenant (plus tard amiral) Anjou s'avança sur
la glace jusqu'à quarante-deux milles au nord de l'île Kotelnoï, et
vit par 76° 38´ une vapeur qui l'amena à croire à l'existence d'une
mer libre. Dans une autre expédition, cette mer, il l'aperçut avec
ses glaces à la dérive et revint avec cette conviction qu'il était
impossible de s'avancer au large à cause du peu d'épaisseur de la glace
et de l'existence de cette mer libre.

Tandis qu'Anjou se livrait à ces explorations, un autre officier
de marine, le lieutenant Wrangell, recueillait des légendes et des
renseignements précieux sur l'existence d'une terre située par le
travers du cap Yakan.

Du chef d'une peuplade tchouktchie, il aurait appris que, près de la
côte et de certains récifs placés à l'embouchure d'une rivière, on
peut, par un beau temps d'été, découvrir, à une très grande distance
dans le nord, des montagnes couvertes de neige; mais en hiver, il est
impossible d'en rien voir. Autrefois, des troupeaux de rennes venaient
de cette terre, quand la mer était prise. Ce chef lui-même, une fois,
avait vu un troupeau de rennes retournant au nord par cette voie, et il
l'avait suivi dans un traîneau pendant toute une journée, jusqu'à ce
que l'état de la glace le forçât à abandonner son entreprise.

Son père lui avait aussi raconté qu'un Tchouktchi y était allé une fois
avec quelques compagnons dans une barque de peau; mais il ne savait ni
ce qu'ils y avaient trouvé ni ce qu'ils étaient devenus. Il soutenait
que ce pays devait être habité, et il racontait à ce sujet qu'une
baleine morte était venue s'échouer à l'île d'Aratane, percée de lances
à pointe d'ardoise, arme dont les Tchouktchis ne se servent jamais.

Ces informations étaient fort curieuses, elles augmentaient le désir de
Wrangell de pénétrer jusqu'à ces pays inconnus; mais elles ne devaient
être vérifiées que de nos jours.

[Illustration: CARTE DE LA TERRE VICTORIA découverte par James Ross
_Gravé par E. Morieu._]

De 1820 à 1824, Wrangell, établi à l'embouchure de la Kolyma, fit
quatre voyages en traîneau sur les glaces. Tout d'abord il explora la
côte depuis l'embouchure de la Kolyma jusqu'au cap Tchélagskoï, et il
dut endurer, pendant cette course, jusqu'à trente-cinq degrés de froid.

[Illustration: On dut charger sur deux petits traîneaux. (Page 411.)]

La seconde année, il voulut voir quel point il pourrait atteindre sur
la glace, et parvint à cent quarante milles de terre.

La troisième année, en 1822, Wrangell partit au mois de mars, afin
de vérifier le rapport d'un indigène qui lui affirmait l'existence
d'une terre au large. Il atteignit un champ de glace, sur lequel
il put s'avancer sans obstacles. Plus loin, l'«ice-field» semblait
moins résistant. La glace étant alors trop peu solide pour porter une
caravane, on dut charger sur deux petits traîneaux une nacelle, des
planches et quelques outils, puis s'engager sur une glace fondante qui
craquait sous ses pieds.

«Il me fallut, dit Wrangell, faire d'abord sept verstes à travers une
couche saline; plus loin, apparut une surface sillonnée de larges
crevasses, que nous ne parvînmes à franchir qu'à l'aide de nos
planches. Je remarquai en cet endroit de petites buttes d'une glace
tellement déliquescente, que le moindre contact suffisait pour la
briser et transformer la butte en une ouverture circulaire. La glace
sur laquelle nous voyagions était sans consistance, n'avait qu'un
pied d'épaisseur et, qui plus est, était criblée de trous. Je ne puis
comparer l'aspect de la mer, en cet instant, qu'à un immense marais;
et, en effet, l'eau fangeuse qui s'élevait de ces milliers de crevasses
s'entrecoupant dans tous les sens, la neige déliquescente mêlée de
terre et de sable, ces buttes d'où s'échappaient de nombreux ruisseaux,
tout concourait à rendre l'illusion complète.»

Wrangell s'était éloigné de la côte de deux cent vingt-huit kilomètres,
et c'est la mer libre de Sibérie, dont il avait touché les bords,
immense «polynia»,--nom qu'il donne à de vastes étendues d'eau
libre,--déjà signalée par Leontjew en 1764 et par Hedenstrœm en 1810.

Au quatrième voyage, Wrangell partit du cap Yakan, le point le plus
rapproché des terres septentrionales. Sa petite troupe, après avoir
dépassé le cap Tchélagskoï, fit route au nord; mais un violent orage
brisa la glace, qui n'avait que trois pieds d'épaisseur, et fit courir
aux explorateurs le plus grand danger. Tantôt traînés sur quelque
grande plaque non encore rompue, tantôt à demi submergés sur un
plancher mobile qui oscillait ou disparaissait complètement, ou bien
amarrés sur quelque bloc qui leur servait de bac, tandis que les chiens
tiraient et nageaient, ils parvinrent enfin à regagner la terre au
travers des glaçons que la mer entre-choquait à grand bruit. Ils ne
durent leur salut qu'à la rapidité et à la vigueur de leurs attelages.

Ainsi se terminèrent les tentatives faites pour atteindre les terres au
nord de la Sibérie.

La calotte polaire était attaquée en même temps d'un autre côté avec
autant d'énergie, mais avec plus de continuité.

On se rappelle avec quel enthousiasme et quelle persévérance avait été
cherché le fameux passage du nord-ouest. Les traités de 1815 n'eurent
pas plus tôt nécessité le désarmement de nombreux vaisseaux anglais et
la mise à demi-solde de leurs officiers, que l'Amirauté, ne voulant pas
briser la carrière de tant d'estimables marins, s'ingénia pour leur
procurer de l'emploi. C'est dans ces circonstances que fut reprise la
recherche du passage du nord-ouest.

L'_Alexandre_, de deux cent cinquante-deux tonneaux, et l'_Isabelle_,
de trois cent quatre-vingt-cinq, sous le commandement de John Ross,
officier d'expérience, et du lieutenant William Parry, furent expédiés
par le gouvernement pour explorer la baie de Baffin. Plusieurs
officiers, James Ross, Back, Belcher, qui devaient s'illustrer
dans les expéditions polaires, faisaient partie des équipages. Ces
bâtiments mirent à la voile le 18 avril, relâchèrent aux îles Shetland,
cherchèrent vainement la terre submergée de Bass, qu'on plaçait par 57°
28 nord, et, dès le 26 mai, eurent connaissance des premières glaces.
Le 2 juin, on releva la côte du Groënland. Sur la partie occidentale
très mal indiquée par les cartes, furent trouvées de grandes quantités
de glaces, et le gouverneur de l'établissement danois de Whale-island
assura aux Anglais que la rigueur des hivers augmentait sensiblement,
depuis onze ans qu'il habitait le pays.

Jusqu'alors on avait cru qu'au delà du 75e degré le pays était
inhabité. Aussi les voyageurs furent-ils étonnés de voir arriver par la
glace toute une tribu d'Esquimaux. Ces sauvages ignoraient l'existence
d'un autre peuple que le leur. Ils regardaient les Anglais sans oser
les toucher, et l'un d'eux, s'adressant aux bâtiments d'une voix grave
et solennelle, leur disait:

«Qui êtes-vous? D'où venez-vous? Du soleil ou de la lune?»

Bien que cette tribu fût à certains égards fort au-dessous des
Esquimaux que la longue fréquentation des Européens a commencé à
civiliser, elle connaissait cependant l'usage du fer, dont quelques-uns
de ses membres étaient parvenus à se faire des couteaux. Il provenait,
d'après ce que l'on crut comprendre, d'une masse ou montagne d'où ils
le tiraient. C'était vraisemblablement du fer météorique.

Pendant tout ce voyage,--et dès qu'on en connut les résultats en
Angleterre, l'opinion publique ne s'y trompa pas,--Ross, à côté de
qualités nautiques de premier ordre, fit preuve d'une indifférence et
d'une légèreté singulières. Il semblait peu se soucier de trouver la
solution des problèmes géographiques, qui avaient décidé l'armement de
l'expédition.

Sans les examiner, il passa devant les baies Wolstenholme et des
Baleines, ainsi que devant le détroit de Smith, qui s'ouvre au fond de
la baie de Baffin, et à une si grande distance qu'il ne le reconnut pas.

Bien plus, lorsqu'il commença à descendre la côte occidentale de la
baie de Baffin, un magnifique bras de mer profondément encaissé, dont
la largeur n'était pas inférieure à cinquante milles, s'offrit aux
regards anxieux des explorateurs. Les deux bâtiments y pénétrèrent le
29 août, mais ils ne s'étaient pas enfoncés de trente milles, que
Ross donna l'ordre de virer de bord, sous le prétexte qu'il avait
distinctement vu une chaîne de hautes montagnes, auxquelles il donna
le nom de monts Croker, en barrer l'extrémité. Cette opinion ne fut
pas partagée par ses officiers, qui n'avaient pas aperçu la moindre
colline, par cette excellente raison que le bras dans lequel on venait
d'entrer n'était autre que le détroit de Lancastre, ainsi nommé par
Baffin, et qui communique avec la mer dans la direction de l'ouest.

Il en fut à peu près de même de toutes les indentations de cette côte
si profondément découpée, et, le plus souvent, on s'en tenait à une
telle distance qu'il était impossible d'apercevoir le moindre détail.
C'est ainsi que, étant arrivée, le 1er octobre, devant l'entrée de
Cumberland, l'expédition ne chercha pas à reconnaître ce point si
important, et Ross rentra en Angleterre, tournant le dos à la gloire
qui l'attendait.

Accusé de légèreté et de négligence, Ross répondait avec un aplomb
superbe: «J'ose me flatter d'avoir, dans tout ce qui est important,
rempli l'objet de mon voyage, puisque j'ai prouvé l'existence d'une
baie qui s'étend depuis Discö jusqu'au détroit de Cumberland, et
terminé pour jamais la question relative à un passage au nord-ouest,
dans cette direction.»

Il était difficile de se tromper plus complètement.

Cependant l'insuccès de cette tentative fut loin de décourager les
chercheurs. Les uns y trouvèrent la confirmation éclatante des
découvertes du vieux Baffin, les autres voulurent voir dans ces
innombrables entrées, où la mer était si profonde et le courant si
fort, autre chose que des baies. Pour eux, c'étaient des détroits, et
tout espoir de découvrir le passage n'était pas perdu.

L'Amirauté, frappée de ces raisons, arma aussitôt deux petits
bâtiments, la bombarde l'_Hécla_ et le brigantin le _Griper_. Le 5 mai
1819, ils sortirent de la Tamise sous le commandement du lieutenant
William Parry, qui ne s'était pas trouvé du même avis que son chef
touchant l'existence du passage du nord-ouest. Les bâtiments, sans
incident de navigation extraordinaire, pénétrèrent jusqu'au détroit de
sir James Lancastre; puis, après avoir été emprisonnés, pendant sept
jours, au milieu de glaces accumulées sur une étendue de quatre-vingts
milles, ils entrèrent dans cette baie qui devait être, suivant John
Ross, fermée par une chaîne de montagnes.

Non seulement ces montagnes n'existaient que dans l'imagination du
navigateur, mais tous les indices qu'on remarquait annonçaient, à ne
pas s'y tromper, que c'était un détroit. Par trois cent dix brasses
on n'avait pas trouvé le fond; on commençait à sentir le mouvement
de la houle; la température de l'eau s'était élevée de six degrés,
et pendant un seul jour on ne rencontra pas moins de quatre-vingts
baleines, toutes de grande taille.

Descendus à terre, le 31 juillet, dans la baie Possession qu'ils
avaient visitée l'année précédente, les explorateurs y trouvèrent
encore imprimée la trace de leurs pas, ce qui indiquait la petite
quantité de neige et de givre tombée pendant l'hiver.

Au moment où, toutes voiles dehors et à l'aide d'un vent favorable,
les deux bâtiments pénétraient dans le détroit de Lancastre, tous les
cœurs battirent plus vite.

«Il est plus aisé, dit Parry, d'imaginer que de décrire l'anxiété
peinte en ce moment sur toutes les physionomies, tandis que nous
avancions dans le détroit avec une rapidité toujours croissante, grâce
à la brise toujours plus forte; les huniers furent couverts d'officiers
et de matelots durant toute l'après-dîner, et un observateur
désintéressé, s'il en pouvait être dans une scène pareille, se serait
amusé de l'ardeur avec laquelle on recevait les nouvelles transmises
par les vigies; jusqu'alors elles étaient toutes favorables à nos plus
ambitieuses espérances.»

En effet, les deux rives se continuaient parallèlement, aussi loin que
l'œil les pouvait suivre à plus de cinquante milles. La hauteur des
lames, l'absence de glace, tout allait persuader aux Anglais qu'ils
avaient atteint la mer libre et le passage tant cherché, lorsqu'une
île, contre laquelle s'était amoncelée une masse énorme de glaces, vint
leur barrer le passage.

Cependant un bras de mer, large d'une dizaine de lieues, s'ouvrait dans
le sud. On espérait y trouver une voie de communication moins encombrée
de glaces. Chose singulière, tant qu'on s'était avancé dans l'ouest
par le détroit de Lancastre, les mouvements de la boussole s'étaient
accrus; maintenant qu'on descendait vers le sud, l'instrument semblait
avoir perdu toute action, et l'on vit, «par un curieux phénomène, la
puissance dirigeante de l'aiguille aimantée s'affaiblir au point de ne
pouvoir résister à l'attraction de chaque vaisseau, en sorte qu'elle
marquait à vrai dire le pôle nord de l'_Hécla_ ou du _Griper_.»

Le bras de mer s'élargissait à mesure que les bâtiments s'avançaient
dans l'ouest, et la rive s'infléchissait sensiblement vers le
sud-ouest; mais, après y avoir fait cent vingt milles, ils se
trouvèrent arrêtés par une barrière qui les empêcha d'aller plus loin
dans cette direction. Ils regagnèrent donc le détroit de Barrow, dont
celui de Lancastre ne forme que le seuil, et ils retrouvèrent, libre
de glaces, cette mer qu'ils en avaient vue encombrée quelques jours
auparavant.

Par 92° 1/4 de latitude, fut reconnue une entrée, le canal Wellington,
large d'environ huit lieues; entièrement débarrassée de glaces, elle
ne paraissait fermée par aucune terre. Tous ces détroits persuadèrent
aux explorateurs qu'ils naviguaient au milieu d'un immense archipel, et
leur confiance en reçut de nouveaux accroissements.

Cependant, la navigation devenait difficile dans les brumes; le
nombre des petites îles et des bas-fonds augmentait, les glaces
s'accumulaient, mais rien ne pouvait toutefois décourager Parry dans sa
marche vers l'ouest. Sur une grande île, à laquelle fut donné le nom de
Bathurst, les matelots trouvèrent les débris de quelques habitations
d'Esquimaux, ainsi que des traces de rennes. Des observations
magnétiques furent faites en cet endroit, qui amenèrent à conclure
qu'on avait passé au nord du pôle magnétique.

Une autre grande île, Melville, fut bientôt en vue, et, malgré les
obstacles que les glaces et la brume apportaient aux progrès de
l'expédition, les navires parvinrent à dépasser le 110e degré ouest,
gagnant ainsi la récompense de cent mille livres sterling, promise par
le Parlement.

Un promontoire, situé à peu près à cet endroit, reçut le nom de cap de
la Munificence; une bonne rade, dans le voisinage, fut appelée baie de
l'Hécla et du Griper. Au fond de cette baie, dans le Winter-Harbour,
les deux navires passèrent l'hiver. Dégréés, entourés d'épaisses bannes
ouatées, ils étaient enfermés dans une enveloppe de neige, tandis que
des poêles et des calorifères étaient disposés à l'intérieur. La chasse
ne donna pas d'autre résultat que de causer la congélation de quelques
membres des chasseurs, car tous les animaux, sauf les loups et les
renards, désertèrent l'île Melville à la fin d'octobre.

Comment passer cette longue nuit d'hiver sans trop d'ennuis?

C'est alors que les officiers eurent la pensée de monter un théâtre sur
lequel la première représentation fut donnée le 6 novembre, le jour
même où le soleil disparaissait pour trois mois. Puis, après avoir
composé une pièce à l'occasion de Noël, où il était fait allusion à
la situation des bâtiments, ils fondèrent une gazette hebdomadaire
qu'ils appelèrent _Gazette de la Géorgie du Nord_, chronique d'hiver,
_The North Georgia gazette and winter chronicle_. Ce journal, dont
Sabine était l'éditeur, eut vingt et un numéros et reçut au retour les
honneurs de l'impression.

Au mois de janvier, le scorbut fit son apparition, et la violence de la
maladie causa d'abord d'assez vives alarmes; mais l'usage bien entendu
des antiscorbutiques et la distribution quotidienne de la moutarde
fraîche et du cresson, que Parry était parvenu à faire pousser dans
des boîtes autour de son poêle, coupèrent bientôt le mal dans sa racine.

Le 7 février, le soleil reparut, et, bien que plusieurs mois dussent
encore s'écouler avant qu'il fût possible de quitter l'île Melville,
les préparatifs de départ furent commencés. Le 30 avril, le thermomètre
monta jusqu'à zéro, et les matelots, prenant cette température si basse
pour l'été, voulaient quitter leurs vêtements d'hiver. Le premier
ptarmigan parut le 12 mai, et, le jour suivant, on vit la piste des
rennes et des chèvres à musc, qui commençaient à s'acheminer vers le
nord. Mais ce qui causa aux marins une joie et une surprise tout à fait
extraordinaires, ce fut la pluie qui tomba le 24 mai.

«Nous étions, dit Parry, si désaccoutumés de voir l'eau dans son état
naturel et surtout de la voir tomber du ciel, que cette circonstance si
simple devint un véritable sujet de curiosité. Il n'y eut personne à
bord, je le crois du moins, qui ne se hâtât de monter sur le pont pour
observer un phénomène si intéressant et si nouveau.»

Pendant la première quinzaine de juin, Parry, suivi de quelques-uns de
ses officiers, fit une excursion sur l'île Melville dont il atteignit
l'extrémité nord. A son retour, la végétation se montrait partout, la
glace commençait à se désagréger, tout annonçait que le départ pourrait
s'effectuer prochainement. Il eut lieu le 1er août; mais, au large, les
glaces n'avaient pas encore fondu, et les bâtiments ne purent pénétrer
dans l'est que jusqu'à l'extrémité de l'île Melville. Le point le plus
extrême qu'ait atteint Parry dans cette direction est situé par 74° 26´
25´´ de latitude et 113° 46´ 43´´ de longitude. Le retour s'opéra sans
incident, et, vers le milieu de novembre, les navires avaient regagné
l'Angleterre.

Les résultats de ce voyage étaient considérables; non seulement une
immense étendue des régions arctiques était reconnue, mais on avait
fait des observations de physique et de magnétisme, et l'on avait
recueilli sur les phénomènes du froid, sur le climat arctique, sur la
vie animale et végétale de ces régions, des documents tout nouveaux.

Dans une seule campagne, Parry venait d'obtenir plus de résultats que
ne devaient le faire, pendant trente ans, tous ceux qui allaient suivre
ses traces.

L'Amirauté, satisfaite des résultats si importants obtenus par
Parry, lui confia en 1821 le commandement de deux navires l'_Hécla_
et la _Fury_, cette dernière construite sur le modèle de l'_Hécla_.
Cette fois, le navigateur explora les rivages de la baie d'Hudson et
visita avec le plus grand soin les côtes de la péninsule Melville,
qu'il est bon de ne pas confondre avec l'île du même nom. On hiverna
à l'île Winter, sur la côte orientale de cette presqu'île, et l'on
eut recours aux mêmes amusements qui avaient si bien réussi dans la
campagne précédente. Mais ce qui fit la diversion la plus grande à la
monotonie de l'hiver, ce fut la visite d'un détachement d'Esquimaux,
qui arriva, le 1er février, à travers les glaces. Leurs huttes, qu'on
n'avait pas aperçues, étaient assises sur le rivage; on les visita,
et dix-huit mois de rapports presque constants avec l'équipage
contribuèrent à donner de ces peuples, de leur manière de vivre, de
leur caractère, une tout autre idée que celle qu'on s'en était faite
jusqu'alors.

[Illustration: Cette circonstance devint un véritable sujet de
curiosité. (Page 417.)]

Mais, la reconnaissance des détroits de la Fury et de l'Hécla, qui
séparent la presqu'île Melville de la Terre de Cockburn, força les
voyageurs à passer un second hiver dans les régions arctiques. Si
l'installation fut plus confortable, le temps s'écoula cependant
avec moins de gaieté, à cause de la déception profonde qu'officiers
et matelots avaient éprouvée de se voir arrêtés, au moment qu'ils
comptaient faire route pour le détroit de Behring.

[Illustration: Famille d'Esquimaux. (_Fac-simile. Gravure ancienne._)]

Le 12 août, les glaces s'entr'ouvrirent. Parry voulait renvoyer ses
navires en Europe et continuer par terre l'exploration des terres qu'il
avait découvertes; mais il dut céder aux représentations du capitaine
Lyon, qui lui montra toute la témérité de ce plan désespéré. Les deux
bâtiments rentrèrent donc en Angleterre après une absence de vingt-sept
mois, n'ayant perdu que cinq hommes sur cent dix-huit, quoi qu'ils
eussent passé deux hivers consécutifs dans ces régions hyperboréennes.

Certes, les résultats de ce second voyage ne valaient pas ceux du
premier; il s'en fallait cependant qu'ils fussent sans prix. On savait
désormais que la côte d'Amérique ne s'étend guère au delà du 70e
degré, que l'Atlantique communique avec la mer polaire par une foule
de détroits et de canaux, la plupart bouchés, comme ceux de la Fury,
de l'Hécla et de Fox, par des barrières de glaces qu'accumulent les
courants.

Si les glaces trouvées à l'extrémité sud-est de la presqu'île Melville
paraissaient permanentes, il ne semblait pas en être ainsi de celles de
l'entrée du Régent. Il y avait par conséquent des chances de pouvoir
pénétrer par là dans le bassin polaire. La _Fury_ et l'_Hécla_ furent
donc encore une fois armées et confiés à Parry.

Ce voyage fut le moins heureux de tous ceux qu'entreprit cet habile
marin, non pas qu'il ait été au-dessous de lui-même, mais il fut
victime de hasards malheureux et de circonstances défavorables.
C'est ainsi que, assailli dans la baie de Baffin par une abondance
inusitée de glaces, il eut la plus grande peine à gagner l'entrée du
Prince-Régent. Peut-être, si la saison lui avait permis d'arriver trois
semaines plus tôt, aurait-il réussi à rallier la côte d'Amérique; mais
il ne put que prendre les dispositions nécessaires pour l'hivernage.

Ce n'était plus une éventualité redoutable pour cet officier
expérimenté qu'un hiver à passer sous le Cercle polaire. Il connaissait
les précautions à prendre pour conserver la santé de son équipage, pour
lui créer même un certain bien-être, pour lui procurer ces occupations
et ces distractions qui contribuent si puissamment à diminuer la
longueur d'une nuit de trois mois.

Des cours professés par les officiers, des mascarades et des
représentations théâtrales, une chaleur constante de 50 degrés
Fahrenheit, maintinrent les hommes en si bonne santé que, lorsque, le
20 juillet 1825, la débâcle permit à Parry de reprendre ses opérations,
il n'avait à bord aucun malade.

Il se mit à longer la côte orientale de l'entrée du Prince-Régent;
mais les glaces flottantes se rapprochèrent et acculèrent les navires
au rivage. La _Fury_ fut si avariée que, malgré quatre pompes toujours
en mouvement, elle pouvait à peine rester à flot. Parry essaya de la
réparer, après l'avoir hissée sur un énorme banc de glace; une tempête
survint, brisa l'abri temporaire du bâtiment et le lança sur le rivage
où il fallut définitivement l'abandonner. Son équipage fut recueilli
par l'_Hécla_, qui, à la suite de cette catastrophe, dut revenir en
Angleterre.

L'âme si bien trempée de Parry ne fut pas atteinte par ce dernier
désastre. S'il était presque impossible d'atteindre la mer polaire par
cette voie, n'en existait-il pas d'autres? Le vaste espace de mer qui
s'étend entre le Groënland et le Spitzberg n'offrirait-il pas une
route moins dangereuse, moins hérissée de ces énormes «ice-bergs» qui
ne se forment que sur les côtes?

Les plus anciennes expéditions, dont on ait le récit dans ces
parages, sont celles de Scoresby, qui fréquenta longtemps ces mers à
la recherche de la baleine. En 1806, il s'avança très haut dans le
nord,--si haut même qu'on n'avait plus jamais atteint avec un navire,
et par cette voie, la même latitude. Il se trouvait en effet, le
24 mai, par 81° 30´ de latitude et 16° de longitude est de Paris,
c'est-à-dire presque au nord du Spitzberg. La glace s'étendait vers
l'est-nord-est. Entre cette direction et le sud-est, la mer était
complètement libre sur une étendue de trente milles, et il n'y avait
pas de terre à la distance de cent milles.

On doit regretter que le baleinier n'ait pas cru devoir profiter de
cet état si favorable de la mer pour s'avancer vers le nord; il n'est
pas douteux qu'il eût fait quelque découverte importante, s'il n'eût
atteint le pôle lui-même.

Ce que les exigences de sa profession de baleinier avaient empêché
Scoresby d'accomplir, Parry résolut de le tenter.

Il partit de Londres sur l'_Hécla_, le 27 mars 1827, gagna la Laponie
norvégienne, embarqua à Hammerfest des chiens, des rennes, des canots,
et continua sa route pour le Spitzberg.

Le port Smeerenburg, où il voulait entrer, était encore encombré par
les glaces, et l'_Hécla_ continua à lutter contre elles jusqu'au 27
mai. Parry, abandonnant alors son navire dans le détroit de Hinlopen,
s'avança vers le nord dans deux canots, qui portaient, avec Ross et
Crozier, chacun douze hommes et soixante et onze jours de vivres.
Après avoir installé un dépôt de vivres aux Sept-Iles, il chargea ses
provisions et ses embarcations sur des traîneaux, qui avaient été
confectionnés d'une manière toute spéciale. Il espérait ainsi pouvoir
franchir la barrière des glaces solides et trouver au delà une mer,
sinon entièrement libre, du moins navigable.

Mais la banquise ne formait pas, comme Parry s'y attendait, un tout
homogène. C'étaient tantôt de larges flaques d'eau à traverser, tantôt
des collines abruptes qu'il fallait faire gravir aux traîneaux. Aussi
ne s'avança-t-on en quatre jours que de quatorze kilomètres vers le
nord.

Le 2 juillet, par un épais brouillard, le thermomètre accusait 1°7
au-dessus de zéro à l'ombre, et 8°3 au soleil.

La marche sur cette surface raboteuse, à chaque instant coupée de
bras de mer, était excessivement pénible, et la vue des voyageurs se
fatiguait à l'éclatante réverbération de la lumière.

Malgré ces nombreux obstacles, Parry et ses compagnons s'avançaient
toujours avec courage, lorsqu'ils s'aperçurent, le 20 juillet, qu'ils
n'étaient parvenus qu'à 82° 37´, c'est-à-dire à neuf kilomètres
seulement plus au nord que trois jours avant. Il fallait donc que la
banquise fût entraînée par un fort courant vers le sud, car ils étaient
certains d'avoir fait depuis ce temps au moins vingt-deux kilomètres
sur la glace.

Parry cacha d'abord ce résultat décourageant à l'équipage, mais il fut
bientôt évident pour tout le monde qu'on ne s'élevait vers le nord que
de la différence de deux vitesses opposées: celle que les voyageurs
mettaient à franchir tous les obstacles accumulés sous leurs pas, et
celle qui entraînait l'«ice-field» en sens contraire.

L'expédition atteignit cependant un endroit où la banquise à demi
rompue ne pouvait plus porter ni les hommes ni les traîneaux.
C'était un amas prodigieux de glaces qui, soulevées par les flots,
s'entre-choquaient avec un bruit effrayant. Les vivres étaient épuisés,
les matelots découragés; Ross était blessé, Parry souffrait cruellement
d'une inflammation des yeux, enfin le vent, devenu contraire, poussait
les Anglais vers le sud; il fallut revenir.

Cette course hardie, pendant laquelle le thermomètre ne descendit pas
au-dessous de 2° 2, aurait pu réussir, si elle avait été entreprise
dans une saison moins avancée. Les voyageurs, partis plus tôt, auraient
pu s'élever au delà de 82° 40´; ils n'auraient assurément pas été
arrêtés par la pluie, la neige et l'humidité, symptômes évidents de la
débâcle estivale.

Lorsque Parry regagna l'_Hécla_, il apprit que ce bâtiment avait couru
les plus grands dangers. Poussés par un vent violent, les glaçons
avaient rompu les chaînes et jeté à la côte le navire qui s'était
échoué. Relevé, il avait été conduit à l'entrée du détroit de Waygat.

Parry acheva sa route heureusement jusqu'aux Orcades, débarqua dans ces
îles, et rentra à Londres le 30 septembre.

Tandis que Parry cherchait un passage par les baies de Baffin ou
d'Hudson afin de gagner le Pacifique, plusieurs expéditions avaient été
organisées pour compléter les découvertes de Mackenzie et déterminer la
direction de la côte septentrionale de l'Amérique.

Il semblait que ces voyages ne présenteraient pas de très grandes
difficultés, tandis que leurs résultats pouvaient être considérables
pour le géographe et fort avantageux pour le marin. Le commandement
en fut confié à un officier de mérite, Franklin, dont le nom est
devenu justement célèbre. Le docteur Richarson et Georges Back, alors
midshipman dans la marine, l'accompagnaient avec deux matelots.

Arrivés le 30 août 1819 à la factorerie d'York, sur les rivages de
la baie d'Hudson, après avoir recueilli auprès des chasseurs de
fourrures tous les renseignements qui pouvaient leur être utiles, les
explorateurs partirent le 9 septembre et entrèrent, le 22 octobre, à
Cumberland-House, située à six cent quatre-vingt-dix milles. La saison
touchait à sa fin. Franklin se rendit cependant, avec Georges Back,
au fort Chippewayan, à l'extrémité occidentale du lac Athabasca, afin
de veiller aux préparatifs de l'expédition qui devait se faire l'été
suivant. Ce voyage de huit cent cinquante-sept milles fut accompli au
cœur de l'hiver, par des températures de 40 à 50 degrés au-dessous de
zéro.

Au commencement du printemps, le docteur Richardson rejoignit au fort
Chippewayan le reste de l'expédition, qui partit le 18 juillet 1820,
avec l'espoir d'atteindre, avant la mauvaise saison, un hivernage
confortable à l'embouchure de la Coppermine. Mais il fallut compter,
plus que ne l'avaient fait Franklin et ses compagnons, sur les
difficultés de la route, aussi bien que sur les obstacles qu'apporta la
rigueur de la saison.

Les chutes d'eau, les bas-fonds des lacs et des rivières, les portages,
la rareté du gibier, retardèrent si bien les voyageurs, que le 20 août,
lorsque les étangs commencèrent à se couvrir de glace, les guides
canadiens firent entendre des plaintes, et quand ils virent fuir vers
le sud les bandes d'oies sauvages, ils se refusèrent à aller plus loin.
Franklin, malgré tout le dépit que lui causa autant de mauvais vouloir,
dut renoncer à ses projets et construire à l'endroit où il se trouvait,
c'est-à-dire à cinq cent cinquante milles du fort Chippewayan, sur les
bords de la rivière Winter, une maison de bois, qui reçut le nom de
fort Entreprise. Elle était située par 64° 28´ de latitude et 118° 6´
de longitude.

Aussitôt installés, les voyageurs s'occupèrent à réunir le plus de
provisions qu'il leur fut possible, et avec la chair de renne ils
confectionnèrent ce mets qui est connu dans toute l'Amérique du Nord
sous le nom de «pemmican». Tout d'abord, le nombre de rennes qu'on
aperçut fut considérable; on n'en compta pas moins de deux mille en
un seul jour, mais cela prouvait que ces animaux émigraient vers des
régions plus clémentes. Aussi, bien qu'on eût préparé la chair de cent
quatre-vingts de ces quadrupèdes, bien qu'on trouvât un surcroît de
nourriture dans les produits de la rivière voisine, ces provisions,
quoique considérables, furent-elles insuffisantes.

Des tribus entières d'Indiens, à la nouvelle de l'arrivée des blancs
dans le pays, étaient venues s'établir aux portes du fort et passaient
leur vie à mendier et à exploiter les nouveaux venus. Aussi les balles
de couvertures, de tabac et d'autres objets d'échange ne tardèrent pas
à s'épuiser.

Franklin, inquiet de ne pas voir arriver l'expédition qui devait le
réapprovisionner, se détermina à expédier, le 18 octobre, Georges Back
avec une escorte de Canadiens, au fort Chippewayan.

Un tel voyage, à pied, au milieu de l'hiver, demandait un dévouement
merveilleux, dont les quelques lignes suivantes peuvent donner une idée.

«J'eus, dit Back à son retour, le plaisir de retrouver mes amis tous
bien portants, après une absence d'environ cinq mois, durant lesquels
j'avais fait onze cent quatre milles avec des souliers à neige et
sans autre abri la nuit, dans les bois, qu'une couverture et une peau
de daim, le thermomètre descendant souvent à 40° et une fois à 57°
au-dessous de zéro; il m'arrivait parfois de passer deux ou trois jours
sans prendre de nourriture.»

Ceux qui étaient restés au fort eurent également à souffrir d'un froid
qui descendit de trois degrés au-dessous de celui dont Parry avait
souffert à l'île Melville, située cependant neuf degrés plus près du
pôle. Les effets de cette température rigoureuse ne se faisaient pas
sentir sur les hommes seulement; les arbres furent gelés jusqu'au
cœur, au point que la hache se brisait sans pouvoir y creuser une
entaille.

Deux interprètes de la baie d'Hudson avaient accompagné Back au fort
Entreprise. L'un d'eux possédait une fille qui passait pour la plus
belle créature qu'on eût vue. Aussi, bien qu'elle n'eût encore que
seize ans, avait-elle eu déjà deux maris. L'un des officiers anglais
fit son portrait, au grand désespoir de la mère, qui craignait que le
grand chef d'Angleterre, en contemplant cette froide image, ne devînt
amoureux de l'original.

Le 14 juin 1821, la Coppermine fut assez dégelée pour être navigable.
On s'y embarqua aussitôt, bien que les vivres fussent presque
complètement épuisés. Par bonheur, le gibier était nombreux sur les
rives verdoyantes de la rivière, et l'on tua assez de bœufs musqués
pour nourrir tout le monde.

L'embouchure de la Coppermine fut atteinte le 18 juillet. Les Indiens,
dans la crainte de rencontrer leurs ennemis les Esquimaux, reprirent
aussitôt la route du fort Entreprise, tandis que les Canadiens osaient
à peine lancer leurs frêles embarcations sur cette mer courroucée.
Franklin les détermina cependant à se risquer, mais il ne put aller
au delà de la pointe du Retour, par 68° 30´ de latitude, promontoire
qui formait l'ouverture d'un golfe profond semé d'îles nombreuses, et
auquel Franklin donna le nom de golfe du Couronnement de Georges IV.

Franklin avait commencé de remonter la rivière Hood, lorsqu'il se vit
arrêté par une cascade de deux cent cinquante pieds; il dut donc faire
le reste de la route par terre, au milieu des neiges épaisses de plus
de deux pieds, dans un pays stérile et complètement inconnu. Il est
plus facile d'imaginer que de décrire les fatigues et les souffrances
de ce voyage de retour. Franklin rentra au fort Entreprise, le 11
octobre, dans un état d'épuisement complet, n'ayant rien mangé depuis
cinq jours. Le fort était abandonné. Sans provisions, malade, il
semblait que Franklin n'eût plus qu'à se laisser mourir. Le lendemain,
il se mit cependant à la recherche des Indiens et de ceux de ses
compagnons qui l'avaient précédé; mais la neige était si épaisse
qu'il dut rebrousser chemin et rentrer au fort. Pendant dix-huit
jours, il ne vécut que d'une sorte de bouillie faite avec les os et
les peaux du gibier tué l'année précédente. Le 29 octobre, le docteur
Richardson arrivait enfin avec John Hepburn, sans les autres membres de
l'expédition. En se revoyant, tous furent douloureusement frappés de
leur maigreur, de l'altération de leur voix et d'un affaiblissement qui
semblait le signe le moins douteux d'une fin prochaine.

«M. le docteur Richardson, dit Cooley, rapportait du reste de tristes
nouvelles. Pendant les deux premiers jours qui avaient suivi la
séparation en trois parties de la colonne, son détachement n'avait rien
trouvé à manger; le troisième, Michel était revenu avec un lièvre et
une perdrix qu'ils s'étaient partagés. Le lendemain se passa encore
dans une disette absolue. Le 11, Michel offrit à ses compagnons un
quartier de viande qu'il leur dit avoir été coupé sur un loup; mais,
ensuite, ils acquirent la conviction que c'était la chair d'un des
malheureux qui avaient quitté le capitaine Franklin pour revenir auprès
du docteur Richardson. Michel devenait tous les jours plus insolent et
plus froid. On le soupçonna fortement d'avoir quelque part un dépôt
d'aliments qu'il se réservait pour lui seul. Hepburn, étant occupé à
couper du bois, entendit la détonation d'un fusil, et, regardant du
côté où partait le bruit, il vit Michel se précipiter vers la tente;
bientôt après, on trouva M. Hood mort, il avait une balle dans le
derrière de la tête, et l'on ne put douter que son assassin ne fût
Michel. Dès ce moment, il devint plus méfiant, plus effronté que
jamais; et, comme sa force était supérieure à celle des Anglais qui
avaient survécu, comme d'ailleurs il était bien armé, ils virent qu'il
n'y avait plus pour eux de salut que dans sa mort. Je me déterminai,
dit Richardson, dès que je fus convaincu que cet acte horrible était
nécessaire, à en prendre sur moi toute la responsabilité, et, au moment
où Michel revenait vers nous, je mis fin à ses jours en lui faisant
sauter la cervelle.»

[Illustration: CARTE DES REGIONS POLAIRES du Nord.
_Gravé par E. Morieu._]

Plusieurs des Indiens qui avaient accompagné Franklin et Richardson
étaient morts de faim, et les deux chefs allaient les suivre à bref
délai dans la tombe, lorsque, enfin, le 7 novembre, trois Indiens,
envoyés par Back, apportèrent les premiers secours. Aussitôt qu'ils
se sentirent un peu plus vigoureux, les deux Anglais gagnèrent
l'établissement de la Compagnie, où ils trouvèrent Georges Back, à qui,
par deux fois dans la même expédition, ils devaient la vie.

[Illustration: Husson découvrit la terre Victoria. (Page 421.)]

Les résultats de ce voyage, qui embrasse cinq mille cinq cents milles,
étaient de la plus haute importance pour la géographie, les expériences
de magnétisme, les études de météorologie, et la côte d'Amérique, sur
une immense étendue, avait été suivie jusqu'au cap Turn-again.

Malgré tant de fatigues et de souffrances si bravement endurées, les
explorateurs étaient prêts à recommencer leur voyage et à essayer
encore une fois d'atteindre les rivages de la mer polaire.

A la fin de 1823, Franklin reçut l'ordre de reconnaître la côte à
l'ouest de la rivière Mackenzie. Tous les agents de la Compagnie durent
préparer des provisions, des canots, des guides, et se mettre, eux et
leurs ressources, à la disposition des explorateurs.

Reçu avec bienveillance à New-York, Franklin gagna Albany par le
fleuve Hudson, remonta le Niagara depuis Lewinston jusqu'à la fameuse
chute, atteignit le fort Saint-Georges sur l'Ontario, traversa le lac,
débarqua à Yorck, capitale du haut Canada; puis, passant par les lacs
Simcoe, Huron, Supérieur, où il fut rejoint par vingt-quatre Canadiens,
le 29 juin 1825, il rencontra les embarcations sur la rivière Methye.

Tandis que le docteur Richardson relevait la côte orientale du lac du
Grand-Ours et que Back surveillait les préparatifs de l'hivernage,
Franklin gagna l'embouchure de la Mackenzie. La navigation fut très
facile, et le voyageur ne trouva d'obstacles qu'au delta du fleuve.
L'Océan était libre de glaces; des baleines noires et blanches, des
phoques se jouaient à la surface des flots. Franklin débarqua dans
la petite île Garry, dont la position fut déterminée par 69° 2´ de
latitude et 135° 41´ de longitude, observation précieuse qui prouvait
quel degré de confiance on devait accorder aux relèvements de Mackenzie.

Le retour se fit sans difficulté, et le 5 septembre, les voyageurs
rentrèrent dans le fort, auquel le docteur Richardson avait donné le
nom de fort Franklin. L'hiver se passa en amusements, en réjouissances,
en bals, auxquels prenaient part des Canadiens, des Anglais, des
Écossais, des Esquimaux et des Indiens de quatre tribus différentes.

Le 22 juin eut lieu le départ, et, le 4 juillet, fut atteinte la
fourche où les bras de la Mackenzie se séparent. Là, l'expédition se
divisa en deux détachements, qui allèrent à l'est et à l'ouest explorer
les rivages polaires. A peine Franklin fut-il sorti de la rivière que,
dans une grande baie, il rencontra une troupe nombreuse d'Esquimaux.
Ceux-ci montrèrent d'abord une joie exubérante, mais ils ne tardèrent
pas à devenir bruyants et cherchèrent à s'emparer des embarcations. Les
Anglais firent en cette circonstance preuve d'une patience extrême et
parvinrent à éviter toute effusion de sang.

Franklin reconnut et nomma Clarence la rivière qui sépare les
possessions de la Russie de celles de l'Angleterre. Un peu plus
loin, un nouveau cours d'eau reçut le nom de Canning. Le 16 août,
ne se trouvant encore qu'à moitié chemin du cap Glacé et l'hiver
avançant rapidement, Franklin revint en arrière et pénétra dans la
belle rivière de Peel, qu'il prit pour la Mackenzie. Il ne reconnut
son erreur qu'en voyant dans l'est une chaîne de montagnes. Le 21
septembre, il rentrait au fort, après avoir, en trois mois, parcouru
deux mille quarante-huit milles et relevé trois cent soixante-quatorze
milles de la côte américaine.

Quant à Richardson, il s'était avancé sur une mer plus profonde, moins
encombrée de glaces, au milieu d'Esquimaux doux et hospitaliers.
Il reconnut les baies Liverpool et Franklin, découvrit en face de
l'embouchure de la Coppermine une terre qui n'est séparée du continent
que par un canal d'une vingtaine de milles de largeur, à laquelle il
donna le nom de Wollaston. Le 7 août, les embarcations étant parvenues
dans le golfe du Couronnement, déjà exploré dans une course précédente,
revinrent en arrière, et rentrèrent, le 1er septembre, au fort
Franklin, sans avoir éprouvé le moindre accident.

Entraînés par l'exposition des voyages de Parry, il nous a fallu
laisser pour un moment de côté ceux que faisait à la même époque John
Ross, à qui son étrange exploration de la baie de Baffin avait fait le
plus grand tort aux yeux de l'Amirauté.

John Ross désirait vivement réhabiliter sa réputation d'intrépidité
et d'habileté. Si le gouvernement n'avait plus confiance en lui, il
rencontra du moins en Félix Booth, un riche armateur, qui ne craignit
pas de lui confier le commandement du bâtiment à vapeur la _Victoire_,
sur lequel il partit, le 25 mai 1829, pour la baie de Baffin.

On fut quatre ans sans nouvelles de ce courageux navigateur, et
lorsqu'il fut de retour, on apprit que la moisson de ses découvertes
était aussi riche que celle qu'avait faite Parry dans sa première
expédition.

Entré par les détroits de Barrow et de Lancastre dans celui du
Prince-Régent, John Ross avait retrouvé l'endroit où, quatre ans
auparavant, la _Fury_ avait été abandonnée.

Continuant sa route au sud, John Ross hiverna au havre Félix,--ainsi
appelé en l'honneur du promoteur de l'expédition,--et là, il apprit que
les terres qu'il venait de reconnaître formaient une immense presqu'île
rattachée dans le sud à l'Amérique.

Au mois d'avril 1830, James Ross, neveu du chef de l'expédition, partit
en canot pour reconnaître ces côtes, ainsi que celles de la Terre du
Roi-Guillaume.

En novembre, il fallut hiverner de nouveau, car on n'avait pu faire
remonter le navire que de quelques milles vers le nord, et l'on
s'établit dans le havre Shériff. Le froid fut excessif, et de tous
ceux que les marins de la _Victoire_ passèrent dans les glaces, ce fut
l'hiver le plus rigoureux.

L'été de 1831 fut consacré à diverses reconnaissances, qui démontrèrent
l'absence de communication entre les deux mers. On ne parvint encore
cette fois qu'à faire avancer le navire de quelques milles dans le
nord, jusqu'au havre de la Découverte. Mais, à la suite d'un nouvel
hiver très froid, il fallut renoncer à le tirer de sa prison glacée.

Bien heureux d'avoir trouvé les provisions de la _Fury_, sans
lesquelles ils seraient morts de faim, les Anglais attendirent, au
milieu d'un abattement chaque jour plus grand, de privations, de
souffrances incroyables, le retour du nouvel été. Au mois de juillet
1833, les quartiers d'hiver furent définitivement abandonnés, l'on
gagna par terre le détroit du Prince-Régent, celui de Barrow, et
l'on débouchait sur le rivage de la baie de Baffin, lorsqu'un navire
apparut. C'était l'_Isabelle_, que Ross avait commandée lui-même
autrefois, et qui recueillit les naufragés de la _Victoire_.

Pendant ce temps, l'Angleterre n'avait pas abandonné ses enfants, et
chaque année elle avait envoyé une expédition à leur recherche. En
1833, c'est Georges Back, le compagnon de Franklin. Parti du fort
Révolution, sur les rives du lac de l'Esclave, il s'avance vers le
nord, et, après avoir découvert la rivière Thloni-Tcho-Déseth, il
prend ses quartiers d'hiver et se dispose à gagner l'année suivante
la mer polaire, où l'on suppose Ross prisonnier, lorsqu'il apprend
l'incroyable retour de celui-ci.

L'année suivante, le même explorateur reconnaît à fond la belle rivière
aux Poissons, qu'il avait découverte l'année précédente, et aperçoit
les montagnes de la Reine Adélaïde, ainsi que les pointes Booth et
James Ross.

En 1836, il est à la tête d'une nouvelle expédition qui, cette fois,
se fait par mer, et il essaye vainement de relier entre elles les
découvertes de Ross et de Franklin.

Cette tâche était réservée à trois officiers de la Compagnie de la baie
d'Hudson, MM. Peter William, Dease et Thomas Simpson.

Ils partirent le 1er juin 1837 du fort Chippewayan, et, descendant
la Mackenzie, ils arrivèrent le 9 juillet aux bords de la mer, sur
laquelle ils purent s'avancer par 71° 3´ de latitude et 156° 46´ de
longitude ouest jusqu'à un cap qui reçut le nom de Georges-Simpson, le
gouverneur de la Compagnie.

Thomas Simpson continua à s'avancer dans l'ouest, par terre, avec cinq
hommes, jusqu'à la pointe Barrow, qu'un des officiers de Beechey avait
déjà vue en venant du détroit de Behring.

La reconnaissance de la côte américaine depuis le cap Turn-again
jusqu'au détroit de Behring était donc complète. Il ne restait plus
d'inconnu que l'espace compris entre la pointe Ogle et le cap
Turn-again: ce fut la tâche que se donnèrent les explorateurs pour la
campagne suivante.

Partant en 1838 de la Coppermine, ils suivirent la côte à l'est,
arrivèrent le 9 août au cap Turn-again; mais, les glaces ne permettant
pas aux canots de le doubler, Thomas Simpson hiverna, découvrit la
Terre Victoria, et le 12 août 1839, arrivé à la rivière de Back, il
continua jusqu'à la fin du mois à explorer la Boothia.

La ligne de côtes était donc définitivement déterminée. Au prix
de quels efforts, de quelles fatigues, de quels sacrifices et
de quel dévouement! Mais combien peu compte la vie humaine,
lorsqu'elle entre en balance avec les progrès de la science! Qu'il
faut de désintéressement, de passion à ces savants, ces marins,
ces explorateurs, qui abandonnent tout ce qui fait le bonheur de
l'existence, pour contribuer, dans la mesure de leurs forces, aux
progrès des connaissances humaines et au développement scientifique et
moral de l'humanité!


Avec le récit de ces derniers voyages dans lesquels s'achève la
découverte de la Terre, se termine cette œuvre, qui s'est ouverte avec
l'histoire des tentatives des premiers explorateurs.

La configuration du globe est maintenant connue, la tâche des
explorateurs est finie. La terre que l'homme habite lui est désormais
familière. Il ne lui reste plus qu'à utiliser les immenses ressources
des contrées dont l'accès lui est devenu facile ou dont il a su
s'emparer.

Qu'elle est fertile en enseignements de tout genre, cette histoire de
vingt siècles de découvertes!

Jetons un coup d'œil en arrière, et résumons à grands traits les
progrès accomplis durant cette longue suite d'années.

Si nous prenons la mappemonde d'Hécatée, qui vivait cinq cents ans
avant l'ère chrétienne, que verrons-nous?

Le monde connu n'embrasse guère que le bassin de la Méditerranée. La
Terre, si profondément défigurée dans ses contours, n'est représentée
que par une minime partie de l'Europe méridionale, de l'Asie antérieure
et de l'Afrique septentrionale. Autour de ces terres tourne un fleuve
sans commencement ni fin, qui porte le nom d'Océan.

Plaçons maintenant à côté de cette carte, vénérable monument de la
science antique, un planisphère qui nous représente le monde de 1840.
Sur l'immensité du globe, ce que connaissait Hécatée, encore bien
qu'imparfaitement, ne constitue plus qu'une tache presque imperceptible.

Avec ces points de départ et d'arrivée, vous pouvez juger de
l'immensité des découvertes.

Imaginez maintenant ce que suppose d'informations de tout genre la
connaissance du globe tout entier, vous resterez émerveillé devant
le résultat des efforts de tant d'explorateurs et de martyrs; vous
embrasserez l'utilité de ces découvertes et les rapports intimes
qui unissent la Géographie à toutes les autres sciences. Tel est le
point de vue auquel il faut se placer pour saisir toute la portée
philosophique d'une œuvre à laquelle se sont dévouées tant de
générations.

Assurément, ce sont des motifs d'ordres bien différents qui ont fait
agir tous ces découvreurs.

C'est d'abord la curiosité naturelle au propriétaire, qui tient à
connaître dans toute son étendue le domaine qu'il possède, à en mesurer
les portions habitables, à en délimiter les mers; puis, ce sont les
exigences d'un commerce encore dans l'enfance, qui ont cependant permis
de transporter jusqu'en Norwège les produits de l'industrie asiatique.

Avec Hérodote, le but s'élève, et c'est déjà le désir de connaître
l'histoire, les mœurs, la religion des peuples étrangers.

Plus tard, avec les croisades, dont le résultat le plus certain fut de
vulgariser l'étude de l'Orient, c'est, pour un petit nombre, le désir
d'arracher aux mains des infidèles le théâtre de la passion d'un Dieu;
pour la plupart, c'est la soif du pillage et l'attrait de l'inconnu.

Si Colomb, cherchant une nouvelle route pour se rendre au pays des
Épices, rencontre l'Amérique sur son chemin, ses successeurs ne sont
plus animés que du désir de faire rapidement fortune. Combien ils
diffèrent de ces nobles Portugais, qui sacrifient leurs intérêts privés
à la gloire et à la prospérité coloniale de leur patrie, et meurent
plus pauvres qu'ils n'étaient au moment où ils ont été investis de ces
fonctions qu'ils devaient honorer.

Au XVIe siècle, le désir d'échapper à la persécution religieuse et la
guerre civile jettent dans le Nouveau Monde ces huguenots et surtout
ces quakers qui, en posant les bases de la prospérité coloniale de
l'Angleterre, devaient transformer l'Amérique.

Le siècle suivant est par excellence colonisateur. En Amérique les
Français, aux Indes les Anglais, en Océanie les Hollandais, établissent
des comptoirs et des loges, tandis que les missionnaires s'efforcent de
conquérir à la foi du Christ et aux idées modernes l'immuable empire du
Milieu.

Le XVIIIe siècle, préparant la voie à notre époque, rectifie les
erreurs accréditées; il relève en détail et par le menu les continents
et les archipels, il perfectionne en un mot les découvertes de ses
devanciers. C'est à la même tâche que se dévouent les explorateurs
modernes, qui tiennent à ne pas laisser échapper à leurs relèvements le
moindre coin de terre, le plus petit îlot. C'est à cette préoccupation
qu'obéissent aussi ces intrépides navigateurs, qui vont explorer les
solitudes glacées des deux pôles et déchirent le dernier lambeau du
voile qui avait si longtemps dérobé le globe à nos regards.

Ainsi donc, tout est connu, classé, catalogué, étiqueté! Mais le
résultat de tant de nobles travaux va-t-il être enterré dans quelque
atlas soigneusement dressé, où n'iront le chercher que les savants de
profession?

Non! Ce globe conquis par nos pères, au prix de tant de fatigues et
de dangers, c'est à nous qu'il appartient de l'utiliser, de le faire
valoir. L'héritage est trop beau pour n'en point tirer parti!

A nous, par tous les moyens que le progrès des sciences met à notre
disposition, d'étudier, de défricher, d'exploiter! Plus de terrains
en jachère, plus de déserts infranchissables, plus de cours d'eau
inutiles, plus de mers insondables, plus de montagnes inaccessibles!

Les obstacles que la nature nous oppose, nous les supprimons. Les
isthmes de Suez et de Panama nous gênent: nous les coupons. Le Sahara
nous empêche de relier l'Algérie au Sénégal: nous y jetons un railway.
L'Océan nous sépare de l'Amérique: un câble électrique nous y relie. Le
Pas de Calais empêche deux peuples, si bien faits pour s'entendre, de
se serrer cordialement la main: nous y percerons un chemin de fer!

Voilà notre tâche, à nous autres contemporains. Est-elle donc moins
belle que celle de nos devanciers, qu'elle n'ait encore tenté quelque
écrivain de renom?

Pour nous, si attrayant qu'il soit, ce sujet sortirait du cadre que
nous nous étions d'abord tracé. Nous avons voulu écrire l'_Histoire de
la découverte de la Terre_, nous l'avons écrite, notre œuvre est donc
finie.

  FIN

[Illustration: Les desiderata de la géographie au XIXe siècle.
 _Gravé par E. Morieu, 23 r. de Bréa, Paris_]



  TABLE DES MATIÈRES


  PREMIÈRE PARTIE

  CHAPITRE I

  L'AURORE D'UN SIÈCLE DE DÉCOUVERTES

  Ralentissement des découvertes pendant les luttes de la
  République et de l'Empire.--Voyages de Seetzen en Syrie et
  en Palestine.--Le Haouran et le périple de la mer Morte.--La
  Décapole.--Voyage en Arabie.--Burckhardt en Syrie.--Courses
  en Nubie sur les deux rives du Nil.--Pèlerinage à la Mecque
  et à Médine.--Les Anglais dans l'Inde.--Webb aux sources du
  Gange.--Relation d'un voyage dans le Pendjab.--Christie et
  Pottinger dans le Sindhy.--Les mêmes explorateurs à travers
  le Béloutchistan jusqu'en Perse.--Elphinstone en Afghanistan.
  --La Perse d'après Gardanne, Ad. Dupré, Morier,
  Macdonald-Kinneir, Price et Ouseley.--Guldenstædt et Klaproth
  dans le Caucase.--Lewis et Clarke dans les montagnes Rocheuses.
  --Raffles à Sumatra et à Java.                                       1

  CHAPITRE II

  L'EXPLORATION ET LA COLONISATION DE L'AFRIQUE

  I

  Peddie et Campbell dans le Soudan.--Richtie et Lyon dans le
  Fezzan.--Denham, Oudney et Clapperton au Fezzan, dans le pays
  des Tibbous.--Le lac Tchad et ses affluents.--Kouka et les
  principales villes du Bornou.--Le Mandara.--Une razzia chez
  les Fellatahs.--Défaite des Arabes et mort de Bou-Khaloum.--Le
  Loggoun.--Mort de Toole.--En route pour Kano.--Mort du docteur
  Oudney.--Kano.--Sockatou.--Le sultan Bello.--Retour en Europe.      75

  II

  Second voyage de Clapperton.--Arrivée à Badagry.--Le Yourriba
  et sa capitale Katunga.--Boussa.--Tentatives pour obtenir un
  récit fidèle de la mort de Mungo-Park.--Le Nyffé, le Gouari
  et le Zegzeg.--Arrivée à Kano.--Déboires.--Mort de Clapperton.
  --Retour de Lander à la côte.--Tuckey au Congo.--Bowdich
  chez les Aschanties.--Mollien aux sources du Sénégal et de
  la Gambie.--Le major Gray.--Caillié à Tembouctou.--Laing aux
  sources du Niger.--Richardet et John Lander à l'embouchure
  du Niger.--Cailliaud et Letorzec en Égypte, en Nubie et à
  l'oasis de Siouah.                                                  98

  CHAPITRE III

  LE MOUVEMENT SCIENTIFIQUE ORIENTAL ET LES EXPLORATIONS AMÉRICAINES

  Le déchiffrement des inscriptions cunéiformes et les études
  assyriologiques jusqu'en 1840.--L'ancien Iran et l'Avesta.
  --La triangulation de l'Inde et les études indoustaniques.
  --L'exploration et la mesure de l'Himalaya.--La presqu'île
  Arabique.--La Syrie et la Palestine.--L'Asie centrale et
  Alexandre de Humboldt.--Pike aux sources du Mississipi, de
  l'Arkansas et de la rivière Rouge.--Les deux expéditions du
  major Long.--Le général Cass.--Schoolcraft aux sources du
  Mississipi.--L'exploration du Nouveau-Mexique.--Voyages
  archéologiques dans l'Amérique centrale.--Les recherches
  d'histoire naturelle au Brésil.--Spix et Martius, le prince
  Maximilien de Wied-Neuwied.--D'Orbigny et l'homme américain.       171


  DEUXIÈME PARTIE

  CHAPITRE I

  LES CIRCUMNAVIGATEURS ÉTRANGERS

  I

  Le commerce des fourrures en Russie.--Krusenstern reçoit le
  commandement d'une expédition.--Nouka-Hiva.--Nangasaki.
  --Reconnaissance de la côte du Japon.--Iéso.--Les Aïnos.
  --Saghalien.--Retour en Europe.--Otto de Kotzebue.--Relâche
  à l'île de Pâques.--Penrhyn.--L'archipel Radak.--Retour en
  Russie.--Second voyage.--Changements arrivés à Taïti et aux
  Sandwich.--Voyage de Beechey.--L'île de Pâques.--Pitcairn et
  les révoltés de la _Bounty_.--Les Pomotou.--Taïti et les
  Sandwich.--Les îles Bonin-Sima.--Lütké.--Le Quebradas de
  Valparaiso.--La semaine sainte au Chili.--La Nouvelle-Arkhangel.
  --Les Kaloches.--Ouna-Lachka.--L'archipel des Carolines.
  --Les pirogues des Carolins.--Guaham, île déserte.--Beauté
  et utilité des îles Bonin-Sima.--Les Tchouktchis, leurs mœurs
  et leurs jongleurs.--Retour en Russie.                             196

  CHAPITRE II

  LES CIRCUMNAVIGATEURS FRANÇAIS

  I

  Voyage de Freycinet.--Rio-de-Janeiro et ses gitanos.--Le Cap
  et ses vins.--La baie des Chiens-Marins.--Séjour à Timor.
  --L'île d'Ombay et sa population anthropophage.--Les îles
  des Papous.--Habitations sur pilotis des Alfourous.--Un
  dîner chez le gouverneur de Guaham.--Description des Mariannes
  et de leurs habitants.--Quelques détails sur les Sandwich.
  --Port-Jackson et la Nouvelle-Galles du Sud.--Naufrage à la
  baie Française.--Les Malouines.--Retour en France.
  --Expédition de la _Coquille_ sous les ordres de Duperrey.
  --Martin-Vaz et la Trinidad.--L'île Sainte-Catherine.
  --L'indépendance du Brésil.--La baie Française et les restes
  de l'_Uranie_.--Relâche à Concepcion.--La guerre civile au
  Chili.--Les Araucans.--Nouvelles découvertes dans l'archipel
  Dangereux.--Relâche à Taïti et à la Nouvelle-Irlande.--Les
  Papous.--Station à Ualan.--Les Carolins et les Carolines.
  --Résultats scientifiques de l'expédition.                         246

  II

  Expédition du baron de Bougainville.--Relâche à Pondichéry.
  --La ville blanche et la ville noire.--La main droite et la
  main gauche.--Malacca.--Singapour et sa récente prospérité.
  --Relâche à Manille.--La baie de Tourane.--Les singes et les
  habitants.--Les rochers de marbre de Fay-Foë.--Diplomatie
  cochinchinoise.--Les Anambas.--Le sultan de Madura.--Les
  détroits de Madura et d'Allass.--Cloates et les Trials.
  --Van-Diémen.--Botany-Bay et la Nouvelle-Galles du Sud.
  --Santiago et Valparaiso.--Retour par le cap Horn.
  --Expédition de Dumont d'Urville sur l'_Astrolabe_.--Le pic
  de Teyde.--L'Australie.--Relâche à la Nouvelle-Zélande.
  --Tonga-Tabou.--Escarmouches.--Nouvelle-Bretagne et
  Nouvelle-Guinée.--Premières nouvelles du sort de La Pérouse.
  --Vanikoro et ses habitants.--Relâche à Guaham.--Amboine et
  Mauado.--Résultats de l'expédition.                                302

  CHAPITRE III

  LES EXPÉDITIONS POLAIRES

  I

  Le Pôle sud

  Encore un circumnavigateur russe: Bellingshausen.--Découverte
  des îles Traversay.--Pierre Ier et Alexandre Ier.--Le
  baleinier Weddell.--Les Orcades australes.--La Géorgie du
  Sud.--Le nouveau Shetland.--Les habitants de la Terre de Feu.
  --John Biscoë et les Terres d'Enderby et de Graham.--Charles
  Wilkes et le continent antarctique.--Le capitaine Balleny.
  --Expédition de Dumont d'Urville sur l'_Astrolabe_ et la
  _Zélée_.--Coupvent-Desbois au pic de Ténériffe.--Le détroit
  de Magellan.--Un nouveau bureau de poste.--Enfermé dans la
  banquise.--La Terre Louis-Philippe.--A travers l'Océanie.
  --Les Terres Adélie et Clarie.--La Nouvelle-Guinée et le
  détroit de Torrès.--Retour en France.--James Clark Ross et
  la Terre Victoria.                                                 356

  II

  Le Pôle nord.

  Anjou et Wrangell.--La «polynia».--Première expédition de
  John Ross.--La baie de Baffin est fermée!--Les découvertes
  d'Edward Parry dans son premier voyage.--La reconnaissance
  de la baie d'Hudson et la découverte du détroit de la Fury
  et de l'Hecla.--Troisième voyage de Parry.--Quatrième voyage.
  En traîneau sur la glace, en pleine mer.--Première course de
  Franklin. Incroyables souffrances des explorateurs.--Seconde
  expédition.--John Ross. Quatre hivers dans les glaces.
  --Expédition de Dease et Simpson.                                  398


Paris.--Imp. Gauthier-Villars, 55, quai des Grands-Augustins.


                   *       *       *       *       *


  Liste des corrections effectuées.

  Page 5: "Cœsarea" remplacé par "Cæsarea" (Seetzen gagna ensuite
  Baniass, l'ancienne _Cæsarea_ Philippi,...)

  Page 11: "Burckhart" remplacé par "Burckhardt" (C'est au récit
  si précis et si véridique de _Burckhardt_ que sera empruntée la
  description de ces saints lieux.); "un" remplacé par "une" (que
  furent édités en allemand, d'_une_ manière bien incomplète...)

  Page 22: "Burckardt" remplacé par "Burckhardt" (les pratiques de
  l'islamisme, _Burckhardt_ était à même de jouer très sérieusement son
  rôle de pèlerin.)

  Page 29: "succédé" remplacé par "succédés" (Les explorateurs, qui se
  sont _succédés_ dans les pays...)

  Page 30: "'étendirent" remplacé par "s'étendirent" (l'influence et
  le domaine de la Compagnie anglaise _s'étendirent_ sensiblement.)

  Page 35: "asseoit" remplacé par "assoit" (Le voyageur s'y _assoit_...)

  Page 38: "bâti" remplacé par "bâtis" (ils se sont _bâtis_ des
  maisons...)

  Page 43: "Quand" remplacé par "Quant" (_Quant_ aux Brahouis, ils
  poussent encore...)

  Page 60: "l'explorateur enfonça dans la neige" remplacé par
  "l'explorateur _s'enfonça_ dans la neige".

  Page 66: "infecte" remplacé par "infeste" (la vermine qui _infeste_
  ces vêtements.)

  Page 82: "dégoûtant" remplacé par "dégouttant" (de chaque côté de
  leur visage _dégouttant_ d'huile; des ...)

  Page 85: "sollennellement" remplacé par "solennellement" (ces
  réceptions _solennellement_ amusantes...)

  Page 106: "dispositons" remplacé par "dispositions" (des
  _dispositions_ aussi amicales.)

  Page 117: "observations" remplacé par "observation" (dans un dénûment
  absolu et privé de moyens d'_observation_, Mollien...)

  Page 120: "droductions" remplacé par "productions" (les _productions_
  du sol.)

  Page 126: "le" remplacé par "la" (Tant il est vrai que l'humanité,
  quelle que soit la latitude sous laquelle elle vit, est partout _la_
  même!)

  Page 136: "Réné Caillé" remplacé par "René Caillié".

  Page 131: "lu" remplacé par "lui" (les fatigues et la blessure que le
  voyageur se fit en tombant de chameau, _lui_ furent moins sensibles
  que les vexations,...)

  Page 149: "fati" remplacé par "fait" (qu'ils avaient _fait_ dans sa
  capitale.)

  Page 157: "sangfroid" remplacé par "sang-froid" (Le _sang-froid_ et
  la présence d'esprit des deux frères...)

  Page 164: "arges" remplacé par "larges" (couvert de _larges_
  pustules...)

  Page 169: "es" remplacé par "est" (parcourut toutes les oasis connues
  à l'_est_ de l'Égypte, et suivit le Nil jusqu'au dixième degré.)

  Page 177: "diverses" remplacé par "divers" (qui existent aujourd'hui
  entre ces _divers_ idiomes,)

  Page 181: "compagons" remplacé par "compagnons" (Schubert et ses
  _compagnons_ se livrèrent...)

  Page 183: "succédé" remplacé par "succédées" (passer en revue les
  différentes expéditions, qui s'étaient _succédées_...)

  Page 197: "constucteur" remplacé par "constructeur" (et le
  _constructeur_ Kasoumoff,...)

  Page 202: "Kamtchakta" remplacé par "Kamtchatka" (entrait à
  Saint-Pierre-Saint-Paul, capitale du _Kamtchatka_,...)

  Page 207: "Pétropawlosky" remplacé par "Pétropaulowsky" (la
  _Nadiejeda_ rentra à _Pétropaulowsky_.)

  Page 210: "rafaîchir" remplacé par "rafraîchir" (pour se _rafraîchir_
  après un long voyage.)

  Page 211: "renversée" remplacé par "renversées" (nombre des statues
  de pierre gigantesques, que Cook et La Pérouse avaient vues,
  dessinées et mesurées, avaient été _renversées_.)

  Page 228: "la" remplacé par "le" (Descendu à terre, _le_ capitaine,
  ayant rencontré...)

  Page 230: "Beechy" remplacé par "Beechey" (le 26 avril, _Beechey_
  gagna les îles Sandwich,...)

  Page 231: "Beechy" remplacé par "Beechey" (Afin d'utiliser la saison
  d'hiver, _Beechey_ visita...)

  Page 242: ajouté "le" (puis Lütké prit la route de Bonin-Sima _le_ 27
  avril.)

  Page 244: "Tchoutktchis" remplacé par "Tchouktchis" (nomme les
  _Tchouktchis_ sédentaires,...)

  Page 258: "hérisée" remplacé par "hérissée" (peignée avec soin,
  crêpée, _hérissée_ en tous sens,...); "très" remplacé par "près" (sur
  pilotis, soit à terre, soit en mer, _près_ du rivage.)

  Page 266: "aucune" remplacé par "aucun" (l'équipage n'en ressentit
  _aucun_ inconvénient.)

  Page 276: "emps" remplacé par "temps" (D'ailleurs on n'en avait pas
  le _temps_.)

  Page 287: "succédé" remplacé par "succédés" (les avides baleiniers
  qui s'étaient _succédés_ en cet endroit.)

  Page 289: "succédé" remplacé par "succédées" (des révolutions qui
  s'étaient _succédées_.)

  Page 290: "desquels" remplacé par "desquelles" (un amas de
  décombres, au milieu _desquelles_ erraient à demi nus quelques rares
  habitants,...)

  Page 298: "rop" remplacé par "trop" (les Européens ne connaissaient
  encore que _trop_ imparfaitement toutes les ressources.)

  Page 307: "sir Stamfard Raffles" remplacé par "sir Stamford Raffles".

  Page 318: "tire" remplacé par "tir" (le _tir_ à l'arc,...)

  Page 319: "entassées" remplacé par "entassés" (pour y déporter les
  malheureux _entassés_ dans ses bagnes.)

  Page 331: "eu" remplacé par "eue" (pénible traversée qu'il
  avait _eue_ à supporter,...); "des" remplacé par "de" (Par une
  fortune singulière, se produisit ce jour-là une _de_ ces tempêtes
  magnétiques,...)

  Page 348: "emplète" remplacé par "emplette" (pour faire _emplette_ de
  vivres, d'ancres et...)

  Page 366: "Etat-Unis" changé par "Etats-Unis" (l'Angleterre à James
  Ross et les États-Unis au lieutenant Charles Wilkes.)

  Page 401: "Wrangel" remplacé par "Wrangell".

  Page 404: "ains" remplacé par "ainsi" (C'est _ainsi_ que, étant...)

  Page 411 et suivantes: les températures données en degrés sont
  souvent notées "8°3´". Le signe ´ a été systématiquement supprimé.

  Page 419: "Copermine" remplacé par "Coppermine" (découvrit en face
  de l'embouchure de la _Coppermine_ une terre qui n'est séparée du
  continent...)

  Page 426: "Weeb" remplacé par "Webb" (_Webb_ aux sources du Gange.)

  Page 428: "Bellingsahausen" remplacé par "Bellingshausen"; "Sethland"
  remplacé par "Shetland".





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